Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La Horde d’Or, une histoire en partage .............. 8
Les héritiers ................................................................................................................................ 18
Les trois siècles qui firent la Horde d’Or ............. 50
2
Premiers échanges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Découverte de la Horde d’Or . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Echecs et succès de l’alliance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114
L’économie florissante : les règnes de Möngke Temür, Nogay et Uzbek. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
Le commerce au cœur de l’état. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
Taxes et exemptions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
Le jeu des interactions politiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132
L’âge d’or . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
Réminiscences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232
3
PRINCIPES DE TRANSLITTÉRATION
Nous avons utilisé dans cet ouvrage une translittération simplifiée de l’alphabet arabe :
les voyelles longues sont notées â, û, î ; les lettres ΙˬΡˬΥˬΫˬεˬιˬνˬρˬυˬωˬύˬϕsont
translittérées respectivement par th, h, kh, dh, sh, s, d, t, z, Ӣ, gh, q.
Au fil des pages, on rencontrera des termes de diverses origines, principalement associés
aux langues russe, mongole, turque, persane et arabe. La question de la graphie de ces termes
est d’autant plus épineuse que les orthographes et alphabets ont varié au gré des politiques. A
titre d’exemple, les termes turcs qui étaient hier tracés en alphabet arabe, ouïgour et arménien
sont aujourd’hui notés en alphabet latin ou cyrillique. En outre, un même mot peut subir des
modifications importantes selon le contexte géographique, historique et culturel. L’utilisation de
l’alphabet arabe qui ne rend pas compte de toutes les voyelles explique que de nombreux termes
n’ont pas de forme fixe en alphabet latin. Dans les documents officiels de la Horde d’Or, l’or-
thographe des voyelles longues et de certaines consonnes est fluctuante. Le problème se pose
également pour les noms de personnes, de peuples et de lieux, qui nous sont parvenus dans de
nombreuses langues. Nous avons fait des choix arbitraires pour dégager une uniformité ortho-
graphique nécessaire. De même, nous donnons sous une forme fixe les noms de localités qui en
portaient souvent plusieurs – La Tana en italien était Azâq en turc et Azov en russe.
Les noms de personnes, les toponymes et termes d’usage courant en français conserve-
ront de préférence leur forme vulgarisée ou la plus couramment utilisée dans l’historiographie.
Dans certains cas, nous avons choisi de ne pas traduire les termes originaux (comme ulus, da-
rugha, el’, donnés en italiques dans le texte) et d’en proposer une définition que l’on trouvera dans
le glossaire en fin d’ouvrage.
4
SUÈDE
Mer de Barents
FINLANDE
DANEMARK
Mer Baltique
ESTONIE
ALLEMAGNE
LETTONIE
1RYJRURG
LITUANIE
POLOGNE
6HUJXLHY3RVVDG
BIELORUSSIE 6RX]GDO RUSSIE
0RVFRX 9ODGLPLU
Tatars Oural
HONGRIE .D]DQ
.LHY Russes %XOJDU
ROUMANIE UKRAINE
SERBIE MOLDAVIE ga
Vo l
Bachkirs
ar
Caspienne
0R\QDT
ME
ia
AZERBAIDJAN
NIE
Khorezm
%DNRX
OUZBEKISTAN
Mer .KLYD
Méditerranée
IRAK
ou
-D
IRAN
ar
ia
AFGHANISTA
ARABIE
SAOUDITE
u
nd
6
GÉOGRAPHIE TOPOGRAPHIE
Limites approximatives
0
de la Horde d’Or à son apogée
± 200 m
Plateau
Frontières deactuels
des pays
Sibérie centrale
Villes actuelles ou disparues
± 500 m
RUSSIE Nom des pays
Tatars Peuples
Oural Nom d’une zone géographique spécifique
Plaine de (montagne, plateau, plaine, péninsule…)
Sibérie occidentale ± 1000 m
HYDROGRAPHIE
± 4000 m
Océans, mers et lacs
+ de 5000 m
Rivières et fleuves
Ob Sibérie
Ie
nis
se
7REROVN
ï
ra
Anga
,VNHU
l
bo
To
Tatars Lac
0LQXVLQVN Baïkal
1RYRVLELUVN 6DOE\N Russes
2ONKRQ
<HODQWVL
Khakasses ,UNRXWVN
Bouriates
Saïan
Russes .\]\O
%D\DQ.KRO
$VǧDQD g
e
Irt
Touvas le n
ych
Se
.\]\O0DMDO\N
O rkhon
TADJIKISTAN
CHINE
Huan
gH
e
N Ya n g
zi
Me
Salouen
ko
ng
poutre
Brahma
us
7
LA HORDE D’OR,
UNE HISTOIRE
EN PARTAGE
(
xister au sein de l’écrasante historiographie moscovite fut la première bataille à remporter
pour ceux qui s’intéressaient à la Horde d’Or : l’empire russe était celui des vainqueurs,
ceux pour lesquels on écrit l’Histoire. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les grands noms de l’histo-
riographie russe, de Karamzin à Soloviev, n’accordaient à la période du « joug mongol »
qu’une importance mineure. L’histoire moderne de la Horde d’Or connut ses premières gloires
littéraires à l’aune des grandes entreprises de collecte de manuscrits du XIXe siècle : ce n’est pas
un hasard si le premier à écrire sur « les Mongols en Russie » fut Hammer-Purgstall (1774-1856),
diplomate viennois et maître en langues orientales, qui séjourna à Constantinople et organisa
l’acquisition d’une grande partie des manuscrits turcs et ottomans qui font aujourd’hui la richesse
de la bibliothèque nationale de Vienne1. Le second, Berezin (1818-1896), professeur d’université
à Kazan et St Pétersbourg, maîtrisait également le turc, le persan et l’arabe. Passionné par l’his-
toire des khans et de leur société, il écrivit notamment les récits de ses voyages sur les terres qui
étaient autrefois celles de la Horde d’Or. Nous lui devons lithographies, éditions et traductions de
manuscrits dont certains aujourd’hui disparus2.
Après la révolution de 1917, les études orientalistes connurent un regain d’activité et les
échanges se multiplièrent durant une première décennie où les historiens tatars, ukrainiens et
russes se trouvèrent sur un pied d’égalité. Mais dès la fin des années vingt, cette liberté de ton
n’était plus de mise et l’espace entr’ouvert se referma. Sous Staline, les historiens durent se
confiner à une approche philologique sous peine de se voir suspectés de trahison, jetés en prison,
exécutés. Ainsi Alexandre Samojlovich, directeur de l’Institut oriental de l’académie des sciences
de l’URSS et turcologue, fut condamné à mort en 1938 sous prétexte d’espionnage à la solde des
Japonais. La Horde d’Or continua d’exister sous la plume des archéologues russes qui menaient
des fouilles dans la vallée de la Volga et en Tauride – ancienne appellation de la Crimée. Dans les
ouvrages d’histoire de la période soviétique, la civilisation des khans jochides tient une place ré-
duite et manipulée pour être compatible avec les concepts dominants, féodalisme et matérialisme
étant les maîtres-mots de cette lecture imposée du passé. Il s’agissait d’expliciter de quelle ma-
nière « la période tatar » avait joué un rôle régressif dans le développement de la civilisation russe.
Au sein de cette chronologie préétablie, les notions de « joug tatar » ou de « féodalisme nomade »
1 J. von Hammer-Purgstall, Geschichte der goldenen Horde in Kiptschak, das ist der Mongolen in Russland (Pesth: C.A.Hartleben’s Verlag, 1840).
2 I. Berezin, Khanskie Jarlyki. 1. Jarlyk khana Zolotoj Ordy Tokhtamysha k pol’skomy korolju Jagajlu 1392-1393 (Kazan: v’ tipografii N. Koko-
vina, 1850) ; Khanskie jarlyki. 2. Tarkhannye jarlyki Tokhtamysha, Timur-Kutluka i Saadet-Gireja (Kazan: v’ tipografii N. Kokovina, 1851).
3 N. Riasanovsky, Histoire de la Russie. Des origines à 1992 (Paris : Robert Laffont, 1987, rééd. 1994) p.88.
4 M. Usmanov, Zhalovannie akti dzhuchieva ulus (Kazan: Izdatel’stvo Kazanskogo Universiteta, 1979).
(
ntre le XIIIe siècle et le XVIe siècle, les descendants du fils aîné de Gengis Khan, Jochi (v.1184-
1227), régnèrent sur les steppes, les cités et les grandes voies marchandes qui s’étendent
du lac Balkhach au Dniepr. Les khans – ainsi appelait-on ces souverains mongols – ne
furent jamais les despotes orientaux que la littérature occidentale s’est plue à dépeindre.
La collégialité du pouvoir central est une constante des trois siècles qui firent la Horde d’Or. Le
divan ou conseil des émirs turcs, qui entouraient le khan, gouvernait la politique et intervenait
dans les processus de succession, réunissait les grands représentants de la noblesse nomade qui
garda la haute main sur les steppes jusqu’au XVIe siècle. Sans eux le khan n’était rien et ne pouvait
rien. L’entourage des fils de Gengis Khan était cosmopolite, multilingue et pluriconfessionnel. Les
émirs, les beys et les noyans furent les acteurs de cette civilité des steppes, eux qui parlaient le
mongol et le turc, qui furent chrétiens, bouddhistes ou encore musulmans. Quant aux épouses
royales, les khatuns, on comptait dans leurs rangs des princesses mongoles, slaves et byzantines
mais également les grandes héritières des puissantes dynasties du monde musulman d’alors,
les Seldjoukides d’Anatolie et les Khorezmiennes d’Asie centrale. Lettrés, riches négociants, ju-
risconsultes, hommes de religion, traducteurs et administrateurs talentueux, princes étrangers
et ambassadeurs gravitaient autour de la cour et trouvaient à se placer sous la généreuse tutelle
des khatuns. Et les hommes d’armes du khan – qu’ils fussent combattants d’élite, simples gardes
ou cavaliers nomades – ne furent pas plus barbares et sanguinaires que ceux de Richard Cœur de
Lion en croisade à la fin du XIIe siècle.
Ce serait du surgissement des fameuses « hordes tartares » que la Horde d’Or serait née.
Mais, au-delà de l’imaginaire occidental, qu’entendait-on par « Horde » sous Gengis Khan et ses
successeurs ? A l’origine orda désignait le campement du chef, le camp militaire constitué d’un
embryon d’administration, qui se mua progressivement en véritable capitale ; la couleur jaune
ou dorée étant l’attribut du khan qui trône dans sa tente d’apparat somptueusement ornée. La
Horde incarnait le lieu du pouvoir temporel et la tête de l’état : la place où se tenait la cour et le
gouvernement. Elle se développa en accord avec le mode de vie nomade des Jochides et de leurs
émirs. Mobile mais non itinérante, elle se mouvait lentement vers des emplacements choisis : au
sud de la vallée de la Volga, au nord du Caucase ou dans le Mangishlak, à l’est de la Caspienne
en actuel Kazakhstan. Comme toutes les cours princières d’Eurasie, du moins jusqu’à la période
moderne, la Horde avait diverses résidences : lieux de plaisir du souverain, domaines propices à
la chasse, palais d’hiver et d’été. L’administration et le gouvernement suivaient tout comme les
archives et la trésorerie. Quant aux ambassadeurs et princes étrangers, ils se présentaient devant
le khan où qu’il siégeât.
Mais la Horde d’Or ne fut pas qu’un lieu de pouvoir, ce fut également le lieu d’un « ulus »,
un peuple. Dans un document officiel de la fin du XIVe siècle, le khan s’inquiète du bien-être « du
grand ulus », le peuple-état dont il a la charge. Même si ce peuple du khan ne peut être pensé en
termes nationalistes, l’idée existait d’une responsabilité du souverain vis à vis de ses sujets. Ce
que l’on nomme ulus de Jochi s’est façonné peu à peu et a varié dans sa géographie. S’il y eut à
l’époque de Gengis Khan des terres et des communautés octroyées aux descendants de Jochi,
leur apanage s’est constitué de facto à travers le temps, les victoires et les défaites des armées,
les alliances politiques et commerciales. La mouvance des frontières aura d’ailleurs toujours été
considérée par les historiens comme un obstacle majeur à la compréhension du fonctionnement
global de la Horde d’Or en tant qu’état. Les territoires qui appartenaient aux premiers jochides
n’avaient rien d’unitaire. Ils étaient fragmentés de manière complexe et comprenaient des aires
sur lesquelles une seule autorité s’exerçait, des zones mixtes sous plusieurs autorités, ainsi que
&
e livre invite à un voyage sur les traces des descendants de Gengis Khan, sur ces longues
routes autrefois empruntées par les ambassadeurs, les missionnaires et les marchands
qui traversaient les grandes steppes d’Eurasie, d’une rive à l’autre du continent. A l’in-
tention des voyageurs et négociants tentés par l’aventure en Asie centrale et en Chine, le
marchand Florentin Francesco Pegolotti rédigea vers 1340 un manuel pratique. Il y donne le détail
des routes, des monnaies, des taux de change et des poids, des lieux où les affaires se font et de
ceux à éviter. A celui qui désire faire le voyage vers l’extrême Orient et qui s’apprête à traverser les
terres du khan de la Horde d’Or, voici son conseil :
« Tout d’abord, vous devrez vous laisser pousser une longue barbe et ne pas vous raser. A
Azov [Tana]5, vous devez vous assurer les services d’un traducteur [drogman], et vous ne devrez
pas essayer d’économiser de l’argent pour ce qui est de celui-ci en en engageant un mauvais au
lieu d’un bon. Car les gages supplémentaires du bon vous coûteront moins que ce que vous écono-
miserez en l’employant. Outre le traducteur [drogman], il sera avisé d’engager au moins deux bons
serviteurs mâles connaissant la langue turque [cumanien]. Le marchand qui désirera prendre à
Azov une femme pour l’emmener avec lui pourra le faire ; s’il ne veut pas en prendre, rien ne l’y
oblige, mais s’il en emmène une, il s’assurera un bien plus grand confort que s’il n’en emmène
pas. Quoi qu’il en soit, s’il en prend une, il sera bon qu’elle soit aussi familière que les hommes de
la langue turque [cumanien]. Pour parcourir le chemin de Azov à Astrakhan [Gittarchan], il vous
faudra vous munir de provisions pour vingt-cinq jours, à savoir farine et poisson séché, car pour ce
qui est de la viande, vous en trouverez en suffisance partout le long de la route. […] La route d’Azov
à la Chine [Cathay] est parfaitement sûre, que ce soit de jour ou de nuit, selon ce qu’en disent les
marchands qui l’ont empruntée… »6
5 Azov, appelée Tana par les Italiens et Azaq par les Turcs. La ville se trouve à une vingtaine de kilomètres de Rostov-sur-le-Don.
6 F.Pegolotti, « Information sur l’itinéraire par voie terrestre pour se rendre à Cathay et sur le commerce asiatique dans la première
moitié du XIVe » dans M. Jan, Le voyage en Asie centrale et au Tibet. Anthologie des voyageurs occidentaux du Moyen Age à la première
moitié du XXe siècle (Paris : Robert Laffont, 1992) p.97-98.
18 | Les héritiers
culturelles et les pratiques politiques qui se déployèrent dans la Horde
pendant trois siècles laissèrent des traces. Des liens d’appartenance entre les
communautés se sont créés à travers cette histoire partagée, des liens qui
s’exprimèrent à travers les récits épiques sur la Horde d’Or que l’on trouve
encore dans de jolies éditions populaires dans les librairies du Tatarstan.
Les historiographies nationales en Russie, en Ukraine et en Asie centrale ont
diversement intégré cette période à « leur » histoire. Le sentiment d’avoir
appartenu à un même monde et d’avoir eu à partager une culture commune
soulève des questions qui se posent en des termes différents selon qu’elles
s’articulent ou non à un discours nationaliste. Aujourd’hui tous ceux qui vivent
sur les anciennes terres de l’ulus de Jochi ne se disent pas descendants de
Gengis Khan. Qui sont ceux qui en revendiquent l’héritage ? Présentent-ils un
même visage ? Comment se retrouvent-ils, par-delà les frontières de leur état,
autour d’un passé qui est irréductible aux principes de l’état-nation ?
Les Héritiers | 19
PEUPLES
& TERRITOIRES
En Asie centrale, dans le Caucase et en Ukraine, « peuples » et
« territoires étatiques » connaissent d’inconciliables décalages.
Ce que les hommes revendiquent et racontent de leur histoire
diffère de ce qui est mobilisé et mis en œuvre par les discours
politiques. Les circonvolutions des récits du passé ne sont pas en
phase avec les frontières des nations modernes. Depuis la fin de
l’URSS, les historiographies locales ont à nouveau le droit d’exister.
Certaines se mettent au service des nouvelles républiques, d’autres
cherchent à faire entendre des voix dissidentes qui dérangent la
machine bien huilée du grand récit de l’état. L’un des enjeux du
nationalisme contemporain est de s’emparer des historiographies
alternatives ou, à défaut, de s’en débarrasser. L’histoire de la
Horde d’Or a resurgi précisément durant ces dernières années où la
parole des historiens a pu se libérer.
l+
orde d’Or » se traduirait, dans le monde contemporain, par Asie
centrale, Russie, Ukraine, Bulgarie, Azerbaïdjan et Géorgie. Pour
être plus précis, trois des cinq républiques centrasiatiques sont
concernées: Kazakhstan, Ouzbékistan et Turkménistan, puis les
républiques autonomes de Kazan et de Crimée où vivent d’importantes communau-
tés tatars, le sud et l’est de l’Ukraine, la Bulgarie danubienne, une belle part de l’ac-
tuelle Russie et les plaines méridionales de Sibérie jusqu’au lac Balkhach. Enfin, le
nord du Caucase, partagé aujourd’hui entre les Ossètes, les Azéris, les Géorgiens,
les Tchétchènes, les Daghestanais, les Ingouches, les Nogays, les Circassiens, etc.
Dans cet ensemble qui ne se réclame plus d’aucune uniformité politique depuis la
fin de l’URSS, l’Asie centrale conserve une cohésion de prime abord. Cette harmonie
supposée naturelle de l’espace centrasiatique prend racine dans l’histoire de l’em-
pire russe. La période soviétique prolongea en les aggravant les politiques coloniales
dévastatrices. Pourtant, quand le 8 décembre 1991 fut proclamée la dissolution de
l’URSS, les républiques d’Asie centrale s’indignèrent de ne pas avoir été consultées.
20 | Les héritiers
Le 17 mars 1991 elles avaient voté à presque 90 % pour le maintien de l’Union soviétique. Un bas-
culement vers l’indépendance, trop soudain et mal préparé, n’était pas dans leur intérêt.
Dans la foulée du putsch de Moscou d’août 1991, les républiques soviétiques n’eurent
d’autres choix que proclamer leur souveraineté : elles devenaient constitutionnellement des
républiques laïques dotées d’un système politique présidentiel. En décembre, elles devenaient
membres fondateurs de la communauté des états indépendants (CEI). Mais les relations ten-
dues entre les républiques aujourd’hui dévoilent leurs profondes disparités. Leurs contours éta-
tiques avaient été conçus dans le cadre d’un assemblage politique et économique d’une tout autre
échelle. Le passage brutal à l’indépendance les met face à de grands défis structurels alors que
l’URSS leur a légué des pratiques politiques anti-démocratiques associées à des dettes écolo-
giques et économiques écrasantes.
La Touranie
0
ême si en France l’usage a aujourd’hui consacré le terme politique d’Asie centrale
(à côté des expressions vieillies d’Asie intérieure, Asie médiane ou haute-Asie), on
peut s’interroger sur le choix d’une appellation qui correspondrait aux grandes
plaines eurasiennes dominées aux XIIIe XVIe siècles par les khans jochides. Le terme
géographique, et non moins politique, de Touranie est sans doute celui qui évoque le mieux l’es-
pace autrefois structuré par la Horde d’Or. Tourân est une très ancienne appellation de la grande
steppe qui s’étend de la Mongolie à la Hongrie. Conçu comme l’élément complémentaire et in-
dispensable de l’Irân, zone sédentaire des oasis qui s’ouvre au sud-ouest, la paire Irân/Tourân fait
particulièrement sens. Contrairement à d’autres constructions historiques comme « Turkestan »
ou « Eurasie », elle ne renvoie ni à un monolithe ethnolinguistique ni à un concept alourdi par des
manipulations idéologiques modernes mais à un espace identifié comme celui des nomades par
les contemporains de la Horde d’Or.
La « Touranie », en laissant dans l’ombre les questions ethniques, évoque cette culture des
steppes qui est à la fois un mode de vie et de production – celui des pasteurs nomades – et un art
de vivre. Le terme est associé au récit d’une aventure humaine, celle d’un espace qu’on a cherché à
apprivoiser à défaut de pouvoir le maitriser. Le cheval, le chameau mais aussi les routes et les ponts
– des centaines de cours d’eaux parcourent ces déserts herbeux – y furent indispensables. Enfin le
Tourân n’existerait pas sans son double, l’Irân, car si les nomades vivent différemment des séden-
taires, ils vivent néanmoins avec eux et d’une manière qui va au-delà d’une simple cohabitation. Le
dynamisme social qui en résulte est au cœur de l’entente entre les communautés dans la Horde d’Or.
Les Héritiers | 21
La Touranie est bien un paysage : le fameux « désert des Tartares ». Cet immense herbage,
long de plus de 7000 km, présente une continuité climatique hors norme. Avec ses steppes sèches,
herbeuses en plaine sibérienne, la Touranie aride et froide, se différencie nettement des climats
tropicaux d’Inde et d’Afrique. Comme en Mongolie dont elle est le commencement – ou l’aboutisse-
ment – la grande steppe touranienne connaît des amplitudes thermiques parmi les plus fortes du
monde. Elle a de grandes aires sableuses entrelacées de plateaux pierreux comme l’Ust-Yurt entre
la mer d’Aral et la Caspienne, où la végétation est peu fournie, et la steppe arbustive, aride, mais où
l’on survit, les végétaux y croissant en grande variété. Les pasteurs nomades peuvent y trouver la
diversité de pâturages nécessaire à l’entretien de leurs cheptels. De même que toute terre n’est pas
arable, toute plaine ne constitue pas automatiquement une aire de pâture viable et les hivernages, si
importants, furent l’objet de rivalités entre les groupes nomades les plus puissants. L’un des rôles du
khan était de les répartir et l’un des défis de sa fonction de conserver la maîtrise de leur attribution.
La steppe touranienne était quadrillée par les pistes caravanières. Elles furent empruntées pendant
des millénaires par les marchands qui choisissaient de préférence le chemin des herbages, le plus
court et le moins onéreux7. Le contrôle de cet immense territoire et de ses habitants constitua donc
un enjeu majeur pour les foyers sédentaires qui le bordaient : Chine, Inde, Iran, Mésopotamie, Ana-
tolie, Russie du nord et Hongrie.
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer les chaînes montagneuses n’ont pas constitué
les frontières naturelles de la Touranie. Les grandes migrations nomades ne se sont pas arrêtées
à la Porte de Dzoungarie où passe la frontière actuelle entre le Kazakhstan et le Xinjiang chinois8.
Turcs et Mongols ont traversé la vallée de l’Ili et celle du Ferghana. De même pour l’Oural et les
monts du Caucase. Les portes naturelles et les gorges encaissées étaient l’enjeu de rivalités vio-
lentes et l’histoire de la Horde d’Or est marquée par ces guerres pour la maîtrise des passes. La
Porte des Alains ou Passe de Darial au cœur de la crête du grand Caucase et la Porte de Fer à
Derbent constituèrent des places stratégiques que s’arrachèrent les khans jochides et leurs cousins,
les Ilkhanides de Perse.
Au nord de la Touranie s’étend la Sibérie où les Mongols n’ont pas pénétré profondément.
La frontière septentrionale de la Horde d’Or se trouvait au-delà de la cité de Tiumen’ dans la ré-
gion de Tobolsk. Plus au nord, s’étendait le « pays des ténèbres », réputé pour les fourrures de
martre-zibeline, de petit-gris et d’hermine que les populations autochtones échangeaient contre
argent et marchandises. Les fourrures étaient ensuite transportées le long de la route de la Volga,
vers les grands axes du commerce eurasien.
Enfin le tableau des steppes ne serait pas complet si on ne mentionnait pas le Dasht-i Qipchak
qui a aujourd’hui perdu son intégrité territoriale et jusqu’à son nom. La plaine du Qipchak allait de la
Volga à la mer Noire et se déroulait jusque dans les vallées du Don et du Dniepr, au sud de l’Ukraine.
Elle fut jusqu’au XVIe siècle le domaine privilégié des pasteurs nomades et le pays des cavaliers d’élite
tant prisés par les armées islamiques : les Turcs Qipchaks qui contrôlaient la steppe bien avant
les Tatars.
Au sud de la Touranie, les herbages se muent en déserts ponctués de riches oasis qui formèrent
des centres politiques, lieux de commerce et d’échanges comme le furent Samarkand, Boukhara ou
Tachkent en actuel Ouzbékistan. La région du Khorezm, au sud de la mer d’Aral, constitue une zone
agricole ancienne exceptionnellement bien irriguée. La cité de Khiva et ses splendeurs architecturales
laissent imaginer les richesses accumulées par les descendants de Gengis Khan qui régnèrent sur
7 P. Chuvin P., R. Létolle R., S. Peyrouse, Histoire de l’Asie centrale contemporaine (Paris : Fayard, 2008) p.47.
8 Ibid., p.24.
22 | Les héritiers
la région jusqu’au début du XIXe siècle. Les grands centres urbains se développèrent souvent dans
la proximité des fleuves dont les eaux attiraient autant qu’elles menaçaient. On construisait à une
distance suffisante des rives, les crues pouvant causer de terribles ravages. Qu’il s’agisse de lacs, de
rivières ou de mers, les eaux touraniennes jouèrent un rôle prépondérant dans la géographie politique
de ces régions. La Caspienne, l’Aral et le Balkhach, aujourd’hui en voie d’assèchement, étaient parmi
les plus grands lacs du monde. Les cours d’eau, tant ceux du nord du bassin touranien comme l’Ili, le
Tchou et le Talas, que ceux du Syr-Daria et de l’Amou-Daria (le Djeyhoun des Arabes, l’un des fleuves
du paradis) étaient des points de repères structurant les représentations de l’espace et les déplace-
ments des peuples de la Horde d’Or. En Touranie occidentale, ce sont la Volga, le Dniepr et le Don : les
khans avaient établi leur Horde dans les vallées inférieures de ces trois fleuves majestueux.
/
es cinq républiques d’Asie centrale ont surgi d’un espace colonisé par l’empire russe puis,
dans une grande continuité, par l’Union soviétique. Dans les deux cas, le pouvoir a cherché
à dénombrer et classifier les « minorités ». Elles avaient des droits, savamment dosés,
dépendants de leur statut administratif et se déclinant principalement en termes linguis-
tiques et culturels. Cette classification allait dans le sens d’une simplification et donc d’une ré-
duction du nombre de peuples. Selon le principe des nationalités, à chacun correspondaient une
langue, une culture, un territoire et une histoire. Des frontières furent dessinées en fonction des
besoins de la politique soviétique. Leur découpage était légitimé par l’intermédiaire des milieux
académiques et les travaux ethnographiques venaient étayer les fondements culturels de ces ré-
publiques en devenir. Les cisaillements frontaliers ne furent pas pensés pour servir et soutenir
les états naissants, ce qui rendit leur formation particulièrement difficile. La contradiction entre
une définition monolithique de la nation et la réalité multi-ethnique de l’Asie centrale portait en
germe nombre de tensions prêtes encore aujourd’hui à éclater. Au Tadjikistan, elles menèrent à
une dévastatrice guerre civile de 1992 à 1997.
Légalement les états post-soviétiques permettent à tous leurs ressortissants d’accéder à
la citoyenneté mais en pratique la nation titulaire ou éponyme a tendance à être favorisée, en par-
ticulier pour l’accès à la fonction publique et pour les postes à responsabilité. Pourtant ces états
sont composés de nombreuses minorités, qu’il s’agissent de communautés qui se considèrent
comme autochtones car implantées dans la région depuis des générations ou de familles ayant
immigrées pour des raisons économiques ou politiques. Les Russes, Ukrainiens, Biélorusses et
Polonais sont nombreux au Kazakhstan, tandis qu’en Ouzbékistan les minorités autochtones ta-
djikes sont importantes à Samarkand et Boukhara. Les Kazakhs sont présents au Turkménistan
et en Ouzbékistan, les Kirghizes au Tadjikistan. La diaspora ouzbèke s’étend dans toute l’Asie
centrale. Certaines communautés ne bénéficient d’aucune reconnaissance, c’est le cas en parti-
culier des Ouïgours au Kazakhstan et au Kirghizstan et des milliers d’Arméniens qui vivent encore
au Turkménistan et en Ouzbékistan. A cela, il faut ajouter les républiques autonomes : les Kara-
kalpaks en Ouzbékistan et les Pamiris du Haut-Badakhchan au Tadjikistan. Enfin, les Tatars de
Kazan qui ont leur république au sein de la Russie : le Tatarstan, et les Tatars de Crimée qui repré-
sentent aujourd’hui 12 % de la population de la péninsule. Ils sont également encore nombreux au
Kazakhstan (environ 200 000) et en Ouzbékistan (environ 500 000).
Même dans un cadre officiel, l’identité nationale est définie par des éléments complémen-
taires, voire contradictoires, et variables. Dès les lendemains de l’Union soviétique, l’islam joua
Les Héritiers | 23
les catalyseurs communautaires. Il devint rapidement un élément incontournable de légitimité
pour les élites gouvernantes – pour la plupart des anciens de la période soviétique cherchant à
puiser de nouvelles forces – et une source de respectabilité pour les intellectuels. Jusque-là l’is-
lam avait été un véhicule de la résistance et un des modes d’expression de la contestation face à
un régime soviétique qui oscillait entre pure répression et instrumentalisation politique déguisée
en reconnaissance officielle des autorités religieuses. Par subversion ou par tradition, la religion
musulmane ne cessa jamais d’être pratiquée en Asie centrale et dans le Caucase. Elle s’imposa
logiquement comme une composante majeure des nouvelles identités républicaines, audible dans
les discours qui la présentent comme un élément naturel de la nation, et visible au travers de
pratiques collectives assumées comme traditionnelles. Pourtant, la réalité du nombre des prati-
quants laisse à penser que ces sociétés restent, dans l’ensemble, foncièrement séculières.
Dans les régions touraniennes, dont l’histoire fut malmenée à l’instar des paysages à l’éco-
logie dévastée par la planification soviétique, l’écart entre les idéologies politiques et les senti-
ments d’appartenance identitaire des populations est flagrant et voile des questions ouvertes (que
signifie être Tatar ? A partir de quand devient-on un autochtone ? Peut-on être musulman et non
pratiquant ? Etc.). L’identité est mouvante et l’état cherche à figer ce qui par essence ne l’est pas.
Interrogations et crispations identitaires sont liées aux ruptures du XXe siècle et aux grands trous
noirs orchestrés par l’Union soviétique : élites persécutées, langues et pratiques culturelles prohi-
bées, des générations entières sacrifiées par la guerre, la famine et la sédentarisation forcée.
Des héritiers ?
$
vant l’empire russe, on vivait côte à côte et les lignes de fractures s’exprimaient autre-
ment. L’Asie centrale mais aussi, ne l’oublions pas, l’Ukraine et la Russie furent des
espaces d’interaction entre les mondes sédentaires – des centres urbains aux oasis – et
nomades. Plus que la minorité ou l’ethnie, cette dichotomie faisait sens pour les hommes
de la Horde d’Or. Quant à la religion, elle ne suivait pas la ligne de partage entre Tourân et Irân.
On était autant musulman dans une échoppe en ville qu’à cheval dans la steppe. Chrétiens, juifs,
bouddhistes et polythéistes avaient également droit de cité.
Pour saisir les héritages de cette histoire, il faut connaître les enjeux politiques modernes
tout en faisant fi des démarcations anachroniques qu’ils induisent : l’état-nation ne parle pas aux
hommes de la Horde d’Or. Mais les khans avaient conscience d’être à la tête d’un grand peuple
qui voulait vivre en paix. Les démarcations culturelles, religieuses, géographiques existaient, dé-
placées. Il n’y a pas de fil linéaire à dérouler du XIIIe siècle à aujourd’hui, il n’y a ni héritage naturel
ni transmission directe, c’est une histoire discontinue. Ainsi tous ceux qui d’une manière ou d’une
autre se reconnaissent dans ce passé et se sentent Touraniens – qu’ils soient Tatars, Kazakhs,
Mongols, Ouzbeks, Karaïtes, Ukrainiens, Polonais, etc. – ont droit à partager cette histoire com-
mune car aucun ne peut prétendre à l’exclusivité du récit.
24 | Les héritiers
QUAND
LES MÉMOIRES
COLLECTIVES
S’EMPARENT DE
LA HORDE D’OR
Depuis une dizaine d’années un sensible réinvestissement de la
Horde d’Or, en tant que période positive de l’histoire des peuples
turcophones, est perceptible dans les milieux universitaires tatars,
russes, turcs et centrasiatiques. Il ne s’agit pas d’un simple retour
en arrière. Déjà bien avant la période soviétique, les descendants
de Gengis Khan avaient perdu leurs lettres de noblesse au
profit d’autres formes de légitimité. Les grandes dynasties de la
deuxième moitié du XVIIIe siècle : les Qonggirad de Khiva (1717–1920),
les Manghit de Boukhara (1753–1920) et les Ming de Kokand
(v.1710–1876), dans la haute vallée du Syr-Daria, se réclamaient
d’autres ascendances. Les récits populaires étaient, et sont encore
souvent, pétris d’a priori sur « le joug tatar » et les Tatars de Kazan
ont longtemps préféré mettre en avant leurs liens historiques
présupposés avec les Bulgars de la Volga dont le royaume, fondé
au VIIe siècle, présente l’avantage d’être antérieur à la présence
russe dans la région. Les « Tataro-Mongols » des armées de Gengis
Khan, arrivés sur le tard, ne seraient dans cette perspective que
des envahisseurs auxquels personne ne tient à se voir associé.
Depuis la pérestroïka, les discours changent, les historiens et les
archéologues travaillent plus librement. Les versions populaires de
l’histoire de la Horde d’Or évoluent. D’où vient cette nécessité de
parler autrement du « joug tatar » ? Quel rôle fait-on jouer à « la
nouvelle Horde » ?
30 | Les héritiers
Ruptures
'
epuis le XVIIIe siècle, l’espace russe puis soviétique est soumis par les autorités à de bru-
tales discontinuités : capitales, toponymes, identités nationales n’ont cessé de changer.
Nombre de structures institutionnelles et sociales, telles que les khanqas soufies, ont
été désorganisées, réduites à un éparpillement confus. Les déplacements de popula-
tions opérés à la période stalinienne constituent le point culminant de cette cartographie boule-
versée.
9 P. Chuvin P., R. Létolle R., S. Peyrouse, Histoire de l’Asie centrale contemporaine, p.137.
10 Ibid., p.146.
Les Héritiers | 31
A la déportation des « peuples punis », il faut ajouter les violences infligées aux nomades, en parti-
culier à travers les politiques de sédentarisation forcée. Au Kirghizstan et au Kazakhstan, l’équilibre
économique et social s’en trouve profondément affecté. Les éleveurs nomades, obligés de se plier
aux exigences folles de Moscou, sont décimés par les rudesses du climat et la famine : un tiers de
la population kazakhe périt dans les années trente, entre un million et un million et demi de morts11.
Le désastre de la planification s’ajouta aux ravages démographiques. L’Asie centrale est contrainte à
fournir les matières premières dont l’URSS a besoin (principalement minerais, coton, pétrole et gaz).
Dès les années 1940, le coton ouzbek constitue plus de 60 % de la production soviétique.
A la mort de Staline, les prisonniers des camps du Goulag commencent à rentrer chez
eux. Au cours des années cinquante, certains peuples punis sont publiquement réhabilités. Tché-
tchènes, Ingouches, Kalmouks… reçoivent l’autorisation de retourner dans leur terre natale ;
même si nombreux furent ceux qui, dans l’incertitude de ce qu’ils allaient retrouver, demeurèrent
en Asie centrale. Mais tous ne se voient pas reconnaître les mêmes statuts : les Allemands et les
Tatars de Crimée restent interdits de séjour dans leur région d’origine.
Les années post-staliniennes sont marquées par l’assouplissement du ton russe et une at-
titude moins autoritaire envers les républiques. Khrouchtchev soutient une nouvelle politique des
identités nationales plus tolérante sur les délais du processus qui doit mener à une fusion entre
les nations soviétiques. La vie intellectuelle reprend en Asie centrale où les écrivains ont le droit de
publier à condition d’éviter toute corrélation avec la religion. La glasnost’ permet la réécriture du
passé national et les héros oubliés, frappés de mort civile sous Staline, resurgissent. En 1989, les
républiques promulguent une loi qui fait de la langue de leur nation titulaire, la langue officielle ;
certains veulent dès lors que son enseignement se généralise dans les écoles. Les premiers se-
crétaires sont maintenant issus des nationalités éponymes. L’islam commence à prendre sa place
dans le jeu des identités régionales.
11 Ibid., p.139.
32 | Les héritiers
Le rôle de « la nouvelle Horde »
&
es régions furent à plusieurs reprises et sur de longues périodes le cœur du continent
eurasien. Les itinéraires caravaniers qui parcouraient la grande plaine touranienne de
l’Europe à la Chine et que l’on appelle « les routes de la soie », bien qu’on y transportât
tant d’autres marchandises, évoquent la vitalité des échanges marchands mais éga-
lement artistiques, confessionnels et intellectuels. Les caravansérails qui jalonnaient les pistes
offraient repos et protection aux voyageurs, les grands marchés urbains, où les commerçants
faisaient affaire, les maisons des émirs ouvertes aux hôtes de marque, tous ces lieux faisaient de
ces rencontres une donnée du quotidien. En Asie centrale, sous les Mongols et leurs successeurs,
on se parlait dans une lingua franca qui mêlait persan, arabe, turc et italien.
La Touranie ne fut pas pour autant le haut lieu du pacifisme. Les routes transcontinentales
amenèrent également des armées de cavaliers vers l’Inde, l’Iran, la mer méditerranée et l’Europe.
Le grand projet de Gengis Khan se continue dans l’histoire de la Horde d’Or et se rejoue encore à
travers l’accomplissement de Timour (1336-1405), aujourd’hui héros national en Ouzbékistan12. La
Touranie ne fut pas non plus une simple terre de passage, elle connut des expériences politiques et
économiques singulières. Les modes de gouvernance des nomades furent particulièrement inven-
tifs et les steppes furent loin d’être les zones de non-droit que décrivent les sédentaires.
38 | Les héritiers
Légitimité des élites
Cette manière de réinvestir le passé national traduit une volonté de réintégrer activement le
cours du monde : ne plus être agi à son insu, ne plus être ni l’enjeu ni la proie des grandes puis-
sances environnantes mais imposer son propre récit des évènements, c’est en soi une prise de
position. C’est également un travail politique orchestré par la classe dirigeante et élaboré dans les
milieux intellectuels et universitaires.
A Kazan, la fondation récente du centre de recherches sur la Horde d’Or dirigé par Ilnur Mir-
galeev s’inscrit dans la lignée de ce mouvement de réappropriation d’une historiographie accaparée
par les Russes depuis le XVIIIe siècle. Le centre fut créé en 2003 au sein de l’institut d’histoire Mardjani de
l’Académie des sciences du Tatarstan. L’institut, organisme clef de la vie académique tatar, fut fondé en
1996 et confié à la direction de Raphaël Khakimov par décret du président de la république du Tatarstan
– la république elle-même ne datait alors que de 1991. C’est dire à quel point ils sont liés. Les activités
du centre de recherches sur la Horde d’Or démarrent véritablement en 2006 et ses statuts actuels
ont été réactualisés en 2009. L’année suivante il est rebaptisé « Centre de recherches sur l’histoire
de la Horde d’Or im. M.A. Usmanova » en hommage au professeur Mirkasim Usmanov, décédé le 11
octobre 2010. Cet infatigable chercheur, expert dans la collecte des manuscrits jochides, est l’historien
qui a marqué le plus profondément les études sur la Horde d’Or depuis les années 1970. Il attachait
au partage et à l’échange des connaissances une importance particulière. Lui rendre hommage allait
de soi pour les générations d’étudiants auxquels il avait transmis sa flamme. Le fait que le centre soit
né à Kazan, en pays tatar, sous les auspices d’un institut d’état, n’est pas anodin. La période de la
Horde d’Or est appréhendée par nombre d’historiens tatars comme un jalon essentiel dans la forma-
tion des états turciques ou turco-tatars. Le khanat de Kazan, qui s’épanouit aux XVe-XVIe siècles, serait la
structure préfigurant la république moderne. Malgré cette tentation, parfois trop perceptible, d’établir
une chronologie linéaire de la Horde d’Or au Tatarstan, l’engagement et l’ouverture intellectuelle du
centre sont réels et les publications ne sont pas censurées. Il fait lien entre les chercheurs intéressés
à l’histoire de la Horde d’Or, qu’ils soient archéologues, numismates, historiens ou philologues. Ses
membres sont en relation avec d’autres institutions en Russie et à l’étranger. Ils se battent pour que
des travaux d’une vraie exigence scientifique paraissent chaque année et pour organiser des confé-
rences internationales qui font de la Horde d’Or une histoire débattue et vivante.
Le musée national
de la République
du Tatarstan
raconte l’histoire
des Tatars et le riche
passé de la ville,
capitale du khanat
de Kazan, héritier
de la Horde d’Or.
Les Héritiers | 39
UN ANTIDOTE
AU NATIONALISME
ET AU CONFORMISME
D’ETAT
$
la veille des années 2000, les rapports tendus entres les républiques, leur
cheminement divergent en politique intérieure et dans les relations inter-
nationales traduisent la nette volonté de leurs dirigeants de se distinguer
de leurs homologues centrasiatiques. Les liens privilégiés que les uns et
les autres entretiennent avec de puissants partenaires économiques (Etats-Unis,
Russie, Turquie, Iran, Chine, Union Européenne), se pliant souvent à des rapports
de force asymétriques, montrent à quel point nous sommes loin aujourd’hui d’une
Touranie unifiée donnant le ton et imposant son rythme comme ce fut le cas aux
premiers siècles de la Horde d’Or. D’une république à l’autre les perspectives de dé-
veloppement ne sont bien sûr pas les mêmes. Kazakhstan et Turkménistan bénéfi-
cient de ressources naturelles exceptionnelles (pétrole pour la première, gaz pour la
deuxième) ce qui ne signifie pas pour autant que l’ensemble de la population en tire
profit, loin s’en faut. En Ouzbékistan, puissance agricole mais également tête de pont
d’une culture urbaine et intellectuelle séculaire, la moitié de la population vit en des-
sous du seuil de pauvreté. La situation économique est plus préoccupante encore au
Kirghizstan et au Tadjikistan qui restent terriblement dépendants du marché russe.
Aujourd’hui, la confiscation du pouvoir par les nations titulaires au détriment
des minorités locales ressemble fort à ce qui se pratiquait déjà en Union soviétique. Si
la langue russe n’a plus le statut dont elle bénéficiait auparavant en Ouzbékistan et au
Turkménistan, elle continue à être indispensable aux échanges entre les communautés
au Kazakhstan et au Tadjikistan. Les publications littéraires et académiques en langues
turciques se multiplient, mais le niveau de l’enseignement à l’école et à l’université peine
à s’élever par manque principalement d’enseignants qualifiés. Le processus d’ethnici-
sation – sous-tendu par l’idée qu’une nation ne peut être que mono-ethnique – mis
en place par le pouvoir pour exister par l’exclusion des autres et produire une identité
clef en main est associé à un remaniement des symboles de l’état autour de ce qui est
supposé appartenir en propre à l’ethnie éponyme. Ce type de politiques a des effets
délétères sur des minorités qui se revendiquent, à juste titre, comme autochtones et
sur les relations déjà ambivalentes avec les autres républiques.
40 | Les
CHAPITRE
héritiers
1 - Intitulé du chapitre
Face au rouleau compresseur ethnique :
des récits alternatifs
/
’histoire est un enjeu pour ceux qui veulent leur récit, leur chronologie et leurs héros. Mais
il y a des périodes qui cadrent difficilement avec le grand récit nationaliste, il y a des his-
toires qu’on instrumentalise plus difficilement. Celle de la Horde d’Or qui sera racontée
dans les chapitres suivants est irréductible à l’idée moderne d’état-nation. Contrairement
à des constructions qui arborent la bannière de l’unité nationale, les nouvelles recherches sur la
Horde d’Or ouvrent des perspectives intégratrices et progressistes; et même si cette période de
l’histoire est aussi réinvestie pour des raisons contingentes, tordue et traversée par des discours
politiques, elle ne se voit pas accorder par les autorités en place une importance démesurée. Sans
doute parce qu’elle n’est pas faite de héros aussi mobilisables que Gengis Khan pour les Mongols,
Qubilaï pour les Chinois ou Timour pour les Ouzbeks. De ses deux plus célèbres khans : l’un, Ouz-
bek, porte un nom qui évoque trop directement la moderne Ouzbékistan, l’autre, Toqtamish, fut
déchu de son trône. La Horde d’Or aurait pu être une histoire d’empire – avec comme avantage
de contrebalancer dans les manuels scolaires l’omniprésente grandeur de l’empire russe qui lui
succéda. Mais c’est en fait le lieu et le temps d’autres expériences politiques, d’autres géogra-
phies, d’autres formes d’identités ; une histoire où les nomades ont leur place non pas comme
destructeurs mais comme bâtisseurs ; un réquisitoire contre le nationalisme, les frontières éta-
tiques figées et la division en aires culturelles qui sévit jusque dans les milieux académiques – une
histoire qui devrait aider à reconsidérer nos idées reçues.
CHAPITRE 1 - Intitulé
Les chapitre | 41
duHéritiers
LES TROIS
SIÈCLES
QUI FIRENT
LA HORDE
D’OR
13 The chronicle of Ibn al-AthĦr for the crusading period from al-Kămil fĦӡl-taӡrĦkh / Part 3: The years 589-629/1193-1231 :
the Ayyŗbids after Saladin and the Mongol menace, trad. D.S.Richards (Aldershot : Ashgate, 2008) p.202 ; Ibn al-Athîr,
Târîkh al-kâmil, tome 12 (Bûlâq/Le Caire : al-MatbaӢa al-Kubrâ al-‘âmira, 1290/1873-74) p.147.
A feu et à sang
/
a naissance de ce qu’on appela par la suite « Horde d’Or » est intimement liée à la forma-
tion de l’empire mongol. Elle prit racine dans l’aile occidentale de l’empire fondé par Gen-
gis Khan au début du XIIIe siècle. Le yeke mongghol ulus, le grand empire mongol, se consti-
tua sur plusieurs générations. Les hommes de la steppe avaient su établir par le passé
des états centralisés aux structures administratives sophistiquées dont les Hiong-nou (des Huns
d’Asie qui régnèrent en Mongolie du IIe siècle av. J.-C. jusque vers 155), les Türk (552- v. 743) et
les Ouïgours (744-840) furent les modèles les plus aboutis. Riches de cette tradition, les Mongols
étaient prêts à dominer à leur tour et le contexte de l’époque leur en offrit l’opportunité une pre-
mière fois au début du XIIe siècle. Ceux que les sources chinoises mentionnaient comme « Menggu »
(Xe siècle), s’organisèrent en une confédération naissante autour d’un certain Qabul Khan donné
dans les sources comme l’arrière-grand-père de Gengis Khan. Une femme, Alan Qo’a, est à l’ori-
gine de sa généalogie familiale. Un mythe retrace son histoire : fécondée par un rayon de lumière,
elle donna naissance à la dynastie des Mongols. Il fallut plus de deux générations à ces derniers
pour s’imposer dans le monde de la steppe, soit seulement à la fin du XIIe siècle. En particulier, ils
eurent à souffrir de leur rivalité avec les puissants Tatars, alliés aux maîtres de la Chine du nord,
les Jürchen ou Jin, ancêtres des Manchous. Ambaqai, le successeur de Qabul Khan, emprisonné
dans les années 1160, finit cloué sur un âne de bois à Pékin. Ce fut précisément à cette époque
que Höe’lün mit au monde Temüjin.
14 De Roger Bacon (1214-1294) cité dans J.Le Goff, Saint Louis (Paris : Gallimard, 1996) p.45.
15 The Secret History of the Mongols. A Mongolian Epic Chronicle of the Thirteenth Century, trad. I de Rachewiltz (Leiden-Boston:
Brill, t.1, 2004) p.1.
17 Guillaume de Rubrouck, Voyage dans l’empire mongol (1253-1255). Traduction et commentaire de Claude et René Kappler (Paris: Payot,
1985) p. 222-225.
18 The chronicle of Ibn al-AthĦr, p.222; Ibn al-Athîr, Târîkh al-kâmil, tome 12, p.159.
19 Extrait de l’Historia Tartarorum de Simon de Saint-Quentin dans J. Richard, Au-delà de la Perse et de l’Arménie. L’orient latin et la
découverte de l’Asie intérieure (Turnhout : Brepols, 2005) p.97.
20 Cité par l’historien persan du XIIIe siècle : ‘Atâ Malik Juvaynî, Genghis Khan. The History of the World Conqueror, trad..J.A.Boyle
(Manchester : Manchester University Press, 1958), p. 145.
21 Jean de Plan Carpin, Histoire des Mongols, trad. et notes Dom J.Becquet et L.Hambis (Paris : Adrien-Maisonneuve, 1965) p.68.
Ruines d’Otrar, dans la vallée du Syr-Daria au Kazakhstan ; cette ancienne grande ville du Khorezm
fut détruite par les armées de Gengis Khan en 1219 suite au fameux « incident d’Otrar » de 1218,
censé avoir déclenché les conquêtes mongoles vers l’Europe.
/
es scènes de violence qui émaillent les récits ne peuvent être mises de côté : comme
toutes les conquêtes, celles des Mongols en Asie centrale et en Russie furent marquées
par les pillages et les destructions, l’esclavagisme et les déplacements de populations.
« Et comment vous dire combien de cités désertes j’ai vues, que les Tartares avaient
dévastées et dont personne ne pourrait évaluer l’opulence et la grandeur ? Nous avons vu en
effet trois villes dont chacune faisait trois jours de marche, et nous avons vu plus de cent mille
amoncellements prodigieux constitués par les ossements de ceux que les Tartares y avaient fait
périr. Et il nous est bien apparu que, si Dieu n’avait amené auprès d’eux les Tartares, qui ont
ainsi massacré les païens, ceux-ci auraient été en mesure d’envahir et de conquérir toute la terre
jusqu’à la mer. »22
Cette violence créa des désordres politiques et sociaux profonds. Les conquêtes entraî-
nèrent la chute des grands centres politiques du monde musulman de l’époque : Bagdad, capitale
des Abbassides depuis cinq cents ans était mise à sac et le calife exécuté. Hérat, Boukhara, Sa-
markand, toutes les plus belles cités d’Asie centrale se vidaient. Les quatre dynasties qui régnaient
sur le dâr al-islâm furent renversées : les Abbassides, les Seljukides de Rûm, les Qara-Khitai et
les Khorezm-shahs. Le puissant mouvement politico-religieux des Nizârî, connu sous le nom des
« Assassins », fut annihilé. C’était donc également une violence politique qui était à l’œuvre: les
Mongols décimèrent intentionnellement les classes dirigeantes pour mieux pouvoir imposer la
préséance de leur légitimité. Dans ce nouveau désert politique, qui pouvait faire le poids face
au grand-khan ? Deux puissances allaient se mobiliser : la papauté et les sultans mamelouks
d’Egypte et de Syrie. Ils choisirent des stratégies opposées : une conciliation de façade pour les
catholiques et une mobilisation armée pour les musulmans. Le cas mamelouk sera abordé dans
le chapitre suivant.
Les auteurs des sources, qu’ils soient délibérément anti-mongols ou subtilement favorables
aux nouveaux maîtres, sont unanimes sur un point : la mise à mal des élites engendra une intense
violence sociale. N’oublions pas que ces « témoins de l’Histoire », quelle que soit leur langue ou
leur culture, faisaient précisément partie de ces intellectuels, proches ou issus des milieux gouver-
nants, mis en danger, sommés de se soumettre et de collaborer. La nouvelle donne sociale plaçait
en haut de la hiérarchie des fils de rien, talentueux et sans scrupules, tandis qu’elles faisaient choir
au plus bas de l’échelle les grands noms et les membres des plus illustres familles. Or, et peut-être
plus encore que les violences faites aux populations, cela était vécu comme insupportable.
Le moine et historien arménien Guiragos de Kantzag décrit ces bouleversements avec dé-
sespoir : on ne sait plus qui gouverne, les frontières sont déplacées, le monde qu’il a sous les yeux
est devenu méconnaissable et incompréhensible. Lui-même avait environ quarante ans en 1241-
42 à l’arrivée des Mongols en terres arméniennes et géorgiennes, voici un extrait de son récit :
« Quel spectacle que celui de ces affligeantes calamités, de ces catastrophes bien propres
à arracher des larmes ! La terre ne cachait pas ceux qui cherchaient un abri dans son sein ;
les rochers ni les forêts, ceux qui leur demandaient un asile ; les murailles les plus solides des
forteresses, les profondeurs des vallées, ne servaient à rien. Les Tartares en arrachaient tous
ceux qui s’y dérobaient à leurs coups. Les plus intrépides étaient dans le découragement, et les
22 Extrait de la lettre du connétable Sembad dans J. Richard, Au-delà de la Perse et de l’Arménie, p.167.
23 Guiragos de Kantzag dans M. Dulaurier, « Les Mongols d’après les historiens arméniens », Journal Asiatique 2, 5e série (1858) : p.217-219.
25 Riccold de Monte Croce, Pérégrination en Terre Sainte et au Proche Orient. Texte latin et traduction par René Kappler (Paris : Honoré
Champion, 1997) p.97.
La tradition asiatique
Avant Gengis Khan
La première attestation du terme « tatar » se trouve dans les inscriptions türk de l’Orkhon
gravées aux VII-VIIIe siècles en alphabet runique. Les Otuz-Tatar y sont cités comme d’autres peuples
proto-mongols en rébellion contre l’empire türk. Quant à la première référence chinoise aux « Ta-
Ta », elle daterait de 842. Localisés au Xe siècle dans la région de Kansu, au nord de la Chine, ils
étaient liés aux Ouïgours, avec lesquels ils menaient des ambassades communes auprès des
Chinois. Ce lien ancien avec les populations turciques ouïgoures peut expliquer que, dans les
sources islamiques, les Tatars aient toujours été associés aux Turcs. Dans les sources persanes et
arabes, leur nom apparaît sporadiquement et toujours dans un contexte marchand. Le géographe
persan du début du XIe siècle, Gardîzî, établit un lien entre les Tatars et les Kimek, une tribu tur-
cisée de l’ouest de la Sibérie qui participaient à des échanges commerciaux avec les marchands
musulmans.33 Enfin, Mahmûd al-Kâshgharî, dans son encyclopédie monumentale de la langue
33 Gardîzî, Zayn al-akhbâr (Téhéran: éd. ÐAbd al-Hayy Habîbî, 1347/1968) p.258.
34 Mahmûd al-Kâshgharî, Dîwân lughât al-turk (compendium of the Turkic Dialects) trad. R. Dankoff et J.Kelly (Cambridge, Mass.: Har-
vard University Printing Office, 1982-5), t.1: p. 82-83, 312.
35 Rashiduddin Fazlullah’s JamiӢu’tTawarikh, Compendium of chronicles: a history of the Mongols, trad. et notes W. Thackston, part 1 chap. 2
(Cambridge, Mass. : Harvard University,1998) p.44.
36 Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples. I : Autobiographie. Muqaddima, trad., prés. et annot. A. Cheddadi (Paris : La Pléiade, Gallimard,
2002) p.633 (chapitre 48).
37 Ibid., p.636.
38 E.Blochet, Introduction à l’Histoire des Mongols de Fadl Allah Rashid ed-Din (Leiden : Brill, Imprimerie Orientale, 1910) p. 203.
39 Abû-l-Ghâzî Bahâdur Khân, Histoire des Mongols et des Tatares, éd. et trad. du Turc Chagatay par le Baron P.Desmaisons (Kazan,
1825, réimpr. Amsterdam: Philo Press, 1970) p.10.
96 | Les
CHAPITRE
trois siècles
1 - Intitulé
qui firent
du chapitre
la Horde d’Or
sera accablée de façon intolérable par les fléaux des chrétiens »41. Ce courant, qui poussait à la
croisade, s’opposa à un autre, plus « optimiste » – dont faisait d’ailleurs partie Saint Louis – qui
préférait régler la situation par la diplomatie et, dès 1245, les premières ambassades chrétiennes
arrivèrent auprès des Mongols. Mais le basculement de tatar à tartare avait déjà trouvé sa place
dans l’imaginaire chrétien. Mathieu Paris ne faisait que reprendre l’idée d’un autre. Il faut re-
tourner quelques années en arrière pour dater le moment de l’apparition du terme et saisir le
contexte précis de son élaboration.
Avant la campagne gengis-khanide qui s’acheva en 1241-42 et qui alarma la papauté et les
chrétiens d’Occident, ces derniers ne se sentaient pas directement menacés par l’avancée des Mon-
gols. Il est probable qu’ils n’eurent vent de ces conquêtes qu’assez tardivement, sans doute pas avant
1230. Or il est certain que le jeu de mot autour de tatar-tartare fut formulé bien plus tôt, dès l’apparition
des conquérants en Asie occidentale dans les années 1222-1224. Cette idée ne peut être née qu’en
contexte chrétien, par quelqu’un qui fut confronté directement aux Mongols et qui savait qu’ils allaient
revenir. Cela aurait pu venir des milieux lettrés hongrois, on se souvient que Béla IV abritait à sa cour
les réfugiés qipchaks que les Mongols poursuivaient. Mais les sources les plus anciennes sur le sujet
sont géorgiennes. Au début du XIIIe siècle, les Géorgiens dominaient la majeure partie du Caucase. Ils
y côtoyaient les Arméniens qui avaient formé un puissant royaume autour de la ville d’Ani, alors sur
le déclin. A partir des années 1220, les populations du Caucase avaient subi une série de pillages et
d’invasions qui les laissaient exsangues et incapables de se défendre. Les royaumes d’Arménie et de
Géorgie furent attaqués à quatre reprises : une première fois durant l’incursion mongole de 1220-
1221 ; une deuxième fois, ils se trouvèrent sur le passage des Qipchaks qui fuyaient les Mongols en
1222 ; une troisième fois, ils subirent les exactions de Jalâl ad-dîn, le fils du Khorezm-shah chassé
par les Mongols, dont les troupes dévastèrent les terres caucasiennes entre 1225 et 1230 ; enfin une
quatrième fois, quand les Gengis-khanides revinrent et forcèrent toutes les populations du Caucase
à se soumettre en 1243. Dès la première invasion, la reine de Géorgie et les siens saisirent l’ampleur
de la situation, ils tentèrent d’alerter la papauté, parlant même de reconnaître la tutelle catholique.
La reine Rusudan (1223-1245) fit porter plusieurs lettres au pape pour l’informer du nouveau danger
qui menaçait la chrétienté, l’appelant à son secours. L’une de ces missives adressée à Honorius III,
préservée dans les registres de correspondance diplomatique de la papauté à la date du 12 mai 1224,
est éloquente. La reine informe le pape que son frère le roi de Géorgie vient de mourir et qu’elle est à
présent souveraine en son royaume. Elle demande la bénédiction apostolique pour elle-même et pour
ses sujets chrétiens. Elle dit avoir été au courant que le pape cherchait le soutien des chrétiens pour
la croisade qui se trouvait alors à Damiette. Elle explique n’avoir pu y participer ayant dû faire face à
l’agression des Tartares, lesquels avaient tué six bataillons de Géorgiens. Elle assure le pape que les
envahisseurs ne sont pas des chrétiens, qu’elle les combat et que déjà vingt-cinq de leurs tümen (unité
de dix mille hommes) ont été décimés ou faits prisonniers. Elle achève sa lettre en implorant le souve-
rain pontife de lui répondre et d’octroyer sa bénédiction aux chrétiens d’orient.42
Avant de se voir immortalisées dans les grandes chroniques politiques et littéraires
comme celles de Mathieu Paris, les ingéniosités linguistiques inventées par les clercs chrétiens,
41 Ibid., p.45.
42 Monumenta Germaniae historica. Epistolae saeculi. XIII e regestis pontificum romanorum, tome 1, sélec. G.H.Pertz, éd. C.Rodenberg
(Berlin: Weidmann, 1883-94) p.178-179 (no 251).
Les trois
CHAPITRE
siècles qui
1 - firent
Intitulé
la du
Horde d’Or | 97
chapitre
en l’occurrence géorgiens, circulaient au travers des échanges diplomatiques entre alliés. Ainsi,
tout porte à croire que l’élaboration de la figure apocalyptique des Tatars se fit dans l’entourage
de la reine Rusudan. Arméniens et géorgiens furent parmi les premiers pouvoirs chrétiens à
souffrir des invasions et comprirent qu’ils ne seraient pas de taille à affronter l’ennemi quand
celui-ci reviendrait. Il leur fallait donc convaincre leurs alliés potentiels en leur parlant une
langue imagée, capable de les interpeller.
Le pape répondit avec une aimable prudence et ne s’engagea sur rien. Il était encore trop
tôt pour que Rome s’affolât. Dans une lettre envoyée par le successeur d’Honorius III, le pape
Gregorius IX, à Rusudan en janvier 1240, soit seize ans après, le nom de tatar apparaît encore
sous la forme neutre de « Tatarri ». L’année suivante, dans la fameuse Encyclica contra Tartaros
(encyclique contre les Tartares) du 20 juin 1241 adressée par Frédéric II aux grands de l’Europe,
le choix du terme est assumé. Quand bien même Jean de Plan Carpin ou Guillaume de Rubrouck
essayèrent de réintroduire le terme original, l’altération du nom Tatar était devenue irréversible.
Parallèlement à cette circulation – à but politique et religieux – du terme « tartare », il exis-
tait des variantes beaucoup plus proches du mot original. On peut citer les chroniques rus’ qui dès
le XIIIe siècle usent du mot « tatary ». Le terme russisé, employé de nos jours, est « tatarin ». Que le
nom « tartare » n’ait jamais fait son chemin dans les sources rus’ est lié à la proximité des slaves
orientaux et des conquérants mongols : ce qu’on appelle Russie aujourd’hui fut partie intégrante
de l’empire mongol à partir des années 1240.
Autant l’appellation de mongol (ou mogol) fut revendiquée par plusieurs dynasties, autant
« tatar » fut longtemps un nom rejeté par les groupes au pouvoir. Les états issus de l’empire mon-
gol comme la Horde d’Or n’utilisèrent jamais ce terme dans un cadre officiel. D’ailleurs, au sein
même des sources slaves orientales, « tatar » n’est employé que dans les chroniques, conçues
dans un environnement idéologique et religieux, et non dans les sources administratives issues de
la chancellerie, plus objectives sur ce point puisque pour des raisons pratiques elles rendent les
noms tels qu’ils apparaissent dans les affaires diplomatiques et officielles. Le terme a conservé
jusqu’au XXe siècle une coloration négative, probablement du fait de l’influence russe. Jusqu’à une
période récente, on ne disait pas « je suis Tatar » mais « il est Tatar ». A tel point qu’au moment de
la révolution bolchévique, quand il a été question de créer une république soviétique du Tatarstan,
les intellectuels musulmans rejetèrent le nom et revendiquèrent celui de Bulgar, en référence au
royaume qui avait dominé la vallée de la Volga au VIIe siècle, bien avant la venue des conquérants
gengis-khanides.
Au-delà des scènes effroyables décrites dans certaines sources, les conquêtes mongoles
furent annonciatrices de grands changements qui touchèrent en profondeur l’ensemble de l’Eura-
sie. Ces bouleversements ne furent pas seulement négatifs, ils permirent également l’émergence
d’éléments culturels complètement inédits et une ouverture des structures sociales tradition-
nelles. En particulier, la combinaison d’influences artistiques venues de Chine, d’Asie centrale
et d’Iran favorisa la création d’une culture d’empire qui s’épanouit au XIIIe siècle sur tout l’espace
eurasiatique. Elle libéra l’imagination et les canons d’expression artistique. Les administrations
mongoles qui jonglaient avec une dizaine de langues et presque autant d’alphabets furent le lieu
de développement d’œuvres intellectuelles multilingues, de dictionnaires et de glossaires. La
multiplication des représentations d’êtres humains, de paysages et d’animaux dans les manus-
crits enluminés et magnifiquement décorés qui plaisaient tant aux khans mongols révolutionna
l’art islamique de la miniature. Pour la première fois, les images apparaissaient en contrepoint
98 | Les
CHAPITRE
trois siècles
1 - Intitulé
qui firent
du chapitre
la Horde d’Or
des textes. Enfin, le règne des Gengis-khanides consacra une forme de domination du pouvoir
politique sur les religions :
« Car le roi des Tartares demande seulement la seigneurie sur tous les hommes et même
la monarchie du monde entier, sans pour autant aspirer à la mort de quiconque, mais il permet à
chacun de rester dans son culte après qu’il lui a fait sa soumission, et il ne contraint personne à
embrasser un culte contraire au sien ».43
Le foisonnement artistique suscité par les cours mongoles, associé à d’audacieuses po-
litiques administratives et à une indéniable liberté quant aux pratiques religieuses, trouva écho
dans les anciennes terres qipchak, sur le pourtour de la mer Caspienne et le long de la vallée de
la Volga, sur les grands espaces steppiques où la Horde d’Or se forma. Dans les années 1260, le
yeke mongghol ulus, le grand empire mongol, implose. Une nouvelle ère commence.
Les trois
CHAPITRE
siècles qui
1 - firent
Intitulé
la du
Horde d’Or | 99
chapitre
L’INDÉPENDANCE
(V.1260-1340)
4
uand Batu décéda, l’ulus occidental était probablement le plus puis-
sant de l’empire. D’avoir emporté des victoires décisives pendant les
conquêtes, Batu avait tiré un statut à part ; son règne fut long et sa ré-
putation d’homme généreux, prodiguant libéralement aux guerriers, aux
artisans et aux marchands, lui conféra une stature de souverain. En tant
qu’aîné des Gengis-khanides, il aurait pu être grand-khan mais il préféra régner sur
sa moitié d’empire tandis que Möngke (1251-1259), l’empereur en titre, dominait l’est
du yeke mongghol ulus. Les deux hommes étaient en bons termes et se respectaient.
L’esprit du clan de Gengis Khan continuait à souder ses descendants mais la pro-
chaine génération allait faire voler en éclat le fragile consensus familial.
Premiers échanges
Lorsque Baybars et Berke s’allièrent, ces deux souverains étaient dans une position simi-
laire : nouvellement arrivés sur le trône, ils avaient besoin de consolider leur légitimité face à des
élites puissantes et exigeantes. Ils portaient des héritages différents : abbasside, ayyoubide, fati-
mide du côté mamelouk – la langue de leur diplomatie était l’arabe ; khazar, péchénègue, qipchak,
bulgar de la Volga et mongol du côté jochide – la langue de leur correspondance officielle était le
turc, après avoir été le mongol dans un premier temps, quand les lettrés ouïgours régnaient sur
les administrations de l’empire.
Du sultan ou du khan, qui fit le premier geste ? On ne le saura probablement jamais. Mais tout
porte à croire que des marchands, toujours très impliqués dans la diplomatie et l’espionnage d’état,
avaient tâté le terrain au préalable. Les sources arabes relatent qu’en 660 de l’hégire, soit entre
novembre 1261 et octobre 1262, Baybars ordonna à des hommes de confiance, en l’occurrence des
marchands alains, de transmettre un message à Berke. Dans cette première lettre, le sultan assure
le khan de sa haine envers Hülegü. Il faut mener le jihad contre lui, il ne s’agit pas d’un choix mais
d’un devoir, écrit-il : « la nouvelle de ta conversion à l’islam nous est parvenue. En conséquence,
tu as le devoir de mener le jihad contre les mécréants même si ces derniers sont de ta famille ». Il
insiste sur le fait qu’Hülegü est influencé par sa femme, la chrétienne nestorienne Dokuz Khatun et
trouve déplorable que les demeures califales soient saccagées à Bagdad. L’appartenance à l’umma,
la communauté des croyants dans l’islam, est un lien plus fort que le lien de parenté. Berke et Bay-
bars sont donc frères car musulmans. Tandis qu’Hülegü, cousin du khan, n’est rien44.
44 Ibn ƌAbd al-Zâhir, al-Rawd al- zâhir fĦ sîrat al-malik al-Zâhir (al-Riyâd: éd. par ƌAbd al-ƌAzîz al-Khuwaytir, 1976) p.88-89.
45 Ibn ƌAbd al-Zâhir, al-Rawd al- zâhir, p.171 ; M. Favereau, “Pervoe pis’mo khana Berke sultanu Bejbarsu po mamljukskim istochnikam
(661/ 1263 g.)”, Zolotoordynskaya Civilizaciya 4 (2011) p.101-113.
46 Mufaddal Ibn Abî-l-Fadâ’il, Al-Nahj al-sadîd wa-l-durr al-farîd fîmâ ba¶d Ta’rîkh Ibn al-¶Amîd, éd. et trad. par E. Blochet dans « Histoire
des sultans Mamlouks », Patrologia Orientalis XII (1919) p.456-462.
/
es principautés rus’ mirent environ un demi-siècle à se ressaisir économiquement après
les dévastations qu’apportèrent les conquêtes. Par les prospections archéologiques on
sait que, dès la deuxième moitié du XIIIe siècle, de nouvelles agglomérations virent le jour
le long de la Volga et que de petites villes comme Nizhnii Novgorod et Moscou passèrent
du statut de simple bourgade à celui de chef-lieu d’une principauté. De nombreuses constructions
de bâtiments en pierre de taille, notamment d’églises, attestent de la vitalité et de la richesse du
nord-est de la Russie au XIVe siècle. Ces régions connurent alors un essor considérable en phase
avec le dynamisme commercial et économique qui caractérisait la Horde d’Or.
La tradition des empires nomades d’Asie centrale dans laquelle s’inscrit l’œuvre étatique des
Gengis-khanides fut toujours encline à protéger le commerce continental le long des grands axes ca-
ravaniers. Même si les conquêtes et le découpage frontalier inédit qui s’ensuivit modifièrent en pro-
fondeur les axes et les lieux des échanges marchands, les Jochides surent créer un environnement
favorable à la reprise des relations commerciales et au développement d’autres réseaux. La route
des fourrures qui allait d’est en ouest, de l’Oural vers Novgorod, fut détournée au profit d’une route
qui suivait un axe nord-sud, le long de la Volga, passant par Moscou, dans la direction de Saray et
d’Astrakhan. Novgorod y perdit, tandis que Moscou y gagnait. Mais l’ancienne cité marchande ne
dépérit pas pour autant et, le commerce des régions de la Baltique allant florissant sous protection
mongole, Novgorod fit preuve d’une belle activité tout au long du XIVe siècle. Les khans encouragèrent
l’ouverture des villes côtières. Ils accordèrent des exemptions de taxes aux marchands de la Hanse,
qui habitaient le pourtour de la mer du Nord et de la Baltique, les autorisant à transiter librement
par Novgorod, à commercer à Moscou et dans les grandes cités volgaïques jusqu’à l’embouchure de
la Caspienne. La ville portuaire de Novgorod, voie d’accès de ce commerce, occupait donc une place
particulière dans la Horde d’Or. Elle demeura longtemps le carrefour où se croisaient les caravanes
venant d’orient et d’occident et où s’échangeaient argent, soieries, céramiques glaçurées, armes da-
mascènes, œufs d’esturgeon, cire et métaux lourds. Les notables de la ville jouèrent le jeu politique
des Jochides, acceptant de payer taxes et impôts en échange de privilèges commerciaux qui per-
mettaient aux marchands de se déplacer pour affaires dans le nord-est des principautés rus’. Ainsi
loin d’être hostiles à la présence tatar, les élites de la florissante cité marchande s’accommodèrent
fort bien de leur nouvelle tutelle.
L’essor économique de cette période s’explique en grande partie par les débouchés qu’of-
frait l’immense étendue de l’empire mongol, dont les voies reliaient le Pacifique aux plaines de
l’Europe de l’est et dont les structures permettaient de soutenir un commerce d’une ampleur
inédite, non tant par le volume des marchandises échangées que par les distances parcourues.
Ainsi les Mongols, après avoir été les destructeurs les plus redoutés du XIIIe siècle, firent œuvre
de bâtisseurs en expérimentant une politique commerciale qui fascina les marchands occiden-
taux. L’ouverture des voies et leur relative sureté permirent aux européens d’intégrer des réseaux
qui étaient alors principalement contrôlés par des négociants musulmans. Ces routes qui, dans
leur plus grande extension, reliaient la Chine, l’Inde, l’Asie centrale, le Moyen Orient et l’Europe
furent sectionnées par Timour à la fin du XIVe siècle. Mais de la formation de l’empire mongol aux
années 1360, les réseaux jochides fonctionnèrent à plein régime, protégés par des patrouilles
47 Pero Tafur, Andanças é viajes de Pero Tafur por diversas partes del mundo avidos (1435-1439) (Madrid : Imprenta de Miguel Ginesta,
1874) p.161-162.
Taxes et exemptions
La mécanique de base du système social de la Horde était articulée autour de l’établisse-
ment de contrats entre le pouvoir jochide, les différentes communautés et certains corps de mé-
tier (cadis, soufis, muftis, artisans, marchands, gardes). Ces accords étaient le plus souvent écrits
et certifiés par des sceaux ou des tablettes de commandement, sorte de passeport conférant à
leurs détenteurs des droits particuliers : celui de réquisitionner montures et provisions, de se
faire obéir et servir par les petites gens, celui encore de ne pas payer certaines taxes. Les khans
envoyaient dans les provinces des darughas et des basqaqs, fonctionnaires chargés de superviser
le versement des impôts et de les acheminer jusqu’au trésor central. Quant au montant exact des
impôts, nous ne possédons pratiquement aucune donnée pour les principautés rus’ avant 1389 et
il est très difficile d’évaluer le poids financier des taxes imposées par les Mongols.
Comme la plupart des systèmes de taxation développés par les pasteurs nomades, celui
des Jochides était proportionnel, du moins dans le principe, aux richesses et aux revenus. Il com-
binait taxes en argent et en nature. Les élites locales contribuèrent à rendre ce système oppressif
en détournant une partie des revenus de l’impôt à leur profit et en augmentant les sommes ou
les quantités initialement demandées. En plus de l’impôt annuel (le qubchur), les sujets devaient
s’acquitter de dizaines de taxes extraordinaires dont le montant évoluait en fonction des besoins
48 Marco Polo, Le devisement du monde : le livre des merveilles. Tome 1. texte établi par A.-C. Moule et P. Pelliot ; version française L.
Hambis ; introduction et notes S. Yerasimos (Paris: La Découverte, 1994), p.41.
49 La graphie Lithuanie/Lithuanien a été préférée à celle de Lituanie/Lituanien dans la mesure où on fait référence au grand-duché de
Pologne-Lithuanie qui diffère territorialement de l’actuelle Lituanie.
L’âge d’or
Au tournant des XIIIe et XIVe siècles, la Horde d’Or atteignit son expansion territoriale maxi-
male : au sud, les régions d’Europe orientale jusqu’au Dniepr ; à l’ouest, la Crimée, le nord du
Caucase jusqu’à Derbent et, au nord, la région de l’actuelle Kazan ; à l’est, le nord du Khorezm, les
steppes des régions du Syr-Daria et de la mer d’Aral. En 1312, Toqta décéda et son neveu Ouzbek
fut élu khan. Certains dirent qu’il avait fait assassiner le fils de Toqta, désigné par son père pour
lui succéder. Durant ses trente années de règne, le plus long de l’histoire de la Horde d’Or, Ouzbek
mit en œuvre un grand programme de constructions monumentales : mosquées, madrasas… des
bâtiments islamiques aux lignes épurées et aux décors raffinés dont quelques rares spécimens
sont encore visibles aujourd’hui ; en particulier l’une des mosquées qu’il fit bâtir à Solkhat (Staryj
Krym), restaurée et rouverte aux fidèles il y a quelques années.
Ibn Battûta visita la capitale de la Horde d’Or à la grande époque du khan Ouzbek, dans
les années 1330. Voici un extrait de son célèbre récit, l’un des seuls que nous ayons sur la cité de
Saray fondée une cinquantaine d’années auparavant :
« Nous arrivâmes ensuite à la ville de Serâ, qui est aussi connue sous le nom de Serâ
Berekeh [Saray Berke], et c’est la capitale du sultan Uzbec […] Serâ est au nombre des villes
les plus belles, et sa grandeur est très considérable ; elle est située dans une plaine et regorge
d’habitants ; elle possède de beaux marchés et de vastes rues. Nous montâmes un jour à cheval,
en compagnie d’un des principaux habitants, afin de faire le tour de la ville et d’en connaître
l’étendue. Notre demeure était à l’une de ses extrémités. Nous partîmes de grand matin, et nous
n’arrivâmes à l’autre extrémité qu’après l’heure de midi. Nous traversâmes aussi une fois la ville
en largeur, aller et retour, dans l’espace d’une demi-journée. Il faut observer que les maisons y
sont contiguës les unes aux autres, et qu’il n’y a ni ruines, ni jardins. Il s’y trouve treize mosquées
principales pour faire la prière du vendredi ; l’une de celles-ci appartient aux châféites. Quant aux
autres mosquées, elles sont en très grand nombre. Serâ est habité par des individus de plusieurs
nations, parmi lesquels on distingue : les Mongols, qui sont les indigènes et les maîtres du pays ;
une partie professe la religion musulmane ; les Ass (Ossètes), qui sont musulmans ; les Kifdjaks ;
les Tcherkesses ; les Russes ; les Grecs, et tous ceux-là sont chrétiens. Chaque nation habite un
quartier séparé, où elle a ses marchés. Les négociants et les étrangers, originaires des deux Irâks,
de l’Egypte, de la Syrie, etc. habitent un quartier qui est entouré d’un mur, afin de préserver les
richesses des marchands. Le palais du sultan à Serâ est appelé Althoûn-Thâch. (pierre d’or) ».50
Ouzbek eut de son temps l’aura d’un souverain puissant. Sa réputation franchit de loin les
frontières de la Horde. Après avoir été nommée dans les sources arabes le royaume de Jochi et
50 Ibn Battûta, Voyages. 2: De la Mecque aux steppes russes et à l’Inde, texte, notes et trad. C.Defrémery, B.R. Sanguinetti; S. Yerasimos
(Paris : François Maspero, 1982) p. 256-257.
51 Ibn Fadl Allâh al-ӢUmarî, Das mongolische Weltreich : Al-ӢUmarıʍűs Darstellung der mongolischen Reiche in seinem Werk Masălik al-abăr
fĦ mamălik al-amăr / mit Paraphase und Kommentar hrsg. von Klaus Lech (Wiesbaden: Otto Harrassowit) p. 69-70, 72-73.
53 Ibid., p.215-216.
La peste noire
l2
n était déjà parvenu en l’année 1348 de la féconde incarnation du fils de Dieu, quand
la cité de Florence, noble entre les plus fameuses de l’Italie, fut en proie à l’épidémie
mortelle. Que la peste fût l’œuvre des influences astrales ou le résultat de nos iniquités,
et que Dieu, dans sa juste colère, l’eût précipitée sur les hommes en punition de nos
crimes, toujours est-il qu’elle s’était déclarée, quelques années avant, dans les pays d’Orient, où elle
avait entraîné la perte d’une quantité innombrable de vies humaines. Puis, sans arrêt, gagnant de proche
en proche, elle s’était pour nos malheurs propagée vers l’Occident. Toute mesure de prophylaxie s’avéra
sans effet. Les agents spécialement préposés eurent beau nettoyer la ville des monceaux d’ordure. On
eut beau interdire l’entrée de la ville à tout malade et multiplier les prescriptions d’hygiène. On eut beau
recourir, et mille fois plutôt qu’une, aux suppliques et prières qui sont d’usage dans les processions, et
à celles d’un autre genre, dont les dévots s’acquittent envers Dieu. Rien n’y fit. Dès les jours printaniers
de l’année que j’ai dite, l’horrible fléau commença, de façon surprenante, à manifester ses ravages
douloureux. […] La cruauté du ciel, et peut-être celle des hommes, fut si rigoureuse, l’épidémie sévit de
mars à juillet avec tant de violence, une foule de malades furent si mal secourus, ou même, en raison de
la peur qu’ils inspiraient aux gens bien portants, abandonnés dans un tel dénuement, qu’on a quelque
sûre raison d’estimer à plus de cent mille le nombre d’hommes qui perdirent la vie dans l’enceinte de
la cité. Avant le sinistre, on ne se fût pas avisé peut-être que notre ville en comptât une telle quantité.
Que de grands palais, que de belles maisons, que de demeures, pleines autrefois de domestiques, de
seigneurs et de dames, virent enfin disparaître jusqu’au plus humble serviteur ! Que d’illustres familles,
que d’imposants domaines, que de fortunes réputées restèrent privés d’héritiers légitimes ! »54
Tel est le commencement de ces journées hors du temps qui font le cadre des cent nouvelles
du Décaméron. Boccace fait surgir son œuvre des années sombres du milieu du XIVe siècle. Le texte
s’ouvre sur un tableau de Florence envahie par les morts, qu’une compagnie de jeunes gens décide
de fuir pour se livrer, au mépris des conventions, au plaisir d’être ensemble dans une campagne
paradisiaque épargnée par la maladie.
Les ravages de la Grande Peste, appelée la Mort Noire, qui sévissait alors de la Chine à Flo-
rence et dans toute l’Europe occidentale, expliquent en partie les discontinuités politiques et écono-
miques qui affectèrent la Horde d’Or dans la deuxième moitié du XIVe siècle. Les traces du passage
de l’épidémie en Asie centrale et la terreur qu’elle suscita dans les esprits sont bien documentées.
Des fouilles archéologiques permettent de suivre en filigrane les trajectoires de la peste bubonique
qui commença par décimer les populations de la région d’Issyk-Kul en 1338-39. Les historiens ma-
melouks confirment que l’épidémie fit rage en Asie centrale pendant une quinzaine d’années. Saray
54 J.Boccace, Le Décaméron, trad.J. Bourciez (Paris : Classiques Garnier, 1963) p. 7-8, 15.
&
ette bifurcation dynastique constitua un facteur déterminant dans la décadence de la
Horde au XVe siècle et permet de comprendre les enjeux complexes qui sous-tendent le
règne fondateur du khan Toqtamish (1377-1399). Son action politique s’inscrivit dans une
volonté affichée de concilier tradition et réalité. Il est le khan qui fit frapper le plus grand
nombre de monnaies : des centaines de pièces à son nom ont été retrouvées en Russie et en Asie
centrale. La diversité et l’éloignement des ateliers monétaires traduisent le programme politique
de ce souverain : maintenir l’unité idéale de « l’ulus de Jochi » dans son étendue géographique la
plus vaste. La Horde, après avoir été dans les sources contemporaines, ulus de Jochi, ulus de Batu
et ulus d’Ouzbek, devint ulus de Toqtamish. Il fut perçu comme un grand-khan par ses contem-
porains. Sa notoriété est liée au fait qu’il combattit Timour lors de quatre campagnes militaires.
Quand l’un de ses successeurs, le khan Ulugh-Muhammad (1419-1445), écrit au sultan ottoman
Murad II, ses propos révèlent l’importance de la politique mise en place par Toqtamish, vingt-neuf
ans auparavant :
« Notre illustre aîné le khan Toqtamish-khan et votre grand-père le ghâzî Bayezid bek ont
agi conformément à la bonne et ancienne habitude d’échanger des envoyés et des ambassadeurs,
de s’offrir mutuellement cadeaux et salutations et [de se souhaiter] Amitié et Bonté ainsi que la
clémence du T[engri]. »55
Cette période d’unité territoriale apparaît dans les sources comme une époque de plénitude
(maîtrise parfaite des techniques de chancellerie) et de transformations profondes (disparition
progressive de l’influence mongole et ouïgoure, apparition d’un nouveau style épigraphique et ar-
chitectural). Il faut considérer ces transformations à la fois comme l’aboutissement de courants
enfouis, qui sont apparus et se sont développés durant la période précédente, et comme le début
d’une ère nouvelle, marquée par la réunion fragile des lignées dynastiques jochides. Ce n’est pas
un hasard si l’historiographie se souvient de Toqtamish comme de celui qui a réuni la Horde bleue
(kök orda) et la Horde blanche (ak orda) pour fonder la mythique Horde d’Or. Cependant, les pro-
blèmes posés par son accession au pouvoir vont le pousser non pas à s’inscrire volontairement en
rupture avec la tradition, mais à briser le fragile équilibre qu’il avait su imposer.
55 A.Kurat, Topkapı Sarayı Müzesi Arüivindeki Altınordu, Kırım ve Türkistan Hanlarına ait Yarlık ve bitikler (Istanbul: Bürhaneddin Matbaası,
1940) p.37-45; 167-170.
56 Gengis-Nâme ou Livre de Gengis est le nom populaire du Tarikh-i Dost Sultan dont on connaît deux manuscrits, l’un en Turquie,
l’autre en Ouzbékistan.
59 Ruy González de Clavijo, La route de Samarkand au temps de Tamerlan. Relation du voyage de l’ambassade de Castille à la cour de
Timour Beg, 1403-1406, trad. L.Kehren (Paris: Imprimerie nationale, 1990) p.158.
60 Yazdî, extraits du Zafar nâme dans F.Charmoy, « Expédition de Timour-i Lènk ou Tamerlan contre Toqtamiche, khân de l’ouloûs de Djoûtchy en
793 de l’hégire ou 1391 de notre ère » Mémoires de l’Académie Impériale des sciences de St Pétersbourg 3, 6ème série (1836) p.369-370.
61 Ibid., p.383.
158 | Les
CHAPITRE
trois siècles
1 - Intitulé
qui firent
du chapitre
la Horde d’Or
rendirent mais ne trouvèrent nulle trace de l’armée du khan. De ce fait, ils erraient dans la steppe
depuis environ un mois, attendant d’avoir des nouvelles de leur souverain. Ce récit fut confirmé,
quelque temps après, par le témoignage d’un groupe de prisonniers. Toqtamish se trouvait à Qirq-
Kul quand il apprit que Timour était à la frontière de la Horde. Il avait effectivement ordonné à ses
guerriers de s’y réunir dans la perspective d’une nouvelle campagne. Mais, en apprenant la nouvelle
de l’arrivée imminente de Timour qui se dirigeait droit sur les steppes qipchaks, le khan changea ses
plans et prit le parti de se replier. Cependant, il négligea de prévenir tous ceux à qui il avait donné
rendez-vous à Qirq-Kul. Ces hommes ne réussirent donc pas à rejoindre le gros de l’armée du khan
et, ne connaissant pas l’origine de l’absence de Toqtamish, continuaient de l’attendre. Celui-ci se
trouvait en fait au même moment à Samara, l’actuel Kujbyshev.
Ce n’est que le 19 juin 1391, après plus de six mois de campagne que les deux armées en
vinrent aux mains. La bataille eut lieu en pleine terre bulgare, sur un bras du Sok, affluent de la
Volga. Le combat s’annonçait difficile pour l’armée de Timour. Les hommes de l’émir étaient infé-
rieurs en nombre et en mauvaise condition physique. Heureusement pour eux, « un incident » vint
rétablir la donne en leur faveur. Une défection se produisit dans les rangs adverses juste avant la
bataille. Elle coûta cher à Toqtamish : l’un des émirs et chef de clan qui commandait dans l’aile
gauche demanda au khan de lui livrer un autre émir pour une histoire de règlement de compte.
Dans la mesure où l’engagement armé allait se faire, il n’était pas possible à Toqtamish de sa-
tisfaire cette requête. Le khan ne put que promettre une juste réparation après la bataille. L’émir,
mécontent, rompit les rangs avec son clan et quitta la Horde pour rejoindre les terres ottomanes.
Ce comportement indépendant de la part d’un émir important ne doit pas étonner outre mesure,
il était courant dans les armées composées de clans libres et de mercenaires qui se payaient au
butin. Cette désertion de dernière minute est symptomatique de ce qui fit défaut à Toqtamish : la
promesse de gains suffisants pour ses hommes. Timour lui-même n’avait de cesse de se prémunir
contre les désertions en offrant de nombreuses récompenses à la moindre occasion. L’infidéli-
té, voire la traîtrise, des chefs de clan était un risque permanent pour le khan en campagne. Le
souverain se devait de convaincre, réunir, motiver ses guerriers. Au vu du nombre important de
défections que connut Toqtamish, il apparaît clairement que celui-ci n’était pas en mesure de les
prévenir soit parce que l’issue de son combat avec Timour ne semblait pas très prometteuse, soit
parce que la figure emblématique et fédératrice qu’il était censé incarner était déjà mise à mal.
La bataille fut donc perdue par le khan. Il se réfugia sur les terres de son allié et vassal : Vladislav
II Jagello (1377-1434), qui avait pris la tête du grand-duché de Pologne-Lithuanie avec son cousin
Vitovt (1392-1430), dominant les régions actuelles d’Ukraine et de Biélorussie.
CHAPITRE
Les trois 1 - firent
siècles qui Intitulé
la du d’Or | 159
chapitre
Horde
D’après les sources persanes : la victoire totale de Timour
Après la défaite de Toqtamish, une partie de ses hommes, probablement les plus proches,
le suivit dans sa retraite. Mais, la majorité de son armée, en déroute, fut poursuivie par Timour et
la Horde s’éparpilla dans la steppe. Les sources persanes relatent la fin dramatique de nombreux
guerriers qui, pris en chasse par leurs ennemis, s’enfuirent jusqu’aux rives de la Volga. Ceux qui
ne savaient pas nager furent acculés entre deux feux : les guerriers de Timour ou le fleuve. Peu
en réchappèrent. Ceux qui se réfugièrent dans les îlots au milieu du fleuve furent, pour la plupart,
capturés et ramenés devant le vainqueur. Les prises de guerre semblent avoir été particulièrement
fructueuses : les auteurs persans insistent sur le caractère définitif de la victoire de Timour sur
le khan. Non seulement, le matériel de guerre (armements, chevaux…) fut saisi mais également
toutes les dépendances de l’armée et du khan (yourtes, chameaux, bœufs, moutons, esclaves,
chariots, objets d’or et d’argent, femmes, enfants, serviteurs…). L’ensemble des clans qui compo-
saient la Horde et qui participèrent au combat subirent un sort identique. Dans la mesure où les
affrontements se déroulèrent au cœur même de l’ulus, dans la plaine d’Urtuba, l’une des régions
les plus fertiles du Qipchak, les dévastations et les prises de guerre furent ressenties d’autant plus
durement par les habitants de la Horde. Cette plaine était l’un des pâturages les plus prisés par le
khan et lui servait de campement d’été. Timour en apprécia les délices et s’y installa une vingtaine
de jours avec son armée afin de recouvrer les forces nécessaires au long retour vers Samarkand.
Les chroniqueurs persans insistent sur le caractère exceptionnel des richesses prises à la Horde :
« Lors de la conquête d’un royaume, on a coutume d’en piller les richesses, et d’en laisser
les maisons intactes : dans cette expédition, au contraire, grâce à la fortune qui favorisait le
conquérant du monde, richesses, maisons et habitants, tout devint la proie du vainqueur. C’est
pourquoi le camp impérial était devenu si peuplé que si l’on s’égarait de sa demeure, il fallait plus
d’un ou de deux mois pour la retrouver. »62
La Horde n’avait jamais connu une telle défaite. Les steppes qipchaks, dont fait partie l’Ur-
tuba, étaient razziées pour la première fois. Il n’est pourtant pas aisé d’apprécier avec exactitude
l’ampleur des dévastations sur l’ensemble du territoire jochide. Il est nécessaire de lire entre les
lignes des sources pour avoir une idée de la réalité de ces destructions, amplement exagérées par
les hagiographes persans de la dynastie timouride fondée par Timour. Contrairement à ce qu’ils
avancent, les raids menés par son armée suite à la campagne de 1391 furent relativement limités.
En effet, à peine trois ans plus tard, au printemps 1394, Toqtamish s’estimait prêt à reprendre le
combat. Ce qui laisse à penser que la Horde réussit rapidement à se remettre de cette défaite. En
outre, quand on se penche sur le texte le plus complet et le plus détaillé concernant la campagne
de 1391– celui qui est tiré du Zafar nâme de Yazdî – on lit bien que Timour, après s’être reposé
une vingtaine de jours dans « les riantes plaines de l’Urtuba », et après avoir allègrement pillé le
campement du khan, repartit directement pour Samarkand qu’il atteignit environ quatre mois plus
tard et qu’il fut rejoint, peu de temps après, à Tachkent, par ses troupes. Le célèbre conquérant
n’avait fait qu’ébranler le Trône des khans.
64 Ibn al-Furât, Ta’rîkh al-duwal wa-l-mulûk dans Sbornik materialov, otnosjashchikhsja k istorii Zolotoj Ordy, tome 1 : Izvlechenija iz so-
chinenij arabskikh, éd. V.G.Tizengauzen, (St Pétersbourg : Izdano na izhdivenie grafa S.G. Stroganova, 1884) p.356-357.
66 Ibn al-Furât, Ta’rîkh al-duwal wa-l-mulûk dans Sbornik materialov, éd. V.G.Tizengauzen, p.357.
174 | Les
CHAPITRE
trois siècles
1 - Intitulé
qui firent
du chapitre
la Horde d’Or
ce complexe réseau marchand, était d’en attaquer les points névralgiques : les cités qui le faisaient vivre.
Timour dirigea donc ses attaques vers les plus grosses villes marchandes de la Horde et ne se préoccupa
nullement de centres périphériques comme Moscou. En frappant la Crimée où se trouvaient les grands
marchés aux esclaves, il visait également le sultan mamelouk, et en occupant la Transcaucasie, il tentait
d’empêcher le sultanat de renouveler ses troupes d’élite.
En mars 1396, des nouvelles de la Horde d’Or parvinrent à la cour du sultan mamelouk.
L’émir Edigü avait fait assiéger la ville de Caffa. La raison de ce siège aurait été des affrontements
entre le gouverneur de la ville, représentant le pouvoir de la Horde, et les Génois. Edigü allait
s’implanter durablement en Crimée. A peine deux ans plus tard, il prit la tête de la région cri-
méenne sous l’égide de Timur-Qutluq. Ce dernier envoya en août 1398 une ambassade à Timour,
affirmant ainsi son nouveau statut de khan et son respect pour le dangereux conquérant. Alors
qu’il nomadisait dans les environs du Dniepr, la même année, il fit rédiger un yarlik exemptant de
taxes un riche propriétaire criméen, dont le texte a été préservé. Le protocole d’ouverture de cet
acte montre qu’il s’affirme comme chef suprême de la Horde et que son autorité, par l’entremise
d’Edigü, s’étend sur l’une des régions clefs, la Crimée :
« [Moi] Timur-Qutluq je m’adresse à ceux qui, de l’aile droite et de l’aile gauche, sont les princes,
à celui qui est à la tête du tümen : Edigü, à ceux qui de mille, de cent et de dix sont les beks, aux cadis
des villes de l’intérieur et à leurs muftis, aux responsables religieux et aux soufis, aux scribes du divan,
aux douaniers et aux responsables de la pesée, aux ambassadeurs en déplacement et aux messagers,
aux patrouilles de veilleurs et aux postes de gardes, aux responsables du relais et à ceux qui sont
chargés du ravitaillement, aux fauconniers et aux dresseurs de félins, aux bateliers, aux pontonniers,
à ceux qui, au bazar, travaillent… »67
Toqtamish, à cette époque, se trouvait à nouveau à la cour du grand-duché de Pologne-Lithua-
nie. La place était stratégique : à la fois proche de la Horde – les plaines ukrainiennes étant dans le
prolongement des steppes eurasiatiques – et hors de portée de Timour. Vitovt, en contrepartie, pouvait
utiliser l’aura du khan et sa qualité de souverain légitime pour étendre son pouvoir et son autorité sur
les terres de la Horde. Il constitua une armée disparate avec des troupes lithuaniennes, des troupes de
Russie méridionale et des guerriers restés fidèles à Toqtamish. En juillet 1399, cette armée traversa
le Dniepr dans les environs de Kiev. Edigü et Timur-Qutluq, nouveaux maîtres de la Horde d’Or, vinrent
à leur rencontre. Après plusieurs tentatives de pourparlers, les armées ennemies s’engagèrent dans
un violent combat le 12 août 1399 sur les bords de la Vorksla, près de l’actuelle Poltava. Le sort de la
bataille resta un certain temps en suspens. Il se décida réellement quand Toqtamish quitta le combat
avec ses troupes. Vitovt n’eut d’autre choix que de s’enfuir à son tour, abandonnant de nombreux guer-
riers aux mains de ses adversaires. Timur-Qutluq les poursuivit jusqu’à Kiev et se dirigea ensuite vers
la Volhynie. La région fut dévastée par le khan et Vitovt sortit très affaibli de ces rencontres armées.
Toqtamish continua son combat pour récupérer le Trône. On sait qu’en janvier 1405, il envoya une
ambassade à Timour pour demander son aide dans le but de reconquérir le pouvoir. Or, aussi surprenant
que cela puisse paraître, le grand conquérant, qui s’apprêtait alors à partir pour la Chine, aurait accepté
de soutenir son ancien protégé contre les nouveaux maîtres de la Horde. Timour mourut avant d’avoir
pu accomplir sa promesse. On perd alors la trace de Toqtamish. Quelques mentions éparses dans les
sources laissent penser qu’il mourut les armes à la main en Sibérie au début du XVe siècle.
67 J.Hammer-Purgstall, «Uigurisches Diplom Kutlugh Timur’s vom Jahre 800 (1397) beiligend lithographisch nahgestochen und übersetz. »
Fundgruben des Orients 6 (1818) p.359-362.
Les trois
CHAPITRE
siècles qui
1 - firent
Intitulé
la du
Horde d’Or | 175
chapitre
La malchance du khan ou le désintéressement de Dieu
L’historien persan Khwândamîr écrivit un siècle après ces évènements : « Toktamich-khan,
qui, grâce au secours de Timour-Gourkan (Timour), devint le monarque du Dechti-Kiptchak, et
dont la puissance surpassa celle de ses aïeux. A la fin, il fit la guerre à ce prince et osa le com-
battre à deux reprises différentes… »68
Le règne de Toqtamish fut à la fois brillant et délétère. Tout en étant l’un des plus puissants
souverains que la Horde ait connus, Toqtamish se trouva confronté à un manque de légitimé que
seule la puissance militaire pouvait pallier en contraignant les communautés sédentaires de Rus-
sie et d’Ukraine à payer impôts et tributs. Les relations complexes qui s’instaurèrent entre Toqta-
mish et Timour, entre le nökür et son maître, étaient annonciatrices du nouveau statut des khans
qui, au XVe siècle, ne parvinrent plus à s’imposer sur l’ensemble du territoire de la Horde d’Or. Le
rapport que ce khan « hors-norme » entretint avec le pouvoir est révélateur du faux semblant
dans lequel la tradition accula petit à petit les souverains de la Horde. L’équilibre fragile entre la
rigidité de la tradition impériale gengis-khanide et les changements de plus en plus perceptibles
d’un monde qui n’était plus celui des conquérants mongols mit à mal l’institution des khans et fit
basculer Toqtamish dans une voie sans issue, celle de la nécessité d’avoir des protecteurs, Timour
d’abord, Vitovt ensuite.
Cette modification de l’image du souverain et son impossibilité à rassembler son peuple
dispersé sont, d’une part, liées à la cassure dynastique du XIVe siècle et doivent, d’autre part, être
mises en rapport avec la manière dont Toqtamish accéda au pouvoir. Le mode de l’accession
au Trône découlait traditionnellement de plusieurs facteurs : le sang (il faut être descendant de
Gengis Khan et appartenir à une des lignées dynastiques dominantes) ; le mandat divin ou cé-
leste (le Tengri désigne un khan potentiel qui devient alors souverain effectif) et l’élection par les
pairs au quriltay (le choix du khan doit être ratifié par la majorité des émirs de l’ulus dans le cadre
d’une assemblée). En cette fin du XIVe siècle, l’islamisation de l’élite au pouvoir pourrait pousser à
considérer la clause du « mandat divin » comme pure formalité. Bien au contraire, l’importance de
cette clause demeure fondamentale : le choix de Dieu se révèle et se confirme à travers la « bonne
fortune » (qutluq) du khan, concept qui fut théorisé dans le monde turc islamique, notamment par
les chroniqueurs de Timour. « La notion était commune, en effet, à la tradition turco-mongole et à
l’opinion musulmane, que l’autorité, émanant de Dieu et octroyée par lui, se légitime en droit par
son existence de fait. »69
Dans le cas de Toqtamish deux de ces trois clauses ne purent être respectées. Et, ce qui
pourrait passer inaperçu dans une période où l’autorité du khan est toute puissante, ne peut, au
contraire, qu’affaiblir ce dernier à l’époque troublée où se situent ces événements. Ainsi, la défec-
tion d’une partie des chefs de clan de Toqtamish au plus fort de la guerre qui l’opposa à Timour
reflète cette incapacité à mobiliser sur le simple fait qu’il était un descendant légitime de Gengis
Khan. Les défaites militaires du khan furent interprétées comme l’expression du désintéresse-
ment de Dieu et achevèrent de convaincre ses contemporains que Toqtamish n’était pas digne du
Trône. Ce dont témoigne l’ambassadeur castillan Ruy González de Clavijo, qui était à Samarkand,
peu de temps après la victoire définitive de Timour sur Toqtamish:
68 C. Defrémery, « Fragments de géographes et d’historiens arabes et persans inédits, relatifs aux anciens peuples du Caucase et de la
Russie méridionale », Journal asiatique 5, 4ème série (février-mars 1851) p.118.
69 J.Aubin, « Comment Tamerlan prenait les villes », Studia Islamica 19 (1963) : p.89.
Souzdal.
La Horde dévastée ?
$
près le passage de Timour, le paysage économique de la Horde d’Or ne sera plus jamais
le même. Matériellement, les destructions peuvent être relativisées : les populations n’ont
pas été déplacées, les villes n’ont pas été rasées, et même nombre d’entre elles se sont
relevées en quelques années. Celles qui disparurent dans la tourmente étaient déjà sur le
déclin, de même pour les voies commerciales qui furent abandonnées au début du XVe siècle. Timour
ne fit qu’abréger la lente érosion d’une partie des réseaux marchands de la Horde d’Or. Arrêtons-nous
quelques instants sur le destin des cités qui furent saccagées par les troupes de l’émir après son ul-
time campagne contre Toqtamish : celles de la vallée de la Volga, du bassin du Don et de Crimée.
De Bulgar à Kazan
Bulgar sur la Volga fut la capitale des Bulgars du nord avant d’être dominée et réutilisée
stratégiquement par les khans. Elle fut, au XIIIe siècle, le centre politique, administratif et éco-
nomique des régions septentrionales de la Horde. Les khans y firent frapper leurs premières
monnaies. Au XIVe siècle, Bulgar demeurait une ville florissante, étape incontournable du com-
merce des fourrures. Les fouilles archéologiques mirent au jour des bains, des mosquées et des
minarets de pierre et de brique témoignant du développement croissant de cette cité sous les
Mongols. De nombreux ateliers cohabitaient dans ses murs et l’art de la métallurgie y était cé-
lèbre. La ville servait également de lieu d’échanges, un bazar s’y tenait où l’on pouvait rencontrer
des marchands turcs, arabes, persans, slaves et arméniens. La décadence économique de Bulgar
commença dans les années 1360 lors de la grande crise dynastique. L’abandon définitif de la cité
aurait eu lieu au début du XVe siècle, et doit être lié au développement d’autres centres, plus au
nord, sur les rives de la Kama, telles que Eski-Kazan et, surtout, Kazan, cité phare de la vallée vol-
gaïque, plaque tournante du commerce et des échanges culturels dès le XVe siècle. Le passage de
Timour ne fit, dans ce cas, qu’accentuer un processus déjà bien avancé : le déplacement du centre
économico-politique du nord de la vallée de la Volga vers Kazan et la vallée de la Kama.
71 Saray-Nouvelle, qui signifie « le nouveau palais », désignait probablement la ville de Gulistan mais archéologues, historiens et
numismates ont des désaccords sur ce point. En l’état actuel de nos connaissances et dans la mesure où une cité importante pouvait
avoir des appellations concomitantes, il est délicat de trancher cette question.
72 A.Nikitin, Le voyage au delà des trois mers, trad. Ch.Malamoud (Paris : éd. F.Maspero, 1982) p.30.
73 J.Barbaro, A. Contarini, Barbaro i Kontarini o Rossii – K istorii italo-russkikh svjazej v XV v., introd., éd., trad. et notes E. Skrzhinskaja
(Leningrad: Nauka, 1971) p. 132
Edigü fut assassiné en 1419 par des partisans de Toqtamish. Arrêtons-nous un instant sur les circonstances
de la mort de l’émir. D’après diverses sources, en 1396-97, Dervish-khan, un Jochide soumis à Edigü, régnait sur
le Qipchak. Edigü avait tous les pouvoirs et Dervish-khan ne régnait que de nom. Règne factice mais visiblement
nécessaire à Edigü malgré vingt ans passés à la tête de la Horde. A la même époque, un fils de Toqtamish denom-
mé Qadir-Birdi, lui disputait le pouvoir. En 1419, un âpre combat opposa leurs deux armées. Edigü, qui avait subi
de lourdes pertes, battit en retraite, laissant, semble-t-il, une partie de son armée sur place. L’Emir était donc en
fuite quand il apprit que Qadir-Birdi avait fini par être tué et que ses partisans étaient en déroute. Par prudence, il
demeura caché et commanda à l’un de ses hommes de se renseigner sur la situation, de réunir ses guerriers et de
les ramener vers lui. Mais un des plus anciens et fidèles émirs de Toqtamish découvrit la cachette d’Edigü. Celui-ci
aurait courageusement fait face à ses ennemis, déclarant fièrement à l’homme qui l’avait découvert : « Nous avons
eu notre temps et nous avons fait ce que nous avons fait. A présent que je suis entre tes mains, agis ! » Edigü fut
passé au fil de l’épée et dépecé ou, selon d’autres versions, transpercé de flèches.76
L’avènement d’Edigü avait marqué le début d’un nouvel ordre politique. La période qui suivit sa mort fut
extrêmement troublée. Le dysfonctionnement dynastique, puisque deux lignées pouvaient prétendre au Trône
sans véritable contrôle ni régulation, engendra une prolifération de prétendants potentiels, chacun entendant
s’imposer comme légitime successeur de Toqtamish ou de Timur-Qutluq. Ce trop-plein de princes légitimes
provoqua, non seulement, une instabilité gouvernementale et des règnes trop courts pour qu’aucune politique
soit menée à bien mais, également, une multiplication des alliances avec des potentats étrangers, pour la plu-
part d’anciens vassaux de la Horde d’Or. Ces derniers poussèrent leur candidat au trône à s’ancrer dans des
régions bien définies, autour de grandes villes marchandes qui payaient l’impôt et pouvaient financer de petites
armées. Kazan et Qrim furent dès lors investies.
Au nord, la Horde s’était dotée d’un nouveau maître : le Jochide Ulugh-Muhammad, dont le pouvoir était
résolument ancré dans la vallée de la Volga et que certains appelèrent le khan de Kazan. Cette époque fut aussi
marquée par l’ingérence de Vitovt dans les affaires de la Horde. Le souverain lithuanien cherchait à rétablir l’accès
direct à la mer Noire qu’il avait perdu dans la débâcle de la grande défaite de Toqtamish en 1399. Son influence
demeura prépondérante jusqu’à sa mort en 1430. Le grand-duc ne cessa de soutenir le parti des fils de Toqtamish
et alla jusqu’à introniser lui-même des khans, manœuvre qui finit par être couronnée de succès en Crimée où une
lignée dynastique indépendante s’imposa au début des années 1440, sous la houlette du khan Hajji Giray.
76 al-ƌAynĦ, ӢIqd al-Jumân fî tawârîkh ahl al-zamân, dans Sbornik materialov, tome 1, éd. V.G.Tizengauzen, p.500-501;ӢAbd Allâh b.Rizvân, La chronique des
steppes kiptchak, Tevârîkh-i Desht-i Qipchak du XVIIème siècle, éd. A. Zajćczkowski (Varsovie : Paĸstwowe wydawnictwo naukowe, 1966) p.31-32.
77 A. Fisher, The Crimean Tatars (Stanford : Hoover Institution Press, Stanford University, 1978), p.3-4.
78 Jagellon : dynastie dont les membres régnèrent par intermittence en Europe orientale et centrale, et en particulier sur la Pologne-Lithuanie, de la fin
du XIVe au XVIe siècles.
79 D.Kołodziejczyk, The Crimean Khanate and Poland-Lithuania: International Diplomacy on the European Periphery (15th-18th Century), a Study of Peace
Treaties Followed by Annotated Documents (Leiden-Boston: Brill, 2011) p.529-533.
6
elon l’historiographie traditionnelle, l’histoire de la Horde d’Or au XVe siècle
se confond avec celle de son démembrement en six khanats indépendants :
la Grande Horde ou khanat de Saray, le khanat de Crimée, le khanat de Ka-
zan, le khanat d’Astrakhan, le khanat de Qasimov et la Horde shaybanide. La
confédération Nogay dominée par l’élite des Manghits soudée par l’aura d’Edigü, joua
un rôle d’intermédiaire et soutint divers descendants gengis-khanides au gré des
intérêts de la communauté.
Ce qu’on appelle « la Grande Horde » correspond au cœur de la Horde d’Or, les
deux appellations étant d’ailleurs synonymes. C’est sans doute pour cette raison que la
Grande Horde n’a pas de fondateur attitré. Dans les années 1430, la région dominée par
les khans de Saray s’étendait entre la Volga et le Dniepr. Le successeur d’Edigü, le khan
Ulugh-Muhammad, fut évincé du Trône en 1423 par deux prétendants qui avaient fait
80 Medieval Russia: a source book, 900-1700, éd. et trad. B.Dmytryshyn (New York: Holt, Rinehart and Winston, 1967) p.192-193.
81 S.Herberstein, La Moscovie du XVIème siècle vue par un ambassadeur occidental, trad. R.Delort (Paris, Calmann-Lévy, 1965 ), p.179.
82 Ibid., p.179.
83 Ibid., p.162-163.
84 Ibid., p.161-162.
85 Tiré du second testament de Dmitri Donskoj (prince de Moscou, 1359-1389 et grand-prince de Vladimir); le même souhait est exprimé
dans les testaments de Vasilii I (prince de Moscou et grand-prince de Vladimir, 1389-1425) et Vasilii II (1425-1462) dans The Testaments
of the Grand Princes of Moscow, éd. et trad. R.C.Howes (Ithaca, New York: Cornell University Press, 1967), p.129, 131, 134, 136, 140-41,
215-16, 221, 231, 239, 259.
Le XVe siècle semble la fin d’une époque à ceux qui ont connu le faste de
la génération précédente. Nombreux sont les témoignages de voyageurs qui
dépeignent un territoire disloqué, vidé de ses habitants, des cours princières
désertées par les hommes de lettres et les savants ; une déchéance tant
artistique et intellectuelle qu’économique et commerciale. La terre autrefois
unie et compacte, reliée par un réseau routier dense et protégé – le yam et
ses caravansérails – se décomposait en villes qui formaient comme des ilots
séparés les uns des autres par la mer des steppes. Cette désarticulation
du territoire, qui a fait penser aux historiens épris d’histoire moderne que
différents états surgissaient sans réels liens les uns avec les autres, ne doit
pas voiler qu’une institution unificatrice demeure : la dynastie.
/
a Grande Horde, les khanats de Kazan et de Qasimov ont été fondés par la même famille
(Qasim n’était autre que le frère du khan de Kazan), leur lignée, celle des Tuqay-Timou-
rides, est aussi celle des Girays. Les Nogays leur étaient liés. La fille du bey des Manghits,
nommée Nur Sultan, épousa le khan de Kazan avant de se remarier avec le khan de Cri-
mée Mengli-Giray. Abû al-Khayr et les siens étaient d’une lignée apparentée, celle de Shayban,
autre fils de Jochi. Ainsi, jusqu’au XVIIIe siècle, tous les khans de la Horde sans exception furent des
descendants du fils aîné de Gengis Khan.
La Horde a toujours été structurée par un partage de l’espace – c’est à dire des peuples –
entre plusieurs khans qui régnaient parallèlement. Batu et Orda, par exemple, cohabitèrent de
manière pacifique. Ces souverains devaient se respecter entre eux et honorer en particulier les
plus âgés ; ils devaient également maîtriser leur « gens » (el’) et leur espace de nomadisme (yurt)
pour que l’équilibre perdure. Le khan, qui était reconnu comme supérieur aux autres, entrait alors
dans une sorte de filiation directe avec Gengis Khan, « l’unificateur ». Ainsi, le fait que plusieurs
khans règnent en même temps n’est ni le symptôme ni le facteur déclencheur du déclin de la
Horde. En revanche, le fait qu’un khan ne puisse plus avoir préséance sur les autres est révélateur
d’un grave trouble social, d’une véritable crise dynastique.
Le dysfonctionnement de cette institution centrale explique les problèmes chroniques au-
tour de la succession au trône et de la répartition des cours ou apanages secondaires. Quand la
hiérarchie entre les prétendants ne se fit plus que de manière désordonnée, les revendications
des uns et des autres reposèrent davantage sur la force et la violence. Hiérarchie et mode de
succession ne sont pas des données naturelles. Dans la Horde d’Or, elles étaient élaborées par la
politique en accord avec des conceptions religieuses de l’ordre du monde. L’existence d’une auto-
rité dynastique reconnue par tous était indissociable d’une certaine stabilité du pouvoir. Plus que
la division en principautés ou khanats, c’était l’emballement de la machine dynastique qui délitait
l’état. Ainsi tout l’enjeu des nouveaux venus, des Tuqay-Timourides comme des Shaybanides, fut
de concilier leurs prétentions à maitriser légitimement des terres et des peuples avec la réalité,
celle d’une multiplication des prétendants au Trône de même rang.
Le retour de Toqtamish
Du côté des Tuqay-Timourides, les tentatives pour penser et théoriser la légitimité de leurs
khans passèrent par le récit épique de l’histoire de Toqtamish. L’origine de cette dynastie est loin
d’être aussi glorieuse que les grandes conquêtes qui avaient fait l’aura et le succès des Batuides.
Le noyau événementiel à l’origine des épopées qui se développèrent dans la Horde d’Or à partir
de la fin du XIVe siècle se focalisa principalement sur le combat entre Timour et Toqtamish. Le
règne de ce khan porte en germe toutes les difficultés que rencontreront ses successeurs pour se
maintenir sur un Trône fondé en légitimité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans les œuvres
turques ou persanes, « le parcours épique » de ce souverain, premier vrai fondateur de la lignée
dynastique tuqay-timouride, cristallise et résume, en l’espace d’un règne, les grandes mutations
de l’ulus de Jochi.
La complexe réalité du XVe siècle se caractérise par des éléments de permanence, sans
lesquels l’état ne pourrait fonctionner, et qui s’expriment à travers la volonté affichée des khans
de ne pas rompre avec leur passé prestigieux. Elle se définit également par une série de ruptures
engendrées par les épidémies de peste, dont l’une des conséquences brutales fut la disparition de
la lignée dynastique des Batuides, véritable épine dorsale de l’ulus. La légitimité du khan passait
par trois vecteurs : l’ascendance gengis-khanide, la reconnaissance par les pairs et la protection
divine. Le khan, nous l’avons vu, est investi de la chance de Dieu et cette bonne fortune doit se tra-
duire par le succès des armes. Or, Toqtamish, le fondateur, est également l’indiscutable perdant
du combat contre Timour. Le khan malchanceux ne peut qu’être déchu. Et pourtant, l’œuvre de
son règne fut telle, qu’il demeura dans l’historiographie épique comme l’une des plus importantes
figures du pouvoir depuis Gengis Khan. La dynastie tuqay-timouride, qui s’imposa dans l’aile occi-
dentale de la Horde au XVe siècle, s’est donc constituée à partir d’une « semi-légitimité », tiraillée
entre ses origines gengis-khanides, qu’elle se devait d’assumer, et une nécessité d’adapter son
discours à sa nouvelle place dans le monde, plus fragile.
(
n fait, entre 1450 et 1550, deux histoires s’entrecroisaient : celle, finissante, de l’ulus de
Jochi et celles de ses successeurs qui, de diverses manières, en portaient l’héritage.
Les structures d’origine de la Horde d’Or se défirent tout en laissant apparaître d’autres
formes d’organisation économique et sociale. La dynastie resta en apparence la même –
puisque les Jochides régnaient toujours – mais se remodela autour de nouveaux discours de légi-
timité. L’échec des élaborations dynastiques, qui ne réussissaient plus au XVe siècle à donner sens
et légitimité à un pouvoir de fait chancelant, permit un changement des formes et des discours
d’autorité. Les migrations volontaires des élites nomades et de leurs gens, vers l’Asie centrale
(Kazakhstan et Ouzbékistan) pour les futurs Shaybanides-Ouzbeks et vers la Crimée pour les Gi-
rays, sont bien les signes d’un passage à d’autres structures.
La Horde se vida par le cœur – située au centre de la vallée de la Volga – et ce qui constituait
jusqu’alors les marges de l’ulus de Jochi devinrent les lieux de nouvelles centralités. Un ensemble
de facteurs conduisit à ces bouleversements. En particulier, la montée en puissance des Otto-
mans en Anatolie et dans les Balkans et la conquête de Constantinople en 1453. La maîtrise du dé-
troit du Bosphore et les droits de passage que depuis deux siècles les Byzantins monnayaient aux
marchands des khans se trouvèrent entre les mains des Ottomans. Ces derniers reformulèrent à
leur avantage les anciens accords et les négociants italiens installés depuis des générations en
Crimée se virent privés d’une partie de leurs bénéfices. Les Jochides perdaient leurs débouchés
commerciaux vers l’ouest et la Méditerranée. Ils perdaient également leurs obligés : les Mame-
louks qui, déjà, ne s’approvisionnaient plus en jeunes gens que dans le Caucase et n’hésitaient
pas à envoyer leurs khawâjâ sur d’autres routes que celles de la Horde d’Or, se détournèrent défi-
nitivement des steppes. Khans et sultans avaient cherché un temps à s’allier contre les Ottomans
mais trop d’instabilité politique à la cour jochide empêcha toute diplomatie de se faire. Ce n’est
donc pas par hasard qu’au milieu du XVe siècle précisément les contacts cessèrent entre la Horde
d’Or et les Mamelouks. Dans les sources, nous ne voyons plus traces ni de lettre, ni d’ambassade.
Les descendants de Gengis Khan ne faisaient plus entendre leur voix comme auparavant dans
le monde musulman. Les Ottomans, les Timourides, les souverains Turcomans en Anatolie, en
Azerbaïdjan et en Iran étaient en passe d’acquérir une légitimité redoutable qui avait peu à envier
aux Gengis-khanides.
La difficulté des khans de la Maison de Jochi à conserver une place dominante au sein du dâr
al-islâm fut encore accentuée par les tentatives échouées de la lignée dynastique tuqay-timouride à
ӢAbd Allâh b.Rizvân, La chronique des steppes kip- Defrémery C., « Fragments de géographes et d’histo-
tchak, Tevârîkh-i Desht-i Qipchak du XVIIème siècle, éd. riens arabes et persans inédits, relatifs aux anciens
A. Zajćczkowski, Varsovie : Paĸstwowe wydawnic- peuples du Caucase et de la Russie méridionale »,
two naukowe, 1966. Journal asiatique 5, 4e série, février-mars 1851,
p.105-162.
Abû al-Ghâzî Bahâdur Khân, Histoire des Mongols
et des Tatares, éd. et trad. du Turc Chagatay par le Dulaurier M., « Les Mongols d’après les historiens
Baron P.Desmaisons, 1825, réimpr. Amsterdam : arméniens », Journal Asiatique 2, 5e série,1858,
Philo Press, 1970. p.192-255.
‘Atâ Malik Juvaynî, Genghis Khan. The History of Favereau M., « Pervoe pis’mo khana Berke sultanu
the World Conqueror, trad. J.A.Boyle, Manchester : Bejbarsu po mamljukskim istochnikam (661/1263
Manchester University Press, 1958. g.) », Zolotoordynskaya Civilizaciya 4, 2011, p.101-113.
Aubin J., « Comment Tamerlan prenait les villes », Fisher A., The Crimean Tatars, Stanford : Hoover
Studia Islamica 19 (1963) p. 83-122. Institution Press, Stanford University, 1978.
Barbaro J., Contarini A., Barbaro i Kontarini o Rossii – Gardîzî, Abû Sa‘îd ӢAbd al-Hayy, Zayn al-akhbâr, Té-
K istorii italo-russkikh svjazej v XV v., introd. éd., trad. et héran: éd. ӢAbd al-Hayy Habîbî, 1347/1968.
notes E. Skrzhinskaja, Leningrad : Nauka, 1971.
Hammer-Purgstall (von) J., « Uigurisches Diplom
Berezin I., Khanskie Jarlyki. 1. Jarlyk khana Zolo- Kutlugh Timur’s vom Jahre 800 (1397) beiligend
toj Ordy Tokhtamysha k pol’skomy korolju Jagajlu lithographisch nahgestochen und übersetz »,
1392-1393, Kazan: v’ tipografii N. Kokovina, 1850 ; Fundgruben des Orients 6, 1818, p.359-362.
Khanskie jarlyki. 2. Tarkhannye jarlyki Tokhtamysha,
Timur-Kutluka i Saadet-Gireja, Kazan : v’ tipografii –., Geschichte der goldenen Horde in Kiptschak,
N. Kokovina, 1851. das ist der Mongolen in Russland, Pesth : C.A.Hart-
leben’s Verlag, 1840.
Blochet E., Introduction à l’Histoire des Mongols de
Fadl Allah Rashid ed-Din, Leiden : Brill, Imprimerie Herberstein S., La Moscovie du XVIème siècle vue
Orientale, 1910. par un ambassadeur occidental, trad. R.Delort,
Paris : Calmann-Lévy, 1965.
Boccace J., Le Décaméron, trad. J. Bourciez, Paris :
Classiques Garnier, 1963. Ibn ӢAbd al-Zâhir, al-Rawd al- zâhir fĦ sîrat al-malik al-
Zâhir, al-Riyâd : éd. par ӢAbd al-ӢAzîz al-Khuwaytir, 1976.
Charmoy F.B., « Expédition de Timour-i Lènk ou
Tamerlan contre Toqtamiche, khân de l’ouloûs de Ibn al-Athîr, Târîkh al-kâmil, Bûlâq/Le Caire :
Djoûtchy en 793 de l’hégire ou 1391 de notre ère », al-MatbaӢa al-Kubrâ al-‘amira, 1290/1873-74.
Mémoires de l’Académie Impériale des sciences de St
– The chronicle of Ibn al-AthĦr for the crusading period
Pétersbourg 3, 6e série, 1836, p.89-505.
from al-Kămil fĦӡl-taӡrĦkh / Part 3: The years 589-629/1193-
Chuvin P., Létolle R., Peyrouse S., Histoire de l’Asie 1231 : the Ayyŗbids after Saladin and the Mongol menace,
centrale contemporaine, Paris : Fayard, 2008. trad. D.S.Richards, Aldershot : Ashgate, 2008.
Clavijo (de) Ruy Gonzales, La route de Samarkand au Ibn Battûta, Voyages. 2: De la Mecque aux steppes
temps de Tamerlan. Relation du voyage de l’ambas- russes et à l’Inde, texte, notes et trad. C. Defréme-
sade de Castille à la cour de Timour Beg, trad. L.Keh- ry, B.R., Sanguinetti ; S. Yerasimos, Paris : François
ren, Paris : Imprimerie nationale, 1990. Maspero, 1982.
236
Ibn Fadl Allâh al-ӢUmarî, Das mongolische Plan Carpin (de), Jean, Histoire des Mongols. Trad.
Weltreich : Al-ӢUmarıʍűs Darstellung der mongolischen et notes Dom J.Becquet et L.Hambis, Paris :
Reiche in seinem Werk Masălik al-abăr fĦ mamălik Adrien-Maisonneuve, 1965.
al-amăr/ mit Paraphase und Kommentar hrsg. von
Polo, Marco, Le devisement du monde : le livre des
Klaus Lech, Wiesbaden: Otto Harrassowitz, 1968.
merveilles, tome 1, texte établi par A.-C. Moule et P.
Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples. I : Autobiogra- Pelliot ; version française L. Hambis ; introduction
phie. Muqaddima, trad., prés. et notes A. Cheddadi, et notes S. Yerasimos, Paris: La Découverte, 1994.
Paris : La Pléiade, Gallimard, 2002.
[Rashîd ad-dîn] Rashiduddin Fazlullah’s JamiӢu’t-
Jan M., Le voyage en Asie centrale et au Tibet. Antholo- Tawarikh, Compendium of chronicles: a history of the
gie des voyageurs occidentaux du Moyen Age à la pre- Mongols, trad. et notes W. Thackston, part 1 chap. 2,
mière moitié du XXe siècle, Paris : Robert Laffont, 1992. Cambridge, Mass. : Harvard University,1998.
Judin V., Utemish Khadzhi. Chingiz-name, Alma-Ata : Riasanovsky N., Histoire de la Russie. Des origines à
Gylym, 1992. 1992, Paris : Editions Robert Laffont, 1987, rééd. 1994.
Kołodziejczyk D., The Crimean Khanate and Po- Richard J., Au-delà de la Perse et de l’Arménie.
land-Lithuania: International Diplomacy on the Eu- L’orient latin et la découverte de l’Asie intérieure,
ropean Periphery (15th-18th Century), a Study of Turnhout : Brepols, 2005.
Peace Treaties Followed by Annotated Documents,
The Secret History of the Mongols. A Mongolian Epic
Leiden-Boston : Brill, 2011.
Chronicle of the Thirteenth Century, tomes 1-2, trad.
Kurat A, Topkapı Sarayı Müzesi Arüivindeki Altınordu, I de Rachewiltz, Leiden-Boston : Brill, 2004.
Kırım ve Türkistan Hanlarına ait Yarlık ve bitikler, Is-
Rubrouck (de) Guillaume, Voyage dans l’empire
tanbul : Bürhaneddin Matbaası, 1940.
mongol (1253-1255). Traduction et commentaire de
Le Goff J., Saint Louis, Paris : Gallimard, 1996. Claude et René Kappler, Paris : Payot, 1985.
Mahmûd al-Kâshgharî, Dîwân lughât al-turk (com- Sbornik materialov, otnosjashchikhsja k istorii Zolotoj
pendium of the Turkic Dialects), tome 1, trad. R. Ordy, tome 1 : Izvlechenija iz sochinenij arabskikh,
Dankoff et J.Kelly, Cambridge, Mass.: Harvard Uni- éd. V.G.Tizengauzen, St Pétersbourg : Izdano na iz-
versity Printing Office, 1982-85. hdivenie grafa S.G. Stroganova, 1884.
Medieval Russia: a source book, 900-1700, éd. et Tafur, Pero, Andanças é viajes de Pero Tafur por diversas
trad. B.Dmytryshyn, New York : Holt, Rinehart and partes del mundo avidos (1435-1439), Madrid : Imprenta
Winston, 1967. de Miguel Ginesta, 1874.
Monte Croce (de) Riccold, Pérégrination en Terre The Testaments of the Grand Princes of Moscow, éd. et
Sainte et au Proche Orient. Texte latin et traduction trad. R.C.Howes, Ithaca, New York: Cornell University
par René Kappler, Paris : Honoré Champion, 1997. Press, 1967.
Monumenta Germaniae historica. Epistolae saeculi. XIII e Usmanov M, Zhalovannye akty dzhuchieva ulusa XIV-
regestis pontificum romanorum, tome 1, sélec. G.H.Pertz, XVI vv., Kazan: Izdatel’stvo Kazanskogo Universiteta,
éd. C.Rodenberg, Berlin: Weidmann, 1883-1894. 1979.
237
GLOSSAIRE
Basqaq : titre des hauts administrateurs qui ont la charge de superviser et de collecter les taxes
Bey : dans la Horde d’Or, titre porté par des commandants militaires et des membres de l’élite turque
Darugha : fonction identique à basqaq. Le terme apparaît dans les documents officiels de la Horde d’Or, tandis
que basqaq est plus courant dans les sources russes
El’ : dans le dictionnaire composé au XIe siècle par Mahmûd al-Kashgharî, ce terme désigne une organisation, un
peuple ou une unité administrative. Dans l’empire mongol il renvoie à la notion de population protégée ou soumise,
dépendante d’un chef nomade. Son sens évolua vers celui de « nation » au XVIIe siècle (Nogay el’, Ouzbek el’, etc.).
Emir : titre porté par des membres de l’élite islamisée turque ou mongole, pouvant désigner un commandant,
un lettré, un administrateur
Gengis-khanide : qui a trait à l’empire mongol dont le fondateur officiel est Gengis Khan
Jochides : dynasties issues de Jochi (m.1226), fils aîné de Gengis Khan. Les khans jochides régnèrent dans les
régions les plus occidentales de l’empire mongol en Asie Centrale, Russie, Ukraine et en Europe de l’est. Ils ne
disparurent de la scène politique qu’à la fin du XVIIIe siècle avec la conquête du khanat de Crimée par les Russes
Keshig : la garde impériale instituée par Gengis Khan, noyau dur de l’armée où les membres de l’élite militaire
et administrative se forment et nouent des solidarités
Khanat : terme élaboré par les auteurs persans et arabes pour désigner le royaume d’un khan
Khatun : titre porté par les épouses du khan, par sa mère et par les princesses jochides
Khawâjâ : (khoja) grands négociants sous contrat avec le souverain ou travaillant pour des membres de l’élite
Kumis : lait de jument fermenté produit et consommé quotidiennement par les éleveurs nomades ; utilisé
également dans les réceptions officielles et associé à des rituels religieux
Nökür : guerrier qui se met de son plein gré au service d’un chef ou d’un khan ; compagnon d’armes d’un prince
238
Noyan : titre porté par les hommes de l’élite mongole
Ouïgour : Les lettrés ouïgours issus de l’ouest de la Mongolie, formés à une tradition de l’écrit qui remonte
aux VIII-IXe siècles, furent recrutés dès l’époque de Gengis Khan pour constituer le noyau dur des grands
administrateurs de l’empire ; nom donné à l’alphabet mongol
Orda, Ordu : campement du khan ou d’un puissant personnage et, par extension, la cour dans un contexte nomade
Quriltay : assemblée des membres de l’élite où se prennent les grandes décisions telles que l’élection d’un
khan, le départ en guerre, etc.
Shaykh (cheikh) : titre porté par des personnalités influentes du monde musulman
Tamgha : dans un contexte nomade, désigne l’emblème familiale et le marquage du bétail ; dans l’empire
mongol, l’emblème de la famille dynastique inscrite sur les monnaies et par extension le sceau impérial apposé
sur les documents officiels
Tengri : désigne une entité divine associée au ciel; nom de Dieu dans les documents officiels de la Horde d’Or,
employé au même titre que Khodâ et Allah
Tümen : la plus large division dans l’armée gengis-khanide (max. 10 000 hommes) ; également région administrative
ou chef lieu dans la Horde d’Or
Ulus : patrimoine attribué à une personne de la lignée de Gengis Khan ou de l’élite nomade. Il s’agit non de la
concession de territoires (du type fief) mais d’un transfert d’autorité sur des populations associées à une aire
de nomadisme et, éventuellement, à des zones agricoles et citadines
Yam : réseaux de poste officiels de l’empire mongol ; lieux sous la responsabilité de représentants du khan où
les personnages importants, une fois leur identité contrôlée, étaient accueillis, pouvaient se restaurer, changer
de montures, se fournir en vivre et trouver des guides pour poursuivre leur voyage
Yasa : règles qui organisent l’armée gengis-khanide ; legs des pratiques du pouvoir des précédents khans ;
taxes dues au trésor central
Yurt : espace de nomadisme sous l’autorité d’un khan ou d’un chef ; tente (ger en mongol)
239
A Tatiana, la protectrice des voyageurs,
née dans le ciel bleu au-dessus de l’Altaï.
Editions de La Flandonnière
15590 Lascelles
e.mail : editionsdelaflandonniere@gmail.com
Dépôt légal : octobre 2014
ISBN : 978-2-918098-16-4
© Editions de La Flandonnière, Lascelles, 2014.
Tous droits de traduction, reproduction ou représentation intégrale ou partielle sont réservés pour tous les pays.
Conception et réalisation : Etienne Jammes Graphiste.
Distribué par : Cartothèque EGG, ZAC de la Liodière, route de Monts, 37300 Joué-lès-Tours.
commande@cartotheque.com ; code dilicom : 3012261610000
Achevé d’imprimer en Union Européenne en septembre 2014.
Nos autres ouvrages sont à découvrir sur : www.editionsdelaflandonniere.com