Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
LA SOCIETE MAURE
Éléments
d’anthropologie historique
LA SOCIETE MAURE
Éléments
d’anthropologie historique
#!"(#$""!"(#(!(('*##%$#("##!"#"
""$"*%!"#( #$"#"!#"
**$! !##(%#( $#""
!%"$$$ &$#* (!""#"
2&'.(! *
%*()*+) (!%%)
---*+) (!%%)$
&&"&$%*()*+)) (!%%)
«…tout le monde sait que les diables ont peur des machines»
Lieve JORIS, Mali Blues
L’aire hassanophone
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 7
Avant-propos
(1) Nomadisme, islam et pouvoir politique dans la société maure précoloniale (XIe - XIXe s.).
Essai sur quelques aspects du «tribalisme», Université Paris V-René Descartes, 1985, 3
Volumes, 1057 p.
8 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
PLAN
Annexe III Brèves chroniques des quatre émirats maures ....... 333
Annexe IV Le patrimoine manuscrit mauritanien ........................ 389
Annexe V Science et société dans l’espace ouest saharien ...... 357
Annexe VI Islam et esclavage en Mauritanie ................................. 479
Annexe VII Ah ! Quel chameau ! Note sur le chameau
dans la parazoologie arabe et autres fantaisies ............................... 525
Annexe VIII al-Muẖtār w. Ḥāmidun et «le bouillon
généalogique» ................................................................................................. 547
12 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 13
Introduction
(1) «A l’heure où l’ethnologie devient maîtresse des ses outils, voilà que le matériau sur lequel
porte son étude disparaît avec une rapidité désespérante» (Malinowski, 1963 : 75)
18 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
société maure dans l’espace ouvert par cette «indigénisation», qui est
du même mouvement, il faut le noter, historicisation de l’ethnologie,
ou, à tout le moins, de la place qu’elle laisse vacante.
Le travail, de caractère essentiellement monographique, que j’ai
effectué n’est évidemment pas sans rapport avec ma propre «exo-
biographie» intellectuelle, la conjoncture et le milieu où elle prend
place, même si probablement une infinité de hasards sont intervenus
dans la genèse de ce qu’elle pourrait avoir de singulier, et qui ne
nous intéresse pas directement ici. J’en dirai deux mots, qui pourront
aider, me semble-t-il, à expliquer les usages que je fais de l’histoire
et de l’armature généralisante que lui fournissent l’anthropologie et
la sociologie, tout en illustrant certaines des modalité du «passage à
l’histoire» dans les anciennes «sociétés indigènes» évoquées plus haut
par Lévi-Strauss.
La période qui s’étend de la fin des années 1950 au début des années
1970, celle où j’ai reçu ma formation scolaire, a été marquée à l’échelle
mondiale par le mouvement de décolonisation et le développement de
diverses luttes «anti-impérialistes» qui dénonçaient les hégémonies du
passé et les savoirs sociaux qui passaient pour leur être liés. La question
du pouvoir politique et de ses détenteurs, celle de l’Etat, ce «résumé
officiel» de la société comme disait Marx, apparaissait comme une
question centrale. Les schémas qu’en fournissait un marxisme plus ou
moins sommaire servaient alors de référence dans les milieux «anti-
impérialistes». Au fil des années cependant, et aussi des échecs sur le
terrain des mouvements révolutionnaires, l’application des approches
en termes de modes de production chronologiquement hiérarchisés (les
fameux cinq «stades», plus éventuellement, le «mode de production
asiatique» et ses variantes); d’infrastructure et de superstructure; de
détermination, fut-elle «en dernière instance», comme disait Louis
Althusser, par l’économique, se révélaient insuffisants. Le poids des
nationalismes, des phénomènes identitaires «tribaux» et «ethniques»,
des facteurs religieux, des rigidités de la hiérarchie sociale (les
catégories de genre, d’âge, d’ordre statutaire, etc.), et plus généralement
de la «tradition», fut-elle (ré)inventée, semblait devoir continuer à
s’imposer, en particulier dans «les sociétés indigènes», et appelait
20 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
eux, entre ces deux marchés, qui décide des conditions de possibilité
de l’inféodation des chercheurs — anthropologues ou historiens — à
la vision que leur société produit d’elle-même ou, au contraire, de leur
aptitude à s’en rendre indépendants.
Le marché international du produit — appelons-le scientifique,
même si ce terme pose une infinité de problèmes dans les champs qui
nous intéressent — intervient, bien sûr. Reste donc l’exportation. Et
ce n’est pas le moindre des paradoxes auxquels sont confrontés «les
savants du cru», pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss, que
de prétendre exporter des produits, dont le marché local ne veut pas,
et que leur label de qualité — l’ambition d’associer dans une même
trame interprétative autochtonie et allochtonie, le regard indigène et
son interprétation, l’histoire et l’anthropologie — rend particulièrement
malaisés à classer dans les rayonnages d’un marché planétaire des
productions scientifiques où ils constituent objectivement un facteur
de désordre, plus ou moins obligé de s’assumer comme tel. Je parle
naturellement de ceux qui se tiennent à une distance suffisante de l’auto-
célébration nationaliste et des désirs du «grand public», et qui ne sont
pas les plus prompts, on le sait, à réclamer pour la mauvaise science
les égards et les avantages d’un partage «politiquement correct», avec
les «étrangers», des égards et des avantages associés à l’exercice des
professions scientifiques.
Il n’y a par ailleurs pas que des inconvénients à être «inclassable»,
et la double non appartenance des «savants du cru», la fois en terme de
rattachement corporatiste (histoire et/ou anthropologie) et d’allégeance
épistémique (rationalité «occidentale» vs. culture indigène), et les
malentendus qu’elle génère peuvent être à l’origine d’une double
notoriété, locale et étrangère, qui mobilise sur un mode ambigu, les
deux «casquettes», celle d’historien et celle d’anthropologue, d’une
manière qui n’est pas sans rappeler les fondements de la double célébrité
attribuée naguère par Marx à Proudhon qui, disait-il, aurait été apprécié
en Allemagne parce qu’on le prenait pour un économiste français, et cité
en France parce qu’on le considérait comme un philosophe allemand …
24 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
I - Structures et conjonctures
1. Nomadisme
Je me suis d’abord attaché à décrire le cadre bio-climatique où
évoluaient les biẓān (c’est ainsi que les «Maures» se désignent eux-
mêmes), faisant ressortir la rareté, l’irrégularité et la précarité de ses
ressources en eau et en pâturages. Le mode de vie nomade dominant
dans la société maure de l’époque précoloniale s’articulait en effet
autour d’une mobilité spatiale largement induite par la dispersion et la
fugacité des pâturages. L’accès aux ressources fourragères et à l’eau,
loin de relever du seul libre choix des nomades, obéissait à un ensemble
de conditions politiques, sociales et juridiques qui conféraient à la
notion de territoire, où des droits d’usage et de propriété se nouent et
se chevauchent avec des liens statutaires et personnels, une complexité
qui n’est pas sans rappeler certains traits de l’imbrication de l’espace
et de l’espace politique observée par E. E. Evans-Pritchard chez les
Nuers. Je me suis efforcé de préciser les contours de la territorialité
dans ce qu’elle implique pour la délimitation du pouvoir politique.
Cette partie de la thèse a bénéficié des recherches de terrain
effectuées dans le cadre de divers projets de développement au cours
des années 1979-1983, études dont je présente une partie des résultats
dans un petit ouvrage paru après la soutenance, en 1986, à l’Institut du
Sahel à Bamako (Mali), sous le titre :
Les problèmes actuels du nomadisme sahélien. Le cas de la
Mauritanie.
30 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) u naẓu ẖarwāṭ w-äsärkūḥ ähäyhāt nā‘m ǝrbā‘ ‘andu kīv äkäyāt…
dit Säddūm wuld Ndiartu, célébrant la générosité d’Aḥmäddäyyä wuld Bäkkār wuld A‘mar
(m. 1200/1786)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 35
2. Territoire
La complexité des rapports à l’espace, l’imbrication des formes de
contrôle et d’appropriation de ses ressources avec l’organisation politique
et sociale telle qu’elle se présentait dans le contexte «traditionnel»,
m’ont amené à m’intéresser aux problèmes fonciers et à certaines de
leurs évolutions récentes, à l’occasion notamment d’investigations
menées dans le cadre de projets régionaux de développement.
Dans les paragraphes qui précèdent, j’ai volontairement mis l’accent
sur le mode de vie pastoral, laissant provisoirement de côté l’agriculture
qui fournissait des ressources complémentaires indispensables aux
populations nomades.
L’existence d’une activité agricole ancienne dans les zones de
parcours des nomades maures est largement attestée, en particulier par
les sources arabes, à partir du IXe siècle. L’évolution de sa distribution
régionale subit évidemment en premier lieu les effets des contraintes
pédologiques et climatiques de leurs zones de parcours.
Ces mêmes contraintes contribuent, dans une large mesure, à
définir les spécialisations régionales ainsi que les produits cultivés dont
les plus importants étaient le mil et les dattes.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 37
3. Echanges
L’évolution des échanges internes, et surtout externes, dans l’espace
maure, cette aire de transit que la rareté de ses productions prédisposait,
semble-t-il, à n’être avant tout qu’un lieu de passage et d’échange,
pouvait elle aussi éclairer certaines des transformations essentielles qui
ont conduit aux structures sociales présentes de la société maure tout
autant qu’à la genèse des représentations dont elles font, ou ont fait,
l’objet.
Le matérialisme historique et la théorie de l’impérialisme et
de la dépendance étaient dans l’air du temps quand j’ai entamé mes
premières recherches, au milieu des années 1970. Horizon devenu,
semble-t-il, dépassable(1) de notre temps, la vision marxienne du monde
Des échanges nouveaux liés à des tronçons des grands axes nord-sud
ou au trafic est-ouest ont pu, localement, survivre à un affaiblissement
du «commerce lointain» auquel ils s’intégraient. Compte tenu de ces
données, on ne peut affirmer que le commerce atlantique a signifié, dès
le départ, c’est-à-dire dès les XVe-XVIe siècles, la ruine du commerce
caravanier transsaharien.
Il se pourrait au contraire, et quelles que soient les menaces à long
terme que la traite atlantique pouvait signifier pour le trafic caravanier,
il se pourrait, dis-je, qu’il y ait eu des formes de continuité — j’ai
évoqué en particulier, celle, probable, de certains groupes marchands
…— qui, dans une concurrence qui n’exclut pas les spécialisations
complémentaires, ont fait passer d’une dominance de la traite saharienne
à une hégémonie tardive du commerce côtier.
Peut-être devrait-on même admettre, avec Jean Devisse, que
l’instauration, à partir du milieu du XVe siècle, d’un trafic côtier
atlantique afro-arabo-européen, n’était que la descente vers le sud du
«quatrième étage» — l’étage européen — d’un commerce saharien qui
travaillait déjà, en partie, pour des commanditaires marseillais, pisans,
gênois, vénitiens, catalans, installés à Ceuta, Hunayn, Oran, Bougie,
Tunis, etc., depuis les XIIe-XIIIe siècles.
Si l’or «soudanais» pouvait d’ailleurs susciter une compétition
entre marchands arabes et traitants européens, les deux denrées de
base du commerce atlantique mauritanien — la gomme et les esclaves
— ne pouvaient guère (l’une pratiquement pas demandée au nord du
Sahara, l’autre «surabondante») occasionner de frictions entre tenants
du commerce transsaharien et bénéficiaires de la traite atlantique.
Qu’en est-il précisément de cette traite atlantique elle-même ?
Dans l’examen de cet aspect de l’histoire des échanges dans
l’espace mauritanien précolonial, je me suis surtout intéressé à la gomme
arabique car c’est principalement autour de cette denrée, des conflits
qu’elle a suscités et des prébendes auxquelles son commerce a donné
lieu, que s’est articulé le débat sur l’étendue de l’influence atlantique
européenne sur l’évolution des structures sociales et politiques des
Maures.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 51
peu plus loin le rôle des «coutumes» dans l’évolution des formations
politiques maures en contact avec les marchands européens depuis le
XVIIe siècle.
La collecte et la commercialisation de la gomme arabique, désignée
en ḥassāniyyä par le terme bḍal (i. e. «échange») qui l’identifie en
quelque sorte à l’échange par excellence, ne constituait pas, nous l’avons
vu, l’objet unique des transactions qui mettaient périodiquement en
présence les marchands africains et les traitants européens. Il y avait les
esclaves (et le mil pour les nourrir), l’or, l’ivoire, les plumes d’autruche,
le bétail et les peaux, etc.
Je reviendrai plus loin sur la traite négrière qui ne fut pas
uniquement, ni même peut-être essentiellement (tout au moins après la
destruction définitive du fort d’Arguin), l’affaire des pasteurs maures,
sur le tronçon «saint-louisien» de la côte ouest-africaine.
De tous les autres produits, et avant que le commerce du bétail
ne connaisse — très tardivement (autour des années 1920) — un
développement notable, la gomme a été incontestablement celui qui
a joué le rôle à la fois le plus profond et le plus durable, notamment
par l’étendue des effets sociaux et politiques des compétitions et de
l’organisation commerciale dont elle était le centre.
Dans la brève confrontation du commerce transsaharien et du
commerce atlantique maures à laquelle j’ai procédé dans la première
partie de ma thèse, je me souciais seulement de poser quelques jalons,
quelques pierres d’attente pour un débat qui allait en occuper quelques
chapitres ultérieurs. Je me préoccupais essentiellement ici de montrer
que les échanges transsahariens et le trafic côtier atlantique n’ont
probablement pas été, comme on l’a quelques fois suggéré, les étapes
successives et exclusives d’une histoire où le règne de la caravane
aurait, brutalement et sans retour, cédé la place à l’hégémonie sans
partage de la caravelle. Je souhaitais, ce faisant, montrer qu’il serait
prudent de nuancer toute conclusion «matérialiste» que l’on serait
tenté, et que certains chercheurs ont effectivement été tenté, de tirer des
antagonismes entre «les représentants» ou les bénéficiaires des activités
commerciales transsahariennes et atlantiques.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 55
4. Histoire(s)
Les statuts sociaux et politiques de la société maure contemporaine
tirent leur légitimité d’un cheminement «historique» (il comporte
évidemment une large part de mythe …) et d’un ensemble
d’interprétations/reconstructions de ce cheminement qu’il importe
d’interroger lorsque l’on entreprend d’établir le bilan actuel des luttes
de classement qui y trouvent leurs fondements et leurs enjeux.
Une part de cette investigation peut et doit revêtir la forme d’une
«histoire», d’une chronique, des principaux événements du passé
considéré. Elle peut, et doit incorporer les interrogations, les doutes et
les lacunes qui affectent les narrations des événements rapportés, mais
toutes ces précautions prises, elle ne peut s’empêcher de leur attribuer
un certain degré de réalité, puisqu’il s’agit, tout compte fait, de faits
«vrais», ou à tout le moins visés intentionnellement comme tels.
Je distinguais, au moins à titre provisoire — et là où la relative densité
des sources permettait de le faire —, les narrations, les articulations
majeures de la chronologie et des «événements», des considérations
interprétatives que pourtant ces mêmes «événements» devaient,
au moins partiellement, servir à étayer. Je crois cependant que cette
imbrication de l’histoire et de l’interprétation de l’histoire est d’autant
moins évitable que c’est l’enjeu des compétitions entre les mémoires
(des tribus, des groupes statutaires, des classes, des nations, des pays,
etc.), ce qu’elles sélectionnent et ce qu’elles éliminent, et comment ce
choix est socialement justifié, qui constitue l’horizon incontournable de
toute sociologie ou anthropologie.
Le travail d’évocation du passé et des lectures du passé s’imposait
d’autant plus impérieusement ici que l’histoire de la société et de la
région qui nous occupe n’a pas encore été écrite, si l’on excepte
quelques monographies locales ou régionales, parfois anciennes, ou
56 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
après la mort de son principal dirigeant au Sahara, Abū Bakr Ibn ‘Umar,
vers 480/1087.
J’ai présenté une brève synthèse de ces témoignages, dont le plus
important et le premier en date est celui d’al-Bakrī qui fut contemporain
de la prédication armée du mouvement politico-religieux saharien,
même s’il n’a jamais quitté sa résidence fleurie de Cordoue, où il écrit (en
1068) à partir de récits sans doute rapportés par d’autres informateurs.
La vision de l’intérieur de l’épisode almoravide que l’on rencontre
au sein de la société maure elle-même est un curieux mélange de
récits mythiques et de constructions généalogiques sur fond de vagues
indices historiques. Au centre de cette configuration se trouve placé
le personnage d’al-Imām al-Ḥaḍramī. Je reviendrai plus loin sur ce
personnage et ses usages dans la tradition maure.
Les manipulations de l’héritage historique et idéologique
alomoravide, dont la figure d’al-Imām al-Ḥaḍramī constitue une
remarquable illustration, attestent de l’importance du mouvement d’Ibn
Yāsīn dans la mise en place des fondements — au moins les fondements
«imaginés» — de la société maure contemporaine.
D’autres «ancêtres» de tribus «maraboutiques» qu’al-Imām
al-Ḥaḍramī sont également cités parmi les compagnons «venus du
nord» (on sait, notamment par le récit d’al-Bakrî, que les Almoravides
sont partis de l’espace saharien mauritanien actuel) avec Abū Bakr,
le dirigeant principal dont les narrations locales ont retenu le nom :
Ibrāhīm al-Umawī (i. e. «l’Umayyade»), ancêtre revendiqué par la tribu
des Mǝdlǝš, ‘Abd al-Raḥmān al-Rakkāz, aïeul invoqué par celle des
Tǝrkǝz, l’ancêtre des Idaġẕaymbu, etc.
Si la tribu des Gdāla, qui a fourni au mouvement almoravide ses
premiers dirigeants, ne subsiste plus guère aujourd’hui, dans le Trāb
ǝl-biẓān, que sous la forme de petits groupes isolés qui payaient tribu
à divers suzerains, de nombreuses autres communautés issues, selon
les traditions historiques locales des Almoravides, demeurent jusqu’à
présent largement représentées, avec des conditions et des statuts divers,
dans la société maure.
58 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
1. Les ordres
La société maure précoloniale (mais encore aujourd’hui…)
présente volontiers d’elle même, l’image d’un ensemble à la fois très
cloisonné et fortement solidaire. On y naissait, en principe, «guerrier»
(ḥassānī ou ‘arbi), «marabout» (zāwi ou mrābǝṭ), «tributaire» (laḥmī
ou aẕnāgi), «artisan» (m‘allam ou ṣānǝ‘), «griot» (īggīw), «ancien
esclave» (ḥarṭāni ) ou «eslave» (‘abd ).
Malgré l’expérience vécue d’une mobilité sociale dont les nombreux
exemples sont généralement répertoriés et connus («guerriers» qui
deviennent «marabouts» et parfois l’inverse, «guerriers» qui deviennent
«tributaires» et vice versa, «esclaves» qui se libèrent, etc.), l’idée la
plus communément reçue par les groupes dominants — et les groupes
dominés, dans une large mesure, la partagent —, c’est celle du caractère
«immuable» d’une architecture sociale où certains voudraient voir, sinon
la main de Dieu lui-même, du moins celle de ses plus fidèles serviteurs,
en l’occurrence Abū Bakr b. ‘Umar, auquel certaines traditions lettrées
attribuent la tripartition de la société maure en «guerriers», «marabouts»
et «tributaires».
L’ethos statutaire était associé en général à un certain nombre
de valeurs spécifiques des ordres et à une hiérarchie que le système
des échanges matrimoniaux — l’hypergamie féminine, les jeux sur
la proximité/ distance généalogique —, ses usages et ses lectures,
contribuaient à pérenniser.
68 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
tribus zwāyä (Kǝntä, Aġlāl, Ijummān, etc.) portaient les armes et que
les guerriers «repentis» (tiyyāb, muhājriyyīn) ont alimenté de manière
appréciable la couche maraboutique.
Face à la relative souplesse qui caractérisait, dans la réalité, le
système des statuts de la société maure précoloniale, face à la complexité
des réalités qu’en fait il décrivait, l’idéologie statutaire ne laisse pas
d’apparaître, elle, particulièrement rigide.
C’est sans doute cette empreinte de rigidité qui a valu à la société
maure précoloniale d’être rapprochée du système indien des «castes»,
malgré la distance qui sépare les deux systèmes, et notamment l’absence
dans le dispositif saharien de l’échelle de pureté — des brahmanes aux
intouchables — au statut quasi-ontologique qui caractérise l’univers
indien décrit par Louis Dumont.
Restait à voir comment cette stratification «verticale» des rangs et
des ordres s’ajustait à la hiérarchie «horizontale» des tribus.
Les strates de la société maure précoloniale ne sont donc pas
ordonnées, comme le seraient les «castes» indiennes, le long d’une
échelle de pureté qui les classerait en fonction de leur rang, de leur
profession, des plus purs aux «intouchables».
L’ordre qu’elles expriment n’a pas la «cohérence» et la dignité
métaphysique que le mythe du purusa — le premier homme fut
divisé, de sa bouche sortit le brahman, de ses bras, le kšātria, de ses
cuisses, le vayšiya et de ses pieds, le sudra — conférait, à la haute
époque védique, à l’agencement des varna. Même si quelques timides
échafaudages maraboutiques tentent d’attribuer à Abū Bakr Ibn ‘Umar,
la paternité d’une tripartition originaire de la société maure, qui ne
retient de manière significative, que les guerriers, les marabouts et
ceux qui les entretiennent de leur travail sans plus de précision quant à
leurs fonctions ; même si la persistance de «l’esprit de caste» — encore
aujourd’hui — témoigne d’une certaine irréductibilité du phénomène
statutaire comme mode de structure et de lecture de l’ordre social maure.
C’est qu’en effet, avais-je essayé de montrer, au plan politique,
seule l’opposition des ḥassān et des zwāyä aux autres groupes de statut,
relayée et structurée par l’organisation en tribus (les tribus aẕnāgä ou
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 73
2. La qabīla
La question de l’organisation tribale et de son mode d’articulation/
désarticulation avec des structures politiques dotées d’une autonomie
de quelque importance vis-à-vis des qabā’il et de leur (dés)organisation
était, je le rappelle, au point de départ des investigations que l’ai
entamées dans ma thèse. J’ai poursuivi et développé ultérieurement ces
recherches, à la fois dans des directions monographiques plus précises
et dans le sens d’un effort plus général d’élucidation des contours de
cette notion et de ses effets dans le champ du politique.
Dans mon travail de thèse, j’avais pris pour point de départ le
contexte maure et le mode de fonctionnement, dans ce contexte, de la
qabīla — c’est le terme en usage en ḥassāniyyä, le dialecte arabe des
Maures — à la fois comme réalité et comme représentation.
74 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
4. Parenté et pouvoir
Qu’il soit tribal ou émiral, l’examen du pouvoir politique au sein
de la société maure précolonial fait apparaître de manière récurrente le
poids d’un facteur déterminant, la parenté, sous la forme particulière de
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 83
2. La question de l’imām
Le problème du pouvoir dans l’islam à l’époque dont j’ai traité
(XI -XIXe s.), se posait sous les traits de ce que les légistes appelaient al-
e
imām al-a‘ẓam, «le guide suprême». Cette notion d’imām qui désigne
à la fois celui qui dirige la prière, qui se tient devant, qui assume la
direction spirituelle et temporelle de la communauté, a constitué, on le
devine, un enjeu central dans les conflits de personnes et de groupes,
les rebellions et les schismes qui commencent à diviser les musulmans
dès la mort du Prophète Muḥammad. L’élaboration qu’elle recevra
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 97
par l’auteur d’al-Ġallāwiyya comme une des rares voies de salut qui
restaient encore ouvertes en ces temps d’insolence …
Disciple de Š. Sīdi Muḥammad et de son père Š. Sīd al-Muẖtār,
Š. Sidiyya reprendra presque dans les mêmes termes l’argumentation
anti-imāmienne des «temps de l’arrogance».
3. 1. 3. Š. Sidiyya
J’ai déjà fait mention de ce personnage dans le cours antérieur de
cet exposé. Dans le cadre précis du débat autour de la question de la
ḥisba et de l’imām, j’ai examiné le texte d’une correspondance(1) qu’il
a envoyé à la jamā‘a de la tribu des Idyaydbä, à laquelle appartiennent
deux de ses anciens maîtres, pour leur déconseiller de se mobiliser en
faveur de l’institution d’un pouvoir appliquant les ḥudūd.
Š. Sidiyya commence par délimiter les conditions d’application
de la ḥisba dont l’obligation, comme du reste toutes les obligations
religieuses, est liée à la capacité (qudra) de la mettre en œuvre : elle
tombe si l’on n’a pas les moyens de l’appliquer.
En réalité, et comme l’a clairement établi le texte précédemment
présenté d’al-Māwardī, la ḥisba relève de l’autorité du souverain (al-
sulṭān), du prince. Š. Sidiyya s’inspire d’ailleurs clairement de l’auteur
d’al-Aḥkām al-sulṭāniyya, lorsqu’il entreprend notamment d’énumérer
les différences entre le muḥtasib et le mutaṭawwi‘, le redresseur
volontaire de torts.
De toute façon, avancera notre auteur, «l’état (ḥāl) de la plupart
des habitants de ce pays tel qu’il est aujourd’hui se caractérisent, soit
par l’incapacité (‘ajaz) d’exercer une contrainte efficace tendant à
supprimer effectivement les pratiques scandaleuses et faire montre en
cette matière de ferme autorité (‘aḍaḍ), soit par la crainte d’engendrer
la corruption (mafsada) ou d’éveiller la guerre civile (fitna), soit par les
deux à la fois».
Ils ne sont donc pas tenus de s’engager dans «la commanderie du
bien» de la «manière la plus parfaite» (al-wajh al-akmal) requise par
l’application de ce devoir, à savoir redresser «de leurs mains» et par la
l’on retient pour barzaẖ l’un des sens qui lui est parfois attribué, celui
de «purgatoire».
Issu de la confédération des Tāšumšä qui entreprit jadis, à l’appel
de Nāṣir al-Dīn, de doter le sud-ouest saharien d’une autorité politique
inspirée des principes islamiques, Š. Muḥamd al-Māmi aspirait
profondément à réformer ce purgatoire. On trouve, ça et là, disséminés à
travers son œuvre, des indices d’une aspiration au changement motivée
par le désordre endémique, l’état de «corruption» (fasād) auquel seul le
pouvoir d’un imām pouvait, à ses yeux, mettre un terme.
Dans un poème connu, Š. Muḥamd al-Māmi appelle d’ailleurs
ouvertement les Tāšumšä à instituer un pouvoir politique fondé sur la
loi islamique.
S’il ne s’agissait pas d’un versificateur aussi fécond que l’auteur
de al-Ḫarāj al-ṯānī, je serais tenté de dire qu’il a utilisé la forme rimée,
plus prenante, plus entraînante que la prose, à des fins de mobilisation.
Et, de fait, Š. Muḥamd al-Māmi interpelle davantage dans son poème
«le cœur» de ses auditeurs que leur raison.
Tout au long de ces 131 vers, écrits selon toute vraisemblance
avant 1827, le détail le plus frappant chez un théologien aussi au fait des
aspects légaux de la question du pouvoir en islam que Š. Muḥamd al-
Māmi, c’est la quasi-absence de toute argumentation théologique.
Pour l’essentiel, en effet, le poème de Š. Muḥamd al-Māmi
relève du thème littéraire classique de la mufāẖara, de la compétition
honorifique, où le poète devait célébrer la supériorité des vertus et
des mérites de sa tribu par rapport à des groupes ennemis ou rivaux.
C’est seulement aux tous derniers vers de ce long appel à revivifier
la gloire des ancêtres, qu’allusion est faite, en des hémistiches peu
nombreux, aux avantages «islamiques» qu’il y aurait à tirer de
l’avènement d’un imām.
Je ne ferai que survoler ici un texte dont les qualités proprement
poétiques, la technique littéraire, n’intéressent pas directement mon
propos.
114 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
pour asseoir son autorité que sur les froides démonstrations des manuels
de jurisprudence. Comme si, conformément aux observations d’Ibn
Ḫaldūn, le charisme du saint, étroitement imbriqué aux enseignements
de la religion, mais aussi mâtiné de ‘aṣabiyya, constituait effectivement
l’élément-clef dans l’émergence d’une forme d’autorité étatique parmi
les ‘arab, les nomades …
La conclusion que j’avais tirée de ces considérations consacrées à
l’impact du corpus doctrinal islamique dans le champ de la problématique
du pouvoir et de ses représentations était la suivante.
Parti de la conception ẖaldūnienne des rapports entre nomadisme,
islam et pouvoir d’Etat, et du mode d’imbrication qu’elle désigne
entre ‘aṣabiyya et administration du sacré dans l’émergence d’une
autorité politique centralisée parmi les nomades, j’avais été conduit à
évoquer l’arrière-plan historique et doctrinal dans lequel s’inscrivent,
à l’intérieur de l’islam et plus spécifiquement de sa branche sunnite,
les interrogations et les choix des théologiens maures de l’époque
précoloniale. L’examen de quelques textes significatifs m’avait permis
d’entrevoir chez ces derniers, à la fois un souci très net de marquer
leur inscription dans la continuité de l’héritage doctrinal sunnite et
un embarras que la fuite commode dans l’exégèse coranique ou le
décryptage des «signes de l’heure» n’arrive pas toujours à cacher. Une
des raisons profondes de cet embarras m’avait paru résider dans le
caractère «déplacé» — au sens aussi bien historique que géographique,
mais également dans le sens que Freud donne au «déplacement» dans le
travail du rêve — de la conception sunnite de l’imāmat dans l’univers
«anarchique» des biẓān. En fait, et même si elle constitue une source
de référence pour les «docteurs» zwāyä, c’est moins par son impact
direct sur l’exercice d’un pouvoir politique demeuré embryonnaire, que
par ses effets indirects — son rôle en tant que référant essentiel du
champ politico-religieux — que la théorie résumée par al-Māwardī et
ses émules maures méritait d’être examinée.
Pièce maîtresse du système de légitimation (l’islam) sur lequel se
fonde la spécificité statutaire et l’autorité des zwāyä, enjeu et instrument
central de leurs luttes de classement internes et avec les ḥassān, la
théorie de l’imāmat a pu aussi, comme dans la prédication de Nāṣir
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 119
al-Dīn, nourrir les formes les plus militantes de la volonté des zwāyä
de s’ajuster à leur statut, de leurs aspirations à devenir, se conformant
à l’injonction que leur dicte leur statut, ce qu’ils sont. Il importait
de la situer dans le contexte plus large de l’opposition «marabouts»-
«guerriers», valeurs maraboutiques (islamiques) vs valeurs guerrières,
à laquelle le mouvement de Nāṣir al-Dīn a souvent servi de référence.
suscitée dans les rangs des partisans de l’imām par ses propos
malveillants à l’égard de l’éminent savant qu’était al-Ḥājj ‘Abd Allah
étaient, entre autres, liés à la qualité de ḥājj du maître de w. Billa‘maš.
Si la date du pélerinage d’al-Ḥājj ‘Abd Allah est bien 1077/1666, si le
déclenchement des hostilités justifié par la fatwā qu’il a délivrée aux
ḥassān est bien intervenue «longtemps» après sa dénonciation par
Nāṣir al-Dīn comme futur fossoyeur de son mouvement; si par ailleurs,
comme nous l’apprend un autre document, Nāṣir al-Dīn est mort en
1674, on peut conjecturer qu’une bonne partie des événements de
Šurbubba s’est déroulée entre 1666 et 1674.
— ǝṭ-Ṭālib Muḥammad w. al-Muẖtār w. Billa‘maš, dont il a été
question plus haut, était un contemporain de Nāṣir al-Dīn dont il a
vigoureusement dénoncé la fitna et les postures prophétiques. Il serait
né, d’après Fatḥ al-Šakūr, en 1036/1626. Il est peu probable qu’il ait
atteint une maturité et une notoriété intellectuelle suffisantes à l’âge
de 19 ans (qu’il aurait eus au début de la guerre, telle que la donne la
tradition issue de Wālid) pour que sa dénonciation de la prédication de
Nāṣir al-Dīn ait eu le retentissement qu’elle semble avoir eu.
— Un autre épisode rapporté par Manāqib al-imām Nāṣir al-Dīn
met en scène un personnage connu, Sīd ǝl-Maḥjūb al-Jakanī, affirmant
que l’avènement et la mort de Nāṣir al-Dīn seront comme des «signes de
l’heure». D’après diverses traditions recueillies par Sidāt wuld Bābä, Sīd
ǝl-Maḥjūb se serait présenté à la tête d’une partie de sa tribu (Täjäkānǝt)
qui venait d’être déchirée par une longue guerre civile, au chef des
Ijummān, ǝṭ-Ṭālib Ṣiddīq w. ǝṭ-Ṭālib ǝl-Ḥasän w. Ätfaġa Maḥḥam,
qui lui aurait fait un excellent accueil et promis protection contre toute
tentative d’assujetissement. Après la mort de ǝṭ-Ṭālib Ṣiddīq (survenue,
disent les mêmes sources, en 1073/1663), ses descendants rompirent
le pacte d’amitié qui les liait aux Täjäkānǝt de Sīd ǝl-Maḥjūb. Ils
s’efforcèrent, avec le soutien de leurs alliés Ǝ‘rūṣiyyīn, de leur imposer
le paiement d’un tribut. Les Täjäkānǝt refusèrent de se soumettre aux
exigences de leurs anciens alliés et engagèrent contre eux une guerre
qui devait leur assurer une mainmise exclusive sur la région de Tǝgḅä-
Tägdāwǝst. Or, le récit de Muḥammad al-Yadālī situe la conversation,
où Sīd ǝl-Maḥjūb confie ses prédictions concernant l’avènement de
126 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
leurs troupeaux. Quelques temps après cette razzia fructueuse, Sīd al-
Ḥasan, le percepteur préposé à la collecte de la zakāt se rendit chez les
Äwlād Ḫlīfa et les Äwlād Rizg pour leur réclamer ce qu’ils doivent au
«trésor public» (bayt al-māl) institué par les zwāyä. Ils firent semblant
d’accepter les demandes faites par Sīd al-Ḥasan tandis que leur chef,
Udayka, préparait contre lui un complot auquel était associé le brak du
Waalo, les chefs des Rġaywāt et des Barān. «A‘bayḍaḍḍa aš-Šbārī et
Ḫṭayra al-Bāfūrī refusèrent, écrit al-Yadālī, de s’associer à ce crime.»
Udayka envoya Buyūba Sīd Aḥmad al-Tfārītī et al-Fāḍil al-Bāfūrī,
qu’il rétribua généreusement de leur service, prévenir les Maġāfira de
l’occasion qui s’offrait de porter à bon compte un coup décisif aux
hommes de Nāṣir al-Dīn. Une vaste coalition s’organisa alors sous la
conduite de Häddi w. Aämad mǝn Dämān, accompagné de Ġaylān,
et comprenant «Les Noirs» (al-sūdān) et les Äwlād Ḫlīfa (mais non
les Brakna). Un parti de zwāyä où on comptait quelques-unes de leurs
figures les plus en vue fut encerclé et exterminé au lieudit «A‘layb al-
Quḍya» (en ḥassāniyyä, «la Petite Dune des Quḍḍāt»), en raison du
nombre d’éminents juristes qui y trouvèrent la mort.
Al-Fāḍil b. al-Kawrī organisa immédiatement une contre-attaque
qui prit pour cible les campements des Äwlād Ḫlīfa, des Bāfūr et des
Rġaywāt, qu’il attaqua à aṣ-Ṣāg, tuant «quarante» Äwlād Ḫlīfa et
de nombreux Rġaywāt. Udayka lui-même ne réussit à sauver sa tête
que grâce à une intervention d’une personnalité du parti vainqueur,
Muḥammad Mawlūd al-Ḥājī.
Al-Qāḍī ‘Uṯmān, lorsqu’il apprit le désastre de A‘layb al-Quḍya où
Sīd Aḥmad et ses compagnons furent massacrés, lança de son côté ses
troupes contre les Wolofs du Waalo. Il périt au cours de cette expédition.
On trouve dans le récit de Chamboneau confirmation de son décès (fin
1674 ?) lorsque l’administrateur du comptoir français, après avoir
rappelé les efforts faits par ses prédécesseurs pour amener les Wolofs et
leur souverain à secouer le joug du «Toubenan», écrit :
«Enfin, il (M. de Muchins) l’en (le brak «Hiérim Kodé») sollicita
et l’en pressa tant qu’il le fit venir à son but avec bon nombre de grands
du pays qui s’en furent chez eux, ou chacun làcha les peuples la dessus
132 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
4. 2. La conjoncture
Dans la conjoncture qui a présidé à l’éclosion du mouvement de
Nāṣir al-Dīn, comme probablement d’ailleurs de son lointain devancier
almoravide, une dégradation catastrophique des conditions alimentaires
et sanitaires des nomades du Sahara Occidental semble avoir joué un
rôle central. Le thème de l’avènement du mahdī et l’attente angoissée
de la fin du monde lui doivent sans doute beaucoup. Les convulsions
que le Maroc connaît à la fin de l’époque sa‘dienne et les prolongements
qu’ils ont pu avoir au sud du Wādī Dar‘a, l’intervention accrue des
Européens le long des côtes de l’Afrique du nord-ouest, ont eu ausssi,
en liaison avec les facteurs sociaux et politiques internes aux biẓān de
la Gǝblä, leur part d’influence.
Le sultan du Maroc, Aḥmad al-Manṣūr al-Ḏahabī (1578-1603),
dont les troupes ont conquis en 1591 Tīmbuktu, meurt en 1012/1603,
emporté par la peste qui ravageait alors le Maroc, à la charnière des
XVIe et XVIIe siècles. Cette épidémie s’accompagna d’une famine
catastrophique. La disparition d’al-Manṣūr «l’Aurifique», dont le règne
marque l’apogée de la dynastie sa‘dienne, intervint dans un contexte
particulièrement lourd de menaces : à l’épidémie de peste et à la famine,
s’ajoutait le danger de plus en plus précis d’une occupation hispano-
portugaise des villes côtières du Maroc (al-‘Arā’iš est effectivement
occupée en 1605 par l’Espagne). Les luttes de succession qui s’ouvrent
entre les descendants, frères et neveux d’al-Manṣūr, vont ajouter, à un
tableau déjà bien sombre, les effets d’une guerre civile qui s’étendra
sur près de trente ans. Le Maroc connut au cours de cette période une
floraison de mouvements messianiques, animés par des visionnaires qui
se présentaient volontiers comme le «mahdī attendu», le prophète de la
dernière chance.
Ces mouvements, issus parfois d’une tradition maraboutique
plus ou moins ancienne, se transformaient, à l’occasion, en une petite
puissance politico-militaire régionale. Ce fut, par exemple, le cas de
la zāwiyya de ‘Alī b. Muḥammad b. Aḥmad b. Mūsā (de la tribu des
as-Smālīl), connu sous le surnom de Bū-Dmay‘a, qui s’empara (entre
1627 et 1631) de Sijilmāsa, du Dar‘a et de Tārudānit, dans les confins
138 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
4. 3. Arabes et Berbères
Polygraphe infatigable, bénéficiant, il est vrai, de tous les rapports
— dont certains excellents — qui affluaient vers le Bureau des Affaires
Musulmanes du Gouvernement Général de l’Afrique Occidentale
Française, dont il fut pour un temps le responsable, Paul Marty, qui
a consacré des oeuvres monographiques volumineuses à l’histoire
des tribus maures, voyait dans l’antagonisme «Arabes-Berbères»,
culminant avec la guerre de Šurbubba, le ressort essentiel de toute
l’évolution historique du Sahara Occidental. «La guerre de Babbah,
écrit-il, est génératrice de la société maure telle qu’elle existe dans
son état actuel.». Elle marque un effacement définitif des «Berbères»
devant le dynamisme conquérant des «Arabes». «Cet effacement des
Berbères, relève notre auteur, paraît tout à fait regrettable. S’ils avaient
voulu résister fermement aux envahisseurs, leur nombre et leur richesse
leur permettaient de dompter ces quelques pillards et de les rejeter au
loin ou de les assimiler. La civilisation berbère, pratique et progressiste,
valait bien les coutumes arabes, négatives ou oppressives, issues d’un
nomadisme invétéré, impropre à toute évolution sérieuse.» (Marty,
1919, p. 23; Marty, 1921, p. 8)
Le thème de la conquête et du conquérant venu d’ailleurs constitue
souvent — la littérature anthropologique et historique fourmille
d’exemples — un moyen de fonder et de légitimer un pouvoir ou une
hégémonie politique. Bon nombre de tribus maures (Mäšẓūf, ǝr-Ri‘yān,
Lādǝm, etc.), où prédominerait largement, d’après les généalogistes
locaux, le fond de peuplement ṣanhājien, attribuent une orgine arabe
extérieure (aujourd’hui elles se veulent tout entières arabes…)
à leurs familles dirigeantes. Rien d’étonnant donc à ce que le statut
politiquement dominant des ḥassān soit fondé sur une conquête ou une
victoire «initiale».
Il n’est pas impossible du reste que le facteur «ethnique» ait joué
un certain rôle dans la lutte qui opposa Nāṣir al-Dīn à une coalition
tribale dirigée, dans l’espace maure (je laisse pour l’instant de côté les
luttes engagées contre les principautés noires), par des Maġāfira. Le
parti maraboutique semble avoir été à dominante aẕnāga (Ṣanhāja),
tandis que les adversaires de la «réforme» se recrutaient en grande
142 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
captifs que pour les menger; depuis qu’ils sont maistres du pays jusqu’à
présent il n’en est pas entré un dans nos Barques, sans les grands il est
impossible que nous fassions grande traite pour touts choses. Car si un
particulier tue un Bœuf, il en mangera bien le Cuir aussy, s’il a un captif
il le garde pour son travail, s’il est du pays ou il croist de la gomme,
comm’ il n’a guere de monde il ne la cueillera pas de l’arbre, au lieu
qu’un Roy ne peut rien garder chez lui quand il voit une barque plaine
de bonnes marchandises comme toiles, eau de vie, corail, argent, fer,
verroterie, et toutes les autres choses qu’on accoutume de leur porter, de
plus c’est qu’ils supportent les Blans dans leur pays, et s’il estoit arrive
sous un Roy, pareil meurtre et trahison que celui des blans ci-dessus, il
faudroit que tout le pays payast plus de trois cens captifs et si encore il
livreroit tant de coupables voudroit pour en faire justice a notre façon.»
(Ritchie, pp. 352-53)
En clair, avec les «Roys» et les «grands», nous tenons le pays, nous
pouvons imposer les réparations que nous voulons en cas d’agression,
avec le soutien enthousiaste du souverain, et exercer nous-mêmes
notre propre justice à l’encontre de nos agresseurs éventuels. Avec les
marabouts au pouvoir, la situation est toute autre : leur influence religieuse
constitue à terme une menace pour le commerce. A l’ascétisme et à la
xénophobie que Chamboneau leur prête, probablement à juste raison,
l’auteur de L’histoire du Toubenan ajoute des arguments plus incertains,
peut-être destinés à faire pièce à l’accusation d’anthropophagie
adressée par les marabouts aux traitants européens. Les marabouts
pourraient probablement manger la peau des animaux abattus ou morts
s’il sévissait, comme cela paraît probable, une famine dans la région ;
on les imagine assez mal, par contre les manger, uniquement pour en
priver les commerçants de Saint-Louis …
Quoi qu’il en soit, c’est sur la conclusion du texte de Chamboneau
que Boubacar Barry prend appui pour affirmer l’hostilité profonde
du mouvement de Nāṣir al-Dīn à l’égard de la traite atlantique.
Barry a sans doute raison d’insister sur l’importance économique
de la région du fleuve pour les Maures des contrées voisines, sur la
complémentarité entre le nomadisme maure et l’économie paysanne
de la vallée et, partant, sur l’enjeu que représentait pour Nāṣir al-Dīn
154 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
est invisible. Ils ont sur cette force une autorité connue de tous. Certains
marabouts iront même jusqu’à faire état d’une véritable administration
exercée sur le monde obscur des šayāṭīn, comme en témoigne un curieux
document — lettre de wuld Zwayyin à la jamā‘a des šayāṭīn — dont j’ai
donné la traduction dans ma thèse. Le contrôle de cet univers s’exerce
au moyen d’une multitude de recettes (ḥjāb) dont la forme, l’efficacité
et le coût varient considérablement d’un marabout à un autre. On peut
demander un ḥjāb pour ou contre à peu près n’importe quoi. Tel ḥjāb
agira contre le «mauvais œil» (ǝl-’ayn), le «vampirisme» (ǝs-säll) ou
la jalousie ; tel autre rendra invulnérable à l’acier, aux balles de fusils ;
tel autre enfin protégera contre les démons en général, etc.
Le marabout prodiguera tantôt son ḥjāb sous la forme d’une recette
à appliquer, tantôt sous la forme d’une récitation inaudible suivie d’une
lustration à l’aide de la salive «de» cette récitation. Ailleurs encore,
il pourra recommander un breuvage ou un mets, préparé et ingéré
dans des conditions rituellement contrôlées. Il peut aussi fournir une
amulette (ktāb, täzällumīt, garn, etc.) destinée à favoriser une catégorie
particulière d’événements. Dans tout cela, le contrôle du monde
invisible des démons représente un atout décisif. Un contrôle qui ne
va pas cependant sans risques, car ceux qui sont réputés détenir le
pouvoir de commander les šayāṭīn manipulent une force dangereuse
et imprévisible qu’il n’est pas toujours facile de contenir, de canaliser
et d’utiliser à bon escient. Il lui arrive parfois d’exploser littéralement
entre leurs mains, frappant leurs animaux, leur entourage, les atteignant
au besoin eux-mêmes … On dit aussi que «le pacte» passé avec le
diable implique des concessions. Quand il s’agit de «mauvais» šayāṭīn,
de démons «non-musulmans», cela peut impliquer des sacrifices allant
jusqu’à l’acceptation de la stérilité, voire la damnation dans l’Au-Delà
…
Mais la production des biens de salut dont participe la gestion
de l’univers souterrain des šayāṭīn, procure aussi, à l’occasion, de
substantiels profits. Au-delà des fortunes (à l’échelle saharienne…)
qu’une baraka convenablement gérée permet aux grosses entreprises
confrériques d’accumuler, au-delà des bénéfices plus modestes que
le marabout de base peut tirer de la manipulation «artisanale» du
164 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
monde invisible, les zwāyä dans leur ensemble ont partie liée avec cet
univers et c’est de lui qu’ils tiennent, en dernier ressort, leur prestige
et leur pouvoir. Un pouvoir dont l’une des manifestations essentielles
réside dans «le travail» d’une justice immanente opérant au profit
des marabouts. J’ai décrit les tournures essentielles que prend cette
expression négative de la baraka, cette réparation par une main invisible
(tāzubbä) d’une injustice ou d’une agression commise à l’endroit d’un
faible, d’un marabout, d’un walī. C’est la tāzubbä et les risques qui lui
sont associés qui expliquent la sanctuarisation des établissements qui
se créent autour des awliyyā’ et de leurs tombes, car ils sont crédités
du pouvoir de la déclencher… Les exemples abondent de récits, de
«témoignages», sur les effets obtenus par une tāzubbä plus ou moins
«préparée». J’ai en particulier examiné ceux évoqués par Muḥammad
al-Yadālī dans ses écrits autour de Šurbubba.
Il faut conclure sur ces développements destinés à éclairer les
fondements idéologiques et sociaux de la spécialisation maraboutique
dans l’administration de l’invisible, centrée sur la notion de walāyä, de
puissance charismatique du saint. J’ai montré, en partant de l’exemple
de Nāṣir al-Dīn, ce que la walāyä doit au modèle islamique élaboré par la
tradition, modèle dont l’archétype est fourni par le Prophète Muḥammad.
Le contrôle par les zwāyä du principal outil de transmission de cette
tradition, l’enseignement, en fait les producteurs quasi-exclusifs de la
sainteté. J’ai montré que les frontières de la walāyä s’étendaient à des
pratiques curatives, magiques, propitiatoires, dont la dénonciation par
les awliyyā’ «authentiques» sert à la fois d’outil de classement interne
aux zwāyä et d’instrument d’affirmation de l’autorité de la sphère
de l’invisible. Mais l’intérêt essentiel de cette sphère, où s’exerce le
pouvoir des awliyyā’, réside dans l’effet de classement qu’elle implique
dans les rapports hiérarchiques et de pouvoir entre zwāyä et ḥassān
en tant que groupes sociaux. La séparation et la complémentarité
des pouvoirs qu’elle désigne entre marabouts et guerriers relève en
fait d’une configuration culturelle, d’un système de légitimation, qui
déborde les frontières des seuls problèmes de l’administration du sacré.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 165
IV - Capitaux symboliques
(1) On trouvera des indications bibliographiques sur ces personnages dans mon article de 1987,
«Vie(s) et mort(s) d’al-Imām al-Ḥaḍrāmī», Arabica, XXXIV, 1987, pp. 48-79
(2) Lors d’un colloque d’hommage à Paulo Fernando de Moraes Farias tenu à Birmingham
les 12-14 novembre 2015, j’ai eu l’occasion de présenter la profession de foi aš‘arite d’al-
Murādī publiée à Rabat en 2012 (‘Aqīdat Abī Bakr al-Murādī al-Ḥaḍramī, Rabat, Dār
al-Amān li-l-Našr wa al-Tawzī‘), dans une communication (sous presse dans sa version
anglaise) sous le titre : «Les Almoravides et l’aš‘arisme. Autour de l’œuvre d’al-Murādī
al-Ḥaḍramī».
174 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Depuis que ce texte a été écrit, il y eut la découverte et la publication de la ‘aqīda
mentionnée dans la note précédente. Dans ma communication de Birmingham évoquée
dans ladite note, je suggère que le destinataire des textes «pédagogiques» d’al-Murādī
pourrait être Muḥammad b. Yaḥyā b. ‘Umar, fils donc du premier grand dirigeant connu
des Almoravides, intronisé par ‘Abd Allah b. Yāsīn et décédé en même temps que lui en
448/1056-57. Mentionné par Ibn Bassām, ce Muḥammad, pourrait, tout jeune homme,
avoir succédé à Abū Bakr b. ‘Umar après le décès de celui-ci en 1087, disent nos sources.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 175
2. ‘Ilm et walāya
Ces polémiques constituantes, éléments très importants, me
semble-t-il, de (re)production de la «compétence» des zwāyä, comme
individus «pieux» ou «savants» et, pour finir, de celle l’ordre des zwāyä
en tant qu’ordre, ont souvent engagé les rôles respectifs des ‘ulamā’
et des dirigeants des mouvements confrériques, quoique les frontières
entre ces deux branches du système de représentation maraboutique
soient en quelque sorte instituées pour être transgressées, puisque c’est
la condition sociale pratique de leur efficacité, comme j’ai tenté de
le montrer dans les paragraphes précédents de ce travail. Ces conflits
de position sont par ailleurs souvent associés à des antagonismes
tribaux, la ‘aṣabiyya venant renforcer les adhésions confrériques ou les
allégeances «scientifiques» à un maître. J’ai longuement développé ce
point de vue autour notamment des œuvres d’al-Šayẖ Sīd al-Muẖtār al-
Kuntī et de son fils, al-Šayẖ Sīdi Muḥammad.
Pour illustrer ce propos, je reviendrai ici, à titre d’exemple, sur
une polémique autour de la Tijāniyya à laquelle j’ai consacré quelque
attention.
Il s’agit en vérité d’une sorte de feuilleton opposant depuis les
années 1830 cette ṭarīqa à ses plus vigoureux adversaires doctrinaux en
Mauritanie. Dans cette confrontation, dont j’ai évoqué les principales
étapes, je me suis intéressé plus particulièrement à la défense de la
confrérie par un de ses membres, Būya Aḥmad wuld al-Muẖtār wuld
Bu‘asriyya (m. 1380/1960), disciple tišitien de al-Šayẖ Ḥamāh Allah
(m. 1943), face à l’interminable philippique adressée, en 1344/1925,
à la ṭarīqa d’Aḥmad al-Tijānī (m. 1230/ 1815) par Muḥamd al-Ḫaḍir
wuld Mayāba (m. 1354/1935). Il y a bien sûr, dans cette affaire, le texte
(les textes) et l’enchaînement des textes auquel les deux auteurs doivent
la délimitation de l’espace, la définition des outils et des enjeux de leur
confrontation, le système des écarts qui la rend possible. Il y a, cela
est tout aussi évident, les effets du milieu, d’une conjoncture historique
singulière et du cheminement individuel des protagonistes, même si ces
paramètres intra-mondains ont le plus grand mal à se frayer leur chemin
dans des pensum où le souci constant de la référence canonique tend
à oblitérer toute intervention personnelle (revendiquée comme telle)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 181
des auteurs : leur ambition majeure est de faire accroîre que ce qu’ils
écrivent était (déjà) écrit …
Tout semble commencer, dans l’affaire qui nous préoccupe, avec
les accusations portées par Dyayja b. ‘Abd Allah b. Ḥabīb Allah al-
Kumlaylī (m. 1270/1854) contre les enseignements d’Aḥmad al-Tijānī,
tels qu’ils s’expriment dans la biographie officielle que lui a consacrée
son disciple ‘Alī Ḥarāzim b. al-’Arabī Barrāda, Jawāhir al-ma’ānī.
J’ai rassemblé les quelques informations que les traditions, orales
et surtout écrites, disent de ce personnage de Dyayja. Je n’ai pas trouvé
d’indices qui permettent d’établir des rapports précis entre son hostilité
à la ṭarīqa et à ses adeptes avec quelque événement personnel, local ou
tribal qui en aurait été le déclencheur. Il fallait se résoudre à prendre acte
du caractère essentiellement, sinon exclusivement, juridico-religieux de
l’antagonisme qui l’opposa aux adhérents de la Tijāniyya. Les luttes de
classement entre lettrés pouvaient d’ailleurs fort bien justifier, dans le
milieu, idéalement voué au savoir, des zwāyä, de sévères empoignades
pour l’appropriation des positions légitimes du champ maraboutique,
gagées sur le capital culturel réputé incorporé que fournit la généalogie
— la «bonne famille maraboutique» —, mais aussi indexées sur la
réputation d’ascétisme, d’endurance dans la quête du savoir, de piété
«miraculatoire», de désintéressement, d’encyclopédisme, d’habileté à
manier les vers, d’abondance et de diversité de l’œuvre écrite, etc., bref,
sur une somme de «vertus» à haut degré d’investissement subjectif. La
pugnacité trop visible, la propension à l’invective tous azimuts contre
les grandes figures des tribus maraboutiques «ayant pignon sur rue»
(Idäwa’li, Äwlād Dayṃān, Idāblǝḥsän, etc.), attribuées par al-Wasīṭ (b.
al-Amīn, pp. 368-372) à Dyayja, font peut-être signe vers l’impatience
du franc tireur de génie et du self made man maraboutique — il relève
d’un milieu maraboutique moins «légitime» que celui de ses victimes
—, face à l’autorité revendiquée par ceux qui estiment avoir plus de
titres à édicter la norme maraboutique, dans le cadre de la polarité
constituante entre «établis» et «parvenus»…
Nous ne savons quasiment rien non plus des années de formation
de Dyayja, de ses maîtres et du cursus de formation par où aurait pu
se justifier son hostilité au confrérisme en général ou à la Tijāniyya
182 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Voir notamment la polémique véhémente engagée par Š. Sīd al-Muẖtār al-Kuntī contre
Wuld Būnä dans son ouvrage Juḏwat al-anwâr fī al-ḏabb ‘an manāṣib awliyyā’ Allah al-
aẖyār, parce que dans son urjuza intitulée Wasīlat al-sa‘āda, Wuld Būnä affirme que c’est
péché d’accorder une foi absolue aux prédictions des awliyyā’ à la différence de celles des
prophètes.
(2) On lui doit notamment un commentaire de Wasīlat al-sa‘āda citée dans la note précédente.
184 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Mayāba que l’on peut tirer de son livre. On sait par ailleurs qu’il
appartient à une famille à la forte tradition lettrée. Son père, Sīdi ‘Abd
Allah b. Mayāba (m. en 1304/1887) et plusieurs de ses frères sont
évoqués dans les listes d’auteurs et d’enseignants des établissements
d’enseignement traditionnel du pays maure (maḥāẓir, sg., maḥiẓra)
compilées par al-Muẖtār b. Ḥāmidun (1990 : 255-255).
Au moment de la pénétration des troupes coloniales françaises en
Mauritanie, au cours des premières années du XXe siècle, Muḥamd al-
Ḫaḍir w. Mayāba choisit l’exil aux côtés de ceux qui refusent l’autorité
des «Nazaréens» sur leur pays. Après un passage par le Maroc, il
parvint au Ḥijāz et s’établit pour finir en Jordanie où certains de ses
descendants ont assumé des charges officielles importantes. Il s’est
éteint en 1935 après avoir occupé les fonctions de muftī des mālikites
à Médine. De son abondante œuvre, centrée surtout sur l’exégèse
coranique et le ḥadīṯ, seul nous intéresse ici le long pamphlet qu’il a
consacré à la Tijāniyya, Muštahā al-ẖārif al-jānī fī raddi zalaqāt al-
Tijānī al-jānī («La réalisation des aspirations du mégalomane criminel
ou les errements d’al-Tijānī le criminel») achevé le lundi 21 muḥarram
1344/11 août 1925, à Jérusalem, et (re)publié en 1985 en Jordanie(1).
Il s’agit, dans ce gros livre, et comme la vigueur du titre en
témoigne, d’une attaque en règle contre les enseignements d’Aḥmad al-
Tijānī, examinés sous l’angle de leur conformité à l’orthodoxie sunnite
mālikite. Les éléments de doctrine réfutés sont empruntés à Jawāhir al-
ma‘ānī, à al-Jayš d’Ibn Mbūja et à deux autres textes tijānī, Munyat al-
murīd d’al-Tijānī b. Bāba b. Aḥmad Bayba et son commentaire, Buġyat
al-mustafīd ‘alā munyat al-murīd de Sīdi Muḥammad b. al-‘Arabī b.
al-Sā’ḥ al-‘Umarī al-Šarqī al-Ribāṭī (m. 1309/1891-92).
W. Mayāba inscrit, quant à lui, sa diatribe dans la filiation de la
charge menée naguère par Dyayja al-Kumlaylī contre la ṭarīqa de
‘Ayn Māḍi. Il se pose en théologien compétent, en clerc nourri de
références précises, décidé à donner une leçon de clarté et de rectitude
(1) Dār al-Bašīr, ‘Ammân, 599 p. + 52 p. d’annexes. Il y a eu au moins une édition égyptienne
de l’ouvrage antérieure à 1929, celle sur laquelle se base la réponse de Būya Aḥmad b.
Bu‘asriyya, comme nous l’apprend son fils, Šrifna, dans son texte, qui accompagne la lettre
à la jamā‘a de Tišīt évoquée plus loin.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 185
à l’état de veille, et non pas en rêve, par le Prophète qui n’en a fait
bénéficier aucun de ses compagnons (ṣaḥāba). Or, estime Ibn Mayâba,
le Qur’ān et le ḥadīṯ établissent clairement la malédiction divine
(la’na) qui frappe celui qui se rend coupable de l’accusation de kitmān
adressée au Prophète.
Après avoir recensé, dans le chapitre premier de son livre, les dits
du Prophète et les passages du Qur’ān relatifs au kitmān et à son rejet,
également attestés par le consensus omnium de la umma (la communauté
musulmane), Ibn Mayāba passe en revue les preuves coraniques d’une
transmission intégrale (tablīġ) par le Prophète du message dont il était
porteur, avant d’en conclure à l’apostasie de ceux qui attribuent aux
prophètes des propos ou attitudes contraires à l’essence de leur mission.
Pour aller plus avant dans le développement de cette idée de la
nécessaire clôture, de l’intangible achèvement du message confié par
Allah à son Prophète, et dans l’explicitation de la transmission intégrale,
sans ajout ni soustraction, de ce message par l’Envoyé, Ibn Mayāba
consacre la totalité du second chapitre de son livre à un commentaire du
verset 3 de sūrat al-Mā’ida : «Aujourd’hui J’ai parachevé (akmamltu)
pour vous votre religion et vous ai accordé Mon entier (atmamtu)
bienfait. J’agrée pour vous l’islam comme religion.». L’intention est
claire : il s’agit de barrer la voie à tous ceux, mystiques ou «innovateurs»
d’une autre inspiration, qui souhaitent apporter quelque modification
que ce soit au corps du dogme tel que les docteurs de la loi l’ont arrêté
sur la base du Qur’ān et du ḥadīṯ.
D’ailleurs, ajoute Ibn Mayāba, ce travail a déjà été engagé par «le
savant illustre et l’homme de bien expert dans toutes les connaissances
religieuses (al-‘ulūm al-šar‘yya), linguistiques et arabes, Dyayja b.
‘Abd Allāh al-Kumlaylī, qui a rédigé un poème dans le mètre rajaz
pour réfuter les innovations (bida’) de cet homme (i. e. al-Tijānī). Et
tout ce qu’il a avancé comme réfutation est véridique et touche au but.
Mais le poème constitue un cadre trop étroit pour traiter à fond de la
question. Dyayja fut pris à partie par l’un des disciples de cet homme
(i. e. al-Tijānī) appelé Muḥammad al-Ṣaġīr al-Tišītī, qui composa un
ouvrage consacré à sa réfutation qu’il intitula al-Jayš. Il le truffa de
réponses sans valeur (tāfiha) que n’écrirait pas un homme de raison
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 187
(1) al-fātiḥ veut dire à la fois «celui qui ouvre, l’initiateur» et «le conquérant». ṣalāt al-fātiḥ
peut donc se traduire par «la prière de l’ouvrant». Elle doit son nom à la présence de ce
qualificatif dans la seconde phrase dont elle se compose. Elle se décline comme suit : «O
Dieu ! Prie sur notre seigneur Muḥammad qui a ouvert (al-fātiḥ) ce qui était fermé et clos
ce qui a précédé, qui soutient le vrai par le vrai et mène vers Ton droit chemin, et sur les
siens à la mesure de sa taille et de sa dimension énorme» (allahumma ṣallī ‘alā sayyidinā
Muḥammad al-fātiḥ limā uġliqa wa al-ẖātim limā sabaqa, nāṣiru-l-ḥaqqi bi-l-ḥaqq wa-l-
hādī ilā ṣirāṭika al-mustaqīm wa ‘alā ālihi ḥaqqa qadrihi wa miqdārihi al-‘aẓīm)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 191
— «Que celui qui la récite une fois, se voit ajouter (le bénéfice de)
six cents mille prières de chaque ange, personne ou démon depuis les
origines jusqu’à la fin des temps» ;
— «Qu’une récitation de ṣalāt al-fātiḥ équivaut au triple de toutes
les prières de tous les hommes, anges et démons…» (idem : 463).
Ce dernier chapitre de Muštahā al-ẖārif s’achève sur des
considérations relatives à la véritable sainteté (walāya) et aux différents
états ou degrés de son expression telle qu’elle se manifeste chez le walī,
le quṭb (le pôle) et le ‘ārif («le connaissant, le gnostique»). La sainteté
authentique doit, aux yeux d’Ibn Mayāba, être fondée sur des vertus et
une rectitude de conduite visibles, sur une excellente connaissance de
la šarī‘a et une conformité totale à ses commandements, bref, elle est
avant tout le fruit d’un apprentissage. Dans l’évaluation des mérites
respectifs des saints et des savants, on ne s’étonnera donc pas que notre
polémiste, se prévalant notamment de l’avis d’al-imām Mālik (m.
179/795-96) fasse pencher la balance du côté de sa propre corporation,
celle des ‘ulamā’. Il faut se garder cependant d’en tirer la conclusion
que le surnaturel comme tel n’a pas de place dans la pensée d’Ibn
Mayāba : l’énumération et la localisation aux allures borgesiennes des
différentes variétés de saints qu’il produit à la fin de cet ultime chapitre
de son ouvrage sont là pour montrer, si besoin était, qu’il n’en est rien(1).
Comme il le dira dans sa conclusion, Ibn Mayāba s’est voulu
redresseur de torts théologiques. Son ennemi, expliquera-t-il, ce
n’est pas le tasawwuf en général, c’est une manifestation excessive
et dangereuse pour le dogme musulman de l’ésotérisme organisé, tel
qu’il se manifeste dans les enseignements d’Aḥmad al-Tijānī et de ses
disciples. Il en veut d’ailleurs tout autant aux excès «rationalistes» et
(1) Il cite le quṭb («le pôle») qui tournerait autour du monde ou autour duquel le monde
tournerait ; al-nuqabā’ («les inspecteurs»), au nombre non précisé et qui habitent l’Egypte
; al-abdāl («les substitués») au nombre de 70, dont 40 en Syrie et le reste ailleurs dans le
monde; al-‘aṣā’ib («les ligues») qui résident en Irak ; les quatre awtād («les piliers»),
originaires de Kufa en Irak mais «plantés» aux «quatre coins du monde» pour le «stabiliser»
; al-nujabā’ («les généreux»), situés hiérarchiquement entre al-nuqabā’ et al-abdāl et qui
habitent l’Egypte, etc… Sur leurs fonctions, leurs rôles et leurs statuts, qui reprennent
d’ailleurs une «nomenclature» qu’Ibn Mayāba n’a pas inventée, voir Muštahā al-ẖārif, pp.
505-519.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 193
exil à Montluçon (France) en 1943. On sait que Š. Ḥamāh Allah n’a pas été spécialement
ménagé par l’administration coloniale.
(1) Ibn Mayāba cite un ḥadīṯ qui dit «la protection (ḥimā) d’Allah sur sa terre ce sont ces
interdits (maḥārimu-hu)» qui lui permet d’établir l’équation ḥimā = maḥārim, donc Ḥimā
Allah = «Interdit d’Allah».
(2) La première annexe de Muštahā al-ẖārif, rédigée par un des élèves d’Ibn Mayāba,
est consacrée à la dénonciation de l’attitude «collaborationniste» de la Tijāniyya au
Maghreb et à «l’infiltration» de la confrérie par le «christianisme» et le colonialisme, par
l’intermédiaire notamment de la fameuse petite modiste lorraine Aurélie Picard (m. 1933),
qui fut successivement l’épouse des deux frères et chefs de la ṭarīqa, Sīd Aḥmad et Sīd
al-Bašīr, cf. Muštahā al-ẖārif, pp. 603-621. Sur le soutien apporté par la confrérie aux
Français, notamment contre l’Emir Abd al-Qādir et les insurgés du Rif, pour les missions
Flatters et Foureau-Lamy, etc., cf. Jamil Abu Nasr, The Tijaniyya. A Sufi order in a Modern
World, Oxford University Press, 1965. L’aventure d’Aurélie Picard a inspiré toute une
littérature. On peut, par exemple, en lire une version romancée et pleine de sympathie pour
cette femme à poigne (elle l’est beaucoup moins pour ses affins…) dans Frison Roche,
Djebel Amour, Flammarion, Paris, 1978.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 195
(1) Outre les diverses réponses de Ibn Bu‘asriyya, citons les documents suivants relevés dans les
bibliothèques des manuscrits de l’Institut Mauritanien de Recherche Scientifique (IMRS) :
- Muḥammad b. al-Ḥājj ‘Abd Allah al-Kawlaẖī, Naẓm fī al-radd ‘alā Ibn Mayāba, Mcrts
IMRS, n° 1873
- Zayn b. al-Jamad al-Yadālī, al-Mawāhib al-rabbāniyya fī i‘qtiqād aḥsan al-maḏāhib al-
tijāniyya, Mcrts IMRS, n° 594;
- Aḥmad b. Sīdi ‘Uṯmān al-Walātī, Muštahā al-asmā‘ wa al-albāb fī radd i‘tirāḍāt Ibn
Mayāba, Mcrts IMRS, n° 84.
- Muḥamd al-Muẖtār b. Muḥammad Yaḥyā al-Walātī, Kitāb aṭwāq al-sunna wa al-iṣāba
bi-anwār al-ma‘rifa wa al-iṣāba fî bayān kufr al-Ḫaḍir Ibn Mayāba, Mcrt IMRS, n° 1135.
On m’a signalé également une réponse du šayẖ ibrāhīmī de Ma‘ṭa Mulāna (Mauritanie),
al-Ḥājj Wuld al-Mišrī, mais je n’ai pas encore réussi à m’en procurer une copie.
(2) A l’IMRS, on trouve les titres suivants :
--Maradd al-ṣawārim wa al-asinna fi-al-radd ‘alā man aẖraja al-Šayẖ al-Tijānī ‘an al-
sunna, manuscrit IMRS n° 317 ;
-Fatḥ al-raḥmān fī ma‘nā qawl al-Šayẖ ṣalāt al-fātiḥ tu‘dil sittat ālāf min al-Qur‘ān,
manuscrit IMRS n° 318
- al-As’ila al-wāfiyya wa al-ajwiba al-šāfiyya fī ta’yd al-ṭā’ifa al-ḥamawiyya al-tijāniyya,
manuscrit IMRS n° 330 ;
- Fatḥ al-ilāh fī nuṣrat al-Šayẖ Ḥamāh Allah, manuscrits IMRS n° 360 et n° 414 ;
- Fatḥ al-mannān fī barā’at al-Šayẖ al-Tijānī min nisbat al-kitmān li-sayyidi ‘Adnān,
manuscrit IMRS n° 366
- al-Futuḥāt al-wahbiyya fī al-radd ‘an al-ḥuḍra al-ḥamawiyya, manuscrit IMRS n° 389 ;
- Texte sans titre ni auteur relatif à la Tijāniyya, manuscrit IMRS n° 428.
(3) La copie a été réalisée par un disciple tišitien de Būya Aḥmad, Muḥammad al-Muẖtār dit
Ḫūna b. Ḥimā Allah b. Ḫaṭrī. Elle a été achevée le mardi 18 rajab 1353/7 Novembre 1933.
196 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Notre copie du document dactylographiée à partir du manuscrit qui était en possession de
al-Muẖtār w. Ḥāmidun. Ibn Bu‘asriyya reprend ici, pour l’essentiel, le texte généalogique
de base sur les Šurafā’ de Tišīt, Inārat al-mubham wa al-muẓlim min aẖbāri Banī ‘Abd al-
Mu’min wa Muḥammad Muslim de Muḥammad b. Aḥmad al-Ṣaġīr al-Muslimī al- Tišītī.
(2) Manuscrit IMRS n° 271.
(3) Notre copie du manuscrit.
(4) Kitāb Mawlāy ‘Abd al-Mu’min, p. 21
(5) Sīrat Būya Aḥmad, p. 4.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 197
(1) La conquête du Kaarta en 1271/1854-55 par «l’Emir soutenu par le triomphe d’Allah (al-
mu’ayyad bi-naṣr Allah), protégé par le succès conféré par Allah (al-musaddad bi-tawfīq
Allah)», al-Ḥājj ‘Umar, est le dernier événement mentionné par la chronique walāto-
tisšītienne, tardive il est vrai, de Jiddu b. al-Ṭālib al-Ṣaġīr al-Bartalī, Manuscrit IMRS,
n° 465, p. 40. Malgré les liens de confraternité religieuse tijānienne et les sentiments
vraisemblabement pro-‘umariens de bon nombre d’entre eux, les Tišītiens n’ont cependant
pas toujours échappé aux exactions des autorité issues du jihād : Aḥmadu, fils et successeur
d’al-Ḥājj ‘Umar s’empara de la moitié des biens de leur caravane en 1287/1870-71, il se
saisit à nouveau du gros de leur chargement de sel «à Jegi» ( ou Jiga…) en 1291/1874, selon
la chronique tišītienne d’Ibn ‘Umar Ibn ‘Aššāy. Ma copie du texte, pp. 12 et 13.
(2) Les prises de guerre ont contribué à l’accroissement de l’offre d’une main d’oeuvre servile
qui ne pouvait plus prendre le chemin de l’Atlantique en raison de l’abolition en Europe (en
France : 1848) et de l’état de guerre, main d’oeuvre qui va bénéficier à l’essor momentané de
certaines oasis mauritaniennes dont Tišīt. Par ailleurs, des tišitiens participent militairement
et idéologiquement au jihād mené par al-Ḥājj ‘Umar. Voir Ann E. McDougall, 1980
(notamment les chap. VI et VII), ainsi que D. Robinson, The Holy War (op. cité : 362-365).
(3) Dāddä b. Ayddä écrit : «Une personne digne de foi m’a informé que la prospérité de Tišīt,
fondée sur le savoir, la pratique droite, la religion et la richesse a duré 300 ans puis s’est
éteinte; puis elle s’étendit après cela sur 80 ans et s’éteignit; puis, 50 ans avant l’arrivée des
Français dans Bilād al-Takrūr, elle connut une renaissance (inta‘ašat lahā dawla) fondée
sur le savoir et la richesse qui cessa avec leur arrivée…», Sīrat Būya Aḥmad, p. 2.
(4) Notamment les affrontements entre les deux principales communautés tribales de Tišīt et de
ses environs, Māsnä et Äwlād Bǝllä. cf. Chronique d’Ibn ‘Aššāy, pp. 14 et sq.
198 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Les indications sur la formation de Būya Aḥmad sont extraites de la lettre de la jamā‘a de
Tišīt, pp. 2-3.
(2) al-Šayẖ Mā’ al-‘Aynīn b. al-Šayẖ Muḥammad Fāḍil al-Qalqamī (m. 1910), l’une des plus
grandes figures politico-religieuses du Sahara Occidental à la fin du XIXe siècle, et l’un des
principaux inspirateurs de la résistance maure à la pénétration coloniale française.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 199
mais le destin n’a pas voulu qu’il en fut ainsi. Il fut informé par une
personne douée du pouvoir de vision surnaturel (ahl al-kašf) qu’elle
a vu sur lui le sceau (ṭābi‘) d’al-Šayẖ al-Tijānī, qu’aucun autre šayẖ
n’a pouvoir (lā manna) sur lui et qu’il ne peut recevoir «d’affluence»
(madad) que de l’océan (bahr) d’al-Šayẖ al-Tijānī. A ce moment-là Dieu
a fait apparaître (aẓhara) notre šayẖ et notre seigneur Aḥmad Ḥamāh
Allah. Il se rendit auprès de lui en 1330/1912. Il n’avait auparavant
jamais écourté sa prière dans un voyage.»(1)
Il séjourna auprès de Š. Ḥamāh Allah dix-sept jours à Nioro,
acquit le titre de muqaddam et fut donc habilité à diffuser le wird du
maître. A compter de cette date, il lui rendit régulièrement visite tous
les ans à Nioro tant qu’il y demeura, pour des séjours d’une durée de
deux à trois mois(2).
Divers passages des textes biographiques plus haut cités
témoignent de la vénération de Būya Aḥmad pour son šayẖ. Šrīfna b.
Būya Aḥmad note :
«Il rapporta qu’un jour il était en compagnie du šayẖ, atteint d’un
rhume sévère et n’osant ni cracher ni se moucher par respect pour celui-
ci. Le šayẖ lui dit : j’ai vu le Prophète, paix et salut sur lui, poser son
turban (mindīl) sur ta tête, et il m’a dit que tu étais véritablement son
descendant et qu’il t’aimait profondément. Il fut guéri à l’instant»(3).
Būya Aḥmad lui-même écrit dans son opuscule consacré aux
Šurafā’ de Tišīt :
«Sache que l’affaire (amruh) de notre šayẖ est extraordinaire
(ġarīb) et son cas (ša’nuh) merveilleux (‘ajīb). Il reçut l’ouverture
divine (futiḥa ‘alayh) alors qu’il était encore tout jeune, jouant parmi
les enfants et de ce moment jusqu’au jour d’aujourd’hui, l’ouverture
(fatḥ) n’a cessé de s’accroître en sa direction, à Allah remerciement
et grâce. Il m’a informé qu’Allah, Le Bienfaisant Le Très Haut,
lui a donné pouvoir (saẖẖara lahu) sur certaines choses tandis qu’il
jouait avec ses camarades : quand il ordonnait à la pluie de tomber,
fond moins de réfuter Ibn Mayāba que d’établir la rectitude des propos
et enseignements d’al-Šayẖ al-Tijānī. Les personnes de bonne foi en
déduiront naturellement le caractère calomnieux des attaques proférées
par Ibn Mayāba, traité pourtant au passage «d’ennemi des saints d’Allah
Le Très Haut» et de «bonimenteur, faux prophète» (dajjāl), préchant la
confusion (mulbis)(1). D’ailleurs, ajoute Būya Aḥmad, la réfutation d’al-
Jakanī a déjà été faite par «notre frère et šayẖ «, Muḥamd al-Muẖtār b.
Muḥammad Yaḥyā dans son livre, Aṭwāq al-sunna wa al-iṣāba bi-anwār
al-ma’rifa wa al-iṣāba ; quant à moi, je m’en tiendrai uniquement aux
propos de notre šayẖ et à leur conformité à l’orthodoxie.
Dans l’introduction de l’ouvrage, Būya Aḥmad entreprend d’établir
que le «Prophète Muḥammad est le premier des prophètes dans l’ordre
de la création et le dernier parmi eux à être envoyé (āẖiru-hum ba‘ṯan),
qu’il est la source, le soutien (madad) des premiers et des derniers, et
qu’il est envoyé à tous les mondes.»(2) En parallèle, et c’est là au fond le
but véritable de cette démonstration, il évoque les caractéristiques et les
privilèges du sceau (ẖātim) des awliyyā’, pour montrer sa supériorité
radicale par rapport à eux, car comme les autres prophètes à l’égard de
Muḥammad, c’est du sceau des awliyyā’ que tous les saints tiennent
leur madad.
Citant al-Mawāhib al-ladūniyya d’Ibn al-Subkī (m. 771/1370),
Būya Aḥmad affirme que Dieu, en même temps qu’il créait le monde,
créait la «réalité muḥammadienne» (al-ḥaqīqa al-muḥammadiyya) des
«lumières de l’Eternel» (min al-anwār al-ṣamadiyya), «dans la présence
aḥmadienne» (fī al-ḥuḍra al-aḥmadiyya), puis Il informa Muḥammad de
sa mission prophétique alors qu’Adam «était entre âme et corps» (bayn
al-rūḥ wa al-jasad). Et depuis, ses «affluences» (amdād) ne cessèrent
de se déverser librement en direction des âmes(3)… Quand le temps du
«nom célé» (al-ism al-bāṭin) prit fin, par l’apparition de son corps et
son association avec son âme, la «loi de l’époque» (ḥukm al-zamān) fut
transférée sur le «nom obvie» (al-ism al-ẓāhir) : Muḥammad apparut
dans sa totalité, corps et âme…
(1) Idem, p. 3.
(2) Idem, p. 4.
(3) Allusion à sūrat al-Isrā’ qui évoque, selon les exégètes sunnites, le voyage nocturne du
Prophète, sur le dos du cheval ailé al-Burāq, de la Mecque à Jérusalem.
(4) Kitāb qurrat…, p. 6.
204 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Idem, p. 8.
(2) Idem, p. 9.
(3) Ces formules sont, dans l’ordre : astaġfir Allah («je demande pardon à Allah»), Allahumma
ṣallī ‘alā Muḥammad («Priez, ô Dieu ! sur Muḥammad), lā ilāha illā Allah («il n’y a de
Dieu qu’Allah»).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 205
(1) Idem, p. 21
(2) Idem, p. 22
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 207
(1) Idem, p. 44
(2) Idem, p. 47
(3) Idem, p. 47
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 209
traites les dires du Dieu des deux mondes (kalām rabb al-’ālamīn)»(1).
Par ailleurs, al-Tijānī revendique la ẖatmiyya qui fait partie des
«sciences des awliyyā’ dont les chemins sont impénétrables pour les
savants du visible (ahl al-ẓāhir)». Du reste, il ne parle pas en son nom
mais en celui du Prophète, du fait que «l’essence muḥammadienne s’est
dissoute en lui»(2)…
Bref, à suivre Būya Aḥmad, al-Šayẖ al-Tijānī est bien évidemment
innocent des accusations portées contre lui par Ibn Mayāba. Il y en a
une toutefois qu’il laisse curieusement de côté, celle qui a trait à la
«collaboration» avec les Français et leurs auxiliaires. Du moins dans
cet ouvrage-ci, car dans la version plus développée qu’il en propose
sous le titre de al-Fatḥ al-rabbānī…, on trouve une esquisse timide de
défense d’al-Šayẖ Ḥamāh Allah, nommément pris à partie, nous l’avons
vu, dans le pamphlet d’Ibn Mayāba.
Voici le texte de ce passage :
«Quand tu dis qu’il (Š. Ḥamāh Allah) est du côté des mécréants
(muwwālin li-l-kuffār), qu’il a renoncé à l’émigration légale (hijra) et
qu’il a renoncé à s’éloigner des mécréants d’un empan (šibr) comme s’il
avait retenu que la fuite vers eux et la résidence parmi eux constituaient
le sens du ḥadīṯ (qui dit) : «Celui qui fuit (farra) avec sa religion
d’un pays vers un autre, fut-ce d’un empan, mérite le paradis et sera
compagnon de Muḥammad et d’Abraham, salut sur eux» ; la réponse,
et Dieu seul est garant de rectitude, (est la suivante).
Ce que tu dis de lui concernant l’allégeance aux mécréants
(muwwālāt al-kuffār), Dieu sait qu’il en est innocent et Son envoyé aussi
sait qu’il en est innocent. Il en est de même de tous les habitants de son
pays (jamī‘ ahl bilādih). Qu’ils soient musulmans ou non musulmans
(kuffār), ils savent que ce que tu as dit de lui est mensonge (kaḏib) et
calomnie (zūr).
Quant au fait qu’il a renoncé à l’émigration légale (hijra), c’est
parce qu’elle ne s’impose pas (laysat wājiba) à lui. Il n’a pas les
moyens (lā qudra lahu) de l’accomplir. Il s’ajoute à cela que les savants
(1) ‘alayk an tu‘āmil kalām al-‘ārifīn bimā ‘āmalta bihi kalāma rabb al-‘ālamīn, p. 55
(2) Kitāb qurrat…, p. 59
210 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(‘ulamā) ont dit que celui qui peut observer les prescriptions de sa
religion (yuqīma dīnahu) alors même qu’il se trouve en territoire non
musulman (fī arḍ al-kuffār) n’est pas tenu d’accomplir la hijra de
ce territoire. Mieux, son séjour en ce lieu est préférable (afḍal) parce
qu’il y a espoir qu’il puisse entraîner d’autres personnes vers le droit
chemin (hidāya). Par ailleurs, tous les pays aujourd’hui sont livrés à la
corruption (fasād) et les ennemis de la religion (a‘dā’ al-dīn) s’en sont
emparés. Quelle que soit la direction vers laquelle on se déplace, on
reste sous leur autorité. Où donc émigrer (fa ilā ayn al-hijra) ?
Quant à lui (i. e. Ḥamāh Allah), qu’Allāh Le Très Haut soit satisfait
de lui, il est véritablement migrant (muhājir) bien qu’il soit résidant
dans son pays (fī baladih). Toi (i. e. Ibn Mayāba) par contre, bien que
tu aies quitté ton pays et que tu te déplaces d’une région à une autre, tu
n’es en rien concerné (lā naṣība lak) par la hijra car le muhājir est celui
qui renonce à ce qu’Allah a déconseillé (hājara mā nahā Allāh ‘anhu).
(Le Prophète), paix et salut sur lui, a dit : «le musulman est celui dont ni
la langue ni les mains ne s’en prennent aux musulmans (man salima al-
muslimūn min lisānih wa yadih) ; le muhājir est celui qui renonce à ce
qu’Allāh a déconseillé.» C’est notre šayẖ qui est le véritable musulman
et le véritable muhājir bien qu’il n’ait pas quitté son pays. Quant à toi,
malgré ton instabilité et tes déplacements d’un pays vers un autre, tu
n’as réalisé ni hijra, ni islam du fait que tu n’as ni les qualités (li-’adam
ittiṣāfik) du musulman ni celles du muhājir. D’avoir quitté ton pays
pour les lieux saints est une malédiction (wabāl) qui t’a éloigné d’Allah
Le Très Haut en raison de ton manque de respect (li-’adam ta’addubik)
pour Lui et pour ses saints (awliyyā’ihi) et de tes insultes (sabbika)
envers eux.
Tu te prétends muhājir et tu critiques (tantaqid) toute personne
qui n’a pas pratiqué la hijra et tu la traites avec supériorité (tatakabbar
‘alayh) du fait de ta hijra (bi-hijratik), mais tu as été chassé (ṭuridta)
et dépouillé (sulibta) des qualités des musulmans et des muhājirīn, que
Dieu nous préserve du malheur dont Il t’a affligé !»(1)
(1) «Au premier jour de rabī‘ II 1344, ils (l’administration coloniale) le sortirent de manière
inique et brutale de sa maison pour le mener à Bamako (…). Il y resta deux mois dans la
maison d’al-Šarīf (…) Muḥammad b. Ibrāhīm al-Ḫalīl. De là, ils le menèrent à Ndar (Saint-
Louis), où il demeura sept mois dans la maison de M. Aḥmad b. Mas‘ūd al-Fāsī al-Maġribī.
Ils prirent ensuite la décision de l’emmener à Méderdra (…) où il vécut trois ans et dix mois
moins quatre jours.(…) Ils le prirent de Méderdra le 9 ḏu-l-qa‘da 1348 pour le mener en
Côte d’Ivoire où la durée de son séjour a été de 5 ans, 10 mois et 5 jours…» , Ibn Mu‘āḏ,
al-Yāqūt wa al-murjān (op. cité :10-11).
(2) Affrontements aux origines controversées qui aboutirent, d’après les rapports français,
au massacre de plusieurs dizaines d’adversaires de la ḥamawiyya (surtout de la tribu des
212 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Tǝnwājīw) par des partisans (Aġlāl, Šǝrvä, Lādim, Ähl Sīdi Maḥmūd, etc.) de cette dernière
dans la région aujourd’hui mauritanienne du Ḥawẓ (Hodh). Une trentaine de personnes du
camp ḥamawī, dont deux fils de Š. Ḥamāh Allah, furent condamnés à mort et exécutés.
Ḥamāh Allah lui-même fut déporté en France (Montluçon) où il s’est éteint en janvier 1943.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 213
1. Philologie et philologisme
Le Petit Robert (éd. 1979) donne les définitions suivantes de la
philologie : «Amour des lettres, érudition. Connaissance des belles
lettres ; étude des textes. Etude d’une langue par l’analyse critique de
ses textes. Etude formelle des textes dans les différents manuscrits qui
nous ont été transmis.»
Rollin, dans la Grande Encyclopédie de Diderot, en donnait
la définition suivante, qui met plus précisément l’accent sur le côté
généraliste et dilettante de ceux qui s’y adonnent, la rapprochant ainsi
tout à fait de la pratique des lettrés traditionnels maures :
«Une espèce de science composée de grammaire, de poétique,
d’antiquités, de philosophie, quelquefois de mathématique, de
médecine, de jurisprudence, sans traiter aucune de ces matières à fond,
mais les effleurant toutes ou en partie» (cité par G. Mounin, 1963 : 243).
La philologie se préoccupe avant tout de ce qui est écrit, des
textes, soit pour étudier la langue en elle-même ou des états différents
de la langue, soit en tant que celle-ci est véhicule d’informations de
toutes natures sur la ou les sociétés où elle est en usage. Elle peut
concerner donc les procédures d’établissement des textes, la critique et
la comparaison de leurs différentes versions, leur forme physique, leurs
concordances et discordances, leur filiation, leur interprétation et leur
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 217
à traiter les mots et les textes comme s’ils n’avaient d’autres raisons
d’être que de se voir déchiffrer par les savants».
L’attention focalisée sur les textes, trait essentiel de la démarche
philologique, peut, aussi bien chez les érudits du cru que parmi les
spécialistes venus d’ailleurs — c’est là une des critiques essentielles
que les anthropologues adressent aux «orientalistes»— engendrer un
aveuglement normatif, un penchant à tout juger et à juger de tout à
l’aune de ce qui est écrit, au mépris de l’analyse de l’expérience sociale
concrète, jugée moins «fréquentable» que la belle érudition où la
continuité et la «pureté» des textes permettront de fuir les ruptures, les
promiscuités embarrassantes et les entre-deux de l’univers «réel».
Ce reproche est sans doute partiellement justifié, mais il convient
de le nuancer. Le «Grand Livre du Monde», comme disait Galilée, n’est
certes pas qu’un livre, même si les livres et ce qu’ils disent en font
aussi partie, et le recours aux seuls textes et à leur enchaînement sans
référence à leurs conditions de production ne peut être que d’un secours
médiocre aussi bien pour comprendre le passé des structures sociales
que pour analyser leur présent. Les liens incontournables que j’évoquais
aux toutes premières lignes de ce texte, entre les intérêts du présent et
ceux du passé, entre les intérêts du présent investis dans la connaissance
du passé, font par ailleurs que toute vision articulée, toute théorie de la
ou des sociétés présentes, qu’elle soit le fait des anthropologues venus
d’ailleurs ou des chercheurs indigènes, est en même temps et dans le
même mouvement un regard théorique porté sur le passé de ces sociétés,
une théorie de leur histoire ; elle pose, autrement dit, le problème des
modes de connaissance du monde social en général.
C’est évidemment une très vaste question que je n’ai pas la
prétention d’élucider dans le cadre de ce bref essai. Il me semble que
l’ébauche de traitement qu’en a proposée P. Bourdieu (1972 : 162 et
sq.) indique une voie féconde, celle qui achemine, au-delà des modes
«phénoménologique» et «objectiviste», vers ce qu’il appelle une
connaissance «praxéologique» qui se donnerait «pour objet, non
seulement le système des relations objectives que construit le mode
de connaissance objectiviste, mais les relations dialectiques entre ces
structures objectives et les dispositions structurées dans lesquelles
220 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) La vision hégélienne de l’histoire, dit Althusser, est associée à «une théorie de l’expression,
une théorie de la totalité expressive où chaque partie est pars totalis, immédiatement
expressive du tout qui l’habite en personne, l’Esprit Absolu, seul véritable sujet de
l’histoire.»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 223
restant hésitant sur les raisons qui sont au fondement de ces différences
(infrastructure socio-économique, la pensée elle-même, le langage
modelant la pensée, etc.).
Mais le problème soulevé par Whorf est peut-être tout autant, en
définitive, celui de la variété des «visions du monde» que celui de la
diversité des mondes réels, des cultures, et du degré de compatibilité,
de fermeture ou d’ouverture de ces civilisations les unes aux autres,
de leur aptitude à se comprendre et se traduire entre elles. A cet égard,
Mounin (idem : 60) note que «l’existence d’obstacles à la traduction qui
proviendraient de la différence des mondes réels exprimés n’a jamais été
démontré spécifiquement, c’est-à-dire séparément.» Et que «la plupart
des travaux qui traitent de cette question confondent les obstacles qui
proviennent des façons différentes d’exprimer le même monde, et les
obstacles qui proviennent des façons de nommer des «mondes» de
l’expérience humaine entièrement étrangers les uns aux autres.»
Cette dernière remarque explique que des problèmes de traduction
puissent surgir à l’intérieur d’un même ensemble civilisationnel, en
particulier à l’intérieur de la civilisation «occidentale» en relation avec
la diversité des cultures matérielles que l’on y observe, voire parfois
à l’intérieur d’un même pays de cette aire civilisationnelle. Et l’on
peut étendre ces considérations aux différences socio-linguistiques
observables dans les sociétés développées (niveaux de langue liés aux
classes sociales, aux corps de métiers, etc.), et même dans les sociétés
qui le sont moins, comme la société maure où les linguistes identifient
l’existence d’un «arabe médian», intermédiaire entre le dialecte
ḥassāniyyä et l’arabe «classique», et qui serait surtout en usage parmi
les nouveaux intellectuels des villes (C. Taine-Cheikh : 1978).
La discussion, autour de «l’hypothèse Sapir-Whorf» et de
l’étanchéité vs. perméabilité des «visions du monde» associées aux
différentes langues du monde, a pris aussi appui sur les considérations
relatives aux universaux de langage et sur celle, différente mais
connexe, des universaux anthropologiques et culturels qui sous-
tendent les significations dans les langues. Lointaine héritière de la
vieille philosophie nominaliste médiévale, l’idée des universaux est
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 229
Ces questions, qui ne sont pas soulevées ici à propos des rapports
entre une langue particulière et une culture spécifique, mais dans
la perspective du rapport plus global «entre langage et culture en
général», amènent une première mise au point destinée visiblement
à établir un degré de motivation supérieur des langues des sociétes
«primitives» qui n’useraient qu’avec une modération calculée, qu’avec
«parcimonie», de la communication verbale, là où les occidentaux
pratiqueraient un bavardage intempestif à propos de tout et de rien.
Cela devrait, en principe, conférer à l’apprentissage de ces langues
particulièrement parlantes un intérêt particulier. Mais Lévi-Strauss ne
cherchera pas à donner directement une réponse à la question qu’il a
posée. Sans l’écarter formellement, il va s’en éloigner pour poser le
problème plus vaste des rapports entre langue et culture, et celui des
disciplines qui en traitent, la linguistique et l’anthropologie.
Passant donc après cette remarque liminaire des rapports entre
langue et culture aux relations entre linguistique et anthropologie,
Lévi-Strauss énumère les différentes approches possibles des relations
entre leurs objets respectifs, la culture et le langage. La langue, dit-il,
peut être considérée «comme un produit de la culture» (1958 : 78),
un reflet de «la culture générale de la population». Elle peut aussi
être envisagée comme une partie de cette culture, un élément d’un
ensemble qui comprendrait l’outillage, les institutions, les croyances,
les coutumes… On peut enfin y voir «une condition de la culture,
et à un double titre : diachronique, puisque c’est surtout au moyen
du langage que l’individu acquiert la culture de son groupe […].
En se plaçant à un point de vue plus théorique, le langage apparaît
aussi comme condition de la culture, dans la mesure où cette dernière
possède une architecture similaire à celle du langage. L’une et l’autre
s’édifient au moyen d’oppositions et de corrélations, autrement dit de
relations logiques. Si bien qu’on peut considérer le langage comme
une fondation, destinée à recevoir les structures plus complexes
parfois, mais du même type que les siennes qui correspondent à la
culture envisagée sous différents aspects» (idem : 78-79).
Le rapport d’homologie entre langue et culture, associé ici au rôle
de «condition de la culture» attribué au langage, et clairement mis en
232 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
la forme d’un texte, elle peut être une pièce de théâtre, une danse,
un spectacle musical … Il s’agirait en quelque sorte de productions
calquées, clonées, de l’original et non des versions textuelles
«autorisées» du modèle (idem : 159). La majorité des anthropologues
ne les percevra cependant pas comme des exercices de «translation of
culture», mais plutôt comme des objets, des moyens, des outils de cette
traduction, non point cette traduction elle-même. C’est qu’ils sont avant
tout formés à transformer les sociétés exotiques en textes.
Partant de l’inégalité constatée des langues et du fait que
l’anthropologue (anglophone) écrit généralement sur des sociétés où
prédomine l’analphabétisme (ou à tout le moins l’ignorance de l’anglais)
pour un public de professionnels et un lectorat anglophones — deux
facteurs qui le pousseraient vers la recherche du contenu implicite des
pratiques qu’il observe et dont il cherche à rendre compte —, Asad
amorce, à la fin de son texte, une réflexion sur ce thème qui n’est pas
sans intérêt pour le rapport entre conscience et inconscient, envisagé
sous un autre jour que celui sous lequel nous l’avons déjà entrevu chez
Lévis-Strauss.
Selon de nombreux anthropologues, l’objet de la traduction
anthropologique n’est pas un discours historiquement situé , dont le
folkloriste ou le linguiste pourraient se contenter, mais la culture en tant
qu’ensemble complexe de pratiques (savoirs, croyances religieuses, arts,
valeurs morales, législation, coutumes, techniques diverses, etc.) dont
il convient d’abord de mettre à jour les éléments et leurs articulations
avant d’en proposer une lecture globale, qui fait nécessairement appel
à un ou des sens qui n’étaient pas (clairement) perceptibles jusque-là
pour ceux qui y vivent. Asad cite Mary Douglas :
«The anthropologist who draws out the whole scheme of the
cosmos which is implied in (the observed) practices does the primitive
culture great violence if he seems to present the cosmology as a
systematic philosophy subscribed to consciously by individuals … So
the primitive world view which I have defined above is rarely itself an
object of contemplation and speculation in the primitive culture. It has
evolved as the appanage of other social institutions. To this extent it is
produced indirectly, and to this extent the primitive culture must be
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 245
(1) Témoin, ces passages de la préface des Structures élémentaires de la parenté (1967 : XIX)
où les indigènes sont crédités d’une conscience des modèles d’échange qu’il élaborent : «Il
n’en reste pas moins que la réalité empirique des systèmes dits prescriptifs ne prend son
sens qu’en la rapportant à un modèle théorique élaboré par les indigènes eux-mêmes
avant les ethnologues (…) Ceux qui les pratiquent savent bien que l’esprit de tels systèmes
ne se réduit pas à la proposition tautologique que chaque groupe obtient ses femmes de
‘donneurs’ et donne ses filles à des ‘preneurs’. Ils sont aussi conscients que le mariage
avec la cousine croisée unilatérale offre l’illustration la plus simple de la règle, la formule
la mieux propre à garantir sa perpétuation, tandis que le mariage avec la cousine croisée
patrilatérale la violerait sans recours.»
248 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
3. Un souverain malentendu
La traduction, telle que je viens d’en parler, constitue donc un
enjeu d’une forme particulière d’exactitude, peut-être jamais accessible,
et qui adviendra un jour, espère-t-on, en ce lieu lointain où il y aura
conjonction et reconnaissance mutuelle entre le traducteur et la culture
traduite. En attendant ce moment idéal, il faut gérer la masse énorme de
malentendus que l’opération traduisante ne cesse de susciter. Je donnerai
ici un exemple de traduction controversée qui engage les problèmes
d’inégalité des langues plus haut évoqué et montre l’éclairage que le
recours à la «philologie» peut apporter.
Le problème soulevé, qui peut sembler à première vue une simple
question de mots, engage, on le verra, des considérations plus larges
liées à la nature du pouvoir politique dans la société maure et comment
le nommer — thème, on l’aura noté, qui parcourt la quasi-totalité de
mes travaux.
De quoi s’agit-il ? Divers travaux relatifs à la société maure — je
songe en particulier à ceux de Pierre Bonte(1), de Constant Hamès(2) et à ma
propre contribution (notamment ma thèse) ont mis en avant l’existence,
au sein de cette société de structures politiques englobant plusieurs
tribus, les «émirats». D’autres chercheurs, notamment Charles Stewart(3)
et Raymond Taylor(4), estiment au contraire qu’il n’y a guère au fond
(1) Travaux repris et synthétisés dans sa monumentale thèse d’Etat, L’émirat de l’Adrar. Etudes
historiques et anthropologiques, 1998.
(2) C. Hamès, «L’évolution des émirats maures sous l’effet du capitalisme marchand européen»
(1979).
(3) Ch. Stewart, «Political autority and social stratification in Mauritania» (1971).
(4) R. Taylor, Of Disciples and Sultans : Power, Authority and Society in the nineteenth century
Mauritanian Gebla (1996).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 249
(1) Une présentation de la vie et de l’œuvre de Ṣāliḥ a été faite par al-Ḥājj b. Muḥammad dans
son mémoire intitulé Ṣāliḥ b. ‘Abd al-Wahhāb, ḥayātuh wa āṯāruh (1983). H. T. Norris lui
consacre un développement dans son ouvrage The Arab conquest of the Western Sahara
(1986 : 72-76)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 251
la source d’un cours d’eau, son rā’is. Al-ra’s désigne également «une
communauté qui devient nombreuse et puissante (al-qawm iḏā kaṯarū
wa a‘azzū )». Enfin, ra’īs (pl. ru’asā’), le terme le plus communément
utilisé par Ṣāliḥ pour désigner les dirigeants des groupes dont il parle,
signifie «chef, seigneur, prince». Il est donné pour équivalent de sayyid
et de amīr.
Voilà à peu près tout ce que les lexicographes nous disent de ra’īs
et de ri’āsa. Dans le texte d’al-Ḥaswa, ces termes, bien sûr, ne sont
jamais définis, pas plus du reste que les autres catégories de la distinction
politico-sociale que Ṣāliḥ met en œuvre et qui devaient sans doute lui
paraître d’une évidence qui rendait superflue toute élucidation. Il faut
donc se contenter de parcourir les lieux où ils opèrent, de mesurer les
effets hiérarchiques dont ils se veulent les signes, pour essayer d’en
saisir les contours, le contenu de classement dans cette société à la fois
si hiérarchisée et si rebelle à toute autorité.
On notera tout d’abord, la nature essentiellement agonistique,
conflictuelle, compétitive de la ri’āsa. Là-dessus, Ṣāliḥ, faisant peut-être
du ẖaldūnisme sans le savoir(1), est en parfait accord avec la conception
de la «noblesse» (šaraf) et du pouvoir exposés dans la Muqaddima :
le šaraf et la ri’āsa, qui en constituent une des manifestations les plus
visibles, ne viennent pas de la (seule) généalogie, ils sont le fruit d’une
compétition. On ne peut être ra’īs sans entrer dans la lutte universelle
des ‘aṣabiyyāt et sans faire effort pour y maintenir son rang.
La ri’āsa (ou riyyāsa, comme Ṣāliḥ préfère la transcrire), la qualité
de ra’īs , revêt toutefois un sens général et un peu vague dans nombre
d’usages qu’il en fait, exprimant l’idée d’un poids et d’une influence
difficiles à apprécier. Cela arrive en particulier quand il n’y a pas de
groupe précis auquel la «chefferie» est attachée ou que ce groupe est si
vaste qu’il en perd son sens référentiel. Exemples de cet emploi dans
un sens très général : X […] min al-ru’asā’ al-mašāhir («X […] fait
partie des chefs célèbres», p. 12) ; wa kāna min al-ru’asā’ («et il faisait
partie des chefs», p. 27)» ; wa kānā ra’īsayn fī qawmayhimā («tous
deux étaient des chefs parmi les leurs», p. 30) ; min ru’asā’ al-Maġāfira
(1) Notons tout de même qu’il dit, au début d’al-Ḥaswa, avoir trouvé le point de départ de la
généalogie des Banī Ḥassān dans les marges d’une «copie saharienne d’Ibn Ḫaldūn».
256 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(«[il] appartient aux chefs des Maġāfira», p. 45) ; min ru’sā’ al-‘arab
(«[il] fait partie des grandes figures guerrières»).
Le terme ra’īs lui-même, qui revient extrêmement souvent sous
la plume de Ṣāliḥ, s’applique à une grande variété de personnages,
ressortissant de groupes aux dimensions et à l’influence les plus
contrastées. Il peut s’agir d’un personnage «gérant» une situation floue,
en termes d’autorité, ou d’un ra’īs auquel personne n’ose se mesurer
(bilā mudāfi’, p. 33). La riyyāsa peut même qualifier la position d’une
femme comme cette al-Ṭāhra bint Sīdi Muḥammad b. al-Ḥājj Buradda
qui était mašhūra bi-al faḍl wa al-riyyāsa («fameuse pour la grandeur
d’âme et la riyyāsa», p. 32). On se dépêche tout de même d’ajouter de
qui elle était l’épouse…
Les ri’āsāt peuvent cependant être hiérarchisées. Dans le temps
d’abord : Ṣāliḥ oppose fréquemment une ri’āsa ancienne (qadīma) à
celle qui s’exerce de son temps, avec, par-ci par-là, des indices tendant
à montrer que les choses allaient souvent mieux «avant». L’ancienneté,
si elle ne suffit pas à elle seule, peut donc être un facteur de prestige et
un label de qualité pour la «chefferie».
La ri’āsa peut être affectée — et elle l’est souvent dans le texte
d’al-Ḥaswa — à des groupes qui sont eux-mêmes susceptibles d’être
classés. Une «chefferie» pourra être dite générale, quand elle englobe
la totalité d’un ensemble tribal significatif : X […] ra’īs Awlād Dulaym
qāṭibatan («chef des Awlād Dulaym sans exception», p. 9), par
exemple. La chefferie d’une tribu de pareille dimension est souvent dite
appartenir à un sous-ensemble, à une fraction de cette tribu : on dira, par
exemple des Li‘ṯāmna, qu’ils détenaient en tant que fraction la chefferie
de tous les Awlād ‘Allūš (fīhum riyyāsat Awlād ‘Allūš, p. 20). Le même
processus de hiérarchisation peut être observé à l’intérieur d’une même
fraction : p. 40 d’al-Ḥaswa : «Il existe aujourd’hui chez les Ahl Sīd
A’lī des chefferies (riyyāsāt) de moindre importance (dūna) que celle
des Ahl Bakkār b. Aḥmad b. Sīd A’lī…» Enfin, à l’intérieur d’une unité
restreinte, la chefferie est parfois dite appartenir à la famille X alors
qualifiée de bayt.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 257
de Ṣāliḥ, Maḥmūd al-Bišra» (p. 48). Notons que cet amīr appartient
au groupe (en déclin…) auquel l’auteur d’al-Ḥaswa avait attribué des
mulūk. Voyons, pour finir, comment sont catalogués les dirigeants des
«émirats» (Trarza, Brakna et Adrar).
Chez les Aḥya min ‘Uṯmān de l’Adrar, il parle de riyyāsa et de
riyyāsāt, y compris parmi les fils d’Aḥmad w. ‘Aydda (m. 1860), son
contemporain, comme si aucune autorité spéciale n’était détenue par ce
dernier qui n’est pas appelé amīr.
Chez les Trarza et les Brakna, c’est la notion de bayt, pl. buyūt,
qui domine. Certains des umarā’ «historiques» chez les Trarza ont
droit à ce titre : A’lī Šanẓūra (m. 1727), son fils A’mar (m.1757), les
enfants de ce dernier, al-Muẖtār (m. 1765 ou 1771), A’lī al-Kawrī (m.
1786), Aḥmad (w. al-Layggāṭ), Muḥammad (w. A‘lī) al-Kawri, sont
tous qualifiés d’amīr (1). Il est dit que Muḥammad b. A’lī al-Kawrī, en
compétition avec A’mar b. al-Muẖtār, est mort en luttant «pour l’accès
à l’autorité émirale.»
A’mar b. al-Muẖtār b. al-Šarqī b. A’lī Šanẓūra est qualifié de
«premier amīr de la lignée des Āl al-Šarqī (awwal amīr min Āl al-Šarqī
…, p. 129).
Muḥamd Liḥbīb (m. 1860) est dit «amīr des Trarza aujourd’hui»
(amīr al-Trārza al-yawm, p. 129). Ṣāliḥ évoque aussi Umm Rāṣ bint
Muḥammad b. al-Siyyid b. A’mar Āgjayyil, l’épouse d’A‘mar Buka‘ba
et la mère de Muḥamd Liḥbīb, «épouse de l’amīr et mère du célèbre
amīr» (zawjat al-amīr wa umm al-amīr al-mašhūr, p. 130).
Chez les Brakna, les dirigeants de la première génération (les
enfants de Muḥammad b. Hayba b. Nuġmāš) sont dit kulluhum ru’asā’
(«tous sont des chefs», p. 135)». Aḥmad b. Hayba (m. 1175/1761-62)
et son fils Muḥammad «font partie des chefs» (min al-ru’asā’, p.135).
(1) Ṣāliḥ ici commet quelques confusions : les enfants d’A‘mar w. A‘lī Šanẓūra qui ont «régné»
sont al-Muẖtār (m. 1765 ou 1771) et A‘li al-Kawri (m. 1786). Mḥammäd (m. 1793), qui a
succédé à ce dernier, est le fils d’al-Muẖtār w. A‘mar w. A‘li Šanẓūra. Et Aḥmad dit w. al-
Layggāṭ (m. 1849), qui n’a jamais «régné», est le frère (et compétiteur) de Muḥamd Lǝḥbīb
w. al-Muẖtār w.ǝš-Šärqī w. A‘lī Šanẓūra.
260 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
syntagmes plus ou moins figés qui lui sont associés, aient contribué,
peu ou prou, à produire dans les faits quelque chose qui ressemble à
la nomenclature qu’ils mettent en œuvre.
Cette nomenclature, étroitement corrélée, comme chez Ṣāliḥ, à
une hiérarchie de la distinction, fait appel, à quelques ajouts près, aux
mêmes termes : sayyid, ra’īs, amīr, za‘īm, malik, sulṭān… Avant d’en
examiner les occurrences et les usages, disons deux mots du corpus qui
sert de base à notre enquête.
Il s’agit d’un ensemble de vingt-trois lettres(1), envoyées entre 1829
et 1868, à la jamā’a et aux chefs des Äwlād Aḥmäd bǝn (ou mǝn)
Dämān, la tribu «émirale» des Trarza, par Š. Sidiyya. Vingt d’entre elles
sont adressées à l’amīr Muḥamd Lǝḥbīb (1829-1860), parfois associé
à ses frères (une lettre), à son fils et successeur, Sīdi (1860-1871, trois
lettres) ou à la jamā‘a des Äwlād Aḥmad b. Dämān (une lettre). Sīdi est
destinataire intuitu personae de deux des correspondances examinées.
Une seule d’entre elle est adressée à la jamā’a en tant que telle.
Ces lettres, de dimensions très variables (entre l’équivalent d’un tiers
de page dactylographiée et cinq pages), sont d’un style particulièrement
homogène, voire répétitif, tissé de formules épistolaires toutes faites
et suivant invariablement la même «progression», de l’exorde édifiant
du sermonnaire vers l’objet proprement dit de la missive. L’impression
de monotonie qu’elles dégagent n’est d’ailleurs pas seulement le fruit
du moule formel auquel elles obéissent, elle provient également de la
récurrence des mobiles qui les ont suscitées. En dehors du sermon «pur»,
les correspondances de Š. Sidiyya n’ont en effet que trois préoccupations
: réclamer la restitution de biens razziés, proposer un apaisement ou
une médiation dans un conflit, réclamer les «cadeaux» (hadāyā) que les
Awlād Aḥmäd b. Dämān se seraient engagés à lui verser.
Voyons à présent comment ces correspondances qualifient l’autorité
et son exercice dans «l’émirat» des Trarza.
La lettre à la jamā’a, probablement immédiatement consécutive
à la mort d’A‘mar w. al-Muẖtār (1829), ne mentionne, contairement à
(1) Elles ont fait l’objet d’un mémoire de maîtrise de al-Tāh b. Ḥamāh Allah (Rasā’il aš-Šayẖ
Sidiyya al-Kabīr ilā umarā’ al-Trārza, 1994).
262 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Archives Nationales du Sénégal, 9G2, Chemise 13, 1877, pièce 168.
(2) Idem, 9G2, Ch. 8, 1873, pièce 91 ; Ch. 12, 1876, pièce 149, etc. Il convient de noter que
Ä‘lī, fils de Muḥmad Lǝḥbīb et de la «princesse»du Waalo, Diombot Mbodj, a longtemps
vécu à Saint-Louis et y était plus ou moins entretenu par l’administration du comptoir
français.
(3) 9G2, Ch. 24, 1862, pièce 182.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 269
des princes (umarā’) est celui qui corrompt la terre durant son règne
(muddat ẖilāfatih) et se donne pendant ce temps une peine (inutile) ;
car, après lui, (l’autorité) va aller à celui à qui elle doit incomber et son
action corruptrice aura produit quelque infamie à laquelle les princes
précédents avaient échappé.
Si tout ceci a été compris, sache qu’il est patient et indulgent
(ḥalīm) là où la longanimité est louable et fermé à toute connaissance
(jahūl) là où elle est blâmable. Il est comme a dit le poète :
«Ma langue est un surgeon qui promet la guérison
«Elle est agent de cicatrice pour celui sur qui Allah la déverse.
Salut !»
Cette lettre de Sīdi tranche assez fortement par son ton sur
l’ensemble de la correspondance évoquée, à la fois par une certaine
fermeté et par son propos exclusivement «diplomatique».
Le gros du courrier envoyé à Saint-Louis par les émirs et notables
Trarza affiche en général des préoccupations bien plus modestes, même
si la déclaration de fidélité aux engagements, au ‘ahd, y constitue une
sorte d’entrée en matière quasi-obligée.
Les thèmes dominants de la correspondance qui se trouve sous
nos yeux sont les suivants : protester de sa fidélité aux engagements
contractés avec l’administration du comptoir français ; recommander ou
donner procuration à un proche, demander des services et des cadeaux
(notamment «avance sur coutumes»…) ; demander protection et/ ou
reconnaissance ; demander la restitution d’esclaves évadés ou enlevés,
de personnes emprisonnées ; renseignements au sujet de contacts avec
une tierce partie politique ou d’événements politico-militaires, demande
d’accès «fiscal» aux populations noires «protégées» par Saint-Louis ;
évocation de la situation de naufragés recherchés par les saint-louisiens
; promesse de visite et demande de rendez-vous.
Venons-en maintenant au lexique politique porté par cette
correspondance. Mais, auparavant, deux remarques.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 271
CĔēĈđĚĘĎĔē
les développements qui précèdent, est tantôt situé par Weber du côté
de l’invidividu, tantôt rattaché à des pratiques institutionnelles et à des
groupes. Malgré ces réserves, que l’on peut bien entendu développer,
les pôles contrastés de pouvoir indiqués par l’auteur de L’Ethique
protestante fournissent un point de départ utile pour la réflexion.
Il ne semble pas que les tenants actuels du pouvoir en Mauritanie
tirent, pour l’essentiel, leur légitimité de leur charisme, de leur sainteté
ou d’un héritage issu de la tradition. C’est plutôt du côté de la domination
légale, de «l’Etat de droit», comme aime à dire la presse officielle,
qu’ils cherchent à asseoir les fondements de légitimité de leur autorité.
Leurs adversaires, quant à eux, mettent l’accent sur la personnalisation
excessive de ce pouvoir et se plaisent à souligner les conditions
légalement incertaines de l’ascension et du maintien en fonction de son
principal animateur : coup d’Etat de 1984, élections jugées truquées
quand elles ne sont pas boycottées par les partis d’opposition, etc… Il
suffit d’ajouter au caractère autocratique du système politique quelques
accès massifs de brutalité du genre des massacres raciaux de 1989-90
pour se retrouver dans une configuration voisine de ce que Wittfogel
appelait naguère le «despotisme oriental». Le sinologue germano-
américain, pensant surtout à ce qu’il considérait comme la résurgence
stalinienne de ce phénomène, qualifiait ainsi l’exercice de l’autorité
politique dans les «sociétés hydrauliques» (Egypte pharaonique, Chine
ancienne, Empire Perse…), ou «agro-directoriales», fonctionnant sur la
base d’immenses travaux agricoles au profit du despote et de ses séides,
et dans lesquels Hegel avant lui associait déjà la liberté absolue pour un
seul à la servitude pour tous.
Il y a, bien entendu, des différences considérables entre
les vénérables et cruels despotismes orientaux, autocentrés et
autoproducteurs de leurs valeurs, et «le despotisme méridional»
mauritanien, issu de la greffe toujours ouverte d’un système
bureaucratique inspiré des institutions françaises sur des structures
tribales qui semblent avoir conservé toute leur vigueur. Je voudrais
tout de même esquisser quelques rapprochements qui me paraissent de
nature éclairer certains aspects du (dys)fonctionnement de l’appareil
politico-administratif mauritanien actuel.
280 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) «Rien n’est plus surprenant pour ceux qui considèrent les affaires humaines avec un
œil philosophique que de voir la facilité avec laquelle les plus nombreux (the many)
sont gouvernés par les moins nombreux (the few) et d’observer la soumission implicite
avec laquelle les hommes révoquent leurs propres sentiments et passions en faveur de
leurs dirigeants. Quand nous nous demandons par quels moyens cette chose étonnante
est réalisée, nous trouvons que, comme la force est toujours du côté des gouvernés, les
gouvernants n’ont rien pour les soutenir que l’opinion. C’est donc sur l’opinion seule que le
gouvernement est fondé et cette maxime s’étend aux gouvernements les plus despotiques et
les plus militaires aussi bien qu’aux plus libres et aux plus populaires», David Hume, «On
the Principles of Government», cité par Bourdieu, 1994 : 128).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 281
matrimoniaux, entre les différents «ordres». On sait aussi que ces sociétés
comptaient une proportion importante d’esclaves et d’anciens esclaves.
Même si les transformations engagées depuis la période coloniale, et
récemment accélérées par l’exode rural massif et la sédentarisation, ont
apporté des changements parfois significatifs, les hommes mauritaniens
ne naissent pas encore «libres et égaux». Les luttes de classement, qui
tout à la fois les opposent et les unissent, n’engagent, pour l’essentiel,
que les catégories de pensée, la taxinomie inégalitaire, fournies
par la nomenclature traditionnelle des groupes de statut, élargie aux
appartenances «tribales» et «ethniques». L’aspiration à l’égalité, née
des influences urbaines et scolaires modernes, qui s’est exprimée
(Mouvement de la Jeunesse des années cinquante, Nahḍa, Kādiḥīn
des années soixante-dix…) ou qui s’exprime parfois aujourd’hui (les
divers mouvements s’exprimant au nom des ḥrāṭīn…) n’a mobilisé
et ne mobilise à ce jour que des minorités démographiquement et
idéologiquement marginales.
Il me semble que l’absence d’une réelle aspiration à la liberté
individuelle, voire l’aspiration à une absence réelle de ce genre de
liberté, qui fournit le terreau de l’entreprise despotique ici évoquée,
peut s’appuyer — et s’appuie — également sur des considérations
religieuses. L’islam «traditionnel» maure, devenu doctrine officielle
de l’Etat mauritanien, est un système de pensée total qui aspire à
régenter dans ses plus infimes détails la vie du croyant. S’il fait une
place (limitée…) au libre arbitre, à une autonomie de la volonté de
«la créature» sans laquelle il ne peut y avoir de responsabilité légale
ou pénale, il ne prévoit nullement de liberté civile dans sa conception
de l’autorité publique. En tout cas rien de comparable aux libertés de
culte, d’opinion, d’association, à la notion d’équivalence (de droit)
entre individus, hommes ou femmes, porteurs d’opinions religieuses,
philosophiques ou politiques différentes telles qu’elles existent dans
les systèmes «légaux-rationnels» (actuels) à la Weber. La conjonction
tradition-religion, caractéristique de nombreuses sociétés peu
différenciées, que l’on observe ici, est très peu porteuse, on s’en doute,
de diversité d’opinion. Elle constitue, par contre, un excellent terrain
de manœuvre pour toute entreprise autocratique qui met en avant les
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 285
(1) Jusqu’au début des années 1980, les candidats mauritaniens à des formations dans
l’enseignement supérieur devaient se rendre à l’étranger (France, URSS, Maghreb,
Moyen-Orient, Dakar, etc.). La création d’un enseignement universitaire mauritanien, à
partir de cette date, a entraîné une très rapide inflation de «diplômés», formés dans un
moule et avec des moyens qui diffèrent assez peu de ceux d’un système traditionnel qui
aurait perdu l’habitus «de caste» qui lui donnait les fondements de son autorité et de sa
légtimité. Le chômage quasi-assuré auquel il conduit, son caractère «national» (opposé aux
«diplômes étrangers», souvent du reste plus ou moins fiables…), l’environnement para-
traditionnel dans lequel il s’inscrit et le scepticisme des diplômés eux-mêmes (et de leurs
employeurs …) sur la valeur «bureaucratique» de leurs diplômes, en font une masse de
manœuvre remarquablement adapté aux besoins de recrutement caractéristique de la loterie
babylonienne que j’évoque.
288 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Bibliographie
1. Manuscrits
ANTAHĀH, ‘Abd al-Wadūd wuld, Nuzhat al-aẖyār fī al-ġāmiḍ min al-
ḥurūb wa-l-aẖbār, Ms. coll. pers.
AYDDA, Dāddä b., Sīrat Būya Ahmad, Ms. IMRS, n° 271.
BILLA‘MAŠ, Muḥammad wuld, Nawāzil, Ms. Bibl. Royale, Rabat, n°
5742
BU‘ASRIYYA, Būya Aḥmad b.
———. al-Fatḥ al-rabbānī fī barā’at al-Šayẖ mimma sabbahu bihi ibn
Mayāba al-Jakanī, Ms. coll. pers.
———. Kitâb qurrat ‘ayn al-murīd al-fānī bi-ibrāz dalā’il iẖbārāt al-
Tijânī, Ms. coll. pers.
MAJḎŪB, Muḥammad al-, Kitāb al-minna, Ms. coll. pers.
MUḤAMD AL-MĀMI, al-Šayẖ
———. Kitāb al-bādiyya, Ms. coll. pers.
———. al-Nūniyya, Ms. coll. pers.
SĪDI MUḤAMMAD AL-KUNTĪ
———. al-Risāla al-ġallāwiyya, Ms. coll. pers.
———. al-Ṭarā’if wa-l-talā’id min karāmāt al-šayẖayn al-wālida wa-
l-wālid, Ms. coll. pers.
SIDIYYA, al-Šayẖ, al-Mīzān al-qawīm wa-a-ṣirāṭ al-mustaqīm, Ms.
coll. pers.
YADÂLĪ, Muḥammad al-
———. Amr al-walī Nāṣir al-Dīn, manuscrit, coll. pers.
292 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
2. Imprimés
ABUN-NASR, Jamil, The Tijaniyya. A Sufi Order in the Modern World,
Oxford University Press, 1965
ALTHUSSER, Louis & al., Lire le Capital, Maspéro, Paris, 1969
AMĪN, Aḥmad ibn al-, al-Wasīṭ fī tarājim udabā’ Šinqīṭ, al-Ḫanjī &
Ebt. Mounir, Le Caire & Nouakchott, 1989 [Le Caire, 1911]
ASAD, Talal, «The Concept of Cultural Translation in British Social
Anthropology», in James Clifford & George E. Marcus (eds.),
Writing Culture, University of California Press, 1984, pp. 141-164
BARRY, Boubacar, Le Royaume du Waalo, Maspero, Paris, 1972
BAŠKUWWĀL, Ibn, Kitāb al-ṣila, al-Dār al-Miṣriyya li-l-Ta’līf wa-l-
Tarjama, Le Caire, 1966
BEYRIÈS, «Note sur les Ghoudf», Revue des Et. Islamiques, n° 1,
1935, pp. 52-73
BONTE, Pierre, L’Emirat de l’Adrar. Histoire et anthropologie d’une
société tribale du Sahara Occidental, Thèse de Doctorat d’Etat,
EHESS, Paris, 1998
BOURDIEU, Pierre
———. Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, Paris, 1972
———. Le sens pratique, Minuit, Paris, 1980
———. Ce que parler veut dire, Fayard, Paris, 1982
———. Réponses, Seuil, Paris, 1992
———. Raisons pratiques, Seuil, Paris, 1994
BULLIET, Richard W., The Camel and the Wheel, Harvard Univ. Press,
Massachussets, 1977
BARTALĪ, Muḥammad b. Abī Bakr al-Ṣiddīq al-, Fatḥ al-Šakūr fī
ma‘rifat a‘yān ‘ulamā’ al-Takrūr, Beyrouth, Dār al-Ġarb al-Islāmī,
1981
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 293
———. «Il faut qu’une terre soit ouverte ou fermée. A propos du statut
des biens fonciers collectifs en islam (exemple de la Mauritanie)»,
(en collaboration avec Y. O. Al-Barra), Revue du Monde Musulman
et de la Méditerranée, n° 79-80, 1997, pp. 157-180
———. «Hārūn wuld al-Šayẖ Sidiyya (1919-1977)», in J.-L. Triaud
& D. Robinson (éds.), Le temps des marabouts, Paris, Karthala,
1997, pp. 201-219
—»Les populations de la zone sud du littoral Mauritanien»,
in F. Colas (Ed.), Environnement et littoral mauritanien, (en
collaboration avec A. M. Diop), 1997, pp. 163-168, Montpellier,
CIRAD
———. «Les fantômes de l’amīr. Note sur la terminologie politique
dans la société maure précoloniale», The Maghreb Review, vol. 22
/ 1-2, 1997, pp. 55-73
———. «Cherche élite, désespérément… Evolution du système éducatif
et (dé)formation des «élites» dans la société mauritanienne»,
Nomadic Peoples, Vol. 2, 1-2, 1998, 235-252
—»De la nomadisation des noms propres. Etat civil et ‘démocratie’
en Mauritanie», in A. Bourgeot (éd.), Horizons nomades en
Afrique sahélienne. Sociétés, développement et démocratie, Paris,
Karthala, 1999, pp. 99-113
———. «Vous avez dit “Histoire” ?», in Collectif, Histoire de la
Mauritanie. Essais et synthèses, Nouakchott, Imprimerie Nouvelle,
1999, pp. 1-35
PITT-RIVERS, Julian, Anthropologie de l’honneur. Les mésaventures
de Sichem, Paris, Le Sycomore, 1983
RITCHIE, Carson I., «Deux textes sur le Sénégal (1673-1677).»,
Bulletin de l’IFAN, 30, 1968, 289-353
ROBINSON, David, The Holy War of Umar Tal, Oxford, Clarendon
Press, 1985
SAUSSURE, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris,
Payot, 1960
300 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
STEWART, Charles
———. Islam and Social Order in Mauritania, Oxford, Clarendon
Press, 1973
———. «Political authority and social stratification in Mauritania»,
in Gellner and Micaud (eds.), Arabs and Berbers, London,
Duckworth, 1973, pp. 375-393
TAINE-CHEIKH, Catherine,
———. L’arabe médian parlé par les arabophones de Mauritanie -
Etude morphosyntaxique, Thèse de 3ème cycle en linguistique,
Univ. Paris V - René Descartes, 1978
———. Etudes de linguistique ouest-saharienne, Vol. 1, Rabat, Centre
d’Etudes Sahariennes, 2016
TAYLOR, R., Of Disciples and Sultans : Power, Authority and Society
in the nineteenth century Mauritanian Gebla, Ph. D. Thesis,
University of Illinois, Urbana-Champaign, 1996
VANSINA, Jan, De la tradition orale, Tervuren, Musée Royal, Annales
Sciences Humaines n° 16, 1961
WEBB, J. L. A., Desert Frontier. Ecological and Economic Change
along the Western Sahel 1600-1850, Madison, The University of
Wisconsin Press, 1995
WEBER, Max
———. Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959
———. Le judaïsme antique, Paris, Plon, 1970
WITTFOGEL, Karl, Le despotisme oriental, Paris, Minuit, 1964
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 301
les Annexes
302 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 303
Annexe I
Awdaghost(1)
Le nom « Awdaghost » commence à être mentionné dans les
sources arabes relatives à l’Afrique de l’ouest, à partir des dernières
années du IXe s., pour désigner une agglomération située dans les
confins sahélo-sahariens, aux limites du monde nomade berbérophone
et du Bilād al-Sūdān . Il apparaît sous différentes formes, à la réalisation
du reste incertaine, étant donnée la labilité des signes diacritiques
( s / š ne se distinguant que par les trois points au-dessus du graphème
arabe) et l’absence de vocalisation, On trouve ainsi « Ġast » chez al-
Ya‘qūbī (m. 278/891), « Awdaġust » et « Awdaġušt » chez Ibn Ḥawqal,
qui pourrait avoir séjourné sur place en 951-52 ; al-Muhallabī (m.
380/990), repris par Yāqūt et Abū-l-Fidā, donne quelque chose qui peut
être rendu par « Awdaġust » ; al-Bakrī, écrivant en 1068, le transcrit
pareillement ; sous la plume d’al-Idrīsī (m. 560/1166), le terme apparaît
sous la double forme « Awdaġust » et « Awdaġušt ». Les fouilles
archéologiques menées par l’équipe de J. Devisse, D. et S. Robert, à
partir de 1960, tendent à identifier l’ancienne cité des chroniqueurs
arabes au site archéologique de Tegdaoust (Tägdāwǝst) dans la région
mauritanienne de l’Assaba.
A propos du couple Awdaghost/Tegdaoust, Lionel Galand (in
Tegdaoust I, pp. 29-30) se borne prudemment à suggérer une possible
origine berbère. Les travaux récents de C. Taine-Cheikh sur le zénaga
(2000 ; 2002) ont montré que le parler berbère de Mauritanie, aujourd’hui
disparu de l’aire d’Awdaghost/Tegdaoust où il est vraisemblablement
resté en usage durant des siècles avant d’être supplanté par l’arabe
ḥassāniyyä, présente un certain nombre de spécificités qui pourraient
expliquer, au moins partiellement, les différences observées entre ces
deux toponymes. Pour cette linguiste (2000 : 156), Awdaghost pourrait
être une forme (très) contractée de ägḏâ « les gens » + agh-o’gus-t «le
(1) Paru (en anglais) dans The Encylopedia of Islam (Third ed.), Leiden, Brill, 2006
304 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Annexe II
entre leur nom et un ribāṭ qui n’a probablement jamais existé(1), mais
elle a proposé la première bibliographie exhaustive de ce mouvement
et largement contribué à préciser les profils de ses principaux acteurs.
Parmi ces derniers figure un personnage aux contours incertains, tout
en même temps historique et mythique, al-Murādī al-Ḥaḍramī. Evoqué
dans les traditions sahariennes (mauritaniennes) comme une sainte icône
de la prédication armée de ces vigoureux propagateurs du malikisme au
XIe siècle, al-Murādī est aussi donné dans les rares sources dont nous
disposons comme l’un des ultimes défenseurs du kalām ašˁarite parmi
les lettrés almoravides. Or, les Almoravides semblent avoir entretenu
avec cette école de pensée théologique des relations pour le moins
ambigües, faites à la fois d’allégeance et de suspicion. Quoi que Farias
(1999), dans sa grande générosité, ait voulu laver l’initiateur idéologique
du mouvement — ˁAbd Allāh b. Yāsīn — de l’image de ruralité un peu
fruste que lui attribuent certains chroniqueurs arabes — et notamment
al-Bakrī — le penchant à la simplification attaché à l’école d’al-Ašˁarī
— choisie ou rejetée par les Almoravides — semblerait sinon avéré, du
moins assez notoire. Dans les paragraphes qui suivent je commencerai
par rappeler succinctement les grandes lignes de l’ašˁarisme avant d’en
venir à al-Murādī et à ses tribulations à travers miracles et profession
de foi ašˁarite.
I. L’ašˁarisme
Je regrouperai par commodité sous ce label, comme le faisait
déjà les vieux traités d’hérésiographie(2), un ensemble de penseurs (al-
Ašˁarī lui-même, Ibn Fawrak, al-Bāqillānī, al-Žuwaynī, al-Isfarāˀinī,
al-Ġazālī, etc.) qui, malgré la diversité de leurs opinions sur certains
points, se reconnaissent pour l’essentiel dans l’enseignement d’Abu-l-
Ḥasan al-Ašˁarī (m. 324/935-6).
(1) Les traditions locales établissent un lien entre le nom al-murābiṭīn et une enceinte fortifiée
(ribāṭ) qui les auraient accueillis dans l’île de Tīdrä, sur la côte atlantique mauritanienne.
Une mission archéologique de l’IFAN, à laquelle Farias avait participé, avait établi, en
1966, l’absence de toute trace de fortification sur cette île. Cf. Farias, 1967.
(2) Celui d’al-Ašˁarī lui même - Maqālāt al-islāmiyyīn -, celui d’al-Šahrastānī - al-Milal wa
al-niḥal -, etc.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 309
croyant et le mécréant, qu’il s’agit d’un musulman qui sera puni dans
l’Au-delà à la mesure de ses péchés et qui mérite ici-bas que l’on traite
avec lui comme avec un musulman (en matière d’échange matrimonial,
d’héritage, d’abattage rituel, etc.).
S’agissant de ses enseignements en matière de droit, l’ašˁarisme
retient quatre fondements essentiels pour la législation musulmane : Le
Coran, les ḥadīṯ authentifiés, le consensus omnium de la umma (ižmāˁ)
et l’effort personnel d’interprétation (ižtihād) fondé sur le raisonnement
analogique (qiyyās). Il proclame que l’institution d’un dirigeant
(imām) de la ‘nation musulmane’ (umma) est une obligation collective
(farḍ kifāya), dont il définit les règles en continuité avec le mode de
désignation des quatre premiers califes ‘bien guidés’ (al-rāšidūn) et de
la pratique ultérieure du califat, même devenu monarchie.
Telles sont, brossées à très gros trait, les idées essentielles
défendues par al-Ašˁarī et sa descendance spirituelle. Il s’agit d’une
position marquée avant tout par le souci de respecter les éléments
essentiels du dogme tels que les veut la tradition (sunna) majoritaire
de la communauté musulmane. On y perçoit encore toutefois quelques
traces de la volonté de ‘raisonner’ des anciens maîtres muˁtazilites d’al-
Ašˁarī. Et c’est sans doute, au moins en partie, la crainte des effets de
toute intrusion ‘excessive’ de la raison dans les affaires religieuses qui
serait à l’origine des réticences des Almoravides à l’égard de l’appareil
argumentatif de l’ašˁarisme, le ˁilm al-kalām. Au reste, les relations
entre le milieu lettré almoravide et l’héritage ašˁarite semblent avoir été
marquées d’une forte ambivalence.
Le ‘maître’ que la plupart des sources(1) situent au sommet de la
filiation spirituelle des Almoravides, Abū ˁImrān al-Fāsī al-Ġafžumī
al-Zanātī (m. 430/1038-9), passe pour avoir reçu directement les
enseignements d’al-Bāqillānī (m. 403/1012-13)(2), le principal disciple et
(1) ˁIyyāḍ, Madārik, VII, 243-252 ; Collectif, Abū ˁImrān al-Fāsī, 2009, notamment, pp. 19-
78. L’auteur de cette contribution, ˁAbd al-Hādī Hammaytu, prête cependant à Abū ˁImrān
un agenda politique ‘unificateur’ qui me parait solliciter un peu trop les sources, plutôt
maigres, qu’il invoque.
(2) ˁIyyāḍ, Madārik, VII, qui lui consacre sa plus longue notice aux pages 44-70; Ibn Farḥūn,
al-Dībāž, 267-8; McCarthy in EI2, I, 988
314 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Ceux parmi les lettrés qui se risquaient à exprimer un intérêt pour la philosophie devaient
s’en cacher, en raison des menaces qui pesaient sur eux, même quand ils occupaient de
hautes fonctions comme le vizir de ‘Alî b. Yûsuf, Mâlik b. Wahîb rapporte Ibn Bayya, 2000,
p. 121, se référant à Ibn Abî Usaybi‘a, ˁUyūn al-anbāˀ fī ṭabaqāt al-aṭibbāˀ, Beyrouth, Dār
Maktabat al-Ḥayāt, 1965, p. 515.
(2) Ibn Abī Zarˁ, dans Rawḍ al-qirṭās (1972, 132) qualifie ˁAbd Allāh b. Yāsīn de «mahdī des
Almoravides» (mahdī al-murābiṭīn)
(3) Dont on sait qu’al-Ġazālī, disciple d’al-Žuwaynī, était l’une des grandes figures.
(4) Introduction au volume I des Madārik, pp. yw
316 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
fidélité en quelque sorte dévoyée au credo ašˁarite. Ils lui feraient grief
de son attitude négative à l’égard des ‘sciences islamiques’, excepté
le taṣawwuf. Ils lui reprochent également la place qu’il confère aux
«sciences de la prémonition» (ˁulūm al-mukāšafa), les conclusions
qu’il en tire et les règles juridiques qu’il bâtit là-dessus. En somme
ce qu’ils auraient perçu comme des relents šiˁitisants et millénarisants,
malgré l’abondant recours d’al-Ġazālī à l’appareil argumentatif ašˁarite
et son hostilité déclarée à la falsafa. Tout autre sera l’attitude développée
par Ibn Tūmart et ses disciples muwwaḥḥidīn, ašˁarites militants et
défenseurs dévoués d’al-Ġazālī, à l’égard des Almoravides, accusés de
‘corporéisme’ (tažsīm), et de déviance à l’égard de la véritable foi ašˁarite
en s’en tenant de manière figée à la perpétuation des enseignements
du passé (žumūdihim ˁalā maḏhab al-salaf)(1). Derrière cette querelle
doctrinale Almoravides/Almohades se profile également la question
de «l’impeccabilité» (ˁisma) de leur imām que les seconds souhaitaient
accréditer alors que les Almoravides ne voulaient pas en entendre parler.
Une approche salafiste contemporaine (Ibn Bayya, 2000),
invoquant la ‘cécité’ prônée par al-Imām Mālik telle que rapportée
par ˁIyyāḍ à propos de la ‘session’ (istiwāˀ) d’Allāh sur ‘Le Trône’ (al-
ˁarš), affirme que les ˁulamāˀ murābiṭūn, par détestation de tout ce qui
pourrait ressembler à de la philosophie, auraient «résolu de stigmatiser
(taqbīḥ) le ˁilm al-kalām et (de s’inspirer) de l’aversion qu’il suscitait
parmi le salaf, de fuir ceux qui s’y adonnaient; de le considérer comme
une innovation blâmable (bidˁa) dont une partie essentielle pouvait
conduire à altérer la foi.». «Ainsi, poursuit cet auteur, nous observons
amīr al-muslimīn ˁAlī b. Yūsuf [b. Tāšfīn] écrivant sans cesse à ses
administrateurs territoriaux pour insister sur l’exclusion de l’espace
public du ˁilm al-kalām»(2) . Tout le monde, cependant, parmi ces
ˁulamāˀ, ne semble pas avoir renoncé à s’intéresser à ˁilm al-kalām
comme le montre l’œuvre de cette figure étrange et multiple qu’est al-
Murādī al-Ḥaḍramī.
(1) Du moins les choses sont-elles ainsi présentées par Ibn Ḫaldūn, Tārīḫ, VI, pp. 227-29
(2) Ibn Bayya, 2000, p. 119, citant al-Murrākušī, al-Muˁžib fī talḫīṣ aḫbār al-Maġrib, Rabat,
Dār al-Kitāb, 1978, p. 225. Une autre lecture salafiste de l’histoire des Almoravides,
s’appuyant sur une citation d’Ibn ˁAbd al-Barr, extraite de son Žāmiˁ bayān al-ˁilm wa
faḍlih, et condamnant sans appel ˁilm al-kalām, prétend que : qad ẓalla maḏhab al-salaf
huwwa al-sāˀid fī ˁahd al-murābiṭīn, al-Ṭiyyib b. ˁUmar in Bāba b. al-Šayḫ Sidiyya,
Iršad…, 1997, pp. 56-57
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 317
(1) Sur ces aspects et sur le site mauritanien — Azūgi — qui leur sert de cadre, voir Ould
Cheikh et Saison, 1987. Le regretté Pierre Bonte a développé une analyse plus complète du
mythe d’al-Ḥaḍramī, dans son livre (sous presse), Récits d’origine, notamment Chapitre 4
(2) Ġunya, 227. Ce maître est également qualifié de : al-naḥwī al-mutakallim...
(3) kāna min al-muštaġilīn bi-ˁilm al-kalām ˁalā maḏhab al-ašˁariyya
(4) wa kāna āḫir al-muštaġilīn bi-ˁilm al-kalām bi-al-Maġrib
318 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) ˁIyyāḍ ne précise pas de quoi traite ce Kitāb al-tažrīd, mais la racine ŽRD renvoyant au
sème du «décorticage», du «dévoilement», de la mise à nu, du nivellement…, on peut
supputer, d’après le contexte, qu’il s’agit d’un ouvrage de simplification, de vulgarisation,
en matière de croyances par exemple…
(2) wa kāna wafāt al-Murādī bi-Azkî min bilād al-ṣaḥrāˀ sanat tisˁ wa ṯamānīn wa arbaˁ miˀa
(3) wa kataba ilayya al-qāḍī Abū al-Faḍl bi-ḫaṭṭihī yaḏkuru annahu tawaffā bi-madīnat Azkid
bi-ṣaḥrāˀ al-Maġrib wa huwwa qāḍin bihā sanat tisˁ wa ṯamānīn wa arbaˁ miˀa
(4) Ibn Bassām rapporte les gifles qu’il aurait infligées, durant son séjour à Murcie, à un poète
dénommé Ibn al-Muqaddam qui aurait osé s’en prendre à lui dans sa poésie. Comme il
rapporte les vers où al-Murādī se vante lui même de cette agression :
Taˁarraḍan-ī kalbun bi-hažwin muḫaḏḏalin ka-qayˀi al-sukārā aw hurāˀi al-mubarsami
Fa-anfaḏt-u min waqt-ī ilayh-i saḥāˀib an
min al-ṣafḥi yaḥdū wafdahā Ibn al-Muqaddami
Ḏaḫīra, 366
(5) Ḏaḫīra, 364
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 319
Murādī (p. 366) où celui-ci, dans la ligne de pensée ašˁarite, s’en prend
aux positions d’un adversaire qui prétendait que les lettres (du texte
sacré) sont «éternelles».
Voici donc notre personnage : un faqīh et un lettré appartenant à la
tribu Murād (al-Murādī) du Ḥaḍramawt (al-Ḥaḍramī) dont la famille
était établie à Kairouan (al-Qayrawānī) et qui a circulé pour sa formation
et sa ‘carrière’ entre les grandes cités andalouses et le Maghreb, avant
de finir à Azūgi(1) (dans l’actuelle Mauritanie septentrionale) auprès
d’un dirigeant almoravide dont l’identité demeure entourée de quelque
incertitude. S’agirait-il de ce Muḥammad b. Yaḥya b. ˁUmar mentionné
par Ibn Bassām(2), fils, peut-on conjecturer, de Yaḥya b. ˁUmar (m.
448/1056-57), le premier grand dirigeant des Almoravides, intronisé
par ˁAbd Allāh b. Yāsīn, et auquel allait succéder, à son décès, son frère
Abū Bakr b. ˁUmar (480/1087-88), le dernier chef de quelque envergure
de la branche méridionale (saharienne) du mouvement almoravide(3)
? L’allure très pédagogique, façon manuel, des œuvres retrouvées à
ce jour d’al-Murādī laisse en tout cas penser qu’il pourrait avoir eu à
s’occuper de l’éducation de quelque dirigeant en herbe à la formation
inachevée.
Deux ouvrages d’al-Murādī ont été jusqu’à la date d’aujourd’hui
identifiés et publiés.
Le premier, publié sous le titre Kitāb al-išāra ilā adab al-imāra
par Ruḍwān al-Sayyid en 1981 à Beyrouth(4), est un ‘miroir du prince’
fortement inspiré des écrits de ˁAbd Allāh b. al-Muqaffaˁ (m. vers 139/756-
7)(5). al-Murādī s’adresse clairement, dans l’exorde de cet ouvrage(6), à
un dédicataire dans la fleur de l’âge, crédité des vertus jugées propres
(1) Sur cette identification et sur le site archéologique d’Azūgi voir Ould Cheikh et Saison,
1987
(2) Mais, à ma connaissance, nulle part ailleurs...
(3) Pour un résumé des sources sur la phase saharienne du mouvement almoravide voir Farias,
1967 et al-Nānī wuld al-Ḥusayn, Ṣaḥrāˀ al-mulaṯṯamīn, 2007
(4) Sāmī al-Naššār en avait proposé auparavant (1978), une édition marocaine sous le titre
al-Siyyāsa aw al-išāra fī tadbīr al-imāra. Pour le contenu de cet ouvrage cf Ould Cheikh
et Saison, 1987
(5) al-Adab al-kabīr et sa traduction de Kalīla wa Dimna. Voir les références fournies par
Ruḍwān al-Sayyid, 1981
(6) al-Murādī, al-Išara, p. 43
320 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) yusammā bi-kull mā lahu fīhi taˁẓīm mā lam yamnaˁ al-šarˁ minhu, ˁAqīda, 239
(2) Leurs mérites suivraient leur ordre historique de succession pour les uns; Mālik disait être
sûr de la primauté d’Abū Bakr, puis de ˁUmar, mais ne savait comment classer entre eux
ˁUṯmān et ˁAlī, la préférence de l’un sur l’autre ne relevant que de l’opinion personnelle,
compte tenu de l’immensité de leurs mérites à tous les deux.
322 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) La distinction entre nafs et ḏāt — dans le groupe de qualificatifs qui suit — n’est pas très
claire.
(2) murīdan, wa ḥayyan, wa ˁāliman, wa qādiran... samīˁan, wa baṣīran, wa mudrikan (193-
194)
(3) li-ittiṣāl subuḥāt al-ḥawāss bi-l-maḥsūsāt (194)
(4) La question de la parole divine qui intervient dans l’appréciation de la nature du verbe
coranique et dans la double nature des mots (signifiant et signifié) est traité de manière un
peu plus sophistiquée dans les débats opposant muˁtazilites et ašˁarites que ne le présente
ici al-Murādī. Cf Gimaret
324 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) imtaḥana Allāh bihā ˁibādahu li-yuṯabbita al-ˁulamāˀ ˁalā ˁilmihā wa yuˁāqiba al-mulḥidīna
fīhā ˁalā al-žahli bi-ḥukmihā (251)
(2) al-dalīl ˁalā anna al-ruˀyā žāˀiza annahu taˁālā mawžūd wa kullu mawžūdin tažūzu
ruˀyatuhu (265)
(3) fa-inna al-maḫlūq qādir ˁalā afˁālih bi-qudra tuksibuhu al-farq baynahu wa bayn al-muḍṭar
al-mulžaˀ ilā mā yūžadu bi-ḏātihi min afˁāli ġayrihi, écrit al-Murādī (274)
(4) wa hāḏihi al-qudra ġayr muˀaṯṯira fī maqdūrihā, wa innamā tuˀaṯṯir fī nafs al-qādir bihā bi-
ṯubūt al-farq al-laḏī yažiduhu fī nafsihi baynahu wa bayna al-muḍṭar ilā fiˁli ġayrihi (274)
(5) wa ḏālika al-farq huwa kawnuhu qādiran (274)
326 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Là aussi sur la base de considérations identiques que l’on trouve chez al-Bāqillānī, Kitāb
tamhīd al-awāˀil wa talḫīṣ al-dalāˀil, Beyrouth, Muˀassat al-Kutub al-Ṯaqāfiyya, 1987, pp.
372-73, cité par al-Baḫtī, note 1, p. 290 d’al-ˁAqīda
(2) wa laysat al-asˁār min fiˁl mufsid al-ṭaˁām wa muṯīr al-fitan wa lā min fiˁl ahl al-ḥarṯ wa
al-ḥalab wa lā min afˁāl al-mulūk wa al-musaˁˁirīn (290)
(3) al-Māwardī, al-Aḥkām al-sulṭāniyya, Beyrouth, Dār al-Kutub al-ˁIlmiyya, 1978
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 327
(1) al-Murādī justifie ces détails par des citations coraniques : LXIX, 19 24, 33; LXXXIV,
10-11
(2) wa laysa ḏālika kināyatan ˁan al-ˁadl wa lākinnahā fī maˁnā al-mawāzīn al-maˁhūda fī
al-aṣl (326)
(3) Coran, II, 23, 34; III, 131, 133; XXXIII, 64; XXXVI, 25
(4) LIII, 13-15; LI, 22; CI, 8-7 tels que les interprètent al-Qurṭubī
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 329
Bibliographie
Anonyme, al-Ḥulal al-mūšiyya fī al-aḫbār al-Murrākušiyya,
Casablanca, Dār al-Rašād al-Dīniyya, 1979
Annexe III
Brèves chroniques des quatre émirats maures
Les émirats
334 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
des Äwlād Aḥmäd bǝn (ou mǝn) Dämān. Il apparaît pour la première
fois dans le récit de Muḥammad al-Yadālī, essentiellement pour éviter
aux Tāšǝmšä d’être razziés par son compagnon, Sīdi Brāhīm b. Sīdi
al-Ä‘rūṣī.
Aḥmäd conseille à ce dernier, qui menaçait de dépouiller les
marabouts de l’Igīdi, d’entreprendre une expédition, qui pourrait être
beaucoup plus fructueuse, contre L-ǝKtäybāt. «Commençons, aurait-
il dit à al-Ä‘rūṣī, par l’autruche, nous nous en prendrons ensuite à ses
œufs»(1).
Muḥammad al-Yadālī suggère, toutefois, que les cadeaux proposés
par les Äwlād Bū‘lī à Aḥmäd b. Dämān pour les venger de leurs cousins
L-ǝKtäybāt, n’ont pas été étrangers à l’ordre de priorité défini par le
chef tärrūzī.
Seule d’ailleurs, nous apprend al-Yadālī, sera réalisée la première
partie du programme suggéré par Aḥmäd b. Dämān à al-Ä‘rūṣī, et ce fut
la bataille de ǝNtitām, au nord de l’actuel Podor, en 1040/1630.
Telle est l’unique circonstance, dans le récit le plus ancien dont
nous disposons, où apparaît l’ancêtre des émirs Trārzä.
Sur son fils Häddi, qui paraît avoir recueilli sa succession, on ne
sait pas grand chose non plus, sinon qu’il a été le dirigeant, ou un des
dirigeants, du côté des Mġāvrä (descendants de Maġvar), de la guerre de
Šurbubba qui les oppose, au cours de la seconde moitié du XVIIe, à une
coalition maraboutique dirigée par Nāṣir al-Dīn, et aspirant, semble-t-il,
à établir un pouvoir politique fondé sur l’islam.
Vainqueur des zwāyä de Šurbubba, Häddi a été aussi le premier
émir des Trārzä à nouer des contacts commerciaux et diplomatiques
suivis avec les Européens fréquentaient les côtes du Sahara Occidental
depuis le milieu du XVe siècle.
(1) Idem, p. 58
(2) Henry Barth, Travels and Discoveries in North and Central Africa, IV, p. 627. Est-ce
chez Barth que Modat, cité par P. Amilhat a trouvé ce renseignement ou dans une autre
source ? P. Amilhat, «Petite chronique des Id Ou Aich, héritiers guerriers des Almoravides
sahariens», Revue des Etudes Islamiques, I, 1937, pp. 41-130, note 1, p. 63
(3) al-Muẖtār w. Ḥāmidun, al-Tārīẖ al-siyyāsī, dactylographié, p. 122. A part quelques familles
établies près de Boutilimit (Tǝn Yarg), les Ḥǝjjāj sont installés dans la région actuelle du
Brakna
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 339
(1) Muḥ. F. b. Bāba al-‘Alawī, Kitāb al-takmila, Tunis, Bayt al-Ḥikma, 1986, p. 44. Paul Marty
le fait mourir non loin de l’actuel Boghé, dans un combat contre les Brāknä, Trarza, p. 75
(2) al-Muẖtār w. Ḥāmidun, al-Tārīẖ al-siyyāsī, dactylographié, p. 47
(3) Fils aîné du poète et fin lettré, Abū Madyänä w. Aḥmädu w. Släymān, des Äwlād Däyṃān
(Äwlād Bārikaḷḷa) et de Vāṭimätu ǝl-Bätūl dite Bäddi, fille de Bābä w. ǝš-Šäyẖ Sidiyyä. Il
était lui-même un écrivain, un poète et un éminent généalogiste. J’ai suivi son enseignement
à l’école primaire de Bu-Tilimīt (Boutilimit)
340 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Ces lieudits, situés au nord de l’actuel Boutilimit, et proches (pour certains) des confins
des mondes qui ont pu être contrôlés par les Brāknä, témoignent de la poussée vers l’est de
Trārzä jusque-là plutôt associés à une hégémonie sur la bande côtière atlantique de la basse
Mauritanie.
(2) al-Muẖtār w. Ḥāmidun, al-Tārīẖ al-siyyāsī, dactylographié, p. 122
342 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Mḥammäd w. Aḥmäd Yūra, Iẖbār…, in Basset, Mission…, pp. 580-585; W. Ḥāmidun,
Tārīẖ, op. cité., pp. 122-123; Marty, Trarza, pp. 83-84
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 343
(1) Je suis ici l’ordre de succession proposé par Muḥammäd Vāl w. Bābä et repris par w.
Ḥāmidun. Paul Marty (Trarza, p. 94) affirme, quant à lui, que c’est ‘Aläyt w. al-Muẖtār w.
A‘mar qui succèda à Ä‘li ǝl-Käwrī
344 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Ils réussiront aussi, probablement sans grand mal, compte tenu des
liens de parenté plus étroits qui le liaient au lignage d’A‘mar w. Ä‘lī
Šanẓūra — ses affins et ses cousins patrilatéraux — à mettre dans leur
jeu Muḥammäd Vāl w. ‘Umäyr w. Sīd ǝl-Muẖtār w. ǝš-Šärqī w. Häddi.
A‘mar wǝll al-Muẖtār et Muḥmammäd Vāl wǝll ‘Umäyr
Häddi
ẖtār ṭmä A‘mar ḥ. Bäbānä ǝš-Šärqi
(1) La première date est donnée par Marty, Trarza, p 107; la seconde est celle que fournit B.
Barry, Le royaume du Waalo, p. 278
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 349
ḥammäd Häddi (II), m. ḥammäd Brāhīm
A‘li
Lǝẖlīvī 1687 ? Lǝ‘bār
‘Umäyr
al-Muẖtār
ẖtār
ḥammäd ǝl-Kawri
(VII), m.
Vāl (VIII), m.
1771
1786
ǝḥbīb ḥ Läbbāt ǝs- A‘mar Sālim, ẖtār ǝs- A‘li ḥd Sālim Sīdi (XIV), m.
Sālim m. 1893 Sālim (XVI), m. (XV), m. 1871
1886
86 1873
ḥmäd Sālim ḥmäd Md Vāl (XVII),
(XX), m. 1930 Sālim (XIX), m. 1887
m. 1905
Ḥbīb
Généalogie de Barkänni
Maġvar
‘Uṯmān
‘Umrān
Häddāj
(1) Cette généalogie, sensiblement différente de celle que donne P. Marty dans son ouvrage Les
Brakna, pp. 21-22, est celle que propose al-Muẖtār w. Būnä al-Jäkänī, cité par al-Muẖtār w.
Ḥāmidun, dans le volume XXV, p. 15, de sa Ḥayāt Mūrītānyā, dactylographié.
358 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Barkänni
Mällūk
Kärrūm
ḥmäd
(Ancêtre des Äwlād Aḥmäd)
J’ai également déjà signalé le secours que des Trārzä sont allés
chercher au Maroc, pour se dégager de la tutelle des Brāknä...
Deux indices qui montrent qu’à la charnière des XVIIe et XVIIIe
siècles, à l’époque où devait vivre Muḥammäd w. Häybä w. Nǝġṃāš,
les Brāknä étaient, à l’échelon régional, une puissance avec laquelle il
fallait compter.
Leur prééminence sur les Mġāvrä est encore attestée au cours de
la seconde moitié du XVIIIe siècle dans les récits de la tradition orale
qui font des Äwlād Nǝġṃāš les dirigeants de la coalition Ḥassān qui
bloque, semble-t-il, durant six mois les Idäw‘īš à Ḥnäykāt Baġdādä,
près de l’actuelle Tījigjä, même si les récits en question présentent
quelques incohérences.
Le célèbre griot, Säddūm w. ǝNdyartu, qui relate le «blocus» de
Ḥnäykāt Baġdādä, dans son poème connu sous le nom de umm ǝr-rṯäm,
consacre une longue thäydīnä (poème laudatif à caractère épique) aux
mérites et aux vertus d’Aḥmäd w. Häybä w. Nǝġṃāš, qui paraît avoir
succédé, à la tête des Brāknä, à son père Muḥammäd.
D’après la chronique versifiée de Wālid w. Ḫālunā, Aḥmäd w.
Häybä est mort en 1175/1761-62.
Ses deux fils, Muḥammäd, puis Ä‘lī se seraient succédés après
lui à la tête de l’émirat des Brāknä. On ne sait quasiment rien de ce qui
s’est passé sous leurs «règnes».
Ils furent suivis par Ḥmäyyādä w. Ä‘lī. Du temps de Ḥmäyyādä, la
situation intérieure des Brāknä paraît surtout avoir été marquée par les
luttes qui opposèrent l’émir aux Äwlād Aḥmäd.
Ces derniers auraient en tous cas, d’après le récit d’al-Muẖtār w.
Ḥāmidun(1), été étroitement mêlés au complot qui devait mettre fin à ses
jours à une date qui reste indéterminée.
Le processus de séparation entre Äwlād Nǝġṃāš, nomadisant
entre l’Ägān et Gīmi, et les Äwlād ǝs-Sǝyyǝd, installés plus au sud, aux
abords immédiats du fleuve Sénégal, paraît alors largement entamé.
(1) Säddūm w. Āġräyši est réputé avoir trouvé la mort à la bataille de ǝmm ǝ‘Bānä, qui opposa,
en 1107/1695, les Mġāvrä aux Äwlād Dläym, selon Ṣālǝḥ w. ‘Abd al-Wahhāb, al-Ḥaswa
al-baysāniyya, ma copie du manuscrit.
(2) Marty, Brakna, p. 20
362 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Le texte arabe du traité, reproduit dans, Marty, Brakna, p. …, porte, dans une langue
très approximative, la menton : Muḥammad Muẖtār sulṭān Barkannī anta waḥdak : «
Muḥammad Muẖtār, toi seul sultan des Brāknä»
(2) Cité par Marty, Brakna, p. 45
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 363
Āġräyši
ẖtār
A‘li Ier
Sīd A Sīd Mḥammäd
Mḥa
ḥmäddu Ier
ḥammäd
m ẖtār
ẖ
Sīd A‘li
li II ḥamd ǝr-Rājil
ẖtār (dit ḥammäd (dit
ḥmäddu II ẖt Sīdi"
"al-Muẖtār "Mḥammäd Sīdi"
ḥamd Lǝḥbīb
364 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Une partie des suffrages des Brāknä — ceux notamment des Äwlād
Nǝġṃāš — allèrent à al-Muẖtār w. Muḥammäd w. Sīd Mḥammäd dit
al- Muẖtār w. Sīdi ou tout simplement al-Muẖtār Sīdi ; la majeure partie
Äwlād ǝs-Sǝyyǝd, dirigée par Bubäkkar w. Ḫǝddǝš (w. Brāhīm w. Sīd
Aḥmäd w. ǝs-Sǝyyǝd) choisirent un cousin du précédent, Muḥamd ǝr-
Rājǝl w. al-Muẖtār.
L’arrêt de la traite gommière occasionné par ces luttes internes
poussa les Français de Saint-Louis à organiser l’élimination du chef de
la tendance qui leur est la moins favorable, al-Muẖtār Sīdi. Ils le firent
enlever chez lui et le déportèrent au Gabon d’où il ne revint jamais.
Muḥamd ǝr-Rājǝl, qui n’était pas, contrairement à ce qu’affirme
Marty(1), le neveu de al-Muẖtār Sīdi, mais son cousin, devint émir. En
fait, la réalité du pouvoir était entre les mains de w. Ḫǝddǝš.
Ce parti eut à lutter sur plusieurs fronts : contre les Äwlād Nǝġṃāš,
contre l’émir des Trārzä, Muḥamd Lǝḥbīb, dont il accueillait et soutenait
le frère dissident, Aḥmäd w. ǝl-Läyggāṭ, contre les Français enfin qui
parrainaient le jeune Sīd Ä‘lī II.
Sauvé d’extrême justesse, en 1849, d’une débâcle militaire
que s’apprêtaient à lui infliger les troupes de Muḥamd Lǝḥbīb — le
commissaire français du Château aida les Äwlād ǝs-Sǝyyǝd à passer
sur la rive gauche du Sénégal et protègea leur retraite — Muḥamd ǝr-
Rājǝl sera tout de même «déposé» en 1851, grâce en grande partie à
l’intervention des Trārzä, au profit de son cousin Mḥammäd Sīdi.
Contre ce dernier, soutenu par l’émir des Trārzä et par les Äwlād
Aḥmäd, les Français soutiennent Sīd Ä‘lī II, qui bénéficie des sympathies
d’une bonne partie des Äwlād ǝs-Sǝyyǝd et des Äwlād Nǝġṃāš. C’est,
semble-t-il, à la défection des Äwlād Aḥmäd et à leur changement de
(1) Brakna, p. 54
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 365
camp, que le parti de Sīd Ä‘lī devra de vaincre celui de Mḥammäd Sīdi.
«Lassés de cette guerre incessante, travaillés par Bakkar, chef des
Id Ou Aïch, qui venait de conclure un traité avec nous, écrit Marty, ils
firent alliance avec les Oulad Daman des Trarza, qui étaient en instance
de soumission, et lâchant Mohammed Sidi, décampèrent vers l’est»(1).
Les émirs des Trārzä et des Brāknä signèrent eux-mêmes la paix
avec les Français en 1858.
Mais, peu soucieuses de consolider la position d’un adversaire, qui
venait de leur manifester une hostilité prolongée, les autorités de Saint-
Louis reconnurent, en même temps que Mḥammäd Sīdi, un second émir
des Brāknä, leur protégé Sīd Ä‘lī, avec lequel elles signaient, en 1858,
le même traité que celui passé avec les deux autres émirs.
Malgré la très nette préférence que lui manifestaient les Français,
Sīd Ä‘lī, défait militairement à de nombreuses reprises par Mḥammäd
Sīdi au cours des années 1850, n’avait guère espoir d’éliminer son rival
au travers d’une lutte armée ouverte. Il choisit la ruse. Feignant de se
soumettre à l’autorité de l’émir en place, il se rendit auprès de Mḥammäd
Sīdi et se «réconcilia» solennellement avec lui à la fin de l’année 1858.
Quelques jours après, il l’assassinait et reprenait son épouse, Garmi, et
ses fonctions à la tête des Brāknä.
Dans toutes les intrigues et les retournements d’alliances qui
marquent ces années de trouble et d’instabilité, il faut signaler le rôle de
l’interprète et «vizir», Muẖtār Ndyāk, qui rappelle, mutatis mutandis,
les agissements et l’étonnante longévité politique du personnage
d’Aẖyārhum chez les Trārzä.
Le long «règne» de Sīd Ä‘lī II, qui se poursuivra jusqu’en 1893, fut
marqué par une tentative de la part de l’émir des Trārzä, Sīdi w. Muḥamd
Barkänni
¦
Mḥammäd (I)
Nuġmāš ǝs-Siyyid
(II)
Häybä (III)
ḥammäd
ǝbkä (VI)
Ḥmäyyādä (VII)
ẖtār
Barkänni
¦
‘Abd Alla
ḥammäd
ǝs-Siyyid
Brāhīm
(Säddūm)
ḥammäd
(Āġräyši)
ẖtār,
m. 1766
ḥmäddu Ier
ẖtār ḥammäd (1818-1841)
3. L’Emirat de l’Ādrār
L’émirat de l’Ādrār apparaît doté d’une existence et d’une unité
politique autonome autour de deux lignages de la descendance de
‘Aṃṃänni w. Āgšār au début du XVIIIe siècle.
Il est généralement appelé par les biẓān, «émirat d’Aḥyä mǝn
‘Uṯmān», nom qui regroupe l’ensemble des tribus ḥassān de l’émirat et
les rattache généalogiquement à ‘Uṯmān b. Maġvar b. Udäy b. Ḥassān.
L’appellation «Aḥyä mǝn ‘Uṯmān» recouvre deux ensembles
tribaux principaux : Äwlād Ġaylān et Äwlād ǝj-Ja‘vriyya (ou «ǝj-
Ja‘vriyya « tout court), subdivisé en Äwlād ‘Aṃṃänni et Äwlād Āgšār,
auxquels il faut ajouter les Āgṃäytrāt.
La tribu guerrière la plus nombreuse de l’émirat, celle que
l’on retrouvera souvent au centre du jeu factionnel qui (dé)règle les
successions émirales, est celle des Äwlād Ġaylān, subdivisée elle-
même en de nombreuses fractions et sous-fractions : ǝṭ-Ṭǝrš (Äwlād
Sälmūn, ǝš-Šwämāt, l-ǝMšāhīr, ǝṣ-Ṣyāydä...), l-ǝĠrābä, ǝḏ-Ḏhäyrāt,
Äwlād Sǝllä, Naġmūšä (l-ǝḤyāynä, l-ǝ‘Yāyšä, l-ǝḤṃāṃnä...).
On trouve dans la mouvance des tribus Aḥyä mǝn ‘Uṯmān
proprement dites, différentes tribus guerrières aux origines et aux statuts
variés : l-ǝ‘Wäysyāt, qu’on dit d’origine Brāknä; Äwlād Bu-Lǝḥyä
et Idäyšǝlli qui appartiennent à la souche du peuplement de l’Adrar
antérieure à la venue des Banī Ḥassān, et qui payaient tribut aux Äwlād
‘Aṃṃänni; la plus émirale, enfin, des «tribus» de l’Adrar — Ä‘bīd Ähl
‘Uṯmān, littéralement: «les esclaves des Ähl ‘Uṯmān», le lignage où
se recrutent les émirs — puisque, malgré sa volonté d’inscription dans
le système généalogique qui est censé commander l’unité des tribus,
la tribu des Ä‘bīd Ähl ‘Uṯmān apparaît surtout tirer son unité de sa
fonction administrative et militaire auprès de la famille émirale, pour
laquelle elle jouait le rôle de conseiller, de confident, de garde, etc.
370 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Les travaux publiés ou en cours de rédaction de Pierre Bonte fournissent le résumé le plus
topique des traditions orales de l’Ādrār. Parmi les sources manuscrites arabes, la principale
est al-Ḥaswa de Ṣālǝḥ w. ‘Abd al-Wahhāb.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 371
ġ
Maġvar
Ǝṯmān
Mas‘ūd
as
ǝttār Ancêtre des Āgmäytrāt
Āgšār
šā Ancêtre des Äwlād Āgšār
ǝj-Ja‘vriyyä
ṃṃänni Ancêtre des Äwlād ‘Ammänni
Ḅowḅḅä al-Girāf
Šännān Ḥammu
ǝvẓīl
ẓ
vẓī ‘Abd ar-Raḥmān
(1) «L’opposition des différents groupes Awlad Ghaylan sera d’autant plus forte que leur
alliance parentale avec Abd ar-Rahmân est forte», écrit-il dans Tribus, factions…, op. cité,
p. 5
374 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Ahmadou Mahmadou Bâ, «L’émirat de l’Adrar mauritanien de 1872 à 1908», Bulletin
trimestriel de la Société de Géographie et d’Archéologie d’Oran, 53, mai 1932, fasci. 190-
191, pp. 83-119 et 263-298, p. 263
378 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) al-Muẖtār eut deux fils, qui portent tous les deux le prénom Aḥmäd, dont le second était
l’émir en fonction au moment (1985) où ce texte fut rédigé.
(2) Bābä w. al-Šayẖ Sidiyya, Tārīẖ Idaw‘š wa Mašẓūf, copie personnelle du manuscrit arabe,
rédigé par Bābä en 1330/1911-12, pp. 4-5. Ce texte a été traduit en anglais par H. T. Norris,
Saharan Myth and Saga (pp. 160-213), Oxford, Oxford University Press, sous le titre : «A
History of the Western Ṣanhāja»
(3) Voir la thaydīnä de Säddūm w. Ndiartu appelée ǝmm ǝr-rṯäm
380 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) On trouvera des indications plus complètes dans al-Muẖtār w. Ḥāmidun, al-Juġrāfyā,
dactylographié, pp. 22-23
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 381
On sait en vérité très peu de choses sur les débuts de cet émirat, à
commencer par l’origine exacte du lignage qui y joue un rôle dirigeant,
celui des Ähl Mḥammäd mǝn Ḫūnä.
Certains récits(1) de la tradition orale assignent à l’appellation «mǝn
Ḫūnä « ou «bǝn Ḫūnä» (littéralement : «fils de notre frère») l’origine
suivante :
Bänyūg w. Udäyka, qui se rattacherait à la descendance de Yaḥyā
b. ‘Umar, le dirigeant almoravide, aurait été confié par son père à une
famille d’Idäwa‘li de Šingīṭi pour éviter qu’il ne tombe entre les mains
des Banī Ḥassān, alors en guerre avec les Idaw‘īš. Les enfants de la
famille où Bänyūg avait trouvé refuge, à défaut du nom — tenu secret
— de leur nouveau compagnon, l’appelèrent «Hūnä», «notre frère».
C’est de là que viendrait le nom du père de Mḥammäd mǝn Ḫūnä,
auquel se rattache la généalogie des émirs du Tägānǝt.
Récit fantaisiste? Peut-être. Il fait en tous cas signe vers une
réalité largement attestée par les chroniqueurs maures, à savoir
l’affaiblissement considérable de l’ensemble des populations ṣanhājä
de l’ouest saharien face à ragressivité conquérante des Banī Ḥassān, à
partir des XVIe -XVIIe siècles.
En effet, parmi les habitants de souche ṣanhājä de l’actuel territoire
mauritanien, qui n’ont pas opté pour la sécurité relative conférée
par le statut maraboutique, les Idaw‘īš, ou plus précisément les Ähl
Mḥammäd mǝn Ḫūnä, sont les seuls à avoir victorieusement tenu tête
aux nouveaux venus, constituant même, à partir de la seconde moitié du
XVIIIe siècle, un émirat sur le modèle des formations analogues établies
par les Banī Ḥassān dans les régions qui portent aujourd’hui les noms
de Trarza, Brakna, Adrar.
En réalité, et pour autant que l’on peut en juger par les informations
éparses des chroniques(2), les luttes des Idaw‘īš et des Banī Ḥassān ne
semblent guère avoir revêtu le caractère d’une opposition tranchée entre
Aẕnāgä (Ṣanhājä) d’un côté, «Arabes» de l’autre.
(1) Säddūm w. ǝNdiartu, dans sa célèbre thaydīnä appelée umm ǝr-rṯäm, où il décrit le «blocus»
de Ḥnäyāt Baġdādä, laisse entendre qu’il a pu durer six mois : mǝn māyä v-aḥannān ilä
dujämbar l-aṣamm/ «de la fournaise de mai au froid paralysant de décembre». Selon les
récits de la tradition orale, ce «siège» aurait duré si longtemps que les chamelles en vinrent
à «manger leurs couvre-pis» (kālǝt ǝl-bǝl šǝmlǝt-hä)
384 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
et ceux des frères de Mḥammäd Šayn, dirigés par Sīd Aḥmäd w. Bäkkār,
qui reçurent le nom de Mäkẕūẕa(1).
Au cours de la succession d’affrontements auxquels les deux partis
se livrèrent, les deux principaux compétiteurs sont tués (Sīd Aḥmäd
w. Bäkkār, à la bataille de Ġābu, en 1207/1792 ; Bäkkār w. Mḥammäd
Šayn, à la bataille de Tǝnbuzäkri, en 1208/1793).
Du côté de «Baẖwāgä», c’est Mḥammäd w. Mḥammäd Šayn qui
prend la relève de son frère Bäkkār, tandis que le «parti des oncles»,
considérablement affaibli, voyait son principal dirigeant, Mḥammäd w.
Bäkkār, renoncer au statut guerrier et procéder à la tawbä («repentir»)
chez les Mässumä.
En 1794, les Idaw‘īš étaient à nouveau réunifiés sous l’autorité de
Mḥammäd w. Mḥammäd Šayn.
Mais un nouveau germe de division était en train de se développer
au sein de la tribu.
En effet, un «marabout» issu des Idäwäḥāj de Wädān, l-ǝMrābǝṭ Sīdi
Maḥmūd (m.1200/1786), qui s’était installé dans la ḥǝlla («campement
émiral») des Ähl Mḥammäd mǝn Ḫūnä, avait commencé à recruter des
disciples parmi les nombreux clients que valurent à Mḥammäd Šayn ses
succès militaires.
Le poids de ce personnage était devenu suffisamment important
auprès des chefs Idaw‘īš pour qu’une dizaine d’années après mort, son
fils, ‘Abd Allah, puisse épouser une fille de Mḥammäd Šayn, Ḫdäyjä
mǝnt Mḥammäd Šayn. Elle lui aurait, dit-on, promis sa main s’il
«protégeait» — par des moyens occultes — ses frères lors de la bataille
qu’ils livrèrent à Tǝntäynä aux Äwlād ǝMbārǝk (en 1211/1796), et dont
ils se seraient effectivement sortis indemnes...
C’est sans doute à l’afflux vers le pôle de neutralité qu’il représentait
par rapport aux compétitions sanglantes entre Baẖwāgä et Mäkẕūẕa
que l-ǝMrābǝṭ Sīdi Maḥmūd — et, après lui, son fils, ‘Abd Allah —
(1) J’ignore le sens exact que pouvaient avoir ces deux termes. Les racines auxquelles ils
semblent se rattacher en ḥassāniyyä renvoient, dans un cas (B.Ḫ.W.G.), à l’idée d’un
ensemble peu cohérent, peu solidaire; dans l’autre (K.Ẕ.Ẕ.), au contraire, à la cohésion, à
la fermeté, à la fiabilité.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 385
(1) Sur les appellations Äḅäkāk et Šrātīt voir P. Amilhat, Petite chronique… p. 96
386 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Ḫūnä)
ḥammäd
Ḫyār A‘li
Säddūm Bäkkār ar-Rasūl Bänyūg
‘Abd Allah Bäkkār ẖtār ḥammäd A‘li Bu-Säyf ḥmäd Ǝṯmān Brāhīm
(1793-
1821), II
Annexe IV
Le patrimoine manuscrit mauritanien(1)
(1) Plutôt petits que grands nomades, comme les lettrés de la Giblä. Les groupes pratiquant
des déplacements de grande amplitude comme ceux de la région du Tīrəs (Ahl Bārikalla/
Idayqəb, Ahl Muḥammad Sālim, etc.) n’étaient, à notre connaissance, que très modestement
représentés parmi les détenteurs de bibliothèques significatives.
(2) Cf Fatḥ al-Šakūr.Y compris la bibliothèque d’al-Šayḫ Sidiyya à Boutilimit, la première à
notre connaissance à avoir été décrite par un observateur étranger (Massignon, 1909). Bien
qu’encore en partie nomades à l’époque, ses détenteurs, qui se qualifiaient eux-mêmes d’Ahl
l-aḥwāš (littéralement : « ceux des enclos permanents ») étaient en voie de sédentarisation.
Du reste, son fondateur, al-Šayḫ Sidiyya al-Kabīr (m. 1286/1868), avait bâti la première
« maison » de la future bourgade de Boutilimit dans les années 1830, principalement,
semble-t-il, pour entreposer ses livres, alors qu’il continuait à nomadiser.
(3) Grâce avant tout aux efforts de son premier directeur, ˁAbd Allah w. Babakkar, qui a réussi
à le soustraire à sa quasi exclusive vocation archéologique initiale.
(4) L’auteur de ces lignes a été chercheur à l’IMRS (1978-1986), puis directeur (1986-1989) de
cet établissement, détenteur du plus important fond de manuscrits mauritaniens, auxquels
il a fait appel pour divers travaux, notamment pour sa thèse. In bibliographie ci-dessous :
Nomadisme …
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 391
(1) Heymowski et Ould Hamidoun : Catalogue… Partiellement repris dans al-Naḥwī : Bilād
Šinqīṭ, pp. 535-624.
(2) Par ailleurs, et comme l’observe al-Naḥwī (ibidem, p. 535), le Catalogue…, qui a omis
certains auteurs de l’espace envisagé, a mentionné quelques ouvrages imprimés.
(3) Une partie des productions manuscrites de l’espace mauritanien est présente dans divers
établissements à l’extérieur de la Mauritanie : au Maroc, au Niger, au Mali, en France, …
Cf bibliographie.
392 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Ibn al-Amīn : al-Wasīṭ, Norris : History., Osswald : Handelsstädte., Lydon : Trails.
(2) L’un des plus anciens textes connus sur Šingīṭi, Ṣaḥīḥat al-naql (1205/1790) de Sīdi ˁAbd
Allah b. al-Ḥāğğ Ibrāhīm (m. 1233/1817), indique que ce nom signifie, dans un idiome qu’il
ne précise pas, mais qui est selon toute vraisemblance le soninké (si-n-gédé), «Les sources
des chevaux» (ˁuyūn al-ḫayl), Norris : The History, p. 399 de la trad. angl. et pl. III pour
l’original arabe.
(3) Idäwälḥāğ, Kənta, Aġlāl et Idäwaˁli, Šərvä, Äwlād Dāwūd, Mḥāğīb, Bārittayl, etc.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 393
(1) Ahl Aḥmad Šarīf, Ahl Ḥāmmanni, Ahl ˁAbd al-Ḥamîd, Ahl Ludāˁa, Ahl as-Sabtī, Ahl al-
Ḫaršī. O. Cheikh : Ouadane et Chinguetti, 121-132 et 140-147
(2) Handlist. op.cité.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 397
(1) Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, p. 55-56. Si ce rapprochement est fondé, il ramène l’invention de
ləgraydä au plus tôt au milieu du XIXe s., époque à laquelle le the vert a commencé à avoir
une début d’extension significatif dans le Sahara maure.
(2) Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, p. 55
(3) Ibidem, p. 56
406 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Les marques des scansions des parties du Livre Saint (aḥzāb, arbāˁ, aṯmān, ḫatma) puisent
aux mêmes sources et au même style de décor que celles que l’on trouve dans toute l’Afrique
sahélienne musulmane, si l’on en juge par l’étude de Sh. Blair (op. cit.) des Corans de cette
région. Contrairement à A. D. H. Bivar (« A dated Kuran from Bornu», Nigeria Magazine
65, juin 1960, p. 199-205, cité p. 66) qui endosse l’idée ḫaldūnienne de diffusion d’une
graphie de type ifrīqī à partir de l’examen du plus ancien manuscrit coranique trouvé dans
la région (achevé en 1669), Blair milite pour un rattachement maġribī du ḫaṭṭ sudānī. Selon
elle, les premiers Coran dans ce type de graphie pourraient remonter au XVIe s.
(2) Idem, p. 56
(3) Idem, p. 57 où il donne des exemples de mots (qif, sūra, lahā …) où s’exprime le tbaydīˁ
(4) Nom d’action du verbe šayyar en ḥassāniyyä, signifiant notamment, «éloigner», «étendre»,
«allonger», «jeter au loin». Tišyār est employé pour désigner l’allongement du jambage de
certaines lettres terminales (l, n, y, q …) à des fins esthétiques.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 407
(1) Nous songeons ici en particulier au poème disposé en étoile à huit branches d’al-Šayḫ Sīdi
Muḥammad w. al-Šayḫ Sidiyya (m. 1869), donné dans la pl. 23 de Wuld Aḥmaddu : al-
Ḫaṭṭ.
(2) L’un des plus illustres d’entre eux est Asnad b. Muḥammad Nāğim al-Ğakanī (m.
1361/1942), disciple du grammairien réputé de son temps, Yiḥẓīh wuld ˁAbd al-Wadūd
al-Ğakanī (m. 1361/1942) pour lequel il transcrivait notamment les iğāzāt octroyées à ses
élèves. Wuld Aḥmaddu, op. cit., pp. 81-107 évoque un certain nombre de ces figures de
calligraphes à la réputation plus ou moins étendue, depuis Muḥammad b. al-Faqīh Andaġ-
Muḥammad al-Tāzzuḫtī écrivant en 1083/1673-4, jusqu’à … lui-même (né en 1972).
(3) Un auteur de la seconde moitié du XIXe siècle, Muḥammad ˁAbd Allah w. al-Buẖārī w. al-
Filālī, rapporte l’acquisition d’une copie du diwān d’al-Mutanabbī, échangé contre un jeune
esclave, en raison de sa qualité esthétique jugée extraordinaire. Kitāb al-‘umrān, manuscrit.
408 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Nous avons évoqué plus haut (n. 34) la copie du Kitāb al-išāra d’al-Murādī al-Ḥaḍramī
(m. 489/1096) trouvée à Tišīt, copie sans colophon, dont rien n’indique qu’elle soit locale,
ni qu’elle ne soit très tardive par rapport à la date de décès de son auteur.
(2) Ibn Ḥāmidun : al-Ṯaqāfa, p. 5 ; al-Naḥwī : Bilād Šinqīṭ, p. 74
(3) al-Naḥwī : Bilād Šinqīṭ, p. 73-4, citant Muḥammad b. Aḥmad b. al-Bašīr
(4) «Découvert» au fond d’un puits dans la palmeraie de Šingīṭī grâce à la lumière qui en
émanait, il se révèle, une fois vaincue son obstination à garder le silence, être « un océan
(de connaissance) sans rivage » (baḥran lā sāḥila lahu). Et, quand il décide de quitter
définitivement la petite oasis, on le conduit au bord de l’Océan sur lequel il s’éloigne à bord
d’un tapis de prière … al-Wasīṭ, p. 578-79. al-Naḥwī (p. 73), l’assimilant ( ?) au « al-Šarīf
al-Šābb » mentionné par Fatḥ al-šakūr (p. 213) (mais pas spécialement rattaché par lui à
Šingīṭi),voudrait y voir un personnage historique, auteur notamment de fatāwā contre le
tabac, ledit personnage étant, d’après le Fatḥ (p. 214), qui lui attribue cette orientation, en
vie en 1045/1635-36.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 409
(1) On en trouve parfois une trace précise. Ainsi, en première page d’un ouvrage de taṣawwuf,
Sīdi Muḥammad b. Ḥabat écrit : «J’ai acheté al-Manāhil al-ṣūfiyya fī šarḥ fī šarḥ al-maˁānī
al-ṣāfiyya («Les sources mystiques ou l’interprétation des significations pures») à la Porte
de la Paix (bāb al-salām) à la Mecque honorée».
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 411
(1) M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? ». Dans les cultures « ruminantes », où le gros
de l’activité de production intellectuelle consiste en commentaires, la notion d’auteur est
encore plus incertaine que dans les univers où la bidˁa est magnifiée.
(2) Handlist, op. cit..
412 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) C’est en particulier à l’antagonisme entre tiğāniyya et qādiriyya que Hunwick pense
en évoquant la rubrique «polémique» parmi les matières des manuscrits ouest africains.
Hunwick : Arabic Literature, p. 316
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 415
(1) La thèse déjà ancienne de Ch. Stewart (Islam and Social Order…), exploitant la
correspondance d’al-Šayḫ Sidiyya; celles plus récentes d’Osswald (Die Handelsstädte der
Westsahara) utilisant les ressources documentaires des quatre vieilles cités caravanières
(Wadān, Šingīṭi, Tišīt et Walāta) et de Gh. Lydon (On Trans-Saharan Trails) s’appuyant
plus particulièrement sur une documentation tišītienne.
416 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Ibn Ḥāmidun : al-Ṯaqāfa, pp.5-84; Ould Cheikh : Nomadisme, II, pp. 380-396
(2) Sur la stratification sociale maure «traditionnelle», on peut voir : Ould Cheikh : Nomadisme,
II, pp. 366-421
418 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Les zwāya, qui ont été historiquement — souvent par le biais de leurs
dépendants — les principaux responsables du développement des
activités économiques (élevage, agriculture) et commerciales au sein
de la société maure, définissaient leur vocation principale, celle qui
fonde et légitime leur statut, par l’enseignement, plus particulièrement
l’enseignement religieux et l’exercice de toutes les prérogatives qui lui
sont liées : direction des activités du culte musulman, administration
de la justice islamique, au titre de consultations épisodiques (fatāwā)
ou en tant que quḍḍāt permanents d’une tribu ou d’un émir, contrôle et
propagation des mouvements confrériques, etc.
En ses phases initiales, l’enseignement pouvait, en théorie,
concerner toutes les strates de la société, les hommes comme les
femmes. Une fois franchies les étapes élémentaires, il devenait
progressivement l’affaire quasi-exclusive de la jeunesse masculine
zwāya. Conformément au profil des bibliothèques de manuscrit que
nous venons de voir, l’enseignement du fiqh et de ses «fondements»
(uṣūl) en constituaient une pièce maîtresse. Les niveaux supérieurs
d’éducation pouvaient également porter sur les matières indépendantes
du classement des manuscrits esquissé plus haut où dominent la
transmission du savoir religieux et de son indispensable auxiliaire, la
maîtrise de la langue arabe : exégèse coranique, phonétique normative
(maḫāriğ al-ḥurūf), ˁaqāˀid (dogme musulman), ḥadīṯ, sīra (histoire
prophétique), mystique musulmane (taṣawwuf), langue et grammaire
arabe, rhétorique et métrique, logique. L’arithmétique et l’astronomie
étaient également enseignées.
L’enseignement de toutes ces matières s’appuyait sur des textes
d’auteurs maghrébins, andalous, ou (plus rarement) moyen-orientaux,
consacrés par la tradition et auxquels les commentateurs et exégètes
locaux se rattachaient parfois par des chaînes de filiation, constituant
de véritables généalogies doctrinales(1). On retrouve naturellement
ces auteurs et leurs commentateurs en tête de liste des relevés des
bibliothèques de manuscrits de la Mauritanie.
(1) Osswald (Handelsstädte : p. 480) a établi un tableau synthétique des plus importantes de
ces généalogies, en partant en tout premier lieu des données fournies par Fatḥ al-Šakūr.
Elias Saad (Social History of Timbuktu, Cambridge, 1983, pp. 239-252) avait esquissé le
même travail pour les familles de lettrés de Timbuktu
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 419
(1) Voici la complainte de G.-H. Bousquet, qui s’est essayé à la traduction de ce «Comprimé»,
comme il préfère l’appeler, plutôt qu’«abrégé» : «On ne peut rien imaginer de plus rébarbatif
et de plus absolument incompréhensible, — fût-ce pour le plus grand des arabisants —, que
ce texte, si l’on ne dispose pas d’un commentaire. Il s’agit, en effet, d’une suite de mots,
formant parfois à peine des phrases, et parfois même pas : «style télégraphique», me disait
à juste titre un musulman, — d’une concision effroyable : un seul terme, souvent, indique
tout un développement de pensée dont il n’est pas autrement question. Bref, un horrible
grimoire dont celui qui ne l’a pas étudié ne peut se faire aucune idée.» Abrégé, p. 9.
420 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Cf Annexe I
(2) Muyassar, II, p. 98
(3) Muyassar, II, p. 100
424 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
termine par deux chapitres dévolus l’un au thème du legs, l’autre aux
dispositions qui peuvent découler d’un décès.
Il nous semblait utile de donner cet aperçu, évidemment très
schématique, du contenu de ce redoutable monument d’obscurité
théologico-juridique de l’islam mālikite avant d’en aborder la postérité.
3. 2. La postérité du Muḫtaṣar dans les manuscrits mauritaniens
Nous avions, un moment, envisagé une comparaison de quelque
précision entre le texte dont nous venons de dérouler la table des matières
et un ou deux de ses commentateurs sahariens pour lesquels notre choix
s’était porté sur le Muyassar de Maḥanḍ Bāba (m. 1277/1860) et sur
l’exégèse plus tardive d’Ibn Aḥmad Zaydān al-Ğakanī (m. 1325/1907)(1).
Cet exercice s’avérant à l’examen devoir prendre des dimensions hors
de proportion avec l’ampleur prévue pour la présente contribution, nous
nous satisferons d’une remarque relative au commentaire de Maḥand
Bāba, avant d’en venir à l’évocation des manuscrits ayant pour objet le
Muḫtaṣar et sa descendance.
Comme ses prédécesseurs(2), dont il ne fait que proposer une
savante synthèse, Maḥanḍ Bāba s’est donné deux tâches fondamentales,
effectivement extrêmement utiles pour entrer dans le maquis touffu de la
prose ḫalilienne. D’une part, un travail de lexicographie. Il s’est attelé à
définir avec le plus de précision possible les termes utilisés par Ḫalīl et
à analyser leurs fonctions grammaticales, tirant des sources canoniques,
avant tout Coran et ḥadīṯ, mais aussi tradition poétique arabe, la
justification de ses choix analytiques. L’auteur du Muyassar s’est,
par ailleurs, attaché à donner à la table des matières du Muḫtaṣar une
allure plus synthétique et plus parlante que les entames de proposition
alambiquées formant les entrées des abwāb et des fuṣūl de l’objet de
(1) Par ex., le premier bāb du Muḫtaṣar se présente comme suit : yurfaˁ al-ḥadaṯ …/«On annule
les effets d’une émission de flatulence …» (op. cit., p. 9). Il devient dans le Muyassar : bāb
al-ṭahāra / «Chapitre de la pureté rituelle» (op. cit., p.34).
(2) Dans un sens métaphorique évidemment, car même la version éditée en 2003 du Muyassar
(op. cit.), continue, dans ses 1439 pages de texte serré, à s’inspirer de l’hyperdensité
paginale des manuscrits et de leur absence de ponctuation.
(3) Inspiré par ce type de démarche, G.-H. Bousquet (op. cit.), a procédé, dans sa traduction
française, de la même manière que les exégètes arabo-musulmans, en donnant des
constructions syntaxiquement intelligibles qui associent, dans deux typographies
différentes, l’original et le commentaire.
(4) De Tāğ al-Dīn Bahrām b. ˁAlī al-Damīrī (m. 815/1412) au souverain ˁalawite du Maroc,
Mawlāy ˁAbd al-Ḥāfiẓ (m. 1908/1912), contemporain de Brockelmann. Geschichte, II, p.
101-103 et Supplementband, II, p. 97-9.
(5) Cf Annexe II
426 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
NB. En nous basant sur les dates de décès, nous avons annexé
(1) Même si les bibliothèques de Wadān et Šingīṭi en font apparaître, comme nous l’avons vu,
quelques exemplaires.
(2) Il n’est pas sans rappeler à cet égard, certains «originaux» textuels de récits borgésiens
jamais perçus ou présentés autrement qu’à travers leur «traduction». Cf. Louis, « La
traduction… »
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 427
(1) Les noms de ces groupes sont transcrits ici dans leur réalisation dialectale, généralement
assez éloignée des appellations que l’on rencontre dans les nisba «classicisées» : «al-
Yadālī» pour appartenant aux Idawdāy, «al-Ḥasanī» pour l’appartenance aux Idābləsan,
« al-ˁAlawī » pour appartenance aux Idawaˁli, etc.
(2) al-Ṯaqāfa, pp. 8-12
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 429
Une énumération qui recoupe très largement les données du MLG(1). Sans
mettre précisément en avant le côté essentiellement répétitif du travail des
exégètes, Ibn Ḥāmidun ne s’est pas privé de souligner le nombre limité
des tentatives originales qui se sont attaquées à l’opuscule mallarméen
du savant égyptien. Dans sa liste des exégètes du Muḫtaṣar, il relève un
seul travail qui se veut explicitement critique, celui d’al-Qāḍī Simbayru
al-Arawānī (m. 1180/1766-7). Son commentaire fut mis en vers par al-
Qāḍī Muḥammad Sidīna b. Birru al-Samsadī. Le commentaire critique
de Simbayru suscita à son tour un commentaire critique de Muḥammad
ˁAbd Allāh b. aṭ-Ṭālib Muḥammad b. Anḍawḍa al-Maḥğubī al-Walātī
(m. 1220/1805).
Les filiations esquissées par Ibn Ḥāmidun entre commentateurs
et commentateurs de commentateurs(2), tout comme les réseaux
d’allégeance pédagogique dessinés par le travail érudit de Rainer
Osswald(3), fournissent des renseignements des plus utiles pour analyser
les formes de circulation et de transmission du savoir, les liens entre
ces dernières et les relations de parenté proprement dites, l’intensité
régionale et locale de la «rumination» textuellement transmissible
dont les «scripteurs»/exégètes se sont faits les vecteurs à travers les
manuscrits de l’espace qui nous intéresse. Mais entrer dans le détail
enchevêtré de ces réseaux nécessiterait un autre travail …
(1) Elle intéresse moins directement ici notre propos que celle donnée par Rebstock, n’étant pas
une liste de manuscrits effectivement répertoriés quelque part, mais un simple recensement
d’œuvres, sur le mode du travail qu’il a effectué avec Heymowski.
(2) Le propre arrière grand-père d’Ibn Ḥāmidun, Maḥanḍ Bāba, se commentant en quelque
sorte lui-même dans la version étendue (4 vol.) de son Muyassar où il développe une version
plus succincte (2 vol.) et le commentaire du Muyassar par son fils Maḥmūd b. Maḥanḍ
Bāba (m. 1316/1899-9); la mise en (10000 !) vers du Muḫtaṣar par al-Šayḫ Muḥamd al-
Ṃāṃī et le commentaire de cette versification par son contribule al-Šayḫ Muḥamd al-Ḫaḍir
(m. 1346/1927-8), etc. Ṯaqāfa, p. 9-10 et 11
(3) Handelsstädte, op. cit..
430 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Bibliographie
ARNOULT (Jean-Marie), SIMON (Geneviève), OULD AHMED
SALEM (Sîd’Ahmed), Mauritanie. Conservation des manuscrits
de Chinguetti et de Ouadane. Etude préparatoire au traitement
des manuscrits . Bilan bibliographique, Paris, Rapport UNESCO
FMR/CLT/ CH/99 /213(FIT), 1999. p. 22-36
BLAIR (Sheila), «Arabic Calligraphy in West Africa», in Sh. Jeppie
& S. B. Diagne (eds.), The Meanings of Timbuktu, Cape Town,
HSRC Press, 2008, pp. 59-75
BLOOM (Jonathan), “Paper in Sudanic Africa”, in Sh. Jeppie & S.
B. Diagne (eds.), The Meanings of Timbuktu, Cape Town, HSRC
Press, 2008, pp. 45-57
BROCKELMANN (Carl), Geschichte der Arabischen Litteratur,
Leiden, Brill, 1949, 2 vol. + les 3 vol. des Supplementband, Leiden,
Brill,1938
BOUSQUET (G. - H.), Abrégé de la loi musulmane selon le rite de
l’imâm Mâlik, Alger, Editions Algériennes En-Nahda, 1956
AL-BURTULĪ (AL-BĀRITTAYLĪ) AL-WALĀTĪ (al-Ṭālib Muḥammad
b. Abī Bakr al-Ṣiddīq), Fatḥ al-šakūr fī maˁrifat aˁyān ˁulamāˀ al-
Takrūr, Beyrouth, Dār al-Ġarb al-Islāmī, 1981
DELAFOSSE (Maurice), « Note sur les manuscrits arabes acquis en
1911-1912 par Monsieur Bonnel de Mézières dans la région de
Oualata », Annuaire et mémoires du Comité d’Etudes Historiques
et Scientifiques de l’AOF, Gorée, Imprimerie du Gouvernement,
1916, p. 120-129.
DEROCHE (François), Le livre manuscrit arabe. Préludes à une
histoire, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2004
FIERRO (Maribel), « Los manuscritos arabes de Mauritania », in
Awraq : Estudios sobre el mundo arabe e islamico contemporaneo,
vol. XII, 1991, p. 205-207.
FOUCAULT (Michel), «Qu’est-ce qu’un auteur ?», Bulletin de la
société française de philosophie, n° 3, 1969, pp. 73-104
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 431
COMPLEMENT I
61 (301) Bāb: ṣaḥḥa īṣāˀu Chp : «Le legs d’un homme libre
ḥurrin est recevable … »
62 (306) Bāb: yuḫrağu min Chp : «On prélève sur l’héritage
tarikati al-mayyiti d’un défunt tout droit relatif à un
ḥaqqun taˁallaqa bi- être …»
ˁaynin
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 449
COMPLÉMENT II
Annexe V
Science et société dans l’espace ouest saharien(1)
Introduction
Il n’y a pas de définition du ‘ilm, l’équivalent arabe du mot
«science» des lexiques contemporains, dans cet extrait de al-Dilfîniyya,
mais seulement l’évocation des promesses et des craintes que l’exercice
assidu des activités scientifiques autorise. Si j’ai commencé par ces vers
d’al-Shaykh Muḥamd al-Mâmi (m. 1865), l’une des figures les plus
complexes et les plus attachantes de ce que l’on pourrait appeler «les
sciences traditionnelles» de l’espace mauritanien au XIXe s., dans ma
quête d’une éventuelle délimitation/définition de ces sciences, c’est
pour indiquer que lesdites sciences ne faisaient pas tant l’objet d’une
évaluation épistémologique ou philosophique qu’elles n’étaient perçues
à la fois comme une promesse de trésor (ici «diamant» et «corail») et un
champ de mines que seuls en quelque sorte des «démineurs» qualifiés
pouvaient arpenter sans trop de risque. Comme on m’a demandé de dire
quelque chose sur le thème «science et société» en guise de préambule à
cette réunion de savants, je ne me suis pourtant pas privé d’aller jeter un
coup d’œil sur quelques références canoniques susceptibles d’orienter
sur une manière de fixer un peu les idées sur cette affaire de «science»,
dans le contexte local. Je ne ramène aucun trésor de cette petite ballade
lexicographique. J’ai regardé, par exemple, Kitâb al-ta‘rîfât d’al-
(1) B. Russel, Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 242
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 467
(1) A. Koyré, From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore, John’s Hopkins
University Press, 1957 [trad. fr., Paris, Gallimard, 1962)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 469
(1) Michel Guignard, Musique, honneur et plaisir au Sahara. Musique et musiciens dans la
société maure, Paris, Geuthner, 2005
470 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) H. T. Norris, «Mauritanian Medecine», The Maghreb Review, vol. 9, 5-6, 1984, pp. 119-
127
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 471
(1) Ablation sans ménagement des testicules, suivie de l’application d’un «pansement». Biehler
décrit ainsi le travail de l’opérateur : «tenant le «trou» [des testicules] ouvert d’une main
cependant que de l’autre il pétrit le souverain pansement bidane, c’est-à-dire le mélange de
sable et de crottin de chameau, il en bourre alors de pleines poignées dans la plaie béante»
(p. 358). Biehler lui fait par la suite, la démonstration d’une «méthode vétérinaire moins
douloureuse et plus hygiénique» (359-60). B. Biehler, Véto sans frontières, Dijon, Editions
des Grands Ducs, 1988
474 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Faisant recours davantage à la carotte (en l’occurrence à des dons de sel) qu’à des «coups
de debbouss’ [«bâton»] sur la tête», B. Biehler se faisait fort d’ «essayer de leur prouver [à
ses interlocuteurs maures] qu’on peut dresser un chameau autrement qu’en lui arrachant la
gueule et en le rendant méchant vis-à-vis de l’homme.» (Biehler, p. 405).
(2) On peut voir notamment l’article de Francisco Freire évoquant les bergers chameliers
mauritaniens envoyés aux Emirats Arabes Unis en 1982. F. Freire, «Saharan migrant camel
herders : Znâga social status and the global age» J. of Modern African Studies, 52, 3 (2014),
pp. 1-22
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 475
Conclusion :
J’ai bien conscience du caractère très limité de l’aperçu sur les
sciences traditionnelles sahariennes que je viens de vous infliger et de
celui de la note de bas de page que je lui ai adjointe sur leurs rapports
avec le développement durable. J’ai tenté de donner une idée de la
partie du ‘ilm qui se rapprocherait le plus de ce que l’on pourrait appeler
«science» de nos jours. J’avais promis de revenir sur cette notion
contemporaine de science. Permettez-moi, là-dessus, de vous asséner
encore une deux ultimes généralités. Science et société se conditionnent
évidemment réciproquement. Un philosophe - Louis Althusser - que l’on
citait beaucoup du temps de ma lointaine jeunesse, mais qui, sans doute
en relation avec les dangers du ‘ilm signalés plus haut par les deux vers
de Sh. Muhamd al-Mâmî, a sombré dans la folie à la fin de sa vie, aimait
à dire qu’à la différence de l’idéologie, qui est un système de réponses,
la science est un système de questions. L’idée d’une remise en cause
permanente de ses acquis par la science s’est surtout enracinée avec
les Lumières européennes du XVIIIe s(1). La révolution copernicienne
à laquelle j’ai fait tout à l’heure allusion a ébranlé les plus fortes
certitudes des mondes antiques, celles qui ont trait à la permanence
du mouvement des astres. La science dorénavant va devoir apprendre
à vivre avec une fondamentale précarité de ses résultats. Elle est, dira
le sociologue américain Merton, le règne du scepticisme organisé.
Et Karl Popper, autre épistémologue contemporain, fera du principe
de «falsifiabilité» (falsifiability) un critère essentiel de scientificité.
En simplifiant quelque peu, il disait à peu près que tout acquis ou
toute proposition qui se veut scientifique, doit admettre la possibilité
que l’on puisse tôt ou tard en démontrer le contraire. Or les cultures
traditionnelles sont trop fragiles, trop communautaires, trop «holistes»
aurait dit Louis Dumont, pour accepter cette diversité intrinsèque d’avis
inscrite au cœur des pratiques scientifiques contemporaines. Et si les
(1) «Qu’est-ce que les Lumières», se demandait jadis Emmanuel Kant. Il répondait : «La
sortie de l’homme de l’état de minorité où il se maintient par sa propre faute. La minorité
est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due
à notre propre faute quand elle résulte non d’un manque d’entendement mais d’un manque
de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie
le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières.», E. Kant,
Critique du jugement, Paris, Gallimard, 1985, p. 497
476 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Références :
Biehler B., Véto sans frontières, Dijon, Editions des Grands Ducs, 1988
Freire F., «Saharan migrant camel herders : Znâga social status and the
global age» J. of Modern African Studies, 52, 3 (2014), pp. 1-22
Guignard M., Musique, honneur et plaisir au Sahara. Musique et
musiciens dans la société maure, Paris, Geuthner, 2005
Ibn Abî Bakrin Awfâ, al-‘Umda, manuscrit, copie personnelle
Ibn al-A‘mash al-T. M. b. al-M., Rawdat al-afkâr fî ‘ilm al-layl wa-n-
nahar, manuscrit, copie personnelle.
Ibn Hâmidun, al-M., Hayât Mûrîtânyâ. al-Hayât al-thaqâfiyya, Tunis,
al-Dâr al-‘arabiyya li-l-kitâb, 1990
Ibn Mmayn, M. B., Nazm al-mantiq, manuscrit, copie personnelle
Jurjânî ‘A. b. M. al-, Kitâb al-ta‘rîfât, Beyrouth, Librairie du Liban, 1985
Kant E., Critique du jugement, Paris, Gallimard, 1985
Koyré A., From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore,
Johns Hopkins University Press, 1957 [trad. fr., Du monde clos à
l’univers infini, Paris, Gallimard, 1962)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 477
Annexe VI
Islam et esclavage en Mauritanie(1)
(1) Note inédite, rédigée en 2009 dans le cadre d’un projet de recherche sur l’esclavage
480 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
I – Etic et emic
Evoquer un sujet aussi controversé et « sensible »(1), comme on dit,
dans la Mauritanie d’aujourd’hui ; poser plus largement cette question
dans le contexte des antagonismes planétaires qui opposent certaines
parties des terres et des populations du monde arabo-musulman à « la
communauté internationale », vecteur théorique et théoriquement
unifié des valeurs à prétention universelle de la démocratie libérale
et des « droits de l’homme » appellent inévitablement à s’interroger
sur le lieu d’où l’on parle et sur la valeur de vérité des propos et des
témoignages que l’on évoque. Depuis une trentaine d’années, en effet,
l’esclavage est devenu un thème de mobilisation pour des mouvements
et associations militantes qui luttent en Mauritanie même pour
l’émancipation des victimes du statut servile(2), après une éclipse qui a
traversé pratiquement toute la période coloniale et les quinze premières
années de l’indépendance. L’abolition avait auparavant, on le sait, été,
tout au long du XIXe s, une des justifications morales de l’entreprise
de conquête coloniale française de la région (Bouche, 1968) et un
des motifs-phares des présumés bienfaits de « la civilisation » qu’elle
devait apporter aux populations « indigènes » (Ould Cheikh, 1991).
La géopolitique globale actuelle, qu’il s’agisse du conflit palestino-
israélien, de « la guerre contre le terrorisme » ou des confrontations
à base ethno-nationalitaires qui se sont développés ou qui perdurent
dans des pays comme le Soudan et la Mauritanie, n’est pas absente
non plus du paysage lorsqu’il s’agit du débat soulevé par le problème
de l’esclavage dans ce dernier pays (Bullard, 2002). Le (res)sentiment
obsidional de bon nombre de musulmans, travaillés par un revivalism
(1) Durant les années du pouvoir du Cl Moawiya Ould Taya (1984-2005), et plus
particulièrement après les affrontements raciaux plus ou moins orchestrés par les autorités,
que la Mauritanie a connus en 1989, l’évocation publique du problème de l’esclavage a été
quasiment criminalisée. Des animateurs et/ou sympathisants de l’association SOS-Esclaves
(Cheikh Saad Bouh Kamara, Mes Fatimata Mbaye et Brahim Ould Ebetty ...) ont été jugés
et condamnés (1998) suite à la diffusion d’une interview du président (Boubacar Ould
Messoaoud, qui faisait partie des prévenus) de cette association à la chaîne française de
télévision FR3 à l’occasion du passage en Mauritanie du rallye Paris-Dakar la même année.
L’auteur de ces lignes, a eu lui-même à affronter diverses tracasseries administratives et
policières en relation avec cet évènement, et avec des évènements antérieurs touchant à la
simple évocation par écrit de l’esclavage.
(2) «El Hor», créé en 1978, «SOS-Esclaves» créé en 1995, etc.
482 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Au sens de la disputatio scolastique, de la controverse savante. Pour une partie de l'arrière-
plan épistémologique de ces considérations je renvoie à l'ensemble des contributions
du n° 5 de la revue Enquête de 1997, qui tourne en bonne partie autour des débats
épistémolgogiques suscités par le «programme fort» de David Bloor et de l'Ecole de
Manchester, et en particulier à l'article de Jean-Louis Fabiani, «Controverses scientifiques,
controverses philosophiques. Figures, positions, trajets», pp. 11-34
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 483
par des lettrés de l’ordre statutaire des zwāya(1) et une approche éthique
et sociologique issue de la philosophie des Lumières, où le primat
kantien du tribunal de raison ne tolère et ne reconnaît que les limites
que celle-ci se serait données à elle-même. L’hégémonie indiscutée
des valeurs religieuses musulmanes dans l’espace public mauritanien
impose aux partisans de l’émancipation des esclaves, tentés de recourir
au référentiel des Lumières, de mettre en avant sa « compatibilité » avec
l’islam local, au prix d’une relecture de l’héritage islamique — un « bon
islam » contre un « mauvais » — qui n’est pas sans susciter polémiques
et controverses. L’horizon hybride de justification qu’engendre
semblable tentative ne se limite pas seulement à l’invocation des
règles inscrites dans les corpus normatifs de l’islam et des « droits de
l’homme », et aux efforts pour les faire converger, il recourt aussi, bien
entendu, au témoignage des pratiques d’hier et d’aujourd’hui, pour en
scruter la conformité ou l’inadéquation à l’idéal théorique proclamé,
pour en déceler les hésitations et les reculs sur le chemin d’un progrès
revendiqué, pour en dénoncer les duplicités et les mensonges lorsqu’elles
tendent à masquer ce qui serait leur contenu véritable.
A la lumière de ce qui précède, il faudrait, pour effectuer un parcours
significatif de notre sujet, évoquer non seulement les points de vue
emic imputables aux positions légitimées par l’islam sur les pratiques
esclavagistes dans la société maure, mais il conviendrait également de
donner un aperçu des descriptions et positions etic tendant à représenter
de l’extérieur l’évolution législative et effective de la condition servile,
sans oublier, bien entendu, les discours militants qui s’efforcent, à
la croisée de ces deux ordres de justification, de remettre en cause la
persistance de conduites et de comportements jugés fondamentalement
inhumains et illégitimes.
De ce triptyque, toutefois, je ne retiendrai ici que ce qui a trait
au premier point, à savoir la vision et les pratiques associées au mode
islamique de légitimation de l’ordre social au sein de la société maure,
laissant à d’autres contributions à ce projet de recherche le soin de
traiter des deux autres thématiques.
(1) Qui constituaient, avec les ḥassān (« guerriers »), les deux ordres dominants de la structure
hiérarchique traditionnelle de la société maure. Le terme zwāyä est ordinairement rendu en
français par « marabouts ».
484 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
du prophète Jacob, a été tiré par des voyageurs du fond d’un puits, où
il aurait séjourné si longtemps qu’il serait devenu noir, ce qui fait (sic)
qu’ils l’ont vendu comme esclave en Egypte. Autrement dit, et tout à
fait en conformité avec la représentation maure courante de son temps,
la couleur noire constitue de fait un des fondement de « légitimité » de
l’asservissement …
L’origine « historique » de l’esclavage ainsi rappelée, Ibn
Muḥummaḏun Fāl se met en devoir de détailler le statut servile et ses
spécificités par rapport à celui de l’homme libre, statut amplement
évoqué, dit-il, dans le Coran, le ḥadīṯ et les ouvrages de jurisprudence
(fiqh), parmi lesquels il désigne en particulier le manuel le plus étudié
de la région, le Muḫtaṣar de Ḫalīl b. Isḥāq(1).
Ainsi, la zakāt (aumone légale) et le ḥağğ (pèlerinage à la Mecque)
s’imposent-ils à l’homme libre mais non à l’esclave. La période de
viduité (ˁidda)(2) de la femme libre est de trois menstruations (qurūˁ) ou
trois mois, celle de la femme esclave n’en compte que deux. Cependant,
la durée de gestation étant la même pour les deux, la présomption de mort
in utero de l’embryon, obéit, précise-t-il, aux mêmes considérations de
temps dans les deux cas. Un homme libre peut prendre pour concubines
autant de femmes esclaves qu’il en pourrait posséder, la šarīˁa ne
l’autorise, en revanche, à avoir que quatre épouses libres. La référence
sur cette discrimination matrimoniale est fournie par le verset 3 de la
sourate IV (al-Nisāˀ / « Les Femmes ») qui dit : « si vous craignez de
n’être pas équitable, prenez-en une seule (i.e. : d’épouse libre) ou des
concubines issues de vos possessions (mā malakat aymānukum) ».
La femme esclave, contrairement à la femme libre, n’est pas tenue de
cacher sa tête, sa poitrine et ses jambes aux regards de ceux qui ne sont
pas ses frères de lait (maḥārim).
L’esclave-homme, poursuit notre faqīh, n’a pas la tutelle (walāˀ)
du mariage de ses filles. Si elle sont esclaves, le walāˀ appartient à leurs
(1) Faqīh mālikite égyptien de la seconde moitié du XIVe s. Son «Abrégé» (muḫtaṣar) a fait
l'objet d'au moins une trentaine de commentaires connus dans la société maure entre le
XVIe et le début du XXe s. Cf Ould Cheikh, 1985, 388-389.
(2) Laps de temps qu’une femme divorcée ou veuve doit respecter avant de contracter un
nouveau mariage.
486 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
maîtres ; si elles sont libres (i. e. : de mère libre), elles seront traitées
comme des orphelines. L’esclave n’hérite pas de son père, ni d’aucune
autre personne parente dont héritent les hommes libres. Si un esclave
épouse une femme libre dans l’ignorance de son statut, celle-ci peut
légitimement demander le divorce. Le témoignage de l’esclave n’est
pas recevable, même si sa rectitude morale est reconnue. Le maître a le
droit de s’approprier autoritairement les biens de l’esclave. L’esclave
n’est pas soumis au châtiment de la lapidation (rağm), à la différence de
l’homme libre. Dans les autres sanctions pénales de type ḥudūd(1), il se
voit appliquer la moitié des peines infligées à l’homme libre. Le talion
(qiṣāṣ) ne s’applique pas pour le meurtre d’un esclave par un homme
libre. Le meurtrier paie « le prix » de l’esclave qu’il a tué. L’esclave
qui commet un dommage corporel engage sa propre personne et non
ses biens : il est livré à sa victime, ou le dommage est compensé par
son maître(2). L’aveu de l’esclave, dans les questions de propriété est
identique à son déni (i. e : il n’a aucune valeur), à la différence du maître.
Le lien de mariage de l’esclave (ˁiṣma), même marié à une femme libre,
est dissous par le prononcé de deux formules de divorce (au lieu de trois
pour l’homme libre). L’esclave n’a pas obligation d’assister à l’office
du vendredi.
Tels sont les principaux traits retenus par la législation musulmane
en vigueur en ce qui concerne le statut d’esclave dans le pays maure
au moment de l’arrivée des Français. Avant cet événement, conclut le
qāḍī abhamī, « les gens les possédaient comme tous les autres animaux
(ka-sā’ir al-mawāšī), chameaux, bovins, ovins-caprins. Quand un père
donnait à ses enfants une partie de ses animaux, il leur donnait aussi
une partie de ses esclaves. Quand une femme se mariait, elle partait de
chez elle avec des animaux et des esclaves. Celui qui se trouvait dans
le besoin de vendre quelque esclave le faisait. Mais, quoique licite dans
notre religion, leur vente était rare, sauf en cas de misère ou de nécessité
(1) Les peines proprement divines associées à des transgressions de «limites» édictées par la
šarīˁa, et qui ne sont pas «négociables».
(2) Fondement de la pratique, juridiquement débattue entre fuqahāˀ, qui consiste, pour
l’esclave, à attenter à l’intégrité physique (amputation d’une oreille, par exemple) d’un
autre homme libre que son maître pour changer de propriétaire, pour passer au service de sa
victime.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 487
(1) Il s’agit principalement d’une corde en peau brute (ᵊršä) d’une longueur variable en
fonction de la profondeur du puit (25 à 70 m), et d’un récipient (dälu) en cuir de forme
ovale, à l’ouverture ourlée, qui pouvait avoir une contenance de 30 à 40 l d’eau.
(2) Il cite notamment le verset 75 de la sourate XVI (al-Naḥl / « Les Abeilles ») où il est dit :
« Allāh propose en parabole un esclave approprié (ˁabdan mamlūkan) qui ne peut rien (lā
yaqdiru ˁalā šayˀ), et un homme libre à qui Nous avons attribué de belles ressources (wa
man razaqnāhu minnā rizqan ḥasanan), sur lesquelles il fait dépense en secret et en public.
Sont-ils égaux (hal yastawiyyāni) ? Non point ! A Allah ne plaise ! Pourtant la plupart des
impies ne savent pas. »
488 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) « Ne forcez pas vos esclaves femmes à la prostitution (walā tukrihū fatayātikum ˁalā al-
biġāˀi) alors qu’elles veulent vivre en muḥṣana !(femme « préservée », honorable) » (al-
Nūr / « La Lumière », XXIV, 33). La suite du verset est plus ambiguë : elle laisse envisager
un pardon dont on se demande s’il est destiné à l’esclave contrainte à la prostitution ou à
celui qui l’y contraint …
(2) Sur cet anathème et ses conséquences cf Ould El-Barra et Ould Cheikh, 2002
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 489
(1) Lors d’une enquête effectuée dans la petite palmeraie de Chingueti en 1978, il m’était
apparu que certains propriétaires, pour parer à la « perte » que représentait pour eux le fait
que la descendance de leurs esclaves mâles mariés à des femmes libres (ḥarṭāniyyāt) suivait
le statut de leur mère, émancipaient les pères, qui devenaient ainsi, avec leur progéniture,
dans la logique patrilinéaire régissant la transmission de la filiation parmi les hommes
libres, des « clients légaux » (mawālī) de leurs anciens maîtres.
490 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
des fondements du fiqh qui énonce que « la liberté est première » (al-
aṣl al-ḥurriyya) par rapport à l’état d’esclavage, mais, en bon avocat de
l’institution servile, il va chercher à en limiter la portée en invoquant
la proximité d’un « territoire de la guerre » (dār al-ḥarb) où règne la
« mécréance » (kufr) et où il est légitime de razzier des esclaves. Une
telle circonstance justifie le renversement de la charge de la preuve
et impose donc non pas au maître de démontrer le bienfondé de sa
possession, mais à l’esclave de fournir des arguments recevables pour
justifier sa prétention à la liberté. La conclusion d’al-Gaṣrī est toute
entière au bénéfice des propriétaires : les parents de la « ramasseuse »
se sont acquittés d’un devoir religieux (entretien et appropriation d’un
esclave « errant »), et son contrat d’émancipation avec le fruit de sa
« cueillette » d’autrefois, devenu esclave adulte, est valide …
A la rubrique des « défauts » (ˁuyūb), al- Gaṣrī rapporte la question
qui suit : une esclave a été vendue à un acquéreur qui dit avoir découvert
qu’elle était enceinte avant la transaction, le vendeur prétendant
que la grossesse est intervenue après la cession. S’agit-il d’un motif
d’annulation de la vente ?
La réponse d’al- Gaṣrī, se référant à al-Ḥaṭṭāb, citant lui-même
Ibn ˁArafa, est que la grossesse constitue à n’en pas douter un défaut. Il
entreprend, au passage, de fournir quelques précisions sur la grossesse.
Elle est attestée, dit-il, par le témoignage des femmes. Elle n’apparaît pas
avant trois mois. Et le foetus ne bouge pas d’une façon décelable avant
quatre mois et dix nuits. Si deux femmes attestent que l’esclave vendue
est enceinte, la vente est annulée, à condition que la transaction remonte
à moins de trois mois. Si la vente a eu lieu antérieurement à ce délai, elle
doit être considérée comme valide, en raison de la présomption que la
grossesse pourrait être advenue chez l’acquéreur. Si deux témoignages
féminins attestent que l’esclave objet de la vente porte un fœtus qui
bouge, elle est rendue à son vendeur, à condition que la transaction
date d’au moins 4 mois 10 nuits. Si après son retour à son vendeur, il
y a avortement, on ne la restituera pas à celui qui l’avait achetée (et
restituée), parce qu’on peut la soupçonner d’avoir provoqué sciemment
l’avortement. On le voit, ici aussi, le seul point de vue qui compte est
celui des maîtres, les esclaves réduits à l’état d’objet, n’ont pas la parole.
494 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) La troupe de cavaliers laisse entrevoir un arrière-plan guerrier, ses membres relevant
vraisemblablement de quelque agressive tribu nomade des environs de Walāta, alors
que l’orpheline du récit pourrait être une ressortissante de l’un des paisibles groupes
maraboutiques sédentaires de cette agglomération, à laquelle fait allusion « l’assemblée
des musulmans » du récit.
(2) L’une des plus célèbres de ces controverses, est celle dite de la ġulāmiyya (« Affaire
de l’enfant esclave »), qui engagea, autour des années 1820, dans la région de la Giblä,
quelques-uns des personnages les plus savants de l’époque : Aḥmad b. al-ˁĀqil (m.
1244/1828), Maḥanḍ Bāba b. Aˁbayd (m. 1277/1860), al-Šayḫ Sidiyya b. al-Muḫtār b. al-
Hayba (m. 1286/1868), Muḥummaḏun Fāl b. Muttālī (m. 1288/1871), etc. Cette « affaire »
et les fatāwā qui en traitent sont mentionnées dans divers documents publiés : Anonyme
(1997, 199-203) ; b. Ḥimmaynna (s.d., 183-194). Plus largement, sur l’ensemble du
traitement des problèmes sociaux par les fuqahāˀ, y compris ceux de l’esclavage (pp. 119-
134), on peut voir notamment al-Saˁd (2000).
498 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Tout récemment encore, aux toutes dernières années du XXe s, un homme né dans ce genre
de circonstances, au sein d’une famille fort en vue de la Mauritanie postcoloniale, et devenu
avocat grâce aux attentions prodiguées par sa (présumée) grand mère paternelle, a réussi
à faire établir en justice l’imputation de paternité qui lui était refusée jusque-là par son
géniteur putatif.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 499
(1) Sans doute al-Ṭālib Bubakkar b. Muḥammad b. al-Ḥāğ Aḥmad al-Maḥğūbī (m. 1208/1793)
Cf al-Saˁd (2000, 138)
504 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Divers témoignages oraux recueillis auprès de personnes déjà adultes dans les années
1930, me donnent à penser que les tentatives de « récupération » d’esclaves installés dans
les petites bourgades de l’époque coloniale n’étaient pas rares. Cependant, la présence
d’auxiliaires noirs (gardes, secrétaires, cuisiniers, etc.) auprès des agents expatriés de la
colonisation, et les alliances matrimoniales qu’à l’occasion ils pouvaient contracter parmi
les premiers habitants ḥrāṭīn ou assimilés des centres administratifs créaient un petit milieu
porteur pour ce que l’on appelait à l’époque, parmi les anciens propriétaires d’esclave, ᵊḓ-
ḓämḅīr. Il s’agit, en ḥassāniyyä, du nom d’action du verbe ḓämḅär, iḓämḅär, « rejoindre
un ḓyāmbūr », nom wolof des « villages de liberté ». Plus largement, ᵊḓ-ḓämḅīr connote,
dans la bouche de leurs anciens maître, une idée d’insoumission, d’arrogance, des ci-devant
esclaves, appuyée sur la protection des Français et de leur entourage noir.
(2) Les années 1942-1943, en particulier, connurent une sécheresse accompagnée d’une
famine sévère. Cette période est dénommée dans la région du Trarza ˁām l-ᵊḫlä ou ˁām ᵊl-
häwṿä (i. e : « année de la catastrophe »)
506 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
pastoraux (Ould Cheikh, 1986), l’accès plus aisé aux zones de pâturages
les plus éloignées désormais soustraites à la menace traditionnelle des
razzias ennemies par la ferme emprise de l’administration coloniale sur
l’ensemble du territoire, autant de facteurs qui font que l’on a pu parler,
pour cette période qui précède de quelques années l’indépendance, de
« colonisation heureuse »(1). Un « bonheur » bien entendu tout relatif.
Il s’agissait surtout pour ces populations, vivant pour l’essentiel
d’agriculture et d’élevage nomade, de pouvoir reproduire, autant que
possible en paix, leur mode de vie rural traditionnel sans interférences
majeures d’une administration étrangère assimilée avant tout au danger
de « contagion culturelle » et à la menace de prédation fiscale.
Les premières années de l’indépendance ne vont guère contribuer
à rapprocher les populations, toujours très majoritairement rurales,
d’une administration devenue nationale, mais dont elles n’avaient pour
ainsi dire pas besoin. La faiblesse des services que cette administration
pouvait offrir (éducation, santé, emploi…) n’encourageait guère les
tenants d’un mode de vie traditionnel encore plein de vigueur à renoncer
à leur méfiance vis-à-vis des héritiers du pouvoir colonial. Il fallait
attendre les bouleversements démographiques associés à la grande
vague de sécheresse du début des années 1970(2) pour observer un
véritable ébranlement des structures sociales de l’époque précoloniale.
On assista notamment à une sédentarisation massive des nomades et au
gonflement spectaculaire de la population des principales agglomérations
du pays, tout particulièrement de la capitale, Nouakchott. Alors que
leur proportion dans l’ensemble de la population mauritanienne en
1950 s’élevait à peine à 3%, les habitants des agglomérations de plus
(1) Expression que j’ai entendue parfois employée par Jean-Louis Triaud, l’historien à la
compétence reconnue sur la colonisation française en Afrique.
(2) Le mouvement de sédentarisation et d’exode en direction des villes connaît une accélération
spectaculaire au cours de cette période. Voici les chiffres donnés par le Recensement général
de la population 1977, Nouakchott, Direction de la Statistique Vol. 1, p. 24, pour la période
1965-1977 :
Forme résidentielle 1965 1977
Nomades 65% 33,16%
Ruraux sédentaires 25% 44,14%
Urbains 10% 22,7%
Total 100% 100%
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 507
(1) « En 1972, écrit un géographe, l’écart par rapport aux conditions normales est
particulièrement prononcé. L’isohyète 150 mm, par exemple, fait une chute importante
vers le Sud par rapport à son niveau moyen, de l’ordre de 400 km dans le Sud-Ouest
mauritanien. », in Ould Cheikh, 1986, 10.
(2) Le système de la propriété foncière dans la société maure « traditionnelle » reposait sur
un enchevêtrement de droits et de prérogatives inscrits dans l’organisation tribale, et
excluant, la plupart du temps, la propriété éminente des esclaves et ḥṛāṭīn sur les terres
qu’ils cultivaient (Ould El-Bara et Ould Cheikh, 2000)
508 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Ould Haidalla, en partie, semble-t-il, pour conviction personnelle, en partie pour envoyer
un message « d’islamité » aux bailleurs de fonds conservateurs du Golfe, avait décidé de
l’application de la šarīˁa en Mauritanie (prohibition de l’alcool, amputation des voleurs,
flagellation des « fornicateurs », etc.), sans doute pour échapper au soupçon de s’aligner sur
le « camp progressiste » (Algérie, Polisario) après la signature d’un accord de paix avec le
Front Polisario, dont on l’accusait d’être tribalement proche.
(2) Il s’agissait ni plus ni moins d’une dictature militaire, conduite par des officiers aux
compétences et pratiques islamiques modérément convaincants.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 511
(1) L’auteur fournit cette précision pour que l’on ne puisse pas tirer argument du fait que,
concrètement, tout le monde sait que les propriétaires d’esclaves maures ne nourrissaient ni
n’habillaient leurs esclaves de la même manière qu’eux-mêmes pour justifier leur prétention
présente à l’émancipation. Mon expérience personnelle des campements nomades de la fin
des années 1950-début 1960, où l’esclavage était encore courant, m’a laissé le souvenir de
514 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
différences assez nettes, sur ces deux plans, entre maîtres et serviteurs que probablement
tous les ruraux de ma génération devraient avoir connues. Et même si l’on peut arguer
du fait que la base de la nourriture (lait et céréales courantes comme le sorgho) et de
l’habillement (surtout le tissu de « guinée »/ nīlä) était la même pour les deux catégories
sociales, la quantité et le régime d’approvisionnement/renouvellement étaient loin d’être
identiques pour les deux couches sociales.
(1) Comme ses collègues, Muḥammad Yaḥyā fait remonter l’emprise de l’islam dans la région
au mouvement almoravide, dont la cohésion politique, dans sa partie saharienne, n’a guère
durée, à ce qu’il semble, plus d’une quarantaine d’années, autour de la période 1050-1090.
Cf Farias (1967)
(2) D’autres correspondants du CMSN, comme Liˁwaylim b. Muḥummaḏun Fāl al-Tandġī,
citent parmi ces figures Muḥammad al-Yadālī (m. 1166/1753), Aḥmad b. al-ˁĀqil (m.
1244/1828), Maḥanḍ Bâba b. Aˁbayd (m. 1277/1860), Ḥurma b. ˁAbd al-Ǧalīl (m.
1243/1827, al-Šayḫ Sidiyya (m.1286/1868) et son petit-fils Bāba (m. 1342/1924), Sīdi ˁAbd
Allāh b. al-Ḥāǧ Brāhīm (m. 1233/1817), Muḥummaḏun Fāl b. Muttālī (m. 1288/1871),
al-Šayḫ Muḥamd al-Māmī (m. 1292/1875), al-Muḫtār b. Būna (m. 1220/1805), Mawlūd
b. Aḥmad al-Ǧuwwayyid (m. 1245/1829), Muḥammad b. Muḥammad Sālim (m.
1296/1878), etc.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 515
(1) Parfois associé à la variante islamique de l’adage vox populi vox dei, énoncé par le ḥadīṯ
« ma nation ne saurait être unanime sur une déviance » (ummatī lā taǧtamiˁu ˁalā ḍalāla) .
(2) Cf en particulier les longs développements inspirés d’al-Miˁyār d’al-Wanšarīsī et de Miˁrāǧ
al-ṣuˁūd d’Aḥmad Bāba qui figurent dans la réponse de äb-Bāh w. ˁAbd Allāh.
516 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Dans le cas, par exemple, d’une personne de statut servile qui, pour l’une quelconque des
raisons de manumission ci-haut énumérées, se trouverait disposer de sa liberté, elle ne
pourrait hériter de, ou acheter pour en faire ses propres esclaves, des personnes entrant dans
les catégories énumérées.
(2) Lettre de Muḥammad Yaḥyā wuld ˁAddūd.
518 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Muḥammad Yaḥyā écrit dans sa missive : « La mise en garde contre l’exploitation de
l’homme par l’homme (istiġlāl al-insān li-l-insān) ne figure ni dans le Coran ni dans le
ḥadīṯ, et seules en sont exclues les manifestations qui ne sont pas conformes à la šarīˁa.»
äb-Bāh, de son côté, relève que «si vous regardez de près leurs allégations (i. e les avocats
de l'abolition), vous découvrirez qu'ils refusent toute légitimité originaire à l'esclavage
(yunkirūna šarˁiyyat al-riqq min aṣlihi), l'assimilant à une forme de ségrégation raciale
(nawˁan min al-tamyīz al-ˁunṣurī), en plaidant en faveur de ce que l'on appelle (mā
yusammā) la liberté, l'égalité, la démocratie, et autres idoles principielles et verbales
(ṭawāqīt al-mabādiˀ wa-l-alfāẓ) qui n'ont de sens que par leurs antonymes (al-latī lā tūǧadu
lahā maˁānin illā fī aḍḍādihā).»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 519
(1) Seul fait exception al-Muḫtār b. Bāba b. Aḥmad al-Ḥāǧī, qui allègue sa cécité pour
expliquer la brièveté de la réponse positive suivante qu’il fait parvenir au CMSN :
« Si les musulmans ont contrevenu à des obligations comme l’application des peines
légales (ḥudūd) ou le partage du butin légal (ġanāˀm) par nécessité, on peut s’inspirer de
cet exemple pour la question de l’esclavage. Si la survie de cette institution menace celle de
l’islam, il faut y mettre un terme conformément au principe qui veut que parer aux facteurs
de corruption (darˁ al-mafāsid) passe avant (awlā) la quête des bénéfices (ǧalb al-maṣāliḥ).
En ajoutant que l’existence de l’esclavage ne procure aucun bénéfice. Il faut aussi prendre
en considération le principe du moindre mal (aḫaff al-ḍararayn). Il me semble donc que
le gouvernement a le droit, sinon le devoir d’abolir l’esclavage. Et qu’il est légalement
obligatoire de lui obéir en cette matière. »
520 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Conclusion
Le «débat» que je viens de résumer s’inscrivait, comme indiqué
plus haut, dans les préparatifs de la déclaration d’abolition du 5 juillet
1980 adoptée par le CMSN, qui s’appuie explcitement sur les avis
exprimés par les fuqahâ' consultés(1). Cette déclaration, demeurée
quasiment lettre morte, sera suivie de l’ordonnance n° 81234 du 9
novembre 1981, qui n’aura guère plus d’effet (ONU, 1984; Messaoud,
2000). Réduit à quatre articles laconiques, le texte de 1981 précise (art.
2) : «Conformément à la chari’a, cette abolition donnera lieu à une
compensation au profit des ayants droit.»(2). On laisse ainsi entendre
— mais cette proclamation non plus ne sera pas suivie d’effet —
que, conformément à la loi musulmane, les propriétaires d’esclaves
dépossédés seront indémnisés. Si la référence à la šarīˁa dans les
deux textes adoptés par le CMSN témoigne de la centralité du corpus
idéologico-juridique de l’islam, c’est surtout pour ne pas paraître
céder à des pressions extérieures — dont elles savent évidemment
(1) « Après avoir pris connaissance des différentes réponses qu’ils ont fournies se fondant sur
le Coran, la Sunna et les règles fondamentales du droit musulman, le CMSN a acquis la
ferme conviction que l’écrasante majorité de nos éminents oulémas, tout en reconnaissant le
bien-fondé de l’esclavage tel qu’énoncé dans l’islam, émettent des réserves sur ses origines
en Mauritanie et sur les conditions dans lesquelles l’esclavage est pratiqué dans notre pays.
Nos oulémas estiment, dans ces conditions, que l’Etat peut se substituer aux maîtres pour
affranchir leurs esclaves, tout comme il a compétence d’exproprier les biens individuels
pour l’intérêt public. S’agissant des procédures d’affranchissement, certains oulémas
estiment que l’affranchissement est un acte obligatoire parce qu’il sert l’intérêt public et
annihile un phénomène nuisible à la société. D’autres pensent que l’affranchissement, tout
en étant une prérogative de l’Etat, doit donner lieu à une compensation au bénéfice de
l’ancien maître. Quant à la forme, au montant et aux modalités de cette compensation,
ces oulémas estiment qu’ils doivent être laissés à la discrétion de l’Etat. » Déclaration du
Comité Militaire de Salut National en date du 5 juillet 1980, in (ONU, 1984, Annexe IV, pp.
1-2)
(2) Voici les 4 articles de l’ordonnance :
« Art. 1 – L’esclavage sous toutes ses formes est aboli définitivement sur toute l’étendue du
territoire de la République Islamique de Mauritanie
Art. 2 – Conformément à la chari’a, cette abolition donnera lieu à une compensation au
profit des ayants droit.
Art. 3 – Une commission nationale, composée d’oulémas, d’économistes et d’administrateurs,
sera instituée par décret pour étudier les modalités pratiques de cette compensation. Ces
modalités seront fixées par décret une fois l’étude achevée.
Art. 4 – La présente ordonnance sera publiée suivant la procédure d’urgence et exécutée
comme loi de l’Etat. » in (ONU, 1984, Annexe V)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 521
Références :
ANONYME (1997), Tārīḫ al-qaḍāˀ fī Mūritānyā min ˁahd al-Murābiṭīn
ilā al-istiqlāl, Nouakchott, ENA.
AḤMAD BĀBA (2000), Miˁrāğ al-ṣuˁūd. Ağwibat Aḥmad Bāba ḥawl
al-istirqâq. Taḥqīq wa tarğamat Fāṭima al-Ḥarrāq wa John
Hunwick, Rabat, Institut d’Etudes Africaines.
LA BIBLE, 1979, Paris, Le Livre de Poche.
BOLTANSKI L. et THEVENOT L., (1991), De la justification. Les
économies de la grandeur, Paris, Gallimard.
BOUCHE D. , (1968), Les villages de liberté en Afrique Noire Française.
1887-1910, Paris, La Haye, Mouton
BULLARD A., (2005), «From Colonization to Globalization.
The Vicissitudes of Slavery in Mauritania», Cahiers d'Etudes
Africaines, XLV (3-4), 179-180, 2005, 751-769
CHASSEY F. de, (1972), Contribution à une sociologie du sous-
développement. L'exemple de la Mauritanie, Thèse de doctorat,
Paris V.
Annexe VII
Ah ! Quel chameau !
Note sur le chameau dans la parazoologie arabe et autres fantaisies
(1) Texte paru dans Islam et société au sud du Sahara, n°4, 2015, pp.55-71
Contemporain d’Ibn Ḫaldūn et mort une année avant lui (808/1405), al-Damīrī est un
lettré et faqīh šāfiˁite, originaire, comme l’indique sa nisba, de Damīra, dans le Delta
du Nil. L’essentiel de sa vie et de sa carrière s’est déroulé au Caire, où il enseigna dans
diverses institutions renommées (al-Azhar, la madrasa al-Ẓāhiriyya, etc.). A côté de ses
compétences théologiques reconnues, il fut, dans la seconde partie de sa vie, un ṣūfī et
un zāhid crédité du don d’accomplir des karāmāt. Il acheva un premier brouillon de son
maître ouvrage, la Ḥayāt, en 773/1371-2. Pour des sources sur sa biographie, on peut
se reporter aux indications fournies par l’article de L. Kopf, dans la seconde édition de
l’Encyclopédie de l’islam. J’utilise ici l’édition (sans date) en deux volumes de Ḥayāt
al-ḥaywān al-kubrā réalisée à Beyrouth par Dār al-Fikr, où l’article ibil se trouve Vol 1,
pp. 14-17.
526 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
1. Lexique
Al-Damīrī commence donc l’article « chameau » de son
encyclopédie par des considérations exégétiques autour du terme ibil.
Il en précise la transcription et la réalisation phonétique correcte. Les
indications qu’il donne sont les mêmes, à peu de chose près, que celles
que l’on trouve dans la grande référence lexicographique de l’arabe,
Lisân al-‘Arab, de son contemporain, Ibn Manẓūr. Le monème se
réalise, écrit-il, ibil ou ibl (pour « l’allègement », al-taḫfīf, dans ce
(1) Passée de 65 à 35% entre 1965 et 1977, date du 1er recensement national mauritanien, la
proportion des nomades au sein de la population mauritanienne n’était plus de 12% en
1980, date du second recensement national. Elle est très vraisemblablement inférieure à 5%
aujourd’hui.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 527
dernier cas). C’est un collectif et non pas un pluriel. Le mot ibil/ibl n’a
pas de singulier (issu de sa racine). Il est du genre féminin, car, comme
le dit al-Jawharī, précise al-Damīrī, les collectifs qui n’ont pas de
singulier, lorsqu’ils concernent des non-humains, sont obligatoirement
féminins. Le diminutif de ibil est ubayla, son pluriel est ābāl, et la nisba
(nom de relation) correspondante est ibalī. Les chameaux (ibil) sont
surnommés « filles de la nuit » (banāt al-layl), poursuit notre auteur,
après avoir inséré deux ḥadīṯ qui débordent quelque peu le cadre de ce
premier point lexicographique. Mâle et femelle se disent tous les deux
baˁīr, lorsqu’ils parviennent à l’âge adulte (iḏā ajḏaˁa). Le pluriel de
baˁīr est abˁira ou biˁrān. Une chamelle sénile se dit al-šārif, pl. šuraf.
Les chameaux (proprement dits, c’est-à-dire, ceux à deux bosses) se
disent ˁawāmil.
2. Généralités doxiques
Les chameaux sont des « animaux merveilleux » (ḥaywān
ˁajīb), même si nous ne réalisons plus, estime al-Damīrī, ce caractère
merveilleux en raison de la familiarité que nous entretenons avec cet
animal si répandu. C’est un animal de grande taille, facile à dresser(1),
capable de se lever avec de lourdes charges et de « baraker »(2) avec
elles. « Une souris (faˀra) peut prendre sa bride et le mener où elle
veut ». Le dromadaire est capable d’accueillir sur son échine une
véritable «demeure» (bayt)(3), au besoin équipée d’un «toit» (saqf), où
le voyageur peut s’installer avec ses provisions et ses bagages. C’est
(1) Un jeune vétérinaire français, effectuant son service militaire en Mauritanie en 1958, et
résolu à donner à ses hôtes sahariens une leçon de dressage «en douceur», observe que, chez
les Maures, il faut une assez grande dose de brutalité pour obtenir la soumission (précaire)
du chameau de selle à son maître. Il utilise «la carotte» (en l’occurrence du sel), au lieu de
«coups de debbouss’ [däbbūs = «bâton»] sur la tête» pour «essayer de leur prouver qu’on
peut dresser un chameau autrement qu’en lui arrachant la gueule et en le rendant méchant
vis-à-vis de l’homme». Il veut leur montrer que l’on peut dresser son chameau «à la voix»,
Bernard Biehler, Véto sans frontières, Dijon, Editions des Grands Ducs, 1988, pp. 403-405.
(2) Fléchir ses pattes pour se poser à terre.
(3) La selle féminine maure (jǝḥfä) a en effet, par ses dimensions, toutes les apparences d’une
«demeure», en particulier lorsqu’elle est couverte du dôme (ḫṭayr) qui permet de protéger
la voyageuse, ses enfants en bas âge, et parfois ses cabris et chevreaux, des redoutables
rayons du soleil saharien.
528 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Coran, LXXXVIII (al-Ġāšiyya), 17. al-Jāḥiẓ (al-Ḥaywān, Le Caire, al-Majmaˁ al-ˁilmī al-
ˁarabī al-islāmī, sans date, I, 343) évoque une lecture, à ses yeux fantaisiste, de cette âya, où
le mot ibil est pris dans le sens de « nuage »…
(2) al-Damīrī cite le verset 22 de la sourate XXIII (al-Mu’minīn), qui dit à propos des anˁām,
dont les chameaux font partie : « sur eux, comme sur un vaisseau, vous êtes transportés »
(wa ˁalayhā wa ālā al-fulki tuḥmalūn).
(3) Hilde Gauthier-Pilters, qui a effectué des enquêtes de terrain chez les ǝr-Rgaybāt de
Mauritanie de 1954 à 1978, affirme que «apart from extremly dry years, the camel can go
from October till April or May without drinking water». «Aspects of Dromadary Ecology
and Ethology», in W. Ross Cockrill (ed.), The Camelid. An all-purpose animal, Uppsala,
Scandinavian Institute of African Studies, 1984, Vol. I, p. 424. Des enquêtes que j’ai moi-
même effectuées chez les Ḥmunnāt du Ẓhar de Wälātä, dans l’extrême est mauritanien,
ajoutées à ma maigre expérience d’ancien apprenti-berger saharien, me donnent à penser
que, lorsque les pâturages sont «bons» (= à la fois verts et constitués en bonne partie de
«plantes salées» [ḥaṭbä], les chameaux peuvent se passer de boire au moins durant toute la
saison «fraîche» (novembre-mars).
(4) Cette omni-voracité végétale ne correspond pas tout à fait à ce que relèvent les spécialistes
contemporains du dromadaire. H. Gauthier-Pilters note pour sa part : «it is no exaggeration
to state that, under normal grazing conditions with no restricted movements, the camel
behaves as a conservator of desert pastures.”. Elle ajoute que les chameaux ont en fait une
préférence marquée pour certaines plantes (āskāv/Cornulaca monacantha, ḥāḏ/Nucularia
perrini, ṣbaṭ/Aristida pungens, umm rǝkbä/Panicum turgidum…), même si «the camel
can obtain as much feed from very spiny plants as from tender ones, thanks to the long
papillae of the palate, the mobile lips and the ability to open the mouth wider than any
other ruminant animal.” (op. cité, pp. 416-419). En revanche, notait il y a fort longtemps
al-Jāḥiẓ, ils ne peuvent non plus digérer l’orge macéré (al-šaˁīr al-munqaˁ) (op. cité, IV, p.
314) et gare ! s’ils avalent «un scarabée» (ḫunfusāˀ) en raison de l’agonie interminable de
cet insecte : il ne cessera, dit al-Jāḥiẓ, de parcourir l’appareil digestif de l’animal qui l’a
avalé jusqu’à l’emporter ! (idem, V, p. 500)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 529
Dans le champ des bonnes opinions, les chameaux sont pour ainsi
dire arrangés à toutes les sauces. al-Damīrī cite un certain nombre de
ḥadīṯ qui illustrent l’opinion que le Prophète se faisait du chameau ou
pour documenter une «sagesse chamelière» dont celui-ci serait l’illustre
initiateur. Le Prophète aurait ainsi dit :
« Ne médisez pas (lā tasubbū) des chameaux. Ils arrêtent l’effusion
de sang (ruqūˀ al-damm) et permettent de régler la compensation
matrimoniale (mahr) de nobles dames ». Allusion au fait qu’ils servent
de monnaie d’échange dans ces deux transactions socialement décisives
que sont le versement du «prix du sang» (diya) et la dot de la mariée(1).
al-Damīrī cite cet autre ḥadīṯ, d’une authenticité plus incertaine à ses
yeux, et qui met lui aussi en garde contre toute appréciation négative du
chameau en raison du souffle divin dont il émanerait : « Ne médisez pas
des chameaux, ils émanent du souffle d’Allah Le Très Haut (fa-innahā
min nafs Allāh taˁālā).» «C’est-à-dire, commente al-Damīrī, qu’ils font
partie des moyens qu’Allah emploie pour aménager la condition des
hommes (mimmā yuwassiˁu… bihi ˁalā al-nās).» Il poursuit, sceptique
: «Ce que nous savons c’est plutôt : « ne médisez pas du vent, il émane
du souffle d’Allah… ».
Dans les autres occurrences du chameau dans le ḥadīṯ qu’al-Damīrī
retient, la fréquentation assidue du texte sacré pour s’assurer auprès de
soi d’une présence (spirituelle) constante du Prophète est comparée,
dans son efficacité, à la certitude que nourrit le propriétaire de ne pas
égarer ses chameaux bien entravés : «Dans les Ṣaḥīḥayn [al-Buḫārī et
Muslim], Abū Mūsā al-Ašˁarī rapporte les propos suivants du Prophète :
Dieu a dit : « fréquentez régulièrement (taˁāhadū) le Coran car celui qui
a l’âme de Muḥammad dans sa main [i.e. : qui récite le Coran] est aussi
menacé de la perdre que de perdre ses chameaux dans leurs entraves »».
La même idée, toujours puisée par al-Damīrī dans les deux recueils
«authentiques», revient sous une autre forme, avec toujours le chameau
entravé comme paradigme de la chose (re)tenue, dans un ḥadīṯ rapporté
(1) La diya, chez les canonistes, était la plupart du temps évaluée à 100 unités camelines. Voir,
par exemple, Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī, al-Risāla, Beyrouth, Dār al-fikr, s. d., p. 123 et
ˁAbd al-Raḥmān al-Juzayrī, Kitāb al-fiqh ˁalā al-maḏāhib al-arbaˁa, Beyrouth, Dār al-fikr,
1996, V, pp. 315 sq.
530 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
cette fois par Ibn ˁUmar : «le Prophète a dit : le Coran est semblable aux
chameaux entravés (al-ibil al-muˁaqqala). Si leur propriétaire prend
régulièrement soin de les entraver, il les conserve, sinon il les perd. Si
celui qui veut entretenir sa connaissance du Coran le lit jour et nuit, il
s’en imprègne, sinon il l’oublie.»
Une comparaison plus mitigée, mobilisant la partie la plus
«humanisée» de l’espèce cameline — les animaux de selle — est
également extraite du ḥadīṯ par al-Damīrī pour exprimer ce qui semble
bien être un jugement modérément positif sur l’espèce humaine en
général. Toujours par l’intermédiaire d’Ibn ˁUmar, le Prophète aurait
énoncé la sentence suivante : «Les hommes sont un troupeau de cent
chameaux (al-nâs ka-ibil miˀa), on n’y trouve pas une seule rāḥila
[«animal de bât, de selle»]». L’esprit de soumission, la «docilité» — si
c’est le sens qu’il faut attribuer à ce ḥadīṯ — serait donc chose plutôt
rare parmi les hommes, comme elle le serait sans «dressage» chez les
chameaux...
(1) Egalement rapporté par Lisān al-ˁarab sous l’entrée ḥarf. Ibn Manẓūr, Lisān al-ˁarab,
Beyrouth, Dār Ṣādir, s. d., IX, p. 42.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 533
(1) La bile est associée par la médecine traditionnelle «des humeurs» à «l’aigreur» et à
l’emportement.
(2) Idée reprise d’al-Jāḥiẓ. Cf. n. 9 ci-dessus.
(3) Encore une observation reprise d’al-Jāḥiẓ, Ḥaywān I, 17.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 535
(1) Rapporté, selon al-Damīrī, par ˁAbd al-Raḥmān b. Abū Laylā, citant al-Barrāˀ b. ˁĀzib,
citant le Prophète, et repris par les trois recueils d’Abū Dāwūd, al-Tirmiḏī et Ibn Mājja.
(2) Au chapitre des animaux «métamorphosés» (al-masḫ min al-ḥaywān) par punition divine,
figure le serpent (al-ḥayya), «qui aurait eu autrefois la forme du chameau (kānat fī ṣūrat
jamal) et fut châtié par Dieu qui le riva au sol.» Le serpent est maudit, car, ayant accueilli
Iblîs dans ses entrailles, il lui a permis, en s’exprimant par sa bouche, de tenter Adam.
Certains vont même jusqu’à prétendre que «les chameaux ont été créés à partir des brides
des démons (anna al-ibil ḫuliqat min aˁnān al-šayāṭīn)», al-Jāḥiẓ, Ḥaywān, op. cité, I, p.
297.
(3) L’unité légale en matière d’ovins/caprins est une femelle d’un an (jaḏˁa) pour les moutons
et une femelle de deux ans (ṯaniyya) s’il s’agit de chèvres.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 537
6. Proverbes
Associés à des dictons, les chameaux sont cités dans les expressions
proverbiales suivantes :
« Il les a abreuvés d’injures (ašbaˁahum sabban) et ils sont partis
avec les chameaux (wa rāḥū bi-l-ibil) ». Le premier à l’avoir dit aurait
été le poète précédemment cité, Kaˁb b. Zuhayr b. Abī Salmā. Cette
expression se dit de celui qui ne fait que parler sans agir.
« Ce n’est pas ainsi, Saˁd, que l’on mène les chameaux à
l’abreuvoir » (mā hākaḏā yā Saˁd tūradu al-ibilu). Se dit de celui qui se
charge d’une tâche pour laquelle il n’a pas les aptitudes nécessaires. ˁAli
b. Abī Ṭālib, parangon des formules de sagesse bien frappées dans la
tradition arabo-musulmane «classique», aurait utilisé cette expression
selon un ḥadīṯ rapporté par al-Bayhaqī et d’autres.
(1) Cette «tarification» est, à quelques petites différences près, la même que l’on retrouve
dans les principaux manuels de fiqh sunnites. Cf. Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī, al-Risāla,
Beyrouth, Dār al-fikr, s. d., p. 69 ; Ḫalīl b. Isḥāq, Muḫtaṣar, Beyrouth, Dār al-fikr, 1981, pp.
56-57 ; ˁAbd al-Raḥmān al-Juzayrī, Kitāb al-fiqh ˁalā al-maḏāhib al-arbaˁa, Beyrouth, Dār
al-fikr, 1996, I, p. 565 et sq.
538 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
7. Spécificités (al-ḫawāṣṣ)
Sous cette rubrique, al-Damīrī a réuni une somme de détails curieux
ou extraordinaires relatifs au chameau.
Ibn Zuhayr et d’autres auraient affirmé que «si le regard d’un
chameau se pose (iḏā waqaˁa baṣar al-jamal) sur suhayl (la constellation
Canopus), il meurt instantanément». al-Damīrī ne suggère aucune
explication pour cette sidération. Je ne m’y aventurerai pas non plus.
Notre encyclopédiste note également que les viandes des chameaux
et des moutons de «transhumance saisonnière en montagne (al-ḥawliyya
al-jabaliyya) sont toutes de très mauvaise qualité (radīˀa kulluhā)». Il
affirme que lorsque l’on brûle de la laine de chameau et que l’on répand
ses cendres sur une plaie saignante, l’hémorragie s’arrête.
Si l’on enserre, dit-il, une de ses tiques (qirāduh) dans le pan (kamm)
du vêtement d’un amoureux, sa passion amoureuse (ˁišq) s’évanouit
aussitôt. Et lorsqu’une personne a perdu connaissance (sakrān) et
qu’elle boit de l’urine d’un chameau mâle (jamal) elle retrouve aussitôt
ses esprits...
Au titre de l’intérêt de l’univers chamelier pour la sexualité humaine,
al-Damīrī délivre les recettes suivantes : la viande de chameau, dit-il,
restaure l’énergie sexuelle et procure à nouveau la capacité d’érection
(inˁāẓ) après un accouplement (jamāˁ) ; et si une femme s’enduit les
parties génitales de la moelle du tibia (sāq) du chameau trois jours de
suite après la fin de ses règles et qu’elle a des rapports sexuels, elle
conçoit, même si elle était stérile. Par ailleurs, l’urine de chameau
(1) A cette brève liste d’al-Damīrī, je ne résiste pas à l’envie d’ajouter une expression que
l’on emploie encore fréquemment de nos jours (dans le discours politique, dans la presse,
etc.). Pour parler d’une affaire qui ne le concerne en rien, par exemple d’un conflit armé, un
locuteur arabe dira volontiers : ḥarb lā nāqa lanā fīhā wa lā jamal, lit. «une guerre où il n’y
a pour nous ni chamelle ni chameau».
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 539
8. Onirologie (al-taˁbīr)
« Les spécialistes de l’interprétation des rêves (ahl al-taˁbīr)
disent, écrit al-Damīrī : celui qui voit dans son rêve qu’il possède un
gros troupeau de chameaux (hujma), cela veut dire qu’il aura autorité
(yaḥkam ˁalā) sur un groupe de personnes (jamāˁa) d’importance (ḏawī
aqdār) et possèdera une richesse considérable (māl ṭāˀil). Il en va de
même s’il rêve qu’il possède seulement un troupeau moyen (ṯulla) de
chameaux, un troupeau d’ovins/caprins (ṯāqiyya) ou un seul chameau,
une (rāġiyya) ».
On dit que celui qui voit dans son sommeil qu’il possède des
chameaux aura une vie heureuse dans l’Au-Delà, qu’il aura une pratique
religieuse et des croyances saines car (Dieu) a dit : « Que n’ont-ils pas
observé comment le chameau a été créé ? ».
Mais la vision en rêve du chameau n’est pas toujours aussi
annonciatrice d’évènements positifs. Elle peut parfois, conformément à
l’essentielle ambivalence de ce gros ruminant, indiquer que le rêveur va
commettre des «actions répréhensibles (aˁmāl sayyiˀa) car Le Très Haut
a dit : « Il n’accèderont pas au paradis avant qu’un chameau puisse
passer par le chas d’une aiguille »(1), et qu’Il a également dit : « Le feu
[de l’Enfer] jette des étincelles comparables à un palais, comme si elles
étaient des chameaux roux »(2).
Si quelqu’un se voit dans son sommeil en train de sceller des
chameaux, «cela indique un triomphe prochain sur des difficultés et
l’accès au bien-être, car Le Très Haut a dit : « Il a créé pour vous al-
(1) wa lā yadḫulūna al-jannata ḥattā yalija al-jamalu fī sammi al-ḫiyāṭi. (Coran, al-Aˁrāf/VII,
40). Idée qui se trouvait déjà dans les Evangiles de Mathieu (XIX, 24) et de Luc (XVIII,
25).
(2) innahā tarmī bi-šararin ka-l-qaṣri ka-ˀannahu jimālatun ṣufrun (Coran, al-Jinn/LXXVII,
31-32). La traduction de Blachère, souvent fidèle à la lettre du texte, s’en éloigne ici d’une
façon contestable. Il traduit : «Car le feu jette des étincelles [grosses] comme des bûches,
des étincelles qui sembleraient des masses jaunes» (R. Blachère, trad., Paris, Larose, 1980,
p. 631).
540 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
an‘âm. Vous en tirez de quoi vous réchauffer, elles vous procurent des
bienfaits et de la nourriture »(1).
Celui qui se voit en «gardien de chameaux en transhumance (yarˁā
ibilan ˁirāban), cela signifie qu’il va acquérir le commandement d’une
communauté de nomades (wulliyya ˁalā qawm min al-ˀaˁrāb) ». Citant
al-Jabalī [?], al-Damīrī avance que «celui qui se voit en rêve posséder
des chameaux acquerra capacité (maqdira) et autorité (saṭwa)».
Mais voir en son sommeil beaucoup de chameaux rassemblés en
un endroit, cela peut aussi être annonciateur de «maladies et de guerres»
(amrāḍ wa ḥurūb). Et Arthémiodore aurait dit, selon al-Damīrī, «celui
qui se voit dans son sommeil manger de la viande de chameau sera
malade ». Cependant, « Muḥammad b. Sirīn, le maître des interprètes
du rêve (imām al-muˁabbirīn) et figure notoire des successeurs [des
compagnons du Prophète], a dit qu’il n’y a pas de mal à manger la
viande de chameau car Le Très Haut a dit : « Il a créé pour vous al-
anˁām(2), etc. ».
Voilà restitué, sans s’en tenir à sa lettre, mais en en reprenant
l’essentiel, le contenu de l’article «ibil» de Ḥayāt al-ḥaywān al-kubrā
d’al-Damīrī. En parcourant le texte de cet encyclopédiste médiéval, je
me suis souvenu d’une rédaction qu’un lettré mauritanien, Muḥamd
al-Muṣṭafā wuld al-Nadā (m. 1998)(3) avait consacré aux marques de
bétail dans la société maure, rédaction dont il m’avait aimablement
offert une copie(4). Je suis frappé, en revisitant cet opuscule d’un lettré
contemporain, de constater à quel point l’approche et les préoccupations
sont similaires, malgré les six siècles qui séparent al-Damīrī et [wuld]
al-Nadā. Les similitudes écologiques entre l’espace mauritanien et les
déserts d’Arabie, des structures tribales assez largement similaires et
une même pratique du nomadisme, auxquels s’ajoute le poids ici et
(1) wa al-anˁāmu ḫalaqahā lakum fīhā dufˀun wa manāfiˁa wa minhā taˀkulūn (Coran, al-Naḥl/
XVI, 4). al-anˁām désigne les ruminants domestiques (chameaux, bovins, ovins/caprins),
mais ici il s’agit plus particulièrement des chameaux.
(2) Coran, même référence que la note précédente.
(3) Il fut le secrétaire d’al-Muḫtār wuld Ḥāmidun (m. 1993), le grand encyclopédiste de la
Mauritanie, de 1976 à 1982, date du départ de ce dernier en Arabie Saoudite, où il allait
s’établir jusqu’à son décès.
(4) M. M. wuld al-Nadā, Rusūm al-mawāšī fī Mūrītānyā, Nouakchott, 1991, ronéoté.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 541
(1) Il cite notamment le verset 28 de sūrat al-Fatḥ qui évoque les marques frontales des
compagnons du Prophète (sīmāhum fī wujūhihim) assidus à pratiquer la prière et le verset 16
de sūrat al-Qalam où ceux qui raillent les enseignements de Muḥammad «seront marqués
sur le nez» (sa-nasimu-h ˁalā al-ḫurṭūm).
542 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Sur ce personnage et son œuvre, on peut voir notamment, Muḥummaḏun wuld Ḅāḅḅāh
(taqdīm wa taḥqīq), al-Šayḫ Muḥammad al-Yadālī. Nuṣūṣ min al-tārīḫ al-mūrītānī, Tunis,
Bayt al-Ḥikma, 1990.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 543
(1) Lettré de la tribu des Lamtūna et disciple de aš-Šayḫ Sidiyya al-Kabīr, décédé en 1853,
auteur notamment d’un poème sibyllin sur la succession des «souverains» almoravides au
Sahara après la mort d’Abū Bakr Ibn ˁUmar (1087).
(2) Les généalogistes arabes distinguent deux grands ensembles parmi les Arabes, ceux «du
nord», descendants de ˁAdnān et ceux du sud, issus de Qaḥṭān. Beaucoup de tribus maures,
sans doute pour l’essentiel de souche berbère, aiment à se rattacher aux Ḥimyar, considérés
comme une des branches des Arabes «du Sud».
(3) al-Nadā, op. cité, p. 46.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 545
Références :
M. w. Ḅāḅḅāh (taqdīm wa taḥqīq), al-Šayḫ Muḥammad al-Yadālī. Nuṣūṣ
min al-tārīḫ al-mūrītānī, Tunis, Bayt al-Ḥikma, 1990
B. Biehler, Véto sans frontières, Dijon, Editions des Grands Ducs, 1988
al-Damīrī, Ḥayāt al-ḥaywān al-kubrā, Beyrouth, Dār al-Fikr s. d.
H. Gauthier-Pilters, «Aspects of Dromadary Ecology and Ethology»,
in W. Ross Cockrill (ed.), The Camelid. An all-purpose animal,
Uppsala, Scandinavian Institute of African Studies, 1984, Vol. I,
pp. 412-430
C. Hamès, «La société maure ou le système des castes hors de l’Inde»,
Cahiers Internationaux de Sociologie, 46, 1969, 163-177
Ḫalīl b. Isḥāq, Muḫtaṣar, Beyrouth, Dār al-fikr, 1981
al-Jāḥiẓ, al-Ḥaywān, Beyrouth, al-Majmaˁ al-ˁilmī al-ˁarabī al-islāmī,
s. d.
(1) Impôt supprimé en 1973 en raison de la sécheresse dévastatrice que la Mauritanie a connue
à l’époque, et jamais rétabli depuis.
546 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Annexe VIII
al-Muẖtār w. Ḥāmidun et «le bouillon généalogique»(1)
Introduction
Le titre quelque peu surprenant donné à cette communication fait
référence à une expression que le chercheur dont il sera ici question -
al-Muẖtār w. Ḥāmidun - aimait ironiquement à utiliser pour signifier la
lente évaporation d’une œuvre, trop longtemps mijotée, et dont il n’aura,
de son vivant, vu qu’une toute petite fraction éditée. «Elle s’est, disait-il,
consumée sur le feu (värġǝt ǝ‘lä ǝn-nāṛ)», victime d’une «évaporation»
qu’il n’avait cure d’interrompre, laissant volontiers à d’autres le soin de
bénéficier de la primeur des données qu’il avait patiemment collectées
et qu’il était généreusement toujours près à céder aux solliciteurs
de tout bord. Il est ici question d’un érudit d’une exceptionnelle
fécondité dont la carrière intellectuelle, largement entamée à l’époque
précoloniale, doit cependant une part de son orientation - notamment
ses préoccupations ethnographiques - à la fréquentation des sphères
coloniales de la recherche, en particulier à travers l’Institut Français
d’Afrique Noire (IFAN), fondé en 1939, et dirigé pendant près de 30
ans par le naturaliste français de renom, Théodore Monod. Même si
ses productions sont restées de facture essentiellement «traditionnelle»,
comme il reconnait lui-même en introduction à son grand œuvre
- Ḥayāt Mūrītānyâ - al-Muẖtār w. Ḥāmidun n’a pas échappé aux
thèmes et préoccupations de son époque, à commencer par le souci
affiché de contribuer à la préservation d’une mémoire collective de sa
communauté, menacée précisément par les changements engendrés par
la colonisation. Son parcours et son œuvre illustrent parfaitement les
«accommodements», et surtout la résistance obstinée de la «tradition»,
que l’on se plait souvent de nos jours à présenter comme «inventée»,
face à des facteurs de changement dont il avait pu observer l’étendue et
les effets. Dans le propos qui suit, je donne d’abord quelques indications
(1) Intervention présentée au colloque «Éruditions musulmanes et colonialisme en Afrique.
Perspectives transsahariennes (1850-1950)», Paris, INALCO, 1-2 juin 2017
548 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
(1) Ph. Curtin, «Jihad in West Africa», J. A. H., 12, 1971, 11-24
(2) Rabat, Manšūrāt al-zaman, 2009, pp. 133-170
(3) Deux éditions du Muyassar ont été produites par Dār al-Riḍwān à Nouakchott.
L’une, en 2003, en 2 volumes, totalisant 1503 pages et la seconde, en 2016, en 4
tomes, d’un volume total de 3092 pages.
(4) Problème ayant trait à la nature de la gomme arabique, en rapport avec les
circonstances licites (d’un point de vue islamique) de son échange, en fonction du
fait qu’on se représente la gomme soit comme un outil monétaire d’échange (ce
qu’elle était en bonne partie avec les traitants européens à l’époque précoloniale)
soit comme un aliment (ce qu’elle était partiellement parmi les sahariens). Ce
problème a soulevé une vive controverse entre Maḥand Bāba et l’un de ses
550 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Des œuvres en vers dans le domaine de la logique (dans les marges d’al-
Aẖḍarī, d’Ibn al-Ṭayyib, d’al-Sanūsī…), des ‘aqā’id (une reprise sous
forme de commentaire de al-Ṣuġrā d’al-Sanūsī…), de la rhétorique (un
commentaire de ‘Uqūd al-jumān d’al-Suyūṭī…).
Il a aussi, bien entendu, légué des travaux en grammaire et syntaxe
(un commentaire de la Alfiyya d’Ibn Mālik, de al-Muġnī al-labīb d’Ibn
Hišām; une Siqāyat al-ẓam’ān fī ubniyyat al-af‘āl …)
D’après al-Muẖtār, son aïeul aimait à dire : «La logique est mon
domaine et je ne le partage avec personne» (al-manṭiq lī, lā ušāraku fīh)
(Ḥayāt, XVI, p. 145).
On lui attribue le redressement de nombreuses erreurs dans le
domaine de la lexicographie arabe et son histoire : l’interprétation d’un
vers de la célèbre bā’iyya d’Imru’ al-Qays; sur un vers d’une qāfiyya de
Zuhayr b. Abī Salmā, etc. al-Muẖtār w. Ḥāmidun rapporte l’estime que
manifesta le fameux grammairien, al-Muẖtār w. Bûna (m. 1805), pour
le jeune Maḥanḍ Bāba, à propos de la bonne lecture qu’il donna d’un
vers de Ḏū al-Rumma servant d’exemple pour une règle de grammaire.
On le voit relever le défi d’une énigme lexicographique (luġz) adressée
par w. Būna aux Äwlād Däymān, etc.
Il triomphe d’adversaires de taille dans des querelles juridico-
théologiques qui occupèrent quelques lettrés de renom (autour de la
question du bénéfice du waqf en cas d’extinction des bénéficiaires
[rāji‘ al-waqf] avec Ḥurma w. ‘Abd al-Jalīl et Dyayja al-Kumlayī;
sur l’incidence du serment de type ǝ‘liyyä ǝb-l-ǝḥrām sur la nature du
divorce qu’elle entraîne : «rattrapable» [raj‘ī] ou «définitif» [al-batāt];
sur la compensation en partage - ou non - pour un décès dans les rangs
d’un combat en présence du témoignage de deux témoins impeccables
(‘adlān) extérieurs aux parties en conflit; sur la question du divorce
par désertion du foyer conjugal de la femme (al-nušūz); sur les avis
II - L’œuvre
al-Muẖtār a cependant entamé très tôt sa carrière d’exégète des
classiques de la culture savante saharienne et de poète, les deux étant
du reste intimement liées : puisqu’il commenta en vers des pièces
déjà rimées comme, par exemple, son takmîl en forme de ṭurra, de
commentaire, des deux manuels de logique étudiés auprès de son père
(al-Aẖḍarī et Ibn al-Ṭayyib).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 555
«J’ai tenté, écrit-il, de rassembler comme j’ai pu, dans cet ouvrage,
en fonction de ma mémoire et de mes notes, ce qui m’est parvenu de
l’histoire de cette contrée.»
Il y manifeste une nouvelle conscience du temps, qui n’est plus
«immobile sous le regard», comme le suggérait Foucault à propos
de la «pente faible» de l’histoire des peuples que l’on disait naguère
«primitifs». Il y témoigne d’un grand souci d’exactitude et de précision,
d’une volonté affirmé de préserver mémoire et culture ébranlées de sa
société.
«Ma méthode - en général -, poursuit-il, a consisté à rapporter
aussi fidèlement que possible l’évènement (wa ṭarīqatī - ġāliban -
hiyya al-ityānu bi-l-ẖabar ‘alā akmali wajh in amkana), et l’évocation
de ses différentes versions s’il y en a plusieurs (wa ḥikāyat riwāyātih
iḏā ta‘addadat), pour éviter qu’elles ne se perdent ou soient oubliées
(ḍannan bi-hā ‘an al-ḍiyyā‘ wa-l-nisyān). Les choses évoluent (fa-l-
awḍā‘ fî taṭawwur). Le faible intérêt du public pour son passé (ḍu‘f
himam al-nās bi-māḍihim), et leur insouciance à l’égard du patrimoine
qui lui est associé (wa zuhdihim fī turāṯihi) sont des données manifestes
et regrettables (amrun jalī wa muḥzin).»
L’histoire politique nécessitant la connaissance de la géographie,
pour situer spatialement les évènements, l’œuvre comportera donc une
«géographie».
L’ouvrage parlera aussi des traditions et coutumes (al-‘ādāt wa-l-
taqālīd), des productions intellectuelles (al-intāj al-fikrī), des structures
politiques et économiques traditionnelles (al-nuẓum al-siyyāsiyya
wa-l-iqtiṣādiyya al-taqlīdiyya). «J’ai mis, ajoute al-Muẖtār un accent
particulier sur les personnalités importantes - umarā’, mašā’iẖ et
personnes de haute stature intellectuelle ou morale en général (al-
nubahā’) - et n’ai épargné aucun effort pour restituer leur héritage et
recenser leurs œuvres.»
En toute modestie, al-Muẖtār n’exclut pas qu’il ait pu commettre
quelque injustice dans la sélection qu’il a opérée, surtout faute
d’informations concernant les éventuels oubliés de sa sélection.
558 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
J’ai tenté de ne retenir de tout ce que j’ai écrit que les versions
les plus fiables, après comparaison et vérification, laissant du reste à
chaque source la responsabilité de la version qu’elle propose.
Voilà résumé, le propos qui fut celui d’al-Muẖtār dans son projet
d’Encyclopédie mauritanienne.
Une fréquentation de cette encyclopédie au début des années 1980,
à quelques mois du départ définitif d’al-Muẖtār pour l’Arabie Saoudite,
permet d’en donner l’aperçu suivant :
L’œuvre que le vieux chercheur a laissé en partant entre les
mains du secrétaire que lui avait affecté l’IMRS, se composait de 45
dossiers totalisant quelques 10000 pages. Une dizaine de volumes de
cette encyclopédie étaient, à l’époque, considérés par l’auteur comme
achevés et prêts à être livrés à l’imprimeur, au prix de quelques
corrections mineures. Tout le reste représentait des chantiers ouverts
où s’accumulaient notes, arbres généalogiques et textes plus fermement
mis en forme.
Trois ouvrages appartenant à cet ensemble et publiés tous les trois
entre 1990 et 2000 constituent des synthèses, même s’ils n’échappent pas
à la trame généalogique, le fil rouge de la Ḥayāt. Il s’agit du livre intitulé
al-Ḥayāt al-ṯaqāfiyya / «La vie culturelle»(1) , de celui qu’il a désigné
par le titre al-Juġrāfyā/ «La géographie»(2) et celui appelé par l’auteur
al-Ḥayāt al-siyyāsiyya/ «La vie politique»(3). Un dossier est consacré
à la relation des journées de combat évoquées par les mémorialistes
de l’espace mauritanien (al-Ayyām al-ḥarbiyya fī mūrītānyā). Un
autre est dédié à la musique et aux musiciens (al-Ġinā’ wa-l-aġānī
wa-l-muġannīn īggāwin). Un autre dossier, regroupant des matières
disparates, a été baptisé (plutôt par son secrétaire que par al-Muẖtār
lui-même), Laqaṭāt ḥayya (ce qui veut dire à peu près «instantanés»,
ou «saisis sur le vif», et ne rend qu’imparfaitement compte du contenu
de ce dossier). Trois dossiers, où l’auteur a rassemblé les données
fournies par les chroniques et les obituaires de l’espace hassānophone,
(1) Comme dans les deux vers suivants d’al-Rabī‘ b. Ḍabu‘ al-Fazārī, cité par Lisān
al-‘Arab :
Aṣbaḥt-u lā aḥmilu al-silāḥa, wa-lā amliku ra’sa al-ba‘īri, in nafarā
Wa-ḏ-ḏi’ba aẖšāh-u, in marart-u bi-hi waḥd-ī, wa aẖšā al-riyyāḥa wa-l-maṭarā
(2) Se prolongeant souvent en controverses entre lettrés, comme la polémique entre
Ḥurma w. ‘Abd al-Jalīl et Dyayja al-Kumlaylī d’un côté et Bāba b. Aḥmad Bayba
et Maḥand Bāba de l’autre au sujet d’une histoire de ḥubs et d’héritage : quelqu’un
qui avait institué un ḥubs et qui décède en laissant une fille, qui décède à son tour
laissant des enfants. Ḥurma dit : le ḥubs ne revient à la ‘aṣaba du père qu’après
extinction de la descendance de la fille; Maḥanḍ Bāba affirmait quant à lui, que le
seul décès de cette fille suffisait pour le retour du ḥubs à la ‘aṣaba du muḥabbis,
du père, etc.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 563
Conclusion :
Bien qu’elle ne soit pas indemne des marques de son époque et de
la conscience d’une expansion de l’horizon temporel que la colonisation
a engendrée dans une société jusque-là passablement figée, l’œuvre
considérable d’al-Muẖtār w. Ḥāmidun reste essentiellement inscrite
dans les cadres, les outils formels et les préoccupations léguées par
une tradition érudite scolastique tournée vers l’imitation d’inégalables
modèles passés. La fragilisation de cette tradition produite par le choc
colonial a certes déclenché chez notre érudit une envie d’histoire,
étrangère, dans sa visée totalisante, au corpus des matières et manuels
légitimes dont il était l’héritier. Mais cette histoire, qui n’est pourtant
pas sans risque pour son auteur - je songe aux menaces et agressions
dont il a été victime de la part de certains groupes pour cause de déni
de «bonne généalogie» - est trop lisse, trop belle, trop positive, pour
convaincre des esprits post-hégéliens enclins à penser que l’histoire
avance par ses mauvais côtés. Reste, au-delà du classement statutaire
qu’elle procure et de ses bénéfices matériels et symboliques, la pure
jouissance de l’érudition, le pur plaisir des jeux de pistes conduisant sans
fin d’un labyrinthe livresque vers un autre labyrinthe livresque, avec
l’insidieuse tentation de s’affranchir des incertitudes et des dangers des
univers réputés réels, pour n’avoir plus affaire qu’à la bibliothèque, cet
autre nom de l’univers, suggérait jadis Borges en incipit à sa fameuse
«Bibliothèque de Babel».
Faudrait-il parler, avec feu Ahmed-Bâba Miské(1) d’un «luxe
intellectuel inouï» ou conviendrait-il, avec les sceptiques, d’accuser
une épuisante et vaine «rumination» ?
.3ﳏﻤﺪ ﺑﻮﺯﻧﻜﺎﺽ ،ﺍﻟﺘﻮﺍﺻﻞ ﺑﲔ ﺑﻼﺩ ﺍﻟﺒﻴﻈﺎﻥ ﻭﺍﳌﴩﻕ ﺍﻟﻌﺮﰊ ﺧﻼﻝ ﺍﻟﻘﺮﻧﲔ ﺍﻟﺘﺎﺳﻊ ﻋﴩ ﻭﺍﻟﻌﴩﻳﻦ.
.5ﺃﲪﺪ ﻣﻮﻟﻮﺩ ﻭﻟﺪ ﺃﻳﺪﹼ ﻩ ﺍﳍﻼﻝ ،ﻣﺪﻥ ﻣﻮﺭﻳﺘﺎﻧﻴﺎ ﺍﻟﻌﺘﻴﻘﺔ ﻗﺼﻮﺭ ﻭﻻﺗﻪ ،ﻭﻭﺩﺍﻥ ﻭﺗﻴﺸﻴﺖ ﻭﺷﻨﻘﻴﻂ.
.8ﺳﻴﺪﻱ ﺑﻦ ﺍﻟﺰﹼ ﻳﻦ ﺍﻟﻌﻠﻮﻱ )ﺕ1354.ﻫـ1936/ﻡ( ،ﻛﺘﺎﺏ ﺍﻟﻨﺴﺐ ﰲ ﺃﺧﺒﺎﺭ ﺍﻟﺰﻭﺍﻳﺎ ﻭﺍﻟﻌﺮﺏ ،ﲢﻘﻴﻖ ﻭﺩﺭﺍﺳﺔ
ﺃ .ﺩ .ﲪﺎﻩ ﺍﷲ ﻭﻟﺪ ﺍﻟﺴﺎﱂ.
.9ﺍﻟﺸﻴﺦ ﳏﻤﺪ ﺍﳌﺎﻣﻲ ﺑﻦ ﺍﻟﺒﺨﺎﺭﻱ ﺍﻟﺒﺎﺭﻛﻲ )1202ﻫـ1282-ﻫـ( ،ﻛﺘﺎﺏ ﺍﻟﺒﺎﺩﻳﺔ ﻭﻧﺼﻮﺹ ﺃﺧﺮ.
.10ﺍﻟﺸﻴﺦ ﳏﻤﺪ ﺍﳌﺎﻣﻲ ﺑﻦ ﺍﻟﺒﺨﺎﺭﻱ ﺍﻟﺒﺎﺭﻛﻲ )1202ﻫـ1282-ﻫـ( ،ﺩﻳﻮﺍﻥ ﺍﻟﺸﻌﺮ ﺍﳊﺴﺎﲏ )ﻟﻐﻦ( ﻭﴍﺣﻪ.
.11ﳏﻤﺪ ﺍﳌﺨﺘﺎﺭ ﻭﻟﺪ ﺍﻟﺴﻌﺪ ،ﺍﻹﻣﺎﺭﺍﺕ ﻭﺍﻟﻨﻈﺎﻡ ﺍﻷﻣﲑﻱ ﺍﳌﻮﺭﻳﺘﺎﲏ ﺍﻟﻨﺸﺄﺓ ﻭﺍﻷﻃﻮﺍﺭ ﺍﻟﺴﻴﺎﺳﻴﺔ ﺍﻟﻜﱪ.
.12ﺍﳊﺴﲔ ﺣﺪﻳﺪﻱ ،ﺍﳊﻴﺎﺓ ﺍﻟﻔﻜﺮﻳﺔ ﻭﺍﻟﺮﻭﺣﻴﺔ ﺑﺎﳌﺠﺎﻝ ﺍﻟﺒﻴﻀﺎﲏ ﺧﻼﻝ ﺍﻟﻘﺮﻧﲔ 18ﻭ19ﻡ.
.14ﺧﺎﻟﺪ ﺑﻦ ﺍﻟﺼﻐﲑ ،ﻃﺮﻓﺎﻳﺔ ﺍﳌﺨﺰﻥ ﻭﳏﻄﺔ ﻣﻜﻨﺰﻱ ﺍﻟﺘﺠﺎﺭﻳﺔ ﺑﺮﺃﺱ ﺟﻮﰊ .1895-1876
.15ﳏﻤﺪ ﺳﺒﻰ ،ﺇﺳﺒﺎﻧﻴﺎ ﻭﺍﻟﺼﺤﺮﺍﺀ ﻣﺎ ﺑﲔ ﺳﻨﻮﺍﺕ 1975-1934ﺩﺭﺍﺳﺔ ﺗﺎﺭﳜﻴﺔ ﻭﺍﺟﺘﲈﻋﻴﺔ.
.17ﻋﺒﺪ ﺍﳊﻤﻴﺪ ﻓﺎﺋﺰ ،ﺍﳊﺮﺏ ﰲ ﺍﳌﺠﺘﻤﻌﺎﺕ ﺍﻟﺮﻋﻮﻳﺔ :ﺁﻟﻴﺎﺕ ﺇﻧﺘﺎﺝ ﺍﻟﻌﻨﻒ ﰲ ﺍﳌﺠﺘﻤﻊ ﺍﻟﺒﻴﻀﺎﲏ ﻗﺒﻞ ﺍﻻﺳﺘﻌﲈﺭ.
ﺍﳊﺴﺎﲏ.
ﺍﻟﺸﻌﺮ ﱠ .19ﺍﻟﺴﺎﻟﻚ ﺑﻮﻏﺮﻳﻮﻥ ،ﺗﹺﻘﻨ ﱠﻴ ﹸ
ﺎﺕ ﺍﻟﺘﱠﻌﺒﲑ ﰲ ﱢ
.24ﺍﻟﺸﻴﺦ ﳏﻤﺪ ﺍﳌﺎﻣﻲ ﺑﻦ ﺍﻟﺒﺨﺎﺭﻱ ﺍﻟﺒﺎﺭﻛﻲ )1202ﻫـ 1282ﻫـ( ،ﺩﻳﻮﺍﻥ ﺷﻌﺮ ﺍﻟﻔﺼﻴﺢ.
.26ﺍﻟﻌﺎﻟﻴﺔ ﻣﺎﺀ ﺍﻟﻌﻴﻨﲔ ،ﺍﻟﺘﱪﺍﻉ ﺍﻟﺸﻌﺮ ﺍﻟﻨﺴﺎﺋﻲ ﺍﳊﺴﺎﲏ ،ﺍﳌﻔﻬﻮﻡ ﺍﻟﺴﻴﺎﻕ ﺍﻟﺜﻘﺎﻓﺔ.
.27ﲠﻴﺠﺔ ﺍﻟﺸﺎﺫﱄ ،ﺍﻹﺳﻼﻡ ﻭﺍﻟﺪﻭﻟﺔ ﰲ ﺇﻓﺮﻳﻘﻴﺎ ﺟﻨﻮﺏ ﺍﻟﺼﺤﺮﺍﺀ :ﺍﻟﻔﻜﺮ ﺍﻟﺴﻴﺎﳼ ﻋﻨﺪ ﻋﺜﲈﻥ ﺑﻦ ﻓﻮﺩﻱ ﺧﻼﻝ
ﺍﻟﻘﺮﻥ .19
.30ﺗﻨﺴﻴﻖ ﺣﺴﻦ ﺭﺍﻣﻮ ﻭﻋﺒﺪ ﺍﳌﺠﻴﺪ ﺍﻟﺴﺎﻣﻲ ﻭﺑﻮﲨﻌﺔ ﺑﻮﺗﻮﻣﻴﺖ ،ﺍﻟﻮﺍﺣﺎﺕ ﺭﻫﺎﻧﺎﺕ ﺍﻟﺘﻨﻤﻴﺔ ﺍﳌﺴﺘﺪﺍﻣﺔ ﺑﺎﳌﻐﺮﺏ
ﺍﻟﺼﺤﺮﺍﻭﻱ.
.31ﳏﻤﺪﱡ ﻭ ﳏﻤﺪﹼ ﻥ ﺃ ﹼﻣﲔ ،ﻭﺛﺎﺋﻖ ﻣﻦ ﺍﻟﺘﺎﺭﻳﺦ ﺍﻟﺒﻴﻀﺎﲏ :ﻧﺼﻮﺹ ﻓﺮﻧﺴﻴﺔ ﻏﲑ ﻣﻨﺸﻮﺭﺓ )ﺗﺮﲨﺔ ﻭﲢﻘﻴﻖ ﻭﺗﻌﻠﻴﻖ(.
.32ﺗﻨﺴﻴﻖ :ﺭﺣﺎﻝ ﺑﻮﺑﺮﻳﻚ ﻭﻋﺒﺪ ﺍﷲ ﻫﺮﻫﺎﺭ ،ﺍﻟﺪﻳﻨﺎﻣﻴﺎﺕ ﺍﻻﺟﺘﲈﻋﻴﺔ ﻭﺃﻓﻖ ﺍﻟﺒﺤﺚ ﺑﺎﻟﺼﺤﺮﺍﺀ.
.33ﺍﴍﺍﻑ ﻭﺗﻘﺪﻳﻢ ﺍﺳﻠﻴﻤﺔ ﺍﻣﺮﺯ ،ﺍﻷﻣﻞ ﺑﺄﺑﻌﺎﺩ ﺛﻼﺛﺔ ﻧﺼﻮﺹ ﻣﴪﺣﻴﺔ ﺣﺴﺎﻧﻴﺔ.
.34ﺻﻼﺡ ﺍﻟﺪﻳﻦ ﺃﺭﻛﻴﺒﻲ ،ﺣﺮﻓﻴﻮﻥ ﺑﺎﻟﻮﺭﺍﺛﺔ :ﺩﺭﺍﺳﺔ ﺗﻮﺛﻴﻘﻴﺔ ،ﻟﻠﺼﻨﺎﻋﺔ ﺍﻟﺘﻘﻠﻴﺪﻳﺔ ﺑﺎﻟﺼﺤﺮﺍﺀ.
.38ﺗﻘﺪﻳﻢ ﻭﺗﺮﲨﺔ ﺩ .ﺣﺴﻦ ﺃﻣﻴﲇ ،ﺩ .ﺯﻭﻟﻴﺨﺔ ﺑﻨﺮﻣﻀﺎﻥ ،ﺍﳌﻮﻧﺴﻴﻨﻴﻮﺭ ﺃﻭﻏﻮﺳﻄﺎﻥ ﻫﺎﻛﺎﺭ ،ﻣﻮﻧﻮﻏﺮﺍﻓﻴﺔ ﲤﺒﻮﻛﺘﻮ.
.39ﺗﻨﺴﻴﻖ ﻋﺒﺪ ﺍﳊﻤﻴﺪ ﻓﺎﺋﺰ ﻭﺃﻧﺎﺱ ﺑﻦ ﺍﻟﺸﻴﺦ ،ﺗﻘﺪﻳﻢ ﺭﺣﺎﻝ ﺑﻮﺑﺮﻳﻚ .ﺑﻴﲑ ﺑﻮﻧﺖ ،ﺃﻧﺜﺮﻭﺑﻮﻟﻮﺟﻴﺎ ﳎﺘﻤﻌﺎﺕ
ﻏﺮﺏ ﺍﻟﺼﺤﺮﺍﺀ.