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Nom de l’élève : ………………………………

DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITÉS


Pour les épreuves orales anticipées de français
Oraux blancs, Abril 2019

Classe de Première ES 2

Mme COSTE

Lycée français Louis Pasteur


Calle 87 N°7-77
Bogotá, Colombie
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

SÉQUENCE 1 : LA FIGURE DE L’ÉTRANGER, D’ALTER À EGO,


UN PERSONNAGE POUR PENSER L’HOMME

Objet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation


du XVIème siècle à nos jours

Problématique : En quoi la figure de l’étranger permet-elle aux auteurs d’interroger la


condition humaine et le vivre ensemble ?

Projet de classe : Les humains vus d’ailleurs. Écrire une nouvelle collective sur l’homme en
adoptant un point de vue extraterrestre
Proposition générale :
• Découvrir les visages problématiques de l’étranger, du métèque au réfugié.
• Mener une réflexion sur la rencontre entre les cultures et les civilisations, poser la question d’un
espace à vivre, entre nationalisme et cosmopolitisme.
• Interroger l’usage du point de vue étranger en littérature, son enjeu critique et ses répercussions
philosophiques.

Lectures analytiques

LA 1 : Michel de Montaigne, « Des cannibales », Les Essais, 1595.


LA 2 : Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772.
LA 3 : Montesquieu, Lettre 30, Lettres persanes, 1721.
LA 4 : Jacques Prévert, « Étranges étrangers », 1951.

Lectures échos Œuvres échos

Lectures critiques : • L’étranger dans la photographie : « Face 2


LC A : « Comprendre une culture : du dehors / face », JR et Marco, impressions murales, mur
du dedans », in Extrême-Orient, Extrême- de Gaza, 2007.
Occident, Tzvetan Todorov, 1982.
LC B : Étrangers à nous-mêmes, Julia • La question de l’autre dans l’architecture
Kristeva, 1988. moderne, de l’habitat refuge à l’utopie
cosmopolite : Lucy Orta, Vincent Caillebaut,
Une œuvre intégrale en lecture cursive : Auroville.
Diderot, Supplément au voyage de Les élèves ont fait un exposé sur une œuvre
Bougainville, 1772. architecturale au choix.
Activités

- Publication d’une nouvelle à partir d’un incipit de Bernard Weber (de l’écriture collective à la
publication, en passant par le travail de l’illustration)
- Réflexion à l’aide de concepts : l’ethnocentrisme, le mythe du sauvage, l’œil neuf.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

SÉQUENCE 2 : TRANSPORTS POÉTIQUES,


LE POÈTE MODERNE ET LE VOYAGE

Objet d’étude : Poésie et quête du sens du XVIème siècle à nos jours

Problématique : Voyager, la condition du poète moderne ?

Projet de classe : Livres-objets. Présenter son « voyage de lecteur » du poème de


Cendrars sous forme d’un livre-objet.
Proposition générale :
• Voyager avec le poème, être sensible à la capacité du genre poétique à transporter et
transformer l’écrivain comme le lecteur
• Découvrir la modernité poétique à partir de poèmes novateurs
• Interroger le sens du voyage comme quête, à la fois existentielle, amoureuse et esthétique

Lectures analytiques

Œuvre intégrale : Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de


France, 1913
LA 5 : Ouverture, le départ en train.
LA 6 : La fin du poème, éloge du terminus ?

LA 7 : « Le Testament du voyageur », Jean-Michel Maulpoix, L’instinct de ciel, 2000.

Lectures échos Œuvres échos


Groupement de textes échos : le train en poésie
Antoine de Latour, Alfred de Vigny, Paul Verlaine,
Pierre Reverdy.
• Le train au cinéma : Séquence
Lectures critiques : d’ouverture de « Dead man », Jim
LC C : Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste du Jarmush, 1995.
futurisme, 1909.
LC D : Alain Badiou, La vraie vie, 2016.
Activités

- Création des « livres-objets », représentant leur cheminement dans l’œuvre de Cendrars.


- Travail sur la métaphore du feu dans les poèmes de voyage.
- Réflexion sur la jeunesse, déchirée entre l’aspiration à brûler et l’aspiration à construire.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

SÉQUENCE 3 : À LA TABLE DES PUISSANTS, LA DRAMATURGIE DU REPAS

Objet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIème siècle à nos jours

Problématique : En quoi la dramaturgie du rituel culinaire au théâtre est-elle porteuse


d’une réflexion sociale ?

Proposition générale :
• Interroger le sens du rituel théâtral et la place du spectateur-citoyen dans ce dispositif
• Mener une réflexion sur le théâtre comme espace politique et social
• Découvrir la scénographie à partir d’une expérience réelle de mise en scène

Projet de classe : Banquet théâtral. Organiser un banquet théâtral, proposant quelques


scènes de repas

Lectures analytiques
LA 8 : Molière, Acte IV, scène 1, Le Bourgeois gentilhomme, 1670.
LA 9 : Victor Hugo, Acte III, scène 2, Ruy Blas, 1838.
LA 10 : Alfred Jarry, Acte I, scène 2 et 3, Ubu Roi, 1896 ; Albert Camus, Caligula, 1945
(commentaire comparé ou lecture analytique de Ubu seule).

Lectures échos Œuvres échos


Textes échos : • Le banquet antique : Mosaïque, 450 ap. J-C
LC E : Platon, Le banquet, 380 av. notre ère, environ, Art romain, Collection du Château de
trad. Victor Cousin. Boudry.
LC F : Rodrigo García, La historia de Ronald, el
payaso de Mc Donalds, 2002. • La table au théâtre : Tartuffe, Mise en scène
Luc Bondy, 2014 ; Ubu Roi, Mise en scène
Lecture critique : Jérémie Le Louët, Cie Dramaticules, 2014 ;
LC G : Entretien avec Rodrigo García, Festival Ubu Roi, Mise en scène de la Cie la Pire
d’Avignon, 2003. Espèce, 1998.

Lecture cursive intégrale : « Le verger », Les • Mises en scène: Ruy Blas, Mise en scène
cinq sens, Rémi de Vos, 2016. Christian Schiaretti, 2012.
Activités

- Organisation du banquet. Les élèves, en groupes, ont joué un des textes étudiés lors d’un repas
convivial de classe.
- Initiation au théâtre d’objets, quelques exercices théâtraux.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

SÉQUENCE 4 : INCENDIES DE WADJI MOUAWAD, UNE TRAGÉDIE DU SILENCE

Objet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIème siècle à nos jours

Problématique : Comment le silence dans Incendies permet-il de dire le tragique du


monde et de le dépasser ?

Proposition générale :
• Découvrir une pièce majeure du répertoire contemporain
• Penser la théâtralité à travers un sujet problématique, le silence
• Étudier la polarisation de l’univers tragique entre silence, cri et chant

Lectures analytiques

Œuvre intégrale : Wadji Mouawad, Incendies, in Le Sang des promesses, 2003.


LA 11 : Scène « 1. Notaire »
LA 12 : Scène « 31. L’homme qui joue »
LA 13 : Scène « 38. Lettre aux jumeaux »

Lectures échos Œuvres échos


Textes échos :
LC H : Scène « 2.Dernières volontés ».
LC I : Œdipe-Roi, Sophocle, 429 av. notre ère. • Silence(s) de guerre dans la photographie :
« Silencios », Juan Manuel Echavarría, projet
Lecture critique : photographique, 2004-2016.
LC J : Vincent Brayer, Voyage dans les
esthétiques de Claude Cergy et Stanislas • L’adaptation cinématographique : Denis
Nordey, 2010. Villeneuve, Incendies, 2010 (pas encore vu)
LC K : Raymond Depardon, Notes, 2006.

Activités

- Carte mentale sur le silence, ses sens et ses valeurs.


- Dissertation : Incendies est-elle une tragédie du silence ?
- Ou Écriture d’invention : Rédaction d’une lettre adressée à l’auteur sur la mise en scène des
silences de la pièce.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

SÉQUENCES

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

SÉQUENCE 1 : LA FIGURE DE L’ÉTRANGER, D’ALTER À EGO,


UN PERSONNAGE POUR PENSER L’HOMME

Objet d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation


du XVIème siècle à nos jours

Problématique : En quoi la figure de l’étranger permet-elle aux auteurs d’interroger la


condition humaine et le vivre ensemble ?

Projet de classe : Les humains vus d’ailleurs. Écrire une nouvelle collective sur l’homme en
adoptant un point de vue extraterrestre
Proposition générale :
• Découvrir les visages problématiques de l’étranger, du métèque au réfugié.
• Mener une réflexion sur la rencontre entre les cultures et les civilisations, poser la question d’un
espace à vivre, entre nationalisme et cosmopolitisme.
• Interroger l’usage du point de vue étranger en littérature, son enjeu critique et ses répercussions
philosophiques.

Lectures analytiques

LA 1 : Michel de Montaigne, « Des cannibales », Les Essais, 1595.


LA 2 : Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772.
LA 3 : Montesquieu, Lettre 30, Lettres persanes, 1721.
LA 4 : Jacques Prévert, « Étranges étrangers », 1951.

Lectures échos Œuvres échos

Lectures critiques : • L’étranger dans la photographie : « Face 2


LC A : « Comprendre une culture : du dehors / face », JR et Marco, impressions murales, mur
du dedans », in Extrême-Orient, Extrême- de Gaza, 2007.
Occident, Tzvetan Todorov, 1982.
LC B : Étrangers à nous-mêmes, Julia • La question de l’autre dans l’architecture
Kristeva, 1988. moderne, de l’habitat refuge à l’utopie
cosmopolite : Lucy Orta, Vincent Caillebaut,
Une œuvre intégrale en lecture cursive : Auroville.
Diderot, Supplément au voyage de Les élèves ont fait un exposé sur une œuvre
Bougainville, 1772. architecturale au choix.
Activités

- Publication d’une nouvelle à partir d’un incipit de Bernard Weber (de l’écriture collective à la
publication, en passant par le travail de l’illustration)
- Réflexion à l’aide de concepts : l’ethnocentrisme, le mythe du sauvage, l’œil neuf.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 1 :
Michel de Montaigne, « Des cannibales », chapitre 31, Essais, 1595.

Ils [les cannibales] ont leurs guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes,
plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n'ayant d’autres armes que des arcs
ou des épées de bois, aiguisées par un bout, à la façon des fers de nos épieux. C'est chose
émerveillable1 que la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et
5 effusion de sang ; car, pour ce qui est des déroutes et de l'effroi, ils ne savent ce que c'est.
Chacun rapporte pour son trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son
logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils
se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses
connaissances ; il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le
10 tient éloigné de quelques pas, de peur d'en être offensé, et donne au plus cher de ses amis
l'autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l'assemblée, l'assomment à
coups d'épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des
morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en
nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c'est pour représenter une extrême
15 vengeance. Et pour preuve qu'il est bien ainsi, [voici un fait] : ayant aperçu que les Portugais,
qui s'étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils
les prenaient, qui était de les enterrer jusqu’à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force
coups de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l'autre monde, comme
ceux qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui
20 étaient beaucoup plus grands maîtres qu'eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans
cause cette sorte de vengeance, et qu'elle devait être plus aigre2 que la leur, commencèrent
de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci.
Je ne suis pas marri3 que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle
action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux
25 nôtres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à
déchirer par tourments4 et par gênes5 un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le
menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux6 (comme nous l'avons non
seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entré des
voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et
30 manger après qu'il est trépassé.
Chrysippe et Zénon7, chefs de la secte stoïque ; ont bien pensé qu'il n'y avait aucun mal
de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d'en tirer de la
nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville de Alésia, se résolurent
de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et d'autres personnes

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

35 inutiles au combat. “ Les Gascons, dit-on, s'étant servis de tels aliments, prolongèrent leur
vie. ”.
Et les médecins ne craignent pas de s'en servir à toute sorte d'usage pour notre santé ;
soit pour l'appliquer au-dedans ou au-dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si
déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes
40 ordinaires.
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non
pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.

Notes :
1. Émerveillable = étonnante
2. Aigre = pénible
3. Marri = fâché, contrarié, ou encore attristé
4. Tourments = tortures
5. Gêne ou Gehenne = question, torture faite pour arracher des informations
6. Pourceaux = porcs, cochons.
7. Chrysippe et Zénon = philosophes de l’Antiquité grecque

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 2 : Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772

Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage,


s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce
vieillard s'avança d'un air sévère, et dit :
"Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ci soit de l'arrivée, et lion du départ de ces
5 hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront,
le morceau de bois que vous voulez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer
qui pend au côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à
leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux aussi corrompus, aussi
vils, aussi malheureux qu'eux Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la
10 calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. (Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un
moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous eu donner
le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent."
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta :
"Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive :
15 nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur.
Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère.
Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos
filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es
venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es
20 devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour
elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu
as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon :
qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là,
dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de
25 métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si
un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur
l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es
le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles
dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as
30 projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais
plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas
défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est
ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ?
Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ?
35 t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos
champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos
mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est
nécessaire et bon, nous le possédons.
40 Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins
superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid,
nous avons de quai nous vêtir. Tu es entré dans nos cabaties, qu'y manque-t-il, à ton avis ?
Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des
êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles
45 efforts, titre des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin,
quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de
nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous
paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ;
laisse-nous reposer : ne nous entête là de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 3 : Montesquieu, Lettre 30, Lettres persanes, 1721.

LETTRE XXX

RICA AU MÊME.
À Smyrne.

Les habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque
j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes,
enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais
aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes
5 faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m’entourait ; si j’étais aux spectacles, je
trouvais d’abord cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n’a tant été
vu que moi. Je souriais quelquefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis
de leur chambre, qui disaient entre eux : "Il faut avouer qu’il a l’air bien persan." Chose
admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les
10 boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu.
Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à charge : je ne me croyais pas un homme si
curieux et si rare ; et, quoique j’aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé
que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit
résoudre à quitter l’habit persan et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait
15 encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je
valais réellement : libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste.
J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et
l’estime publique : car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois
une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion
20 d’ouvrir la bouche. Mais, si quelqu’un, par hasard, apprenait à la compagnie que j’étais
Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! Monsieur est
Persan ? c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »

À Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 4 :
Jacques Prévert, « Étranges étrangers », La pluie et le beau temps, 1955.

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel


Hommes de pays loin
Cobayes des colonies
Doux petits musiciens
5 Soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
Brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
Ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
10 Au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
Embauchés débauchés
Manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
15 Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
Pêcheurs des Baléares ou du cap Finistère
Rescapés de Franco
Et déportés de France et de Navarre
Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
20 La liberté des autres.

Esclaves noirs de Fréjus


Tiraillés et parqués
Au bord d’une petite mer
Où peu vous vous baignez
25 Esclaves noirs de Fréjus
Qui évoquez chaque soir
Dans les locaux disciplinaires
Avec une vieille boîte à cigares
Et quelques bouts de fil de fer
30 Tous les échos de vos villages
Tous les oiseaux de vos forêts
Et ne venez dans la capitale
Que pour fêter au pas cadencé
La prise de la Bastille le quatorze juillet.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

35 Enfants du Sénégal
Départriés expatriés et naturalisés.
Enfants indochinois
Jongleurs aux innocents couteaux
Qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
40 De jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
Qui dormez aujourd’hui de retour au pays
Le visage dans la terre
Et des hommes incendiaires labourant vos rizières.
45 On vous a renvoyé
La monnaie de vos papiers dorés
On vous a retourné
Vos petits couteaux dans le dos.

Étranges étrangers

50 Vous êtes de la ville


Vous êtes de sa vie
Même si mal en vivez
Même si vous en mourez.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

GROUPEMENT AUTOUR DES MYTHES DU SAUVAGE

Document A : Amerigo Vespucchi, Mundus novus, 1503


Ils n’ont de vêtements, ni de laine, ni de lin, ni de coton, car ils n’en ont aucun besoin; et il n’y
a chez eux aucun patrimoine, tous les biens sont communs à tous. Ils vivent sans roi ni
gouverneur, et chacun est à lui-même son propre maître. Ils ont autant d’épouses qu’il leur
plaît […]. Que puis-je dire de plus? Ils vivent selon la nature.

Document B : Théodore de Bry, Illustration de Histoire d'un voyage fait en la terre du


Brésil, autrement dite Amérique, Jean de Léry, Gravure, 1578

Document C : Philippe Commerson, Journal de bord, 1767-1768


Sa position en longitude et latitude est le secret du gouvernement, sur lequel je m’impose le
silence, mais je puis vous dire que c’est le seul coin de la terre où habitent des hommes sans
vices, sans préjugés, sans besoins, sans dissensions. Nés sous le plus beau ciel, nourris des
fruits d’une terre féconde sans culture, régis par des pères de famille plutôt que par des rois,
ils ne connaissent d’autre dieu que l’Amour.

Document D : Louis Antoine de Bougainville, Le Voyage autour du Monde, 1771


J’ai plusieurs fois été me promener dans l’intérieur. Je me croyais transporté dans le jardin
d’Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée
de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse, sans aucun des inconvénients
qu’entraîne l’humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleines

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assises à l’ombre des
vergers ; tous nous saluaient avec amitié ; ceux que nous rencontrions dans les chemins se
rangeaient à côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions régner l’hospitalité, le
repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur.
[…] Le caractère de la nation nous a paru être doux et bienfaisant. Il ne semble pas qu’il y ait
dans l’île aucune guerre civile, aucune haine particulière, quoique le pays soit divisé en petits
cantons qui ont chacun leur seigneur indépendant.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

LECTURES CRITIQUES

Lecture critique A : Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, 1988.


L’étranger : alter ego du philosophe
Dans cet orbe de pensée, l’image déjà forgée par la Renaissance de « bon sauvage » subit
une métamorphose. On voit apparaître un étranger aussi bizarre que subtil, et qui n’est autre
que l’alter ego de l’homme national, le révélateur de ses insuffisances personnelles en même
temps que du vice des mœurs et des institutions. Depuis les Lettres persanes (1721) de
5 Montesquieu jusqu’à Zadig de Voltaire (1747) et Candide (1759) de Voltaire, pour ne citer que
les plus célèbres, la fiction philosophique se peuple d’étrangers qui invitent le lecteur à un
double voyage. D’une part, il est agréable et intéressant de s’expatrier pour aborder d’autres
climats, mentalités, régimes ; mais, d’autre part et surtout, ce décalage ne se fait que dans le
but de revenir à soi et chez soi, pour juger ou rire de nos limites, de nos étrangetés, de nos
10 despotismes mentaux et politiques. L’étranger devient alors la figure en laquelle se délègue
l’esprit perspicace et ironique du philosophe, son double, son masque. Il est la métaphore de
la distance que nous devrions prendre avec nous-mêmes pour relancer la dynamique de la
transformation idéologique et sociale.

Lecture critique B : Tzvetan Todorov, « Comprendre une culture : du dehors / du


dedans », in Extrême-Orient, Extrême-Occident, 1982.
[Les Lettres persanes racontent] la visite de deux Persans à Paris. On aurait pu croire que leur
vision du monde occidental serait superficielle et partiale. Mais c’est tout le contraire qui se
produit : ils sont bien plus lucides sur les réalités que ne le sont les Français eux-mêmes ;
grâce à eux, les lecteurs du livre découvrent ce qui leur est tellement familier qu’ils sont
5 incapables de le percevoir. […]
La condition du savoir réussi est donc la non appartenance à la société décrite ; autrement
dit, on ne peut pas à la fois vivre dans une société, au sens fort et la connaître. […] La
connaissance objective des choses « telles qu’elles sont » est peut-être accessible à
l’étranger idéal et désintéressé ; dans la connaissance de soi, comme individu ou groupe
10 social, les instruments de connaissances sont contigus à l’objet à connaître et la parfaite
lucidité est impossible : l’œil ne peut pas se voir lui-même, disait la Rochefoucauld.
Mais est-ce bien ce que veut dire Montesquieu ? Pour l’admettre, il faudrait croire que Rica et
Usbek aient réellement existé, aient rédigé ces lettres, que Montesquieu n’ait fait que traduire
et adapter… Puisqu’il n’en est rien, et que Montesquieu ne s’en cache pas (« Il y a une chose
15 qui m’a souvent étonné ; c’est de voir ces Persans quelquefois aussi instruits que moi-même
des mœurs et des manières de la nation », « Introduction »), son message doit être différent.
Ce n’est pas l’étranger Usbek mais bel et bien le Français Montesquieu qui a cette
pénétration et cette lucidité sur sa propre société. Mais il l’a atteinte en faisant le détour par la

17
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Perse. Comme son personnage, mais avec une « envie de savoir » plus grande, il a lu Chardin
20 et Tavernier. C’est cette plongée dans les autres qui l’a rendu lucide sur soi. […] Comme le dit
D’Alembert, dans son Éloge de Montesquieu, en décrivant le travail de préparation pour
l’Esprit des lois : « D’abord il s’était fait en quelque façon étranger dans son propre pays, afin
de mieux connaître. »
La connaissance de soi est possible mais elle implique au préalable celle des autres : la
25 méthode comparative est la seule voie qui y conduise. La Bruyère aspirait à l’universalité en
se contentant d’observer et d’analyser son propre milieu, son environnement immédiat : la vie
de cour en France. Montesquieu inverse l’ordre : pour connaître sa propre communauté, on
doit d’abord connaître le monde entier. C’est l’universel qui devient l’instrument de
connaissance du particulier, plutôt que celui-ci ne conduise, de lui-même, au général. […]
30 Mais cela ne veut pas dire que Montesquieu soit lucide, au sens absolu, sur sa propre
société : il est simplement moins aveugle que d’autres, grâce à ce détour international, et il a
l’avantage de connaître les limites de son savoir.

18
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

ÉCHOS ARTISTIQUES

Oeuvre écho : La figure de l’étranger dans la photographie contemporaine


« Face 2 Face », JR et Marco, impression photographique, Mur de Gaza, 2007

19
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

La question de l’étranger et de la frontière dans l’architecture moderne,


de l’habitat refuge à l’utopie cosmopolite

Œuvre écho : Auroville, Roger Anger, 1965 à nos jours.

Œuvre écho : Lucy + Jorge Orta, « Village Antarctica, no borders », installation


éphémère, 2007.

20
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Œuvre écho : Vincent Caillebaut, « Projet Lilypad », 2008.

Les élèves ont fait un exposé sur une œuvre architecturale au choix.

21
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

PROJET DE CLASSE : ÉCRITURE D’UNE NOUVELLE

Chaque élève s’est chargé d’écrire une rubrique de la nouvelle en s’inspirant de l’incipit
suivant ainsi que du sommaire élaboré par l’auteur. Ils vous apporteront leur nouvelle
complète imprimée.

Texte d’inspiration: Bernard Werber, « Apprenons à les aimer », L’Arbre des possibles,
2002.

APPRENONS À LES AIMER

Nous avons tous, lorsque nous étions enfants, eu des humains d'appartement qu'on faisait
jouer dans des cages avec des roues tournantes ou bien qu'on gardait en aquarium au milieu
d'un décor artificiel. Pourtant en dehors de ces animaux décoratifs ou ludiques, il existe des
5 humains qui ne sont pas apprivoisés. Ils n'ont rien à voir avec nos humains des égouts ni nos
humains des greniers qui prolifèrent et qu'on doit chasser à l'humanicide. On sait en effet
depuis quelques temps qu'il existe une planète où vivent des humains à l'état sauvage et qui
ne se doutent même pas de notre présence! On situe ce lieu étrange près du raccourci 33. Là
ils vivent en totale liberté. Nous le répétons ils sont différents de nos humains d'appartement
10 ou de nos humains des égouts.
Ils ont créé de grands nids, ils savent utiliser des outils, ils ont même un système de
communication à base de petits piaillements qui leur est spécifique. Beaucoup de légendes
circulent sur cette planète mythique où règnent les humains. On prétend qu'ils ont des
bombes capables de tout faire exploser ou qu'ils utilisent comme monnaie des bouts de
15 papier. Certains racontent que les humains se mangent entre eux ou qu'ils fabriquent des
villes sous la mer. Pour faire la part des choses entre la réalité et la mythologie, notre
gouvernement a envoyé depuis 12008 (sous le fameux programme baptisé: "ne les tuons pas
sans les comprendre") des explorateurs transparents, invisibles à leurs yeux qui ont pu les
étudier. Si vous le souhaitez dans cette leçon de choses nous allons donc faire le bilan de ces
20 recherches mal connues.
En voici le plan :
- Les êtres humains dans leur milieu
- Leurs mœurs, leur mode de reproduction
- Comment les élever en appartement

22
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

SÉQUENCE 2 : TRANSPORTS POÉTIQUES,


LE POÈTE MODERNE ET LE VOYAGE

Objet d’étude : Poésie et quête du sens du XVIème siècle à nos jours

Problématique : Voyager pour écrire, la condition du poète moderne ?

Projet de classe : Livres-objets. Présenter son « voyage de lecteur » du poème de


Cendrars sous forme d’un livre-objet.
Proposition générale :
• Voyager avec le poème, être sensible à la capacité du genre poétique à transporter et transformer
l’écrivain comme le lecteur
• Découvrir la modernité poétique à partir de poèmes novateurs
• Interroger le sens du voyage comme quête, à la fois existentielle, amoureuse et esthétique

Lectures analytiques

Œuvre intégrale : Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de


France, 1913
LA 5 : Ouverture, le départ en train.
LA 6 : La fin du poème, éloge du terminus ?

LA 7 : « Le Testament du voyageur », Jean-Michel Maulpoix, L’instinct de ciel, 2000.

Lectures échos Œuvres échos


Groupement de textes échos : le train en poésie
Antoine de Latour, Alfred de Vigny, Paul Verlaine,
Pierre Reverdy.
• Le train au cinéma : Séquence
Lectures critiques : d’ouverture de « Dead man », Jim
LC C : Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste du Jarmush, 1995.
futurisme, 1909.
LC D : Alain Badiou, La vraie vie, 2016.
Activités

- Création des « livres-objets », représentant leur cheminement dans l’œuvre de Cendrars.


- Travail sur la métaphore du feu dans les poèmes de voyage.
- Réflexion sur la jeunesse, déchirée entre son aspiration à brûler et son aspiration à construire

23
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 5 : Le départ en train, ouverture


Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, Blaise Cendrars, 1913.

25 En ce temps-là j'étais en mon adolescence


J'avais à peine seize ans et je ne me souviens déjà plus de mon enfance
J'étais à 16 000 lieues du lieu de ma naissance
J'étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
30 Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple d' Éphèse ou comme la Place Rouge de
Moscou quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j'étais déjà si mauvais poète
35 Que je ne savais pas aller jusqu'au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare
Croustillé d'or,

Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches


Et l'or mielleux des cloches...
40 Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode
J'avais soif
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint Esprit s'envolaient sur la place
Et mes mains s'envolaient aussi, avec des bruissements d'albatros
45 Et ceci, c'était les dernières réminiscences du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.

Pourtant, j'étais fort mauvais poète.


Je ne savais pas aller jusqu'au bout.
50 J'avais faim
Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres
J'aurais voulu les boire et les casser
Et toutes les vitrines et toutes les rues
Et toutes les maisons et toutes les vies
55 Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés
J’aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaives
Et j'aurais voulu broyer tous les os
Et arracher toutes les langues
Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m'affolent...
60 Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe...
Et le soleil était une mauvaise plaie
qui s'ouvrait comme un brasier.

24
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 6 : La fin du poème


Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, Blaise Cendrars, 1913.

Ô Paris
Grand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés de tes rues et tes vieilles maisons qui se
penchent au-dessus et se réchauffent
Comme des aïeules
5 Et voici des affiches, du rouge du vert multicolores comme mon passé bref du jaune
Jaune la fièvre couleur des romans de la France à l'étranger.
J'aime me frotter dans les grandes villes aux autobus en marche
Ceux de la ligne Saint Germain – Montmartre m'emportent à l'assaut de la Butte
Les moteurs beuglent comme les taureaux d'or
10 Les vaches du crépuscule broutent le Sacré – Cœur
O Paris
Gare centrale débarcadère des volontés carrefour des inquiétudes
Seuls les marchands de couleurs ont encore un peu de lumière sur leur porte
La compagnie internationale des Wagons-lits et des Grands Express Européens m'a envoyé
15 son prospectus
C'est la plus belle église du monde
J'ai des amis qui m'entourent comme des garde-fous
Ils ont peur quand je pars que je ne revienne plus
Toutes les femmes que j'ai rencontrées se dressent aux horizons
20 Avec les gestes piteux et les regards tristes des sémaphores sous la pluie :
Bella, Agnès, Catherine et la mère de mon fils en Italie
Et celle, la mère de mon amour en Amérique
Il y a des cris de sirène qui me déchirent l'âme
Là-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore comme dans un accouchement
25 Je voudrais
Je voudrais n'avoir jamais fait mes voyages
Ce soir un grand amour me tourmente
Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France.
C'est par un soir de tristesse que j'ai écrit ce poème en son honneur
30 Jeanne
La petite prostituée
Je suis triste je suis triste
J'irai au " Lapin agile " me ressouvenir de ma jeunesse perdue
Et boire des petits verres
35 Puis je rentrerai seul
Paris

Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue

25
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 7 : « Testament du voyageur », Jean-Michel Maulpoix, L’instinct de


ciel, 2000.

Je suis cet homme tout bossué de sacs et de valises qui va et vient dans sa propre vie, avec
des départs, des retours, portant au coeur des coups, et des bleus plein la tête, avec des
40 cartables de cuir remplis de phrases et des serviettes bourrées de lettres, toujours rêvant de
se blottir dans le sac à main d'une femme, parmi les tubes de rouge à lèvres, les miroirs, les
photos d'enfants et les flacons de parfum.

Cet homme hérissé d'antennes essaie de capter son amour sur les ondes et tend vers lui des
fils où il se prend les pieds. Cet homme-là ne sait pas auprès de qui il dormira le soir-même,
45 ni en quel sens demain matin s'en ira la vie.

Tic-tac de l'encre et du désir... L'existence balance son pendule entre le côté des livres et le
côté de l'amour, les tickets d'envol et les longues stations dans la chambre, le dos tourné et
les bras ouverts, l'homme immobile et le piéton, celui qui ne croit plus au ciel et celui qui
l'espère encore, celui qui fabrique des figures et celui qui veut un visage.

50 Il fut un temps où je poussais dans mes racines de par ici, ne connaissant des lointains que la
rêverie et de la langue les mots les plus approximatifs. Mais j'ai quitté l'allée de buis et le petit
jardin. Je ne m'alimente plus en eau par les racines mais par le ciel.

J'ai fumé la cigarette du voyage. Elle m'a piqué les yeux et fait battre le coeur plus vite. Elle a
laissé sur mes retours et mes réveils un goût de tabac froid. J'ai toussé, j'ai perdu ma voix.
55 J'ai deux grosses valises sous les yeux. Je suis un voyageur brumeux qui n'y voit plus très
clair et qui croit encore nécessaire de s'en aller plus loin.

J'ai fui, j'ai pris le large. L'habitude surtout de n'être nulle part, en apnée dans ma propre vie.
Portrait du poète fin-de-siècle en créature d'aéroport, avec cette tête bizarre qu'a l'homme
des foules en ces lieux-là : cerveau de gélatine blanche, oeil à demi ensommeillé tourné vers
60 le dedans, mais de la fièvre au bout des doigts.

Je m'en suis allé de par le monde, à la recherche de mes semblables : les inconnus, les
passagers, les hommes en vrac et en transit que l'on rencontre dans les aéroports et sur les
quais des gares. Ceux dont on ne sait rien et que l'on ne connaîtra pas. Ceux que malgré tout
on devine, à cause de leurs tickets, leur fatigue, leurs bagages. Ceux de nulle part et de là-
65 bas, qui s'en vont chercher des soleils en poussant leur vie devant eux et en perdant
mémoire.

26
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

GROUPEMENT DE TEXTES ÉCHOS :


LE VOYAGE EN TRAIN, UN DÉPART POUR LA MODERNITÉ

Texte a : Antoine de Latour, « Le chemin de fer », Loin du foyer, 1835.


Quand l'homme avec le fer sur le champ des aïeux
De ses nouveaux chemins aura tissu la trame,
Et pour mettre à ses pieds les deux ailes de l'âme,
70 Aura doué ses chars de magiques essieux,
Au bas de ces coteaux où vous rêvez, Madame,
Peut-être passera le sillon lumineux,
Et ce Paris aimé fera luire à vos yeux,
Dans la blanche fumée, un éclair de sa flamme.
75 Alors si le matin m'offre une douce fleur,
Ou qu'un sonnet, le soir, s'envole de mon cœur,
Au souffle de la brise et de la fantaisie,
J'irai vous les porter, pour qu'avant de mourir,
Ces deux fleurs du printemps ou de la poésie
80 Entre vos belles mains achèvent de s'ouvrir.

Texte b : Alfred de Vigny, extrait de « La Maison du Berger », Les Destinées, 1844.

La Maison du Berger est un long poème philosophique. Après avoir fait l’éloge de la nature et
invité la femme aimée, Eva, à vivre en bergers – nomades dans la nature –, il expose sa
conception du chemin de fer et du progrès.

Évitons ces chemins. — Leur voyage est sans grâces,


Puisqu’il est aussi prompt, sur ses lignes de fer,
Que la flèche lancée à travers les espaces
Qui va de l’arc au but en faisant siffler l’air.
5 Ainsi jetée au loin, l’humaine créature
Ne respire et ne voit, dans toute la nature,
Qu’un brouillard étouffant que traverse un éclair.

On n’entendra jamais piaffer sur une route


Le pied vif du cheval sur les pavés en feu ;
10 Adieu, voyages lents, bruits lointains qu’on écoute,
Le rire du passant, les retards de l’essieu,
Les détours imprévus des pentes variées,

27
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Un ami rencontré, les heures oubliées


L’espoir d’arriver tard dans un sauvage lieu.

15 La distance et le temps sont vaincus. La science


Trace autour de la terre un chemin triste et droit.
Le Monde est rétréci par notre expérience
Et l’équateur n’est plus qu’un anneau trop étroit.
Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,
20 Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid.

Jamais la Rêverie amoureuse et paisible


N’y verra sans horreur son pied blanc attaché ;
Car il faut que ses yeux sur chaque objet visible
25 Versent un long regard, comme un fleuve épanché ;
Qu’elle interroge tout avec inquiétude,
Et, des secrets divins se faisant une étude,
Marche, s’arrête et marche avec le col penché.

Texte c : Paul Verlaine, « Le paysage dans le cadre des portières », La Bonne Chanson,
1869.

Paul Verlaine retrace dans ce poème un des nombreux voyages en train qu’il fit entre Paris et
l’Écluse durant l’été 1869, où il rencontre sa bien-aimée Mathilde Mauté de Fleurville.

Le paysage dans le cadre des portières


Court furieusement, et des plaines entières
Avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel
Vont s'engouffrant parmi le tourbillon cruel
5 Où tombent les poteaux minces du télégraphe
Dont les fils ont l'allure étrange d'un paraphe.

Une odeur de charbon qui brûle et d'eau qui bout,


Tout le bruit que feraient mille chaînes au bout
Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette ;
10 Et tout à coup des cris prolongés de chouette.
- Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux
La blanche vision qui fait mon coeur joyeux,
Puisque la douce voix pour moi murmure encore,
Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore

28
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

15 Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement,


Au rythme du wagon brutal, suavement.

Texte d : Pierre Reverdy, « Voyages trop grands », Plupart du temps, 1915-1922.

C'était peut-être la première fois qu'il voyait quelque chose de clair. Il se sentait accroché au
dernier wagon du train de luxe pour quelque destination magnifique et regardait distraitement
le paysage qui allait, à rebours, bien plus vite que lui. Avec la somme de tous les détails
perdus on aurait fait un nouveau monde ; mais lui n'avait besoin de rien. De son rôle, qu'il
5 jouait avec le plus grand sérieux, il lui manquait la signification.

Les plus grandes gares n'avaient pas assez de bruit pour l'émouvoir; au coin de toutes les
collines il comprenait mieux l'isolement des maisons blanches. Quand on longeait la mer il ne
voyait que les voiles des barques qui en précisaient l'étendue.

Tout est inerte et trop grand pour ses yeux et son cœur. Sa tête doit rester vide et rien ne
10 pourrait la remplir.

Quand il revenait enfin là d'où il était parti, sa tâche bien remplie, sa journée faite il ne pensait
qu'au petit coin de terre où sa vie contenait, où il aurait la place juste pour mourir.

29
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

ÉCHOS ARTISTIQUES

Extrait cinématographique : Séquence d’ouverture de « Dead man », Jim Jarmush, 1995

Script de la première scène

[Snoring]
[Whistle Blowing]
[Snoring ]
[Snoring Continues]
- Look out the window. And doesn't this remind you of when you were in the boat? And then
later that night, you were lying, looking up at the ceiling, and the water in your head... was not
dissimilar from the landscape, and you think to yourself, "Why is it that the landscape... is
moving, but... the boat is still ?"
And also-- Where is it that you're from?
- Cleveland.
- Cleveland.
- Lake Erie.
- Erie. Do you have any parents back in, uh, Erie?
- They passed on recently.
- And, uh, do you have a wife... in Erie?
- No.
-A fiancee?

30
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

- Well, I had one of those, but, um, she changed her mind. She found herself somebody else.
- No.
- Yes, she did.
- Well, that doesn't explain... why you've come all the way out here, all the way out
here to hell.
- l, uh, have a job out in the town of Machine.
- Machine? That's the end of the line.
- Is it?
- Yes.
- Well, I... received a letter... from the people at Dickinson's Metal Works...
- Oh.
- assuring me of a job there.
- Is that so?
- Yes. I'm an accountant.
- [Indistinct Noise] I wouldn't know, because, uh, I don't read, but, uh, I'll tell you one
thing for sure: I wouldn't trust no words written down on no piece of paper, especially from no
"Dickinson" out in the town of Machine. - You're just as likely to find your own grave.
[Gunfire] Look. They're shooting buffalo. Government says... killed a million of'em last year
alone.
[Whistle Blowing]

31
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

LECTURES CRITIQUES

Lecture critique C : Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste du futurisme, 1909.

1. Nous voulons chanter l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité.


2. Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l'audace et la révolte.
3. La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous
voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut
5 périlleux, la gifle et le coup de poing.
4. Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle: la
beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des
serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la
mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.
10 5. Nous voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la terre,
lancée elle-même sur le circuit de son orbite.
6. Il faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat et prodigalité, pour augmenter la
ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.
7. Il n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d'œuvre sans un caractère
15 agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer
de se coucher devant l'homme.
8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles! .... A quoi bon regarder
derrière nous, du moment qu'il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l'impossible? Le
Temps et l'Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l'absolu, puisque nous avons déjà
20 créé l'éternelle vitesse omniprésente.
9. Nous voulons glorifier la guerre, – seule hygiène du monde, – le militarisme, le
patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent et le mépris de la
femme.
10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le
25 féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.
11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les
ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes; la
vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques; les
gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument; les usines suspendues aux nuages par
30 les ficelles de leurs fumées; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie
diabolique des fleuves ensoleillés; les paquebots aventureux flairant l'horizon; les locomotives
au grand poitrail qui piaffent sur les rails, tels d'énormes chevaux d'acier bridés de longs
tuyaux et le vol glissant des aéroplanes, dont l'hélice a des claquements de drapeaux et des
applaudissements de foule enthousiaste.

32
Tomas Marinetti, L’imagination sans fil et les mots en liberté, 11 mai 1913

La sensibilité futuriste. […]


Le Futurisme a pour principe le complet renouvellement de la sensibilité humaine sous
l'action des grandes découvertes scientifiques. Presque tous ceux qui se servent aujourd'hui
du télégraphe, du téléphone, du gramophone, du train, de la bicyclette, de la motocyclette, de
l'automobile, du transatlantique, du dirigeable, de l'aéroplane, du cinématographe et du grand
5 quotidien (synthèse de la journée du monde) ne songent pas que tout cela exerce sur notre
esprit une influence décisive. […]

Les mots en liberté.


Sans me soucier des définitions stupides des professeurs, je vous déclare que le lyrisme
est la faculté très rare de se griser de la vie et de la griser de nous-mêmes; la faculté de
transformer en vin l'eau trouble de la vie qui nous enveloppe et nous traverse; la faculté de
10 colorer le monde avec les couleurs spéciales de notre moi changeant. Supposez donc qu'un
ami doué de ce don lyrique se trouve dans une zone de vie intense (révolution, guerre,
naufrage, tremblement de terre, etc.) et vienne aussitôt après vous raconter ses impressions.
Savez-vous ce que fera tout instinctivement votre ami en commençant son récit? Il détruira
brutalement la syntaxe en parlant, se gardera bien de perdre du temps à construire ses
15 périodes, abolira la ponctuation et l'ordre des adjectifs et vous jettera à la hâte, dans les nerfs
toutes ses sensations visuelles, auditives et olfactives, au gré de leur galop affolant.
L'impétuosité de la vapeur-émotion fera sauter le tuyau de la période, les soupapes de la
ponctuation et les adjectifs qu'on dispose habituellement avec régularité comme des boulons.
Vous aurez ainsi des poignées de mots essentiels sans aucun ordre conventionnel, votre ami
20 n'ayant d'autre préoccupation que de rendre toutes les vibrations de son moi. Si ce conteur
doué de lyrisme possédera en outre une intelligence riche en idées générales, il rattachera
involontairement et sans cesse ces dernières sensations à tout ce qu'il a connu,
expérimentalement ou intuitivement, de l'univers. Il lancera d'immenses filets d'analogies sur
le monde, donnant ainsi le fond analogique et essentiel de la vie télégraphiquement, c'est-à-
25 dire avec la rapidité économique que le télégraphe impose aux reporters et aux
correspondants de guerre dans leurs récits superficiels.
Ce besoin de laconisme ne répond pas seulement aux lois de vitesse qui nous
gouvernent, mais aussi aux rapports multiséculaires que le poète et le public ont eu
ensemble. Ces rapports ressemblent beaucoup à la camaraderie de deux vieux amis qui
30 peuvent s'expliquer par un seul mot, un seul coup d'oeil. Voilà comment et pourquoi
l'imagination du poète doit lier les choses lointaines sans fils conducteurs, moyennant des
mots essentiels et absolument en liberté.
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Texte complémentaire : La vraie vie, Alain Badiou, 2016.


Au fond, quand on est jeune, on est, souvent sans le savoir clairement, en proie à deux
possibles orientations de l’existence, parfois mélangées et contradictoires. Ces deux
tentations, je pourrais les résumer ainsi : soit la passion de brûler sa vie, soit la passion de la
construire. La brûler, cela veut dire le culte nihiliste de l’immédiat. Cela peut du reste très bien
5 être le culte de la révolte pure, de l’insurrection, de l’insoumission, de la rébellion, de
nouvelles formes de vie collective éclatantes et brèves, comme les occupations de places
publiques pendant quelques semaines. Mais on voit, on sait, que tout cela reste sans effet
durable, sans construction, sans maîtrise organisée du temps. On marche sous la devise : no
future. Et si au contraire on oriente sa vie vers la plénitude du futur, la réussite, l’argent, la
10 position sociale, le métier rentable, la famille tranquille, les vacances dans les îles du Sud, ça
va donner un culte conservateur des pouvoirs existants, puisqu’on va y installer sa vie dans
les meilleures conditions possibles.
Ce sont les deux virtualités toujours présentes dans le simple fait d’être jeune, d’avoir à
commencer, et donc à orienter, son existence. Brûler ou construire. Ou les deux, mais les
15 deux ce n’est pas facile, cela voudrait dire construire le feu, mais le feu brûle et étincelle, le
feu brille, il chauffe et éclaire des moments de l’existence. Cependant, il détruit plus qu’il ne
construit.
C’est parce qu’il y a ces deux passions qu’il y a des jugements si contraires sur la
jeunesse, depuis longtemps, pas seulement aujourd’hui. Des jugements très contrastés, entre
20 l’idée que la jeunesse est un moment merveilleux et l’idée que la jeunesse est un moment
terrible de l’existence.
(…)
Rien n’est plus important, pour tout le monde, mais singulièrement pour les jeunes, que
d’être attentif aux signes qu’il pourrait se passer autre chose que ce qui se passe. Ces
25 signes, vous les trouvez si vous scrutez attentivement, et si vous discutez de façon
disciplinée de tout ce qui se passe dans le vaste monde. Mais vous les trouvez aussi dans
vos expériences vitales, dans ce qu’elles ont d’original et d’irréductible. Pour le dire
autrement, il y a ce dont vous êtes capable, alors c’est la construction de la vie, utiliser ce
dont on est capable, mais il y a ce dont vous ne savez pas encore que vous en êtes capable,
30 et qui est justement important, le plus lié à la symbolisation égalitaire : ce qui se découvre
quand on rencontre quelque chose d’imprévisible. Par exemple, quand on tombe amoureux
pour de bon. On s’aperçoit alors qu’on est capable de choses dont on ne se savait pas
capable. Qu’on avait une capacité inconnue, y compris dans l’ordre de la pensée, de la
création symbolique. Cette révélation qu’on est capable de bien autre chose que ce qu’on
35 croyait, elle a lieu aussi quand on participe à un soulèvement en faveur d’une nouvelle idée de
la vie collective ; quand monte en vous une vocation artistique parce qu’on est bouleversé par
une lecture, ou une musique, ou un tableau ; quand on est attiré par des problèmes
scientifiques inédits. Dans tous ces cas, on découvre en soi-même une capacité qu’on
ignorait.
40 On peut dire qu’il y a ce que vous pouvez construire, mais qu’il y a aussi ce qui vous
fait partir plus loin ; il y a ce qui vous installe mais il y a aussi votre capacité de voyage, d’exil.
Il y a les deux à la fois. L’installation peut être révoquée à partir d’une errance qui n’est plus
nihiliste, mais une errance orientée, une boussole pour trouver la vraie vie, un symbole inédit.

34
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Ce dernier point, en rapport avec la contradiction dont je suis parti, la contradiction


45 entre brûler sa vie et la construire, est une chose qui, consciemment ou inconsciemment,
constitue la subjectivité de la jeunesse. Je dirais qu’il faut établir un lien entre les deux. Il y a
ce que vous voulez construire, ce dont vous êtes capables mais il y a aussi les signes de ce
qui vous appelle à partir, à aller au-delà de ce que vous savez faire, construire, installer. La
puissance du départ. Construire et partir. Il n’y a pas de contradiction entre les deux. Savoir
50 renoncer à ce qu’on construit car quelque chose d’autre vous a fait signe en direction de la
vraie vie. La vraie vie, aujourd’hui, située au-delà de la neutralité marchande, et au-delà des
vieilles lunes hiérarchiques.
Sur tout cela je laisserai les derniers mots au poète, car sur cette question du départ,
du déracinement, de l’arrachement à soi-même, des symboles inventés, les poètes savent
55 trouver un langage neuf. La poésie, en ce sens, c’est la fixation dans le langage d’une
éternelle jeunesse. J’emprunte ce passage à la conclusion d’un poème de Saint-John Perse,
poète des années vingt à cinquante du dernier siècle, et ce poème s’appelle « Anabase ».
Anabasis, en grec, cela veut dire « remonter », c’est une errance qui revient, ou remonte, vers
une destination difficile. En ce sens, c’est une métaphore de la jeunesse. Anabase est le titre
60 d’un livre grec qui raconte l’histoire de mercenaires engagés dans une guerre civile en Perse.
L’auteur de ce livre est Xénophon, qui était un officier des mercenaires. (…) Dans le cas du
livre de Xénophon, l’employeur perse est tué dans une grande bataille, tous les autres soldats
perses se débandent, et les mercenaires grecs se retrouvent en plein centre de la Perse, de la
Turquie actuelle, et ils veulent absolument, avec un courage inébranlable, remonter vers chez
65 eux, partir vers le nord. Ils sont complètement égarés et ils doivent partir vers chez eux. C’est
ça l’idée. On est abandonné, désorienté, et on pense pourtant pouvoir partir vers ce qu’on
peut être, vers ce qui est votre véritable réalité. Le sujet que vous êtes ne se réalise jamais en
construisant solidement sa maison, il faut aussi qu’il sache partir vers lui-même. La vieille
maison n’est que tradition, la traversée de l’errance crée pour elle une affirmation neuve. Vous
70 avez alors une symbolisation neuve de votre propre site. Une vraie maison est ce qu’on sait
retrouver quand l’aventure de la pensée et de l’action vous l’a fait quitter et presque oublier.
Une maison dans laquelle on reste toujours n’est qu’une prison volontaire. Quand il arrive
quelque chose d’important dans la vie c’est toujours comme un départ, un arrachement,
orienté vers ce qui constitue pour vous la vraie vie. L’Anabase c’est l’idée qu’on est égaré
75 mais qu’on va s’orienter vers soi-même à l’intérieur de cet égarement et de ce départ, et, en
compagnie de l’humanité tout entière, inventer les étapes de la symbolisation égalitaire.
Notes : 1. révoquer = annuler. 2. nihiliste= (« rien »), qui nie toutes les valeurs.

35
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

PROJET DE CLASSE : CRÉATION D’UN LIVRE-OBJET

Les élèves ont traduit leur « voyage en poésie » sous forme d’un livre-objet, représentant leur
cheminement personnel de lecteur dans l’œuvre de Cendrars.

À l’attention des élèves : Collez ici une photographie de votre livre-objet.

36
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

SÉQUENCE 3 : À LA TABLE DES PUISSANTS, LA DRAMATURGIE DU REPAS

Objet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIème siècle à nos jours

Problématique : En quoi la dramaturgie du rituel culinaire au théâtre est-elle porteuse


d’une réflexion sociale ?

Proposition générale :
• Interroger le sens du rituel théâtral et la place du spectateur-citoyen dans ce dispositif
• Mener une réflexion sur le théâtre comme espace politique et social
• Découvrir la scénographie à partir d’une expérience réelle de mise en scène

Projet de classe : Banquet théâtral. Organiser un banquet théâtral, proposant quelques


scènes de repas

Lectures analytiques
LA 8 : Molière, Acte IV, scène 1, Le Bourgeois gentilhomme, 1670.
LA 9 : Victor Hugo, Acte III, scène 2, Ruy Blas, 1838.
LA 10 : Alfred Jarry, Acte I, scène 2 et 3, Ubu Roi, 1896 ; Albert Camus, Caligula, 1945
(commentaire comparé ou lecture analytique de Ubu seule).

Lectures échos Œuvres échos


Textes échos : • Le banquet antique : Mosaïque, 450 ap. J-C
LC E : Platon, Le banquet, 380 av. notre ère, environ, Art romain, Collection du Château de
trad. Victor Cousin. Boudry.
LC F : Rodrigo García, La historia de Ronald, el
payaso de Mc Donalds, 2002. • La table au théâtre : Tartuffe, Mise en scène
Luc Bondy, 2014 ; Ubu Roi, Mise en scène
Lecture critique : Jérémie Le Louët, Cie Dramaticules, 2014 ;
LC G : Entretien avec Rodrigo García, Festival Ubu Roi, Mise en scène de la Cie la Pire
d’Avignon, 2003. Espèce, 1998.

Lecture cursive intégrale : « Le verger », Les • Mises en scène: Ruy Blas, Mise en scène
cinq sens, Rémi de Vos, 2016. Christian Schiaretti, 2012.
Activités

- Organisation du banquet. Les élèves, en groupes, ont joué un des textes étudiés lors d’un repas
convivial de classe.
- Initiation au théâtre d’objets, quelques exercices théâtraux.

37
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 8 : Molière, Acte IV, scène 1, Le Bourgeois gentilhomme, 1670

ACTE IV, SCÈNE PREMIÈRE


DORANTE, DORIMÈNE, MONSIEUR JOURDAIN, DEUX MUSICIENS, UNE MUSICIENNE,
LAQUAIS.
DORIMÈNE.— Comment, Dorante, voilà un repas tout à fait magnifique !
MONSIEUR JOURDAIN.— Vous vous moquez, Madame, et je voudrais qu’il fût plus digne de
vous être offert.
Tous se mettent à table.
5 DORANTE.— Monsieur Jourdain a raison, Madame, de parler de la sorte, et il m’oblige de
vous faire si bien les honneurs de chez lui. Je demeure d’accord avec lui, que le repas n’est
pas digne de vous. Comme c’est moi qui l’ai ordonné, et que je n’ai pas sur cette matière les
lumières de nos amis, vous n’avez pas ici un repas fort savant, et vous y trouverez des
incongruités de bonne chère, et des barbarismes de bon goût. Si Damis s’en était mêlé , tout
10 serait dans les règles ; il y aurait partout de l’élégance et de l’érudition, et il ne manquerait pas
de vous exagérer lui-même toutes les pièces du repas qu’il vous donnerait, et de vous faire
tomber d’accord de sa haute capacité dans la science des bons morceaux ; de vous parler
d’un pain de rive [1], à biseau doré, relevé de croûte partout, croquant tendrement sous la
dent ; d’un vin à sève veloutée, armé d’un vert qui n’est point trop commandant [2] ; d’un
15 carré de mouton gourmandé de persil [3] ; d’une longe de veau de rivière, longue comme
cela, blanche, délicate, et qui sous les dents est une vraie pâte d’amande ; de perdrix
relevées d’un fumet surprenant ; et pour son opéra [4] , d’une soupe à bouillon perlé [5],
soutenue d’un jeune gros dindon, cantonné [6] de pigeonneaux, et couronnée d’oignons
blancs, mariés avec la chicorée. Mais pour moi, je vous avoue mon ignorance ; et comme
20 Monsieur Jourdain a fort bien dit, je voudrais que le repas fût plus digne de vous être offert.
DORIMÈNE.- Je ne réponds à ce compliment, qu’en mangeant comme je fais.
MONSIEUR JOURDAIN.- Ah que voilà de belles mains !
DORIMÈNE.- Les mains sont médiocres, Monsieur Jourdain ; mais vous voulez parler du
diamant qui est fort beau.
25 MONSIEUR JOURDAIN.- Moi, Madame ! Dieu me garde d’en vouloir parler ; ce ne serait pas
agir en galant homme, et le diamant est fort peu de chose.
DORIMÈNE.- Vous êtes bien dégoûté [7].
MONSIEUR JOURDAIN.- Vous avez trop de bonté...
DORANTE.- Allons, qu’on donne du vin à Monsieur Jourdain, et à ces Messieurs qui nous
30 feront la grâce de nous chanter un air à boire.
DORIMÈNE.- C’est merveilleusement assaisonner la bonne chère, que d’y mêler la musique,
et je me vois ici admirablement régalée.
MONSIEUR JOURDAIN.- Madame, ce n’est pas...

38
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

DORANTE.- Monsieur Jourdain, prêtons silence à ces Messieurs ; ce qu’ils nous diront,
35 vaudra mieux que tout ce que nous pourrions dire.
Les musiciens et la musicienne prennent des verres, chantent deux chansons à boire, et sont
soutenus de toute la symphonie.
PREMIÈRE CHANSON À BOIRE
Un petit doigt, Philis, pour commencer le tour.
40 Ah ! qu’un verre en vos mains a d’agréables charmes !
Vous, et le vin, vous vous prêtez des armes,
Et je sens pour tous deux redoubler mon amour :
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
45 Qu’en mouillant votre bouche il en reçoit d’attraits,
Et que l’on voit par lui votre bouche embellie !
Ah ! l’un de l’autre ils me donnent envie,
Et de vous et de lui je m’enivre à longs traits :
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
50 Une ardeur éternelle.
SECONDE CHANSON À BOIRE
Buvons, chers amis, buvons :
Le temps qui fuit nous y convie ;
Profitons de la vie
55 Autant que nous pouvons :
Quand on a passé l’onde noire,
Adieu le bon vin, nos amours ;
Dépêchons-nous de boire,
On ne boit pas toujours.
60 Laissons raisonner les sots
Sur le vrai bonheur de la vie ;
Notre philosophie
Le met parmi les pots :
Les biens, le savoir et la gloire,
65 N’ôtent point les soucis fâcheux ;
Et ce n’est qu’à bien boire
Que l’on peut être heureux [8] .
Sus, sus du vin partout, versez, garçons versez,
Versez, versez toujours, tant qu’on vous dise assez.
70 DORIMÈNE.- Je ne crois pas qu’on puisse mieux chanter, et cela est tout à fait beau.
MONSIEUR JOURDAIN.- Je vois encore ici, Madame, quelque chose de plus beau.
DORIMÈNE.- Ouais. Monsieur Jourdain est galant plus que je ne pensais.
DORANTE.- Comment, Madame, pour qui prenez-vous Monsieur Jourdain ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Je voudrais bien qu’elle me prît pour ce que je dirais.

39
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

75 DORIMÈNE.- Encore !
DORANTE.- Vous ne le connaissez pas.
MONSIEUR JOURDAIN.- Elle me connaîtra quand il lui plaira.
DORIMÈNE.- Oh je le quitte.
DORANTE.- Il est homme qui a toujours la riposte en main. Mais vous ne voyez pas que
80 Monsieur Jourdain, Madame, mange tous les morceaux que vous touchez [9].
DORIMÈNE.- Monsieur Jourdain est un homme qui me ravit.
MONSIEUR JOURDAIN.- Si je pouvais ravir votre cœur, je serais...
Notes :
1. Pain de rive = pain cuit sur la rive du four, et qui, n’ayant touché les autres pains, se trouve cuit et doré partout.
2. D’un vert qui n’est point trop commandant = d’une acidité qui n’est pas trop forte.
3. Piqué de persil.
4. Chef d’œuvre. Figuré. Ce qui est difficile.
5. Un bouillon perlé = bouillon blanchi d’un lait d’amandes broyées avec un jus de mouton
6. Accompagné de..
7. Qui n’a plus de goût pour certaines choses, qui a de l’aversion, de la répugnance. Expression lexicalisée : Faire le dégoûté
= faire le difficile.
8. Variante 1682
« Quand on a passé l’onde noire,
Adieu le bon vin, nos amours ;
Dépêchons-nous de boire,
On ne boit pas toujours ».
9. Variante 1682 « tous les morceaux que vous avez touchés »

40
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 9 : Ruy Blas, Acte III, scène 2, Victor Hugo, 1838

ACTE III, SCÈNE II


Les mêmes, Ruy Blas.
RUY BLAS, survenant.
Bon appétit, messieurs !
Tous se retournent. Silence de surprise et d'inquiétude. Ruy Blas se couvre, croise les bras, et
poursuit en les regardant en face.
Ô ministres intègres ! Conseillers vertueux ! Voilà votre façon De servir, serviteurs
qui pillez la maison !Donc vous n'avez pas honte et vous choisissez l'heure,
L'heure sombre où l'Espagne agonisante pleure !
5 Donc vous n'avez ici pas d'autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !
– Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur.
10 L'Espagne et sa vertu, l'Espagne et sa grandeur,
Tout s'en va. – nous avons, depuis Philippe Quatre,
Perdu le Portugal, le Brésil, sans combattre ;
En Alsace Brisach, Steinfort en Luxembourg ;
Et toute la Comté jusqu'au dernier faubourg ;
15 Le Roussillon, Ormuz, Goa, cinq mille lieues
De côte, et Fernambouc, et les montagnes bleues !
Mais voyez. – du ponant jusques à l'orient,
L'Europe, qui vous hait, vous regarde en riant.
Comme si votre roi n'était plus qu'un fantôme,
20 La Hollande et l'Anglais partagent ce royaume ;
Rome vous trompe ; il faut ne risquer qu'à demi
Une armée en Piémont, quoique pays ami ;
La Savoie et son duc sont pleins de précipices.
La France pour vous prendre attend des jours propices.
25 L'Autriche aussi vous guette. Et l'infant bavarois
Se meurt, vous le savez. – quant à vos vice-rois,
Médina, fou d'amour, emplit Naples d'esclandres,
Vaudémont vend Milan, Leganez perd les Flandres.
Quel remède à cela ? – l'État est indigent,
30 L'état est épuisé de troupes et d'argent ;
Nous avons sur la mer, où Dieu met ses colères,

41
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Perdu trois cents vaisseaux, sans compter les galères.


Et vous osez ! ... – messieurs, en vingt ans, songez-y,
Le peuple, – j'en ai fait le compte, et c'est ainsi ! –
35 Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie,
Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,
Le peuple misérable, et qu'on pressure encor,
A sué quatre cent trente millions d'or !
Et ce n'est pas assez ! Et vous voulez, mes maîtres ! ... –
40 Ah ! J'ai honte pour vous ! – au dedans, routiers, reîtres,1
Vont battant le pays et brûlant la moisson.
L'escopette est braquée au coin de tout buisson.
Comme si c'était peu de la guerre des princes,
Guerre entre les couvents, guerre entre les provinces,
45 Tous voulant dévorer leur voisin éperdu,
Morsures d'affamés sur un vaisseau perdu !

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 10 : Ubu Roi, Acte, Scène 2 et 3, Alfred Jarry, 1896


SCÈNE II
PÈRE UBU, MÈRE UBU
La scène représente une chambre de la maison du Père Ubu où une table splendide est
dressée.
MÈRE UBU. — Eh ! nos invités sont bien en retard.
PÈRE UBU. — Oui, de par ma chandelle verte. Je crève de faim. Mère Ubu, tu es bien laide
5 aujourd’hui. Est-ce parce que nous avons du monde ?
MÈRE UBU, haussant les épaules.— Merdre.
PÈRE UBU, saisissant un poulet rôti. – Tiens, j’ai faim. Je vais mordre dans cet oiseau. C’est
un poulet, je crois. Il n’est pas mauvais.
MÈRE UBU. — Que fais-tu, malheureux ? Que mangeront nos invités ?
10 PÈRE UBU. — Ils en auront encore bien assez. Je ne toucherai plus à rien. Mère Ubu, va
donc voir à la fenêtre si nos invités arrivent.
MÈRE UBU, y allant. — Je ne vois rien.
Pendant ce temps le Père Ubu dérobe une rouelle de veau.
Ah ! voilà le capitaine Bordure et ses partisans qui arrivent. Que manges-tu donc, Père Ubu ?
15 PÈRE UBU. — Rien, un peu de veau.
MÈRE UBU. — Ah ! le veau ! le veau ! veau ! Il a mangé le veau ! Au secours !
PÈRE UBU. — De par ma chandelle verte, je te vais arracher les yeux.
La porte s’ouvre.
SCÈNE III
PÈRE UBU, MÈRE UBU, CAPITAINE BORDURE et ses partisans
PÈRE UBU. — Bonjour, messieurs, nous vous attendons avec impatience. Asseyez-vous.
20 CAPITAINE BORDURE. – Bonjour, madame. Mais où est donc le Père Ubu ?
PÈRE UBU. — Me voilà ! me voilà ! Sapristi, de par ma chandelle verte, je suis pourtant assez
gros.
CAPITAINE BORDURE. – Bonjour, Père Ubu. Asseyez-vous, mes hommes. (Ils s’asseyent
tous.)
25 PÈRE UBU. — Ouf, un peu plus, j’enfonçais ma chaise.
CAPITAINE BORDURE. – Eh ! Mère Ubu ! que nous donnez-vous de bon aujourd’hui ?
MÈRE UBU. — Voici le menu.
PÈRE UBU. — Oh ! ceci m’intéresse.

43
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

MÈRE UBU. — Soupe polonaise, côtes de rastron, veau, poulet, pâté de chien, croupions de
30 dinde, charlotte russe…
PÈRE UBU. — Eh ! en voilà assez, je suppose. Y en a-t-il encore ?
MÈRE UBU, continuant. – Bombe, salade, fruits, dessert, bouilli, topinambours, choux-fleurs
à la merdre.
PÈRE UBU. — Eh ! me crois-tu empereur d’Orient pour faire de telles dépenses ?
35 MÈRE UBU. — Ne l’écoutez pas, il est imbécile.
PÈRE UBU. — Ah ! je vais aiguiser mes dents contre vos mollets.
MÈRE UBU. — Dîne plutôt, Père Ubu. Voilà de la polonaise.
PÈRE UBU. — Bougre, que c’est mauvais.
CAPITAINE BORDURE. – Ce n’est pas bon, en effet.
40 MÈRE UBU. — Tas d’Arabes, que vous faut-il ?
PÈRE UBU, se frappant le front. – Oh ! j’ai une idée. Je vais revenir tout à l’heure. (Il s’en va.)
MÈRE UBU. — Messieurs, nous allons goûter du veau.
CAPITAINE BORDURE. – Il est très bon, j’ai fini.
MÈRE UBU. — Aux croupions, maintenant.
45 CAPITAINE BORDURE. – Exquis, exquis ! Vive la mère Ubu.
TOUS. – Vive la mère Ubu.
PÈRE UBU, rentrant. – Et vous allez bientôt crier vive le Père Ubu. (Il tient un balai
innommable à la main et le lance sur le festin.)
MÈRE UBU. — Misérable, que fais-tu ?
50 PÈRE UBU . – Goûtez un peu. (Plusieurs goûtent et tombent empoisonnés.)
PÈRE UBU. — Mère Ubu, passe-moi les côtelettes de rastron, que je serve.
MÈRE UBU. — Les voici.
PÈRE UBU. — A la porte tout le monde ! Capitaine Bordure, j’ai à vous parler.
LES AUTRES. – Eh ! nous n’avons pas dîné.
55 PÈRE UBU. — Comment, vous n’avez pas dîné ! A la porte tout le monde ! Restez,
Bordure. (Personne ne bouge.)
PÈRE UBU. — Vous n’êtes pas partis ? De par ma chandelle verte, je vais vous assommer de
côtes de rastron. (Il commence à en jeter.)
TOUS. – Oh ! Aïe ! Au secours ! Défendons-nous ! malheur ! je suis mort !
60 PÈRE UBU. — Merdre, merdre, merdre. A la porte ! je fais mon effet.
TOUS. – Sauve qui peut ! Misérable Père Ubu ! traître et gueux voyou !

44
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

PÈRE UBU. — Ah ! les voilà partis. Je respire, mais j’ai fort mal dîné. Venez, Bordure. (Ils
sortent avec la Mère Ubu.)

45
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 10 : Caligula, Acte II, Scène 5, Albert Camus, 1945.

ACTE II SCÈNE 5
Il mange, les autres aussi. Il devient évident que Caligula se tient mal à table. Rien ne le force à
jeter ses noyaux d'olives dans l'assiette de ses voisins immédiats, à cracher ses déchets de
viande sur le plat, comme à se curer les dents avec les ongles et à se gratter la tête
frénétiquement. C'est pourtant autant d'exploits que, pendant le repas, il exécutera avec
5 simplicité. Mais il s'arrête brusquement de manger et fixe avec insistance Lepidus l'un des
convives.
Brutalement.
CALIGULA. — Tu as l'air de mauvaise humeur. Serait-ce parce que j'ai fait mourir ton fils ?
LEPIDUS, la gorge serrée. — Mais non, Caïus, au contraire.
10 CALIGULA, épanoui. — Au contraire ! Ah ! que j'aime que le visage démente les soucis du
cœur. Ton visage est triste. Mais ton cœur ? Au contraire n'est-ce pas, Lepidus ?
LEPIDUS, résolument. Au contraire, César.
CALIGULA, de plus en plus heureux. — Ah ! Lepidus, personne ne m'est plus cher que toi.
Rions ensemble, veux-tu ? Et dis-moi quelque bonne histoire.
15 LEPIDUS, qui a présumé de ses forces. — Caïus !
CALIGULA. — Bon, bon. Je raconterai, alors. Mais tu riras, n'est-ce pas, Lepidus ? (L'œil
mauvais.) Ne serait-ce que pour ton second fils. (De nouveau rieur.) D'ailleurs tu n'es pas de
mauvaise humeur. (II boit, puis dictant.) Au..., au... Allons, Lepidus.
LEPIDUS, avec lassitude. — Au contraire, Caïus.
20 CALIGULA. — A la bonne heure! (Il boit.) Écoute, maintenant. (Rêveur.) Il était une fois un
pauvre empereur que personne n'aimait. Lui, qui aimait Lepidus, fit tuer son plus jeune fils
pour s'enlever cet amour du cœur. (Changeant de ton.) Naturellement, ce n'est pas vrai.
Drôle, n'est-ce pas ? Tu ne ris pas. Personne ne rit ? Ecoutez alors. (Avec une violente
colère.) Je veux que tout le monde rie. Toi, Lepidus, et tous les autres. Levez-vous, riez. (Il
25 frappe sur la table.) Je veux, vous entendez, je veux vous voir rire.
Tout le monde se lève. Pendant toute cette scène, les acteurs, sauf Caligula et Caesonia,
pourront jouer comme des marionnettes.
Se renversant sur son lit, épanoui, pris d'un rire irrésistible.
Non, mais regarde-les, Caesonia. Rien ne va plus. Honnêteté, respectabilité, qu'en dira-t-on,
30 sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur. La peur, hein,

46
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Caesonia, ce beau sentiment, sans alliage, pur et désintéressé, un des rares qui tire sa
noblesse du ventre. (Il passe la main sur son front et boit. Sur un ton amical.) Parlons d'autre
chose, maintenant. Voyons. Cherea, tu es bien silencieux.
CHEREA. — Je suis prêt à parler, Caïus. Dès que tu le permettras.
35 CALIGULA. — Parfait. Alors tais-toi. J'aimerais bien entendre notre ami Mucius.
MUCIUS, à contrecœur. — A tes ordres, Caïus.

47
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

TEXTES ÉCHOS

Texte écho E : Le banquet de Platon, 380 av. J-C., traduction de Victor Cousin

Nous commençâmes donc à souper, et Socrate ne venait point. Agathon perdait patience, et
voulait à tout moment qu’on l’appelât ; mais j’empêchais toujours qu’on ne le fît. Enfin
Socrate entra, après nous avoir fait attendre quelque temps, selon sa coutume, et comme on
avait à moitié soupé. Agathon, qui était seul sur un lit au bout de la table, le pria de se mettre
5 auprès de lui. – Viens, dit-il, Socrate, que je m’approche de toi le plus que je pourrai, pour
tâcher d’avoir ma part des sages pensées que tu viens de trouver ici près ; car je m’assure
que tu as trouvé ce que tu cherchais, autrement tu y serais encore. Quand Socrate eut pris
place : – Plût à Dieu, dit-il, que la sagesse, Agathon, fût quelque chose qui pût passer d’un
esprit dans un autre, quand on s’approche, comme l’eau qui coule à travers un morceau de
10 laine d’une coupe pleine dans une coupe vide ! S’il en était ainsi, ce serait à moi de m’estimer
heureux d’être auprès de toi, dans l’espérance de me remplir de l’excellente sagesse que tu
possèdes ; car pour la mienne, c’est quelque chose de bien médiocre et de fort équivoque :
ce n’est qu’un songe ; la tienne, au contraire, est une sagesse magnifique, et qui donne les
plus belles espérances, ayant déjà jeté à ton âge le plus vif éclat, témoin avant-hier les
15 applaudissements de plus de trente mille Grecs. – Tu te moques, Socrate, reprit Agathon ;
mais nous examinerons tantôt quelle est la meilleure de ta sagesse ou de la mienne ; et
Bacchus sera notre juge : présentement ne songe qu’à souper.
Socrate s’assit, et quand lui et les autres convives eurent achevé de souper, on fit les
libations, on chanta un hymne en l’honneur du dieu ; et, après toutes les cérémonies
20 ordinaires, on parla de boire. Pausanias prit alors la parole :
– Eh bien, voyons, dit-il, comment boire sans nous incommoder. Pour moi je déclare que je
suis encore fatigué de la débauche d’hier, et j’ai besoin de respirer un peu, ainsi que la
plupart de vous, ce me semble ; car hier vous étiez des nôtres. Avisons donc à boire sans
inconvénient. — Tu me fais grand plaisir, dit Aristophane, de vouloir qu’on se ménage ; car je
25 suis un de ceux qui se sont le moins épargnés la nuit passée. — Que je vous aime de cette
humeur, dit Éryximaque, fils d’Acumènos. Il ne reste plus qu’à savoir où en est Agathon. —
Où vous en êtes, dit-il, pas très fort. — Tant mieux pour moi, reprit Éryximaque, si vous autres
braves vous êtes rendus ; tant mieux pour Aristodème, pour Phèdre et pour les autres, qui
sommes de petits buveurs. Je ne parle pas de Socrate, il boit comme il veut ; il lui sera donc
30 indifférent quel parti on prendra. Ainsi, puisque vous êtes d’avis de nous ménager, j’en serai
moins importun, si je vous remontre le danger qu’il y a de s’enivrer. Mon expérience de
médecin m’a parfaitement prouvé que rien n’est plus pernicieux à l’homme que l’excès du
vin : je l’éviterai toujours tant que je pourrai, et jamais je ne le conseillerai aux autres, surtout
quand ils se sentiront encore la tête pesante de la veille. Tu sais, lui dit Phèdre de

48
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

35 Myrrhinos en l’interrompant, que je suis volontiers de ton avis, surtout quand tu parles
médecine ; mais tu vois que tout le monde est raisonnable aujourd’hui.
Il n’y eut personne qui ne fût de ce sentiment. On résolut de ne point faire de débauche, et de
ne boire que pour son plaisir. – Puisque, ainsi est, dit Éryximaque, qu’on ne forcera personne,
et que nous boirons comme il plaira à chacun, je suis d’avis, premièrement, que l’on renvoie
40 cette joueuse de flûte qui vient d’entrer ; qu’elle aille jouer pour elle, ou, si elle l’aime mieux,
pour les femmes dans l’intérieur. Quant à nous, si vous m’en croyez, nous lierons ensemble
quelque conversation. Je vous en proposerai même la matière, si vous le voulez.

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Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Texte écho F : Rodrigo García, La historia de Ronald, el payaso de Mc Donalds, traduit


de l’espagnol par Christilla Vasserot, 2002.

Extrait 1 :
SI tu as neuf ans et que tu vis à Lisbonne,
tu vas au Mc Donald's le dimanche.
Si tu as neuf ans et que tu vis à Cuba,
tu vas sucer la bite d'un touriste italien.
5 Si tu as neuf ans et que tu vis à Bruxelles,
tu vas au Mc Donald's le dimanche.
Si tu vis en Bolivie,
tu vas à la mine pour les Américains.
Si tu as neuf ans et que tu vis à Florence,
10 tu vas au Mc Donald's le dimanche.
Si tu vis en Afrique,
tu couds des ballons pour Nike.
Si tu as neuf ans et que tu vis à New York,
tu vas au Mc Donald's le dimanche.
15 Si tu as neuf ans et que tu vis en Thaïlande,
tu dois te laisser enculer par un Australien.
Après, deux avions se paient deux gratte-ciel
et les gens s'étonnent.

Extrait 2 :
Voici les succédanés de laitue, les succédanés de tomate et surtout ce morceau ovale et dur
de couleur marron qui voudrait se faire passer pour un bout de vraie viande. À quoi il faut
ajouter les liquides jaunes et rouges dont la formule n’a rien à voir ni avec la moutarde ni avec
la sauce tomate.
5 Forcément, le mélange explosif de tous ces éléments placés dans cette petite boîte
prodigieuse nommé Happy Meal provoque une grande quantité de gaz nocifs chez l’enfant
qui l’ingère, avec une évidente répercussion éructo-cérébrale.
Celui qui mange ça, ne pourra plus jamais penser correctement de sa vie.

50
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

ÉCHO ARTISTIQUE : Le banquet antique

Image : Mosaïque, 450 ap. J-C environ, Art romain, Collection du Château de Boudry

51
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

ÉCHOS ARTISTIQUES : Fonctions de la table au théâtre

Image 1 : Ubu Roi, Mise en scène Jérémie Le Louët, Cie Dramaticules, 2014.

Image 2 : Ubu Roi, Mise en scène de la Cie la Pire Espèce, 1998.

Dans cette mise en scène, Ubu, représenté par une bouteille d’huile, dialogue avec Mère Ubu, incarnée
dans un balai.

52
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

LECTURE CRITIQUE

Lecture critique G : Entretien avec Rodrigo García, Cloître des Célestins, Festival
d’Avignon, traduit de l’espagnol par Laurent Berger, 2003.

53
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

PROJET DE CLASSE : ORGANISATION D’UN BANQUET THÉÂTRAL

À l’attention des élèves, collez ici une photographie de votre représentation lors du banquet.

54
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

SÉQUENCE 4 : INCENDIES DE WADJI MOUAWAD, UNE TRAGÉDIE DU SILENCE

Objet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIème siècle à nos jours

Problématique : Comment le silence dans Incendies permet-il de dire le tragique du


monde et de le dépasser ?

Proposition générale :
• Découvrir une pièce majeure du répertoire contemporain
• Penser la théâtralité à travers un sujet problématique, le silence
• Étudier la polarisation de l’univers tragique entre silence, cri et chant

Lectures analytiques

Œuvre intégrale : Wadji Mouawad, Incendies, in Le Sang des promesses, 2003.


LA 11 : Scène « 1. Notaire »
LA 12 : Scène « 31. L’homme qui joue »
LA 13 : Scène « 38. Lettre aux jumeaux »

Lectures échos Œuvres échos


Textes échos :
LC H : Scène « 2.Dernières volontés ».
LC I : Œdipe-Roi, Sophocle, 429 av. notre ère. • Silence(s) de guerre dans la photographie :
« Silencios », Juan Manuel Echavarría, projet
Lecture critique : photographique, 2004-2016.
LC J : Vincent Brayer, Voyage dans les
esthétiques de Claude Cergy et Stanislas • L’adaptation cinématographique : Denis
Nordey, 2010. Villeneuve, Incendies, 2010 (pas encore vu)
LC K : Raymond Depardon, Notes, 2006.

Activités

- Carte mentale sur le silence, ses sens et ses valeurs.


- Dissertation : Incendies est-elle une tragédie du silence ?
- Ou Écriture d’invention : Rédaction d’une lettre adressée à l’auteur sur la mise en scène des
silences de la pièce.

55
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 11 : « 1. Notaire », Incendies, Wajdi Mouawad, 2003.

1. Notaire
Jour. Été. Bureau de notaire.
HERMILE LEBEL. C'est sûr, c'est sûr, c'est sûr, je préfère regarder le vol des oiseaux.
Maintenant faut pas se raconter de racontars : d'ici, à défaut d'oiseaux, on voit les voitures et
le centre d'achats. Avant, quand j'étais de l'autre côté du bâtiment, mon bureau donnait sur
5 l'autoroute. C'était pas la mer à voir, mais j'avais fini par accrocher une pancarte à ma
fenêtre : Hermile Lebel, notaire. À l'heure de pointe ça me faisait une méchante publicité. Là,
je suis de ce côté-ci et j'ai une vue sur le centre d'achats. Un centre d'achats ce n'est pas un
oiseau. Avant, je disais un zoiseau. C'est votre mère qui m'a appris qu'il fallait dire un oiseau.
Excusez-moi. Je ne veux pas vous parler de votre mère à cause du malheur qui vient de
10 frapper, mais il va bien falloir agir. Continuer à vivre comme on dit. C'est comme ça. Entrez,
entrez, entrez, ne restez pas dans le passage. C'est mon nouveau bureau. J'emménage. Les
autres notaires sont partis. Je suis tout seul dans le bloc. Ici, c'est beaucoup plus agréable
parce qu'il y a moins de bruit, l'autoroute est de l'autre côté. J'ai perdu la possibilité de faire
de la publicité à l'heure de pointe, mais au moins je peux garder la fenêtre ouverte, et comme
15 je n'ai pas encore l'air conditionné, ça tombe bien.
Oui. Bon.
C'est sûr, c'est pas facile.
Entrez, entrez, entrez ! Ne restez pas dans le passage enfin, c'est un passage !
Je comprends, en même temps, je comprends qu'on ne veuille pas entrer.
20 Moi, je n'entrerais pas. Oui. Bon.
C'est sûr, c'est sûr, c'est sûr, j'aurais bien mieux aimé vous rencontrer dans une autre
circonstance mais l'enfer est pavé de bonnes circonstances, alors c'est plutôt difficile de
prévoir. La mort, ça ne se prévoit pas. La mort ça n'a pas de parole. Elle détruit toutes ses
promesses. On pense qu'elle viendra plus tard, puis elle vient quand elle veut. J'aimais votre
25 mère. Je vous dis ça comme ça, de long en large : j'aimais votre mère. Elle m'a souvent parlé
de vous. En fait pas souvent, mais elle m'a déjà parlé de vous. Un peu. Parfois. Comme ça.
Elle disait : les jumeaux. Elle disait la jumelle, souvent aussi le jumeau. Vous savez comment
elle était, elle ne disait jamais rien à personne. Je veux dire bien avant qu'elle se soit mise à
plus rien dire du tout, déjà elle ne disait rien et elle ne me disait rien sur vous. Elle était
30 comme ça. Quand elle est morte, il pleuvait. Je ne sais pas. Ça m'a fait beaucoup de peine
qu'il pleuve. Dans son pays il ne pleut jamais, alors un testament, je ne vous raconte pas le
mauvais temps que ça représente. C'est pas comme les oiseaux, un testament, c'est sûr,
c'est autre chose. C'est étrange et bizarre mais c'est nécessaire. Je veux dire que ça reste un
mal nécessaire. Excusez-moi.
35 Il éclate en sanglots.

56
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 12 : « 31. L’homme qui joue », Incendies, Wajdi Mouawad, 2003.
31. L'homme qui joue

Un jeune homme en haut d'un immeuble.


Seul. Walkman (modèle 1980) sur les oreilles.
Fusil à lunette en guise de guitare, il interprète avec passion les premiers accords de The
Logical Song de Supertramp.
5 NIHAD. (marquant la guitare puis chantant à tue-tête).
Kankinkankan, boudou
Kankinkankan, boudou
Kankinkankan, boudou
Kankinkankan, boudou
10 Lorsque la chanson débute, son fusil passe du statut de guitare à celui de micro. Son anglais
est approximatif. Il chante le premier couplet.
Soudain, son attention est attirée par quelque chose au loin.
Il épaule son fusil, rapidement, vise tout en continuant à chanter.
Il tire un coup, recharge très rapidement
15 Tire de nouveau en se déplaçant. Tire de nouveau, recharge, s'immobilise et tire encore.
Très rapidement, Nihad se saisit d'un appareil. Il le braque dans la même direction, il fait le
point, prend la photo.
Il reprend la chanson.
Il s'arrête soudainement. Il se plaque au sol. Prend son fusil et vise tout près de lui.
20 Il se lève d'un coup et tire une balle. Il court vers l'endroit où il a tiré. Il a laissé son walkman
qui continue à jouer.
Nihad est debout, toujours au même endroit. Il revient, tirant par les cheveux un homme
blessé. Il le projette au sol.
L’HOMME. Non ! Non ! Je ne veux pas mourir !
25 NIHAD. « Je ne veux pas mourir ! » « Je ne veux pas mourir ! » C'est la phrase la plus débile
que je connaisse !
L’HOMME. Je vous en prie, laissez-moi partir ! Je ne suis pas d'ici. Je suis photographe.
NIHAD. Photographe ?
L’HOMME. Oui... de guerre... photographe de guerre.
30 NIHAD. Et tu m'as pris en photo... ?

57
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

L’HOMME. ... Oui... Je voulais prendre un franc-tireur... Je vous ai vu tirer... je suis monté...
mais je peux vous donner les pellicules...
NIHAD. Moi aussi, je suis photographe. Je m’appelle Nihad. Photographe de guerre. Regarde.
C'est moi qui ai tout pris.
35 Nihad lui montre photo sur photo.
L’HOMME. C'est très beau...
NIHAD. Non ! Ce n'est pas beau. La plupart du temps on pense que ce sont des gens qui
dorment. Mais non. Ils sont morts. C'est moi qui les ai tués ! Je vous jure.
L’HOMME. Je vous crois...
40 Fouillant dans le sac du photographe, Nihad sort un appareil photographique à déroulement
automatique muni d'un déclencheur souple. Nihad regarde dans le viseur et mitraille l'homme
de plusieurs photos. Il tire de son sac un gros ruban adhésif et attache l'appareil photo au
bout du canon de son fusil.
Qu'est-ce que vous faites...
45 L'appareil est bien fixé.
Nihad relie le déclencheur souple à la gâchette de son fusil.
Il regarde dans le viseur de son fusil et vise l'homme.
Qu'est-ce que vous faites ? ! Ne me tuez pas ! Je pourrais être votre père, j'ai l'âge de votre
mère...
50 Nihad tire. L'appareil se déclenche en même temps. Apparaît la photo de l'homme au moment
où il est touché par la balle du fusil.

58
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture analytique 13 : « 38. Lettre aux jumeaux », Incendies, Wajdi Mouawad, 2003.

38. Lettre aux jumeaux

Hermile Lebel ouvre la troisième enveloppe destinée aux jumeaux.

HERMILE LEBEL. Le temps se couvre. Il va pleuvoir, c'est sûr, c'est sûr, c'est sûr. Vous ne
voulez pas rentrer ? Remarquez, je vous comprends. À votre place je ne rentrerais pas. C'est
5 un beau parc par ici. Dans son testament, votre mère vous réservait une lettre si vous vous
acquittiez de ce qu'elle vous demandait. Vous vous en êtes acquittés grandement. Il va
pleuvoir. Dans son pays il ne pleut jamais. On va rester ici. Ça va nous rafraîchir. Voici la
lettre.

Simon ouvre l'enveloppe.

10 NAWAL. Simon,
Est-ce que tu pleures ?
Si tu pleures ne sèche pas tes larmes
Car je ne sèche pas les miennes.
L'enfance est un couteau planté dans la gorge
15 Et tu as su le retirer.
À présent, il faut réapprendre à avaler sa salive.
C'est un geste parfois très courageux.
Avaler sa salive.
À présent, il faut reconstruire l'histoire.
20 L'histoire est en miettes.
Doucement
Consoler chaque morceau
Doucement
Guérir chaque souvenir
25 Doucement
Bercer chaque image.

Jeanne,
Est-ce que tu souris ?
Si tu souris, ne retiens pas ton rire
30 Car je ne retiens pas le mien.
C'est le rire de la colère
Celui des femmes marchant côte à côte

Je t'aurais appelée Sawda


Mais ce prénom encore dans son épellation
35 Dans chacune de ses lettres
Est une blessure béante au fond de mon cœur.
Souris, Jeanne, souris

59
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Notre famille,
Les femmes de notre famille, nous sommes engluées dans la colère.
40 J'ai été en colère contre ma mère
Tout comme tu es en colère contre moi
Et tout comme ma mère fut en colère contre sa mère.
Il faut casser le fil.
Jeanne, Simon,
45 Où commence votre histoire ?
À votre naissance ?
Alors elle commence dans l'horreur.
À la naissance de votre père ?
Alors c'est une grande histoire d'amour.
50 Mais en remontant plus loin,
Peut-être que l'on découvrira que cette histoire d'amour
Prend sa source dans le sang, le viol,
Et qu'à son tour,
Le sanguinaire et le violeur
55 Tient son origine dans l'amour.
Alors,
Lorsque l'on vous demandera votre histoire,
Dites que votre histoire, son origine,
Remonte au jour où une jeune fille
60 Revint à son village natal pour y graver le nom de sa grand-mère Nazira sur sa tombe.
Là commence l'histoire.
Jeanne, Simon,
Pourquoi ne pas vous avoir parlé ?
Il y a des vérités qui ne peuvent être révélées qu'à la condition d'être découvertes.
65 Vous avez ouvert l'enveloppe, vous avez brisé le silence
Gravez mon nom sur la pierre
Et posez la pierre sur ma tombe.
Votre mère.
Simon
70 Jeanne, fais-moi encore entendre son silence.

Jeanne et Simon écoutent le silence de leur mère.


Pluie torrentielle.

60
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

GROUPEMENT DE TEXTES ÉCHOS : SILENCE ET COLÈRE,


LE COUPLE DE LA TRAGÉDIE

Texte écho H : « 2. Dernières volontés », Wajdi Mouawad, Incendies, 2003.


Voir livre.

61
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Texte écho I : Sophocle, Œdipe-Roi, v. 300 – 462. Traduction Hachette.

Tragédie jouée peut-être vers 430 av. J.-C, qui servit un siècle plus tard de modèle à Aristote
dans sa Poétique.
OEdipe vient de convoquer le devin aveugle Tirésias pour apprendre de lui les causes de la
peste sur Thèbes, dont l’oracle de Delphes a révélé qu’elle était liée au meurtre ancien du roi
Laïos, à qui Oedipe a succédé.

TIRÉSIAS. – Je ne dirai rien de plus. Laisse-toi entrainer comme il te plaira, à la plus violente
des colères.
OEDIPE. – Certes, enflammé de fureur comme je le suis, je ne tairai rien de ce que je
soupçonne. Sache donc que tu me sembles avoir pris part au meurtre, que tu l'as même
5 commis, bien que tu n'aies pas tué de ta main. Si tu n'étais pas aveugle, je t'accuserais seul
de ce crime.
TIRÉSIAS. – En vérité ? Et moi je t'ordonne d'obéir au décret que tu as rendu, et, dès ce jour,
de ne plus parler à aucun de ces hommes, ni à moi, car tu es l'impie qui souille cette terre.
OEDIPE. – Oses-tu parler avec cette impudence, et penses-tu, par hasard, sortir de là
10 impuni ?
TIRÉSIAS. – J'en suis sorti, car j'ai en moi la force de la vérité.
OEDIPE. – Qui t'en a instruit ? Ce n'est point ta science.
TIRÉSIAS. – C'est toi, toi qui m'as contraint de parler.
OEDIPE. – Qu'est-ce ? Dis encore, afin que je comprenne mieux.
15 TIRÉSIAS. – N'as-tu pas compris déjà ? Me tentes-tu, afin que j'en dise davantage ?
OEDIPE. – Je ne comprends pas assez ce que tu as dit. Répète.
TIRÉSIAS. – Je dis que ce meurtrier que tu cherches, c'est toi !
OEDIPE. – Tu ne m'auras pas impunément outragé deux fois !
TIRÉSIAS. – Parlerai-je encore, afin de t'irriter plus encore ?
20 OEDIPE. – Autant que tu le voudras, car ce sera en vain.
TIRÉSIAS. – Je dis que tu t'es uni très honteusement, sans le savoir, à ceux qui te sont les
plus chers et que tu ne vois pas en quels maux tu es !
OEDIPE. – Penses-tu toujours parler impunément ?
TIRÉSIAS. – Certes ! S'il est quelque force dans la vérité.
25 OEDIPE. – Elle en a sans doute, mais non par toi. Elle n'en a aucune par toi, aveugle des
oreilles, de l'esprit et des yeux !
TIRÉSIAS. – Malheureux que tu es ! Tu m'outrages par les paroles mêmes dont chacun de
ceux-ci 4 t'outragera bientôt !
OEDIPE. – Perdu dans une nuit éternelle 1, tu ne peux nous blesser ni moi, ni aucun de ceux
30 qui voient la lumière.
TIRÉSIAS. – Ta destinée n'est point de succomber par moi. Apollon y suffira. C'est lui que ce

62
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

soin regarde.
OEDIPE. – Ceci est-il inventé par toi ou par Créon ?
TIRÉSIAS. – Créon n'est point cause de ton mal. Toi seul es ton propre ennemi.
35 OEDIPE. – Ô richesse, ô puissance, ô gloire d'une vie illustre par la science et par tant de
travaux, combien vous excitez d'envie ! puisque, pour cette même puissance que la ville a
remise en mes mains sans que je l'aie demandée, Créon, cet ami fidèle des l'origine, ourdit
secrètement des ruses contre moi et s'efforce de me renverser, ayant séduit ce menteur, cet
artisan de fraudes, cet imposteur qui ne voit que le gain, et n'est aveugle que dans sa science
40 ! Allons ! dis-moi, où t'es-tu montré un sûr divinateur ? Pourquoi, quand elle était là, la
Chienne aux paroles obscures, n'as-tu pas trouvé quelque moyen de sauver les citoyens ?
Était-ce au premier homme venu d'expliquer l'énigme, plutôt qu'aux divinateurs ? Tu n'as rien
fait ni par les augures des oiseaux, ni par une révélation des Dieux. Et moi, Oedipe, qui
arrivais ne sachant rien, je fis taire la Sphinx par la force de mon esprit et sans l'aide des
45 oiseaux auguraux. Et c'est là l'homme que tu tentes de renverser, espérant t'asseoir auprès
de Créon sur le même trône !
Mais je pense qu'il vous en arrivera malheur, à toi et à celui qui a ourdi le dessein de me
chasser de la ville comme une souillure. Si je ne croyais que la vieillesse t'a rendu insensé, tu
saurais bientôt ce que coutent de tels desseins.
50 LE CHOEUR. – Autant que nous en jugions, ses paroles et les tiennes, Œdipe, nous
semblent pleines d'une chaude colère. Il ne faut point s'en occuper, mais rechercher
comment nous accomplirons pour le mieux l'oracle du Dieu.
TIRÉSIAS. – Si tu possèdes la puissance royale, il m'appartient cependant de te répondre en
égal. J'ai ce droit en effet. Je ne te suis nullement soumis, mais à Loxias ; et je ne serai jamais
55 inscrit comme client de Créon. Puisque tu m'as reproché d'être aveugle, je te dis que tu ne
vois point de tes yeux au milieu de quels maux tu es plongé, ni avec qui tu habites, ni dans
quelles demeures. Connais-tu ceux dont tu es né ? Tu ne sais pas que tu es l'ennemi des
tiens, de ceux qui sont sous la terre et de ceux qui sont sur la terre. Les horribles exécrations
maternelles et paternelles, s'abattant à la fois sur toi, te chasseront un jour de cette ville.
60 Maintenant tu vois, mais alors tu seras aveugle. Où ne gémiras-tu pas ? Quel endroit du
Cithéron 8 ne retentira-t-il pas de tes lamentations, quand tu connaîtras tes noces accomplies
et dans quel port fatal tu as été poussé après une navigation heureuse ? Tu ne vois pas ces
misères sans nombre qui te feront l'égal de toi-même et de tes enfants. Maintenant, accable-
nous d'outrages, Créon et moi, car aucun des mortels ne succombera plus que toi sous de
65 plus cruelles misères.
OEDIPE. – Qui pourrait endurer de telles paroles ? Va-t'en, abominable ! hâte-toi ! sors de ces
demeures, et sans retour !
TIRÉSIAS. – Certes, je ne serais point venu, si tu ne m'avais appelé.
OEDIPE. – Je ne savais pas que tu parlerais en insensé ; car, le sachant, je ne t'eusse point
70 pressé de venir dans ma demeure.

63
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

TIRÉSIAS. – Je te semble insensé, mais ceux qui t'ont engendré me tenaient pour sage.
OEDIPE. – Qui sont-ils ? Arrête ! Qui, parmi les mortels m'a engendré ?
TIRÉSIAS. – Ce même jour te fera naître et te fera mourir.
OEDIPE. – Toutes tes paroles sont obscures et incompréhensibles.
75 TIRÉSIAS. – N'excelles-tu pas à comprendre de telles obscurités ?
OEDIPE. – Tu me reproches ce qui me fera grand.
TIRÉSIAS. – C'est cela même qui t'a perdu.
OEDIPE. – J'ai délivré cette ville et je ne le regrette pas.
TIRÉSIAS. – Je m'en vais donc. Toi, enfant, emmène-moi.
80 OEDIPE. – Certes, qu'il t'emmène, car, étant présent, tu me troubles et tu me gênes ! Loin
d'ici, tu ne me pèseras plus.
TIRÉSIAS. – Je m'en irai, mais je dirai d'abord pourquoi je suis venu ici sans peur de ton
visage, car tu es impuissant
à me perdre jamais. Cet homme que tu cherches, le menaçant de tes décrets à cause du
85 meurtre de Laïos, il est ici. On le dit étranger, mais il sera bientôt reconnu pour un Thébain
indigène, et il ne s'en réjouira pas. De voyant il deviendra aveugle, de riche pauvre, et il partira
pour une terre étrangère. Il sera en face de tous le frère de son propre enfant, le fils et l'époux
de celle de qui il est né, celui qui partagera le lit paternel et qui aura tué son père. Entre dans
ta demeure, songe à ces choses, et si tu me prends à mentir, dis alors que je suis un mauvais
90 divinateur.

64
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

LECTURES CRITIQUES

Lecture critique J : Vincent Brayer, Voyage dans les esthétiques de Claude Régy et
Stanislas Nordey, Mémoire de Bachelor, 2010.

65
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

Lecture critique K : Raymond Depardon, Notes, 2006.

Il y a un aspect charognard chez les photographes, il y a un aspect voleur : on prend. Alors,


pendant un certain temps, il valait mieux voler dans son quartier que d’aller voler à vingt mille
kilomètres. C’est un aspect du journalisme qu’on ne connaît pas tellement, mais qui est
résumé dans cette image : un homme, avec une caméra, qui est penché sur un petit enfant
95 visiblement moribond, complètement squelettique. Il est penché comme une espèce de
vautour. L’homme à la caméra, c’est moi. La photo a été prise au Biafra, dans les années
1968-1969, au moment de la famine. Quand elle a été faite, elle m’a un peu dérangé, parce
que c’est moi qui étais sur l’image, pour une fois, et Gilles Caron a bien senti que c’était une
image formidable. Il était un peu gêné pour moi et il m’a demandé s’il pouvait la diffuser. Elle
100 n’a jamais été publiée dans le livre de Gilles, et peut-être qu’involontairement c’est moi qui l’ai
écartée, elle ne me flatte pas, parce que c’est ainsi, l’occidentalisme, c’est toute une image
du photographe, et le problème est éternel, on peut le défendre, le démolir.

66
Descriptif, 1ère ES 1, Mme Coste.

ÉCHOS ARTISTIQUES : LE SILENCE DE GUERRE DANS LA PHOTOGRAPHIE

Œuvre photographique :
Silencios, Juan Manuel Echavarria, projet photographique, 2004-2016.

Photographie-Vidéo 1 : « Testigo la esperanza », 2014.

Photographie 2 : « Silencio con grieta », 2011.

67

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