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Abdel Wedoud OULD CHEIKH

LA SOCIETE MAURE

CONTRIBUTION A L'ETUDE ANTHROPOLOGIQUE ET HISTORIQUE

D'UNE IDENTITE CULTURELLE OUEST-SAHARIENNE

Dossier d'habilitation à la Direction de Recherche

présenté devant l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Paris
Octobre 1999
"…tout le monde sait que les diables

ont peur des machines".

Lieve JORIS, Mali Blues


(Actes Sud, 1999)

2
PLAN

Note sur la transcription.............................................................. p. 5

Introduction ......................................................................... p. 6

I. Structures et conjonctures.............................................. p. 15

1. Nomadisme........................................................................... p. 16

2. Territoire............................................................................... p. 22

3. Echanges.............................................................................. p. 27

4. Histoire(s)............................................................................. p. 36
4. 1. Les Almoravides......................................................... p. 38
4. 2. La société Sanhâja méridionale au XVe s......................... p. 40
4. 3. Les Banî Hassân et l'arabisation................................... p. 41

II. Ordres, Tribus, Émirats.................................................. p. 45

1. Les ordres............................................................................. p. 45

2. La Qabîla.............................................................................. p. 50

3. Pouvoir tribal et pouvoir émiral.............................................. p. 54

4. Parenté et pouvoir................................................................. p. 57

III. Religion et pouvoir.......................................................... p. 60

1. ‘Asabiyya tribale et ‘asabiyya étatique................................. p. 61

2. La question de l'imâm............................................................ p. 67
2. 1. Le(s) modèle(s) califien(s)............................................. p. 67
2. 2. L'Etat des docteurs..................................................... p. 68

3. Une "terre d'insolence" ?........................................................ p. 70


3. 1. Le temps de la peur et les lois du silence........................ p. 70

3
3. 1. 1. Wuld Billa‘mash........................................ p. 71
3. 1. 2. Sh. Sîdi Muhammad.................................. p. 72
3. 1. 3. Sh. Sidiyya............................................... p. 76
3. 2. Sh. Muhamd al-Mâmi et la réforme du purgatoire............ p. 78

4. Shurbubba et ses usages...................................................... p. 84


4. 1. Shurbubba : un mythe de fondation ?............................ p. 85
4. 2. La conjoncture............................................................ p. 97
4. 3. Arabes et Berbères..................................................... p. 100
4. 4. La caravane et la caravelle........................................... p. 103

5. Éléments d'une économie politique du miracle....................... p. 112


5. 1. L'accumulation primitive du capital charismatique........... p. 112
5. 2. Investissements, risques et profits................................ p. 113
5. 3. Administration de l'invisible, gestion de la violence
et centralisation émirale............................................................... p. 116

IV. Capitaux symboliques......................................................p. 121

1. Les deux corps de l'imâm....................................................... p. 122

2. ‘Ilm et walâya........................................................................ p. 127

V. Du bon usage de la trahison........................................... p. 152

1. Philologie et philologisme....................................................... p. 153

2. Les cultures sont-elles traduisibles ?..................................... p. 159

3. Un souverain malentendu...................................................... p. 177


3. 1. al-Haswa al-baysâniyya de Sâlih w. ‘Abd al-Wahhâb....... p. 178
3. 2. La correspondance de Sh. Sidiyya avec les amîr-s Trârza p. 185
3. 3. Saint-Louis du Sénégal et les amîr-s............................. p. 189

Conclusion.............................................................................. p. 199

Bibliographie.......................................................................... p. 208

4
Note

sur la transcription

5
INTRODUCTION

Si toute histoire est contemporaine comme le suggérait Benedetto Croce, il faudrait


admettre que toute anthropologie est historique. Si aucun regard porté sur l'histoire ne peut
l'être indépendamment des valeurs, des préoccupations et des outils de lecture imposés par
le présent, aucune vision articulée des sociétés autres et de leur altérité, surtout les plus
archaïques d'entre elles, celles qui constituaient traditionnellement l'objet privilégié des
anthropologues, ne peut échapper à une prise en considération de la dimension
diachronique qu'appelle inévitablement la comparaison entre la société observée et celle de
l'observateur.

L'attention au poids des événements historiques qui affecte l'organisation de ces sociétés et
ses transformations s'impose peut-être davantage encore aux sociologues ou anthropologues
indigènes — j'hésite sur l'affectation professionnelle de cette corporation hybride que sa
double non appartenance aux univers "traditionnels" et à la rationalité post-cartésienne
expose à toutes sortes d'interrogations sur sa propre histoire — qui, à la différence de leurs
collègues venus du "Nord", n'ont pas seulement ces sociétés pour objet de recherche, mais
doivent encore y vivre et participer à quelque degré de leur destin en tant que "sujets" de
leur propre histoire.

Pour peu, toutefois, qu'ils aient lu La pensée sauvage, ils échapperont peut-être au pathos
de l'opposition "tragique" illustrée ici et là par quelque bildungsroman du déchirement
colonial et postcolonial entre "modernité" et "tradition"1, entre immobilité ethnologique et
"chute" dans l'histoire, entre l'épistémologie du ressentiment et la soumission résignée au
regard désenchanté et désenchanteur qui les dépossède de leurs tristes tropiques, entre
ethnologie et histoire, s'ils veulent seulement admettre qu'au fond les ethnologues qu'ils ne
se résignent pas vraiment à être, les historiens qu'ils aimeraient parfois devenir et les
indigènes qu'ils ne parviendront sans doute jamais à liquider en eux — c'est bien connu,
plus "l'assimilé" donne de gages de son assimilation, plus il est suspect — tout ce monde
pourrait bien être logé à la même enseigne en matière d'intellection : le "bricolage".

La pensée de l'indigène, toute pensée — puisque la "pensée sauvage" est la pensée première
—, avait dit Lévi-Strauss, "bricole". Oserai-je suggérer que le travail de l'historien, comme
celui de l'anthropologue, indigène ou allogène, ne sont pas sans présenter quelques
analogies avec la démarche du "bricoleur" ? Comme lui, en tout cas, ils travaillent sur des
restes et avec des restes (monuments, archives, objets, coutumes, langues …), et comme lui
ils sont accoutumés à accumuler des objets hétéroclites et n'apprécient guère que "l'on fasse
le ménage" dans leurs ateliers ("il ne faut rien jeter, ça peut toujours servir …").

1
L'aventure ambiguë (Paris, UGE 10/18, 1972) du sénégalais Cheikh Hamidou Kane, constitue un exemple
souvent cité de ce genre de littérature pour l'Afrique de l'ouest francophone.

6
Plus sérieusement, les différences entre anthropologie, sociologie et histoire, ne peuvent
plus guère de nos jours, si elles l'ont jamais légitimement été, être référées à une différence
d'objet. La "coca-colonisation" universelle et la chute du mur du son ont, semble-t-il,
définitivement brisé, sur des modes naturellement ambigus, inégaux et n'excluant pas, ici et
là, quelques accès de "retour à la tradition", l'isolement des espaces les plus reculés de la
planète. Qu'on le déplore, ou qu'on s'en réjouisse, partout les "sociétés primitives" semblent
avoir vécu.

Réfléchissant naguère sur l'avenir de l'ethnologie, Claude Lévi-Strauss, en acteur et


observateur attentif de ce qui n'était pas encore (si mal) nommé la "mondialisation", en
avait esquissé quelques-unes des conséquences majeures pour une discipline qui lui doit la
contribution que l'on sait.

Il notait déjà (Lévi-Strauss, 1984 : 19) à la fin des années cinquante, qu'entre "1900 et
1950, près de 90 tribus ont disparu au Brésil" et qu'"au lieu d'une centaine, 30 à peine
restent isolées". Et qu'enfin, "quinze langues se sont perdues en moins de cinquante ans."

Il y avait, bien sûr, les maladies — en partie propagées par les conquérants, anciens et
nouveaux — et la misère qui, quand elles n'avaient pas des conséquences fatales pour les
"indigènes", les transformaient à tout le moins en "indigents", voués à la marginalité
économique et institutionnelle et désormais disponibles pour toutes les hypothétiques
bienfaisances venues d'ailleurs.

Mais l'amenuisement du nombre des "primitifs", dont s'alarmait aussi Malinowski2, n'était
pas l'unique danger qui menaçait l'avenir du travail ethnologique. Là où ces populations
connaissaient un épanouissement démographique observable, c'est-à-dire en Afrique, les
anthropologues devaient faire face de leur part à "une intolérance croissante vis-à-vis de
l'enquête ethnographique" (Lévi-Strauss, 1984 : 20).

"Tout se passe donc, résume Lévi-Strauss, comme si l'ethnologie était sur le point de
succomber à une conjonction nouée par des peuples dont certains se refusent à elle
physiquement, en disparaissant de la surface de la terre, tandis que d'autres, bien vivants et
en plein essor démographique, lui opposent un refus d'ordre moral." (idem : 20).

L'auteur des Structures élémentaires de la parenté entrevoit la parade au refus de soi par
disparition physique des primitifs et à la menace de désœuvrement à laquelle il expose les
anthropologues dans le recours à la masse énorme des documents accumulés par les
générations antérieures de chercheurs, qui sont loin d'avoir tous été analysés.

Plus embarrassante, sans doute, apparaissait la résistance à l'analyse affichée par les
populations analysables et démographiquement encore en bonne santé. Lévi-Strauss
évoque, pour parer à cette résistance, l'idée qui serait surtout d'origine américaine, d'une
"ethnologie généralisée" par laquelle les ethnologues occidentaux, après avoir formé des
collègues issus des populations qu'ils étudient, s'offriraient, eux et leurs sociétés, à ces
derniers comme objet d'étude.
2
"A l'heure où l'ethnologie devient maîtresse des ses outils, voilà que le matériau sur lequel porte son étude
disparaît avec une rapidité désespérante" (Malinowski, 1963 : 75)

7
Mais cette solution ne lui sourit guère, et il s'en explique : elle menacerait le fondement
même et le but du travail anthropologique — la recherche d'invariants culturels à travers
une multiplicité de cultures — puisqu'elle réduirait progressivement à néant, les spécificités
de chaque culture "qui ne consisterait plus qu'en une image déformées de toutes les autres".
Elle ignore surtout, cette solution naïve, que la bonne volonté et les efforts de réciprocité
ne peuvent venir à bout des rapports de domination et d'inégalité qui ont rendu possible
l'ethnologie, pas plus qu'ils ne parviendraient à convaincre les "primitifs", ethnologues
formés ou hommes du commun, de la "sauvagerie" de leur nouvel objet. "Ceux-ci
craignent, écrit-il, que sous le couvert d'une vision ethnographique des faits humains, nous
n'essayions de faire passer pour une diversité souhaitable ce qui leur apparaît comme une
insupportable inégalité. Avec la meilleure des bonnes volontés, nous ne réussirons jamais à
nous faire admettre comme leurs "sauvages". Car, du temps que nous leur faisions jouer ce
rôle, ils n'existaient pas pour nous, tandis que, responsables à leurs yeux de leur sort, nous
existons pour eux." (C'est Lévi-Srauss qui souligne, idem : 21).

Mon propos ici n'est pas d'aborder les problèmes, au demeurant très vastes et très
complexes, soulevés par ce texte (pluralité culturelle et domination, universalité et
singularité, culture et société, le collectif et l'individuel, etc.) sur lesquels d'ailleurs les
analyses et les positions de Claude Lévi-Strauss ont subi diverses évolutions. Ce qui
m'intéresse, avec en arrière-plan mon point de départ relatif aux rapports entre
anthropologie et histoire, c'est la conclusion suivante qu'il en tire : au lieu de s'engager dans
la voie sans issue de la "généralisation", l'anthropologie aurait bien mieux à faire, dit-il, de
"se chercher un fondement absolu" qui l'émanciperait définitivement du regard porté sur les
sociétés "primitives" auquel elle a été jusqu'ici associée.

"Ce qui se traduira, sans doute, ajoute-t-il, par une inversion des positions occupées
respectivement jusqu'à ce jour par l'histoire et la philologie d'une part, et par l'ethnologie de
l'autre. Dans les anciennes sociétés indigènes, l'ethnologie tendra à disparaître en se
confondant avec l'histoire et la philologie de chaque groupe, à l'élaboration desquelles
participeront de façon croissante des savants du cru. Quant à l'ethnologie proprement dite,
c'est au-delà ou en deça de ses positions traditionnelles qu'on la verra survivre" (idem : 21).

Je situerais volontiers les recherches et les résultats des recherches que j'ai entreprises
depuis bientôt une bonne vingtaine d'années sur la société maure dans l'espace ouvert par
cette "indigénisation", qui est du même mouvement, il faut le noter, historicisation de
l'ethnologie, ou, à tout le moins, de la place qu'elle laisse vacante.

Le travail, de caractère essentiellement monographique, que j'ai effectué n'est évidemment


pas sans rapport avec ma propre "exo-biographie" intellectuelle, la conjoncture et le milieu
où elle prend place, même si probablement une infinité de hasards sont intervenus dans la
genèse de ce qu'elle pourrait avoir de singulier, et qui ne nous intéresse pas directement ici.
J'en dirai deux mots, qui pourront aider, me semble-t-il, à expliquer les usages que je fais de
l'histoire et de l'armature généralisante que lui fournissent l'anthropologie et la sociologie,
tout en illustrant certaines des modalité du "passage à l'histoire" dans les anciennes
"sociétés indigènes" évoquées plus haut par Lévi-Strauss.

8
La période qui s'étend de la fin des années 1950 au début des années 1970, celle où j'ai
reçu ma formation universitaire, a été marquée à l'échelle mondiale par le mouvement de
décolonisation et le développement de diverses luttes "anti-impérialistes" qui dénonçaient
les hégémonies du passé et les savoirs sociaux qui passaient pour leur être liés. La question
du pouvoir politique et de ses détenteurs, celle de l'Etat, ce "résumé officiel" de la société
comme disait Marx, apparaissait comme une question centrale. Les schémas qu'en
fournissait un marxisme plus ou moins sommaire servaient alors de référence dans les
milieux "anti-impérialistes". Au fil des années cependant, et aussi des échecs sur le terrain
des mouvements contestataires, l'application des approches en termes de modes de
production chronologiquement hiérarchisés (les fameux cinq "stades", plus éventuellement,
le mode de production asiatique et ses variantes), d'infrastructure et de superstructure, et de
détermination, fut-elle "en dernière instance", comme disait Louis Althusser, par
l'économique, se révélaient insuffisants. Le poids des nationalismes, des phénomènes
identitaires "tribaux" et "ethniques", des facteurs religieux, des rigidités de la hiérarchie
sociale (les catégories de genre, d'âge, d'ordre statutaire, etc.), et plus généralement de la
"tradition", fut-elle (ré)inventée, semblait devoir continuer à s'imposer, en particulier dans
"les sociétés indigènes", et appelait en tout cas des interprétations plus attentives à la
spécificité de ces phénomènes, même si la persistance des inégalités économiques à
l'échelle planétaire et de l'hégémonie des puissances du capitalisme central dont elle
s'accompagnait pouvaient continuer à donner quelque crédit à la théorie tiers-mondiste "de
la dépendance" (André Gunder Frank, Emmanuel Vallerstein, Charles Bettelheim, Samir
Amin, etc.).

Les lieux d'ancrages de ces résistances — si on les voit du côté de la volonté et des lieux de
changement dont je participe, ou dont j'ai eu participé (école coloniale, "gauchisme"
universitaire occidental, bureaucratie étatique postcoloniale, etc.) — sortes de môles
parfois légèrement érodés qui témoignent, là où ils affleurent, d'un socle solidement
enraciné, ont constitué, naturellement, les reliefs sur lesquels ont buté et les outils de pensée
et les efforts impatients de transformation dont j'ai participé. Cette métaphore géologique
simplifie, bien sûr, un ensemble de phénomènes dynamiques où la "tradition" se réinvente
tous les jours sous nos yeux et où les facteurs de changement ne sont pas forcément ceux
que l'on croit (le "fondamentalisme" et ses caftans moyen-orientaux "moderniseront" peut-
être plus vite les pratiques vestimentaires des ruraux maures que le prêt-à-porter
planétaire…).

C'est parce que la société maure s'est trouvée au carrefour de cet archaïsme et de ce
dynamisme, ou tout du moins de ce qui m'apparaissait ainsi et que je vivais moi-même
ainsi, partiellement sujette de son devenir, mais surtout, semble-t-il, asservie à son passé,
qu'elle pouvait intéresser tout en même temps l'ethnologie et l'histoire, un regard attentif à
ses archaïsmes et une observation plus soucieuse de comprendre son devenir, si toutefois
ces deux approches peuvent être réellement dissociées.

Lévi-Strauss a suggéré, dans l'introduction à l'Anthropologie structurale (1958 : 24-25),


intitulée, on s'en souvient, "Histoire et Ethnologie", que la seule distinction identifiable à
ses yeux entre ces deux disciplines, qui partagent par ailleurs le même objet ("la vie
sociale"), poursuivent le même but ("une meilleure intelligence de l'homme"), et utilisent, à
peu de choses près, les mêmes méthodes, résidait dans " le choix de perspectives

9
complémentaires, l'histoire organisant ses données par rapport aux expressions
conscientes, l'ethnologie par rapport aux conditions inconscientes de la vie sociale" (c'est
moi qui souligne).

Mais cette frontière de la conscience en est-elle vraiment une ? La réflexion critique sur ses
conditions de production et donc sur la normativité qui structure ses objets (archives,
documents, témoignages, généalogies, etc.) et leur perception, sur la (dé)construction
même de ses objets (un espace, une communauté, un événement, un sentiment ou un sens
comme la "peur" ou "l'odorat", etc.) n'impose-t-elle pas à l'historien contemporain
l'exploration d'un réseau de significations cachées ou tues qui ordonnent en profondeurs les
événements qu'il analyse ? Les questions essentielles que se pose l'historien, qu'il s'agisse,
pour reprendre une opposition établie par M. Foucault (1969 : 10), des "vieilles questions
de l'analyse traditionnelle (Quel lien établir entre des événements disparates ? Comment
établir entre eux une suite nécessaire ? Quelle est la continuité qui les traverse ou la
signification d'ensemble qu'ils finissent par former ? Peut-on définir une totalité ou faut-il
se borner à reconstituer des enchaînements ?)" ou de celles qui les ont remplacées à l'ère du
structuralisme triomphant ("Quelles strates faut-il isoler les unes des autres ? Quel type de
série instaurer ? Quels critères de périodisation adopter pour chacune d'elles ? Quel système
de relations — hiérarchie, dominance, étagement, détermination univoque, causalité
circulaire — peut-on décrire de l'une à l'autre ? Quelle série de séries peut-on établir ? Et
dans quel tableau à chronologie large peut-on déterminer des suites distinctes d'événements
?"), ces questions, dis-je, ne sont-elles pas les mêmes que celles auxquelles se trouve
confronté l'anthropologue ?

Si l'on constate une réelle opacité à leurs propres yeux de l'histoire fragmentée et flottante
des peuples que l'on disait naguère "sans histoire", s'il y a comme un refus de cette histoire
au profit du temps lisse et quasi immobile du mythe, je ne vois guère que le recours à une
histoire critique, qui ajouterait, disons, une longueur spécifiquement indigène à la longue
durée — une sorte d'extra-longue durée (l'éclatement, pas si vieux, de la chronologie des
hominidés y invite puisqu'on sait à présent qu'Homo sapiens a plus de 100000 ans, et ses
ancêtres, probablement, au-delà de quatre millions d'années) — pour sortir du mythe et
tenir compte de l'arrimage effectif des ces sociétés au train et au temps du monde.

Le programme de cette histoire "élargie" ne me semble pas fondamentalement distinct de


celui d'une anthropologie qui ne chercherait pas coûte que coûte à enfermer dans le mythe
les histoires "à pente faible" (Foucault, idem : 10) des sociétés archaïques ou archaïsantes.
Il n'y a plus guère aujourd'hui, me semble-t-il, d'historien ou d'anthropologue à alléguer
l'absence d'écriture, cet autre foncteur du "grand partage" (Jack Goody, 1978), pour dénier
le droit à une histoire aux peuples qui n'ont pas écrit la leur, depuis notamment que Jan
Vansina (1961) a dégagé les voies d'un usage historique qui se voulait rigoureux de la
tradition orale.

Là où une tradition écrite, voire une tradition historique écrite, fut-elle embryonnaire,
comme dans la société maure, existe, le danger auquel l'historien ou anthropologue du cru
— surtout s'il en est partiellement issu — s'expose, et auquel je n'ai peut-être pas toujours
échappé moi-même, est celui de prendre trop au sérieux cette tradition, sous le prétexte
implicite de sa "dignité" de chose écrite et de la permanence, fruit évidemment d'une

10
sélection très aléatoire, par rapport notamment à la tradition orale, que lui a assuré son
support graphique.

Mais la situation est-elle bien différente ici de celle dans laquelle se trouve l'historien ou
l'anthropologue des sociétés "post-indigènes" travaillant sur des archives ? Les formes et les
moyens du recul critique sont-ils substantiellement autres ? Je ne le crois pas. Ici et là, le
problème majeur, me semble-t-il, est celui de la demande sociale et de l'état du marché
professionnel, national et international, dans lequel les produits de la recherche trouvent à
s'insérer. La difficulté particulière à laquelle sont confrontés, à cet égard, les chercheurs
"indigènes" — c'est du moins la conclusion que je crois pouvoir tirer de vingt ans de travail
dans une Mauritanie "proto-sultanienne" — provient du poids considérable de la demande
de célébration et de commémoration, celle d'une administration étatique verticalisée et de
son "grand public" ("tribal" et "ethnique") au détriment d'un marché du produit
professionnel qui reste encore embryonnaire, pour ne pas dire inexistant. Plus que la
question de leur culture d'origine, c'est celle du rapport de force, chez eux, entre ces deux
marchés, qui décide des conditions de possibilité de l'inféodation des chercheurs —
anthropologues ou historiens — à la vision que leur société produit d'elle-même ou, au
contraire, de leur aptitude à s'en rendre indépendants.

Le marché international du produit — appelons-le scientifique, même si ce terme pose une


infinité de problèmes dans les champs qui nous intéressent — intervient, bien sûr. Reste
donc l'exportation. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes auxquels sont confrontés "les
savants du cru", pour reprendre l'expression de Lévi-Strauss, que de prétendre exporter des
produits, dont le marché local ne veut pas, et que leur label de qualité — l'ambition
d'associer dans une même trame interprétative autochtonie et allochtonie, le regard indigène
et son interprétation, l'histoire et l'anthropologie — rend particulièrement malaisés à classer
dans les rayonnages d'un marché planétaire des productions scientifiques où ils constituent
objectivement un facteur de désordre, plus ou moins obligé de s'assumer comme tel. Je
parle naturellement de ceux qui se tiennent à une distance suffisante de l'auto-célébration
nationaliste et des désirs du "grand public", et qui ne sont pas les plus prompts, on le sait, à
réclamer pour la mauvaise science les égards et les avantages d'un partage "politiquement
correct", avec les "étrangers", des égards et des avantages associés à l'exercice des
professions scientifiques.

Il n'y a par ailleurs pas que des inconvénients à être "inclassable", et la double non
appartenance des "savants du cru", la fois en terme de rattachement corporatiste (histoire
et/ou anthropologie) et d'allégeance épistémique (rationalité "occidentale" vs. culture
indigène), et les malentendus qu'elle génère peuvent être à l'origine d'une double notoriété,
locale et étrangère, qui mobilise sur un mode ambigu, les deux "casquettes", celle
d'historien et celle d'anthropologue, d'une manière qui n'est pas sans rappeler les
fondements de la double célébrité attribuée naguère par Marx à Proudhon qui, disait-il,
aurait été apprécié en Allemagne parce qu'on le prenait pour un économiste français, et cité
en France parce qu'on le considérait comme un philosophe allemand …

Une double notoriété qui sera, il est vrai, doublement encombrante, quand il faudra se livrer
à l'exercice délicat et indispensable dans toutes les sciences humaines que Bourdieu (1992 :
231) appelle "l'objectivation participante", cette espèce d'opération porte ouverte

11
permanente sur les coulisses idéologiques et culturelles du travail scientifique qui vise à
mettre à la disposition de la communauté des chercheurs les clefs d'une époché destinée à
réduire, autant que faire se peut, la part de contingence, la part du chercheur et de son
milieu, dans la genèse du savoir qu'il produit.

Voilà en tout cas, sommairement esquissé, le cadre général, entre anthropologie et histoire,
où se sont inscrits mes travaux. Dans l'exposé qui suit, je rappellerai d'abord les axes
majeurs de la thèse que j'ai présentée en 1985 et les prolongements qu'ils ont eus dans mes
recherches ultérieures, en insistant plus particulièrement sur la partie de ce texte relative à
un conflit de la seconde moitié du XVIIe s. qui s'est déroulé dans le sud ouest de l'actuelle
Mauritanie, et dont l'interprétation controversée me servira de point de départ pour analyser
le rôle de l'opposition statutaire zawâyä (marabouts)-hassân (guerriers) dans l'émergence
d'une autorité proto-étatique — les émirats — au sein de la société maure.

Dans le prolongement de cette analyse, et pour donner à la fois un aperçu des modes
d'invention de l'identité associés aux luttes de classement qui traversent cette société et un
exemple d'une approche qui utilise concurremment les ressources des manuscrits arabes,
l'enquête généalogique et de tradition orale, ainsi que l'archéologie, je reviendrai sur les
résultats d'une recherche que j'ai effectuée en 1982, avec un collègue archéologue, enquête
relative au personnage à la fois mythique et historique de l'imâm al-Hadrami.

Le phénomène confrérique, à la fois système de personnalités (les "fondateurs", leurs


maîtres et leur héritiers) et système de positions dans le champ religieux, constitue une des
manifestations essentielles de l'emprise de l'islam sur les individus et les groupes au sein de
la société maure. Je rappellerai les résultats de quelques travaux, toujours en cours, que j'ai
développés sur ce thème.

La "philologie" occupe, avec l'histoire — nous l'avons vu dans la citation précédente de


Claude Lévi-Strauss —, une partie de l'espace ouvert aux "savants du cru" par les
transformations intervenues dans le champ de l'ethnologie du fait des évolutions
précédemment évoquées. Elle s'y associe avec la traduction — ethnographie et philologie
ne sont-elles d'ailleurs pas avant tout traduction ? Etant donnée la place que "philologie" et
traduction auront finalement occupé et continue d'occuper dans mes activités de recherche,
j'ai jugé utile de leur consacrer quelques développements dans la dernière partie de cet
exposé qui s'achèvera sur des considérations relatives à l'évolution du pouvoir politique
dans la société maure, ou plus exactement, dans la Mauritanie contemporaine où se
retrouve aujourd'hui le gros de cette communauté culturelle.

Avant d'entrer dans l'examen de toutes ces questions, je voudrais reconnaître ce que ma
façon de les aborder doit aux concepts et aux analyses développées par Pierre Bourdieu :
les idées de "lutte de classement", de "champ", de "capital symbolique", le thème d'un
mode de connaissance "praxéologique" qui ambitionne de dépasser certaines vénérables
dichotomies (infrastructure vs superstructure, subjectif vs objectif, le dedans vs le
dehors…), appartiennent à l'appareil conceptuel qu'il a élaboré, même si je ne suis pas
toujours sûr de les avoir utilisés avec la rigueur "totalisante" si caractéristique de sa
manière.

12
L'influence des travaux — considérables, tant en volume qu'en qualité — de Pierre Bonte a
également, au fil d'une vingtaine d'années de collaboration et d'échanges, profondément
marqué le contenu et les orientations de mes propres démarches, bien que, là aussi, les
vagabondages orientés du lettré néo-traditionnel ne soient pas toujours restés, je le crains,
en complète harmonie avec les visions amples et extrêmement construites de l'éminent
spécialiste des hassân.

13
I - STRUCTURES ET CONJONCTURES

Au point de départ de mes recherches sur la société maure figurait une interrogation
centrale sur la nature du pouvoir politique et ses transformations. Il s'agissait de tenter de
comprendre le fonctionnement politique d'une société "traditionnelle" aux structures
hiérarchiques et tribales encore bien vivantes malgré l'hégémonie du dispositif étatique
légué par la colonisation, dispositif qui ne pouvait échapper lui-même, bien entendu, aux
influences de l'univers tribal environnant.

Entre la dénonciation par les autorités politiques mauritaniennes des méfaits du


"tribalisme", et la perception par ses adversaires autant que par ses partisans, ou tout
simplement par l'homme de la rue, d'une "infusion" des classements et des solidarités
tribales dans les mécanismes de cooptation et de gestion de "l'élite" dirigeante, il
apparaissait que le phénomène tribal, à la fois comme réalité et comme champ idéologique,
occupait une place privilégiée dans l'exercice et la perception de l'exercice du pouvoir
politique en Mauritanie.

Réalité sociologique profonde ? Simple configuration nommée du champ politico-


idéologique local ? Label stigmatisant dans les luttes de classement internes et externes à la
société mauritanienne ? Pseudo-catégorie fourre-tout où l'on jette en vrac l'ensemble des
conduites collectives qui témoignent de la prégnance des structures pré-bureaucratiques et
pré-capitalistes ? Dispositif de pouvoir ou d'absence de pouvoir résolument antithétique du
mode étatique de gestion de la chose publique ?

Tenter de saisir, dans le contexte mauritanien contemporain, ce que recouvraient les notions
de "tribu" et de "tribalisme", devait exiger un long détour par l'histoire, par l'état passé des
structures ainsi nommées, et entraîner une interrogation concomitante sur l'évolution de
leur(s) mode(s) d'appréhension.

Il apparut ainsi assez rapidement que le seul chantier de la société "traditionnelle", ces
affleurements plus ou moins érodés mais aussi plus ou moins intacts qui semblaient
structurer la société maure contemporaine tout en faisant signe vers un ordre des choses
antérieur et extérieur à la colonisation française et à son héritage, offrait un terrain
d'investigation suffisamment vaste et suffisamment inexploré pour constituer en lui-même
un objet indépendant d'étude.

L'intitulé suivant fut, en définitive, retenu pour le travail de thèse que j'entamais en 1976 :

Nomadisme, Islam et pouvoir politique dans la société maure précoloniale (XIe -XIXe s.).
Essai sur quelques aspects du "tribalisme".

14
Le libellé de cette thèse, qui fut soutenue à Paris V en Octobre 1985, ne dit sans doute pas
assez que sa visée majeure n'était pas tant de reconstituer une tranche spécifique de
l'histoire mauritanienne, que de tenter, à partir des outils et des méthodes de l'anthropologie
historique — l'analyse en profondeur de quelques communautés actuelles au travers de
leurs généalogies, de leurs traditions orales, de leurs réseaux d'alliances et de conflits, de
leurs inscriptions territoriales et de leurs hiérarchies, de leurs ressources et de leurs valeurs
culturelles et religieuses… — de tenter, dis-je, d'exhumer le socle ou à tout le moins une
partie du socle, matériel et interprétatif, sur lequel repose l'édifice lézardé de la société
"traditionnelle" maure d'aujourd'hui.

Pour l'essentiel, je n'ai pas non plus sollicité les manuscrits arabes, abondamment interrogés
dans cette thèse, en tant que "documents" historiques. Je ne les ai pas davantage traités en
maillons singuliers d'un enchaînement textuel, d'un auto-engendrement des textes qu'une
certaine tradition orientaliste s'est longtemps efforcée de maintenir à l'écart des clameurs
terrestres de "l'oraliture".

Je les ai avant tout questionnés sur les enjeux de légitimation et de classement dont ils
portaient et portent encore témoignage. Une attention vigilante à leurs lapsus et à leurs
bégaiements, à leurs silences et à leurs redondances, aux lieux et circonstances qui leur
confèrent autorité et efficacité, à leur rôle dans la production et la reproduction des statuts
sociaux légitimes, pareille attention permet, me semble-t-il, d'en faire un auxiliaire
appréciable d'une recherche anthropologique. J'y reviendrais plus loin.

La thèse que j'ai soutenue en 1985 présente donc les résultats d'une enquête de terrain qui
s'est étendue sur six ans, et qui résume des observations issues principalement de la
tradition orale et des manuscrits arabes inédits.

Elle se veut d'abord une monographie de terrain, une contribution monographique à la


connaissance des mécanismes d'élaboration des structures sociales et idéologiques de la
société maure contemporaine à partir du passé et de ses (re)lectures.

1. Nomadisme
Je me suis d'abord attaché à décrire le cadre bio-climatique où évoluaient les bizân (c'est
ainsi que les maures se désignent eux-mêmes), faisant ressortir la rareté, l'irrégularité et la
précarité de ses ressources en eau et en pâturages. Le mode de vie nomade dominant dans
la société maure de l'époque précoloniale s'articulait en effet autour d'une mobilité spatiale
largement induite par la dispersion et la fugacité des pâturages. L'accès aux ressources
fourragères et à l'eau, loin de relever du seul libre choix des nomades, obeissait à un
ensemble de conditions politiques, sociales et juridiques qui conféraient à la notion de
territoire, où des droits d'usage et de propriété se nouent et se chevauchent avec des liens
statutaires et personnels, une complexité qui n'est pas sans rappeler certains traits de
l'imbrication de l'espace et de l'espace politique observée par E. E. Evans-Pritchard chez les
Nuers. Je me suis efforcé de préciser les contours de la territorialité dans ce qu'elle
implique pour la délimitation du pouvoir politique.

15
Cette partie de la thèse a bénéficié des recherches de terrain effectuées dans le cadre de
divers projets de développement au cours des années 1979-1983, études dont je présente
une partie des résultats dans un petit ouvrage paru après la soutenance, en 1986, à l'Institut
du Sahel à Bamako (Mali), sous le titre :

Les problèmes actuels du nomadisme sahélien. Le cas de la Mauritanie

Par la suite, d'autres investigations, prolongeant des recherches antérieures dans une même
région ou se déployant dans de nouveaux espaces m'ont fourni l'occasion d'apporter d'autres
éclairages, consignés notamment dans les trois textes qui suivent, dont le second rédigé
avec un excellent connaisseur des pâturages sahéliens, G. Boudet :

"Notes sur l'élevage et l'organisation sociale des BiÂân (Maures) de Mauritanie",


Production pastorales et société, 17, 1985, pp 55-65

"Recherches sur les pâturages et leur conservation en Mauritanie", Etudes Sahéliennes,


1986, 79-86

"Mauritania : Nomadism and Peripheral Capital", in B. Founou-Tchuigoua and H. Ait


Amara (ed.) African Agriculture, 1990, pp 69-99

Dans ces textes, comme dans les passages correspondant de ma thèse, je présente un aperçu
du mode de vie nomade maure en tant que dispositif qui articule de manière complexe les
ressources du milieu et les conduites techniques, économiques et institutionnelles
caractéristiques de la mobilité pastorale. J'examine en même temps l'évolution de ce mode
de vie en fonction autant des transformations du milieu naturel que des changements
intervenus dans l'environnement social global.

L'aridité du climat sahélo-saharien de la Mauritanie, considérablement aggravée au cours


des trente dernières années, constitue évidemment une contrainte fondamentale. Dans la
majeure partie de l'espace parcouru par les pasteurs maures, le volume de la pluviométrie
annuelle dépasse rarement les 200 mm. Les régions sahariennes où il tombe annuellement
moins de 100 mm en recouvrent en fait la quasi-totalité. Pour tirer partie de la végétation
éphémère née de la courte saison des pluies (août-septembre) ou des pâturages plus
résistants mais encore plus dispersés du climat saharien, il n'y a pas d'autre alternative à la
mobilité.

L'ampleur des déplacements, les cycles et les itinéraires dépendaient d'une somme variée de
facteurs où intervenaient, entre autre, la nature des animaux élevés, la répartition annuelle
des pâturages et celle des points d'eau, l'espace de sécurité et d'alliance qu'un groupe donné
pouvait s'assurer.

Le nomadisme au long cours était surtout le fait des éleveurs de chameaux. Domestiqué
dans la Péninsule Arabique vers le début du 3e millénaire avant J. C., le dromadaire aurait

16
été introduit en Afrique du Nord bien plus tard, selon une thèse qui ne fait pas l'unanimité3.
Sa présence au Sahara mauritanien remonterait ainsi au début du 4e s de l'ère chrétienne. Et
l'on peut être tenté de voir dans cet étrange quadrupède4, le personnage principal de
l'histoire du Sahara.

Admirablement adapté aux conditions souvent extrêmes du climat de cette région, le


dromadaire a joué en effet un rôle central dans l'évolution des modes de vie, de la
hiérarchie sociale, autant que dans l'histoire politico-militaire de l'espace mauritanien. Sans
lui pas de grand nomadisme, pas de commerce caravanier au long cours et surtout pas de
razzia, cette pratique fondatrice de l'autorité et de la noblesse guerrière, située aux confins
du rite de passage, de l'activité sportive, de l'expédition militaire et de la cueillette
alimentaire.

Le dromadaire doit avant tout son importance dans le milieu saharien et péri-saharien au
fait qu'il est un animal à tout faire : production de lait, de viande, voire d'eau (en cas
d'ultime urgence, la réserve contenue dans sa panse peut sauver le voyageur menacé de
déshydratation …), transport …

Les techniques d'élevage qui lui sont associées (sélection, saillie, mise bas, sevrage et
"adoption", marquage, traite, tonte, dressage, harnachement, abattage, etc.) constituent des
marqueurs culturels majeurs des communautés sahariennes auxquelles il est associé : la
selle de chameau maure, la râhla, peut ainsi être considérée comme un discriminant
frontalier majeur, par rapport aux populations voisines (Chaamba, Touareg, etc.) : son aire
d'extension dessine les limites du monde maure

Dans les régions sahariennes de l'espace maure, l'élevage du dromadaire et le grand


nomadisme auquel souvent il s'identifie, associent parfois des troupeaux de petits ruminants
— chèvres et moutons des espèces sahéliennes et sahariennes — entretenus pour leur lait,
leur viande, leur laine et leurs peaux.

Sur les bordures méridionales du Sahara, à partir de l'isohyète 150 mm, l'élevage du bovin,
qui requiert, à la différence de celui du chameau, un abreuvage quasi-quotidien et des
pâturages moins squelettiques que ceux dont peuvent se contenter les dromadaires, devient
possible. Il s'accommode d'ordinaire d'une mobilité moindre, et s'associe plus fréquemment
à un statut social moins "noble".

Malgré le caractère central des ressources animales dans l'économie et la culture maure,
celle-ci, probablement en relation avec l'enracinement ancien de l'islam qui sera évoqué
plus loin, ne porte pas au même degré que les "authentiques" cultures pastorales (Peul,
Masaï, etc.) d'Afrique, l'empreinte matérielle et symbolique de la focalité du bétail.

Soulignons cependant l'étroitesse et la polysémie des relations qui lient les pasteurs à leurs
troupeaux.

3
Cf. R. Bulliet (1977).
4
Le Coran le prérsente aux "mécréants" comme un témoignage de la toute puissance d'Allâh : "Eh quoi ! ne
considèrent-ils point comment le chameau fut créé ?" est-il dit dans la sourat 88.

17
Celles-ci se lisent d'abord dans les techniques pastorales et les multiples usages des produits
de l'élevage dans l'alimentation, l'habitat, les échanges, les rites sociaux des populations
nomades.

L'entretien et la garde d'un troupeau transhumant donnaient lieu à une somme de savoir-
faire techniques et "psyhologiques", à un mélange de croyances plus ou moins fondées,
d'élémentaire routine et de réelle ingéniosité, qui constituent une part essentielle du
patrimoine culturel commun des éleveurs. Cela va de la connaissance des empreintes
individuelles des animaux (athr) au timbre de leur voix (hiss), à leurs antécédents
généalogiques, aux vertus spécifiques des différents pâturages, aux techniques de la traite,
de la tonte, du sevrage, du dressage, de la monte, etc., en passant par toute la gamme des
procédés curatifs magiques et médicaux appliqués aux différentes maladies des animaux.

C'est également autour de l'élevage et des matières premières fournies par l'élevage (lait,
viande, os, peaux, laine, etc.) que s'articulent une large part des technologies traditionnelles
maures, se prolongeant parfois, comme nous le verrons plus loin, en une spécialisation
professionnelle et sociale plus ou moins durable.

Les techniques de transport et de harnachement, produit à la fois de la mobilité et des


matières premières de l'élevage (cuir, …), représentaient ainsi un aspect important de la
qualification et du travail des artisans (m‘allmîn , sg. m‘allam ).

Les tentes (khyâm, sg. khaymä) et leur mobilier, les moyens d'exhaure traditionnels (dälu,
rshä …) participent aussi des objets et des moyens que le bétail procure aux nomades.

C'est aussi à ce dernier qu'ils doivent la majeure partie de leurs ressources alimentaires, en
particulier le lait.

Le rôle du lait dans le gavage qui était traditionnellement pratiqué sur les jeunes filles —
les stéréotypes esthétiques imposaient aux femmes le plus grand embonpoint possible —
lui conférait, par-delà sa valeur diététique, une signification sociale et hiérarchique, liée au
fait qu'il était souvent pratiqué par des tributaires (lahmä) ou des anciens esclaves (hrâtîn)
sur les filles de leurs "protecteurs", "guerriers" (hassân) ou "marabouts" (tulbä).

De manière plus générale, la circulation des produits du bétail et du bétail lui-même, enjeu
et moyen de toutes les compétitions sociales, cette circulation, disais-je, confère aux
animaux d'élevage un rôle moteur dans la production et la reproduction des rapports
sociaux au sein de la communauté nomade.

Je faisais, quelques lignes plus haut, allusion à la spécialisation des artisans et à ses rapports
avec les productions animales. Soulignons à nouveau que leur travail, rémunéré
traditionnellement avec les produits de l'élevage, visait avant tout la satisfaction de besoins
liés à la vie pastorale (harnachement, mobilier de la tente, instruments de traite, de tonte, de
traitement vétérinaire, etc.).

Une des marques symboliques les plus importantes du statut de m‘allam résidait d'ailleurs
dans l'attribution d'une partie déterminée de tout animal abattu à des fins de consommation

18
aux artisans présents dans le campement (la tête pour les ovins-caprins et les bovins, la
poitrine — kirkrä — pour les chameaux). La confection d'une tâdît ou d'un âdris
(récipients de traite en bois de Commiphora africana), donnait lieu à une rétribution de tant
de fois le volume en lait du récipient en question. La réalisation d'une belle jihfa
(palanquin) pouvait rapporter à son auteur un higg (chamelon de trois ans), etc.

Les largesses de ceux qui voulaient s'attirer les louanges des "griots" (îggâwin)
s'exprimaient aussi en têtes de bétail. Les exemples abondent dans la littérature populaire
orale de la circulation hiérarchique du bétail et de ses produits célébrés par les îggâwin.

D'autres aspects de cette circulation sont tout aussi significatifs pour le procès global de
reproduction de la société nomade maure. J'évoquais plus haut la razzia dont le mobile
principal était souvent le rapt d'animaux. Les tributs (hrum, sg. hurmä) que les aristocraties
guerrières et, dans une moindre mesure, maraboutiques, imposaient à leurs vassaux et à
leurs clients étaient exprimés le plus généralement en bétail ou en produits animaux (une
chamelle à traire par adulte, une mesure de laine de mouton ou de chameau filée, etc.).

D'autres formes de redistribution plus "volontaires" attestent du poids spécifique du bétail


dans la création, le maintien, la circulation de rapports d'alliance, d'allégeance, de
clientélisme au sein de cette communauté pastorale. Le prêt à usufruit (mnîha) , constitue à
cet égard à la fois une manière de se prémunir au moyen de la dispersion de son capital-
bétail, contre les risques d'épizootie et de razzia, de même qu'un outil de création d'un
réseau d'alliés et de clients sur lesquel on peut, à l'occasion, compter.

Les dons et les sacrifices cérémoniels et rituels, s'ils ne prennent pas dans la société maure,
islamisée de longue date, l'ampleur qu'ils ont dans d'autres groupes de pasteurs, n'en
assurent pas moins, eux aussi, un concours significatifs à la reproduction d'un bon ordre des
choses et du monde. Le rôle fondamental du bétail dans le versement des compensations
matrimoniales en particulier figurait, dans cet ordre d'idée, une conjonction très nette entre
le renouvellement des cellules de base de la société pastorale et la croissance des troupeaux,
une étroite corrélation, en somme, entre la reproduction des hommes et celle des animaux.

Le bétail et la mobilité pastorale tiennent, on le voit, une place centrale dans la société
maure "traditionnelle", oî la marque au feu sur les animaux constituait l'emblème le plus
visible de l'unité de la qabîla. Ou plutôt tenaient, car le tableau qui précède s'applique
essentiellement à la période précoloniale.

Depuis la stabilisation du pouvoir colonial, au début des années 1930, un renversement


d'hégémonie entre le monde nomade et les foyers de sédentarité s'est progressivement
amorcé. Le pouvoir, la richesse, le prestige, de plus en plus basculeront du côté des
bourgades créées ou administrativement promues par le colonisateur. On trouvera dans
l'ouvrage consacré aux Problèmes actuels du nomadisme sahélien, ci-haut mentionné,
quelques développements sur les jalons du déclin du mode de vie nomade depuis
l'instauration progressive d'un marché du bétail encouragé par les réquisitions et les progrès
des importations, jusqu'aux effets plus récents des modes et des modèles de consommation
venus des villes, pour aboutir à ces formidables accélérateurs de sédentarisation et de

19
migration que furent la guerre du Sahara (1975-1979), et surtout la sécheresse désastreuse
des années 70-80.

Alors que la proportion des nomades était évaluée au début des années 1960 à près de 75%
des habitants de la Mauritanie, elle n'était plus que de 12% d'après le recensement officiel
de 1988. On estime que le nomadisme ne devrait guère concerner aujourd'hui plus de 6 à
7% des Mauritaniens. Dans le même temps, la population des agglomérations de plus de
5000 habitants, et tout spécialement de Nouakchott, la capitale, connaissaient un
accroissement spectaculaire : partie de quelques 3% au début des années 1950, elle frôlerait
aujourd'hui les 50% …

La dépendance accrue de l'ensemble des populations rurales mauritaniennes à l'égard du


système de l'économie mondiale amènera progressivement la transformation de la
Mauritanie elle-même en une lointaine banlieue plus ou moins "bidonvillisée" de
l'économie-monde. J'ai montré en particulier le rôle de l'exploitation minière du nord du
pays — sa principale source d'intérêt après l'élevage, et le moteur de son économie durant
la première décennie de l'indépendance — dans une communication présentée en août
1979, à Addis Abeba, au colloque Transnational corporations, mineral resources and
industrialization in Africa, ("Les multinationales et l'exploitation du fer mauritanien").

Ces bouleversements démographiques et les transformations des modes de vie dont elles se
sont accompagnées n'ont pas été, on s'en doute, sans conséquence sur les formes
d'appropriation et de mise en valeur des espaces territoriaux et, au-delà, sur la conception
que les individus, les groupes tribaux et le tout nouvel Etat indépendant de Mauritanie, se
faisaient de la signification et des usages de leur territoire.

2. Territoire
La complexité des rapports à l'espace, l'imbrication des formes de contrôle et d'approriation
de ses ressources avec l'organisation politique et sociale telle qu'elle se présentait dans le
contexte "traditionnel", m'ont amené à m'intéresser aux problèmes fonciers et à certaines de
leurs évolutions récentes, à l'occasion notamment d'investigations menées dans le cadre de
projets régionaux de développement.

Dans les paragraphes qui précèdent, j'ai volontairement mis l'accent sur le mode de vie
pastoral, laissant provisoirement de côté l'agriculture qui fournissait des ressources
complémentaires indispensables aux populations nomades.

L'existence d'une activité agricole ancienne dans les zones de parcours des nomades maures
est largement attestée, en particulier par les sources arabes, à partir du 9e s. L'évolution de
sa distribution régionale subit évidemment en premier lieu les effets des contraintes
pédologiques et climatiques de leurs zones de parcours.

Ces mêmes contraintes contribuent, dans une large mesure, à définir les spécialisations
régionales ainsi que les produits cultivés dont les plus importants étaient le mil et les dattes.

20
La culture du mil (zra‘ : Sorgum gambicum), pratiquée souvent en association avec celle du
haricot blanc (âdlâgân : Vigna siniensis ) ou la pastèque (shirkâsh ou vundi : Citrillus
vulgaris ) se concentrait, pour l'essentiel, dans la bordure sahélo-saharienne des zones de
parcours des nomades, le long en particulier des lits des affluents du fleuve Sénégal
(terrains dits de Oualo ou de shämâmä). Elle se faisait aussi dans les dépressions inondées
(grâra, pl. grâyir ; gawd, pl. agwâd ; tâmûrt, pl. tûmrin) et même sur les zones dunaires
boisées et suffisamment arrosées des confins sahéliens (au Trârza notamment) où elle
semble avoir connu, au XIXe s., une certaine expansion.

Divers indices, dont le plus important est l'accentuation des compétitions foncières
débouchant sur des conflits armés, montrent que la conjoncture locale et régionale qui
prévaut à partir des années 1850 (relative stabilité politique, apport important de main
d'œuvre servile lié à la fin de la traite européenne et aux guerres de al-Hâj ‘Umar et de
Samori Touré …) pourrait avoir favorisé l'extension géographique d'une activité agricole
qui n'a guère exploré les voies d'une intensification de ses méthodes pour améliorer des
rendements qui sont toujours restés médiocres.

Les tentatives pour maîtriser l'eau au moyen de barrages ne connaîtront des débuts
significatifs (de fragiles digues de pierres et de terre appelées qilgawât, sg. qlîg = "barrage"
existaient déjà depuis fort longtemps) qu'à la fin de l'époque coloniale.

Les techniques d'exploitation étaient rudimentaires. Les outils principaux sont la hache et la
houe. La charrue et la roue étaient inconnues.

Autant sans doute que les contraintes techniques, le poids des facteurs sociaux et politiques
(insécurité chronique, multiplicité des redevances, cadre principalement servile du travail
agricole, système foncier…) a largement contribué à la stagnation d'une agriculture qui
constituait l'apanage quasi-exclusif de la fraction servile (‘bîd) et quasi-servile (hrâtîn) de
la population maure.

Malgré l'existence de techniques d'exploitation plus élaborées, plus intensives, l'agriculture


d'oasis, avec pour ressource principale le palmier dattier, s'inscrivait dans le même réseau
de contraintes, et connaîtra, pour les mêmes raisons que celles évoquées pour la
céréaliculture, une expansion continue à partir du milieu du XIXe s.

La phéniciculture s'associe, dans les oasis, à la culture de céréales (blé et orge) et, plus
récemment (depuis les années 1950), de légumes (carottes, tomates, radis, choux, salade…)
ainsi qu'à une petite culture commerciale (tabac, henné) entretenues par irrigation à l'ombre
des palmiers.

Les techniques agricoles témoignent ici de la même simplicité que celle observée dans le
reste de l'agriculture maure (houe, hache, ciseaux métalliques…) et les soins apportés aux
palmeraies varient considérablement d'une région, d'une palmeraie à l'autre.

Le système de jardinage intensif qui prévaut dans les propriétés bien entretenues (irrigation
quotidienne au moyen d'un puits à balancier, et — depuis le début des années 1960 — de

21
motopompes, soins à apporter aux plantes à différentes époques de l'année…) exige
cependant une main d'œuvre assidue et relativement importante.

L'agriculture d'oasis et les centres qui lui sont associés attirent, au moment de la récolte des
dattes (gâytnä), une foule importante de nomades, dont les groupes dominants, notamment
les familles émirales de l'Adrâr et du Tägânit, contrôlaient, directement ou sous forme de
ponctions diverses, une partie de la production.

L'activité agricole des oasis, qui subissait parfois durement les effets des luttes inter-tribales
(palmiers coupés et/ou brûlés, etc.), pouvait dégager, malgré une faible productivité
individuelle (25 à 30 kg de dattes) des palmiers, un surplus stocké dans des outres en peau
de chèvre (‘kik, sg. ‘ikka; shnin, sg. shannä, etc.), conservé à des fins de consommation
locale ou commercialisé.

Etroitement associée au commerce transsaharien, l'agriculture d'oasis a joué un rôle central


dans la constitution de ces foyers économiques et culturels que furent les relais caravaniers
de Wadân, Shingîti, Tishît, Tijigjä …). Elle contribua, dès les XIIe-XIIIe s., à affermir des
échanges commerciaux permettant aux nomades des régions environnantes de se procurer
des tissus, des céréales, des métaux, du papier, etc. Les principaux groupes tribaux
(Idäwa‘li, Idäwälhâj, Smâsîd, Tajakânit, Kuntä, Shurvä; etc.) qui furent à l'origine du
développement de la culture du palmier dattier étaient d'ailleurs et, dans une large mesure,
demeurent, ceux qui avaient — ont — la haute main sur les activités commerciales,
notamment dans l'espace mauritanien.

L'évidente complémentarité entre élevage nomade et activité agricole, entre productions


animales et produits des cultures, trouve donc dans la société maure, largement dominée
par le mode de vie pastoral, une forme de réalisation dans le développement d'une
agriculture céréalière et oasienne.

Agriculteurs ou éleveurs, les Maures inscrivaient de toute manière leur droit foncier, l'accès
légitime à la terre et à ses ressources, dans un réseau d'obligations et de prérogatives
essentiellement marqué par leur appartenance tribale, même si ce droit faisait par ailleurs sa
place à la législation islamique malikite telle qu'ils la pratiquaient et devait parfois tenir
compte de l'autorité et des prestations reconnues aux émirs des régions oî ces embryons
d'autorité supra-tribale existaient. (C'est le thème central du texte que j'ai co-rédigé avec
Yahya Ould El Barra : "Il faut qu'une terre soit ouverte ou fermée. A propos du statut des
biens fonciers collectifs en islam Exemple de la Mauritanie", Revue du Monde Musulman
et de la Méditerranée, 1997, pp. 157-180).

Il peut être tentant d'associer la mobilité nomade, et surtout la grande mobilité, à une sorte
de détachement, de liberté, ou même d'indifférence vis-à-vis des découpages territoriaux et
des frontières dont d'ordinaire ils s'accompagnent. L'image du pasteur errant, attentif à la
seule qualité des pâturages et des points d'eau, viendrait ainsi renforcer les clichés
d'anarchie et d'insoumission, la propension au désordre et à la mobilisation guerrière dont
on crédite, depuis au moins Ibn Khaldûn, les habitants de ces "terres d'insolence" (al-bilâd
al-sâ'iba) que constitueraient les espaces désertiques et semi-désertiques.

22
Les nomades ont beau faire effort pour réduire au minimum les impedimenta, miser
davantage sur l'allégeance des hommes que sur le contrôle direct du territoire qui les abrite,
ils ont beau jouer de l'incertitude des limites territoriales des espaces pastoraux et de
l'idéologie communautaire oî elle puise une part de sa légitimité (comme le feu, l'eau et les
pâturages sont réputés appartenir "à tous"…), ils ne peuvent échapper à quelque forme, fut-
elle seconde et médiée, d'identification au territoire. C'est là, en effet, semble-t-il, que la
‘asabiyya tribale trouve un de ses champs essentiels de déploiement, c'est autour du
territoire, de son "contrôle" et de sa "défense", que les mécanismes segmentaires de fission
et recomposition transforment les groupes "en corps" en entités politiques, que la qabîla
éprouve, souvent dans le conflit, ses contours externes aussi bien que les articulations de
son architecture interne, celles des fractions et factions dont elle se compose.

Le territoire dont il est ici question était moins un système de frontières que l'inscription
dans l'espace d'un réseau de hiérarchies, un emboîtement d'allégeances et de
reconnaissances/méconnaissances mutuelles oî se combinaient capacité militaire de
prédation et de rétorsion, aptitude plus ou moins reconnue à opérer des miracles et à exercer
une intercession divine, statut généalogique et rang dans le système des "ordres" de la
société maure précoloniale.

L'emprise foncière tribale, davantage donc celle d'itinéraires et de parcours que celle
d'espaces circonscrits et fermement balisés, concernait avant tout les points d'eau
permanents et les terrains de culture. Le mouvement de nomadisation autant que celui des
caravanes marchandes devait, par ailleurs, composer avec des conditions de sécurité
souvent fragiles et s'accommoder des exigences "fiscales" des groupes armés des espaces
traversés… Leur liberté en était évidemment largement affectée. L'évanescence des
frontières de l'espace tribal, le caractère éclaté des points d'ancrage de l'emprise foncière, se
conjuguaient de la sorte avec, et, pour ainsi dire, spatialisaient une unité de la qabîla
constamment à (re)conquérir face aux autres tribus, mais aussi face aux particularismes et à
la volonté d'autonomie des segments dont elle se compose.

L'occupation de la Mauritanie par les troupes coloniales françaises à partir de 1902, sans
bouleverser le rapport à l'espace entretenu par les populations maures de ces régions, aura
évidemment les conséquences les plus importantes pour leur organisation politique et
territoriale. Citons la "pacification" et l'instauration de la "liberté de pâturage", la
bureaucratisation des offices de chefferie et la consécration des penchants à l'autonomie des
groupes auparavant plus ou moins intégrés dans des ensembles tribaux plus vastes comme
celui des Ahl Sîdi Mahmûd du Tägânit-‘Issâba, l'amorce de transformation de la hiérarchie
sociale et l'affirmation de la prééminence de l'autorité administrative dans le domaine
foncier…

Un nouveau "cadastre" fondé sur l'enregistrement des terres agricoles au nom de


collectivités restreintes, et surtout de leurs chefs, va contribuer à affermir le gel des
positions des notables dans un contexte d'expansion de l'agriculture (développement des
palmeraies à partir de 1920, édification de quelques barrages à partir de la fin de la seconde
guerre mondiale…), sans toutefois individualiser les possessions foncières. Officiellement,
le droit administratif ne fait que se superposer au "droit coutumier", et la fiction d'une terre

23
appartenant à tous les "fils de la tribu" pourra continuer à nourrir le patriotisme tribal et ses
subdivisions.

Avec la colonisation débute également, autour des premières bourgades créées par les
Français, un mouvement de sédentarisation qui allait ultérieurement prendre l'ampleur
considérable que nous avons déjà évoquée.

Dès les premières élections pluralistes de l'ère coloniale cependant, au sortir du statut de
"l'indigénat", en 1946, le territoire n'apparaît plus comme l'enjeu et le vecteur essentiel de
l'unité de la qabîla. C'est désormais dans le champ de l'Etat et autour des forces qu'il suscite
ou qu'il impulse que s'affrontent et se (re)créent les identités tribales. Les contestations et
les conflits autour de la terre, de plus en plus soumis d'ailleurs à l'arbitrage des autorités
administratives, ne seront plus qu'une des modalités d'expression d'une existence politique
de la tribu, libérée en quelque sorte, autonomisée et rendue plus visible par l'hégémonie
répressive, juridique et économique de la sphère de l'Etat.

Les premières années d'existence d'une Mauritanie indépendante, même si elles se


marquent d'une volonté d'affermir et d'étendre le champ des prérogatives du tout jeune Etat
face aux tribus et à leurs chefs, n'apporteront que très peu de modifications à la législation
foncière héritée de la colonisation. Il faudra attendre la crise climatique sans précédent des
années 1970 pour que s'opère une transformation radicale de l'occupation de l'espace,
notamment une sédentarisation massive des nomades, et que des bouleversements sociaux
qu'elle a engendrés naisse une volonté, au moins proclamée, de l'Etat mauritanien de
soustraire le contrôle de la terre aux tribus…

L'ordonnance de réforme foncière de 1983, qui proclame solennellement l'abolition de la


propriété collective tribale de la terre au double bénéfice des individus et de l'Etat, est
apparue aux autorités comme un complément nécessaire à l'émancipation des esclaves non
moins solennellement promulguée en 1980. Le rétrécissement des espaces agricoles
exploitables du fait de la sécheresse, l'accentuation des compétitions autour des derniers
espaces aménageables, les revendications des hratîn relayées par des mouvements
politiques nationaux et rendues plus prégnantes par des compétitions "ethniques" plus
vastes, sans oublier les pressions des bailleurs de fonds internationaux de la Mauritanie
défenseurs de l'initiative privée et de la riziculture, autant de facteurs qui rendent compte de
ces évolutions législatives.

L'orientation vers l'individualisation officiellement inscrite dans l'ordonnance de 1983 n'a


toutefois guère modifié le paysage foncier préexistant. Les découpages territoriaux
traditionnels, inscrits dans le système de segmentation de la qabîla et associés à la non
moins traditionnelle hiérarchie des "rangs" et des "ordres" n'ont subi que des
recompositions mineures, bien que l'autonomie des hrâtîn vis-à-vis de leurs "patrons"
tribaux ait fait quelques notables progrès.

Ce que met en lumière l'ensemble de cette évolution, c'est à la fois l'étroite imbrication
entre ‘asabiyya tribale et organisation foncière, l'intime association entre système
hiérarchique, luttes de classement entre strates, fractions et factions au sein de la qabîla et
contrôle de la terre d'un côté et, de l'autre, la remarquable capacité d'adaptation et de survie

24
des structures politiques et territoriales de la tribu lors même que certains déterminants
essentiels du système domanial tribal (nomadisme, violence guerrière diffuse…) ont cessé
d'opérer.

Les structures foncières sont bien sûr enchâssées dans un réseau de relations plus vaste oî
l'allégeance religieuse, la proximité/ distance généalogique (au besoin reconstruite…), les
compétitions plus directement "politiques" pour le contrôle de dépendants et de clients,
jouent un rôle essentiel. On ne saurait nier non plus que le transfert des "élites"
traditionnelles dans l'encadrement politico-administratif de l'Etat mauritanien et leurs
mobilisations partisanes autour des prébendes qu'il alloue contribuent à la pérennisation de
l'ordre hiérarchique et foncier de l'arrière-pays rural.

Il est néanmoins permis de se demander si une politique foncière "par le bas" ne serait pas
en train de se dessiner dans la Mauritanie d'aujourd'hui sous la double pression de l'exode
rural — "la ville libère", disait Max Weber… — et de la sédentarisation, et si les
agriculteurs hrâtîn, peut-être plus résolus que par le passé à faire entendre leur voix, grâce
notamment à leurs porte-parole urbains, ne vont pas entamer, sous la forme, par exemple,
d'un égalitarisme millénarisant d'inspiration religieuse, une remise en cause de l'ordre
hiérarchique et foncier tribal oî ces exclus de la généalogie, et souvent de la terre, ne
trouvent guère leur compte…

3. Echanges
L'évolution des échanges internes, et surtout externes, dans l'espace maure, cette aire de
transit que la rareté de ses productions prédisposait, semble-t-il, à n'être avant tout qu'un
lieu de passage et d'échange, pouvait elle aussi éclairer certaines des transformations
essentielles qui ont conduit aux structures sociales présentes de la société maure tout autant
qu'à la génèse des représentations dont elles font, ou ont fait, l'objet.

Le matérialisme historique et la théorie de l'impérialisme et de la dépendance étaient dans


l'air du temps quand j'ai entamé mes premières recherches, au milieu des années 1970.
Horizon devenu, semble-t-il, "dépassable" de notre temps, la vision marxienne du monde et
le poids qu'elle attribue aux facteurs économiques intervenait en tout cas massivement dans
le débat sur le cours de l'histoire en général et sur la genèse des groupes sociaux et la nature
du pouvoir politique en particulier. Dans mes travaux sur la société maure, et en tout
premier lieu dans ma thèse, j'ai accordé quelque attention au rôle des échanges, et de
l'économie de manière plus générale.

Le prestige universel du négoce, de la profession marchande chez les Maures, même s'il
connaît aujourd'hui un épanouissement sans précédent, lié à la destruction massive des
systèmes ruraux de production et à l'importance de l'exode en direction des villes, pousse
sans doute ses racines lointaines dans le commerce caravanier qui a servi, faut-il le
rappeler, d'occupation au prophète de l'islam.

Les échanges commerciaux, favorisés probablement à leurs débuts par la mobilité pastorale
et la propagation de l'islam dans l'Afrique nord-occidentale, puis appelés, à partir du XVe s.,

25
par l'installation des traitants européens sur la côte atlantique de Mauritanie, ont exercé des
influences multiformes sur la mise en place du système hiérarchique et politique de la
société maure.

Retraçant brièvement leur histoire dans ma thèse, j'ai distingué deux grandes périodes, celle
du commerce transsaharien, marqué avant tout par l'importance du sel, et celle du
commerce atlantique oî prédominera pendant longtemps la gomme arabique.

Les échanges entre le pourtour méditerranéen et les régions situées en bordure du Sahara
ont peut-être pré-existé à la conquête musulmane de l'Afrique du Nord. Mais c'est surtout à
partir de l'occupation du Maghreb, entamée sous le califat de Mu‘âwiyya par ‘Uqba b.
Nâfi‘, qui s'empare de l'Ifrîqiyya (Tunisie septentrionale) et fonde, entre 41/661 et 51/671,
la ville d'al-Qayrawân (Kairouan), c'est donc à partir de cette occupation, achevée par la
conquête du Maroc "utile" sous la conduite de Hassân b. Nu‘mân entre 701 et 708, que les
relations culturelles et commerciales entre le Maghreb et l'Afrique saharienne et
subsaharienne connahtront une régularité et un développement significatifs. Elles seront
surtout, grâce aux voyageurs et aux chroniqueurs arabes (Yâqût al-Hamawî, Ibn Hawqal,
al-Mas‘ûdî, al-Bakrî, al-Idrîsî, al-‘Umarî, Ibn Battûta, etc.), sinon mieux connues, en tout
cas plus souvent décrites.

L'ampleur des questions posées par le commerce transsaharien (origine, évolution,


itinéraires, destination, les produits et leurs cours, le volume des échanges, leur
organisation, les agents et les outils d'échanges, le rôle des facteurs politiques et religieux,
etc.) est telle qu'elle eusse pu occuper à elle seule plusieurs vies de chercheur. Je n'ai pu lui
consacrer que des développements limités destinés à éclairer plus spécifiquement certaines
évolutions majeures du nord-ouest saharien.

Je me contenterai ici d'un très bref rappel.

L'espace mauritanien a appartenu à un axe très actif qui s'étendait, du nord, de Sijilmasa et
Aghmât aux abords de la vallée du Sénégal et à Tîmbuktu. C'est à ce réseau que se
rattachent notamment les itinéraires décrits par al-Bakri (en 1068), entre Tamdalt et
Awdâghust, et de Wâdî Dar‘a au désert et aux Pays des Noirs (Bilâd al-Sudân), itinéraires
dont les étapes n'ont pas fini de susciter les tentatives d'identification.

Il n'est pas certain que la saline aujourd'hui mauritanienne de Kidyit aj-Jil en faisait partie,
même s'il est en revanche pratiquement acquis qu'une partie des caravanes traversait le
désert central mauritanien avant d'aboutir aux sites de Tagdâwust et de Kumbi Sâlih —
presque à coup sûr l'Awdâghust d'Ibn Hawqal et la capitale, ou l'une des capitales, de
l'ancien royaume de Ghâna — également situés dans la Mauritanie méridionale.

Le sel saharien contre l'or, les esclaves et les céréales du Bilâd al-Sudân constituaient,
rappelons-le, les produits de base du commerce transsaharien dont les principaux relais
mauritaniens étaient Wadân, Shinqîti, Tishît et Walâta. Devenus lieux de mémoire officiels
et quelque peu mythifiés, ces modestes bourgades ont connu, au moins depuis les XVe-
XVIe s., le développement d'un enseignement et d'une production intellectuelle significative

26
en langue arabe dont témoignent encore les dernières bibliothèques de manuscrits que l'on
trouve sur place.

Il convient naturellement, si l'on veut pouvoir en évaluer les ressorts et les implications, de
situer l'évolution du commerce et des axes du commerce transsahariens dans leur cadre
régional global. Les effets réciproques que cette évolution a pu exercer dans les champs
politiques et religieux, et sur lesquels j'aurais l'occasion de revenir, méritaient en particulier
d'être soulignés.

J'ai relevé, à la suite de Jean Devisse (1972), le rôle global du séparatisme religieux berbère
(khârijisme) dans le contrôle des points névralgiques (Ouargla, Tahert, Sijilmassa avant la
conquête alomoravide…) du commerce en direction des contrées aurifères sub-sahariennes,
et la concurrence entre les axes commerciaux du Sahara central et la "route de l'ouest" qui
connahtront, au gré des fortunes politiques des groupes bénéficiaires, déclin ou prospérité.
L'opposition Zénètes/ sanhâja que l'historien associe à la compétition entre les deux axes ne
m'a cependant pas semblé suffisamment étayée et convaincante.

L'intervention des Portugais sur la côte mauritanienne à partir de 1445, ne paraht pas avoir
affecté de manière décisive les échanges caravaniers à travers le Sahara mauritanien. Les
principaux relais commerciaux — mise à part Walâta qui décline au profit de Tîmbuktu —
semblent même avoir connu, au début de leur installation un accroissement de leurs
activités économiques : Wadân est choisi pour l'installation d'une factorerie et Shingîti,
ignoré par toutes les sources antérieures, commence à apparaître dans les récits des
Portugais.

La première conclusion provisoire à laquelle avait conduit l'examen rapide de l'intervention


des Portugais le long de la côte, et qui sera reprise dans des débats ultérieurs au cours de ma
rédaction, c'est que, tout au moins à leur phase initiale, les échanges avec les commerçants
portugais n'ont pas immédiatement entrainé un effondrement du commerce transsaharien
dont les principales villes-étapes (Wadân, Shingîti, Tishît) commencent seulement au XVe
s., à apparaitre sur les planisphères européens et dans les récits des voyageurs arabes.

Il n'est pas impossible même que pour certaines d'entre elles, comme Shingîti, l'installation
des Portugais ait coïncidé avec le début d'un essor — très relatif — qui allait, avec des
hauts et des bas, se poursuivre jusqu'au XVIIe s.

La relative permanence des axes du commerce transsaharien dont je cherchais ici les
indices aux détriments d'une vision trop schématiquement dichotomique fondée sur
l'équation : "commerce atlantique = ruine du commerce saharien", cette permanence des
échanges sahariens se lisait aussi, m'avait-il semblé, dans la longue résistance de
l'organisation et des produits de ce négoce.

L'importance et la relative puissance du trafic saharien à travers les siècles, malgré


l'insécurité endémique qui régnait dans les régions traversées, nécessitait, on peut s'en
douter, une organisation qui englobe d'un bout à l'autre de la chahne, l'extraction et la
production, la collecte et le stockage, la commercialisation.

27
L'apparition de groupes spécialisés (sutout au sud, les fameux Wangara) aux pôles extrêmes
de ce commerce dont le développement n'était probablement pas étranger à l'émergence, au
nord comme au sud du Sahara, des structures politiques centralisées (les "empires"
sahéliens -Ghâna, Mali, Songhay-, les principautés berbères et les monarchies
"chérifiennes" d'Afrique du Nord), cette naissance de groupes spécialisés s'est
accompagnée d'une influence durable du commerce transsaharien sur les populations
nomades des zones traversées par les axes caravaniers.

Il y avait, d'une part, les avantages tirés par les groupes politiquement et militairement
dominants sous forme de redevances régulières ou de ponctions épisodiques prélevées sur
le trafic caravanier. Il y avait, d'autre part, l'implication permanente ou temporaire de
"tribus" entières ou de "fractions" de tribus dans le transport et la commercialisation des
produits acheminés par les caravanes. Ce fut le cas, par exemple, des Masûfa du Xe au
XIVe s., malgré la diversité communautaire probable que cette dénomination a pu recouvrir.

Plus près de nous, des tribus en partie originaires du Touat et des confins sub-sahariens du
Maroc ont exercé une influence décisive, on peut même dire un quasi-monopole, sur le
commerce transsaharien opérant à travers l'actuel territoire mauritanien. Tantôt mahtres des
principaux relais caravaniers (Wadân, Shingîtî, Tishît, Walâta) et de leurs expansions
modernes (Atâr, Tijigjä, an-Ni‘ma, Tîndûv), disposant de "correspondants" dispersés sur
toute l'étendue du réseau commercial (de Glaymîm à Tîmbuktu, de Kidyit aj-Jil à Ségou,
…), tantôt contrôlant la production (celle du sel, des denrées agricoles des oasis, etc.), le
transport ou "l'importation" des marchandises, ces tribus — Tajakânit, Idawâli, as-Smâsîd,
Kuntä, Awlâd Bissba‘, Tiknä, etc. — dont l'influence économique déborde largement les
frontières mauritaniennes actuelles, ont conservé, pour l'essentiel, la haute main sur les
activités commerciales de la Mauritanie d'aujourd'hui.

Le commerce "à longue distance" implique bien sûr, à des degrés divers, des groupes autres
que les tribus "purs commerçants" (rôle des échanges saisonniers entre nomades et
sédentaires, de la division du travail entre producteurs, transporteurs et commerçants, etc.),
mais les spécialisations qu'il a contribué à asseoir ont engendré, sinon une accumulation de
capital, du moins une "accumulation de vocations" qui a fait de certains groupes qui
dominaient le commerce transsaharien les principaux protagonistes du négoce né dans le
sillage de la traite européenne.

Il faut à nouveau ici rappeler la complexité des rapports entre le commerce caravanier et le
trafic côtier atlantique, rapports oh la concurrence, la spécialisation, la complémentarité
n'ont pas toujours été au bénéfice de la traite atlantique. Ils sont loin en tout cas de justifier
la thèse d'une "exécution" brutale, d'une élimination pure et simple de "la caravane" par "la
caravelle", pour reprendre l'image de V. M. Godinho (1969).

J'ai évoqué dans ma thèse quelques indices de la concurrence exercée par le commerce
transsaharien à l'égard de ses compétiteurs atlantiques.

La vigueur du commerce caravanier à travers le Sahara Occidental est encore très nette tout
au long de la seconde moitié du XIXe s., qui voit la reconstruction de Tîndûv par les
Tajakânit, la fondation de as-Smâra — centre religieux, mais aussi relais pour les pélerins

28
et les commerçants — par al-Shaykh Mâ’ al-‘Aynîn, et un accroissement sensible, encore
que difficilement appréciable, de la population des principaux relais caravaniers
mauritaniens.

Le regain d'activité dont témoigne ce relatif essor démographique est, probablement, au


moins en bonne partie, dû à l'apport d'importantes quantité de main d'œuvre servile dans les
oasis sahariennes à partir de l'abolition, en Europe, de l'esclavage. La suppression de la
traite atlantique, jointe à l'extension de l'offre de main d'œuvre servile sur le marché
"soudanais", en liaison avec les guerres de al-Hâj ‘Umar et de Samori Touré, a sans aucun
doute joué en faveur d'une intensification des échanges commerciaux nord-sud et donné un
élan nouveau aux activités économiques sahariennes, notamment à l'agriculture d'oasis.

Des liens se dessinent aussi entre cette relative prospérité économique et le renforcement
tout aussi relatif des pouvoirs émiraux, notamment ceux de l'Adrâr et du Tagânit —
principaux bénéficiaires du trafic saharien — sous les autorités d'Ahmad Wuld Mhammad
(1871-1891) et de Bakkâr w. Swayd Ahmad (1837-1905) .

La culture "maraboutique" maure (littérature, jurisprudence, production littéraire


théologique et mystique, etc.) vit également, en cette seconde moitié du XIXe s., et
probablement pour les mêmes raisons, sa période "classique".

En résumé, l'examen du commerce transsaharien me conduisit à la conclusion suivante,


dont je développerai ultérieurement les conséquences quand il s'agira d'évaluer les
prolongements "superstructurels" attribués par certains analystes à l'antagonisme entre
intérêts économiques transsahariens et atlantiques.

Il y a beaucoup trop de lacunes dans la documentation historique actuellement disponible


— en particulier pour la période XIe-XVIe s.— pour que l'on puisse formuler un jugement
fondé sur l'évolution de la partie mauritanienne des itinéraires du commerce transsaharien,
entre les dernières campagnes méridionales des Almoravides (fin XIe s.) et l'occupation de
Tîmbuktu par la colonne Djouder (1591).

Le rôle de l'insécurité, de la conjoncture politique, démographique (épidémies et épizooties,


…) et climatique (sécheresses, famines, etc.) a dû être décisif, y compris à l'échelon local
et régional, dans l'interruption provisoire ou prolongée du trafic caravanier, la ruine de telle
cité (Tinîgi …), l'établissement de tel nouveau parcours …

Des échanges nouveaux liés à des tronçons des grands axes nord-sud ou au trafic est-ouest
ont pu, localement, survivre à un affaiblissement du "commerce lointain" auquel ils
s'intégraient. Compte tenu de ces données, on ne peut affirmer que le commerce atlantique
a signifié, dès le départ, c'est-à-dire dès les XVe-XVIe s., la ruine du commerce caravanier
transsaharien.

Il se pourrait au contraire, et quelles que soient les menaces à long terme que la traite
atlantique pouvait signifier pour le trafic caravanier, il se pourrait, dis-je, qu'il y ait eu des
formes de continuité — j'ai évoqué en particulier, celle, probable, de certains groupes
marchands …— qui, dans une concurrence qui n'exclut pas les spécialisations

29
complémentaires, ont fait passer d'une dominance de la traite saharienne à une hégémonie
tardive du commerce côtier.

Peut-être devrait-on même admettre, avec Jean Devisse, que l'instauration, à partir du
milieu du XVe s., d'un trafic côtier atlantique afro-arabo-européen, n'était que la descente
vers le sud du "quatrième étage — l'étage européen — d'un commerce saharien qui
travaillait déjà, en partie, pour des commanditaires marseillais, pisans, gênois, vénitiens,
catalans, installés à Ceuta, Hunayn, Oran, Bougie, Tunis, etc., depuis les XIIe-XIIIe s.

Si l'or "soudanais" pouvait d'ailleurs susciter une compétition entre marchands arabes et
traitants européens, les deux denrées de base du commerce atlantique mauritanien — la
gomme et les esclaves — ne pouvaient guère (l'une pratiquement pas demandée au nord du
Sahara, l'autre "surabondante") occasionner de frictions entre tenants du commerce
transsaharien et bénéficiaires de la traite atlantique.

Qu'en est-il précisément de cette traite atlantique elle-même ?

Dans l'examen de cet aspect de l'histoire des échanges dans l'espace mauritanien pré-
colonial, je me suis surtout intéressé à la gomme arabique car c'est principalement autour
de cette denrée, des conflits qu'elle a suscités et des prébendes auxquelles son commerce a
donné lieu, que s'est articulé le débat sur l'étendue de l'influence atlantique européenne sur
l'évolution des structures sociales et politiques des Maures.

Les débuts de la traite atlantique le long des côtes mauritaniennes se situent au milieu du
XVe s. Ce sont les Portugais qui en furent les initiateurs. Parvenus à Arguin en 1441, ils y
organisent, à partir de 1445, un point de relâche. Ils achètent des esclaves, de l'or, de la
gomme, des peaux, de l'ambre qu'ils échangent contre des textiles, des épices, des céréales,
de la verroterie.

En essayant d'évaluer l'impact de la présence économique portugaise, ou luso-espagnole,


qui s'est peut-être poursuivie jusqu'en 1638, j'ai surtout mis l'accent sur le fait qu'elle n'a pas
constitué un détournement des anciens axes caravaniers vers la côte atlantique, malgré les
quelques 700 kg d'or qu'elle aurait annuellement rapportés à la fin du XVe s. Elle se serait
plutôt greffée là-dessus, parce que la denrée principale d'échange avec l'or -le sel saharien-
restait entre les mêmes mains et continuait d'emprunter les mêmes circuits.

L'or africain perdra d'ailleurs progressivement de sa valeur aux yeux des luso-espagnols en
faveur de l'argent des territoires espagnols du Nouveau Monde.

Quoi qu'il en soit, une autre denrée, la gomme arabique, ne tardera pas à occuper dans le
trafic côtier une place prépondérante, suscitant de vives rivalités, et des conflits armés entre
diverses compagnies maritimes européennes pour le contrôle du littoral mauritanien. J'en ai
rappelé les principales étapes.

En 1638, la forteresse portugaise d'Arguin est enlevée par les Hollandais qui devront la
céder durant un an (1665-66) aux Anglais avant de s'en emparer à nouveau. Puis, ce sont
les Français qui s'en emparent (1666), à l'aide d'un détachement de plus de 500 hommes.

30
Mais, déjà présents dans l'embouchure du Sénégal depuis une dizaine d'années, ils se
contenteront, pour empêcher un trafic concurrent du leur, d'enlever les canons qui
protégeaient la place et d'en détruire les fortifications.

A partir de 1687, les Hollandais, sous le pavillon du Duc de Brandebourg, reprennent à


nouveau à Arguin oh ils resteront jusqu'en 1721, date à laquelle les Français s'en emparent
derechef. Pour une courte période cependant, car il y aura encore un intermède hollandais
de près de trois ans, avant que les Français ne deviennent définitivement mahtres de la côte
mauritanienne à partir de 1727, et si l'on exclut deux brefs intermèdes anglais (1759-1783
et 1809-1817).

Telle est, brièvement rappelée, la chronique des rivalités et des occupations successives de
la principale place forte du littoral mauritanien, rivalités essentiellement centrées autour du
contrôle du commerce de la gomme.

La gomme arabique, principal produit d'exportation de l'espace mauritanien antérieurement


à la mis en service des exploitations minières du nord de la Mauritanie (1963), est la résine
produite par l'exsudation de l'Acacia senegal (âyrwâr ou awirwâr en hassâniyya) qui
pousse naturellement dans certaines parties de la frange sahélienne humide de la
Mauritanie, notamment le sud du Trârza et du Brâkna, le Gorgol et al-‘Issâba. Au XVIIIe-
XIXe s., et même jusqu'à la récente vague de sécheresse des années 1970, il y avait dans ces
régions une dense végétation de gommiers, par endroit de véritables forêts.

La résine est récoltée, ou plutôt cueillie, durant toute la période qui s'étend d'octobre à avril.
Mais, jusqu'à la fin de la saison froide (janvier-février), la récolte est généralement très
faible. Cette période était d'ailleurs appelée période de "la petite traite", en raison en
particulier de la modicité des échanges portant sur la gomme. Le sommet de la cueillette se
situait ordinairement au moment de at-tartîgit mâris ("l'éclosion de mars"), quand
commencent à souffler les premiers vents chauds. On se préparait alors pour "la grande
traite" qui avait lieu en avril-mai-juin.

La technique et le matériel de cueillette étaient d'une grande simplicité. Les collecteurs se


sont toujours contentés de prélever, à l'aide d'un long bâton (a‘mûd al-‘ilk) muni en son
extrêmité d'une sorte de petite houe métallique (wakhza), le produit de l'exsudation
naturelle des acacias, qui était progressivement rassemblé dans une petite outre en peau
(shikwa, mulgâta). Et ce n'est, semble-t-il, que tardivement (autour de 1920) que fut
introduite la pratique de la saignée (at-tsayri) qui accroht le rendement résineux des acacias
mais qui menace aussi — quand la plaie infligée à l'écorce est trop large — de les détruire.

La production individuelle des acacias, même saignés, est faible : 100 g environ, soit 1 à
1,5 kg à l'ha de gommeraie sur laquelle est pratiquée la saignée.

Le volume global annuel des récoltes pouvait subir de très importantes fluctuations en
fonction notamment de la pluviométrie et du régime des vents.

31
Les différentes qualités de gomme n'étaient pas également recherchées sur le marché et la
"gomme dure" était souvent vendue deux fois plus chère que la as-sadra al-bayza (la
"salbreda" des documents européens) ou gomme friable.

La gomme arabique intervenait dans de nombreux usages locaux (techniques, diététiques,


médicaux, cosmétiques, etc.). L'attrait qu'elle a exercé sur le marché européen fut avant tout
lié à l'expansion, aux XVIIe et XVIIIe s., des industries textiles, tout particulièrement des
tissus imprimés dont l'apprêt réclamait d'importantes quantités de gomme. Elle intervenait
aussi dans de nombreuses préparations pharmaceutiques et alimentaires.

L'âge d'or du commerce de la gomme se situe aux XVIIIe-XIXe s. Tout au long de cette
période, il s'en exporte annuellement un volume qui semble avoir oscillé, en moyenne,
autour d'un millier de tonnes.

Quoi qu'il en soit des fluctuations de la production, des aléas du marché, des
transformations économiques et institutionnelles qui ont pu affecter le cadre et le personnel
de la "traite", la gomme restera jusqu'à la colonisation, et même au-delà, la denrée coloniale
par excellence des territoires maures.

Jusqu'au début du XIXe s., elle était évaluée en "barres" (de fer) et échangée contre une
quantité très variée d'objets entrant dans la définition de ces "barres", en particulier le tissu
bleu, dit "de Guinée", qui en vint à constituer le vêtement national de la société maure. Ces
mêmes objets constituaient, selon des quantités et des dosages variés, les composantes
essentielles des "coutumes" versées par les compagnies, puis par l'administration du
comptoir de Saint-Louis du Sénégal, aux chefs maures impliqués dans le commerce de la
gomme. J'aborderai un peu plus loin le rôle des "coutumes" dans l'évolution des formations
politiques maures en contact avec les marchands européens depuis le XVIIe s.

La collecte et la commercialisation de la gomme arabique, désignée en hassâniyya par le


terme bdal (i. e. "échange") qui l'identifie en quelque sorte à l'échange par excellence, ne
constituait pas, nous l'avons vu, l'objet unique des transactions qui mettaient
périodiquement en présence les marchands africains et les traitants européens. Il y avait les
esclaves (et le mil pour les nourrir), l'or, l'ivoire, les plumes d'autruche, le bétail et les
peaux, etc.

Je reviendrai plus loin sur la traite négrière qui ne fut pas uniquement, ni même peut-être
essentiellement (tout au moins après la destruction définitive du fort d'Arguin), l'affaire des
pasteurs maures, sur le tronçon "saint-louisien" de la côte ouest-africaine.

De tous les autres produits, et avant que le commerce du bétail ne connaisse — très
tardivement (autour des années 1920) — un développement notable, la gomme a été
incontestablement celui qui a joué le rôle à la fois le plus profond et le plus durable,
notamment par l'étendue des effets sociaux et politiques des compétitions et de
l'organisation commerciales dont elle était le centre.

Dans la brève confrontation du commerce transsaharien et du commerce atlantique maures


à laquelle j'ai procédé dans la première partie de ma thèse, je me souciais seulement de

32
poser quelques jalons, quelques pierres d'attente pour un débat qui allait en occuper
quelques chapitres ultérieurs. Je me préoccupais essentiellement ici de montrer que les
échanges transsahariens et le trafic côtier atlantique n'ont probablement pas été, comme on
l'a quelques fois suggéré, les étapes successives et exclusives d'une histoire oh le règne de
la caravane aurait, brutalement et sans retour, cédé la place à l'hégémonie sans partage de
la caravelle. Je souhaitais, ce faisant, montrer qu'il serait prudent de nuancer toute
conclusion "matérialiste" que l'on serait tenté, et que certains chercheurs ont effectivement
été tenté, de tirer des antagonismes entre "les représentants" ou les bénéficiaires des
activités commerciales transsahariennes et atlantiques.

Avant d'en venir plus précisément à l'évocation de ce débat qui prenait pour objet les
structures politiques et sociales de la société maure et ce que leur évolution doit à
l'intervention des traitants européens, un détour par l'histoire paraissait nécessaire.

4. Histoire(s)
Les statuts sociaux et politiques de la société maure contemporaine tirent leur légitimité
d'un cheminement "historique" (il comporte évidemment une large part de mythe…) et d'un
ensemble d'interprétations/reconstructions de ce cheminement qu'il importe d'interroger
lorsque l'on entreprend d'établir le bilan actuel des luttes de classement qui y trouvent leurs
fondements et leurs enjeux.

Une part de cette investigation peut et doit revêtir la forme d'une "histoire", d'une
chronique, des principaux événements du passé considéré. Elle peut, et doit incorporer les
interrogations, les doutes et les lacunes qui affectent les narrations des événements
rapportés, mais toutes ces précautions prises, elle ne peut s'empêcher de leur attribuer un
certain degré de réalité, puisqu'il s'agit, tout compte fait, de faits "vrais", ou à tout le moins
visés intentionnellement comme tels.

Je distinguais, au moins à titre provisoire — et là où la relative densité des sources


permettait de le faire —, les narrations, les articulations majeures de la chronologie et des
"événements" , des considérations interprétatives que pourtant ces mêmes "événements"
devaient, au moins partiellement, servir à étayer. Je crois cependant que cette imbrication
de l'histoire et de l'interprétation de l'histoire est d'autant moins évitable que c'est l'enjeu des
compétitions entre les mémoires (des tribus, des groupes statutaires, des classes, des
nations, des pays, etc.), ce qu'elles sélectionnent et ce qu'elles éliminent, et comment ce
choix est socialement justifié, qui constitue l'horizon incontournable de toute sociologie ou
anthropologie.

Le travail d'évocation du passé et des lectures du passé s'imposait d'autant plus


impérieusement ici que l'histoire de la société et de la région qui nous occupe n'a pas encore
été écrite, si l'on excepte quelques monographies locales ou régionales, parfois anciennes,
ou les échafaudages encore sommaires et instables de l'enseignement élémentaire
mauritanien dominé par des soucis d'édification.

33
J'ai entrepris donc dans ma thèse, et dans quelques autres textes, de donner un aperçu de
l'histoire de la société maure en partant de ses traditions orales et écrites (en arabe), autant
que de sources étrangères qui m'étaient accessibles.

Le mouvement almoravide (XIe s.) semble avoir marqué, dans l'ordre chronologique, la
première étape majeure de la mise en place des fondements idéologiques et sociaux de la
société maure contemporaine. Il est en particulier responsable de l'islamisation à une vaste
échelle des communautés berbères qui en formeront une des souches principales. On peut
considérer que l'arrivée des tribus arabes Banî Hassân au Sahara Occidental, à partir
probablement du XIVe s., constitue le second événement, ou ensemble d'événements,
décisifs de la formation des structures sociales bizân. Aux XVIIe-XVIIIe s., la langue et
l'hégémonie politico-militaire de ces tribus se seront définitivement imposées aux anciens
berbérophones du Trâb al-bizân ("le pays des Maures").

Entre la disparition des Almoravides et les premières mentions d'une domination des Banî
Hassân sur les régions de l'ouest saharien situées au sud du Wâdî Dar‘a, soit entre la fin du
XIe s et la fin du XVe s., nous ne savons presque rien de ce qui s'est passé entre la Sâgya al-
Hamra et le fleuve Sénégal. Pour tenter de combler en partie les "trous" énormes de la
documentation concernant cette période, en particulier en matière d'évolution des structures
sociales, j'ai interrogé un document de la fin du XVe s qui me semblait pouvoir apporter un
éclairage nouveau sur ces siècles obscurs.

34
4. 1. Les Almoravides

S'il existe une quantité non négligeable de sources sur les Almoravides en tant que dynastie
ayant gouverné le Maghreb occidental et une partie de la Péninsule Ibérique entre 1060 et
1150, nous ne disposons, en revanche que de quelques témoignages fragmentaires sur les
débuts sahariens de ce mouvements et sur ce qu'il en est advenu après la mort de son
principal dirigeant au Sahara, Abû Bakr Ibn ‘Umar, vers 480/1087.

J'ai présenté une brève synthèse de ces témoignages, dont le plus important et le premier en
date est celui d'al-Bakrî qui fut contemporain de la prédication armée du mouvement
politico-religieux saharien, même s'il n'a jamais quitté sa résidence fleurie de Cordoue, oh il
écrit (en 1068) à partir de récits sans doute rapportés par d'autres informateurs.

La vision de l'intérieur de l'épisode almoravide que l'on rencontre au sein de la société


maure elle-même est un curieux mélange de récits mythiques et de constructions
généalogiques sur fond de vagues indices historiques. Au centre de cette configuration se
trouve placé le personnage d'al-Imâm al-Hadramî. Je reviendrai plus loin sur ce
personnage et ses usages dans la tradition maure.

Les manipulations de l'héritage historique et idéologique almoravide, dont la figure d'al-


Imâm al-Hadramî constitue une remarquable illustration, attestent de l'importance du
mouvement d'Ibn Yâsîn dans la mise en place des fondements — au moins les fondements
"imaginés" — de la société maure contemporaine.

D'autres "ancêtres" de tribus "maraboutiques" qu'al-Imâm al-Hadramî sont également cités


parmi les compagnons "venus du nord" (on sait, notamment par le récit d'al-Bakrî, que les
Almoravides sont partis de l'espace saharien mauritanien actuel) avec Abû Bakr, le
dirigeant principal dont les narrations locales ont retenu le nom : Ibrâhîm al-Umawî (i. e.
"l'Umayyade"), ancêtre revendiqué par la tribu des Midlish, ‘Abd al-Rahmân al-Rakkâz,
aïeul invoqué par celle des Tirkiz, l'ancêtre des Idaghzaymbu, etc.

Si la tribu des Gdâla, qui a fourni au mouvement almoravide ses premiers dirigeants, ne
subsiste plus guère aujourd'hui, dans le Trâb al-bizân, que sous la forme de petits groupes
isolés qui payaient tribu à divers suzerains, de nombreuses autres communautés issues,
selon les traditions historiques locales des Almoravides, demeurent jusqu'à présent
largement représentées, avec des conditions et des statuts divers, dans la société maure.

Certains ont réussi à préserver une autonomie politique et militaire leur assurant un statut
de "guerriers" indépendants. Tel est le cas des Idaw‘îsh qui contrôlent, depuis au moins le
XVIIIe s., le Tägânit et une large partie de la Rgayba. Tel est aussi le cas des Mashzûf —
assimilés par certains historiens locaux aux Masûfa des chroniqueurs arabes — qui durent
payer tribut à divers suzerains, notamment aux Idaw‘îsh, avant d'acquérir, au XIXe s., une
indépendance militaire et politique qui leur assura une large hégémonie sur l'ensemble du
Hawz (Hodh).

A l'ensemble Sanhâjien almoravide se rattacherait également la tribu adraroise des


Idayshilli qui payait tribut aux émirs de l'Adrar.

35
D'autres groupes tribaux paraissent avoir été incorporées au mouvement almoravide avec
un statut subalterne ou tributaire. C'est le cas des Bâvûr auxquels les traditions maures font
jouer un rôle de repoussoir non-islamique, et qui auraient peut-être été, selon une hypothèse
récemment défendue par P. Bonte, associés à un islam d'influence khârijite antérieurement
à l'instauration de l'hégémonie exclusive du sunnisme mâlikite au Sahara Occidental.

A côté des tribus "guerrières" et des groupes "tributaires" dont les traditions locales font
remonter l'origine aux Almoravides, il y a également des tribus "maraboutiques" : Lamtûna,
Massûma, Tajakznit, Tandgha, Idaydba, Idawalhâj, etc.

La revendication d'une ascendance almoravide, au demeurant essentiellement invérifiable


(les généalogies sont avant tout, nous le verrons, des signifiants classificatoires) recouvre,
selon toute vraisemblance, un contenu sociologique et historique "statistiquement" plus
probable que l'origine qurayshite et sharifienne revendiquée par plus d'une tribu
maraboutique. Mais le contenu historique de ces revendications, liées aux effets conjugués
de l'islamisation et de l'arabisation, nous importe, quant au fond, moins que leur usage
idéologique et social, leur manipulation en tant qu'outils hiérarchiques et de pouvoir, leur
prégnance en tant que facteurs de classement et de distribution des rôles sociaux légitimes.

La permanence, à travers les siècles, de la référence, explicite ou plus ou moins consciente,


au mouvement almoravide — les traditions lettrées vont jusqu'à lui attribuer parfois la
tripartition de la société globale en "guerriers", "marabouts" et "tributaires"… — est
d'autant plus significative dans la société maure qu'après la disparition d'Abû Bakr, l'aile
saharienne du mouvement perd, semble-t-il, rapidement toute consistance. Les sources
écrites cessent en tout cas, au-delà de cette date, de lui manifester un intérêt autre
qu'épisodique. L'attention des historiens arabes, sources quasi-uniques sur cette région
jusqu'au XVe s., se concentrera désormais sur les principautés et les "empires" noirs
(Ghâna, Mali, Songhay) dont les nomades Sanhâja ne constitueront plus qu'une mouvance
périphérique.

Et si l'on peut se faire une idée approximative de ce qu'étaient les conditions de vie
économiques de ces nomades sahariens, subsistant pour l'essentiel de ressources de leur
bétail, nous en sommes réduit aux conjectures quant à l'évolution de leur organisation
sociale et politique durant cette période d'éclipse documentaire oh l'ombre s'épaissit
particulièrement au XVe s.

Concernant cette période, il existe pourtant un témoignage unique, mais fragile, en tout cas
capital pour notre propos, s'il pouvait être établi qu'il concerne bel et bien la région et la
population maures. Il s'agirait, dans ce cas, du seul témoignage écrit par un habitant du
Trâb al-bizân, et connu à ce jour, entre le XIe et le XVe s.

4. 2. La société Sanhâja méridionale au XVe s.

Je me suis assez longuement étendu dans ma thèse sur ce texte que j'ai publié par ailleurs,
avec les commentaires que je lui ai consacré dans un ouvrage collectif paru en 1996

36
(Masâdir. Cahier des sources de l'histoire de la Mauritanie, n° 1, pp 5-35, Aix-en-
Provence, IREMAM).

Le document en question se présente sous la forme d'une lettre adressée du "Takrûr" au


célèbre polygraphe égyptien, Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 1505), par un correspondant qui
signe Muhammad Ibn Muhammad Ibn ‘Alî al-Lamtûnî. Le destinaire, c'est-à-dire al-Suyûtî,
affirme avoir reçu cette correspondance en shawwâl 898/ juillet-aôut 1493.

Tel qu'il est reproduit dans l'ouvrage d'al-Suyûtî (al-Hâwî li-l-fatâwî), le texte d'al-Lamtûnî
comporte cinquante-sept paragraphes ou sections (fusûl) qu'on peut diviser en deux
ensembles d'inégale longueur :

— Un premier ensemble (sections 2 à 40) où le correspondant du juriste égyptien donne


une description de la société dans laquelle il vit, prêtant plus particulièrement attention aux
pratiques magiques, religieuses et juridiques de ses compatriotes et aux relations d'autorité
et de pouvoir qui règnent parmi eux.

— Cet ensemble est suivi d'une série de questions, centrées sur le problème de la
"commanderie du bien" (al-amr bi-l-ma‘rûf), l'action individuelle et collective en faveur de
l'instauration d'un ordre légal islamique, le problème en somme du jihâd, de la guerre sainte
et de l'attitude que le musulman pieux doit adopter en présence d'un pouvoir despotique et
impie. Doit-on s'en accommoder ou faut-il, au contraire, lutter pour l'avènement d'un ordre
plus conforme aux commandements du Qur’ân et de la sunna ?

J'ai procédé à un examen qui se voulait attentif des problèmes posés par la provenance de
cette missive et par l'identité de son auteur, pour conclure qu'il pourrait, selon toute
vraisemblance s'agir d'un sanhâjî des environs de Walâta.

L'analyse du contenu même du texte m'a conduit à penser, à partir des considérations
relatives au statut de la femme dans le milieu évoqué, de l'existence d'une strate de
musiciens professionnels et de l'émergence d'un groupe clérical dont les intérêts et les
aspirations paraissent, au moins en partie, s'opposer à ceux d'une aristocratie guerrière
dominante, tous ces éléments donc m'ont conduit à penser que le milieu décrit par al-
Lamtûnî était une communauté présentant un double profil maure et touarègue, peut-être
davantage maure que touarègue, même si cette distinction ne s'était peut-être pas encore
affermie et enracinée à l'époque.

Par-delà la question du lieu précis de sa provenance, de l'identité exacte de son auteur,


j'avais voulu voir dans ce texte, en partant principalement de son contenu, un témoignage
unique sur une période oubliée de l'histoire sociale et culturelle des Sanhâja du Sahara
Occidental et central. Les travaux de H. T. Norris, entre autres, ont montré, par ailleurs, la
large communauté des traits culturels et sociaux qui caractérisait ce qui n'était peut-être
encore au XVe s. qu'un même ensemble, ou à tout le moins un "tronc commun", où ne se
distinguait point "Touaregs" et "Maures", l'arabisation de ces derniers par les Banî Hassân
n'étant qu'à ses balbutiements.

37
Au moment où j'avais entrepris de présenter ce texte, il m'avait semblé particulièrement
intéressant de montrer que l'opposition "guerrier vs marabout", héritée, en tant que
construction, du mouvement almoravide et destinée à jouer un rôle central dans la société
maure, était probablement déjà en place dès la fin du XVe s., donc bien antérieurement à
son arabisation par les Banî Hassân, bien avant les événements de Shurbubba (XVIIe s.),
examinés plus loin et qu'une tradition historique, suivant quelque peu à l'aveuglette des
travaux de P. Marty, assigne comme point de départ à l'opposition des fonctions guerrière
et maraboutique au sein de la société maure. En même temps que cette opposition, le texte
d'al-Lamtûnî fait apparahtre l'existence d'une catégorie servile et celle d'un groupe qui a
tout l'air de préfigurer les modernes "griots".

Je serais moins tenté aujourd'hui de mettre l'accent sur la problématique de l'origine à


laquelle mes commentaires du milieu des années 80 paraissent par moment céder que sur la
déconstruction des origines recherchées par d'autres et notamment par l'historiographie de
l'époque coloniale et ses héritiers. Il est évidemment vain de rechercher, dans l'absolu,
"l'origine" de quoi que ce soit en matière de structures sociales, car c'est le fonctionnement
même de ces structures qui génère en bonne partie les visions "originaires" dont elles sont
supposées tenir leurs "origines".

4. 3. Les Banî Hassân et l'arabisation

La tripartition "structurale" de la société maure doit certainement une large part de son
contenu historique à l'instauration de l'hégémonie des tribus arabes Banî Hassân, même s'il
est vain, me semble-t-il, d'essayer de trouver quelque fondement chronologique précis que
ce soit à cette tripartition.

Nous savons en réalité très peu de choses des étapes initiales de la descente, au sud de la
Sâgya al-Hamra, des branches occidentales des tribus arabes des Ma‘qil. L'hégémonie
définitivement aquise, semble-t-il, par ces nouveaux venus, à partir de la fin du XVIIe s.,
sur de vastes régions du Sahara Occidental, marque en tout cas un tournant dans l'histoire
culturelle et politique des populations de ces régions. Elle est en particulier à l'origine de
l'arabisation culturelle de l'immense majorité des Sanhâja qui nomadisent à l'ouest du
méridien de Tîmbuktu.

Sur cette aire, exception faite de sa frange orientale et d'une poche méridionale, aujourd'hui
pratiquement disparue, où on parlait encore récemment berbère (klâm aznâga), le
hassâniyya, le parler arabe des Banî Hassân, s'est définitivement imposé au XVIIIe s.
Venant se surajouter à la tradition islamique militante inaugurée par les Almoravides,
l'arabisation au quotidien — l'arabe, est-il besoin de le rappeler, est la langue par excellence
de l'islam — a contribué à donner au phénomène "maraboutique", alimenté également par
les "conversions" des Banî Hassân qui ne pouvaient plus tenir leur statut de "guerriers"
(phénomène de la "tawba" , du repentir qui sera évoqué plus loin) une extension et une
importance sans commune mesure avec la fonction analogue des isharifan et inasliman de
la société tourarègue. L'hégémonie militaire et politique des Banî Hassân est également à
l'origine de la création des émirats maures, du "modèle" politique et hiérarchique émiral,
qui se mettent progressivement en place à partir du XVIIe s.

38
J'ai essayé, dans le troisième chapitre de ma thèse de suivre, du plus près que j'ai pu, et sans
escamoter la rareté et la fragilité des ressources documentaires disponibles, les étapes de la
dispersion des Banî Hassân dans l'espace maure actuel.

J'ai eu recours à la tradition orale autant qu'aux manuscrits arabes, pour la plupart inédits,
que détiennent les familles et les individus de la région. Les recueils généalogiques, autant
que les ressources généalogiques des mémoires des groupes actuels, m'ont également fourni
un champ d'investigation et de comparaison d'une indéniable richesse.

J'ai tenté également de saisir et de circonscrire, autant que faire se peut, les progrès de
"l'arabisation" et de la "sharifisation" de la société maure depuis l'arrivée des Banî Hassân.
Sans illusion sur la portée "chronologique" de cette tâche, j'y voyais néanmoins le moyen
nécessaire de montrer le déploiement dans l'histoire des statuts collectifs et individuels au
sein de la société maure.

L'effet le plus net du prestige de l'islam conjugué à la domination des arabes et des arabisés
— Ibn Khaldûn notait déjà, au XIVe s., "la confédération qui ne se brisa jamais" entre Banî
Hassân et Zénètes de l'Extrême Occident (al-maghrib al-aqsâ ) — est la multiplication au
sein de la société maure des généalogies conduisant au Prophète de l'islam, à ses proches
compagnons, à ses partisans médinois (ansâr), au Quraysh ou aux autres tribus de la
Péninsule Arabe.

J'ai donné une nomenclature qui se voulait complète (les changements d'origine
interviennent quasiment tous les jours, depuis la libéralisation récente du marché de la
généalogie …) des tribus maures, selon les trois origines principales qu'elles se donnent :
Almoravides (Sanhâja, revendiquant néanmoins une origine Himyarite-arabe), Ansâr et
Qurayshites (dont les shurafâ’).

L'arabisation des généalogies, dont témoigne l'engouement universel parmi les tribus
maures pour une ascendance arabe, s'est accompagnée d'une arabisation du système de
parenté lui-même où les traces de matrilinéarité, ou à tout le moins de cognatisme,
repérables ici et là dans les témoignages historiques (celui d'Ibn Battûta notamment) et dans
les représentations de la proximité et du statut, se sont progressivement effacées au profit
d'une vision exclusivement patrilinéaire du calcul de la parenté.

Le mythe de "ash-Shrîf bu-bazzûl", le "Shrîf au sein" dont nombre de groupes tribaux


maures prétendent descendre, illustre de manière paradigmatique le processus d'arabisation
du système maure de parenté, et la volonté d'effacement du côté de la mère qu'il a
enregistré. P. Bonte a développé récemment, et bien plus amplement que moi, les
différentes dimensions de ce mythe.

D'après un récit que j'ai recueilli à Tigummâtîn en 1982, le "Shrîf au sein" serait un
"homme venu de l'est", un pieux musulman, originaire, comme le montre son ascendance
prophétique, de la Péninsule Arabique.

Dans son voyage "en direction de l'ouest", il fit halte chez une communauté "noire non
musulmane" au sein de laquelle il se maria. De ce mariage naquit un fils. Mais les hôtes du

39
Shrîf ne tardèrent pas à soupçonner les convictions musulmanes de leur visiteur. Se sentant
menacé, celui-ci quitta nuitamment les parents de son épouse, emmenant avec lui le
nouveau-né. Il commençait à se poser de graves questions sur les conditions de survie de
l'enfant désormais séparé de sa mère, lorsque Dieu, pour apaiser ses soucis et permettre à
l'enfant de survivre, lui fit pousser un sein. Et c'est ainsi qu'il put nourrir, en l'allaitant, celui
dont la descendance allait constituer les divers groupes tribaux maures qui revendiquent
aujourd'hui cette ascendance.

On peut voir, dans cette allégorie qui corrobore d'autres récits de même orientation où
l'image de la mère s'associe au "mauvais héritage" pré-islamique, une illustration du thème
de la nécessaire séparation d'avec le "côté de la mère" pour que puisse s'affirmer une
adhésion totale et radicale aux nouvelles valeurs islamiques et patrilinéaires.

L'ampleur de la revendication d'arabité dont témoigne le mythe de Bu-bazzûl, l'intense


volonté idéologique de se rattacher à une origine arabe et sharifienne, spécialement
compulsive parmi les tribus "maraboutiques" à l'enracinement berbère plus ou moins
notoire, s'inscrit dans l'opposition fonctionnelle "guerrier vs marabout" dont elle n'est, à
l'inverse de ce que donne à penser l'illusion généalogique, et comme j'ai essayé de le
montrer plus loin dans ma thèse, qu'un effet second et dérivé. Elle traduit avant tout la
recherche d'un pouvoir susceptible de faire pièce au pouvoir guerrier dont l'organisation
politique émirale constitue la forme la plus développée.

J'ai abordé dans la suite de ma thèse la nomenclature de ces tribus "guerrières" et la


chronique politique des émirats qui se sont constitués en leur sein.

J'ai particulièrement mis l'accent, là aussi dans le souci de montrer la faiblesse des lectures
"historiques" un peu hâtives qui mettent en avant l'opposition "Arabes vs Berbères", sur le
caractère fragmentaire des indications dont nous disposons relativement à la dispersion des
Banî Hassân et à l'arbitraire qu'il y aurait à imaginer une sorte d'invasion coordonnée et
solidaire des tribus "arabes" devant faire face à une "résistance berbère" dotée comme telle
de quelque cohésion.

C'est sans doute en raison de ce que, dans certaines parties de l'espace maure, s'est opérée
une relative stabilisation de la hiérarchie sociale au profit des guerriers "arabes" — deux
termes devenus synonymes — représentés en particulier par les amîr-s, que cette vision a
pu prendre consistance, au moins le temps (deux petits siècles) de combler les "trous" d'une
documentation historique à la fois rare et incertaine.

Je me suis assez longuement étendu sur la chronique politico-militaire de ces émirats


(Trârza, Brâkna, Âdrâr et Tagânit) et sur les subdivisions internes des groupes autour
desquels s'articulait leur pouvoir, leurs ressources et leurs capacités de mobilisation
militaire.

En dessinant sommairement l'armature statutaire de ces ensembles politiques où l'on


distinguait "guerriers", "marabouts" et "tributaires", j'ai dégagé quelques constantes que
montrent à la fois l'enracinement "tribal" de ces structures (elles reposent sur des tribus
individualisées, les mécanismes de fission et de recomposition internes qui ordonnent leurs

40
divisions sont de la même nature généalogique et pseudo-généalogique que celle qui
commande l'organisation interne des tribus, l'existence d'un pôle plus ou moins permanent
de dissidence au sein de la tribu et de la famille dirigeante, etc.) et l'émergence d'éléments
qui témoignent d'une ébauche d'autonomisation du pouvoir politique, en particulier
l'apparition d'une sorte de "garde prétorienne" spécifiquement attachée au service des
émirs, sans échapper naturellement à leurs compétitions et à leurs dissensions.

Des éléments consacrés aux Almoravides à la chronique des émirats, l'ensemble de ces
développements a fait l'objet d'une publication, en 1987, sous le titre : Eléments d'histoire
de la Mauritanie.

41
II - ORDRES, TRIBUS, ÉTATS

Dans la seconde partie de ma thèse, comme dans un certain nombre de travaux ultérieurs, je
me suis attaché à présenter le système des ordres de la société maure "traditionnelle" et ses
liens avec l'autorité politique, tribale ou émirale, comme je me suis attaché à élucider la
nature de cette autorité.

1. Les ordres
La société maure précoloniale (mais encore aujourd'hui…) présente volontiers d'elle même,
l'image d'un ensemble à la fois très cloisonné et fortement solidaire. On y naissait, en
principe, "guerrier" (hassânî ou ‘arbî), "marabout" (zâwî ou mrâbit), "tributaire" (lahmî ou
aznâgi), "artisan" (m‘allam ou sâni‘), "griot" (îggîw), "ancien esclave" (hartânî) ou
"eslave" (‘abd).

Malgré l'expérience vécue d'une mobilité sociale dont les nombreux exemples sont
généralement répertoriés et connus ("guerriers" qui deviennent "marabouts" et parfois
l'inverse, "guerriers" qui deviennent "tributaires" et vice versa, "esclaves" qui se libèrent,
etc.), l'idée la plus communément reçue par les groupes dominants — et les groupes
dominés, dans une large mesure, la partagent —, c'est celle du caractère "immuable" d'une
architecture sociale où certains voudraient voir, sinon la main de Dieu lui-même, du moins
celle de ses plus fidèles serviteurs, en l'occurrence Abû Bakr b. ‘Umar, auquel certaines
traditions lettrées attribuent la tripartition de la société maure en "guerriers", "marabouts" et
"tributaires.

L'ethos statutaire était associé en général à un certain nombre de valeurs spécifiques des
ordres et à une hiérarchie que le système des échanges matrimoniaux — l'hypergamie
féminine, les jeux sur la proximité/ distance généalogique —, ses usages et ses lectures,
contribuaient à pérenniser.

Les "guerriers" étaient soumis à un "code", centré sur la virilité guerrière, le courage au
combat, la fierté et la générosité. Des rites de passage devaient enraciner et solenniser
l'appartenance à l'ordre. Les guerriers de rang supérieur ne pouvaient, sans déchoir,
s'adonner à des activités telles que le commerce, l'agriculture, le forage des puits, etc. Seul
l'entretien du bétail, en particulier les chevaux et les chameaux, était jugé d'une dignité
compatible avec leur rang. La source de revenu la plus "noble" de l'aristocratie guerrière,
celle qui marquait le plus nettement la hiérarchie des rangs au sein des Hassân, ce sont les
redevances (hrum, sg. hurma) payées par les tributaires, ainsi que les droits collectifs de

42
passage ou de "protection" (aghvâr, sg. ghavr) consentis par des caravanes ou des tribus de
passage sur les territoires qu'ils "contrôlent".

La pratique de la razzia, associée à l'impératif de rétorsion, à la défense de "l'honneur" ou


plus simplement à des préoccupations alimentaires, était aussi une composante essentielle
et un signe distinctif du statut guerrier.

La fonction maraboutique était, elle, tout au contraire, associée au respect des valeurs
religieuses, à une conduite pacifique et à l'accumulation du savoir et, éventuellement de la
richesse. Les zawâyâ ont effectivement été, souvent par le biais de leurs dépendants, les
principaux responsables du développement des activités économiques (élevage et
agriculture) au sein de la société maure. L'enseignement et l'administration des différentes
pratiques religieuses, y compris des arbitrages judiciaires, leur étaient, en général, dévolus.

J'ai consacré quelques développements à cet enseignement, à ses outils, à ses contenus et à
ses méthodes. Je me suis également intéressé aux mouvements confrériques (Qâdiriyya,
Tijâniyya, Shâdhiliyya, Quzfiyya), dont les chefs et les établissements ont constitué les
principaux vecteurs de propagation de l'islam et de la culture arabo-musulmane dans
l'espace maure et ses confins. Je reviendrai plus loin sur les liens que l'organisation tribale
elle-même entretient avec les confréries et les chefs confrériques.

Parmi les groupes dépendants, mon attention est allée plus particulièrement aux esclaves et
hrâtîn qui constituent, au point de vue démographique, probablement la moitié de la sociéte
maure actuelle (où l'on ne parle plus que de hrâtîn). Les transformations récentes de leur
statut — la Mauritanie a connu sa dernière (?) abolition de l'esclavage en 1980 …— et les
interrogations qu'elles suscitent ont donné lieu à divers textes que j'ai écrits pour des
colloques ou des ouvrages collectifs.

Dans ces contributions, je me suis intéressé à la fois à la condition servile et à la place et au


rôle de l'esclavage dans le commerce pratiqué par les Maures, avant comme après
l'installation des Européens sur la côte atlantique mauritanienne.

L'esclavage maure est un esclavage domestique qui prétend tirer sa source principale de
légitimité de l'islam. Les rapts isolés opérés sur les populations noires voisines y ont
probablement joué un certain rôle, mais, pour l'essentiel, c'est sans doute le commerce qui a
alimenté la couche servile de la société maure. Les esclaves étaient avant tout utilisés pour
les travaux domestiques, mais aussi dans l'élevage comme bergers et puisatiers. Dans
l'agriculture, il s'agissait davantage de hrâtîn, ayant un statut de tributaire ou de métayer, et
payant des redevances qui pouvaient aller d'une quantité symbolique de grains à la quasi-
totalité de leur récolte.

A l'époque du commerce de traite, ils étaient aussi utilisés dans la collecte de la gomme
arabique qui revêtait, aux XVIIIe et XIXe s., l'importance qui a déjà été soulignée. J'ai
toutefois tenté de montrer que, contrairement aux supputations inspirées à certains
chercheurs par les observations de René Caillié, cet usage des esclaves maures dans la
cueillette de la gomme ne constituait pas une composante décisive de leur statut.

43
J'ai déjà noté que la fin de la traite esclavagiste atlantique semble avoir puissamment profité
aux circuits sahariens de commerce des esclaves, singulièrement dans l'espace maure. J'ai
développé ce point dans ma thèse ainsi que dans mes publications ultérieures relatives à
l'esclavage.

J'ai également montré l'impact limité des politiques d'émancipation officiellement mises en
avant par l'administration française du comptoir de Saint-Louis du Sénégal (les "villages de
liberté"), puis poursuivie plus tard par l'administration coloniale française et son héritière
mauritanienne. J'en concluais que ce sont les bouleversements climatiques récents
(sécheresse des années 1970) et leurs conséquences économiques (ruine des systèmes
ruraux traditionnel de production…) et démographiques (sédentarisation massive et
accroissement spectaculaire de la population urbaine…) qui sont à l'origine de la toute
récente (1980) mesure d'abolition prise par les autorités mauritaniennes, sous une pression
accrue des porte-parole des esclaves eux-mêmes.

De l'examen de l'ensemble de la stratification sociale maure "traditionnelle", qui a parfois


été rapprochée du système indien des castes, je tirais, dans ma thèse, les conclusions
suivantes.

Deux grands principes sont sensés commander cette stratification : un principe d'exclusion
matrimoniale et un principe de spécialisation professionnelle.

L'exclusivisme matrimonial, l'endogamie, "la naissance", en lesquels les représentations


indigènes dominantes — celles des couches dominantes — voudraient voir la marque et le
moyen principal de reproduction du système, ne réalisent en fait que très imparfaitement
l'étanchéité entre groupes de statut dont ils sont supposés être garants.

Plutôt que d'endogamie (seuls les artisans semblent avoir pratiqué un degré de fermeture
matrimoniale élevé), il convient de parler d'hypergamie féminine dans le contexte maure :
la seule règle relativement stricte du système étant qu'une femme ne devait pas épouser un
homme de statut moins élevé qu'elle, rien n'interdisant, en revanche à un homme de s'allier
par le mariage à un groupe de rang plus avantageux. L'islam est venu codifier l'idée de
"parité" (kafâ’a) entre les hommes que la circulation des femmes, globalement mises sous
la tutelle juridique de leurs agnats — et donc de leurs "cousins" (awlâd ‘amm) et maris
potentiels —, devait assurer.

Côté hiérarchie, mise à part la prééminence reconnue aux "guerriers" et aux "marabouts",
mis à part le fait que les esclaves étaient incontestablement au degré zéro de l'édifice,
aucune échelle hiérarchique précise, aucune règle de classement n'indiquait la place des
groupes de statut les uns par rapport aux autres.

Entre zawâyâ et hassân eux-mêmes, et malgré les avantages politico-hiérarchiques


incontestables dont jouissaient ces derniers dans la société maure précoloniale, le
"classement", par certains côtés, restait ouvert. Les stratégies matrimoniales et
généalogiques se combinaient aux valeurs nobiliaires légitimes — "l'honneur", "la piété"
— pour définir un horizon de classement, un champ de classement où toutes les places
n'étaient pas, d'avance, acquises. Pour en rester ici aux questions d'endogamie et

44
d'hypergamie, je rappellerais que les hassân, malgré leur prééminence politique reconnue,
ne pouvaient, en règle générale, épouser les femmes zawâyâ (tout au moins des femmes
zawâyâ de rang élevé), alors qu'en sens inverse, un certain nombre de mariages de ce type
sont enregistrés.

S'agissant du second principe de classement, la spécialisation professionnelle, elle était, si


l'on excepte peut-être les griots et les artisans, toute relative. Tout le monde pouvait
s'adonner à l'élevage et s'y adonnait de fait. Une partie des objets fabriqués par les artisans
pouvait l'être par d'autres, notamment les hrâtîn, et si la musique instrumentale "classique",
qui présente quelque degré de sophistication, était de la compétence des seuls "griots", tout
le monde pouvait chanter, voire se produire dans des cercles restreints.

Il va de soi que tous les individus d'un même groupe statutaire n'étaient pas fixés de
manière aussi rigide et égale à leur groupe et à sa spécialisation "de caste" présumée que
pourrait le suggérer une (auto)représentation schématique de l'ordre social précolonial.

Sans parler des changements de statut qui pouvaient affecter des individus ou des groupes
entiers, les frontières réputées exister entre groupes étaient souvent plus fragiles que le
système reçu des représentations ne voulait le donner à croire : on sait, par exemple,
s'agissant de l'opposition "guerriers vs marabouts" que de nombreuses tribus zawâyâ
(Kuntä, Aghlâl, Ijummân, etc.) portaient les armes et que les guerriers "repentis" (tiyyâb,
muhâjriyyîn) ont alimenté de manière appréciable la couche maraboutique.

Face à la relative souplesse qui caractérisait, dans la réalité, le système des statuts de la
société maure précoloniale, face à la complexité des réalités qu'en fait il décrivait,
l'idéologie statutaire ne laisse pas d'apparahtre, elle, particulièrement rigide.

C'est sans doute cette empreinte de rigidité qui a valu à la société maure précoloniale d'être
rapprochée du système indien des "castes", malgré la distance qui sépare les deux systèmes,
et notamment l'absence dans le dispositif saharien de l'échelle de pureté — des brahmanes
aux intouchables — au statut quasi-ontologique qui caractérise l'univers indien décrit par
Louis Dumont.

Restait à voir comment cette stratification "verticale" des rangs et des ordres s'ajustait à la
hiérarchie "horizontale" des tribus.

Les strates de la société maure précoloniale ne sont donc pas ordonnées, comme le seraient
les "castes" indiennes, le long d'une échelle de pureté qui les classerait en fonction de leur
rang, de leur profession, des plus purs aux "intouchables".

L'ordre qu'elles expriment n'a pas la "cohérence" et la dignité métaphysique que le mythe
du purusa — le premier homme fut divisé, de sa bouche sortit le brahman, de ses bras, le
kshatria, de ses cuisses, le vayshiya et de ses pieds, le sudra — conférait, à la haute époque
védique, à l'agencement des varna. Même si quelques timides échafaudages maraboutiques
tentent d'attribuer à Abû Bakr Ibn ‘Umar, la paternité d'une tripartition originaire de la
société maure, qui ne retient de manière significative, que les guerriers, les marabouts et
ceux qui les entretiennent de leur travail sans plus de précision quant à leurs fonctions ;

45
même si la persistance de "l'esprit de caste" — encore aujourd'hui — témoigne d'une
certaine irréductibilité du phénomène statutaire comme mode de structure et de lecture de
l'ordre social maure.

C'est qu'en effet, avais-je essayé de montrer, au plan politique, seule l'opposition des hassân
et des zawâyâ aux autres groupes de statut, relayée et structurée par l'organisation en tribus
(les tribus aznâga ou lahma, d'une cohésion souvent extrêmement fragile, étaient inféodées
soient aux hassân, soit aux zawâyâ) , est pertinente.

La reproduction conjointe des fonctions guerrières et maraboutiques, au sommet de la


hiérarchie sociale maure — dans le cadre des tribus maraboutiques et guerrières—, ne va
pas, du point de vue qui m'occupe (celui du pouvoir politique), sans poser quelques
problèmes, au premier rang desquels celui de la nature de l'organisation tribale elle-même.

Le pouvoir émiral, qui cristallise la hiérarchie des ordres et dont j'ai esquissé l'évolution
politico-militaire dans les quatre émirats (Trârza, Brâkna, Âdrâr, Tagânit), est-il de même
nature ou d'une nature différente que le pouvoir tribal ?

Qu'en est-il du rôle de la parenté, qui apparaht comme le ciment idéologique de la tribu, le
pivot des ‘asabiyyât autour duquel s'organise, pour reprendre une expression de Pierre
Bonte, "l'opposition compétitive" qui la structure ? L'ordre tribal, qui se veut avant un ordre
généalogique, peut-il donner naissance à des structures politiques situées au-dessus des
tribus ? Si les émirats sont, comme on peut le soupçonner, des ébauches d'Etat, comment, à
partir de leur exemple, peut-on situer le passage de l'ordre tribal à l'ordre étatique ?

2. La qabîla
La question de l'organisation tribale et de son mode d'articulation/ désarticulation avec des
structures politiques dotées d'une autonomie de quelque importance vis-à-vis des qabâ’il et
de leur (dés)organisation était, je le rappelle, au point de départ des investigations que l'ai
entamées dans ma thèse. J'ai poursuivi et développé ultérieurement ces recherches, à la fois
dans des directions monographiques plus précises et dans le sens d'un effort plus général
d'élucidation des contours de cette notion et de ses effets dans le champ du politique.

Dans mon travail de thèse, j'avais pris pour point de départ le contexte maure et le mode de
fonctionnement, dans ce contexte, de la qabîla — c'est le terme en usage en Hassâniyya, le
dialecte arabe des Maures — à la fois comme réalité et comme représentation.

L'ubiquité rapidement décelée ne concernait pas seulement les contours sémantiques du


terme arabe par rapport à d'autres vocables du même champ telle que la fait apparaître un
rapide parcours des textes de référence en la matière, elle concernait aussi des problèmes
éminemment pratiques de classement liées, par exemple, à des questions d'héritage, de
tutelle légale sur une femme ou un mineur; comme elles pouvaient avoir trait à l'obligation
de participer au règlement d'une dette de sang (diyya), etc.

46
Les textes juridiques musulmans auxquels se refèrent, au moins idéalement, les pratiques
locales, mettent l'accent, dans la définition de la qabîla, sur la filiation patrilinéaire, mais
soulignent également l'équivalence de plein droit de la relation de tutelle et de protection
(walâ’), qui naît de l'adoption avec les liens du sang.

La reconnaissance pleine et entière de ce second critère, l'intégration effective des "clients"


et des protégés en tant que membres de plein droit de la ‘asaba, du groupe de ceux qui
s'héritent entre eux et paient ensemble le prix du sang, et de la qabîla, mettent en lumière le
caractère éminemment social de la tribu. Entre la théorie juridique et la lecture
généalogique hiérarchisante de la cohésion de la qabîla, celle-ci se présente comme un
dispositif qui fait place, en pratique, à la fois à l'égalité et à la hiérarchie, à la parité entre
"cousins" et à l'hégémonie des hommes (et des femmes) des ordres "nobles" (ahrâr) —
hassân et zawâyâ— sur ceux qui les "suivent" (atbâ‘).

La lecture "affiliative" de son unité, référée à un "ancêtre" commun auquel tous les
membres de la qabîla se rattachent par un lien qui s'énonce et s'annonce comme un lien de
filiation (les noms de tribu commencent généralement — mais pas toujours …— par Awlâd
ou son équivalent berbère, Id…: "les fils de …"), fait en principe de tous des awlâd ‘amm,
des "fils de l'oncle paternel", en théorie tous égaux. En réalité, la tribu est une structure
hiérarchique où la règle d'hypergamie féminine évoquée plus haut préside au maintien des
classements internes (entre les divers groupes de statut au sein de la qabîla) et externes
(avec les autres tribus).

Parmi les "hommes libres" de la qabîla eux-mêmes — et compte tenu des nombreux
facteurs internes de classement qui peuvent exister entre eux (courage, richesse, savoir,
charisme, degré de "pureté" dans la chaîne généalogique qui conduit à l'ancêtre commun,
souvent "retravaillé" après coup pour être ajusté à une domination acquise…) —, une
hiérarchie de rangs, généralement interprétée en termes généalogiques, vient renforcer les
inégalités "héréditaires" liées au statut. En fonction de "la naissance", on distinguait ainsi à
l'intérieur de chaque tribu, et plus particulièrement au sein des tribus zawâyâ, celles qui
accueillent le plus "d'étrangers", de "migrants", ce qu'on appelait le samîm ("le noyau pur,
non mélangé") et les ‘asab, ceux qui ont contracté une alliance organique avec une tribu
(résidence ou nomadisation commune, nombreux échanges matrimoniaux, …), au point
d'en être considérés comme des membres. Pour des raisons généalogiques, le samîm était,
bien sûr, considéré comme plus "noble" que le ‘asab et généralement jugé supérieur à lui.

Samîm et ‘asab partageaient pourtant les mêmes prérogatives et les mêmes devoirs, dont
participaient aussi, jusqu'à un certain point, les groupes subalternes (m‘allmîn, hrâtîn, etc.)
de la qabîla.

Parmi les prérogatives communes, les fondements de l'unité de la qabîla, figure le partage
d'un même territoire. Les diverses enquêtes de terrain que j'ai effectuées, avant comme
après la rédaction de ma thèse, conduisent cependant, et comme je l'ai évoqué
précédemment, à nuancer largement cette idée de la centralité du territoire. La grande
dispersion territoriale de la plupart des tribus maures, et l'enchevêtrement sur un même
espace de divers "droits" et prérogatives dans le contexte précolonial, où les tribus

47
guerrières dominantes, notamment, n'avaient pas de contrôle direct sur les territoires
relevant de leur hégémonie, rendent la notion d'unité spatiale pour le moins problématique.

Le territoire se révélait pourtant souvent, surtout parmi les tribus zawâyâ— mais bien
souvent "leurs" tribus guerrières (chacune avait ses "protecteurs", ses "alliés" ou ses
"disciples", les tlâmîd) les suivaient ou les soutenaient dans leurs querelles …— un mobile
essentiel de ces conflits extérieurs qui constituaient les moments unitaires majeurs des
entités tribales. La qabîla, avais-je essayé de montrer, est un groupement humain à
l'intérieur duquel s'exercent certaines formes de responsabilité collective, de solidarité, dont
la communauté de territoire et le feu (nâr) commun apposé sur les animaux constituaient
des indices objectifs, même si le territoire et la marque commune sur le bétail attestent et
fondent aussi des alliances particulières entre tribus guerrières (elles apposaient
généralement le feu de "leurs marabouts") et tribus maraboutiques.

Toute qabîla a donc un devoir collectif de protection à l'égard de ses ressortissants. Elle
doit se mobiliser pour réparer toutes les atteintes qui sont faites à leurs biens et à leur
personne; elle doit réparer collectivement les dommages graves, notamment les meurtres,
commis à l'extérieur par ces mêmes ressortissants. La qabîla, pourrait-on dire en
schématisant quelque peu, c'est l'ensemble de ceux qui paient une même diyya, une même
compensation pour un homicide commis par l'un d'entre eux.

Moins qu'une entité démographique d'un volume donné — les qabâ’il allaient de quelques
dizaines à plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de personnes — ou qu'une unité
généalogique ou résidentielle aux frontières bien délimitées, la tribu maure de l'époque
précoloniale apparaht avant tout comme une réalité politique. Une réalité qui évolue,
s'étend ou se rétrécit, se renforce ou s'affaiblit, au grè des circonstances historiques, des
compétitions internes ou externes qui la prennent pour enjeu ou pour cible, des stratégies de
contrôle et de pouvoir qui opposent en son sein les détenteurs de privilèges (plus ou moins)
établis à tous ceux qui aspirent à modifier en leur faveur l'ordre des choses.

J'ai longuement développé cette idée de la tribu comme volonté et comme représentation à
propos d'un exemple, celui de la tribu maraboutique des Awlâd Abyayri, qui illustre plus
particulièrement le poids du facteur religieux dans la (re)constitution et l'évolution d'une
qabîla maure.

J'ai rappelé précédemment que le système tribal maure s'inscrit dans la tripartition statutaire
tribus guerrières-tribus maraboutiques-tribus tributaires. Les traits formels qui désignent
l'appartenance d'un individu à l'un quelconque de ces trois ensembles paraissent les mêmes
: rattachement à un ancêtre, ou plus précisément au nom d'un ancêtre réputé commun;
définition en termes de parenté agnatique de cette appartenance à une même unité
généalogique des membres de la tribu qui se désignent entre eux comme des awlâd ‘amm
(cousins parallèles patrilatéraux); même logique segmentaire qui ordonne la fission et la
fusion des ensembles et sous-ensembles tribaux (vakhz, pl. avkhâz).

Si la cohésion généalogique des tribus hassân dominantes paraît plus forte que celle des
tribus zawâyâ, ce fait ne réduit nullement l'importance, parmi ces derniers, de l'enjeu
généalogique qui reste au cœur de toutes les stratégies de légitimation et qui motive les

48
luttes de classement impliquant les seuls "marabouts" ou engageant leur place dans la
société globale.

Chez les zawâyâ toutefois, et c'est là le trait idéologique qui les distingue principalement
des "guerriers", l'association d'une représentation égalitaire (segmentaire) de l'ordre tribal à
une vision de celui-ci comme le déploiement d'une hiérarchie de statuts, trouve sa
légitimation dernière dans les valeurs religieuses de l'islam. Tant le rôle de la jamâ‘a, de
l'assemblée tribale "qui délie et qui lie" — et où l'accent est mis sur l'équivalence statutaire
des hommes, libres et adultes, de la qabîla —, que les prérogatives du leader confrérique,
du shaykh, trouvent à s'appuyer sur un argumentaire théologique.

C'est le rôle de ces valeurs religieuses au fondement de l'organisation tribale que j'ai
analysé dans le cas de la tribu des Awlâd Abyayri.

Les traits généraux qui caractérisent l'organisation interne de cette qabîla ne diffèrent en
rien des autres tribus maures, tous groupes statutaires confondus : hiérarchisation interne de
la tribu en fonction de la "pureté" de la généalogie; subdivision en ‘asabiyyât, en "groupes
en corps", liés notamment par le paiement collectif du prix du sang (diyya); affiliation à la
tribu d'individus ou de fractions entières qui gardent plus ou moins intact le souvenir de
leur rattachement généalogique antérieur — et extérieur à celui de leurs hôtes — ;
opposition entre le samîm, le noyau généalogique "pur" de la tribu, et les ‘asab, les alliés
qui se sont intégrés, continuité entre les stratégies politiques et les stratégies matrimoniales,
etc.

Dans l'analyse du cas des Awlâd Abyayri, je me suis particulièrement attaché à analyser ce
qui singularise "l'anarchie ordonnée" de la tribu maraboutique et le mode d'intervention de
l'autorité religieuse dans le maintien de l'unité de cette communauté. La dimension
territoriale et économique de ce processus, largement influencé dans le cas des Awlâd
Abyayri par une figure de premier plan du système confrérique de la qâdiriyya, -al-Shaykh
Sidiyya (m. 1868)- est apparue bien plus significative que dans le cas des tribus guerrières
: les zawâyâ, je l'ai déjà noté, sont bien plus directement liés à l'agriculture, à l'élevage et au
commerce que ne le furent les hassân.

Les prises de position doctrinales du fédérateur des Awlâd Abyayri sur les problèmes de
pouvoir, dans un contexte d'anarchie relativement favorable à l'instauration de sa propre
autorité, m'ont donné l'occasion d'examiner la manière dont les milieux lettrés musulmans
concevaient et percevaient les rapports entre l'organisation tribale et l'idéal étatique
islamique, par rapport auquel l'autorité du shaykh doit se situer.

L'effet d'assignation statutaire associé à la vocation (idéal-typiquement) religieuse des


zawâyâ leur imposait en effet une conduite respectueuse des commandements de l'islam, un
comportement pacifique, la recherche de sources de revenus compatibles avec les normes
de la sharî‘a telles qu'ils pouvaient les percevoir. Il colore également le mode
d'organisation interne à la tribu et oriente, dans une certaine mesure, les compétitions et les
stratégies de domination qui en ordonnent et divisent les divers segments.

49
Il m'a semblé que l'on pouvait voir dans le rôle joué par ce dirigeant confrérique, unifiant et
"remaniant" à son profit sa qabîla (mais d'autres modèles d'entreprenariat confrérique ont
existé dans la région, qui s'y prennent autrement avec leur propre tribu et avec celles des
autres …) une manière d'illustration du propos d'Ibn Khaldûn qui veut que

"… les nomades (‘arab) ne puissent constituer un pouvoir politique (lâ yaslihu lahum al-
mulk) que grâce à quelque structure religieuse (illâ bi-sibghatin dîniyya) : (appel) d'un
prophète ou d'un saint ou quelque autre puissant (aw atharin ‘azîm) de la religion en
général (min al-dîn ‘alâ al-jumla)."

A l'encontre des thèses gellneriennes, mettant l'accent sur le rôle essentiel et quasi-
insurmontable de l'équilibre oppositionnel des segments tribaux, du jeu de bascule qui
entrave l'émergence de toute autorité stable au sein de la qabîla, malgré les éventuels
arbitrages que peuvent exercer les intercesseurs religieux, j'ai fait apparaître la
transformation progressive du rôle d'arbitre, que le shaykh tire de ses fonctions religieuses
en autorité politique. Une autorité qui ne rompt certes pas avec les mécanismes
segmentaires à l'œuvre dans l'organisation tribale, mais qui plutôt les "subvertit" et en
quelque sorte les "retourne" à son profit. Ici le charisme personnel et de fonction (le rôle du
shaykh en tant que dirigeant confrérique) se réinvestit dans l'ordre tribal et tend à le
préserver puisque c'est en son sein et dans son cadre qu'il s'organise, tout en lui fournissant
un autre mode d'expression légitimé, en dernier ressort, par les valeurs religieuses.

En reprenant ici les conclusions auxquelles m'avait conduit l'examen de ce cas


d'instauration d'une autorité politico-religieuse sur une tribu, pouvoir qui devait finir par
(chercher à) se transformer en autorité "généalogique", j'ai quelque peu anticipé sur le
contenu des développements que dans la suite de ma thèse, mais également dans d'autres
travaux, j'ai consacrés à la question de la nature du pouvoir à l'intérieur de la tribu maure et
ce que l'on peut tirer de sa comparaison d'avec le type d'autorité qui s'exerçait dans le cadre
des émirats évoqués plus haut.

3. Pouvoir tribal et pouvoir émiral


Le pouvoir dont je viens d'évoquer l'émergence au sein de la seule tribu des Awlâd
Abyayri, tribu "maraboutique", différe-t-il de celui que l'on observe dans les tribus
"guerrières" ? Y a-t-il des traits qui singularisent le pouvoir dans les émirats évoqués plus
haut, et qui regroupaient plusieurs tribus au statut différent ? Cette question engage à la fois
le contenu de fait des observations que l'on peut tirer des données du terrain mauritanien et
un problème de droit lié à la possibilité du développement d'une sphère autonome du
politique dans un univers essentiellement soumis aux mécanismes segmentaires tribaux.
Comment quelque chose comme un pouvoir étatique peut-il naître des structures tribales ?

On a pu attribuer aux "coutumes", versées par les traitants européens aux émirs en contact
avec eux, un rôle essentiel dans l'émergence de leur pouvoir comme dans les traits majeurs
qui le caractérisent. Mes enquêtes m'ont conduit sur ce point à des conclusions
sensiblement divergentes d'avec celles des chercheurs, qui ne voyaient guère de différences

50
entre tribus et émirats, ou qui voulaient voir dans ces derniers uniquement une création plus
ou moins fictive, ou purement "lexicale", des comptoirs européens.

J'ai fait apparaître les différences qu'il pouvait y avoir sur ce point entre tribus
maraboutiques et tribus guerrières, autour notamment du rôle de la jamâ‘a tribale, de
"l'assemblée qui délie et qui lie" à laquelle les zawâyâ, en relation avec leur statut religieux,
étaient portés à attribuer une fonction voisine de celle de la "communauté des croyants"
(umma) musulmans dans la vision sunnite du pouvoir.

Cependant, le privilège de principe accordé par les zawâyâ à l'esprit collégial qui est sensé
présider à la constitution et aux prises de décision de la jamâ‘a, n'est pas incompatible avec
une relative personnalisation du pouvoir tribal maraboutique aux mains d'une sorte
d'aristocratie "sénatoriale" plus ou moins héréditaire ou d'un chef religieux charismatique
comme al-Shaykh Sidiyya.

L'empreinte de collégialité, l'effet de ce que j'ai appelé précédemment la dimension


égalitaire, y apparaît cependant plus nettement que parmi les hassân où la concertation est
plus fréquemment délaissée au profit du "principe du chef".

J'ai montré les limites de cette "personnalisation" et la fragilité de l'autorité que


provisoirement elle servait à asseoir : le chef de tribu, guerrier ou marabout, n'était que le
premier parmi ses pairs. Et si l'exercice du pouvoir apparaît plus "aristocratique" parmi les
hassân que parmi les zawâyâ, cette nuance n'est pas à mettre au compte d'une dichotomie
chimérique suggérée par certains auteurs coloniaux entre "esprit démocratique berbère" et
"despotisme arabe", mais serait plutôt à inscrire dans l'opposition fonctionnelle "guerrier vs
marabout", fonction cléricale vs fonction guerrière et l'ensemble des représentations
polaires qu'elle détermine : "pacifisme" maraboutique vs "violence" guerrière ; "piété"
maraboutique vs "impiété" guerrière ; "respect" de la sharî‘a vs "irrespect" de la sharî‘a ;
"courage" et "énergie" guerriers vs "couardise" et "indécision" maraboutiques, etc.

Le pouvoir des amîr-s m'est apparu sensiblement différent de celui exercé par les chefs de
tribu. Un parcours attentif d'une importante documentation manuscrite m'a permis, à
l'encontre de la thèse d'une "invention" par les saint-louisiens du titre d'émir lui-même, de
montrer que le lexique du pouvoir dans la société maure précoloniale établissait
explicitement l'existence d'un type d'autorité ainsi nommé, lui faisait une place dans le
champ sémantique du pouvoir.

Le commerce de traite, malgré l'influence exercée par le biais des "coutumes", n'a pas créé
de toutes pièces les émirats maures. Deux sur quatre des émirats précédemment évoqués,
l'Âdrâr et le Tagânit n'ont guère été, ou n'ont été que tardivement, en contact avec les
comptoirs européens.

J'ai montré par ailleurs que l'autorité des amîr-s, qui s'exerce sur un ensemble de tribus,
incluant notamment tribus guerrières et maraboutiques, reposait, malgré l'instabilité
chronique qui l'affectait, sur des bases qui lui conféraient une réelle et durable autonomie
vis-à-vis des groupes en compétition qui menaçaient bien souvent de la vider de son
contenu. Il s'agit en particulier des biens attachés à la fonction émirale (on parlait dans le

51
Trârza de mâl as-sirwâl l-abyaz, des "biens du pantalon blanc", dont le port appartenait au
seul amîr) et de l'apparition de groupes, parfois "transformés" en tribus, qui jouaient un rôle
d'embryons de "garde du palais" (rappelons que les amîr-s étaient avant tout des nomades
…) et de collecteurs de taxes au profit de la famille émirale (et à leur propre profit).

Malgré les sécessions permanentes, les dissidences plus ou moins durables, les guerres
civiles, le pouvoir émiral, même vacant, même réduit à sa plus simple expression — celle
d'un chef de bande guerrière vivant de rapine et de rançons — a réussi à accréditer et à
préserver la composante supra-tribale et supra-segmentaire à laquelle il doit sa spécificité
par rapport au mode d'organisation de la qabîla.

Je concluais ce chapitre de ma thèse sur le poids des "coutumes", ces allocations aux listes
hétéroclites que les traitants européens versaient aux chefs maures en contact avec eux et
tout spécialement parmi eux aux amîr-s.

Le règlement plus ou moins régulier de prébendes à des chefs hassân intervenait en


général en conclusion d'affrontements où ils faisaient la démonstration sinon d'une autorité
politique effective sur leur pays, du moins d'une réélle capacité à le rendre impropre à tout
échange suivi, si l'on ne tenait pas compte de leur "représentativité".

L'institution des "coutumes" — c'est ainsi qu'on prit l'habitude de nommer les prébendes en
question — prend donc ses racines à la fois dans l'ordre hiérarchique de la société maure
(politiquement et militairement dominée par l'aristocratie guerrière des hassân), et dans le
souci de sécurité ressenti par le commerce de traite européen.

Les rivalités entre les représentants commerciaux de diverses nations européennes se


serviront naturellement de ces prébendes pour promouvoir leurs intérêts, en association
avec tel ou tel personnage, clan ou famille locaux. J'ai donné une illustration de cet aspect
des choses en évoquant des événements qui, au début des années 1820 — les Français
venaient de se faire restituer Saint-Louis par les Anglais, occupé par ces derniers entre 1809
et 1817, mais les rivalités commerciales n'allaient pas tout de suite cesser — devaient
conduire à une succession d'assassinats dans la famille émirale des Trârza, sur fond du
soutien des Anglais et des Français aux deux parties en conflit.

4. Parenté et pouvoir
Qu'il soit tribal ou émiral, l'examen du pouvoir politique au sein de la société maure
précolonial fait apparaître de manière récurrente le poids d'un facteur déterminant, la
parenté, sous la forme particulière de ces mécanismes de fission et de fusion ordinairement
associés par les anthropologues à la notion de segmentarité.

Inspiré par les travaux de Pierre Bonte, j'ai entrepris une brève histoire critique de la théorie
qui s'est associée à l'observation de ces phénomènes d'opposition interne, générateurs
d'éclatement et de formation de nouvelles unités caractéristiques du mode d'organisation
tribal. Chez Émile Durkheim d'abord, dont La Division du travail social est, semble-t-il, le
premier grand texte sociologique où il est question des "sociétés segmentaires". Chez

52
Evans-Pritchard ensuite et chez leur continuateur partiel, Ernest Gellner, qui a étendu leurs
conceptions à l'analyse d'une société tribale très voisine de la société maure, les Berbères de
l'Atlas marocain.

Ch. Stewart, dans un ouvrage collectif co-édité par Gellner, a élargi les conceptions de
celui-ci à l'interprétation de l'ordre social et politique de la société maure précoloniale.

Après avoir montré ce que l'opposition durkheimienne de la "solidarité organique" et de la


"solidarité mécanique" (les sociétés segmentaires sont régies par la "solidarité mécanique")
doit à un arrière-plan biologique qui la situe dans le champ de ce que Foucault a appelé
"l'imagination de la ressemblance" — l'efficacité "caténaire" de la solidarité dans les
sociétés segmentaires, dont les composantes sont comparées aux anneaux de l'annelé,
proviendrait, selon Durkeim, de leur "similitude …—, je me suis efforcé de montrer les
limites à la fois internes et externes des constructions théoriques autour de la segmentarité
héritées d'Evans-Pritchard.

Un examen attentif de l'ouvrage majeur des Nuer fait apparaître des difficultés et des
hésitations internes à l'édifice théorique d'Evans-Pritchard, concernant notamment le
traitement de l'exogamie et les rapports entre segmentation politique (territoriale) et
segmentation lignagère. La théorie de "l'anarchie ordonnée" fondée sur l'équilibre entre
segments équivalents de lignage, à la fois antagoniques et complémentaires ("Moi contre
mon frère, mon frère et moi contre mes cousins, moi, mon frère et mes cousins contre les
autres …) s'inscrit d'ailleurs, dans la lignée des idées de Pitt-Rivers, dans ce que Dumont a
appelé la "théorie des groupes de filiation unilinéaires" fondée sur l'exogamie. Or la
société maure est une société située plutôt du côté de l'endogamie, ou en tout cas du
"mariage dans un degré rapproché", pour reprendre une formulation de Lévi-Strauss et de
Pierre Bonte, et où l'alliance idéale est celle qui se réalise avec cette quasi-sœur qu'est la
fille du frère du père (mint al-‘amm), même s'il n'y a pas de règle prescriptive autre que
celle de l'interdiction de l'hypogamie féminine précédemment signalée, qui ne définit pas
une classe précise de conjoints.

Quelle que soit l'interprétation que l'on donne de ce "mariage arabe" — qui résiste aussi
bien à la théorie des "descent groups", qu'à la théorie lévi-straussienne de l'alliance de
mariage fondée sur la prohibition de l'inceste et l'impératif de l'échange —, il paraît pour le
moins difficile d'en faire la charpente d'un système politique identique à celui d'une société
à clans exogames comme les Nuer, même si on observe ici et là la même "anarchie tribale".

Est-ce bien d'ailleurs la même ? Et les erreurs des héritiers d'Evans-Pritchard ne


proviennent-elles pas précisément de leur tendance à traiter en termes identiques des
sociétés très hétérogènes, sous prétexte que l'on y rencontre des "tribus" ?

A en juger par la préface de Middelton et Tait à l'ouvrage collectif Tribes without rulers, où
l'héritage evans-pritchardien s'épanouit et se systématise, la notion de segmentarité se
présente en effet, dans le champ plus large de la doctrine fonctionnaliste, comme un outil
d'interprétation de l'absence d'autorité politique dans des sociétés qui seront dites
"acéphales", "anarchiques", "sans Etat". Le modèle segmentaire, ai-je noté avec P. Bonte,
met tout particulièrement l'accent sur le fonctionnement "en équilibre" des sociétés

53
segmentaires, qui tend à prévenir l'émergence en leur sein d'inégalités génératrices d'une
stratification, pouvant donner naissance à un pouvoir politique autonome. Les sociétés
segmentaires se défendraient en somme contre l'Etat.

Les Maures de l'époque précoloniale offrent pourtant l'exemple d'une société largement
dominée par les mécanismes segmentaires précédemment évoqués, une société où la
parenté fournit le "squelette conceptuel" des unités politiques (les tribus et, à un degré
moindre, les émirats), une société de surcroùt divisée en groupes de statut ("guerriers",
"marabouts", "tributaires", "artisans", "griots", "anciens esclaves", "esclaves"), et où l'on
observe, à partir du XVIIe s., l'émergence d'embryons de pouvoirs politiques centralisés (les
émirats).

Comment s'est effectué ici le passage de la tribu à une ébauche d'Etat ? Comment s'est
opérée cette transition dont la vision en termes de segmentarité ne permet pas de rendre
compte ?

A voir les choses au sein de la seule aristocratie guerrière (hassân) où les amîr-s se
recrutaient, on pourrait se contenter de parler avec Bonte du passage, d'un "factionnalisme
segmentaire" (tribal et anti-étatique) à un "factionnalisme politique" par lequel la
composition et le rang des tribus guerrières sont périodiquement "réarrangés" au travers de
luttes autour d'un pouvoir, dont la fixation au sein d'un lignage émiral n'est plus remise en
cause, mais dont les règles de transmission au sein de ce même lignage restent incertaines.
Il s'agirait en quelque sorte du passage d'un tribalisme anti-étatique à un "tribalisme d'Etat",
d'une dominance des structures de la parenté à une dominance des structures politiques.
Comment s'est effectué ce renversement annonciateur d'un "décrochage" (partiel) des
structures politiques d'avec celles de la parenté ?

Dans la mesure où la structure émirale associe à l'exercice du pouvoir des tribus


maraboutiques, dont le statut et les prérogatives se fondent sur ce que j'ai appelé
"l'administration de l'invisible", dans la mesure où cette association repose idéologiquement
sur une complémentarité fonctionnelle qui ne doit rien à la parenté, j'ai cru pouvoir avancer
que la religion, en l'occurrence l'islam, a pu servir d'agent au renversement d'hégémonie
dont il vient d'être question à l'instant. L'islam aurait permis à la société maure précoloniale
de "sortir" du règne de la parenté, de la segmentarité, pour s'acheminer vers une structure
politique en voie d'autonomisation. J'ai consacré toute la troisième partie de ma thèse à
essayer d'étayer ce point de vue.

54
III - RELIGION ET POUVOIR

L'examen des structures sociales des bizân de l'époque précoloniale et de leur articulation
avec le pouvoir tribal et émiral conduit à s'interroger sur le rôle de cette matrice de
légitimité sociale et politique que constitue, au moins depuis le XIe s., l'islam.

Les contraintes écologiques et économiques que j'ai évoquées dans la première partie de ma
thèse, le poids de l'idéologie statutaire et généalogique, analysé par la suite, ne peuvent être
isolés, au niveau de leur aptitude à fonder des pouvoirs, de l'élaboration qu'ils reçoivent
dans le cadre de l'islam sunnite dont l'hégémonie n'a cessé de s'étendre dans l'ouest saharien
depuis le mouvement almoravide. Ni les facteurs économiques, ni les effets de la parenté,
— dussent-ils, comme le suggère P. Bonte, conduire d'un "factionnalisme segmentaire" à
un "factionnalisme politique" responsable du continuel réajustement du rang des tribus
hassân autour d'un pouvoir étatique naissant — ne suffisent à rendre compte d'un
classement hiérarchique et politique que l'islam a puissamment contribué à asseoir et à
légitimer.

Il est surtout au principe de l'opposition statutaire hassân-zawâyâ, qui dépasse et englobe


les mécanismes segmentaires internes aux tribus pour fonder une bipartition de la société
globale ordonnée, au sommet, autour de l'antagonisme complémentaire entre valeurs
guerrières et valeurs maraboutiques.

Une part de la spécificité du pouvoir émiral, précédemment évoqué, tient précisément à ce


qu'au-delà d'une tribu ou d'un système de tribus hassân, il inclut des tribus zawâyâ, plus ou
moins associées, sur la base de leur fonction cléricale, à l'exercice du pouvoir, en particulier
dans sa composante judiciaire. Contrairement à ce qu'affirme Stewart, ce n'est pas par
référence à une origine généalogique commune (encore qu'il y ait chez les zawâyâ dans leur
ensemble une intense volonté idéologique de se rattacher à la descendance du Prophète
Muhammad) qu'ils aspirent, en tant que zawâyâ; à prendre une certaine part à l'exercice du
pouvoir émiral. C'est essentiellement au titre de leur fonction de porte-parole de l'islam,
d'administrateur de la sainteté qu'au besoin l'islam confère, qu'ils se posent en défenseurs
d'une légalité, d'une légitimité, puisant son prestige et sa force aux sources d'une religion à
laquelle, en principe, tous les bizân adhèrent.

Cette opposition fonctionnelle guerrier vs marabout et, de manière plus large, le rôle de
l'islam dans la société maure, les formes que le pouvoir y a pris et y prend encore dans ses
rapports avec l'islam, ont constitué un des axes majeurs de mes recherches depuis plus de
vingt ans.

55
Dans la troisième partie de ma thèse, en particulier, je me suis efforcé d'étayer l'hypothèse
précédemment émise que l'islam et les valeurs qu'il a contribué à promouvoir auraient, au
moins en partie, rendu possible le "décrochage" de l'ordre politique d'avec celui de la
parenté, le passage d'une dominance des structures de la parenté à une hégémonie des
structures politiques.

J'ai abordé cette question sous trois angles différents. L'un a consisté à interroger l'œuvre
d'Ibn Khaldûn qui fournit, me semble-t-il, un point de départ particulièrement intéressant
pour analyser et comprendre l'articulation parenté-pouvoir-religion dans le contexte d'une
société nomade. L'autre consistait, après avoir résumé le point de vue des principales écoles
de pensée en islam (sunnisme, shi‘isme, khârijisme) à interroger les principaux théologiens
maures sur leur vision du pouvoir légal dans cette "terre de désordre" (al-bilâd al-sâ’ba)
qu'est le Sahara Occidental. Le dernier, enfin, avait trait à un (ré)examen d'un ensemble
d'événements du XVIIe s., connu sous le nom de Shurbubba, une tentative d'instauration
d'un imâmat, d'un Etat musulman, dans le sud-ouest de la Mauritanie, et qui est souvent
donnée comme un tournant décisif dans la fixation des statuts hassân et zawâyâ, sinon
dans la société maure dans son ensemble, du moins dans cette partie de l'espace maure.

1. ‘asabiyya tribale, ‘asabiyya émirale et religion


Dans le chapitre II du Livre premier de la Muqaddima, Ibn Khaldûn attribue le courage
supérieur des nomades (ahl al-badw) — face à la mollesse et au manque d'agressivité des
habitants des villes (ahl al-hadar) —, à l'absence parmi eux d'une autorité centrale, d'un
pouvoir étatique susceptible d'exercer une violence répressive, une rétorsion, dont la
combativité individuelle et collective des membres de la tribu reste, chez les bédouins, la
condition sine qua non.

A la différence des citadins, habitués à jouir du "confort et du luxe" (al-na‘îm wa-l-taraf)


derrière les remparts et les fortifications de leurs villes, sous la protection du souverain et
de ses troupes, les nomades ne peuvent compter que sur leur propre aptitude à se défendre,
nourrie par un entraînement et une vigilance de tous les instants. La solidarité agnatique,
l'esprit de corps (‘asabiyya) constituent, au plan moral et idéologique, à la fois le ciment et
le ressort des aptitudes défensives et offensives collectives des nomades.

Cette notion de ‘asabiyya, clef de voûte de la construction khaldunienne, entretient avec la


génèse du pouvoir politique des rapports complexes. Le but ultime de la ‘asabiyya, sa cause
finale aurait dit Aristote — qui compte parmi les inspirateurs de notre auteur—, c'est de
conduire vers l'Etat (mulk), mais Ibn Khaldûn nous dit en même temps que celle-ci revêt
son authenticité et son efficacité maximales chez les bédouins (‘arab), c'est-à-dire chez
ceux-là mêmes qui, de par leur mode de vie, "sont les plus éloignés de la conduite de
l'Etat". L'ambiguïté fondamentale, pour ne pas dire l'opposition, qui se dessine ici dans les
relations entre nomadisme, organisation tribale nomade et pouvoir d'Etat, trouve une forme
de dépassement (au sens de l'Aufhebung hégélien), de résolution, dans l'enrôlement des
nomades au service d'une cause religieuse qui atténue les "mauvais côtés" de la ‘asabiyya,
du caractère bédouin (refus de l'autorité, rudesse, orgueil, ambition, "esprit de compétition
pour le pouvoir", etc.), tout en renforçant les prédispositions louables des ‘arab,

56
naturellement enclins, affirme Ibn Khaldûn, à suivre "la bonne voie" (al-hudâ) et à militer
pour elle.

En développant le point de vue khaldunien sur la nature de l'Etat et son "origine", centrées
toutes les deux sur la notion de ‘asabiyya, je me suis plus particulièrement attaché à
l'éclairage qu'il projette sur l'articulation entre tribalisme nomade, islam et pouvoir d'Etat.

Le point de départ de la réflexion philosophique et sociologique d'Ibn Khaldûn est constitué


par l'affirmation d'un archétype naturel des manifestations authentiques de vie collective
chez les êtres humains. A l'instar de l'univers sublunaire d'Aristote, livré à l'empire de la
génération et de la corruption — la conception khaldunienne du "naturel" (tabî‘î) doit
sûrement beaucoup à l'opposition aristotélicienne de la phusis et de la technê — l'ordre de
la culture ne fait jamais que répéter, avec des lapsus et des trous de mémoire, l'ordre
inaltérable de la nature où règne, dans une parfaite adéquation à elle-même, la volonté de
Dieu.

Expression d'une hiérarchie ontologique fondatrice de l'ordre logique de la science du


‘umrân (culture, civilisation) — au-delà de l'apparent désordre des événements historiques,
il faut aller à leurs causes — le passage de la nature à la culture n'est jamais que la
manifestation provisoire d'une bifurcation ordonnée autour d'un invisible télos :
l'accomplissement, à travers ses ruses et ses détours, de la "nature" elle-même, c'est-à-dire
de la volonté divine.

Il y a donc une "nature" humaine, une "nature" du pouvoir, comme il y a une durée
"naturelle" de la vie des nations et des dynasties.

Le pouvoir, tel qu'Ibn Khaldûn le conçoit, est le produit de la dualité essentielle de la


"nature humaine", de l'opposition en l'homme de l'humanité et de l'animalité. L'homme est,
par nature, "un animal politique". Pour compenser les manques liés à son animalité
"inachevée" (il n'a ni cuirasse, ni griffes, ni cornes, etc.) ou se défendre contre les
débordements de cette même animalité, l'homme doit vivre dans une collectivité organisée
et dirigée. Il doit instituer une division du travail dont le caractère "originaire" s'oppose, on
le voit, à la vision dichotomique de Durkheim qui voulait voir dans la "solidarité
organique", basée sur la spécialisation et la coopération, un produit tardif de l'évolution de
l'espèce humaine.

Le caractère "naturel" du pouvoir politique se trouve ainsi déduit de la dualité "naturelle"


de l'homme, être par nécessité grégaire, mais aussi animal doué d'agressivité.

L'on ne s'étonnera point qu'ayant assigné pareil point de départ à la génèse de l'autorité
gouvernemenale, Ibn Khaldûn n'envisage qu'une différence de degré, non de nature, entre
toutes les manifestations de pouvoir, des plus simples aux plus complexes, et qu'il les
associe toutes à la notion-clef de ‘asabiyya, sans laquelle il n'y a pas d'hégémonie possible.

Lien essentiel de la société humaine, le terme d'‘asabiyya a été traduit par "esprit de
corps", "esprit de clan", "solidarité agnatique", "group feeling", etc. Cette notion complexe

57
désigne à la fois la solidarité d'un groupe tribal (patrilinéaire) face à une menace provenant
de l'extérieur et le groupe tribal lui-même qui est le siège de cette solidarité.

Le mot ‘asabiyya a dû préexister à l'islam, mais celui-ci s'est efforcé de jeter le discrédit
sur tout ce que cette notion pouvait véhiculer d'exclusivisme agressif du groupe tribal, sur
tout ce qu'elle pouvait connoter de penchant à la compétition et au défi réciproque, pour
laisser place à la fraternité et à l'égalité devant Dieu que prônait — tout au moins à ses
débuts …— la nouvelle religion.

La parenté et l'efficacité originaire qu'elle confère à la ‘asabiyya sont étroitement associées


par Ibn Khaldûn à la notion d'honneur. Pour que la ‘asabiyya devienne effective et
agissante, il faut qu'elle puisse être identifiée à l'honneur du groupe (sharaf), qui en est le
noyau, "le secret" (sirr) dit la Muqaddima.

P. Bourdieu, J. Pitt-Rivers et, plus récemment, R. Jamous, ont souligné l'importance de


cette notion, dans le champ de la parenté et du pouvoir chez les peuples du pourtour
méditerranéen. L'honneur concerne la valeur qu'une personne possède à ses propres yeux,
mais celle-ci est inséparable du sentiment et de l'assentiment du groupe au sein duquel elle
se déploie. Il y va dans l'honneur, d'une reconnaissance des valeurs qui le fondent et du
groupe qui reconnaît à ces valeurs leur poids normatif. Le sens de l'honneur, l'honneur,
apparaîtra donc comme une donnée essentiellement relative au groupe ou à la société
globale auxquels il revient de situer (à travers des "codes", des pratiques, des rites et des
insignes) la "barre" de l'honneur. Cette fondamentale relativité de l'honneur est liée aussi
au fait qu'il doit s'affirmer et se maintenir dans des situations conflictuelles larvées ou
ouvertes, qu'il est compagnon du défi et de la compétition, situé du côté de l'ostentation et
de la dépense, celle en particulier du bien le plus précieux de tous, la vie. La lutte à mort,
livrée dans le duel singulier (La Phénoménologie de l'Esprit en a déployé naguère
l'énigmatique figure philosophique dans l'affrontement du maître et de l'esclave) n'a-t-elle
pas été, jusqu'à nos jours, le lieu par excellence de défense de l'honneur ? C'est la relativité
de l'honneur et l'appel constant à une sanction pratique — l'honneur, constate Pitt-Rivers,
"en appelle aux faits" (1983 : 17) —, à un ajustement effectif au "rang" revendiqué, qui
expliquent que "si l'honneur établit le statut, l'inverse est également vrai" (idem : 20).

C'est en particulier, pour Ibn Khaldûn, l'impératif de défense de l'honneur qui suppléera à la
proximité généalogique dans le cas de la solidarité qui s'exprime avec les parents éloignés
et les clients (mawâlî).

J'ai fait observer, au cours des remarques consacrées à la ‘asabiyya dans ma thèse, qu'Ibn
Khaldûn faisait pour la première fois intervenir de manière significative cette notion dans le
cours de son exposé pour rendre compte de l'apparition, au sein de l'espèce humaine, d'un
"élément d'interposition" (wâzi‘), d'un embryon d'autorité civile et politique indispensable à
la repression des penchants agressifs de l'animal humain. A cet égard, la ‘asabiyya apparaît,
de prime abord, comme une force qui réalise et reflète la fondamentale ambivalence de
l'homme tel que le présente la Muqaddima.

Condition initiale de possibilité du ‘umrân, de la civilisation — sans la solidarité


communautaire qu'elle engendre, pas de survie de l'espèce — elle est aussi, et dans le même

58
mouvement, un instrument nécessaire à l'accomplissement de la nature animale de
l'homme, étant donné que sans l'énergie insufflée par "l'esprit de corps", l'agressivité qui
permet au groupe de se défendre et éventuellement d'en subjuguer d'autres, ne peut
efficacement se déployer. Ressort "naturel" de la culture, la ‘asabiyya caractérisera avant
tout les communautés les plus proches des "origines" de la civilisation, les "nomades"
(‘arab). Aussi apparaîtra-t-elle simultanément comme un facteur d'unité, un outil de la
paix civile sans lequel l'humanité n'existerait pas, et un ferment de division, en liaison
avec la nature agressive et expansionniste des communautés qu'elle unit.

Moteur khaldunien de l'histoire, la lutte des ‘asabiyyât (et la subordination des plus faibles
aux plus fortes) sera ainsi posée comme le point de départ des Etats et des empires.

Cependant, pour sortir du jeu "segmentaire" centré sur la parenté (nasab) et l'honneur, pour
passer du régime de la "chefferie" (ri’âsa) qui le caractérise au règne d'un pouvoir politique
dont l'autorité dépasse, sous sa forme étroite et rigoureusement segmentaire, la ‘asabiyya, il
faut aux nomades (‘arab) un autre ferment d'unité, un instrument de coalescence et de
concorde capable de fédérer de nombreuses ‘asabiyyât et de les mettre au service d'un idéal
commun.

"Les nomades, dira Ibn Khaldûn, ne peuvent instituer un pouvoir politique (lâ yaslihu
lahum al-mulk) que grâce à quelque structure religieuse (illâ bi-sibgha dîniyya) : [appel]
d'un prophète (min nubuwwa) ou d'un saint (aw walâya) ou quelque autre puissant effet (aw
athar ‘azîm) de la religion en général (min al-dîn ‘ala-l-jumla)". Et les "nomades", ajoute-t-
il, sont particulièrement prompts à suivre "la bonne voie" …

On tronquerait considérablement la pensée du vizir d'Abû ‘Abd Allah si l'on s'arrêtait sur
cette vision, somme toute positive, des nomades, pour lesquels le propriétaire foncier
ifrîqiyen, le courtisan comblé de la cour raffinée et décadente de Muhammad V de
Grenade, professe en maints endroits du Kitâb al-‘ibar un souveraint mépris, voire une
haine, souvent mêlés de crainte.

Les remarques que j'ai faites dans ma thèse ne prétendaient évidemment nullement avoir
fait le tour de la question de la ‘asabiyya et encore moins celui de la problématique du
pouvoir politique dans son ensemble chez Ibn Khaldûn. Il eût fallu, en particulier, s'étendre
sur cet autre versant de "l'histoire naturelle" de l'Etat qu'est la "sénilité" (haram) et la
décadence, sur leurs signes précurseurs, leurs symptômes et leurs effets, suivre, après en
avoir esquissé les conditions de naissance, le processus d'extinction de la ‘asabiyya qui
accompagne, à l'image du tarissement de l'huile dans une lampe à la lueur vacillante, la
mort de l'Etat.

A s'en tenir d'ailleurs aux seuls rapports entre ‘asabiyya, parenté, religion et pouvoir
politique, mon exposé n'a fait qu'en dégager quelques soubassements, en désigner un
carrefour, situé, il est vrai, en un lieu stratégique de l'évolution qui conduit de "l'anarchie"
tribale à l'Etat.

La complexité des relations entre ‘asabiyya et religion, en particulier, s'exprime dans l'idée
d'un conditionnement réciproque, tempéré par l'omnipotence divine, entre triomphe de la

59
bonne cause et "esprit de corps". D'un côté, Ibn Khaldûn affirme que la prédication
Muhammadienne a triomphé grâce à Dieu, que les quatre premiers califes "bien guidés"
(al-râshidûn) tenaient leur conduite droite d'une orientation divine, de l'intervention de
légions d'anges, du miracle …En même temps, et en contradiction partielle avec ce qui
précéde, il affirme que Dieu lui-même a choisi Muhammad parmi la tribu des Quraysh
parce que c'était la ‘asabiyya dominante du moment et que, s'il ne l'avait pas fait, la
prédication du prophète arabe aurait échoué. C'est la même raison qui fait qu'il aurait
institué l'obligation d'appartenir à cette même tribu pour être calife.

Déterminisme divin et déterminisme de la ‘asabiyya, volonté de Dieu et "esprit de corps",


présenté par Ibn Khaldûn comme seul véritable moteur de l'histoire, semblent ainsi entrer
en contradiction. Cet antagonisme, reflet probable au sein de la pensée khaldunienne de
l'opposition entre une démarche pragmatique, empirique et rationalisante et le poids du
dogme, n'est-il qu'une simple apparence ? La volonté divine et la ‘asabiyya ne sont-elles en
définitive qu'une seule et même chose ? Le recours au miracle (mu‘jiza) pour justifier
l'impeccabilité des quatre premiers califes, leur choix — le premier d'entre eux, Abû Bakr,
appartient aux Tamîm et non, de l'avis d'Ibn Khaldûn lui-même, à l'une des deux plus fortes
‘asabiyyât des Quraysh, les Hâshimiyyîn et les Umawiyyîn — ne vise-t-il, qu'à boucher un
trou, à obstruer une béance apparue dans la théorie de la ‘asabiyya ? S'agirait-il, en
l'occurrence, d'une de ces "astuces de juristes" (al-hiyyal al-fiqhiyya), familières au qâdi
mâlikite du Caire, utilisée dans le double but de sauver et la ‘asabiyya et la légitimité des
pouvoirs monarchiques du XIVe s., si souvent servis — et trahis …— par Ibn Khaldûn ?
Autant de questions qui auraient mérité, si l'on voulait suivre jusqu'au bout le cheminement
de la pensée khaldûnienne sur les rapports entre politique et religion, que l'on s'y arrête.

J'ai voulu seulement, pour ma part, mettre en lumière un aspect de cette pensée, celui qui a
trait à l'articulation, autour du concept de ‘asabiyya, des conditions d'émergence d'un Etat
au sein d'une collectivité tribale nomade. J'ai suivi, dans le texte de la Muqaddima et à
travers la brève présentation de "l'esprit de corps" à laquelle j'ai procédé, comment ce
problème se noue à celui de la parenté — la ‘asabiyya procède originairement des liens
généalogiques, même si elle les dépasse — et à celui des effets de la religion dans les
champs de la parenté et du politique.

Par rapport à la plupart des spéculations antérieures ou ultérieures sur l'origine du pouvoir
— de la "cité idéale" (al-madîna al-fâdila) platonicienne et farabienne, à l'Etat comme
instrument de dictature d'une classe ou d'un groupe de classes (Marx, …), en passant par les
théories du "contrat social" (Hobbes, Locke, Rousseau, …) et si l'on excepte peut-être les
points de vue inspirés par Hume —, les généralisations qu'Ibn Khaldûn tire de l'expérience
islamo-maghrébine en matière de pouvoir politique présentent, à côté de leurs nombreuses
limites, au moins un avantage.

En affirmant que le pouvoir d'Etat (mulk) ne se situe pas dans un autre ciel que le pouvoir
tribal, qu'il est fait de la même substance que ce dernier, la ‘asabiyya, Ibn Khaldûn se
donne les moyens d'interpréter le passage et les formes de transition qui conduisent de la
tribu à l'Etat. En tournant le dos à la problématique de la "cité idéale", pour s'atteler à
l'analyse des constantes de l'histoire musulmane et plus particulièrement maghrébine,
l'auteur du Kitâb al-‘ibar, instruit par une participation mouvementée à la vie politique de

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son temps — de Grenade à Bougie, de Fez à Tunis, de Tlemcen au Caire, …— était
particulièrement bien placé pour rendre compte de l'imbrication profonde, au Maghreb, et
en Islam jusqu'au XIVe s., du jeu tribal et du jeu dynastique. Le constat qui fait de la tribu et
de l'Etat deux étapes d'une même trajectoire circulaire de la ‘asabiyya, la compénétration de
ces deux formes d'organisation dans l'histoire de l'islam maghrébin telle qu'Ibn Khaldûn
pouvait la connaître, ont permis à l'auteur des Prolégomènes de dégager les traits essentiels
d'un paradigme qui déborde largement, dans l'espace et le temps, les réalités qu'il pouvait
connaître. Le rôle unificateur et mobilisateur qu'il confère aux valeurs religieuses dans le
"dépassement" des solidarités aussi étroites que fissiles, engendrées par la parenté, la
généalogie (nasab), parmi les tribus nomades n'intègre-t-il pas à la génèse de l'Etat cette
dimension religieuse dont les analystes contemporains, frappés par la composante sacrale et
théâtrale ("l'Etat impresario" de Cl. Geertz …) de l'exercice de l'autorité politique, se
plaisent à souligner l'universalité ? Ce rôle éclaire en tout cas des séquences significatives
de l'histoire politique des bizân, où les tentatives les plus radicales de centralisation
étatique, des Almoravides à Shurbubba, ont été conduites sous la bannière de l'Islam.
Même si ces tentatives se sont soldées, dans l'aire qui nous intéresse, par des échecs, la
légalité islamique qu'elles s'efforçaient de promouvoir et d'instaurer, restera jusqu'à nos
jours un des pôles dominants du champ politique de la société maure.

Avant d'en examiner les effets dans le discours politico-juridique des bizân, il importe de
définir — ne fut-ce qu'à grands traits — les contours du pouvoir politique légal, tel que la
tradition islamique se le représente.

2. La question de l'imâm
Le problème du pouvoir dans l'islam à l'époque dont j'ai traité (XIe-XIXe s.), se posait sous
les traits de ce que les légistes appelaient al-imâm al-a‘zam, "le guide suprême". Cette
notion d'imâm qui désigne à la fois celui qui dirige la prière, qui se tient devant, qui
assume la direction spirituelle et temporelle de la communauté, a constitué, on le devine, un
enjeu central dans les conflits de personnes et de groupes, les rebellions et les schismes qui
commencent à diviser les musulmans dès la mort du Prophète Muhammad. L'élaboration
qu'elle recevra dans les différentes écoles de pensée, les différents rites, portera
évidemment l'empreinte des vicissitudes historiques, celles notamment de la fonction
califienne — dans la littérature juridique imâm et calife (khalîfa) apparaissent comme des
termes synonymes — auxquelles je n'ai pu, dans le cours de ma thèse, consacrer que des
développements introductifs.

Partie intégrante de la problématique du pouvoir dans la société maure de l'époque


précoloniale, la question de l'imâm se rattache d'ailleurs ici au seul corpus doctrinal du
sunnisme. Après avoir brièvement rappelé les conditions historiques qui contribuèrent à la
mise en place de la conception sunnite du califat, j'en avais dégagé les grandes lignes, à
partir de quelques œuvres maîtresses de "l'islam classique", contemporaines de l'Empire
almoravide.

2. 1. Le(s) modèle(s) califien(s)

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Les difficultés majeures de succession à la tête de la communauté musulmane, où aucun
mode de désignation précis du dirigeant suprême n'avait été arrêté après la mort du
Prophète, apparaissent et s'aiguisent à la suite de l'assassinat du troisième calife, ‘Uthmân b.
‘Affân. Les luttes qui s'en suivent, et que j'ai rapidement résumées, sont à l'origine du
développement des schismes khârijite et shi‘ite.

Avec l'affermissement du pouvoir de Mu‘âwiyya b. Abî Sufyân, rival heureux de ‘Ali b.


Abî Tâlib à la tête de la communauté, la dévolution prend dès l'avènement de son fils, al-
Yazîd 1er, une forme résolument dynastique, reléguant au rang de formalités subordonnées
les rites d'intronisation qui marquaient l'origine élective, ou plus exactement cooptative, de
l'institution califienne.

Avec la tournure dynastique que prit l'administration de la umma, la question de


l'appartenance à la famille ou à la tribu du Prophète (Quraysh) devint essentielle. Le débat
autour de l'évaluation des trois premiers califes et de la hiérarchie de leurs mérites revêtira
également, pour les différentes écoles de pensée, une signification discriminatoire.

Sur ces deux points, comme sur un certain nombre d'autres, j'ai successivement rappelé les
positions des muztazila, des différentes obédiences khârijites et shi‘ites, avant d'en venir
aux représentants de la doctrine sunnite. A l'âge classique de l'islam, celui des califats
Umayyâde et ‘Abbâside — et si l'on excepte la brève période d'officialisation du
mu‘tazilisme sous al-Ma’mûn — les doctrines ci-dessus évoquées ont surtout joué un rôle
oppositionnel et contestataire face au sunnisme auquel le pouvoir califien s'est
constamment identifié.

2. 2. L'État des docteurs

Il m'avait semblé utile d'examiner de plus près les positions sunnites sur le problème de
l'imâm, non seulement parce que le sunnisme a fourni la "théorie" officielle du califat
historique quand l'ensemble de la communauté musulmane pouvait encore se considérer
comme uni sous une seule autorité, mais aussi parce qu'il délimite le champ doctrinal à
l'intérieur duquel se pose la question du pouvoir légal parmi les bizân.

J'étais parti, pour ce faire, du plus célèbre traité de droit public sunnite, al-Ahkâm al-
sultâniyya ("Les statuts gouvernementaux") que le docteur shâfi‘ite Abu-l-Hasan al-
Mâwardî composa sous le calife ‘Abbâside al-Qâ’im (1031-1075). Après avoir rappelé le
contexte de crise dans lequel cet ouvrage a été rédigé, j'en ai présenté les principales
articulations.

Tout en entreprenant de présenter un tableau idéal de l'imâmat ou califat, al-Mâwardî ne


perd pas un instant de vue l'objectif fondamental de l'ensemble du sunnisme : défendre
l'unité et la paix intérieures de la communauté musulmane — et les intérêts des groupes
auxquels elle bénéficie … — sous le califat historique contre toutes les prétentions et les
menaces des mouvements centrifuges, tout en critiquant, au besoin, les "erreurs" et
"déviations" que tel ou tel calife se laisse parfois entrahner à commettre.

62
Al-Mâwardî donne de l'imâmat une définition qui en pose d'emblée l'indissociabilité des
caractères spirituel et temporel : "L'imâmat a été institué, écrit-il, pour succéder (khilâfa) à
la prophétie (nubuwwa) dans la défense (hirâsa) de la religion (al-dîn) et l'administration
(siyyâsa) des affaires de ce monde (al-dunyâ)."

La désignation d'un imâm procède, non pas d'une nécessité rationnelle, mais de la nécessité
d'appliquer pleinement l'ensemble des commandements divins, et dont certains sont
explicitement liés à cette charge. L'imâm doit être "élu" par la jamâ‘at al-hall wa-l-‘aqd,
"l'assemblée qui délie et qui lie". Cependant, et contre l'avis de ceux qui estiment que la
bay‘a, l'offre d'allégeance qui vaut plébiscite légal, devrait être accordée par la masse du
"corps élecoral" (les hommes "équitables", "savants" et "avisés"), al-Mâwardî, mettant en
avant les conditions de désignation du premier calife, Abû Bakr, avance qu'elle devrait
revenir à un comité de cinq membres.

Al-Mâwardî accepte la pratique du legs testamentaire comme un moyen légal de


transmission de la charge d'imâm, mais celui-ci doit appartenir aux Quraysh. De traité idéal
du pouvoir qu'il voudrait être (voir notamment le catalogue des vertus et des devoirs du
souverain qu'il établit…) , al-Ahkâm al-sultâniyya devient, sur ce chapitre, une quasi-
description des pratiques régaliennes inaugurées par les Umayyâdes et poursuivies par les
‘Abbâsides.

Les devoirs du sujet envers l'imâm sont résumés par al-Mâwardî en deux mots :
"obéissance" (al-tâ‘a) et "assistance" (al-nusra).

L'exposé d'al-Mâwardî s'achève sur un chapitre consacré aux lois de la hisba, au devoir de
"commander le bien et d'interdir le mal", qui incombe à l'autorité légale musulmane. Etant
donné que ce problème de la "commanderie du bien" est au centre des interrogations des
théologiens bizân sur l'action en faveur de l'avènement d'une autorité islamique légitime, il
importait de voir en quels termes al-Mâwardî le posait.

Il s'agit, précise-t-il, d'un devoir inscrit dans le texte coranique et incombant à la totalité des
musulmans. Mais pour barrer la voie à tout usage contestataire de ce commandement,
conformément à son penchant affirmé pour l'ordre, al-Mâwardî entreprend de le
"fonctionnariser". Comme le note très justement H. Laoust, "La théorie de la hisba qu'al-
Mâwardî élabore a pour but de réduire la hisba-devoir à l'avantage de la hisba-fonction,
afin d'aboutir à faire de ce devoir de commandement du bien un instrument d'action à la
disposition de l'autorité califienne" (1968 : 40).

Il distinguera donc soigneusement l'action volontaire, l'action du volontaire (mutatawwi‘)


en faveur de cette recommandation, et celle du muhtasib, celle du commissaire aux bonnes
mœurs dûment mandaté par l'imâm, par le gouvernement. Les neuf prérogatives et
obligations essentielles qui incombent au muhtasib ne concernent pas le mutatawwi‘. Les
traits distinctifs du muhtasib et du mutatawwi‘ dressés par al-Mâwardî coupent
pratiquement l'herbe sous les pieds à toute entreprise indépendante de regénération morale
et politique du corps social islamique. Et l'on peut fortement soupçonner ce classique
sunnite de droit public de les avoir expressément alignés dans ce but. Car la vision sunnite
de l'imâmat dont nous devons à al-Mâwardî un des exposés les plus clairs et les mieux

63
charpentés, quelles que soient les allures générales et atemporelles qu'elle affecte sous la
plume des "docteurs de la loi", est essentiellement une transcription des pratiques juridiques
et administratives du califat historique, la défense et l'illustration du califat "réel" de
l'époque classique.

Le bref rappel des conditions historiques d'émergence de la notion d'imâm par laquelle se
définit le pouvoir politico-religieux légal en islam, l'examen tout aussi succinct de
l'évolution doctrinale, qui en fait un enjeu central dans le débat entre "schismatiques" et
"orthodoxes", m'avaient semblé un détour nécessaire à l'intelligence de l'arrière-plan
culturel et idéologique qui nourrit les préoccupations et les interrogations des théologiens
maures sur la nature légale de leur pays, et sur la nécessité éventuelle d'y instituer un imâm.

3. Une "terre d'insolence" ?


La réflexion politique et juridique des théologiens bizân, le problème du pouvoir dans l'aire
géographique et culturelle qui était la leur, s'inscrivait en droite ligne dans l'évolution
historique et doctrinale qui vient d'être sommairement rappelée. L'ouvrage d'al-Mâwardî,
dont j'ai résumé plus haut les idées essentielles sur l'imâmat et la hisba, a été lui-même mis
en vers et commenté par ash-Shaykh Muhamd al-Mâmî (m. 1282/1865), principal
animateur d'un mouvement d'idées qui se développa, dans les années 1830-1840, en faveur
de l'institution, dans le Sahara maure, d'un imâm. Mais si l'ensemble des zawâyâ et leurs
porte-parole sont unanimes à reconnaître les méfaits de l'anarchie (sayba, fawdâ), du vide
juridique créé par l'absence dûment constatée d'une autorité islamique légitime — voire
simplement acceptable —, les avis des fuqahâ’ (des docteurs de la loi), sont restés
divergents sur l'opportunité de l'action politique et militaire en faveur des candidats
éventuels à l'imâmat. En schématisant quelque peu, on peut dire qu'il y avait ceux qui y
étaient hostiles et ceux qui y voyaient le moyen le plus efficace de mettre un terme à l'ère
de la peur, du brigandage généralisé et de la guerre civile. J'ai développé successivement, à
travers l'exemple de quelques grandes figures de l'histoire culturelle du pays maure, ces
deux positions.

3. 1. Le temps de la peur et les lois du silence

Accrochés à la doctrine sunnite de l'imâmat, préoccupés avant tout de défendre à n'importe


quel prix "l'ordre" existant, les légistes maures partisans du statu quo n'auront aucun mal à
faire assumer à cette doctrine le maintien en l'état d'un ordre politique, qu'ils identifiaient
pourtant eux-mêmes au plus corrupteur des désordres. Le caractère paradoxal de cette
position, s'il affecte ici ou là la cohésion de leur discours, n'a guère effleuré, semble-t-il,
leur claire conscience. Trois témoignages hostiles à la mobilisation des zawâyâ autour d'un
imâm appliquant par la force les peines légales (hudûd) — témoignages issus de trois
régions différentes de l'espace culturel maure — avaient été choisis pour illustrer les
arguments du parti de la résignation : at-Tâlib Muhammad w. al-Mukhtâr w. Billa‘mash, al-
Shaykh Sîdi Muhammad w al-Shaykh Sîd al-Mukhtâr al-Kuntî et al-Shaykh Sidiyya al-
Kabîr.

3. 1. 1. W. Billa‘mash

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At-Tâlib Muhammad w. al-Mukhtâr w. Billa‘mash appartient à la fraction al-’Ûr des
Idawa‘li de Shingîtî, localité où il est né vers 1036/1626 et où il est mort en 1107/1695.

J'ai donné les éléments de sa biographie que j'ai pu trouver dans les sources disponibles,
essentiellement manuscrites. Ses œuvres connues témoignent d'une orientation que l'on
pourrait qualifier de "rationalisante" par les préoccupations essentielles qui y prédominent
("science" des fondements du fiqh, mathématiques, astronomie, etc.). On sait aussi qu'il
était lié à un adversaire de taille d'al-Imâm Nâsir al-Dîn — le dirigeant des zawâyâ de la
guerre de Shurbubba dont il sera question plus loin — et à un personnage d'une sensibilité
millénarisante voisine, al-Imâm al-Majdhûb d'Atâr dont il a vivement critiqué la
(re)découverte miraculeuse de la tombe et de "l'œuvre" d'al-Imâm al-Hadramî. Je reviendrai
plus loin sur les circonstances de cette "découverte".

Dans le recueil des ses nawzzil (responsa juridiques), colligé par son disciple walâtien,
Muhammad b. Abî Bakr al-Hâshim al-Ghallâwî (m. 1098/1686), il répond à la question
suivante :

"Dans une contrée sans souverain (sultân) assurant l'administration de la justice et dont
certains habitants oppriment d'autres, doit-on se résigner à subir l'oppression et se laisser
dépouiller de ses biens ou faut-il combattre les oppresseurs ?"

Les éléments de réponse fournis, conformes en tout point à la doctrine sunnite de l'imâmat
et sa théorie de la hisba résumée par al-Mâwardî, s'ils reconnaissent un droit de légitime
défense individuel, poussent, par contre, très loin l'esprit de soumission aux autorités les
plus iniques, formulant en particulier les réserves les plus expresses à l'encontre de toute
tentative visant à réformer l'ordre existant pour l'ajuster aux exigences de l'islam en matière
de justice, même quand cet ordre se confond littéralement avec l'anarchie.

L'argumentation, dont je me contenterai ici de rappeler simplement les principales


articulations, se développe en trois étapes. Dans le préambule de son exposé, il établit à
l'aide de quelques citations canoniques que l'auto-défense contre les brigands (lusûs) est
pleinement justifiée par l'islam, qui recommande par contre une acceptation résignée des
exactions des souverains injustes. Il résume, dans un deuxième temps, la substance des
citations de son préambule, limitant sérieusement le droit de riposte explicitement lié par lui
à la notion de "capacité" (qudra), de puissance défensive (mana‘a). Des prémisses ainsi
posées, il conclut à la vanité et à l'illégitimité des entreprises qui, à son époque, et dans le
milieu anarchique qui était le sien — il pensait, sans le nommer, à Nâsir al-Dîn —, visaient,
sans en avoir, dit-il, les moyens, à instituer un pouvoir légal islamique, un imâm. Cela ne
pouvait conduire, estimait-il, qu'à la fitna, c'est-à-dire, en son sens premier, à une discorde,
à une rébellion qui menace l'orthodoxie, comme la "grande discorde" (al-fitna al-kubra), la
fitna archétypique qui opposa ‘Alî à Mu‘âwiyya.

Or, quel que soit le surcroît de désordre que pouvait entrahner un effort organisé en vue
d'instituer un imâm parmi les tribus maures du XVIIe s., il est manifeste que l'anarchie
(constatée par W. Billa‘mash et son disciple) qui régnait dans le Trâb al-Bizân ne saurait
justifier l'emploi du mot fitna au sens canonique de ce terme. Une telle translation, pour

65
autant qu'elle ne se limite pas à une simple license verbale, n'est en fait, chez les
théologiens maures, que l'expression d'une fidélité "déplacée" (au sens géographique du
terme) à une théorie juridique — la conception sunnite de l'imâmat — qui n'est pas taillée à
la mesure des problèmes de leur terre de désordre. Le recours à la fitna dans ce contexte
relèvera surtout, par-delà sa signification essentiellement rhétorique, d'un souci
d'argumentation où les luttes de classement au sein des zawâyâ— le refus de reconnaître
une prééminence à un quelconque compétiteur sur le terrain de la manipulation, de
l'administration du sacré — joueront le rôle essentiel.

3. 1. 2. Ash-Shaykh Sîdi Muhammad w. ash-Shaykh Sîd al-Mukhtâr

Ash-Shaykh Sîdi Muhammad (1183/1769-70 - 2 shawwâl 1241/12 mars 1826) est le fils et
l'héritier spirituel de ash-Shaykh Sîd al-Mukhtâr (m. 1811), de la tribu des Kuntä, qui fut le
principal propagateur de la qâdiriyya dans l'Afrique du nord-ouest au cours de la seconde
moitié du XVIIIe s. Sîdi Muhammad est né et a surtout vécu dans l'Azawâd aujourd'hui
malien où il est mort.

Il reçut l'essentiel de sa formation intellectuelle et mystique auprès de son père qui a laissé
une œuvre écrite considérable, à laquelle j'ai consacré quelques recherches. Il étudia les
ouvrages de base du cursus scolaire maraboutique auprès de ce dernier, qui les tenait lui-
même, selon le système de l'ijâza (habilitation), d'une chaîne d'autorités conduisant aux
grands savants de Walâta et de Tîmbuktu (Muhammad Baghayughu, Ahmad Bâba, Anda
Ag Muhammad, Anda Ag ‘Abd Allâh, etc.)

Lorsque ash-Shaykh Sîd al-Mukhtâr meurt en 1811, Sîdi Muhammad lui succède à la tête
de la zâwiyya qâdiriyya dont l'influence s'était largement étendue et consolidée sous la
direction du shaykh défunt.

La situation géographique de cette zâwiyya, au débouché de l'une des plus importantes


voies caravanières du commerce transsaharien (l'axe Taoudenni-Tîmbuktu-Gao), et au cœur
d'un no man's land politique situé à la croisée des influences maures (Kuntä, Brâbîsh,
Awlâd Dâwûd, …), touarègues (Kel Ahaggar, Kel Air, Kel Antasar) et négro-africaines
(Songhay, Peul, Haoussa, …), a contribué à lui donner un important poids moral et
politique, matérialisé avant tout dans son rôle de médiation et d'intercession dans le jeu
mouvant des alliances et des guerres, dans les conflits de succession, etc.

En sus de l'élargissement et de la consolidation d'un réseau confrérique dont les


ramifications s'étendent du nord du Nigeria actuel au Touat et au Trârza, Sh. Sîdi
Muhammad contribuera par son œuvre écrite au rayonnement culturel et religieux de la
zâwiyya fondée par son père, auquel il a consacré d'ailleurs le plus volumineux de ses
travaux : une ample biographie hagiographique (Kitâb al-tarâ’if wa-t-talâ’id min karâmât
al-shaykhayn al-wâlida wa-l-wâlid) dont j'ai entamé une traduction en français.

De cette œuvre monumentale, centrée sur la défense et l'illustration de l'héritage


confrérique paternel, seule intéresse directement mon propos ici, une épître de 1824
intitulée, et connue sous le nom de : al-Risâla al-Ghallâwiyya ("Épître aux Aghlâl"). Dans
cette correspondance adressée à la tribu des Aghlâl, le dirigeant qâdirî affiche une nette

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hostilité à l'endroit de la candidature à l'imâmat qu'il prête à un farouche adversaire de sa
tribu, ‘Abd Allâh w. Sîdi Mahmûd.

Quel que soit le soutien dont ses correspondances témoignent à l'égard des jihâd peuls
(Macina, Sokoto) — et des tentatives qui leur furent associées d'instaurer des Etats
islamiques —, Sîdi Muhammad affirme, face à son rival ‘Abd Allâh w. Sîdi Mahmûd,
l'inanité des prétentions du candidat maure à l'imâmat. La polémique énergique engagée
dans la Risâla al-Ghallâwiyya contre le chef Idawalhâj et ses alliés Idaw‘ish, offre à Sh.
Sîdi Muhammad l'occasion de rappeler les grands traits de la doctrine de l'imâmat telle qu'il
la comprend pour souligner son inadéquation au contexte maure du début du XIXe s. et la
vanité des prétentions de candidats comme ‘Abd Allâh w. Sîdi Mahmûd à vouloir s'instituer
imâm.

Je me suis assez longuement arrêté sur le contexte et les fondements de la rivalité Kuntä/
Idawalhâj qui sert de toile de fond au texte de l'Épître aux Aghlâl, rivalité qui culmine,
durant l'année qui précède la rédaction d'al-Ghallâwiyya, par une attaque meurtrière des
Idawalhâj sur un campement Kuntä. Seule m'intéresse ici la partie de cette épître qui a trait
à la question de l'imâm, abordée en deux étapes. Dans un premier temps l'auteur développe
certains aspects de la théorie juridique sunnite de l'imâmat ; il en conclut, dans une seconde
étape, à l'inanité des prétentions du chef Idawalhâj.

Au point de départ du raisonnement de Sh. Sîdi Muhammad, figure la notion de baghî qui
renvoie, comme celle de fitna, à une idée d'arrogante désobéissance, de révolte contre une
autorité légale (islamique) établie. S'arrogeant, selon notre auteur, les prérogatives et les
fonctions d'un imâm juste (imâm ‘adl), ‘Abd Allâh aurait décidé de traiter de bâghî,
d'insoumis et de rebelle, quiconque s'aviserait de s'opposer à lui.

Cela nous vaut de la part de Sh. Sîdi Muhammad de longs développements sur la notion de
baghî, sur ce qu'est un bâghî et sur le devoir de l'imâm à l'égard d'une insoumission de type
baghî.

Il s'attachera ensuite à montrer que ‘Abd Allâh w. Sîdi Mahmûd, qui n'a d'ailleurs
probablement jamais revendiqué les prétentions qu'il lui prête, n'a aucune des qualités
nécessaires requises pour être imâm et que, par conséquent, s'opposer à ses menaces et
agressions n'a rien à voir avec une révolte contre une autorité musulmane légitime.

Comme chez Wull Billa‘mash, et conformément à la doctrine sunnite résumée par al-
Mâwardî, la hisba sera ici aussi considérée comme relevant des seules compétences des
autorités instituées et reconnues. ‘Abd Allâh, apprend-on, n'est pas le premier personnage
ambitieux que la folie des grandeurs pousse à se lancer dans des entreprises condamnées
d'avance à la ruine, celles qui se traduisent par la prise en charge des "problèmes collectifs"
(al-umûr al-jumhûriyya) comme la guerre légale (jihâd), la "lutte contre les injustices"
(radd al-zulumât) et la repression des "pratiques scandaleuses" (manâkir) au moyen de la
contrainte et de la force, hors de la sphère d'une autorité royale ou de l'un quelconque de ses
équivalents légaux.

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Les expériences tentées par ce genre d'illuminés ont, de l'avis unanime des "savants du
passé", toujours ouvert la voie, affirme notre auteur, à la guerre civile (miftâh al-fitna) et au
massacre injustifié des musulmans les plus faibles.

Citant al-Yûsî, Sh. Sîdi Muhammad n'aura aucun mal à trouver dans l'histoire agitée du
Maroc de la fin de la fin de l'époque sa‘dienne des exemples qui illustrent les expériences
amères vécues par les populations marocaines sous la conduite de ces prédicateurs dévoyés.

C'est l'ambition, l'amour du pouvoir, qui sont en réalité, estime-t-il derrière ces entreprises
aux réusltats incertains. Cependant, poursuit-il, si tout pouvoir est corrupteur, tous les
souverains ne sont pas également corrompus. Sh. Sîdi Muhammad établit une hiérarchie,
une sorte d'échelle de la corruption des dirigeants dans laquelle il distingue, de haut en bas :
— le souverain commis par Dieu à accomplir le bien et à fuir le mal, qui s'attire la gloire en
ce monde et dans l'autre ;
— celui qui n'est pas spécialement animé de bonnes intentions, mais dont les actions
peuvent conduire à des résultats positifs quand ses intérêts égoistes viennent à coïncider
avec l'intérêt général. Ce pècheur, comme la mèche d'une lampe à huile, "se consume, écrit
Sh. Sîdi Muhammad, en éclairant les autres" ;
— il y a enfin ceux qui sont gouvernés par leurs passions et dont l'action ne débouche sur
aucun bienfait pour la communauté ; ce ne sont que "corrupteurs sur terre" (mufsidûn fi-l-
ard).

La hiérarchie présentée par ces trois cas de figure — le dirigeant "juste" profitant d'une
conjoncture favorable ; le dirigeant impie instrument involontaire d'une action
(globalement) positive ; le souverain qui n'est qu'un agent de la "corruption sur terre"—
permet à Sh. Sîdi Muhammad de ramener la réflexion sur la fondamentale ambivalence du
pouvoir vers l'idée d'un procès historique de dégradation morale de l'autorité politique
destiné à justifier la retraite mystique, le repli sur soi — ou, à l'occasion, sur son shaykh, sur
son maître spirituel —, loin des clameurs et des passions qui accompagnent inévitablement
l'administration des choses humaines.

La typologie régalienne ci-dessus esquissée recouvre en réalité — c'est un hadîth qui le dit
— non seulement une hiérarchie synchronique, mais aussi et surtout les étapes d'une
corruption progressive du pouvoir de la "prophétie" (nubuwwa), à "l'insubordination"
(‘utuww) et à la "corruption sur terre" (fasâd fi-l-ard) en passant par le califat (khilâfa) et la
monarchie (mulk).

L'auteur de la Risâla identifie sa propre époque à l'âge de l'insubordination, de l'arrogance


et de l'insolence.

Telles sont, dans leurs grandes lignes, les observations consacrées par Sh. Sîdi Muhammad
à la question de l'imâm dans sa Risâla. Ces remarques ne sont pas suscitées par la volonté
de prendre position sur le problème général de savoir s'il est recommandable ou non aux
tribus maures du Sahara Occidental de se doter d'un imâm, d'une autorité étatique
islamique. Elles sont nées du souci polémique de réduire à néant les prétentions d'un
candidat particulier, ‘Abd Allâh w. Sîdi Mahmûd, implacable adversaire des Kuntä (la tribu
de Sh. Sîdi Muhammad).

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Au-delà de la lutte de classement entre tribus et personnalités maraboutiques rivales dont
témoigne la Risâla, celle-ci constitue une nouvelle illustration des effets idéologiques de la
fidélité "déplacée" à la conception sunnite de l'imâmat parmi les bizân. Elaborée pour la
défense et la conservation d'un pouvoir qui chez eux n'existe pas, la vision sunnite pourra
aisément être opposée à ceux qui, en son nom, voudraient assurer l'avènement d'un tel
pouvoir.

L'esprit ascétique et "démissionnaire" du mysticisme (tasawwuf) auquel se rattache le


plaidoyer de Sh. Sîdi Muhammad justifie d'ailleurs d'autant plus facilement la résignation à
"l'an-archie" que la soumission aux chefs confrériques (mashâ’ikh) — dont il fait partie —
est présentée par l'auteur d'al-Ghallâwiyya comme une des rares voies de salut qui
restaient encore ouvertes en ces temps d'insolence …

Disciple de Sh. Sîdi Muhammad et de son père Sh. Sîd al-Mukhtâr, Sh. Sidiyya reprendra
presque dans les mêmes termes l'argumentation anti-imâmienne des "temps de l'arrogance".

3. 1. 3. Sh. Sidiyya

J'ai déjà fait mention de ce personnage dans le cours antérieur de cet exposé. Dans le cadre
précis du débat autour de la question de la hisba et de l'imâm, j'ai examiné le texte d'une
correspondance qu'il a envoyé à la jamâ‘a de la tribu des Idaydba, à laquelle appartiennent
deux de ses anciens maîtres, pour leur déconseiller de se mobiliser en faveur de l'institution
d'un pouvoir appliquant les hudûd.

Sh. Sidiyya commence par délimiter les conditions d'application de la hisba dont
l'obligation, comme du reste toutes les obligations religieuses, est liée à la capacité (qudra)
de la mettre en œuvre : elle tombe si l'on n'a pas les moyens de l'appliquer.

En réalité, et comme l'a clairement établi le texte précédemment présenté d'al-Mâwardî, la


hisba relève de l'autorité du souverain (al-sultân), du prince. Sh. Sidiyya s'inspire d'ailleurs
clairement de l'auteur d'al-Ahkâm al-sultâniyya, lorsqu'il entreprend notamment d'énumérer
les différences entre le muhtasib et le mutatawwi‘, le redresseur volontaire de torts.

De toute façon, avancera notre auteur, "l'état (hâl) de la plupart des habitants de ce pays tel
qu'il est aujourd'hui se caractérisent, soit par l'incapacité (‘ajaz) d'exercer une contrainte
efficace tendant à supprimer effectivement les pratiques scandaleuses et faire montre en
cette matière de ferme autorité (‘adad), soit par la crainte d'engendrer la corruption
(mafsada) ou d'éveiller la guerre civile (fitna), soit par les deux à la fois".

Ils ne sont donc pas tenus de s'engager dans "la commanderie du bien" de la "manière la
plus parfaite" (al-wajh al-akmal) requise par l'application de ce devoir, à savoir redresser
"de leurs mains" et par la contrainte, les infractions à la loi et aux bonnes mœurs islamiques
qu'ils peuvent être amenés à constater.

Il en est ainsi, explique Sh. Sidiyya, en raison de la nature "corrompue" des temps que nous
vivons (li-fasâd al-zamân) et des gens que nous y cotoyons, ces temps où la religion (al-

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dîn) est ramenée par son "affaiblissement" (du‘fih), son état "d'exil" (ghurbatih),
l'amoindrissement de ses défenseurs, à son "origine" (aslih).

L'argumentation juridique d'ash-Shaykh Sidiyya quitte ici le terrain des objections légales
contre la hisba en pays maure, pour s'enfoncer dans le motif de la dégérescence du culte,
cher à son maître Sh. Sîdi Muhammad.

Si l'on ne peut valablement "commander le bien et interdire le le mal", c'est moins, tout
compte fait, parce qu'il n'y a pas d'autorité reconnue pour le faire, que — comme s'il fallait
esquiver le problème posé de la création de cette autorité — en raison de l'inévitable
dégradation de la foi et du respect des commandements divins parmi les hommes. Les
considérations eschatologiques, centrées sur le thème de l'expiation et de la catastrophe
finale, noient progressivement, sous leur enveloppe de mystère et de menace, le débat
juridique. Le propos suivant, prêté au Prophète Muhammad, en donne le ton : "Cette
religion (al-dîn) a débuté dans l'exil (gharîban) et elle retournera à l'exil (saya‘ûdu
gharîban)".

Ce sera la "fin des temps" (âkhir al-zamân), une fin qui est déjà là, estime ash-Shaykh
Sidiyya, puisque sa marque principale, l'absence de repères, l'inversion des valeurs
caractéristique d'un univers livré au chaos, appartient d'ores et déjà à notre environnement
quotidien. L'anarchie de la société maure où vivait ash-Shaykh Sidiyya ne constitue-t-elle
pas déjà l'amorce de cette anomie terminale que décrivent les hadîth du Prophète ?

"Il viendra un temps où le véridique (al-sâdiq) mentira (yakdhubu) et où le menteur (al-


kâdhib) dira le vrai (yasdiqu) ; un temps où l'homme de parole (al-amîn) trahira (yakhûnu)
et où la confiance sera accordée au traître (al-khâ’in) ; où les gens témoigneront (yashhadû)
sans avoir été invités à témoigner, prêteront serment (yahlifû) sans avoir été invités à prêter
serment et où le plus heureux des hommes sera le plus vil d'entre eux."

La structure duelle et inversée de ce hadîth est destinée à suggérer une perversion radicale
du sens, de tous les sens, dans l'univers littéralement déboussolé de la "fin des temps". Le
hadîth immédiatement cité après celui-ci dans l'épître de Sh. Sidiyya, rattache de manière
plus nette le motif général du désordre final à l'anarchie maure, dont l'auteur voudrait voir
une description prémonitoire dans les paroles attribuées au Prophète :

"Il apparaîtra à la fin des temps des êtres qui ont des faces humaines (wujûh al-âdamiyyîn)
et des cœurs de démons (qulûb al-shayâtîn), des êtres comparables à des chacals affamés,
qui seront sanguinaires (saffâkûn li-d-dimâ’) et qui ne s'arrêteront devant aucune infamie.
[…] Dieu leur infligera alors leurs propres conflits (shirârihim) et ils feront appel à leurs
hommes de savoir (ahbâr) qui resteront sourds à leurs sollicitations."

Ce temps, conclura l'auteur d'al-Mizân al-qawîm, qui est celui de "la peur" (ayyâm al-
haraj) alimentée par la trahison généralisée et la banalisation de l'assassinat, est aussi,
comme le dit encore un hadîth du Prophète, le temps du repli sur soi et du silence.

Ce point de vue, qui s'inscrit dans la continuité des arguments développés par W.
Billa‘mash et Sh. Sîdi Muhammad, n'a pourtant pas toujours fait l'unanimité parmi les

70
théologiens bizân. A une époque très voisine de celle qui vit la rédaction de l'épître de Sh.
Sidiyya, une campagne en faveur de l'institution d'un imâm semble s'être développée, à
l'initiative en particulier de Sh. Muhamd al-Mâmi.

3. 2. Sh. Muhamd al-Mâmî et la réforme du purgatoire

Sh. Muhamd al-Mâmî w. al-Bukhâri appartient à la tribu des Ahl Barikalla, branche de la
confédération des Tâshumsha qui fut le fer de lance de la guerre de Shurbubba. Il serait né
vers 1202/1787, non loin du puits d'Awsard, dans le Sahara Occidental actuellement
contesté et c'est en ce même lieu qu'il a été enterré en 1282/1865.

On ne sait pas grand chose de la formation de Sh. Muhamd al-Mâmi, ni de ses maîtres.
Dans ses références majeures, on le voit toutefois renvoyer le plus souvent aux grandes
figures intellectuelles de Shingîtî, Tishît et Tîmbuktu, notamment à w. Billa‘mash dont les
Nawâzil sont souvent citées dans son Kitâb al-bâdiyya.

Le campement des Ahl al-Bukhâri nomadisait surtout, semble-t-il, entre le Tîris occidental
et l'Inshiri. Devenu adulte, Sh. Muhamd al-Mâmî effectua des voyages dans la vallée du
Sénégal où l'autorité islamique des Almami lui a fait une forte impression.

Il aurait même effectué un long séjour dans la région de Dakar, d'où ses parents auraient eu
quelque mal à le faire revenir.

Sh. Muhamd al-Mâmî a laissé une œuvre considérable, dominée par des préoccupations
théologiques et juridiques. On peut citer, entre autres, sa mise en (10000 !) vers du
Mukhtasar de Khalîl b. Ishâq, le bréviaire bien connu des juristes mâlikites du Maghreb.
Son Kitâb al-bâdiyya ("Le livre du désert") constitue probablement la tentative de synthèse
la plus originale en matière de fiqh qui eût été entreprise par un juriste maure. Il y plaide
pour le droit à l'ijtihâd, au raisonnement individuel fondé sur l'analogie (qiyyâs) et à la
formulation d'un avis juridique indépendant. Il s'y efforce surtout d'examiner les modalités
d'application de la législation islamique aux conditions de vie des nomades.

Sh. Muhamd al-Mâmî reprend le même thème dans un long et sybillin poème, connu sous
le nom de al-Dilfîniyya ("Le dauphin").

Sh. Muhamd al-Mâmî a mis en vers al-Ahkâm al-sultâniyya d'al-Mâwardî et consacré un


long commentaire à cette contraction versifiée.

Préoccupé avant tout par les "fondements" (usûl) d'une jurisprudence islamique —
inséparable, comme je l'ai noté, du pouvoir politique —, soucieux d'adapter les
enseignements de l'islam en la matière aux conditions du Sahara maure où il vivait, Sh.
Muhamd al-Mâmî ne pouvait manquer d'être frappé par le vide juridique, l'absence d'une
autorité politique digne de ce nom, qui caractérisait le Trâb al-bizân à son époque.

Il utilise plusieurs expressions pour qualifier ce vide. Celle de bilâd al-sayba revient
souvent sous sa plume. Mais la sayba dont il est ici question diffère profondément de
l'acception que ce mot revêt dans l'expression blâd as-sîba, désignant dans l'histoire

71
politique du Maroc "une aire de dissidence" liée par des liens complexes et mouvants au
blâd al-makhzan, "le pays administré".

Pour Abdallah Laroui, la "siba faisait partie intégrante du système [politique marocain]",
elle est le produit nécessaire de l'administration indirecte pratiquée par les sultans du
Maroc, même si sa signification "structurale" doit être recherchée dans un certain rapport
d'opposition entre la culture berbère et l'islam comme agent de centralisation politique. "La
siba, écrit Laroui, est essentiellement la situation qui rend superflue l'organisation
islamique de la société ; c'est la coutume qui s'assume ostensiblement" (1980 : 163).

Sous la plume des théologiens bizân, sayba veut dire simplement absence d'une autorité
politique, d'un gouvernement en général, et plus spécifiquement d'un gouvernement
islamique. Dans le dialecte hassâniyya, ce mot exprime une idée de désordre, d'excès dans
l'arrogance et l'iniquité.

Sh. Muhamd al-Mâmî situe ce mot du côté du dialecte et donne pour équivalent de
l'expression bilâd al-sayba, en arabe classique, celle de bilâd al-fatra. Cette transposition
contribue à étendre et à approfondir les connotations religieuses de la sayba telle que
l'entrevoit l'auteur d'al-Dilfîniyya.

Si le terme fatra indique en effet, en son sens premier, une idée d'affaiblissement, de
relâchement, et celle d'une durée de temps quelconque (fatra zamaniyya), il revêt aussi le
sens théologique d'espace temporel qui sépare la mission de deux prophètes ; comme si les
deux sens initiaux avaient fusionné dans l'idée de l'inévitable déliquescence de la foi dans
l'intervalle qui sépare deux annonciations prophétiques … A ce compte, en tout cas, le
Sahara Occidental, tel que l'a connu Sh. Muhamd al-Mâmi, spatialiserait en quelque sorte le
vide temporel délimité par deux messages fondateurs, deux autorités au double sens
religieux et légal du terme. Il ne serait qu'un lieu de passage, un no man's land juridique où
ne s'exerce ni le pouvoir des sultans du Maroc (al-’amâla al-‘alawiyya), ni l'autorité des
almâmi du Fouta Toro (al-’amâla al-busayâbiyya). Ce sens d'espace intermédiaire et
juridiquement incertain apparaît également dans une autre formule qu'al-Sh. Muhamd al-
Mâmî applique au pays maure lorsqu'il le désigne par al-mankib al-barzakhî, soit quelque
chose comme espace purgatorial.

Issu de la confédération des Tâshumsha qui entreprit jadis, à l'appel de Nâsir al-Dîn, de
doter le sud-ouest saharien d'une autorité politique inspirée des principes islamiques, Sh.
Muhamd al-Mâmî aspirait profondément à réformer ce purgatoire. On trouve, ça et là,
disséminés à travers son œuvre, des indices d'une apiration au changement motivée par le
désordre endémique, l'état de "corruption" (fasâd) auquel seul le pouvoir d'un imâm
pouvait, à ses yeux, mettre un terme.

Dans un poème connu, Sh. Muhamd al-Mâmî appelle d'ailleurs ouvertement les Tâshumsha
à instituer un pouvoir politique fondé sur la loi islamique.

S'il ne s'agissait pas d'un versificateur aussi fécond que l'auteur de al-Kharâj al-thânî, je
serais tenté de dire qu'il a utilisé la forme rimée, plus prenante, plus entrahnante que la

72
prose, à des fins de mobilisation. Et, de fait, Sh. Muhamd al-Mâmî interpelle davantage
dans son poème "le cœur" de ses auditeurs que leur raison.

Tout au long de ces 131 vers, écrits selon toute vraisemblance avant 1827, le détail le plus
frappant chez un théologien aussi au fait des aspects légaux de la question du pouvoir en
islam qu'al-Sh. Muhamd al-Mâmi, c'est la quasi-absence de toute argumentation
théologique.

Pour l'essentiel, en effet, le poème d'al-Sh. Muhamd al-Mâmî relève du thème littéraire
classique de la mufâkhara, de la compétition honorifique où le poète devait célébrer la
supériorité des vertus et des mérites de sa tribu par rapport à des groupes ennemis ou
rivaux. C'est seulement aux tout derniers vers de ce long appel à revivifier la gloire des
ancêtres, qu'allusion est faite, en des hémistiches peu nombreux, aux avantages
"islamiques" qu'il y aurait à tirer de l'avènement d'un imâm.

Je ne ferai que survoler ici un texte dont les qualités proprement poétiques, la technique
littéraire, n'intéressent pas directement mon propos.

Le poème d'al-Sh. Muhamd al-Mâmî s'ouvre, de la manière la plus convention-nelle, sur les
louanges du Prophète, de ses épouses et de ses compagnons. Suit une description de son
pays, où l'auteur se sent comme moralement en exil, malgré l'attachement à cette terre
dénudée où rôde, à la fois vivant et irréel, le souvenir des ancêtres. La gloire de ces "mines
de sagesse" (ma‘âdîn hikma) et de clairvoyance est alors abondamment évoquée. Il faut
prendre exemple sur leur conduite, s'inspirer de la fierté et de l'esprit d'indépendance qui les
ont aidé à résister à toutes les entreprises de vassalisation, car ils n'ont jamais accepté de
"tenir la poignée du tambour de guerre (‘urwat tabl) d'autrui". Nous sommes certes peu
nombreux, poursuit al-Sh. Muhamd al-Mâmi, mais qu'importe le nombre au regard des
qualités et des vertus qui sont les nôtres ? Nous comptons des hommes de valeur, des
savants inégalables. Nous avons toujours dénoncé parmi nous les conduites avilissantes et
contraires à la sharî‘a, faisant de notre contrée une "île" (jazîra) sûre et "interdite" (harâm),
comme le Hijâz (i. e. la Mecque et Médine), aux pratiques condamnées par l'islam. Un
peuple vertueux et fier peut, bien entendu, être momentanément, faute d'une volonté
commune, subjugué par des conquérants étrangers. Les arabes de la Péninsule (‘arab al-
jazîra) n'ont-ils pas été soumis à l'hégémonie des Byzantins, des Perses et des Pharaons
avant qu'ils ne conquièrent le Shâm (Syrie-Liban-Palestine) et le ‘Irâq ?

Pourquoi alors, interroge al-Sh. Muhamd al-Mâmi, devrions continuer d'accepter


l'oppression des "plus vils des nomades" (les hassân) ? Etes-vous vraiment des hommes et
que reste-t-il de votre glorieux passé, demande-t-il aux Tâshumsha, si vous n'êtes même
plus capables de protéger vos épouses ? Vous vous adonnez certes à vos pieuses études,
mais que valent-elles si elles ne servent qu'à vous distraire de la guerre sainte (jihâd) ?

«Vous dîtes : pas de jihâd sans imâm dûment nommé


«Que ne le désignez-vous point ?
«Vous dîtes pas d'imâm sans jihâd qui étende
«Son autorité et sa gloire
«Qu'attendez-vous pour engager ce jihâd ?»

73
Le rappel de leur intrépidité passée — allusion à la guerre de Shurbubba qui se précisera
dans les vers suivants — devrait aider les Tâshumsha à sortir de leur résignation présente.
Des exemples de fermeté au combat, tirés de l'histoire de l'islam, permettent de rattacher
leur "cause" à une longue tradition de piété, d'esprit de sacrifice et d'héroïsme. Si
l'évocation de ‘Abbâd b. Bishr al-Ashhalî, un "compagnon" du Prophète qui connut la fin
glorieuse des martyrs au Yamâma, nous ramène à la phase initiale du combat des
musulmans, l'admiration affichée pour l'opiniâtreté des ‘Abbâsides dans leur lutte pour
conquérir le pouvoir est, elle, sans doute à verser dans les colonnes d'une comptabilité
vengeresse qui voudrait aiguiser l'esprit de revanche des Tâshumsha contre leurs
vainqueurs de Shurbubba. En leur donnant pour modèle la lutte des descendants d'al-
‘Abbâs, spoliés de la succession du Prophète par les Umayyâdes, "massacrés et crucifiés"
(yuqtalu jam‘uhum wa yuslabûna) durant plus d'un siècle, mais finissant tout de même par
se hisser à la tête de l'empire musulman, al-Sh. Muhamd al-Mâmî appelle les Tâshumsha
— pas essentiellement en tant que porte-drapeau de l'islam, mais en tant que confédération
tribale liée par une ‘asabiyya particulière — à prendre leur revanche sur les Banî Hassân
qui n'ont cessé, depuis la guerre de Shurbubba, de les opprimer et de les humilier.

L'appel à la vengeance est d'autant plus impérieux et urgent que la fin du monde, toujours
elle, annoncée par le retour du Messie, est peut-être bientôt en vue : "Soulevez, leur dit-il,
l'Occident (al-gharb), avant le retour de Jésus ; peut-être Dieu le regénerera-t-il durant
quelques années".

Le bénéfice attendu de cette insurrection constituera la seule ébauche "d'argumentation"


théologique en faveur de l'institution de l'imâm : par ce soulèvement, promet Sh. Muhamd
al-Mâmî aux Tâshumsha, vous sortirez de la sujétion et de l'avilissement (al-dhull), pour
restaurer votre noblesse et votre "gloire" (‘izz), vous redonnerez un contenu communautaire
à votre religion qui souffre gravement du repli sur la seule observance individuelle du rite.
En unifiant vos forces, leur dit-il, vous pouvez instituer un "calife" (khalîfa).

«Il jugulera l'oppression des uns par les autres,


«Et par l'application des peines légales (hudûd) vous purifiera,
«Il nommera un administrateur juste
«Qui mettra un terme à vos querelles,
«Il vous consultera selon la procédure de la shûra
«Et votre action sera unifiée.»

Les hassân, conclut Sh. Muhamd al-Mâmi, vous respecteront lorsqu'ils auront constaté que
vous appliquez pleinement les règles de l'islam. Et même s'ils ne vous respectent pas, vous
auriez au moins ouvert la voie à l'accomplissement de quelques obligations (farâ’id) qui ne
peuvent être pleinement mises en œuvre que sous l'autorité d'un imâm …

Ainsi parlait Sh. Muhamd al-Mâmi, enseignant aux Tâshumsha, au nom de leur passé et de
leur statut, à se mobiliser derrière un "calife" qui appliquerait dans toute sa bienfaisante
rigueur, la loi islamique. Il s'agit manifestement davantage d'un appel adressé à la fierté et à
la sensibilité communautaire des Tâshumsha que d'un exposé de motifs dûment argumenté
en faveur de l'institution d'un imâm parmi les tribus nomades maures. Nul pourtant n'était

74
plus qualifié que l'habile commentateur d'al-Mâwardî pour entreprendre pareil exposé.
Peut-être a-t-il seulement senti que le recours à la ‘asabiyya et au patrimoine nobiliaire des
héritiers des combattants de Shurbubba était, en la circonstance, de plus d'effet qu'une
froide leçon de droit canon …

Bien que cet appel ait suscité un certain écho (littéraire) chez les Tâshumsha et au-delà, il
n'engendrera pas la mobilisation politique et militaire attendue par Sh. Muhamd al-Mâmi.
La dénonciation véhémente des hassân, qui tendait à se constituer en une sorte de lieu
commun juridico-littéraire chez les zawâyâ favorables ou non à la désignation d'un imâm
appliquant la sharî‘a, n'excluait d'ailleurs pas des formes de compromis avec les autorités
émirales existantes, dont les mérites "administratifs" et "judiciaires" étaient parfois
reconnus, y compris par Sh. Muhamd al-Mâmî lui-même.

Pour résumer ces remarques sur le débat autour de la question de l'imâm, du pouvoir
islamique légal parmi les bizân, j'avais d'abord souligné ce que ces textes doivent à la
vision du pouvoir en islam telle que l'a systématisée al-Mâwardî. En arrière-plan des
remarques de W. Billa‘mash, de Sh. Sîdi Muhammad et de Sh. Sidiyya, on voit se profiler
les thèmes essentiels de la conception sunnite de l'imâmat et resurgir les événements
historiques où ils prennent racine. Elaborée en grande partie pour rendre compte des
pratiques régaliennes ‘Abbâsides et légitimer l'évolution vers la monarchie qu'a connu
l'imâmat historique, la doctrine synthétisée par al-Mâwardî se préoccupe avant tout, je l'ai
noté, du maintien de l'ordre monarchique en place. Elle n'était donc que de très peu de
secours dans un monde maure voué, de l'avis même des fuqahâ’’ ici convoqués, au
désordre et à l'anarchie (sayba). Le décalage (historique, sociologique, géographique) qu'il
y a entre cette conception du pouvoir et les réalités politiques du monde nomade de la
Mauritanie précoloniale, n'a pas empêché la plupart des lettrés zawâyâ— nécessité du
dogme oblige — d'en tirer le parti conservateur qu'en sa visée essentielle elle impliquait.
Mais comme l'ordre dont elle justifie le maintien était identifié au plus corrupteur des
désordres, on dira qu'il s'agit de l'ordre désordonné qui précède la "fin du monde". Ceux qui
comme Sh. Muhamd al-Mâmî s'efforcent de la mettre au service d'une réforme radicale du
"purgatoire" maure, devront, pour la rendre plus "mobilisatrice", en escamoter le contenu
légal, tout en la liant par contre à un esprit de revanche (celui des Tâshumsha de
Shurbubba), à un sentiment de fierté des zawâyâ, à l'évidence sans rapport avec la "théorie"
du légiste shâfi‘î.

Mais qu'ils soient hostiles ou favorables à l'appel en faveur d'un imâm, les lettrés zawâyâ
inscrivent leurs réflexions sur le pouvoir dans le cadre légal proposé par le sunnisme. Et ce
sont les effets de l'inadéquation de cette vision, la distance qui la sépare d'une réalité
extérieure à ces normes, une réalité relevant d'un autre monde, qui produiront
paradoxalement la seule tentative d'envergure pour l'appliquer, le mouvement de Nâsir al-
Dîn. Celui-ci parlera en effet beaucoup de la fin du monde et de l'autre monde. Il fera
davantage fond sur les révélations et les sensations venues de ce lointain ailleurs pour
asseoir son autorité que sur les froides démonstrations des manuels de jurisprudence.
Comme si, conformément aux observations d'Ibn Khaldûn, le charisme du saint,
étroitement imbriqué aux enseignements de la religion, mais aussi mâtiné de ‘asabiyya,
constituait effectivement l'élément-clef dans l'émergence d'une forme d'autorité étatique
parmi les ‘arab, les nomades …

75
La conclusion que j'avais tirée de ces considérations consacrées à l'impact du corpus
doctrinal islamique dans le champ de la problématique du pouvoir et de ses représentations
était la suivante.

Parti de la conception khaldûnienne des rapports entre nomadisme, islam et pouvoir d'Etat,
et du mode d'imbrication qu'elle désigne entre ‘asabiyya et administration du sacré dans
l'émergence d'une autorité politique centralisée parmi les nomades, j'avais été conduit à
évoquer l'arrière-plan historique et doctrinal dans lequel s'inscrivent, à l'intérieur de l'islam
et plus spécifiquement de sa branche sunnite, les interrogations et les choix des théologiens
maures de l'époque précoloniale. L'examen de quelques textes significatifs m'avait permis
d'entrevoir chez ces derniers, à la fois un souci très net de marquer leur inscription dans la
continuité de l'héritage doctrinal sunnite et un embarras que la fuite commode dans
l'exégèse coranique ou le décryptage des "signes de l'heure" n'arrive pas toujours à cacher.
Une des raisons profondes de cet embarras m'avait paru résider dans le caractère "déplacé"
— au sens aussi bien historique que géographique, mais également dans le sens que Freud
donne au "déplacement" dans le travail du rêve — de la conception sunnite de l'imâmat
dans l'univers "anarchique" des bizân. En fait, et même si elle constitue une source de
référence pour les "docteurs" zawâyâ, c'est moins par son impact direct sur l'exercice d'un
pouvoir politique demeuré embryonnaire, que par ses effets indirects — son rôle en tant
que référant essentiel du champ politico-religieux — que la théorie résumée par al-Mâwardî
et ses émules maures méritait d'être examinée.

Pièce maîtresse du système de légitimation (l'islam) sur lequel se fonde la spécificité


statutaire et l'autorité des zawâyâ, enjeu et instrument central de leurs luttes de classement
internes et avec les hassân, la théorie de l'imâmat a pu aussi, comme dans la prédication de
Nâsir al-Dîn, nourrir les formes les plus militantes de la volonté des zawâyâ de s'ajuster à
leur statut, de leurs aspirations à devenir, se conformant à l'injonction que leur dicte leur
statut, ce qu'ils sont. Il importait de la situer dans le contexte plus large de l'opposition
"marabouts-guerriers", valeurs maraboutiques (islamiques) vs valeurs guerrières, à laquelle
le mouvement de Nâsir al-Dîn a souvent servi de référence.

4. Shurbubba et ses usages


J'ai consacré une partie de mes recherches aux événements dont Nâsir al-Dîn a éte le héros
(le conflit de Shurbubba), à la fois dans ma thèse et dans une publication ultérieure. Il y va
dans ce conflit d'une étape décisive de l'antagonisme zawâyâ-hassân, d'une étape en tout
cas jugée décisive aussi bien par une partie des intéressés (les zawâyâ du sud-ouest
mauritanien actuel, la Gibla) que par divers analystes contemporains.

Ch. Stewart, inspiré par les analyses en termes de segmentarité développées par Gellner,
mais aussi influencé sans doute par l'approche de ses informateurs zawâyâ, portés à majorer
leur place dans la hiérarchie sociale aux détriments de leurs concurrents hassân, y voit un
"mythe de fondation" de la séparation des fonctions cléricale et guerrière, une charte
mythique de la supériorité des guerriers sur les marabouts. Comme telle, Shurbubba ne
serait qu'un substitut "fondateur" de la généalogie, une représentation mythique initiale du

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principe "structural" d'opposition complémentaire entre deux groupes de parenté en
équilibre et sa fonction première aurait été de figer dans un émiettement essentiel un
pouvoir politique qui, à ses yeux, n'aurait pas existé dans la société tribale maure.

Paul Marty, cet infatigable chroniqueur des tribus maures, aurait bien voulu y voir
l'expression d'un antagonisme ethnique opposant Berbères "laborieux" et ‘arabes "pillards".

Plus récemment, Boubacar Barry a mis en avant la dimension économique de ce conflit et


suggéré qu'il traduisait avant tout un antagonisme des intérêts commerciaux entre
bénéficiaires du commerce transsaharien et groupes engagés dans le négoce atlantique, soit
l'opposition déjà évoquée de la caravane et de la caravelle.

Sur la base d'une critique de ces différents points de vue, dont on a déjà pu entrevoir
quelques aspects dans les développements précédents de ce texte, j'ai suggéré pour ma part
que ce conflit, qui recouvre sans doute des réalités historiques, évidemment "relues",
évidemment réinterprétées et même partiellement mythifiées, offre — indissociablement
mêlé à ses relectures locales — un moment privilégié de la lutte de classement entre hassân
et zawâyâ, en vue de l'imposition de ce que j'ai appelé après Bourdieu, des principes de di-
vision du réel et de ses représentations. Une lutte qui oppose sainteté maraboutique et
vaillance guerrière, administration de l'invisible et gestion de la violence, valeurs
religieuses et valeurs profanes et qui tend à constituer comme tel le champ où ces polarités
opèrent, devenant en quelque sorte des catégories de l'entendement commun des groupes
qui s'y engagent et qui les engagent comme instruments à penser et à agir, notamment sur
les instruments à penser. Il ne s'agissait pas tant ici d'assigner une "origine" historique
précise à l'émergence de ces catégories que de déployer dans la durée les éléments du socle
qui les rend possible et qu'en retour elles contribuent à modeler.

Ce conflit de Shurbubba et la défaîte du parti maraboutique sur laquelle il se conclut


paraissent être au point de départ de la constitution des émirats, puisque la fondation du
premier d'entre eux, celui des Trarza, est attribuée à Haddi w. Ahmad b. Damân, le
principal dirigeant de la coalition hassân qui vint à bout des hommes de Nâsir al-Dîn. J'ai
suggéré que le paradigme khaldunien précédemment esquissé — qui voit dans la religion,
dans l'action d'un saint ou d'un prophète, un instrument de "décrochage" des structures
politiques d'avec les structures de la parenté dans le contexte des luttes entre ‘asabiyyât
nomades —, peut aider à jeter un éclairage intéressant sur le processus ainsi décrit. Le
premier émirat, le modèle émiral, serait à quelque égard, un imâmat vaincu.

Je rappellerai d'abord ici brièvement ce que l'on sait des événements de Shurbubba et de
leurs lectures, avant d'aborder de manière plus large l'éclairage qu'ils projettent sur
l'opposition des fonctions religieuse et guerrière dans leurs rapports avec le pouvoir au sein
de la société maure.

4. 1. Shurbubba : un mythe de fondation ?

Si le mythe est un avant tout un récit exemplaire, dont l'origine individuelle est occultée,
une machine à tuer le temps qui serait plus spécifiquement appropriée aux chronologies
circulaires et "lisses" des sociétés sans écriture, si le mythe est une narration édifiante et

77
merveilleuse qui doit malmener les catégories et les frontières du monde réél aussi bien que
le temps de l'histoire pour les ajuster à des structures "interprétatives" atemporelles de
l'ordre du monde, il semble difficile de classer les événements de Shurbubba, malgré le flou
qui les entoure, dans ces catégories-là du mythe.

Il y a incontestablement une part importante de merveilleux, de surnaturel, dans la narration


de ces événements, mais ce merveilleux n'a pas été simplement ajouté à des fins
d'édification par le premier et principal récit local, celui de Muhammad al-Yadâlî. Il faisait
partie du déroulement même du conflit. Le surnaturel et son contrôle étaient des outils et
des enjeux réels de la guerre de Shurbubba, une composante effective de la réalité de ces
événements. Il ne s'agissait nullement en l'occurrence d'un habillage mythique élaboré par
la tradition issue de Muhammad al-Yadâlî, qui s'est sans doute, en grande partie, contenté
de rapporter la manière dont Nâsir al-Dîn et ses compagnons percevaient et manipulaient
leur rapport au surnaturel. Le chroniqueur daymânî est du reste, à ma connaissance, le
premier dans l'histoire des productions écrites de la société maure à avoir consacré quelque
énergie à l'élaboration d'une production de caractère historiographique qui devait, par la
tradition ainsi amorcée, faire de la région où s'est déroulée le conflit le principal foyer de
l'espace maure pour ce genre de préoccupation. Avant d'essayer de jeter quelque lumière
sur l'usage du merveilleux dans la guerre de Shurbubba, j'ai d'abord tenté de situer, dans
leur déroulement historique, ces événements.

On sait en vérité très peu de choses sur le conflit qui opposa, dans le courant de la seconde
moitié du XVIIe s., une coalition "maraboutique" ou à dominante maraboutique, dirigée par
celui qui fut surnommé al-imâm Nâsir al-Dîn, à un rassemblement où des groupes hassân
de la descendance de Maghfar ont joué un rôle moteur. Un voile d'ombre pèse jusque et y
compris sur le nom par lequel on désigne ordinairement ces événements : Sharr Babba ou
Shurbubba.

Selon la tradition communément reçue, le conflit porte le nom de Sharr Babba. Ce qui veut
dire en hassâniyya : "guerre (sharr) de Babba", en référence à un certain Babba w. Ahmad
w. Asûr as-Sgay‘î, client de la tribu maraboutique des Tâshidbît. Babba aurait refusé de
payer l'impôt légal (zakât) aux collecteurs nommés par Nâsir al-Dîn et se serait mis, par
l'intermédiaire de ses maîtres Tâshidbît, sous la protection du chef maghfarî, Haddi w.
Ahmad b. Damân. C'est l'obstination des percepteurs de Nâsir al-Dîn à vouloir coûte que
coûte faire payer Babba qui aurait été à l'origine des premiers affrontements entre les
zawâyâ et les hommes de Haddi. L'auteur d'al-Wasît fait état de cette étymologie, qui a été
adoptée par l’historiographie européenne inspirée par les travaux de P. Marty.

Dans Manâqib al-imâm Nâsir al-Dîn, Muhammad al-Yadâlî, qui parle de Shurbubba,
suggère une autre étymologie. Il rattache cette appellation à l'émission d'une sorte de cri de
guerre à laquelle devait se soumettre, en signe d'allégeance à l'imâm et de résolution, tout
nouveau converti à la cause de Nâsir al-Dîn. Le cri en question répondait à l'injonction :
"Shurbubbîh !"

Comme le souligne Muhammad al-Mukhtâr al-Sa‘d, cette étymologie, confirmée par


d'autres indices, doit être préférée à la désignation de "Guerre de Babba", même si l'épisode
initial où intervient le client des Tâshidbît est attesté par al-Yadâlî. L'appellation courante

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de Sharr Babba proviendrait de la sorte du télescopage ou de la fusion entre "l'affaire
Babba" et la marque sonore d'adhésion au mouvement de Nâsir al-Dîn commandée par
l'impératif : "Shurbubbîh !"

Quoi qu'il en soit, les événements désignés par Muhammad al-Yadâlî sous le nom de
Shurbubba se situent dans le courant de la seconde moitié du XVIIe s. Avant d'en évoquer
succinctement la chronologie, j'ai rappelé, d'après le principal témoignage dont nous
disposons, les conditions qui présidèrent à l'éclatement du conflit. Muhammad al-Yadâlî,
l'auteur de ce témoignage, est relativement proche chronologiquement (il est mort en
1166/1753) des événements qu'il rapporte. Son propre père a pris part au conflit. Il a pu
connaître dans sa prime jeunesse d'autres personnes qui y ont été mêlées, et dont certaines
sont citées dans ses textes. Il appartient à la branche Idawdây de la confédération des
Tâshumsha, fer de lance du mouvement de Nâsir al-Dîn, qui descend lui-même d'Atfagha
Muhund Amghar, ancêtre des Awlâd Daymân et un des cinq "pères fondateurs" des
Tâshumsha.

Le récit d'al-Yadâlî, qui présente une version maraboutique des événements, est
naturellement fortement emprunt du souci de faire ressortir l'exemplarité morale des héros
zawâyâ de la guerre de Shurbubba, tout particulièrement de Nâsir al-Dîn. Son récit s'intitule
d'ailleurs tout bonnement : Les vertus de l'imâm Nâsir al-Dîn (manâqib al-imâm Nâsir al-
Dîn). Il s'ouvre sur un recueil de témoignages hagiographiques attribués à des
contemporains de l'imâm. Ses pouvoirs de divination y sont abondamment illustrés. La
fibre eschatologique et millénariste qui anime son comportement et ses discours lui donne
des allures de mahdî, de prophète de la "fin des temps". Il prêche le repentir (tawba), fait
parler les morts, annonce des échéances fatales. Les pouvoirs qu'on lui attribue attirent
rapidement une masse grandissante d'admirateurs hypnotisés, agglutinés en permanence
autour de lui, buvant ses paroles et même sa salive, l'eau qu'il a utilisée pour ses ablutions

Cette période d'incubation dura, nous dit Muhammad al-Yadâlî, "trois ans", à la suite de
quoi il se fit offrir la bay‘a par les "principales personnalités" (wujûh) des zawâyâ. Fort de
ces allégeances, Nâsir al-Dîn va mettre sur pied une ébauche d'organisation étatique
islamique et engager un mouvement de conquête religieuse qui, après une phase
d'ascension marquée par l'extension de l'influence maraboutique au Diolof, au Cayor, au
Waalo et au Fouta, connaîtra un déclin et une chute dont les hassân furent les principaux
artisans.

La chronologie de ces événements est très mal connue. Nous ignorons à quelle date exacte
ils ont débuté et nous ne sommes pas non plus, dans l'état actuel de notre documentation
historique, en mesure d'en fixer avec précision le terme.

La durée de trente ans (1644-1674) que leur assigne couramment l'historiographie des
zawâyâ de la Gibla, reprise par P. Marty, ne repose sur rien de bien consistant : un vers
attribué à Wâlid w. Khâlunâ et repris dans la chronique versifiée de d'al-Mukhtâr w.
Djangi. Le vers de Wâlid dit :

waqa‘at shurbubba ‘âma shanahî

79
wa silmuhâ waqa‘a ‘âma shafahî

«Shurbubba eut lieu en l'année SH. N. H. (i. e. 1055)


«Sa paix advint en l'année SH. F. H (i. e. 1085).»

Outre la fragilité du mode de datation par lettre (la chute ou l'adjonction d'un signe
diacritique peut modifier sensiblement la valeur du scriptogramme), les éléments de
chronologie dont nous disposons ne permettent guère d'affirmer une durée aussi longue du
conflit de Shurbubba. Les sources locales autres que Wâlid et W. Djangi ne mentionnent, à
ma connaissance, que la seule date de 1084/1673. Qu'il s'agisse de Târîkh Walâta, de Fath
al-Shakûr ou d'un document que j'ai découvert en 1982 dans une bibliothèque ataroise,
l'année 1084/1673 est toujours donnée comme étant l'année de la guerre qui opposa les
zawâyâ de la Gibla (surnommés shrâbîb, dit Fath al-shakûr …) et les Maghâfira. Divers
indices, résumés par al-Sa‘d, permettent, cependant, de nuancer cette unanimité qui veut
réduire la durée du conflit à la seule année 1084/1673.

— al-Hâj ‘Abd Allâh w. Bu-l-Mukhtâr qui délivra, d'après diverses traditions, une fatwâ à
Haddi w. Ahmad b. Damân, attestant la légitimité de son combat contre les zawâyâ, aurait
accompli son pélerinage à la Mecque en 1077/1666. Dans Manâqib al-imâm Nâsir al-Dîn,
Muhammad al-Yadâlî rapporte que Nâsir al-Dîn annonça un jour qu'il ne priera plus
"derrière" al-Hâj ‘Abd Allâh, qu'il ne le prendra plus pour imâm, parce qu'il a eu une vision
prémonitoire de sa responsabilité morale future dans le massacre des zawâyâ par les
hommes de Haddi. Cela se passa, dit al-Yadâlî, "longtemps" (bi-kathîr) avant qu'al-Hâj
‘Abd Allâh eut délivré l'avis juridique ci-dessus mentionné. Nâsir al-Dîn aurait fait cette
déclaration après le pélerinage d'al-Hâj ‘Abd Allâh, étant donné que dans le texte d'al-
Yadâlî la désapprobation suscitée dans les rangs des partisans de l'imâm par ses propos
malveillants à l'égard de l'éminent savant qu'était al-Hâj ‘Abd Allâh étaient, entre autres,
liés à la qualité de Hâjj du maître de w. Billa‘mash. Si la date du pélerinage d'al-Hâj ‘Abd
Allâh est bien 1077/1666, si le déclenchement des hostilités justifié par la fatwâ qu'il a
délivrée aux hassân est bien intervenue "longtemps" après sa dénonciation par Nâsir al-
Dîn comme futur fossoyeur de son mouvement, si par ailleurs, comme nous l'apprend un
autre document, Nâsir al-Dîn est mort en 1674, on peut conjecturer qu'une bonne partie des
événements de Shurbubba s'est déroulée entre 1666 et 1674.

— al-Tâlib Muhammad w. al-Mukhtâr w. Billa‘mash, dont il a été question plus haut, était
un contemporain de Nâsir al-Dîn dont il a vigoureusement dénoncé la fitna et les postures
prophétiques. Il serait né, d'après Fath al-Shakûr, en 1036/1626. Il est peu probable qu'il ait
atteint une maturité et une notoriété intellectuelle suffisantes à l'âge de 19 ans (qu'il aurait
eus au début de la guerre, telle que la donne la tradition issue de Wâlid) pour que sa
dénonciation de la prédication de Nâsir al-Dîn ait eu le retentissement qu'elle semble avoir
eu.

— Un autre épisode rapporté par Manâqib al-imâm Nâsir al-Dîn met en scène un
personnage connu, Sîd al-Mahjûb al-Jakanî, affirmant que l'avènement et la mort de Nâsir
al-Dîn seront comme des "signes de l'Heure". D'après diverses traditions recueillies par
Sidât w. Bâba w. ash-Shaykh al-Mustaf, Sîd al-Mahjûb se serait présenté à la tête d'une
partie de sa tribu (Tajakânit) qui venait d'être déchirée par une longue guerre civile, au chef

80
des Ijummân, at-Tâlib Siddîq w. at-Tâlib al-Hasan w. Atfagha Mahham, qui lui aurait fait
un excellent accueil et promis protection contre toute tentative d'assujetissement. Après la
mort de at-Tâlib Siddîq (survenue, disent les mêmes sources, en 1073/1663), ses
descendants rompirent le pacte d'amitié qui les liait aux Tajakânit de Sîd al-Mahjûb. Ils
s'efforcèrent, avec le soutien de leurs alliés A‘rûsiyyîn, de leur imposer le paiement d'un
tribut. Les Tajakânit refusèrent de se soumettre aux exigences de leurs anciens alliés et
engagèrent contre eux une guerre qui devait leur assurer une mainmise exclusive sur la
région de Tugba-Tagdâwust. Or le récit de Muhammad al-Yadâlî situe la conversation, où
Sîd al-Mahjûb confie ses prédictions concernant l'avènement de Nâsir al-Dîn, durant la
guerre entre Ijummân et Tajakânit. Il faudrait en conclure que la prédication armée de
l'imâm des Tâshumsha n'a pas pu être engagée avant 1073/1663.

— Un texte publié en 1968 par Carson I. A. Ritchie confirme l'activité du mouvement des
zawâyâ en 1673. "L'histoire du toubenan, ou changement de souverain et réforme de
Religion desdits nègres, depuis 1673 son origine, jusques en la présente année 1677", écrite
par Louis Moreau de Chamboneau, administrateur du Comptoir Français de Saint Louis du
Sénégal, apporte, en effet, quelques précisions intéressantes, au point de vue chronologique,
sur la prédication armée de Nâsir al-Dîn et ses effets sur les principautés noires limitrophes
de la Gibla où elle fut apparemment connue sous le nom de "Toubenan" (sans doute
déformation de l'‘arabe tawba = "repentir, repentance").

Chamboneau écrit, à propos de l'imâm des zawâyâ de la Gibla :

"Le dit Marabou ou prestre de la Superstition de Mahomet, More de Nation, laquelle vit en
Barbarie, homme fort ambitieux ne se contentant pas d'avoir commerce par son pays à
changer les coutumes et religion, en y mettant ce Toubenan, ne cherche encore qu'à courir,
connaissant que les Nègres estoient gouvernez par des Roys dont ils ne supportaient
qu'avec force le joug pour les tiranies, pillage et esclavages qu'ils en souffroient, prit
résolution d'aller en leur pays en faire tout autant. Se doutant bien que les Nègres remue-
roient aussi tost et le suivroient."

C'est ainsi, dit-il, que celui qui se fait appeler "Bourguli" (en wolof, bûr dyullît = imâm),
"signifiant en notre langue "le Maistre des Prières", réussit à chasser de son royaume
"Siratik, Roy du pays des Foules". Le "Bourguli" étendit ensuite son influence au Cayor, au
Diolof et au Waalo. "Sur ces entrefaits au mois d'août 1674 ce grand Marabou ou Bourguly
envoya son frère avec suite en ambassade a deffunt M. de Muchins pour lors Messieurs,
votre Commendant en ce Pays …", écrit Chamboneau, s'adressant aux actionnaires de la
compagnie saint-louisienne. Chamboneau note que, durant le séjour de cette ambassade
conduite par Munîr al-Dîn à Saint-Louis, la nouvelle de la mort de Nâsir al-Dîn parvint au
comptoir français.

Même si la suite de son récit laisse entendre que le décès de l'imâm pourrait être intervenu
avant le mois de mai — il montre de Muchins remontant le fleuve Sénégal, "au
commencement de may 1674" et tentant de persuader le brak du Waalo, Yerim Kodé, de
mettre à profit la disparition de Nâsir al-Dîn pour s'émanciper de l'influence maraboutique
et "revenir au premier état de ses prédécesseurs" —, on peut retenir l'année 1674 comme
étant celle de la mort de Nâsir al-Dîn.

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Le récit de Chamboneau, confirmé par les observations un petit peu plus tardives
(Chamboneau arrive à Saint Louis en février 1675), de deux autres voyageurs français, La
Courbe et Le Maire, recoupe d'ailleurs, en ses aspects essentiels, la narration de
Muhammad al-Yadâlî, notamment l'aspect millénariste du mouvement de Nâsir al-Dîn —
j'y reviendrai — et ses prolongements chez les populations noires de la région du fleuve
Sénégal.

Muhammad al-Yadâlî nous apprend que, lorsque Nâsir al-Dîn reçut l'investiture
solennellement accordée par les zawâyâ, il choisit pour "vizir" (istawzara) Abhum b.
Ahmad auquel il donna le titre d'al-Qâdi ‘Uthmân.

"Il nomma dans les fonctions de qâdi Muhammad b. Habîb Allâh, al-Fâdil b. Muhammad,
al-Fâdil b. al-Mukhtâr Barikalla et al-Habîb b. al-Husayn. Muhammad b. Habîb Allâh reçut
le nom de Qâdi du Conseil (qâdi al-majlis) parce qu'il rendait la justice dans l'assemblée
(majlis) formée autour de Nâsir al-Dîn". L'imâm des Tâshumsha introduisit également une
hiérarchie dans son entourage matérialisée par la disposition de ses principaux fidèles
autour de lui :

"Une des personnes qu'il estimait le plus (min ahzâ al-nâs ‘indahu) et qui se situait à sa
droite (yamînihi) était al-Mâhî b. al-Fâdil. A sa gauche (‘an shimâlihi) était Muhammad b.
al-Faqîh al-Amîn. Derrière lui (‘an zahrihi) se tenait al-Mukhtâr b. Abûbak al-Alfaghî. Il
confiait à al-Mâhî des secrets qu'il ne délivrait point aux deux autres, et à tous les trois des
secrets qu'il ne confiait point à des personnes tierces. Car il savait qu'ils allaient mourir
avec lui."

Il y eut, dit Muhammad al-Yadâlî, confirmé par le récit de Chamboneau, plusieurs


"conquêtes" (futuhât) du temps de Nâsir al-Dîn. Le Fouta fut conquis par al-Nahwî al-
Idaydbî et "Nâsir al-Dîn lui en confia l'administration (ista‘malahu). Le Diolof fut conquis
par al-Fâdil b. Abî Ya‘dil et "Surang" en reçut le commandement. "Le pays de Isunghân"
(le Cayor) subit le même sort et Nâsir al-Dîn désigna à sa tête Ndiay Sal. La région de
"Rghaywa" (en pulaar, réwo = "rive nord du Sénégal"), également conquise, échut à Habîb
Allâh Sal. Al-Fâdil b. Muhamd al-Kawrî conquit le "Shamâma" (Waalo), tua son roi
"Burigrig " (= brak), et en confia l'administration à un homme qui sera, aurait prédit Nâsir
al-Dîn, son propre meurtrier.

Toutes ces conquêtes sont intervenues avant la mort du chef suprême des zawâyâ, c'est-à-
dire avant 1674, puisque nous verrons plus loin que les Français de Saint-Louis mettront à
profit la mort de l'imâm pour encourager les principautés noires, tombées sous la coupe du
"Toubenan", à rejeter l'hégémonie du parti maraboutique.

La mort de Nâsir al-Dîn constitue pratiquement, d'après la narration d'al-Yadâlî,


l'événement inaugural de la seconde phase, la phase spécifiquement maure du conflit de
Shurbubba. La raison immédiate du déclenchement des hostilités entre les zawâyâ de Nâsir
al-Dîn et les hassân est attribuée, comme je l'ai déjà noté, à des dissensions internes aux
zawâyâ eux-mêmes.

82
Al-Yadâlî note qu'après la bay‘a que lui offrirent les zawâyâ Nâsir al-Dîn vit affluer vers
lui toutes sortes de gens : "Maghâfira", "Aznâga", "Sudân", "Zawâyâ", jusqu'au jour où les
Maghâfira, forts d'une fatwâ délivrée par un marabout (al-Hâj ‘Abd Allâh w. Bu-l-
Mukhtâr) "trahirent" (ghadarat). Ce fut l'épisode de Babba as-Sgay‘î précédemment
évoqué.

Nâsir al-Dîn avait nommé percepteur de l'impôt légal (zakât), dit al-Yadâlî, Sîd al-Hasan b.
al-Qâdi de la tribu des Idawa‘li. Celui-ci se rendit auprès de la tribu zawâyâ des Tâshidbît,
dont le "chef" (‘arîf) opposa une fin de non recevoir à ses exigences, en se mettant sous la
protection des Trârza de Haddi w. Ahmad b. Damân. Fort de la fatwâ de al-Hâj ‘Abd Allâh
w. Bu-l-Mukhtâr précisant que Nâsir al-Dîn n'était pas un calife reconnu et que donc les
musulmans n'étaient pas tenus de lui verser la zakât, Haddi donna ordre aux ‘Azzûna de
razzier le collecteur d'impôts de Nâsir al-Dîn. C'était un casus belli.

Malgré les appels de Sîd al-Hasan b. al-Qâdi en faveur d'une riposte immédiate, les zawâyâ
cherchèrent d'abord, semble-t-il, à explorer les voies de la négociation et du compromis.
Une ambassade composée de al-Faqîh b. al-Amîn et de Muhammad b. Bâba Ahmad se
rendit auprès des Maghâfira pour leur exprimer les dispositions pacifiques du parti
maraboutique et s'assurer qu'ils ont bien "trahi" leurs engagements antérieurs vis-à-vis de
Nâsir al-Dîn. Les propos que leur tint Mahmûd b. ‘Abballa ne leur laissèrent aucun doute à
cet égard. Ils revinrent confirmer la "trahison" des Maghâfira dont l'hostilité ne tarda pas à
se préciser.

Quelques temps après l'échec de cette ambassade, un groupe de cavaliers Maghâfira s'en
prit à un homme isolé, Ahmad b. al-Fâdil b. Bubakkar, qui eut un œil crevé par un certain
Hammâd b. Bâja. Un incident qui suscita une vive émotion dans les rangs de l'armée de
Nâsir al-Dîn, rapporte Muhammad al-Yadâlî dont je suis toujours la narration.

Il y eut une longue concertation sur les mesures à adopter. "Le premier à prendre la parole
fut al-Fâdil b. Abî al-Fâdil al-Buhasnî qui s'exprima ainsi : Bonnes gens ! Rassemblez
autour de cet imâm juste (al-imâm al-‘âdil) des combattants en nombre suffisant pour
combattre ces brigands (muhâribîn) oppresseurs et iniques puisqu'ils ne vous laissent pas
d'autres choix !"

Deux corps d'armée furent constitués : l'un sous le commandement d'al-Qâdi ‘Uthmân "prit
la direction de l'ouest" (gharuba) et revint chargé de butin sans avoir essuyé de pertes ;
l'autre, dirigé par Mahham b. Djabba al-Bârittaylî et al-Mustafâ b. Khtayra se dirigea vers
l'est et rencontra, près de Antujay, à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de l'actuel
Boutilimit, une troupe de Maghâfira composée d'Awlâd Dâwûd et d'Awlâd Khlîfa. L'issue
de ce premier affrontement fut heureuse pour les zawâyâ qui tuèrent quelques-uns de leurs
adversaires et leur enlevèrent un important butin.

L'initiative de l'affrontement suivant revint aux Maghâfira qui attaquèrent, aux pâturages,
les troupeaux des marabouts près de Jîwa (le Portendick des Hollandais, situé le long de la
côte atlantique, à une trentaine de kilomètres au nord de l'actuel Nouakchott), tuant deux
hommes des Idawjanadda et emmenant de nombreux animaux. Nâsir al-Dîn, à la tête d'une
troupe de cavaliers, organisa la poursuite. Il réussit à reprendre les troupeaux razziés et tua

83
aux ‘Azzûna "trente trois combattants". Al-Yadâlî rapporte que certains de ses compagnons
citèrent à Nâsir al-Dîn, parmi les victimes de Jîwa, Gunân b. ‘Abballa. "Non, répondit Nâsir
al-Dîn, nos armes ne tuent que ceux qui vont en enfer (ahl al-nâr) et il n'en fait pas partie".

Lors de la bataille de Tirtillâs, qui suivit de près l'affrontement de Jîwa, Nâsir al-Dîn et
quelques-uns de ses plus proches compagnons trouvèrent la mort. Les pertes des zawâyâ
s'élevaient, lors de cette bataille, à "trente-trois" tués, mais leurs adversaires auraient perdu
plus d'une centaine d'hommes ainsi que la bataille.

Le décès de Nâsir al-Dîn causait cependant un dommage irréparable au mouvement dont


son charisme prophétique, sa parole oraculaire, constituaient un ressort essentiel. Après sa
disparition, les zawâyâ offrirent la bay‘a à al-Faqîh al-Amîn b. Sîd al-Fâdil (al-Vâlli),
"l'homme le plus savant de son temps, respecté des zawâyâ et des Maghâfira", écrit
Muhammad al-Yadâlî.

Malgré les qualités éminentes que lui attribue al-Yadâlî (ou à cause d'elles…), al-Faqîh al-
Amîn semble avoir cherché à instaurer une certaine détente avec les Maghâfira, auxquels
son épouse (Vâtma mint A‘li w. Ahmad b. Damân), appartenait, comme en était issue
l'épouse de l'un de ses frères. Au dire d'al-Yadâlî, les Maghâfira l'auraient "reconnu"
(adh‘anû lahu), sous le prétexte qu'à la différence de Nâsir al-Dîn "il appartenait aux
Awlâd Sîd al-Fâdil (al-Vâlli)", mais ce n'était de leur part, poursuit-il, que ruse et
"machination" (makr). La masse des zawâyâ, hostile à la tendance au compromis affichée
par al-Faqîh al-Amîn, le "destituèrent" (khal‘ûh) au profit d'al-Qâdi ‘Uthmân qui devint
ainsi le second imâm après Nâsir al-Dîn.

"Il était, écrit al-Yadâlî, d'une fermeté sans faille à l'égard des pécheurs (al-‘usât), doux et
protecteur à l'égard des pauvres (al-du‘afâ)", d'une noblesse de caractère et d'un courage
exemplaire. Sous son "règne", une expédition composée de 800 combattants affronta les
Maghâfira, leur tua plusieurs hommes et se saisit d'une partie de leurs troupeaux. Quelques
temps après cette razzia fructueuse, Sîd al-Hasan, le percepteur préposé à la collecte de la
zakât se rendit chez les Awlâd Khlîfa et les Awlâd Rizg pour leur réclamer ce qu'ils doivent
au "trésor public" (bayt al-mâl) institué par les zawâyâ. Ils firent semblant d'accepter les
demandes faites par Sîd al-Hasan tandis que leur chef, Udayka, préparait contre lui un
complot auquel était associé le brak du Waalo, les chefs des Rghâywât et des Barân.
"A‘bâydadda ash-Shbârî et Khtâyra al-Bâfûrî refusèrent, écrit al-Yadâlî, de s'associer à ce
crime."

Udâyka envoya Buyûba Sîd Ahmad al-Tfârîtî et al-Fâdil al-Bâfûrî, qu'il rétribua
généreusement de leur service, prévenir les Maghâfira de l'occasion qui s'offrait de porter à
bon compte un coup décisif aux hommes de Nâsir al-Dîn. Une vaste coalition s'organisa
alors sous la conduite de Haddi w. Ahmad b. Damân, accompagné de Ghaylân, et
comprenant "Les Noirs" (al-Sudân) et les Awlâd Khlîfa (mais non les Brâkna). Un parti de
zawâyâ où on comptait quelques-unes de leurs figures les plus en vue fut encerclé et
exterminé au lieudit "A‘layb al-Qudya" (en Hassâniyya, "la Petite Dune des Quddât"), en
raison du nombre d'éminents juristes qui y trouvèrent la mort.

84
Al-Fâdil b. al-Kawri organisa immédiatement une contre-attaque qui prit pour cible les
campements des Awlâd Khlîfa, des Bâfûr et des Rghâywât, qu'il attaqua à as-Sâg, tuant
"quarante" Awlâd Khlîfa et de nombreux Rghaywât. Udayka lui-même ne réussit à sauver
sa tête que grâce à une intervention d'une personnalité du parti vainqueur, Muhammad
Mawlûd al-Hâjî.

Al-Qâdi ‘Uthmân, lorsqu'il apprit le désastre de A‘layb al-Qudya où Sîd Ahmad et ses
compagnons furent massacrés, lança de son côté ses troupes contre les Wolofs du Waalo. Il
périt au cours de cette expédition. On trouve dans le récit de Chamboneau confirmation de
son décès (fin 1674 ?) lorsque l'administrateur du comptoir français, après avoir rappelé les
efforts faits par ses prédécesseurs pour amener les Wolofs et leur souverain à secouer le
joug du "Toubenan", écrit :

"Enfin, il (M. de Muchins) l'en (le brak "Hiérim Kodé") sollicita et l'en pressa tant qu'il le
fit venir à son but avec bon nombre de grands du pays qui s'en furent chez eux, ou chacun
làcha les peuples la dessus et ne mirent guères a les condescendre a leur volonté, prenans
tous les armes et renonçans au toubenan ils se joingnent, leur Roy, en cette résolution
cherchant les Mores et ceux des sujets qui ne voudraient pas se ranger à son obéissance ils
les trouvèrent sous la conduite d'un des successeurs de Bourguly, cy dessus tué, nommé
'Hiatmankaly' (= Hiatman Kaly = ‘Uthmân Qâdi = al-Qâdi ‘Uthmân) près de Guéronk,
Province de Bifèche audit Roiaume de Brak, ils battent, desfont et tuent même ce
Hiatmankali."

Je reviendrai plus loin sur le rôle du comptoir français de Saint-Louis dans la défaite du
mouvement de Nâsir al-Dîn. Je voudrais terminer auparavant de résumer le canevas
proposé par le récit de Muhammad al-Yadâlî.

Après la disparition d'al-Qâdi ‘Uthmân, deux imâm reçurent simultanément la bay‘a : "al-
talaba" (la frange lettrée du mouvement …), dit al-Yadâlî, accordèrent leur investiture à al-
Mubârak b. Habîb Allâh, tandis que les "combattants" (al-jaysh) et les Awlâd Rizg
cooptaient al-Fâdil b. al-Kawri. Sur intervention de son frère, al-Fâdil devait cependant, à
son retour de campagne, se désister en faveur de son concurrent. Mais cette démission ne se
fit pas, semble-t-il, de bon cœur, car il alla, avec une partie de ses troupes, rejoindre les
Maghâfira.

Al-Mubârak attaqua les Maghâfira à al-’Ursh avec une troupe de "quatre cents"
combattants. "Ce petit nombre, par rapport à celui des Maghâfira, était comparable à un
anneau dans un désert. Mais ils accomplirent des prodiges", écrit al-Yadâlî.

"Ensuite, ajoute l'auteur des Manâqib, quand ils (les Maghâfira) apprirent que les zawâyâ
étaient affaiblis et divisés et que les Awlâd Rizg et de nombreux marabouts avaient rejeté
l'autorité de l'imâm, les Maghâfira vinrent en totalité avec leurs alliés et leurs tributaires
(aznâga) et assiégèrent le camp des zawâyâ qu'ils finirent par prendre. L'imâm al-Mubârak
et beaucoup d'autres hommes furent tués. C'était la "journée (yawm) de Tinyijmâra".

A la suite de cette lourde défaite, Munîr al-Dîn, le frère de Nâsir al-Dîn, qui avait été
désigné successeur (walî al-‘ahd) du Qâdi ‘Uthmân, s'éloigna vers l'est à la tête d'une

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centaine de cavaliers, "en direction du Fouta et des Idaydba", tandis qu'al-Faqîh al-Amîn se
rendait auprès des Maghâfira avec les femmes et les enfants "qui se dispersèrent parmi eux
pour trouver leur subsistance".

En arrivant chez les Idaydba, Munîr al-Dîn trouva qu'ils avaient déjà offert la bay‘a à al-
Nahwî b. Agda ‘Abdadda, du lignage des Ahl Atfagha Brâyhim. Celui-ci se désista, de
mauvaise grâce (ba‘da mushâjara), en faveur du frère de Nâsir al-Dîn. Après cette jonction
des deux ailes du mouvement, al-Mukhtâr b. Agda ‘Abdadda, le frère d'al-Nahwî, partit en
campagne "dans un pays lointain" avec le gros des forces dont disposaient encore les
zawâyâ. Un homme des Awlâd Bû‘li (Awlâd Rizg), dont la mère appartenait aux
Maghâfira, s'avisa d'aller prévenir ces derniers de l'opportunité qu'ils avaient d'éliminer les
deux imâm. Ce fut la bataille de Bukkul (70 km au nord de l'actuel Kaédi), au cours de
laquelle al-Nahwî et Munîr al-Dîn trouvèrent la mort.

A Munîr al-Dîn succéda al-Mukhtâr b. Agda ‘Abdadda qui fut le cinquième et dernier
imâm des zawâyâ de Shurbubba. Au dire d'al-Yadâlî, "il remporta plus de victoires sur les
Maghâfira et les Noirs qu'aucun autre chef (al-umarâ’) avant lui. Al-Mukhtâr aurait tué
"plus de cent chefs (‘urafâ’) parmi les Maghâfira et saisi des quantités incalculables de
chevaux, de chameaux, d'esclaves, d'argent et de marchandises."

Il conduisit notamment une série d'affrontements très violents avec les Itâma et les Awlâd
Mbârik, alors installés dans leur voisinage. Les zawâyâ, toujours au dire d'al-Yadâlî, firent,
durant ces événements, preuve d'une fermeté au combat exemplaire, en particulier lors de la
"journée" d'Amadr qui vit une lutte acharnée opposer les deux parties de l'aube à la tombée
de la nuit. A l'heure du bilan, les combattants zawâyâ étaient presque tous blessés. Al-
Mukhtâr suggéra qu'il fallait profiter de la nuit pour éloigner des lieux du combat le gros de
la troupe afin de le préserver. Cette suggestion fit pleurer son frère Imîjin, car elle n'était
pas conforme à l'esprit de martyr qui animait les imâm précédents, tous morts au combat à
la tête de leurs hommes. Al-Mukhtâr donna raison à son frère. On attendit donc jusqu'au
matin et ce fut la bataille de Tin Yifdâd au cours de laquelle les zawâyâ furent "entièrement
exterminés". Al-Mukhtâr lui-même eut le cou rompu par la chute de son cheval. Les
Maghâfira coupèrent sa tête qu'ils emportèrent. De retour chez eux, ils s'amusèrent à en
faire le support d'une marmite installée sur le feu, mais ils ne réussirent pas car à chaque
fois qu'ils la posaient sur les braises, elle sautait au loin, dit al-Yadâlî.

Les rares survivants zawâyâ de Tin Yifdâd "traversèrent le fleuve (Sénégal) et entreprirent
de mener la guerre sainte (yujâhidû) contre des Noirs dont on disait qu'ils n'étaient pas
musulmans".

Le propos d'al-Yadâlî s'achève sur l'évocation des raisons qui ont conduit à la défaite des
zawâyâ— ce n'est pas le courage qui leur a fait défaut, mais l'art de conduire avec habileté
et ruse les combats — et à des éléments de justification théologique, inspirés d'Ibn ‘Arafa et
assimilant la lutte contre les "brigands" (lusûs) à une jihâd.

Tels sont, d'après les témoignages disponibles, dont les plus importants sont ceux d'al-
Yadâlî et de Chamboneau, les principales étapes de la prédication armée de Nâsir al-Dîn,
connue en pays maure sous le nom de Sharr Babba ou Shurbubba. J'ai insisté plus

86
particulièrement sur celui d'al-Yadâlî parce qu'il est le plus étendu et le plus proche du
théâtre et du milieu où se sont déroulés les événements, dont le souvenir (les personnages,
les lieux, les décès, les "répliques célèbres", etc.), enrichi par la tradition orale, constitue
encore une part vivante de la mémoire de bon nombre de groupes qui y ont pris part, en
particulier les Tâshumsha.

Il y a bien évidemment dans le récit d'al-Yadâlî un souci de défense et d'illustration des


vertus morales des "héros" de Shurbubba (quelle histoire n'est pas à quelque degré
imprégnée des valeurs du milieu de son auteur ?), sa narration est certainement loin d'être
exempte d'approximations et d'inexactitudes (quel récit historique peut se targuer d'en être
totalement pur ?). Il partage à coup sûr la croyance au miracle et aux dons surnaturels
associés à la walâya que les hommes de Shurbubba attribuaient à leur dirigeant. Mieux, la
trame de sa lecture des événements qu'il rapporte, fait apparaître une "contamination" par
d'autres récits fondateurs de l'histoire de l'islam (en tout premier lieu la prédication du
Prophète), qui en fait une pièce d'un socle symbolique plus large dont il participe et qu'il
voudrait certainement contribuer à faire "affleurer". Ce constat n'autorise nullement
cependant, me semble-t-il, à nier toute consistance historique aux faits évoqués, ni ne
permet de les reléguer sans autre forme d'attention à leur contenu historique dans le temps
flottant et immobile du mythe fondateur.

L'influence régionale du mouvement de Nâsir al-Dîn est par ailleurs suffisamment connue
pour que son historicité ne puisse pas être mise en doute. Philip Curtin, notamment, a
souligné les prolongements qu'il a eus dans des régions aussi éloignées de la Gibla que le
Fouta Djallon. Il entrevoit une nette continuité entre les thèmes et les termes — jihâd,
imâm, devenant à l'occasion eliman ou almami …— et les formes d'agitation politico-
religieuse qui conduisent de l'imâmat du Bundu établi par Malik Dauda Sy (vers 1690), à
celui du Fouta Djallon (dans son avènement, situé généralement vers 1726, un beau-frère
de Malik Sy aurait joué un rôle important) et, quelques années plus tard (dans les années 80
du XVIIIe s.), à celui du Fouta Toro dont l'initiateur, Sulaymân Bâl, a reçu une bonne partie
de sa formation dans des campements de l'Igîdi (Ahl al-’Âqil …), héritiers de l'esprit de
Shurbubba.

Pour conclure sur ce point, je dirai que le travail d'al-Yadâlî, initiateur de la tradition écrite
relative à cette guerre, a moins consisté à élaborer un mythe de fondation de l'opposition
hassân-zawâyâ— à aucun moment il ne suggère que cette division fonctionnelle ait pris
naissance avec le conflit armé de Nâsir al-Dîn — qu'à se servir de ce conflit pour la
légitimer, sur une base non pas de parenté (l'opposition entre segments lignagers
antagoniques et complémentaires de Gellner et de Stewart), mais sur celle du monopole
statutaire d'un capital symbolique-religieux exerçant un effet de classement que Shurbubba
a contribué, malgré la défaite des zawâyâ, à enraciner et à pérenniser sous la domination
des hassân et dans le contexte nouveau d'émergence des structures émirales.

En poursuivant l'analyse de ces événements, en les situant dans leur contexte historique et
régional, j'ai essayé de montrer qu'ils n'étaient, pour l'essentiel, ni un conflit "ethnique"
entre "Arabes" et "Berbères", ni un prolongement de l'antagonisme économique entre
commerce atlantique et commerce caravanier, mais l'expression de ce que j'ai appelé, après
Bourdieu, une lutte de classement, qui n'échappe naturellement pas à l'influence des

87
facteurs qui viennent d'être énumérés, mais qui les déborde pour asseoir, légitimer et faire
advenir un ordre du monde où l'arrière-monde, celui précisément dont Nâsir al-Dîn se
voulait "l'éclaireur", aurait déjà sa place. En soi, cette idée d'un rapport originaire entre
pouvoir politique et surnaturel n'a rien de spécifique à la société maure. Elle constitue
même, on le sait, une sorte de lieu commun de l'anthropologie politique depuis ses débuts.
Ce que je crois être l'originalité de la situation maure pourrait être formulé de la manière
suivante :

— la division statutaire hassân-zawâyâ a préxisté à la guerre de Shurbubba, mais elle ne


s'est affirmée nulle part avec autant de relief que dans la région qui fut le théâtre de ce
conflit ;
— or c'est précisément dans cette région et suite à ce conflit qu'émergent les premiers
émirats ;
— la spécificité de la situation maure résiderait en quelque sorte dans la place seconde et
ambiguë qu'occupe la sphère du sacré, du religieux, où la défaite de Shurbubba a joué un
rôle important. Il fallait une prédication politico-religieuse avortée — le "décrochage" du
politique d'avec la parenté était, en conformité avec l'analyse khaldunienne, à ce prix —
pour que se développe, sur la base d'un partage symbolique affirmé des pouvoirs entre les
représentants de cette prédication et leurs adversaires, un dispositif "étatique" (l'émirat) où
les structures tribales segmentaires des hassân soient "dépassées" au profit d'un ensemble
qui associe des tribus, des groupes et des fonctions différents, au premier rang desquels les
hassân et les zawâyâ. La production et la reproduction de ces distinctions, où les
Almoravides et Shurbubba constituent des références majeures, font appel à la constitution
d'un corps ou d'un champ de valeurs qui tend notamment, porté par les intérêts matériels et
symboliques des groupes compétitivement associés, à dessiner une place du sacré exerçant
un effet de classement sur ces mêmes groupes.

Arrêtons-nous donc, pour commencer, sur la conjoncture qui a présidé à l'éclatement de ce


conflit.

4. 2. La conjoncture

Dans la conjoncture qui a présidé à l'éclosion du mouvement de Nâsir al-Dîn, comme


probablement d'ailleurs de son lointain devancier almoravide, une dégradation
catastrophique des conditions alimentaires et sanitaires des nomades du Sahara Occidental
semble avoir joué un rôle central. Le thème de l'avènement du mahdî et l'attente angoissée
de la fin du monde lui doivent sans doute beaucoup. Les convulsions que le Maroc connaît
à la fin de l'époque Sa‘dienne et les prolongements qu'ils ont pu avoir au sud du Wâdî
Dar‘a, l'intervention accrue des Européens le long des côtes de l'Afrique du nord-ouest, ont
eu ausssi, en liaison avec les facteurs sociaux et politiques internes aux bizân de la Gibla,
leur part d'influence.

Le sultan du Maroc, Ahmad al-Mansûr al-Dhahabî, dont les troupes ont conquis en 1591
Tîmbuktu, meurt en 1012/1603, emporté par la peste qui ravageait alors le Maroc, à la
charnière des XVIe et XVIIe s. Cette épidémie s'accompagna d'une famine catastrophique.
La disparition d'al-Mansûr "l'Aurifique", dont le règne marque l'apogée de la dynastie
Sa‘dienne, intervint dans un contexte particulièrement lourd de menaces : à l'épidémie de

88
peste et à la famine, s'ajoutait le danger de plus en plus précis d'une occupation hispano-
portugaise des villes côtières du Maroc (al-’A‘râsh est effectivement occupée en 1605 par
l'Espagne). Les luttes de succession qui s'ouvrent entre les descendants, frères et neveux
d'al-Mansûr, vont ajouter, à un tableau déjà bien sombre, les effets d'une guerre civile qui
s'étendra sur près de trente ans. Le Maroc connut au cours de cette période une floraison de
mouvements messianiques, animés par des visionnaires qui se présentaient volontiers
comme le "mahdî attendu", le prophète de la dernière chance.

Ces mouvements, issus parfois d'une tradition maraboutique plus ou moins ancienne, se
transformaient, à l'occasion, en une petite puissance politico-militaire régionale. Ce fut, par
exemple, le cas de la zâwiyya de ‘Alî b. Muhammad b. Ahmad b. Mûsâ (de la tribu des as-
Smâlîl), connu sous le surnom de Bû-Dmây‘a, qui s'empara (entre 1627 et 1631) de
Sijilmâsa, du Dar‘a et de Târudânit , dans les confins sahariens du Maroc ; et plus encore,
celui de la puissante zâwiyya de Dilâ’ , fondée par Hâma b. Sa‘îd b. Ahmad b. ‘Umar b.
Sîdî al-Majâtî.

Les aventures de ces "annonciateurs", de ces visionnaires extatiques qui voulaient régénérer
un monde dont ils annonçaient la fin prochaine, ont connu généralement un épilogue
tragique. J'ai évoqué dans ma thèse ce qui advint à l'un d'entre eux, Ibn Abî Mahallî dont le
mouvement naquit et se développa au cours de ces années troublées du début du XVIIe s.
Le destin d'un autre mahdî marocain, al-’Ayyâshî, révèle des traits qui ne sont pas sans
rappeler certains aspects de la prédication de Nâsir al-Dîn.

Abû ‘Abd Allâh Sîdi Muhammad al-’Ayyâshî est "apparu" (zahara), disent les textes
arabes, comme pour marquer le côté météorique de l'événement, au moment où les
Espagnols ont occupé al-A‘râsh. Il résidait à Salâ (Salé), où il fit ses études sous la
direction de ‘Abd Allâh b. Hassûn. Au terme de ses études, son maître lui fit cadeau d'un
cheval et lui ordonna de se rendre dans la région Zammûr, lui promettant un destin
exceptionnel. Il parvint dans cette région en 1604, au début du règne agité de Mawlây
Zaydân. Sa réputation de sainteté grandit rapidement. Mawlây Zaydân lui confia la défense
de la place forte de Zammûr. Il appela à la mobilisation contre l'occupation étrangère, au
jihâd, qu'il entama effectivement depuis Salâ. Il eut aussi à lutter contre les tribus nomades
de l'ouest marocain (Shanâka, Awlâd Sâjir, al-Hayâyina, etc.) en raison de leur brigandage
et de leur refus de toute autorité.

Al-’Ayyâshî identifie de façon prémonitoire ses futurs meurtriers, les hommes de la


zâwiyya de Dilâ’, menés par les réfugiés "andalous" de Salâ. Après avoir libéré al-’A‘râsh,
en 1630, il est tué en 1641. Sa tête coupée fut emportée par les meurtriers. Le soir venu, ils
entendirent, rapporte l'auteur d'al-Istiqsâ’, cette même tête qui récitait "à haute voix"
(jahran) le Coran et beaucoup d'entre eux "se repentirent" (tâba), à la suite de ce miracle.

J'ai évoqué ces événements de l'histoire du Maroc, non seulement parce qu'ils témoignent
du climat politique et économique qui prévalait au début du XVIIe s. dans cette contrée,
située au voisinage immédiat de la région qui vit se développer la da‘wa, l'appel, de Nâsir
al-Dîn, mais aussi en raison des liens de toutes natures — plus particulièrement les liens
culturels — qui existaient entre le nord-ouest saharien et les confins méridionaux du Maroc.

89
Nous avons d'autres indices de la dégradation catastrophique des conditions de vie dans le
nord-ouest africain au cours de la première moitié du XVIIe s., en particulier dans les
chroniques de Tîmbuktu.

Concernant plus précisément l'ouest mauritanien actuel, un texte que j'ai trouvé, par hasard,
dans une bibliothèque ataroise et sur lequel je reviendrai plus loin, projette un éclairage
singulier sur la détérioration des conditions de vie des habitants de l'Âdrâr vers le milieu du
XVIIe s. et sur les prolongements eschatologiques de ce qui paraît bien avoir été une crise
climatique catastrophique balayant la région à l'époque. C'est l'histoire, déjà mentionnée,
d'al-Imâm al-Majdhûb, un contemporain de Nâsir al-Dîn, qui fut conjointement condamné
avec lui par le faqîh shigitien w. Billa‘mash en raison de ses prétentions mahdistes. Le
Kitâb al-minna, l'ouvrage qu'on lui attribue, est en effet tissé de propos qui ne laissent
guère de doute à cet égard : le lancinant appel à Allâh pour qu'Il daigne mettre fin aux
épreuves endurées, qu'il fasse que la salive des hommes les nourrisse et qu'il féconde la
terre au moyen d'une pluie sans doute désespérément attendue, en constituent les indices les
plus nets.

Le dangereux rétrécissement des ressources alimentaires et en pâturages que cette crise


climatique a dû entrainer, n'est certainement pas étranger au développement des conflits
armés et à l'extension de l'insécurité qui caractérisent l'espace mauritanien au moment où se
prépare dans la Gibla la mobilisation autour de Nâsir al-Dîn.

La première moitié du XVIIe s. voit en effet le développement de guerres civiles


implacables à Shingîtî entre Idawa‘li al-Kihil et Idawa‘li al-Bîz et à Tinîgi entre deux
coalitions rivales de Tajakânit. Ces conflits, qui entraînent d'importants mouvements de
population vers le sud, se combinaient sans doute — le présent (1968-1980) cycle de
sécheresse m'a permis d'observer des phénomènes semblables …— avec une poussée des
nomades du Sahara Occidental et de la bordure saharienne en direction des pâturages de la
zone climatique soudano-sahélienne. Le bétail, faut-il le rappeler, constituait la ressource
essentielle des bizân de l'époque de Shurbubba.

"Ils étaient, écrit al-Yadâlî, des nomades (dhâlika annahum bâdiyya) qui tantôt se fixent,
tantôt se déplacent." Nâsir al-Dîn lui-même a sa première "révélation" après une longue et
épuisante journée au puits où, par suite d'un afflux comme il en arrive dans des régions
fréquentées par de nombreux troupeaux, il n'a pu finir d'abreuver ses animaux que tard dans
la nuit. Une part significative des miracles qu'al-Yadâlî lui attribue tourne du reste autour
de la vie pastorale… Il ne serait donc pas déraisonnable de penser que le problème du
contrôle des pâturages, liés à une mobilité accrue des éleveurs sahariens comme on en
observe en période de crise, à une pression humaine et animale croissante sur les terrains de
parcours des zawâyâ de la Gibla, situés dans une zone relativement boisée et ordinairement
herbeuse, ait pu jouer un rôle dans la génèse des affrontements de Shurbubba.

Mais la mauvaise conjoncture climatique, le contrôle d'un espace pastoral dangereusement


rétrécis par le manque de pluies, ne sont pas seuls en cause dans le développement du
mouvement initié par Nâsir al-Dîn. J'ai évoqué le contexte politique régional et souligné
l'extension de l'insécurité et de l'anarchie, lié à la crise que connaissaient les deux
principales formations étatiques de la région : l'empire Songhay et la monarchie Sa‘dienne

90
du Maroc. J'ai rappelé l'éclosion, dans ce même Maroc, de nombreux mouvements
millénaristes qui ont pu influencer ceux qui, dans l'ouest saharien, lié par de nombreux liens
culturels et historiques avec le royaume sharifien, aspiraient à régénérer radicalement un
environnement naturel et social devenu probablement invivable. L'intervention du
commerce européen précédemment évoquée a eu aussi sa part d'influence dans la
préparation et le dénouement du conflit de Shurbubba. Je lui ai consacrée un assez long
développement. Mais j'avais jugé utile auparavant de montrer les limites de l'interprétation
"ethnique" qui a voulu parfois voir dans la guerre de Shurbubba un conflit entre "Arabes" et
"Berbères".

4. 3. Arabes et Berbères

Polygraphe infatigable, bénéficiant, il est vrai, de tous les rapports — dont certains
excellents — qui affluaient vers le Bureau des Affaires Musulmanes du Gouvernement
Général de l'Afrique Occidentale Française, dont il fut pour un temps le responsable, Paul
Marty, qui a consacré des œuvres monographiques volumineuses à l'histoire des tribus
maures, voyait dans l'antagonisme "Arabes-Berbères", culminant avec la guerre de
Shurbubba, le ressort essentiel de toute l'évolution historique du Sahara Occidental. "La
guerre de Babbah, écrit-il, est génératrice de la société maure telle qu'elle existe dans son
état actuel." Elle marque un effacement définitif des "Berbères" devant le dynamisme
conquérant des "Arabes". "Cet effacement des Berbères, relève notre auteur, paraît tout à
fait regrettable. S'ils avaient voulu résister fermement aux envahisseurs, leur nombre et leur
richesse leur permettaient de dompter ces quelques pillards et de les rejeter au loin ou de les
assimiler. La civilisation berbère, pratique et progressiste, valait bien les coutumes Arabes,
négatives ou oppressives, issues d'un nomadisme invétéré, impropre à toute évolution
sérieuse."

Le thème de la conquête et du conquérant venu d'ailleurs constitue souvent — la littérature


anthropologique et historique fourmille d'exemples — un moyen de fonder et de légitimer
un pouvoir ou une hégémonie politique. Bon nombre de tribus maures (Mashzûf, ar-Ri‘yân,
Lâdim, etc.), où prédominerait largement, d'après les généalogistes locaux, le fond de
peuplement sanhâjien, attribuent une orgine ‘arabe extérieure (aujourd'hui elles se veulent
tout entières arabes …) à leurs familles dirigeantes. Rien d'étonnant donc à ce que le statut
politiquement dominant des hassân soit fondé sur une conquête ou une victoire "initiale".

Il n'est pas impossible du reste que le facteur "ethnique" ait joué un certain rôle dans la lutte
qui opposa Nâsir al-Dîn à une coalition tribale dirigée, dans l'espace maure (je laisse pour
l'instant de côté les luttes engagées contre les principautés noires), par des Maghâfira. Le
parti maraboutique semble avoir été à dominante aznâga (Sanhâja), tandis que les
adversaires de la "réforme" se recrutaient en grande partie parmi des groupes se réclamant
de la descendance de Hassân, plus particulièrement de la branche issue de Maghfar b. Uday
b. Hassân.

Le récit d'al-Yadâlî fait apparaître, en effet, que les zawâyâ partisans de Nâsir al-Dîn se
recrutaient pour l'essentiel dans les rangs des tribus suivantes :

91
Tâshumsha, qui y jouèrent un rôle dirigeant, Midlish, Tandgha, Idaydba, Idaghzaymbu et
Bârittayl. Il s'y ajoutait des éléments des Idawa‘li, des Ntâba, des Ikumlaylin, des
Idâblihsan , des Awlâd Abyâyri , des Lamtûna, des an-Njâmra et des Tagunânit.

Quant aux adversaires de l'imâm, ils auraient été dirigés, d'après Chamboneau, par "les
chefs Mores non Toubenan assçavoir Bakars, Hady et Boucefy". Il s'agit, selon toute
vraisemblance, et en recoupant avec la tradition orale, de Bakkâr al-Ghûl w. A‘li w.
‘Abdalla des Brâkna, de Haddi w. Ahmad b. Damân, et de Busayf w. Muhamd az-Znâgi b.
‘Uthmân b. Maghfar, tous trois rattachés généalogiquement à ce dernier et appartenant donc
aux Maghâfira.

Muhammad al-Yadâlî, dans Manâqib al-imâm Nâsir al-Dîn, évoque également, dans les
rangs du parti adverse, des ressortissants d'autres tribus issues du système généalogique des
Banî Hassân: les Brâbîsh , les Awlâd Dâwûd b. ‘Umrân, les Awlâd Ghaylân.

Malgré ce trait "ethnique" dominant de chacune des deux coalitions — laissons pour
l'instant de côté l'hétérogénéité "ethnique" intrinsèque à chaque tribu et les manipulations
des généalogies —, nous ne trouvons aucune trace du thème ethnique cher à Marty dans
aucun des deux principaux témoignages dont nous disposons sur la guerre de Shurbubba.
Ni al-Yadâlî, en effet, ni Chamboneau ne font état d'une composante ethnique des combats
que se livrent partisans et adversaires de Nâsir al-Dîn. Le récit d'al-Yadâlî permet, au
contraire d'avancer que la ligne de clivage entre partisans et adversaires de l'imâm ne
passait pas par une identification ethnique. D'après les Manâqib, "Le plus grand des
miracles (c'est moi qui souligne, al-Yadâlî emploie le mot âyât) et des prodiges (karâmât)
de Nâsir al-Dîn est que les gens vinrent à lui de tous les horizons : nomades parmi eux
(badawiyyihim) et sédentaires (hadariyyihim), arabes et non arabes (‘ajam). Dieu l'éleva au-
dessus des autres en raison de son humilité (tawâdu‘) devant Lui, et cela bien qu'en ce pays
il n'y eut jamais ni roi (sultân), ni gouverneur (wâlî)".

Conformément au point de vue développé par Ibn Khaldûn, il fallait bien en effet, une
force miraculeuse, "le plus grand des miracles", dit al-Yadâlî qui met directement cet
événement surnaturel en rapport avec l'absence de toute tradition étatique, pour venir à
bout de l'esprit d'indépendance des tribus nomades, pour leur faire accepter une autorité
extérieure à la tribu, à leur tribu. Le principal "miracle" de Nâsir al-Dîn témoigne en tout
cas de la vocation supra-tribale et supra-ethnique de son mouvement. Il reçut, dira ailleurs
al-Yadâlî, l'allégeance, aussi bien des Maghâfira et des aznâga, que celles des Noirs et des
zawâyâ.

L'hostilité des Maghâfira à l'endroit des hommes de Nâsir al-Dîn est présentée par al-
Yadâlî, on s'en souvient, comme étant le fruit d'une "trahison". Que les descendants de
Maghfar aient ou non failli à un serment d'allégeance offert à l'imâm des Tâshumsha, qu'ils
aient ou non, dans un premier temps, accepté l'autorité de ce dernier avant de lui déclarer la
guerre, une chose semble en tout cas acquise d'après le récit d'al-Yadâlî : Nâsir al-Dîn n'a
pas cherché à promouvoir une coalition "berbère" contre une "coalition ‘arabe".

Indépendamment de l'hétérogénéité ethnique des tribus zawâyâ qui constituaient le fer de


lance de son mouvement, il bénéficia, d'après al-Yadâlî, du soutien d'une partie des Awlâd

92
Rizg (b. Uday b. Hassân), tandis que des groupes notoirement aznâga, comme les Bâfûr et
les A‘zayzât, lui furent hostiles.

Parmi les zawâyâ eux-mêmes d'importantes défections furent enregistrées : les Tâshidbît ;
la majeure partie des Idâblihsan, suivant la fatwâ délivrée par une de leurs plus grandes
figures intellectuelles — al-Hâj ‘Abd Allâh w. Bu-l-Mukhtâr — ne prit pas part aux
affrontements ; au sein des Tâshumsha eux-mêmes, des hommes aussi en vue que Barikalla
w. Bazayd et al-Vâllî w. Bâba Ahmad se refusèrent à participer à la guerre.

Nous avons vu plus haut qu'al-Fâdil w. al-Kawri (des Awlâd Sîd al-Vâllî), marié à une
femme des Maghâfira et contraint de céder l'imâmat à al-Mubârak b. Habîb Allâh, était
passé, avec une partie de son armée, du côté de ses affins. Bref, la configuration des
coalitions maures qui s'affrontent dans la guerre de Shurbubba ne suit pas une ligne de
partage ethnique et le conflit se laisse difficilement réduire à une confrontation entre
"Arabes" et "Berbères" que Marty, formé à Alger par E. F. Gauthier, artisan d'une vision
épique de l'histoire du Maghreb comme déploiement d'une opposition éternelle entre deux
espèces "biologiques" irréductibles, nomades (Arabes) et sédentaires (Berbères), aurait
aimé y voir.

J'ai suggéré pour ma part, me fondant sur des sources antérieures à ce conflit (sources
arabes anciennes, lettre d'al-Lamtûnî) que l'opposition fonctionnelle hassân -zawâyâ avait,
selon toute vraisemblance, précédé (sous une forme qu'il est difficile de préciser)
Shurbubba. Les traditions historiques de la Gibla font certes remonter à la défaite du parti
religieux certaines clauses — demeurées vivantes jusque dans les années 1950 …— qui
sont sensées avoir définitivement fixé les rapports hiérarchiques entre zawâyâ et hassân.
Les vainqueurs imposèrent, dit-on, les conditions suivantes à la cessation des hostilités :

— les hassân ne creuseraient plus de puits, mais ils auraient désormais droit à un tiers de
l'eau (thulth al-ma) de chaque puits foré par les zawâyâ, auquel ils se rendraient ;
— si un hassâni en voyage faisait halte dans un campement zawâyâ, celui-ci serait tenu de
l'héberger et de le nourrir durant trois jours (cette clause était dite az-zyâva, de l'ar. diyyâfa
"accueil, hospitalité") ;
— les hôtes de ce voyageur étaient de plus tenus par la clause dite wassal (de l'ar. wassala
"joindre, unir une chose à une autre") de lui prêter une monture pour lui permettre d'arriver,
dans un autre campement, qui devrait en faire autant, etc.

Mais les clauses ainsi définies ne concernaient pas la totalité des zawâyâ. On distinguait en
effet, dans la Gibla, zwâyit ash-shams (litt. "les zawâyâ au soleil", ou "du soleil") qui n'y
étaient pas assujettis et "zwâyit az-zall" ("zawâyâ de l'ombre" : parce qu'ils vivent "à
l'ombre" des guerriers, comme le suggèrent certaines traditions orales ?). Il ne s'agissait, en
tout état de cause, que d'un phénomène régional, circonscrit au sud-ouest mauritanien
actuel, à la Gibla, et qui n'affecta guère le reste du pays maure où se généralisa pourtant
l'opposition statutaire hassân -zawâyâ, selon une ligne de clivage qui ne doit pas grand
chose à la distinction ethnique "Arabes"-"Berbères". Il faut trouver une autre explication à
cette opposition et rendre compte autrement de sa manifestation connue la plus vigoureuse,
la guerre de Shurbubba. Ces événements ne seraient-ils pas, pour l'essentiel, un
développement "superstructurel" de l'antagonisme, avant tout économique, entre commerce

93
transsaharien bénéficiant aux zawâyâ et négoce atlantique dont les hassân tireraient un
parti plus avantageux ?

4 . 4. La caravane et la caravelle

Dans un ouvrage publié en 1972 et consacré à l'histoire du royaume du Waalo, Boubacar


Barry, analysant les rapports entre l'imâm des Tâshumsha et le comptoir français de Saint-
Louis du Sénégal, observe que "la profession de foi de Nâsir al-Dîn (…) recouvre une
réalité économique beaucoup plus profonde". "En effet, écrit-il, il s'agit, au-delà des
différences de religion, d'une réaction d'auto-défense de l'économie du commerce
transsaharien face au monopole de plus en plus puissant du commerce de Saint-Louis". Les
développements que j'ai consacrés précédemment aux échanges commerciaux au sein de
la société maure ont laissé entrevoir les nuances qu'il convient d'apporter à cette thèse de
l'historien guinéen, qui n'avait, il est vrai, qu'un intérêt second pour cet arrière-pays de la
principauté wolof dont il s'occupait. J'ai essayé de voir ce qu'il en était précisément de
l'antagonisme économique qu'il évoquait.

La source principale sur laquelle s'appuie l'argumentation de Barry, concernant les rapports
entre le mouvement de Nâsir al-Dîn et les Français de Saint-Louis, est constituée par le
rapport précédemment cité de Chamboneau, publié en 1968 par Carson I. A. Ritchie. Que
nous apprend ce document ?

Chamboneau, qui arrive à Saint-Louis le 18 février 1675 pour prendre la direction de


l'établissement français qui y est installé depuis une vingtaine d'années, a entrepris, à son
retour d'Europe (janvier 1677), d'écrire "L'histoire du Toubenan ou changement de
Souverains et réforme de religions desdits nègres, depuis 1673 son origine, jusques en la
présente année 1677". Un opuscule d'un quinzaine de pages où il relate les principaux
événements liés au "Toubenan" et aux activités commerciales du comptoir saint-louisien.

La crédulité des Noirs et le despotisme de leurs souverains constituent, avec l'ambition du


"Marabou ou prestre" qui dirige le parti "Toubenan", les causes principales du succès de ce
dernier, selon Chamboneau. Mais le mouvement de Nâsir al-Dîn est décrit comme étant
d'abord un mouvement réformateur religieux, même si Chamboneau pense que derrière le
prétexte religieux se cache un dessein hégémonique.

L'imâm des zawâyâ "commit, écrit-il, de ses gens et marabous qui allèrent d'abord à
Siratik, Roy du pays des Foules le plus grand et le plus puissant de ce pays, auquel ils
dirent qu'ils étaient envoyés de la part du plus grand serviteur de dieu, après Mahomet, pour
lui dire que dieu lui avoit revellé d'a monstrer tous les Roys de changer de vie, en faisant
mieux et plus souvent le sala, se contentant de trois ou quatre femmes, chassant tous les
guiriots Baladins et gens de plaisir autour d'eux, et enfin que dieu ne voulait pas qu'ils
pillassent leurs sujets, encore moins les tuer ou prendre captifs, et beaucoup d'autres belles
choses, ajoutans ces ambassadeurs que leur maître avait pouvoir en cas de refus d'employer
contre eux le fer et tous autres moyens pour les chasser de leurs Roiaumes comme
ennemies de dieu et de sa loy et y placer qui bon leur semblerait."

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Le Satigi des Peuls du Fouta Toro, de plus en plus irrité, se fera répéter par sept
ambassades successives une leçon qui lui commande d'ajuster sa conduite aux normes
préconisées par l'islam et de respecter la sécurité et la liberté de ses sujets. Notons au
passage, dans la mise en garde de Nâsir al-Dîn à l'adresse du Satigi, l'hostilité envers les
griots et leur art, dont j'ai souligné ailleurs la récurrence dans la tradition issue des
Almoravides. Il convient d'observer également que rien dans ce passage n'a trait aux
contacts commerciaux entre "Siratik" et l'établissement français de Saint-Louis.

Le Satigi des Peuls refusa de tenir compte des injonctions de Nâsir al-Dîn et menaçait
même, pour finir, de faire un mauvais sort à ses ambassadeurs. "Ce que ce Marabout ayant
entendu par le retour de ses gens, il partit au commencement de l'année 1673 de son pays
de Barbarie, accompagné de Coureurs et Brigands Mores de sa Nation, non à dessein d'aller
droict à la Caze de ce Roy pour lui dire en personne ce que ses gens n'avoient pu luy faire
entendre, car il ne faisoit pas bon pour luy n'ayant que peu de gens, mais pour suborner son
peuple et luy faire lever les armes contre luy pour le chasser de son pays en faisant réussir
par la son dessein, les gouverner lui-même."

Suit une description des méthodes d'agitation de Nâsir al-Dîn qui, d'après Chamboneau,
"presche penitence tout nud, méprisant les habillements, ayant la teste raze, qui ne parle que
la loy de dieu, de leur (aux "negres") bien et liberté." De village en village, la troupe de
nouveaux convertis, de partisans de l'imâm, s'élargit par la seule vertu de ses discours, "sans
coup donner, que de sa langue dont il les Empeste tous." Les hommes de Nâsir al-Dîn ont
ainsi vite fait de s'emparer sans combat du Fouta, contraignant le Satigi à prendre la fuite.

Le Diolof et le Cayor, dont le souverain (damel) est tué, subissent le même sort. L'imâm
des zawâyâ "y posa un Lieutenant général ou Viceroy Marabou, et sous luy dans chaque
village des marabous."

Le souverain du Waalo, "Brakfara" est à son tour tué, et le "Bourguly" (= l'imâm) le fait
remplacer par le prince Hierimkode, "beaupere dudit deffunt Roy Brak qui venait d'être
tué." Hierimkode, homme-lige du "Bourguly" "se fit razer, chassa les guiriots d'autour de
lui et marmottans sans cesse de grosses patenostres qu'il avoit à sa ceinture, c'était comme il
faloit que les Roys de la mode Toubenane fussent."

Chamboneau évoque ensuite la mission effectuée à Saint-Louis par Munîr al-Dîn, agissant
comme ambassadeur de son frère, Nâsir al-Dîn. Cette démarche exprime assez clairement,
m'avait-il semblé, le souci du parti maraboutique de maintenir de bonnes relations avec le
comptoir français. Munîr al-Dîn serait, en effet, venu assurer à de Muchins, responsable de
l'établissement commercial "qu'il voulait faire avec lui, la mesme amitié que les Roys dont
il occupoit les places, avoient toujours eue avec les commendans des Blans, qu'il n'avoit
rien perdu qu'au contraire il pouvoit venir et envoyer par tous ses pays en traite avec autant
ou plus d'assurance que par le passé, qu'il le prioit aussi d'en agir de mesme pour lui et ses
gens, et que comme il n'estoit venu ici que pour la traite, il luy feroit un grand service de ne
pas se mesler des affaires, en espouzant le party de l'un ou de l'autre des toubenans ou de
ceux qui ne l'estoient pas encore, que Dieu voulait qu'il achevast ce qu'il avoit si bien
advence, qu'il n'avait chasse les Roys qu'à regret et pour n'avoir pas voulu entendre à l'ordre
qu'il apportat de la part de Dieu …"

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Malgré des déclarations de bonne volonté, de Muchins et son successeur se garderont bien
d'adopter l'attitude de neutralité que leur préconisait l'ambassade de Nâsir al-Dîn. Leur
hostilité à l'égard du "Toubenan" se déclare, alors même que les émissaires de l'imâm sont à
Saint-Louis pour les assurer de leur désir de poursuivre les relations commerciales que les
souverains déchus entretenaient avec eux.

Durant son séjour à Saint-Louis, un émissaire vint annoncer à Munîr al-Dîn "la mort de son
frère, le Bourguly tué avec quantité de son monde par Hady, Grand More de Nation, voisin
du Roiaume de Brak, il n'estoit point Toubenan." C'était sans doute la bataille de Tirtillâs
évoquée par al-Yadâlî, où les Trârza de Haddi b. Ahmad b. Damân tuèrent l'imâm des
Tâshumsha et quelques-uns de ses plus proches compagnons.

A l'annonce de cette nouvelle, de Muchins "pensa que c'estoit un coup d'estat s'il faisoit tuer
ou retenir cet envoyé parce qu'estant le frere du Bourguly, on allait sans doute le mettre en
sa place, au lieu que s'il le tuoit le toubenan N'ayant plus de chef, s'aneantiroit bien tost,
qu'aussi bien ce Toubenan feroit beaucoup de tort à nostre Negoce, ainsi que l'on
commençoit déjà à s'appercevoir depuis qu'il n'y avoit plus de Roys qui nous estoient bien
plus avantageux que des Marabous, et encore Mores qui s'en alloient gaster tout le pays et
nous gourmander."

En fait, si le "Toubenan" est soupçonné par de Muchins de faire du tort à la traite saint-
louisienne, c'est moins en raison de l'hostilité du mouvement lui-même au commerce
européen ou d'un quelconque refus de principe, de la part des hommes de Nâsir al-Dîn,
d'engager des échanges avec les traitants français. C'est avant tout en raison de l'insécurité
qu'il entretenait le long de l'ensemble de la vallée du Sénégal. La traite est momentanément
compromise, dira Chamboneau "à cause de ces bouleversemans de Roiaumes, que les
Mores non Toubenans asscavoir Bakars, Haddy et Boucefy, et Siratik Roy des Foules
chassé, brusloient, pilloient et destruisoient tout le bétail des nouveaux Toubenans."

C'est pour mettre un terme à ces "bouleversemans de Roiaumes", effectivement peu


propices aux échanges commerciaux que l'administrateur du comptoir français s'engage
résolument aux côtés des adversaires de la réforme. Chamboneau relate les efforts de de
Muchins, qui seront finalement couronnés de succès, pour amener le Brak du Waalo à se
dégager de l'emprise politique et idéologique de Nâsir al-Dîn. Il montre les agents de la
compagnie saint-louisienne en tournée sur le fleuve, menaçant de mort les Wolofs qui ne se
décidaient pas à renoncer à leur adhésion au "Toubenan" et qui seront finalement massacrés
par les villageois qu'ils s'efforçaient de (re)convertir. Le directeur du comptoir se réjouit de
la mort de deux successeurs du "Bourguly" : "Hiatmankaly" (al-Qâdi ‘Uthmân) tué par le
"Roy Brak Hiérimkodé" — que de Muchins avait enfin réussi à "retourner" — et "Mahomet
Dine" (Munîr al-Dîn) tué par le Satigi du Fouta, selon Chamboneau.

"Le sieur de Muchins ne s'endormait pas pour faire tort de son coste à ce Toubenan et s'en
venger." Il entreprit aux mois de mai-juin 1674, à l'aide d'un bateau et de plusieurs barques,
une tournée de razzia le long du fleuve Sénégal qui lui permit de brûler quelques villages
"toubenan", leur tuant plusieurs hommes et rapportant un beau butin. De Muchins aurait-il
cédé à la tentation prophétique qui faisait vibrer la région ? D'après Chamboneau, en tout

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cas, "il croyait finir lui mesme le toubenan et que par ce moyen il se feroit immortaliser
parmi les Negres" …

"La deffense de traite par le Bourguili" dont Chamboneau fait état dans la suite de son récit,
n'était-elle qu'une réaction de peur et de défense, une mesure de sécurité face à la razzia
meurtrière des commis de l'établissement français de Saint-Louis ? Il pourrait même s'agir
d'une simple initiative locale, d'une réaction spontanée de fuite devant le danger qu'auraient
représenté les hommes de de Muchins, très supérieurement armés. Car malgré l'intensité
des affrontements au cours du second trimestre de l'année 1675, où "les guerres étoient plus
fortes que jamais entre le party toubenan et les Princes Mores qui donnoient secours à
Siratik pour rentrer dans son pays", Chamboneau rapporte un épisode qui confirme la
volonté persistante des dirigeants de Shurbubba d'entretenir de bonnes relations avec Saint-
Louis, malgré les manifestations d'hostilité permanentes de la part de l'établissement
français.

Au mois de mai 1675, une "caze", servant de dépôt de céréales pour le commerce saint-
louisien et installée au village de "Lamtaure" (Laam Toro), est assaillie par "cinq ou six
cents Mores qui passèrent par le dit village avec le Bourguli chef de tout le Toubenan". Un
français s'y trouvait qui jugeait sa situation d'autant plus désespérée que les céréales laissées
sous sa garde étaient stockées dans des sacs immédiatement identifiés par les assaillants
pour "estre ceux ou avoit este le mil que Mr de Muchins leur avoit enlevé en la guerre de
l'année passée." Les troupes de l'imâm commençaient déjà à s'emparer du stock de céréales
qui était entreposé dans la case "et prendre le blanc qui y estoit, pour pres aille du mil et
bœufs qu'on leur avoit pris, lorsque le Bourguly leur deffendit." Assis sous un arbre, non
loin de la case, le "Bourguly" réclama qu'on lui amène le prisonnier français. Ce dernier
s'approcha, persuadé que chaque pas en direction de l'imâm le rapprochait d'une mort
atroce. "Mais bien loin de ce le Bourguly le caressa et lui dit qu'il ne vouloit aucun mal aux
Blans qu'il leur permettoit toute traite par tous ces pays, oublioit volontiers ce qui s'estoit
fait par nous, allencontre de ses gens, deffendant derechef à aucun de ses gens de meffaire
ny toucher à ce blanc, ny à sa caze et pour plus grande assurance lui donna un More de sa
suitte pour le garder d'insultes, il s'en retourna à sa caze bien plus gay qu'il n'en estoit party
donnant mil benedictions à ce Bourguly."

Pourquoi ce geste de bonne volonté (probablement intéressé), cette manifestation d'une


volonté d'entente et d'accommodement à l'adresse de Saint-Louis ? Les paragraphes
suivants du texte de Chamboneau donnent à penser que cet appel du pied visait à créer une
détente favorable au versement des présents, des "coutumes" que le commerce saint-
louisien allouait aux dirigeants des régions fréquentées par ses émissaires et qu'il n'avait
"point payé(s) pendant tout le temps de ce toubenan." Loin de rejeter les contacts avec le
commerce atlantique, les marabouts font tout, au contraire, pour bénéficier de ses subsides.

Peu de temps après le geste magnanime de l'imâm à l'égard du magasinier français de


"Lamtaure", Chamboneau nous parle, en effet, de l'arrivée à "l'Habitation" (Saint-Louis) de
deux envoyés du "Bourguli" venus chercher un "gros present" qu'on leur avait promis. Ils
durent s'en aller les mains vides "tres malcontents et menaçants." Ce refus obstiné des
administrateurs du comptoir français de reconnaître la suzeraineté du "Bourguli" sur une
partie des populations du fleuve Sénégal, son obstination à ne pas vouloir lui régler les

97
présents afférents à ce statut, sont à l'origine de l'attaque perpétrée le 14 novembre 1675 par
des hommes du Bourguli contre un équipage saint-louisien, moins de deux mois après le
retour bredouilles des émissaires de l'imâm, venus chercher les "coutumes". Quatre français
trouvèrent la mort dans cette attaque. Le chargement qu'ils transportaient fut pillé. A
l'ambassade que Saint-Louis dépêcha auprès du Bourguli pour s'enquérir des mobiles de
l'attentat et réclamer réparation, "ce Bourguli, pour toute réponse, dist qu'à la vérité croyant
que le gouverneur des Blans se moquoit de lui et ne lui vouloit rien donner ny presens ny
coutumes, puisqu'il estoit à présent le souverain de tous ces Roiaumes ci, il avoit
commandé qu'on prit un Blanc à la première barque qu'on trouveroit, qu'on le fist captif et
le lui amenast pour le retenir jusques a ce qu'on l'eust satisfait, mais qu'il n'avoit point
donne d'ordre de les tuer ny faire tort à la barque, qu'au surplus il déploroit lui mesme la
perfidie et qu'il ne pouvoit comm'il eust voulu aller mesme la venger en personne et prendre
autant de captifs pour la perte que l'on eust voulu, mais que lors qu'on voudroit, il donneroit
cinq ou six cents des siens pour se joindre aux Blans …"

L'opération contre la barque saint-louisienne n'aurait ainsi été ni plus ni moins qu'une
réaction de mauvaise humeur, une tentative de prise d'otage "ayant mal tourné", destinée à
"appuyer" les revendications du Bourguli, à faire la démonstration qu'il contrôle bel et bien
la circulation sur le fleuve Sénégal et qu'à ce titre il avait droit aux présents que les traitants
avaient coutume de verser aux maîtres des régions qu'ils traversaient. Rien dans tout ceci ne
dénote une hostilité particulière du mouvement de Nâsir al-Dîn à l'égard du commerce
atlantique en tant que tel.

Il y a, bien sûr, la différence de religion qui, en plus de l'insécurité engendrée par le


mouvement maraboutique, n'était pas de nature à rassurer les commerçants saint-louisiens.
Il est évidemment beaucoup plus commode pour ces derniers de traiter avec des souverains
fortement consommateurs d'eau de vie et qui n'ont pas de scrupules excessifs à vendre
comme esclaves leurs propres sujets, pour satisfaire les caprices d'une cour joyeusement
païenne, que d'avoir affaire à des princes appliquant les préceptes de l'islam et professant un
rigorisme aux relents de fin du monde. Saint-Louis voyait donc d'un très mauvais œil
l'extension de l'influence politico-religieuse du mouvement de Nâsir al-Dîn et il a cherché
résolument à le briser.

L'enjeu essentiel de cette confrontation, c'était le contrôle idéologique, politique et


économique des populations de la vallée du Sénégal. La conclusion de "L'histoire du
Toubenan" de Chamboneau le montre clairement, lorsqu'il écrit, parlant de la fin de
l'influence maraboutique :

"Enfin c'est une chose à souhaiter pour notre commerce, Messieurs, et pour les Negres, ils
vivront en paix. Serons mieux gouvernez et deffendus par des Roys que des Marabous. La
traite de cuirs, gomme, morfil, or, ambregrise, mil, betail et autres choses en sera meilleures
parceque les Roys nous fréquentent pour nos marchandises et les grands Marabous au
contraire font gloire de nous fuir pour monstrer à leur Peuples qu'ils sont retirés des biens
du monde, que ce n'est que zele du service de Dieu et de sa loy qui les Menne, outre qu'ils
nous méprisent beaucoup a cause de la difference de nostre relligion avec leur superstition,
faisant accroire au peuple que nous ne traitons des captifs que pour les menger; depuis
qu'ils sont maistres du pays jusqu'à présent il n'en est pas entré un dans nos Barques, sans

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les grands il est impossible que nous fassions grande traite pour touts choses. Car si un
particulier tue un Bœuf, il en mangera bien le Cuir aussy, s'il a un captif il le garde pour son
travail, s'il est du pays ou il croist de la gomme, comm' il n'a guere de monde il ne la
cueillera pas de l'arbre, au lieu qu'un Roy ne peut rien garder chez lui quand il voit une
barque plaine de bonnes marchandises comme toiles, eau de vie, corail, argent, fer,
verroterie, et toutes les autres choses qu'on accoutume de leur porter, de plus c'est qu'ils
supportent les Blans dans leur pays, et s'il estoit arrive sous un Roy, pareil meurtre et
trahison que celui des blans ci-dessus, il faudroit que tout le pays payast plus de trois cens
captifs et si encore il livreroit tant de coupables voudroit pour en faire justice a notre
façon."

En clair, avec les "Roys" et les "grands", nous tenons le pays, nous pouvons imposer les
réparations que nous voulons en cas d'agression, avec le soutien enthousiaste du souverain,
et exercer nous-mêmes notre propre justice à l'encontre de nos agresseurs éventuels. Avec
les marabouts au pouvoir, la situation est toute autre : leur influence religieuse constitue à
terme une menace pour le commerce. A l'ascétisme et à la xénophobie que Chamboneau
leur prête, probablement à juste raison, l'auteur de L'histoire du Toubenan ajoute des
arguments plus incertains, peut-être destinés à faire pièce à l'accusation d'anthropophagie
adressée par les marabouts aux traitants européens. Les marabouts pourraient probablement
manger la peau des animaux abattus ou morts s'il sévissait, comme cela paraît probable, une
famine dans la région ; on les imagine assez mal, par contre les manger, uniquement pour
en priver les commerçants de Saint-Louis …

Quoi qu'il en soit, c'est sur la conclusion du texte de Chamboneau que Boubacar Barry
prend appui pour affirmer l'hostilité profonde du mouvement de Nâsir al-Dîn à l'égard de la
traite atlantique. Barry a sans doute raison d'insister sur l'importance économique de la
région du fleuve pour les Maures des contrées voisines, sur la complémentarité entre le
nomadisme maure et l'économie paysanne de la vallée et, partant, sur l'enjeu que
représentait pour Nâsir al-Dîn et son mouvement le contrôle de cette région. La crise
climatique précédemment évoquée et ses conséquences catastrophiques sur le plan
alimentaire ont certainement contribué à raviver l'intérêt des bizân de la Gibla pour les
ressources en pâturages et en céréales des provinces noires limitrophes : Waalo, Fouta,
Cayor, Diolof. Ce que nous savons de la guerre de Shurbubba, à commencer par la relation
de Chamboneau, ne permet guère, par contre, d'affirmer que ces événements constituent
une réaction du commerce transsaharien en crise, contre l'hégémonie menaçante du
commerce de traite européen.

Ce que montre, en effet, L'histoire du Toubenan, c'est une rivalité aigüe entre les partisans
de la "Réforme" et le comptoir de Saint-Louis, rivalité qui ne semble pas avoir eu pour
motif le refus des marabouts de commercer avec l'établissement français ou leur volonté de
monopoliser les denrées sénégalaises au profit de circuits commerciaux transsahariens.
L'enjeu central de cette rivalité paraît avoir été le contrôle idéologique, politique et
économique des populations noires de la vallée du Sénégal. Les rivalités qui s'expriment à
travers le conflit de Shurbubba ne traduisent pas une lutte à mort entre les tenants du
commerce transsaharien et les agents du commerce transatlantique. Ils sont, dans leur
composante sénégalaise, la manifestation d'une lutte d'influence entre les Maures de la
Gibla, pour lesquels le Waalo, le Fouta, le Cayor avaient certes une importance économique

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majeure, et la traite saint-louisienne désireuse, elle aussi, de garder coûte que coûte son
influence sur ces mêmes territoires.

Le soutien accordé par Saint-Louis aux adversaires maures du "Toubenan", c'est-à-dire à


quelques grands chefs hassân (Bakkâr, Haddi, Busayf…) ne signifie nullement,
contrairement à ce suggère Barry, que les zawâyâ étaient plus liés au commerce
transsaharien qu'ils ne le furent au commerce atlantique, dont les guerriers auraient été les
champions. J'ai évoqué plus haut l'hétérogénéité "ethnique" et statutaire des coalitions
dirigées par les zawâyâ et les chefs hassân. Barry lui-même voudrait que les zawâyâ aient
été les maîtres d'Arguin — comptoir qui, soit dit en passant, n'était ni moins "atlantique", ni
tellement plus "saharien" que Saint-Louis …— dont le déclin au profit de l'établissement
situé à l'embouchure du Sénégal aurait été à l'origine de la mobilisation guerrière des
partisans de Nâsir al-Dîn. Cette hypothèse est gratuite car les quelques informations
historiques dont nous disposons sur Arguin prouvent que ce comptoir était, vers le milieu
du XVIIe s., politiquement contrôlé par des groupes hassân (Trârza) et la gomme,
principalement collectée par les deux tribus zawâyâ les plus mobilisées dans le conflit de
Shurbubba (Tâshumsha et Idaydba) — les gommeraies se trouvaient sur leurs territoires —,
jouait déjà un rôle essentiel dans les échanges.

Le parti maraboutique, dit Barry, s'est opposé à la vente des esclaves aux négociants
européens pour … se les réserver. J'ai jugé un peu sommaire cette façon de voir, même si
elle peut comporter une part de vérité. Son indifférence totale à l'égard de l'aspect légal,
islamique, du problème, même manipulé et tourné, me paraissait être une erreur, surtout par
un temps de renouveau messianique où le champ religieux étendait considérablement d'un
coup sa sphère d'intervention et d'influence.

Par ailleurs, l'usage de la main d'œuvre servile au sein de la société maure du XVIIe s., où
elle était intégrée à des unités domestiques de production, était un usage limité. Il l'était
d'autant à l'époque de la guerre de Shurbubba que la crise climatique dont elle est, en partie,
le résultat, avait dû occasionner des pertes importantes dans les rangs du cheptel. Ni
l'agriculture, limitée sans doute par l'insécurité et la faiblesse de la pluviométrie, ni la
collecte de la gomme destinée aux comptoirs européens (volontairement boycottés selon
l'hypothèse de Barry), ne pouvaient justifier un gonflement de la demande de la Gibla en
esclaves. Quant à la demande liée au commerce transsaharien avec le Maghreb, il y a lieu
d'observer que la Gibla était une région relativement marginale par rapport à l'axe
mauritanien le plus significatif de ce commerce, l'axe Wâdî Dar‘a-Wadân-Shingîtî-Tishît-
Walâta-Nord Mali. Nous n'avons, de surcroît, aucune indication historique précise qui
permette d'affirmer que les zawâyâ de la Gibla, colonne vertébrale du mouvement de Nâsir
al-Dîn, étaient intensément impliqués dans ce trafic où la monnaie d'échange essentielle
était la barre de sel en provenance de Kidyit aj-Jill ou de Tâwdanni. Du reste, qu'ils l'aient
ou non été, cela ne les a pas empêché de tirer profit du commerce atlantique et d'en être
même les principaux bénéficiaires directs, les hassân se contentant de percevoir les
prébendes coutumières versées par les sociétés de traite européennes. La gomme, principal
produit proposé par les bizân aux comptoirs européens, était en effet collectée quasi-
exclusivement par des groupes maraboutiques. Elle n'intervenait guère dans les échanges
entre le nord et le sud du Sahara.

100
En fait, l'opposition rigide entre commerce transsaharien et commerce atlantique, à laquelle
se rattache l'explication que Barry propose des événements de Shurbubba, procède, comme
j'ai essayé de le montrer précédemment, d'une schématisation passablement simplificatrice.
La continuité, la spécialisation et la complémentarité ont joué, dans le passage de la
dominance des échanges transsahariens à l'hégémonie du commerce atlantique, un rôle non
négligeable, à côté de la confrontation et de la concurrence. Et même si l'intervention du
commerce de traite a constitué un facteur de crise, même si ce commerce a eu une lourde
part de responsabilité dans la génèse du mouvement de Nâsir al-Dîn, le jeu complexe des
alliances dessiné par ce conflit, se laisse très difficilement réduire à une confrontation entre
traite atlantique et commerce transsaharien, entre la caravane et la caravelle, par "guerriers"
et "marabouts" interposés.

Ces développements avaient pour but de montrer les limites de l'interprétation


"économique" de la guerre de Shurbubba. Le caractère local et historiquement circonscrit
de ce conflit — les événements, qui ont pour théâtre la Gibla et ses bordures négro-
africaines, durent dans leur phase aigüe, semble-t-il, moins de cinq ans — dont les enjeux
économiques ont été soulignés, ne permet pas d'identifier un fondement économique
déterminant de l'opposition fonctionnelle zawâyâ-hassân. Les hassân, contrairement à ce
que pense Barry, ne tiraient pas plus de bénéfice du commerce atlantique que les zawâyâ.
Pas plus qu'elle ne se fonde, pour l'essentiel, sur l'antagonisme "Berbères"-"Arabes",
l'opposition hassân-zawâyâ, telle qu'elle s'exprime dans la guerre de Shurbubba, ne paraît
déductible du renversement, au XVIIe s., du rapport de forces entre commerce transsaharien
et commerce atlantique. Autant et plus peut-être que par son contenu "ethnique" ou
économique, l'opposition fonctionnelle hassân-zawâyâ doit être envisagée dans sa
dimension religieuse et idéologique. Cette polarité statutaire dont Shurbubba ne constitue
qu'un "moment", qu'une cristallisation cathartique, mais régionale et éphémère, procède,
avais-je suggéré en faisant recours à une formulation empruntée à Bourdieu, d'une lutte de
classement dont l'un des enjeux majeurs était d'assurer aux valeurs religieuses (et à ceux qui
y investissent leurs intérêts matériels et symboliques), mêmes vaincues, un pouvoir, un
effet de classement. J'ai essayé de préciser ce point en montrant comment se constitue,
autour du champ religieux, la polarité des valeurs guerrières et maraboutiques.

5. Eléments d'une économie politique du miracle


La question de la constitution d'une sphère autonome du sacré n'est pas séparable, au plan
de ses manifestations sociales, des vertus, dons, qualités et compétences de ceux qui
investissent leurs intérêts symboliques et matériels dans la constitution, la consolidation, la
promotion, la défense et l'administration de cette sphère. Une des manifestations les plus
nettes de cette conjonction, au sein de la société maure, réside dans le phénomène,
largement répandu, de la walâya (traduisons provisoirement par "sainteté") qui ouvre accès,
à ceux qui en sont porteurs, à un crédit symbolique et matériel parfois considérable. J'ai
tenté de montrer comment cette walâya advient et se transmet.

5. 1. L'accumulation primitive du capital charismatique

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Une des composantes essentielles du système de représentation, sur lequel repose le poids
idéologique et politique des zawâyâ, est constitué par le charisme religieux attribué à des
individus, à des familles, et dont l'ordre des zawâyâ dans son ensemble tire son prestige et
sa puissance. On sait le rôle que cette notion de charisme joue dans la sociologie de Max
Weber (1959 : 101-102), où elle constitue, avec la "tradition" et la "légalité" émanant de
l'application d'un corpus juridique "rationnellement" établi, un des trois pôles
fondamentaux de légitimation du pouvoir politique. Défini dans Politik als Beruf (Weber,
idem), comme étant "la grâce personnelle et extraordinaire d'un individu", le charisme est
situé par d'autres textes (Weber, 1970 : 23, 41, 51, etc.) du côté du transmissible et de
l'héréditaire. Si, tel le souffle que Yahvé a insufflé à l'homme, le charisme authentique est
avant tout cet attribut individuel "qui permet aux héros, aux prophètes, aux artistes
d'accomplir des exploits extraordinaires" (Weber, idem : 198), la présence institutionnalisée
de l'univers invisible dont il est l'émanation conduit à ce que Weber, pensant en particulier
à la prêtrise, appelle un "charisme de fonction" (Weber, idem : 379). En partant de
l'exemple paradigmatique de Nâsir al-Dîn, je me suis interrogé sur le processus de
socialisation du charisme dont se nourrissent l'autorité et la spécificité fonctionnelles des
zawâyâ. Comment advient, s'accumule, se transmet la walâyâ ?

Le terme walî, par lequel Muhammad al-Yadâlî résume les pouvoirs surnaturels de Nâsir
al-Dîn, vient de la racine arabe WLY et désigne en son sens premier "le proche, le voisin, le
contigu", "celui qui succède immédiatement à". Il connote ainsi une idée d'intimité, de
proximité, qui est celle que l'on retrouve dans l'expression walî Allâh, c'est-à-dire "l'ami, le
proche de Dieu", généralement abrégée en walî. Le walî, c'est l'homme pieux voué à la vie
contemplative, le saint, mais aussi le visionnaire extatique doué de pouvoirs miraculeux de
guérison, d'interprétation, de déplacement … La walâya est l'état de celui qui est walî. J'ai
longuement décrit comment la walâya s'est manifesté chez Nâsir al-Dîn dans la troisième
partie de ma thèse.

Al-Yadâlî rapporte que Nâsir al-Dîn dut d'abord se soumettre, avec succès, à un examen
auprès de ses pairs (les "savants") — la tradition n'attribue aucune œuvre écrite à Nâsir al-
Dîn — avant de pouvoir se sentir investi du pouvoir légitime de délivrer des consultations
ordinaires et de celui d'accomplir des miracles. Ce sera un des pôles de l'accumulation
primitive fondatrice de son pouvoir : le socle de (re)connaissance que la besogneuse
corporation des clercs atteste ainsi lui fournir. Le second, il le trouve dans un démarcage
assez systématique de l'action du prophète de l'islam : symboliquement, son action
cherchera à s'inscrire dans une sorte de répétition, à la fois de la prédication
Muhammadienne et du mouvement almoravide. C'est ainsi, dit al-Yadâlî, qu'il accomplira
le plus grand de ces miracles, surmonter les rivalités entre tribus nomades pour les mettre
au service de sa prédication.

L'accumulation primitive du capital charismatique, fondateur du pouvoir de Nâsir al-Dîn et


des zawâyâ de manière plus large, révèle ainsi les liens étroits entre charisme maraboutique
et savoir maraboutique, entre aura mystique et compétence doctorale, entre baraka et ‘ilm,
liens qui contribuent en retour à rendre présente et agissante une sphère de l'inivisible
"gérée" par les zawâyâ. La walâya n'est qu'une des formes de manifestation de cette sphère
qui classe entre eux les zawâyâ— il y a une échelle de la walâya et des rites de classement

102
et de reconnaissance des awliyyâ’ (sg. walî) — et classe ces derniers par rapport aux
hassân.

5. 2. Investissements risques et profits

Socialement, le don d'accomplir des miracles, de guérir les affections des corps et les
troubles de l’âme, de garantir (par des moyens occultes) le succès de telle entreprise ou
d'intercéder efficacement en faveur d'un pécheur au jour du jugement dernier,
n'appartiennent, sauf rare exception, qu'à des individus de l'ordre des zawâyâ. Au sein de ce
groupe lui-même et malgré la transmissibilité du capital charismatique — la baraka est
réputée héréditaire — les détenteurs d'un pouvoir de quelque importance sont relativement
peu nombreux. S'il leur arrive souvent d'avoir une culture islamique des plus superficielles,
ces personnages appartiennent en revanche quasiment toujours à des familles ayant une
réputation intellectuelle solidement établie. Globalement, la walâya apparaît ainsi comme
le fruit d'un investissement, même si elle assure en retour un prestige et un pouvoir que le
labeur des clercs à lui seul ne suffit pas garantir. Il y a donc une sorte de rapport de
génération réciproque entre capital culturel et capital charismatique que l'opposition entre
awliyyâ’ et ‘ulamâ’ (cultivée et entretenue par les deux branches concernées de l'ordre des
zawâyâ) est chargée de matérialiser et de légitimer. Cette opposition tient une place
importante dans la pratique et les propos attribués par al-Yadâlî à Nâsir al-Dîn, comme elle
nourrit depuis un débat interminable entre tenants du tasawwuf et spécialistes du ‘ilm. S'il
n'y a donc pas de voie toute tracée qui conduit à la walâya, s'il n'y a pas de cursus défini
pour devenir walî, la sainteté "authentique" — celle qui se tient à égale distance de la
tentation prophétique et de la manipulation "technique" des apparences — reste solidement
et presque exclusivement fixée à la "science" (‘ilm) maraboutique et à la tradition qu'elle
véhicule. Entre le capital culturel (l'ensemble de la tradition savante transmise par les
zawâyâ) et le capital charismatique, entre le charisme de fonction des ‘ulamâ’ et le
charisme personnel des awliyyâ’, il y a, comme le laissait entendre Nâsir al-Dîn, une
dépendance circulaire qui fonde, dans le visible, l'action permanente de l'invisible et
réciproquement. L'imâm de Shurbubba disait, d'après al-Yadâlî : "Il y a entre les awliyyâ’
et les ‘ulamâ’ une dépendance circulaire (baynahum dawr), car les miracles (karâmât)
opérés par les awliyyâ’ proviennent de l'action bienfaisante (baraka) des ‘ulamâ’ et Dieu a
fondé le monde d'ici-bas (aqâma al-dunyâ), dont les ‘ulamâ’ font partie, sur la baraka des
awliyyâ’". On ne peut plus clairement exprimer les rapports de génération réciproques du
charisme de fonction et du charisme individuel.

Cependant, si l'autorité des zawâyâ est sensée avant tout procéder de la "science" et de la
"sainteté", du ‘ilm et de la walâya, elle s'appuie aussi très largement sur un réseau
complexe de croyances et de pratiques relevant davantage, dans la dichotomie plus haut
esquissée par Sh. Sîdi Muhammad, de la manipulation "technique" des apparences et de la
magie — encore qu'il ne soit pas aisé de distinguer ce qui relève du magique et ce qui
ressortit du religieux —, que d'une aura exclusivement fondée sur le respect rigoureux des
enseignements de l'islam. J'ai consacré quelques développements, notamment dans ma
thèse, à illustrer la réalité et l'efficacité du monde invisible, dont la gestion relève de la
compétence quasi-exclusive des zawâyâ.

103
Il convient de rappeler ici leur rôle dans l'administration du culte musulman (direction des
prières, justice, cérémonies et rites de passages divers, etc.) et dans l'enseignement. Les
zawâyâ, et plus particulièrement certaines familles dotées d'un charisme hérité,
occasionnellement renforcé par une "qualification professionnelle" spécifique, sont aussi
des guérisseurs. La baraka des awliyyâ’, des grands marabouts du système confrérique, est
souvent créditée de pouvoirs de guérison universels. Ils rendent leur fécondité aux
individus stériles, assurent le retour en bonne santé d'un troupeau égaré, guérissent une
morsure de serpent ou restaurent les facultés des malades mentaux, etc. La médecine
grecque des "humeurs" (Hippocrate, Galien, etc.), passée par le bassin oriental de la
Méditerranée (Ibn Sînâ, al-Intâkî, al-Sunbarî, etc.) avaient également parmi les zawâyâ des
adeptes connus qui animaient parfois de véritables "cliniques" sahariennes. Cet aspect
curatif et médical de la fonction maraboutique, en particulier lorsqu'il s'applique à la
maladie mentale, est sensé dériver du pouvoir que les zawâyâ "qualifiés" sur le monde
obscur des démons.(al-middargîn, "les cachés" ; ahl likhla, "ceux du lointain vide" ; jnûn
ou shayâtîn, etc.).

Réplique souterraine ou lointaine de l'univers humain, le monde des diables offre à


l'imagination populaire une réserve inépuisable de protagonistes de toute espèce pour les
événements les plus anodins ou les plus extraordinaires. Agents occultes d'un univers sans
hasard, ils sont les vecteurs invisibles de toutes les formes de malveillance (jalousie, envie,
haine, etc.) que les hommes se portent entre eux. Le statut coranique "officiel" du jinn —
cet être "créé de feu clair (mârijin min nârin), selon le verset 14 de sûrat al-Rahmân — le
rend, par ailleurs, tout à fait "fréquentable" aux yeux des lettrés. Matérialisations des
espoirs et des angoisses des croyants, les démons offriront ainsi aux zawâyâ une force
supplétive d'autant plus souplement utilisable qu'elle est invisible. Ils ont sur cette force une
autorité connue de tous. Certains marabouts iront même jusqu'à faire état d'une véritable
administration exercée sur le monde obscur des shayâtîn, comme en témoigne un curieux
document dont j'ai donné la traduction dans ma thèse. Le contrôle de cet univers s'exerce au
moyen d'une multitude de recettes (hjâb) dont la forme, l'efficacité et le coût varient
considérablement d'un marabout à un autre. On peut demander un hjâb pour ou contre à
peu près n'importe quoi. Tel hjâb agira contre le "mauvais œil" (al-’ayn), le "vampirisme"
(as-sall) ou la jalousie ; tel autre rendra invulnérable à l'acier, aux balles de fusils ; tel autre
enfin protégera contre les démons en général, etc.

Le marabout prodiguera, tantôt son hjâb sous la forme d'une recette à appliquer, tantôt sous
la forme d'une recette inaudible suivie d'une lustration à l'aide de la salive "de" cette
récitation. Ailleurs encore, il pourra recommander un breuvage ou un mets, préparé et
ingéré dans des conditions rituellement contrôlées. Il peut aussi fournir une amulette (ktâb,
tazallumît, garn, etc.) destinée à favoriser une catégorie particulière d'événements. Dans
tout cela, le contrôle du monde invisible des démons représente un atout décisif. Un
contrôle qui ne va pas cependant sans risques, car ceux qui sont réputés détenir le pouvoir
de commander les shayâtîn manipulent une force dangereuse et imprévisible qu'il n'est
pas toujours facile de contenir, de canaliser et d'utiliser à bon escient. Il lui arrive parfois
d'exploser littéralement entre leurs mains, frappant leurs animaux, leur entourage, les
atteignant au besoin eux-mêmes… On dit aussi que "le pacte" passé avec le diable implique
des concessions. Quand il s'agit de "mauvais" shayâtîn, de démons "non-musulmans", cela

104
peut impliquer des sacrifices allant jusqu'à l'acceptation de la stérilité, voire la damnation
dans l'Au-delà …

Mais la production des biens de salut dont participe la gestion de l'univers souterrain des
shayâtîn, procure aussi, à l'occasion, de substantiels profits. Au-delà des fortunes (à
l'échelle saharienne…) qu'une baraka convenablement gérée permet aux grosses
entreprises confrériques d'accumuler, au-delà des bénéfices plus modestes que le marabout
de base peut tirer de la manipulation "artisanale" du monde invisible, les zawâyâ dans leur
ensemble ont partie liée avec cet univers et c'est de lui qu'ils tiennent, en dernier ressort,
leur prestige et leur pouvoir. Un pouvoir dont l'une des manifestations essentielles réside
dans "le travail" d'une justice immanente opérant au profit des marabouts. J'ai décrit les
tournures essentielles que prend cette expression négative de la baraka, cette réparation par
une main invisible (tâzubba) d'une injustice ou d'une agression commise à l'endroit d'un
faible, d'un marabout, d'un walî. C'est la tâzubba et les risques qui lui sont associés qui
expliquent la sanctuarisation des établissements qui se créent autour des awliyyâ’ et de
leurs tombes, car ils sont crédités du pouvoir de la déclencher… Les exemples abondent de
récits, de "témoignages", sur les effets obtenus par une tâzubba plus ou moins "préparée".
J'ai en particulier examiné ceux évoqués par Muhammad al-Yadâlî dans ses écrits autour de
Shurbubba.

Il faut conclure sur ces développements destinés à éclairer les fondements idéologiques et
sociaux de la spécialisation maraboutique dans l'administration de l'invisible, centrée sur la
notion de walâya, de puissance charismatique du saint. J'ai montré, en partant de l'exemple
de Nâsir al-Dîn, ce que la walâya doit au modèle islamique élaboré par la tradition, modèle
dont l'archétype est fourni par le Prophète Muhammad. Le contrôle par les zawâyâ du
principal outil de transmission de cette tradition, l'enseignement, en fait les producteurs
quasi-exclusifs de la sainteté. J'ai montré que les frontières de la walâya s'étendaient à des
pratiques curatives, magiques, propitiatoires, dont la dénonciation par les awliyyâ’
"authentiques" sert à la fois d'outil de classement interne aux zawâyâ et d'instrument
d'affirmation de l'autorité de la sphère de l'invisible Mais l'intérêt essentiel de cette sphère,
où s'exerce le pouvoir des awliyyâ’, réside dans l'effet de classement qu'elle implique dans
les rapports hiérarchiques et de pouvoir entre zawâyâ et hassân en tant que groupes
sociaux. La séparation et la complémentarité des pouvoirs qu'elle désigne entre marabouts
et guerriers relève en fait d'une configuration culturelle, d'un système de légitimation, qui
déborde les frontières des seuls problèmes de l'administration du sacré.

5. 3. Administration de l'invisible, gestion de la violence et centralisation émirale

Au-delà de l'enjeu que représente la constitution d'une sphère autonome de l'invisible qui
s'impose — ou que les zawâyâ s'efforcent avec quelque succès d'imposer — comme sphère
de référence, matrice de tous les pouvoirs, la lutte de classement entre marabouts et
guerriers vise aussi, en corrélation avec des compétitions d'intérêts matériels et
symboliques, à aménager une distance, à instituer en frontière "naturelle" (référée, par
exemple à la généalogie), une division arbitraire entre guerriers et marabouts que le
système de représentation dominant s'efforcera d'illustrer en forgeant des stéréotypes
"maraboutique" et "guerrier" ("piété" maraboutique, "honneur" guerrier, etc.) dont les
transgressions aménagées (tawba, "canonisation" posthume des amîr-s par des lettrés

105
zawâyâ, etc.), allant généralement dans le sens d'une récupération du profane par le sacré,
des guerriers par les marabouts, apparaîtront comme des moyens de renforcer et d'asseoir
les divisions qu'elles transgressent. C'est parce qu'ils auront reconnu les limites imposées à
leur pouvoir par le pouvoir supérieur de Dieu et de son Prophète, à la travers la
reconnaissance des "mandataires" de Dieu et de son Prophète et de la division polaire
zawâyâ-hassân, que les "meilleurs" des guerriers, comme dit un poète daymânî, pourront,
en retour, se faire reconnaître (aux yeux des leurs, aux yeux des marabouts, aux yeux de la
société toute entière) et légitimer ainsi un pouvoir émiral dont l'existence et les remises en
cause dans le cadre des phénomènes factionnels précédemment évoqués, resteront
profondément marquées par des compétitions d'origine segmentaire, occasionnellement
atténuées ou avivées par des interventions — surtout celles des traitants européens — ou
des conflits extérieurs.

J'ai essayé de montrer qu'avant de correspondre à une spécialisation économique,


l'opposition hassân-zawâyâ s'ordonne autour d'une construction idéologique. Pour mettre
en lumière les fondements de la polarité qui oppose les "vertus maraboutiques" aux "vertus
guerrières", j'ai essayé d'en dégager les formulations essentielles dans la compétition entre
le discours maraboutique et la poésie des griots — chantres de "l'honneur" guerrier — en
vue de la constitution et de la hiérarchie des valeurs morales légitimes. Les effets
d'assignation statutaire liés à l'opposition compétitive et/ou complémentaire des deux ordres
dominants de la société maure précoloniale font recours, notamment, au chapitre des
transgressions aménagées — nécessaires à leur compétition — des frontières "naturelles"
qui les séparent, à ce que j'ai appelé "la stratégie de l'épitaphe", c'est-à-dire à une sélection
posthume continuellement opérée par les lettrés à l'endroit de l'aristocratie guerrière. Pour
que les guerriers et surtout les amîr-s respectent ici-bas les valeurs (et les biens)
maraboutiques, les éloges funèbres, les évocations posthumes des amîr-s par les lettrés
zawâyâ— qui peuvent, nous l'avons vu, donner des gages sur ce qui se passe après la mort
— tendront, constituant ainsi les bases d'une tradition contraignante ("noblesse oblige"), à
mettre sélectivement l'accent sur les vertus "maraboutiques" des amîr-s, sur tout ce qui peut
servir, favoriser une annexion, une "récupération" posthume des dirigeants hassân par le
système de valeurs que les zawâyâ s'efforcent d'instituer en système dominant. En retour, et
pour que la polarité qui constitue comme tels ces groupes puissent continuer à opérer, un
refus ou même un usage stigmatisant des valeurs maraboutiques par les hassân — tel amîr
ironisant sur la conduite "maraboutique" (pacifisme, manque de virilité, couardise, …) d'un
adversaire …— sera une des marques permanentes du pôle idéologique guerrier, malgré les
"compromis" qui contribueront au classement, entre la perte de statut (tawba) et le sommet
de la hiérarchie (les "bons" amîr-s), les membres de l'ordre des hassân.

Au point de vue du pouvoir politique, l'intérêt de l'association antagonique entre hassân et


zawâyâ, qui a rendu possible une ébauche d'organisation étatique, m'a semblé résider dans
la propriété suivante. Si l'idéologie guerrière de l'honneur, généralement associée au conflit
et à la vendetta, nourrit des entreprises factionnelles, centrifuges, anti-étatiques d'origine
segmentaire, la vision maraboutique du monde, issue de l'islam, tend à fournir des
arguments pour la centralisation. Manipulé par les zawâyâ dans les conditions
précédemment évoquées, l'islam se serait fait l'instrument d'un "décrochage" des structures
politiques d'avec les structures de parenté, l'outil à la fois de la séparation et de l'intégration
des guerriers et des marabouts dans une structure politique — l'organisation émirale —

106
dépassant le cadre tribal et statutaire. C'est la conclusion khaldunienne à laquelle m'avait
conduit l'analyse du conflit de Shurbubba.

Ch. Stewart aurait voulu voir dans ces événements (Shurbubba) un "mythe de fondation"
instituant une séparation originaire et imaginaire entre deux lignages patrilinéaires, les
hassân et les zawâyâ. Il s'agissait par là de montrer que le principe segmentaire de
l'opposition complémentaire issu des structures généalogiques — qui barre la route à
l'apparition d'une autorité politique centralisée —, que ce principe donc est originairement
inscrit dans la bipartition guerriers-marabouts, projection dans l'univers du mythe des
tendances à la bipolarisation caractéristiques de l'équilibre anarchique des sociétés
segmentaires. Outre que les hassân et les zawâyâ ne sont, ni ensemble, ni séparément,
inscrits dans une même structure généalogique, la réalité historique des événements de
Shurbubba, attestée par divers témoignages, interdit d'assimiler la "guerre des marabouts" à
un récit purement imaginaire, quels que soient les usages imaginaires qui ont pu en être
faits. Il s'agit d'événements géographiquement et historiquement localisés, qui ne sont pas à
l'origine de l'opposition statutaire zawâyâ-hassân. Celle-ci précède sans doute
historiquement la guerre de Shurbubba et son contenu social ne se limite pas aux contours
particuliers qu'elle a affectés dans la Gibla au lendemain de la défaite des partisans de Nâsir
al-Dîn. Le conflit de Shurbubba ne traduit pas davantage, semble-t-il, l'antagonisme
ethnique Arabes-Berbères, cher à P. Marty. Pas plus dans la conjoncture particulière de ce
conflit que dans les circonstances antérieures qui ont donné naissance à l'opposition
fonctionnelle zawâyâ-hassân, celle-ci ne semble déductible d'une "infrastructure
économique". L'hypothèse avancée par Barry, et selon laquelle la guerre entre le parti
maraboutique et les Maghâfira traduisait l'opposition entre commerce transsaharien et
commerce atlantique, "la caravane" et "la caravelle" ne m'a pas semblé rendre compte de la
complexité de ces événements. Faisant fond sur le contenu religieux du mouvement de
Nâsir al-Dîn, j'ai cru pouvoir suggérer qu'il s'agissait d'un moment de la lutte de classement
qui oppose hassân et zawâyâ pour l'imposition de valeurs morales et sociales légitimes,
ordonnées autour de l'islam. Malgré l'échec de la tentative de Nâsir al-Dîn d'instaurer
durablement un Etat islamique dans la Gibla, cet essai de centralisation politique mené au
nom de l'islam légué par les Almoravides, aura durablement marqué le sud-ouest
mauritanien et (indirectement) l'ensemble du pays maure. Nâsir al-Dîn montre, après ses
prédécesseurs du XIe s., que la walâya et l'emprise qu'elle confère sur le monde de
l'invisible, sont l'outil le plus adéquat pour unifier, sinon sous l'emprise du dogme
islamique, du moins sous celle du charisme personnel du walî, un ensemble disparate de
tribus nomades. Son mouvement, qui ouvre, après l'éphémère expérience étatique conduite
par Abû Bakr b. ‘Umar, l'ère des émirats, a contribué, par sa défaite, à creuser le fossé
entre zawâyâ et hassân, fonction cléricale et fonction guerrière et préparé en même temps
la forme particulière d'association qui les unira dans le "modèle émiral". En permettant,
comme dit Pierre Bonte, "la réduction préalable des fonctions politiques définies par la
parenté", le mouvement de Nâsir al-Dîn a ouvert la voie à une ébauche de centralisation
étatique, fragile et instable, associant hassân et zawâyâ, et puisant dans une association
conflictuelle des valeurs maraboutiques et guerrières, adossées aux intérêts matériels et
symboliques des hassân et des zawâyâ, ses principes de légitimité.

La dimension sacrale et religieuse du pouvoir politique, qui n'est probablement pas sans
rapport avec la manipulation légitime de la violence physique et symbolique ou avec

107
l'angoisse de la finitude et de la mort, est devenue de nos jours un lieu commun de
l'anthropologie politique.

J'ai voulu, dans la troisième partie de ma thèse souligner le rôle des représentations
magiques et religieuses, singulièrement de l'islam, dans l'émergence d'une autorité proto-
étatique parmi les bizân de l'époque précoloniale. J'ai suivi les développements consacrés
par la Muqaddima d'Ibn Khaldûn aux rapports entre l'organisation tribale des groupes
nomades centrée sur la notion de ‘asabiyya d'une part, religion et pouvoir d'Etat d'autre
part. L'intérêt principal de ce parcours était de faire apparaître le rôle du charisme du
prophète ou du saint dans la transformation, chez les nomades, de la ‘asabiyya tribale en
‘asabiyya "étatique". Les observations de l'auteur du Kitâb al-’ibar sur ce thème
reprennent, en la généralisant, l'histoire de l'islam et plus particulièrement celle de l'islam
maghrébin. J'ai rappelé les grandes lignes de la conception islamique de l'autorité publique
et esquissé, à partir de quelques textes majeurs, les prolongements que cette conception a
eus parmi les lettrés maures partisans ou adversaires de la désignation d'un imâm, d'un
guide chargé des fonctions légales dévolues au chef de la communauté des croyants. C'est
moins d'ailleurs par ses effets directs qu'en tant qu'elle constitue, en liaison avec l'ensemble
des valeurs culturelles rattachées à l'islam, une des bases essentielles du charisme institué
des zawâyâ, que la théorie de l'imâmat aura mérité de retenir l'attention. Malgré
l'interdépendance profonde qui lie le dogme religieux au charisme religieux, on peut dire en
effet, en conformité avec l'analyse d'Ibn Khaldûn, que c'est davantage le charisme — celui
du saint extatique, du walî, ou le charisme de fonction des zawâyâ dans leur ensemble —
qui fonde, dans l'histoire des bizân de l'époque précoloniale, le passage d'une ‘asabiyya
tribale à une ébauche d'organisation étatique, légitimée en dernier ressort au moyen de
valeurs religieuses. L'aventure de Nâsir al-Dîn qui inaugure l'ère des émirats en constitue
une remarquable illustration. L'examen de ces événements, qui ont secoué la Gibla au cours
de la seconde moitié du XVIIe s., a été l'occasion de faire ressortir les limites de l'analyse
fonctionnaliste en termes de segmentarité et l'insuffisance de certaines hypothèses
explicatives de la structure sociale et politique des bizân inspirées du matérialisme
historique. Les remarques faites autour de la guerre de Shurbubba m'avaient amené à
donner, à l'effet de classement social et politique exercé par les valeurs religieuses, un rôle
fondateur dans l'élaboration des structures de pouvoir au sein de la société maure
précoloniale — qu'il s'agisse du condominium hiérarchique exercé par les hassân et les
zawâyâ sur les autres groupes de statut ou de l'autorité politique que, à travers l'organisation
émirale, les "meilleurs" des guerriers exerçaient en association (partielle) avec les
"meilleurs" des marabouts —.

108
IV - CAPITAUX SYMBOLIQUES

Les analyses développées autour du conflit de Shurbubba visaient à établir le poids des
capitaux culturel et symbolique, où s'associent à la fois le prestige et l'honneur, le nom et la
généalogie, mais aussi les valeurs religieuses et l'autorité qu'elles confèrent, bref un capital
de droits et d'obligations qui, loin de se limiter à sa composante idéelle, se combine
étroitement au capital économique pour produire les ressources de classement matérielles et
symboliques qui ordonnent et divisent la société que j'ai entrepris d'étudier. Je me suis plus
particulièrement intéressé à la composante religieuse de ce capital symbolique, qui désigne
un élément essentiel des prérogatives et de la fonction statutaire de l'ordre des zawâyâ. Le
statut de ces derniers, ce qui les distingue des autres groupes et fonde des hiérarchies en
leur propre sein, c'est la transmission de la culture arabo-musulmane, l'enseignement,
l'administration et la direction des pratiques cultuelles édictées par l'islam, sans oublier la
gestion de l'univers occulte, plus haut évoquée, qui se développe aux marges — et parfois
au centre — des activités pédagogiques et rituelles ordinaires.

La cristallisation du statut maraboutique, inscrite dans la reproduction et la perpétuation


(moyennant un travail d'occultation des ruptures sociologiquement ou historiquement
repérables) des groupes constitutifs de l'ordre des zawâyâ, fait appel à la fois à des
pratiques pédagogiques instituées, à la généalogie et au don d'accomplir des miracles. Les
organisations confrériques (turuq), qui ont joué un rôle essentiel dans la diffusion et le
développement de l'islam dans l'espace maure et ses confins, fournissent le lieu principal de
conjonction de ces trois éléments, bien que les cas isolés "d'entrepreneurs indépendants",
s'efforçant d'inscrire leur action dans la même configuration, ne soient pas rares. Il m'a
semblé que, pour nourrir une réflexion fondée sur la manière dont ces statuts "figés" (ils ne
le sont, bien sûr, pas tant que ça) caractéristiques de la société maure et plus
particulièrement sur celui des zawâyâ, adviennent et se figent, il était utile de se pencher à
la fois sur les agents individuels de rupture/avènement et sur les vecteurs de continuité que
sont précisément les mouvements confrériques. Bien que ces travaux aient pris parfois
l'allure de biographies individuelles, ils voulaient surtout exemplifier des destins statutaires
ou illustrer les formes d'accumulation du capital symbolique propre à l'ordre des zawâyâ. Je
retiendrai ici deux exemples, parmi les personnalités et thémes abordés au fil de mes
investigations, pour illustrer ce point.

1. Les deux corps de l'imâm


Les mésaventures posthumes de ce personnage, enjeu d'une longue compétition statutaire
entre divers groupes, d'une lutte de classement à rebondissements, commencée au XVIIe s.
et pas encore éteinte, montrent l'inextricable imbrication de l'anthropologie et de l'histoire

109
ainsi que la nécessité de combiner leurs méthodes (enquête généalogique et de tradition
orale, analyses des textes, investigation archéologique) pour tenter de démêler le mythe et
les usages du mythe, les éléments d'histoire et leurs multiples lectures.

Je rappellerai, pour commencer, que "l'affaire al-Hadrâmi" a été réexhumée au milieu des
années 1930 par un personnage de la tribu zawâyâ des Smâsîd, ‘Abd al-Wadûd wuld
Antahâh, qui avait entrepris d'écrire une histoire de sa qabîla en réponse à l'anthologiste
Sîd Ahmad wuld al-Amîn, de la tribu rivale des Idawa‘li, qui n'avait mentionné, dans
l'histoire littéraire du pays maure qu'il a publiée au Caire en 1911 (al-Wasît fî tarâjim
udabâ’ Shinqît), aucun homme des Smâsîd. ‘Abd al-Wadûd souhaitait évidemment
célébrer, lui, les mérites intellectuelles de sa communauté, établir sa noble origine
sharifienne et illustrer l'étendue de son autorité (notamment celle de son emprise foncière)
sur la région, l'Âdrâr, où elle vivait. Je rappellerai également que la première grande figure
de lettré qu'il identifie parmi ses aïeux (al-Imâm al-Majdhûb, découvreur de la "tombe"
d'al-Hadrâmi au XVIIe s.) avait été très vigoureusement dénoncée par un savant Idawa‘li de
Shingîtî, al-Tâlib Muhammad w. al-Mukhtâr w. Billa‘mash. Voilà située une partie de
l'arrière-plan conflictuel au sein duquel s'inscrit ce que j'ai appelé "l'affaire al-Hadrâmi". De
quoi s'agit-il ?

Parmi les grandes figures sahariennes du mouvement almoravide, les traditions maures
retiennent surtout trois noms : ‘Abd Allâh b. Yâsîn al-Jazûlî, Abû Bakr Ibn ‘Umar (ou
plutôt Ibn ‘Âmir, pour les hassânophones) et celui qu'elles appellent al-Imâm al-Hadramî
dont la "tombe" est aujourd'hui montré à Azûgi, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest
de la ville d'Atâr.

Il a existé effectivement un personnage historique du nom de Abû Bakr Muhammad b. al-


Hasan al-Murâdî al-Hadramî al-Qayrawânî, sur lequel nous disposons de deux brefs
témoignages émanant, l'un d'al-Qâdî ‘Iyyâd de Ceuta (m. 544/1149), l'autre d'Ibn
Bashkuwwâl (m. 578/1183). Il est également mentionné par Ibn Bassâm (m. 543/1148) et
par al-Tâdilî (m. 629/1230-31).

Ces sources nous disent que notre personnage appartenait à une famille cairouanaise,
originaire du Hadramawt et issue de la tribu des Murâd. Il aurait reçu au moins une partie
de sa formation en Andalousie. Ibn Bashkuwwâl, citant ‘Iyyâd, dit qu'il est mort en
489/1095-96 "dans la ville d'Azkid (AZKD), dans le désert du Maghrib (bi-sahrâ’ al-
maghrib) où il était qâdî." ‘Iyyâd nous apprend par ailleurs qu'il se préoccupait des sciences
démonstratives du dogme (‘ulûm al-i‘tiqâdât) où on lui doit quelques écrits significatifs,
qu'il suivait les opinions d'al-Ash‘arî en matière de théologie (kalâm), et qu'il fut "le dernier
au Maghrib à s'intéresser au ‘ilm al-kalâm" Divers indices, que j'ai résumés dans les articles
que je lui ai consacré, donnent à penser qu'il a séjourné en Orient musulman. Nous ne
savons pas, dans quelles circonstances, ni quand il a rejoint le mouvement almoravide, mais
le "Azkid" dont parle Ibn Bashkuwwâl est très probablement l'Azûgi dont il a été question
plus haut.

De l'œuvre d'al-Murâdî, en dehors de quelques vers rapportés par les annalistes, il ne nous
reste qu'un traité du pouvoir politique, un "miroir du prince" où il s'adresse — à moins qu'il
ne s'agisse d'un interlocuteur fictif conventionnel — à un mystérieux interlocuteur, pour

110
l'instruire de la manière de s'instruire et de se conduire pour diriger une principauté. Je n'ai
pas encore eu le loisir de comparer ce texte avec les œuvres semblables d'un genre
passablement conventionnel, pour essayer de mesurer ce qu'il doit en propre à al-Murâdî.
Le contraste est tout de même assez net entre la démarche "pragmatique" (fut-ce par
imitation …) de ce traité des lieux communs de la sagesse politique "orientale", où l'on cite
Aristote et Galien mais quasiment pas le Qur’ân et le hadîth, et les prouesses miraculeuses
attribuées par la tradition populaire adraroise à notre personnage. Par quel mystérieux
cheminement le théologien "rationaliste", le mutakallim, a-t-il resurgi au XVIIe s. sous les
traits d'un agent du surnaturel ? C'est ici que commence la seconde carrière, la carrière
mythique, de notre personnage.

Les diverses sources écrites, ainsi que les narrations que j'ai moi-même recueillies sur
place, font intervenir al-Imâm al-Hadrâmî, souvent qualifié de sharîf, de descendant du
Prophète, aux côtés d'Abû Bakr b. ‘Umar dans les circonstances jugées décisives de la
conquête d'Azûgi par les Almoravides. Il aurait notamment neutralisé des chiens féroces
qui gardaient la ville, mais il serait mort en martyr au cours de cet assaut. Selon le récit de
‘Abd al-Wadûd w. Antahâh, toutefois, l'exploit de l'élimination des chiens féroces et de leur
maître reviendrait, non pas à al-Hadrâmi, mais à un "disciple" d'Ahmad wuld Shams al-Dîn,
l'ancêtre des Smâsîd d'Atâr. Ce serait Saddûm, l'aïeul de la tribu des Turshân, vivants
aujourd'hui en majorité à Ksâyr at-Turshân, à une quinzaine de kilomètres au nord-est
d'Azûgi, qui aurait mis au point la ruse qui permit à Ahmad wuld Shams al-Dîn de se
débarrasser des chiens féroces et de leur maître, le "tyran d'Umm Limhâr", en échange de la
promesse d'une bonne partie des palmeraies contrôlées par ce "tyran". Notons toutefois que
la sujétion politique, aux amîr-s de l'Âdrâr, des trois groupes Tayzigga, at-Turshân et
Idayshilli — dont les ancêtres auraient été des "disciples" (tlâmîd, version maraboutique de
la vassalisation) d'Ahmad wuld Shams al-Dîn —, ne s'est sans doute définitivement
affirmée qu'avec l'émergence de l'émirat de l'Âdrâr au début du XVIIIe s. et que ‘Abd al-
Wadûd anticipe en quelque sorte cette vassalisation guerrière par une vassalisation
maraboutique imaginaire — les notables des tribus concernées interrogés la rejette —,
destinée à mettre (rétrospectivement) ces compétiteurs fonciers au service de l'entreprise de
"conquête" d'Ahmad w. Shams al-Dîn.

C'est en tout cas un descendant d'Ahmad wuld Shams al-Dîn, Muhammad "al-Majdhûb"
qui découvrit la "tombe" du saint personnage au cours de la seconde moitié du XVIIe s.
dans des circonstances qui restent entourées de mystère. Nous avons un repère
chronologique précis concernant ce personnage : c'est la condamnation vigoureuse qu'il
suscita de la part du savant shingitien, Wuld Billa‘mash (1626-1695) et dont il a été
question précédemment.

Al-Majdhûb, disent les récits de son aventure rapportés par un autre lettré Smâsîd,
Bânimmu, était analphabète. Il rêva qu'il devait non seulement découvrir la tombe de
l'imâm mort depuis six siècles, mais aussi écrire une œuvre que celui-ci n'avait pas eu le
temps d'écrire : son bras droit s'était mis à enfler dangereusement et ce fut le seul moyen de
le ramener à son état normal. Le produit de cette écriture automatique aurait constitué,
selon Bânimmu, plusieurs volumes. J'en ai trouvé des morceaux dans des bibliothèques
ataroises. Le Livre de la Grâce (Kitâb al-minna) — c'est ainsi que l'ouvrage est nommé par
la tradition lettrée adraroise — est une litanie de tous les lieux communs de l'eschatologie

111
musulmane égrenés dans le contexte d'une crise (la même que celle qui préside à l'éclosion
du mouvement de Nâsir al-Dîn) qui devait sans doute être dramatique. Al-Majdhûb y laisse
entendre qu'il est à la fois le Mahdî attendu et "la Bête" (al-dâbba) qui précède de peu le
Jugement Dernier. Or, c'est précisément sur ses prétentions mahdistes qu'il sera pris à parti
par w. Billa‘mash, car prétendre recevoir des révélations divines, c'est nier la nécessité de
la médiation autorisée d'un prophète, c'est se poser soi-même en prophète, alors qu'il est dit
que Muhammad est le sceau des prophètes.

Cette dénonciation n'a pas empêché le développement à Azûgi d'un culte — modeste — de
l'imâm réexhumé par al-Majdhûb. A en juger par le contrôle de l'administration actuelle de
ce culte par les descendants d'une autre famille que celle d'al-Majdhub, il semble même
qu'il y ait eu une seconde "découverte" plus tardive de la tombe d'al-Hadrâmi, vers la fin du
XVIIIe s., et que c'est à ce moment-là que le petit édifice cubique, qui signale présentement
la "tombe", a été construit.

Je n'ai pas réussi à établir avec précision les circonstances de cette seconde découverte et je
ne suis pas en mesure d'en proposer une interprétation acceptable. Dans quelle mesure ce
second épisode de la vie d'al-Hadrâmi est-il compatible avec les éléments d'une explication
non exclusivement messianique de la découverte d'al-Majdhûb, faisant notamment
intervenir les stratégies foncières précédemment évoquées ? Compte tenu des incertitudes
qui entourent à la fois le personnage initial et les conditions de sa résurrection, je me suis
contenté de formuler quelques soupçons et interrogations qui tentent de prendre en compte
l'histoire (ancienne et surtout récente) du site d'Azûgi et de son (ses) occupation(s) telles
qu'elles ressortent des enquêtes sociologiques et archéologiques effectuées sur place.

Le site actuel d'Azûgi constitue une partie d'une palmeraie continue qui s'étend sur une
quinzaine de kilomètres le long de Wâd Tayârit. Jadis, cette palmeraie aurait été
essentiellement constituée de "palmiers Bâfûr" (ankhal Bâfûr) — du nom de cette
population pré-musulmane qui habitait les lieux — et qui ont aujourd'hui totalement
disparu au profit de Phœnix dactylifera (surtout de la variété ahmar) réputée d'origine
maghrébine, ce passage étant généralement donné de manière plus ou moins explicite dans
les récits locaux comme un mouvement qui conduit de la simple cueillette, de la
"sauvagerie", à la "civilisation". En corrélation avec l'islamisation, la "pacification", ce
passage d'une nature incontrôlée à une agriculture organisée et maîtrisée est présenté, dans
les narrations d'origine Smâsîd, comme un résultat de l'installation, dans le piémont de
l'Âdrâr, d'Ahmad w. Shams al-Dîn, de ses enfants et de ses disciples (tlâmîd). Azûgi aurait
constitué, selon le récit précédemment évoqué de ‘Abd al-Wadûd w. Antahâh, le point de
départ de leur installation dans la région.

Quoi qu'il en soit de la phase initiale de cette installation, les Smâsîd constituent
aujourd'hui la majeure partie des habitants de Wâd Tayârit, où l'on note aussi la présence
d'une forte communauté Idayshilli, tribu qui revendique une mainmise sur l'ensemble de la
région de l'Âdrâr antérieurement à la venue des Smâsîd. A s'en tenir au site d'Azûgi
proprement dit, c'est-à-dire au lieu le plus anciennement habité de la palmeraie, on observe
même une présence massivement dominante des Idayshilli, puisque sur 440 habitants
recensés dans la localité en 1983 (moment de mon enquête), ils comptaient, avec les
éléments qui leur sont assimilés, 306 individus, alors que les Smâsîd (et assimilés) n'en

112
comptaient que 58, le reste de la population étant constitué de ressortissants de divers autres
groupes tribaux.

Autre élément relatif à la compétition entre Idayshilli et Smâsîd pour le contrôle de cet
espace : alors que dans les récits de caractère mythique et fondateur d'origine Smâsîd (‘Abd
al-Wadûd …), Ahmad w. Shams al-Dîn se présente devant Azûgi en compagnie de ses
tlâmîd, au nombre desquels aurait figuré l'ancêtre des Idayshilli — "thèse" aujourd'hui
vigoureusement rejetée par ces derniers —, dans les informations recueillies sur place sur
l'évolution de la propriété foncière, y compris celles d'origine Smâsîd, l'antériorité des
Idayshilli à Azûgi est reconnue.

Ces différentes observations tendent à faire apparaître une présence ancienne et


politiquement significative des Idayshilli dans la région d'Azûgi, site défensif naturel, doté
d'eau, de palmiers et d'une "forteresse" qui servait encore de refuge aux premières années
du XXe s. et permettait sans doute naguère de contrôler de larges secteurs du piémont utile
de l'Âdrâr.

Mentionnée à plusieurs reprises par les chroniqueurs arabes depuis le XIe s., Azûgi (et/ ou
les sites qu'on lui assimile) était le siège, dit al-Bakrî (1068), d'une forteresse entourée de
20000 palmiers … Les sondages archéologiques effectués au début des années 1980 sur le
site de la "forteresse" ont permis d'établir que, s'il y a effectivement parmi les quatre
niveaux stratigraphiques identifiés, un étage exactement contemporain des Almoravides, la
strate de surface remonte, elle, au XVIIe s., et serait donc contemporaine de la découverte
d'al-Majdhûb. Qui a rebâti cette forteresse ? Les Idayshilli ? Nous n'en savons rien, même
si des témoignages de notables de cette tribu disent que ses murs leur servaient encore
d'abri, en cas d'attaque, aux toutes premières années de ce siècle.

La reconstruction de la "forteresse", comme la découverte de la "tombe" d'al-Hadrâmi par


al-Majdhûb, seraient contemporaines des débuts de la construction de la ville d'Atâr dont la
mosquée aurait reçu dans ses fondations, nous dit ‘Abd al-Wadûd w. Antahâh, une pierre
ramenée par un groupe de sept pélerins — parmi lesquels, al-Majdhûb — qui se rendirent
aux lieux saints de l'islam en l'an 1085/1675. Al-Hadrâmi est d'ailleurs considéré
localement comme le saint protecteur de la capitale régionale fondée par les Smâsîd.
Notons aussi qu'Ahmad w. Shams al-Dîn aurait promis, toujours selon le récit de ‘Abd al-
Wadûd, à Saddûm (l'ancêtre des Turshân) une bonne partie des palmeraies Bâfûr, s'il venait
à bout des défenseurs du site d'Azûgi.

La "tombe" (doublement ?) redécouverte et le site archéologique fouillé constituent


aujourd'hui à la fois un lieu de visite populaire et officiel, car les Almoravides, dont Azûgi
représente le principal témoignage archéologique mauritanien, sont les "ancêtres" invoqués
par l'histoire, en cours de saisie, de la Mauritanie étatique. Le cheminement, si l'on ose dire,
souterrain, de la tombe d'al-Hadrâmi, l'étrange "recyclage" du personnage historique
(diamétralement opposé à la figure mythique exhumée), comme la polémique entre
"orthodoxes" et "hérétiques" à laquelle la découverte a donné lieu, témoignent avant tout de
l'autonomie du champ religieux et de la forme spécifique de circulation et d'opposition des
objets — personnages, opinions, doctrines, etc.— constitutifs de son dynamisme, même si

113
des indices se laissent deviner de l'interférence d'autres enjeux, liés notamment au contexte
écologique et politique de la découverte d'al-Majdhûb.

Elément d'un procès d'accumulation primitive de capital symbolique (religieux et


généalogique) aux mains des Smâsîd, la (re)découverte d'al-Hadrâmi participe à la fois de
l'atmosphère messianique qui secoue la région au XVIIe s. et de compétitions engageant les
intérêts symboliques et matériels de cette tribu, en particulier des intérêts fonciers, avec
d'autres groupes. La seconde "découverte" de la tombe, sur laquelle je n'ai recueilli que des
indications fragmentaires, pourrait être un indice de luttes de classement internes aux
Smâsîd eux-mêmes, une fois que l'idée de "découverte" a fait son chemin et s'est révélée
porteuse de quelque bénéfice. J'ai laissé de côté certaines composantes de cette "affaire al-
Hadrâmi" — les populations "primitives" conquises, les Bâfûr, et leurs rapports avec l'islam
; les chiens féroces …— sur lesquels Pierre Bonte a livré des analyses fort intéressantes
dans sa thèse consacrée à l'Emirat de l'Âdrâr (Bonte, 1999). Mon propos ici était
essentiellement d'illustrer l'idée d'association à la fois complémentaire et compétitive des
capitaux culturel et charismatique, en tant qu'outils spécifiques d'intervention aux mains des
zawâyâ. Le contraste saisissant entre le personnage historique d'al-Hadramî (un Murâdî
sans aucune relation avec les Quraysh ; un théologien ash‘arite doublé d'un mutakallim, un
qâdî et un penseur politique "réaliste") et le personnage prophétique "découvert" par la
tradition Smâsîd (un sharîf qui "dicte" par-delà six siècles une œuvre messianique à un
candidat-mahdî; un conquérant aux pouvoirs miraculeux…) montre bien, me semble-t-il, à
la fois la nécessaire distance qui les sépare et les rapports réciproques de génération qui les
unissent. La polémique que la "découverte" d'al-Majdhub a suscitée, comme les
controverses qui ont pu parfois naître entre les pôles du tasawwuf et du ‘ilm apparaissent
comme des moyens de consécration de l'autonomie du champ maraboutique, un outil des
luttes de classement pour les positions d'autorité au sein de ce champ parmi les producteurs
légitimes de biens de salut, qu'il s'agisse de ‘ulamâ’ ou d'awliyyâ’.

2. ‘ilm et walâya
Ces polémiques constituantes, éléments très importants, me semble-t-il, de (re)production
de la "compétence" des zawâyâ, comme individus "pieux" ou "savants" et, pour finir, de
celle l'ordre des zawâyâ en tant qu'ordre, ont souvent engagé les rôles respectifs des
‘ulamâ’ et des dirigeants des mouvements confrériques, quoique les frontières entre ces
deux branches du système de représentation maraboutique soient en quelque sorte instituées
pour être transgressées, puisque c'est la condition sociale pratique de leur efficacité,
comme j'ai tenté de le montrer dans les paragraphes précédents de ce travail. Ces conflits de
position sont par ailleurs souvent associés à des antagonismes tribaux, la ‘asabiyya venant
renforcer les adhésions confrériques ou les allégeances "scientifiques" à un maître. J'ai
longuement développé ce point de vue autour notamment des œuvres d'al-Shaykh Sîd al-
Mukhtâr al-Kuntî et de son fils, al-Shaykh Sîdi Muhammad.

Pour illustrer ce propos, je reviendrai ici, à titre d'exemple, sur une polémique autour de la
Tijâniyya à laquelle j'ai consacré quelque attention.

114
Il s'agit en vérité d'une sorte de feuilleton opposant depuis les années 1830 cette tarîqa à ses
plus vigoureux adversaires doctrinaux en Mauritanie. Dans cette confrontation, dont j'ai
évoqué les principales étapes, je me suis intéressé plus particulièrement à la défense de la
confrérie par un de ses membres, Bûya Ahmad wuld al-Mukhtâr wuld Bu‘asriyya (m.
1380/1960), disciple tishitien de al-Shaykh Hamâh Allâh (m. 1943), face à l'interminable
philippique adressée, en 1344/1925, à la tarîqa d'Ahmad al-Tijânî (m. 1230/1815) par
Muhamd al-Khadir wuld Mayâba (m. 1354/1935). Il y a bien sûr, dans cette affaire, le texte
(les textes) et l'enchaînement des textes auquel les deux auteurs doivent la délimitation de
l'espace, la définition des outils et des enjeux de leur confrontation, le système des écarts
qui la rend possible. Il y a, cela est tout aussi évident, les effets du milieu, d'une conjoncture
historique singulière et du cheminement individuel des protagonistes, même si ces
paramètres intra-mondains ont le plus grand mal à se frayer leur chemin dans des pensum
où le souci constant de la référence canonique tend à oblitérer toute intervention
personnelle (revendiquée comme telle) des auteurs : leur ambition majeure est de faire
accroîre que ce qu'ils écrivent était (déjà) écrit …

Tout semble commencer, dans l'affaire qui nous préoccupe, avec les accusations portées par
Dyayja b. ‘Abd Allâh b. Habîb Allâh al-Kumlaylî (m. 1270/1854) contre les enseignements
d'Ahmad al-Tijânî, tels qu'ils s'expriment dans la biographie officielle que lui a consacrée
son disciple ‘Alî Harâzim b. al-’Arabî Barrâda, Jawâhir al-ma‘ânî.

J'ai rassemblé les quelques informations que les traditions, orales et surtout écrites, disent
de ce personnage de Dyayja. Je n'ai pas trouvé d'indices qui permettent d'établir des
rapports précis entre son hostilité à la tarîqa et à ses adeptes avec quelque événement
personnel, local ou tribal qui en aurait été le déclencheur. Il fallait se résoudre à prendre
acte du caractère essentiellement, sinon exclusivement, juridico-religieux de l'antagonisme
qui l'opposa aux adhérents de la Tijâniyya. Les luttes de classement entre lettrés pouvaient
d'ailleurs fort bien justifier, dans le milieu idéalement voué au savoir des zwâya, de sévères
empoignades pour l'appropriation des positions légitimes du champ maraboutique, gagées
sur le capital culturel réputé incorporé que fournit la généalogie — la "bonne famille
maraboutique" —, mais aussi indexées sur la réputation d'ascétisme, d'endurance dans la
quête du savoir, de piété "miraculatoire", de désintéressement, d'encyclopédisme, d'habileté
à manier les vers, d'abondance et de diversité de l'œuvre écrite, etc., bref, sur une somme de
"vertus" à haut degré d'investissement subjectif. La pugnacité trop visible, la propension à
l'invective tous azimuts contre les grandes figures des tribus maraboutiques "ayant pignon
sur rue" (Idawa‘li, Awlâd Daymân, Idâblihsan , etc.), attribuées par al-Wasît à Dyayja, font
peut-être signe vers l'impatience du franc tireur de génie et du self made man
maraboutique, face à l'autorité revendiquée par ceux qui estiment avoir plus de titres à
édicter la norme maraboutique, dans le cadre de la polarité constituante entre "établis" et
"parvenus"…

Nous ne savons quasiment rien non plus des années de formation de Dyayja, de ses maîtres
et du cursus de formation par où aurait pu se justifier son hostilité au confrérisme en
général ou à la Tijâniyya en particulier. Un texte de ‘Abd al-Qâdir b. al-Amîn signale qu'il
fut l'élève de celui qu'il appelle "le maître des maîtres de notre voie" (shaykh mashâ’ikh
tarîqinâ), al-Shaykh Sîdi Hamdi b. al-Mukhtâr b. al-Tâlib Ajwad (m. 1219/1804-1805), de
la tribu des Idawalîâj, dont les préoccupations paraissent avoir été dominées par la science

115
des "fondements de la jurisprudence" (usûl al-fiqh) et qui se rattache, du point de vue
confrérique à la Shâdhiliyya. Nous savons par ailleurs qu'il a partagé l'enseignement de ce
maître avec un de ses futurs adversaires dans la controverse avec la Tijâniyya, Mahand
Bâba b. A‘bayd.

La liste des œuvres conservées de Dyayja ne nous renseigne pas davantage sur ses
orientations doctrinales. Mis à part le fait que l'on y note l'absence de préoccupations
ésotériques ou mystiques, elle témoigne de cet éclectisme, de cet encyclopédisme
vaguement aristotélicien caractéristique de la culture savante maure de l'époque, où
l'astronomie pré-galiléenne et l'arithmétique côtoyaient l'histoire sainte et l'exégèse
coranique, la rhétorique et la logique, l'hérméneutique onirologique (‘ilm al-ta‘bîr) et la
grammaire, etc.

La notice d'al-Wasît consacrée à Dyayja insiste tout particulièrement, quant à elle, sur ses
talents de polémiste, de poète toujours en quête de quelque adversaire à brocarder, de
quelque tribu à défier, comme si l'inspiration chez lui ne connaissait son véritable
épanouissement que dans la confrontation :

Ces attaques, explique l'auteur d'al-Wasît, sont restées sans réponse du vivant d'al-Shaykh
Muhamd al-Hâfiz b. al-Mukhtâr b. Lihbîb al-’Alawî, muqaddam, comme on sait, d'al-
Shaykh al-Tijânî et principal propagateur de sa "voie" dans l'actuel territoire mauritanien,
parce qu'il avait demandé aux membres de sa tribu, largement affiliés à sa tarîqa, de les
ignorer. Ce n'est qu'après sa mort, survenue en 1831, que les poètes et théologiens Idawa‘li
ont commencé à relever le défi adressé à leur tribu et à leur confrérie. Al-Wasît évoque les
joutes poétiques qui opposèrent Dyayja à Bâba b. Ahmad Bayba et Sîdi Muhammad b.
Muhammad al-Saghîr b. Mbûja qui, malgré sa position géographique relativement éloignée
du champ du conflit — il résidait à Tishît, à un petit millier de kilomètres du sud-ouest du
Trârza où vivaient Bâba et al-Kumlaylî —, consacra un ouvrage entier à la réfutation des
attaques de Dyayja contre la Tijâniyya : al-Jaysh al-kafîl bi-akhdh al-tha’r mimman salla
‘alâ al-Shaykh al-Tijânî sayf al-inkâr ("La troupe capable de prendre revanche de ceux qui
ont tiré contre al-Shaykh al-Tijânî le glaive de la dénégation").

J'ai présenté brièvement cet ouvrage et son auteur, qui constituent une pièce du maillon
tishitien de notre polémique.

Muhamd al-Khadir w. Mayâba, se posant en défenseur et continuateur de Dyayja, a lancé à


son tour, à la fin des années 1920, une nouvelle attaque contre la tarîqa de al-Tijânî à
travers un pamphlet d'une ampleur (pas moins de 651 pages dans sa dernière édition !) et
d'une virulence exceptionnelles.

W. Mayâba appartient à la tribu des Tajakânit, connue pour le prestige et le rayonnement de


ses lettrés. Elle compte notamment dans ses rangs, le grammairien et le logicien, sans doute
le plus important de l'histoire culturelle maure, al-Mukhtâr wuld Bûna (m. 1220/1805-06).
Ibn Mayâba fait référence en plusieurs endroits de son pamphlet à al-Mukhtâr wuld Bûna et
à son plus illustre élève, Sîdi ‘Abdullâh wuld al-Hâj Brâhîm (m. 1233/1818). Dans les
filiations doctrinales ouest-sahariennes, ces deux auteurs sont généralement présentés
comme des emblèmes de al-’ilm al-zâhir, la "science (du) visible", leurs noms sont

116
associés aux fondements démonstratifs du dogme (usûl, mantiq, bayân, nahw…) et opposés
donc aux tenants du tasawwuf et aux propagateurs des mouvements confrériques.

Le seul maître que w. Mayâba cite dans son ouvrage, ‘Abd al-Qâdir b. Muhammad b.
Muhammad Sâlim al-Majlisî (m. 1337/1918-19) appartient lui-même, par son milieu et sa
formation, au courant de pensée issu de l'héritage d'al-Mukhtâr wuld Bûna. C'est l'unique
élément relatif à la formation et aux orientations doctrinales de w. Mayâba que l'on peut
tirer de son livre. On sait par ailleurs qu'il appartient à une famille à la forte tradition lettrée.
Son père, Sîdi ‘Abd Allâh b. Mayâba (m. en 1304/1887) et plusieurs de ses frères sont
évoqués dans les listes d'auteurs et d'enseignants des établissements d'enseignement
traditionnel du pays maure (mahâzir, sg., mahizra) compilées par al-Mukhtâr b. Hâmidun
(1990 : 255-255).

Au moment de la pénétration des troupes coloniales françaises en Mauritanie, au cours des


premières années du XXe s., Muhamd al-Khadir w. Mayâba choisit l'exil aux côtés de ceux
qui refusent l'autorité des "Nazaréens" sur leur pays. Après un passage par le Maroc, il
parvint au Hijâz et s'établit pour finir en Jordanie où certains de ses descendants ont assumé
des charges officielles importantes. Il s'est éteint en 1935 après avoir occupé les fonctions
de muftî des mâlikites à Médine. De son abondante œuvre, centrée surtout sur l'exégèse
coranique et le hadîth, seul nous intéresse ici le long pamphlet qu'il a consacré à la
Tijâniyya, Mushtahâ al-khârif al-jânî fî radd zalaqât al-Tijânî al-jânî ("La réalisation des
aspirations du mégalomane criminel ou les errements d'al-Tijânî le criminel") achevé le
lundi 21 muharram 1344/11 août 1925, à Jérusalem, et (re)publié en 1985 en Jordanie5.

Il s'agit, dans ce gros livre, et comme la vigueur du titre en témoigne, d'une attaque en règle
contre les enseignements d'Ahmad al-Tijânî, examinés sous l'angle de leur conformité à
l'orthodoxie sunnite mâlikite. Les éléments de doctrine réfutés sont empruntés à Jawâhir al-
ma‘ânî, à al-Jaysh d'Ibn Mbûja et à deux autres textes Tijânî, Munyat al-murîd d'al-Tijânî
b. Bâba b. Ahmad Bayba et son commentaire, Bughyat al-mustafîd ‘alâ munyat al-murîd
de Sîdi Muhammad b. al-’Arabî b. al-Sâ’ih al-’Umarî al-Sharqî al-Ribâtî (m. 1309/1891-
92).

W. Mayâba inscrit, quant à lui, sa diatribe dans la filiation de la charge menée naguère par
Dyayja al-Kumlaylî contre la tarîqa de ‘Ayn Mâdi. Il se pose en théologien compétent, en
clerc nourri de références précises, décidé à donner une leçon de clarté et de rectitude
"scientifiques" à ceux qu'il considère comme de dangereux illuminés revendiquant pour
leur maître— qui le revendique pour lui-même, estime w. Mayâba — un statut quasi-
prophétique. La seule raison, qu'il met en avant pour justifier qu'il se soit attelé à ce travail,
est d'ordre doctrinal et, pour ainsi dire, de salubrité publique :

"Je n'ai été emmené, écrit-il (Ibn Mayâba, 1985 : 6) à m'opposer à ces errements que pour
la raison que j'ai évoquée en tête de la conclusion de cet ouvrage, à savoir notamment
l'espoir d'être subsumé sous le hadîth d'Ibn ‘Abbâs […] où le Prophète […] dit : pas un

5
Dâr al-Bashîr, Ammân, 599 p. + 52 p. d'annexes. Il y a eu au moins une édition égyptienne de l'ouvrage
antérieure à 1929, celle sur laquelle se base la réponse de Buya Ahmad b. Bu‘asriyya, comme nous l'apprend
son fils, Shrîfna, dans son texte qui accompagne la lettre à la jamâ‘a de Tishît évoquée plus loin.

117
groupe d'innovateurs (ahl bid‘a) n'a surgi sans qu'Allâh fasse apparaître parmi eux une
preuve (hujja) par la bouche de qui il veut parmi ses créatures".

Ibn Mayâba espère à l'évidence être cette hujja et il n'est pas loin de voir dans la
distribution géographique exceptionnellement favorable des lieux de rédaction de son livre,
écrit — fait rarissime, note-t-il (idem : 599) — entre Médine, la Mecque et Jérusalem, un
signe majeur en faveur de son contenu.

Mushtahâ al-khârif comporte une introduction, huit chapitres et une conclusion. Je n'ai cru
déceler, dans l'agencement de ces chapitres, aucun principe directeur autre qu'une volonté
affirmée de rendre évidents, dans un désordre traversé peut-être tout juste par la
permanence de l'idée d'apostasie (l'accusation suprême), les "errements" (tous les
errements) d'al-Shaykh al-Tijânî et de ses disciples. Le crescendo de mauvaise humeur lui
confère toutefois une manière de pente ascendante dans la diabolisation de la Tijâniyya qui
culmine avec les chapitres sept et huit.

Dès l'introduction de son livre, Ibn Mayâba met l'accent sur ce qui lui semble être tout à la
fois la marque la plus singulière et la plus scandaleuse de l'enseignement d'al-Tijânî, la
présomption de "dissimulation" (kitmân) par le Prophète Muhammad d'une partie de son
message, dont lui seul aurait été destinataire. C'est le thème du kitmân, défini comme "la
renonciation de la mise au jour (izhâr) d'une chose dont le dévoilement correspond à un
besoin assignable" (idem : 9). Il s'appuie, pour lancer cette accusation, sur la proclamation
faite par Sh. al-Tijânî, selon laquelle le wird de sa tarîqa lui a été révélé à l'état de veille,
et non pas en rêve, par le Prophète qui n'en a fait bénéficier aucun de ses compagnons
(sahâba). Or, estime Ibn Mayâba, le Qur’ân et le hadîth établissent clairement la
malédiction divine (la‘na) qui frappe celui qui se rend coupable de l'accusation de kitmân
adressée au Prophète.

Après avoir recensé, dans le chapitre premier de son livre, les dits du Prophète et les
passages du Qur’ân relatifs au kitmân et à son rejet, également attestés par le consensus
omnium de la umma (la communauté musulmane), Ibn Mayâba passe en revue les preuves
coraniques d'une transmission intégrale (tablîgh) par le Prophète du message dont il était
porteur, avant d'en conclure à l'apostasie de ceux qui attribuent aux prophètes des propos ou
attitudes contraires à l'essence de leur mission.

Pour aller plus avant dans le développement de cette idée de la nécessaire clôture, de
l'intangible achèvement du message confié par Allâh à son Prophète, et dans l'explicitation
de la transmission intégrale, sans ajout ni soustraction, de ce message par l'Envoyé, Ibn
Mayâba consacre la totalité du second chapitre de son livre à un commentaire du verset 3
de la sourate 5 (al-mâ’ida) : "Aujourd'hui J'ai parachevé (akmamltu) pour vous votre
religion et vous ai accordé Mon entier (atmamtu) bienfait. J'agrée pour vous l'islam comme
religion.". L'intention est claire : il s'agit de barrer la voie à tous ceux, mystiques ou
"innovateurs" d'une autre inspiration, qui souhaitent apporter quelque modification que ce
soit au corps du dogme tel que les docteurs de la loi l'ont arrêté sur la base du Qur’ân et
du hadîth.

118
D'ailleurs, ajoute Ibn Mayâba, ce travail a déjà été engagé par "le savant illustre et l'homme
de bien expert dans toutes les connaissances religieuses (al-’ulûm al-shar‘iyya),
linguistiques et arabes, Dyayja b. ‘Abd Allâh al-Kumlaylî, qui a rédigé un poème dans le
mètre rajaz pour réfuter les innovations blâmables (bida‘) de cet homme (i. e. al-Tijânî). Et
tout ce qu'il a avancé comme réfutation est véridique et touche au but. Mais le poème
constitue un cadre trop étroit pour traiter à fond de la question. Dyayja fut pris à partie par
l'un des disciples de cet homme (i. e. al-Tijânî) appelé Muhammad al-Saghîr al-Tishîtî, qui
composa un ouvrage consacré à sa réfutation qu'il intitula al-Jaysh. Il le truffa de réponses
sans valeur (tâfiha) que n'écrirait pas un homme de raison (‘âqil), à plus forte raison
quelqu'un qui se réclame de l'auguste science (al-‘ilm al-‘azîz)…" (idem : 71)

Ibn Mayâba entreprend donc ici d'appuyer, d'étayer et de développer les arguments anti-
tijâni de Dyayja en s'efforçant de montrer l'inanité "scientifique" des propos tenus par ceux
qui se sont mis en devoir de les réfuter. Il établit, chemin faisant, que l'insidieuse bid‘a —
puisque ses adversaires sont accusés avant tout d'être des fauteurs de bid‘a, des mubtadi‘în
— agit aussi bien par ajout que par soustraction aux principes de la droite religion à
laquelle elle s'oppose. A cette espèce d'ambivalence comptable, à cette reversibilité de
signe que peut affecter l'apport de la bid‘a, Ibn Mayâba ajoute, en conclusion de ce second
chapitre de son livre, une propriété sur laquelle ses adversaires sont en parfait accord avec
lui à condition naturellement de l'attribuer à l'autre, à savoir que le mubtadi‘ s'avance
nécessairement masqué, que le porteur de bid‘a soutient toujours mordicus qu'il n'apporte
strictement rien de nouveau et qu'il est le continuateur le plus soumis et le plus fidèle à la
tradition (sunna). Autrement dit, le mubtadi‘, c'est toujours l'autre…

Le troisième chapitre est consacré à l'épineuse question de la vision du Prophète à l'état de


veille (ru’yat al-nabî yaghzatan), qui constitue la clef de voûte des enseignements de la
Tijâniyya. Le wird de la tarîqa aurait en effet été communiqué à al-Shaykh Ahmad al-
Tijânî par le Prophète en personne, non pas durant le sommeil de son destinataire, mais
alors que celui-ci était parfaitement réveillé. Après avoir passé en revue les opinions des
‘ulamâ’ sur la question, Ibn Mayâba conclut à l'impossibilité de cette vision. La tradition
dominante parmi les savants sunnites, si elle reconnait la possibilité de visions inspirées
durant le sommeil — à condition que leur contenu ne contrevienne point au dogme —
rejette, estime l'auteur de Mushtahâ al-khârif (idem : 119 et sq.) la vision du Prophète à
l'état de veille, car ceux qui se jugent "visités" pourraient en prendre prétexte pour se
soustraire aux commandements ordinaires de la religion, considérés comme tout juste bons
pour le commun des mortels (‘awâmm). C'est le chemin de la "mécréance" (zandaqa) (idem
: 128).

Dans son quatrième chapitre, Ibn Mayâba s'attaque à un recensement plus précis de ce qu'il
appelle les "glissades" (zalaqât), les "errements" d'al-Sh. Tijânî. Seront ainsi épinglées les
propositions suivantes, dont les conséquences sont jugées particulièrement graves par
l'auteur de Mushtahâ al-khârif.
— "De son affirmation selon laquelle toute personne qui le voit entre au paradis sans
jugement ni peine et est assurée d'échapper aux tourments de l'enfer" (idem : 161) Les
"mécréants" (kuffâr) qui le voient le vendredi et le lundi bénéficient également de cette
promesse. Ibn Mayâba compare ce privilège, revendiqué par al-Tijânî, à l'impossibilité à
laquelle s'est heurté le Prophète d'intercéder en faveur de son oncle Abû Tâlib, demeuré

119
jusqu'à la mort fidèle aux croyances de ses ancêtres. Il en conclut que le fondateur de la
Tijâniyya s'attribue, comble de l'hérésie, des pouvoirs supérieurs à ceux de l'Envoyé
d'Allâh. Et pour bien établir la réalité de cette postulation à vouloir surclasser le Prophète,
qu'il pense déceler chez al-Sh. al-Tijânî, il se lance dans un long développement destiné à
réfuter les arguments des auteurs de la mouvance tijânienne fondés sur le principe qui veut
que l'octroi par Dieu d'un bienfait, d'un privilège ou d'un avantage (maziyya) à une
personne déterminée, n'implique pas nécessairement l'attribution à cette personne d'un rang
supérieur (tafdîl) à ceux qui n'ont pas eu bénéfice de ce même bienfait" (idem : 169).

Autre affirmation, prêtée à al-Tijânî et à ses disciples, qui suscite l'ire de notre théologien :

"Que celui qui adopte leur wird reçoit rémission de ses péchés grands et petits, échappe
aux tourments du jugement dernier et aux châtiments du séjour tombal, qu'il entre au
paradis sans jugement ni peine. Qu'il échappe à toute conséquence pénale de ses actes et
qu'il soit accueilli dans le plus haut des plus hauts séjours (a‘lâ ‘illiyyîn) du paradis, au
voisinage du Seigneur des Envoyés. Tous ces avantages sont partagés par tous ceux qui
sont liés à celui qui l'adopte : parents, conjoints, enfants, beaux-parents, même s'ils sont
sans rapport avec le shaykh. Et chacun des membres du groupe cité se voit soustrait aux
incidences pénales des actes délictueux où il est impliqué, hors l'effet de ses bonnes
actions" (idem : 175).

Ce "mensonge" (fariyya), affirme Ibn Mayâba, implique qu'al-Tijânî "se considère comme
supérieur au Prophète, comme il implique la supériorité de ses compagnons par rapport aux
siens et celle de son wird par rapport au Qur’ân".

Or, le jihâd lui-même, qui est pourtant la forme la plus élevée du "rapprochement d'avec
Dieu", ne peut annuler, explique Mushtahâ al-khârif, les conséquences matérielles des actes
engageant l'intégrité physique et les biens d'autrui qui sont soumis à la loi du talion (qisâs).
Et si l'on peut admettre que les péchés mineurs sont rémissibles par la vertu de la prière sur
le Prophète (al-salât ‘alâ al-nabî), il ne saurait en être de même pour les majeurs, dont le
coupable ne peut être blanchi que par un acte solennel de contrition (tawba).

Toujours dans le souci de défendre les prérogatives des clercs contre celles des awliyyâ', la
comptabilité codifiée des œuvres et de leur récompense contre les dons à la tête du client
confrérique réalisés par le saint, Ibn Mayâba s'en prend, dans son chapitre cinq, à
l'affirmation suivante d'al-Tijânî, pour laquelle il n'a pas de mots assez durs puisqu'elle
mérite tout simplement "un séjour éternel au plus bas niveau des enfers" (idem : 209).

"Il (al-Tijânî) a affirmé, comme le rapportent Munyat murîdi-him et Bughyat mustafîdi-


him, que toute personne qui adopte son wird reçoit, en étant endormie, une récompense
cent mille fois plus élevée que celui qui accomplit une œuvre agréée par Dieu, et ceci par
sa grâce à lui" (idem : 209).

Ibn Mayâba croit pouvoir observer qu'al-Tijânî n'a en vérité qu'une seule et constante
préoccupation : s'attribuer toutes les particularités et tous les miracles rapportés par la
tradition en faveur du Prophète, affecter à ses compagnons à lui tous les traits d'exception
attestés pour ceux du Prophète. Il veut être "l'homme du moment" (sâhib al-waqt), le "pôle"

120
(qutb) autour duquel gravite la "meule" (rahâ’) de l'univers. Les excès dont il se rend
coupable aux yeux de son censeur procèdent de cette tension mimétique aux effets
désastreux puisqu'elle mène tout droit vers l'apostasie, affirme Ibn Mayâba. Pour ce dernier,
en effet, l'avantage énorme revendiqué par al-Tijânî en faveur de ses disciples dans la
citation précédente, est en opposition flagrante avec de nombreux passages du Qur’ân et
signe donc l'exclusion de celui qui s'en rend coupable de la communauté des croyants,
puisque s'opposer à quelque élément que ce soit du texte révélé est ridda, apostasie.

La mise en concurrence par al-Tijânî, du message qu'il a reçu avec celui transmis par le
Prophète Muhammad, se précise encore davantage, au grand scandale d'Ibn Mayâba, dans
l'affirmation suivante dont la réfutation occupe tout le chapitre six : l'une des pièces
maitresses de l'enseignement Tijânî, salât al-fatih6 "équivaut, d'après le fondateur de la
tarîqa, à six mille [fois la récitation] du Qur’ân (tu‘âdil sittat âlâf min al-Qur’ân)" (idem :
252).

Ibn Mayâba, prenant cette affirmation au pied de la lettre et lui refusant tout recours hors de
ce qu'il considère être son sens obvie — et accablant, car il signifie la supériorité d'une
parole humaine sur le verbe divin —, n'a aucun mal à mobiliser une multitude de références
canoniques pour la condamner, c'est-à-dire aussi en condamner l'auteur. Au mieux, le
propos attribué à al-Tijânî ne peut être perçu, selon Ibn Mayâba, que comme une manière
de traiter, sinon avec mépris en tout cas avec une extrême désinvolture, le texte coranique.

Après avoir posé les bases de sa propre réfutation des affirmations d'al-Tijânî, il revient,
dans son septième chapitre, sur les arguments développés par les défenseurs Tijânî de cette
idée d'une supériorité de leur prière sur le Qur’ân. Il en veut tout particulièrement au texte
d'al-’Arabî b. al-Sâ'ih, Bughyat al-mustafîd, dont il souligne longuement les faiblesses et
les incohérences. Il rejette ici à nouveau avec vigueur la transmission, par-delà onze siècles,
d'un message que le Prophète de l'islam aurait celé durant cette longue période à seule fin
d'en faire bénéficier Ahmad al-Tijânî.

J'ai montré, explique-t-il, dans mon chapitre 3 relatif à l'achèvement radical de la mission
confiée à l'Envoyé d'Allâh, que cette idée est irrecevable du point de vue du hadîth, du
Qur’ân et du consensus des docteurs de la loi. L'hypothèse d'une duplication du message
reçu par Muhammad qui veut, comme l'avance Ibn al-Sâ’ih, qu'il contienne une part secrète
destinée à une poignée d'élus, au nombre desquels figurerait précisément al-Tijânî, est en
totale opposition avec le dogme musulman. D'ailleurs, ajoute Ibn Mayâba, la bonne
tradition Sûfî, opposée ici bien évidemment aux "errements" de la Tijâniyya, ne revendique
pour unique fondement que Le Livre et la sunna. Elle ne saurait en rien être rendue
coupable des excès extrêmistes qui n'ont rien à voir avec le véritable tasawwuf.

6
al-fâtih veut dire à la fois "celui qui ouvre, l'initiateur" et "le conquérant". salât al-fâtih peut donc se
traduire par "la prière de l'ouvrant". Elle doit son nom à la présence de ce qualificatif dans la seconde phrase
dont elle se compose. Elle se décline comme suit : "O Dieu ! Prie sur notre seigneur MuÌammad qui a ouvert
(al-fâtih) ce qui était fermé et clos ce qui a précédé, qui soutient le vrai par le vrai et mène vers Ton droit
chemin, et sur les siens à la mesure de sa taille et de sa dimension énorme" (allâhumma sallî ‘alâ sayyidinâ
Muhammad al-fâtih limâ ughliqa wa al-khâtim limâ sabaq, nâsiru-l-haqqi bi-l-haqq wa-l-hâdî ilâ sirâtika al-
mustaqîm wa ‘alâ âlihi haqqa qadrih wa miqdârih al-‘azîm)

121
Le dernier chapitre de Mushtahâ al-khârif recense un ensemble de sept propositions jugées
particulièrement scandaleuses "qui méritent, au bas mot, une flagellation douloureuse (adab
wajî‘ ) et un emprisonnement prolongé en raison de l'insolence (isâ’at al-adab) dont elles
témoignent vis-à-vis des Messagers, des Prophètes et des Anges, sans compter la forte
présomption de ridda qu'elles impliquent…" (idem : 463). Ces "facultés" ou "totalités"
(kulliyyât), comme Ibn Mayâba les appelle, sont les suivantes :

— "Tout ce qui a été donné à tout connaisseur (‘ârif) lui a été donné à lui (i. e. al-Tijânî)" ;
— "Tous les plus grands saints de l'islam (aqtâb ummat Muhammad) réunis ne pèseraient
pas un seul cheveu de certains membres de la communauté d'al-Tijânî, à plus forte raison
d'al-Tijânî lui-même" ;
— "Mes deux pieds que voici, dixit al-Tijânî, sont sur la nuque (‘alâ raqabat) de tous les
saints depuis Adam jusqu'aux trompettes du Jugement dernier" ;
— "Celui qui récite la Prière de l'Ouvrant (salât al-fâtih) dix fois aura une récompense
mille mille fois supérieur au connaisseur d'Allâh (al-‘ârif bi-l-lâh) qui ne l'aura pas
prononcée" ;
— "Que celui qui la récite une fois obtient rémission de ses péchés et se voit "peser"
(wuzinat lahu) six mille fois toutes les prières et toutes les invocations survenues dans tout
l'univers (al-kawn)" ;
— "Que celui qui la récite une fois, se voit ajouter (le bénéfice de) six cents mille prières de
chaque ange, personne ou démon depuis les origines jusqu'à la fin des temps" ;
— "Qu'une récitation de salât al-fâtih équivaut au triple de toutes les prières de tous les
hommes, anges et démons…" (idem : 463).

Ce dernier chapitre de Mushtahâ al-khârif s'achève sur des considérations relatives à la


véritable sainteté (walâya) et aux différents états ou degrés de son expression telle qu'elle
se manifeste chez le walî, le qutb (le pôle) et le ‘ârif ("le connaissant, celui qui sait"). La
sainteté authentique doit, aux yeux d'Ibn Mayâba, être fondée sur des vertus et une rectitude
de conduite visibles, sur une excellente connaissance de la sharî‘a et une conformité totale
à ses commandements, bref, elle est avant tout le fruit d'un apprentissage. Dans
l'évaluation des mérites respectifs des saints et des savants, on ne s'étonnera donc pas que
notre polémiste, se prévalant notamment de l'avis d'al-imâm Mâlik (m. 179/795-96) fasse
pencher la balance du côté de sa propre corporation, celle des ‘ulamâ’. Il faut se garder
cependant d'en tirer la conclusion que le surnaturel comme tel n'a pas de place dans la
pensée d'Ibn Mayâba : l'énumération et la localisation aux allures borgesiennes des
différentes variétés de saints qu'il produit à la fin de cet ultime chapitre de son ouvrage sont
là pour montrer, si besoin était, qu'il n'en est rien7.

Comme il le dira dans sa conclusion, Ibn Mayâba s'est voulu redresseur de torts
théologiques. Son ennemi, expliquera-t-il, ce n'est pas le tasawwuf en général, c'est une

7
Il cite le qutb ("le pôle") qui tournerait autour du monde ou autour duquel le monde tournerait ; al-nuqabâ'
("les inspecteurs"), au nombre non précisé et qui habitent l'Egypte ; al-abdâl ("les substitués") au nombre de
70, dont 40 en Syrie et le reste ailleurs dans le monde; al-‘asâ‘ib ("les ligues") qui résident en Irak ; les
quatre awtâd ("les piliers"), originaires de Kufa en Irak mais "plantés" aux "quatre coins du monde" pour le
"stabiliser" ; al-nujabâ' ("les généreux"), situés hiérarchiquement entre al-nuqabâ' et al-abdâl et qui habitent
l'Egypte, etc… Sur leurs fonctions, leurs rôles et leurs statuts, qui reprennent d'ailleurs une "nomenclature"
qu'Ibn Mayâba n'a pas inventée, voir Mushtahâ al-khârif, pp. 505-519.

122
manifestation excessive et dangereuse pour le dogme musulman de l'ésotérisme organisé,
tel qu'il se manifeste dans les enseignements d'Ahmad al-Tijânî et de ses disciples. Il en
veut d'ailleurs tout autant aux excès "rationalistes" et inverses des partisans de ‘ilm al-
kalâm (idem : 548). Il aimerait se situer dans une position médiane, dans un juste milieu
d'où l'on peut en toute quiétude dénoncer avec autorité tous les extrêmismes. Il compare,
par exemple, celui de la Tijâniyya, jugé désespérément incurable — il est littéralement
assimilé à la rage (idem : 560) —, à la déviance susceptible de rémission d'une autre
confrérie aux pratiques pourtant réputées sulfureuses, la Quzfiyya8.

Cette sévérité pour la tarîqa d'Ahmad al-Tijânî renvoie, à la comparer à la relative


indulgence dont bénéficie la Quzfiyya, à un autre élément du "débat" que nous n'avons pas
évoqué jusqu'à présent, à savoir l'accusation de collaboration avec les "Chrétiens
envahisseurs", le colonialisme français, là où les Quzf paraissent avoir manifesté leur rejet9.
En arrière-plan de la querelle théologique intentée par Ibn Mayâba à la Tijâniyya, se profile
en effet la condamnation portée par l'exilé (qui a préféré se soustraire à l'hégémonie
française) contre ceux qui s'accomodent de cette domination, voire, si l'on suit Mushtahâ
al-khârif, lui prêtent main forte. Il s'en prend d'ailleurs nommément à al-Shaykh Hamâh
Allâh (idem : 540-41), curieusement accusé d'avoir pratiqué une sorte de hijra inverse pour
venir résider dans "la capitale des Français" :

"Et le plus grand shaykh de nos jours parmi les détenteurs de son (i. e. al-Tijânî) wird dans
Bilâd Shinqît10 réside dans la capitale (‘âsima) des Français, qu'Allâh Le Très Haut les
détruise !, dans Bilâd al-Sudân11, sous la protection des Nazaréens. La majeure partie de ses
disciples font partie de leurs soldats. Il reçoit d'eux les plus grands soutiens et
protections.(…) Cet homme est du côté des mécréants (muwwâlin li-al-kuffâr). Il a renoncé
à l'émigration légale (hijra). Il a renoncé à s'éloigner des mécréants d'un empan (shibr)
comme s'il avait retenu que la fuite vers eux et la résidence parmi eux constituent le sens du
hadîth (qui dit) : 'Celui qui fuit (farra) avec sa religion d'un pays vers un autre, fut-ce d'un
empan, mérite le paradis, et sera compagnon de Muhammad et d'Abraham, salut sur eux.'
Cet homme se nomme Himâ Allâh" (Idem : 540).

8
Mouvement issu de la Shâdhiliyya, fondé à la fin du XVIIIe s. par al-Shaykh Muhammad al-Aqzaf al-
Dæwûdî al-Ja‘farî (m. 1218/1803). Il s'est principalement étendu parmi la tribu maure des Idaybusât,
nomadisant entre les régions mauritaniennes du Tagânit, d'al-‘Issâba et du Hawz. Sur des échos de la
réputation orgiaque — surfaite au vu de ce que j'ai moi-même observé sur le terrain à la fin des années 1980
—des pratiques de cette confrérie, voir Beyriès, 1935 et P. Laforgue, 1928.
9
Quelques dizaines de familles de cette confrérie appartenant aux Idaybusât et conduites par un muqaddam
de la tribu des Glâgma ont fui la Mauritanie à peu près au moment où Ibn Mayâba l'a quittée et ont fini, après
diverses pérégrinations, par s'établir dans l'est de la Turquie où leurs descendants se trouvent encore
aujourd'hui. Par ailleurs, le dirigeant du "commando" qui a tué l'artisan de la pénétration française en
Mauritanie — Xavier Coppolani —, Sîdi w. Mulây al-Zayn, qui a trouvé lui-même la mort durant cette
attaque, passe pour avoir été affilié à la Quzfiyya
10
Terme qui désigne, en gros, le pays maure.
11
"Le Pays des Noirs". Ibn Mayâba fait sans doute allusion à Bamako où Sh. Hamâh Allâh a été emmené par
les autorités coloniales en 1925, avant d'être transféré à Saint-Louis du Sénégal, puis Méderdra (Mauritanie),
puis en Côte d'Ivoire. On sait que Sh. Hamâh Allâh n'a pas été spécialement ménagé par l'administration
coloniale.

123
Suit une observation ironique sur le caractère prédestiné du nom "Himâ Allâh" où le mot
Himâ, "protection", est interprété comme voulant dire "danger"12 et donc Hamâh Allâh,
assimilé à un danger envoyé par Dieu…

Ibn Mayâba s'est laissé ici aller à assimiler la conduite de Sh. Hamâh Allâh vis-à-vis des
Français à l'attitude de la Tijâniyya au Maroc et en Algérie — qui devait lui être mieux
connue — à l'égard de la colonisation, malgré le fossé qui sépare les deux situations13. Quoi
qu'il en soit, c'est cette vigoureuse attaque contre le Shaykh de Nioro qui valut au polémiste
jakanî la réponse du disciple tishitien de Hamâh Allâh, Bûya Ahmad b. al-Mukhtar b.
Bu‘asriyya.

Le pamphlet incendiaire d'Ibn Mayâba qui, bien que réimprimé en 1985 en Jordanie, ne
circule à ce jour en Mauritanie que sous le manteau, en raison des sensibilités encore très
vives qu'il mobilise, a suscité de la part de la Tijâniyya de nombreuses réponses14. Bûya
Ahmad b. Bu‘asriyya, auquel je me suis intéressé, en a rédigé lui-même plusieurs15. Celle
qui retiendra plus particulièrement notre attention ici a pour titre : Kitâb qurrat ‘ayn al-
murîd al-fânî bi ibrâz dalâ'il ikhbârât al-Tijânî ("Le livre de l'exact souhait du disciple

12
Ibn Mayâba cite un hadîth qui dit "la protection (himâ) d'Allâh sur sa terre ce sont ces (zones de) dangers
(mahârimu-hu)" qui lui permet d'établir l'équation himâ = mahârim, donc himâ Allâh = "Danger d'Allâh".
13
La première annexe de Mushtahâ al-khârif, rédigée par un des élèves d'Ibn Mayâba, est consacrée à la
dénonciation de l'attitude "collaborationniste" de la Tijâniyya au Maghreb et à "l'infiltration" de la confrérie
par le "christianisme" et le colonialisme, par l'intermédiaire notamment de la fameuse petite modiste lorraine
Aurélie Picard (m. 1933), qui fut successivement l'épouse des deux frères et chefs de la tarîqa, Sîd Ahmad et
Sîd al-Bashîr, cf. Mushtahâ al-khârif, pp. 603-621. Sur le soutien apporté par la confrérie aux Français,
notamment contre l'Emir Abd al-Qâdir et les insurgés du Rif, pour les missions Flatters et Foureau-Lamy,
etc., cf. Jamil Abu Nasr, The Tijaniyya. A Sufi order in a Modern World, Oxford University Press, 1965.
L'aventure d'Aurélie Picard a inspiré toute une littérature. On peut, par exemple, en lire une version romancée
et pleine de sympathie pour cette femme à poigne (elle l'est beaucoup moins pour ses affins…) dans Frison
Roche, Djebel Amour, Flammarion, Paris, 1978.
14
Outre les diverses réponses de Ibn Bu‘asriyya, citons les documents suivants relevés dans la bibliothèques
des manuscrits de l'Institut Mauritanien de Recherche Scientifique (IMRS) :
- Muhammad b. al-Hâj ‘Abd Allâh al-Kawlakhî, Nazm fî al-radd alâ Ibn Mayâba, Mcrts IMRS, n° 1873;
- Zayn b. al-Jamad al-Yadâlî, al-Mawâhib al-rabbâniyya fî i‘qtiqâd ahsan al-madhâhib al-tijâniyya, Mcrts
IMRS, n° 594;
- Ahmad b. Sîdi ‘Uthmân al-Walâtî, Mushtahâ al-asmâ‘ wa al-albâb fî radd i‘tirâdât Ibn Mayâba, Mcrts
IMRS, n° 84.
- Muhmd al-Mukhtâr b. Muhammad Yahyâ al-Walâtî, Kitâb atwâq al-sunna wa al-isâba bi-anwâr al-ma‘rifa
wa al-isâba fî bayân kufr al-Khadar Ibn Mayâba, Mcrt IMRS, n° 1135.
On m'a signalé également une réponse du shaykh ibrâhîmî de Ma‘ta Mulâna (Mauritanie), al-Hâj Wuld al-
Mishrî, mais je n'ai pas encore réussi à m'en procurer une copie.
15
A l'IMRS, on trouve les titres suivants :
-Maradd al-sawârim wa al-asinna fi-al-radd ‘alâ man akhraja al-Shaykh al-Tijânî ‘an al-sunna, manuscrit
IMRS n° 317 ;
-Fath al-rahmân fî ma‘nâ qawl al-Shaykh salât al-fâtih tu‘dil sittat âlâf min al-Qur'ân, manuscrit IMRS n°
318 ;
- al-As'ila al-wâfiyya wa al-ajwiba al-shâfiyya fî ta'yîd al-tâ'ifa al-hamawiyya al-tijâniyya, manuscrit IMRS
n° 330 ;
- Fath al-ilâh fî nusrat al-Shaykh Hamâh Allâh, manuscrits IMRS n° 360 et n° 414 ;
- Fath al-mannân fî barâ'at al-Shaykh al-Tijânî min nisbat al-kitmân li-sayyid ‘Adnân, manuscrit IMRS
n° 366 ;
- al-Futuhât al-wahbiyya fî al-radd ‘an al-hudra al-hamawiyya, manuscrit IMRS n° 389 ;
- Texte sans titre relatif à la Tijâniyya, manuscrit IMRS n° 428.

124
transi ou la mise en lumière des preuves des annonciations faites par al-Tijânî"). Achevé le
21 sha‘bân 1348/22 janvier 1929, il occupe, dans la copie manuscrite que j'ai, 74 pages (17
cm x 12 cm) d'une graphie relativement dense (26 lignes par page)16.

Résumons, avant d'entrer dans les développements qu'il propose, les éléments de
curriculum vitae de Bûya Ahmad b. al-Mukhtâr b. Bu‘asriyya que nous avons pu
rassembler.

Les indications biographiques qui suivent sont tirées de trois sources principales :
— Kitâb Mawlây‘Abd al-Mûmin wa Awlâd Muhammad Muslim ("Les livres de Mon
Seigneur ‘Abd al-Mûmin et d'Awlâd Muhammad Muslim"), texte rédigé par Bûya Ahmad
lui-même17, en réponse à une demande que lui a adressée un de ses maîtres en études
coraniques, Muhamd al-Mukhtâr b. Ahmad b. MBâlla ;
— Sîrat Bûya Ahmad ("La biographie de Bûya Ahmad") de Dâdda b. Aydda al-Muslimî18;
— Une lettre généalogique et historique envoyée par la jamâ‘a de Tishît à al-Mukhtâr w.
Hâmidun et écrite par le propre fils de Bûya Ahmad, Shrîfna, qui l'a accompagnée d'un petit
texte biographique au contenu identique19.

Bûya Ahmad b. al-Mukhtâr b. Bu‘asriyya situe lui-même sa naissance la même année que
celle de Sh. Hamâh Allâh, survenue, à ce qu'il rapporte, en rabî‘ I 1299/Février-Mars
188220, tandis que son biographe, Dâdda b. Aydda, le fait naître à Tishît en 1300, soit entre
le 12 Novembre 1882 et le 1er Novembre 188321.

La ville est un relais caravanier ancien, (re)fondée au dire des traditions locales (rapportées
par les trois sources précédemment énumérées), par un lointain ancêtre de notre
personnage, al-Sharîf ‘Abd al-Mûmin b. Sâlih, rattaché par les généalogistes tishitiens à la
descendance de ‘Alî et de Fâtima par Idrîs b. Idrîs b. ‘Abd Allâh al-Kâmil b. al-Hasan al-
Muthannâ. Bûya Ahmad attache à cette revendication d'origine sharifienne, partagée avec
al-Shaykh al-Tijânî et al-Shaykh Hamâh Allâh, la plus grande importance.

Tishît entretient d'importantes relations d'échange commerciales et culturelles avec la


bordure sahélienne du Sahara maure, en particulier via Nioro, dont la conquête par les
troupes d'al-Hâj ‘Umar en 1855 ne laissera pas indifférent les tishitiens, déjà fortement
influencés à cette époque par la Tijâniyya22. L'installation du dirigeant Tijânî dans le Kaarta
16
La copie a été réalisée par un disciple tishitien de Bûya Ahmad, Muhammad al-Mukhtâr dit Khûna b. Himâ
Allâh b. Khatrî, Elle a été achevée le mardi 18 rajab 1353/7 Novembre 1933.
17
Notre copie du document dactylographiée à partir du manuscrit qui était en possession de al-Mukhtâr w.
Hâmidun. Ibn Bu‘asriyya reprend ici, pour l'essentiel, le texte généalogique de base sur les Shurafâ' de Tishît,
Inârat al-mubham wa al-muzlim min akhbâri Banî ‘Abd al-Mu'min wa Muhammad Muslim de Muhammad b.
Ahmad al-Saghîr al-Muslimî al-Tishîtî.
18
Manuscrit IMRS n° 271.
19
Notre copie du manuscrit.
20
Kitâb Mawlây ‘Abd al-Mûmin, p. 21
21
Sîrat Bûya Ahmad, p. 4.
22
La conquête du Kaarta en 1271/1854-55 par "l'Emir soutenu par le triomphe d'Allâh (al-mu'ayyad bi-nasr
Allâh), protégé par le succès conféré par Allâh (al-musaddad bi-tawfîq Allâh)", al-Hâj ‘Umar, est le dernier
événement mentionné par la chronique walato-tishitienne, tardive il est vrai, de Jiddu b. al-Tâlib al-Saghîr al-
Burtulî, Manuscrit IMRS, n° 465, p. 40. Malgré les liens de confraternité religieuse tijânienne et les
sentiments vraisemblabement pro-‘umariens de bon nombre d'entre eux, les Tishitiens n'ont cependant pas

125
donnera un élan nouveau à ces liens sur tous les plans23. Tishît connaît durant la seconde
moitié du XIXe s. un regain d'activité économique et culturel qui n'est certainement pas
étranger à l'intensification des échanges avec les Bilâd al-Sudân ‘Umarien24.

Bûya Ahmad a grandi donc dans un milieu où le souvenir des combats victorieux des
jihâdistes Tijânî se mélaient aux nouvelles des revers de toutes les résistances locales face à
l'avance des troupes françaises. Une atmosphère d'attente et d'incertitude devait peser sur ce
milieu perturbé par de vigoureux conflits internes25 et de fréquentes razzias et où seul le
renouveau de la tarîqa par Sh. Hamâh Allâh, natif de Nioro mais tishitien par son père,
semblait offrir un horizon de "dépassement" d'un monde qui s'effondre.

Il y avait encore en tout cas à Tishît suffisamment d'enseignants pour que notre personnage
ait pu accomplir l'intégralité de son cursus scolaire dans sa ville natale. Aucune fantaisie ne
présidait d'ailleurs à cette formation qui emprunta rigoureusement les sentiers tracés par la
tradition. Bûya Ahmad commença par étudier le Qur’ân auprès de Bûya Ahmad b. Bûna et
d'Abû Bakr al-Mudh26. Il acquit une "habilitation" (ijâza) dans la récitation coranique selon
le canon de Nâfi‘ auprès de Muhamd al-Mukhtâr b. Ahmad b. Mbâlla précédemment
évoqué.

Il étudia les manuels de base de l'enseignement théologico-linguistique (al-Akhdarî, Ibn


‘Ashir, la Risâla d'Ibn Abî Zayd al-Qairawânî, le Mukhtasar de Khalîl, Idâ’at al-dujanna
d'Ahmad al-Maqarrî, la Alfiyya d'Ibn Mâlik, Ihmirâr Ibn Bûna, la Alfiyya de al-Suyûtî…),
auprès de deux maîtres tishitiens de renom, Muhammad b. Ahmad al-Saghîr (m.
1324/1906) et Muhammad Yahya b. Salîma al-Yûnusî (m. 1354/1935-36). Il reçut
également une ijâza dans le domaine du hadîth délivrée par Muhamd al-Mukhtâr b.
Muhammad Yahya al-Walâtî (m. 1352/1933-34) auquel il se refère à plusieurs reprises
dans son livre. Il s'agit vraisemblablement, dans ce cas, d'un de ces diplômes obtenus "par
correspondance", comme cela se faisait souvent entre les lettrés de la région, plutôt que
l'indice d'un enseignement effectivement suivi. Il étudia également la logique et la
rhétorique auprès de son maître al-Yûnusî.

toujours échappé aux exactions des autorité issues du jihâd : Ahmadu, fils et successeur d'al-Hâj ‘Umar
s'empara de la moitié des biens de leur caravane en 1287/1870-71, il se saisit à nouveau du gros de leur
chargement de sel "à Jegi" ( ou Jiga…) en 1291/1874, selon la chronique tishitienne d'Ibn ‘Umar Ibn
‘Ashshây. Ma copie du texte, pp. 12 et 13,
23
Les prises de guerre ont contribué à l'accroissement de l'offre d'une main-d'œuvre servile qui ne pouvait plus
prendre le chemin de l'Atlantique en raison de l'abolition en Europe et de l'état de guerre, main-d'œuvre qui va
bénéficier à l'essor momentané de certaines oasis mauritaniennes dont Tishît. Par ailleurs, des tishitiens
participent militairement et idéologiquement au jihâd mené par al-Hâj ‘Umar. Voir Ann E. McDougall, 1980
(notamment les chap. VI et VII), ainsi que D. Robinson, The Holy War (op. cité : 362-365).
24
Dâdda b. Aydda écrit : "Une personne digne de foi m'a informé que la prospérité de Tishît, fondée sur le
savoir, la pratique droite, la religion et la richesse a duré 300 ans puis s'est éteinte; puis elle s'étendit après
cela sur 80 ans et s'éteignit; puis, 50 ans avant l'arrivée des Français dans Bilâd al-Takrûr, elle connut une
renaissance (inta‘ashat lahâ dawla) fondée sur le savoir et la richesse qui cessa avec leur arrivée…", Sîrat
Bûya Ahmad, p. 2.
25
Notamment les affrontements entre les deux principales communautés tribales de Tishît et de ses environs,
Mâsna et Awlâd Billa. cf. Chronique d'Ibn ‘Ashshây, pp. 14 et sq.
26
Les indications sur la formation de Bûya Ahmad sont sont extraites de la lettre de la jamâ‘a de Tishît, pp. 2-
3.

126
La grande affaire de la vie de Bûya Ahmad semble toutefois avoir été son adhésion à la
Tijâniyya de Sh. Hamâh Allâh qui porte, comme il se doit dans la logique mystique du
ravissement, toutes les empreintes de la prédestination. Il est né, nous l'avons noté, la même
année et le même mois que lui, son nom (Ahmad) est identique, il se réclame de la même
ascendance sharifienne et il portait depuis toujours "le sceau de la Tijâniyya". Son fils,
Shrifna, rapporte :

"Quand il parvint à l'âge de trente ans, après qu'il eut acquis ce qu'il a acquis dans les
diverses branches de la connaissance, son désir élevé (himmatuhu al-‘âliyya) s'orienta
(tâqat) vers la voie des hommes d'Allâh (ahl Allâh). A ce moment-là, les lumières (anwâr)
d'al-Shaykh Mâ’ al-’Aynîn27 brillaient de tout leur éclat. Il s'efforça de le rejoindre, mais le
destin n'a pas voulu qu'il en fut ainsi. Il fut informé par une personne douée du pouvoir de
vision surnaturel (ahl al-kashf) qu'elle a vu sur lui le sceau (tâbi') d'al-Shaykh al-Tijânî,
qu'aucun autre shaykh n'a pouvoir (lâ manna) sur lui et qu'il ne peut recevoir "d'affluence"
(madad) que de l'océan (bahr) d'al-Sh. al-Tijânî. A ce moment-là Dieu a fait apparaître
(azhara) notre shaykh et notre seigneur Ahmad Hamâh Allâh. Il se rendit auprès de lui en
1330/1912. Il n'avait auparavant jamais écourté sa prière dans un voyage."28

Il séjourna auprès de Sh. Hamâh Allâh dix-sept jours à Nioro, acquit le titre de muqaddam
et fut donc habilité à diffuser le wird du maître. A compter de cette date, il lui rendit
régulièrement visite tous les ans à Nioro tant qu'il y demeura, pour des séjours d'une durée
de deux à trois mois29.

Divers passages des textes biographiques plus haut cités témoignent de la vénération de
Bûya Ahmad pour son shaykh. Shrîfna b. Bûya Ahmad note :

"Il rapporta qu'un jour il était en compagnie du shaykh, atteint d'un rhume sévère et n'osant
ni cracher ni se moucher par respect pour celui-ci. Le shaykh lui dit : j'ai vu le Prophète,
paix et salut sur lui, poser sa noble serviette (mindîl) sur ta tête, et il m'a dit qui tu étais
véritablement son descendant et qu'il t'aimait profondément. Il fut guéri à l'instant"30.

Bûya Ahmad lui-même écrit dans son opuscule consacré aux Shurafâ’ de Tishît :

"Sache que l'affaire (amruh) de notre shaykh est extraordinaire (gharîb) et son cas
(sha’nuh) merveilleux (‘ajîb). Il reçut l'ouverture divine (futiha ‘alayh) alors qu'il était
encore tout jeune, jouant parmi les enfants et de ce moment jusqu'au jour d'aujourd'hui,
l'ouverture (fath ) n'a cessé de s'accroùtre en sa direction, à Allâh remerciement et grâce. Il
m'a informé qu'Allâh, Le Bienfaisant Le Très Haut, lui a donné pouvoir (sakhkhara lahu)
sur certaines choses tandis qu'il jouait avec ses camarades : quand il ordonnait à la pluie de
tomber, elle tombait ; et quand il ordonnait au feu de brûler, il brûlait. Il me semble (fî
zannî) qu'il m'a confié qu'il a vu le Prophète, paix et salut sur lui, à l'âge de douze ans, mais

27
al-Shaykh Mâ' al-‘Aynîn b. al-Shaykh Muhammad Fâdil al-Qalqamî (m. 1910), l'une des plus grandes
figures politico-religieuses du Sahara Occidental à la fin du XIXe s. et l'un des principaux inspirateurs de la
résistance maure à la pénétration coloniale française.
28
Lettre de la jamâ‘a de Tishît, p. 3.
29
Idem.
30
Shrîfna b. Bûya Ahmad, annexe à la Lettre de la jamâ‘a, p. 2

127
il ne reçut la grande ouverture (lam yuftah zalayh al-fath al-kabîr) que quelques années
plus tard. Il reçut la suprême ouverture (futih ‘alayh al-fath al-akbar) en 1321/1903-1904
ou 1322/1904-1905 […]. Il eut par la suite de nombreuses visions du Prophète, à l'état de
veille et non durant son sommeil, au point, m'a-t-il confié, qu'à chaque moment où il désire
le voir, il le voit. […] Bien souvent, il nous disait, lorsque l'un de ses disciples tombait
gravement malade, j'ai vu l'Envoyé d'Allâh […] et il m'a dit : untel sera guéri par
l'autorisation d'Allâh […]. "31

Ailleurs, il rend grâce à Allâh de ce qu'Il n'a placé entre le Prophète et lui que "deux
intermédiaires (wâsitatayn), pas plus"32 car, explique-t-il, "j'ai obtenu (mon wird) auprès de
notre shaykh. Ahmad Hamâh Allâh, qui l'a obtenu d'al-Shaykh al-Tijânî, à l'état de veille et
non durant son sommeil, et notre shaykh al-Tijânî l'a obtenu auprès du Prophète, paix et
salut sur lui, à l'état de veille et non durant son sommeil […]."33

L'engagement confrérique de Bûya Ahmad, sa mobilisation au service de son shaykh et de


sa tarîqa, fourniront le thème dominant de son œuvre dont l'opus magnum paraît être al-
Fath al-rabbânî […]34. Il s'en prendra même à un de ses deux principaux maîtres, Ibn
Salîma, qui paraît avoir adopté une attitude de rejet de la Tijâniyya voisine de celle d'Ibn
Mayâba35.

Bûya Ahmad demeurera jusqu'à sa mort, survenue à Tishît le samedi 16 ramadân 1380/4
mars1960, un fidèle adepte et un ardent défenseur de la Tijâniyya de al-Shaykh Hamâh
Allâh.

Venons-en à présent au texte de Kitâb qurrat ‘ayn al-murîd al-fânî. Il est explicitement
présenté par l'auteur comme une sorte de contraction d'un ouvrage beaucoup plus étendu
(392 p. d'un manuscrit de mêmes caractéristiques que celui du Kitâb plus haut évoqué),
intitulé al-Fath al-rabbânî fî barâ’at al-Shaykh al-Tijânî mimmâ sabbahu bihi Ibn Mayâba
al-Jakanî ("L'inspiration divine ou les preuves de l'innocence d'al-Shaykh al-Tijânî quant
aux accusations calomnieuses portées contre lui par Ibn Mayâba al-Jakanî"). Ibn Bu‘asriyya
explique qu'il avait commencé par cet ouvrage, puis qu'il a ensuite rédigé, toujours dans le
souci de faire pièce aux attaques d'Ibn Mayâba, trois autres textes destinés à répondre à des
aspects particuliers des accusations de ce dernier36. A l'examen, dit-il, il s'avèra que le
premier livre était trop long "pour les lecteurs d'aujourd'hui" chez lesquels l'ambition

31
Kitâb Mawlây ‘Abd al-Mûmin, p. 21.
32
al-Fath al-rabbânî…, p. 93 de ma copie du manuscrit.
33
Idem.
34
Les titres des écrits de Bûya Ahmad, qui ne figurent pas dans la note précédente qui leur a été consacrée et
que donne son fils Shrîfna, restent dominés par la défense de la hamawiyya :
-al-Nuqûl al-sunniyya wa al-fatâwî al-sûfiyya fî hâjiyyât (sic) al-akâbir fî al-ahkâm al-taklîfiyya
- al-Nasîha al-râ'iqa al-shâfiyya fî iqâth man ‘âb itmâm al-rubâ‘yya
- Sâti‘ al-inâra bi-awdah ‘ibâra fî al-nasabayn al-madhkurayn
- Tasliyyat Ibn Ma‘rûf mimma a‘tarâh min al-huzn al-makhûf
- al-As'ila.
35
Il réfute ses positions dans : Subûl al-Hâdî al-mustaqîma fî al-radd ‘alâ Ibn Salîma.
36
Deux de ces textes ont été mentionnés précédemment (n° 366 et 318 de l'IMRS). Le troisième s'intitule : al-
Dalîl al-wâdih fî imkân tad‘îf salât al-fâtih. Kitâb, p. 2.

128
intellectuelle se fait rare et que les trois autres, à l'inverse, étaient trop courts parce qu'ils ne
s'attèlent qu'à l'explicitation de certains propos particuliers du shaykh. (al-Tijânî).

Ibn Bu‘asriyya décida donc d'écrire une synthèse intermédiaire où il se propose tout de
même de suivre pas à pas les allégations d'Ibn Mayâba et de les réfuter à l'aide de la saine
doctrine d'al-Shaykh al-Tijânî. C'est ce qui nous vaut le texte de Kitâb qurrat ‘ayn al-murîd
al-fânî.

Le propos de l'ouvrage étant de réfuter les allégations et arguments d'Ibn Mayâba, le plan
du Kitâb suivra les articulations du pamphlet anti-Tijânî. Il prend l'une après l'autre les
principales accusations d'al-Jakanî et s'efforce de montrer qu'elles sont dénuées de
fondement. Trois idées maitresses donnent à ce plaidoyer son unité et sa légitimité : Dieu
fait ce qu'Il veut quand Il veut ; tout miracle délibérément accompli par le Prophète pour
confondre les ennemis et les sceptiques (mu‘jiza) peut se renouveler au profit du walî sous
la forme d'une karâma ; l'affirmation, dans le domaine des fondements de la jurisprudence
(usûl al-fiqh) passe avant la négation. Muni de ces trois clefs, Bûya Ahmad entreprend donc
de déconstruire l'énorme édifice de suspiscion bâti par Ibn Mayâba.

Il affirme d'entrée vouloir lui aussi s'en tenir à des preuves exclusivement extraites du
Livre, de la sunna et des propos des savants unanimement reconnus. Ce qui lui importe, dit-
il, c'est au fond moins de réfuter Ibn Mayâba que d'établir la rectitude des propos et
enseignements d'al-Shaykh al-Tijânî. Les personnes de bonne foi en déduiront
naturellement le caractère calomnieux des attaques proférées par Ibn Mayâba, traité
pourtant au passage "d'ennemi des saints d'Allâh Le Très Haut" et de "faux prophète"
(dajjâl), préchant la confusion (mulbis)37. D'ailleurs, ajoute Bûya Ahmad, la réfutation d'al-
Jakanî a déjà été faite par "notre frère et shaykh", Muhamd al-Mukhtâr b. Muhammad
Yahya dans son livre, Atwâq al-sunna wa al-isâba bi-anwâr al-ma‘rifa wa al-isâba ; quant
à moi, je m'en tiendrai uniquement aux propos de notre shaykh et à leur conformité à
l'orthodoxie.

Dans l'introduction de l'ouvrage, Bûya Ahmad entreprend d'établir que le "Prophète


Muhammad est le premier des prophètes dans l'ordre de la création et le dernier parmi eux à
être envoyé (âkhiru-hum ba‘than), qu'il est la source, le soutien (madad) des premiers et
des derniers, et qu'il est envoyé à tous les mondes."38 En parallèle, et c'est là au fond le but
véritable de cette démonstration, il évoque les caractéristiques et les privilèges du sceau
(khâtim) des awliyyâ’, pour montrer sa supériorité radicale par rapport à eux, car comme les
autres prophètes à l'égard de Muhammad, c'est du sceau des awliyyâ’ que tous les saints
tiennent leur madad.

Citant al-Mawâhib al-ladûniyya d'Ibn al-Subkî (m. 771/1370), Bûya Ahmad affirme que
Dieu, en même temps qu'il créait le monde, créait la "réalité Muhammadienne" (al-haqîqa
al-muhammadiyya) des "lumières de l'Eternel" (min al-anwâr al-samadiyya), "dans la
présence Ahmadienne" (fî al-hudra al-ahmadiyya), puis Il informa Muhammad de sa
mission prophétique alors qu'Adam "était entre âme et corps" (bayn al-rûh wa al-jasad). Et
depuis, ses "affluences" (amdâd) ne cessèrent de se déverser librement en direction des
37
Kitâb qurrat…, p. 2.
38
Idem, p. 2.

129
âmes39… Quand le temps du "nom célé" (al-ism al-bâtin) prit fin, par l'apparition de son
corps et son association avec son âme, la "loi de l'époque" (hukm al-zamân) fut transférée
sur le "nom obvie" (al-ism al-zâhir) : Muhammad apparut dans sa totalité, corps et âme…

L'idée d'une antériorité radicale de "l’âme Muhammadienne" dans l'échelle de la création


divine est encore référée à un hadîth, attribué par Muslim à ‘Abd Allâh b. ‘Amr b. al-‘Âs,
et où il est dit qu'Allâh a défini le destin des créatures cinquante mille ans avant la création
des cieux et de la terre tandis que Son trône flottait sur l'eau. La mission de Muhammad a
été arrêtée à ce moment-là. "J'étais, a-t-il dit, Prophète quand Adam était encore entre l'eau
et l'argile (bayn al-mâ’ wa al-tîn)."40

Bûya Ahmad se doute bien que cette manière de chronologie proto-hégélienne (le Tout de
l'Esprit déjà là dans chacune de ses futures parties…) ne va pas sans poser quelques
problèmes, y compris par rapport à la prophétie elle-même. Comment peut-on, s'interroge-
t-il, être prophète avant d'être prophète ? A la réponse — trop longue à son avis —
développée par al-Ghazâlî, il préfère celle, d'une extrême concision, d'Ibn al-Subkî : Dieu a
créé les âmes avant les corps et quand Muhammad dit qu'il était prophète (citation plus
haut…), il fait allusion à son âme… ou bien à une réalité que nous ne pouvons saisir, car
Allâh fait advenir les "réalités" (haqâ’iq) qu'Il veut quand Il veut et où Il veut41. Donc la
réalité du Prophète peut être d'avant Adam…

La preuve de la suprématie et de l'antériorité (chrono)logique de l'Envoyé est attestée par le


fait que Dieu a fait jurer à tous les prophètes qu'ils le reconnaîtront pour leur prophète… Et
d'ailleurs au cours de la nuit du "voyage nocturne" (laylat al-isrâ’), ils ont tous prié derrière
lui42… Muhammad est "l'Adam des âmes" (Âdam al-arwâh)43. Il est envoyé aux hommes,
aux démons et aux anges, encore que ce dernier point ne fasse pas l'unanimité.

Comment peut-on, après tout cela, affirmer, comme le fait Ibn Mayâba, que ses "secours",
ses "affluences" (amdâd), se sont taris avec sa mort ? "La généralité de son message
implique à coup sûr la poursuite de ses secours (fa-‘umûm risâlatih mustalzim dawâm
madadih)"44. Comme sa vie après sa mort appuie l'affirmation de ceux qui disent l'avoir vu
à l'état de veille. Son assistance à celui qui se situe après lui dans le temps n'est pas plus
absurde que celle qu'il confère à ceux (les autres prophètes) qui sont venus avant lui.

Tous les sûfî admettent par ailleurs l'existence d'un sceau de la walâya, "substitut à la réalité
Muhammadienne" (nâ’ib ‘an al-haqîqa al-Muhammadiyya), dont ils tirent leurs
"affluences" (amdâd) et leurs pouvoirs. Se référant aux Rimâh d'al-Hâj ‘Umar, Bûya
Ahmad avance qu'à l'instar du Prophète Muhammad qui savait qu'il était prophète alors
qu'Adam "était entre l'eau et l'argile", le sceau des awliyyâ’ savait à la même époque qu'il
était le sceau des awliyyâ’ "45. Bien que ce titre ait été revendiqué par ou pour certaines
39
Idem, pp. 2-3.
40
Idem, p. 3.
41
Idem, p. 4.
42
Allusion à la sourate 17 (al-isrâ ') qui évoque, selon les exégètes sunnites, le voyage nocturne du Prophète,
sur le dos du cheval ailé al-Burâq, de la Mecque à Jérusalem.
43
Kitâb qurrat…, p. 6.
44
Idem, p. 8.
45
Idem, p. 9.

130
grandes figures du tasawwuf (Ibn ‘Arabî, al-Jazûlî, Sîdi Muhammad Wafâ d'après al-
Sha‘rânî…), Bûya Ahmad estime que c'est à son shaykh, qui le revendique pour lui-même,
al-Shaykh al-Tijânî, qu'il revient. Il précise toutefois que le mot khâtim (i. e. le sceau, "le
clôturant, l'achevant") appliqué à al-Tijânî, ne signifie pas que n'apparaîtra pas après lui de
saint, mais seulement qu'il n'en apparaîtra pas un aussi grand. Il ne prétend par ailleurs
nullement, comme Ibn Mayâba l'en accuse, égaler le Prophète auquel la prééminence dans
tous les domaines est reconnue.

Ces préalables étant posés, Bûya Ahmad entreprend la réfutation proprement dite des
accusations portées par Ibn Mayâba contre la Tijâniyya.

L'accusation de kitmân appliquée au wird Tijânî, la première dans l'ordre, ne résiste pas,
dit-il, à l'examen. Quand on sait que le wird en question se compose de formules aussi
essentielles que al-istighfâr, la salât ‘alâ al-nabî, la haylala46, comment peut-on prétendre
que le Prophète n'a pas transmis pareilles formules ? Et même si l'on admettait, à titre
d'hypothèse absurde, que le Prophète les a "dissimulées", il conviendrait encore de
s'interroger sur le fait de savoir si elles font partie du message qui doit être délivré à tout le
monde ou seulement à quelques sujets choisis… Une telle accusation montre donc
l'absence de raison (‘aql) de celui qui la porte…

Le wird peut par ailleurs appartenir à la catégorie des connaissances qu'il n'était pas
demandé au Prophète de communiquer, ni à tout le monde, ni à des individus particuliers. Il
n'y aurait donc pas de kitmân puisqu'il ne concerne que des messages qu'il leur est
expressément signifié de transmettre. Si Ibn Mayâba parle de la seule salât al-fâtih, celle-ci
ne fait pas partie des choses que le Prophète était tenu de communiquer. Par ailleurs, elle
n'est pas synonyme du wird qui peut s'en passer…

Bûya Ahmad insiste sur l'idée, vigoureusement rejetée par son adversaire Jakanî, de la
fondamentale hétérogénéité des espèces de connaissance et de l'inégale capacité de
réception des sujets individuels à leur égard. Il adhère quant à lui à la tripartition suivante
du savoir (‘ilm) qu'il attribue à al-Sh. Sîd al-Mukhtâr al-Kuntî. Il y a trois espèces de
connaissance, dit l'auteur d'al-Jur‘a al-sâfiyya : "la science de la loi religieuse apparente"
(‘ilm al-sharî‘a al-zâhira), accessible au commun des mortels (al-‘âmm) aussi bien qu'à des
individus aux talents particuliers (al-khâss); "la science de la réalité non visible" (‘ilm al-
haqîqa al-bâtina), destinée aux hommes de bien particuliers (khawâss al-sâlihîn); "la
science de l'invisible" (‘ilm al-ghayb) qui s'adresse aux seuls awliyyâ’'47.

Se reférant derechef à al-Shaykh Sîd al-Mukhtâr, Bûya Ahmad conclut, sur le chapitre du
kitmân et de la publicité à donner par le Prophète aux enseignements divins qu'il reçoit, à
la nécessaire discrimination entre un savoir à généraliser, un savoir à livrer à des
particuliers et un savoir à tenir secret.

Bûya Ahmad n'a, par contre, pas d'objection essentielle à adresser à Ibn Mayâba en ce qui
concerne l'achèvement par MuHmmad de la transmission du message dont il était porteur,

46
Ces formules sont, dans l'ordre : astaghfir Allâh ("je demande pardon à Allâh"), allâhumma sallî ‘alâ
Muhammad ("Priez, ô Dieu ! sur Muhammad), lâ ilâha illa Allâh ("il n'y a de Dieu qu'Allâh").
47
Kitâb qurrat…, p. 18

131
thème qui occupe, on s'en souvient, tout le chapitre second de Mushtahâ al-khârif. Outre
qu'il est parfaitement d'accord avec l'idée que le Prophète s'est totalement et fidèlement
acquitté de son rôle de messager, il n'y a, dit-il, dans ce chapitre, aucune citation de al-
Tijânî qui appellerait de ma part une explicitation ou une défense.

En passant, il note tout de même que sur ce thème du message, al-Tijânî a trouvé une
solution à la contradiction qui oppose "l'ignorance" du Prophète avant sa mission
(explicitement évoquée dans le Qur’ân) et le contenu du hadîth, qui dit qu'il était prophète
"alors qu'Adam était entre eau et argile". Le principe de cette solution à la vague résonance
platonicienne est le suivant : la "réalité Muhammadienne" (al-haqîqa al-Muhammadiyya),
dit al-Tijânî, a précédé toute chose, elle est la première création divine, et dès le départ
Muhammad savait tout. Au moment de la création de son corps, celui-ci est devenu "un
voile" (hijâb) entre lui et les connaissances inscrites dans sa réalité spirituelle. Le voile fut
levé quand il reçut l'annonciation. Cette éclipse est due à des raisons que Dieu seul connaît.
Elle est comparée à celle qui advient au savoir du dormeur durant son sommeil48…

A propos de la vision du Prophète à l'état de veille, élément central de toute cette


polémique, Ibn Bu‘asriyya affirme que de nombreux saints et savants l'admettent. Il
convient par ailleurs de tenir compte de la règle essentielle des fondements de la
jurisprudence (usûl al-fiqh) qui dit que "l'acquiessant a pas sur le niant" (al-muthabbit
muqaddam ‘alâ al-nâfî). Celui qui en nie "la possiblité rationnelle" (istihâlatihâ fi al-‘aql)
doit se rendre à l'évidence qu'à Dieu rien n'est impossible. Au demeurant, les événements
extraordinaires, les "affaires du purgatoire" (umûr al-barzakh) et de l'au-delà (al-âkhira) ne
relèvent pas de la raison mais de la foi49.

La vision du Prophète à l'état de veille fait partie de ses mu‘jizât. Ceux qui la refusent sont
des "mu‘tazilites" (ahl al-i‘tizâl ) qui nient les miracles des prophètes et donnent autorité à
leur raison sur les preuves de la sunna…

Une réponse aussi simple est avancée par Ibn Bu‘asriyya concernant les facultés
d'intercession miraculeuses que s'attribue al-Shaykh al-Tijânî au grand scandale d'Ibn
Mayâba (que toute personne qui le voit entre au paradis sans jugement, etc.). Elle se résume
en les deux principes que nous avons évoqués plus haut : le vouloir divin n'a pas de limites
et il y a la mu‘jiza du prophète qui peut se transformer en karâma pour le walî. Comme le
Prophète, le walî peut être renseigné sur sa propre indemnité dans l'au-delà et sur le sort
futur des personnes. Tout ce qui peut être mu‘jiza pour le Prophète peut être une karâma
pour le walî. Quand al-Tijânî affirme que celui qui le voit est "en sécurité" (âmin) s'il meurt
croyant, il ne s'agit ni d'une ridda ni d'une affirmation de sa supériorité sur le Prophète : ce
qu'il affirme est possible car Allâh fait ce qu'il veut… al-Tijânî ne prétend pas être
supérieur au Prophète car tous les miracles qu'il accomplis, il les a accomplis grâce à
l'assistance (madad) de ce dernier.

Toutes les autres prérogatives exceptionnelles en faveur de ceux qui voient al-Shaykh al-
Tijânî, lui rendent service, récitent son wird, le servent ou le nourrissent etc., sont justifiées

48
Idem, p. 21.
49
Idem, p. 22.

132
de la même façon. Ibn Bu‘asriyya insiste en particulier sur l'infini bonté divine qui peut tout
accorder et tout remettre.

La délicate question de la mise en balance de salât al-fâtih et du Qur’ân est traitée avec à
peine plus de circonspection. Ibn Bu‘asriyya dénonce la confusion sémantique sur laquelle
repose, selon lui, la condamnation d'Ibn Mayâba et dont seuls peuvent se scandaliser les
ignorants : Qur’ân signifie tout simplement "lecture" :

"Il (Ibn Mayâba) ne sait pas que Qur’ân s 'applique à la lecture (qirâ’a) en général ; il ne
connaît pas la différence entre la lecture (qirâ’a) et le Qur’ân. Il ignore que “l'excellé” (al-
mafdûl) peut se singulariser par une propriété positive (rubbamâ khtassa bi-maziyya) qui
n'appartient pas à “l'excellant” (al-fâdil) ; il ne sait pas non plus que l'excellé peut, dans
certaines circonstances, devenir plus méritoire (aktharu ajran) que l'excellant ; il ignore
également que les aunes de la récompense (maqâdîr al-thawâb) n'obéissent pas à l'analogie
(qiyyâs) et celui qui est dans cet état ne peut que rejeter cette expression (i. e. l'équivalence
établie entre salât al-fâtih et six mille Qur’ân) en raison de son ignorance."50

L'affirmation d'al-Tijânî disant que salât al-fâtih équivaut à six mille Qur’ân veut tout
simplement dire que la récompense escomptée d'une récitation de cette prière est
équivalente à celle attendue d'une récitation complète du Livre six mille fois. Elle ne
signifie nullement la proclamation d'une supériorité du wird tijânî sur le Qur’ân.

Pour montrer que ce propos n'a rien de scandaleux, Bûya Ahmad cite un commentaire d'al-
Bukhârî à propos de sûrat al-ikhlâs ("La dévotion sincère" — "Le Culte", dans la
traduction de Blachère —), la sourate la plus brève du Qur’ân, "qui englobe toutes les
connaissances divines (jamî‘ al-ma‘ârif al-ilâhiyya) malgré sa briéveté" et qui, de ce fait,
équivaut à un tiers du Qur’ân51. Bûya Ahmad s'efforce de tirer de cette équation des
considérations qui justifient l'équivalence (contestée) établie par al-Shaykh al-Tijânî. Par
ailleurs, l'abondance de la récompense ne signifie pas la supériorité de l'objet ou de l'acte
auquel elle est liée : certains ‘ulamâ’ affirment ainsi que la mosquée de Médine est
supérieure (afdal) à celle de la Mecque, tout en admettant que les prières effectuées dans
cette dernière obtiennent une récompense double52… En réalité, suggère Bûya Ahmad, la
récompense ou les bienfaits de Dieu ne dépendent que de Sa seule volonté : Il donne ce
qu'Il veut à qui Il veut…

Concernant les sept "totalités" ou "facultés" (kulliyyât) d'al-Tijânî énergiquement


condamnées par Ibn Mayâba, Bûya Ahmad rétorque que c'est une erreur de traiter les
paroles des gnostiques (‘ârifîn ) comme les propos de tout le monde. "Tu dois, écrit-il,
traiter les dires des connaissants (‘ârifîn) de la même façon (bimâ ‘âmalta bihi) que tu
traites les dires du Dieu des deux mondes (kalâm rabb al-‘âlamîn)"53. Par ailleurs, al-Tijânî
revendique la khatmiyya qui fait partie des "sciences des awliyyâ’ dont les chemins sont
impénétrables pour les savants du visible (ahl al-zâhir)". Du reste, il ne parle pas en son

50
Idem, p. 44.
51
Idem, p. 47.
52
Idem, p. 47.
53
‘alayk an tu‘âmil kalâm al-‘ârifîn bimâ ‘âmalta bihi kalâma rabb al-‘âlamîn, p. 55.

133
nom mais en celui du Prophète, du fait que "l'essence Muhammadienne s'est dissoute en
lui"54…

Bref, à suivre Bûya Ahmad, al-Shaikh al-Tijânî est bien évidemment innocent des
accusations portées contre lui par Ibn Mayâba. Il y en a une toutefois qu'il laisse
curieusement de côté, celle qui a trait à la "collaboration" avec les Français et leurs
auxiliaires. Du moins dans cet ouvrage-ci, car dans la version plus développée qu'il en
propose sous le titre de al-Fath al-rabbânî…, on trouve une esquisse timide de défense
d'al-Shaykh Hamâh Allâh, nommément pris à partie, nous l'avons vu, dans le pamphlet
d'Ibn Mayâba.

Voici le texte de ce passage :

"Quand tu dis qu'il (Sh. Hamâh Allâh) est du côté des mécréants (muwwâlin li-al-kuffâr),
qu'il a renoncé à l'émigration légale (hijra) et qu'il a renoncé à s'éloigner des mécréants d'un
empan (shibr) comme s'il avait retenu que la fuite vers eux et la résidence parmi eux
constituaient le sens du hadîth (qui dit) : «Celui qui fuit (farra) avec sa religion d'un pays
vers un autre, fut-ce d'un empan, mérite le paradis et sera compagnon de Muhammad et
d'Abraham, salut sur eux» ; la réponse, et Dieu seul est garant de rectitude, (est la suivante)
:
Ce que tu dis de lui concernant l'allégeance aux mécréants (muwwâlât al-kuffâr), Dieu sait
qu'il en est innocent et Son envoyé aussi sait qu'il en est innocent. Il en est de même de tous
les habitants de son pays (jamî‘ ahl bilâdih). Qu'ils soient musulmans ou non musulmans
(kuffâr), ils savent que ce que tu as dit de lui est mensonge (kadhib) et calomnie (zûr).
Quant au fait qu'il a renoncé à l'émigration légale (hijra), c'est parce qu'elle ne s'impose pas
(laysat wâjiba) à lui. Il n'a pas les moyens (lâ qudra lahu) de l'accomplir. Il s'ajoute à cela
que les savants (‘ulamâ’) ont dit que celui qui peut observer les prescriptions de sa religion
(yuqîma dînahu) alors même qu'il se trouve en territoire non musulman (fî ard al-kuffâr)
n'est pas tenu d'accomplir la hijra de ce territoire. Mieux, son séjour en ce lieu est
préférable (afdal) parce qu'il y a espoir qu'il puisse entraîner d'autres personnes vers le droit
chemin (hidâya). Par ailleurs, tous les pays aujourd'hui sont livrés à la corruption (fasâd) et
les ennemis de la religion (a‘dâ’ al-dîn) s'en sont emparés. Quelle que soit la direction vers
laquelle on se déplace, on reste sous leur autorité. Où donc émigrer (fa ilâ ayn al-hijra) ?
Quant à lui (i. e. Hamâh Allâh), qu'Allâh Le Très Haut soit satisfait de lui, il est
véritablement migrant (muhâjir) bien qu'il soit résidant dans son pays (fî baladih). Toi (i. e.
Ibn Mayâba) par contre, bien que tu aies quitté ton pays et que tu te déplaces d'une région à
une autre, tu n'es en rien concerné (lâ nasîba lak) par la hijra car le muhâjir est celui qui
renonce à ce qu'Allâh a déconseillé (hâjara mâ nahâ Allâh ‘anh). (Le Prophète), paix et
salut sur lui, a dit : «le musulman est celui dont ni la langue ni les mains ne s'en prennent
aux musulmans (man salima al-muslimûn min lisânih wa yadih) ; le muhâjir est celui qui
renonce à ce qu'Allâh a déconseillé.» C'est notre shaykh qui est le véritable musulman et le
véritable muhâjir bien qu'il n'ait pas quitté son pays. Quant à toi, malgré ton instabilité et
tes déplacements d'un pays vers un autre, tu n'as réalisé ni hijra ni islam du fait que tu n'as
ni les qualités (li-‘adam ittisâfik) du musulman ni celles du muhâjir. D'avoir quitté ton pays
pour les lieux saints est une malédiction (wabâl) qui t'a éloigné d'Allâh Le Très Haut en

54
Kitâb qurrat…, p. 59.

134
raison de ton manque de respect (li-‘adam ta’addubik) pour Lui et pour ses saints
(awliyyâ’ihi) et de tes insultes (sabbika) envers eux.
Tu te prétends muhâjir et tu critiques (tantaqid) toute personne qui n'a pas pratiqué la hijra
et tu le traites avec supériorité (tatakabbar ‘alayh) du fait de ta hijra (bi-hijratik), mais tu
as été chassé (turidta) et dépouillé (sulibta) des qualités des musulmans et des muhâjirîn,
que Dieu nous préserve du malheur dont Il t'a affligé !"55

Voilà tout ce que l'on trouve sur l'accusation de collaboration avec les envahisseurs
"chrétiens" adressés par Ibn Mayâba à toute la Tijâniyya et plus particulièrement à al-
Shaykh Hamâh Allâh. Quelques lignes embarrassées à la page 367 de la version que Bûya
Ahmad estime lui-même la moins accessible au "grand" public de sa réponse au polémiste
Jakanî… Pourquoi une telle discrétion ?

Le manuscrit dont est extraite cette citation a été achevé le 21 sha‘bân 1348/22 janvier
1930. Bûya Ahmad situe, nous l'avons vu, "l'ouverture suprême" qui marque le début du
magistère de Sh. Hamâh Allâh entre 1903 et 1905, soit vingt-cinq ans avant la rédaction de
son texte. Des sources hamawiyya affirment, par ailleurs, que le début de la longue mise en
résidence surveillée et des exils africains de Hamâh Allâh (neuf ans entre Saint-Louis du
Sénégal, Méderdra en Mauritanie et la Côte d'Ivoire) se situe le 1er rabî‘ II 1344/19
septembre 192556. Cela faisait donc cinq ans que Hamâh Allâh était en résidence surveillée.
Pourquoi Bûya Ahmad, muqaddam du shaykh qui lui rend régulièrement visite depuis
1912 et qui ne devait probablement rien ignorer de sa situation, n'a-t-il pas mentionné ce
fait ? Est-ce par simple prudence vis-à-vis de l'administration ? Est-ce sur recommandation
du shaykh lui-même qui ne souhaitait pas envenimer ses relations déjà plus que médiocres
avec les autorités coloniales ?

Il ressort en tout cas du texte plus haut cité que Bûya Ahmad ne voyait guère la hamawiyya
en situation de résister à la colonisation, même s'il s'élève contre les accusations de
“collaboration” énoncées par Ibn Mayâba. C'est sans doute la tension croissante ultérieure,
culminant avec l'énergique répression des affrontements de Um ash-Shgâg (juin 1940)57,
qui contribuera à transformer rétrospectivement les suspiscions, les tracasseries et les
brutalités de l'administration coloniale à l'endroit d'al-Shaykh Hamâh Allâh et de ses
disciples, en résistance de la hamawiyya à la colonisation.

55
al-Fath al-rabbânî…, p. 367.
56
"Au premier jour de rabî‘ II 1344, ils (l'administration coloniale) le sortirent de manière inique et brutale de
sa maison pour le mener à Bamako (…). Il y resta deux mois dans la maison d'al-Shrîf (…) Muhammad b.
Ibrâhim al-Khalîl. De là, ils le menèrent à Ndar (Saint-Louis), où il demeura sept mois dans la maison de M.
Ahmad b. Mas‘ûd al-Fâsî al-Maghribî. Ils prirent ensuite la décision de l'emmener à Méderdra (…) où il vécut
trois ans et dix mois moins quatre jours.(…) Ils le prirent de Méderdra le 9 dhu-l-qa‘da 1348 pour le mener
en Côte d'Ivoire où la durée de son séjour a été de 5 ans, 10 mois et 5 jours…" , Ibn Mu‘âdh, al-Yâqût wa al-
murjân (op. cité :10-11).
57
Affrontements aux origines controversées qui aboutirent, d'après les rapports français, au massacre de
plusieurs dizaines d'adversaires de la hamawiyya (surtout de la tribu des Tinwâjîw) par des partisans (Aghlâl,
Shurfa, Lâdim, Ahl Sîdi Mahmûd, …) de cette dernière dans la région aujourd'hui mauritanienne du Hawz
(Hodh). Une trentaine de personnes du camp hamawî, dont deux fils de Sh. Hamâh Allâh, furent condamnés à
mort et exécutés. Hamâh Allâh lui-même fut déporté en France (Montluçon) où il s'est éteint en janvier 1943.

135
La polémique autour de la Tijâniyya, dont je viens d'évoquer quelques textes et quelques
figures, n'a pas fini d'avoir des échos à l'intérieur et hors des frontières mauritaniennes. Une
très forte censure pèse encore sur la diffusion des éléments du dossier et tout le monde —
ou presque…— s'entend pour conjurer un retour sur le devant de la scène de ces facteurs de
discorde. Par ailleurs les épreuves subies par la hamawiyya ont contribué, à partir de la fin
de la période coloniale surtout, à l'essor de lectures en termes de résistance parfois portées
ou relayées par des mouvements politiques, y compris de nos jours. C'est que la polémique
doctrinale s'est nouée, en Mauritanie, avec l'organisation tribale et les inimitiés, alliances et
affinités qu'elle induit. Au point qu'il n'est guère aisé de faire la part, dans les mouvements
ayant mobilisé ou mobilisant encore les deux identités, du tribal et du confrérique, de ce qui
relève des réflexes de ‘asabiyya de ce qui ressortit à l'allégeance religieuse.

Le "débat" que je viens de résumer participe du vieil antagonisme "professionnel" entre les
tenants des œuvres et les partisans de la grâce, les docteurs et les saints, l'islam décharné
des clercs et les dérives de l'anthropolâtrie millénarisante du "peuple", "l'orthodoxie" et
"l'hérésie", antagonisme inscrit à l'intérieur du même corpus de textes qu'adversaires et
partisans de la Tijâniyya mobilisent et interprètent. La permanence, périodiquement
renouvelée, de ce "débat", qui n'autorise évidemment pas à faire l'économie de l'examen des
circonstances précises où il se déploie, est très précisement celle de l'autonomie du champ
religieux, des formes d'expression et des forces qui s'y déploient. L'énergie textuelle
mobilisée par les parties au conflit, qui proclament chacune son total scepticisme sur les
effets attendus de son argumentation sur la partie adverse, est là surtout pour faire exister le
champ lui-même en tant que réseau d'oppositions polaires, système de positions à occuper
et à "faire fonctionner". Elle requiert et justifie les compétences de ceux qui interviennent, à
la fois agents et instruments de l'autonomie du champ. Au-delà de ce que cette polémique
doit aux conjonctures historiques particulières qui l'ont alimentée, elle donne donc à voir, à
travers l'opposition entre les docteurs et les saints, certaines des voies de constitution et
d'accumulation des deux composantes essentielles du capital symbolique des zawâyâ, le
‘ilm et la walâya.

136
V - DU BON USAGE DE LA TRAHISON

Les développements qui précèdent auront sans doute trahi la place que les textes et la
traduction des textes tiennent dans les recherches que j'ai menées. Je voudrais m'arrêter un
moment sur cet usage des textes et sur leur traduction, en particulier dans ses rapports avec
l'anthropologie.

Dans le passage des Paroles données de Lévi-Strauss cité en introduction à ces propos, on
se souvient que l'académicien avait associé la "philologie" à l'histoire, les deux venant
occuper la place précédemment allouée, dans le partage des savoirs qu'il décrit, à
l'ethnologie. Il prévoyait aussi que, comme pour l'histoire, la philologie des groupes locaux
pourra éventuellement s'ouvrir aux contributions des chercheurs issus des "anciennes
sociétés indigènes". Avec ce côté un peu vieillot qu'il connote, le terme de philologie fait
surtout penser à quelque recherche obscure tournée vers la langue et son passé. La
philologie n'est par ailleurs pas sans relation avec la traduction et les interrogations qu'elle
charrie sur les possibilités de passage d'une langue à une autre, d'un système culturel à un
autre, sur la possibilité et la légitimité de la démarche comparatiste et plus particulièrement
de celle de l'anthropologue, dont le travail consiste à rendre compte des observations faites
— autant que possible par lui-même — sur des sociétés exotiques et qui doit en quelque
manière se faire le traducteur de leur culture dans la sienne.

La culture maure sur laquelle j'ai travaillé disposant d'un patrimoine écrit non négligeable,
franchement désespérant même, si l'on consent à n'y voir qu'une partie de l'héritage arabo-
musulman autre, se prête admirablement, par son côté quelque peu figé et "ruminant", par
l'accumulation multiséculaire des mises en vers, des contractions, des gloses, des
commentaires, etc., autour d'un corpus de base qui ne s'est guère renouvelé depuis le XIVe
s., au travail philologique. Une partie des travaux que j'ai menés entre probablement sous ce
label, même si leur visée première concernait plutôt des tâches de traduction.

Dans les paragraphes qui suivent, j'aimerais préciser quelque peu ces notions de philologie
et de traduction, et tenter de les soustraire à la vision subalterne, parfois un peu
condescendante, que des secteurs plus "nobles" du travail anthropologico-historique
peuvent être tentés de porter sur elles. Si je pouvais faire état d'une ambition plus grande
pour la traduction, je suggérerais volontiers que l'anthropologue/ traducteur indigène, voué
par la nécessaire imperfection de sa tâche —traduttore traditore — , à trahir tout le monde,
se situe non pas à la place abandonnée par l'anthropologie, mais bel et bien au cœur des
préoccupations de cette discipline, pour autant qu'il s'agisse de comparer et, au besoin, de
faire se communiquer entre elles, deux ou plusieurs cultures.

137
1. Philologie et philologisme
Le Petit Robert (éd. 1979) donne les définitions suivantes de la philologie : "Amour des
lettres, érudition. Connaissance des belles lettres ; étude des textes. Etude d'une langue par
l'analyse critique de ses textes. Etude formelle des textes dans les différents manuscrits qui
nous ont été transmis."

Rollin, dans la Grande Encyclopédie de Diderot, en donnait la définition suivante, qui met
plus précisément l'accent sur le côté généraliste et dilettante de ceux qui s'y adonnent, la
rapprochant ainsi tout à fait de la pratique des lettrés traditionnels maures :

"Une espèce de science composée de grammaire, de poétique, d'antiquités, de philosophie,


quelquefois de mathématique, de médecine, de jurisprudence, sans traiter aucune de ces
matières à fond, mais les effleurant toutes ou en partie" (cité par G. Mounin, 1963 : 243).

La philologie se préoccupe avant tout de ce qui est écrit, des textes, soit pour étudier la
langue en elle-même ou des états différents de la langue, soit en tant que celle-ci est
véhicule d'informations de toutes natures sur la ou les sociétés où elle est en usage. Elle
peut concerner donc les procédures d'établissement des textes, la critique et la comparaison
de leurs différentes versions, leur forme physique, leurs concordances et discordances, leur
filiation, leur interprétation et leur commentaire. Elle peut s'attacher davantage à leur
contenu, à leur rôle en tant que supports et témoins du passé d'une société, ou même en tant
qu'outil d'une ethnographie rétrospective d'une communauté donnée.

Dans tous les cas, note Ferdinand de Saussure (1960 : 13), la philologie "veut avant tout
fixer, interpréter, commenter les textes." ; et il ajoute : "La langue n'est pas l'unique objet
de la philologie (…). Cette première étude des textes l'amène à s'occuper aussi de l'histoire
littéraire, des mœurs, des institutions, etc." (idem).

L'extension, voire l'imprécision de l'objet de la philologie, malgré les trois dimensions ci-
dessus évoquées (elle concerne les textes, elle concerne le passé, elle traite à la fois de la
langue en elle-même et de l'univers extra-linguistique) transparait dans le flottement des
définitions que les auteurs en donnent. G. Mounin (1963 : 245 et sq.), qui en a esquissé un
recensement, montre en particulier l'intérêt théorique de leurs incertitudes quant à
l'opposition de la dimension langue/ non-langue dans le travail philologique.

Pour Vittorio Santoli, la philologie "n'est pas une discipline spéciale dans la mesure où ses
problèmes (et en général tout ce que peut présenter la tradition du passé) constituent les
éléments d'un système qui est, précisément, le passé." L'auteur italien rappelle l'antique
bipartition au sein de la philologie classique entre l'étude des mots (l'explanatio) et l'étude
des choses (l'hermeneutica). "En termes modernes, ajoute Mounin, qui condensent les
énumérations antérieures — sur cette “espèce de science” qui mêle des connaissances de
grammaire, de rhétorique, de prosodie, d'histoire, de philosophie, de mathématique, de
médecine, de jurisprudence, mais aussi de législation, de mythologie, d'épigraphie,
d'archéologie — Santoli dit que la philologie est tout simplement «la connaissance intégrale
de civilisations déterminées»". On retrouve une formule à peu près identique sous la plume

138
de Jespersen (in Mounin, 1963 : 245), quand il relève que la philologie, considérée non pas
comme science du langage, mais en tant "qu'érudition littéraire ou classique", ne peut être
définie que comme "la compréhension de la culture totale d'une nation quelconque". Un
autre auteur recensé par Mounin, Coquelin, dans le Larousse du XXe s., aboutit à la même
conclusion. Il définit en effet la philologie comme "la science de la vie intellectuelle d'un
ou de plusieurs peuples" et, de manière plus large, comme "l'ensemble des études
nécessaires pour acquérir la connaissance littéraire d'une langue."

Toutes ces définitions qui mettent, on le voit, l'accent sur sa dimension extra-linguistique
passant par la langue, convergent vers l'idée que la philologie, tout comme l'ethnographie,
nous permet de pénétrer d'autres cultures actuelles, nous offre le moyen d'entrer en contact
avec et de connaître les cultures du passé.

De ce point de vue, et comme l'ethnographie, "la philologie est une traduction" (Mounin,
idem : 243). La nature à la fois linguistique et non linguistique de l'approche philologique,
implique que l'on puisse connaître le fonctionnement d'une langue d'un passé,
éventuellement très reculé, sans savoir à quoi s'en tenir en ce qui concerne la culture où elle
s'inscrivait, appréhender les signifiants (structures lexicographiques, morphologiques,
syntaxiques, etc., de la langue) sans saisir les signifiés qui sont liés aux relations
arbitraires, à travers le temps, des signes de la langue étudiée avec l'environnement extra-
linguistique.

Réfléchissant sur les expressions de potenza spirituale, virtù spirituale, essenza spirituale,
que Léonard de Vinci utilise pour définir la notion de force, et sur les malentendus
vitalistes ou spiritualistes qu'ils peuvent ou ont pu susciter, Mounin (idem : 247-48) écrit :

"Traduire les expressions léonardiennes signifie deux choses : en comprendre les rapports
entre signifiants et signifiés dans le système linguistique italien d'aujourd'hui, en
comprendre les rapports entre signifiants et signifiés dans le système culturel du temps de
Léonard, entièrement différent du nôtre, malgré la permanence des mêmes signifiants dans
les deux systèmes sémantiques."

Les problèmes majeurs de la "traduction philologique" sont liés au constat élémentaire


suivant : les changements engendrés par l'expérience des hommes en société ne se
répercutent pas automatiquement dans la langue. Toutes les langues sont parsemées de
"fossiles linguistiques" qui ont cessé depuis longtemps de correspondre à une expérience
vivante. D'où le caractère à la fois désuet et plus ou moins gratuit associé parfois au
"philologisme, cette propension, dit Bourdieu (in H. Moniot, 1976), à traiter les mots et les
textes comme s'ils n'avaient d'autres raisons d'être que de se voir déchiffrer par les savants".

L'attention focalisée sur les textes, trait essentiel de la démarche philologique, peut, aussi
bien chez les érudits du cru que parmi les spécialistes venus d'ailleurs — c'est là une des
critiques essentielles que les anthropologues adressent aux "orientalistes"— engendrer un
aveuglement normatif, un penchant à tout juger et à juger de tout à l'aune de ce qui est écrit,
au mépris de l'analyse de l'expérience sociale concrète, jugée moins "fréquentable" que la
belle érudition où la continuité et la "pureté" des textes permettront de fuir les ruptures, les
promiscuités embarrassantes et les entre-deux de l'univers "réel".

139
Ce reproche est sans doute partiellement justifié, mais il convient de le nuancer. Le "Grand
Livre du Monde", comme disait Galilée, n'est certes pas qu'un livre, même si les livres et ce
qu'ils disent en font aussi partie, et le recours aux seuls textes et à leur enchaînement sans
référence à leurs conditions de production ne peut être que d'un secours médiocre aussi bien
pour comprendre le passé des structures sociales que pour analyser leur présent. Les liens
incontournables que j'évoquais aux toutes premières lignes de ce texte, entre les intérêts du
présent et ceux du passé, entre les intérêts du présent investis dans la connaissance du
passé, font par ailleurs que toute vision articulée, toute théorie de la ou des sociétés
présentes, qu'elle soit le fait des anthropologues venus d'ailleurs ou des chercheurs
indigènes, est en même temps et dans le même mouvement un regard théorique porté sur le
passé de ces sociétés, une théorie de leur histoire ; elle pose, autrement dit, le problème des
modes de connaissance du monde social en général.

C'est évidemment une très vaste question que je n'ai pas la prétention d'élucider dans le
cadre de ce bref essai. Il me semble que l'ébauche de traitement qu'en a proposée P.
Bourdieu (1972 : 162 et sq.) indique une voie féconde, celle qui achemine, au-delà des
modes "phénoménologique" et "objectiviste", vers ce qu'il appelle une connaissance
"praxéologique" qui se donnerait "pour objet, non seulement le système des relations
objectives que construit le mode de connaissance objectiviste, mais les relations
dialectiques entre ces structures objectives et les dispositions structurées dans lesquelles
elles s'actualisent et qui tendent à les reproduire, c'est-à-dire le double processus
d'intériorisation de l'extériorité et d'extériorisation de l'intériorité : cette connaissance
suppose une rupture avec le mode de connaissance objectiviste, c'est-à-dire une
interrogation sur les conditions de possibilité et, par là, sur les limites du point de vue
objectif et objectivant qui saisit les pratiques du dehors, comme fait accompli, au lieu d'en
construire le principe générateur en se situant dans le mouvement même de leur
effectuation."

La conclusion fort simple que je voudrais tirer de ces propos quelque peu abstraits tient en
deux mots : les textes de la tradition écrite maure constituent un véhicule de connaissance
historique et anthropologique appréciable, à condition naturellement de les envisager avec
le même regard critique que celui que l'on administre à toute matière première sociologique
ou historique. Leur normativité elle-même (je songe en particulier à toutes les normes
édictées par l'islam, mais aussi aux stéréotypes sociaux construits comme "le guerrier", "le
marabout", etc.), en tant qu'ils produisent des schèmes continument présents à l'état
pratique dans la conduite des agents sociaux, au lieu d'amener à ne retenir que la menace
de contagion normative qu'ils feraient courir au philologue, devrait, au contraire, pousser à
prendre en considération la continuité de leur impact pratique. C'est ce que je crois avoir
tenté de faire en examinant, notamment dans mon travail de thèse, les fondements
historiques et théologiques de la notion d'imâm, son traitement par les théologiens maures,
et les mouvements historiques qui cherchaient dans la doctrine de l'imâmat les fondements
de leur légitimité. J'y reviendrai à la fin de cette troisième partie, à propos du pouvoir et
comment le nommer au sein de la société maure.

On peut s'interroger, par ailleurs, tout au moins dans le contexte maure où l'écrit occupe une
place non négligeable, sur les avantages comparés de l'enquête orale et de l'usage de la

140
tradition écrite, même s'il n'y a pas lieu, bien sûr, de les opposer. Pourquoi, par exemple,
l'oralité serait-elle considérée comme moins "normative" ? Est-ce en raison de sa fragilité ?
De sa mutabilité ? De sa généralité ? Elle est certainement bien plus riche pour tout ce qui
concerne la constitution des groupes et leur évolution que la tradition écrite, à tout le moins
dans la société maure où cette dernière s'est fort peu occupée de questions sociales et
historiques. Elle est aussi plus "flexible", plus perméable aux luttes de classement récentes,
à la compétition à la majoration ou à la réinvention de statuts, même si les inventions qui la
traversent ont souvent tôt fait de trouver leur place dans quelque corpus écrit. Elle est, pour
tout dire, plus "vivante".

De nombreuses années d'enquête de terrain m'ont cependant appris qu'elle avait ses
"spécialistes" (les "chefs", les "vieux", "ceux qui savent …") que la communauté en général
et eux-mêmes s'efforcent d'imposer à tout enquêteur parce qu'ils sont les seuls vrais porte-
parole autorisés. Elle a aussi ses corpus figés, provenant parfois en partie de sources
écrites (y compris étrangères …) plus ou moins réarrangés, retravaillées, au gré des
narrateurs et de leur public. Sa normativité tout juste peut-être plus éclatée, en raison de sa
généralité, que celle de la tradition écrite, servie pour l'essentiel — et servant — les
zawâyâ, n'était pas moins nette. Sa traduction, et pour toutes les raisons précédemment
évoquées, est également souvent plus flottante que celle de l'écrit, surtout si l'on s'épargne
les épreuves fastidieuses de l'enregistrement et de la transcription …

Serait-elle moins "continuiste" que la tradition véhiculée par l'écrit, induirait-elle chez le
chercheur une aptitude plus grande à saisir les ruptures, les déplacements, les discontinuités
? Il est indéniable que le côté foisonnant de la tradition orale et le choix, en théorie souvent
illimité, des interlocuteurs qu'elle propose au chercheur, laisse à ce dernier plus de latitude
dans la construction de la perspective diachronique qu'il souhaite adopter, dans la
multiplication des éclairages et des recoupements qu'il lui plaira de sélectionner, dans la
prise en considération des foyers de renouveau ou de tension qu'il lui plaira de visiter. Elle
a surtout cette dimension interactive qui n'est peut-être pas sans rappeler la démarche
psychanalytique, l'anthropologue disposant, comme le psychanalyste, de quelque latitude
pour reconstruire les "libres associations" que ses interlocuteurs indigènes lui proposent.
Cependant, dès qu'on sort de l'émiettement local des groupes dominés et sans grande
consistance, dès qu'on parvient aux premières ˁaṣabiyyāt dotées d'un peu de vigueur et
d'unité, les premiers sentiers d'une vision unifiante et continue de l'histoire se font jour.
Une vision qui ira en s'élargissant avec l'ampleur et la puissance du groupe étudié et qui
n'est pas — dans la société maure — sans relation avec la lecture généalogique du passé,
vouée par nécessité à enchaîner des ancêtres (masculins) dans des séries dont la continuité
et la longueur sont supposés traduire la "noblesse" et le prestige du groupe.

Autrement dit, la tradition orale, dès que l'on arrive à un certain seuil d'organisation,
n'échappe plus au souci de désigner des sujets dans l'histoire et des sujets de l'histoire,
d'élire des porteurs d'une continuité sans laquelle, et quelles que soient les illusions et
inventions qu'elle comporte, on voit mal, par ailleurs, comment les groupes pourraient
perdurer comme groupes et se revendiquer comme tels.

Le "péché" de continuisme menace pourtant plus sérieusement les spécialistes des textes
que les champions de "l'oraliture", tentés qu'ils sont de reconstituer le passé au fil de pages

141
où l'on scrute les survivances, où l'on repère les emprunts, où l'on ausculte les noms et les
figures de style pour retrouver derrière la dispersion des énoncés, des logiques d'acteurs ;
au-delà de la discontinuité des traces, l'empreinte de leur permanence ; dans les plis de
"l'ordre du discours" (Foucault), le frémissement d'une conscience. Et c'est très précisément
contre cette tentation qu'Althusser (1969 : 14 et sq.) qualifiait d'hégélienne58, — la lecture à
ciel ouvert de l'essence dans l'apparence du devenir en tant qu'il est manifestation continue
et continûment contemporaine du Sujet, épiphanie de l'Esprit Absolu — que l'approche
structuraliste ("l'objectivisme" de Bourdieu), s'est développée, insistant sur le caractère
essentiellement inconscient des processus historiques (et plus encore ethnologiques) dont la
motion ou l'immobilisme seraient commandés, non par un ou des sujets, mais relèverait de
l'action d'une "structure des structures" (Althusser : idem.). "L'histoire, aimait à dire
Althusser, est un procès sans fin(s) ni sujet(s)."

Nous voici revenus à cette dimension de la conscience, dont, on s'en souvient, Lévi-Strauss
voulait faire l'élément discriminant essentiel et, pour ainsi dire, la frontière entre
anthropologie et histoire. Si l'on reprend cependant le problème dans les termes suggérés
par Bourdieu, la recherche "objectiviste" de structures inconscientes, à laquelle les textes,
au même titre que la tradition orale, peuvent contribuer, n'exclut pas, me semble-t-il, une
possible appropriation consciente, par les acteurs sociaux ou du moins par certains d'entre
eux, des effets en eux et sur eux de ces mêmes structures. Ce processus est lié, au moins en
partie, comme l'indiquait Lévi-Strauss, à l'existence de l'histoire en tant qu'histoire, c'est-à-
dire récit circonstancié et daté des événements du passé, tenu à distance d'un présent perçu
comme sensiblement différent, même si l'on reconnaît en lui les "traces" et les effets de ce
même passé.

Dans la société maure et plus généralement dans les "anciennes sociétés indigènes", où la
lenteur des évolutions confinait parfois à l'immobilité (en tout cas jusqu'à ce qu'elles soient
soumises à l'hégémonie du capitalisme central), la distance entre passé et présent — enjeu
de conflits de lecture évidemment orientés par les intérêts et perceptions du présent, entés
sur les positions de leurs défenseurs dans les différents champs de la société (champ
politique, économique, religieux, celui des influences internationales, etc.) —, a du mal à
s'objectiver et à s'enraciner. Et ceci est particulièrement perceptible dans les textes, et dans
l'usage de ces textes, qui fournissent la matière première du travail du "philologue" ; de ce
fait, ce dernier court un réel danger de succomber à une illusion de continuité, produite par
l'intangibilité des textes, de leurs usages et de leur environnement.

Pour dire la chose de manière triviale : l'impression prévaut, renforcée par la stabilité de la
langue elle-même (l'arabe écrit, tout au moins dans la société maure, ne semble avoir connu
que des changements mineures par rapport au modèle coranique), que les lettrés du XVIIe s.
et ceux d'aujourd'hui sont assis sur la même natte. Même si l'environnement matériel a
subi quelques greffes dont l'étendue de l'incorporation progressive a suivi le développement
des espaces urbains (habitat, alimentation, vêtement, moyens de communication et de
transport, loisirs, etc.), la normativité des normes inscrites dans les textes les plus anciens
n'a guère été remise en cause. Au contraire, une sorte de réaction, de volonté

58
La vision hégélienne de l'histoire, dit Althusser, est associée à "une théorie de l'expression, une théorie de la
totalité expressive où chaque partie est pars totalis, immédiatement expressive du tout qui l'habite en
personne, l'Esprit Absolu, seul véritable sujet de l'histoire."

142
"d'enracinement" dans un univers visiblement menacé de perdre ses "racines", au moins
géographiques, s'observe, aussi bien dans la société civile (ou ce qui en tient lieu :
l'organisation tribale et ce qui en reste) que dans la sphère de l'Etat dont le système éducatif
et les médias célèbrent sans retenue et sans critique les vertus et la profonde adéquation
"aux réalités culturelles mauritaniennes" des productions écrites des temps jadis, sans
d'ailleurs nécessairement les connaître.

Je suis tenté de dire que cette revendication d'adéquation — fondée ou non, là n'est pas
vraiment la question —, ajoutée à la relative permanence des signifiants linguistiques
autant que des signifiés culturels qu'ils véhiculent, si elle peut entraîner chez le philologue
"pieux" une cécité qui le rendrait inapte à percevoir les ruptures historiques intervenues
dans l'au-delà des textes, peut aussi être invoquée, quand elle intervient dans une démarche
de construction de la distance entre passé et présent, pour montrer comment les catégories
incorporées de la pensée indigène se déploient dans le temps, comment les
"rationalisations" contemporaines, que cette même pensée en propose, s'ajustent à des
structures plus profondes — qui impliquent effectivement quelque forme de continuité
inscrite dans et réalisée par la pratique des agents sociaux —, comment, en somme, les
normes sociales s'actualisent dans le temps. A cela aussi, me semble-t-il, la philologie peut
servir.

La philologie, ai-je suggéré à la suite de Mounin, est une forme de traduction, un effort
pour rendre présents et lisibles les éléments de l'ethnographie passée d'une société, et c'est
en tant qu'elle s'associe à la traduction proprement dite que j'ai souhaité m'y arrêter un
moment. L'analyse des manuscrits arabes (et plus largement des textes arabes) et leur
traduction en français ont représenté et continuent de représenter une part appréciable de
mes activités de recherche. Ce travail, au-delà de la simple visée de commodité qui consiste
à rendre un document accessible dans une langue plus familière à ses usagers que sa langue
de rédaction, pose, du point de vue anthropologique, des questions essentielles, celle avant
tout de la diversité culturelle et de sa nature, sur lesquelles j'aimerais à présent livrer
quelques observations.

2. Les cultures sont-elles traduisibles ?


Je rappellerai d'abord quelques points de repères généraux relatifs aux problèmes
linguistiques posés par la traduction avant d'en venir, à travers l'examen de quelques
passages de l'Anthropologie Structurale et d'un texte de Talal Asad, "The Concept of
Cultural Translation in British Social Anthropology" (in Clifford ‘ Marcus éd., 1984 : 141-
164), à la question de la traduction en tant que problème se posant dans le champ de
l'anthropologie.

Les linguistes (Mounin : 1963) posent le problème de la traduction dans le contexte plus
large du "contact des langues" et des interférences possibles qu'une situation de bilinguisme
peut entraîner chez un locuteur utilisant alternativement deux idiomes. Ils en concluent en
général à la quasi-impossibilité où se trouve d'ordinaire ce locuteur de maintenir
rigoureusement séparés les deux codes qu'il emploie.

143
Martinet (in Mounin, idem. : 5) observe que la séparation est plus aisée si les "deux langues
sont égales ou comparables en fait de prestige".

Si l'on distingue la pratique de la traduction ou du bilinguisme telle qu'elle s'observe dans


de nombreuses communautés et le travail des professionnels, la difficulté à laquelle on se
heurte est la suivante :

"L'activité traduisante pose un problème théorique à la linguistique contemporaine : si l'on


accepte les thèses courantes sur la structure des lexiques, des morphologies et des syntaxes,
on aboutit à professer que la traduction devrait être impossible" (Mounin, idem : 8). Les
systèmes grammaticaux, en tant que systèmes, ne peuvent communiquer entre eux, estiment
en effet la plupart des linguistes et les traductions littéraires doivent être considérées non
point comme des opérations linguistiques, mais comme des opérations littéraires.

Quels seraient plus précisément les obstacles linguistiques auxquels se heurte la traduction
?

La traduction, dira-t-on, porte sur le sens et c'est cette notion qu'il faut commencer par
élucider. Il convient tout d'abord d'écarter l'idée biblique et cratylienne que la langue est un
répertoire de mots. "Si les mots étaient chargés de représenter des concepts donnés à
l'avance, ils auraient chacun, d'une langue à l'autre, des correspondants exacts pour le sens :
or il n'en est pas ainsi", relève Martinet (in Mounin, idem. : 21).

Saussure, on le sait, considère que "le signe unit non une chose et un nom, mais un concept
et une image acoustique" (Saussure, 1960 : 98). Il affirme également que le sens des mots
dans une langue ne peut être établi qu'en relation d'opposition et de complémentarité avec
les autres mots qui désignent le même type de réalité et qui forment entre eux un système.

Certains linguistes ont proposé d'écarter la notion de sens ou en tout cas toute définition
"mentaliste" ou psycho-linguistique de cette notion, en raison de son caractère difficilement
saisissable. Bloomfield, l'associant uniquement à la conduite du locuteur et du destinataire,
avancera que le sens d'un énoncé linguistique se ramène à "la situation dans laquelle le
locuteur émet cet énoncé ainsi que le comportement-réponse que cet énoncé tire de
l'auditeur (in Mounin, idem : 27). Comme l'observe Mounin, cette définition behaviouriste
conduit à la conclusion que la saisie scientifique du sens des énoncés linguistiques est
impossible, parce qu'elle exige que l'on connaisse la totalité des situations possibles,
autrement dit l'omniscience. "La théorie bloomfieldienne en matière de sens impliquerait
donc, conclut Mounin (idem : 29) une négation, soit de la légitimité théorique, soit de la
possibilité pratique de toute traduction. Le sens d'un énoncé restant inaccessible, on ne
pourrait jamais être certain d'avoir fait passer ce sens d'une langue à une autre."

En attendant l'omniscience, condition souhaitée de la rigueur, Bloomfield, avance un


postulat qui permet tout de même aux linguistes de travailler et aux traducteurs de traduire.
: "Comme nous n'avons pas les moyens, écrit-il, de définir la plupart des significations, ni
de démontrer leur constance, nous devons adopter comme postulat de toute étude
linguistique ce caractère de spécificité et de stabilité de chaque forme linguistique,

144
exactement comme nous la postulons dans nos rapports quotidiens avec les autres hommes"
(in Mounin, idem : 30).

Harris et le distributionnalisme échouent également à évacuer le sens, notamment parce


qu'il est impossible de délimiter les monèmes sans faire référence au signifié.

Hjelmslev défend des positions proches de celles de Bloomfield et Harris, soutenant lui
aussi que le sens est fondamentalement insaisissable. A l'instar également de Bloomfield, et
en attendant de pouvoir exactement cerner en quoi il consiste, il suggère de faire comme s'il
y en avait un.

Wilhelm von Humbolt a inspiré une réflexion philosophique sur le langage qui oriente dans
une toute autre direction, sans pour autant rendre théoriquement plus légitime la traduction :
les langues sont des "visions du monde", donc tout système linguistique contient un
agencement du monde qui lui est spécifique et qui se distingue à la fois de toutes les
langues autres et des états antérieurs de la même langue. Les langues, et avec elles les
systèmes de pensée qu'elles contribuent à former, ne courent pas sur les mêmes rails …

Les théories néo-humboldiennes du langage vont être reprises et développées par Whorf,
dont les conceptions sont connues à travers ce que l'on a appelé "l'hypothèse Sapir-Whorf".
Whorf suggère que "tous les observateurs ne sont pas conduits à tirer d'une même évidence
physique la même image de l'univers, à moins que l'arrière-plan linguistique de leur pensée
ne soit similaire ou ne puisse être rendu similaire d'une manière ou d'une autre" (in Mounin,
idem : 46).

Pour lui, les différentes langues (ré)organisent et découpent le monde selon des schémas
différents et chaque peuple, chaque société, est tributaire de la logique que la syntaxe de sa
langue lui impose. Le système verbal hopi, avec ses neufs voix et ses neufs aspects, et celui
de l'anglais standard dissèquent le temps d'une manière radicalement différente. Whorf tire
de données semblables l'idée qu'il existe, dans les structures de la pensée humaine, certaines
différences profondes qui séparent notamment la culture occidentale et les cultures autres,
tout en restant hésitant sur les raisons qui sont au fondement de ces différences
(infrastructure socio-économique, la pensée elle-même, le langage modelant la pensée,
etc.).

Mais le problème soulevé par Whorf est peut-être tout autant, en définitive, celui de la
variété des "visions du monde" que celui de la diversité des mondes réels, des cultures, et
du degré de compatibilité, de fermeture ou d'ouverture de ces civilisations les unes aux
autres, de leur aptitude à se comprendre et se traduire entre elles. A cet égard, Mounin
(idem : 60) note que "l'existence d'obstacles à la traduction qui proviendraient de la
différence des mondes réels exprimés n'a jamais été démontré spécifiquement, c'est-à-dire
séparément." Et que "la plupart des travaux qui traitent de cette question confondent les
obstacles qui proviennent des façons différentes d'exprimer le même monde, et les
obstacles qui proviennent des façons de nommer des "mondes" de l'expérience humaine
entièrement étrangers les uns aux autres."

145
Cette dernière remarque explique que des problèmes de traduction puissent surgir à
l'intérieur d'un même ensemble civilisationnel, en particulier à l'intérieur de la civilisation
"occidentale" en relation avec la diversité des cultures matérielles que l'on y observe, voire
parfois à l'intérieur d'un même pays de cette aire civilisationnelle. Et l'on peut étendre ces
considérations aux différences socio-linguistiques observables dans les sociétés
développées (niveaux de langue liés aux classes sociales, aux corps de métiers, etc.), et
même dans les sociétés qui le sont moins, comme la société maure où les linguistes
identifient l'existence d'un "‘arabe médian", intermédiaire entre le dialecte Hassâniyya et
l'‘arabe "classique", et qui serait surtout en usage parmi les nouveaux intellectuels des villes
(C. Taine-Cheikh : 1978).

La discussion, autour de "l'hypothèse Sapir-Whorf" et de l'étanchéité vs. perméabilité des


"visions du monde" associées aux différentes langues du monde, a pris aussi appui sur les
considérations relatives aux universaux de langage et sur celle, différente mais connexe,
des universaux anthropologiques et culturels qui sous-tendent les significations dans les
langues. Lointaine héritière de la vieille philosophie nominaliste médiévale, l'idée des
universaux est associée à la recherche de traits qui seraient repérable dans toutes les
langues du monde.

Les spécialistes distinguent (Mounin, idem : 196 et sq.) :

— des "universaux cosmogoniques" associés au fait que tous les hommes habitent la même
planète et qu'ils subdivisent en "universaux écologiques" (le froid et le chaud, la pluie et le
vent, la terre et le ciel, règne animal et règne végétal, les divisions planétaires du temps —
jour et nuit, saisons, etc. —) et "universaux biologiques" (nourriture, boisson, respiration,
sommeil, excrétions, température et sexe, universaux anatomiques, etc.) ;
— des "universaux psychologiques", qui seraient repérables dans la pensée et le rêve, mais
dont le statut est plus incertain que les précédents ;
— des "universaux linguistiques" ou traits partagés par toutes les langues du monde
(nombre limité de phonèmes, division des énoncés en morphèmes, usage des morphèmes en
séquences, opposition verbo-nominale, etc.) ;
— des "universaux de culture" (langage, technologie, religion, éducation, pouvoir, parenté,
etc.) dont le dénombrement et l'analyse se confondent pratiquement avec l'anthropologie
elle-même. Au point de vue de la théorie de traduction, leur étude amène à prendre en
considération "le phénomène de la convergence des cultures, impliquant la communauté de
référence à une réalité culturelle et, par conséquent, l'équivalence dénotative […] dans des
cultures différentes." (Mounin, idem : 215). Ce thème de la convergence a parfois servi à
affirmer, sans grand fondement scientifique, l'existence de grandes unités civilisationnelles,
en particulier celle de la culture européenne. On passe ainsi des traits partagés par certaines
langues (européennes, indo-européennes, etc.) à des considérations nettement moins
assurées relatives à la psycho-sociologie des peuples.

Il est de fait, par ailleurs, qu'avec ce que l'on appelle aujourd'hui la "mondialisation" ou
"globalisation", il n'existe pratiquement plus une seule culture totalement coupée des autres,
et que nombre de traits culturels au sens large (technologie, vêtement et alimentation, sport
et loisir, etc.) tendent à s'universaliser. La diffusion de la rationalité technologique, qui
sous-tend cette évolution, entrahne également une convergence des démarches dans toutes

146
les langues du monde qui montre certaines des limites de l'hypothèse Sapir-Whorf. "C'est
un fait, écrit Benveniste, que, soumise aux exigences des méthodes scientifiques, la pensée
adopte partout les mêmes démarches, en quelque langue qu'elle choisisse de décrire
l'expérience. En ce sens, elle devient indépendante, non de la langue, mais des structures
linguistiques particulières. La pensée chinoise peut bien avoir inventé des catégories aussi
spécifiques que le tao, le yin et le yang : elle n'en est pas moins capable d'assimiler les
concepts de la dialectique matérialiste ou de la mécanique quantique sans que la structure
de la langue chinoise y fasse obstacle." (in Mounin, idem : 219).

En termes de rapports entre les cultures, cette convergence pose le problème, évoqué avec
Lévi-Strauss dans l'introduction de ce texte, de la menace de disparition que les progrès de
leurs communications avec les autres fait peser sur les cultures des "sociétés primitives".
Rappelons les termes de ce "cercle infranchissable", comme Lévi-Strauss le définit dans
Tristes tropiques (1955 : 31) : "moins les cultures humaines étaient en mesure de
communiquer entre elles et donc de se corrompre par leur contact, et moins aussi leurs
émissaires respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la signification de cette
diversité. En fin de compte, je suis prisonnier d'une alternative : tantôt voyageur ancien
confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait — pire encore
inspirait raillerie et dégoût —, tantôt voyageur moderne courant après les vestiges d'une
réalité disparue."

La maîtrise de la langue des indigènes peut-elle aider à franchir cet abîme entre un présent
impénétrable et un passé irrattrapable, entre la fascination (ou le dégoût) d'une altérité
énigmatique et la quête, à travers ses restes, d'un univers à jamais révolu ? Lévi-Strauss se
pose explicitement la question dans le chapitre III de l'Anthropologie structurale (1958 :
77) : "Pour étudier une culture, se demande-t-il, la connaissance de la langue est-elle
nécessaire ? Dans quelle mesure et jusqu'à quel point ? Inversement, la connaissance de la
langue implique-t-elle celle de la culture ou tout au moins de certains de ses aspects ?"

Ces questions, qui ne sont pas soulevées ici à propos des rapports entre une langue
particulière et une culture spécifique, mais dans la perspective du rapport plus global "entre
langage et culture en général", amènent une première mise au point destinée visiblement à
établir un degré de motivation supérieur des langues des sociétes "primitives" qui
n'useraient qu'avec une modération calculée, qu'avec "parcimonie", de la communication
verbale, là où les occidentaux pratiqueraient un bavardage intempestif à propos de tout et
de rien. Cela devrait, en principe, conférer à l'apprentissage de ces langues particulièrement
parlantes un intérêt particulier. Mais Lévi-Strauss ne cherchera pas à donner directement
une réponse à la question qu'il a posée. Sans l'écarter formellement, il va s'en éloigner pour
poser le problème plus vaste des rapports entre langue et culture, et celui des disciplines qui
en traitent, la linguistique et l'anthropologie.

Passant donc après cette remarque liminaire des rapports entre langue et culture aux
relations entre linguistique et anthropologie, Lévi-Strauss énumère les différentes
approches possibles des relations entre leurs objets respectifs, la culture et le langage. La
langue, dit-il, peut être considérée "comme un produit de la culture" (1958 : 78), un reflet
de "la culture générale de la population". Elle peut aussi être envisagée comme une partie
de cette culture, un élément d'un ensemble qui comprendrait l'outillage, les institutions, les

147
croyances, les coutumes… On peut enfin y voir "une condition de la culture, et à un double
titre : diachronique, puisque c'est surtout au moyen du langage que l'individu acquiert la
culture de son groupe […]. En se plaçant à un point de vue plus théorique, le langage
apparaît aussi comme condition de la culture, dans la mesure où cette dernière possède une
architecture similaire à celle du langage. L'une et l'autre s'édifient au moyen d'oppositions
et de corrélations, autrement dit de relations logiques. Si bien qu'on peut considérer le
langage comme une fondation, destinée à recevoir les structures plus complexes parfois,
mais du même type que les siennes qui correspondent à la culture envisagée sous différents
aspects" (idem : 78-79).

Le rapport d'homologie entre langue et culture, associé ici au rôle de "condition de la


culture" attribué au langage, et clairement mis en avant au détriment de ses autres fonctions
énumérées par Lévi-Strauss (la langue comme produit de la culture, la langue comme
partie de la culture), est surtout destiné à poser l'aptitude de la culture, de l'objet des
anthropologues, à être traitée au moyen des méthodes en usage dans la linguistique
structuraliste et dont Lévi-Strauss déclare espérer, dans les paragraphes qui suivent, qu'elles
pourraient "les tirer de la confusion à laquelle une trop grande familiarité avec les
phénomènes concrets et empiriques semble les condamner" (idem : 80).

Et pourtant, c'est précisément cette "trop grande familiarité" avec l'univers culturel, dont la
langue tire son sens en tant qu'instrument de communication entre des hommes, qui
intéresse une linguistique condamnée par son souci de rigueur et de formalisme à évacuer le
champ bourbeux du sens. Et c'est elle qui la pousse à se tourner vers l'anthropologie pour
résoudre la question épineuse posée au carrefour des deux disciplines : "est-ce la langue qui
exerce une action sur la culture ? Ou la culture sur la langue ?" (Lévi-Strauss, idem : 81).

Mais ainsi formulée, la question est-elle bien posée ? Langue et culture n'entretiennent pas
des rapports de détermination univoques ou réciproques si on les envisage comme des
manifestations séparées mais liées d'un niveau plus profond, "comme deux modalités
parallèles d'une activité fondamentale […] : "l'esprit humain" (Lévi-Strauss : idem : 81).
Et c'est cet "esprit humain", dont Lévi-Strauss ne précise d'ailleurs pas autrement la nature,
qui est chargé de garantir l'harmonie et l'intercommunication entre langue et culture,
d'ajuster leurs évolutions au fil des millénaires. En négligeant les effets des influences
extérieures (qui peuvent aller jusqu'à l'adoption par une population entière d'une langue
étrangère …), et en ne retenant que les cas où culture et langue ont évolué sur place et au
même rythme, Lévi-Strauss s'interroge sur le mode rhétorique : "Nous représenterons-nous
alors un esprit humain compartimenté par des cloisons si étanches que rien ne puisse passer
au travers ?"

Avant de répondre à cette question, il convient, précise-t-il, de circonscrire, d'une part, le


niveau auquel l'analyse doit se situer pour établir des corrélations entre les deux ordres, de
définir, d'autre part, les objets entre lesquels ces corrélations vont pouvoir être établies.

L'auteur des Mythologiques développe ensuite un certain nombre d'exemples pour répondre
à ces deux préoccupations.

148
Contre Loundsbury qui s'est efforcé (sans résultat) d'établir un lien direct entre les deux
préfixes qui dénotent le genre féminin dans la langue des Oneida et les occurrences
effectives de l'usage de ces préfixes, Lévi-Strauss objecte que s'il n'est pas illégitime de
rechercher un lien entre le système matriliéaire des Oneida et leur langue, c'est au niveau
des structures inconscientes de leur culture qu'il faut opérer cette recherche et non dans
une observation immédiate portant sur leur comportement.

Il critique les efforts déployés par Whorf pour établir des corrélations entre langue et
culture en soulignant le caractère superficiel de la composante culturelle de ses exemples,
alors que leur dimension linguistique témoigne d'une assez considérable sophistication. Il
s'agit en particulier des observations faites par Whorf à partir de l'analyse du temps dans la
langue hopi et des rapprochements effectués avec le système de parenté de ce groupe, de
type Crow-Omaha, où l'on ne peut se contenter d'un modèle temporel à deux dimensions,
comme l'a fait Whorf, parce qu'il en requiert trois.

En passant de ce système à celui d'Acoma, Lévi-Strauss montre à la fois la variation des


dimensions temporelles associées au système de parenté et les transformations de la
terminologie qui suivent ces variations. Ces variations, souligne-t-il, sont également
repérables dans la mythologie des groupes Hopi, Zuni et Acoma.

Les rapprochements qu'il esquisse entre les domaines de la parenté et de la mythologie,


Lévi-Strauss suggère que l'on peut s'en inspirer pour tenter de dégager des corrélations
entre ces deux domaines et celui de la langue. Il oppose ainsi les aires indo-européenne et
sino-tibétaine (ensembles définis, on le sait, sur des bases linguistiques) dans trois grandes
sphères : celle des règles du mariage, celle de l'organisation sociale et enfin celle du
système de parenté. Il parvient ainsi à la conclusion suivante :

"Dans l'aire indo-européenne, la structure sociale (règles du mariage) est simple, mais les
éléments (organisation sociale) destinés à figurer dans la structure sont nombreux et
complexes. Dans l'aire sino-tibétaine, la situation se renverse. La structure est complexe
puisqu'elle juxtapose, ou intègre, deux types de règles matrimoniales, mais l'organisation
sociale du type clanique ou équivalent, demeure simple. D'autre part, l'opposition entre
structure et éléments se traduit au niveau de la terminologie (c'est-à-dire à un niveau déjà
linguistique) par des caractères antithétiques, tant en ce qui concerne l'armature (subjective
ou objective) que les termes eux-mêmes (nombreux ou peu nombreux)" (Lévi-Strauss,
1958 : 90 — c'est Lévi-Strauss qui souligne).

De l'ensemble de ce cheminement, Lévi-Strauss tirera, par rapport à "l'hypothèse Sapir-


Whorf" qui est au cœur de tout le débat sur la clôture ou l'ouverture possible des cultures,
leur aptitude à la traduction ou leur inébranlable insularité, les observations nuancées que
voici :

"Pour définir convenablement les relations entre langage et culture, il faut, me semble-t-il,
exclure deux hypothèses. L'une selon laquelle il ne pourrait y avoir aucune relation entre les
deux ordres ; et l'hypothèse inverse et l'impression inverse d'une corrélation totale à tous les
niveaux. Dans le premier cas, nous serions confrontés à l'image d'un esprit humain
inarticulé et morcelé, divisé en compartiments et en étages entre lesquels toute

149
communication est impossible, situation bien étrange et sans rapport avec ce qu'on constate
dans d'autres domaines de la vie psychique. Mais si la correspondance entre la langue et la
culture était absolue, les linguistes et les anthropologues s'en seraient déjà aperçus, et nous
ne serions pas là pour en discuter" (idem : 90-91).

On peut donc communiquer d'une culture, d'une langue à une autre, mais les seules
traductions "de culture" significatives, les seules comparaisons porteuses de sens, sont
celles qui se réalisent entre des structures définies et comparables (système de parenté,
idéologies politiques, mythologie, rituels, arts, "code" de politesse, cuisine, etc., pour
reprendre nommément les champs cités par Lévi-Strauss). Qu'en est-il cependant des
situations d'extrême inégalité où de telles structures, quand elles existent en tant que
dispositif individualisé, sont si éloignées qu'elles sont à peine comparables ? Qu'en est-il,
en termes de traduction des cultures, de l'impact de la domination et de la "convergence"
précédemment évoquées ? Lévi-Strauss, on l'a vu, n'a pas répondu à la question (qu'il a lui-
même posée), de l'intérêt pour l'anthropologue d'apprendre la langue des indigènes, ce non
lieu de la communication, évanoui entre un présent incompréhensible et un passé perdu.
Son approche de la communication des cultures et de la traduction, des rapports entre
langue et culture, s'oriente vers une toute autre direction, celle qui tente de réduire l'écart
entre la linguistique et l'anthropologie, leurs objets et leurs méthodes. Une autre démarche,
radicalement différente — celle de l'anthropologie britannique résumée par Talal Asad —,
nous ramènera vers les rapports entre l'anthropologue et l'indigène et leur enjeu de
traduction.

Talal Asad se propose de montrer, dans le texte que je vais à présent examiner, comment
l'anthropologie sociale britannique, à partir des années 1950, en est venue à considérer que
l'essentiel de sa tâche consistait en une traduction des cultures autres ("the translation of
cultures") dans l'idiome de l'anthropologue, l'anglais.

La césure qui marque le début de cette nouvelle orientation ne coïncide pas exactement
avec le passage du fonctionnalisme au post-fonctionnalisme, bien que Malinowski, qui a
accumulé quantité de matériaux linguistiques (proverbes, terminologie de parenté, textes
rituels et magiques, etc.), n'ait jamais lui-même considéré son travail comme une
"traduction de cultures" et soit donc à situer chronologiquement en-deça de l'avènement du
phénomène analysé ici par Talal Asad.

C'est, estime ce dernier, avec un article de Godfrey Lienhardt de 1954, "Modes of


Thought", que le problème de la perception et de la présentation des autres cultures, que la
tâche de l'anthropologie, se présente pour la première fois explicitement comme un
problème de traduction. Lienhardt écrit : "The problem of describing to others how
members of a remote tribe think then begins to appear largely as one of translation, of
making the coherence primitive thought has in the languages it really leaves in, as clear as
possible" (in Asad, 1988 : 142).

Le problème de la traduction apparaît, dans ce passage, lié à celui du degré de cohérence


qu'il faut attribuer aux cultures indigènes lorsqu'on entreprend de les traduire. Comment
rendre compte de la logique interne de leur pensée ? Comment aussi ne pas la surévaluer ?
Comment ne pas passer sous silence ses faiblesses et ses incohérences ? Jusqu'où

150
l'anthropologue devra-t-il aller dans l'empathie à l'égard des communautés indigènes qu'il
étudie ?

Asad cite d'autres auteurs (Joùn Beattie, Edmund Leach, Max Gluckman, Rodney
Needham) dont les travaux auraient contribué en quelque façon à poser le problème dans
les termes qu'il a en vue, mais il s'arrêtera surtout à l'examen d'une contribution d'Ernest
Gellner qui, tout en s'inscrivant dans la problématique envisagée, s'élève contre l'excès de
"compassion" (charity) dont Lienhardt et ses émules se seraient rendus coupables à l'égard
des cultures exotiques et de leur présumée cohérence.

Le texte de Gellner mis en cause, "Concepts and Society" (in Asad, idem : 143 et sq.)
s'intéresse à la manière dont les anthropologues fonctionnalistes traitent des problèmes liés
à l'interprétation et à la traduction des discours des sociétés exotiques qu'ils étudient.
L'argument essentiel, tel que résumé par Asad, en est le suivant :

1) les anthropologues contemporains mettent l'accent sur la nécessité de situer dans leur
contexte les concepts et croyances des indigènes pour les comprendre ;
2) en se conformant à cette exigence, ils affirment que les déclarations en apparence
incohérentes ou absurdes de ces derniers devraient toujours trouver une explication
acceptable ;
3) tandis que l'explication faisant référence au contexte est en principe recevable, l'excès de
"charité" (charity) dont elle fait preuve à l'égard des indigènes ne l'est pas (Asad, idem :
143).

Gellner développe cette argumentation à propos du livre de Kurt Samuelsson, Religion and
Economic Action — une tentative de réfutation économique de L'Ethique Protestante de
Max Weber, utilisant l'argument que son auteur et ses partisans auraient réinterprété
l'histoire pour l'ajuster à leurs vues —, pour dire que si le refus de "l'argument du contexte"
était généralisé, cela enlèverait toute signification à la majeure partie des études
sociologiques relatives aux relations entre croyance et conduite. Les anthropologues
(fonctionnalistes) s'inscrivent dans la démarche exactement contraire à celle prônée par
Samuelsson : l'insistance sur l'argument du contexte plutôt que le refus (de l'argument du
contexte).

Gellner oppose donc l'usage du contexte pour invalider le contenu d'un concept ou d'une
thèse (la démarche de Samuelsson), à l'usage du contexte pour affirmer la validité d'un
concept (fondement de la démarche des anthropologues). Il inscrit, autrement dit, ses
interrogations dans le champ ou plutôt "le dilemme", comme il l'appelle, de l'opposition
universalisme/ relativisme, héritée de la philosophie des Lumières.

"The (unresolved) dilemma, écrit-il, which the thought of the Enlightenment faced, was
between a relativistic functionnalist view of thought, and the absolutist claims of
enlightened Reason. Viewing man as a part of nature, as enlightened Reason requires, it
wished to see his cognitive and evaluative activities as parts of nature too, and hence as
varying, legitimately, from organism to organism, and context to context. (This is the
relativistic-functionnalist view). But at the same time in recommending life according to

151
Reason and Nature, it wished at the very least to exempt this view istself (and, in practice,
some others) from such a relativism." (in Asad, idem : 147).

D'après Gellner, la crainte première des anthropologues étant d'échapper au soupçon


d'ethnocentrisme, symptôme redouté d'une mauvaise anthropologie, les pousserait en
quelque sorte vers l'excès inverse, celui qui consiste à absoudre les sociétés qu'ils étudient
de leurs incohérences et de leurs contradictions, les mettant ainsi à l'abri des mécanismes de
fonctionnement ordinaires de cette même "raison éclairée" au nom de laquelle les
anthropologues prétendent partager leur humanité.

Gellner insiste sur l'opposition "concepts" vs "croyances" et met en garde contre la tradition
anthropologique — dont la paternité est imputée au Durkheim des Formes élémentaires de
la vie religieuse, ouvrage dont il dit, par ailleurs, partager l'idée fondatrice : le caractère
contraignant, socialement imposé des concepts et lois qui régissent la société — qui évacue
a priori la distance critique nécessaire pour expliquer comment les concepts fonctionnent.
Car, dit-il, "to understand the working of the concepts of a society is to understand its
institutions" (in Asad, idem : 145).

Au lieu de chercher à rendre compte, par des méthodes analogues pour toutes les sociétés,
de la façon dont concrètement le langage fonctionne dans chaque culture, en gardant
présent à l'esprit que sa fonction référentielle associée aux principes de cohérence logique
ne constitue qu'un aspect de son usage, l'anthropologie contemporaine "appears, dit Gellner,
to make it a condition of a good translation that it conveys the coherence which he assumes
is there to be found in primitive thought" (Gellner, in Asad : idem : 145).

C'est ce qu'il appelle son excès de "charité" à l'égard de sociétés exotiques qui ne sont, à
prendre les choses comme elles sont, ni plus cohérentes ni moins ethnocentriques que celle
de l'anthropologue.

L'égalité de traitement réclamée entre la culture de ce dernier et celle de la société qu'il


étudie est une question d'unité de la démarche logique (le principe de l'identité ou de non
contradiction s'applique à l'une comme à l'autre…) qui doit régir le contact entre leurs
langues et non point un débat sur une instance d'arbitrage — la "réalité", le "contexte" —
extérieure aux codes des deux langues.

Gellner ne se déclare cependant pas hostile au relativisme en anthropologie, au recours au


contexte pour expliquer le sens des expressions ou des mots d'une langue. Il en appelle, au
contraire, à une application moins discriminatoire, plus égalitaire, par rapport aux sociétés
exotiques qu'étudie l'anthropologie, pour lesquelles il refuse l'excès de "charité" — la
présomption de cohérence — consenti par cette discipline.

Parmi les exemples de "charité" épinglés par Gellner, Asad rappelle, en particulier, celui
imputé au long développement consacré par Evans-Pritchard, dans Nuer Religion, à
expliciter l'expression, manifestement en rupture avec le bon sens courant, "a twin is a
bird" et à en établir la cohérence avec le système religieux Nuer.

152
Tels sont les éléments essentiels de l'argumentation de Gellner, résumée par Asad, et qui
remettent en cause la fiabilité de la "traduction" par l'anthropologie fonctionnaliste
britannique (ou du moins de certains des auteurs qu'il associe à ce courant) des cultures des
sociétés "primitives" qu'elle a étudiées.

La vision de Talal Asad est toute autre. Elle met l'accent sur les relations inégales
qu'entretiennent les langues indigènes et l'anglais, et associe la quête de la cohérence dans
l'interprétation/traduction de leur culture, non pas à un excès de charité — même s'il insiste,
pour une traduction de qualité, sur la nécessaire ouverture que la langue du traducteur
devrait avoir à l'égard de celle de la culture traduite —, mais à la nécessité où se trouve
placée l'anthropologie d'essayer d'exhumer le sens caché (aux yeux des indigènes eux-
mêmes) des cultures qu'elle étudie. Nous verrons que cette "psychanalyse" des indigènes
n'exclut pas et, au contraire, appelle une possible (ré)appropriation par les "psychanalysés"
de leur histoire.

Asad commence par une réfutation des arguments avancés par Gellner. Dans le
rapprochement que celui-ci établit, entre la procédure de remise en cause de la thèse de
Weber par Samuelsson et le travail des anthropologues, il y a une assimilation abusive des
situations dans les deux disciplines dont l'une part, estime Asad, d'un fonds constitué de
documents écrits, tandis que l'autre, pour autant qu'elle privilégie le recours à la tradition
orale, doit procéder à l'élaboration de son propre texte à traduire : "the historian is given a
text and the ethnographer has to construct one." (Asad, idem : 144).

Au-delà de cette différence, dont les paragraphes précédents de ce travail ont montré la
fragilité, la préoccupation essentielle de l'anthropologue, telle qu'Asad l'identifie, est celle
de produire la traduction la plus fidèle possible de la culture de l'indigène dans la sienne
propre. Et cet impératif ne se pose pas seulement en termes de tri dans un catalogue pour
apparier deux à deux les mots ou expressions des deux langues, comme si l'on n'avait
affaire de part et d'autre qu'à deux "sacs de mots", mais il fait appel à la cohérence des
deux langues dont nous savons qu'elles forment système.

Traitant ensuite du "dilemme" de l'universalisme et du particularisme, de l'opposition entre


le point de vue relativiste-fonctionnaliste et les prétentions à l'universalité de la raison
éclairée, Asad objecte qu'il convient de relativiser cette dichotomie elle-même, de la situer
dans l'histoire, et non point d'en traiter comme d'une opposition abstraite et hors du temps.
Il ne serait pas bien difficile alors de montrer que les sociétés exotiques, dont Gellner
suppose qu'elles vivent à l'écart de la raison éclairée, sont depuis bien longtemps soumises à
une hégémonie peut-être encore plus marquée de cette dernière que ses terres présumées de
naissance. Asad a ici en vue les sociétés "sous-développées" du Tiers Monde et leurs efforts
pour s'industrialiser et construire des Etats-nations. (Asad, idem : 148). Il convient,
souligne-t-il, de ne pas oublier ou faire oublier que les prétentions universalistes de la
raison éclairée s'inscrivent dans — et sont portés par — des rapports de force
institutionnalisés, un réseau d'échanges inégaux entre cultures dominées et cultures
dominantes, dont l'anthropologue et son terrain, sa langue et celle des populations qu'il
étudie, participent.

153
"For it is not the abstract logic of what individual Western anthropologists say in their
ethnographies but the concrete logic of what their countries (and perhaps they themselves)
do in their relations with the Third World that should form the starting point for this
particular discussion" (Asad, idem :148).

Déplaçant la question du terrain de l'entendement abstrait, ou Gellner la pose, vers celui des
rapports d'inégalité et de domination qu'entretiennent les cultures du Tiers Monde avec les
cultures hégémoniques euro-américaines, Asad laisse entrevoir une autre dimension de
cette interrogation : sa dimension politique. C'est la nature politique de l'hégémonie qui
induit une attitude hostile ou favorable, la sympathie ou l'antipathie à l'égard des sociétés
dominées.

On ne peut, par ailleurs, comme le suggère Gellner, tenir pour quantité négligeable dans ce
débat, la connaissance du terrain et l'expérience du terrain, condition préalable de réussite
du travail de l'anthropologue. Le sens véhiculé par une langue est-il autre chose que la
somme des expériences partagées au moyen de cette langue ? Et s'il n'y a vraiment rien à
apprendre de l'expérience du contexte comme certaines formulations de Gellner prêtent à le
penser, comment expliquer qu'une communication puisse s'établir entre individus au sein
d'une même société, et a fortiori entre l'anthropologue et la culture qu'il étudie ? Quel sens
cela aurait-il de dire à un étranger qu'il a mal compris quelque chose qu'il a entendu ou vu ?
L'apprentissage social ne serait-il d'aucun secours pour distinguer les environnements
adéquats ?

"The answers to these questions should be obvious, and they are connected with the fact
that the anthropolgist's translation is not merely a matter of matching sentences in the
abstract, but of learning lo live another form of life and to speak another kind of language",
écrit Asad (idem :149 — c'est lui qui souligne).

La détermination par le contexte est une chose que l'on apprend par la vie, c'est l'expérience
qui apprend combien le contexte est important pour comprendre la langue.

"The point, of course, is not that the ethnographer cannot know what context is appropriate
for giving sense to typical statements, or that he is induced to be more charitable than he
should be in translating them, but that his attempts at translation may meet with problems
rooted in the linguistic materials he works with and the social conditions he works in —
both in the field and in his own society" (idem : 149).

Et lorsque l'anthropologue cherche à rendre compte d'une expression en apparence absurde


et contradictoire du genre "a twin is a bird", il ne cherche pas à la justifier dans les termes
du sens commun occidental, ou par rapport au système de valeurs de sa société, mais à
l'expliquer sur la base de l'expérience partagée (et interprétée) de la vie sociale de la
communauté au sein de laquelle il a vécu. Le propos, ajoute Asad, d'Evans-Pritchard, qui
était, avant comme après ses enquêtes chez les Nuer, un catholique, ne visaient
certainement pas à persuader ses lecteurs d'adopter la religion des Nilotiques.

Evans-Pritchard a-t-il réussi à rendre la cohésion du système religieux des Nuer ? Comme
d'autres anthropologues, il a pu se tromper sur tel ou tel aspect de la vie sociale, de la

154
religion, de la langue des populations qu'il étudiait. Certains anthropologues, notamment
Raymond Firth, ont émis des doutes sur certaines de ses observations ou conclusions. Ces
débats ne tournent pas autour de "l'excès de charité", mais de la justesse ou non de la
représentation donnée, c'est-à-dire de la fidélité et de la qualité du travail du traducteur qui
n'est pas essentiellement une affaire de tolérance ou d'intolérance, mais avant tout une
question de compétence linguistique acquise au fil d'un apprentissage, qui porte à la fois sur
la langue et sur la société. "We are dealing not with an abstract matching of two sets of
sentences, but with a social practice rooted in modes of life" (idem :151).

Les questions soulevées par Gellner touchent certes à des aspects importants de la
problématique de la "traduction des cultures", mais un aspect essentiel lui a échappé, note
Asad, celui de "l'inégalité des langues" (idem : 156).

Toute bonne traduction ambitionne de reproduire la structure du discours étranger dans la


langue du traducteur. La manière dont la cohérence de cette structure est rendue, dépend,
entre autres, du genre concerné (poésie, écrits scientifiques, récits, etc.), des ressources de
la langue du traducteur aussi bien que de ses intérêts et de ceux de son public. Chaque
traduction réussie exprime un certain rapport à la langue où elle se réalise, au réseau
spécifique de pratiques où elle s'intègre, au mode de vie singulier dont cette langue est une
manifestation. Plus elle prend ses distance par rapport à cet original, moins elle sera
"mécanique", estime Asad, qui cite Walter Benjamin :

"The language of a translation can — in fact must — let itself go, so that it gives voice to
the intentio of the original not as reproduction but as harmony, as a supplement to the
language in which it expresses itself, as its own kind of intentio." (in Asad, idem : 156)

C'est au lecteur d'apprécier l'adéquation à cette intentio, non au traducteur d'anticiper


l'évaluation. Une bonne traduction sera donc tributaire de la qualité de la critique qu'elle
suscitera, elle est déterminée autant et davantage par sa réception que par sa production. Et
Asad d'ajouter : "And we can turn this around by saying that a good critique is always an
"internal" critique — that is, one based on some shared understanding, on a joint life, which
it aims to enlarge and make more coherent. Such a critique — no less than the object of
criticism — is a point of view, a (contra)vision, having only provisional and limited
authority" (idem : 156-157).

Qu'advient-il quand les langues concernées sont si éloignées qu'il devient excessivement
difficile de faire advenir une harmonieuse intentio ? Le seul espoir de s'en approcher,
suggère notre auteur, suivant Benjamin et ses inspirateurs, c'est que la langue du traducteur
accepte de se laisser le plus profondément possible contaminer (powerfully affected) par la
langue dont elle souhaite se rendre interprète. Opération d'effacement de sa propre langue
devant la langue de l'autre qui n'est pas chose aisée et qui appelle une aptitude — Asad
emploie même le terme de "volonté" (willingness) — à se soumettre à ce risque de
transformation par un idiome venu d'ailleurs.

Cette personnification de la langue et la volonté dont elle est créditée sont destinés à
souligner le fait que l'opération envisagée ne peut être déterminée par la seule bonne

155
volonté du traducteur isolé, mais qu'elle est commandée par des relations instituées de
pouvoir entre les langues et les modes de vie concernés.

Pour désigner nommément le lieu où se noue et se joue cette inégalité, les langues des
sociétés du Tiers Monde sont bien plus "faibles" (weaker) dans leurs relations avec les
langues occidentales, spécialement l'anglais, que ces dernières. Elles sont de ce fait plus
exposées à être transformées/ déformées qu'elles. C'est à l'évidence une question de
rapports de force économiques, technologiques, politiques, etc.

Ces mêmes langues occidentales produisent et répandent, par ailleurs, un savoir bien plus
recherché et plus efficient à l'échelle du marché mondial que celui que peuvent offrir les
langues du Tiers Monde. La menace de contagion, voire d'absorption, s'associe évidemment
davantage à ce pôle dominant qu'aux cultures qu'il domine.

Quand l'anthropologue revient de son terrain, il doit en rendre compte dans la langue des
siens, à l'intérieur de structures institutionnelles et "langagières" rigides. Il s'adresse à un
public très spécifique qui veut lire "sur" (about) son terrain, et non apprendre à vivre (to
learn to live) un mode de vie.

Si l'idée d'intentio de Benjamin est exacte, la meilleure manière de rendre les intentio
pourra différer. Elle ne prendra pas nécessairement la forme d'un texte, elle peut être une
pièce de théâtre, une danse, un spectacle musical … Il s'agirait en quelque sorte de
productions calquées, clonées, de l'original et non des versions textuelles "autorisées" du
modèle (idem : 159). La majorité des anthropologues ne les percevra cependant pas comme
des exercices de "translation of culture", mais plutôt comme des objets, des moyens, des
outils de cette traduction, non point cette traduction elle-même. C'est qu'ils sont avant tout
formés à transformer les sociétés exotiques en textes.

Partant de l'inégalité constatée des langues et du fait que l'anthropologue (anglophone) écrit
généralement sur des sociétés où prédomine l'analphabétisme (ou à tout le moins
l'ignorance de l'anglais) pour un public de professionnels et un lectorat anglophones —
deux facteurs qui le pousseraient vers la recherche du contenu implicite des pratiques qu'il
observe et dont il cherche à rendre compte —, Asad amorce, à la fin de son texte, une
réflexion sur ce thème qui n'est pas sans intérêt pour le rapport entre conscience et
inconscient, envisagé sous un autre jour que celui sous lequel nous l'avons déjà entrevu
chez Lévis-Strauss.

Selon de nombreux anthropologues, l'objet de la traduction anthropologique n'est pas un


discours historiquement situé , dont le folkloriste ou le linguiste pourraient se contenter,
mais la culture en tant qu'ensemble complexe de pratiques (savoirs, croyances religieuses,
arts, valeurs morales, législation, coutumes, techniques diverses, etc.) dont il convient
d'abord de mettre à jour les éléments et leurs articulations avant d'en proposer une lecture
globale, qui fait nécessairement appel à un ou des sens qui n'étaient pas (clairement)
perceptibles jusque-là pour ceux qui y vivent. Asad cite Mary Douglas :

"The anthropologist who draws out the whole scheme of the cosmos which is implied in
(the ovserved) practices dœs the primitive culture great violence if he seems to present the

156
cosmology as a systematic philosophy subscribed to consciously by individuals … So the
primitive world view which I have defined above is rarely itself an object of contemplation
and speculation in the primitive culture. It has evolved as the appanage of other social
institutions. To this extent it is produced indirectly, and to this extent the primitive culture
must be taken to be unaware of itself, unconscious of its own conditions" (in Asad, idem :
160).

L'anthropologue, se faisant l'interprète et le (re)constructeur d'une culture indigène où


prédomine l'analphabétisme et/ ou l'absence d'écriture, ne limite pas son travail — comme
le ferait, par exemple, un linguiste travaillant sur le système phonologique ou les règles de
grammaire —, à l'explicitation de normes effectivement mises en œuvre et que ceux qui les
appliquent n'éprouvent généralement pas le besoin (et n'ont guère la possibilité) de
présenter formellement comme telles. Il met en lumière quelque chose qui relèverait, au
dire de Talal Asad, de l'inconscient au sens freudien de ce terme, associé, on le sait, à ceux
de latence, de refoulement, de résistance et à tout un dynamisme psychique n'excluant
pas, dans certaines circonstances, la remontée vers la conscience d'au moins certaines
parties des contenus qui, pour quelque raison, lui échappaient.

Le travail d'identification des sens inconscients, dans la tâche de la "cultural translation", se


rapprocherait ainsi davantage de celui du psychanalyste que de celui du linguiste. Les
propos suivants de David Pocock établissent clairement cette analogie :

"In short, the work of the social anthropologist may be regarded as a highly complex act of
translation in which author and translator collaborate. A more precise analogy is that of the
relation between the psychoanalyst and his subject. The analyst enters the private world of
his subject in order to learn the grammar of his private language. If the analysis gœs no
further it is no different in kind from the understanding which may exist between any two
people who know each other well. It becomes scientific to the extent that the private
language of intimate understanding is translated into a public language, however
specialized from the layman's point of view, which in this case is the language of
psychologists. But the particular act of translation dœs not distort the private experience of
the subject and ideally it is, at least potentially, acceptable to him as a scientific
representation of it. Similarly, the model of Nuer political life which emerges in Professor
Evans-Pritchard's work is a scientific model meaningful to his fellow-sociologists, and it is
effective because it is potentially acceptable to the Nuer in some ideal situation in which
they could be supposed to be interested in themselves as men living in society. The
collaboration of natural scientists may from this point of view be seen as developping
language enabling certain people to communicate with increasing subtlety about a distinct
area of natural phenomena which is defined by the name of the particular science. Their
science is, in the literal meaning of the term, their commonsense, their common meaning.
To move from this common sense to the "common sense" of wider public involves again an
act of translation. The situation of social anthropology,or sociology in general, is not at this
level very different. The difference lies in the fact that sociological phenomena are
objectively studied only to the extent that their subjective meaning is taken into account and
that the people studied are potentially capable of sharing the sociological consciousness that
the sociologist had of them" (in Asad, idem : 161-162).

157
La comparaison développée par Pocock, à travers ces lignes, entre l'anthropologue et le
psychalyste, ne s'intéresse guère à ce qui distingue les contextes, évidemment sensiblement
différents, où se déroulent ces deux types d'intervention : les cultures indigènes ne sont pas
(nécessairement) "malades" et n'ont guère sollicité, en général, les services des
anthropologues pour les aider à vaincre "leurs troubles". Le point important, souligné par
Asad, et qui désigne précisément ce lieu où l'anthropologie se transforme en histoire — s'il
faut entendre par là, comme le voulait Lévi-Strauss, une vision consciente de soi opposée à
une représentation inconsciente, de la seule compétence de l'anthropologue —, c'est
l'existence d'une représentation émanant de l'inconscient des indigènes, mais que ces
derniers, "dans une situation idéale où ils seraient supposés intéressés par eux-mêmes
en tant qu'hommes vivants en société", pourront un jour partager.

Je voudrais, en guise de brève conclusion à ces remarques sur les rapports entre anthrologie
et traduction, souligner le contraste qui sépare le texte de Pocock qui vient d'être cité et le
point de vue développé par Lévi-Strauss à propos de la conscience comme frontière entre
anthropologie et histoire d'une part, entre la traduction anthropologique plus haut décrite et
l'inconscient indigène d'autre part. Lévi-Strauss, on s'en souvient, posait que la seule
différence significative entre anthropologie et histoire résidait dans le fait que cette dernière
organisait ses données par rapport aux expressions conscientes, tandis que la première les
ordonnait par rapport aux conditions inconscientes de la vie sociale. Si les formulations
qu'il emploie laissent parfois entrevoir quelque hésitation sur le niveau de profondeur de
l'inconscient indigène où l'anthropologue va puiser les éléments qui lui permettront de
construire le "modèle" des conduites observées59, le seul chemin qui chez lui mène de
l'inconscient à la conscience, c'est celui qui va de l'inconscient indigène à la conscience de
l'anthropologue, tandis que dans le texte de Pocock est esquissé un horizon de convergence
des (re)constructions du spécialiste et une prise de conscience idéalement possible des
populations qu'il étudie, le jour où elles se mettront à vouloir s'observer elles-mêmes en tant
qu'ensemble d'hommes vivant en société. Lévi-Strauss a le regard tourné vers la
linguistique structuraliste de Troubetzkoy et de Jakobson. Les règles qu'il souhaite dégager
pour l'anthropologie doivent prendre modèle sur celles que met à jour cette discipline où la
notion de sens est quasiment évacuée et celle de communication, suspecte parce qu'elle
engage la parole et ses effets, alors que son seul véritable objet de la linguistique
structuraliste est la langue. Ce qu'il a en vue c'est plutôt quelque chose de l'ordre de la
grammaire, de l'algèbre, de la combinatoire. Du coup s'explique que, chez lui, il ne pourra
pas à proprement parler y avoir de passage de l'ethnologie à l'histoire, un passage qui
suppose un degré quelconque de prise de conscience, de partage conscient des
significations de leur culture entre les indigènes et leurs spécialistes, mais déplacement de
"l'ethnologie proprement dite" vers un autre terrain et abandon de son ancien terrain à
l'histoire et à la philologie. Dans une démarche, par contre, du genre de celle que résume
Pocock, le passage de l'anthropologie à l'histoire et/ ou la fusion progressive des deux est
59
Témoin, ces passages dela préface des Structures élémentaires de la parenté (1967 : XIX) où les indigènes
sont crédités d'une conscience des modèles d'échange qu'il élaborent : "Il n'en reste pas moins que la réalité
empirique des systèmes dits prescriptifs ne prend son sens qu'en la rapportant à un modèle théorique élaboré
par les indigènes eux-mêmes avant les ethnologues (…) Ceux qui les pratiquent savent bien que l'esprit de
tels systèmes ne se réduit pas à la proposition tautologique que chaque groupe obtient ses femmes de
'donneurs' et donne ses filles à des 'preneurs'. Ils sont aussi conscients que le mariage avec la cousine croisée
unilatérale offre l'illustration la plus simple de la règle, la formule la mieux propre à garantir sa perpétuation,
tandis que le mariage avec la cousine croisée patrilatérale la violerait sans recours."

158
envisable. Les anthropologues indigènes, à cheval sur l'histoire et l'anthropologie et
engagés dans la traduction de leur propre culture à des fins d'exportation, pencheront sans
doute plus aisément pour la seconde voie que la première.

3. Un souverain malentendu
La traduction, telle que je viens d'en parler, constitue donc un enjeu d'une forme
particulière d'exactitude, peut-être jamais accessible, et qui adviendra un jour, espère-t-on,
en ce lieu lointain où il y aura conjonction et reconnaissance mutuelle entre le traducteur et
la culture traduite. En attendant ce moment idéal, il faut gérer la masse énorme de
malentendus que l'opération traduisante ne cesse de susciter. Je donnerai ici un exemple de
traduction controversée qui engage les problèmes d'inégalité des langues plus haut évoqué
et montre l'éclairage que le recours à la "philologie" peut apporter.

Le problème soulevé, qui peut sembler à première vue une simple question de mots,
engage, on le verra, des considérations plus larges liées à la nature du pouvoir politique
dans la société maure et comment le nommer — thème, on l'aura noté, qui parcourt la
quasi-totalité de mes travaux.

De quoi s'agit-il ? Divers travaux relatifs à la société maure — je songe en particulier à


ceux de Pierre Bonte60, de Constant Hamès61 et à ma propre contribution (notamment ma
thèse) ont mis en avant l'existence, au sein de cette société de structures politiques
englobant plusieurs tribus, les "émirats". D'autres chercheurs, notamment Charles Stewart62
et Raymond Taylor63, estiment au contraire qu'il n'y a guère au fond de différences
essentielles entre l'organisation tribale et l'architecture politique de l'émirat et que, si cette
idée a pu bénéficier de quelque crédit, c'est fondamentalement en raison d'une erreur de
traduction, d'un placage par l'administration du comptoir français de Saint-Louis du
Sénégal et ses interprètes de la terminologie du pouvoir qui leur était familière (celle de
l'Europe monarchique) sur une société maure dont, au fond, elle ne savait pas grand chose.
J'ai longuement abordé ce problème sous l'angle de son contenu historique et sociologique
dans mes travaux précédemment évoqués, plus particulièrement dans ma thèse. Je me
contenterai de rappeler ici des remarques faites sur ses aspects avant tout terminologiques.

Si je voulais suivre la démarche indiquée par Mounin dans le passage précédemment cité, à
propos des expressions de Léonard de Vinci, il me faudrait non seulement réfléchir sur les
rapports entre signifant et signifié du terme amîr et leur évolution, mais aussi procéder de la
même façon pour celui de "roi" que les traducteurs saint-louisiens ont prétendu lui assigner
comme équivalent. Je me suis contenté de rechercher les racines historiques de l'usage local
du terme amîr et d'essayer de dégager les éléments du champ sémantique au sein duquel il
s'inscrit.

60
Travaux repris et synthétisés dans sa monumentale thèse d'Etat, L'émirat de l'Adrar. Etudes historiques et
anthropologiques, 1998.
61
C. Hamès, "L"évolution des émirats maures sous l'effet du capitalisme marchand européen" (1979).
62
Ch. Stewart, "Political autority and social stratification in Mauritania" (1971).
63
R. Taylor, Of Disciples and Sultans : Power, Authority and Society in the nineteenth century Mauritanian
Gebla (1996).

159
Ce qui m'intéressait c'était moins l'inexactitude — que je reconnais — de sa traduction par
le monème "roi", que le fait qu'il désigne dans le champ sémantique du pouvoir au sein de
la société maure quelque chose de différent d'une chefferie de tribu ou de fraction de tribu.

Trois textes ou groupes de texte ont servi de fils conducteurs à l'investigation effectuée. Le
premier est celui d'un auteur qui a surtout vécu dans la partie orientale de l'actuel territoire
mauritanien durant la première moitié du XIXe s, Sâlih Wuld ‘Abd al-Wahhâb al-Nâsirî (m.
1854), auquel on doit le plus important texte relatif à la généalogie des Banî Hassân. Le
second est constitué par les correspondances adressés par une personnalité religieuse,
également du XIXe s. —al-Shaykh Sidiyya —, mais cette fois-ci de la Gibla (sud-ouest
mauritanien), aux amîr- s des Trârza. Le troisième enfin, est formé par un ensemble de
lettres échangées entre des notabilités politiques de la Gibla et l'administration du comptoir
français de Saint-Louis du Sénégal.

3. 1. al-Haswa al-baysâniyya de Sâlih wuld ‘Abd al-Wahhâb

Sâlih wuld ‘Abd al-Wahhâb64, notre premier guide dans cette enquête, appartient à la tribu
des Awlâd al-Nâsir qui fait partie de l'ensemble des Maghâfira, eux-mêmes branche du
système généalogique des Banî Hassân. Le centre de gravité des Awlâd al-Nâsir depuis au
moins le XIXe s. est constitué par la région du Hawz, dit aujourd'hui Hawz Occidental
(capitale administrative : A‘yûn al-‘Atrûs ou Aioun El Atrous), où la majorité de cette
communauté tribale se trouve toujours. Dans le classement statutaire en vigueur dans la
société maure du XIXe s., les Awlâd al-Nâsir relèvent de la catégorie des a‘rab ou hassân.
Ils ont exercé une vigoureuse influence politico-militaire qui s'est étendue par moment bien
au-delà du Hawz. Au XIXe s., à l'époque où Sâlih rédige l'opuscule que nous nous
proposons d'interroger, les Awlâd al-Nâsir, situés donc dans une région enclavée et
passablement éloignée des comptoirs européens, n'avaient guère de contacts directs avec
ces derniers, pas plus du reste que les autres tribus du Hawz et de ses confins qui
constituent le principal objet d'intérêt de notre auteur.

Sâlih lui-même, toutefois, appartient à une fraction "maraboutisée" (dans sa terminologie :


des muhâjriyyîn) de cette tribu, les Li‘yasât, qui ont préféré renoncer aux pratiques
guerrières comme éléments essentiels de leur mode de vie et de leur statut, pour leur
substituer la quête du savoir et les activités pacifiques des zawâyâ. Il a suivi un long cursus
de formation qui en a fait plus qu'un lettré, une véritable figure intellectuelle dans le Sahara
maure de son époque, comme en témoignent ses nombreuses productions écrites autant que
ses activités de qâdi.

L'essentiel de la vie de Sâlih s'est déroulé, selon toute vraisemblance, entre sa ville natale
de Walâta et le reste du Hawz, même s'il a pu, pour diverses raisons, effectuer des séjours
plus ou moins longs dans d'autres lieux de l'espace maure. Nous savons en particulier qu'il a
suivi l'enseignement de Sîdi ‘Abdullâh wuld al-Hâj Brâhîm (m. 1817) dans le Tagânit. Il
évoque ses séjours à Walâta et Tishît, deux des principaux centres intellectuels de la région.

64
Une présentation de la vie et de l'œuvre de Sâlih a été faite par al-Hâj b. Muhammad dans son mémoire
intitulé Sâlih b. ‘Abd al-Wahhâb, hayâtuh wa âthâruh (1983). H. T. Norris lui consacre un développement
dans son ouvrage The Arab conquest of the Western Sahara (1986 : 72-76).

160
Il parle aussi, dans le texte que nous allons examiner, d'une "mission" qu'il effectua en 1808
auprès du souverain (damel) de la principauté du Cayor (actuel Sénégal) pour le compte de
l'amîr des Trârza, A‘mar wuld al-Mukhtâr, ce qui témoigne de contacts et laisse supposer
une certaine connaissance du système émiral que nous évoquions en commençant ces
remarques, si toutefois il y en a bien un, différent de l'organisation tribale.

Sâlih, qui est décédé en 1854, apparaît donc comme un témoin intéressant dans une enquête
sur la terminologie du pouvoir dans la société maure, non seulement en raison du caractère
unique par ses dimensions et ses préoccupations historico-généalogiques de sa Haswa, mais
aussi parce qu'il est originaire d'une région extérieure au champ d'intervention direct des
comptoirs européens et qu'il peut être crédité d'une certaine forme "d'observation
participante" à l'égard des pratiques politiques des groupes guerriers dominants dont il
relève tout en en étant "sorti".

Venons-en à présent à son texte. al-Haswa al-baysâniyya fî al-ansâb al-Hassâniyya ("La


gorgée délicieuse ou les généalogies des Banî Hassân"), qui a été rédigée par Sâlih à la fin
de sa vie (entre 1851 et 1854), est un ouvrage qui fait 148 pages dans la version manuscrite
que nous en avons. Il s'agit, écrit-il, "d'un aperçu (nubdha) de ce que je sais des généalogies
de tous les Awlâd Hassân que j'ai colligé pour la personnalité connue pour sa bienveillance,
Muhammad al-Mukhtâr b. Sîdi ‘Abdullâh b. al-Hâj Brâhîm", le fils de l'un de ses
principaux maîtres.

Le texte commence comme une évocation "descendante" de l'ensemble des Banî Hassân, à
partir des ancêtres éponymes des principales branches du réseau tribal issu du présumé
lointain père commun, Hassân, donnant à penser que l'auteur compte évoquer une à une
leurs ramifications. Il apparaît en fait assez vite que la mémoire généalogique est tributaire
de la "notoriété" (shuhra, dhikr…), et que seuls seront cités les plus notables éléments qui
composent l'ensemble évoqué. Une sélection s'opérera ainsi à tous les niveaux
généalogiques jusqu'aux contemporains de Sâlih, qui privilégie considérablement deux
ensembles tribaux : les Awlâd Dâwûd Mhammad (et plus particulièrement parmi eux les
Awlâd Mbârik) qui se voient consacrer presque les deux tiers de l'ouvrage (du début à la
page 96 de notre copie) ; et les Awlâd al-Nâsir, la tribu de l'auteur, qui occupent 26 pages
de notre texte.

Ce n'est donc pas à sa tribu que Sâlih attribue la place principale dans sa Haswa, même s'il
lui réserve un traitement de faveur lié à la fois à un intérêt spécifique, bien compréhensible,
pour sa communauté, et à une meilleure connaissance de son "histoire". Ce sont les Awlâd
Mbârik, géographiquement voisins et souvent redoutables adversaires, qui retiennent
l'essentiel de son attention, pour une raison assez directement liée au thème de notre
investigation — le pouvoir et comment le nommer— : ils constituent une sorte d'archétype,
plus ou moins mythifié déjà à l'époque de Sâlih, de ce que doit être la fierté, la recherche de
la notoriété guerrière, inséparable de la lutte pour surclasser des adversaires proches ou
lointains, de la lutte pour le pouvoir. Et c'est chez eux que le lexique politique d'al-Haswa,
que "l'échelle de Sâlih" pour la taxinomie politique maure, marquera son plus haut niveau
d'enregistrement.

161
Cette échelle, comme le lexique qui lui est associé, est fondée sur la notoriété. Elle va du
néant, du zéro absolu de célébrité ("je ne trouve personne chez eux qui mérite d'être
mentionné"…) aux monarques et, encore au-dessus, aux monarques "célèbres". Entre ces
deux pôles cependant, il n'est pas aisé de classer tous les termes définissant des degrés de
notoriété et de pouvoir — quasiment toujours associés — dans une progression fermement
identifiée et établie.

Au bas de l'échelle de la distinction, au sortir du néant de notoriété, et une fois inscrit dans
une généalogie (c'est la matrice du processus d'identification), on peut être dit madhkûr
("mentionné, remémoré, évoqué, …") parmi les siens. Cela peut être dû au fait d'avoir une
belle voix, un physique présentant des marques notables d'exception (la beauté, la taille, la
force, …), à l'habileté au tir, aux talents de cavalier ou de simple dresseur, à la richesse, au
don de tisser des vers en dialecte hassâniyya ou aux connaissances savantes accumulées.

On peut également être redevable de cette notoriété à des vertus morales comme le courage,
la générosité, l'équité et la rectitude de jugement. On s'achemine alors vers les premiers
échelons de la nomenclature distinctive où l'on pourra être qualifié de "figure" parmi les
siens (min wujûh al-qawm, p. 44) et comptabilisé parmi les plus connus ou les plus
célèbres d'entre eux (mashâhirihim). Et, parmi les "hommes de vertu" (ahl al-murû’ât),
selon qu'il s'agit de mérites guerriers ou de talents intellectuels, on pourra désigner le
meilleur combattant (fâris qawmih) ou les esprits les plus brillants (futyân qawmihim).

Dans le premier cercle ainsi constitué de personnes distinguées, le classement à la notoriété,


qui ne fait guère intervenir, à ce stade, d'autorité sur autrui, va se préciser en faisant
progressivement entrevoir le passage et le lien nécessaire entre la fama et le pouvoir, entre
les luttes de classement pour se faire connaître et les luttes d'hégémonie pour se faire
reconnaître. Si la catégorie des aâyân (notables, figures de premier plan), autre terme de
classement des individus en compétition pour la notoriété utilisé par Sâlih, paraît renvoyer
avant tout à la visibilité de ceux qu'elle désigne (même racine ‘.Y.N. que celle de "œil"…),
il n'en va pas de même celle de sâdât (sg. sayyid, soit "maître, seigneur,…") qui lui est
souvent associée dans le texte d'al-Haswa ( dans l'adjonction : sâdât wa a‘yân…). et qui
connote clairement une idée de surclassement, de prééminence, d'hégémonie. Intervenant
d'ordinaire après une énumération de personnalités, cette notion apparaît le plus souvent
dans la formule : kulluhum sayyidu qawmih ("chacun d'entre eux est le seigneur de sa
communauté"). A l'occasion, et pour bien faire sentir cette dimension hiérarchique, Sâlih
précise à propos de tel ou tel seigneur, qu'il est un sayyid kabîr mutâ‘ ("grand seigneur
obéi", p. 29).

Cinq autres termes, qui font plus nettement basculer dans le champ de l'exercice d'une
autorité politique, doivent encore être évoqués au titre de cet inventaire du lexique politique
de Sâlih w. ‘Abd al-Wahhâb : shaykh, ra’îs, wazîr, amîr et malîk.

Signalons auparavant la récurrence de la formule : fîhum al-bayt wa al-‘adad (littéralement


: "en eux est le foyer/ maison et le nombre"), couramment utilisée par notre auteur pour
signifier que le groupe ainsi désigné est le siège d'une chefferie qui peut se limiter à lui ou
étendre son autorité à des segments adjacents de la même fraction ou de la même tribu.

162
Employé tout seul, le mot bayt apparaît comme un doublet, un synonyme, de celui de
ri’âsa, évoqué plus loin.

Si je ne fais pas erreur, le terme shaykh n'apparaît dans al-Haswa qu'une seule fois,
associé à l'exercice d'une autorité religieuse, comme si son usage, dans l'esprit de Sâlih,
devait résolument se limiter à ce champ. Il qualifie un personnage dont il est dit qu'il fut "le
maître intellectuel des habitants de Walâta" (shaykh ahl Walâta fî al-’ilm, p. 14). Par
contre, l'expression ri’âsa ("chefferie"), qui semble plus spécifiquement désigner une
prééminence de nature politique, peut apparemment être appliqué à l'exercice d'un pouvoir
"scientifique", comme lorsque Sâlih évoque des ri’âsât ‘ilm mashhûra, "des chefferies
scientifiques célèbres" (p. 20), celles des familles Awlâd Zayd d'al-Hâj al-Hasan b.
Aghbiddi et son fils Sîdi Muhammad.

Le vocable ri’âsa, généralement transcrit dans notre copie du manuscrit sous la forme
dialectalisée de riyyâsa, est, de toute la terminologie politique repérable dans al-Haswa,
celui qui revient le plus fréquemment.

La racine R.’.S., qui est la même que celle que l'on trouve dans le mot "tête" (ra’s), est
associée par les ouvrages de lexicographie (Tâj al-lugha d'al-Ujhurî, Lisân al-’arab d'Ibn
Manzûr…) à celle d'éminence, d'élévation, de commandement. "Le ra’s en toute chose, dit
Lisân al-’Arab, est sa partie la plus élevée (a‘lâh)". Le verbe ra’asa signifie atteindre
quelqu'un à la tête. Irta’as al-shay’ veut dire : "s'installer sur sa tête" (rakiba ra’sah). Un
étalon doté d'une grosse tête — je suis toujours le cheminement d'Ibn Manzûr autour de
cette racine — sera dit : fahl ar’as ; un marchand de têtes de moutons, un ra’’âs ; la source
d'un cours d'eau, son râ’is. Al-ra’s désigne également "une communauté qui devient
nombreuse et puissante (al-qawm idhâ katharû wa a‘azzû )". Enfin, ra’îs (pl. ru’asâ’), le
terme le plus communément utilisé par Sâlih pour désigner les dirigeants des groupes dont
il parle, signifie "chef, seigneur, prince". Il est donné pour équivalent de sayyid et de amîr.

Voilà à peu près tout ce que les lexicographes nous disent de ra’îs et de ri’âsa. Dans le
texte d'al-Haswa, ces termes, bien sûr, ne sont jamais définis, pas plus du reste que les
autres catégories de la distinction politico-sociale que Sâlih met en œuvre et qui devaient
sans doute lui paraître d'une évidence qui rendait superflue toute élucidation. Il faut donc se
contenter de parcourir les lieux où ils opèrent, de mesurer les effets hiérarchiques dont ils se
veulent les signes, pour essayer d'en saisir les contours, le contenu de classement dans cette
société à la fois si hiérarchisée et si rebelle à toute autorité.

On notera tout d'abord, la nature essentiellement agonistique, conflictuelle, compétitive de


la ri’âsa. Là-dessus, Sâlih, faisant peut-être du khaldûnisme sans le savoir65 , est en parfait
accord avec la conception de la "noblesse" (sharaf) et du pouvoir exposés dans la
Muqaddima : le sharaf et la ri’âsa qui en constituent une des manifestations les plus
visibles ne viennent pas de la (seule) généalogie, ils sont le fruit d'une compétition. On ne
peut être ra’îs sans entrer dans la lutte universelle des ‘asabiyyât et sans faire effort pour y
maintenir son rang.

65
Notons tout de même qu'il dit, au début d'al-Haswa, avoir trouvé le point de départ de la généalogie des
Banî Hassân dans les marges d'une "copie saharienne d'Ibn Khaldûn".

163
La ri’âsa (ou riyyâsa, comme Sâlih préfère la transcrire), la qualité de ra’îs , revêt
toutefois un sens général et un peu vague dans nombre d'usages qu'il en fait, exprimant
l'idée d'un poids et d'une influence difficiles à apprécier. Cela arrive en particulier quand il
n'y a pas de groupe précis auquel la "chefferie" est attachée ou que ce groupe est si vaste
qu'il en perd son sens référentiel. Exemples de cet emploi dans un sens très général : X […]
min al-ru’asâ’ al-mashâhir ("X […] fait partie des chefs célèbres", p. 12) ; wa kâna min al-
ru’asâ’ ("et il faisait partie des chefs", p. 27)" ; wa kânâ ra’sayn fî qawmayhimâ ("tous
deux étaient des chefs parmi les leurs", p. 30) ; min ru’asâ’ al-Maghâfira ("[il] appartient
aux chefs des Maghâfira", p. 45) ; min ru’asâ’ al-’arab ("[il] fait partie des grandes figures
guerrières").

Le terme ra’îs lui-même, qui revient extrêmement souvent sous la plume de Sâlih,
s'applique à une grande variété de personnages, ressortissant de groupes aux dimensions et
à l'influence les plus contrastées. Il peut s'agir d'un personnage "gérant" une situation floue,
en termes d'autorité, ou d'un ra’îs auquel personne n'ose se mesurer (bilâ mudâfi‘, p. 33).
La riyyâsa peut même qualifier la position d'une femme comme cette al-Tâhra bint Sîdi
Muhammad b. al-Hâj Buradda qui était mashhûra bi-al fadl wa al-riyyâsa ("fameuse pour
la grandeur d'âme et la riyyâsa", p. 32). On se dépêche tout de même d'ajouter de qui elle
était l'épouse…

Les ri’âsât peuvent cependant être hiérarchisées. Dans le temps d'abord : Sâlih oppose
fréquemment une ri’âsa ancienne (qadîma) à celle qui s'exerce de son temps, avec, par-ci
par-là, des indices tendant à montrer que les choses allaient souvent mieux "avant".
L'ancienneté, si elle ne suffit pas à elle seule, peut donc être un facteur de prestige et un
label de qualité pour la "chefferie".

La ri’âsa peut être affectée — et elle l'est souvent dans le texte d'al-Haswa — à des
groupes qui sont eux-mêmes susceptibles d'être classés. Une "chefferie" pourra être dite
générale, quand elle englobe la totalité d'un ensemble tribal significatif : X […] ra’îs Awlâd
Dulaym qâtibatan ("chef des Awlâd Dulaym sans exception", p. 9), par exemple. La
chefferie d'une tribu de pareille dimension est souvent dite appartenir à un sous-ensemble, à
une fraction de cette tribu : on dira, par exemple des Li‘thâmna, qu'ils détenaient en tant
que fraction la chefferie de tous les Awlâd ‘Allûsh (fîhum riyyâsat Awlâd ‘Allûsh, p. 20).
Le même processus de hiérarchisation peut être observé à l'intérieur d'une même fraction :
p. 40 d'al-Haswa : "il existe aujourd'hui chez les Ahl Sîd A‘li des chefferies (riyyâsât) de
moindre importance (dûna) que celle des Ahl Bakkâr b. Ahmad b. Sîd A‘li …" Enfin, à
l'intérieur d'une unité restreinte, la chefferie est parfois dite appartenir à la famille X alors
qualifiée de bayt.

Le terme wazîr ("vizir, substitut, homme de confiance, assistant,…") revient, si j'ai bien
compté, par deux fois, sous la plume de Sâlih. Son usage semble "accidentel" chez notre
auteur et ne correspond guère aux fonctions et à la position ordinairement associées dans la
taxinomie arabe du pouvoir à ce vocable.

Dans un cas, le mot traduit une position de second rang par rapport à la chefferie (ri’âsa) et
une hiérarchie démographique, entre l'ensemble des Awlâd Dâwûd et le groupe qui leur
fournit le wazîr, celui des Laktâf. "Aux Laktâf précités, écrit Sâlih, appartiennent A‘li b.

164
al-Mays et son fils Yahya qui font partie de leurs chefs de nos jours (min ru’asâ’ihim fî
hâdha al-‘ahd). A‘li b. al-Mays a été le vizir (wazîr) de Muhammad b. Ahmad b. Lifrâri et
de son fils Kadâdu…" (p. 18), le Muhammad en question étant le chef de tous les Awlâd
Dâwûd à l'époque de Sâlih.

La seconde occurrence du terme wazîr est associée à une situation de déclin et traduit
surtout l'idée de passage au second rang, de passage au service d'autrui après une période
d'autonomie politique. Ecoutons Sâlih :
"Les Ahl al-Zayt sont connus au sein des Awlad ‘Allûsh. Zaydân b. Ma‘tûg en fait partie et
fait partie de leurs chefs (min ru’asâ’ihim). Il sont devenus aujourd'hui vizir (sic : wazîr)
des Ahl Baydda, des Li‘thâmna, depuis que les Awlâd Musâ sont entrés en déclin (talâshâ
amruhum) et que le pouvoir (al-hukm) sur tous les Awlâd ‘Allûsh est passé aux Ahl Baydda
sans que plus personne ne puisse être mentionné avec eux…" (p. 38).

Le mot malik (pl. mulûk), ordinairement rendu en français par "roi, monarque", n'est utilisé
à proprement parler qu'une seule fois par Sâlih, dans une acception qui ne diffère guère, en
apparence tout au moins, de celle d'amîr, sauf à lui conférer une certaine emphase appelée
peut-être chez notre auteur par la vision "épique", d'ordinaire plus ou moins associée à tout
ce qui touche aux Awlâd Mbârik, chez lesquels Sâlih a décidé qu'il y avait des mulûk.
"Quant à Ahl al-Lab b. Busayf {…] écrit-il, ils sont les premiers mulûk des Maghâfira
parmi les éleveurs de bovins…"(p. 46).

L'exceptionnelle dignité que Sâlih veut ainsi conférer aux chefs des Ahl al-Lab b. Busayf
ressort clairement du fait que le titre de mulûk dont il les dote est celui-là même qu'il
attribue aux souverains de la dynastie ‘alawite, appelés aussi "commandeurs des croyants"
et Shurafâ’. Ecoutons Sâlih évoquer Khnâtha bint Bakkâr al-Ghûl b. A‘li b. ‘Abdalla al-
Barkannâ, "l'épouse du sharîf, amîr al-mu’minHn Mawlây Ismâ‘îl, souverain du Maroc
(Sâhib al-Maghrib), et la mère de son fils, amîr al-mu’minîn Mawlây ‘Abdallah, père et
grand père des rois (mulûk) et Shurafâ’ du Maroc d'aujourd'hui…" (p. 139).

J'ai gardé pour la fin de cet inventaire entrepris à travers la Haswa de Sâlih l'appellation
amîr, ainsi que les observations terminologiques que notre auteur a consacrées aux "émirats
historiques" ou du moins à ceux d'entre eux qui entraient dans son champ d'investigation
(Brâkna, Trârza, Âdrâr) — parmi les "émirats historiques", celui du Tagânit n'entrait pas
dans les propos de Sâlih, puique ses dirigeants, qu'il appelle aznâga (appellation
généralement transformée dans les textes arabes en "Sanhâja") ne font pas partie de la
descendance de Hassân. —.

La racine ‘.M.R., dont dérive amîr, est la même que celle qui a donné "ordre,
commandement" (amr) et l'amîr, dit Lisân al-’Arab, "est celui qui détient le
commandement" (dhu al-amr). al-Imâra, ajoute le lexicographe, est la même chose que la
wilâya ("la gouvernance, l'action de gouverner").

L'usage que la Haswa fait de ce terme, désigne au moins deux acceptions différentes.
Lorqu'elle l'applique à Shannân al-‘Arûsî qui s'était installé en 1040/1640 dans la batha de
Walâta, avec un groupe de guerriers, afin de rançonner les paisibles habitants de ce relais

165
caravanier, il a quasiment le sens de chef de bande : " Shannân al-‘Arûsî s'était installé à
Walâta avec une troupe (tâ’ifa) dont il était le chef (huwwa amîruhâ)" (p. 15).

Le terme a, par ailleurs le sens de dirigeant politique sans que l'on puisse exactement établir
ce qui le distingue de sayyid et de ra’is. En dehors des "souverains" des émirats, il n'est
appliqué qu'une seule fois, au chef des Ahl Busayf b. Ahmad des Awlâd Mbârik,
contemporain de Sâlih, Mahmûd al-Bishra" (p. 48). Notons que cet amîr appartient au
groupe (en déclin…) auquel l'auteur d'al-Haswa avait attribué des mulûk. Voyons, pour
finir, comment sont catalogués les dirigeants des "émirats" (Trârza, Brâkna et Âdrâr).
Chez les Ahya min ‘Uthmân de l'Âdrâr, il parle de riyyâsa et de riyyâsât, y compris parmi
les fils d'Ahmad w. ‘Aydda, son contemporain, comme si aucune autorité spéciale n'était
détenue par ce dernier qui n'est pas appelé amîr.

Chez les Trârza et les Brâkna, c'est la notion de bayt, pl. buyût, qui domine. Certains des
‘umarâ’ "historiques" chez les Trârza ont droit à ce titre : A‘li Shanzûra, son fils A‘mar,
les enfants de ce dernier, al-Mukhtâr, A‘li al-Kawri, Ahmad (w. al-Layggât), Muhamd al-
Kawri, sont tous qualifiés d'amîr66. Il est dit que Muhammad b. A‘li al-Kawri, en
compétition avec A‘mar b. al-Mukhtâr, est mort en luttant "pour l'accès à l'autorité
émirale."

A‘mar b. al-Mukhtâr b. al-Sharqi b. A‘li Shanzûra est qualifié de "premier amîr de la


lignée des Âl al-Sharqi (awwal amîr min Âl al-Sharqi…, p. 129).

Muhamd Lihbîb est dit "amîr des Trârza aujourd'hui" (amîr al-Trârza al-yawm, p. 29).
Sâlih évoque aussi Umm Râs bint Muhammad b. al-Siyyid b. A‘mar Âgjayyil, l'épouse
d'A‘mar Buka‘ba et la mère de Muhamd Lihbîb, "épouse de l'amîr et mère du célèbre amîr"
(zawjat al-amîr wa umm al-amîr al-mashhûr, p. 130).

Chez les Brâkna, les dirigeants de la première génération (les enfants de Muhammad b.
Hayba b. Nughmâsh) sont dit kulluhum ru’asâ’ ("tous sont des chefs", p. 135)". Ahmad b.
Hayba et son fils Muhammad "font partie des chefs" (min al-ru’asâ’, p.135).

Al-Mukhtâr b. Âghrayshi est qualifié de "détenteur du tribut des Chrétiens (sâhib maghram
al-nasârâ, p. 136) : remarque intéressante en ce qu'elle assimile les "coutumes" versées par
les traitants saint-louisiens à des tributs…

"Les fils de Muhammad. b. al-Mukhtâr b. Âghrayshi, célèbre par son autorité (riyyâsa), sa
générosité (sakhâ’) parmi les Maghâfira et les non Maghâfira, et par son pouvoir princier
(al-imâra) et sa conduite avisée (al-siyyâsa) parmi eux" (p.136).

Son frère, Sîd A‘li est appelé amîr qawmih (p. 136). Ahmadu, son fils, est lui aussi appelé
amîr (idem).

66
Sâlih ici commet quelques confusions : les enfants d'A‘mar w. A‘li Shanzûra qui ont "régné" sont al-
Mukhtâr (m. 1771) et A‘li al-Kawri (m. 1786). Mhammad (m. 1793), qui a succédé à ce dernier, est le fils
d'al-Mukhtar w. A‘mar w. A‘li Shanzûra. Et Ahmad dit w. al-Layggât (m. 1849), qui n'a jamais "régné", est le
frère de Muhamd LiÌbhb w. al-Mukhtâr w.ash-Sharqi w. A‘li Shanzûra.

166
3. 2. Les correspondances de Sh. Sidiyya avec les amîr-s des Trârza

J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer cette figure de la Qâdiriyya ouest-saharienne dans les
pages précédentes de ce travail.

La situation géographique de la zone de nomadisation de sa tribu, au carrefour des quatre


"émirats historiques", favorisera le rôle d'intercesseur et de "pacificateur" qu'il a voulu se
donner. Son campement avait la réputation d'être une sorte de sanctuaire où les fugitifs de
toute nature, en particulier ceux qui voulaient échapper à un cycle de vengeance, pouvaient
espérer trouver refuge.

Toutefois, les groupes guerriers les plus proches de la sphère géographique de Sh. Sidiyya,
ceux qui y exerçaient l'influence militaire la plus importante, étaient les Trârza. Le shaykh
et sa tribu vivaient en partie sous leur protection militaire sans toujours échapper à leurs
pillages. Ils pouvaient néanmoins compter, parmi eux, sur de solides alliances. Et les
correspondances du shaykh que je vais examiner témoignent à tout le moins de l'autorité
qu'il aimerait exercer sur les chefs Trârza. Il convient , en effet, dans notre examen des
catégories de pouvoir recensées par Sh. Sidiyya, de ne pas perdre de vue la dimension
performative du discours d'autorité du shaykh, chargé de faire advenir tout en les nommant
et au travers de l'opération même de les désigner, les réalités qu'il nomme. Il n'est
cependant pas déraisonnable de conjecturer que, par la vertu de "l'effet d'assignation
statutaire" (noblesse, dit-on, oblige…), le lexique du pouvoir et les syntagmes plus ou
moins figés qui lui sont associés aient contribué, peu ou prou, à produire dans les faits
quelque chose qui ressemble à la nomenclature qu'ils mettent en œuvre.

Cette nomenclature, étroitement corrélée, comme chez Sâlih, à une hiérarchie de la


distinction, fait appel, à quelques ajouts près, aux mêmes termes : sayyid, ra’îs, amîr, ‘azîm,
malik, sultân… Avant d'en examiner les occurrences et les usages, disons deux mots du
corpus qui sert de base à notre enquête.

Il s'agit d'un ensemble de vingt-trois lettres67, envoyées entre 1829 et 1868, à la jamâ‘a et
aux chefs des Awlâd Ahmad b. Damân, la tribu "émirale" des Trârza, par Sh. Sidiyya.
Vingt d'entre elles sont adressées à l'amîr Muhamd Lihbîb (1829-1860), parfois associé à
ses frères (une lettre), à son fils et successeur, Sîdi (1860-1871, trois lettres) ou à la jamâ‘a
des Awlâd Ahmad b. Damân (une lettre). Sîdi est destinataire intuitu personae de deux des
correspondances examinées. Une seule d'entre elle est adressée à la jamâ‘a en tant que
telle.

Ces lettres, de dimensions très variables (entre l'équivalent d'un tiers de page
dactylographiée et cinq pages), sont d'un style particulièrement homogène, voire répétitif,
tissé de formules épistolaires toutes faites et suivant invariablement la même "progression",
de l'exorde édifiant du sermonnaire vers l'objet proprement dit de la missive. L'impression
de monotonie qu'elles dégagent n'est d'ailleurs pas seulement le fruit du moule formel
auquel elles obéissent, elle provient également de la récurrence des mobiles qui les ont
suscitées. En dehors du sermon "pur", les correspondances de Sh. Sidiyya n'ont en effet que
67
Elles ont fait l'objet d'un mémoire de maîtrise de al-Tâh b. Hamâh Allâh (Rasâ'il ash-Shaykh Sidiyya al-
Kabîr ilâ umarâ' al-Trârza, 1994).

167
trois préoccupations : réclamer la restitution de biens razziés, proposer un apaisement ou
une médiation dans un conflit, réclamer les "cadeaux" (hadâyâ) que les Awlâd Ahmad b.
Damân se seraient engagés à lui verser.

Voyons à présent comment ces correspondances qualifient l'autorité et son exercice dans
"l'émirat" des Trârza.

La lettre à la jamâ‘a, probablement immédiatement consécutive à la mort d'A‘mar w. al-


Mukhtâr, ne mentionne, contairement à la pratique usuelle de Sh. Sidiyya dans ses adresses
aux tribus maures, le nom d'aucune figure particulière des Awlâd Ahmad b. Damân. Les
dirigeants dont la jamâ‘a est créditée, sans être nommés, sont tout simplement qualifiés de
ru’asâ’.

Une seconde correspondance semble, elle aussi, se situer au lendemain du décès d'A‘mar
w. al-Mukhtâr. Elle est adressée à "Muhamd Lihbîb et à ses deux frères, les fils du regretté
(al-marhûm, i.e. "l'absout", terme qui connote un décès recent), chef du Sâhil et son
seigneur (ra’îs al-Sâhil wa sayyidih), A‘mar w. al-Mukhtâr". A‘mar (1800-1829), qui
apparaît d'ordinaire au numéro onze ou douze (selon que l'on compte ou non al-Siyyid b.
Haddi), dans le décompte des umarâ’ des Trârza depuis Ahmad b. Damân (m. 1632 ?), n'est
pas qualifié d'amîr par al-Shaykh Sidiyya, mais de ra’îs et sayyid. Son autorité n'est pas
reférée aux Trârza, mais à l'espace territorial un peu vague du Sâhil. Et si Muhamd Lihbîb
n'y a encore aucun titre et se voit associer ses deux frères, c'est probablement que la
succesion ne s'était pas encore clairement décidée en sa faveur.

Il n'est pas aisé, par contre, de formuler un jugement chronologique (aucune lettre n'est
datée…) sur les lettres où Muhamd Lihbîb est interpellé en même temps que Sîdi, ni de
rendre compte de ce qui apparaît comme une limitation de son autorité suggérée par la
présence à ses côtés de son fils dans l'adresse de Sh. Sidiyya. Notons également que dans
aucune des trois lettres en question Muhamd Lihbîb n'est qualifié d'amîr. Dans deux d'entre
elles, il est dit "seigneur de ses compagnons et dirigeant/ préposé des hommes de son
époque (sayyid aqrânih wa muqaddam ahl zamânih) ; et dans la troisième, Sh. Sidiyya
ajoute à cette aimable formule (qui ne nous renseigne guère sur la nature de l'autorité du
chef tarrûzî…), celle de "l'unique de son temps en son moment" (farîd ‘asrih fî awânih).

Cependant, dans les autres correspondances adressées à Muhamd Lihbîb, son statut
"princier", et même royal, est ouvertement proclamé par Sh. Sidiyya. Il est qualifié d'amîr,
de sultân et de malik. Les formules relevées dans les lettres précédentes, si elles sont
souvent conservées comme ornement préambulaire et pour l'effet euphonique des
allitérations qui les traversent, se trouvent reléguées au second plan par des expressions
plus nettement significatives du statut politique "lexical" attribué au chef des Trârza. On
relève les formules d'adresse suivantes :

— "Seigneur de ses compagnons et chef des hommes de son époque, sultan incontesté des
Banî Tarrûz et porteur sans opposant des charges successorales de leur autorité" (sayyid
aqrânih wa ra’îs ahl zamânih sultân Banî Tarrûz ghayr munâza‘ wa hâmil a‘bâ’
khilafatihâ ghayr mudâfa‘ ) ;

168
— "Seigneur de ses compagnons, chef des fils de son temps, préposé de sa région en son
moment, sultan incontesté des Banî Tarrûz, porteur sans opposant de leur drapeau et des
charges de leur souveraineté" (sayyid aqrânih wa ra’îs abnâ’ zamânih wa muqaddam
qutrih fî awânih, sultân Banî Tarrûz bilâ munâza‘ wa hâmil liwâ’ihâ wa a‘bâ’ siyyâdatihâ
bilâ mudâfi‘) ;

— "Le préposé/ chef juste et le sultan obéi" (al-muqaddam al-‘dâil wa al-sultân al-
mumâthal) ;

— "Le prince juste et le sultan obéi" (al-amîr al-‘âdil wa al-sultân al-mumâthal) ;

— "Dirigeant incontesté des Trârza et leur sultan sans opposition" (‘azîm al-Trârza bilâ
nizâ‘ wa sultânihâ bilâ difâ‘) ;

— "Sultan et roi parmi les plus grands sultans des Maghâfira" (sultân wa malik min a‘zam
Salâtîn al-Maghâfira) ;

— "Le prince avisé et le disciple louable" (al-amîr al-rashîd wa al-murîd al-hamîd) ;

— "Le prince incomparable et le disciple sincère" (al-amîr al-fâ’iq wa al-murîd al-Sâdiq) ;

— "…et Allâh l'a inclus dans les princes justes et les sultans obéissants" (wa ja‘alahu
(Allâh) min al-umarâ’ al-‘âdilîn wa al-salâtîn al-mutî‘în).

Telles sont les formules par lesquelles Sh. Sidiyya s'adresse aux deux amîr-s Trârza qui
fûrent ses contemporains, Muhamd Lihbîb et son fils Sîdi. Quel que soit le poids de
l'emphatisation "diplomatique" et protocolaire dont elles se ressentent, elles font
incontestablement signe vers l'exercice d'une autorité — nommée — qui déborde la seule
chefferie (ri’âsa, siyyâda…).

Elles ajoutent deux termes au lexique de Sâlih examiné plus haut, ceux de ‘azîm et sultân.
Je concluerai là-dessus mes observations sur la terminologie du pouvoir chez Sh. Sidiyya.

La racine Z.‘.M. est associée par le Lisân al-’Arab, à partir de sa signification coranique, au
dire (al-qawl) en général (al-za‘m = al-qawl), à toute forme d'assertion, qu'elle soit vraie ou
fausse, quoique le substantif al-za‘m soit plus particulièrement rattaché au thème du propos
dénué de fondement : il est donné pour équivalent de "présomption, mensonge" (al-zann,
al-kadhib). Le verbe de forme réfléchie tazâ‘ama veut dire se porter mutuellement
assistance. Le ‘azîm, en son sens premier, est le porte-parole, le garant, la caution (al-kafîl)
des individus de son groupe. Il est leur seigneur (sayyid) et leur chef (ra’îs), celui qui
s'exprime en leur nom et qui personnifie leur solidarité. A noter également que al-za‘âma,
qui est donnée par le Lisân comme synonyme de "la souvraineté et de la chefferie" (al-
siyyâda wa al-ri’âsa), veut aussi dire "arme" (silâh), "armure" (dir‘) et que za‘âmat al-mâl
a la signification de part de la plus importante et la plus noble d'un bien (d'héritage
notamment…). Une conjonction sémantique qui autorise toutes sortes de conjectures sur les
rapports premiers que la langue arabe laisse entrevoir entre parole, pouvoir, protection
militaire et richesses …

169
On retrouve du reste des éléments de cette configuration sémantique dans l'autre terme
(sultân) que Sh. Sidiyya ajoute au lexique du pouvoir employé par Sâlih w. ‘Abd al-
Wahhâb. al-Salâta, le premier terme évoqué sous la racine S.L.T par le Lisân, a le sens de
"contrainte" (qahr), mais le second (al-salt, al-salît) se dit du bavard agile et (parfois)
calomniateur (al-tawîl al-lisân). Ce mot salît veut aussi dire "huile", celle notamment que
l'on utilise pour les lampes à huile. Et Ibn Manzûr d'établir aussitôt un lien entre cette
faculté d'éclairer et le rôle de guides, "d'éclaireurs", des sultans. Mais il s'agit là d'un sens
dérivé. Le sens premier de sultân c'est, nous dit le lexicographe, celui de "argument"
(hujja), "preuve" (burhân), et le sultân a été nommé ainsi "parce qu'il constitue un
argument/ instrument d'Allâh sur sa terre (li’annahu hujjat Allâh fî ardih). "On dit, ajoute
Ibn Manzûr, des princes (umarâ’) qu'ils sont des sultans (salâtîn) parce que c'est par leur
moyen que sont établis les preuves et les droits" (li’annahum al-ladhîna tuqâm bihum al-
hujja wa al-huqûq). Sultan, par ailleurs, est donné pour équivalent, de "gouverneur",
d'"administrateur"(wâlî) ; et le terme désigne aussi bien celui qui en est porteur que le
pouvoir dont il est doté. "Le sultân en toute chose veut dire son aspect extrême
(shiddatuh), sa "pointe" (hiddatuh), son autorité (satwatuh)". Et l'on retrouve encore sous
cette entrée de sultân le rapport étymologique déjà noté entre le pouvoir et les armes,
puisque al-sulta, le terme qui désigne "l'autorité", se dit également (avec un pl. différent :
silât) des flèches quand elles sont longues…

3. 3. Saint-Louis du Sénégal et les amîr-s

La troisième partie de cette brève enquête s'appuiera sur les correspondances échangées
entre l'administration du comptoir français de Saint-Louis du Sénégal et des notables de la
Gibla, sur une période qui englobe partiellement et prolonge celle qui vient d'être évoquée
avec les lettres de Sh. Sidiyya, puisqu'elle va de l'époque de Muhamd Lihbîb à celle de son
fils A‘mar Sâlim (m. 1893).

Il s'agit d'un corpus de 164 correspondances en arabe issues des archives du Sénégal. La
composition de ce corpus est, du point de vue qui nous préoccupe ici — la terminologie du
pouvoir au sein de la société maure précoloniale — le fruit d'un hasard qui ne doit rien à
une collecte systématique ou à une recherche de représentativité fondée sur des critères qui
auraient pu, par exemple, être ceux de la période, de la région, de la langue utilisée, de
l'appartenance ou du statut social de l'émetteur et/ ou du destinataire, des sujets abordés,
etc… Il s'agit d'un ensemble de lettres, collectées par un historien à des fins que je ne
connais pas exactement, et que je me suis contenté de reprendre tel qu'il l'avait constitué.

Tel quel cependant, je crois que ce corpus offre un aperçu significatif du vocabulaire du
pouvoir en usage dans les échanges entre l'administration saint-louisienne et le monde qui
gravitait autour d'elle d'un côté, et les tribus maures voisines de l'autre, comme il permet de
se faire une idée de la terminologie interne à chacune des deux parties et des malentendus
générés par des traductions parfois incertaines. A l'examen de cette documentation, il
apparaît, de façon quelque peu inattendue (à tout le moins pour moi…), que si emprunt
terminologique il y a eu, ce serait davantage les saint-louisiens, qui se seraient alignés sur
leurs interlocuteurs maures, que l'inverse.

170
La grande majorité des documents (126) rassemblés sont envoyés par des amîr-s, des
candidats à l'émirat ou des membres de la famille émirale des Ahl Muhamd Lihbîb. Dans le
tableau suivant j'indique leur répartition en mentionnant les dates du "règne" des amîr-s qui
ont exercé cette fonction.

Expéditeurs Nombre de correspondances

A‘li w. Muhamd Lihbîb (1873-1886) 80


Sîdi w. Muhamd Lihbîb (1860-1871) 28
Muhamd Lihbîb (1829-1860) 12
Brâhîm as-Sâlim w. Muhamd Lihbîb 6
Muhammad Fâl w. Sîdi (1886-1887) 4
Ahmad Sâlim w. Muhamd Lihbîb (1871-1873) 3
A‘mar Sâlim w. Muhamd Lihbîb (1887-1893) 2
Les fils de Sîdi w. Muhamd Lihbîb 1

Total 126

Six lettres sont de la plume de deux chefs de la tribu des Idawalhâj qui portaient le titre de
Shams : Shams Muhummadhun Fâl et Shams Muhummadhun Aghrabat. Cette tribu avait
une fonction essentielle d'intermédiaire dans le commerce de la gomme avec le comptoir
français depuis le XVIIe s. et se trouvait, à ce titre, plus ou moins associée à la gestion des
affaires de l'émirat.

Quatre pièces de notre corpus émanent du Gouverneur de la colonie et trois d'entre elles
sont des lettres qui lui sont adressées par la jamâ‘a des Awlâd Ahmad b. Damân. On y
trouve encore une lettre de l'amîr des Brâkna, Sîd A‘li w. Ahmaddu, envoyée à Saint-Louis
; un autre de son cousin, Sîd Ahmad w. Hayba, le chef des Brâkna du Gorgol, au même
destinataire ; ainsi qu'une correspondance adressée par Lat Dior, damel du Cayor, à
l'administration du comptoir sénégalais. Deux lettres du corpus émanent de deux jamâ‘a
tribales (Awlâd al-Bû‘liyya et Awlâd Âgshâr) relevant du système de l'émirat ; l'une d'entre
elle provient d'un "vizir" des amîr-s Trârza à l'exceptionnelle longévité politique
(Akhyârhum) et l'autre d'un autre commis d'amîr qui se qualifie lui-même de "ministre".
Les sept correspondances restantes du corpus émanent de personnalités (tant "guerrières"
que "maraboutiques") et de groupes, de rang plus ou moins élevé, que je ne suis d'ailleurs
pas toujours arrivé à identifier.

Voilà pour les expéditeurs et destinataires des lettres formant le dossier que j'ai entrepris
d'interroger. Elles présentent, on le voit, un éventail assez large des acteurs politiques et
sociaux de la Gibla "saint-louisienne" durant la seconde moitié du XIXe s. Je voudrais, à
présent, dire deux mots de leur forme et de leur contenu avant d'en aborder le lexique
politique.

171
Au plan de la forme, deux traits essentiels caractérisent les correspondances constitutives
de ce dossier : la briéveté et une indifférence manifeste à toute préoccupation de style, voire
à la simple conformité aux règles de la langue arabe écrite, souvent abandonnée pour du
dialecte (hassâniyya) transcrit.

L'immense majorité des lettres que nous avons sous les yeux se limitent à un paragraphe ou
deux. Les plus concises, celles que je suis tenté d'appeler, malgré le sérieux de leur propos,
les "brèves de comptoir", ne comptent qu'une phrase ou deux, ainsi cette adresse de 1877 de
A‘li au Gouverneur de Saint-Louis ainsi libellée :

"De la part d'A‘li b. Muhamd Lihbîb, amîr des Trârza à amîr Ndar (le nom en hassâniyya
de Saint-Louis), salut achevé, bon et général à celui qui suit la voie droite, motivé par :
t'informer que la maladie qui l'a obligé à quitter Ndar sans te dire au revoir s'est
considérablement aggravée et qu'il te demande de lui envoyer un bateau rapide qui puisse le
déposer en un jour chez lui. Salut !" 68

Suit le nom du secrétaire (al-Mukhtâr b. Limzaydif) et le cachet : "Ely roi des Trarza" (en
français, sur le pourtour du cachet, avec en son centre "A‘li ", écrit en arabe). Voici, en
restant assez proche de sa lettre, à quoi peut ressembler une de ces brèves missives qu'il
arrivait aux amîr-s des Trârza d'envoyer aux autorités saint-louisiennes. Aucune dépense
inutile de ces formules tarabiscotées dont regorge pourtant la littérature épistolaire princière
arabe, rien que "du concret".

Cette tournure directe et concrète ne se dément guère à travers l'ensemble du corpus étudié,
s'agissant tout au moins de la partie Trârza de la correspondance que nous avons sous les
yeux. Et quand il faut se faire liant, on cherchera plus volontiers du côté des choses
"concrètes", de la parenté par exemple, que de la séduction par le style, pour s'attirer les
bonnes grâces de "l'amîr de Saint-Louis", traité à l'occasion de "père" (wâlid), notamment
par A‘li 69, l'expéditeur de la majeure partie du courrier que nous examinons.

Sur toute la masse des correspondances ici rassemblées, il n'y en a quasiment qu'une seule,
envoyée par Sîdi, un an après son arrivée "aux affaires" et pour souhaiter la bienvenue à un
nouveau gouverneur, qui ait quelque prétention de style, même si le secrétaire a cru bon d'y
ajouter plus prosaïquement quelques mots destinés à l'interprète saint-louisien, Bou El
Mogdad, pour lui rappeler une promesse de cadeau et lui réclamer du papier … Voici une
tentative de traduction de cette correspondance70.

"De la part du chef (raîs) de tous les Maghâfira, a fortiori des Trârza, maître (sayyid) de
leurs grands comme de leurs petits, celui dont le poète a dit :

«Je gouverne (tamallaktu) tout ce qui se trouve entre al-‘Irâq et Yathrib (Médine)
«Et cela ne me distrait point de ma souveraineté (mulk) sur al-‘Irâq ;

68
Archives Nationales du Sénégal, 9G2, Chemise 13, 1877, pièce 168.
69
Idem, 9G2, Ch. 8, 1873, pièce 91 ; Ch. 12, 1876, pièce 149, etc. Il convient de noter que A‘li, fils de
Muhmad Lihbîb et de la "princesse"du Waalo, Diombot Mbodj, a longtemps vécu à Saint-Louis et y était plus
ou moins entretenu par l'administration du comptoir français.
70
9G2, Ch. 24, 1862, pièce 182.

172
Sîdi b. Muhamd Lihbîb, que le glaive de son autorité (qahrih) continue à atteindre son but
et à ne point le rater, et qu'il conitinue à être une bénédiction pour le lointain autant que
pour le proche,

au chef (ra'îs) des Chrétiens (nasârâ), Jules Zubair (?), un salut qui annonce la solidité du
pacte (‘ahd) et la pureté de la confiance et de l'amitié. Ceci pour te dire que quand il a
appris ta venue comme amîr juste et avisé et que A‘mar b. Mhammad lui a transmis tes
propos et qu'il les a appréciés alors qu'il est installé depuis plus d'un an sur le trône (fawq
sahwat al-khilâfa : litt. "sur le dos de la succession"), ce qui a fait dire au poète :

«Eux qui la connaissent [la khilâfa] comme leurs aïeux connaissaient ses génitrices,
«Comme si elle avait vu le jour dressée sous leurs étriers,
«Comme s'ils étaient nés installés sur son dos,
«Eux qui tiennent par leur vaillance sur son revers
«Aussi fermement que sa peau et les fières cicatrices de son coup ;

il a entrepris de t'écrire, pour t'informer que le temps ne change rien à ses engagements,
qu'il n'oublie pas et ne trahit jamais parce que celui qui trahit ne finit jamais bien ; et qu'il
ne commet d'injustice (lâ yazlamu) envers personne et qu'aucun des habitants (de son pays)
quel qu'il soit ne subit d'injustice dont l'auteur ne reçoit aussitôt un châtiment extrême.

Sache qu'il espérait que Ndar (St-Louis) soit sous l'autorité d'un chef (ra’îs) ferme qui
comprenne le commerce (mu‘âmalât) entre personnes intelligentes, qui comprenne leurs
propos et leurs lettres afin que tous puissent renouveler (poursuivre) les bonnes relations, la
politique avisée (husn al-siyyâsa) et la bonne gestion du pays (islâh al-bilâd) que
j'entretenais avec ton prédécesseur. Car le plus stupide des princes (umarâ’) est celui qui
corrompt la terre durant son règne (muddat khilâfatih) et se donne pendant ce temps une
peine (inutile) ; car, après lui, [l'autorité] va aller à celui à qui elle doit incomber et son
action corruptrice aura produit quelque infamie à laquelle les princes précédents avaient
échappé.
Si tout ceci a été compris, sache qu'il est patient et indulgent (halîm) là où la longanimité
est louable et fermé à toute connaissance (jahûl) là où elle est blâmable. Il est comme a dit
le poète :

«Ma langue est un surgeon qui promet la guérison


«Elle est agent de cicatrice pour celui sur qui Allâh la déverse.

Salut !"

Cette lettre de Sîdi tranche assez fortement par son ton sur l'ensemble de la correspondance
évoquée, à la fois par une certaine fermeté et par son propos exclusivement "diplomatique".

Le gros du courrier envoyé à Saint-Louis par les amîr-s et notables Trârza affiche en
général des préoccupations bien plus modestes, même si la déclaration de fidélité aux
engagements, au ‘ahd, y constitue une sorte d'entrée en matière quasi-obligée.

173
Les thèmes dominants de la correspondance qui se trouve sous nos yeux sont les suivants :
protester de sa fidélité aux engagements contractés avec l'administration du comptoir
français ; recommander ou donner procuration à un proche, demander des services et des
cadeaux (notamment "avance sur coutumes"…) ; demander protection et/ ou
reconnaissance ; demander la restitution d'esclaves évadés ou enlevés, de personnes
emprisonnées ; renseignements au sujet de contacts avec une tierce partie politique ou
d'événements politico-militaires, demande d'accès "fiscal" aux populations noires
"protégées" par Saint-Louis ; évocation de la situation de naufragés recherchés par les
saint-louisiens ; promesse de visite et demande de rendez-vous.

Venons-en maintenant au lexique politique porté par cette correspondance. Mais


auparavant, deux remarques.

Notons, tout d'abord, que le seul terme employé pour signifier l'allégeance, la vassalité, la
soumission à une autorité politique, est celui de ‘iyyâl qui revient assez fréquemment sous
la plume des amîr-s en correspondance avec Saint-Louis. Voici, par exemple, Sîdi écrivant
à "amîr Ndar"71, apparemment pour lui reprocher de donner refuge à des membres de son
‘iyyâl qui se seraient rendus coupables d'actes répréhensibles. Chacun de nous deux,
explique Sîdi à son interlocuteur, a son ‘iyyâl et le ‘iyyâl "commet des fautes" (yakhta’u),
"n'est jamais exempt de personne qui sortent du (droit) chemin (lâ yakhlû min ahad yuhîd
‘an al-tarîq) et qui commettent des désordres (ifsâd). Il ne faudrait pas, poursuit Sîdi, que
lorsque l'un de nous deux entreprend de “corriger” (yu’addib) son ‘iyyâl, l'autre lui donne
protection". Il conclut en rappelant les engagements et la communauté d'intérêt fondée sur
la proximité/ parenté72 qui les unit tous les deux en tant qu'amîr : "Il [Sîdi] pensait que tu es
un amîr et lui un amîr et qu'il y a entre vous un pacte ancien (‘ahd qadîm) et une proximité/
parenté (qarâba) qui vous poussent à prendre chacun soin des intérêts de l'autre …"

Notons au passage cette parité de statut proclamée entre le Gouverneur de Saint-Louis et


l'amîr des Trârza qui constitue un trait récurrent de la représentation du pouvoir (nommé)
chez les partenaires maures "en fonction", dans leurs relations avec les autorités du
comptoir sénégalais. J'y reviendrai.

Sous la racine ‘.Y.L., le Lisân évoque principalement la pauvreté, le dénuement,


l'indigence, la malnutrition, la dépendance, celle notamment des orphelins. On ne trouve
pas chez lui le sens "famille"73, présent dans l'‘arabe contemporain (‘â’ila) dont le ‘iyyâl, tel
que les amîr-s Trârza l'évoquent, est une sorte d'extension. Le ‘iyyâl, c'est la grande famille,
les "mineurs" en tout genre qui relèvent de l'autorité de l'amîr. Vision familiale,
patrimoniale donc, de l'autorité, élargie à l'occasion à celle du pasteur, gardien de son
troupeau qu'il s'efforce de maintenir dans le "droit chemin".

La seconde remarque d'ordre général inspirée par l'examen de notre corpus a trait au rôle
des secrétaires, qui apparaissent bien souvent, compte tenu du modeste niveau de leur

71
9GI, Ch. 24, 1862, pièce 192.
72
Le mot employé, qarâba, a ces deux sens.
73
Kazimirski, dans son Dictionnaire, note : "‘iyyâl, pl. ‘ayâyil : famille; femme, enfants et toute la
domesticité à la charge d'un père de famille". Et on on trouve dans l'Arabic-English Dictionary de H. Wehr :
"‘â'il : sustainer, breadwinner, family provider; ‘â'ila, pl. ‘â'ilât, ‘awâ'il : family, household".

174
prestation, comme de simples "scripteurs". Ils jouent cependant un certain rôle dans la
fixation des expressions d'adresse employées pour les interlocuteurs des amîr-s, aussi bien
que dans la stabilisation du vocabulaire du pouvoir appliqué à ces amîr-s eux-mêmes. Ils se
doutent aussi que leur texte ne s'adresse pas directement au Gouverneur de Saint-Louis,
même si c'est à lui qu'il est envoyé, mais qu'il va passer par le "décodage" de son interprète,
Bou El Mogdad, que la plupart d'entre eux paraissent connaître et avec lequel ils font
volontiers mine d'être liés par une sorte de complicité professionnelle, puisqu'ils "parlent la
même langue".

Ce Bou El Mogdad a reçu, si je ne me trompe, une partie de son éducation chez les Trârza
(les familles lettrées de la région s'entend), il a traversé une bonne partie du pays maure lors
de son pélerinage à la Mecque durant les années 1850 et semble donc fortement imprégné
de culture saharienne. C'est tout cela qui me fait penser qu'il s'est rendu complice, pour
parler à ses interlocuteurs maures leur langage, d'une extension du vocabulaire politique
"émiral" aux institutions saint-louisiennes, tout comme il a converti les amîr-s en "rois"
pour se faire comprendre de ses employeurs saint-louisiens.

J'en viens maintenant aux termes du lexique politique employé dans les échanges entre
l'administration du comptoir français et ses interlocuteurs maures. Je distinguerai la vision
taxinomique des amîr-s par eux-mêmes et par leur entourage ou "compatriotes", la vision
maure des institutions de Saint-Louis et du monde sénégalais de manière plus générale, la
vision enfin que les saint-louisiens renvoient aux Maures de leur propre terminologie
politique.

Sur le premier point, c'est-à-dire la terminologie du pouvoir employée par les Maures pour
décrire leur propre système politique dans leurs échanges avec Saint-Louis, il convient de
distinguer au moins deux cas de figure, celui de l'amîr fermement installé à la tête de son
système politique (qui hésitera moins à se donner un titre de quelque emphase), du candidat
encore en lutte pour l'accès aux fonctions émirales, qui n'est que le chef de son parti, de sa
jamâ‘a — jamâ‘a qu'il associera du reste fréquemment à ses initiatives dans ses lettres à
Saint-Louis —.

Au sein même de ceux qui contrôlent sans contestation menaçante les "rênes du pouvoir",
le mode d'accès à l'autorité suprême peut avoir un effet sur la manière que les dirigeants ont
de se qualifier. Sîdi, par exemple, qui était déjà plus ou moins associé à la gestion des
affaires de l'émirat du vivant de son père et qui accède au pouvoir en tuant les assassins de
celui-ci, se sent tout de suite investi d'une forte légitimité et se donne des titres qui tradui-
sent cet état d'esprit (amîr al-Trârza, ‘azîm al-Trârza, amîr al-muslimîn, amîr al-
mu’minîn…).

A l'inverse, en période de crise ouverte avec Saint-Louis, ou de contestation forte de la part


d'un rival disposant de quelque soutien, le recours à la jamâ‘a ou l'association de figures de
premier plan de la tribu permettent à l'amîr en place, même s'il mentionne son titre, de
montrer qu'il dispose de soutiens importants parmi les siens.

Le recensement des termes employés, s'il fait apparaître un flottement persistant de la


terminologie, permet tout de même d'établir une nette suprématie du qualificatif amîr. A‘li

175
est qualifié d'amîr al-Trârza 51 fois sur les 80 correspondances qu'il a envoyées. Il est
appelé une fois amîr al-bizân ("Prince des Maures"). Il est qualifié une fois de sayyid al-
zamân ("le maître de ce temps"), et une fois, dans une traduction française dont je n'ai pas
trouvé l'original, de "Roi des Trarza", terme par lequel les saint-louisiens traduisent
d'ordinaire amîr. Dans le reste de ses lettres, il est nommé simplement par son nom et ne
porte pas de titre.

Muhamd Lihbîb ne reçoit aucun titre dans les correspondances qu'il a envoyées et celles-ci
ne portent pas non plus ce cachet, de provenance saint-louisienne, qui semble avoir été à
l'origine de l'institutionnalisation du qualificatif de "Roi des Trarza".

Sîdi est qualifié une fois de ra’îs al-Maghâfira ("chef des Maghâfira") — branche du
système généalogique des Banî Hassân à laquelle les Trârza se rattachent —, trois fois
d'amîr al-mu’minîn ("prince des croyants"), une fois d'amîr al-muslimîn ("prince des
musulmans"), trois fois de ‘azîm al-Trârza ("le seigneur/ le grand des Trârza"), neuf fois
d'amîr al-Trârza.

Dans les quatre lettres qu'il a signées, Muhammad Fâl w. Sîdi est qualifié d'amîr al-Trârza,
Ahmad Sâlim se donne ce titre deux fois et A‘mar Sâlim, une fois.

Ce titre est également celui que se donne Sîd A‘li, le chef des Brâkna, dans la seule lettre
émanant de lui que contient notre corpus.

La prédominance du titre d'amîr, que les chefs maures s'appliquent, trouve son équivalent
dans la prévalence du même titre parmi les appellations du Gouverneur de Saint-Louis,
comme s'il fallait observer une sorte de symétrie, d'équilibre dans dans la désignation de ces
chefs de deux mondes qui se font face.

Dans notre corpus le gouverneur est appelé 116 fois amîr Ndar. Il est qualifié 12 fois de
shaykh Ndar, surtout par Muhamd Lihbîb (dont nous avons vu qu'il ne s'attribue lui-même
aucun titre…) et par le A‘li d'avant l'investiture émirale, un A‘li donc qui ne cherchait pas
à "élever" la position du Gouverneur à un moment où la sienne était plutôt incertaine. Dans
6 lettres émanant principalement de Sîdi, le Gouverneur est appelé bûr Ndar, d'un nom qui
qualifie en wolof la position du souverain du Diolof sénégalais. Je ne saisis pas encore
pourquoi ce titre a été préféré à celui des chefs des provinces du Waalo (brak) et du Cayor
(damel) avec lesquelles les amîr-s maures entretenaient davantage de relations qu'avec le
Diolof.

Je note aussi que dans la seule lettre du corpus envoyée par le souverain du Cayor — Lat
Dior — à l'administration de Saint-Louis, lettre écrite, soit dit en passant, dans un arabe
nettement supérieur à celui des secrétaires des amîr-s des Trârza, Lat Dior se qualifie lui-
même de amîr al-mu’minîn, malik Cayor.

Il y a 5 lettres qui sont adressées aux commandants de Podor et Dagana, appelés tout
simplement kumânda, signe que les amîr-s et leurs secrétaires connaissaient fort bien les
titres en usage parmi les membres de l'administration saint-louisienne et qu'ils ont préféré

176
recourir de façon massivement prévalente au titre d'amîr pour le Gouverneur pour
exprimer la parité qu'ils recherchaient avec lui.

Dans deux correspondances émanant de Sîdi, le gouverneur est appelé ra’îs al-nasâra ("le
chef des Chrétiens"). Il est à noter, toujours dans le cadre de cette problématique de la
parité, que dans l'une de ces lettres, Sîdi se donne le titre de ra’îs al-Maghâfira et que, dans
l'autre, il ne donne aucune définition de son autorité.

Dans une lettre où A‘li se qualifie lui-même de sayyid al-zamân, le Gouverneur est qualifié
de sayyid al-rûm, i. e. "le seigneur des Chrétiens" (il s'agit d'une lettre de 1874 : A‘li venait
tout juste de s'installer à la tête de l'émirat) et dans une autre lettre du même A‘li (toujours
fraîchement arrivé au pouvoir : 1875), il est appelé sayyid Ndar.

Voilà pour les saint-louisiens vus du nord du fleuve Sénégal : on voit que les Maures ont
une nette tendance à appliquer à leur chef la désignation dominante chez eux, celle d'amîr.
Et l'administration du comptoir, en quelque sorte, le leur rend bien, puisqu'elle semble avoir
adopté pour de bon cette appellation pour elle-même dans les correspondances en arabe
adressées aux chefs Trârza : dans les quatre lettres écrites dans cette langue qu'elle a
envoyées, le Gouverneur est appelé amîr Ndar. Et les chefs Trârza y sont qualifiés d'amîr-s.
Par contre, dans les traductions françaises, ce titre se transforme en "roi" et on le voit
apparaître sous cette forme dans les cachets des souverains Trârza (fabriqués à Saint-
Louis…).

Autre influence significative de la terminologie saint-louisienne, l'apparition du terme de


"ministre" concurremment avec celui de wazîr employé dans la correspondance des amîr-s.
Il a le sens d'ambassadeur et s'applique à ces personnages incontournables qu'étaient les
interprètes …

L'investigation ici menée n'était qu'un survol de la terminologie du pouvoir en usage parmi
les tribus maures du sud-ouest saharien dans les interférences éventuelles qu'elle aurait pu
avoir avec le lexique politique émanant du comptoir français de Saint-Louis du Sénégal.
Que peut-on conclure de ce bref parcours ?

Il convient de souligner tout d'abord les flottements, les chevauchements, de cette


terminologie qui ne donne qu'une idée très approximative des dimensions des groupes
auxquels elle s'applique, du contenu des relations d'autorité qu'elle dénote, de la nature des
hiérarchies internes aux communautés qu'elle associe. Nonobstant ces incertitudes, la
configuration dégagée dessine toutefois un champ lexical du pouvoir politique dans la
société maure révélateur d'une complexité qui ne doit pas grand chose aux interférences
avec le vocabulaire saint-louisien du pouvoir dont certains chercheurs la soupçonne de
n'être qu'une traduction. Quel que soit le contenu que l'on consent à donner au mot amîr, ce
lexème s'oppose bel bien, dans l'usage maure, à ceux de ra’îs, shaykh, ‘azîm, sultân,
malik…, et désigne donc, en complémentarité et en opposition avec eux, un segment du
sens associé à l'exercice de l'autorité politique au sein de la société maure. J'ai tenté de
montrer ailleurs que nombre d'indications historiques écrites et orales donnaient à penser
que les amîr-s disposaient d'un embryon de pouvoir dépassant celui des simples chefs de
tribu. Un pouvoir extrêmement instable, étroitement associé certes à leur hégémonie sur

177
leur propre tribu, mais dont la case, même vidée par les conflits de succession et les guerres
civiles internes à leurs ensembles tribaux, demeurait tout de même le lieu d'une référence et
d'un enjeu plus vastes et plus complexes que la simple autorité sur la tribu de l'amîr. Il me
semble que l'enquête terminologique qui vient d'être présentée corrobore, au moins en
partie, cette hypothèse. Elle montre également que, malgré la puissante influence exercée
par le comptoir français de Saint-Louis, ses coutumes et son "protocole", malgré les
incertitudes qui entourent la perception de la nature véritable du pouvoir de chacune des
parties par son partenaire et les déplacements de sens qu'elle induit dans la traduction, ce
sont en définitive plutôt les amîr-s qui ont imposé leur hégémonie terminologique que les
administrateurs de Saint-Louis.

178
CONCLUSION

Les recherches, que j'ai menées depuis une vingtaine d'années et dont j'ai essayé de donner
un aperçu dans les pages qui précèdent, s'inscrivent, pour l'essentiel, à l'intérieur de l'espace
géographique et culturel de la société maure du Sahara Occidental, plus précisément encore
de la Mauritanie. EIles se voulaient avant tout des contributions à la connaissance
monographique de cette société relativement mal étudiée. Elles ont eu aussi l'ambition
d'apporter quelque concours à l'analyse du mode d'organisation tribal dans le contexte d'une
société nomade arabo-musulmane fortement hiérarchisée.

L'Etat mauritanien actuel et ses relations avec le système tribal et hiérarchique


"traditionnel" ont fourni les interrogations de départ qui ont commandé une partie de ces
investigations, même si la composante "tribale" de ce dispositif aura finalement davantage
mobilisé mon attention que sa dimension contemporaine. J'aimerais, en conclusion de ces
propos, revenir un moment vers ces évolutions contemporaines qui n'ont pas été abordées
dans le résumé qui précède et auxquelles, à la fois par des enquêtes de terrain, liées à de
nombreux projets de développement, et par quelques écrits, consacrés notamment aux
processus électoraux, à l'état-civil, au système éducatif, etc., il m'est arrivé de toucher.
Avant d'entamer la présentation de ces remarques, qu'il convient de prendre comme des
hypothèses descriptives, deux observations me semblent utiles :

— La domination du système despotique décrit ne doit pas être envisagée comme un effet
direct et simple du pouvoir d'un individu ou d'un groupe d'agents disposant de moyens de
cœrcition, mais l'effet indirect d'un ensemble complexe d'actions inscrites dans un réseau de
contraintes croisées où les dominants sont aussi assujettis aux structures qui leur confèrent
ce rôle que les dominés qui les subissent.

— Le référent "détribalisant" et post-cartésien qui commande ces remarques ainsi que


"l'émancipation bureaucratique", qu'en filigrane il appelle, doivent naturellement quelque
chose au cheminement personnel de l'auteur de ces lignes, mais ils ne me semblent pas,
pour les chercheurs indigènes, être des référents parmi d'autres : ils sont tout simplement la
condition de l'autonomie de leur pensée, donc de l'exercice de leur métier. J'en viens à
présent aux remarques annoncées.

En référence au thème naguère développé par Wittfogel (1964) et en grossissant quelque


peu les traits, je suis tenté de parler, pour caractériser le pouvoir politique actuel en
Mauritanie, de "despotisme méridional". Je n'ignore pas les difficultés et les critiques que
les analyses de l'orientaliste germano-américain — et le "mode de production asiatique" qui
l'a inspiré — ont soulevées. Je recours à cette notion en pensant, en vérité, davantage à la
problématique weberienne de la "légitimité" qu'au matérialisme historique, et au statut en
son sein de cette notion controversée. Mon but est du reste avant tout descriptif, le propos
de ces remarques terminales étant à la fois de donner un aperçu succinct de choses

179
observées au fil d'une vingtaine d'années de terrain mauritanien et d'indiquer les voies de
nouveaux chantiers, pour certains à peine ébauchés.

Dans sa typologie bien connue du pouvoir politique, Max Weber (1959) distingue, on le
sait, trois catégories de domination légitime, c'est-à-dire reconnue et acceptée : une
domination qu'il appelle "légale", ou de caractère "rationnel", fondée sur la croyance en la
validité et la légalité des réglements établis rationnellement et en la légitimité des chefs
désignés conformément à la loi; une domination "traditionnelle", basée sur la croyance en
la sainteté des traditions en vigueur et en la légitimité de ceux qui sont appelés au pouvoir
en vertu de la coutume; la troisième, la domination "charismatique", repose sur la
soumission à un individu qui en impose par sa sainteté, son héroïsme, ou son exemplarité.
Il s'agit évidemment de situations rarement observées à l'état "pur" ou isolé, "d'idéaux-
types" dirait Weber. La notion de "rationalité" ne va d'ailleurs pas sans poser quelques
problèmes quand on prétend, comme dans l'usage weberien, en faire l'apanage plus ou
moins exclusif d'une tradition culturelle particulière ("l'Occident"), et aucun système
politique n'échappe, cela va sans dire, à quelque forme de recours à la tradition. Le
charisme lui-même, je l'ai rappelé dans les développements qui précèdent, est tantôt situé
par Weber du côté de l'invidividu, tantôt rattaché à des pratiques institutionnelles et à des
groupes. Malgré ces réserves, que l'on peut bien entendu développer, les pôles contrastés de
pouvoir indiqués par l'auteur de L'Ethique protestante fournissent un point de départ utile
pour la réflexion.

Il ne semble pas que les tenants actuels du pouvoir en Mauritanie tirent, pour l'essentiel,
leur légitimité de leur charisme, de leur sainteté ou d'un héritage issu de la tradition. C'est
plutôt du côté de la domination légale, de "l'Etat de droit", comme aime à dire la presse
officielle, qu'ils cherchent à asseoir les fondements de légitimité de leur autorité. Leurs
adversaires, quant à eux, mettent l'accent sur la personnalisation excessive de ce pouvoir et
se plaisent à souligner les conditions légalement incertaines de l'ascension et du maintien en
fonction de son principal animateur : coup d'Etat de 1984, élections jugées truquées quand
elles ne sont pas boycottées par les partis d'opposition, etc… Il suffit d'ajouter au caractère
autocratique du système politique quelques accès massifs de brutalité du genre des
massacres raciaux de 1989-90 pour se retrouver dans une configuration voisine de ce que
Wittfogel appelait naguère le "despotisme oriental". Le sinologue germano-américain,
pensant surtout à ce qu'il considérait comme la résurgence stalinienne de ce phénomène,
qualifiait ainsi l'exercice de l'autorité politique dans les "sociétés hydrauliques" (Egypte
pharaonique, Chine ancienne, Empire Perse…), ou "agro-directoriales", fonctionnant sur la
base d'immenses travaux agricoles au profit du despote et de ses séides, et dans lesquels
Hegel avant lui associait déjà la liberté absolue pour un seul à la servitude pour tous.

Il y a, bien entendu, des différences considérables entre les vénérables et cruels despotismes
orientaux, autocentrés et autoproducteurs de leurs valeurs, et "le despotisme méridional"
mauritanien, issu de la greffe toujours ouverte d'un système bureaucratique inspiré des
institutions françaises sur des structures tribales qui semblent avoir conservé toute leur
vigueur. Je voudrais tout de même esquisser quelques rapprochements qui me paraissent de
nature éclairer certains aspects du (dys)fonctionnement de l'appareil politico-administratif
mauritanien actuel.

180
Il était une fois dans le sud

Comme l'avait noté Hume, la question fondamentale pour tout régime politique, qu'il soit
despotique ou non, est celle de l'assentiment, de la "soumission implicite" dont il bénéficie
de la part des gouvernés, et dont les gouvernements, même les plus autoritaires, ne peuvent
se passer74.

Dans le "despotisme oriental" tel que l'évoque Wittfogel, la légitimité et donc la soumission
implicite des gouvernés dont elle s'accompagne, proviennent, de façon massivement
prévalente, de la conformité à la tradition. Le despote concentre entre ses mains tous les
pouvoirs, les nombreux symboles magiques et mythiques qui expriment des qualités
réputées terrifiantes ou bénéfiques de l'appareil d'Etat qu'il personnifie, souvent de manière
divine ou quasi-divine. S'il lui arrive, pour des raisons d'âge ou de faiblesse, d'avoir un
quelconque mentor (régent, vizir, chancelier, "premier ministre"…), celui-ci ne dispose que
d'une autorité passagère et n'est jamais revêtu des symboles et des attributs de la toute
puissance. L'importance décisive des individus susceptibles d'influencer le despote
(épouses, concubines, membres de la famille, courtisans, favoris, serviteurs…) n'est que le
reflet du pouvoir sans limite de ses caprices qui s'exprime entre autres dans le poids énorme
de la prédation financière qu'il organise et qu'il couvre, ainsi que dans les ascensions et les
chutes fulgurantes dans les rangs des élus et des disgrâciés. S'il recourt, pour faire
fonctionner les rouages de son appareil policier et fiscal, à d'innombrables subalternes, ces
derniers ne sont guère organisés en une véritable bureaucratie. Les représentants locaux ou
sectoriels du pouvoir jouissant parfois, comme les satrapes de l'empire Achéménide, d'une
large autonomie, n'en usent que pour reproduire à l'échelon local ou sectoriel la conduite de
leur maître. Dans cet Etat plus fort que la société, aucune manifestation d'autonomie
politique n'est tolérée. Les masses "orientales" sont d'ailleurs réputées pour leur légendaire
aptitude à la soumission…

Tout autre est le cheminement qui a conduit à la génération des catégories incorporées de
l'assentiment et de la reconnaissance du pouvoir politique dans les principaux Etats-nations
qui vivent aujourd'hui sous un régime "légal-rationnel" (Europe occidentale, Etats-Unis,
etc…). On observe historiquement dans ce cas, relève Bourdieu (1994 : 101 et sq.) une
concentration progressive de diverses formes de capital qui ont assuré, au bout du compte,
la stabilisation de l'autorité gouvernementale de telle manière qu'elle apparaisse à la fois
indépendante des volontés particulières et instrument à leur service en tant que "chose
publique", par le biais des structures politico-bureaucratiques de l'Etat. On peut noter à cet
égard l'importance de l'unification du marché économique national, le rôle de l'impôt d'Etat
(mêmes charges, mêmes devoirs…) dans la génèse de la conscience nationale, du
nationalisme. Mais c'est surtout à la concentration de capital symbolique et
"informationnel" que les Etats européens naissants doivent l'incorporation progressive des
74
"Rien n'est plus surprenant pour ceux qui considèrent les affaires humaines avec un œil philosophique que
de voir la facilité avec laquelle les plus nombreux (the many) sont gouvernés par les moins nombreux (the
few) et d'observer la soumission implicite avec laquelle les hommes révoquent leurs propres sentiments et
passions en faveur de leurs dirigeants. Quand nous nous demandons par quels moyens cette chose étonnante
est réalisée, nous trouvons que, comme la force est toujours du côté des gouvernés, les gouvernants n'ont rien
pour les soutenir que l'opinion. C'est donc sur l'opinion seule que le gouvernement est fondé et cette maxime
s'étend aux gouvernements les plus despotiques et les plus militaires aussi bien qu'aux plus libres et aux plus
populaires", David Hume, "On the Principles of Government", cité par Bourdieu, 1994 : 128).

181
valeurs fondatrices de la Weltanschauung étatique. Ici, l'Etat a procédé, explique Bourdieu,
à une unification "théorique" de l'espace qu'il gouverne au moyen de vastes opérations de
"totalisation" (recensements…), "d'objectivation" (cartographie…) et de "codification"
(unification du marché culturel : codes juridiques et linguistiques, homogénéisation des
formes de communications bureaucratiques à l'aide de divers moyens comme les
formulaires standardisés…). L'ensemble de cette culture étatique est porté et reproduit au
moyen d'un système éducatif qui a fini, au fil des générations, par toucher la totalité de la
population. Les enseignements de l'histoire et de la littérature en particulier ont contribué à
jeter les bases d'une "véritable religion civique" où l'on trouve à la fois les ingrédients
essentiels d'une (bonne) image collective de soi et les preuves de progrès sensibles, hors
périodes de crise, sur la voie de la démocratisation de la gestion des affaires publiques. Le
gouvernement "légal-rationnel" revendique comme valeurs fondatrices, les idées de liberté
et d'égalité des citoyens. Même si ces idéaux ne trouvent que partiellement le chemin de
leur concrétisation et selon des cheminements historiques variés, les administrés de ce type
de gouvernement, bénéficiant de nos jours, dans leur immense majorité, d'un seuil de
confort matériel acceptable, adhèrent à ces valeurs et à celles de l'existence de "services
publics", qui servent de levier à leurs revendications, de présupposés nécessaires à leurs
engagements collectifs et à l'intérêt qu'ils portent à la bonne marche des affaires de leur
corporation et de l'Etat-nation. De vastes bureaucraties spécialisées et hiérarchisées, servies
par un corps de fonctionnaires recrutés selon des normes de compétence codifiées et
normalisées veillent, en principe, à l'abri de toute interférence directe de l'autorité politique
dans leurs tâches techniques (ce qui n'exclut évidemment pas des entorses de diverses
ampleurs…), au fonctionnement des services de l'administration. Je ne mets bien
évidemment l'accent, dans ce tableau quelque peu idyllique, que sur les traits dominants
actuels de ces sytèmes, laissant à la fois de côté leur passé, et les nombreux éléments de
divergence qui varient en nature et en importance selon les pays.

Le système politique mauritanien actuel, bien qu'il ne soit pas directement l'héritier d'un
despotisme national de quelque envergure, se situe tout de même, au moins par les
configurations mentales qui paraissent commander son discours et son action, dans la
double filiation que représente à la fois une mentalité ambiante de type "despotisme
oriental" et une postulation bureaucratique d'origine "légale-rationnelle". De cette dernière
composante, il n'y a pas grand chose à dire sinon à évoquer les éléments de pathologie de la
bureaucratie dans un contexte "méridional" qui lui est particulièrement défavorable. J'y
reviendrai brièvement tout à l'heure. Je voudrais, pour l'instant, m'arrêter sur la dimension
"orientale", ou plutôt "méridionale", du dispositif qui nous intéresse.

Dans ses frontières actuelles, le territoire mauritanien constitue pour l'essentiel un héritage
de la colonisation française (1902-1960). Antérieurement à l'administration coloniale, il a
appartenu, partiellement ou en totalité, à la mouvance de systèmes politico-territoriaux plus
ou moins éphémères et au "profil oriental" plus ou moins accusé. Voyez les châtiments
imposés par le prédicateur des Almoravides (XIe s.), Ibn Yâsîn, à ceux de ses administrés
qui se rendaient coupables d'un retard à la prière collective ou, plus tard, les marques de
soumission des sujets du royaume du Mali (Walâta en constituait une marche septentrionale
lorsque le voyageur tangérois, Ibn Battûta, la visita en Avril 1352), contraints par
"l'étiquette" à se jeter à terre en présence du souverain et à se couvrir la tête de sable…

182
Les formations proto-étatiques (émirats maures, "Etat" des toorobbé du Fouta, principauté
du Waalo…) qui ont contrôlé, dans une demi-anarchie, des espaces significatifs de la future
Mauritanie tout au long des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, ne disposaient pas d'appareils
individualisés (armée, police, justice, administration,…) de nature à constituer un
quelconque contrepoids aux initiatives chaotiques des dirigeants du moment. La "fiscalité"
qui assurait une part de leurs revenus tenait souvent davantage du racket que de la collecte
méthodique d'un impôt aux contours bien précis …

Mais ce n'est pas au fond du côté de l'héritage étatique pré-coloniale, qui se réduit
finalement à peu de chose, qu'il faut chercher l'enracinement "oriental" des pratiques
politiques mauritaniennes actuelles. Le despotisme ici tiendrait davantage, me semble-t-il, à
une demande émanant de la "société civile" elle-même (ce qui n'exclut pas des formes de
compétitions internes et des résistances) qu'au legs de je ne sais quelle dynastie
pharaonique dont on chercherait en vain les traces. Cette demande despotique reposerait
avant tout sur la prégnance et la permanence de représentations essentiellement
inégalitaires et hiérarchiques de l'ordre social, associées, bien entendu, à la permanence des
inégalités sociales et économiques qu'elles pérennisent et justifient. Elle exprime également
le poids de toutes les valeurs holistiques et pré-bureaucratiques auxquelles la "tradition",
ancienne ou moins ancienne, tend à s'identifier.

Les différentes communautés ethno-linguistiques dont se compose la société mauritanienne


étaient, en effet — et dans une large mesure, demeurent— organisées en une hiérarchie
emboîtée de groupes de statut qui porte l'empreinte d'une spécialisation professionnelle plus
ou moins héréditaire et d'une nette séparation, au plan des échanges matrimoniaux, entre les
différents "ordres". On sait aussi que ces sociétés comptaient une proportion importante
d'esclaves et d'anciens esclaves. Même si les transformations engagées depuis la période
coloniale, et récemment accélérées par l'exode rural massif et la sédentarisation, ont apporté
des changements parfois significatifs, les hommes mauritaniens ne naissent pas encore
"libres et égaux". Les luttes de classement, qui tout à la fois les opposent et les unissent,
n'engagent, pour l'essentiel, que les catégories de pensée, la taxinomie inégalitaire, fournies
par la nomenclature traditionnelle des groupes de statut, élargie aux appartenances
"tribales" et "ethniques". L'aspiration à l'égalité, née des influences urbaines et scolaires
modernes, qui s'est exprimée (Mouvement de la Jeunesse des années cinquante, Nahda,
Kâdihîn des années soixante-dix …) ou qui s'exprime parfois aujourd'hui (El Hor…) n'a
mobilisé et ne mobilise à ce jour que des minorités démographiquement et idéologiquement
marginales.

Il me semble que l'absence d'une réelle aspiration à la liberté individuelle, voire l'aspiration
à une absence réelle de ce genre de liberté, qui fournit le terreau de l'entreprise despotique
ici évoquée, peut s'appuyer — et s'appuie — également sur des considérations religieuses.
L'islam "traditionnel" maure, devenu doctrine officielle de l'Etat mauritanien, est un
système de pensée total qui aspire à régenter dans ses plus infimes détails la vie du croyant.
S'il fait une place (limitée…) au libre arbitre, à une autonomie de la volonté de "la créature"
sans laquelle il ne peut y avoir de responsabilité légale ou pénale, il ne prévoit nullement de
liberté civile dans sa conception de l'autorité publique. En tout cas rien de comparable aux
libertés de culte, d'opinion, d'association, à la notion d'équivalence (de droit) entre
individus, hommes ou femmes, porteurs d'opinions religieuses, philosophiques ou

183
politiques différentes telles qu'elles existent dans les systèmes "légaux-rationnels" (actuels)
à la Weber. La conjonction tradition-religion, caractéristique de nombreuses sociétés peu
différenciées, que l'on observe ici, est très peu porteuse, on s'en doute, de diversité
d'opinion. Elle constitue, par contre, un excellent terrain de manœuvre pour toute entreprise
autocratique qui met en avant les "bonnes valeurs". Le despotisme méridional lui doit
l'océan d'apathie et les quelques accès "d'enthousiasme populaire" qui marquent sa relation
aux masses. Elle fournit le lieu où l'apparence de légitimité bureaucratique verticalisée se
(dé)noue avec le pouvoir plus ou moins occulte des "cousins".

Pour une poignée de cousins.

Je ne voudrais pas laisser croire que toute la composante autocratique du despotisme


méridional lui vient en droite ligne et exclusivement d'un héritage traditionnel extérieur aux
évolutions qui ont donné naissance à ce que l'on appelle aujourd'hui les "droits de
l'homme", ni qu'il procède pour l'essentiel du libre arbitre du seul despote. Tel que je
l'entrevois, le despotisme méridional est le résultat d'une superposition historiquement
contingente d'une bureaucratie paralysée et d'une organisation traditionnelle (mal)
décomposée. Cette "mauvaise" conjonction produit à la fois de la verticalisation et de la
décomposition, de l'autocratie d'apparence bureaucratique et une ruine progressive de la
bureaucratie, l'enlisement des institutions importées dans le moule de solidarités locales
dévoyées. L'arbitraire du despote méridional s'incrit dans cette double perte d'identité dont
il n'est qu'un opérateur plus ou moins éphémère. Plus la composante bureaucratique de son
système de domination s'anémie, plus la tentation de recourir à la "tradition" tend à
s'imposer. Une manière radicale d'opérer ce "retour aux sources" peut consister tout
bonnement à créer sa propre dynastie. "L'empereur" Bokassa en a ouvert la voie. On peut se
contenter, comme l'ont fait Tombalbaye et Mobutu, par exemple, de prôner une
"authenticité" incluant éventuellement des rites forestiers d'initiation pour les responsables
de l'administration portés à privilégier la composante "légale-rationnelle" de leur fonction
au détriment du "principe du chef" (Führer Prinzip)…

En Mauritanie, c'est surtout l'organisation tribale qui fournit — sans le dire — le recours
pratique contre (et pour) l'érosion de la légitimité bureaucratique. Les services réciproques
qu'ils se rendent et les dommages mutuels qu'ils s'infligent donnent sa coloration
particulière au despotisme méridional version mauritanienne. Tout le jeu de l'appareil
despotique semble consister à transformer en sous-main un capital de légitimité
bureaucratique d'une valeur de plus en plus incertaine en une légitimité souterraine
articulée autour de la "tribu". L'appareil despotique assume, dans cette métamorphose, un
rôle de "passeur" et de cambiste qui détermine, au fil de la détérioration conjointe mais
inégale des termes de l'échange, le taux de change entre valeurs tribales et valeurs
bureaucratiques. A l'image des progrès de "l'enterrement" de l'économie de plus en plus
réduite à son "secteur informel", le despotisme méridional tend à "déformaliser" l'appareil
bureaucratique, progressivement transformé en réseau immergé de clients et de courtisans
personnellement redevables de leurs positions à des "patrons" tribaux détenteurs de petites
ou grandes satrapies, magnanimement distribuées par le chef suprême du moment.

Dans cette loterie babylonienne à la Borges, la mauvaise monnaie a tendance à chasser la


bonne. On observe les effets pervers d'une loi de saturation qui veut que les moins qualifiés

184
des employés de l'administration deviennent à la fois les plus nombreux et les plus
"indévissables" parce que les plus directement recrutés sur des critères d'allégeance tribale
et clientélaire. Les rotations périodiques qui affectent les rangs supérieurs de
l'administration (ministres, directeurs, gouverneurs, etc…) paraissent surtout ordonnés
autour de la nécessité de fragiliser toute position autre que celle du chef suprême du
moment. Elles s'accompagnent, en règle générale, de l'arrivée d'une nouvelle couche
d'employés-clients (dans les limites tolérées par les politiques "d'ajustement structurel" …)
qui vient se superposer aux strates antérieures héritées des satrapes précédents. Tout ce
monde s'entend pour lire les choses dans les termes qu'il faut, ceux avant tout des
solidarités tribales, et les bureaucrates les plus "weberiens" ne peuvent échapper à une
(re)tribalisation de leur fonction qui représente la seule vraie garantie de pérennisation de
leur position.

Je schématise, bien sûr. Car une multitude de facteurs plus ou moins secondaires intervient
dans les procédures de sélection des bureaucrates de quelque importance. Par exemple,
pour rester dans le seul champ des critères bureaucratiques, la langue, le pays,
l'établissement de formation75. Mais ces éléments d'hétérogénéité qui affectent la
constitution de la bureaucratie en un dispositif unifié et autonome, appliquant des règles
uniformes, laissent la voie ouverte au Grand (d)évaluateur pour gérer, selon son bon
vouloir, les taux de change bureaucratiques, bonifiant ou minorant par ses nominations le
crédit boursier du français, de l'‘arabe, du russe… dans tel ou tel secteur administratif,
affectant une cote boursière miraculeuse à tel établissement de formation à la réputation
douteuse, etc.

J'ajouterai, pour conclure sur ce point, que l'interférence massive des solidarités d'origine
tribale et clientélaire dans le champ de l'appareil bureaucratique est, bien entendu,
largement conditionnée par l'environnement global et son évolution : crise climatique et
alimentaire qui dure depuis la fin des années 60, sédentarisation et exode rural massifs,
écarts considérables entre demande et offre d'emplois et de services sociaux (santé,
éducation…), formidable érosion des revenus des employés d'une administration qui se
clochardise, etc.. Il est facile de comprendre que dans un tel contexte où pratiquement plus
aucune démarche administrative régulière ne peut aboutir, les ruraux chassés de leur milieu
fassent recours au seul réseau d'entr'aide et de solidarité qu'ils connaissent, celui avant tout
de la parenté et de la pseudo-parenté. Structure qui fournit un état civil, un nom, une
"histoire", une forme rudimentaire d'assurance tous risques et souvent un terroir, la tribu
s'offre comme un refuge contre l'anomie, une bouée de sauvetage dans le naufrage que la
société mauritanienne a connu depuis le début des années soixante-dix. Mais la tribu
produit et reproduit de la hiérarchie et de la différence entre "guerriers" et "marabouts",

75
Jusqu'au début des années 1980, les candidats mauritaniens à des formations dans l'enseignement supérieur
devaient se rendre à l'étranger (France, URSS, Maghreb, Moyen-Orient, Dakar, etc.). La création d'un
enseignement universitaire mauritanien, à partir de cette date, a entraîné une très rapide inflation de
"diplômés", formés dans un moule et avec des moyens qui diffèrent assez peu de ceux d'un système
traditionnel qui aurait perdu l'habitus "de caste" qui lui donnait les fondements de son autorité et de sa
légtimité. Le chômage quasi-assuré auquel il conduit, son caractère "national" (opposé aux "diplômes
étrangers", souvent du reste plus ou moins fiables…), l'environnement para-traditionnel dans lequel il s'inscrit
et le scepticisme des diplômés eux-mêmes (et de leurs employeurs…) sur la valeur "bureaucratique" de leurs
diplômes, en font une masse de manœuvre remarquablement adaptée aux besoins de recrutement
caractéristique de la loterie babylonienne que j'évoque.

185
"nobles" et assujettis, "vrais" et "faux" cousins, samîm et ‘asab. Elle ne promet aucune
égalité, elle ne veut d'aucune liberté qui ne soit conformité à la tradition et à la religion. Et
si elle ne demande qu'à éclater en mille morceaux tribaux, en mille clones indépendants de
la structure-mère, elle n'offre, à travers ses caciques et ses "patrons" soumis à l'hégémonie
capricieuse d'une bureaucratie squelettique et verticalisée, qu'une demande despotique en
parfaite harmonie avec le comportement et l'idéologie autoritaires des principaux
bénéficiaires de ce système.

Je n'ai pas évoqué, dans les lignes qui précèdent, la dépendance économique qui constitue
une des caractéristiques majeures du despotisme méridional, celle qui en fait, à bien des
égards, un pur système de courtiers en aides de tous genres, d'intermédiaires. Voyez de
quoi sont faites en général les manchettes de l'officieux Horizons : de dons. La bureaucratie
ici, comme dans d'autres pays de l'Afrique subsaharienne, peut n'avoir plus pour rôle
majeur que de dépersonnaliser la quête mendiante de ressources qui lui font désespérement
défaut. Le despotisme méridional ne gère que rarement d'immenses travaux agricoles, il
administre surtout une dette tentaculaire. De ce point de vue, il est un don du FMI, au sens
où Hérodote disait de l'Egypte qu'elle est un don du Nil… On devine aisément que de longs
développements seraient nécessaires pour rendre compte des formes et des conséquences de
la dépendance dont il vient, à l'instant, d'être question, pour mettre à jour les réseaux
d'intérêts locaux et internationaux qu'elle mobilise, les mécanismes de circulation fiduciaire
et en hommes, qui montrent que le despotisme méridional ne peut produire une
accumulation productive (nationale) de richesse, mais qu'il tend seulement à générer de
l'allégeance.

J'ai voulu me limiter ici à l'évocation succincte des ressources de légitimation que le
despotisme méridional met en œuvre. Au-delà des variations de forme, des
infléchissements que peuvent momentanément lui imposer ses principaux partenaires et
"bienfaiteurs" extérieurs pour faire prévaloir la dimension "légale-rationnelle" qu'il leur doit
en partie, comme il leur doit une part non négligeable des moyens de son autocratie, j'ai
voulu suggérer qu'il peut surtout se sentir justifié de répondre à une demande despotique
authentiquement locale articulée autour de l'organisation tribale et de la "tradition".

Quelle place occupe l'invention de "l'identité nationale" dans ce processus ? Comment se


(ré)élabore la "tradition" investie dans le processus d'hybridation générateur du type d'Etat
qui est celui de la Mauritanie ? Quel rôle les appareils de formation anciens et nouveaux
jouent-ils dans la reproduction de ce système ? Comment opèrent les transferts d'autorité,
les cessions de pouvoirs, les résistances qui conduisent de la tribu vers l'Etat et de l'Etat
vers la tribu dans le contexte mauritanien actuel ? Quel rôle l'évolution des adhésions et des
pratiques religieuses tient-elle dans le cheminement de ces processus ? Un "espace public"
peut-il émerger entre le "patrimoine" du despote et les espaces privés des individus et des
communautés locales ? Autant de questions demeurées ouvertes et dont l'amorce
d'élucidation nécessitait une longue attention préalable à "l'état traditionnel" des lieux …

186
BIBLIOGRAPHIE

Je donne ici les références principales du présent texte. Pour des indications plus complètes,
on pourra se reporter à celles fournies dans les documents listés dans la bibliographie de
mes travaux, en particulier de ma thèse, pour les sources mauritaniennes en arabe.

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