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2021

Table des matieres

Préface de l’auteur .................................................. 7


Préface de l’éditeur ................................................. 14
Raison et chimères ................................................. 16
L’homo religiosus, ou comment le monothéisme
nous a rendu déraisonnables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
Dans l’Antiquité, la raison est reine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Brève histoire de la décadence de la raison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

L’insoutenable joie de la souffrance ........................... 39


Dieu aime vos souffrances ......................................... 41

Les forts et les faibles ............................................ 47


Le sexe est le pire ennemi de Dieu .............................. 52
Rendez-nous notre concupiscence ! ............................... 63

Bonjour, la mort – notre premier pas vers le Paradis ! ...... 68


Dieu, le souverain du mal ? ..................................... 76
Mon point de vue sur la théodicée .............................. 78
Et Dieu fut brûlé à Auschwitz ..................................... 85

Le Mandat du Ciel ................................................. 92


Introduction ........................................................ 93
Rencontre avec les Abraham ................................... 93
Partie I : Le Dieu Dictateur ........................................ 101
Le « Dieu unique » est totalitaire ............................... 101
Sainteté rime avec létalité ..................................... 107
La volonté de puissance du Dieu unique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Partie II : Le judaïsme, les juifs et l'État d'Israël ................ 112


Origines ......................................................... 112
Histoire et mythe des débuts : d’Abraham à Moïse ............. 113
De l’indépendance à la servitude et la rébellion ............... 117
Histoire de l’identité juive ....................................... 119
Les débuts du sionisme ......................................... 121
Religion et modernité dans l’État d’Israël ...................... 122
Tendance à la théocratie ........................................ 124
Partie III. Le christianisme : le virus attend son heure .......... 126
En avant, soldats du Christ ..................................... 126
Un pouvoir divin disruptif ................................... 129
Comment le triomphe du Christ
a entraîné la perte de Rome . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
Cité de la Terre vs. Cité de Dieu ................................ 135
Les croisades et la purification réformatrice ................... 138
Partie IV. L’islam : accomplir la mission ......................... 143
Expansion de l’influence ....................................... 143
Le wahhabisme .................................................. 146
Les Frères musulmans et l’anticolonialisme ................. 148
Révolution islamique en Iran :
le succès du chiisme politique ................................ 150
L’État islamique ................................................. 154
Le renouveau islamiste ......................................... 156
Partie V. Continuité entre tous les terroristes religieux ........ 158
Riposter au terrorisme islamiste ................................ 158
En analysant le terrorisme religieux ........................... 163
Comment éliminer le terrorisme religieux ................... 165
Imaginez qu’il n’y ait pas de paradis... ....................... 167
Lancer une nouvelle ère laïque ................................ 171

Mille réponses au besoin de croire ........................... 174


Introduction : Dieu, le piège vieux comme le monde ? ....... 175

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Partie I. Mirages de la foi ....................................... 182
Il n’y a pas de société sans religion ............................... 186
Programmés pour entendre Dieu ? ............................. 188
Stupeur et tremblements ........................................ 190
Foules sentimentales ............................................ 192
Le blues de l’âge adulte ........................................ 194
Notre père qui êtes aux cieux… restez-y ! ................... 195
Partie II. La fabrique de l’intolérance ............................ 197
La naissance du monothéisme ................................. 197
L’Égypte, le berceau des dieux ................................. 198
D’un dieu à l’autre .............................................. 200
La haine des idoles .............................................. 204
Le royaume de la Peur .......................................... 205
Permis de tuer .................................................. 206
La lettre et l’esprit .............................................. 210
Le renversement des valeurs ................................... 211
La conquête des âmes impures ................................ 212
Nouveaux temps, nouvelles mœurs .......................... 213
La mécanique du péché ........................................ 217
« Là où passe mon cheval, l’herbe ne repousse pas » ......... 219
« Credo, quia absurdum » ...................................... 222
Ne cédons pas aux caprices de Dieu ...................... 224
Partie III. Et si les sorcières avaient raison ? .................... 225
Redevenir les dieux que nous sommes ....................... 226
L’ingénieur et le chamane ...................................... 229
Les charmes de l’invisible ..................................... 230
L’autre vérité .................................................... 233
Il n’y a autant de polythéismes que de païens .................. 234
Les hérétiques sont les vrais modernes ................. 238
Conclusion : quelques règles d’or pour
s’épanouir sans aucun monotheisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Chimerès du monothèisme sont un cancer ................... 244


Comment les chimères nous empoisonnent la vie .......... 245
Ce que j’ai à vous dire ....................................... 250

Le fantôme de la morale ........................................ 253


Partie I : Morale sociale, morale engourdie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259
Le mythe du Bien et du Mal ................................. 260
La morale comme arme de guerre ............................. 262
La mécanique d’une morale tyrannique ...................... 265
Les sources du néo-puritanisme ............................... 268
La bien-pensance au pouvoir ................................. 271
Partie II : La morale naturelle, du plaisir à la méritocratie ...... 275
Petit détour dans un monde sans morale .................. 278
La réunification du monde ..................................... 280
Se satisfaire des différences entre chacun, est-ce si mal ? ..... 282
Le désir est intouchable ........................................ 284
Suivons notre nature, devenons surhumains ! ............... 286
À votre « grande santé » ! ........................................ 290

Épilogue ............................................................ 292

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PRÉFACE
DE L’AUTEUR

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Je suis né en 1952 en URSS sous Staline. Le pays où j’ai vu le


jour a réussi un vieux rêve millénaire : renverser toutes les hiérar-
chies sociales. Dans l’Évangile de Matthieu, on prêchait pour que
« les derniers soient les premiers » ; dans l’URSS de Lénine « n’im-
porte quelle cuisinière peut gouverner l’État », comme on disait
alors. Dès mon adolescence, cette maxime m’a interpellé par son
caractère absurde : comment une personne sans aucune compé-
tence spécifique en la matière peut-elle s’atteler à une tâche aussi
difficile et complexe que le gouvernement d’un État ?

Je me souviens tout particulièrement d’un jour où, comme tous


les écoliers soviétiques, j’ai été accepté dans les rangs des pion-
niers. Vous vous en souvenez peut-être, les pionniers étaient en
quelque sorte les scouts communistes. Lors de la cérémonie solen-
nelle de « l’incorporation », tous les pionniers en herbe recevaient
une cravate rouge et un badge avant de prêter serment. Je me sou-
viens parfaitement bien du discours du chef des pionniers. Ce-
lui-ci affirmait alors : « Être un pionnier, c’est un grand privilège. »
Je me suis immédiatement questionné : « Comment être pionnier
peut-il être un privilège alors que tout le monde, indépendam-
ment de tout mérite, connaissance ou talent, pouvait le devenir ? »
Si c’était un vrai privilège, pourquoi des cravates rouges étaient-
elles en vente libre dans tous les magasins du pays ? En définitive,
dans une société « de derniers », il ne reste qu’une masse informe
où tous sont les derniers, et personne n’est premier. Sur le papier,
bien sûr.

C’est à partir de ce jour-là que j’ai compris que le monde qui


m’entourait était bâti sur le mensonge. Un mensonge qui, sous
couvert d’humanisme, broyait les individus et leur liberté. Dans
ce système, les individus et leur bonheur n’avaient aucune impor-
tance. Seule comptait leur appartenance consentie ou forcée à la
masse de leurs semblables. En réalité, ce système ne pouvait exis-
ter que grâce à la violence : les derniers ne pouvaient devenir les

8
premiers qu’à condition de les avoir éliminés. Prochain arrêt, le
Goulag !

Près de cinquante ans plus tard, j’ai déménagé en France, qui


était alors dans mon esprit le « pays de la liberté ». Là où je m’at-
tendais à tenir pour un fait accompli l’esprit de Voltaire, je retrou-
vais un fond de l’air qui me rappelait étrangement celui de ma
jeunesse. Aujourd’hui, la haine des hiérarchies est manifeste. Le
politiquement correct, le « wokisme », l’islamo-gauchisme ou en-
core la pensée « décoloniale » : l’inspiration profonde de tous ces
mouvements est purement chrétienne, elle provient au fond de
la même racine que celle qui a mené mon pays à la dictature so-
viétique. La rébellion des faibles est enfin parvenue à tous ses ob-
jectifs : le jour du Jugement dernier est arrivé avant l’heure, et les
forts sont à égalité avec les faibles. La guerre des idées semble être
gagnée par les faibles. Je me demande ce que feront ces défenseurs
des opprimés et des minorités quand ils auront pris le pouvoir
politique. Je doute que les miracles existent. Dans sa Généalogie
de la morale, Nietzsche nous avait pourtant déjà mis en garde
contre la transformation de la faiblesse en vertu. « Les valeurs des
faibles sont prépondérantes parce que les chefs les ont adoptées et
s’en servent pour conduire les autres », affirme le philosophe. C’est
une lecture qui se prête bien à ce qui arrive aujourd’hui à notre
civilisation.

Mais l’homme ne s’est pas seulement fourvoyé dans le men-


songe, il est aussi très impatient. Quoi de plus tentant que de se
substituer à Dieu en avançant le calendrier de la fin des temps ?
C’est ce qui s’est passé dans le projet politique soviétique, où
l’homme, déployant l’énergie qu’il aurait pu utiliser pour vivre, l’a
utilisée contre sa propre nature, contre ses désirs, pour alimenter
toute possibilité de ressentiment contre les forts.

Certes, dans l’esprit des bolchéviques, Octobre 1917 se voulait


une révolution contre « l’opium du peuple », mais elle était avant

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

tout la révolution du ressentiment. Or, l’Union soviétique a beau


avoir disparu, la source profonde de cet ordre révolutionnaire, elle,
persiste. C’est en ce sens que je retrouve étrangement aujourd’hui
cette atmosphère de ressentiment envers tout ce qui est supérieur
et grand. Je la croyais cantonnée aux circonstances historiques
particulières de l’Union soviétique, je me trompais lourdement.
Le politiquement correct et la culture du musellement de notre
temps prennent racine dans la pensée chrétienne, dans cette idée
dernière qu’un jour, les derniers seront bien les premiers.

La cause de cette situation est à mon sens à chercher dans la na-


ture profonde de l’homme et dans son besoin insatiable de croire.
Je m’explique. Face à une existence trop dure à affronter dans sa
froide réalité, qui le mène inexorablement vers le néant, l’homme
s’est forgé des mythologies consolatrices qui promettent l’égalité de
tous, ou bien dans une vie après la mort, ou bien ici-bas. Du chris-
tianisme au woke en passant par le communisme, ces antalgiques
sont toujours restés un cadeau empoisonné. Ils empoisonnent im-
manquablement notre vie au lieu de nous permettre de nous épa-
nouir. Votre séjour au Cap d’Agde ou votre virée dans un bouchon
lyonnais sont autant de péchés à expier.

Je suis une fois de plus d’accord avec Nietzsche lorsqu’il écrit :


« Il y a dans le monde plus d’idoles que de réalités. » Même si les
idéologies et religions étaient mortes, et notamment le christia-
nisme, l’homme ne cesserait pas pour autant d’être animé par « la
volonté de croyance », c’est-à-dire par le besoin de se donner des
idoles, des certitudes inébranlables, des points d’appui fermes
pour porter et supporter l’existence.

J’ai vu dans ma vie se retourner cette question. Si ma jeunesse


était marquée par la « religion » de l’athéisme militant, à la chute de
l’URSS, les Russes se sont alors retournés vers leur Dieu ancestral,
celui du christianisme orthodoxe. Ce revirement historique révé-
lait bien un besoin anthropologique fondamental : celui de croire.

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L’homme a besoin de croire mais, depuis deux millénaires, il
s’est perdu dans des dogmes allant contre sa nature profonde. Il a
accepté d’être malheureux et soumis à des idoles qui limitent ses
plaisirs en l’échange d’une promesse illusoire de vie éternelle. Au
Paradis, il n’y a plus de classes sociales, tous sont à égalité.
Plus généralement, ce sont les monothéismes qui formatent en-
core notre psyché, qui sont encore la matrice fondamentale par la-
quelle nous percevons le monde. On y trouve un Dieu unique, qui
donne des prescriptions morales dogmatiques, et surtout, qui in-
terdit tous les autres cultes que le sien. Il est l’Idole par excellence.
Dans les vieilles civilisations païennes, les dieux des autres étaient
facilement accueillis, avec la curiosité qui faisait que chaque occa-
sion de percevoir avec plus d’intensité la réalité de notre monde
était vécue avec joie. Les Romains reçurent ainsi avec bonheur
le Panthéon grec. Le monde n’était pas verrouillé par cette entité
surplombante, jalouse et oppressante. Le corps, le désir, la pensée
libre n’étaient pas alors empreints de vices à réprimer.
À l’inverse de ces religions de l’Antiquité, les religions mono-
théistes maintiennent chez nous l’esprit du blasphème. Je m’ex-
plique. Rien n’est plus blasphématoire, à mon sens, que de nier la
nature humaine. Les monothéismes prêchent un amour chimé-
rique du prochain et imposent à l’homme des dogmes moraux,
superflus et superficiels. Ils constituent une chimère et un crime
contre la nature de l’homme, car, en se donnant pour objectif de
le transformer, elles le privent de toute puissance, de toute volonté
et liberté.
Tous nos interdits arbitraires, toutes les offenses que les bien-
pensants sont si prompts à percevoir en toute occasion sont, à mon
sens, l’héritage le plus manifeste de cet esprit. Concrètement, c’est
notre libre expression qui, après des progrès que l’on ne saurait
minimiser, est aujourd’hui largement discutée en Europe. Qu’on
pense au simple fait que la jeune Mila doive vivre sous protection
policière.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Cela ne veut pas dire que les religions monothéistes n’ont pas
le droit d’exister : simplement elles ne peuvent pas rester l’horizon
ultime de l’humanité. En bornant nos existences de la naissance
à notre mort, en donnant une réponse définitive et irréfutable à
tous les problèmes que nous pose notre condition humaine, le
Dieu unique s’est rendu indispensable. Telle est la ruse de Dieu :
se rendre incontournable aux questions existentielles de l’homme
pour que celui-ci se soumette à sa volonté. En fin de compte,
l’homme ne doit rien au Dieu qu’il a lui-même fabriqué. Les com-
mandements des monothéismes ne sont rien d’autre qu’une réin-
terprétation des vérités et des règles d’or que l’humanité s’est créées
plusieurs millénaires avant leur apparition.

Mais je ne suis pas venu faire ici profession officielle d’athéisme.


L’homme, nous le savons, est une créature complexe, et nos in-
clinations les plus intérieures échappent bien souvent à notre
conscience. Si j’étais venu prêcher l’athéisme, je reproduirais sû-
rement moi-même les injonctions que je reproche aux mono-
théismes : celle d’une obligation à croire en ceci plutôt qu’en cela.
En plus, j’aurais dû moi-même enfiler une toge et des sandales
pour vagabonder de villes en villes comme saint Paul, et je ne suis
pas sûr que ce style vestimentaire me convienne bien. Je pense
cependant qu’il y a d’autres moyens de répondre au besoin an-
thropologique de croire que par la soumission au Dieu unique.
Le temps me semble venu de détourner notre regard du mono-
théisme au profit d’un autre système de croyance, celui des esprits
libres, hédonistes et tolérants, qui verrait dans les traditions une
manière d’embellir la vie, et non de la soumettre.

Dans ce recueil, j’entends m’adresser à la profondeur de l’in-


dividu. J’aimerais que chacun puisse, comme j’essaie de le faire,
prendre conscience du fait que, dans un monde que l’on dit sou-
vent sécularisé, les formes les plus profondes de la pensée mono-
théiste sont présentes et bien présentes. Elles continuent d’entra-
ver le progrès et l’émancipation de l’humanité.

12
Telle est donc l’ambition de ce recueil : montrer comment notre
temps, que l’on a illusoirement cru émancipé des cadres dogma-
tiques de la pensée monothéiste, en est en vérité encore totalement
prisonnier. L’horizon illusoire d’un monde sans conflictualité of-
fert par ce type de pensée fait bien plus qu’influencer à la marge
les problèmes de société contemporaine. Les monothéismes en
constituent encore et toujours la matrice, alors même que l’his-
toire nous montre qu’ils ne sont en rien une évidence. Exhumer
cette simple idée me paraît bien plus qu’un combat d’arrière-garde,
il est au contraire à mes yeux le plus important de tous.

En conséquence, j’invite tous les hommes et toutes les femmes


de courage à oser briser les chaînes de leur servitude spirituelle.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

PRÉFACE
DE L’ÉDITEUR

14
Le premier recueil de Vitaly Malkin entend restituer au mieux
la pensée d’un auteur engagé. L’ouvrage propose une nouvelle édi-
tion conjointe de ses trois derniers essais : Le mandat du ciel, Mille
réponse au besoin de croire et Le fantôme de la morale. Ces trois
textes entendent prolonger l’ambition initiale du premier livre de
Vitaly Malkin, Illusions dangereuses, paru originellement en fran-
çais en 2018 : redonner au combat pour la laïcité les forces philo-
sophiques dont elle venait à manquer. Le lecteur pourra également
se familiariser avec les thèses développées dans ce premier essai,
dont certains extraits clés ont été restitués dans le présent volume.
L’actualité récente a donné la certitude que le combat de Vitaly
Malkin pour la liberté contre la morale et les dogmes établis était
tout sauf un combat d’arrière-garde. Là où nous avons parfois naï-
vement cru à la fin historique des chimères de la superstition, nous
sommes surpris de les revoir surgir, dans les sociétés occidentales,
sous la forme de la barbarie la plus obscurantiste. Le présent re-
cueil vient nous rappeler tant l’importance que la permanence de
ce combat.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

RAISON
ET CHIMÈRES

16
Extrait Illusions dangereuses
Je suis convaincu que tout ce qui existe nous apparaît de façon
tangible et peut être perçu par tous les hommes sans exception. Ce
n’est évidemment pas le cas des idéaux chimériques qui n’existent
pas. À ma plus grande déception, la majorité de l’humanité ne par-
tage cependant pas cette conviction : depuis des millénaires, l’hu-
manité s’est entichée d’un grand nombre de chimères, qu’il s’agisse
de mythes naïfs ou de croyances religieuses (en particulier celles
des religions monothéistes), auxquels sont rattachés, suivant les
cultures et les époques, divers interdits, tabous et règles parfois ex-
trêmement contraignants. En dénonçant la foi que les hommes ont
en leurs chimères, je constate combien elle est forte et tenace. Même
si les chimères se ressemblent toutes et n’ont rien à voir avec les lois
de la nature (y compris de la nature humaine), leurs adeptes sont
convaincus qu’elles sont uniques et qu’elles existent bel et bien. Les
doctrines de chacune d’elles affirment que leur Dieu est singulier et
que Lui seul mérite de devenir l’objectif unique et ultime de l’exis-
tence humaine, tandis que les autres ne seraient que des illusions.

Toutes les chimères luttent contre la raison humaine, leur enne-


mi naturel. En effet, la raison est la faculté permettant à l’homme
d’ajuster son jugement en fonction de ses propres critères et va-
leurs, tandis que les chimères soit affirment leur origine divine qui
leur confère une totale immutabilité, soit proclament qu’elles re-
présentent la vérité ultime. Du point de vue des chimères, toutes
les valeurs sans exception sont établies, de façon définitive, par
Dieu, véritable Chef suprême et irrévocable. C’est pourquoi elles
n’ont guère besoin de science (tout est déjà expliqué) ou de culture
(tout est déjà donné dans les livres sacrés).

Les chimères affirment qu’être homme ne suffit pas. Leurs critères


de bonheur sont exclusivement idéels : les hommes doivent lutter
contre leurs instincts naturels et leurs désirs pour atteindre la béa-
titude éternelle. Les hommes doivent donc se consacrer corps et
âme à l’étude et au service de la chimère.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Les chimères nient l’évolution de l’homme et de la société, elles


font taire les faits passés qu’elles adaptent et réinventent à leur
avantage, et refusent le présent qu’elles montrent comme étant in-
compatible avec l’idéal qu’elles promeuvent. Elles insufflent aux
hommes la folle idée selon laquelle ils ne sauraient survivre sans
le contrôle permanent de l’Être omniscient et tout-puissant. Sans
Sa surveillance, orphelins, les hommes plongeraient dans le vice et
la corruption et se transformeraient aussitôt en bêtes féroces. Les
chimères cachent aux hommes le fait que ceux-ci ont su vivre sans
Dieu unique ou sans utopie sociale, et que l’humanité n’en a pas
moins créé de grandes civilisations, comme celles de l’Antiquité.

Les chimères opposent l’âme et le corps, comme s’ils ne for-


maient pas un seul et même être mais constituaient deux réalités
absolument incompatibles. Ces chimères maintiennent ainsi les
hommes dans un état d’exaltation et de nervosité qui les empêche
d’être en harmonie avec eux-mêmes, harmonie qui leur confére-
rait à la fois un équilibre de vie et une aptitude étonnante à com-
prendre et analyser le monde extérieur.

Féroces, les chimères se battent contre toute tentative qui vise


à soumettre leur doctrine à une analyse objective scientifique.
Elles utilisent tous les moyens et s’autorisent tous les coups bas :
violence, lavage de cerveau, et promesse d’un paradis éternel
en échange d’une loyauté aveugle. Elles ont en effet beaucoup à
craindre. Un jour le mensonge tombera et les hommes verront
leurs chimères telles qu’elles sont : une fiction, un colosse impuis-
sant aux pieds d’argile, un simple château de sable. Pourquoi en
auraient-ils alors besoin ?
*
**

J’ai toujours été fasciné par le fait que l’humanité a gaspillé des
milliards d’heures, des centaines de millions de vies humaines et
une quantité pharaonique de ressources au service des cultes re-
ligieux. Une telle quantité d’émotions et d’espoirs déçus – étant le

18
summum du non-sens – un tel exploit d’adoration, ne doivent pas
rester ignorés. Il serait intéressant d’analyser sereinement les va-
leurs qui ont été érigées par ces cultes : ces valeurs justifiaient-elles
ces pertes et dépenses colossales ?

Les manières de voir l’homme, la nature et la société diffèrent


considérablement selon qu’elles sont pensées par les civilisations
monothéistes ou par les polythéistes. Tout au long du présent es-
sai, je m’emploierai à comparer ces manières d’appréhender un
même phénomène : dans chaque chapitre, j’exposerai les opinions,
pensées et pratiques que préconisent les civilisations antiques,
chacune des trois religions du Livre et parfois, le bouddhisme.

Le lecteur constatera, je l’espère, que deux systèmes de valeurs


s’opposent. L’un accepte le monde tel qu’il est et défend la primauté
des valeurs humaines. Cela signifie qu’il reconnaît que seuls les
hommes sont capables de créer une morale pratique et de défi-
nir ce qui est permis et ce qui est interdit. Ainsi, l’hédonisme qui
compte parmi les propriétés naturelles de l’homme, au même titre
que la corporéité, la sensualité et le plaisir, est considéré comme
nécessaire au progrès et n’a qu’une seule limite : le respect des in-
térêts d’autrui.

Le second système de valeurs ne reconnaît pas les valeurs hu-


maines naturelles, c’està-dire compréhensibles rationnellement et
reconnaissables sensuellement ; il s’appuie sur des idéaux et des
révélations extérieurs. Il dénonce l’hédonisme comme étant l’en-
nemi mortel de la communauté religieuse, et introduit dans le
monde des règles de vie artificielles, fondées sur des commande-
ments divins et correspondant au Bien et au Mal absolus.

Je n’essaie pas de vous montrer qui a raison et qui a tort. Cette


tentative serait vouée à un cuisant échec, avant même de commen-
cer. Je cherche simplement à comprendre quel système de valeurs
favorise le bonheur des hommes et des femmes et les fortifie, et,

19
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

en ce sens, je cherche à établir quel système est le plus avantageux


à suivre et à appliquer. Cet objectif ne pouvait guère être réalisé
dans le cadre d’une seule science humaine comme la philosophie,
aussi vénérable soit-elle. Il m’a donc fallu concilier de nombreuses
approches complémentaires et réaliser une sorte de synthèse de
toutes les sciences de l’homme : la culture générale permet ainsi
d’appréhender le monde dans sa globalité.

*
**

Ma thèse est simple : les monothéismes conduisent infaillible-


ment à la haine de soi et des autres, que ceux-ci partagent ou non
la même foi. Si Dieu aimait véritablement les hommes, Il devrait
non pas leur interdire le plaisir, mais les aider à en obtenir da-
vantage. Mais Dieu ne les aime pas. Comme le dit Boualem San-
sal, « la religion fait peut-être aimer Dieu, mais rien n’est plus fort
qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité ».

Cette situation est assez logique. Tout idéal étant par définition
inatteignable, c’est précisément son impossibilité qui devient la
source principale de toutes les illusions et de tous les maux de
l’humanité. Inhumain, s’appuyant sur les commandements d’un
Dieu-Surveillant, l’Idéal assigne des objectifs inatteignables aux
hommes et peut annihiler en eux tout ce qu’il y a d’humain. Il sape
toute tentative de vivre selon nos aspirations et besoins naturels, et
d’améliorer le monde peu à peu.

J’aimerais qu’un Dieu unique et bon, omnipotent, omniscient


et omniprésent existe. Il participerait à nos affaires humaines et
notre vie en serait bien meilleure. Mais force est de constater qu’il
n’y a aucun signe de lui, et que les femmes et les hommes, incorri-
gibles, restent les seuls responsables de tout le mal sur terre.

20
L’HOMO
RELIGIOSUS,
OU COMMENT
LE MONOTHÉISME
NOUS A RENDU
DÉRAISONNABLES

21
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Extrait Illusions dangereuses

DANS L’ANTIQUITÉ, LA RAISON EST REINE


« L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui existent et de leur na-
ture ; de celles qui ne sont pas et de l’explication de leur
non-existence. »
Protagoras

La civilisation antique reposait sur le culte de la raison humaine,


qui est son principal accomplissement. Le principe de rationalité
était alors au centre de la vie quotidienne. Bien que n’étant pas aus-
si avancée techniquement que nos civilisations contemporaines,
avec nos avions, voitures, réseaux sociaux et autres iPhones, la
culture grecque antique rendait bien mieux hommage à la raison
que nous aujourd’hui.

C’est la raison qui a innervé la culture antique, dont nous


récoltons les fruits encore aujourd’hui. La philosophie est l’ac-
quis le plus important de cette culture. Grâce à elle, les hommes
ont été capables d’induire des lois générales du monde matériel
et de développer tout un système argumentatif. Dans l’Antiquité
gréco-latine, le culte de la raison provient d’une vision anthro-
pocentrique du monde. La raison était alors considérée comme
une propriété distinctive de l’homme : c’était elle qui conférait à
l’homme son humanité en lui permettant de trouver sa place dans
l’ordre du monde.

À côté de ce culte de la raison, la religion, dans l’Antiquité,


n’exerçait qu’une faible influence sur la vie humaine. Durant ses
quelque dix siècles d’existence, la civilisation gréco-romaine,
si merveilleusement développée, n’a pas pour autant élaboré de
concept de Dieu unique, contrairement aux juifs et plus tard
aux сhrétiens. L’illustre Épicure, dans sa Lettre à Ménecée, écri-
vait : « [...] le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc
la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite

22
pour être la source de toutes les vertus. » Quant à Sénèque, l’équi-
valent romain d’Épicure, il disait, à l’aube de l’ère chrétienne : « Si
tu veux soumettre toute chose, soumets-toi toi-même à la raison.
Que d’hommes tu gouverneras, si la raison te gouverne ! » Le
même thème fut repris un siècle et demi plus tard par l’empereur
et philosophe Marc Aurèle : « L’intelligence en chacun de nous est
Dieu. » (Pensées, livre XII)

L’absence de Dieu unique n’a pas empêché les Anciens de pen-


ser. Anaximandre de Milet, par exemple, philosophe du vie siècle
avant J.-C., a pressenti plusieurs idées cardinales de la science mo-
derne : par exemple, la représentation cosmologique d’un univers
qui naît, atteint sa maturité puis meurt, ou la représentation phi-
losophique d’état de choses se transformant en leurs contraires,
sont des schèmes de pensée qui portent en germe le principe mo-
derne de la dialectique, c’est-à-dire cette idée d’« unité s’auto-réa-
lisant par la lutte des contraires ». La conception prémonothéiste
du monde voit en effet l’être comme une tension dialectique entre
l’Ordre et le Chaos, et considère que c’est sur l’équilibre entre ces
deux contraires que repose le cours cyclique de la vie terrestre.
Néanmoins, il ne faut pas croire que les Grecs et les Romains
glorifièrent la raison pour elle-même, sans arrière-pensée ni but
concret. Selon eux, seule la raison pouvait permettre à l’homme
de survivre et d’accéder au bonheur. Le bonheur résultait donc
d’une vision rationnelle du monde.

Rien n’arrivant par hasard, qu’est-ce qui a permis à la raison


antique de conquérir les esprits ? Pour obtenir des éléments de
réponse, comparons la conception antique de la raison à la culture
monothéiste, notamment chrétienne, afin de pouvoir distinguer
leurs principes et modes de fonctionnement respectifs. Si la raison
est aujourd’hui un acquis civilisationnel que l’on n’a plus à justifier,
à l’époque antique elle était révolutionnaire : elle fut d’ailleurs par
la suite en partie rejetée par le monde chrétien.

23
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Auparavant, le monde préhistorique était dominé par l’irra-


tionalité : les phénomènes et les événements n’étaient pas ap-
préhendés d’après des lois objectives et logiques, mais comme
l’expression de la volonté des dieux ou de l’homme lui-même.
Une bonne récolte, une chasse réussie, des événements imprévus,
ou même la mort, étaient associés à l’accomplissement de rites et
à leur efficacité supposée. Pour désigner cette vision du monde
et cette organisation sociale, l’ethnologue et sociologue français
Lévy-Bruhl forgea les concepts de « mentalité prélogique » et de
« participation mystique ».

Durant quatre ou cinq siècles (des VIe-VIIe siècles aux ive-iiie


siècles avant J.-C.), la civilisation grecque parvint brillamment à
passer de la pensée mythologique irrationnelle à la réflexion objec-
tive et rationnelle. Les rites furent remplacés par une conception
rationnelle de la réalité et par un goût prononcé pour la recherche
des lois objectives de l’existence. La grande idée des philosophes
fut de postuler que toutes les choses et les phénomènes du monde
qui nous entourent sont liés entre eux par les lois naturelles de la
causalité, et que toutes ces lois sont intelligibles et peuvent être
expliquées. Cette hypothèse initiale encouragea leur désir d’ap-
prendre et renforça l’aspiration générale à la pratique intellectuelle
systématique. Cette dernière visait à découvrir un ordre univer-
sel du monde ainsi que le sens de l’existence. Les mythes et l’ex-
plication des faits comme conséquences de la volonté des dieux
furent alors délaissés, car considérés comme inutiles. Les résultats
ne tardèrent pas à venir. C’est dans l’Antiquité qu’apparurent pour
la première fois les concepts qui allaient révolutionner la manière
d’exercer notre raison. Retenons parmi eux : le logos, l’être, la
substance, l’éthique.

L’efficacité de la raison antique tenait au fait de ne pas être


contrainte par des dogmes religieux (vérités de droit divin im-
muables et incontestables). La philosophie antique cherchait des

24
explications rationnelles aux phénomènes sans recourir à la re-
ligion, pour tenter de créer une morale purement humaine. Ce
n’était pas la foi, mais la raison, autonome et autosuffisante, qui
désormais jouait le rôle principal dans l’élaboration du jugement.
Le savoir fondamental de l’Antiquité n’était donc pas la théologie,
comme ce fut le cas dans les époques ultérieures, mais la philoso-
phie. Et la philosophie, c’est bien connu, commence souvent par
faire table rase, c’est-à-dire par opérer une remise en question ra-
dicale.

La grande majorité des courants philosophiques de l’Antiquité


adhéraient à l’idée selon laquelle seule la raison est capable de pro-
curer la véritable connaissance aux hommes. C’est de l’exercice de
la raison que l’on tirait ensuite une sagesse pratique susceptible
de procurer une vie terrestre réussie et heureuse. La connaissance
humaine, limitée à la connaissance du monde matériel, se présen-
tait comme une instance ultime pour résoudre toutes les ques-
tions controversées de l’existence humaine.

La raison antique se voulait en harmonie avec la « corporéité »


de l’homme. En effet, le corps et la raison sont inséparables, ils
se développent et meurent simultanément, et la raison elle-même
provient dans une certaine mesure du corps. Par conséquent, la
raison ne doit jamais oppresser le corps, qu’il s’agisse de ses ins-
tincts ou de ses besoins.

La réussite de la culture et de la philosophie antiques tient aussi


à leur tolérance à l’égard de tout ce qui est différent et étranger,
telles de nouvelles conceptions qui envisagent un autre principe
supérieur du monde et de l’être, d’autres religions, d’autres dieux,
ou tout simplement d’autres opinions. Les philosophes de l’Anti-
quité croyaient que le siège de la raison supérieure, le fondement
de tous les jugements et le critère de la vérité étaient la conscience
humaine individuelle, et qu’il était donc nécessaire de donner aux

25
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

individus la liberté de penser et d’exprimer ouvertement leurs


opinions. En parlant de Protagoras dans le Théétète, Platon lui at-
tribue la pensée suivante : « Les choses sont pour moi telles qu’elles
me paraissent, et pour toi, telles qu’elles te paraissent aussi. » En
réalité, tous les Grecs cultivés ne partageaient pas le relativisme
des sophistes : ces derniers furent souvent critiqués par leurs pairs
pour leur manque de scrupule et leur habileté à prouver tout et
son contraire.

La culture antique se fondait sur le principe de l’émulation, et


pas seulement celle des athlètes qui rivalisaient entre eux lors des
Jeux Olympiques, mais aussi et surtout entre les concepts philo-
sophiques comme ceux d’Être et de Cosmos. La confrontation
des idées ne s’arrêtait jamais. Les idées nouvelles critiquaient les
anciennes en proposant des visions du monde renouvelées. Ce
processus était considéré comme un élément nécessaire au déve-
loppement de la société.

Quant à Socrate, il pensa la morale à travers le crible de l’ex-


périence humaine, considérant qu’elle devait être l’objet d’une
réflexion rationnelle permettant de choisir entre le plaisir et la
souffrance, ou entre différents types de plaisirs. Ainsi, la morale
devait être dirigée par la raison. Être intelligent et être moral é-
taient donc, du point de vue de Socrate, une seule et même chose :
le choix moral et responsable coïncidait avec la prise de décision
rationnelle fondée. La position de Sénèque sur cette question fut
plus rigoureuse encore, car elle insistait sur l’individualisme de la
raison, laissant ainsi pressentir les disputes à venir entre païens et
chrétiens.

L’Antiquité a donc résolu le conflit entre la raison et la morale en


tranchant en faveur de la raison. La morale a besoin d’une justifi-
cation purement humaine, la justification comme telle étant une
manière de procéder rationnelle. Tout, y compris la morale, doit
être justifié par la raison. En résumé, je peux affirmer que la pensée

26
libre des grands philosophes grecs et romains a constitué un
progrès conséquent pour les hommes. En se fondant uniquement
sur la raison, ils ont permis la transformation d’un être proche
du singe, l’« homo superstitiosus », en un être beaucoup plus éle-
vé, un être pensant, l’« homo sapiens ». Pour moi, la fin de l’An-
tiquité a sonné le glas du progrès des civilisations européennes,
qui se dégradèrent continuellement pendant presque un millier
d’années. Cette chute fut freinée par la Renaissance, mais ne s’ar-
rêta définitivement qu’avec l’époque des Lumières et l’apparition
du libéralisme comme modèle social et comme régime politique.
On peut résumer les choses ainsi, d’après le credo de mon philo-
sophe préféré, Pythagore, qui peut être formulé en ces termes :
« Là, où il n’y a pas de nombre ni mesure rationnelle, habitent le
chaos et les chimères. » Dans mon système de valeurs également,
les chimères sont inacceptables. Lorsque l’homme est possédé par
ses chimères, il n’écoute plus la raison et retourne à un état primi-
tif, agissant parfois sauvagement. C’est particulièrement vrai des
chimères religieuses. Pour désigner ce type humain, je propose le
terme d’« homo religiosus ».

Ce chapitre se veut une tentative pour comprendre comment


nous sommes passés de l’homme rationnel de l’Antiquité gréco-la-
tine, à l’origine de ses propres valeurs, à un homme religieux qui
ne crée que des chimères. Comment et pourquoi Homo sapiens
s’est-il transformé en Homo religiosus ?

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Francisco José de Goya, Le sommeil de la raison engendre des monstres, 1799,


The British Museum, Londres.

28
L’INTRONISATION DE L’HOMO RELIGIOSUS,
OU UNE BRÈVE HISTOIRE DE LA DÉCADENCE
DE LA RAISON
« Le Seigneur connaît les pensées de l’homme, il sait qu’elles sont vaines. »
Psaume 94 : 11

L’homo religiosus, « l’homme religieux », est apparu dans l’An-


tiquité avec la naissance du judaïsme, avant de se consolider, de
gagner en force et en puissance beaucoup plus tard avec le déve-
loppement du christianisme et de l’islam.

À première vue, l’apparition d’un Dieu unique pourrait s’appa-


renter à un progrès. Au lieu du panthéon des dieux païens, dieux
volontiers querelleurs et immoraux, est proposé aux fidèles un
Dieu-Idée à valeur d’Étant suprême, clé de voûte de l’univers et de
la raison spéculative. Ce Dieu représente également la Loi, c’est-à-
dire la morale unique et universelle, seule capable d’unir l’humanité
au nom de valeurs communes, ainsi que la promesse d’un avenir ra-
dieux après la mort. Mais, à examiner le monothéisme de plus près,
la grande majorité des idées progressistes, positives et universelle-
ment utiles y connaissent un destin malheureux. On le sait, l’en-
fer est pavé de bonnes intentions. Au bout du compte, l’idée noble
et élevée d’un Dieu unique n’a pas abouti à l’épanouissement de la
raison, mais à son appauvrissement. Et pour cause : en affirmant
que l’origine de la Révélation divine se trouvait au-delà de l’enten-
dement humain, la foi en un Dieu unique excluait de fait l’exercice
de la raison humaine. Comment se fait-il qu’avec le monothéisme,
la raison ait perdu le rang qui était auparavant le sien ?

La civilisation grecque antique est passée de la pensée irration-


nelle à la pensée rationnelle. Le monothéisme, lui, a fait le chemin
inverse en régressant au niveau de la pensée mythique, et les ac-
quis de la philosophie antique ont été remplacés par la loi sévère
et universelle des Écritures. Au sein des systèmes de pensée mo-
nothéistes, la volonté irrationnelle de Dieu devint désormais la

29
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

cause de tout ce qui advenait dans le monde, ce qui opéra une


distinction radicale avec la pensée grecque antique. Dans cette
dernière, le destin se manifeste en accord avec la nature et le dé-
sir de l’homme, alors que dans les monothéismes, c’est la volonté
de Dieu qui assure la marche du monde. Les postulats de la foi
étant supra-rationnels, le rationnel y est pris en défaut. Dans la
même veine, la spiritualité religieuse fait fi de tout ce qui est laïc
ou matériel. De ce fait, la religion monothéiste, au lieu de fonder
ses dogmes sur le socle de la raison, les fait reposer sur l’autorité
du miracle et de la tradition.

Il était quasiment impossible à la raison antique, si développée


soit-elle, de trouver un terrain d’entente avec la Révélation et les
autres fondements des religions monothéistes.

De la même manière, il était pour le moins compliqué, après


avoir vécu sous le règne d’un Logos strict et exigeant, d’accepter
sans discussion l’existence d’événements surnaturels semblant al-
ler contre l’ordre naturel des choses. En conséquence, la raison an-
tique perdit beaucoup de son influence et s’affaiblit rapidement.
Personne ne vint à son secours : pour le monothéisme, qui rem-
plaçait peu à peu le paradigme antique, la raison humaine n’avait
aucune valeur et n’était d’aucune nécessité. La raison céda alors la
place aux pratiques ascétiques. Mais si le corps n’est pas en bonne
santé, s’il n’y a pas cette harmonie entre le physique et le spiri-
tuel tant prônée par l’Antiquité, l’homme ne peut développer une
pensée équilibrée : en opprimant le corps, il opprime la pensée.

Si la raison antique a connu un certain succès, c’est aussi parce


qu’elle rendait l’homme entièrement libre et autonome dans ses
choix et dans sa quête de la vérité. L’émergence de la foi en un Dieu
unique a abouti à la perte de la liberté de pensée. En effet, plus
l’influence de la religion est forte, plus il est difficile de dévelop-
per une pensée personnelle. La foi elle-même ne peut s’exprimer
que dans un contexte strictement réglementé : Dieu est le centre

30
de tout, ainsi que la source de toute autorité ; il n’y a qu’un texte
sacré, unique et immuable, et un seul point de vue sur le monde.
L’homme cesse d’être le législateur du monde et la source de la
raison. Désormais, Dieu est le centre unique du monde, source
universelle de la raison, seul à avoir une autorité reconnue. Il é-
tait donc logique, de ce point de vue, que la religion monothéiste
cherchât à affaiblir la raison et à détruire la tradition antique d’in-
dépendance de la pensée.

L’affaiblissement de la raison était inéluctable : l’adoption de


nouveaux postulats et de nouvelles manières de penser signifient
toujours l’affaiblissement et le rejet du système de pensées
précédent. Mais comme il est impossible de détruire complète-
ment la raison – on ne peut pas couper la tête de l’homme ! –, on
a alors restreint son champ d’application. Des limites furent im-
posées à la raison, qui fut désormais uniquement destinée à servir
Dieu et à s’élever spirituellement. La raison fut cantonnée à n’être
qu’un instrument au service de l’étude et de l’exégèse des vérités
révélées.

Dans la Grèce antique, on utilisait les connaissances acquises


pour améliorer la vie humaine et pour créer de nouvelles valeurs.
La raison était orientée vers le monde réel, recherchait la connais-
sance de manière indépendante et critique, exigeait la preuve de
tout, et s’opposait naturellement aux expériences mystiques ainsi
qu’aux traditions obscures et aux miracles.

À l’opposé, les religions monothéistes ne sont pas orientées vers


le monde réel, mais vers la foi en des vérités aveugles dictées par
les Écritures. Voici une image qui selon moi représente bien le
phénomène de la foi : une foule grise sans visage, une masse at-
tirée par la promesse de l’immortalité et intimidée par les puni-
tions qu’elle subira si des péchés ont été commis. Du point de vue
religieux, l’homme est dans l’impossibilité de connaître le monde
matériel et ne peut comprendre le dessein de Dieu à l’aide de sa

31
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

seule raison. Ainsi, les raisonnements logiques et les jugements


de l’homme sur le monde dépendent entièrement de la volonté
divine.

La raison antique, on l’a dit, était fondée sur la conscience in-


dividuelle et avait une grande tolérance pour d’autres points de
vue, d’autres conceptions métaphysiques ou croyances religieuses.
Le monothéisme, lui, mit rapidement fin au principe de tolérance.
Sur ce point, tout fut dit dans les Écritures : le passé, l’avenir et
les règles de vie furent hypostasiés, c’est-à-dire donnés une fois
pour toutes. Il n’est dès lors pas surprenant que dans la conscience
religieuse monothéiste, ce ne soit pas la philosophie, mais la théo-
logie qui règne en maître. Avec l’avènement de la théologie, toutes
les autres sciences furent abandonnées.

La théologie a pour objet d’étudier la doctrine de Dieu. Elle s’oc-


cupe d’interpréter et de justifier les dogmes religieux. Fondée sur
la pensée irrationnelle et subjective, la théologie repose sur les no-
tions de mystère et de révélation. Les théologiens affirment que la
Révélation, les commandements et les dogmes révèlent à l’homme
la vérité divine – vérité absolue et universelle –, et qu’il n’y a donc
pas lieu de perdre son temps à s’adonner à la philosophie et aux
sciences. De surcroît, toutes les vérités nécessaires ayant déjà
été révélées, toute nouvelle recherche ne pourrait que détourner
l’homme de Dieu. La vérité divine doit être prise comme telle,
sans aucune réflexion critique.

Si j’avais été croyant, et surtout théologien, j’aurais adopté une


position encore plus sévère par rapport à la raison. D’un point
de vue religieux, le combat contre elle apparaît pleinement justi-
fié : la raison représente tout ce qui est contraire au religieux. Elle
constitue par conséquent une menace réelle pour la religion, car
elle apparaît comme un concurrent sérieux dans le combat de la
religion monothéiste pour dominer l’homme.

32
Qu’en est-il des autres livres ? L’existence du Livre rendit tous
les autres écrits obsolètes. En effet, à quoi pouvaient-ils servir ?
Le dogme n’était pas soumis à la critique, il prescrivait à la rai-
son humaine, ravalée au rang de faculté faible et indigne, les su-
jets de réflexion ainsi que les conclusions qu’il fallait en tirer. Les
postulats des livres religieux devinrent des dogmes inflexibles et
indiscutables. Les contradictions logiques internes, les incohé-
rences apparentes entre les différents chapitres du texte durent
être dissimulés. De la même manière, le vrai croyant pouvait
ainsi se passer d’éducation laïque comme de toute connaissance
sur le monde extérieur ne provenant pas du Livre : elles furent
considérées comme inutiles dans le meilleur des cas, voire nui-
sibles. Le manque d’éducation fut même un temps une source de
fierté. En définitive, après l’élimination de la grande philosophie
antique, il ne resta plus que la scolastique.

C’est encore le cas de nos jours pour les croyants qui embrassent
un état religieux et passent leur vie entière à étudier la loi divine.
Ils ne cherchent pas la connaissance humaine et laïque et font tout
leur possible pour échapper à la discussion dès lors qu’elle porte
sur des domaines que leur foi n’admet pas. Ils évitent toutes les
questions qui les déstabilisent et ne répondent jamais véritable-
ment aux questions posées, préférant alors recourir à des formules
doctrinales « passe-partout » et à des sentences empruntées à des
auteurs licites.

Le développement de la culture antique est né de la confronta-


tion passionnée d’idées. C’est ainsi que de nouvelles conceptions
du cosmos et de la vie bonne purent voir le jour. L’arrivée de la
Loi monothéiste, figée à jamais, bouleversa fondamentalement cet
ordre des choses. La raison perdit sa force et son caractère critique.
De surcroît, elle cessa d’être un vecteur de progrès. Toute critique
fut non seulement découragée, mais interdite. Tous les hommes
capables de penser d’une manière critique étaient vivement

33
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

vilipendés. Ce qui est compréhensible : ils avaient toutes les peines


du monde à croire dans les « vérités » de la Révélation. Toute in-
terrogation portant sur les thèses fondamentales de la Révélation
était considérée comme une hérésie susceptible de mettre en dan-
ger la religion dominante.

La question « Et s’Il n’existait pas ? » était généralement punie


par la peine de mort car considérée comme une rébellion contre
l’autorité de l’État et de l’Église – la punition étant choisie propor-
tionnellement à la gravité du crime. Les Pères de l’Église étaient
très conscients du danger qu’aurait représenté la critique impar-
tiale de leur doctrine :

la Révélation n’aurait pas résisté à une analyse rationnelle et au-


rait couru le risque de s’effondrer. La doctrine devait conserver son
caractère mystique inattaquable et ne jamais devoir se soumettre
au moindre questionnement. Peu d’hommes ont choisi de cou-
rir de pareils risques... Le principe de paternité individuelle d’un
écrit, qui était au cœur des cultures antiques, a fini par progressi-
vement disparaître. Le nom, l’identité et les opinions de l’auteur
ont été relégués à l’arrière-plan, et celui-ci n’a plus été considéré
que comme un simple porte-parole de la vérité divine.

Les penseurs antiques donnaient à la raison la préséance sur


l’éthique et croyaient que, avec son aide, les hommes seraient ca-
pables de créer un système moral, puisque tout ce qui existe dans
le monde, y compris la morale, exigeait une justification ration-
nelle. Les théologiens de la religion monothéiste annoncèrent à
grand bruit que la raison était une faculté humaine secondaire, in-
capable de saisir par elle-même le bien, et donc non susceptible de
choix moralement bons. La foi religieuse devenait la seule source
morale possible, prenant la place de la capacité de raisonner.

On pensait que si tous les hommes se mettaient à croire en un


Dieu unique, l’humanité se débarrasserait de l’inégalité sociale,

34
des violences et des guerres. Encore un bel exemple du destin pa-
radoxal que connaissent parfois les plus belles idées... La convic-
tion selon laquelle les personnes pieuses seraient plus morales que
les autres ne s’est jamais vérifiée, et même, au contraire, on a sou-
vent constaté l’inverse. En effet, dans le système polythéiste grec
par exemple, la foi n’a pas de statut privilégié, et c’est pourquoi il
n’y a jamais eu de conflits religieux dans les sociétés polythéistes.
Avec le monothéisme, la foi est devenue la question centrale de
toute vie humaine. Cela a conduit à des guerres de religion qui se
sont soldées par des millions de morts. Des hommes de confes-
sions différentes se battirent au nom d’idéaux illusoires, pourtant
très éloignés de leur vie quotidienne.

Quand la philosophie antique posait la connaissance du monde


par la raison comme moyen d’accéder au bonheur, le mono-
théisme, lui, rabaissait la raison au motif de son incapacité à s’éle-
ver au-dessus de la vie terrestre, réduite à n’être plus qu’une vallée
de larmes et de souffrances, un lieu de passage pour se préparer
à la vie éternelle. Selon les doctrines monothéistes, seule la foi
donne à l’homme la possibilité de connaître Dieu, de s’approcher
de Lui, de voir Son visage et de retrouver l’espoir. Ainsi, l’homme
ne peut plus espérer connaître le bonheur sur terre, mais seule-
ment dans l’au-delà.

C’est dans la philosophie et la science antiques que les principes


de la pensée abstraite, encore utilisés de nos jours, ont été formulés
pour la première fois. Et si les monothéismes se sont prétendus
être les véritables pionniers de la pensée abstraite, ils ont en réa-
lité remplacé les lois naturelles par des concepts éthérés tel que la
prédestination de l’homme. À cet égard, Nietzsche a montré que
la foi religieuse présupposait l’existence d’objets hypostasiés, au-
trement dit, des objets qui ne font pas partie du monde matériel,
qui se trouvent au-delà de l’espace et du temps, comme les anges,
les démons, Dieu, le Diable et les esprits. Quant à l’argument théo-

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

logique principal utilisé en faveur de la Révélation, il ne s’appuie


pas sur l’autorité de la raison, mais sur celle du passé. Le progrès
des savoirs et les dernières découvertes scientifiques ont moins
de valeur que les « vérités éternelles » révélées dans le passé. La
Révélation fondée sur la parole de Dieu sert à asseoir l’autorité
de la tradition, et réciproquement la tradition sert à donner foi
à la Révélation. Autrement dit, l’opinion d’un croyant cultivé de
l’époque contemporaine aurait moins de valeur que celle d’un
fidèle ignorant ayant vécu il y a des milliers d’années. Une idée est
donc considérée comme vraie par la simple autorité du passé : il
suffit pour cela que des ancêtres l’aient crue telle. Comme Freud
l’avait bien compris, cette vision des choses est absurde :
« Il nous faut croire, parce que nos ancêtres ont cru. Mais ces ancêtres étaient
bien plus ignorants que nous, ils croyaient à des choses qu’il nous est
aujourd’hui impossible d’admettre. Il est donc possible que les doctrines
religieuses entrent elles-mêmes dans cette catégorie. »
Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion

Pour la religion, le passé est en général beaucoup plus précieux


que le présent ou l’avenir : ce n’est pas pour rien que tous les grands
miracles ont eu lieu dans un passé lointain. Plus ce « miracle » est
éloigné dans le temps, plus nous sommes censés y croire. De nos
jours, les miracles se produisent très rarement : Dieu est proba-
blement déçu par ses créatures et a cessé de nous aimer... Sinon,
pourquoi ne nous apparaîtrait-il pas comme à Moïse ? Pourquoi
ne nous salue-t-Il pas depuis le Ciel ?

Il n’est pas étonnant que toutes les opinions reposant sur le


même fondement aient fini par se ressembler entre elles. Les au-
teurs des premiers textes sacrés, dont la forte personnalité fit grand
effet sur leurs disciples, sont pour beaucoup dans ce phénomène
de convergence. En conséquence, la science de la religion s’est re-
fermée sur elle-même. En témoignent les interminables exégèses
du Livre, comme le Talmud. Ces commentaires sont en réalité des
« commentaires de commentaires » antérieurs, voués eux-mêmes

36
à donner lieu à de nouveaux commentaires, et ainsi à l’infini, em-
pêchant ainsi le savoir de progresser. Comme les moucherons
autour du feu, une foule d’autorités religieuses dont les opinions
soutenaient la tradition voletaient autour de la Révélation. Leurs
opinions revêtaient un caractère sacré. Si le monothéisme et de ses
concepts de tradition, de dogme et de révélation, freina la marche
du progrès, celle-ci ne s’arrêta pas complètement non plus. Cela
ne fut possible que parce que certains croyants n’étaient pas aussi
fervents ni fermes dans leur foi que ce qu’ils étaient censés être.

Si l’on peut blâmer le monothéisme et le rendre responsable du


déclin de la raison antique, il faut bien voir que, de toute façon,
l’un et l’autre sont structurellement incompatibles et que ce qui est
arrivé était inévitable : toute « mono-foi » est incompatible avec la
raison, car la foi est comme une cage pour la raison. Or l’homme
emprisonné cherche par tous les moyens à s’évader. Dans cette
cage, la raison s’est affaiblie et atrophiée, tout comme des muscles
s’atrophient en l’absence d’activité physique. Mais si un homme
n’ayant pas pris soin de son corps peut en constater la dégradation
en se regardant dans un miroir, il ne peut faire de même avec la
raison.

Il est temps de tirer quelques conclusions. Cela étant dit, pour


être parfaitement impartial et fondé, tout discours critique doit
savoir se montrer critique vis-à-vis de lui-même également. Une
personne « lambda » a-t-elle besoin d’exercer sa raison ? La rai-
son nous simplifiet-elle la vie ? Le développement et l’entretien de
la raison exigent un dévouement et un travail considérables, tout
aussi importants que dans le sport professionnel, les affaires ou
l’art. En effet, la solution de facilité n’est-elle pas de ne pas réfléchir
et de vivre toute sa vie dans la foi religieuse, dans l’espoir que la
mort apportera la vie éternelle et une félicité céleste ? Une telle vie
n’est-elle pas comblée et même enviable ?

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Je ne le crois pas. Bien au contraire, elle est médiocre et indigne.

Premièrement, en pratique, le vrai croyant n’a ni le droit


ni la possibilité de faire un choix moral autonome et en toute
conscience. Quant à la morale religieuse, celle-ci est une morale
utilitaire, gage de privilèges dans l’au-delà, à commencer par la ga-
rantie d’avoir une place au Paradis. Plaçons-nous dans l’hypothèse
qu’un croyant fasse soudainement la découverte que Dieu et le
Paradis n’existent pas : tout son monde s’effondrerait. N’ayant pas
le droit de créer son propre système moral, un croyant n’exerce pas
ses capacités de jugement, qui s’affaissent petit à petit. Finalement,
au lieu de mener une vie créative et riche en lien avec d’autres êtres
humains, comme c’est le cas pour une personne indépendante, il
est obligé de se contenter d’une vie médiocre, quasi végétative.
Est-ce d’une telle existence dont nous avons tous rêvé depuis notre
plus tendre enfance ?

Deuxièmement, étant une créature de Dieu, le croyant n’est pas


libre, et l’homme contraint ne peut pas créer de nouvelles valeurs
morales. Il ne peut rien faire d’autre que de créer des chimères,
ceci non parce qu’il serait stupide par nature, mais parce qu’il est
sous l’emprise d’un dogme. La destruction de la culture de la rai-
son et l’impossibilité de créer des valeurs ont pour conséquence de
détériorer la qualité de vie. L’homme ne vit plus dans un monde
riche et varié, celui des choses et des hommes, mais avec la vision
du monde proposée par le Livre.

Troisièmement, sans possibilité de développer des valeurs mo-


rales, l’homme perd le relief et la polyvalence nécessaires à son
existence. L’homo religiosus est un homme unidimensionnel.
Dans le règne des dogmes, chacun doit se fondre dans la masse,
personne ne doit briller. Loin de pouvoir se sentir le maître du
monde, le croyant est réduit à une quantité négligeable, telle une
aiguille dans la botte de foin de sa communauté religieuse.

38
L’INSOUTENABLE
JOIE DE LA
SOUFFRANCE

39
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Extrait Illusions dangereuses


Pourquoi certains d’entre nous sont-ils disposés à s’infliger de
plein gré des souffrances inutiles, souvent insupportables ? « Au
nom de Dieu », assurent-ils parfois. Il est paradoxal que la souf-
france soit perçue positivement lorsqu’elle est supportée ou infligée
« au nom de Dieu ». Comment se fait-il que ce qui ne suscite que
peur et dégoût se transforme soudainement en un objet agréable
et digne d’admiration ? Et pourquoi les croyants pensent-ils que
leurs souffrances sont agréables à Dieu ? Comment expliquer que
la croyance religieuse réussisse, avec aisance, à nier l’aspiration
naturelle au plaisir qu’éprouve tout être humain ? Pourquoi les
hommes ne se contentent-ils pas, si l’on peut dire, de la quantité
considérable de maux et de souffrances inévitables (tels les cata-
clysmes naturels, les guerres, les décès prématurés et les maladies
atroces) et cherchent-ils à s’en rajouter ? Pourquoi transforment-ils
leur vie en enfer, en marchant, tels de joyeux pèlerins, sur le che-
min du Paradis ? Comment se fait-il que la conception religieuse
réussisse si bien à dénier la nature de l’homme et son aspiration
naturelle au plaisir ? Comment le phénomène de la souffrance vo-
lontaire est-il apparu dans les religions monothéistes ?

Nietzsche écrit que, dans les temps préhistoriques, il était dans


l’ordre des choses de faire souffrir autrui, et se pose ensuite une
question logique : pourquoi, à l’époque chrétienne, l’homme s’est-il
mis en tête qu’il était indigne et coupable devant Dieu – Nietzsche
appelant cela la « mauvaise conscience » ? Pourquoi l’homme a-t-il
développé la passion d’expier ses fautes par le biais de la souffrance
volontaire et de l’autoflagellation ? Les hommes ont pourtant de
meilleures raisons de faire souffrir autrui plutôt qu’eux-mêmes, on
ne peut le nier... Mais notre mauvaise conscience nous interdit de
nous avouer cela, quand bien même on en vient à douter de l’exis-
tence même d’une conscience morale en tant que telle.

40
DIEU AIME VOS SOUFFRANCES

Les monothéismes sont des religions d’un nouveau type fondées


sur la conception d’un Dieu unique, souverain suprême de tous les
hommes, des animaux et de la nature. La situation change de façon
radicale : ce ne sont plus les dieux qui sont redevables à l’homme,
mais l’homme qui est devenu le débiteur de Dieu. Une situation
fort étrange : en temps normal, l’homme conçoit un enfant et est
responsable vis-à-vis de lui. Or, Dieu créa les hommes, mais Il ne
leur doit rien, mais eux Lui doivent tout. Qui plus est, ils doivent
souffrir en Son nom !

Comme nous l’avons déjà évoqué, dans le temps linéaire, le fu-


tur se distingue nettement du passé, puisqu’il n’y a que le mouve-
ment en avant qui existe et que rien ne se répète. Pour l’âme im-
mortelle, la mort du corps signifie le temps du Jugement dernier,
sans possibilité de faire appel au verdict rendu sur son destin : soit
une ascension vers le Paradis, soit une descente aux Enfers. Cette
lourde responsabilité empoisonne la vie terrestre de tout croyant,
car la récompense principale, la vie éternelle au Paradis, doit être
méritée. Or ce n’est pas une tâche facile. Il faut suivre de la façon
la plus stricte les commandements divins. Il ne faut pas oublier,
ne serait-ce qu’une seconde, que Dieu est omniprésent et veille
sans relâche sur les croyants. De surcroît, afin d’amadouer Dieu, il
faut constamment se repentir de ses péchés, passés, présents et à
venir, et faire tout son possible pour les racheter. En outre, il faut
se repentir de soi-même, sans attendre que Dieu vous y invite.
Soyons rassurés, il y a suffisamment de péchés pour tout le monde
(rien n’est moins sûr en revanche pour les actes méritoires et le
bonheur).

C’est là que la souffrance entre en jeu. Cette souffrance n’est pas
seulement le fruit de causes naturelles – sous cet aspect, elle a tou-
jours existé –, elle est avant tout volontaire, infligée à soi-même au
nom de Dieu. Il ne faut plus craindre ni les souffrances ni la mort.

41
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Matthias Grünewald, La Crucifixion, 1515.


Personne ne pouvait représenter mieux la souffrance et la destruction de la
chair que les peintres chrétiens.

42
Matthias Grünewald, La Crucifixion, 1515.
Personne ne pouvait représenter mieux la souffrance et la destruction de la
chair que les peintres chrétiens.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Matthias Grünewald, La tentation de saint Antoine, 1515.


La souffrance est une grâce, un bonheur et une joie céleste.

44
Le but de la vie humaine est à chercher non pas dans l’existence en
tant que telle, mais hors d’elle, dans l’au-delà.

Les monothéismes placent la souffrance au-dessus du plaisir, on


l’a dit. La souffrance sur terre se transforme en « vertu suprême »,
elle vient en punition des péchés de l’homme et est le moyen le plus
sûr de son rachat, de la purification de l’âme et du cheminement
vers la vie éternelle. L’homme offense Dieu par ses péchés et doit
souffrir de son juste courroux, tout comme des enfants désobéis-
sants subissent la colère de leurs parents. En effet, seul le chemin
pavé de souffrances durant la vie conduit à Dieu et au Paradis.
Désormais, l’homme s’incline devant la grandeur de Dieu en lui
prouvant son humilité et sa faiblesse par des actes souffrance vo-
lontaire et joyeuse accomplis en Son nom. Comment alors ne pas
se réjouir des souffrances et de la mort ?

Pour la religion, toute douleur est pleinement justifiée. Il ne reste


alors qu’à trouver comment souffrir le plus rapidement possible.
La voie la plus directe et la plus efficace de la souffrance volon-
taire est le renoncement aux plaisirs terrestres, source principale
du péché et obstacle au bonheur éternel. Le vrai plaisir, le plaisir
divin, ne peut être trouvé que dans la vénération de Dieu et dans
la vie dans l’au-delà. Il faut glorifier non pas les plaisirs charnels,
comme dans le paganisme gréco-romain, mais bien la souffrance.
Et si le croyant n’a pas la force de renoncer à la chair, Dieu saura
lui venir en aide en lui envoyant par exemple des catastrophes na-
turelles, des maladies graves, ou en causant la mort prématurée de
ses proches. Voilà comment, en un court laps de temps, la souf-
france, de mal absolu, est devenue un bien tout aussi absolu et une
source de joie religieuse.

L’acceptation des souffrances volontaires est la partie la plus ho-


norable et la plus difficile à accomplir pour le croyant. Mais le côté
positif de la chose, c’est que les souffrances ne durent que le temps
de la vie du croyant et que la mort lui apparaît ainsi comme la

45
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

libération d’un lourd fardeau. La souffrance est un sublime idéal à


la fois romantique et religieux, qui permet par ailleurs de se proté-
ger des affres du monde réel. Ce sont précisément avec ces idéaux
en tête que chaque jour des Chahîds se font sauter avec leurs cein-
tures explosives.

46
LES FORTS ET
LES FAIBLES

47
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment la souffrance


et la douleur sont-elles devenues des valeurs divines ? Comment
non seulement la souffrance, mais aussi son souvenir, sont-ils de-
venus une source de la joie ?

Le christianisme se proclama en premier temps une religion de


l’égalité universelle, une religion des pauvres et des humiliés de
la terre, à qui il promit un tribunal juste et le bonheur éternel à
condition d’une bonne conduite terrestre et de la pureté de leurs
pensées.

L’attitude du christianisme envers le problème de l’égalité est


absolument transparente. Le christianisme est une religion des
faibles et elle est destinée aux faibles. Elle résout le problème de
l’égalité en créant un culte divin de la faiblesse.

Mon idée principale consiste en ce que le culte de la faiblesse


engendra naturellement le culte de la souffrance. Naturellement,
car les faibles et les humiliés souffraient depuis toujours. Ils souf-
fraient pour un bout de pain, à cause de la dépendance à leur pro-
priétaire foncier, du seigneur, du roi, du pharaon... La souffrance
ressemblait à un mal inévitable, or il fallait s’y résigner en la perce-
vant comme son malheureux destin, comme sa place déterminée
dans le cosmos. Si tu ne veux pas souffrir — réussis dans ta vie :
travaille plus que les autres, prouve ton caractère exceptionnel sur
le champ de bataille ou impressionne tes supérieurs, qu’ils soient
de simples maîtres ou des pharaons, par ton habileté et ton intel-
ligence.

Puis vint le christianisme qui expliqua aux faibles et aux souf-


frants que la souffrance n’était guère le mal, mais le bien et que
Dieu souffrit également. De surcroît, ce Dieu souffrait non pas
pour les rois, les pharaons, et les grands prêtres, forts et occupant
un rang élevé, mais précisément pour eux, les faibles et les humi-
liés. La Révélation divine ne leur a évidemment pas confié plus

48
de force, mais, d’un point de vue moral, ils se sont sentis apaisés,
rassurés.

Il ne faut pas être naïf et croire que l’avènement de Dieu et de


Ses explications anéantit immédiatement toutes les souffrances
subies par ceux qui croyaient en Lui : du point de vue des souf-
frances, rien ne changea pour eux ; ils souffraient et ils ont conti-
nué de souffrir. Néanmoins, la signification de cette souffrance se
retourna en son contraire absolu. De l’humiliation volontaire les
croyants passèrent à la violence contre tous les forts et les riches,
les valeurs civiques et la liberté individuelle : « Car quiconque
s’élève sera abaissé, et quiconque s’abaisse sera élevé. » (Luc 14 :
11)

Cela serait le moindre des maux si le culte chrétien des faibles


était fondé sur le désir de « pousser » les faibles et les idiots dans
la cohorte des forts et des intelligents. Le problème consistait en
ce que le christianisme se révélait être la première rébellion glo-
bale des faibles contre les forts. Cela signifie que la promotion des
faibles était accompagnée d’humiliation des forts et d’hostilité à
leur égard.

L’appartenance à la « vraie religion » elle-même, à savoir à la


faiblesse, donne aux faibles l’égalité en tout, un statut spécial et le
droit de juger les forts qui, à leur avis, sont complètement dépour-
vus de morale et de « spiritualité ».

En effet, dans la vision chrétienne du monde, les forts sont par


nature en conflit avec la morale et la spiritualité. Les forts se créent
eux-mêmes leurs valeurs et, à partir de là, ils établissent leur propre
morale. Les forts veulent vivre une vie terrestre comblée, sans faire
attention particulièrement à l’état de leur âme, dont ils remettent
en cause l’existence. Ils n’ont pas réellement besoin de l’« âme », et
ils voient dans les tourments de celle-ci un signe de faiblesse et de
doute quant à la droiture de leur comportement.

49
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Pour vivre, les faibles ressentent le besoin non seulement de


prendre soin de leur âme, mais aussi celui de suivre des leaders et
des prophètes. Ils comprennent parfaitement bien qu’ils ne sont
guère capables de créer leurs propres valeurs et une morale décou-
lant de ces mêmes valeurs. C’est pour cette raison qu’ils s’appro-
prient toujours la morale des forts tout en les accusant de tous les
péchés possibles et en enjoignant à les anéantir.

Ces idées n’apportèrent rien de bon : ainsi apparut une société


affaiblie, stupide et pseudo-égalitaire qui avait perdu toutes va-
leurs et toute culture. Au moins, elle a su garder les souffrances.

Le christianisme est une religion des faibles et pour les faibles,


à savoir pour ceux qui sont incapables, en raison de causes ob-
jectives ou subjectives, de surmonter les difficultés de la vie. Les
souffrances s’abattaient sur les esclaves, les misérables, les pauvres
et les infirmes de la façon si inévitable que cela ne pouvait qu’ame-
ner à ce que surgissent des émotions et des états d’esprits malsains.
D’une part, le christianisme est un produit des maux de la société,
d’autre part, il est un fruit d’une hypothèse extrêmement raison-
nable : si l’on ne crée pas de Dieu spécial, un Dieu des pauvres,
toutes les privations et toutes les souffrances se révéleront com-
plètement inutiles.

L’impossibilité de surmonter véritablement la souffrance ame-


na à l’affirmation de sa légitimité et de son caractère parfaitement
justifié. Justifié dans le sens où la souffrance se révèle comme une
conséquence de la corruption morale et de la dépravation péche-
resse de chaque être humain. Et si cela est ainsi, il faut éviter les
souffrances. Or, selon eux, il faut au contraire supporter les souf-
frances avec patience et résignation, ou bien (cela est même préfé-
rable) y aspirer. Il faut les aimer et en être avide.

Probablement, c’est à ce moment que surgit l’image d’un Dieu


aspirant aux souffrances. Sous telle ou telle forme, cette image

50
avait déjà existé dans les cultures antérieures au christianisme : les
dieux-martyrs mourraient dans d’atroces souffrances dans le seul
but de ressusciter par la suite pour une nouvelle vie bienheureuse.
Il était cohérent de croire qu’un tel dieu comprendrait mieux et
récompenserait davantage les souffrances d’un croyant. En tout
cas, l’image d’un Dieu souffrant est beaucoup plus intelligibles aux
hommes misérables que celle d’un Dieu rassasié, prospère et heu-
reux.

Par ailleurs, un Dieu souffrant est plus proche des hommes au


moins parce qu’il est impossible de L’envier. Pour cette raison évi-
dente, la popularité de ce Dieu est garantie dans un milieu où le
credo de vie était, est et sera toujours : « Il vaut mieux que ma
vache crève plutôt que mon voisin en ait deux. »

51
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

LE SEXE
EST LE PIRE
ENNEMI
DE DIEU

52
Extrait Illusions
Comment est-il alors possible qu’un phénomène aussi naturel
que la sexualité humaine soit devenu le pire ennemi de Dieu ?
Pourquoi, face à des civilisations polythéistes, pourtant puissantes,
et culturellement avancées, n’a-t-on jamais imposé de limites à la
sexualité humaine, le monothéisme a-t-il dès son avènement im-
posé une dévalorisation universelle de la sexualité ? Pourquoi le
monothéisme a-t-il exigé de restreindre, voire de rejeter la sexua-
lité en bloc, non seulement pour les serviteurs élus du culte, mais
aussi pour la totalité des fidèles ?

En réalité, il n’y a là rien d’étonnant. Le combat du monothéisme


contre la sexualité était inévitable. Irrationnel sur bon nombre de
sujets, la religion, même si elle n’avance aucune explication, agit
de façon très logique et cohérente en matière de sexe. Les interdic-
tions en matière de la sexualité étant définies par les lois sacrées,
elles ne nécessitent aucune explication. Personnellement, je pense
que ces interdits doivent être expliqués. Comme je ne reconnais
aucune loi sacrée, mes explications vont se baser sur des raisons
bien prosaïques et pratiques qui ont incité les religions à instaurer
ces restrictions.

1 Le contrôle de la sexualité permet de tenir les fidèles en


bride. Le sens de leur vie est de se réunir avec Dieu, et le sens de
la vie religieuse de convertir le plus grand nombre de personnes à
sa foi. En effet, le succès d’une doctrine tient moins à son contenu
qu’à sa capacité à manipuler ses adeptes.

La pratique de la manipulation de masse était en vigueur avant


le monothéisme, mais, depuis son avènement, elle a été décuplée.
Premièrement, il ne s’agissait plus de centaines ou de milliers
d’adeptes, mais de plusieurs millions. Deuxièmement, la doctrine
elle-même s’est tellement détachée de la nature humaine qu’il a
fallu la justifier d’une façon convaincante. Assez convaincante

53
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Maître d'Ulm, Les amants trépassés.


L’amour charnel ne mène jamais à rien de bon.

54
pour que chaque homme croie que c’était lui-même qui avait initié
la rupture avec sa propre nature. Contrôler les actes et les pensées
n’était possible qu’en dominant ses instincts de base.

En effet, l’homme heureux est indifférent aux merveilles de la


vie promise outre-tombe et il reste sourd aux prédications reli-
gieuses. Pourquoi un homme heureux perdrait-il son temps à pas-
ser plusieurs heures à l’Église, s’il a auprès de lui une petite-amie
joyeuse, un fleuve propre pour se baigner, de la bonne viande
grillée ou un livre intéressant ? Pour réussir à recruter l’indivi-
du parmi ses ouailles, la religion doit plutôt choisir un homme
malheureux et mécontent de sa vie (le succès retentissant des
sectes chrétiennes dans les pays pauvres et en développement,
comme les pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie en est un
bon exemple). Ou alors, elle doit faire tout son possible pour le
rendre malheureux, le priver de tous ses plaisirs, lui inspirer un
manque de confiance en soi et briser ses liens avec toute personne
profane. Toutes les ressources physiques et intellectuelles, toutes
les envies de l’homme doivent être transformées en prières et en
vénération religieuse. Ainsi faut-il lui imposer la communauté re-
ligieuse comme seul et unique cercle de sociabilité.

Le choix de la sexualité est très judicieux. Premièrement, la


lutte contre la sexualité permet à la religion de montrer sa force :
elle montre qu’elle est capable de conduire l’homme à refuser l’un
des plus grands plaisirs de la vie qu’est le désir sexuel. Si l’on peut
même affirmer que le sexe, c’est la vie, cela ne veut aucunement
dire que la vie soit le sexe. À part le sexe, il y a plein d’autres choses
fort utiles et intéressantes. Deuxièmement, les plaisirs sexuels sont
peu compatibles avec une foi zélée en Dieu. Comblé, l’individu
n’honorera pas ses obligations religieuses. La sexualité a toujours
été un concurrent direct de Dieu, car elle confère à l’individu un
sentiment d’harmonie avec soi-même et le plonge dans un état

55
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

de tranquillité et de bonheur. En le privant d’une vie sexuelle


comblée, la religion peut faire de l’homme tout ce qu’elle souhaite.

Le renoncement aux plaisirs charnels a toujours été une source


d’inspiration pour tous les dogmes religieux. Pour créer une peur
névrotique, on explique, en s’appuyant sur les commandements
divins et les lois promulguées par les générations antérieures, que
le désir sexuel représente un péché mortel, qui sera sévèrement
puni dans la vie outre-tombe. Ainsi, la religion détruit l’harmonie
de l’individu avec le monde extérieur et en fait une cible facile
de la manipulation. Freud expliquait que la faim sexuelle est une
privation d’un besoin tellement important qu’elle mène l’indivi-
du à l’hystérie. Il ne reste qu’un petit pas à faire pour passer de
l’hystérie au zèle religieux.

L’individu commence à s’auto-détester : il va d’autant plus souvent


à l’Église pour se faire pardonner qu’il continue abondamment
de s’adonner au péché de chair. S’instaure une boucle récursive :
plus l’homme se déteste lui-même, plus il aime son Dieu.

Ce genre de techniques de manipulation ont été utilisées non


seulement par les religions, mais aussi par de nombreux régimes
totalitaires. Ils ont toujours partagé la haine de la religion envers
l’indépendance de l’homme et la sexualité. Dans ces conditions,
toute l’énergie sexuelle de l’individu doit appartenir au parti, à l’É-
tat, au peuple... à qui l’on veut, à part à l’individu lui-même. À cet
égard, la ressemblance entre le christianisme et le communisme
est particulièrement frappante. Dans le christianisme, l’amour de
Dieu était considéré comme une forme suprême de vertu ; dans
les régimes communistes, c’était l’amour du parti, du leader et de
la patrie. Le christianisme promet la vie éternelle outretombe, et
le communisme, l’avenir radieux pour les générations suivantes.

56
Par conséquent, Dieu n’est pas le seul à vouloir s’incruster dans
votre vie. George Orwell décrit ainsi ce phénomène :
« Ce n’était pas seulement parce que l’instinct sexuel se créait un monde à
lui hors du contrôle du Parti, qu’il devait, si possible, être détruit.
Ce qui était plus important, c’est que la privation sexuelle entraînait l’hystérie,
laquelle était désirable, car on pouvait la transformer en fièvre guerrière et en
dévotion pour les dirigeants. »

2 La sexualité est une rébellion contre Dieu et un plaisir il-


licite. Si, par expérience de pensée, l’on se place du point de vue
du Dieu unique, l’on se dit qu’Il doit réfléchir en ces termes : pre-
mièrement, selon la doctrine chrétienne, le sexe fut la cause de la
Chute, c’est-à-dire du premier acte de désobéissance à Dieu qui Le
rendit fou de rage et L’incita à bannir l’homme du Paradis. En ef-
fet, quel souverain accepterait de bon cœur la désobéissance de ses
sujets ? Deuxièmement, la religion prend une posture méprisante
envers les lois des sciences naturelles et considère que la foi est
bien plus forte que leurs savoirs rassemblés. Sinon, comment les
miracles, comme la résurrection des morts, auraient-ils pu se pro-
duire ? En dominant et in fine en réprimant ses besoins sexuels, le
fidèle prouve la force de sa foi en Dieu. Troisièmement, Dieu est
extrêmement jaloux. Rien ni personne ne doit tenter de lui voler
Son éclat ou essayer de L’égaler. Dieu n’a pas besoin d’adversaires.
Le plaisir sexuel est tellement fort que, durant l’acte, l’homme ou-
blie complètement Dieu. Il est impossible de satisfaire tous ses be-
soins sexuels et de servir Dieu en même temps – on n’aurait jamais
assez de temps pour cela. La quantité d’émotions humaines est li-
mitée, donc si l’homme en dépense trop pour le sexe, il ne pourra
pas en manifester assez à Dieu.

3 La sexualité des fidèles offense le Dieu unique asexuel. Ce


cas de figure est omniprésent dans la vie humaine. Par exemple,
les gens âgés, qui ont souvent perdu tout intérêt pour le sexe op-
posé, s’indignent habituellement de la sexualité ostentatoire de la
jeunesse. C’est d’ailleurs compréhensible : celui qui est privé du

57
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Félicien Rops, La Tentation de saint Antoine, 1878.


La peur de saint Antoine face à la lubricité féminine est absolument
compréhensible. Cette dernière est tellement puissante qu’elle a réussi
à chasser le Christ de la croix.

58
plaisir principal de la vie est voué à envier ceux qui en jouissent au
plus haut degré.

Or, il en va de même avec Dieu. Ses prédécesseurs – les dieux


païens – étaient dotés de caractéristiques humaines, y compris en
termes de genre et de sexualité. La sexualité humaine était natu-
relle à leurs yeux et ne les intéressait guère. Le Dieu unique, lui,
repose sur une idée asexuelle universelle. Or, je soupçonne que,
une fois que Dieu a perdu sa propre sexualité, Il s’est mis à envier
la sexualité des autres. Si Lui n’a pas de rapports sexuels, comment
peut-Il tolérer que vous en ayez ?

Il n’y a pas de meilleur cadeau pour le Dieu unique que l’absti-


nence : pour le croyant, ça n’est jamais qu’imiter son leader spiri-
tuel. Dans le même ordre d’idées, il est fort embarrassant de forni-
quer à côté d’un Dieu chaste.

La chasteté du Dieu unique apparut simultanément avec l’appa-


rition de la première religion monothéiste au sein du peuple élu,
les Hébreux. Certes, Il fut d’abord un être plutôt de genre mascu-
lin, mais au fur et à mesure, Son genre fut relégué au second plan,
et Il se transforma en principe créateur abstrait. Cela n’est aucune-
ment un hasard s’Il déclara qu’il avait créé l’homme et la femme à
son image (Genèse 1 : 27). Dieu n’a jamais été défini par un genre.
Dans les rares cas où le Dieu unique possède des caractéristiques
extérieures du genre (par exemple lorsqu’il prend l’apparence d’un
homme dans l’incarnation de Jésus-Christ homme-Dieu), Il n’a,
pour des questions de principe, pas le moindre rapport sexuel. La
question du genre de Jésus-Christ est en fait loin d’être définitive-
ment résolue.

4 Le sexe diminue la peur de la mort et ainsi, l’homme n’a


plus besoin de Dieu. La sexualité est une force puissante qui in-
carne l’aspiration à perpétuer sa lignée. Elle peut procurer en
même temps un sentiment d’immortalité. Plus la personne a de

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

partenaires et d’enfants, plus forte est son envie de vivre et moins


forte est sa peur de la mort. Hélas, cela ne facilite pas la vie...

De même, le coït peut être vu comme un effort pour surmon-


ter la peur de la mort par soi-même, sans l’aide de Dieu ou de la
religion. C’est une façon de la surmonter différente de la foi en la
mythique vie outre-tombe prêchée par les religions. Un tel effort
représente évidemment un défi lancé à la toute-puissance divine
avec son « monopole de l’éternité ». Si la peur de la mort est ainsi
surmontée, ou du moins apaisée, à quoi bon la religion avec son
Dieu-Juge à servir pendant toute sa vie afin d’obtenir sa place au
Paradis ? Dieu devient tout simplement inutile. Pour cette raison,
l’énergie sexuelle doit être utilisée pour le service de Dieu et de
son Église.

5 La sexualité s’oppose à la spiritualité. Depuis leur appari-


tion, les religions monothéistes ont voulu accaparer les hommes
par l’idée d’une transformation spirituelle. Pour cela, elles ont
créé une opposition entre les vils instincts du corps et les va-
leurs sublimes de l’« âme » (j’ai laissé le mot « corps » sans guille-
mets puisque, contrairement à l’âme, il est pour moi certain qu’il
existe). Cette tâche colossale ne pouvait se réaliser sans réprimer
la sexualité, qui détourne le regard de la spiritualité. Très avide par
nature, l’homme a du mal à refuser l’échange « très avantageux »
proposé par les religions – donner toute sa sexualité à Dieu pour
être éligible à la récompense suprême : avoir une place au Paradis.

C’est précisément ainsi que l’idée d’une sexualité anéantissant


l’âme prit son envol. Nous pouvons imaginer qu’une fois qu’ils
ont entendu le souffle de ses ailes, les juristes, les philosophes et
les artistes créateurs de la grande culture de l’Antiquité, se sont
retournés d’horreur dans leur tombe. Cette merveilleuse idée a
fièrement survolé à travers deux mille ans de civilisation chré-
tienne, en inspirant de nombreuses générations de romantiques et
de faibles d’esprit dans tous les pays du monde, et elle continuera

60
Martin Van Maele, Illustration de la série « La grande danse macabre des Vifs », 1905.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

de voler par-dessus nos têtes jusqu’à ce qu’il y ait quelqu’un qui ait
enfin assez de fermeté d’esprit et de force physique pour l’achever.
Peut-être que vous l’aurez, mes chers lecteurs ?

Qu’est-ce que j’en pense ? Je ne vois pas de raison de discréditer


la sexualité parce qu’elle se révolte contre Dieu, lance un défi à
son asexualité et s’est opposée à la spiritualité. Premièrement, j’ai
du mal à imaginer comment le plaisir sexuel peut être un péché
contre son propre corps, à moins bien sûr d’être pratiqués dans
des proportions démentielles. Deuxièmement, je ne partage pas
l’idée de l’existence d’un Dieu unique et de la spiritualité qui en é-
mane. Troisièmement, si je ne partage pas cette idée, cela ne m’in-
téresse pas de savoir s’il est homme ou femme. En revanche, je
suis convaincu que la lutte contre la sexualité est une lutte contre
la vie. Si le sexe est l’apothéose de la vie humaine, la religion est
l’apothéose de la mort. Réprimer sa sexualité signifie renoncer à la
vie. C’est un véritable crime contre soi-même. Et si nous sommes
réellement créés par Dieu, lui aussi est contre la vie. Au moins,
contre la vie comme je la comprends. Je pense que le sexe di-
minue la peur de la mort et notre besoin de Dieu. Sans contrôle
sur la sexualité, toutes les religions du Livre se désagrégeraient.
Je suis également convaincu que l’Église se nourrit de la répres-
sion sexuelle des masses. Wilhelm Reich exprime la même idée :
« L’idée fondamentale de toutes les religions patriarcales est la
négation du besoin sexuel [...], le culte religieux se dressa en ad-
versaire du culte sexuel » (La psychologie de masse du fascisme).

Les religions ont compris un théorème simple : plus elles oppri-


ment la sexualité, plus elles deviennent puissantes. Elles se nour-
rissent de l’énergie qu’elles ont volée à l’homme. L’énergie sexuelle
alors arrachée par la religion n’est pas utilisée autre part. Au lieu
de créer de nouvelles valeurs, l’homme se cantonne dans la lec-
ture des Révélations, c’est-à-dire dans une pratique vide de sens.
Dans la Révélation, tout est déjà dit, une fois pour toutes, et il est

62
impossible de créer après cela. Hélas, la prière ne crée pas de nou-
velles valeurs.

J’ai pourtant une très bonne nouvelle à vous annoncer : mal-


gré tous les efforts de l’Église pour affaiblir le désir sexuel et pour
imposer ses restrictions aux fidèles, l’homme ne peut pas ga-
gner le combat contre sa propre nature. Les études sociologiques
montrent que la majorité des véritables croyants, aussi hypocrites
qu’ils soient et malgré leur conviction sincère que le sexe est un
ennemi, cèdent à la tentation sexuelle et continuent d’avoir une
vie sexuelle aussi intense que celle des athées et des agnostiques
qu’ils méprisent tant. Or, ils vivent cela avec un plaisir moindre,
parce que rongés en permanence par le sentiment de culpabilité
et par la honte d’avoir trahi leur Dieu, Sa Loi et Son Église. C’est
le sentiment de culpabilité et la honte de son désir le plus naturel
qui a fait naître toutes les atrocités de l’ascèse religieuse et a réussi
à empoisonner la vie de centaines de millions de personnes. En ef-
fet, qui parmi nous n’a jamais regardé la femme de son voisin avec
envie ? Il est donc temps de prendre conscience de cette situation
et de faire un choix : le sexe ou Dieu.

RENDEZ-NOUS NOTRE CONCUPISCENCE !

Afin de prouver les hypothèses que je viens d’énoncer, je pro-


pose d’analyser la façon dont la conscience religieuse a transformé
le terme qui signifiait la « vie comblée » dans la Rome antique.

Je parle du terme latin luxuria, dont la traduction que nous


trouvons dans un dictionnaire académique, signifie l’excès des
forces vitales, l’exubérance, le désir (libido), la passion, ainsi que la
richesse et le luxe. En un mot, ce terme signifiait une vie comblée
de plaisirs et l’amour de soi-même. Rien de négatif ni de pécheur.

Le christianisme arrivé sur les terres romaines prit conscience du


fait que l’amour de la vie et du sexe était incompatible avec l’amour

63
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Jan Saudek, L’enfance de Petra, 1988.


La meilleure image de la concupiscence que j’ai jamais vue.

64
de Dieu, car il est fondamentalement impossible de s’adonner en-
tièrement au Créateur si on persiste dans l’amour de soi-même.
D’un point de vue religieux, cela est tout à fait cohérent, car tout
désir fort - tout ce qui ne correspond pas aux commandements du
Livre, tout ce qui n’est pas la foi -, est extrêmement indésirable. La
concupiscence vue comme un désir de vivre pleinement ne cor-
respond guère au devoir du chrétien qui consiste à imiter les souf-
frances de Jésus-Christ, ou bien au désir de mourir.

Prendre soin de soi-même devint le synonyme de trahison,


voire même de la haine envers Dieu, et la pulsion sexuelle — une
passion illicite. Finalement, la signification du terme luxuria a ra-
dicalement changé, s’est extrêmement rétrécie et, au lieu de la vie
comblée, prit la signification du débordement, de la connivence
face à des désirs trop puissants, notamment celui sexuel, ainsi que
la débauche. Tous les désirs forts, à part le désir de vénérer Dieu,
devinrent une faute morale.

L’écrivain des débuts du christianisme saint Jérôme rempla-


ça la noble luxuria par « extravagance », qui signifie l’irascibilité
extrême et la folie, mais dans le christianisme canonique et dans
l’usage classique c’était un autre mot qui est resté, à savoir la concu-
piscence (du latin concupiscentia - convoitise). Ce qui signifiait
chez les Romains la vie, signifie chez les chrétiens le péché mortel.

De mon côté, j’ai fait mon choix il y a longtemps. J’ai choisi le


sexe. À ceux parmi vous qui veulent prendre la voie de la sexua-
lité libre, mais ne savent pas comment dissiper le brouillard reli-
gieux et ouvrir les yeux, je peux vous proposer une stratégie très
simple. Elle a toujours été utilisée par les libres penseurs de toutes
les époques et par les enfants que la société n’a pas encore eu le
temps de limiter dans leurs désirs et de transformer en petits ro-
bots. Il suffit de faire l’inverse de ce qu’on essaie de nous impo-
ser. Les Français diraient qu’il faut « aller à contre-courant ». Par
exemple, on dit à un enfant d’aller dans une direction, et il court

65
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

joyeusement dans la direction opposée. Ou un libre penseur, face


à l’idéologie dominante, en choisit une autre, qui lui est opposée.
On peut agir de même dans notre cas. Les religions, notamment
le christianisme, nous disent que, pour mener une vie vertueuse
et atteindre un état de bonheur paradisiaque, il nous faut limiter
ou tout simplement renoncer à notre sexualité naturelle, qu’elles
appellent la luxure. De mon côté, je vous propose d’accepter et
d’aimer la luxure de tout votre cœur. Renoncez à la religion et ren-
dez-vous le respect que vous vous devez à vous-même. Vous aurez
enfin votre liberté sexuelle tant convoitée et pourrez faire valoir
votre droit à la passion sexuelle et à l’amour charnel.

Je suis favorable au fait que nous puissions faire tout ce dont


nous avons envie sans avoir honte, sans être embarrassés, sans
nous cacher ou nous sentir coupables face à nos proches ou face à
la société. Notre concupiscence n’est qu’un appel innocent à nous
adonner aux plaisirs miraculeux de la vie. Ce ne sont pas des « pas-
sions impures » ni de la « luxure », mais des « passions nobles »
mues par une « imagination illimitée ».

J’ai longtemps nourri l’idée d’être le défenseur de la concupis-


cence. À mes yeux, sans concupiscence, nous en serions encore à
l’âge de pierre. La concupiscence est une marque de vitalité et de
l’intérêt pour le monde qui nous entoure. Elle est ce qui nous tient
en vie et nous pousse en avant. N’est-ce pas le goût pour le savoir
et les innovations qui a poussé Steve Jobs à créer l’empire qu’est
Apple ? N’est-ce pas la concupiscence d’Elon Musk qui l’enflamme
pour travailler sur les fusées qui nous amèneront bientôt sur Mars ?

Aujourd’hui, toutes les conditions de réhabilitation de la concu-


piscence sont réunies. Elle a commencé au XIXe siècle, lorsque
sont apparues les premières cartes postales érotiques et le tableau
du peintre réaliste Gustave Courbet L’origine du monde (1866) qui
n’a pas été exposé pendant plus de 120 ans. De toute évidence, on
avait peur que les spectateurs n’aient jamais vu de sexe féminin.

66
Je pense que l’on peut dire sans ironie : « Rendez-nous la concu-
piscence et nous vous rendrons votre Dieu. » À mon avis, c’est un
échange équitable.

67
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

BONJOUR, LA
MORT – NOTRE
PREMIER PAS
VERS LE PARADIS !

68
Extrait Illusions dangereuses
« Еt l’opinion qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule :
Car en fin c’est nostre estre, c’est nostre tout. »
Montaigne, Еssais, Livre II, ch. II : « Coustume de l’isle de Cea »,
édition de 1595

Les religions monothéistes dans leur ensemble sont bien plus


des religions de la mort que de la vie. Leur but est de transmuer la
peur naturelle de la mort en un espoir et un désir d’immortalité
dans une vie outre-tombe. La conscience religieuse est fondée sur
la croyance que la mort n’est pas la fin de tout et qu’il est possible
de la surmonter. Seul le corps physique mortel se décompose gra-
duellement, tandis que l’âme et la conscience données par Dieu
restent immortelles. Pour cette raison, il ne faut pas craindre la
mort : les véritables croyants ressusciteront nécessairement dans
le merveilleux monde d’outre-tombe et auront pour récompense
une vie éternelle emplie de plaisirs. La mort est donc notre pre-
mier pas vers le Paradis !

Si l’on n’y croit pas, la foi religieuse perd tout son sens. En effet,
sur quoi d’autre pourrait-elle tenir, si ce n’est sur l’espoir de l’im-
mortalité individuelle de l’âme ? Rien d’autre ne permet de justifier
les restrictions et les sacrifices que l’on s’impose volontairement
toute notre vie durant. Les religions monothéistes se ressemblent
dans leur rapport à la mort. Elles sont basées sur trois postulats,
immuables et connus de tous :

1 L’existence terrestre de l’homme ne possède aucune valeur. Ce


n’est qu’une étape préparatoire, un bref passage avant la vie
éternelle d’outre-tombe.

2 La mort est dotée d’une valeur, d’un sens et est prédestinée.


3 Enfin, la signification divine de la mort donne un sens à la
vie comme à la mort, et permet à l’homme de comprendre ce
qu’est la mort.

69
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Si le croyant accepte ces postulats, la mort lui semble nécessai-


rement plus attirante que la vie. Il la trouve belle, car elle est la
digne fin d’une vie religieuse et vertueuse, où le croyant aura la
chance d’approcher son Créateur et de « voir Son visage ».

La mort est dotée d’une grande importance spirituelle. Elle re-


présente la libération de l’âme prisonnière du corps, qui, une fois
délivrée, s’élève immédiatement vers le Paradis. Ainsi, un état spi-
rituel inférieur cède sa place à un état spirituel supérieur. La mort
permet au croyant de se libérer du poids de la vie terrestre et de
mener une vie éternelle bienheureuse. On peut croire à toutes ces
doctrines prises ensemble, ou à chacune d’elles prise séparément.
On peut croire en tout ce que l’on veut, mais cela a un prix.

Premièrement, ces religions remplacent la peur de la mort par


une autre peur, non moins pénible : la peur du châtiment dans
l’au-delà, pour ceux des fidèles qui n’observeraient pas avec toute la
rigueur nécessaire les principes de la conduite morale établis dans
la Révélation et fondés sur les notions éternelles et immuables du
Bien et du Mal.

Deuxièmement, la peur de la mort est un moyen pour « libérer »


le fidèle de sa vie ou pour le contraindre à faire fi de son existence
terrestre comblée au profit de son Dieu, qui doit être le sens de sa
vie. L’homme renonce à lui-même et, dans certains cas, le suicide
rituel au nom de Dieu devient logique, voire enviable.

Enfin, c’est choisir la solution de facilité que de lutter contre la


peur de mourir en croyant en l’immortalité promise par Dieu.
Ceux qui cherchent inconsciemment des compensations à leurs
échecs et à leurs souffrances sur terre de cette manière sont soit
des simples d’esprit, soit des personnes qui n’ont aucune aspiration
à accomplir ou à créer quoi que ce soit (puisque toutes les valeurs
ont déjà été créées et dévoilées dans le Livre révélé).

70
Les monothéismes ne donnent que peu de moyens concrets
pour vaincre la mort et accéder à l’immortalité. Le judaïsme sou-
tient qu’après l’avènement du Messie, ne seront ressuscités que les
hommes justes qui vivront éternellement dans un monde parfait.
Quant aux pécheurs, ils resteront dans leurs tombes, morts et
dévorés par les vers. L’islam et le christianisme partagent l’idée
selon laquelle tous les morts, même les athées ou mécréants de
leur vivant, ressusciteront : leur « partie vertueuse » ira au Para-
dis et vivra auprès de Dieu, et leur « mauvaise partie » mourra de
nouveau et demeurera en Enfer. Dans le christianisme orthodoxe
(reconnu comme tel lors du premier concile de Nicée en 325 de
notre ère), il a été affirmé que la résurrection générale se déroule-
rait lors de la seconde venue du Christ, tandis que les musulmans
croient que cela arrivera après le Jugement dernier.

Contraindre les fidèles à accepter une doctrine qui va autant à


l’encontre de la nature humaine était une entreprise ardue. Rien
n’est plus naturel que la peur de la mort et son pendant, l’instinct
de survie. Néanmoins, toutes les religions du Livre exploitent l’idée
de la vie dans l’au-delà et le culte des morts sans aucune gêne :
ces idées connaissent un incroyable succès depuis déjà quelques
millénaires. En témoignent ces efforts extraordinaires mis au pro-
fit de la construction des innombrables sépultures et des édifices
de culte. C’est dans cette idée qu’ont été élevées d’innombrables
générations de croyants. Ce succès se comprend : tous, y compris
moi-même, voudraient au moins pouvoir soulager leur peur de
mourir, viscérale et intellectuellement paralysante. Comment ne
pas aimer la religion dont on a hérité à la naissance, si, en plus,
elle combat la mort et offre la vie éternelle en récompense de nos
efforts ?

Il existe cependant une explication bien plus prosaïque de l’ori-


gine des cultes de la mort et de la croyance en une vie d’outre-
tombe. Cette explication est assez cynique et très éloignée des

71
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

idéaux sublimes revendiqués par la spiritualité religieuse. Selon


certains philosophes et historiens contemporains, la croissance
démographique dans les civilisations polythéistes de l’Antiquité
fit naître un problème de contrôle social qui demandait désor-
mais énormément de ressources. Le monothéisme est alors appa-
ru comme une réponse à ce problème d’ordre policier : en créant
les conditions favorables à l’instauration d’un autocontrôle total
permettant de contraindre chaque homme et chaque femme à se
comporter selon les normes socialement acceptables, la foi mono-
théiste a pu devenir l’instrument à moindre coût d’autorités coer-
citives.

Chaque croyant, terrifié au plus haut point par la perspective


d’un châtiment dans l’au-delà, devait contrôler lui-même ses actes,
mais aussi ses pensées et ses sentiments. La peur de finir aux En-
fers s’est révélée bien plus puissante que tous les châtiments ter-
restres, y compris la peine capitale. Tout cela semble un immense
dispositif de manipulation, même si, à cette époque reculée, les
dispositifs d’écoute et les caméras de surveillance n’existaient pas
encore.

Les religions orientales rejoignent les religions du Livre dans


leur disposition positive envers la mort. Pour ces religions, la mort
est un phénomène positif qu’il ne faut pas craindre. Ainsi, l’hin-
douisme considère que l’âme est immortelle et qu’elle migre, « se
réincarne » dans un autre corps. En fonction des mérites du dé-
funt de son vivant, son âme peut se réincarner aussi bien en dieu
qu’en insecte.

Dans le bouddhisme, tout comme dans l’hindouisme, la mort


fait partie du processus naturel de la vie et du devenir d’un être
humain (mais sans ces ignobles insectes !). La mort n’est qu’une
étape dans la chaîne des renaissances, la vie et la mort passant
constamment de l’une à l’autre. La mort représente la fin optimale
de la vie ainsi que le franchissement tant désiré d’une étape de

72
Louis Raemaekers, Le tango allemand, 1916.
Vanitas : une danse des plus enivrantes…

73
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

plus en vue de l’Idéal à atteindre. Par conséquent, un bon boudd-


histe ne doit pas ressentir la peur de la mort : la vie en elle-même
ressemble à l’Enfer. Elle est pénible et triste, car autant remplie de
désirs que de souffrances. En conséquence, il faut être en deuil
non pas lorsque les hommes meurent, mais lorsqu’ils naissent. Et
lorsqu’ils meurent, il faut s’en réjouir : cela signifie que les souf-
frances de la personne dans cette vie sont enfin terminées. Le
bouddhiste ne cherche pas l’immortalité : le défunt ne s’unit pas à
Dieu une fois mort, et Dieu n’existe pas. Bouddha disait à ce sujet :
« J’ai connu le samsâra de nombreuses naissances, en cherchant le
Constructeur de la maison sans le trouver, la Naissance répétée à
l’infini est affligeante. » Le bouddhisme est donc similaire au mo-
nothéisme, car la Mort occupe la place d’un Dieu unique.

Je voudrais conclure sur le sujet en donnant mon propre point


de vue. Pour moi, l’homme est libre et unique, et seule sa vie sur
terre a de la valeur. L’âme éternelle et la vie éternelle d’outre-tombe
n’existent pas. Adorer la mort est un crime contre l’humanité. La
mort n’est pas un bien à rechercher, elle n’est en rien un bonheur
et signifie la fin tragique de tout. Le Dieu Unique et Omniscient
du monothéisme n’existe pas, c’est pourquoi il est impossible de
se rapprocher de lui et de « voir Son visage ». Peut-être un Dieu
Créateur Omniprésent existe-t-il, mais il s’agit là d’un autre débat.

L’idée de vouloir sa propre mort pour aller à la rencontre de


Dieu m’horrifie. Pourtant, je n’ai jamais été un humaniste, ni un
homme de tempérament doux qui refuserait par principe de vou-
loir la mort d’autrui, fût-elle méritée. Je suis prêt à soutenir l’ap-
plication légale de la peine de mort envers les assassins terroristes
et tous leurs acolytes, même les plus insignifiants. Il n’y a à mon
sens rien d’illégitime à vouloir par exemple la mort d’un criminel
pédophile.

74
Je suis capable de comprendre le désir de sacrifier sa vie pour ses
enfants ou, éventuellement, pour sa Patrie ou pour le bien com-
mun. Je comprends que, sous le coup de l’impulsion, on puisse
vouloir tuer un agresseur ou une amante infidèle. Mais quelle per-
sonne saine d’esprit pourrait vouloir sa propre mort ? Quel puis-
sant lavage de cerveau les monothéismes ont réussi à opérer sur
les hommes, les poussant ainsi aux confins de la folie !

Je ne peux rien faire d’autre, pour ma part, que de rechercher


l’immortalité en ce monde. Et j’en ai trouvé le moyen dans un livre
d’anthropologie, qui dit ceci : il suffit de frotter méticuleusement
son corps entier contre l’écorce d’un certain arbre magique, et l’af-
faire est dans le sac. La vie éternelle est garantie, et ce, sans aller à
l’église ! Mais ne me demandez pas le nom de cet arbre, c’est mon
secret.

75
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

DIEU,
LE SOUVERAIN
DU MAL ?

76
Extrait Illusions dangereuses
Un Dieu qui ne préserve pas les hommes du Mal mérite-t-Il
d’être vénéré? Il est absolument incontestable que le Mal l’emporte
très largement sur le Bien dans le monde. Parfois bénin et rémis-
sible, le mal dont nous souffrons peut être d’ordre physique, tel
une blessure légère ou une simple grippe, ou encore d’ordre moral,
telle une situation de harcèlement au travail. Mais le Mal peut aus-
si revêtir un caractère universel, causer des dommages terribles et
irréparables, comme c’est le cas lors de guerres ou de génocides.

En examinant la question d’un regard impartial, on en arrive à la


conclusion que Dieu, s’Il existe, ne nous aime pas. Le Dieu Unique,
pour les croyants des religions monothéistes, représente le Père. Il
est le Tout, l’Essence originelle, et préexiste au monde. Créateur de
ce qui est d’ordre physique aussi bien que spirituel, Il est la Vérité
et le Bien Absolu, le Législateur, le Souverain et le Juge suprême.
Les fidèles pensent que Dieu intervient activement dans leurs vies
et leurs affaires, qu’Il connaît le destin de chaque homme, sait pré-
dire ses actions futures ainsi que leurs conséquences. Selon eux,
Dieu peut tout changer : Il peut pardonner les fautes, mettre fin
aux injustices et réparer les dommages. Mais cette fable merveil-
leuse comporte une incohérence fondamentale : l’existence d’un
Dieu omniscient, omniprésent et bon n’est pas compatible avec
l’existence du Mal. Si Dieu est réellement tout-puissant et omnis-
cient, alors le Mal ne peut exister sans Sa permission.

Je suis parfaitement conscient que la majorité des croyants ne


ressent pas le besoin de faire appel à de vrais arguments pour ex-
pliquer ou justifier l’existence de Dieu. Ils perçoivent bien souvent
leur religion comme un devoir de fidélité envers leurs parents,
leurs ancêtres et leurs traditions culturelles, et ne réfléchissent
presque jamais réellement au rapport entre Dieu et le Mal. Les
parents enseignent depuis des générations à leurs enfants qu’ils
sont nés pour servir Dieu et L’adorer, qu’ils ont pour devoir de Lui

77
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

consacrer leurs vies. C’est ainsi que ces croyants considèrent natu-
rellement Dieu comme la chose la plus importante au monde. Il
leur est si insupportable de penser qu’Il pourrait être à l’origine du
Mal qu’ils sont prêts, pour défendre leur Dieu et leurs croyances,
à se battre de toutes leurs forces sans considération aucune pour
la logique et la raison. Leur Dieu ne peut être que le plus gentil
et le plus généreux de tous. Il ne peut avoir, par nature, aucun
rapport au Mal, seulement au Bien. Pour ne pas remettre en cause
l’existence de Dieu et pouvoir le dédouaner de tous les maux, les
croyants ont fait appel à un autre personnage, le Diable, qui est
tenu pour responsable de tout ce qui est contraire au Bien. Voici
ce qu’en dit Bertrand Russel :
« Je ne veux pas avancer l’argument dogmatique que Dieu n’existe pas. Je dirai
que nous ne savons pas s’il existe. Je ne comprends pas comment à partir de
ce que nous disent les mystiques l’on en peut déduire un argument quelconque
pour l’existence de Dieu qui ne serait en même temps un argument pour
l’existence de Satan. »

Si le Diable, figure incontournable des religions monothéistes


aussi connu sous les noms de Satan, Lucifer et d’Iblis, n’existait
pas, Dieu devrait assumer l’entière responsabilité du Mal et des
souffrances des hommes. Il serait alors peu probable qu’il ait
beaucoup d’adeptes.

MON POINT DE VUE SUR LA THÉODICÉE :


L’ACCUSATEUR DE DIEU, OU L’AVOCAT DU DIABLE

Je me suis promis de venir à bout de mon étude sur la théodi-


cée de la manière la plus démocratique et objective possible. J’ai
donc téléphoné à tous les croyants que je connaissais ainsi qu’à
toutes les personnes athées qui pouvaient avoir des amis ou de la
famille croyants. Ensuite, j’ai consulté des sites chrétiens de toutes
sortes, des forums et des blogs. Ce fut une perte de temps presque
complète : rien de nouveau n’en est sorti. J’ai constaté, une fois
de plus, que l’écrasante majorité des chrétiens ne se posait pas de

78
questions. La naïveté et la crédulité sont une explication possible
à cela (l’opinion selon laquelle les serviteurs de l’Église, surtout ses
hiérarques, savent mieux est répandue), et l’absence totale d’ha-
bitude d’activité intellectuelle et de son fils, le doute, en sont une
autre. Pourtant, j’ai pu voir quel travail intellectuel conséquent
pouvait être fourni par ceux qui ont placé la religion au centre de
leur vie et de leurs activités, à savoir les prêtres et les prêcheurs.

J’ai recueilli approximativement trois cents opinions à propos


de la responsabilité de Dieu quant à l’existence du Mal. Une ques-
tion me passionnait tout particulièrement, celle de Dostoïevski
sur la mort d’enfants innocents. Je ne peux exposer ici toutes les
opinions que j’ai recueillies faute de place, mais fort heureusement
toutes ces opinions se ressemblent comme deux gouttes d’eau. La
majorité des croyants répondent ainsi :

– Il est interdit de poser la question de la responsabilité de Dieu,


car cette question est une tentation du Diable dont le but est
d’inciter celui qui la pose à douter.

– L’amour de Dieu ne ressemble guère à l’amour humain : ce qui


nous paraît cruel et injuste est normal et acceptable pour Dieu.

– Il ne faut pas se lamenter parce que de jeunes enfants innocents


sont morts sans avoir commis de faute : si un enfant est assas-
siné, il faut au contraire s’en réjouir, car cela signifie qu’il est déjà
sauvé et se trouve au Paradis. La raison du chrétien ne doit pas
s’embarrasser des souffrances des enfants, au travers desquelles
la sagesse et l’amour divins s’expriment. En effet, le plus souvent,
Dieu veut faire entendre raison aux parents en faisant souffrir
leurs enfants innocents ; Il veut ainsi les détourner du péché et
les inciter à se repentir. Si quelqu’un n’a pas été puni pour le Mal
qu’il a commis, ses descendants le paieront inexorablement.

J’ai aussi lu ou entendu des histoires complètement absurdes.


Par exemple, des parents, ayant vu mourir tous leurs enfants l’un

79
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

après l’autre, ont subitement pris conscience du fait que ces décès
étaient en réalité une preuve de la tendresse divine, et ils avaient
alors cessé leur deuil. Il ne faisait pour eux aucun doute qu’ils al-
laient revoir leurs enfants dans la gloire céleste du Paradis.
Au vu de toutes ces consultations et enquêtes, je suis au regret
de constater que cinq cents ans de travail acharné par les meil-
leurs philosophes du monde n’ont laissé aucune trace dans les
consciences des croyants et ne leur ont rien appris. Quel dom-
mage ! Après tout cela, nul besoin d’être très perspicace pour
comprendre que je reste assez sceptique à l’égard de la théodicée.
Qu’apporte en effet la théodicée à l’humanité ? De mon point de
vue, la théodicée est une entreprise complètement dépourvue de
sens : au lieu de combattre le Mal, elle consacre d’immenses ef-
forts à trouver des arguments destinés à prouver que Dieu n’est pas
responsable du Mal dans le monde.

Je n’ai pas le moindre désir de perdre mon temps à justifier


Dieu : j’ai toujours pensé que le problème du Mal était insoluble.
Et l’homme, faible et limité dans ses capacités de penser, peut-il
justifier Dieu et prouver son existence ? Et s’Il existe, est-il pos-
sible que Lui, prétendument tout-puissant, se révèle incapable de
manifester son existence ? Plus encore, je me refuse même à appe-
ler ce Dieu, coupable et impuissant, qu’il faut justifier et défendre,
un Dieu. En effet, il n’est plus Dieu. Que ceux qui veulent croire au
surnaturel le fassent ! Je suis sceptique face aux deux théodicées, la
classique comme la contemporaine – mais particulièrement face
à la première.

Irénée et Augustin se sont bercés d’illusions et de graves contra-


dictions : si Dieu est tout-puissant, l’homme ne peut pas être véri-
tablement libre. Chaque croyant sait que ses mains sont liées –
pour le salut de son âme celui-ci est obligé de choisir le Bien
prescrit par Dieu. Et si tel est le cas, alors, celui qui est responsable
du Mal n’est pas le croyant, mais Dieu. Du point de vue de la stricte

80
Génocide au Rwanda.
Spinoza affirmait que voir le Mal, c’était mal voir.

81
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

logique formelle, si Dieu, source du Bien, était omnipotent, il au-


rait fait tout son possible pour l’empêcher et l’aurait anéanti..

Il est donc assez invraisemblable, après tant de millénaires, de


continuer à croire en de pareilles absurdités, telle celle qui consiste
à dire que tous les maux, y compris la mort d’enfants innocents,
doivent être interprétés comme une conséquence de la mécréance
et considérés comme une opportunité offerte pour un plus grand
développement spirituel.

La théodicée classique ne laisse donc, à l’individu véritablement


rationnel, que très peu d’options acceptables pour expliquer les
actions de Dieu :
1 Dieu est en réalité tout-puissant et omniscient, mais Il n’est pas
bon, il est cruel et violent. Il n’est pas un Dieu-Amour. Au lieu
de nous aider à lutter contre le Mal, Il se joue de nous, tel un
chat avec une souris.
2 Dieu a créé ce monde mais s’en est retiré pour toujours, un
peu comme s’il nous avait mis dans une voiture sans frein qui
fonce à toute allure. Le monde sans Dieu a alors immédiate-
ment sombré dans le chaos et la dégradation morale, signes
manifestes du grand Mal.
3 Dieu est encore parmi nous, mais se désintéresse de nous.
Il doit avoir des choses plus importantes à faire. L’humanité,
malgré des efforts démesurés, n’a jamais réussi à retrouver Sa
trace, contrairement aux traces du Mal qu’il est impossible de
ne pas remarquer.
4 Dieu n’existe pas, qu’il n’ait jamais existé ou qu’il n’existe plus.
De grands philosophes ont en tout cas beaucoup parlé de la
mort de Dieu. Dans ce dernier cas, nous sommes seuls face
au Mal.

Ainsi, au lieu de se demander « Comment Dieu permet-il le


Mal ? », il vaut mieux se poser la question suivante : « Si Dieu

82
existe, pourquoi le Mal est-il présent ? » Les hommes ont choisi un
Dieu unique comme protecteur, en abandonnant tous les autres
dieux. Malgré toute l’imperfection et la légèreté de l’Homme,
Dieu n’est-il pas cependant responsable de la plus grande partie
du Mal ? De quoi est-il responsable ? Pourquoi avons-nous besoin
d’un pareil « protecteur » ? La réponse me semble évidente.

La théodicée contemporaine est légèrement moins probléma-


tique. Elle insiste sur les faiblesses de Dieu pour le dégager de toute
responsabilité vis-à-vis du Mal. Dieu nous aimerait, mais il ne se-
rait pas tout-puissant et serait incapable de délivrer l’humanité du
Mal. Un tel Dieu mérite-t-il notre adoration ? Il est selon moi inu-
tile, tout comme sa religion.

Quoi qu’il en soit tous les discours de théodicée m’inspirent la


même pensée criminelle : soit le Dieu-Père n’existe pas, soit nous
exagérons largement sa force et sa signification pour notre vie. Je
pense donc que si Dieu existe, Il ne peut être qu’ignare, immoral
et impuissant. Il est dès lors inutile d’espérer en Lui ; il est vain de
chercher à construire une morale efficace en Le prenant pour fon-
dement ; et nous ferions mieux de devenir agnostique ou athée et
de ne compter que sur nous-mêmes pour affronter le mal.

Du point de vue du bon sens, il est beaucoup plus facile de re-


noncer à l’hypothèse de l’existence de Dieu. C’est-à-dire qu’il est
bien préférable de s’efforcer de protéger l’homme du Mal au lieu
de s’épuiser dans de vaines tentatives pour justifier l’existence de
Dieu et son action. Ce serait là une tâche beaucoup plus noble et
plus fructueuse. Si Dieu et sa Bonté divine tombaient dans l’oubli,
il serait plus facile d’appréhender le Mal, dont le statut change-
rait : de conséquence d’une violation de l’ordre divin, il redevien-
drait comme au temps du paganisme un simple fait ordinaire de
la vie, un compagnon inévitable de l’homme, faisant pendant, par
exemple, à la bonne santé et aux réussites en tous genres.

83
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Néanmoins, si je devais prendre position dans le cadre des


débats formulés par la théodicée, je voudrais jouer le rôle de l’ac-
cusation. Tout procès judiciaire oppose deux parties : l’accusation
et la défense. Les avocats de la défense, nous l’avons vu, sont suf-
fisamment nombreux ; mais où sont ceux qui accusent Dieu ? Ce
pourrait être ma partie, si j’y voyais une quelconque utilité. Car
je ne pense pas que L’accuser serve à quelque chose : mon com-
bat consiste plutôt à protéger les hommes de Lui. Je suis d’ailleurs
complètement dénué d’agressivité à Son encontre, et n’entends
qu’énumérer Ses actes et Ses méfaits avec sang-froid. Autrement
dit, le rôle que je préfère endosser est celui de l’avocat du Diable :
un avocat défend les intérêts de ses clients – ce que ne fait pas un
accusateur haineux qui recherche aussi la vengeance et le châti-
ment du coupable.

Cela étant, Dieu ne doit pas forcément être tenu pour respon-
sable du Mal qui frappe le monde ; en réalité, ceux qu’il faudrait
châtier, ce sont Ses zélateurs, Ses adorateurs, tous emprunts de
bonnes intentions dont on sait que l’Enfer est pavé. Telle est du
moins l’opinion de Milan Kundera dans L’Insoutenable Légère-
té de l’Être : « Les régimes criminels n’ont pas été façonnés par
des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir
découvert l’unique voie du paradis. » C’est pour atteindre ce Pa-
radis enchanteur que tant de méfaits ont été commis au nom
de Dieu : parmi ceux-ci, citons la destruction de grandes civili-
sations telles celles d’Amérique latine, des meurtres de masse au
sein d’un même peuple (qu’il s’agisse d’hérésie ou d’athéisme, de
la Réforme protestante ou des milliers de femmes brûlées vives
comme « sorcières »), des guerres (comme les croisades), des
génocides (comme celui au Rwanda), les attaques terroristes du
11-Septembre, etc. Le marquis de Sade avait raison : « On évalue
à plus de cinquante millions d’individus les pertes occasionnées
par les guerres ou massacres de religion. En est-il une seule d’entre
elles qui vaille seulement le sang d’un oiseau ? » (Notes pour La

84
Vérité, vers 1787). Ce Mal et ces souffrances ont-ils été néces-
saires ? En tout cas, il ne faut pas accepter aveuglément ceux qui les
minimisent en arguant que toutes ces atrocités ont été commises il
y a très longtemps, ou qu’elles ne représentent pas la « vraie foi ».
Que représenteraient-elles d’autre alors ?

Je voudrais terminer ce chapitre par une réflexion sur le Mal


absolu, du Mal radical, dont la Shoah est un exemple éloquent.
Le Mal absolu jette une ombre sur l’existence du premier Dieu
monothéiste, Yahvé. Et sur tous les autres dieux monothéistes éga-
lement.

ET DIEU FUT BRÛLÉ À AUSCHWITZ

Le terme « holocauste » est antérieur aux tragédies sanglantes


du XXe siècle. Chez les Grecs anciens et les Hébreux, un holo-
causte signifiait le sacrifice rédempteur par le feu d’un animal. Par
la suite, la signification de ce terme a été élargie et a commencé à
signifier toute souffrance rédemptrice, que ce soit celle d’un animal
ou d’un être humain. Au XIXe siècle, ce terme est utilisé dans la
littérature historique pour désigner le meurtre à grande échelle de
larges groupes de population en fonction de leur ethnie, religion
ou statut social (par exemple, massacres des juifs durant la peste
ou la famine). On le retrouve chez Flaubert ou Chateaubriand.

Durant la Seconde Guerre mondiale, les nazis ont massacré


plus de dix millions de personnes, dont six millions de juifs. À la
fin de la guerre, le terme « holocauste » est connu de tous. Aucun
mal, aucune souffrance qu’ont eue à subir les chrétiens sur 2 000
ans d’histoire ne peut être comparée à l’horreur absolue qu’ont vé-
cue les juifs sur une simple décennie au xxe siècle. Après une telle
tragédie, la théodicée aurait dû être réduite à néant : en effet, com-
ment la foi pouvait-elle encore être admissible et acceptable après
ce génocide ? Comment ce Dieu tout-puissant, que les juifs ont
adoré pendant trois mille ans, dont ils ont étudié les textes sacrés

85
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Buchenwald, 1945.
Si Yahvé existe et aime son peuple,
comment a-t-Il pu permettre cette tragédie ?

86
et dont ils ont rigoureusement observé la loi, a-t-Il pu permettre
qu’un Mal si absolu soit infligé à Son « peuple élu » ? Pourtant,
c’est précisément juste après la Shoah que la théodicée dans le ju-
daïsme connut ses heures de gloire.

Cela m’a tant surpris que j’ai voulu lire des témoignages et des
réflexions. En effet, quelles arguties pouvait-on inventer pour
justifier ce Mal radical ? Comment pouvait-on rationnellement
contenir cette légitime et juste avalanche d’accusations contre
Yahvé qui n’avait pas voulu, ou pu, protéger son peuple ? Il est im-
possible que les juifs n’aient pas essayé de comprendre la cause
de cette catastrophe. Quelles explications ont-ils donc élaborées ?
L’attitude des juifs envers leur Dieu a-t-elle changé ? Pensent-ils
que leur foi en Lui et Sa force mystique ait encore du sens ? Les
juifs sont-ils devenus moins religieux, et le nombre de croyants
pratiquants a-t-il changé ? Les croyants persistent-ils dans leur
désir de s’approcher de Dieu et de « voir Son visage » ? Et s’ils ont
gardé ce désir, n’ont-ils alors pas pensé aux millions de personnes
assassinées dans les chambres à gaz ? Enfin, le judaïsme a-t-il
changé sa position concernant le sens des souffrances humaines ?

Je pensais trouver, au fil de mes lectures, des témoignages de


personnes profondément déçues par la religion qui accuseraient
Yahvé d’avoir délaissé son peuple. Je pensais queles juifs, en majo-
rité, ne défendraient plus les actes divins ni la théodicée, et remet-
traient en cause l’existence de Dieu. À ma plus grande surprise,
la réponse du judaïsme contemporain à la tragédie universelle de
la Shoah se révéla timide, faible et absolument inadéquate. Cela
me causa une forte impression désagréable, comme si des millions
de morts s’étaient volatilisés dans l’air ou avaient tous été élevés
jusqu’aux cieux !

Le projet de la théodicée dans le judaïsme est terminé pour l’éter-


nité. C’est la raison pour laquelle les Juifs n’ont plus aucune néces-
sité de savoir si Dieu était présent lors de la Shoah ou pas. Les juifs,

87
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

afin de maintenir leur propre sérénité, doivent rejeter les rêves de


leur rapport singulier et spécial avec Dieu. L’Alliance n’existe plus,
elle a brûlé dans les fours crématoires. Il est impossible de justifier
Dieu, et nous n’avons de toute façon pas besoin de Lui dans ces
conditions. Pourtant, certains maintiennent que les juifs devraient
plutôt mener une vie pieuse en essayant de construire un monde
vertueux sans tenir compte de la Shoah, qu’ils doivent à croire en
Dieu et L’aider à retrouver Sa puissance de jadis en priant sans
relâche. Je reste stupéfait face à une pareille fidélité !

Mes tentatives pour trouver des statistiques sur le nombre de


personne qui ont renié leur foi après la Shoah se sont soldées par
un échec. Je sais qu’il y a peu de chances que de pareilles statis-
tiques officielles voient jamais le jour. Ce sujet est si douloureux
que personne n’a vraisemblablement jamais osé poser de ques-
tions là-dessus. On entend seulement dire qu’une partie des juifs
religieux ont tourné le dos à la foi, mais que d’autres, auparavant
non religieux, le sont devenus. Par conséquent, nulle inquiétude à
se faire quant à l’avenir de cette religion et à la fréquentation des
synagogues. Cela me surprend qu’après l’événement du Mal radi-
cal qu’est la Shoa, il reste encore des juifs croyants. Je comprends
qu’il soit difficile de se séparer d’un Dieu qu’on a vénéré depuis
deux mille cinq cents ans. C’est la raison pour laquelle personne
n’accusé Yahvé de ce Mal absolu. Je crois pourtant qu’on n’aurait
jamais pardonné ces atrocités si elles avaient été commises sous la
supervision d’un dieu païen !

J’ai fait de mon mieux pour vous présenter la réaction de la


théodicée juive au Mal absolu et vous expliquer mon point de vue.
Mais, en me relisant, j’ai pris conscience du fait qu’aucun propos
historique, philosophique ou théologique ne peut expliquer la
tragédie de la Shoah. Elle est au-dessus de la compréhension hu-
maine, car le nombre de persécutions individuelles et collectives
ainsi que le nombre de personnes innocentes assassinées est tel

88
qu’il est tout simplement inconcevable. J’ai eu l’impression de de-
venir fou, et j’ai été transpercé par la même douleur insupportable
que je ressentais quand je faisais mes recherches sur la Shoah.
Puis je fus saisi d’une colère aveugle qui m’empêcha de travail-
ler pendant au moins trois semaines. J’ai pris ici la liberté d’arrê-
ter un temps mon exposé pour exprimer la colère qui me trans-
perce. Sans cela, je n’aurais pu continuer d’écrire, car mes mains
tremblaient et mes yeux ne voyaient plus. Je suis absolument
révolté : c’est un sacrilège, une trahison envers son propre peuple
et une profanation de la mémoire des millions de victimes que de
justifier Dieu après la Shoah.

La Shoah est l’exemple le plus spectaculaire du Mal absolu. C’est


le Mal qui n’est pas compatible avec Dieu. La Shoah a créé un large
gouffre insondable entre la doctrine religieuse du judaïsme et la
pratique de la vie quotidienne des Juifs. Personne ne pourra ja-
mais éliminer ce gouffre ni le traverser. La Shoah ne ressemble
guère aux souffrances de Job, ni quant à la dimension du Mal, ni
quant à ses conséquences. Malgré tout, Dieu a rendu à Job plus
qu’il ne lui avait pris. Il lui a rendu son bétail, lui a permis d’avoir
encore des enfants et de vivre jusqu’à cent quarante ans, tandis que
six millions de vies juives furent définitivement éradiquées.

Pourquoi alors ne pas en finir avec l’idée de Dieu ? Pourquoi


ne pas renvoyer Dieu d’où Il est venu, à savoir le Néant ? Je com-
prends pourquoi les Hommes sont aussi terrifiés par la seule pos-
sibilité d’interroger l’existence divine. Ils ont de toute évidence
peur de se sentir comme le roi dans le conte d’Andersen. Le Dieu
unique a toujours été considéré comme un législateur et un juge
suprême au-delà de notre expérience empirique, qui lui donne du
sens, aussi bien en termes d’histoire que de fin ultime. L’idée de la
mort de Dieu est assez ancienne et a été popularisée par Friedrich
Nietzsche qui écrivit à propos de la mort du Dieu chrétien, mais
sans présenter d’arguments la prouvant.

89
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Yahvé, le Dieu des juifs, a toujours occupé une place singulière


dans la vie des fidèles, il donne un sens à leur existence. Il n’y a
jamais eu, comme pour le Dieu chrétien, de philosophe pour pro-
clamer Sa mort. Cependant, la Shoah est un événement gravissime
et fondateur qui a fourni des preuves indiscutables de la mort de
Yahvé. S’Il existait, Il n’est plus : il est mort dans les camps d’exter-
mination, et il ne faut pas le pleurer : les regrets, tout comme les
souffrances, affaiblissent l’être humain. Il est bien plus raisonnable
de laisser le terrible passé derrière soi et de chercher l’alliance non
pas avec Dieu, qu’il soit ancien ou nouveau, mais avec les hommes,
et de se concentrer désormais sur l’avenir. En effet, qu’arrivera-t-il
aux Juifs s’ils renient leur Dieu ? Le pire est déjà passé. N’ont-ils
pas des valeurs autres que religieuses à défendre ? Il y a tant d’af-
faires à conduire, tant de livres à écrire, tant de prix Nobel à ob-
tenir ! L’État d’Israël n’est pas encore parfaitement aménagé non
plus !

Je comprends parfaitement bien que mon idée de renier Yahvé


puisse susciter de nombreuses objections émanant non seulement
de théologiens (dont l’opinion ne m’intéresse pas), mais aussi
d’hommes laïcs, comme des psychiatres ou des psychologues. Ils
diront que la vie des croyants est bien plus simple que celle des
non-croyants : ils sont capables de croire à n’importe quoi pour ne
pas voir le Mal. Et, en effet, les œillères sur les chevaux de guerre
ignorant le danger montrent que l’aveuglement a ses avantages.

J’aimerais mieux moi aussi que ma vie soit facile, mais hélas,
c’est impossible. Je suis conscient de n’avoir pas le pouvoir de relé-
guer la théodicée dans le passé. Certaines trouvent à la théodicée
de nombreux aspects positifs. En effet, elle agit comme un sédatif
pour les nerveux, ou un analgésique puissant pour les malades en
phase terminale. Elle enseigne l’art de se berner soi-même, celui de
vivre entouré par le Mal sans le remarquer. Seule la théodicée a le
pouvoir de vous faire croire que, malgré toutes les souffrances que

90
Dieu vous a envoyées – par exemple, trois de vos parents pourtant
pieux sont morts après avoir atrocement souffert de maladies, ou
encore votre femme en pleine fleur de l’âge a été renversée par
un train, ou encore votre petit-neveu bien aimé est mort en trois
ans d’une leucémie –, vous devez toujours aimer Dieu, Lui faire
confiance et Le remercier pour toutes les bonnes choses qu’Il a
faites pour vous et votre famille. Quoi qu’il arrive, vous devez être
sûr que Dieu a créé le meilleur des mondes possibles et que c’est
dans ce meilleur des mondes que nous vivons. Et si la présence
du Mal vous saute toujours aux yeux, ne vous désespérez pas ! La
théodicée est la recette infaillible pour atteindre le bonheur com-
plet : c’est l’art de se voiler la face ou de porter des lunettes avec des
verres colorés pour voir la vie en rose.

Je voudrais terminer ce chapitre sur une note positive, en met-


tant de côté mon sarcasme habituel, et vous annoncer que la théo-
dicée a encore de beaux jours devant elle.

Elle pourrait redevenir une partie importante et respectable de


la doctrine religieuse, mais uniquement à la condition d’accep-
ter que les gnostiques aient raison, à savoir : nous vivons dans le
monde du Mal et celui-ci est depuis toujours gouverné non par un
Dieu bon et aimant, mais par le Diable tout-puissant ! Qui plus
est, croire au Diable est nettement plus facile depuis la Shoah, et
pas seulement pour les Juifs. Le culte du Diable a un autre avan-
tage : plus besoin de théodicée, car les actes du Diable n’ont pas
besoin d’être justifiés pour pouvoir le vénérer.

91
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

LE MANDAT
DU CIEL

92
INTRODUCTION

Rencontre avec les Abraham


Les trois religions que sont le judaïsme, le christianisme et l’is-
lam partagent bien plus de similitudes que ce que l’on pourrait
croire aujourd’hui. Elles constituent une famille proche : le grand-
père Jude, le père Christian et le fils Islam (les femmes n’ont jamais
eu beaucoup de pouvoir dans cette famille). La relation entre les
trois générations est forte car elles se respectent profondément,
bien qu’à contrecœur. Pourtant, cette relation est très complexe,
car elle n’est pas seulement forte, elle est aussi très intime, voire
meurtrière.

Les Abraham ne s’entendent pas entre eux, mais le problème


semble être que même s’ils sont de générations différentes, chacun
pense qu’il a entièrement raison, et que tous les autres ont totale-
ment tort. Ils se sentent également tenus de forcer les autres à se
soumettre à leurs opinions. Pour ce faire, tous les moyens sont
bons, des discours modérés jusqu’aux massacres et aux meurtres
arbitraires. Ils sont d’une terrible sévérité, au point de se sentir
obligés de s’entretuer.

Quoi qu’il en soit, grand-père Jude est de plus en plus vieux,


fatigué et distrait, bien qu’il se souvienne toujours du bon vieux
temps et qu’il radote trop souvent. Il est ancré dans ses habitudes
et il aime les vieilles traditions. Il ne supporte pas qu’on lui dise
que ses pratiques rituelles pourraient être plus efficaces et il résiste
autant que possible à tout changement. Il est grincheux et peut
s’énerver très vite. Par ailleurs, il se souvient beaucoup mieux du
passé que des temps plus récents, ce qui ne favorise pas la qualité
de la conversation. Il se plait à dire qu’il vit depuis trois mille ans
maintenant et qu’il a assisté à de nombreux changements dans sa
vie. Il ne sort presque plus, il reste à la maison, où il lit et mar-
monne.

93
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Le père Christian est lui aussi fatigué, il s’irrite facilement et se


sent plus vieux qu’il n’en a l’air. Il est inapte, souffre de surpoids
et son arthrite fait grincer ses articulations à cause du manque
d’exercice quand il était jeune. Cependant, il ne s’en préoccupe pas,
il a plus ou moins renoncé à tout. Il passe son temps sur Netflix
et s’écrie devant la télévision quand les nouvelles sont diffusées.
Autrefois, quand il était jeune, il prêchait la vie, l’amour et la paix.
Son enthousiasme débordant ne connaissait aucune limite. Sa foi
pouvait déplacer des montagnes. Depuis, il a perdu le fil de l’his-
toire, lorsque ses partisans ne l’écoutaient plus, et maintenant il
a abandonné. Il semble se satisfaire d’être en échec. Je crois qu’il
n’essaie même pas de comprendre son fils.

Le fils, Islam, est jeune et déterminé mais un peu difficile à vivre.


Il ne ressemble pas à la plupart des jeunes car il ne fréquente pas
les bars, ne boit pas, ne fume pas et reste très renfermé sur lui-
même. Il méprise son père et son mode de vie et semble détester
son grand-père. Il a manifestement ses propres idées. On pour-
rait penser qu’Islam ressemble un peu plus à sa propre généra-
tion, mais les personnes qu’il fréquente semblent toutes si secrètes
et réservées. Comme si elles préparaient quelque chose. Je pense
aussi qu’il a tendance à devenir obsessionnel et je soupçonne son
tempérament d’être démesuré. J’avoue être un peu inquiet de ce
qui se passe dans sa tête.

Ces trois générations se connaissent en effet très bien. Ne les


croyez pas un instant si elles le nient. Elles ne vous disent pas toute
la vérité. En fait, aucune d’entre elles ne dit toute la vérité. Je ne
pense pas qu’elles sachent le faire. Toutes affirment que la vérité est
connue de Dieu qui, d’ailleurs, est l’élément commun le plus puis-
sant du lot. Or, apparemment, personne ne connaît son vrai nom.

Je tenais à vous présenter les Abrahams, cette famille étrange


et dysfonctionnelle, car leurs vies et leurs expériences constituent
l’histoire principale de ce petit livre.

94
Dans l’ordre chronologique, tout commence par le judaïsme,
entre le XIIe et le VIIe siècle avant J.-C. (pour autant que l’on sache).
Le christianisme démarre au Ier siècle de notre ère, et l’islam au
VIIe siècle de notre ère. Le christianisme se répand rapidement
dans le monde entier après son adoption par l’empereur romain
au IVe siècle. En chiffres approximatifs, le christianisme compte
environ 2,5 milliards d’adeptes (soit un tiers de la population mon-
diale), l’islam environ 1,7 milliard et le judaïsme environ 9 mil-
lions, concentrés en Israël et aux États-Unis. Bien que le judaïsme
compte beaucoup moins d’adeptes que les méga-religions que sont
le christianisme et l’islam, il s’agit bien de la première religion mo-
nothéiste et son influence mondiale est beaucoup plus importante
que le nombre limité de ses adeptes ne le laisse supposer.

Les antécédents du judaïsme remontent si loin qu’ils se perdent


quelque peu dans les brumes de l’histoire. Le fondateur reconnu
de la famille est, paraît-il, Abraham, et selon la légende, c’est sa
relation personnelle avec Dieu qui lui a permis, après l’âge de 70
ans, d’avoir tant d’enfants, qui ont eux-mêmes eu des enfants, et
ainsi de suite jusqu’à ce que la famille grandisse au point de former
une sorte de tribu autour de lui, composée de personnes étroite-
ment liées. Il a vécu jusqu’à l’âge de 175 ans. La relation person-
nelle qu’Abraham entretenait à l’origine avec son Dieu a conduit
ses descendants à croire en ce Dieu et quelques-uns d’entre eux, y
compris Moïse, ont connu une relation similaire avec lui à travers
les âges. Si elle était privilégiée, cette relation semblait pourtant
imparfaite. Ils étaient toujours en colère les uns contre les autres.

Le christianisme est apparu après plus de mille ans. Jésus, qui


était à l’origine un rabbin juif, fut le premier chrétien. Comme il
doutait de sa bienfaisance en flânant dans les rues, il a rassemblé
quelques amis autour de lui et s’est mis à tenir de grandes réunions
publiques à Jérusalem. Il était très sérieux et souvent réprobateur,
mais se montrait très gentil avec la plupart des habitants. Certains

95
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

le trouvaient moralisateur mais les autres disaient qu’il était le fils


de Dieu, ce qu’il ne niait pas. Son don incroyable pour les mots
fit de lui l’un des plus célèbres (et des plus tristement célèbres)
de tous les hommes saints de l’époque. On le percevait aussi bien
comme le Messie que comme un fauteur de troubles exaspérant.
Les autorités juives et romaines voulaient le réduire au silence et,
à la suite d’un incident, il fut mis à mort sur une croix. À l’époque,
les juifs ne se souciaient pas vraiment de lui. Il n’était qu’un saint
homme parmi d’autres et il y avait eu trop de faux espoirs concer-
nant le peuple élu.

Le christianisme a alors connu un véritable essor et s’est vite


répandu dans la région, puis en Europe et au Moyen-Orient. Au
départ, il se voulait très sévère et rigoureux. Cette religion exi-
geante imposait en effet des règles de conduite strictes et peu
réalistes. Nombre d’entre elles allaient trop loin. Donner tout son
argent aux pauvres, entre autres ! Qui ferait cela ? Et aimer son
prochain ? Pourtant, les chrétiens, têtus et dogmatiques, se com-
portaient comme des révolutionnaires idéalistes. Ils faisaient tant
de zèle qu’il s’avérait parfois difficile de discuter avec eux, car ils
n’acceptaient jamais les arguments des autres. Leur attitude et leur
capacité de coopération ont fini par contribuer à la chute de l’Em-
pire romain lui-même.

L’islam reste une religion jeune et intense. Tout a commencé


lorsqu’un certain Mohammed s’est mis à avoir des visions et des
révélations à la Mecque sur la soumission au Dieu unique et sur la
nécessité d’aider les pauvres et les démunis. Mohammed, soldat et
politicien, donna alors le coup d’envoi de l’expansion territoriale,
en livrant des guerres et des batailles. Les soldats musulmans par-
vinrent un jour aux confins de l’Europe avant d’être repoussés par
les armées chrétiennes.

Islam, Christian et Jude ont un autre point commun. Ils croient


tous au même Dieu tout-puissant et omniscient. De toute évidence,

96
cette croyance s’est transmise au sein de la famille au fil des généra-
tions, mais elle est importante car il y existait déjà tout un monde
avant le judaïsme. Nous ignorons simplement ce qui se passait, car
il n’y avait pas de journalistes ni d’historiens à l’époque. Les peuples
du monde entier, à notre connaissance, étaient très croyants au sens
spirituel du terme. Ils se demandaient d’où ils venaient et ce qu’ils
faisaient sur terre, mais avaient de nombreux dieux pour les aider,
pas seulement un. C’est ce que nous appelons le polythéisme, par
opposition au monothéisme qui est la croyance en un seul dieu.
Jude et Christian, qui croyaient en une religion à un seul dieu,
voulurent se débarrasser de tous les autres dieux que l’on priait ou
vénérait de quelque façon que ce soit. Christian semblait nettement
plus enthousiaste à cette idée que son père. Quand Islam est appa-
ru, il aurait élu le même Dieu que les juifs et les chrétiens. Pourtant,
ils se disputent encore pour savoir si ce Dieu est véritablement le
même. Peu importe. Ils parlent tous de Jésus, de Marie et de cer-
tains des saints, ainsi que de Moïse et de tous les autres premiers
croyants. Ces querelles constantes à propos de futilités sont sans
doute un phénomène masculin. Le père et le fils nient toujours
qu’ils ont le même Dieu mais, comme je l’ai dit, tel père, tel fils,
dans une certaine mesure.

Les différences importent peu car tous les trois ont toujours
aimé les belles histoires. L’une des meilleures est celle de la créa-
tion de la terre et de la vie. Ils étaient plutôt d’accord sur le fond et
sur la plupart des détails comme le jardin d’Éden, l’arbre interdit,
le serpent, et le départ d’Adam et Ève du jardin.

Leurs récits des événements de l’époque concordent également


dans l’ensemble, même si, évidemment, le facteur temps implique
qu’Islam a dû se procurer toutes ses histoires auprès de Christian
et de Jude, comme des vêtements de seconde main. Ces histoires
ne se recoupent pas exactement non plus. Toutefois, comme tout
jeune homme têtu, Islam refuse de l’admettre et affirme que les

97
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

histoires de son père et de son grand-père ne sont pas tout à fait


vraies parce que les différentes versions sont trop nombreuses
et que les grandes lignes se sont perdues dans la traduction. Les
siennes par contre sont bien réelles, car elles ont été vérifiées par
Dieu récemment. Autant débattre du nombre d’anges pouvant dan-
ser sur une tête d’épingle. Quelle importance ? Je me le demande.

Permettez-moi de mieux vous expliquer cette croyance en un


Dieu unique. Elle représente un engagement considérable, mais
elle possède certains avantages. Premièrement, le doute n’est plus
de mise. Il a disparu. Tout devient si simple. Ceux qui adoptent
cette croyance s’accordent unanimement sur les problèmes que les
philosophes aiment soulever tels que : qui sommes-nous ? D’où
venons-nous ? Que devrions-nous faire de notre vie ? Quel est le
sens de la vie ? Ces questions trouvent alors des réponses. Tout
est dans le livre qu’ils ont l’habitude de transporter partout. Selon
eux, leur livre répond à toutes les questions et donne l’explication
ainsi que la justification de tout ce qui se passe.

Deuxièmement, ils justifient toutes leurs actions tant qu’elles


peuvent défendre (ou promouvoir) leur religion. Grâce à cette
justification, il n’y a plus de limite car ils se mettent tous très vite
en colère, surtout entre eux, en frappant et en criant voire, comme
je le crains, pire. J’ai mentionné précédemment qu’ils pourraient
s’entretuer et je suis sincèrement convaincu qu’un jour ils le fe-
ront. Troisièmement, on dirait un club secret ou une armée. Ils
disposent de leurs propres règles, mais il est toujours question de
s’inclure en excluant les autres ; de fixer des règles qui s’appliquent
à euxmêmes et des règles différentes pour les autres. En plus, ils
sont tellement sensibles ! Ils s’énervent si quelqu’un se moque
d’eux ou de leur religion. C’est souvent là que la violence et le
désordre entrent en jeu, en particulier ces derniers temps avec Is-
lam, qui ne semble pas avoir le moindre sens de l’humour et se
met en colère pour un rien.

98
Il ne s’agit pas de caractères ni de circonstances particulières. Le
problème vient du fait que même s’ils ne cessent de se quereller,
ils ne se disputent pas pour avoir le seul Dieu. Puisqu’ils sont d’ac-
cord sur ce point, ils monopolisent les arguments, interrompent
les autres et partent du principe que tout le monde devrait être
d’accord avec eux. Il est difficile de les écouter et presque impos-
sible de discuter.

Cette croyance en un « Dieu unique » est également source


de confusion. Leur Dieu est supposé être omniscient et avoir un
pouvoir absolu sur l’humanité ainsi que sur le monde, or les ca-
tastrophes naturelles et les désastres continuent de se produire,
causant le chagrin, la misère et la pauvreté. Pourquoi leur Dieu
laisse-t-il cela se passer, pour l’amour de Dieu ?

Tous trois se détournent de leurs instincts naturels fondamen-


taux. Ils préfèrent tromper les croyants en leur faisant croire que
tout ce qui est religieux est bien meilleur que ce qui est person-
nel. Ils leur recommandent de se priver de sensualité, de sexe
et de luxure (cette dernière, à leurs yeux, est un péché capital).
Ils prétendent que le sacrifice et l’abnégation sont supérieurs et
plus sains, alors qu’une telle abstinence rend fou ; ils commencent
par entendre des voix et finissent par se suicider à cause de la reli-
gion. La seule façon d’avoir une vie, apparemment, c’est de mourir.

De plus, ils se sentent sous pression car on leur raconte qu’ils ne


pourront jamais assez remercier Dieu de les protéger du péché. Ils
sacrifient donc leur vie en faveur de Dieu. Dans bien des cas ils se
convertissent d’abord en ermite, puis en ascète, et enfin en saint
martyr.

Quel genre de Dieu observe, en marge, les activistes religieux


qui crient son nom lorsqu’ils tuent, décapitent ou mutilent d’autres
personnes souvent de la même religion ou, pire encore, des en-
fants, tout en revendiquant malgré tout un droit religieux ? C’est

99
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

incompréhensible. Comment un Dieu d’amour pourrait-il tolérer


une telle atrocité ? Il n’y a pas de réponse à cette question. En tout
cas, aucune que je puisse comprendre. Cela montre, à mon avis,
que ce Dieu d’amour, tout-puissant et universel, n’existe tout sim-
plement pas, en dehors de l’esprit agité de ses propres croyants.

Lorsque j’essaie de comprendre, j’imagine qu’une de ces trois re-


ligions est la bonne et que les autres se trompent, mais cela semble
peu probable. Voilà pourtant exactement ce que croit une grande
partie des partisans de chaque religion. C’est la nature même de
la foi religieuse. Il ne s’agit pas d’une théorie intellectuelle com-
pliquée. Elle est plutôt tribale dans la mesure où elle se nourrit de
la puissance de la foule, comme le font les supporters d’une équipe
de football. On finit par penser qu’on a raison et que les autres ont
tort. À propos de tout.

Les Abraham ont besoin d’aide rapidement, avant que tout


ne nous explose à nouveau au visage et au leur. Une religion qui
offre un Dieu unique n’a pas d’avenir tant qu’un rival similaire
revendique la même réalité (à moins qu’un groupe n’anéantisse
l’autre). La dynastie d’Abraham a créé une tyrannie familiale
dysfonctionnelle et incohérente à une échelle sans précédent ;
une dynastie jalouse, tournée sur elle-même, qui a déçu les
populations du monde entier pendant près de trois millénaires.
Chaque confession, à sa manière, converge malheureusement au-
jourd’hui vers un conflit ultime violent avec les autres et avec les
démocraties libérales qui, pendant tout ce temps, les ont tournées
en dérision avec insouciance.

Après bientôt trois millénaires, des milliards de morts et des


siècles de désespoir, de destruction, de déréliction et de désastre,
l’humanité doit envisager la possibilité que son addiction fatale
au monothéisme (le totalitarisme de la foi) la replonge, elle et la
planète, dans le vide dont elle est issue. En pareil cas, et si Dieu
existe, il conclura sans doute que son idée d’humanité était un

100
projet voué à l’échec dont il faudra enfin assumer la responsabilité.
Cette hypothèse apocalyptique ainsi que la relation entre ce vieux
grandpère bourru, Jude, ce père paresseux, Christian, et ce fils fa-
natique, Islam, de la triste dynastie des Abraham, sont au cœur de
ce livre.

PARTIE I : LE DIEU DICTATEUR

Le « Dieu unique » est totalitaire


Les trois religions sont appelées religions « abrahamiques »
parce que leur Dieu est fondé sur Abraham de l’Ancien Testament.
Elles sont connues sous le nom de religions monothéistes car leur
Dieu est unique, exclusif, omniscient et tout-puissant. Abraham a
eu la chance d’être choisi pour entretenir une relation privilégiée
avec son Dieu. Ils ont passé beaucoup de temps ensemble à pla-
nifier l’avenir de la première religion créée à partir de l’idée d’un
seul Dieu.

Les religions monothéistes présument également que leur Dieu


exerce un pouvoir et une domination suprêmes, comme un sur-
homme (car il s’agit bien d’un homme) qui sait tout, voit tout et
a un pouvoir absolu sur le monde, y compris sur nos pensées.
Les trois religions ont toujours été impitoyables dans la répression
de quiconque est en désaccord avec elles. Elles essaient d’empê-
cher l’idolâtrie et même, à l’origine, toutes les représentations de
Dieu. Elles défendent une doctrine qui se justifie d’elle-même, im-
possible à examiner, à contester et encore plus à prouver.

Les massacres et les guerres impliquant les Israélites avant notre


ère, les croisades à partir du XIe siècle et l’expansion du terrorisme
islamiste mondial depuis la fin du XXe siècle soulignent le rôle
influent des religions monothéistes dans les conflits violents, les
guerres et les destructions entre les peuples du monde. Mais d’où
vient une telle violence ?

101
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Le monothéisme a toujours été et sera toujours un prétexte à la


violence en raison de sa nature même. Les religions justifient ou
ont justifié la violence au nom de leur Dieu par des raisonnements
incompréhensibles en dehors du cadre de la foi. Leur dogme ne
connaît pas de compromis. Le moins que l’on puisse dire, c’est que
cela a favorisé les opinions extrêmes et les névroses parmi leurs
croyants.

Le monothéisme exclut tout ce qui lui est étranger, à l’excep-


tion peut-être des autres religions monothéistes. On constate une
forme de tolérance forcée dans les communications officielles.
Paradoxalement, les religions monothéistes semblent réserver
leur traitement le plus cruel à ceux qui partagent d’une manière
générale leur foi, mais qui ont un point de vue différent sur des
questions obscures de théologie ou de doctrine. Il s’agit de la
vérité, disent-ils, qui est indivisible et indiscutable. Toute la vérité
et rien que la vérité.

En résumé, la religion monothéiste est exclusive parce qu’elle


cherche à éliminer les autres dieux et croyances ; totalitaire
parce qu’elle cherche à tout contrôler ; intolérante parce qu’elle se
considère comme l’unique vérité.

Toutefois, il n’en a pas toujours été ainsi. Avant qu’Abraham ne


commence à discuter avec son Dieu, le polythéisme, qui consiste à
vénérer plusieurs dieux, était la seule pratique au monde qui res-
semblait un tant soit peu à une religion. Ces dieux provenaient
souvent du monde naturel, comme le Soleil, la Lune et les étoiles.
Par la suite, ils ont été personnifiés, à l’image de super-héros. Ils
interagissaient avec les autres. Ces dieux étaient imparfaits et
commettaient des erreurs. Ils ne disaient pas toujours la vérité. En
réalité, le polythéisme ignorait tout à fait les notions de vérité et
de mensonge, qui se rapportaient essentiellement à l’homme ; ce
n’était pas aux dieux de les déterminer.

102
La mort d’Agag, gravure de la Bible illustrée par Gustave Doré, 1866.

103
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Histoire des croisades de Michaud illustrée par Gustave Doré.


Richard Cœur de lion en représailles massacres captifs après le siège d’Accre en 1191.

104
Les adolescents recrutés par l’État islamique exécutent
les soldats syriens à Palmyre en mai 2015.

En outre, les dieux de différentes cultures s’équivalaient dans


l’ensemble. Ils étaient complémentaires et interchangeables, même
si certains dieux revêtaient un rôle plus important. Les théologies
polythéistes telles que celles de l’Antiquité en Égypte, en Grèce
ou à Rome, incluaient simultanément toutes sortes de dieux de
manière pacifique. Les dieux coexistaient le plus souvent dans le
calme, même s’ils se disputaient souvent, s’enviaient, se volaient,
se mentaient, se battaient et même couchaient ensemble.

Les religions polythéistes s’empruntaient un dieu chaque fois


qu’il semblait pertinent pour couvrir un champ de l’activité hu-
maine, car au-delà des différences culturelles, le panthéon des

105
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

dieux était large et généreux, offrant une place à chacun d’entre


eux. C’est là une preuve indéniable de l’esprit de découverte et de
consensus qui caractérise le panthéisme. De même d’ailleurs pour
la science.

La motivation du monothéisme ne relève pas de la découverte


et encore moins du consensus. Elle se caractérise par sa nature to-
talitaire : le besoin et le désir de détruire ou de faire disparaître les
dieux des autres, tout comme en politique, les ennemis du Parti
ou du gouvernement ont été systématiquement éliminés sous les
régimes fascistes, communistes et d’autres modèles plus récents
mais similaires.

Ces religions ne sont ni animées par la recherche d’un accord


commun ni par la prise en compte prudente de suggestions, ni par
l’adoption de demi-mesures provisoires. Elles représentent des so-
lutions binaires, n’offrant qu’une approche du « tout ou rien » de la
foi. Ces religions aspirent, ou ont aspiré, à contrôler chaque indi-
vidu, chaque communauté et, en fin de compte, la société dans son
ensemble. Elles adhèrent toutes au pouvoir divin. En politique, on
qualifierait certainement cela de totalitarisme. Ein Gott est totali-
taire.

Le monopole de Dieu :
au-delà de la raison et contre la nature
La nature et l’objectif du monothéisme diffèrent complètement
des autres religions. Le monothéisme s’immisce dans la vie per-
sonnelle, élimine les croyances concurrentes, rejette la raison na-
turelle et impose un ensemble de rituels hermétiques (adoptés par
de nombreux monothéistes de la première heure). Il a tendance à
fonctionner selon des modèles théocratiques et autoritaires, ce qui
autorise la religion à changer la nature humaine elle-même. C’est
pourquoi le monothéisme a une tendance naturelle à monopoli-
ser la sphère politique. Il se comporte comme un parasite, ou un

106
virus, surtout dès qu’il est attiré par le pouvoir politique.

Toutefois, ces aspirations dépendent de la nature de la relation


que chaque religion a établie avec les communautés dans les-
quelles elle se trouve. Chacune présente des tendances totalitaires
qui constituent un danger potentiel souvent inexploité, mais qui
peut se traduire par une action rapide et ciblée lorsque les besoins
ou les circonstances l’exigent.

Ces religions sont parfaitement conscientes des circonstances


de leur origine et de leur développement, et elles n’ont jamais
manqué une occasion de renforcer leur pouvoir sur les personnes,
les communautés ou les gouvernements, qu’elles soient déjà en
pleine ascension ou qu’elles aient passé des décennies, voire des
siècles, dans le marasme.

Les sociétés modernes devraient envisager le monothéisme avec


la plus grande prudence, en considérant qu’elle a les propriétés
d’un virus qui est aléatoire, neutre et mortel. Tout au long de l’his-
toire, le monothéisme a saisi sa chance d’établir son autorité et de
consolider son pouvoir dès que l’occasion s’est présentée ou qu’une
faiblesse a été repérée, que ce soit aux États-Unis, au Royaume-
Uni, en France, en Israël, en Russie, en Australie, en Indonésie ou
dans bien d’autres pays. La religion monothéiste a la particularité,
comme la corrosion de la rouille, de ne jamais dormir. Elle peut se
réveiller, s’accélérer et devenir un danger en un clin d’œil.

Sainteté rime avec létalité


Les politiciens et les prêtres ne s’entendent pas. Ils se font
concurrence et, souvent en privé, s’accusent mutuellement de ne
pas être qualifié pour s’exprimer sur la profession de l’autre. L’idée
selon laquelle le terrorisme islamiste d’inspiration politique ne re-
lève pas vraiment de l’islam, par exemple, rejoint celle des prêtres
qui prétendent que les émeutes d’inspiration politique ne sont
pas vraiment liées à la politique. Au contraire. La violence, c’est la

107
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

religion qui retrouve sa vraie nature ; la sainteté qui redécouvre


ses motivations originelles et meurtrières.

Nombreux sont ceux qui ont peur de dire que la violence fait
partie intégrante de l’islam. Ils craignent de se voir accusés d’is-
lamophobie, mais ils ont la preuve évidente que la plupart des at-
taques terroristes des vingt dernières années proviennent de l’is-
lam et non des religions plus anciennes.

Toutes les religions monothéistes présentent de grandes simili-


tudes. Elles sont fondées sur une autorité supérieure omnipotente
dont les commandements justifient tout, y compris le terrorisme
et la violence. C’est pourquoi le monothéisme porte toujours en
lui les germes de crimes motivés par la haine, qu’il s’agisse d’ins-
piration religieuse, de tireurs embusqués dans la rue, d’attentats
suicides, d’activités terroristes ou de la condamnation au bûcher
de tous les dissidents, schismatiques, apostats et non-croyants.
La tendance actuelle consiste à louer les vertus pacifiques et
tolérantes de la religion chrétienne, par exemple, et à condamner
l’islam pour sa violence intrinsèque, alors qu’il y a moins de cinq
cents ans, ces rôles étaient inversés.

Le christianisme semble aujourd’hui assez passif et inoffensif


dans la plupart des régions d’Europe occidentale, mais pas par-
tout. La croyance religieuse chrétienne a été jusqu’à récemment
le moteur de l’apartheid, du racisme et du sexisme dans plusieurs
pays. Les chrétiens d’extrême droite dans certaines régions des É-
tats-Unis et de l’Australie ne peuvent pourtant pas être considérés
comme passifs ni inoffensifs. Comme pour l’islam, les textes sacrés
du christianisme contiennent des commandements destructeurs.
Plusieurs siècles durant, le christianisme a été le principal assail-
lant religieux international. L’historien romain Ammien Marcel-
lin, consterné par la propension des chrétiens à la violence, écri-
vait déjà cinq siècles avant les croisades « qu’il n’est pas de bêtes

108
sauvages aussi ennemies des hommes que le sont la plupart
du temps les chrétiens, animés entre eux de haines mortelles
(...) Qu’adviendra-t-il alors de ceux qui croient en des dieux
différents ?»

C’est moins le cas maintenant que ses principales forces mo-


trices historiques en Europe (son passé de croisade, l’inimitié entre
catholiques et protestants, le fondamentalisme et le non-confor-
misme) ont été maîtrisées, écrasées par les dictateurs politiques et
les démocraties libérales au cours des deux derniers siècles. Au-
jourd’hui, il est donc quelque peu repenti mais il n’en demeure pas
moins un virus qui peut attaquer le corps politique à tout moment.

D’aucuns soutiennent que la société occidentale moderne, dé-


mocratique, démocratique, libérale, laïque et orientée vers le bien-
être de tous est le résultat direct de la civilisation chrétienne. Il
s’agit peut-être d’un autre exemple de faux lien de causalité, où des
évènements séquentiels et contigus sont considérés comme liés.
Les principaux aspects de la société occidentale actuelle ont cer-
tainement commencé à prendre forme il y a cinq siècles, mais seu-
lement après que le christianisme a perdu de sa vigueur, son élan
initial de croisade ainsi qu’une bonne partie de son rayonnement
religieux. C’est également en partie la perte de zèle (mot d’origine
chrétienne) qui a conduit tant de jeunes chrétiens à se convertir à
l’islam, malgré le réconfort du christianisme et de son ventre mou,
pour retrouver dans l’islam le zèle qui lui manquait.

Dans un État laïque, la survie pacifique de toute religion mo-


nothéiste est invariablement due à sa faiblesse, et non à sa déter-
mination. Le christianisme a été endigué par la combinaison de
libéralisme, de révolutions françaises, de Napoléon, de matéria-
lisme américain, de guerres mondiales, d’Hitler, de Staline, des
Beatles et de la société laïque hédoniste actuelle.

109
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Actuellement, il n’existe aucun modèle viable d’État religieux


chrétien autocratique, mais les exemples probants de l’Arabie
saoudite et du califat islamique éphémère, désormais occulté, in-
firment cette compatibilité présumée en ce qui concerne l’islam.
De nombreux autres pays musulmans sont pourtant sur le point
de la suivre. En outre, Israël n’est pas trop mal parti pour devenir
l’État religieux du judaïsme, même s’il conserve la façade d’une
démocratie libérale.

La volonté de puissance du Dieu unique


Les points communs étranges entre les religions qui régissent
le culte d’un Dieu unique nous rappellent que ces religions sont
issues d’une seule famille. Au sein d’une même famille, il existe
nécessairement des ressemblances qui découlent à la fois de l’inti-
mité et de l’hostilité. La capacité à reconnaître une analogie n’ex-
clut pas la possibilité de chercher à la nier ou à la détruire.

Les chapitres suivants examinent la réaction des trois religions


face aux décisions politiques dans les territoires où elles occupent
une place importante voire dominante. Ils montrent comment
ces religions s’immiscent dans les fondements de leur système
étatique afin de constituer un État conforme à la loi de (leur) Dieu.
Telle est la politique du monothéisme.

Dans le cas du judaïsme, la stratégie a été déterminée par le


fait qu’il n’a presque jamais fonctionné parallèlement à une straté-
gie politique ou nationale. La religion a brièvement cohabité
avec un « État d’origine » à deux reprises mais ses adeptes ont
subi un énième bannissement de Jérusalem et de ce qui s’appelle
aujourd’hui la « Terre Sainte ». L’image du « Juif errant » a com-
mencé à déterminer le sort de la religion. Sans hôte, il n’y avait
pas d’invité. Lorsque sa seule chance s’est présentée, le judaïsme l’a
saisie avec succès et ce, de manière décisive.

110
Il a montré à quel point une religion peut s’armer de patience
avant de saisir l’occasion d’étreindre un hôte, en vue de le dominer.
La stratégie judaïque a su trouver un regain de force dans le nou-
veau mouvement sioniste de la fin du XIXe siècle, qui s’est conju-
gué à d’autres tendances pour se manifester au moment même de
la création d’un nouveau pays pour le peuple juif après la Seconde
Guerre mondiale.

L’identité première du christianisme a été celle d’un culte zélé


et passionné. La religion a consolidé peu à peu son monothéisme
après avoir été acceptée au sein de l’Empire romain. Elle est deve-
nue ouvertement agressive envers ses ennemis présumés, notam-
ment par l’intermédiaire de fanatiques engagés et rebelles qui ont
contribué au déclin et à la chute définitive de l’Empire romain.
Elle s’est développée rapidement, puis s’est adonnée à des siècles
d’antisémitisme, de violence et de perturbation envers nombre de
ses propres adeptes, divisée aussi bien par sa théologie que par sa
géographie, réduisant son influence parmi ses adhérents toujours
plus différents, avant de connaître un déclin moral, en tout cas
en Europe occidentale et aux États-Unis. La fleur s’est fanée avant
même d’avoir fleuri.

Une religion monothéiste qui semble sur le déclin ne représente


pourtant pas un aboutissement définitif. Le virus cherche encore
à dominer son hôte. Le monothéisme chrétien reste en suspens,
dans un état d’hibernation. Il peut se réveiller et se raviver à tout
moment, afin de réaffirmer sa constance historique et rappeler au
monde sa quantité considérable de fidèles, dont la plus grande par-
tie reste soumise au virus et progresse sans doute encore, même si
le réseau entre Rome, Paris, New York et Londres est relativement
calme.

L’islam adopte quant à lui une stratégie différente. Son histoire


comprend de nombreux cas où les pouvoirs séculiers et cléricaux
ont été en conflit, en harmonie, séparés puis fusionnés. Après ses

111
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

premiers succès, en particulier sur le champ de bataille, l’agressi-


vité institutionnelle de l’islam a été apprivoisée à l’époque du co-
lonialisme et du post-colonialisme, au cours de laquelle les avan-
tages matériels constituaient une menace plus importante que les
croyances rivales. Ceux-ci portent atteinte tant à l’État politique
qu’à la religion.

Cependant, dès le début, la philosophie islamique ne présu-


mait aucune division entre le pouvoir séculier et le pouvoir cléri-
cal. L’islam a été défini et présenté comme une religion politique.
C’est pourquoi les premiers dirigeants de l’empire arabe en pleine
expansion, chefs spirituels de l’Oumma, avaient le titre de cali-
fes. Durant le califat, l’État constituait le seul canal de la religion,
et la religion représentait le fondement de l’État. Tel est l’objectif
que l’islam a réussi à atteindre, du moins au cours d’une période
de l’histoire ancienne et en partie à l’époque moderne. Le statut
de religion d’État, objet du monothéisme, concerne le plus sou-
vent l’islam. Le virus reste actif, autant pour attaquer que pour se
défendre.

PARTIE II : LA DESTRUCTION DE L’HÔTE :


LE RÔLE DE LA RELIGION DANS L’HISTOIRE DES JUIFS
ET LA CRÉATION DE L’ÉTAT D’ISRAËL

Origines
La religion des Israélites trouve son origine dans les guerres tri-
bales intestines. Elle se poursuit avec une histoire de libération
miraculeuse et une relation de groupe abusive avec Dieu. Ces évé-
nements constituent la toile de fond de la naissance du judaïsme,
fondé sur l’élection d’un peuple (ou tribu) parmi tous les autres
pour hériter du monde.

Le moindre tournant de l’histoire est marqué par la violence,


influencé par la jalousie, la vengeance et la cupidité, et déterminé

112
par un Dieu vindicatif qui protège et soutient activement son
peuple. Ce récit historique et légendaire est à l’image de toute re-
ligion monothéiste.

La violence et la cruauté sont donc inscrites dans la trame de la


première religion d’Abraham. Le Tanakh, ou Ancien Testament,
ne s’adresse pas aux âmes sensibles. La terreur, la haine, la peur, la
colère et le dégoût tapissent ses pages sanglantes. Le judaïsme n’a
certainement pas été conçu comme une religion d’amour éternel
et dévorant, bien au contraire.

Son Dieu est jaloux et prompt à la colère. Il châtie et écrase ses


ennemis, mais brutalise et torture aussi ses disciples en cas de
déloyauté ou de déviation. Ce Dieu est responsable de dizaines,
voire de centaines de milliers de morts et de la destruction de vil-
lages et de villes partout où il opère.

La préparation du terrain est nécessaire avant le récit de l’évo-


lution du judaïsme, qui progresse au travers d’un alliage mystique
et fabuleux de droits, d’élections et d’identification politique. Elle
est cruciale pour la compréhension du monothéisme en pratique,
notamment ses manifestations actuelles à l’œuvre dans les rues de
Paris, Londres et New York, ainsi qu’à Jérusalem, Tel-Aviv et Tunis.

Histoire et mythe des débuts : d’Abraham à Moïse


L’histoire des Israélites débute par un récit non daté du Moyen-
Orient vers la fin de l’âge du bronze, lorsque Dieu aurait promis
à un éminent chef nomade qu’il serait le père d’un grand peuple
s’il faisait ce qu’on lui demandait. Il est possible que ceux qui ont
suivi cet homme, Abram, connu désormais comme le premier pa-
triarche des Israélites, aient eu le sentiment d’une destinée par-
ticulière. Si cet homme a réellement existé (ce dont on peut rai-
sonnablement douter), il aurait été le premier à promouvoir l’idée
révolutionnaire du Dieu unique. Le premier fils d’Abram, Ismaël,

113
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

également connu sous le nom d’Isma’il, est considéré comme le


père du peuple arabe.

Selon la Genèse, Dieu a demandé à Abram de quitter sa maison,


sa famille et son pays pour le suivre, et de lui obéir entièrement.
En retour, Dieu promit à Abram qu’il aurait une relation unique,
personnelle et exclusive avec lui, qu’il engendrerait une dynastie
de nombreux enfants et petits-enfants, et enfin qu’il serait doté
d’une terre : « Je ferai de toi une grande nation (...) Je bénirai ceux
qui te béniront. Je maudirai celui qui te maudira. » Le concept
d’un peuple et d’une terre élus représente un aspect essentiel de
l’histoire du monothéisme.

À ce stade, Abram doutait beaucoup, car il ne s’agissait que de


promesses. Il fallait un immense acte de foi. Abram était déjà âgé
de plus de 70 ans et sa femme et lui n’avaient pas d’enfants. Sa déci-
sion de se soumettre au dessein de Dieu a confirmé sa foi inébran-
lable, deuxième aspect essentiel du monothéisme. Pour honorer
sa décision, Dieu a remplacé le prénom d’Abram par Abraham,
qui signifie « père des nations ». Il s’est avéré qu’il lui restait 105
ans à vivre.

La véritable mise à l’épreuve de sa foi, cependant, a eu lieu


lorsque Dieu lui a demandé de tuer son propre fils, Isaac, en guise
de sacrifice. Abraham, qui faisait confiance à Dieu, s’apprêtait à
obéir aux ordres.

Dieu est intervenu à la dernière minute pour lui offrir une chèvre
en échange, épargnant ainsi la vie d’Isaac. Dieu, satisfait, a pu alors
confirmer son choix et ses promesses antérieures à Abraham.

L’histoire du sacrifice est également à l’origine de la cérémonie


musulmane annuelle parmi les plus importantes et les plus po-
pulaires : celle de la Tabaski, au cours de laquelle une chèvre est
tuée selon la coutume, découpée, cuisinée et consommée le même
jour. Aux yeux des chrétiens modernes, cette histoire n’est, en

114
grande partie, qu’un récit de plus tiré de l’Ancien Testament, sur la
cruauté psychologique manifestement insensée de Dieu. Pour les
puristes et les théologiens, la soumission absolue d’Abraham à la
volonté de Dieu relève d’un récit édifiant qui entérine le concept
d’un Dieu unique et tout-puissant qui fait loi.

Abraham, en tant que représentant de son peuple, a reçu la loi


(l’alliance) de Dieu, alors connu sous le nom de Yahvé. C’est ainsi
que Dieu a élu le peuple juif, leur accordant le droit de vivre sur les
anciennes terres de Canaan et de les gouverner, ce qui correspond
plus ou moins aujourd’hui aux territoires de l’État d’Israël (dont
Jérusalem), la Palestine, la Jordanie, et le Liban.

Pour les Israélites, c’était le début d’une longue et difficile


période d’instabilité, d’exil, de conflit, de guerre, de famine, de
migration et de colonisation sur plusieurs centaines d’années. Les
récits, les mythes et les réalités de cette époque sont irrémédiable-
ment entremêlés par différents auteurs, historiens, spectateurs et
propagandistes. Ils incluent le passage des douze tribus, dirigées
chacune par un fils de Jacob de mère différente, diverses superche-
ries familiales improbables mais hautes en couleur, une incroyable
litanie de prouesses sexuelles, physiques et gynécologiques, les
Dix plaies, un exode miraculeux d’Égypte, quarante longues an-
nées dans le désert, l’établissement de la Torah (la loi divine), la
réception des Dix Commandements, la séparation du Jourdain et
l’entrée définitive (enfin, pas si définitive) en « Terre promise ».

À de nombreuses reprises au cours de cette période mouve-


mentée, riche en mythes et en légendes, des avertissements bru-
taux et imagés ont cherché à souligner l’importance du mono-
théisme. Ces avertissements sont apparus régulièrement, comme
si les différents auteurs voulaient rappeler à leurs lecteurs la me-
nace permanente que représentait le culte des « fausses idoles »
et les autres écarts par rapport à la loyauté exclusive exigée par
le Dieu juif. Plusieurs textes de cette période de l’histoire juive se

115
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

lisent moins comme des comptes rendus de séries d’événements


inhabituels que comme de judicieuses mises en garde à l’adresse
des fidèles pour qu’ils soient exclusifs dans l’objet de leur foi,
comme une version religieuse ancienne de « concentrez-vous sur
la route ».

Dans le chapitre 32 de l’Exode, par exemple, lorsque Moïse est


monté sur le mont Sinaï pour parler à Dieu, il a été absent pendant
quarante jours et quarante nuits. Après l’avoir trop attendu, la foule
d’Israélites s’est impatientée et a demandé à Aaron, le frère aîné de
Moïse, de confectionner des images de dieux pour lui faire passer
le temps. Aaron a alors rassemblé toutes les boucles d’oreilles et
tous les ornements en or qu’il a trouvés, puis les a fait fondre pour
construire un « veau d’or », annonçant à la foule : « Voici tes dieux,
ô Israël, qui t’ont fait monter du pays d’Égypte. »

Le lendemain, une fête a été organisée, ce qui contribuait à faire


passer le temps. Dieu, voyant bien sûr tout ce qui se déroulait,
l’a raconté à Moïse et a menacé de détruire les Israélites afin de
créer une nouvelle génération de croyants, cette fois-ci à partir de
Moïse – réaction excessive des plus intéressantes de la part d’un
Dieu très jaloux et malveillant, mais visiblement tout-puissant.
Moïse a plaidé pour que les Israélites soient épargnés. Dieu a fini
par céder (la Bible indique même qu’il était « repentant »). Moïse
est descendu de la montagne avec deux tables de pierre sur les-
quelles Dieu avait écrit les Dix Commandements et en voyant le
veau d’or (qu’il s’attendait à voir), il s’est mis en colère et a brisé les
tables de pierre. Il a aussi mis le veau d’or en pièces, a tout réduit
en poudre, l’a dispersé sur l’eau et a forcé les Israélites à la boire. Ce
récit a joué un rôle plutôt préventif.

Dans le cinquième livre de l’Ancien Testament, le Deutéronome


(chapitre 12), Moïse adresse un discours d’adieu aux Israélites
avant qu’ils entrent enfin en Terre promise après leur difficile
périple. Les discours qui composent cette intervention rappellent

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le passé d’Israël, réitèrent les lois que Moïse avait communiquées
au peuple du Sinaï et soulignent que le respect de ces lois est es-
sentiel pour le bien-être du peuple dans les terres qu’il s’apprête à
posséder.

Il constitue peut-être le premier et le plus extraordinaire résumé


du monothéisme, car Moïse note l’importance et les avantages
de la fidélité à Yahvé et de l’obéissance à ses commandements ;
la malédiction du culte des dieux comme des idoles étrangers et
de la négligence des lois de Yahvé ; la proposition selon laquelle
Yahvé ne peut être adoré qu’à Jérusalem par tout Israël ; et que
tous, y compris les prêtres, les prophètes et les rois, sont soumis à
la loi de Yahvé transmise par Moïse.

De l’indépendance à la servitude et la rébellion


Le royaume de Juda a été conquis par l’armée babylonienne de
Nabuchodonosor en 587 avant J.-C. Jérusalem, y compris le pre-
mier Temple, s’est retrouvé réduit en décombres. L’élite du royaume
et une grande partie de son peuple se sont exilées à Babylone
(actuel Irak), où la religion s’est développée et diversifiée. D’autres
se sont réfugiés en Égypte. Babylone comptait une population
croissante d’environ un million de descendants de Juda à la fin
du premier siècle de notre ère, qui a atteint environ deux millions
au cours des quatre cent années suivantes, à la fois par croissance
naturelle et par l’immigration en provenance de Judée et de Sama-
rie. Après la chute de Jérusalem, la Babylonie est restée le centre
du judaïsme pendant quelque mille quatre cents ans, jusqu’au XIe
siècle de notre ère, lorsque le dynamisme culturel et pédagogique
hébraïque a commencé à se déplacer vers l’Europe.

La Judée a été conquise par le général romain Pompée en 63


avant J.-C. et restructurée en État client de l’Empire. En l’an 6 de
notre ère, la province romaine de Judée a été fondée à titre d’annexe
de la Syrie romaine. L’Empire se montrait souvent impitoyable et

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

brutal dans sa façon de traiter ses sujets juifs. En 66 après J.-C., les
juifs ont recommencé à se rebeller contre la domination romaine
en Judée. La rébellion a été vaincue et lors du siège de Jérusalem
en 70 de notre ère, après une nouvelle insurrection contre l’auto-
rité romaine, les Romains ont détruit le Temple de Jérusalem et
dispersé presque tous les Juifs de la ville.

Les décennies suivantes ont presque toutes été marquées par


un conflit civil continu en Judée, caractérisé par les rebellions des
Hébreux, y compris l’assassinat de fonctionnaires et de soldats
romains, dans une série d’événements connexes que l’on pourrait
aujourd’hui qualifier de violente campagne terroriste. Les fonde-
ments pratiques du monothéisme étaient alors établis. La foi est
plus forte que l’identité civique, plus forte que l’obéissance civile,
que la stabilité politique et les garanties de résidence civile dans
l’Empire romain ou ailleurs. Les documents historiques de cette
époque sont peu nombreux, mais il semblerait que les terroristes
juifs étaient intrépides dans leur guérilla et qu’ils étaient craints
par les populations locales plus dociles parmi lesquelles ils vi-
vaient et avec lesquelles ils coopéraient à peine.

On imagine la politique locale de l’époque, avec des Romains


et des Hébreux conservateurs, exigeant davantage de répression
contre les terroristes, la suppression de leurs droits et privilèges, le
durcissement du "ton".

À son arrivée, Jésus, le rabbin itinérant, a délivré ses messages


de paix et d’amour après des siècles de conflits civils provoqués
par une minorité d’agitateurs agaçants qui se disaient membres
d'un peuple élu par Dieu. Jésus n’aurait pas été le seul agitateur
juif à être jugé et condamné par son propre peuple, las d’être mis
dans le même sac que des sympathisants terroristes, même si le
terrorisme ne figurait pas sur la liste des accusations du Messie.
Ses disciples et adeptes, cependant, auraient simplement repris la
voie du terrorisme contre le pouvoir romain après sa mort.

118
Le christianisme a opéré un revirement en créant un nouveau
culte avec des objectifs, des règles religieuses et des rites différents,
fondés sur la vie et les enseignements du Messie, et qui com-
mençait déjà à s’écarter de ses origines. Néanmoins, le nouveau
culte employait les mêmes tactiques de désobéissance civile que
les agitateurs juifs avaient utilisées auparavant et il renforçait rapi-
dement ses effectifs de fidèles. Quant au judaïsme, il a continué à
se développer avec ses rites, ses rébellions et d’autres dispersions.

Histoire de l’identité juive


Depuis le début du XXe siècle, l’État moderne d’Israël a été
conçu principalement par des personnes non religieuses. Les
premiers colons ont essayé de privilégier les idées politiques et
sociales internationales modernes issues du nationalisme, du pa-
cifisme et du socialisme. Le mouvement des « kibboutz », inspiré
des principes marxistes, en est un exemple.

Une nouvelle occasion pour les juifs d’avoir enfin leur propre
terre et leur société a été saisie après des siècles de pertes et de dis-
crimination, et nombre d’entre eux ont considéré la naissance de
l’Israël moderne comme le moment propice à une renaissance so-
ciale et politique moderne. Même de nombreux juifs qui restaient
attachés à la tradition se sont efforcés d’abandonner les éléments
archaïques, pour n’en garder que les attributs extérieurs. Cela mar-
quait un rare tournant dans l’histoire : pourquoi vouloir réintégrer
au monde nouveau tout le bagage de préjugés religieux archaïques ?

Nombre des premiers sionistes étaient européens par leur


culture, leur éducation et leur citoyenneté. Une part importante
des jeunes juifs, en particulier ceux d’Europe occidentale et cen-
trale, adhéraient à différentes versions du radicalisme et du socia-
lisme. Ils rejetaient alors fermement la religion lorsqu’ils arrivaient
dans le nouvel État, au motif qu’elle était arriérée, inappropriée et
traditionnelle.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Aujourd’hui, la religion joue un rôle prépondérant dans la vie


spirituelle et matérielle de l’Israël moderne. Elle régit étroitement
tous les événements liés au cycle de vie d’un Israélien, de la nais-
sance à la mort, ce qui a un retentissement sur ceux qui ne sont
pas religieux en ce qui concerne l’accès à la nourriture, la liberté
de mouvement, l’éducation, la santé et d’autres éléments centraux
des sociétés modernes.

Comment cette situation s’est-elle produite ? Comment le ju-


daïsme a-t-il réussi à fusionner ses doctrines et ses pratiques avec
l’idéologie moderniste et humaniste du nationalisme juif ? La
réponse se trouve en partie dans l’histoire et en partie dans l’identité.

Jusqu’au XIXe siècle environ, les membres des communautés


traditionnelles d’Europe étaient davantage définis par la religion
que par la classe, la richesse ou le lieu de résidence. Pour la majo-
rité des juifs, notamment ceux qui vivaient en Europe de l’Est et
dans l’Empire russe, la religion a continué d’être le critère détermi-
nant de leur identification. La religion leur permettait de diviser le
monde entre le « nôtre » et le « leur » et servait de moyen d’iden-
tification tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté juive.

Ce solide système d’identification a commencé à s’effondrer au


cours du XIXe siècle. Le courant le plus influent visant à effacer
les frontières idéologiques et géographiques du ghetto juif fut la
Haskala (Lumières juives), un mouvement intellectuel établi en
Europe centrale et en Europe de l’Est. Il s’est heurté à l’opposi-
tion farouche de l’élite rabbinique traditionnelle, qui cherchait à
préserver et à étendre les anciennes valeurs juives. Celle-ci esti-
mait que les valeurs traditionnelles ne pouvaient coexister avec le
caractère radical du mouvement Haskala. À l’époque, cela devait
leur sembler juste.

C’est à cette époque que la popularité des tendances politiques


telles que le nationalisme, le socialisme et d’autres idéologies a
augmenté dans les communautés juives. Dans le même temps,

120
les juifs émancipés et assimilés ont été accueillis par les nouvelles
élites impériales émergentes des grandes puissances européennes,
soulagées par le nouveau mouvement social qui semblait indiquer
l’abandon par les juifs de l’exclusivité et des schibboleths de leur
religion.

Les débuts du sionisme


Les premiers sionistes, dont la plupart n’étaient pas religieux,
ont connu des difficultés de recrutement. Il fallait établir des dé-
finitions précises. Cependant, il était impossible de déterminer
qui était ou non un « Juif », dans la mesure où il manquait une
patrie nationale, sans appliquer le marqueur juif le plus évident :
le critère religieux. Le mouvement ne pouvait pu progresser sans
faire appel aux membres des communautés juives européennes
qui s’identifiaient toujours de cette manière.

Les communautés religieuses traditionnelles ont donc bénéfi-


cié d’une seconde chance inespérée après être tombées en décré-
pitude. Les juifs nationalistes qui s’étaient récemment émancipés
et les avaient quittés ont dû se tourner vers eux pour obtenir de
l’aide. Il n’existait pas d’autre définition claire de la judéité que celle
de l’appartenance à la tribu qui professait le judaïsme.

Cette énigme ne connaissait pratiquement aucun précédent


dans l’histoire du monde post-napoléonien, de plus en plus na-
tionaliste et irrédentiste. Le sionisme devait se transformer en un
mouvement de masse. La seule voie, contre-intuitive, consistait
à passer par la tradition religieuse et à ignorer (temporairement)
le besoin nationaliste de modernisation de la société. Ainsi, une
religion qui semblait être étrangère à un phénomène aussi mo-
derniste que le nationalisme juif, s’y est intégrée inopinément et
rapidement grâce à ces circonstances historiques.

La religion juive et le sionisme ont bénéficié d’une union qui


aurait été considérée comme improbable en 1945, mais qui est

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

désormais perçue comme une évolution naturelle. Le mono-


théisme a encore frappé, même à la naissance d’une nation qui
semblait sur le point de se passer complètement de religion.

À partir du consensus inhabituel qui a donné à la religion une


nouvelle chance de diffuser la foi, il lui a fallu attendre avant que
son monothéisme discret s’exprime davantage. Acceptée d’abord
comme passagère dans une voiture pleine d’apostats et d’agnos-
tiques, elle allait bientôt devenir la principale conductrice du mou-
vement religieux et politique qui définit aujourd’hui la création
d’Israël. Il n’a pas fallu longtemps au plus ancien monothéisme
pour profiter de la structure politique nationale la plus récente du
monde.

Inévitablement, le sionisme s’est mis à accorder plus d’impor-


tance à la religion pour distinguer un Juif d’un non-Juif. En fin de
compte, c’est la pression du facteur religieux (ainsi qu’une certaine
part de logique) qui a conduit le mouvement sioniste à exiger la
construction d’un État-nation juif en Palestine. C’est ainsi que l’es-
sence de la religion s’est glissée au cœur même du nationalisme
juif moderne. L’emplacement de la patrie juive en Palestine a per-
mis de concilier l’autodétermination nationale avec les traditions
religieuses et l’histoire. Le sionisme est devenu une opinion reli-
gieuse et la religion est rentrée chez elle pour y rester.

Religion et modernité dans l’État d’Israël


Au moment de la création de l’État d’Israël, le mouvement sio-
niste avait déjà adopté la définition de la judaïcité sur la base de
la loi religieuse médiévale « Halakha », en y ajoutant toutefois un
amendement important qui permettait non seulement aux juifs
eux-mêmes, mais aussi à leurs descendants issus de mariages
mixtes jusqu’à la troisième génération, d’obtenir la citoyenneté is-
raélienne. Par une ironie du sort, en procédant ainsi, l’État juif a
adopté la même méthode de définition de l’origine juive de ses

122
citoyens que celle qui avait été établie dans les lois de Nuremberg
de l’Allemagne nazie.

Ainsi, l’idée initiale de créer un État national pour les juifs eu-
ropéens s’est transformée en une tâche messianique consistant à
reconstituer un État biblique qui deviendrait un foyer religieux
pour les juifs du monde entier. La religion a en outre été définie
comme le fondement de l’identité nationale juive sans être séparée
de l’État. Les fêtes religieuses sont devenues des fêtes nationales.
Les pratiques séculières et les rites du cycle de vie (baptêmes, ma-
riages, funérailles ) relevaient des communautés religieuses. Les
chrétiens et les musulmans d’Israël ont également été obligés de
les célébrer au sein de leurs propres communautés religieuses, ce
qui représente un cas intéressant de réglementation imposée au
nom des religions monothéistes. La religion s’est entrelacée avec
un État-nation moderniste.

La relation entre le nationalisme et la religion a été décrite


comme une série de contradictions : le nationalisme moderniste
contre une religiosité archaïque et rétrograde. Cependant, dans
le cas du sionisme qui s’est développé lors de la création de l’État
d’Israël, ces phénomènes ont fusionné en une trinité : « Reli-
gion-État-Nation ». Au lieu de rejeter la religion, les sionistes ont
utilisé un récit historique vieux de plusieurs siècles qui considérait
les Juifs comme un peuple mono-confessionnel.

C’était une démarche pragmatique, car si les juifs ne consti-


tuaient pas une nation, mais seulement un groupe religieux, la
légitimité de l’État aurait été compromise. Après tout, Israël a été
créé au milieu du XXe siècle, cent ans seulement après que les
révolutions de 1848 ont fait de l’État-nation le concept européen
prépondérant. Le nationalisme se trouvait donc déjà bien avancé
et commençait même à montrer certains signes de tension, après
avoir produit deux guerres mondiales et contribué à la montée du
fascisme dans plusieurs pays européens.

123
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

L’erreur commise par les sionistes laïques lors de la formation


de l’État, et qui est toujours commise par de nombreux Israéliens
laïques aujourd’hui, est la conviction que la religion peut être
isolée pour n’occuper qu’une partie limitée de la structure de l’É-
tat. En réalité, le judaïsme n’a cessé d’accroître son influence par le
biais de symboles, d’une idéologie et d’un monde juif que les Juifs
religieux seraient soi-disant les seuls à préserver.

Le mythe selon lequel il n’existerait pas d’identité juive sans les


juifs religieux est profondément ancré dans la conscience de la
société israélienne laïque et de la diaspora juive hors d’Israël. Le
libéralisme des premiers colons n’a pas fait le poids face au mono-
théisme des fidèles.

Tendance à la théocratie
Une majorité d’Israéliens contemporains s’accorde sur la néces-
sité d’une collaboration formelle entre la religion et l’État. Cepen-
dant, les motifs et le degré d’implication de la religion dans la vie
de l’État et de la société sont sujets à de sérieux débats.

Environ 25 % des Israéliens s’identifient comme des juifs non


religieux et n’associent pas leur identité juive à la religion. La ma-
jeure partie de ce groupe est constituée de juifs originaires de l’ex-
URSS qui ont émigré en Israël au cours des trente dernières an-
nées. Par ailleurs, 7 à 10 % d’entre eux sont des Israéliens libéraux
qui ne reconnaissent pas de relation formelle entre la religion et
l’État. Selon eux, la religion est une affaire privée et non publique.

Quelque 50% des Israéliens considèrent le judaïsme comme


une combinaison d’éléments religieux et nationaux, et ce pour-
centage est en constante augmentation. Ils estiment que la reli-
gion fait partie intégrante de l’identité juive et ne peut donc être
séparée de l’État juif.

124
À peu près 10 à 12 % des Israéliens sont des sionistes religieux.
Ils perçoivent la religion et la nation comme une seule unité, et ne
doutent pas de la nécessité de renforcer la composante religieuse
dans l’éducation et la vie publique. Les sionistes religieux consti-
tuent la majorité des colons dans les territoires palestiniens. Ils
se considèrent comme des agents au service de Dieu en rendant
aux Israéliens la terre que Dieu leur a léguée dans la Torah. Mo-
tivés par des raisons religieuses, ils mettent en œuvre un projet de
réinstallation et de colonisation à grande échelle qui bénéficie au
mouvement sioniste.

Enfin, environ 10 à 12 % des Israéliens sont des Haredim, des


juifs ultra-orthodoxes. Ce groupe aspire ouvertement à instaurer
un État religieux. La grande majorité des Haredim méprisent le
sionisme bien qu’ils reconnaissent l’État d’Israël. Contrairement
aux sionistes religieux, ils ne remplissent aucun devoir envers
l’État : en particulier, ils ne servent pas dans l’armée israélienne.
On pourrait y voir un écho inconscient des premiers chrétiens
fondamentalistes qui ont refusé de faire leur service militaire au
cours des dernières années de l’Empire romain. Tout comme les
sionistes religieux, les Haredim sont de plus en plus nombreux.

La tendance à l’absorption progressive de l’État laïque par l’État


religieux en Israël est devenue plus évidente au cours des dernières
décennies. De nombreux chercheurs pensent qu’il s’agit d’une ten-
dance exceptionnelle, propre à ces dernières années seulement.
Cependant, ce phénomène n’est pas une coïncidence. Il s’agit d’une
manifestation de son enracinement. Le rapprochement avec le ju-
daïsme a été une erreur majeure des premiers sionistes laïques, car
ils en sont devenus dépendants après s’être alliés avec l’église pour
chercher à exercer une plus grande influence comme lobby au sein
du nouvel État.

L’hôte généreux n’est peut-être pas encore détruit, mais en


s’efforçant d’imprégner toutes les sphères de l’État et de la vie

125
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

publique, le judaïsme s’y est maintenant intégré et il est sur le


point d’atteindre son principal objectif qui est d’obtenir le contrôle
absolu sur la société, de manière naturelle.

PARTIE III. LE CHRISTIANISME :


LE VIRUS ATTEND SON HEURE

En avant, soldats du Christ


Pendant les premières années qui ont suivi la mort sanglante du
Christ sur la croix du Golgotha, les premiers chrétiens, disciples
et adeptes, ont erré dans la région comme des marchands avides,
recrutant avec succès des milliers de personnes pour rejoindre le
culte chrétien. Il n’y avait pas de frais à payer, si ce n’est d’accepter
la parole du Seigneur.

C’est une phase extraordinaire dans le développement du chris-


tianisme. Jésus-Christ, de son vivant, avait confirmé à plusieurs
reprises qu’il était le fils de Dieu (ou pour être précis, il ne l’avait
pas démenti), c’est-à-dire un homme pacifique qui enseignait la
puissance de l’amour. Il était venu sauver le monde et pardonner
les péchés de l’humanité. Jésus était sans aucun doute convaincu
de l’immensité de la puissance et de l’amour de Dieu. Il en a tiré
une approche sociale et personnelle bien connue et a promis que
les pauvres et les miséreux auraient beaucoup plus de facilité à se
rendre au paradis que les riches et les nantis. L’appel aurait attiré
de nombreux partisans, mais peu de mécènes. Les riches étaient
un peu inquiets. Pourtant, le travail de promotion avait bien com-
mencé.

Paul de Tarse (aussi connu sous le nom de Saul), un converti,


avait mobilisé une équipe régionale pour recruter des adhérents.
Cette tâche n’était pas compliquée. Des milliers de personnes se
sont jointes à eux. La plupart des premières recrues étaient im-
puissantes (mais des moyens humains sont toujours utiles pour

126
mener une révolution). La religion a été la première à faire appel
à ceux qui se trouvaient au bas de l’échelle. C’est peut-être cette
nouvelle approche qui a donné au christianisme tant de nouveaux
adeptes parmi ceux qui n’avaient jamais eu de pouvoir d’aucune
sorte. Elle a notamment eu du succès auprès des femmes qui ont
peut-être discerné dans ces enseignements une pointe de respect
envers celles-ci et leur rôle, alors qu’elles étaient embourbées dans
les corvées, la dépendance et la servitude.

Les lettres de Paul, en particulier, sont fascinantes pour leur


description détaillée de ses propres voyages et rencontres pour
transmettre la parole du Seigneur à ceux qui semblaient prêts à
se convertir. Paul lui-même était déjà le plus célèbre converti du
monde. Il a reçu la révélation du Seigneur alors qu’il marchait en
direction de Damas. Selon le livre des Actes des Apôtres (9,1-9), il
a été foudroyé « par une lumière venue du ciel qui l’a enveloppé de
sa clarté » et il est tombé à terre.

La description rappelle les expériences de Moïse l’Israélite lors-


qu’il a été chargé par Dieu de fonder la religion juive, mais Paul a
beaucoup moins hésité que Moïse avant d’accepter ce nouveau rôle,
même après trois jours de cécité forcée à la suite d’un brusque éclat
de lumière (et on ne lui a pas non plus demandé de tuer son fils).

En tant que personnalité, Paul a été le modèle des premiers chré-


tiens : passionné, obsessionnel, ascétique, persuasif, susceptible
d’être ce que nous appellerions aujourd’hui un moralisateur, un véri-
table révolutionnaire dont l’unique objectif guidait toute sa pensée.
Il est peu probable qu’il ait été capable de se calmer facilement,
et il a certainement été perçu par le commun des mortels comme
quelqu’un de tendu, de passionné et de persévérant, qui ne craignait
aucune réaction négative face aux nouvelles qu’il apportait.

Paul est devenu responsable du prosélytisme chrétien. Il a tra-


vaillé comme un fou et a communiqué ses expériences person-
nelles et ses observations en tant que directeur de communication

127
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

du christianisme. Paul convertissaient tous les nouveaux venus,


pas seulement les juifs, mais tous ceux qui l’écoutaient, y compris
les soldats romains envoyés pour l’arrêter.

L’administration romaine, soucieuse de la loi, avait acquis une


longue expérience dans le traitement des juifs rebelles et des chré-
tiens volubiles et avait souvent réussi à monter les juifs les uns
contre les autres. Mais Paul a déclenché une immense vague de
conversions pacifiques, un véritable arc-en-ciel de races, de tribus,
de couleurs, d’occupations et de cultures.

Les disciples du Christ ne l’avaient jamais entendu parler de la


révolution comme d’un acte violent, pas plus qu’ils ne l’avaient
fait euxmêmes. Le message chrétien était celui de l’amour des
ennemis. Les Romains avaient eu du mal à arrêter légalement le
Christ ou ses disciples selon leurs propres règles. Il leur était em-
barrassant, mais pas impossible, d’empêcher Paul de se promener
en fomentant la paix sur terre et l’amour de tous. Ils ont continué
à persécuter les juifs et les chrétiens rebelles, mais les messages
essentiels de la révolution chrétienne étaient à première vue diffi-
ciles à criminaliser ou à contester. Après avoir lui-même persécuté
les chrétiens et assisté à la lapidation du disciple Étienne avant sa
conversion, Paul a lui-même été persécuté, emprisonné puis déca-
pité à Rome entre 58 et 67 de notre ère.

Le message chrétien initial de l’amour parfait ne pouvait pas


durer. La raison s’est-elle enfin rendu compte des erreurs et des la-
cunes d’un programme aussi idéaliste ? Quelle que soit la cause de
ce changement, il s’est produit à peu près au moment où le chris-
tianisme a été accepté dans le panthéon de la religion romaine.

Le virus des religions monothéistes était de nouveau actif. Dès


son triomphe politique avec l’approbation officielle par Rome de
l’abandon de la parole de Jésus et du gain de l’énergie virale du
monothéisme, la soif permanente de pouvoir politique a été réaf-
firmée. Moins de 150 ans plus tard, l’Empire romain a disparu et

128
le christianisme s’est tourné vers ses prochaines cibles. Son travail
à Rome était terminé, confirmé par l’État symbolique que le chris-
tianisme a laissé en son cœur.

Plus important encore peut-être, les messages ont été complétés,


voire modifiés dans la pratique. Les chrétiens devaient toujours ai-
mer leurs ennemis, mais ils pouvaient aussi les tuer, les massacrer,
les piller et les détruire.

Un pouvoir divin disruptif


Le christianisme a commencé à se radicaliser et à innover à
bien des égards. Aujourd’hui, nous le saluerions pour sa capacité à
« disrupter ». Ce culte a disrupté sa tradition et sa source juives ;
il a assurément disrupté la hiérarchie romaine et le système po-
litique ; il a également disrupté l’ordre des choses de manière
matérielle.

Le judaïsme n’avait pas abordé directement le concept de puis-


sance divine, sauf dans des fables et des histoires, bien que celles-
ci aient fourni de puissants indices sur la nature du Dieu auquel
Moïse et d’autres ont dû faire face. Le pouvoir divin proposé par
le christianisme était nettement différent. C’était un pouvoir ul-
time, un pouvoir qui ne se laissait même pas évaluer. Il avait peu
à voir avec le pouvoir temporel (ou politique), et encore moins
avec le pouvoir humain. Le pouvoir divin dans le monothéisme ne
provoque aucune réaction et aucune résistance puisque tous deux
sont inexistants et inutiles.

Le christianisme semble donc avoir été la première grande re-


ligion à exiger la soumission complète et exclusive du croyant au
Dieu unique et tout-puissant, sans compromis. C’est comme si la
religion apparaissait sur le devant de la scène et refusait immé-
diatement de reconnaître toute autre source de pouvoir ou d’être
initiée à tout autre type de réflexion sur l’autorité. Ce n’est pas le
type de personnalité que vous aimeriez avoir à votre table.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

La puissance divine ne risque pas de perdre son statut puisque le


concept de toute-puissance n’existait pas, à la naissance du Christ,
en dehors du judaïsme et même là, il manquait de clarté. Pour
mieux comprendre ce concept, imaginez que des terroristes (poli-
tiques ou religieux) décident de ne pas reconnaître le tribunal qui
les condamne pour terrorisme. L’accusé peut subir le jugement,
mais il ne reconnaîtra jamais sa validité. En ce sens, le pouvoir
divin n’a rien à voir avec le pouvoir temporel, même à des fins de
comparaison, puisqu’il est supposé exister séparément de celui-ci.

Ce concept est de toute évidence familier également en poli-


tique. Il arrive souvent que l’on ne reconnaisse pas l’autorité quelle
qu’elle soit, et ce principe n’a rien d’inhabituel en politique, no-
tamment en ce qui concerne le terrorisme, les assassinats et autres
délits extrêmes. Le pouvoir divin, réduit à sa propre formule, équi-
vaut à la violence, car le pouvoir n’est pas exercé par une personne
sur une autre, mais par le sujet (Dieu) sur l’objet (le peuple). Le
pouvoir de Dieu sur les hommes est infini et par conséquent inat-
taquable. Dieu est, par définition, imbattable.

Le pouvoir total devient légitime par son association avec Dieu,


comme le stipule la célèbre formule de l’Épître aux Romains :
« Tout pouvoir vient de Dieu. » Moïse a établi d’une part le mo-
nothéisme, et d’autre part l’autorité absolue de Dieu, qui sont les
deux faces d’une même médaille. Selon les chrétiens, la légitimité
de l’autorité de Moïse découle entièrement de sa soumission vo-
lontaire à Dieu. C’est un législateur à la fois politique et religieux,
mais il s’en remet à son chef sans hésitation.

Comment le triomphe du Christ a entraîné


la perte de Rome
Alors que le christianisme apparaissait à ses adeptes comme une
religion d’amour et de tolérance infinis, la relation du christianisme
avec les sociétés dans lesquelles il a d’abord grandi et prospéré

130
se caractérisait par une intolérance absolue, marquée par une au-
to-exclusion provocante.

Jamais auparavant la religion n’avait été une fin en soi. Le


concept de puissance divine du nouveau culte exigeait donc une
compréhension exclusive de la spiritualité et du royaume de Dieu.
Si dans l’Antiquité, le pouvoir politique se trouvait au sommet de
la pyramide sociale, l’avènement du christianisme a instauré la
primauté absolue de l’ordre métaphysique : Dieu règne sur tout et
tous. Les chrétiens ont lutté sans relâche contre tout pouvoir qui
ne correspondait pas à cette description.

Rome était sa cible idéale. Dès le début, la religion des Romains


était polythéiste et très tolérante. Ils ajoutaient volontiers à leur
panthéon des cultes étrangers provenant pour la plupart de na-
tions conquises. Ils s’abstenaient même d’imposer leurs propres
dieux à ceux qu’ils avaient conquis, ce qu’ils estimaient inutile
puisqu’ils les avaient déjà battus.

Pour les Romains, la religion était une question culturelle et ci-


vique sans rapport avec le salut des âmes. Il s’agissait de rituels et
de joyaux, de commémorations et de louanges publiques. À Rome,
l’expressions individuelle de la foi n’était pas considérée comme
importante, ni pertinente, contrairement à l’adhésion stricte à un
ensemble rigide de rituels qui était une exigence civile et civique.
Il n’était pas question de convictions ni de sentiments intimes, et
encore moins de comportement personnel et moral. Or, le chris-
tianisme a pénétré toutes les sphères de la vie : la personnalité, les
croyances, la morale et les sentiments. L’invasion a été virale et n’a
pas rencontré de résistance suffisante.

Les dirigeants romains craignaient surtout son monothéisme


intransigeant car l’implication politique du pouvoir divin défini
par le christianisme affectait directement les attributions de l’État
et surtout de l’empereur.

131
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Il était difficile de débattre avec les chrétiens car ils n’acceptaient


aucune base de discussion. Le christianisme n’était ni rationnel,
ni libéral, ni tolérant. Il n’admettait aucune autre divinité que son
propre Dieu. Ceci faisait de tous les chrétiens au moins des re-
belles sinon de violents révolutionnaires.

Les chrétiens refusaient d’honorer les dieux autochtones (ou


dieux du foyer) ; ils s’opposaient au culte impérial (ce qui signifie
qu’ils s’opposaient directement à l’autorité impériale). L’idéologie
chrétienne prétendait non seulement être la bonne voie, la vérité
et la lumière, mais affirmait aussi que, par extension, toute autre
voie était mauvaise et devait être éliminée. Les chrétiens étaient
sauvés ; les autres non. Les chrétiens avaient raison, les autres re-
ligions avaient tort. Pire encore : ils étaient malades, fous, malé-
fiques, condamnés et inférieurs.

Pour beaucoup de Romains impérialistes, les chrétiens ont éga-


lement offensé la pax deorum ou « paix des dieux ». La pax deo-
rum a effectivement été gravement menacée à plusieurs égards. Le
christianisme, opposé aux valeurs fondamentales de la Rome po-
lythéiste et tolérante, apparaissait pour le monde antique comme
un système de croyance exceptionnel et étranger.

La croyance des chrétiens en leur futur royaume céleste les a


laissés dangereusement indifférents aux besoins de leur royaume
terrestre. Ils se sont soustraits au service militaire et ils ont réussi
à faire passer la prière, la souffrance, la patience et l’égocentrisme
des croyants avant la préservation de l’État, ce qui les a privés de
tout intérêt pour les vertus de la vie publique. De vastes sommes
d’argent public ont été dépensées non pas pour protéger l’Empire,
mais dilapidées au profit des innombrables moines et nonnes de
l’Église.

Le christianisme n’était pas seulement une couverture ecclésias-


tique rassurante face aux maux du monde, ni un autre mode de

132
Louis Figuier, Gravure représentant les terribles sévices subis par Hypatie, 1866.

133
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

vie à ajouter au panthéon romain. Il ne s’agissait même pas d’une


question de vie ou de mort. Il était bien plus important. C’était une
guerre pour le pouvoir éternel et divin.

James George Frazer estimait que le christianisme et d’autres


« religions orientales » avaient contribué à annihiler la rationalité
et la culture romaines « en saturant les peuples européens d’idéaux
étrangers, sapant progressivement tout le tissu social de la civili-
sation antique. Les sociétés grecques et romaines étaient fondées
sur le concept de subordination de l’individu à la communauté, du
citoyen à l’État... Tout cela a été transformé par la propagation des
religions orientales qui inculquaient la communion de l’âme avec
Dieu et son salut éternel comme les seules raisons de l’existence. »

L’attaque chrétienne contre le patrimoine classique à la fin de


la période impériale a été à la fois physique et culturelle, allant
du meurtre très médiatisé d’Hypatie en 415 de notre ère et de la
destruction de statues païennes, à la fermeture de temples et la
destruction de livres. (On estime que 90% de la littérature latine
produite il y a 1600 ans a été perdue ou détruite).

Les Romains auraient facilement pu anéantir le christianisme


après la mort du Christ. Or, l’agression romaine contre les chré-
tiens visait à punir les rebelles et non à éliminer la religion et ses
croyants. Les Romains, patients et confiants, suivaient invariable-
ment les procédures légales en vigueur lorsque des chrétiens en-
freignaient les règles, leur donnant ainsi le temps de disparaître ou
de se rétracter.

Cette attitude a été interprétée comme une faiblesse, la même


que celle dont font preuve les démocraties libérales modernes
lorsqu’elles cherchent à faire face aux conflits violents et au ter-
rorisme de nos jours. Dans les deux cas, que ce soit face à l’Em-
pire romain ou à l’accord européen d’après-guerre, les forces de la
religion monothéiste scrutent et mettent à l’épreuve sans relâche

134
l’arsenal libéral, à la recherche de la moindre faiblesse, comme un
virus qui tente sans cesse de s’introduire dans un corps.

Cité de la Terre vs. Cité de Dieu


La consolidation du principe de domination divine inhérent au
monothéisme se retrouve dans les écrits de saint Augustin, qui
distingue deux « Cités » : « La première est celle qui vit sous la loi
de l’homme, l’autre est celle qui vit sous la loi de Dieu. De ces deux
communautés, l’une est destinée à régner grâce à Dieu et l’autre à
subir le châtiment éternel du diable. »

Par Cité de la Terre Augustin entend l’État dans son sens tradi-
tionnel, dirigé par un homme. Tel était le cas dans la Rome antique
jusqu’à ce qu’une nouvelle religion s’impose. Le règne du christia-
nisme a fait naître une contradiction entre les principes suivants :
« tout pouvoir venant de Dieu » (l’Unique) et « tout pouvoir ve-
nant de l’homme » (le principe romain).

La naissance de l’empereur Constantin, quelque 300 ans après


celle du Christ, a inauguré une ère marquée par la difficile sépa-
ration du pouvoir séculier et du pouvoir spirituel. En accep-
tant le christianisme, l’empereur Constantin a été guidé par des
considérations pragmatiques. Il a utilisé la nouvelle religion pour
sauver l’empire en déclin, pour contrôler plus étroitement sa po-
pulation et pour renforcer son autorité. L’empereur pouvait faire
appel à la nature divine de son autorité et prétendre, comme beau-
coup d’autres monarques, être le défenseur de la foi.

Pour Constantin, ainsi que pour l’empereur Théodose, qui a


fait du christianisme la religion d’État de l’empire à la fin du IVe
siècle, il ne faisait aucun doute que le christianisme (et surtout
son Église) était un instrument précieux au service du pouvoir
séculier de l’empereur.

135
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Constantin l’a fait comprendre en présidant lui-même délibéré-


ment plusieurs des réunions les plus importantes du concile de
Nicée. Il était cependant un homme politique, et non un prélat.
Sa conversion au christianisme était avant tout un geste politique
calculé et opportuniste. Au moment de sa conversion, il se peut
qu’il ait placé ce geste capital dans le contexte d’une simple affi-
liation à un autre groupe influent afin de renforcer son pouvoir,
en apposant un nouvel insigne qui renforçait son attrait politique.

Cependant, le christianisme s’était finalement fait accepter. Il


s’était accroché. Le virus entrait en action. On ne pouvait plus
l’arrêter. Les interprétations des textes sacrés qui légitimaient la
plus haute autorité de l’église romaine ont fait leur apparition
presque immédiatement.

L’Évangile selon Matthieu, le premier des évangiles, a été écrit


pour un public chrétien vivant à proximité de Jérusalem, soit la
deuxième génération après la mort de Jésus. Au cours des 300
années suivantes, des éléments clés du texte ont été analysés en
profondeur par Tertullien, au IIe siècle, puis par Chrysostome et
Augustin au IVe siècle.

Pour la première fois, la célèbre citation de Matthieu à propos


de la construction de l’église de Jésus sur une pierre a été utilisée
comme outil politique. Elle a immédiatement permis de qualifier
Pierre, selon un raisonnement post hoc ergo propter hoc, de pre-
mier pape et elle est devenue plus tard l’un des fondements théo-
logiques sur lesquels l’Église s’est appuyée pour revendiquer son
pouvoir.
« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église ; et les portes de l’enfer ne
prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux ; tout
ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur
la terre sera délié dans les cieux. »
(Matthieu 16, 18-19)

136
Ces deux versets ont été utilisés pour prouver que Dieu avait
confié le pouvoir terrestre à l’apôtre Pierre et à ses héritiers élus :
les papes et l’ensemble du pouvoir temporel sous leur direction qui
avait été élaboré au cours des trois siècles suivant la mort de Jésus
et, bien sûr, de Pierre lui-même, qui n’a jamais eu connaissance de
son importante élévation temporelle. En plus des références tirées
des écrits d’Augustin qui distinguaient les deux cités, cette situa-
tion a constitué le socle commun des débats sur la primauté de
l’Église sur l’État.

Au siècle suivant, le pape Gélase Ier (492-496) a développé les


idées d’Augustin, en soulignant le lien inséparable entre le pouvoir
séculier et le pouvoir spirituel dans le christianisme et en utilisant
ces idées pour ses propres ambitions de grandeur au-delà des rois.
Il a écrit que l’empereur devait obéir au pape et que le monde spi-
rituel et le monde séculier ne faisaient qu’un devant Dieu. La chute
de l’empire carolingien en Europe occidentale a également généré
une caste de guerriers dont la foi chrétienne était douteuse, com-
munément glorifiés et romancés par la suite sous le nom de Cheva-
liers errants, qui, jusqu’à la justification de la violence par la parole
de Dieu, n’avaient sans doute pas grand-chose à faire si ce n’est de
se battre entre eux pour se vanter et pour conquérir des femmes.

Des milliers de soldats chrétiens ont plus tard reçu l’autorisa-


tion de poursuivre leur marche à la guerre sans relâche du XIe
siècle à la fin du XIXe siècle au moins (lorsque des missionnaires
chrétiens américains, français, belges et britanniques se sont rués
vers l’Afrique païenne et islamique tout juste colonisée). Pendant
un siècle ou plus, les prêtres ont été appelés à bénir des fusils, des
balles, des bombes et tout un arsenal, alors que les nations eu-
ropéennes se livraient à des batailles incohérentes provoquées par
leur désir d’étendre leurs royaumes, leurs marchés et leur pouvoir
« avec la Croix de Jésus devant ».

137
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

La lutte pour le droit de nommer des évêques allemands a servi


de cause officielle du conflit entre le pouvoir séculier et le pouvoir
spirituel vers le milieu du IXe siècle avant J.-C. Cette lutte pour l’in-
vestiture était la conclusion logique de l’histoire de la coexistence
entre l’Église et le pouvoir séculier depuis l’époque d’Augustin.

Au XIe siècle, lors d’un conflit entre le pape Grégoire VII et le


Saint Empereur romain Henri IV concernant la primauté du pou-
voir ecclésiastique sur le pouvoir séculier, l’Église a déclaré pour la
première fois en un millénaire de gestation institutionnelle et spi-
rituelle qu’elle ne se considérait pas seulement supérieure au pou-
voir séculier mais qu’elle était prête à mettre ce pouvoir en œuvre.

Après de longues disputes avec l'empereur des Romains Henri


IV, y compris les retombées du Synode de Worms sur les nomina-
tions d’évêques à Munich, le pape Grégoire a excommunié Henri IV
lors du Synode de Carême de 1076 à Rome, invoquant des hostilités
antérieures. Il a également donné à Henri un an pour céder, sans
quoi il perdrait sa couronne. L’empereur s’est alors rendu pieds nus
à Canossa pour implorer le pardon du pape. Fort de ce triomphe,
le fondamentalisme chrétien a atteint son paroxysme autocratique.
Toutefois, il ne savait peut-être pas que c’était le point culminant ;
un déclin constant et persistant se profilait déjà à l’horizon.

Les croisades et la purification réformatrice


Les croisades, qui ont commencé dans les vingt ans qui ont
suivi l’incident de Canossa, peuvent donc être reconnues comme
une sorte de triomphalisme religieux. Jésus, un millénaire plus tôt,
n’aurait jamais fait ce que le pape Urbain II, successeur de son ami
Pierre, a fait en 1095 lorsqu’il a proclamé la première croisade et
demandé le soutien militaire par la conscription pour effectuer
un pèlerinage armé à Jérusalem. C’était le début d’une série de
guerres de religion sanctionnées par l’Église dans le but explicite
de libérer la Terre Sainte de la domination islamique.

138
L’une des principales différences entre ces campagnes et de
nombreux autres conflits religieux chrétiens résidait dans le fait
que l’Église déclarait que la participation serait considérée comme
une pénitence pour le pardon des péchés.

En 1095, l’appel du pape Urbain II aux croisades était très po-


pulaire et populiste, ce qui a suscité une réaction considérable.
Si certains ne croyaient pas à la pénitence proposée par l’Église,
il existait d’autres motivations, notamment la perspective d’une
ascension collective au paradis à Jérusalem (un peu comme les
terroristes islamiques modernes se voient promettre une voie ra-
pide vers le paradis par les clercs fondamentalistes s’ils meurent
au combat), la satisfaction d’obligations féodales, la célébrité et la
richesse. Les premiers succès ont conduit à la création de quatre
États croisés : le comté d’Édesse, la principauté d’Antioche, le
royaume de Jérusalem et le comté de Tripoli.

La présence des croisés continua sous une forme ou une autre


dans la région jusqu’à la chute de la ville d’Acre en 1291, entraînant
la perte rapide de tout le territoire restant dans le Levant. Par la
suite, il n’y a plus eu de croisades pour récupérer la Terre Sainte.
Historiquement parlant, les croisades se sont essoufflées.

Les croisades ont réussi à limiter la propagation de l’islam et ont


peut-être même empêché l’Europe occidentale de tomber sous
la domination musulmane. Cependant, elles ont également ren-
forcé le schisme entre le christianisme oriental et le christianisme
catholique romain. En outre, le monde islamique considérait les
croisés comme des envahisseurs violents, vicieux et cruels. Cela a
créé une nouvelle méfiance et un ressentiment à l’égard du monde
chrétien. La mémoire collective des croisades a survécu pendant
mille ans et les militants chrétiens et islamiques parlent encore de
croisés avec des connotations nettement contradictoires.

139
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Expulsion des habitants de Carcassonne en 1209.


« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » Cette phrase est attribuée à
Arnaud Amalric, légat pontifical, l’un des participants les plus actifs de la
croisade des Albigeois de 1209-1229 contre les chrétiens cathares, qui se
désignaient eux-mêmes comme « Bons Hommes ».

140
Pour planter le décor, de nouveaux schismes inattendus ap-
paraissaient au sein du christianisme et entre le christianisme et
l’islam. Les deux religions étant monothéistes et agressives, ces
divisions ont causé de profondes cicatrices : un sentiment de vic-
toire déplacé chez les chrétiens et un ressentiment profond lié à la
défaite et au désaccord chez les musulmans. La rupture définitive
entre le christianisme et l’islam était alors confirmée.

Après la trêve peu concluante du Concordat de Worms, au début


du XIIIe siècle le conflit entre le pouvoir séculier et ecclésiastique
s’est accentué. Le pape Innocent III a exprimé sa vision tranchante
de la place de l’Église dans la société temporelle – « inférieure à
Dieu mais supérieure à l’homme ». Il s’est également doté d’un
nouveau titre et de nouveaux pouvoirs : « le Vicaire du Christ sur
Terre », un nom qui rappelle des titres autoproclamés de dictateur
totalitaire africain ou asiatique.

Les chrétiens ont également tué les leurs pour s’être écartés du
modèle officiel. Il existe de nombreux exemples de ce type de vio-
lence extrémiste. Lors d’une série de massacres perpétrés au XIIIe
siècle dans le sud-ouest de la France, des chrétiens traditionnels
ont tué des cathares, connus pour être fondamentalistes. À Béziers,
lors de la croisade des Albigeois en 1209, lorsque les soldats de la
ville se sont lancés dans une sortie, ils ont été rapidement défaits,
puis poursuivis par les croisés qui les ont repoussés vers les portes
de la ville. Arnaud Amaury, commandant des croisés, aurait été
interrogé sur la manière de distinguer les catholiques des autres.
Sa réponse effrayante était : « Caedite eos. Novit enim Dominus qui
sunt eius » soit « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ».

Dans les églises et ailleurs, les réfugiés se sont faits traîner et


massacrer. Au moins 7 000 hommes, femmes et enfants ont été tués
sur place par les forces catholiques, sans compter plusieurs milliers
d’autres dans la région. Les détenus ont été aveuglés, traînés der-
rière des chevaux et utilisés comme cibles de tir. Ce qui restait de la

141
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

ville a été rasé par le feu. Arnaud Amaury a écrit au pape Innocent
III : « Aujourd’hui, Votre Sainteté, vingt mille hérétiques ont été
mis à l’épée, quels que soient leur rang, leur âge ou leur sexe. »

Ou leur religion, semblerait-il. Les schismes et les cultes re-


présentent souvent une plus grande menace pour le monothéisme
que l’ennemi avéré qui parle une toute autre langue. C’est tout
de même choquant pour la tradition libérale, qui vacille plus ou
moins dans les trois religions à l’époque moderne.

Pendant ce temps, alors même que l’Église se donnait des pou-


voirs spirituels accrus sur Terre, son pouvoir politique a com-
mencé à s’affaiblir avec l’effondrement de l’ordre féodal, la nouvelle
ère de l’humanisme et la Réforme. Mais la défaite de l’Église ne si-
gnifiait pas l’abandon de son désir de contrôler la société. Le virus
était toujours vivant et actif, même si l’Église avait perdu le che-
min étroit indiqué par le Christ pour rejoindre une autre grande
route. Le temporel avait consumé puis expulsé le spirituel, qui s’est
dissous dans la philosophie, la psychologie et le mysticisme.

Jésus-Christ prêchait l’amour, la soumission et le sacrifice indé-


pendamment de la foi dans laquelle il a grandi, mais ses disciples
et adeptes sont devenus plus agressifs et asociaux au cours des
générations qui ont suivi sa mort violente. L’image de lui, ensan-
glanté, à l’agonie sur une croix en bois est extrêmement troublante.
De nombreuses représentations de sa mort sont si graphiques
qu’elles nécessiteraient un avertissement, mais c’est le logo officiel
du christianisme, apposé avec amour à un endroit bien visible
sur les murs de leurs maisons par les chrétiens gentils et doux du
monde entier.

Pour résumer, après que le christianisme a contribué à détruire


l’Empire romain de l’intérieur, cette religion est devenue agressive
sur le plan extérieur, malgré ses messages fondamentaux de paix
et d’amour. Ses Églises et leurs partisans ont attaqué et tué les non-
croyants ainsi que les croyants qui recherchaient un christianisme

142
moins monothéiste, moins totalitaire et plus tolérant tout au long
de ses 2000 ans d’existence sur Terre. Son déclin semble être l’his-
toire d’un virus vivant qui a constamment menacé de s’appro-
cher de son hôte et de le tuer, mais qui n’y est pas parvenu jusqu’à
présent. Il reste encore beaucoup de temps.

PARTIE IV. L’ISLAM : ACCOMPLIR LA MISSION

Expansion de l’influence
L’histoire de l’islam comprend des moments où les pouvoirs sé-
culiers et ecclésiastiques ont été tour à tour en conflit, en harmonie,
séparés ou fusionnés. L’exemple classique des débuts de l’histoire
de l’islam réside dans le califat politique abbasside, ainsi que dans
les structures étatiques qui l’ont précédé, créées par le prophète
Mohammed, lequel a entamé sa vie d’adulte en tant que soldat.

Dès le début, la philosophie islamique n’a pas distingué le pou-


voir séculier du pouvoir ecclésiastique. Les deux cités d’Augus-
tin ne signifient rien dans l’islam, puisque la foi a été définie et
présentée dès le début comme une religion politique. C’est pour-
quoi les premiers dirigeants de l’empire arabe en pleine expansion
avaient le titre de califes, à savoir les chefs spirituels de la Oumma
musulmane. Pendant le califat, l’État politique représentait le seul
vecteur de la religion, et la religion était le fondement de l’État.
C’est l’objectif que le christianisme tente toujours d’atteindre.

L’expansion de l’influence de l’islam et le développement de


conflits internes, de schismes, et de sectes au sein de la religion ont
conduit à une division de facto des fonctions entre le pouvoir reli-
gieux et séculier. Cependant, même lorsque l’Empire ottoman est
devenu l’État musulman le plus puissant, le calife (« commandant
des fidèles ») occupait le deuxième rôle le plus important sous le
sultan ottoman et orientait souvent sa politique.

143
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

En même temps, l’islam se caractérise par l’absence de hiérarchie


verticale unifiée du pouvoir religieux. Cela peut s’expliquer par
l’intégration de l’islam dans la hiérarchie verticale de l’État, qui
rend superflue toute hiérarchie ecclésiastique.

L’islam a vu le jour dans l’armée, s’est introduit en politique, a


perduré en tant qu’idéologie, puis a élaboré une mission com-
mune par la conquête et une doctrine religieuse par le contrôle.

Comme de nombreuses idéologies à succès, l’islam fonctionne


le mieux avec les foules. Ses plus grands progrès ont été réalisés
grâce à la présence d’une population nombreuse, bien qu’il s’agisse
d’une religion qui se concentre principalement sur le salut person-
nel. Plus récemment, ses campagnes militantes ont été soutenues
par de nombreux pays musulmans. De fait, les campagnes ont
besoin de soutien populaire pour leur recrutement, tout comme
les croisades chrétiennes du millénaire dernier.

Pour l’essentiel, l’islam avait déjà rempli la mission de s’intégrer


complètement à l’État et d’établir un contrôle sur la vie laïque
et spirituelle de tous les musulmans dans plusieurs régions, en
grande partie parce que le mouvement initial avait une dimension
politique et qu’une telle évolution était unanimement attendue.

Les empires musulmans ont connu un déclin au cours du


XVIIIe siècle, par rapport à leur puissance antérieure et aux puis-
sances montantes en Europe. Ce fut le prélude à la domination
européenne, symbolisée et amorcée par la conquête de l’Égypte
par Napoléon en 1798. En 1818, le pouvoir britannique contrôlait
déjà l’Inde, et de nombreuses autres colonies et des mandats ont
suivi au cours du siècle suivant. Tous les territoires musulmans
n’ont pas été colonisés, mais presque tous ont connu une forme de
dépendance et nombre d’entre eux ont capitulé au sens politique
du terme. On pourrait considérer que seul le régime saoudien a
échappé à toute forme de dépendance, mais même dans ce cas,
l’exploration pétrolière, lancée dans les années 1930, a entraîné une

144
Portrait de l’empereur Babur.
Dans Baburnama, l’empereur Babur, fondateur de l’Empire moghol, écrivit au
sujet des « mécréants » tués lors de sa conquête de l’Inde :
«Pour l’amour de l’islam, je suis devenu vagabond,
j’ai combattu les infidèles et les hindous,
J’étais déterminé à devenir un martyr.
Grâce à Dieu, je suis devenu un tueur de non-musulmans !»
De nombreux historiens estiment que plus de 6 millions de personnes ont péri
lors des invasions musulmanes du subcontinent indien.

145
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

ingérence européenne malvenue. Au XIXe siècle, l’occidentalisa-


tion et l’activisme islamique coexistaient et se concurrençaient. Au
tournant du XXe siècle, le nationalisme ethnique laïque était deve-
nu le mode de protestation le plus courant dans les pays de l’islam.

La tension entre l’identification islamique et nationale est restée


cruciale pour les musulmans au début du XXe siècle, tout comme,
ironiquement, elle l’était devenue pour les juifs. Dans les pays sous
domination coloniale occidentale, la lutte pour l’indépendance
nationale a souvent été menée par des intellectuels réformistes
pour répéter ce qu’ils supposaient être le message authentique de
la communauté musulmane d’origine.

L’islam a toujours eu une très grande variété de mouvements


politiques. Certains d’entre eux sont fondés sur l’histoire et
s’appuient sur le retour de « l’âge d’or » de l’islam pour purifier
l’islam lui-même. Pour eux, les principaux ennemis sont avant
tout les hérétiques islamiques. D’autres mouvements islamiques
se composent de modernistes qui ne s’opposent pas au progrès
scientifique et technologique, mais qui considèrent plus généra-
lement l’influence occidentale comme une menace pour l’islam.
Plusieurs tendances islamiques modernes ont assimilé plus de
traits des mouvements anticolonialistes et socialistes que de la
théologie islamique. Cependant, tous ces mouvements ont des
caractéristiques communes : ils sont dogmatiques, monothéistes
et agressifs. La politique religieuse du Moyen-Orient est réputée
pour être difficile à suivre, aussi quelques exemples représentatifs
de ces tendances sont-ils présentés ci-dessous.

Le wahhabisme
C’est dans le wahhabisme que réside la genèse du succès de l’is-
lam sur l’État politique, l’accomplissement de la mission. L’islam a
connu une phase de détachement alors même qu’il se propageait
dans d’autres régions du monde, par exemple en Asie et en Europe,

146
entraînant une fusion des pratiques islamiques avec les croyances
et les traditions locales. Un exemple notable est l’émergence de
cultes célébrant les saints musulmans, ainsi que de nombreuses
variantes du mysticisme islamique.

Ces évolutions ont subi leur contrecoup et ont conduit à l’émer-


gence de mouvements conservateurs qui préconisaient un retour
aux sources, aux lois et pratiques islamiques de « l’âge d’or de l’is-
lam », la période du premier règne des quatre califes vertueux
(Al-Salaf al-Salih) au VIIe siècle. Cette idéologie, connue sous le
nom de salafisme, a été comparée par de nombreux chercheurs à
l’émergence du protestantisme européen caractérisé par son in-
tention simple et brutale de purifier la religion existante qui était
perçue comme étant en danger de corruption (à cause de l’exposi-
tion au monde réel).

Mohammed ben Abdelwahhab est devenu l’un des salafistes les


plus brillants et les plus influents. Le succès de son enseignement,
qui porte son nom, est lié à l’alliance unique établie entre le prédi-
cateur et les autorités du Nejd, la région centrale de la péninsule
arabique. Al-Wahhab s’est opposé à toutes les pratiques qui ne re-
posaient pas sur des textes sacrés, notamment les célébrations de
l’anniversaire du prophète Mohammed, le soufisme, le sunnisme
et les cultes des saints islamiques.

Dans ses traités, Al-Wahhab a qualifié la plupart des pratiques


non liées aux textes sacrés et incompatibles avec la charia d’ido-
lâtrie ou de shirk, le seul péché impardonnable de l’islam.

Ce « retour aux sources » radical et ces appels à la pureté reli-


gieuse ont été fortement contestés par la plupart des théologiens
sunnites, qui qualifiaient ses enseignements d’hérésie. En réa-
lité, Al-Wahhab, ainsi que d’autres salafis, avaient une raison très
concrète et précise de chercher à faire revivre la période où l’islam
et l’État ne faisaient qu’un.

147
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Revenir à l’« âge d’or » de l’islam en restituant les règles sociales


du VIIe siècle a certes permis de revenir aux fondements de l’is-
lam, mais il s’agissait surtout d’une initiative politique. Le slogan
« retour aux sources » est toujours d’actualité au sein de la tra-
dition politique autoritaire. C’est également un trait récurrent du
monothéisme.

Finalement, le prédicateur rebelle a trouvé la protection de Mo-


hammed ibn Saoud, l’un des cheikhs des tribus du désert d’Arabie.
Ce fut le début d’une collaboration qui allait aboutir à la création
de l’État qui contrôlerait une grande partie de la péninsule ara-
bique, et surtout la région du Hedjaz en Arabie Saoudite avec ses
villes saintes musulmanes de La Mecque et de Médine.

L’Arabie saoudite a été créée au début des années 1930, alors


que plus tôt encore, après la fin de la Première Guerre mondiale,
l’union entre le clergé wahhabite et la dynastie saoudienne for-
mait une alliance politique extrêmement efficace et dynamique.
La transformation de la dynastie wahhabite saoudienne en gar-
dienne des principaux sanctuaires musulmans a fait entrer le wah-
habisme, de manière quelque peu inattendue, dans le courant is-
lamique principal.

La grande puissance du cheikh et l’influence religieuse du clergé


wahhabite étaient les piliers complémentaires et entrelacés de l’État
saoudien. Cette alliance explique également pourquoi l’Arabie saou-
dite reste l’un des régimes semi-théocratiques les plus conservateurs
du monde moderne.

Les Frères musulmans et l’anticolonialisme


Bien qu’elle soit souvent citée comme un exemple « d’idéolo-
gie salafiste », l’organisation islamique égyptienne, les « Frères
musulmans », fondée en 1928 par Hassan al-Banna, se distingue
nettement du wahhabisme par sa reconnaissance des acquis de la
civilisation moderniste. Alors que les wahhabites considèrent la

148
vie spirituelle et séculière du VIIe siècle comme une époque idéale
à réitérer, les Frères musulmans peuvent être définis comme des
radicaux religieux de l’« âge d’or » uniquement au sens spirituel,
mais pas au sens matériel ou politique.

La fin du califat islamique en 1924 a catalysé l'émergence des


Frères musulmans. Les origines anticolonialistes des Frères sont
évidentes. Ce n’est pas une coïncidence si le mouvement des
Frères a débuté en Égypte, pays qui, depuis 1882, était contrôlé
par l’Empire britannique. La domination coloniale européenne
dans les sociétés traditionnelles musulmanes était à son apo-
gée à cette époque. Les états européens modernisés venaient de
conquérir plusieurs États islamiques, ce qui a entraîné une crise
idéologique dans le monde musulman. L’ordre mondial idéal a été
vaincu, et souvent même asservi, par des chrétiens qui étaient loin
d’être pieux. Il s'agissait pour eux d’un véritable désastre culturel
et religieux.

L’Égypte est devenue le centre intellectuel inégalé de l’anticolo-


nialisme moderne musulman, avec la prestigieuse université is-
lamique Al-Azhar. Rashid Rida, le moderniste musulman le plus
influent de son époque, prêchait au Caire juste avant la fondation
des Frères musulmans. C’est Rashid Rida qui a inventé le terme de
« nouvel État islamique » après la dissolution du califat.

Les Frères musulmans ont vu le jour à Ismaïlia, sur les rives


du canal de Suez, le plus grand projet d’ingénierie moderne en
Égypte. Le canal n’était ni détenu ni dirigé par l’Égypte, mais di-
rectement par des Européens. L’idéologie des Frères musulmans
a intégré les idées des modernistes islamiques et a également in-
corporé d’autres éléments anticolonialistes empruntés aux idées
laïques européennes. Telle est l’ironie de l’idéologie quelque peu
importée des Frères musulmans. Tout en défendant les valeurs
islamiques, la confrérie s’appuyait sur des idées religieuses non

149
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

islamiques et post-islamiques proches du nationalisme et même


du socialisme, qui ne pouvaient être qualifiées d’authentiquement
islamiques.

Néanmoins, les Frères musulmans considéraient certainement


l’islam comme le fondement spirituel de la modernité. Leur devise
était « L’islam est la solution » et la confrérie s’est révélée être un
mouvement terroriste militant ainsi qu’un parti politique. L’idéo-
logie de la violence s’est notamment manifestée dans les enseigne-
ments des Frères musulmans après la mort de Hassan al-Banna,
lorsque Sayyid Qutb est devenu l’idéologue principal du mouve-
ment. De nombreux chercheurs modernes l’appellent « le grand-
père du terrorisme islamique ».

Révolution islamique en Iran :


le succès du chiisme politique
Sous l’influence de l’entrée des valeurs culturelles et matérielles
de l’Europe occidentale dans le monde musulman, il semble que
la religion soit passée au second plan et qu’elle ait perdu la place
qu’elle avait acquise. Dans le même temps, à partir de la fin du
XIXe siècle, les enseignants musulmans cherchaient avec morosité
une explication au succès de l’Occident chrétien. Cette évolution
était inexplicable pour la plupart des philosophes musulmans en
raison de leur conviction inébranlable que l’islam, dernière reli-
gion abrahamique, était supérieure à toutes les précédentes et avait
reçu la toute dernière révélation de Dieu, qui devrait logiquement
être la plus exacte, et que ceux qui acceptaient cette révélation de-
vaient de toute évidence surpasser dans leurs accomplissements
les adeptes des versions plus anciennes, à savoir les chrétiens et les
juifs. Mais la réalité était différente de ces constructions intellec-
tuelles et théoriques.

150
En termes strictement économiques et technologiques, ce nou-
veau monde moderne des juifs et des chrétiens semblait supérieur
au monde de l’islam traditionnel. Ainsi, le rôle de l’islam tradition-
nel dans la vie culturelle et spirituelle de ses adeptes était remis
en question, tout comme sa nécessité pour les États musulmans
en tant que partie intégrante de la structure étatique. C’est cette
pression de l’Occident « chrétien » et la réceptivité des sociétés
musulmanes à son égard qui ont conduit à la formation d’idéolo-
gies islamistes radicales visant à purifier les communautés musul-
manes de l’influence spirituelle néfaste de l’Occident « chrétien »
ou « païen », à vouloir renvoyer les colonisateurs et les « croisés »
et à faire revivre le seul système étatique correct : le califat, État
religieux unitaire.

Au même moment, la confession islamique minoritaire, le


chiisme, a obtenu le plus grand succès dans cette entreprise
radicale, si naturelle à une religion abrahamique. Contrairement
à la majorité sunnite, les chiites attachent une grande importance
à la lignée d’un prophète théologien particulier et exigent un cer-
tain niveau de formation et d’apprentissage théologique islamique
avant de pouvoir exercer une influence : du simple mollah au
grand ayatollah.

Ainsi, dans l’islam chiite, surtout dans sa version la plus répan-


due, il existe toujours une hiérarchie ainsi que le culte du chef
spirituel. Ces facteurs, ainsi que les particularités de la société
iranienne, sa structure sociale et ses contradictions, ont permis à
l’ayatollah Rouhollah Khomeini, l’un des dirigeants radicaux du
chiisme iranien, d’établir un système politique semi-théocratique
dans lequel l’islam est redevenu, contre toute attente, une partie
intégrante de la structure de l’État iranien.

En tant que civilisation ancienne, l’Iran a toujours été moins


influencé par les idées fondamentalistes islamiques que d’autres
parties du monde islamique. Les directives islamiques étaient

151
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

moins rigoureusement respectées en Iran et dans les territoires


culturels sous influence iranienne : par exemple, l’interdiction de
représenter des personnes et des animaux était presque totale-
ment enfreinte. Cependant, la conquête de l’Iran par les Safavides
au XVIe siècle et la transition vers le chiisme ont fait que le clergé
a joué un rôle particulier dans la culture iranienne.

Le culte des dirigeants a conduit d’abord à la formation de


l’idée de la figure sainte de l’imam dans le chiisme, puis à l’idée
messianique que le dernier et douzième imam al-Mahdi n’est pas
mort mais s’est caché et qu’il réapparaîtra à la fin des temps. L’idée
générale de la recherche du Messie, combinée à l’admiration de la
culture persane traditionnelle pour le charisme et les talents ora-
toires, a contribué à créer des cultes locaux de théologiens autoch-
tones.

L’ayatollah Rouhollah Khomeini est un exemple frappant de ce


type de culte. Souvent présenté comme faisant partie du Moyen-
Âge islamique, ce culte est pourtant rendu possible dans les condi-
tions exclusivement modernistes de l’Iran du XXe siècle.

Les racines de la révolution de 1978-79 ne se trouvaient pas dans


la religion, mais dans le système social. De nombreux chercheurs
(en particulier parmi les émigrants iraniens) s’opposent catégori-
quement à l’appellation « islamique » de la révolution iranienne,
expliquant que l’indignation qui a conduit à la révolution a été lar-
gement provoquée par des facteurs socio-économiques et, surtout,
par l’humiliation liée à la colonisation de l’Iran depuis la fin du
XIXe siècle.

En effet, la situation de l’Iran au XIXe siècle, au bord de la


désintégration, et la dépendance du sud de l’Iran vis-à-vis de la
Grande-Bretagne, et de tout le nord de l’Iran vis-à-vis de la Rus-
sie, ont laissé un profond sentiment d’humiliation dans la société
iranienne.

152
La société iranienne n’a jamais pris au sérieux la situation se-
mi-coloniale de son pays. La religion, cependant, a joué un rôle
mineur dans ce ressentiment. Contrairement aux Frères musul-
mans, le mouvement anticolonial iranien s’est davantage appuyé
sur l’identité sociale et (plus tard) nationale que sur l’islam. Tel a
été le cas lors de la première révolution iranienne de 1905-1907,
ainsi qu’en 1953, lorsque la tentative de nationalisation de l’indus-
trie pétrolière menée par le Premier ministre Mohammad Mos-
sadegh s’est transformée en un coup d’État organisé par les ser-
vices de sécurité britanniques et américains.

Dans la première moitié du XXe siècle, la société iranienne a


connu des projets de modernisation, dont les plus importants ont
été entrepris par Reza Chah dans les années 1920-30. Reza Chah
a notamment lutté activement contre le clergé chiite, cherchant
à remplacer l’identité religieuse par le nationalisme iranien. Plu-
sieurs chercheurs pensaient qu’après les réformes de Reza Chah et
après presque quarante ans de règne de son fils Mohammed Reza
Chah, l’identité islamique cesserait enfin de jouer un rôle signifi-
catif dans la politique nationale iranienne.

L’ayatollah Khomeini leur a prouvé le contraire. Engagé avec


enthousiasme dans le courant socio-économique et anticolonial,
Khomeini a proposé à la société iranienne un programme destiné
à pallier l’échec rencontré par la dynastie des Pahlavi, qui avait pour
objectif de construire une nouvelle identité nationale impériale.

La majorité des Iraniens qui ont soutenu ce « nouveau Mahdi »


ne s’attendait pas sérieusement à ce que le principe du « Velayat-e
faqih » (la règle des théologiens islamiques) soit appliqué. Pour
eux, Khomeini symbolisait une nouvelle réponse offensive au co-
lonialisme occidental, qui semblait fonctionner. Beaucoup d’entre
eux auraient accepté tout ce qui pouvait fonctionner à ce mo-
ment-là.

153
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Khomeini s’est présenté comme un leader « antimonarchiste,


anti-impérialiste et objectivement progressiste » enveloppé dans
un vêtement religieux, mais il s’agissait en fait d’un leader religieux
fondamentaliste enveloppé dans un vêtement anti-impérialiste. Il
avait réussi à faire de l’islam le pouvoir politique en Iran, comme
l’aurait fait tout musulman fidèle. L’islam était sur le point de rem-
plir sa mission avec un masque anticolonialiste. Le virus s’activait
au bon moment.

L’Iran développait désormais une nouvelle réponse, agressive et


cohérente, au colonialisme occidental. À la fin des années 1970, le
colonialisme était mal perçu par les Iraniens en raison du contrôle
européen continu sur les revenus pétroliers iraniens (dans le cadre
d’une concession forcée par l’Anglo-Iranian Oil Company) et de
l’expansion culturelle des valeurs occidentales jugée inappropriée.
Dans ce contexte, Khomeini et d’autres autorités islamiques ont
même employé un terme spécial pour décrire les « flagorneurs oc-
cidentaux ». En farsi, ce terme se prononce « gharbzadegi » et peut
être traduit en français par « Occidentalite ».

Les Iraniens qui espéraient que Khomeini les libère du colo-


nialisme occidental ont été largement satisfaits. Cependant, après
son arrivée au pouvoir, tout en mettant en œuvre le programme
anti-occidental, Khomeini a réussi à faire ce qu’un vrai leader isla-
mique est censé accomplir. Il a transformé le pays en une théocra-
tie. Le virus du monothéisme avait de nouveau frappé après avoir
attendu patiemment son tour.

L’État islamique
La dernière tentative de réunification du séculier et du spirituel
au sein d’un seul État panislamique, entreprise par l’idéologie po-
litique islamique, a conduit à la création de l’État islamique (ISIS)
sous forme d’organisation.

154
Le projet assimile nombre d’idées des mouvements précédents.
Il a un caractère anticolonial, qui se manifeste par la promotion
active de l’anti-occidentalisme et la lutte contre Israël en tant que
progéniture coloniale de l’Occident (cette activité est appelée « Ji-
had contre les croisés »).

De nombreux commentateurs ont décrit l’émergence de l’ISIS


comme une réaction directe à la tradition coloniale du Moyen-
Orient. Ce n’est pas faux. La promotion active de l’anti-américa-
nisme et la lutte acharnée contre Israël, défini comme un rejeton
colonial de l’Occident, apportent une preuve solide à cette expli-
cation.

Les projets des partisans de l’ISIS étaient idéologiquement plus


ambitieux que ceux des premiers salafistes. Ils n’avaient pas l’inten-
tion de créer le lieu de l’islam pur, mais de faire revivre la pureté
de l’islam dans le « monde de l’islam », à savoir dans les territoires
de l’ancien califat arabe et dans d’autres régions où les musulmans
étaient installés en grand nombre. Cette distinction était subtile,
mais pragmatique sur le plan politique, compte tenu de la forte
probabilité d’échec du prototype original.

C’était là l’exemple tangible d’un projet islamique « normal », au-


quel tout vrai croyant devrait aspirer. Il se distingue de la majorité
des autres projets religieux par l’ampleur de son ambition, mais
son idée maîtresse est commune à tous les mouvements religieux
monothéistes : la religion et la politique doivent ne faire qu’un,
les règles religieuses doivent devenir les lois de l’État. Dans le cas
de l’islam, cette conception est particulièrement claire, puisqu’elle
avait déjà été mise en œuvre au début du califat et pourrait l’être
à nouveau.

L’ISIS ressemble plus au wahhabisme qu’à des mouvements mo-


dernistes tels que les Frères musulmans ou la Révolution islamique
iranienne. Les partisans du renouveau du califat sont issus des mi-
lieux salafistes, qui trouvent le véritable islam dans l’interprétation

155
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

littérale des textes sacrés et dans un renouveau des usages sociaux


du VIIe siècle.

Le renouveau islamiste
De nombreux mouvements islamistes sont apparus en réaction
à des problèmes sociaux et économiques tels que le chômage des
jeunes et la pauvreté. Pourtant, les mouvements islamistes ne se
limitent nullement aux pays pauvres ou aux groupes défavorisés et
marginalisés, et ne sont pas tous extrémistes ou révolutionnaires.
En fait, les membres de ces mouvements sont généralement très
instruits, principalement dans les domaines laïques, grâce aux
projets de modernisation menés par l’État. Les partis islamistes
traditionnels, en particulier, sont généralement dirigés par des
jeunes hommes et des jeunes femmes qui sont des professionnels
accomplis, titulaires de diplômes d’études supérieures.

Pour certains, la montée de l’islamisme est la conséquence di-


recte de l’échec du panarabisme au Moyen-Orient arabe et du na-
tionalisme laïque dans le monde islamique. Lorsque leur identité
arabe ou nationale s’effondre, d’après ce point de vue, les habitants
de ces pays se tournent vers l’islamisme comme substitut. Néan-
moins, les formes antérieures de nationalisme dans les pays isla-
miques étaient également influencées par la religion. Par ailleurs,
les institutions publiques de ces pays ont réglementé et influencé
les manifestations légales de l’islam, notamment par le biais de
leur instruction publique.

En plus d’avoir été politisé par des mouvements d’opposition et


des gouvernements dans la seconde moitié du XXe siècle, l’islam a
également connu un renouveau lié aux transformations éducatives,
démographiques et sociales. En réalité, c’est un renouveau social.

Une nouvelle génération est arrivée à l’âge adulte dans les années
1960 sans avoir connu le colonialisme directement, seulement ses

156
répercussions à long terme, mêlées à certains avantages. L’accès
généralisé à l’éducation et la plus grande disponibilité de la littéra-
ture islamique leur ont également donné l’occasion de se forger
leurs propres interprétations de l’islam. Les musulmans pouvaient
étudier le Coran et la Sunna sans la médiation des oulémas, qui
proposaient une interprétation plus institutionnalisée de l’islam.
Mohammed lui-même aurait pu approuver ce changement.

Les innovations technologiques ont permis à certains des pré-


dicateurs islamiques les plus populistes d’être entendus ou lus, et
même de gagner des adeptes dans le monde entier. Dans les an-
nées 1970, l’ayatollah Khomeini et le prédicateur égyptien Cheikh
Kichk diffusaient tous deux leurs discours et sermons par le biais
de cassettes. Dans les années 1990, la télévision et l’internet ont
ouvert un accès international aux idées de l’islam. À la fin des an-
nées 1990, l’Égyptien Amr Khaled est devenu l’un des nombreux
prédicateurs populaires bénéficiant d’une diffusion mondiale.
Son site web publiait des conseils pour vivre l’islam comme un
principe éthique général.

Au XXIe siècle, de nombreux musulmans occidentaux ne sont


toujours pas pleinement intégrés dans la société américaine et
européenne. Beaucoup d’entre eux ont conservé des liens étroits
avec leur pays d’origine. De jeunes musulmans occidentaux ont
commencé à se fier à des autorités religieuses autoproclamées qui
n’étaient pas liées aux institutions traditionnelles d’enseignement
de l’islam, comme leurs pairs chrétiens américains le faisaient déjà
avec la droite chrétienne. Pour cette jeune génération, les opinions
officielles sur la doctrine islamique (autrement connues sous le
nom de fatwas) tendent à représenter l’islam comme une commu-
nauté morale plutôt que politique.

C’est dans ce contexte que les attentats du 11 septembre 2001


ont eu lieu. Ils ont été perpétrés par Al-Qaïda, une organisation
islamiste transnationale radicale fondée et promue à la fin des

157
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

années 1980 en Arabie saoudite. Oussama Ben Laden, son chef,


considérait que le monde était divisé par une guerre entre les
musulmans d’une part, et les « croisés et sionistes » d’autre part.
Cette idée a été renforcée par l’invasion de l’Afghanistan par les
États-Unis en 2001, la guerre en Irak en 2003 et le conflit qui se
poursuit entre la Palestine et Israël. Ces événements peuvent être
considérés comme les prémices d’une nouvelle ère meurtrière du
terrorisme islamique.

PARTIE V. CONTINUITÉ ENTRE TOUS


LES TERRORISTES RELIGIEUX

Riposter au terrorisme islamiste


2015 fut une année sombre en Europe, et particulièrement en
France. Le 7 janvier 2015, les fondamentalistes islamiques ont as-
sassiné douze personnes qui travaillaient au magazine satirique
Charlie Hebdo à Paris. Le journal avait fréquemment publié des
caricatures se moquant de sujets religieux et de figures d’autorité
islamiques, dont le prophète Mohammed. De telles représenta-
tions sont inacceptables dans l’islam.

Quatre jours plus tard, près de quatre millions de Français (dont


un million et demi à Paris) sont descendus dans la rue pour ma-
nifester leur solidarité avec les victimes de la terreur. La semaine
suivante, un nouveau numéro de Charlie Hebdo est sorti, avec en
couverture une nouvelle caricature du prophète Mohammed, qui
a suscité l’indignation et des protestations au Pakistan, en Turquie,
en Afghanistan et en Jordanie.

La vague d’attentats meurtriers du XXIe siècle sur une grande


variété de cibles, dont Charlie Hebdo, était imminente depuis un
certain temps. Il semblait probable que le monde laïque moderne
serait visé directement et à maintes reprises par les attaques vio-
lentes et meurtrières de la foi fondamentaliste.

158
Cela s’est avéré être le cas. À la fin de la même année et éga-
lement à Paris, le 13 novembre 2015, les terroristes ont tué 130
autres personnes, pour la plupart des jeunes, au cours de six at-
tentats coordonnés mais distincts qui se sont déroulés pendant
une demi-heure dans différents quartiers de Paris, dont le théâtre
du Bataclan, où 90 personnes sont mortes. Les actes différaient
considérablement de ceux du 7 janvier par leur intention et leur
ampleur. Les meurtres du Charlie Hebdo visaient des personnes
accusées d’avoir insulté le prophète Mohammed. Les attaques au
Bataclan et dans les restaurants voisins, quant à elles, visaient à
tuer quiconque se trouvait sur leur passage, bien qu’un groupe se
faisant appeler l’Armée de l’islam ait déclaré en 2011 aux services
de sécurité français qu’une attaque du Bataclan était prévue parce
que ses propriétaires étaient juifs.

Il n’y a pas eu de manifestations après les attentats du 13 no-


vembre en France. Les gens étaient terrifiés, nombreux étaient
ceux qui semblaient perdre espoir, comme figés par la peur au
bord d’un précipice. La population est également devenue plus ré-
ticente. Une question a circulé dans tous les esprits, sans trouver de
réponse satisfaisante : à quoi pensaient les terroristes kamikazes ?
Ces jeunes Français ont été élevés dans le milieu culturel français,
dans des écoles et des collèges ; comment pouvaient-ils tuer si
facilement, si calmement, si sadiquement leurs concitoyens sans
défense, y compris d’autres musulmans ? Peut-être que le choc a
été salutaire, en faisant comprendre aux gens ordinaires l’essence
de la terreur lorsqu’elle est utilisée comme arme politique.

Après que les caricatures ont été publiées à nouveau en sep-


tembre 2020 par Charlie Hebdo pour marquer le procès des per-
sonnes accusées du premier acte terroriste cinq ans plus tôt, un
enseignant de géographie, Samuel Paty, qui a montré les carica-
tures à ses élèves le mois suivant dans le cadre d’un cours d’ins-
truction civique pour toutes les écoles primaires et secondaires

159
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

françaises, a été décapité dans la rue par un homme de 18 ans qui


a crié « Allahu Akbar » en l'attaquant. L’agresseur musulman, ori-
ginaire de Tchétchénie, a été abattu par la police après l’incident.

Les terroristes qui ont perpétré ces actes ne sont pas des psycho-
pathes ; ce sont des gens normaux, mais ils croient que leur corps
appartient entièrement à la Oumma, la communauté musulmane
mondiale, et qu’il devrait être sacrifié sans hésitation si jamais la
Oumma est en danger. Les kamikazes et les décapitateurs, issus
de pays pauvres et sous-développés, sont identifiés comme des
« armes de guerre ». Cela leur permet de se fondre dans le décor
des nations choisies pour leur auto-immolation terroriste. Presque
tous sont sous le contrôle d’autres personnes qui restent cachées.

Les kamikazes ne tuent pas dans un accès de passion ou de


colère. Ils le font dans un effort calme et délibéré de montrer qu’ils
sont déterminés à payer le prix ultime pour anéantir le statu quo
et les valeurs des sociétés laïques.

Les terroristes ne sont pas des marginaux, des drogués ni des


parias ; bon nombre d’entre eux font partie de l’élite parmi ceux
qui ont reçu la même éducation religieuse. Les meilleurs élèves
sont ceux qui ont rejeté toutes les choses matérielles de ce monde
dans la poursuite d’un rêve spirituel et ont adopté la religion avec
passion, désintéressement et amour. Ils vivent de la foi, comme les
croisés le prétendaient au début du dernier millénaire.

Les terroristes religieux ne sont pas des lâches. Ce sont au


contraire des personnes motivées, cohérentes et courageuses qui
font ce qu’elles pensent être juste. Les politiciens, en particulier les
dictateurs, ne sacrifient que la vie des autres, mais les terroristes
religieux sont également prêts à sacrifier la leur. Ils sacrifient leur
vie pour leur Dieu. Leurs coreligionnaires les considèrent comme
des martyrs. Si chaque croyant prenait sa foi autant au sérieux,
chacun ferait de même, et le monde entier serait en difficulté.

160
Les vrais croyants ne sont conscients de rien d’autre que de leur
foi. Thomas More l’aurait certainement compris. Le terrorisme is-
lamique est le seul moyen de faire de la place à Dieu. Tout le reste
est secondaire et donc sans importance. D’un point de vue pro-
fondément religieux, cette attitude est totalement justifiée : Dieu
a besoin de place. Certains affirment même que les terroristes
prennent un plaisir particulier à provoquer la terreur humaine et
l’agonie parce qu’ils y voient la manifestation d’une puissance su-
périeure universelle et essentiellement indicible.

Seul l’islam est actuellement une puissance terroriste mondia-


lisée et active, ce qui représente un attrait pour les vrais croyants.
Il est difficile de nier que l’islam demeure la religion la plus solide
et la plus séduisante de notre époque. Elle a généré une énorme
vague de ferveur religieuse et de dévotion chez un grand nombre
de musulmans particulièrement jeunes et impuissants qui, jusqu’à
très récemment, restaient passifs. Elle a réussi à rallier des millions
de nouveaux militants. Le succès de l’islam est particulièrement
évident lorsque, chaque année, des milliers d’Européens se conver-
tissent à l’islam et que des milliers d’« anciens » et de « nouveaux »
musulmans rejoignent les rangs des terroristes. Et ce, malgré les
sanglants attentats terroristes des vingt dernières années.

Des commentateurs ont également remarqué que le terrorisme


islamiste des trente dernières années est en grande partie dû au
sentiment que l’islam est engagé dans une guerre sainte perma-
nente contre ce qu’il perçoit comme les « ennemis de Dieu » qui
l’entourent. Cette phrase est revenue fréquemment au cours des
années 1990 dans les procédures judiciaires et les déclarations
politiques des dirigeants iraniens, qui présentaient les États-Unis
comme le principal ennemi de Dieu. Toutefois, l’idée que Dieu a
des ennemis et qu’il a donc besoin de l’aide de l’homme pour les
identifier et les combattre n’est pas propre à l’islam. On la retrouve
dans l’Ancien et le Nouveau Testament, ainsi que dans le Coran et
les textes hébraïques.

161
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Si les combattants qui mènent la guerre en faveur de l’islam,


c’est-àdire la guerre sainte « dans la voie de Dieu », se battent pour
Dieu, il s’ensuit que leurs adversaires se battent contre Dieu. Or,
comme Dieu est en principe le souverain, le chef suprême de l’É-
tat islamique, il est évident que c’est lui qui commande l’armée. Le
devoir des soldats de Dieu est de tuer autant d’ennemis de Dieu
que possible.

D’aucuns ont affirmé que le terrorisme islamique était le pro-


duit de l’islamophobie. Or, l’islamophobie est la réaction face au
terrorisme et à la criminalité tels qu’ils sont perçus. Au moins 65%
des détenus dans les prisons françaises sont des immigrés de pays
musulmans (La loi française interdit la publication de statistiques
officielles dans ce domaine). Au-delà de la France, l’argument se-
lon lequel le terrorisme islamique est causé par une islamophobie
préexistante s’effondre car une grande partie des terroristes
condamnés sont des immigrés de pays musulmans.

De nos jours, en ce début de XXIe siècle, il existe très nettement


un problème de terrorisme islamiste exporté du Moyen-Orient, et
une étrange fascination pour l’organisation d’attaques terroristes
en Europe.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a 900 ans, une nette ten-
dance aux attaques terroristes chrétiennes générées en Europe a
vu le jour et s’est poursuivie pendant plusieurs siècles. Au cours
des deux millénaires qui ont précédé l’arrivée du christianisme,
le Moyen-Orient a connu une longue période de violence tribale
de la part des Israélites. Le tout, et plus encore, au nom de Dieu.
Aujourd’hui, ce problème, qui se présente comme un jihad contre
l’Europe, doit être traité et résolu.

Encore une fois, le principe sous-jacent de l’islam n’est guère


différent de ceux qui ont déjà été examinés, à savoir le judaïsme
et le christianisme. Malgré leurs inimitiés, on perçoit, au cours de
presque trois millénaires, que la famille d’Abraham est en guerre

162
contre elle-même, alors même que chacun de ses membres lutte
pour établir un contrôle total dans ses sphères d’influence et
au-delà, partout dans le monde.

Dans le contexte actuel, on pourrait voir de nombreuses simi-


litudes avec l’environnement politique, culturel et social de Rome
qui a conduit à la chute de l’Empire romain, dépeint à l’époque
et plus tard comme un déclin moral, et considéré par certains
comme le résultat de la politique d’ouverture et de tolérance de
l’empire à l’égard des religions qui ne partageaient aucune de ces
caractéristiques. Le virus de la religion profite invariablement de
la faiblesse et de la dégénérescence sociale d’une communauté. Le
terrorisme que la religion engendre ne sera pas vaincu tant que la
religion bénéficiera d’un statut privilégié dans les gouvernements,
les sociétés, les communautés et la vie des citoyens.

En analysant le terrorisme religieux


Le terrorisme religieux ne sera jamais éliminé à moins que ses
racines ne soient détruites. Ses racines prospèrent, se multiplient
et se répandent à l’endroit le plus logique et le plus probable : dans
les lieux sacrés de la religion elle-même.

Le terrorisme religieux n’a rien de mystérieux ; il a toujours


été le revêtement intérieur de la religion monothéiste. Il est lié
au phénomène même de la foi et au sentiment de culpabilité, son
proche parent. Dans les trois religions monothéistes, Dieu donne
et Dieu reprend. Le christianisme a mis fin à la pratique néo-
païenne consistant à placer dans le cercueil des objets précieux
qui pourraient être utiles au corps dans l’au-delà. Dans l’islam et
le christianisme, on croit fermement à la vie après la mort pour
l’esprit et non pour le corps comme récompense d’une vie juste,
fidèle et dévouée. Cette croyance transforme ces religions en un
culte de la mort car la vie perd toute valeur et seule la mort vous
ramène à la vie éternelle.

163
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Le mythe principal de toutes les religions monothéistes est la


thèse selon laquelle la vie vient de Dieu. Non pas de l’union d’un
homme et d’une femme, ni d’une cigogne ou d’un mûrier, mais
d’une divinité surnaturelle. Il s’ensuit que Dieu est libre de donner
mais aussi de reprendre ce qu’il a donné.

Le fait de s’appuyer sur le dogme religieux comme seule source


de véritable moralité inspire un rejet véhément des lois laïques et
justifie tout crime commis dans l’intention ordonnée par Dieu de
détruire les institutions laïques et sociales. C’est la version reli-
gieuse de l’alibi du crime passionnel.

L’absolutisme moral (qui sépare le monde entre le bien et le mal,


la sainteté et le péché, les croyants et les autres) engendre l’extré-
misme religieux et l’application impitoyable des lois religieuses.

On pourrait même être pardonné d’avoir de la compassion en-


vers les terroristes. Les vrais croyants ont toujours mené une vie
difficile en essayant de concilier les différences flagrantes entre les
commandements de Dieu et les principes moraux religieux, d’une
part, et la réalité quotidienne, d’autre part. Ils refusent le moindre
doute sur les principes sous-jacents de la religion, qui donnent
un sens à leur vie, et sont très gênés par ce qu’ils voient dans la
rue, surtout dans les pays développés. Ils sont agressifs à l’égard
des non-croyants par crainte de voir leurs convictions démenties.
En réalité, s’il est possible de vivre sans, pourquoi se soumettre à
toutes les épreuves et tribulations qui accompagnent la foi ?

Les terroristes estiment que le décalage entre la réalité quoti-


dienne et les attentes suscitées par leur foi indique qu’il y a un
problème avec la vie, et non avec leur foi. La vie refuse obstiné-
ment de s’amender selon les règles de leur dieu (qui n’a pas encore
fourni la preuve de son existence en dehors de l’esprit des fidèles).
L’impératif de protéger la pureté de leur foi ne leur laisse d’autre

164
choix que de mettre fin à leur vie. Ils suppriment leurs propres
doutes en tuant d’autres personnes par la même occasion.

Cette doctrine produit un fanatisme religieux pur et dur qui


mène rapidement au terrorisme. Une fois que l’on est terroriste,
on est en passe de devenir un kamikaze, ou son équivalent avant
l’ère des bombes.

Telle est l’essence du terrorisme religieux. C’est une fleur


vénéneuse dans le jardin de la religion, qui la sème, la féconde, la
soigne, la fait fructifier avec amour, et enfin la récolte.

Les terroristes n’attendent pas la venue du Messie ni le Jour du


Jugement dernier car ils se précipitent déjà vers ces récompenses
aussi vite qu’ils le peuvent. Il y a deux mille ans, c’est le christia-
nisme qui s’est battu pour l’égalité universelle selon sa conception
religieuse. Aujourd’hui, c’est l’islam politique qui se bat pour l’éga-
lité universelle selon sa propre conception religieuse.

Nous ne pouvons pas blâmer des individus pour les attaques


terroristes à Paris, Londres, Madrid, Bruxelles, New York, en In-
donésie et dans de nombreux pays africains, mais nous devons
blâmer les religions monothéistes. Les exemples que nous venons
d’évoquer marquent le point de départ d’une plus grande tempête
mondiale. Si nous ne nous défendons pas à temps, cette tempête
nous engloutira tous complètement.

Comment éliminer le terrorisme religieux


Nous avons manqué notre chance de mettre fin au terrorisme
en amont, quand il n’était pas encore très répandu. La situation
actuelle est bien pire que celle décrite par les médias.

Le nombre de personnes prêtes à devenir des « martyrs » et


à sacrifier leur vie pour leur foi ne cesse d’augmenter. C’est une

165
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

épidémie religieuse, un Covid-19 terroriste. Plus inquiétant en-


core, ceux qui se préparent à devenir des martyrs ont aussi de plus
en plus de partisans passionnés.

Les conséquences tragiques de la «guerre contre le terrorisme»


menée par les États-Unis sont évidentes. Au début de la lutte, les
groupes fondamentalistes étaient réduits et les actes de terreur re-
ligieuse peu nombreux et distincts. Moins de vingt ans plus tard,
le fondamentalisme islamique a su acquérir une vaste influence
dans les sociétés musulmanes et a suscité une inquiétude voire
une détresse considérable dans les sociétés occidentales. Toute
une infrastructure terroriste religieuse a été créée dans certaines
parties de l’Irak, de la Syrie, de l’Afghanistan, de la Somalie, du
Mali, et du nord du Nigeria, atteignant son apogée en 2014. Ses
pertes depuis lors, surtout en 2019, l’ont contraint à se retirer de la
plupart de ces régions. Cependant, elle demeure en Irak, d’où elle
attend son heure et rassemble ses forces pour progresser, compte
tenu des avantages indéniables qu’a apportés l’incohérence de la
politique étrangère américaine au cours des deux dernières an-
nées. Le parasite peut attendre aussi longtemps qu’il le faut.

Les politiciens jurent que les terroristes seront attrapés et punis,


mais c’est futile. Ces derniers veulent vraiment servir de martyrs
et ils n’ont pas peur de mourir. Peu de terroristes sont capturés vi-
vants ; ils savent très bien que la résistance est inutile et préfèrent
tous mourir en martyr plutôt que de continuer à vivre.

Si nous continuons à nous attaquer au terrorisme de cette ma-


nière, nous ne l’achèverons jamais. Aucune armée n’est à la hau-
teur de l’engagement de ces personnes très motivées qui rêvent de
sacrifier leur vie. Les marches de solidarité envers les victimes ne
changeront rien, même si toute la population européenne descen-
dait chaque jour dans la rue.

166
Nous n’éradiquerons pas le terrorisme en traitant ses symp-
tômes (là où il fait mal), mais en considérant la religion dans son
ensemble, c’est-à-dire le « monde du terrorisme » et le « monde de
la religion », qui sont indissociables.

La lutte contre le terrorisme consiste à laïciser la société et à


priver la religion de tout statut particulier. Il s’agit d’un combat
entre la pensée rationnelle et une chimère mystique. On le gagne-
ra à condition de ne plus croire aux affirmations selon lesquelles la
religion monothéiste crée une forme particulière et inconcevable
de spiritualité, de morale divine absolue et de vie après la mort au
paradis. Ces affirmations encouragent les religions à se comporter
comme un virus, à infiltrer toutes les cellules vitales de l’organisme
social : l’éducation des enfants, l’enseignement, la politique, l’ar-
mée, et même les lieux de sépulture. Elles sèment ainsi partout les
germes de futurs conflits.

Imaginez qu’il n’y ait pas de paradis...


Il n’est pas nécessaire que la religion réglemente la vie publique :
les valeurs humaines comprennent le respect de l’humanité, la
méritocratie, la tolérance et la liberté, mais il n’y a aucune raison de
croire que le paradis ou l’enfer existent en un sens métaphysique.

Tous les sacrifices sont vains : le paradis n’existe pas, n’a jamais
existé et n’existera jamais. Une croyance passionnée en l’existence
du paradis n’est pas une lueur d’espoir. C’est un mythe, qui a volé
en éclats tout comme les ceintures des Shahid.

L’extrémisme vacille et s’efface dès que l’aura de la religion s’es-


tompe et que la croyance inébranlable qu’un dieu Big Brother
vengeur et protecteur nous attend au paradis disparaît.

Contrairement à la propagande religieuse, la propagande laïque


est inefficace et ne peut exercer son influence que si les gouverne-
ments s’en mêlent. Au fil des siècles, la Renaissance, les Lumières

167
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

et le libéralisme démocratique se sont combinés pour contraindre


les gouvernements à défendre des valeurs humaines, et non celles
de quelque religion que ce soit, qu’elle soit juive, chrétienne ou
musulmane.

Seul un gouvernement lucide et intelligent peut empêcher la


sacralisation de l’existence humaine et faire de la laïcité une prio-
rité politique. Les citoyens seront plus équilibrés et plus heureux
une fois qu’ils auront retiré tout ce qui est prétendument saint et
sacré. L’agnosticisme et l’athéisme pourraient même redevenir
populaires. Seuls les gouvernements peuvent enlever le finance-
ment public à la religion et lui retirer son statut, son soutien et
son respect formel dans la société. Il ne s’agit pas pour les gouver-
nements laïques de refuser le fait que certains citoyens puissent
être religieux. Ceux qui veulent vraiment croire et ressentent le
besoin d’une vision idéaliste du monde et de l’argument de la
« Cause première » n’en souffriront pas le moins du monde ; ils
peuvent s’accrocher à leur croyance en un Dieu abstrait. Toutefois,
le gouvernement doit remettre la religion à sa place et confirmer
qu’elle est l’affaire personnelle de chaque individu, en évitant idéa-
lement d’en faire un sujet de conversation normal en société.

La majorité des gouvernements occidentaux soutiennent nomi-


nalement le principe de la séparation de l’Église et de l’État afin de
maintenir une position neutre à l’égard des cultes religieux et de
garantir la liberté religieuse. Toutefois, à bien des égards, la réalité
est loin d’être à la hauteur de l’idéal.

Sinon, pourquoi les gouvernements exigeraient-ils que l’on obéisse


à des règles laïques universelles tout en reconnaissant et en auto-
risant les lois religieuses ? Le gouvernement devrait traiter chaque
culte religieux avec la même déférence et la même indifférence.

N’est-il pas évident que les dangers de la préservation et de la


promotion de l’extrémisme augmentent à chaque conversation sur

168
la protection ou le respect des religions ? Devrions-nous protéger
l’organisation terroriste nigériane Boko Haram ? C’est en son nom
que l’on trouve l’indice de sa principale politique d’interdiction
de l’enseignement laïque. Pourquoi sommes-nous étonnés de voir
qu’ils capturent des écolières et en font des prostituées pour les
soldats ?

Le politiquement correct peut être considéré comme un trait


culturel approprié d’une société tolérante et respectueuse, sou-
cieuse de ne pas provoquer une hostilité inutile ou un mauvais
sentiment à l’égard de certaines communautés ou de certains
intérêts. Cependant, la tolérance est parfois mal appliquée, ce
qui peut susciter du ressentiment parmi les communautés non
concernées ou qui estiment qu’elle n’est pas justifiée. La religion
occupe une place importante dans cette affaire, car la démocratie
libérale enseigne une tolérance particulière à l’égard de la pratique
de la foi religieuse, considérée comme un droit fondamental. Il est
peut-être temps que ce privilège soit abandonné.

Jusqu’où faut-il accorder ce respect et cette tolérance ? Les


chrétiens devraient-ils, par exemple, suivre les conseils de Jésus
et tendre l’autre joue lorsqu’ils sont menacés ou attaqués dans la
rue ? Le politiquement correct semble actuellement vouloir ap-
pliquer à tort les aspects les plus fragiles de la démocratie libérale
à des situations déjà tendues. Il affaiblit les liens qui unissent la
société et déchire les composantes de sa culture, ce qui permet à
l’intolérance et aux nouveaux préjugés de remplacer plus facile-
ment ceux qui ont été éliminés.

La seule relation vraiment saine qu’un gouvernement puisse


avoir avec les organisations religieuses est une relation inexistante.
Même l’Égypte, terre traditionnelle de l’islam, l’a reconnu. Une so-
ciété laïque saine se réalisera une fois que les ministères publics et
les comités pour la religion seront abolis.

169
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Les grandes religions et les grands empires religieux ne se


construisent et ne s’effondrent que de l’intérieur. Le christianisme,
qui a joué un rôle prépondérant dans le déclin et la chute de l’Em-
pire romain en apparence inébranlable, a également lui-même
décliné à l’aube de la civilisation occidentale, grâce aux Lumières
et aux valeurs libérales qu’elles ont inculquées, privilégiant l’indi-
vidu par rapport au collectif. Ce n’était pas une si mauvaise nou-
velle pour la société, car une société saine prospère lorsque tous
ses membres se portent bien et lorsque les cas où l’on sacrifie son
bonheur personnel pour le bien de la société restent exceptionnels.
Les ambitions politiques et les tendances extrémistes du christia-
nisme se sont désintégrées en même temps que ses congrégations.
Nous devrions tirer des leçons de cette réussite.

Les musulmans voient le monde comme toute personne pro-


fondément religieuse. Ils ne sont pas du tout convaincus par l’ar-
gument selon lequel, puisque les anciens chrétiens et juifs ne se
soucient plus que nos dieux soient bafoués et critiqués, ils de-
vraient nous laisser nous moquer des leurs. Les chrétiens voyaient
le monde exactement de cette façon et ils n’auraient guère toléré
que quelqu’un tourne en dérision Jésus-Christ ou fasse des bla-
gues sur lui au Moyen-Âge.

Le poids du soutien aux valeurs religieuses de l’islam est encore


considérable lorsqu’il se heurte aux valeurs laïques. Il s’agit mani-
festement d’une émotion forte et populaire, qui a pratiquement
disparu dans le christianisme et le judaïsme des démocraties li-
bérales. L’histoire des Abrahams se caractérise par de nombreux
contretemps. Le choc des cultures spirituelles risque de se pour-
suivre.

Il n’existe pas de moyen rapide ni facile pour contourner la seule


solution réaliste, qui consiste à faire en sorte que la religion mo-
nothéiste soit reléguée en marge de la société, du gouvernement et
des lieux privés où la liberté de culte est toujours garantie. Ce sera

170
une tâche longue et difficile. Mais c’est le seul moyen de rendre la
vie meilleure et plus harmonieuse aux générations à venir.

Lancer une nouvelle ère laïque


Certains chrétiens pensent que le christianisme en Europe a
gagné en souplesse et en compassion, qu’il a même trouvé sa place
et sa raison d’être. Selon eux, les terribles crimes des Croisades, de
l’Inquisition et d’autres génocides d’inspiration chrétienne appar-
tiennent au passé, constituent une aberration inouïe et un mau-
vais rêve.

D’autres affirment que dans la majorité des pays occidentaux, le


christianisme a tout simplement été marginalisé. La pratique du
culte chrétien dans les pays traditionnellement chrétiens a forte-
ment diminué au cours du dernier siècle dans la plupart des pays
d’Europe et aux États-Unis, et le nombre d’agnostiques et d’athées
a augmenté. En outre, le manque d’attrait du christianisme semble
être lié à l’âge, les plus jeunes étant les moins religieux et les plus
âgés comptant le plus grand nombre d’adeptes.

Le christianisme a certainement perdu du terrain, surtout en


Europe occidentale. Dans les bastions du catholicisme comme
la Pologne, l’Espagne et certaines parties d’Amérique latine, les
jeunes affluent pour saluer le pape en visite en raison de son sta-
tut de célébrité mondiale et de son attrait de Rockstar plutôt que
de son statut de chef de l’Église catholique. D’autres églises chré-
tiennes sont dans une situation difficile en raison de ce qu’elles
appellent une crise de la foi. Même l’ancien archevêque de Can-
terbury, ancien chef de l’Église d’Angleterre, Lord Williams, a an-
noncé en avril 2014 que la Grande-Bretagne actuelle n’était plus
une « nation de croyants » mais un pays « post-chrétien ».

Le christianisme prétend toujours être la source unique de la


véritable morale humaine, assurant qu’elle est absolue et divine.

171
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Comme le judaïsme et l’islam, il considère que la moralité pu-


blique est inadéquate, temporaire et qu’elle a besoin d’être mieux
réglementée.

Les dernières utopies sociales, le socialisme et le communisme,


ont hérité de l’idéologie chrétienne et prêchent maintenant des va-
leurs religieuses presque identiques sous des formes différentes.
Au cours de l’évolution de la société, certains penseurs roman-
tiques enthousiastes en ont eu assez d’attendre que le Messie re-
vienne et nous rachète, comme promis, et ont pris les choses en
main. Le Christ n’est jamais revenu et ils ont décidé d’essayer de
construire eux-mêmes le Royaume de Dieu sur terre.

Le Messie n’est pas venu. Le fait qu’il ne soit jamais venu re-
présente le plus grand défi à relever pour le récit judéo-chrétien.
Les croyants l’ont attendu si longtemps avec espoir, mais qui que
ce soit, c’était en vain. Non seulement il n’est pas venu pour nous
épargner l’adversité et donner un sens à notre existence, mais il
semble même qu’il n’ait jamais eu l’intention de venir.

Le Mashiach n’est pas venu apporter aux juifs la paix politique.


Les juifs n’ont pas entamé leur vie dans une société idéale régie
par la Torah, encore moins à partir de 1948. La seconde venue
du Christ n’a pas eu lieu, ni du vivant des premiers chrétiens qui
espéraient tant le voir, ni au cours des deux millénaires suivants
(à moins, bien sûr, qu’il nous ait échappé de façon inexplicable).
Nous sommes maintenant en 2020 et le Royaume de Dieu est tou-
jours un château dans les airs. Non seulement le mal existe tou-
jours dans le monde, mais il n’a pas diminué ; il pourrait même
avoir augmenté. Des morts et des souffrances inutiles continuent
de se produire et le péché est toujours aussi présent.

Peut-on donc nous pardonner de nous demander s’il y a une


véritable raison à la foi religieuse ? Ne pouvons-nous pas simple-
ment utiliser les critères universels ordinaires provenant d’autres
domaines de notre vie ?

172
N’est-il pas temps que l’humanité prenne la responsabilité de
son propre destin et apprenne à expier ses péchés sans l’aide pé-
nible et culpabilisante de Dieu, de Jésus, de Yahvé, d’Allah, de tous
les prophètes et les saints ? Et sans Dieu, existe-t-il réellement tant
de péchés à expier ?

Dans la seconde moitié du XXe siècle, il est finalement devenu


évident que le Royaume de Dieu ne peut pas être construit sur
terre. Le politiquement correct a acquis une grande influence dans
notre culture, ce qui a joué le rôle de seconde venue du Christ,
en mettant à l’épreuve les puissants, les riches et les intellectuels.
Tout est revenu à la case départ. Les puissants ont continué à créer
leurs propres valeurs et à vivre une vie personnelle épanouie.
Quant aux plus vulnérables, conscients de leur propre faiblesse, ils
ont tenté (souvent avec succès) de les culpabiliser en les accusant
de les exploiter et de ne pas se soucier d’eux.

Ce livre ne prétend rien résoudre, et encore moins détenir la


vérité absolue. Tout d’abord, il n’y a pas de vérité absolue, ni de
magie derrière une révélation divine. Les humains sont ce qu’ils
sont, ni bons ni mauvais. Rien ni personne ne peut les changer,
et encore moins les aider à devenir des dieux. Cela est impossible
aussi bien qu’inutile ; nous sommes les seuls humains qui ont
vécu, vivent et vivront sur cette planète.

Le système de valeurs susceptible d’être le plus efficace pour


l’humanité serait celui qui ne dépend ni de la religion ni de ses
chimères, ni de la promesse de vie après la mort, au paradis, en
enfer ou ailleurs...

« Imaginez qu’il n’y ait pas de religion. C’est facile si vous es-
sayez. Pas d’enfer en dessous de nous, au-dessus seulement le ciel. »

173
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

MILLE RÉPONSES
AU BESOIN DE
CROIRE

174
INTRODUCTION : DIEU, LE PIÈGE VIEUX COMME LE
MONDE ?

Depuis longtemps, l’imagination des hommes a peuplé le ciel de


créatures divines. Nous ne savons rien de ce qui a poussé les pre-
miers hommes à inventer ces idoles, dessinées dans les grottes, ou
même taillées dans la roche. Peut-être espéraient-ils affronter, de
cette manière, la toute-puissance de la nature, car l’invisible exerce
un attrait puissant sur l’esprit humain, qui le pousse à rechercher
le mystère et demander toujours plus de l’inconnu. Mais ils n’envi-
sageaient pas un seul instant que les dieux puissent n’être qu’un, ni
que l’un de ces dieux puisse se déclarer maître sur les autres.

En Occident, l’homme ne croit plus à ces forces dont il peuplait


la nature pour se rassurer. Les bois sacrés ont disparu de nos forêts.
Les nymphes ont quitté nos océans. De nos jours, les fleuves font
tourner les turbines des usines électriques, un peu moins notre
imagination. L’homme chauffe ses maisons, ses tours de bureaux,
et ses banques. Il les refroidit, quand il en a besoin, sans avoir be-
soin de faire appel au dieu des pluies. Bref, la nature a perdu ses
couleurs, et s’est désenchantée à nos yeux de modernes.

Mais sommes-nous moins croyants pour autant ? Je n’ai pas l’im-


pression. Dans notre explication du monde, les forces ont, certes,
laissé la place aux équations, les esprits aux molécules et aux ondes
gravitationnelles. Mais la science n’a pas fait disparaître ce besoin
irrépressible de comprendre, à l’origine de toute croyance.

Après tout, je peux comprendre que l’homme ait eu besoin de


dieux dans le passé. A la place de mes ancêtres, moi aussi, peut-
être aurais-je prié les divinités de l’orage. S’il avait fallu protéger
mes récoltes de la foudre, l’idée d’un dieu aurait pu m’apparaître
comme la bonne solution. Au fond, n’est-ce pas l’un des réflexes
les plus naturels ? Peut-être aurais-je supplié Athéna de m’aider à
la chasse, pour ramener du bon gibier à midi, ou déposé une pièce

175
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

en passant devant la statue d’Apollon, pour trouver une femme


avec qui me marier, qui sait ? Il fait partie des comportements hu-
mains, après tout, de vaincre l’incertitude par les moyens qui lui
sont propres. Et le besoin de croire est un instinct qui ne s’explique
pas aussi facilement qu’on le croit.

En tout cas, ce n’est pas notre besoin de croire que l’on peut
supprimer à la demande. Certains ont essayé, bien sûr, de tirer
un trait sur toutes les croyances passées. Les communistes, ou les
hommes du Reich, avaient leur idée pour effacer les religions de la
vie des hommes. En tentant d’agir sur sa nature avec leur idéolo-
gie mortifère, ils ont essayé de lui faire oublier ses besoins les plus
primitifs. Mais en dénaturant l’homme, ils ne voyaient pas qu’ils
marchaient dans les traces des pires sectes religieuses. Ne dit-on
pas qu’une religion est une secte qui a réussi ? De ce point de vue,
les idéologies politiques rivalisent, parfois, avec les pires dérives
religieuses. Ne sommes-nous pas soumis, en permanence, aux as-
sauts de fanatiques ?

Mais comment se fait-il que, parmi d’autres croyances, la


croyance en un Dieu unique continue de résister malgré tous les
bouleversements ? Regardez, la plupart de nos contemporains
sont aujourd’hui incapables d’envisager d’autres formes de divini-
tés et de spiritualité que celles présentées par les trois grandes reli-
gions. Le monothéisme a détruit toute once d’imagination chez les
hommes. Il leur serait à peine concevable, aujourd’hui, que Dieu
ne soit pas cette chose nébuleuse dont on leur parle depuis le ca-
téchisme et dont, au fond, l’existence ne leur pose même plus de
problème. La morale s’est chargée de faire avaler les principes de
la religion comme « la couche de miel blond et sucré » à laquelle
on mélange les médicaments pour les faire prendre aux enfants.
D’une certaine manière, le monothéisme est passé dans notre gou-
lot comme une potion magique, il s’est confondu avec notre vie au

176
point que l’on ne distingue plus aujourd’hui ce qui lui appartient
de notre propre civilisation occidentale.

Le monothéisme aurait-il, comme le prétendent certains, une


supériorité sur les autres croyances ? Il m’est arrivé d’entendre
ce propos, comme s’il était évident que le monothéisme était la
forme la plus « civilisée » de la croyance, ou, du moins, la plus
« rationnelle » d’entre toutes. Pour eux, le monothéisme se dis-
tingue des autres croyances car il ne relève pas de la peur, ou d’une
croyance en des forces surnaturelles, mais d’un choix : le mono-
théisme nous rendrait plus spirituels en intériorisant la foi, ai-je
ainsi entendu dire, il nous ouvrirait à des sphères d’intelligence
auxquelles nous ne pourrions pas avoir accès sans Dieu. Même les
plus grands scientifiques, comme Einstein, l’auraient reconnu à la
fin de leur vie, comme si cela prouvait quoi que ce soit ! De plus,
on pourrait dire qu’il est fort peu probable que durant les millé-
naires, nos illustres aïeuls aient été prisonniers d’une illusion...

Ces arguments deviennent bien plus sublimes, encore, dans le


domaine de la morale. Le dogme présente une solution idéale à
nos dilemmes moraux, disent-ils, elle nous permet de vivre plus
facilement en suivant ses commandements. En effet, ses règles
sont claires et précises. D’ailleurs, les juifs ne les résument-ils pas
en dix lois et six-cent treize bonnes actions ? Le cahier des charges
ne pourrait pas être plus simple, n’est-ce pas ? Toujours d’après ces
maîtres de la casuistique, la religion nous faciliterait la vie et la
rendrait plus agréable en imposant des limites à notre responsabi-
lité, et ce faisant, nous décharge de notre liberté. Avec l’habitude, il
en serait presque un plaisir de vivre sous l’autorité de ce Dieu pa-
ternel, au pouvoir infini, qui fait tourner les planètes et ramène les
morts de leur sommeil. Ce Dieu qui donne sens à notre existence
et nous permet de supporter l’idée de la mort par la promesse
d‘une vie dans l’au-delà. Qui nous promet « cent vingt vierges »,
et toutes les beautés du monde au Paradis, quand sonnera la

177
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Edmund Sullivan, Saint Syméon le Stylite, 1900.

178
dernière heure : des houris aux « yeux noirs comme des biches »,
des « vallées de lait et de miel », ou que sais-je encore ?

L’imagination des prophètes ne manque pas pour décrire les


récompenses qui viendront aux hommes sages après la mort.
Des récompenses qui ressemblent étrangement aux plaisirs qu’ils
pourraient obtenir sur Terre, si toutefois, ils se donnaient le temps
d’en profiter, mais passons. Encore récemment, le procès des at-
tentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, en France, nous a
montré à quel point l’instinct de mort pouvait être moteur dans
les sentiments religieux. Comme l’expliquait l’un des terroristes à
l’une des victimes: « Vous les juifs, vous avez tort, parce que vous
pensez que la vie, c’est le plus important, alors que c’est la mort le
plus important ». On ne peut pas mieux résumer, selon moi, la
doctrine des grands monothéismes, lorsqu’ils sont poussés à l’ex-
trême, à savoir, haine de soi et mépris de la vie terrestre.

Je ne sais quoi penser de tous ces arguments. Ils m’ont toujours


été avancés par des gens de bonne foi, c’est le cas de le dire. Mais
il faut ne jamais avoir été dans des pays, comme l’Arabie saoudite,
ou l’Irak de Daech, pour penser que le monothéisme ressemble à
ce qu’ils imaginent. Je ne vois pas en quoi la croyance en un dieu
unique serait une croyance plus moderne, ou plus civilisée, que les
autres. À ceux qui continuent de le penser, je recommande d’al-
ler faire un tour dans l’un de ces merveilleux pays, où l’idée d’un
Dieu unique fut inventée il y a de cela quelques millénaires. Nous
verrons alors, s’ils continuent de défendre l’« humanisme » de leur
religion et le bonheur de vivre sous un Dieu tout-puissant, après
avoir vu Rakka, détruite par les bombes.

De ce point de vue, je ne sais si le monothéisme a permis de


faire tant de progrès qu’on le dit… Est-on mieux au courant de
ce qui se passe après la mort ? Le monothéisme est-il vraiment
plus « évolué » que ces religions qui honorent les esprits, ou les
idoles creusées dans l’ivoire ? Nous sommes, à bien des égards,

179
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

aussi avancés face à toutes ces questions que ne l’était l’homme de


Cro-Magnon devant le premier lever de soleil.

Ils me font bien rire, moi, ceux qui pensent que leur Dieu se se-
rait imposé aux hommes avec amour et bienveillance. « Les dieux
sont morts, disait Nietzsche, oui, ils sont morts de rire en enten-
dant l’un d’eux dire qu’il était le seul. » Les dieux se sont toujours
fait la guerre. Le Dieu du monothéisme n’y fait pas exception. Un
Dieu unique est un dieu jaloux, un vampire qui subjugue entière-
ment la volonté et l’attention de ses adeptes. Un tel être n’est pas un
détail dans la vie d’un croyant, mais une totalité. Créateur de tout,
il contrôle votre vie et régule chacun de ses aspects, de votre mo-
ralité jusqu’à vos préférences sexuelles. Comme nous le verrons
plus loin, le monothéisme est d’abord la victoire d’un Dieu sur les
autres dieux, une prise de pouvoir. Une victoire obtenue par la
force, et par l’établissement d’une morale répressive, qui n’a rien à
voir avec la spiritualité mais plutôt avec la volonté de dominer les
autres.

Il n’en va pas de même dans les religions polythéistes, qui ont


toujours été, au contraire, plus tolérantes et ouvertes à la pluralité.
Et il n’est pas un hasard, pour moi, que la rationalité moderne,
ainsi que la démocratie, soient d’abord apparues chez les Grecs
avant de se diffuser dans le reste du monde. Comme nous ver-
rons, les Grecs pouvaient emprunter des divinités à leurs voisins,
lorsqu’elles leur présentaient une qualité, ou un pouvoir, qui man-
quait à leur Panthéon. Il ne leur serait pas venu à l’idée de réduire
une ville en poussière pour convertir ses habitants, ou de déclarer
« païens » les malheureux qui ne croyait pas en la Trinité.

Car, répétons-le, le passage du polythéisme au monothéisme ne


s’est pas fait par miracle. Il a fallu préparer l’homme, le domesti-
quer, pour qu’il accepte de se soumettre à un seul chef. Bien des
gens pensent qu’il ne s’agit, dans ce passage, que d’un changement
de quantité : un dieu pour le prix de quinze, voilà une promotion

180
à ne rater ! Mais c’est une transformation fondamentale qui a lieu
dans la vie de tout son adepte, une révolution des mentalités, tout
un changement politique qui demande à être analysé. Comment
s’est fait ce processus ? Quels en sont les mécanismes ? Il me semble
que l’on sait bien peu de choses sur cette micro-politique de la
croyance. Pourquoi ? Par peur, j’imagine, de remettre en cause
des évidences acquises au cours de notre éducation. Peut-être par
crainte, aussi, de bousculer nos convictions les mieux installées.

Quel fut, au juste, le rôle du monothéisme dans le processus


de civilisation de l’homme ? Non pas dans le processus fantas-
mé, ou celui raconté par la Bible, mais dans le devenir concret et
historique de l’homme. Est-il vrai que le monothéisme a rendu
l’homme meilleur qu’il ne l’était avant la Révélation ? Il n’est pas
à nous de décider s’il existe un seul ou plusieurs dieux, mais de
savoir ce que valent ces différentes croyances pour nous. C’est la
seule chose qui compte. Est-il mieux, pour l’homme, de croire en
l’existence d’un Dieu unique ou en plusieurs dieux ? Dans les pas
de Nietzsche, pour qui « les convictions font plus de mal que les
mensonges », j’avance l’idée que toute religion doit être analysée,
avant tout, du point de vue de son utilité pour la vie humaine. Si
l’homme ressent ce besoin de croire, peut-on imaginer une reli-
gion ou un système dans lequel il pourra le satisfaire sans qu’il
l’empêche de vivre pleinement ? Et il nous faut, pour trancher cette
question, envisager tous les points de vue et utiliser s’il le faut, les
religions polythéistes comme des boîtes à idées pour renouveler
nos propres spiritualités occidentales. Non pas par pur plaisir in-
tellectuel, mais pour être plus heureux, libres et goûter aux plaisirs
de la vie, s’épanouir dans cette vie qui nous est donnée à vivre une
seule et unique fois.

Ce travail présente, à l’évidence, une forme de contestation face


à la violence intellectuelle exercée par la culture judéo-chrétienne.
Car en posant cette question, nous sortons du cadre. Nous ac-
ceptons, par exemple de considérer d’autres formes de croyances

181
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

comme étant tout aussi légitimes, que les religions instituées. Je ne


cherche convaincre personne de devenir chaman, ou prêtre vau-
dou, - bien au contraire -, je voudrais seulement ouvrir une porte
à la libre réflexion. Mener une petite expérience, en acceptant
pendant quelques pages d’envisager d’autres croyances possibles.
Car, il est temps, je crois, de libérer le besoin naturel de croire
des chaînes d’un monothéisme nocif, un produit artificiel utili-
sé pendant des millénaires pour contrôler, veiller et punir. Cette
réflexion, je l’assume et j’espère qu’elle permettra à certains de se
libérer d’une pensée religieuse trop simpliste. Les personnes qui se
disent «croyantes» ne se posent que rarement les bonnes questions.
C’est bien dommage, car ils se rendraient compte qu’une partie
de ces vérités, apprises dans leur enfance, s’effondrent lorsque l’on
prend un petit moment pour y réfléchir. On leur a tant dit que le
monothéisme était la vérité qu’ils ont perdu l’habitude, ou l’envie,
de penser contre leurs dogmes.

PARTIE I. MIRAGES DE LA FOI

Je viens d’un pays, la Russie, où la religion a bien failli être


portée disparue. En 1917, une loi de séparation de l’Église et de
l’État fut proclamée par les bolcheviques et l’on ne parla plus de
religion en Union soviétique pendant presque un demi-siècle.
Tout le monde se souvient de ces campagnes du Parti, dans les
années 50, pour « renforcer l’éducation athéiste du peuple ». Il fal-
lait, disait un célèbre marxiste, « arracher la religion à sa racine,
non pas la frapper, mais l’extraire, l’arracher à sa racine ». Et, ainsi,
modifier l’homme, dans son essence, pour qu’il accepte enfin la
vérité du matérialisme. De cette campagne antireligieuse menée
par le régime, l’Église orthodoxe fut la principale victime. Pen-
dant plusieurs années, des milliers de prêtres furent envoyés dans
des camps dont ils ne sont jamais revenus. Comme le résumait
un fonctionnaire de l’époque, « la religion pourrait disparaître
bientôt, disons dans une vingtaine ou une trentaine d’années car,

182
Affiche soviétique pro-athéisme, les années 1960.
Sur l’affiche, Yuri Gagarine dit : « Dieu n’existe pas. »

183
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

chez nous, en URSS, nous en sommes déjà arrivés à un point où


l’homme cultivé ne peut plus croire en Dieu ».

Bon, c’était un peu optimiste. Les vieilles croyances n’ont jamais


disparu de Russie. Il faut dire que la propagande du régime était
parfois poussée jusqu’à la caricature, y compris au sommet de
l’État. Comment oublier, par exemple, la fameuse phrase pronon-
cée par Khroutchev, en 1961, au retour de la navette Spoutnik ?
« Gagarine a été dans l’espace, mais il n’y a vu aucun Dieu. »
À mon avis, il en fallait davantage pour convaincre le peuple
d’abandonner ses patriarches. Car alors que le parti communiste
prêchait aveuglément son catéchisme révolutionnaire, le peuple
continuait de son côté à croire en ses vieilles traditions. Malgré les
déportations et les crimes politiques, la religion survivait à l’ombre
du secret, dans les cuisines, parfois en cachette. Jusque tard, dans
les années 80, le régime aura tenté de chasser l’Église orthodoxe et
de détruire l’attachement des Russes à leur religion. Quel échec ce
fut ! Un fiasco, dont ils n’auront fini de se rendre compte que des
années plus tard !

Même les plus féroces dictateurs, comme Staline, avaient réalisé


leur erreur. En constatant l’échec de l’athéisme révolutionnaire, une
petite dose de culte orthodoxe fut d’abord tolérée, puis réintroduite
officiellement dans les années 80. Aujourd’hui, ces querelles appar-
tiennent au passé, la guerre avec l’Église orthodoxe est enterrée.

Moi-même, qui ne suis pas croyant, j’ai toujours trouvé abso-


lument cruel, et particulièrement inefficace, de vouloir convertir
un peuple à son idéologie. Il n’y a aucune différence pour moi
entre une pensée totalitaire et une religion monothéiste sûre d’elle.
D’ailleurs, l’idéologie communiste avait totalement absorbé, à sa
manière, les codes de la religion orthodoxe. Faut-il rappeler que
l’affiche du petit père des peuples, Staline, était collée dans tous les
coins des pièces et admirée comme une icône ? Les communistes
ont dépensé une énergie folle à lutter contre la religion, mais pour

184
quels résultats ? Bien peu, finalement. Dans leur aveuglement, ils
ne se sont pas rendu compte qu’ils avaient remplacé l’ancienne
religion par une nouvelle, bien plus cruelle encore. Ils n’ont pas
voulu voir, non plus, qu’ils avaient inventé une mystique révolu-
tionnaire, tout aussi brutale, et têtue que l’ancienne.

Je ne crois pas, malheureusement, que l’on puisse supprimer les


croyances de l’humanité. Les croyances font partie de sa vie, ou
plus profondément, de sa nature. On ne peut pas décider, comme
les communistes, de changer l’homme du jour au lendemain
pour l’améliorer ou le rendre conforme à son idéal. Car l’homme
n’est pas une page vierge. Le communisme avait pour objectif de
transformer l’humanité, d’en faire une espèce nouvelle, de gom-
mer sa nature au profit d’un modèle unique. Bien que je consi-
dère l’athéisme comme une opinion tout à fait respectable — tout
comme les opinions religieuses — j’ai toujours rejeté avec force cette
manière de passer en force pour imposer l’athéisme. Je trouve inu-
tile, et surtout d’une cruauté exécrable, de vouloir obliger les gens
à croire des choses en lesquelles ils ne veulent pas croire. Car on
ne choisit pas de croire au ciel, aux anges ou au marxisme. Nous
naissons dans une famille, avec ses traditions, où les choix per-
sonnels comptent, finalement, bien peu. Comme le monothéisme,
le marxisme a infligé un mode de pensée unique qui ne pouvait
pas fonctionner. Les communistes l’ont compris un peu tard. On
ne fera pas disparaître une religion de ce monde parce que Marx
l’avait décidé...

De ce point de vue, il existe une affinité profonde entre le to-


talitarisme et le monothéisme. Car lorsqu’une idéologie propose
de changer la nature de l’homme et lui refuse le droit de croire, la
politique engendre les mêmes effets que le fanatisme. Et encore,
je ne parle pas de ce que la religion et la politique peuvent pro-
duire ensemble lorsqu’elles déclarent des guerres saintes (Iran-
Irak, 1979-89), des tribunaux religieux (l’Iran actuel) et des crimes

185
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

de masse (les croisades). Tout comme les religions, les idéologies


totalitaires poussent des jeunes à s’offrir en martyrs et à oublier
jusqu’à leur propre famille au nom de leur « sainte » abdication.
Disons-le, les mécanismes du totalitarisme dans la croyance re-
ligieuse fonctionnent de la même manière qu’en politique. Pour
reprendre notre comparaison, on pourrait dire que la révolution
bolchévique a engendré un culte voué au Parti et une croyance
disons quasi-religieuse, bien qu’athée. Et je ne crois pas qu’il soit
exagéré de dire que cette religion, le marxisme d’État, a fini par
dévorer ses propres enfants.

Il n’y a pas de société sans religion


Il me semble que l’exemple de la Russie nous permet de tirer
une première conclusion : il n’existe pas de pouvoir politique,
ou d’argument miracle, pour faire cesser l’homme de croire. Au
contraire, lorsque l’on essaie de lui interdire sa religion, la société
se crée des avatars, ou des avortons, pour justifier ses croyances
tout juste peut-on remplacer une croyance par une autre, voilà
tout. C’est ce qu’ont fait les communistes à leur manière en impo-
sant leur culte de la personnalité. Et ne me dites pas que l’athéisme
a échoué, en Russie, parce que le peuple était privé de liberté. Eût-
il été heureux, ou libre, que la religion n’aurait pas disparu de ce
pays ! Et ce, pour une raison simple : la croyance fait partie de
l’homme, comme une donnée presque physique, ou naturelle.
Nous en avons l’exemple, aujourd’hui, avec le retour de nouvelles
spiritualités en Occident.

Bien que les religions officielles aient de moins en moins de


fidèles, les individus « bricolent » désormais leurs propres sys-
tèmes de croyance. On voit, notamment, des pratiques exotiques
connaître un certain succès en Occident. Le bouddhisme, le
taoïsme ou la méditation sont recherchées par des personnes qui
vivent, pourtant, dans le plus grand confort occidental. Des gens

186
qui ont tout pour être heureux se retrouvent à la recherche d’un
sens à leur vie. Une recherche qui ne les empêche pas de ressen-
tir, au fond d’eux, un manque, ou un vide sidéral. La société du
« Moi » fatigué dopée aux antidépresseurs et incapable de faire
rien d’autre que de consommer les valeurs et les idées tout faites.
La faute à l’idéologie scientifique, celle du monde occidental, pour
qui la science permet de faire disparaître toutes les croyances. Ce
fut la même erreur que celle des communistes, qui pensaient que
l’appareil technoscientifique ferait oublier la religion.

Résultat ? Tom Cruise rejoint l’église de scientologie ; de grands


patrons cherchent des solutions pour aller vivre sur une autre pla-
nète ; et une partie des Américains achètent à plusieurs milliers de
dollars des expériences chimico-mystiques en au Brésil, chaque
été, et en Amazonie. Comment expliquer ces réactions ? Ne suf-
fit-il donc pas de vivre dans une société en pleine prospérité pour
mettre une croix sur la religion et devenir, enfin, athée ?

Désormais, nous savons que la raison n’arrivera jamais à venir


à bout de la religion. On ne pourra pas faire mourir la croyance.
Mais alors, comment comprendre ce besoin de croire, si essentiel ?
Pour ma part, je pense que la croyance est l’une des dimensions
anthropologiques de notre nature. Le « besoin de croire » fait par-
tie de notre condition, à côté d’autres besoins psychologiques et
physiologiques. Il est, de ce point de vue, naturel de le suivre. Ce
qui ne signifie pas, pour autant, qu’il soit toujours raisonnable
de le faire. Car certaines opinions sont plus solides que d’autres.
Depuis l’enfance, nous apprenons à suivre des croyances qui n’ont
rien de démontrées. Nous avons tous appris, par exemple, notre
date de naissance de nos parents. Mais comment être sûrs que
nous somme bien nés ce jour-ci et pas un autre ? Nous n’en aurons
jamais la certitude, nous n’en ferons jamais l’expérience, non plus.
Malgré cela, nous acceptons d’y croire, car on nous a appris que
cette question ne méritait pas d’être posée. Et ainsi fonctionne la

187
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

raison, qui revient, parfois, à ne pas se poser de questions inu-


tiles. Dans notre quotidien, nous acceptons de suspendre nos cer-
titudes pour croire en des propositions incertaines : même si les
certitudes que nous tirons de la croyance ne sont pas entièrement
fiables, nous les suivons pour ne pas avoir à douter en permanence.

Programmés pour entendre Dieu ?


Nous pouvons dire qu’il existe, ainsi, des croyances naturelles.
Des choses que l’on ne saurait mettre en doute sans tout à fait sa-
voir pourquoi. Des croyances qui sont comme des habitudes, ou
des vêtements, que l’on enfile sans se poser de questions. Cette
part d’instinct qui organise notre vie, les psychologues l’expliquent
par plusieurs facteurs, comme la « fatigue décisionnelle » : afin de
ne pas s’épuiser face à des choix trop multiples, le cerveau préfère
s’en tenir à une ligne d’action qui restera la même à travers tous les
changements. Ainsi, Mark Zuckerberg et Barack Obama ont fait le
choix de ne porter que des vêtements identiques tous les jours afin
de ne plus s’en préoccuper. « Je ne porte que des costumes bleus
ou gris, j’essaie de réduire au minimum le nombre de décisions à
prendre, explique Barack Obama. Je ne veux pas en prendre en
rapport avec ce que je porte ou ce que je mange, parce que j’en ai
trop à prendre par ailleurs. » Dans le fond, le fonctionnement de
la croyance n’est pas si différent. Les coutumes enseignées dans
notre jeunesse nous permettent d’éviter les décisions du quoti-
dien. Un jour, nous finissons par croire en leur efficacité, comme
par magie. Car, en réalité, ces croyances nous soulagent dans nos
choix à prendre et nous évitent de trop réfléchir. « Faites quelque
chose une fois, c’est une expérience. Faites-le deux fois, c’est une
tradition », ai-je pu lire quelque part !

C’est en tout cas l’une des hypothèses envisagées par les scienti-
fiques, aujourd’hui, pour expliquer l’origine de ce besoin de croire.
Il est désormais admis qu’une partie de notre cerveau pourrait être

188
« programmé pour croire ». Des chercheurs américains, comme
Andrew Newberg, ont observé que la méditation, et les expériences
mystiques, font appel à des aires particulières du cerveau1. Au cours
de leurs recherches, les neurologues ont remarqué que l’activité du
cortex pariétal baissait lorsque le fidèle se concentrait pour obtenir
une expérience mystique. Il se pourrait que les sentiments religieux
s’enracinent dans l’activité profonde du cerveau lorsqu’il entame un
effort d’introspection. Dans le même ordre d’idées, le neurologue
Michael Persinger affirme, lui, avoir réussi à déclencher des expé-
riences mystiques chez des personnes qui n’étaient pas religieuses,
prouvant par cette expérience, qu’il était possible de manipuler le
cerveau de quelqu’un de non-croyant2. Le chercheur américain a
réussi à stimuler le lobe temporal des sujets de l’expérience. La sti-
mulation de cette partie du cerveau, responsable des crises d’épi-
lepsie et de la différenciation entre le soi et le non-soi, lui a fait
obtenir des résultats similaires à ceux d’une extase mystique chez
des patients « normaux ». Surprenant, n’est-ce pas ? Les recherches
ne manquent pas pour prouver l’existence d’un « centre religieux
cérébral », mais ne nous échauffons pas trop vite…

À l’heure actuelle, rien ne prouve que ces phénomènes ne


concernent que les expériences religieuses. Il se pourrait très bien
que ces mêmes émotions puissent être observées en pratiquant
l’escrime à haut-niveau, ou une activité exigeant une forte concen-
tration. D’ailleurs, chacun de nous, même non croyants, avons
déjà pu en faire l’expérience de ce que les psychologues appellent le
« flow ». Cet état qui survient lorsque nous sommes plongés dans
une activité et que cette concentration extrême nous procure un
sentiment de jouissance et de paix intérieure. Il m’est déjà arrivé
de ressentir cette excitation, bien que je ne pense pas, pour autant,
avoir été touché par la grâce... Bref, il existe une pluralité de sen-
timents religieux qui ne peuvent pas être rapportées à de simples
1 Newberg, d’Aquili, Rause, Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief, 2002.
2 Persinger, « Religious and mystical experiences as artifacts of temporal lobe function: a general hypothe-
sis », Perceptual and motor skills, vol. 57, no 3 Pt 2,1991.

189
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

phénomènes neurologiques. La diversité des croyances qui va de


la croyance en l’abominable homme des neiges à l’existence d’un
Dieu absolu fait que l’on ne peut pas ranger toutes les convictions
religieuses dans le même sac : ces croyances n’appartiennent pas
toutes à la même catégorie de phénomènes mentaux. La neuro-
logie peut nous aider à comprendre le fonctionnement de la foi,
mais elle ne peut faire le travail d’interprétation des croyances à
notre place.

Stupeur et tremblements
Interpréter, nous le faisons tous les jours sans le savoir. Contre
les chimères de la religion, l’interprétation reste notre meilleure
arme et notre plus fidèle alliée. Car, toutes les croyances ne se
valent pas. Une religion qui respecte la nature de l’homme et ne lui
demande pas de changer toute sa vie, comme le taoïsme, n’a pas la
même valeur à mes yeux qu’une religion monothéiste, où le res-
pect de Dieu s’apparente au respect dû à un être avide d’obéissance,
un Big Brother spirituel. Dans un cas, les croyances se rapportent
à une vision apaisée de l’homme, où l’important consiste d’abord
à prendre soin des siens et de soi-même. Dans l’autre, à une vision
angoissée de l’existence, où la peur de mourir et d’aller en enfer
prennent le pouvoir sur toutes les autres émotions. Ce qu’il nous
faudrait, c’est une psychologie qui accepte de se placer du côté de
l’homme, et non de Dieu, pour comprendre quelles sont les émo-
tions attendues des fidèles dans leurs religions, une anthropologie
philosophique des religions, en somme. À l’aide d’une telle ap-
proche, nous pourrions savoir s’il existe des croyances joyeuses et
des croyances tristes, comme il existe des addictions dangereuses,
ou des comportements à risque.

C’est bien ce qu’un certain Friedrich Nietzsche a tenté de


construire au cours de sa vie. Au dix-neuvième siècle, le jeune
philosophe publie des essais, un peu épars, dans lesquels s’esquisse

190
tout un programme. Ce n’est qu’en faisant la « psychologie de la
foi », dit-il, que l’on pourra comprendre le besoin véritable qui
pousse les hommes à croire. Non pas les fausses raisons qu’il in-
voque, comme les miracles, ou la vérité des Écritures, mais ce be-
soin vital, comme dit Nietzsche, de « se cramponner » à quelque
chose. « On mesure la force d’un homme, ou, pour mieux dire, sa
faiblesse, au degré de foi dont il a besoin pour se développer, au
nombre des crampons qu’il ne veut pas qu’on touche parce qu’il s’y
tient », écrit-il dans l’un des aphorismes du Gai Savoir3. Plus loin,
il poursuit : « ce besoin de foi, d’appui, de vertèbres, de corset » ne
peut venir que d’un « instinct de faiblesse » car, pour Nietzsche,
la volonté de posséder « quelque chose de sûr » ne peut être que
le signe d’un manque absolue de volonté et de confiance en soi.
« C’est toujours là où manque le plus la volonté que la foi est le
plus désirée, le plus nécessaire », conclut-il, en se moquant de ces
« bataillons » d’hommes qui ont besoin de certitudes, comme les
patriotes « chauvins », les esprits de laboratoire, et même les nihi-
listes, parfois « athées jusqu’au martyr ».

Je ne sais si ce « désir d’appui et de soutien » pousse l’homme


dans les bras de l’Église, mais il est certain que l’homme cherche
dans la croyance un moyen de se rassurer. Après tout, les souf-
frances et les plaisirs font partie intégrante de la nature humaine.
On fuit généralement les premières, autant que l’on recherche les
plaisirs, il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que la croyance ré-
ponde à notre sentiment d’inquiétude. Après tout, les hommes
éprouvent des émotions contradictoires : la peur et le respect,
l’envie et le mépris, le désir et la répulsion... Face à leurs contra-
dictions, ils trouvent bien souvent une compensation imaginaire
dans la religion, où toutes ces contradictions s’en retrouvent apai-
sées. Pour se rassurer, ils s’imaginent que toute chose est là et agit
en vue d’une fin, d’un but, et que le monde lui-même poursuit
un but, comme ils le font eux-mêmes en agissant. Ainsi, face
3 Nietzsche, Le gai savoir, « Les croyants et leur besoin de croyance », §347, 1882, Poche, 1993.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

à chaque événement, ils vont remonter de cause en cause jusqu’à


l’idée d’un Dieu conçu à l’image de l’homme, doté d’une volonté et
d’un entendement infinis. Comme les hommes ignorent les causes
véritables des phénomènes qu’ils observent, ils les interprètent
comme des effets d’une volonté divine.

Nous avons vu que la croyance nous soulage dans une partie


de nos choix. Quand à savoir si la croyance en Dieu nous ras-
sure vraiment… J’ai un doute. Ne nous inspire-t-elle pas plus de
peur que de soulagement ? Je ne peux pas contester le fait évident
que la religion joue un rôle d’antidouleur pour l’énorme masse
des personnes faibles d’esprit ; pour eux, la croyance une espèce
d’un puissant painkiller. Elle est, en effet, capable de les consoler
lors des moments douloureux de leur vie, de les aider à supporter
les souffrances extrêmes et à se préparer au plus difficile — leur
propre mort. Personne ne veut se résigner à pourrir dans la terre
et être dévoré par les vers ; nous voulons tous, et très fort, ne ja-
mais perdre l’espoir et continuer à croire dans le conte de la vie
éternelle qui, vu de cette perspective, se métamorphose en un mi-
rage d’une beauté incroyable. Si l’existence du Royaume de Dieu
et de la vie éternelle était garantie à au moins 50 % (même 20 %
m’irait déjà très bien) je serais le premier à brûler en public ce livre
et je me dirigerais sans tarder dans l’église la plus proche pour ne
plus jamais la quitter. Mais ce n’est malheureusement qu’une il-
lusion. Il est vrai que l’homme cherche l’apaisement auprès de la
religion, mais si nous avions rationnellement besoin de Dieu pour
être rassurés, il y aurait longtemps que nous l’aurions abandonné.

Foules sentimentales
Si les croyances religieuses ne nous rassurent pas, alors pour-
quoi continuons-nous à croire ? À mon avis, les croyances sur-
vivent grâce à plusieurs raisons. Il y a, tout d’abord, la nécessité des
rites. L’être humain a besoin de repères qui structurent symboli-
quement sa vie. Ces rites structurent sa vie mentale, nous l’avons

192
vu, mais elles remplissent aussi une fonction sociale. Il se pourrait
aussi que notre besoin de croire soit lié à des processus d’imita-
tion des autres. Comment ne pas voir que les religieux arrivent
à se communiquer leur enthousiasme à la manière des évangé-
listes ? Dans un livre paru en 1841, La Folie des Foules, le journa-
liste écossais Charles Mackay4 prenait l’exemple de la bourse pour
comparer la folie de l’homme d’affaires au charisme de l’homme
de foi. La finance, faisait-il remarquer, provoque parfois des élans
d’enthousiasme similaires à ceux d’une croyance mystique. Et il
en donne un exemple. Lorsque les financiers du XVIème siècle
ont cru que de nouvelles variétés de tulipes avaient été inventées,
dit-il, une bulle spéculative s’est mise en place autour de cette fleur.
Dans l’euphorie, les financiers se sont mis à acheter des bulbes, ou
des parties de bulbe, pour les revendre à meilleur prix.

Le mythe d’une tulipe noire a commencé à apparaître. Plus il


y avait de monde pour le croire, et plus cette croyance se confir-
mait  —  puisque les prix augmentaient ! La « tulipomanie » a été,
selon lui, la première crise financière du capitalisme mais égale-
ment, un bon exemple de la manière dont les prophéties se ré-
alisent lorsqu’elles sont partagées par un grand nombre de per-
sonnes qui ignorent les causes d’un phénomène. « Nous constatons
que des communautés entières fixent soudain leur esprit sur un
seul objet et deviennent fous dans sa poursuite ; que des millions
de personnes sont simultanément impressionnées par une illusion
et courent après elle, jusqu’à ce que leur attention soit attirée par
une nouvelle folie plus captivante que la première ». Pour retrou-
ver ses esprits, nous dit le journaliste, rien de mieux que de passer
un peu de temps au calme, à la campagne, histoire de se rafraîchir
les idées. « Les hommes, a-t-on bien dit, pensent en troupeaux ;
on verra qu’ils deviennent fous en troupeaux, alors qu’ils ne re-
prennent leurs sens que lentement et un à un », ajoutait-il dans un
excès d’optimisme, so indéniablement british.
4 Mackay, Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds, 1841, Harriman House, 2018.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Le blues de l’âge adulte


Les croyances, un phénomène de groupe ? La psychologie des
foules est, à n’en pas douter, une piste intéressante pour nos re-
cherches. Elle fut notamment explorée par Freud et l’un de ses
prédécesseurs français, Gustave le Bon. Pour moi, la pensée de la
meute explique une bonne partie des comportements religieux,
mais elle ne peut résoudre entièrement le problème de la croyance
en Dieu. Par chance, la psychanalyse nous permet d’aller plus loin
dans l’analyse du sentiment religieux. Freud a toujours été marqué
par la ressemblance entre le comportement des personnes névro-
sées et le fonctionnement des personnalités religieuses : elles ont
toutes sortes de petites manies, bien à elles, et de superstitions qui
font penser à des troubles maniaques. Il y a peu de doute, pour
moi, que la religion fonctionne comme une «  névrose » de l’hu-
manité. Au début du siècle dernier, Freud avait déjà formulé ce
type d’hypothèse. Le psychologue se demandait comment un chef
religieux était parvenu à prendre possession de la « horde primi-
tive » jusqu’à lui faire perdre la raison. « Il faut, écrit Freud, que le
chef soit lui-même fasciné par une foi puissante pour éveiller la
foi dans l’esprit des autres et qu’il possède une volonté puissante et
impérieuse qu’accepte de lui une foule sans volonté. »5

Mais l’hypnose, ou la « suggestion » comme il l’appelle, n’est pas


un mécanisme assez puissant pour faire adhérer une personne à
ses propres convictions. Car si les hommes croient en Dieu, ce
n’est pas toujours pour plaire à un chef ou suivre la meute. Il ar-
rive que cette « névrose » soit sincère. Pour le psychanalyste, la foi
trouve donc son origine dans un conflit psychique refoulé. Tous
les enfants ont déjà fait l’expérience de l’angoisse en bas âge. Lors-
qu’ils veulent apaiser leur angoisse, les enfants font appel à des
puissances protectrices, celles des parents. Cependant, dit Freud,
la relation au père est toujours affectée d’une « ambivalence parti-
5 Freud, Essais de psychanalyse, « Psychologie des foules et analyse du moi », 1927, Payot, 1981.

194
culière ». À la fois, le petit garçon espère être protégé par son père
et, en même temps, il redoute sa protection en raison de la rivalité
qui les poussent, tous deux, à chercher à l’amour de la mère. Pour
la psychanalyse, « les signes de cette ambivalence marquent pro-
fondément toutes les religions »6. On retrouve à la fois la crainte
mêlée de respect dans le culte du Dieu monothéiste, et cette di-
mension mystique de fusion avec la mère dans le thème de « l’en-
fant merveilleux », ou de « l’union avec l’un », lui aussi présent
dans un grand nombre de religions.
Dans la vie de l’esprit, il faudrait donc savoir décoder ces ré-
férences à l’enfance comme un sous-texte psychanalytique. « Au-
cune recherche, si minutieuse fût-elle, ne saurait ébranler la
conviction que notre conception religieuse du monde est détermi-
née par notre situation infantile », écrit-il, « il ressort avec une évi-
dence particulière que le dieu de chacun est l’image de son père »,
ajoute-t-il. Pour Freud, la relation à Dieu n’est qu’une forme dé-
guisée de la relation aux parents.
 «Quand l’enfant, en grandissant, voit qu’il est destiné à rester à jamais un
enfant, qu’il ne pourra jamais se passer de protection contre des puissances
souveraines et inconnues, alors il prête à celles-ci les traits de la figure
paternelle, il se crée des dieux, dont il a peur, qu’il cherche à se rendre propices
et auxquels il attribue cependant la tâche de le protéger. Lorsque plus tard,
l’adulte reconnaît son abandon réel et sa faiblesse devant les grandes forces de
la vie, il se retrouve dans une situation semblable à celle de son enfance et il
cherche alors à démetir cette situation sans espoir en ressuscitant, par la voie de
la régression, les puissances qui protégeaient son enfance. »

Notre père qui êtes aux cieux… restez-y !


Nostalgie, quand tu nous tiens... Toutes ces croyances, ces dieux,
ne seraient donc que des peurs infantiles ? Et la foi, la nostalgie de
la protection paternelle ? Nous tenons, enfin, de quoi nous rassu-
rer ! Car, dans ce cas, il suffit de résoudre ses problèmes avec ses
6 Freud, L’avenir d’une illusion, 1927, tr. fr. M. Bonaparte, Paris, PUF, 1971.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

parents, comme un grand, pour ne plus rechercher inconsciem-


ment de protecteur divin. Et c’est bien ce que dit Freud, qui ex-
plique de cette manière la possibilité d’une sortie de la religion.
« C’est un immense soulagement pour la psyché individuelle, lors-
qu’elle est débarrassée des conflits infantiles issus du complexe du
père. »7 Autrement dit, débarrassons-nous de nos problèmes d’en-
fance et Dieu finira par se faire oublier de lui-même. « Des jeunes
gens perdent la foi au moment même où le prestige de l’autorité
paternelle pour eux s’écroule », nous confie le vieux psychologue
de sa propre expérience. En d’autres mots, ne confondons pas
nos propres angoisses avec des questionnements plus importants,
tout à fait naturels, sur « la vie après la mort » ou « la naissance
du monde ». Je vois encore trop souvent des personnes confondre
leurs petites angoisses avec ce genre d’interrogations légitimes.
Mais ces personnes auraient tort de chercher des solutions dans la
religion là où une bonne thérapie leur ferait tant de bien…

Nous avons fini notre petit tour d’horizon. Il nous aura permis de
voir les différentes théories sur ce besoin étrange de croire au ciel,
malgré l’évolution de la science et de nos sociétés. Même si elles
n’expliquent pas entièrement l’attachement de l’homme à Dieu,
nous pouvons comprendre désormais, pourquoi les croyances ré-
sistent et continueront de résister face à toutes les progrès possibles
de la connaissance. Non pas que ces croyances soient vraies ! Elles
sont, au contraire, d’une grande fragilité quand on les examine à
la lumière de notre raison. Leur pouvoir ne vient pas de leur véri-
té, mais de notre nature qui nous incite, parfois, à suivre des opi-
nions non démontrées, à suivre le groupe, ou encore, à éprouver
des émotions floues. Mais le fait de le savoir devrait nous renforcer
dans notre combat contre les illusions religieuses. Nous libérer des
chaînes des croyances néfastes et nous permettre enfin de vivre
nos vies selon les lois exclusivement humaines. La famille appa-
raît comme l’un des terrains où ces croyances s’enracinent, alors
7 Freud, L’Avenir d’une illusion, VI, 1927, trad. Bernard Lortholary, Points, 2011.

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faisons en sorte de prendre soin de notre propre santé mentale, et
donc, de nos proches, pour ne pas avoir à vivre sous la dépendance
d’un Big Brother.

La croyance est peut-être un mal nécessaire, mais nous savons,


maintenant, comment s’attaquer à son influence. La psychanalyse
nous a montré qu’il était possible de sortir des croyances qui para-
lysent notre inconscient et nous empêchent d’être réellement ras-
surés face au monde.

PARTIE II. LA FABRIQUE DE L’INTOLÉRANCE

La naissance du monothéisme
Rien, dans la nature, ne nous oblige à consacrer notre vie à une
divinité. Il y aurait une grave erreur à croire en Dieu simplement
parce que nous y sommes, d’une certaine manière, programmés.
Il y a des croyances qui détruisent un homme, des croyances qui
vous font tourner la tête, et vous rendent malades à n’en plus pou-
voir supporter la vie. La peur d’un dieu qui observe toute votre
vie, pour vous culpabiliser, par exemple. Il est de la plus haute im-
portance d’éviter les croyances de ce type, dont les conséquences
peuvent se révéler dramatique pour notre santé mentale. De ne
pas croiser le chemin de ces religions qui rejettent la faute sur
l’homme et le manipulent pour mieux lui enlever ses forces. Le
monothéisme offre un échantillon varié de ces croyances mo-
no-maniaques. Par sa nature, le monothéisme est fondamentale-
ment différent des autres religions.

Nous aurions tort de ne pas l’étudier un peu pour comprendre


l’étendue de son influence. Je propose donc de nous arrêter
quelques pages sur l’invention qui fut l’étape fatale dans l’histoire
de l’homme. Le moment où Dieu devint plus qu’une croyance mé-
taphysique, mais un mode de vie, un système politique fait pour
broyer les volontés et noyer les esprits libres.

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L’invention du monothéisme est une curieuse découverte. Ses


origines remontent à si loin que nous ignorons à quoi pouvait res-
sembler cette doctrine au moment de sa création. Je me souvent
demandé ce qui avait pu se passer dans la tête de son inventeur,
ce jour-là : était-il Égyptien, Hébreux ou Irakien ? Il existe, heu-
reusement, des traces qui permettent de remonter le chemin par-
couru depuis la croyance en une multitude de dieux jusqu’au Dieu
des religions monothéistes. Nous savons, grâce à l’histoire et à la
philosophie, comment le monothéisme a détruit la forme natu-
relle de la croyance, la seule qui permette de vivre en accord avec
notre essence, celle qui nous dit de suivre nos désirs, à l’écoute
de nos envies. Mais avant d’en revenir à cette essence, dont nous
avons parlé au chapitre précédent, j’aimerais m’arrêter un moment
sur ce que fut le monothéisme au moment de ses origines. Cette
croyance primitive, si profondément toxique, et qui a mis un tel
désordre dans l’esprit humain que l’on ne peut plus, aujourd’hui,
parler de croyance sans parler de Dieu au singulier.

L’Égypte, le berceau des dieux


Encore aujourd’hui, les historiens ne savent pas donner la date
exacte de son apparition. Pendant longtemps, il a été admis qu’une
première forme de monothéisme avait pu voir le jour en Égypte.
On retrouve, en effet, la présence de thèmes monothéistes dans
les réformes du pharaon Akhenaton (vers 1353–1336 avant J.C.),
à Tell-el-Amarna, dont les fouilles ont permis de faire d’étranges
découvertes. Dans les archives retrouvées à cet endroit, des ta-
blettes implorent un « Dieu unique » qui aurait « créé l’univers
selon son désir ». Dans cette capitale du royaume, alors nommée
Akhétaton, les dieux adorés par les habitants ont, semble-t-il, été
abolis au profit d’un dieu unique, Aton, pendant plusieurs années.
Il semble que cette divinité, représentée sous forme d’un disque
solaire, soit devenue le dieu officiel de la dynastie. Pour certains
égyptologues, comme Erik Hornung, cette réforme est la preuve

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Fresque représentant Akhénaton, Néfertiti et leurs filles sous Aton, le Dieu-Soleil.

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que le monothéisme aurait pu naître non pas chez les Hébreux,


comme le veut la tradition, mais en Égypte, dans un contexte bien
différent de celui que l’on imagine.

Que le monothéisme soit arrivé par l’Égypte, ou par ailleurs,


là n’est pas notre question. Si je mentionne cette anecdote, c’est
qu’elle nous révèle un indice intéressant pour la suite de nos re-
cherches. En effet, le monothéisme serait, à son origine, né d’une
impulsion du pouvoir. Par ce culte, le pharaon recherche à affir-
mer son pouvoir sur les autres prêtres d’Égypte. Nous ne savons
pas si Akhenaton avait en tête de supprimer ses adversaires, mais
on voit déjà le virus du monothéisme, celui de la domination to-
talitaire, s’infiltrer dans les esprits. Bien sûr, Aton n’est pas encore
le seul dieu, mais « le meilleur des dieux », celui qui inonde de sa
lumière tous les êtres, de « l’oiseau qui pépie dans sa coquille »
jusqu’aux « rois ». Il n’est pas encore le dieu d’Abraham, le terrible
et l’unique, qui fera trembler son peuple. Certes, mais il reste un
dieu solaire et solitaire. Et pour cause, ce dieu exprime la volonté
de dominer de son créateur qui, vers 1350 avant J. C., prend la dé-
cision d’interdire les autres temples, dont le culte du dieu Amon,
et de congédier les prêtres traditionnels. Surprise ! Avec Akhena-
ton, le monothéisme commence à pointer le bout de son nez. Et, je
peux vous dire qu’il n’est pas près de faire machine arrière…

D’un dieu à l’autre


Dans les faits, l’aventure monothéiste n’a commencé, en réalité,
que bien plus tard, aux alentours de dixième siècle avant notre ère.
D’après plusieurs historiens, le monothéisme aurait pu être trans-
mis par les Égyptiens aux Hébreux à partir d’une vieille tradition,
dont Freud parle d’ailleurs dans son livre, L’Homme Moïse. Le
psychanalyste évoque l’hypothèse que Moïse soit d’origine égyp-
tienne, et donc héritier de cette première religion « amarnéenne ».
Nous n’en n’avons pas de preuves mais il est certain, toutefois, que

200
Moïse.

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le monothéisme reprend vigueur à partir du dixième siècle en Mé-


sopotamie. Nous sommes alors dans le royaume d’Israël, entre l’ac-
tuelle Syrie et Israël, où une étrange religion commence à prendre
forme. Dans cette province, où l’on honore plusieurs dieux, un
peuple commence à rejeter le culte des autres divinités. Ils s’en
prennent aux dieux adorés par d’autres peuples de la région : Baal,
le dieu de l’orage, habitant dans les montages ; Athart, le dieu de
la guerre ; et d’autres, dont nous connaissons les noms grâce aux
fouilles menées dans les années 1930 à Ras-el-Shamra, l’ancienne
ville d’Ougarit. De tous ces dieux, un petit groupe de prêtres va
décider de n’en garder qu’un seul, qu’ils appelleront « Elohim » ou
« le Dieu des dieux » et qui deviendra bientôt, « le Dieu d’Israël ».

La décision est radicale et constitue une rupture pour le monde


méditerranéen. À cette époque, le judaïsme tolère l’existence
d’autres dieux du moment que ses fidèles ne « courent pas après
eux ». Pour l’historien Thomas Römer, à cette époque, les habi-
tants de Judée pourraient être décrits comme « monolâtres »;
autrement dit, ces hommes et ses femmes continuent d’avoir
des pratiques idolâtres, mais uniquement en l’honneur d’un seul
Dieu, qui devient, petit à petit, le seul dieu légitime. « Peu à peu
s’impose l’idée, pour les Israélites, que les dieux des autres nations
sont de faux dieux », développe l’historien. Les autres divinités ne
sont pas niées, mais associées à une forme de mensonge que les
prophètes, et les rois d’Israël, ont pour mission de faire oublier. Il
leur faut donc convaincre et user de tous les arguments possibles
pour imposer leur vision de l’unicité divine. On peut dire que, de
ce point de vue, le monothéisme des origines est le premier sys-
tème à introduire la fameuse distinction entre la vraie et la fausse
religion.

Le monothéisme a été le premier système de pensée à avoir in-


troduit cette équation toxique. À partir du moment où il devenait
possible, sans ambiguïté, de fàire la différence entre la religion

202
Léon Bonnat, Job, 1880.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

vraie et des religions fausses, entre le Dieu vrai et des faux dieux,
et donc également de se situer du bon côté de la frontière du vrai
et du faux, le régime totalitaire du monothéisme a pu s’imposer.
Il devenait aussi possible de passer un cap en adoptant la pratique
de la conversion. Il s’agissait alors de passer d’une religion fausse
à la religion vraie. Ainsi, on peut voir, dès le début, que le mono-
théisme en tant que doctrine obéit à une motivation bien identi-
fiée : détruire les dieux d’autrui, comme on détruisait les ennemis
du Parti sous le régime stalinien et imposer la sienne au prix de la
conversion forcée.

La haine des idoles


Au premier abord, le dieu d’Israël est d’abord un dieu national,
appelé « Yahvé ». Il est honoré dans les temples de Samarie et de Jé-
rusalem, qui sont les capitales des deux principaux royaumes juifs
de l’époque, Israël et Juda. Or, comme toute croyance totalitaire,
le monothéisme ne fait pas dans la dentelle. Il a pour objectif de
détruire les dieux voisins. Pour cette raison, il ne supporte pas les
différences et l’indépendance. Ce que l’Ancien Testament, rédigé
par des juifs exilés à Babylone au septième siècle, nous confirme
à chaque page. Le Livre des Rois raconte, par exemple, comme
les rois de Judée mènent l’offensive contre les ennemis d’Israël au
nom de « l’Éternel ». Les Moabites, les Edomites, les Philistins, la
liste des peuples idolâtres à convaincre est longue ! Même la Bible
s’y perd, parfois, en attribuant au dieu d’Abraham les spécificités
d’autres divinités, comme les cornes de taureau, ou des adjectifs
rappelant le dieu de l’orage, Hadar. Les traces de ce polythéisme
primitif ont été consciencieusement effacées par les rédacteurs de
la Bible. Ainsi le roi Josias (vers 630 avant J.C.) ordonne-t-il « de
retirer du sanctuaire de Yahvé tous les objets de culte qui avaient
été faits pour Baal, pour Ashera et pour toute l’armée du ciel ».
Toutefois, malgré ses efforts de censure et de centralisation pour
bâillonner les autres religions, il reste dans la Bible des passages

204
rappelant la présence de dieux concurrents : le cruel Dagan, dieu
des Philistins, ou le terrible Moloch, adoré par les habitants d’Am-
mon, dont la tradition fera une puissance démoniaque.

Dans ce nouveau monde manichéen, les dieux des autres n’ont


plus leur place et incarnent forcément des personnalités démo-
niaques. C’est pourquoi la magie, et toutes les formes de supers-
tition, vont être pourchassées par les rabbins. Dans un contexte
où Dieu constitue l’origine de ce qui existe, même du mal, il ne
peut partager son pouvoir avec d’autres créatures. Dans l’histoire
de Job, Dieu donne le droit à Satan de martyriser un pauvre petit
berger innocent. Satan l’accuse d’avoir perdu la foi, il lui prend
ses biens, ses enfants, ravage son bétail. Dieu partage donc son
pouvoir avec Satan pour tester la foi de Job, mais jamais il ne lui
accorde de pouvoir absolu. Satan est son homme de confiance.
Par là s’explique l’attitude particulièrement négative des religions
du Livre envers des pratiques de la magie, qui, en court-circuitant
Dieu, tentent de renforcer la personnalité de l’individu et de lui
rendre la puissance qui lui a été volée.

Le royaume de la Peur
On le voit bien, dès le départ, le monothéisme cherche à rompre
avec le monde d’avant. Il se présente comme iconoclaste et ne res-
pecte plus rien des anciennes croyances. Il représente, en cela, une
petite révolution dans le paysage de Judée. Une révolution vio-
lente et intolérante, dont la mémoire a été conservée dans l’Ancien
Testament. Le dieu des Hébreux, dont le nom est désormais rem-
placé par les trois lettres YHV, s’adresse en personne aux hommes
qui ne veulent plus l’écouter. En son nom, il les menace des pires
représailles s’il leur arrivait de ne plus croire en lui. « Vous n’irez
pas à la suite d’autres dieux, dieux des peuples qui seront autour
de vous, car Yahvé, ton Seigneur, au milieu de toi, est un Dieu ja-
loux. » C’est le début de la peur, comme régime de soumission, qui

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

connaîtra tant de succès dans l’islam. Le dieu monothéiste forme


une totalité, pour cette raison, il ne supporte pas les différences et
l’indépendance. La non-adhésion conduit à l’ « annulation » de la
personne, que ce soit dans le sens symbolique (anathème) ou dans
le sens physique (mise à mort).

Dieu se comporte lui-même comme un roi, ou un seigneur,


dont le règne serait absolu. La colère est son premier acte d’exis-
tence. Dans le monothéisme, tout est soumis au principe régula-
teur que chacun doit reconnaître. Dieu fait bien plus que réguler
toute la vie de l’homme : il réduit purement et simplement tout
ce qui s’oppose à lui. Il est exclusif, totalitaire, intolérant, parce
que porteur d’une vérité unique, qui doit supplanter les autres. Le
monothéisme a une nature et une finalité différentes des autres
religions, il envahit tellement la vie de l’homme, en éliminant les
croyances concurrentes et en imposant un ordre rituel fermé,
extrêmement contraignant, qu’il tend, presque naturellement, à
fonctionner selon des modèles théocratiques et autoritaires.

Permis de tuer
Plus grave encore, le monothéisme ne s’adapte pas et considère
toute forme de spiritualité étrangère comme une hérésie païenne.
Les anciennes croyances deviennent la cible d’un acharnement ab-
solu. Il faut, à tout prix, détruire les idoles, humilier les anciennes
croyance et, pourquoi pas, ridiculiser les autres dieux. « Leurs
idoles c’est de l’argent et de l’or, se lamente le prophète Isaïe, œuvre
des mains de l’homme, elles ont une bouche et ne parlent pas,
des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas. » (Isaïe,
psaume 115). Tout est permis, désormais, pour mettre ses congé-
nères sur la voie du droit chemin. La méchanceté, et s’il le faut,
le mensonge. Ainsi le prophète Jérémie n’hésite pas à invoquer
les sacrifices d’enfant pratiqués par les ennemis d’Israël en l’hon-
neur de Baal Ha’amon, aussi surnommé, le « Saturne Africain ».

206
« Ils ont bâti des hauts lieux à Baal, pour brûler leurs enfants au
feu en holocaustes à Baal : ce que je n’avais ni ordonné ni prescrit,
ce qui ne m’était point venu à la pensée », fait-il dire à Dieu dans
le livre des Lamentations. Des sacrifices d’enfants ? Les archéolo-
gues n’en ont jamais retrouvé la moindre trace, du moins, pas à
l’endroit indiqué. Mais rien ne doit être écarté pour convaincre les
fidèles. Pas même les mensonges, comme nous le prouvent encore
aujourd’hui, les « intox » utilisées en Syrie par certains salafistes
pour enrôler leurs combattants.

Dans cette bataille contre les idoles, on ne refuse rien à son


Dieu. Pas même la guerre, s’il le faut. Comme on l’a vu, l’exclusion
des autres croyances n’est pas encore systématique mais elle le de-
vient, avec le temps, afin de distinguer les « siens » des « autres ».
La communauté se replie sur son identité au prix de la guerre. La
violence et la division sont au cœur de son fonctionnement. « Voi-
ci comment vous agirez à leur égard, vous renverserez leurs au-
tels, vous briserez leurs statues, vous abattrez leurs idoles, et vous
brûlerez au feu leurs images taillées », exige Dieu de ses fidèles.
En ce sens, le concept d’un Dieu unique divise profondément les
hommes. Il n’existe pas de mécanisme plus réussi pour favoriser
l’intolérance, les purges des « hérétiques » et les guerres de reli-
gion. De ce fait, les auteurs du texte donnent un permis de tuer et
d’infliger la mort à ceux qui ne croient pas.

On connaît l’avenir qu’aura ce principe dans l’islam avec les


fatwahs lancées par les imams à l’encontre des ennemis du culte,
comme les caricaturistes de Charlie Hebdo, ou le romancier anglais
Salman Rushdie. Mais il remonte déjà à une longue qui, du Co-
ran à la Bible, encourage les fidèles à punir les infidèles pour leur
mécréance. Les « koufar », comme les appellent l’islam, méritent
la mort, selon certains ouleima, ou sages religieux, ne serait-ce
que pour avoir admis d’autres lois que celles d’Allah. Les appels
au meurtre « purificateur » ou « expiatoire », remontent hélas à

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Origène s’émasculant lui-même, Illustration du Roman de la Rose, France, XVe siècle.


« Ce ne sont pas précisément ceux qui ont préservé leurs corps de souillure,
desquels on peut dire qu’ils ont pratiqué une chasteté parfaite ; mais ce sont
ceux qui ont parfaitement soumis à l’esprit les différents membres de leurs
corps. » Jean Climaque, L’échelle du Paradis, Quinzième degré, « De Chasteté ».

208
une vieille tradition dans la Bible qui raconte, avec force détails,
les massacres imposés sur des populations voisines qui s’étaient
éloignées de la bonne religion. Avec exagération, très sûrement,
elle fait état de milliers de morts. Dans un livre absolument indis-
pensable, le psychologue australien Steve Wells dénombre 2,8 mil-
lions le nombre de victimes de Dieu dans la Bible, soit bien plus
que le génocide arménien et le génocide rwandais réunis. Parmi
elles, Steve Wells estime que 160 personnages sont directement
tués par Dieu et au moins 2 millions, tués de manière indirecte.

Les méthodes de Dieu sont cruelles, et parfois, plus que dou-


teuses. Le Dieu de l’Ancien Testament « frappe de maladie » ses
adversaires, il fait tomber des murs, envoie des insectes, une « ar-
mée de criquets », ou des lions, quand il ne choisit pas tout sim-
plement, de faire couper le prépuce de ses adversaires en récom-
pense. Les auteurs de la Bible se délectent en décrivant les « dix
plaies » infligés au moment de la sortie d’Égypte : l’eau changée en
sang, les grenouilles, les poux, les mouches, la grêle, la mort des
troupeaux, les ulcères, les sauterelles, les ténèbres, et le meurtre
des premiers nés. Un peu plus tard, alors que Dieu fend la mer
en deux pour laisser passer les Hébreux, il engloutira l’armée de
Pharaon en refermant les eaux sur son passage. Réjouissant, n’est-
ce pas ?

Le monothéisme fait apparaître une haine systémique envers


l’Autre et, pour cette raison, il se met en contradiction absolue avec
la morale qu’il entend faire respecter à ses fidèles. Comme si l’on
pouvait établir des règles pour soi et ne pas les respecter quand il
s’agit des autres ! Tout le monde connaît le commandement : « Tu
ne convoiteras pas la femme de ton prochain ». Ce commande-
ment empêche-t-il David, roi d’Israël, d’envoyer au front l’un de
ses soldats, Uri, pour lui voler Bethsabée, sa femme ? Que dire en-
core, de ce commandement célèbre qui ordonne « ne pas tuer » ?
Le roi Saül, « le plus grand assassin de la Bible » selon Steve Wells,
l’aurait-il oublié lorsqu’il massacrait deux-cents Philistins à coups

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

d’épée pour s’emparer de leur territoire ? La violence est monnaie


courante dans la Bible. Elle s’abat sur ceux qui se révoltent contre
le choix de Dieu et elle le restera dans toutes les religions mo-
nothéistes qui arriveront après le judaïsme, dont l’Islam. Comme
chacun le sait, le Coran regorge de sourates ultra-violentes, toutes
inspirées de la vie de Mohammed, qui était — ne l’oublions pas — un
guerrier redoutable avant de devenir un « sage » à Médine.

La lettre et l’esprit
Il est intéressant de remarquer que les idéologues des mono-
théismes n’admettent jamais que leurs textes sacrés sont violents
et attribuent tous les actes de violence commis au nom de leurs
textes à leur « mauvaise compréhension ». Nous le voyons bien,
l’intolérance est au cœur de ses textes et de ses représentations. Les
religions en question aiment se décrire comme des « religions du
Livre ». En d’autres mots, des religions de culture et d’interpréta-
tion ne peuvent être que hostiles au désordre et à la violence. Mon
œil ! L’interprétation, c’est commode lorsque l’on veut faire dire
n’importe quoi à un texte ! Les limites de la bêtise sont repous-
sées dans le domaine de l’interprétation religieuse, où toutes les
idioties sont permises du moment qu’elles « respectent » l’esprit du
texte. On pourrait dire que le monothéisme trouve son expression
parfaite dans cette distinction entre la « lettre » et « l’esprit », que
l’on se plaît à tordre dans tous les sens. Surtout lorsque la « lettre »
en question nous permet de commettre des horreurs en son nom,
comme jeter des homosexuels du haut des immeubles, mettre des
bombes dans des avions, ou couper les cheveux d’une jeune fille
pour avoir perdu sa virginité...

« Lapide les idolâtres […] quand ce serait ton frère, ton fils et la
femme qui dort sur ton sein », ordonne, par exemple, un passage
de l’Ancien Testament. Comment voulez-vous interpréter cette
phrase autrement que par ce qu’elle nous dit ? On peut difficile-
ment être plus clair. Les croyants auront beau se frotter les yeux et

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faire semblant de ne pas avoir bien lu. Mais, si ! Le texte les incite
bien à jeter des pierres sur les membres de leur propre famille ! Au
cas où ils n’auraient pas compris, des fanatiques leur préciseront
comment s’y prendre et comment perfectionner leur technique
de lancer. Sur les plateaux de télé française, on dit que ce ne sont
pas de « vrais musulmans » qui détruisent Palmyre et coupent la
tête aux journalistes. Une lecture littérale des textes religieux peut
conduire à la violence, prétend-t-on, mais en aucun cas une pra-
tique sérieuse des textes. Mais, pour un croyant, comment faire
abstraction de ces pages tout à fait claires qui appellent au meurtre
dans la Bible ou le Coran ? Jusque lors, aucun mouvement pro-
gressiste à l’intérieur des religions monothéistes n’a abrogé de fa-
çon nette et précise ces commandements depuis leur origine. Ils
restent, jusqu’à un nouvel ordre, la règle pour ceux qui voudraient
suivre, à la lettre, la parole de Dieu.

Le renversement des valeurs


Comme on l’a vu, le monothéisme est poussé par une volonté de
domination de la part de ses prêtres. Pourtant, ses inventeurs n’ont
jamais réussi à se rendre maîtres de la région. A la différence des
civilisations assyriennes, mèdes, ou babyloniennes, les Juifs n’ont
jamais étendu leurs conquêtes au-delà de leurs frontières. Même à
l‘époque du grand Salomon, le royaume d’Israël est toujours resté
coincé entre la vallée du Jourdain et la Méditerranée. Le judaïsme
reste, et restera, une religion minoritaire. Il se répandra dans le
reste du monde au gré de l’histoire, à travers les différentes per-
sécutions et diaspora qu’il subira, comme la déportation à Baby-
lone, en 586, ou la destruction de Jérusalem, en 70 après J.C. Mais
fondamentalement, le judaïsme est le fait d’un peuple plusieurs
fois poussé à l’exil, qui avait besoin de s’inventer de la force et de
prendre sa revanche contre les puissants.

Cette revanche qu’il fantasme, comme le relève très justement


Nietzsche dans la Généalogie de la morale. Et qu’il n’obtiendra, en

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

réalité, jamais. Sinon de manière imaginaire. C’est la raison pour la-


quelle les juifs ont eu besoin de croire aux mythes qu’ils avaient in-
ventés, explique Nietzsche, ils ont créé une morale pour régner dans
un monde où ils ne représentaient rien, le monothéisme est une
« révolte des esclaves », c’est-à-dire une théologie de la libération
dans laquelle les « passions tristes », comme la revanche ou le res-
sentiment, prennent le dessus sur les autres valeurs, et n’apportent
rien en retour. Les prêtres ont réussi à inverser les repères existants.

Dans le monde de l’époque, ce qui est bon, c’est tout ce qui af-
firme la vie, tout ce qui la favorise. Bref, tout ce qui caractérise
les maîtres. Les esclaves, en revanche, ne sont pas des créateurs
de valeurs à partir d’eux-mêmes. Leur morale se définit par rap-
port aux maîtres, et transforme leurs valeurs en valeurs négatives.
Aussi Nietzsche accuse-t-il les prêtres d’avoir agi comme des
« faux-monnayeurs ». Et pour cause, dans leur système, la lâcheté
devient patience, la soumission, de l’obéissance et l’impuissance,
de la bonté. De tous les points de vue, ce renversement des valeurs
consacre la faiblesse d‘un peuple impuissant et prépare le terrain
à l’arrivée du christianisme sur laquelle il faut désormais nous ar-
rêter un moment.

La conquête des âmes impures


La naissance du christianisme bouleverse en profondeur le
monde méditerranéen. En quelques centaines d’années, le chris-
tianisme va convertir l’empire romain et définitivement imposer
l’idée du monothéisme. C’est, donc, lui qui détient le secret de
cette doctrine. Du moins, le secret de sa réussite. Tout le monde
connaît le christianisme des premières années, celui dont l’ancien
Nouveau Testament nous a bassiné l’histoire. Nous avons tous en-
tendu parler de l’annonce faite à Marie, de saint Jean Baptiste, du
ralliement des apôtres et de cette conversion spectaculaire d’une
partie des habitants de Judée à ce qui n’était, alors, qu’une secte
prophétique parmi tant d’autres. Par une ruse profonde, Jésus

212
a réussi à se faire passer pour le Messie qu’attendaient ses compa-
triotes dans une période troublée par la domination des Romains.
Depuis 63 après J.C., la Judée est envahie par les légions de Pom-
pée, la Palestine est une province romaine. Dans ce contexte, Jésus
a su donner espoir à des Juifs qui pensaient avoir été abandonnés
en leur confiant la mission d’aimer leur prochains, sans éprouver
de haine à l’encontre de Rome.

Le Christ radicalise la morale des esclaves dont parlait Nietzsche.


Avec lui, la moralisation du monde se met en marche. Mais cette
fois-ci, la révolte promet d’être encore plus profonde, en opposant
les faibles contre les riches, les Judéens contre les Romains, les
humbles contre les puissants. En faisant l’apologie de la souffrance
contre la vie, le Christ secoue les valeurs de la Rome antique, qui
sont mises sens dessus-dessous, en quelques années, par un petit
berger de rien du tout. La réussite est totale. En peu de temps, le
christianisme intrigue les foules et devient une industrie d’attrac-
tion et de reproduction des faibles, une religion de ressentiment
et d’effacement des inégalités naturelles. Car l’idée d’égalité lui est
essentielle pour progresser dans les esprits. Pour le christianisme,
tous les pauvres font partie de « la chair du Christ » et méritent, à
ce titre, la charité d’autrui. Ainsi, le système catholique va boule-
verser la représentation juive du divin en introduisant, dans l’uni-
cité d’une seule essence divine, une variété de représentations et
de personnes divines, dont le Christ intercesseur. Ces Personnes
divines formant, finalement, une seule trinité —  et une seule na-
ture divine. Ce seront donc Marie et les anges, qui entoureront
désormais le Christ face à « Dieu le père ».

Nouveaux temps, nouvelles mœurs


L’arrivée du christianisme commence aussi en ouvrant une
nouvelle « ère ». Car rien ne pourra plus être comme auparavant,
tout doit recommencer : calendrier, structure sociale, histoire.

213
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Le christianisme est l’une des premières religions à avoir compris


l’importance du calendrier dans la vie des hommes. La proposi-
tion de prendre la naissance du Christ comme repère est adoptée
en l’année 532 de notre ère. L’idée a été suggérée par un moine,
Denys le Petit, qui donna toute sa vie à trouver le jour exacte où
fut mis au monde le Christ. A force d’obstination, il réussit fina-
lement à convaincre l’Église de remplacer le calendrier romain et
d’adopter la naissance du Christ comme « année zéro ». Le bou-
leversement est immense, car il correspond à une nouvelle vision
théologique du monde. La croyance en un Dieu unique corres-
pond à une nouvelle conception du temps, tournée vers le futur
(et non plus le présent) qu’il faut construire et domestiquer. En
clair, avec le christianisme, il va falloir gagner son salut et vaincre
un avenir qui ne promet que la mort. Les prophètes ne cessent de
lui répéter qu’il n’est que poussière et qu’il y retournera, une fois
sa vie terminée. Entre les deux, il faut donc construire. Oui, mais
quoi ?

D’emblée, croire en un Dieu unique semble placer le croyant en


« porte-à-faux » avec le monde, comme s’il n’était non seulement
pas à sa place, mais aussi pas en « son temps ». Un conflit s’ouvre
alors en l’homme, celui de souffrir du passé et d’avoir peur de
l’avenir (et par la même occasion du jugement de Dieu, de ce qu’il
nous réserve). En ce sens, trouver le repos devient l’enjeu majeur
de celui qui croit en Dieu. Avec l’arrivée du christianisme, cette
crise va se tendre encore davantage entre l’espoir messianique et la
peur de l’Enfer. Par la logique du Salut, le christianisme fait entrer
l’homme dans une ligne droite eschatologique. Ainsi, la morale
chrétienne crée une brèche entre ce qui est et ce qui devrait être.
C’est parce que le monde n’est pas encore ce qu’il doit être, qu’il
ne correspond pas encore à la perfection voulue par Dieu, que
les hommes se lancent dans une recherche indéfinie et oublient la
valeur du présent.

214
Dans le christianisme, l’homme devient véritablement un ani-
mal historique. Cette idée devait être bien étrangère aux sociétés
traditionnelles dans lesquelles les hommes sont ce qu’ils sont et
ne peuvent changer de destin. Le temps est venu, pour eux, de
se mettre au travail. Aux hommes, désormais, de conquérir leur
place « sous le soleil », comme le dit l’Ecclésiaste, de « gagner leur
pain à la sueur de leur front ». Ce qui sera répété, page après page,
dans les textes des Psaumes.
« Tu te nourriras du travail de tes mains : Heureux es-tu ! À toi, le bonheur !
Ta femme sera dans ta maison comme une vigne généreuse, et tes fils, autour de
la table, comme des plants d’olivier. Voilà comment sera béni l’homme
qui craint le Seigneur. »

Les Évangiles sur les bienfaits du travail, qui deviendront si


chers aux Protestants, ne peuvent pas être plus clairs sur la desti-
née de l’homme.
« Mes frères bien-aimés, soyez fermes, soyez inébranlables, prenez une part
toujours plus active à l’œuvre du Seigneur, car vous savez que, dans le Seigneur,
la peine que vous vous donnez n’est pas perdue. »

En ces temps où l’écologie devient une préoccupation pour


nous tous, je ne crois pas inutile de rappeler à quel point la Bible
encourage les hommes à dominer la nature et à se multiplier, alors
que là, se trouve précisément notre problème aujourd’hui : nous
sommes déjà trop nombreux !
« Soyez féconds, dit la Genèse, multipliez-vous, emplissez la terre
et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la terre, les oiseaux du ciel
et tous les animaux qui rampent sur la terre. »

Des propos qui seront repris plus tard pour justifier le rôle
destructeur de l’homme dans la création. Dans les sociétés mo-
nothéistes, les hommes et les femmes doivent s’élever sur le plan
moral et ensuite, sur celui de la maîtrise de la nature avec le pro-
grès technique, pour la plus « grande gloire de Dieu ». Ils doivent
donc travailler comme des esclaves de leur Maître et Créateur sans

215
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Hans Memling, Le Jugement dernier, triptyque, volet de droite, 1467-1471.


Voilà ce que nous promet le christianisme si on désobéit !

216
se poser de questions. Ils doivent aussi progresser dans les Textes,
par une rumination quotidienne des Évangiles… Triste vie.

Une vie spirituelle illusoire qui s’interdit de créer ses propres va-
leurs, perdues à ruminer de vieux textes avec leurs vérités soi-di-
sant éternelles. L’existence même de ces textes sacrés rend déri-
soires tous les autres livres, détruit la culture et rend impossible
le véritable progrès humain : celui qui croit n’en a aucun besoin.

La mécanique du péché
Or si l’homme doit s’améliorer moralement, cela signifie que
l’éthique n’est plus suffisante et que doit s’opérer une mutation des
mentalités vers une morale du commandement. Comme l’a bien
montré Michel Foucault, l’image du berger avec son troupeau
exprime à merveille la relation de Dieu avec son peuple dans le
christianisme. L’Éternel se comporte avec ses fidèles comme un
pasteur auprès de ses bêtes. En prenant soin de chacune, il veille
à ce que ses brebis ne manquent de rien. « Déchargez-vous sur lui
de tous vos soucis, car il prend soin de vous », écrit Pierre dans
l’une de ses Épîtres. L’image du berger est à l’origine de toute la
morale chrétienne, celle de la surveillance de soi et de la mauvaise
conscience. En effet, si Dieu est derrière chacun des mouvements
de ses moutons, la liberté devient une valeur fictive. Dieu connaît
à l’avance leur destin, ce qu’ils font, et ce qu’ils désirent en secret.
On ne peut rien lui cacher, ni lui mentir, car le « Seigneur entend
ceux qui l’appellent », commentent les Psaumes.

Cette omniscience finira, dans le christianisme, par imposer


l’idée terrifiante que chaque homme est observé depuis le Ciel. A
chaque minute de sa vie, ses actions sont vues, pesées, sous-pesées,
et jugées à nouveau. Dieu entend tout, et même s’il ne se montre
jamais, il sait. Nul besoin de le prier à haute voix, « Dieu voit dans
le secret », écrit encore Matthieu dans l’un de ses Évangiles. L’om-
niprésence de Dieu est l’outil de persécution le plus redoutable que

217
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

le christianisme ait inventé. C’est ce concept qui permet d’activer


le levier de culpabilité, ici universelle, car se rapportant à Dieu. Le
vrai croyant est ainsi un psychopathe qui sublime parfois sa peur
dans la domination et la violence contre ses proches.

L’une des forces du christianisme est d’avoir su utiliser à la per-


fection les failles psychologiques de l’homme. Le christianisme
fait son beurre du sentiment de culpabilité en nous. Et il va en
profiter pour attribuer à l’homme l’origine du mal et des péchés.
Qu’il vive ainsi dans la peur du Jugement dernier, de l’enfer et de
la punition divine, cela lui va très bien. Le christianisme n’est pas
sensible au bonheur humain, il introduit le concept de péché pour
l’extraire, au contraire, de son environnement naturel. Le concept
du péché est un génial procédé marketing qui lui permet de ma-
nipuler plus aisément les esprits. Il discrédite absolument tous
les hommes sans exception et leur fait ressentir le sentiment du
devoir et d’une forte culpabilité face à Dieu ainsi que le désir ar-
dent de se repentir pour purifier leur âme et être sauvés, à savoir
atteindre la Jérusalem céleste. De surcroît, la personne consciente
de sa nature pécheresse est la seule qui puisse être « sauvée ». Cet
aveu de la faute permet de reconnaître son infirmité et de grandir
« spirituellement ». La sensibilité à l’ascétisme et à la mortification
de soi deviennent, ainsi, les traits distinctifs d’un homme de foi.

Quant aux personnes, qui, par manque de réflexion ou d’amour


fort envers leur vie terrestre, ne voudraient pas se sentir coupables,
il leur est promis d’affreuses souffrances en Enfer. L’audace intel-
lectuelle du christianisme est remarquable, car elle emprisonne
totalement le croyant dans son psychisme. Le salut religieux est
une immense dette envers Dieu dont le croyant ne pourra jamais
s’acquitter : l’homme doit tout à Dieu, sans aide duquel il lui est
impossible de purifier son âme du péché et d’obtenir l’immor-
talité. Or, hélas, Dieu n’a rien à lui offrir en retour, si ce n’est la
souffrance sur Terre, et l’espoir d’une vie meilleure dans l’au-delà.

218
Pour cela, une seule voie, suivre la religion chrétienne, qui se dé-
clare la source unique de la rédemption du péché et de la faute de
l’homme face à Dieu.

Par là, tout le vivant et toutes les valeurs matérielles perdent leur
importance et, un jour, la mort finit par prendre la place de la vie.
Or, il ne faut pas croire que le monothéisme salue tout ce qui est
spirituel. Le contraire est plutôt vrai : il refuse à l’homme le droit
d’avoir une vie spirituelle purement humaine — la seule véritable
vie spirituelle, selon le monothéisme, est la vie qui est entièrement
consacrée à la vénération de Dieu et à l’étude des lois qu’il a édic-
tées. Voilà comment la machine psychologique du christianisme
opère sur les fidèles. À partir du moment où l’on met un pied dans
cette mécanique, elle se referme comme un piège sur vous, elle ne
vous laisse plus respirer.

« Là où passe mon cheval, l’herbe ne repousse pas »


On aurait pu croire que le christianisme apporterait un peu de
douceur dans le monde méditerranéen. Nous voyons bien qu‘en
réalité, c’est une nouvelle tempête qui s’apprête à se déchaîner
contre les autres croyances. Nous aurions même pu espérer que
le christianisme mette fin à ce cycle de vengeances qui faisait la
spécificité du monothéisme chez les juifs. Or, c’est bien le contraire
qui se passe avec cette nouvelle religion. Ce Dieu d’amour et son
fils, le Christ, a-t-il renoncé à la guerre pour laisser vivre, enfin,
les fidèles d’une spiritualité sans obligation ? En apparence, oui.
Reconnaissent-ils le pouvoir existant ? Plus ou moins, en tout cas,
ils ne le contestent pas ouvertement. Pas encore... Il ne faut pas
être abusé par ces intentions apparemment pacifiques. Le Christ
se montre peut-être doux comme agneau, mais il couve déjà la
révolte sociale et annonce la religion puissante qui mettra la main
sur l’Europe, quelques siècles plus tard.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Le christianisme a très vite abouti à un prosélytisme énergique,


à savoir la sournoise infiltration et l’enracinement dans d’autres
communautés et peuples : tous les siens sont déjà sauvés, il est
temps de sauver de toute urgence les étrangers. Au lieu d’aban-
donner les penchants autoritaires du judaïsme, le christianisme
va se mettre en tête de convertir les Romains et les juifs. Ce qui
fut moyennement apprécié à l’époque, comme chacun le sait.
Les persécutions, les martyrs, rien n’arrête les disciples de Jésus
sur leur chemin de croix. Le monothéisme dans son dessein po-
litique cherche d’abord à assujettir les esprits, les croyances, les
âmes. L’enjeu, chez les chrétiens, c’est la conversion, autrement dit
le contrôle des âmes. Convertir, ce n’est pas seulement témoigner
de sa propre conception du salut, c’est aussi éradiquer la religion
d’autrui « par amour » dit l’évêque d’Hippone, plus connu sous le
nom d’Augustin. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le ré-
sultat du prosélytisme religieux est le mieux décrit par l’un des
païens les plus célèbres, Attila, le roi des Huns : « Là, où passe mon
cheval, l’herbe ne repousse pas ! »

On pourrait nous retoquer cet argument en remarquant tout


simplement que la première religion monothéiste, le judaïsme,
n’avait rien de prosélyte. Ce qui n’est pas faux. Cependant, cette ab-
sence de prosélytisme était liée non pas à la nature particulière du
judaïsme, mais à une erreur de stratégie. Dès le début, le judaïsme
se proclama être la religion dans laquelle le salut et la rédemption
du péché ne sont possibles que pour le peuple élu, les Hébreux.
À cette erreur, le christianisme va répondre en universalisant son
message. Un message, ou peut-être devrait-on plutôt dire, un slo-
gan. Son auteur ? Saint Paul, un jeune juif né à Tarse, qui tom-
ba de cheval sur le chemin de Damas aux alentours des 30 après
J.C. et crut à une révélation. « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, écrit le
jeune apôtre, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni
homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. »
On ne mesure pas la portée révolutionnaire du message. Comment

220
pouvait-on ne pas être Grec, ou juif, dans un contexte où l’appar-
tenance à la cité se définissait avant tout par la ville et par l’ethnie ?
Dans cette formule, le prosélytisme catholique venait de trouver
son arme fatale, la conversion considérée comme « humanisme ».
Ce déracinement prétendument « humaniste », nous en souffrons
encore à ce jour…

Les premières années d’existence du christianisme furent la-


borieuses. Les oppositions les plus fortes viennent des juifs, bien
sûr, qui ne reconnaissent pas ce messie. Mais aussi des païens, qui
n’apprécient pas que le peuple se détourne de la religion civique
alors pratiquée à Rome. Même si le christianisme ne représente
qu’un dixième de la population, les riches romains sentent le vent
tourner et comprennent que la religion leur échappe. Plus per-
sonne, à Rome, ne veut croire aux légendes de Romulus et Rémus.
La conversion spontanée de l’empereur Constantin sera le véri-
table coup de grâce donné aux Romains. En 312, Constantin est
saisi d’une apparition, près du Pont Milvius, il se convertit dans
la foulée et renonce aux persécutions des Chrétiens en prenant
un édit de tolérance envers leur religion. C’est le début de l’empire
chrétien, dont la capitale sera déplacée de Rome à Constantinople
en l’année 330.

Dès à présent, le christianisme va demander aux rois ce que


le paganisme n’avait jamais osé demander au pouvoir : « étendre
le plus possible le culte de Dieu ». Telle est la fonction assignée
par saint Augustin au christianisme, une mission divine. La
dernière-née des religions monothéistes prétend, d’ores et déjà,
jouer un rôle politique de premier plan. Les chrétiens ne veulent
plus rester dans les coulisses de l’histoire, comme les juifs, en
pratiquant leur religion à la maison. Ils demandent à la prati-
quer au grand jour, et déjà, le droit de coloniser l’espace public,
comme ils le feront plus tard, chez nous, en attaquant les va-
leurs de la laïcité. L’intolérance des religions monothéistes amène
naturellement à d’autres formes de violence. Dans l’histoire du

221
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

christianisme, aucune solution ne sera écartée pour convaincre les


peuples « païens », ni le lavage de cerveau d’enfants et d’adultes,
ni les répressions contre les hérétiques, et les hétérodoxes, ni les
croisades...

« Credo, quia absurdum »


On le voit bien, les religions de la Révélation ne font que don-
ner l’illusion au fidèle de mener une vie spirituelle. Leurs objectifs
sont, en réalité, bien plus « terrestres ». Dans leur quête du pouvoir,
elles font appel à tous les outils pour manipuler les croyants et leur
faire suivre le droit chemin. Mais pour ce qui est d’élever l’homme,
j’ai bien peur qu’elles soient aussi utiles qu’un tire-bouchon, ou
une paille pour ouvrir une boîte de conserve. Je m’explique. Il
me semble que le monothéisme interdit à l’homme de créer ses
propres valeurs, et donc, l’encourage à la soumission, dont l’islam
représentera peut-être l’aboutissement, du point de vue spirituel.
L’islam descend justement, de ce mot, et donner naissance à une
religion ou Dieu tout-puissant ne permet pas l’exercice du libre
arbitre. Car Dieu a créé le monde, et il doit lui rester soumis. L’idée
d’un monde dans lequel Dieu est au centre de tout a façonné un
système anthropologique dans lequel l’homme n’est que faiblesse
et misère. Cette idée, à son tour, a ouvert la voie à différentes stra-
tégies répressives par rapport au corps, à la raison et à la liberté.

« Credo quia absurdum », proclame le théologien de Carthage,


Tertullien – un autre converti ! En français, « J’y crois, parce que
c’est absurde ». La confession sera, comme tous les autres « devoirs
de vérité », un acte de foi, et donc, un acte aveugle. La confession
renferme une nouvelle contrainte sur la vie des fidèles, celle de ne
rien cacher de ses désirs, ni de ses pensées, ni de mentir. Au sein
du christianisme apparaît un contrôle plus strict de l’intimité. Par-
mi les stratégies répressives du monothéisme, on remarque une
forte tendance à l’anti-rationalité.

222
Le christianisme va développer plusieurs techniques pour em-
pêcher de penser par soi-même. Ce qui montre, d’ailleurs, dès le
départ, qu’il s’intéresse bien plus à ce qui se passe dans le cœur de
ses fidèles qu’à ce qui se trouve réellement aux cieux. La confes-
sion, et l’examen de conscience, marquent un tournant dans l’his-
toire occidentale. Ces pratiques sont apparues à la fin de l’Antiqui-
té dans les cercles religieux. Même si elles existaient déjà au sein
de plusieurs sectes philosophiques, comme les pythagoriciens, la
confession n’avait encore rien d’un exercice « spirituel ». Ce qui
est certain, c’est que le christianisme va généraliser son usage à
tous les croyants. Difficile de savoir, en l’occurrence, si nous avons
affaire, ici, à outil de pouvoir ou à une pratique authentiquement
spirituelle. Car si Dieu sait tout, à quoi bon lui avouer ses péchés ?
L’Église ne s’embarrasse pas de ces contradictions, aussi évidentes
soient-elles. Peu importe, donc !

Comme l’islam, qui viendra plus tard, les rituels du christia-


nisme enferment le croyant dans un monde de pratique où le
corps finit par ne plus être considéré à sa place. L’homme du mo-
nothéisme mène une vie séparée en deux parties opposées : l’âme
sublime et éternelle, dont le destin sera scellé après la mort de
l’individu, et le vil corps souillé de péchés, dont la vie doit être
entièrement et inconditionnellement consacrée à la vie de l’âme.
Le corps devient ainsi la « prison de l’âme », voire le « récipient du
péché ». Dès lors, tout le monde du fidèle va être coupé entre d’un
côté l’esprit, noble, et de l’autre, le corps, pécheur. Par l’introduc-
tion de cette distinction, le monothéisme accomplit brillamment
la tâche de l’affaiblissement de l’homme en le convaincant dans sa
propre infirmité.

Dans ces religions, le processus de mortification se termine de


façon on ne peut plus logique, cohérente et triste : tout le vivant et
toutes les valeurs matérielles perdent leur importance, et la mort
prend la place de la vie.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Le terrorisme et l’envie de devenir martyrs, dont nous sommes


aujourd’hui témoins, puisent leur fondement théorique dans cette
apologie de la mort. Car la nécessité de soumettre les besoins phy-
siques aux « besoins » spirituels amène inévitablement à l’ascèse,
à savoir l’oppression du corps, notamment du désir sexuel, et au
culte des souffrances. Si l’on veut rester cohérent, la consécration
de soi-même à Dieu doit signifier l’adoration de la mort et le désir
d’être mort durant la vie, c’est-à-dire le désir de devenir un cadavre
vivant. Dans le langage chrétien, cela s’appelle tout naturellement
la « mortification de la chair », dans celui de l’islam, le « jihad »,
ou combattre contre soi-même et contre les autres.

Ne cédons pas aux caprices de Dieu


Comme nous avons vu, le monothéisme est depuis ses origines
un système de croyances fondé sur l’obéissance et la haine des
autres religions. L’histoire du monothéisme nous confirme ce que
nous pensions : l’intolérance pratiquée par ses fidèles n’est pas un
accident, mais un trait essentiel de son discours depuis son appa-
rition en Judée ou en Égypte ?au dixième siècle avant notre ère. Le
monothéisme confirme également son caractère autoritaire et do-
minateur. Même le christianisme, qui se dit une religion d’amour,
n’aura pas réussi à faire mentir cette tendance. Le christianisme
n’a pas essayé de rendre l’homme plus fort, mais, au contraire, de
l’affaiblir, en insistant sur l’imperfection et l’infirmité de l’huma-
nité en général. Le christianisme a moralisé le monothéisme dans
le sens d’une plus grande privation de vie, en inventant le Salut, le
Jugement dernier, et par conséquent, la mauvaise conscience.

On nous dira que les religions contemporaines ne ressemblent


pas à ce qu’elles ont pu être pendant l’Antiquité. Le passé, c’est du
passé. C’est ce que l’on entend dire souvent des défenseurs de l’is-
lam, qui ne serait pas resté au Moyen-Âge. Il y a de quoi douter...
Mais il suffit d’un peu de culture, et d’histoire, pour voir que le
monothéisme reste fidèle à ses premières passions. Pour moi, il

224
demeure identique à ce qu’il a toujours été, à savoir une terrible
machine de guerre contre les « infidèles ». Une morale, plus mor-
telle que la mort, et plus vénéneuse que le pire des poisons.

Car le monothéisme n’est aucunement utile à notre vie. J’es-


père vous en avoir convaincu par ce bref exposé. Avec tous ces
exemples, j’aurai au moins réussi à faire passer l’envie de se conver-
tir à quelques personnes. Si demain, un prêtre venait à chatouiller
votre mauvaise conscience. Il est temps désormais d’envisager ce
que pourrait être la croyance sans tous ces dogmes qui nous ont
été mis dans le crâne par ces calotins, ces mauvais penseurs, et ces
inquisiteurs mal embouchés. Quelle alternative pourrions-nous
envisager pour retrouver nos croyances naturelles ?

PARTIE III. ET SI LES SORCIÈRES AVAIENT RAISON ?

Assez de ce bourrage de crâne qui, à la longue, va finir par me


donner une migraine. Oublions pendant quelques minutes l’hé-
ritage du monothéisme qui nous interdit de suivre nos croyances
naturelles. Je veux parler de ces croyances primitives, et origi-
naires, dans lesquelles l’homme retrouve le contact avec l’élémen-
taire. Nous avons tous, autour de nous, des exemples de ce que la
croyance permet de faire lorsqu’elle ne s’oppose pas à notre nature.

La croyance en un idéal, par exemple, permet d’accomplir


de grandes choses, bien qu’elle nous aveugle aussi, et que l’on se
mente, parfois, en suivant ses convictions. Mais il en faut pour
bâtir des empires, monter une entreprise, ou partir à la conquête
de Mars, comme Elon Musk. C’est pourquoi, selon moi, il ne faut
rien exclure de notre recherche de liberté, pas même les religions
lorsqu’elles peuvent nous apporter ce sentiment d’assurance et de
confiance en soi. Cette grande sérénité, qui nous permet d’avan-
cer, et ne nous fait pas souffrir. Je veux parler de ces croyances
libres, qui renforcent l’homme, lui font sentir sa puissance, et ac-
croître sa sensibilité.

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Des croyances qu’il peut être bon de suivre, même si elles ne


sont pas vraies, ou qu’elles nous abusent sur la réalité. « La maturi-
té de l’homme, c’est d’avoir retrouvé le sérieux que l’on avait au jeu
quand on était enfant », disait Nietzsche. Je suis parfaitement d’ac-
cord, c’est retrouver ce sérieux que nous avions, enfants, lorsque
nous acceptions de caresser nos illusions et de ne pas chercher à
les comprendre. Le voile d’illusions qui pousse l’homme à agir n’est
pas toujours un écran de fumée. Les religions polythéistes, et ani-
mistes, nous le montrent bien. Les croyances naturelles peuvent
être notre force, du moment qu’elles ne nous interdisent rien. C’est
pourquoi, j’aimerais m’arrêter sur le cas de ces pratiques, comme
la magie ou l’animisme, qui furent envoyés dans les poubelles de
l’histoire, sans procès, ni réflexion, de la part des religions mono-
théistes. Je pense que nous devrions, au contraire, nous inspirer de
ces religions polythéistes comme d’une boîte à idées pour élargir
notre propre réflexion. Alors acceptons, un instant, de nous don-
ner des croyances qui nous renforcent, de croire en nous-mêmes
comme si nous étions, nous-mêmes, des dieux ou des géants.

Redevenir les dieux que nous sommes


Je ne sais s’il existe beaucoup de religions où le sentiment d’in-
nocence, dont nous venons de parler, puisse réellement s’épa-
nouir. Les religions monothéistes sont, en tout cas, trop répres-
sives pour cela. Elles ne peuvent tolérer le manque de « sérieux »,
ni la moindre marque de « légèreté ». À la différence des grands
monothéismes, il existe des pratiques spirituelles sans contraintes,
proches de ce que l’on pourrait appeler, au sens large, la magie. Ces
cultes, parfois polythéistes, ont réussi à garder une fraîcheur que
les autres religions ont perdu avec le temps. Cette innocence, qui
fait plaisir à voir et qui, en ce qui me concerne, m’a toujours en-
chanté. Les polythéistes cultivent une liberté et un enchantement
de la vie, qui va chercher dans les pouvoirs de la nature, au plus pro-
fond de Gaïa, comme l’appellent les Grecs. Dans le polythéisme, la

226
seule source de l’inspiration et la fin ultime de l’existence semble se
trouver dans la vie terrestre, dans cette réalité même dans laquelle
vit l’homme et dont il essaie de tirer le maximum de plaisirs, par-
ticulièrement ceux charnels. Avoir non pas « là-bas et demain »
(autrement dit, jamais), mais « ici et maintenant ». Où tout tourne
autour des intérêts de l’homme, et de l’homme uniquement.

J’ai l’impression de ne pas être le seul, d’ailleurs, à me fasciner


pour les cultures « New Age », «Wicca», ou néo-païennes. Depuis
quelques années, de nouvelles religions ont fait leur entrée sur les
campus américains, et sont regardées avec intérêt dans les milieux
intellectuels européens. Regardez, aujourd’hui, la fascination
qu’éprouvent certaines féministes pour les sorcières, ces rebelles
du Moyen-Âge. « La magie apparaît paradoxalement comme un
recours très pragmatique, un sursaut vital, une manière de s’an-
crer dans le monde et dans sa vie à un moment où tout semble se
liguer pour vous précariser et vous affaiblir », écrit la journaliste
Mona Chollet, qui encense ces marginales qui acceptaient de « re-
garder au fond d’elles-mêmes ».

Le best-seller de Mona Chollet montre bien qu’il existe, dans


notre société, une curiosité pour ces pratiques longtemps inter-
dites, et persécutées, au nom d’une certaine idée de la liberté. En
particulier chez les femmes, pour lesquelles se réapproprier cette
appellation est devenu un combat depuis la création du mouve-
ment Witch aux États-Unis. Faites un tour, quelque part, dans une
librairie, vous y trouverez sans doute l’un de ces 60 rituels sacrés
pour se reconnecter à la puissance féminine, ou encore, des jour-
nalistes très sérieuses écrivant sur le besoin de « se faire sorcière »
pour s’émanciper du patriarcat.

Les sorcières ne s’en tiennent pas à la promotion du féminisme,


elles encouragent les marginaux à récupérer leur place dans la so-
ciété, ceux dont les pratiques sexuelles ont toujours été réprimées,
les femmes qui ne veulent pas d’enfants, les femmes âgées, les

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

homosexuels, et tous ceux que les religions ont longtemps consi-


déré comme déviants, ou pervers, et punis avec toute la violence
que contiennent ces mots. Il est à remarquer que les magiciennes,
ou les sorcières, ont d’ailleurs souvent été confondues pour leurs
pratiques sexuelles, et accusés de posséder une libido déchaînée.
Du moins, incontrôlable pour les hommes. « Les chasseurs de
sorcières se montrent à la fois obsédés et terrifiés par la sexualité
féminine. Le Sabbat est vu comme le lieu d’une sexualité débridée,
hors de contrôle », confirme Mona Chollet à travers plusieurs té-
moignages de cette époque. La magie est à l’inverse, le lieu où se
libèrent les pulsions refoulées et une certaine tolérance aux pra-
tiques saphiques, homosexuelles, et même parfois, sado-maso-
chistes.

La divination, l’astrologie, la sorcellerie, les grimoires, toutes


ces pratiques alternatives retrouvent une place dans des sociétés
libérales en réaction à des scandales sanitaires, religieux, ou éco-
logiques. Les contre-cultures y ont trouvé un terreau pour idées
neuves, et moins neuves… Lorsque Gerald Garder, le fondateur
du mouvement Wicca, propose de ressusciter la déesse Hécate,
on peut avoir envie de rire, ou bien de s’y intéresser. Car rien n’est
jamais ridicule, lorsque l’on accepte de s’ouvrir à des idées incon-
nues. En 2008, une enquête de l’institut américain, Pew Forum,
réalisée aux États-Unis a estimé à environ 1,2 million le nombre
d’Américains pratiquant des religions New Age. Le wiccanisme,
arrive en tête de ce classement. Quand on sait que les wiccans re-
vendiquent le recours à la sorcellerie, à la magie, et aux énergies
astrales, il y a de quoi prendre le phénomène au sérieux. Bien sûr,
il faut être prudent avec ces pratiques qui peuvent se révéler sec-
taires et aller chercher le pire en l’homme, comme la soumission,
ou la dépendance. Mais un peu de curiosité pour ces religions
éloignées, parfois bizarres, ne peut pas nous faire de mal (la cu-
riosité n’a jamais fait de mal…). Et s’il faut se tromper, ou errer un

228
peu, pour découvrir d’autres cultures, d’autres idées, j’accepte ce
risque avec joie.

L’ingénieur et le chamane
En ce qui me concerne, j’ai eu la chance, une fois, de rencontrer
en personnes l’un de ces chamanes. Non pas ces chamanes « New
Age », dont s’inspirent les spiritualités américaines. Non, un sor-
cier traditionnel, un chamane de Sibérie. Il n’est pas donné à tout
le monde de consulter l’un de ces hommes à l’existence discrète
et souvent rurale. J’occupais à l’époque un poste de sénateur en
Russie, quand il me fut proposé de rencontrer l’un de ces böös,
comme on les appelle en Bouriatie. Les böös sont des personnages
très respectés dans la région du lac Baïkal, au sud de la Sibérie. On
ne le sait peut-être pas, mais la région compte au moins deux cents
chamanes actifs autour du lac. Ces-derniers y possèdent même
leurs associations à Irkoutsk, Chita et Oulan-Oudé, pour lutter
contre les « faux chamans ». Le culte chamanique est l’une des re-
ligions officielles de cette régions avec le bouddhisme et l’Église
orthodoxe. Les transes sibériennes y restent une tradition locale.
On s’y rend lorsque l’un de ses enfants ne grandit pas assez vite, on
s’y asperge de vodka avant de partir en voyage, ou pour ramener
un mari infidèle à la maison. Bref, dans tous les événements im-
portants de la vie, le chamane est là pour accompagner la famille.

J’avais déjà entendu parler de ces magiciens, mais il ne m’était


jamais arrivé de parler à l’un d’eux. Encore moins d’assister à l’un
de ces rituels où le guérisseur fait passer ses invités sous la tente.
Je vous laisse imaginer ce qu’un ingénieur de Moscou, élevé dans
la pure tradition soviétique, pouvait avoir comme appréhension
à l’idée de rencontrer un sorcier. La rencontre avait été organisée
avec le plus grand soin. En tant que sénateur, il n’était pas ques-
tion de piétiner les croyances de cet homme avec mes certitudes ;
tout devait se passer dans le respect des traditions et de chacun.

229
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

L’homme se présenta dans ses plus beaux habits, il portait le tra-


ditionnel tambourin, et tapait sur la peau séchée de l’instrument
pour me présenter ses rites. Je lui demandai à quoi servait toute
cette chorégraphie avec le tambour. « C’est pour te rendre plus
fort », me répondit le chamane avec toute son assurance. J’avais
face à moi un homme simple d’esprit, il faut le dire, mais sa ré-
ponse m’avait touché. Elle était, en tout cas, bien loin de ce à quoi
je me serais attendu. Les rituels, non plus, ne ressemblaient pas à
ce que j’avais imaginé. Pas question de faire tourner les tables, ni
de faire venir les esprits, mais seulement de prononcer quelques
paroles pour se donner confiance. C’était tout ce qu’il me fallait.
Les chamanes « cultivent de façon virtuose des aptitudes mentales
qui sont communes à tous les êtres humains, mais dont nos so-
ciétés ignorent la puissance », écrit un ethnologue à propos de ces
voyages symboliques dans l’au-delà, que proposent les chamanes.
C’était vrai, l’imagination avait le pouvoir de renforcer la santé, et
je sortis de cette expérience avec une énergie qu’il ne m’était en-
core jamais arrivé de ressentir jusque-là.

Les charmes de l’invisible


Je ne vous cache pas que cette expérience m’a ouvert un monde
inconnu. Je n’aurais jamais pensé qu’en rencontrant l’un de ces
guérisseurs, je puisse être moi-même touché par la force de ces
traditions. Après tout, je ne suis pas croyant, je n’avais aucune rai-
son d’adhérer à ces rites. La rencontre du chamane m’a ouvert la
porte d’un monde où les forces de la nature s’adressent directe-
ment aux hommes, sans dieux, sans intermédiaire. Un animisme,
si l’on veut, dans lequel chaque être pouvait posséder un esprit,
et donc, un pouvoir d’influencer les autres. Dans le fond, une vi-
sion de la nature pas si éloignée de celle de Spinoza, finalement,
dans laquelle nous ne sommes qu’une partie de la nature, dont
l’essence ne consiste en rien d’autre qu’à persévérer dans son être,
et à se placer au même niveau que les forces puissantes de la

230
nature. L’homme respecte le cosmos en se reconnaissant comme
partie intégrante. De ce point de vue, la visite chez le chamane ne
m’avait pas fait perdre mon temps : la séance avait le pouvoir de
vous inspirer une pensée très simple : « Tu es un géant, tu peux. »

Pour la première fois, je réalisais l’erreur qui avait été la mienne.


J’avais confondu ces religions avec de la superstition. Je m’étais fait
une fausse idée de ce que les religions chamaniques, et les autres
(animistes, polythéistes, etc.), avaient pu apporter à l’humanité.
Maintenant que je m’en étais rendu compte, il était temps de rat-
traper mon retard. Je me mis à l’étude pour mieux en comprendre
leur fonctionnement. Je réalisais à quel point les autres religions
avaient caricaturé ces rituels et ces pratiques magiques. Comme la
plupart des gens, je m’étais laissé guider par l’image qu’en donnent
l’Église, et les monothéistes, pour qui ces religions venues du fond
des âges n’ont jamais évolué et restent, dans leur gangue profondé-
ment boueuse, des croyances primitives. Contrairement à ce que
l’on m’avait appris, les chamanes ne sont pas des sorciers, ou des
charlatans, qui arnaquent leurs clients en leur vendant des potions
miracles, ils savent qu’ils ne pourront pas guérir certaines mala-
dies, ni convaincre les esprits de la forêt, même s’ils prétendent
pouvoir le faire. Avec une certaine malice, ils préféreront laisser
le choix aux esprits de décider de la réussite du « sort » ou de la
« bénédiction ».

Comme le moine bouddhiste, qui sait que les repas offerts à son
dieu ne seront pas mangés et qu’il lui faudra retirer les offrandes
une fois que les aliments auront pourri, le chamane a conscience
que la magie ne peut pas tout, mais il n’en croit pas moins aux es-
prits de la forêt. La croyance offre toujours deux niveaux, l’un re-
levant du savoir, et l’autre, du croire. Mais il me semble qu’elle ne
s’articule pas de la même manière dans les croyances polythéistes,
où le jeu de l’incertitude, fait aussi partie de l’expérience spirituelle.
Le monde du rêve, par exemple, est un endroit où les forces de la

231
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Une jeune femme pendant le procès de l’inquisition.


Gravure tirée de History of the world par Ridpath, 1885.

232
nature peuvent s’adresser au chamane. Et quelle différence, dans le
fond, entre croire à l’inconscient, et croire que les esprits, ces mes-
sagers nocturnes, peuvent nous parler pendant notre sommeil ?
De même qu’on peut savoir que les dieux ne mangeront pas les of-
frandes, et croire sincèrement que ces offrandes leur ont fait plaisir,
on peut savoir que les rêves sont des illusions, et croire qu’ils nous
révèlent des vérités sur nous. Des petits arrangements sont tou-
jours possibles entre les dieux et les hommes. D’ailleurs, il nous ar-
rive à tous d’être un peu animistes. La mémé qui parle à son chien,
au parc, n’est pas plus folle que le chamane lorsqu’il pense entrer en
communication avec les esprits.

L’autre vérité
C’est vrai, les chamanes ne demandent pas aux hommes chan-
ger leur nature, ils ne réprimandent pas les femmes qui trompent
leur mari, ni l’alcoolique épris de la divine bouteille. En un mot,
ils acceptent l’homme tel qu’il est, et non pas tel qu’il aurait dû
être. Bref, les chamanes, les druides, et les prêtres des mytholo-
gies slaves incarnent tout le contraire de ce que le monothéisme
représente, à savoir, une force de transformation des masses, une
idéologie de troupeau, une planche étroite aux idées conformistes.
Ainsi, on comprend mieux l’attitude négative des religions abra-
hamiques envers la magie qui, en contournant Dieu, cherche à
renforcer l’homme et augmenter sa puissance. La magie a toujours
été, dans ces religions, un repoussoir nocturne et inquiétant, car
menaçant toujours de révéler une autre vérité. Et quelle réponse
pouvait bien apporter l’Église à ce vent de liberté ? La chasse aux
sorcières, évidemment ! « Tu ne laisseras point vivre la magi-
cienne », lisait-on déjà dans l’Exode (22:17) ; qu’à cela ne tienne,
les magiciennes seront poursuivies et brûlées en place publique
dans toute l’Europe. Entre et 1400 et 1782, on estime que 50 à
100 000 femmes ont ainsi été mises au bûcher, ou soumises à des

233
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

supplices encore plus cruels, comme l’estrapade, ou les « marques


du diable ».

À l’inverse, jamais l’une de ces magiciennes, ou l’un de ces cha-


manes, n’a appelé à exterminer les adeptes d’autres cultes. Et même
si c’était le cas, elle n’y serait jamais parvenue, car le chamanisme,
tout comme le polythéisme, ne supporte pas l’idée d’une hié-
rarchie entre les dieux. Il est tout à fait contraire au polythéisme
d’imposer sa croyance par la force, puisqu’il n’existe pas de credo,
ni d’article de foi dans le culte des esprits. On ne peut pas jurer
d’être fidèle à un esprit sans attirer la colère d’un autre, avec qui le
premier est, peut-être, ennemi. S’il l’apprenait, il sera très en colère
d’être ainsi abandonné, et ainsi de suite. Comme il existe un grand
nombre de dieux dans le Panthéon de ces religions, les dieux sont
souvent obligés de partager le pouvoir entre eux, ce qui affaiblit
chacun d’eux et réduit ainsi la distance les éloignant de l’homme.
J’ajouterais encore un argument économique, cette fois-ci : l’exis-
tence de pléthore de dieux-idoles, en querelle continue, permet
aux hommes d’avoir leurs préférences. Dans ces conditions de
concurrence exacerbée, les tyrans deviennent toujours plus bien-
veillants face à leurs sujets par peur de les perdre. En résumé, le
polythéisme interdit aux dieux de trop mal se comporter avec les
hommes dans un jeu où tout le monde est gagnant, à 50-50.

Il n’y a autant de polythéismes que de païens


Le polythéisme interdit, donc, en principe de choisir son camp.
Ce qui le rend, par définition, plus ouvert que le monothéisme,
dont le comportement totalitaire écrase toute opposition. Le dieu
polythéiste était un « partenaire senior », comme on dit en entre-
prise, et les rapports avec lui ne ressemblent pas à ceux de l’esclave
avec son maître. Si un dieu ne répondait pas aux espoirs placés en
lui, il serait aisé de l’échanger contre un autre dieu, voire même
de vénérer plusieurs dieux à la fois. La liberté du choix donne à

234
Lucas Cranach, L’âge d’or, 1530.
Lorsque les hommes ne savaient rien des préceptes d’un Dieu unique,
ils menaient une vie très agréable.

235
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

l’homme suffisamment de confiance en soi et l’oriente vers un plus


grand souci de soi. Dans de très nombreuses religions de l’Anti-
quité, par exemple, les dieux des différents peuples étaient même
considérés comme équivalents et souvent interchangeables. « Il
n’y a pas de vérité polythéiste, raconte l’historienne de l’Antiquité,
Vinciane Pirenne-Delforge dans une vidéo du Collège de France,
il y a une pluralité de points de vue, ce qui veut dire que les dieux
du voisin ne posent pas de problème. Vous n’allez pas essayer de
convertir ce voisin. Et même parfois, quand vous remarquez une
absence dans votre Panthéon, vous irez lui emprunter l’un des
siens. » Et oui, les Grecs avaient même l’habitude d’adopter les di-
vinités de leurs voisins, à dieu ne plaise, si je puis dire.

De ce fait, la possibilité pour le croyant de changer son allé-


geance à un autre dieu du Panthéon confère au polythéisme une
tolérance naturelle et quasi-absolue envers différentes croyances,
que ce soit celles de son peuple ou des peuples étrangers. Cette to-
lérance est encore renforcée par le fait que les dieux soient proches
des hommes : ils leur parlent, les jalousent, les mettent au défi ; ils
sont peut-être encore plus proches des femmes car ils les désirent
et couchent avec elles. Ainsi, leurs représentations marquent cette
proximité : on les voit, on leur parle et on attend des réponses de
leur part. Leur aspect est, le plus souvent, idéalisé avec des corps
parfaits, voire sensuels. En réalité, représenter les dieux ne peut
se faire qu’avec l’idée de la perfection : un dieu est plus beau, plus
grand, plus fort… pas forcément plus sage mais peu importe. En
clair, les dieux sont parmi nous et l’on peut voir la démonstration
de leur grandeur à l’intérieur du temple, et leur puissance, à l’exté-
rieur, dans la nature.

Mais la liberté que l’on trouve dans les religions animistes ou


polythéistes vient de plus loin. Cette liberté relève de la possibilité
de pouvoir penser sans dogme, et sans cadre religieux, au sens
qu’a pris ce terme de nos jours. «  En Grèce, tous les actes de la vie

236
quotidienne sont empreints de religiosité : quand vous mangez,
quand vous voyagez, à chaque occasion de la vie, votre conduite
est marquée par la présence d’un univers divin au­quel vous de-
vez vous conformer. Mais il n’existe pas une sphère religieuse qui
doive impérativement modeler les certi­tudes », explique l’histo-
rien Jean-Pierre Vernant. Ce que confirme, pour Rome, l’historien
de l’Antiquité, Paul Veyne : « En passant devant la statue de Diane,
la chasseresse, il existait une sorte d’habitude : si l’on voulait avoir
une fille aussi belle, on lui envoyait un baiser avec les doigts,
et éventuellement, quelques offrandes par la suite. » Les religions
grecques, ou romaines, ne donnaient pas une ligne de conduite à
suivre dans l’absolu. La morale appartenait à la philosophie, et il
revenait à la politique, ensuite, de la faire exister dans les actes de
la vie quotidienne.

Il faut rappeler que les grands empires (tels que celui d’Alexandre
et surtout l’Empire romain) ont fait figure de gigantesques carre-
fours religieux où se sont croisés des spiritualités très différentes.
Ainsi, les religions orientales se sont mêlées progressivement aux
anciennes traditions occidentales et ont modifié en profondeur le
rapport au divin. Ceci n’aurait jamais été possible si les religions
indo-européennes et leurs mythologies avaient eu des principes
exclusifs et intolérants envers la nouveauté. Ces quelques facteurs
permettent déjà de souligner le caractère d’adaptation propre au
polythéisme, facilité par le fait qu’il n’y a pas de révélation, donc
pas de message vertical adressé par Dieu aux hommes, et pas d’or-
thodoxie à respecter. Les récits dont descendent les mythes se ra-
content d’une génération à la suivante de manière orale, en « bri-
colant » comme disent les ethnologues. Au fil du temps, le récit
change, se transforme et s’adapte, même si les grandes lignes sont
conservées. L’oralité joue un grand rôle dans l’évolution des tradi-
tions anciennes. Ajoutons, encore, l’absence de clergé et d’autorité
religieuse qui laisse une grande liberté au croyant d’interpréter le

237
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

message des mythes comme bon lui semble, et vous verrez : il y a


autant de polythéismes qu’il y a de païens.

Les hérétiques sont les vrais modernes


Le croyant pouvait même, et cela s’est vu, s’inventer ses propres
valeurs, ce qui fera naître chez Nietzsche la remarque suivante :
« Dans le polythéisme se trouvait l’image première de la libre pensée et de
la pensée multiple de l’homme : la force de se créer des yeux nouveaux et
personnels, des yeux toujours plus nouveaux et toujours plus personnels :
en sorte que, pour l’homme seul, parmi tous les animaux, il n’y avait pas
d’horizons et de perspectives éternels. »

Et, en effet, le polythéisme n’avance pas de promesses : pas de


vie éternelle paradisiaque, pas de vierges au paradis, une vie ici et
maintenant, hic et nunc. Ainsi, l’homme se concentre sur sa vie et
essaie d’y réussir. Bien entendu, il existe des mythes, des histoires
qui possèdent de nombreuses versions, mais les religions tradi-
tionnelles n’ont pas de textes sacrés issus de la Révélation, ce qui
signifie que l’homme n’est pas contraint par les commandements
et les dogmes définis pour toute éternité. Il peut se consacrer en
toute liberté au développement de soi et au progrès. Un progrès
qui n’est décrit nulle part et qu’il faut rechercher en soi-même à
force de volonté.

Cette attitude se dessine dans tous les mouvements qui ont


cherché à subvertir le monothéisme, comme l’ont fait, les groupes
satanistes, par exemple, tels celui d’Anton LaVey. Dans les an-
nées 60, le philosophe au visage méphistophélique a inventé un
pseudo-culte, « l’Église de Satan », dans lequel le seul Dieu, c’était
l’homme, et l’individualisme, la règle absolue. Anton LaVey fit de
la libération des désirs un principe, de sorte que tout ce qui était
jadis considéré comme « mal » fut à partir de maintenant, en 1966,
le « bien ». Au lieu de condamner les homosexuels, il les invita à
rejoindre l’Église ; à ceux qui se disaient asexuels, il leur donnait le

238
droit de vivre leur frigidité en paix ; quant aux femmes, il ne fallait
pas condamner leur libido mais les inviter à l’utiliser pour mani-
puler les hommes et rétablir l’égalité entre les sexes. Plus besoin de
condamner l’égoïsme, ou le sexe, nous avions tous besoin de croire
en nous-mêmes et de nous adorer pour ce que nous étions en uti-
lisant cette énergie, jadis dépensée en prières, pour la création de
nouvelles valeurs. Tout devenait ainsi plus clair : la fête principale
pour l’homme était son anniversaire, et son malheur suprême – sa
mort. Le reste ne concernait pas l’homme diable créé par le dia-
bolique Anton LaVey, pourfendeur des religions, provocateur de
génie, mais surtout, libre de tout préjugé.

Comment ne pas être tenté par cet homme-diable ? Ici, la no-


tion de péché n’existe pas. Le chamane, le druide, ou le mage ne
s’adonnent pas à l’auto-flagellation, ne se sentent pas tout le temps
coupables face à une divinité tout-puissante. Ils ne vivent pas non
plus dans la peur du jugement irrévocable à la fin de leur vie. Ils
craignent la mort, mais y voient la fin naturelle de tout être. En ce
sens, le fidèle négocie avec la réalité et ne subit pas les névroses
propres au croyant monothéiste : les délires de persécution, les
envies de « retrouver » Dieu, les confessions morbides… De tous
les points de vue, le polythéisme valorise la « grande santé », le
développement des pulsions vitales, et la recherche de solutions
concrètes, comme l’acupuncture, les traitements par les plantes,
pour remédier aux douleurs. Il est d’ailleurs intéressant que les
pouvoirs des chamanes, et des prêtres, soient souvent associés à
ceux des médecins. Les guérisseuses et les « rebouteux », en Eu-
rope, ont longtemps assuré des actes que la morale réprouvait,
comme l’avortement. Dans le plus grand secret, les sages-femmes,
les sorcières, et les « magiciens », ont fait le travail que personne ne
voulait faire, parce qu’ils n’avaient pas peur d’aller en enfer. Mais
nous sommes bien heureux, aujourd’hui, qu’il ait existé des per-
sonnes comme elles. Courageuses, et libres dans leurs croyances,
pour s’inventer leurs propres valeurs.

239
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Il faut dire merci, donc, à ces pratiques magiques et à ces


druides pour avoir bravé les interdits et permis à certaines de
vivre leur désir sans crainte d’être brûlées vives, ou abandonnées.
Il faudra des siècles, dans le cas de l’avortement, avant que l’Église
catholique n’admette l’existence du problème, et envisage d’inter-
dire carrément la contraception, comme le fit l’encyclique du pape
Paul VI, en réaction à la libération sexuelle de l’année 1968. Ce
n’est que récemment, en 2020, et face à la pression d’une partie de
l’opinion qu’un archevêque français a pu admettre l’usage du coi-
tus interruptus (le rapport interrompu) pour éviter à des couples
d’avoir des enfants. Le reste du clergé préfère, quant à lui, se jeter
aveuglément, dans les rangs des « pro-vie », dont les représentants
aux États-Unis et en France n’ont toujours pas compris le danger, à
l’heure actuelle, vue l’explosion démographique de notre planète.
Encore une fois, rejet de la nature… mais nous sommes habitués,
à présent, et nous savons que l’on ne trouvera jamais de solution
pour vivre en paix avec la terre du côté des religions monothéistes,
ni d’ailleurs, de méthodes de contraception efficaces, si j’en crois
Monseigneur l’archevêque...

CONCLUSION : QUELQUES RÈGLES D’OR POUR


S’ÉPANOUIR SANS AUCUN MONOTHEISME

L’acceptation du dogme religieux et de la morale absolue coûte


particulièrement cher à l’humanité, et je m’étonne que les hommes
n’en soient toujours pas conscients dans la plupart des cas. Toute
religion monothéiste insiste pour que seul son Dieu, le Dieu de la
véritable foi, soit reconnu comme tout-puissant, omniprésent et
omniscient. Tous les autres dieux, évidemment faux, ne jouissent
point de ce privilège. C’est pour cette raison que les hommes se
divisent entre ceux qui partagent ce dogme et la morale religieuse
qui lui correspond et ceux qui ne le reconnaissent pas, ou suivent
un autre dogme, une autre morale.

240
Savoir que le monde n’est pas là pour nous faire plaisir, qu’il n’a
aucune explication à nous donner, et en éprouver tout de même de
la joie, telle pourrait être la leçon de ce détour par le polythéisme.
C’est ce sentiment que je tenais à vous faire toucher, ici, cette joie
de n’appartenir à aucun maître. Je ne veux obliger personne à de-
venir chamane, je préfère laisser à chacun le soin de trouver ses
propres valeurs. En ce qui me concerne, je retiendrais seulement
la leçon de tolérance que nous donnent les religions polythéistes :
il ne sert à rien de limiter les désirs de l’homme pour le rendre
croyant.

Il tout à fait possible d’atteindre cet état sans avoir besoin de se


priver de rien, ni se laisser mourir de faim. Les jeûnes, les confes-
sions, les remords, je laisse cela à ceux qui aiment se faire souffrir,
et qui, de toute manière, ne changeront pas d’avis. J’espère juste
que ce livre aura aidé les plus libres d’entre vous, ceux à qui il ne
fait pas peur d’envisager une autre vérité. Ceux qui n’ont pas peur
de regarder les chimères en face, droit dans les yeux, et de leur
dire, « non ». Je n’accuse ni n’incite personne à se convertir à l’une
ou l’autre religion, car je ne divise pas les hommes en fonction de
leur religion, mais en fonction de leurs mérites : en effet, dans la
vie pratique il n’y a pas de types humains purs. Même des per-
sonnes raisonnables et suffisamment rationnelles peuvent toucher
du bois pour éviter le mauvais sort, changer de trottoir en aper-
cevant un chat noir qui traverse la rue, et répéter souvent « Grâce
à Dieu », bien qu’il n’en croie pas un mot. L’homme est plein de
contradictions, mais les croyances lui sont naturelles, et il n’y a
pas de mal à suivre des illusions, du moment qu’elles ne nous dé-
truisent pas. Pour atteindre une spiritualité douce et agréable, il
n’existe pas de miracle, mais nous avons exploré quelques voies
pour retrouver la confiance en soi et la bonne conscience.

Il resterait encore une autre voie à explorer. Une voie qui per-
mette de concilier les avantages de toutes les religions à la fois.

241
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Celle d’une religion personnelle, ou déiste, dans laquelle chacun


se ferait un dieu à son idée. Un déisme où chacun aurait le droit
d’inventer sa propre relation avec le divin. Le déisme des philo-
sophes, celui de Diderot et Voltaire. Dans une telle approche, nul
besoin de décider si dieu existe, puisqu’il ne communique pas,
ne nous observe pas. Il n’est d’aucune utilité de lui adresser des
prières, puisqu’il ne vous aidera pas. Mais au moins, il existe peut-
être, qui sait, pour vous donner la confiance nécessaire et aborder
la vie. Dans cette conception, le problème de tolérance, de distinc-
tion « les siens et les autres », de morale divine ne se pose plus. Car
un tel être est unique pour tous, sans distinction.

Peut-être que c’est un Dieu comme celui-là, qu’il nous faut, un


Dieu qui, tel un phare dans l’océan, nous indique le chemin, qui
nous attire, mais qui ne nous contraint pas. Un centre de lumière
et d’esprit, on peut s’en approcher si l’on veut, mais rien ne nous y
oblige et on peut continuer notre vie humaine.

Personnellement, je vois dans cette solution une manière de


tourner la page avec le monothéisme. La religion idéale serait un
compromis entre les croyances naturelles, celles des religions po-
lythéistes, et l’effort rationnel du monothéisme, pour comprendre
ces dieux, celui des théologiens et des philosophes éclairés,
comme Hegel. Je rêverais de pouvoir faire battre, dans ma vie, un
tambourin du chamane sur un requiem de Mozart ; de faire dan-
ser Zarathoustra aux sons des orgues de l’Église. Bref, d’inventer
la religion qui manque, celle des esprits libres et hédonistes, qui
verrait dans les traditions une manière d’embellir la vie, et non de
la soumettre.

J’espère que l’exemple du chamanisme, et des sorcières, don-


neront à certains l’envie d’aller plus loin et d’y trouver des idées
pour nourrir leur propre spiritualité dans le respect des autres.
Ils y découvriront peut-être des idées de potions pour oublier

242
leurs chagrins ; des interprétations plus originales de leurs rêves
et des routines à suivre pour retrouver la forme, grâce aux sor-
cières d’Instagram, qui sait ? Je dis que ces croyances sont bonnes,
même si elles ne sont pas toutes efficaces, du moment qu’elles nous
donnent la force. Et si c’est le cas, bien que ce mot m’arrache la
bouche, amen.

243
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

CHIMERÈS DU
MONOTHÈISME
SONT UN CANCER

244
Extrait Illusions dangereuses

COMMENT LES CHIMÈRES NOUS EMPOISONNENT LA VIE

Dressons le bilan. Les chimères sont de dangereuses illusions,


parce qu’elles ont été imposées à l’homme au moyen de normes
morales, sociales et éthiques qui ne sont en accord ni avec le bon
sens, ni avec sa nature biologique. La vie, si elle est contrainte
par ces normes, ne peut qu’être névrosée et pleine d’agressivité,
ceci sans compter que quand l’homme transgresse ces normes,
il doit faire face au regard réprobateur de la société. En défini-
tive, l’homme est en permanence malhonnête avec lui-même, car,
d’une part, il ne comble pas ses besoins primaires, et d’autre part,
il se sent en porte-à-faux vis-à-vis des idéaux prônés par ses chi-
mères. Cette situation pousse régulièrement certains à commettre
des crimes ou à déclencher des maladies mentales.

L’analogie des chimères avec les maladies psychiques permet


de comprendre leur façon d’agir et de se propager – telles des tu-
meurs malignes qui résultent du remplacement des cellules saines
et diversifiées de l’organisme par des cellules malades, uniformes
et agressives. Une analogie surprenante à première vue, mais
qu’une simple analyse linguistique révèle. Selon son étymologie
latine, le mot « malignus », qui donna en français « malin », signi-
fie « méchant, malveillant, jaloux » (de quoi cette tumeur est-elle
jalouse ? Peut-être de notre santé ?), et ne ressemble en rien au mot
« diable » – « diabolus ». Or, dans les langues romanes contempo-
raines du développement des chimères religieuses monothéistes,
le terme « malin », ou son équivalent espagnol « maligno », est
aussi le nom que l’on donne au Diable (le Malin, el Maligno). De
toute évidence, dans l’Antiquité, ce genre de chimères ne faisait
pas encore partie de la vie quotidienne des hommes. Ceux-ci n’é-
taient pas encore intimidés par le Diable, qui fut rendu par la suite
responsable de tous les maux de la Terre.

245
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Poursuivons la comparaison entre les tumeurs cancéreuses


et les chimères : les cellules saines effectuent normalement cin-
quante mitoses (soit des duplications) avant de déclenher un mé-
canisme d’autodestruction. Quant aux cellules cancéreuses, elles
sont pour ainsi dire immortelles, car elles ont la capacité d’effec-
tuer un nombre infini de mitoses. Elles ne meurent donc qu’avec
le corps malade. À l’instar des cellules cancéreuses, les chimères
se déclarent toujours immortelles au sein du grand corps qu’est
l’humanité, et immortelles aussi seraient leurs doctrines et com-
mandements. Le cycle de la vie des chimères ressemble fort, en
vérité, au développement des cellules cancéreuses : elles naissent,
croissent rapidement et gagnent en force ; si nous luttons avec
persévérance contre leur développement, elles s’affaiblissent,
s’épuisent et se figent, sans pour autant disparaître définitivement :
elles ressuscitent de temps à autre, empoisonnant alors la vie des
hommes.

Les cellules saines d’un organisme cohabitent paisiblement,


remplissant leur fonction spécifique, l’activité de chacune venant
compléter et soutenir l’action des autres cellules. À l’inverse, les
cellules cancéreuses sécrètent sans cesse des toxines afin de tuer
les cellules saines de l’organisme et de les remplacer. De même,
les chimères religieuses essaient sans cesse de dicter leur volonté
ou d’anéantir toutes les autres croyances, idéologies et formes po-
litiques ayant existé avant leur apparition. Pensons à toutes les
répressions qu’ont subies, dans les sociétés très religieuses et totali-
taires, tous ceux qui n’avaient pas adopté la doctrine religieuse do-
minante, qui avaient des idées considérées comme dissidentes (les
fameuses « hérésies ») pourtant pas fondamentalement différentes
de celles qui avaient donné naissance à ces mêmes sociétés.

Les cellules saines ne sont pas capables de se déplacer dans l’or-


ganisme et de former des métastases. Au contraire, les cellules
cancéreuses se métastasent dans l’organisme : une fois qu’une

246
certaine étape de développement de la tumeur a été franchie, elles
détruisent les organes sains comme elles ont détruit auparavant
les tissus où elles ont été engendrées. De même, les chimères re-
ligieuses pénètrent tous les aspects de l’existence humaine, sont
présentes à tous les niveaux de la société et migrent d’un pays à
l’autre. C’est ce qui s’est produit par le passé avec le prosélytisme
religieux (ou le prosélytisme politique, qui est de nature sem-
blable), les exemples abondent ne serait-ce qu’au xxe siècle, et cela
se produit encore de nos jours.

Les cellules saines ne peuvent exister et se reproduire que dans


certaines conditions de température et de présence de substances
régulant la reproduction, notamment celle de l’oxygène. Les cel-
lules cancéreuses, quant à elles, sont moins exigeantes : elles
peuvent se reproduire dans pratiquement toutes les conditions.
Les chimères religieuses sont également peu exigeantes et n’ont
aucunement besoin de diversité culturelle ni d’accomplissements
intellectuels pour assurer leur survie – la science et l’art ne sont
pas pour elles des facteurs de croissance ou de développement.
De surcroît, plus bas est le niveau de développement de l’homme,
plus difficiles sont les conditions de son existence, plus les chi-
mères se développent vite. Les chimères les plus nombreuses et les
plus vigoureuses, celles qui ont eu le plus de succès, ont prospéré
dans les milieux illettrés et opprimés.

L’organisme en bonne santé comporte un grand nombre de


tissus divers, chacun ayant une fonction particulière, essentielle
pour la vie de l’organisme tout entier. Les tumeurs cancéreuses ne
ressemblent guère au tissu où elles ont grandi, et ne ressemblent à
rien d’autre qu’aux tumeurs cancéreuses qui se sont formées dans
d’autres parties de l’organisme. Les diverses chimères, qu’il s’agisse
de croyances religieuses ou d’utopies sociales, se ressemblent, d’où
qu’elles viennent. Elles pénètrent facilement toutes les structures
sociales et remplacent une saine diversité par une masse homo-
gène de foi et de buts uniques.

247
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Les cellules cancéreuses s’alimentent goulûment afin de se repro-


duire. Elles utilisent à cette fin les cellules saines de l’organisme, ou
plutôt ce qu’il en reste. Les chimères existent réellement, qu’elles
soient en nous-mêmes ou en dehors – ce ne sont pas des contes
de fée ou de simples mirages –, et se nourrissent des valeurs et des
émotions des hommes. En somme, les chimères détruisent l’être
humain. Mené par ses chimères, l’homme cesse d’être la « mesure
de toute chose » et d’être aux commandes de sa propre vie, il perd
son intégrité, se sent imparfait ; il n’a plus conscience de ses vrais
besoins et renonce à toute autonomie.

L’amour que nous portons à nos chimères n’est jamais anodin


et inoffensif. Les idéaux chimériques dévalorisent la vie réelle, car
nous plaçons alors toutes nos attentes dans un monde idéal et ir-
réel. Ces fables au contenu agressif et pernicieux saignent notre
vie à blanc, comme des sangsues sucent le sang.

Pour comprendre comment fonctionnent les chimères, on peut


évoquer le phénomène astronomique du « trou noir ». Le trou
noir est une région d’espace-temps avec une force de gravité telle
que toute chose y est aspirée, et que la lumière elle-même ne peut
s’en échapper. Dès qu’un objet croise son chemin, le trou noir l’ab-
sorbe tel un gouffre sans fond. Les chimères sont comme ces trous
noirs. D’année en année, elles consomment une quantité colossale
de notre énergie, cette même énergie qui aurait pu être utilisée
pour créer des valeurs humaines adaptées à notre monde ici-bas.
Au bout du compte, elles engloutissent lentement mais sûrement
toute ardeur, tout effort et tout espoir en l’avenir, sans jamais venir
à notre secours. Notre vie entière peut s’y perdre.

Il y a bien trop de chimères, religieuses ou non, dans notre vie.


La plupart des gens ne réussissent pas à séparer, tel le bon grain de
l’ivraie, les valeurs personnelles des chimères, et vivent dans l’at-
tente de lendemains qui chantent ou tout simplement du Jugement
dernier. Ils ont été élevés ainsi et élèvent leurs enfants de même.

248
L’une des chimères les plus fréquentes réside par exemple dans le
fait de jurer à quelqu’un qu’on l’aimera jusqu’à ce que la mort nous
en sépare – serment en apparence assez innocent, et que certains
d’entre nous ont d’ailleurs répété à plusieurs personnes –, et ce
type de promesse finit bien souvent par donner lieu à des utopies,
comme celle de vouloir construire le paradis sur Terre.

Toutefois, il ne faut pas désespérer. Aucune loi ne dit que les


enfants doivent répéter les erreurs de leurs parents. Il est probable,
et en tout cas souhaitable, que nos descendants remettront leurs
chimères en question, qu’ils refuseront d’y lier leur destin et pren-
dront d’autres chemins. On le sait, à l’instar de tout ce qui est vi-
vant, les idéaux eux aussi sont mortels. Le soi-disant invincible et
éternel IIIe Reich ne dura somme toute que 12 ans ; l’Union sovié-
tique, qui voulait assurer un avenir radieux aux peuples pour les
siècles à venir, prit fin au bout de 74 ans ; le royaume des paysans,
la République populaire du Kampuchéa démocratique de Pol Pot,
ne dura que 4 ans. Même les dieux mythologiques gréco-romains
n’ont pas laissé de trace de leur existence autrement que dans des
livres et des vestiges archéologiques.

Il est possible qu’un jour, nous soyons tous réellement auto-


nomes, que nous n’ayons plus besoin de Big Brother. Citons ici le
philosophe britannique Bertrand Russell qui, en 1927, à propos de
la foi, s’exprimait en ces termes :
« Les véritables raisons pour lesquelles les hommes croient en Dieu n’ont rien à
voir avec des arguments intellectuels. La majorité des hommes croient en Dieu
uniquement parce que c’est ce qu’on leur a appris à croire depuis leur enfance, et
c’est la raison principale. Une autre raison extrêmement importante est, à mon
avis, le désir de posséder un ange gardien qui procure le sentiment d’être protégé
par un grand frère, qui prendra soin de vous. »
Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien

Ce n’est pas encore le Big Brother de George Orwell dans 1984,


mais nous n’en sommes pas très loin. C’est la raison pour laquelle il
ne faut pas exclure qu’un jour, comme ce fut le cas pour les temples

249
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

gréco-romains, il ne reste de nos chimères contemporaines que


des vestiges. On ne peut être certain que d’une chose : nous mour-
rons tous, et il ne restera rien de notre corps et de notre esprit.
Telle est notre fin, comme le décrit Charles Baudelaire dans son
poème Charogne : « Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons
grasses, / Moisir parmi les ossements. »

Je ne connais pas votre âge, cher lecteur, et je vous souhaite de


tout mon cœur de vivre le plus longtemps possible. Mais il faut être
réaliste : « longtemps » ne veut dire que quelques dizaines d’an-
nées. Ne serait-il alors pas plus raisonnable de consacrer chaque
minute, chaque instant de votre vie non à des chimères, mais à
votre propre vie ? Je voudrais que les hommes pensent ainsi, mais
nous en sommes encore loin aujourd’hui ; des dizaines de millions
de personnes continuent à sacrifier leur seule vie à toutes sortes de
chimères. Je ne peux que les plaindre...

Ce que j’ai à vous dire


Opposé à toute vision idéaliste du monde, je ne partage aucune
des doctrines prônées par les grandes religions monothéistes. Je
ne me reconnais ni Dieu, ni autorité. Ces deux entités, que mes
parents et la société m’avaient appris à respecter, se sont estom-
pées au cours de ma vie adulte, se révélant inutiles, voire compro-
mettantes. Les dieux ou autorités spirituelles d’autrui ne m’ont eux
non plus jamais convaincu.

Mon athéisme ne repose sur aucun préjugé. A posteriori, le mo-


nothéisme a objectivement œuvré à la destruction de toute ap-
proche saine et rationnelle de la réalité. Et si depuis sa mise en
place il y a des milliers d’années, ses postulats religieux – à com-
mencer par l’existence de Dieu – n’ont été que très peu remis en
cause, je considère pour ma part indispensable de réaffirmer une
vision du monde où la raison occupera la première place.

250
Mon rejet du monothéisme tient d’abord au fait qu’il ait marqué
un point d’inflexion magistral dans l’histoire de l’humanité et qu’il
ait fini par apporter aux hommes plus de mal que de bien. Les doc-
trines monothéistes ont considérablement freiné les progrès de la
civilisation, et, quels qu’aient été leurs efforts durant des siècles,
elles n’ont au bout du compte pas réussi à rendre les hommes plus
heureux, bien au contraire.

Je ne reconnais pas davantage d’influence sociale positive à


la conscience religieuse. Les brèves périodes pendant lesquelles
cela a pu être le cas ont en réalité rapidement cédé la place à des
périodes d’obscurantisme bien plus longues qui en ont balayé les
bienfaits. On me rétorquera sans doute, avec force arguments,
qu’aujourd’hui le monothéisme a changé. C’est un argument clas-
sique. Sur ce point, si je soutiens pleinement la liberté de culte, je
dois dire que je suis plutôt pour la liberté de ne pas croire.

Sans accuser personne, ni inciter personne à quoi que ce soit,


il est important de rappeler que les hommes ne se distinguent pas
en fonction de leur religion, mais de leurs mérites. Dans la vie
quotidienne, il n’y a pas d’humains « purs ». Il arrive ainsi que des
hommes raisonnables et rationnels se rendent à l’église. Quant aux
hommes de foi, il leur arrive de contrevenir à leur propre éthique,
par exemple en ayant des rapports sexuels durant les jours de
jeûne ou avec des partenaires interdits, ou encore, en cas de ma-
ladie grave, en allant chez le médecin plutôt que de prier Dieu en
vue d’une guérison miraculeuse.

Mon distinguo entre polythéismes et monothéismes ne sert


qu’un seul dessein : décrire la lutte éternelle entre la raison et la
chimère, et définir la voie juste. À cet égard, le but de cet ouvrage
est de comprendre par quelles pseudo-méthodes de purification
des « péchés » humains les religions nous illusionnent, en nous
enjoignant de choisir la vie spirituelle au détriment de l’existence
matérielle, l’ascèse au détriment des désirs naturels et des plaisirs

251
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

terrestres, et en dernier lieu en nous détournant de nous-même


au profit d’un fallacieux idéal de sainteté. Plus encore, il entend
mettre en lumière le mode de fonctionnement des diverses chi-
mères au nom desquelles tant d’hommes finissent par se mutiler
spirituellement et physiquement.

252
LE FANTÔME
DE LA MORALE

253
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

J’ai toujours considéré la morale comme une chose suspecte.

Ceux qui me connaissent seraient pour le moins surpris d’ap-


prendre que j’y consacre ma plume. Je ne crois pas et n’ai jamais
cru en la morale. Ou plus exactement en cette morale, celle qui
nous envoûte aujourd’hui en Occident. Ne croyez pourtant pas
que je m’oppose à la majorité de l’humanité dans son envie de faire
du bien. Même si je reste convaincu qu’ils sont nés, non pas avec
le judaïsme, mais à une époque bien plus ancienne, je respecte les
dix commandements. Alors, si je n’ai rien contre les dix comman-
dements, pourquoi s’en prendre à la morale, me direz-vous ?

En réalité, mon intérêt pour la morale s’est ravivé récemment


à cause de la découverte de la façon dont Nietzsche caractérise
la conscience qui est, selon lui, superflue et superficielle. Si la
conscience est superflue et superficielle, que dire de son malheu-
reux avorton, la morale ? Moi, qui ne suis pas un professeur, mais
un libre-penseur, un libertin, au sens premier du mot, je m’in-
quiète que la morale reprenne le pouvoir sur notre société. Nous,
qui pensions pouvoir enterrer la religion d’un Dieu unique, voilà
que la morale fait son retour dans le discours des nouveaux idéo-
logues en chef, les néo-puritains.

Il suffit de suivre les actualités pour voir, chaque semaine, le


camp du Bien reconquérir du terrain. Que ce soit en politique ou
dans le monde artistique, les nouveaux puritains sont prêts à sou-
mettre leurs ennemis à l’injonction du jugement moral. En mars
2020, c’était un homme politique français, Benjamin Griveaux,
qui en était la cible. Après un scandale retentissant, le candidat à
la mairie de Paris devait renoncer à sa candidature. La faute à des
vidéos, diffusées sur le site d’un activiste, Piotr Pavlenski, intitu-
lé « Pornopolitique ». Un acte militant, présenté comme une ré-
sistance à « l’hypocrisie » du candidat qui, selon l’activiste, aurait
« utilisé sa famille en se présentant en icône pour tous les pères et
maris de Paris ».

254
Egon Schiele, Femme debout en rouge,1913

255
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

On pourrait se demander si la morale invoquée comme « révo-


lutionnaire » par le militant n’est pas plutôt celle d’une société de-
venue obsédée par le politiquement correct. Après tout, que nous
importe qu’un homme se soit pris en vidéo nu pour l’envoyer à
une jeune femme ? Il faut croire que le scandale vient d’ailleurs,
d’un raisonnement implicite que nous pourrions résumer ainsi :
puisque l’homme est libre, celui-ci doit contrôler son désir, sinon
c’est qu’il est vicieux ; pire encore, si l’homme éprouve un désir,
c’est parce que la nature elle-même est défectueuse, imparfaite,
et qu’il faut la combattre. Je me demande comment notre société
peut encore accepter ce syllogisme trompeur.

« Le désir est l’essence de l’homme », affirmait joyeusement


Spinoza. Par notre nature, nous sommes tous libertins. Alors
pourquoi s’en prendre à un homme qui n’a fait que suivre sa na-
ture ? Et s’il était allé passer la soirée dans un club échangiste avec
l’une de ses maîtresses, aurait-il commis une faute ? À mon avis,
non.

Je dois dire que l’idée d’une telle société moralisatrice m’a tou-
jours effrayé. Comment supporter que des moralisateurs puissent
lyncher un homme sur la place publique pour avoir caché l’exis-
tence de sa maîtresse ? Il est temps de réagir face à ce que l’on
pourrait appeler le retour de l’ordre moral. Car ce n’est pas la pre-
mière fois qu’un homme est attaqué pour des affaires touchant à
sa vie privée. Il m’arrive de repenser à ce que le grand champion
de golf Tiger Woods, qui a changé la vie des milliers de jeunes
Américains, a dû endurer en 2009, lorsque la liste de ses liaisons
avec plusieurs femmes — dont une mannequin, une serveuse et
une pin-up de magazine — a été révélée dans la presse. Je me sou-
viens encore de la folie qui s’empara alors des États-Unis. Pendant
quelques mois, le golfeur a été montré du doigt par l’Amérique tout
entière, et tout cela, simplement pour avoir trompé sa femme —
comme si, lui, le père de famille idéal, le sportif modèle, n’avait pas

256
le droit de s’évader un peu d’une vie conjugale plate, ennuyeuse et,
somme toute, misérable !

Les nouveaux puritains voudraient soumettre la société à un


idéal de pureté non seulement inaccessible mais contre-nature,
inventé par des hommes malades et prisonniers par leur impuis-
sance. Leur morale « superflue » distingue deux réalités et nous
coupe de la vie. Dans leurs rêves, ils aimeraient pouvoir distinguer
le corps et la conscience, la nature et le désir.

Avec leur système, les valeurs ne découlent plus d’un instinct de


survie mais d’une volonté de s’auto-détruire ou, pour le dire dans
les mots de Nietzsche, d’une « négation de la vie ». Il faut le faire
comprendre à ces prêcheurs de vertu qui rêvent de couper l’hu-
manité de cette part essentielle qu’est le désir. Ils en oublient que
l’homme est fait de passions diverses et contradictoires. Le monde
qu’ils voudraient créer, au contraire, est uniforme.

À travers ces faits divers, je ne peux m’empêcher de penser à


la « tyrannie de la majorité » annoncée par Alexis de Tocqueville
dans son analyse de la démocratie américaine, il y a plus d’un
siècle. Sous couvert de vérité, la vie sociale est ainsi tyrannisée
par la masse, c’est-à-dire une majorité d’individus aveuglés par la
même passion de la vérité et du moralement convenable.

Dans cet engrenage, les puissants sont considérés comme cou-


pables a priori, et privés de procès, rappelant les pires heures de
l’histoire. Mais il est encore possible de revenir en arrière, de re-
trouver une forme de sagesse, si l’on veut accepter de penser par
soi-même, et non pas simplement répéter ce que disent les autres.

Nous devons nous émanciper de cette tyrannie, nous libérer de


ces personnes qui nous interdisent de goûter aux plaisirs de la vie.
Nul n’a mieux résumé cette attitude que l’antique poète : « Cueille
le jour présent sans te soucier du lendemain »— carpe diem quam
minimum credula postero. Si une telle attitude est possible, telle me

257
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

semble être la seule philosophie véritable, celle qu’il nous honore


de défendre.

J’aimerais donc assister à une manière de vivre, et non de pen-


ser, où les instincts s’expriment à l’envi, se subliment, et s’affirment
pour notre plus grand plaisir. L’autre morale, celle superflue et su-
perficielle que nous dicte la société, la mauvaise conscience, nous
n’aurons plus qu’à nous en débarrasser ! Elle nous dérobe la liberté
d’agir, nous prive de notre individualité et du bonheur de vivre !
Elle est, en un mot, notre ennemi.

Est-ce à dire que la morale doit disparaître ? Peut-on imagi-


ner l’existence d’une morale à la fois respectueuse du désir et
de la puissance de chacun tout en instaurant l’harmonie entre
tous ?

Ma critique de la morale actuelle ne signifie pas obligatoirement


faire table rase des normes morales des sociétés traditionnelles,
imposées par le Livre sacré et l’Église. Ce que je veux, c’est qu’elles
passent au second plan, c’est-à-dire qu’elles ne doivent ni faire ir-
ruption dans la sphère publique, celle de la liberté de parole, ni en-
vahir la sphère intime qui concerne, elle, le comportement sexuel.
Nos sociétés défendent, en théorie, un environnement laïc et libre
qu’il nous faut préserver. Je ne fais rien d’autre en contestant cette
morale.

Tous les peuples ont possédé des règles semblables ayant pour
objectif de préserver leur existence face aux menaces extérieures.
Et il n’est pas dans mon propos de dire qu’ils n’en auraient pas be-
soin. Je ne suis pas naïf.

Il me semble pourtant que toute la morale nécessaire à l’être


humain se trouve dans le code pénal et civil. Et d’ailleurs, leurs in-
venteurs étaient bien inspirés en affirmant que les seules lois dont
l’homme avait besoin étaient déjà présentes dans la nature.

258
Pour vous présenter plus en détail mes réflexions, mes in-
fluences et les nombreuses raisons qui font que je suis contre le
climat « moralisateur » de nos sociétés occidentales, j’ai donc ré-
digé ce tract. Je m’interroge sur l’origine et les manifestations de
cette pression diffuse, en augmentation constante, qui pointe les
comportements et les pensées des individus.

Alors que Dieu ou tout autre absolu ne devrait plus avoir d’auto-
rité sur le mode de vie des Occidentaux, je constate néanmoins, et
paradoxalement, le retour d’une morale qui contraint. Mélangeant
idéologie et conformisme moral, ce néo-puritanisme a déclaré la
guerre à la liberté d’expression, à la diversité d’opinion et à l’éman-
cipation sexuelle.

Donc oui, la société occidentale a renversé ses idoles tradition-


nelles que sont Dieu et l’Église mais elle continue de ressentir le
besoin d’une morale. Soit. Je pose donc la question suivante : est-
ce qu’il peut exister une morale qui, au lieu d’imposer des limi-
tations à nos désirs et à notre personnalité, nous permettrait de
rester nous-même et d’exister en harmonie avec les autres ? 

PARTIE I: MORALE SOCIALE, MORALE ENGOURDIE

Si j’en crois Nietzsche, la morale sociale se révèle superflue et su-


perficielle, en cela qu’elle dissimule la déchéance de l’homme. Elle
prend sa source dans le monothéisme, cette doctrine contre-na-
ture qui réprime les passions et les désirs. Aujourd’hui, la morale
fait partie de nouveaux dogmes, de nouveaux puritanismes d’ins-
piration gauchiste et exerce un pouvoir contraignant sur les indi-
vidus, notamment à travers le corps et la liberté d’expression. En
convoquant des penseurs tels que Nietzsche, Spinoza, Tocqueville
ou encore Hegel, ma critique se charge de remonter aux sources
de la morale sociale et d’interroger ses formes d’expression.

259
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Pour commencer, j’envisage le problème de la morale en suivant


deux postulats :
- Dieu existe, tout est simple, l’absolu commande l’existence
d’un cadre moral strict et nécessaire.
- Dieu n’existe pas. Pourquoi donc multiplier les entités ? Si
Dieu n’existe pas, tout est permis… en dehors de la règle d’or
d’éthique.

Nous le savons, la croyance religieuse dans nos sociétés s’est ef-


fondrée. Mais est-ce que tous les hommes sont devenus des cri-
minels patentés et des dépravés ? Non ! Le problème moral serait
donc un faux problème ?

Le mythe du Bien et du Mal


Dans la perspective de sa réflexion éthique Spinoza a, avant
Nietzsche, montré le caractère illusoire du Bien et du Mal en tant
que valeurs absolues. Il les a redéfinies comme des valeurs rela-
tives — ce qui est bien ou mal pour moi — opérant ainsi un ren-
versement radical avec l’idéalisme grec pour lequel le Bien est une
idée absolue, coupée du monde, ou de la nature. Il s’écarte donc de
la philosophie de Platon qui défend une idée du Bien vers laquelle
la raison humaine doit s’élever, et qui seule, se révèle capable d’ins-
pirer et de guider notre action.

Selon moi, la grande erreur de la tradition philosophique a tou-


jours été de considérer la morale comme immuable, transcendante
et éternelle. Et on en subit encore les conséquences. Au contraire,
pour Nietzsche, comme pour Spinoza, l’idée du Bien et du Mal
ne sont pas des réalités extérieures à l’homme et au monde. Dans
Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche disait ceci : « En vérité, je
vous le dis du bien et du mal qui seraient impérissables — cela
n’existe pas ! » La morale est donc au contraire le produit du rap-
port du corps de l’homme, c’est-à-dire de ses instincts et de ses
affects, avec la réalité vécue.

260
Sur ce point, toute l’entreprise philosophique de Nietzsche est
de déterminer quelles sont les origines extra-morales de la mo-
rale — ou des morales existantes historiquement.

Comme toute doctrine philosophique, religieuse ou politique,


la morale chez Nietzsche est une interprétation de la réalité ef-
fectuée par chaque individu en fonction de ses conditions de
vie. C’est pourquoi il existe non pas une morale unique mais des
morales diverses qui diffèrent selon l’espace et le temps, selon les
lieux et les cultures, et s’inscrivent toujours dans une histoire, un
processus. On ne comprend bien le concept de morale qu’en l’en-
visageant au pluriel car les morales sont multiples et variables. La
morale n’a donc pas une valeur absolue.

Nietzsche est donc conscient qu’il existe différentes formes de


morales. Mais il parle toujours de « la morale » car il voit en cha-
cune d’elles un point commun : une confiance absolue en l’esprit,
la raison, l’objectivité, la science, et parallèlement une méfiance,
voire une haine envers le corps et les passions. Il constate qu’être
vertueux, c’est toujours affirmer la volonté de l’esprit contre les
plaisirs du corps, ce qui revient à une négation de la vie. Mais
plutôt que de définir la morale comme un ensemble de règles, ce
qui fait l’originalité de Nietzsche est de la comprendre comme un
symptôme de maladie. Il affirme que se donner une morale, c’est
toujours prouver son impuissance à accepter la vie telle qu’elle est.
C’est admettre son malaise face à la puissance des instincts qui
trouvent leurs racines dans le corps et avouer son incapacité à les
sublimer.

Pour Nietzsche, le corps doit être compris comme un réseau de


forces, d’instincts, de pulsions qui luttent les uns contre les autres
pour la domination. Le corps est une sorte de chaos où se joue ce
qui va décider un individu à agir, à penser, à parler. Autrement dit,
c’est dans le corps que tout se décide, ne laissant à l’homme que
l’illusion qu’il décide lui-même une fois qu’il prend conscience de

261
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

ses propres pensées. Simplement, il ne pense pas par lui-même,


il est pensé par ses propres pulsions, il est décidé par ses propres
instincts ! C’est pourquoi il dira : « Ça pense » (Par-delà le bien et
le mal, I, 17). À bas le prétendu pouvoir absolu de la raison ! Le
corps a les commandes.

Dans ces conditions, l’homme n’est qu’un mystère pour lui-


même, et la vie l’est encore plus. Les pulsions, comme l’agressivité
ou la sensualité, sont donc des mystères insondables mais ils sont
la vie elle-même, laquelle se déploie dans le corps avant de re-
monter à la conscience. Nietzsche appelle ce phénomène « une in-
terprétation », c’est-à-dire la domination d’une pulsion sur toutes
les autres. Au fond nos pensées ne sont que des interprétations
puisqu’elles sont le produit d’un processus de domination d’une
pulsion. Or pour Nietzsche, il n’y a précisément que des inter-
prétations, jamais de faits, jamais de certitudes ou de vérités. Par
conséquent, se proposer une morale, c’est accorder à une inter-
prétation un statut de vérité, ce qui n’est qu’un mensonge, voire
un affaiblissement de l’homme en le réduisant à une perspective
unique.

In fine c’est la vie elle-même qui est affaiblie, niée dans sa ri-
chesse, sa puissance. Pour Nietzsche, voilà ce qui est proprement
immoral : évaluer la vie, la critiquer et la soumettre à un jugement
catégorique, voire à la répression d’une interprétation unique.

La morale comme arme de guerre


Avec ce type de morale, l’homme devient une sorte d’animal
stupide et bovin — Nietzsche ne cesse de répéter que la morale
est ce qui permet de conduire un troupeau. Aujourd’hui, on pense
au consommateur passif, au citoyen conformiste, bref, à un in-
dividu qui se complaît dans la médiocrité. Car se soumettre à la
médiocrité, c’est obéir à une morale fabriquée, coupée des ten-
dances spontanées de la nature humaine, c’est soumettre sa liberté

262
individuelle et ses valeurs à un devoir non fondé. C’est mutiler sa
propre nature, renoncer à ses potentialités, brider son élan de vie,
son énergie, sa force, nier le mouvement même de la vie et couper
l’homme de lui-même ! Voilà ce que donne cette morale superfi-
cielle et mortifère que blâme Nietzsche.

De plus, Nietzsche comprend que derrière le refoulement de


la vie par la morale, se cache une passion, un ressentiment, une
haine. Autrement dit, les beaux principes élevés à tout propos sont
le symptôme d’un mal profond, celui du ressentiment des faibles.
Par « faibles », Nietzsche vise ceux qui ne sont pas capables d’agir
en fonction de leurs propres forces mais qui ne font que réagir
aux actions des autres, c’est-à-dire « les forts » ou encore les êtres
libres. Le faible est toujours un être réactif, il se définit toujours en
fonction d’un être actif. Le faible est celui qui a besoin de l’exemple
des autres pour exister, mais il serait bien en peine de mener sa
propre vie par lui-même et assumer ce qu’il est.

Dans ce contexte, Nietzsche décèle qu’au cœur de la morale, il


y a une passion plus forte encore que toutes les autres, un ressen-
timent au carré qui ne dit pas son nom et avance toujours sous le
masque du Bien et de la vérité. Après avoir sondé l’origine des va-
leurs, il s’en prend donc à la valeur de cette origine. Mais qu’est-ce
exactement qu’une valeur ?

C’est en posant cette question que Nietzsche se distingue de tous


les autres philosophes, lesquels, selon lui, n’ont jamais questionné
le fond même de leur philosophie : la recherche de la vérité. Une
valeur est une croyance, donc une interprétation, mais qui s’est
imposée au fil du temps — à l’échelle de plusieurs milliers d’an-
nées — comme une vérité. C’est une croyance dont on a oublié
d’interroger l’origine, et que l’on a investie d’un pouvoir régulateur
sur les hommes.

263
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Ainsi, les Européens ont pris la vérité pour une valeur qui va,
pour ainsi dire, de soi, et qu’il est inutile de remettre en cause. La
vérité — la première des valeurs — est un bien en soi ; à l’inverse
le mensonge est un mal. Mais vérité et mensonge ne sont que des
constructions de la morale, des tentatives pour réduire la vie à un
objet de connaissance précis que l’on peut maîtriser.

C’est à partir de l’équation « vérité = bien » que Nietzsche


parvient à redéfinir la morale comme un processus qui a pour
conséquence redoutable de simplifier le réel, de le rendre compré-
hensible à l’intelligence. Mais le réel est toujours beaucoup plus
complexe que la représentation que nous en avons ! Par exemple,
derrière toute vérité se cache un mensonge, derrière le Bien se
cache un mal, derrière la morale se cache une volonté de domi-
nation.

Dans tous ces cas, ce sont des interprétations qui dominent tout
en se cachant derrière le masque de la vérité. La morale est tou-
jours pour lui une arme de guerre, un instrument de domination
dans les mains de ceux qui l’agitent pour s’imposer : d’abord les
prêtres (qui s’imposent aux êtres serviles en réduisant la vie à la
morale), ensuite les philosophes (qui s’imposent aux ignorants en
réduisant la vie à un objet de connaissance). L’articulation entre
bien moral et vérité pourrait se résumer en une seule formule :
c’est en cherchant la vérité que l’on fait le bien. Or Nietzsche com-
prend que c’est en cherchant la vérité, ou pire, en prétendant la
détenir, que l’on se détourne de la vie. Comprenons bien que
Nietzsche ne conteste pas que certaines choses soient vraies mais
il refuse qu’une interprétation se présente comme la vérité à l’ex-
clusion de toutes les autres interprétations. Or tel est bien notre
problème, c’est-à-dire une morale qui se présente comme la vérité
alors qu’elle n’est qu’une interprétation.

La démarche généalogique — Généalogie de la morale —


consiste donc à remonter le processus de création des valeurs pour

264
en sonder le fond. Pour Nietzsche, il n’est plus question ici de se
demander, de manière assez classique, si la vérité existe, ni même
de la chercher, mais de se demander d’où vient le besoin que nous
en avons. Pourquoi avons-nous besoin d’une quelconque véri-
té ? Et pourquoi nous est-il si naturel de croire que la vérité est
nécessaire à la vie ? Il faut garder à l’esprit que Nietzsche se voit,
comme d’autres avant lui d’ailleurs, comme un philosophe méde-
cin : il cherche à comprendre d’où vient le mal dont souffrent ses
contemporains et qu’il appelle « nihilisme ». Ici, le nihilisme est
l’entreprise de négation de la vie.

Son diagnostic est le suivant : la morale a pénétré les esprits de


telle sorte que même si nous avons tué Dieu — entendons si nous
avons remis en cause la domination de la religion comme prin-
cipe d’organisation des sociétés modernes —, son ombre plane
encore sur nous à travers un héritage omniprésent. La science par
exemple n’est que la reconduction de la morale car même si elle
a participé au recul des croyances religieuses, elle fait du vivant
un objet de connaissance sans jamais le saisir comme volonté de
puissance, comme une multitude d’interprétations qui en font
toute la richesse. La science, comme la morale, est donc mortifère.
Je pourrais faire varier à l’infini les exemples qui montrent que
l’ombre de Dieu plane encore aujourd’hui sur notre civilisation.

La mécanique d’une morale tyrannique


Pour mieux comprendre comment cette morale s’est ancrée
dans nos sociétés, je me suis intéressé à la pensée de Tocqueville
et plus particulièrement à ses réflexions sur la notion d’opinion
publique.

Tocqueville est connu pour son travail sur la démocratie, no-


tamment aux États-Unis, mais peut-être moins pour avoir com-
pris le premier l’articulation du phénomène démocratique avec la
morale moderne. Selon Tocqueville, la démocratie ne se résume

265
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

pas à un simple régime politique avec des institutions qui per-


mettent la libre expression des citoyens. Pour lui, la démocratie
est d’abord un phénomène de très grande ampleur d’égalisation
des conditions sociales et des mentalités. En d’autres termes, la
démocratie consiste à ne plus admettre de hiérarchie dans le rap-
port de l’homme à ses semblables. Tous les hommes sont égaux
et c’est donc l’idée d’égalité qui est au centre non seulement de la
démocratie mais aussi de toute la modernité ; elle constitue le vé-
ritable point d’Archimède de notre époque, plus encore que l’idée
de liberté.

Pourtant, Tocqueville constate que cette notion d’égalité va


avoir des conséquences inattendues. Lesquelles ? Et quel rapport
avec la morale ? La conséquence la plus évidente aux yeux de
Tocqueville réside dans l’apparition de l’individualisme. Les indi-
vidus désertent le champ de la délibération politique pour ne s’in-
téresser qu’à leur bonheur privé et laissent place à la constitution
d’une opinion publique de plus en plus dominante. Cette opinion
publique, qui prospère généralement sur le manque d’information
des citoyens, va peu à peu s’imposer comme le produit de la socié-
té elle-même. Les individus, livrés à eux-mêmes et sans références
collectives, ont ensuite le devoir de la reproduire comme une loi
morale.

C’est comme cela qu’une opinion majoritaire au sein de la so-


ciété s’érige en norme morale et se présente comme une vérité.
Soutenir une opinion différente n’est alors plus considéré comme
moralement acceptable dès lors que la masse se perçoit elle-même
comme détenant la vérité. Sous prétexte que cette opinion est
majoritaire, elle ne se considère plus comme une simple opinion
mais comme une exigence morale qui ne doit pas être débattue.
Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique, appelait ce phé-
nomène la « tyrannie de la majorité ». La foule légifère sans s’en
rendre compte sur ce qu’il faut faire ou penser.

266
Elle se transforme en tribunal populaire. Sous couvert de vé-
rité, la vie sociale est tyrannisée par la foule, c’est-à-dire une ma-
jorité d’individus aveuglés par la même passion de la vérité et du
moralement convenable. Un individu peut ainsi se faire exclure
quand il tient un discours différent de la morale collective, ou se
faire acclamer comme un héros quand il reprend à son compte
le discours dominant. La soumission des opinions minoritaires
n’est pas légale mais sociale, mondaine. Il peut y avoir ainsi des
délits de penser qui, même s’ils ne sont pas prévus par le droit,
existent réellement au sein de la société, sur les réseaux sociaux
d’aujourd’hui par exemple. La conséquence est non seulement fu-
neste à la liberté des opinions, et donc à la démocratie, mais sur-
tout à la vie sociale elle-même. Pourquoi ?

Parce qu’à l’origine de cette dérive de l’opinion devenue morali-


té, se trouve un amalgame entre droit et compétence. Tocqueville,
je l’ai dit plus haut, définit la démocratie comme un mouvement
d’égalisation des conditions sociales. En faisant cela, elle laisse
croire à chaque individu qu’il est sur un pied d’égalité avec tout
autre individu. Mais c’est faux ! C’est purement théorique.

En réalité, l’égalité n’est jamais effective, on le constate dans tous


les domaines, ce qui donne lieu à d’innombrables revendications
pour instaurer une véritable égalité. Mais cette prétention à at-
teindre une égalité parfaite est dangereuse car elle conduit à po-
tentiellement nier les compétences de chacun. On se dit alors « ce
n’est pas parce qu’un autre est plus compétent que moi que je n’ai
pas le droit d’en faire autant, de m’exprimer à sa place ». Et tout
individu s’improvise spécialiste, ce qui est son droit, mais à condi-
tion que l’opinion qui est la sienne soit consciente d’elle-même et
se sache opinion et non vérité !

Or, c’est de cet amalgame entre le droit à l’opinion et la vérité que


naît précisément une moralité sociale devenue folle, ne reconnais-
sant plus la légitimité de certains à parler de ce qu’ils connaissent.

267
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

La vie sociale se transforme en dictature de la moralité décrétée


par une majorité qui se prend pour le tout. Dans ces conditions,
au moindre faux pas, c’est un déchaînement de tweets, de tribunes,
et d’indignation collective. La police de la pensée grignote chaque
jour un peu plus de territoire. Et cette chasse aux coupables donne
tous les pouvoirs à la foule ; une foule devenue virtuelle, « com-
munauté », ou « réseau », où tous les coups sont permis pour ré-
duire son adversaire en poussière.

Ce que comprend Tocqueville est que le phénomène qui définit


la modernité, c’est-à-dire l’égalisation des conditions (la démo-
cratie) porte en lui-même un danger, celui du conformisme. Ce
qu’il voit est que lorsque les hommes entrent dans une dynamique
d’égalisation de tous par rapport à tous, se dessine alors une mo-
rale qui s’impose de manière tyrannique sur chaque individu.

Les sources du néo-puritanisme


La vraie justice est peut-être de respecter le fort, c’est-à-dire au-
jourd’hui celui qui est compétent pour parler. Plutôt que de tenter
de prendre sa place sans en avoir les moyens, je pense ici particu-
lièrement aux réseaux sociaux où tout le monde s’imagine expert,
journaliste, professeur, etc. Ce renversement du faible en fort au
nom du droit n’est pas le fruit du hasard. Il tient tout entier dans un
effort de moralisation des esprits qui, comme l’avait vu Nietzsche
(dans sa Généalogie de la morale), a consisté à faire passer le fort
pour un méchant, et le faible pour une victime.

Ainsi la morale a été transcrite dans le droit pour rendre raison


au faible. C’est en ce sens enfin que l’on peut comprendre l’État
de droit moderne comme l’aboutissement ultime de la morale des
esclaves : c’est-à-dire des principes absolus qui ne peuvent plus
faire l’objet de contestation, qui sont placés hors de tout débat, de
toute critique. Les principes dominants des sociétés modernes (les
droits de l’homme en l’occurrence) sont l’ultime évolution du Bien

268
et de la morale chrétienne. Ils ouvrent la voie à un puritanisme
moderne, que l’on retrouve aujourd’hui dans les prises de position
d’une gauche progressiste prétendant défendre la veuve et l’orphe-
lin et lutter noblement contre le fascisme et le racisme.

C’est d’abord le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff


qui utilise l’expression de gauchisme culturel. Ce concept désigne
un ensemble de thématiques, d’idées, de représentations qui s’ex-
priment aujourd’hui et depuis environ vingt ans en France dans
les médias, mais aussi dans les milieux universitaire, culturel, as-
sociatif et bien sûr politique. De plus en plus radicaux, souvent
contradictoires, les différents discours du gauchisme culturel se
confondent avec une nouvelle forme de puritanisme. Il s’agit de la
modalité contemporaine de la morale des valeurs absolues, et qui,
comme elle, distingue le Bien d’un côté et le Mal d’un autre côté,
ou encore les gentils et les méchants. J’y reviendrai.

Son origine remonte dans les années 1960 au sein des grandes
universités américaines. À cette époque, le débat aux États-Unis
portait sur l’adoption des droits civils pour les personnes noires.
La violence des manifestations a alors vite débouché sur des prises
de position de plus en plus radicales, ce qui provoqua une mora-
lisation toujours plus grande du discours politique. En clair, les
Blancs ont été présentés comme racistes et ségrégationnistes, par
opposition aux Noirs, vus comme des victimes innocentes de l’hé-
ritage de la colonisation, de l’esclavage et du racisme. Mais loin de
clarifier le bien-fondé des revendications des minorités, cette sim-
plification à l’extrême du débat sociétal et politique, n’a eu pour
conséquence que d’augmenter les tensions entre les tenants de la
nouvelle bien-pensance et les partisans d’une vision plus tradi-
tionnelle de la société américaine.

Mais ce n’est que depuis les années 2000 que ce phénomène


prend une véritable ampleur avec Internet et les réseaux sociaux.
Pour mieux cerner cette notion de bien-pensance qui alimente

269
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

et oriente le débat sociétal depuis quelques décennies, je me suis


orienté vers la pensée de Hegel et de ce qu’il entend par le terme
de moralisme.

Dans son ouvrage la Phénoménologie de l’esprit, Hegel critique


ce qu’il appelle la « belle âme » habitée par des idées nobles et gé-
néreuses à l’égard de la marche du monde et de l’humanité. Il dé-
nonce cette précipitation ou cet empressement de l’homme aux
bons sentiments de vouloir d’emblée imposer l’idéal moral par-
tout avant même qu’il puisse atteindre (socialement, économique-
ment, juridiquement, etc.) ses conditions de réalisation. L’impa-
tience et cette hâte de l’idéaliste à vouloir incarner ses valeurs dans
le monde se nomment « présomption ».

Pour Hegel, il ne faut surtout pas confondre la morale réelle


en acte et le moralisme, c’est-à-dire les bons sentiments moraux.
Le moralisme est incapable de contextualiser une situation et de
construire son jugement sur des réalités concrètes. Il se contente
naïvement d’apprécier les choses uniquement du point de vue de
son sentiment et de sa morale particulière. Hegel condamne et
tourne en ridicule l’homme idéaliste et moralisateur critiquant le
monde tel qu’il est sans prendre la peine de le changer. Cette belle
âme, qui ne se salit jamais les mains, se félicite d’avoir de bons
sentiments, d’avoir du cœur et d’être rempli de charité, se glorifie
de juger la réalité du haut de son idéal moral. Cette volonté de
juger moralement toute chose s’explique par une forme de narcis-
sisme, précise-t-il. L’idéaliste voulant se donner bonne conscience
n’incarne en vérité qu’une figure de l’impuissance, de la lâcheté
et de la faiblesse à agir véritablement, à faire réellement avancer
moralement les choses.

Telle est la vision angélique mais lâche de la belle âme : elle mo-
ralise et condamne le monde et en même temps se tient à l’écart
du monde comme un spectateur. Cette attitude hypocrite n’est pas
de nature morale, prévient Hegel. Elle est, au contraire, immorale

270
car contraire à la loyauté d’un homme d’honneur et d’action qui
incarne les valeurs auxquelles il croit. Plutôt que d’agir et de s’en-
gager, la belle âme se satisfait de la grandeur et de la pureté de ses
bons sentiments. Il ne faudrait surtout pas se compromettre dans
l’action, se risquer à faire des erreurs et à se heurter à l’épaisseur
de la réalité !

L’idéalisme moralisateur de la belle âme est donc condamné de


manière ferme par Hegel car cette morale purement intérieure du
cœur n’a aucune réalité effective. Hegel invite donc à bien distin-
guer le moralisme — la morale du cœur et des beaux sentiments
défendant un idéal avec de nobles discours sans prendre en consi-
dération la réalité — de la moralité, c’est-à-dire de l’action réelle
engagée dans une voie conforme à ses valeurs morales.

Ce moralisme déchiffré et critiqué par Hegel m’incite à poser


la question suivante : comment peut-on expliquer le sentiment
de supériorité de cette morale bien-pensante et dominante au-
jourd’hui ?

La bien-pensance au pouvoir
Comme nous avons vu, la morale sociale bien-pensante et do-
minante, incarnée jadis par la morale chrétienne, est aujourd’hui
ce que l’on appelle la morale progressiste. Elle domine l’Europe et
plus largement le monde occidental. La caractéristique dominante
de cette morale et aussi ce qui fait sa force et sa dangerosité, c’est
qu’elle a le sentiment d’être habitée par une mission quasi prophé-
tique, qu’elle se croit en somme dépositaire attitré d’une certaine
idée du Bien. Autrement dit gardienne de la morale légitime et en
un certain sens détentrice de la vérité absolue.

Une telle pensée, ou plutôt une telle croyance, est une véri-
table arme de guerre au sens où elle se sent toujours dans son bon
droit quand il s’agit de disqualifier et discréditer toutes formes de

271
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

résistance et de réduire à néant ses adversaires. C’est ce que j’ap-


pelle une morale à géométrie variable, la tolérance concernant
toujours le cercle des sympathisants.

C’est précisément ce sentiment, intériorisé par les tenants de


cette morale, qui leur procure une « bonne conscience » à peu de
frais, qui scinde le monde, selon eux, en deux camps : le « bon » et
le « mauvais », avec d’un côté les « gentils » et de l’autre les « mé-
chants ». Le « camp du mal » doit naturellement avoir « mauvaise
conscience » et s’efforcer de retrouver la bonne voie si ceux qui se
sont égarés ne veulent pas être taxés de réactionnaires. Car s’op-
poser à cette morale (caractérisée par son déni de la réalité), c’est
manquer de charité, de bienveillance et de bons sentiments, c’est
refuser de défendre les faibles.

Cette idéologie morale s’est imposée à travers plusieurs thèmes


en lien étroit avec les questions de société que sont le corps, la
sexualité, l’éducation des enfants, etc.

C’est cette morale aujourd’hui qui entend régenter la vie quo-


tidienne et les rapports sociaux en imposant ses propres concep-
tions idéologiques et de ce qu’elle estime être le Bien en matière de
mœurs et de culture. Par-là, elle a une dimension totalitaire incar-
née par l’émergence d’une pensée unique et d’un politiquement
correct ne tolérant rien d’autre qu’elle-même.

Mais la morale progressiste va plus loin encore que de rejeter


dans l’univers des préjugés toute forme de pensée critique. Elle s’ef-
force aussi de traquer les mauvaises pensées, les idées malsaines,
les sous-entendus, les allusions, les blagues de mauvais goût et les
paroles coupables, et va même jusqu’à pratiquer la délation et le
dépôt de plainte en justice. Il y a là un côté inquisiteur et justicier,
hypocrite et orwellien. Cette morale introduit une nouvelle ère du
soupçon et de méfiance dans les rapports sociaux et le monde in-
tellectuel. Jugeant tout à l’aune d’une certaine conception du Bien,

272
elle réhabilite l’idée de faute ou de péché par pensée, par parole,
par action, voire par omission.

Au nom de leurs principes, les nouveaux censeurs voudraient


bannir le franc-parler du vocabulaire, expulser du langage les
mots qui ne leur reviennent pas. Dans cette novlangue que nous
impose les puritains modernes, il ne faut plus dire « aveugle »
mais « mal-entendant », ne plus parler de « sexe », mais de « genre
binaire ». Ces mots qui ne veulent plus rien dire colonisent petit
à petit notre langage et sanctionnent les « dérapages » des humo-
ristes et jusqu’aux « blagues douteuses » de notre voisin de table.

Cette morale verse aussi dans un sentimentalisme et une victi-


misation excessive oubliant l’idée même de responsabilité. Là aussi,
dans une ferveur malhonnête, le langage est caricaturé et dénaturé
dans son usage et ses significations. En plus de l’idée que le monde
est composé de deux camps comme je le soulignais plus haut —
celui du bien et des gentils et celui du mal et des méchants —, on
peut trouver dans ses discours des caricatures opposant les mots
« amour », « fraternité », « générosité » à « haine », « égoïsme »,
« fermeture ». En toile de fond du débat, il y a toujours une sorte
de chantage affectif et victimaire jouant sur le sentiment de culpa-
bilité et sur la mauvaise conscience. Et celui qui ne souscrit pas à
cela, qui ne se soumet pas est naturellement un salaud. Qui n’a pas
l’ambition de sauver l’humanité, d’être un défenseur des victimes
des discriminations, des opprimés, des persécutés, qui n’est pas
porté par de telles idées nobles et généreuses est nécessairement
suspecté d’œuvrer contre la réalisation du bien et de ce qui est mo-
ralement bon.

Cette pression sur les opinions et sur les comportements or-


chestrés par les faibles et leurs nobles défenseurs est telle qu’elle
prend la forme d’une tyrannie des minorités au nom du Bien.

273
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Par tyrannie des minorités, j’entends la morale des puritains ex-


primée sous la forme d’interdits qui s’imposent à la majorité de
l’opinion publique. Il s’agit d’interdits de penser, de parler et d’agir.
Bien sûr, les moyens pour y arriver ne sont pas de l’ordre du châ-
timent mais plutôt de l’exclusion sociale. Il faut réduire celui qui
parle différemment et qui émet un doute, à un malade mental,
voire à un fasciste. Cette forme de tyrannie consiste donc à psy-
chiatriser celui qui n’est pas d’accord : c’est un fou, un malade, un
nazi, un antisémite, un raciste, un monstre, une bête... Ce qui est
en jeu ici, ce n’est rien d’autre que l’interdiction de la pensée et de
l’interrogation.

Tout se passe du point de vue de la morale comme si la liberté


était un risque trop grand, un péril que la société ne pouvait pas as-
sumer. Même la culture classique est remise en cause alors qu’elle
émancipe, permet de problématiser, de penser. Par exemple, je me
souviens de représentations de tragédies grecques annulées face à
la contestation des étudiants gauchistes, qui y voient (comme dans
Les Suppliantes d’Eschyle) une représentation jugée colonialiste et
raciste.

Je note enfin, que cette réapparition du puritanisme sous forme


d’une tyrannie inverse le rapport à la majorité qu’avait défini Toc-
queville. En effet, le philosophe français voyait dans le phénomène
démocratique le risque d’une tyrannie de la majorité, c’est-à-dire
d’une tyrannie de tous sur les individus et les minorités. Mais au-
jourd’hui, se produit exactement l’inverse, on assiste à une forme
de tyrannie des minorités sur la majorité.

Par puritanisme moderne, j’entends donc le fait de purifier les


discours, les comportements, les mœurs en général, de tout conte-
nu visant à nier la souffrance des minorités dans l’histoire et face
aux pouvoirs établis (politique, économique, mais aussi forces
de l’ordre…). La morale du camp du Bien repose tout entière
dans la défense des minorités, par principe considérées comme

274
opprimées, y compris si au contraire, les pouvoirs combattus ont
pris le relais de la parole progressiste. Car le plus extravagant dans
tout cela, est que la morale s’emporte alors qu’en face, pourtant, le
pouvoir politique lui est tout acquis. Le bien-pensant peut alors
contester l’autorité en se faisant passer pour un rebelle, voire un
héros, alors que tout le monde est d’accord avec lui, à commencer
par l’autorité publique elle-même ! Le moraliste moderne ne fait
que reconduire l’opinion commune, sans risque et sans danger,
mais en en retirant de la gloire. Il fait régner de manière tyran-
nique, à son niveau individuel, la loi morale, qui est la loi de l’opi-
nion publique, tout en se vivant lui-même comme un révolution-
naire, ce qui le rend d’autant plus ridicule.

Pour conclure, je dirais que ce tournant du moralisme au sein


de la société est un mouvement idéologique de vaste ampleur qui
est très hétérogène. Une chose est certaine, ce mouvement de mo-
ralisation est bien réel. Il tend à discipliner le genre humain et à
imposer des impératifs de pensée par différents canaux de diffu-
sion. Mais, en refusant de poser le problème du malaise identitaire
français et européen, la morale progressiste se montre incapable
de répondre aux nombreuses questions de société — immigra-
tion, histoire et revendications des minorités, communautarisme,
évolution des mœurs, etc. — qui électrisent le débat public. Il
nous faut donc une autre morale, plus en phase avec la réalité et
sa complexité.

PARTIE II: LA MORALE NATURELLE,


DU PLAISIR À LA MÉRITOCRATIE

La critique de la morale progressiste que je viens de développer


ne peut se satisfaire d’elle-même. On m’accuserait alors de décon-
struire la morale traditionnelle sans rien proposer de positif en
échange. Or, je vais vous présenter ce qu’est la morale naturelle qui
est, à mes yeux, le moyen le plus efficace de régulation de la société.

275
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

William Bouguereau, La jeunesse de Bacchus, 1884.

276
Par principe, il est difficile de définir une « morale naturelle »
car cela reviendrait à isoler une nature que nous ne pouvons
connaître. Mais nous pouvons essayer d’envisager quels éléments
a priori, c’est-à-dire universels et nécessaires, peuvent constituer
une morale avant toute historicité, avant toute entrée dans l’His-
toire, et donc avant tout repères liés à un espace culturel.

Certes toute morale est liée à une culture et consiste précisé-


ment à domestiquer la nature en nous. Pourtant, c’est bien ce que
Rousseau avait tenté de faire dans le Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes, et en remontant ain-
si dans une temporalité fictive mais opératoire, il était parvenu à
distinguer une morale au sein de la nature. Celle-ci se constituait
de deux éléments : la pitié et l’amour de soi. Ce dernier n’étant pas
l’amour-propre mais l’amour du genre humain mêlé à un instinct
de conservation de sa propre vie et de l’espèce.

Hobbes envisageait lui, la paix et la préservation de soi-même


comme des biens que les lois de la nature défendent et sur lesquels
elles se fondent. Il souligne ainsi que la loi naturelle et la loi civile
sont de la même espèce, visent toutes deux l’équité, bien qu’elles
soient des parties différentes de la loi. La loi civile et sa législation
venant cependant limiter le droit de nature — la liberté naturelle
de l’homme — pour permettre l’instauration de la paix.

Sans reprendre les catégories de Rousseau et de Hobbes, j’ai-


merais distinguer trois éléments constitutifs d’une « morale natu-
relle », ou d’une morale avant la morale.

Ces trois éléments que je vais développer ci-dessous, les voici :


l’absence totale de valeurs morales absolues au sein de la nature
(de type Bien et Mal), un rapport au monde fondé sur le refus du
dualisme, et enfin le respect de l’inégalité naturelle entre les êtres.

277
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Petit détour dans un monde sans morale


Pourquoi penser en théorie une absence de Bien et de Mal ?
Parce que si l’on enlève tous ses attributs culturels, qu’on le com-
prend hors de tout plan historique, alors il devient possible de voir
l’homme comme un être qui désire simplement la conservation
de son corps et de sa vie, sans contrainte et sans obligation. Ce
principe de conservation ne commande rien d’autre à l’individu
que la jouissance de ce qui est nécessaire à la satisfaction de ses
besoins. Il y a alors un équilibre parfait entre ce qu’il désire et ce
que le monde peut lui offrir. En ce sens, le désir qu’il éprouve n’est
en rien répréhensible mais simplement l’expression de la nature, il
est parfaitement innocent.

Avant l’apparition de toute morale, de toute notion de Bien


ou de Mal, on peut imaginer un homme à l’état de nature vivant
paisiblement avec lui-même, sans conflit avec ses semblables et
en harmonie avec le monde animal. Il chasse et pêche pour se
nourrir sur des territoires vierges ou la notion de propriété n’existe
pas encore, et donc ne vole rien à personne. L’idée même de vol
lui est étrangère, il ne connaît pas le mensonge, la dissimulation,
la tromperie, la jalousie. Cet homme n’est pas encore pris dans la
spirale de la socialisation dans laquelle la comparaison avec autrui
est inévitable à chaque instant. Il ne vit que dans l’instant, une
sorte d’éternel présent où le monde correspond au désir qu’il en a.

Une morale naturelle est à comprendre comme un rapport pa-


cifié de l’homme avec lui-même. C’est-à-dire qu’il n’est pas soumis
à des impératifs moraux, à des commandements en vue d’un Bien,
puisqu’il vit dans un monde sans morale. L’absence de morale
implique une absence de devoir. Personne ne peut imposer une
quelconque loi morale à un tel homme, disons un homme naturel.
Surtout, le désir sous toutes ses formes, à commencer par le désir
sexuel, n’est pas condamnable, le plaisir n’est pas défendu.

278
Dans ce contexte, une seule obligation peut s’imposer à lui, au
regard de l’amour de soi, c’est le respect de ses propres enfants.
En clair, il existe un tabou primordial : l’inceste, lequel consti-
tue l’unique forme de morale, mais cela pour des raisons qui
consistent à respecter l’humanité elle-même. L’apparition des
grandes catégories morales en termes de Bien et de Mal est une
question d’une complexité extrême à laquelle il m’est impossible
de répondre clairement. Du moins, il apparaît qu’elles ne peuvent
être le produit d’un rapport direct de l’homme à la nature, tel que
nous l’avons explicité à la lumière de Rousseau. Ou pour le dire en
ces termes : Bien et Mal ne peuvent apparaître autrement que sous
l’effet d’un bouleversement dans le rapport de l’homme avec la na-
ture, ou encore dans sa manière de vivre et d’accepter sa propre
nature. L’effet de la socialisation pour Rousseau aurait pu avoir de
telles conséquences.

J’aurais également pu me tourner vers Claude Lévi-Strauss dans


Les Structures élémentaires de la parenté, qui considère que toute
société se fonde sur des structures élémentaires au niveau du ma-
riage et de l’interdit de l’inceste. Mais dans tous ces cas, l’existence
d’un tabou primordial ne permet pas de comprendre l’apparition,
et encore moins la légitimité des valeurs morales telles que nous
les connaissons. Autrement dit, le Bien ne peut être qu’une inven-
tion, une fabrication, et donc un mensonge.

Cela dit, il s’agit bel et bien d’un mensonge opératoire puisqu’il


se trouve être au fondement de la religion chrétienne et par là
même de la civilisation occidentale et au-delà. Comme nous
l’avons vu avec Nietzsche, le Bien est une valeur, c’est-à-dire une
interprétation du monde, dont nous avons oublié d’interroger
l’origine et qui se présente comme une vérité allant de soi. Or tel
est le problème des valeurs absolues qu’elles ne souffrent pas, par
définition, de remise en cause, encore moins de contestation. Mais
quelle légitimité pouvons-nous continuer d’accorder à de tels

279
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

impensés ? Et quelle valeur attribuer à toute valeur, sitôt que nous


commençons à en sonder le fond, c’est-à-dire le vide ?

Le son que nous renvoient les statues que sont les valeurs est
sourd, creux et sans consistance. C’est en cela qu’une morale des
valeurs absolues est toujours illusoire et mensongère. Bref, par
contraste, on saisit qu’une morale naturelle s’attache à assumer
que la vie soit sans pourquoi, sans explication, sans justification.
Il s’agit de renoncer à l’absolu pour mieux saisir ce qui est dans le
mouvement même du monde. Sans quoi le risque est de sombrer
dans le fanatisme de ceux qui pensent détenir une vérité définitive.

La réunification du monde
À partir du moment où un tel rapport au monde est imaginable
et que le Bien en soi est contesté, il s’ensuit une remise en cause
du dualisme. En clair, le monde ne trouve pas sa justification dans
une réalité supérieure, un monde au-delà du monde sensible. Ce
dualisme a forgé pourtant l’essentiel de notre compréhension du
réel depuis Platon et son monde intelligible jusqu’à l’avènement
du judéo-christianisme. Car voir le monde sous l’angle d’un Bien
idéal, par opposition à un Mal, a permis de dissocier deux réalités
(sensible-intelligible) dont l’une n’est que transitoire, imparfaite, et
l’autre un horizon indépassable.

Autrement dit la morale dite « superflue » (non-naturelle), la


morale fabriquée, distingue deux réalités quand la morale que
nous avons définie comme naturelle, primordiale, voit le monde
dans son unicité. Pour cette dernière forme de morale, il n’y a
qu’un seul monde, une seule réalité. En somme, tout est déjà là,
pas de salut après la vie, pas de paradis à espérer. De fait, l’en-
semble des sociétés traditionnelles de l’Antiquité considérait le
monde comme sa propre fin et non comme un passage vers une
autre forme de vie. Le monde d’ici-bas n’avait pas d’autre sens que

280
lui-même, pas d’autre horizon que ses propres limites, pas d’autre
finalité que sa propre mort.

Dans cette perspective, le monde est entièrement connaissable


dans son fonctionnement par le développement des sciences, mais
repose sur une absence de double idéal qui le justifierait, et donc
sur un mystère qui n’a pas de réponse. Tout dans le monde est
connaissable mais l’origine du monde lui-même est un mystère
sans réponse possible. En ce sens la morale naturelle consiste ici à
accepter le monde tel qu’il est, et à ne pas déplorer qu’il ne coïn-
cide pas avec ce que nous en attendons. On comprend que ce refus
du dualisme a pour conséquence de ne pas chercher à justifier
la vie, à ne pas déplorer et à ne pas maudire ce qu’elle est (pour
paraphraser Spinoza). Le monde, et plus largement la vie, sont.
Charge aux hommes de vivre cette vie qu’ils n’ont pas demandée
certes, et qui est sans justification, mais qu’il relève de leur dignité
d’accepter et de construire, y compris dans l’absence de sens.

Une telle morale est fondamentalement tragique au sens des


Grecs, c’est-à-dire qu’elle fait face à l’impossible, voire au non-sens
du monde, sans se cacher dans les mensonges de la morale au sens
du monothéisme. On peut parler ici d’une morale supérieure,
voire d’une morale pour hommes supérieurs : je comprends par là
une morale pour hommes libres, une morale du pur plaisir d’exis-
ter, sans obligation ni contrainte.

Quand le dualisme sensible-intelligible est rejeté, alors tombe


un second dualisme (qui se cache derrière le premier), le dualisme
corps-esprit. Pour le dire autrement, si le monde est sans réalité
supérieure, alors l’homme lui-même n’est pas scindé en deux ins-
tances dont l’une, spirituelle, commanderait l’autre, physique. J’y
reviendrai plus bas avec Spinoza.

Toute morale du Bien, notamment dans sa compréhension reli-


gieuse par le monothéisme, est de nature à dévaloriser le corps, les

281
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

instincts, le désir. Or la vraie morale ne consiste-t-elle pas plutôt


à respecter la vie sans la juger ? Et donc à ne pas moraliser son
aspect sensible ?

Or, si la morale naturelle repose sur un rejet du dualisme, alors


c’est qu’il faut revenir au corps comme fondement de la morale.
Cela ne signifie pas que nous ne serions que des corps sans esprits,
mais plutôt que corps et esprit ne font qu’un. Donc la morale vé-
ritable relève d’une spiritualisation du corps et d’une incarnation
de l’esprit. Spiritualiser le corps, c’est faire droit aux instincts qui
sont les nôtres comme la marque même de la vie, laquelle seule est
sacrée. Incarner l’esprit, c’est rendre sensible nos représentations
spirituelles ou mentales dans la matière, comme dans l’art par
exemple. Comme une forme de sublimation de l’homme par lui-
même dans un effort de création. La vie ne sert à rien d’autre qu’à
créer, donc à déployer toute notre puissance. Sous cet angle, on
comprend que c’est l’homme qui est divin, Dieu n’est plus qu’une
représentation parmi d’autres, tantôt des craintes, tantôt des es-
poirs, des êtres angoissés ou malades.

Se satisfaire des différences entre chacun, est-ce si mal ?


On voit bien que notre idée de morale naturelle était pour ainsi
dire la norme des sociétés traditionnelles par opposition aux so-
ciétés modernes. J’appelle traditionnelles les sociétés qui fondaient
leur organisation sociale et politique sur un principe déjà présent
au moment de leur apparition et qui les justifiait. Tout le sens de
la vie en société, dès lors, était de rendre effectif ce principe dans
tous les aspects de la vie collective. Il s’agit de se rendre présent à
l’origine du monde, car c’est elle qui fait autorité.

Aujourd’hui, dans nos sociétés modernes, on aurait tendance


à comprendre une telle organisation sociale comme folklorique,
passéiste, ou encore réactionnaire, précisément parce que les so-
ciétés modernes comprennent leur propre histoire comme un

282
arrachement à leur passé et un saut vers l’avenir, considéré comme
une permanente recherche de progrès. Or qu’est-ce qui est le plus
juste aux yeux des sociétés traditionnelles ? Et en ce sens qu’est-ce
qui fait autorité ? Que chacun soit à sa place, celle qui lui revient
par nature. Et non seulement que chacun l’accepte mais qu’en plus,
chacun y excelle. Exceller à la place qui est la sienne, voilà le vrai
visage d’une société juste pour les Anciens.

Dans ce contexte, il faut comprendre que les différences qui


existent naturellement entre les êtres ne sont pas à rejeter mais au
contraire à valoriser. Car si la nature a mis chacun là où il est, c’est
que chacun a un rôle à jouer à sa place dans l’harmonie du tout.
On pourrait prendre l’image de la biosphère pour comprendre ce
point, où le vivant est un règne dont chaque espèce, chaque indi-
vidu participe à sa place à un équilibre qui le dépasse. Autrement
dit, le tout est plus important que les parties même si celles-ci par-
ticipent au tout.

Mieux encore, non seulement la morale naturelle consiste à


respecter les inégalités, mais également à valoriser la hiérarchie.
Entendons-nous bien, il existe bien une hiérarchie dans les socié-
tés modernes et démocratiques, mais la différence est que dans les
sociétés traditionnelles, la hiérarchie est naturelle, quand dans les
sociétés démocratiques elle est choisie.

C’est ainsi par exemple qu’Aristote, dans Les Politiques, justi-


fiait l’esclavage comme naturel. Certes, à des yeux contemporains,
la chose paraît insupportable mais sans aller jusque-là, peut-on
du moins poser la question de la hiérarchie. En d’autres termes,
tous les êtres ne sont pas destinés aux mêmes choses, aux mêmes
fonctions, ni aux mêmes vies. En ce sens, l’illusion démocratique
consiste ici à penser que les mêmes droits font les mêmes compé-
tences. Et peut-être faut-il voir dans l’idée des droits de l’homme,
la transposition politique d’une idée morale chrétienne fonda-
mentale : l’égalité de tous les individus au mépris des différences.

283
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Le droit entend rectifier la nature, laquelle nous semble injuste,


mais comme le demandait Calliclès à Socrate (dans Gorgias, Pla-
ton), le droit n’est-il pas ici l’instrument des faibles pour triompher
des forts ? La nature serait donc véritablement injuste ? Réponse
avec Spinoza.

Le désir est intouchable


Que dit Spinoza de la nature et quel est son rapport à la mo-
rale ? Très simplement, le philosophe entend sortir le désir et les
passions de l’ordre de la morale. Dans l’Éthique, je l’ai montré plus
haut dans le tract, il montre le caractère illusoire du Bien et du
Mal en tant que valeurs absolues. Dans ce contexte, le bien n’est
rien d’autre que ce qui m’est utile (utile-propre). Il pense donc un
passage progressif à la liberté et à la joie grâce à l’émancipation de
l’homme par rapport à la morale.

Pour y parvenir, il faut réaffirmer la nature — et notamment la


nature en nous, c’est-à-dire le désir et l’ensemble des affects — in-
dépendamment de toute morale. Le désir n’est pas condamnable
puisqu’il est naturel. Il n’est que la manifestation d’une dynamique
vitale. Il ne peut être un mal que compte tenu de ses éventuelles
conséquences ou encore des pressions sociales, mais pas en lui-
même. À l’inverse, si le mal est vu comme une propriété essen-
tielle du désir, ce n’est qu’en raison des mythologies religieuses du
péché originel, qui vont l’inscrire sous le registre de la faute.

Derrière cette idée que le désir est mauvais en soi et donc


condamnable, se trouve une erreur plus profonde que Spinoza re-
lève, et qui consiste à considérer l’esprit comme indépendant du
corps, et surtout à le penser comme une instance supérieure qui
commande au corps. Cette idée déjà présente chez Platon que le
corps est le tombeau de l’âme constitue une cible privilégiée de
Spinoza, car pour lui le corps et l’esprit ne forment qu’une seule et
même chose : l’homme. Celui-ci constitue ainsi une modalité de

284
la nature. Par conséquent le désir de l’homme n’est rien d’autre que
l’expression de la nature, il est donc amoral — c’est-à-dire hors de
toute morale, ni bon ni mauvais en soi.

Autrement dit, s’il n’y a pas de séparation entre corps et esprit,


cela signifie que l’esprit n’est pas supérieur au corps, et qu’il ne com-
mande pas au corps par une quelconque volonté. Or telle est la pre-
mière erreur des moralistes : séparer corps et esprit et considérer
que l’homme est capable par sa seule volonté de contrôler son désir
et ses affects, et donc d’en déduire qu’il est doué d’un libre arbitre.

Pour Spinoza, au contraire, c’est l’appétit, le désir, et non le libre


décret de l’esprit qui nous pousse à agir. Il y a donc détermination
de l’esprit par le corps (comme chez Nietzsche plus tard). Toutes
nos actions, nos idées, nos rêves ou volitions, tout cela est soumis
au corps et non au jugement de l’esprit qui déterminerait la volon-
té. Il s’agit toujours d’un mouvement spontané du corps. En clair :
pas de liberté de l’esprit, croire le contraire n’est qu’une illusion.

D’où la deuxième erreur des mêmes moralistes pour lesquels


l’homme, étant libre, doit exercer un empire sur lui-même pour
ne pas céder au désir qui est par nature, un mal à éviter. Il ne doit
pas faillir sous peine d’être considéré comme un perverti voire un
dépravé. Mais Spinoza remarque qu’il est impossible de contrôler
ses désirs et de cesser de désirer, simplement parce que le désir
n’est rien d’autre que ce que l’on est ! Renoncer à son désir, c’est
renoncer à sa nature et donc à soi-même. En ce sens on comprend
que le désir n’est pas une simple affectation, c’est plutôt la vie même
de l’esprit, l’essence de l’homme.

Spinoza affirme donc que la liberté véritable ne réside pas dans


un prétendu libre arbitre mais dans le pouvoir de comprendre la
nature, et donc d’agir vers plus de perfection, c’est-à-dire de nous
libérer des préjugés de la morale. Ce pouvoir de libération est tout
entier dans la raison. Il est donc absurde de rejeter son propre

285
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

désir sous prétexte de respecter un bien illusoire. Car le désir s’ins-


crit toujours dans l’ordre commun de la nature, il n’est pas immo-
ral et encore moins irrationnel, il est naturel et donc rationnel.

Par conséquent, le désir n’est pas non plus la marque d’un esprit
malfaisant. Les valeurs absolues peuvent donc être renvoyées à la
superstition. Le Bien véritable n’est pas une valeur mais consiste
simplement pour l’homme à reconnaître sa nature comme néces-
saire et de savoir se réjouir de ce qu’elle est.

Toute la démarche spinoziste consiste donc à éviter deux écueils :


d’abord l’idée d’un Bien et d’un Mal en soi, propres aux morales
théologiques et qui supposent des valeurs transcendantes, et en-
suite l’écueil inverse, c’est-à-dire un complet relativisme qui dirait
(à la manière d’Ivan Karamazov) que puisque Dieu n’existe pas,
alors tout est permis.

Voyons désormais ce que Nietzsche, influencé en partie par


Spinoza sur ces questions, a par la suite proposé pour élever
l’homme au statut de surhomme.

Suivons notre nature, devenons surhumains !


Nietzsche a toujours été orienté, guidé, dès sa jeunesse – c’est la
raison pour laquelle il s’est attaché à Wagner : il recherchait tou-
jours l’ennoblissement de l’homme. Que dirait-il aujourd’hui ?
Vers la fin de sa vie, il dit : donnez-moi un instant l’opportunité
de voir le surhumain ; mais il est à craindre qu’arrive le dernier
homme – l’homme d’aujourd’hui. Le dernier homme est celui qui
n’a plus de désir, qui se contente de vivoter, qui se complaît dans
la médiocrité. Le dernier homme est l’homme épuisé physiologi-
quement, et nerveusement, il ne croit plus en grand-chose, il ne
veut plus travailler. Nietzsche dirait peut-être que notre époque
prétend être celle de la passion, mais elle est tiède, elle n’est plus
vraiment dans la spontanéité.

286
Le dernier homme est représenté comme l’antipode du surhu-
main : il y a une sorte de choix à faire ici, avec la différence que le
surhomme, il faut le vouloir, alors que le dernier homme c’est une
pente — il se fait tout seul. La passivité s’installe dans nos vies sans
que nous nous en rendions compte. On n’a pas besoin de dévaler
la pente à toute vitesse : on glisse tout doucement, mais sûrement,
vers le néant (le néant de pensée, de culture, etc.). Cette pente, ce
déclin, se fait tout doucement et ne nécessite pas vraiment de ré-
sistance : c’est pourquoi Nietzsche dit qu’il faut résister activement
pour ne pas sombrer.

Il y a cette volonté chez Nietzsche de ne pas laisser le hasard


dicter notre mode de vie, mais se discipliner. « Il faut être à cinq
pas de la tyrannie », sans pour autant aller jusqu’à la tyrannie, car
elle entraîne la monomanie. Une discipline doit être très grande
sans être extrême, pour ne pas réduire l’énergie par conduite ex-
cessive. Il faut laisser un peu de liberté à nos « chiens sauvages »,
nos pulsions, sans leur donner libre bride. Il n’y a pas cette volonté
d’analyser ses pulsions pour arriver à les gérer, mais cette volonté
de leur laisser leur spontanéité : elles peuvent rester inconscientes,
à condition de trouver un espace d’expression.

De la même manière Nietzsche dira que le pire des crimes contre


la vie est d’empêcher la volonté d’être ce qu’elle est, par exemple de
refuser à un être vivant de réaliser sa puissance, d’exprimer son
être. Dans ce contexte, est bon seulement ce qui permet d’accéder
à une plus grande perfection de la nature humaine, est mauvais
ce qui est contraire à cette nature. Cette plus grande perfection se
manifeste par la joie que nous éprouvons quand nous nous sen-
tons en accord avec notre désir.

Autrement dit, quand j’agis dans le sens du renforcement de


mon être et que j’accomplis ce dont je suis capable, j’éprouve de la
joie. La vertu véritable n’est rien d’autre que cet accomplissement
de moi-même. Là est donc le point le plus important : la vertu

287
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

véritable et la puissance sont une seule et même chose. La nature


ou essence de l’homme est dans ce qu’il a le pouvoir de faire, et
sa vertu ou puissance est de le faire, pas de l’en empêcher comme
dans les morales théologiques. On comprend que la vertu est le
déploiement de mon être, et non le respect d’un Bien moral. Cette
vertu s’identifie donc avec ce qui m’est utile dans ce déploiement
et consiste dans l’effort pour persévérer dans mon être. Ce qui est
véritablement moral, ce n’est rien d’autre que de réaliser ce que
nous sommes.

C’est en ce sens donc que l’on peut comprendre également la


question du libertinage. Dom Juan par exemple va de conquête
en conquête parce qu’il est homme, c’est-à-dire libre, et qu’en tant
que tel son désir déborde toute norme. L’attitude moralisante ici
consistera, quant à elle, à dire que Dom Juan est vicieux, voire
malade.

Mais vivre selon la morale naturelle nous engagerait à ne pas


juger Dom Juan, puisque c’est sa nature qu’il déploie. Un li-
bertin – du latin libertinus, « esclave qui vient d’être libéré »,
« affranchi » – est celui qui remet en cause les dogmes établis, c’est
un libre-penseur dans la mesure où il est affranchi, en particulier,
de la métaphysique et de l’éthique religieuse.

La morale naturelle nous somme d’assumer notre humanité, de


résister à une propension à la lâcheté et d’aimer la vie avec tous ses
risques. Elle contribue à accepter son désir tel qu’il est et à adopter
une morale sans obligation ni sanction, profondément enracinée
dans la vie avec pour moteur le courage et comme but l’élévation
et la création mais aussi les plaisirs de l’existence.

En définitive, la morale naturelle peut se comprendre comme


un ensemble simple et limité de principes de vie. Il nous faut
vivre pour assumer notre humanité et pour créer — par exemple,
avoir des enfants, c’est créer des formes de vie nouvelles. Il ne faut

288
pasdéplorer que le monde ne soit pas idéal, mais l’aimer tel qu’il
est. Il faut accepter son propre désir sans le refouler par une mo-
rale d’obligations. Et enfin, il faut aller jusqu’au bout de sa propre
nature, c’est-à-dire de sa puissance, sans chercher à être ce qu’on
n’est pas.

Adhérer à ces principes de vie, c’est échapper aux déterminismes


cachés. C’est affirmer sa puissance d’être, devenir surhumain au
sens de Nietzsche. C’est devenir un individu cosmique qui res-
saisit l’ensemble de l’univers, l’ensemble de l’histoire du monde et
s’élève à un niveau supérieur. C’est dépasser la sphère privée, pour
montrer la voie à suivre et donner la norme de ce que l’homme
doit être. L’individu libéré indique la pente qui monte. Il vit sous
l’égide du dionysiaque.

Le dionysiaque est une notion que Nietzsche définit dès les pre-
miers paragraphes de son premier livre La Naissance de la tragé-
die, et qu’il oppose à l’apollinien. Dionysiaque et apollinien for-
ment un couple et sont deux manières d’aborder et de comprendre
la vie. L’apollinien, c’est la représentation claire et rationnelle du
monde, ce qui est rassurant. L’apollinien nous permet d’organiser
notre vie et d’apaiser notre angoisse face à la violence du monde.
Le dionysiaque, c’est la part du désir irrationnel, Nietzsche dit la
puissance, qui est la nôtre et qui déborde toujours la raison et le
principe apaisant de l’apollinien.

Vivre selon le principe du dionysiaque, c’est donc faire droit à


la puissance créatrice de la vie, à l’élan vital, mais c’est aussi accep-
ter le sentiment d’horreur et d’épouvante que la vie peut susciter
quand on s’approche trop près, qu’on la vit trop intensément. Goû-
ter la puissance de la vie n’est pas une expérience qui doit être prise
à la légère, elle n’est pas gratuite, elle ouvre sur l’émotion.

L’émotion non seulement est créatrice de valeurs mais elle per-


met aussi leur diffusion, car l’élan vital et l’enthousiasme du grand

289
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

homme sont contagieux. Le grand homme, pour reprendre l’ex-


pression de Bergson, a le pouvoir de réveiller la foule, d’éveiller les
consciences mais aussi de stimuler et donner la force de marcher
dans ses pas. La morale des grands hommes, c’est donc l’élan vital
pris à sa source de création, c’est l’élan de vie qui réveille les cœurs
et les consciences engourdis dans le conformisme des règles éta-
blies pour leur donner la force d’entreprendre.

Pour conclure, je souhaite citer Bergson et son cours de morale


donné au Lycée Henri-IV en 1893. J’y vois distinctement com-
ment la vie, la nature et la moralité s’articulent dans un seul et
même mouvement qui conduit à la pleine réalisation de l’homme.

« Mais si l’on prend la nature dans toute sa plénitude, si l’on


cherche sous l’état la tendance, sous le fait la raison pressentie par
l’esprit qui l’explique, on s’aperçoit que plaisir, sentiment, dévelop-
pement et aspirations intellectuelles, tout cela n’est que l’épanouis-
sement d’une seule et même force, la manifestation d’un même
mouvement, le mouvement qui porte l’homme à être de plus en
plus lui-même, à réaliser de mieux en mieux cette humanité idéale
qui est chez lui en puissance et, en ce sens, la moralité n’est que
l’expansion complète de la nature. »

À votre « grande santé » !


Si la question est comment se débarrasser de la morale progres-
siste, il est certain qu’un homme seul n’y arriverait pas, et peut-être
est-il déjà trop tard car on ne peut combattre un raz-de-marée. En
revanche, Nietzsche pensait que les cycles qui constituent l’his-
toire de l’humanité peuvent s’épuiser d’eux-mêmes pour laisser
place à de nouvelles formes de vie. Peut-être faut-il attendre que ce
cycle s’épuise et arrive à son terme. Peut-être aussi pouvons-nous
suivre les leçons de Zarathoustra et répondre par le rire. D’abord
parce que le rire est pacifique — du moins non-violent — et sur-
tout parce qu’il est affirmation de la vie et donc de la puissance

290
face à ceux qui veulent faire taire le fort. « Hommes supérieurs,
apprenez donc à rire ! », tel est l’enseignement du Zarathoustra.
De ce point de vue, les possibilités pour se moquer de la morale
du gauchisme, la tourner en dérision, en faire ressortir l’absurdité,
sont infinies.

Pour affirmer la vie, il nous faut retrouver ce qu’est l’homme à


l’état naturel. En un sens, tous nos efforts ne consistent qu’à re-
conquérir cette « grande santé » dont parlait Nietzsche. C’est ce
naturel qu’il nous faut retrouver, et cette innocence, dont parle
Zarathoustra, qui fait la saveur de la vie ! Comme s’il fallait ap-
prendre à aimer ce que le destin nous donne — amor fati.

Qu’est-ce que cela signifie pour nous, pour notre vie ? Vous ai-
mez vraiment votre maîtresse ? N’ayez pas honte de l’inviter à dî-
ner avec les plus « fidèles » de vos amis, ceux qui sont en ménage,
et n’ont jamais été voir ailleurs. La vie est courte, et il faut savoir
l’aimer avec ses risques pour retrouver le sens authentique du dio-
nysiaque, et respecter ses propres désirs. Aller jusqu’au bout de sa
propre nature, de cette ivresse qui rend l’existence et les passions
dignes d’être vécues. En un mot, la prochaine fois que vous rece-
vrez une invitation pour une partie fine, n’y allez pas seul. Emme-
nez votre maîtresse !

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La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

ÉPILOGUE

292
Je voudrais conclure ce livre par quelques remarques.

Tout d’abord, j’espère que la plus grande partie de mes lecteurs


a pris plaisir à la découverte de mon texte et qu’elle en a tiré un vif
intérêt ; quant à l’autre partie, que j’espère plus congrue, je tiens à
la remercier chaleureusement pour sa patience et son indulgence
à mon endroit. Je ne m’étais pas fixé pour objectif de changer le
monde – toute personne raisonnable sait que c’est impossible ; j’ai
simplement cherché à exprimer mes opinions, que je crois fondées
sur les lois de la nature et le bon sens.

*
**
La principale question de ce livre est la suivante : en quoi est-il rai-
sonnable de croire ? Sachant que la majeure partie des êtres humains
est sans cesse préoccupée par ses affaires quotidiennes et manque
cruellement de temps, j’ai pensé qu’il m’était peut-être possible de les
aider à y voir plus clair dans leurs propres croyances fondamentales,
et d’en faire le tri. Un peu à la manière de ce que Matthieu recom-
mande dans l’Évangile, il s’est agi, pour moi, de chercher à séparer le
bon grain de l’ivraie (13 : 24-43) : les Évangiles et moi poursuivons
le même objectif, mais procédons différemment.

Pour ce faire, j’ai tenté de soumettre les idéaux et les valeurs


traditionnels à un « interrogatoire partial », j’ai questionné nos
croyances et nos pratiques – sans complaisance aucune. Je me suis
imposé la franchise la plus absolue et je me suis efforcé de sur-
monter mes propres illusions.

L’Évangile prétend que le bon grain est celui qui est semé par
Dieu et qu’il se trouve en dehors des hommes, tandis que l’ivraie
rassemblerait les péchés et les fausses doctrines propres aux
hommes et créés par le Diable. Selon moi, c’est l’inverse. Le bon
grain doit renvoyer à la nature biologique des êtres humains,
à ce qui constitue son héritage résultant des nombreux siècles de

293
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

l’évolution ; tandis que l’ « ivraie », ce sont ces chimères, dont j’ai


longuement décrit la nature. Je ne partage nullement l’opinion se-
lon laquelle l’ivraie représente l’être humain incapable d’être bon.

La tâche que je me suis assignée m’a paru d’importance. Elle


est en tout cas d’actualité : bien que nous vivions au xxie siècle, à
une époque où nous expérimentons jour après jour la puissance
colossale des progrès techniques, les superstitions, l’intolérance et
le fanatisme ne cessent de croître.

Je suis contraint d’admettre que, dans un avenir prévisible, il


est peu probable que les hommes renoncent à adopter ces idéaux
étrangers à leur nature, ces chimères que je réprouve. Les tradi-
tions multiséculaires et les idéaux illusoires qui les nourrissent
confèrent en effet à notre existence une stabilité réconfortante,
en la rendant moins compliquée. Vivre seul, affranchi des chi-
mères, est difficile : cela exige de prendre des décisions de façon
libre et autonome, sans le soutien d’une croyance inféodante. Peu
d’hommes et de femmes sont taillés pour une telle vie. Ainsi,
aussi tragique que cela puisse paraître, les « bons grains » et les
« ivraies » ne pourront jamais être séparés les uns des autres de
façon définitive : c’est une tâche sisyphéenne qu’il convient de re-
commencer non pas à chaque génération, mais à chaque heure.

*
**
Je m’inquiète tout particulièrement pour nos enfants. Les psy-
chanalystes, dont les œuvres sont tout aussi importantes que les
Écritures saintes, ont démontré à l’humanité que l’enfance était
une matrice de la personnalité et un miroir de notre nature. Le
plus grand crime des monothéismes est l’endoctrinement des en-
fants. Les monothéismes œuvrent insidieusement pour détruire
leur esprit critique, pourtant si naturel : en effet, qui n’a jamais
constaté que les enfants sont bien plus sensibles et plus pers-
picaces que les adultes ? Qu’ils posent souvent des questions

294
« inconvenantes » ou dérangeantes, et qu’ils sont les mieux à
même de donner naissance à des idées de génie ?

Les enfants constituent donc la proie principale des chimères,


la cible privilégiée des religions monothéistes. À l’école, on com-
mence à implanter des illusions dans leur cerveau, à leur insuffler
les idées de la sagesse des Écritures saintes, à leur imposer des règles
qui brident leur jeune chair dans le but, par exemple, de leur faire
croire au caractère sacré du mariage ou aux dangers du divorce.
Peu à peu, le feu qui étincelle dans leurs yeux d’enfant s’éteint. Très
vite, leur regard devient morne : à travers lui perce une chimère, de
plus en plus vigoureuse et puissante. Et cette chimère-là n’est pas
celle d’un monstre terrifiant que l’on trouve dans les fables et les
contes pour enfants ; cette créature est bien plus terrible, bien plus
réelle, car elle vient directement de leur future vie d’adulte.  

La chimère de l’âge d’or explique aux enfants qu’à l’aube des


temps, avant que Dieu ne chassât les hommes du paradis, ces der-
niers étaient immortels, innocents et menaient une vie parfaite-
ment heureuse. Alors qu’aujourd’hui, notre vie, inéluctablement
souillée par toutes sortes de péchés impardonnables, nous pro-
cure un sentiment de culpabilité devant à Dieu, devant la société
ou nos proches, et dont la moindre maladie serait la preuve même
de la légitimité de ce sentiment. Laissons-nous bercer par cet es-
poir : sitôt que nous aurons surmonté le péché, nous redevien-
drons immortels !

La chimère de la sainteté du mariage s’implante irrémédiable-


ment dans les esprits de la plupart de nos congénères dès leur pe-
tite enfance. Elle proclame que les hommes et les femmes sont
des êtres venant de deux planètes différentes, que les mariages
sont scellés par les cieux et sont, par conséquent, indissolubles,
que la sexualité humaine est fondamen talement monogame, et,
enfin, que le véritable amour dure jusqu’à ce que la mort sépare
les époux. Le résultat ne s’est guère fait attendre : l’hypocrisie

295
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

quotidienne, les adultères à répétition, la florissante violence


conjugale et les horreurs subies lors des divorces.

Apothéose de la folie humaine, la chimère d’un avenir radieux,


d’un Grand Soir, était extrêmement populaire au xxe siècle. Puis,
elle a perdu de son éclat, s’est estompée et s’est finalement flétrie,
en entraînant dans sa tombe avec elle une bonne centaine de mil-
lions de personnes, encore dans la pleine fleur de l’âge. Des popu-
lations entières croyaient que l’avenir radieux tant espéré se réali-
serait un jour, on ne savait pas trop quand, et se résignaient à faire
de leur vie présente, ici et maintenant, une attente patiente. Elles
se résignaient à patienter avec le fol espoir que plus elles seraient
malheureuses maintenant, meilleure serait la vie de leurs descen-
dants éloignés. Dans un monde à venir.

Hélas, le marketing chimérique est voué à l’échec. Les contes


enfantins ne se réaliseront jamais. Ce n’est pas parce que nous
avons beaucoup péché, avons eu peu de foi ou avons mené une
vie vicieuse – mais parce que le mirage ne peut tout simplement
pas devenir une réalité. Aucune de ces chimères n’a jamais vérita-
blement existé, aucune d’elles n’existe ni n’existera jamais. Ni l’âge
d’or du Paradis perdu ni la vie éternelle n’ont jamais existé ; les
promesses d’avenir radieux n’ont jamais été suivies d’effet ; et le
véritable amour n’est vrai que lorsqu’il est fort et éphémère.

*
**

Bien qu’elles soient instillées dès l’enfance dans nos esprits, les
chimères n’ont rien d’un jeu enfantin. Si elles jouent à un jeu, ce jeu
n’a rien d’enfantin : c’est à un jeu de dupes avec notre esprit qu’elles
s’adonnent. Autrement dit, les chimères ne jouent pas avec nous :
elles se jouent de nous. Et évidemment, ce jeu est extrêmement
dangereux. Les promesses du monothéisme sont particulièrement
nocives. Pour le comprendre, nous devons toujours nous poser
une question fondamentale : qu’est-ce que le monothéisme nous

296
apporte et de quoi nous prive-t-il ? Je ne nie pas l’émotion intense
que fait naître dans les hommes la croyance en un Être suprême
capable de nous consoler et de nous préparer au pire, la mort. La
religion joue le rôle d’un antidouleur ou d’un calmant puissant :
en effet, personne ne veut se séparer de l’espoir fantasmatique
qu’on ne finira pas dans une tombe rongés par les vers.

D’ailleurs, si la probabilité d’une vie après la mort était de 50 %


ou même de 5 %, sans doute aurais-je été le premier à brûler ce
livre et à me rendre à l’église pour ne plus jamais la quitter. Je suis
prêt à admettre que le monothéisme représente une force de ras-
semblement capable de créer des valeurs éthiques pour ceux qui
sont incapables de les créer eux-mêmes.

Mais la foi en un Dieu unique possède aussi son côté sombre.


Tous les prêcheurs évoquent avec enthousiasme des dons consen-
tis par leur Dieu unique, mais nul ne dit quel est leur prix. Rien
de gratuit n’existe. Même le rêve universel – le mariage heureux et
les enfants en bonne santé – ne fait pas exception : pour conquérir
cette image du bonheur familial, nous devons renoncer à notre
liberté et assumer une lourde responsabilité. Nous payons très
cher le conte chimérique d’un Au-delà divin, d’où personne n’est
jamais revenu pour nous fournir la preuve de son existence. Pour
faire vivre cette croyance, la religion a brisé l’harmonie entre les
hommes et leur environnement naturel. Elle a divisé l’être hu-
main en deux parties irréconciliables : le corps, mauvais, et l’âme,
bonne. Elle l’a contraint à renoncer à de nombreux plaisirs natu-
rels, en les remplaçant par une perte insensée de temps précieux,
gaspillé à adorer Dieu. En rappelant constamment aux hommes
que leur raison est faible et qu’ils sont tous des pécheurs, la reli-
gion a réussi à leur insuffler la peur de ne pas être « sauvé », d’être
puni dans l’au-delà au lieu d’être ressuscité.

Yuval Harari, auteur du best-seller planétaire Sapiens : une


brève histoire de l’humanité, remarque qu’« il n’y a qu’une seule

297
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

solution logique à cette énigme : soutenir qu’il existe un seul Dieu


tout-puissant qui a créé l’Univers – et que c’est un mauvais Dé-
miurge ». Il rajoute que « personne, dans l’histoire, n’a eu le cran
de le croire ». Je suis heureux d’avoir eu le cran d’arriver indépen-
damment à la même conclusion dans le chapitre « Dieu, le souve-
rain du mal ? ».

La religion est la plus puissante des drogues. Elle pousse les


hommes vers l’abîme en les incitant à échanger leur unique vie
pour une illusoire existence post-mortem (à ce titre, je me rap-
pelle le nom d’un mauvais film hollywoodien Tomorrow never co-
mes). Harari dit à ce sujet : « Jamais vous ne convaincrez un singe
de vous donner sa banane en promettant qu’elle lui sera rendue au
centuple au ciel des singes. »

Dans la vie terrestre, aucun croyant ne sera jamais récompensé.


Les religions monothéistes décrivent la morale laïque comme im-
parfaite et éphémère. Mais il n’en demeure 432 pas moins qu’il leur
était absolument nécessaire de construire leur morale absolue sui-
vant son modèle : chacune des morales monothéistes est fondée
sur son propre Dieu unique et est intolérante envers les autres.
Comment expliquer autrement les guerres de religion ? Toutes les
morales monothéistes n’ont que deux choses en commun : l’assu-
rance de l’infériorité de l’homme face à Dieu, dont la plus grande
vertu serait l’obéissance, et la volonté d’excéder son propre rôle de
morale – celui de régir la vie privée des croyants – pour pénétrer
l’espace public et diriger l’État.

La vie spirituelle, que prétend rechercher et offrir chaque morale


monothéiste aux croyants, est une pure illusion. La vie religieuse
repose sur la croyance en une Révélation immuable, révélation
qui ne fait qu’obscurcir les valeurs humaines naturelles, évidentes
pour la raison et les sens. Autrement dit, toute morale monothéiste
invite non pas à la perfection spirituelle, mais au refus de soi.
En réalité, seul notre « soi » existe : imparfait, compliqué et mer-

298
veilleux. Nous n’avons qu’une seule vie, et nul ne nous en offrira
jamais une seconde.

Nous, enfants de la civilisation occidentale, sommes les


plus concernés par le christianisme, la matrice de nos valeurs
qui a façonné notre mentalité et notre style de vie depuis deux
millénaires. Aujourd’hui, il s’est affaibli. Jésus n’est toujours pas re-
venu pour donner un sens à notre vie, nous laissant seuls face au
mal, péché, la souffrance et la mort. Le christianisme est devenu
moins agressif grâce à l’anticléricalisme féroce de la Révolution
française, à la séparation de l’Église et de l’État et aux Lumières.
Toutefois, le christianisme n’est pas mort (Nietzsche avait tort !)
et influence toujours la vie sociale et culturelle des citoyens. Il est
difficile de sortir de l’Histoire aussi vite. Le christianisme est tou-
jours présent durant les fêtes populaires, les naissances, les ma-
riages, les funérailles... Encore aujourd’hui, le symbole de l’agonie
et de la mort – Jésus-Christ crucifié – est une star médiatique et
un objet de vénération. Si l’occasion se présente, il relèvera sa tête,
en dénonçant le péché omniprésent. Il demandera des fonds à l’É-
tat pour construire de nouvelles églises, il exigera d’introduire des
cours obligatoires d’éducation religieuse dans les écoles publiques.
Ainsi l’État laïc financera-t-il son bourreau. Je suis particulière-
ment stupéfié de constater que ceux qui connaissent parfaitement
les principes de l’État laïc ont pourtant du mal à surmonter leur
mémoire génétique et leur culpabilité à ne pas croire. Pour com-
penser cela, ils appellent à respecter les « valeurs religieuses ».

*
**
Durant de nombreuses années, je fus indifférent aux concep-
tions de la divinité, quelles qu’elles soient. Ma famille n’avait aucun
dieu, et les dieux des autres ne me séduisaient pas. Mais, en travail-
lant à ce livre, j’ai découvert l’idée que les croyances polythéistes
se faisaient du Dieu-Créateur. Cette idée diffère radicalement de
celle que les religions du Livre essaient de nous imposer.

299
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Ce Dieu-créateur des polythéismes n’a, à ma connaissance, ja-


mais déclaré avoir créé l’homme à son image ni lui avoir donné une
âme immortelle. Il n’a jamais insisté sur l’infériorité de l’homme et
a toujours respecté sa raison. Il n’a jamais dicté aucune révélation
divine à personne. C’est pour cette raison qu’il a su se montrer
tolérant envers tous ceux qui ne croyaient pas en lui. Son existence
n’exerçait aucune influence sur la vie quotidienne des hommes : il
ne les voyait pas, ne les entendait pas, ne lisait pas leurs pensées,
ne leur promettait aucune vie éternelle. Cela n’avait aucun sens de
le prier : il ne les aiderait pas. Ce Dieu était un phare, le centre de
chaleur et de lumière, un feu. L’homme aspirait à lui non pour se
repentir de ses péchés mais pour se réchauffer et trouver l’inspi-
ration.

Je ne suis pas le seul à voir la divinité ainsi. Cette vision existait


avant la chrétienté, et même dans le christianisme authentique :
seule une personne très naïve pourrait croire que l’enseignement
du Christ était conforme à la doctrine mise en place par saint Paul
à partir de la notion de péché. Durant les premières décennies
après la mort de Jésus, avant l’écriture des quatre Évangiles cano-
niques, son enseignement fut réinterprété un grand nombre de
fois et donna naissance à plus de cinquante évangiles, des dizaines
d’épîtres, des actes d’apôtres et d’apocalypses apocryphes.

Ainsi existait-il un mouvement puissant de gnostiques dua-


listes qui croyaient que notre monde était créé non par un Être
suprême mais par un Démiurge maléfique. Se trouvant en dehors
de ce monde et ne montrant aucun intérêt pour l’humanité, Dieu
incarnait le Bien, l’immatériel et le spirituel. Doté d’un libre arbitre
non limité et responsable de tous ses actes, l’homme devait aspirer
à s’unir à Dieu non pas par peur d’une punition post-mortem mais
de son plein gré. Les gnostiques étaient tolérants, qu’ils croient en
Christ ou non, car le péché, selon eux, n’était pas attribué à un indi-
vidu particulier, il était une qualité inaliénable du monde matériel
et de l’humanité. Il n’y avait aucun saint dans le gnosticisme.

300
Massacrés durant le génocide connu sous le nom de « croisade
contre les Albigeois », les Cathares étaient de véritables chrétiens :
ils chantaient l’amour et refusaient la vengeance, le meurtre et la
guerre ; ils s’entraidaient ; ils reconnaissaient les droits civils et re-
ligieux des femmes, mais ne croyaient ni dans le péché originel,
ni dans le sacrifice du Christ, ni dans la rédemption des péchés
humains, et n’adoraient ni icônes, ni saints.

Le philosophe et théologien Pélage donne une autre version du


christianisme. L’homme est créé libre, bon et capable de créer sa
propre morale, c’est-à-dire de distinguer entre le bien et le mal.
Il n’a aucun besoin de pratiquer l’ascèse. Le péché originel s’est
produit une seule fois, et n’est donc pas transmis d’une génération
à l’autre. Le péché originel n’est ainsi pas à l’origine de nos mal-
heurs, de nos maladies ou de notre mortalité. Le péché commis
par nécessité n’est pas un péché, et les autres péchés peuvent être
surmontés à l’aide de la volonté libre. C’est l’homme qui pèche et
lui seul peut sauver son âme. La découverte des textes de Pélage
m’a presque convaincu, pour la première fois pendant toutes ces
années que j’ai consacrées à la lecture de textes religieux, à devenir
chrétien. Aussi, si un jour le mouvement pélagien devait se refor-
mer, peut-être serais-je même disposé à en devenir adepte.

Certains théologiens considèrent ce christianisme « alternatif »


comme le seul vrai. Qui sait, s’il avait remporté la victoire dans la
guerre idéologique contre l’augustinisme, nous aurions vécu dans
une tout autre civilisation où notre Dieu sévère n’aurait lui-même
été qu’une faible idole, un morceau de bois coloré inutile.

Mais Pélage fut défait par Augustin. C’est la doctrine la plus


néfaste au genre humain qui remporta la victoire. Nous vivons
dans un monde où la glorification des souffrances et de la mort,
la mortification de la chair et le rejet de la sexualité règnent depuis
deux millénaires. Le fanatisme survient là où souffre la raison.

301
La Ruse du Dieu unique | Comment les hommes se sont leurrés dans la soumission

Les événements actuels me persuadent que le temps n’est guère


linéaire, mais cyclique. Le Jugement dernier s’est déjà produit et se
reproduira de nouveau : on devrait s’attendre à de nouvelles croi-
sades sous les bannières chrétiennes ou musulmanes, à de nou-
velles guerres religieuses à l’échelle planétaire au cours desquelles
mourront des millions d’hommes et de femmes. Bref, l’invasion
des barbares a déjà recommencé. Je me rappelle souvent le mer-
veilleux livre de John Coetzee, qui obtint le prix Nobel en 2003,
En attendant les barbares : longtemps, je me suis demandé qui é-
taient ces barbares et chez qui ils devaient se rendre. Aujourd’hui,
je connais la réponse : ils sont venus chez nous.

Un dernier souhait encore, avant de faire mes adieux. Ce triste


avenir ne peut être retardé qu’à l’aide du présent joyeux que je vou-
drais vous souhaiter, chères lectrices et chers lecteurs. Que puis-je
faire de plus pour vous aider à distinguer le bon grain de l’ivraie ?
Peut-être ajouter quelques conseils pratiques :

Arrêtez de vous empoisonner la vie avec des réflexions inutiles


sur la nature humaine. Les hommes sont ce qu’ils sont, ni bons
ni mauvais, et on ne les changera pas. Il n’y aura pas d’autre hu-
manité. Rejetez toute croyance au prétendu caractère pécheur et
inférieur des hommes et des femmes : vous n’avez commis aucun
péché, et certainement pas celui que l’on prétend originel. Certes,
en abandonnant ces croyances, vous ne cesserez pas pour autant
d’être malades et la mort restera votre horizon ultime, comme elle
l’est pour tout un chacun ; mais, au moins, sans cette illusion, vous
vivrez mieux !

Aimez-vous vous-même, car personne n’est capable de vous


aimer plus que vous-même. Assouvissez tous vos désirs naturels
sans accorder la moindre attention aux dogmes religieux ou à la
pression sociale de la morale bien-pensante. Il suffit de respecter
quelques interdits peu nombreux et qu’énumère, avec beaucoup
d’amour pour l’humanité, le Code pénal – qui constitue à mon

302
humble avis la forme ultime du respect des droits d’autrui. Soyez
fier et réjouissez-vous de vos impulsions « animales » : elles ne
sont pas éternelles, la vieillesse en viendra à bout plus vite que
vous ne le pensez.

Débarrassez-vous de tout ce qui entrave votre quête du bon-


heur : fermez les livres sacrés, désabonnez-vous des chaînes reli-
gieuses, cessez d’idéaliser les autres et de prendre en compte leurs
opinions. Ne croyez pas aveuglément à ce qui n’est pas conforme
au bon sens, ou à ce qui ne peut pas être démontré en pratique, et
ce, même si c’est écrit dans Le Livre. N’envoyez pas vos enfants au
catéchisme : n’avez-vous rien de mieux à leur offrir ? Votre temps
et votre amour ont de meilleurs effets. Allez à la pêche avec votre
fils ! Ou allez patiner avec votre fille !

Ne lisez plus les pages people et les rumeurs sur la vie sexuelle
des hommes et de femmes politiques ou des stars. Chacun peut –
et doit – vivre comme il l’entend et le peut. Lisez plutôt des livres
portant sur des nourritures saines et savoureuses : vous dormirez
mieux et ne souffrirez jamais de gastrite.

N’ayez jamais peur d’exprimer votre point de vue, même s’il


diverge de l’opinion générale : « La vie est une source de plaisir ;
mais partout où la canaille vient boire, les fontaines sont empoi-
sonnées. » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)

Ainsi se produira le vrai miracle : vous consacrerez votre vie non


plus aux illusions mais à vous-même ; vous cesserez d’attendre en
vain l’Au-delà et ferez votre possible pour améliorer votre présent.
Vous serez véritablement heureux et vous partagerez ce bonheur
avec celles et ceux qui vous entourent, vos proches avec qui vous
vivrez par amour et non par devoir.

En un mot, je vous souhaite de vivre sans illusions, et libres de


tout mensonge.

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