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Il est assez significatif que, à plus de trente ans de distance du Congrès Lend de Venise (octobre
1978), où ont été présentés les Niveaux seuils élaborés dans le cadre du Conseil de l’Europe, revien-
nent sur le devant de la scène des questions liées aux «bonnes» manières d’enseigner et donc aux
méthodologies d’enseignement. Curieusement, ce retour est à imputer à la diffusion d’un autre
instrument européen produit au sein du Conseil de l’Europe, le Cadre européen commun de réfé-
rence pour les langues (CECR, 1996 puis 2001) où, pourtant, les méthodologies d’enseignement ne
constituent pas une préoccupation principale.
2 Jean-Claude Beacco
philosophie pratique» partagée pour l’élaboration des programmes et des parcours d’enseignement
et d’apprentissage des langues étrangères. La diffusion institutionnelle du CECR est ample mais
son adoption peut se réaliser de manière très variable. On peut se borner à s’y référer comme à un
ensemble de principes ou s’en prévaloir comme garant d’une certaine forme de qualité des manuels.
Niveau vs profil
L’emploi effectif du CECR consiste surtout en l’adoption de ses 6 niveaux (de A1 à C2), qui
ont été conçus pour constituer des repères permettant de baliser les parcours d’appropriation d’une
langue. Mais ceux-ci ont souvent été adoptés tels quels par les systèmes d’enseignement pour définir
les objectifs des programmes de formation, avec souvent le niveau B2 comme horizon à la fin du se-
cond cycle du secondaire en ce qui concerne la première langue étrangère apprise. Cette utilisation
apporte incontestablement de la clarté sur les connaissances et les compétences attendues et, en ce
sens, elle est une réponse à la demande sociale évoquée plus haut.
Mais ces choix standard ne sont pas totalement satisfaisants : ils privilégient la recherche d’une
maîtrise identique pour l’ensemble des compétences, alors que celles-ci ne s’acquièrent pas néces-
sairement au même rythme. Les compétences de production sont plus lentes à mettre en place que
celles de réception, tout comme celles qui relèvent de l’improvisation (interaction orale) par rapport
à celles qui impliquent de la planification (la production écrite, par exemple). Des utilisateurs/
apprenants-type A2, B1, B2… du français n’existent probablement pas si, par là, on définit des
apprenants disposant d’un degré de maîtrise identique pour toutes les compétences langagières et
culturelles concernées, ce qui peut s’avérer constituer une exception : la réalité sociale de la connais-
sance des langues montre plutôt que les locuteurs ne possèdent pas toutes les compétences et que
celles qu’ils possèdent ne le sont pas au même degré. Le locuteur A2 ou B2 est donc virtuel et le
niveau A2 ou B2 ne constitue pas nécessairement à lui seul, de manière compacte, un objectif de
formation.
De plus, le choix d’objectifs non diversifiés limite la souplesse curriculaire que cherche à promou-
voir le CECR (voir son chapitre 8 consacré aux scénarios curriculaires). Des objectifs spécifiés en
profil de compétences (comme A2 pour l’interaction orale, A1 pour la production écrite, B1 pour la
réception orale…) donnent de la souplesse aux programmes et ils légitiment des enseignements pour
lesquels peu de temps est disponible : pour un cours de 50 heures destiné à des débutants, un entraîne-
ment à la réception audiovisuelle est un objectif concevable alors qu’un niveau A1 intégral est le plus
souvent hors de portée. Et le CECR pose que toute forme de compétence, si minime et si sectorielle
soit-elle, est digne de reconnaissance sociale car elle est susceptible d’être définie.
Ces programmes par niveaux sont établis a priori sans que l’on ait pris soin de s’assurer empiri-
quement que les objectifs fixés sont atteignables dans le volume horaire prévu par l’institution. Les
niveaux du CECR tendent à être vidés de leurs contenus descriptifs précis et comme déréalisés : on
perd facilement de vue que la correction grammaticale en B2 est spécifiée par le descripteur suivant:
A un bon contrôle grammatical: des bévues occasionnelles, des erreurs non systématiques et de
petites fautes syntaxiques peuvent encore se produire mais elles sont rares et peuvent souvent être
corrigées rétrospectivement. (CECR, p. 90)
4 Jean-Claude Beacco
structurer les enseignements pour des publics spécialisés.
L’identification de telles tâches est malaisée dans bien des situations scolaires (enseignement obli-
gatoire). Pour que la réalisation de tâches fasse sens dans les contextes de type scolaire, il convient
d’adopter la pédagogie du projet (autre méthodologie éducative des années 80!), pédagogie de l’au-
tonomie qui vise à réduire les découpages disciplinaires, à créer de bonnes conditions d’exposition
et d’emploi de la langue en ne la fragmentant pas (grammaire, vocabulaire, prononciation...) et à
renoncer à l’enseignement organisé lui-même pour focaliser davantage sur l’accomplissement de la
tâche par un groupe.
On peut comprendre que les éditeurs de manuels de français langue étrangère aient fait un
sort particulier à cette «nouveauté», puisqu’ils sont à la recherche de slogans promotionnels. On
s’étonnera davantage que certains didacticiens aient cru bon de devoir surfer sur cette nouvelle
vague méthodologique.
6 Jean-Claude Beacco
La clarification des objectifs, et avec elle de tout le processus d’enseignement/apprentissage est
bien rendue possible par les spécifications du CECR, la notion de profil et la structuration des
enseignements par genre, qui peuvent eux-mêmes être organisés selon des catégories situées à un
niveau assez englobant mais plus familières comme réception écrite, réception orale, production
écrite… (c’est-à-dire les activités de communication langagière du CECR décrites au chap. 4). Mais
elle n’est véritablement à l’œuvre que dans les certifications professionnelles, pour lesquelles c’est
une condition constitutive. On ne peut qu’espérer que celles-ci finiront par avoir une incidence sur
des pratiques d’enseignement. Personne ne souhaite mettre au pas les auteurs de manuels et de pro-
grammes et imposer des contenus absolument identiques et calibrés. Mais le laisser faire actuel n’est
plus vraiment compatible avec les nouvelles attentes sociales: un peu de cohérence globale pourrait
s’avérer face à la sympathique prolifération actuelle, censée motiver les apprenants.
La réflexivité fait ainsi un retour marqué comme activité métalinguistique, dont la finalité est
l’objectivation des intuitions des apprenants sur les fonctionnements des langues (en particulier les
jugements de « grammaticalité pour la langue première») et leur mise en relation avec les descriptions
savantes qui peuvent utiliser des catégories descriptives indépendantes des langues singulières (quan-
tification subjective, aspect, acte de langage…). De telles activités grammaticales où les apprenants ne
sont pas uniquement destinataires d’informations grammaticales mais aussi acteurs de leur construc-
tion peuvent conduire à comparer les langues (les langues étrangères entre elles, avec la langue de sco-
larisation principale) et à mieux faire prendre conscience de la variabilité intrinsèque de tout système
linguistique, des conditions qui commandent ces variations, au-delà des normes sociales (dont celles
de l’École) qui les figent. Ces compétences sont à développer par des activités métalinguistiques entre
8 Jean-Claude Beacco
les apprenants, entre les apprenants et l’enseignant, entre les enseignements de langues.
Parmi ces activités, celles de nature contrastive sont valorisées dans l’éducation plurilingue
puisqu’elles mettent les langues en relation. Elles ont principalement pour objet de faire prendre
conscience aux apprenants de certains traits de langue cible dont l’expérience a appris aux ensei-
gnants qu’ils constituent des difficultés récurrentes d’apprentissage. Ces activités de «comparaison
contrastée» consistent en pratiques, quelle qu’en soit la nature (entre langue étrangère 1 et 2 par
exemple), mettant spécifiquement en regard des caractéristiques de la langue cible et de la lan-
gue première des apprenants qui demandent une focalisation particulière du fait de leur difficulté
d’appropriation. La présence ordinaire et continue du recours à la comparaison contrastée dans les
activités d’enseignement/apprentissage conduit à sélectionner, voire à privilégier des domaines de la
morphosyntaxe qui requièrent davantage d’autres activités d’observation et de réflexion grammati-
cale. De la sorte, on pourrait être amené à construire des programmes grammaticaux contextualisés.
On a montré pourquoi les questions de méthodologie d’enseignement ont refait surface et dans
quel nouveau contexte elles se posent désormais. On peut pronostiquer que ce retour ne fera pas
resurgir les vains débats sur la «meilleure méthodologie d’enseignement possible», dans la mesure
où la conscience accrue de la diversité des contextes d’enseignement et de la multiplicité des formes
de réalisation de l’éducation plurilingue disqualifie toute solution standard. C’est bien là le message
fondamental du CECR, trop souvent mis au service de l’homogénéisation.
NOTES
1
Développée, par exemple, par Long M.H., Norris J.N. ou Nunan D. dès les années 80.
2
Voir Beacco 2007, p. 39 et suiv.
3
Analyses de manuels de français pour débutants produits par des éditeurs allemands, anglais et français ; à paraître dans les
Etudes et documents pour le niveau A1 (Didier).
4
Langenscheidt, http://www.langenscheidt.de/profile/index.html
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