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TITRE DE LA THÈSE

LA SEXUALISATION DU MONDE.
GENRE ET ORIENTALISME(S) DANS LES RÉCITS DE VOYAGE EN
ORIENT AU XIXE SIÈCLE

1
TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE - VISAGES DE LA FEMME ORIENTALE. APPROCHE


HISTORICISÉE D’UN IMAGINAIRE ORIENTALISTE ..................................... 6

CHAPITRE 1- L’ODALISQUE, LA BELLE CAPTIVE DES HAREMS (1800-1850)


............................................................................................................................................. 11

I. La faute aux despotes : tyrannie conjugale et domination sexuelle ........... 13

1) Le « droit odieux du plus fort » ............................................................ 15


Contre-nature : Sonnini de Manoncourt et Montesquieu ......................................... 15
Les lois sociales : Chateaubriand et Volney ............................................................ 17
Héritages : le « barbare jaloux » .............................................................................. 20
2) L’imposteur lubrique............................................................................. 24

Polygamia Triumphatrix ? ....................................................................................... 26


La surpuissance sexuelle du despote : images et contre-images.............................. 30

II. Les odalisques serviles et sensuelles .............................................................. 36

1) Captivité, servilité et domesticité .......................................................... 37


« De pauvres âmes […] que l’on tient captives » .................................................... 37
« Le sentiment de vide » des « existences où il n’y a rien » .................................... 41
2) Sensualité, volupté et lubricité .............................................................. 45
Ces « belles organisations matérielles » .................................................................. 45
Les « jouissances illicites » de ces « âmes brûlantes » : le mythe du saphisme oriental
.................................................................................................................................. 50
« Des cœurs où bouillonne une jeune sève » : belles infidèles ................................ 57

CHAPITRE 2 - LA FEMME VOILÉE : DE QUÊTE EN CONQUÊTE (1830-1860) 64

I. La présence invisible : la femme-fantôme .................................................... 65

1) Le spectre de l’islam et les reliques du despotisme ............................. 68

2
Un Itinéraire à travers les ombres ............................................................................ 68
« La main de l’homme sur la face de la femme » .................................................... 71
2) Les noces funèbres : le voile de la mariée ............................................ 74
Fantôme ou momie ? La « Noce aux flambeaux » (Nerval) .................................... 75
Résonnances intertextuelles : le fantôme burlesque (Flaubert et Du Camp) ........... 80
3) Inesthétisme et impudeur ...................................................................... 83
« De gros paquets noirs et blancs qui sont des femmes » ........................................ 83
Impudicités des voiles orientaux .............................................................................. 87

II. L’œil ardent : bas les voiles ! ......................................................................... 92

1) La quête scopique ................................................................................... 93


Voiles transparents et portraits volés ....................................................................... 94
L’art des œillades : les « coquette[s] turque[s] » ..................................................... 99
2) « Le Levant, pays d’aventures » ......................................................... 101
Les « nonnes gracieuses et coquettes » : Gautier et Nerval ................................... 101
Séducteurs en terre d’aventures : le topos.............................................................. 106

CHAPITRE 3 - L’ALMÉE : DANSEUSE-PROSTITUÉE (1850-1880) .................... 114

I. L’Almée : splendeurs et misères d’un mythe orientaliste ........................ 115

1) Savary et Volney en duel ..................................................................... 117


Les prêtresses de l’amour....................................................................................... 117
Les Bacchantes des Porcherons ............................................................................. 120
2) L’Almée déchue .................................................................................... 123
L’almée des « savants » ......................................................................................... 123
L’almée des voyageuses ........................................................................................ 128

II. Misérables filles publiques : le discours critique ....................................... 134

1) Le procès des « Vénus égyptiennes » .................................................. 135


Vénus des villes… ................................................................................................. 135
… et Vénus des villages ......................................................................................... 143
3
2) Désordres de la prostitution égyptienne ............................................ 148
Une morale à géométrie variable ........................................................................... 150
Les khawal : « un abus pire encore » et « une immoralité plus monstrueuse » ..... 157

III. Joyeux bordels orientaux ............................................................................ 163

1) « Kuchiuk-Hanem, l’Almée de Flaubert » : un cas prototypique ? 163


L’hypersexualisation orientaliste ........................................................................... 165
Rectifier ses idées orientales : la voie/voix du contre-discours ............................. 169
2) Destin(s) : un mythe en déclin ............................................................. 176
Dans les pas de Kuchiuk ........................................................................................ 176
L’Almée-Isthme-de-Suez ....................................................................................... 179
L’Almée fin de siècle : sur la scène française exotique ......................................... 188

DEUXIÈME PARTIE - LES IMAGINAIRES SPATIAUX ET CULTURELS DU


GENRE. CARTOGRAPHIE(S) VIATIQUES ................................................... 196

CHAPITRE 4 - L’« ORIENT OTTOMAN » : L’INSTITUTION DU HAREM EN


QUESTION ...................................................................................................................... 199

I. Sultanes, princesses et grandes dames : rencontres au sommet ? ........... 200

1) Sultanes des Lumières : l’héritage de Lady Montagu ...................... 202


L’iconographie orientaliste : puissantes et cérébrales ........................................... 203

La littérature viatique : « née[s] et élevée[s] pour être reine[s] ». ......................... 205


2) Et princesses ottomanes : l’exemple de la comtesse de Gasparin .... 207
« Une haute et puissante dame» ............................................................................. 209
La « grande » et la « petite » princesses ................................................................ 210

II. Esclaves et concubines, le harem en noir et blanc ..................................... 213

1) La traite blanche : « douceur » de l’esclavage des concubines ........ 215


Michaud : l’« empire » des Circassiennes ............................................................. 216
Du Camp : « elles seront sultanes » ....................................................................... 219
Gasparin : « je connais peu de sorts plus misérables que le sien » ........................ 221
4
2) La traite noire : idéologie et esthétique .............................................. 224
Blancheurs éclatantes et noirceurs invisibles ......................................................... 226
Présences noires, beautés noires ? ......................................................................... 230
Les années 1830 : l’Abyssinienne de Lamartine et la Noire d’Urbain.............. 231
Les années 1850 : de « la Javanaise au teint jaune » de Nerval au « petit cochon
rose » de Gautier ............................................................................................... 236

3) Les eunuques ........................................................................................ 247

III. Grands et petits harems............................................................................... 247

5
PREMIÈRE PARTIE - VISAGES DE LA FEMME ORIENTALE.
APPROCHE HISTORICISÉE D’UN IMAGINAIRE ORIENTALISTE

6
Prenons par exemple la rencontre de Flaubert avec une courtisane égyptienne, rencontre qui devait produire
un modèle très répandu de la femme orientale : celle-ci ne parle jamais d’elle-même, elle ne fait jamais
montre de ses émotions, de sa présence ou de son histoire. C’est lui qui parle pour elle et qui la représente.
Or il est un étranger, il est relativement riche, il est un homme, et ces faits historiques de domination lui
permettent non seulement de posséder physiquement Kuchuk Hanem, mais de parler pour elle et de dire à
ses lecteurs en quoi elle est « typiquement orientale ». Ma thèse est que la situation de force entre Flaubert
et Kuchuk Hanem n’est pas un exemple isolé ; elle peut très bien servir de prototype au rapport de forces
entre l’Orient et l’Occident et au discours sur l’Orient que celui-ci a permis1.

L’interprétation que livre Edward Saïd du célèbre épisode de Kuchuk-Hanem a suscité


de vives réactions critiques et cristallisé un certain nombre de débats qui animent les études
postcoloniales depuis plusieurs années. Le théoricien de « l’orientalisme » propose en effet une
lecture idéologique dans laquelle la complexité du texte flaubertien est « écrasée » par la
tentation du paradigme2. Saïd extrait l’épisode de Kuchuk-Hanem de son contexte particulier
pour en faire le « prototype » d’un phénomène plus large qui touche la conscience collective du
siècle : la production d’un imaginaire sexualisé du monde. Bien que controversée,
l’interprétation saïdienne a le mérite de révéler deux aspects essentiels de l’orientalisme lu au
prisme du genre.
Le texte de Flaubert participe, selon Saïd, à la production d’un « modèle très répandu
de la femme orientale ». Dans ses notes de voyage et dans les nombreuses lettres adressées à
ses plus fidèles ami.e.s et compagnons de débauche, Flaubert tient un discours général sur « la
femme orientale3 ». L’expression est devenue idiomatique depuis le début du siècle, elle est
l’une de ces « locutions orientales » décrites par Saïd :

Sous ces locutions, il y avait une couche de doctrine sur l’Orient, doctrine façonnée à partir des expériences
de nombreux Européens, qui toutes convergeaient sur des aspects essentiels de l’Orient tels que le caractère
oriental, la sensualité orientale et autres choses du même ordre4.

Dans le discours de Flaubert, l’expression « femme orientale » a en effet une signification


particulière pour les lecteurs français, elle correspond à un ensemble de « stéréotypes de
l’Européen moyen du XIXe siècle5 ». La construction occidentale de la féminité orientale, telle

1
Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [1978], trad. fr Catherine Malamoud, Claude
Wauthier et Sylvestre Meininger, Paris, Seuil, « Points histoires », 2005, p. 36.
2
Voir Sarga Moussa, « Edward Saïd à l’épreuve des voyageurs français en Orient au XIXe siècle », KuturPoetik,
Bd. 6, H. 1, 2006, p. 96-102. Selon l’auteur, Saïd a tendance, dans sa lecture des textes, à extraire des citations
sans prendre en compte leur contexte. À travers les exemples de Lamartine, de Gautier, ou encore de Fromentin,
il montre comment Saïd tronque les citations, faisant ainsi passer sous silence certains passages qui pourraient
constituer des contre-arguments à sa théorie sur le discours orientaliste.
3
S’il affirme dans une Lettre à Louise Colet que « [l]a femme orientale est une machine » (lettre du 27 mars 1853),
il prétend, dans une Lettre à Sainte-Beuve, que « […] personne, aucun ancien et aucun moderne, ne peut connaître
la femme orientale » (lettre du 23-24 décembre 1862). Ces extraits de la Correspondance seront cités et analysés
dans le troisième chapitre de cette étude.
4
E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 351.
5
Ibid., p. 36.
7
qu’elle est décrite par Saïd, repose sur l’imbrication de stéréotypes de race et de stéréotypes de
genre6. En raison de son appartenance culturelle et de son sexe, la femme orientale incarne, par
rapport au centre « dominant » (un homme, européen et riche), une double altérité. Elle récupère
l’ensemble des caractéristiques minorisantes attribuées aux étrangers et aux femmes dans la
société française de l’époque et, par un effet-transfert, elle donne à l’Orient son « essence » et
son « caractère » : « son originalité, son retard, son indifférence muette, sa pénétrabilité
féminine, sa malléabilité indolente7 […]. » L’identification de ce prototype de la femme
orientale dans les textes implique de reconnaître que l’orientalisme au XIXe siècle est une
« province exclusivement masculine », d’où le monde est perçu « avec des œillères sexistes8 ».
Dans ce deuxième et dernier passage de l’essai où il aborde la question du genre, Saïd reformule
son postulat de base :

C’est évident, en particulier, dans les écrits des voyageurs et des romanciers : les femmes sont généralement
les créatures des fantasmes de puissance masculins. Elles expriment une sensualité sans limites, elles sont
plus ou moins stupides, et surtout elles acceptent. La Kuchuk Hanem de Flaubert est le prototype de ce
genre de caricatures, qui étaient assez courantes dans les romans érotiques (par exemple l’Aphrodite de
Pierre Louÿs) qui présentent un intérêt nouveau parce qu’ils sont orientaux9.

Mais il faudra attendre un texte publié plus tardivement, en 1986, pour que Saïd interroge
explicitement la signification et les implications de cette métaphore genrée, à partir de laquelle
il pense le rapport de force entre Orient et Occident :

Nous pouvons ainsi voir que l’orientalisme est une praxis similaire à celle de la domination masculine, ou
patriarcale, dans les sociétés métropolitaines : l’Orient n’a cessé d’être décrit comme féminin, ses richesses
comme fertiles, et ses principaux symboles ont été identifiés comme étant la femme sensuelle, le harem, et
le dirigeant despotique, mais étrangement sympathique. De plus, les Orientaux, tout comme les femmes au
foyer, ont été réduits au silence, et confinés à leur rôle dans la production illimitée de richesses. Ces
éléments sont, en grand nombre, clairement liés aux configurations de l’asymétrie sexuelle, raciale et
politique qui sous-tend le courant dominant de la culture occidentale moderne, tel qu’il a été analysé
respectivement par les féministes, les critiques des études africaines, et les activistes anti-impérialistes10.

L’Orientalisme n’accorde que très peu de place à la perspective du genre. C’est dans
« Orientalism reconsidered » que Saïd, cherchant à se resituer dans un contexte universitaire en

6
Selon Anne McClintock, le genre et la race sont, parmi d’autres, des « catégories fondatrices de la modernité
impériale » qui sont « articulées » et pensées dans « une interdépendance dynamique, instable et étroite » (« Race,
classe, genre et sexualité : entre puissance d'agir et ambivalence coloniale », Multitudes, no 26, n°3, 2006, p. 110.)
7
E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 355.
8
Ibid., p. 357.
9
Ibid.
10
Edward W. Saïd, “Orientalism Reconsidered”, dans Francis Barker, Peter Hulme (dir.), Literature, Politics and
Theory, York, Methuen, 1986. Trad. fr.Charlotte Woillez « Retour sur l’orientalisme » dans Réflexions sur l’exil
et autres essais, Arles, Actes Sud, 2008, p. 287-288.
8
pleine évolution11, explicite l’imbrication des discriminations liées à la race et au sexe. Il montre
comment le fonctionnement de cette métaphore est dépendant d’un système idéologique, social
et politique, dans lequel l’orientalisme, tel qu’il le décrit, est étroitement lié au patriarcat. Commenté [BZ1]: Ce passage passera peut-être dans
l’introduction générale.
Le deuxième aspect fondamental qui est en jeu dans l’interprétation saïdienne de
l’épisode flaubertien porte sur la posture du voyageur. Le face-à-face avec Kuchuk-Hanem met
en évidence la forme de domination multiple qui détermine la posture de Flaubert à l’égard de
la femme orientale. Tel qu’il s’est construit dans les textes viatiques, le motif de la rencontre
permet d’installer durablement un schéma relationnel qui correspond à une forme
d’appropriation (Flaubert aurait « possédé » Kuchuk-Hanem) physique et symbolique. C’est
dans ce rapport de force déséquilibré entre l’homme occidental et la femme orientale que, selon
Saïd, se rejoue métaphoriquement la domination (idéologique, politique, ou encore
économique) de l’Occident sur l’Orient. Si Saïd voit dans l’exemple de Flaubert un prototype,
c’est que les métaphores genrées exprimant la race et la culture sont nombreuses dans le
discours social depuis les années 1830. À titre d’exemple, la lecture que propose Saïd résonne
étroitement avec le « langage audacieux12 » et les ambitions des saint-simoniens contemporains
de Flaubert. D’après l’historien Édouard Driault, les saint-simoniens, après Napoléon, rêvaient
déjà « de féconder la race noire, femelle et sentimentale, avec les vertus mâles et scientifiques
de la race blanche13. » On trouve en effet dans les textes de voyageurs saint-simoniens une
même rhétorique de « l’union » et de la « fécondation » où s’entrecroisent les discours sociaux
sur la race et sur le genre. Sous la plume d’Émile Barrault, la « civilisation de l’Occident » est
destinée à « féconder » la « civilisation effervescente et désordonnée de l’Orient14 ». Urbain a
quant à lui compris, apercevant le « visage bruni de l’Égyptienne », que « Dieu établirait entre
cette race et [lui] une longue et variée communion d’amour et de volupté15. » La féminisation
symbolique de l’Orient est ainsi un phénomène d’époque dont le discours de Flaubert constitue,
selon Saïd, le témoignage le plus éclatant dans les années 1850. La rencontre entre Flaubert et

11
Dans « Orientalism reconsidered », Saïd cherche non seulement à se situer dans le nouveau contexte du
postcolonialisme, mais encore dans celui des études sur le féminisme, qui, sous l’influence des universitaires
américains, intègrent progressivement la perspective « intersectionnelle » (à définir en introduction : K. Crenshaw
1989).
12
Édouard Driault, « La Renaissance de l’Égypte », Revue des Études napoléoniennes, janvier-février 1925, p. 13
cité par Amin F. Abdelnour dans la préface de Philippe Régnier, Les saint-simoniens en Égypte (1833-1851), Le
Caire, Banque de l’Union Européenne, 1998, p. V (vérifier page).
13
Ibid.
14
Émile Barrault, Occident et Orient, études politiques, morales, religieuses pendant 1833-1834 de l’ère
chrétienne, 1249-1250 de l’Hégyre, Paris, Desessart, 1835, p. 254.
15
Ismaÿl Thomas Urbain, Voyage d’Orient, suivi de Poèmes de Ménilmontant et d’Égypte, éd. Philippe Régnier,
Paris, L’Harmattan, « Comprendre le Moyen-Orient », 1993, p. 51.
9
Kuchiuk-Hanem porterait les germes du schéma relationnel colon/colonisée qui éclatera dans
la littérature coloniale fin de siècle en affichant ouvertement ses implications politiques.

La permanence de cet imaginaire sexualisé de l’Orient, telle qu’elle est décrite par Saïd,
se vérifie dans les textes du corpus viatique. Saïd montre à juste titre que le récit de voyage est
un genre particulièrement propice à la production de tels stéréotypes, voire qu’il peut être
laboratoire d’une conception du monde ethnocentrée, androcentrée et potentiellement
impérialiste. La question du genre reste néanmoins sous-évaluée dans le cadre d’une théorie qui
nécessite d’être développée et davantage problématisée. Dans la lignée des chercheuses
britanniques qui ont éprouvé le besoin, à partir des années 1990, de sensibiliser les lecteurs à la
pluralité des orientalismes16, il nous semble nécessaire de réintroduire de la complexité et de la
nuance dans la lecture du corpus viatique du XIXe siècle. La « femme orientale » est en effet
un concept bien général, englobant un ensemble de figures féminines qui, quoique participant
à la construction d’un même mythe, ont leur propre spécificité – celle de Kuchuk-Hanem étant
d’appartenir à la catégorie sociale bien identifiée de la prostituée orientale. Si d’après Saïd « la
conception du monde masculine a tendance à être statique, figée, fixée pour l’éternité17 », nous
constatons que la féminisation de l’Orient dans les textes viatiques est un phénomène en
constante évolution au cours du siècle. La diversification des profils de voyageurs, l’évolution
des contextes nationaux et internationaux du voyage et les mutations génériques du récit de
voyage transforment les représentations de la féminité orientale. En outre, on formule
l’hypothèse selon laquelle la substitution, dans les textes, d’une figure de femme orientale à une
autre est un puissant révélateur des préoccupations spécifiques à chaque période du siècle. Les
constantes de l’imaginaire occidental que décrit Saïd seront considérablement enrichies par une
approche diversifiée et historicisée des stéréotypes de genre qui fondent l’orientalisme.

16
Dans Critical Terrains. French and British Orientalisms (Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1991),
Lisa Lowe défend une conception « hétérogène » et « contradictoire » de l’orientalisme, le choix du pluriel dans
le titre de son essai va dans le sens de cette hypothèse. Elle exprime la volonté de résister à la tentation totalisante
de l’orientalisme saïdien et insiste sur la nécessité d’observer les textes orientalistes en prenant en considération
la diversité des discours et la variété des contextes de production au cours du siècle.
17
E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 357.
10
CHAPITRE 1- L’ODALISQUE, LA BELLE CAPTIVE DES HAREMS (1800-
1850)

Qui veut connaître l’intérieur de l’Orient doit souvent relire les Mille et une Nuits. C’est une admirable
production du genre arabe, où s’allie aux fantaisies de l’imagination la vérité la plus exacte dans les détails
de la vie intime ; c’est une longue épopée domestique, dont le tissu multiple offre le charme d’aventures
extraordinaires, fabuleuses, féériques, brodées sur un fond de mœurs fidèlement représentées18.

Alors même qu’il livre à son lecteur les notes prises lors de son voyage en Orient en
1834, Barrault lui recommande la lecture des Mille et Une Nuits, considérées comme une source
d’informations précieuse sur les mœurs des Orientaux. Il reprend en réalité le plaidoyer du
célèbre traducteur du recueil, Antoine Galland, intimement convaincu que Les Mille et Une
Nuits, en tant que source proprement « orientale », sont bien plus fidèles à la « vérité » que les
témoignages des explorateurs de son temps19. Dans le large corpus viatique du XIXe siècle, la
référence aux Mille et Une Nuits est devenue un leitmotiv. Guy Barthèlemy a bien montré que,
tout au long du siècle, les contes arabes forment pour les Occidentaux « un paradigme de
l’orientalité telle que l’ont fantasmée aussi bien l’orientalisme que l’orientophilie20 ». La lecture
des Nuits permet effectivement de distinguer la présence des deux traits constitutifs de ce que
Saïd a appelé le « caractère oriental » : le despotisme (incarné par la figure du sultan) et la
sensualité (associée à l’ensemble du personnel féminin du recueil).
Ces deux pôles, masculin et féminin, des Mille et Une Nuits se retrouvent, par
contamination, dans l’imaginaire orientaliste du XVIIIe siècle21, où se produit une première
forme de « télescopage » des imaginaires. L’imaginaire des Nuits a été transposé dans un

18
É. Barrault, Occident et Orient, op. cit., p. 331.
19
« Ce ne sont pas des amourettes, mais des intrigues dont on a une grande impatience de trouver le dénouement.
Avec cela, on y voit au naturel des portraits très ressemblants des peuples du Levant, leur vie, leurs mœurs, et leurs
coutumes. Ainsi l’on a le plaisir de se trouver, pour ainsi dire, parmi eux, sans être fatigué du voyage, comme je
l’ai remarqué dans l’avertissement, et de les connaître beaucoup mieux que par les relations de nos voyageurs. »
Antoine Galland, Lettre à Gisbert Cuper du 2 décembre 1704, Correspondance d’Antoine Galland, éd. Henri
Omont, Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et d’Ile-de-France, t. XLVI, 1919, p. 473-474.
20
Guy Barthèlemy, « Littérature et anthropologie dans le Voyage en Orient de Nerval », dans Alain Vaillant (dir.),
Littérature/Savoir : littérature et connaissances à l’époque moderne, Saint-Étienne, Éd. Printer, 1996, p. 37-58.
21
Dans des romans (dans Les Lettres persanes (1721) en premier lieu), des contes érotiques d’inspiration orientale
(Le Sopha (1742) de Crébillon fils ou Les Bijoux indiscrets (1748) de Diderot, par exemple) ou dans des récits de
voyage (dans les célèbres Lettres sur l’Égypte (1785-1786) de Savary notamment). Sur l’imaginaire oriental du
XVIIIe siècle, voir Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris,
Hachette, 1906 et Georges May, Les Mille et Une Nuits d’Antoine Galland ou le chef-d’œuvre inconnu, Paris,
PUF, 1986.
11
univers turc22 et s’est cristallisé autour du motif du harem, pourtant peu développé dans le
recueil23. En 1848, le discours de la comtesse de Gasparin témoigne très clairement de l’héritage
de cet imaginaire remanié, voire détourné par la culture occidentale : « Les mille et une nuits,
ces peintures d’un vice effréné, sont de l’aveu de tous la peinture exacte de la vie des harems24. »
C’est plus particulièrement la femme de harem qui, déjà au XVIIIe siècle25, fascine les
Européens (artistes, voyageurs, lecteurs) et cristallise l’ensemble des questions relatives aux
systèmes politique (ottoman) et religieux (musulman) qui fondent l’institution du harem. Celle-
ci écrase la diversité des épouses, concubines et esclaves qui vivent dans l’enceinte du harem
pour incarner, à un moment de son histoire, le stéréotype de « l’Orientale ».
Cet être unique et mythique est une créature d’artistes, qui, au XIXe siècle, peuple ce
que Fatema Mernissi a appelé le « harem des Occidentaux26 ». Se livrant à une véritable
archéologie de la perception occidentale du harem, l’écrivaine montre en effet que le harem
« tire sa vitalité des images créées par des peintres comme Ingres, Delacroix, Matisse ou
Picasso, qui prenaient plaisir à faire des femmes des « odalisques », mot turc qui signifie tout
simplement esclaves, tissant ainsi un lien aussi invisible que le fantasme qui les sous-tend, entre
volupté et asservissement27. » Les artistes, écrivains et voyageurs du début du siècle retiennent
en effet des Mille et Une Nuits et de la littérature orientaliste du XVIIIe siècle un imaginaire
érotisé de la femme de harem qui se cristallise autour de la figure de l’odalisque. Prototype
d’une féminité orientale placée sous le double signe de sa servitude et de sa sensualité, elle
s’épanouit dans les œuvres des poètes romantiques et des peintres orientalistes28, et s’impose
comme un paradigme dans les textes viatiques jusque dans les années 1850.

22
Les commentateurs des Nuits s’entendent pour dire que les contes sont nés en Inde et ont traversé la Perse avant
d’entrer dans le domaine arabe. Guy Barthélémy étudie les « phénomènes de captation et de détournement » que
la réception occidentale a infligé aux contes arabes. Il prend notamment l’exemple de Nerval-narrateur qui, devant
une architecture turque, pense aux Mille et Une Nuits, alors que les contes ne recoupent pas de l’aire culturelle
turque (« Littérature et anthropologie dans le Voyage en Orient de Nerval », op. cit.).
23
Dans sa présentation du tome II, Jean-Paul Sermain montre que Galland « reste à l’écart de l’imaginaire du
harem », donnant « à l’amour une place secondaire » (Les Mille et Une Nuits, Contes arabes, trad. d’Antoine
Galland, J.-P. Sermain, A. Chraïbi (éd.), Paris, Flammarion, 2004, t. II, p. 10).
24
[Valérie, comtesse de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, Paris, Ducloux et Cie, 1848, p. 326.
25
Voir Emmanuelle Peyraube, Le Harem des Lumières : l’image de la femme dans la peinture orientaliste du
XVIIIe siècle, Paris, Éd. du Patrimoine CMN, « Temps & Espace des arts », 2008 ; Muna Bani Baker,
La femme orientale dans la littérature du XVIIIe siècle : images et représentations, thèse de doctorat en littérature
française, sous la direction de Suzanne Lafont et de Maria Susana Seguin, Université Paul Valéry, Montpellier 3,
soutenue en 2018.
26
Fatema Mernissi, Le Harem et l’Occident, Paris, Albin Michel, 2000, p. 20-21.
27
Ibid.
28
Lynne Thornton dénombre plus d’une douzaine d’odalisques dans la peinture orientaliste. Voir La Femme dans
la peinture orientaliste, Courbevoie, ACR, 1993.
12
I. La faute aux despotes : tyrannie conjugale et domination sexuelle

Dans un essai intitulé La Féminisation du monde29, Malek Chebel montre qu’à partir de
la traduction des Mille et Une Nuits le féminin a largement pris le dessus sur le masculin dans
l’imaginaire occidental de l’Orient. Comme éclipsé par la splendeur mythique et fantasmatique
de « la femme orientale », l’Orient masculin serait bien moins présent dans la conscience
collective au début du XIXe siècle. Il n’est pas pour autant absent des textes viatiques qui
continuent à véhiculer certains clichés masculins hérités des XVIIe et XVIIIe siècles. Bien que
minorée, la figure masculine joue un rôle important dans l’imaginaire du harem : elle donne un
cadre au déploiement de la figure de l’odalisque, elle en est l’ordre constitutif. L’homme
oriental incarne la loi, religieuse et politique, qui justifie l’existence du type même de « la
femme de harem ». Dans les Mille et Une Nuits, le cadre et les « règles du jeu » sont institués
par la loi du sultan Schahriar : Schéhérazade ne pourra le destituer qu’en respectant cet ordre et
en se soumettant à son autorité suprême. Schahriar devient, dans l’imaginaire du XVIIIe siècle,
le visage du « despotisme oriental ».
Le « despotisme » est défini à la fin du XVIIIe siècle comme une « forme de
gouvernement dans lequel le souverain est maître absolu, a une autorité sans bornes, un pouvoir
arbitraire, qui n’a pour règle que sa volonté30 ». Dans son acception « politique », le terme
renvoie à la théorie formulée dès 1748 par Montesquieu dans l’Esprit des lois. Associant le
despotisme aux gouvernements d’Asie, le penseur des Lumières reprend lui-même la pensée
d’Aristote dans la Politique, selon laquelle le despotisme est le mode de gouvernement naturel
des peuples « barbares », qui ignorent la liberté politique (prônée par la démocratie athénienne
dont l’Europe se veut l’héritière) et qui, privés de la faculté de raisonner (du logos) et donc de
commander, sont esclaves par nature. La référence à Aristote fournit à Montesquieu un socle
solide pour élaborer sa théorie du « climat ». Dans l’Esprit des lois, il formule en effet
l’hypothèse selon laquelle le climat de l’Asie déterminerait son mode de gouvernement
despotique. Le despotisme ayant ainsi été orientalisé dans la pensée politique européenne, le
« despote oriental » peut devenir le stéréotype d’une masculinité orientale d’autant plus
fascinante qu’elle est terrifiante. Sarga Moussa a bien montré comment cet imaginaire hérité du
XVIIIe siècle s’est infusé dans les récits de voyage de la première moitié du XIXe siècle (tout

29
Malek Chebel, La Féminisation du monde. Essai sur les Mille et Une Nuits, Paris, Payot & Rivages, 1996.
30
Dictionnaire de Trévoux (1771), cité par A. Grosrichard, Structure du sérail. La fiction du despotisme asiatique
dans l’Occident classique, Paris, Éd. du Seuil, 1979, p. 8.
13
particulièrement chez Chateaubriand et Lamartine), où le mythe du despotisme oriental est
devenu le support d’une critique acerbe du gouvernement ottoman et de ses représentants31. Sur
l’ombre de « l’homme malade32 » plane au XIXe siècle le spectre du despote oriental, ce n’est
plus à prouver.
Dans une étude consacrée à la période classique33, Alain Grosrichard a montré, repartant
de la Politique d’Aristote, que l’interprétation politique du despotisme est née d’une
transposition du « domestique » au « politique ». Chez les Grecs, le despote est initialement
celui dont l’autorité s’exerce au sein du foyer sur les femmes, enfants et esclaves. Aristote le
premier a proposé une analogie entre les domaines public/politique et privé/domestique,
considérant le pouvoir du « père de famille » et du « maître de maison » comparable à celui du
« magistrat » et du « roi ». Avant même la phase théorique de L’Esprit des lois, où le despotisme
est politisé, Montesquieu pense le politique à partir du domestique dans les Lettres persanes
(1721). L’univers représenté à travers les lettres successives est celui du harem (lieu de
l’intimité conjugale), bien plus que celui du sérail34 (organe politique tourné vers l’extérieur).
Montesquieu montre que la « structure » du harem repose sur l’autorité tyrannique et le pouvoir Commenté [BZ2]: SM :
[Grosrichard intitule volontairement son livre Structure du
absolu d’un seul homme (Usbek), qui contraint toute une microsociété à vivre uniquement pour sérail en expliquant qu’il y a souvent confusion, au XVIIIe
siècle, entre le harem et le sérail (que vous avez raison de
satisfaire ses désirs, et ses plaisirs35. Telle qu’elle a été réinvestie par Montesquieu, la théorie distinguer) : dans l’esprit de nombre de voyageurs, le harem
est un petit sérail (il en est à la fois la métaphore et la
d’Aristote paraît, en filigrane, dans le discours de quelques voyageurs en Orient à la fin du métonymie), et les mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans
l’un comme dans l’autre ; pour Grosrichard, qui fait une
XVIIIe siècle. Dans ses Lettres d’Égypte, Claude-Étienne Savary (1749-1788) inscrit l’homme lecture lacanienne du harem/sérail, le maître occupe une place
à la fois centrale et fragile : c’est un centre vide – mais vous
oriental dans la droite lignée du patriarche antique : n’êtes pas obligée d’entrer dasn cette lecture et vous pouvez
bien sûr citer Grosrichard, comme nombre de critiques le font
d’ailleurs, pour l’analyse qu’il fait de la notion de despotisme
C’est dans l’Orient, Monsieur, que l’histoire place le berceau des hommes. C’est là que commença l’autorité empruntée à Aristote]
paternelle. Elle y conserve encore ses droits. Un père y jouit de tous les titres que la nature lui donna. Chef,
juge, et pontife de la famille, il y commande, il est l’arbitre des différents qui y naissent, et immole les

31
Voir Sarga Moussa « La figure du Turc dans les Voyages en Orient, de Volney à Gautier », Kulturpoetik 2005,
Bd. 6, H. 1, p. 17-30 ; « Méhémet-Ali au miroir des voyageurs français en Égypte », Romantisme 2003, n°120,
« L’Égypte », p. 15-25.
32
Voir Sarga Moussa, « La métaphore de “l’homme malade” dans les récits de voyage en Orient », Romantisme
2006/1, n°131, p. 19-28.
33
Alain Grosrichard, Structure du sérail, op cit.
34
De la même façon, les Mille et Une Nuits peignent un univers où le despotisme est avant tout domestique :
Schahriar y paraît bien davantage en tyran conjugal qu’en dirigeant politique. Le cadre du recueil est circonscrit
dans l’univers clos et intime du harem dont Schéhérazade est prisonnière.
35
Voir Madeleine Dobie, “Montesquieu’s political fictions: oriental despotism and the representation of the
feminine”, Oxford, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century 348, 1996, p. 1336-1339. Voir l’introduction
générale et la bibliographie proposées par Philippe Stewart et Catherine Volpilhac-Auger dans Œuvres complètes
de Montesquieu, éd. Jean Ehrard et Catherine Volpilhac-Auger, Oxford, Voltaire Foundation, 2004.
14
victimes du courban beiram36. Chaque famille forme un petit état dont le père est le souverain. Les membres
qui le composent lui sont attachés par les liens du sang. Ils reconnaissent son pouvoir et s’y soumettent37.

Comment et pourquoi les textes viatiques du premier XIXe siècle, bien que préoccupés par
l’actualité politique brûlante de la « Question d’Orient », accordent-ils une place importante à
cette interprétation domestique du despotisme ? Quels sont les différents visages de ce despote
figuré en tyran conjugal ?

1) Le « droit odieux du plus fort38 »

Contre-nature : Sonnini de Manoncourt et Montesquieu


[…] c’est dans ces sortes de réclusions éternelles que, loin de recevoir l’hommage que la nature a
commandé à tous les êtres sensibles, elle [la beauté] n’éprouve que mépris et qu’outrages ; c’est là enfin
qu’une portion du genre humain, abusant du droit odieux du plus fort, retient dans un esclavage avilissant
l’autre portion, dont les charmes auraient eux seuls la puissance d’adoucir l’âpreté du sol, et la férocité de
ses dominateurs39.

Méprisants, outrageux, avilissants : tel est le portrait que dresse Sonnini de Manoncourt
(1751-1812) des hommes du Levant, bien plus proches du maître ou du bourreau que de l’époux
aimant. Ce jugement sans complaisance lui est inspiré par la vue de ces maisons-prisons qu’il
découvre à Alexandrie, alors qu’il accompagne le baron de Tott. De tels stéréotypes négatifs à
l’égard des hommes orientaux se trouvaient déjà dans les Mémoires sur les Turcs et les Tartares
(1784-1785), où le baron de Tott renouait avec la théorie du despotisme oriental. Dans la lignée
de Montesquieu, qu’il se plaisait à citer, il proposait une vision désabusée (voire démythifiée)
du harem ottoman, considéré comme une prison où s’exerce la tyrannie masculine. Sous la
plume acerbe du baron de Tott, la mise en cause du despotisme peut apparaître comme une
légitimation par avance de l’Expédition de 179840. À cette date, et dans ce contexte, paraît le

36
Le terme est expliqué, en note, par le voyageur : « Le courban beiram est une fête des Mahométans où chaque
père de famille doit offrir un sacrifice proportionné à ses facultés. Le riche immole des bœufs, des moutons ; le
pauvre satisfait au précepte en égorgeant une colombe. » Par la mention de cette pratique, Savary convoque l’image
du père sacrificateur, telle qu’elle est incarnée, dans la Bible, par Abraham.
37
Claude-Étienne Savary, Lettres sur l’Égypte, (1785-1786), 3e éd., Paris, Bleuet Jeune, t. I, 1798, p. 143-144.
38
Charles-Nicolas-Sigisbert Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, fait par ordre de
l’ancien gouvernement et contenant des observations en tous genres, Paris, F. Buisson, 1798-1799, t. I, p. 113-
114.
39
Ibid.
40
François, baron de Tott (1733-1793), militaire et diplomate d’origine hongroise, a réalisé un certain nombre de
missions diplomatiques en Orient à partir de 1755. Entre 1776 et 1777, il est envoyé en tant qu’inspecteur des
Échelles du Levant. Il est chargé d’une mission secrète de reconnaissance militaire en Égypte qui s’avèrera très
utile pour préparer la campagne de Bonaparte, dont il sera l’un des plus fervents défenseurs. Entre 1784 et 1785,
il fait paraître ses Mémoires sur les Turcs et les Tartares en quatre volumes. Le texte a été édité par Ferenc Tóth,
Yves-Marie Bercé et Jean-Louis Quantin chez Honoré Champion en 2004. Voir Ferenc Tóth, « François baron de
15
Voyage dans la Haute et Basse Égypte de Sonnini. Le voyageur n’est guère plus tendre à l’égard
des hommes orientaux : c’est dans la sphère domestique que se formule la critique politique.
Sonnini reprend à son compte la lecture traditionnelle des rapports de sexe à la lumière de
l’opposition maître/esclave. Quelques pages plus loin, il explicite ce rapport de force :

Et pour qui tant de charmes sont-ils si soigneusement conservés ? Pour un seul homme, pour un tyran qui
les tient en captivité. Une ligne insurmontable de séparation est tracée dans ces contrées entre les deux
moitiés du genre humain : l’une, dont les grâces forment un contraste si agréable avec la force et les mâles
beautés de l’autre, captive de celle-ci, y devient la possession exclusive de quelques individus. Aucun
homme ne peut entrer là où sont les femmes, s’il n’en est lui-même le possesseur ; aucun ne peut les
envisager. Nulle part la jalousie n’est portée à plus d’excès ; elle n’est nulle part plus farouche41.

À chaque détour de phrase apparaît la notion de « propriété » : l’homme est « possesseur », la


femme sa « possession exclusive ». Propriétaire donc, l’homme oriental règnerait en maître et
surtout en « tyran » sur la femme. Si c’est bien davantage aux conséquences de cette tyrannie
conjugale que Sonnini est sensible, son discours reprend de manière très succincte la réflexion
de Montesquieu – parmi d’autres philosophes des Lumières, et notamment Rousseau dans Du
contrat social (1762) – sur la question de la « loi naturelle ». Lorsqu’il s’insurge contre l’abus
du « droit odieux du plus fort », le voyageur interroge l’origine du pouvoir de l’homme sur la
femme en Orient. Dans les Lettres persanes, Montesquieu avait déjà montré, à travers ses
locuteurs persans, que l’infériorité et la servitude des femmes seraient inscrites dans une loi
considérée par les Orientaux comme relevant de l’ordre de la nature. Dans la lettre XXII, Jaron,
l’un des esclaves qui accompagnent Usbek et Rica dans leur voyage jusqu’à Paris, écrit au
premier eunuque (ayant échoué à faire respecter les « lois du sérail42 ») : « La nature semblait
avoir mis les femmes dans la dépendance, et les en avoir retirées43 […]. » Mettant à distance ce
mode de raisonnement en l’associant à une pensée proprement orientale (et musulmane),
Montesquieu s’évertue à prouver que cette loi patriarcale n’est pas inscrite dans la nature. Tel
est le message porté par l’ultime lettre que Roxanne adresse à Usbek : « Non : j’ai pu vivre dans
la servitude, mais j’ai toujours été libre ; j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon
esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance44. » Cette question des lois de la nature apparaît

Tott (1733-1793) et ses mémoires », Annuaire de l’École pratique des hautes études, Section des sciences
historiques et philologiques, n°141, 2011, p. 298-299.
41
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. I, p. 280.
42
Montesquieu, Lettres persanes, Paris, Classiques Garnier, 2013, Lettre II, p. 66. Le terme de « loi » revient
comme un leitmotiv dans les lettres : « lois de la pudeur et de la modestie » (Lettre II, p. 67), « lois austères du
devoir » (Lettre XX, p. 105), « lois de l’honneur » (Lettre LXIII, p. 198).
43
Ibid., Lettre supplémentaire II (Jaron au premier eunuque), p. 106.
44
Ibid., Lettre CL (Roxane à Usbek), p. 406. Sur l’interprétation libertaire du geste et du discours ultime de
Roxane, voir Jean Starobinski, Montesquieu par lui-même, Paris, Seuil, 1953, p. 68-69 ; Sarga Moussa, « La chaîne
16
furtivement chez Sonnini, qui semble considérer que le comportement des hommes à l’égard
des femmes en Égypte est « contre-nature ». L’ordre de la nature s’impose comme un impératif
universel à partir duquel se construisent les stéréotypes sur le caractère et le comportement des
Orientaux.
C’est en outre la vieille théorie du climat qui apparaît en filigrane dans les propos de
Sonnini, notamment lorsque celui-ci évoque « l’âpreté du sol » comme une fatalité à laquelle
sont soumis les peuples d’Orient : seuls les charmes féminins auraient pu lutter, selon lui, contre
les déterminismes climatiques et contrebalancer (« adoucir ») les lois odieusement masculines
et tyranniques du despotisme. Dans L’Esprit des lois, Montesquieu avait en effet montré que
les peuples des climats chauds utilisaient la différence naturelle entre les sexes pour légitimer
un pouvoir illégitime en ce qu’il prive l’un des deux sexes d’un droit naturel, celui de la liberté.
La loi patriarcale est définie par une religion (musulmane) et un mode de gouvernement
(despotique45), qui sont eux-mêmes déterminés par le climat, et non inscrits dans la nature. Le
climat apparaît ainsi comme un facteur déterminant les rapports de sexe : le titre du livre XVI
« Comment les lois de l’esclavage domestique ont du rapport avec la nature du climat » en
témoigne par lui-même. Si la servitude domestique des femmes et la tyrannie des hommes ne
sont pas des devoirs et droits naturels, ce sont, selon le théoricien, des constructions sociales.

Les lois sociales : Chateaubriand et Volney

Nombreux sont les voyageurs du début du XIXe siècle qui, à l’image de Sonnini de
Manoncourt, poursuivent en Orient cette réflexion sur le despotisme oriental. Sarga Moussa a
montré que, sur la question du despotisme oriental, Chateaubriand s’est révélé être un lecteur
attentif, mais non moins critique, de Volney (1757-182046). Bien que lui-même inscrit dans la
tradition de Montesquieu, le Voyage en Syrie et en Égypte (1787) remet en question la théorie
des climats exposée dans l’Esprit des lois : le despotisme n’est pas le mode de gouvernement
« naturel » des pays chauds, il est défini par les institutions religieuses et politiques. Loin de

de l’esclavage dans les Lettres persanes », dans Sarga Moussa (dir), Littérature et esclavage (XVIIIe-XIXe siècle),
Paris, Desjonquères, 2010, « L’esprit des lettres », p. 50-60.
45
Du point de vue politique par exemple, Montesquieu démontre, dans le Chap. IX du Livre XVI, intitulé « Liaison
du gouvernement domestique avec le politique », que « la servitude des femmes est très conforme au génie du
gouvernement despotique, qui aime à abuser de tout. Aussi a-t-on vu dans tous les temps, en Asie, marcher d’un
pas égal la servitude domestique et le gouvernement despotique. » Montesquieu, De l’Esprit des lois [1748],
Londres, Nourse, 1772, p. 329. Trouver une éd. plus récente. Pléiade ou OC de Montesquieu à Oxford, p.ex Mais
il y a aussi des éditions en format de poche.
46
Sarga Moussa, « Chateaubriand lecteur de Volney », Lendemains, XXXIV, 136, 2009, p. 121-133.
17
« remédier aux abus du gouvernement47 », le Coran en serait « la source originelle » et son
prophète, Mahomet, le principal responsable. De la même façon, le philosophe et voyageur
idéologue48 donne au despotisme domestique une explication religieuse :

Dans l’Asie, au contraire [de notre nation en Europe], les femmes sont rigoureusement séquestrées de la
société des hommes. […] soigneusement voilées dans les rues, à peine osent-elles parler à un homme, même
pour affaires. Tous doivent leur être étrangers : il serait indécent de les fixer, et l’on doit les laisser passer
à l’écart, comme si elles étaient une chose contagieuse. C’est presque l’idée des Orientaux, qui ont un
sentiment général de mépris pour ce sexe. Quelle en est la cause, pourra-t-on demander ? celle de tout, la
législation et le gouvernement. En effet, ce Mahomet, si passionné pour les femmes, ne leur a cependant
pas fait l’honneur de les traiter dans son Qôran comme une portion de l’espèce humaine ; il ne fait mention
d’elles ni pour les pratiques de la religion, ni pour les récompenses de l’autre vie ; et c’est une espèce de
problème chez les musulmans, si les femmes ont une âme. Le gouvernement fait plus encore contre elles ;
car il les prive de toute propriété foncière, et il les dépouille tellement de toute liberté personnelle, qu’elles
dépendent toute leur vie d’un mari, ou d’un père, ou d’un parent ; dans cet esclavage, ne pouvant disposer
de rien, l’on conçoit qu’il est assez inutile de solliciter leur bienveillance, et par conséquent d’avoir ce ton
de gaieté qui les captive. Ce gouvernement, cette législation paraissent eux-mêmes la cause de la
séquestration des femmes : et peut-être, sans la facilité du divorce, sans la crainte de se voir enlever sa fille
ou sa femme par un homme puissant, serait-on moins jaloux d’en dérober la vue à tous les regards49.

La faute (l’esclavage domestique, la séquestration et le mépris des femmes) est imputée au


« gouvernement » et à la « législation », eux-mêmes définis par les dogmes musulmans. Volney
reprend à son compte les stéréotypes religieux négatifs colportés par les voyageurs du siècle
précédent50 (Thévenot, ou encore d’Herbelot) : il voit en Mahomet la quintessence du
despotisme et en dresse le portrait d’un imposteur, conquérant assoiffé de pouvoir et de sang.
Lorsqu’il décrit un Prophète « passionné pour les femmes », il renoue également avec l’image
de Mahomet en séducteur lubrique, telle qu’on la retrouve, par exemple, dans la tragédie
éponyme de Voltaire51. Ce mépris « ontologique » du Coran pour la femme, ignorée et privée
d’âme, explique, selon Volney, le despotisme domestique.

47
Volney, Voyage en Syrie et en Égypte. Considérations sur la guerre des Turcs [1787], Anne Deneys-Tunney et
Henry Deneys (éd.), dans Œuvres, t. III, Paris, Fayard, 1998, p. 551-552. Voir choix de l’édition : éd. Jean
Gaulmier disponible à la BU de Montpellier.
48
Les Idéologues sont un groupe d’intellectuels républicains et révolutionnaires qui, à la fin du XVIIIe siècle,
entendent former une « science des idées » fondée sur une théorie générale de la connaissance. Animés par une
philosophie matérialiste, ils se sont opposés aux religions et ont proposé, du point de vue politique, des réformes
laïques. Voir Jean Gaulmier, L’Idéologue Volney (1757-1820). Contribution à l’Histoire de l’Orientalisme en
France, Genève, Slatkine, 1980 [1951].
49
Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, op. cit., p. 311-312.
50
Voir Maxime Rodinson, La Fascination de l’islam, Paris, Maspero, 1980, chap. 6 ; Dominique Urvoy, « Le
monde musulman selon les idéaux de la Révolution française », Revue du monde musulman de la Méditerranée,
n°52-53, 1989, « Les Arabes, les Turcs et la Révolution française », p. 35-48.
51
En 1743, Voltaire fait paraître une tragédie intitulée Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète, qui évoque la
conquête de la Mecque par Mahomet en cinq actes. La pièce propose un portrait de Mahomet en faux-prophète,
ambitieux et manipulateur, mais également en séducteur, aspirant à gagner la main de Palmire, fille de son ennemi
(Zopire, le cheikh de la ville hostile à Mahomet et à ses « superstitions ») dont il est tombé amoureux.
18
Dans le tranchant discours de Chateaubriand à l’égard des Turcs, le couperet s’abat d’un
coup unique sur les têtes de « l’iman » et du « janissaire52 ». Dans l’Itinéraire de Paris à
Jérusalem (1811), la critique religieuse est indétachable d’une critique politique et sociale.
Despote, tyran, barbare, monstre : dans son « obsession anti-ottomane53 », Chateaubriand
concentre tous ses efforts pour déverser sa haine sur la figure du sultan – et ses avatars : pachas,
beys et autres dignitaires turcs. Lors de son arrivée à Constantinople, où il décrit la
déambulation silencieuse d’une foule craintive dans des rues-cimetières d’où ne s’échappent
que quelques tristes sons d’une mandoline mélancolique, le voyageur porte instinctivement ses
regards vers le sérail du sultan :

Au milieu des prisons et des bagnes s’élève un sérail, Capitole de la servitude : c’est là qu’un gardien sacré
conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. De pâles adorateurs
rôdent sans cesse autour du temple, et viennent apporter leurs têtes à l’idole. Rien ne peut les soustraire au
sacrifice ; ils sont entraînés par un pouvoir fatal : les yeux du despote attirent les esclaves, comme les
regards du serpent fascinent les oiseaux dont il fait sa proie54.

Tyrannie du maître, servitude des sujets et fanatisme des adorateurs : le mythe du despote
oriental est complet. Chateaubriand donne à ses lecteurs de quoi nourrir leurs fantasmes et
entretenir leurs craintes. Pourtant, il est un point sur lequel ce dernier contrevient aux attentes.
Pour la génération de Chateaubriand, le sérail évoque le harem et l’ombre des épouses
enfermées plane sur le sultan. Or, le célèbre voyageur n’en dit mot. Pourquoi ? Il ne peut que
volontairement éviter le sujet. D’après Colette Juillard, Chateaubriand « ne peut pas ne pas
savoir », il ne peut pas « ne pas avoir “vu” que la condition de la femme dans la société
islamique consiste en un enfermement55 ». En effet, il le sait, il l’a vu et il le dit dans quelques
rares passages qui, selon nous, ont avant tout pour fonction de renforcer la critique du
despotisme en insistant sur ses conséquences sociales. L’« absence presque totale des femmes »
figure parmi les « trois caractères distinctifs qui [le] frappèrent d’abord dans l’intérieur de cette
ville extraordinaire56 [Constantinople]. » À Jérusalem, il note que « [l]a citadelle des Pisans
était gardée par une espèce d’aga demi-nègre : il y tenait ses femmes renfermées, et il faisait

52
« Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux : ce qu’on voit n’est pas un peuple,
mais un troupeau qu’un iman conduit et qu’un janissaire égorge. » François-René de Chateaubriand, Itinéraire de
Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris [1811], Jean-Claude Berchet (éd.), Paris, Gallimard, 2005, p. 257.
53
S. Moussa, « Chateaubriand lecteur de Volney », op. cit. Voir également Jean-Claude Berchet, « Chateaubriand
et le despotisme oriental », Dix-huitième siècle, n°26, 1994, « Économie et politique », p. 391-421.
54
F.-R. de Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 258.
55
Colette Juillard, Imaginaire et Orient. L’écriture du désir, Paris, L’Harmattan, 1996, « Perspectives
Méditerranéennes », p. 52.
56
F.-R. de Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 257.
19
bien, à en juger par l’empressement qu’elles mettaient à se montrer dans cette triste ruine57. »
Contrairement à Sonnini de Manoncourt, Chateaubriand ne semble pas « victimiser » les
femmes. Il ne leur concède pas les vertus qu’il refuse aux hommes : bien au contraire, il montre
que le despotisme ottoman pervertit et détruit tout ce qu’il « touche ». Les femmes, quand il les
aperçoit, ne lui procurent que d’amères déceptions. L’image topique de la baigneuse est mis à
rude épreuve lorsqu’à Mégare le voyageur constate que les Albanaises ne sont « pas aussi belles
que Nausicaa et ses compagnes58 » et quand il comprend, à Athènes, que les jeunes femmes qui
puisent de l’eau à la fontaine sont au service des Turcs, dont elles lavent les robes ! Ces rares
et brèves allusions aux femmes musulmanes dans l’Itinéraire n’ont, selon Françoise Bérenguer,
d’autre but que de jeter encore plus de discrédit sur les hommes (les Turcs) :

Les Turques sont, dans la pensée du narrateur et dans son écriture, purement et simplement évacuées, jetées
dans les oubliettes du harem d’où elles ne sortent que sous l’apparence de fantômes, ombres de femmes
mortes, ensevelies, et qui ne hantent que les cimetières ou les tristes pierres d’un château en ruines. Elles
sont à l’image du destin que Chateaubriand souhaite à l’Empire ottoman : une masse informe et réifiée, une
non-vie59.

Héritages : le « barbare jaloux »

On sait aujourd’hui que Chateaubriand a été une référence majeure pour les voyageurs
du XIXe siècle et que l’Itinéraire est devenu, à travers de nombreux jeux de reprise ou de
distanciation critique, un intertexte incontournable60. L’Itinéraire a sans aucun doute relancé à
la réflexion sur le despotisme oriental, mais on peut aisément remarquer la transformation des
intérêts et de la sensibilité des voyageurs au cours de la première moitié du siècle. Si pour

57
Ibid., p. 380-381.
58
Ibid., p. 155.
59
Françoise Bérenguer, Le mythe de la femme orientale chez les écrivains voyageurs français de 1806 à 1869,
thèse de doctorat en littérature française, sous la direction de Max Milner, Université Paris 3, soutenue en 1988,
p. 71-72. De nombreuses explications ont été données à la quasi-absence des femmes dans l’Itinéraire. Parmi
celles-ci, on adhère aux interprétations de F. Bérenguer qui y voit une des nombreuses formes d’expression du
despotisme ottoman, mais qui montre également que cette marginalisation des femmes orientales dans leur propre
société « arrange » Chateaubriand, dont le « voyage égocentrique » n’a pas pour objectif de s’ouvrir à l’altérité.
On accrédite également la justification plus biographique avancée par C. Juillard, selon laquelle la perspective de
retrouver Nathalie de Noailles en Espagne à la fin du périple « oblitère totalement la femme musulmane »
(Imaginaire et Orient, op. cit., p. 52). On émet néanmoins quelques réserves à l’égard de son ultime proposition
de voir Chateaubriand « en sultan capricieux et tyrannique qui enferme ses femmes, en sultan qui, pressé de
rejoindre sa cadine favorite, écarte son harem d’un geste souverain, en sultan omnipotent qui n’admet aucune
ingérence dans ses affaires ou ses points de vue […]. » (p. 54). Celle-ci entre quelque peu en contradiction avec la
critique profonde et persistante du despotisme oriental que poursuit Chateaubriand dans son récit de voyage.
60
Saïd est parmi les premiers à avoir montré que l’orientalisme était « un système de citations d’ouvrages et
d’auteurs » (L’Orientalisme, op. cit., p. 63). Repérant de nombreux phénomènes d’intertextualité dans les récits
de voyage du XIXe siècle, il montre, en référence à Chateaubriand, que « le pèlerinage est, après tout, une forme
de copie » (p. 310).
20
Chateaubriand le despote oriental est avant tout un usurpateur politique, ses successeurs
semblent bien davantage sensibles aux conséquences domestiques du despotisme. Dans la lettre
de sa Correspondance d’Orient qu’il consacre aux « femmes turques », Joseph Michaud (1767-
1839) expose le rapport de propriété qui détermine les relations de sexe en Orient :

On a pu voir dans nos romans de chevalerie le respect que les anciens preux avaient pour la beauté ; les
Turcs respectent aussi les femmes, mais c’est le respect qu’on a pour la propriété. Les Osmanlis n’aiment
point les femmes pour elles-mêmes ; ils ne combattront pas pour venger la gloire et l’honneur des dames,
pour les délivrer d’un péril, ou briser les fers de leur captivité, mais seulement pour qu’elles ne puissent pas
échapper à ceux qui les possèdent ; cette condition des femmes, et cette manière de les respecter suffiraient
seules pour nous prouver que chez les Turcs la civilisation n’a point fait de progrès. Que d’actions
héroïques, que de sentiments généreux, que d’inspirations du génie, sont dues parmi nous à la présence et
au suffrage des femmes ! En Turquie, les femmes n’encouragent rien, ne dirigent rien, et ne peuvent
concourir ni à la gloire ni au bonheur d’une société qu’elles ne connaissent point et qui ne les connaît point,
où elles sont considérées comme une chose qu’on achète, et comme un trésor qu’il faut cacher61.

L’inégalité entre les sexes induite par le rapport de propriété est perçue comme un défaut
civilisationnel. On note en effet que la traditionnelle critique de la barbarie des Orientaux, dont
l’Itinéraire a fourni un exemple très abouti62, est transposée dans la sphère domestique.
Michaud relance le débat sur la « condition des femmes », et plus précisément sur la liberté et
la place des femmes dans la société, considérant que celles-ci sont proportionnelles au degré de
civilisation d’une culture63. La reconnaissance de la dignité de chaque sexe est le signe d’une
forme de supériorité morale, qui se manifeste également dans le domaine des sentiments.
L’idéal de la galanterie, hérité des « romans de chevalerie », est le moyen de dénoncer une
forme de méconnaissance « barbare » de l’art d’aimer et du sentiment même de l’amour.
Michaud (et d’autres voyageurs après lui) accorde une importance non négligeable à la question
de l’amour, qui est, selon lui, un facteur de distinction culturelle. Quelques pages plus tôt, le
voyageur écrivait : « Cette barbarie jalouse qui veille de tous côtés, suspend même les lois de
la politesse entre les deux sexes ; à peine reconnaît-on les droits de la nature, les rapports de la
famille ; c’est presque un état de siège pour l’amour et pour ce qui ressemble à la galanterie64. »
Cette figure de l’époux aimant et sensible plaignant « la beauté […] privée des hommages de

61
Joseph Michaud et Joseph Poujoulat, Correspondance d’Orient, 1830-1831, Paris, Ducollet, 1833-1835, t.III, p.
78-79.
62
Pensons à la célèbre remarque de Chateaubriand sur les côtes de l’Anatolie : « Il y avait deux mois, jour pour
jour et presque heure pour heure, que j’étais sorti de la capitale des peuples civilisés, et j’allais entrer dans la
capitale des peuples barbares. » (F.-R. de Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 256).
63
Il hérite ce mode de pensée des Lumières, et notamment de Montesquieu, pour qui il existe un lien organique
entre la liberté des femmes et les mœurs : « Comme, parmi les Asiatiques, la servitude des femmes a fait naître
une plus grande servitude, leur liberté, parmi nous, a fait naître une plus grande liberté. » (Montesquieu, Pensées,
580, Œuvres complètes, Éd. de la Pléiade, t. I, p. 1076. Extrait cité dans Paul Hoffmann, La Femme dans la pensée
des Lumières, Genève, Slatkine, 1995 [1977], p. 347).
64
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. III, p. 72.
21
la sensibilité », qui se flétrit « sous le joug d’un barbare jaloux qui la tourmente de ses soupçons,
et la souille de ses profanations65 », n’est pas sans rappeler Sonnini de Manoncourt66. En
Égypte, Michaud prolonge son enquête sur la condition « malheureuse » des femmes, mais son
propos est davantage orienté dans le sens d’une critique religieuse : « […] le Coran dit en
plusieurs occasions que les femmes doivent être obéissantes ; le même Coran ajoute que les
maris peuvent punir leurs femmes, et même les battre en certains cas. […] très rarement il arrive
à un époux de renoncer aux privilèges qu’il tient du Coran67 ».
Cette condamnation du despotisme domestique comme effet de la « barbarie »
musulmane est d’autant plus forte lorsqu’elle est portée par une voix féminine. Au Caire, la
simple vue (extérieure) des harems fait réagir la saint-simonienne Suzanne Voilquin (1801-
1877) et déclenche un violent réquisitoire contre les dogmes musulmans :

En examinant toutes ces maisons, mes idées se rembrunissent ; j’y remarque une porte étroite et basse,
toujours fermée ; point d’autre ouverture par le bas ; les fenêtres des étages supérieurs sont grillagées
d’étroits losanges qui ne permettraient pas à la petite main d’un enfant d’y passer. En levant mon regard, je
distingue derrière ces grilles de grands yeux noirs nous regardant avec curiosité. La vue de ces recluses
m’impressionne vivement. C’est donc là, dis-je à Lamy, que l’orgueil et la jalousie d’un despote enferme
son honneur et son plaisir ? Puis, des croyants faisant remonter mon dépit jusqu’à leur Prophète, j’ajoutai :
que ce législateur, qui a osé se servir du grand nom de Dieu pour nous avilir et nous abaisser à l’égal de la
brute, soit honni ! Puisse cet apôtre du sabre et du Livre inspirer un jour à mon sexe entier, contre cette
iniquité, une puissante répulsion qui le poursuive jusqu’au fond de son paradis, habité et fait seulement de
matière organisée.
Vous venez, très chère, me dit Lamy souriant de ma véhémence, de symboliser le type oriental ; en effet,
l’âme et l’esprit manquent encore à ces belles organisations matérielles. Cependant, chère Suzanne,
Mahomet n’est pas seul coupable de ce fait ; il n’est que le continuateur des anciens patriarches des peuples
pasteurs, qui tous avant lui subalternisaient également votre sexe. L’Orient l’a toujours tenu en esclavage,
ne l’oubliez pas dans votre appréciation. — Sans doute, mais d’un abus de la force sur la faiblesse, Mahomet
a fait un dogme ; il nous a garrotées par deux passions indomptables, le fanatisme et la sensualité68 !

C’est plus précisément cet échange de regards à travers les grilles du harem, instant très furtif
de communion entre femmes, qui soulève l’indignation de la voyageuse. À ce moment précis,
son identité de femme semble prendre le dessus sur celle d’Occidentale. La distinction entre les Commenté [BZ3]: SM :
[voir la notion de « solidarité féminine transculturelle » que
pauvres recluses et la libre voyageuse disparaît apparemment derrière un « nous » féminin et Renée Champion avait développé dans sa thèse sur les
voyageuses en Orient soutenue à Paris 7 il y a de cela déjà
universel qui signifie « mon sexe entier ». En identifiant l’offense comme « masculine », une vingtaine d’années, je pense ; vous n’êtes pas obligée de
la citer, mais je vous la signale]

65
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., p. 279.
66
Ce discours était déjà également présent chez Volney qui, à la suite de son exposé sur le mépris des femmes
dans le Coran, note : « […] ils [les Orientaux] n’imaginent pas comment on peut les [les femmes] voir, leur parler,
les toucher, sans émotion, et être en tête-à-tête sans se porter aux dernières extrémités. Cet étonnement nous
indique l’opinion qu’ils ont des leurs ; et l’on en peut d’abord conclure qu’ils ignorent absolument l’amour, tel
que nous l’entendons […]. » (Voyage en Syrie et en Égypte, op. cit., p. 312).
67
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. VII, p. 83.
68
Suzanne Voilquin, Souvenirs d’une fille du peuple, ou la Saint-simonienne en Égypte – 1834 à 1836, Paris,
Sauzet, 1866, p. 268. C’est l’auteur qui souligne. La voyageuse séjourne en Égypte entre 1834 et 1836, mais ne
fera publier son récit de voyage qu’en 1866. Nous reviendrons sur la question de cette publication tardive.
22
Suzanne Voilquin semble se positionner du côté des femmes orientales : enfermant ses femmes,
le « despote » orgueilleux et jaloux porte une atteinte plus générale au sexe féminin qu’il
« avilit » et « subalternise ». La description des émotions de la voyageuse, de son « dépit » et
de sa « véhémence », montre néanmoins qu’elle est touchée personnellement. On peut en effet
émettre l’hypothèse selon laquelle son propre « drame intime69 » et ses rapports conflictuels
avec les hommes expliquent la force de son engagement. Pourtant le « despote » est
ouvertement identifié comme oriental, et musulman. C’est bien, cette fois-ci, en tant que
voyageuse occidentale qu’elle reprend à son compte les stéréotypes antireligieux que l’on
retrouve chez Volney ou Chateaubriand. Sa cible est le Coran, dont le « législateur » est accusé Commenté [BZ4]: SM :
[oui, malgré un fort intérêt pour l’islam, qui a pu aller jusqu’à
d’être un imposteur misogyne. Le verdict est sans appel : Mahomet doit être honni et maudit la conversion chez Ismaÿl Urbain, le christianisme reste à
l’arrière-plan des saint-simoniens – le dernier ouvrage de
pour avoir ériger en « dogme » la loi barbare et « brutale » du plus fort70. Quand Lamy71, le Claude-Henri de Saint-Simon, figure tutélaire d’Enfantin, est
d’ailleurs le Nouveau Christianisme (1825)]
sourire aux lèvres, intervient dans le procès de Mahomet pour partager les torts, la conclusion
est bien pire. Si la critique de Voilquin s’en tenait à des invectives religieuses, il les dépasse par
un discours bien plus général, qui met en accusation le « type oriental ». Il montre en effet que
l’avilissement de la femme en Orient est un fait de race et non de religion ou de culture. Il en
arrive à la conclusion selon laquelle « l’âme et l’esprit manquent encore à ces belles
organisations matérielles ». Il renoue ainsi avec les théories racialistes72 de son temps, selon
lesquelles certains peuples seraient, par leur hérédité, hermétiques aux raffinements de la pensée
et des sentiments. Ce postulat est notamment à l’origine de l’association, très répandue au XIXe
siècle, entre les Orientaux (l’Orient), la matérialité et la « sensualité ». Dans la dernière phrase
de l’extrait, l’usage du « nous » retient notre attention. Voilquin se sent concernée, en tant que
femme, par des stéréotypes qu’elle a pourtant présentés comme spécifiquement orientaux (le
fanatisme et la sensualité). Cette assimilation des stéréotypes de race à un discours traditionnel

69
Dans la première partie de son récit de voyage, elle livre les détails de son « drame intime » (ibid., p. 39) :
séduite puis abandonnée par un jeune médecin, elle se marie à Eugène Voilquin dont elle se séparera en 1833.
70
La mention d’un « l’abus de la force sur la faiblesse » fait écho au « droit odieux du plus fort » évoqué par
Sonnini de Manoncourt au début du siècle. Voir le titre de cette partie.
71
Jules Lamy est un saint-simonien, membre des Compagnons de la Femme, qui est parti en Orient avec Émile
Barrault en août 1833. Voilquin raconte qu’à son arrivée au Caire, c’est lui qui la guide et l’aide à s’installer.
72
Les théories de Buffon, Linné ou encore Blumenbach sont ancrées dans l’opinion commune au début du XIXe
siècle et vont inspirer, au cours du siècle, des penseurs tels que Gustave Le Bon, Gobineau ou encore Renan. Voir
Sarga Moussa (dir.), L’idée de « race » dans les sciences humaines et la littérature (XVIIIe et XIXe siècles), Paris,
L’Harmattan, 2003. Parmi les critères qui permettent d’établir la différence et la hiérarchie entre les races figurent
les aptitudes morales et intellectuelles.
23
sur la féminité73 est courante au XIXe siècle74 et montre que, jusque dans la perception de sa
propre identité genrée, la voyageuse est influencée par les discours orientalistes, racialistes et
sexistes, de son époque.

2) L’imposteur lubrique

Dans son Dictionnaire historique et philosophique (1697), ouvrage érudit qui fait état des
débats du Grand Siècle avec tout le scepticisme et l’incrédulité de son auteur, Pierre Bayle
intègre un article intitulé « Mahomet ». Ardent polémiste, Bayle y livre l’histoire du Prophète
à partir de sources très diverses – des ouvrages anciens, des récits de voyageurs du siècle et
même des citations du Coran – qui font état de l’opinion générale sur l’islam à l’aube des
Lumières :

Il y a des gens qui s’imaginent qu’il [Mahomet] a pu croire ce qu’il disait, et qui désapprouvent que l’on
débite qu’il n’attira tant de sectateurs qu’à cause que sa Morale s’accommodait à la corruption du cœur, et
parce qu’il promettait aux hommes un Paradis sensuel. […] Il voulut établir un code plein de dureté contre
les femmes. Il en aimait pourtant furieusement la jouissance et l’on compte des choses bien singulières de
sa vigueur à cet égard. Sa lubricité fut sans doute cause qu’il permit la polygamie avec quelques bornes, et
le concubinage sans aucunes bornes. […] Voilà comment cet Imposteur commençait à faire le crime, et
finissait par le convertir en Loi générale75.

Ce portrait de Mahomet en « imposteur lubrique » a connu une large diffusion au XIXe siècle,
puisque le texte a été réédité chez Desoer en 1820. Certains clichés ont résisté à l’emprise du
temps et se sont ancrés durablement dans la doxa sur l’islam. Outre les dogmes religieux qui
fondent la tyrannie des hommes et la servitude des femmes (« un code plein de dureté contre
les femmes »), les Européens ont retenu la supposée licence sexuelle des musulmans

73
La ferveur religieuse et la restriction au corps, à la sensibilité et à la procréation sont en effet des stéréotypes
associés également aux femmes dans la société française de l’époque. Voir notamment la section « Femmes et
religions du XIXe au XXe siècles » dans Michelle Zancarini-Fournel, Histoire des femmes en France XIXe-XXe
siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005. L’historienne montre comment, dans la France bourgeoise
du XIXe siècle, se répand l’idée d’une affinité de nature entre femme et religion. Elle montre également comment
ce sentimentalisme religieux inné se substitue, dans les esprits, à toute activité intellectuelle et impose l’image de
la femme réduite à un corps, celui de l’épouse et de la mère.
74
C’est notamment Gustave Le Bon qui, à la fin du siècle, donnera à cette analogie entre hiérarchie des races et
des sexes (et même des classes) une explication pseudo-scientifique. Il justifie l’infériorité des étrangers, des
femmes et des pauvres par la craniologie : il montre que les crânes femelles et les crânes noirs sont plus petits que
les crânes mâles et blancs. Ses œuvres – L’Homme et les sociétés – leurs origines et leur histoire (1881), Lois
psychologiques de l’évolution des peuples (1894) – ont été largement diffusées dans le dernier quart du siècle.
Voir Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989,
notamment la deuxième partie intitulée « Races ».
75
Pierre Bayle, Mahomet [1697], Bruxelles, Zones sensibles, 2016, p. 258-263. Le texte avait été partiellement
réédité en 2015 aux éditions Belles Lettres, puis intégralement en 2016. C’est cette dernière édition que l’on cite.
Elle est basée sur le texte réédité de 1740. Pour plus de lisibilité, on a harmonisé la graphie du texte. Garder cette
formulation ? Ne vaut-il pas mieux conserver la graphie du texte que vous citez ?.
24
(« corruption du cœur », « vigueur », « jouissance », « lubricité »), suffisant à elle seule pour
faire de l’islam une imposture, et de Mahomet un faux prophète. À la fin du XVIIe comme au
début du XIXe siècles, ce tableau de « Mahomet, pratiquant et enseignant la plus excessive
impudicité » est en tout point opposé à la loi chrétienne, promettant le Salut éternel aux âmes
qui auront renoncé aux tentations de la chair et aux « plaisirs des sens76 ». Le Coran promet,
quant à lui, un « Paradis sensuel » aux hommes qui, sur terre, respecteront sa Loi. Bayle
explique que Mahomet priverait les femmes de ces joies du Paradis pour la simple et bonne
raison que cet Au-delà serait déjà peuplé de créatures féminines : « […] les joies du mariage,
dont les hommes jouiront après cette vie, leur seront fournis par des pucelles d’une beauté
ravissante, que Dieu a créées au ciel, et qui leur sont destinées de toute éternité77 […]. » Les
voyageurs du XIXe siècle se sont bien entendu ressaisis de cette croyance et n’ont cessé de faire
référence à celles que le Livre saint nomme « les houris ». Tel est le panégyrique très convenu
(il reprend les motifs traditionnels de cet imaginaire mystique) qu’en dresse Maxime Du Camp
(1822-1894) au détour d’une réflexion sur la mort et les funérailles en islam :

Mais toutes ces magnificences pâliront devant l’éclat des houris, filles aux grands yeux noirs, dont émane
sans cesse un chaud parfum d’amour : éternellement vierges et jeunes, elles donnent à celui qu’elles aiment
une force inépuisable et ne connaissent point les accidents impurs de leur sexe. Leurs cheveux coulent
derrière elles comme un fleuve d’ébène, leur voix est plus douce que le murmure du vent dans les roseaux,
et leur peau est aussi blanche que le lait des chamelles. Elles habitent dans les pavillons de perles fines, et
dansent au son des crotales en jonglant avec des étoiles78.

Selon Théophile Gautier (1811-1872), cette promesse d’une jouissance future et céleste se
réalise déjà, sur terre, dans la licence que le Coran accorde aux plaisirs du corps : il imagine les
« beautés de Géorgie, de Circassie et de Grèce » enfermées dans le harem comme les « houris
de ce paradis de Mahomet dont le padischa est le dieu79 ». Dans l’exposé de Bayle en effet,
l’impudicité et la lubricité de Mahomet sont à l’origine du pouvoir sexuel illimité des
hommes et expliquent les lois relatives à la polygamie et au concubinage dans le Coran80. Commenté [BZ5]: SM :
[le mariage est tout de même limité à quatre épouses, et l’on
sait que l’immense majorité des musulmans n’en ont pas
autant : cela fait justement partie des représentations
« orientalistes » que d’imaginer cela en généralisant et en
simplifiant – il faudrait peut-être le préciser d’emblée]

76
Ibid., p. 269.
77
Ibid. p. 259.
78
Maxime Du Camp, Souvenirs et paysages d’Orient, Paris, Arthus Bertrand, 1848, p. 131.
79
Théophile Gautier, Constantinople [1853], Paris, Bartillat, 2008, p. 98. Cet imaginaire est mobilisé par Gautier
dans une optique de démythification sur laquelle nous reviendrons : indiquer la page ? [plutôt la partie et le chap.
de la thèse, si vous le savez déjà]
80
« Pour colorer son incontinence qui l’avait poussé à épouser plusieurs femmes, il supposa que Dieu lui avait
révélé que cela était permis. Il fallut donc qu’il inséra cet article dans son Alcoran. Mais parce que ses servantes
lui donnèrent dans la vue, et qu’il coucha avec elles, il eut besoin d’une nouvelle Révélation en faveur de
l’adultère ; il fallut donc qu’il fit un article exprès touchant le concubinage des maris. » (P. Bayle, « Mahomet »,
op. cit., p. 263).
25
Polygamia Triumphatrix81 ?

D’après Alain Grosrichard, ce sont la pluralité des femmes et le fait que cette féminité
« se donne comme multiplicité indénombrable d’exemplaires quasi interchangeables82 » qui
semblent en tout premier lieu attirer la curiosité des Européens. Dès les premières pages de la
lettre qu’il consacre aux « femmes turques », Joseph Michaud explique à son correspondant, et
à son lecteur, le fonctionnement de la polygamie musulmane :

Un Musulman peut épouser jusqu’à quatre femmes ; on peut en acheter autant qu’on peut en nourrir, et
Mahomet permet de vivre avec les femmes qu’on achète comme avec celles qu’on épouse. On m’a dit
qu’on pouvait aussi louer des femmes pour un temps, et ce genre d’union se contracte devant la loi. La
liberté de divorcer quand on veut a fait renoncer à ce dernier moyen […]. Que dirait-on en France d’un
homme qui aurait plusieurs femmes, et qui entretiendrait en même temps plusieurs maîtresses, ou plusieurs
esclaves dans sa maison ? Nous avons aux galères des gens qui n’ont pas fait la moitié de ce que permet le
Coran. Cette pluralité des femmes donne naissance à beaucoup d’abus que je ne signalerai point, à beaucoup
de vices que je n’oserais nommer et qui se multiplient tellement qu’ils ne scandalisent plus que les
étrangers83.

Le discours de Michaud explicite avec beaucoup de clarté et d’efficacité l’objet de la curiosité


des voyageurs : derrière le concept de « polygamie », c’est la « pluralité des femmes » qui est
visée et englobe le concubinage, lui-même étroitement lié à l’institution de l’esclavage84. La
multiplicité des « femmes » comprend donc les épouses, les concubines et les esclaves (elles-
mêmes subdivisées en différentes catégories dont les servantes, les danseuses, les dames de
compagnie, etc.). Le flottement « conceptuel » n’a pas lieu chez Michaud, qui explicite très
clairement ces différences de statut et, dans une démarche didactique et critique, les transpose
dans l’univers du lecteur. L’interrogation rhétorique a pour effet direct de susciter son
indignation par la projection : ce qui était déjà « choquant » chez les autres devient intolérable
chez soi. Prolongeant cet artifice rhétorique sur le mode de la prétérition, le voyageur s’impose
en censeur d’un témoignage apparemment inaudible pour ses chastes lecteurs chrétiens, mais
largement « banalisé » parmi les Orientaux. La critique des mœurs polygames est au premier
chef religieuse : sa cible est le Coran. Rappelons que c’est en historien des croisades que voyage
Michaud, découvrant la réalité sociale des pays musulmans à la lumière des conflits passés85.

81
Le titre est emprunté à A. Grosrichard dans Structure du sérail (op. cit., p. 144-145), qui l’emprunte lui-même
au pasteur allemand Johann Leyser qui a fait paraître en 1682, sous ce même titre, une justification de la polygamie.
Bayle fait état de cet ouvrage dans son article « Mahomet » et émet quelques réserves à son encontre.
82
A. Grosrichard, Structure du sérail, op. cit., p. 177.
83
J. Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit., t. III, p. 64.
84
Voir Robert Mantran, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 2003 [1989]; Ehud Toledano, As if Silent
and Absent: Bounds of Enslavements in the Islamic Middle East, New Haven/London, Yale University Press,
2007.
85
Entre 1808 et 1822, Michaud a fait paraître sa grande Histoire des croisades. C’est pour compléter cette immense
entreprise que l’historien part pour l’Orient accompagné du jeune Joseph Poujoulat (1808-1880). Pour une vue
26
Alors qu’il parcoure le « vaste théâtre des guerres saintes86 » dans le contexte politique des
années 183087, il est convaincu que « le Coran sera toujours un grand obstacle à toute réforme
dans les mœurs domestiques et dans la société civile de l’Orient88 ». La pensée de Michaud est
fortement influencée par les théories sur l’immobilisme des sociétés musulmanes89, qu’il
explique en mobilisant une opposition traditionnelle entre matérialité et spiritualité :

La religion musulmane a matérialisé l’homme : il y a, dans les croyances des Turcs, des souillures pour le
corps, comme pour l’âme, et ces souillures sont également des péchés. […] La manière dont ils prient, la
plupart de leurs actes religieux, […] les félicités de leur paradis montrent une tendance évidente à
matérialiser le monde intellectuel ; c’est en cela surtout que l’islamisme diffère de la foi chrétienne qui tend
partout à spiritualiser les sociétés humaines. Ce caractère de la religion musulmane est peut-être ce qui a le
plus contribué à retenir les esprits dans une espèce de barbarie ; et s’il est vrai, comme on l’a dit et comme
je le crois, que le christianisme ait civilisé le monde, il est vrai aussi que l’islamisme a dû arrêter les progrès
de l’intelligence chez la plupart des peuples d’Orient90.

À travers ce réseau d’antithèses, le voyageur construit l’opposition entre Orient et Occident et


l’inscrit dans un antagonisme irréductible entre barbarie et civilisation. La violente diatribe de
Michaud contre le barbare musulman et polygame sert le discours orientaliste. Du point de vue
occidental et chrétien d’un voyageur des années 1830, la polygamie est un contre-modèle :

[…] je ne veux point me livrer ici à des considérations générales, mais il me semble au premier coup d’œil,
que si les bazars venaient à être déserts, l’état de la famille en Turquie se trouverait amélioré, et […] la
civilisation pourrait partir de là pour faire quelques progrès. On n’a pas besoin de beaucoup réfléchir pour
juger combien cette facilité de remplacer des épouses par des esclaves, ou de prendre des esclaves pour
épouses, de louer, d’acheter au bazar des moyens de continuer sa race, combien cette facilité, dis-je, doit
dénaturer le véritable esprit de la famille, et jeter des germes de dissolution dans le mariage, cette
association naturelle, par où toute société politique doit commencer. Je sais bien que le Coran avec sa
polygamie n’est pas propre à remédier au mal ; pour organiser la famille, et pour lui donner quelque chose
de saint, de fort et de durable, il ne faut pas non plus s’en rapporter au despotisme, à moins qu’il ne veuille
donner sa démission ; car toute autorité qui s’élève, lui porte ombrage, et la famille même du despote
ottoman ne trouve pas grâce devant les jalousies du pouvoir91.

d’ensemble sur la carrière de Michaud et les motivations de son voyage en Orient, voir la thèse de Maria
Kyriakidou intitulée « Correspondance d’Orient » : Introduction, Édition, critique, Annotation, soutenue à
l’université Paris-Sorbonne en 2014 sous la direction de Sophie Basch. Consulter la thèse avant de la citer.
86
Joseph Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit., t. I, p. 5.
87
Entre 1839 et 1878, les Tanzimat (« réorganisation » en turc ottoman) sont une ère de réformes calquées sur le
modèle européen qui ont pour but d’aider l’Empire ottoman affaibli à survivre. Cette ère de réorganisation débute
avec l’arrivée au pouvoir d’Abdul Madjîd 1er (1839-1861), mais en 1830, quelques années avant le voyage de
Michaud et Poujoulat (1833-1835), le sultan Mahmoud II avait déjà préfiguré ces réformes dans une déclaration
officielle.
88
Ibid., t. VII, p. 91.
89
Au début du XIXe siècle, la Weltgeschichte hégélienne décrit l’histoire universelle comme un progrès vers les
lumières de la Raison. Dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel montre que seule la pensée
occidentale semble capable d’atteindre les lumières de l’Esprit et de parvenir à la conscience de soi. L’Orient est
quant à lui relégué et condamné à rester dans l’enfance de l’humanité. Face à l’immobilisme et à l’archaïsme des
sociétés musulmanes et orientales, les sociétés occidentales incarnent le progrès et la modernité de la civilisation.
90
Joseph Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit., t. III, p. 92.
91
Ibid., t. II, p. 409.
27
Au nom des idéaux chrétiens portés par les valeurs « véritables » et « naturelles » de la famille
et du mariage, Michaud condamne d’un trait l’esclavage, le concubinage et la polygamie, qui
ne sont que dénaturation et dissolution. En lien avec l’actualité politique « décadente » de
l’Empire ottoman92, ce sont les institutions religieuses (le Coran) et politiques (le despotisme)
que Michaud dénonce comme inaptes à porter la société turque vers la régénération et la
civilisation.
C’est dans ce même contexte historique et politique qu’Eusèbe de Salle (1796-1873)
publie en 1840 un « livre [qui] sera comme le dernier portrait de l’Empire turc, [qui] sera le
curieux tableau de son agonie93 ». Cette curieuse promotion du livre à venir est précédée d’une
sentence sans appel : « Le Qoran et ses interprètes ont détruit le gouvernement et la propriété
par le despotisme ; la famille par la polygamie94 ! ». Au seuil du texte viatique, cette affirmation
péremptoire inscrit non seulement Salle dans la droite lignée des critiques politiques et
religieuses du despotisme oriental, mais il y donne surtout une place majeure à la question de
la polygamie. À l’instar de Michaud, c’est au nom des valeurs de la « famille » que Salle
condamne la polygamie :

L’islamisme permettait la polygamie. Ce vieux péché de l’Asie témoigne de l’égarement perpétuel de ses
législateurs. Ils n’ont pas vu, qu’en apparence favorable au développement de la famille et de la population,
la polygamie sape en réalité la population et la famille. Ce ne sont pas, en effet, les enfants qui naissent,
mais ceux qui deviennent hommes qui forment un peuple ; et le moyen de faire grandir des enfants là où la
sollicitude et la fortune du père est partagée entre plusieurs ménages ! là où la tendresse maternelle est
distraite par la jalousie d’épouse, écrasée par les rivalités de marâtre ! Quelles chances une pareille famille
offre-t-elle à la constitution de la propriété ! Quel faisceau des enfants si affaiblis par leur nombre, par leurs
zizanies, par leur misère peuvent-ils opposer à la cupidité des collatéraux, à la prévarication des magistrats ?
Un peuple privé de ces deux fondements, de toute association humaine, la famille, la propriété est dévolue
au despotisme pur95.

92
Malgré les velléités de réformes de Mahmoud II, dans les années 1830 l’Empire ottoman est affaibli par
l’indépendance de la Grèce (l’Étac grec autonome est proclamé le 3 février 1830), par l’engagement de la France
en Algérie – encore province ottomane –, et surtout par les coups répétés que lui portent les Égyptiens. Le 21
décembre 1832 le sultan est humilié à Konya par l’armée égyptienne de Méhémet-Ali (sous les ordres de son fils,
Ibrahim Pacha). Cette première bataille annonce la défaite de la bataille de Nézib le 24 juin 1839. Quand il fait
paraître sa Correspondance d’Orient, entre 1833 et 1835, Michaud, annonçant la « ruine d’un grand empire », n’a
plus d’espoir pour l’Empire ottoman : « Je dois vous dire qu’on se fait beaucoup d’illusions à Paris et sans doute
aussi dans d’autres grandes cités de l’Europe sur les progrès des lumières et de la civilisation à Constantinople
[…]. » (Ibid., p. 295).
93
Eusèbe de Salle, Pérégrinations en Orient, ou Voyage pittoresque, historique et politique en Égypte, Nubie,
Syrie, Turquie, Grèce, pendant les années 1837-38-39, Paris, Pagnerre et Curmer, 1840, t. I, p. III-IV. Toutes les
citations qui suivent sont extraites du tome I.
94
Ibid.
95
Ibid.,p. 44.
28
La réflexion de Michaud, accusant la polygamie de « jeter des germes de dissolution dans le
mariage », s’inscrivait plutôt dans ce que Claudie Bernard a nommé « l’axe de l’alliance96 »,
c’est-à-dire celui de la relation entre les conjoints. Le discours de Salle sur la famille en Orient
se situe davantage sur « l’axe de la filiation », celui de la relation père/enfants et de la
transmission97. Les conséquences de la polygamie sont en effet envisagées dans le domaine de
l’éducation des fils et de la formation de l’homme sur le modèle du père. Sur le plan des
sentiments et de la morale, Salle déplore l’absence de « tendresse maternelle » et le désintérêt
du père. Mais cet aspect pseudo « psychologique » est vite rattrapé par des considérations bien
plus pragmatiques : la polygamie partage certes la « sollicitude » du père, mais elle divise
surtout sa « fortune » ! La « population », que l’on a coutume de considérer comme une des
justifications de la polygamie, est justement la source du problème selon Michaud. Le système
polygame sème le trouble dans la propriété individuelle et prédispose les hommes à subir
silencieusement les effets du despotisme98. Dans les années 1840, la réflexion de Salle, qui
confronte la famille à la question de la « propriété », reflète la transition progressive, dans la
société française, d’un idéal familial de type nobiliaire, fondé sur le lignage et l’autorité du père,
à un modèle domestique bourgeois99. Pour Salle (comme pour la majorité des voyageurs du
début du siècle), le fondement de la critique de la polygamie reste religieux et a pour ultime
objectif de valoriser le modèle monogame promu par le christianisme :

Celle-ci [la polygamie] est une barbarie plus déguisée [que l’esclavage], mais aussi absurde ; elle énerve
l’homme après avoir dégradé la femme ; elle dépeuple l’État après avoir tué la famille. Que l’on compare
le chiffre des populations chrétiennes avec celui des pays musulmans, que l’on compare la sollicitude de
nos parents, concentrée sur une seule maison, avec celle d’un mahométan éparpillée entre trois ou quatre
ménages actuels et des enfants de quinze ou vingt lits, et l’on comprendra que le mariage prêché par le
Christ était aussi admirable comme loi politique que comme loi morale. L’Asie a beau vouloir imiter
l’Europe, elle ne pourra lui faire des emprunts profitables et permanents qu’autant qu’elle aura aboli la
polygamie, cette plaie sociale qui la ronge depuis le commencement du monde100.

Le recours à la comparaison (qui revient notamment sur la question de la « population », du


« peuplement ») impose la supériorité civilisationnelle de l’Occident chrétien sur la barbarie

96
Claudie Bernard, Penser la famille au XIXe siècle (1789-1870), Saint-Étienne, Publications de l’université de
Saint-Étienne, « Le XIXe siècle en représentation(s) », 2007. L’auteur étudie le discours tenu par les écrivains du
XIXe siècle sur la famille occidentale. Elle montre qu’après le choc de la Révolution française, l’institution
familiale est dans une phase de transition historique.
97
Cet « axe de la filiation » est développé par un certain nombre d’écrivains qu’elle cite (Bonard, Maistre, Le
Play) et qu’elle nomme les tenants du « patriarcalisme ». Référence précise.
98
Par la mention de la « cupidité des collatéraux » et de la « prévarication des magistrats », Salle renoue avec la
dénonciation des conséquences économiques du despotisme, telle qu’on la retrouvait notamment dans l’Itinéraire
de Chateaubriand où les despotes sont décrits comme des « tyrans que la soif de l’or dévore » (Chateaubriand,
Itinéraire, op. cit., p. 109) et qui détournent l’argent de leurs sujets à force de taxes et de pillages.
99
Compléter par une référence à C. Bernard.
100
Eusèbe de Salle, Pérégrinations en Orient, op. cit., p. 211.
29
musulmane. L’abolition de la polygamie permettrait la modernisation des sociétés orientales,
dont l’état est semblable à celui « des périodes les plus ténébreuses de notre moyen-âge101 », et
ouvrirait une voie d’accès à la civilisation.

La surpuissance sexuelle du despote : images et contre-images

L’un des effets de la polygamie est, d’après Salle, d’« énerve[r] l’homme ». Le
Dictionnaire de l’Académie française de 1835 (6ème éd.) définit le verbe « énerver » comme
l’action d’« affaiblir par la débauche » et ajoute qu’il « signifie figurément, Amollir,
efféminer ». Des exemples de différents emplois sont donnés : « Les voluptés énervent », « Il
s’est énervé à force de débauches », « Un corps énervé par les excès ». Le terme choisi par
Salle relève donc, pour ses contemporains, d’un registre sexuel. Un homme énervé est un
homme épuisé physiquement et moralement par une trop grande activité sexuelle
(volupté/débauches/excès). À la fin du XVIIIe siècle, Volney avait employé le même verbe dans
son exposé sur les conséquences de la polygamie : « En effet, à raison de la polygamie, permise
par le Qôran, la plupart des Turks s’énervent de bonne heure, et rien n’est plus commun que
d’entendre des hommes de trente ans se plaindre d’impuissance102 […]. » Il ajoute :

L’ignorance des Turks se refuse à le croire, et ils sont si déraisonnables sur cet article, qu’ils méconnaissent
les bornes de la nature, dans les temps mêmes où leur santé est dérangée. C’est encore un effet du Qôran,
où le Prophète a pris la peine d’insérer un précepte sur ce genre de devoir. D’après ce fait, Montesquieu a
eu raison de dire, que la polygamie était une cause de dépopulation en Turkie103 […].

Volney tente de renforcer la validité de son discours par la référence à des sources qui font
autorité à ses yeux : le Coran et la théorie exposée par Montesquieu dans l’Esprit des lois. Ces
préjugés à l’égard de la sexualité des hommes orientaux illustrent parfaitement la circulation
des clichés dans les textes viatiques. Le stéréotype lié à « l’impuissance » des Orientaux est
plutôt original en cette fin de XVIIIe siècle et c’est le siècle suivant qui, en lien avec l’actualité
ottomane, s’engouffrera dans cette brèche. Néanmoins, il est lui-même la forme dérivée d’un
mythe plus ancien : la surpuissance sexuelle des hommes orientaux.
En lien avec la première source citée par Volney (les lectures et interprétations du
Coran), les Européens se sont représenté Mahomet, au moins depuis le XVIIe siècle, comme
une sorte de surhomme/monstre viril, doué d’une puissance sexuelle hors pair. Dans

101
Ibid., p. 40.
102
Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, op. cit., p. 313.
103
Ibid., p. 314.
30
« Mahomet », Bayle mentionne que, de son temps, « l’on conte des choses bien singulières de
sa vigueur à l’égard des femmes104 ». En note, il fait état des nombreux débats sur le nombre
d’épouses (entre 9 et 13) qu’aurait eues le Prophète polygame. Cette puissance et ces besoins
sexuels hors norme justifieraient la loi polygame, parce qu’ils seraient inscrits dans la nature
de l’homme oriental. Dans l’Esprit des lois (deuxième source citée par Volney), Montesquieu
explique le recours à la polygamie par des causes climatiques et physiques. Dans le livre XVI,
il montre en effet que « dans les pays du midi, il y a, dans les deux sexes, une inégalité
naturelle105 ». Dans les climats chauds, les femmes sont « nubiles » à dix ans et « vieilles » à
vingt ans : très rapidement, leurs maris ne peuvent plus jouir de leurs charmes. En outre, elles
n’ont aucune éducation intellectuelle qui pourrait suppléer à l’empire de la beauté. Il est donc
« très simple » que les besoins sexuels des hommes des climats chauds, bien plus importants
que ceux des climats froids, soient assouvis par plusieurs femmes. Montesquieu en conclut que
« la loi qui ne permet qu’une femme se rapporte plus au physique du climat de l’Europe, qu’au
physique du climat de l'Asie106. » Loin de justifier l’usage de la polygamie, le philosophe des
Lumières la condamne comme ressortissant d’un pouvoir despotique : le despote, dont le
pouvoir politique est absolu, est également omnipotent sur le plan sexuel.
Alain Grosrichard précise que, le sérail étant un univers d’esclaves, son « ordre est
organisé en vue et en fonction de la jouissance du despote, et avant tout de la jouissance
sexuelle, qui commence par le privilège scopique107. » La lettre III108 des Lettres persanes,
envoyée à Usbek depuis le harem d’Ispahan par l’une de ses épouses, en est une parfaite
illustration. Zachi comble l’absence insoutenable de son maître par des souvenirs érotiques, où
elle se représente elle-même en femme servile et dévouée sur le plan sexuel. Dans cette scène
érotique, la jouissance est d’abord « scopique » : « [...] il fallut nous dépouiller de ces
ornements, qui t’étaient devenus incommodes, il fallut paraître à ta vue dans la simplicité de la
nature109. » Seul le maître peut jouir de la vue de ses épouses et rien ne doit échapper à la toute-
puissance de son regard, pas même les arcanes du sexe féminin : « […] tu portas tes regards
dans les lieux les plus secrets110 ». Exposant l’intimité féminine à la pénétration du regard

104
P. Bayle, Mahomet, op. cit., p. 262. Déjà cité. Indiquer de cette façon ? donner la page en question ?
105
Montesquieu, De l’Esprit des lois, op. cit., Livre XVI, Chap. II, p. 322.
106
Ibid., p. 323.
107
A. Grosrichard, Structure du sérail, op. cit., p. 157.
108
Voir l’étude de cette lettre que propose Madeleine Dobie dans “Embodying Oriental Women: Representation
and Voyeurism in Montesquieu, Montagu and Ingres”, Cincinnati Romance, n°13, 1994, p. 51-60.
109
Montesquieu, Lettres persanes, op. cit., Lettre III, p. 68.
110
Ibid., p. 69.
31
masculin, l’exhibitionnisme et le voyeurisme ont ici bien plus d’enjeu que l’acte sexuel en lui-
même. C’est le passage en revue des corps nus de ses épouses qui exprime bien plus
puissamment le pouvoir du despote que la relation sexuelle avec l’une d’entre elles. Cette scène
illustre d’après nous le fantasme masculin de domination dont « l’essentiel est moins, dit Alain
Grosrichard, la conséquence qu’entraîne ledit privilège, c’est-à-dire la consommation en soi,
que l’existence de ce privilège, c’est-à-dire le droit de consommer111 ». La question du privilège
scopique réapparaît au siècle suivant dans la réflexion que propose Théophile Gautier sur la
condition du sultan. C’est lors du rituel hebdomadaire de la prière publique du sultan (devenu
un véritable topos dans les textes viatiques du siècle) que le voyageur a pu apercevoir Sa
Hautesse le sultan Abdul-Medjid112. Le récit extrêmement scénarisé de sa sortie de la mosquée
intègre un portrait du sultan en grande pompe qui actualise le stéréotype du despote oriental.
Quoi qu’il regrette le temps des « sultans impassibles comme des idoles dans des châsses de
pierreries, espèces de paons du pouvoir épanouis au milieu d’une auréole de soleils », il lit sur
le visage d’Abdul-Medjid la « tranquillité de marbre » que donne à ses traits « la conscience
d’un pouvoir irrésistible113 ». Très vite, le regard du voyageur est attiré par les yeux du despote :
« Ses yeux fixes, immuables, à la fois perçants et mornes, voyant tout et ne regardant rien, ne
ressemblaient pas à des yeux d’homme114 […]. » Par sa proximité avec le divin, le regard du
sultan (tout comme sa mise et sa démarche) mobilise l’image de l’idole associée aux souverains
d’antan. Le portrait laisse percevoir une forme de fascination à laquelle le voyageur donnera
une explication personnelle dans les pages qui suivent :

Quel heureux billet tiré à la loterie humaine que celui de padischa ! — Qu’est-ce que don Juan, avec son
mille e tré, à côté du sultan ? un subalterne coureur d’aventures, plus trompé encore qu’il ne trompe,
éparpillant ses misérables caprices sur quelques maîtresses déjà souillées aux trois quarts, séduites
d’avance, qui ont eu des maris, des amants, dont tout le monde connaît le visage, les bras et les épaules ; à
qui des fats ont serré la main en dansant, et dont l’oreille a entendu chuchoter cent fois la litanie des
madrigaux imbéciles. Le beau sire, qui se promène au clair de lune sous les balcons, et fait le pied de grue,
la guitare au dos, en compagnie de Leporello, à moitié endormi !
Parlez-moi du sultan, qui n’accueille que les lis les plus purs, que les roses les plus immaculées du jardin
de beauté, et dont l’œil ne s’arrête que sur des formes parfaites que n’ont salies aucun regard mortel, et qui
passeront inconnues du berceau à la tombe, gardées par des monstres sans sexe au fond des magnifiques
solitudes, où nulle audace ne se risquerait à pénétrer, dans un mystère qui rend impossible même le plus
vague désir115.

111
A. Grosrichard, Structure du sérail, op. cit., p. 18.
112
Abdul-Medjid est le fils aîné de Mahmoud II, il succéda à son père en 1839 et fut sultan ottoman jusqu’en 1861.
113
T. Gautier, Constantinople, op. cit., p. 225.
114
Ibid.
115
Ibid., p. 227-228.
32
La notion de privilège est contenue dans le motif du sultan « chanceux » que Gautier développe
au moyen d’une confrontation au séducteur de Séville. Le recours à l’analogie est justifié par
la question du nombre de femmes. Le mille e tré de Don Juan fait écho à la situation du sultan
polygame et renoue, en outre, avec la figure du sultan « galant » développée par le XVIIIe siècle
libertin116. La pluralité des femmes est évoquée quelques lignes plus tôt par Gautier à travers
une habile stratégie de contournement qui consiste à projeter sa propre fascination sur les autres
spectatrices de la scène : « Je donnais le bras à une jeune dame italienne qui m’avait prié de
l’accompagner, et qui se penchait avidement à travers la haie pour contempler les traits du
sultan ; car un homme qui a seize cents concubines est un phénomène qui intéresse au plus haut
degré la curiosité des femmes117 […]. » La différence entre Abdul-Medjid et Don Juan porte
sur la nature de ce privilège masculin. Le séducteur libertin est un « consommateur » qui, libéré
des entraves matrimoniales, multiplie les « aventures » sexuelles. S’il jouit de cette multiplicité,
il n’en est pas le seul privilégié. Gautier dépeint ses conquêtes comme des femmes qui ont déjà
été vues, touchées, séduites, en un mot « souillées ». Ayant déjà eu des amants et des maris, ses
maîtresses sont décrites comme des séductrices tout aussi libertines que Don Juan qui, trompé,
n’a pas même le privilège de tromper ! Si la pluralité n’est pas un privilège masculin dans le
cas de Don Juan, ç’en est un pour le sultan, dont les femmes n’ont été, en principe, ni vues (elles
sont voilées et enfermées dans le harem), ni touchées (elles sont vierges). Tel que le décrit Alain
Grosrichard, le système despotique repose, dans la sphère domestique, sur l’appartenance non
réversible du multiple à l’Un118. Seul le privilège sexuel du sultan est donc absolu en ce qu’il
est exclusif. Mais ce qui intéresse bien davantage Gautier c’est la nature visuelle de son pouvoir.
« [L]’œil » du despote se pose sur des objets « purs », « immaculé[e]s », « parfait[s] », et
« inconnu[s] » du commun des mortels. Ce champ sémantique ne surprend pas sous la plume
du voyageur esthète, qui mène en Orient une quête de la Beauté absolue119. La transfiguration
poétique des captives en « lis » et autres « roses » du « jardin de beauté » mobilise l’imaginaire

116
Emmanuelle Peyraube identifie l’existence, dans la peinture orientaliste du XVIIIe siècle, d’un « sérail galant »
(Le Harem des Lumières, op. cit., p. 67-69). De nombreux peintres représentent des sultans courtisant
« galamment, ce si ce n’est goulûment » de jeunes odalisques. Les titres des tableaux d’Étienne Jeaurat (1699-
1789), « La Sultane favorite » et « Le Sultan galant » (Huiles sur toile, Namur, musée Groesbeeck de Croix) et de
Jean-Baptiste Leprince (1734-1781), « La Présentation au pacha » (Huile sur toile, Coll. part.) parlent d’eux-
mêmes. L’auteur montre également que cet imaginaire oriental se diffuse à travers un certain nombre de contes,
qui, pour beaucoup, reprennent la trame des Mille et Une Nuits pour en retenir surtout la veine sensuelle et érotique.
Voir le chapitre intitulé « Mille et Un Contes, Mille et Une Histoires, Mille et Un Harems » (Ibid., p. 90-100).
117
Ibid., p. 226.
118
A. Grosrichard, Structures du sérail, op. cit., p. 180.
119
Cet aspect sera abordé et développé dans les prochains chapitres.
33
médiéval et allégorique de la conquête du bouton de Rose prisonnier du verger d’Amour120.
C’est donc à partir de ses aspirations personnelles que Gautier aborde des questions aussi
cruciales que celle de la polygamie, au point de laisser penser à son lecteur que la réclusion est Commenté [BZ6]: CSP : voir la nouvelle Le Roi Candaule

un moyen efficace et honnête de préserver cette féminité sacrée des outrages « mortels » du
monde extérieur. En quête d’une forme de « pureté », il semble reprendre à son compte
(involontairement ?) les motifs que les voyageurs précédents ont accordés à la « jalousie »
musulmane et à la réclusion des femmes dans ces « magnifiques solitudes ».

Pour des Européens muselés par une morale chrétienne chaste et monogame, on peut
aisément se figurer, en plaçant le curseur du côté de la réception, le fantasme que suscitaient
ces représentations d’un homme possédant une multitude de femmes entièrement dévouées à
sa jouissance. Le mythe de la surpuissance sexuelle des Orientaux s’accordait parfaitement avec
l’esprit libertin du XVIIIe siècle. Les voyageurs de la première moitié du XIXe siècle l’ont
largement repris pour l’adapter à leurs aspirations personnelles (Gautier en est un excellent
exemple), mais surtout pour le détourner, voire le renverser. Les textes véhiculent en effet des
contre-images construisant, en réseau, un mythe de l’impuissance sexuelle qui nourrit la
critique du gouvernement ottoman et de ses représentants. Sous sa forme embryonnaire dans le
discours de Volney, le mythe est développé dans les années 1830 par Michaud dans un discours
général porté, en Égypte, sur « les hommes de ces climats » :

Les Orientaux et surtout les musulmans ne se sont réservés dans leurs rapports avec les femmes que les
plaisirs sensuels ; la chaleur du climat ne les dispose que trop aux excès de ce genre, et rien ne peut les en
distraire ; car ils n’ont pour amuser leurs loisirs ni la promenade, ni les spectacles, ni la conversation, ni
l’étude. Aussi ne voit-on en Égypte, surtout dans les classes élevées, que des gens qui sont épuisés de bonne
heure, et qui, déjà vieux à trente ans, redemandent à la médecine la jeunesse qu’ils ont perdue. Tout le
monde sait que Toussoun pacha, le second fils de Méhémet-Aly, a péri à la fleur de l’âge, victime de ses
voluptueux penchants, et que l’amour d’une belle Circassienne devint pour lui comme un poison mortel ;
Ibrahim pacha a failli périr de même, et pour l’arracher aux périlleux excès de son harem, il a fallu plus
d’une fois faire intervenir les avertissements des médecins et l’autorité paternelle121.

Le voyageur s’en remet à Montesquieu (« la chaleur du climat » est à l’origine de la propension


naturelle des Orientaux à la sensualité) pour expliquer les « excès » qui sont à l’origine de
l’impuissance sexuelle prématurée des hommes. Michaud développe le stéréotype de la
« fatigue » et de la « vieillesse » anticipée des musulmans, non seulement victimes de leur
nature (« leurs voluptueux penchants ») mais encore des institutions orientales (le harem et la
polygamie). Il prend à l’appui les exemples concrets des deux fils de Méhémet-Ali, tous deux

120
On pense bien entendu au Roman de la Rose, écrit entre 1230 et 1280 par Guillaume de Lorris et Jean de Meung.
121
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. VII, p. 87-89.
34
réputés pour avoir mené les opérations militaires de leur père. Toussoun pacha, à la tête de
l’armée qui combattit les wahhabites en Arabie jusqu’en 1816, mourut en effet précocement à
l’âge de 23 ans. Ce sont surtout les exploits militaires de son frère, Ibrahim pacha, qui lui
succéda au commandement de l’armée égyptienne, que retinrent les Européens, et notamment
Michaud, présent en Égypte quand commence la guerre égypto-ottomane. Ce portrait en
homme affaibli par une sexualité outrancière, et dont les excès vénériens nécessitent les
remontrances paternelles, vient quelque peu contrebalancer, voire détruire de l’intérieur l’image
du généralissime. Dans l’ensemble de sa Correspondance, le voyageur historien se montre en
effet très critique à l’égard de la politique expansionniste égyptienne, dont il dénonce les effets
désastreux122.
Les textes des années 1850 donnent une forme plus aboutie à ce mythe de l’impuissance
sexuelle, qui s’abat sans complaisance sur la figure du sultan ottoman. Dans un article intitulé
« Portrait du sultan », Sarga Moussa formule l’hypothèse selon laquelle l’image de « l’homme
malade123 », largement utilisée par les voyageurs pour figurer une Turquie affaiblie, rejaillit sur
celles du sultan Mahmoud II (1808-1839) et de son fils, Abdul-Medjid (1839-1861). Dans ce
jeu d’images, il repère la construction du stéréotype du sultan « mélancolique » qui porte en
lui-même la « démythification radicale » du despote oriental. Dans les nombreux portraits que
Sarga Moussa cite, on est particulièrement sensible à la circulation d’un même motif qui se
situe sur le plan physique et « sexuel ». La critique politique devient plus caustique lorsqu’elle
mobilise des arguments ad personam : alors qu’il incarne, en sa personne, un pouvoir
despotique résolument masculin et viril, le sultan est dépeint comme un homme énervé, fatigué
et impuissant. Lors de la fête du Baïram à Constantinople, Théophile Gautier dresse un second
portrait d’Abdul-Medjid dans lequel la référence implicite aux excès sexuels (« […] les joues
sont pâles et encadrées d’une barbe fine et brune, et martelées de quelques plans qui trahissent
la fatigue […] ») désenfle par sa trivialité l’emphase esthétisante qui avait donné au sultan une
forme « extra-humaine124 ». Dans ses Souvenirs et paysages d’Orient, Maxime Du Camp dresse
également le portrait d’Abdul-Medjid en « vieillard de vingt ans, voûté, pâle, décrépit, pauvre

122
À la tête de l’armée égyptienne, Ibrahim pacha range le Sennaar et le Darfour sous la domination de l’Égypte.
Il occupe la Syrie et bat les Turcs le 21 décembre 1832 à Konya. Il tente de prendre Istanbul jusqu’à ce que les
puissances européennes interviennent pour parvenir à imposer le 8 avril 1833 un traité de paix dans lequel le sultan
reconnaît à Méhémet-Ali le pachalik héréditaire d’Égypte et lui cède la souveraineté de la Syrie à titre viager.
Ibrahim pacha devient le gouverneur et l’administrateur des territoires conquis pour le compte de son père.
123
Sarga Moussa, « Portrait du sultan », dans Actes du colloque international Lamartine, Gertrude Durusoy (éd.),
Izmir, Presses de l’université d’EGE, 2004, p. 243-253.
124
T. Gautier, Constantinople, op. cit., p. 295.
35
fantôme qu’on arrache quelquefois à son Harem bien-aimé pour lui rappeler qu’il doit ses
dévotions à son ancêtre Mahomet125. » On y retrouve les stéréotypes de la fatigue et de la
vieillesse anticipée, ainsi que la mention du harem comme lieu de débauche, détournant
visiblement l’homme de pouvoir de sa foi et le plongeant dans une « féminité anesthésiante126 ».
Par retour de lame, la surpuissance sexuelle, gage de la virilité absolue du sultan, est la cause
première d’une impuissance précoce, qui est une forme de dévirilisation symbolique. Les
voyageurs semblent donc vouloir montrer que le sultan est loin d’être le mâle tout-puissant,
fantasmé au XVIIIe siècle à travers la figure sanguinaire de Schahriar. L’ordre phallocratique
qui fondait le pouvoir despotique paraît déstabilisé par les faiblesses physiques de l’homme aux
mille et une femmes. En outre, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle l’impuissance
sexuelle est une image de l’impuissance politique du sultan, accusé d’être responsable de la
ruine de l’Empire ottoman. La métaphore corporelle et médicale de « l’homme malade » a donc
des implications « sexuelles » non négligeables que les voyageurs utilisent pour montrer qu’au-
delà des menaces politiques extérieures, ce sont ses propres institutions (le harem, la polygamie
et l’esclavage) qui gangrènent de l’intérieur l’Empire ottoman. Polygamia non triumphavit…

II. Les odalisques serviles et sensuelles

Notre ami, savez-vous un thème que vous devriez développer, et qui donnerait bien la page la plus
« harem » de tout le livre ? Le sentiment de vide qu’amène dans nos existences l’obligation de ne causer
qu’avec des femmes, de n’avoir pour intimes que des femmes, de nous retrouver toujours entre nous, entre
pareilles. […] Des existences où il n’y a rien ! Sentez-vous l’horreur de cela ? De pauvres âmes, ailées
maintenant, et que l’on tient captives ; des cœurs où bouillonne une jeune sève, et auxquels l’action est
interdite, qui ne peuvent rien faire, pas même le bien, qui se dévorent où s’usent en rêves irréalisables127.

— Ce pauvre Lhéry, — ajoute Kerimé, l’une des jeunes invitées, — il retarde !... Il en est sûrement resté à
la Turque des romans de 1830 : narguilé, confitures et divan tout le jour128.

Élevées en enfants prodiges, en bas-bleus, en poupées à musique, objets de luxe et de vanité pour notre père
ou notre maître, et puis traitées en odalisques et en esclaves, comme nos aïeules d’il y a cent ans !... Non,
nous ne pouvons plus ! nous ne pouvons plus129 !

En 1906, dans les toutes dernières heures de l’Empire ottoman, Loti fait paraître Les
Désenchantées, roman « des harems turcs contemporains » dans lequel André Lhéry,
romantique attardé, reçoit les confidences de trois jeunes femmes en quête d’émancipation, qui

125
M. Du Camp, Souvenirs et paysages d’Orient, op. cit., p. 113-114.
126
S. Moussa, « Portrait du sultan », op. cit., p. 249.
127
Pierre Loti, Les Désenchantées. Roman des harems turcs contemporains, dans Romans d’ailleurs, Paris,
Omnibus, 2011. Lettre de Zeyneb à André Lhéry sur le quotidien des femmes dans le harem, p. 993-999.
128
Ibid., p. 886.
129
Ibid., p. 952.
36
lui demandent d’écrire un « livre en faveur de la musulmane du XXe siècle130 ». De même que
Les Désenchantées se veut la suite (la version démythifiante) d’Aziyadé, le roman est construit
sur un jeu d’opposition entre le portrait des « femmes turques modernes » et celui de la « Turque
des romans de 1830 ». Djénane, Zeyneb et Mélek dénoncent d’une voix unanime le
traditionalisme et l’immobilisme des institutions musulmanes, et notamment du harem. Le
portait des « aïeules d’il y a cent ans », traitées en « odalisques et en esclaves » témoigne des
représentations de la femme orientale qui étaient celles des voyageurs des années 1830 et que
Loti se plaît à faire revivre à travers la nostalgie d’André, son double fictif. Servilité, captivité,
domesticité, oisiveté, volupté et inanité de l’existence figurent parmi les « suprêmes clichés
exotiques131 » à travers lesquels Loti construit et pérennise le stéréotype de l’odalisque de 1830.

1) Captivité, servilité et domesticité

« De pauvres âmes […] que l’on tient captives132 »

Le portrait de l’homme oriental en despote conjugal est traversé, dans les textes, par le
motif récurrent de la « jalousie ». Provoqué par un désir de possession exclusif de l’autre, ce
sentiment de crainte et d’irritation semble être considéré par les voyageurs comme
spécifiquement oriental. Dans les textes viatiques, le terme revient comme un leitmotiv :
« jalousie des Orientaux133 », « atrocité de la jalousie134 » ou encore « orgueil et jalousie d’un
despote135 ». Sous la plume de Jean-Jacques Rifaud (1786-1852), elle est même présentée, sur
le mode péremptoire de l’axiome, comme une « maladie » congénitale : « Les Orientaux sont
excessivement jaloux de leurs femmes ; cette maladie règne également en Égypte et en
Nubie136 […]. » Selon les voyageurs, c’est ce sentiment passionnel et impérieux qui explique

130
Ibid., p. 999.
131
Voir Suzanne Lafont, Suprêmes clichés de Loti : le travail du cliché dans les récits exotiques de Pierre Loti,
Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1993. Voir également Jennifer Yee, « L’Orientale chez Pierre Loti et
ses héritiers : l’être de fuite par excellence », dans Marie-Élise Palmier-Chatelain, Pauline Lavagne d’Ortigue
(dir.), L’Orient des femmes, Lyon, ENS Éditions, p. 257-266.
132
P. Loti, Les Désenchantées, op. cit., p. 993-999. Déjà cité. Mettre les références dans les titres ?
133
Marie-Théodore Renoüard de Bussierre, Lettres sur l’Orient, Paris, Levreau, 1829, t. I, p. 346.
134
Dominique-Vivant Denon, Voyage dans la Basse et Haute Égypte, pendant les campagnes du général
Bonaparte, Paris, P. Didot, 1802, p. 24. Voir éd. Martine Reid, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 1998.
135
S. Voilquin, Souvenirs d’une fille du peuple, op. cit., p. 268.
136
Jean-Jacques Rifaud, Tableau de l’Égypte, de la Nubie et de lieux circonvoisins, Paris, Treuttel et Würtz, 1830,
p. 107.
37
la réclusion des femmes. En Égypte, Sonnini de Manoncourt exploite la polysémie du terme
pour établir un parallèle entre le sentiment et le dispositif architectural qu’il a inspiré :

Ses maisons [à Alexandrie], comme toutes celles du Levant, ont leurs combles en terrasse : elles sont sans
fenêtres, et les jours qui en tiennent lieu sont presqu’entièrement buchés par un treillis en bois, saillant, de
différentes formes, et si serré que la clarté peut à peine y pénétrer. Dans ces pays, plus qu’ailleurs, de
pareilles inventions qui transforment les logements en autant de prisons, sont de véritables jalousies137.
C’est à travers cette symétrie, quelquefois élégante, de barreaux, que la beauté peut voir ce qui se passe au-
dehors, sans jamais être aperçue138 […].

La « jalousie » des Orientaux est lue à travers l’architecture fermée des habitations. Le motif
architectural de la « jalousie », dont les « treillis en bois » figurent les « barreaux » d’une
« prison[s] », est en lui-même l’expression, à la fois symbolique et matérielle, de la domination
masculine139. De « pareilles inventions » s’opposent au dispositif de la fenêtre, bien plus
familier aux voyageurs occidentaux, qui permet la libre circulation du regard entre l’intérieur
et l’extérieur. Si les femmes peuvent voir, l’essentiel est surtout, dans ce dispositif jaloux,
qu’elles ne soient pas vues. L’évocation poétique de ces « belles captives140 » aux « élégants »
barreaux préfigure le développement d’un topos romantique au début du XIXe siècle. Évoquées

137
C’est l’auteur qui souligne.
138
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. I, p. 113-114.
139
Près d’un siècle plus tard, Charles Blanc formulera très clairement l’intuition de Sonnini à l’égard de la valeur
culturelle, voire préethnologique, de l’architecture : « La première chose à considérer, après le costume et la
physionomie extérieure, chez un peuple que l’on visite, c’est son architecture. Là il exprime ses sentiments les
plus durables, ses croyances les plus enracinées, ce qu’il y a de permanent dans ses pensées et son caractère. »
(Charles Blanc, Voyage de la Haute Égypte. Observations sur les arts égyptiens et arabe, Paris, Renouard, 1876,
p. 64).
140
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. I, p. 280.
38
sous la même périphrase, ces « belles captives141 » réapparaissent dans le discours de Michaud :
« Par-delà toutes ces cours, sont les jardins du sérail et les harems du sultan, régions
inaccessibles au vulgaire, qu’habitent trois cents belles aux yeux noirs, douces images de la
lune, venues de la Circassie142. » Par l’usage de l’italique, le voyageur signale la référence
implicite (car évidente pour les lecteurs contemporains) à Victor Hugo. Dans les Orientales
(1829) paraissent en effet de nombreux avatars de ces beautés captives, qui donnent au mythe
la forme plus aboutie dont hériteront les voyageurs du siècle. « La Captive » et « Clair de
Lune » évoquent la captivité de deux jeunes femmes, l’une prisonnière de guerre, enfermée
dans les « tours vermeilles » d’un « palais de fées143 », l’autre sultane isolée dans les « créneaux
de la tour » du « sérail des femmes144 ». Ces deux poèmes mettent successivement « en scène »
une captive projetant, depuis la fenêtre, son regard vers l’extérieur :

Mais surtout, quand la brise


Me touche en voltigeant
La nuit j’aime être assise, La lune était sereine et jouait sur les flots.
Être assise en songeant, — Le fenêtre enfin libre est ouverte à la brise,
L’œil sur la mer profonde, La sultane regarde, et la mer qui se brise,
Tandis que, pâle et blonde, Là-bas, d’un flot d’argent brode les noirs
La lune ouvre dans l’onde îlots146.
Son éventail d’argent145. (« Clair de lune »)
(« La Captive »)

Le motif poétique de la lune, dont l’éclat argenté éclaire l’onde maritime, ouvre le regard des
prisonnières sur l’infini. Les vers lyriques d’Hugo ouvrent un espace de liberté à ses captives,
qui est celui de la rêverie. En Orient, cet imaginaire romantique ne quitte pas les voyageurs, et
le mirage poétique vient parfois au secours de la réalité brute et décevante. Lors de son voyage
aux côtés d’Horace Vernet, Frédéric Goupil-Fesquet (1817-1878) découvre la condition « des
femmes des hautes classes de la société, qui vivent cloîtrées, la plupart du temps sous la
surveillance la plus rigoureuse d’un mari, d’un père, des domestiques et des esclaves de la
maison147 ». Sur les routes d’Égypte, alors qu’il livre un exposé très documenté sur les femmes
fellahs, son regard et son imagination sont happés par une grande « forteresse » sévèrement
gardée par un « soldat noir vêtu de blanc148 ». Son attention se porte naturellement vers « ces

141
J. Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit., t. II, p. 148.
142
Ibid.
143
Victor Hugo, « La Captive », Les Orientales, éd. Pierre Albouy, Paris, Gallimard, 1966, p. 77.
144
Victor Hugo, « Clair de lune », Les Orientales, op. cit., p. 79.
145
V. Hugo, « La Captive », op. cit., p. 78.
146
V. Hugo, « Clair de lune », op. cit., p. 79. Sur l’orientalisme de Victor Hugo, voir Frank Laurent (dir.), Victor
Hugo et l’Orient, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, 11 volumes.
147
Frédéric Goupil-Fesquet, Voyage d’Horace Vernet en Orient, Paris, Challamel, 1843, p. 39.
148
Ibid.
39
jolis moucharabis149 plaqués aux parois extérieures des maisons » où, suppose-t-il, « il doit faire
bien frais150 » :

Comme l’air y entre avec bonheur par des étoiles, des rosaces, des biseaux contournés sous mille formes
agréables, pour jeter son souffle bienfaisant et parfumé sur le cou arrondi de quelque gracieuse levantine
endormie, et qui rêve à l’angle de son divan ! Mais zéphir, mon ami ! tu souffles trop fort dans ses noirs
cheveux, car tu la réveilles ! La voilà qui nous regarde curieusement et sans voile derrière sa cage, que ses
petits doigts rougis voudraient ouvrir. Nous voyons passer son doigt dans une rose, puis son œil demi-fermé
encore ; mais le trou est trop petit, elle en cherche un autre151.

Réelle ou fantasmée, la scène est un savant mélange entre l’évocation lyrique de la captive des
romantiques (« la gracieuse levantine » aux « noirs cheveux » !) et la vision iconoclaste d’une
femme enfermée dans une cage, dont le seul contact visuel et physique avec le monde extérieur
est un « trou […] trop petit ». Une dizaine d’années plus tard, on retrouvera un même
mouvement déceptif dans la description que propose Théophile Gautier de ces architectures
grandioses et autres forteresses du despotisme dont ont rêvé les romantiques :

[…] il y a loin de là aux magnificences des Mille et Une Nuits que ce seul mot de sérail fait rêver aux
imaginations les plus paresseuses, et il faut avouer que ces boîtes de bois à grillages serrés, qui enferment
les beautés de Géorgie, de Circassie et de Grèce, houris de ce paradis de Mahomet dont le padischa est le
dieu, ressemblent furieusement à des cages à poulets152.

Dans le Journal d’un voyage au Levant de la comtesse de Gasparin (1813-1894), les


remarques à l’égard de l’architecture murée et aveugle des habitations orientales ne manquent
pas. En Égypte, elle note brièvement : « Nous parcourons l’intérieur de Boulak. Les maisons
garnies de leur moncharabiehs, – balcons grillées qui surplombent, – sont hermétiquement
fermées153. » Au Caire, elle décrit longuement le « mystère des habitations » et la « vie
intérieure grillée, impénétrable » : les moucharabiehs des harems ne laissent s’échapper que le
son étranglé et le « trill brillant des femmes154 ». C’est à Constantinople, quelques années plus
tard, que la comtesse reprend le motif de la captive pour mieux le déconstruire. Face au constat Commenté [BZ7]: SM :
[oui, voir mon article « Tristes harems » dans le numéro sur
de la réclusion sévère des femmes turques, le mirage poétique des Orientales ne survit pas. Il les voyageuses en Orient et en Afrique coordonné par Élodie
Gaden paru dans Viatica].
devient urgent de détruire ce filtre/philtre lyrique et romantique : « Le palais solitaire, une
manière de prison, renferme jusqu’à des kadines du temps de Soliman II, mort en 1789 ; des
odalisques de quatre-vingt-dix ans ! Mises à part du monde, ces pauvres vieilles lunes voient

149
Les moucharabieh, évoqués dans de nombreux textes viatiques de la période, constituent un motif pictural qui
est largement exploité dans la peinture orientaliste des XVIIIe et XIXe siècles et qui figure parmi les exotica dignes
d’être exposés dans les cabinets de curiosités.
150
Ibid.
151
Ibid., p. 40.
152
T. Gautier, Constantinople, op. cit., p. 98.
153
[V. de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. II, p. 36.
154
Ibid., p. 443.
40
un bout de mer par les trous de leurs grillages155 […]. » Outre la cage, le harem est comparé à
un « monastère », bien que les « nonnes156 », qui cultivent leur jardin, paraissent bien plus libres
à la voyageuse que les femmes turques. Enfin, progressant dans sa scénographie du harem,
Gasparin établit, quelques pages plus loin, une analogie funèbre avec le « cachot » :

Un silence incomparable règne sur ces lieux. Tout cachot laisse échapper des murmures ; chansons ou
pleurs, quelque chose fait effraction et vient vous dire qu’un être humain respire là. Ici, rien. C’est plus
lourd que la mort. Qu’on fait ces malheureuses créatures pour être ainsi prisonnières, de quel droit les
hommes, qui se promènent tout le jour où bon leur semble, ôtent-ils à la femme sa part de vie au soleil et
de liberté157 ?

Invisibles, inaudibles, les prisonnières des harems semblent perdre l’humanité que les bagnards,
dans leurs lamentations, sont encore aptes à exprimer. La réclusion de ces « malheureuses
créatures » est une forme de mort anticipée.

« Le sentiment de vide » des « existences où il n’y a rien158 »

Images et contre-images abondent dans les textes viatiques pour exprimer un même
constat : la réclusion des femmes et l’impénétrabilité de la vie intime en Orient. La curiosité
des voyageurs n’en est pas pour autant découragée. Les récits de voyage de Thévenot, Tavernier
ou encore Lambert de Saumery témoignaient déjà, au XVIIe siècle, de ce paradoxe. Dans sa
Nouvelle Relation de l’intérieur du Sérail du Grand Seigneur (1675), Tavernier annonce qu’il
va faire « un chapitre du quartier des femmes pour entretenir seulement le lecteur de
l’impossibilité qu’il y a de le bien connaître159 », mais il propose en réalité un exposé très précis
sur le fonctionnement du harem, qui est basé sur des témoignages et ouï-dire. De cette couche
de discours diffus et indéterminés, à laquelle les voyageurs eux-mêmes superposent leurs récits,
naissent les stéréotypes. Au début du XIXe siècle, le discours liminaire de Tavernier est devenu
une convention du genre viatique qui, outre les stratégies auctoriales, révèle l’horizon d’attente
du lectorat. Le format épistolaire permet à Michaud d’installer une connivence avec son
lectorat : « Vous m’avez fait promettre, quand je vous ai quitté, de vous parler des femmes
turques ; je ne les ai vues encore que dans les rues et dans les livres ; mais j’en entends parler

155
[Valérie de Gasparin], À Constantinople, Paris, Michel Lévy Frères, 1867, p. 167.
156
Ibid., p. 192.
157
Ibid., p. 159-160.
158
P. Loti, Les Désenchantées, op. cit., p. 993-999. Déjà cité.
159
Jean-Baptiste Tavernier, Nouvelle Relation de l’intérieur du Sérail du Grand Seigneur, Paris, O. de Varennes,
1675, p. 243.
41
tous les jours160. » L’impossibilité de témoigner d’une expérience personnelle n’empêche pas
le voyageur de répondre aux attentes de son lecteur et d’attiser, sur le mode de la captatio
benevolentiae, sa curiosité : « Pénétrons maintenant dans les harems et voyons comment
s’écoulent les journées des dames turques161 […]. » Les sources qu’il cite sont justement les
récits des voyageurs des siècles précédents grâce auxquels, selon lui, « les harems du grand-
seigneur n’ont plus de secrets pour la curiosité du public » et « rien ne serait plus facile
maintenant que de faire l’histoire de ce triste séjour de la volupté162 ».
L’exposé qui suit ne dément pas le tableau sarcastique de la Turque des années 1830,
« narguilé, confitures et divan tout le jour163 », qu’en dressera Loti quelques décennies plus
tard. Michaud liste, d’un regard plutôt condescendant, les occupations des femmes turques :
elles consacrent « la plus grande partie de leur vie » à leur toilette, leurs « moments les plus
heureux » se passent à discuter et « on pense bien que les passe-temps ou les joies de la
médisance ne leur sont pas inconnus », enfin, la danse, la musique et les marionnettes
« occupent quelquefois les loisirs des belles captives ». Ces occupations sont autant de motifs
picturaux qui circulent dans la peinture orientaliste de l’époque et que Lynne Thornton a
regroupés dans une section intitulée « Douceur de vivre164 ». Elle y fait paraître, à la suite d’un
premier tableau dont le titre « Paresse165 » est en lui-même éloquent, un ensemble d’œuvres
représentant des femmes orientales jouant de la musique, essayant des parures ou fumant le
narguilé. Un tableau d’Eugène Giraud représente un « Intérieur de harem égyptien » rendu
pittoresque par son architecture (les fameux moucharabiehs décrits par les voyageurs), la
présence d’exotica (le service à thé et le narguilé, parmi d’autres) et surtout celle de deux
femmes en costumes traditionnels, alanguies sur un divan et visiblement occupées à se détendre
et à fumer.

160
J. Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit., t. III, p. 63.
161
Ibid., p. 65. Cette invitation sur le mode injonctif rappelle le discours de Sonnini de Manoncourt : « Mais
laissons tomber un épais rideau sur ces scènes révoltantes, et pénétrons dans les lieux où la beauté languit [...]. »
(C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., p. 279).
162
J. Michaud, Correspondance d’Orient, t. II, p. 149.
163
P. Loti, Les Désenchantées, op. cit., p. 886. Déjà cité.
164
L. Thornton, La femme dans la peinture orientaliste, op. cit., p. 20-63.
165
Gustave de Jonghe (1829-1893), « Paresse », huile sur toile, Anc. Gallery Keops, Genève (ibid., p. 20).
42
Pierre François Eugène Giraud (1806-1881)
« Intérieur de harem égyptien » Date
Huile sur panneau, Anc. Mathaf Gallery, Londres.

Michaud achève son propre tableau de l’intimité turque par cette ironique conclusion : « voilà
ce qu’un harem offre d’occupations sérieuses ». Il insère néanmoins une ultime, et non moins
cruciale, remarque sur la question de l’instruction :

Quant à l’étude, elle semble interdite aux femmes turques ; jamais la lecture n’a dissipé leurs ennuis, et je
ne crois pas qu’il y ait jamais eu dans un harem rien qui pût ressembler à une bibliothèque. L’éducation des
femmes est en général fort négligée ; la société ne les élève que pour le plaisir des hommes, et les choses
sont arrangées de telle manière qu’un sexe opprimé ne peut jamais, à l’aide des facultés intellectuelles,
ressaisir ou partager l’empire qu’il a perdu166.

Étroitement liée à leur mode de vie oisif, inactif, voire végétatif, l’inculture des femmes est
considérée par Michaud comme l’effet et le moyen de la domination masculine en Orient (et en
Occident167 ?). On note à cet égard une certaine forme de déterminisme dans le discours de
Michaud qui, portant initialement sur un fait social (l’accès des femmes à l’éducation), finit par
se reporter sur une question de nature, de prédisposition. L’absence de « facultés
intellectuelles » réserve aux femmes une place subalterne : leurs fonctions et occupations, qui
ne sont pas même domestiques168, les réduisent à des corps dévoués au « plaisir des hommes ».
Ces motifs se retrouvent, exprimés avec bien plus de véhémence, dans les nombreuses
séquences que la comtesse de Gasparin consacre à la vie de harem dans ses deux récits de Commenté [BZ8]: SM :
[au moment où vous introduisez Valérie de Gasparin, il
voyage en Orient. Son énumération des occupations des femmes réinvestit les principaux lieux faudrait dire un mot de sa vie et de sa production : elle
appartient au mouvent dit du Réveil protestant, elle a une
communs orientalistes : les confitures, le café, la toilette, la broderie et, bien évidemment, le sensibilité sociale qu’on peut certes considérer aujourd’hui
comme condescendante, mais qui la conduit à s’intéresser au
sort des classes pauvres, dont elle souhaite améliorer les
conditions de vie (plusieurs ouvrages dans la veine
166
J. Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit., t. III, p. 63. philanthropique), car pour elle, la pauvreté est source de vice
167
L’interprétation de ce discours nécessite bien entendu de prendre en compte sa réflexivité et d’interroger ses – c’est ce point de vue moral qui transparaît dans sa critique
de l’ennui des Orientales enfermées dans des harems ; pour sa
implications dans le contexte de la société française des années 1830. Ce sera l’objet de la dernière partie de cette
position face au mariage catholique, voir mon article dans le
thèse, qui proposera de revenir sur cet aspect du texte de Michaud. collectif que vous connaissez Écrire le mariage].
168
Dans un autre passage où il découvre une ferme près de Constantinople, le voyageur déplore que les tâches
domestiques (les soins du foyer : l’ordre, la propreté, l’économie, voire l’agriculture) ne soient pas compatibles
avec « la vie solitaire et inactive des harems » (ibid., t. II, p. 58). Nous reviendrons précisément sur ce passage.
43
« chibouk169 ». À cet égard, Gasparin juge avec sévérité ces femmes turques qui fument, et
boivent même de l’alcool. La consommation de tabac est en effet le signe, dans la société
française de l’époque, d’« un mode de vie douteux, où s’entremêlent, croit-on, une moralité
suspecte et des idées subversives vis-à-vis du pouvoir patriarcal traditionnel170. » En Orient, les
codes culturels sont inversés et la voyageuse est confrontée à une construction du genre
différente : au sein du harem, la consommation de tabac n’est pas un signe d’émancipation
féminine. Il reste du moins, aux yeux de certaines voyageuses, la marque d’une dépravation
morale et culturelle. Toutes ces occupations triviales et futiles pour certaines, immorales et
inconvenantes pour d’autres, expliquent, selon la comtesse, que les femmes de harem soient en
proie au plus triste et au plus tragique des fléaux :

L’ennui, j’ai dit le mot, un ennui sans mesure comme il est sans espoir, voilà le gouffre où plongent toutes
les sensations dans le harem. La princesse a des chagrins très profonds, mais elle s’ennuie ; elle s’ennuie
incommensurablement, d’un ennui aussi large, aussi long, aussi lourd que cet incommensurable adverbe.
Elle s’ennuie et ne se gêne pas, elle s’ennuie face à la face de ses esclaves, au nez de ses visiteuses, elle se
couche comme ceci, elle se reploye comme cela, elle jette un coussin en travers de ses genoux et
s’abandonne dessus, elle se roule dans son étoffe jaune, elle bâille, rebâille, et bâille encore, et franchement,
pour peu que cela continue, nous en ferons tout autant171.

La voyageuse érigée en censeuse morale est une habile oratrice : elle martèle le texte de ses
répétitions où « l’ennui » et les « bâillements » intempestifs de ces belles désœuvrées risquent
d’ennuyer le lecteur. Au seuil de son Journal d’un voyage au Levant, Gasparin avait déjà confié
à son lecteur sa hantise (littéraire et morale) de l’ennui :

L’auteur, en écrivant ces trois gros volumes, avait un but… il en avait même deux : faire partager à ses
amis les vives jouissances qu’il éprouvait lui-même ; désennuyer honnêtement son prochain.
Ce dernier but est plus sérieux qu’il ne semble : l’ennui est profondément immoral ; il est le père de
beaucoup de vices172…

169
« […] elles [les odalisques] considèrent leurs boisseaux de pierreries, dont elles font ployer et déployer leurs
châles, hument le café, fument le chibouk et prennent des bains. » V. de Gasparin, À Constantinople, op. cit.,
p. 167. Le « chibouk » est l’équivalent, dans une tradition proprement turque, du narguilé. Le motif est
omniprésent dans l’imaginaire orientaliste du harem. On le retrouvait déjà dans la peinture orientaliste du XVIIIe
siècle, voir notamment Jean-Baptiste Van Mour (1671-1737), « Femme turque fumant sur le sopha ». Le tableau
figure dans E. Peyraube, Le Harem des Lumières, op. cit., p. 20.
170
Catherine Ferland, « Mémoires tabagiques. L’usage du tabac, du XVe siècle à nos jours », Drogues, santé et
société, n°6 (1), 2007, p. 41. À la suite de cette citation, l’auteur ajoute : « L’écrivaine George Sand affiche son
féminisme dans un nuage de fumée. » La divergence des positionnements de Gasparin et de Sand à l’égard du
tabac est à l’image du débat sur la condition féminine qui les amènera à s’opposer l’une à l’autre. Cette question
sera traitée dans la dernière partie de la thèse.
171
[V. de Gasparin], À Constantinople, op. cit., p. 337.
172
[V. de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. I, p. I.
44
Pastichant, toujours en bonne moraliste, le fameux proverbe l’oisiveté est mère de tous les vices,
elle justifie par avance le jugement qu’elle portera sur les femmes turques, décrites comme
ignorantes et insensibles :

Les femmes, incapables de plaire par l’instruction, qu’elles n’ont pas ; par les talents, qu’on leur interdit ;
par le cœur, qui est étouffé ; par l’association aux mêmes intérêts, dont elles sont bannies ; les femmes en
sont réduites à ne charmer que par ce qu’il y a de plus extérieur en elles. Le spirituel est effacé de partout,
il ne reste que le matériel, et ce qui est matière devient bientôt grossièreté173.

Gasparin reprend à son compte le discours orientaliste sur la matérialité et la sensualité des
femmes orientales et impose sa propre posture de femme sensibilisée aux raffinements de la
pensée et de l’âme par sa propre société.

2) Sensualité, volupté et lubricité

Ces « belles organisations matérielles174 »

C’est dans le récit que livre Suzanne Voilquin de sa conversation avec le saint-simonien
Lamy que paraît cette périphrase pour caractériser les Orientaux, auxquels manquent « l’âme
et l’esprit175 ». Les stéréotypes sur la matérialité et la sensualité des femmes orientales sont
donc apparus une première fois dans cet extrait où la voyageuse observait, de l’extérieur,
l’architecture carcérale du harem. Dans la cinquième et dernière partie du récit (adressé à sa
nièce), la visite de nombreux harems n’a fait que confirmé cette vision stéréotypée :

Maintenant, mon enfant, à moins de passer ta vie dans un harem, ce qui, je crois, entre peu dans les
sentiments et les goûts d’une Parisienne, tu en connais les habitantes aussi bien que moi ; tu les plains sans
doute ces pauvres recluses, car, tu le sens par ce récit, dans ces existences ternes et monotones, dont la
matérialité est si amplement satisfaite, le drame de la vie humaine se fait jour, là comme ailleurs. L’envie,
l’ambition, la jalousie y font répandre par ces yeux si beaux des pleurs souvent bien amers ; c’est qu’en
dehors de la liberté il n’y a point de compensation pour le vide de l’âme, ni pour le veuvage du cœur176 !

Les correspondances entre le discours de la saint-simonienne et celui de la comtesse de


Gasparin sont flagrantes, malgré les divergences dans leurs positionnements sociaux et dans
leurs propres situations matrimoniales. Si, de toute évidence, les deux voyageuses ne partagent
pas la même conception du foyer et du couple177, leurs discours s’accordent lorsqu’ils portent

173
Ibid., t. II, p. 320.
174
S. Voilquin, Souvenirs d’une fille du peuple, op. cit., p. 268. Déjà cité.
175
Ibid.
176
Ibid., p. 438.
177
On a déjà évoqué la situation de femme abandonnée, puis séparée, de Voilquin. A contrario, la comtesse de
Gasparin forme avec son époux un couple de protestants très fervents. En 1843, elle a publié Le Mariage au point
45
sur une autre culture. Toutes deux semblent percevoir l’Orientale, femme sensuelle sans âme
ni cœur, comme le contre-modèle de la Parisienne éclairée et sensible. Un tel contraste
apparaissait déjà dans les esprits en 1814, lorsqu’Ingres (1780-1867) avait opposé sa « Grande
Odalisque » au « Portrait de madame Récamier » (1800) de son ancien maître David. La jeune
Juliette Récamier, fille d’un conseiller de Louis XVI renommée pour sa beauté et son esprit, y
était en effet représentée dans un décor à l’antique telle une patricienne, revêtue d’une longue
robe blanche et au regard chaste et profond.

Jacques-Louis David (1748-1825).


« Portrait de madame Récamier » (1800)
Peinture à l’huile, Musée du Louvre, Paris.

Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867)


« La Grande Odalisque » (1814)
Peinture à l’huile, Musée du Louvre, Paris

Sous le pinceau du peintre néo-classique, Madame Récamier incarne une féminité occidentale
associée à la pudeur et à la spiritualité. L’odalisque d’Ingres, quant à elle, donne corps à une
féminité orientale placée sous le signe de la matérialité et de la sensualité. La succession des
odalisques178 sur les toiles d’Ingres, de Delacroix ou encore de Gérôme, a permis de repérer

de vue chrétien, un opus dans lequel, défendant les vertus du mariage chrétien, elle s’oppose fermement au divorce,
à la séparation ou aux relations amoureuses hors mariage.
178
Voir Jean-Pierre Brodier, L’odalisque ou la représentation de la femme imaginaire, Paris, L’Harmattan, 2005 ;
Christian Loubet, « Les “Belles Orientales” dans l’imaginaire de quelques peintres occidentaux », Cahiers de la
Méditerranée, n°35-36, 1, « Villes, voyages et voyageurs en Méditerranée », 1987, p. 285-306.
46
certaines constantes, qui se sont infusées dans l’imaginaire occidental de l’Orient179 au cours
du siècle. Le corps nu de l’odalisque paraît au centre de la toile, laissant percevoir de manière
plus ou moins directe ses zones les plus intimes. Le regard se glisse souvent dans les interstices
de la poitrine et du fessier, parfois il devine le sexe féminin. En outre, l’odalisque est toujours
peinte à l’horizontale, allongée sur un divan dans une posture détendue et alanguie. Elle est
souvent tournée vers le spectateur, d’un œil pensif et rêveur qui laisse deviner son ennui et sa
lassitude. Dans le décor calfeutré de ce « boudoir » oriental, cette créature charnelle semble
attendre passivement, et éternellement. Son regard effronté, franc et impudique, est une
promesse, voire une invitation érotique. À travers ce modèle de l’odalisque, les peintres
orientalistes ont, d’après Fatema Mernissi, durablement diffusé une image de l’Orientale « nue
et silencieuse », « consentante » et « passive intellectuellement autant que physiquement180 ».
Ces connotations sexuelles ont cristallisé les fantasmes masculins, et le harem, associé au
« libertinage » et à la « débauche heureuse181 », est devenu, pour les Occidentaux, « un lieu
orgiaque » où les hommes peuvent « jouir sans entraves de la multitude de femmes qu’ils ont
réduites en esclavage182 ».
Le stéréotype de l’odalisque en esclave sexuelle réapparaît dans les textes de voyageurs
et de voyageuses, bien qu’il soit perçu comme spécifiquement masculin. En 1829, Marie-
Théodore Renoüard De Bussierre (1802-1865) décrit ces « concubines du grand seigneur,
nommées odalisques » dont « le soin principal est de relever leur beauté par tous les moyens
possibles, pour se faire aimer du sultan183». À partir de témoignages divers, il décrit l’obsession
des femmes de harem pour les soins du corps : la parure, la coiffure, ou encore le maquillage.
Le motif de la « coquetterie » des Orientales connote doublement la servilité et la matérialité
de ces odalisques réduites à des corps qu’il faut soigner et parer dans l’unique intention de
plaire au maître. Suzanne Voilquin reprend allégrement ce motif :

Elle [la femme] est le plaisir, rien de plus. Dès l’enfance, ces femmes savent que, semblables aux fleurs,
elles sont faites pour briller les courts instants de leur jeunesse. Aussi, concentrent-elles sur cette époque
les mille ressources de la plus ardente coquetterie, afin d’en tirer le parti le plus avantageux. L’éducation
morale qu’elles reçoivent est à peu près la même pour toutes. Qu’elle soit donnée par le marchand
d’esclaves à la jeune Abyssinienne ou bien à la négresse dont il approvisionne les marchés du Caire, ou
bien encore que les jeunes indigènes la reçoivent de leur mère, les préceptes de cette éducation peuvent se

179
F. Mernissi a montré à quel point notre imaginaire occidental du harem est imprégné des tableaux orientalistes,
et notamment des odalisques d’Ingres. Exposées au Musée du Louvre, celles-ci forment le « harem des
Occidentaux » (Le Harem et l’Occident, op. cit, p. 20-21 Déjà cité).
180
Ibid., p. 37.
181
Ibid., p. 19.
182
Ibid., p. 20.
183
M.-T. Renoüard De Bussierre, Lettres sur l’Orient, op. cit., t. I, p. 50.
47
résumer en ces quelques mots : « être attrayante jusqu’à la sensualité pour plaire et satisfaire les plaisirs du
maître, même ceux de la plus cynique volupté, afin d’en obtenir bijoux, parures et bien-être184 ».

Si la voyageuse explique cette « ardente coquetterie » par la cupidité présumée des odalisques,
dont les désirs ne seraient que matérialistes (obtenir des bijoux et parures), elle montre
également que cet acharnement à séduire est motivé par la rivalité entre les femmes.
L’odalisque passive se révèle être fine stratège (« milles ressources », « tirer le parti le plus
avantageux ») et le harem devient une arène où épouses, concubines et esclaves se livrent une
bataille sans fin pour devenir « favorite ». La rivalité entre les femmes est un cliché sur la vie
des harems déjà très répandu aux siècles précédents, et qui s’est développé à partir du stéréotype
de la jalousie congénitale des Orientaux. Si la jalousie masculine a été identifiée comme le signe
de la barbarie orientale, Sonnini de Manoncourt en donne la variante féminine :

Il n’est pas ordinaire de rencontrer la jalousie sans l’amour. Les femmes de la haute Égypte, qui n’aiment
ni ne sont aimées, sont néanmoins quelquefois atteintes d’une fureur jalouse, lorsqu’elles s’aperçoivent que
leurs maris ont quelque prédilection pour d’autres femmes, prédilection assez commune, et pour laquelle
le physique est tout, et le cœur jamais rien. L’orgueil offensé fait de grands ravages dans des âmes brûlantes
et qui ne connaissent de l’amour que ses emportements. Dissimulées autant que cruelles, elles font passer
un poison lent et mortel dans le sang d’un époux infidèle. L’on voit journellement des exemples d’une
vengeance que le délire d’une passion amoureuse ne pourrait même rendre excusable. Leurs coups sont
médités dans le silence, et elles savourent froidement et à longs traits, l’affreux plaisir d’arracher lentement
la vie à un malheureux. Je n’ai point été témoin de ce que je vais raconter ; mais ce sont des faits qui m’ont
été attestés unanimement, et qui passent pour constants et indubitables dans le pays185.

La jalousie des femmes orientales n’est pas motivée par des valeurs nobles (l’amour) mais par
un orgueil blessé qui explique des réactions excessives (« ravages », « emportement ») et
cruelles (vengeance funeste et plaisir sadique). Ces « âmes brûlantes » dominées par leurs
passions semblent guidées par un instinct presque « animal ».
Le stéréotype de l’Orientale jalouse s’est parfaitement épanoui au XIXe siècle dans la
poésie romantique. Ainsi le sultan s’adresse-t-il à sa « Sultane favorite » chez Hugo : « Ah !
jalouse entre les jalouses ! / Si belle avec ce cœur d’acier ! / Pardonne à mes autres épouses186. »
La « jeune maîtresse » ne cesse en effet de faire tomber les têtes de ses rivales. Transcendée par
ses fureurs jalouses, c’est la femme qui se fait ici bourreau des cœurs, voire despote ! Ces
drames où fusionnent Éros et Thanatos donnent matière, dans les textes viatiques, à ce que
Michaud a appelé la « chronique scandaleuse des harems187 ». Inspiré par la situation de
nombreux pachas « qui n’entrent qu’en tremblant dans le sanctuaire redoutable de l’hymen »,

184
S. Voilquin, Souvenirs d’une fille du peuple, op. cit., p. 359.
185
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. III, p. 237-238.
186
Victor Hugo, « La Sultane favorite », op. cit., p. 84.
187
J. Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit., t. VII, p. 90.
48
le voyageur insère dans ses lettres de micro-romans noirs basés sur des ouï-dire et des rumeurs.
Il y montre que « les plus belles femmes des harems », qui ont « des passions fortes, des haines
vigoureuses, des caractères indomptables », viennent « de l’ancien pays de Médée, cette
maîtresse passionnée de Jason, avec laquelle on a fait tant de tragédies188 ». On pourrait
expliquer la popularité de ce motif dans les textes du début du siècle par son écho évident avec
les discours traditionnels sur la féminité – associée au corps et à une forme de sensibilité
excessive189 –, et surtout avec les théories contemporaines sur la démence et l’hystérie
féminines190. De tels discours illustrent la façon dont stéréotypes de genre et stéréotypes de race
circulent et se recoupent dans un corpus qui comprend des textes de voyageurs, et de
voyageuses. L’odalisque jalouse en proie à des vengeances cruelles et barbares fait partie des
« mystères du sérail et des harems turcs » qu’entend dévoiler Olympe Audouard (1832-1890)
quelques années plus tard. Lancée vigoureusement sur « ce terrain scabreux », elle décrit
« l’amour-propre, la jalousie, l’envie, la haine » des femmes turques qui vivent dans des harems
où « il se passe chaque jour des drames sanglants, des comédies burlesques, des scènes
terribles ». Elle exploite le potentiel romanesque de ces légendes noires pour véhiculer une
image dégradante des femmes de harem : « On m’a raconté plusieurs de ces drames sanglants,
qui prouvent que ces femmes-moutons deviennent quelquefois tigresses alors que les feux de
la jalousie soufflent en elles191. » La métaphore animale mobilise au premier chef des
stéréotypes raciaux qui imposent une distance culturelle entre la voyageuse et les femmes
orientales. Mais ces remarques à caractère racial lui sont sans doute inspirées par un discours
dominant, qui est lui-même structuré par des stéréotypes de genre. Indirectement, la voyageuse,
bien connue pour ses engagements féministes, reprend à son compte les préjugés masculins sur
la nature instinctive et presque animale des sentiments et des comportements féminins192…

188
Ibid., t. III, p. 69-70.
189
Cette vision de l’Orientale renoue avec les préjugés sur l’irrationnalité (biologiquement déterminée) de la
femme (européenne) que le XIXe siècle hérite notamment des philosophes des Lumières (Diderot, Rousseau).
190
Voir Sylvie Chaperon (dir.), « Expertise psychiatrique et genre » [En ligne], Histoire, médecine et santé,
printemps 2013, n°3. https://journals.openedition.org/hms/86 Consulté le ; Gérard Wajeman, « Psyché de la
femme : note sur l’hystérique au XIXe siècle », Romantisme, 1976, n°13-14, « Mythes et représentations de la
femme », p. 57-66.
191
Olympe Audouard, Les Mystères du sérail et des harems turcs. Lois-mœurs-usages-anecdotes [1863], Paris,
Dentu, 1866 (3e éd.), p. 93.
192
Voir la lecture des textes d’Audouard au prisme du genre que propose Natascha Ueckmann dans Genre et
orientalisme, Récits de voyage au féminin en langue française (XIXe-XXe siècles), trad. fr Kaja Antonowicz,
Grenoble, UGA Éditions, coll. « Vers l’Orient », 2020, p. 154-158 : « Sa description d’un harem oriental ressemble
à un roman policier, tellement il grouille de meurtres, d’intrigues et de drames de jalousie. La logique derrière ces
descriptions, à savoir l’idée que les femmes dans les harems s’abandonnent à leurs pulsions prétendument
féminines, comme la jalousie et l’envie, correspond à l’image de la femme dans la société bourgeoise. » (p. 156).
49
Les « jouissances illicites193 » de ces « âmes brûlantes194 » : le mythe du saphisme oriental

Dans les récits de voyage d’Olympe Audouard, Natascha Ueckmann repère la


circulation de « l’image classique » de « l’Orientale sauvage, amorale, obscène et, plus
généralement, non domestiquée195 ». La voyageuse renoue en effet avec un discours très
courant, hérité de l’esprit libertin du XVIIIe siècle, sur la sexualité ardente, voire
nymphomaniaque et presque « animale » des femmes orientales. Dans l’imaginaire des Mille
et Une Nuits, Malek Chebel constate que les questions relatives à la sexualité, au désir et à la
jouissance sont majoritairement abordées sous un angle féminin : « L’initiation de l’homme
puéril et dévirilisé est faite par des femmes précoces, très avisées, libres ou débauchées, portées
sur la chose sexuelle196. » Les personnages féminins mis en scène dans les contes orientaux
apparaissent comme des « êtres-jouissant » que l’on retrouve, par exemple, dans Les Bijoux
indiscrets (1748) de Diderot, où les femmes de la cour du sultan Mangogul ont un appétit sexuel
démesuré et multiplient les partenaires197. Certains penseurs du siècle des Lumières ont ainsi
perçu la femme orientale comme une figure de la liberté sexuelle, qui entrait en contradiction
avec la répression du désir féminin dans la société française de l’époque.
Ce mythe, bien connu des voyageurs, explique l’intérêt qu’ils portent à la sexualité des
femmes orientales au sein du harem. C’est plus précisément, semble-t-il, la question de
l’enfermement qui problématise celle de la sexualité, de la même façon que l’on s’est toujours
interrogé sur la sexualité des prisonniers, ou encore sur celle des jeunes filles au couvent198.
Avant toute chose, on remarque que les textes viatiques n’évoquent pas en détail la sexualité
conjugale. Le fantasme du triolisme ou celui de l’orgie sexuelle, qu’aurait pu inspirer le système
polygame, sont étonnamment peu développés. Les voyageurs sont bien davantage fascinés par

De manière plus générale, N. Ueckmann formule l’hypothèse selon laquelle les récits de voyageuses n’échappent
pas à l’emprise du discours orientaliste et aux préjugés sexistes et racistes qu’il fait circuler.
193
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. II, p. 36.
194
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. I, p. 286.
195
N. Ueckmann, Genre et orientalisme, op. cit., p. 158.
196
Malek Chebel, La Féminisation du monde, op. cit., p. 262. Exemple de personnage, de contes ?
197
Dans Les Bijoux indiscrets, roman qu’il publia anonymement, Diderot raconte l’histoire du sultan Mangogul
du Congo qui aurait reçu du génie Cucufa un anneau magique possédant le pouvoir de faire parler les vulves des
femmes. Le roman est construit sur les confessions, involontaires et scandaleuses, des différentes intrigues des
femmes de la cour. Le stéréotype de la sexualité outrancière des Orientales permet à Diderot d’aborder de manière
détournée les mœurs libertines de la cour de Louis XV.
198
Voir Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et Falk Bretschneider (dir.), Enfermements.
Volume III : Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (XIIIe-XXe siècle), Paris, Éditions de la
Sorbonne, 2017. Journée d’étude « Sexualité(s) et enfermement en Europe » organisée en 2014 par Regis
Schlagdenhauffen et Gwenola Ricordeau : actes ?
50
la sexualité extraconjugale des captives du harem, qu’ils semblent percevoir comme une forme
de subversion de l’ordre masculin et despotique. Les voyageurs européens s’interrogent en effet
sur « ce que les femmes, recluses, font entre elles199 ». Ils ne perçoivent pas uniquement ce huis
clos féminin comme une scène de tragédie, où s’affrontent les rivales cruelles et « barbares ».
La séparation des sexes et la clôture du harem créent un entre-soi féminin à partir duquel s’est
développé, dans l’imaginaire occidental, le mythe du saphisme oriental. Ainsi Sonnini de
Manoncourt décrit-il et explique-t-il, à la fin du XVIIIe siècle, les pratiques homoérotiques200
féminines dans les harems :

Ces mêmes femmes se visitent fréquemment entr’elles. La décence et la retenue ne font pas toujours les
frais de leurs conversations. Le défaut absolu d’éducation et de principes ; l’oisiveté et l’abondance dans
lesquelles elles passent mollement leurs jours ; la contrainte que des hommes extrêmement éloignés de la
délicatesse des sentiments et des actions, exercent sans relâche à leur égard ; la certitude qu’elles ont, que
l’amour de ces hommes se porte vers d’autres objets ; la vivacité de leurs affections ; le climat qui
communique ses feux à des cœurs si inutilement disposés à la tendresse ; la nature dont la voix puissante,
et trop souvent méconnue par ceux qu’elle appelle à partager ses lois comme ses plaisirs, émeut leur sens ;
tout contribue à diriger leur brûlante imagination, leurs désirs, leurs discours vers un but qu’il ne leur est
pas libre d’atteindre. Elles s’amusent dans leurs réunions à changer complètement leurs vêtements, et à se
revêtir mutuellement de leurs habits. Ces espèces de travestissements ne sont que le prélude et le prétexte
de jeux moins innocents, et dont Sapho passe pour avoir enseigné et pratiqué les détails. Savantes dans l’art
de tromper et non d’éteindre l’ardeur qui les consume, le même désordre les suit encore dans la solitude ;
tristes ressources, faibles dédommagements d’une privation, qui, sous une température également chaude
et sèche, et pour des âmes brûlantes, paraît très difficile à supporter201.

Le discours de Sonnini à l’égard de la sexualité des femmes du harem est un véritable


assemblage de motifs stéréotypés, hérités des voyageurs des siècles précédents. Il est avant
toute chose construit sur le constat des comportements sexuels dits déviants des femmes
orientales. À l’évocation euphémistique de leur manque de « décence » et de « retenue » se
substitue, dans une langue toujours feutrée et soucieuse de ne pas « choquer » son lecteur, la
litote « des « jeux moins innocents ». La gradation culmine avec la mention, au titre de cette
sexualité féminine outrancière et débauchée, de la masturbation (« le même désordre les suit
encore dans la solitude »). L’objet principal du réquisitoire de Sonnini est identifié via la
référence, évidente pour les lecteurs contemporains, à la poétesse de Lesbos202 devenue, par
antonomase, prêtresse du « saphisme » ou du « lesbianisme ». La référence à Sapho pour
qualifier la sexualité des femmes orientales est un lieu commun du genre viatique ; déjà au

199
En référence à Jocelyne Dakhlia, « Harem : ce que les femmes, recluses, font entre elles », Clio. Femmes,
Genre, Histoire [En ligne], n°26, 2007 « Clôtures ». http://journals.openedition.org/clio/5623 Consulté le
200
On préfèrera parler de « pratiques homoérotiques », voire de « pratiques homosexuelles » que
d’« homosexualité », car il s’agit bien plus de « comportements », circonstanciels et non exclusifs, que d’une
identité « homosexuelle », au sens moderne du terme.
201
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. I, p. 285-286.
202
Selon la légende, la poétesse grecque Sapho, née sur l’île de Lesbos vers 620 avant J.-C., serait devenue veuve
à un âge précoce et aurait alors créé à Mytilène une célèbre école de poésie et de chant pour jeunes filles.
51
milieu du XVIe siècle, Nicolas de Nicolay (1517-1583) plaçait les femmes turques sous l’égide
de la poétesse grecque : « Comme jadis estoyent les Tribades, du nombre desquelles estait
Sapho Lesbienne, qui transmua l’amour, dont elle poursuyvait cent femmes ou filles, à son amie
Phaon203 ». Après Sonnini, la référence sera reprise par Michaud : « L’Égypte moderne a
conservé plusieurs des vices de l’antiquité : le vice qu’on reprochait à Sapho est très connu dans
les harems204 », ainsi que par Olympe Audouard : « Les harems ne sont pas précisément une
école de vertu, et si ces femmes musulmanes n’ont aucune éducation, dans l’art du vice elles
sont très instruites ; tous les vices de l’ancienne Babylone sont connus par elle, et Sapho a en
elles d’ardentes prosélytes205. » Le recours à la mythologie grecque206 a tendance à adoucir,
voire à poétiser le tableau de ces amours saphiques.
Si l’enceinte du harem est décrite comme l’un des lieux privilégiés de ces « jouissances
illicites207 », le hammam s’impose, dans les textes viatiques, comme un lieu de fixation du
mythe du saphisme oriental. La description des bains est un motif traditionnel que les voyageurs
du XIXe siècle ont coutume de faire remonter aux lettres turques de Lady Mary Wortley
Montagu208. Elle y fournit en effet une description très détaillée du bain des femmes, auquel
elle a elle-même assisté et participé. Si ses lettres sont citées comme une référence
incontournable sur le sujet209, elles ne s’imposent pas, sur tous les points, comme l’intertexte
privilégié des voyageurs du premier XIXe siècle. Tel est le discours que tient Sonnini sur la
pratique des bains féminins au Caire :

Les femmes ont des jours et des heures marqués pour prendre les bains. Alors aucun homme n’en approche.
D’autres femmes destinées à les servir, les font passer successivement par tous les détails en usage dans ces
sortes d’endroits : mais elles y apportent plus de soin et de délicatesse que pour les hommes. […] Mais ce
n’est pas seulement un motif de santé ou le désir de la propreté qui les engagent à se rendre aux bains, elles

203
Nicolas de Nicolay, Les navigations, pérégrinations et voyages faicts en la Turquie, Anvers, G. Silvius, 1576,
p. 111. L’extrait est cité dans J. Dakhlia, « Harem : ce que les femmes, recluses, font entre elles », op. cit.
204
J. Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit., t. VII, p. 86. La légende dit que Sapho serait tombé amoureuse
à la fin de sa vie d’un berger nommé Phaon.
205
Olympe Audouard, Les mystères de l’Égypte dévoilés, Paris, Dentu, 1865, p. 458.
206
La référence à Sapho est également utilisée très fréquemment au cours du XIXe siècle pour aborder la question
sulfureuse, et non moins taboue, de l’homosexualité féminine fans la société française. Voir Joan De Jean, Fictions
of Sappho: 1546-1937, Chicago, The University of Chicago Press, 1989 ; Jean-Pierre Jacques, Les Malheurs de
Sapho, Paris, Grasset, 1981.
207
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. II, p. 36.
208
Lady Mary Wortley Montagu, voyageuse britannique ayant suivi son époux nommé ambassadeur à
Constantinople en 1716, est la première voyageuse à avoir témoigné de son expérience du harem. Ses Lettres ont
été traduites en français en 1763 et elles étaient connus de la plupart des voyageurs français. Voir les rééditions
récentes du texte en anglais : Jack Malcolm (éd.), The Turkish Embassy Letters, London, Virago Press, 2012 ; et
en français : Anne-Marie Moulin, Pierre Chuvin et François Maspero (ed.), L’Islam au péril des femmes. Une
anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, intro., trad., et notes, 1981, 1987, 1991, Paris, La Découverte, 2001.
209
Michaud invite par exemple à « relire dans Miladi Montague, la description qu’elle fait d’un bain de femmes
turques » (Correspondance d’Orient, op. cit., t. III, p. 201).
52
y trouvent encore des parties de plaisir. Le calme silencieux cesse d’y régner ; des jeunes et belles captives
s’y livrent à la joie, à des aimables folies qui, s’il faut en croire la critique, ne sont pas toujours innocentes210.

Si Montagu décrivait bien le bain comme une réunion de femmes nues, elle ne lui donnait
aucune signification érotique. C’est bien davantage à une tradition masculine de relations de
voyage, héritée des siècles précédents, que se réfère Sonnini pour alimenter le fantasme du
tribadisme. Parmi les plus anciens, Nicolas de Nicolay ne s’exprimait point à mots couverts :
« entre les femmes de Levant y a très grande amitié, ne procédant que de la fréquentation et
privauté des bains. Voire quelquefois deviennent autant ardemment amoureuses les unes des
autres, comme si c’estoyent hommes211. » À l’instar de Sonnini, de nombreux peintres
orientalistes préfèreront l’évocation fantasmatique des liaisons saphiques au témoignage
démythifiant de Lady Montagu. Le Bain turc de femme, ou hammam (1785) de Jean-Jacques
Le Barbier (1738-1826) préfigure, par sa représentation de femmes à demi-nues qui, très près
les unes des autres, s’échangent regards et caresses, le plus célèbre Bain turc (1863) d’Ingres.

Jean-Jacques Le Barbier (1738-1826) Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867)


Bain turc de femme, ou hammam (date) Bain turc (date)
Huile sur toile Huile sur toile marouflée sur bois
Coll. privée Musée du Louvre, Paris

De nombreuses études212 ont effet repéré, dans cet écrin où s’assemblent des corps nus, le
triangle homoérotique formé par les deux jeunes femmes enlacées (l’une posant sa main sur le
sein de l’autre) à droite du tableau et, au centre, le regard scopique de la joueuse de mandoline.

210
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. II, p. 16.
211
N. de Nicolay, Les navigations, pérégrinations et voyages faicts en la Turquie, op. cit., p. 111. L’extrait est cité
dans J. Dakhlia, « Harem : ce que les femmes, recluses, font entre elles », op. cit.
212
Voir notamment l’analyse du tableau que propose M. Dobie dans “Embodying Oriental Women: Representation
and Voyeurism in Montesquieu, Montagu and Ingres” (op. cit.). L’auteur explique très clairement qu’en 1819
Ingres a copié la description de Lady Montagu dans son Cahier (IX), qu’il s’en est inspiré pour son Bain turc mais
qu’il s’en est délibérément détaché en réintégrant le soupçon homoérotique. Son interprétation du tableau est
construite à partir de la notion de voyeurisme, associée aux regards du peintre et du spectateur, représentés en
interne par celui de la joueuse de mandoline.
53
Peinte dans les années 1860, alors que les Tanzimats ont déjà porté un coup fatal à l’institution
du harem, cette scène de bain prouve la puissance et la longévité des stéréotypes véhiculés par
des relations de voyage publiées un siècle plus tôt.
Objet d’une tolérance tacite (peu de discours ; aucune loi), le lesbianisme (et a fortiori
le saphisme oriental) n’était pas en lui-même « choquant » pour les voyageurs du XVIIIe et du
premier XIXe siècles213. Peu d’entre eux le condamnent explicitement, il faudra attendre le
discours moral des romans de mœurs et le regard clinique des années 1880 pour qu’il soit
identifié comme une pathologie perverse. En 1798, la critique de Sonnini a bien d’autres cibles,
qu’il atteint en listant de manière plutôt exhaustive les explications traditionnellement données
à ces comportements féminins « déviants ». L’une des premières raisons exposées par Sonnini
est liée à la nature des femmes orientales. Évoquant « le climat qui communique ses feux à des
cœurs si inutilement disposés à la tendresse » et la « température également chaude et sèche »,
le voyageur renoue avec la théorie des climats. La chaleur du climat expliquerait la « brûlante
imagination » et « l’ardeur » qui « consume » les Orientales214. Ce motif culturel, voire racial,
est complété par un discours traditionnel sur la féminité : la « voix puissante » de la nature a
défini « la vivacité de leurs affections » et a disposé leurs cœurs à la tendresse. Sonnini construit
ici son raisonnement à partir des théories contemporaines sur la « nature féminine », elles-
mêmes inspirées des théories classiques sur le « tempérament215 ». Au seuil du XIXe siècle, les
discours littéraires et moralistes (Diderot dans Sur les femmes (1772), par exemple), l’idéologie
médicale (Pierre Roussel avec son Système physique et moral de la femme (1775) et ses émules,
Moreau et Virey), mais également l’« anthropologie » des naturalistes216 (Buffon, Daubenton)
mettent au point une définition, physique et morale, de la femme. Ces discours sociaux
s’accordent pour prouver que la féminité se définit par une sensibilité extrême qui, due « à ses

213
Nicole G. Albert a même montré que les premières années du XIXe siècle sont marquées par l’entrée de la
lesbienne dans la fiction (ainsi que dans la peinture). Dans la conscience collective, les femmes homosexuelles
semblent présenter un danger moindre que les hommes et deviennent parfois même la source de fantasmes
masculins. Voir « Le saphisme en filigrane : décryptage des amitiés particulières dans le roman du premier XIXe
siècle », Littératures [En ligne], n°81, 2019, « Écrire les homosexualités au XIXe siècle », Stéphane Gougelmann
et Jean-Marie Roulin (dir.). https://journals.openedition.org/litteratures/2408 Consulté le
214
Ce cliché connaîtra une réelle postérité au XIXe siècle. Pensons aux « yeux d’azur en feu » de Sara, la
nonchalante et séductrice baigneuse de Victor Hugo (« Sara la baigneuse », Les Orientales) ou encore à la
définition que donne Flaubert des « brunes » (largement associées aux femmes exotiques : orientales, andalouses,
africaines) dans son Dictionnaire des idées reçues : « Brunes : plus chaudes que les blondes ».
215
Voir Elsa Dorlin, « Le tempérament », dans La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la
Nation française, Elsa Dorlin (dir.), Paris, La Découverte, « Poche/ Sciences humaines et sociales », 2009, p. 17-
33. La première partie du chapitre s’intitule « La fabrique du sexe » et montre comment, à partir du XVIIe siècle,
les médecins forgent la différence entre les sexes sur la notion de « tempérament ».
216
Botaniste et herpétologiste, Sonnini lui-même est un naturaliste, particulièrement au fait des avancées de
l’« anthropologie » des Lumières. Au cours de sa carrière, il a travaillé en étroite collaboration avec Buffon.
54
tissus souples, à sa peau fine, à ses nerfs et à ses vaisseaux admirablement ramifiés », lui
offrirait « une plus grande variété de sensations217 », mais la rendrait également bien plus faible
face à ses propres désirs et pulsions. À titre d’exemple, Virey et Moreau considèrent que la
jeune fille qui ne se marierait pas tomberait naturellement dans des comportements déviants, à
savoir « masturbation, saphisme ou nymphomanie218 ». Ce discours sur l’utilité sociale du
mariage pour remédier à une nature déviante fait écho à la deuxième raison exposée très
brièvement par Sonnini. Non seulement le « défaut absolu d’éducation et de principes » n’est
pas apte à remédier à la nature obscène et perverse des femmes, mais encore leur existence au
sein d’un univers clos et exclusivement féminin explique les liaisons anandrynes. De manière
similaire, la fiction romanesque du premier XIXe siècle développe le motif des amours
saphiques dans le cadre du couvent, « haut-lieu de l’amour unisexuel219 ».
Si la situation d’enfermement crée un parallèle bien réel entre les femmes de harem et
les jeunes filles au couvent, la critique de Sonnini n’a pas de portée réflexive. Le mythe du
saphisme oriental semble être un moyen, parmi tant d’autres, de porter un coup supplémentaire
aux institutions orientales et musulmanes. La faute est encore imputée aux despotes ! Ces
hommes obligent une multitude de femmes à vivre sous leur « contrainte », mais,
« extrêmement éloignés de la délicatesse des sentiments et des actions », ils ne sont pas en
mesure de répondre à leurs besoins, affectifs et physiques. Outre l’impossibilité pour le
polygame d’assouvir l’appétit sexuel démesuré de ses épouses, Sonnini évoque le désintérêt de
ces hommes dont l’amour « se porte vers d’autres objets ». À cet égard, il reprend en réalité
l’explication donnée par Tavernier un siècle plus tôt : « l’exemple des hommes qui abandonnant
l’usage naturel de la femme brûlent d’un amour détestable les uns pour les autres, porte
malheureusement les femmes à les imiter220. » Ce sont les amours coupables des hommes qui,
privant et frustrant les femmes, expliquent leurs recours à des pratiques homosexuelles. Le
tribadisme est, semble-t-il, un moyen détourné de dénoncer la sexualité contre-nature des
hommes. Quelques lignes plus tôt, le voyageur s’était exprimé plus explicitement à ce sujet :

Ce n’est pas pour les femmes que sont composés leurs chants amoureux, ce n’est pas à elles qu’ils
prodiguent de tendres caresses ; d’autres objets les enflamment. La volupté chez eux, n’a plus rien
d’aimable, et leurs transports ne sont plus que les convulsions de la brutalité. Une pareille dépravation qui,

217
Yvonne Knibiehler, « Les médecins et la “nature féminine” au temps du Code civil », Annales, n°31-4, 1976,
« Anthropologie de la France », p. 836.
218
Ibid., p. 832.
219
Nicole G. Albert, « Le saphisme en filigrane : décryptage des amitiés particulières dans le roman du premier
XIXe siècle », op. cit. L’auteur étudie notamment la nouvelle de Lamartine, Régina (1849), dans laquelle la blonde
Régina et la brune Clotilde se sont rencontrées au couvent.
220
J.-B. Tavernier, Nouvelle Relation de l’intérieur du Sérail du Grand Seigneur, op. cit., p. 254.
55
à la honte des nations policées, ne leur est point étrangère, est généralement répandue en Égypte : le riche,
comme le pauvre, en est infectée ; au contraire de l’effet qu’elle produit dans ces climats moins chauds,
celui d’être exclusive, elle s’y allie avec l’inclination pour les femmes. Après avoir assouvi sa passion
favorite et criminelle, l’homme de ces contrées monte à son harem, et y brûle quelques grains d’encens en
l’honneur de la nature qu’il vient d’outrager ; et de quel culte, Dieu d’amour, l’honore-t-il ! Grossier
sacrificateur, il ne connaît pas ces doux épanchements, ce délicieux abandon, ces élans brûlants de deux
âmes qui s’étendent et se rapprochent : nulle délicatesse dans les accessoires, nul assortiment à la chose,
rien de gracieux dans les détails ; tout est rude, tout semble inanimé, tout se borne au physique le plus
dégoûtant.
Les outrages que les Égyptiens font à la nature ne s’arrêtent pas là : d’autres êtres encore ont part à leurs
horribles faveurs, et leurs femmes sont souvent en concurrence avec des animaux qui leur sont préférés. Le
crime de bestialité est familier à ces hommes pervers ; il y affiche la plus imprudente effronterie : l’on a vu
à Rosette des misérables s’y livrer en plein jour dans des rues écartées221.

Bisexualité, pratique de la sodomie (« sa passion favorite et criminelle ») et même zoophilie


(« crime de bestialité ») : l’homme oriental est décrit comme un « pervers », dépravé sexuel
rabaissé par un comportement « brutal » au rang de l’animal. Bien qu’au moment de la
publication de son récit de voyage en 1798, le Code pénal révolutionnaire de 1791 ait, sous
l’influence des philosophes des Lumières, dépénalisé officiellement l’homosexualité en France
et abandonné le crime de sodomie, Sonnini condamne les comportements homosexuels des
hommes orientaux au nom de la morale et des mœurs des « nations policées ». Son discours
prouve que la condamnation de l’homosexualité, telle qu’elle est notamment portée par la
morale chrétienne, survit bien au-delà des lois, et qu’appliquée aux sociétés musulmanes, elle
fournit aux Européens « un motif par excellence d’altérité222 ». Tel est le portrait que, depuis
des siècles223, les voyageurs dressent de « l’hommeau224 », version dévirilisée du despote,
remettant en question « l’ordre si agressivement hétérosexuel et phallocentrique du sérail225 ».
Mâles dominants impuissants ou abominablement détournés et femmes insatisfaites et frustrées
étaient aptes à alimenter les fantasmes occidentaux226.

221
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. I, p. 278-279.
222
J. Dakhlia, « Harem : ce que les femmes, recluses, font entre elles », op. cit.
223
Bien avant Sonnini, le frère Fabri, ayant effectué un séjour en Égypte en 1483 décrivait ces époux qui, non
contents de posséder plusieurs femmes, se rendaient dans des « maisons spéciales pour éphèbes » et allaient « par-
ci, par-là, dans des étables à bestiaux, de par la permission de Mahomet » (Voyage en Égypte [1483], Le Caire,
Institut Français d’Archéologie Orientale, 1975 « Voyageurs occidentaux en Égypte » vol. 14, n°81b, p. 407). De
même Thévenot décrivait les Turcs « grands sodomites » (Voyage du Levant [1687], Paris, FM/La Découverte,
1980, p. 130-131).
224
L’expression paraît dans A. Grosrichard dans Structure du sérail, op. cit., p. 209. Elle est empruntée à La Boétie
qui l’utilisait pour qualifier le tyran, décrit comme un être lâche et féminisé.
225
Ibid.
226
Selon Jocelyne Dakhlia, les sources islamiques révèlent que l’homoérotisme masculin, visible dans l’espace
public, était perçu comme une conséquence « logique » de la séparation des sexes et ne remettait pas en cause
l’ordre masculin. Elle note par ailleurs que ces sources islamiques abordent très peu la question de l’homoérotisme
féminin, bien plus présente dans les sources européennes, et notamment dans les témoignages de voyageurs. Le
lien qui y est établi entre réclusion et tribadisme relève, selon elle, d’un regard strictement occidental : dans les
rares sources orientales sur la question, la clôture ne peut être tenue pour responsable des déviances sexuelles, car
56
« Des cœurs où bouillonne une jeune sève227 » : belles infidèles

Dans son Dictionnaire amoureux228, Malek Chebel montre que l’impuissance masculine
est étroitement liée à l’infidélité féminine dans l’imaginaire des Nuits. Le mythe du saphisme
oriental est l’une des deux facettes du stéréotype de l’Orientale infidèle. Rappelons que ce sont
bien les infidélités des épouses des deux rois frères, qui sont à l’origine du récit-cadre des Nuits.
Non seulement Schahzenan retrouve la reine sa femme « dont il se croyait tendrement aimé »
endormie dans les bras d’un « des derniers officiers de sa maison229 », mais c’est encore lui qui
constate l’infidélité de l’épouse de son frère, Schahriar. Depuis la fenêtre de son appartement
qui donne sur le jardin du palais du sultan, celui-ci observe la sultane et ses dames s’adonnant
à des plaisirs coupables avec leurs esclaves noirs. Le narrateur se dit contraint de censurer « les
plaisirs de cette troupe amoureuse » : « La pudeur ne permet pas de raconter tout ce qui se passa
entre ces femmes et ces noirs, et c’est un détail qu’il n’est pas besoin de faire230. » Cette scène
de débauche, où le sexe abolit les distinctions « raciales » (des femmes blanches et des hommes
noirs) et sociales (une sultane, ses dames et des esclaves), est construite sur certains détails qui
réapparaîtront dans le topos viatique de l’infidélité des femmes de harem : le déguisement ou
l’intrusion clandestine des amants dans l’enceinte du harem, ou encore la scène de bain. En
outre, le stéréotype de l’Orientale infidèle prend forme dans les conclusions que tire
Schahzenan de ce spectacle orgiaque : « Après avoir été témoin de ces infamies, continua-t-il,
je pensai que toutes les femmes y étaient naturellement portées, et qu’elles ne pouvaient résister
à leur penchant. Prévenu de cette opinion, il me parut que c’était une grande faiblesse à un
homme d’attacher son repos à leur fidélité231. » Quittant leurs royaumes après avoir été trahis
par leurs épouses respectives, les deux frères croisent sur leur route la « Dame du génie » qui
leur conte ses mille et une déloyautés envers son époux : la centaine de bagues qu’elle porte
correspond aux cents amants qu’elle a eus, malgré « la vigilance et les précautions de ce vilain
génie ». Cette histoire toute allégorique voile à peine la référence aux recluses des harems : « Il
a beau m’enfermer dans cette caisse de verre et me tenir cachée au fond de la mer, je ne laisse

elle est toujours perçue comme bénéfique et protectrice pour les femmes. Le harem y est considéré comme le lieu
de l’harmonie familiale et conjugale.
227
P. Loti, Les Désenchantées, op. cit., p. 993-999.
228
Malek Chebel, « Impuissance et infidélité dans les Nuits », Dictionnaire amoureux des Mille et une Nuits, Paris,
Plon, 2010, p. 394-402.
229
Les Mille et Une Nuits, Contes arabes, op. cit., t. I, p. 24.
230
Ibid., p. 27.
231
Ibid., p. 30.
57
pas de tromper ses soins232. » La morale que tire Schahriar de cette nouvelle fable de
l’inconstance est sans retour (« rien n’est égal à la malice des femmes ») et la sentence est sans
appel. Il fait couper la tête de la sultane et décide de se venger éternellement sur la gent
féminine : « Persuadé qu’il n’y avait pas une femme sage, pour prévenir les infidélités de celles
qu’il prendrait à l’avenir, il résolut d’en épouser une chaque nuit, et de la faire étrangler le
lendemain233. » Des suites de ce récit apparaissent d’autres motifs qui structureront le discours
des voyageurs sur les intrigues de harem : la nature infidèle des femmes, les ruses malicieuses
qu’elles déploient pour tromper leur mari et les châtiments funestes auxquelles leurs vices
coupables les exposent.
Les liaisons adultères font en effet partie des « substituts à l’amour conjugal234 » qui
fascinent les voyageurs européens en Orient235, au même titre que les amours anandrynes. Ces
derniers prennent en effet soin de rapporter le discours général des Orientaux sur la nature
infidèle des femmes. C’est en premier lieu dans les Lettres d’Égypte de l’orientaliste Savary,
ayant étudié pendant trois ans les mœurs des Égyptiens, que semble prendre forme ce motif
viatique. À deux reprises le voyageur évoque les prédispositions des femmes orientales à
l’infidélité en s’appuyant sur la théorie des climats. Dans la lettre XI, celles-ci expliquent la
jalousie des hommes, ainsi que leur recours à la réclusion :

Les Turcs dominés par une excessive jalousie, prétendent que dans un pays chaud, où la nature se fait sentir
si puissamment, où les femmes sont entraînées par un attrait irrésistible pour le plaisir, la communication
des deux sexes serait trop dangereuse : aussi abusent-ils du droit de la force pour les tenir dans l’esclavage ;
mais ils ne font qu’accroître la violence de leurs désirs, et elles saisissent la première occasion de se venger.
Ils ignorent sans doute que si l’on peut gagner les femmes libres, elles se donnent d’elles-mêmes dès
qu’elles sont esclaves236.

Une première fois, Savary laisse supposer la « maladresse » des Orientaux qui, par la contrainte,
encourageraient bien plus qu’ils ne dissuaderaient l’adultère féminin. Dans la lettre XV, le
voyageur décrit la façon dont les lois établies par les hommes au sein du harem se retournent
contre eux :

Pendant tout le temps qu’une étrangère est dans le harem, il est défendu au mari d’en approcher. C’est
l’asyle de l’Hospitalité, et il ne pourrait le violer sans occasionner des suites funestes. C’est un droit que

232
Ibid., p. 33.
233
Ibid., p. 34.
234
L’expression est empruntée à J. Dakhlia (« Harem : ce que les femmes, recluses, font entre elles », op. cit.).
235
Et en France avant tout : après la Révolution, les scandales conjugaux font l’objet d’une fascination trouble et
ambiguë, qui est étroitement liée à l’avènement de la bourgeoisie. Le XIXe siècle, « siècle de l’adultère bourgeois »,
est, selon Agnès Walch, « écartelé entre répression et dérision » (Histoire de l’adultère (XIXe-XXe siècles), Paris,
Perrin, 2019, p. 10). La presse et les romans français raffolent des faits divers passionnels et se jouent du tandem
tragi-comique épouse adultère/mari « cocu ».
236
C.-É. Savary, Lettres sur l’Égypte, op. cit., t. I, p. 132-133.
58
les Égyptiennes conservent avec soin. Un intérêt puissant le leur rend cher. Un amant déguisé en femme
peut être introduit dans le lieu défendu, et il importe qu’il ne soit pas découvert. La mort serait le prix de
cet attentat. L’amour, dans ce pays où les passions sont exaltées et par la nature du climat, et par les
obstacles qu’il rencontre, produit souvent des scènes tragiques237.

Ce discours, qui reprend lui-même des motifs hérités des Mille et Une Nuits (les amants
déguisés et la punition à mort), se retrouve dans la plupart des récits de voyage qui suivent. Si
selon Sonnini « ces belles captives » sont bien « disposées à rompre quelques anneaux de leur
chaîne238 », Renoüard De Bussierre explique que « malgré la jalousie des Orientaux et la
sainteté des harems […], les femmes ont des intrigues » et que « souvent elles réussissent à
introduire des amants déguisés dans leurs appartements239 ». Michaud généralise : « Les
femmes de l’Égypte, même dans les campagnes, ne passent pas pour être d’une fidélité
exemplaire à leurs maris240 ». Après avoir inséré « une histoire qui se débitait l’an dernier à
Péra », Barrault, quant à lui, conclut :

Quoique la chronique scandaleuse d’un monde enveloppé de mystères doive être souvent fabuleuse, la
dégénération des mœurs ottomanes est avérée. L’adultère se propage, en dépit ou même à la faveur des
précautions prises pour assurer la fidélité des femmes. L’usage, établi entre les hommes, de ne point
pénétrer dans leurs propres harems, dès qu’une étrangère a soulevé le rideau, interdit aux maris tout accord
de surveillance, et facilité aux femmes une frauduleuse complicité241.

Voyageurs, et lecteurs, friands de ces récits d’adultère, se régalent de la « chronique


scandaleuse242 » des harems et portent parfois même un regard amusé sur ces belles infidèles
savantes dans l’art de cocufier leurs maris. L’infidélité des femmes semble prouver en acte
l’inanité du système de réclusion et tourner en dérision l’ordre masculin – voyons l’ironie
contenue dans la rectification « en dépit ou même à la faveur des précautions prises pour assurer
la fidélité des femmes ». Barrault révèle l’absurdité d’un ordre masculin despotique qui,
instituant le confinement strict des femmes dans le harem, limite ses propres possibilités de
surveillance. L’homme subvertit l’ordre qu’il a lui-même institué ! Car ce sont en effet les
hommes qui, une fois de plus, sont la cible des voyageurs :

Ils ne conçoivent pas comment il est possible de se reposer sur la sagesse d’une femme ; ils ne craignent
pas d’assurer que celles qui, chez eux, passent pour les plus honnêtes, ne laissent point échapper les
occasions de se rendre infidèles, ni les moyens de satisfaire leur tempérament. Les monstres ! ils osent
parler de fidélité, leur bouche ose souiller, en le proférant, le mot d’honnêteté ! Infidèles à la nature, qu’ils
ne servent que par des outrages, ils poussent l’impudence, jusqu’à prétendre aux faveurs les plus désirables
de son plus bel ouvrage ! Ils ne sentent pas, les misérables, que ces infidélités dont ils se plaignent, sont le
prix mérité de leur dédain, de leurs rigueurs et de leurs caprices criminels et dégoûtants ! Qu’ils ouvrent,

237
Ibid., p. 169-170.
238
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t.I, p. 280.
239
M.-T. Renoüard de Bussierre, Lettres sur l’Orient, op. cit., t. I, p. 346.
240
J. Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit,, t. VII, p. 85.
241
É. Barrault, Occident et Orient, op. cit., p. 337.
242
On note que Barrault reprend l’expression de Michaud (Correspondance d’Orient, op. cit., t. VII, p. 90).
59
s’ils le peuvent, leur cœur à un amour délicat, leur âme à la sainte amitié, à la confiance qu’elle commande,
aux égards qui l’entretiennent, et ils verront si ce sexe, qu’ils calomnient, parce qu’ils ne le connaissent que
par les fers horribles et pesants dont ils l’enchaînent, sait répondre à des sentiments honnêtes, et s’il n’est
pas lui-même le sanctuaire précieux des affections les plus tendres et de la constance qui les y perpétue243.

Aux yeux de Sonnini, l’infidélité des femmes n’est qu’un juste retour, une faible compensation
des vices de l’homme. Une ultime attaque par laquelle, face au « monstre » criminel et
dégoûtant, le voyageur s’impose en fervent défenseur du beau sexe et preux chevalier
de « l’amour délicat ». Tel est le coup fatal que portent également au maître les femmes du
sérail d’Usbek, qui, en son absence, sont surprises dans des situations compromettantes, tantôt
avec des eunuques, tantôt avec des femmes esclaves244. Le discours de Sonnini porte l’écho des
derniers mots cinglants de Roxane : « J’ai su de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de
plaisir » ; « tu me croyais trompée, et je te trompais245 ».
Si Roxane échappe au châtiment de ses infidélités en se donnant courageusement la mort,
tel n’est pas le destin de toutes les belles infidèles des harems. Quiconque tente de subvertir
l’ordre du despote s’expose à payer son audace du châtiment ultime. Les têtes coupées des
femmes infidèles représentent, dans les Mille et Une Nuits, le retour en force de l’ordre
despotique et sanguinaire des hommes : « Ah ! perfide ! votre crime ne sera pas impuni !
Comme roi, je dois punir les forfaits qui se commettent dans mes États ; comme époux offensé,
il faut que je vous immole à mon juste ressentiment246. » Voici comment Denon introduit le
récit du meurtre d’une jeune femme infidèle par son époux :

Si l’on veut avoir la mesure du despotisme domestique des orientaux, si l’on ne craint pas de frémir de
l’atrocité de la jalousie, quand elle a pour appui un préjugé reçu, et quand la religion absout de ses
emportements, qu’on lise l’anecdote suivante247.

Le voyageur livre à ses lecteurs une scène larmoyante, dans laquelle le « furieux » tue son
épouse d’un coup de poignard et écrase l’enfant illégitime sur le sol. La clausule de ce récit
laisse éclater son indignation face à un système dans lequel la législation, inspirée et légitimée
par les textes religieux, soutient le crime passionnel :

243
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t.I, p. 286-287.
244
Dans la lettre XXX des Lettres persanes, Zachi est surprise tout d’abord avec un eunuque blanc, et ensuite avec
une femme esclave. Zachi et les autres épouses d’Usbek sont représentées comme des femmes perfides et infidèles
à la sexualité polymorphe.
245
Montesquieu, Lettres persanes, op. cit., Lettre CL (Roxane à Usbek), p. 405 et p. 406.
246
Les Mille et Une Nuits, Contes arabes, op. cit., t. I, p. 25.
247
D. V. Denon, Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, pendant les campagnes du général Bonaparte, op. cit.,
p. 24. Voir éd. Martine Reid, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 1998.
60
Je me suis informé s’il y avait des lois répressives contre un abus d’autorité aussi atroce ; on m’a dit qu’il
avait mal fait de la poignarder ; parce que, si Dieu n’avait pas voulu qu’elle mourût, au bout de quarante
jours on aurait pu recevoir la malheureuse dans une maison, et la nourrir par charité248.

La scène scandalise le voyageur et nourrit, par sa transposition dans la sphère domestique, la


traditionnelle critique du despotisme oriental. La mise en cause des préceptes musulmans et la
dénonciation de la répression « barbare » des adultères féminins en islam, semblent permettre
à Denon de construire l’Orient comme un « anti-Occident249 ». La morale chrétienne ne semble
pourtant pas plus clémente à l’égard des femmes infidèles, sur lesquelles plane toujours la
menace de lapidation. Dans « La Femme adultère », Vigny reprend, en 1819, l’épisode biblique
où les scribes appellent au châtiment ultime : « C’est la femme adultère ! / Lapidez-la250 ». Le
motif reparaîtra notamment dans « La Colère de Samson » (1839), où à partir de l’épisode de
la trahison de Dalila, la « Femme » est décrite comme « un être impur de / corps et d’âme251 ».
Au XIXe siècle, l’adultère féminin est bien considéré comme un comportement déviant,
menaçant un ordre social que l’Église et l’État tentent de préserver par l’indissolubilité du
mariage. Le « contrôle de la sexualité féminine constitu[ant] l’objectif principal du pouvoir
patriarcal252 », le Code napoléonien alourdit, dès 1804, les sanctions pénales pour les femmes
infidèles, qui encourent une peine d’emprisonnement de trois mois à deux ans. Ce contexte de
répression sévère et de condamnation morale fournit pourtant un point de comparaison aux
voyageurs, à partir duquel ils pensent et dénoncent la radicalité des lois musulmanes. Michaud
a explicitement recours à l’analogie : « Quand la dissolution des mœurs est à son comble, la
police turque a, pour y mettre un terme, une manière expéditive qu’on ne connaît pas dans notre
Europe civilisée253. » Dans le portrait impitoyable qu’il dresse de Méhémet-Ali, Eusèbe de Salle
dénonce l’hypocrisie du pacha, qui, se faisant passer pour philanthrope et libéral auprès de
l’opinion européenne, maintient en réalité les « vieilles routines » du « vieux despotisme et du
vieux Qoran254 ». Parmi ces vieilles routines figure une forme de punition ancienne et
« barbare » sur laquelle le pacha semble fermer les yeux : ce dernier tolérerait que les « filles
séduites » soient condamnées à mort et il laisserait « son lieutenant et petit-fils Abbas-Pacha
donner tranquillement l’ordre de les noyer dans le Nil, cousues toutes nues dans des sacs de

248
Ibid., p. 25.
249
Voir Sarga Moussa, « Orientalisme et idéologie. La représentation d’Alexandrie chez Volney et Denon », Le
moment idéologique. Littérature et sciences de l’homme, sous la direction d’Yves Citton et Lise Dumasy, Lyon,
ENS Éditions, 2013, p. 165-177.
250
Alfred de Vigny, « La Femme adultère », Poèmes antiques et modernes, éd.
251
Alfred de Vigny, « La Colère de Samson », Les Destinées, éd.
252
N. Ueckmann, Genre et orientalisme, op. cit., p. 153.
253
J. Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit.,t. IV, p. 100.
254
E. de Salle, Pérégrinations en Orient, op. cit., t. I, p. 59.
61
cuir, avec un chat qui les égratigne pendant l’agonie255 ». Malgré les signes évidents du
conservatisme de Méhémet-Ali, qui laisse bien vides « quelques-unes des cases du programme
civilisateur », ce dernier garde bonne presse : « Quand Abbas-Pacha fait noyer des femmes avec
un chat, les spectateurs disent : Si le grand pacha savait… il ferait supprimer le chat256. »
Sarcastique mise en garde de Salle à l’égard d’une opinion publique aveuglée par les courbettes
d’un vieux despote revêtu à la franque. Tout au long du XIXe siècle, les textes viatiques brodent
autour de ce motif des femmes infidèles jetées dans le Bosphore, avec plus ou moins de
crédulité. La légende noire avait déjà bien inspiré Hugo dans « Clair de lune », où la sultane
enfermée voit paraître comme un funeste présage des « sacs pesants, d’où partent des
sanglots » : « On verrait, en sondant la mer qui les promène, / Se mouvoir dans leurs flancs
comme une forme / humaine257… ». Gautier ne manque de reprendre ce motif romantique avec
le goût pour le pittoresque et la distance lucide sur lesquels il n’a cessé de construire son ethos
de voyageur :

C’est par là [une ouverture de la muraille du sérail], dit-on, qu’on faisait glisser dans le Bosphore les
odalisques infidèles ou qui avaient déplu au maître, pour un motif quelconque, enveloppées d’un sac
renfermant un chat et un serpent. Combien de corps charmants a promenés cette eau bleue et profonde, au
courant impétueux ! Maintenant, les mœurs se sont beaucoup épurées ou adoucies, car l’on n’entend plus
parler de ces barbares exécutions. Après cela, la légende est peut-être fausse, et je ne me porte nullement
pour garant de son authenticité. Je la raconte sans critique ; si elle n’est pas vraie, elle a du moins la couleur
locale258.

Orient masculin despotique, Orient féminin sensuel. Tels semblent être les deux visages
du harem qui se sont le plus fortement imprégnés dans la conscience collective occidentale à la
fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles. Le despote, sanguinaire et jaloux, et l’odalisque,
servile et sensuelle, se sont imposés, au-delà de leur signification précise et contextuelle,
comme des paradigmes qui ont structuré les imaginaires et les fantasmes européens. Bien avant
le XIXe siècle, les récits de voyage se sont allègrement engouffrés dans cette brèche, prêtant
allégeance, au contact de la réalité, aux mythes et motifs orientalistes. Pourtant, la lecture
attentive des textes du premier XIXe siècle a prouvé que la bipolarisation n’était pas aussi solide
et stable qu’elle ne le semblait. À côté des pèlerins les plus célèbres, certains voyageurs
(Sonnini de Manoncourt, Michaud) et certaines voyageuses (Voilquin, Gasparin) ont produit
des images, et des contre-images, prouvant que les frontières entre le masculin et le féminin

255
Ibid., p. 57-58.
256
Ibid., p. 61.
257
V. Hugo, « Clair de lune », op. cit., p. 80.
258
T. Gautier, Constantinople, op. cit., p. 98-99.
62
sont mouvantes au sein du harem : l’homme oriental peut être décrit comme sensuel (séducteur,
polygame) et la femme orientale comme despotique (jalouse cruelle envers ses rivales !). En
apparence opposées par le rapport de force qui les détermine, ces deux figures orientales
s’imposent souvent comme les deux faces d’un même imaginaire qui projette son opposition
sur le couple Orient/Occident.
Subtils et complexes, les discours des voyageurs entre 1800 et 1850 amènent à repenser
l’hypothèse de la surexposition de « la femme orientale » (la femme de harem, l’odalisque), par
rapport à « l’homme oriental » (le sultan, le despote). La féminité orientale exerce une attraction
très forte sur les voyageurs curieux, qui ne cessent de la deviner et de la désirer. Pourtant,
l’homme oriental fait l’objet d’une véritable obsession : au premier ou à l’arrière-plan, il est
toujours là, omniprésent dans la pensée et dans le discours. Si l’ombre de Schahriar plane
toujours sur les Sardanapale et autres avatars du despotisme oriental, le XIXe siècle se détache
progressivement de l’emprise éblouissante et aveuglante du mythe. L’actualité d’un premier
XIXe siècle agité par la « Question d’Orient » entre en contradiction avec la figuration de
l’ordre despotique et phallocratique d’un Empire ottoman qui effrayait/fascinait les siècles
précédents. L’homme oriental n’effraie plus et ne fascine plus. Soliman le Magnifique n’est
plus qu’un « homme malade » qui survit difficilement au sein de son harem. La perte de
l’autorité et du pouvoir politiques est significativement traduite, dans les textes, par une perte
de « virilité ». Tantôt inverti, tantôt impuissant, le sultan ottoman (et, bien au-delà, l’homme
oriental) est progressivement efféminé. De l’odalisque à « l’hommeau », l’Orient est figuré
comme un « peuple quasi féminin ». Telle est la conclusion, généralisée à tous les peuples
d’Orient, que Fromentin (1820-1876) tire de son observation des mœurs maures lors de son
voyage dans le Sahel en 1852 :

Efféminé, voilà, je crois, le mot qui convient, car il définit leurs caractères, s’adapte à leurs goûts, précise
exactement leurs aptitudes, les résume au physique comme au morale, et les juge. N’est-ce pas le propre
des pays de gynécées de produire une sorte de confusion dans les sexes et d’affaiblir l’un dans la mesure
même où l’autre est dégradé ? Chose bizarre, en même temps qu’elle disparaît de la vie publique, la femme
aussitôt se manifeste dans le tempérament de la race ; moins on lui reconnaît d’importance extérieure, plus
elle en acquiert par le sang. On la méprise en raison de l’abus qu’on fait d’elle : elle est cloîtrée, oisive, on
l’assimile aux objets de luxe ou de plaisir ; mais l’homme alors la remplace, et en vient à lui ressembler par
des substitutions d’emploi qui le font descendre. C’est par là que la femme se venge, en abaissant l’espèce,
et l’espèce est punie du tort de la société. Il en résulte ce que nous voyons : un peuple quasi féminin259 […].

259
Eugène Fromentin, Une année dans le Sahel, Paris, Michel Lévy frères, 1859, p. 105-106.
63
CHAPITRE 2 - LA FEMME VOILÉE : DE QUÊTE EN CONQUÊTE (1830-1860)

Bien que son visage soit exhibé sur toutes les toiles orientalistes, l’odalisque reste la
face « invisible » de l’imaginaire de la femme orientale. Sous sa forme la plus « visible », celle-
ci revêt, certes paradoxalement, le masque de la femme voilée. De nombreux travaux ont été
consacrés au stéréotype de l’Orientale voilée dans les représentations occidentales de
l’Orient260. L’image du voile est en effet un leitmotiv dans les récits des voyageurs romantiques
des années 1830-1850, où elle met en jeu la notion de visibilité. Si cette question fait l’objet
d’une telle obsession, c’est que, bien plus que la vue de la nudité (« normalisée », depuis des
siècles, dans l’art occidental), le voile heurte la sensibilité occidentale. Empêchant la vue au
sein même du visible, il met en crise l’un des fondements de la culture occidentale : son système
visuel hégémonique. En un siècle porté par l’ambition (scientifique, philosophique, technique)
de tout voir et de tout connaître, voyageurs et voyageuses occidentaux semblent guidés, en
Orient, par un « désir omniscopique261 ». Cette quête de transparence entre de toute évidence
en contradiction avec l’ordre visuel qui structure les sociétés orientales et musulmanes, et dont
témoigne le port du voile féminin. Dans le chapitre qu’il consacre à la « Colonie voilée »,
l’historien Bruno Nassim Aboudrar formule deux hypothèses que nous entendons confronter
au corpus viatique de la moitié du XIXe siècle.
D’une part, le chercheur considère qu’à partir de 1830, l’épisode colonial a joué un rôle
déterminant « dans ce processus de transformation du voile traditionnel en symbole féminin de
l’islam262 ». Ce constat nous amène à nous interroger sur la façon dont la femme voilée,
constamment présente dans l’imaginaire et les pratiques occidentales depuis l’Antiquité263, a

260
On pense notamment à l’étude d’Alain Buisine intitulée L’Orient voilé (Paris, Zulma, 1993). Le chercheur y
prend délibérément le parti de renverser le discours critique habituel sur la volonté de « dévoilement » des
Occidentaux en Orient. Il considère que les Occidentaux sont habités par un désir « d’envoilement », dont la portée
peut être positive et productive. Il propose l’analyse d’un certain nombre d’extraits de textes viatiques dans lesquels
le « voile » est plutôt considéré dans sa dimension « symbolique ». Mais l’auteur lui-même, lorsqu’il analyse le
motif du voile dans son sens concret, reconnaît ses implications idéologiques et politiques dans certains textes. Il
consacre tout un chapitre (le deuxième) au « rapport libidinal qu’entretient l’Occident avec l’Orient » (p. 32) et
qui se manifeste par une quête du « dévoilement ». Bien que lui-même ne la considère pas comme la plus
« intéressante », c’est cette partie de son étude qui nous intéresse ici.
261
On emprunte ce néologisme à Colette Juillard dans Imaginaire et Orient, op. cit., p. 88.
262
Bruno Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, Paris, Flammarion, 2014, p. 69.
263
Voir Nicole Pellegrin, Voiles. Une histoire du Moyen Âge à Vatican II, Paris, CNRS Éditions, 2017.
64
progressivement été orientalisée (et non uniquement « islamisée ») pour devenir, au XIXe
siècle, une figure de l’altérité par excellence.
D’autre part, l’historien atteste qu’en contexte colonial les Occidentaux ont appliqué « à
cet objet qui soustrait à leur vue le corps et le visage des femmes » leur propre ordre visuel
« intolérant à la dissimulation264 ». Le voyage semble en effet créer une situation où deux
systèmes culturels s’entrechoquent et où se mettent en place des jeux de pouvoir et de
domination. Comment interpréter cette quête du « dévoilement » de la femme que poursuivent
en Orient un certain nombre de voyageurs et de voyageuses ? Cette quête est-elle à interpréter
comme une forme de conquête courtoise à l’issue de laquelle le preux chevalier européen
parviendrait à lever le voile de la belle princesse orientale ? Enfin, la consécration de ces noces
métaphoriques a-t-elle des enjeux idéologiques et/ou politiques ?

I. La présence invisible : la femme-fantôme

Ces femmes, ainsi couchées dans l’ombre avec leurs longs voiles blancs,
ressemblaient à des morts enveloppés dans le linceul.
— Joseph Poujoulat

À partir des années 1830, les textes viatiques laissent percevoir une lente transformation
de l’imaginaire de la féminité orientale. Aux scènes d’intérieur – dont la peinture orientaliste
ne se lasse pas, en témoignent Delacroix et ses Femmes d’Alger dans leur appartement (1834) –
succèdent les scènes de rue ; aux odalisques surprises, dévêtues, dans l’intimité du harem se
substituent des femmes voilées et fuyantes, croisées au détour d’une ruelle du vieux Caire. Cette
volte-face pourrait s’expliquer, en premier lieu, par les mutations génériques que connaît le
récit de voyage au cours du siècle265. Voyageurs et voyageuses conçoivent davantage leurs
textes comme les témoignages d’une expérience vécue et accordent, de ce fait, une place de
premier rang à la chose vue. Ainsi l’évocation des femmes voilées est-elle devenue un lieu
commun des textes viatiques. Évocation, bien plus que description : ce motif ne paraît pas
déterminé par un impératif d’objectivité. Le regard du voyageur s’impose comme une

264
Bruno Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, op. cit., p. 69.
265
Voir Roland Le Huenen, « Le récit de voyage à l’orée du romantisme », Viatica [En ligne], n°1, 2014.
http://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=398 Consulté le : L’article montre comment, à l’époque romantique,
les récits d’exploration scientifique se situent à la croisée de deux postures viatiques, l’une objective (héritée des
Lumières), consistant à s’effacer pour faire place unique à l’objet du récit, l’autre subjective (à l’œuvre dans
l’Itinéraire de Chateaubriand), privilégiant la médiation du regard.
65
médiation indispensable, dotant l’objet perçu d’une charge émotionnelle. C’est ainsi à travers
un réseau de figures d’analogie que le stéréotype de l’Orientale voilée s’est construit. Très
majoritairement dépréciatives, les images produites convoquent des imaginaires et des
croyances bien ancrés dans la conscience collective occidentale. Répondant à la question
cruciale posée par Alain Guyot « Comment donner à voir l’étranger266 ? », les métaphores,
catachrèses et autres comparaisons s’avèrent être, pour les voyageurs, un moyen utile de
traduire en des termes familiers, voire de s’approprier cet objet qui leur échappe : la féminité
orientale.

Dans son travail d’archéologie poétique, Alain Guyot souligne l’intensité du « moment
analogique267 » de la fin du XVIIIe siècle, où la « ressemblance » est devenue un moyen utile,
pour ceux qui découvraient alors le monde, de se confronter à l’inconnu et de dire l’indicible.
Par le recours au même, l’analogie parviendrait à toucher la sensibilité du lecteur,
particulièrement mise à l’épreuve par l’objet inconnu et étranger que le texte déploie sous ses
yeux. Elle fait, en cela, force de persuasion. C’est sous la plume acerbe et sans complaisance
de Volney que s’esquisse la silhouette de la femme-fantôme. Dès son arrivée à Alexandrie, le
voyageur est brutalement propulsé dans « un autre monde » et la description qu’il livre à son
lecteur laisse percevoir un véritable « choc culturel ». Parmi cette « foule d’objets inconnus
[qui] l’assaille par tous les sens268 », il observe « des habillemens d’une forme bizarre, des
figures d’un caractère étrange ». Tout comme la langue (« c’est une langue dont les sons
barbares et l’accent âcre et guttural effrayent son oreille ») et la couleur de peau (« il regarde
avec surprise ces visages brûlés »), le costume est un critère anthropologique sur lequel Volney
fonde son attitude de rejet269. Ce « long vêtement qui, tombant du cou aux talons, voile le corps
plutôt qu’il ne l’habille » tranche radicalement avec « nos habits courts et serrés ». Dans ce
passage, le discours de Volney porte la marque des théories racialistes en cours de

266
Alain Guyot, Analogie et récit de voyage. Voir, mesurer, interpréter le monde, Paris, Classiques Garnier, 2012,
p. 27. Il s’agit du titre du premier chapitre.
267
Expression reprise par Gilles Bertrand dans son compte rendu de l’ouvrage pour Viatica [En ligne], n°1, 2014.
http://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=414 Consulté le
268
Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, op. cit., p. 16. Toutes les références à ce passage renverront à cette
édition ; elles seront indiquées dans le texte.
269
Dans « Noirceur orientale. L’Égypte de Volney », Sarga Moussa montre que Volney crée une Égypte
« répulsive » et « anti-pittoresque », une sorte d’« anti-Occident » qui est « l’envers systématique de la France ».
(Orages. Littérature et culture, 1760-1830, n°8, mars 2009, « L’indispensable visite. Naissance du pèlerinage
littéraire et artistique », p. 181-196).
66
développement au XVIIIe siècle270. Il reprend les facteurs de différenciation des « races »
exposés par Buffon271 : l’influence du climat, la nourriture et les mœurs. Celles-ci sont évaluées
à travers trois critères principaux : la couleur de peau, l’ornement et l’habillement. La plupart
des penseurs des Lumières perçoivent « l’habillement » comme l’un des signes de l’évolution
de l’espèce humaine, de l’état de nature à l’état de civilisation. Voilés et non pas habillés, les
Orientaux n’auraient pas progressé vers le degré de raffinement que constituent le costume et
la mode aux yeux d’un peuple « civilisé ». En outre, Alexandrie est décrite à travers une série
de déictiques qui semblent répondre à une logique de déshumanisation, le narrateur passant en
revue les objets (« ces pipes de six pieds ; et ces longs chapelets dont toutes les mains sont
garnies ») et les animaux (« cette foule immonde de chiens errans dans les rues »), avant
d’évoquer in fine « ces espèces de fantômes ambulans qui, sous une draperie d’une seule pièce,
ne montrent d’humain que deux yeux de femme ». Les premiers jalons de l’« imaginaire
funèbre, spectral et sépulcral272 » qui se consolidera dans le corpus viatique du XIXe siècle sont
posés. Bien que la foule soit anonyme, le vêtement impose au regard du voyageur une
distinction genrée : si le visage des hommes est perceptible, le voile ne rend visible que les yeux
des femmes. Le fantôme s’impose ainsi comme une métaphore spécifiquement féminine, qui
traduit un degré extrême de déshumanisation en fonction du sexe. Présence invisible, ou
absence visible, le fantôme exprime l’effacement des femmes de l’espace public, voire une
forme de « mort » sociale. Si le voile convoque une imagerie funèbre et mortuaire, les yeux
relèvent d’un imaginaire infernal et démoniaque. Le voyageur semble éprouver une certaine
gêne à l’égard de cette présence occulte, qui voit sans être vue. Sombre découverte d’Alexandrie
où, d’emblée, l’imagination de Volney s’empare de ce voile surprenant, dérangeant ou
inquiétant, qui devient le symbole d’un univers hostile.
Il n’est pas étonnant que les voyageurs et voyageuses du siècle suivant se soient
allègrement ressaisis de cette image. Daniel Sangsue273 a montré que jamais les fantômes,
esprits, spectres et autres revenants n’avaient autant fasciné qu’au XIXe siècle. La Révolution
a profondément transformé la relation des Français à la mort et affaibli la religion chrétienne,

270
Voir Simone Carpentari Messina, « Penser l’altérité : les “races d’homme” chez Volney » dans S. Moussa (dir.),
L’idée de « race », op. cit., p. 108-129.
271
Georges-Louis Leclerc de Buffon, « Des Variétés dans l’espèce humaine », Histoire naturelle, générale et
particulière, avec la description du Cabinet du Roy [1749], t. III, Paris, Honoré Champion, 2009.
272
A. Buisine, L’Orient voilé, op. cit., p. 30.
273
Voir Daniel Sangsue, Fantômes, esprits et autres morts-vivants. Essai de pneumatologie littéraire, Paris, José
Corti, « Les essais », 2011 et Vampires, fantômes et apparitions. Nouveaux essais de pneumatologie littéraire,
Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2018.
67
qui s’est vue progressivement « supplantée par toutes sortes d’autres formes de spiritualité et
de culte, à commencer par celui de l’occulte274 ». Les Européens se sont laissés gagner par le
spiritisme, qui a connu son apogée sous le Second Empire. Les plus grands écrivains du siècle
ont été inspirés par les fantômes, à commencer par les romantiques, dont l’univers culturel
valorisait le rêve et l’irrationnel. En outre, ces figures de revenants prennent très souvent une
apparence féminine. Les femmes-fantômes sont nombreuses et constituent parfois des types (la
morte amoureuse275, par exemple) qui existent à travers des légendes (à l’instar de la Dame
blanche). Comment cette métaphore est-elle mobilisée par les voyageurs en Orient et quelles
peuvent être ses implications lorsqu’elle est transposée dans un autre univers culturel ?

1) Le spectre de l’islam et les reliques du despotisme

Un Itinéraire à travers les ombres

Dans l’Itinéraire de Chateaubriand, « itinéraire sans femmes276 » selon Françoise


Bérenguer, les femmes voilées semblent subir le même sort que les cloîtrées des harems. Bien
qu’elles apparaissent à ses yeux à plusieurs reprises, celles-ci font au voyageur-pèlerin l’effet
d’une ombre. L’univers sépulcral esquissé par Volney a gagné du terrain et s’attaque désormais
à l’« ennemi » commun. Le voile est en effet critiqué au même titre que le harem : il est perçu
comme l’une des manifestations les plus immédiates, et dérangeantes, du despotisme turc et
musulman. Alors que, sur sa route, il observe, en Grèce, des tombeaux turcs, Chateaubriand
note : « J’aperçus parmi ces tombeaux des femmes enveloppées de voiles blancs, et semblables
à des ombres : ce fut la seule chose qui me rappela un peu la patrie des Muses277. » Les femmes
d’Orient sont des créatures qui évoluent sans cesse dans un décor digne des plus glaçants
romans gothiques – un comble, sous le grand soleil du Midi méditerranéen ! Elles fréquentent
les cimetières et, drapées de voiles blancs, elles font presque corps avec les tombeaux. Comme
Volney, Chateaubriand mobilise l’imaginaire des ombres infernales. C’est d’ailleurs bien
davantage en tant qu’ombres, vagues réminiscences d’un illustre passé, que ces femmes
peuvent retenir l’attention du voyageur. Mais cet Enfer, tout droit sorti des profondeurs de la
mythologie grecque, est également l’image vivante d’un présent infernal, où le peuple grec,

274
Ibid., p. 227.
275
Ibid., p. 45-49.
276
F. Bérenguer, Le mythe de la femme orientale, op. cit., p. 65 (titre du chapitre I).
277
F.-R. de Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 89.
68
soumis au joug ottoman, n’est plus que l’ombre de lui-même. Un fil invisible relie la présence
à peine perceptible de ces femmes-fantômes aux ruines inlassablement décrites par le voyageur,
et qui sont elles-mêmes la marque visible d’une disparition. Cette image se retrouve, à peine
quelques années après la publication de l’Itinéraire, dans le portrait que le comte de Forbin
(1777-1841) livre des femmes de Damiette lors de son voyage en 1817 :

Les bazars sont étroits et occupés par la populace la plus misérable. Les femmes marchent enveloppées
d’une draperie bleue de toile grossière ; la pointe de leur voile est attachée entre les yeux par une petite
monnaie d’or ou d’argent : elles semblent être de véritables spectres278.

Lui-même très influencé par Volney et par Chateaubriand, Forbin dénonce les conséquences
désastreuses du pouvoir « despotique » en Égypte. À nouveau, l’évocation des femmes voilées
vient « dramatiser » le tableau de la misère du peuple égyptien.
Néanmoins, Forbin se fait ici bien plus héritier de Volney que de Chateaubriand. Le
voyageur romantique se contentait de décrire quelques rares femmes voilées dans des lieux de
non-vie (cimetières, ruines et autres plaines désertiques), sombres images de ces pays vidés de
leur population, de leur richesse et de leur grandeur passée par le despotisme ottoman. À
l’inverse, Volney et Forbin ont pris le parti d’évoquer la présence de femmes voilées dans des
scènes où la vie est débordante, voire envahissante et épuisante (places principales, bazars et
marchés). Elles semblent à elles seules incarner la misère de cette « populace » condamnée à
l’absence d’individualité, d’identité et même de dignité humaine. Cet effet de masse où l’on
hésite sans cesse entre visibilité outrancière et invisibilité troublante se retrouve dans certains
tableaux orientalistes. La peinture orientaliste ne s’intéressera au voile que tardivement. Sous
l’influence du XVIIIe siècle galant et libertin, les peintres du XIXe siècle sont bien plus enclins
à faire voir des femmes dévoilées qu’à peindre des « fantômes ». La plupart des odalisques ont
d’ailleurs été peintes par des artistes n’ayant jamais (ou pas encore) voyagé en Orient. C’est
seulement à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, dans un contexte colonial qui
encourageait les voyages d’artistes (principalement au Maghreb), que les femmes voilées ont
fait leur apparition sur les toiles. Léon Cauvy (1874-1933) peint des femmes dissimulées sous
de longues draperies blanches, telles des fantômes errant d’une toile à l’autre. Dans un style
très différent, Eugène Delahogue (1867-1935) peint la place du marché de Tanger sur des toiles
où la vue d’ensemble ne laisse percevoir qu’une masse indistincte de femmes voilées. Les toiles
de Jacques Majorelle (1886-1962), enfin, sont comme hantées par ces femmes sans visage, dont
les silhouettes sont entièrement effacées par l’ampleur des draperies et l’épaisseur du tissu.

278
Auguste, comte de Forbin, Voyage dans le Levant, Paris, Imprimerie Royale, 1819, p. 67.
69
L’image redouble l’effet de déshumanisation exprimé par les écrivains-voyageurs : ces
femmes, dont on n’aperçoit pas même les yeux, semblent être des spectres.

Léon Cauvy (1874-1933)


« La Promenade, Alger » (date)
Gouache
Collection particulière.

Eugène Delahogue (1867-1935)


« Place du marché à Tanger » (1914)
Huile sur toile, Tanger.
Anc. Jacques Fricker.

70
Jacques Majorelle (1886-1962)
« Marchandes de tapis, souk el Khemis, Marrakech » (1920)
Huile sur toile
Marrakech
Collection de Société Générale Marocaine de Banques, Casablanca.

« La main de l’homme sur la face de la femme279 »

Lors de son passage dans les environs de Smyrne, Michaud visite plusieurs villages, tels
que Bournabat et Koukoudjia, où il découvre « de plus près » les mœurs des habitants. C’est à
ce moment de la Correspondance d’Orient qu’il intègre une lettre de Poujoulat, visitant, quant
à lui, les alentours d’Éphèse et promettant à son lecteur de « faire passer sous [ses] yeux les
physionomies nouvelles » et « tout ce qui peut révéler l’esprit et le caractère des habitants280 ».
Sur son chemin, son regard est attiré à de nombreuses reprises par des femmes voilées, jusqu’à
ce qu’il note :

Des chevaux et des mulets paissaient à la porte de notre cabane, et des hommes et des femmes étaient
étendus parmi des bagages. Ces femmes, ainsi couchées dans l’ombre avec leurs longs voiles blancs,
ressemblaient à des morts enveloppés dans le linceul281.

Le voyageur perçoit un groupe d’hommes et de femmes, mais seules les femmes lui évoquent
une image. Cette image elle-même naît de la vue du voile : son association au linceul construit
la métaphore de la femme voilée en morte-vivante, tapie « dans l’ombre ». Poujoulat se sert
bien d’un motif devenu traditionnel pour exprimer l’impression que produisent sur lui ces
« spectres » de femmes, mais il faudra attendre que Michaud reprenne la plume pour que la
critique soit formulée. Ce passage confirme la variété de ton analysée par Jean-Claude Berchet
qui distingue, dans la Correspondance, « celui du disciple, plus enthousiaste » (voire plus

279
É. Barrault, Occident et Orient, op. cit., p. 321.
280
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. I, p. 273. Lettre XII écrite par Poujoulat.
281
Ibid., p. 276.
71
inspiré et imagé) de « celui du maître, plus ironique282 » (et, ajouterait-on volontiers, plus
critique). À Baba, Michaud note :

Ce n’est pas assez pour les femmes d’être voilées : on n’en rencontre peu dans les rues ; à l’approche d’un
Franc, elles se cachent derrière des portes, elles tournent la face contre les murailles. Nulle part on n’observe
plus sévèrement les lois et les pratiques de l’islamisme. Les habitants ne manquent jamais d’assister à la
prière ; et comme ils viennent au café en sortant de la mosquée, nous avons pu voir dans leur maintien, et
sur leur front un reste de leur recueillement et de leur dévotion283.

Le temps n’est plus aux évocations métaphoriques et aux accents poétiques. Le voyageur décrit,
dans cette ville, des pratiques qu’il semble juger excessives : un degré de « voilement »
supplémentaire qui consiste, pour les femmes, à dérober leurs visages de la vue des passants. Il
explique cette pratique par un motif religieux et décrit, à l’appui, la ferveur religieuse des
« habitants ». Néanmoins, le pluriel « les habitants » n’intègre pas vraiment les femmes :
l’esprit religieux décrit est celui des hommes, qui, seuls, se rendent à la mosquée pour assister
à la prière et fréquentent les cafés. L’impersonnel « nulle part on n’observe plus sévèrement les
lois et les pratiques de l’islamisme » ne concerne en réalité que les hommes. Ici, il n’est pas
question du motif qui pousserait les femmes à avoir un tel comportement, mais bien de celui
qui pousse les hommes à le leur imposer.
Dans le discours de Barrault, le voile est également envisagé à travers un rapport de
force entre l’homme et la femme :

Le voile, appliqué par la main de l’homme sur la face de la femme, est un masque de plomb ; de ce voile
où il l’enferme, il n’y a pas loin au sac où il la coud vivante pour la jeter au canal : le mystère, imposé à la
femme par l’homme, c’est la prison : odieux mystère ! Et pourtant, il y a dans ce voile, dont la femme se
couvre librement, une grâce indéfinissable, dans ce voile qui flotte et ne pèse pas, dans ce léger nuage dont
à son gré l’étoile s’enveloppe ou se dégage284 !

Le voile apparaît ici à travers une autre métaphore, celle du « masque de plomb », qui convoque
un imaginaire tout aussi lugubre que celui du fantôme. L’image du « plomb » réintroduit
l’isotopie de la prison, largement développée à propos du harem. Barrault joue sur les
différentes formes « d’enfermement » (du voile au sac) qui sont autant de variations sur
« l’odieux » despotisme des hommes. A priori conventionnel, le positionnement de Barrault est
en réalité plus nuancé. Ce n’est pas le port du voile en lui-même qu’il dénonce, c’est le voile
imposé à la femme par l’homme. La nuance apparaît dans le jeu d’antithèses entre deux
« facettes » du voile : dès lors qu’il est adopté par la femme, le « masque de plomb », sombre

282
Jean-Claude Berchet, Le Voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle,
Paris, Robert Laffont, 1985, p. 1090.
283
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. I, p. 334. Lettre XVI écrite par Michaud.
284
É. Barrault, Occident et Orient, op. cit., p. 321-322. Déjà cité.
72
et lourd, se meut en voile transparent, léger et gracieux comme « un nuage ». Le voyageur
insiste sur l’expression d’un geste libre (« librement », « à son gré ») ainsi que sur l’agentivité
de la femme (« s’enveloppe ou se dégage »). Évoquant la liberté de se voiler, Barrault pose
inévitablement celle de se « dévoiler ». Il avait indirectement soulevé cette question en faisant
référence à la légende des belles infidèles jetées dans le Bosphore. Ce « châtiment » des femmes
« coupables » faisait déjà l’objet du poème des Orientales intitulé « Le Voile ». Dans ce
dialogue entre une sœur et ses frères, Hugo imaginait les conséquences funestes du
« dévoilement » : Commenté [BZ9]: SM :
Citer en entier ?

La sœur. En passant près de la mosquée


Qu’avez-vous, qu’avez-vous, mes frères ? Dans mon palanquin recouvert,
Vous baissez des fronts soucieux. L’air de midi m’a suffoquée :
Comme des lampes funéraires, Mon voile un instant s’est ouvert.
Vos regards brillent dans vos yeux.
Vos ceintures sont déchirées. Le second frère.
Déjà trois fois, hors de l’étui, Un homme alors passait ? un homme en
Sous vos doigts, à demi tirées, caftan vert ?
Les lames des poignards ont lui.
La sœur.
Le frère ainé. Oui… peut-être… mais son audace
N’avez-vous pas levé votre voile N’a point vu mes traits dévoilés…
aujourd’hui ? Mais vous vous parlez à voix basse,
À voix basse vous vous parlez.
La sœur. Vous faut-il du sang ? Sur votre âme,
Je revenais du bain, mes frères, Mes frères, il n’a pu me voir.
Seigneurs, du bain je revenais, Grâce ! tuerez-vous une femme,
Cachée aux regards téméraires Faible et nue en votre pouvoir285 ?
Des giaours et des albanais.

Le poème dans son ensemble est construit sur l’importance de la vue et du regard : le voile levé
est le signe d’une intimité exposée et d’un honneur bafoué. Parce qu’ils ont un droit de vie ou
de mort sur leur sœur, les frères incarnent, au sein de la cellule familiale (et non matrimoniale,
ici), le pouvoir masculin despotique. Maître en l’art du pathos, Hugo fait de la sœur-victime
une héroïne romantique et tragique. En témoigne le jeu sylleptique qui clôture le poème par une
« pirouette » cynique :
La sœur. Le quatrième frère.
[…] Car sur mes regards qui s’éteignent C’en est un du moins que tu ne lèveras
S’étend un voile de trépas. pas286 !

Dans le discours viatique, tout comme dans l’imaginaire romantique, le voile est ainsi le signe
d’une liberté réprimée et la marque d’une société qui n’a pas progressé vers le libéralisme dont

285
Victor Hugo, « Le Voile », Les Orientales, op. cit., p. 81-82.
286
Ibid., p. 83.
73
se réclame l’Occident. Telles sont, d’après Madeleine Dobie, les implications de ces
nombreuses représentations occidentales du voile comme « signe extérieur d’un système
culturel oppressif dont les femmes ne sont guère que des victimes passives, un paradigme dont
l’effet secondaire a été d’affirmer la supériorité morale du libéralisme occidental287. » Les
voyageurs qui soutiennent la nécessité d’une réforme des mœurs orientales sur le modèle
européen accordent ainsi au voile un enjeu politique fondamental. C’est notamment le cas de
Barrault, qui avait introduit son plaidoyer en faveur du libre « voilement » des femmes par
l’annonce prophétique d’une libéralisation des mœurs égyptiennes :

Pauvres femmes ! à quel régime militaire sont-elles soumises, la protection des baïonnettes et la discipline
du tambour ! Mais qui sait ce qu’un tel ordre aura soulevé de murmures contre la rigidité de leur
dépendance, et aiguillonné de désirs d’émancipation ? Cette fête n’aura-t-elle pas été le foyer d’une
conspiration plus décidée contre tous les vieux usages maintenus par les maris ? Elles voudront aussi pour
elles le bénéfice de la réforme. Patience ! déjà, à ce qu’on assure, Mahmoud permet à ses femmes, quand
elles le désirent, de s’habiller à l’européenne dans le harem : Mahmoud est un homme de culte comme
Méhémet-Ali est un homme d’industrie ; il a entrepris la toilette de tout l’empire ; hommes et femmes y
passeront : c’est le despote du costume. Espérons donc que bientôt le voile tombera, et ce sera bien288.

Selon le voyageur saint-simonien, le « dévoilement » portera un coup supplémentaire au


pouvoir despotique et sera le signe du triomphe de l’influence européenne en Égypte. Le voile
est l’un des enjeux fondamentaux de la réforme impulsée par le sultan Mahmoud et l’on sait Commenté [BZ10]: SM :
Il serait intéressant de trouver une référence pour situer plus
qu’il cristallisera sur la durée (bien plus que la question du harem) les débats les plus houleux précisément cette permission accordée par Mahmoud II aux
femmes de son harem de s’habiller à l’occidentale, d’autant
sur la condition féminine en Orient289. que c’est avant le fameux rescrit de Gülhane (1839) qui
marque habituellement le début des tanzimat.

2) Les noces funèbres : le voile de la mariée

Parmi les personnages de revenants que les romantiques aiment à mettre en scène,
figurent une myriade de jeunes épouses. Celles-ci font en effet revivre la légende juive de la
« Mariée morte290 » largement diffusée en Europe depuis le XVIe siècle, et qui a inspiré un

287
Le passage suivant a été traduit par nos soins : “[…] the outward sign of an oppressive cultural system of which
women are little more than passive victims, a paradigm whose secondary effect has been to affirm the moral
superiority of western liberalism.” Madeleine Dobie, Foreign Bodies: Gender, Language, and Culture in French
Orientalism, Stanford, Stanford University Press, 2001, p. 28.
288
É. Barrault, Occident et Orient, op. cit., p. 321.
289
La question du voile est au cœur des revendications du mouvement féministe égyptien et arabe qui s’est
développé au début du XXe siècle, autour d’Huda Sharawi notamment. Voir « Huda Sharawi, nationaliste et
féministe » dans Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politiques au Moyen-Orient, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 23-
44. Pour une perspective plus générale, voir Élodie Gaden, Écrire la « femme nouvelle » en Égypte francophone.
1898-1961, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèques francophones » n°7, 2019.
290
La légende est une variation autour du thème de l’union entre les morts et les vivants. Elle conte l’histoire d’un
jeune homme qui épouse malencontreusement (il passe à son doigt un anneau nuptial découvert lors d’une
promenade) une jeune fille morte, enterrée dans sa robe de mariée.
74
certain nombre de nouvelles fantastiques au XIXe siècle (La Vénus d’Ille de Mérimée, par
exemple). L’image de la morte-vivante en robe de mariée est donc plutôt conventionnelle et a
potentiellement inspiré les écrivains-voyageurs. Dans les années 1830-1850, le récit des noces
est devenu un véritable topos du récit de voyage en Orient. Dans ces textes, la métaphore du
fantôme pour décrire la mariée est mobilisée de manière récurrente, et sa signification varie
selon les contextes. Parmi les voyageurs de la période, Lamartine (1790-1869) est le premier à
avoir esquissé, dans son Voyage en Orient (1835), les traits de cette épouse voilée. Alors qu’il
assiste à la noce d’une jeune Syrienne grecque à Beyrouth en septembre 1832, il réussit à
s’introduire « par exception » jusque dans le divan des femmes et à observer de près l’appareil
nuptial : « La jeune fille était debout à côté de son fiancé, couverte, de la tête aux pieds, d’un
voile de gaze rouge brodé en or291. » Malgré l’épaisseur des voiles et l’ampleur des draperies,
Lamartine n’utilise pas l’image du fantôme, la couleur du voile s’y oppose. Partageant très
furtivement le privilège visuel du nouvel époux, celui-ci a pu entrevoir le visage de la jeune
mariée. Dans les récits de voyage qui suivront, le topos de l’épouse-fantôme se déploiera bien
davantage dans des descriptions de cortèges nuptiaux, où la distance physique (et culturelle)
préserve l’effet d’étrangeté qui préside à l’élaboration de la métaphore. La déambulation de la
mariée, telle un sceptre, sans visage, convoque de manière plus flagrante un univers sépulcral.
C’est dans l’épisode bien connu de la « Noce aux flambeaux » que prend forme, dans le Voyage
en Orient de Nerval (1808-1855), le topos qui sera repris (et adapté) par d’autres voyageurs de
la période.

Fantôme ou momie ? La « Noce aux flambeaux » (Nerval)

« Le Caire est la ville du Levant où les femmes sont encore le plus hermétiquement
292
voilées . » : ainsi Nerval (1808-1855) introduit-il la première section de la partie des Femmes
du Caire consacrée aux « Mariages cophtes293 », et intitulée « Le masque et le voile ». En terre
égyptienne, l’hermétisme du voile féminin est immédiatement associé, par le narrateur, à
l’imaginaire de la momie : « Mais l’Égypte, grave et pieuse, est toujours le pays des énigmes et
des mystères ; la beauté s’y entoure, comme autrefois, de voiles et de bandelettes, et cette morne

291
Alphonse de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages, pendant Un voyage en Orient (1832-
1833) [1835], Paris, Gallimard, éd. Sophie Basch, 2011, p. 216. Changer d’édition.
292
Gérard de Nerval, Voyage en Orient, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1998, p. 145. Voir choix de l’édition
également. Toutes les références à ce passage renverront à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.
293
Il est déjà à noter ici qu’il s’agit d’un mariage chrétien, les Coptes étant orthodoxes, même si, sur le plan
culturel, ils suivent bon nombre d’usages musulmans.
75
attitude décourage aisément l’Européen frivole. » (p. 145) Le pressentiment se confirme : à
l’issue de sa première journée dans les rues du Caire, le narrateur du Voyage en Orient294 est
« découragé » par ce voile qui fait écran, déçu par l’inaccessibilité des femmes égyptiennes. À
cette expérience diurne, jugée pauvre en sensations, en images et en rêveries (le souvenir des
Mille et Une Nuits mobilise d’ailleurs la rhétorique traditionnelle de l’ubi sunt) succède une
aventure nocturne où l’Orient redevient la « patrie de [s]on imagination295 ». Dans la pénombre
de la nuit, l’ombre du voile devient très productive du point de vue littéraire et suscite tout un
cortège d’images où s’entrecroisent les univers oniriques, fantastiques et ésotériques. Gérard
était tout disposé à vivre pleinement cette cérémonie nocturne. Encore plongé dans son
sommeil, il y assiste dans un état de semi-conscience : « Cela appartenait-il au songe ou à la
vie ? Mon esprit hésita quelque temps avant de s’éveiller tout à fait. » (p. 149) La « musique
obstinée » d’un « étrange concert » et la lumière « de nombreuses torches et de pyramides de
bougies portées par des enfants » amènent le dormeur éveillé à prendre part à cette
déambulation, bien davantage décrite comme un cortège funéraire que comme un cortège
nuptial. Depuis sa fenêtre (non seulement dans l’obscurité de la nuit, mais encore de loin)
Gérard aperçoit une première fois l’épouse voilée :

Quelque chose comme un fantôme rouge portant une couronne de pierreries avançait lentement entre deux
matrones au maintien grave, et un groupe confus de femmes en vêtements bleus fermait la marche en
poussant à chaque station un gloussement criard du plus singulier effet. (p. 149)

Le voile invite le narrateur à piocher dans le répertoire traditionnel des images


surnaturelles : l’épouse paraît sous la forme extrahumaine d’un fantôme soutenu par deux
divinités infernales, gardiennes du royaume des morts tout droit sorties de la mythologie gréco-
romaine. Voilà de quoi capter l’attention du rêveur qui, après avoir rejoint le cortège, poursuit
ce portrait fantasmagorique :

Enfin, au milieu d’une éblouissante clarté de torches, de candélabres et de pots à feu, s’avançait lentement
le fantôme rouge que j’avais entrevu déjà, c’est-à-dire la nouvelle épouse (el arouss), entièrement voilée
d’un long cachemire dont les palmes tombaient à ses pieds, et dont l’étoffe assez légère permettait sans
doute qu’elle puisse voir sans être vue. Rien n’est étrange comme cette longue figure qui s’avance sous son
voile à plis droits, grandie encore par une sorte de diadème pyramidal éclatant de pierreries. Deux matrones
vêtues de noir la soutiennent sous les coudes, de façon qu’elle a l’air de glisser lentement sur le sol ; quatre
esclaves tendent sur sa tête un dais de pourpre, et d’autres accompagnent sa marche avec le bruit des
cymbales et des tympanons. (p. 151-152)

294
Précisions sur la construction narrative du VO : je ne parviens pas à trouver l’article dans lequel M. Jeanneret
propose d’appeler le narrateur nervalien « Gérard » SM : [introduction de son édition au VO, Garnier-Flammarion,
1980].
295
On emprunte l’expression à Lamartine (Voyage en Orient, op. cit., p. 233).
76
Bis repetita : la vue de près confirme le mirage, la métaphore est filée296. La déambulation du
fantôme produit un effet « étrange » sur Gérard, qui amène à interroger la/les signification(s)
de cette métaphore. La figure de l’épouse-fantôme crée, pour le narrateur et le lecteur, une
sensation d’étrangeté plutôt « inquiétante », programmée par les connotations funèbres et
mortuaires du motif du fantôme dans la conscience collective occidentale. Le fantôme évoque
sans nul doute la mort – cette mort vers laquelle semble progresser « à chaque station » (le
terme fait écho, dans l’imaginaire chrétien, au chemin de croix) la nouvelle épouse, guidée par
les deux mêmes « Parques ». La distance culturelle pourrait paraître apprivoisée par le recours
à un imaginaire occidental (mythologique, biblique) rassurant, qui rétablirait des repères
culturels face à l’étrangeté de la scène.
Pourtant, l’image du fantôme n’est pas ici au service de la critique d’une culture et d’un
culte étrangers. L’islam n’est pas la cible, puisque c’est à un mariage copte297 qu’assiste Gérard.
Le discours anti-Copte n’est pas loin d’être aussi conventionnel que le rejet de l’islam dans les
récits de voyage du XIXe siècle. Selon Sarga Moussa, ces textes ont contribué à véhiculer une
imagerie très largement dépréciative des Coptes, considérés comme « schismatiques » du point
de vue de la doctrine catholique. Parmi les stéréotypes inspirés par les théories racialistes
contemporaines, s’est imposée l’image d’un peuple dégénéré298 : « Alors même qu’ils seraient
les lointains descendants des Pharaons, les Coptes auraient perdu tous les attributs de cette

296
Sur la question du mariage, Dominique Casajus a bien montré que Nerval s’en réfèrait au britannique Edward
William Lane, qui a publié en 1836 An Account of the Manners and Customs of the Modern Egyptians written in
Egypt during the Years 1833-1835. S’il laisse volontiers à Lane la tâche de décrire objectivement ces cérémonies,
il s’octroie celle de « styliser » et d’« embellir » les descriptions de Lane par des images. Cette perception plutôt
« imagée » de la « noce aux flambeaux » lui aurait été fortement inspirée par une planche de Louis-François Cassas
intitulée « Marche d’un mariage, dans la ville du Caire », où, toujours selon Dominique Casajus, la mariée a
effectivement l’allure d’un fantôme. (Dominique Casajus, « Qu’alla-t-il faire au Caire ? Le Voyage en Orient de
Gérard de Nerval », dans François Pouillon et Alban Bensa (dir.), Terrains d’écrivains. Littérature et ethnographie
Forcalquier, Anacharsis, « Littérature et ethnographie », 2012, p. 67-104).
297
Les Coptes sont un groupe ethnico-religieux constitué des habitants chrétiens d’Égypte. La plupart d’entre eux
sont de rite orthodoxe. Un certain nombre de travaux (dont ceux de D. Casajus et d’A. El Melnassi) se sont
questionnés sur la célèbre remarque du narrateur « Comment comprendre que des mahométans fassent distribuer
de telles liqueurs à leurs noces ? » (p. 153) et y ont vu un amalgame « orientaliste » entre deux cultes pourtant bien
différents (copte – chrétien – et musulman).
298
Sarga Moussa retrouve les traces de ce discours dans les Lettres sur l’Orient de Renoüard de Bussierre, qui,
dans la citation suivante, ne fait lui-même que reprendre ce que disait Volney : « Ce peuple, qui a une peau jaunâtre
joint des traits et des formes semblables, sous plusieurs rapports, à ceux des Nègres, descend des anciens Égyptiens.
Mais ces fils d’une nation illustre sont bien dégénérés, et leur dégradation remonte à une époque reculée. Vaincus
depuis vingt siècles et persécutés tour à tour par les Perses, les Romains et les Mahométans, ils ont perdu leurs
connaissances, leurs mœurs et leur langage, et sont devenus les esclaves de leurs conquérants. La servitude mène
à la dissimulation, à la souplesse et à la fourberie. » (« La représentation des Coptes dans les récits de voyage en
Égypte au XIXe siècle », dans Simone de Reyff, Michel Viegnes, Jean Rime (dir.), Les Frontières de la tolérance,
Neuchâtel, Alphil, 2013, p. 121-137).
77
gloire passée299. » La métaphore du fantôme et l’univers lugubre qu’elle charrie auraient pu
nourrir la critique des mœurs coptes. Mais Nerval ne s’engouffrera pas, non plus, dans cette
brèche ouverte par les voyageurs précédents. A contrario, la cérémonie copte semble prendre à
rebours le discours sur la dégénérescence et la dégradation de cette population. Sous la plume
de Nerval, la Copte voilée porte le souvenir vivant des traditions ésotériques de l’Égypte
ancienne, dont témoignent l’image initiale de la momie et la référence au culte de la déesse
Isis300 : « Arrêtons-nous et cherchons à soulever un coin du voile austère de la déesse de Saïs. » Commenté [BZ11]: CSP :
La déesse Isis est voilée : cf. Les Filles du feu, « Isis ». Cf.
(p. 145-146) Tout comme la déesse de l’Égypte antique (dont elle se rapproche, ne serait-ce aussi le culte initiatique des Mystères, et sa mythologie.

que par son « diadème pyramidal éclatant de pierreries »), l’épouse est entourée d’un mystère
qui lui est consubstantiel, et qui constitue une contre-image positive du fantôme, tel qu’il est
pensé dans la mythologie gréco-romaine et dans le surnaturel chrétien. Lorsqu’il coupe court à
son « aventure » et refuse d’observer l’épousée de plus près, prenant pour prétexte la « crainte
de manquer d’usage » (p. 154) - un clin d’œil ironique à Lamartine ? –, il fait preuve de cette
« patience » qu’il avait initialement présentée à son lecteur comme « la plus grande vertu des
initiés antiques » (p. 145). Ainsi pourrait-on penser, avec Michel Jeanneret, que cette « scène
nocturne », dont il dit être rentré « tout ému » (p. 156), marque les premiers contacts de Nerval
avec la « magie de l’Orient », et le début d’un « rituel d’initiation », sur le modèle de celui des
« adeptes anciens du culte d’Isis301 ».
Ressemblance, continuité ou symbole : il y aurait un lien indéniable entre le voile sacré
de la déesse et le voile bien réel et matériel de la femme. Ce lien de correspondance permet a
fortiori au narrateur de comprendre et de justifier le port effectif du voile féminin. Nerval est
donc loin de céder à la critique traditionnelle du voile oriental comme effet du despotisme
masculin. Bien au contraire, ce que Patrick Née a appelé la « justification par l’antique302 »,
consistant à imaginer Isis voilée à chaque coin de rue du Caire, travaille à sa réhabilitation,
voire à son idéalisation. Dans le passage qui précède la « Noce aux flambeaux », la mention de
la « déesse Saïs », et donc du voile sacré, est suivie, dans une sorte de continuité immédiate et

299
Ibid., p.
300
Voir Camille Aubaude, Nerval et le mythe d’Isis, Paris, Kimé, 1997.
301
Michel Jeanneret, « Sur le Voyage en Orient de Nerval », Euresis, 1980, n°4, p. 30. Cette lecture du voile
nervalien dans son lien au sacré a été poursuivie dans un certain nombre d’études importantes sur le Voyage en
Orient, parmi les plus récentes celles de Michel Brix, « Nerval et les anamorphoses de l’Orient » et d’Hisahsi
Mizuno, « Réalité et imagination dans les Scènes de la vie égyptienne », dans Clartés d’Orient (actes du colloque
de Paris VIII, Vincennes, juin 2002), Jean-Nicolas Illouz et Claude Mouchard (dir.), Paris, Laurence Teper, 2004.
302
Patrick Née, « De quel voile s’enveloppe le Voyage en Orient de Nerval ? », Littérature, n°158, 2020/2, p. 79.
Selon lui, cette « justification par l’antique » est une forme de « bandeau idéalisant […] l’empêchant de voir la
réalité d’une condition féminine aussitôt travestie par lui sur la scène du mythe » (p. 79) Cette forme d’idéalisation
semblerait brouiller « sa conscience poétique personnelle de l’injustice faite aux femmes » (p. 80).
78
logique, d’une mise en cause du discours dominant sur « ces pays où les femmes passent pour
être prisonnières » et où, selon le narrateur, le voile « peut-être, n’établit pas une barrière aussi
farouche qu’on le croit » (p. 146). Barrière, non, allégorie, oui : c’est en tant que puissant
« opérateur de conversion du matériel en spirituel303 » que le voile est accrédité. Force de
transcendance, il transformerait la femme réelle (dont la vue, sans voile, peut parfois être
décevante !) en une allégorie de la divinité. Telle est la conclusion que la vue du voile de la
jeune épouse copte inspirera à Gérard :

Cette jeune Égyptienne, qui n’est peut-être ni belle sous son voile ni riche sous ses diamants, a son jour de
gloire où elle s’avance radieuse à travers la ville qui l’admire et lui fait cortège, étalant la pourpre et les
joyaux d’une reine, mais inconnue à tous, et mystérieuse sous son voile comme l’antique déesse du Nil. (p.
156)

Quelques pages plus loin, alors qu’il est confronté aux « inconvénients du célibat », Gérard est
introduit auprès de Soliman-Aga. La conversation entre les deux hommes renvoie dos à dos les
principes et usages qui définissent les rapports de sexe dans les sociétés orientales et
occidentales. L’hôte musulman perçoit notamment les femmes européennes comme de
« pauvres folles créatures [qui] montrent leur visage entièrement nu à qui veut le voir » (p. 166).
En ce qui le concerne, il justifie la séparation des sexes en Orient par la croyance des musulmans
selon laquelle seules les « beautés pures et sans tache » du paradis seront les « épouses
éternelles des vrais croyants » (p. 167). Ce discours a un réel impact sur le narrateur qui,
abolissant la distance culturelle qui avait suscité le débat entre les deux hommes, finit par établir
un lien très étroit entre la pensée musulmane et le platonisme antique : « La femme adorée n’est
elle-même que le fantôme abstrait, que l’image incomplète d’une femme divine, fiancée du
croyant de toute éternité. » La « justification par l’antique » est un pied de nez à la doxa
occidentale qui avait perçu le voile comme un signe que « les Orientaux niaient l’âme des
femmes304 ».
Ce voile serait, semble-t-il, l’unique voie d’élévation du vulgaire. Pourtant, lorsque les Commenté [BZ12]: CSP :
Pas clair
circonstances (plus pragmatiques) l’exigent, la déesse est dévoilée, et la femme réapparaît sans
que cela semble déranger le vertueux initié. Il est ici difficile de résister à la tentation de
rapprocher, comme les deux faces d’une même médaille, l’épisode de la noce cophte de l’une

303
Ibid., p. 85.
304
La formule est extraite du passage suivant du Voyage en Orient : « Est-ce là l’opinion de tous les musulmans
ou d’un certain nombre d’entre eux ? On doit y voir peut-être moins le mépris de la femme qu’un certain reste du
platonisme antique, qui élève l’amour pur au-dessus des objets périssables. La femme adorée n’est elle-même que
le fantôme abstrait, que l’image incomplète d’une femme divine, fiancée au croyant de toute éternité. Ce sont ces
idées qui ont fait penser que les Orientaux niaient l’âme des femmes ; mais on sait aujourd’hui que les musulmanes
vraiment pieuses ont l’espérance elles-mêmes de voir leur idéal se réaliser dans le ciel. » (p. 167-168).
79
des aventures « matrimoniales » de Gérard. Dans l’urgence de se marier pour pouvoir continuer
à résider au Caire, ce dernier se voit proposer par le wékil (entremetteur) un mariage avec une
Copte. À l’ombre noctambule du fantôme voilé et au mirage isiaque se substitue l’exhibition, à
la clarté du jour, des visages et des corps de ces prétendantes. À l’issue de cette scène, il avoue
(un peu honteusement, certes) avoir pris goût « à cette revue du beau sexe cophte » (p. 188). La
mise en perspective de ces deux épisodes révèle la façon dont le motif du voile cristallise, à lui
seul, la tension entre la nuit et le jour, le rêve et le réel, le mystique et le pragmatique, le sacré
et le profane, le poétique et le burlesque qui structure le Voyage en Orient.

Résonnances intertextuelles : le fantôme burlesque (Flaubert et Du Camp)

Le 1er mai 1846 paraît, dans la Revue des Deux Mondes, un extrait du futur Voyage en
Orient (édité chez Charpentier en 1851) sous le titre « Les Femmes du Caire. Scènes de la vie
égyptienne » avec une première section intitulée « Les femmes voilées ». Le public découvre
le récit de la « Noce aux flambeaux ». Parmi les lecteurs figurent probablement Flaubert (1821-
1880) et Du Camp (1822-1894), qui partiront pour l’Orient trois ans plus tard. En novembre
1849, les deux compagnons de voyage débarquent à Alexandrie, avant de rejoindre le Caire en
décembre. Tous deux y voient passer le cortège du mariage de la fille du premier baigneur
d’Abbas-Pacha – une noce musulmane, donc. Du Camp, dans Le Nil (1854), et Flaubert, dans
ses notes publiées à titre posthume, livrent une description du cortège nuptial qui s’inscrit dans
un jeu d’intertextualité évident avec le texte de Nerval. Les effets de reprise et de variation
diffèrent selon la personnalité, le style et le point de vue des deux voyageurs, que la critique n’a
cessé de situer aux antipodes l’un de l’autre305. Le croisement de ces trois regards et la
circulation des images à travers les textes permet d’observer l’évolution du motif de l’épouse
voilée dans les années 1850. Voici comment Du Camp, puis Flaubert en parlent :

Le lendemain, en effet, je vis sortir le cortège accompagné de timbaliers grimpés sur des dromadaires
couverts de coquillages et de plumes, précédé et suivi par des jongleurs, des danseurs, des lutteurs, des
bouffons, des musiciens et une grande foule de femmes montées sur des ânes. La fiancée, enveloppée des
pieds à la tête dans un grand cachemire rouge qui l’aveuglait et l’étouffait, placée sous un dais, hésitant à
chaque pas dans la crainte de tomber, était conduite par quatre matrones qui la tenaient par la main et par
les épaules306.

Mariée dans les rues

305
Voir notamment l’article de Sarga Moussa, « Flaubert et Du Camp au désert », Savoirs en récits II, Saint-Denis,
Presses universitaires de Vincennes, répéter le nom de ville ? 2010, p. 103-118.
306
Maxime Du Camp, Le Nil, Égypte et Nubie [1854], 5e éd., Paris, Hachette, 1889, p. 30-31.
80
J’ai entendu une noce et je me suis dépêché. La mariée sous un dais de soie rose, escortée de deux femmes
à yeux magnifiques, celle surtout qui était à sa gauche ; la mariée, comme toujours, recouverte d’un voile
rouge qui avec sa coiffure conique la fait ressembler à une colonne — la mariée peut à peine marcher tant
elle est empêtrée307.

Voyons, dans un premier temps, quels sont les éléments que Du Camp et Flaubert
empruntent à Nerval. Le premier reprend certains éléments de ce « spectacle tout matériel308 »
que décrit Nerval, lui-même inspiré par le texte de Lane et les planches de Cassas. Dans cette
vertigineuse circulation des images, on retrouve le motif des « lutteurs » ou encore le détail des
« plumes » qui avait déjà attiré l’attention de Nerval. Dans la description, un même effet de
« profusion » est produit du point de vue syntaxique par les accumulations. Point d’effusion
dans le texte de Flaubert, où la description est, sans surprise, concise et minimaliste. Comme
Nerval néanmoins, ce sont ses sens qui sont mobilisés : il entre dans ce « spectacle » par l’ouïe
(« J’ai entendu une noce »). La séquence de Du Camp, bien évidemment plus longue que celle
de Flaubert, est structurée sur le modèle de celle de Nerval. Elle suit une logique visuelle de
focalisation (d’une vue d’ensemble à une vue rapprochée) et une logique grammaticale de
« singularisation » (du pluriel au singulier « la fiancée »). Le syntagme « enveloppée des pieds
à la tête d’un grand cachemire rouge » renvoie l’écho des mots de Nerval, qui décrivait « la
nouvelle épouse (el arouss), entièrement voilée d’un long cachemire dont les palmes tombaient
à ses pieds » (p. 151-152). Flaubert ne manque pas d’exhiber cet effet de répétition : « la mariée,
comme toujours, recouverte d’un voile rouge ». L’expression témoigne d’une forme
d’intertextualité consciente. Comme une extension du voile rouge, le « dais de pourpre » (Du
Camp) et le « dais de soie rose » (Flaubert) planent au-dessus de l’épouse. Enfin, celle-ci est
toujours encadrée par des « matrones » (« quatre matrones » chez Du Camp et « deux femmes »
chez Flaubert). Les trois voyageurs semblent ainsi décrire un même rituel, malgré la différence
ethnico-religieuse entre l’épouse copte que décrit Nerval et la fiancée musulmane qu’observent
Du Camp et Flaubert… La distance culturelle (et non cultuelle) recouvre ces divergences d’un
même voile, celui de l’altérité orientale.
L’effet de reprise entre les trois extraits est principalement produit par les éléments
« concrets » de la description309. Les variations portent plus largement sur la reconstitution de

307
Gustave Flaubert, Voyage en Orient (1849-1851), éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 2006, p. 101.
Toutes les références à cette œuvre renverront désormais à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte. SM :
vous pouvez renvoyer à cette édition, mais je vous signale qu’il existe aussi, désormais, le texte du Voyage en
Orient dans la nouvelle Pléiade des OC (t. II) de Flaubert.
308
G. de Nerval, Voyage en Orient, op. cit., p. 149. Toutes les références à cette œuvre renverront désormais à
cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.
309
La description d’un mariage au Caire que livre Gabriel Charmes lors de son séjour en 1878 fournit la preuve
de la survivance de l’intertexte : « […] enfin vient la mariée, littéralement ensevelie sous un voile rouge qui
81
l’atmosphère de cette scène et sur son appréciation par les voyageurs. C’est la déambulation de
la mariée qui sert de pierre d’achoppement. Nerval décrivait le déplacement souple et léger de
la jeune fille, ayant l’air de « glisser lentement sur le sol ». Cette déambulation solennelle et
presque majestueuse venait justifier la métaphore du fantôme. Celle-ci disparaît du texte de Du
Camp qui décrit la fiancée « hésitant à chaque pas dans la crainte de tomber », et de celui de
Flaubert qui ajoute en incise : « la mariée peut à peine marcher tant elle est empêtrée ». Effet
burlesque garanti. Le fantôme tombe de son piédestal et à sa grâce sépulcrale se substitue la
déambulation laborieuse et maladroite de la pauvre jeune fille « empêtrée ». Sous les plumes
ironiques de Flaubert et de Du Camp, les voiles et draperies de la future épouse ont perdu cet
effet occulte qui les rendait impressionnants et inquiétants, pour devenir un appareil imposant
et gênant. Voile et fantôme ont été désacralisés. Sur ce point, le ton est plus dramatique dans la
description de Du Camp, qui précise que le voile « aveuglait » et « étouffait » la mariée. Il prend
le contre-pied de Nerval qui était comme fasciné par cette « longue figure » dont le privilège
divin consiste à « voir sans être vue » (p. 152). Flaubert, quant à lui, joue sur ce réseau
d’analogies et brouille les pistes quant à sa propre appréciation de cet imaginaire. La « coiffure
conique » de la jeune fille « la fait, selon lui, ressembler à une colonne ». En filigrane, la
référence à Nerval, décrivant le « diadème pyramidal éclatant de pierreries », ne fait aucun
doute. Le corps droit et rigide d’un fût, la coiffure conique d’un chapiteau : la jeune fille est
sans vie, à l’image des vieux monuments de l’Égypte antique. La comparaison est surprenante,
elle permet à Flaubert de prendre de la distance avec le texte de Nerval, mais elle montre tout
de même qu’il se prend au jeu de la transposition antique. Rappelons que lui-même, à
l’approche de Rosette, comparera son ombre et celle de Du Camp à « deux grandes obélisques
qui marchent de compagnie » (p. 80)… Quoi qu’il en soit, le ton dramatique employé par Du
Camp laissait deviner une certaine forme d’empathie à l’égard de la jeune fille et esquissait un
positionnement (légèrement) critique à l’égard des usages dont celle-ci semble être la victime.
Point d’épanchement ou d’apitoiement dans le paragraphe très court qu’y consacre Flaubert.
Son détachement est tel qu’il semble même détourner son attention de la jeune épouse. On a
déjà commenté le portrait des « deux matrones » en gardiennes infernales « au maintien
grave », « vêtues de noir » et poussant des « gloussement[s] criard[s] » chez Nerval. Flaubert
renverse ce portrait : il abandonne l’image de la « matrone » et préfère décrire « deux femmes

recouvre sa tête et descend jusqu’à ses pieds. Deux femmes la soutiennent et le guident dans l’obscurité dont elle
est enveloppée ; un dais est élevé au-dessus d’elle […]. » (Cinq mois au Caire et dans la Basse-Égypte, Paris,
Charpentier, 1880, p. 101).
82
à yeux magnifiques ». Non content de retrouver leur forme humaine, celles-ci sont sublimées.
La beauté de ces femmes - de « celle surtout qui était à sa gauche » – rivalise avec celle de la
mariée, qui, invisible, ne semble pas intéresser le voyageur pragmatique. Porté par un
« acharnement scopique » exprimant, selon Alain Buisine, son « désir de dénudation310 »,
Flaubert se désintéresse de la figure de la mariée voilée. Dans ses notes de voyage, il ne
poétisera que ce qu’il peut voir (Kuchuk-Hanem, par exemple). Il faudra attendre Salammbô
(1862) pour que le romancier se délecte, tout comme Nerval, de l’invisibilité mystique du Commenté [BZ13]: CSP : à nuancer : l’ironie narrative
relativiste les croyances relatives au zaïmph (cf. la dernière
voile311. Dans ce palimpseste de discours sur la femme voilée, le répertoire des métaphores phrase du roman).

s’enrichie et se diversifie, des plus sublimes au plus grotesques.

3) Inesthétisme et impudeur

« De gros paquets noirs et blancs qui sont des femmes312 »

Après avoir cédé au topos des noces orientales, Du Camp s’attaque à la visite, non moins
conventionnelle, des bazars cairotes. Celle-ci prend la forme d’une longue énumération de
costumes pittoresques à la manière de Gautier (rappelons que Du Camp lui a dédié Le Nil), dont
l’issue attire tout particulièrement notre attention :

Le Kaire est le rendez-vous de tous les peuples qui habitent l’Égypte ou qui viennent y trafiquer, et c’est
principalement dans les bazars qu’on peut admirer la variété des costumes et des types. Devant la boutique
des marchands venus de Damas ou de Constantinople pour vendre leurs étoffes ou leurs armes, passent et
repassent sans cesse les Turcs gênés dans de laides redingotes et d’étroits pantalons ; les fellahs nus sous
une simple blouse en cotonnade bleue ; les Bédouins de la Libye enveloppés de couvertures grises, les pieds
entourés de linges rattachés avec des cordes […] ; puis parmi ces fils de Sem et de Cham, des Européens
de tous pays, Italiens, Corses, Anglais, Russes, Allemands, Français, qui vont et viennent curieusement
pendant qu’auprès d’eux courent sur des ânes de gros paquets noirs et blancs qui sont des femmes313.

Sur cette foule cosmopolite, qui offre un savant mélange d’étoffes, de formes et de couleurs, se
détache l’image informe (« paquets ») et incolore (« noirs et blancs ») des femmes voilées. Le
comique de situation (elles « courent » sur des « ânes ») est surenchéri par cette allure
inélégante. Du Camp développera, quelques lignes plus loin, cette appréciation négative du
voile des femmes du Caire :

310
A. Buisine, L’Orient voilé, op. cit., p. 119-120.
311
L’histoire de Salammbô se cristallise autour du motif du voile sacré de la déesse Tanit, le zaïmph, dans lequel
Mâtho osera s’envelopper. Voir notamment le chapitre qu’A. Buisine consacre à « Salammbô ou les dangers du
dévoilement » (ibid., p. 127-149).
312
M. Du Camp, Le Nil, op. cit., p. 42.
313
Ibid, p. 41-42.
83
À Constantinople, les femmes sont voilées du yachmac et enveloppées du feredjé (manteau) de couleur
claire, ce qui est bien et de bon effet parmi les foules ; mais ici elles s’entortillent dans une grande pièce de
taffetas noir (habara) d’où sortent par en bas des bottines et des pantalons jaunes ; sur le visage elles
s’appliquent un morceau d’étoffe blanche (bourkô) soutenu intérieurement par une bande de lacets de coton
tressée qui s’appuie sur le nez ; quand on fait un serment à une grande dame, on jure par la pureté de son
bourkô, exempt de tout reproche. Cet assemblage est laid, disgracieux, sans harmonie de tons314.

Le voilement des Égyptiennes est sévèrement jugé par le voyageur, en témoigne le rythme
ternaire final où s’accumulent les adjectifs dépréciatifs. Au moins les femmes de
Constantinople ne font-elles pas tache et contentent-elles le voyageur désireux de préserver
l’harmonie esthétique de son tableau oriental. Du Camp poursuit cette comparaison et déplace
le curseur : le procès esthétique n’oppose plus les voilées de Constantinople aux « paquets » du
Caire, mais les « femmes de harem », qui ne sortent que voilées, aux « fellahines », qui courent
les rues à peine voilées :

Ceci ne s’applique qu’aux femmes de harem ; celles du peuple portent la robe bleue presque toujours
ouverte sur la poitrine ; elles posent sur leur tête une grande écharpe (milayeh) qu’elles laissent traîner
jusqu’à terre et cachent leur figure sous une série de petites nattes en soie noire réunies et garnies de
plaquettes d’argent ; souvent même elles vont à traits découverts et les dissimulent derrière un pan de leur
voile quand passe un étranger.
Quelques-unes de ces fellahins sont jolies, lorsqu’elles sont jeunes encore et n’ont point été déformées par
des enfantements trop précoces ; la couleur brun doré de leur peau, l’excessive simplicité de leur costume,
la façon élégante dont elles portent le moindre fardeau sur leur main renversée, leur donnent l’apparence
de ces canéphores antiques qui dessinent leur pur profil sur les bas-reliefs en marbre jauni par le temps315.

Dans ce tableau en noir et blanc, les jeunes filles du peuple s’attirent les faveurs du voyageur
européen. Le portrait suit un mouvement ascensionnel. Du Camp commence par décrire le
parfait équilibre, entre voilement et dévoilement, de ce costume laissant apparaître (un peu,
mais pas trop) certaines parties du corps (la poitrine, la figure). Sans excès, la pudeur de ces
jeunes filles dans certaines circonstances (quand passe un étranger), est, de surcroît, appréciée
par le voyageur. Ces filles du peuple sont ensuite décrites comme « jolies » et « élégantes » (à
condition qu’elles soient jeunes), jusqu’à ce que ce portrait mélioratif culmine dans la
comparaison avec les canéphores antiques. Du Camp cède à la même tentation « primitiviste »
que Gautier, ou même Flaubert. La référence à l’antique donne de la valeur à des aspects qui
font, par ailleurs dans les textes viatiques, l’objet d’une critique ethnocentrée : la couleur de
peau (« la couleur brun doré de leur peau ») et la condition misérable, exprimée par le vêtement
(« l’excessive simplicité de leur costume ») et le labeur (« la façon élégante dont elles portent
le moindre fardeau »). Ainsi le prestige du passé et le goût de l’ancien ont-ils le pouvoir de
transformer la « boue » en « or ». Alors que le voile, selon Nerval, permettait de rétablir un lien

314
Ibid., p. 42.
315
Ibid., p. 42-43.
84
primitif avec l’Antiquité, c’est l’absence de voile qui permet à Du Camp de reconnaître aux
fellahines le « pur profil » antique.
À côté de ces canéphores ressuscitées, les femmes voilées sont donc perçues comme de
vulgaires « paquets ». La métaphore a eu du succès parmi les voyageurs du siècle. On la
retrouve notamment dans le récit de voyage en Égypte du journaliste Gabriel Charmes (1850-
1886), qui abonde de références intertextuelles aux voyageurs de la première moitié du siècle
(Chateaubriand, Lamartine, mais aussi Flaubert et Du Camp). Ce texte illustre l’hypothèse
formulée par Saïd, selon laquelle l’Orient serait, dans les textes viatiques, une « re-présentation
de matériel canonique », et le voyage « une forme de copie316 ». Lors de son passage au Caire,
Charmes décrit le Mousky, la principale rue de l’ancien quartier franc :

Jamais musée de types humains n’en a offert une collection aussi variée, aussi complète, aussi pittoresque
que le Mousky. Le Turc en tarbouche, vêtu de la disgracieuse stambouline, y coudoie le fellah nu, sous une
simple chemise en cotonnade bleue ; le Bédouin au turban blanc […]. Toutes les couleurs, depuis le noir
d’ébène jusqu’au blanc albinos, toutes les races, tous les costumes fourmillent aux regards. Je ne parle pas
des Anglais en casques enveloppés de longs voiles, des Juifs, des Français, des Italiens […]. Les femmes
indigènes, pareilles à de gros paquets, courent sur des ânes ; on distingue seulement leurs pantalons jaunes
ou blancs terminés par une dentelle, et leurs bottines de satin gris-perle, rose ou bleu. Les fellahines, la tête
chargée de lourds fardeaux, le visage à peine voilé, la taille svelte et élancée, émaillent cette immense houle
humaine, où tout est mouvement, éclat de couleur, bruit et agitation317.

La description des bazars est fidèle à la version qu’avait donnée Du Camp de ce topos trente
ans plus tôt. En bon lecteur, Charmes reprend le lexique, la syntaxe, et même les effets
stylistiques du texte de Du Camp pour décrire un même carrefour culturel. Après la mention
des Européens, vient celle des femmes comparées à « de gros paquets [qui] courent sur des
ânes », sans omettre le détail des « pantalons jaunes ». Enfin, le journaliste-voyageur se livre
au traditionnel portrait des fellahines, reprenant le motif du « fardeau » et celui du visage
entrevu. Dans un dispositif cette fois-ci intratextuel, Charmes réutilise, en 1887, dans la relation
de son voyage au Maroc, les éléments de cette description. À Fès, le journaliste décrit « les
types les plus variés » qui défilent devant ses yeux, juchés sur des ânes ou des chevaux, avant
d’indiquer que « [l]es femmes étaient d’une excessive rareté et si bien voilées, qu’elles avaient
l’apparence de paquets ambulants318 ». Les images « orientalistes » circulent ainsi entre les
textes et les périodes du siècle, mais également entre les aires géographiques et culturelles, pour
exprimer un même effet d’étrangeté, une même réaction vis-à-vis de l’altérité.

316
E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 310.
317
G. Charmes, Cinq mois au Caire et dans la Basse-Égypte, op. cit., p. 81-82.
318
Gabriel Charmes, Une ambassade au Maroc, Paris, Calmann Lévy, 1887, p. 141.
85
C’est tout particulièrement chez les voyageuses que la critique du voile féminin oriental
se fait au nom d’impératifs esthétiques. La métaphore des « paquets » est employée par un
certain nombre d’entre elles, à l’instar de Cristina de Belgiojoso (1808-1871). La princesse
italienne s’est exilée en France dans les années 1830, où elle s’est largement imprégnée des
mœurs et mentalités françaises. Suite aux troubles de 1848, elle a pris la route de l’Orient et a
vécu en Turquie jusqu’en 1855. Dans ses Souvenirs de voyage (1858), elle témoigne de ses
nombreuses désillusions et s’attaque fermement aux fantasmes orientalistes. Particulièrement
sensible aux « physionomies », qui sont, selon elle, un excellent moyen de « faire connaître
l’Orient319 », elle livre un portrait plutôt disgracieux des femmes orientales. Elle décrit ainsi la
mise des « grandes dames de Constantinople » lors de leurs sorties :

[…] non seulement le voile couvre le visage, non seulement le ferradjah (sorte de manteau) couvre toute
la personne et lui donne l’air d’un paquet, mais voiles et ferradjahs sont tous de même étoffe, de même
forme et presque de même couleur : c’est un domino qui ressemble à tous les dominos320.

Même quand il s’agit de déconstruire l’image fantasmée de la belle odalisque, la voyageuse


mobilise des images qui relèvent d’un répertoire orientaliste. L’analogie avec le « paquet »
participe d’un discours viatique traditionnel dans les années 1850. Il est intéressant de noter que
Belgiojoso semble bien moins surprise par le degré extrême de voilement des femmes que par
la laideur de leurs voiles. Dans une sorte de surenchère marquée syntaxiquement, la voyageuse
montre que ce sont l’uniformité, la simplicité et la banalité des voiles qui l’ont marquée. À
peine quelques pages plus tard, Belgiojoso mobilisera la même image pour introduire sa
rencontre avec l’une des épouses de son hôte, Mustuk-Bey : « […] je crus d’abord qu’elle avait
disparu par une trappe, ne laissant derrière elle pour la représenter que ses nippes arrangées en
paquet. Une légère ondulation dans cet amas informe m’avertit de mon erreur321 […]. » Le
terme « nippes » a des connotations négatives : il renvoie à une pièce de tissu, en général
défraîchie et abîmée, dont la fonction est de couvrir le corps et non de l’« habiller ». Portant des
vêtements informes, monochromes et d’une excessive simplicité, les femmes orientales seraient
étrangères ou indifférentes aux effets de mode322. L’uniformité du costume des dames de
Constantinople décriée par la voyageuse n’était pas surprenante, dans la mesure où il s’agissait

319
Cristina de Belgiojoso, Asie mineure et Syrie : souvenirs de voyage, Paris, Lévy, 1858, p. 12.
320
Ibid., p. 109.
321
Ibid., p. 114-115.
322
Dans la société française de l’époque, le voile féminin est en effet devenu un objet de mode. Au voile simple
se sont substituées de nombreuses coiffes, qui, en lien avec l’échelle sociale, étaient plus ou moins imposantes et
visibles322. Dans Voiles, l’historienne Nicole Pellegrin répertorie les différents « couvre-chefs » portés par les
femmes françaises au cours du XIXe siècle. Elle réalise un « modeste tour de France des voiles féminins » (op.
cit., p. 280-353).
86
d’une tenue de sortie. La description d’un tel costume porté à l’intérieur du harem est plus
étonnante, dans la mesure où, depuis 1839, les tanzimat ont eu, d’après le témoignage de
certains voyageurs (Barrault notamment), des effets sur l’habillement des femmes. Ce n’est
sans doute pas encore le cas dans ce harem de la province anatolienne323, certainement moins
sensible aux réformes. Sur le plan idéologique, la réaction « esthético-centrée » de Belgiojoso
mobilise en creux la question du degré de « civilisation » des Orientaux. Sur le plan politique,
elle pose celle des progrès de la « modernisation » de l’Empire ottoman sur le modèle européen,
en fonction des territoires et des espaces.

Impudicités des voiles orientaux324

Le voile féminin a été historiquement construit, dans la conscience collective


occidentale, comme un symbole de pudeur : dissimulant la nudité325, il est un signe de chasteté,
de dignité et de respectabilité. À l’inverse, le dévoilement, entendu comme dénudement, est
perçu comme un acte transgressif. Au nom de la décence collective, le corps féminin n’a cessé,
au cours du XIXe siècle, d’être caché, « enseveli sous des couches innombrables de tissus :
chemise de jour, pantalon, bas, corsets, jupons, crinolines, poufs et autres formes, robes et jupes
enfin complétées de gants, bottines, manchons, chapeaux, châles, étoles, etc326. » Dans un tel
contexte, on pourrait s’attendre à ce que l’ampleur des voiles et des draperies des femmes
orientales soit perçue, par les voyageuses occidentales, comme le signe d’une honorable pudeur.
Mais il n’en est rien. Le voile est souvent le support d’une critique du comportement impudique
des femmes orientales. Cette critique se fait précisément au nom de la pudeur, considérée
comme une valeur morale proprement occidentale. Le portrait des femmes voilées de
Constantinople que dresse Cristina de Belgiojoso a en réalité pour fonction de prouver que le
voile ne garantit pas la chasteté des femmes orientales, bien au contraire : il est un alibi !
Voilées, « elles vont se promener dans la ville, dans les bazars, partout où il leur plaît et sans
être soumises à aucune surveillance incommode327 ». De là l’évidente conclusion selon
laquelle, grâce à leur voile, les dames turques sont « assurées de garder leur incognito aussi

323
Belgiojoso découvre le palais de Mustuk-bey sur la route de Beyrouth, dans les environs de la ville
d’Alexandrette (au sud actuel de la Turquie).
324
Le titre est emprunté à Nicole Pellegrin (ibid., p. 316).
325
Jean-Claude Bologne définit la « pudeur » comme la « honte de la nudité » (Histoire de la pudeur, Paris,
Hachette littérature, 1986, p. 12).
326
Anne Carol, Régis Bertrand, « La nudité au XIXe siècle. Quelques pistes de réflexion pour l’histoire des
pratiques et des sensibilités », Rives Méditerranéennes, UMR TELEMME, 2008, p. 25-37.
327
C. de Belgiojoso, Asie mineure et Syrie : souvenirs de voyage, op. cit., p. 109.
87
longtemps qu’il leur plaît, et l’infidélité n’est point accompagnée de danger328 ». Ce discours
se trouvait déjà dans le Journal d’un voyage au Levant de la comtesse de Gasparin. Au Caire,
la voyageuse décrit ainsi un harem en promenade dans le quartier de Boulaq :

Voici des pagodes portées sur des ânes ; ce sont les femmes d’un harem bourgeois ; – les harems, ou karems
des seigneurs ne sortent jamais […].
Que de misères dans ces prisons ambulantes ! que de témérité dans cette affectation de retenue ! Une
conversation avec les Européens fixés depuis longtemps au Caire en apprend beaucoup là-dessus. Rien
n’égale l’audace des dames égyptiennes. Je ne m’en étonne pas. Le voile explique tout ; il est dans son
essence de tuer la pudeur. Chez nous, le vice prend le masque et revêt le domino ; il a raison. L’âme ose
tout penser, le cœur ose tout vouloir ; mais le front rougit, mais la pudeur chassée de son asile se répand sur
le visage, elle devient la confusion, c’est un dernier rempart. Cachez le visage, et ce rempart n’existe plus.
Quand Juda vit Tamar assise voilée au coin du carrefour, il la prit pour une femme de mauvaise vie, car elle
avait couvert son visage329.

Nombreuses sont les images employées par les voyageuses pour exprimer leur étonnement à
l’égard de ce dispositif « carcéral », perçu comme une extension du harem330. Si le registre
larmoyant n’est pas totalement exclu de son discours (« Que de misères dans ces prisons
ambulantes ! »), la comtesse surprend par des images et un discours plutôt iconoclastes.
L’analogie est cocasse : de mini-temples d’inspiration bouddhiste, contenant des femmes,
transportés sur des ânes ! Aux XVIIIe et XIXe siècles, les pagodes étaient également, pour les
Européens, de petites figurines à l’effigie des divinités adorées, destinées à l’exportation. À
l’instar des magots, les pagodes étaient des représentations très caricaturales et peu esthétiques.
On peut donc supposer que la comtesse de Gasparin joue sur l’acception métonymique de ce
terme pour caractériser, de manière grotesque, les femmes orientales contenues dans ces boîtes
ambulantes. Le recours à un imaginaire extrême-oriental, en cours de développement dans les
années 1850331, semble renforcer l’effet d’« étrangeté » et mettre à distance, par la confusion
des aires culturelles, toute forme de « sacré ». Le discours de la voyageuse intègre la question
du voile à une réflexion sur les formes d’enfermement physique des femmes en Orient : cette
forme de contrainte excessive n’est, selon elle, qu’un piètre simulacre de moralité et de
respectabilité. Y voyant une « affectation de retenue », elle dénonce une pudeur feinte, affichée
trop ostentatoirement pour être authentique. Rappelons que la comtesse de Gasparin est
d’origine protestante genevoise : le calvinisme valorise évidemment la pudeur féminine et la

328
Ibid., p. 110.
329
[V. de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. II, p. 37-38.
330
Une vingtaine d’années plus tôt, la voyageuse Ida Saint-Elme décrivait des « dames emboîtées » qu’elle avait
vu « défiler dans leurs caisses fermées sans que rien annonçât qu’il y avait là-dedans des êtres vivants » (La
Contemporaine en Égypte, Paris, Ladvocat, 1831, t. III, p. 337).
331
Voir Muriel Détrie, « L’Extrême-Orient en question dans les récits des voyageurs français durant la seconde
moitié du XIXe siècle », Modern & Contemporary France, n°14, 2006, p. 5-13.
88
transparence morale. Le voile, tout particulièrement, dissimulerait la « vraie » nature des
Égyptiennes, téméraires et audacieuses. Gasparin cède ici à l’un des plus tenaces, et des plus
sexistes, clichés orientalistes sur l’infidélité des femmes en Orient. Selon elle, cette nature
impudique est entretenue par le voile, qu’elle semble bien davantage percevoir comme un objet
de dissimulation, un masque. Ce discours, qui multiplie pourtant les vérités générales, prend le
contre-pied de la doxa occidentale sur le voile. Renvoyant dos à dos mœurs occidentales et
orientales, Gasparin démontre fermement l’immoralité du voile, qui autoriserait les femmes à
tout faire sans être jugées devant le tribunal des apparences. Elle leur ôte ainsi toute conscience
individuelle et morale. Le plaidoyer de la fervente voyageuse culmine dans une sorte
d’exemplum, où l’épisode biblique de Tamar et Juda rappelle que, dans la Bible, le voile féminin
est un signe d’immoralité (Juda prend Tamar pour une prostituée parce qu’elle porte le voile)
et qu’il a une fonction dissimulatrice et trompeuse (Tamar revêt le voile pour séduire son ancien
beau-père en lui cachant son identité).
C’est la dissimulation du visage qui semble poser problème, selon Gasparin. La nudité
du visage répond à un impératif de transparence et de visibilité, qui garantirait une forme de
moralité. Sur ce point-là, les principes de la comtesse entrent en contradiction avec les dogmes
orientaux, et musulmans, qui proscrivent la vue du visage. Les voyageurs des années 1830 ont
été particulièrement sensibles aux réactions pudiques des femmes qu’ils rencontraient. Sur la
route de Lampsaque, à l’approche de Michaud, des femmes « se sont enfuies à travers les
roseaux, mettant surtout le plus grand soin à cacher leur visage comme si elles eussent eu peur
d’être reconnues332 ». Lorsqu’elle croise un harem en déplacement, Ida Saint-Elme (1776-1845)
note : « Heureusement elles ne pensent ni ne sentent du tout comme moi ; il y en a qui m’ont
dit au contraire que ce serait pour elles, non seulement une humiliation, mais une affreuse peine
que d’aller à visage découvert333. » Malgré le regard résolument extérieur des voyageurs, ces
passages accordent aux femmes voilées en question une certaine forme d’agentivité, dont il
avait rarement été question jusque-là. Mais c’est bien davantage la contrepartie de cette hantise
du visage dévoilé qui intéresse les voyageurs, et les voyageuses. Dans les campagnes, où ces
derniers constatent que les femmes sont moins systématiquement et moins hermétiquement
voilées que dans les villes, ils remarquent que la pudeur orientale ne porte pas sur les mêmes
parties du corps féminin qu’en Occident. Peut-être avaient-ils déjà été avertis par la toile de
Charles Gleyre (1806-1874) intitulée La Pudeur égyptienne (1838). Ce peintre voyageur

332
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. II, p. 66.
333
I. Saint-Elme, La Contemporaine en Égypte, op. cit., p. 337.
89
d’origine vaudoise avait peint le paradoxe d’une pudeur qui porterait seulement sur le visage,
mais qui laisserait tout le reste du corps nu, attirant le regard des hommes (celui du cavalier)
autant que celui des femmes (celui de la compagne, au sol).

Charles Gleyre (1806-1874)


« La Pudeur égyptienne » (1838)
Huile sur toile
Lausanne, musée cantonal des beaux-arts

À Alexandrie, Gasparin est surprise par la réaction de quelques femmes fellahs :

Celles qui ont le visage découvert, le cachent à notre approche, sous un pan de la pièce de toile bleue
qu’elles portent sur la tête ; elles ne le font ni si vite, ni si bien, que nous n’ayons le temps de voir leurs
traits, et le tatouage bleu qui orne de bizarres dessins leur lèvre inférieure. Ces femmes, si soigneuses de
dérober leur visage aux regards, laissent leur robe ouverte sur la poitrine. Tout est convention334.

Rien de plus étrange, aux yeux de la voyageuse européenne, que ces femmes qui préfèrent
cacher leur visage plutôt que leur poitrine. Cette anecdote est devenue un lieu commun des
textes viatiques au cours du siècle. Gasparin s’est sans doute elle-même inspirée du texte de
Victor Schœlcher (1804-1893) qui, dans L’Égypte en 1845 (1846), avait décrit des « petites
filles, à peu près nues, qui, n’ayant qu’une loque [le voile] s’en couvraient la figure, à notre
approche, et non pas le milieu du corps, avant de conclure : « On peut bien juger, par-là, que la

334
[V. de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. II, p. 11.
90
pudeur est une vertu toute de convention335 […]. » La notion de « convention » s’oppose aux
discours sur la pudeur comme vertu naturelle336 de la femme. L’expérience orientale impose
comme une évidence la relativité sociale et culturelle de la pudeur. Point de relativisme culturel
dans le discours de la comtesse, néanmoins. Si elle reconnaît que la pudeur orientale est régie
par des principes et des codes différents, c’est pour mieux montrer la distance morale qui l’en
sépare. Sans être aussi explicite que dans d’autres passages, le discours de Gasparin voile à
peine sa condamnation morale au nom d’une pudeur chrétienne qui proscrit la nudité, et tout
particulièrement la vue de la poitrine des femmes (en témoigne la célèbre réplique de Tartuffe).
Dans la société française et chrétienne de l’époque, la question posée est bien plus, en réalité,
celle de la décence ou de la bienséance que celle de la pudeur. C’est ce qui explique sans doute
la surprise des voyageurs lorsqu’ils sont confrontés au dévoilement intégral (et non partiel, tel
qu’il était notamment pratiqué dans les milieux mondains) de la poitrine des femmes en Orient.
L’anecdote est reprise à foison : Jean-Claude Bologne la trouve chez Bayard, Montaigne, ou
encore Stendhal337, nous la retrouvons chez Nerval338, ou encore chez Flaubert. Dans une lettre
envoyée à son frère Achille, il exploite, sans surprise, le potentiel grotesque de ce topos :

Quant aux femmes, on ne leur voit rien de la figure, que la poitrine en plein. Dans la campagne, par exemple,
quand elles vous voient venir, elles prennent leur vêtement, se le ramènent sur le visage et, pour se cacher
la mine, se découvrent ce qu’on est convenu d’appeler la gorge, c’est-à-dire l’espace compris depuis le
menton jusqu’au nombril. Ah ! j’en ai t’y vu de ces tétons ! j’en ai t’y vu ! j’en ai t’y vu !
Remarque : le téton d’Égypte est très pointu, en forme de mamelle, et n’excite pas du tout339.

Lui aussi joue sur les conventions. Alors qu’il est « convenu », dans un langage châtié,
d’évoquer la « gorge » des dames pour éviter de mentionner trop explicitement la zone intime
de la poitrine, Flaubert focalise toute son attention (et son regard) sur la zone érogène des
« tétons ». L’humour potache, qui laisse deviner le sourire égrillard de Flaubert dans la première

335
Victor Schœlcher, L’Égypte en 1845, Paris, Pagnerre, 1846, p. 259.
336
Ce discours sur la pudeur naturelle (et universelle) inscrite dans la nature féminine a largement été développé
par la morale chrétienne à l’âge classique. Jean-Claude Bologne cite notamment un ouvrage intitulé Les Femmes,
la modestie et la bienséance chrétienne (1656), dans lequel le Père Le Moyne développe l’image de la pudeur
comme « voile naturel » de la femme (Histoire de la pudeur, op. cit., p. 15). Au XVIIIe siècle, les philosophes des
Lumières travaillent à transformer cette pudeur naturelle en une valeur culturelle.
337
« Les mêmes exemples se répètent de discours en discours : les musulmanes qui préfèrent montrer leur sexe
que leur visage, les Malgaches qui mourraient de découvrir leurs bras… Et l’on rapporte l’histoire de cette
Orientale surprise sans son tchador, qui se dépêcha de rabattre sa robe sur sa tête, dévoilant du même coup ces
charmes qu’on se serait hâté de voiler en Europe. […] » (J.-C. Bologne, Histoire de la pudeur, op. cit, p. 50.)
338
Le motif apparaît lors du portrait du peintre français installé à l’hôtel d’Angleterre au Caire : « Il y [dans son
atelier] de temps en temps des marchandes d’oranges et de cannes à sucre de la ville qui veulent bien lui servir de
modèles. Elles se décident sans difficulté à laisser étudier les formes des principales races de l’Égypte ; mais la
plupart tiennent à conserver leur figure voilée ; c’est là le dernier refuge de la pudeur orientale. » (Voyage en
Orient, op. cit., p. 159)
339
Gustave Flaubert, Lettre du 15 décembre 1849, Correspondance, Pléiade, t. 1, p. 554-555. Voir édition.
91
partie de la citation, est vite désamorcé par la chute. Le « téton d’Égypte » n’est pas érotique, il
est animal, « en forme de mamelle ». La métaphore animale se retrouve dans l’ensemble des
notes de voyage, à chaque mention de « tétons ». À bord du Stambul, Flaubert décrit par
exemple la « figure tout à fait animale, téton ballotant dans son corsage340 » d’une « Négresse ».
Le dévoilement (la mise à nu) fait courir le risque de passer de l’érotisation à l’animalisation.
Tout est, en réalité, une question de degré : si, dans la pensée occidentale, le dévoilement partiel
de certaines parties du corps est associé au désir, le dévoilement intégral est perçu comme le
signe d’une proximité avec l’état animal. Dans Pudeurs féminines. Voilées, dévoilées,
révélées341, Jean-Claude Bologne montre bien, en effet, que la pudeur féminine a été pensée, au
XIXe siècle, dans le cadre d’un processus de « civilisation ».

II. L’œil ardent : bas les voiles342 !

Reste ici caché : demeure !


Dans une heure,
D’un œil ardent tu verras
Sortir du bain l’ingénue,
Toute nue,
Croisant ses mains sur ses bras343.

Telle est l’alléchante invitation que reçoit, en 1829, chaque lecteur des Orientales. Sous
la plume de Victor Hugo, la baigneuse, muse des néo-classiques, rencontre l’odalisque, favorite
des orientalistes. Un mythe romantique est né. Sara laisse le souvenir de sa peau blanche et de
ses yeux d’azur en feu, de son innocence et de lascivité. Douce promesse qui ne semble pas
avoir été oubliée par les voyageurs des années 1850, génération bercée par le romantisme des
années 30. C’est bien avec « l’œil ardent » que ces derniers parcourent les terres d’Orient, à la
recherche de l’ingénue toute nue. Mais le célèbre poème d’Hugo exhibait déjà les contraintes
de cette quête. Déjà la vue y était associée à l’interdit, et la contemplation à une forme de
voyeurisme. Le poète lui-même ne se vante-t-il pas, dans les vers qui suivent, de voir « tout ce
que dérobe / Voile ou robe344 » ? La vue de la nudité apparaît bien comme un « privilège » qu’il
s’est octroyé. La scène de « voyeurisme » est sous-tendue par une conscience aiguë du jeu de

340
G. Flaubert, Voyage en Orient, op. cit., p. 319.
341
Jean-Claude Bologne, Pudeurs féminines. Voilées, dévoilées, révélées, Paris, Seuil, 2010.
342
Nécessaire de mentionner que l’expression choisie dans ce titre n’a pas de rapport direct avec l’ouvrage de
Chahdortt Djavann, Bas les voiles ! (Paris, Gallimard, 2006) ?
343
Victor Hugo, « Sara la baigneuse », Les Orientales, op. cit., p. 104.
344
Ibid.
92
voilement/dévoilement dans lequel elle s’insère et dont l’enjeu est redoublé par l’univers
« oriental » du poème.
Ici, tout est affaire de regard. C’est l’œil qui se met en quête du « dévoilement », entendu
dans le sens de déshabillement, voire de dénudement. Si l’ouvrage d’Alain Buisine « se
préoccupe de moins en moins du voile en tant que dispositif vestimentaire345 », c’est justement
cette acception concrète et matérielle du terme qui nous intéresse ici. On rejoint néanmoins
l’hypothèse formulée par l’auteur, selon laquelle, dans cette quête, même si « la chair juste
entrevue possède d’excitantes vertus érotiques », le « vrai désir » porte sur « le dévoilement en
tant que tel346 ». Le voilement est la condition absolue de cette quête : l’interdit, l’obstacle et le
mystère liés au voile redoublent le désir de « dévoiler ». Le plaisir visuel y est inextricablement
lié au plaisir de la transgression. Ainsi les voyageurs sont-ils lancés en Orient dans une quête
du voile dont le mot d’ordre n’est rien de moins que « bas les voiles ! ».

1) La quête scopique

L’adjectif « scopique » est emprunté à la psychanalyse, où il paraît dans l’expression


lexicalisée « pulsion scopique ». Freud, puis Lacan, ont parlé de pulsion scopique (ou de
scopophilie) pour caractériser le désir et le plaisir éprouvés par un individu à l’idée de posséder
l’autre par le regard347. Cette pulsion, bien qu’indépendante des zones érogènes (elle passe par
le regard), est une pulsion sexuelle, dont l’une des formes les plus évidentes est le voyeurisme
– ce « trouble de la sexualité consistant à épier autrui à son insu dans des conduites impliquant
l’intimité » (Larousse). Dans ce processus, la vue implique un rapport de force : l’individu
soumet l’autre à son regard contrôlant, et c’est de ce privilège visuel qu’il tire son plaisir.
Mettons de côté les implications sexuelles attribuées par la psychanalyse à la notion de
« pulsion ». Parlons plutôt, dans un premier temps, de « quête scopique » (tout de même
associée au pouvoir, ou du moins à une forme de domination) pour caractériser le comportement
de ces voyageurs cherchant, par tous les moyens, à voir à travers, puis derrière le voile des
femmes d’Orient. Les notions de désir et de plaisir ne sont pas pour autant à exclure : elles nous

345
A. Buisine, L’Orient voilé, op. cit., p. 13. L’auteur prend en compte le voile dans sa dimension matérielle (et
dans son lien avec la nudité) uniquement dans le deuxième chapitre de son ouvrage, qui se concentre ensuite sur
des aspects plus symboliques.
346
Ibid., p. 24.
347
Pour une définition de la notion en psychanalyse, voir Tatiana Pellion, « Présentations de l’objet à
l’adolescence. Le cas de la pulsion scopique », Recherches en psychanalyse, vol. 8, n°2, 2009, p. 265-281.
93
permettront, bien au contraire, de parler, sur la base d’une analogie entre les domaines sexuel
et esthétique, de jouissance visuelle.

Voiles transparents et portraits volés

Voyageurs et voyageuses ne cessent de décrire la longueur, l’épaisseur et l’opacité des


voiles, perçus comme autant de signes d’une féminité orientale invisible, inaccessible,
impénétrable. Pourtant, il arrive parfois que ces « masques de plomb » (retenons l’image
utilisée par Barrault) retrouvent la légèreté de l’étoffe transparente où s’engouffrent les courants
d’air. Les discours eux-mêmes suivent le mouvement de cette dialectique du visible et de
l’invisible. Les métaphores opaques (fantômes, paquets ou masques) côtoient les expressions
renouvelées de la transparence des voiles. À travers ces textes se construit ainsi le motif du
voile soulevé ou écarté, substituant à la cécité du voyageur l’acuité du voyeur. Les séquences
consacrées au voile sont souvent construites sur le mode de la concession, en témoignent les
confidences de Poujoulat à Michaud :

Ali-Bey vante la beauté des femmes de Damas ; vous n’ignorez pas que dans ce pays-ci ce qu’on cache le
plus aux voyageurs, ce sont les femmes, et je ne puis vous dissimuler que sur ce point j’ai peu observé par
moi-même. Pourtant, je ne dois pas vous taire que parfois, dans les bazars, un coin de voile écarté par des
doigts probablement distraits, m’a permis de découvrir furtivement de jeunes et charmants visages, des
yeux noirs pleins de feu ombragés par de longues paupières, et cette double rangée de perles qui pare avec
tant d’éclat la bouche rose des filles d’Orient348.

De prime abord le jeune Poujoulat cède au discours conventionnel du voyageur soucieux de se


prémunir des accusations d’affabulation (en mémoire des invectives de Volney contre les
« mensonges » de Savary). Mais c’est justement au nom de cet impératif d’honnêteté (la
modalité déontique l’exprime à elle seule) que ce dernier introduit le motif du « coin de voile
écarté ». Le « privilège » visuel (rare et « furtif ») consiste à « découvrir », tel un trésor enfoui,
un visage féminin. Bien que Poujoulat mette cette opportunité sur le compte de la « distraction »
de la jeune Damasquine (comme pour se dédouaner d’une curiosité inconvenante), il s’agit bien
ici d’un portrait volé, qui a vocation à appuyer, par un exemple précis, une idée générale sur les
femmes de Damas. Ce portrait est en effet construit sur les éléments caractéristiques du blason
féminin oriental, tel qu’il se développe dans la poésie romantique des années 1830. Les « yeux
noirs pleins de feu », rappellent les « yeux d’azur en feu » de la baigneuse d’Hugo et annoncent
ceux de la belle Juive que décrira Gautier à Alger une dizaine d’années plus tard : « Ses

348
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. VI, Lettre CLXVII envoyée à Michaud par
Poujoulat, p. 188.
94
prunelles de diamant noir nageaient sur une cornée de nacre de perle d’un éclat et d’une douceur
incomparables, avec cette mélancolie du soleil et cette tristesse d’azur qui font un poème de
tout œil oriental349. » Ici l’enjeu du « dévoilement » est donc moins lié à la nudité (et encore
moins motivé par des pulsions libidinales) qu’à la vue du visage, et notamment des yeux, dont
la contemplation est si chère aux romantiques350.
La description que propose Maxime Du Camp d’un harem en promenade, croisé en 1844
sur les rives du Bosphore, confirme la circulation (voire l’approfondissement) du motif
viatique :

Ainsi massé, ce rassemblement de femmes est d’un effet original et charmant. Leurs traits disparaissent
sous le yachmac (voile) blanc, à l’exception de leurs yeux agrandis par le henné noir dont elles se teignent
les paupières : elles s’enveloppent toutes, riches et pauvres, d’un ample férédjé (manteau) de mérinos rouge
ou bleu, vert ou jaune, qui, lorsqu’il s’entr’ouvre, découvre une poitrine presque nue et de riches vêtements.
Dans les premiers jours cet étrange costume déplaît, on cherche en vain une forme sous les plis immenses
qui cachent le corps et le visage ; peu à peu l’esprit s’y accoutume et finit par y prendre un charme
inexprimable. Et puis elles ne sont pas si turques qu’elles en ont l’air, et les plus belles laissent toujours
deviner ou même apercevoir quelque chose351.

Le premier réflexe de Du Camp à la vue du voile ne déroge pas à la règle : il a recours à une
rhétorique traditionnelle de la « disparition » qui a toujours vocation à traduire l’informité des
femmes voilées. La quête connaît un premier mouvement déceptif. Pourtant, certaines parties
du corps dévoilées permettent déjà de rasséréner le voyageur-voyeur. L’œil ardent s’abreuve
de la vue des yeux et de la poitrine « presque nue ». Le dévoilement partiel est suffisamment
progressif pour mettre le voyageur en haleine. L’expérience visuelle se déroule en deux étapes.
Après un jugement hâtif sans doute inspiré par le « choc culturel », vient le temps de
l’« accoutumance ». Le verbe introduit un parallèle évident avec le processus d’accoutumance
rétinienne, dans lequel le système visuel adapte la perception aux propriétés de l’environnement
(lumière, couleurs, etc.), de telle manière que la vue se précise progressivement. Le paysage
mental (il utilise le terme « d’esprit ») du voyageur se prépare à accueillir et à accepter le voile
et ses spécificités visuelles. Belle promesse d’un effort d’acclimatation, voire d’acculturation,
qui est aussitôt désamorcé. Le « charme » ne vient pas du voile en lui-même, mais de ce que le

349
Théophile Gautier, Voyage pittoresque en Algérie [1845], texte recueilli dans Voyage en Algérie, Paris, La
Boîte à Documents, 1989, p. 40.
350
Dans le cas de Poujoulat, on peut supposer que déteignent sur lui les inclinations de son maître, qui, comme
l’ont montré un certain nombre de critiques, bien que très marqué par l’héritage des Lumières et de Volney, avait
une réelle sensibilité romantique (voir Frank Estelmann, « Poésie, histoire et ethos royaliste. Joseph Michaud et
les débuts de l’histoire romantique », dans Gilles Bertrand et Alain Guyot (dir.), « Des passeurs » entre science,
histoire et littérature, Contribution à l’étude de la construction des savoirs (1750-1840), Grenoble, ELLUG, 2011,
p. 125-150). En témoigne notamment la façon dont Lamartine portera allégeance au binôme Michaud-Poujoulat
dans son « Avertissement » (A. de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit, p. 78-79).
351
M. Du Camp, Souvenirs et paysages d’Orient, op. cit., p. 111-112.
95
voyageur parvient à en dépasser les contraintes. Lever le voile est, semble-t-il, un moyen de
chasser le « fantôme », de rompre l’effet d’étrangeté (dévoilées, les femmes deviennent de
moins en moins « turques ») pour se rendre disponible à la contemplation esthétique. Parce que,
visiblement, cette quête n’a pas pu aboutir, le voyageur s’en remet à sa mémoire :

Un jour, je m’en souviens, j’avais été aux eaux douces d’Asie où le sultan possède un pavillon de plaisance :
un riche arabas, escorté d’eunuques, traîné par quatre taureaux blancs, amena quelques femmes du harem
impérial. Chaque musulman détournait la tête et se voilait la face de ses deux mains, car c’est un crime
pour eux de voir une esclave du Padischâh. J’étais appuyé contre un arbre et je regardais. Sur le devant du
chariot était accroupie une femme dont les grands yeux noirs se fixaient machinalement devant elle. […]
Son férédjé entr’ouvert me permettait de voir, garantie seulement par une simple mousseline, une gorge à
ravir, superbe, blanche comme du lait, qui s’arrondissait sur une veste bleue brochée d’or, et tremblait
imperceptiblement aux cahots de la voiture. À travers la gaze j’en détaillais toutes les beautés. À ce moment,
j’eusse certainement donné ma vie pour arracher le voile qui me dérobait son visage. Elle s’aperçut sans
doute de mon admiration, car elle ferma brusquement son manteau et détourna la tête. Ce ne fut qu’une
vision, une vision rapide, mais pendant plusieurs jours j’en gardai une tristesse profonde352.

La piste d’une acculturation sur le modèle de l’adaptation visuelle est évacuée. Le voyageur
exhibe son acte de transgression. L’antithèse entre les deux verbes (« détourner la tête » et
« regarder ») montre que Du Camp ne se sent pas concerné par les prescriptions musulmanes.
Il cultive cette posture extérieure comme la garantie d’un accès privilégié au fruit défendu. Le
portrait « volé » ne déçoit pas les conventions, et le motif du voile écarté (le « férédjé
entr’ouvert ») est complété par celui du voile transparent. Dans un jeu érotique, le tissu (« une
simple mousseline », « à travers la gaze ») laisse deviner le corps féminin. Le regard se pose
sans trop de difficultés sur la « gorge », dont la ravissante beauté est garantie par la
correspondance avec un idéal esthétique occidental. L’évocation de la blancheur de peau et la
comparaison avec le « lait » sont dignes d’un verset du Cantique des cantiques. Mais quand
l’œil du voyageur (et futur photographe) se heurte aux lois – jugées paradoxales – de la pudeur
orientale, sa réaction est excessive : le voile n’est plus à écarter ou à lever, mais à « arracher ».
La violence du verbe est comme le signe d’un obstacle dans cette quête scopique. Du Camp est
pris d’une véritable « rage visuelle » qui laisse percevoir sa frustration face à ce portrait volé…
avorté. Le voyeur surpris, le « spectacle » touche à sa fin et le « rideau » retombe. Le
« dévoilement » s’avère être une expérience visuelle très personnelle, qui engage le sujet-
voyageur dans la recherche d’une jouissance esthétique aux antipodes des évocations très
sombres du voile « despotique » dans la première moitié du siècle. En 1844, Du Camp affiche
encore très ouvertement ses affinités avec l’esthétisme prôné par les tenants de l’art pour l’art,
et notamment par Gautier dans la préface de Mademoiselle de Maupin (1835).

352
Ibid.
96
C’est sous la plume de Gautier, qui voyagera une dizaine d’années après Du Camp353
que la quête visuelle devient résolument esthétique. Dès 1835, celui-ci avait en effet exposé les
fondements de sa quête d’une perfection esthétique, déterminée par la volonté de remonter à la
source originelle de l’idée de Beauté. En partant pour l’Orient, le théoricien de l’Art pour
l’art était donc porté par l’intime conviction que la beauté orientale pourrait concrétiser cette
beauté « abstraite » et constituer un « modèle » qui servirait de « point de comparaison354 ».
Ces aspirations se retrouvent dans un passage particulièrement intéressant de l’« Excursion en
Grèce », récit paru en trois feuilletons entre le 20 et le 27 octobre 1852 dans Le Moniteur
universel. Gautier y insère un épisode dont il reprendra certains éléments dans Constantinople
(1853), mais que le format du feuilleton355 lui a permis de développer davantage. Alors qu’il se
trouve à bord de l’Imperatore, le voyageur est pris, à la vue d’un harem en déplacement, d’une
« rage visuelle » semblable à celle de Du Camp. Sans surprise, le récit est, dans un premier
temps, dramatisé par un long développement sur l’inaccessibilité de ces femmes
356
« hermétiquement et sauvagement voilée[s] ». Il constate en outre que celles-ci sont
reléguées dans une « espèce de parc », lui-même appelé « sérail », qui est une extension du
harem et a pour fonction de les préserver « du contact des chiens de giaours » (p. 104). Le
discours indirect libre, par lequel le narrateur feint d’adopter le point de vue des Turcs, a en
réalité une valeur programmatique, qui montre qu’il a conscience de l’inconvenance de son
voyeurisme. D’où le besoin que celui-ci ressent de se justifier :

J’ai assez voyagé pour avoir appris à respecter les usages et les préjugés des pays que je parcours, et je me
tenais éloigné du sérail avec une réserve décente qui eût satisfait tout véritable osmanli ; mais, malgré moi,
je sentais poindre en mon cœur un invincible désir, une fiévreuse curiosité de voir ce visage dérobé si
obstinément. À quoi bon cette fantaisie sans but et sans résultat possible ? Cette fleur née dans le harem,
destinée à y mourir obscurément après avoir épanché des parfums et fait briller ses couleurs pour un maître
unique et jaloux, je voulais l’entrevoir, ne fût-ce qu’une minute, ne fût-ce qu’une seconde, pour en dérober
une empreinte, comme le naturaliste le fait pour une de ces plates rares qui poussent sur une Alpe
inconnue. (p. 106-107)

353
Nous faisons ici référence au voyage de 1852, où Gautier se limitera à l’Asie Mineure, à Constantinople et à la
Grèce. Dans un article intitulé « Deux lettres en une. Du Camp et Flaubert à Gautier, de Jérusalem, le 13 août
1850 », Sarga Moussa observe cette « complicité littéraire, tournée vers l’Orient » qui lie Du Camp (et Flaubert)
à Gautier, de dix ans son aîné. Il montre comment le voyage en Orient cristallise des valeurs et des orientations
stylistiques communes (Bulletin de la Société Théophile Gautier, n°42, « Flaubert et Gautier, affinités électives »,
2020, p. 41-54).
354
Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin [1835], Paris, Gallimard, 1973, p. 94.
355
Voir Marie-Ève Thérenty, « L’atelier journalistique du récit de voyage chez Gautier : l’effet-feuilleton »,
Bulletin de la Société Théophile Gautier, n° 29, 2007, « La Maladie du bleu : art de voyager et art d’écrire chez
Théophile Gautier », p. 81-97.
356
Théophile Gautier, « Excursion en Grèce » [1852], repris dans L’Orient, Paris, Charpentier, 1877, t. I, p. 106.
Toutes les références à ce passage renverront à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.
97
La structure adversative de la phrase est en elle-même éloquente : le « désir » de voir est si fort
qu’il défie les lois de la « décence » et les impératifs de « respect » et de « réserve ». La vue est
considérée, à plusieurs reprises, comme un acte subversif : le narrateur utilise les expressions
« dérober une empreinte », « épier » ou encore « commettre un larcin » (p. 107). Très vite la
piste de l’autocritique est évacuée pour céder la place à l’autojustification. Le narrateur affirme
lutter contre le privilège illégitime du sultan et il légitime, par la même occasion, le privilège
scopique qu’il s’est lui-même octroyé. Ce double mouvement se retrouve à la fin du passage :

Je me demandai en moi-même si je n’avais pas commis une sorte d’indélicatesse en dérobant à cette jeune
femme un aspect de sa beauté, en profanant d’un regard infidèle des charmes si bien défendus ; mais l’artiste
et le voyageur ont leurs privilèges, et ma conscience fut bientôt rassurée. (p. 109)

Tout comme Du Camp, Gautier légitime son voyeurisme par une posture extérieure, qui est
celle, bien connue, du voyageur-esthète. Il décrit un véritable acharnement visuel – « deux ou
trois jours d’observation discrètement opiniâtre », « mes yeux attentifs », « mes longues
factions sur le pont » – à l’issu duquel il livre enfin le portrait volé de cette jeune femme :

Enfin, un matin qu’il n’y avait que moi sur le tillac, roulé dans mon manteau comme un homme
profondément endormi, et que le sérail était jonché de corps assoupis faisant bosse sous des monceaux de
couvertures imprégnées de la rosée, la jeune femme se réveilla, se redressa à demi appuyée sur un de ses
bras, et, ne voyant pas d’œil ouvert autour d’elle, écarta son voile pour respirer sans intermédiaire le souffle
pur et frais de l’aurore ; elle avait de grands yeux étonnés, doux et tristes, des yeux d’antilope ou de gazelle,
comparaison à laquelle il faut bien revenir, quoiqu’elle ne soit pas neuve, lorsqu’on parle d’yeux orientaux,
car il n’y en pas de meilleure, et nulle autre ne rendrait aussi bien leur sérénité animale. Son teint d’une
blancheur particulière, et dont nos teints les plus purs ne sauraient donner l’idée, ressemblait à la pulpe des
pétales de certaines fleurs de serre qui ne reçoivent jamais l’impression directe de l’air ou du soleil ; on y
sentait la fraîcheur incolore et la pâleur mâle d’une ombre perpétuelle, sans aucune apparence de souffrance
ou de maladie. J’adore ces sortes de figures dont la couleur ne diffère pas de celle des portions ordinairement
voilées du corps, et que rien ne paraît avoir défloré, pas même le contact de l’air, et je les préfère aux
transparences les plus opalines, aux blancheurs les plus lactées des neigeuses filles du Nord. Sa bouche
présentait cette moue arquée en dedans, ce vague demi-sourire qui donne aux lèvres des sphinx un attrait si
mystérieux, et l’ensemble de sa tête formait un tout étrange et charmant, dont chaque détail, bien qu’entrevu
une minute, se grave ineffaçablement dans ma mémoire. Quelqu’un sortit subitement des profondeurs de
la cabine sa tête emmitouflée encore des foulards nocturnes, et posa pesamment sur le pont son pied
chancelant de sommeil ; à ce bruit, la jeune femme fit un mouvement de biche surprise, et la petite main
rejoignit les plis du voile, qui ne se rouvrit plus, à mon grand regret. (p. 108-109)

Le portrait reprend les éléments traditionnels du blason féminin oriental (les yeux, le teint, la
bouche). Mais Gautier insiste tout particulièrement sur la blancheur immaculée de la jeune fille,
qui est sans doute une esclave circassienne ou géorgienne – de celles qui sont les plus prisées
dans l’Empire ottoman, et parmi les voyageurs européens. Considérée comme la marque d’une
beauté « pure », cette blancheur lui vaut la comparaison avec une fleur. Le narrateur file la
métaphore avec la virginité, en évoquant le véritable culte (« J’adore ces sortes de figures »)
qu’il voue à cette beauté « que rien ne paraît avoir défloré ». Bien que proprement occidental,
l’impératif de blancheur propulse au sommet de la hiérarchie esthétique cette jeune fille,
98
surpassant de loin les beautés occidentales (« nos teints les plus purs », les « blancheurs les plus
lactées des neigeuses filles du Nord »). Point de portrait volé sans chute précipitée : la
dimension furtive et éphémère de cette vision garantit le charme et semble surtout permettre
une forme d’appropriation artistique (« chaque détail, bien qu’entrevu une minute, se grave
ineffaçablement dans ma mémoire357 »).

L’art des œillades : les « coquette[s] turque[s]358 »

Paru un an plus tard, en 1853, Constantinople regorge de ces portraits volés. Dans la
cartographie orientale de Gautier, deux lieux permettent d’assouvir la « fiévreuse curiosité » du
voyageur : le bateau et les cimetières. Le narrateur semble d’ailleurs éprouver le besoin
d’expliquer à son lecteur, habitué aux intransigeants discours sur l’hermétisme des voiles, les
conditions d’émergence de ces portraits dérobés :

Mais comment connaissez-vous ce détail ? va sans doute dire le lecteur, flairant quelque bonne fortune. —
De la façon la moins don juanesque du monde en errant par les cimetières, il m’est arrivé quelquefois de
surprendre involontairement une femme rajustant son yachmack ou l’ayant laissé ouvert à cause de la
chaleur, et se fiant à la solitude du lieu ; voilà tout. (p. 373)

Adressée au lecteur, cette parenthèse métadiscursive fixe le motif du « portrait volé » : un


voyageur surprend une jeune femme qui, se croyant seule, a écarté son voile. Mais malgré la
mauvaise foi du narrateur (portée par l’adverbe « involontairement »), il fait bien référence à
des scènes de voyeurisme, dans lesquelles le voyeur erre volontairement dans ces cimetières
que l’intimité du recueillement rend propices au dévoilement. Dans Constantinople, il multiplie
en effet les promenades dans les cimetières. Il ne fait aucun doute qu’il s’intéresse sincèrement
au culte des morts chez les Turcs, mais sans cesse son regard y cherche une présence féminine.
Alors qu’il visite le Champ-des-Morts, le voyageur « errant » croise le chemin d’une jeune
femme voilée. Voilà de quoi satisfaire, malgré tout, le « lecteur, flairant quelque bonne
fortune » :

Je marchais au petit pas, dans un étroit sentier tracé entre les tombes, lorsque j’aperçus, arrêtée près d'un
cippe funèbre, une jeune femme masquée d'un yachmack assez transparent, et drapée d’un feredjé vert
tendre ; elle tenait à la main une touffe de roses, et ses grands yeux avivés d’antimoine flottaient devant

357
Dans une étude qui fait date, Claudine Lacoste, étudiant le voyage en Algérie de Gautier, avait bien montré que
le charme de la femme orientale était garanti par son inaccessibilité physique : « […] du fait même qu’il n’a pu
l’approcher, lui parler, la toucher, elle garde tout son pouvoir de séduction et a laissé intact le potentiel de
l’imaginaire : elle a le privilège rare d’allier le réel et l’idéal. » (« La femme orientale vue et rêvée par le poète »,
Bulletin de la société Théophile Gautier, n°12, 1990, « L’Orient de Théophile Gautier », t. I, p. 20).
358
T. Gautier, Constantinople, op. cit., p. 204. Toutes les références à ce passage renverront à cette édition ; elles
seront indiquées dans le texte.
99
elle, perdus dans une indéfinissable rêverie. Apportait-elle ces fleurs sur quelque tombe aimée, ou se
promenait-elle simplement sous ces tristes ombrages ? C’est ce que je ne saurais dire ; mais, au bruit des
sabots de mon cheval, elle releva la tête, et, sous la claire mousseline, je pus discerner un charmant visage.
Sans doute, mes yeux exprimèrent naïvement et fidèlement mon admiration, car elle s’approcha du bord de
la route, et, avec un mouvement plein d’une grâce timide, elle me tendit une rose prise de son bouquet.
Mon compagnon, qui venait derrière moi, me rejoignit, et elle lui en offrit une aussi par nuance de pudeur
délicate qui corrigeait ce que sa première impulsion pouvait avoir de trop libre. Je la saluai de mon mieux
à l’orientale. Deux ou trois compagnes la rejoignirent, et elle disparut à travers l’épaisseur des cyprès. – Là
se borne mon unique bonne fortune turque ; mais je n’ai pas oublié les grands yeux noirs aux paupières
teintes de surmeh, et la rose, relique précieuse, jaunit à Paris dans un sachet de satin blanc. (p. 271)

Face à l’apparition de cette femme voilée au milieu des tombes du « Champ-des-Morts »,


Gautier préfère à l’imagerie sépulcrale traditionnelle (la femme-fantôme) le motif du voile
transparent (« sous la claire mousseline, je pus discerner un charmant visage »). Le voile ne fait
plus écran, il n’est plus un obstacle réduisant les possibilités dramatiques de cette rencontre et
coupant court au récit. De fait, la jeune fille voilée récupère une certaine forme d’agentivité (les
verbes d’action le prouvent : « s’approcher », « tendre », « offrir »). Au portrait volé (où le rôle
de la femme voilée est totalement passif) se substitue le micro-récit d’une aventure impliquant
la jeune femme et le voyageur. Le narrateur lui-même s’interroge sur cette forme d’agentivité
retrouvée lorsqu’il tente d’interpréter la valeur du geste de la jeune fille en adoptant son point
de vue (une impulsion « trop libre » ?). Pour mieux interpréter ce passage, on peut le mettre en
lien avec le discours que tient Gautier après avoir visité le cimetière de Scutari. Il commence
par décrire le même phénomène d’adaptation visuelle que Du Camp : le feredgé « finit par
perdre son mystère » et le yachmack « prend des transparences inattendues », au point que
« malgré toutes les enveloppes dont l’affuble la jalousie musulmane, une femme turque, quand
on ne la regarde pas trop formellement, finit par être aussi visible qu’une femme
française. » (p. 204) La visibilité semble rompre l’effet d’étrangeté et réduire la distance
culturelle. Ce n’est pas tant ce discours en lui-même qui est original que la façon dont Gautier
explique cette transparence :

Le feredgé qui cache ses formes peut aussi les accuser : ses plis serrés à propos dessinent ce qu’ils devraient
voiler ; en l’entr’ouvrant sous prétexte de le rajuster, une coquette turque (il y en a), montre quelquefois,
par l’échancrure de sa veste de velours brodé d’or, une gorge opulente à peine nuagée d’une chemise de
gaze, une poitrine de marbre qui ne doit rien aux mensonges du corset ; celles qui ont de jolis mains savent
très bien allonger leurs doigts en fuseau et teints de henné hors du manteau qui les entoure. Il y a de certaines
façons de rendre opaque ou transparente la mousseline du yackmack en doublant les plis ou en les laissant
simples ; on peut faire monter plus ou moins haut ce masque blanc importun d’abord, resserrer ou agrandir
à volonté l’espace qui le sépare de la coiffe. (p. 204-205)

Avant même l’épisode du Champ-des-Morts, Gautier rétablit une forme d’agentivité que les
nombreux discours victimisant les femmes voilées n’avaient pas permis d’envisager. Celles-ci
sont visibles parce qu’elles se rendent visibles. Ce sont elles qui « entr’ouvrent » leurs draperies
pour « montrer » leur poitrine ou leurs jolies mains. Maîtrisant chaque détail de leur costume,
100
elles sont savantes en l’art de se dévoiler359. Ces détails costumiers rappellent la première
description de la « faldetta » des Maltaises360 que livre Gautier avant d’affirmer, se fiant aux
rumeurs sur « l’humeur coquette et le cœur faible des Maltaises », qu’elles lui « ont paru très
piquantes ainsi fagotées » (p. 47). Le voyageur garantit que, sous ses airs d’oxymore, la
« coquette turque » existe bel et bien : la séduction, en Orient, n’est pas impossible. Il montre
qu’il a conscience de l’horizon d’attente de son lecteur, auquel, cédant très furtivement à la
tentation du sentimentalisme romanesque, il confie son « unique bonne fortune turque » (p.
271). Mais ce n’est pas vraiment ce qui semble intéresser Gautier, qui est à la recherche d’une
jouissance strictement visuelle, ni sentimentale, ni érotique. Ainsi se lasse-t-il, in fine, de cet
interminable jeu de voilement/dévoilement qui rend impossible l’aboutissement de sa quête
esthétique :

– Un séjour prolongé de quelques semaines ne m’en eût pas appris davantage, et d’ailleurs je commençais
à avoir soif de tableaux, de statues et d’œuvres d’art. L’éternel bal masqué des rues finissait par
m’impatienter. J’avais assez de voiles, je voulais voir des visages.
Ce mystère, qui d’abord occupe l’imagination, devient fatigant à la longue, lorsqu’on a reconnu qu’il n’y a
pas d’espoir de le deviner. — L’on y renonce bientôt, l’on ne jette plus qu’un regard distrait sur les fantômes
qui défilent près de vous, et l’ennui vous gagne d’autant plus vite, que la société franque de Péra, composée
de négociants très respectables sans doute, n’est pas amusante pour un poète. (p. 415-416)

Dès lors que le voyageur abandonne sa quête, le voile transparent redevient un masque de
plomb, et la femme un fantôme. La beauté parfaite est condamnée à l’abstraction. Commenté [BZ14]: CSP :
Peu clair, reformuler.

2) « Le Levant, pays d’aventures361 »

Les « nonnes gracieuses et coquettes362 » : Gautier et Nerval

Lorsque Gautier atteste l’existence des « coquette[s] turque[s] » (p. 204), il s’inspire
sans doute du Voyage en Orient (1851) de Nerval, tout juste paru en œuvre intégrale chez
Charpentier au moment où il s’apprête à partir pour l’Orient363. L’expression apparaît dès les

359
En France, à la même époque, la « voilette » est une pièce du costume qui, voilant ou dévoilant le visage,
instaure un jeu de séduction. Voir l’exemple de la voilette parmi les formes du « dénudement mondain »
qu’étudient Anne Carol et Régis Bertrand (« La nudité au XIXe siècle », op. cit.). Alain Buisine évoque également
le motif du « baiser à travers la voilette » en Occident (A. Buisine, L’Orient voilé, op. cit., p. 32).
360
« […] on cache une joue et un œil du côté de la personne dont on ne veut pas être vu, on rejette la faldetta en
arrière ou on la remonte jusque sur le nez, suivant les circonstances. » (p. 47)
361
G. de Nerval, Voyage en Orient, op. cit., p. 141.
362
Ibid., p. 145. Toutes les références à ce passage renverront à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.
363
On sait que Nerval et Gautier étaient liés par une forte amitié, Nerval ayant joué un rôle « d’initiateur » pour
Gautier et les deux hommes ayant très tôt partagé leur goût pour l’Orient. Le journal est l’une des scènes littéraires
sur lesquelles s’expose l’amitié des deux hommes. On connaît la célèbre lettre ouverte (qui est en réalité un article)
101
premières lignes de la section des Femmes du Caire consacrée au « masque » et au « voile ».
Le narrateur y compare les voiles hermétiques des Égyptiennes au « frêle tissu » des Turques :

À Constantinople, à Smyrne, une gaze blanche ou noire laisse quelquefois deviner les traits des belles
musulmanes, et les édits les plus rigoureux parviennent rarement à leur faire épaissir ce frêle tissu. Ce sont
des nonnes gracieuses et coquettes qui, se consacrant à un seul époux, ne sont pas fâchées toutefois de
donner des regrets au monde. (p. 145)

La périphrase « nonnes gracieuses et coquettes » est oxymorique et volontairement


provocatrice par la référence aux bonnes sœurs chrétiennes, prenant le voile pour faire vœu de
chasteté et « se consacrer » entièrement à Dieu364. Les adjectifs « gracieuses » et « coquettes »
annulent l’attitude pieuse dont le voile semblait être le signe et rapprochent les femmes voilées
du type « tartuffien » du faux dévot, décliné au féminin. Le divorce entre voile, pudeur, chasteté
et vertu féminines est bel et bien prononcé. L’analogie le prouve, l’ironie du narrateur prend
pour cible les « fausses dévotes », chrétiennes autant que musulmanes. La réputation des
femmes turques donne ainsi des regrets à « l’Européen frivole » errant dans les rues du Caire
parmi les fantômes et autres momies. Mais la déception du narrateur est de courte durée : les
Égyptiennes ne s’avèrent pas moins séductrices (mais de toute évidence plus rusées) que les
Turques et, tout compte fait, leur voile « n’établit pas une barrière aussi farouche qu’on le
croit » (p. 146). La réflexion du narrateur évolue de manière graduelle, et chacune de ses étapes
correspond à un lieu commun du discours sur le voile (ou justement, sur le dévoilement). La
première étape est celle de l’adaptation visuelle, qui passe par une analogie très conventionnelle
avec les dominos du bal masqué : « L’imagination trouve son compte à cet incognito des
visages féminins, qui ne s’étend pas à tous leurs charmes. » (p. 146) Ce dernier syntagme
introduit la deuxième étape de ce discours sur la visibilité des femmes voilées : les voiles et les
draperies laissent percevoir certaines parties du corps féminin (« de belles mains ornées de
bagues », « des bras de marbre pâle », « des pieds nus chargés d’anneaux »), dont la beauté
peut, dans un premier temps, assouvir la curiosité des voyageurs. La troisième étape correspond
au motif du voile « soulevé » ou « écarté » :

Parfois les plis flottants du voile quadrillé de blanc et de bleu qui couvre la tête et les épaules se dérangent
un peu, et l’éclaircie qui se manifeste entre ce vêtement et le masque allongé qu’on appelle le borghot laisse

que Nerval adresse à Gautier dans le Journal de Constantinople, datée « fin août 1843 » (la lettre a été reproduite
par Claude Pichois dans « Nerval et le Journal de Constantinople », Littératures, n°13, automne 1985, p. 41-48)
ou encore l’article que consacrera Gautier au Voyage en Orient de son défunt compagnon dans la Revue nationale
le 25 décembre 1860 (voir « Syrie. À propos du voyage en Orient de Gérard de Nerval », dans L’Orient, op. cit.,
t. I, p. 173-228).
364
On notera que les nonnes sont qualifiées de « fiancées du Christ » ou sponsae Christi (« épouses du Christ »).
À compléter : où ? dans la Bible ?
102
voir une tempe gracieuse où des cheveux bruns se tortillent en boucles serrées, comme dans les bustes de
Cléopâtre, une oreille petite et ferme secouant sur le col et la joue des grappes de sequins d’or ou quelque
plaque ouvragée de turquoises et de filigrane d’argent. (p. 146-147)

Le regard se glisse dans les interstices du voile et confère à certaines parties du corps dévoilées
un immense potentiel érotique365. Cette tension érotique culmine dans l’étape suivante : « Alors
on sent le besoin d’interroger les yeux de l’Égyptienne voilée, et c’est là le plus
dangereux. » (p. 147) Chez Nerval, la métaphore de « l’œil ardent » concerne tout autant le
voyageur que la femme voilée : « […] c’est derrière ce rempart que des yeux ardents vous
attendent, armés de toutes les séductions qu’ils peuvent emprunter à l’art. » (p. 147) La force
du regard ôte à la femme voilée la passivité que lui avaient associée les discours victimisants
du début du siècle, dont la cible était le despotisme. Dans son Voyage d’Horace Vernet en
Orient (1843), Frédéric Goupil-Fesquet avait pressenti la puissance du regard, non voilé, des
femmes égyptiennes :

On s’étonne de cet usage singulier du voile employé à cacher uniquement la moitié inférieure de la figure ;
car il eût paru bien plus logique de couvrir d’une étoffe obscure et transparente à la fois ces yeux de femme,
source de tant d’infortunes domestiques ; ces étoiles heureuses ou malheureuses qui, selon la poétique
expression des Arabes, servent de guides à ceux qu’elles ont aveuglés. L’éloquence des yeux n’est-elle pas
en effet la plus dangereuse des flammes ? n’a-t-elle pas une puissance communicative électrique supérieure
à la parole366 ?

Goupil-Fesquet et Nerval associent le regard féminin à un « danger », traditionnellement


exprimé par la métaphore du feu, et renouant avec le stéréotype de l’infidélité des femmes
orientales (« source de tant d’infortunes domestiques »). Mais les interprétations divergent
lorsqu’il s’agit d’adopter le point de vue des Orientaux :

Les Orientaux le savent si bien, que c’est peut-être le motif pour lequel la mode du henné (pour peindre les
sourcils et les paupières) a été inventée ; cette partie de la toilette à laquelle les femmes attachent une grande
importance, allonge la forme des orbites vers les tempes et uniformise l’expression comme le ferait un
masque367.

Selon Goupil-Fesquet, le maquillage est une forme de « masque » uniformisant, qui


compromettrait la communication via le langage des yeux, et donc la séduction. A contrario, le
maquillage, signe de coquetterie, serait, d’après Nerval, un moyen dont les femmes orientales
disposeraient pour plaire : « Le sourcil, l’orbite de l’œil, la paupière même, en dedans des cils,

365
Le texte de Nerval fait écho à une idée très répandue sur l’érotisme reformulée par Roland Barthes dans Le
Plaisir du texte : « L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? […] c’est
l’intermittence, comme l’a bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces
(le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement
même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition. » (Paris, Seuil, 1973, p. 19).
366
F. Goupil-Fesquet, Voyage d’Horace Vernet en Orient, op. cit., p. 36-37.
367
Ibid.
103
sont avivés par la teinture, et il est impossible de mieux faire valoir le peu de sa personne qu’une
femme a le droit de faire voir ici. » (p. 147) Cet aspect introduit la dernière étape du
raisonnement du narrateur, décrivant un véritable « Art de séduire » à l’égyptienne, dont le voile
serait un instrument indispensable :

[…] quelques jours ont suffi pour m’apprendre qu’une femme qui se sent remarquée trouve généralement
le moyen de se laisser voir, si elle est belle. Celles qui ne le sont pas savent mieux maintenir leurs voiles,
et l’on ne peut leur en vouloir. C’est bien là le pays des rêves et de l’illusion ! La laideur est cachée comme
un crime, et l’on peut toujours entrevoir quelque chose de ce qui est forme, grâce, jeunesse et
beauté. (p. 147)

Voilà pourquoi « l’Européen frivole » ne doit pas se décourager dans sa quête du dévoilement.
On suppose que c’est à l’égard de ce discours que Gautier se positionnera une dizaine d’années
plus tard, lorsqu’il conclura sa relation de voyage par une chute déceptive, placée sous le signe
de l’impatience, de l’ennui et du renoncement.
Fi des processions de fantômes, fi des bals masqués ! À la longue, tout cela n’est pas
« amusant pour un poète » en quête de visages. Découragé par l’opacité des voiles, Gautier
n’écoute guère le conseil de son illustre prédécesseur (et proche ami), qui recommandait au
voyageur curieux de cultiver une vertueuse patience. Renonçant in fine à la quête scopique dans
laquelle il s’était vigoureusement lancé dès son arrivée à Constantinople, Gautier confirme en
réalité un choix de posture, qu’il n’a cessé de défendre au fil de la narration. Face à
l’enthousiasme de Gérard, multipliant les aventures dès les premières pages du Voyage en
Orient, Gautier refuse l’ethos de séducteur. D’un point de vue microstructural, le texte s’inscrit
dans un dialogue constant (mais implicite) avec la voix du narrateur nervalien368, qui se fait
notamment entendre lorsque Gautier confie à son lecteur ses manières les moins « don
juanesque[s] » (p. 373) du monde. Dans la section intitulée « Les amours de Vienne », le
narrateur nervalien se rêvait en Don Juan : « Cette atmosphère de beauté, de grâce, d’amour, a
quelque chose d’enivrant : on perd la tête, on soupire, on est amoureux fou, non d’une, mais de
toutes ces femmes à la fois. L’odor di femmina est partout dans l’air, et on l’aspire de loin
comme don Juan. » (p. 84) Il s’identifiait au Don Giovanni de Mozart369, figure de séducteur
tout aussi insatiable que son homologue espagnol, el Burlador de Sevilla. On peut lire en effet

368
Sarga Moussa propose d’observer ce dialogisme à l’œuvre dans un autre texte de Gautier, le Voyage en Égypte.
Voir Sarga Moussa, « Présence de Nerval dans le Voyage en Égypte » de Gautier », Revue Nerval, n°4, 2020, p.
111-124.
369
Dans l’opéra Don Giovanni (1787) de Mozart, le personnage éponyme, lancé dans sa course éperdue aux
conquêtes (Donna Anna, Donna Elvira, Zerlina…), s’arrête soudain et prononce, à l’approche d’une femme encore
inconnue, la célèbre formule : « Mi pare sentire odor di femmina » (« Il me semble sentir une odeur de femme »).
104
l’« Introduction370 » du Voyage en Orient, comme une entrée en scène (théâtrale) du personnage
du séducteur, ou comme le début d’un cycle (romanesque) de séductions et d’aventures
« sentimentales ». Au seuil du récit de voyage, la construction de cet ethos de séducteur repose
sur une certaine connivence avec le lecteur, dont le narrateur connaît les références littéraires
et les attentes. La figure du narrataire est omniprésente dans ce texte adressé à un « ami371 »,
qui serait bien plus intéressé par les « impressions sentimentales » du voyageur que par
« aucune description pittoresque » (p. 74). Le discours du narrateur est proche de
l’autopromotion, lorsque celui-ci prétend mettre son lecteur dans la plus stricte confidence de
ses « liaisons » (p. 105) et autres « amours de rencontre » (p. 109), sans doute pour piquer sa
curiosité. Cette captatio benevolentiae à l’attention du « Français volage » (p. 105) – périphrase
que s’attribue le narrateur, mais qui pourrait très bien concerner le lectorat des années 1850,
initié aux contes libertins des Lumières et aux romans érotiques de la période romantique –
passe également par un argument « érotico-exotique ». Le texte introductif pose les premières
balises d’une cartographie orientale sexualisée : Vienne, où les femmes sont bien plus « libres »
qu’à Paris, est une sorte de sas de décompression « morale » permettant d’accéder, l’esprit et la
conscience « libres », au « Levant, pays d’aventures » (p. 141). Lorsqu’il écrit Constantinople,
Gautier a tout à fait conscience de cet horizon d’attente général : le texte témoigne de l’extrême
lucidité du narrateur à l’égard des topoï progressivement devenus constitutifs du genre viatique.
La déconstruction de la posture du séducteur vise en réalité toute une tradition de voyageurs
qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, alimente le topos de l’infidélité des femmes orientales :

La première question que l’on adresse à tout voyageur qui revient d’Orient est celle-ci : – « Et les
femmes ? » – Chacun y répond avec un sourire plus au moins mystérieux selon son degré de fatuité, de
manière à faire sous-entendre un respectable nombre de bonnes fortunes. Quoi qu’il en coûte à mon amour-
propre, j’avouerai humblement que je n’ai pas la moindre indiscrétion de ce genre à commettre, et serai
forcé, à mon grand regret, de priver ma relation du récit de toute aventure amoureuse et romanesque.

Gautier n’a séduit personne en Orient (du moins, c’est ce qu’il prétend), et il ne compte pas sur
ses talents de romancier ou de librettiste pour se transformer en Casanova. Néanmoins, ses
talents de lecteur et de critique littéraire donnent de la valeur à son discours sur le plan
extradiégétique. Ainsi poursuit-il ce discours d’aveu qui ouvre le chapitre intitulé « Les
femmes » :

370
Le texte de cette « Introduction » correspond en réalité aux notes prises dans le cadre d’un autre voyage, réalisé
en 1839-1840 et parues d’abord dans la presse. Le texte des « Les Amours de Vienne » est publié dans la Revue
de Paris le 7 mars 1841. Cet assemblage de textes divers pour constituer le récit de voyage montre que le Voyage
en Orient répond à une structure pensée et travaillée par Nerval dans une optique résolument littéraire.
371
Jean Guillaume et Claude Pichois précisent en note que cet « ami » pourrait être Gautier (Voyage en Orient,
op. cit., note 1, p. 41, expliquée p. 826).
105
Cela eût pourtant été très-utile pour varier mes descriptions de cimetières, de tekkés, de mosquées, de palais
et de kiosques : rien n’orne mieux un voyage d’Orient qu’une vieille qui, au détour d’une ruelle déserte,
vous fait signe de marcher derrière elle et vous introduit par une porte secrète dans un appartement paré de
toutes les recherches du luxe asiatique, où vous attend, assise sur des carreaux de brocart, une sultane
ruisselante d’or et de pierreries, dont le sourire vous fait des promesses voluptueuses bientôt réalisées.
Ordinairement l’intrigue se dénoue par l’arrivée soudaine du maître, qui vous laisse à peine le temps de fuir
par une issue dérobée, à moins que la chose ne se termine plus tragiquement par une lutte à la main armée
et la chute, au fond du Bosphore, d’un sac où s’agite vaguement une forme humaine.
Ce lieu commun oriental, convenablement brodé, intéresse toujours le lecteur, et surtout la lectrice. – Sans
doute, il n’est pas sans exemple qu’un giaour beau, jeune, riche, sachant à fond la langue du pays et
possédant une petite maison accommodée aux mœurs turques, n’arrive, en courant les plus grands périls et
en exposant la vie de la femme, à nouer une intrigue d’amour avec une musulmane ; mais cela est
extrêmement rare […]. (p. 235-236)

Gautier aime à insérer ce type de métalepses qui viennent rompre le cours de la narration
viatique pour en délivrer une analyse. Il a recours à une rhétorique de la critique littéraire, qui
se situe, dans un premier temps, du côté de l’écrivain : le texte lui-même devient un laboratoire
de la littérature viatique (l’emploi du terme générique « un voyage d’Orient » le prouve).
L’analyse de Gautier prend en compte, dans un second temps, le point de vue du lecteur et,
précise-t-il, surtout celui de la lectrice. Cette approche genrée du lectorat est en elle-même une
forme de caractérisation du topos que le critique est en train de « déconstruire » : son
association à un public féminin l’inscrit du côté du romanesque et du sentimentalisme. Au
moment même où Gautier entreprend d’en faire la critique (ce passage est suivi d’une solide
démonstration de l’impossibilité de séduire en Orient), il participe à la consolidation de « ce
lieu commun oriental, convenablement brodé », en en fixant les termes.

Séducteurs en terre d’aventures : le topos

Complexe, hétéroclite, obscure… le Voyage en Orient de Nerval résiste à une lecture


unique. Depuis plusieurs décennies, la critique372 a consacré la dimension hautement
symbolique, voire mystique et métaphysique, de cet opus magnum de la littérature viatique. Ces
travaux font autorité et nous incitent à reconnaître d’emblée que le texte nervalien ne peut être
uniquement envisagé comme la voie de circulation d’un topos viatique. Dans la lignée de Commenté [BZ15]: CSP :
Reformuler : confus
certains chercheurs, tels que Michel Jeanneret, on ose néanmoins considérer que l’axe
symbolique du Voyage en Orient ne doit pas faire oublier son autre veine : « […] aux côtés des
légendes où visiblement il incarne ses rêves – Hakem, Adoniram –, [Nerval] multiplie les récits

372
Pour n’en citer que quelques-uns : Jean-Pierre Richard, « Géographie magique de Nerval », dans Poésie et
Profondeur, Paris, Seuil, coll. « Pierres vives », 1955, p. 17-110 ; Michel Collot, Gérard de Nerval ou la dévotion
à l’Imaginaire, Paris, PUF, « Le texte rêve », 1992 ; Michel Brix, Les Déesses absentes. Vérité et simulacre dans
l’œuvre de Gérard de Nerval, Paris, Klinckieck, 1997.
106
légers, dans le ton du conte oriental, du roman libertin ou du vaudeville373. » Pensons à cette
narration truffée de références littéraires (Arnolphe ou Don Juan, pour les plus moliéresques)
ou encore au spectre des Mille et Une Nuits qui plane sur chacune des aventures du héros-
voyageur. Le narrateur nervalien se construit en effet son propre ethos littéraire, en témoigne
ce passage maintes fois commenté : « Tu le sais, et c’est ce qui a peut-être donné quelque intérêt
jusqu’ici à mes confidences, j’aime à conduire ma vie comme un roman, et je me place
volontiers dans la situation d’un de ces héros actifs et résolus qui veulent à tout prix créer autour
d’eux le drame, le nœud, l’intérêt, l’action en un mot. » (p. 447) Le héros en quête de drama a,
dès l’introduction, choisi sa « veine ». Il se place de lui-même sous le patronage littéraire de
l’écrivain irlandais Laurence Sterne (1713-1768), dont il revendique l’approche
« sentimentale » du voyage (p. 74), mais avec lequel il partage également (et surtout !) une
manière « ironique » et « parodique374 ». Dans les « Amours de Vienne », le héros se lance dans
un cycle de séductions « sauvages », dont il définit le mode opératoire : un jeune homme se
lance à la « poursuite » (p. 83) de belles inconnues dans des lieux publics. Ces séductions sont
des « aventures » au sens romanesque (une quête semée d’obstacles, dont le récit suit un schéma
narratif extrêmement dramatisé) et amoureux (des liaisons passagères).
Dans la section des Femmes du Caire intitulée « Une aventure au besestain », la plupart
des ingrédients de la recette romanesque décrite par Gautier sont réunis. Cet épisode intervient
au cours d’une intrigue plus large : quelques pages plus tôt, Gérard apprenait qu’il ne pourrait
continuer à occuper son logement au Caire qu’à condition d’y vivre avec une femme. Le motif
de cet ultimatum est en lui-même intéressant : la présence d’un étranger célibataire dans le
quartier menace la paix des ménages. Le stéréotype de l’infidélité des femmes orientales devient
le motif officiel de la quête du séducteur, qui se retrouve tout simplement contraint de partir à
l’aventure. Confronté aux « inconvénients du célibat » (p. 163), Gérard décide d’aller prendre
conseil auprès de l’un de ses compatriotes, le peintre de l’hôtel Domergue. La conversation
entre les deux hommes se meut en leçon de séduction : le peintre expérimenté enjoint Gérard à

373
M. Jeanneret, « Sur le Voyage en Orient de Nerval », op. cit., p. 41.
374
Le Voyage sentimental à travers la France et l’Italie de Sterne a été publié en 1768, il a connu un franc succès,
notamment parmi les lecteurs français, et a participé à la diffusion d’un nouveau paradigme viatique. L’écrivain-
voyageur y prend le contre-pied des attentes objectives et cognitives traditionnellement associées à la littérature
de voyage pour imposer une approche personnelle et « sentimentale ». Il confie en effet à son lecteur un certain
nombre de ses aventures amoureuses en terres française et italienne, mais toujours avec un regard amusé et un art
de l’autodérision qui se plaisent à décevoir les attentes romanesques du lectorat. Voir Arthur Hill Cash, Sterne’s
Comedy of Moral Sentiments. The Ethical Dimension of the « Journey », Pittsburgh, Pa.: Dusquene University
Press, 1966. Voir également Daniel Sangsue, « Le récit de voyage humoristique (XVIIe-XIXe siècles) », Revue
d’histoire littéraire de la France, 2001/4, vol. 101, p. 1139-1162.
107
se détacher d’un art de plaire à l’occidentale (« La galanterie est sévèrement défendue au Caire
[…] » (p. 175)) et l’initie, à coups d’injonction, à la séduction à l’orientale :

Vous rencontrez une femme dont la démarche, dont la taille, dont la grâce à draper ses vêtements, dont
quelque chose qui se dérange dans le voile, ou dans la coiffure indique la jeunesse ou l’envie de paraître
aimable. Suivez-la seulement, et, si elle vous regarde en face au moment où elle ne se croira pas remarquée
de la foule, prenez le chemin de votre maison ; elle vous suivra. (p. 175)

Le passage fonctionne comme une prolepse de l’aventure à venir – sur ce point, Gérard se
révélera bon élève. Cette discussion entre bons compatriotes convainc Gérard de jouer la carte
de l’Européen pour plaire aux Égyptiennes – « Mon teint d’Européen peut avoir quelque charme
dans le pays. » (p. 175). Le discours du narrateur renvoie l’écho des nombreuses relations de
voyage qui, depuis des siècles, véhiculent cette idée reçue375. C’est donc affichant sa fière
carrure de « Franc » (p. 175) que Gérard se lance à la conquête « aveugle » de quelque femme
voilée à travers le labyrinthe du besestain (bazar). Sa première technique de séduction consiste
à se mettre en scène comme un vrai personnage de comédie, adoptant tantôt un « air de flânerie
inoffensive » (p. 176), tantôt « un air de connaisseur » (p. 177) au milieu des étoffes. D’emblée
le narrateur se plaît à enregistrer son succès (présumé) auprès des femmes : malgré les voiles,
il parvient à distinguer les « sourires » et les rires de ces « belles rieuses » (p. 177). Repérant
studieusement les signes décrits par le peintre, Gérard interprète l’attitude des jeunes femmes
en sa faveur :

Pour le coup, il me semble bien que l’une des jeunes dames m’a regardé en face ; d’ailleurs, leur marche
incertaine, les rires qu’elles étouffent en se retournant et en me voyant les suivre, la mantille noire
(habbarah) soulevée de temps en temps pour laisser voir un masque blanc, signe d’une classe supérieure,
enfin toutes ces allures indécises que prend au bal de l’Opéra un domino qui veut vous séduire, semblent
indiquer qu’on n’a pas envers moi des sentiments bien farouches. (p. 177)

Ici également, le narrateur cède à certains motifs traditionnels (celui du « voile soulevé », par
exemple) qui alimentent le topos de la femme voilée séductrice. Autant de signes qui autorisent
la scène de séduction à évoluer vers la « courte-poursuite ». Le motif de la ville-labyrinthe
permet au narrateur de construire une scénographie digne des Mille et Une Nuits : « C’est là
peut-être le besestain des Circassiens où s’est passée l’histoire racontée par le marchand cophte
au sultan du Casgar376. Me voilà en pleines Mille et Une Nuits. » (p. 176) Gérard lui-même se

375
Dans le chapitre qu’elle consacre à « l’élaboration de l’image de l’Orientale », Françoise Bérenguer observe la
présence, dans les premières relations de voyage, de cette idée selon laquelle les femmes orientales seraient
particulièrement sensibles au charme des voyageurs européens. Elle cite notamment des voyageurs du XVIe
siècles, tels que Jean Palerne et le sieur de Villamont dans leurs Voyage en Égypte respectifs datés de 1581 et
1589-1590 (Le mythe de la femme orientale, op. cit., p. 10-14).
376
Dans ce conte intitulé « Histoire racontée par le Pourvoyeur du Sultan de Casgar », qui figure parmi les
traductions d’Antoine Galland, un marchand d’étoffes raconte comment il s’est épris de la jeune favorite de
108
rêve en héros de ces contes orientaux où les profondeurs des bazars abritent souvent des
passions nouvelles et interdites. Il poursuit les deux mystérieuses inconnues à travers les rues
sinueuses et populeuses du vieux Caire, jusqu’à ce qu’au comble de son audace, il se glisse
dans le couloir de leur maison : « Je m’élance à leur suite dans le couloir sombre, sans balancer,
sans réfléchir, et me voilà dans une cour vaste et silencieuse, entourée de galeries, dominée par
les mille dentelures des moucharabys. » (p. 178) La tension est à son comble. Le narrateur laisse
imaginer à son lecteur que Gérard a franchi les portes interdites d’un somptueux harem, et,
comme dirait Gautier, qu’il « s’est introduit par une porte secrète dans un appartement paré de
toutes les recherches du luxe asiatique, où [l’]attend, assise sur des carreaux de brocart, une
sultane ruisselante d’or et de pierreries377. » Non content de se figurer en personnage des Mille
et Une Nuits, ce dernier se rêve en héros de roman d’aventures, bravant tous les interdits pour
s’introduire dans une « Maison dangereuse » (p. 179). Tel est en effet le titre de la seconde
séquence narrative que le narrateur consacre à cette aventure au besestain. Un titre plein de
promesses, apte à entretenir la tension dramatique culminant dans l’apparition, au fin fond du
couloir sombre de ce lieu inconnu, d’un « Turc des plus majestueux » (p. 179). D’après Gautier,
ce type d’élément perturbateur dans le schéma narratif est constitutif du topos : « Ordinairement
l’intrigue se dénoue par l’arrivée soudaine du maître, qui vous laisse à peine le temps de fuir
par une issue dérobée, à moins que la chose ne se termine plus tragiquement378 […]. » Il se
vérifie dans une majorité de relations de voyage du siècle : Sonnini de Manoncourt précise
qu’« une mort assurée attend l’étranger qui aurait tenté de s’introduire dans les lieux réservés
aux femmes » et que « ce n’était qu’en tremblant qu’on recevait des rendez-vous de cette
nature379 » ; Michaud précise que « si une intrigue galante venait à être découverte […] un
homme pris en flagrant délit court le risque d’être empalé, étranglé ou forcé, si c’est un chrétien,
de prendre le turban380 ». Gérard a conscience de ce dernier risque que court tout séducteur
européen trop audacieux puisque, sous l’effet de la panique, il se prend à penser : « Au
demeurant, me disais-je, mes intentions sont pures ; l’une au moins des femmes peut bien être
sa fille ou sa sœur. J’épouse, je prends le turban ; aussi bien il y a des choses qu’on ne peut

l’épouse du calife, apercevant furtivement son visage au cours de ses emplettes. La suite du conte, plutôt cocasse,
montre comment celui-ci est honni pour avoir mangé de l’ail le jour de sa nuit de noce.
377
T. Gautier, Constantinople, op. cit., p. 235. Déjà cité.
378
Ibid., p. 235-236.
379
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. I, p. 281.
380
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. III, p. 75.
109
éviter. Je crois au destin. » (p. 179) La scène atteint son acmé lorsque Gérard se figure lui-même
en héros tragique remettant son sort entre les mains de la Fortune.
Point de climax sans anti-climax. Le narrateur nervalien, maître en l’art du burlesque,
déconstruit totalement l’image d’Épinal du Turc en despote cruel et sanguinaire. Physiquement,
celui-ci est décrit comme un « bon diable » dont la « figure bien nourrie n’annonçait pas la
cruauté » (p. 179). L’effet de distanciation est à son comble et la pression dramatique retombe
lorsque Gérard comprend que le Turc est en fait un Français : « Ô surprise ! ce brave Turc était
un Français comme moi ! » (p. 180) Tous les éléments sont réunis pour suggérer au lecteur un
parallèle avec le Turc de pacotille le plus célèbre : Monsieur Jourdain. Un coup supplémentaire
est porté au mythe du Grand Turc lorsque le fantasme du harem s’effondre. À nouveau fourvoyé
par ses interprétations hasardeuses, le naïf voyageur avait cru jouir du privilège absolu : « Je
savais un gré infini à mon hôte de m’avoir introduit dans son harem […]. Je me trompais encore
sur ce point. Ces charmantes fleurs aux couleurs variées étaient non pas les femmes, mais les
filles de la maison. » (p. 181) La désillusion est brutale et invite à relire la scène de séduction
au besestain. D’une part, la scène est relue à travers le regard amusé et légèrement moqueur
(voire « humiliant », selon le narrateur) des jeunes filles :

[…] on s’égaya touchant ma poursuite assidue de deux dominos douteux, qui évidemment ne révélaient
aucune forme, et pouvaient cacher des vieilles ou des négresses. Ces dames ne me savaient pas le moindre
gré d’un choix aussi hasardeux, où aucun de leurs charmes n’était intéressé, car il faut avouer que le
habbarah noir, moins attrayant que le voile des simples filles fellahs, fait de toute femme un paquet sans
forme, et, quand le vent s’y engouffre, lui donne l’aspect d’un ballon à demi gonflé. (p. 180)

Le regard distancié du narrateur porte un jugement sans complaisance sur cette séduction à
l’aveugle et restitue au voile sa dimension inesthétique. Par ailleurs, ce cycle de désillusions
rompt totalement avec le cliché des femmes orientales infidèles, qui sous-tend le topos de
l’aventure avec un étranger. Elles ne sont ni « orientales » - mais « toutes deux Françaises » (p.
180) –, ni « infidèles » (elles n’appartiennent pas au harem d’un sultan ou d’un riche Turc).
Tous les obstacles sont levés, et la séduction n’a plus rien d’aventureux ou de dangereux. Le
retournement de situation est comique, voire vaudevillesque : Gérard est invité à la table de son
compatriote et comprend que c’est lui qui, « au milieu de tant de filles à marier » (p. 182), est
devenu un objet de convoitise. Alors que s’offre à lui une belle occasion de résoudre ses
« contrariétés domestiques » (p. 218), le séducteur, digne héritier d’un Don Juan ou d’un
Casanova381, prend la fuite. Le narrateur lui-même comptera cet épisode au titre « de [s]es

381
Voir l’analyse de Michel Jeanneret : « S’il se réfère aux paradigmes de Don Juan et de Casanova, s’il raconte
les paillardises de Caragueuz ou d’autres héros bouffons, c’est qu’avec eux aussi il pense avoir des affinités. Ainsi
110
mariages manqués » et « de [ses] aventures modestes » (p. 211). La séduction nervalienne ne
semble pas vraiment chercher à trouver un achèvement : dans la quête et dans la conquête,
Gérard trouve le drama qui le fait exister.
Dès le début du Voyage en Orient, le narrateur nervalien met son lecteur sur la piste du
topos. Nerval puise dans ses sources privilégiées pour suggérer qu’il va céder à la tentation
romanesque : les contes orientaux des Mille et Une Nuits, les références littéraires qu’il partage
avec son lectorat (Casanova, Sterne, Molière), et enfin les relations de voyages qui abondent de
ce que Philippe Antoine a appelé les « fugitives rencontres382 ». Selon lui, en effet, « [l]a mise
en mots de ces expériences finit par composer une sorte d’anthologie de scénographies et de
discours amoureux renvoyant fréquemment à des recettes romanesques éprouvées qui se
combinent à des préconstruits culturels et autres stéréotypes383. » C’est bien ce type de recette
que décrivait Gautier, refusant d’en faire son miel et se positionnant avec une extrême
clairvoyance dans la tradition viatique de son propre siècle. Mais, comme Gautier, Nerval se
distingue, quelques années plus tôt, par son « excentricité384 ». Il cède au topos pour mieux le
déconstruire de l’intérieur, chaque reprise contenant son propre renversement burlesque. Ainsi
l’aventure au besestain est-elle une parodie, à la manière d’un vaudeville cocasse, du topos de
l’idylle orientale, lui-même innervé par un certain nombre d’idées reçues (l’infidélité des
femmes de harem, ou encore leur goût pour les Européens). Dans ce va-et-vient vertigineux
entre clichés et contre-clichés, le narrateur joue un rôle très important : il est cette conscience
lucide, ce regard désillusionné qui ne cesse d’exhiber la naïveté et la crédulité du personnage
qui, en terre orientale, se rêve en séducteur intrépide capable de défier les lois inflexibles du
harem. Pourtant, à partir des années 1850, c’est cette dernière image qui, malgré les
excentricités de quelques parodistes de talent, s’ancrera le plus profondément dans la
conscience collective occidentale. En 1879, le best-seller de Loti, Aziyadé, raconte l’histoire
d’amour entre un jeune officier de marine européen et une jeune Circassienne appartenant au
harem d’un riche vieillard de Salonique. Le roman regorge de ces clichés et autres motifs dont,

au Caire où, forcé de prendre femme et renvoyé d’un entremetteur à l’autre, il s’expose à maintes galanteries, mais
diffère toujours son mariage, jusqu’à s’assimiler finalement à Panurge, le séducteur raté. Conquérant ou cocu, peu
importe. Le voilà tombé au niveau d’une figure de comédie, bien loin des chimères où tout à l’heure il s’égarait. »
(« Sur le Voyage en Orient de Nerval », op. cit., p. 41.)
382
Philippe Antoine, « Fugitives rencontres. Les microscopiques “romans d’amour” du récit de voyage », Viatica
[En ligne], n°1/2014, « Le corps du voyageur ». http://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=376 Consulté le :
383
Ibid.
384
On emprunte le terme à Daniel Sangsue dans Le Récit excentrique. Gautier – De Maistre – Nerval – Nodier,
Paris, Corti, 1987. La contestation des modèles antérieurs, les interventions fréquentes du narrateur ou encore la
prédominance des procédés parodiques et antiromanesques, sont des traits constitutifs du « récit excentrique » que
nous avons pu repérer dans cet épisode du Voyage en Orient de Nerval.
111
semble-t-il, le corpus viatique a été un laboratoire. Le discours de « Loti » (double fictif de
l’auteur) a comme un air de déjà vu…

Les femmes turques, les grandes dames surtout, font très bon marché de la fidélité qu’elles doivent à leurs
époux. Les farouches surveillances de certains hommes, et la terreur du châtiment sont indispensables pour
les retenir. Toujours oisives, dévorées d’ennui, physiquement obsédées de la solitude des harems, elles sont
capables de se livrer au premier venu, – au domestique qui leur tombe sous la patte, ou au batelier qui les
promène, s’il est beau et s’il leur plaît. Toutes sont fort curieuses des jeunes gens européens, et ceux-ci en
profiteraient quelquefois s’ils le savaient, s’ils l’osaient, ou si plutôt ils étaient placés dans des conditions
favorables pour le tenter. Ma position à Stamboul, ma connaissance de la langue et des usages turcs, – ma
porte isolée tournant sans bruit sur ses vieilles ferrures, – étaient choses fort propices à ces sortes
d’entreprises ; et ma maison eût pu devenir sans doute, si je l’avais désiré, le rendez-vous des belles
désœuvrées des harems385.

Les récits de voyage des années 1850 (plus largement entre 1830 et 1860) se situent au
carrefour de deux paradigmes viatiques. Certains voyageurs héritent du premier XIXe siècle
une posture de repli et leur perception du voile est déterminée par la volonté de préserver une
certaine forme de distance culturelle. Dans ce paradigme du voile « opaque », les femmes
voilées sont ainsi représentées à partir d’images négatives, du « fantôme » au « paquet
ambulant ». Le voile devient le signe d’une étrangeté qui dérange et heurte la sensibilité
(visuelle, esthétique et morale) des voyageurs et des voyageuses. Néanmoins, progressivement
s’impose le paradigme du voile « transparent », qui vient soulager le voyageur de sa cécité et
lui donne une posture immersive ou participative. Le voile ne fait plus écran, il est, au contraire,
perçu comme une invitation à poursuivre une quête. Il n’est plus une barrière, mais une étape à
franchir, qui suscite une certaine forme de désir. Ce désir, c’est celui du « dévoilement ». Pour
certains voyageurs, ce dévoilement est une quête strictement visuelle, mais qui ne les implique
pas moins émotionnellement. Le dévoilement rétablit un certain privilège scopique et procure
une jouissance esthétique qui touche directement la sensibilité des artistes. Pour d’autres, le
dévoilement est une « aventure ». À la figure de l’artiste-esthète se substitue celle du héros-
séducteur. La quête devient alors une conquête sur le modèle de la conquête amoureuse. La
femme-fantôme devient une « coquette » dont le voile est une arme de séduction.
Pourtant, on constate que, jusque dans les années 1860, seule la fiction (Aziyadé) décrit
une conquête aboutie. Les textes viatiques, où images et contre-images, clichés et contre-clichés
s’affrontent sans relâche, décrivent souvent des dévoilements interrompus et des aventures
compromises. Si ces textes portent bien les germes du topos exotique à venir, ils n’esquissent
que des velléités de « couples » (voyageurs occidentaux/femmes orientales) qui ne

385
Pierre Loti, Aziyadé (1879), dans Romans d’ailleurs, op. cit., p. 82.
112
correspondent pas vraiment au schéma colon/colonisée décrit par Saïd. La femme voilée, même
quand elle semble à portée de main, échappe sans cesse. La conquête, qui relève bien d’un désir
de domination, n’est jamais vraiment concrétisée au point d’installer un rapport de force
durable. Parce qu’ils fuient tous types de résolution romanesque au profit d’une poétique de
l’inachèvement, et parfois de la contradiction (sans doute inhérente au flux capricieux et
imprévisible du voyage), ces textes viatiques résistent encore à une lecture strictement
idéologique.

113
CHAPITRE 3 - L’ALMÉE : DANSEUSE-PROSTITUÉE (1850-1880)

« Mais les almées ? Les almées, ces divines créatures, ces êtres fantastiques,
aériens, vaporeux, qui... que… dont… enfin les almées ? »
— Edmond About386

Aposiopèses douteuses et sourires en coin : des almées, des almées partout. Elles
saturent les textes, les toiles, et les scènes de spectacle. Elles envahissent les esprits et
s’accaparent les imaginaires. Le mythe de l’Almée a écrasé la réalité, la diversité et la
complexité des almées. Quoique systématiquement confondues avec les bayadères indiennes Commenté [BZ16]: SM :
Voir le Dictionnaire des idées reçues, Flaubert
ou avec les mauresques d’Algérie, les almées sont originaires d’Égypte. En l’absence de
véritables sources écrites égyptiennes387, ce sont les récits de voyageurs européens qui ont, à
partir de la fin du XVIIIe siècle, délivré des informations sur les almées, parfois contradictoires,
souvent approximatives. Malgré son épanouissement au-delà de l’aire culturelle égyptienne, la
figure de l’almée s’est développée et a évolué en fonction de l’histoire politique, sociale et
culturelle de l’Égypte. Entre 1798 (Expédition de Bonaparte) et 1882 (conquête britannique),
le pays, qui était toujours une province ottomane, a été le théâtre de l’affrontement des
puissances européennes. Sous la dynastie de Méhémet-Ali, l’Égypte s’est modernisée au gré
des politiques d’indépendance à l’égard du sultan ottoman, des conquêtes et défaites militaires,
ou encore des réformes sur le modèle européen. Ces transformations politiques et sociales ont
fait évoluer la nature et la portée du mythe de l’Almée. Dans les esprits, mais également dans
les pratiques, l’almée a progressivement été associée à la pratique de la prostitution. Quoique
ni danseuse ni prostituée à l’origine, elle a revêtu le masque de la danseuse-prostituée, dont
Kuchiuk-Hanem constituera, selon Edward Saïd, le « prototype ». Elle est devenue la synthèse
de nombreuses figures (d’autres danseuses « exotiques » et des prostituées en tout genre) et elle

386
Edmond About, Le Fellah, souvenirs d’Égypte, Paris, Hachette, 1869. Dans ce roman, largement inspiré de
d’une expérience personnelle, le narrateur-voyageur fait la rencontre, lors d’une partie de chasse dans les environs
de Paris, d’Ahmed, petit paysan égyptien envoyé en France par son Altesse pour « apprendre la civilisation
européenne ». Le récit est largement dominé par les scènes de conversation, où Ahmed fait la curiosité de ses
convives qui l’assaillent de questions. Ces sortes d’interrogatoires donnent un aperçu des représentations les plus
courantes dans l’imaginaire social des années 1860-1870.
387
Selon Djamila Henni-Chebra, l’histoire des almées égyptiennes repose essentiellement sur la source orale, au
moins jusqu’au début du XXe siècle, où les journalistes, sociologues et historiens égyptiens ont commencé à fournir
une documentation sur le sujet. D’après elle, cette absence d’écrits s’explique, entre autres, par le tabou lié à la
danse et aux danseuses dans les sociétés arabo-musulmanes (« Égypte : profession danseuse », dans Les Danses
dans le monde arabe ou l’héritage des almées, Djamila Henni-Chebra et Christian Poché, Paris, L’Harmattan,
1996, p. 65-112).
114
a incarné durablement les valeurs attribuées, par extension, à la féminité orientale – la sensualité
et l’érotisme. Le terme lui-même est devenu générique dans les textes viatiques, employé
indifféremment pour caractériser toutes ces femmes qui font commerce de leur corps. Ces
témoignages, déterminés par les circonstances politiques et les intérêts personnels des
voyageurs, sont rarement objectifs. Certains délivrent un savoir approximatif. D’autres
expriment leur répulsion au nom d’impératifs moraux et « civilisationnels », ou alimentent a
contrario les fantasmes occidentaux. Les différentes postures adoptées par les voyageurs au fil
du XIXe siècle font évoluer le mythe de l’Almée (sur l’emploi de la majuscule ?) et ses Commenté [BZ17]: SM :
pas nécessaire, à mon avis, mais cela se discute, dans la
implications idéologiques, voire politiques. mesure où vous parlez d’une mythification, justement

I. L’Almée : splendeurs et misères d’un mythe orientaliste

Les rares chercheurs qui se sont intéressés à l’histoire de la danse égyptienne s’entendent
pour convenir que l’on ne trouve pas vraiment de sources écrites sur les almées avant la fin du
XVIIIe siècle. Auparavant, certaines danseuses paraissaient sur les toiles et dans les récits de
voyageurs et pouvaient être confondues avec les almées. En réalité, ces femmes représentées
étaient des esclaves de harem, qui exécutaient occasionnellement des danses pour divertir leur
maître et leurs maîtresses. D’origine servile, celles-ci sont à rapprocher de la figure de
l’odalisque, bien plus que de celle de l’almée. Sur les gravures et peintures du XVIIIe, elles sont
toujours représentées dans le décor somptueux du harem ottoman, entourées de femmes et
d’hommes.

115
William Hogarth (1697-1764) Francis Smith (1722-1822)
« Danse au harem devant le pacha » « Esclave turque qui danse
Dans Aubry de La Mottraye, Voyages en Europe, Asie et devant son maître » (1763-
Afrique, La Haye, 1727. 1779)
Paris, Bibliothèque nationale de France. Huile sur toile
Yale Center for British Art

Les almées n’appartiennent pas vraiment au monde du sérail turc, même si certaines sont
employées dans des harems ottomans en Égypte, ou envoyées en Turquie. Originaires d’Égypte,
elles font partie de la culture arabe. En outre, leur statut s’apparente moins à celui d’une esclave
qu’à celui d’une artiste, employée pour divertir son public par l’exercice d’un talent particulier
– parfois la danse, mais le plus souvent le chant, le conte et la poésie. Les almées jouissaient
d’un certain prestige parce qu’on leur attribuait une illustre origine antique388. Jusqu’au XIXe
siècle, il est d’usage, notamment à partir de la lecture d’Hérodote389, de les associer aux
prêtresses égyptiennes, qui étaient souvent formées à la musique, au chant et à la danse, et
auxquelles on prêtait un certain pouvoir érotique390. Cette prétendue ascendance n’apparaît dans
aucune source, si ce n’est dans l’imaginaire de certains voyageurs de la fin du XVIIIe siècle. Ce

388
Larousse donne la définition suivante du terme « almée » : « Danseuse égyptienne de l’Antiquité ».
389
L’historien grec Hérodote (v. 485-430 av. J.-C.) décrit dans ses Histoires, les rituels et les fêtes données en
l’honneur des divinités. Il décrit par exemple la fête de Bubastis en l’honneur de la déesse Bastet, que ses prêtresses
célébraient en jouant de la musique, en chantant, en dansant à moitié nues (II, 60).
390
On pense notamment aux divines adoratrices d’Amon, qui, à la fois prêtresses et épouses du dieu, avait pour
fonction de le divertir et d’éveiller ses « sens » en agitant des objets et des instruments de musique qui avaient une
connotation sexuelle. Pour un aperçu plus général, voir les nombreux travaux de Pascal Vernus sur l’Égypte des
pharaons.
116
fantasme survivra tout au long du siècle suivant, dans le discours de Michaud391, par exemple,
et jusque dans les feuillets du Guide Joanne392. Commenté [BZ18]: SM :
Je vous signale que Vigny a écrit dans les années 1830 une
nouvelle inachevée, « L’almeh », que j’ai commentée dans
L’Expédition d’Égypte, une entreprise des Lumières, un
1) Savary et Volney en duel volume collectif publié sous la direction de Patrice Bret, en
1998 ; je pourrai vous faire un scan à l’occasion, si vous
voulez.

Les prêtresses de l’amour

Claude-Étienne Savary séjourne en Égypte entre 1776 et 1780. Il apprend l’arabe


pendant trois ans et prouve son intérêt profond envers les mœurs égyptiennes et la religion
musulmane en publiant, à son retour, une traduction du Coran393. Très inspiré par Rousseau, il
voit les Égyptiens comme un peuple de la Nature, qui aurait conservé certaines coutumes
antiques. Selon Sarga Moussa, Savary donne à voir, dans ses Lettres sur l’Égypte, un islam
« épicurien », particulièrement sensible aux plaisirs du corps et aux jouissances de la vie
quotidienne394. Il consacre une de ses lettres395 aux almées égyptiennes, dont il ne cesse de
vanter « l’élégance », « les grâces » et les « connaissances » (p. 155). Dans une démarche
didactique, il commence par donner la signification du terme : « On les appelle
almé396 (savantes). » Il est le premier à avoir introduit la francisation du mot issu de l’égyptien
‘âlima (plur. ‘awâlim), signifiant « femme savante » ou « femme instruite en chant ». Il
explique longuement que les almées se distinguent des autres femmes par une « éducation plus
soignée » (p. 149). Ces artistes aux multiples talents jouent un rôle d’initiatrices auprès des
autres femmes dans les harems. Quoique cérébrales et spirituelles, les almées sont également
reconnues pour leur expertise charnelle. Les histoires « amoureuses » qu’elles racontent aux
femmes, et les danses « lascives » (p. 152) auxquelles elles les initient, sont une sorte

391
« Il est difficile de savoir comment les almées ont pu s’établir en Égypte, et si elles sont nées de la religion ou
de la corruption des mœurs chez les anciens ; tout ce que nous pouvons savoir, c’est que nous voyons des almées
avec les attitudes et le costume qu’elles ont aujourd’hui, sur quelques-uns des antiques monuments. Cette
singulière institution, créée de temps immémorial, s’est conservée au milieu de toutes les révolutions. » J. Michaud
et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 257.
392
« Ces danseuses sont de toute antiquité en Égypte, car on les voit représentées sur les monuments des
Pharaons. » Adolphe Joanne et Émile Isambert, Itinéraire descriptif, historique et archéologique de l’Orient, Paris,
Hachette, 1861, p. 946.
393
Claude-Étienne Savary, Le Coran, traduit de l’arabe, accompagné de notes et précédé d’un abrégé de la vie
de Mahomet, Paris, Knapen et Onfroy, 1783. L’ouvrage est réédité en 1821 chez Dufour.
394
Sarga Moussa, Le Voyage en Égypte. Anthologie de voyageurs européens de Bonaparte à l’occupation anglaise,
Paris, Robert Laffont, 2004, p. 1035.
395
C.-É. Savary, Lettres sur l’Égypte, op. cit., t. I, p. 149-156. Toutes les références à cette lettre renverront à cette
édition ; elles seront indiquées dans le texte.
396
Certains voyageurs font le choix d’introduire le mot étranger, sans altération de la graphie et sans accord en
genre et nombre. On optera pour la graphie accordée en genre et en nombre.
117
d’apprentissage de la féminité, voire d’éducation sexuelle. En outre, maîtrisant l’art de volupté
à la perfection, elles font les « délices » de tous les Égyptiens :

Il n’est point de fête sans elles ; point de festin dont elles ne fassent l’ornement. On les place dans une
tribune d’où elles chantent pendant le repas. Elles descendent ensuite dans le salon, et y forment des danses
qui ne ressemblent point aux nôtres. Ce sont des ballets pantomimes, par lesquels elles représentent des
actions de la vie commune. Les mystères de l’amour leur en fournissent ordinairement les scènes. La
souplesse de leur corps est inconcevable. On est étonné de la mobilité de leurs traits, auxquels elles donnent
à volonté l’impression convenable aux rôles qu’elles jouent. Souvent l’indécence de leurs attitudes est
portée à l’excès. Les regards, les gestes, tout parle, mais d’une manière si expressive, qu’il n’est pas possible
de s’y méprendre. Au commencement de la danse, elles quittent avec leurs voiles la pudeur de leur sexe.
Une longue robe de soie très légère descend sur leurs talons. Une riche ceinture la serre mollement. De
longs cheveux noirs, tressés et parfumés flottent sur leurs épaules. Une chemise transparence comme la
gaze voile à peine leur sein. À mesure qu’elles se mettent en mouvement, les formes, les contours de leur
corps semblent se détacher successivement. Le son de la flûte, des castagnettes, du tambour de basque et
des cymbales règle leur pas, et presse ou ralentit la mesure. Des paroles propres à ces sortes de scènes les
animent encore. Elles paraissent dans l’ivresse. Ce sont des bacchantes dans le délire. (p. 151)

Savary décrit longuement, et sans les atténuer, l’attitude « impudique » et « indécente » des
danseuses inspirées par « les mystères de l’amour ». Mais l’érotisme naît également de son
propre effort de description. Il décrit avec concupiscence le contact du costume avec le corps
des danseuses – le choix des verbes est en lui-même éloquent (descendre, serrer mollement,
flotter sur les épaules, voiler à peine le sein). Loin de condamner la sensualité débordante des
almées, Savary leur attribue une aura sacrée. Les danseuses qui se dépouillent de leurs voiles
sont la réminiscence de Salomé, et de sa légendaire danse des sept voiles. Le voyageur lui-
même, citant Saint Marc quelques lignes plus bas, explicite cette ascendance. Au XIXe siècle,
la figure mythique de Salomé, qui connaît un succès littéraire fulgurant397, deviendra, selon
Guy Ducrey, « l’archétype de la danseuse du ventre », incarnant à elle seule « les pouvoirs de
la matière charnelle398 ». La généalogie mythique des almées emprunte également, sous la
plume de Savary, les voies de la mythologie. L’ascendance des prêtresses antiques est introduite
à travers la comparaison avec les Bacchantes, qui donne au « délire » tout sensuel des almées
une valeur spirituelle et sacrée. La circulation de ces deux images dans le corpus viatique du
XIXe siècle399 prouve le rôle fondamental qu’ont joué les Lettres sur l’Égypte de Savary dans
la constitution de ce mythe.

397
On la retrouve, par exemple, dans le Rêve d’une nuit d’été (1841) d’Heinrich Heine, dans Les Cariatides (1843)
de Théodore de Banville, ou encore dans « Hérodias » (1877) de Flaubert. Voir Marc Bochet, Salomé, du voilé au
dévoilé : métamorphoses littéraires et artistiques d’une figure biblique, Paris, Cerf, 2007.
398
Guy Ducrey, Corps et graphies. Poétique de la danse et de la danseuse à la fin du XIXe siècle, Paris, Honoré
Champion, 1996, p. 265.
399
L’analogie avec les Bacchantes se retrouve par exemple chez Volney (Voyage en Syrie et en Égypte, op. cit., p.
405), Voilquin (Souvenirs d’une fille du peuple, op. cit., p. 451), ou encore Renoüard de Bussierre (Lettres sur
l’Orient, op. cit., t. I, p. 310).
118
Apte à éveiller les fantasmes des lecteurs et futurs voyageurs, le portrait que dresse
Savary décrit aussi l’intégration « sociale » des almées. Celles-ci forment, d’après lui, une
« société célèbre » (p. 149), dont les rôles sont culturellement définis : éducation des femmes
dans les harems, participation aux différents rites de passage (mariages, funérailles) et
divertissement. Il insiste sur la « noblesse » des almées, élevées non seulement par leur science
et leur art, mais encore par le riche public auquel elles vendent leurs services : « Ces femmes
se font payer cher, et ne vont guère que chez les grands seigneurs et les gens riches. » (p. 155)
Savary lui-même aurait assisté au spectacle des almées à l’occasion d’un « souper splendide »
chez un riche négociant vénitien. Bien que ces messagères de l’amour soient grassement payées
pour exécuter leurs danses, il n’est pas vraiment question de prostitution dans un sens
strictement sexuel. Celle-ci est davantage suggérée par le portrait des « filles du second ordre »
que dresse brièvement Savary à la fin de sa lettre :

Le peuple a aussi ses almé. Ce sont des filles du second ordre, qui tâchent d’imiter les premières. Elles
n’ont ni leur élégance, ni leurs grâces, ni leurs connaissances. On en trouve partout. Les places publiques
et les promenades qui environnent le grand Caire en sont remplies. Comme la populace a besoin d’images
encore plus fortement empreintes, la décence ne me permet pas de dire jusqu’où elles portent la licence de
leurs gestes et de leurs postures. Il est impossible de s’en former une idée sans en avoir été témoin. Les
bayadières de l’Inde sont des modèles de pudeur en comparaison de ces danseuses égyptiennes. (p. 155-
156)

La distinction est d’ordre social, moral et esthétique. Ces jeunes femmes offrent leurs services
au peuple et exercent dans des lieux publics, sous le regard de tous. Elles se contentent
d’exécuter des danses dont l’indécence est telle que le voyageur lui-même est contraint de
censurer son témoignage. Dans cette hiérarchie des danses « exotiques », au sommet de laquelle
on retrouve les almées, il place ces danseuses publiques tout en bas, en dessous-même des
vulgaires bayadères400.
Les Lettres sur l’Égypte de Savary eurent un succès considérable, en témoignent leur
réédition jusqu’à la fin du XVIIIe siècle401 et leur traduction dans de nombreuses langues
(anglais, allemand, hollandais, ou encore suédois). Selon Jean-Claude Berchet, ce succès serait
lié à la nouveauté du sujet (l’exotisme) et au style brillant et très personnel de ce texte, qui est

400
Les Bayadères, appelées également Dévadâsis en Europe (Thévadiyars en tamoul), sont des danseuses
indiennes qui peuplent l’imaginaire exotique des missionnaires, voyageurs et romanciers aux XVIIIe et XIXe
siècles. Bien que certaines sources (indiennes, parfois européennes) attestent leur position sociale élevée, leur
érudition et leur talent, elles sont souvent représentées comme des danseuses aux mœurs légères et assimilées à
des prostituées. En France, elles envahissent la scène de l’opéra, avant de devenir extrêmement populaires en 1838
lorsqu’un marchand de Pondichéry organise une tournée de bayadères « authentiques » en Europe.
401
Et même jusqu’au début du XIXe, avec la réédition du texte chez Arthus-Bertrand en 1801.
119
le premier récit de voyage en Égypte destiné au grand public402. En février 1786, le Mercure de
France vante effectivement les qualités littéraires du récit de Savary, apprécié pour la
« brillante imagination qui anime ses vives descriptions, transporte le lecteur au milieu de
l’Égypte, le fait jouir des merveilles que la nature et l’art ont prodiguées dans cet heureux pays »
et pour ses « tableaux enchanteurs d’une nature riche et variée, énergique et féconde403 ». La
notoriété de Savary en son temps explique sans doute que son témoignage sur les Orientaux, et
notamment sur leur vie intime, se soit durablement ancré dans l’imaginaire orientaliste. Ces
images séduisantes des harems, des bains ou encore des almées ont été une source d’inspiration
particulièrement féconde pour les peintres orientalistes. Au siècle suivant, les almées,
représentées dans de luxueux intérieurs de harem, à demi-nues et dans des poses lascives, ont
envahi les toiles telles des odalisques… à la verticale ! Leur portrait en créatures élégantes,
gracieuses et sensuelles a installé durablement un prototype. L’Almée est devenue, comme
l’Odalisque, un thème orientaliste.

Édouard Pingret (1785-1869) Émile Vernet-Lecomte (1821-1900)


« L’Almée » (1849) « Aimée, une jeune Égyptienne » (1869)
Huile sur toile Huile sur toile
Nice, Musée Masséna Lieu

Les Bacchantes des Porcherons404

Depuis plusieurs décennies, la critique a mis en évidence le rôle fondamental qu’a joué
le Voyage en Syrie et en Égypte (1787) de Volney dans l’histoire du genre du récit de voyage.

402
J.-C. Berchet, Le Voyage en Orient, op. cit., p. 1095.
403
Mercure de France, 5 février 1786, p. 12, 30. Extraits cités dans Daniel Lançon, « Vers une reconnaissance des
altérités : Savary et Volney en héritage », dans Les Français en Égypte. De l’Orient romantique aux modernités
arabes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, « Littérature Hors Frontière », 2015, p. 11.
404
Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, op. cit., p. 405. SM : expliquer le terme « Porcherons »
120
Sa préface est en effet une réflexion avant l’heure sur le « genre des Voyages405 », qui ne jouit
alors d’aucune codification mais dont l’histoire est déjà faite de nombreuses controverses.
Volney y construit sa posture par opposition à toute une tradition de voyageurs, dont Savary est
le parangon. Cette préface, datée d’octobre 1786, reconduit le débat de réception qui suivit la
publication des Lettres sur l’Égypte, sans doute en lien avec le succès et la notoriété de
Savary406. La critique de ce dernier, à peine dissimulé sous le masque transparent d’« un
Voyageur récent », permet à Volney de trouver sa veine. Son discours reprend « ce conflit déjà
pluridisciplinaire des représentations entre esthétique (plaisir du texte, ornements du signifiant)
et éthique (véracité référentielle, ornements du signifié) à propos de la relation de voyage407 ».
Volney, dont l’objectif est de livrer des « observations politiques et morales » sur « l’état
moderne » des pays qu’il visite, a un devoir de démystification, voire de démythification envers
ses lecteurs, fourvoyés par les témoignages fallacieux et les récits flamboyants de Savary.
L’intertexte, toujours présent en filigrane, est mobilisé sur différents points, dont celui des
almées :

Il s’en faut beaucoup que la danse, qui, chez nous, marche de front avec la musique, tienne le même rang
dans l’opinion des peuples Arabes ; chez eux cet art est flétri d’une espèce de honte ; un homme ne saurait
s’y livrer sans déshonneur, et l’exercice n’en est toléré que parmi les femmes. Ce jugement nous paraîtra
sévère ; mais avant de le condamner il convient de savoir qu’en Orient la danse n’est point une imitation
de la guerre comme chez les Grecs, ou une combinaison d’attitudes et de mouvements agréables comme
chez nous ; mais une représentation licencieuse de ce que l’amour a de plus hardi. C’est ce genre de danse
qui, portée de Carthage à Rome, y annonça le déclin des mœurs républicaines, et qui depuis, renouvelée
dans l’Espagne par les Arabes, s’y perpétue encore sous le nom de Fandango. Malgré la liberté de nos
mœurs, il serait difficile, sans blesser l’oreille, d’en faire une peinture exacte : c’est assez de dire que la
danseuse, les bras étendus, d’un air passionné, chantant et s’accompagnant des castagnettes qu’elle tient
aux doigts, exécute, sans changer de place, des mouvements de corps que la passion même a soin de voiler
de l’ombre de la nuit. Telle est leur hardiesse, qu’il n’y a que des femmes prostituées qui osent danser en
public. Celles qui en font profession s’appellent Raouâzi, et celles qui y excellent prennent le titre d’Almé,
ou de savantes dans l’art. Les plus célèbres sont celles du Caire. Un Voyageur récent en a fait un tableau
séduisant ; mais j’avoue que les modèles ne m’ont point causé ce prestige. Avec leur linge jaune, leur peau
fumée, leur sein abandonné et pendant, avec leurs paupières noircies, leurs lèvres bleues et leurs mains
teintes de henné, les Almé, ne m’ont rappelé que les Bacchantes des Porcherons ; et si l’on observe que chez
les peuples, même policés, cette classe de femmes conserve tant de grossièreté, l’on ne croira point que
chez un peuple où les arts les plus simples sont dans la barbarie, elle porte de la délicatesse dans celui qui
en exige davantage408.

405
Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, op. cit., p. 8.
406
Citant un certain nombre de journaux, Daniel Lançon montre l’ampleur des débats soulevés par les publications
successives des Lettres sur l’Égypte et du Voyage en Syrie et en Égypte. Nombreux sont les rédacteurs qui prennent
le parti de Volney, comme le montre cet extrait du Journal historique et littéraire : « Rien n’est plus propre que
cet ouvrage pour réfuter les contes bleus que M. Savary et d’autres voyageurs ont publiés sur l’Égypte. M. Savary
surtout en a fait la région des Fées, tant pour la physique que pour l’histoire. » (Journal historique et littéraire, 15
octobre 1787, p. 238, cité dans D. Lançon, « Vers une reconnaissance des altérités : Savary et Volney en héritage »,
op. cit., p. 15).
407
Ibid., p. 16.
408
Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, op. cit., p. 403-405.
121
Volney intègre ce passage consacré à la danse et aux danseuses dans un chapitre intitulé « Des
Arts, des Sciences, & de l’Ignorance ». Comme à son habitude, le voyageur commence par
dresser un tableau général. Malgré ses velléités d’objectivité, cet « état » de la danse chez les
Arabes est construit sur une opposition fondamentale entre peuples « policés » et peuples
« barbares ». Chez les Occidentaux, dignes descendants des Grecs et des Romains, la danse
serait un art noble et raffiné. Chez les Arabes, au contraire, elle serait un art « flétri d’une espèce
de honte », qui serait le signe d’une décadence morale toute carthaginoise. Le renvoi historique
aux guerres puniques et à la conquête musulmane de l’Espagne permet à Volney de prouver
que ces danses licencieuses sont le signe le plus évident de la corruption des mœurs orientales
– d’autant plus qu’elles sont étroitement liées à la prostitution. Le voyageur savant prend soin,
toutefois, de distinguer deux catégories de danseuses. Il emprunte à Savary le terme francisé
d’« Almé », mais il introduit le xénisme « Raouazy409 » pour désigner celles que son
prédécesseur s’était contenté de décrire comme une sous-catégorie sociale des almées. Ces
dernières sont à peu près représentées sous les mêmes traits par les deux voyageurs : des
femmes qui exécuteraient des danses licencieuses en public, et se prostitueraient. Le désaccord
porte sur les almées. Volney entend fermement démentir le « tableau idéalisant » qu’en a dressé
Savary. Il lui oppose un portrait iconoclaste, qui déplore la saleté (« leur linge jaune »), la
laideur (« leur peau fumée, leur sein abandonnée et pendant ») et la mise « barbare » des almées
(« avec leurs paupières noircies, leurs lèvres bleues et leurs mains teintes de henné »). La
répulsion de Volney est bien plus physique que morale. Il est sans doute ici influencé par les
théories racialistes en cours de développement depuis le début du siècle. Son discours donne
un aperçu des stéréotypes xénophobes (saleté du corps, laideur de la couleur de peau, bizarrerie
du costume, etc.) qui alimenteront le racialisme vulgaire410 au siècle suivant. En outre, les
almées sont destituées de leur aura mythologique, puisque même l’analogie avec les"
« Bacchantes » est dévaluée par la référence aux belles dépravées du quartier parisien des
Porcherons. Ce processus d’assimilation de l’étranger à certaines figures des bas-fonds411

409
On trouve différentes graphies : raouazy, ghawazee, gaouasys, ghaziyèh. Le mot, moins employé que celui
d’« almée », n’a pas vraiment été francisé et reste, dans la plupart des textes, un xénisme. On optera pour la graphie
la plus courante : ghawazi, sans accord en genre et en nombre.
Certains voyageurs font le choix d’introduire le mot étranger, sans altération de la graphie et sans accord en genre
et nombre. On optera pour la graphie « almée », accordée en genre et en nombre.
410
Todorov définit le « racialisme vulgaire » comme une « idéologie racialiste commune et anonyme de l’époque,
une sorte de bon sens racial ; ce qui aurait pu figurer dans le Dictionnaire des idées reçues du temps ». C’est
l’opinion commune qui s’est diffusée après Buffon dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il cite certains penseurs
qui ont contribué au développement de ce racialisme vulgaire : Renan et Gustave Le Bon (T. Todorov, Nous et les
autres, op. cit., p. 129).
411
Voir Dominique Kalifa, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 2013.
122
deviendra lui aussi courant dans le discours social du XIXe siècle. L’almée fait ici l’objet d’une
stigmatisation à la fois « raciale » et sociale, et son portrait rejoint celui de la ghawazi.
Il est difficile de savoir si Volney emploie le mot « Almé » à bon escient dans son
discours final, et s’il a vraiment constaté ces marques de décrépitude sur des almées ou s’il
s’agissait, en réalité, de ghawazi. Ce portrait des almées semble bien plus proche du portrait
que dresse Savary des danseuses publiques du grand Caire. De plus, certains détails, tels que le
khôl autour des yeux et le henné sur les mains, relèvent davantage du portrait traditionnel des
ghawazi, qui appartenaient originairement à certaines tribus tsiganes. Bien qu’érudit en
apparence, le témoignage de Volney sur les almées semble déterminé par une volonté plus
générale de stigmatiser la « barbarie » des Égyptiens. Au moins Savary envisageait-il, en dépit
de ces mêmes préjugés qu’il portait sur les Égyptiens (un peuple peu délicat et peu éclairé412,
qui se délecte de plaisirs coupables), de reconnaître un certain talent et un certain charme aux
almées. Le mythe est tué dans l’œuf. Dans le discours de Volney, et dans celui des voyageurs
qui revendiqueront son héritage au siècle suivant, les almées sont déjà (à peine deux ans après
la publication des Lettres sur l’Égypte) « déchues de [leur] ancienne splendeur » et
« descendues au rang de courtisanes vulgaires413 ».

2) L’Almée déchue

L’almée des « savants »

Le débat de réception qui opposa Savary, le rêveur, à Volney, le briseur d’idoles, a


fortement marqué les voyageurs du début du XIXe siècle. Sans doute pour se mettre à l’abri de
toute accusation d’affabulation, beaucoup d’entre eux ont revendiqué l’héritage de Volney et le
modèle du Voyage en Syrie et en Égypte. Ils ont ainsi choisi la posture du voyageur « savant »,
guidé par un impératif très strict d’objectivité. Dans la plupart de ces textes, un chapitre est
consacré aux almées. Celles-ci font désormais l’objet d’un intérêt convenu, qui implique la

412
C.-É. Savary, Lettres sur l’Égypte, op. cit., t. I, p. 151, 153.
413
Ce sont, sous le Second Empire, les propos d’Émile Isambert dans le célèbre Itinéraire descriptif de l’Orient,
qui est le premier guide de l’Orient digne de ce nom en langue française. Ce constat à l’égard des almées prouve
à la fois la survivance et la dégradation du mythe au cours du XIXe siècle (Émile Isambert, Itinéraire descriptif,
historique et archéologique de l’Orient [1861], Paris, Hachette, 1881, p. 208-212). Source indiquée dans D. Henni-
Chebra, « Égypte : profession danseuse », op. cit., p. 70. Référence à un certain M. de Carey
Référence introuvable dans l’Itinéraire, autant dans l’édition de 1861, que dans celle de 1881. Supprimer la
référence si besoin. SM : s’agit-il d’un danseur ? Voir dans ce mémoire, p. 200 : https://hal.archives-
ouvertes.fr/tel-01551635/document
123
prise en compte plus ou moins explicite de plusieurs intertextes. Le chapitre des almées est
devenu le lieu d’une prise de position, d’un engagement en faveur d’une tradition viatique. Un
certain nombre de voyageurs en Égypte revendiquent l’acquisition d’un savoir sur les almées,
qui, bien au-delà de l’expérience vécue, est un exercice d’érudition, où circulent des discours
et des informations plus ou moins exacts. Tous usent d’une même rhétorique de la rectification
censée leur donner une certaine forme d’autorité sur les voyageurs précédents. L’élaboration
de ce savoir passe par la taxinomie, sur le modèle de celles proposées successivement par
Savary et Volney.
Dans sa contribution à la monumentale Description de l’Égypte (1802-1829), le
musicien Guillaume-André Villoteau (1759-1839) livre un chapitre qui a vocation à éclairer les
connaissances sur les almées et ghawazi. Son exposé n’en est pas moins axiologique que celui
de ses deux prédécesseurs et s’ouvre sur une distinction d’ordre moral : « Il paraît qu’il y en a
deux espèces : l’une, de celles qui se comportent avec décence et jouissent de l’estime des
honnêtes gens ; l’autre, de celles qui foulent aux pieds toutes les bienséances, qui n’ont aucune
pudeur et n’inspirent que du mépris414. » La deuxième distinction est d’ordre « artistique ».
Parmi les « a’ouâlem », il distingue les chanteuses dont on « vante beaucoup les chansons » (p.
169) des « ghaouazy », qui sont des « danseuses publiques » (p. 170) et « sont regardées en
Égypte comme des femmes prostituées » (p. 179). La dernière distinction est d’ordre « social »
et elle porte sur les aspects pratiques de l’exercice de ces jeunes femmes, ainsi que sur leur
accessibilité. Villoteau explique en effet que les almées se produisent uniquement dans les
harems, et devant un public exclusivement féminin. Il précise donc qu’en principe, aucun
voyageur ne peut assister véritablement au spectacle de ces almées :

On vante beaucoup les chansons des premières, et l’art avec lequel elles les exécutent : mais nous n’avons
pu ni les voir ni les entendre ; elles s’éloignèrent du Kaire, nous a-t-on dit, sitôt que les Français s’en furent
rendus maîtres. Ce ne furent que vers les derniers temps de notre séjour en Égypte, qu’elles rentrèrent dans
cette capitale ; encore elles se tenaient cachées et il n’était pas possible de vaincre leur répugnance à chanter
devant des hommes et surtout des Français. Ordinairement, lorsqu’elles sont invitées au nom de quelques
riches particuliers à venir chanter à l’occasion de quelque fête ou réjouissance domestique, des femmes les
conduisent dans le harym : là elles chantent des chansons en s’accompagnant d’une espèce de tambour de
basque appelé tàr en arabe, ou d’un tambour d’une autre forme, nommé darâboukheh. Pendant tout le temps
qu’elles restent dans ce lieu, le maître de la maison n’a pas liberté d’y entrer, sous quelque prétexte que ce
soit ; il est d’usage, au contraire, qu’il descende avec ses amis dans la cour ou dans la rue, pour jouir du
plaisir d’entendre chanter ces a’ouâlem. (p.169-170)

414
Guillaume-André Villoteau, « De l’état actuel de l’art musical en Égypte, ou Relation historique et description
des recherches et observations faites sur la musique en ce pays » [1812], dans Description de l’Égypte, ou Recueil
des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’armée française, 2e éd.,
Paris, Panckoucke, 1826, t. XIV, p. 169. Toutes les références à ce chapitre renverront à cette édition ; elles seront
indiquées dans le texte.
124
Les almées ne se donnent pas en représentation devant des hommes, et encore moins devant
des étrangers – cette hostilité à l’égard des Français est directement liée au contexte militaire
de l’Expédition de Bonaparte. A priori les voyageurs auraient donc plutôt affaire aux
« ghaouâzy », bien plus visibles et accessibles, parce qu’elles occupent l’espace public et ne
sont pas voilées. L’attention du voyageur se reporte logiquement sur les ghawazi qu’il décrit
avec beaucoup de précision. Sans surprise, il se montre très curieux à l’égard des instruments
que manient les danseuses, ces « castagnettes d’airain » (p. 173) dont il reproduit, sous la forme
d’une partition, les différents rythmes. Il prouve tout à la fois son expertise et son ouverture à
une culture artistique étrangère. Cependant, lorsqu’il s’agit de décrire les danses, son solide
exposé multiplie les jugements de valeur415. Il décrit l’« impudique pantomime » des ghawazi
comme « l’image révoltante de ce que le libertinage a de plus effronté » (p. 172). Pour cela, il
a recours à un registre sexuel qui outrepasse les évocations érotiques des voyageurs précédents.
On note néanmoins que c’est souvent sa propre interprétation qui attribue aux danses des
ghawazi un caractère sexuel :

L’expression de la figure et du maintien de la danseuse caractérise successivement toutes les gradations de


la passion que manifestent les impudiques mouvements de son corps. On voit naître l’inquiétude, puis la
mélancolie ; le trouble et l’agitation du cœur leur succèdent ; bientôt le désordre répandu dans tous les sens
manifeste le désir impatient de jouir. À l’ivresse et en quelques sorte au spasme du plaisir, on juge que le
désir est satisfait ; mais cet état se change presque aussitôt en abattement qu’accompagne la honte.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Villoteau ne respecte pas, ici, son impératif
d’objectivité. De plus, un discours général sur les mœurs corrompues des Égyptiens se substitue
très vite à la description de cette danse. Comme les voyageurs précédents, Villoteau observe le
« plaisir que les Égyptiens prennent à ces sortes de danses » (p. 178), et notamment les femmes.
Selon lui, l’éducation que celles-ci reçoivent de ce genre de spectacle entre en contradiction
avec la stricte répression des libertés féminines en Orient. Il perçoit ainsi les contradictions des
mœurs orientales et en déduit la nature fondamentalement paradoxale de la morale
musulmane416.

415
Cette appréciation asymétrique est symptomatique de la perception de la danse dans la société occidentale du
XIXe siècle. Dans la hiérarchie des arts, la danse a longtemps été placée en dessous de la musique, de l’opéra et
du théâtre. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, elle n’avait été l’objet d’aucune historiographie. L’Histoire générale
de la danse sacrée et profane (1723) de Jacques Bonnet a d’ailleurs été publiée huit ans après son Histoire de la
musique (1715). Ce « refoulement » d’un art pourtant très populaire s’explique très certainement par le rapport au
corps qui le détermine et entre en conflit avec la tradition logocentrique et platonicienne de la pensée occidentale.
Voir Paul Bourcier, Histoire de la danse en Occident, Paris, Seuil, « Points », 1978.
416
Dans le discours viatique, cette question de la nature de l’éducation que reçoivent les femmes dans certains
divertissements (les almées, mais aussi Karagheuz, figure du théâtre d’ombre) revient souvent. Les voyageurs sont
partagés. Certains, à l’instar de Villoteau, y voient un paradoxe. C’est le cas également de Michaud qui note que
« l’islamisme même, qui a des règlements si sévères pour les femmes, et qui les tolère rarement en public, a
125
Une vingtaine d’années après Villoteau, c’est le témoignage du britannique Edward
William Lane (1801-1876) qui transformera légèrement le discours social sur les almées.
Orientaliste de profession, Lane a fait paraître en 1836, sous le titre An Account of the Manners
and Customs of the Modern Egyptians, un ouvrage qui deviendra une référence pour la plupart
des voyageurs français. Dès la préface, il revendique une posture de spécialiste et considère
que, par sa rigueur scientifique, son ouvrage surpasse les autres sources, et notamment la
Description de l’Égypte, qu’il désigne sous le nom de « grand ouvrage français417 ». Il ne fait
donc aucun doute que son exposé sur les almées dialogue avec celui de Villoteau. À la
différence de son prédécesseur, Lane aborde les almées et les ghawazi dans deux chapitres
différents. Dans le chapitre XVIII intitulé « Music », les « ‘Awalim » sont présentées comme
des chanteuses professionnelles. Selon Lane, le terme lui-même serait dérivé du mot hébreu ou
phénicien « almah », qui signifierait « chanteuse ». Il donne ensuite des détails intéressants sur
la présence des almées au sein des harems, indiquant que celles-ci chantent toujours à l’abri des
regards masculins418. Comme Villoteau, il précise que les hommes écoutent parfois le chant des
almées depuis l’extérieur. C’est ainsi que lui-même, ne prétendant pas avoir vu les almées419,
les aurait « entendues » et aurait été « charmé420». Lane dresse ainsi un portrait plutôt élogieux
des almées, élevées par la noble pratique du chant. C’est ce qui l’amène à mettre en garde son
lecteur contre les erreurs terminologiques des voyageurs précédents, confondant souvent les
almées avec les « danseuses publiques421 ». Le chapitre en question est intitulé « Public
dancers » et porte sur les « Ghawazee », qui dansent dévoilées dans les rues pour amuser la
« populace422 ». Il précise que ces femmes ne sont jamais admises dans les harems respectables
et qu’elles se produisent fréquemment devant des groupes d’hommes qui les payent pour

respecté les almées. » (Correspondance d’Orient, op. cit. t.. V, p. 256) D’autres, au contraire, considèrent que cette
éducation est déterminée par le rôle attribué aux femmes, de manière plus générale, dans les sociétés orientales.
C’est le cas de Denon : « Malgré la vie licencieuse des almées, on les fait venir dans les harems pour instruire les
jeunes filles de tout ce qui peut les rendre plus agréables à leurs maris ; elles leur donnent des leçons de danse, de
chant, de grâce, et de toutes sortes de recherches voluptueuses. Il n’est pas étonnant qu’avec des mœurs où la
volupté est le principal devoir des femmes, celles qui font profession de galanterie soient les institutrices du beau
sexe […]. » (D. V. Denon, Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, op. cit., p. 53).
417
Voir Ann Thomson, « Les Égyptiens d’Edward William Lane », Égypte/Monde arabe, n°24, 1995, p. 59-74.
418
“ […] the female singers may be concealed from the sight of the master of the house”, Edward William Lane,
An Account of Manners and Customs of the Modern Egyptians written in Egypt during the years 1833-1835 [1836],
5e éd. par E. Stanley Pool, London, John Murray, 1860, p. 355.
419
De fait, il n’insère pas de dessin des almées comme il le fera au chapitre suivant pour les ghawazi.
420
“[…] and more so, I think I may truly add, than with any other music that I have ever enjoyed”, E. W. Lane,
Manners and Customs […], op. cit., p. 355. Couper le titre ainsi ?
421
“[…] travellers have often misapplied the name of “almé”, meaning “‘al’meh” to the common dancing girls, of
whom an account will be given in another chapter of this work421”, Ibid., p. 355-356.
422
“the rabble”, Ibid., p. 377.
126
exécuter, souvent sous l’emprise de l’alcool des danses « plus lascives » qu’il se refuse à
décrire423. Enfin, conscient de reprendre un discours largement diffusé par les voyageurs
précédents, il précise que celles-ci sont les plus « débauchées » des courtisanes égyptiennes424.
En note, Lane indique d’ailleurs au moment de la publication (1836) que, depuis son passage
en Égypte, les danseuses publiques et la prostitution ont été interdites par le gouvernement.
Néanmoins, la mauvaise réputation des danseuses publiques n’empêche pas Lane de les
apprécier à leur juste valeur. Il vante leur beauté et l’élégance de leur costume425. Lane ne se
contente pas de décrire très minutieusement chaque détail du portrait des ghawazi (le khôl aux
yeux, le foulard orné de piécettes sur la tête, ou encore le traditionnel costume rayé), il les
reproduit sur un dessin. Par ailleurs, il se montre particulièrement intéressé par l’origine et
l’histoire de ces danseuses. Dès le début du chapitre, il indique que celles-ci proviennent d’une
tribu de nomades – les Ghawazi, le terme désignant autant les hommes que les femmes. Mais,
bien au-delà, il rétablit le lien d’ascendance, déjà suggéré par certains voyageurs à propos des
almées, avec les danseuses de l’ancienne Égypte. Celles-ci étaient, d’après lui, représentées sur
des tombes entièrement nues, en présence d’hommes et de femmes426. Si Lane reprend à son
compte certains éléments traditionnels de la doxa
sur les almées, il revendique une approche plus
rigoureuse et fidèle à la réalité, où le témoignage
est complété par le discours érudit. Il lève
définitivement l’ambiguïté liée à la confusion
entre les almées et les ghawazi. La condamnation
morale des ghawazi, qui l’amène par exemple à
censurer leurs danses, ne l’empêche pas de
s’intéresser à elles et de délivrer un savoir sur Edward William Lane (1801-1876)
“Dancing-Girls », Ghawázee, or Gházeeyehs”
leurs origines et leur condition. En ce qui An Account of the Manners and Customs of Modern
Egyptians, n°94, p. 378
concerne les almées, il est un des rares voyageurs
(comme Villoteau) à avoir reconnu l’impossibilité de les voir et d’assister aux spectacles

423
“The scenes which ensue cannot be described.”, ibid., p. 379.
424
“I need scarcely add that these women are the most abandoned of the courtesans of Egypt.”, ibid.
425
“Many of them are extremely handsome; and most of them are richly dressed, ibid.
426
“It is probable, therefore, that it has continued without interruption; and perhaps the modern Ghawazee are
descended from the class of female dancers who amused the Egyptians in the times of the early Pharaohs”, ibid.,
p. 379-380.
127
qu’elles donnent dans les harems. Il respecte les usages et son propre impératif de sincérité en
assumant la nature essentiellement érudite de son exposé.
Ce discours « savant » sur les almées est largement diffusé au cours du XIXe siècle, en
témoignent à elles seules la popularité de la Description de l’Égypte et celle de l’ouvrage de
Lane. Il déconstruit de l’intérieur le mythe de l’almée, souvent contaminé par celui de
l’odalisque. Les discours de Villoteau et de Lane amènent ainsi à regarder d’un œil plus averti
certaines toiles orientalistes peintes au cours du siècle, qui figurent des danseuses à demi-nues
offrant leurs services au riche maître d’un harem ou, plus improbable encore, à un étranger.

Gunnar Berndtson (1854-1895) Paul-Louis Bouchard (1853-1937)


« Almée, an Egyptian Dancer » (1883) « Les almées » (vers 1893)
Huile sur bois Huile sur toile
Ateneum, Museum of Finnish Art Musée d’Orsay, Paris

L’almée des voyageuses

Il est un point sur lequel les fantasmes orientalistes ne se fourvoient pas : les almées sont
étroitement liées à l’univers du harem, bien qu’elles n’y vivent pas. Toutefois, celles-ci relèvent
moins du pôle masculin de l’imaginaire du harem – un sérail où le maître règne en despote –,
que de son pôle féminin – un gynécée qui cultive un entre-soi féminin. D’après les textes des
voyageurs « savants », les almées sont en charge de l’éducation et du divertissement des
femmes dans les harems. Si cette mise au point évacue certaines idées reçues sur le despotisme
des hommes et l’esclavage sexuelle des femmes, elle les remplace par d’autres stéréotypes liés
à l’entre-soi féminin, tels que celui du saphisme qui n'est pas moins conventionnel. Les almées
participent ainsi de ce fantasme du harem en gynécée oriental, dont se sont ressaisis les peintres
128
orientalistes. L’almée, peinte à la verticale et recouverte d’une gaze transparente, et l’odalisque,
représentée à l’horizontale complètement nue, se partagent le centre de ce tableau de Paul Leroy
(1860-1942) qui, dans son ensemble, représente l’intérieur luxueux d’un harem :

Paul Leroy (1860-1942)


« Danse arabe » (1888)
Huile sur toile
Collection particulière

Tout comme les odalisques, les almées des peintres, et celles des voyageurs, sont pour la plupart
des créatures fantasmées. Seuls les textes de voyageuses peuvent avoir vocation à témoigner
d’une réalité propre aux almées. Pourtant, il semblerait qu’aujourd’hui, dans les études
viatiques, le chapitre des almées n’ait pas encore été abordé dans une perspective genrée. En Commenté [BZ19]: SM :
Vérifier Reina Lewis
raison de leur sexe, certaines voyageuses ont pu pénétrer dans les harems en Égypte et assisté
à des scènes de danse. Quels témoignages celles-ci ont-elles laissés sur les almées ? Existe-t-il
un discours spécifiquement féminin sur les almées ?
La baronne de Minutoli (1794-1864) visite plusieurs harems égyptiens lors du voyage Commenté [BZ20]: SM :
[je vous signale l’article de Frank Estelmann sur le couple
qu’elle exécute entre 1820 et 1821 avec son époux archéologue. Elle livre des détails sur cette Minutoli dans le collectif Voyageuses européennes au XIXe
siècle que j’ai codirigé]
« habitation qui renferme tant de choses contraires au goût, aux idées et aux mœurs de
l’Europe427 ». Elle est conviée par Mme Faker, femme d’un agent consulaire très réputé de
Damiette, à assister à une scène de danse :

J’y trouvai un grand rassemblement de femmes turques et arabes, qui, dès qu’elles me virent entrer, se
pressèrent autour de moi avec une curiosité enfantine. Je pris place à terre sur un tapis à côté d’elles, et je
vis bientôt de quoi il s’agissait ; c’était autant pour me donner en spectacle, que pour admirer une danse qui
ne s’exécute dans ces pays que par une classe de femmes privilégiées, appelées gavanaki en Égypte, et
halmé chez les Turcs, et qui, semblables aux bayadères des Indes, trafiquent de leurs charmes et leurs
talents, et jouissent d’une parfaite liberté. Ces femmes, que l’on fait venir fréquemment dans les harems

427
Wolfardine, baronne de Minutoli, Mes Souvenirs d’Égypte, Paris, Nepveu, 1826, t. II, p. 91.
129
pour donner aux jeunes personnes des leçons dans l’art de plaire, joignent ordinairement encore au talent
de la danse celui de la musique et du chant, et font les délices des dames orientales.
L’ennui et la monotonie insipide d’un harem, le manque total d’instruction des femmes qui y sont
renfermées, et l’oisiveté extrême qui en résulte, peuvent seuls leur faire trouver quelque charme à un
spectacle dénué de goût et d’esprit, qui blesse la modestie et effarouche les grâces. Le talent principal de
ces danseuses consiste, non dans l’agilité des pieds, dans la légèreté et l’équilibre du corps et dans la grâce
des attitudes et des mouvements, mais dans une extrême mobilité des hanches.
Leur danse est une espèce de pantomime lascive ; car l’expression de leur physionomie accompagne tous
leurs mouvements, remplis de mollesse et de volupté, mais fréquemment aussi d’une indécence révoltante.
[…] Fatiguée de cette scène et étourdie du bruit que l’on faisait autour de moi, je m’esquivai furtivement,
au risque d’être taxée par ces dames de manque de goût ou de trop de susceptibilité428.

La posture participative de la voyageuse introduit un récit


d’expérience qui semble trancher avec les discours très
généraux des voyageurs masculins. Pourtant, la baronne de
Minutoli ne résiste pas à la tentation de réintroduire un pseudo-
savoir sur les danseuses orientales, qui semble avoir été
déformé par les couches successives de discours et les
approximations de la doxa. Elle émet une distinction
géographique entre les almées et les ghawazi, qu’elle finit par
comparer grossièrement aux bayadères. Sans trop de surprise,
elle juge très sévèrement ces danses lascives et voluptueuses au
nom de ses propres valeurs morales (modestie, pudeur et
décence). Elle insère d’ailleurs, à ce moment précis, le dessin
d’une danseuse dont le costume laisse percevoir entièrement la Baronne de Minutoli (1794-1864)
« Danseuse égyptienne »
429
poitrine et les chevilles . Mais c’est également sur le plan Mes souvenirs d’Égypte, p. 88-89

esthétique qu’elle condamne, au nom du « bon goût », l’attitude des danseuses : leurs
mouvements sont décrits comme disgracieux et dénués de talent (les pieds ne sont pas agiles,
les pas ne sont pas légers, et l’équilibre du corps n’est pas maîtrisé). Si la scène est jugée
« révoltante » par la baronne de Minutoli, c’est également parce qu’elle fait « les délices des
dames orientales ». La voyageuse, qui cultive sa posture extérieure à la scène, est tout aussi
scandalisée par les danseuses que par les autres spectatrices – l’impudeur et l’indécence
plébiscitées des unes étant la preuve de l’immoralité, voire de la concupiscence, des autres.
Cette scène lui offre donc l’occasion de reprendre à son compte le discours critique à l’égard

428
Ibid., p. 86-89.
429
Dans son Histoire de la mode et du costume, James Laver montre que la pudeur et la décence « à la française »
enjoignent les femmes à dissimuler leurs jambes et leurs chevilles : « Les jupes longues et amples ne découvraient
pas même l’escarpin à talon plat. Qu’une femme montrât sa cheville était de la plus haute indécence ! » (Chapitre
« De 1800 à 1850 », Londres, Thames & Hudson, 2003, p. 170).

130
de l’oisiveté, de l’insipidité et de l’inculture des femmes de harem. Bien loin de partager
l’admiration de certains voyageurs, la baronne de Minutoli décide de quitter la scène. Elle Commenté [BZ21]: SM :
Spécificité d’un point de vue féminin ?
raconte avoir eu le même réflexe de fuir lors de sa visite du harem d’un uléma, quelques pages
plus loin : « […] je pris le parti de m’échapper, malgré les efforts qu’elles firent pour me retenir,
très heureuse de m’être débarrassée d’elles, et de pouvoir me remettre sous la protection de mon
mari430. »
Lors de son séjour au Caire, dans les années 1830, Suzanne Voilquin parvient à se faire
inviter au mariage d’un marchand du grand bazar. Après le rituel du « voile levé », où l’époux
découvre pour la première fois le visage de sa bien-aimée, les femmes se retirent dans une
galerie, où elles assistent aux danses des almées. La scène ne se déroule pas dans l’enceinte du
harem, mais en reproduit le huis clos et s’adresse à un public exclusivement féminin :

Ce fut dans ces circonstances et dans ce lieu qu’il me fut donné de voir pour la première fois les almées, ou
filles savantes ; les plus élégantes parmi ces prêtresses de la volupté pénètrent, m’a-t-on-dit, jusque dans
les harems des dames turques, auxquelles elles apprennent des chants passionnés et des histoires d’amours
romanesques ; elles leur déclament les merveilles des contes persans et arabes. Cette seconde éducation,
toujours aussi matérialisée que la première, est autorisée par les maîtres, car elle doit tourner à leur profit
en rendant leur sérail plus attrayant.
Ce que l’on raconte des Bayadères de l’Inde approche, mais ne surpasse pas les danses lascives des almées ;
il y a toutefois dans leurs poses une sensualité voluptueuse, unie à beaucoup de grâces, qu’elles tiennent du
climat, de leur éducation et aussi de la position des femmes en Orient. […]
Les almées savent exprimer par leurs danses et leurs gestes tous les drames mystérieux du sentiment de
l’amour. Excellentes mimes, il est impossible de se méprendre au sens des scènes diverses qu’elles jouent
au bruit des castagnettes431.

Tout comme la baronne de Minutoli, Voilquin introduit la scène de danse par un exposé de ses
connaissances à l’égard des almées, qui montre la circulation des images (ici, la comparaison
aux bayadères et, plus bas, aux bacchantes), des idées (la théorie du climat) et même des
tournures de phrase (« il est impossible de se méprendre »), dans les textes viatiques de la
période. L’expertise de ces « prêtresses de la volupté » et la nature de l’enseignement qu’elles
prodiguent aux femmes de harem viennent confirmer le discours de la voyageuse sur la
« matérialité » des Orientaux : Commenté [BZ22]: SM :
Le « matérialisme »

La jeune Aïchouné, ainsi que toutes ces dames, riaient autour de moi. Aux pressantes questions qu’elles
m’adressèrent, je me contentai de leur dire en souriant : Koïs kitir (c’est joli beaucoup). Je me gardai de
froisser par une seule remarque le sentiment hospitalier qui m’avait fait accueillir dans leur assemblée. Elles
n’eussent d’ailleurs rien compris à ma répulsion pour toute cette impudeur dramatisée. Cette exubérance
de passions charnelles qui produit autour de moi cette joie si vraie ne tient-elle pas, me disais-je, à ce que
ce peuple enfant n’a encore que des sensations et qu’il lui reste pour se compléter à progresser jusqu’aux
sentiments ?

430
W. Minutoli, Mes Souvenirs d’Égypte, op. cit., t. II, p. 104-105.
431
S. Voilquin, Souvenirs d’une fille du peuple, op. cit., p. 451.
131
La femme d’Orient, en puissance de maître, est chaste par compression et non par vertu ; mais elle ignore
la modestie et la pudeur, ce véritable charme de la femme d’Occident, gracieux et doux prestige qui assure
notre dignité et surtout notre place dans le monde432 !

Ce sont les spectatrices que Voilquin, elle aussi, juge le plus sévèrement. Leur engouement à
l’égard des almées l’amène toujours à la même conclusion. Elle adhère aux théories
contemporaines sur le « retard433 » des peuples orientaux qui seraient maintenus, par leur
propension naturelle à la matérialité, dans un état de sous-civilisation. Sur cette base, Voilquin
impose la supériorité morale de « la femme d’Occident » sur « la femme d’Orient », à laquelle
elle refuse toute possibilité vertueuse de s’élever de sa condition. La stigmatisation de la
bassesse morale de la femme étrangère semble ainsi créer un consensus entre des voyageuses
européennes de différentes conditions (la baronne de Minutoli et Voilquin, la « fille du
peuple »). Commenté [BZ23]: SM :
[cette analyse de Suzanne Voilquin est juste, mais du coup,
En mars 1848, la comtesse de Gasparin visite le harem de la fille cadette du vice-roi on se demande dans quelle mesure la pensée saint-simonienne
s’y retrouve : d’un côté, l’espoir civilisateur est bien dans
d’Égypte. Après avoir échangé quelques mots avec la « petite princesse », elle assiste à une l’esprit saint-simonien, d’un autre côté, la vision saint-
simonienne d’un Orient certes matériel, mais dont la
scène de danses exécutées par quatre danseuses envoyées de Constantinople. Si la critique matérialité n’est pas forcément stigmatisée en tant que telle,
ou du moins pas toujours (il serait le complément naturel et
moraliste, dans la lignée des autres voyageuses, est esquissée au début de la scène, ce sont très nécessaire de l’Occident spirituel), rend les choses plus
complexes]
vite les émotions de la comtesse qui prennent le dessus :

J’ai vu bien des visages abattus. Hélas !... j’ai vu l’expression du désespoir, j’ai vu celle de la faim… je n’ai
jamais vu quelque chose d’aussi navrant. Ceux qui souffrent ont eu des jours de bonheur : ici, ni passé, ni
avenir. Point de mère, point de famille sur laquelle on puisse au moins pleurer ; point d’espérances… et
elles ont vingt ans ! Elles ont vingt ans !... elles verront aimer, elles devront exprimer l’amour, et leurs joues
se faneront, et leur cœur se flétrira dans cette populeuse solitude du harem.
Le contraste que formaient ces mouvements passionnés avec ces belles têtes couvertes de l’ombre de la
mort, m’aurait arraché des larmes. Oh ! que j’aurais voulu ouvrir les portes de la prison à ces jeunes filles,
créatures de Dieu, qu’il a faites pour l’adorer, pour le servir, pour aimer, pour être aimées, et à qui la société,
les hommes, insensés ! ravissent leur part dans le ciel et sur la terre. Toutes les fois que ces méandres nous
ramenaient les jeunes filles, que ce visage de vingt ans disparaissait noyé dans ses longs cheveux, tandis
que les mains passaient frémissantes sur le front, en agitant les castagnettes ; toutes les fois que ce visage
ingénu secouait tristement ses boucles blondes, et dessinait son profil sur le fond sombre de la tenture, je
sentais l’angoisse, presque le remords me serrer le cœur434.

Cette prise en compte de la condition de la danseuse – envisagée ici comme une personne à part
entière – fait la singularité du discours de Gasparin. Sous sa plume, le pathos lié à la souffrance
présumée de ces danseuses ne surprend pas : on sait que la comtesse était particulièrement
sensible à la cause des plus misérables et des plus démunis. On retrouve dans ce passage la

432
Ibid., p. 452-453.
433
La pensée du XIXe siècle est traversée par cette opposition fondamentale entre le matériel et le spirituel,
l’ignorance et la Raison, l’obscurantisme et le Progrès, sur laquelle se construira notamment la Weltgeschichte
hégélienne, telle qu’elle paraîtra dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire en 1837. Voir Michel Hulin,
Hegel et l’Orient, Paris, Vrin, 1979.
434
[V. de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. II, p. 481-482.
132
rhétorique larmoyante à l’œuvre dans son opuscule, Il y a des pauvres à Paris435 (1846). La
voyageuse est particulièrement sensible au jeune âge des danseuses. Démunies des valeurs qui,
aux yeux de la fervente protestante, aident l’homme à lutter contre la misère (l’espérance, la
famille, l’amour), celles-ci semblent condamnées à souffrir. Au fond, c’est encore à l’institution
du harem que s’en prend Gasparin, dénonçant tout à la fois un système général de réclusion et
la situation d’« esclavage436 » de ces jeunes danseuses. Ce discours misérabiliste culmine dans
l’expression lyrique des émotions de la voyageuse, la larme à l’œil et le cœur serré. Son désarroi
est tel qu’elle finit par adopter la même attitude de fuite que ses prédécesseuses : « Que dire à
la princesse ?... Je tremblais qu’elle ne me demandât compte de mes impressions. Mme M…
avec son tact parfait, s’est chargée de lui exprimer mes remerciements, et nous sommes
parties437. »
Sous la plume dithyrambique d’un Savary, ou sur les toiles chatoyantes des peintres
orientalistes, l’almée rayonnait de toute sa splendeur. Pourtant, le mythe de ces prêtresses de
l’amour, dont la volupté serait noble et l’érotisme salutaire, s’effondre à l’épreuve du regard
sceptique de certains voyageurs et de la lucidité impitoyable des voyageuses. Les témoignages
de ces dernières ont en effet tendance à déconstruire l’imaginaire masculin des almées : point
d’almées au service de maîtres capricieux et libidineux, guère plus d’almées au service
d’odalisques sensuelles en quête d’amours anandrynes. Quelle que soit leur cible (les
danseuses, leur public ou l’institution), ces voyageuses portent un jugement moral qui ne laisse
aucune place au fantasme. Dans les grandes lignes, cette condamnation morale rejoint le
discours que tiennent les voyageurs sur les danseuses publiques, bien souvent représentées
comme de vulgaires courtisanes. La plupart d’entre eux, ignorant l’identité, l’origine et la
fonction de ces femmes, utilisent le terme d’« almées » de manière indifférenciée. Le discours
dominant se complaît dans une forme de généralisation et de simplification que Nerval, toujours
soucieux de défaire les amalgames, explicite en ces termes : « J’ai parlé de ces dernières sous
le nom d’almées en cédant, pour être plus clair, au préjugé européen. Les danseuses s’appellent
ghawasies ; les almées sont des chanteuses ; le pluriel de ce mot se prononce oualems438. »

435
[Valérie de Gasparin], Il y a des pauvres à Paris… et ailleurs, Paris, Delay, 1846.
436
Il existe, dans les harems, des esclaves employées à la danse. Mais dans ce passage il s’agit bien de danseuses
qui viennent d’être envoyées de Constantinople, la voyageuse le précise au début de la scène. De plus, elle les
distingue des « esclaves » de la princesse qui assistent également aux danses. Néanmoins, il ne fait aucun doute
que Gasparin dénonce une forme d’esclavage dans la condition des danseuses (leur âge, leur éducation, leur mode
de vie) et l’exercice de la danse.
437
[V. de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, op. cit., p. 482-483.
438
G. de Nerval, Voyage en Orient, op. cit., p. 204.
133
Étrange fortune en effet que celle de ce terme utilisé, à l’origine, pour nommer une catégorie
de femmes savantes et instruites, et finalement employé dans les textes viatiques (puis dans
l’imaginaire occidental) pour désigner des danseuses-prostituées.

II. Misérables filles publiques : le discours critique

Au XVIIIe et au XIXe siècles, l’euphémisme « fille publique » a la valeur d’une évidence.


L’édition de 1798 du Dictionnaire de l’Académie donne la définition suivante : « Une fille
débauchée, prostituée », et celle de 1835 : « Nom que l’on donne aux prostituées ». Dans les
années 1830, l’expression, déjà couramment utilisée dans la littérature, est diffusée par le
médecin Alexandre Parent-Duchâtelet dans De la prostitution dans la ville de Paris (1836) et
par un certain F.-F.-A. Béraud, commissaire de police de Paris, dans Les filles publiques de
Paris et la police qui les régit (1839). Sont désignées ainsi les femmes appartenant à « la classe
de la prostitution publique439 », filles de bordel et autres filles à soldats. Cette classe de
prostituées est à distinguer d’une autre forme de prostitution, clandestine et bourgeoise,
pratiquée par les courtisanes et demi-mondaines (lorettes, cocottes et femmes célèbres
danseuses, chanteuses d’opéra ou actrices). Au cours du XIXe siècle, l’expression est employée
couramment par les voyageurs et les voyageuses pour désigner toutes celles qui, en Égypte,
font commerce de leur corps. L’adjectif « publiques » introduit les notions de visibilité et
d’accessibilité, qui entrent en contradiction avec la condition féminine telle qu’elle est définie
par les usages musulmans. Il suggère le statut particulier de ces femmes qui occupent l’espace
public, et ne sont pas voilées. Ces filles publiques, danseuses ou simplement prostituées,
suscitent, comme nous l’avons déjà constaté à propos des ghawazi, une réaction morale de la
part des voyageurs. Elles font l’objet d’une dépréciation générale qui est étroitement liée au
développement du discours réglementariste en France depuis les années 1830. À la
marginalisation sociale et morale dont font l’objet les prostituées dans la société française du
XIXe siècle s’ajoute, dans le cas particulier des Égyptiennes, un discours sur la « race ». Ce
discours évolue, par ailleurs, en fonction du contexte politique et social du voyage. Les
voyageurs découvrent en Égypte un système politique et des pratiques sociales qui sont en
pleine mutation depuis le début du XIXe siècle. Sous l’influence des Européens, les dirigeants

439
Alain Corbin, Les Filles de noce : misère sexuelle et prostitution aux XIXe et XXE siècles [1978], Paris,
Flammarion, 2015, p. 18.
134
égyptiens lancent une série de réformes sociales, qui passent notamment par la réglementation
de l’exercice de la danse et de la prostitution publiques dans les années 1830.

1) Le procès des « Vénus égyptiennes440 »

Vénus des villes…

La multiplication des voyages à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle et


l’Expédition de 1798 ont largement influencé le développement de la pratique de la danse et de
la prostitution dans les grandes villes égyptiennes. Jusqu’aux années 1830, les Européens
(militaires, puis voyageurs ou résidents) pouvaient rencontrer des femmes dansant dans des
lieux publics ou proposant leurs services aux badauds des rues du Caire. Sonnini de Manoncourt
visite le Caire au cours du voyage qu’il a effectué entre les années 1776 et 1780, mais dont il
ne publiera la relation qu’à partir de 1798, au moment de l’Expédition. C’est aux abords de la
maison consulaire, sur les rives du canal asséché, transformées pour l’occasion en « une espèce
de salle de spectacle », qu’il a l’occasion d’observer des danseuses cairotes :

L’on y voyait des danseuses, dont les pas et les sauts n’ont pas de rapports avec les danses de nos contrées.
Ce sont, pour la plupart du temps, des mouvements vifs et vraiment étonnants dans les reins, que ces femmes
agitent, sans remuer le reste du corps, avec une extrême souplesse : mais en même temps avec beaucoup
d’indécence. […] Ce spectacle de la lubricité la plus impudente, était très agréable aux yeux d’un peuple
grossier dépravé. Il attirait toujours de nombreux spectateurs ; et les femmes, à travers leurs jalousies, y
prenaient grand plaisir, et y recevaient les leçons d’immoralité. […] Leur visage est découvert, et l’on a vu
que, dans ce pays, c’était le comble de l’effronterie. Aussi sont-elles disposées et exercées à un métier
moins honnête encore que celui d’exécuter en public les danses les plus lascives441.

Le voyageur est d’emblée surpris par les mouvements qu’exécutent les danseuses. Les
comparant aux « danses de nos contrées », il semble n’y déceler aucun art ni aucun talent. Les
reins et les hanches font preuve d’une « extrême souplesse », alors que le reste du corps est
statique – ce qui est l’exact opposé des mouvements qu’exécutaient les ballerines d’opéras442.
À ces remarques d’ordre technique se mêle une dépréciation morale qui amène le voyageur à
préciser, à grand renfort de litotes et d’euphémismes, le lien entre danse et prostitution. De

440
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. III, p. 147.
441
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. II, p. 372.
442
Une cinquantaine d’années plus tard, Théophile Gautier, dont on connaît les affinités avec la danse et l’expertise
en matière d’art chorégraphique, explicitera cette différence fondamentale entre les deux pratiques de la danse :
« L’art suprême, pour les almées, consiste à ne jamais quitter la terre et à progresser par des déplacements de pieds
imperceptibles ; c’est le corps qui danse tandis que les jambes sont immobiles, juste le contraire de ce qui se
pratique chez nous. » (« Début de danseuses moresques », La Presse, 22 septembre 1845, article recueilli dans
Voyage en Algérie, op. cit., p. 124).
135
manière plutôt conventionnelle, la critique s’abat également sur les spectateurs et les
spectatrices, considérés comme un échantillon représentatif de ce « peuple grossier dépravé ».
Après avoir abordé la question des danseuses publiques dans le tome II de son Voyage
dans la Haute et Basse Égypte, Sonnini s’attaque à celle, tout aussi épineuse, des
« courtisanes443 » dans le tome III. Ce passage est l’un des discours sur les prostituées orientales
les plus développés et les plus détaillés du corpus viatique. Il est inséré à l’occasion de la visite
de la ville d’Echmimm en Haute-Égypte (actuelle Akhmîm), mais il a une portée très générale.
Le chapitre des courtisanes est un terrain sur lequel Sonnini s’attaque à Savary. Les deux
hommes ont découvert l’Égypte en même temps : dans son « Chapitre premier servant
d’introduction », Sonnini raconte qu’il a rencontré Savary à Alexandrie, dans l’île de Candie et
en France. Néanmoins, Sonnini a publié son texte plus d’une dizaine d’années après les Lettres
sur l’Égypte de Savary. Dès les premières pages de sa relation, il éprouve le besoin de se
positionner dans le débat de réception qui oppose Savary et Volney. Il est l’un des premiers à
dénoncer la supercherie littéraire de Savary, qui aurait publié deux volumes sur la Haute-
Égypte, sans y avoir mis un pied. Il fait état du succès de Savary, mais dénonce ses coupables
talents d’affabulateur et de copieur (il se serait inspiré d’Hérodote, de Strabon et de Diodore
pour remplir ses pages). Sonnini s’est ainsi ressaisi du procès de Savary pour faire son
autopromotion444. Dans le passage consacré aux courtisanes égyptiennes, l’intertexte des
Lettres sur l’Égypte est présent en filigrane :

La ville d’Echmimm renferme, comme toutes celles d’Égypte, une foule de prêtresses adonnées au culte
d’une dégoûtante volupté : aussi ne sont-elles consacrées qu’aux plaisirs des hommes les plus grossiers du
monde. Le pinceau d’un style magique a peint, dans des ouvrages célèbres, les grâces et les manœuvres
séductrices de ces nymphes de la volupté. Mais de quelque brillant coloris qu’un pareil tableau soit animé,
la vérité sévère y passe l’éponge et le fait disparaître445.

Savary apparaît à travers la mention « d’ouvrages célèbres », mais également à travers les
métaphores de la peinture et de la magie, qui dressent le portrait d’un véritable illusionniste.
Sans doute inspiré par son passage dans l’ancienne cité antique de Panopolis (en grec) ou

443
Le choix de ce terme interroge. Selon le Dictionnaire de l’Académie de 1762 et de 1798, le nom de
« courtisanes » était donné aux femmes publiques « chez les Anciens » et désigne, par extension, « toutes les
femmes de mauvaise vie qui sont un peu considérables, et au-dessus des coureuses ». Le terme est sans doute
employé par Sonnini dans le sens général de « prostituées ». Néanmoins, on peut supposer que ce choix
terminologique a été influencé par l’analogie à la prostitution sacrée introduite par Savary, et que Sonnini entend
démentir. Par ailleurs, on peut supposer que l’emploi de ce terme a priori plus « noble » pour caractériser des
femmes qu’il décrira par ailleurs comme des « misérables », est ironique.
444
« Plus heureux que Savary et que beaucoup d’autres, j’ai pu parcourir le Saïd, c’est ainsi que les Arabes appellent
la haute Égypte, depuis le vieux Caire jusqu’à Assouan, et sous cet aspect, mon ouvrage deviendra, peut-être, de
quelqu’intérêt. », C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. I, p. 13.
445
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., t. III, p. 145-146.
136
Chemmis (en égyptien), Sonnini dément, à travers les références aux « prêtresses » et aux
« nymphes de la volupté », l’ascendance antique des courtisanes égyptiennes. Loin d’être
sacrée, la volupté de ces séductrices est perçue comme dégoûtante et grossière. Il poursuit :

En effet, quoiqu’il soit vrai, comme on l’a dit, que dans tous les lieux un peu considérables de l’Égypte il
y ait des courtisanes en grand nombre, il est faux que destinées aux plaisirs des voyageurs, ceux-ci ne soient
pas obligés de les payer ; qu’elles aient été léguées à la prostitution par des hommes charitables ; que des
messagers de la galanterie conduisent le voyageur au temple où les jeunes prêtresses font si volontairement
leurs stations. L’éloge que l’on fait de leurs charmes, de leur taille dégagée, de leurs belles hanches, de la
chute ravissante de leurs reins, enfin de leur unique envie de plaire et de rendre sensible à leurs appas, est
encore une série d’erreurs ; mais ce qui n’est pas moins faux, est l’espèce de générosité dont on a voulu
honorer la conduite si peu honnête de ces filles, en assurant que, satisfaites d’être aimées et préférées à leurs
compagnes, elles n’en voulaient pas du tout à la bourse du voyageur446.

Armé d’une puissante rhétorique de la démythification, Sonnini s’attaque à tout un imaginaire


fallacieux (« faux », « série d’erreurs ») de la prostitution orientale, qui dépasse largement le
simple témoignage de Savary. Dans ses Lettres sur l’Égypte, ce dernier n’abordait pas
frontalement la question de la prostitution. Il suggérait à peine que les danseuses publiques
étaient des femmes de mauvaise vie. De plus, c’est aux almées, et non aux danseuses publiques,
qu’il attribuait une aura sacrée, digne des plus nobles prêtresses antiques. L’intertexte de Savary
est fondu dans un imaginaire plus global de la prostitution sacrée, qui est notamment entretenu
au XVIIIe siècle par la lecture d’Hérodote. Dans le premier livre des Histoires (ou Enquête),
l’historien grec décrit en effet la pratique de la prostitution sacrée dans les civilisations du
Proche-Orient447, et notamment à Babylone, où des jeunes prêtresses d’Ishtar (déesse de la
fertilité) avaient des relations sexuelles avec des étrangers pour honorer leur divinité448. À
l’instar des bayadères et des devadâsî d’Inde449, ces prostituées sacrées avait un tout autre rôle
que celui qu’endossaient les prostituées profanes, et vénales, des cités grecques (les célèbres
hétaïres). C’est cette forme de désintéressement, ou de « générosité », que dément Sonnini,

446
Ibid., p. 146.
447
D’autres historiens, comme Strabon (Géographie, VIII : 378), ont décrit une même pratique de la prostitution
sacrée en Grèce, notamment à Corinthe, mais la fiabilité des sources anciennes à ce sujet a été mise en doute par
les chercheurs modernes. Voir Vinciane Pirenne-Delforge, L’Aphrodite grecque : contribution à l’étude de ses
cultes et de sa personnalité dans le panthéon archaïque et classique, Liège/Athènes, Presses universitaires de
Liège, 1994.
448
Outre les activités des prostituées sacrées du temple, Hérodote observe « la loi bien honteuse » des Babyloniens,
selon laquelle « toute femme née dans le pays est obligée, une fois en sa vie, de se rendre au temple de Vénus pour
s’y livrer à un étranger ». Il décrit comment l’étranger choisit la femme qui lui plaît le plus : « Elle suit le premier
qui lui jette de l’argent, et il ne lui est pas permis de repousser personne. Enfin, quand elle s’est acquittée de ce
qu’elle devait à la déesse, en s’abandonnant à un étranger elle retourne chez elle. » (Histoires, I :199). Ce discours
a été nié en bloc par les historiens, qui n’ont retrouvé aucune preuve d’une telle pratique dans le Proche-Orient.
Voir Stéphanie Lynn Budin, The Myth of Sacred Prostitution in Antiquity, Cambridge, University Press, 2008.
449
À partir du VIe siècle, dans les temples hindous, les bayadères (danseuses sacrées) et les devadâsî (« servantes
de dieu ») étaient consacrées aux dieux : les relations sexuelles avec leurs représentants (les prêtres) ou avec les
fidèles étaient considérées comme un rite sacré de fécondité.
137
refusant toute fonction sacrée aux courtisanes égyptiennes. La suite de son discours jette
l’anathème sur ces « misérables » et « malheureuses » qui, assimilées aux « coureuses
d’Europe », sont clairement identifiées comme de vulgaires prostituées :

Les misérables que l’on voit dans les places publiques des villes d’Égypte, font métier, ainsi que nos
coureuses d’Europe, de vendre l’apparence du plaisir. Elles cherchent à attirer les hommes qu’elles agacent
de leur mieux, les rançonnent le plus qu’il leur est possible, et souvent les dépouillent avec autant d’adresse
que nos courtisanes. D’un autre côté, l’on chercherait en vain, parmi celles de la haute Égypte, les détails
ravissants de la beauté dont on les a fort mal à propos gratifiées. L’on n’y voit que des malheureuses, laides
pour la plupart, mal vêtues, rebutantes par l’excès de leur effronterie, d’autant plus remarquable dans ces
pays, qu’elles y sont les seules femmes qui marchent le visage découvert et qui parlent aux hommes en
public ; plus dégoûtantes encore, à raison des maux affreux et sans nombre dont elles sont infectées ; en un
mot, réunissant toutes les horreurs du libertinage sans en posséder le moindre agrément. Telles sont, dans
le réel, ces femmes qui ne peuvent avoir d’attraits qu’aux yeux de la brutalité. Que des jeunes gens qui,
séduits peut-être par la peinture mensongère que l’on a faite des Vénus égyptiennes, désireraient d’être à
portée de les adorer, n’aient aucun regret. Ils ne trouveraient en elles que des objets déplaisants, en
comparaison desquels la plupart des courtisanes d’Europe pourraient passer pour des divinités450.

Outre leur vénalité, Sonnini stigmatise leur laideur, leur incurie et leur nocivité. À la fin du
XVIIIe siècle, la prostitution est déjà perçue comme une menace sanitaire. On mesure les
risques de la contagion biologique et le péril vénérien fait progressivement l’objet d’une hantise
généralisée. À partir des années 1830, sous l’influence des discours médicaux451, le problème
de la syphilis sera ouvertement évoqué par les voyageurs : Rifaud note que « le contact de ces
femmes n’est pas sans inconvénients pour la santé452 » et Michaud (1767-1839) que « […] la
syphilis a fait des progrès effrayants dans la Haute et Basse Égypte, et ses ravages se sont
étendus jusque dans le désert453. » Les courtisanes égyptiennes font ainsi l’objet du même
discours critique que celui qui s’abat, en France, sur les prostituées. Néanmoins, la comparaison
cède très vite à la hiérarchisation et, dans cette échelle du pire, les « courtisanes d’Europe » font
l’objet d’une revalorisation, voire d’une sublimation. On note ici le renversement ironique de
l’imaginaire de la prostitution sacrée, au profit des prostituées européennes – ces créatures des
bas-fonds qui passent pour des divinités ! Le sentiment de supériorité « raciale » transcende les
distinctions sociales internes. Ce qui demeure, in fine, c’est le tableau global d’un peuple
« brutal » aux mœurs dépravées. À travers ce discours sur les prostituées égyptiennes, Sonnini
se positionne dans le champ viatique. Il prend parti pour cette tradition de voyageurs qui
prétendent refouler les mirabilia au nom de la vérité. Pourtant, comme Volney, son discours

450
C.-N.-S. Sonnini de Manoncourt, Voyage dans la Haute et Basse Égypte, op. cit., p. 146-148.
451
C’est en 1836 que le médecin Alexandre Parent-Duchâtelet fait paraître De la prostitution dans la ville de Paris
considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration, étude dans laquelle il
considère, comme bon nombre de ses contemporains, que la prostitution est une menace morale, sociale, sanitaire
et politique, qu’il faut réglementer.
452
J.-J. Rifaud, Tableau de l’Égypte, de la Nubie et de lieux circonvoisins, op. cit., p. 108.
453
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. VII, p. 86.
138
n’est pas objectif. Sa critique acerbe des mœurs égyptiennes, portée par un sentiment de
supériorité civilisationnelle, est sans doute liée à la nécessité de légitimer l’entreprise de
Bonaparte en 1798.
Au cours des trois premières décennies du XIXe siècle, les danseuses-prostituées ont
envahi la capitale, et les textes des voyageurs. Le vicomte de Marcellus (1795-1861), ancien
secrétaire de Chateaubriand et passionné d’antiquité grecque, visite l’Égypte en 1820, au cours
de sa mission d’inspection des Échelles du Levant. Malgré les enjeux « diplomatiques » de son
voyage, il cède, dans ses Souvenirs de l’Orient (1839), aux curiosités les plus en vogue parmi
les voyageurs de l’époque. Après la traditionnelle visite des pyramides, celui-ci est invité, lors
des fêtes célébrant la circoncision d’un petit-fils du vice-roi, à « voir les plus belles Almées du
Caire454 » :

Voilées d’abord, elles laissèrent insensiblement tomber, dans le cours de la danse, leurs écharpes, leurs
robes de soie, leurs ceintures, et elles restèrent ombrées plus que couvertes d’une gaze semblable à la
brillante tunique d’Ulysse, fine et transparente, dit Homère, comme la première enveloppe d’un oignon
desséché. Les Almées montrèrent en commençant, dans leurs attitudes, une langueur et une mélancolie qui
n’étaient pas sans charmes ; puis, sur leur visage, le sourire du bonheur, le réveil des sens, des agitations
vives et prononcées, dans leurs gestes une extrême mobilité, la passion, le délire : mais bientôt le désordre
et l’ivresse furent poussés si loin, que je détournai les yeux ; et ce n’est pas aujourd’hui sans un certain
dégoût que je me rappelle ces scènes licencieuses et que je les retrace ici455.

La tension monte progressivement dans cette scène où le voyageur assiste au dévoilement des
danseuses, qui n’est ni plus ni moins qu’un effeuillage. S’il lui reconnaît quelque charme, il
évacue tout le potentiel érotique de la scène. Fidèle à sa culture classique, il la décrit à partir
d’une référence à l’Odyssée, qui crée un effet de distanciation. L’auteur joue avec l’imaginaire
de son lecteur, qui attendait sans doute une référence au mythe de Salomé. Le renvoi à Ulysse,
personnage masculin, et le recours à une comparaison homérique plutôt « triviale » (l’oignon)
semblent volontairement ôter à la danseuse tout pouvoir de séduction. Le charme est aussitôt
rompu. La syntaxe mime la dégradation accélérée de la scène qui heurte la sensibilité du comte,
prenant le parti de fuir. Sa répulsion est exprimée à travers un sentiment de « dégoût » si fort
qu’il ressurgit au moment de l’énonciation. L’indignation de Marcellus est à l’image de ces
notables du Caire qui, selon Djamila Henni-Chebra, s’exaspèrent des débordements des
danseuses, exhibant de plus en plus leur nudité jusque dans les années 1830456. L’effeuillage
décrit par le voyageur annonce les nombreuses descriptions de la célèbre « danse de l’abeille »

454
Marie-Louis Demartin du Tyrac, vicomte de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, Paris, Debécourt, 1839, t. II, p.
234. 2e édition en 1854 (Paris, Lecoffre et Cie)
455
Ibid., p. 235.
456
D. Henni-Chebra, « Égypte : profession danseuse », dans Les Danses dans le monde arabe,, op. cit., p. 77.
139
(ou de la guêpe). Quelques années plus tard, lors de son passage au Caire, Michaud la décrira
ainsi :

Une de leurs scènes favorites est celle qu’elles appellent Holà l’abeille (l’nah, lé ia-oh), une jeune fille se
sent piquée par un insecte ailé, elle appelle ses compagnes, et répète plusieurs fois : Holà l’abeille ! On
vient à son secours ; on lui ôte d’abord son voile, puis un schale, puis un autre vêtement ; à la fin elle se
trouverait tout à fait déshabillée, si les spectateurs ne demandaient grâce457.

L’érotisme ludique et assumée de cette danse retient l’attention des voyageurs458. Elle est
décrite comme une spécialité des « almées » cairotes et envahit l’imaginaire occidental459.
Quoiqu’adaptée à la bienséance du ballet français, cette danse alimente l’essentialisme érotique
des stéréotypes orientalistes de l’époque. En
1847 paraît dans L’Illustration, premier
journal français illustré, un dessin intitulé
« La danse de l’abeille ». Cette image, où les
seins et le ventre nus de la danseuse sont
exhibés sous le regard épieur et démultiplié
des spectateurs, marque sans aucun doute
L’illustration, n°233, 14 août 1847
l’esprit des lecteurs du journal. On ne trouve « Abyssinie. Danse de l’abeille »
Dessin signé Henri Valentin
pas vraiment de représentation de cette danse
cairote dans la peinture orientaliste de l’époque. Néanmoins, nombreuses sont les toiles qui
reconstituent des scènes de danse qui ont lieu dans des décors urbains qui tranchent avec la
nudité des danseuses.

457
Joseph Michaud et Joseph Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 257.
458
Pour n’en citer que quelques-uns, on la retrouve dans les textes de Goupil-Fesquet (Voyage d’Horace Vernet
en Orient, op. cit., p. 75), de Flaubert (Voyage en Orient, op. cit., p. 135, p. 173), d’Olympe Audouard (Les
mystères de l’Égypte dévoilés, op. cit., p. 272) ou encore de Charles Blanc (Voyage de la Haute Égypte.
Observations sur les arts égyptien et arabe, Paris, Renouard, 1876, p. 140).
459
Dans La Péri (1843), ballet inspiré d’un conte des Mille et une Nuits, Gautier insère ce célèbre numéro, qu’il
décrit comme « un pas national connu au Caire sous le nom de Pas de l’abeille » (Théâtre et ballets, Œuvres
complètes, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 611).
140
Jean-Léon Gérôme (1824-1904)
« La Danse du sabre dans un café » (1875)
Huile sur toile
Herbert F. Johnson Museum, Cornell University, Ithaca, New York.

À côté des danseuses, figurent également, sous le pinceau orientaliste de Jean-Léon Gérôme,
une myriade de « Femmes du Caire ». Celles-ci, souvent représentées sur le pas de leur porte,
peuvent être identifiées comme des prostituées. Toutes portent le même pantalon rouge, sans
doute à interpréter comme le signe distinctif d’une certaine catégorie de femmes, et la même
gaze transparente laissant apparaître leur poitrine et leur ventre nus, ainsi que leur visage. Ces
racoleuses adoptent des poses lascives et lancent des regards francs et impudiques. Sur la
première toile, le clair-obscur met en évidence la distinction entre la jeune fille et la femme
voilée, tapie dans l’ombre. Par ailleurs, le tuyau de narguilé et la cigarette que tiennent les
jeunes filles des deux premières toiles sont sans doute le signe, aux yeux du peintre, du mode
de vie débauché de ces femmes, qui consomment du tabac460.

460
Cette interprétation n’a de valeur que dans le contexte de la réception occidentale. Le fait qu’une femme
consomme du tabac n’est pas mal perçu en Orient. La plupart des voyageuses décrivent, dans les harems, des
femmes fumant le narghilé. En France, la consommation de tabac ou d’alcool est souvent considéré comme le
signe du mode de vie « débauché » des prostituées. Le célèbre tableau de Degas intitulé Dans un Café ou l’Absinthe
(1873) représente une femme (l’actrice Ellen Andrée) assise, le regard abattu, devant un verre d’absinthe.
141
Jean-Léon Gérôme (1824-1904) Jean-Léon Gérôme (1824-1904)
« Jeune fille du Caire » (1873) « Jeune fille du Caire » (1882)
Huile sur toile Huile sur toile
Mathaf Gallery, Londres Mathaf Gallery, Londres

Jean-Léon Gérôme (1824-1904)


« Femme du Caire à sa porte » (1897)
Huile sur toile
Syracuse University Art Galleries

Cette forme de nudité exhibée dans l’espace public tranche non seulement avec les autres
thèmes picturaux orientalistes (la femme voilée, qui occupe incognito l’espace public ou
l’odalisque, dont la nudité est calfeutrée dans l’enceinte du harem), mais également avec les
images traditionnelles des prostituées françaises, qui, sans doute par souci de bienséance, ne

142
sont représentées nues que dans les espaces clos des bordels, des salons ou des salles de
spectacle461. Les prostituées orientales, exhibant fièrement dans les rues du Caire leur poitrine
et leur ventre dénudés, semblent échapper à cette censure.

… et Vénus des villages

Les textes viatiques témoignent ainsi de l’exhibition des danseuses-prostituées dans la


capitale égyptienne. Jusqu’aux années 1830, celles-ci se produisaient dans des cafés, où elles
se dénudaient de plus en plus devant le regard des hommes, qui les rémunéraient en leur collant
des pièces à même le corps462. Ces pratiques suscitèrent de vives réactions chez les notables du
Caire, et surtout parmi les autorités religieuses (les ulémas), fermement opposées à ce que des
femmes musulmanes soient ainsi exposées au regard des étrangers infidèles.
Le témoignage de Denon dans le contexte de l’Expédition d’Égypte est, à cet égard, un
point de départ intéressant. C’est lors d’une halte dans le petit village de « Métubis463 » qu’il
croise des danseuses. Dès le début du passage, le voyageur reconnaît que son attention a vite
été détournée des « ruines de l’antique Métélis » par « la licence connue et permise de ses
mœurs464 » :

461
On pense notamment à l’Olympia (1863) de Manet, mais également aux toiles de Jean-Louis Forain, comme
Le client (1878) ou Le salon (1878), ou encore au Salon de la rue des Moulins (1894) de Toulouse-Lautrec. Les
prostituées y sont représentées dans des intérieurs luxueux, entièrement ou à demi-nues et souvent entourées
d’hommes. Certaines toiles représentent des prostituées dans l’espace public, mais elles n’y sont jamais nues
(L’Absinthe de Degas, La Femme sur les Champs-Élysées (vers 1891) de Louis Anquetin ou encore La
Blanchisseuse (1879) de Pascal Dagnan-Bouveret). La seule exception est le célèbre Déjeuner sur l’herbe (1863)
de Manet, où une femme est représentée nue aux côtés d’hommes habillés, dans un espace extérieur (mais qui est
champêtre, et non urbain). On sait à quel point cette toile déchaîna les passions en son temps.
462
Selon Djamila Henni-Chebra, ces danseuses se produisent dans des cafés de la capitale appelés malâhî (malha
au singulier), qui se sont développés dans le quartier de l’Ezbekieh. C’est Bonaparte qui y fit construire le premier
café-concert-théâtre, où, à la différence des autres cafés arabes, on vendait des boissons alcoolisées et autorisait
les spectacles de danseuses. Ces cafés étaient principalement fréquentés par des étrangers. Les danseuses y avaient
adopté la noqta comme mode de rémunération : après avoir humecté les pièces de salive, les clients les collaient
sur une des parties dénudées de leurs corps (Les Danses dans le monde arabe, op. cit., p. 76-77).
463
On ne retrouve pas le village sous ce nom sur la carte de l’Égypte, mais Denon indique qu’il est construit sur
les ruines de la cité antique de Métélis, qui se trouvait près de Canope, dont les mœurs étaient réputées pour être
très débauchées. Le village était donc sans doute situé dans la région du Delta, près de Rosette et d’Aboukir, au
niveau de la ville de Damanhur.
464
Une inclination qui n’est pas vraiment étonnante, quand on sait que Denon est également l’auteur d’un conte
libertin intitulé Point de lendemain, publié une première fois en 1777 et en 1812 dans une version modifiée. Il est
à noter également que, dans le Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, la chronique de l’expédition militaire est
souvent suspendue pour laisser place à de micro-scènes de vie, où le champ de bataille retrouve l’âme d’un univers
vivant et habité. Voir Jean-Claude Vatin, « Une rupture dans la tradition du récit de voyage : Vivant Denon en
Égypte », dans La fuite en Égypte : Supplément aux voyages européens en Orient, Le Caire, CEDEJ
Égypte/Soudan, 1989, p. 185-228.
143
[…] notre intérêt se reporta sur l’autre curiosité ; nous demandâmes en conséquence aux cheikhs de nous
faire amener des almés, qui sont des espèces de bayadères semblables à celles des Indes : le gouvernement
du pays, des revenus duquel elles faisaient partie, mettait quelque difficulté à leur permettre de venir ;
souillées par les regards des infidèles, elles pouvaient diminuer de réputation, perdre même leur état : ceci
peut donner la mesure de l’abjection d’un Franc dans l’esprit d’un Musulman, puisque ce qu’il y a de plus
dissolu chez eux peut encore être profané par nos regards ; mais quelques vieux tords à réparer, la présence
d’un général, et surtout de deux cents soldats, levèrent les obstacles : elles arrivèrent, et ne nous laissèrent
point apercevoir qu’elles eussent partagé les considérations politiques et les scrupules religieux des
cheiks465.

Le témoignage de Denon prouve à nouveau que le mythe des almées a envahi l’imaginaire
global et confus de la danseuse. Mais il prouve surtout qu’à cette période, en Égypte, la danse
n’est pas encore pratiquée pour les étrangers, et encore moins pour « l’ennemi » français. Le
motif de ce refus est politique et religieux, bien entendu, mais il est également économique. Les
précisions données par Denon prouvent que le « commerce » des danseuses est intégré au
système économique du pays. Le récit de cette scène de danse se fait donc au prix d’une
négociation, qui laisse percevoir l’hostilité entre le peuple égyptien et l’armée de Bonaparte.
Bien qu’il ne voyage pas en tant que soldat, Denon adopte une posture de conquérant, voire
d’occupant : l’accès aux danseuses est une forme de mini-victoire politique, remportée à coup
d’intimidation et de culpabilisation. La dernière remarque, où le narrateur feint d’adopter le
point de vue des danseuses en faveur des Français, est d’ailleurs un pied de nez arrogant aux
Égyptiens. La vue de la femme, même danseuse, étant perçue comme un défi lancé aux lois
musulmanes. La « conquête » des danseuses se fait sans trop de mal. Celles-ci dévoilent leur
corps et, après seulement quelques incitations, « leurs yeux et leur bouche » :

Elles buvaient de l’eau-de-vie à grands verres comme de la limonade ; aussi, quoique toutes jolies et jeunes,
elles étaient fatiguées et flétries, excepté deux, qui ressemblaient en beau d’une manière si frappante à deux
de nos femmes célèbres de Paris, que ce ne fut qu’un cri lorsqu’elles se découvrirent le visage : la grâce est
tellement un pur don de la nature que Josephina et Hanka, qui n’avaient reçu d’autre éducation que celle
réservée au plus infâme métier dans la plus corrompue des villes, avaient, lorsqu’elles ne dansaient plus,
toute la délicatesse des manières des femmes à qui elles ressemblaient, et la caressante et douce volupté
qu’elles réservent sans doute pour ceux à qui elles prodiguent leurs secrètes faveurs. Je l’avouerai, j’aurais
voulu que Josephina ne se fût pas permis de danser comme les autres466.

La vue du visage des danseuses n’a pas le même effet que celui que procure le dévoilement,
d’autant plus savoureux qu’il est interdit, de la femme de harem. Elle permet à Denon
d’introduire, à travers un référentiel proprement occidental, la question de la prostitution.
L’analogie est mise en place à partir d’une pseudo-scène de révélation, ou de reconnaissance.
Les danseuses en arrière-plan, « fatiguées », « flétries » et débauchées (en témoigne leur
consommation excessive d’eau-de-vie), évoquent l’image des prostituées de bas étage. Mais

465
D. V. Denon, Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, op. cit., p. 52.
466
Ibid., p. 52.
144
deux d’entre elles se détachent du groupe par leur ressemblance à « deux de nos femmes
célèbres467 de Paris », sans aucun doute des courtisanes. La « nature » les aurait dotées de la
même grâce et des mêmes manières délicates que les courtisanes françaises de « haut rang ».
Mais leur éducation les destinerait « au plus infâme métier dans la plus corrompue des villes »,
à savoir celui de danseuse. Ce distinguo entre nature et culture jette moins le discrédit sur la
prostitution (commune aux sociétés française et égyptienne) que sur la danse qui, telle qu’elle
est pratiquée en Égypte, serait un signe de la dépravation des mœurs : « Leur danse fut d’abord
voluptueuse ; mais bientôt elle devint lascive ; ce ne fut plus que l’expression grossière et
indécente de l’emportement des sens468 […]. » Malgré la curiosité « culturelle » dont fait
étonnamment preuve Denon en contexte militaire, son discours est doublement biaisé : non
seulement l’accès aux danseuses est un coup de force, mais encore la description des danses est
dépassée par un discours critique.
Au début du siècle, Denon, puis Villoteau, décrivent un système qui, dans le contexte
militaire de l’Expédition, n’inclue pas les étrangers. Dans les années 1830, la situation a bien
évolué. Malgré l’échec de Bonaparte en 1801, les Français sont de plus en plus nombreux à se
rendre en Égypte. La politique d’autonomie à l’égard du sultan ottoman menée par Méhémet-
Ali entre 1804 et 1840 est plutôt favorable aux Européens. La pratique de la danse, et celle de
la prostitution, se développent pour répondre aux désirs de cette clientèle étrangère. Autour
d’elles se met en place un véritable commerce destiné aux voyageurs. Lors d’un voyage effectué
entre 1827 et 1828, Renoüard de Bussierre découvre les environs du Caire, et notamment le
village (aujourd’hui district du Caire) de Matarée (Mataria), dont il dresse un tableau très
contrasté. Après l’avoir décrit comme un lieu de pèlerinage, où les chrétiens d’Orient viennent
se recueillir devant l’antique sycomore (« l’arbre de la Vierge ») et se ressourcer à la fontaine
aux vertus miraculeuses (la Vierge y aurait baigné l’enfant Jésus), il découvre qu’il est « habité
uniquement par des courtisanes » :

On serait fort étonné de trouver ce village dans un pays mahométan, si la démoralisation des femmes arabes
n’était connue. Il est mieux bâti que la plupart de ceux des environs et habité uniquement par des

467
L’expression « femme célèbre » peut renvoyer, à la fin du XVIIIe siècle, à ces courtisanes qui ont réussi à
s’introduire dans les milieux mondains aristocratiques, et plus tardivement au cours du XIXe siècle, dans l’élite
bourgeoise née de la Révolution (pensons à la Païva, ou à Marie Duplessis). Parmi ces courtisanes les plus célèbres,
on retrouve également un certain nombre de danseuses (Marie-Madeleine Guimard), d’actrices (Mademoiselle
Lange) ou encore de chanteuses d’opéra (Anne-Victoire Dervieux). Selon Antoine Lilti, la notion de célébrité au
féminin était, quoi qu’il en soit, associée à la prostitution : « La femme célèbre […] est une figure décriée,
illégitime. Son potentiel de séduction est nécessairement immoral, il la renvoie du côté des catins et des
courtisanes. Il n’est pas anodin que l’expression “femme publique” ait longtemps désigné les prostituées. »
(Figures publiques. L’invention de la célébrité, 1750-1850, Paris, Fayard, 2014, p. 315).
468
D. V. Denon, Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, op. cit., p. 52.
145
courtisanes. L’une d’entre elles, qui porte le nom de reine, exerce une espèce d’autorité. Le costume de ces
malheureuses est bien plus soigné que celui de leurs compatriotes : elles portent des colliers et des bracelets
d’or, des étoffes de soie, des voiles brodés en paillettes, qui cependant ne leur couvrent point le visage ;
mais cette magnificence, vue de près, est en générale fort sale. Leurs yeux sont très beaux ; elles se peignent
les cils et les paupières en noir, pour donner plus d’éclat au regard, et se tatouent en bleu diverses parties
du corps et du visage. À notre passage, ces femmes se jetèrent sur nous comme des harpies, voulant nous
obliger à descendre de cheval et nous conduire dans leurs maisons. Elles se dépouillaient pièce à pièce de
leurs vêtements, espérant nous séduire ; mais le vice, lorsqu’il se montre ouvertement, n’inspire que le
dégoût. Nous piquâmes des deux et sortîmes du village, poursuivis par cette troupe de courtisanes, dont les
tendres propos firent place à des moqueries et à des invectives, lorsqu’elles virent que nous leur
échappions469.

L’existence de tels villages peuplés « uniquement » de courtisanes témoigne en elle-même de


la mise en place progressive d’une cartographie de la prostitution égyptienne. De plus, le
voyageur décrit un système hiérarchique, avec à sa tête une « reine » (une maquerelle), qui
prouve l'institutionnalisation de la pratique. Son positionnement est apparemment moins
catégorique que celui de ses prédécesseurs : il admet la « magnificence » du costume des
courtisanes et la beauté de leurs yeux agrandis par le khôl. Mais cet éloge furtif est vite dissipé,
considéré comme un effet d’optique : « vue de près », la beauté des courtisanes est maculée par
leur saleté. Bien au-delà, c’est le comportement de ces femmes que condamne Renoüard de
Bussierre, qui les compare tantôt à des animaux, tantôt à des monstres tout droit sortis des enfers
(« des harpies »). Le racolage des prostituées est perçu par le voyageur et ses compagnons de
route comme une agression : elles se jettent sur eux, elles les poursuivent et les injurient. Même
la tentative d’effeuillage est un échec et n’inspire que dégoût. La chute est plutôt
conventionnelle et, comme ses prédécesseurs, le voyageur fuit le village envahi par ces
monstrueuses créatures. Renoüard de Bussierre dresse ainsi le tableau sombre, voire infernal,
d’un lieu entièrement consacré à la débauche.
Les voyageuses tiennent un discours tout aussi critique, voire plus radical, à l’égard des
prostituées, considérées comme des êtres dépravés et avilis. Ida Saint-Elme, dite « La
Contemporaine », visite l’Égypte à peu près à la même période que Renoüard de Bussierre
(entre 1829 et 1830). En Haute-Égypte, elle décrit la misère de petites villes comme Kenné
(actuellement Qena ou Kénèh). Elle et son jeune amant Léopold470 y découvrent en effet un
véritable commerce autour des almées, tenu principalement par des « Albanais » et quelques
« vieille[s] matrone[s] ». La voyageuse s’empresse de dissiper les fantasmes orientalistes et

469
M.-T. Renoüard De Bussierre, Lettres sur l’Orient, op. cit., t. II, p. 3-4.
470
Leur relation est ambiguë : Ida Saint-Elme, qui a alors cinquante ans, est bien plus âgée que Léopold, qu’elle
surnomme son « fils adoptif ». Chaque passage où elle mentionne sa présence au cours du voyage confirme
néanmoins qu’il s’agit bien de son jeune amant. L’aventurière néerlandaise, exilée en France en 1792, était réputée
pour ses mœurs libres. Voir la présentation de Jacques Jourquin dans son édition récente des Souvenirs d’une
courtisane de la Grande armée (Paris, Tallandier, 2004).
146
masculins à leur égard : « […] je n’ai rien vu d’aussi extraordinaire, et, dans ce sens, d’aussi
dégoûtant que ces danseuses, qui ne ressemblent en rien à celles dont nos auteurs et nos peintres
exaltent ou reproduisent les grâces moelleuses, le voluptueux abandon et même le luxe des
costumes471. » Le processus de démythification passe néanmoins par un portrait physique
dépréciatif, qui emprunte la voie du discours racialiste :

Ces femmes étaient jeunes, à traits hardis et découverts ; elles avaient un sale vêtement en soie d’une
couleur vive, un voile en lambeaux, les pieds nus, de larges pantalons, les cheveux nattés, et tombant en
désordre autour de la figure et jusque sur les reins. Leur gorge découverte est le seul charme que je leur
connaissance. Cette partie de leur corps était admirable, à la couleur près qui est d’un brun foncé. Leur
danse pantomime ne peut se décrire ; et s’il fallait absolument la comparer à quelque chose, je ne trouverais
de terme de comparaison que la danse des ours, à la décence près, qui est toute en faveur de ces animaux.
(p. 283)

Armée de cette plume mordante et de cette ironie grinçante qui font sa réputation d’écrivaine472
en France, Ida Saint-Elme stigmatise la pauvreté, la saleté et la laideur liée à la couleur de peau
de ces femmes. Quelques lignes plus tôt, celle-ci avait livré le portrait, truffé de stéréotypes
racistes, d’une jeune négresse, « pauvre noire, sœur en Ève », fille du « peuple le plus inoffensif
du globe, et dont l’approche n’est à craindre que sous des rapports de malpropreté. » (p. 282)
La scène se poursuit avec l’arrivée d’« une demi-douzaine de femmes publiques, sans autre
industrie que celle-là » :

La scène devint tellement plus libre, que nous nous retirâmes bien vite ; auprès de la porte se trouvait une
masure ; la rue était fort étroite ; Léopold marchait derrière ; tout à coup une de ces femmes s’attacha à lui
avec des gestes si parlants, qu’il ne put se méprendre sur l’objet de l’attaque, et fut obligé de repousser
assez durement cette Putiphar de carrefour, et force fut de dire qu’il n’était besoin d’être un Joseph pour
cela. L’Almey [almée] allait jeter les hauts cris, lorsque le Malem [= maître], par un mot, la fit fuir de toute
la vitesse que lui permettaient ses grosses et vieilles babouches. Ah ! le vice en Europe est moins dégoûtant
et surtout mieux chaussé. (p. 284-285)

Confrontés à une scène jugée indécente, la voyageuse et son compagnon Léopold adoptent une
attitude de rejet, qui se manifeste par la fuite. Néanmoins s’en suit, à la manière d’un vaudeville,
une scène de « racolage » plutôt cocasse, dans laquelle le jeune amant devient la victime des
attaques (physiques et sonores) de la prostituée. La référence burlesque à l’épisode biblique
dans lequel Joseph repousse les avances de Putiphar473 donne le mauvais rôle à cette prostituée

471
I. Saint-Elme, La Contemporaine en Égypte, op. cit., t. III, p. 283. Toutes les références à ce passage renverront
à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.
472
Elle jouit d’une certaine célébrité en France. Ses Mémoires d’une Contemporaine ont été publiés à peine deux
ans avant son départ pour l’Orient, en 1827-1828 chez Ladvocat. Ils constituent l’un des rares témoignages
féminins sur les mœurs (scandaleuses) du Directoire, du Consulat et de l’Empire. L’œuvre fit scandale, mais elle
eut le mérite d’ouvrir la carrière d’écrivaine d’Ida Saint-Elme en lui donnant une grande visibilité.
473
Dans cet épisode biblique, qui paraît dans le livre de la Genèse, mais aussi dans une sourate du Coran, Joseph
est vendu comme esclave en Égypte à un officier de Pharaon nommé Putiphar. La femme de ce dernier tente de le
séduire, mais il repousse ses avances. Elle l’accuse d’avoir essayé de la violer et son époux fait enfermer Joseph.
147
« de carrefour ». Si elle importune les deux voyageurs, elle fait également l’objet de la répulsion
du Malem (artisan égyptien), qui la chasse à la manière d’un animal ou d’un parasite. Le détail
des « grosses et vieilles babouches » prouve, une fois de plus, l’humour grinçant de l’écrivaine.
Sans doute cet acharnement railleur est-il inspiré par une forme de concurrence féminine et
redoublé par un sentiment de jalousie envers l’amant sollicité. À la fin de cet extrait, le recours
à l’analogie permet à la voyageuse d’établir une hiérarchie valorisant les prostituées
européennes, pourtant elles-mêmes couvertes d’ignominie en France à la même période. Cette
revalorisation n’est pas étonnante, dans la mesure où Ida Saint-Elme était elle-même une
manière de courtisane : elle a été successivement la maîtresse du général Moreau, l’amie
amoureuse du maréchal Ney et l’amante de nombreux officiers. La revalorisation de soi passe
également, en dernier recours, par la mise en évidence de la valeur profondément contradictoire
des mœurs musulmanes. L’attention de la voyageuse avait déjà été attirée, quelques lignes plus
tôt, par la présence auprès de ces femmes publiques de « quelques pèlerins déjà revenus de la
sanctification de la Mecque, et qui [m’] avaient bien l’air d’être là pour aller au devant d’une
purification nouvelle » (p. 284). L’interpénétration du spirituel (cet esprit de dévotion qui porte
le pèlerin) et de la sexualité la plus vulgaire et la plus outrancière, interroge la voyageuse :

Le Malem nous parla de je ne sais quel très singulier privilège dont jouissent, à Kenné, les femmes
publiques. N’est-il pas bizarre que ces permissions de licence, ces brevets de prostitution soient des sortes
de privilèges respectés de tous, précisément dans la ville où les saints pèlerins passent pour se rendre à la
Mecque ; où il y a le plus de santons, le plus de prêtres ? (p. 285)

La morale musulmane semble bel et bien être à géométrie variable. Le décor de la prostitution
égyptienne se transforme donc progressivement dans les textes des années 1830 : aux rues
populeuses du Caire se substituent les villages désertés des régions du Delta et de la Haute-
Égypte. Ce changement de scène a un impact sur le discours des voyageurs qui, déjà sans
complaisance à l’égard des « almées » cairotes, condamnent ces lieux de débauche
institutionnalisés. La critique ne s’abat plus seulement sur les « misérables » courtisanes, c’est
toute une institution qui est visée.

2) Désordres474 de la prostitution égyptienne

474
Le terme est employé de manière récurrente par les voyageurs : Victor Schœlcher décrit Esneh comme « un
lieu de désordre » (L’Égypte en 1845, Paris, Pagnerre, 1846, p. 33), M. Gisquet évoque « les désordres » de la
« vie licencieuse » des almées (L’Égypte, les Turcs et les Arabes, Paris, Amyot, 1848, p. 201), Barrault parle des
« désordres flagrants » de la prostitution en tant que « continuation de la polygamie sous des formes extra-légales »
(Occident et Orient, op. cit., p. 341).
148
Jusque dans les années 1830, la question de la réglementation des pratiques de la danse
publique et de la prostitution, telle qu’elle apparaît dans les textes viatiques, porte en réalité sur
deux points bien distincts, mais étroitement liés. D’une part, voyageurs et voyageuses
constatent que la prostitution est intégrée, en Égypte, dans un système bien rodé. Cette
organisation sociale attire l’attention de Michaud :

Les courtisanes qui les [les cafés] fréquentent sont inscrites sur les registres du fisc et paient un tribut ; elles
ont une organisation et des règlements qui leur sont propres ; elles ont même dans plusieurs bourgs un
quartier séparé comme à Fouah ; le bourg ou la ville où elles se trouvent en plus grand nombre, et qui est
comme le quartier général de la prostitution, est Mehallet-el-kibir. […] elles choisissent une matrone à
laquelle elles obéissent, et qui les envoie par détachements dans les bourgs et villages du Delta475.

Le régime fiscal auquel sont soumises les prostituées égyptiennes implique non seulement que
leur activité génère des revenus conséquents (ubi sunt les « généreuses » prêtresses antiques
dont Sonnini pleurait déjà la disparition ?), mais encore que l’État profite de ces revenus476.
Cette administration est loin de remporter tous les suffrages des Français en 1830. La taxe sur
la prostitution, qui existait déjà à Rome et à Athènes, avait été rétablie au début du siècle en
France, notamment pour subvenir aux frais de l’inspection sanitaire, mais elle avait été mal
accueillie par l’opinion publique. D’après Alexandre Parent-Duchâtelet, certains préfets de
police, certains députés et, plus largement, la « populace », s’accoutumaient mal « à l’idée de
la protection accordée, disait-on, à l’immoralité477» et mettaient en cause tous ceux qui
cherchaient à « se ménager un produit considérable sur tout ce qu’il y avait de plus impur478 ».
Dès sa prise de fonction en 1828, le préfet Debelleyme était parvenu à supprimer cette « taxe
illégale et immorale479 ». Lorsque Michaud voyage en Égypte, en 1830-1831, cette opposition
à la réglementation de la prostitution (reprise par les abolitionnistes dès le milieu du XIXe
siècle) est sans doute encore une tendance générale. C’est en 1836 qu’Alexandre Parent-
Duchâtelet parviendra à imposer la nécessité (politique, sociale, sanitaire) de réglementer et de
contrôler (par la création d’une police des mœurs, de maisons closes, etc.) la prostitution
publique. En Égypte, Michaud semble percevoir la réglementation de la prostitution par l’État
(taxe, organisation hiérarchique, « quartier général ») comme une forme de corruption des

475
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 88.
476
Encore plus précis que Michaud, l’historien Amable Regnault (1798-1897) notera, une vingtaine d’année plus
tard, que « la taxe payée pour toutes ces classes réunies de prostituées au Caire, s’élève à 800 bourses, qui
équivalent à 4000 livres sterling ou 100.000 francs. » (Voyage en Orient, Grèce, Turquie, Égypte, Paris,
P. Bertrand, 1855, p. 389).
477
Alexandre Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris considérée sous le rapport de l’hygiène
publique, de la morale et de l’administration [1836], 3ème éd, J.-B. Baillière et fils, 1857, p. 202.
478
Ibid., p. 200.
479
Ibid., p. 207.
149
mœurs. Tout comme la pègre qui victimise les prostituées en France à la même époque, le
gouvernement égyptien s’enrichirait à partir de ce honteux commerce sexuel. Il se dit ainsi
surpris par « la tolérance des mauvaises mœurs » en Égypte :

[…] j’ai remarqué dans ce pays que la tolérance des mauvaises mœurs y était souvent portée à l’excès et
que dans certaines circonstances la sévérité va jusqu’à la barbarie. Au temps de l’expédition des Français,
le général en chef se plaignit des femmes de mauvaise vie qui compromettaient la santé de ses soldats ; les
autorités musulmanes du Caire firent aussitôt noyer dans le Nil quatre cents de ces malheureuses480.

Michaud soulève néanmoins les contradictions inhérentes à la société égyptienne, visiblement


partagée entre tolérance opportuniste (au niveau économique et moral) et répression sévère (sur
les plans politiques et religieux) de la prostitution. L’anecdote, qui éveille le vieux souvenir du
« despotisme musulman », a du sens dans le contexte des années 30 – la Correspondance
d’Orient commence à paraître en 1833. La référence à l’Expédition montre que la présence des
Français a eu (et a) un impact sur la politique sociale du pays. Elle montre également que cet
impact est ambigu, puisque les Français s’érigent en censeurs de ces « mauvaises mœurs » tout
autant qu’ils y participent (les soldats de Bonaparte fréquentent des femmes de mauvaise vie).
Dès le début de son règne (1805-1848), Méhémet-Ali, considéré comme le fondateur de
l’Égypte moderne, a en effet mis l’accent, sous l’influence des Européens, sur les réformes
sociales, à commencer par la réglementation de l’exercice de la prostitution dans les grandes
villes. En 1834, il a pris des mesures répressives à l’encontre des danseuses publiques et des
prostituées. Il est possible que certains conseillers européens aient influencé sa décision. On
pense notamment au médecin français Antoine-Barthélémy Clot (dit Clot Bey), qui a joué un
rôle important dans la mise en place d’une médecine occidentalisée en Égypte à partir de
1825481. Dès lors, la plupart des voyageurs rendent compte, bien souvent dans une perspective
critique, de cette nouvelle législation.

Une morale à géométrie variable

Dans L’Égypte en 1845, le député Victor Schœlcher (1804-1893), bien connu pour son
engagement anti-esclavagiste, livre un tableau de l’Égypte contemporaine de Méhémet-Ali et
de sa politique « civilisatrice ». Dans le chapitre III intitulé « Almées. – Khowals », il expose
ainsi la situation des almées :

480
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. VII, p. 426.
481
Voir l’étude qu’il publie en 1840, à l’issue de trois années de résidence, sous le titre Aperçu général de l’Égypte
(Paris, Fortin, Masson). Dans la section intitulée « Danse égyptienne – Danseuses, almées – les danseurs » (p. 89-
95), il parle de la prostitution et mentionne les réformes lancées par Méhémet Ali.
150
Les courtisanes, qui ont toutes pour profession avouée celle de danseuses sous le nom d’almées, formaient
il y a peu de temps encore, en Égypte, une corporation qui payait une grosse redevance au gouvernement.
Le scandale public devint si criant avec le nombre toujours croissant des Européens employés et des
voyageurs, que Méhémet fut obligé d’abandonner ce honteux tribut, et de prohiber les danses et le
commerce des courtisanes. Toute femme arrêtée dans ce cas est détenue pendant un temps laissé à la
discrétion du juge, et à la troisième récidive elle est déportée à Esneh, ville de la Haute-Égypte482.

Schœlcher s’intéresse tout particulièrement à la situation administrative des courtisanes


égyptiennes, et surtout à ses aspects financiers. Son propre positionnement à l’égard de la
taxation des prostituées apparaît dans la condamnation morale de ce « honteux tribut ». Il
montre néanmoins que Méhémet-Ali, dont il semble douter de l’engagement « civilisateur483 »,
n’a pas abandonné cette taxe par conscience morale, mais cédant à la pression du « scandale
public ». La prohibition de la danse et de la prostitution implique la mise en place de lourdes
mesures de répression policière, dont la sanction la plus remarquable (outre les prisons décrites
au début du chapitre) est celle de la déportation des courtisanes dans certains villages de Haute-
Égypte. Schœlcher décrit comment le gouvernement égyptien repousse le « mal » en marge des
grandes villes, là où, moins visible, il fait l’objet d’une tolérance répréhensible :

Méhémet-Ali renonce à une branche de revenu déshonorante et poursuit la prostitution. Certes, voilà qui
est bien. Mais pourquoi une loi aussi morale est-elle localisée ? Les plus célèbres courtisanes ont été
déportées en bloc à Esneh. Ce qui peut être mortel au Caire et à Alexandrie est-il donc sans danger à Esneh ?
Celle malheureuse petite ville avait-elle commis quelque crime irrémissible, pour être impitoyablement
vouée à la débauche ? Esneh, depuis lors, est devenu un lieu de désordre où s'arrêtent tous les voyageurs,
afin d'y faire quelque orgie dont la curiosité est le prétexte. Au surplus, on trouve presque partout de ces
femmes renvoyées du Caire. Nous en avons vu, entre autre part, à Keneh, à Atkim, où elles ont un quartier
spécial, et jusque dans de misérables villages, comme Onasana (Moyenne-Égypte) et Kafr-Saya (Delta). À
Louqsor, elles sont venues, le matin de notre arrivée, nous donner une représentation de leurs danses,
publiquement, sur les bords du fleuve, comme elles font pour tous les étrangers. Qu'est-ce donc que cette
pudeur de grandes villes ? Chasser les prostituées des deux capitales pour les répandre au fond des
provinces, c'est changer le mal de place et non pas le détruire ; c'est infecter dix endroits pour en purger un
seul484.

Ainsi Schœlcher exprime-t-il sans détour son incompréhension à l’égard de cette


réglementation « à géométrie variable » de la prostitution. Sa critique virulente s’abat
assurément sur les dirigeants égyptiens, taxés d’incompétence et d’immoralité485. Schœlcher

482
V. Schœlcher, L’Égypte en 1845, op. cit., p. 32-33. Voir la nouvelle édition (partielle) de Phillippe Artières
Journal de voyage en Égypte (1844), suivi de L’Égypte politique : extraits, Paris, Mercure de France, « Le Temps
retrouvé », 2016.
483
Voir May Farouk, « L’Égypte en 1845 ou le périple idéologique de Victor Schœlcher », dans Randa Sabry
(dir.), Voyager d’Égypte vers l’Europe et inversement. Parcours croisés (1830-1850), Paris, Classiques Garnier,
n°405, 2019, « Rencontres », p. 283-301. L’auteur montre que Schœlcher s’attaque au mythe d’un État modernisé
par Méhémet-Ali et que ce discours est mis au service des théories anti-esclavagistes de l’auteur.
484
V. Schœlcher, L’Égypte en 1845, op. cit., p. 33.
485
Cette dénonciation d’une forme de pudeur feinte, sera reprise par un certain nombre de voyageurs, et notamment
une vingtaine d’années plus tard par Louis Pascal dans La Cange : voyage en Égypte : « […] tout le reste [des
almées] a été déporté à Keneh, à Esneh et à Assouan. Les ulémas ont obtenu ce sacrifice à la pudeur. La pudeur
151
cède ici à la critique, devenue un lieu commun des textes viatiques dans les années 1840, de la
politique de modernisation de l’Égypte et des vains efforts de civilisation de Méhémet-Ali.
Mais on peut également se demander dans quelle mesure ce discours entre en résonnance avec
le contrôle de la prostitution en France. La déportation des courtisanes égyptiennes dans les
villages du Delta et de Haute-Égypte suggère un parallèle évident avec la déportation historique
des prostituées françaises dans les colonies486. Mais, dans le contexte des années 1840, les
propos de Schœlcher font surtout écho à la politique réglementariste française qui, depuis le
Consulat, a pris le parti de la maison de tolérance pour localiser le mal et « concentrer le
vice487 ». Le débat, remis au goût du jour par Parent-Duchâtelet, porte au fond sur l’efficacité
de la mise en place d’espaces de la prostitution, autrement dit d’une forme de marginalisation
« contrôlée ». La critique de Schœlcher a certes pour cible les manœuvres maladroites du Commenté [BZ24]: SM :
Foucault
gouvernement, mais elle décrit également le rôle important que jouent les Européens dans ce
système à grande échelle. Certaines villes et certains villages égyptiens vivent grâce au
commerce de la danse et de la prostitution qui sont, entre autres, destinés aux voyageurs. Ils
constituent autant d’« étapes » sur l’itinéraire traditionnel du voyage en Égypte, tel que l’a
décrit Sarga Moussa488 : ils se trouvent dans la région du Delta (« Kafr-Saya », ou encore
Tantah), en Moyenne-Égypte (« Onasana », mais aussi Assiout) et en Haute-Égypte (Esneh,
Keneh). Le député français ne manque pas de pointer du doigt la responsabilité des voyageurs
dans le développement de ces « lieu[x] de désordre », où, sous l’utile prétexte de la
« curiosité », ils participent à la corruption des mœurs égyptiennes. Si Schœlcher donne la
priorité au discours général sur le témoignage personnel (il évoque rapidement une scène de
danse publique à Louxor), nombreux sont les voyageurs qui livreront un récit bien plus détaillé
de leurs arrêts dans ces villages de courtisanes.

en Égypte, le pays le plus dissolu de l’univers ! Où diable ce sentiment va-t-il se nicher ? » (Paris, Hachette, 1861,
p. 173).
486
En témoigne au XVIIIe siècle le destin célèbre, mais non moins tragique, de l’héroïne de l’abbé Prévost, Manon
Lescaut. Femme de mauvaise vie, celle-ci est déportée en Louisiane française. Le parallèle entre cette situation
historique et la situation contemporaine des almées en Égypte et notamment suggéré par Edmond About en 1869
dans Le Fellah, où il juge sans complaisance le pouvoir égyptien (alors entre les mains d’Ismaïl Pacha) : « […]
j’ai rencontré une fois sur ma route la plus illustre et la plus fêtée de ces houris. Le pauvre ange s’en allait en exil
comme Manon Lescaut ; une barque de police l’emportait à Esné, dans la Haute-Égypte, et par grâce spéciale, son
Des Grieux l’accompagnait. » (E. About, Le Fellah, op. cit., p. 34).
487
A. Corbin, Les Filles de noce, op. cit., p. 30.
488
Après avoir traversé la Méditerranée, les voyageurs débarquent à Alexandrie. Ils traversent ensuite la région du
Delta pour atteindre le Caire par le canal Mahmoudieh (puis par le chemin de fer). Après la très-attendue excursion
à Guizeh, certains font la remontée du Nil jusqu’en Nubie. Ce voyage de la Haute-Égypte est poussé jusqu’à la
première, et parfois jusqu’à la deuxième cataracte (frontière soudanaise). Voir S. Moussa, Le Voyage en Égypte,
op. cit., « Introduction », p. XI-XVIII.
152
En novembre 1839, la dahabieh qui mène Goupil-Fesquet (et Horace Vernet)
d’Alexandrie jusqu’au Caire, s’arrête au bord du Nil à « Kafr-Raiak, village des Almés489 ». Le
récit de cette aventure490 reprend les aspects les plus convenus du discours viatique sur les
danseuses. Mais le regard lucide et très littéraire du voyageur les met souvent à distance et fait Commenté [BZ25]: SM :
Oui mais c’est d’abord un artiste
de ce passage un témoignage intéressant sur le développement du commerce des danseuses dans
certains villages égyptiens. Le début du récit, extrêmement dramatisé, dresse un tableau de la
misère sociale, bien plus que morale, des danseuses. Dans le décor d’un village dévasté et
déserté, Goupil-Fesquet entre dans une maison aux portes ouvertes, où il décrit, jetés au sol,
« de gros objets enveloppés de laine bleue, brune ou blanche, qui ressemblent assez à des
paquets de linge sale » (p. 69). Dans cet univers insalubre et presque macabre surgissent une
vieille matrone diabolique, revêtue d’un voile noir en lambeaux et poussant un « grognement
prolongé » à la manière des « sorcières shakespeariennes » (p. 70), et son époux :

[…] il nous dit shouf, shouf, qui signifie vois, examine la marchandise ; Taiebketir, elle est très bonne, et
faisant le geste persuasif de réunir les doigts de la main droite, il les approche de sa figure, comme chez
nous, pour envoyer un baiser : Ente Françous Françaoui, Inglese, buono, buono, vous Français, Anglais,
c’est du bon. La vieille en ce moment soulève un morceau de haick, et découvre que les mystérieux paquets
sont des femmes endormies plus ou moins bien vêtues ; quelques-unes portent des bijoux en verroterie et
en corail, et toutes ont le tatouage rouge du henné sur les ongles et les pieds ; elles jouissent d’un agréable
embonpoint ; ce qui est une beauté, comme on le sait, aux yeux des Orientaux ; d’autres montrent un visage
fardé et peint à couches épaisses de blanc et de rouge. Nous les passons rapidement en revue, et par
l’intermédiaire du drogman, nous apprenons que la vieille les loue aux voyageurs à différents prix, comme
divertissement ; car elles possèdent toutes le talent de la danse et du chant. Il y en a même qui improvisent ;
ce sont des almeh ou gaouasys, danseuses publiques. Caffr-Raiak est presque uniquement habité par des
femmes de ce genre, dont presque tous les voyageurs curieux viennent prendre à leur bord les plus jolies,
pour se distraire des longueurs de la navigation ; ils les abandonnent ensuite au hasard sur un rivage
quelconque, après s’en être égayés. Les drogmans, qui connaissent tous ledit endroit, reçoivent toujours le
bacchich de la main des maîtres de ces maisons ; aussi font-ils d’ordinaire le récit le plus extravagant des
charmes et des talents de ces syrènes. Piqués nous-mêmes par la curiosité et la nouveauté du spectacle que
Joseph nous promet, nous faisons choix d’une chanteuse et d’une danseuse. (p. 70-71)

Goupil-Fesquet décrit ainsi le commerce de cet affreux couple, dont les stratégies de vente
ressemblent de manière troublante à celles des vendeurs d’esclaves dans les bazars. Celui-ci
passe alors « en revue » la marchandise et délivre un portrait des danseuses construit tout à la
fois sur une pseudo-connaissance issue de sa culture livresque (il reprend, sans vraiment

489
Frédéric Goupil-Fesquet, Voyage d’Horace Vernet en Orient, op. cit., p. 60 (annonce d’un élément de contenu
du chapitre VII). On ne retrouve pas ce nom sur la carte de l’Égypte, mais, à la même époque, un autre voyageur
fait mention du village de « Zafr Zaiat » qui pourrait correspondre au lieu visité par Goupil-Fesquet et Vernet
(Pierre-Gustave Joly de Lotbinière dans Voyage en Orient (1839-1840), éd. J. Desautels, G. Aubin et R. Blanchet,
Québec, Presses universitaires de Laval, 2010, p. 151).
490
Le récit s’étale sur deux chapitres : la première partie, qui se déroule dans le village de Kafr-Raiak, est à la fin
du chapitre VII (p. 69-71) et la seconde partie, qui correspond au retour des voyageurs sur le bateau, au début du
chap. VIII (p. 72-75). Toutes les références à ce passage renverront à cette édition ; elles seront indiquées dans le
texte.
153
l’exploiter, la distinction entre almées et ghawazi), et sur une appréciation personnelle. Il
n’éprouve pas, comme ses prédécesseurs, de répulsion à l’égard de ces danseuses. Il les décrit
de manière « objective », et parfois même avec un certain plaisir qui prouve sa curiosité
culturelle (« un agréable embonpoint »). Outre le registre fantastique de cette scène, certains
traits ironiques laissent percevoir le regard réprobateur qu'il porte sur cet infâme commerce
destiné aux voyageurs. Pourtant, lui-même contribue à la prospérité de cette coupable industrie.
« Choisissant » parmi la marchandise, il finit par « louer » une danseuse et une chanteuse,
prétextant céder au pittoresque, « à la curiosité et à la nouveauté ». Sur le bateau, le voyageur
livre une description détaillée du spectacle des « deux artistes » (p. 72), qui prouve son intérêt
sincère pour les danseuses, mais où il cède à un certain nombre d’idées reçues. La chute
mélodramatique laisse apparaître l’ambiguïté de la posture du voyageur, entre sentiment de
commisération (de culpabilité ?) et mise à distance comique :

[…] Le vent nous pousse très rapidement vers Boulac, faubourg commercial et industriel du Caire, nous en
apercevons déjà les nombreuses barques sur le rivage. Aux chants et aux danses des pauvres almées
succèdent bientôt pour elles les larmes et la tristesse, car chaque bordée que nous courons augmente
incessamment le trajet qu’elles auront à faire à pied ; touchés par leurs supplications ferventes, nous
accostons le bourg le plus voisin, où nous les déposons sans cérémonie. Dès qu’elles sont à terre, nous les
voyons prendre un pas de course très accéléré, dans la crainte des voleurs pour les pièces de monnaie que
nous venons de leur donner. (p. 75)

Dans cette cartographie de la prostitution égyptienne apparaissent d’autres villes,


comme Tanta (Tentah ou Tantah dans les textes), dans le Delta du Nil. Plusieurs voyageurs
assistent aux festivités qui commémorent la naissance d’un grand saint de l’islam égyptien
(« Bedaouy » [= le Bédouin] ou « Saïd-el-Bédouï » dans les textes de voyageurs) et attirent des
pèlerins venus de tout le pays. Michaud en donne la description suivante :

Je vous ai déjà parlé dans mes lettres de cette foire ou de cette fête de Tantah ; je vous ai parlé des femmes
qui viennent demander au santon Bedaouy le don de la fécondité ; cette singulière dévotion a toujours
amené à Tantah un très grand concours, et le libertinage n’a pas manqué de venir à la suite de la superstition.
Les almées du Caire, celles de la Haute-Égypte, celles du Delta et de tous les rivages du Nil, accourent tous
les ans dans la première quinzaine d’avril ; elles ont à leur suite des baladins, des chanteurs, des musiciens
qui viennent égayer la multitude ; hommes et femmes se présentent dans la mosquée, font leur prière ou
fatah devant le tombeau du santon ; puis ils se répandent devant les maisons de la ville, dans les cafés qui
couvrent la plaine ; ils dressent partout des tentes, séjour des amusements et des joies profanes ; partout on
voit des spectacles, des danses ; partout on entend le bruit du tambourin, le bruit des castagnettes et des
voix qui sortent d’un abri de feuillage ou d’une tente de roseaux et qui crient aux passants, Talé, talé, venez,
venez491.

491
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. VII, p. 219-220.
154
Michaud montre comment ces festivités religieuses sont associées à la coutume très ancienne
de la prostitution sacrée. Mais le voyageur n’est pas tant surpris par cette « singulière
dévotion », que l’islam moderne a héritée de l’Égypte ancienne, que par le fait que ces motifs
superstitieux soient devenus des prétextes à la pratique généralisée de la prostitution. À Tanta,
la commémoration religieuse et la spiritualité ambiante côtoient le libertinage et les « joies
profanes ». Outre le dévoiement moral de cette tradition spirituelle (et antique), Michaud
perçoit ces pratiques comme une forme d’intégration, et non de marginalisation, de la
prostitution dans la société musulmane.
Une trentaine d’années plus tard, Olympe Audouard consacre un chapitre entier à la
célèbre foire de Tanta. Comme Michaud, elle commence par constater que la « religion du
Coran » n’a pas fait disparaître entièrement les « anciennes superstitions » et les « anciens
usages de l’Égypte ancienne492 ». À Tanta elle observe les « réminiscences des fêtes de Saïs, de
celles de Bubaste, et aussi quelque chose de l’usage de la ville de Babylone… » (p. 264), qu’elle
décrit à partir de sa lecture de Diodore de Sicile, et surtout d’Hérodote. L’historien grec
décrivait en effet l’usage consistant, pour chaque femme de Babylone, à se « prostituer une fois
dans sa vie » au sein du temple de Vénus pour recevoir le don de fécondité (p. 263). De la même
façon, les femmes égyptiennes se rendent à Tanta pour vénérer le saint Saïd-el-Bédouï qui aurait
le pouvoir de « rendre les femmes fécondes » (p. 267). Cette coutume relève d’une croyance
bien plus largement répandue en Égypte, et qu’Audouard décrit non sans une certaine ironie :
« […] les femmes arabes sont persuadées qu’avoir commerce avec un fou est un honneur, un
bonheur, et le vrai moyen de faire cesser la stérilité493 ». Aussi ajoute-t-elle que ces fous
(santons, ou « magnoûns ») sont « les don Juan les plus heureux près de ces dames » et « les
plus redoutés rivaux des maris » (p. 268). La voyageuse ne semble pas vraiment accorder de
crédit au motif spirituel de cet usage, que son discours a tendance à désacraliser : les femmes
viennent « s’amuser à Tentah » (p. 267), elles y « jouissent de la plus complète liberté, et elles
en profitent » (p. 268). Elle cède aux idées reçues sur l’infidélité des femmes orientales, mais
elle s’amuse du plébiscite des maris qui envoient leurs épouses à Tanta : « Vous vous figurez
sans peine la masse d’intrigues que nouent et dénouent ces belles invocatrices du
saint ! » (p. 268) Prenant en compte la présence des almées, elle va même jusqu’à considérer
que ces femmes musulmanes sont des « courtisanes d’un autre genre » et généralise ainsi la

492
O. Audouard, Les mystères de l’Égypte dévoilés, op. cit., p. 261. Toutes les références à ce passage renverront
à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.
493
Cette coutume heurte tout particulièrement la sensibilité des voyageuses. Voir également S. Voilquin, Souvenirs
d’une fille du peuple, op. cit., p. 361.
155
pratique de la prostitution à l’ensemble de la population féminine égyptienne. Elle poursuit en
effet son tableau de la « saturnale » de Tanta en s’attaquant au très attendu chapitre des
« courtisanes ou almées, ce qui est synonyme » (p. 268). Chaque année, ces dernières
envahissent littéralement Tanta, où elles louent des maisons et dressent des tentes pour recevoir
les pèlerins :

Almées !... Ce nom-là est-il assez poétique et laisse-t-il un champ assez vaste à l’imagination !... Figurez-
vous de sveltes et belles jeunes filles aux pieds mignons, à la taille fine, aux hanches cambrées, la bouche
entr’ouverte par le sourire de l’ange du mal, les yeux provocateurs, yeux veloutés frangés de longs cils.
Figurez-vous ces sirènes venant prendre devant vous les poses les plus gracieuses, les plus lascives ; dansant
mieux que Fanny Essler, ou la pauvre Emma Livry, effleurant à peine la terre…
Ce serait charmant, n’est-ce pas ?...
Cela répondrait bien à ce nom d’almée…
Malheureusement ce serait de la pure poésie ; or rien n’est plus éloigné de la vérité que la poésie… Dieu
me garde de médire de cette muse charmante ! Je l’aime, je l’admire… Mais, pour gentille et séduisante
qu’elle soit, dans l’histoire elle est tout à fait déplacée ; or je fais de l’histoire. Au risque donc de vous
déplaire en dépoétisant à vos yeux ces almées filles de l’Égypte, je vais vous dire la vérité toute prosaïque
sur ces danseuses. (p. 270-271)

Audouard se délecte allégrement des fantasmes orientalistes. Elle joue avec l’horizon d’attente
de son lectorat pour mieux « dépoétiser » le mythe occidental et masculin de l’almée. À l’image
d’un Volney renvoyant face à face le genre des romans et celui des voyages, Audouard se
positionne dans la tradition viatique et préfère l’histoire à la poésie. Au nom de la « vérité toute
prosaïque », elle délivre le portrait très sombre de ces danseuses aux costumes disgracieux et
aux contorsions obscènes (elle décrit la fameuse « danse de l’Abeille » p. 272) avant de passer
sous silence « ce qui a lieu dans ces maisons à trois heures du matin, quand le gros du public
est parti » (p. 273). En vertu des « lois de la pudeur, de la décence, de la morale », elle
condamne cette « débauche éhontée, s’étalant sans vergogne aucune en public » (p. 274). Le
chapitre, extrêmement dramatisé (notamment par l’emploi très récurrent de l’aposiopèse),
semble cultiver le scandale. On connaît le goût d’Olympe Audouard pour les récits d’adultères, Commenté [BZ26]: SM :
[on n’est donc pas tout à fait dans la « vérité toute
494
drames de jalousie et autres historiettes dramatiques . Telle une antienne, la phrase « Et tout prosaïque » : le tableau de l’Orient est volontairement
assombri, comme chez Volney].
cela a lieu en 1864, en Égypte, pays que l’on dit civilisé. » y est répétée de manière
obsessionnelle. Audouard cède à la critique traditionnelle de la politique « civilisatrice » de
l’Égypte : la corruption des mœurs qu’elle constate à Tanta est la preuve irréfutable de son
échec. Ce discours convenu a également pour cible l’islam égyptien. Celui-ci aurait perdu son
lien originel avec l’islam des débuts, renvoyé par ses propres superstitions à ses contradictions

494
C’est ainsi que l’avait notamment présentée Jean-Marie Carré dans Voyageurs et écrivains français en Égypte
(1932-1933), où il la décrivait comme une voyageuse « remuante et exaltée » (Le Caire, Institut français
d’archéologie orientale, 2e éd., 1990, t. II, p. 260)
156
internes (la jalousie musulmane versus l’accouplement superstitieux avec les santons, par
exemple).

Les khawal : « un abus pire encore » et « une immoralité plus monstrueuse495 »

Parmi les effets les plus scandaleux de cette réglementation « à l’égyptienne » de la


prostitution, les voyageurs mentionnent la tolérance des danseurs travestis. Depuis que le
gouvernement a prohibé la danse publique et la prostitution féminines dans les grandes villes,
les khawal496 (khowals, kawals ou encore cawales dans les textes) ont remplacé les ghawazi.
Dès lors, la condamnation virulente de cette pratique est devenue un lieu commun des textes
viatiques. En 1840, le médecin Clot-Bey, qui, depuis une vingtaine d’années, réside en Égypte
aux côtés de Méhémet-Ali, dénonce auprès de son lectorat français une situation désastreuse :

Comme les musulmans ne sont pas censés avoir la permission de voir danser des femmes, ils ont eu de tout
temps de jeunes danseurs (khowals) revêtus du costume féminin. Si chez nous l’homme qui danse excite
rarement un sentiment agréable, le khowal égyptien laisse dans l’âme une impression de dégoût. Ce qui est
immoral dans la danse des almées devient infâme dans celle des khowals ; et pourtant, depuis que l'on a
prohibé les danseuses publiques, le nombre de ces hommes abrutis s'est accru, à la honte de la morale, à
laquelle leur existence porte le plus avilissant outrage. De même qu'en détruisant les prostituées, on a
remplacé un abus par un abus pire encore, de même, en supprimant les danses publiques des femmes, on a
détruit une immoralité au profit d'une immoralité plus monstrueuse. J'espère que le gouvernement égyptien
ne tardera pas à l'extirper du pays qu'elle souille, ou du moins à préférer le moins mauvais au pire497.

Le médecin français dénonce l’incompétence du gouvernement égyptien ayant substitué à un


mal (les « khowals ») à un autre (les « almées »). Cette échelle du pire inverse de toute évidence
les principes en vertu desquels les dirigeants politiques ont pris des mesures répressives. Ce
sont en réalité ici deux perceptions du genre, et leur construction sociale, morale et politique,
qui entrent en contradiction. À la différence des Égyptiens, Clot-Bey considère que la danse
publique et la prostitution sont bien plus immorales et deviennent même monstrueuses
lorsqu’elles sont pratiquées par des hommes. À la même époque, en France, le discrédit est en
effet jeté sur les danseurs. Alors que sous l’Ancien Régime, la danse était un domaine presque
exclusivement masculin, elle est associée, dans la culture bourgeoise, à des qualités
essentiellement féminines, et incompatibles avec l’identité masculine et « virile ». L’homme
qui danse n’est pas seulement féminisé, il est efféminé ; il n’est pas seulement disgracieux, il est

495
Clot-Bey, Aperçu général sur l’Égypte, op cit., p. 95.
496
Les khawal égyptiens sont souvent associés aux köçek turcs, des garçons habituellement travestis en femme qui
se produisaient dans les palais ottomans, où ils avaient notamment des relations sexuelles avec les hommes. Voir
Corinne Fortier, « Troisième genre et transsexualité en pays d’islam », Droit et culture [En ligne], n°80 « Réparer
les corps et les sexes », 2020/2. https://journals.openedition.org/droitcultures/6763 Consulté le :
497
Clot-Bey, Aperçu général sur l’Égypte, op. cit., p. 94-95.
157
monstrueux, voire contre-nature498. De fait pèse sur le danseur français un soupçon
d’homosexualité, qui est clairement assumé par son homologue égyptien. La condamnation
morale de la prostitution est en effet redoublée d’une hantise de l’homosexualité qui,
visiblement perçue comme un moindre mal, est tolérée dans la société égyptienne et
musulmane.
Ce discours est repris en des termes à peu près similaires par Victor Schœlcher en 1846
et par Henri Gisquet en 1848, tous deux députés sous la Seconde République. Les deux hommes
politiques souscrivent à la même critique du gouvernement égyptien, dont les manœuvres
maladroites sont mises en évidence, du point de vue syntaxique, par l’emploi de comparatifs.
Schœlcher parle d’une « immoralité plus grande encore et plus affreuse499 » et Gisquet d’un
« scandale plus odieux500 ». Si Schœlcher dénonce les efforts insuffisants de Méhémet-Ali (« Et
les admirateurs osent le louer d’avoir expulsé les almées de la capitale de l’Égypte501 ! »),
Gisquet réintroduit la question de la taxe sur la prostitution : « Le gouvernement tolère cet excès
parce que, dit-on, c'est une matière à impôt. S'il en est ainsi, mieux valait souffrir les almées,
qui payaient de trois à quatre cent mille francs par année502. » Ce dernier s’en prend également
à la morale flexible et laxiste des ulémas, ces « puritains » qui avaient réclamé l’expulsion des
almées de la capitale. Sous la plume de Schœlcher, le procès des khawal met l’accent sur la
question du travestissement :

Ces jeunes garçons, par une contradiction étrange, cherchent autant qu'ils le peuvent à éloigner l'idée de
leur sexe et à ressembler à des femmes. Ils s'habillent entièrement comme elles ; comme elles ils se
noircissent le bord des yeux, pour les rendre plus grands et plus vifs, ils se fardent le visage, se teignent les
ongles en rouge, portent de longs, cheveux mêlés de joyaux, se chargent les doigts et le cou de bagues et
de colliers ; enfin ils sont aussi horribles à voir que leur rôle est ignoble503.

En ce siècle où les discours médicaux, philosophiques ou encore politiques, tentent de fixer la


différence entre les sexes et de naturaliser le genre, la vue de ces jeunes hommes travestis heurte
la sensibilité des voyageurs européens. Cette « contradiction » dérange parce qu’elle est une

498
D’après Hélène Marquié, ce discours social circule notamment dans la presse, où il est diffusé par des critiques
célèbres, tels que Théophile Gautier ou Jules Janin. Elle cite notamment l’expression utilisée par ce dernier dans
Le Journal des débats du 2 mars 1840 : « Une affreuse danseuse du sexe masculin » (Hélène Marquié, Histoire et
esthétique de la danse de ballet au XIXe siècle. Quelques aspects au prisme du genre, féminisation du ballet et
stigmatisation des danseurs, Mémoire présenté pour obtenir l’Habilitation à Diriger des Recherches, soutenu en
2014 à l’Université de Nice Sophia Antipolis).
499
V. Schœlcher, L’Égypte en 1845, op. cit., p. 33.
500
H. Gisquet, L’Égypte, les Turcs et les Arabes, op. cit., p. 201.
501
V. Schœlcher, L’Égypte en 1845, op. cit., p. 34.
502
H. Gisquet, L’Égypte, les Turcs et les Arabes, op. cit., p. 202.
503
V. Schœlcher, L’Égypte en 1845, op. cit., p. 34.
158
violation des normes genrées504, elle sème le « trouble dans le genre505 ». Elle est « étrange »
aux yeux du député français parce qu’elle est une manifestation culturelle différente du genre.
En Égypte, il est d’usage, pour les hommes, de porter des robes et de se farder les yeux. En
France, les hommes apprêtés ou fardés (pensons à Barbey d’Aurevilly) font figure d’exception,
en témoignent le type du « dandy » et son ethos marginal. Les khawal, tels qu’ils sont décrits
ici par Schœlcher, vêtus, coiffés et maquillés comme des femmes, sont en réalité bien plus
proches de ce que nous appelons les « drag queens506 », parce que leur travestissement est lié à
une performance. Cette féminité affectée est de l’ordre du spectaculaire et du divertissement,
mais le voyageur français ne la perçoit pas ainsi. Elle fait l’objet d’un jugement moral, au fond
déterminé par la hantise chrétienne et bourgeoise du « contre-nature », qui stigmatise
notamment le physique jugé monstrueux et proprement « immonde » de ces travestis. C’est ce
dont témoigne, par contraste avec une iconographie féminine surabondante, l’absence
d’images. Les khawal n’apparaîtront que sur quelques rares photographies et cartes postales à
la fin du siècle.

« Au jardin de l’Esbekieh », vers 1870 « N°83 – Égypte – Haywal (Danseur


E. Béchard et H. Délié excentrique habillé en danseuse) »
Ken and Jenny Jacobson Oriental Carte postale, vers 1907.
Photography Collection (2008)

504
Voir Joseph Allen Boone, The Homoerotics of Orientalism, New York, Columbia University Press, 2014,
p. 104. Voir notamment la section intitulée “The dancing boy” dans le chapitre “Beautiful boys, sodomy, and
hamams: a textual and visual history of tropes”, p. 51-108.
505
En référence à l’ouvrage de Judith Butler Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, London,
Routledge, 1990 (trad. fr. Cynthia Kraus, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005). Dans la théorie
queer, le travesti occupe une position privilégiée, il révèle la structure imitative du genre. Tout comme l’homme
qui accentue sa virilité ou la femme qui surjoue sa féminité, le travesti montre que le genre est un rôle social.
506
Voir le chapitre 3 de Trouble dans le genre, « Actes corporels subversifs », où Judith Butler s’intéresse à la
figure du drag queen.
159
La condamnation morale se fonde également sur un préjugé sexuel, qui apparaît dans la mention
du « rôle ignoble » de ces danseurs travestis507 qui « servent un vice contre nature, trop répandu
en Orient508 ». La critique s’abat non seulement sur ces hommes ganymèdes509, mais encore sur
le comportement homosexuel présumé de tous les Orientaux. On retrouve cette tendance à la
généralisation dans le discours de Gisquet : « Les Musulmans s’en [ces abominables orgies]
amusent ; il faut de telles excentricités pour les faire sortir de leur apathie ! La dépravation de
leurs mœurs est telle, qu’ils deviennent acteurs et complices des actes les plus dégoûtants510. »
L’anathémisation des khawal, construite sur l’interpénétration de stéréotypes de race et de
genre, illustre bien la circulation du discours orientaliste à travers des discours variés, médicaux
(Clot-Bey) ou politiques (Schœlcher, Gisquet). Qu’en est-il dans les discours littéraires ?
Comme l’a montré Joseph Allen Boone dans The Homoerotics of Orientalism (2014), la
portée exclusivement hétérosexuelle de la métaphore de Saïd occulte des formes alternatives
d’érotisme relevant du paradigme orientaliste français et britannique aux XIXe et XXe siècles511.
N’en déplaise à Saïd, il rappelle que le premier danseur à attirer l’attention de Flaubert est un
homme, le « fameux Hassan el-Bilbesi512 », et que son expérience érotique en Égypte s’avère
être moins basée sur une opposition genrée que sur une « gamme de désirs polymorphes aux
orientations multiples513. » Au Caire, Flaubert donne une explication toute personnelle à la
prohibition de la danse et de la prostitution féminines : « Abbas Pacha, qui aime les hommes,
vexe beaucoup les femmes […]. » (p. 87) La tolérance policière et la popularité des khawal
s’expliqueraient par l’orientation sexuelle présumée du khédive514. Cette forme de

507
Les hommes efféminés et travestis étaient automatiquement perçus, en France, comme des homosexuels. Ils
fréquentaient les cafés clandestins ou clubs privés destinés, sur le modèle des molly-houses londoniens, à une
clientèle homosexuelle. Ils y prenaient l’apparence et les manières des femmes et se faisaient souvent appelés par
des noms féminins.
508
V. Schœlcher, L’Égypte en 1845, op. cit., p. 33.
509
D’après Corinne Fortier, le köçek turc et le khawal égyptien, qui pratiquaient tous deux la prostitution, attiraient
principalement les hommes, avec lesquels ils avaient des relations sexuelles passives. Le mot khawal désignerait,
dans le dialecte arabe égyptien, le rôle passif d’un homme dans la relation sexuelle avec un autre homme
(« Troisième genre et transsexualité en pays d’islam », op cit., § 13).
510
H. Gisquet, L’Égypte, les Turcs et les Arabes, op. cit., p. 202.
511
J. A. Boone, The Homoerotics of Orientalism, op. cit., p. 23, 194.
512
G. Flaubert, Voyage en Orient, op. cit., p. 107. Toutes les références à ce passage renverront à cette édition ;
elles seront indiquées dans le texte.
513
“Pace Said, the template for Flaubert’s erotic experience of Egypt turns out to be less based on gender opposition
than on a range of polymorphous desires running in all directions.” (J. A. Boone, The Homoerotics of Orientalism,
op. cit., p. 194).
514
En 1848, Abbas Hilmi Ier, petit-fils de Méhémet-Ali, succède à son oncle, Ibrahim Pacha. Il est vice-roi
d’Égypte jusqu’en 1854. Sous son règne, la plupart des réformes de modernisation lancées par son grand-père sont
annulées. Il mène une politique hostile aux Occidentaux (il chasse notamment les conseillers européens) et se
rapproche du sultan de l’Empire ottoman. Il est vu comme un homme réactionnaire et taciturne et sera assassiné
en 1854 par deux de ses esclaves.
160
bannissement du « féminin », auquel se substitue, dans son propre domaine, le masculin, est à
plusieurs reprises plébiscitée par les compagnons de Flaubert (Joseph, son drogman), ainsi que
par lui-même : « Leur danse du reste, sauf ce pas de Kuchiuk indiqué plus haut, ne vaut pas
beaucoup celle de Hassan el-Bilbesi. L’opinion de Joseph est que toutes les belles femmes
dansent mal. » (p. 133) Au Caire, Flaubert décrit à deux reprises515 le spectacle du célèbre
danseur travesti. Il reprend certains éléments décrits par les voyageurs précédents : le
travestissement (« coiffé et habillé en femme » p. 86) et le caractère grivois du spectacle, assuré
par la présence d’un « cornac » qui « fait des plaisanteries et baise Hassan au ventre » (p. 108)
et la traduction des chansons qui accompagnent sa danse (« Un objet turc d’une taille svelte
possède des regards aiguisés et pénétrants » ; « Mon Dieu, qu’il est doux de sucer, de sucer le
nectar de sa bouche ! p. 108). La scène est réécrite sur le ton plus franc de la camaraderie dans
la lettre que Flaubert envoie à Louis Bouilhet le 15 janvier 1850 : « Nous n’avons pas encore
vu de danseuses : elles sont toutes en Haute Égypte, exilées. Les beaux bordels n’existent plus
non plus au Caire. […] Mais nous avons eu les danseurs. Oh ! Oh ! Oh516 ! » Sans doute pour
l’impressionner Flaubert amplifient certaines images– on pense notamment à la comparaison
du danseur à « une femme qui se couche pour se faire baiser517 ». Celui-ci ne révèle pas le
commerce (homo)sexuel autour d’Hassan el-Bilbesi pour le condamner comme ses
prédécesseurs. Dans ses notes de voyage, il livre une description très détaillée du danseur :

[…] les cheveux nattés en bandeau, veste brodée, sourcils noirs peints, très laid, piastres d’or tombant sur
le dos – autour du corps, en baudrier une chaîne de larges amulettes d’or, carrées – il joue des crotales ;
torsions de ventre et de hanches splendides, il fait rouler son ventre comme un flot. Grand salut final où ses
pantalons se sont gonflés, répandus. (p. 86)

Il est attentif à la technicité de ses mouvements, et apprécie ses prouesses « splendides ». Même
sa « laideur » fait l’objet d’une sublimation. Dans la lettre à Louis Bouilhet, toujours là où on
ne l’attend pas, Flaubert renvoie érotisme et esthétisme, désir et beauté, dos à dos : « C’est trop
beau pour que ce soit excitant. Je doute que les femmes vaillent les hommes : la laideur de ceux-
ci ajoute beaucoup comme art518. » En cela, il rejoint l’opinion de son drogman, Joseph. La
description n’est pas pour autant dénuée d’érotisme. Dans les notes de voyage, il décrit, sans
cette pudeur masculine qui muselle la plume des voyageurs, les parties les plus intimes du corps
du danseur, comme il l’aurait fait pour une femme :

515
Les deux sections (p. 86 et p. 107-109) sont intitulées « Hassan el-Bilbesi » et renvoient à des épisodes qui
interviennent à quelques jours d’intervalle, en décembre 1849.
516
Citer la Correspondance.
517
Ibid., p.
518
Ibid., p.
161
[…] – la veste descend jusqu’à l’épigastre tandis que les pantalons, retenus par une énorme ceinture de
cachemire pliée en plusieurs doubles, ne commencent à peu près qu’à la motte. De sorte que tout le ventre,
les reins et la naissance des fesses sont à nu, à travers une gaze noire retenue par les vêtements inférieurs et
supérieurs. Elle se ride sur les hanches comme une onde transparente à tous les mouvements qu’ils font.
(p. 108)

Auprès de Louis Bouilhet, Flaubert en redemande. Il en veut plus, et veut aller plus loin : « Je
ferai revenir ce merveilleux Hassan el Bilbeis vérifier l’orthographe, il me dansera L’Abeille en Commenté [BZ27]: SM :
[c’est bien celle donnée par Jean Bruneau dans son édition de
519
particulier. Par un tel bardache ce ne doit pas être poires molles . » Le danseur devient créature la Corr. de Flaubert, Pléiade, I, 572 ; reprise par Yvan
Leclerc dans la transcription qu’il donne de la même lettre de
sexuelle et objet de fantasmes homosexuels. Flaubert s’engouffre dans cette brèche qu’il a lui- Flaubert, dans son édition électronique (recherche en plein
texte possible pour d’autres occurrences) sur le site de
même ouverte : l’Université de Rouen ; mais il est possible que Flaubert lui-
même se soit trompé : il y a hésitation entre « Bilbeis » et
« Bilbesi »]
Puisque nous causons de bardaches, voici ce que j’en sais. Ici c’est très bien porté : on avoue sa sodomie et
on en parle à table d’hôte. Quelquefois on nie un petit peu, tout le monde vous engueule et cela finit par
s’avouer. Voyageant pour notre instruction et chargés d’une mission par le gouvernement, nous avons
regardé comme notre devoir de nous livrer à ce mode d’éjaculation. L’occasion ne s’en est point encore
présentée, nous la cherchons pourtant. C’est aux bains que cela se pratique : on retient le bain pour soi y
compris les masseurs, la pipe, le café, le linge, et on enfile son gamin dans une salle. Tu sauras que tous les
garçons de bains sont bardaches ; les derniers masseurs, ceux qui viennent vous frotter quand tout est fini,
sont ordinairement de jeunes garçons assez gentils. Nous en avisâmes un tout proche de chez nous. Je fis
retenir le bain pour moi seul, j’y allai : le drôle était absent ce jour-là520.

La posture de Flaubert est ambiguë et complexe. D’une part, il ne fait aucun doute que celui-ci
cède aux stéréotypes orientalistes sur la sexualité des Orientaux, taxés de sodomites par toute
une tradition de voyageurs depuis le XVIe siècle521. On pourrait même dire qu’il les consolide
en leur donnant un caractère d’évidence et de banalité. Le bardache a une posture de passivité
et de soumission, qui sont les rôles traditionnellement attribués à la femme dans la relation
hétérosexuelle au XIXe siècle, et donnent au voyageur « curieux » la position du mâle
dominateur. Cette fragilité toute féminine est également renforcée par la jeunesse du bardache
(« son gamin », « de jeunes garçons assez gentils ») qui, dans la relation pédéraste, valorise
l’expérience et la « sagesse » de l’homme mûr. Enfin, la position de force du voyageur apparaît
également à travers son identité occidentale, visiblement perçue comme une forme de laisser-
passer qui autorise, voire incite, à pénétrer l’intimité orientale. A priori, la position de force de
Flaubert se situe donc sur trois niveaux : le genre, l’âge et la race. Il y a pourtant une forme
d’ironie évidente et dissidente dans l’image du voyageur « missionné522 », qui montre justement
son refus de s’inscrire dans un schéma idéologique prédéterminé. Insolent, il prend au pied de

519
Ibid., p.
520
Ibid.,
521
Voir le chapitre 1, p.
522
Flaubert avait été chargée d’une mission officielle par le Ministère de l’Agriculture et du Commerce, ayant
pour objet de recueillir, dans les différents ports et aux divers points de réunion des caravanes, des informations
sur la consommation, les récoltes et les échanges commerciaux. Il n’en fit rien.
162
la lettre sa mission d’« instruction » en la détournant de ses objectifs et en la retournant contre
la morale en vigueur. Sa curiosité à l’égard d’une pratique condamnée par la doxa chrétienne
et bourgeoise de l’époque construit à elle seule sa posture réfractaire. Son attrait pour le khawal
et le bardache, deux figures de l’homosexualité orientale, peut être interprété comme la marque
d’un détachement (à la fois physique, idéologique et intellectuel) vis-à-vis de ses propres
préjugés. Comme le souligne Joseph Allen Boone, Flaubert s’ouvre au spectacle de la sensualité
égyptienne sous toutes ses dimensions. Il s’ouvre au spectacle d’une sexualité polymorphe et
dépasse les frontières habituelles du possible en matière d’érotisme523.

III. Joyeux bordels orientaux

1) « Kuchiuk-Hanem, l’Almée de Flaubert524 » : un cas prototypique ?

Après des décennies de littérature critique, la danseuse-prostituée orientale évoque


aujourd’hui, de manière systématique, la figure de Kuchiuk-Hanem525. Flaubert, que l’on sait
coutumier des lupanars parisiens, livre en effet dans ses notes de voyage526 et dans certaines
lettres527 des détails croustillants sur la nuit528 torride passée, en mars 1850 à Esneh (Haute-

523
“Clearly, the usual erotic boundaries of the possible – the whoms and whats – have been thrown out the window,
at least on a discursive and hence on an imaginative level, as Flaubert opens himself up to the spectacle of
polymorphous sexuality thrilling his senses and flooding his consciousness.” J. A. Boone, The Homoerotics of
Orientalism, op. cit., p. 195.
524
On emprunte l’expression au titre d’un article d’Auriant dans Le Mercure de France, paru en 1943. Du coup,
ne faudrait-il pas en dire un mot, dans cette note, ou plus loin dans le texte ?
525
On trouve différentes graphies de ce nom dans les textes : « Kuchuk-Hanem », « Koutchouk-Hanem » ou
encore « Kuchiuk-Hanem ». Nous retenons cette dernière graphie utilisée par Flaubert dans ses notes de voyage.
Le nom signifie « petite dame » en turc, mais on trouve d’autres traductions, plus ou moins exactes, dans les textes.
La traduction de Maxime Du Camp (« petite rose »), par exemple, est erronée (Le Nil, Égypte et Nubie, op. cit., p.
113).
526
Lors de son voyage, Flaubert avait commencé à rédiger, dans une optique littéraire, « La Cange », mais il a
abandonné et s’est contenté de prendre des notes, qu’il a recopiées à son retour en France. Ses différents carnets
de notes ont été regroupés et édités pour la première fois chez Louis Conard en 1910 dans Œuvres complètes de
Gustave Flaubert, Notes de voyage, t. I et II. Le texte a été réédité à plusieurs reprises et plus récemment par
Claudine Gothot-Mersch sous le titre Voyage en Orient (Paris, Gallimard, 2006 et maintenant dans la nouvelle
Pléiade Flaubert, au t. II (2013) des OC, toujours sous la dir. de C. Gothot-Mersch). Toutes les références
renverront à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte. Indiquer systématiquement ou une seule fois dans
la thèse ? [C’est plus clair pour le lecteur, mais vous n’êtes pas obligée de le faire ; en revanche, le problème s’est
déjà posé à plusieurs reprises dans ce chapitre : si vous dites « toutes les références renverront à cette édition », il
faut la donner ; sinon, simplement « op. cit. », et si le lecteur veut vérifier, soit il revient en arrière, soit il va dans
la bibliographie finale]
527
Nous ferons principalement référence à la Lettre à Louis Bouilhet du 13 mars 1850 et à la Lettre à Louise Colet
du 27 mars 1850. Édition de la Correspondance
528
Ou plutôt des deux nuits : après avoir remonté le Nil jusqu’à la seconde cataracte, Flaubert rend de nouveau à
Esneh pour rendre visite à Kuchiuk-Hanem. La première nuit (p. 131-138) est datée du 6 mars, et la deuxième du
163
Égypte), aux côtés de cette prostituée égyptienne. Sa notoriété, la muse orientale de Flaubert la
doit également à l’analyse qu’en a livré Edward Saïd, proposant de lire la relation qui unit
Flaubert à Kuchiuk-Hanem à partir d’un schéma idéologique de domination. Flaubert occupe
une place particulière dans le corpus viatique du XIXe siècle. C’est, sans nul doute, ce qui a
attiré l’attention de Saïd, mais c’est également ce qui, d’après nous, fait de son témoignage un
hapax, bien plus qu’un « prototype ».
Dans les années 1850, son discours se démarque de toute une tradition de voyageurs
européens qui, à l’égard de la prostitution égyptienne, ont cultivé une posture critique. Leurs
textes, usant d’une même rhétorique moraliste, ont véhiculé un discours de condamnation dont
l’objectif était de maintenir la distance culturelle et d’imposer une forme de surplomb
idéologique. Construits sur l’interpénétration de préjugés de race, de sexe et de classe, ces
discours viatiques relèvent du discours orientaliste, tel qu’il a été défini par Saïd. Or, Flaubert
prend délibérément ses distances avec cette critique dite « bourgeoise » de la prostitution. Dans
une lettre à Louise Colet, ce dernier mentionne « l’antipathie du bordel » au titre des « choses
qui [le] font juger les hommes à première vue529 ». Le rejet de la prostitution est perçu comme
un critère discriminant qui exprime sans détour son « dégoût du dégoût bourgeois530 ». Ce
faisant, il paraît bien difficile de considérer Flaubert comme un chantre du discours orientaliste
et de faire valoir la valeur modélisatrice de ses écrits viatiques.
Par ailleurs, Flaubert est un des rares voyageurs à témoigner ouvertement, dans les
années 1850, de son implication personnelle dans le commerce sexuel destiné aux Européens
en Égypte. Il se distingue des autres voyageurs par une posture « participative » ou
« immersive », qui n’est plus de l’ordre du discours général ou du jugement de valeur, mais de
l’ordre du témoignage personnel. À cet égard, le tandem qu’il forme avec Maxime Du Camp
est révélateur. Du Camp illustre la tendance générale des récits de voyage de l’époque.
Préoccupé par sa carrière littéraire et bien décidé à publier la relation de son voyage en Égypte
et en Nubie (comme il l’avait fait en 1848 avec ses Souvenirs et paysages d’Orient), il passe
sous silence ses aventures dans les bordels égyptiens. Flaubert, quant à lui, les expose

26 avril 1850 (p. 180-181). Le second passage est beaucoup plus court et vécu par le narrateur sur le mode déceptif.
La seconde nuit n’a pas la saveur inédite de la première : « La maison, la cour, l’escalier ruiné, tout est là – mais
elle n’est plus là – elle – sur le haut, torse nu – éclairée dans le soleil. […] Elle arrive, sans tarbouch, sans collier,
ses petites tresses tombent au hasard ; nu-tête ; ainsi son crâne est très petit, à partir des temps. Elle a l’air fatigué
et d’avoir été malade. » (p. 180)
529
G. Flaubert, Lettre à Louise Colet du 1er juin 1853 (Correspondance, éd. Jean Bruneau, Gallimard, coll.
Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1980, p. 339-340), citée dans Didier Philippot, « Kuchiuk-Hanem ou “la grande
synthèse” », op. cit., §1.
530
L’expression est de Didier Philippot (ibid.).
164
ouvertement dans ses notes et lettres non destinées à la publication. Cette « écriture de
l’intime531 », qui se porte garante de la liberté d’expression et de la transparence du voyageur,
ne semble pas vraiment avoir d’équivalent dans le corpus viatique du XIXe siècle, à l’exception
peut-être du cas très particulier d’Ismaÿl (Thomas) Urbain532 (1812-1884). Dans les années
1830, le voyageur saint-simonien avait consigné dans ses cahiers, édités en 1993 par Philippe
Régnier, ses exploits sexuels avec des « damoiselles533 » et autres « bonnes filles534 »
égyptiennes. Ce que retient Saïd de sa lecture de Flaubert – et qu’il aurait sans doute pu retenir
de celle d’Urbain –, ce sont ce qu’il appelle des « faits historiques de domination » et la
« situation de force535 » qui en résulte. Pourtant, pour comprendre le positionnement ambigu de
Flaubert à l’égard de la prostitution en Égypte et saisir la complexité de la figure de Kuchiuk-
Hanem, il nous semble essentiel d’opérer un distinguo entre la situation historique dans laquelle
se trouve Flaubert (elle-même déterminée par un ensemble de facteurs politiques, économiques
et idéologiques qui dépassent largement l’implication, à petite échelle, d’un écrivain-voyageur)
et son propre discours. Ainsi pourra-t-on apprécier le positionnement nuancé de Flaubert,
multipliant niveaux de lecture et voix dissonantes, tout en exhibant ses propres contradictions.

L’hypersexualisation orientaliste

Avant même son départ, Flaubert était en effet bien déterminé à découvrir l’Orient à
travers ses expériences sexuelles. Face au regrettable embourgeoisement des prostituées
françaises536 ressurgissent les images, sans doute inspirées par les lectures orientalistes du jeune

531
S. Moussa, « L’intimité en partage ou le "moment" Kuchuk-Hanem chez Flaubert », op. cit., p. 111.
532
Thomas Urbain, fils d’un capitaine de La Ciotat et d’une Guyanaise, a pris la route pour l’Orient avec Émile
Barrault et les « Compagnons de la Femme » en mars 1833. Il a passé trois ans en Égypte, où il s’est converti à
l’islam et a choisi un nouveau prénom. Dans ses cahiers, il raconte qu’il s’est épris de la femme, puis de la fille,
du docteur Dussap, qui sont toutes deux décédées.
533
« 24. Nous avons eu une visite nocturne des plus agréables, deux damoiselles ; ma compagne était Nefyssah,
une nouvelle connaissance, formes parfaites, reins forts et chaude à la lutte. Dieu, Dieu, je vous glorifie de m’avoir
ainsi donné l’amour de votre chair. C’est pour moi comme un besoin, impérieux, une faim. Il me semble que ma
chair a besoin pour vivre de toucher la chair de la femme. » Voyage d’Orient, suivi de Poèmes de Ménilmontant
et d’Égypte, Paris, L’Harmattan, « Comprendre le Moyen-Orient », 1993, Sixième cahier, p. 177.
534
« 25 novembre. Le reiss qui m’avait promis de partir aujourd’hui, me manque de parole. J’en suis pour une
partie de mes frais d’adieu. La nuit a été gaie avec Nefyssah et Mariam. Bonnes filles, chauds adieux. » Ibid.,
Septième cahier, p. 189. Nous reviendrons sur le cas d’Ismaÿl Urbain dans la seconde partie de cette thèse, voir p.
535
E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 36.
536
D’après Éléonore Reverzy, Flaubert déplore en France la « disparition de la prostitution vraie ». La prostitution
ne serait plus qu’un « mythe perdu » depuis que les prostituées sont devenues des « bourgeoise[s] dans l’âme,
uniquement mue[s] par le désir de capitaliser ». Dès lors, Flaubert a l’intime conviction que « la véritable prostituée
demeurerait dans des ailleurs (en Orient par exemple) », dans des « territoires de la prostitution » qui auraient été
« préservés de la soif de l’or » et qui auraient su « converser une dimension esthétique que le monde contemporain
165
Flaubert, d’un éden sexuel, « séjour des fraîches voluptés » peuplé de de ces « femmes de
l’Asie » aux lèvres « pures et rosées » et à la « peau brune et olivâtre537 ». En novembre 1849,
Flaubert débarque à Alexandrie comme dans un immense bordel, consignant les remarques les
plus grotesques et les anecdotes les plus obscènes sur la sexualité des Égyptiens : un gamin
offrant sa mère « à baiser » pour « cinq paras538 », un médecin fermant sa porte au nez d’un
malade pour l’ouvrir à une « putain » (p. 85) ou encore un vieil ânier s’abattant brutalement sur
une fille à soldat (p. 112). Lui-même multiplie les aventures sexuelles au cours de son itinéraire
égyptien, jalonné de prostituées. Au Caire, il découvre l’univers souterrain de la prostitution
clandestine chez « la Triestine » (p. 86-89). En Haute-Égypte, près d’Assiout (p. 126) et
d’Assouan (p. 142), il décrit des « boudoirs » plus sauvages, des cahutes en terre où « il faut
ramper sur les genoux » pour « baiser » des femmes d’un très jeune âge539. À Keneh, Flaubert
découvre la prostitution de rue dans le « quartier des garces » (p. 127), où il s’amuse du racolage
des prostituées et leur distribue des pièces, en bon samaritain. À Esneh, il a l’embarras du
choix : Bambeh, l’almée « maigre » au mouton (p. 131), Sofiah-Zougairah, la « petite tigresse »
(p. 135) ou encore Kuchiuk-Hanem, la « grande et splendide créature » de Damas (p. 132). À
travers toutes les étapes de cet itinéraire sexuel, Flaubert décrit un système organisé pour les
Européens. Les prostituées sont habituées à leur clientèle occidentale et jouissent d’une certaine
réputation (Hadély « est sans doute au Caire la maîtresse de quelque Européen » (p. 87), la
« grande maison de la fameuse Safiah » (p. 132) est célèbre à Esneh). Certaines d’entre elles
sont encadrées par des maquerelles occidentales, comme la Triestine « petite femme, blonde,
rougeaude » (p. 87), ou Mme Maurice (p. 128). D’autres reçoivent les étrangers dans leur propre
maison, où elles ont même quelque esclave à leur service (l’Abyssinienne Zeneb est au service
de Kuchiuk Hanem). Les notes de voyage sont ainsi parsemées de notations ou de récits plus

a perdue » (« Prostitutions », Introduction au dossier « Flaubert et le “mythe perdu” de la prostitution », op. cit.,
§1).
537
Gustave Flaubert, Rage et impuissance (1836), ref.
538
G. Flaubert, Voyage en Orient, op. cit., p. 85. Toutes les références à ce passage renverront à cette édition ;
elles seront indiquées dans le texte. Supprimer ?
539
« Au bord de l’eau, dans une cahute plus basse encore que celle de Benisouef nous baisons une délicieuse enfant
de quinze ans, fine, charmante. » (p. 126). Plusieurs passages des notes de voyage et des lettres mentionnent
explicitement la jeunesse des filles, ou des garçons avec lesquels Flaubert a eu (ou souhaitait avoir) des relations
sexuelles (les jeunes bardaches des bains égyptiens, mais également les fillettes sous les jupes desquelles les
conducteurs égarent leurs mains sur le bateau (p. 66), ou encore les jeunes garçons dans un café de Galata p. 378).
Quoiqu’il exhibe la jeunesse de cette « délicieuse enfant de quinze ans », Flaubert ne semble pas percevoir son
acte comme particulièrement scandaleux et subversif. Ce n’est qu’à partir de la fin du siècle que, sous l’impulsion
conjointe des discours médicaux et de la justice criminelle, les abus sexuels sur les enfants sont médiatisés et
dénoncés à l’unanimité. Par ailleurs, si le Code pénal sanctionne toute relation sexuelle entre enfants et adultes
depuis 1832, l’âge minimum n’est encore fixé qu’à 11 ans dans les années 1850, et passera à 13 ans en 1863. Voir
Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie, XIXe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2014.
166
détaillés des aventures de Flaubert avec des prostituées, qui ont pour effet une
hypersexualisation de la narration. L’acte sexuel est évoqué ouvertement et confère une position
de force au voyageur : « J’ai pris Hadély » (p. 87) ; « Je macule le divan. », « Je me suis senti
féroce. » (p. 135). Le regard et les mots s’approprient les zones les plus intimes du corps des
prostituées : « les fesses de bronze », les « grandes lèvres coupées » et le « poil rasé » du « con »
d’Hadély (p. 88) ou encore la chaude « motte » de Kuchiuk (p. 136). Au fil des « coups » et
« recoup[s] », le narrateur se construit un ethos de mâle dominateur et vigoureux, qui s’exprime
bien plus crûment dans cette « exposition orientalisante540 » que constituent les confidences à
l’ami Bouilhet.
Si Flaubert exhibe auprès de celui-ci un comportement « libre » à en faire frémir les plus
austères puritains (sexualité outrancière, multiplication des partenaires sexuels, fascination pour
les jeunes hommes bardaches), les propos qu’il tient à Louise Colet dans la célèbre lettre du 27
mars 1853, n’en sont pas moins empreints de ces clichés orientalistes541. De retour en France,
l’écrivain revient, auprès de la maîtresse jalouse, sur son aventure avec Kuchiuk-Hanem et en
fait, par la même occasion, un prototype de « la femme orientale ». Les premières lignes
donnent a priori raison à Saïd et correspondent (peut-être trop parfaitement) à ce qu’il a
identifié comme « le discours orientaliste ». En guise de captatio benevolentiae, Flaubert
enjoint à sa maîtresse de « rectifier » ses « idées orientales542 ». Bien plus qu’une
« rectification », c’est un glissement (d’un imaginaire orientaliste à un autre) qui semble
s’opérer. Flaubert déconstruit le stéréotype de la sensualité orientale, en ayant recours à d’autres
clichés – l’insensibilité (physique et morale) de la prostituée égyptienne et sa vénalité : « Sois
convaincue qu’elle n’a rien éprouvé du tout ; au moral, j’en réponds, et au physique même, j’en
doute fort. Elle nous a trouvés fort bons cawadja (seigneurs) parce que nous avons laissé là pas
mal de piastres, voilà tout543. » Élargissant son discours à « la femme orientale », il cède
également à certains lieux communs relevant de l’imaginaire de l’odalisque : « Fumer, aller au
bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est le cercle d’occupations où tourne son

540
Sarga Moussa évoque une forme « d’auto-héroïsation » dans les lettres envoyées à Bouilhet, notamment dans
celle du 13 mars 1850, où Flaubert affiche fièrement son tableau de chasse : « À Esneh, j’ai en un jour tiré 5 coups
et gamahuché 3 fois. » (« L’intimité en partage ou le "moment" Kuchuk-Hanem chez Flaubert », op. cit., p. 114).
541
On souscrit à l’hypothèse formulée par Sarga Moussa selon laquelle, du point de vue générique, c’est bien
davantage dans ses lettres de voyage que Flaubert cède à certains clichés orientalistes : « La lettre viatique donne
à voir et à entendre l’ailleurs, elle l’exhibe dans sa différence, elle fabrique de l’exotique, s’il le faut : c’est bien
cela que demande implicitement le destinataire, resté au pays. Flaubert n’échappe pas toujours à cette surenchère
orientaliste, qui conduit fatalement à “orientaliser l’Oriental”, comme dit Edward Saïd. » (Ibid.)
542
Lettre de Flaubert à Louise Colet du 27 mars 1857, p.
543

167
existence544. » Enfin, au croisement des préjugés de race, de sexe et de classe surgit l’image de
la femme-machine : « La femme orientale est une machine, et rien de plus545 […]. »
L’imaginaire de la « machine » est d’abord construit sur l’idée d’une « insensibilité » qui
concourt à déshumaniser la femme orientale. Une absence de sensibilité physique dont le motif
est culturel : la cruelle pratique de l’excision (« on leur coupe de bonne heure ce fameux bouton,
siège d’icelle546. »). Une absence de sensibilité morale et affective également, puisque celle-ci
« ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme547 ». Enfin, une absence de
sensibilité intellectuelle, directement liée au mode de vie prétendument oisif de la femme
orientale. Par ailleurs, la « machine » relève de l’imaginaire du capitalisme industriel et met Commenté [BZ28]: SM :
[et aussi de la philosophie matérialiste des Lumières : voir
l’accent sur une certaine forme de productivité et d’utilitarisme qui, appliquée à la prostitution, L’Homme machine de La Mettrie]

témoigne d’une exploitation sexuelle. Construit sur l’imbrication de ces imaginaires sociaux, le
stéréotype de la femme orientale correspond, à l’exception des préjugés de race (quoiqu’il soit
courant de penser que les prostituées pourraient appartenir à une race différente548), à celui de
la prostituée occidentale549. De là, l’imposante évidence du syllogisme : Kuchiuk-Hanem est le
prototype de la femme orientale, Kuchiuk-Hanem est une prostituée, alors la femme orientale
est une prostituée.
La formule est choc, le passage a fait l’objet de nombreuses exégèses. Néanmoins, la
plupart des commentateurs s’entendent pour convenir que, pour être saisi à sa juste valeur, cet
argumentaire doit être replacé dans son contexte énonciatif. Il est avant tout une stratégie
rhétorique employée par l’épistolier infidèle pour rassurer sa maîtresse à son retour en France.
On en convient, l’image circule malgré tout et Flaubert rend Louise Colet complice de cette
réification de la femme orientale, dont elle se ressaisira dans son propre récit de voyage en
Égypte quelques années plus tard550. Pourtant, il suffit de lire la suite de cette lettre, ou de la

544
545
546
547
548
Dès le début du XIXe siècle, le peuple est associé, dans le discours social, à une forme d’altérité irréductible
qui le rapprocherait des races étrangères. Parent-Duchâtelet définit notamment les prostituées comme « un peuple
à part », « différant autant par les mœurs, les goûts et les habitudes de la société de leurs compatriotes, que ceux-
ci diffèrent des nations d’un autre hémisphère » (extrait cité dans A. Corbin, Les Filles de noce, op. cit., p. 18).
549
Parmi les principales idées reçues sur les prostituées en France au XIXe siècle on peut mentionner : la vénalité,
l’alcoolisme, la voracité, l’inculture, ou encore l’immaturité (le caractère enfantin), et, bien entendu, les
suppositions les plus fantasques à l’égard de leur sexualité (absence de désir ou au contraire nymphomanie,
tribadisme, maladies vénériennes, etc.). Voir A. Corbin, Les Filles de noce, op. cit. p. 23-26.
550
Louise Colet rédige Les Pays lumineux en 1869, suite à son voyage en Égypte à l’occasion des fêtes de
l’inauguration du canal de Suez. Son texte ne sera publié que de manière posthume, en 1879. Encore dévorée par
la jalousie, la voyageuse y chercher désespérément les traces de Kuchiuk-Hanem.
168
comparer aux autres lettres sur l’Orient et aux notes de voyage, pour comprendre que le discours
de Flaubert est bien plus complexe et nuancé que ne peuvent le faire croire ce type de formules
et d’images extraites de leurs contextes. Ce discours orientalisant qui parsème les écrits
viatiques entre en concurrence, à toutes les échelles (la phrase, le texte ou plus généralement
l’œuvre de Flaubert), avec un « contre-discours551 » qui le déconstruit de l’intérieur.

Rectifier ses idées orientales : la voie/voix du contre-discours

Le simple refus de publier un récit de voyage en bonne et due forme, au moment même
où les écrivains les plus renommés se laissent tenter par la littérature viatique, est un geste qui
témoigne de la posture iconoclaste et réfractaire de Flaubert552. Ceci étant dit, dans les lettres et
notes viatiques, certains aspects du discours dominant (orientaliste) sont rongés de l’intérieur
par un « contre-discours », corrosif et subversif, parfois envers l’auteur lui-même. Dans ce
dispositif polyphonique complexe, à la fois inter- et intratextuel, les textes, les passages, et
même les phrases, se contredisent entre eux. L’objectif est bien, comme le montrait déjà
Flaubert demandant à sa maîtresse de rectifier ses « idées orientales », de s’attaquer à un
imaginaire préexistant et de déconstruire des clichés perpétués par toute une tradition de
voyageurs ou d’écrivains s’étant essayés à la « poésie orientale » : « On a compris jusqu’à
présent l’Orient comme quelque chose de miroitant, de hurlant, de passionné, de heurté. On n’y
a vu que des bayadères et des sabres recourbés, le fanatisme, la volupté, etc. En un mot, on en
reste encore à Byron. Moi je l’ai senti différemment553. » L’Orient de Flaubert est « différent »,
il est « vrai554 ». Cette posture démythificatrice, et démystificatrice, n’est a priori pas
innovante : c’était déjà celle que revendiquait Volney en 1787. Mais il s’agit, en réalité, de

551
La notion de « contre-discours » a été théorisée par Richard Terdiman dans Discourse/Counter-Discourse: The
Theory and Practice of symbolic Resistance in nineteenth-century France (Ithaca, New-York, Cornell University
Press, 1985). Il distingue le « discours », qui désigne le discours « dominant » d’une société, du « contre-discours »
qui relève d’une forme « d’intertextualité corrosive » et conteste, de l’intérieur, l’hégémonie du dominant. Il prend
l’exemple de Flaubert qui, d’après lui, pratique la « re-citation » : il reproduit des fragments du discours dominant
en les encadrant de manière à ce qu’ils révèlent leur propre inanité. Dans le chapitre 5 intitulé “Ideological
Voyages: On a Flaubertian Dis-Orientation”, il prend néanmoins le parti de prouver les contradictions inhérentes
à la posture de Flaubert en Orient qui, d’après lui, n’échapperait pas à la reproduction d’un discours (orientaliste)
qu’il ne cesse de rejeter mais dont il finit par intégrer les structures (p. 227-257).
552
À partir des années 1830, la plupart des voyageurs font état, dans leurs préfaces et autres « avertissements »,
de la popularité du genre viatique. Tous sont confrontés à la difficulté d’innover dans un domaine déjà saturé de
grands ouvrages. En 1840, dans l’avant-propos de son Aperçu général sur l’Égypte, Clot-Bey liste les « grands
ouvrages », anciens et récents, « sur cette contrée » (op. cit., p. IV) Il mentionne Savary, Volney, Poujoulat, ou
encore Lane. Dans sa lettre à Louise Colet, Flaubert lui-même indique, au sujet de la « poésie orientale » :
« […] puisque c’est de mode et que tout le monde en fait » (ref).
553
554

169
démythifier une vision prétendument démythifiante de l’Orient, et plus précisément des Commenté [BZ29]: SM :
[donc une démythification au second degré ? on pourrait aussi
prostituées égyptiennes. Flaubert montre, en cela (le geste critique est d’une modernité parler d’une seconde démythification]

remarquable), que la démythification n’est pas forcément une désacralisation, mais qu’elle peut
sublimer un portrait assombri par un palimpseste de discours dépréciatifs. Aux antipodes d’un
Volney, le témoignage de Flaubert invalide les stéréotypes traditionnels sur les prostituées qui
porteraient les stigmates de la corruption des mœurs orientales. Loin de stigmatiser la misère,
la laideur et la saleté des courtisanes égyptiennes, il éprouve une sincère et touchante admiration
pour ces femmes d’un soir. Ce n’est pas parce que Flaubert partage la couche de nombreuses
prostituées en Égypte, et qu’il s’intègre donc dans un système qui révèle une situation de force
favorable aux Européens, que celui-ci partage ces valeurs et met son témoignage au service de
cette cause555. Ce n’est parce qu’« il est un étranger, il est relativement riche [et] il est un
homme », comme le rappelle Saïd, que Flaubert tiendrait à l’égard des prostituées égyptiennes,
un discours tout à la fois raciste, sexiste et impérialiste. On formule l’hypothèse selon laquelle
Flaubert se ressaisit d’un schéma pour mieux le détourner. Dans les entrailles de la prostitution
clandestine, où se terrent comme des pestiférées ces femmes qui dansent en silence, égayées
par une vieille bouteille de raki, Flaubert saisit déjà la beauté et l’intensité poétique du moment :

J’ai pris Hadély (la seconde), elle a passé devant moi portant un flambeau à la main. Ses chalouars amples
traînaient par terre, et ses sandales claquaient sous ses pieds, à chaque pas. Bruit d’étoffe et de vent –
froufou doux par terre – les piastres d’or de sa chevelure, en ligne au bout de fils de soi bruissaient – c’était
un bruit clair et lent. Le clair de lune passait par la fenêtre. Je voyais le palmier, un coin du ciel avec du
bleu et des nuages. (p. 87)

La prostituée est érigée en guide. Elle éclaire d’un flambeau le parcours synesthétique du
voyageur vers l’orgasme, physique et poétique. Initiatrice bien plus que passive, faute de
pouvoir échanger quelques paroles (qu’elle prononce malgré tout, loin d’être réduite au
mutisme), elle soutient le regard : « […] – étrange chose ; les yeux entrent les uns dans les
autres, l’intensité du regard est doublée. Et la mine de Joseph au milieu de tout cela ! – Faire
l’amour par interprète ! » (p. 89) Car il s’agit bien déjà, aux yeux du voyageur amusé, de « faire
l’amour ». Parfois, la ferveur poétique est telle qu’elle éclipse le désir sexuel. À Keneh, où la
chair est exhibée à la clarté du jour et livrée en pâture aux badauds libidineux, le « cawadja »
est sensible à la « voix si douce » de ces « garces » aux costumes chatoyants :

Vêtements clairs, les uns par-dessus les autres, qui flottent au vent chaud – des robes bleues autour du corps
des négresses – elles ont des vêtements bleu ciel, jaune vif, rose, rouge – tout cela tranche sur la couleur

555
Comme le souligne justement Sarga Moussa, à aucun moment Flaubert ne témoigne d’une quelconque adhésion
à la cause coloniale (« L’intimité en partage ou le "moment" Kuchuk-Hanem chez Flaubert », op. cit, p. 108).
170
des peaux différentes. Colliers de piastres d’or tombant jusqu’aux genoux – coiffures de fils de soie (enfilés
de piastres) au bout des cheveux – elles bruissent les unes sur les autres. (p. 128)

Effet de distanciation garanti. Flaubert a sans doute conscience de prendre le contre-pied des
tableaux peu ragoûtants de ses contemporains qui, à Esneh et à Keneh, croient avoir atteint le
summum de la misère sexuelle, sociale et morale. Mais sa sédition n’est pas là où on l’attend :
au sexe il préfère la « splendeur556 » du souvenir : « […] – je m’interdis toute espèce d’acte
pour que la mélancolie de ce souvenir me reste mieux, et je m’en vais. » (p. 129). À l’érotisme,
il préfère l'esthétisme. Cette esthétisation de la prostitution est une provocation bien plus Commenté [BZ30]: SM :
[dans un second temps, tout de même : j’aurais tendance à
audacieuse en un siècle bourgeois où, malgré le puritanisme clamé et haut fort, la sexualité dire qu’il parvient à conjoindre les deux, tendresse et
esthétisme, jouissance et mélancolie – mais c’est personnel,
extraconjugale est devenue chose ordinaire. juste une réflexion, au détour de votre belle analyse, nuancée
et approfondie]
Dans ces passages qui précèdent l’arrivée à Esneh, nombreux mais moins commentés,
se lit déjà la tension fondamentale sur laquelle est construit l’épisode de Kuchiuk-Hanem. Il
paraît bien difficile, dans les limites de cette étude, de prétendre à l’exhaustivité, mais nous
tenterons de dégager certaines pistes de lecture qui nous semblent remettre en question de
manière évidente l’interprétation saïdienne. Il est intéressant, pour cela, de faire dialoguer le
récit de la nuit à Esneh, tel qu’il paraît dans les notes de voyage, avec le discours que tient
Flaubert a posteriori (deux ans après son retour en France) à Louise Colet. Avant toute chose,
il convient de noter que celui-ci ne mentionne aucun échange d’argent. S’il n’est pas dupe du
véritable petit commerce que tient Kuchiuk-Hanem, il ne semble pas percevoir la relation
sexuelle comme une transaction. À la différence de Du Camp, qui la présente comme l’ancienne
« maîtresse d’Abbas-Pacha » donnant « des soirées aux voyageurs qui la payaient
grassement557 », Flaubert ne dresse pas le portrait d’une femme vénale. L’approche des deux
compagnons est inversée : Du Camp exhibe la valeur marchande (donc, de type prostitutionnel)
de cette scène, dont il décrit le premier acte (les danses), mais passe sous silence le second (le
sexe). Flaubert, quant à lui, évacue l’aspect financier d’une relation sexuelle qu’il ne manquera
pas de décrire. C’est ainsi, néanmoins, qu’il transforme la scène de bordel en une scène de
rencontre, où le romanesque investit la narration viatique. Comme nous l’avions pressenti lors

556
Il précise, dans la Lettre à Louis Bouilhet du 13 mars 1850 : « Eh bien ! je n’ai pas baisé (le jeune Du Camp ne
fit pas ainsi), exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément
en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement, et que j’ai gardé. Il n’y a rien de plus beau que ces femmes
vous appelant. Si j’eusse baisé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur. »
Ref.
557
M. Du Camp, Le Nil, Égypte et Nubie, op. cit., p. 113. Sur la confrontation des versions de Du Camp et de
Flaubert, voir S. Moussa, « L’intimité en partage ou le "moment" Kuchuk-Hanem chez Flaubert », op. cit. p. 109-
113. L’auteur montre que les deux voyageurs, qui s’excluent l’un l’autre de leur récit, s’influencent tout autant
qu’ils cherchent à se différencier, notamment du point de vue du style d’écriture.
171
de son passage chez la Triestine, Flaubert ne conçoit pas sa relation avec Kuchiuk-Hanem selon
le schéma client-prestataire, et encore moins sur le modèle dominant-dominée ou maître-
esclave. Bien souvent, le rapport de force est à l’avantage de la courtisane égyptienne. À la
manière de Circé, cette « grande et splendide créature » (p. 132) reçoit les étrangers dans son
antre, où elle commence par leur « parfumer les mains avec de l’eau de rose » (p. 131). Elle est
à l’initiative du déroulement de la scène, du début à la fin. Du point de vue grammatical, elle
est souvent en position de sujet de la phrase. Elle danse, elle se déshabille et emprunte même,
symboliquement, le tarbouch de Flaubert (p. 134). Quoique celui-ci tente, dans l’acte sexuel,
de reprendre le dessus, le sexe de Kuchiuk l’assujettit : « Second coup avec Kuchiuk. Je sentais
en l’embrassant à l’épaule son collier rond sous mes dents. Son con me polluait comme avec
des bourrelets de velours. » (p. 135) L’expertise de la courtisane, qui la conduit à exprimer une
forme d’hypersexualité, réduit le voyageur à une forme de passivité : « Je sentais sur mes fesses
son ventre (j’étais accroupi sur le lit) – sa motte plus chaude que son ventre me chauffait comme
avec un fer. » (p. 136) En position d’initié, il retrouve, dans cette découverte de la sexualité
orientale, une forme de virginité. Quoiqu’il soit impossible de savoir si la sexualité débordante
de la courtisane est portée, ou pas, par un désir sexuel, on constate une divergence dans
l’interprétation de Flaubert. Alors qu’il prétendra à sa maîtresse que Kuchiuk ne peut éprouver
ni plaisir physique, ni sentiment, il décrit, dans ses notes, une « machine » bien vivante. Flaubert
fait résonner son rire, sa voix (« ia, Zééneb — ia, Zééneb » p. 136) et ses pensées dans le texte.
Lors de son second passage à Esneh, en avril 1850, le voyageur note : « Elle a beaucoup pensé
à nous ; elle nous regarde comme ses enfants et n’a pas rencontré de cawadja aussi
aimable. » (p. 180) Les remarques de ce type, interprétées ou véridiques, donnent une épaisseur
psychologique à Kuchiuk, même s’il est fort possible que ce discours rapporté soit surtout le
fruit de la projection des émotions et des sentiments éprouvés par le narrateur lui-même. De
nombreux travaux consacrés à cet épisode ont montré comment l’orientalisme y était rongé de
l’intérieur par cet accès de sentimentalisme558. On se figure sans trop de mal la colère jalouse
de Louise Colet à la lecture du récit de cette tendre nuit d’amour : « Nous nous serrions les
mains. Nous nous sommes aimés, je le crois du moins. » (p. 136), et des adieux larmoyants qui
la suivirent : « C’est fini, je ne la reverrai plus et sa figure, peu à peu, ira s’effaçant dans ma

558
Cette thèse est défendue, entre autres, par Michel Butor dans ses Improvisations sur Flaubert (Paris, Éditions
de la Différence, 1984, p. 66), Françoise Berenguer dans Le Mythe de la femme orientale (op. cit., t. II, p. 115),
Sarga Moussa dans « Flaubert ou l’Orient à corps perdu » (Revue des lettres et de traduction, Université Saint-
Esprit de Kaslik [Liban], n°5, 1999, p. 193-213), ou encore Claudine Gothot-Mersch dans sa préface à l’édition
Gallimard (Voyage en Orient, op. cit., p. 70).
172
mémoire ! » (p. 181) Tristesse infinie de l’amant d’un soir, qui rêve de s’emparer du cœur
« public » de la courtisane559 : « Quelle douceur ce serait pour l’orgueil si en partant on était
sûr de laisser un souvenir – et qu’elle pensera à vous, plus qu’aux autres, que vous resterez en
son cœur. » (p. 137) Une effusion lyrique et un sentimentalisme si franchement assumés que
l’on se demande, à la lecture du texte, si le maître de l’ironie ne nous joue pas un de ses tours
d’illusionnistes. Dans un article intitulé “Orient as Woman: Orientalism as Sentimentalism”,
Lisa Lowe a montré comment, dans L’Éducation sentimentale (1869), l’orientalisme participe
du sentimentalisme que dénonce le narrateur. Les motifs orientalistes sont en effet présentés (et
moqués) comme étant une des manifestations du sentimentalisme exacerbé de Frédéric. Dans
un dispositif qui emprunte sans doute plus à l’autobiographie qu’au romanesque, ce
dédoublement entre la voix du personnage et celle du narrateur critique n’était-il pas déjà
présent dans les écrits viatiques ? Cet effet de distanciation apparaît a posteriori dans les lettres,
notamment dans le passage où Flaubert perçoit avec beaucoup d’autodérision son orgueil de
jeune amant naïf, et reconnaît à Kuchiuk-Hanem une existence autonome :

J’en reviens à Kuchiouk. C’est nous qui pensons à elle, mais elle ne pense guère à nous. Nous faisons de
l’esthétique sur son compte, tandis que ce fameux voyageur si intéressant, qui a eu les honneurs de sa
couche, est complètement parti de son souvenir, comme bien d’autres. Ah ! cela rend modeste de voyager ;
on voit quelle petite place on occupe dans le monde560.

Mais la distance que Flaubert-narrateur prend à l’égard de son propre sentimentalisme pourrait
se manifester justement dans le domaine de l’esthétique. L’esthétisme a, dès le début du
passage, une longueur d’avance sur l’érotisme et le sentimentalisme. Flaubert ouvre son récit
par la sublime « apparition561 » de Kuchiuk-Hanem du haut de son escalier, nimbée d’un halo
solaire. Créature divine aux « bourrelets de bronze », baigneuse enivrante au goût de
« térébenthine sucrée », ou encore enchanteresse aux doigts de rose, l’entrée en scène de

559
Sur ce point-là, il faut reconnaître que Kuchiuk-Hanem n’est point une exception. Le rapport très particulier de
Flaubert à la prostitution se laisse percevoir dès le début de ses notes de voyage. À Paris, préparant son départ pour
l’Orient, il note : « Les deux jours suivants je vécus largement, mangeaille, beuverie, et putains – les sens ne sont
pas loin de la tendresse. » (p. 56) De la même façon, il s’amuse à donner rendez-vous à son retour (il choisit la
date du 1er mai 1851) à une courtisane, nommée à Antonia : « J’ai manqué au rendez-vous, j’étais encore à Rome
– mais je voudrais bien savoir si elle y est venue. Dans le cas affirmatif (ce qui m’étonnerait), cela me donnerait
une grande idée des femmes. » (p. 57)
560
561
Dans sa préface au Voyage en Égypte, Pierre-Marc de Biasi propose une analogie entre cette entrée en scène de
Kuchiuk-Hanem et « l’apparition » de Marie Arnoux dans L’Éducation sentimentale (Paris, Grasset et Fasquelle,
1991, p. 19). La formule flaubertienne « Ce fut comme une apparition. » est restée célèbre, mais elle avait été
utilisée, une vingtaine d’années avant la parution de L’Éducation sentimentale, par Du Camp dans Le Nil : « En
haut des degrés, Koutchouk-Hanem m’attendait. Je la vis en levant la tête ; ce fut comme une apparition. Debout,
sous les derniers rayons de soleil qui l’enveloppait de lumière, vêtue d’une simple petite chemise en gaze couleur
brun de Madère et de larges pantalons en cotonnade blanche à raies roses […]. » (op. cit., p. 115)
173
Kuchiuk-Hanem est un spectacle total. Mais c’est également et surtout un défi littéraire que
Flaubert relève haut la main. Il n’est guère étonnant que ce morceau de poésie soit resté dans
tous les esprits. L’écrivain y dresse un portrait de Kuchiuk-Hanem absolument dans le goût de
l’époque et se prête au jeu des codes esthétiques, à la manière d’un peintre orientaliste. La belle
Syrienne est « plus blanche qu’une Arabe », elle a des yeux « noirs et démesurés », des
« cheveux noirs frisant » et des « seins abondants ». Condensé dans les premières lignes, ce
portrait d’une beauté consensuelle relève d’une esthétique traditionnelle que Flaubert va
progressivement dévoyer. Par petites touches, il altère ce tableau éthéré : quelques « fleurs
blanches, factices », une « incisive d’en haut, côté droit, qui commence à se gâter » (p. 132), le
tout couronné par des ronflements et une couche remplie de punaises (p. 136). Ce dernier détail
a provoqué des haut-le-cœur à Louise Colet, dont la voix et le jugement se font souvent l’écho
de la doxa dans la correspondance :

Tu me dis que les punaises de Kuchiouk-Hânem te la dégradent ; c’est là, moi, ce qui m’enchantait. Leur
odeur nauséabonde se mêlait au parfum de sa peau ruisselante de santal. Je veux qu’il y ait une amertume
à tout, un éternel coup de sifflet au milieu de nos triomphes, et que la désolation même soit dans
l’enthousiasme. Cela me rappelle Jaffa où, en entrant, je humais à la fois l’odeur des citronniers et celle des
cadavres ; le cimetière défoncé laissait voir les squelettes à demi pourris, tandis que les arbustes verts
balançaient au-dessus de nos têtes leurs fruits dorés. Ne sens-tu pas combien cette poésie est complète, et
que c’est la grande synthèse562 ?

Habile orateur, Flaubert se ressaisit de la désolante banalité des réactions de sa maîtresse pour
livrer son art poétique, à contre-courant des Byron et autres poètes orientalistes. Le récit de la
nuit d’amour est en effet construit sur ce qu’il nomme avec élégance « l’harmonie des choses
disparates », et qu’un Hugo a nommé avant lui l’alliance du sublime et du grotesque. Dans cette
scène intimiste, entre sexe et amour, les détails grotesques, à l’instar des « longues arabesques
rouges-noires » que forme sur la « muraille blanchie » le sang des punaises que s’amusent à
tuer Flaubert, semblent créer un effet burlesque. Mais, contre la tentation du désenflement
rabelaisien, Flaubert brandit l’équilibre. Le ronflement de Kuchiuk n’empêche pas le poète de
« s’abîm[er] de tristesses et de rêveries ». Le sang des punaises sur le mur ne l’empêche pas de
voir « les étoiles qui brillent » et « le ciel très haut ». L’instant est résolument poétique. Mais le
poète n’est pas un piètre rêveur ou un simple rimailleur. Son esthétisme est altruiste. Comme
l’a si justement montré Didier Philippot, Kuchiuk-Hanem est, pour Flaubert, un « condensé
exemplaire de la poésie orientale, de la réalité orientale comme poétique en soi563 ». À la fois
prostituée et danseuse, érotique et esthétique, grotesque et sublime, elle est la « grande synthèse

562
563
D. Philippot, « Kuchiuk-Hanem ou “la grande synthèse” », op. cit., §6.
174
orientale », elle porte en son corps voluptueux la « chair du monde564 ». Poétique en soi, elle
contient également toute une poétique565, dont Flaubert se fait le héraut. C’est précisément sur
ce point que la lettre à Louise Colet doit être lue en intégralité et que l’image de la femme-
machine peut être réinterprétée. Ainsi discours et contre-discours peuvent-ils s’affronter au
niveau microstructural de l’image. La métaphore de la « machine » semble être utilisée par
Flaubert pour exprimer une forme de déshumanisation qui n’est pas une réification, mais une
forme d’incorporation, par laquelle Kuchiuk « rentre absolument dans la nature566 ». Cette
forme de désexualisation, qui substitue aux stéréotypes orientalistes sur la sensualité de la
femme orientale une approche sensualiste et presque cosmique, est une des conditions d’accès
à l’esthétisme – « […] c’est là, ce qui la rend, cette femme, si poétique à un certain point de
vue567 ». Si Kuchiuk-Hanem est une femme-machine, c’est donc bien davantage au sens de
femme-monde. De par sa féminité, elle incarne un Orient vivant, fécond. Saïd l’avait bien Commenté [BZ31]: SM :
[intéressant, mais dans ce cas il faut renoncer à l’idée que
perçue comme un « symbole troublant de fécondité568 ». Néanmoins, il associe Flaubert voudrait rassurer Louise Colet en réduisant
volontairement Kuchiuk à une « femme-machine » ; c’est
systématiquement ces « profondes énergies génératrices569 » à la sensualité et à la sexualité, et compliqué...].

considère Flaubert comme responsable de cette association persistante570. Or, la lettre à Louise
Colet, où la fécondité, la vivacité et l’énergie de Kuchiuk sont désexualisées, est comme une
réponse anticipée à Saïd. C’est bien en tant que femme, et par sa féminité, que Kuchiuk incarne
l’Orient. Est-il vraiment impensable d’accorder une valeur positive à cette féminisation de
l’Orient ? Doit-on considérer que, parce qu’il est féminisé, l’Orient est infériorisé (possédé,
dominé) ? Le texte de Flaubert invite à nous questionner sur cette perception verrouillée du
genre, et d’un rapport de force qui serait systématiquement à l’avantage du masculin. En
dépouillant la catégorie du féminin de cette stricte lecture idéologique, on peut envisager que
cet Orient féminin soit, pour Flaubert, une voie d’accès privilégié à la nature et à la poésie
orientales. Cet esthétisme altruiste571 est une arme fatale que brandit Flaubert contre un Commenté [BZ32]: SM :
[la note est en effet nécessaire pour qu’on comprenne : peut-
orientalisme « bourgeois » qui transite tout autant par les discours civilisateurs et racistes de être vaudrait-il mieux renoncer à « altruiste » et se résigner à
la pérphrase ?]
certains voyageurs moralisateurs que par l’imaginaire érotisant et idéalisant des poètes et

564
Ibid., §7.
565
C’est la poésie orientale qui annonce les œuvres à venir, et tout particulièrement Salammbô (1862).
566
567
568
E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 326.
569
Ibid., 328.
570
« Dans le tissu de toutes les expériences orientales de Flaubert, qu’elles l’aient ému ou déçu, se trouve presque
constamment associés l’Orient et le sexe. » (Ibid., p. 327) ; « Dans tous ses romans, Flaubert associe l’Orient avec
le vagabondage de la fantaisie sexuelle. » (Ibid., p. 331).
571
Autrement dit ouvert sur l’autre, ou disponible pour accueillir l’altérité.
175
peintres romantiques. Polyphoniques et plurivoques, les écrits viatiques de Flaubert intègrent
ces discours, et de leur désagrégation naît une poétique toute personnelle.

2) Destin(s) : un mythe en déclin

D’après Edward Saïd, l’œuvre orientaliste de Flaubert a une responsabilité évidente


dans l’association de l’Orient à la « licence sexuelle » et au « vagabondage de la fantaisie
sexuelle572 ». Celui-ci aurait ainsi fait de l’Orient un « lieu où l’on peut chercher l’expérience
sexuelle inaccessible en Europe573 ». Il note que, dans les écrits des voyageurs et romanciers,
les femmes sont généralement les créatures de fantasmes de puissance masculins : « Elles
expriment une sensualité sans limites, elles sont plus ou moins stupides, et surtout elles
acceptent. La Kuchiuk-Hanem de Flaubert est le prototype de ce genre de caricatures574 […]. »
Si les écrits viatiques (et les œuvres fictionnelles qu’ils ont inspirées) de Flaubert ont sans doute
eu une influence sur l’évolution de l’image fantasmée de la féminité orientale, on considère que
celle-ci dépasse largement la lettre du texte et le discours personnel de l’auteur. À vrai dire, il
semble même important de remettre en question cette supposée « hypersexualisation » de
l’Orient jusqu’à la fin du siècle. Comment le mythe de l’Almée évolue-t-il après le « moment
Kuchiuk-Hanem » ? Est-il vraiment le support de la construction d’un Orient hypersexualisé
dans les textes de voyageurs, et plus largement dans l’imaginaire orientaliste de cette seconde
moitié du XIXe siècle ?

Dans les pas de Kuchiuk

Dès lors que Flaubert l’a couchée sur le papier, Kuchiuk-Hanem est devenue propriété
publique. De femme, elle est devenue muse. L’un des exemples les plus immédiats de cette
transfiguration est la matière poétique que donnent à Louis Bouilhet les confidences de
Flaubert. Dès 1851, alors que Flaubert n’est pas encore rentré en France, Bouilhet lui fait lire
un poème intitulé Kuchiuk-Hanem. Souvenir. Il le fera publier en mai 1853 dans la Revue de
Paris, puis en 1859 dans le recueil Festons et astragales. Ce poème nous donne des indications

572
E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 331. Même si, au préalable, il reconnaît que Flaubert n’est pas « le premier
exemple, ni le plus exagéré » (p. 327 : il mentionne également les noms de Nerval, de Lane et de Burton), il
concentre toute son énergie à faire de Flaubert un « prototype » (p. 321-332).
573
Ibid.
574
Ibid., p. 357.
176
très utiles sur la réception de l’épisode de Kuchiuk-Hanem : ce qu’un lecteur peut en retenir et
comment il peut en faire de la « poésie orientale ». D’ailleurs, Flaubert lui-même se dédouane
de toute responsabilité et prend ses distances à l’égard de ce poème qui sert de contre-exemple
à sa propre poétique. En lieu et place du lecteur naïf, il met en garde Louise Colet dans sa lettre
du 27 mars 1853 : « La pièce de Bouilhet est fort belle, mais c’est de la poésie et pas autre
chose575. » Sans surprise, le poème est un condensé des pistes orientalistes ouvertes (puis
détournées) par Flaubert. Dans un décor nilotique au ciel bleu, aux grands palmiers et aux
crocodiles gris, il reprend le portrait érotico-exotisant de la « brune Kuchiuk-Hanem », figurée
« sur [son] escalier » avec « [s]on tarbouch large et [s]es pantalons roses ». Il reprend la plupart
des éléments du blason flaubertien (la « gorge » entraperçue « sous une gaze fine » ou encore
l’« odeur de miel et de térébenthine »). Outre cet érotisme exacerbé, Bouilhet garde en mémoire
la veine sentimentaliste de la scène décrite par Flaubert. Le poème est adressé, sur le mode de
l’apostrophe, à Kuchiuk-Hanem. Le « souvenir » dont il est question dans le titre, est bien
davantage celui de la courtisane. Sur ce point-là, le poète flatte l’orgueil de son ami, qui avait
craint de ne laisser aucune trace de son passage :

— Mais une ombre obscurcit ton regard éclatant.


Tu te sens, dans ton cœur, triste comme une veuve,
Et tu penches la tête, écoutant… écoutant
Passer le bruit lointain des canges sur le fleuve !

Il est possible que Bouilhet ait été également inspiré par un poème des Orientales. Dans un
dispositif énonciatif inversé, Hugo y cédait la parole à quelque courtisane adressant ses adieux
au « voyageur blanc » :

Si tu ne reviens pas, songe un peu quelquefois


Aux filles du désert, sœurs à la douce voix,
Qui dansent pieds nus sur la dune ;
Ô beau jeune homme blanc, bel oiseau passager,
Souviens-toi, car peut-être, ô rapide étranger,
Ton souvenir reste à plus d’une576 !

Pauvre et triste créature délaissée, Kuchiuk-Hanem est devenue, sous la plume de Bouilhet, la
« veuve » de Flaubert577. C’est bien sur cet accès de sentimentalisme romantique qu’ironisera
Flaubert dans le retour critique qu’il fait à Bouilhet dans sa lettre du 4 mai 1851 : « La pièce de
Kuchuk-Hanem m’a ému, à cause du sujet et que la dernière strophe flatte ma vanité. Mais elle
n’est plus à Esneh, ma pauvre Kouchiouk, elle est retournée au Caire ! N’importe, pour moi,

575
576
Victor Hugo, « Adieux à l’hôtesse arabe », Les Orientales, op. cit., p.
577

177
elle restera toujours à Esneh, comme je l’y ai vue et comme ta pièce le dit578. » Désormais
Kuchiuk n’appartient plus seulement au souvenir de Flaubert, elle est devenue un objet de
discours (« ta pièce le dit ») ou une créature poétique.
C’est bien moins sous la forme d’une créature poétique que sous celle d’un affreux
cauchemar que réapparaît Kuchiuk-Hanem dans le corpus viatique quelques années plus tard.
Si le poème de Bouilhet illustre une des réceptions possibles de la figure de Kuchiuk par les
lecteurs français, l’expérience de Louise Colet, qui ne la perçoit plus que sous l’apparence d’un
fantôme en 1869, est révélatrice du traitement que subira le mythe de l’Almée dans les récits.
On a déjà évoqué la présence de la courtisane égyptienne dans la relation de voyage de Louise
Colet qui découvre l’Égypte en 1869 à l’occasion de l’ouverture du canal de Suez, en tant que
correspondante du quotidien Le Siècle. Elle fait partie de ces journalistes européens qui avaient
été invités par le khédive Ismaïl pour produire des reportages promouvant le canal et célébrant
l’Égypte « moderne ». Son récit de voyage, Les Pays lumineux, ne sera publié que dix ans plus
tard, de manière posthume. Près de vingt ans après le passage de Flaubert à Esneh et quinze ans
après la rupture des deux amants (en 1854 après une liaison qui dura huit ans579, et en réalité
interrompue par le voyage en Orient), Louise Colet est toujours dévorée par la jalousie. La nuit
au cours de laquelle elle reçoit la visite d’un vampire, dont les mains « étranglaient [sa] gorge
sifflante » et la bouche « imposait ses morsures à [son] corps alangui », avant d’être réveillée
en plein cauchemar par « cinq à six de ces horribles insectes nommés cafards » qu’elle est
contrainte « d’écrase[r] sous la semelle de [ses] pantoufles580 », a déjà été mise en perspective
avec la nuit d’amour à Esneh581. Le parallèle est suggéré par la narratrice elle-même, qui, à son
réveil, livre une véritable analyse de rêve et révèle son propre traumatisme psychique582 :

Hier, parmi les motifs qui m’ont déterminée à cette excursion dans la haute Égypte, j’ai pensé tout à coup
qu’il serait curieux d’y retrouver à l’état de momie vivante une de ces séduisantes almées qui lui servirent
à déchirer et à révolter mon cœur dans ses récits de voyage. De cette idée est éclos le cauchemar de tantôt,
sans trouble, sans attendrissement, sans réveil possible de sentiments morts et de cendres. (p. 207-208)

578
579
Voir Barbara Vinken, « Le continent noir du désir masculin : Colet et Flaubert, encore », Flaubert [En ligne],
n°3, 2010, « Le désir amoureux ». http://journals.openedition.org/flaubert/968 Consulté le
580
Louise Colet, Les Pays lumineux, Paris, Dentu, 1879, p. 205. Toutes les références à ce passage renverront à
cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.
581
Voir Janet Beizer, « Dévoiler la momie à la recherche de Kuchuk Hanem », dans Sylvie Triaire, Christine Planté
et Alain Vaillant (dir.), Féminin/Masculin : écritures et représentations. Corpus collectifs, Montpellier, Presses
universitaires de Méditerranée, 2003, p. 63-79.
582
Voir également Janet Beizer, Ventriloquized Bodies: Narratives of Hysteria in Nineteenth-Century France,
Ithaca, Cornell University Press, 1994.
178
C’est l’expédition de la voyageuse en Haute-Égypte qui a éveillé le fantôme de Kuchiuk-
Hanem, entre désir curieux et peur maladive de retrouver cette « momie vivante ». Des almées
vivantes, elle a bien l’occasion d’en rencontrer et, dans une espèce de conjuration, son discours
s’abat sans complaisance sur ces inconnues. À Keneh, elle assiste au « spectacle attrayant » de
« trois almées d’une beauté médiocre » (p. 295), offert par le « consul arabe » à tous les
passagers de la flottille :

Ces almées vulgaires exécutèrent aussitôt leurs danses les plus lascives et entre autres celle de l’Abeille,
que j’ai décrite ailleurs. Excepté quelques adorateurs résolus de ces femmes faciles, l’attention générale
était distraite et semblait peu satisfaite du spectacle qu’on nous offrait ; mais tout à coup survint une
danseuse à la mine hautaine et à l’attitude fière ; c’était la fameuse Badaouïa, la plus fameuse almée de
toute la Haute-Égypte. Elle exécuta avec une noblesse et une pureté d’attitudes la danse héroïque de l’épée,
et nous révéla ce soir-là ce qu’avaient été les almées antiques. […] bientôt des almées banales
commencèrent une danse nouvelle à laquelle je tournai le dos pour ne pas altérer l’impression que m’avait
laissée la pudique Badaouïa. (p. 296)

Sans surprise, elle juge sans complaisance ces almées, qui n’emportent guère l’attention du
public. Elle exprime une forme de lassitude à l’égard d’un spectacle devenu visiblement trop
banal. La danse « pudique » et guerrière de la « Badaouïa » est l’exception qui confirme la
règle. Elle signifie, par contraste, la rupture avec toute ascendance antique. Si, loin du Caire,
Colet pensait trouver en Haute-Égypte une « profondeur ancestrale et mythique583 », c’est peine
perdue. Destiné aux voyageurs européens, le spectacle des almées s’est « banalisé » et
« vulgarisé », à l’image de l’Égypte « hybride » (mi-orientale, mi-européanisée) que
découvrent les voyageurs européens en 1869. Ce motif de la perte est, certes, déterminé par un
traumatisme personnel, mais il relève également d’une tendance générale dans les récits de
voyage de la seconde moitié du XIXe siècle. À partir des années 1850, voyageurs et voyageuses
sont de plus en plus nombreux à confier un sentiment de perte de l’altérité, et à véhiculer une
image déceptive de leur expérience orientale. Dans Belated Travelers, l’universitaire américain
Ali Behdad a bien décrit la sensation de « retard » que semblaient éprouver ces voyageurs qui
déploraient la perte d’un Orient « authentique », sous l’effet d’une modernisation et d’une
européanisation destructrices.

L’Almée-Isthme-de-Suez

583
Frank Estelmann, « Louise Colet et l’“Orient-Isthme-de-Suez” », Viatica [En ligne], n°HS2, 2018, « D’Afrique
et d’Orient », §24. http://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=1028 Consulté le
179
La théorie de Behdad est construite sur le concept de « dés-Orient-ation584 », qui peut
être appliqué à la figure de l’almée. La plupart des Européens invités à l’inauguration du canal
de Suez en 1869 exécutent, par la même occasion, la traditionnelle remontée du Nil. C’est à
cette partie « périphérique » du voyage que nous nous intéressons ici585. Il est à noter que, dans
certains textes (récits de voyage et articles de presse), c’est l’expédition en Haute-Égypte qui
est mise au premier plan et concurrence significativement le récit de l’inauguration du canal de
Suez – c’est le cas de Louise Colet, dont le texte s’interrompt avant même l’ouverture des
cérémonies. On formule néanmoins l’hypothèse selon laquelle ce regard détourné est en lui-
même significatif et directement lié à l’objectif premier du voyage. En ce sens, le discours sur
les almées dit quelque chose sur l’évènement Suez, et plus largement sur l’Égypte « moderne »
qu’il inaugure. En Haute-Égypte, voyageuses et voyageurs européens font halte dans des
villages de Haute-Égypte où leur sont offerts des spectacles. Aperçues dans les maisons de
certains notables, dans des cafés ou encore dans les rues, ces almées ont fort mauvaise presse
dans les textes. À l’hypersexualisation décrite par Saïd se substitue volontiers une forme de
banalisation regrettée par les membres de cette expédition. Un même discours et une même
imagerie circulent à travers ces récits d’une aventure collective où se croisent des regards
pourtant bien différents (peintres, historiens de l’art, écrivains, journalistes, ou encore
dessinateurs).
Au fil de l’itinéraire du Béhéra qui transporte les membres de l’expédition, Fromentin Commenté [BZ33]: SM :
l’expédition [trouver un autre terme ? c’est ce qu’on
note chaque apparition des almées. En 1869, le voyageur expérimenté a déjà rencontré quelques appellerait aujourd’hui une croisière

danseuses lors de ses précédents voyages en Algérie. Bien conscient des attentes liées à ce motif
viatique, il avait décrit, dans Un été dans le Sahara (1857), la spécificité de la danse arabe qui,
gracieuse, chaste et « littéraire », évite « les agaceries trop libres qui sont un gros contre-sens
de la part de la femme arabe586 ». Dans Une Année dans le Sahel (1859), il avait renié, à travers
la présence d’une danseuse Ouled-Naïl prénommée Haoûa, la « composante sexuelle de la

584
Voir Ali Behdad, Belated Travelers. Orientalism in the Age of Colonial Dissolution, Durham/London, Duke
University Press, 1994.
585
Un certain nombre de travaux ont été consacrés aux témoignages européens sur le canal de Suez en lui-même
et sur son inauguration en novembre 1869. Voir notamment Sarga Moussa et Randa Sabry (dir.), Les imaginaires
du canal de Suez. Représentations littéraires et culturelles, Sociétés & Représentations, 2019/2, n°48, Paris,
Éditions de la Sorbonne ; Daniel Lançon, « L’acmé littéraire de l’isthme (1855-1956), » dans L’Égypte littéraire
de 1776 à 1882. Destin des antiquités et aménités des rencontres, Paris, Geuthner, 2007, p. 332-344 ; Sarga
Moussa « Revisiter le mythe de Suez. Écrivains et voyageurs français en Égypte autour de 1869 », dans Voix
d’Orient, Mélanges offerts à Daniel Lançon, Ridha Boulaâbi, Paris, Geuthner, 2019b, p. 75-93.
586
Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara [1853], Paris, Louis Conard, 1938, p. 22. Mieux vaudrait citer la
Pléiade.
180
femme arabe587 ». En Égypte, au pays de Kuchiuk, Fromentin a bien conscience de marcher
dans les pas de Flaubert. Sa revalorisation de la danse arabe est une manière de rejeter toute une
tradition, et notamment certains de ses clichés sexualisants. À Siout, il décrit des « créatures
sans beauté, sans élégance et sans charme » : « Leur danse est stupide et abjecte ; toujours la
même pantomime ; on sait laquelle. Rien des rythmes sévères et des incantations amoureuses
des almées nayliettes, rien non plus des danseuses mauresques588. » Le pronom impersonnel
intègre Fromentin à une communauté de lecteurs bercés par les fantasmes orientalistes, qu’il
confronte, fort de ses propres expériences sahariennes, à une autre forme d’orientalisme. Ce jeu
avec les représentations dominantes transparaît, dans l’ensemble des notes de voyage, à travers
les indications, furtives mais systématiques, de la présence des almées : « Almées
entrevues. » (p. 76), « Almées. » (p. 78, 88), « Revu les almées. » (p. 107) Ces notations se
contentent souvent d’enregistrer une présence sans la commenter, comme si le silence évitait la
redite. À Esneh, en l’espace de quelques lignes, le voyageur explique avoir assisté à deux
représentations : « Fonctionnaire fort affable. Il fait venir des almées de choix. Drôles de
filles. », « Le soir, danses devant la maison du gouverneur. […] Danseuses médiocres. Retour
au bateau. » (p. 95) À Keneh, il rencontre chez « le consul Bichara » la célèbre Bédaouia, qui
a un « grand talent » (p. 89), mais dont il ne dit mot. Il se contentera de juger « purement
inepte » (p. 108) la danse de l’abeille qu’elle exécutera à l’occasion du second passage de
l’expédition à Keneh. Fromentin refuse résolument de céder à un discours convenu et de Commenté [BZ34]: SM :
idem
souscrire à un imaginaire sexualisé des almées. Leur présence donne lieu à quelques tableaux
où c’est l’œil du peintre qui guide la plume. Tel est le tableau des « almées sur le seuil des
lupanars » que Fromentin dresse lors de son passage sur l’île de Rhoda (ou Roda) :

Deux en blanc rosâtre se signalent de loin au milieu de cette population morne. D’autres en bleu foncé,
riches colliers, cheveux coupés courts et collés sur le front par des graisses. Larges et longs sourcils peints.
Sur les pentes, dans les espaces plus larges, des femmes nombreuses vont et viennent, graves, hâves,
sinistres. Les petites filles descendent à la mare portant leurs larges amphores à gros ventres, en grès luisant.
Des palmiers au-delà avec une étendue de jardin. Une mosquée avec son long minaret blanchi domine tout
ce tableau, le plus africain, le plus sauvage que nous ayons encore vu.
Longue femme en bleu noir, vautrée dans la poussière. Une femme plus âgée, debout, au seuil d’un bouge,
soulevait un haïk bleu, souriait, montrait largement ses dents blanches et nous invitait en arabe rauque à
des choses que le français ne saurait traduire.
Coucher de soleil tout vert, à base rose. Beau rideau de palmiers, plutôt noirs que verts. Un feu flambant
derrière des douras. Encore un spectacle admirable. (p. 69)

587
Colette Juillard, « Eugène Fromentin : du Sahel au Sahara », Centre d’études et de recherches sur le Proche-
Orient, n°101, 2011/1, « Les Cahiers de l’Orient », p. 142.
588
Eugène Fromentin, Voyage en Égypte. 1869, éd Jean-Marie Carré, Paris, Aubier, 1935, p. 78. Toutes les
références à ce passage renverront à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.
181
Il est plutôt conventionnel de décrire les costumes chatoyants et étonnement luxueux des
almées. De la même façon, un tel décor nilotique se retrouve aisément dans d’autres textes de
voyageurs. Mais Fromentin se joue de l’effet exotique attendu de cette sensation du lointain
(« le plus africain, le plus sauvage »). L’œil du peintre-écrivain a la particularité de restituer le
lien fusionnel qui existe entre cette présence féminine et le paysage. Le regard se pose
successivement sur l’une, et sur l’autre. En élargissant la vue et en fusionnant les aspects les
plus conventionnels, il échappe à un exotisme plat et rebattu. C’est seulement quelques années
plus tard, en 1876, qu’il prendra le temps, inspiré par ses notes de voyage, de peindre ce
« spectacle admirable ». Intitulé « Souvenir d’Esneh », le tableau ne correspond pas à un
passage précis du récit de voyage, il paraît plutôt être la synthèse d’un ensemble de notations
(les costumes des almées, le minaret blanc, le coucher de soleil, etc.). Fromentin semble
délibérément y faire le choix de ne pas se conformer aux attentes liées à ce motif orientaliste.
Aux antipodes de cette almée dont le ventre nu avait fièrement été exhibé par Gérôme au Salon
de 1864589, Fromentin peint des almées revêtues de costumes dont il a longuement décrit les
couleurs et les détails. Seul le sein apparent de l’une de ces trois jeunes femmes mises en
évidence par leur costume bleu brillant, préserve une pointe d’érotisme. Cette chair à peine
visible, ainsi que la posture d’attente de ces femmes, permettent de les identifier comme des
almées – l’art de suggérer une tradition, pour mieux s’en éloigner. L’almée des peintres
orientalistes (représentée seule, et non en groupe) évolue dans des cadres clos (harem, cour
intérieure, café) ou urbains qui suggèrent, sous le regard libidineux de quelques spectateurs
masculins, sa charge essentiellement érotique590. Or, Fromentin restitue, ici en peinture, ce lien
consubstantiel entre femmes et paysage, et donne au motif une dimension hautement poétique.

589
Il est à noter que Gérôme lui-même fait partie de l’expédition et voyage à bord du Béhéra aux côtés de
Fromentin en 1869. On fait référence ici à son célèbre tableau intitulé « La danse de l’almée », peint en 1863 et
exposé pour la première fois au Salon de 1864. La toile a fait sensation lors de son exposition, et sa réception a été
très controversée. Dans la presse notamment, on utilise l’expression « danse du ventre » pour caractériser le sujet
lubrique du tableau de Gérôme. Voir Ainsley Hawthorn, « La popularisation de la “danse du ventre”. Origine et
diffusion d’un nom vulgaire », Recherches en danse [En ligne], n°9, 2020, « Danse(s) et populaire(s) ».
https://journals.openedition.org/danse/3287 Consulté le
590
Les toiles de Jean-Léon Gérôme, dont certaines ont été reproduites dans les pages qui précèdent, suffisent à
elles-seules pour illustrer cette tendance de la peinture orientaliste. Les titres en eux-mêmes sont révélateurs de
ces deux types de décors dans lesquels évoluent les almées : « Jeune fille du Caire » (1873), « La Danse du sabre
dans un café » (1875), etc.
182
Eugène Fromentin (1820-1876)
« Souvenir d’Esneh, Haute-Égypte » (1876)
Huile sur toile
Paris, Musée d’Orsay

L’historien et critique d’art Charles Blanc (1813-1882) se trouve lui aussi à bord du
Béhéra qui remonte le Nil en 1869. Sans doute mû par son « obsession antiquisante591 », il
s’obstine, quant à lui, à trouver quelque noble ascendance aux danses des almées. Avant de
partir pour la Haute-Égypte, il assiste, avec Théophile Gautier592, à un spectacle offert au Caire
par le richissime général Enani-Bey. La « liberté extrême » des danses des almées est, d’après
lui, « quelque peu relevée par l’art des mouvements, la grâce des intentions et la hardiesse
farouche des plaisirs qu’elle accuse593 ». Charles Blanc fuit, lui aussi, cet érotisme
conventionnellement associé à la figure de l’almée. Face à la tentation de lui accorder une trop
grande place, il s’en remet à son érudition : « Nul doute que ces danses ne soient une tradition
de la plus haute antiquité, car on les trouve dessinées, gravées en creux ou en relief sur les
piliers des plus anciens temples, sur une stèle funéraire, à Thèbes, et sur des momies dont le
sourire est figé depuis quatre mille ans. » (p. 54) Il insère même, à l’appui, un dessin portant le

591
S. Moussa, Le Voyage en Égypte, op. cit., p. 979.
592
Dans cette scène, Charles Blanc mentionne également la présence de Théophile Gautier. Il ne la mentionnera
plus après le départ du Caire pour la Haute-Égypte parce que Gautier s’est blessé dès le premier soir de navigation.
Celui-ci, contraint de demeurer dans un hôtel du Caire, ne délivrera qu’un compte rendu inachevé de ce voyage en
Égypte dans six feuilletons publiés dans le Journal officiel en 1870. Il n’y fait pas mention de ce spectacle de
danse. Voir Théophile Gautier, Voyage en Égypte, édition établie, présentée et annotée par Sarga Moussa, Paris,
Honoré Champion, 2016. Sur l’expérience égyptienne de Gautier, voir Alain Guyot, « Le voyage de Théophile
Gautier en Égypte ou les leçons d’un “accident de parcours” », Viatica [En ligne], n°8, 2021, « Voyages
inaboutis ». http://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=1611 Consulté le
593
C. Blanc, Voyage de la Haute Égypte, op. cit., p. 52. Toutes les références à ce passage renverront à cette
édition ; elles seront indiquées dans le texte.
183
titre « Danse des almées antiques, nécropole de Thèbes (d’après Prisse d’Avennes) ». Lorsqu’il
part pour la Haute-Égypte, où il visitera les grands sites pharaoniques, il a la ferme intention
d’y retrouver quelques traces de cette « haute antiquité ». À Siout pourtant, les almées semblent
déjà avoir perdu leur ancienne splendeur : « Des almées avaient été mises en réquisition pour
nous amuser de leurs danses à la lueur des flambeaux. Mais les danses des almées, du moins
celles qui s’exécutent en public, sont assez monotones et ne tardent pas à fatiguer
l’attention. » (p. 112) Seule la danse des sabres, exécutée par « la Bedaouia (la Bédouine) »
chez le consul Bichara à Keneh, semble parvenir à attirer l’attention de l’historien de l’art.
Comme Louise Colet, celui-ci décrit cette danse guerrière avec une admiration liée à son
inspiration antique, mais également à son origine « bédouine » : « On se croirait au désert, au
milieu d’une de ces tribus sauvages, toujours armées, qui passent leur vie entre l’amour et la
mort. » (p. 139) La Bedaouia, célèbre parmi la plupart des voyageurs européens, porte les traces
de la survivance du mythe bédouin dans la seconde moitié du siècle594. Cette fièvre antiquisante
ne quitte pas Charles Blanc qui, à Keneh, quoique confronté à la danse réputée très licencieuse
de l’abeille, cherche à établir un lien avec « de très anciennes mélopées » (p. 140). En outre, à
Esneh, il se perd dans ses rêveries au cours d’une danse aux flambeaux, et se figure « avoir
abordé dans l’île de Naxos » (p. 240-241) auprès d’Ariane. Le songeur est pourtant vite rattrapé
par la réalité, et souvent contraint de constater que ces danses sont désormais « altérées dans
leur intention » (p. 140). À Keneh, dans la rue des almées, il précise : « Il n’y a aucun doute à
concevoir sur la nature de l’hospitalité qu’elles [les almées] offrent aux voyageurs de
l’expédition. Nous sommes étonnés de leur franchise ; elles s’étonnent de notre étonnement. »
(p. 139) Avec humour, il se résoudra à accepter, lors de son deuxième passage à Keneh, que le
lien soit définitivement rompu : « Déjà, en repassant à Qéneh, nous avions revu la Bédaouïa
qui fumait sa cigarette devant un café, et qui nous regardait passer avec une bravoure sereine,
ayant l’air de nous dire : on ne vous la dansera plus… la fière danse des Pharaons ! » (p. 272)
Ces almées qui fument sur le pas des portes ne sont plus les nobles danseuses de l’Égypte
ancienne. À elles seules, elles sont le signe que l’Égypte de 1869 n’est plus l’Égypte des
Pharaons.

594
Voir Sarga Moussa, Le Mythe bédouin chez les voyageurs aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Presses
universitaires Paris-Sorbonne, « Imago Mundi », 2016. Cette question sera abordée dans la seconde partie de notre
thèse.
184
Amères désillusions que partagent un certain nombre d’écrivains et/ou journalistes
envoyés en Égypte en tant que correspondants pour des journaux français en 1869. En explorant
le vaste corpus que constituent ces articles de presse sur l’inauguration du canal de Suez, on
constate que, loin de se consacrer uniquement à cet évènement médiatisé, ils accordent une
place importante à la narration viatique, et notamment au récit de la traditionnelle expédition
en Haute-Égypte. Beaucoup d’entre eux mentionnent, de manière plus ou moins développée,
les spectacles de danse qui jalonnent leur
itinéraire. On peut avant toute en déduire que
l’extrême médiatisation de l’inauguration du
canal de Suez a eu pour effet de diffuser très
largement l’imaginaire des almées
égyptiennes à la fin des années 1860. La figure
de l’almée s’épanouit hors du cadre, encore
restreint, du récit de voyage et gagne en
visibilité. Dans le numéro du Monde illustré du
27 novembre 1869, un certain M. V595. signe
le récit d’une soirée passée chez l’agent
consulaire français, M. Bicharra596. Sa
description de la fameuse danse du sabre
réalisée par la Bédaouia est complétée par un
dessin signé J. L., ainsi que par un croquis
signé M. Darjou. Le dessinateur Henri-Alfred
Darjou (1832-1874), qui a voyagé aux côtés de Le Monde illustré, 27 novembre 1869, indiquer n° page ?
Fromentin, de Gérôme, ou encore de Charles Blanc, a fait également paraître certains de ses
dessins dans L’Illustration, concurrent direct du Monde illustré. En octobre 1872, ses lecteurs
peuvent y découvrir un dessin de la célèbre « Danse de la gargoulette ». Ce dessin paraît, la
même année, dans le récit de voyage du journaliste Florian Pharaon (1827-1887),
correspondant pour le quotidien La France (1862-1937). Dans ce « reportage » qui porte le titre

595
Le magazine met rarement en évidence l’identité de ses contributeurs artistiques. Je ne parviens pas à identifier
cet auteur et le dessinateur, page suivante, J. L. [peut-être Jules Laurens, bien qu’il ne soit pas allé en Égypte, je
crois ? cela demanderait une petite recherche, mais je pense qu’à Montpellier, quelqu’un comme Marie-Ève
Thérenty devrait pouvoir vous aider]
596
Le nom est orthographié, tantôt avec un seul -r, tantôt avec deux. Dans cet article du Monde illustré, l’auteur
utilise la deuxième orthographe.
185
« L’Égypte et l’Isthme de Suez », rares sont les mentions des almées de Haute-Égypte. Dans le
numéro du 18 novembre 1869, il se dit outré d’avoir été invité à Siout par Ibrahim-Pacha au
spectacle de « cinq almées de matelot, laides à faire horreur, libres à faire rougir les plus blasés
d’entre [eux], se tortillant d’une façon obscène, sans cette grâce expressive, licencieuse même,
qui nous fait supporter ce spectacle oriental597. » Dès son arrivée à Keneh, en terre des almées,
il décide de clôturer le chapitre : « Vous parlerai-je encore des almées ? Ma foi, non ! Je préfère
vous annoncer que cette nuit nous partirons pour Thèbes598 […]. » À peine dix jours après, dans
le numéro du 28 novembre 1869 du quotidien Le Français, l’archéologue François
Lenormant599 (1837-1883) confiera une même lassitude à l’égard du spectacle des almées à
Esneh : « C’est décidément la manière constante d’honorer ses hôtes en ce pays. Je commence,
pour ma part, à en être complètement lassé600. » Au moment même où le spectacle des almées
est en passe de devenir un lieu commun viatique et d’acquérir une certaine notoriété auprès du
public français, il est dévalué. Le récit de voyage publié par Florian Pharaon en 1872 est
révélateur de ces deux phénomènes. Le journaliste y accorde une place plus importante aux
almées, dont il décrit les danses à plusieurs reprises, et plus longuement, que dans la presse.
Cette adaptation au support révèle probablement que les almées sont un lieu commun bien plus
fortement attaché au genre du récit de voyage. Convenu et truffé de stéréotypes, son récit
montre que les motifs se sont fixés (la danse de l’abeille, la Bédaouia, etc.). Il ne présente en
effet d’autre originalité que celle de son regard désabusé. Ce qui nous intéresse tout
particulièrement dans Le Caire et la Haute-Égypte, c’est la progression du discours déceptif,
qui ne se perçoit encore que par petites touches dans les textes des autres voyageurs de 1869.
Le texte témoigne de la dégradation progressive de l’imaginaire des almées égyptiennes. Lors
de la fameuse soirée chez le consul Bicharra, celui-ci interrompt son récit pour préciser au
lecteur :

Aujourd’hui tout le monde connaît en France cette danse de l’Orient qu’ont vulgarisée les Algériennes qui
sont venues la danser sur nos théâtres. Pour aucun de nous, ce spectacle n’avait le charme de la nouveauté ;
d’ailleurs, depuis notre arrivée en Égypte, nous avions maintes fois assisté à ces ébats chorégraphiques et
nous étions quelque peu blasés sur les contorsions un peu trop expressives des almées601.

597
Florian Pharaon, « L’Égypte et l’Isthme de Suez », La France, 18 novembre 1869, p. 2-4.
598
Ibid.
599
Fils de l’archéologue, égyptologue et numismate Charles Lenormant, qui était parti pour l’Égypte avec
Champollion en 1828, et avait publié un bref « Voyage en Égypte », d’abord sous forme de lettres dans Le Globe
(1828-1829), puis sous forme d’un récit paru de manière posthume en 1861 dans Beaux-Arts et Voyages.
600
François Lenormant, « Variétés. Voyage à Suez », Le Français, 28 novembre 1869, p. 4/4. Le texte est daté du
1er novembre 1869.
601
Florian Pharaon, Le Caire et la Haute-Égypte, grand-in-folio, Paris, Dentu, 1872, p. 26.
186
Almées « vulgarisées » et voyageurs « blasés ». Le discours de Pharaon rend compte de la
popularisation et de la banalisation simultanées des almées. Il est révélateur du positionnement
de la plupart des voyageurs européens confrontés à l’Égypte « moderne » en 1869. Ces
témoignages rendent compte de l’évolution du commerce des almées, et surtout de son
adaptation à la présence européenne. Ces danseuses-prostituées destinent désormais leurs
spectacles aux Européens, dont elles intègrent les attentes et les désirs. Il y a quelque chose de
l’ordre de ce qu’on pourrait appeler ici, dans la lignée de Saïd, une « orientalisation » de
l’Orient par les Orientaux eux-mêmes et pour les Européens602. C’est sur ce point précis que se
construit, sous l’effet d’un sentiment de « dés-orient-ation », la critique de la modernisation.
Omniprésentes et trop « banales », les almées égyptiennes auraient perdu leur « authenticité »
et seraient devenues une attraction touristique. Elles auraient perdu cette saveur « exotique »
qui avait permis la rêverie orientaliste. Fromentin s’abreuve des dernières traces de cet exotisme
survivant pour en faire son propre miel. Charles Blanc déplore la perte d’un lien originel avec
cet illustre passé que prétendaient pressentir encore les voyageurs romantiques de la première
moitié du siècle. Pharaon, quant à lui, regrette de retrouver au fin fond de la Haute-Égypte des
mascarades déjà jouées à domicile. Comme l’observe Frank Estelmann à partir de l’Égypte
« potemkinisée » de Louise Colet, la transformation de l’Égypte est perçue, par les voyageurs
de 1869, comme une « espèce d’exposition coloniale sur les lieux mêmes603 ». Tel qu’il est
appliqué à la figure de l’almée, ce sentiment de perte d’une identité proprement « orientale »
nous amène à proposer le concept d’« Almée-Isthme-de-Suez », directement inspiré de
l’expression flaubertienne « Orient-Isthme-de-Suez ». Dans une lettre datée du 10 novembre
1877, Flaubert désigne ainsi cet « Orient moderne », né du « contraste des deux mondes
finissant par se mêler604 ». Sans le développer davantage, Flaubert donne un nom à cet Orient

602
Dans une perspective assez proche, Christelle Taraud, s’intéressant à la figure de la prostituée indigène au
Maghreb, montre que celle-ci se détache progressivement du modèle oriental pour intégrer « une partie non
négligeable des normes sexuelles et corporelles européennes. » Cette forme d’« européanisation » de la prostituée
ne permet plus aux Européens de les considérer comme les « initiatrices d’un Orient mythifié et fantasmé » (La
prostituée indigène à l’époque coloniale, Quasimodo, n°6, 2000, « Fictions de l’étranger », p. 224). Voir aussi La
prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962) [2003], Paris, Payot, 2009.
603
F. Estelmann, « Louise Colet et l’“Orient-Isthme-de-Suez” », Viatica, op. cit., §21. Il se base sur l’extrait
suivant de la correspondance de Louise Colet dans Le Siècle, 14 novembre 1869 : « Vous rappelez-vous l’histoire
de Potemkine dressant des villages de carton sur la route où devait passer la tzarine Catherine ? À l’heure qu’il est,
toute l’Égypte est potemkinisée. »
604
Gustave Flaubert, Lettre à Madame Roger des Genettes du 10 novembre 1877 : « Si j’étais plus jeune et si
j’avais de l’argent, je retournerais en Orient pour étudier l’Orient moderne, l’Orient-Isthme-de-Suez. Un grand
livre là-dessus est un de mes vieux rêves. Je voudrais faire un civilisé qui se barbarise et un barbare qui se civilise,
développer ce contraste des deux mondes finissant par se mêler. » (Œuvres complètes. Correspondance, huitième
série <1877–1880>, Paris, Conard, 1930, p. 94). Citer la Correspondance dans la Pléiade.
187
occidentalisé, décrié par quelques-uns de ses contemporains, à l’instar de Théophile Gautier605.
Nombreux sont les reportages sur l’inauguration du canal de Suez qui reproduisent le discours
saint-simonien des années 1830, qui avait lui-même servi à justifier l’entreprise de Lesseps à
partir de 1854606. Néanmoins, cette idéologie ne fait pas l’unanimité en 1869, et suscite la
méfiance, voir l’inquiétude de certains voyageurs. Ce mouvement de recul se laisse percevoir
dans le traitement de la figure de l’almée dans les textes viatiques des années 1870. L’almée
porte sur son propre corps les traces d’un Orient en pleine mutation à l’ère du canal de Suez
qui, comme l’a montré Saïd, a progressivement réduit la « distance de l’Orient » et « son
exotisme constant607 ». Banalisée et européanisée, l’almée est à l’image de cet Orient bien plus
« dés-orient-alisé » que « dés-orient-é ». D’après nous, l’almée subit en effet, jusqu’à la fin du Commenté [BZ35]: SM :
[bien ; je sais que vous renvoyez à Belated Travellers, mais je
e
XIX siècle, une forme de « désorientalisation » forcée, qui se manifeste, dans le discours des vous signale aussi Les Orients désorientés, collectif dirigé par
Jean-Pierre Dubost et Axel Gasquet (vous n’êtes pas obligée
voyageurs, par une désexualisation. Les almées « modernes » n’auraient pas même préservé de prendre position par rapport à eux, mais mentionnez au
moins l’ouvrage dans votre bibliographie ; il y a aussi un site,
cette saveur érotico-exotique décrite par certains voyageurs. Elles ne répondent plus vraiment plus ou moins tenu à jour par Dubost, sur hypotheses.org,
avec le même nom)].
au fantasme de « la femme orientale », tel que le décrit Saïd et tel qu’il a été nourri, à partir de
1830, par la figure de la danseuse-prostituée algérienne.

L’Almée fin de siècle : sur la scène française exotique

Dans la dernière citation, le discours de Florian Pharaon qui, par le présent


d’énonciation, rétablit l’actualité de 1872, positionne le curseur du côté de la réception. Le
journaliste décrit la confusion progressive des danseuses égyptiennes et algériennes. Si les
almées égyptiennes étaient apparues dans les textes de voyageurs dès la fin du XVIIIe siècle,
notamment dans le contexte de l’Expédition de Bonaparte, elles ont été rattrapées par leurs
homologues algériennes dès les débuts de la colonisation de l’Algérie. Les Algériennes auraient
« vulgarisé » cette « danse de l’Orient » exportée « sur nos théâtres608. » Pensons, par exemple,
aux « bals indigènes » auxquels assiste Théophile Gautier lors de son voyage en Algérie en

605
La critique de la modernisation est une constante dans les écrits viatiques de Théophile Gautier et l’un de ses
principaux engagements. On reviendra sur cet aspect dans la seconde partie de notre thèse. Référence ?
606
Charles Blanc est, selon Sarga Moussa, l’un de ceux qui a le plus développé le thème de « l’union des deux
mers », qui est aussi celui de l’Orient et l’Occident (« Suez 1869 : un cosmopolitisme eurocentré ? » dans Franck
Hofmann et Markus Messling (dir.), The Epoch of Universalim. 1789-1989, Berlin, De Gruyter, 2020, p. 85-191).
On peut également mentionner le discours prononcé par l’envoyé du pape, Monseigneur Bauer le 16 novembre
1869, célébrant le triomphe d’« un seul et même monde », qui a été repris dans un certain nombre d’articles et de
récits de voyage (voir notamment Vicomte de Savigny de Moncorps, Journal d’un voyage en Orient. 1869-1870.
Égypte-Syrie-Constantinople, Paris, Hachette, 1873, p. 12-13).
607
E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 170-171.
608
F. Pharaon, Le Caire et la Haute-Égypte, op. cit., p. 26. Déjà cité p.
188
1845. Il y rencontre « Baya, Kadoudja, et autres beautés célèbres du lieu609 », dont il dresse les
portraits dès 1851 dans la Revue de Paris610. Parallèlement, il livre des témoignages précieux
sur le développement des « exhibitions dansantes des races exotiques » en France, où « [c]e
genre de spectacle commence à se naturaliser611 ». En 1845, il décrit, dans La Presse, le
spectacle des « Moresques d’Alger » au Cirque-Olympique et donne un aperçu des attentes du
public : « De la gaze blanche à pois d’or et des caleçons de pêche, voilà comme le Parisien se
figure l’Almée612. » En 1867, il rendra compte pour Le Moniteur Universel d’un spectacle au
Théâtre-International de la troupe de la Smala, tout droit venue d’Alger. Quoique appuyé sur
sa propre expertise, son discours montre l’utilisation indifférenciée du terme d’« almée » pour
caractériser plus largement la danseuse orientale : « ces torsions de hanches, ces ondulations de
torse, […] cette pantomime langoureusement voluptueuse qui forment le fond de la danse des
almées613 ». L’imaginaire orientaliste se confond progressivement avec un imaginaire érotique
colonial. C’est cette ressemblance, ou cet amalgame, qui a, sans doute, détruit tout le « charme
de la nouveauté » et l’effet de découverte souhaité par les voyageurs.
À partir des nombreux travaux qui, au cours des dernières décennies, ont été consacrés
au sujet (Anne Décoret-Ahiha, Christelle Taraud, Pascal Blanchard ou encore Jean-François
Staszak), on sait en effet combien ces danseuses « orientales » font partie de la culture populaire
de la fin du siècle. Dans les années 1870, elles sont encore appelées « almées ». C’est sous ce

609
T. Gautier, Voyage pittoresque en Algérie, op. cit., p. 71. Vous pouvez citer le même volume (2016) des OC de
Champion où figure mon édition du Voyage en Égypge, couplé avec le Voyage en Algérie présenté par Véronique
Magri-Mourgues.
610
Il publie en 1851 et en 1852 « Les Aïssaoua » et « La Danse des Djinns » dans La Revue de Paris.
611
Théophile Gautier, « Début de danseuses moresques », article publié dans La Presse le 22 septembre 1845,
reproduit dans la section intitulée « L’Algérie vue de Paris » du Voyage pittoresque en Algérie, op. cit., p. 121.
612
Ibid., p. 122.
613
Théophile Gautier, « La Smala, danses moresques : les Aïssaouas », article publié dans Le Moniteur Universel
le 29 juillet 1867, reproduit dans la section intitulée « L’Algérie vue de Paris » du Voyage pittoresque en Algérie,
op. cit., p. 206.
189
nom que se produisent, par exemple, les danseuses
algériennes614 à l’affiche des Folies-Bergère en 1874.
Mais, déjà, le nom ne fait plus rêver, et c’est dans la
presse que se déconstruit ce fantasme vieux de près
d’un siècle. Le 21 février 1874, sa « mise à mort » est
proclamée dans le Journal amusant :

En fait de primeur théâtrale, faut-il rappeler le fiasco


gigantesque des malheureuses almées, si piteusement
exhibées aux Folies-Bergère ?
Orient, mystification colossale organisée par des poëtes
blagueurs, t’es-tu assez longtemps moqué du monde ?
Il faudra pourtant bien qu’on se décide à dire la vérité sur le
paradis de Mahomet, sur le climat enchanteur du pays du
soleil, et généralement sur toutes les mauvaises charges
avec lesquelles on nous berce depuis des temps
immémoriaux.
Les Parisiens ont vu ce qu’étaient les almées. Il y en a, à ce
qu’il paraît, de cent fois plus hideuses encore. Ces créatures Affiche de Jules Chéret, 1874.
idéalisées sont, la plupart du temps, de grosses dondons Paris, Bibliothèque Nationale de France.
ventrues, dont l’obésité se démène avec des bruits de floc
floc à faire soulever le cœur des plus endurcis615.

Il est une constante dans l’évolution du mythe des almées au cours du XIXe siècle : les tentatives
répétées et obstinées de démythification et de démystification. Impulsées par les voyageurs,
contraints de constater, sur le terrain, l’horrible vérité sur ces prêtresses de l’amour, elles se
renouvellent à domicile. Dans les salles de spectacle, les Français crient au mensonge face à
ces « malheureuses almées » – qui n’en sont pas vraiment. Les journaux s’offusquent d’avoir
été bernés par les mièvreries orientalistes et balayent d’un revers de main tous les fantasmes en
cours sur l’Orient, et sa prétendue sensualité. C’est dire à quel point l’almée incarne l’Orient
dans les esprits occidentaux. Désidéaliser les almées, c’est désacraliser l’Orient. Rien moins
qu’érotiques, dans un lieu pourtant réputé pour sa « pornographie “select616” », les spectacles
des almées aux Folies-Bergère sont perçus comme des exhibitions burlesques, voire grotesques.
Dans les années 1880, ces femmes sont devenues une véritable marchandise exotique, que l’on

614
C’est ainsi que les identifie un article du Temps présentant « les débuts des almées, arrivant d’Algérie, dans la
danse moresque » (« Spectacles et concerts », n°4681, 7 février 1874).
615
Pierre Véron, Le Journal amusant, n°912, 21 février 1874. Extrait cité dans Nathalie Coutelet, Étranges artistes
sur la scène des Folies-Bergère, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, « Théâtres du monde », 2015,
p. 143-234.
616
Voir Nathalie Coutelet, « Les Folies-Bergère : une pornographie “select” », Romantisme, 2014/1, n°163, p.
111-124.
190
exhibe notamment dans les Expositions universelles617. Parmi les danseuses de la célèbre « Rue
du Caire », reconstituée à l’occasion de l’Exposition de 1889, rares sont les almées égyptiennes.
C’est l’Algérie coloniale qui fournit la plupart de ces interprètes. Anne Décoret-Ahiha a bien
montré l’amalgame qui se produisait, dans ces spectacles coloniaux, entre « les danses du
Maghreb, du Proche et du Moyen-Orient618 », à l’image d’un « Orient » qui s’est élargi à
mesure que s’étendait l’Empire colonial français. De cette extension maximale est née
l’expression proprement occidentale de « danseuse du ventre619 », se substituant à celle
« d’almée » pour exprimer « l’idée d’une essence chorégraphique commune à tout l’Orient, et
à toutes les femmes orientales620 ». Aussi faut-il s’en remettre à l’opinion d’un
« contemporain » pour tenter de comprendre comment furent accueillies ces « danseuses du
ventre » dans la France des années 1880-1890. Dans la cinquième série de ses critiques
recueillies dans Les Contemporains, Jules Lemaître (1853-1914) s’interroge sur les « legs de
l’Exposition ». En 1892, il constate avec stupeur que « […] tous ces ventres algériens, tunisiens,
égyptiens et marocains, ces ventres d’almées et d’odalisques, de Zoras et de Fatmas, qui
déplaçaient en mesure leurs paquets d’entrailles à l’Esplanade et dans la rue du Caire, ces
ventres nous sont restés621. » Ces spectacles d’un nouveau genre laissent au critique dramatique
l’impression d’un ensemble foisonnant, où s’entrecroisent les Orients (maghrébin, égyptien,
turc), les tropes (l’almée et l’odalisque) et les figures emblématiques (la Zora et la Fatma). Le
tout est dompté par la force de la métonymie : ce « ventre » fédérateur qui impose l’idée, unique
et immuable, de la sensualité et de la matérialité « orientales ». Jules Lemaître s’inquiète de ces
traces indélébiles qui maculent le paysage français :

Ainsi la danse d’Orient nous envahit, et c’est pourquoi je ne crains pas de jeter le cri d’alarme, non en
moraliste (je sens trop mon indignité), mais en brave Occidental et en honnête Arya que je suis.

617
Parmi les nombreux travaux consacrés aux danseuses orientales des Expositions universelles, voir Anne
Décoret-Ahiha, Les Danses exotiques en France (1880-1940), Pantin, Centre National de la danse, « Recherches »,
vol. 5, 2014, Pascal Blanchard, « Le Maghreb et l’Orient en France. Un siècle de présence dans les expositions et
les exhibitions (1849-1937), dans Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Sandrine Lemaire (dir.), Zoos
humains et exhibitions coloniales : 150 ans d’inventions de l’Autre, Paris, La Découverte, 2011, p. 285-297, Jean-
François Staszak, « Danse exotique, danse érotique. Perspectives géographiques sur la mise en scène du corps de
l’Autre (XVIIIe-XXIe siècles) », Annales de géographie, n°660-661, 2008/2-3, p. 129-158.
618
Anne Décoret-Ahiha, Les danses exotiques en France (1880-1940), op. cit., p. 30.
619
Voir l’enquête rigoureusement menée par Ainsley Hawthorn sur l’origine et les implications de cette expression
(« La popularisation de la “danse du ventre”. Origine et diffusion d’un nom vulgaire », op. cit.).
620
Anne Décoret-Ahiha, Les danses exotiques en France (1880-1940), op. cit., p. 28.
621
Jules Lemaître, Les Contemporains. Études et portraits littéraires, Cinquième Série, Paris, H. Lecène et H.
Oudin, 1892, p. 117.
191
Cette invasion, si elle se poursuivait, serait déplorable. Notre danse est si supérieure à celle-là par la grâce,
par l’esprit, par la décence ! La danse de chez nous et celle de là-bas expriment bien réellement deux âmes
différentes et même contraires, deux races, deux civilisations622.

Usant d’une rhétorique nationaliste, et franchement raciste, le critique brandit son identité
d’Occidental et d’ « Arya » (ou Aryen). Cette réaction épidermique, largement normalisée dans
la presse, fait état de la doxa courante, largement influencée par les discours sur la civilisation
et les races623. De cet antagonisme irréductible, Lemaître tire une philosophie de la danse toute
personnelle :

Ces deux tableaux : une almée qui tortille ses hanches pour distraire un homme à turban étendu sur des
tapis et un couple de valseurs où la femme est enlacée par l’homme et tourne en s’appuyant sur lui sont
deux symboles des plus instructifs. Ils traduisent aux yeux, avec une clarté saisissante, les rapports sociaux
des deux sexes dans l’Orient et dans l’Occident624.

Il est intéressant de constater ici que lorsque la danseuse orientale est envisagée, avec une
certaine lucidité, comme un « symbole », elle retrouve significativement le nom d’« almée ». Commenté [BZ36]: SM :
[attention, vous donnez ici le sentiment d’adhérer au discours
Elle retrouve ici sa valeur de mythe séculaire pour incarner, au même titre que l’odalisque ou de Lemaître ; vous pourriez aussi suggérer l’aveuglement
complet du public et des critiques français, qui ne jugent les
la femme voilée, une image plus générale de la femme orientale. Dans ce système sémiotique « almées » qu’à l’aune des spectacles qu’ils créent eux-
mêmes : la danse du ventre n’est-elle pas aussi un art, avec
exploité avant l’heure par Jules Lemaître, elle est le vecteur d’une réflexion plus générale sur ses traditions propres, son esthétique, etc., qui perdurent peut-
être en Égypte et en Algérie, au-delà de sa dégradation sous
les rapports de sexe en Orient et en Occident. Le discours occidental sur « la femme orientale », forme de consommation exotique ?]

qu’elle soit temporairement incarnée par « l’odalisque », « la femme voilée » ou « l’almée »,


en fait une esclave de l’homme. À la fin du XIXe siècle, on aime encore à percevoir les femmes
orientales comme les victimes passives et soumises de ces bourreaux barbares que sont les
hommes orientaux. C’est une constante qui caractérise, tout au long du siècle, la représentation
que se font les Occidentaux des rapports de sexe en Orient. L’égalité des sexes est perçue
comme un indicateur civilisationnel, qui a vocation à valoriser un modèle occidental qui se
prétend plus égalitaire. L’altérité (la distance, la différence) s’impose résolument, au XIXe
siècle, comme un moyen de percevoir ailleurs, ce que l’on ignore chez soi.

L’Almée est un mythe, cela ne fait aucun doute. Dès lors qu’elle fait son apparition dans
les textes et les images, cette créature aux origines incertaines et aux multiples visages n’est

622
Ibid., p. 118.
623
Voir Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Longueils, Le Préambule, 1989. L’auteur ouvre le
chapitre 14, intitulé « La civilisation et les races », par une citation de Jules Lemaître, qu’il met en lien avec les
théoriciens de la race, tels que Renan, Le Bon ou Gobineau. Il montre notamment comment les Expositions
universelles sont l’un des lieux de diffusion et de popularisation de ces idées sur les races « inférieures ». Le
chapitre est disponible en ligne, sur le site Médias 19. https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-
discours-social/chapitre-14-la-civilisation-et-les-races Consulté le :
624
J. Lemaître, Les Contemporains, op. cit., p. 121.
192
plus l’‘âlima célèbre parmi les Égyptiens. La femme savante, instruite et talentueuse est
devenue une danseuse-prostituée, désormais placée sous le signe de l’érotisme et de la sexualité.
Le mythe n’est pas né en 1850, comme pourrait le suggérer le titre de ce chapitre. L’Almée est
née à la fin du XVIIIe siècle d’une querelle dont les tenants et les aboutissants révélaient déjà
ce qu’allait être son destin au siècle suivant – du fantasme à la démythification. Au XIXe siècle,
le débat n’a plus vraiment lieu au sein de la tradition viatique, il s’est déplacé. Désormais, le
récit de voyage, lui-même sans cesse taxé d’affabulation par le passé, est le lieu de la
démythification et de la démystification. Le fantasme s’est niché dans d’autres genres littéraires
(la poésie, par exemple) et a envahi la production iconographique (la peinture). D’où la
coexistence de deux temporalités dans la production orientaliste du XIXe siècle : si l’Almée
disparaît progressivement des textes viatiques, elle reste un thème pictural très populaire
jusqu’à la fin du siècle. Après avoir lu les textes de voyageurs et de voyageuses en Égypte, on
s’étonne de voir paraître jusque dans les années 1890 des toiles portant le titre d’« almées » sur
lesquelles des danseuses à moitié-nues se contorsionnent devant des hommes dans de
somptueux – mais désormais presque anachroniques625 – décors de harem.
Dans les textes viatiques, quoique souvent confondues avec les ghawazi ou avec de
simples prostituées, les almées sont des femmes bien « réelles ». La confrontation des
voyageurs européens à la brute « réalité » suscite d’âpres désillusions et impose la voie du
discours critique – et ce, bien au-delà de la diversité des voix et des regards (femmes, hommes,
écrivains, députés, journalistes, etc.). Le discours sur les almées est souvent le vecteur d’une
prise de position qui le dépasse, qu’elle soit politique (la critique du gouvernement égyptien)
ou idéologique. Il devient le lieu d’une stigmatisation de la différence et est lui-même souvent
déterminé par un discours sur la « race ». C’est sans doute ce qui explique ce phénomène de
« désexualisation » que l’on a constaté dans le corpus à partir des années 1850. Le moment-
Kuchiuk-Hanem est l’acmé, mais aussi le point de retournement de cet imaginaire. La diffusion
d’un racialisme populaire dans la seconde moitié du siècle est sans doute à l’origine de ce
mouvement de recul à l’égard du mythe de l’Almée, qui, malgré sa large diffusion, a mauvaise
presse dans les années 1870-1890. Le potentiel érotique qu’elle a visiblement perdu a été

625
Entre 1870 et 1900, l’abolition de l’esclavage dans l’Empire ottoman entraîne la disparition progressive des
harems. Certaines voyageuses témoignent de cette situation à la fin du siècle, c’est notamment le cas de Jehan
d’Ivray (1861-1940) dans Au cœur du harem (1911). Voir Élodie Gaden, « L’esclavage dans les harems d’Égypte,
abolition, résistance, survivance. Regards littéraires de Jehan d’Ivray. » dans Christiane Chaulet-Achour (dir.),
Esclavages et littératures. Représentations francophones, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres » n°133, 2016,
p. 57-70.
193
récupéré, depuis déjà depuis plusieurs années, par la figure de la Mauresque626 algérienne – qui
ne ressemble pas à Kuchiuk-Hanem, et n’est tout simplement pas une almée. Le phénomène
d’« hypersexualisation » décrit par les importants travaux des études postcoloniales627 relève
d’un imaginaire colonial, qui a sans aucun doute été influencé par les témoignages sur
l’Orient « ottoman », mais qui concerne surtout les territoires colonisés, où la sexualité s’est
imposée comme une forme de domination628.

Une vaste exploration de la production orientaliste du XIXe siècle amène à reconnaître


l’existence d’une idée de « la femme orientale », sous la forme d’un mythe, diffus et persistant,
qui s’est ancré dans l’imaginaire social et dans la conscience collective du siècle. L’Orient y est
lié, c’est indéniable, à la « féminité » – une féminité envahissante au point d’éclipser ou de
contaminer le masculin. Mais le concept abstrait, monolithique et immuable, ne saurait suffire
à écraser la pluralité et la diversité des figures que restitue le texte. Le récit de voyage est un
texte qui se lit en contexte ; les objets y évoluent avec leur temps. Il rend donc le lecteur sensible
à l’évolution et aux transformations de cet imaginaire féminin en fonction des préoccupations
spécifiques à chaque période du siècle. Chacune de ces figures est un « paradigme » qui
s’adapte aux impératifs dictés par l’actualité : elle est un moyen de dire quelque chose du
présent, en se positionnant par rapport au passé (à une certaine tradition viatique, par exemple)
ou en prenant part aux débats sur l’avenir (en termes politiques et idéologiques notamment). Ce
dispositif évolutif est donc résolument dialogique et prouve que, sous son apparente uniformité,

626
Dans la seconde partie de l’ouvrage Sexe, race & colonies, intitulée « Dominations 1830-1920 », Jean-Noël
Ferrié et Gilles Boëtsch, qui s’intéressent à la « lente fabrication du stéréotype de l’Orientale et de l’Oriental »
décrivent ce passage « de l’Almée à la Mauresque ». Ils expliquent cette transformation de l’imaginaire par deux
phénomènes : le contexte colonial (« L’Orient […] devient une partie de l’actualité européenne, ce qui devrait
impliquer une modification de l’imaginaire orientaliste, puisque l’exotisme et ses lois oniriques s’inscrivent
désormais dans l’univers législatif réel qui organise prosaïquement le monde colonial. » p. 210) et le
développement de la photographie, qui concurrence largement la peinture orientaliste et les figures qui lui sont
traditionnellement associées (Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Pascal
Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Christelle Taraud, Dominic Thomas (dir.), Paris, La Découverte, 2018,
p. 210-211).
627
Sur les représentations (textuelles et iconographiques) des femmes « indigènes » dans l’imaginaire colonial,
consulter la bibliographie finale. Ok pour ce type de renvoi ? Références trop nombreuses.
628
C’est ce qu’illustre parfaitement la fiction coloniale, et notamment deux nouvelles de Maupassant intitulées
Marroca (1882) et Allouma (1889), inspirées par les nombreux voyages de l’auteur en Algérie. Dans Marroca, le
narrateur entretient, au cours de son voyage en Algérie, une relation torride avec une jeune femme mariée à un
fonctionnaire français. Le narrateur d’Allouma rapporte, quant à lui, la liaison de M. Auballe, un colon installé
dans une ferme viticole, avec une jeune femme du Sud : « Puisque cette fille avait été jetée ainsi dans mes bras, je
la garderais, j’en ferai une sorte de maîtresse esclave, cachée dans le fond de ma maison, à la façon des femmes
des harems. Le jour où elle ne me plairait plus, il serait toujours facile de m’en défaire d’une façon quelconque,
car ces créatures-là, sur le sol africain, nous appartenaient presque corps et âme. » (dans La Main gauche, Paris,
Ollendorf, 1889, p. 93-96).
194
un imaginaire est la somme de discours et d’images, qui se superposent dans un vertigineux
dispositif intertextuel. Quoiqu’il participe sans aucun doute à sa diffusion, et même à sa
consolidation, le corpus viatique nous amène à percevoir « la femme orientale » comme un
concept-caméléon, protéiforme, évolutif et complexe, qui ne permet pas d’imposer une lecture
idéologique unique et permanente.
Cette enquête impose ainsi comme une évidence la nécessité de contextualiser les
discours pour en comprendre la complexité et en saisir les subtilités. Lu au prisme du genre,
l’orientalisme nécessitait la prise en compte d’une évolution déterminée par sa propre histoire,
mais également par l’histoire politique, sociale, culturelle et littéraire de la France du XIXe
siècle. Outre les résultats visibles de ce travail d’historicisation, il semble désormais important
de rétablir une logique géographique, et surtout culturelle, d’autant plus déterminante qu’elle
est intrinsèquement liée au voyage. La première partie de notre investigation a révélé la
puissance de ce phénomène de contamination réciproque des imaginaires qui nourrit le mythe,
se mouvant sans cesse, à la manière d’un satellite, d’un espace à un autre et d’une aire culturelle
à une autre. La figure de la femme voilée est un excellent exemple de la circulation d’un
symbole (le voile), souvent insensible à la cartographie et à ses variations culturelles et
cultuelles. Pourtant, ces trois premiers chapitres ont aussi déjà laissé percevoir ce besoin urgent
de spatialiser les imaginaires. À titre d’exemple, l’Odalisque, qui relève de l’imaginaire du
harem, relève d’univers turc, alors que l’Almée appartient, quant à elle, à un univers arabe et
plus précisément à la culture égyptienne. Cet effort de spatialisation va de pair avec une
recontextualisation culturelle, sociale et religieuse des discours des voyageurs européens sur la
condition féminine en Orient, et les rapports de sexe qui la définisse. Bien qu’elle ne puisse,
elle aussi, échapper à l’écueil de la taxinomie, une typologie plus fine permettra de complexifier
et de nuancer les grandes catégories genrées qui déterminent l’orientalisme du XIXe siècle.

195
DEUXIÈME PARTIE - LES IMAGINAIRES SPATIAUX ET
CULTURELS DU GENRE. CARTOGRAPHIE(S) VIATIQUES

196
« Quand on passe de Palestine en Syrie, on entre dans un monde nouveau, bien
différent de celui qu’on vient de parcourir : tout change à la fois, et la nature et les
hommes, et le présent et le passé, et les réflexions que font naître les institutions
contemporaines et les souvenirs que l’histoire éveille dans l’esprit. »
— Gabriel Charmes

Depuis une vingtaine d’années, de nombreux travaux en sciences humaines et sociales


ont mis en évidence la nécessité d’intégrer dans les études littéraires une dimension spatiale. Il
semble aujourd’hui très utile, voire nécessaire, d’aborder la littérature de voyage, dont l’une
des particularités génériques est de participer à la construction d’un imaginaire géographique,
à partir des apports de la géocritique629. Une approche géographique et culturelle des textes
permet en effet de rétablir la diversité des représentations du genre dans le corpus viatique du
XIXe siècle et de relativiser l’homogénéité et l’immuabilité des stéréotypes orientalistes.
La découverte de « l’Orient » se fait, au XIXe siècle, à travers un itinéraire qui implique
le passage de frontières spatiales et politiques, mais qui est surtout une expérience des frontières
culturelles, religieuses et sociales. L’Empire ottoman, dont les frontières politiques
déterminent, à quelques exceptions près, l’itinéraire traditionnel des voyageurs européens, est
un grand ensemble « patchwork » aux antipodes de « l’État-nation630 ». Il regroupe une
multitude d’États, intégrés au fil des conquêtes successives, et de peuples appartenant à des
ethnies et à des religions différentes. L’expérience effective de cette diversité donne lieu, dans
les textes viatiques, à la production d’une autre cartographie, où se dessinent de grands
ensembles qui sont autant de subdivisions de « l’Orient » et de sa « géographie imaginaire631 ».
Ils sont déterminés par des logiques transversales, qui peuvent être liées à un système politique
(l’« Orient ottoman »), à un peuple (l’« Orient arabe ») ou à une religion (l’« Orient chrétien »).
Ces formes de subdivision, ainsi que leur dénomination, apparaissent dans les textes et sont
elles-mêmes largement subdivisées. Explorant ces Orients qui se côtoient, s’opposent ou se
confondent, voyageurs et voyageuses découvrent des constructions du genre et des rapports de
sexe différents. Une véritable cartographie orientale des imaginaires genrés émerge du corpus
viatique, tout particulièrement entre les années 1830 et 1880. Au cours de cette période, c’est
la tradition viatique elle-même qui semble s’être transformée, pour se rendre plus disponible à
la découverte et à la rencontre – du moins le prétend-t-elle. En 1833, lors de la publication de

629
On se réfère ici tout particulièrement aux travaux de Michel Collot, voir Pour une géographie littéraire, Paris,
Corti, 2014.
630
R. Mantran, Histoire de l’Empire ottoman, op. cit., p. 161.
631
E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 103. Il s’agit du titre du deuxième chapitre de la première partie de
l’ouvrage : « La géographie imaginaire et ses représentations : orientaliser l’Oriental ».
197
sa Correspondance d’Orient, Michaud, en dépit même de sa posture d’historien et des
motivations premières de son voyage sur les traces des Croisés, prenait déjà le contre-pied des
premiers voyageurs du siècle :

[…] je respecte les antiquités ; les souvenirs des temps anciens me charment ; mais ma pensée se porte
volontiers sur le monde tel qu’il est, et tel que nous le voyons. J’aime mieux voir en face un Tartare ; un
osmanli, que l’effigie d’Alexandre et de César ; une simple conversation m’en apprend plus que les
inscriptions tracées sur le marbre ou l’airain ; en un mot, les figures que je rencontre dans ce pays, sont
pour moi comme des médailles vivantes que j’étudie avec prédilection632.

En 1884, au seuil de son Voyage en Palestine, Gabriel Charmes tient quant à lui à se définir
« ni [comme] un pèlerin ni [comme] un érudit », mais comme « un simple voyageur633 »,
passant d’un « monde » à un autre pour « en étudier les races, les mœurs, les institutions […] »,
et, ajoute-t-il, pour le « plaisir du voyage634 ». Déjà bien loin est la « foi romanesque et littéraire
des premières années de ce siècle635 » : le périple égocentré et passéiste de Chateaubriand ne
fait plus rêver. Cette nouvelle génération de voyageurs et de voyageuses préfère le présent au
passé, les hommes aux ruines, la rencontre curieuse à la contemplation érudite. Elle porte une
attention toute particulière à la découverte des mœurs, ainsi qu’à la prise en compte de leur
diversité et de leur relativité spatiale, culturelle, religieuse, ou encore sociale. C’est sans doute
sur ce point-là que s’illustre cette nouvelle tradition viatique, quoi qu’elle soit elle-même en
constante évolution au cours de cette cinquantaine d’années. Reste à savoir si cet effort de
« diversification » a pour effet de déplacer la conception du genre propre au discours
orientaliste. Ces témoignages parviennent-il à ouvrir la voie à une approche de type pré-
ethnographique des rapports de sexe en Orient ou la renforcent-ils, au contraire, en imposant
une vision globalisante apte à transcender les différences pour imposer la différence, entre
Orient et Occident ?

632
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. I, p. 227.
633
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine, Impressions et souvenirs, Paris, Calmann Lévy, 1884, p. II-III.
634
Ibid., p. 4.
635
Ibid., p. 5-6.
198
CHAPITRE 4 - L’« ORIENT OTTOMAN » : L’INSTITUTION DU HAREM EN
QUESTION

La fascination des Européens pour le harem n’est plus à prouver. Le premier chapitre
de notre thèse a bien montré comment les récits de voyage ont participé à la construction d’un
imaginaire proprement occidental du harem, constituant, à un moment de son histoire, le
paradigme de « l’orientalité ». Malgré la présence obsédante et envahissante des figures du
despote et de l’odalisque, le présent chapitre entend montrer que l’ensemble du corpus viatique
ne se limite pas, dans son approche du harem, à la diffusion d’un fantasme. Traversant différents
territoires de l’Empire ottoman, certaines voyageuses et quelques voyageurs parviennent à
accéder à une connaissance plus approfondie du système ottoman et de l’institution du harem,
elle-même plus complexe, hétérogène et évolutive qu’elle n’y semblait dans l’imaginaire
orientaliste de l’époque. Dans le vaste ensemble que constitue « l’Orient » au XIXe siècle,
restreindre le champ d’observation à « l’Orient ottoman » revient à adopter une logique
politique, qui est celle de l’empire : un pouvoir central avec ses lois, son administration et ses
institutions, et des provinces dont le degré d’ottomanisation est plus ou moins élevé. Parmi ces
dernières, ce sont principalement les provinces arabes que visitent les voyageurs de notre
corpus, et notamment l’Égypte. Malgré ses politiques indépendantistes, la dynastie de
Méhémet-Ali a gardé un lien culturel avec Constantinople. La structure de la famille dynastique
égyptienne repose sur le harem, et les harems des élites égyptiennes ressemblent fortement au
modèle du harem impérial636. Cette approche politique, par laquelle on s’intéresse avant tout à
un système et à ses institutions, exclut donc de parler exclusivement ici d’un « Orient turc »,
bien que les Turcs représentent une partie importante de la population de l’Empire ottoman,
dont la langue officielle est une forme de turc (mêlée d’arabe et de persan) et dont la dynastie
est partiellement de souche turque637.

636
Peu d’études ont été consacrées aux harems dans les provinces ottomanes. Voir les précisions données en
introduction dans Mary Roberts, Intimate Outsiders. The Harem in Ottoman and Orientalist Art and Travel
Literature, Durham/London, Duke University Press, 2007.
637
Robert Mantran explique que, malgré la forte empreinte de la culture turque dans l’Empire ottoman, on ne peut
parler d’un « Empire turc » : « En vertu d’une logique proprement impériale, le sultan n’estompe pas dans sa
titulature la diversité des royaumes réunis sous son sceptre. » De plus, « le haut personnel de l’armée et de
l’administration est en réalité des plus cosmopolites. Les souverains sont très peu occupés d’une quelconque pureté
raciale : ils prennent pour assurer leur progéniture des concubines de toute origine. » (Histoire de l’Empire
ottoman, op. cit., p. 163).
199
Quoi que n’échappant pas à quelques stéréotypes réducteurs, certains textes viatiques
parviennent à restituer la complexité du fonctionnement du harem ottoman, ainsi que sa
diversité. Ces témoignages permettent également de resituer l’institution dans son histoire, et
de prendre en compte son évolution entre 1830 et 1880, période qui correspond au temps des
Tanzimats – les réformes de modernisation et l’évolution de la situation politique de l’Empire
ont un impact réel sur les harems. Certaines idées reçues sont ainsi déplacées, modifiées, voire
déconstruites. Comment penser « la femme de harem » face à la diversité des princesses,
concubines et autres esclaves qui vivent dans l’enceinte du harem ? Peut-on vraiment tenir un
discours unique sur « le harem » qui porterait aussi bien sur le modèle impérial que sur les
innombrables harems de condition plus modeste ? Certains voyageurs, et a fortiori des
voyageuses, pourraient avoir eux-mêmes pressenti ce besoin urgent de diversifier, de relativiser
et de complexifier les imaginaires, qui est aujourd’hui l’un des principaux enjeux des études
sur l’orientalisme, et plus largement des études culturelles.

I. Sultanes, princesses et grandes dames : rencontres au sommet ?

La « manière dont le Grand Seigneur se gouverne dans la poursuite de ses amours638 »,


autrement dit les secrets les mieux gardés du palais impérial, sont bel et bien ce qui, depuis le
XVIe siècle, attire la curiosité des Européens – en témoigne Tavernier. Le palais impérial est
l’âme de l’empire, dont le sultan incarne l’autorité suprême. Le harem du souverain, qui est
toujours, en principe, le plus important par le nombre et le mieux protégé, figure ainsi
l’actualisation idéale de l’institution. Il n’est pas étonnant que ce modèle impérial ait structuré
et dominé l’imaginaire occidental du harem, écrasant la diversité géographique et sociale des
harems dans l’Empire ottoman. Il y a là un automatisme d’époque : le harem au sens où
l’entendent les Européens, celui dont ils rêvent, celui qu’ils décrivent ou tentent, en vain, de
pénétrer, est celui des souverains ottomans. On sait désormais à quel point, et pour quelles
raisons, la figure du sultan et l’univers du harem, antichambre du sérail, fascinent les Européens.
Quoique les informations qu’ils fournissent à leurs lecteurs soient souvent reconstituées à partir
de lectures et d’ouï-dire, les voyageurs des XVIIe et XVIIIe siècles ont prouvé leur intérêt
profond pour le fonctionnement du harem impérial. À titre d’exemple, Ignace Mouradja
d’Ohsson (1740-1807), fils de l’ancien consul de Suède à Smyrne élevé dans les milieux

638
J.-B. Tavernier, Nouvelle Relation de l’intérieur du Sérail du Grand Seigneur, op. cit., p. 227.
200
levantins et lui-même devenu premier interprète de la cour de Suède à Constantinople en 1782,
fait paraître en France, dès 1787, un Tableau général de l’Empire ottoman. Il y explique, avec
une précision plutôt inédite, le système de hiérarchie sur lequel repose l’institution du harem :

Tous les détails relatifs au Sérail, à la vie privée du monarque, aux sultanes et au harem impérial, ont été
recueillis, les uns par des officiers même de la maison du Sultan, et les autres par les filles esclaves du
harem. Plusieurs d’entre elles peuvent obtenir leur liberté après quelques années de service ; alors elles
quittent le Sérail pour être données en mariage à des officiers de la cour, qui les recherchent toujours avec
cet intérêt qu’inspire l’espoir de s’avancer par leur crédit et leurs sollicitations auprès des sultanes et des
dames dont elles sont les créatures. C’est par ces officiers, et par les femmes chrétiennes, qui ont les moyens
de se ménager un accès libre auprès d’elles, du moment qu’elles sont hors du Sérail, que j’ai rectifié les
idées fausses et erronées dont je me nourrissais moi-même sur tout ce qui concerne les sultanes, les dames
et le harem du Grand Seigneur639.

Les pages qui suivent, en effet, donnent des indications érudites sur les différentes positions
occupées par les femmes vivant au sein du harem, prenant soin de nommer, en turc, ces
différentes catégories. L’heure est à la rectification et à la précision. L’imaginaire du harem
n’échappe pas aux revendications démystifiantes qui, sous l’impulsion de Volney, font évoluer
le genre du récit de voyage à la fin du XVIIIe siècle. Cet intérêt pour le fonctionnement interne
du harem impérial survit au XIXe siècle, tant que les structures institutionnelles de l’Empire
ottoman se maintiennent. Quoique les harems des sultans restent impénétrables, les voyageurs
européens parviennent à obtenir, par des intermédiaires locaux, des informations précises.
Certaines voyageuses ont, quant à elles, l’opportunité de visiter des harems de la famille
impériale et des grands dignitaires de l’Empire. Ces discours et témoignages diffusent l’image
d’une institution dont l’ordre rigoureux repose sur une hiérarchie complexe, nécessitant de
prendre en compte la variété de ses figures, qui avaient été éclipsées par les mythes dominants.
La découverte de ce système modifie en profondeur l’imaginaire du harem et l’ouvre à des
images alternatives. Dans l’iconographie orientaliste, par exemple, les intérieurs de harem ne
figurent pas uniquement des odalisques nues et alanguies, mais également des architectures
complexes qui, à la manière des coupes de maisons parisiennes640, mettent en évidence
l’organisation sociale de l’espace. Telle est la vue de « l’intérieur d’une partie du harem du
Grand-Seigneur » que dessine Antoine Ignace Melling (1763-1831), dessinateur et architecte
de la sultane Hadidgé, sœur cadette du sultan Selim III, pendant près de dix-huit ans. Le dessin

639
Ignace Mouradja d’Ohsson, Tableau général de l’Empire ottoman [1787-1820], t. I, 1787, p. 5. Texte d’un
prospectus de réclame inséré dans le tome I. Cité d’après E. Peyraube, Le Harem des Lumières, op. cit., p. 54.
640
Voir par exemple le dessin de Bertall gravé par Lavieille, gravure publiée initialement dans Le Diable à Paris,
Paris et les Parisiens et reprise dans l’Illustration du 11 janvier 1845 sous le titre « Les cinq étages du monde
parisien ». Chaque étage a son propre décor, occupé par des personnages aux costumes bien distincts, qui incarnent
les différentes classes sociales et les étages qu’elles occupent respectivement dans les habitations parisiennes. Ce
dessin est couverture du roman de Georges Perec, La Vie mode d’emploi (1978).
201
paraît dans Voyage pittoresque de Constantinople et des rives du Bosphore en 1819,
accompagné d’une description très rigoureuse de la hiérarchie féminine au sein du harem :

Antoine Ignace Melling (1763-1831)


Intérieur d’une partie du harem du Grand-Seigneur
Gravé par Jean Duplessi-Bertaux (1750-1818), sous la direction de François-David Née (1732-1817)
Paru dans Voyage pittoresque de Constantinople et des rives du Bosphore, Paris, P. Didot, 1819.

1) Sultanes des Lumières : l’héritage de Lady Montagu

La « sultane » est peut-être aussi populaire auprès des Européens que « l’odalisque ».
Les termes employés, et les types qu’ils établissent, sont, autant pour la première que pour la
seconde, générateurs de confusions et d’amalgames. Bien qu’elle soit fondamentalement
hétérogène, la catégorie des « sultanes » peut se comprendre par opposition à une autre
catégorie d’habitantes du harem, qui est celle des femmes d’origine servile. Les sultanes ne sont
pas, comme pourrait le suggérer le parallèle avec les monarchies occidentales, les épouses des
sultans. Celles que l’on appelle les « épouses » du sultan – simplement par convention, car ce
sont en réalité des concubines –, sont des femmes d’origine servile qui se sont élevées dans la
hiérarchie du harem. À cet égard, le discours des voyageurs et des voyageuses est parfois
ambigu, employant à tort l’un ou l’autre de ces termes. Malgré les nombreuses possibilités
d’évolution offertes aux femmes d’origine servile (jusqu’à l’affranchissement), les sultanes se
trouvent au sommet de la hiérarchie du harem. Elles sont de naissance noble et font partie de la
famille impériale : ce sont les princesses, filles ou sœur d’un sultan ou d’un prince descendant
d’un sultan en ligne directe masculine. Seule la mère du sultan régnant, qui est une ancienne

202
esclave, porte exceptionnellement le titre de Validé-Sultane, ou Sultane-Mère. Elle a gravi tous
les échelons de la hiérarchie féminine et exerce son autorité sur l’ensemble des habitants du
harem. Princesses ou mères, ces « sultanes » sont des figures féminines du pouvoir, qui
remettent en question une « composante essentielle du harem occidental », à savoir le fantasme
de « la femme “muette”, passive intellectuellement autant que physiquement641 ».

L’iconographie orientaliste : puissantes et cérébrales

La figure de la « sultane » jouit d’une large visibilité dans l’imaginaire orientaliste du


e
XVIII siècle. Le siècle des Lumières, en vertu de ses propres aspirations philosophiques,
politiques et morales, lui a donné une place de premier plan dans l’univers du harem. Cet intérêt
pour ces femmes influentes – dont le pouvoir au sein du harem est éminemment politique –,
doit beaucoup à la légende sulfureuse de Roxelane, épouse de Soliman le Magnifique (qui régna
entre 1520 et 1566). Cette esclave ruthène qui avait gravi tous les échelons, parvenant à obtenir
ce qu’aucune n’avait encore obtenu (son mariage avec le sultan), et ayant abattu, à coups
d’intrigues meurtrières, tous les obstacles sur son chemin et sur celui de son fils, a déchaîné les
passions des Européens dès le XVIe siècle. Elle a inauguré ce que les historiens ottomans ont
appelé le « règne (ou « sultanat ») des femmes » à la cour ottomane, suivie de près par des
personnalités féminines telles que Kösem Sultane, grand-mère de Mehmed IV, et Khadîdje
Turhân, mère du sultan sortant, Ibrahim Ier, dont la lutte pour le pouvoir, en 1648, est restée
célèbre642. Outre le souvenir de Roxelane, qui est encore bien vivant au XVIIIe et au XIXe
siècles643, l’iconographie orientaliste abonde de ces sultanes, représentées dans des intérieurs
luxueux revêtues de costumes chatoyants – et bien plus couvrants que ceux auxquels a été
habitué le public français. Van Mour insère, parmi les quinze planches du recueil Ferriol (1714)
représentant des Ottomanes dans leur intérieur, un portrait de la « Sultane Asseki, ou Sultane

641
F. Mernissi, Le Harem et l’Occident, op. cit., p. 37. L’auteur s’étonne en effet qu’en « passant à l’Ouest », le
harem ait perdu son image de lieu de pouvoir, et qu’à titre d’exemple, la célèbre figure de conteuse des Mille et
Une Nuits, Schéhérazade, ait perdu sa cérébralité : « l’Occident […] a éliminé de sa version des Contes le message
politique et la sensualité cérébrale de la conteuse » (p. 77-78).
642
Sur le règne d’Ibrahim Ier (1640-1648) et les luttes d’influence au sein du harem, voir R. Mantran, Histoire de
l’Empire ottoman, op. cit., p. Sur le rôle politique joué par les femmes au sein du harem impérial, voir Leslie
Peirce, The Imperial Harem: Women and Sovereignty in the Ottoman Empire, Oxford, Oxford University Press,
1993.
643
À titre d’exemple, en 1780, le peintre autrichien Anton Hickel (1745-1798) peint « Roxelane et le sultan ». Un
peu moins d’un siècle plus tard, en 1859, la comtesse Dora d’Istria (1828-1888) ouvre le sixième livre de ses
Femmes en Orient consacré aux « Femmes turques » par un exposé sur « Les sultanes », où elle passe en revue les
plus célèbres femmes de l’histoire du harem impérial, en commençant par Roxelane (Dora d’Istria, Les Femmes
en Orient, Zurich, Meyer & Zeller, t. I, p. 443-452).
203
Reine ». Le regard franc et défiant de cette dernière, dont l’autorité est redoublée par le regard
de l’esclave qui se tient à ses côtés, est le signe de son pouvoir au sein du harem. Cet œil vif et
autoritaire se retrouvera, plus d’un siècle après, dans un tableau du peintre orientaliste allemand
Ferdinand Max Bredt (1860-1921) intitulé, sans doute par transposition du modèle
monarchique occidental, « La Reine du Harem ».

Jean-Baptiste Van Mour (1671-1737) Ferdinand Max Bredt (1860-1921)


« La Sultane Asseki, ou Sultane Reine » « La Reine du Harem » (date ?)
Gravure réhaussée de couleur Huile sur toile
Recueil Ferriol, Paris, 1714. Lieu de conservation ?
Paris, Bibliothèque nationale de France.

La fascination des artistes européens pour cette autorité et ce pouvoir spécifiquement féminins
a visiblement persisté dans le temps, et ce bien au-delà de la disparition historique de
l’institution du harem644. Parallèlement, d’autres images rendent justice, au cours du XVIIIe
siècle, à la « cérébralité » de la figure de la sultane, contrastant avec les innombrables portraits
sensuels des habitantes du harem. En 1746, François Boucher (1703-1770), qui avait lui-même
peint quelques années plus tôt sa célèbre « Odalisque brune », fait paraître, dans Mœurs et
Usages des Turcs, un dessin intitulé « La Sultane lisant ». L’exactitude ethnographique n’était

644
À vrai dire, elle s’est même renforcée avec la publication, après la fermeture des harems au début du XXe siècle,
des mémoires de femmes ayant vécu au sein du harem impérial. La plupart témoignent d’un ordre rigoureux qui
était censé préserver la « paix » au sein du harem en imposant aux habitantes un strict respect de la hiérarchie.
Voir notamment Leïla Hanoum, Le Harem impérial au XIXe siècle, Bruxelles, Éditions Complexe, 1991 ou les
textes réunis dans Brooke Douglas Scott, The Concubine, the Princess, and the Teacher: Voices from the Ottoman
Harem, Austin, University of Texas Press, 2008.
204
pas la préoccupation première de François Boucher, ni celle de Jean-Antoine Guer, qui, d’après
Emmanuelle Peyraube, n’ont jamais voyagé en Orient645.

François Boucher (1703-1770)


« La Sultane lisant »
Gravé par Claude-Augustin Duflos.
Paru dans Jean-Antoine Guer, Mœurs et Usages des Turcs (1746).

Cet aspect prouve en lui-même que l’imaginaire de la sultane, se distinguant par sa noblesse,
son pouvoir et son éducation présumés, n’est pas moins ancré dans les représentations du harem
des Lumières que celui de l’odalisque. Un attrait sans doute lié au fait que la sultane incarne la
plus haute sphère de la société ottomane – une élite sociale et politique dont la puissance suscite
une forme de curiosité admirative, et parfois encore craintive au XVIIIe siècle.

La littérature viatique : « née[s] et élevée[s] pour être reine[s]646 ».

Ces images alternatives du harem se retrouvent, si ce n’est qu’elles en émergent, dans


les relations de voyage du siècle. Outre les nombreux exposés des voyageurs rapportant les
informations obtenues sur la hiérarchie entre les femmes au sein du harem, on pense bien
entendu au témoignage inédit de Lady Montagu (1689-1762). Issue de la plus haute aristocratie
anglaise, elle a séjourné à Constantinople en 1717 auprès de son époux, Edward Wortley
Montagu, nommé ambassadeur extraordinaire de la couronne d’Angleterre. C’est en sa qualité
de femme de diplomate qu’elle a été introduite auprès des plus grandes dames de l’empire. Les
relations entre Ahmet III et les Occidentaux étaient, en 1717647, plutôt favorables à ces visites
protocolaires, qui étaient une manière de faire sa cour. Pénétrant dans les harems, Lady

645
E. Peyraube, Le Harem des Lumières, op. cit., p. 57.
646
Lettre à Lady Mar du 10 mars 1718, depuis Constantinople, dans Lettres : Lady Mary Montagu. L’islam au
péril des femmes. Une Anglaise en Turquie au XVIIIe siècle [1981], introduction, traduction et notes d’Anne-Marie
Moulin et Pierre Chuvin, Paris, La Découverte, « Littérature et voyages », 2001, p. 165.
647
En 1717, Lady Montagu ne découvre pas « la société ottomane traditionnelle, méfiante et fermée » d’antan,
mais une Turquie qui s’est ouverte aux influences occidentales. C’est ce que montre notamment le voyage à Paris
de Mehmet Efendi en 1720, où il a joué un rôle d’ambassadeur (voir l’introduction d’Anne-Marie Moulin et Pierre
Chuvin, ibid., p. 19-20).
205
Montagu a découvert la société des femmes ottomanes. Le témoignage unique qu’elle en a livré
est à l’origine de sa notoriété parmi les voyageurs de son siècle, et du siècle suivant. Elle était
consciente de l’aubaine que constituait ce privilège pour elle, qui avait déjà commencé à se
faire une place dans les milieux savants et lettrés de l’aristocratie londonienne. Elle s’en est en
effet ressaisi dans ses lettres, où elle n’a cessé de vanter la splendeur des plus prestigieux
harems. Elle y a dressé un tableau valorisant, qui modifie en profondeur l’image de la femme-
victime, prisonnière d’un mari tyrannique et polygame, qui circulait dans les textes de ses
contemporains. Même s’il n’est pas toujours évident d’identifier historiquement ces grandes
dames, elle raconte avoir fait la rencontre, à Andrinople, de la « femme du grand vizir », puis
celle de « la belle Fatima648 », femme du kâhkya (second officier de l’empire), qu’elle visitera
également dans son palais à Constantinople. Dans la capitale, elle se rend chez la
« sultane Hafiza649 », qui serait la veuve du dernier sultan Mustafa. Toutes sont décrites comme
des femmes d’une grande beauté. En outre, l’aristocrate britannique est sensible aux bonnes
manières de ces grandes dames « née[s] et élevée[s] pour être reine[s]650 ». La courtoisie est
une qualité qu’elle reconnaît à chacune d’entre elles. Le portrait de Fatima est tout
particulièrement élogieux, elle a « la politesse et la bonne éducation de la cour, avec un air qui
inspire à la fois respect et tendresse » et son « esprit » est « aussi attirant que sa beauté651 ».
Une constitution qui se conforme si parfaitement à l’idéal féminin de la voyageuse qu’elle en
vient à douter (à travers la voix de la dame grecque qui l’accompagne) de l’identité de son hôte :
« Ce n’est pas une Turque, elle doit être un peu chrétienne652. » Cette forme de projection et la
communion « universelle » qui semble s’établir entre Montagu et ces grandes dames sont
probablement liées à un sentiment d’appartenance sociale. La voyageuse est sensible à la
noblesse de ces femmes, dont l’une (Fatima) s’amuse en retour à l’appeler « uzelle sultanam,
“belle sultane653” ». Ces portraits élogieux s’accordent naturellement avec un discours
valorisant la vie au sein des harems. Il est intéressant de constater que le milieu social peut
remettre en question les stéréotypes orientalistes négatifs. C’est un argument que Lady Montagu
elle-même brandit face à ses potentiels détracteurs, à ceux qui pourraient lui reprocher d’avoir
produit « un récit considérablement embelli » et qui ne prendraient pas en compte le fait que

648
Lettre à Lady Mar du 18 avril 1877, depuis Andrinople, ibid., p. 162-167.
649
Lettre à Lady Mar du 10 mars 1718, depuis Constantinople, ibid., p. 186-193.
650
Ibid., p. 165.
651
Ibid., p. 192.
652
Ibid.
653
Ibid., p. 167.
206
« les différences de rang social donnent accès à des milieux plus élevés654 ». Les sultanes
seraient donc exemptes des griefs imputés aux autres femmes de harem. Une vie passée « en
visites, bains ou amusements agréables comme dépenser de l’argent et inventer de nouvelles
modes655 » est honorable dès lors qu’elle est légitimée par un rang social. À dire vrai, ce mode
d’existence est assez semblable à celui des aristocrates européennes656. Si Lady Montagu se
tend sans doute à elle-même un miroir flatteur, il reste que son témoignage véhicule une image
positive de cette élite ottomane féminine, qui entre en contraction avec les discours de l’époque
et forme ce que l’on peut appeler un « contre-cliché657 ».

2) Et princesses ottomanes : l’exemple de la comtesse de Gasparin

« Je pensai à Lady Montagu658. » confie Ida Saint-Elme à ses lectrices, alors qu’elle
s’apprête à visiter le harem d’un prince en Égypte. Depuis leur traduction en 1763, les lettres
turques de Montagu sont devenues une référence incontournable sur les harems, bien au-delà
de la société très restreinte que celle-ci avait eu le privilège de découvrir dans la capitale
ottomane. Ce brillant aperçu des hautes sphères de la société turque a inspiré les voyageuses du
XIXe siècle, plaçant peut-être la barre un peu trop haut pour éviter les déceptions. Beaucoup
s’attendaient à voir s’ouvrir devant elles les portes des plus grands palais impériaux, et même
celles du harem du sultan régnant – privilège que Montagu elle-même ne semblait pas avoir
eu659. À la fin des années 1860, la comtesse de Gasparin résume, avec une certaine lucidité et
une savoureuse autodérision, les présomptueuses déceptions de toute une génération de
voyageuses :

Depuis que nous sommes à Constantinople nous rêvons de harem. Nous en rêvions avant, et rien ne nous
semblait plus simple que d’entrer dans ces sanctuaires fermés aux voyageurs cela va de soi, mais ouverts
aux voyageuses. Nous pensions même (l’ignorance a de ces audaces), appuyées que nous étions par des

654
Ibid., p. 191.
655
Ibid., p. 207.
656
Selon Sarga Moussa dans « La part des voyageuses : le harem vu de l’intérieur », des « systèmes projectifs »
seraient à l’œuvre dans les textes de voyageuses, et notamment de Lady Montagu, où l’image euphorique du harem
« se met à ressembler étonnamment au modèle de la famille chrétienne » (dans La Relation orientale. Enquête sur
la communication dans les récits de voyage en Orient (1811-1861), Paris, Klincksieck, 1995, p. 177).
657
Ibid., p. 175.
658
I. Saint-Elme, La Contemporaine en Égypte, op. cit., t. IV, p. 201.
659
Il n’y a pas, dans les Lettres, de récit d’une éventuelle visite du harem du sultan régnant (Ahmet III). Dans la
lettre à Lady Bristol du 10 avril 1818, où Montagu annonce qu’elle a « cherché à voir du Sérail tout ce qu’on peut
voir », ne donne qu’une description de l’extérieur du palais du sultan (L’islam au péril des femmes, op. cit., p.
200).
207
recommandations puissantes, arriver jusqu’aux kadines du sultan Abd-ul-Aziz, et leur faire notre aslam. Il
a fallu décompter. Le harem du Padischah ne s’ouvre point660.

Depuis le début du siècle, toutes sont contraintes de se rendre à l’évidence : les portes du harem
du sultan leur resteront fermées. Certaines ont pu néanmoins, en raison de leur sexe et de leur
rang social, découvrir les harems des princesses, des grands seigneurs ou autres dignitaires de
l’empire, souvent conformes au modèle du « harem du Padischah ». Pour la plupart issues de
l’aristocratie661, ces voyageuses européennes y ont été personnellement invitées ou introduites
par des connaissances, de telle manière que s’est mis en place un réseau de sociabilité entre
dames de bonne société, nées de part et d’autre de la Méditerranée. À partir des années 1830,
les réformes à l’Européenne ont facilité la constitution de ces réseaux et
662
l’« institutionnalisation » des visites dans les harems de grandes dames . Sous l’effet du
« tourisme » féminin, qui connaît un large développement dans la seconde partie du siècle, se
produit un véritable phénomène de « mise en vitrine663 » des harems. À la suite de l’extrait cité
ci-dessus, Valérie de Gasparin décrit l’ampleur de ce phénomène d’un œil critique (sans doute
se sent-elle moins privilégiée !) :

On parle encore à Stamboul du sans-gêne déplacé de telle Franque admise dans l’intérieur des familles
osmanlis, de ces regards indiscrets promenés partout avec une audace moqueuse, de ce dédaigneux lorgnon
arrêté comme s’il se fût agi de quelque étalage de mode ou de quelque tableau vivant, sur des femmes qui
poussent très loin les douces vertus de la modestie. Charme ou hostilité, tout ce qui sort de l’âme parle la
langue universelle ; les dames turques ont saisi d’emblée l’outrecuidance du procédé ; si elles sont timides
et vite effarouchées, elles ont leur dignité qui marche de pair avec la retenue ; ce qui nous froisse les blesse,
elles se sentent nos cadettes mais nos pareilles, elles ont droit aux mêmes respects664.

La voyageuse suisse, qui a déjà l’expérience d’un premier voyage, appelle à des pratiques plus
respectueuses. Au nom de valeurs chrétiennes universalistes (« langue universelle »,
« dignité »), elle appelle ses consœurs à traiter les dames turques d’égal à égal. Qu’en est-il

660
[V. de Gasparin], À Constantinople, op. cit., p. 327.
661
Elles sont princesses (telles que Cristina di Belgiojoso et Dora D’Istria), comtesses (comme Madame de La
Ferté-Meun et Valérie de Gasparin), ou encore baronnes (à l’instar de Wolfradine de Minutoli). Sur les différents
profils de voyageuses, voir Bénédicte Monicat, Itinéraires de l’écriture au féminin. Voyageuses au 19e siècle,
Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1996.
662
Le harem du sultan est resté impénétrable, préservé comme le sanctuaire d’un ordre ancien nécessaire à la survie
de l’empire. Mais l’occidentalisation s’est faite ressentir dès lors que le sultan a abandonné l’ancien palais de
Topkapi pour celui de Dolmabahce (1853), plus « moderne ». Si le « sultan nouveau style » (R. Mantran, Histoire
de l’Empire ottoman, op. cit., p. 460) n’a pas ouvert les portes de son harem aux étrangères, Abdul-Aziz y a laissé
pénétrer certaines femmes ou filles de grands dignitaires de l’Empire (L. Hanoum, Le Harem impérial au XIXe
siècle, op. cit., p. XL).
663
Françoise Lapeyre, Quand les voyageuses découvraient l’esclavage, Payot & Rivages, 2011, p. 180.
664
[V. de Gasparin], À Constantinople, op. cit., p. 327-328. Toutes les références à ce passage renverront à cette
édition ; elles seront indiquées dans le texte.
208
donc dans ses propres textes ? Quelle image véhicule-t-elle, plus d’un siècle après Lady
Montagu, de cette élite ottomane féminine ?

« Une haute et puissante dame665»

Gasparin fait partie des voyageuses européennes qui ont eu l’opportunité, de par leurs
relations ou celles de leur époux666, d’être introduites dans plusieurs grands harems. De ses
deux récits de voyage ressort un effet de « mise en série » des visites qui est particulièrement
intéressant. Cette galerie de harems commence dans le Journal d’un voyage au Levant en mars
1848 par la visite que rend la voyageuse à « une haute et puissante dame667 » du Caire. Ce
premier récit a une valeur programmatique : il lui permet d’imposer une approche personnelle
de la traditionnelle visite au harem. Le temps n’est plus à l’émerveillement et à la reconstruction
d’un univers féérique digne des Mille et Une Nuits, c’est désormais l’expérience vécue (« Il
faut, pour se représenter la tristesse de cette cage dorée, il faut y avoir passé trois heures. »
p. 452) et le témoignage (« Le soir. – Pendant que mes impressions ont leur vivacité, je les jette
ici. » p. 450) qui priment. Pour cela, la voyageuse entend bien déconstruire certaines idées
reçues : « Je voudrais bien que les auteurs qui rêvent et qui nous font rêver de houris, eussent
assisté à notre visite ; ils auraient bâillé comme nous n’osions le faire ni les unes ni les autres. »
(p. 453) Elle dialogue évidemment avec les représentations dominantes qui circulent dans les
textes de ses contemporains, mais également avec l’intertexte de Montagu, qui, rappelons-le,
avait quitté le harem de la belle Fatima « croy[ant] avoir passé quelques instants au paradis de
Mahomet668 ». À Constantinople, quelques années plus tard, elle sait combien franchir les
portes du harem amène à faire l’expérience de cette redoutable frontière entre rêve et réalité :
« Nous sommes dans un monde oriental, un calme incomparable nous pénètre, une idéale région
s’est tout à coup avoisinée, volontiers nous resterions sur le seuil, craintives, comme si un pas
de plus allait faire évanouir le rêve. » (p. 329) Quelle est donc cette réalité qu’entend révéler
Gasparin à ses lecteurs, restés sur le seuil ? Son discours est-il aussi différent qu’elle le prétend
de celui de ses prédécesseurs et contemporains ?

665
[V. de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, op. cit. t. II, p. 443.
666
Les introductrices que nomme Gasparin sont des dames européennes, qui servent d’intermédiaires et illustrent
la mise en place effective d’un « réseau ». On peut citer l’exemple de Mme Benedetti, femme du consul de
France qui l’introduit dans le premier harem qu’elle visite au Caire, ou celui de lady Bulwer qui lui permet d’entrer
dans le palais de Kiamil Pacha à Constantinople.
667
[V. de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, op. cit. t. II, p. 443. Toutes les références à ce passage
renverront à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.
668
Lettre à Lady Mar du 18 avril 1717 traduite dans L’islam au péril des femmes, op. cit., p. 167.
209
La première visite est déceptive : ce qui en ressort, comme l’avait annoncé l’ironie
mordante de la voyageuse, c’est un long bâillement. La « maîtresse de la maison » (p. 451), qui
fait pourtant partie de cette prestigieuse catégorie des « femmes des harems de distinction »
(p. 452) ou « femmes d’un rang élevé » (p. 456), n’a rien de la beauté, de la courtoisie et de la
finesse d’esprit de la charmante Fatima décrite naguère par Montagu. Elle est « petite » et
« marche avec peine en se balançant fortement sur les hanches » (p. 451). La voyageuse préfère
visiblement le silence à la conversation creuse de la dame du logis. Elle en arrive à la conclusion
que « ces têtes sonnent creux » (p. 456). Amère désillusion, par laquelle Gasparin balaye d’un
revers de main le mythe de la sultane éclairée, l’accablant des mêmes stéréotypes que ceux
associés, par les voyageurs de son temps, aux odalisques. L’inanité de la conversation, et le
terrible ennui que son hôtesse lui inspire, l’amènent d’ailleurs à reporter son regard sur les
esclaves de la maison, qu’elle prend en pitié. L’« étonnement » (p. 459) et la déception que
procure à la voyageuse cette première visite nous amènent à penser que, comme certains de ses
contemporains, Gasparin s’attaque à l’imaginaire euphorique du harem dont elle dresse un
tableau désenchanté. Ce n’est pas faux, mais les visites successives prouvent que Valérie de
Gasparin, le plus souvent portée par une sensibilité accrue, s’est ouverte à la diversité des
rencontres, éprouvant une certaine admiration pour ces grandes dames. Les développements sur
la condition sociale de ces « femmes de distinction » et « dames de haut rang » ne manquent
pas : « La dame qui nous reçoit si bien, d’un rang supérieur à celui de son mari, exerce dans
son harem une domination absolue. » (p. 456) explique-t-elle lors de sa première visite au Caire.

La « grande » et la « petite » princesses

Par la suite, elle a l’opportunité de découvrir les harems des filles du vice-roi d’Égypte.
Le portrait de la « grande princesse », fille aînée de Méhémet-Ali, ne déçoit pas. Très vite, la
voyageuse focalise son attention sur le regard de la princesse :

Ses yeux sont les plus perçants que j’aie vus, elle les arrête immobiles, investigateurs sur ses interlocutrices,
son regard plonge jusqu’au fond de la pensée, il analyse toute la personne. Nous autres d’Europe, qui ne
sommes pas accoutumées à être fixées ainsi, nous ne savons que faire de nos yeux. Pour moi, je jette les
miens partout, pourvu que j’échappe à cet œil noir qui me trouble malgré moi. (p. 462)

L’œil de la princesse (tout comme l’œil perçant de la sultane des toiles orientalistes) semble
exprimer à lui seul sa noblesse et son autorité, au point d’« intimider » la comtesse européenne.
Animée d’un tel regard, la tête de la princesse ne peut « sonner creux » ! La conversation qui
suit est animée, et le texte reproduit un dialogue en bonne et due forme : il donne voix à la

210
princesse. Et la voyageuse de conclure : « […] on reconnaît chez elle un esprit ouvert, qui s’est
mêlé des affaires ; toutes les péripéties de l’existence de son père se sont déroulées devant elle.
– Elle ressemble, dit-on, à Méhémet […]. » (p. 463) La fille porte l’image du père et, outre la
noblesse du sang, elle a hérité d’une conscience politique, la plaçant aux côtés des femmes
puissantes qui peuplent l’imaginaire du harem depuis le XVIe siècle. Les palais des princesses
ont souvent attiré l’attention des voyageurs et des voyageuses. Ils s’étonnaient de l’inversion
de la hiérarchie entre les sexes dans le mariage et décrivaient avec insistance « l’empire
souverain669 » de ces femmes. Leur rang noble et leur autorité exceptionnelle forcent
visiblement le respect de Gasparin, qui donne assez de crédit à leur parole pour la
« reproduire ».
« Mardi. 7 mars 1848. Encore un harem […]. » (p. 475) : la comtesse enchaîne les
visites, qui structurent, sous la forme de micro-récits, son Journal. La rencontre de la « petite
princesse », fille cadette du vice-roi, se déroule en deux temps et a la particularité de créer un
effet de continuité entre les deux récits de voyage. Gasparin lui rend visite une première fois au
Caire, où celle-ci vit dans l’attente de son époux Kiamil Pacha, qui aurait alors accompagné le
vice-roi dans un de ses déplacements. La deuxième rencontre se déroule en 1866 à
Constantinople, où la princesse a rejoint son époux après plusieurs années de séparation. Le
portrait que dresse Gasparin de cette jeune princesse contraste avec celui de son aînée.
Ses « beaux yeux » ont « une expression de douceur charmante » (p. 475). La conversation
entre les deux femmes porte surtout sur l’absence de l’époux, et la tristesse de la jeune femme
touche la voyageuse : « Durant tout notre entretient la princesse se montre simple, naïve, triste
de l’absence de son mari qu’elle aime avec une vive tendresse. » (p. 477) Quand l’aînée est
forte et autoritaire, la cadette est sensible et pénétrée de sentiments que partage la comtesse : la
galerie des harems est aussi une galerie de portraits. À Constantinople, le récit de la visite est
d’abord une scène de retrouvailles, où s’exprime le tendre attachement de la voyageuse pour
cette jeune femme : « C’est bien elle, c’est bien la fille de Méhémet […]. Ce visage expressif,
plus changeant que l’onde, cette ingénuité que tempère la dignité royale je les

669
On cite ici la notice jointe aux planches de Melling dans le Voyage pittoresque de Constantinople et des rives
du Bosphore (1819). En tant que dessinateur et architecte de la sœur cadette du sultan Selim III, Melling a pu
obtenir des informations précieuses sur l’organisation des palais des princesses. D’emblée la notice corrige l’« idée
trop absolue du mépris qu’ont les Musulmans pour les femmes, et de la captivité dans laquelle ils les retiennent »
en affirmant que « chacune d’elles [les princesses] exerce dans son harem particulier un empire souverain » (Paris,
Treuttel et Würtz, 1819, p. 64). Parmi les voyageuses, on peut citer le chapitre que consacre Olympe Audouard
aux « Maris des Sultanes » dans Les mystères du sérail et des harems turcs (Paris, Dentu, 1863) ou encore l’exposé
de la baronne Durand de Fontmagne sur la « tyrannie des princesses à l’égard de leurs maris » dans Un séjour à
l’ambassade de France à Constantinople sous le Second Empire (Paris, Plon, 1902, p. 153).
211
reconnais. » (p. 330) La séquence est construite sur la volonté de la narratrice de traduire une
forme de communion universelle entre femmes. Pour cela, elle évoque différentes formes de
communication. Le début de la scène est dominé par « le silence », la princesse est « plongée
dans une contemplation muette » (p. 331). La narratrice se ressaisit de ce silence pour donner
une certaine profondeur psychologique au personnage. Suggérant un lien établi entre les deux
femmes à travers le regard, elle conte son histoire personnelle avec empathie et interprète ses
pensées les plus intimes :

Privée d’enfants, expatriée, regrettant aux rives du Bosphore el Mussr el Kaïra, la belle et la glorieuse, elle
songe, se ressouvient, s’absorbe, et comme nous habitons le pays de la sincérité, telle elle est, telle elle se
laisse voir. Nulle contrainte, pas plus dans l’expression que dans l’attitude ; chaque pensée se reflète sur
son visage, chaque sensation y jette son ombre, pareille à l’aile de l’oiseau sur le miroir du lac. (p. 333)

Si mes lèvres sont muettes au moins mes yeux prendront une voix. T’ont-ils dit ce que j’éprouvais ? As-tu
compris que nous t’aimions ? On les entend toujours les palpitations de la tendresse humaine. Quelque
chose de notre sympathie lui est parvenue car elle prend ma main ; elle arrête sur mes yeux ce regard
étonnant […]. (p. 336)

Gasparin dresse, sur l’unique base de son interprétation, le portrait touchant d’une jeune femme
abîmée dans sa tristesse et rongée de l’intérieur par son ennui. Elle se prend de pitié pour la
jeune princesse. À la communication non-verbale, par le regard et le toucher, se substitue
finalement la conversation. La narratrice restitue un dialogue polyphonique, auquel prennent
part les amies de la princesse. Malkam, Zoraïde, ou encore Fatime : elle fait entendre, de
manière plutôt exceptionnelle, la voix de ces hanums670. La conversation porte sur le mariage,
et c’est toujours la même tonalité pathétique qui domine. Le discours rapporté donne davantage
de crédit à ce portrait des femmes musulmanes comme épouses contraintes, contrastant avec la
« liberté » de la voyageuse et le bonheur que celle-ci semble éprouver dans son propre couple.
Sans doute y a -t-il, de sa part, un véritable effort de compréhension vis-à-vis de ces femmes,
mais celui-ci est souvent dépassé par ses émotions et convictions personnelles – cette forme
d’ethnocentrisme confine parfois au prosélytisme : « Pauvres alaïks, tout n’est pas fini. Vous
avez une âme, et Dieu le sait bien. Dans la nuit du harem Jésus veille sur vous ; pas un de vos
soupirs n’échappe à son oreille attentive ; pas un cœur en tout l’univers, ne lui dérobe ses
tristesses. » (p. 354) Le désir de communion et l’universalisme de la comtesse, quoique
sincères, semblent quelquefois dépassés par un désir de rendre l’autre conforme à son propre
modèle et à ses propres convictions religieuses. À cet égard, au cours des nombreuses visites

670
Sur cette question voir Sarga Moussa, « Dialogues dans les harems : aux frontières de la communication (à
propos du Journal d’un voyage au Levant de la comtesse de Gasparin) », dans Maroussia Ahmed, Corinne
Alexandre-Garner et al. (dir.), Migrations/Translations, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2015,
p. 501-509.
212
de harems, la communion n’a jamais été aussi forte que lorsqu’en Égypte la voyageuse s’est
rendue dans un harem cophte en deuil :

Cette douleur me pénètre, mais j’ai peine à me l’expliquer avec les relations musulmanes. Cela renverse
toutes les impressions que j’ai reçues, toutes les idées que je me suis faites.
Nous causons tristement ; je voudrais bien parler à cette âme affligée du Christ qui a porté nos langueurs ;
comment l’oser ? […]
— Vous êtes chrétiennes ?
— Dieu merci !...
Tout est expliqué : je comprends ces larmes, je comprends ces regrets d’une intime union brisée ! Nous
exprimons avec liberté nos espérances. (p. 488-490)

Le discours et la posture de la comtesse suisse sont complexes. Au cœur du XIXe siècle,


son cas est emblématique d’une tradition qui courent depuis le XVIIIe siècle (les Lettres de
Montagu) et qui persistera jusqu’au début du XXe siècle (prenons pour repère la parution tardive
du Séjour à l’ambassade de France à Constantinople de la baronne Durand de Fontmagne, en
1902). Ces visites protocolaires entre dames de la haute société ont souvent pour effet de
renforcer la différence culturelle, et religieuse. Valérie de Gasparin s’illustre néanmoins par une
approche bien personnelle, sans aucun doute animée par de bons et sincères sentiments, qui
favorise la « rencontre ». Ses textes sont une galerie de portraits féminins, où chacune de ses
hôtesses est considérée comme singulière (pour son histoire personnelle, sa personnalité) et
vient se heurter à l’écrasante uniformité du type de « la femme orientale ». Tel qu’il a été hérité
des Lumières, l’imaginaire de « la sultane » lui-même est enrichi par cette approche bien plus
sensible, où la princesse, admirée pour la noblesse de son sang et l’autorité de son rang, est
aussi et surtout une femme.

II. Esclaves et concubines, le harem en noir et blanc

Mais à quel bazar irons-nous ? Sera-ce à celui des esclaves ? car, malgré les progrès de la civilisation
ottomane, aux portes de l’Europe se fait encore la traite noire et blanche.
— Émile Barrault

Les princesses et grandes dames ottomanes sont bien représentées dans le corpus
viatique féminin du XIXe siècle, qui renvoie parfois même l’écho de leurs voix. Il est néanmoins
plutôt rare que celles-ci n’y figurent pas accompagnées de leurs esclaves, souvent tapies dans
l’ombre et réduites au silence. Quelquefois ces grandes dames elles-mêmes sont d’anciennes
esclaves blanches affranchies. Le harem est le lieu de toutes les servitudes. C’est en cela qu’il
intéresse, fascine ou divise les Européens. Nul besoin d’expliquer trop longuement que cet
intérêt est directement lié à l’actualité politique de la France abolitionniste du XIXe siècle : la
213
loi du 4 mars 1831 sur l’abolition de la traite négrière au sein de l’Empire colonial a entériné la
condamnation morale de l’esclavage, et le décret d’abolition a été signé le 27 avril 1848. Bien
moins consensuelle est, parmi les Européens, la question de l’esclavage oriental671, qui
problématise systématiquement le discours sur le harem dans les textes viatiques de la période.
La traite orientale, qui connaît son apogée au XIXe siècle, est à l’origine du système du harem
et a donc un rôle socioculturel important. Le harem du sultan, alors même qu’il n’est peuplé
que d’esclaves, assure la reproduction des dynasties au pouvoir. Sur ce modèle, « Mahomet
permett[ant] de vivre avec les femmes qu’on achète comme avec celles qu’on épouse672 », tous
les grands harems de l’Empire ottoman s’approvisionnent en esclaves. Malgré les divers décrets
impériaux réglementant, dans le contexte des réformes de modernisation, la pratique de
l’esclavage673, la traite des femmes a continué dans la société élitaire ottomane jusqu’à la
disparition des harems. Le système esclavagiste du harem est complexe et implique la prise en
compte d’une diversité d’expériences, de situations et de modes d’asservissement674,
déterminés par les origines géographiques, ethniques ou raciales des esclaves. Certaines sont
issues de la traite blanche (originaires du Caucase), d’autres de la traite noire (en provenance
d’Afrique). De cet esclavage « multiethnique » et « multicouleur675 » découle une « ontologie »
et un fonctionnement spécifiques au harem.
Le chapitre des femmes esclaves, à la différence de celui des grandes dames, n’est pas
exclusivement réservé aux voyageuses qui ont accès aux harems. Les voyageurs peuvent les
observer à l’occasion de la traditionnelle visite du marché aux esclaves, à laquelle s’adonnent,
a contrario, peu de femmes européennes. Il s’agit donc d’un topos plutôt masculin, qui porte
sur un lieu extérieur, où le commerce se déroule, la plupart du temps, entre hommes. Dans ces
bazars aux esclaves, situés principalement dans les grands centres urbains (Constantinople, le

671
Voir Daniel Lançon et Sarga Moussa (dir.), L’esclavage oriental et africain au regard des littératures, des arts
et de l’histoire (XVIIIe-XXe siècles) Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2019. L’ouvrage propose une « étude de
l’esclavage oriental et africain au miroir des représentations littéraires et artistiques à l’époque des mouvements
abolitionnistes » (p. 10). C’est cette question de « l’esclavage d’Orient vu d’Occident » qui nous intéresse tout
particulièrement ici.
672
J. Michaud et J. Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. III, p. 64.
673
D’après Ehud R. Toledano, la politique de l’Empire ottoman concernant l’esclavage doit être analysée dans le
contexte des réformes du XIXe siècle. C’est sous l’influence des Européens, et notamment de la Grande-Bretagne,
que les autorités ottomanes ferment les marchés aux esclaves en 1847 et interdisent, en 1857, la traite d’esclaves
africains, qui sera progressivement éradiquée jusqu’à la chute de l’Empire (« L’asservissement dans les sociétés
ottomanes et musulmanes : histoire, discours, et orientations contemporaines », trad. fr. Diane Gagneret, dans D.
Lançon et S. Moussa (dir.), L’esclavage oriental et africain, op. cit., p. 25-48).
674
Ibid., p. 27-29.
675
Sur la diversité des couleurs de l’esclavage méditerranéen, voir Bernard Lewis, Race et esclavage au Proche
Orient [1990], trad. de l’anglais. par Rose Saint-James, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires »,
1993.
214
Caire), les voyageurs européens découvrent plusieurs catégories de femmes esclaves destinées
à des fonctions différentes au sein du harem. Il s’agit d’une autre approche du harem,
déterminée par un espace (extérieur) et une temporalité (en amont) qui lui sont propres et
viennent compléter le point de vue « intérieur676 » des voyageuses. La variété des regards et des
postures impose la prise en compte de réactions diverses et de positionnements divergents.

1) La traite blanche : « douceur » de l’esclavage des concubines

La traite blanche sonne comme un oxymore aux oreilles des sociétés européennes
modernes dont l’histoire récente est étroitement liée à l’esclavagisme. L’esclavage
transatlantique avait bien fixé les couleurs dans les esprits : le Blanc est esclavagiste et le Noir
est esclave. La traite se faisait à sens unique. Dans l’Empire ottoman, au XIXe siècle, des
hommes orientaux et musulmans achètent des femmes blanches, européennes et chrétiennes
pour en faire leurs esclaves, leurs concubines et parfois leurs épouses. De toute évidence, ce
fait historique se heurte aux valeurs de l’Europe moderne, héritière de l’humanisme et de
l’abolitionnisme des Lumières, et aux ambitions de l’Europe impérialiste, convaincue de sa
supériorité civilisationnelle. Pourtant, les récits de voyageurs européens en Orient ne
contiennent pas tous une condamnation stricte et unanime du fonctionnement esclavagiste sur
lequel repose le harem ottoman. Ce discours « alternatif » sur l’esclavage est apparu pour la
première fois dans les Lettres de Lady Montagu. Celle-ci y avait révélé les douceurs de
l’esclavage « domestique » (les esclaves au service des sultanes faisaient partie des fastes du
harem et n’étaient, d’après elle, rien de moins que des servantes) et de l’esclavage « sexuel »
(les « belles esclaves » circassiennes destinées « aux plaisirs de leurs illustres époux » étaient
« élevées avec le plus grand soin » et jamais les maîtres « n’abus[ai]ent de leur autorité vis-à-
vis d’elle677 »). Quoique sans doute plus « radical » dans sa prise de position en faveur de
l’esclavage oriental, le discours de Montagu contenait déjà en germe une posture qui allait
largement être exploitée par les voyageurs du siècle suivant :

Vous vous attendez sans doute à recevoir quelques détails sur les esclaves, et vous me croirez devenue
moitié Turque, quand vous me verrez en parler sans cette horreur avec laquelle les autres chrétiens ont

676
Mary Roberts utilise l’expression « intimate outsiders » pour caractériser la posture des voyageuses
européennes en Orient (Intimate Outsiders. The Harem in Ottoman and Orientalist Art and Travel Literature,
Durham and London, Duke Univeristy Press, 2007).
677
Lettre à du (L’islam au péril des femmes, op. cit., p. ). Extraits cités dans F. Lapeyre, Quand les voyageuses
découvraient l’esclavage, op. cit., p. 15.
215
déclamé avant moi sur cet objet ; mais je suis obligée de rendre hommage à l’humanité que les Turcs ont
pour ces pauvres créatures678 […].

Femme de lettres déjà accomplie, elle avait conscience de prendre le contre-pied de ses
contemporains, du moins de la doxa religieuse (« chrétienne ») à l’égard de l’esclavage. Ce qui
nous intéresse tout particulièrement, c’est la façon dont Montagu s’est construit un ethos qui
légitimait ce discours iconoclaste. La revalorisation de l’esclavage était justifiée par une forme
de philanthropie et d’effort de « compréhension » de l’autre dans sa différence. Une forme de
« décentrement » revendiqué avant l’heure, qui amusait la voyageuse britannique, s’imaginant
elle-même passer pour « moitié Turque » auprès de ses coreligionnaires. Françoise Lapeyre a
repéré un « effet Montagu679 » dans le positionnement en faveur de l’esclavage de certaines
voyageuses du siècle suivant issues de l’aristocratie européenne : Élisabeth Craven, Julie
Pardoe, Mme Chantre ou encore la baronne Durand de Fontmagne. L’une des particularités de
leur discours est de « légitimer », souvent par analogie avec une situation familière, toutes les
formes d’asservissement, de la servitude domestique au concubinage, lui-même fréquemment
confondu avec le mariage680.

Michaud : l’« empire » des Circassiennes

On trouve dans notre corpus, féminin et masculin, certaines traces de cet « effet-
Montagu » mais légèrement altérées par l’actualité politique du XIXe siècle abolitionniste. Le
contexte est en effet bien différent : à partir de 1830, la condamnation morale de l’esclavage
s’est généralisée dans la société française et le combat antiesclavagiste arrive bientôt à son
terme. À l’inverse, dans les capitales ottomanes, les Turcs autorisent désormais « aux chrétiens
comme aux Musulmans681 » l’accès aux « bazars des esclaves682 ». Michaud visite le marché

678
Lettre à du Ibid., p. 17-18.
679
Ibid., p. 55.
680
C’est également ce que met en évidence Daniel Lançon dans « Le harem des voyageuses et des résidentes : un
Ailleurs radical » : « La récurrence du terme “famille” pour désigner différentes situations de sujétion et de
coercition est assez saisissante. » (dans Daniel Lançon (dir.), Les Français en Égypte. De l’Orient romantique aux
modernités arabes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, « Littérature Hors Frontière », 2015, p. 119)
681
L’information est donnée par Michaud en ouverture de la lettre consacrée aux « Bazars des esclaves »
(Correspondance d’Orient, op. cit., t. II, p. 391). Toutes les références renvoient à cette lettre (p. 391-405) et à la
suivante (p. 406-414), elles seront indiquées dans le texte.
682
La visite du marché aux esclaves est un topos bien plus ancien : Roger Botte a rassemblé plus de 103 textes de
voyageurs européens ou américains ayant visité les bazars égyptiens entre le VIIe siècle et 1850. Officiellement,
les marchés aux esclaves seront interdits à partir de 1847, mais les autorités ottomanes fermeront les yeux pendant
de longues années sur ceux qui sont restés ouverts et les Européens continueront à les visiter. Voir Roger Botte,
« Des européens au marché aux esclaves : stade suprême de l’exotisme ? Égypte, première moitié du
XIXe siècle », Journal des africanistes [En ligne], 86-2, 2016.
216
de Constantinople en septembre 1830. La lettre qu’il lui consacre donne le ton dès les premières
lignes : « […] de toutes les misères qu’on peut voir à Stamboul, il n’y en a point dont la vue
puisse affliger davantage un Européen » (p. 391). C’est bien en « Européen », conscient de sa
« responsabilité morale683 », qu’il compte, comme certains de ses prédécesseurs684, retracer
« les images qui ont attristé [s]es regards » (p. 392). Le discours misérabiliste et la rhétorique
larmoyante sont de rigueur : décrivant longuement les « femmes enfermées dans les loges
grillées » (p. 393), Michaud n’y échappe pas. Sa plume ironique n’épargne ni les vendeurs, ni
les acheteurs, et s’amuse des « contrastes perpétuels qu’on observe dans les mœurs des
Turcs » : « […] vous savez que les coutumes musulmanes ne permettent pas de regarder une
femme en face ; ici la vue du beau sexe n’est plus interdite ; la beauté n’y a point de voile ; des
hommes de toute condition, de tout âge, viennent marchander des esclaves. » (p. 395) Il décrit
le marché aux esclaves comme une forme d’hétérotopie685 musulmane, obéissant à des règles
dont le caractère « dérogatoire » est, soit dit en passant, ce qui rend possible la présence des
Européens.
Le ton change lorsque l’attention de Michaud se porte sur les esclaves blanches,
originaires de Circassie. Celles-ci sont vendues dans un quartier séparé (à « Tophana » ou Top-
Hané) et ne sont pas directement visibles, « enfermées dans des maisons du voisinage »
(p. 397). Dès lors se substitue à la description sensationnaliste un exposé qui se veut plus
« érudit » sur « ces beautés de la Circassie », vendues « trente ou quarante mille piastres, ce
qui, en langue de bazar, voulait dire qu’elles étaient des perfections » (p. 397). Le discours
cache à peine la curiosité que suscite chez le voyageur européen la réputation de ces femmes
esclaves. Dans un café de Tophana, Michaud fait la rencontre d’un marchand d’esclaves
circassiennes « plus communicatif que les autres » (p. 398), auquel il fait part de sa « grande
curiosité pour tout ce qui a rapport au singulier commerce qu’il fait » (p. 399). Profitant du
crédit apporté à son discours par cette rencontre « interculturelle », Michaud fournit un certain
nombre d’informations sur les Circassiennes. Il explique que celles-ci sont vendues dès leur
plus jeune âge par des parents pauvres « persuadés qu’[elles] doivent avoir une destinée

http://journals.openedition.org/africanistes/5061
683
Notion utilisée par Claude Pichois pour caractériser la posture de Nerval (du moins sous l’une de ses formes)
vis-à-vis de l’esclavage oriental (notes au Voyage en Orient de Nerval, op.cit., p. 874).
684
On pense, par exemple, à Renoüard de Bussierre dans ses Lettres sur l’Orient (1829) : « J’en ai vu bien assez,
je jurai de ne jamais retourner au marché des esclaves, et je rentrai chez moi, maudissant l’espèce humaine, dont
les cruautés surpassent celle des animaux les plus féroces. » (op. cit, t. I, p. 310)
685
On emprunte le concept à Michel Foucault, présenté dans une conférence prononcée en 1967 et intitulée « Des
espaces autres », qui a été publiée sous la forme d’un article dans l’ouvrage posthume Dits et écrits.
217
brillante » (p. 400) au sein des harems de l’élite ottomane. C’est en effet cette dernière question
qui intéresse tout particulièrement le voyageur, fasciné, tout autant que ses contemporains, par
l’univers du harem686 : « J’ai pris des informations sur la manière dont on élevait les esclaves
circassiennes. » (p. 401) Il explique que celles-ci sont reçues dans des maisons d’éducation, à
peu près semblables à « nos pensionnats de jeunes demoiselles », où on leur enseigne, entre
autres, le Coran et la langue turque. Par la suite, certaines d’entre elles deviennent, au sein du
sérail du Sultan, de grands personnages et « tiennent véritablement les rênes de l’empire »
(p. 402). Dès lors, le discours sur l’esclavage est moins véhément, le mot lui-même a tendance
à disparaître derrière ceux de « famille » ou de « foyer ». Dans la lettre qui suit, Michaud prend
soin, en sa qualité d’historien, de distinguer « l’esclavage dans l’empire des Osmanlis et dans
une grande partie de l’Orient » de « ce qu’il était chez les anciens Grecs et chez les Romains »
et de « ce qu’il est encore dans plusieurs de nos colonies d’Amérique » (p. 406). Celui-ci est
envisagé différemment parce qu’il a un rôle socioculturel et garantit, de ce fait, une condition
« moins sévère qu’elle ne l’a jamais été dans aucun autre pays » (p. 407) aux individus asservis.
Pour le comprendre, Michaud montre qu’il est lui-même contraint de faire preuve de
« décentrement » : « La servitude chez les Turcs n’est insupportable que pour les chrétiens qui
restent fidèles à leur religion ; les esclaves musulmans sont efficacement protégés par la
croyance religieuse et par les mœurs du pays. » (p. 407) L’éducation et les perspectives
d’évolution687 des Circassiennes au sein de la « famille » ottomane l’amènent à revoir ses
positions :

Que vous dirai-je des femmes esclaves et surtout des Circassiennes ? à quelle famille n’ont-elles pas donné
des enfants, à commencer par la famille impériale ? Dans quel harem n’ont-elles pas dominé et ne
dominent-elles pas encore ? Quel empire n’exercent-elles pas dans l’état et dans les foyers domestiques des
Osmanlis ? (p. 408-409)

Cette transgression des frontières sociales (par la promotion, et parfois


l’affranchissement, des concubines), mais également ethniques et « raciales » (par le

686
Il décrit de manière assez précise le fonctionnement du harem impérial : il précise que « les chefs de l’Empire
ne se marient jamais », et que « le titre d’épouse est inconnu au sérail », ce sont les esclaves qui sont destinées à
« perpétuer la famille impériale » (p. 410). La loi interdisant de réduire en esclavage une musulmane, les « femmes
sont pour les Osmanlis une production exotique qu’on fait venir de loin, que la guerre faisait abonder et qui devient
plus rare dans la paix ; aujourd’hui les bazars ne sont plus approvisionnés que par la Circassie et quelques pays
d’Afrique. » (p. 411)
687
La progression au sein du harem était un moyen d’affranchissement pour les femmes esclaves. Une esclave qui
mettait au monde l’enfant d’un maître, et a fortiori du sultan, accédait au statut juridique de « mère d’un enfant »,
elle ne pouvait plus être vendue et était affranchie (Ehud R. Toledano, « L’asservissement dans les sociétés
ottomanes et musulmanes », op. cit., p. 28).
218
métissage688), interpelle les voyageurs européens issus de sociétés où la notion de « pureté » est
fondamentale. C’est surtout sur ce dernier point que se manifeste le « désaccord » de Michaud,
son effort de « compréhension » étant rattrapé par ses convictions personnelles. Il n’est pas
étonnant que, lui qui a toujours fréquenté de près ou de loin les milieux royalistes, perçoive ce
mode d’esclavage comme un « désordre » ayant « dénaturé » la famille, le mariage et, par
extension, la « société » et la « patrie » (p. 410). La polygamie et le concubinage, ainsi que
l’absence de déterminisme social et le métissage « racial », posent toutes sortes de difficultés
dont les répercussions sont politiques : reproduction des dynasties et problèmes de succession,
impossibilité du jeu des alliances, ou encore égalité689 des chances et hiérarchie instable. Au
fond, les objections de Michaud à l’esclavage oriental sont bien plus politiques – le despotisme
ottoman est dans le viseur – que morales690.

Du Camp : « elles seront sultanes691 »

Une vingtaine d’années après Michaud, Maxime Du Camp relate, dans ses Souvenirs et
paysages d’Orient (1848), sa visite du bazar des esclaves (« Awret-Bazari »), à la recherche des
Circassiennes. Sa quête est déceptive : « Mon costume français m’interdit l’entrée des salles
particulières, je suis réduit à me promener dans la cour ; elle est occupée par cinq ou six groupes
de jeunes Abyssiniennes. » (p. 172-173) Alors qu’il est sur le point de rebrousser chemin, il
voit sortir d’une des chambres, comme une apparition, « une enfant de dix à onze ans » (p. 174).
Le portrait attendrissant de cette « fort jolie » enfant contraste avec la présence d’un « vieux
Turc » qui l’examine à la manière d’une bête de foire : « Il la fit respirer, lui tâta la tête et les
jambes, lui examina les dents, l’apprécia à peu près comme en Europe on fait d’un cheval. »
(p. 174) Tout prête à penser que le voyageur européen se prépare à condamner fermement cette
scène esclavagiste, d’autant plus violente qu’elle implique une enfant. Après avoir offert des

688
Rappelons la hantise du métissage et la peur de de la dégénérescence raciale dans les idéologies esclavagistes
et colonialistes de l’époque. De fait, les voyageurs européens décrivent, avec la sensation de formuler un paradoxe,
l’hybridité des lignées impériales, les sultans descendant eux-mêmes, pour la plupart, d’esclaves blanches.
Quelques lignes plus loin, Michaud s’interroge : « […] je me demande quelquefois jusqu’où doit aller la parenté
des sultans du côté des femmes, et si les successeurs d’Osman ne pourraient pas être appelés aussi les fils de la
pluie, les fils des nuées. » (p. 410)
689
« De ce désordre, ou plutôt de cette absence de la famille est née chez les Osmanlis une égalité insouciante,
triste et sauvage, qui exclut l’esprit d’émulation et les sentiments généreux, avec laquelle il n’y a ni gloire, ni
société, ni patrie. » (p. 410)
690
« Les esclaves que le despotisme favorise, que la famille reçoit dans son sein, sont en Turquie comme ces
plantes parasites qui se mêlent à la moisson et lui dérobent les sucs de la terre et les rosées du ciel. » (p. 410)
691
M. Du Camp, Souvenirs et paysages d’Orient, op. cit., p. 175-176. Toutes les références renvoient à ce passage
(p. 172-176) et seront indiquées dans le texte.
219
« bonbons » à sa toute nouvelle acquisition, le « vieux Turc » devient le « bon musulman »,
non sans une légère ironie de la part du narrateur qui conclut cette séquence narrative de la
façon suivante : « […] j’appris que c’était une petite Circassienne, et qu’elle avait été vendue
dix-huit cents francs. » (p. 175) Du Camp se lance alors dans une série d’explications sur la
traite des Circassiennes :

L’empereur de Russie apporte toutes sortes d’entraves à la vente des Circassiennes ; et c’est là, dit-on, un
des principaux motifs de la guerre que les peuplades du Caucase soutiennent opiniâtrement contre lui. Les
Circassiens nourrissent, élèvent leurs filles dans le seul but d’aller les vendre à Constantinople ; et moi, qui
ne pense pas que la polygamie soit un cas pendable, j’estime qu’ils font fort bien, dans l’intérêt même de
leurs enfants. En effet, quelle vie mèneront-elles dans leurs montagnes ? Demi-nues, rongées de vermine,
brûlant au soleil ou gelant sous la neige ; battues par leurs pères, battues par leurs maris ; faisant des enfants
aussi misérables qu’elles, laides et vieilles avant l’âge, elles mourront une nuit d’hiver, sans feu dans leur
cabane, et les loups de la montagne disperseront leurs os. Vendues à Constantinople, elles sont certaines
d’être achetées par des hommes riches, car leur prix est toujours élevé ; elles seront sultanes, elles habiteront
un beau harem, chaud l’hiver et frais l’été ; des esclaves les serviront à genoux, elles seront peut-être la
favorite du maître, leurs enfants grandiront riches et heureux sous leurs yeux ; elles passeront leur vie
nonchalante à se teindre les ongles, à peigneur leurs longues chevelures, à danser avec leurs compagnes, à
revêtir des habits de soie, à faire damner les eunuques et à manger des grenades vermeilles avec des aiguilles
d’or. (p. 175-176)

La posture de Du Camp est ouvertement subversive et il ne fait aucun doute qu’il dialogue non
seulement avec les autres textes viatiques, mais encore avec le discours dominant sur
l’esclavage – rappelons qu’il publie en 1848. Sa prise de partie renverse totalement le discours
misérabiliste attendu : la vente des jeunes filles, signe de l’affection et de la prévenance des
parents, serait le seul moyen, pour elles, d’échapper à leur destinée tragique. Sur cette base, le
narrateur se construit un ethos empathique et « compréhensif » qui contribue en réalité à
l’essentialisation des Circassiens, ces misérables montagnards sauvages et violents. Dans ce
tableau en clair-obscur s’oppose, aux montagnes circassiennes, la capitale ottomane, synonyme
de promotion sociale. Les pauvres esclaves s’y élèveront par le rang (elles seront sultanes, rien
moins que ça !), le lieu de vie (« un beau harem ») et même le pouvoir d’asservir à leur tour.
Cette idéalisation de la vie au harem repose sur une conception traditionnelle de la féminité, en
l’occurrence perçue ici par un homme : séduction, joies de la maternité et plaisirs de l’oisiveté.
L’effet-Montagu, et dirions-nous même l’effet-Mille et Une Nuits, est intact. Percevant
l’esclavage comme une forme d’ascension sociale et prenant ouvertement partie pour la
polygamie, le discours de Du Camp est provocateur, mais celui-ci n’en semble pas moins
sincèrement convaincu de la force de cette institution. En note, il précise : « Depuis que ces
lignes sont écrites, le bazar des esclaves a été supprimé à Constantinople. Voir la Presse du 10
et du 25 février 1847. Il me paraît impossible qu’il ne soit pas rétabli d’ici à peu. » (p. 176)

220
Gasparin : « je connais peu de sorts plus misérables que le sien692 »

Quoique para-doxale, cette prise de position est celle de nombreuses voyageuses du


693
siècle qui louent la promotion sociale des femmes694 au sein du harem. Une fois de plus,
parmi ce concert de voix optimistes (et à vrai dire idéalistes), la comtesse de Gasparin fait
entendre sa voix dissonante. En 1848, l’écho de ce discours résonne entre les lignes du Journal
d’un voyage au Levant. En voici quelques exemples :

– Venez nous dire que l’esclavage est doux en Orient, qu’on y regarde l’esclave comme un enfant de la
famille, que la liberté lui fait peur ; je crois tout cela ; mais le droit, mais l’honneur, mais les séparations,
mais les assassinats qui tachent de sang l’origine de tout esclavage695 !

– Après cela, plus l’esclavage est doux, plus il est difficile d’en faire comprendre l’énormité696.

Quant au bonheur des esclaves, il est sans doute très réel… Je ne sais cependant si les jeunes filles qui,
déshonorées, maltraitées par les marchands, se jettent dans le Nil à la descente ; je ne sais si ces infortunées
créatures le sentent bien697.

C’est aux défenseurs des « douceurs » de l’esclavage oriental que s’adresse directement Valérie
de Gasparin, dont on connaît l’engagement personnel pour l’abolition de l’esclavage698. Portée
par son universalisme chrétien, la comtesse protestante s’oppose frontalement à cette distinction
entre les différentes formes historiques et « géographiques » d’esclavage qui avaient permis à
certain.e.s de construire leur argumentaire en faveur de la traite orientale. L’un des aspects du

692
[V. de Gasparin], À Constantinople, op. cit., p. 250-251.
693
Daniel Lançon parle d’un « puissant discours d’euphémisation de l’esclavage » (p. 117) et cite les exemples
très convaincants de Sophia Poole et, à la fin du siècle, de Jehan d’Ivray (« Esclave aujourd’hui, grande dame
demain, qui pourrait hésiter devant l’émerveillement d’une telle espérance ? » p. 119) et Eugénie Brun (« […]
presque toujours vous trouverez l’esclave blanche devenue femme du monde » p. 120). (« Le harem des
voyageuses et des résidentes : un Ailleurs radical », op. cit.)
694
À ce sujet, il faut aussi mentionner la promotion sociale de certains jeunes garçons esclaves (certains originaires
de Circassie) dont peu de textes font mention. Michaud parle de ces « jeunes garçons, qui reçoivent une éducation
distinguée », dont « plusieurs sont élevés au sérail du Sultan » et s’élèvent parfois au rang de conseillers
(Correspondance d’Orient, op. cit., t. II, p. 402). Barrault, quant à lui, évoque l’existence d’un « harem mâle » qui
contribuerait à « l’avancement dans l’armée ottomane » sous-entendant ici une forme d’esclavage sexuel des
jeunes garçons (Occident et Orient, op. cit., p. 324). Robert Mantran explique que le noyau de l’armée ottomane,
le haut commandement militaire et les cadres du régime étaient souvent de jeunes esclaves chrétiens, devenus
musulmans et affranchis une fois entrés dans la carrière. L’intrusion de certains esclaves du souverain dans les
rouages de l’État était aussi courante, tout cela expliquant l’extrême diversité ethnique de la classe dirigeante de
l’Empire (Histoire de l’Empire ottoman, op. cit., p. 168).
695
[V. de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. II, p. 39.
696
Ibid., p. 250.
697
Ibid., p. 251.
698
Voir Sarga Moussa, « Tristes harems. L’exemple de la comtesse de Gasparin (À Constantinople, 1867) au
regard de la tradition des voyageuses en Orient », Viatica [En ligne], n°HS2, 2018. https://revues-
msh.uca.fr:443/viatica/index.php?id=1011 Des informations précises sont données dans cet article sur
l’engagement de la comtesse auprès de son époux, Agénor de Gasparin, qui a publié plusieurs ouvrages engagés,
mais également sur ses propres actions, telles que la traduction, en 1883, de l’ouvrage autobiographique d’un
ancien esclave américain.
221
« discours anti-esclavagiste genré699 » de Gasparin porte sur la question de la promotion sociale
des femmes esclaves au sein du harem. Cette question apparaît plus clairement dans le
deuxième récit publié en 1867, à une période où l’actualité des problématiques genrées en
France700 et la publication des textes de certaines voyageuses de « tendance féministe701 »
contribuent probablement à la faire « réagir ».
La possibilité donnée aux femmes esclaves de s’élever dans la hiérarchie du harem n’est
absolument pas, selon elle, une opportunité salutaire, mais un grand malheur : « Si des
perspectives dont rien ne borne l’ambition s’ouvrent devant l’odaliq, si les plus hautes fortunes
miroitent devant elles, je connais peu de sorts plus misérables que le sien702. » Le premier
argument avancé par la narratrice se situe sur le plan « psychologique », et confirme son profil
de voyageuse sensible et empathique : « […] un Effendi célibataire peut remplir son harem
d’esclaves, d’odaliqs (c’est le mot technique), et dès lors se faire épouser, devient pour celles-
ci l’unique pensée de la vie entière. » (p. 250) L’élévation au sein de la hiérarchie féminine
devient pour ces femmes esclaves une obsession de l’ordre de ce que la psychopathologie du
XIXe siècle appelait une « monomanie703 » – et que nous appellerions sans doute aujourd’hui
une « idée fixe ». L’ambition, qui « est ici le seul côté par où l’âme s’échappe, par où elle prenne
possession de sa destinée, par où, brisant la servitude, elle saisisse la liberté » (p. 252), nuit à la
santé mentale de ces jeunes femmes enfermées. L’ambition fait naître la rivalité et inspire des
sentiments vils : « […] que de ruses alors, afin de se maintenir en faveur, que de défilés obscurs
pour arriver au cœur de l’Effendi, que d’attentats au besoin pour garder une souveraineté si
chèrement achetée ! Ne plus être esclave, toutes les facultés, tout le génie de l’odaliq tendent à
un tel but. » (p. 251) En outre, ces perspectives d’évolution sociale, et surtout
d’affranchissement, sont illusoires selon la comtesse suisse. Même lorsqu’elle pense avoir
atteint le sommet de la hiérarchie, odalisque reste « esclave de la femme légitime, de la reine

699
Ibid.
700
Les historien.ne.s du féminisme s’entendent pour situer la première vague du féminisme français dans les années
1860, au moment où l’assouplissement de la censure sous le Second Empire permet à l’opposition libérale et
républicaine de mieux s’imposer. Les nouvelles voix du féminisme se font entendre, on pense notamment à André
Léo (1824-1900) et Marie Deraismes (1828-1894). Voir Michèle Riot-Sarcey, « 1860-1918 : la longue marche du
féminisme », dans Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, « Repères », 2015, p. 49-69.
701
On pense à Cristina de Belgiojoso, qui a publié en 1858 (Asie mineure et Syrie. Souvenirs de voyage), à Olympe
Audouard, en 1863 (Les Mystères du sérail et des harems turcs) et en 1864 (Les Mystères de l’Égypte dévoilés),
ou encore à Adèle Hommaire de Hell, en 1865 (De Constantinople à Trieste).
702
[V. de Gasparin], À Constantinople, op. cit., p. 250-251. Toutes les références renvoient à ce passage (p. 249-
253), elles seront indiquées dans le texte.
703
L’ouvrage de référence est, à l’époque, celui du psychiatre Jean-Étienne Esquirol, Des maladies mentales
(1838).
222
absolue du harem, soumise à ses volontés, sans recours contre elle » (p. 251). Jamais elle ne
quitte sa condition d’esclave, même lorsqu’elle se réjouit d’avoir obtenu les faveurs du maître :

[…] un jour peut venir, où de l’éblouissement de ses triomphes, du faîte de ses félicités, cette reine du cœur
de l’Effendi, cette maîtresse des odaliqs ses compagnes, redevenue esclave parce qu’elle a cessé de plaire,
se voit rabattue dans la poussière, servante de celles qui la servaient à genoux, chassée des lieux qui la
connurent heureuse, brisée, en un mot, comme le jouet dont un enfant capricieux s’est fatigué. (p. 250)

Le triomphe est fragile, éphémère, illusoire. Pour le prouver, la narratrice a recours, comme il
est courant dans les textes de voyageuses, à une historiette en forme d’exemplum :

Une Circassienne qu’avait distinguée le fils d’un des plus hauts personnages de Stamboul et que la maternité
devait rendre épouse légitime, à l’instant même où la mort lui enlevait brusquement son bien-aimé n’avait
qu’un cri : — Je vais redevenir esclave ! — Les femmes du harem la suivaient, s’efforçant de calmer sa
douleur, mais elle, les cheveux épars, la tunique déchirée, courant d’une chambre à l’autre les bras levés et
la tête renversée : — J’étais votre reine, disait-elle, pleurez sur moi, me voici pareille à l’une de vous !
N’accusez pas le cœur, il pouvait battre, maudissez l’esclavage qui l’a tué. (p. 251)

La faute est imputée à l’esclavage, dont ces jeunes femmes sont les victimes. Leurs cœurs ont
été « stérilisés par la servitude » (p. 251), qui est une « perversion des sentiments naturels à la
femme » (p. 252). Son positionnement moral ne reproche pas à ces femmes d’avoir des « vices
d’esclave704 », il condamne une institution. En outre, ses reproches sont adressés à tous ceux de
ses compatriotes qui légitiment cet esclavage en euphémisant sa gravité et sa dureté.
La condition et la destinée des femmes esclaves au sein du harem suscite, parmi les
voyageuses et les voyageurs européens, un débat qui fait résonner l’actualité de la France du
Second Empire, préoccupée par des questions telles que celles de l’ascension sociale ou de
l’émancipation des femmes. Dans le corpus viatique, les prises de position sont divergentes et
surtout complexes : entre valorisation d’une forme d’« égalité » des chances favorisée par un
système moins soumis aux déterminismes « sociaux », et dénonciation d’une hiérarchie
coercitive et illusoire qui a pour unique effet de renforcer la souveraineté absolue du maître. Ce
débat a tendance à faire oublier que ce système en lui-même repose sur une forme de sélection
préalable, qui est de nature ethnique et « raciale ». L’intérêt porté à la situation des concubines,
un statut qui, en règle générale, n’était envisageable que pour les esclaves blanches, exclut la
prise en compte des autres formes, et surtout des autres « couleurs » de la servitude au sein du
harem.

704
L’argumentaire de la comtesse de Gasparin, s’il prend le parti de l’empathie et de la compassion, n’en véhicule
pas moins des stéréotypes orientalistes sur la vie au sein du harem, tels que celui de la rivalité jalouse et cruelle
entre les concubines ou encore le motif de la favorite déchue (voir par exemple le tableau de Fernand Cormon
(1845-1924), daté de 1870, qui porte ce titre).
223
2) La traite noire : idéologie et esthétique

« Nous traversons quelques salons remplis d’esclaves. – La princesse en a plus de cent


blanches, sans compter les noires705. », précise la comtesse de Gasparin lorsqu’elle entre dans
le harem de la grande princesse au Caire. Lors de la traditionnelle visite de harem, la présence
des esclaves noires est souvent passée sous silence par les voyageuses706. Lorsque leur présence
est mentionnée, elles ne sont presque jamais individualisées et toujours décrites comme
silencieuses : elles font partie du décor du harem et sont le signe de la puissance de leur
maîtresse. Ces esclaves noires font partie du personnel subalterne d’origine africaine707 du
harem, elles assurent le service privé des dames, concubines et autres esclaves blanches
propulsées à un rang supérieur. Gasparin, particulièrement sensibilisée à la cause des plus
misérables, est l’une des rares voyageuses à parler, fût-ce de manière ponctuelle, de ces jeunes
filles qui « sont à leur maîtresse ce qu’est un chat à l’enfant qui s’en joue ; moins encore708 ».
L’exploitation domestique des femmes noires apparaît de manière plus flagrante sur les toiles
orientalistes, où elles assurent souvent les soins intimes des femmes blanches. À travers les
toiles successives, leur représentation semble s’être codifiée : placé toujours de côté, le corps
noir de l’esclave à la tâche, la poitrine apparente mais le bas du corps dissimulé sous un pagne
et les cheveux sous un foulard, contraste avec la nudité totale, érotisée et esthétisée, de la femme
blanche qui se prélasse.

705
[V. de Gasparin], Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. II, p. 461.
706
Dans un article intitulé « Femmes européennes au Moyen-Orient : dialogues, monologues et silences dans les
harems, au milieu du XIXe siècle », Daniel Lançon aborde de manière très précise et illustrée cette question du
silence. Le silence des Européennes devant l’esclavage africain est, selon lui, une forme d’euphémisation (dans
Hans-Jürgen Lüsebrink et Sarga Moussa (dir.), Dialogues interculturels à l’époque coloniale et postcoloniale.
Représentations littéraires et culturelles. Orient, Maghreb et Afrique occidentale (de 1830 à nos jours), Paris,
Kimé, « Détours littéraires », 2019, p. 93-114).
707
Ces femmes esclaves sont issues de la traite noire, elles proviennent d’Afrique. Selon Ehud R. Toledano, 16000
à 18000 hommes et femmes ont été transportés d’Afrique vers l’Empire ottoman chaque année entre 1840 et 1860.
Ils étaient principalement destinés aux tâches domestiques (« L’asservissement dans les sociétés ottomanes et
musulmanes », op. cit., p. 29).
708
Elle mentionne la présence des esclaves lors de sa visite du harem de la petite princesse : « Si la maîtresse de
la maison excite dans mon cœur une compassion profonde, les esclaves m’arracheraient des larmes. » (Journal
d’un voyage au Levant, op. cit., t. II, p. 457).
224
Édouard Debat-Ponsan (1847-1913)
« Le Massage. Scène de hammam » (1883)
Huile sur toile
Toulouse, Musée des Augustins.

Le clair-obscur paraît être une des conditions d’existence de l’esclave noire dans la peinture
orientaliste – rarement le noir y existe sans le blanc. La couleur noire de l’esclave a une évidente
fonction de contraste et de mise en valeur, mais elle est aussi significativement associée au
labeur. Ainsi est rétablie la logique occidentale, prétendue universelle, de l’esclavage, que la
traite blanche et le concubinage avaient remise en question. Ce sont non seulement la fonction
de l’esclave (sa servitude domestique), mais encore son origine (l’Afrique) et sa couleur de
peau (noire), qui sont rétablies. L’esclavage des noires africaines semble créer un
« consensus », au moins idéologique (pas toujours politique), entre Occidentaux et Orientaux.
Les représentations littéraires et artistiques du siècle mettent en évidence cette convergence
trouble et ambiguë des préjugés raciaux, notamment ceux qui amènent à penser la noirceur
comme le signe d’une infériorité ontologique légitimant l’assignation à des tâches subalternes
et laborieuses. La « négrophobie709 » est de toute évidence liée à l’histoire de l’esclavage, d’un
côté et de l’autre de la Méditerranée. Elle se manifeste plus ou moins dans les textes de
voyageurs, qui rendent compte de cette hiérarchie raciale au cours de leur expérience orientale,
mais dont il est toujours nécessaire de questionner le degré d’identification et de projection.
Cette hiérarchie si fermement préservée (et accentuée ?) dans certaines représentations
occidentales est parfois remise en question, non seulement par la complexité du rapport qui
existe au temps des Ottomans entre race et esclavage710 – une blanche peut être esclave, une
esclave noire peut devenir concubine dans un harem plus modeste, un eunuque noir peut devenir
puissant au sein du harem –, mais encore par les convictions personnelles de certains voyageurs,

709
Voir D. Lançon, S. Moussa (dir.), L’esclavage oriental et africain, op. cit., p. 10.
710
Voir Malek Chebel, L’esclavage en terre d’islam, Paris, Arthème Fayard, « Pluriel », 2010.
225
tout à fait disposés à remettre en question leurs présupposés idéologiques et esthétiques. Du
point de vue politique, les positionnements des Européens sont tout aussi complexes, parfois
contradictoires, parce que s’y confrontent deux types de discours dominants : le discours
racialiste, souvent raciste, et le discours abolitionniste, qui condamne fermement l’Orient
esclavagiste aux institutions archaïques, étrangères à toute notion de progrès.

Blancheurs éclatantes et noirceurs invisibles

Si la visite du harem n’accorde que peu de place aux esclaves noires, celles-ci sont bien
plus visibles dans le corpus viatique masculin, et notamment dans les séquences consacrées aux
bazars des esclaves711. Dans les textes, c’est donc davantage à l’extérieur du harem qu’existent
ces femmes, qui font pourtant bel et bien partie de l’univers du harem. Si cette surreprésentation
est parfois liée à l’intérêt sincère des voyageurs, elle s’explique de manière plus pragmatique.
Au XIXe siècle, le nombre d’esclaves noires africaines dans les bazars des grands centres
urbains de l’Empire ottoman est nettement supérieur à celui des esclaves blanches venues
d’Europe méditerranéenne et des régions du Caucase. En 1835, Émile Barrault fait état de cette
situation et en donne les raisons :

Autrefois les Ottomans échappaient à la satiété en renouvelant l’approvisionnement de leurs sérails par de
fraîches et belles esclaves qui leur étaient amenées de toutes parts : les démembrements de l’empire et
l’occupation des provinces du Caucase par les Russes ont tari les sources de la traite blanche. […] L’achat
et l’entretien d’esclaves deviennent onéreux aux Ottomans qui souvent même sont forcés de restreindre le
nombre de leurs épouses légitimes712.

La diminution de l’importation d’esclaves blanches713 a causé une inflation des prix, de telle
manière qu’à l’orée du XXe siècle, le seul ménage qui pouvait encore se permettre d’en acheter
était le palais impérial714. Si, dans les années 1830-1880, la traite blanche alimentait encore les
demeures des grandes familles de Constantinople ou du Caire, la plupart des harems secondaires
des notables locaux étaient approvisionnés par la traite noire. Ces esclaves noires, considérées

711
Au cours du siècle, les voyageurs européens sont de plus en plus nombreux à se livrer, à Constantinople ou au
Caire, à cette expérience inédite, bientôt établie au rang des « curiosités » les plus « touristiques » et devenue un
épisode incontournable des récits de voyage en Orient au XIXe siècle. Voir Betty Zeghdani, « La visite du “marché
aux esclaves”. L’écrivain-voyageur à l’épreuve du topos (Lamartine, Nerval) », À l’épreuve [En ligne], n°8 « En
dilettante ? », 2022. https://alepreuve.org/content/la-visite-du-marche-aux-esclaves-lecrivain-voyageur-lepreuve-
du-topos-lamartine-nerval
712
É. Barrault, Occident et Orient, op. cit., p. 339.
713
3000 Circassiennes par an sont importées du Caucase vers l’Empire ottoman durant la première moitié du XIXe
siècle et quelques centaines au début du XXe siècle (E. R. Toledano, « L’asservissement dans les sociétés
ottomanes et musulmanes », op. cit., p. 29).
714
B. D. Scott, The Concubine, the Princess, and the Teacher: Voices from the Ottoman Harem, op. cit., p. 7.
226
d’une moindre valeur, étaient vendues moins chères, mais étaient les plus nombreuses et les
plus directement « accessibles » aux voyageurs européens dans les bazars.
Certains d’entre eux s’y sont pourtant rendus avec une seule idée en tête : parvenir
jusqu’aux chambres où sont jalousement préservées, telles des trésors précieux, « ces beautés
qui jouissent d’une si grande célébrité715 ». Allégories de la beauté, ces Circassiennes incarnent
un « type » qui crée visiblement un consensus entre les charmes prisés par les Orientaux, et
ceux appréciés par les Européens. En Europe se diffuse, sous l’effet des théories racialistes, un
mode de classification des « races » selon trois couleurs de peau (blanche, jaune ou noire), très
vite réduites aux deux pôles extrêmes716 (noir et blanc). Bien au-delà de ce contexte pseudo-
scientifique et idéologique, la blancheur est perçue, depuis l’Antiquité, comme une forme de
perfection esthétique prisée par les artistes. Au Caire, quoique revêtu de « l’habit mahométan »
et passant aisément, d’après lui, pour « Osmanli Châh ou Turc du Nord », le comte de Forbin
explique avoir eu « beaucoup de difficultés à surmonter pour obtenir la permission de pénétrer
dans les marchés particuliers des esclaves blanches ». C’est par l’intermédiaire d’un « riche
marchand arabe […] qui fournit le harem du pacha » qu’il aura l’opportunité d’observer « une
jeune Circassienne âgée de quinze ans environ » :

[…] c’est, je crois, une des beautés les plus parfaites que j’aie vues de ma vie ; je fus si frappé des charmes
de sa figure et si touché de son sort, que, malgré le peu d’apparence qu’il y eût d’obtenir la permission de
la faire sortir de l’Égypte, j’en offris jusqu’à six mille piastres du Caire717.

Grand amateur d’art (il a acquis un certain nombre d’antiquités pour le Louvre au cours de son
voyage), Forbin est confronté à une telle « perfection » esthétique qu’il se prend à rêver de
posséder, telle une œuvre d’art, cette jeune Circassienne destinée (il le dit lui-même sans
suggérer, bien entendu, le parallèle) à un emploi presque similaire au sein du harem de
« quelque vieux Musulman718 ». Le vicomte de Marcellus visite le bazar du Caire à la même
période (même si le récit de ce voyage ne sera publié qu’en 1839), accompagné d’un médecin
français, « fidèle habitué du marché » qui lui-même « avait peuplé son harem de ces

715
W. Minutoli, Mes Souvenirs d’Égypte, op. cit., p. 96.
716
À titre d’exemple, la hiérarchisation des races telle qu’elle est pensée par Gustave Le Bon et Renan, repose sur
la différence de couleur de peau entre les peuples : les « races inférieures » sont les Noirs, les « races
intermédiaires (ou moyennes) », les Jaunes, et les « races supérieures », les Blancs. Ces derniers possèdent, d’après
Renan, « le souverain caractère de la beauté » (Histoire générale et Système comparé des langues sémitiques
(1855) citée dans T. Todorov, Nous et les autres, op. cit., p. 132).
717
Comte de Forbin, Voyage dans le Levant, op. cit., p. 81. Toutes les références à ce passage renvoient à cette
page.
718
« En sortant de ce lieu, je traversai la grande mosquée d’Hassanein, en songeant à la triste destinée de ces jeunes
femmes, qui devaient, peu de jours après, être ensevelies toutes vivantes dans un harem, pour y devenir les victimes
de la stupide brutalité de quelque vieux Musulman. » (Ibid.)
227
esclaves719 ». La progression spatiale dans le marché suit un mouvement ascensionnel dont la
logique est chromatique – et tarifaire. Marcellus découvre d’abord, « entassées dans une sorte
de loge ou de prison » des « jeunes femmes d’Éthiopie », dont la « peau cuivrée, [le] nez si
large et [la] tête laineuse ne rebutaient pas les Turcs » (p. 201). La litote laisse déjà percevoir
l’appréciation du voyageur dont la description est conforme à l’imaginaire essentialisant du
Nègre dans le discours racialiste contemporain. Le voyageur et son compagnon passent ensuite
« à quelques articles d’un prix plus élevé, mais presque de la même couleur » : des
« Abyssiniennes, plus grandes et moins olivâtres que leurs voisines » (p. 202). La provenance
plus ou moins lointaine (par rapport au Nord, où se situent l’Égypte et, par extension, l’Europe)
des esclaves est associée à une carnation plus ou moins foncée. Ces nuances de noir évoluent
vers le blanc, et les femmes du Sud, Éthiopiennes puis Abyssiniennes, permettent d’apprécier
des beautés plus européennes :

Enfin, nous fûmes introduits dans quelques cellules séparées, où deux Circassiennes et une Géorgienne
nous montrèrent les vrais types de la beauté en ce teint éclatant de blancheur auxquels nos yeux lassés des
nuances négrillonnes furent heureux de revenir. Leurs grands traits, leurs belles formes, leurs longs cheveux
étaient particulièrement recherchés au Caire ; elles étaient réservées aux harems des plus riche seigneurs,
et leur prix fort élevé me fit apercevoir que les Musulmans connaisseurs donnaient la préférence à la beauté
telle que nous l’apprécions en Europe. (p. 202-203)

Tel est le « vrai », et visiblement universel, « type de la beauté » : blancheur éclatante, finesse
des traits et des formes, longueur et douceur de la chevelure. L’on n’en attendait pas moins du
ravisseur de la Vénus de Milo720.
Cette quête de la blancheur est rendue « visible » par la peinture orientaliste, dont le
marché aux esclaves est une des scènes de genre les plus populaires jusqu’à la fin du siècle
– bien au-delà de l’existence historique de ce lieu. Certains tableaux, parmi les plus célèbres,
invisibilisent la présence des esclaves noires. « Le marché d’esclaves » de Gérôme concentre
l’attention sur le corps nu et blanc d’une esclave exposée aux regards inquisiteurs des
marchands et acheteurs, identifiés comme Orientaux (probablement turcs ou arabes) par leur
couleur de peau et leurs riches costumes. Sur le tableau du peintre orientaliste polonais,
Stanislas von Chlebowski (1835-1884), l’« acheteur » a toutes les apparences d’un sultan
accompagné de sa garde personnelle – même si, en réalité, l’achat des esclaves était toujours
réalisés par des émissaires ou recruteurs du harem impérial. Cette présence masculine porte

719
Vicomte de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, op. cit., t. II, p. 203. Toutes les références renvoient à ce passage
(p. 200-203), elles seront indiquées dans le texte.
720
En mai 1820, Marcellus, alors secrétaire d’ambassade, fait la « conquête », sur l’île de Milo, de la statue de
Vénus, qu’il fait voyager jusqu’à Rhodes, puis Alexandrie, avant de la remettre à Louis XVIII le 1er mars 1821,
qui l’enverra au Louvre (ibid., t. I, p. 234).
228
l’image d’un Orient esclavagiste et polygame. Cette forme de condamnation n’exclut pas pour
autant l’esthétisation, et même l’érotisation du corps de l’esclave. Il n’est pas moins donné en
pâture aux regards de ces hommes qu’à ceux des spectateurs européens.

Jean-Léon Gérôme (1824-1904) Stanislas von Chlebowski (1835-1884)


« Le Marché d’esclaves » (1866) « L’Achat d’une esclave à Constantinople »
Huile sur toile (1879)
Williamstown (USA) Clark Art Institute Huile sur toile
Knokke-le-Zoute (Belgique), Galerie Berko

Lorsque certaines toiles orientalistes figurent des esclaves noires dans ces scènes de marchés,
celles-ci ont, la plupart du temps, la même fonction que dans les intérieurs de harem :
« rehausser la blancheur des odalisques721 ». Horace Vernet (1789-1863) s’est essayé à cet
exercice, se ressaisissant de la richesse chromatique d’un tel sujet. Il a repris certains codes
picturaux orientalistes : à gauche une esclave blanche, entièrement nue, est allongée au sol sur
un tissu blanc brodé de rouge ; à droite une esclave noire, dont on n’aperçoit que la poitrine, est
assise sur ce qui pourrait être des sacs de marchandises en toile de jute et supporte la main
condescendante du marchand noir posée sur sa tête. Pourtant, bien que la femme blanche occupe
un peu plus de la moitié de l’espace, la composition binaire du tableau, matérialisée au centre
par la présence imposante et verticale du marchand, rétablit une forme d’équilibre. En outre, le
corps blanc n’est pas l’unique source de lumière : les tons chauds sont répartis de manière

721
Hugh Honour, L’Image du Noir dans l’art occidental. De la révolution américaine à la première guerre
mondiale, trad. fr. Yves-Pol Hémonin et Marie-Genève de La Coste-Messelière, Paris, Gallimard, 1989, t. I,
Introduction, p. 23-24 : « les Noirs figurent [...] rarement dans une position en vue, réduits quelquefois à une simple
tache de couleurs, à l’arrière-plan, par exemple, de quelque marché d’esclaves où de jeunes femmes au teint clair,
exposées à la convoitise du passant, accaparent l’attention. Ils apparaissent principalement dans les intérieurs de
harem, pour rehausser la blancheur des odalisques, destinées, par leur pose, à émoustiller les spectateurs
européens ».
229
homogène sur la toile. Le contraste entre les esclaves blanches et les esclaves noires au sein du
marché apparaît bien moins, sous le pinceau de Vernet, comme une échelle de valeurs que
comme le signe, à la fois très visuel et pittoresque, de la diversité des races.

Horace Vernet (1789-1863)


« Le marché d’esclaves » (1836)
Huile sur toile
Berlin, Alte Nationalgalerie

Présences noires, beautés noires ?

L’intérêt que porte Horace Vernet à la présence d’une esclave noire dans un bazar est
étroitement liée au contexte des années 1830, où une attention particulière a été portée,
notamment dans la littérature et les arts romantiques722, à la figure du Nègre723. Quoiqu’encore
floues et exclusivement fictionnelles, les images produites prouvent que les personnes de
couleur noire, et notamment les esclaves africains, ne sont pas invisibles dans le paysage
littéraire français, et plus globalement dans le discours social de l’époque. Le récit de voyage
est une des scènes sur lesquelles se joue cette visibilité. Il se distingue non seulement en tant

722
Voir l’ouvrage pionnier de Léon-François Hoffmann, Le Nègre romantique. Personnage littéraire et obsession
collective, Paris, Payot, 1973. Le chapitre intitulé « le Nègre romantique » porte sur les années 1815-1848.
723
Le terme « Nègre » est défini par le dictionnaire de l’Académie de 1835 comme « Nom qu'on donne en général
à la race des noirs, et spécialement aux habitants de certaines contrées de l'Afrique.
Il se dit, particulièrement, des esclaves noirs employés aux travaux des colonies ». Sur cette question de la
dénomination, Serge Daget a montré que la littérature abolitionniste a participé, entre 1770 et 1845, à la
substitution du terme « Noir » à celui de « Nègre » (« Les mots esclave, nègre, Noir, et les jugements de valeur
sur la traite négrière dans la littérature abolitionniste française de 1770 à 1845 », Nuevo Mundo Mundos
Nuevos [En ligne], « Débats », 2010. http://journals.openedition.org.ezpupv.biu-
montpellier.fr/nuevomundo/58128 Compléter sur l’usage des termes dans notre corpus.
230
que genre non-fictionnel, mais encore par l’approche intersectionnelle avant l’heure qu’il
introduit : il projette l’attention des lecteurs contemporains sur des femmes (sexe) esclaves
(classe) noires africaines (race). Lors de la traditionnelle visite du marché aux esclaves, la quête
de la blancheur étant souvent déceptive, les voyageurs portent leurs regards sur les esclaves
noires, qui se trouvent ainsi propulsées au centre de la description et du récit. La plupart du
temps, il faut le reconnaître, elles constituent un contre-modèle de leurs homologues blanches,
perçues comme le « prototype de la beauté féminine724 ». Elles sont jugées à l’aune des
stéréotypes négatifs et racialistes de la doxa de l’époque, mais ceux-ci peuvent se heurter,
parfois au sein d’un même texte, à des contre-images positives. Certaines voix dissonantes
parviennent à se faire entendre et à remettre en question la hiérarchie esthétique, voire les
présupposés idéologiques.

Les années 1830 : l’Abyssinienne de Lamartine et la Noire d’Urbain

Lamartine visite le marché aux esclaves de Constantinople en mai 1833. Le récit qu’il
en livre en 1835 illustre bien la complexité du positionnement esthétique et idéologique des
voyageurs de la période. Dès lors qu’il pénètre dans « ce bazar où l’on vend la vie725 », il est
profondément touché par la condition misérable des femmes esclaves. Ses convictions
antiesclavagistes ne cessent d’occuper ses pensées et l’amènent à condamner fermement
l’institution du harem. Deux micro-scènes rétablissent le lien entre la vente des esclaves et le
harem. La première est une scène larmoyante et pathétique, mobilisant le motif universel de la
mater dolorosa726. Au centre du marché, le voyageur aperçoit une « pauvre négresse de dix-
huit ou vingt ans » (p. 728) qui, portant son enfant, se « tenait le visage baissé et pleurait »
(p. 728). Alors que, le cœur déchiré de commisération, il a un instant la velléité d’acheter cette
esclave et son enfant, il apprend que leur présence dans le marché n’est qu’un « jeu », ou plutôt
une « punition » du maître : « elle était l’esclave d’un riche turc dont cet enfant était fils […] ;
elle était d’une humeur trop fière et trop indomptable dans le harem et […] pour la corriger et
l’humilier, son maître l’avait envoyée au bazar comme pour s’en défaire, mais avec l’ordre
secret de ne pas la vendre. » (p. 728-729) Cet aperçu de la vie « conjugale » illustre, devant les
yeux du voyageur européen, la toute-puissance du maître/époux sur son esclave/épouse. Le

724
C. de Belgiojoso, Asie mineure et Syrie : souvenirs de voyage, op. cit., p. 106.
725
A. de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 726. Toutes les références renvoient à ce passage (p. 725-730),
elles seront indiquées dans le texte.
726
Le motif se retrouve dans la scène du marché aux esclaves du Voyage en Orient de Nerval (op. cit., p. 241).
231
lecteur devine l’indignation de Lamartine à l’égard du comportement esclavagiste de ce « riche
turc » abusant de ses droits sur l’esclave et son enfant. En ce qui concerne les implications
domestiques de cette « anecdote », on remarque que le narrateur, dont le ton est moins ferme et
moins emporté, se contente de préciser qu’une telle « scène de ménage » est chose « ordinaire »
parmi les Turcs et de passer son chemin (« Nous passâmes donc. » p. 729). Un tel rapport de
force au sein du mariage n’est, de toute évidence, pas « exotique » dans les années 1830. La
deuxième scène se déroule à la fin de la visite et c’est une Circassienne qui en est, cette fois-ci,
le protagoniste : « Elle fut vendue sous nos yeux pour le harem d’un jeune pacha de
Constantinople. Nous sortîmes le cœur flétri et les yeux humides de cette scène […]. Voilà ce
que c’est que les législations immobiles ! » (p. 730) Le discours final semble bien plus
fermement condamner l’institution du harem dans son lien avec l’esclavage, un système
ottoman considéré, dans son ensemble, comme archaïque et indifférent au progrès. Lamartine
condamne la servitude à tous les niveaux, mais la vente de l’esclave blanche destinée à rejoindre
le harem du pacha rompt plus radicalement avec le modèle occidental du mariage.
Outre les évidentes prises de position idéologiques et politiques qu’il met en jeu,
l’épisode du marché aux esclaves est complexifié par ses enjeux esthétiques. Cette dernière
question est de la plus haute importance pour Lamartine, qui se définit, dès l’Avertissement de
son récit de voyage, comme un voyageur-poète et esthète, et s’avoue constamment soumis, au
cours de son périple oriental, à « l’empire de la beauté727 ». Le bazar des esclaves est un moyen
pour lui d’observer les corps et les physionomies, de comparer les « types » féminins et même
de tenir un discours général, quasi-métapoétique, sur la beauté. Mais, à la différence de ses
contemporains, il ne construit pas son récit sur ce mouvement progressif qui, d’usage, mène à
l’apparition des esclaves blanches. Il livre d’emblée le portrait élogieux d’un groupe
d’Abyssiniennes :

Le plus remarquable était une troupe de jeunes filles d’Abyssinie, au nombre de douze ou quinze ; adossées
les unes aux autres comme ces figures antiques de cariatides qui soutiennent un vase sur leurs têtes, elles
formaient un cercle dont tous les visages étaient tournés vers les spectateurs. Ces visages étaient en général
d’une grande beauté : les yeux en amande, le nez aquilin, les lèvres minces, le contour ovale et délicat des
joues, les longs cheveux noirs luisants comme des ailes de corbeaux. L’expression pensive, triste et
languissante de la physionomie fait des Abyssiniennes, malgré la couleur cuivrée de leur teint, une race de
femmes des plus admirables. (p. 726-727)

727
A. de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 326. Il utilise cette expression dans le portrait d’une jeune fille
syrienne (Mademoiselle Malagamba), qui contient une réflexion plus approfondie sur la beauté féminine et
l’existence d’une certaine forme de perfection esthétique. Nous reviendrons sur ce passage dans le chapitre 5 de
notre thèse, p.
232
Lamartine est particulièrement sensible aux charmes de ces beautés éthiopiennes : yeux en
amande, nez aquilin et cheveux noirs. Un « type » qui, selon un référentiel proprement
occidental, contraste ostensiblement avec celui de la Circassienne et avec celui de la
« négresse ». Les Abyssiniennes ne sont pas blanches, mais « malgré la couleur cuivrée de leur
teint », elles sont belles. La concession rappelle fortement le célèbre verset du Cantique des
Cantiques, nigra sum, sed formosa. Mais ces beautés « cuivrées728 » ne sont pas vraiment noires
non plus. C’est une des particularités de l’Abyssinienne, qui donne aux esclaves de la « plus-
value » sur les marchés et explique leur réputation auprès des Européens. Malgré son goût
obstiné pour les Circassiennes, le comte de Forbin avait loué, au marché du Caire, les traits
« réguliers et fins, les formes admirables, la peau légèrement olivâtre, douce et transparente »
et les cheveux noirs et souples des Abyssiniennes. Elles étaient, avait-il ajouté, « chrétiennes et
fort attachées à leur croyance729 ». Parmi les femmes du Sud, originaires d’Afrique
subsaharienne, la préférence est donnée aux teintes les moins foncées, mais également à celles
dont les traits (et ici la confession religieuse) ne contreviennent pas trop aux goûts européens.
C’est ce dont témoigne, à première vue, la comparaison aux « figures antiques de cariatides »
dans le texte de Lamartine. Celui-ci a bien recours à un référentiel proprement occidental, mais
on peut considérer qu’il s’agit pour lui d’une manière de traduire, à l’aide d’images qui parlent
à ses lecteurs, la beauté exceptionnelle de ces Abyssiniennes. La correspondance de ce type
avec celui de la statuaire antique est le signe d’une perfection esthétique, presque artistique. Le
discours que tient Lamartine sur les « belles esclaves blanches de Géorgie ou de Circassie »
(p. 729) à la fin de la séquence appuie notre hypothèse :

Une de ces Géorgiennes était d’une beauté accomplie : les traits délicats et sensibles, l’œil doux et pensif,
la peau d’une blancheur et d’un éclat admirables. Mais la physionomie des femmes de ce pays est loin du
charme et de la pureté de celles des Arabes : on sent le Nord dans ces figures. (p. 730)

Souscrivant de prime abord au portrait de la Circassienne en vogue dans l’imaginaire


orientaliste et romantique des années 1830, Lamartine montre que celui-ci correspond
parfaitement à l’idéal esthétique occidental : délicatesse des traits, expressivité du regard et,
bien sûr, blancheur de la peau. Mais il ne tarde pas à s’en détacher, déplorant très précisément
dans le type de la Circassienne ce qui la rapproche du type européen. Le voyageur en quête

728
Le type ethnique des Abyssiniennes (éthiopiennes) était bien différent de celui des esclaves originaires du
Sennar (« Sennaar » dans la plupart des textes de notre corpus) et du Darfour (Soudan). L’article du Dictionnaire
universel du XIXe siècle de Larousse qui leur est consacré décrit la croyance selon laquelle les Abyssiniens
descendraient d’une race aborigène d’Afrique et de colons venus de la haute Égypte. Ce métissage expliquerait
que leur peau soit moins foncée.
729
Comte de Forbin, Voyage dans le Levant, op. cit., p. 81.
233
d’« impressions » nouvelles ne se contente pas d’une « beauté accomplie » (convenue et
familière au point de « sentir le Nord »). Il convoite une beauté authentiquement orientale,
« pure » de toute altération européenne, à l’image de celle des Arabes. Lamartine refuse
l’identification et la projection. Il préfigure ici la posture décentrée, antimoderniste et
primitiviste d’un Théophile Gautier. Cette valorisation d’une beauté autre est saisissante. Mais
elle est ambivalente : admirant la beauté des Abyssiniennes et des Arabes, Lamartine promeut
une esthétique de « l’entre-deux », ni tout à fait blanche, ni tout à fait noire. Celle-ci est
remarquable en ce qu’elle rompt avec les catégories essentialisantes, mais elle est également
une forme de contournement. Elle masque la difficulté de faire l’éloge de la beauté noire, même
si, sur ce point-là aussi, la posture de Lamartine est complexe. Dans la mention de « quatre ou
cinq femmes presque toutes noires et laides » l’odieux binôme synonymique contraste avec le
tableau de cette « pauvre négresse » punie par son maître, « remarquablement belle, mais d’une
beauté dure et chagrine » (p. 728). Cette beauté noire est « remarquable », mais il y a toujours
un « mais », et le portrait physique n’est pas développé. Le regard du voyageur est détourné par
la beauté « métisse » de l’enfant mulâtre, qui avait « les traits les plus nobles, la bouche la plus
gracieuse et les yeux les plus intelligents et les plus fiers qu’il soit possible de se figurer »
(p. 728).
L’esthétique de « l’entre-deux » que semble promouvoir Lamartine est à remettre dans
le contexte plus large de la pensée saint-simonienne dans les années 1830730. La raciologie
saint-simonienne, fondée sur l’existence d’une race blanche « masculine » et d’une race noire
« féminine » destinées à s’unir731, a, quoique fondamentalement abstraite, projeter les regards
sur la femme « noire732 ». C’est à sa recherche que se sont lancés les « Compagnons de la
Femme », guidés par Barrault, en mars 1833. Cette quête paraît sous sa forme la plus concrète
dans l’expérience vécue par Ismaÿl Urbain en Égypte, et dont témoignent les manuscrits qu’il
a cédés à Gustave Eichtal. Il n’avait aucune intention de publier ses cahiers et poèmes qui, de
ce fait, ne doivent pas être perçus comme un « évènement » dans le paysage littéraire français

730
Sur les rapports de Lamartine et des saint-simoniens, voir Fernand Letessier, « Lamartine et le “Père
Enfantin” », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°3, 1967, p. 333-342. Référence plus récente ?
731
Le 19 mars 1838, le saint-simonien Gustave Eichtal (1804-1886) écrit à Ismaÿl Urbain : « Le noir me paraît
être la race femme, dans la famille humaine, comme la race blanche est la race mâle. » La lettre paraît dans le
recueil des Lettres sur la race noire et la race blanche échangées entre les deux hommes, publié en 1839 chez
Paulin. Voir Katarzyna Papiez, « Les deux prophètes : Ismaÿl Urbain et Gustave d’Eichtal », Revue de la BNF,
2014/1, n°46, p. 70-76.
732
L’adjectif connote plus une forme d’altérité radicale (par opposition à la race blanche) qu’une sorte d’élection
de la femme noire, entendue au sens de femme noire africaine. Il n’en reste pas moins que l’idéologie saint-
simonienne croise, de manière plutôt inédite en son temps, un discours sur la race et un discours sur le genre.
234
et n’ont pu avoir une quelconque répercussion sur les autres textes du corpus viatique. La lecture
de ces textes permet néanmoins de constater qu’un éloge de la beauté noire était possible en
1830. Il faut dire aussi que l’identité plurielle d’Urbain, fils d’un capitaine français et d’une
esclave guyanaise affranchie, elle-même fille d’une mulâtresse et de son maître blanc, le portait
à tenir un discours différent de celui de ses contemporains sur les femmes noires et, de manière
plus générale, sur l’esclavage. Son voyage en Égypte est « une vraie révélation de son propre
désir de “métissage”733 ». Accueilli au Caire par le docteur Dussap, un proche des saint-
simoniens, il tombe amoureux de sa femme (puis de sa fille), Halimeh, une ancienne esclave
soudanaise. Dans les cahiers de voyage, très peu de passages la font apparaître comme
« Halimeh la noire », telle que la chante Urbain dans ses poèmes. Dans la postface, Philippe
Régnier constate en effet que celui-ci substitue peu à peu les « valeurs arabes » aux « valeurs
nègres », jusqu’au point culminant de sa propre conversion à l’islamisme734. Urbain épousera
d’ailleurs une Arabe de Constantine en 1840. Si la femme noire disparaît de la narration
viatique, elle réapparaît significativement dans la poésie. Les poèmes recueillis sous le titre de
« Poèmes de Ménilmontant et d’Égypte » ont été écrits entre 1832 et 1835 et font entendre « un
prophétique éloge de la négritude735 » auquel rendra hommage Senghor en ouverture de son
Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache. Le poème liminaire, intitulé « La Noire »,
est une variation autour de la citation issue de la Vulgate : « Je suis noire, mais je suis belle736 ! »
L’anaphore « Je suis noire ! » résonne dans le poème comme une antienne qui fait entendre, de
manière plutôt inédite, la voix d’une femme noire. Le poème est dominé par l’évocation du
corps de « La Noire » selon un référentiel proprement africain : « Je suis noire ! – Mes yeux
nagent dans un lac blanc comme la chair du Coco. » ; « […] ma taille est légère et
harmonieusement balancée ainsi que la tige flexible de ce bananier qui compte mes années737. »
La poésie d’Urbain exprime déjà cette fusion lyrique entre le corps de la femme et le cosmos
que chanteront les poètes de la négritude, ou que l’on retrouvera, avant, dans certains poèmes
baudelairiens738. Le corps de la femme noir y est associé à la fécondité, mais aussi au désir. Il
est érotisé et sexualisé, mais le plus souvent d’une façon qui déconstruit ostensiblement toute

733
S. Moussa, Le Voyage en Égypte, op. cit., p. 1039.
734
Postface de Philippe Régnier dans I. T. Urbain, Voyage d’Orient, op. cit., p. 370.
735
S. Moussa, Le Voyage en Égypte, op. cit., p. 1039.
736
D’après la traduction de Sacy de « nigra sum, sed formosa », Cantique des Cantiques de Salomon dans l’Ancien
Testament, I, 4. I. T. Urbain, Voyage d’Orient, op. cit., p. 205.
737
Ibid.
738
On pense aux poèmes exotiques des Fleurs du mal (1857), par exemple à « La Chevelure » qui est ajouté dans
la section « Spleen et idéal » lors de la seconde édition en 1861.
235
possibilité de retourner contre elle cette sexualisation : « Vous qui passez ne dites pas que je
suis noire, que mes lèvres sont grosses, que mon odeur est mauvaise ; / Mais considérez mes
formes lascives, mes yeux amoureux et ma chair enivrante !... / Venez sur mon lit ! / Je suis
noire ! — Je suis belle739 ! » Le poète substitue à l’animalisation exotique une érotisation toute
saint-simonienne, qui appelle « le blanc impétueux740 » à venir se fondre dans sa chair noire.
Les fantasmes orientalisants sont suggérés, mais souvent ils se heurtent à la force vitale et à
l’énergie voluptueuse de la femme noire qui clame haut et fort sa dignité : « Assez de cette
longue prostitution, aux Blancs, aux noirs, aux maîtres, aux esclaves. Prostitution d’une heure
ou prostitution d’une minute, assez ! Je veux l’amour ! […] J’aime et je veux être aimée741 ! »
La parole de « La Noire » est aussi un chant de protestation contre les injustices de l’esclavage.
Dans les écrits d’Urbain, le passage d’un « genre » littéraire à un autre fait sens. La poésie
semble apte à exprimer un engagement profond. Elle est d’autant plus convaincante que le poète
peut y prendre la voix fictive d’une femme noire. Ces poèmes ont été écrits, pour la plupart,
avant le départ pour l’Égypte (1832), où Urbain ressentait visiblement le besoin d’affirmer cette
identité noire africaine, celle de sa mère. La narration viatique marque un changement, elle
témoigne d’une construction identitaire dont l’impulsion a sans aucun doute était donnée par
l’expérience du voyage. Urbain y fait le choix d’une identité arabe qui est, d’après Philippe
Régnier, « une solution médiane et médiatrice : ni noir, ni blanc, mais noir et blanc742 ». Dans
les années 1830, cette isotopie profondément saint-simonienne de « l’union », de la « fusion »
ou encore du « métissage », se heurte de plus en plus (même si elle en tire aussi ses fondements
théoriques) à la pensée racialiste, fondée sur une stricte distinction entre les races. Les textes
des années 1840-1850 font état de cette double influence.

Les années 1850 : de « la Javanaise au teint jaune » de Nerval au « petit cochon rose » de
Gautier

Ni noire, ni blanche, mais jaune. C’est bien par sa beauté « médiane » que « Zeynab, la
Javanaise au teint jaune743 » a marqué les esprits des contemporains de Nerval. En juillet 1846,

739
Ibid., p. 206.
740
Suite du poème « La Noire », ibid., p. 211.
741
Ibid., p. 212.
742
Postface de Philippe Régnier dans I. T. Urbain, Voyage d’Orient, op. cit., p. 387.
743
Théophile Gautier, « Syrie. À propos du Voyage en Orient de Gérard de Nerval », article paru dans la Revue
nationale du 25 décembre 1860 et repris dans L’Orient, op. cit., t. I, p. 174-175.
236
Nerval fait paraître dans la Revue des Deux Mondes le chapitre « Les Esclaves744 » de son futur
Voyage en Orient (1851). Il y raconte en effet comment Gérard a fait l’acquisition au Caire
d’une jeune esclave javanaise pour la modique somme de cinq bourses. On sait aujourd’hui que
cet épisode a été fictionnalisé – en réalité, ce n’est pas Nerval, mais Joseph de Fonfride, son
compagnon de voyage, qui avait acheté une esclave. Ce détail accentue la dimension
symbolique de l’épisode et invite doublement à réfléchir à la fonction que lui a attribuée Nerval.
De plus, l’intrigue n’est pas invraisemblable : la pratique, tantôt normalisée745, tantôt décriée746
par les voyageuses et voyageurs européens, était courante dans la première partie du XIXe
siècle. Citant les exemples de quelques-uns de ses compatriotes établis au Caire (M. Clot-Bey
ou encore M. Lubbert), Gérard s’en enquiert auprès du consul de France : « Je m’étonnais un
peu de cette facilité donnée aux chrétiens747 d’acquérir des esclaves en pays turc ; on
m’expliqua que cela ne concernait que les femmes plus ou moins colorées ; mais on peut avoir
des Abyssiniennes presque blanches748. » Avant même l’épisode du marché aux esclaves, le
texte programme la quête de la blancheur et surtout son échec, qui amènera Nerval à apprécier
d’autres « couleurs ». La posture de Gérard, lors de sa visite du bazar, est bien différente de
celle des prédécesseurs de Nerval. Il n’est pas un simple visiteur-flâneur s’autorisant de temps
à autre à donner son avis, toujours avec la distance surplombante du regard étranger. Gérard
passe en revue les loges du bazar en tant qu’acheteur, futur propriétaire d’une esclave avec

744
« Scènes de la vie égyptienne. — Les Femmes du Caire. — II. — Les Esclaves, par M. Gérard de Nerval », La
Revue des Deux Mondes, t. 15, 1846, p. 5-38.
745
Parmi les nombreux exemples qu’offre le corpus viatique du premier XIXe siècle, on peut citer le cas de la
baronne de Minutoli qui, après avoir prouvé que les « Turcs sont généralement humains avec leurs esclaves » et
que leur sort est « presque égal à celui de nos domestiques d’Europe », avoue elle-même avoir acheté un esclave
noir : « Les Européens, qui n’osent point avoir d’esclaves blancs en Égypte, ont maintenant obtenu le droit d’en
acheter de noirs ; aussi, toutes les familles aisées du Caire en ont ordinairement à leur service. Nous achetâmes
nous-mêmes un jeune garçon que nous menâmes plus tard en Europe, et qui montra les dispositions les plus
heureuses. » (W. Minutoli, Mes Souvenirs d’Égypte, op. cit., t. II, p. 147-149).
746
On pense ici tout particulièrement à l’indignation d’Ida Saint-Elme vis-à-vis des Européens qui possèdent des
esclaves (elle cite un certain M. Lanzoni dont le ménage a accueilli deux esclaves grecques) ou de ceux qui en font
le trafic (elle a une altercation à ce sujet avec le consul européen, M. Rosetti) : « Pour moi, chaque fois qu’on m’a
montré des Européens faisant l’odieux commerce d’esclaves, j’ai cru voir la légion des diables dans un seul
pourpoint. […] Les esclaves sont mille fois mieux avec les Turcs qu’avec les Européens, ce qui ne fait pas notre
éloge. » (I. Saint-Elme, La Contemporaine en Égypte, op. cit., t. III, p. 12).
747
Pour expliquer cette condition liée à la couleur de peau, les voyageurs s’en réfère à la législation musulmane.
C’est l’islam qui fonderait la supériorité des Blancs et rejetterait les Noirs. Telle est l’explication que donne
Renoüard de Bussierre en 1829 : « La religion fut sujet de notre conversation ; je leur [des voyageurs turcs de
passage] demandai pourquoi on permettait en Orient aux chrétiens d’acheter des esclaves noires, tandis qu’il leur
est défendu d’en avoir de blanches. L’un des hadgi me répondit fort poliment que c’était parce que les créatures
blanches étaient l’oucrage de Dieu et que les noires au contraire étaient celui du diable. » (M.-T. Renoüard de
Bussierre, Lettres sur l’Orient, op. cit., t. II, p. 71).
748
G. de Nerval, Voyage en Orient, op. cit., p. 212. Toutes les références renvoient à cette édition, elles seront
citées dans le texte.
237
laquelle il est censé cohabiter, faute d’avoir trouvé un mariage convenable749. Le motif du
« choix » est important parce qu’il place non seulement Gérard dans la position du « maître »
oriental, mais également parce que son implication personnelle laisse percevoir sans détour ses
exigences, ses goûts et ses propres présupposés idéologiques.
À première vue, le chapitre que Nerval consacre à « L’okel des jellab » adopte la
structure traditionnelle de l’épisode du marché aux esclaves. Sa progression suit une échelle de
valeurs définie par les marchands orientaux et qui s’accorde parfaitement avec les logiques de
classification et de hiérarchisation racialistes. Le premier « groupe » d’esclaves qu’observe
Nerval – et qu’il n’envisage absolument pas d’acheter – est celui des « négresses », originaires
du Sennaar ou de Nubie. On connaît bien désormais le portrait que livre le narrateur du Voyage
en Orient de « ces pauvres créatures ». Sarga Moussa a analysé en détail le pseudo-savoir
anthropologique et les présupposés idéologiques qui déterminent le discours de Nerval750,
reprenant à son compte quelques aspects essentiels du discours racialiste, tels que l’analogie au
singe ou la théorie de l’angle facial. Ces préjugés raciaux751 sont très étroitement liés à une
dévaluation à la fois esthétique et « sociale » des esclaves noires. Le narrateur ne manque pas
de préciser, en effet, que les négresses sont « l’espèce la plus éloignée […] du type de la beauté
convenue parmi nous » (p. 221). Quelques lignes plus bas, il ajoute :

Eh bien ! je ne m’enflammerai pas pour ces jolis monstres ; mais sans doute les belles dames du Caire
doivent aimer à s’entourer de chambrières pareilles. Il peut y avoir ainsi des oppositions charmantes de
couleur et de forme ; ces Nubiennes ne sont point laides dans le sens absolu du mot mais forment un
contraste parfait à la beauté telle que nous la comprenons. Une femme blanche doit ressortir admirablement
au milieu de ces filles de la nuit, que leurs formes élancées semblent destiner à tresser les cheveux, tendre
les étoffes, porter les flacons et les vases, comme dans les fresques antiques.
Si j’étais en état de mener largement la vie orientale, je ne me priverais pas de ces pittoresques créatures ;
mais, ne voulant acquérir qu’une seule esclave, j’ai demandé à en voir d’autres chez lesquelles l’angle facial
fût plus ouvert et la teinte noire moins prononcée. (p. 221-222)

749
Pour rappel, voici comment Gérard en vient à faire l’acquisition d’une esclave : dès son arrivée au Caire, il
refuse d’être logé à l’hôtel d’Angleterre et préfère louer une maison pour mener la « vie orientale ». Néanmoins,
le voisinage s’oppose à ce qu’il vive seul, c’est-à-dire sans femme à ses côtés. La première solution qui s’offre à
lui est celle du mariage : il ne peut pas épouser une musulmane et il comprend vite qu’un mariage avec une Copte
(chrétienne) serait trop onéreux. Il se laisse convaincre par son drogman Abdallah d’acheter une esclave et de vivre
avec elle.
750
Voir notamment Sarga Moussa, « La couleur des esclaves dans le Voyage en Orient de Nerval », La Perspective
interdisciplinaire des études françaises et francophones, Lask, Leksem, 2009, p. 213-221.
751 Certains chercheurs ont identifié dans ces préjugés raciaux la marque d’un racisme populaire en voie de
développement à la moitié du siècle, et auquel Nerval aurait été particulièrement sensible. Roger Botte identifie
dans cet épisode les « premières manifestations d’[un] racisme littéraire » dont Nerval serait « le précurseur en
France » (« Des européens au marché aux esclaves : stade suprême de l’exotisme ? Égypte, première moitié du
XIXe siècle », op. cit.). C’est un premier niveau de lecture qui, d’après nous, ne doit pas être négligé, mais qui peut
être largement dépassé par une approche littéraire et une attention toute particulière au mécanisme très complexe
(polyphonique) sur lequel est construit le Voyage en Orient de Nerval.
238
Du point de vue esthétique, le discours de Gérard exhibe son autocentrisme et reconnaît s’en
remettre à un référentiel occidental (« la beauté convenue parmi nous », « la beauté telle que
nous la comprenons »). Le lecteur est inclus dans une forme de communauté esthétique, qui
n’exclut pas la prise en compte de la relativité de ses propres principes (« ces Nubiennes ne
sont point laides dans le sens absolu du mot »). Nerval montre que le blanc et le noir sont des
valeurs culturellement construites, et instituées comme les deux pôles d’une axiologie. Il ne va
pas jusqu’à établir une forme d’équilibre entre le noir et le blanc, mais il montre déjà qu’ils
existent par la force du « contraste » et des « oppositions ». Il décrit parfaitement le processus
qui est à l’œuvre dans la peinture orientaliste, où la « femme blanche » est mise en valeur par
ces « filles de la nuit ». La façon dont Nerval prend en compte l’existence d’une axiologie
esthétique, et bien évidemment idéologique, nous semble essentielle pour comprendre le choix
final de Gérard. Ce système de valeurs, quoique construit culturellement, place Orientaux et
Occidentaux du même côté face aux esclaves noires. Un consensus qui s’illustre également du
point de vue « social ». Aux yeux du narrateur nervalien, les négresses ne pourront être que les
« chambrières » des « belles dames du Caire ». La carnation est une forme de déterminisme
social qui « destine » les femmes noires à des tâches domestiques subalternes : « tresser les
cheveux, tendre les étoffes, porter les flacons et les vases, comme dans les fresques antiques »
(p. 222). La référence à l’antiquité renforce l’idée d’un déterminisme en prouvant le fondement
« historique » de ces distinctions raciales et sociales. De fait, si à aucun moment Gérard
n’envisage d’acheter une négresse pour en faire sa « concubine », il en aurait volontiers
employé plusieurs à son service personnel. L’heure n’est absolument pas à la dénonciation de
l’esclavage et, en juillet 1846, lors de sa première publication dans la presse, ce discours va à
contre-courant de la doxa abolitionniste. Il faut néanmoins noter que le discours du narrateur
nervalien sera plus conventionnel lorsque, dans la demeure d’Abd el-Kérim (« le plus illustres
des marchands d’esclaves » p. 239), il sera attendri par « l’éloquent désespoir » d’une mère
portant son enfant qui, précise-t-il, « était presque blanche » (p. 240). Ici Nerval rejoue, presque
mot pour mot, la microscène larmoyante du Voyage en Orient de Lamartine :

Quoi qu’on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent Français… et sensible dans de pareils moments.
J’eus un instant l’idée de la racheter si je pouvais, et de lui donner la liberté.
“Ne faites pas attention à elle, me dit Abdallah ; cette femme est l’esclave favorite d’un effendi qui, pour
la punir d’une faute, l’envoie au marché, où l’on fait semblant de vouloir la vendre avec son enfant. Quand
elle aura passé ici quelques heures, son maître viendra la reprendre et lui pardonnera sans doute.” (p. 241)

Mais son interprétation est toute différente et l’amène à valoriser l’esclavage oriental. Il chasse
très vite de son esprit le discours romantique misérabiliste et esclavagiste d’un Lamartine pour

239
revendiquer son ouverture à « la vie orientale ». La valorisation des « douceurs » de l’esclavage
oriental au nom de valeurs « altruistes » n’est pas nouvelle, mais elle répond ici à un désir
d’immersion, profond et presque existentiel, qui fait la singularité de l’approche de Nerval dans
les années 1840.
« — Décidément, dis-je au drogman, je trouve toutes ces teintes trop foncées ; passons

à d’autres nuances. L’Abyssinienne est donc bien rare sur le marché ? » (p. 225) Dans l’okel
des djellab, la quête de Gérard est un échec. Pour « monter en gamme », il devra se devra se
rendre dans un autre lieu de vente de la ville. Entre ces deux étapes du topos, Nerval introduit
une sorte de parenthèse. Le théâtre du Caire est une sorte d’hétérotopie qui contraste avec le
marché aux esclaves : elle est un « souvenir de la civilisation » et Gérard s’y sent comme
transporté en Europe. Elle a vocation, selon nous, à accentuer les contrastes « chromatiques ».
Au centre du passage, une lueur blanche :

J’arrêtai mes regards avec surprise et ravissement sur une tête parfaitement blanche et blonde ; il y avait
deux jours que je rêvais les nuages de ma patrie et les beautés pâles du Nord ; je devais cette préoccupation
au premier souffle du khamsin et à l’abus des visages de négresses, lesquels décidément prêtent fort peu à
l’idéal. (p. 228)

Voilà de quoi contenter l’Européen en mal du pays. La place de ce court chapitre est
importante : elle évacue, avant même la fin de l’épisode des esclaves, la quête d’une beauté
blanche. De plus, celui-ci a une valeur programmatique. Hormis cette Européenne, dont la
présence est exceptionnelle, Gérard observe, dans ce théâtre, des femmes grecques,
arméniennes ou encore juives, et confie : « Pour moi, j’étais ravi, après tant de figures noires
que j’avais vues dans la journée, de reposer mes yeux sur des beautés simplement jaunâtres. »
(p. 227) Le mot est lancé.
Parmi ces beautés « jaunâtres », c’est, dans un premier temps, l’Abyssinienne que
Gérard va avoir l’occasion d’observer chez Abd el-Kérim :

Dans une grande salle aux lambris sculptés qu’enrichissaient encore des restes d’arabesques peintes et
dorées, je vis rangées contre le mur cinq femmes assez belles, dont le teint rappelait l’éclat du bronze de
Florence ; leurs figures étaient régulières, leur nez droit, leur bouche petite ; l’ovale parfait de leur tête,
l’emmanchement gracieux de leur col, la sérénité de leur physionomie leur donnaient l’air de ces madones
peintes d’Italie dont la couleur a jauni par le temps. C’étaient des Abyssiennes catholiques, des
descendantes peut-être du prêtre Jean ou de la reine Candace.
Le choix était difficile ; elles se ressemblaient toutes, comme il arrive dans ces races primitives. (p. 242-
243)

L’intertexte de Lamartine paraît à nouveau en filigrane, notamment dans la référence à la


statuaire. Cette fois-ci, c’est à la peinture italienne que s’en remet Nerval pour exprimer la
perfection esthétique et artistique des Abyssiniennes. Celles-ci sont appréciées comme le

240
souvenir vivant d’une beauté ancienne, à la manière d’une œuvre d’art. De fait, elles
n’appartiennent pas à des races inférieures, mais à des « races primitives ». Le terme a une
valeur positive et renvoie au courant primitiviste né au XVIIIe siècle d’une passion pour
« l’originel » et fondé sur la croyance selon laquelle certaines sociétés « primitives » auraient
gardé une certaine permanence à travers le temps. L’indécision de Gérard est le prétexte que
saisit Nerval pour introduire l’apparition de Zeynab :

Je poussai un cri d’enthousiasme ; je venais de reconnaître l’œil en amande, la paupière oblique des
Javanaises, dont j’ai vu des peintures en Hollande ; comme carnation, cette femme appartenait évidemment
à la race jaune. Je ne sais quel goût de l’étrange et de l’imprévu, dont je ne pus me défendre, me décida en
sa faveur. Elle était fort belle du reste et d’une solidité de formes qu’on ne craignait pas de laisser admirer ;
l’éclat métallique de ses yeux, la blancheur de ses dents, la distinction des mains et la longueur des cheveux
d’un ton acajou sombre, qu’on me fit voir en ôtant son tarbouch, ne laissaient rien à objecter aux éloges
qu’Abd el-Kérim exprimait en s’écriant : « Bono ! bono ! » (p. 243)

Le premier réflexe du narrateur nervalien est celui de la « classification » : il identifie un type


(la Javanaise) et le positionne sur l’échelle des races (la race jaune). La catégorisation est rendue
possible grâce à la « reconnaissance », qui mobilise la culture artistique du voyageur européen :
la Javanaise est un type « racial », mais c’est aussi et surtout, aux yeux de Nerval, un motif
pictural. Des Abyssiniennes qui sont le souvenir vivant de la peinture italienne aux Javanaises
de la peinture hollandaise, Gautier n’aura sans doute pas tort de parler ici d’un « caprice
d’artiste752 ». Pourtant, du point de vue esthétique et « racial », Nerval a conscience de sortir
des sentiers battus, évoquant lui-même son « goût de l’étrange et de l’imprévu753 ». Gérard se
prononce donc pour une beauté « jaune » : il s’est avoué incapable de choisir une femme noire,
conscient d’être trop pénétré des préjugés occidentaux, mais il n’a pas non plus cédé aux dictats
européens en achetant une Abyssinienne « presque blanche ». On interprète ce rejet du blanc
au profit du jaune comme une forme de rejet de soi. Avec une certaine satisfaction de
propriétaire, le narrateur nervalien revient sur ce choix quelques pages plus loin et il oppose
fièrement le charme d’« une femme d’un pays lointain et singulier » aux « vulgarités de détail
que l’habitude nous révèle chez les femmes de notre partie » (p. 252). Évoquant sa fascination
pour « l’étrangeté » et la « couleur locale », il analyse avec une certaine lucidité l’emprise de
l’exotisme sur lui-même. Mais le rejet de soi est aussi refus de se conformer à des catégories
préétablies, qui fondent souvent aussi, quoique de manière détournée, l’exotisme. L’isotopie du
« coup de foudre » participe certes d’une mise en scène romancée, mais elle est surtout, selon

752
T. Gautier, « Syrie. À propos du Voyage en Orient de Gérard de Nerval », op. cit., t. I, p. 174-175.
753
Cette posture décalée ne surprend pas, elle s’accorde parfaitement avec l’ethos de voyageur-flâneur, aimant
« errer à l’aventure » (p. 172), que se crée Nerval dans le Voyage en Orient, et qui deviendra symptomatique d’une
nouvelle génération de voyageurs.
241
nous, une manière de réaffirmer une approche subjective : la liberté de choisir. Le choix que
fait Nerval (présenté comme spontané, instinctif et irrépressible pour Gérard) est à la fois celui
de l’entre-deux et celui du déplacement qui ont respectivement des implications esthético-
idéologique et littéraire. D’une part, il échappe aux axiologies conventionnelles, refusant,
comme le suggère Sarga Moussa, un « exotisme de la pureté ethnique » au profit d’une
« anthropologie imaginaire fondée sur l’idée de mélange754 ». Cette approche rappelle celle de
Lamartine et explique tout particulièrement l’attrait des deux voyageurs pour d’autres formes
d’altérités en Orient – pensons notamment à l’intérêt commun des deux hommes pour les
« peuplades755 » du Liban. La posture décalée et décentrée de Nerval756 et la préférence donnée
à « ce bel oiseau doré » (p. 259) sont une forme de contournement (ou d’enrichissement) de
l’esthétique et de l’idéologie orientalistes au profit d’autres formes d’exotisme, moins
populaires et donc plus fascinantes. Ici même, le positionnement symbolique de Nerval en
faveur d’une identité qui n’est ni blanche, ni noire, ni africaine, ni arabe, ni chrétienne, ni
musulmane757, remet en question l’approche globalisante de l’Orient sur laquelle est construit
le discours orientaliste.

L’épisode nervalien du marché aux esclaves est un excellent exemple de la façon dont
la narration viatique est traversée par un ensemble de discours qui s’entrecroisent et parfois se
contredisent. Dans le contexte des années 1850, où paraît le Voyage en Orient sous sa forme
complète, les contrastes s’accentuent autour de deux pôles : le portrait de l’Abyssinienne et
celui des négresses. Les images circulent à travers les textes, mais les discours évoluent avec
leur temps. La popularisation de la pensée racialiste se fait ressentir dans ces portraits d’esclaves
de couleur, où le discours sur les types raciaux a tendance à se substituer à la réflexion sur
l’esclavage. Certaines images, notamment celles qui sont associées aux femmes noires et que
l’on considère aujourd’hui comme des stéréotypes racistes, se sont ancrées dans les imaginaires
sociaux et circulent dans les textes avec une certaine permanence.
Dans les deux récits de voyage en Orient de Du Camp, publiés en 1848 et 1854, figure
le portrait de l’Abyssinienne. Dans la séquence des Souvenirs et paysages d’Orient consacrée

754
S. Moussa, « La couleur des esclaves dans le Voyage en Orient de Nerval », op. cit., p. ?
755
Il s’agit du titre d’une section du Voyage en Orient Lamartine (op. cit., p. 483).
756
Cette forme de décentrement et d’ouverture à l’altérité est un aspect du Voyage en Orient de Nerval qui a
largement été mis en évidence dans les travaux de Guy Barthèlemy.
757
Gérard croit, au moment de l’acheter, que Zeynab est hindoue, mais il apprendra plus tard qu’elle est
musulmane.
242
au bazar de Constantinople, il est intéressant de constater que, si la Circassienne inspire au
voyageur une réflexion plus large sur les douceurs de l’esclavage, seule l’Abyssinienne fait
l’objet d’un portrait détaillé :

Rien n’égale la douceur de leurs regards, et la gracieuse nonchalance de leurs mouvements. Une d’elles
surtout m’arrêta longtemps : elle paraissait avoir quatorze ou quinze ans ; élancée, mince, bien prise, sa
taille se ployait avec des ondulations charmantes ; rien en elle ne rappelait le type dégradé de la race nègre ;
son visage cuivré s’arrondissait sous les touffes épaisses d’une chevelure noire, plutôt crépelée que crépue.
Deux larges sourcils se dessinaient sur un front intelligent, et surmontaient des yeux fendus en amande,
longs, voluptueux, pleins d’amoureuses étincelles ; son menton, rond et poli, jetait une ombre mouvante
sur son cou maigre et bien fait ; ses seins un peu pointus, fermes et durs, relevaient sa misérable tunique
que leurs pointes avaient trouée758.

De telles vues rapprochées sont courantes dans les récits viatiques de Du Camp dont les portraits
procèdent par « individualisation ». La beauté de cette jeune Abyssinienne attire le regard du
voyageur, qui prend soin de la distinguer du « type dégradé de la race nègre » : elle n’est pas
noire, elle a le « visage cuivré » (l’adjectif nous est familier) ; sa chevelure n’est pas crépue,
elle est crépelée (redoutable efficacité du polyptote) ; ses seins ne sont pas « ballotants » (le
terme est utilisé dans Le Nil pour caractériser la poitrine des négresses), ils sont « pointus,
fermes et durs ». Le type de la négresse est un contre-modèle qui permet de valoriser la beauté
plus charmante, plus raffinée et plus expressive de l’Abyssinienne. La façon dont Du Camp
prête à cette jeune fille des sentiments est un des aspects qui rompent le plus fermement avec
le portrait des négresses qui paraît dans Le Nil. Alors qu’il effectue la traditionnelle remontée
du Nil, Du Camp croise une cange chargée d’esclaves en provenance du Sennaar et du Darfour :

Presque toutes les négresses ont le dos et les bras tatoués de coups de couteau symétriquement rangés et
intentionnellement tracés. La pleine lumière du jour brillait sur leur peau noire. Une d’elle broyait du blé
entre deux pierres plates qu’elle faisait mouvoir avec effort ; je la voyais de dos, grosse, grasse, large,
reluisante ; à chacun de ses mouvements ses longues et puissantes mamelles ballottaient en frappant contre
sa poitrine759.

Tandis que l’identité des « Abyssiniennes » est liée à leur origine géographique et ethnique, la
dénomination des « négresses » (rarement utilisée au singulier) contribue en elle-même à
essentialiser ce groupe de femmes à partir de leur couleur de peau et de leur condition servile.
Dans ce portrait, tout semble concourir à exprimer cette servitude, que ce soient les marques
qu’elles portent sur le corps, ou la tâche laborieuse que l’une d’elles exécute. Sans doute orienté
par l’anthropologie physique racialiste, le regard est attiré par la « peau noire » et la poitrine

758
M. Du Camp, Souvenirs et paysages d’Orient, op. cit., p. 132.
759
M. Du Camp, Le Nil, op. cit., p. 131.
243
dénudée et animalisée des esclaves. De ce groupe de négresses se détache, toujours selon le
même processus d’individualisation, une petite fille abyssinienne :

Je remarque une petite fille de douze ans, Abyssinienne du plateau de Gondar ; son teint est de couleur de
terre de Sienne très foncée ; des verroteries s’enroulent à son cou, des piastres d’or et des grains de corail
entourent son front, du koheul borde ses yeux tristes et doux ; je lui donne un collier de fausses perles : elle
se jette dessus comme un chat sur une proie et montre en riant ses dents blanches. Au moment où je remonte
sur mon canot, une autre esclave d’Abyssinie sort de la chambre, met le pied sur le bastingage et, laissant
tomber à demi la guenille qui la couvre, me demande un collier. Sa poitrine est large, ses cheveux crépus
et tressés s’agencent sur sa tête en trois bourrelets séparés ; son œil, grand, fendu, méprisant et hautain,
regarde hardiment sans baisser la paupière ; son nez droit, à narines ouvertes et soulevées, s’abaisse sur une
bouche dédaigneuse qui surmonte un menton carré ; elle avait l’air de quelque statue de bronze d’une
divinité des Olympes oubliés760.

En 1854, ce deuxième portrait est moins élogieux que le premier, l’imaginaire des
Abyssiniennes semble s’être légèrement dégradé. Du Camp cède à d’autres stéréotypes, tels
que celui de la cupidité des femmes « sauvages ». Mais la couleur de peau, elle, n’a pas changé :
le teint « couleur terre de Sienne très foncée » de l’Abyssinienne contraste avec la « peau
noire » des négresses et inspire la comparaison à une statue de bronze. La référence est intacte.
Celle-ci est, sans surprise, reprise par Gautier dans Constantinople en 1853. La figure
de l’esclave n’apparaît pas vraiment où on l’attendait : la visite du marché intervient dès le
début du récit, à Smyrne, mais elle disparaît du chapitre consacré aux bazars de la capitale
ottomane. Si la décision prise par le sultan Abdul-Medjid en 1847 n’a pas eu d’effet immédiat,
on suppose qu’en 1852, lorsque Gautier visite Constantinople, les marchés publics d’esclaves
ont été fermés. Le topos disparaît des textes viatiques à la fin des années 1850. À Smyrne, le
bazar n'a plus rien des somptueux décors peints par les orientalistes : « Nous arrivâmes ainsi au
marché des Esclaves, – une cour entourée d’arcades en ruines et de constructions effondrées. –
Il n’y avait à vendre que deux jeunes négresses accroupies tristement sur un mauvais tapis et
gardées par leur maître, un drôle à physionomie chafouine et rusée761. » Point de Circassiennes,
guère plus d’Abyssiniennes. L’attention tout entière du voyageur se porte sur les négresses :

L’une des deux négresses me toucha par l’expression inexprimablement nostalgique de ses yeux, et une
mélancolie pour ainsi dire animale, celle d’une gazelle captive ; des yeux européens ne sauraient avoir ce
regard, où la douleur n’est plus une pensée, mais un instinct. Elle avait des traits assez fins et rappelant le
type gracieusement camard du sphinx et des colonnes cariatides d’Égypte ; un teint d’un noir bleuâtre avec
une fleur sur le bord, comme les prunes de Monsieur. Je l’aurais bien achetée, si j’avais su qu’en faire,
comme Victor Hugo de son petit cochon rose dans la grande rue des Boucheries de Francfort. Le marchand
en voulait deux cent cinquante francs à peu près, ce qui n’était pas bien cher. Je dus me contenter de lui
donner quelques piastres et des sucreries, qu’elle reçut avec un geste antique, le bras collé au corps, la
paume de la main renversée ; ses doigts, que j’effleurai, étaient froids et doux comme ceux d’un singe762.

760
Ibid., p. 132.
761
T. Gautier, Constantinople, op. cit., p. 87.
762
Ibid.
244
Le portrait est construit sur une succession d’images et de contre-images, Gautier maîtrisant à
la perfection l’art d’enfler et de désenfler ses descriptions. La métaphore animale, filée du début
à la fin du paragraphe, se cristallise autour de deux images rebattues dans les années 1850 :
celle de la « gazelle captive », qui relève d’un imaginaire exotique et orientaliste, et celle du
singe, dont on connaît l’importance dans la pensée racialiste. Chacun de ces tropes,
quoiqu’utilisé avec conviction, est détourné. La gazelle suggère l’analogie au sphinx qui lui-
même, par association d’idées, introduit la référence intertextuelle aux « colonnes cariatides
d’Égypte ». Le comparant (la statue) est le même, mais le comparé a changé : comme celle des
Circassiennes ou des Abyssiniennes, la beauté des négresses (dont Gautier décrit l’expressivité
et la finesse des traits) a désormais une descendance antique. Le même processus est à l’œuvre
dans le syntagme qui suit, mais de manière inversée : l’évocation, plutôt poétique, du « teint
d’un noir bleuâtre » est « désenflée » par la comparaison, plutôt triviale, aux « prunes de
Monsieur ». De même, la scène finale laisse penser que le portrait culmine dans l’évocation du
« geste antique » de la négresse aux doigts froids comme une statue de bronze. Mais c’était sans
compter sur une ultime surenchère burlesque, terminant le portrait sur la douceur quasi-
domestique des doigts du singe. Le narrateur joue avec les attentes de son lecteur, qu’il ne cesse
de détourner, dans un sens (positif) comme dans l’autre (négatif). Ce vertigineux transfert
d’images exhibe la complexité du texte viatique, en tant que dispositif intertextuel, mais
également en tant que lieu de convergences des images et des discours sociaux. En cela, Gautier
brouille les pistes à l’égard de son propre positionnement, entre valorisation inédite de la beauté
noire à partir d’un référentiel européen et stéréotypes raciaux, franchement racistes. Le discours
sur l’esclavage n’est visiblement pas ce qui l’intéresse au premier chef. À la différence de ses
prédécesseurs et contemporains, il préfère la description au discours. Même quand il prend
position, il a recours à des images collectives ou à sa mémoire littéraire. La référence au « petit
cochon rose » de Victor Hugo renvoie à une anecdote racontée dans Le Rhin (1842). À
Francfort, alors qu’Hugo assiste, dans la rue des bouchers, à un « massacre de cochons de lait »
par « d’inexorables garçons tueurs, à figures hérodiennes », il se surprend lui-même à envisager
d’en acheter un pour le sauver763. Le passage est comique et, par un transfert de tonalité, la
référence à Victor Hugo, et la comparaison saugrenue (à la limite de l’absurde) de la négresse
à un cochon rose, le sont aussi. Mais le sens profond de cette référence est plus sérieux :

763
« Il y a des émotions ridicules qu'il ne faut pas laisser voir ; pourtant j'avoue que, si j'avais su que faire d'un
pauvre petit cochon de lait, qu'un boucher emportait devant moi par les deux pieds de derrière et qui ne criait pas,
ignorant ce qu'on lui voulait et ne comprenant rien à la chose, je l'aurais acheté et sauvé. » Victor Hugo, Le Rhin,
réf.
245
l’esclavage y est associé à une boucherie, une comparaison toute voltairienne qu’Hugo lui-
même reprend, en l’inversant, lorsqu’il parle du « massacre » épique des cochons. Gautier
partage la désolation d’Hugo devant une pratique qui heurte sa sensibilité morale au point
d’envisager l’inenvisageable (adopter un cochon ou acheter une esclave). Les enjeux ne sont
pas les mêmes, bien évidemment, et on peut reprocher à Gautier de comparer, une nouvelle
fois, un esclave à un animal. Mais c’est surtout sur sa propre posture et sur la tentation de se
forger un ethos de « bon samaritain » qu’ironise Gautier. Il cède à un topos tout en le traitant
avec une distance comique ; il s’inscrit dans une tradition de visiteurs européens tentés
d’acheter une esclave tout en s’en détachant. Il a sans doute en tête le Voyage en Orient de
Nerval, qu’il commentera dans la Revue nationale le 25 décembre 1860 : « Qui n’a souri aux
scrupules de conscience qu’expose dans sa parfaite bonté de cœur ce cher Gérard empêtré et
charmé de son acquisition, mais craignant d’avoir, par un caprice d’artiste, pris la responsabilité
d’une existence innocente764 ? »

La question des représentations littéraires et artistiques des femmes esclaves noires est
d’une importance capitale – elle pourrait/devrait faire l’objet de plus amples développements.
Cette modeste exploration du corpus des années 1830-1850 nous amène à un premier constat :
les esclaves noires n’y sont pas invisibles. Leur visibilité obéit néanmoins à des modalités très
réduites. Soit cette « noirceur » visible est amplifiée pour mettre en valeur la blancheur – une
esthétique du contraste qu’affectionnent autant les écrivains-voyageurs que les peintres. Soit
elle est nuancée pour mettre en évidence la possibilité d’une voie « médiane ». Ce dernier aspect
est, semble-t-il, une des spécificités des textes viatiques des années 1830-1850, qui parviennent,
pour certains, à se détacher d’une esthétique et d’une idéologie de la « pureté » pour envisager
la possibilité d’un « mélange » (chromatique, culturel ou racial) au moment même où se
développe en Europe une hantise du métissage. La question de l’esclavage, centrale en ce qui
concerne le chapitre de la traite blanche (un sujet « blanc » se doit de prendre position), fait
visiblement l’objet d’un déplacement esthétique lorsqu’il s’agit de la traite noire africaine. Le
plus souvent c’est alors la réflexion sur la « race » qui prend le dessus. Malgré le contexte
abolitionniste, l’esclavage des Africaines est moins « choquant » (même si certain.e.s, comme
Ida Saint-Elme ou Gasparin, s’en indignent évidemment) et elle est surtout associée à une

764
T. Gautier, « Syrie. À propos du Voyage en Orient de Gérard de Nerval », op. cit., t. I, p. 174-175.
246
nécessité domestique. La preuve en est que certains Européens établis en Orient ont des esclaves
noires à leur service personnel jusque dans les années 1850.
La lecture des récits de voyage, tout particulièrement du topos du marché aux esclaves,
peut ainsi apporter beaucoup aux études sur l’esclavage en mettant l’accent sur des enjeux liés
à la « race » et au « genre ». C’est sur ce dernier aspect que s’illustre tout particulièrement la
littérature viatique, qui aborde la question de l’esclavage dans une perspective féminine. Mais
cet avantage a l’inconvénient de ne laisser que très peu de place à la représentation des esclaves
masculins, blancs et noirs, dans les textes. Seule la figure de l’eunuque semble attirer, dans une
moindre mesure, l’attention des voyageuses et voyageurs européens.

3) Les eunuques

III. Grands et petits harems

247

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