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Abdel Wedoud OULD CHEIKH

LA SOCIETE MAURE
Éléments
d’anthropologie historique
LA SOCIETE MAURE
Éléments
d’anthropologie historique
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Titre de l’ouvrage : LA SOCIETE MAURE


Éléments d’anthropologie historique
Auteur : Abdel Wedoud OULD CHEIKH
Photo de la couverture:
Copyright : Réservé
Dépôt légal : 2017MO3746
I.S.B.N. : 978-9954-578-65-0
1 ère édition : 2017
Impression : Editions & Impressions Bouregreg - Rabat
«Fides quaerens intellectum»
Anselm de Canterbury, Monologion

«Wa-l-‘ilmu baḥrun, li-qawṣi al-māhirīna bihi


Tulfā al-yawāqītu fîhi wa-l-marājīnu
Lākinnahu ġayru ma’mūnin tamāsiḥuhu
Wa laysa warā’a kulli mawjin minhu dilfīnu»
al-Šayẖ Muḥamd al-Māmi, al-Dilfīniyya

«…tout le monde sait que les diables ont peur des machines»
Lieve JORIS, Mali Blues
L’aire hassanophone
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 7

Avant-propos

Je dois à l’aimable insistance de Rahal Boubrik de céder à la


tentation de livrer à un éventuel public de lecteurs le texte qui suit, rédigé
en 1999, dans le cadre d’un exercice scolaire dénommé Habilitation à
Diriger des Recherches (HDR), et présenté la même année à l’Ecole des
Hautes Études en Sciences Sociales (Paris).
Le délai administratif fortement contraint dans lequel cette rédaction
a été menée (environ un mois et demi) a réduit, pour l’essentiel, son
contenu à n’être que le résumé d’une thèse soutenue une quinzaine
d’années plus tôt. Bien qu’elle m’ait pris quelques sept années d’une
recherche passablement vagabonde, ladite thèse n’était elle-même que
l’introduction, certes un peu dodue(1), d’un projet de plus ample portée
qui visait à jeter un éclairage de quelque densité sur le phénomène tribal
et ses prolongements dans la Mauritanie contemporaine. Ce projet en
était resté finalement à l’esquisse de quelques fondements historico-
anthropologiques limités au contexte précolonial.
L’exercice de l’HDR exigeait toutefois sinon l’approfondissement,
du moins la restitution de quelques-unes des principales préoccupations
théoriques auxquelles l’impétrant fut confronté au cours de son
parcours de recherche et qui n’auraient pas trouvé leur expression
synthétique dans ses écrits antérieurs. C’est ce qui justifie les remarques
introductives sur les rapports entre anthropologie/sociologie et histoire,
ainsi que l’ébauche d’analyse consacrée au thème de la traduction que
l’on trouvera dans le corps du texte. S’y ajoutent également diverses
traces d’investigations et/ou d’écrits réalisés entre la date de soutenance
de ma thèse (1985) et celle de la présentation de l’HDR (1999).
Examiné à vingt ou trente ans de distance, tout ceci mériterait
évidemment d’être repris de fond en comble. Ce qui demanderait, hélas

(1) Nomadisme, islam et pouvoir politique dans la société maure précoloniale (XIe - XIXe s.).
Essai sur quelques aspects du «tribalisme», Université Paris V-René Descartes, 1985, 3
Volumes, 1057 p.
8 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

! un temps dont je ne pense plus pouvoir disposer. Et peut-être, après


tout, que telle quelle cette ‘ujāla — comme on disait chez les anciens —
comporte quelques notations susceptible d’intéresser quelque lecteur...
J’ai toutefois mis en annexe quelques textes, antérieurs ou
postérieurs à l’HDR, de nature, m’a-t-il semblé, à en éclairer, ou
prolonger, sur certains points précis, le propos.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 9

PLAN

Note sur la transcription ............................................................................................ 13


Introduction................................................................................................................... 15

I. Structures et conjonctures ............................................................................... 27


1. Nomadisme ...................................................................................................... 29
2. Territoire ............................................................................................................ 36
3. Echanges............................................................................................................ 43
4. Histoire(s) ......................................................................................................... 55
4. 1. Les Almoravides ................................................................................. 52
4. 2. La société Ṣanhāja méridionale au XVe s ............................... 59
4. 3. Les Banī Ḥassān et l’arabisation ................................................. 61

II. Ordres, Tribus, Émirats .................................................................................. 67


1. Les ordres .......................................................................................................... 67
2. La Qabīla .......................................................................................................... 73
3. Pouvoir tribal et pouvoir émiral............................................................. 79
4. Parenté et pouvoir ......................................................................................... 82

III. Religion et pouvoir ........................................................................................... 87


1. ‘Aṣabiyya tribale et ‘aṣabiyya étatique .............................................. 89
2. La question de l’imām ................................................................................ 96
2. 1. Le(s) modèle(s) califien(s) ............................................................. 97
2. 2. L’Etat des docteurs ............................................................................. 98
3. Une «terre d’insolence» ? ......................................................................... 100
3. 1. Le temps de la peur et les lois du silence ............................... 101
3. 1. 1. Wuld Billa‘maš ..................................................................... 101
3. 1. 2. Š. Sīdi Muḥammad ............................................................. 103
3. 1. 3. Š. Sidiyya ................................................................................ 108
10 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

3. 2. Š. Muḥamd al-Māmi et la réforme du purgatoire ............... 110


4. Šurbubba et ses usages ............................................................................... 119
4. 1. Šurbubba : un mythe de fondation ? ......................................... 121
4. 2. La conjoncture...................................................................................... 137
4. 3. Arabes et Berbères ............................................................................. 141
4. 4. La caravane et la caravelle ............................................................. 145
5. Éléments d’une économie politique du miracle ............................ 157
5. 1. L’accumulation primitive du capital charismatique .......... 157
5. 2. Investissements, risques et profits .............................................. 160
5. 3. Administration de l’invisible, gestion de la violence ....... 165
et centralisation émirale

IV. Capitaux symboliques ..................................................................................... 171


1. Les deux corps de l’imām ......................................................................... 172
2. ‘Ilm et walāya ................................................................................................. 180

V. Du bon usage de la trahison .......................................................................... 215


1. Philologie et philologisme ........................................................................ 216
2. Les cultures sont-elles traduisibles ? ................................................... 225
3. Un souverain malentendu ......................................................................... 248
3. 1. al-Ḥaswa al-baysāniyya de Ṣāliḥ w. ‘Abd al-Wahhāb .... 250
3. 2. La correspondance de Š. Sidiyya avec
les émirs Trarza ..................................................................................... 260
3. 3. Saint-Louis du Sénégal et les émirs .......................................... 265

Conclusion ...................................................................................................................... 277


Bibliographie ................................................................................................................ 291
les Annexes ..................................................................................................................... 301
Annexe I Awdaghost .................................................................................... 303
Annexe II Les Almoravides et l’ašˁarisme Autour
de l’œuvre d’al-Murādī al-Ḥaḍramī ..................................................... 307
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 11

Annexe III Brèves chroniques des quatre émirats maures ....... 333
Annexe IV Le patrimoine manuscrit mauritanien ........................ 389
Annexe V Science et société dans l’espace ouest saharien ...... 357
Annexe VI Islam et esclavage en Mauritanie ................................. 479
Annexe VII Ah ! Quel chameau ! Note sur le chameau
dans la parazoologie arabe et autres fantaisies ............................... 525
Annexe VIII al-Muẖtār w. Ḥāmidun et «le bouillon
généalogique» ................................................................................................. 547
12 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 13

Note sur la transcription

Le système de transcription mis en œuvre pour le dialectal arabe


ḥassāniyyä est inspiré de celui adopté par la linguiste, spécialiste de
ce parler, Catherine Taine-Cheikh(1). Les sources de ce travail étant
cependant à la fois en dialectal et en arabe «classique», on n’évitera
pas toujours la duplication des noms propres et des termes selon
qu’ils sont réalisés oralement en ḥassāniyyä ou puisés dans les textes
en arabe. En particulier l’emphatisation de certaines consonnes (l, m,
r…) formant oppositions pertinentes pour la ḥassāniyyä, mais non pour
l’arabe classique, et notée par C. Taine-Cheikh avec des points suscrits
(ḷ, ṃ, ṛ…) ne sera appliquée qu’en contexte dialectal, mais non pour les
termes et noms puisés dans les sources arabes écrites.
Les lettres suivantes de l’alphabet latin apparaissant dans les
transcriptions sont prises avec leur valeur en français : b, v, t, d, s, z, k,
g, l, r, m, n, j.
Pour rendre les spécificités de l’arabe et de la ḥassāniyyä, les
transcriptions qui suivent ont été adoptées :
‫ﺀ‬ :‘
‫ﺙ‬ :ṯ
‫ﺡ‬ :ḥ
‫ﺥ‬ :ẖ
‫ﺫ‬ :ḏ
‫ﺵ‬ :š
‫ﺹ‬ :ṣ
‫ﺽ‬ :ḍ
‫ﻁ‬ :ṭ

(1) C. Taine-Cheikh, Etudes de linguistique ouest-saharienne. Volume 1. Sociolinguistique de


l’aire hassanophone, Rabat, Centre des Etudes Sahariennes, 2016, pp. 11-12
14 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

‫ﻅ‬ : ẓ (le z emphatique du dialectal sera rendu par ẕ


comme dans ẕläg «glisser»)
‫ﻉ‬ :‘
‫ﻍ‬ :ġ
‫ﻕ‬ :q
Les semi-consonnes ‫ ﻭ‬et ‫ ﻱ‬sont notées w et y, qui servent aussi à
noter les diphtongues.
L’allongement des voyelles est marqué comme suit : ā, ī, ū. La
voyelle brève a de la ḥassāniyyä, transcrite tantôt ä, tantôt e, par C.
Taine-Cheikh, sera ici uniquement transcrite ä pour des raisons de
continuité avec l’arabe écrit, qui ne connaît que le a bref (noté a) ou
le a long (noté ā). Le signe ǝ est utilisé pour transcrire une voyelle
intermédiaire, pour la ḥassāniyyä, entre le i et le u, car le dialecte ne les
distingue pas clairement dans bien des contextes.
L’assimilation du l- de l’article à la consonne qui suit (pour les
consonnes dites «solaires») sera retenue pour le dialectal (où elle
correspond à la réalisation effective des noms définis) mais non pour
la translittération de l’arabe littéraire, pour lequel l’article sera transcrit
sans assimilation. On pourra ainsi avoir tantôt ‘al-Šayẖ Sīdi Muḥammad’
(arabe classique), tantôt ‘ǝš-Šäyẖ Sīdi Muḥammäd’ (ḥassāniyyä).
Je n’ai, par ailleurs, pas jugé indispensale d’unifier la transcription
des textes produits en annexe, à la fois entre eux et avec le corps du
texte. Je pense que le lecteur intéressé verra très aisément les continuités
qui unissent les signes utilisés dans ces différentes rédactions, et qui
correspondaient à d’autres impératifs, liés aux lieux de publication
initiaux de ces textes.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 15

Introduction

Si toute histoire est contemporaine comme le suggérait Benedetto


Croce, il faudrait admettre que toute anthropologie est historique. Si
aucun regard porté sur l’histoire ne peut l’être indépendamment des
valeurs, des préoccupations et des outils de lecture imposés par le présent,
aucune vision articulée des sociétés autres et de leur altérité, surtout les
plus archaïques d’entre elles, celles qui constituaient traditionnellement
l’objet privilégié des anthropologues, ne peut échapper à une prise en
considération de la dimension diachronique qu’appelle inévitablement
la comparaison entre la société observée et celle de l’observateur.
L’attention au poids des événements historiques qui affecte
l’organisation de ces sociétés et ses transformations s’impose peut-être
davantage encore aux sociologues ou anthropologues indigènes —
j’hésite sur l’affectation professionnelle de cette corporation hybride
que sa double non appartenance aux univers «traditionnels» et à la
rationalité post-cartésienne expose à toutes sortes d’interrogations sur
sa propre histoire — qui, à la différence de leurs collègues venus du
«Nord», n’ont pas seulement ces sociétés pour objet de recherche, mais
doivent encore y vivre et participer à quelque degré de leur destin en
tant que «sujets» de leur propre histoire.
Pour peu, toutefois, qu’ils aient lu La pensée sauvage, ils
échapperont peut-être au pathos de l’opposition «tragique» illustrée ici
et là par quelque Bildungsroman du déchirement colonial et postcolonial
entre «modernité» et «tradition»(1), entre immobilité ethnologique et
«chute» dans l’histoire, entre l’épistémologie du ressentiment et la
soumission résignée au regard désenchanté et désenchanteur qui les
dépossède de leurs tristes tropiques, entre ethnologie et histoire, s’ils
veulent seulement admettre, qu’au fond, les ethnologues qu’ils ne se
résignent pas vraiment à être, les historiens qu’ils aimeraient parfois
devenir et les indigènes qu’ils ne parviendront sans doute jamais à
(1) L’aventure ambiguë (Paris, 10/18, 1972) du sénégalais Cheikh Hamidou Kane, constitue
un exemple souvent cité de ce genre de littérature pour l’Afrique de l’ouest francophone.
16 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

liquider en eux — c’est bien connu, plus «l’assimilé» donne de gages


de son assimilation, plus il est suspect — tout ce monde pourrait bien
être logé à la même enseigne en matière d’intellection : le «bricolage».
La pensée de l’indigène, toute pensée — puisque la «pensée sauvage»
est la pensée première —, avait dit Lévi-Strauss, «bricole». Oserai-je
suggérer que le travail de l’historien, comme celui de l’anthropologue,
indigène ou allogène, ne sont pas sans présenter quelques analogies avec
la démarche du «bricoleur» ? Comme lui, en tout cas, ils travaillent sur
des restes et avec des restes (monuments, archives, objets, coutumes,
langues …), et comme lui ils sont accoutumés à accumuler des objets
hétéroclites et n’apprécient guère que «l’on fasse le ménage» dans leurs
ateliers («il ne faut rien jeter, ça peut toujours servir …»).
Plus sérieusement, les différences entre anthropologie, sociologie
et histoire, ne peuvent plus guère de nos jours, si elles l’ont jamais
légitimement été, être référées à une différence d’objet. La «coca-
colonisation» universelle et la chute du mur du son ont, semble-t-il,
définitivement brisé, sur des modes naturellement ambigus, inégaux
et n’excluant pas, ici et là, quelques accès de «retour à la tradition»,
l’isolement des espaces les plus reculés de la planète. Qu’on le
déplore, ou qu’on s’en réjouisse, partout les «sociétés primitives»
semblent avoir vécu.
Réfléchissant naguère sur l’avenir de l’ethnologie, Claude Lévi-
Strauss, en acteur et observateur attentif de ce qui n’était pas encore
(mal ?) nommé la «mondialisation», en avait esquissé quelques-unes des
conséquences majeures pour une discipline qui lui doit la contribution
que l’on sait.
Il notait déjà (Lévi-Strauss, 1984 : 19) à la fin des années cinquante,
qu’entre «1900 et 1950, près de 90 tribus ont disparu au Brésil» et
qu’«au lieu d’une centaine, 30 à peine restent isolées». Et qu’enfin,
«quinze langues se sont perdues en moins de cinquante ans.»
Il y avait, bien sûr, les maladies — en partie propagées par les
conquérants, anciens et nouveaux — et la misère qui, quand elles
n’avaient pas des conséquences fatales pour les «indigènes», les
transformaient à tout le moins en «indigents», voués à la marginalité
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 17

économique et institutionnelle et désormais disponibles pour toutes les


hypothétiques bienfaisances venues d’ailleurs.
Mais l’amenuisement du nombre des «primitifs», dont s’alarmait déjà
Malinowski(1), n’était pas l’unique danger qui menaçait l’avenir du travail
ethnologique. Là où ces populations connaissaient un épanouissement
démographique observable, c’est-à-dire en Afrique, les anthropologues
devaient faire face de leur part à «une intolérance croissante vis-à-vis de
l’enquête ethnographique» (Lévi-Strauss, 1984 : 20).
« Tout se passe donc, résume Lévi-Strauss, comme si l’ethnologie
était sur le point de succomber à une conjonction nouée par des peuples
dont certains se refusent à elle physiquement, en disparaissant de la
surface de la terre, tandis que d’autres, bien vivants et en plein essor
démographique, lui opposent un refus d’ordre moral.» (idem : 20).
L’auteur des Structures élémentaires de la parenté entrevoit
la parade au refus de soi par disparition physique des primitifs et à
la menace de désœuvrement à laquelle il expose les anthropologues
dans le recours à la masse énorme des documents accumulés par les
générations antérieures de chercheurs, qui sont loin d’avoir tous été
analysés.
Plus embarrassante, sans doute, apparaissait la résistance à l’analyse
affichée par les populations analysables et démographiquement encore
en bonne santé. Lévi-Strauss évoque, pour parer à cette résistance,
l’idée qui serait surtout d’origine américaine, d’une «ethnologie
généralisée» par laquelle les ethnologues occidentaux, après avoir
formé des collègues issus des populations qu’ils étudient, s’offriraient,
eux et leurs sociétés, à ces derniers comme objet d’étude.
Mais cette solution ne lui sourit guère, et il s’en explique : elle
menacerait le fondement même et le but du travail anthropologique —
la recherche d’invariants culturels à travers une multiplicité de cultures
— puisqu’elle réduirait progressivement à néant, les spécificités de
chaque culture «qui ne consisterait plus qu’en une image déformées de
toutes les autres». Elle ignore surtout, cette solution naïve, que la bonne

(1) «A l’heure où l’ethnologie devient maîtresse des ses outils, voilà que le matériau sur lequel
porte son étude disparaît avec une rapidité désespérante» (Malinowski, 1963 : 75)
18 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

volonté et les efforts de réciprocité ne peuvent venir à bout des rapports


de domination et d’inégalité qui ont rendu possible l’ethnologie, pas
plus qu’ils ne parviendraient à convaincre les «primitifs», ethnologues
formés ou hommes du commun, de la «sauvagerie» de leur nouvel
objet. «Ceux-ci craignent, écrit-il, que sous le couvert d’une vision
ethnographique des faits humains, nous n’essayions de faire passer
pour une diversité souhaitable ce qui leur apparaît comme une
insupportable inégalité. Avec la meilleure des bonnes volontés, nous ne
réussirons jamais à nous faire admettre comme leurs ‘sauvages’. Car,
du temps que nous leur faisions jouer ce rôle, ils n’existaient pas pour
nous, tandis que, responsables à leurs yeux de leur sort, nous existons
pour eux.» (C’est Lévi-Srauss qui souligne, idem : 21).
Mon propos ici n’est pas d’aborder les problèmes, au demeurant
très vastes et très complexes, soulevés par ce texte (pluralité culturelle et
domination, universalité et singularité, culture et société, le collectif et
l’individuel, etc.) sur lesquels d’ailleurs les analyses et les positions de
Claude Lévi-Strauss ont subi diverses évolutions(1). Ce qui m’intéresse,
avec en arrière-plan mon point de départ relatif aux rapports entre
anthropologie et histoire, c’est la conclusion suivante qu’il en tire
: au lieu de s’engager dans la voie sans issue de la «généralisation»,
l’anthropologie aurait bien mieux à faire, dit-il, de «se chercher un
fondement absolu» qui l’émanciperait définitivement du regard porté
sur les sociétés «primitives» auquel elle a été jusqu’ici associée.
«Ce qui se traduira, sans doute, ajoute-t-il, par une inversion des
positions occupées respectivement jusqu’à ce jour par l’histoire et la
philologie d’une part, et par l’ethnologie de l’autre. Dans les anciennes
sociétés indigènes, l’ethnologie tendra à disparaître en se confondant
avec l’histoire et la philologie de chaque groupe, à l’élaboration
desquelles participeront de façon croissante des savants du cru. Quant à
l’ethnologie proprement dite, c’est au-delà ou en deçà de ses positions
traditionnelles qu’on la verra survivre» (idem : 21).
Je situerais volontiers les recherches et les résultats des recherches
que j’ai entreprises depuis bientôt une bonne vingtaine d’années sur la
(1) Voir notamment l’évolution de son point de vue sur la diversité culturelle entre le texte de
1952, Race et histoire et sa conférence à l’UNESCO en 1971, intitulée «Race et culture».
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 19

société maure dans l’espace ouvert par cette «indigénisation», qui est
du même mouvement, il faut le noter, historicisation de l’ethnologie,
ou, à tout le moins, de la place qu’elle laisse vacante.
Le travail, de caractère essentiellement monographique, que j’ai
effectué n’est évidemment pas sans rapport avec ma propre «exo-
biographie» intellectuelle, la conjoncture et le milieu où elle prend
place, même si probablement une infinité de hasards sont intervenus
dans la genèse de ce qu’elle pourrait avoir de singulier, et qui ne
nous intéresse pas directement ici. J’en dirai deux mots, qui pourront
aider, me semble-t-il, à expliquer les usages que je fais de l’histoire
et de l’armature généralisante que lui fournissent l’anthropologie et
la sociologie, tout en illustrant certaines des modalité du «passage à
l’histoire» dans les anciennes «sociétés indigènes» évoquées plus haut
par Lévi-Strauss.
La période qui s’étend de la fin des années 1950 au début des années
1970, celle où j’ai reçu ma formation scolaire, a été marquée à l’échelle
mondiale par le mouvement de décolonisation et le développement de
diverses luttes «anti-impérialistes» qui dénonçaient les hégémonies du
passé et les savoirs sociaux qui passaient pour leur être liés. La question
du pouvoir politique et de ses détenteurs, celle de l’Etat, ce «résumé
officiel» de la société comme disait Marx, apparaissait comme une
question centrale. Les schémas qu’en fournissait un marxisme plus ou
moins sommaire servaient alors de référence dans les milieux «anti-
impérialistes». Au fil des années cependant, et aussi des échecs sur le
terrain des mouvements révolutionnaires, l’application des approches
en termes de modes de production chronologiquement hiérarchisés (les
fameux cinq «stades», plus éventuellement, le «mode de production
asiatique» et ses variantes); d’infrastructure et de superstructure; de
détermination, fut-elle «en dernière instance», comme disait Louis
Althusser, par l’économique, se révélaient insuffisants. Le poids des
nationalismes, des phénomènes identitaires «tribaux» et «ethniques»,
des facteurs religieux, des rigidités de la hiérarchie sociale (les
catégories de genre, d’âge, d’ordre statutaire, etc.), et plus généralement
de la «tradition», fut-elle (ré)inventée, semblait devoir continuer à
s’imposer, en particulier dans «les sociétés indigènes», et appelait
20 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

en tout cas des interprétations plus attentives à la spécificité de ces


phénomènes, même si la persistance des inégalités économiques à
l’échelle planétaire et de l’hégémonie des puissances du capitalisme
central dont elle s’accompagnait pouvaient continuer à donner quelque
crédit à la théorie tiers-mondiste «de la dépendance» (André Gunder
Frank, Immanuel Wallerstein, Charles Bettelheim, Samir Amin, etc.).
Les lieux d’ancrages de ces résistances — si on les voit du côté
de la volonté et des lieux de changement dont je participe, ou dont j’ai
eu participé (école coloniale, «gauchisme» universitaire occidental,
bureaucratie étatique post-coloniale, etc.) — sortes de môles parfois
légèrement érodés qui témoignent, là où ils affleurent, d’un socle
solidement enraciné, ont constitué, naturellement, les reliefs sur lesquels
ont buté et les outils de pensée et les efforts impatients de transformation
dont j’ai participé. Cette métaphore géologique simplifie, bien sûr, un
ensemble de phénomènes dynamiques où la «tradition» se réinvente
tous les jours sous nos yeux et où les facteurs de changement ne sont
pas forcément ceux que l’on croit (le «fondamentalisme» et ses caftans
moyen-orientaux «moderniseront» peut-être plus vite les pratiques
vestimentaires des ruraux maures que le prêt-à-porter planétaire …).
C’est parce que la société maure s’est trouvée au carrefour
de cet archaïsme et de ce dynamisme, ou tout du moins de ce qui
m’apparaissait ainsi et que je vivais moi-même ainsi, partiellement
sujette de son devenir, mais surtout, semble-t-il, asservie à son passé,
qu’elle pouvait intéresser tout en même temps l’ethnologie et l’histoire,
un regard attentif à ses archaïsmes et une observation plus soucieuse de
comprendre son devenir, si toutefois ces deux approches peuvent être
réellement dissociées.
Lévi-Strauss a suggéré, dans l’introduction à l’Anthropologie
structurale (1958 : 24-25), intitulée, on s’en souvient, «Histoire et
Ethnologie», que la seule distinction identifiable à ses yeux entre ces deux
disciplines, qui partagent par ailleurs le même objet («la vie sociale»),
poursuivent le même but («une meilleure intelligence de l’homme»),
et utilisent, à peu de choses près, les mêmes méthodes, résidait dans
« le choix de perspectives complémentaires, l’histoire organisant ses
données par rapport aux expressions conscientes, l’ethnologie par
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 21

rapport aux conditions inconscientes de la vie sociale» (c’est moi qui


souligne).
Mais cette frontière de la conscience en est-elle vraiment une ?
La réflexion critique sur ses conditions de production et donc sur la
normativité qui structure ses objets (archives, documents, témoignages,
généalogies, etc.) et leur perception, sur la (dé)construction même de
ses objets (un espace, une communauté, un événement, un sentiment
ou un sens comme la «peur» ou «l’odorat», etc.) n’impose-t-elle pas
à l’historien contemporain l’exploration d’un réseau de significations
cachées ou tues qui ordonnent en profondeurs les événements qu’il
analyse ? Les questions essentielles que se pose l’historien, qu’il
s’agisse, pour reprendre une opposition établie par M. Foucault (1969 :
10), des «vieilles questions de l’analyse traditionnelle (Quel lien établir
entre des événements disparates ? Comment établir entre eux une suite
nécessaire ? Quelle est la continuité qui les traverse ou la signification
d’ensemble qu’ils finissent par former ? Peut-on définir une totalité ou
faut-il se borner à reconstituer des enchaînements ?)» ou de celles qui
les ont remplacées à l’ère du structuralisme triomphant («Quelles strates
faut-il isoler les unes des autres ? Quel type de série instaurer ? Quels
critères de périodisation adopter pour chacune d’elles ? Quel système de
relations — hiérarchie, dominance, étagement, détermination univoque,
causalité circulaire — peut-on décrire de l’une à l’autre ? Quelle série de
séries peut-on établir ? Et dans quel tableau à chronologie large peut-on
déterminer des suites distinctes d’événements ?»), ces questions, dis-je,
ne sont-elles pas les mêmes que celles auxquelles se trouve confronté
l’anthropologue ?
Si l’on constate une réelle opacité à leurs propres yeux de
l’histoire fragmentée et flottante des peuples que l’on disait naguère
«sans histoire», s’il y a comme un refus de cette histoire au profit
du temps lisse et quasi-immobile du mythe, je ne vois guère que le
recours à une histoire critique, qui ajouterait, disons, une longueur
spécifiquement indigène à la longue durée — une sorte d’extra-longue
durée (l’éclatement, pas si vieux, de la chronologie des hominidés y
invite puisqu’on sait à présent qu’Homo sapiens a plus de 100000
ans, et ses ancêtres, probablement, au-delà de quatre millions d’années)
22 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

— pour sortir du mythe et tenir compte de l’arrimage effectif des ces


sociétés au train et au temps du monde.
Le programme de cette histoire «élargie» ne me semble pas
fondamentalement distinct de celui d’une anthropologie qui ne
chercherait pas coûte que coûte à enfermer dans le mythe les histoires
«à pente faible» (Foucault, idem : 10) des sociétés archaïques ou
archaïsantes. Il n’y a plus guère aujourd’hui, me semble-t-il, d’historien
ou d’anthropologue à alléguer l’absence d’écriture, cet autre foncteur
du «grand partage» (Jack Goody, 1978), pour dénier le droit à une
histoire aux peuples qui n’ont pas écrit la leur, depuis notamment que
Jan Vansina (1961) a dégagé les voies d’un usage historique qui se
voulait rigoureux de la tradition orale.
Là où une tradition écrite, voire une tradition historique écrite, fut-
elle embryonnaire, comme dans la société maure, existe, le danger auquel
l’historien ou anthropologue du cru — surtout s’il en est partiellement
issu — s’expose, et auquel je n’ai peut-être pas toujours échappé moi-
même, est celui de prendre trop au sérieux cette tradition, sous le
prétexte implicite de sa «dignité» de chose écrite et de la permanence,
fruit évidemment d’une sélection très aléatoire, par rapport notamment
à la tradition orale, que lui a assuré son support graphique.
Mais la situation est-elle bien différente ici de celle dans laquelle
se trouve l’historien ou l’anthropologue des sociétés «post-indigènes»
travaillant sur des archives ? Les formes et les moyens du recul critique
sont-ils substantiellement autres ? Je ne le crois pas. Ici et là, le problème
majeur, me semble-t-il, est celui de la demande sociale et de l’état du
marché professionnel, national et international, dans lequel les produits
de la recherche trouvent à s’insérer. La difficulté particulière à laquelle
sont confrontés, à cet égard, les chercheurs «indigènes» — c’est du
moins la conclusion que je crois pouvoir tirer de vingt ans de travail dans
une Mauritanie «proto-sultanienne» — provient du poids considérable
de la demande de célébration et de commémoration, celle d’une
administration étatique verticalisée et de son «grand public» («tribal»
et «ethnique») au détriment d’un marché du produit professionnel qui
reste encore embryonnaire, pour ne pas dire inexistant. Plus que la
question de leur culture d’origine, c’est celle du rapport de force, chez
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 23

eux, entre ces deux marchés, qui décide des conditions de possibilité
de l’inféodation des chercheurs — anthropologues ou historiens — à
la vision que leur société produit d’elle-même ou, au contraire, de leur
aptitude à s’en rendre indépendants.
Le marché international du produit — appelons-le scientifique,
même si ce terme pose une infinité de problèmes dans les champs qui
nous intéressent — intervient, bien sûr. Reste donc l’exportation. Et
ce n’est pas le moindre des paradoxes auxquels sont confrontés «les
savants du cru», pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss, que
de prétendre exporter des produits, dont le marché local ne veut pas,
et que leur label de qualité — l’ambition d’associer dans une même
trame interprétative autochtonie et allochtonie, le regard indigène et
son interprétation, l’histoire et l’anthropologie — rend particulièrement
malaisés à classer dans les rayonnages d’un marché planétaire des
productions scientifiques où ils constituent objectivement un facteur
de désordre, plus ou moins obligé de s’assumer comme tel. Je parle
naturellement de ceux qui se tiennent à une distance suffisante de l’auto-
célébration nationaliste et des désirs du «grand public», et qui ne sont
pas les plus prompts, on le sait, à réclamer pour la mauvaise science
les égards et les avantages d’un partage «politiquement correct», avec
les «étrangers», des égards et des avantages associés à l’exercice des
professions scientifiques.
Il n’y a par ailleurs pas que des inconvénients à être «inclassable»,
et la double non appartenance des «savants du cru», la fois en terme de
rattachement corporatiste (histoire et/ou anthropologie) et d’allégeance
épistémique (rationalité «occidentale» vs. culture indigène), et les
malentendus qu’elle génère peuvent être à l’origine d’une double
notoriété, locale et étrangère, qui mobilise sur un mode ambigu, les
deux «casquettes», celle d’historien et celle d’anthropologue, d’une
manière qui n’est pas sans rappeler les fondements de la double célébrité
attribuée naguère par Marx à Proudhon qui, disait-il, aurait été apprécié
en Allemagne parce qu’on le prenait pour un économiste français, et cité
en France parce qu’on le considérait comme un philosophe allemand …
24 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Une double notoriété qui sera, il est vrai, doublement encombrante,


quand il faudra se livrer à l’exercice délicat et indispensable dans toutes
les sciences humaines que Bourdieu (1992 : 231) appelle «l’objectivation
participante», cette espèce d’opération porte ouverte permanente sur
les coulisses idéologiques et culturelles du travail scientifique qui vise
à mettre à la disposition de la communauté des chercheurs les clefs
d’une époché destinée à réduire, autant que faire se peut, la part de
contingence, la part du chercheur et de son milieu, dans la genèse du
savoir qu’il produit.
Voilà en tout cas, sommairement esquissé, le cadre général,
entre anthropologie et histoire, où se sont inscrits mes travaux. Dans
l’exposé qui suit, je rappellerai d’abord les axes majeurs de la thèse
que j’ai présentée en 1985 et les prolongements qu’ils ont eus dans
mes recherches ultérieures, en insistant plus particulièrement sur la
partie de ce texte relative à un conflit de la seconde moitié du XVIIe
s. qui s’est déroulé dans le sud ouest de l’actuelle Mauritanie, et
dont l’interprétation controversée me servira de point de départ pour
analyser le rôle de l’opposition statutaire zwāyä («marabouts»)-ḥassān
(«guerriers») dans l’émergence d’une autorité proto-étatique — les
émirats — au sein de la société maure.
Dans le prolongement de cette analyse, et pour donner à la fois
un aperçu des modes d’invention de l’identité associés aux luttes de
classement qui traversent cette société et un exemple d’une approche
qui utilise concurremment les ressources des manuscrits arabes,
l’enquête généalogique et de tradition orale, ainsi que l’archéologie, je
reviendrai sur les résultats d’une recherche que j’ai effectuée en 1982,
avec un collègue archéologue, enquête relative au personnage à la fois
mythique et historique de «l’imām al-Ḥaḍrāmi».
Le phénomène confrérique, à la fois système de personnalités (les
«fondateurs», leurs maîtres et leur héritiers) et système de positions
dans le champ religieux, constitue une des manifestations essentielles
de l’emprise de l’islam sur les individus et les groupes au sein de la
société maure. Je rappellerai les résultats de quelques travaux, toujours
en cours, que j’ai développés sur ce thème.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 25

La «philologie» occupe, avec l’histoire — nous l’avons vu dans la


citation précédente de Claude Lévi-Strauss —, une partie de l’espace
ouvert aux «savants du cru» par les transformations intervenues dans le
champ de l’ethnologie du fait des évolutions précédemment évoquées.
Elle s’y associe avec la traduction — ethnographie et philologie ne
sont-elles d’ailleurs pas avant tout traduction ? Etant donnée la place
que «philologie» et traduction auront finalement occupé et continue
d’occuper dans mes activités de recherche, j’ai jugé utile de leur
consacrer quelques développements dans la dernière partie de cet
exposé qui s’achèvera sur des considérations relatives à l’évolution du
pouvoir politique dans la société maure, ou plus exactement, dans la
Mauritanie contemporaine où se retrouve aujourd’hui le gros de cette
communauté culturelle.
Avant d’entrer dans l’examen de toutes ces questions, je voudrais
reconnaître ce que ma façon de les aborder doit aux concepts et aux
analyses développées par Pierre Bourdieu : les idées de «lutte de
classement», de «champ», de «capital symbolique», le thème d’un mode
de connaissance «praxéologique» qui ambitionne de dépasser certaines
vénérables dichotomies (infrastructure vs superstructure, subjectif vs
objectif, le dedans vs le dehors…), appartiennent à l’appareil conceptuel
qu’il a élaboré, même si je ne suis pas toujours sûr de les avoir utilisés
avec la rigueur «totalisante» si caractéristique de sa manière.
L’influence des travaux — considérables, tant en volume qu’en
qualité — de Pierre Bonte a également, au fil d’une vingtaine d’années
de collaboration et d’échanges, profondément marqué le contenu
et les orientations de mes propres démarches, bien que, là aussi, les
vagabondages orientés du lettré néo-traditionnel ne soient pas toujours
restés, je le crains, en complète harmonie avec les visions amples et
extrêmement construites de l’éminent spécialiste des ḥassān.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 27

I - Structures et conjonctures

Au point de départ de mes recherches sur la société maure figurait


une interrogation centrale sur la nature du pouvoir politique et ses
transformations. Il s’agissait de tenter de comprendre le fonctionnement
politique d’une société «traditionnelle» aux structures hiérarchiques et
tribales encore bien vivantes malgré l’hégémonie du dispositif étatique
légué par la colonisation, dispositif qui ne pouvait échapper lui-même,
bien entendu, aux influences de l’univers tribal environnant.
Entre la dénonciation par les autorités politiques mauritaniennes
des méfaits du «tribalisme», et la perception par ses adversaires
autant que par ses partisans, ou tout simplement par l’homme de la
rue, d’une «infusion» des classements et des solidarités tribales dans
les mécanismes de cooptation et de gestion de «l’élite» dirigeante, il
apparaissait que le phénomène tribal, à la fois comme réalité et comme
champ idéologique, occupait une place privilégiée dans l’exercice et la
perception de l’exercice du pouvoir politique en Mauritanie.
Réalité sociologique profonde ? Simple configuration nommée
du champ politico-idéologique local ? Label stigmatisant dans les
luttes de classement internes et externes à la société mauritanienne
? Pseudo-catégorie fourre-tout où l’on jette en vrac l’ensemble des
conduites collectives qui témoignent de la prégnance des structures pré-
bureaucratiques et pré-capitalistes ? Dispositif de pouvoir ou d’absence
de pouvoir résolument antithétique du mode étatique de gestion de la
chose publique ?
Tenter de saisir, dans le contexte mauritanien contemporain, ce que
recouvraient les notions de «tribu» et de «tribalisme», devait exiger un
long détour par l’histoire, par l’état passé des structures ainsi nommées,
et entraîner une interrogation concomitante sur l’évolution de leur(s)
mode(s) d’appréhension.
Il apparut ainsi assez rapidement que le seul chantier de la
société «traditionnelle», ces affleurements plus ou moins érodés mais
28 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

aussi plus ou moins intacts qui semblaient structurer la société maure


contemporaine tout en faisant signe vers un ordre des choses antérieur
et extérieur à la colonisation française et à son héritage, offrait un
terrain d’investigation suffisamment vaste et suffisamment inexploré
pour constituer en lui-même un objet indépendant d’étude.
L’intitulé suivant fut, en définitive, retenu pour le travail de thèse
que j’entamais en 1976 :
Nomadisme, Islam et pouvoir politique dans la société maure
précoloniale (XIe -XIXe s.). Essai sur quelques aspects du «tribalisme».
Le libellé de cette thèse, qui fut soutenue à Paris V en Octobre
1985, ne dit sans doute pas assez que sa visée majeure n’était pas tant
de reconstituer une tranche spécifique de l’histoire mauritanienne,
que de tenter, à partir des outils et des méthodes de l’anthropologie
historique — l’analyse en profondeur de quelques communautés
actuelles au travers de leurs généalogies, de leurs traditions orales, de
leurs réseaux d’alliances et de conflits, de leurs inscriptions territoriales
et de leurs hiérarchies, de leurs ressources et de leurs valeurs culturelles
et religieuses… — de tenter, dis-je, d’exhumer le socle ou à tout le
moins une partie du socle, matériel et interprétatif, sur lequel repose
l’édifice lézardé de la société «traditionnelle» maure d’aujourd’hui.
Pour l’essentiel, je n’ai pas non plus sollicité les manuscrits arabes,
abondamment interrogés dans cette thèse, en tant que «documents»
historiques. Je ne les ai pas davantage traités en maillons singuliers
d’un enchaînement textuel, d’un auto-engendrement des textes qu’une
certaine tradition orientaliste s’est longtemps efforcée de maintenir à
l’écart des clameurs terrestres de «l’oraliture».
Je les ai avant tout questionnés sur les enjeux de légitimation et
de classement dont ils portaient et portent encore témoignage. Une
attention vigilante à leurs lapsus et à leurs bégaiements, à leurs silences
et à leurs redondances, aux lieux et circonstances qui leur confèrent
autorité et efficacité, à leur rôle dans la production et la reproduction
des statuts sociaux légitimes, pareille attention permet, me semble-t-il,
d’en faire un auxiliaire appréciable d’une recherche anthropologique.
J’y reviendrais plus loin.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 29

La thèse que j’ai soutenue en 1985 présente donc les résultats


d’une enquête de terrain qui s’est étendue sur six ans, et qui résume
des observations issues principalement de la tradition orale et des
manuscrits arabes inédits.
Elle se veut d’abord une monographie de terrain, une contribution
monographique à la connaissance des mécanismes d’élaboration des
structures sociales et idéologiques de la société maure contemporaine à
partir du passé et de ses (re)lectures.

1. Nomadisme
Je me suis d’abord attaché à décrire le cadre bio-climatique où
évoluaient les biẓān (c’est ainsi que les «Maures» se désignent eux-
mêmes), faisant ressortir la rareté, l’irrégularité et la précarité de ses
ressources en eau et en pâturages. Le mode de vie nomade dominant
dans la société maure de l’époque précoloniale s’articulait en effet
autour d’une mobilité spatiale largement induite par la dispersion et la
fugacité des pâturages. L’accès aux ressources fourragères et à l’eau,
loin de relever du seul libre choix des nomades, obéissait à un ensemble
de conditions politiques, sociales et juridiques qui conféraient à la
notion de territoire, où des droits d’usage et de propriété se nouent et
se chevauchent avec des liens statutaires et personnels, une complexité
qui n’est pas sans rappeler certains traits de l’imbrication de l’espace
et de l’espace politique observée par E. E. Evans-Pritchard chez les
Nuers. Je me suis efforcé de préciser les contours de la territorialité
dans ce qu’elle implique pour la délimitation du pouvoir politique.
Cette partie de la thèse a bénéficié des recherches de terrain
effectuées dans le cadre de divers projets de développement au cours
des années 1979-1983, études dont je présente une partie des résultats
dans un petit ouvrage paru après la soutenance, en 1986, à l’Institut du
Sahel à Bamako (Mali), sous le titre :
Les problèmes actuels du nomadisme sahélien. Le cas de la
Mauritanie.
30 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Par la suite, d’autres investigations, prolongeant des recherches


antérieures dans une même région ou se déployant dans de nouveaux
espaces m’ont fourni l’occasion d’apporter d’autres éclairages,
consignés notamment dans les trois textes qui suivent, dont le second
rédigé avec un excellent connaisseur des pâturages sahéliens, G.
Boudet :
«Notes sur l’élevage et l’organisation sociale des Biẓān (Maures)
de Mauritanie», Production pastorales et société, 17, 1985, pp 55-65.
«Recherches sur les pâturages et leur conservation en Mauritanie»,
Etudes Sahéliennes, 1986, 79-86.
«Mauritania : Nomadism and Peripheral Capital», in B. Founou-
Tchuigoua and H. Ait Amara (ed.) African Agriculture, 1990, pp. 69-99.
Dans ces textes, comme dans les passages correspondant de ma
thèse, je présente un aperçu du mode de vie nomade maure en tant que
dispositif qui articule de manière complexe les ressources du milieu et les
conduites techniques, économiques et institutionnelles caractéristiques
de la mobilité pastorale. J’examine en même temps l’évolution de ce
mode de vie en fonction autant des transformations du milieu naturel
que des changements intervenus dans l’environnement social global.
L’aridité du climat sahélo-saharien de la Mauritanie,
considérablement aggravée au cours des trente dernières années,
constitue évidemment une contrainte fondamentale. Dans la majeure
partie de l’espace parcouru par les pasteurs maures, le volume de la
pluviométrie annuelle dépasse rarement les 200 mm. Les régions
sahariennes où il tombe annuellement moins de 100 mm en recouvrent
en fait la quasi-totalité. Pour tirer partie de la végétation éphémère née
de la courte saison des pluies (août-septembre) ou des pâturages plus
résistants mais encore plus dispersés du climat saharien, il n’y a pas
d’autre alternative à la mobilité.
L’ampleur des déplacements, les cycles et les itinéraires,
dépendaient d’une somme variée de facteurs où intervenaient, entre
autre, la nature des animaux élevés, la répartition annuelle des pâturages
et celle des points d’eau, l’espace de sécurité et d’alliance qu’un groupe
donné pouvait s’assurer.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 31

Le nomadisme au long cours était surtout le fait des éleveurs de


chameaux. Domestiqué dans la Péninsule Arabique vers le début du
IIIe millénaire avant J. C., le dromadaire aurait été introduit en Afrique
du Nord bien plus tard, selon une thèse qui ne fait pas l’unanimité(1).
Sa présence au Sahara mauritanien remonterait ainsi au début du IVe
siècle de l’ère chrétienne. Et l’on peut être tenté de voir dans cet étrange
quadrupède(2), le personnage principal de l’histoire du Sahara.
Admirablement adapté aux conditions souvent extrêmes du climat
de cette région, le dromadaire a joué en effet un rôle central dans
l’évolution des modes de vie, de la hiérarchie sociale, autant que dans
l’histoire politico-militaire de l’espace mauritanien. Sans lui, pas de
grand nomadisme, pas de commerce caravanier au long cours et surtout
pas de razzia, cette pratique fondatrice de l’autorité et de la noblesse
guerrière, située aux confins du rite de passage, de l’activité sportive,
de l’expédition militaire et de la cueillette alimentaire.
Le dromadaire doit avant tout son importance dans le milieu
saharien et péri-saharien au fait qu’il est un animal à tout faire :
production de lait, de viande, voire d’eau (en cas d’ultime urgence,
la réserve contenue dans sa panse peut sauver le voyageur menacé de
déshydratation : pratique dite du tǝṯrāṯ…), transport …
Les techniques d’élevage qui lui sont associées (sélection, saillie,
mise bas, sevrage et «adoption», marquage, traite, tonte, dressage,
harnachement, abattage, etc.) constituent des marqueurs culturels
majeurs des communautés sahariennes auxquelles il est associé : la
selle de chameau maure, la rāḥlä, peut ainsi être considérée comme
un discriminant frontalier majeur, par rapport aux populations voisines
(Chaamba, Touareg, etc.) : son aire d’extension dessine les limites du
monde maure (Monod, 1967)
Dans les régions sahariennes de l’espace maure, l’élevage du
dromadaire et le grand nomadisme auquel souvent il s’identifie,
associent parfois des troupeaux de petits ruminants — chèvres et
(1) Cf. R. Bulliet (1977).
(2) Le Coran le présente aux «mécréants» comme un témoignage de la toute puissance d’Allah:
«Eh quoi ! ne considèrent-ils point comment le chameau fut créé ?» est-il dit dans le verset
17 de sūrat al-Ġāšiyya.
32 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

moutons des espèces sahéliennes et sahariennes — entretenus pour leur


lait, leur viande, leur laine et leurs peaux.
Sur les bordures méridionales du Sahara, à partir de l’isohyète 150
mm, l’élevage du bovin, qui requiert, à la différence de celui du chameau,
un abreuvage quasi-quotidien et des pâturages moins squelettiques que
ceux dont peuvent se contenter les dromadaires, devient possible. Il
s’accommode d’ordinaire d’une mobilité moindre, et s’associe plus
fréquemment à un statut social moins «noble».
Malgré le caractère central des ressources animales dans
l’économie et la culture maure, celle-ci, probablement en relation avec
l’enracinement ancien de l’islam qui sera évoqué plus loin, ne porte pas
au même degré que les «authentiques» cultures pastorales (Peul, Masaï,
etc.) d’Afrique, l’empreinte matérielle et symbolique de la focalité du
bétail (Galaty & Bonte, 1991).
Soulignons cependant l’étroitesse et la polysémie des relations qui
lient les pasteurs à leurs troupeaux.
Celles-ci se lisent d’abord dans les techniques pastorales et les
multiples usages des produits de l’élevage dans l’alimentation, l’habitat,
les échanges, les rites sociaux des populations nomades.
L’entretien et la garde d’un troupeau transhumant donnaient lieu à
une somme de savoir-faire techniques et «psyhologiques», à un mélange
de croyances plus ou moins fondées, d’élémentaire routine et de réelle
ingéniosité, qui constituent une part essentielle du patrimoine culturel
commun des éleveurs. Cela va de la connaissance des empreintes
individuelles des animaux (aṯr) au timbre de leur voix (ḥiss), à leurs
antécédents généalogiques, aux vertus spécifiques des différents
pâturages, aux techniques de la traite, de la tonte, du sevrage, du dressage,
de la monte, etc., en passant par toute la gamme des procédés curatifs
magiques et médicaux appliqués aux différentes maladies des animaux.
C’est également autour de l’élevage et des matières premières
fournies par l’élevage (lait, viande, os, peaux, laine, etc.) que s’articulent
une large part des technologies traditionnelles maures, se prolongeant
parfois, comme nous le verrons plus loin, en une spécialisation
professionnelle et sociale plus ou moins durable.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 33

Les techniques de transport et de harnachement, produit à la


fois de la mobilité et des matières premières de l’élevage (cuir…),
représentaient ainsi un aspect important de la qualification et du travail
des artisans (m‘allmīn , sg. m‘alläm).
Les tentes (ẖyām, sg. ẖaymä) et leur mobilier, les moyens d’exhaure
traditionnels (dälu, ršä…) participent aussi des objets et des moyens
que le bétail procure aux nomades.
C’est aussi à ce dernier qu’ils doivent la majeure partie de leurs
ressources alimentaires, en particulier le lait.
Le rôle du lait dans le «gavage» (blūḥ) qui était traditionnellement
pratiqué sur les jeunes filles — les stéréotypes esthétiques imposaient
aux femmes le plus grand embonpoint possible — lui conférait, par-
delà sa valeur diététique, une signification sociale et hiérarchique, liée
au fait qu’il était souvent pratiqué par des tributaires (laḥmä) ou des
anciens esclaves (ḥrāṭīn) sur les filles de leurs «protecteurs», «guerriers»
(ḥassān) ou «marabouts» (ṭǝlbä, zwāyä).
De manière plus générale, la circulation des produits du bétail et
du bétail lui-même, enjeu et moyen de toutes les compétitions sociales,
cette circulation, disais-je, confèrait aux animaux d’élevage un rôle
moteur dans la production et la reproduction des rapports sociaux au
sein de la communauté nomade.
Je faisais, quelques lignes plus haut, allusion à la spécialisation des
artisans et à ses rapports avec les productions animales. Soulignons à
nouveau que leur travail, rémunéré traditionnellement avec les produits
de l’élevage, visait avant tout la satisfaction de besoins liés à la vie
pastorale (harnachement, mobilier de la tente, instruments de traite, de
tonte, de traitement vétérinaire, etc.).
Une des marques symboliques les plus importantes du statut de
m‘alläm résidait d’ailleurs dans l’attribution d’une partie déterminée de
tout animal abattu à des fins de consommation aux artisans présents dans
le campement (la tête pour les ovins-caprins et les bovins, la poitrine
—kǝrkrä — pour les chameaux). La confection d’une tādīt ou d’un
ādrǝs (récipients de traite en bois de Commiphora africana), donnait
lieu à une rétribution de tant de fois le volume en lait du récipient en
34 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

question. La réalisation d’une belle jǝḥfä (palanquin) pouvait rapporter


à son auteur un ḥǝgg (chamelon de trois ans), etc.
Les largesses de ceux qui voulaient s’attirer les louanges des
«griots» (īggāwǝn, sg. īggīw) s’exprimaient aussi en têtes de bétail. Les
exemples abondent dans la littérature populaire orale de la circulation
hiérarchique du bétail et de ses produits célébrés par les īggāwǝn(1).
D’autres aspects de cette circulation sont tout aussi significatifs
pour le procès global de reproduction de la société nomade maure.
J’évoquais plus haut la razzia dont le mobile principal était souvent
le rapt d’animaux. Les tributs (ḥrǝm, sg. ḥǝrmä) que les aristocraties
guerrières et, dans une moindre mesure, maraboutiques, imposaient à
leurs vassaux et à leurs clients étaient exprimés le plus généralement
en bétail ou en produits animaux (une chamelle à traire par adulte, une
mesure de laine de mouton ou de chameau filée, etc.).
D’autres formes de redistribution plus «volontaires» attestent du
poids spécifique du bétail dans la création, le maintien, la circulation
de rapports d’alliance, d’allégeance, de clientélisme au sein de cette
communauté pastorale. Le prêt à usufruit (mnīḥa), constitue à cet égard
à la fois une manière de se prémunir au moyen de la dispersion de
son capital-bétail, contre les risques d’épizootie et de razzia, de même
qu’un outil de création d’un réseau d’alliés et de clients sur lesquels on
peut, à l’occasion, compter.
Les dons et les sacrifices cérémoniels et rituels, s’ils ne prennent
pas dans la société maure, islamisée de longue date, l’ampleur qu’ils
ont dans d’autres groupes de pasteurs, n’en assurent pas moins, eux
aussi, un concours significatifs à la reproduction d’un bon ordre des
choses et du monde. Le rôle fondamental du bétail dans le versement
des compensations matrimoniales en particulier figurait, dans cet ordre
d’idée, une conjonction très nette entre le renouvellement des cellules
de base de la société pastorale et la croissance des troupeaux, une étroite
corrélation, en somme, entre la reproduction des hommes et celle des

(1) u naẓu ẖarwāṭ w-äsärkūḥ ähäyhāt nā‘m ǝrbā‘ ‘andu kīv äkäyāt…
dit Säddūm wuld Ndiartu, célébrant la générosité d’Aḥmäddäyyä wuld Bäkkār wuld A‘mar
(m. 1200/1786)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 35

animaux. Les «compétitions d’honneur» (väyš), s’organisant autour de


la bête la plus belle, la plus rapide, la plus grande, etc. concourent pour
leur part à la réputation de ceux qui se sentent en devoir d’asseoir leur
notoriété et/ou leur «noblesse».
Le bétail et la mobilité pastorale tiennent, on le voit, une place
centrale dans la société maure «traditionnelle», où la marque au feu sur
les animaux constituait l’emblème le plus visible de l’unité de la qabīlä.
Ou plutôt tenaient, car le tableau qui précède s’applique essentiellement
à la période précoloniale.
Depuis la stabilisation du pouvoir colonial, au début des années
1930, un renversement d’hégémonie entre le monde nomade et les
foyers de sédentarité s’est progressivement amorcé. Le pouvoir, la
richesse, le prestige, de plus en plus basculeront du côté des bourgades
créées ou administrativement promues par le colonisateur. On trouvera
dans l’ouvrage consacré aux Problèmes actuels du nomadisme
sahélien, ci-haut mentionné, quelques développements sur les jalons
du déclin du mode de vie nomade depuis l’instauration progressive
d’un marché du bétail encouragé par les réquisitions et les progrès des
importations, jusqu’aux effets plus récents des modes et des modèles
de consommation venus des villes, pour aboutir à ces formidables
accélérateurs de sédentarisation et de migration que furent la guerre
du Sahara (1975-1979), et surtout la sécheresse désastreuse des années
70-80.
Alors que la proportion des nomades était évaluée au début des
années 1960 à près de 75% des habitants de la Mauritanie, elle n’était
plus que de 12% d’après le recensement officiel de 1988. On estime que
le nomadisme ne devrait guère concerner aujourd’hui plus de 6 à 7% des
Mauritaniens. Dans le même temps, la population des agglomérations de
plus de 5000 habitants, et tout spécialement de Nouakchott, la capitale,
connaissaient un accroissement spectaculaire : partie de quelques 3%
au début des années 1950, elle frôlerait aujourd’hui les 50% …
La dépendance accrue de l’ensemble des populations rurales
mauritaniennes à l’égard du système de l’économie mondiale amènera
progressivement la transformation de la Mauritanie elle-même en une
36 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

lointaine banlieue plus ou moins «bidonvillisée» de l’économie-monde.


J’ai montré en particulier le rôle de l’exploitation minière du nord du
pays — sa principale source d’intérêt après l’élevage, et le moteur de
son économie durant la première décennie de l’indépendance — dans
une communication présentée en août 1979, à Addis Abeba, au colloque
Transnational corporations, mineral resources and industrialization in
Africa, organisé par Samir Amin.
Ces bouleversements démographiques et les transformations des
modes de vie dont ils se sont accompagnés n’ont pas été, on s’en doute,
sans conséquence sur les formes d’appropriation et de mise en valeur
des espaces territoriaux et, au-delà, sur la conception que les individus,
les groupes tribaux et le tout nouvel Etat indépendant de Mauritanie, se
faisaient de la signification et des usages de leur territoire.

2. Territoire
La complexité des rapports à l’espace, l’imbrication des formes de
contrôle et d’appropriation de ses ressources avec l’organisation politique
et sociale telle qu’elle se présentait dans le contexte «traditionnel»,
m’ont amené à m’intéresser aux problèmes fonciers et à certaines de
leurs évolutions récentes, à l’occasion notamment d’investigations
menées dans le cadre de projets régionaux de développement.
Dans les paragraphes qui précèdent, j’ai volontairement mis l’accent
sur le mode de vie pastoral, laissant provisoirement de côté l’agriculture
qui fournissait des ressources complémentaires indispensables aux
populations nomades.
L’existence d’une activité agricole ancienne dans les zones de
parcours des nomades maures est largement attestée, en particulier par
les sources arabes, à partir du IXe siècle. L’évolution de sa distribution
régionale subit évidemment en premier lieu les effets des contraintes
pédologiques et climatiques de leurs zones de parcours.
Ces mêmes contraintes contribuent, dans une large mesure, à
définir les spécialisations régionales ainsi que les produits cultivés dont
les plus importants étaient le mil et les dattes.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 37

La culture du mil (ẕra‘ : Sorgum gambicum), pratiquée souvent en


association avec celle du haricot blanc (ādlägān : Vigna siniensis) ou
la pastèque (širkāš ou ṿǝndi : Citrillus vulgaris) se concentrait, pour
l’essentiel, dans la bordure sahélo-saharienne des zones de parcours des
nomades, le long en particulier des lits des affluents du fleuve Sénégal
(terrains dits de wālo ou de šäṃāṃä). Elle se faisait aussi dans les
dépressions inondées (grāra, pl. grāyǝr ; gawd, pl. ägwād ; tāmūrt,
pl. tūmrǝn) et même sur les zones dunaires boisées et suffisamment
arrosées des confins sahéliens (au Trarza notamment) où elle semble
avoir connu, au XIXe siècle, une certaine expansion.
Divers indices, dont le plus important est l’accentuation des
compétitions foncières débouchant sur des conflits armés, montrent que
la conjoncture locale et régionale qui prévaut à partir des années 1850
(relative stabilité politique, apport important de main d’œuvre servile
lié à la fin de la traite européenne et aux guerres de al-Ḥājj ‘Umar et de
Samori Touré …) pourrait avoir favorisé l’extension géographique d’une
activité agricole qui n’a guère exploré les voies d’une intensification de
ses méthodes pour améliorer des rendements, toujours restés médiocres.
Les tentatives pour maîtriser l’eau au moyen de barrages ne
connaîtront des débuts significatifs (de fragiles digues de pierres et de
terre appelées qǝlgäwāt, sg. qlīg = «barrage», existaient déjà depuis
fort longtemps) qu’à la fin de l’époque coloniale.
Les techniques d’exploitation étaient rudimentaires. Les outils
principaux sont la hache et la houe. La charrue et la roue étaient
inconnues.
Autant sans doute que les contraintes techniques, le poids des
facteurs sociaux et politiques (insécurité chronique, multiplicité des
redevances, cadre principalement servile du travail agricole, système
foncier…) a largement contribué à la stagnation d’une agriculture qui
constituait l’apanage quasi-exclusif de la fraction servile (ǝ‘bīd) et
quasi-servile (ḥrāṭīn) de la population maure.
Malgré l’existence de techniques d’exploitation plus élaborées,
plus intensives, l’agriculture d’oasis, avec pour ressource principale
le palmier dattier, s’inscrivait dans le même réseau de contraintes,
38 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

et connaîtra, pour les mêmes raisons que celles évoquées pour la


céréaliculture, une expansion continue à partir du milieu du XIXe siècle.
La phéniciculture s’associe, dans les oasis, à la culture de céréales
(blé et orge) et, plus récemment (depuis les années 1950), de légumes
(carottes, tomates, radis, choux, salade…) ainsi qu’à une petite culture
commerciale (tabac, henné) entretenues par irrigation à l’ombre des
palmiers.
Les techniques agricoles témoignent ici de la même simplicité
que celle observée dans le reste de l’agriculture maure (houe, hache,
ciseaux métalliques…) et les soins apportés aux palmeraies varient
considérablement d’une région, d’une palmeraie à l’autre.
Le système de jardinage intensif qui prévaut dans les propriétés
bien entretenues (irrigation quotidienne au moyen d’un puits à balancier/
äšaylāl, et — depuis le début des années 1960 — de motopompes,
soins à apporter aux plantes à différentes époques de l’année…) exige
cependant une main d’œuvre assidue et relativement importante.
L’agriculture d’oasis et les centres qui lui sont associés attirent,
au moment de la récolte des dattes (gäyṭnä), une foule importante de
nomades, dont les groupes dominants, notamment les familles émirales
de l’Adrar et du Tagant, contrôlaient, directement ou sous forme de
ponctions diverses, une partie de la production.
L’activité agricole des oasis, qui subissait parfois durement les
effets des luttes inter-tribales (palmiers coupés et/ou brûlés, etc.),
pouvait dégager, malgré une faible productivité individuelle (25 à 30
kg de dattes) des palmiers, un surplus stocké dans des outres en peau
de chèvre (ǝ‘kǝk, sg. ‘ǝkkä; šnǝn, sg. šännä, etc.), conservé à des fins de
consommation locale ou commercialisé.
Etroitement associée au commerce transsaharien, l’agriculture
d’oasis a joué un rôle central dans la constitution de ces foyers
économiques et culturels que furent les relais caravaniers de Wädān,
Šingīṭi, Tišīt, Tījigjä…). Elle contribua, dès les XIIe-XIIIe siècles,
à affermir des échanges commerciaux permettant aux nomades des
régions environnantes de se procurer des tissus, des céréales, des
métaux, du papier, etc. Les principaux groupes tribaux (Idäwa‘li,
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 39

Idäwälḥāj, Smāsīd, Täjäkānǝt, Kǝntä, Šǝrvä; etc.) qui furent à l’origine


du développement de la culture du palmier dattier étaient d’ailleurs
et, dans une large mesure, demeurent, ceux qui avaient — ont — la
haute main sur les activités commerciales, notamment dans l’espace
mauritanien.
L’évidente complémentarité entre élevage nomade et activité
agricole, entre productions animales et produits des cultures, trouve
donc dans la société maure, largement dominée par le mode de vie
pastoral, une forme de réalisation dans le développement d’une
agriculture céréalière et oasienne.
Agriculteurs ou éleveurs, les Maures inscrivaient de toute manière
leur droit foncier, l’accès légitime à la terre et à ses ressources, dans un
réseau d’obligations et de prérogatives essentiellement marqué par leur
appartenance tribale, même si ce droit faisait par ailleurs sa place à
la législation islamique malikite telle qu’ils la pratiquaient, et devait
parfois tenir compte de l’autorité et des prestations reconnues aux émirs
des régions où ces embryons d’autorité supra-tribale existaient. (C’est
le thème central du texte que j’ai co-rédigé avec Yahya Ould El Barra
: «Il faut qu’une terre soit ouverte ou fermée. A propos du statut des
biens fonciers collectifs en islam. Exemple de la Mauritanie», Revue
du Monde Musulman et de la Méditerranée, 1997, pp. 157-180).
Il peut être tentant d’associer la mobilité nomade, et surtout
la grande mobilité, à une sorte de détachement, de liberté, ou même
d’indifférence vis-à-vis des découpages territoriaux et des frontières
dont d’ordinaire ils s’accompagnent. L’image du pasteur errant, attentif
à la seule qualité des pâturages et des points d’eau, viendrait ainsi
renforcer les clichés d’anarchie et d’insoumission, la propension au
désordre et à la mobilisation guerrière dont on crédite, depuis au moins
Ibn Ḫaldūn, les habitants de ces «terres d’insolence» (al-bilād al-sā’iba)
que constitueraient les espaces désertiques et semi-désertiques.
Les nomades ont beau faire effort pour réduire au minimum les
impedimenta, miser davantage sur l’allégeance des hommes que
sur le contrôle direct du territoire qui les abrite, ils ont beau jouer
de l’incertitude des limites territoriales des espaces pastoraux et de
40 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

l’idéologie communautaire où elle puise une part de sa légitimité


(comme le feu, l’eau et les pâturages sont réputés appartenir «à
tous»…), ils ne peuvent échapper à quelque forme, fut-elle seconde et
médiée, d’identification au territoire. C’est là, en effet, semble-t-il, que
la ‘aṣabiyya tribale trouve un de ses champs essentiels de déploiement,
c’est autour du territoire, de son «contrôle» et de sa «défense», que les
mécanismes segmentaires de fission et de recomposition transforment
les groupes «en corps» (‘aṣaba) en entités politiques, que la qabîla
éprouve, souvent dans le conflit, ses contours externes aussi bien que
les articulations de son architecture interne, celles des fractions et
factions dont elle se compose.
Le territoire dont il est ici question était moins un système de
frontières que l’inscription dans l’espace d’un réseau de hiérarchies,
un emboîtement d’allégeances et de reconnaissances/méconnaissances
mutuelles où se combinaient capacité militaire de prédation et de
rétorsion, aptitude plus ou moins reconnue à opérer des miracles et
à exercer une intercession divine, statut généalogique et rang dans le
système des «ordres» de la société maure précoloniale.
L’emprise foncière tribale, davantage donc celle d’itinéraires
et de parcours que celle d’espaces circonscrits et fermement balisés,
concernait avant tout les points d’eau permanents et les terrains de
culture. Le mouvement de nomadisation autant que celui des caravanes
marchandes devait, par ailleurs, composer avec des conditions de
sécurité souvent fragiles et s’accommoder des exigences «fiscales» des
groupes armés des espaces traversés… Leur liberté en était évidemment
largement affectée. L’évanescence des frontières de l’espace tribal,
le caractère éclaté des points d’ancrage de l’emprise foncière, se
conjuguaient de la sorte avec, et, pour ainsi dire, spatialisaient une unité
de la qabīla constamment à (re)conquérir face aux autres tribus, mais
aussi face aux particularismes et à la volonté d’autonomie des segments
dont elle se compose.
L’occupation de la Mauritanie par les troupes coloniales françaises
à partir de 1902, sans bouleverser le rapport à l’espace entretenu par les
populations maures de ces régions, aura évidemment les conséquences
les plus importantes pour leur organisation politique et territoriale.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 41

Citons la «pacification» et l’instauration de la «liberté de pâturage», la


bureaucratisation des offices de chefferie et la consécration des penchants
à l’autonomie des groupes auparavant plus ou moins intégrés dans des
ensembles tribaux plus vastes comme celui des Ähl Sīdi Maḥmūd du
Tagant-Assaba, l’amorce de transformation de la hiérarchie sociale et
l’affirmation de la prééminence de l’autorité administrative dans le
domaine foncier…
Un nouveau «cadastre» fondé sur l’enregistrement des terres
agricoles au nom de collectivités restreintes, et surtout de leurs chefs, va
contribuer à affermir le gel des positions des notables dans un contexte
d’expansion de l’agriculture (développement des palmeraies à partir de
1920, édification de quelques barrages à partir de la fin de la seconde
guerre mondiale…), sans toutefois individualiser les possessions
foncières. Officiellement, le droit administratif ne fait que se superposer
au «droit coutumier», et la fiction d’une terre appartenant à tous les
«fils de la tribu» pourra continuer à nourrir le patriotisme tribal et ses
subdivisions.
Avec la colonisation débute également, autour des premières
bourgades créées par les Français, un mouvement de sédentarisation
qui allait ultérieurement prendre l’ampleur considérable que j’ai déjà
évoquée.
Dès les premières élections pluralistes de l’ère coloniale cependant,
au sortir du statut de «l’indigénat», en 1946, le territoire n’apparaît
plus comme l’enjeu et le vecteur essentiel de l’unité de la qabīla. C’est
désormais dans le champ de l’Etat et autour des forces qu’il suscite ou
qu’il impulse que s’affrontent et se (re)créent les identités tribales. Les
contestations et les conflits autour de la terre, de plus en plus soumis
d’ailleurs à l’arbitrage des autorités administratives, ne seront plus
qu’une des modalités d’expression d’une existence politique de la
tribu, libérée en quelque sorte, autonomisée et rendue plus visible par
l’hégémonie répressive, juridique et économique de la sphère de l’Etat.
Les premières années d’existence d’une Mauritanie indépendante,
même si elles se marquent d’une volonté d’affermir et d’étendre le
champ des prérogatives du tout jeune Etat face aux tribus et à leurs
42 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

chefs, n’apporteront que très peu de modifications à la législation


foncière héritée de la colonisation. Il faudra attendre la crise climatique
sans précédent des années 1970 pour que s’opère une transformation
radicale de l’occupation de l’espace, notamment une sédentarisation
massive des nomades, et que des bouleversements sociaux qu’elle a
engendrés naisse une volonté, au moins proclamée, de l’Etat mauritanien
de soustraire le contrôle de la terre aux tribus…
L’ordonnance de réforme foncière de 1983, qui proclame
solennellement l’abolition de la propriété collective tribale de la terre
au double bénéfice des individus et de l’Etat, est apparue aux autorités
comme un complément nécessaire à l’émancipation des esclaves non
moins solennellement promulguée en 1980. Le rétrécissement des
espaces agricoles exploitables du fait de la sécheresse, l’accentuation
des compétitions autour des derniers espaces aménageables, les
revendications des ḥrāṭīn relayées par des mouvements politiques
nationaux et rendues plus prégnantes par des compétitions «ethniques»
plus vastes, sans oublier les pressions des bailleurs de fonds
internationaux de la Mauritanie défenseurs de l’initiative privée et de
la riziculture, autant de facteurs qui rendent compte de ces évolutions
législatives.
L’orientation vers l’individualisation officiellement inscrite dans
l’ordonnance de 1983 n’a toutefois guère modifié le paysage foncier
préexistant. Les découpages territoriaux traditionnels, inscrits dans
le système de segmentation de la qabīla et associés à la non moins
traditionnelle hiérarchie des «rangs» et des «ordres» n’ont subi que des
recompositions mineures, bien que l’autonomie des ḥrāṭīn vis-à-vis de
leurs «patrons» tribaux ait fait quelques notables progrès.
Ce que met en lumière l’ensemble de cette évolution, c’est à la fois
l’étroite imbrication entre ‘aṣabiyya tribale et organisation foncière,
l’intime association entre système hiérarchique, luttes de classement
entre strates, fractions et factions au sein de la qabīla et contrôle de
la terre d’un côté et, de l’autre, la remarquable capacité d’adaptation
et de survie des structures politiques et territoriales de la tribu lors
même que certains déterminants essentiels du système domanial tribal
(nomadisme, violence guerrière diffuse…) ont cessé d’opérer.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 43

Les structures foncières sont bien sûr enchâssées dans un réseau


de relations plus vaste où l’allégeance religieuse, la proximité/ distance
généalogique (au besoin reconstruite…), les compétitions plus
directement «politiques» pour le contrôle de dépendants et de clients,
jouent un rôle essentiel. On ne saurait nier non plus que le transfert des
«élites» traditionnelles dans l’encadrement politico-administratif de
l’Etat mauritanien et leurs mobilisations partisanes autour des prébendes
qu’il alloue contribuent à la pérennisation de l’ordre hiérarchique et
foncier de l’arrière-pays rural.
Il est néanmoins permis de se demander si une politique foncière
«par le bas» ne serait pas en train de se dessiner dans la Mauritanie
d’aujourd’hui sous la double pression de l’exode rural — «la ville libère»,
disait Max Weber… — et de la sédentarisation, et si les agriculteurs
ḥrāṭīn, peut-être plus résolus que par le passé à faire entendre leur voix,
grâce notamment à leurs porte-parole urbains, ne vont pas entamer, sous
la forme, par exemple, d’un égalitarisme millénarisant d’inspiration
religieuse, une remise en cause de l’ordre hiérarchique et foncier tribal
où ces exclus de la généalogie, et souvent de la terre, ne trouvent guère
leur compte…

3. Echanges
L’évolution des échanges internes, et surtout externes, dans l’espace
maure, cette aire de transit que la rareté de ses productions prédisposait,
semble-t-il, à n’être avant tout qu’un lieu de passage et d’échange,
pouvait elle aussi éclairer certaines des transformations essentielles qui
ont conduit aux structures sociales présentes de la société maure tout
autant qu’à la genèse des représentations dont elles font, ou ont fait,
l’objet.
Le matérialisme historique et la théorie de l’impérialisme et
de la dépendance étaient dans l’air du temps quand j’ai entamé mes
premières recherches, au milieu des années 1970. Horizon devenu,
semble-t-il, dépassable(1) de notre temps, la vision marxienne du monde

(1) On se souvient du passage de la Critique de la raison dialectique, où Sartre la présentait


comme «horizon indépassable de notre temps»…
44 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

et le poids qu’elle attribue aux facteurs économiques intervenaient en


tout cas massivement dans le débat sur le cours de l’histoire en général
et sur la genèse des groupes sociaux et la nature du pouvoir politique
en particulier. Dans mes travaux sur la société maure, et en tout premier
lieu dans ma thèse, j’ai accordé quelque attention au rôle des échanges,
et de l’économie de manière plus générale.
Le prestige universel du négoce, de la profession marchande
chez les Maures, même s’il connaît aujourd’hui un épanouissement
sans précédent, lié à la destruction massive des systèmes ruraux de
production et à l’importance de l’exode en direction des villes, pousse
sans doute ses racines lointaines dans le commerce caravanier qui a
servi, faut-il le rappeler, d’occupation au prophète de l’islam.
Les échanges commerciaux, favorisés probablement à leurs débuts
par la mobilité pastorale et la propagation de l’islam dans l’Afrique
nord-occidentale, puis appelés, à partir du XVe siècle, par l’installation
des traitants européens sur la côte atlantique de Mauritanie, ont exercé
des influences multiformes sur la mise en place du système hiérarchique
et politique de la société maure.
Retraçant brièvement leur histoire dans ma thèse, j’ai distingué
deux grandes périodes, celle du commerce transsaharien, marqué
avant tout par l’importance du sel, et celle du commerce atlantique où
prédominera pendant longtemps la gomme arabique.
Les échanges entre le pourtour méditerranéen et les régions situées
en bordure du Sahara ont peut-être préexisté à la conquête musulmane
de l’Afrique du Nord. Mais c’est surtout à partir de l’occupation du
Maghreb, entamée sous le califat de Mu‘āwiyya par ‘Uqba b. Nāfi‘, qui
s’empare de l’Ifrīqiyya (Tunisie septentrionale) et fonde, entre 41/661
et 51/671, la ville d’al-Qayrawān (Kairouan), c’est donc à partir de cette
occupation, achevée par la conquête du Maroc «utile» sous la conduite
de Ḥassān b. Nu‘mān entre 701 et 708, que les relations culturelles et
commerciales entre le Maghreb et l’Afrique saharienne et subsaharienne
connaîtront une régularité et un développement significatifs. Elles
seront surtout, grâce aux voyageurs et aux chroniqueurs arabes (Yāqūt
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 45

al-Ḥamawī, Ibn Ḥawqal, al-Mas‘ūdī, al-Bakrī, al-Idrīsī, al-‘Umarī, Ibn


Baṭṭūṭa, etc.), sinon mieux connues, en tout cas plus souvent décrites.
L’ampleur des questions posées par le commerce transsaharien
(origine, évolution, itinéraires, destination, les produits et leurs cours,
le volume des échanges, leur organisation, les agents et les outils
d’échanges, le rôle des facteurs politiques et religieux, etc.) est telle
qu’elle eusse pu occuper à elle seule plusieurs vies de chercheur. Je n’ai
pu lui consacrer que des développements limités destinés à éclairer plus
spécifiquement certaines évolutions majeures du nord-ouest saharien.
Je me contenterai ici d’un très bref rappel.
L’espace mauritanien a appartenu à un axe très actif qui s’étendait,
du nord, de Sijilmāsa et Aġmāt aux abords de la vallée du Sénégal et à
Tīmbuktu. C’est à ce réseau que se rattachent notamment les itinéraires
décrits par al-Bakrī (en 1068), entre Tāmdalt et Āwdāġust, et de Wādī
Dar‘a au désert et aux «Pays des Noirs» (Bīlād al-Sūdān), itinéraires
dont les étapes n’ont pas fini de susciter les tentatives d’identification.
Il n’est pas certain que la saline aujourd’hui mauritanienne de
Kǝdyǝt ǝj-Jǝl en faisait partie, même s’il est en revanche pratiquement
acquis qu’une partie des caravanes traversait le désert central mauritanien
avant d’aboutir aux sites de Tägdāwǝst et de Kumbi Ṣāliḥ — presque à
coup sûr l’Āwdāġust d’Ibn Ḥawqal et la capitale, ou l’une des capitales,
de l’ancien royaume de Ġāna — également situés dans la Mauritanie
méridionale.
Le sel saharien contre l’or, les esclaves et les céréales du Bīlād al-
Sūdān constituaient, rappelons-le, les produits de base du commerce
transsaharien dont les principaux relais mauritaniens étaient Wädān,
Šingīṭi, Tišīt et Wälātä. Devenus lieux de mémoire officiels et quelque peu
mythifiés, ces modestes bourgades ont connu, au moins depuis les XVe-
XVIe siècles, le développement d’un enseignement et d’une production
intellectuelle significative en langue arabe dont témoignent encore les
dernières bibliothèques de manuscrits que l’on trouve sur place.
Il convient naturellement, si l’on veut pouvoir en évaluer les
ressorts et les implications, de situer l’évolution du commerce et des
axes du commerce transsahariens dans leur cadre régional global. Les
46 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

effets réciproques que cette évolution a pu exercer dans les champs


politiques et religieux, et sur lesquels j’aurais l’occasion de revenir,
méritaient en particulier d’être soulignés.
J’ai relevé, à la suite de Jean Devisse (1972), le rôle global du
séparatisme religieux berbère (ẖārijisme) dans le contrôle des points
névralgiques (Ouargla, Tahert, Sijilmāsa avant la conquête alomoravide,
…) du commerce en direction des contrées aurifères sub-sahariennes,
et la concurrence entre les axes commerciaux du Sahara central et la
«route de l’ouest» qui connaîtront, au gré des fortunes politiques des
groupes bénéficiaires, déclin ou prospérité. L’opposition Zénètes/
Ṣanhāja que l’historien associe à la compétition entre les deux axes ne
m’a cependant pas semblé suffisamment étayée et convaincante, même
si elle n’est peut-être pas dénuée de quelque fondement.
L’intervention des Portugais sur la côte mauritanienne à partir
de 1445, ne paraît pas avoir affecté de manière décisive les échanges
caravaniers à travers le Sahara mauritanien. Les principaux relais
commerciaux — mise à part Wälātä qui décline au profit de Tīmbuktu
— semblent même avoir connu, au début de leur installation un
accroissement de leurs activités économiques : Wädān est choisi pour
l’installation d’une factorerie et Šingīṭi, ignoré par toutes les sources
antérieures, commence à apparaître dans les récits des Portugais.
La première conclusion provisoire à laquelle avait conduit l’examen
rapide de l’intervention des Portugais le long de la côte, et qui sera
reprise dans des débats ultérieurs au cours de ma rédaction, c’est que,
tout au moins à leur phase initiale, les échanges avec les commerçants
portugais n’ont pas immédiatement entraîné un effondrement du
commerce transsaharien dont les principales villes-étapes (Wädān,
Šingīṭi, Tišīt) commencent seulement au XVe siècle à apparaître sur les
planisphères européens et dans les récits des voyageurs arabes.
Il n’est pas impossible même que pour certaines d’entre elles,
comme Šingīṭi, l’installation des Portugais ait coïncidé avec le début
d’un essor — très relatif — qui allait, avec des hauts et des bas, se
poursuivre jusqu’au XVIIe siècle.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 47

La relative permanence des axes du commerce transsaharien


dont je cherchais ici les indices aux détriments d’une vision trop
schématiquement dichotomique fondée sur l’équation : «commerce
atlantique = ruine du commerce saharien», cette permanence des
échanges sahariens se lisait aussi, m’avait-il semblé, dans la longue
résistance de l’organisation et des produits de ce négoce.
L’importance et la relative puissance du trafic saharien à travers
les siècles, malgré l’insécurité endémique qui régnait dans les régions
traversées, nécessitait, on peut s’en douter, une organisation qui englobe
d’un bout à l’autre de la chaîne, l’extraction et la production, la collecte
et le stockage, la commercialisation.
L’apparition de groupes spécialisés (surtout au sud, les fameux
Wangara) aux pôles extrêmes de ce commerce dont le développement
n’était probablement pas étranger à l’émergence, au nord comme au sud
du Sahara, des structures politiques centralisées (les «empires» sahéliens
-Ghana, Mali, Songhay -, les principautés berbères et les monarchies
«chérifiennes» d’Afrique du Nord), cette naissance de groupes
spécialisés s’est accompagnée d’une influence durable du commerce
transsaharien sur les populations nomades des zones traversées par les
axes caravaniers.
Il y avait, d’une part, les avantages tirés par les groupes
politiquement et militairement dominants sous forme de redevances
régulières ou de ponctions épisodiques prélevées sur le trafic caravanier.
Il y avait, d’autre part, l’implication permanente ou temporaire de
«tribus» entières ou de «fractions» de tribus dans le transport et la
commercialisation des produits acheminés par les caravanes. Ce fut le
cas, par exemple, des Masūfa du Xe au XIVe siècle, malgré la diversité
communautaire probable que cette dénomination a pu recouvrir.
Plus près de nous, des tribus en partie originaires du Touat et des
confins sub-sahariens du Maroc ont exercé une influence décisive, on
peut même dire un quasi-monopole, sur le commerce transsaharien
opérant à travers l’actuel territoire mauritanien. Tantôt maîtres des
principaux relais caravaniers (Wädān, Šingīṭi, Tišīt, Wälātä) et de leurs
expansions modernes (Aṭār, Tijigjä, ǝn-Ni‘ma, Tīndūv), disposant de
48 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

«correspondants» dispersés sur toute l’étendue du réseau commercial


(de Glaymīm à Tīmbuktu, de Kǝdyǝt ǝj-Jǝl à Ségou, …), tantôt
contrôlant la production (celle du sel, des denrées agricoles des oasis,
etc.), le transport ou «l’importation» des marchandises, ces tribus
— Täjäkānǝt, Idäwa‘li, ǝs-Smāsīd, Kǝntä, Äwlād Bǝssba‘, Tǝknä,
etc. — dont l’influence économique déborde largement les frontières
mauritaniennes actuelles, ont conservé, pour l’essentiel, la haute main
sur les activités commerciales de la Mauritanie d’aujourd’hui.
Le commerce «à longue distance» implique bien sûr, à des degrés
divers, des groupes autres que les tribus «de purs commerçants» (rôle
des échanges saisonniers entre nomades et sédentaires, de la division
du travail entre producteurs, transporteurs et commerçants, etc.), mais
les spécialisations qu’il a contribué à asseoir ont engendré, sinon une
accumulation de capital, du moins une «accumulation de vocations»,
qui a fait de certains groupes qui dominaient le commerce transsaharien
les principaux protagonistes du négoce né dans le sillage de la traite
européenne.
Il faut à nouveau ici rappeler la complexité des rapports entre
le commerce caravanier et le trafic côtier atlantique, rapports où la
concurrence, la spécialisation, la complémentarité n’ont pas toujours
été au bénéfice de la traite atlantique. Ils sont loin en tout cas de justifier
la thèse d’une «exécution» brutale, d’une élimination pure et simple
de «la caravane» par «la caravelle», pour reprendre l’image de V. M.
Godinho (1969).
J’ai évoqué dans ma thèse quelques indices de la concurrence
exercée par le commerce transsaharien à l’égard de ses compétiteurs
atlantiques.
La vigueur du commerce caravanier à travers le Sahara Occidental
est encore très nette tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle,
qui voit la reconstruction de Tīndūv par les Täjäkānǝt, la fondation de
ǝṣ-Ṣmāra — centre religieux, mais aussi relais pour les pèlerins et les
commerçants — par ǝš-Šayẖ Mä-l-‘Aynīn, et un accroissement sensible,
encore que difficilement appréciable, de la population des principaux
relais caravaniers mauritaniens.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 49

Le regain d’activité dont témoigne ce relatif essor démographique


est, probablement, au moins en bonne partie, dû à l’apport d’importantes
quantité de main d’œuvre servile dans les oasis sahariennes à partir
de l’abolition, en Europe, de l’esclavage. La suppression de la traite
atlantique, jointe à l’extension de l’offre de main d’œuvre servile sur le
marché «soudanais», en liaison avec les guerres de al-Ḥājj ‘Umar et de
Samori Touré, a sans aucun doute joué en faveur d’une intensification
des échanges commerciaux nord-sud et donné un élan nouveau aux
activités économiques sahariennes, notamment à l’agriculture d’oasis.
Des liens se dessinent aussi entre cette relative prospérité
économique et le renforcement tout aussi relatif des pouvoirs émiraux,
notamment ceux de l’Adrar et du Tagant — principaux bénéficiaires du
trafic saharien — sous les autorités d’Aḥmäd wuld Mḥammäd (1871-
1891) et de Bäkkār w. Swäyd Aḥmäd (1837-1905) .
La culture «maraboutique» maure (littérature, jurisprudence,
production littéraire théologique et mystique, etc.) vit également, en
cette seconde moitié du XIXe siècle, et probablement pour les mêmes
raisons, sa période «classique».
En résumé, l’examen du commerce transsaharien me conduisit
à la conclusion suivante, dont je développerai ultérieurement
les conséquences quand il s’agira d’évaluer les prolongements
«superstructurels» attribués par certains analystes à l’antagonisme entre
intérêts économiques transsahariens et atlantiques : il y a beaucoup trop
de lacunes dans la documentation historique actuellement disponible
— en particulier pour la période XIe-XVIe s.— pour que l’on puisse
formuler un jugement fondé sur l’évolution de la partie mauritanienne
des itinéraires du commerce transsaharien, entre les dernières campagnes
méridionales des Almoravides (fin XIe s.) et l’occupation de Tīmbuktu
par la colonne Djouder (1591).
Le rôle de l’insécurité, de la conjoncture politique, démographique
(épidémies et épizooties, …) et climatique (sécheresses, famines, etc.) a
dû être décisif, y compris à l’échelon local et régional, dans l’interruption
provisoire ou prolongée du trafic caravanier, la ruine de telle cité (Tinīgi
…), l’établissement de tel nouveau parcours …
50 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Des échanges nouveaux liés à des tronçons des grands axes nord-sud
ou au trafic est-ouest ont pu, localement, survivre à un affaiblissement
du «commerce lointain» auquel ils s’intégraient. Compte tenu de ces
données, on ne peut affirmer que le commerce atlantique a signifié, dès
le départ, c’est-à-dire dès les XVe-XVIe siècles, la ruine du commerce
caravanier transsaharien.
Il se pourrait au contraire, et quelles que soient les menaces à long
terme que la traite atlantique pouvait signifier pour le trafic caravanier,
il se pourrait, dis-je, qu’il y ait eu des formes de continuité — j’ai
évoqué en particulier, celle, probable, de certains groupes marchands
…— qui, dans une concurrence qui n’exclut pas les spécialisations
complémentaires, ont fait passer d’une dominance de la traite saharienne
à une hégémonie tardive du commerce côtier.
Peut-être devrait-on même admettre, avec Jean Devisse, que
l’instauration, à partir du milieu du XVe siècle, d’un trafic côtier
atlantique afro-arabo-européen, n’était que la descente vers le sud du
«quatrième étage» — l’étage européen — d’un commerce saharien qui
travaillait déjà, en partie, pour des commanditaires marseillais, pisans,
gênois, vénitiens, catalans, installés à Ceuta, Hunayn, Oran, Bougie,
Tunis, etc., depuis les XIIe-XIIIe siècles.
Si l’or «soudanais» pouvait d’ailleurs susciter une compétition
entre marchands arabes et traitants européens, les deux denrées de
base du commerce atlantique mauritanien — la gomme et les esclaves
— ne pouvaient guère (l’une pratiquement pas demandée au nord du
Sahara, l’autre «surabondante») occasionner de frictions entre tenants
du commerce transsaharien et bénéficiaires de la traite atlantique.
Qu’en est-il précisément de cette traite atlantique elle-même ?
Dans l’examen de cet aspect de l’histoire des échanges dans
l’espace mauritanien précolonial, je me suis surtout intéressé à la gomme
arabique car c’est principalement autour de cette denrée, des conflits
qu’elle a suscités et des prébendes auxquelles son commerce a donné
lieu, que s’est articulé le débat sur l’étendue de l’influence atlantique
européenne sur l’évolution des structures sociales et politiques des
Maures.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 51

Les débuts de la traite atlantique le long des côtes mauritaniennes


se situent au milieu du XVe siècle. Ce sont les Portugais qui en furent
les initiateurs. Parvenus à Arguin (Ägādīr) en 1441, ils y organisent, à
partir de 1445, un point de relâche. Ils achètent des esclaves, de l’or, de
la gomme, des peaux, de l’ambre qu’ils échangent contre des textiles,
des épices, des céréales, de la verroterie.
En essayant d’évaluer l’impact de la présence économique
portugaise, ou luso-espagnole, qui s’est peut-être poursuivie jusqu’en
1638, j’ai surtout mis l’accent sur le fait qu’elle n’a pas constitué un
détournement des anciens axes caravaniers vers la côte atlantique,
malgré les quelques 700 kg d’or qu’elle aurait annuellement rapportés à
la fin du XVe siècle. Elle se serait plutôt greffée là-dessus, parce que la
denrée principale d’échange avec l’or - le sel saharien - restait entre les
mêmes mains et continuait d’emprunter les mêmes circuits.
L’or africain perdra d’ailleurs progressivement de sa valeur aux
yeux des luso-espagnols en faveur de l’argent des territoires espagnols
du Nouveau Monde.
Quoi qu’il en soit, une autre denrée, la gomme arabique, ne tardera
pas à occuper dans le trafic côtier une place prépondérante, suscitant
de vives rivalités, et des conflits armés entre diverses compagnies
maritimes européennes pour le contrôle du littoral mauritanien. J’en ai
rappelé les principales étapes.
En 1638, la forteresse portugaise d’Arguin est enlevée par les
Hollandais qui devront la céder durant un an (1665-66) aux Anglais
avant de s’en emparer à nouveau. Puis, ce sont les Français qui s’en
emparent (1666), à l’aide d’un détachement de plus de 500 hommes.
Mais, déjà présents dans l’embouchure du Sénégal depuis une dizaine
d’années, ils se contenteront, pour empêcher un trafic concurrent du
leur, d’enlever les canons qui protégeaient la place et d’en détruire les
fortifications.
A partir de 1687, les Hollandais, sous le pavillon du Duc de
Brandebourg, reprennent à nouveau à Arguin où ils resteront jusqu’en
1721, date à laquelle les Français s’en emparent derechef. Pour une
courte période cependant, car il y aura encore un intermède hollandais
52 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

de près de trois ans, avant que les Français ne deviennent définitivement


maîtres de la côte mauritanienne à partir de 1727, et si l’on exclut deux
brefs intermèdes anglais (1759-1783 et 1809-1817).
Telle est, brièvement rappelée, la chronique des rivalités et
des occupations successives de la principale place forte du littoral
mauritanien, rivalités essentiellement centrées autour du contrôle du
commerce de la gomme.
La gomme arabique, principal produit d’exportation de l’espace
mauritanien antérieurement à la mise en service des exploitations
minières du nord de la Mauritanie (1963), est la résine produite par
l’exsudation de l’Acacia senegal (äyrwār ou äwirwār en ḥassāniyyä)
qui pousse naturellement dans certaines parties de la frange sahélienne
humide de la Mauritanie, notamment le sud du Trarza et du Brakna,
le Gorgol et l’Assaba. Aux XVIIIe-XIXe siècles, et même jusqu’à la
récente vague de sécheresse des années 1970, il y avait dans ces régions
une dense végétation de gommiers, par endroit de véritables forêts.
La résine est récoltée, ou plutôt cueillie, durant toute la période qui
s’étend d’octobre à avril. Mais, jusqu’à la fin de la saison froide (janvier-
février), la récolte est généralement très faible. Cette période était
d’ailleurs appelée période de «la petite traite», en raison en particulier
de la modicité des échanges portant sur la gomme. Le sommet de
la cueillette se situait ordinairement au moment de ǝṭ-ṭarṭīgǝt mārǝs
(«l’éclosion de mars»), quand commencent à souffler les premiers vents
chauds. On se préparait alors pour «la grande traite» qui avait lieu en
avril-mai-juin.
La technique et le matériel de cueillette étaient d’une grande
simplicité. Les collecteurs se sont toujours contentés de prélever, à
l’aide d’un long bâton (ǝ‘mūd ǝl-‘ǝlk) muni en son extrémité d’une sorte
de petite houe métallique (waẖẓa), le produit de l’exsudation naturelle
des acacias, qui était progressivement rassemblé dans une petite outre
en peau (šǝkwä, ṃǝlgāṭa). Et ce n’est, semble-t-il, que tardivement
(autour de 1920) que fut introduite la pratique de la saignée (ǝt-tsäyri)
qui accroît le rendement résineux des acacias, mais qui menace aussi —
quand la plaie infligée à l’écorce est trop large — de les détruire.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 53

La production individuelle des acacias, même saignés, est faible : 100


g environ, soit 1 à 1,5 kg à l’ha de gommeraie sur laquelle est pratiquée
la saignée.
Le volume global annuel des récoltes pouvait subir de très
importantes fluctuations en fonction notamment de la pluviométrie et
du régime des vents.
Les différentes qualités de gomme n’étaient pas également
recherchées sur le marché et la «gomme dure» était souvent vendue deux
fois plus chère que la ǝṣ-ṣadra ǝl-bäyẓa (la «salbreda» des documents
européens) ou gomme friable.
La gomme arabique intervenait dans de nombreux usages locaux
(techniques, diététiques, médicaux, cosmétiques, etc.). L’attrait qu’elle
a exercé sur le marché européen fut avant tout lié à l’expansion, aux
XVIIe et XVIIIe siècles, des industries textiles, tout particulièrement
des tissus imprimés dont l’apprêt réclamait d’importantes quantités
de gomme. Elle intervenait aussi dans de nombreuses préparations
pharmaceutiques et alimentaires.
L’âge d’or du commerce de la gomme se situe aux XVIIIe-XIXe
siècles (Webb, 1995). Tout au long de cette période, il s’en exporte
annuellement un volume qui semble avoir oscillé, en moyenne, autour
d’un millier de tonnes.
Quoi qu’il en soit des fluctuations de la production, des aléas du
marché, des transformations économiques et institutionnelles qui ont pu
affecter le cadre et le personnel de la «traite», la gomme restera jusqu’à
la colonisation, et même au-delà, la denrée coloniale par excellence des
territoires maures.
Jusqu’au début du XIXe siècle, elle était évaluée en «barres» (de
fer) et échangée contre une quantité très variée d’objets entrant dans la
définition de ces «barres», en particulier le tissu bleu, dit «de Guinée»,
qui en vint à constituer le vêtement national de la société maure. Ces
mêmes objets constituaient, selon des quantités et des dosages variés, les
composantes essentielles des «coutumes» versées par les compagnies,
puis par l’administration du comptoir de Saint-Louis du Sénégal, aux
chefs maures impliqués dans le commerce de la gomme. J’aborderai un
54 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

peu plus loin le rôle des «coutumes» dans l’évolution des formations
politiques maures en contact avec les marchands européens depuis le
XVIIe siècle.
La collecte et la commercialisation de la gomme arabique, désignée
en ḥassāniyyä par le terme bḍal (i. e. «échange») qui l’identifie en
quelque sorte à l’échange par excellence, ne constituait pas, nous l’avons
vu, l’objet unique des transactions qui mettaient périodiquement en
présence les marchands africains et les traitants européens. Il y avait les
esclaves (et le mil pour les nourrir), l’or, l’ivoire, les plumes d’autruche,
le bétail et les peaux, etc.
Je reviendrai plus loin sur la traite négrière qui ne fut pas
uniquement, ni même peut-être essentiellement (tout au moins après la
destruction définitive du fort d’Arguin), l’affaire des pasteurs maures,
sur le tronçon «saint-louisien» de la côte ouest-africaine.
De tous les autres produits, et avant que le commerce du bétail
ne connaisse — très tardivement (autour des années 1920) — un
développement notable, la gomme a été incontestablement celui qui
a joué le rôle à la fois le plus profond et le plus durable, notamment
par l’étendue des effets sociaux et politiques des compétitions et de
l’organisation commerciale dont elle était le centre.
Dans la brève confrontation du commerce transsaharien et du
commerce atlantique maures à laquelle j’ai procédé dans la première
partie de ma thèse, je me souciais seulement de poser quelques jalons,
quelques pierres d’attente pour un débat qui allait en occuper quelques
chapitres ultérieurs. Je me préoccupais essentiellement ici de montrer
que les échanges transsahariens et le trafic côtier atlantique n’ont
probablement pas été, comme on l’a quelques fois suggéré, les étapes
successives et exclusives d’une histoire où le règne de la caravane
aurait, brutalement et sans retour, cédé la place à l’hégémonie sans
partage de la caravelle. Je souhaitais, ce faisant, montrer qu’il serait
prudent de nuancer toute conclusion «matérialiste» que l’on serait
tenté, et que certains chercheurs ont effectivement été tenté, de tirer des
antagonismes entre «les représentants» ou les bénéficiaires des activités
commerciales transsahariennes et atlantiques.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 55

Avant d’en venir plus précisément à l’évocation de ce débat qui


prenait pour objet les structures politiques et sociales de la société maure
et ce que leur évolution doit à l’intervention des traitants européens, un
détour par l’histoire paraissait nécessaire.

4. Histoire(s)
Les statuts sociaux et politiques de la société maure contemporaine
tirent leur légitimité d’un cheminement «historique» (il comporte
évidemment une large part de mythe …) et d’un ensemble
d’interprétations/reconstructions de ce cheminement qu’il importe
d’interroger lorsque l’on entreprend d’établir le bilan actuel des luttes
de classement qui y trouvent leurs fondements et leurs enjeux.
Une part de cette investigation peut et doit revêtir la forme d’une
«histoire», d’une chronique, des principaux événements du passé
considéré. Elle peut, et doit incorporer les interrogations, les doutes et
les lacunes qui affectent les narrations des événements rapportés, mais
toutes ces précautions prises, elle ne peut s’empêcher de leur attribuer
un certain degré de réalité, puisqu’il s’agit, tout compte fait, de faits
«vrais», ou à tout le moins visés intentionnellement comme tels.
Je distinguais, au moins à titre provisoire — et là où la relative densité
des sources permettait de le faire —, les narrations, les articulations
majeures de la chronologie et des «événements», des considérations
interprétatives que pourtant ces mêmes «événements» devaient,
au moins partiellement, servir à étayer. Je crois cependant que cette
imbrication de l’histoire et de l’interprétation de l’histoire est d’autant
moins évitable que c’est l’enjeu des compétitions entre les mémoires
(des tribus, des groupes statutaires, des classes, des nations, des pays,
etc.), ce qu’elles sélectionnent et ce qu’elles éliminent, et comment ce
choix est socialement justifié, qui constitue l’horizon incontournable de
toute sociologie ou anthropologie.
Le travail d’évocation du passé et des lectures du passé s’imposait
d’autant plus impérieusement ici que l’histoire de la société et de la
région qui nous occupe n’a pas encore été écrite, si l’on excepte
quelques monographies locales ou régionales, parfois anciennes, ou
56 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

les échafaudages encore sommaires et instables de l’enseignement


élémentaire mauritanien dominé par des soucis d’édification.
J’ai entrepris donc dans ma thèse, et dans quelques autres textes,
de donner un aperçu de l’histoire de la société maure en partant de ses
traditions orales et écrites (en arabe), autant que de sources étrangères
qui m’étaient accessibles.
Le mouvement almoravide (XIe s.) semble avoir marqué, dans
l’ordre chronologique, la première étape majeure de la mise en place des
fondements idéologiques et sociaux de la société maure contemporaine.
Il est en particulier responsable de l’islamisation à une vaste échelle des
communautés berbères qui en formeront une des souches principales.
On peut considérer que l’arrivée des tribus arabes Banī Ḥassān au
Sahara Occidental, à partir probablement du XIVe siècle, constitue le
second événement, ou ensemble d’événements, décisifs de la formation
des structures sociales biẓān. Aux XVIIe-XVIIIe siècle, la langue et
l’hégémonie politico-militaire de ces tribus se seront définitivement
imposées aux anciens berbérophones du Trāb ǝl-biẓān («le pays des
Maures»).
Entre la disparition des Almoravides et les premières mentions
d’une domination des Banī Ḥassān sur les régions de l’ouest saharien
situées au sud du Wādī Dar‘a, soit entre la fin du XIe siècle et la fin du
XVe siècle, nous ne savons presque rien de ce qui s’est passé entre la ǝs-
Sāgya ǝl-Ḥamra et le fleuve Sénégal. Pour tenter de combler en partie
les «trous» énormes de la documentation concernant cette période, en
particulier en matière d’évolution des structures sociales, j’ai interrogé
un document de la fin du XVe siècle qui me semblait pouvoir apporter
un éclairage nouveau sur ces siècles obscurs.
4. 1. Les Almoravides
S’il existe une quantité non négligeable de sources sur les
Almoravides en tant que dynastie ayant gouverné le Maghreb occidental
et une partie de la Péninsule Ibérique entre 1060 et 1150, nous ne
disposons, en revanche que de quelques témoignages fragmentaires sur
les débuts sahariens de ce mouvement et sur ce qu’il en est advenu
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 57

après la mort de son principal dirigeant au Sahara, Abū Bakr Ibn ‘Umar,
vers 480/1087.
J’ai présenté une brève synthèse de ces témoignages, dont le plus
important et le premier en date est celui d’al-Bakrī qui fut contemporain
de la prédication armée du mouvement politico-religieux saharien,
même s’il n’a jamais quitté sa résidence fleurie de Cordoue, où il écrit (en
1068) à partir de récits sans doute rapportés par d’autres informateurs.
La vision de l’intérieur de l’épisode almoravide que l’on rencontre
au sein de la société maure elle-même est un curieux mélange de
récits mythiques et de constructions généalogiques sur fond de vagues
indices historiques. Au centre de cette configuration se trouve placé
le personnage d’al-Imām al-Ḥaḍramī. Je reviendrai plus loin sur ce
personnage et ses usages dans la tradition maure.
Les manipulations de l’héritage historique et idéologique
alomoravide, dont la figure d’al-Imām al-Ḥaḍramī constitue une
remarquable illustration, attestent de l’importance du mouvement d’Ibn
Yāsīn dans la mise en place des fondements — au moins les fondements
«imaginés» — de la société maure contemporaine.
D’autres «ancêtres» de tribus «maraboutiques» qu’al-Imām
al-Ḥaḍramī sont également cités parmi les compagnons «venus du
nord» (on sait, notamment par le récit d’al-Bakrî, que les Almoravides
sont partis de l’espace saharien mauritanien actuel) avec Abū Bakr,
le dirigeant principal dont les narrations locales ont retenu le nom :
Ibrāhīm al-Umawī (i. e. «l’Umayyade»), ancêtre revendiqué par la tribu
des Mǝdlǝš, ‘Abd al-Raḥmān al-Rakkāz, aïeul invoqué par celle des
Tǝrkǝz, l’ancêtre des Idaġẕaymbu, etc.
Si la tribu des Gdāla, qui a fourni au mouvement almoravide ses
premiers dirigeants, ne subsiste plus guère aujourd’hui, dans le Trāb
ǝl-biẓān, que sous la forme de petits groupes isolés qui payaient tribu
à divers suzerains, de nombreuses autres communautés issues, selon
les traditions historiques locales des Almoravides, demeurent jusqu’à
présent largement représentées, avec des conditions et des statuts divers,
dans la société maure.
58 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Certains ont réussi à préserver une autonomie politique et militaire


leur assurant un statut de «guerriers» indépendants. Tel est le cas des
Idäw‘īš qui contrôlent, depuis au moins le XVIIIe siècle, le Tagant
et une large partie de la Rgayba. Tel est aussi le cas des Mašẓūv —
assimilés par certains historiens locaux aux Masūfa des chroniqueurs
arabes — qui durent payer tribut à divers suzerains, notamment aux
Idäw‘īš, avant d’acquérir, au XIXe siècle, une indépendance militaire et
politique qui leur assura une large hégémonie sur l’ensemble du Ḥawẓ
(Hodh).
A l’ensemble ṣanhājien almoravide se rattacherait également la
tribu adraroise des Idäyšǝlli qui payait tribut aux émirs de l’Adrar.
D’autres groupes tribaux paraissent avoir été incorporées au
mouvement almoravide avec un statut subalterne ou tributaire. C’est
le cas des Bāvūr auxquels les traditions maures font jouer un rôle
de repoussoir non islamique, et qui auraient peut-être été, selon une
hypothèse récemment défendue par P. Bonte, associés à un islam
d’influence ẖārijite antérieurement à l’instauration de l’hégémonie
exclusive du sunnisme mālikite au Sahara Occidental.
A côté des tribus «guerrières» et des groupes «tributaires» dont
les traditions locales font remonter l’origine aux Almoravides, il y a
également des tribus «maraboutiques» : Lamtūna, Mässūma, Täjäkānǝt,
Tändġa, Idyaydba, Idäwälḥāj, etc.
La revendication d’une ascendance almoravide, au demeurant
essentiellement invérifiable (les généalogies sont avant tout, nous
le verrons, des signifiants classificatoires) recouvre, selon toute
vraisemblance, un contenu sociologique et historique «statistiquement»
plus probable que l’origine qurayšite et šarifienne revendiquée par
plus d’une tribu maraboutique. Mais le contenu historique de ces
revendications, liées aux effets conjugués de l’islamisation et de
l’arabisation, nous importe, quant au fond, moins que leur usage
idéologique et social, leur manipulation en tant qu’outils hiérarchiques
et de pouvoir, leur prégnance en tant que facteurs de classement et de
distribution des rôles sociaux légitimes.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 59

La permanence, à travers les siècles, de la référence, explicite ou


plus ou moins consciente, au mouvement almoravide — les traditions
lettrées vont jusqu’à lui attribuer parfois la tripartition de la société
globale en «guerriers», «marabouts» et «tributaires»… — est d’autant
plus significative dans la société maure qu’après la disparition d’Abū
Bakr, l’aile saharienne du mouvement perd, semble-t-il, rapidement
toute consistance. Les sources écrites cessent en tout cas, au-delà de
cette date, de lui manifester un intérêt autre qu’épisodique. L’attention
des historiens arabes, sources quasi-uniques sur cette région jusqu’au
XVe s., se concentrera désormais sur les principautés et les «empires»
noirs (Ghana, Mali, Songhay) dont les nomades Ṣanhāja ne constitueront
plus qu’une mouvance périphérique.
Et si l’on peut se faire une idée approximative de ce qu’étaient les
conditions de vie économiques de ces nomades sahariens, subsistant
pour l’essentiel de ressources de leur bétail, nous en sommes réduit aux
conjectures quant à l’évolution de leur organisation sociale et politique
durant cette période d’éclipse documentaire où l’ombre s’épaissit
particulièrement au XVe siècle.
Concernant cette période, il existe pourtant un témoignage unique,
mais fragile, en tout cas capital pour notre propos, s’il pouvait être établi
qu’il concerne bel et bien la région et la population maures. Il s’agirait,
dans ce cas, du seul témoignage écrit par un habitant du Trāb ǝl-biẓān,
et connu à ce jour, entre le XIe et le XVe siècle.
4. 2. La société ṣanhāja méridionale au XVe siècle
Je me suis assez longuement étendu dans ma thèse sur ce texte que
j’ai publié par ailleurs, avec les commentaires que je lui ai consacré
dans un ouvrage collectif paru en 1996 (Maṣādir. Cahier des sources de
l’histoire de la Mauritanie, n° 1, pp 5-35, Aix-en-Provence, IREMAM).
Le document en question se présente sous la forme d’une lettre
adressée du «Takrūr» au célèbre polygraphe égyptien, Jalāl al-Dīn
al-Suyūṭī (m. 1505), par un correspondant qui signe Muḥammad
Ibn Muḥammad Ibn ‘Alī al-Lamtūnī. Le destinataire, c’est-à-dire
al-Suyūṭī, affirme avoir reçu cette correspondance en šawwāl 898/
juillet-aôut 1493.
60 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Tel qu’il est reproduit dans l’ouvrage d’al-Suyūṭī (al-Ḥāwī li-l-


fatāwī), le texte d’al-Lamtūnī comporte cinquante-sept paragraphes
ou sections (fuṣūl) qu’on peut diviser en deux ensembles d’inégale
longueur :
— Un premier ensemble (sections 2 à 40) où le correspondant
du juriste égyptien donne une description de la société dans laquelle
il vit, prêtant plus particulièrement attention aux pratiques magiques,
religieuses et juridiques de ses compatriotes et aux relations d’autorité
et de pouvoir qui règnent parmi eux.
— Cet ensemble est suivi d’une série de questions, centrées sur le
problème de la «commanderie du bien» (al-amr bi-l-ma‘rūf), l’action
individuelle et collective en faveur de l’instauration d’un ordre légal
islamique, le problème en somme du jihād, de la guerre légale et de
l’attitude que le musulman pieux doit adopter en présence d’un pouvoir
despotique et impie. Doit-on s’en accommoder ou faut-il, au contraire,
lutter pour l’avènement d’un ordre plus conforme aux commandements
du Qur’ān et de la sunna ?
J’ai procédé à un examen qui se voulait attentif des problèmes
posés par la provenance de cette missive et par l’identité de son auteur,
pour conclure qu’il pourrait, selon toute vraisemblance s’agir d’un
ṣanhājī des environs de Wälātä.
L’analyse du contenu même du texte m’a conduit à penser, à
partir des considérations relatives au statut de la femme dans le milieu
évoqué, de l’existence d’une strate de musiciens professionnels et de
l’émergence d’un groupe clérical dont les intérêts et les aspirations
paraissent, au moins en partie, s’opposer à ceux d’une aristocratie
guerrière dominante, tous ces éléments donc, m’ont conduit à penser
que le milieu décrit par al-Lamtūnī était une communauté présentant
un double profil maure et touarègue, peut-être davantage maure que
touarègue, même si cette distinction ne s’était peut-être pas encore
affermie et enracinée à l’époque.
Par-delà la question du lieu précis de sa provenance, de l’identité
exacte de son auteur, j’avais voulu voir dans ce texte, en partant
principalement de son contenu, un témoignage unique sur une période
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 61

oubliée de l’histoire sociale et culturelle des Ṣanhāja du Sahara Occidental


et central. Les travaux de H. T. Norris (Norris, 1975 et 1990), entre
autres, ont montré, par ailleurs, la large communauté des traits culturels
et sociaux qui caractérisait ce qui n’était peut-être encore au XVe siècle
qu’un même ensemble, ou à tout le moins un «tronc commun», où ne se
distinguait point «Touaregs» et «Maures», l’arabisation de ces derniers
par les Banī Ḥassān n’étant qu’à ses balbutiements.
Au moment où j’avais entrepris de présenter ce texte, il m’avait
semblé particulièrement intéressant de montrer que l’opposition
«guerrier vs marabout», héritée, en tant que construction, du mouvement
almoravide et destinée à jouer un rôle central dans la société maure,
était probablement déjà en place dès la fin du XVe siècle, donc bien
antérieurement à son arabisation par les Banī Ḥassān, bien avant les
événements de Šurbubba (XVIIe s.), examinés plus loin, et qu’une
tradition historique, suivant quelque peu à l’aveuglette des travaux de
P. Marty, assigne comme point de départ à l’opposition des fonctions
guerrière et maraboutique au sein de la société maure. En même temps
que cette opposition, le texte d’al-Lamtūnī fait apparaître l’existence
d’une catégorie servile et celle d’un groupe qui a tout l’air de préfigurer
les modernes «griots».
Je serais moins tenté aujourd’hui de mettre l’accent sur la
problématique de l’origine à laquelle mes commentaires du milieu des
années 80 paraissent par moment céder que sur la déconstruction des
origines recherchées par d’autres et notamment par l’historiographie de
l’époque coloniale et ses héritiers. Il est évidemment vain de rechercher,
dans l’absolu, «l’origine» de quoi que ce soit en matière de structures
sociales, car c’est le fonctionnement même de ces structures qui génère
en bonne partie les visions «originaires» dont elles sont supposées tenir
leurs «origines».
4. 3. Les Banī Ḥassān et l’arabisation
La tripartition «structurale» de la société maure doit certainement
une large part de son contenu historique à l’instauration de l’hégémonie
des tribus arabes Banī Ḥassān, même s’il est vain, me semble-t-il,
62 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

d’essayer de trouver quelque fondement chronologique précis que ce


soit à cette tripartition.
Nous savons en réalité très peu de choses des étapes initiales de la
descente, au sud de la ǝs-Sāgyä al-Ḥamra, des branches occidentales
des tribus arabes Ma‘qil. L’hégémonie définitivement acquise, semble-
t-il, par ces nouveaux venus, à partir de la fin du XVIIe s., sur de vastes
régions du Sahara Occidental, marque en tout cas un tournant dans
l’histoire culturelle et politique des populations de ces régions. Elle
est en particulier à l’origine de l’arabisation culturelle de l’immense
majorité des Ṣanhāja qui nomadisent à l’ouest du méridien de Tīmbuktu.
Sur cette aire, exception faite de sa frange orientale et d’une poche
méridionale, aujourd’hui pratiquement disparue, où on parlait encore
récemment berbère (klām aẕnāgä), le ḥassāniyyä, le parler arabe des Banī
Ḥassān, s’est définitivement imposé au XVIIIe s. Venant se surajouter
à la tradition islamique militante inaugurée par les Almoravides,
l’arabisation au quotidien — l’arabe, est-il besoin de le rappeler,
est la langue par excellence de l’islam — a contribué à donner au
phénomène «maraboutique», alimenté également par les «conversions»
des Banī Ḥassān qui ne pouvaient plus tenir leur statut de «guerriers»
(phénomène de la tawba ou hijra, du «repentir» qui sera évoqué plus
loin) une extension et une importance sans commune mesure avec la
fonction analogue des išarifan et inasliman de la société tourarègue.
L’hégémonie militaire et politique des Banī Ḥassān est également à
l’origine de la création des émirats maures, du «modèle» politique et
hiérarchique émiral, qui se mettent progressivement en place à partir
du XVIIe siècle.
J’ai essayé, dans le troisième chapitre de ma thèse de suivre, du plus
près que j’ai pu, et sans escamoter la rareté et la fragilité des ressources
documentaires disponibles, les étapes de la dispersion des Banī Ḥassān
dans l’espace maure actuel.
J’ai eu recours à la tradition orale autant qu’aux manuscrits
arabes, pour la plupart inédits, que détiennent les familles et les
individus de la région. Les recueils généalogiques, autant que les
ressources généalogiques des mémoires des groupes actuels, m’ont
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 63

également fourni un champ d’investigation et de comparaison d’une


indéniable richesse.
J’ai tenté également de saisir et de circonscrire, autant que faire
se peut, les progrès de «l’arabisation» et de la «šarifisation» de la
société maure depuis l’arrivée des Banī Ḥassān. Sans illusion sur la
portée «chronologique» de cette tâche, j’y voyais néanmoins le moyen
nécessaire de montrer le déploiement dans l’histoire des statuts collectifs
et individuels au sein de la société maure.
L’effet le plus net du prestige de l’islam conjugué à la domination
des Arabes et des arabisés — Ibn Ḫaldūn notait déjà, au XIVe s., «la
confédération qui ne se brisa jamais» entre Banī Ḥassān et Zénètes de
l’Extrême Occident (al-maġrib al-aqṣā ) — est la multiplication au sein
de la société maure des généalogies conduisant au Prophète de l’islam, à
ses proches compagnons, à ses partisans médinois (anṣār), aux Qurayš
ou aux autres tribus de la Péninsule Arabe.
J’ai donné une nomenclature qui se voulait complète (les
changements d’origine interviennent quasiment tous les jours, depuis la
libéralisation récente du marché de la généalogie …) des tribus maures,
selon les trois origines principales qu’elles se donnent : Almoravides
(Ṣanhāja, revendiquant néanmoins une origine ḥimyarite-arabe), Anṣār
et Qurayšites (dont les šurafā’).
L’arabisation des généalogies, dont témoigne l’engouement
universel parmi les tribus maures pour une ascendance arabe, s’est
accompagnée d’une arabisation du système de parenté lui-même
où les traces de matrilinéarité, ou à tout le moins de cognatisme,
repérables ici et là dans les témoignages historiques (celui d’Ibn Baṭṭūṭa
notamment) et dans les représentations de la proximité et du statut, se
sont progressivement effacées au profit d’une vision exclusivement
patrilinéaire du calcul de la parenté.
Le mythe de ǝš-Šrīv bu-Bäzzūl, le «Šrīv au sein», dont nombre
de groupes tribaux maures prétendent descendre, illustre de manière
paradigmatique le processus d’arabisation du système maure de
parenté, et la volonté d’effacement du côté de la mère qu’il a enregistré.
64 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

P. Bonte a développé récemment, et bien plus amplement que moi, les


différentes dimensions de ce mythe.
D’après un récit que j’ai recueilli à Tīgummāṭīn en 1982, le «Šrīv au
sein» serait un «homme venu de l’est», un pieux musulman, originaire,
comme le montre son ascendance prophétique, de la Péninsule Arabique.
Dans son voyage «en direction de l’ouest», il fit halte chez une
communauté «noire non musulmane» au sein de laquelle il se maria.
De ce mariage naquit un fils. Mais les hôtes du Šrīv ne tardèrent pas
à soupçonner les convictions musulmanes de leur visiteur. Se sentant
menacé, celui-ci quitta nuitamment les parents de son épouse, emmenant
avec lui le nouveau-né. Il commençait à se poser de graves questions
sur les conditions de survie de l’enfant désormais séparé de sa mère,
lorsque Dieu, pour apaiser ses soucis et permettre à l’enfant de survivre,
lui fit pousser un sein. Et c’est ainsi qu’il put nourrir, en l’allaitant, celui
dont la descendance allait constituer les divers groupes tribaux maures
qui revendiquent aujourd’hui cette ascendance.
On peut voir, dans cette allégorie qui corrobore d’autres récits de
même orientation où l’image de la mère s’associe au «mauvais héritage»
préislamique, une illustration du thème de la nécessaire séparation
d’avec le «côté de la mère» pour que puisse s’affirmer une adhésion
totale et radicale aux nouvelles valeurs islamiques et patrilinéaires.
L’ampleur de la revendication d’arabité dont témoigne le mythe
de bu-Bazzūl, l’intense volonté idéologique de se rattacher à une
origine arabe et šarifienne, spécialement compulsive parmi les tribus
«maraboutiques» à l’enracinement berbère plus ou moins notoire,
s’inscrit dans l’opposition fonctionnelle «guerrier vs marabout» dont
elle n’est, à l’inverse de ce que donne à penser l’illusion généalogique,
et comme j’ai essayé de le montrer plus loin dans ma thèse, qu’un
effet second et dérivé. Elle traduit avant tout la recherche d’un pouvoir
susceptible de faire pièce au pouvoir guerrier dont l’organisation
politique émirale constitue la forme la plus développée.
J’ai abordé dans la suite de ma thèse la nomenclature de ces tribus
«guerrières» et la chronique politique des émirats qui se sont constitués
en leur sein.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 65

J’ai particulièrement mis l’accent, là aussi dans le souci de montrer


la faiblesse des lectures «historiques» un peu hâtives qui mettent en
avant l’opposition «Arabes vs Berbères», sur le caractère fragmentaire
des indications dont nous disposons relativement à la dispersion
des Banī Ḥassān et à l’arbitraire qu’il y aurait à imaginer une sorte
d’invasion coordonnée et solidaire des tribus «arabes» devant faire face
à une «résistance berbère» dotée comme telle de quelque cohésion.
C’est sans doute en raison de ce que, dans certaines parties de
l’espace maure, s’est opérée une relative stabilisation de la hiérarchie
sociale au profit des guerriers «arabes» — deux termes devenus
synonymes en ḥassāniyyä — représentés en particulier par les émirs,
que cette vision a pu prendre consistance, au moins le temps (deux
petits siècles ) de combler les «trous» d’une documentation historique
à la fois rare et incertaine.
Je me suis assez longuement étendu sur la chronique politico-
militaire de ces émirats (Trarza, Brakna, Adrar et Tagant) et sur les
subdivisions internes des groupes autour desquels s’articulaient leur
pouvoir, leurs ressources et leurs capacités de mobilisation militaire.
En dessinant sommairement l’armature statutaire de ces ensembles
politiques où l’on distinguait «guerriers», «marabouts» et «tributaires»,
j’ai dégagé quelques constantes que montrent à la fois l’enracinement
«tribal» de ces structures (elles reposent sur des tribus individualisées, les
mécanismes de fission et de recomposition internes qui ordonnent leurs
divisions sont de la même nature généalogique et pseudo-généalogique
que celle qui commande l’organisation interne des tribus, l’existence
d’un pôle plus ou moins permanent de dissidence au sein de la tribu et
de la famille dirigeante, etc.) et l’émergence d’éléments qui témoignent
d’une ébauche d’autonomisation du pouvoir politique, en particulier
l’apparition d’une sorte de «garde prétorienne» spécifiquement attachée
au service des émirs, sans échapper naturellement à leurs compétitions
et à leurs dissensions.
Des éléments consacrés aux Almoravides à la chronique des émirats,
l’ensemble de ces développements a fait l’objet d’une publication, en
1987, sous le titre : Eléments d’histoire de la Mauritanie.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 67

II - Ordres, Tribus, États

Dans la seconde partie de ma thèse, comme dans un certain nombre


de travaux ultérieurs, je me suis attaché à présenter le système des
ordres de la société maure «traditionnelle» et ses liens avec l’autorité
politique, tribale ou émirale, comme je me suis attaché à élucider la
nature de cette autorité.

1. Les ordres
La société maure précoloniale (mais encore aujourd’hui…)
présente volontiers d’elle même, l’image d’un ensemble à la fois très
cloisonné et fortement solidaire. On y naissait, en principe, «guerrier»
(ḥassānī ou ‘arbi), «marabout» (zāwi ou mrābǝṭ), «tributaire» (laḥmī
ou aẕnāgi), «artisan» (m‘allam ou ṣānǝ‘), «griot» (īggīw), «ancien
esclave» (ḥarṭāni ) ou «eslave» (‘abd ).
Malgré l’expérience vécue d’une mobilité sociale dont les nombreux
exemples sont généralement répertoriés et connus («guerriers» qui
deviennent «marabouts» et parfois l’inverse, «guerriers» qui deviennent
«tributaires» et vice versa, «esclaves» qui se libèrent, etc.), l’idée la
plus communément reçue par les groupes dominants — et les groupes
dominés, dans une large mesure, la partagent —, c’est celle du caractère
«immuable» d’une architecture sociale où certains voudraient voir, sinon
la main de Dieu lui-même, du moins celle de ses plus fidèles serviteurs,
en l’occurrence Abū Bakr b. ‘Umar, auquel certaines traditions lettrées
attribuent la tripartition de la société maure en «guerriers», «marabouts»
et «tributaires».
L’ethos statutaire était associé en général à un certain nombre
de valeurs spécifiques des ordres et à une hiérarchie que le système
des échanges matrimoniaux — l’hypergamie féminine, les jeux sur
la proximité/ distance généalogique —, ses usages et ses lectures,
contribuaient à pérenniser.
68 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Les «guerriers» étaient soumis à un «code», centré sur la virilité


guerrière, le courage au combat, la fierté et la générosité. Des rites de
passage devaient enraciner et solenniser l’appartenance à l’ordre. Les
guerriers de rang supérieur ne pouvaient, sans déchoir, s’adonner à des
activités telles que le commerce, l’agriculture, le forage des puits, etc.
Seul l’entretien du bétail, en particulier les chevaux et les chameaux,
était jugé d’une dignité compatible avec leur rang. La source de
revenu la plus «noble» de l’aristocratie guerrière, celle qui marquait
le plus nettement la hiérarchie des rangs au sein des ḥassān, ce sont
les redevances (ḥrǝm , sg. ḥǝrmä) payées par les tributaires, ainsi que
les droits collectifs de passage ou de «protection» (aġvār, sg. ġavr)
consentis par des caravanes ou des tribus de passage sur les territoires
qu’ils «contrôlent».
La pratique de la razzia, associée à l’impératif de rétorsion, à
la défense de «l’honneur» ou plus simplement à des préoccupations
alimentaires, était aussi une composante essentielle et un signe distinctif
du statut guerrier.
La fonction maraboutique était, elle, tout au contraire, associée
au respect des valeurs religieuses, à une conduite pacifique et à
l’accumulation du savoir et, éventuellement de la richesse. Les zwāyä
ont effectivement été, souvent par le biais de leurs dépendants, les
principaux responsables du développement des activités économiques
(élevage et agriculture) au sein de la société maure. L’enseignement
et l’administration des différentes pratiques religieuses, y compris des
arbitrages judiciaires, leur étaient, en général, dévolus.
J’ai consacré quelques développements à cet enseignement, à ses
outils, à ses contenus et à ses méthodes. Je me suis également intéressé
aux mouvements confrériques (Qādiriyya, Tijāniyya, Šāḏiliyya,
Ġuẓfiyya), dont les chefs et les établissements ont constitué les
principaux vecteurs de propagation de l’islam et de la culture arabo-
musulmane dans l’espace maure et ses confins. Je reviendrai plus loin
sur les liens que l’organisation tribale elle-même entretient avec les
confréries et les chefs confrériques.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 69

Parmi les groupes dépendants, mon attention est allée plus


particulièrement aux esclaves et ḥrāṭīn qui constituent, au point de vue
démographique, probablement la moitié de la société maure actuelle (où
l’on ne parle plus que de ḥrāṭīn). Les transformations récentes de leur
statut — la Mauritanie a connu sa dernière (?) abolition de l’esclavage
en 1980 …— et les interrogations qu’elles suscitent ont donné lieu à
divers textes que j’ai écrits pour des colloques ou des ouvrages collectifs.
Dans ces contributions, je me suis intéressé à la fois à la condition
servile et à la place et au rôle de l’esclavage dans le commerce pratiqué
par les Maures, avant comme après l’installation des Européens sur la
côte atlantique mauritanienne.
L’esclavage maure est un esclavage domestique qui prétend tirer
sa source principale de légitimité de l’islam. Les rapts isolés opérés
sur les populations noires voisines y ont probablement joué un certain
rôle, mais, pour l’essentiel, c’est sans doute le commerce qui a alimenté
la couche servile de la société maure. Les esclaves étaient avant tout
utilisés pour les travaux domestiques, mais aussi dans l’élevage comme
bergers et puisatiers. Dans l’agriculture, il s’agissait davantage de ḥrāṭīn,
ayant un statut de tributaire ou de métayer, et payant des redevances qui
pouvaient aller d’une quantité symbolique de grains à la quasi-totalité
de leur récolte.
A l’époque du commerce de traite, ils étaient aussi utilisés dans la
collecte de la gomme arabique qui revêtait, aux XVIIIe et XIXe siècles,
l’importance qui a déjà été soulignée. J’ai toutefois tenté de montrer
que, contrairement aux supputations inspirées à certains chercheurs par
les observations de René Caillié, cet usage des esclaves maures dans la
cueillette de la gomme ne constituait pas une composante décisive de
leur statut.
J’ai déjà noté que la fin de la traite esclavagiste atlantique semble
avoir puissamment profité aux circuits sahariens de commerce des
esclaves, singulièrement dans l’espace maure. J’ai développé ce point
dans ma thèse ainsi que dans mes publications ultérieures relatives à
l’esclavage.
70 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

J’ai également montré l’impact limité des politiques d’émancipation


officiellement mises en avant par l’administration française du
comptoir de Saint-Louis du Sénégal (les «villages de liberté»), puis
poursuivie plus tard par l’administration coloniale française et son
héritière mauritanienne. J’en concluais que ce sont les bouleversements
climatiques récents (sécheresse des années 1970) et leurs conséquences
économiques (ruine des systèmes ruraux traditionnels de production…)
et démographiques (sédentarisation massive et accroissement
spectaculaire de la population urbaine…) qui sont à l’origine de la toute
récente (1980) mesure d’abolition prise par les autorités mauritaniennes,
sous une pression accrue des porte-parole des esclaves eux-mêmes.
De l’examen de l’ensemble de la stratification sociale maure
«traditionnelle», qui a parfois été rapprochée du système indien des
castes, je tirais, dans ma thèse, les conclusions suivantes.
Deux grands principes sont sensés commander cette stratification
: un principe d’exclusion matrimoniale et un principe de spécialisation
professionnelle.
L’exclusivisme matrimonial, l’endogamie, «la naissance», en
lesquels les représentations indigènes dominantes — celles des couches
dominantes — voudraient voir la marque et le moyen principal de
reproduction du système, ne réalisent en fait que très imparfaitement
l’étanchéité entre groupes de statut dont ils sont supposés être garants.
Plutôt que d’endogamie (seuls les artisans semblent avoir
pratiqué un degré de fermeture matrimoniale élevé), il convient de
parler d’hypergamie féminine dans le contexte maure : la seule règle
relativement stricte du système étant qu’une femme ne devait pas
épouser un homme de statut moins élevé que celui de son père, rien
n’interdisant, en revanche à un homme de s’allier par le mariage à
un groupe de rang plus avantageux ou de statut moins élevé. L’islam
est venu codifier l’idée de «parité» (kafā’a) entre les hommes que la
circulation des femmes, globalement mises sous la tutelle juridique
de leurs agnats — et donc de leurs «cousins» (äwlād ‘amm) et maris
potentiels —, devait assurer.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 71

Côté hiérarchie, mise à part la prééminence reconnue aux


«guerriers» et aux «marabouts», mis à part le fait que les esclaves étaient
incontestablement au degré zéro de l’édifice, ne comportait aucune
échelle hiérarchique précise, aucune règle rigoureuse de classement
n’indiquait la place des groupes de statut les uns par rapport aux autres.
Entre zwāyä et ḥassān eux-mêmes, et malgré les avantages
politico-hiérarchiques incontestables dont jouissaient ces derniers dans
la société maure précoloniale, le «classement», par certains côtés, restait
ouvert. Les stratégies matrimoniales et généalogiques se combinaient
aux valeurs nobiliaires légitimes — «l’honneur», «la piété» — pour
définir un horizon de classement, un champ de classement où toutes les
places n’étaient pas, d’avance, acquises. Pour en rester ici aux questions
d’endogamie et d’hypergamie, je rappellerais que les ḥassān, malgré
leur prééminence politique reconnue, ne pouvaient, en règle générale,
épouser les femmes zwāyä (tout au moins des femmes zwāyä de rang
élevé), alors qu’en sens inverse, un certain nombre de mariages de ce
type sont enregistrés.
S’agissant du second principe de classement, la spécialisation
professionnelle, elle était, si l’on excepte peut-être les griots et les
artisans, toute relative. Tout le monde pouvait s’adonner à l’élevage et s’y
adonnait de fait. Une partie des objets fabriqués par les artisans pouvait
l’être par d’autres, notamment les ḥrāṭīn, et si la musique instrumentale
«classique», qui présente quelque degré de sophistication, était de la
compétence des seuls «griots», tout le monde pouvait chanter, voire se
produire dans des cercles restreints.
Il va de soi que tous les individus d’un même groupe statutaire
n’étaient pas fixés de manière aussi rigide et égale à leur groupe et à sa
spécialisation «de caste» présumée que pourrait le suggérer une (auto)
représentation schématique de l’ordre social précolonial.
Sans parler des changements de statut qui pouvaient affecter
des individus ou des groupes entiers, les frontières réputées exister
entre groupes étaient souvent plus fragiles que le système reçu des
représentations ne voulait le donner à croire : on sait, par exemple,
s’agissant de l’opposition «guerriers vs marabouts» que de nombreuses
72 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

tribus zwāyä (Kǝntä, Aġlāl, Ijummān, etc.) portaient les armes et que
les guerriers «repentis» (tiyyāb, muhājriyyīn) ont alimenté de manière
appréciable la couche maraboutique.
Face à la relative souplesse qui caractérisait, dans la réalité, le
système des statuts de la société maure précoloniale, face à la complexité
des réalités qu’en fait il décrivait, l’idéologie statutaire ne laisse pas
d’apparaître, elle, particulièrement rigide.
C’est sans doute cette empreinte de rigidité qui a valu à la société
maure précoloniale d’être rapprochée du système indien des «castes»,
malgré la distance qui sépare les deux systèmes, et notamment l’absence
dans le dispositif saharien de l’échelle de pureté — des brahmanes aux
intouchables — au statut quasi-ontologique qui caractérise l’univers
indien décrit par Louis Dumont.
Restait à voir comment cette stratification «verticale» des rangs et
des ordres s’ajustait à la hiérarchie «horizontale» des tribus.
Les strates de la société maure précoloniale ne sont donc pas
ordonnées, comme le seraient les «castes» indiennes, le long d’une
échelle de pureté qui les classerait en fonction de leur rang, de leur
profession, des plus purs aux «intouchables».
L’ordre qu’elles expriment n’a pas la «cohérence» et la dignité
métaphysique que le mythe du purusa — le premier homme fut
divisé, de sa bouche sortit le brahman, de ses bras, le kšātria, de ses
cuisses, le vayšiya et de ses pieds, le sudra — conférait, à la haute
époque védique, à l’agencement des varna. Même si quelques timides
échafaudages maraboutiques tentent d’attribuer à Abū Bakr Ibn ‘Umar,
la paternité d’une tripartition originaire de la société maure, qui ne
retient de manière significative, que les guerriers, les marabouts et
ceux qui les entretiennent de leur travail sans plus de précision quant à
leurs fonctions ; même si la persistance de «l’esprit de caste» — encore
aujourd’hui — témoigne d’une certaine irréductibilité du phénomène
statutaire comme mode de structure et de lecture de l’ordre social maure.
C’est qu’en effet, avais-je essayé de montrer, au plan politique,
seule l’opposition des ḥassān et des zwāyä aux autres groupes de statut,
relayée et structurée par l’organisation en tribus (les tribus aẕnāgä ou
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 73

laḥmä, d’une cohésion souvent extrêmement fragile, étaient inféodées


soient aux ḥassān, soit aux zwāyä) , est pertinente.
La reproduction conjointe des fonctions guerrières et maraboutiques,
au sommet de la hiérarchie sociale maure — dans le cadre des tribus
maraboutiques et guerrières—, ne va pas, du point de vue qui m’occupe
(celui du pouvoir politique), sans poser quelques problèmes, au premier
rang desquels celui de la nature de l’organisation tribale elle-même.
Le pouvoir émiral, qui cristallise la hiérarchie des ordres et dont
j’ai esquissé l’évolution politico-militaire dans les quatre émirats
(Trarza, Brakna, Adrar, Tagant), est-il de même nature ou d’une nature
différente que le pouvoir tribal ?
Qu’en est-il du rôle de la parenté, qui apparaît comme le ciment
idéologique de la tribu, le pivot des ‘aṣabiyyāt autour duquel
s’organise, pour reprendre une expression de Pierre Bonte, «l’opposition
compétitive» qui la structure ? L’ordre tribal, qui se veut avant tout un
ordre généalogique, peut-il donner naissance à des structures politiques
situées au-dessus des tribus ? Si les émirats sont, comme on peut le
soupçonner, des ébauches d’Etat, comment, à partir de leur exemple,
peut-on situer le passage de l’ordre tribal à l’ordre étatique ?

2. La qabīla
La question de l’organisation tribale et de son mode d’articulation/
désarticulation avec des structures politiques dotées d’une autonomie
de quelque importance vis-à-vis des qabā’il et de leur (dés)organisation
était, je le rappelle, au point de départ des investigations que l’ai
entamées dans ma thèse. J’ai poursuivi et développé ultérieurement ces
recherches, à la fois dans des directions monographiques plus précises
et dans le sens d’un effort plus général d’élucidation des contours de
cette notion et de ses effets dans le champ du politique.
Dans mon travail de thèse, j’avais pris pour point de départ le
contexte maure et le mode de fonctionnement, dans ce contexte, de la
qabīla — c’est le terme en usage en ḥassāniyyä, le dialecte arabe des
Maures — à la fois comme réalité et comme représentation.
74 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

L’ubiquité rapidement décelée ne concernait pas seulement les


contours sémantiques du terme arabe par rapport à d’autres vocables du
même champ telle que la fait apparaître un rapide parcours des textes de
référence en la matière, elle concernait aussi des problèmes éminemment
pratiques de classement liées, par exemple, à des questions d’héritage,
de tutelle légale sur une femme ou un mineur; comme elles pouvaient
avoir trait à l’obligation de participer au règlement d’une dette de sang
(diyya), etc.
Les textes juridiques musulmans auxquels se réfèrent, au moins
idéalement, les pratiques locales, mettent l’accent, dans la définition
de la qabīla, sur la filiation patrilinéaire, mais soulignent également
l’équivalence de plein droit de la relation de tutelle et de protection
(walā’), qui naît de l’adoption avec les liens du sang.
La reconnaissance pleine et entière de ce second critère, l’intégration
effective des «clients» et des protégés en tant que membres de plein
droit de la ‘aṣaba, du groupe de ceux qui s’héritent entre eux et paient
ensemble le prix du sang, et de la qabīla, mettent en lumière le caractère
éminemment social de la tribu. Entre la théorie juridique et la lecture
généalogique hiérarchisante de la cohésion de la qabīla, celle-ci se
présente comme un dispositif qui fait place, en pratique, à la fois à
l’égalité et à la hiérarchie, à la parité entre «cousins» et à l’hégémonie
des hommes (et des femmes) des ordres «nobles» (aḥrār) — ḥassān et
zwāyä — sur ceux qui les «suivent» (atbā‘).
La lecture «affiliative» de son unité, référée à un «ancêtre»
commun auquel tous les membres de la qabīla se rattachent par un
lien qui s’énonce et s’annonce comme un lien de filiation (les noms de
tribu commencent généralement — mais pas toujours …— par äwlād
ou son équivalent berbère, id…: «les fils de …» ), fait en principe de
tous des äwlād ‘amm, des «fils de l’oncle paternel», en théorie tous
égaux. En réalité, la tribu est une structure hiérarchique où la règle
d’hypergamie féminine évoquée plus haut préside au maintien des
classements internes (entre les divers groupes de statut au sein de la
qabīla) et externes (avec les autres tribus).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 75

Parmi les «hommes libres» de la qabīla eux-mêmes — et compte


tenu des nombreux facteurs internes de classement qui peuvent exister
entre eux (courage, richesse, savoir, charisme, degré de «pureté»
dans la chaîne généalogique qui conduit à l’ancêtre commun, souvent
«retravaillé» après coup pour être ajusté à une domination acquise
…) —, une hiérarchie de rangs, généralement interprétée en termes
généalogiques, vient renforcer les inégalités «héréditaires» liées au
statut. En fonction de «la naissance», on distinguait ainsi à l’intérieur
de chaque tribu, et plus particulièrement au sein des tribus zwāyä,
celles qui accueillent le plus «d’étrangers», de «migrants», ce qu’on
appelait le ṣamīm («le noyau pur, non mélangé») et les ‘aṣab, ceux
qui ont contracté une alliance organique avec une tribu (résidence
ou nomadisation commune, nombreux échanges matrimoniaux, …),
au point d’en être considérés comme des membres. Pour des raisons
généalogiques, le ṣamīm était, bien sûr, considéré comme plus «noble»
que le ‘aṣab et généralement jugé supérieur à lui.
Ṣamīm et ‘aṣab partageaient pourtant les mêmes prérogatives et les
mêmes devoirs, dont participaient aussi, jusqu’à un certain point, les
groupes subalternes (m‘allmīn, ḥrāṭīn, etc.) de la qabīla.
Parmi les prérogatives communes, les fondements de l’unité de la
qabīla, figure le partage d’un même territoire. Les diverses enquêtes de
terrain que j’ai effectuées, avant comme après la rédaction de ma thèse,
conduisent cependant, et comme je l’ai évoqué précédemment, à nuancer
largement cette idée de la centralité du territoire. La grande dispersion
territoriale de la plupart des tribus maures, et l’enchevêtrement sur
un même espace de divers «droits» et prérogatives dans le contexte
précolonial, où les tribus guerrières dominantes, notamment, n’avaient
pas de contrôle direct sur les territoires relevant de leur hégémonie,
rendent la notion d’unité spatiale pour le moins problématique.
Le territoire se révélait pourtant souvent, surtout parmi les tribus
zwāyä — mais bien souvent «leurs» tribus guerrières (chacune avait
ses «protecteurs», ses «alliés» ou ses «disciples», tlāmīd) les suivaient
ou les soutenaient dans leurs querelles …— un mobile essentiel de
ces conflits extérieurs qui constituaient les moments unitaires majeurs
des entités tribales. La qabīla, avais-je essayé de montrer, est un
76 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

groupement humain à l’intérieur duquel s’exercent certaines formes


de responsabilité collective, de solidarité, dont la communauté de
territoire et le feu (nār) commun apposé sur les animaux constituaient
des indices objectifs, même si le territoire et la marque commune sur le
bétail attestent et fondent aussi des alliances particulières entre tribus
guerrières (elles apposaient généralement le feu de «leurs marabouts»)
et tribus maraboutiques.
Toute qabīla a donc un devoir collectif de protection à l’égard
de ses ressortissants. Elle doit se mobiliser pour réparer toutes les
atteintes qui sont faites à leurs biens et à leur personne; elle doit réparer
collectivement les dommages graves, notamment les meurtres, commis
à l’extérieur par ces mêmes ressortissants. La qabīla, pourrait-on dire
en schématisant quelque peu, c’est l’ensemble de ceux qui paient une
même diyya, une même compensation pour un homicide commis par
l’un d’entre eux.
Moins qu’une entité démographique d’un volume donné —
les qabā’il allaient de quelques dizaines à plusieurs milliers, voire
dizaines de milliers de personnes — ou qu’une unité généalogique ou
résidentielle aux frontières bien délimitées, la tribu maure de l’époque
précoloniale apparaît avant tout comme une réalité politique. Une
réalité qui évolue, s’étend ou se rétrécit, se renforce ou s’affaiblit, au
gré des circonstances historiques, des compétitions internes ou externes
qui la prennent pour enjeu ou pour cible, des stratégies de contrôle et de
pouvoir qui opposent en son sein les détenteurs de privilèges (plus ou
moins) établis à tous ceux qui aspirent à modifier en leur faveur l’ordre
des choses.
J’ai longuement développé cette idée de la tribu comme volonté
et comme représentation à propos d’un exemple, celui de la tribu
maraboutique des Äwlād Äbyäyri, qui illustre plus particulièrement le
poids du facteur religieux dans la (re)constitution et l’évolution d’une
qabīla maure.
J’ai rappelé précédemment que le système tribal maure s’inscrit
dans la tripartition statutaire : tribus guerrières, tribus maraboutiques,
tribus tributaires. Les traits formels qui désignent l’appartenance d’un
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 77

individu à l’un quelconque de ces trois ensembles paraissent les mêmes:


rattachement à un ancêtre, ou plus précisément au nom d’un ancêtre
réputé commun; définition en termes de parenté agnatique de cette
appartenance à une même unité généalogique des membres de la tribu
qui se désignent entre eux comme des äwlād ‘amm (cousins parallèles
patrilatéraux); même logique segmentaire qui ordonne la fission et la
fusion des ensembles et sous-ensembles tribaux (vaẖẓ, pl. ävẖāẓ ).
Si la cohésion généalogique des tribus ḥassān dominantes paraît
plus forte que celle des tribus zwāyä, ce fait ne réduit nullement
l’importance, parmi ces derniers, de l’enjeu généalogique qui reste au
cœur de toutes les stratégies de légitimation, et qui motive les luttes de
classement impliquant les seuls «marabouts» ou engageant leur place
dans la société globale.
Chez les zwāyä toutefois, et c’est là le trait idéologique qui
les distingue principalement des «guerriers», l’association d’une
représentation égalitaire (segmentaire) de l’ordre tribal à une vision de
celui-ci comme le déploiement d’une hiérarchie de statuts, trouve sa
légitimation dernière dans les valeurs religieuses de l’islam. Tant le
rôle de la jamā‘a, de l’assemblée tribale «qui délie et qui lie» (jamā‘at
al-ḥall wa-l-‘aqd) — et où l’accent est mis sur l’équivalence statutaire
des hommes, libres et adultes, de la qabīla —, que les prérogatives du
leader confrérique, du šayẖ, trouvent à s’appuyer sur un argumentaire
théologique.
C’est le rôle de ces valeurs religieuses au fondement de
l’organisation tribale que j’ai analysé dans le cas de la tribu des Äwlād
Äbyäyri.
Les traits généraux qui caractérisent l’organisation interne de
cette qabīla ne diffèrent en rien des autres tribus maures, tous groupes
statutaires confondus : hiérarchisation interne de la tribu en fonction de
la «pureté» de la généalogie; subdivision en ‘aṣabiyyāt, en «groupes en
corps», liés notamment par le paiement collectif du prix du sang (diyya);
affiliation à la tribu d’individus ou de fractions entières qui gardent plus
ou moins intact le souvenir de leur rattachement généalogique antérieur
— et extérieur à celui de leurs hôtes — ; opposition entre le ṣamīm,
78 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

le noyau généalogique «pur» de la tribu, et les ‘aṣab, les alliés qui se


sont intégrés, continuité entre les stratégies politiques et les stratégies
matrimoniales, etc.
Dans l’analyse du cas des Äwlād Äbyäyri, je me suis particulièrement
attaché à analyser ce qui singularise «l’anarchie ordonnée» de la tribu
maraboutique et le mode d’intervention de l’autorité religieuse dans
le maintien de l’unité de cette communauté. La dimension territoriale
et économique de ce processus, largement influencé dans le cas des
Äwlād Äbyäyri par une figure de premier plan du système confrérique
de la qādiriyya, - al-Šayẖ Sidiyya (m. 1868)- est apparue bien plus
significative que dans le cas des tribus guerrières : les zwāyä, je l’ai
déjà noté, sont bien plus directement liés à l’agriculture, à l’élevage et
au commerce que ne le furent les ḥassān.
Les prises de position doctrinales du fédérateur des Äwlād Äbyäyri
sur les problèmes de pouvoir, dans un contexte d’anarchie relativement
favorable à l’instauration de sa propre autorité, m’ont donné l’occasion
d’examiner la manière dont les milieux lettrés musulmans concevaient
et percevaient les rapports entre l’organisation tribale et l’idéal étatique
islamique, par rapport auquel l’autorité du šayẖ doit se situer.
L’effet d’assignation statutaire associé à la vocation (idéal-
typiquement) religieuse des zwāyä leur imposait en effet une conduite
respectueuse des commandements de l’islam, un comportement
pacifique, la recherche de sources de revenus compatibles avec les
normes de la šarī‘a telles qu’ils pouvaient les percevoir. Il colore
également le mode d’organisation interne à la tribu et oriente, dans une
certaine mesure, les compétitions et les stratégies de domination qui en
ordonnent et divisent les divers segments.
Il m’a semblé que l’on pouvait voir dans le rôle joué par ce dirigeant
confrérique, unifiant et «remaniant» à son profit sa qabīla (mais d’autres
modèles d’entreprenariat confrérique ont existé dans la région, qui s’y
prennent autrement avec leur propre tribu et avec celles des autres …),
une manière d’illustration du propos d’Ibn Ḫaldūn qui veut que
« … les nomades (‘arab) ne puissent constituer un pouvoir politique
(lā yaṣliḥu lahum al-mulk) que grâce à quelque structure religieuse (illā
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 79

bi-ṣibġa dīniyya) : (appel) d’un prophète ou d’un saint (min nubuwwa


aw walāya) ou quelque autre puissant (aw aṯar ‘aẓīm) de la religion en
général (min al-dīn ‘alā al-jumla).»
A l’encontre des thèses gellneriennes, mettant l’accent sur le
rôle essentiel et quasi-insurmontable de l’équilibre oppositionnel des
segments tribaux, du jeu de bascule qui entrave l’émergence de toute
autorité stable au sein de la qabīla, malgré les éventuels arbitrages
que peuvent exercer les intercesseurs religieux, j’ai fait apparaître
la transformation progressive du rôle d’arbitre, que le šayẖ tire de
ses fonctions religieuses en autorité politique. Une autorité qui ne
rompt certes pas avec les mécanismes segmentaires à l’œuvre dans
l’organisation tribale, mais qui plutôt les «subvertit» et en quelque sorte
les «retourne» à son profit. Ici le charisme personnel et de fonction (le
rôle du šayẖ en tant que dirigeant confrérique) se réinvestit dans l’ordre
tribal et tend à le préserver puisque c’est en son sein et dans son cadre
qu’il s’organise, tout en lui fournissant un autre mode d’expression
légitimé, en dernier ressort, par les valeurs religieuses.
En reprenant ici les conclusions auxquelles m’avait conduit
l’examen de ce cas d’instauration d’une autorité politico-religieuse sur
une tribu, pouvoir qui devait finir par (chercher à) se transformer en
autorité «généalogique», j’ai quelque peu anticipé sur le contenu des
développements que dans la suite de ma thèse, mais également dans
d’autres travaux, j’ai consacrés à la question de la nature du pouvoir à
l’intérieur de la tribu maure et ce que l’on peut tirer de sa comparaison
d’avec le type d’autorité qui s’exerçait dans le cadre des émirats évoqués
plus haut.

3. Pouvoir tribal et pouvoir émiral


Le pouvoir dont je viens d’évoquer l’émergence au sein de la
seule tribu des Äwlād Äbyäyri, tribu «maraboutique», diffère-t-il
de celui que l’on observe dans les tribus «guerrières» ? Y a-t-il des
traits qui singularisent le pouvoir dans les émirats évoqués plus haut,
et qui regroupaient plusieurs tribus au statut différent ? Cette question
engage à la fois le contenu de fait des observations que l’on peut
80 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

tirer des données du terrain mauritanien et un problème de droit lié à


la possibilité du développement d’une sphère autonome du politique
dans un univers essentiellement soumis aux mécanismes segmentaires
tribaux. Comment quelque chose comme un pouvoir étatique peut-il
naître des structures tribales ?
On a pu attribuer aux «coutumes», versées par les traitants européens
aux émirs en contact avec eux, un rôle essentiel dans l’émergence de
leur pouvoir comme dans les traits majeurs qui le caractérisent. Mes
enquêtes m’ont conduit sur ce point à des conclusions sensiblement
divergentes d’avec celles des chercheurs, qui ne voyaient guère de
différences entre tribus et émirats, ou qui voulaient voir dans ces
derniers uniquement une création plus ou moins fictive, ou purement
«lexicale», des comptoirs européens.
J’ai fait apparaître les différences qu’il pouvait y avoir sur ce point
entre tribus maraboutiques et tribus guerrières, autour notamment du
rôle de la jamā‘a tribale, de «l’assemblée qui délie et qui lie», à laquelle
les zwāyä, en relation avec leur statut religieux, étaient portés à attribuer
une fonction voisine de celle de la «communauté des croyants» (umma)
musulmans dans la vision sunnite du pouvoir.
Cependant, le privilège de principe accordé par les zwāyä à l’esprit
collégial qui est sensé présider à la constitution et aux prises de décision
de la jamā‘a, n’est pas incompatible avec une relative personnalisation
du pouvoir tribal maraboutique aux mains d’une sorte d’aristocratie
«sénatoriale» plus ou moins héréditaire ou d’un chef religieux
charismatique comme al-Šayẖ Sidiyya.
L’empreinte de collégialité, l’effet de ce que j’ai appelé
précédemment la dimension égalitaire, y apparaît cependant plus
nettement que parmi les ḥassān où la concertation est plus fréquemment
délaissée au profit du «principe du chef».
J’ai montré les limites de cette «personnalisation» et la fragilité
de l’autorité que provisoirement elle servait à asseoir : le chef de tribu,
guerrier ou marabout, n’était que le premier parmi ses pairs. Et si
l’exercice du pouvoir apparaît plus «aristocratique» parmi les ḥassān
que parmi les zwāyä, cette nuance n’est pas à mettre au compte d’une
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 81

dichotomie chimérique suggérée par certains auteurs coloniaux entre


«esprit démocratique berbère» et «despotisme arabe», mais serait plutôt
à inscrire dans l’opposition fonctionnelle «guerrier vs marabout»,
fonction cléricale vs fonction guerrière et l’ensemble des représentations
polaires qu’elle détermine : «pacifisme» maraboutique vs «violence»
guerrière ; «piété» maraboutique vs «impiété» guerrière ; «respect» de
la šarī‘a vs «irrespect» de la šarī‘a; «courage» et «énergie» guerriers
vs «couardise» et «indécision» maraboutiques, etc.
Le pouvoir des émirs m’est apparu sensiblement différent de celui
exercé par les chefs de tribu. Un parcours attentif d’une importante
documentation manuscrite m’a permis, à l’encontre de la thèse d’une
«invention» par les saint-louisiens du titre d’émir lui-même, de montrer
que le lexique du pouvoir dans la société maure précoloniale établissait
explicitement l’existence d’un type d’autorité ainsi nommé, lui faisait
une place dans le champ sémantique du pouvoir.
Le commerce de traite, malgré l’influence exercée par le biais des
«coutumes», n’a pas créé de toutes pièces les émirats maures. Deux sur
quatre des émirats précédemment évoqués, l’Adrar et le Tagant n’ont
guère été, ou n’ont été que tardivement, en contact avec les comptoirs
européens.
J’ai montré par ailleurs que l’autorité des émirs, qui s’exerce
sur un ensemble de tribus, incluant notamment tribus guerrières et
maraboutiques, reposait, malgré l’instabilité chronique qui l’affectait,
sur des bases qui lui conféraient une réelle et durable autonomie vis-
à-vis des groupes en compétition qui menaçaient bien souvent de la
vider de son contenu. Il s’agit en particulier des biens attachés à la
fonction émirale (on parlait dans le Trarza de māl ǝs-sǝrwāl l-abyaẓ, des
«biens du pantalon blanc», dont le port appartenait au seul émir) et de
l’apparition de groupes, parfois «transformés» en tribus, qui jouaient un
rôle d’embryons de «garde du palais» (rappelons que les émirs étaient
avant tout des nomades …) et de collecteurs de taxes au profit de la
famille émirale (et à leur propre profit).
Malgré les sécessions permanentes, les dissidences plus ou moins
durables, les guerres civiles, le pouvoir émiral, même vacant, même
82 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

réduit à sa plus simple expression — celle d’un chef de bande guerrière


vivant de rapine et de rançons — a réussi à accréditer et à préserver
la composante supra-tribale et supra-segmentaire à laquelle il doit sa
spécificité par rapport au mode d’organisation de la qabīla.
Je concluais ce chapitre de ma thèse sur le poids des «coutumes»,
ces allocations aux listes hétéroclites que les traitants européens
versaient aux chefs maures en contact avec eux et tout spécialement
parmi eux aux émirs.
Le règlement plus ou moins régulier de prébendes à des chefs
ḥassān intervenait en général en conclusion d’affrontements où ils
faisaient la démonstration sinon d’une autorité politique effective sur
leur pays, du moins d’une réelle capacité à le rendre impropre à tout
échange suivi, si l’on ne tenait pas compte de leur «représentativité».
L’institution des «coutumes» — c’est ainsi qu’on prit l’habitude
de nommer les prébendes en question — prend donc ses racines à la
fois dans l’ordre hiérarchique de la société maure (politiquement et
militairement dominée par l’aristocratie guerrière des ḥassān), et dans
le souci de sécurité ressenti par le commerce de traite européen.
Les rivalités entre les représentants commerciaux de diverses
nations européennes se serviront naturellement de ces prébendes pour
promouvoir leurs intérêts, en association avec tel ou tel personnage,
clan ou famille locaux. J’ai donné une illustration de cet aspect des
choses en évoquant des événements qui, au début des années 1820
— les Français venaient de se faire restituer Saint-Louis par les
Anglais, occupé par ces derniers entre 1809 et 1817, mais les rivalités
commerciales n’allaient pas tout de suite cesser — devaient conduire
à une succession d’assassinats dans la famille émirale des Trarza, sur
fond du soutien des Anglais et des Français aux deux parties en conflit.

4. Parenté et pouvoir
Qu’il soit tribal ou émiral, l’examen du pouvoir politique au sein
de la société maure précolonial fait apparaître de manière récurrente le
poids d’un facteur déterminant, la parenté, sous la forme particulière de
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 83

ces mécanismes de fission et de fusion ordinairement associés par les


anthropologues à la notion de segmentarité.
Inspiré par les travaux de Pierre Bonte, j’ai entrepris une brève
histoire critique de la théorie qui s’est associée à l’observation de
ces phénomènes d’opposition interne, générateurs d’éclatement et de
formation de nouvelles unités caractéristiques du mode d’organisation
tribal. Chez Émile Durkheim d’abord, dont La Division du travail social
est, semble-t-il, le premier grand texte sociologique où il est question
des «sociétés segmentaires». Chez Evans-Pritchard ensuite et chez leur
continuateur partiel, Ernest Gellner, qui a étendu leurs conceptions
à l’analyse d’une société tribale très voisine de la société maure, les
Berbères de l’Atlas marocain.
Ch. Stewart, dans un ouvrage collectif co-édité par Gellner, a
élargi les conceptions de celui-ci à l’interprétation de l’ordre social et
politique de la société maure précoloniale.
Après avoir montré ce que l’opposition durkheimienne de la
«solidarité organique» et de la «solidarité mécanique» (les sociétés
segmentaires sont régies par la «solidarité mécanique») doit à un
arrière-plan biologique qui la situe dans le champ de ce que Foucault
a appelé «l’imagination de la ressemblance» — l’efficacité «caténaire»
de la solidarité dans les sociétés segmentaires, dont les composantes
sont comparées aux anneaux de l’annelé, proviendrait, selon Durkeim,
de leur «similitude …—, je me suis efforcé de montrer les limites à
la fois internes et externes des constructions théoriques autour de la
segmentarité héritées d’Evans-Pritchard.
Un examen attentif de l’ouvrage majeur des Nuer fait apparaître
des difficultés et des hésitations internes à l’édifice théorique d’Evans-
Pritchard, concernant notamment le traitement de l’exogamie et les
rapports entre segmentation politique (territoriale) et segmentation
lignagère. La théorie de «l’anarchie ordonnée» fondée sur l’équilibre
entre segments équivalents de lignage, à la fois antagoniques et
complémentaires («Moi contre mon frère, mon frère et moi contre mes
cousins, moi, mon frère et mes cousins contre les autres …) s’inscrit
d’ailleurs, dans la lignée des idées de Pitt-Rivers, dans ce que Dumont
84 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

a appelé la «théorie des groupes de filiation unilinéaires» fondée sur


l’exogamie. Or la société maure est une société située plutôt du côté
de l’endogamie, ou en tout cas du «mariage dans un degré rapproché»,
pour reprendre une formulation de Lévi-Strauss et de Pierre Bonte,
et où l’alliance idéale est celle qui se réalise avec cette quasi-soeur
qu’est la fille du frère du père (mǝnt al-‘amm), même s’il n’y a pas
de règle prescriptive autre que celle de l’interdiction de l’hypergamie
féminine précédemment signalée, qui ne définit pas une classe précise
de conjoints.
Quelle que soit l’interprétation que l’on donne de ce «mariage
arabe» — qui résiste aussi bien à la théorie des «descent groups»,
qu’à la théorie lévi-straussienne de l’alliance de mariage fondée sur la
prohibition de l’inceste et l’impératif de l’échange —, il paraît pour le
moins difficile d’en faire la charpente d’un système politique identique
à celui d’une société à clans exogames comme les Nuer, même si on
observe ici et là la même «anarchie tribale».
Est-ce bien d’ailleurs la même ? Et les erreurs des héritiers d’Evans-
Pritchard ne proviennent-elles pas précisément de leur tendance à traiter
en termes identiques des sociétés très hétérogènes, sous prétexte que
l’on y rencontre des «tribus» ?
A en juger par la préface de Middelton et Tait à l’ouvrage collectif
Tribes without rulers, où l’héritage evans-pritchardien s’épanouit et
se systématise, la notion de segmentarité se présente en effet, dans
le champ plus large de la doctrine fonctionnaliste, comme un outil
d’interprétation de l’absence d’autorité politique dans des sociétés
qui seront dites «acéphales», «anarchiques», «sans Etat». Le modèle
segmentaire, ai-je noté avec P. Bonte, met tout particulièrement l’accent
sur le fonctionnement «en équilibre» des sociétés segmentaires, qui
tend à prévenir l’émergence en leur sein d’inégalités génératrices
d’une stratification, pouvant donner naissance à un pouvoir politique
autonome. Les sociétés segmentaires se défendraient en somme contre
l’Etat.
Les Maures de l’époque précoloniale offrent pourtant l’exemple
d’une société largement dominée par les mécanismes segmentaires
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 85

précédemment évoqués, une société où la parenté fournit le «squelette


conceptuel» des unités politiques (les tribus et, à un degré moindre, les
émirats), une société de surcroît divisée en groupes de statut («guerriers»,
«marabouts», «tributaires», «artisans», «griots», «anciens esclaves»,
«esclaves»), et où l’on observe, à partir du XVIIe siècle, l’émergence
d’embryons de pouvoirs politiques centralisés (les émirats).
Comment s’est effectué ici le passage de la tribu à une ébauche
d’Etat ? Comment s’est opérée cette transition dont la vision en termes
de segmentarité ne permet pas de rendre compte ?
A voir les choses au sein de la seule aristocratie guerrière (ḥassān)
où les émirs se recrutaient, on pourrait se contenter de parler avec Bonte
du passage, d’un «factionnalisme segmentaire» (tribal et anti-étatique)
à un «factionnalisme politique» par lequel la composition et le rang des
tribus guerrières sont périodiquement «réarrangés» au travers de luttes
autour d’un pouvoir, dont la fixation au sein d’un lignage émiral n’est
plus remise en cause, mais dont les règles de transmission au sein de
ce même lignage restent incertaines. Il s’agirait en quelque sorte du
passage d’un tribalisme anti-étatique à un «tribalisme d’Etat», d’une
dominance des structures de la parenté à une dominance des structures
politiques. Comment s’est effectué ce renversement annonciateur d’un
«décrochage» (partiel) des structures politiques d’avec celles de la
parenté ?
Dans la mesure où la structure émirale associe à l’exercice du
pouvoir des tribus maraboutiques, dont le statut et les prérogatives
se fondent sur ce que j’ai appelé «l’administration de l’invisible»,
dans la mesure où cette association repose idéologiquement sur une
complémentarité fonctionnelle qui ne doit rien à la parenté, j’ai cru
pouvoir avancer que la religion, en l’occurrence l’islam, a pu servir
d’agent au renversement d’hégémonie dont il vient d’être question
à l’instant. L’islam aurait permis à la société maure précoloniale de
«sortir» du règne de la parenté, de la segmentarité, pour s’acheminer
vers une structure politique en voie d’autonomisation. J’ai consacré
toute la troisième partie de ma thèse à essayer d’étayer ce point de vue.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 87

III - Religion et pouvoir

L’examen des structures sociales des biẓān de l’époque précoloniale


et de leur articulation avec le pouvoir tribal et émiral conduit à
s’interroger sur le rôle de cette matrice de légitimité sociale et politique
que constitue, au moins depuis le XIe siècle, l’islam.
Les contraintes écologiques et économiques que j’ai évoquées
dans la première partie de ma thèse, le poids de l’idéologie statutaire
et généalogique, analysé par la suite, ne peuvent être isolés, au niveau
de leur aptitude à fonder des pouvoirs, de l’élaboration qu’ils reçoivent
dans le cadre de l’islam sunnite dont l’hégémonie n’a cessé de s’étendre
dans l’ouest saharien depuis le mouvement almoravide. Ni les facteurs
économiques, ni les effets de la parenté, — dussent-ils, comme le
suggère P. Bonte, conduire d’un «factionnalisme segmentaire» à un
«factionnalisme politique» responsable du continuel réajustement du
rang des tribus ḥassān autour d’un pouvoir étatique naissant — ne
suffisent à rendre compte d’un classement hiérarchique et politique que
l’islam a puissamment contribué à asseoir et à légitimer.
Il est surtout au principe de l’opposition statutaire ḥassān-zwāyä,
qui dépasse et englobe les mécanismes segmentaires internes aux tribus
pour fonder une bipartition de la société globale ordonnée, au sommet,
autour de l’antagonisme complémentaire entre valeurs guerrières et
valeurs maraboutiques.
Une part de la spécificité du pouvoir émiral, précédemment évoqué,
tient précisément à ce qu’au-delà d’une tribu ou d’un système de tribus
ḥassān, il inclut des tribus zwāyä, plus ou moins associées, sur la base
de leur fonction cléricale, à l’exercice du pouvoir, en particulier dans sa
composante judiciaire. Contrairement à ce qu’affirme Stewart, ce n’est
pas par référence à une origine généalogique commune (encore qu’il y
ait chez les zwāyä dans leur ensemble une intense volonté idéologique
de se rattacher à la descendance du Prophète Muḥammad) qu’ils
aspirent, en tant que zwāyä, à prendre une certaine part à l’exercice du
88 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

pouvoir émiral. C’est essentiellement au titre de leur fonction de porte-


parole de l’islam, d’administrateur de la sainteté qu’au besoin l’islam
confère, qu’ils se posent en défenseurs d’une légalité, d’une légitimité,
puisant son prestige et sa force aux sources d’une religion à laquelle, en
principe, tous les biẓān adhèrent.
Cette opposition fonctionnelle guerrier vs marabout et, de
manière plus large, le rôle de l’islam dans la société maure, les
formes que le pouvoir y a pris et y prend encore dans ses rapports
avec l’islam, ont constitué un des axes majeurs de mes recherches
depuis plus de vingt ans.
Dans la troisième partie de ma thèse, en particulier, je me suis
efforcé d’étayer l’hypothèse précédemment émise que l’islam et les
valeurs qu’il a contribué à promouvoir auraient, au moins en partie,
rendu possible le «décrochage» de l’ordre politique d’avec celui de la
parenté, le passage d’une dominance des structures de la parenté à une
hégémonie des structures politiques.
J’ai abordé cette question sous trois angles différents. L’un a
consisté à interroger l’œuvre d’Ibn Ḫaldūn qui fournit, me semble-
t-il, un point de départ particulièrement intéressant pour analyser et
comprendre l’articulation parenté-pouvoir-religion dans le contexte
d’une société nomade. L’autre consistait, après avoir résumé le point
de vue des principales écoles de pensée en islam (sunnisme, ši‘isme,
ẖārijisme) à interroger les principaux théologiens maures sur leur
vision du pouvoir légal dans cette «terre de désordre» (al-bilād al-
sā’iba) qu’est le Sahara Occidental. Le dernier, enfin, avait trait à un
(ré)examen d’un ensemble d’événements du XVIIe s., connu sous le
nom de Šurbubba, une tentative d’instauration d’un imamat, d’un Etat
musulman, dans le sud-ouest de la Mauritanie, et qui est souvent donnée
comme un tournant décisif dans la fixation des statuts ḥassān et zwāyä,
sinon dans la société maure dans son ensemble, du moins dans cette
partie de l’espace maure.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 89

1. ‘Aṣabiyya tribale, ‘aṣabiyya émirale et religion


Dans le chapitre II du Livre premier de la Muqaddima, Ibn Ḫaldūn
attribue le courage supérieur des nomades (ahl al-badw) — face à la
mollesse et au manque d’agressivité des habitants des villes (ahl al-
ḥaḍar) —, à l’absence parmi eux d’une autorité centrale, d’un pouvoir
étatique susceptible d’exercer une violence répressive, une rétorsion,
dont la combativité individuelle et collective des membres de la tribu
reste, chez les bédouins, la condition sine qua non.
A la différence des citadins, habitués à jouir du «confort et du luxe»
(al-na‘īm wa-l-taraf) derrière les remparts et les fortifications de leurs
villes, sous la protection du souverain et de ses troupes, les nomades
ne peuvent compter que sur leur propre aptitude à se défendre, nourrie
par un entraînement et une vigilance de tous les instants. La solidarité
agnatique, l’esprit de corps (‘aṣabiyya) constituent, au plan moral et
idéologique, à la fois le ciment et le ressort des aptitudes défensives et
offensives collectives des nomades.
Cette notion de ‘aṣabiyya, clef de voûte de la construction
ẖaldunienne, entretient avec la génèse du pouvoir politique des rapports
complexes. Le but ultime de la ‘aṣabiyya, sa cause finale aurait dit
Aristote — qui compte parmi les inspirateurs de notre auteur—, c’est de
conduire vers l’Etat (mulk), mais Ibn Ḫaldūn nous dit en même temps
que celle-ci revêt son authenticité et son efficacité maximales chez les
bédouins (‘arab), c’est-à-dire chez ceux-là mêmes qui, de par leur mode
de vie, «sont les plus éloignés de la conduite de l’Etat». L’ambiguïté
fondamentale, pour ne pas dire l’opposition, qui se dessine ici dans
les relations entre nomadisme, organisation tribale nomade et pouvoir
d’Etat, trouve une forme de dépassement (au sens de l’Aufhebung
hégélien), de résolution, dans l’enrôlement des nomades au service
d’une cause religieuse qui atténue les «mauvais côtés» de la ‘aṣabiyya,
du caractère bédouin (refus de l’autorité, rudesse, orgueil, ambition,
«esprit de compétition pour le pouvoir», etc.), tout en renforçant les
prédispositions louables des ‘arab, naturellement enclins, affirme Ibn
Ḫaldūn, à suivre «la bonne voie» (al-hudā) et à militer pour elle.
90 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

En développant le point de vue ẖaldunien sur la nature de l’Etat


et son «origine», centrées toutes les deux sur la notion de ‘aṣabiyya,
je me suis plus particulièrement attaché à l’éclairage qu’il projette sur
l’articulation entre tribalisme nomade, islam et pouvoir d’Etat.
Le point de départ de la réflexion philosophique et sociologique
d’Ibn Ḫaldūn est constitué par l’affirmation d’un archétype naturel des
manifestations authentiques de vie collective chez les êtres humains.
A l’instar de l’univers sublunaire d’Aristote, livré à l’empire de la
génération et de la corruption — la conception ẖaldunienne du «naturel»
(ṭabī‘ī) doit sûrement beaucoup à l’opposition aristotélicienne de la
phusis et de la technê — l’ordre de la culture ne fait jamais que répéter,
avec des lapsus et des trous de mémoire, l’ordre inaltérable de la nature,
où règne, dans une parfaite adéquation à elle-même, la volonté de Dieu.
Expression d’une hiérarchie ontologique fondatrice de l’ordre
logique de la science du ‘umrān (culture, civilisation) — au-delà
de l’apparent désordre des événements historiques, il faut aller à
leurs causes — le passage de la nature à la culture n’est jamais que
la manifestation provisoire d’une bifurcation ordonnée autour d’un
invisible télos : l’accomplissement, à travers ses ruses et ses détours, de
la «nature» elle-même, c’est-à-dire de la volonté divine.
Il y a donc une «nature» humaine, une «nature» du pouvoir, comme
il y a une durée «naturelle» de la vie des nations et des dynasties.
Le pouvoir, tel qu’Ibn Ḫaldūn le conçoit, est le produit de
la dualité essentielle de la «nature humaine», de l’opposition en
l’homme de l’humanité et de l’animalité. L’homme est, par nature, «un
animal politique». Pour compenser les manques liés à son animalité
«inachevée» (il n’a ni cuirasse, ni griffes, ni cornes, etc.) ou se défendre
contre les débordements de cette même animalité, l’homme doit vivre
dans une collectivité organisée et dirigée. Il doit instituer une division
du travail dont le caractère «originaire» s’oppose, on le voit, à la
vision dichotomique de Durkheim qui voulait voir dans la «solidarité
organique», basée sur la spécialisation et la coopération, un produit
tardif de l’évolution de l’espèce humaine.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 91

Le caractère «naturel» du pouvoir politique se trouve ainsi déduit


de la dualité «naturelle» de l’homme, être par nécessité grégaire, mais
aussi animal doué d’agressivité.
L’on ne s’étonnera point qu’ayant assigné pareil point de départ à
la genèse de l’autorité gouvernementale, Ibn Ḫaldūn n’envisage qu’une
différence de degré, non de nature, entre toutes les manifestations de
pouvoir, des plus simples aux plus complexes, et qu’il les associe toutes
à la notion-clef de ‘aṣabiyya, sans laquelle il n’y a pas d’hégémonie
possible.
Lien essentiel de la société humaine, le terme de ‘aṣabiyya a été
traduit par «esprit de corps», «esprit de clan», «solidarité agnatique»,
«group feeling», etc. Cette notion complexe désigne à la fois la
solidarité d’un groupe tribal (patrilinéaire) face à une menace provenant
de l’extérieur et le groupe tribal lui-même qui est le siège de cette
solidarité.
Le mot ‘aṣabiyya a dû préexister à l’islam, mais celui-ci s’est
efforcé de jeter le discrédit sur tout ce que cette notion pouvait véhiculer
d’exclusivisme agressif du groupe tribal, sur tout ce qu’elle pouvait
connoter de penchant à la compétition et au défi réciproque, pour laisser
place à la fraternité et à l’égalité devant Dieu que prônait — tout au
moins à ses débuts …— la nouvelle religion.
La parenté et l’efficacité originaire qu’elle confère à la ‘aṣabiyya
sont étroitement associées par Ibn Ḫaldūn à la notion d’honneur. Pour
que la ‘aṣabiyya devienne effective et agissante, il faut qu’elle puisse
être identifiée à l’honneur du groupe (šaraf), qui en est le noyau, «le
secret» (sirr) dit la Muqaddima.
P. Bourdieu, J. Pitt-Rivers et, plus récemment, R. Jamous, ont
souligné l’importance de cette notion, dans le champ de la parenté et
du pouvoir chez les peuples du pourtour méditerranéen. L’honneur
concerne la valeur qu’une personne possède à ses propres yeux, mais
celle-ci est inséparable du sentiment et de l’assentiment du groupe au
sein duquel elle se déploie. Il y va dans l’honneur, d’une reconnaissance
des valeurs qui le fondent et du groupe qui reconnaît à ces valeurs leur
poids normatif. Le sens de l’honneur, l’honneur, apparaîtra donc comme
92 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

une donnée essentiellement relative au groupe ou à la société globale


auxquels il revient de situer (à travers des «codes», des pratiques, des
rites et des insignes) la «barre» de l’honneur. Cette fondamentale
relativité de l’honneur est liée aussi au fait qu’il doit s’affirmer et se
maintenir dans des situations conflictuelles larvées ou ouvertes, qu’il est
compagnon du défi et de la compétition, situé du côté de l’ostentation
et de la dépense, celle en particulier du bien le plus précieux de tous, la
vie. La lutte à mort, livrée dans le duel singulier (La Phénoménologie
de l’Esprit en a déployé naguère l’énigmatique figure philosophique
dans l’affrontement du maître et de l’esclave) n’a-t-elle pas été, jusqu’à
nos jours, le lieu par excellence de défense de l’honneur ? C’est la
relativité de l’honneur et l’appel constant à une sanction pratique —
l’honneur, constate Pitt-Rivers, «en appelle aux faits» (1983 : 17) —,
à un ajustement effectif au «rang» revendiqué, qui expliquent que «si
l’honneur établit le statut, l’inverse est également vrai» (idem : 20).
C’est en particulier, pour Ibn Ḫaldūn, l’impératif de défense de
l’honneur qui suppléera à la proximité généalogique dans le cas de la
solidarité qui s’exprime avec les parents éloignés et les clients (mawālī).
J’ai fait observer, au cours des remarques consacrées à la ‘aṣabiyya
dans ma thèse, qu’Ibn Ḫaldūn faisait pour la première fois intervenir
de manière significative cette notion dans le cours de son exposé pour
rendre compte de l’apparition, au sein de l’espèce humaine, d’un
«élément d’interposition» (wāzi‘), d’un embryon d’autorité civile
et politique indispensable à la répression des penchants agressifs de
l’animal humain. A cet égard, la ‘aṣabiyya apparaît, de prime abord,
comme une force qui réalise et reflète la fondamentale ambivalence de
l’homme tel que le présente la Muqaddima.
Condition initiale de possibilité du ‘umrān, de la civilisation —
sans la solidarité communautaire qu’elle engendre, pas de survie de
l’espèce — elle est aussi, et dans le même mouvement, un instrument
nécessaire à l’accomplissement de la nature animale de l’homme, étant
donné que sans l’énergie insufflée par «l’esprit de corps», l’agressivité
qui permet au groupe de se défendre et éventuellement d’en subjuguer
d’autres, ne peut efficacement se déployer. Ressort «naturel» de la
culture, la ‘aṣabiyya caractérisera avant tout les communautés les plus
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 93

proches des «origines» de la civilisation, les «nomades» (‘arab). Aussi


apparaîtra-t-elle simultanément comme un facteur d’unité, un outil de
la paix civile sans lequel l’humanité n’existerait pas, et un ferment
de division, en liaison avec la nature agressive et expansionniste des
communautés qu’elle unit.
Moteur ẖaldunien de l’histoire, la lutte des ‘aṣabiyyāt (et la
subordination des plus faibles aux plus fortes) sera ainsi posée comme
le point de départ des Etats et des empires.
Cependant, pour sortir du jeu «segmentaire» centré sur la parenté
(nasab) et l’honneur, pour passer du régime de la «chefferie» (ri’āsa) qui
le caractérise au règne d’un pouvoir politique dont l’autorité dépasse,
sous sa forme étroite et rigoureusement segmentaire, la ‘aṣabiyya, il
faut aux nomades (‘arab) un autre ferment d’unité, un instrument de
coalescence et de concorde capable de fédérer de nombreuses ‘aṣabiyyāt
et de les mettre au service d’un idéal commun.
«Les nomades, dira Ibn Ḫaldūn, ne peuvent instituer un pouvoir
politique (lā yaṣliḥu lahum al-mulk) que grâce à quelque structure
religieuse (illā bi-ṣibġa dīniyya) : (appel) d’un prophète (min nubuwwa)
ou d’un saint (aw walāya) ou quelque autre puissant effet (aw aṯar ‘aẓīm)
de la religion en général (min al-dīn ‘alā-l-jumla)». Et les «nomades»,
ajoute-t-il, sont particulièrement prompts à suivre «la bonne voie» …
On tronquerait considérablement la pensée du vizir d’Abū ‘Abd
Allah si l’on s’arrêtait sur cette vision, somme toute positive, des
nomades, pour lesquels le propriétaire foncier ifrīqiyen, le courtisan
comblé de la cour raffinée et décadente de Muḥammad V de Grenade,
professe en maints endroits du Kitāb al-‘ibar un souverain mépris, voire
une haine, souvent mêlés de craintes.
Les remarques que j’ai faites dans ma thèse ne prétendaient
évidemment nullement avoir fait le tour de la question de la ‘aṣabiyya
et encore moins celui de la problématique du pouvoir politique dans
son ensemble chez Ibn Ḫaldūn. Il eût fallu, en particulier, s’étendre
sur cet autre versant de «l’histoire naturelle» de l’Etat qu’est la
«sénilité» (haram) et la décadence, sur leurs signes précurseurs,
leurs symptômes et leurs effets, suivre, après en avoir esquissé les
94 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

conditions de naissance, le processus d’extinction de la ‘aṣabiyya qui


accompagne, à l’image du tarissement de l’huile dans une lampe à la
lueur vacillante, la mort de l’Etat.
A s’en tenir d’ailleurs aux seuls rapports entre ‘aṣabiyya, parenté,
religion et pouvoir politique, mon exposé n’a fait qu’en dégager
quelques soubassements, en désigner un carrefour, situé, il est vrai, en
un lieu stratégique de l’évolution qui conduit de «l’anarchie» tribale à
l’Etat.
La complexité des relations entre ‘aṣabiyya et religion, en
particulier, s’exprime dans l’idée d’un conditionnement réciproque,
tempéré par l’omnipotence divine, entre triomphe de la bonne cause
et «esprit de corps». D’un côté, Ibn Ḫaldūn affirme que la prédication
muḥammadienne a triomphé grâce à Dieu, que les quatre premiers
califes «bien guidés» (al-rāšidūn) tenaient leur conduite droite d’une
orientation divine, de l’intervention de légions d’anges, du miracle
…En même temps, et en contradiction partielle avec ce qui précède,
il affirme que Dieu lui-même a choisi Muḥammad parmi la tribu des
Qurayš parce que c’était la ‘aṣabiyya dominante du moment et que, s’il
ne l’avait pas fait, la prédication du prophète arabe aurait échoué. C’est
la même raison qui fait qu’il aurait institué l’obligation d’appartenir à
cette même tribu pour être calife.
Déterminisme divin et déterminisme de la ‘aṣabiyya, volonté
de Dieu et «esprit de corps», présenté par Ibn Ḫaldūn comme seul
véritable moteur de l’histoire, semblent ainsi entrer en contradiction.
Cet antagonisme, reflet probable au sein de la pensée ẖaldunienne de
l’opposition entre une démarche pragmatique, empirique et rationalisante
et le poids du dogme, n’est-il qu’une simple apparence ? La volonté
divine et la ‘aṣabiyya ne sont-elles en définitive qu’une seule et même
chose ? Le recours au miracle (mu‘jiza) pour justifier l’impeccabilité
des quatre premiers califes, leur choix — le premier d’entre eux, Abū
Bakr, appartient aux Tamīm et non, de l’avis d’Ibn Ḫaldūn lui-même, à
l’une des deux plus fortes ‘aṣabiyyāt des Qurayš, les Hāšimiyyīn et les
Umawiyyīn — ne vise-t-il, qu’à boucher un trou, à obstruer une béance
apparue dans la théorie de la ‘aṣabiyya ? S’agirait-il, en l’occurrence,
d’une de ces «astuces de juristes» (al-ḥiyyal al-fiqhiyya), familières
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 95

au qāḍī mālikite du Caire, utilisée dans le double but de sauver et la


‘aṣabiyya et la légitimité des pouvoirs monarchiques du XIVe siécle, si
souvent servis — et trahis …— par Ibn Ḫaldūn ? Autant de questions
qui auraient mérité, si l’on voulait suivre jusqu’au bout le cheminement
de la pensée ẖaldūnienne sur les rapports entre politique et religion, que
l’on s’y arrête.
J’ai voulu seulement, pour ma part, mettre en lumière un aspect
de cette pensée, celui qui a trait à l’articulation, autour du concept
de ‘aṣabiyya, des conditions d’émergence d’un Etat au sein d’une
collectivité tribale nomade. J’ai suivi, dans le texte de la Muqaddima
et à travers la brève présentation de «l’esprit de corps» à laquelle j’ai
procédé, comment ce problème se noue à celui de la parenté — la
‘aṣabiyya procède originairement des liens généalogiques, même si elle
les dépasse — et à celui des effets de la religion dans les champs de la
parenté et du politique.
Par rapport à la plupart des spéculations antérieures ou ultérieures
sur l’origine du pouvoir — de la «cité idéale» (al-madīna al-fāḍila)
platonicienne et farabienne, à l’Etat comme instrument de dictature
d’une classe ou d’un groupe de classes (Marx, …), en passant par
les théories du «contrat social» (Hobbes, Locke, Rousseau, …) et
si l’on excepte peut-être les points de vue inspirés par Hume —, les
généralisations qu’Ibn Ḫaldūn tire de l’expérience islamo-maghrébine
en matière de pouvoir politique présentent, à côté de leurs nombreuses
limites, au moins un avantage.
En affirmant que le pouvoir d’Etat (mulk) ne se situe pas dans un
autre ciel que le pouvoir tribal, qu’il est fait de la même substance que
ce dernier, la ‘aṣabiyya, Ibn Ḫaldūn se donne les moyens d’interpréter
le passage et les formes de transition qui conduisent de la tribu à l’Etat.
En tournant le dos à la problématique de la «cité idéale», pour s’atteler à
l’analyse des constantes de l’histoire musulmane et plus particulièrement
maghrébine, l’auteur du Kitāb al-‘ibar, instruit par une participation
mouvementée à la vie politique de son temps — de Grenade à Bougie,
de Fez à Tunis, de Tlemcen au Caire, …— était particulièrement bien
placé pour rendre compte de l’imbrication profonde, au Maghreb,
et en Islam jusqu’au XIVe siècle, du jeu tribal et du jeu dynastique.
96 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Le constat qui fait de la tribu et de l’Etat deux étapes d’une même


trajectoire circulaire de la ‘aṣabiyya, la compénétration de ces deux
formes d’organisation dans l’histoire de l’islam maghrébin telle qu’Ibn
Ḫaldūn pouvait la connaître, ont permis à l’auteur des Prolégomènes
de dégager les traits essentiels d’un paradigme qui déborde largement,
dans l’espace et le temps, les réalités qu’il pouvait connaître. Le rôle
unificateur et mobilisateur qu’il confère aux valeurs religieuses dans le
«dépassement» des solidarités aussi étroites que fissiles, engendrées par
la parenté, la généalogie (nasab), parmi les tribus nomades n’intègre-t-
il pas à la genèse de l’Etat cette dimension religieuse dont les analystes
contemporains, frappés par la composante sacrale et théâtrale («l’Etat
impressario» de Cl. Geertz …) de l’exercice de l’autorité politique,
se plaisent à souligner l’universalité ? Ce rôle éclaire en tout cas
des séquences significatives de l’histoire politique des biẓān, où les
tentatives les plus radicales de centralisation étatique, des Almoravides
à Šurbubba, ont été conduites sous la bannière de l’Islam. Même si ces
tentatives se sont soldées, dans l’aire qui nous intéresse, par des échecs,
la légalité islamique qu’elles s’efforçaient de promouvoir et d’instaurer,
restera jusqu’à nos jours un des pôles dominants du champ politique de
la société maure.
Avant d’en examiner les effets dans le discours politico-juridique
des biẓān, il importe de définir — ne fut-ce qu’à grands traits — les
contours du pouvoir politique légal, tel que la tradition islamique se le
représente.

2. La question de l’imām
Le problème du pouvoir dans l’islam à l’époque dont j’ai traité
(XI -XIXe s.), se posait sous les traits de ce que les légistes appelaient al-
e

imām al-a‘ẓam, «le guide suprême». Cette notion d’imām qui désigne
à la fois celui qui dirige la prière, qui se tient devant, qui assume la
direction spirituelle et temporelle de la communauté, a constitué, on le
devine, un enjeu central dans les conflits de personnes et de groupes,
les rebellions et les schismes qui commencent à diviser les musulmans
dès la mort du Prophète Muḥammad. L’élaboration qu’elle recevra
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 97

dans les différentes écoles de pensée, les différents rites, portera


évidemment l’empreinte des vicissitudes historiques, celles notamment
de la fonction califienne — dans la littérature juridique imām et calife
(ẖalīfa) apparaissent comme des termes synonymes — auxquelles je
n’ai pu, dans le cours de ma thèse, consacrer que des développements
introductifs.
Partie intégrante de la problématique du pouvoir dans la société
maure de l’époque précoloniale, la question de l’imām se rattache
d’ailleurs ici au seul corpus doctrinal du sunnisme. Après avoir
brièvement rappelé les conditions historiques qui contribuèrent à la
mise en place de la conception sunnite du califat, j’en avais dégagé
les grandes lignes, à partir de quelques œuvres maîtresses de «l’islam
classique», contemporaines de l’Empire almoravide.
2. 1. Le(s) modèle(s) califien(s)
Les difficultés majeures de succession à la tête de la communauté
musulmane, où aucun mode de désignation précis du dirigeant suprême
n’avait été arrêté après la mort du Prophète, apparaissent et s’aiguisent
à la suite de l’assassinat du troisième calife, ‘Uṯmān b. ‘Affān (644-
656). Les luttes qui s’en suivent, et que j’ai rapidement résumées, sont
à l’origine du développement des schismes ẖārijite et ši‘ite.
Avec l’affermissement du pouvoir de Mu‘āwiyya b. Abī Sufyān
(661-680), rival heureux de ‘Alī b. Abī Ṭālib à la tête de la communauté,
la dévolution prend dès l’avènement de son fils, al-Yazīd Ier (680-683),
une forme résolument dynastique, reléguant au rang de formalités
subordonnées les rites d’intronisation qui marquaient l’origine élective,
ou plus exactement cooptative, de l’institution califienne.
Avec la tournure dynastique que prit l’administration de la umma,
la question de l’appartenance à la famille ou à la tribu du Prophète
(Qurayš) devint essentielle. Le débat autour de l’évaluation des trois
premiers califes et de la hiérarchie de leurs mérites revêtira également,
pour les différentes écoles de pensée, une signification discriminatoire.
Sur ces deux points, comme sur un certain nombre d’autres, j’ai
successivement rappelé les positions des mu‘tazila, des différentes
obédiences ẖārijites et ši‘ites, avant d’en venir aux représentants de la
98 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

doctrine sunnite. A l’âge classique de l’islam, celui des califats Umayyade


et ‘Abbāside — et si l’on excepte la brève période d’officialisation du
mu‘tazilisme sous al-Ma’mūn (813-833) — les doctrines ci-dessus
évoquées ont surtout joué un rôle oppositionnel et contestataire face au
sunnisme auquel le pouvoir califien s’est constamment identifié.
2. 2. L’État des docteurs
Il m’avait semblé utile d’examiner de plus près les positions
sunnites sur le problème de l’imām, non seulement parce que le
sunnisme a fourni la «théorie» officielle du califat historique quand
l’ensemble de la communauté musulmane pouvait encore se considérer
comme uni sous une seule autorité, mais aussi parce qu’il délimite le
champ doctrinal à l’intérieur duquel se pose la question du pouvoir
légal parmi les biẓān.
J’étais parti, pour ce faire, du plus célèbre traité de droit public
sunnite, al-Aḥkām al-sulṭāniyya («Les statuts gouvernementaux»)
que le docteur šāfi‘ī Abu-l-Ḥasan al-Māwardī composa sous le calife
‘Abbāside al-Qā’im (1031-1075). Après avoir rappelé le contexte de
crise dans lequel cet ouvrage a été rédigé, j’en ai présenté les principales
articulations.
Tout en entreprenant de présenter un tableau idéal de l’imāmat ou
califat, al-Māwardī ne perd pas un instant de vue l’objectif fondamental
de l’ensemble du sunnisme : défendre l’unité et la paix intérieures de
la communauté musulmane — et les intérêts des groupes auxquels elle
bénéficie … — sous le califat historique contre toutes les prétentions et
les menaces des mouvements centrifuges, tout en critiquant, au besoin,
les «erreurs» et «déviations» que tel ou tel calife se laisse parfois
entraîner à commettre.
Al-Māwardī donne de l’imāmat une définition qui en pose d’emblée
l’indissociabilité des caractères spirituel et temporel : «L’imāmat a été
institué, écrit-il, pour succéder (ẖilāfa) à la prophétie (nubuwwa) dans
la défense (ḥirāsa) de la religion (al-dīn) et l’administration (siyyāsa)
des affaires de ce monde (al-dunyā).»
La désignation d’un imām procède, non pas d’une nécessité
rationnelle, mais de la nécessité d’appliquer pleinement l’ensemble
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 99

des commandements divins, et dont certains sont explicitement liés à


cette charge. L’imām doit être «élu» par la jamā‘at al-ḥall wa-l-‘aqd,
«l’assemblée qui délie et qui lie». Cependant, et contre l’avis de ceux
qui estiment que la bay‘a, l’offre d’allégeance qui vaut plébiscite légal,
devrait être accordée par la masse du «corps électoral» (les hommes
«équitables», «savants» et «avisés»), al-Māwardī, mettant en avant
les conditions de désignation du premier calife, Abū Bakr (632-634),
avance qu’elle devrait revenir à un comité de cinq membres.
Al-Māwardī accepte la pratique du legs testamentaire comme un
moyen légal de transmission de la charge d’imām, mais celui-ci doit
appartenir aux Qurayš. De traité idéal du pouvoir qu’il voudrait être
(voir notamment le catalogue des vertus et des devoirs du souverain
qu’il établit…) , al-Aḥkām al-sulṭāniyya devient, sur ce chapitre,
une quasi-description des pratiques régaliennes inaugurées par les
Umayyades (661-750) et poursuivies par les ‘Abbāsides (750-1258).
Les devoirs du sujet envers l’imām sont résumés par al-Māwardī
en deux mots : «obéissance» (al-ṭā‘a) et «assistance» (al-nuṣra).
L’exposé d’al-Māwardī s’achève sur un chapitre consacré aux lois
de la ḥisba, au devoir de «commander le bien et d’interdir le mal», qui
incombe à l’autorité légale musulmane. Etant donné que ce problème
de la «commanderie du bien» est au centre des interrogations des
théologiens biẓān sur l’action en faveur de l’avènement d’une autorité
islamique légitime, il importait de voir en quels termes al-Māwardī le
posait.
Il s’agit, précise-t-il, d’un devoir inscrit dans le texte coranique et
incombant à la totalité des musulmans. Mais pour barrer la voie à tout
usage contestataire de ce commandement, conformément à son penchant
affirmé pour l’ordre, al-Māwardī entreprend de le «fonctionnariser».
Comme le note très justement H. Laoust, «La théorie de la ḥisba qu’al-
Māwardī élabore a pour but de réduire la ḥisba-devoir à l’avantage de
la ḥisba-fonction, afin d’aboutir à faire de ce devoir de commandement
du bien un instrument d’action à la disposition de l’autorité califienne»
(1968 : 40).
100 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Il distinguera donc soigneusement l’action volontaire, l’action


du volontaire (mutaṭawwi‘) en faveur de cette recommandation, et
celle du muḥtasib, celle du commissaire aux bonnes mœurs dûment
mandaté par l’imām, par le gouvernement. Les neuf prérogatives et
obligations essentielles qui incombent au muḥtasib ne concernent pas
le mutaṭawwi‘. Les traits distinctifs du muḥtasib et du mutaṭawwi‘
dressés par al-Māwardī coupent pratiquement l’herbe sous les pieds à
toute entreprise indépendante de régénération morale et politique du
corps social islamique. Et l’on peut fortement soupçonner ce classique
sunnite de droit public de les avoir expressément alignés dans ce but.
Car la vision sunnite de l’imāmat dont nous devons à al-Māwardī un
des exposés les plus clairs et les mieux charpentés, quelles que soient
les allures générales et atemporelles qu’elle affecte sous la plume
des «docteurs de la loi», est essentiellement une transcription des
pratiques juridiques et administratives du califat historique, la défense
et l’illustration du califat «réel» de l’époque classique.
Le bref rappel des conditions historiques d’émergence de la notion
d’imām par laquelle se définit le pouvoir politico-religieux légal en
islam, l’examen tout aussi succinct de l’évolution doctrinale, qui en fait
un enjeu central dans le débat entre «schismatiques» et «orthodoxes»,
m’avaient semblé un détour nécessaire à l’intelligence de l’arrière-
plan culturel et idéologique qui nourrit les préoccupations et les
interrogations des théologiens maures sur la nature légale de leur pays,
et sur la nécessité éventuelle d’y instituer un imām.

3. Une «terre d’insolence» ?


La réflexion politique et juridique des théologiens biẓān, le
problème du pouvoir dans l’aire géographique et culturelle qui était la
leur, s’inscrivait en droite ligne dans l’évolution historique et doctrinale
qui vient d’être sommairement rappelée. L’ouvrage d’al-Māwardī, dont
j’ai résumé plus haut les idées essentielles sur l’imāmat et la ḥisba, a
été lui-même mis en vers et commenté par aš-Šayẖ Muḥamd al-Māmī
(m. 1282/1865), principal animateur d’un mouvement d’idées qui se
développa, dans les années 1830-1840, en faveur de l’institution, dans
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 101

le Sahara maure, d’un imām. Mais si l’ensemble des zwāyä et leurs


porte-parole sont unanimes à reconnaître les méfaits de l’anarchie
(sayba, fawḍā), du vide juridique créé par l’absence dûment constatée
d’une autorité islamique légitime — voire simplement acceptable —,
les avis des fuqahā’ (des docteurs de la loi), sont restés divergents sur
l’opportunité de l’action politique et militaire en faveur des candidats
éventuels à l’imāmat. En schématisant quelque peu, on peut dire qu’il y
avait ceux qui y étaient hostiles et ceux qui y voyaient le moyen le plus
efficace de mettre un terme à l’ère de la peur, du brigandage généralisé et
de la guerre civile. J’ai développé successivement, à travers l’exemple
de quelques grandes figures de l’histoire culturelle du pays maure, ces
deux positions.
3. 1. Le temps de la peur et les lois du silence
Accrochés à la doctrine sunnite de l’imāmat, préoccupés avant
tout de défendre à n’importe quel prix «l’ordre» existant, les légistes
maures partisans du statu quo n’auront aucun mal à faire assumer à cette
doctrine le maintien en l’état d’un ordre politique, qu’ils identifiaient
pourtant eux-mêmes au plus corrupteur des désordres. Le caractère
paradoxal de cette position, s’il affecte ici ou là la cohésion de leur
discours, n’a guère effleuré, semble-t-il, leur claire conscience. Trois
témoignages hostiles à la mobilisation des zwāyä autour d’un imām
appliquant par la force les peines légales (ḥudūd) — témoignages issus
de trois régions différentes de l’espace culturel maure — avaient été
choisis pour illustrer les arguments du parti de la résignation : aṭ-Ṭālib
Muḥammad w. al-Muẖtār w. Billa‘maš, aš- Šayẖ Sīdi Muḥammad w.
aš- Šayẖ Sīd al-Muẖtār al-Kǝntī et aš- Šayẖ Sidiyya al-Kabīr.
3. 1. 1. W. Billa‘maš
Aṭ-Ṭālib Muḥammad w. al-Muẖtār w. Billa‘maš appartient
à la fraction al-‘Ūr des Idäwa‘li de Šingīṭi, localité où il est né vers
1036/1626 et où il est mort en 1107/1695.
J’ai donné les éléments de sa biographie que j’ai pu trouver dans
les sources disponibles, essentiellement manuscrites. Ses œuvres
connues témoignent d’une orientation que l’on pourrait qualifier de
«rationalisante», par les préoccupations essentielles qui y prédominent
102 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

(«science» des fondements du fiqh, mathématiques, astronomie, etc.).


On sait aussi qu’il était lié à un adversaire de taille d’al-Imām Nāṣir
al-Dīn — le dirigeant des zwāyä de la guerre de Šurbubba dont il sera
question plus loin — et à un personnage d’une sensibilité millénarisante
voisine, al-Imām al-Majḏūb d’Atar dont il a vivement critiqué la (re)
découverte miraculeuse de la tombe et de «l’œuvre» d’al-Imām al-
Ḥaḍrāmi (selon la réalisation locale de son nom). Je reviendrai plus
loin sur les circonstances de cette «découverte».
Dans le recueil des ses nawāzil (responsa juridiques), colligé par
son disciple wälātien, Muḥammad b. Abū Bakr al-Hāšim al-Ġallāwī
(m. 1098/1686), il répond à la question suivante :
«Dans une contrée sans souverain (sulṭān) assurant l’administration
de la justice et dont certains habitants oppriment d’autres, doit-on se
résigner à subir l’oppression et se laisser dépouiller de ses biens ou faut-
il combattre les oppresseurs ?»
Les éléments de réponse fournis, conformes en tout point à la
doctrine sunnite de l’imāmat et sa théorie de la ḥisba résumée par al-
Māwardī, s’ils reconnaissent un droit de légitime défense individuel,
poussent, par contre, très loin l’esprit de soumission aux autorités les
plus iniques, formulant en particulier les réserves les plus expresses
à l’encontre de toute tentative visant à réformer l’ordre existant pour
l’ajuster aux exigences de l’islam en matière de justice, même quand
cet ordre se confond littéralement avec l’anarchie.
L’argumentation, dont je me contenterai ici de rappeler
simplement les principales articulations, se développe en trois étapes.
Dans le préambule de son exposé, il établit à l’aide de quelques
citations canoniques que l’auto-défense contre les brigands (luṣūṣ)
est pleinement justifiée par l’islam, qui recommande par contre une
acceptation résignée des exactions des souverains injustes. Il résume,
dans un deuxième temps, la substance des citations de son préambule,
limitant sérieusement le droit de riposte explicitement lié par lui à la
notion de «capacité» (qudra), de puissance défensive (mana‘a). Des
prémisses ainsi posées, il conclut à la vanité et à l’illégitimité des
entreprises qui, à son époque, et dans le milieu anarchique qui était le
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 103

sien — il pensait, sans le nommer, à Nāṣir al-Dīn —, visaient, sans en


avoir, dit-il, les moyens, à instituer un pouvoir légal islamique, un imām.
Cela ne pouvait conduire, estimait-il, qu’à la fitna, c’est-à-dire, en son
sens premier, à une discorde, à une rébellion qui menace l’orthodoxie,
comme la «grande discorde» (al-fitna al-kubrā), la fitna archétypique
qui opposa ‘Alī à Mu‘āwiyya.
Or, quel que soit le surcroît de désordre que pouvait entraîner un effort
organisé en vue d’instituer un imām parmi les tribus maures du XVIIe
siècle, il est manifeste que l’anarchie (constatée par W. Billa‘maš et son
disciple) qui régnait dans le Trāb al-Biẓān ne saurait justifier l’emploi
du mot fitna au sens canonique de ce terme. Une telle translation, pour
autant qu’elle ne se limite pas à une simple licence verbale, n’est en fait,
chez les théologiens maures, que l’expression d’une fidélité «déplacée»
(au sens géographique du terme) à une théorie juridique — la conception
sunnite de l’imāmat — qui n’est pas taillée à la mesure des problèmes
de leur terre de désordre. Le recours à la fitna dans ce contexte relèvera
surtout, par-delà sa signification essentiellement rhétorique, d’un souci
d’argumentation où les luttes de classement au sein des zwāyä — le
refus de reconnaître une prééminence à un quelconque compétiteur sur
le terrain de la manipulation, de l’administration du sacré — joueront
le rôle essentiel.
3. 1. 2. Aš-Šayẖ Sīdi Muḥammad w. aš-Šayẖ Sīd al-Muẖtār
Aš-Šayẖ Sīdi Muḥammad (1183/1769-70 - 2 šawwāl 1241/12
mars 1826) est le fils et l’héritier spirituel de aš- Šayẖ Sīd al-Muẖtār
(m. 1811), de la tribu des Kǝntä, qui fut le principal propagateur de la
qādiriyya dans l’Afrique du nord-ouest au cours de la seconde moitié du
XVIIIe siècle. Sīdi Muḥammad est né et a surtout vécu dans l’Azawād,
aujourd’hui malien, où il est mort.
Il reçut l’essentiel de sa formation intellectuelle et mystique auprès
de son père qui a laissé une œuvre écrite considérable, à laquelle j’ai
consacré quelques recherches. Il étudia les ouvrages de base du cursus
scolaire maraboutique auprès de ce dernier, qui les tenait lui-même,
selon le système de l’ijāza (habilitation), d’une chaîne d’autorités
conduisant aux grands savants de Wälātä et de Tīmbuktu (Muḥammad
104 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Baġyū‘/Baġayuġu, Aḥmad Bāba, Anda Ag Muḥammad, Anda Ag ‘Abd


Allah, etc.)
Lorsque aš- Šayẖ Sīd al-Muẖtār meurt en 1811, Sīdi Muḥammad
lui succède à la tête de la zāwiyya qādiriyya dont l’influence s’était
largement étendue et consolidée sous la direction du šayẖ défunt.
La situation géographique de cette zāwiyya, au débouché de l’une
des plus importantes voies caravanières du commerce transsaharien
(l’axe Taoudenni-Tīmbuktu-Gao), et au coeur d’un no man’s land
politique situé à la croisée des influences maures (Kǝntä, Brābīš, Äwlād
Dāwūd…), touarègues (Kel Ahaggar, Kel Air, Kel Antaṣar) et négro-
africaines (Songhay, Peul, Haoussa…), a contribué à lui donner un
important poids moral et politique, matérialisé avant tout dans son rôle
de médiation et d’intercession dans le jeu mouvant des alliances et des
guerres, dans les conflits de succession, etc.
En sus de l’élargissement et de la consolidation d’un réseau
confrérique dont les ramifications s’étendent du nord du Nigeria actuel
au Touat et au Trarza, aš- Šayẖ Sīdi Muḥammad contribuera par son
œuvre écrite au rayonnement culturel et religieux de la zāwiyya fondée
par son père, auquel il a consacré d’ailleurs le plus volumineux de ses
travaux : une ample biographie hagiographique (Kitāb al-ṭarā’if wa-t-
talā’id min karāmāt al-šayẖayn al-wālida wa-l-wālid) dont j’ai entamé
une traduction en français.
De cette œuvre monumentale, centrée sur la défense et l’illustration
de l’héritage confrérique paternel, seule intéresse directement mon
propos ici, une épître de 1824 intitulée, et connue sous le nom de : al-
Risāla al-Ġallāwiyya («Epître aux Aġlāl»). Dans cette correspondance
adressée à la tribu des Aġlāl, le dirigeant qādirī affiche une nette hostilité
à l’endroit de la candidature à l’imāmat qu’il prête à un farouche
adversaire de sa tribu, ‘Abd Allah w. Sīdi Maḥmūd (m. 1839).
Quel que soit le soutien dont ses correspondances témoignent à
l’égard des jihād peuls (Macina, Sokoto) — et des tentatives qui leur
furent associées d’instaurer des Etats islamiques —, Sīdi Muḥammad
affirme, face à son rival ‘Abd Allah w. Sīdi Maḥmūd, l’inanité des
prétentions du candidat maure à l’imāmat. La polémique énergique
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 105

engagée dans la Risāla al-Ġallāwiyya contre le chef Idäwälḥāj et ses


alliés Idaw‘īš, offre à Š. Sīdi Muḥammad l’occasion de rappeler les
grands traits de la doctrine de l’imāmat telle qu’il la comprend pour
souligner son inadéquation au contexte maure du début du XIXe siècle
et la vanité des prétentions de candidats comme ‘Abd Allah w. Sīdi
Maḥmūd à vouloir s’instituer imām.
Je me suis assez longuement arrêté sur le contexte et les
fondements de la rivalité Kǝntä/ Idäwälḥāj qui sert de toile de fond
au texte de l’Epître aux Aġlāl, rivalité qui culmine, durant l’année qui
précède la rédaction d’al-Ġallāwiyya, par une attaque meurtrière des
Idäwälḥāj sur un campement Kǝntä. Seule m’intéresse ici la partie de
cette épître qui a trait à la question de l’imām, abordée en deux étapes.
Dans un premier temps l’auteur développe certains aspects de la théorie
juridique sunnite de l’imāmat ; il en conclut, dans une seconde étape, à
l’inanité des prétentions du chef Idäwälḥāj.
Au point de départ du raisonnement de Š. Sīdi Muḥammad, figure la
notion de baġī qui renvoie, comme celle de fitna, à une idée d’arrogante
désobéissance, de révolte contre une autorité légale (islamique) établie.
S’arrogeant, selon notre auteur, les prérogatives et les fonctions d’un
imām juste (imām ‘adl), ‘Abd Allah aurait décidé de traiter de bāġī,
d’insoumis et de rebelle, quiconque s’aviserait de s’opposer à lui.
Cela nous vaut de la part de Š. Sīdi Muḥammad de longs
développements sur la notion de baġī, sur ce qu’est un bāġī et sur le
devoir de l’imām à l’égard d’une insoumission de type baġī.
Il s’attachera ensuite à montrer que ‘Abd Allah w. Sīdi Maḥmūd,
qui n’a d’ailleurs probablement jamais revendiqué les prétentions qu’il
lui prête, n’a aucune des qualités nécessaires requises pour être imām
et que, par conséquent, s’opposer à ses menaces et agressions n’a rien à
voir avec une révolte contre une autorité musulmane légitime.
Comme chez Wuld Billa‘maš, et conformément à la doctrine
sunnite résumée par al-Māwardī, la ḥisba sera ici aussi considérée
comme relevant des seules compétences des autorités instituées et
reconnues. ‘Abd Allah, apprend-on, n’est pas le premier personnage
ambitieux que la folie des grandeurs pousse à se lancer dans des
106 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

entreprises condamnées d’avance à la ruine, celles qui se traduisent par


la prise en charge des «problèmes collectifs» (al-umūr al-jumhūriyya)
comme la guerre légale (jihād), la «lutte contre les injustices» (radd
al-ẓulumāt) et la répression des «pratiques scandaleuses» (manākir) au
moyen de la contrainte et de la force, hors de la sphère d’une autorité
royale ou de l’un quelconque de ses équivalents légaux.
Les expériences tentées par ce genre d’illuminés ont, de l’avis
unanime des «savants du passé», toujours ouvert la voie, affirme notre
auteur, à la guerre civile (miftāḥ al-fitna) et au massacre injustifié des
musulmans les plus faibles.
Citant al-Yūsī, Š. Sīdi Muḥammad n’aura aucun mal à trouver
dans l’histoire agitée du Maroc de la fin de la fin de l’époque sa‘dienne
des exemples qui illustrent les expériences amères vécues par les
populations marocaines sous la conduite de ces prédicateurs dévoyés.
C’est l’ambition, l’amour du pouvoir, qui sont en réalité, estime-t-
il derrière ces entreprises aux résultats incertains. Cependant, poursuit-
il, si tout pouvoir est corrupteur, tous les souverains ne sont pas
également corrompus. Š. Sīdi Muḥammad établit une hiérarchie, une
sorte d’échelle de la corruption des dirigeants dans laquelle il distingue,
de haut en bas :
— le souverain commis par Dieu à accomplir le bien et à fuir le
mal, qui s’attire la gloire en ce monde et dans l’autre ;
— celui qui n’est pas spécialement animé de bonnes intentions,
mais dont les actions peuvent conduire à des résultats positifs quand
ses intérêts égoïstes viennent à coïncider avec l’intérêt général. Ce
pécheur, comme la mèche d’une lampe à huile, «se consume, écrit Š.
Sīdi Muḥammad, en éclairant les autres» ;
— il y a enfin ceux qui sont gouvernés par leurs passions et dont
l’action ne débouche sur aucun bienfait pour la communauté ; ce ne
sont que «corrupteurs sur terre» (mufsidūn fi-l-arḍ).
La hiérarchie présentée par ces trois cas de figure — le dirigeant
«juste» profitant d’une conjoncture favorable ; le dirigeant impie
instrument involontaire d’une action (globalement) positive ; le souverain
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 107

qui n’est qu’un agent de la «corruption sur terre»— permet à Š. Sīdi


Muḥammad de ramener la réflexion sur la fondamentale ambivalence
du pouvoir vers l’idée d’un procès historique de dégradation morale
de l’autorité politique destiné à justifier la retraite mystique, le repli
sur soi — ou, à l’occasion, sur son šayẖ, sur son maître spirituel —,
loin des clameurs et des passions qui accompagnent inévitablement
l’administration des choses humaines.
La typologie régalienne ci-dessus esquissée recouvre en réalité —
c’est un ḥadīṯ qui le dit — non seulement une hiérarchie synchronique,
mais aussi et surtout les étapes d’une corruption progressive du pouvoir
de la «prophétie» (nubuwwa), à «l’insubordination» (‘utuww) et à la
«corruption sur terre» (fasād fi-l-arḍ) en passant par le califat (ẖilāfa)
et la monarchie (mulk).
L’auteur de la Risāla identifie sa propre époque à l’âge de
l’insubordination, de l’arrogance et de l’insolence.
Telles sont, dans leurs grandes lignes, les observations consacrées
par Š. Sīdi Muḥammad à la question de l’imām dans sa Risāla. Ces
remarques ne sont pas suscitées par la volonté de prendre position sur
le problème général de savoir s’il est recommandable ou non aux tribus
maures du Sahara Occidental de se doter d’un imām, d’une autorité
étatique islamique. Elles sont nées du souci polémique de réduire à néant
les prétentions d’un candidat particulier, ‘Abd Allah w. Sīdi Maḥmūd,
implacable adversaire des Kǝntä (la tribu de Š. Sīdi Muḥammad).
Au-delà de la lutte de classement entre tribus et personnalités
maraboutiques rivales dont témoigne la Risāla, celle-ci constitue une
nouvelle illustration des effets idéologiques de la fidélité «déplacée»
à la conception sunnite de l’imāmat parmi les Biẓān. Elaborée pour la
défense et la conservation d’un pouvoir qui chez eux n’existe pas, la
vision sunnite pourra aisément être opposée à ceux qui, en son nom,
voudraient assurer l’avènement d’un tel pouvoir.
L’esprit ascétique et «démissionnaire» du mysticisme (taṣawwuf)
auquel se rattache le plaidoyer de Š. Sīdi Muḥammad justifie d’ailleurs
d’autant plus facilement la résignation à «l’an-archie» que la soumission
aux chefs confrériques (mašā’ẖ) — dont il fait partie — est présentée
108 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

par l’auteur d’al-Ġallāwiyya comme une des rares voies de salut qui
restaient encore ouvertes en ces temps d’insolence …
Disciple de Š. Sīdi Muḥammad et de son père Š. Sīd al-Muẖtār,
Š. Sidiyya reprendra presque dans les mêmes termes l’argumentation
anti-imāmienne des «temps de l’arrogance».
3. 1. 3. Š. Sidiyya
J’ai déjà fait mention de ce personnage dans le cours antérieur de
cet exposé. Dans le cadre précis du débat autour de la question de la
ḥisba et de l’imām, j’ai examiné le texte d’une correspondance(1) qu’il
a envoyé à la jamā‘a de la tribu des Idyaydbä, à laquelle appartiennent
deux de ses anciens maîtres, pour leur déconseiller de se mobiliser en
faveur de l’institution d’un pouvoir appliquant les ḥudūd.
Š. Sidiyya commence par délimiter les conditions d’application
de la ḥisba dont l’obligation, comme du reste toutes les obligations
religieuses, est liée à la capacité (qudra) de la mettre en œuvre : elle
tombe si l’on n’a pas les moyens de l’appliquer.
En réalité, et comme l’a clairement établi le texte précédemment
présenté d’al-Māwardī, la ḥisba relève de l’autorité du souverain (al-
sulṭān), du prince. Š. Sidiyya s’inspire d’ailleurs clairement de l’auteur
d’al-Aḥkām al-sulṭāniyya, lorsqu’il entreprend notamment d’énumérer
les différences entre le muḥtasib et le mutaṭawwi‘, le redresseur
volontaire de torts.
De toute façon, avancera notre auteur, «l’état (ḥāl) de la plupart
des habitants de ce pays tel qu’il est aujourd’hui se caractérisent, soit
par l’incapacité (‘ajaz) d’exercer une contrainte efficace tendant à
supprimer effectivement les pratiques scandaleuses et faire montre en
cette matière de ferme autorité (‘aḍaḍ), soit par la crainte d’engendrer
la corruption (mafsada) ou d’éveiller la guerre civile (fitna), soit par les
deux à la fois».
Ils ne sont donc pas tenus de s’engager dans «la commanderie du
bien» de la «manière la plus parfaite» (al-wajh al-akmal) requise par
l’application de ce devoir, à savoir redresser «de leurs mains» et par la

(1) al-Mīzān al-qawīm wa al-ṣīrāṭ al-mustaqīm, ma copie du manuscrit


Abdel Wedoud OULD CHEIKH 109

contrainte, les infractions à la loi et aux bonnes mœurs islamiques qu’ils


peuvent être amenés à constater.
Il en est ainsi, explique Š. Sidiyya, en raison de la nature
«corrompue» des temps que nous vivons (li-fasād al-zamān) et des
gens que nous y côtoyons, ces temps où la religion (al-dīn) est ramenée
par son «affaiblissement» (ḍu‘fih), son état «d’exil» (ġurbatih),
l’amoindrissement de ses défenseurs, à son «origine» (aṣlih).
L’argumentation juridique de Š. Sidiyya quitte ici le terrain des
objections légales contre la ḥisba en pays maure, pour s’enfoncer
dans le motif de la dégénérescence du culte, cher à son maître Š. Sīdi
Muḥammad.
Si l’on ne peut valablement «commander le bien et interdire le mal»,
c’est moins, tout compte fait, parce qu’il n’y a pas d’autorité reconnue
pour le faire, que — comme s’il fallait esquiver le problème posé de la
création de cette autorité — en raison de l’inévitable dégradation de la
foi et du respect des commandements divins parmi les hommes. Les
considérations eschatologiques, centrées sur le thème de l’expiation et
de la catastrophe finale, noient progressivement, sous leur enveloppe
de mystère et de menace, le débat juridique. Le propos suivant, prêté au
Prophète Muḥammad, en donne le ton : «Cette religion (al-dīn) a débuté
dans l’exil (ġarīban) et elle retournera à l’exil (saya‘ūdu ġarīban)».
Ce sera la «fin des temps» (āẖir al-zamān), une fin qui est déjà
là, estime Š. Sidiyya, puisque sa marque principale, l’absence de
repères, l’inversion des valeurs caractéristique d’un univers livré
au chaos, appartient d’ores et déjà à notre environnement quotidien.
L’anarchie de la société maure où vivait Š. Sidiyya ne constitue-t-elle
pas déjà l’amorce de cette anomie terminale que décrivent les ḥadīṯ
du Prophète ?
«Il viendra un temps où le véridique (al-ṣādiq) mentira (yakḏub) et
où le menteur (al-kāḏib) dira le vrai (yaṣduq) ; un temps où l’homme
de parole (al-amīn) trahira (yaẖūn) et où la confiance sera accordée au
traître (al-ẖā’in) ; où les gens témoigneront (yašhad) sans avoir été invités
à témoigner, prêteront serment (yaḥlif) sans avoir été invités à prêter
serment et où le plus heureux des hommes sera le plus vil d’entre eux.»
110 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

La structure duelle et inversée de ce ḥadīṯ est destinée à suggérer


une perversion radicale du sens, de tous les sens, dans l’univers
littéralement déboussolé de la «fin des temps». Le ḥadīṯ immédiatement
cité après celui-ci dans l’épître de Š. Sidiyya, rattache de manière plus
nette le motif général du désordre final à l’anarchie maure, dont l’auteur
voudrait voir une description prémonitoire dans les paroles attribuées
au Prophète :
«Il apparaîtra à la fin des temps des êtres qui ont des faces humaines
(wujūh al-ādamiyyīn) et des cœurs de démons (qulūb al-šayāṭīn),
des êtres comparables à des chacals affamés, qui seront sanguinaires
(saffākūn li-l-dimā’) et qui ne s’arrêteront devant aucune infamie. […]
Dieu leur infligera alors leurs propres conflits (širārihim) et ils feront
appel à leurs hommes de savoir (aḥbār) qui resteront sourds à leurs
sollicitations.»
Ce temps, conclura l’auteur d’al-Mīzān al-qawīm, qui est celui de
«la peur» (ayyām al-haraj) alimentée par la trahison généralisée et la
banalisation de l’assassinat, est aussi, comme le dit encore un ḥadīṯ du
Prophète, le temps du repli sur soi et du silence.
Ce point de vue, qui s’inscrit dans la continuité des arguments
développés par W. Billa‘maš et Š. Sīdi Muḥammad, n’a pourtant pas
toujours fait l’unanimité parmi les théologiens biẓān. A une époque
très voisine de celle qui vit la rédaction de l’épître de Š. Sidiyya,
une campagne en faveur de l’institution d’un imām semble s’être
développée, à l’initiative, entre autre, de Š. Muḥamd al-Māmi.
3. 2. Š. Muḥamd al-Māmi et la réforme du purgatoire
Š. Muḥamd al-Māmi w. al-Buẖāri appartient à la tribu des Ähl
Bārikaḷḷa, branche de la confédération des Tāšumšä qui fut le fer de
lance de la guerre de Šurbubba. Il serait né vers 1202/1787, non loin
du puits d’Āwsärd, dans le Sahara Occidental actuellement contesté et
c’est en ce même lieu qu’il a été enterré en 1282/1865.
On ne sait pas grand chose de la formation de Š. Muḥamd al-Māmi,
ni de ses maîtres. Dans ses références majeures, on le voit toutefois
renvoyer le plus souvent aux grandes figures intellectuelles de Šingīṭi,
Tišīt et Tīmbuktu, notamment à w. Billa‘maš et à Ḥmāḍḍa al-Tišītī (m.
1755) dont les Nawāzil sont souvent citées dans son Kitāb al-bādiyya.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 111

Le campement des Ähl al-Buẖāri nomadisait surtout, semble-t-il,


entre le Tīris occidental et l’Īnširi. Devenu adulte, Š. Muḥamd al-Māmi
effectua des voyages dans la vallée du Sénégal où l’autorité islamique
des almami du Fouta lui a fait une forte impression.
Il aurait même effectué un long séjour dans la région de Dakar,
d’où ses parents auraient eu quelque mal à le faire revenir.
Š. Muḥamd al-Māmi a laissé une œuvre considérable, dominée
par des préoccupations théologiques et juridiques. On peut citer, entre
autres, sa mise en (10000 !) vers du Muẖtaṣar de Ḫalīl b. Isḥāq, le
bréviaire bien connu des juristes mālikites du Maghreb. Son Kitāb al-
bādiyya («Le livre du désert») constitue probablement la tentative de
synthèse la plus originale en matière de fiqh qui eût été entreprise par
un juriste maure. Il y plaide pour le droit à l’ijtihād, au raisonnement
individuel fondé sur l’analogie (qiyyās) et à la formulation d’un avis
juridique indépendant. Il s’y efforce surtout d’examiner les modalités
d’application de la législation islamique aux conditions de vie des
nomades.
Š. Muḥamd al-Māmi reprend le même thème dans un long et
sybillin poème, connu sous le nom de al-Dilfīniyya («Le dauphin»).
Š. Muḥamd al-Māmi a mis en vers al-Aḥkām al-sulṭāniyya d’al-
Māwardī et consacré un long commentaire à cette contraction versifiée.
Préoccupé avant tout par les «fondements» (uṣūl) d’une
jurisprudence islamique — inséparable, comme je l’ai noté, du pouvoir
politique —, soucieux d’adapter les enseignements de l’islam en la
matière aux conditions du Sahara maure où il vivait, Š. Muḥamd al-
Māmi ne pouvait manquer d’être frappé par le vide juridique, l’absence
d’une autorité politique digne de ce nom, qui caractérisait le Trāb ǝl-
biẓān à son époque.
Il utilise plusieurs expressions pour qualifier ce vide. Celle de
bilād al-sayba revient souvent sous sa plume. Mais la sayba dont il est
ici question diffère profondément de l’acception que ce mot revêt dans
l’expression blād as-sība, désignant dans l’histoire politique du Maroc
«une aire de dissidence» liée par des liens complexes et mouvants au
blād al-maẖzan, «le pays administré».
112 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Pour Abdallah Laroui, la «siba faisait partie intégrante du système


[politique marocain]», elle est le produit nécessaire de l’administration
indirecte pratiquée par les sultans du Maroc, même si sa signification
«structurale» doit être recherchée dans un certain rapport d’opposition
entre la culture berbère et l’islam comme agent de centralisation
politique. «La siba, écrit Laroui, est essentiellement la situation qui
rend superflue l’organisation islamique de la société ; c’est la coutume
qui s’assume ostensiblement» (1980 : 163).
Sous la plume des théologiens biẓān, sayba veut dire simplement
absence d’une autorité politique, d’un gouvernement en général, et
plus spécifiquement d’un gouvernement islamique. Dans le dialecte
ḥassāniyyä, ce mot exprime une idée de désordre, d’excès dans
l’arrogance et l’iniquité.
Š. Muḥamd al-Māmi situe ce mot du côté du dialecte et donne pour
équivalent de l’expression bilād al-sayba, en arabe classique, celle de
bilād al-fatra. Cette transposition contribue à étendre et à approfondir
les connotations religieuses de la sayba telle que l’entrevoit l’auteur
d’al-Dilfīniyya.
Si le terme fatra indique en effet, en son sens premier, une idée
d’affaiblissement, de relâchement, et celle d’une durée de temps
quelconque (fatra zamaniyya), il revêt aussi le sens théologique
d’espace temporel qui sépare la mission de deux prophètes ; comme
si les deux sens initiaux avaient fusionné dans l’idée de l’inévitable
déliquescence de la foi dans l’intervalle qui sépare deux annonciations
prophétiques … A ce compte, en tout cas, le Sahara Occidental, tel
que l’a connu Š. Muḥamd al-Māmi, spatialiserait en quelque sorte le
vide temporel délimité par deux messages fondateurs, deux autorités
au double sens religieux et légal du terme. Il ne serait qu’un lieu de
passage, un no man’s land juridique où ne s’exerce ni le pouvoir des
sultans du Maroc (al-‘amāla al-‘alawiyya), ni l’autorité des almāmi du
Fouta Toro (al-‘amāla al-buṣayābiyya). Ce sens d’espace intermédiaire
et juridiquement incertain apparaît également dans une autre formule
que Š. Muḥamd al-Māmi applique au pays maure lorsqu’il le désigne par
al-mankib al-barzaẖī, soit quelque chose comme espace purgatorial, si
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 113

l’on retient pour barzaẖ l’un des sens qui lui est parfois attribué, celui
de «purgatoire».
Issu de la confédération des Tāšumšä qui entreprit jadis, à l’appel
de Nāṣir al-Dīn, de doter le sud-ouest saharien d’une autorité politique
inspirée des principes islamiques, Š. Muḥamd al-Māmi aspirait
profondément à réformer ce purgatoire. On trouve, ça et là, disséminés à
travers son œuvre, des indices d’une aspiration au changement motivée
par le désordre endémique, l’état de «corruption» (fasād) auquel seul le
pouvoir d’un imām pouvait, à ses yeux, mettre un terme.
Dans un poème connu, Š. Muḥamd al-Māmi appelle d’ailleurs
ouvertement les Tāšumšä à instituer un pouvoir politique fondé sur la
loi islamique.
S’il ne s’agissait pas d’un versificateur aussi fécond que l’auteur
de al-Ḫarāj al-ṯānī, je serais tenté de dire qu’il a utilisé la forme rimée,
plus prenante, plus entraînante que la prose, à des fins de mobilisation.
Et, de fait, Š. Muḥamd al-Māmi interpelle davantage dans son poème
«le cœur» de ses auditeurs que leur raison.
Tout au long de ces 131 vers, écrits selon toute vraisemblance
avant 1827, le détail le plus frappant chez un théologien aussi au fait des
aspects légaux de la question du pouvoir en islam que Š. Muḥamd al-
Māmi, c’est la quasi-absence de toute argumentation théologique.
Pour l’essentiel, en effet, le poème de Š. Muḥamd al-Māmi
relève du thème littéraire classique de la mufāẖara, de la compétition
honorifique, où le poète devait célébrer la supériorité des vertus et
des mérites de sa tribu par rapport à des groupes ennemis ou rivaux.
C’est seulement aux tous derniers vers de ce long appel à revivifier
la gloire des ancêtres, qu’allusion est faite, en des hémistiches peu
nombreux, aux avantages «islamiques» qu’il y aurait à tirer de
l’avènement d’un imām.
Je ne ferai que survoler ici un texte dont les qualités proprement
poétiques, la technique littéraire, n’intéressent pas directement mon
propos.
114 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Le poème de Š. Muḥamd al-Māmi s’ouvre, de la manière la


plus conventionnelle, sur les louanges du Prophète, de ses épouses et
de ses compagnons. Suit une description de son pays, où l’auteur se
sent comme moralement en exil, malgré l’attachement à cette terre
dénudée où rôde, à la fois vivant et irréel, le souvenir des ancêtres. La
gloire de ces «mines de sagesse» (ma‘ādīn ḥikma) et de clairvoyance
est alors abondamment évoquée. Il faut prendre exemple sur leur
conduite, s’inspirer de la fierté et de l’esprit d’indépendance qui les
ont aidé à résister à toutes les entreprises de vassalisation, car ils n’ont
jamais accepté de «tenir la poignée du tambour de guerre (‘urwat ṭabl)
d’autrui». Nous sommes certes peu nombreux, poursuit Š. Muḥamd al-
Māmi, mais qu’importe le nombre au regard des qualités et des vertus
qui sont les nôtres ? Nous comptons des hommes de valeur, des savants
inégalables. Nous avons toujours dénoncé parmi nous les conduites
avilissantes et contraires à la šarī‘a, faisant de notre contrée une «île»
(jazīra) sûre et «interdite» (ḥarām), comme le Ḥijāz (i. e. la Mecque et
Médine), aux pratiques condamnées par l’islam. Un peuple vertueux
et fier peut, bien entendu, être momentanément, faute d’une volonté
commune, subjugué par des conquérants étrangers. Les Arabes de la
Péninsule (‘arab al-jazīra) n’ont-ils pas été soumis à l’hégémonie des
Byzantins, des Perses et des Pharaons avant qu’ils ne conquièrent le
Šām (Syrie-Liban) et le ‘Irāq ?
Pourquoi alors, interroge Š. Muḥamd al-Māmi, devrions continuer
d’accepter l’oppression des «plus vils des nomades» (les ḥassān)
? Etes-vous vraiment des hommes et que reste-t-il de votre glorieux
passé, demande-t-il aux Tāšumšä, si vous n’êtes même plus capables de
protéger vos épouses ? Vous vous adonnez certes à vos pieuses études,
mais que valent-elles si elles ne servent qu’à vous distraire de la guerre
légale (jihād) ?
«Vous dîtes : pas de jihād sans imām dûment nommé
«Que ne le désignez-vous point ?
«Vous dîtes pas d’imām sans jihād qui étende
«Son autorité et sa gloire
«Qu’attendez-vous pour engager ce jihād ?»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 115

Le rappel de leur intrépidité passée — allusion à la guerre de


Šurbubba qui se précisera dans les vers suivants — devrait aider
les Tāšumšä à sortir de leur résignation présente. Des exemples
de fermeté au combat, tirés de l’histoire de l’islam, permettent de
rattacher leur «cause» à une longue tradition de piété, d’esprit de
sacrifice et d’héroïsme. Si l’évocation de ‘Abbād b. Bišr al-Ašhalī, un
«compagnon» du Prophète qui connut la fin glorieuse des martyrs au
Yamāma, nous ramène à la phase initiale du combat des musulmans,
l’admiration affichée pour l’opiniâtreté des ‘Abbāsides dans leur lutte
pour conquérir le pouvoir est, elle, sans doute à verser dans les colonnes
d’une comptabilité vengeresse qui voudrait aiguiser l’esprit de revanche
des Tāšumšä contre leurs vainqueurs de Šurbubba. En leur donnant
pour modèle la lutte des descendants d’al-‘Abbās b. ‘Abd al-Muṭṭalib,
spoliés de la succession du Prophète par les Umayyades, «massacrés et
crucifiés» (yuqtalu jam‘uhum wa yuṣlabūna) durant plus d’un siècle,
mais finissant tout de même par se hisser à la tête de l’empire musulman,
Š. Muḥamd al-Māmi appelle les Tāšumšä — pas essentiellement en tant
que porte-drapeau de l’islam, mais en tant que confédération tribale liée
par une ‘aṣabiyya particulière — à prendre leur revanche sur les Banī
Ḥassān qui n’ont cessé, depuis la guerre de Šurbubba, de les opprimer
et de les humilier.
L’appel à la vengeance est d’autant plus impérieux et urgent que la
fin du monde, toujours elle, annoncée par le retour du Messie, est peut-
être bientôt en vue : «Soulevez, leur dit-il, l’Occident (al-ġarb), avant
le retour de Jésus ; peut-être Dieu le regénerera-t-il durant quelques
années».
Le bénéfice attendu de cette insurrection constituera la seule
ébauche «d’argumentation» théologique en faveur de l’institution
de l’imām : par ce soulèvement, promet Š. Muḥamd al-Māmi aux
Tāšumšä, vous sortirez de la sujétion et de l’avilissement (al-ḏull), pour
restaurer votre noblesse et votre «gloire» (‘izz), vous redonnerez un
contenu communautaire à votre religion qui souffre gravement du repli
sur la seule observance individuelle du rite. En unifiant vos forces, leur
dit-il, vous pouvez instituer un «calife» (ẖalīfa).
116 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

«Il jugulera l’oppression des uns par les autres,


«Et par l’application des peines légales (ḥudūd) vous purifiera,
«Il nommera un administrateur juste
«Qui mettra un terme à vos querelles,
«Il vous consultera selon la procédure de la šūra
«Et votre action sera unifiée.»
Les Ḥassān, conclut Š. Muḥamd al-Māmi, vous respecteront
lorsqu’ils auront constaté que vous appliquez pleinement les règles de
l’islam. Et même s’ils ne vous respectent pas, vous auriez au moins
ouvert la voie à l’accomplissement de quelques obligations (farā’iḍ)
qui ne peuvent être pleinement mises en œuvre que sous l’autorité d’un
imām …
Ainsi parlait Š. Muḥamd al-Māmi, enseignant aux Tāšumšä, au
nom de leur passé et de leur statut, à se mobiliser derrière un «calife»
qui appliquerait dans toute sa bienfaisante rigueur, la loi islamique.
Il s’agit manifestement davantage d’un appel adressé à la fierté et à
la sensibilité communautaire des Tāšumšä que d’un exposé de motifs
dûment argumenté en faveur de l’institution d’un imām parmi les
tribus nomades maures. Nul pourtant n’était plus qualifié que l’habile
commentateur d’al-Māwardī pour entreprendre pareil exposé. Peut-être
a-t-il seulement senti que le recours à la ‘aṣabiyya et au patrimoine
nobiliaire des héritiers des combattants de Šurbubba était, en la
circonstance, de plus d’effet qu’une froide leçon de droit canon …
Bien que cet appel ait suscité un certain écho (littéraire) chez les
Tāšumšä et au-delà, il n’engendrera pas la mobilisation politique et
militaire attendue par Š. Muḥamd al-Māmi. La dénonciation véhémente
des Ḥassān, qui tendait à se constituer en une sorte de lieu commun
juridico-littéraire chez les zwāyä favorables ou non à la désignation
d’un imām appliquant la šarī‘a, n’excluait d’ailleurs pas des formes
de compromis avec les autorités émirales existantes, dont les mérites
«administratifs» et «judiciaires» étaient parfois reconnus, y compris par
Š. Muḥamd al-Māmi lui-même.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 117

Pour résumer ces remarques sur le débat autour de la question de


l’imām, du pouvoir islamique légal parmi les biẓān, j’avais d’abord
souligné ce que ces textes doivent à la vision du pouvoir en islam telle
que l’a systématisée al-Māwardī. En arrière-plan des remarques de W.
Billa‘maš, de Š. Sīdi Muḥammad et de Š. Sidiyya, on voit se profiler
les thèmes essentiels de la conception sunnite de l’imāmat et resurgir
les événements historiques où ils prennent racine. Elaborée en grande
partie pour rendre compte des pratiques régaliennes ‘abbāsides et
légitimer l’évolution vers la monarchie qu’a connu l’imāmat historique,
la doctrine synthétisée par al-Māwardī se préoccupe avant tout, je l’ai
noté, du maintien de l’ordre monarchique en place. Elle n’était donc
que de très peu de secours dans un monde maure voué, de l’avis même
des fuqahā’ ici convoqués, au désordre et à l’anarchie (sayba). Le
décalage (historique, sociologique, géographique) qu’il y a entre cette
conception du pouvoir et les réalités politiques du monde nomade de la
Mauritanie précoloniale, n’a pas empêché la plupart des lettrés zwāyä
— nécessité du dogme oblige — d’en tirer le parti conservateur qu’en sa
visée essentielle elle impliquait. Mais comme l’ordre dont elle justifie
le maintien était identifié au plus corrupteur des désordres, on dira
qu’il s’agit de l’ordre désordonné qui précède la «fin du monde». Ceux
qui comme Š. Muḥamd al-Māmi s’efforcent de la mettre au service
d’une réforme radicale du «purgatoire» maure, devront, pour la rendre
plus «mobilisatrice», en escamoter le contenu légal, tout en la liant
par contre à un esprit de revanche (celui des Tāšumšä de Šurbubba),
à un sentiment de fierté des zwāyä, à l’évidence sans rapport avec la
«théorie» du légiste šāfi‘ī.
Mais qu’ils soient hostiles ou favorables à l’appel en faveur d’un
imām, les lettrés zwāyä inscrivent leurs réflexions sur le pouvoir
dans le cadre légal proposé par le sunnisme. Et ce sont les effets de
l’inadéquation de cette vision, la distance qui la sépare d’une réalité
extérieure à ces normes, une réalité relevant d’un autre monde,
qui produiront paradoxalement la seule tentative d’envergure pour
l’appliquer, le mouvement de Nāṣir al-Dīn. Celui-ci parlera en effet
beaucoup de la fin du monde et de l’autre monde. Il fera davantage
fond sur les révélations et les sensations venues de ce lointain ailleurs
118 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

pour asseoir son autorité que sur les froides démonstrations des manuels
de jurisprudence. Comme si, conformément aux observations d’Ibn
Ḫaldūn, le charisme du saint, étroitement imbriqué aux enseignements
de la religion, mais aussi mâtiné de ‘aṣabiyya, constituait effectivement
l’élément-clef dans l’émergence d’une forme d’autorité étatique parmi
les ‘arab, les nomades …
La conclusion que j’avais tirée de ces considérations consacrées à
l’impact du corpus doctrinal islamique dans le champ de la problématique
du pouvoir et de ses représentations était la suivante.
Parti de la conception ẖaldūnienne des rapports entre nomadisme,
islam et pouvoir d’Etat, et du mode d’imbrication qu’elle désigne
entre ‘aṣabiyya et administration du sacré dans l’émergence d’une
autorité politique centralisée parmi les nomades, j’avais été conduit à
évoquer l’arrière-plan historique et doctrinal dans lequel s’inscrivent,
à l’intérieur de l’islam et plus spécifiquement de sa branche sunnite,
les interrogations et les choix des théologiens maures de l’époque
précoloniale. L’examen de quelques textes significatifs m’avait permis
d’entrevoir chez ces derniers, à la fois un souci très net de marquer
leur inscription dans la continuité de l’héritage doctrinal sunnite et
un embarras que la fuite commode dans l’exégèse coranique ou le
décryptage des «signes de l’heure» n’arrive pas toujours à cacher. Une
des raisons profondes de cet embarras m’avait paru résider dans le
caractère «déplacé» — au sens aussi bien historique que géographique,
mais également dans le sens que Freud donne au «déplacement» dans le
travail du rêve — de la conception sunnite de l’imāmat dans l’univers
«anarchique» des biẓān. En fait, et même si elle constitue une source
de référence pour les «docteurs» zwāyä, c’est moins par son impact
direct sur l’exercice d’un pouvoir politique demeuré embryonnaire, que
par ses effets indirects — son rôle en tant que référant essentiel du
champ politico-religieux — que la théorie résumée par al-Māwardī et
ses émules maures méritait d’être examinée.
Pièce maîtresse du système de légitimation (l’islam) sur lequel se
fonde la spécificité statutaire et l’autorité des zwāyä, enjeu et instrument
central de leurs luttes de classement internes et avec les ḥassān, la
théorie de l’imāmat a pu aussi, comme dans la prédication de Nāṣir
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 119

al-Dīn, nourrir les formes les plus militantes de la volonté des zwāyä
de s’ajuster à leur statut, de leurs aspirations à devenir, se conformant
à l’injonction que leur dicte leur statut, ce qu’ils sont. Il importait
de la situer dans le contexte plus large de l’opposition «marabouts»-
«guerriers», valeurs maraboutiques (islamiques) vs valeurs guerrières,
à laquelle le mouvement de Nāṣir al-Dīn a souvent servi de référence.

4. Šurbubba et ses usages


J’ai consacré une partie de mes recherches aux événements dont
Nāṣir al-Dīn a éte le héros (le conflit de Šurbubba), à la fois dans ma
thèse et dans une publication ultérieure. Il y va dans ce conflit d’une
étape décisive de l’antagonisme zwāyä-ḥassān, d’une étape en tout
cas jugée décisive aussi bien par une partie des intéressés (les zwāyä
du sud-ouest mauritanien actuel, la Gǝblä) que par divers analystes
contemporains.
Ch. Stewart, inspiré par les analyses en termes de segmentarité
développées par Gellner, mais aussi influencé sans doute par l’approche
de ses informateurs zwāyä, portés à majorer leur place dans la hiérarchie
sociale aux détriments de leurs concurrents ḥassān, y voit un «mythe
de fondation» de la séparation des fonctions cléricale et guerrière,
une charte mythique de la supériorité des guerriers sur les marabouts.
Comme telle, Šurbubba ne serait qu’un substitut «fondateur» de la
généalogie, une représentation mythique initiale du principe «structural»
d’opposition complémentaire entre deux groupes de parenté en équilibre
et sa fonction première aurait été de figer dans un émiettement essentiel
un pouvoir politique qui, à ses yeux, n’aurait pas existé dans la société
tribale maure.
Paul Marty, cet infatigable chroniqueur des tribus maures, aurait
bien voulu y voir l’expression d’un antagonisme ethnique opposant
Berbères «laborieux» et Arabes «pillards».
Plus récemment, Boubacar Barry a mis en avant la dimension
économique de ce conflit et suggéré qu’il traduisait avant tout un
antagonisme des intérêts commerciaux entre bénéficiaires du commerce
120 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

transsaharien et groupes engagés dans le négoce atlantique, soit


l’opposition déjà évoquée de la caravane et de la caravelle.
Sur la base d’une critique de ces différents points de vue, dont
on a déjà pu entrevoir quelques aspects dans les développements
précédents de ce texte, j’ai suggéré pour ma part que ce conflit, qui
recouvre sans doute des réalités historiques, évidemment «relues»,
évidemment réinterprétées et même partiellement mythifiées, offre —
indissociablement mêlé à ses relectures locales — un moment privilégié
de la lutte de classement entre ḥassān et zwāyä, en vue de l’imposition
de ce que j’ai appelé après Bourdieu, des principes de di-vision du réel
et de ses représentations. Une lutte qui oppose sainteté maraboutique
et vaillance guerrière, administration de l’invisible et gestion de la
violence, valeurs religieuses et valeurs profanes et qui tend à constituer
comme tel le champ où ces polarités opèrent, devenant en quelque sorte
des catégories de l’entendement commun des groupes qui s’y engagent
et qui les engagent comme instruments à penser et à agir, notamment
sur les instruments à penser. Il ne s’agissait pas tant ici d’assigner une
«origine» historique précise à l’émergence de ces catégories que de
déployer dans la durée les éléments du socle qui les rend possible et
qu’en retour elles contribuent à modeler.
Ce conflit de Šurbubba et la défaîte du parti maraboutique sur
laquelle il se conclut paraissent être au point de départ de la constitution
des émirats, puisque la fondation du premier d’entre eux, celui des
Trarza, est attribuée à Häddi w. Aḥmäd mǝn Dämān, le principal
dirigeant de la coalition ḥassān qui vint à bout des hommes de Nāṣir al-
Dīn. J’ai suggéré que le paradigme ẖaldūnien précédemment esquissé
— qui voit dans la religion, dans l’action d’un saint ou d’un prophète,
un instrument de «décrochage» des structures politiques d’avec les
structures de la parenté dans le contexte des luttes entre ‘aṣabiyyāt
nomades —, peut aider à jeter un éclairage intéressant sur le processus
ainsi décrit. Le premier émirat, le modèle émiral, serait à quelque égard,
un imāmat vaincu.
Je rappellerai d’abord ici brièvement ce que l’on sait des événements
de Šurbubba et de leurs lectures, avant d’aborder de manière plus large
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 121

l’éclairage qu’ils projettent sur l’opposition des fonctions religieuse et


guerrière dans leurs rapports avec le pouvoir au sein de la société maure.
4. 1. Šurbubba : un mythe de fondation ?
Si le mythe est un avant tout un récit exemplaire, dont l’origine
individuelle est occultée, une machine à tuer le temps qui serait plus
spécifiquement appropriée aux chronologies circulaires et «lisses»
des sociétés sans écriture, si le mythe est une narration édifiante et
merveilleuse qui doit malmener les catégories et les frontières du monde
réél aussi bien que le temps de l’histoire pour les ajuster à des structures
«interprétatives» atemporelles de l’ordre du monde, il semble difficile
de classer les événements de Šurbubba, malgré le flou qui les entoure,
dans ces catégories-là du mythe.
Il y a incontestablement une part importante de merveilleux, de
surnaturel, dans la narration de ces événements, mais ce merveilleux
n’a pas été simplement ajouté à des fins d’édification par le premier
et principal récit local, celui de Muḥammad al-Yadālī al-Dayṃānī (m.
1753). Il faisait partie du déroulement même du conflit. Le surnaturel
et son contrôle étaient des outils et des enjeux réels de la guerre de
Šurbubba, une composante effective de la réalité de ces événements.
Il ne s’agissait nullement en l’occurrence d’un habillage mythique
élaboré par la tradition issue de Muḥammad al-Yadālī, qui s’est sans
doute, en grande partie, contenté de rapporter la manière dont Nāṣir
al-Dīn et ses compagnons percevaient et manipulaient leur rapport au
surnaturel. Le chroniqueur dayṃānī est du reste, à ma connaissance,
le premier dans l’histoire des productions écrites de la société maure
à avoir consacré quelque énergie à l’élaboration d’une production de
caractère historiographique qui devait, par la tradition ainsi amorcée,
faire de la région où s’est déroulée le conflit le principal foyer de
l’espace maure pour ce genre de préoccupation. Avant d’essayer de
jeter quelque lumière sur l’usage du merveilleux dans la guerre de
Šurbubba, j’ai d’abord tenté de situer, dans leur déroulement historique,
ces événements.
On sait en vérité très peu de choses sur le conflit qui opposa,
dans le courant de la seconde moitié du XVIIe siècle, une coalition
122 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

«maraboutique» ou à dominante maraboutique, dirigée par celui qui fut


surnommé al-imām Nāṣir al-Dīn, à un rassemblement où des groupes
ḥassān de la descendance de Maġfar ont joué un rôle moteur. Un voile
d’ombre pèse jusque et y compris sur le nom par lequel on désigne
ordinairement ces événements : Šarr Bäbbä ou Šurbubba.
Selon la tradition communément reçue, le conflit porte le nom de
Šarr Bäbbä. Ce qui veut dire en ḥassāniyya : «guerre (Šarr) de Bäbbä»,
en référence à un certain Bäbbä w. Aḥmäd w. Āṣūr ǝṣ-Ṣgäy‘ī, client
de la tribu maraboutique des Tāšǝdbīt. Bäbbä aurait refusé de payer
l’impôt légal (zakāt) aux collecteurs nommés par Nāṣir al-Dīn et se
serait mis, par l’intermédiaire de ses maîtres Tāšǝdbīt, sous la protection
du chef maġǝfrī, Häddi w. Ahmäd mǝn Dämān. C’est l’obstination des
percepteurs de Nāṣir al-Dīn à vouloir coûte que coûte faire payer Bäbbä
qui aurait été à l’origine des premiers affrontements entre les zwāyä et
les hommes de Häddi. L’auteur d’al-Wasīṭ (Ibn al-Amīn, 1911) fait état
de cette étymologie, qui a été adoptée par l’historiographie européenne
inspirée par les travaux de P. Marty.
Dans Manāqib al-imām Nāṣir al-Dīn, Muḥammad al-Yadālī, qui
parle de Šurbubba, suggère une autre étymologie. Il rattache cette
appellation à l’émission d’une sorte de cri de guerre à laquelle devait se
soumettre, en signe d’allégeance à l’imām et de résolution, tout nouveau
converti à la cause de Nāṣir al-Dīn. Le cri en question répondait à
l’injonction : « Šurbubbīh !»
Comme le souligne Muḥammad al-Muẖtār al-Sa‘d, cette étymolo-
gie, confirmée par d’autres indices, doit être préférée à la désignation de
«Guerre de Bäbbä», même si l’épisode initial où intervient le client des
Tāšǝdbīt est attesté par al-Yadālī. L’appellation courante de Šarr Bäbbä
proviendrait de la sorte du télescopage ou de la fusion entre «l’affaire
Bäbbä» et la marque sonore d’adhésion au mouvement de Nāṣir al-Dīn
commandée par l’impératif : «Šurbubbīh !»
Quoi qu’il en soit, les événements désignés par Muḥammad al-
Yadālī sous le nom de Šurbubba se situent dans le courant de la
seconde moitié du XVIIe s. Avant d’en évoquer succinctement la
chronologie, j’ai rappelé, d’après le principal témoignage dont nous
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 123

disposons, les conditions qui présidèrent à l’éclatement du conflit.


Muḥammad al-Yadālī, l’auteur de ce témoignage, est relativement
proche chronologiquement (il est mort en 1166/1753) des événements
qu’il rapporte. Son propre père a pris part au conflit. Il a pu connaître
dans sa prime jeunesse d’autres personnes qui y ont été mêlées, et dont
certaines sont citées dans ses textes. Il appartient à la branche Idawdāy
de la confédération des Tāšumšä, fer de lance du mouvement de Nāṣir
al-Dīn, qui descend lui-même d’Atfaġa Muhunḍ Amġar, ancêtre des
Äwlād Dayṃān et un des cinq «pères fondateurs» des Tāšumšä.
Le récit d’al-Yadālī, qui présente une version maraboutique des
événements, est naturellement fortement emprunt du souci de faire
ressortir l’exemplarité morale des héros zwāyä de la guerre de Šurbubba,
tout particulièrement de Nāṣir al-Dīn. Son récit s’intitule d’ailleurs tout
bonnement : Les vertus de l’imām Nāṣir al-Dīn (Manāqib al-imām
Nāṣir al-Dīn). Il s’ouvre sur un recueil de témoignages hagiographiques
attribués à des contemporains de l’imām. Ses pouvoirs de divination
y sont abondamment illustrés. La fibre eschatologique et millénariste
qui anime son comportement et ses discours lui donne des allures de
mahdī, de prophète de la «fin des temps». Il prêche le repentir (tawba),
fait parler les morts, annonce des échances fatales. Les pouvoirs qu’on
lui attribue attirent rapidement une masse grandissante d’admirateurs
hypnotisés, agglutinés en permanence autour de lui, buvant ses paroles
et même sa salive, l’eau qu’il a utilisée pour ses ablutions…
Cette période d’incubation dura, nous dit Muḥammad al-Yadālī,
«trois ans», à la suite de quoi il se fit offrir la bay‘a par les «principales
personnalités» (wujūh) des zwāyä. Fort de ces allégeances, Nāṣir al-
Dīn va mettre sur pied une ébauche d’organisation étatique islamique
et engager un mouvement de conquête religieuse qui, après une phase
d’ascension marquée par l’extension de l’influence maraboutique au
Diolof, au Cayor, au Waalo et au Fouta, connaîtra un déclin et une chute
dont les ḥassān furent les principaux artisans.
La chronologie de ces événements est très mal connue. Nous
ignorons à quelle date exacte ils ont débuté et nous ne sommes pas non
plus, dans l’état actuel de notre documentation historique, en mesure
d’en fixer avec précision le terme.
124 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

La durée de trente ans (1644-1674) que leur assigne couramment


l’historiographie des zwāyä de la Gǝblä, reprise par P. Marty, ne repose
sur rien de bien consistant : un vers attribué à Wālid wuld Ḫālunā (m.
1798) et repris dans la chronique versifiée de d’al-Muẖtār w. Dyangi
(m. 1316/1898-9). Le vers de Wālid dit :
waqa‘at šurbubba ‘āma šanahi
wa silmuhā waqa‘a ‘āma šafahi
«Šurbubba eut lieu en l’année Š. N. H. (i. e. 1055)
«Sa paix advint en l’année Š. F. H (i. e. 1085).»
Outre la fragilité du mode de datation par lettre (la chute ou
l’adjonction d’un signe diacritique peut modifier sensiblement la valeur
du scriptogramme), les éléments de chronologie dont nous disposons
ne permettent guère d’affirmer une durée aussi longue du conflit
de Šurbubba. Les sources locales autres que Wālid et W. Djangi ne
mentionnent, à ma connaissance, que la seule date de 1084/1673. Qu’il
s’agisse de Tārīẖ Walāta, de Fatḥ al-Šakūr ou d’un document que j’ai
découvert en 1982 dans une bibliothèque ataroise, l’année 1084/1673
est toujours donnée comme étant l’année de la guerre qui opposa les
zwāyä de la Gǝblä (surnommés šrābīb, dit Fatḥ al-Šakūr…) et les
Maġāfira. Divers indices, résumés par al-Sa‘d, permettent, cependant,
de nuancer cette unanimité qui veut réduire la durée du conflit à la seule
année 1084/1673.
— al-Ḥājj ‘Abd Allah w. Bulmuẖtār qui délivra, d’après diverses
traditions, une fatwā à Häddi w. Aḥmad mǝn Dämān, attestant la
légitimité de son combat contre les zwāyä, aurait accompli son
pélerinage à la Mecque en 1077/1666. Dans Manāqib al-imām Nāṣir
al-Dīn, Muḥammad al-Yadālī rapporte que Nāṣir al-Dīn annonça
un jour qu’il ne priera plus «derrière» al-Ḥājj ‘Abd Allah, qu’il ne le
prendra plus pour imām, parce qu’il a eu une vision prémonitoire de sa
responsabilité morale future dans le massacre des zwāyä par les hommes
de Häddi. Cela se passa, dit al-Yadālī, «longtemps» (bi-kaṯīr) avant que
al-Ḥājj ‘Abd Allah eut délivré l’avis juridique ci-dessus mentionné.
Nāṣir al-Dīn aurait fait cette déclaration après le pélerinage de al-Ḥājj
‘Abd Allah, étant donné que dans le texte d’al-Yadālī la désapprobation
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 125

suscitée dans les rangs des partisans de l’imām par ses propos
malveillants à l’égard de l’éminent savant qu’était al-Ḥājj ‘Abd Allah
étaient, entre autres, liés à la qualité de ḥājj du maître de w. Billa‘maš.
Si la date du pélerinage d’al-Ḥājj ‘Abd Allah est bien 1077/1666, si le
déclenchement des hostilités justifié par la fatwā qu’il a délivrée aux
ḥassān est bien intervenue «longtemps» après sa dénonciation par
Nāṣir al-Dīn comme futur fossoyeur de son mouvement; si par ailleurs,
comme nous l’apprend un autre document, Nāṣir al-Dīn est mort en
1674, on peut conjecturer qu’une bonne partie des événements de
Šurbubba s’est déroulée entre 1666 et 1674.
— ǝṭ-Ṭālib Muḥammad w. al-Muẖtār w. Billa‘maš, dont il a été
question plus haut, était un contemporain de Nāṣir al-Dīn dont il a
vigoureusement dénoncé la fitna et les postures prophétiques. Il serait
né, d’après Fatḥ al-Šakūr, en 1036/1626. Il est peu probable qu’il ait
atteint une maturité et une notoriété intellectuelle suffisantes à l’âge
de 19 ans (qu’il aurait eus au début de la guerre, telle que la donne la
tradition issue de Wālid) pour que sa dénonciation de la prédication de
Nāṣir al-Dīn ait eu le retentissement qu’elle semble avoir eu.
— Un autre épisode rapporté par Manāqib al-imām Nāṣir al-Dīn
met en scène un personnage connu, Sīd ǝl-Maḥjūb al-Jakanī, affirmant
que l’avènement et la mort de Nāṣir al-Dīn seront comme des «signes de
l’heure». D’après diverses traditions recueillies par Sidāt wuld Bābä, Sīd
ǝl-Maḥjūb se serait présenté à la tête d’une partie de sa tribu (Täjäkānǝt)
qui venait d’être déchirée par une longue guerre civile, au chef des
Ijummān, ǝṭ-Ṭālib Ṣiddīq w. ǝṭ-Ṭālib ǝl-Ḥasän w. Ätfaġa Maḥḥam,
qui lui aurait fait un excellent accueil et promis protection contre toute
tentative d’assujetissement. Après la mort de ǝṭ-Ṭālib Ṣiddīq (survenue,
disent les mêmes sources, en 1073/1663), ses descendants rompirent
le pacte d’amitié qui les liait aux Täjäkānǝt de Sīd ǝl-Maḥjūb. Ils
s’efforcèrent, avec le soutien de leurs alliés Ǝ‘rūṣiyyīn, de leur imposer
le paiement d’un tribut. Les Täjäkānǝt refusèrent de se soumettre aux
exigences de leurs anciens alliés et engagèrent contre eux une guerre
qui devait leur assurer une mainmise exclusive sur la région de Tǝgḅä-
Tägdāwǝst. Or, le récit de Muḥammad al-Yadālī situe la conversation,
où Sīd ǝl-Maḥjūb confie ses prédictions concernant l’avènement de
126 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Nāṣir al-Dīn, durant la guerre entre Ijummān et Täjäkānǝt. Il faudrait en


conclure que la prédication armée de l’imām des Tāšumšä n’a pas pu
être engagée avant 1073/1663.
— Un texte publié en 1968 par Carson I. A. Ritchie confirme
l’activité du mouvement des zwāyä en 1673. «L’histoire du toubenan, ou
changement de souverain et réforme de Religion desdits nègres, depuis
1673 son origine, jusques en la présente année 1677», écrite par Louis
Moreau de Chamboneau, administrateur du Comptoir Français de Saint
Louis du Sénégal, apporte, en effet, quelques précisions intéressantes,
au point de vue chronologique, sur la prédication armée de Nāṣir al-
Dīn et ses effets sur les principautés noires limitrophes de la Gǝblä où
elle fut apparemment connue sous le nom de «Toubenan» (sans doute
déformation de l’arabe tawba = «repentir, repentance»).
Chamboneau écrit, à propos de l’imām des zwāyä de la Gǝblä :
«Le dit Marabou ou prestre de la Superstition de Mahomet, More de
Nation, laquelle vit en Barbarie, homme fort ambitieux ne se contentant
pas d’avoir commerce par son pays à changer les coutumes et religion,
en y mettant ce Toubenan, ne cherche encore qu’à courir, connaissant
que les Nègres estoient gouvernez par des Roys dont ils ne supportaient
qu’avec force le joug pour les tiranies, pillage et esclavages qu’ils en
souffroient, prit résolution d’aller en leur pays en faire tout autant. Se
doutant bien que les Nègres remue-roient aussi tost et le suivroient.»
C’est ainsi, dit-il, que celui qui se fait appeler «Bourguli» (en
wolof, būr djullīt = imām), «signifiant en notre langue «le Maistre des
Prières», réussit à chasser de son royaume «Siratik, Roy du pays des
Foules». Le «Bourguli» étendit ensuite son influence au Cayor, au Diolof
et au Waalo. «Sur ces entrefaits au mois d’août 1674 ce grand Marabou
ou Bourguly envoya son frère avec suite en ambassade a deffunt M.
de Muchins pour lors Messieurs, votre Commendant en ce Pays …»,
écrit Chamboneau, s’adressant aux actionnaires de la compagnie saint-
louisienne. Chamboneau note que, durant le séjour de cette ambassade
conduite par Munīr al-Dīn à Saint-Louis, la nouvelle de la mort de Nāṣir
al-Dīn parvint au comptoir français.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 127

Même si la suite de son récit laisse entendre que le décès de


l’imām pourrait être intervenu avant le mois de mai — il montre de
Muchins remontant le fleuve Sénégal, «au commencement de may
1674» et tentant de persuader le brak du Waalo, Yerim Kodé, de mettre
à profit la disparition de Nāṣir al-Dīn pour s’émanciper de l’influence
maraboutique et «revenir au premier état de ses prédécesseurs» —, on
peut retenir l’année 1674 comme étant celle de la mort de Nāṣir al-Dīn.
Le récit de Chamboneau, confirmé par les observations un petit
peu plus tardives (Chamboneau arrive à Saint Louis en février 1675),
de deux autres voyageurs français, La Courbe et Le Maire, recoupe
d’ailleurs, en ses aspects essentiels, la narration de Muḥammad al-
Yadālī, notamment l’aspect millénariste du mouvement de Nāṣir al-Dīn
— j’y reviendrai — et ses prolongements chez les populations noires de
la région du fleuve Sénégal.
Muḥammad al-Yadālī nous apprend que, lorsque Nāṣir al-Dīn
reçut l’investiture solennellement accordée par les zwāyä, il choisit
pour «vizir» (istawzara) Abhum b. Aḥmad auquel il donna le titre d’al-
Qāḍī ‘Uṯmān.
«Il nomma dans les fonctions de qāḍī Muḥammad b. Ḥabīb Allah,
al-Fāḍil b. Muḥammad, al-Fāḍil b. al-Muẖtār Bārikaḷḷa et al-Ḥabīb
b. al-Ḥusayn. Muḥammad b. Ḥabīb Allah reçut le nom de «Qāḍī du
Conseil» (qāḍī al-majlis) parce qu’il rendait la justice dans l’assemblée
(majlis) formée autour de Nāṣir al-Dīn». L’imām des Tāšumšä
introduisit également une hiérarchie dans son entourage matérialisée
par la disposition de ses principaux fidèles autour de lui :
«Une des personnes qu’il estimait le plus (min aḥẓā al-nās ‘indahu)
et qui se situait à sa droite (yamīnihi) était al-Māḥī b. al-Fāḍil. A sa
gauche (‘an šimālihi) était Muaḥmmad b. al-Faqīh al-Amīn. Derrière
lui (‘an ẓahrihi) se tenait al-Muẖtār b. Abūbak al-Alfaġī. Il confiait à
al-Māḥī des secrets qu’il ne délivrait point aux deux autres, et à tous les
trois des secrets qu’il ne confiait point à des personnes tierces. Car il
savait qu’ils allaient mourir avec lui.»
Il y eut, dit Muḥammad al-Yadālī, confirmé par le récit de
Chamboneau, plusieurs «conquêtes» (futuḥāt) du temps de Nāṣir al-
128 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Dīn. Le Fouta fut conquis par al-Naḥwī al-Idyaydbī et « Nāṣir al-Dīn


lui en confia l’administration (ista‘malahu). Le Diolof fut conquis par
al-Fāḍil b. Abī Ya‘dil et «Surang» en reçut le commandement. «Le pays
de Isunġān» (le Cayor) subit le même sort et Nāṣir al-Dīn désigna à sa
tête Ndiay Sall. La région de «Räywa» (en pulaar, reewo = «rive nord
du Sénégal»), également conquise, échut à Ḥabīb Allah Sall. Al-Fāḍil b.
Muḥamd al-Kawrī conquit le «Šamāma» (Waalo), tua son roi «Burigrig
« (= brak), et en confia l’administration à un homme qui sera, aurait
prédit Nāṣir al-Dīn, son propre meurtrier.
Toutes ces conquêtes sont intervenues avant la mort du chef
suprême des zwāyä, c’est-à-dire avant 1674, puisque nous verrons plus
loin que les Français de Saint-Louis mettront à profit la mort de l’imām
pour encourager les principautés noires, tombées sous la coupe du
«Toubenan», à rejeter l’hégémonie du parti maraboutique.
La mort de Nāṣir al-Dīn constitue pratiquement, d’après la narration
d’al-Yadālī, l’événement inaugural de la seconde phase, la phase
spécifiquement maure du conflit de Šurbubba. La raison immédiate du
déclenchement des hostilités entre les zwāyä de Nāṣir al-Dīn et les
ḥassān est attribuée, comme je l’ai déjà noté, à des dissensions internes
aux zwāyä eux-mêmes.
Al-Yadālī note qu’après la bay‘a que lui offrirent les zwāyä Nāṣir
al-Dīn vit affluer vers lui toutes sortes de gens : «Maġāfira», «Aznāga»,
«Sūdān», «Zawāyā», jusqu’au jour où les Maġāfira, forts d’une fatwā
délivrée par un marabout (al-Ḥājj ‘Abd Allah w. Bulmuẖtār) «trahirent»
(ġadarat). Ce fut l’épisode de Bäbbä ǝṣ-Ṣgäy‘ī précédemment évoqué.
Nāṣir al-Dīn avait nommé percepteur de l’impôt légal (zakāt), dit
al-Yadālī, Sīd al-Ḥasan b. al-Qāḍī de la tribu des Idäwa‘li. Celui-ci se
rendit auprès de la tribu zwāyä des Tāšǝdbīt, dont le «chef» (‘arīf)
opposa une fin de non recevoir à ses exigences, en se mettant sous la
protection des Trarza de Häddi Ibn Amad Ibn Damān. Fort de la fatwā
de al-Ḥājj ‘Abd Allah w. Bulmuẖtār précisant que Nāṣir al-Dīn n’était
pas un calife reconnu, et que donc les musulmans n’étaient pas tenus
de lui verser la zakāt, Häddi donna ordre aux ‘Azzūna de razzier le
collecteur d’impôts de Nāṣir al-Dīn. C’était un casus belli.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 129

Malgré les appels de Sīd al-Ḥasan b. al-Qāḍī en faveur d’une riposte


immédiate, les zwāyä cherchèrent d’abord, semble-t-il, à explorer les
voies de la négociation et du compromis. Une ambassade composée de
al-Faqīh b. al-Amīn et de Muḥammad b. Bāba Aḥmad se rendit auprès
des Maġāfira pour leur exprimer les dispositions pacifiques du parti
maraboutique et s’assurer qu’ils ont bien «trahi» leurs engagements
antérieurs vis-à-vis de Nāṣir al-Dīn. Les propos que leur tint Maḥmūd
b. ‘Aḅḅalla ne leur laissèrent aucun doute à cet égard. Ils revinrent
confirmer la «trahison» des Maġāfira dont l’hostilité ne tarda pas à se
préciser.
Quelques temps après l’échec de cette ambassade, un groupe de
cavaliers Maġāfira s’en prit à un homme isolé, Aḥmad b. al-Fāḍil b.
Bubakkar, qui eut un oeil crevé par un certain Ḥammād b. Bāja. Un
incident qui suscita une vive émotion dans les rangs de l’armée de Nāṣir
al-Dīn, rapporte Muḥammad al-Yadālī, dont je suis toujours la narration.
Il y eut une longue concertation sur les mesures à adopter. «Le
premier à prendre la parole fut al-Fāḍil b. Abī al-Fāḍil al-Buḥasnī qui
s’exprima ainsi : Bonnes gens ! Rassemblez autour de cet imām juste
(al-imām al-‘ādil) des combattants en nombre suffisant pour combattre
ces brigands (muḥāribīn) oppresseurs et iniques puisqu’ils ne vous
laissent pas d’autres choix !»
Deux corps d’armée furent constitués : l’un sous le commandement
d’al-Qāḍī ‘Uṯmān «prit la direction de l’ouest» (ġaruba) et revint
chargé de butin sans avoir essuyé de pertes ; l’autre, dirigé par Maḥḥam
b. Dyabba al-Bārittaylī et al-Muṣṭafā b. Ḫṭayra se dirigea vers l’est et
rencontra, près de Antujay, à une quarantaine de kilomètres au nord-
ouest de l’actuel Boutilimit, une troupe de Maġāfira composée d’Awlād
Dāwūd et d’Awlād Ḫlīfa. L’issue de ce premier affrontement fut
heureuse pour les zwāyä qui tuèrent quelques-uns de leurs adversaires
et leur enlevèrent un important butin.
L’initiative de l’affrontement suivant revint aux Maġāfira qui
attaquèrent, aux pâturages, les troupeaux des marabouts près de Jīwa (le
Portendick des Hollandais, situé sur la côte atlantique, à une trentaine
de kilomètres au nord de l’actuel Nouakchott), tuant deux hommes des
130 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Idawjanaḍḍa et emmenant de nombreux animaux. Nāṣir al-Dīn, à la tête


d’une troupe de cavaliers, organisa la poursuite. Il réussit à reprendre
les troupeaux razziés et tua aux ‘Azzūna «trente trois combattants». Al-
Yadālī rapporte que certains de ses compagnons citèrent à Nāṣir al-Dīn,
parmi les victimes de Jīwa, Gunān b. ‘Aḅḅalla. «Non, répondit Nāṣir
al-Dīn, nos armes ne tuent que ceux qui vont en enfer (ahl al-nār) et il
n’en fait pas partie».
Lors de la bataille de Tirtillās, qui suivit de près l’affrontement de
Jīwa, Nāṣir al-Dīn et quelques-uns de ses plus proches compagnons
trouvèrent la mort. Les pertes des zwāyä s’élevaient, lors de cette
bataille, à «trente-trois» tués, mais leurs adversaires auraient perdu plus
d’une centaine d’hommes ainsi que la bataille.
Le décès de Nāṣir al-Dīn causait cependant un dommage
irréparable au mouvement dont son charisme prophétique, sa parole
oraculaire, constituaient un ressort essentiel. Après sa disparition, les
zwāyä offrirent la bay‘a à al-Faqīh al-Amīn b. Sīd al-Fāḍil (al-Vāḷḷi),
«l’homme le plus savant de son temps, respecté des zwāyä et des
Maġāfira», écrit Muḥammad al-Yadālī.
Malgré les qualités éminentes que lui attribue al-Yadālī (ou à
cause d’elles…), al-Faqīh al-Amīn semble avoir cherché à instaurer
une certaine détente avec les Maġāfira, auxquels son épouse (Vāṭma
mint Ä‘lī w. Aḥmäd mǝn Dämān), appartenait, comme en était issue
l’épouse de l’un de ses frères. Au dire d’al-Yadālī, les Maġāfira
l’auraient «reconnu» (aḏ‘anū lahu), sous le prétexte qu’à la différence
de Nāṣir al-Dīn, «il appartenait aux Äwlād Sīd al-Fāḍil (al-Vāḷḷi)», mais
ce n’était de leur part, poursuit-il, que ruse et «machination» (makr). La
masse des zwāyä, hostile à la tendance au compromis affichée par al-
Faqīh al-Amīn, le «destituèrent» (ẖala‘ūh) au profit d’al-Qāḍī ‘Uṯmān
qui devint ainsi le second imām après Nāṣir al-Dīn.
«Il était, écrit al-Yadālī, d’une fermeté sans faille à l’égard des
pécheurs (al-‘uṣāt), doux et protecteur à l’égard des pauvres (al-
ḍu‘afā’)», d’une noblesse de caractère et d’un courage exemplaire. Sous
son «règne», une expédition composée de 800 combattants affronta
les Maġāfira, leur tua plusieurs hommes et se saisit d’une partie de
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 131

leurs troupeaux. Quelques temps après cette razzia fructueuse, Sīd al-
Ḥasan, le percepteur préposé à la collecte de la zakāt se rendit chez les
Äwlād Ḫlīfa et les Äwlād Rizg pour leur réclamer ce qu’ils doivent au
«trésor public» (bayt al-māl) institué par les zwāyä. Ils firent semblant
d’accepter les demandes faites par Sīd al-Ḥasan tandis que leur chef,
Udayka, préparait contre lui un complot auquel était associé le brak du
Waalo, les chefs des Rġaywāt et des Barān. «A‘bayḍaḍḍa aš-Šbārī et
Ḫṭayra al-Bāfūrī refusèrent, écrit al-Yadālī, de s’associer à ce crime.»
Udayka envoya Buyūba Sīd Aḥmad al-Tfārītī et al-Fāḍil al-Bāfūrī,
qu’il rétribua généreusement de leur service, prévenir les Maġāfira de
l’occasion qui s’offrait de porter à bon compte un coup décisif aux
hommes de Nāṣir al-Dīn. Une vaste coalition s’organisa alors sous la
conduite de Häddi w. Aämad mǝn Dämān, accompagné de Ġaylān,
et comprenant «Les Noirs» (al-sūdān) et les Äwlād Ḫlīfa (mais non
les Brakna). Un parti de zwāyä où on comptait quelques-unes de leurs
figures les plus en vue fut encerclé et exterminé au lieudit «A‘layb al-
Quḍya» (en ḥassāniyyä, «la Petite Dune des Quḍḍāt»), en raison du
nombre d’éminents juristes qui y trouvèrent la mort.
Al-Fāḍil b. al-Kawrī organisa immédiatement une contre-attaque
qui prit pour cible les campements des Äwlād Ḫlīfa, des Bāfūr et des
Rġaywāt, qu’il attaqua à aṣ-Ṣāg, tuant «quarante» Äwlād Ḫlīfa et
de nombreux Rġaywāt. Udayka lui-même ne réussit à sauver sa tête
que grâce à une intervention d’une personnalité du parti vainqueur,
Muḥammad Mawlūd al-Ḥājī.
Al-Qāḍī ‘Uṯmān, lorsqu’il apprit le désastre de A‘layb al-Quḍya où
Sīd Aḥmad et ses compagnons furent massacrés, lança de son côté ses
troupes contre les Wolofs du Waalo. Il périt au cours de cette expédition.
On trouve dans le récit de Chamboneau confirmation de son décès (fin
1674 ?) lorsque l’administrateur du comptoir français, après avoir
rappelé les efforts faits par ses prédécesseurs pour amener les Wolofs et
leur souverain à secouer le joug du «Toubenan», écrit :
«Enfin, il (M. de Muchins) l’en (le brak «Hiérim Kodé») sollicita
et l’en pressa tant qu’il le fit venir à son but avec bon nombre de grands
du pays qui s’en furent chez eux, ou chacun làcha les peuples la dessus
132 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

et ne mirent guères a les condescendre a leur volonté, prenans tous


les armes et renonçans au toubenan ils se joingnent, leur Roy, en cette
résolution cherchant les Mores et ceux des sujets qui ne voudraient
pas se ranger à son obéissance ils les trouvèrent sous la conduite d’un
des successeurs de Bourguly, cy dessus tué, nommé ‘Hiatmankaly’ (=
Hiatman Kaly = ‘Uṯmān Qāḍī = al-Qāḍī ‘Uṯmān) près de Guéronk,
Province de Bifèche audit Roiaume de Brak, ils battent, desfont et tuent
même ce Hiatmankali.»
Je reviendrai plus loin sur le rôle du comptoir français de Saint-
Louis dans la défaite du mouvement de Nāṣir al-Dīn. Je voudrais
terminer auparavant de résumer le canevas proposé par le récit de
Muḥammad al-Yadālī.
Après la disparition d’al-Qāḍī ‘Uṯmān, deux imām reçurent
simultanément la bay‘a : «al-ṭalaba» (la frange lettrée du mouvement
…), dit al-Yadālī, accordèrent leur investiture à al-Mubārak b. Ḥabīb
Allah, tandis que les «combattants» (al-jayš) et les Äwlād Rizg
cooptaient al-Fāḍil b. al-Kawri. Sur intervention de son frère, al-Fāḍil
devait cependant, à son retour de campagne, se désister en faveur de son
concurrent. Mais cette démission ne se fit pas, semble-t-il, de bon coeur,
car il alla, avec une partie de ses troupes, rejoindre les Maġāfira.
Al-Mubārak attaqua les Maġāfira à al-‘Urš avec une troupe de
«quatre cents» combattants. «Ce petit nombre, par rapport à celui
des Maġāfira, était comparable à un anneau dans un désert. Mais ils
accomplirent des prodiges», écrit al-Yadālī.
«Ensuite, ajoute l’auteur des Manāqib, quand ils (les Maġāfira)
apprirent que les zwāyä étaient affaiblis et divisés et que les Äwlād
Rizg et de nombreux marabouts avaient rejeté l’autorité de l’imām, les
Maġāfira vinrent en totalité avec leurs alliés et leurs tributaires (aznāga)
et assiégèrent le camp des zawāyā qu’ils finirent par prendre. L’imām al-
Mubārak et beaucoup d’autres hommes furent tués. C’était la «journée
(yawm) de Tinyijmāra».
A la suite de cette lourde défaite, Munīr al-Dīn, le frère de Nāṣir
al-Dīn, qui avait été désigné successeur (walī al-‘ahd) du Qāḍī ‘Uṯmān,
s’éloigna vers l’est à la tête d’une centaine de cavaliers, «en direction
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 133

du Fouta et des Idyaydba», tandis qu’al-Faqīh al-Amīn se rendait auprès


des Maġāfira avec les femmes et les enfants «qui se dispersèrent parmi
eux pour trouver leur subsistance».
En arrivant chez les Idyaydḅä, Munīr al-Dīn trouva qu’ils avaient
déjà offert la bay‘a à al-Naḥwī b. Agda ‘Abdaḍḍa, du lignage des
Ahl Atfaġa Brayhǝm. Celui-ci se désista, de mauvaise grâce (ba‘da
mušājara), en faveur du frère de Nāṣir al-Dīn. Après cette jonction des
deux ailes du mouvement, al-Muẖtār b. Agda ‘Abdaḍḍa, le frère d’al-
Naḥwī, partit en campagne «dans un pays lointain» avec le gros des
forces dont disposaient encore les zwāyä. Un homme des Äwlād Bū‘li
(Äwlād Rizg), dont la mère appartenait aux Maġāfira, s’avisa d’aller
prévenir ces derniers de l’opportunité qu’ils avaient d’éliminer les deux
imām. Ce fut la bataille de Bukkǝḷ (70 km au nord de l’actuel Kaédi), au
cours de laquelle al- Naḥwī et Munīr al-Dīn trouvèrent la mort.
A Munīr al-Dīn succéda al-Muẖtār b. Agda ‘Abdaḍḍa qui fut le
cinquième et dernier imām des zwāyä de Šurbubba. Au dire d’al-Yadālī,
«il remporta plus de victoires sur les Maġāfira et les Noirs qu’aucun
autre chef (al-umarā’) avant lui. Al-Muẖtār aurait tué «plus de cent
chefs (‘urafā’) parmi les Maġāfira et saisi des quantités incalculables
de chevaux, de chameaux, d’esclaves, d’argent et de marchandises.»
Il conduisit notamment une série d’affrontements très violents
avec les Itāmä et les Äwlād Mbārǝk, alors installés dans leur voisinage.
Les zwāyä, toujours au dire d’al-Yadālī, firent, durant ces événements,
preuve d’une fermeté au combat exemplaire, en particulier lors de la
«journée» d’Aṃadr qui vit une lutte acharnée opposer les deux parties de
l’aube à la tombée de la nuit. A l’heure du bilan, les combattants zwāyä
étaient presque tous blessés. Al-Muẖtār suggéra qu’il fallait profiter de
la nuit pour éloigner des lieux du combat le gros de la troupe afin de le
préserver. Cette suggestion fit pleurer son frère Imījin, car elle n’était
pas conforme à l’esprit de martyr qui animait les imām précédents, tous
morts au combat à la tête de leurs hommes. Al-Muẖtār donna raison à
son frère. On attendit donc jusqu’au matin et ce fut la bataille de Tin
Yifḍāḍ au cours de laquelle les zwāyä furent «entièrement exterminés».
Al-Muẖtār lui-même eut le cou rompu par la chute de son cheval. Les
Maġāfira coupèrent sa tête qu’ils emportèrent. De retour chez eux, ils
134 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

s’amusèrent à en faire le support d’une marmite installée sur le feu,


mais ils ne réussirent pas car à chaque fois qu’ils la posaient sur les
braises, elle sautait au loin, dit al-Yadālī.
Les rares survivants zwāyä de Tin Yifḍāḍ «traversèrent le fleuve
(Sénégal) et entreprirent de mener la guerre sainte (yujāhidū) contre des
Noirs dont on disait qu’ils n’étaient pas musulmans».
Le propos d’al-Yadālī s’achève sur l’évocation des raisons qui ont
conduit à la défaite des zwāyä — ce n’est pas le courage qui leur a fait
défaut, mais l’art de conduire avec habileté et ruse les combats — et
à des éléments de justification théologique, inspirés d’Ibn ‘Arafa (m.
1401) et assimilant la lutte contre les «brigands» (luṣūṣ) à un jihād.
Tels sont, d’après les témoignages disponibles, dont les plus
importants sont ceux d’al- Yadālī et de Chamboneau, les principales
étapes de la prédication armée de Nāṣir al-Dīn, connue en pays maure
sous le nom de Šarr Bäbbä ou Šurbubba. J’ai insisté plus particulièrement
sur celui d’al-Yadālī parce qu’il est le plus étendu et le plus proche du
théâtre et du milieu où se sont déroulés les événements, dont le souvenir
(les personnages, les lieux, les décès, les «répliques célèbres», etc.),
enrichi par la tradition orale, constitue encore une part vivante de la
mémoire de bon nombre de groupes qui y ont pris part, en particulier
les Tāšumšä.
Il y a bien évidemment dans le récit d’al-Yadālī un souci de
défense et d’illustration des vertus morales des «héros» de Šurbubba
(quelle histoire n’est pas à quelque degré imprégnée des valeurs
du milieu de son auteur ?), sa narration est certainement loin d’être
exempte d’approximations et d’inexactitudes (quel récit historique peut
se targuer d’en être totalement pur ?). Il partage à coup sûr la croyance
au miracle et aux dons surnaturels associés à la walāya que les hommes
de Šurbubba attribuaient à leur dirigeant. Mieux, la trame de sa lecture
des événements qu’il rapporte, fait apparaître une «contamination» par
d’autres récits fondateurs de l’histoire de l’islam (en tout premier lieu
la prédication du Prophète), qui en fait une pièce d’un socle symbolique
plus large dont il participe et qu’il voudrait certainement contribuer à
faire «affleurer». Ce constat n’autorise nullement cependant, me semble-
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 135

t-il, à nier toute consistance historique aux faits évoqués, ni ne permet


de les reléguer sans autre forme d’attention à leur contenu historique
dans le temps flottant et immobile du mythe fondateur.
L’influence régionale du mouvement de Nāṣir al-Dīn est par
ailleurs suffisamment connue pour que son historicité ne puisse pas être
mise en doute. Philip Curtin («Jihad…», 1971), notamment, a souligné
les prolongements qu’il a eus dans des régions aussi éloignées de la
Gǝblä que le Fouta Djallon. Il entrevoit une nette continuité entre les
thèmes et les termes — jihād, imām, devenant à l’occasion eliman ou
almami …— et les formes d’agitation politico-religieuse qui conduisent
de l’imāmat du Bundu établi par Malik Dauda Sy (vers 1690), à celui
du Fouta Djallon (dans son avènement, situé généralement vers 1726,
un beau-frère de Malik Sy aurait joué un rôle important) et, quelques
années plus tard (dans les années 80 du XVIIIe s.), à celui du Fouta Toro
dont l’initiateur, Sulaymān Bāl, a reçu une bonne partie de sa formation
dans des campements de l’Igīdi (Ähl al-‘Āqil…), héritiers de l’esprit de
Šurbubba.
Pour conclure sur ce point, je dirai que le travail d’al-Yadālī,
initiateur de la tradition écrite relative à cette guerre, a moins consisté
à élaborer un mythe de fondation de l’opposition ḥassān-zwāyä — à
aucun moment il ne suggère que cette division fonctionnelle ait pris
naissance avec le conflit armé de Nāṣir al-Dīn — qu’à se servir de ce
conflit pour la légitimer, sur une base non pas de parenté (l’opposition
entre segments lignagers antagoniques et complémentaires de Gellner
et de Stewart), mais sur celle du monopole statutaire d’un capital
symbolique-religieux exerçant un effet de classement que Šurbubba a
contribué, malgré la défaite des zwāyä, à enraciner et à pérenniser sous
la domination des ḥassān, et dans le contexte nouveau d’émergence des
structures émirales.
En poursuivant l’analyse de ces événements, en les situant dans
leur contexte historique et régional, j’ai essayé de montrer qu’ils
n’étaient, pour l’essentiel, ni un conflit «ethnique» entre «Arabes» et
«Berbères», ni un prolongement de l’antagonisme économique entre
commerce atlantique et commerce caravanier, mais l’expression de ce
que j’ai appelé, après Bourdieu, une lutte de classement, qui n’échappe
136 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

naturellement pas à l’influence des facteurs qui viennent d’être


énumérés, mais qui les déborde pour asseoir, légitimer et faire advenir
un ordre du monde où l’arrière-monde, celui précisément dont Nāṣir
al-Dīn se voulait «l’éclaireur», aurait déjà sa place. En soi, cette idée
d’un rapport originaire entre pouvoir politique et surnaturel n’a rien de
spécifique à la société maure. Elle constitue même, on le sait, une sorte
de lieu commun de l’anthropologie politique depuis ses débuts. Ce que
je crois être l’originalité de la situation maure pourrait être formulé de
la manière suivante :
— la division statutaire ḥassān-zwāyä a préxisté à la guerre de
Šurbubba, mais elle ne s’est affirmée nulle part avec autant de relief que
dans la région qui fut le théâtre de ce conflit ;
— or c’est précisément dans cette région et suite à ce conflit
qu’émergent les premiers émirats ;
— la spécificité de la situation maure résiderait en quelque sorte
dans la place seconde et ambiguë qu’occupe la sphère du sacré, du
religieux, où la défaite de Šurbubba a joué un rôle important. Il fallait une
prédication politico-religieuse avortée — le «décrochage» du politique
d’avec la parenté était, en conformité avec l’analyse ẖaldunienne, à ce
prix — pour que se développe, sur la base d’un partage symbolique
affirmé des pouvoirs entre les représentants de cette prédication et leurs
adversaires, un dispositif «étatique» (l’émirat) où les structures tribales
segmentaires des ḥassān soient «dépassées» au profit d’un ensemble qui
associe des tribus, des groupes et des fonctions différents, au premier
rang desquels les ḥassān et les zwāyä. La production et la reproduction
de ces distinctions, où les Almoravides et Šurbubba constituent des
références majeures, font appel à la constitution d’un corps ou d’un
champ de valeurs qui tend notamment, porté par les intérêts matériels
et symboliques des groupes compétitivement associés, à dessiner une
place du sacré exerçant un effet de classement sur ces mêmes groupes.
Arrêtons-nous donc, pour commencer, sur la conjoncture qui a
présidé à l’éclatement de ce conflit.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 137

4. 2. La conjoncture
Dans la conjoncture qui a présidé à l’éclosion du mouvement de
Nāṣir al-Dīn, comme probablement d’ailleurs de son lointain devancier
almoravide, une dégradation catastrophique des conditions alimentaires
et sanitaires des nomades du Sahara Occidental semble avoir joué un
rôle central. Le thème de l’avènement du mahdī et l’attente angoissée
de la fin du monde lui doivent sans doute beaucoup. Les convulsions
que le Maroc connaît à la fin de l’époque sa‘dienne et les prolongements
qu’ils ont pu avoir au sud du Wādī Dar‘a, l’intervention accrue des
Européens le long des côtes de l’Afrique du nord-ouest, ont eu ausssi,
en liaison avec les facteurs sociaux et politiques internes aux biẓān de
la Gǝblä, leur part d’influence.
Le sultan du Maroc, Aḥmad al-Manṣūr al-Ḏahabī (1578-1603),
dont les troupes ont conquis en 1591 Tīmbuktu, meurt en 1012/1603,
emporté par la peste qui ravageait alors le Maroc, à la charnière des
XVIe et XVIIe siècles. Cette épidémie s’accompagna d’une famine
catastrophique. La disparition d’al-Manṣūr «l’Aurifique», dont le règne
marque l’apogée de la dynastie sa‘dienne, intervint dans un contexte
particulièrement lourd de menaces : à l’épidémie de peste et à la famine,
s’ajoutait le danger de plus en plus précis d’une occupation hispano-
portugaise des villes côtières du Maroc (al-‘Arā’iš est effectivement
occupée en 1605 par l’Espagne). Les luttes de succession qui s’ouvrent
entre les descendants, frères et neveux d’al-Manṣūr, vont ajouter, à un
tableau déjà bien sombre, les effets d’une guerre civile qui s’étendra
sur près de trente ans. Le Maroc connut au cours de cette période une
floraison de mouvements messianiques, animés par des visionnaires qui
se présentaient volontiers comme le «mahdī attendu», le prophète de la
dernière chance.
Ces mouvements, issus parfois d’une tradition maraboutique
plus ou moins ancienne, se transformaient, à l’occasion, en une petite
puissance politico-militaire régionale. Ce fut, par exemple, le cas de
la zāwiyya de ‘Alī b. Muḥammad b. Aḥmad b. Mūsā (de la tribu des
as-Smālīl), connu sous le surnom de Bū-Dmay‘a, qui s’empara (entre
1627 et 1631) de Sijilmāsa, du Dar‘a et de Tārudānit, dans les confins
138 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

sahariens du Maroc ; et plus encore, celui de la puissante zāwiyya de


Dilā’, fondée par Ḥāma b. Sa‘īd b. Aḥmad b. ‘Umar b. Sīdī al-Majāṭī.
Les aventures de ces «annonciateurs», de ces visionnaires
extatiques qui voulaient régénérer un monde dont ils annonçaient la fin
prochaine, ont connu généralement un épilogue tragique. J’ai évoqué
dans ma thèse ce qui advint à l’un d’entre eux, Ibn Abī Maḥallī dont
le mouvement naquit et se développa au cours de ces années troublées
du début du XVIIe s. Le destin d’un autre mahdī marocain, al-‘Ayyāšī,
révèle des traits qui ne sont pas sans rappeler certains aspects de la
prédication de Nāṣir al-Dīn.
Abū ‘Abd Allāh Sīdī Muḥammad al-‘Ayyāšī est «apparu» (ẓahara),
disent les textes arabes, comme pour marquer le côté météorique de
l’événement, au moment où les Espagnols ont occupé al-‘Arā’iš. Il
résidait à Salā (Salé), où il fit ses études sous la direction de ‘Abd Allāh
b. Ḥassūn. Au terme de ses études, son maître lui fit cadeau d’un cheval
et lui ordonna de se rendre dans la région d’Āzammūr, lui promettant
un destin exceptionnel. Il parvint dans cette région en 1604, au début
du règne agité de Mawlay Zaydān (1609-1628). Sa réputation de
sainteté grandit rapidement. Mawlay Zaydān lui confia la défense de la
place forte d’Āzammūr. Il appela à la mobilisation contre l’occupation
étrangère, au jihād, qu’il entama effectivement depuis Salā. Il eut aussi
à lutter contre les tribus nomades de l’ouest marocain (Šanāka, Awlād
Sājir, al-Ḥayāyina, etc.) en raison de leur brigandage et de leur refus de
toute autorité.
Al-‘Ayyāšī identifie de façon prémonitoire ses futurs meurtriers,
les hommes de la zāwiyya de Dilā’, menés par les réfugiés «andalous»
de Salā. Après avoir libéré al-‘Arā’iš, en 1630, il est tué en 1641. Sa tête
coupée fut emportée par les meurtriers. Le soir venu, ils entendirent,
rapporte l’auteur d’al-Istiqṣā (al-Nāṣirī, VI, p. 92), cette même tête qui
récitait «à haute voix» (jahran) le Coran et beaucoup d’entre eux «se
repentirent» (tāba), à la suite de ce miracle.
J’ai évoqué ces événements de l’histoire du Maroc, non seulement
parce qu’ils témoignent du climat politique et économique qui prévalait
au début du XVIIe siècle dans cette contrée, située au voisinage immédiat
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 139

de la région qui vit se développer la da‘wa, l’appel, de Nāṣir al-Dīn,


mais aussi en raison des liens de toutes natures — plus particulièrement
les liens culturels — qui existaient entre le nord-ouest saharien et les
confins méridionaux du Maroc.
Nous avons d’autres indices de la dégradation catastrophique des
conditions de vie dans le nord-ouest africain au cours de la première
moitié du XVIIe siècle, en particulier dans les chroniques de Tīmbuktu.
Concernant plus précisément l’ouest mauritanien actuel, un texte
que j’ai trouvé, par hasard, dans une bibliothèque ataroise et sur lequel
je reviendrai plus loin, projette un éclairage singulier sur la détérioration
des conditions de vie des habitants de l’Adrar vers le milieu du XVIIe
siècle et sur les prolongements eschatologiques de ce qui paraît bien
avoir été une crise climatique catastrophique balayant la région à
l’époque. C’est l’histoire, déjà mentionnée, d’al-Imām al-Majḏūb, un
contemporain de Nāṣir al-Dīn, qui fut conjointement condamné avec
lui par le faqīh šingiṭien w. Billa‘maš en raison de ses prétentions
mahdistes. Le Kitāb al-minna, l’ouvrage qu’on lui attribue, est en effet
tissé de propos qui ne laissent guère de doute à cet égard : le lancinant
appel à Allah pour qu’Il daigne mettre fin aux épreuves endurées, qu’il
fasse que la salive des hommes les nourrisse et qu’il féconde la terre au
moyen d’une pluie sans doute désespérément attendue, en constituent
les indices les plus nets.
Le dangereux rétrécissement des ressources alimentaires et en
pâturages que cette crise climatique a dû entrainer, n’est certainement
pas étranger au développement des conflits armés et à l’extension de
l’insécurité qui caractérisent l’espace mauritanien au moment où se
prépare dans la Gǝblä la mobilisation autour de Nāṣir al-Dīn.
La première moitié du XVIIe siècle voit en effet le développement
de guerres civiles implacables à Šingīṭi entre Idaw‘li ǝl-Kǝḥǝl et Idaw‘li
ǝl-Bīẓ et à Tinīgi entre deux coalitions rivales de Täjäkānǝt. Ces conflits,
qui entraînent d’importants mouvements de population vers le sud, se
combinaient sans doute — le présent cycle de sécheresse m’a permis
d’observer des phénomènes semblables …— avec une poussée des
nomades du Sahara Occidental et de la bordure saharienne en direction
140 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

des pâturages de la zone climatique soudano-sahélienne. Le bétail, faut-


il le rappeler, constituait la ressource essentielle des biẓān de l’époque
de Šurbubba.
«Ils étaient, écrit al-Yadālī, des nomades (ḏālika annahum bādiyya)
qui tantôt se fixent, tantôt se déplacent.» Nāṣir al-Dīn lui-même a sa
première «révélation» après une longue et épuisante journée au puits
où, par suite d’un afflux comme il en arrive dans des régions fréquentées
par de nombreux troupeaux, il n’a pu finir d’abreuver ses animaux que
tard dans la nuit. Une part significative des miracles qu’al-Yadālī lui
attribue tourne du reste autour de la vie pastorale… Il ne serait donc
pas déraisonnable de penser que le problème du contrôle des pâturages,
liés à une mobilité accrue des éleveurs sahariens comme on en observe
en période de crise, à une pression humaine et animale croissante sur
les terrains de parcours des zwāyä de la Gǝblä, situés dans une zone
relativement boisée et ordinairement herbeuse, ait pu jouer un rôle dans
la génèse des affrontements de Šurbubba.
Mais la mauvaise conjoncture climatique, le contrôle d’un espace
pastoral dangereusement rétrécis par le manque de pluies, ne sont pas
seuls en cause dans le développement du mouvement initié par Nāṣir al-
Dīn. J’ai évoqué le contexte politique régional et souligné l’extension
de l’insécurité et de l’anarchie, liés à la crise que connaissaient les deux
principales formations étatiques de la région : l’empire Songhay et la
monarchie sa‘dienne du Maroc. J’ai rappelé l’éclosion, dans ce même
Maroc, de nombreux mouvements millénaristes qui ont pu influencer
ceux qui, dans l’ouest saharien, liés par de nombreux liens culturels et
historiques avec le royaume šarifien, aspiraient à régénérer radicalement
un environnement naturel et social devenu probablement invivable.
L’intervention du commerce européen précédemment évoquée a eu
aussi sa part d’influence dans la préparation et le dénouement du conflit
de Šurbubba. Je lui ai consacrée un assez long développement. Mais
j’avais jugé utile auparavant de montrer les limites de l’interprétation
«ethnique» qui a voulu parfois voir dans la guerre de Šurbubba un
conflit entre «Arabes» et «Berbères».
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 141

4. 3. Arabes et Berbères
Polygraphe infatigable, bénéficiant, il est vrai, de tous les rapports
— dont certains excellents — qui affluaient vers le Bureau des Affaires
Musulmanes du Gouvernement Général de l’Afrique Occidentale
Française, dont il fut pour un temps le responsable, Paul Marty, qui
a consacré des oeuvres monographiques volumineuses à l’histoire
des tribus maures, voyait dans l’antagonisme «Arabes-Berbères»,
culminant avec la guerre de Šurbubba, le ressort essentiel de toute
l’évolution historique du Sahara Occidental. «La guerre de Babbah,
écrit-il, est génératrice de la société maure telle qu’elle existe dans
son état actuel.». Elle marque un effacement définitif des «Berbères»
devant le dynamisme conquérant des «Arabes». «Cet effacement des
Berbères, relève notre auteur, paraît tout à fait regrettable. S’ils avaient
voulu résister fermement aux envahisseurs, leur nombre et leur richesse
leur permettaient de dompter ces quelques pillards et de les rejeter au
loin ou de les assimiler. La civilisation berbère, pratique et progressiste,
valait bien les coutumes arabes, négatives ou oppressives, issues d’un
nomadisme invétéré, impropre à toute évolution sérieuse.» (Marty,
1919, p. 23; Marty, 1921, p. 8)
Le thème de la conquête et du conquérant venu d’ailleurs constitue
souvent — la littérature anthropologique et historique fourmille
d’exemples — un moyen de fonder et de légitimer un pouvoir ou une
hégémonie politique. Bon nombre de tribus maures (Mäšẓūf, ǝr-Ri‘yān,
Lādǝm, etc.), où prédominerait largement, d’après les généalogistes
locaux, le fond de peuplement ṣanhājien, attribuent une orgine arabe
extérieure (aujourd’hui elles se veulent tout entières arabes…)
à leurs familles dirigeantes. Rien d’étonnant donc à ce que le statut
politiquement dominant des ḥassān soit fondé sur une conquête ou une
victoire «initiale».
Il n’est pas impossible du reste que le facteur «ethnique» ait joué
un certain rôle dans la lutte qui opposa Nāṣir al-Dīn à une coalition
tribale dirigée, dans l’espace maure (je laisse pour l’instant de côté les
luttes engagées contre les principautés noires), par des Maġāfira. Le
parti maraboutique semble avoir été à dominante aẕnāga (Ṣanhāja),
tandis que les adversaires de la «réforme» se recrutaient en grande
142 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

partie parmi des groupes se réclamant de la descendance de Ḥassān,


plus particulièrement de la branche issue de Maġfar b. Uday b. Ḥassān,
si l’on suit les canevas généalogiques dominant.
Le récit d’al-Yadālī fait apparaître, en effet, que les zwāyä partisans
de Nāṣir al-Dīn se recrutaient pour l’essentiel dans les rangs des tribus
suivantes :
Tāšumšä, qui y jouèrent un rôle dirigeant, Mǝdlǝš, Tandġa,
Idyaydḅä, Idaġẕaymbu et Bārǝttayl. Il s’y ajoutait des éléments des
Idäw‘li, des Ntāḅä, des Ikǝmlaylǝn, des Idāblǝḥsan, des Äwlād Abyayri,
des Lämtūnä, des ǝn-Njāmrä et des Tägunānǝt.
Quant aux adversaires de l’imām, ils auraient été dirigés, d’après
Chamboneau, par «les chefs Mores non Toubenan assçavoir Bakars,
Hady et Boucefy» (Richtie, 1968, p. 342). Il s’agit, selon toute
vraisemblance, et en recoupant avec la tradition orale, de Bäkkār al-Ġūl
w. Ǝ‘li w. ‘Abd Aḷḷa des Brakna, de Häddi w. Aḥmäd mǝn Dämān, et de
Busayf w. Muḥamd ǝẕ-Ẕnāgi b. ‘Uṯmān b. Maġfar, tous trois rattachés
généalogiquement à ce dernier, et appartenant donc aux Maġāfira.
Muḥammad al-Yadālī, dans Manāqib al-imām Nāṣir al-Dīn,
évoque également, dans les rangs du parti adverse, des ressortissants
d’autres tribus issues du système généalogique des Banī Ḥassān : les
Brābīš, les Äwlād Dāwūd b. ‘Umrān, les Äwlād Ġaylān.
Malgré ce trait «ethnique» dominant de chacune des deux
coalitions — laissons pour l’instant de côté l’hétérogénéité «ethnique»
intrinsèque à chaque tribu et les manipulations des généalogies —, nous
ne trouvons aucune trace du thème ethnique cher à Marty dans aucun
des deux principaux témoignages dont nous disposons sur la guerre
de Šurbubba. Ni al-Yadālī, en effet, ni Chamboneau ne font état d’une
composante ethnique des combats que se livrent partisans et adversaires
de Nāṣir al-Dīn. Le récit d’al-Yadālī permet, au contraire d’avancer que
la ligne de clivage entre partisans et adversaires de l’imām ne passait pas
par une identification ethnique. D’après les Manāqib, «Le plus grand
des miracles (c’est moi qui souligne, al-Yadālī emploie le mot āyāt) et
des prodiges (karāmāt) de Nāṣir al-Dīn est que les gens vinrent à lui
de tous les horizons : nomades parmi eux (badawiyyīhim) et sédentaires
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 143

(ḥaḍariyyīhim), Arabes et non Arabes (‘ajam). Dieu l’éleva au-dessus


des autres en raison de son humilité (tawāḍu‘) devant Lui, et cela bien
qu’en ce pays il n’y eut jamais ni roi (sulṭān), ni gouverneur (wālī)»
(Manāqib, p. 1).
Conformément au point de vue développé par Ibn Ḫaldūn, il fallait
bien en effet, une force miraculeuse, le plus grand des miracles, dit
al-Yadālī, qui met directement cet événement surnaturel en rapport
avec l’absence de toute tradition étatique, pour venir à bout de l’esprit
d’indépendance des tribus nomades, pour leur faire accepter une autorité
extérieure à la tribu, à leur tribu. Le principal «miracle» de Nāṣir al-Dīn
témoigne en tout cas de la vocation supra-tribale et supra-ethnique de
son mouvement. Il reçut, dira ailleurs al-Yadālī, l’allégeance, aussi bien
des Maġāfira et des Aznāga, que celles des Noirs et des zawāyā.
L’hostilité des Maġāfira à l’endroit des hommes de Nāṣir al-Dīn
est présentée par al-Yadālī, on s’en souvient, comme étant le fruit d’une
«trahison». Que les descendants de Maġfar aient ou non failli à un
serment d’allégeance offert à l’imām des Tāšumšä, qu’ils aient ou non,
dans un premier temps, accepté l’autorité de ce dernier avant de lui
déclarer la guerre, une chose semble en tout cas acquise d’après le récit
d’al-Yadālī : Nāṣir al-Dīn n’a pas cherché à promouvoir une coalition
«berbère» contre une «coalition arabe».
Indépendamment de l’hétérogénéité ethnique des tribus zwāyä qui
constituaient le fer de lance de son mouvement, il bénéficia, d’après
al-Yadālī, du soutien d’une partie des Äwlād Rizg (b. Uday b. Ḥassān),
tandis que des groupes notoirement aẕnāga, comme les Bāfūr et les
A’zayzāt, lui furent hostiles.
Parmi les zawāyā eux-mêmes d’importantes défections furent
enregistrées : les Tāšǝdbīt ; la majeure partie des Idāblǝḥsän, suivant la
fatwā délivrée par une de leurs plus grandes figures intellectuelles — al-
Ḥājj ‘Abd Allah w. Bulmuẖtār — ne prit pas part aux affrontements ; au
sein des Tāšumšä eux-mêmes, des hommes aussi en vue que Bārikaḷḷa
w. Bazayd et ǝl-Vāḷḷi w. Bāba Aḥmäd se refusèrent à participer à la
guerre.
144 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Nous avons vu plus haut qu’al-Fāḍil w. al-Kawrī (des Awlād


Sīd al-Vāḷḷi), marié à une femme des Maġāfira et contraint de céder
l’imāmat à al-Mubārak b. Ḥabīb Allah, était passé, avec une partie de
son armée, du côté de ses affins. Bref, la configuration des coalitions
maures qui s’affrontent dans la guerre de Šurbubba ne suit pas une
ligne de partage ethnique et le conflit se laisse difficilement réduire à
une confrontation entre «Arabes» et «Berbères» que Marty, formé à
Alger par E. F. Gauthier, artisan d’une vision épique de l’histoire du
Maghreb comme déploiement d’une opposition éternelle entre deux
espèces «biologiques» irréductibles, nomades (arabes) et sédentaires
(berbères), aurait aimé y voir.
J’ai suggéré pour ma part, me fondant sur des sources antérieures à ce
conflit (sources arabes anciennes, lettre d’al-Lamtūnī) que l’opposition
fonctionnelle ḥassān -zwāyä avait, selon toute vraisemblance, précédé
(sous une forme qu’il est difficile de préciser) Šurbubba. Les traditions
historiques de la Gǝblä font certes remonter à la défaite du parti
religieux certaines clauses — demeurées vivantes jusque dans les
années 1950 …— qui sont sensées avoir définitivement fixé les rapports
hiérarchiques entre zawāyā et ḥassān. Les vainqueurs imposèrent, dit-
on, les conditions suivantes à la cessation des hostilités :
— les ḥassān ne creuseraient plus de puits, mais ils auraient
désormais droit à un tiers de l’eau (ṯǝlṯ al-ma) de chaque puits foré par
les zwāyä, auquel ils se rendraient ;
— si un ḥassāni en voyage faisait halte dans un campement zwāyä,
celui-ci serait tenu de l’héberger et de le nourrir durant trois jours (cette
clause était dite ǝẓ-ẓyāvä, de l’arabe ḍiyyāfa «accueil, hospitalité») ;
— les hôtes de ce voyageur étaient de plus tenus par la clause
dite waṣṣal (de l’ar. waṣṣala «joindre, unir une chose à une autre»)
de lui prêter une monture pour lui permettre d’arriver, dans un autre
campement, qui devrait en faire autant, etc.
Mais les clauses ainsi définies ne concernaient pas la totalité des
zwāyä. On distinguait en effet, dans la Gǝblä, zwāyǝt ǝš-šäms (litt.
«les zwāyä au soleil», ou «du soleil») qui n’y étaient pas assujettis et
zwāyǝt ǝẓ-ẓall («zwāyä de l’ombre» : parce qu’ils vivent «à l’ombre»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 145

des guerriers, comme le suggèrent certaines traditions orales ?). Il ne


s’agissait, en tout état de cause, que d’un phénomène régional, circonscrit
au sud-ouest mauritanien actuel, à la Gǝblä, et qui n’affecta guère le
reste du pays maure où se généralisa pourtant l’opposition statutaire
ḥassān -zwāyä, selon une ligne de clivage qui ne doit pas grand chose
à la distinction ethnique «Arabes»-«Berbères». Il faut trouver une
autre explication à cette opposition et rendre compte autrement de sa
manifestation connue la plus vigoureuse, la guerre de Šurbubba. Ces
événements ne seraient-ils pas, pour l’essentiel, un développement
«superstructurel» de l’antagonisme, avant tout économique, entre
commerce transsaharien bénéficiant aux zwāyä et négoce atlantique
dont les ḥassān auraient tiré un parti plus avantageux ?
4 . 4. La caravane et la caravelle
Dans un ouvrage publié en 1972 et consacré à l’histoire du royaume
du Waalo, Boubacar Barry, analysant les rapports entre l’imām des
Tāšumšä et le comptoir français de Saint-Louis du Sénégal, observe
que «la profession de foi de Nāṣir al-Dīn (…) recouvre une réalité
économique beaucoup plus profonde». «En effet, écrit-il, il s’agit,
au-delà des différences de religion, d’une réaction d’auto-défense de
l’économie, du commerce transsaharien, face au monopole de plus en
plus puissant du commerce de Saint-Louis» (Barry, 1972, pp. 142-143).
Les développements que j’ai consacrés précédemment aux échanges
commerciaux au sein de la société maure ont laissé entrevoir les
nuances qu’il convient d’apporter à cette thèse de l’historien guinéen,
qui n’avait, il est vrai, qu’un intérêt second pour cet arrière-pays de la
principauté wolof dont il s’occupait. J’ai essayé de voir ce qu’il en était
précisément de l’antagonisme économique qu’il évoquait.
La source principale sur laquelle s’appuie l’argumentation de
Barry, concernant les rapports entre le mouvement de Nāṣir al-Dīn et
les Français de Saint-Louis, est constituée par le rapport précédemment
cité de Chamboneau, publié en 1968 par Carson I. A. Ritchie. Que nous
apprend ce document ?
Chamboneau, qui arrive à Saint-Louis le 18 février 1675 pour
prendre la direction de l’établissement français qui y est installé depuis
146 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

une vingtaine d’années, a entrepris, à son retour d’Europe (janvier


1677), d’écrire «L’histoire du Toubenan ou changement de Souverains
et réforme de religions desdits nègres, depuis 1673 son origine, jusques
en la présente année 1677». Un opuscule d’un quinzaine de pages où
il relate les principaux événements liés au «Toubenan» et aux activités
commerciales du comptoir saint-louisien.
La crédulité des Noirs et le despotisme de leurs souverains
constituent, avec l’ambition du «Marabou ou prestre» qui dirige le
parti «Toubenan», les causes principales du succès de ce dernier,
selon Chamboneau. Mais le mouvement de Nāṣir al-Dīn est décrit
comme étant d’abord un mouvement réformateur religieux, même
si Chamboneau pense que derrière le prétexte religieux se cache un
dessein hégémonique.
L’imām des zwāyä «commit, écrit-il, de ses gens et marabous qui
allèrent d’abord à Siratik, Roy du pays des Foules le plus grand et le
plus puissant de ce pays, auquel ils dirent qu’ils étaient envoyés de la
part du plus grand serviteur de dieu, après Mahomet, pour lui dire que
dieu lui avoit revellé d’a monstrer tous les Roys de changer de vie, en
faisant mieux et plus souvent le sala, se contentant de trois ou quatre
femmes, chassant tous les guiriots Baladins et gens de plaisir autour
d’eux, et enfin que dieu ne voulait pas qu’ils pillassent leurs sujets,
encore moins les tuer ou prendre captifs, et beaucoup d’autres belles
choses, ajoutans ces ambassadeurs que leur Maître avoit pouvoir en cas
de refus d’employer contre eux le fer et tous autres moyens pour les
chasser de leurs Roiaumes comme ennemies de dieu et de sa Loy et y
placer qui bon leur semblerait.» (Ritchie, 1968, pp. 338-39)
Le Satigi des Peuls du Fouta Toro, de plus en plus irrité, se fera
répéter par sept ambassades successives une leçon qui lui commande
d’ajuster sa conduite aux normes préconisées par l’islam et de respecter
la sécurité et la liberté de ses sujets. Notons au passage, dans la mise en
garde de Nāṣir al-Dīn à l’adresse du Satigi, l’hostilité envers les griots
et leur art, dont j’ai souligné ailleurs la récurrence dans la tradition
issue des Almoravides. Il convient d’observer également que rien
dans ce passage n’a trait aux contacts commerciaux entre «Siratik» et
l’établissement français de Saint-Louis.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 147

Le Satigi des Peuls refusa de tenir compte des injonctions de Nāṣir


al-Dīn et menaçait même, pour finir, de faire un mauvais sort à ses
ambassadeurs. «Ce que ce Marabout ayant entendu par le retour de
ses gens, il partit au commencement de l’année 1673 de son pays de
Barbarie, accompagné de Coureurs et Brigands Mores de sa Nation, non
à dessein d’aller droict à la Caze de ce Roy pour lui dire en personne
ce que ses gens n’avoient pu luy faire entendre, car il ne faisoit pas bon
pour luy n’ayant que peu de gens, mais pour suborner son peuple et luy
faire lever les armes contre luy pour le chasser de son pays en faisant
réussir par la son dessein, les gouverner lui-même.» (Ritchie, 1968, p.
339)
Suit une description des méthodes d’agitation de Nāṣir al-Dīn
qui, d’après Chamboneau, «presche penitence tout nud, méprisant les
habillements, ayant la teste raze, qui ne parle que la loy de dieu, de
leur (aux «negres») bien et liberté.» De village en village, la troupe de
nouveaux convertis, de partisans de l’imām, s’élargit par la seule vertu
de ses discours, «sans coup donner, que de sa langue dont il les Empeste
tous.» (Ritchie, 1968, p. 339) Les hommes de Nāṣir al-Dīn ont ainsi vite
fait de s’emparer sans combat du Fouta, contraignant le Satigi à prendre
la fuite.
Le Diolof et le Cayor, dont le souverain (damel) est tué, subissent
le même sort. L’imām des zawāyā «y posa un Lieutenant général ou
Viceroy Marabou, et sous luy dans chaque village des marabous.»
Le souverain du Waalo, «Brakfara» est à son tour tué, et le
«Bourguly» (= l’imām) le fait remplacer par le prince Hierimkode,
«beaupere dudit deffunt Roy Brak qui venait d’être tué.» Hierimkode,
homme-lige du «Bourguly» «se fit razer, chassa les guiriots d’autour
de lui et marmottans sans cesse de grosses patenostres qu’il avoit à sa
ceinture, c’était comme il faloit que les Roys de la mode Toubenane
fussent.» (Ritchie, 1968, p. 341)
Chamboneau évoque ensuite la mission effectuée à Saint-Louis par
Munīr al-Dīn, agissant comme ambassadeur de son frère, Nāṣir al-Dīn.
Cette démarche exprime assez clairement, m’avait-il semblé, le souci
du parti maraboutique de maintenir de bonnes relations avec le comptoir
148 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

français. Munīr al-Dīn serait, en effet, venu assurer à de Muchins,


responsable de l’établissement commercial «qu’il voulait faire avec
lui, la mesme amitié que les Roys dont il occupoit les places, avoient
toujours eue avec les commendans des Blans, qu’il n’avoit rien perdu
qu’au contraire il pouvoit venir et envoyer par tous ses pays en traite
avec autant ou plus d’assurance que par le passé, qu’il le prioit aussi
d’en agir de mesme pour lui et ses gens, et que comme il n’estoit venu
ici que pour la traite, il luy feroit un grand service de ne pas se mesler
des affaires, en espouzant le party de l’un ou de l’autre des toubenans
ou de ceux qui ne l’estoient pas encore, que Dieu voulait qu’il achevast
ce qu’il avoit si bien advence, qu’il n’avait chasse les Roys qu’à regret
et pour n’avoir pas voulu entendre à l’ordre qu’il apportat de la part de
Dieu …» (Ritchie, p. 341)
Malgré des déclarations de bonne volonté, de Muchins et son
successeur se garderont bien d’adopter l’attitude de neutralité que leur
préconisait l’ambassade de Nāṣir al-Dīn. Leur hostilité à l’égard du
«Toubenan» se déclare, alors même que les émissaires de l’imām sont
à Saint-Louis pour les assurer de leur désir de poursuivre les relations
commerciales que les souverains déchus entretenaient avec eux.
Durant son séjour à Saint-Louis, un émissaire vint annoncer à
Munīr al-Dīn «la mort de son frère, le Bourguly, tué avec quantité de
son monde par Hady, Grand More de Nation, voisin du Roiaume de
Brak, il n’estoit point Toubenan.» (Ritchie, p. 342). C’était sans doute
la bataille de Tirtǝllās évoquée par al-Yadālī, où les Trarza de Häddi b.
Aḥmad mǝn Dämān tuèrent l’imām des Tāšumšä et quelques-uns de ses
plus proches compagnons.
À l’annonce de cette nouvelle, de Muchins «pensa que c’estoit un
coup d’estat s’il faisoit tuer ou retenir cet envoyé parce qu’estant le
frere du Bourguly, on allait sans doute le mettre en sa place, au lieu que
s’il le tuoit le toubenan N’ayant plus de chef, s’aneantiroit bien tost,
qu’aussi bien ce Toubenan feroit beaucoup de tort à nostre Negoce, ainsi
que l’on commençoit déjà à s’appercevoir depuis qu’il n’y avoit plus
de Roys qui nous estoient bien plus avantageux que des Marabous, et
encore Mores qui s’en alloient gaster tout le pays et nous gourmander.»
(Ritchie, p. 342)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 149

En fait, si le «Toubenan» est soupçonné par de Muchins de faire du


tort à la traite saint-louisienne, c’est moins en raison de l’hostilité du
mouvement lui-même au commerce européen ou d’un quelconque
refus de principe, de la part des hommes de Nāṣir al-Dīn, d’engager
des échanges avec les traitants français. C’est avant tout en raison
de l’insécurité qu’il entretenait le long de l’ensemble de la vallée du
Sénégal. La traite est momentanément compromise, dira Chamboneau
«à cause de ces bouleversemans de Roiaumes, que les Mores non
Toubenans asscavoir Bakars, Haddy et Boucefy, et Siratik Roy des
Foules chassé, brusloient, pilloient et destruisoient tout le bétail des
nouveaux Toubenans.» (Ritchie, p. 342)
C’est pour mettre un terme à ces «bouleversemans de Roiaumes»,
effectivement peu propices aux échanges commerciaux que
l’administrateur du comptoir français s’engage résolument aux côtés
des adversaires de la réforme. Chamboneau relate les efforts de de
Muchins, qui seront finalement couronnés de succès, pour amener le
Brak du Waalo à se dégager de l’emprise politique et idéologique de
Nāṣir al-Dīn. Il montre les agents de la compagnie saint-louisienne en
tournée sur le fleuve, menaçant de mort les Wolofs qui ne se décidaient
pas à renoncer à leur adhésion au «Toubenan» et qui seront finalement
massacrés par les villageois qu’ils s’efforçaient de (re)convertir. Le
directeur du comptoir se réjouit de la mort de deux successeurs du
«Bourguly» : «Hiatmankaly» (al-Qāḍi ‘Uṯmān) tué par le «Roy Brak
Hiérimkodé» — que de Muchins avait enfin réussi à «retourner» —
et «Mahomet Dine» (Munīr al-Dīn) tué par le Satigi du Fouta, selon
Chamboneau.
«Le sieur de Muchins ne s’endormait pas pour faire tort de son
coste à ce Toubenan et s’en venger.» Il entreprit aux mois de mai-juin
1674, à l’aide d’un bateau et de plusieurs barques, une tournée de razzia
le long du fleuve Sénégal qui lui permit de brûler quelques villages
«toubenan», leur tuant plusieurs hommes et rapportant un beau butin.
De Muchins aurait-il cédé à la tentation prophétique qui faisait vibrer la
région ? D’après Chamboneau, en tout cas, «il croyait finir lui mesme
le toubenan et que par ce moyen il se feroit immortaliser parmi les
Negres» …
150 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

«La deffense de traite par le Bourguili» dont Chamboneau fait


état dans la suite de son récit, n’était-elle qu’une réaction de peur et de
défense, une mesure de sécurité face à la razzia meurtrière des commis de
l’établissement français de Saint-Louis ? Il pourrait même s’agir d’une
simple initiative locale, d’une réaction spontanée de fuite devant le danger
qu’auraient représenté les hommes de de Muchins, très supérieurement
armés. Car malgré l’intensité des affrontements au cours du second
trimestre de l’année 1675, où «les guerres étoient plus fortes que jamais
entre le party toubenan et les Princes Mores qui donnoient secours à
Siratik pour rentrer dans son pays», Chamboneau rapporte un épisode qui
confirme la volonté persistante des dirigeants de Šurbubba d’entretenir de
bonnes relations avec Saint-Louis, malgré les manifestations d’hostilité
permanentes de la part de l’établissement français.
Au mois de mai 1675, une «caze», servant de dépôt de céréales pour
le commerce saint-louisien et installée au village de «Lamtaure» [Laam
Tooro], est assaillie par «cinq ou six cents Mores qui passèrent par le
dit village avec le Bourguli chef de tout le Toubenan». Un français s’y
trouvait qui jugeait sa situation d’autant plus désespérée que les céréales
laissées sous sa garde étaient stockées dans des sacs immédiatement
identifiés par les assaillants pour «estre ceux ou avoit este le mil que
Mr de Muchins leur avoit enlevé en la guerre de l’année passée.» Les
troupes de l’imām commençaient déjà à s’emparer du stock de céréales
qui était entreposé dans la case «et prendre le blanc qui y estoit, pour
pres aille du mil et boeufs qu’on leur avoit pris, lorsque le Bourguly
leur deffendit.» Assis sous un arbre, non loin de la case, le «Bourguly»
réclama qu’on lui amène le prisonnier français. Ce dernier s’approcha,
persuadé que chaque pas en direction de l’imām le rapprochait d’une
mort atroce. «Mais bien loin de ce le Bourguly le caressa et lui dit qu’il
ne vouloit aucun mal aux Blans qu’il leur permettoit toute traite par tous
ces pays, oublioit volontiers ce qui s’estoit fait par nous, allencontre
de ses gens, deffendant derechef à aucun de ses gens de meffaire ny
toucher à ce blanc, ny à sa caze et pour plus grande assurance lui donna
un More de sa suitte pour le garder d’insultes, il s’en retourna à sa
caze bien plus gay qu’il n’en estoit party donnant mil benedictions à ce
Bourguly.» (Ritchie, p. 348)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 151

Pourquoi ce geste de bonne volonté (probablement intéressé), cette


manifestation d’une volonté d’entente et d’accommodement à l’adresse
de Saint-Louis ? Les paragraphes suivants du texte de Chamboneau
donnent à penser que cet appel du pied visait à créer une détente
favorable au versement des présents, des «coutumes» que le commerce
saint-louisien allouait aux dirigeants des régions fréquentées par ses
émissaires et qu’il n’avait «point payé(s) pendant tout le temps de ce
toubenan.» Loin de rejeter les contacts avec le commerce atlantique, les
marabouts font tout, au contraire, pour bénéficier de ses subsides.
Peu de temps après le geste magnanime de l’imām à l’égard du
magasinier français de «Lamtaure», Chamboneau nous parle, en
effet, de l’arrivée à «l’Habitation» (Saint-Louis) de deux envoyés du
«Bourguli» venus chercher un «gros present» qu’on leur avait promis.
Ils durent s’en aller les mains vides «tres malcontents et menaçants.» Ce
refus obstiné des administrateurs du comptoir français de reconnaître
la suzeraineté du «Bourguli» sur une partie des populations du fleuve
Sénégal, son obstination à ne pas vouloir lui régler les présents afférents
à ce statut, sont à l’origine de l’attaque perpétrée le 14 novembre 1675
par des hommes du «Bourguli» contre un équipage saint-louisien, moins
de deux mois après le retour bredouilles des émissaires de l’imām, venus
chercher les «coutumes». Quatre français trouvèrent la mort dans cette
attaque. Le chargement qu’ils transportaient fut pillé. A l’ambassade
que Saint-Louis dépêcha auprès du «Bourguli» pour s’enquérir des
mobiles de l’attentat et réclamer réparation, «ce Bourguli, pour toute
réponse, dist qu’à la vérité croyant que le gouverneur des Blans se
moquoit de lui et ne lui vouloit rien donner ny presens ny coutumes,
puisqu’il estoit à présent le souverain de tous ces Roiaumes ci, il avoit
commandé qu’on prit un Blanc à la première barque qu’on trouveroit,
qu’on le fist captif et le lui amenast pour le retenir jusques a ce qu’on
l’eust satisfait, mais qu’il n’avoit point donne d’ordre de les tuer ny
faire tort à la barque, qu’au surplus il déploroit lui mesme la perfidie et
qu’il ne pouvoit comm’il eust voulu aller mesme la venger en personne
et prendre autant de captifs pour la perte que l’on eust voulu, mais que
lors qu’on voudroit, il donneroit cinq ou six cents des siens pour se
joindre aux Blans …» (Ritchie, p. 351)
152 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

L’opération contre la barque saint-louisienne n’aurait ainsi été ni


plus ni moins qu’une réaction de mauvaise humeur, une tentative de prise
d’otage «ayant mal tourné», destinée à «appuyer» les revendications
du «Bourguli», à faire la démonstration qu’il contrôle bel et bien
la circulation sur le fleuve Sénégal et qu’à ce titre il avait droit aux
présents que les traitants avaient coutume de verser aux maîtres des
régions qu’ils traversaient. Rien dans tout ceci ne dénote une hostilité
particulière du mouvement de Nāṣir al-Dīn à l’égard du commerce
atlantique en tant que tel.
Il y a, bien sûr, la différence de religion qui, en plus de l’insécurité
engendrée par le mouvement maraboutique, n’était pas de nature à
rassurer les commerçants saint-louisiens. Il est évidemment beaucoup
plus commode pour ces derniers de traiter avec des souverains fortement
consommateurs d’eau de vie et qui n’ont pas de scrupules excessifs à
vendre comme esclaves leurs propres sujets, pour satisfaire les caprices
d’une cour joyeusement païenne, que d’avoir affaire à des princes
appliquant les préceptes de l’islam et professant un rigorisme aux
relents de fin du monde. Saint-Louis voyait donc d’un très mauvais œil
l’extension de l’influence politico-religieuse du mouvement de Nāṣir
al-Dīn et il a cherché résolument à le briser.
L’enjeu essentiel de cette confrontation, c’était le contrôle
idéologique, politique et économique des populations de la vallée du
Sénégal. La conclusion de «L’histoire du Toubenan» de Chamboneau
le montre clairement, lorsqu’il écrit, parlant de la fin de l’influence
maraboutique :
«Enfin c’est une chose à souhaiter pour notre commerce, Messieurs,
et pour les Negres, ils vivront en paix. Serons mieux gouvernez et
deffendus par des Roys que des Marabous. La traite de cuirs, gomme,
morfil, or, ambregrise, mil, betail et autres choses en sera meilleures
parceque les Roys nous fréquentent pour nos marchandises et les
grands Marabous au contraire font gloire de nous fuir pour monstrer
à leur Peuples qu’ils sont retirés des biens du monde, que ce n’est que
zele du service de Dieu et de sa loy qui les Menne, outre qu’ils nous
méprisent beaucoup a cause de la difference de nostre relligion avec
leur superstition, faisant accroire au peuple que nous ne traitons des
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 153

captifs que pour les menger; depuis qu’ils sont maistres du pays jusqu’à
présent il n’en est pas entré un dans nos Barques, sans les grands il est
impossible que nous fassions grande traite pour touts choses. Car si un
particulier tue un Bœuf, il en mangera bien le Cuir aussy, s’il a un captif
il le garde pour son travail, s’il est du pays ou il croist de la gomme,
comm’ il n’a guere de monde il ne la cueillera pas de l’arbre, au lieu
qu’un Roy ne peut rien garder chez lui quand il voit une barque plaine
de bonnes marchandises comme toiles, eau de vie, corail, argent, fer,
verroterie, et toutes les autres choses qu’on accoutume de leur porter, de
plus c’est qu’ils supportent les Blans dans leur pays, et s’il estoit arrive
sous un Roy, pareil meurtre et trahison que celui des blans ci-dessus, il
faudroit que tout le pays payast plus de trois cens captifs et si encore il
livreroit tant de coupables voudroit pour en faire justice a notre façon.»
(Ritchie, pp. 352-53)
En clair, avec les «Roys» et les «grands», nous tenons le pays, nous
pouvons imposer les réparations que nous voulons en cas d’agression,
avec le soutien enthousiaste du souverain, et exercer nous-mêmes
notre propre justice à l’encontre de nos agresseurs éventuels. Avec les
marabouts au pouvoir, la situation est toute autre : leur influence religieuse
constitue à terme une menace pour le commerce. A l’ascétisme et à la
xénophobie que Chamboneau leur prête, probablement à juste raison,
l’auteur de L’histoire du Toubenan ajoute des arguments plus incertains,
peut-être destinés à faire pièce à l’accusation d’anthropophagie
adressée par les marabouts aux traitants européens. Les marabouts
pourraient probablement manger la peau des animaux abattus ou morts
s’il sévissait, comme cela paraît probable, une famine dans la région ;
on les imagine assez mal, par contre les manger, uniquement pour en
priver les commerçants de Saint-Louis …
Quoi qu’il en soit, c’est sur la conclusion du texte de Chamboneau
que Boubacar Barry prend appui pour affirmer l’hostilité profonde
du mouvement de Nāṣir al-Dīn à l’égard de la traite atlantique.
Barry a sans doute raison d’insister sur l’importance économique
de la région du fleuve pour les Maures des contrées voisines, sur la
complémentarité entre le nomadisme maure et l’économie paysanne
de la vallée et, partant, sur l’enjeu que représentait pour Nāṣir al-Dīn
154 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

et son mouvement le contrôle de cette région. La crise climatique


précédemment évoquée et ses conséquences catastrophiques sur le plan
alimentaire ont certainement contribué à raviver l’intérêt des biẓān de
la Gǝblä pour les ressources en pâturages et en céréales des provinces
noires limitrophes : Waalo, Fouta, Cayor, Diolof. Ce que nous savons
de la guerre de Šurbubba, à commencer par la relation de Chamboneau,
ne permet guère, par contre, d’affirmer que ces événements constituent
une réaction du commerce transsaharien en crise, contre l’hégémonie
menaçante du commerce de traite européen.
Ce que montre, en effet, L’histoire du Toubenan, c’est une rivalité
aigüe entre les partisans de la «Réforme» et le comptoir de Saint-Louis,
rivalité qui ne semble pas avoir eu pour motif le refus des marabouts
de commercer avec l’établissement français ou leur volonté de
monopoliser les denrées sénégalaises au profit de circuits commerciaux
transsahariens. L’enjeu central de cette rivalité paraît avoir été le
contrôle idéologique, politique et économique des populations noires
de la vallée du Sénégal. Les rivalités qui s’expriment à travers le conflit
de Šurbubba ne traduisent pas une lutte à mort entre les tenants du
commerce transsaharien et les agents du commerce transatlantique. Ils
sont, dans leur composante sénégalaise, la manifestation d’une lutte
d’influence entre les Maures de la Gǝblä, pour lesquels le Waalo, le
Fouta, le Cayor avaient certes une importance économique majeure, et
la traite saint-louisienne désireuse, elle aussi, de garder coûte que coûte
son influence sur ces mêmes territoires.
Le soutien accordé par Saint-Louis aux adversaires maures du
«Toubenan», c’est-à-dire à quelques grands chefs ḥassān (Bäkkār,
Häddi, Busayf…) ne signifie nullement, contrairement à ce suggère
Barry, que les zwāyä étaient plus liés au commerce transsaharien
qu’ils ne le furent au commerce atlantique, dont les guerriers auraient
été les champions. J’ai évoqué plus haut l’hétérogénéité «ethnique»
et statutaire des coalitions dirigées par les zwāyä et les chefs ḥassān.
Barry lui-même voudrait que les zwāyä aient été les maîtres d’Arguin
— comptoir qui, soit dit en passant, n’était ni moins «atlantique»,
ni tellement plus «saharien» que Saint-Louis …— dont le déclin au
profit de l’établissement situé à l’embouchure du Sénégal aurait été à
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 155

l’origine de la mobilisation guerrière des partisans de Nāṣir al-Dīn. Cette


hypothèse est gratuite car les quelques informations historiques dont
nous disposons sur Arguin (Monod, 1984) prouvent que ce comptoir
était, vers le milieu du XVIIe siècle, politiquement contrôlé par des
groupes ḥassān (Trarza) et la gomme, principalement collectée par
les deux tribus zwāyä les plus mobilisées dans le conflit de Šurbubba
(Tāšumšä et Idyaydḅä) — les gommeraies se trouvaient sur leurs
territoires —, jouait déjà un rôle essentiel dans les échanges.
Le parti maraboutique, dit Barry, s’est opposé à la vente des
esclaves aux négociants européens pour … se les réserver. J’ai jugé
un peu sommaire cette façon de voir, même si elle peut comporter
une part de vérité. Son indifférence totale à l’égard de l’aspect légal,
islamique, du problème, même manipulé et tourné, me paraissait être
une erreur, surtout par un temps de renouveau messianique où le champ
religieux étendait considérablement d’un coup sa sphère d’intervention
et d’influence.
Par ailleurs, l’usage de la main d’œuvre servile au sein de la société
maure du XVIIe siècle, où elle était intégrée à des unités domestiques
de production, était un usage limité. Il l’était d’autant à l’époque de la
guerre de Šurbubba que la crise climatique dont elle est, en partie, le
résultat, avait dû occasionner des pertes importantes dans les rangs du
cheptel. Ni l’agriculture, limitée sans doute par l’insécurité et la faiblesse
de la pluviométrie, ni la collecte de la gomme destinée aux comptoirs
européens (volontairement boycottés selon l’hypothèse de Barry), ne
pouvaient justifier un gonflement de la demande de la Gǝblä en esclaves.
Quant à la demande liée au commerce transsaharien avec le Maghreb, il
y a lieu d’observer que la Gǝblä était une région relativement marginale
par rapport à l’axe mauritanien le plus significatif de ce commerce, l’axe
Wādī Dar‘a-Wädān-Šingīṭi-Tišīt-Wälātä-Nord Mali. Nous n’avons, de
surcroît, aucune indication historique précise qui permette d’affirmer
que les zwāyä de la Gǝblä, colonne vertébrale du mouvement de Nāṣir
al-Dīn, étaient intensément impliqués dans ce trafic où la monnaie
d’échange essentielle était la barre de sel en provenance de Kǝdyǝt ǝj-
Jǝll ou de Tāwdänni. Du reste, qu’ils l’aient ou non été, cela ne les
a pas empêchés de tirer profit du commerce atlantique et d’en être
156 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

même les principaux bénéficiaires directs, les ḥassān se contentant de


percevoir les prébendes coutumières versées par les sociétés de traite
européennes. La gomme, principal produit proposé par les biẓān aux
comptoirs européens, était en effet collectée quasi-exclusivement par
des groupes maraboutiques. Elle n’intervenait guère dans les échanges
entre le nord et le sud du Sahara.
En fait, l’opposition rigide entre commerce transsaharien et
commerce atlantique, à laquelle se rattache l’explication que Barry
propose des événements de Šurbubba, procède, comme j’ai essayé
de le montrer précédemment, d’une schématisation passablement
simplificatrice. La continuité, la spécialisation et la complémentarité
ont joué, dans le passage de la dominance des échanges transsahariens
à l’hégémonie du commerce atlantique, un rôle non négligeable, à côté
de la confrontation et de la concurrence. Et même si l’intervention du
commerce de traite a constitué un facteur de crise, même si ce commerce
a eu une lourde part de responsabilité dans la genèse du mouvement
de Nāṣir al-Dīn, le jeu complexe des alliances dessiné par ce conflit,
se laisse très difficilement réduire à une confrontation entre traite
atlantique et commerce transsaharien, entre la caravane et la caravelle,
par «guerriers» et «marabouts» interposés.
Ces développements avaient pour but de montrer les limites de
l’interprétation «économique» de la guerre de Šurbubba. Le caractère
local et historiquement circonscrit de ce conflit — les événements, qui
ont pour théâtre la Gǝblä et ses bordures négro-africaines, durent dans
leur phase aigüe, semble-t-il, moins de cinq ans — dont les enjeux
économiques ont été soulignés, ne permet pas d’identifier un fondement
économique déterminant de l’opposition fonctionnelle zwāyä -ḥassān.
Les ḥassān, contrairement à ce que pense Barry, ne tiraient pas plus
de bénéfice du commerce atlantique que les zwāyä. Pas plus qu’elle
ne se fonde, pour l’essentiel, sur l’antagonisme «Berbères»-«Arabes»,
l’opposition ḥassān-zwāyä, telle qu’elle s’exprime dans la guerre de
Šurbubba, ne paraît déductible du renversement, au XVIIe siècle, du
rapport de forces entre commerce transsaharien et commerce atlantique.
Autant et plus peut-être que par son contenu «ethnique» ou économique,
l’opposition fonctionnelle ḥassān-zwāyä doit être envisagée dans
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 157

sa dimension religieuse et idéologique. Cette polarité statutaire


dont Šurbubba ne constitue qu’un «moment», qu’une cristallisation
cathartique, mais régionale et éphémère, procède, avais-je suggéré en
faisant recours à une formulation empruntée à Bourdieu, d’une lutte
de classement dont l’un des enjeux majeurs était d’assurer aux valeurs
religieuses (et à ceux qui y investissent leurs intérêts matériels et
symboliques), mêmes vaincues, un pouvoir, un effet de classement. J’ai
essayé de préciser ce point en montrant comment se constitue, autour
du champ religieux, la polarité des valeurs guerrières et maraboutiques.

5. Eléments d’une économie politique du miracle


La question de la constitution d’une sphère autonome du sacré
n’est pas séparable, au plan de ses manifestations sociales, des vertus,
dons, qualités et compétences de ceux qui investissent leurs intérêts
symboliques et matériels dans la constitution, la consolidation, la
promotion, la défense et l’administration de cette sphère. Une des
manifestations les plus nettes de cette conjonction, au sein de la société
maure, réside dans le phénomène, largement répandu, de la wälāyä
(traduisons provisoirement par «sainteté») qui ouvre accès, à ceux qui
en sont porteurs, à un crédit symbolique et matériel parfois considérable.
J’ai tenté de montrer comment cette wälāyä advient et se transmet.
5. 1. L’accumulation primitive du capital charismatique
Une des composantes essentielles du système de représentation,
sur lequel repose le poids idéologique et politique des zwāyä, est
constituée par le charisme religieux attribué à des individus, à des
familles, et dont l’ordre des zwāyä dans son ensemble tire son prestige
et sa puissance. On sait le rôle que cette notion de charisme joue dans
la sociologie de Max Weber (1959 : 101-102), où elle constitue, avec
la «tradition» et la «légalité» émanant de l’application d’un corpus
juridique «rationnellement» établi, un des trois pôles fondamentaux
de légitimation du pouvoir politique. Défini dans Politik als Beruf
(Weber, idem), comme étant «la grâce personnelle et extraordinaire
d’un individu», le charisme est situé par d’autres textes (Weber, 1970:
23, 41, 51, etc.) du côté du transmissible et de l’héréditaire. Si, tel le
158 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

souffle que Yahvé a insufflé à l’homme, le charisme authentique est


avant tout cet attribut individuel «qui permet aux héros, aux prophètes,
aux artistes d’accomplir des exploits extraordinaires» (Weber, idem
: 198), la présence institutionnalisée de l’univers invisible dont il est
l’émanation conduit à ce que Weber, pensant en particulier à la prêtrise,
appelle un «charisme de fonction» (Weber, idem : 379). En partant de
l’exemple paradigmatique de Nāṣir al-Dīn, je me suis interrogé sur le
processus de socialisation du charisme dont se nourrissent l’autorité et
la spécificité fonctionnelles des zwāyä. Comment advient, s’accumule,
se transmet la wälāyä ?
Le terme walī, par lequel Muḥammad al-Yadālī résume les
pouvoirs surnaturels de Nāṣir al-Dīn, vient de la racine arabe W.L.Y.,
et désigne en son sens premier «le proche, le voisin, le contigu», «celui
qui succède immédiatement à». Il connote ainsi une idée d’intimité, de
proximité, qui est celle que l’on retrouve dans l’expression walī Allah,
c’est-à-dire «l’ami, le proche de Dieu», généralement abrégée en walī.
Le walī, c’est l’homme pieux voué à la vie contemplative, le saint, mais
aussi le visionnaire extatique doué de pouvoirs miraculeux de guérison,
d’interprétation, de déplacement … La wälāyä est l’état de celui qui est
walī. J’ai longuement décrit comment la wälāyä s’est manifestée chez
Nāṣir al-Dīn dans la troisième partie de ma thèse.
Al-Yadālī rapporte que Nāṣir al-Dīn dut d’abord se soumettre, avec
succès, à un examen auprès de ses pairs (les «savants») — la tradition
n’attribue, à ma connaissance, aucune œuvre écrite à Nāṣir al-Dīn —
avant de pouvoir se sentir investi du pouvoir légitime de délivrer des
consultations ordinaires et de celui d’accomplir des miracles. Ce sera
un des pôles de l’accumulation primitive fondatrice de son pouvoir :
le socle de (re)connaissance que la besogneuse corporation des clercs
atteste ainsi lui fournir. Le second, il le trouve dans un démarcage assez
systématique de l’action du prophète de l’islam : symboliquement, son
action cherchera à s’inscrire dans une sorte de répétition, à la fois de la
prédication muḥammadienne et du mouvement almoravide.
Il reçoit «le serment d’allégeance» (bay‘a) de ses partisans sous
un samura («acacia») «à l’imitation» (ta’assiyan, dit al-Yadālī) de
ceux qui offrirent leur bay‘a au Prophète. Comme dans les traditions
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 159

rapportées notamment Ibn Hišām et al-Ṭabarī à propos de la période qui


sépare les ministères public et non-public du Prophète, la nubuwwa et la
risāla, il se passe trois ans entre la «révélation» reçue par Nāṣir al-Dīn
et sa désignation publique comme imām. Lorsqu’il reçut l’investiture,
il prononça le verset (Yā’ Sīn, v. 58) : «Tenez-vous à l’écart (imtāzū),
aujourd’hui, ô coupables (ayyuhā al-mujrimūn)», celui-là même que
le Prophète aurait prononcé lors de bay‘at al-ruḍwān. Il faisait par là
allusion, explique al-Yadālī, au fait que seuls «les coupables», ceux qui
auraient quelque chose à se reprocher, se sont tenus à l’écart de son
autorité. Nāṣir al-Dīn, qui aimait à rappeler leur caractère d’élus à ses
partisans — les plus murs des fruits du jujubier, selon une métaphore
qu’il emploie deux fois dans le texte d’al-Yadâlî — disait, s’adressant
à eux : «Au jour du Jugement Dernier (yawm al-qiyyāma), nous et
les Compagnons [du Prophètes], nous nous ressemblerons comme un
corbeau (ġarāb) ressemble à un autre corbeau.».
S’agissant des indices d’une recherche (plus ou moins consciente)
d’une connexion avec le passé almoravide, dont la Gǝblä et ses environs
septentrionaux immédiats ont fourni le berceau, l’imām de Šurbubba,
qui portait le nom de Äwbäk b. Abhunḍ b. Abyây b. Abhunḍ b. ‘Umar
b. Atfaġa Yaḥyā b. Muhunḍ Amġar — l’ancêtre des Äwlād Dayṃān,
une des cinq tribus de la confédération Tāšumšä — a pris pour nom
de guerre Nāṣir al-Dīn («Le Zélateur de la religion»), celui-là même
qu’avait adopté, six siècles plus tôt, Yūsuf b. Tāšfīn, le fondateur de la
dynastie almoravide (env. 1056-1147).
Al-Yadālī rapporte un dialogue, tout en allusions, que Nāṣir al-
Dīn eut avec al-Muẖtār w. A‘mar al-Abyayrī au sujet de l’identification
prémonitoire du futur imām par al-Maḥjūb al-Jakanī. Ce dernier aurait
affirmé qu’il appartiendra aux «Arabes voilés» (‘arab al-niqāb) et
quand al-Muẖtār s’interrogea intérieurement sur ces «Arabes voilés» en
présence de l’imām, Nāṣir al-Dīn lui aurait dit : «Seuls les Lamtūniyyīn
[= ressortissants de la tribu Lamtūna, fer de lance du mouvement
almoravide] gardent leur voile en priant, ou peut-être avait-il dit al-
Murābiṭīn [«Les Almoravides»]» (Manāqib, p. 5). L’imām des Tāšumšä
établissait ainsi une continuité entre la réforme qu’il annonçait et la
160 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

conquête religieuse effectuée naguère sous la conduite des chefs


Lamtūna du sud ouest saharien.
Continuateur des Almoravides, Nāṣir al-Dīn s’efforça, nous dit al-
Yadālī, de restaurer les valeurs et comportements des premiers temps
de l’islam. Il prêcha avec une éloquence et une conviction contagieuse
le renoncement aux jouissances éphémères du monde d’ici-bas (al-
dunyā), appelant ses disciples à tourner leurs regards vers les jardins
resplendissants du paradis, et à se préparer à tous les sacrifices
nécessaires pour accéder à ce radieux séjour. Il restaura, affirme al-
Yadālī, la sunna et appliqua les peines légales (ḥudūd). De son temps,
et sous son influence, les gens cessèrent de se haïr, de se quereller, de
se jalouser, pour se consacrer au service de Dieu et de l’imām. Son
plus grand «miracle» (karāma), rapporte notre chroniqueur, c’est
précisément qu’il a su rassembler, grâce à sa baraka, un ensemble
extrêmement disparate de groupes et de tribus nomades qui, avant lui,
n’avaient jamais obéi à une autorité unifiée.
L’accumulation primitive du capital charismatique, fondateur du
pouvoir de Nāṣir al-Dīn et des zwāyä de manière plus large, révèle ainsi
les liens étroits entre charisme maraboutique et savoir maraboutique,
entre aura mystique et compétence doctorale, entre baraka et ‘ilm, liens
qui contribuent en retour à rendre présente et agissante une sphère de
l’invisible «gérée» par les zwāyä. La wälāyä n’est qu’une des formes
de manifestation de cette sphère qui classe entre eux les zwāyä — il y a
une échelle de la wälāyä et des rites de classement et de reconnaissance
des awliyyā’ (sg. walī) — et classe ces derniers par rapport aux ḥassān.
5. 2. Investissements, risques et profits
Socialement, le don d’accomplir des miracles, de guérir les
affections des corps et les troubles de l’âme, de garantir (par des moyens
occultes) le succès de telle entreprise ou d’intercéder efficacement en
faveur d’un pécheur au jour du Jugement Dernier, n’appartiennent, sauf
rare exception, qu’à des individus de l’ordre des zwāyä. Au sein de ce
groupe lui-même et malgré la transmissibilité du capital charismatique
— la baraka est réputée héréditaire — les détenteurs d’un pouvoir de
quelque importance sont relativement peu nombreux. S’il leur arrive
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 161

souvent d’avoir une culture islamique des plus superficielles, ces


personnages appartiennent en revanche quasiment toujours à des familles
ayant une réputation intellectuelle solidement établie. Globalement, la
wälāyä apparaît ainsi comme le fruit d’un investissement, même si
elle assure en retour un prestige et un pouvoir que le labeur des clercs
à lui seul ne suffit pas à garantir. Il y a donc une sorte de rapport de
génération réciproque entre capital culturel et capital charismatique
que l’opposition entre awliyyā’ et ‘ulamā’ (cultivée et entretenue par
les deux branches concernées de l’ordre des zwāyā) est chargée de
matérialiser et de légitimer. Cette opposition tient une place importante
dans la pratique et les propos attribués par al-Yadālī à Nāṣir al-Dīn,
comme elle nourrit depuis un débat interminable entre tenants du
taṣawwuf et spécialistes du ‘ilm. S’il n’y a donc pas de voie toute tracée
qui conduit à la wälāyä, s’il n’y a pas de cursus défini pour devenir
walī, la sainteté «authentique» — celle qui se tient à égale distance de la
tentation prophétique et de la manipulation «technique» des apparences
— reste solidement et presque exclusivement fixée à la «science» (‘ilm)
maraboutique et à la tradition qu’elle véhicule. Entre le capital culturel
(l’ensemble de la tradition savante transmise par les zwāyä) et le capital
charismatique, entre le charisme de fonction des ‘ulamā’ et le charisme
personnel des awliyyā’, il y a, comme le laissait entendre Nāṣir al-Dīn
lui-même, une dépendance circulaire qui fonde, dans le visible, l’action
permanente de l’invisible et réciproquement. L’imām de Šurbubba
disait, d’après al-Yadālī : «Il y a entre les awliyyā’ et les ‘ulamā’ une
dépendance circulaire (baynahum dawr), car les miracles (karāmāt)
opérés par les awliyyā’ proviennent de l’action bienfaisante (baraka)
des ‘ulamā’ et Dieu a fondé le monde d’ici-bas (aqāma al-dunyā), dont
les ‘ulamā’ font partie, sur la baraka des awliyyā’». On ne peut plus
clairement exprimer les rapports de génération réciproques du charisme
de fonction et du charisme individuel.
Cependant, si l’autorité des zwāyä est sensée avant tout procéder
de la «science» et de la «sainteté», du ‘ilm et de la walāya, elle
s’appuie aussi très largement sur un réseau complexe de croyances et
de pratiques relevant davantage, dans la dichotomie plus haut esquissée
par Š. Sīdi Muḥammad, de la manipulation «technique» des apparences
162 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

et de la magie — encore qu’il ne soit pas aisé de distinguer ce qui


relève du magique et ce qui ressortit du religieux —, que d’une aura
exclusivement fondée sur le respect rigoureux des enseignements de
l’islam. J’ai consacré quelques développements, notamment dans ma
thèse, à illustrer la réalité et l’efficacité du monde invisible, dont la
gestion relève de la compétence quasi-exclusive des zwāyä.
Il convient de rappeler ici leur rôle dans l’administration du culte
musulman (direction des prières, justice, cérémonies et rites de passages
divers, etc.) et dans l’enseignement. Les zwāyä, et plus particulièrement
certaines familles dotées d’un charisme hérité, occasionnellement
renforcé par une «qualification professionnelle» spécifique, sont aussi
des guérisseurs. La baraka des awliyyā’, des grands marabouts du
système confrérique, est souvent créditée de pouvoirs de guérison
universels. Ils rendent leur fécondité aux individus stériles, assurent le
retour en bonne santé d’un troupeau égaré, guérissent une morsure de
serpent ou restaurent les facultés des malades mentaux, etc. La médecine
grecque des «humeurs» (Hippocrate, Galien, etc.), passée par le bassin
oriental de la Méditerranée (Ibn Sīnā, al-Inṭākī, al-Ṣunbarī, etc.) avaient
également parmi les zawāyā des adeptes connus qui animaient parfois
de véritables «cliniques» sahariennes. Cet aspect curatif et médical
de la fonction maraboutique, en particulier lorsqu’il s’applique à la
maladie mentale, est sensé dériver du pouvoir que les zwāyä «qualifiés»
détiennent sur le monde obscur des démons (ǝl-mǝddargīn, «les cachés»
; ähl l-ǝẖlä, «ceux du lointain vide» ; jnūn ou šayāṭīn, etc.).
Réplique souterraine ou lointaine de l’univers humain, le monde
des diables offre à l’imagination populaire une réserve inépuisable de
protagonistes de toute espèce pour les événements les plus anodins
ou les plus extraordinaires. Agents occultes d’un univers sans hasard,
ils sont les vecteurs invisibles de toutes les formes de malveillance
(jalousie, envie, haine, etc.) que les hommes se portent entre eux. Le
statut coranique «officiel» du jinn — cet être «créé de feu clair (mārijin
min nārin), selon le verset 14 de sūrat al-Raḥmān — le rend, par
ailleurs, tout à fait «fréquentable» aux yeux des lettrés. Matérialisations
des espoirs et des angoisses des croyants, les démons offriront ainsi aux
zwāyä une force supplétive d’autant plus souplement utilisable qu’elle
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 163

est invisible. Ils ont sur cette force une autorité connue de tous. Certains
marabouts iront même jusqu’à faire état d’une véritable administration
exercée sur le monde obscur des šayāṭīn, comme en témoigne un curieux
document — lettre de wuld Zwayyin à la jamā‘a des šayāṭīn — dont j’ai
donné la traduction dans ma thèse. Le contrôle de cet univers s’exerce
au moyen d’une multitude de recettes (ḥjāb) dont la forme, l’efficacité
et le coût varient considérablement d’un marabout à un autre. On peut
demander un ḥjāb pour ou contre à peu près n’importe quoi. Tel ḥjāb
agira contre le «mauvais œil» (ǝl-’ayn), le «vampirisme» (ǝs-säll) ou
la jalousie ; tel autre rendra invulnérable à l’acier, aux balles de fusils ;
tel autre enfin protégera contre les démons en général, etc.
Le marabout prodiguera tantôt son ḥjāb sous la forme d’une recette
à appliquer, tantôt sous la forme d’une récitation inaudible suivie d’une
lustration à l’aide de la salive «de» cette récitation. Ailleurs encore,
il pourra recommander un breuvage ou un mets, préparé et ingéré
dans des conditions rituellement contrôlées. Il peut aussi fournir une
amulette (ktāb, täzällumīt, garn, etc.) destinée à favoriser une catégorie
particulière d’événements. Dans tout cela, le contrôle du monde
invisible des démons représente un atout décisif. Un contrôle qui ne
va pas cependant sans risques, car ceux qui sont réputés détenir le
pouvoir de commander les šayāṭīn manipulent une force dangereuse
et imprévisible qu’il n’est pas toujours facile de contenir, de canaliser
et d’utiliser à bon escient. Il lui arrive parfois d’exploser littéralement
entre leurs mains, frappant leurs animaux, leur entourage, les atteignant
au besoin eux-mêmes … On dit aussi que «le pacte» passé avec le
diable implique des concessions. Quand il s’agit de «mauvais» šayāṭīn,
de démons «non-musulmans», cela peut impliquer des sacrifices allant
jusqu’à l’acceptation de la stérilité, voire la damnation dans l’Au-Delà

Mais la production des biens de salut dont participe la gestion
de l’univers souterrain des šayāṭīn, procure aussi, à l’occasion, de
substantiels profits. Au-delà des fortunes (à l’échelle saharienne…)
qu’une baraka convenablement gérée permet aux grosses entreprises
confrériques d’accumuler, au-delà des bénéfices plus modestes que
le marabout de base peut tirer de la manipulation «artisanale» du
164 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

monde invisible, les zwāyä dans leur ensemble ont partie liée avec cet
univers et c’est de lui qu’ils tiennent, en dernier ressort, leur prestige
et leur pouvoir. Un pouvoir dont l’une des manifestations essentielles
réside dans «le travail» d’une justice immanente opérant au profit
des marabouts. J’ai décrit les tournures essentielles que prend cette
expression négative de la baraka, cette réparation par une main invisible
(tāzubbä) d’une injustice ou d’une agression commise à l’endroit d’un
faible, d’un marabout, d’un walī. C’est la tāzubbä et les risques qui lui
sont associés qui expliquent la sanctuarisation des établissements qui
se créent autour des awliyyā’ et de leurs tombes, car ils sont crédités
du pouvoir de la déclencher… Les exemples abondent de récits, de
«témoignages», sur les effets obtenus par une tāzubbä plus ou moins
«préparée». J’ai en particulier examiné ceux évoqués par Muḥammad
al-Yadālī dans ses écrits autour de Šurbubba.
Il faut conclure sur ces développements destinés à éclairer les
fondements idéologiques et sociaux de la spécialisation maraboutique
dans l’administration de l’invisible, centrée sur la notion de walāyä, de
puissance charismatique du saint. J’ai montré, en partant de l’exemple
de Nāṣir al-Dīn, ce que la walāyä doit au modèle islamique élaboré par la
tradition, modèle dont l’archétype est fourni par le Prophète Muḥammad.
Le contrôle par les zwāyä du principal outil de transmission de cette
tradition, l’enseignement, en fait les producteurs quasi-exclusifs de la
sainteté. J’ai montré que les frontières de la walāyä s’étendaient à des
pratiques curatives, magiques, propitiatoires, dont la dénonciation par
les awliyyā’ «authentiques» sert à la fois d’outil de classement interne
aux zwāyä et d’instrument d’affirmation de l’autorité de la sphère
de l’invisible. Mais l’intérêt essentiel de cette sphère, où s’exerce le
pouvoir des awliyyā’, réside dans l’effet de classement qu’elle implique
dans les rapports hiérarchiques et de pouvoir entre zwāyä et ḥassān
en tant que groupes sociaux. La séparation et la complémentarité
des pouvoirs qu’elle désigne entre marabouts et guerriers relève en
fait d’une configuration culturelle, d’un système de légitimation, qui
déborde les frontières des seuls problèmes de l’administration du sacré.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 165

5. 3. Administration de l’invisible, gestion de la violence et


centralisation émirale
Au-delà de l’enjeu que représente la constitution d’une sphère
autonome de l’invisible qui s’impose — ou que les zwāyä s’efforcent
avec quelque succès d’imposer — comme sphère de référence, matrice
de tous les pouvoirs, la lutte de classement entre marabouts et guerriers
vise aussi, en corrélation avec des compétitions d’intérêts matériels
et symboliques, à aménager une distance, à instituer en frontière
«naturelle» (référée, par exemple à la généalogie), une division arbitraire
entre guerriers et marabouts que le système de représentation dominant
s’efforcera d’illustrer en forgeant des stéréotypes «maraboutique» et
«guerrier» («piété» maraboutique, «honneur» guerrier, etc.) dont les
transgressions aménagées (tawba, «canonisation» posthume des émirs
par des lettrés zwāyä, etc.), allant généralement dans le sens d’une
récupération du profane par le sacré, des guerriers par les marabouts,
apparaîtront comme des moyens de renforcer et d’asseoir les divisions
qu’elles transgressent. C’est parce qu’ils auront reconnu les limites
imposées à leur pouvoir par le pouvoir supérieur de Dieu et de son
Prophète, à la travers la reconnaissance des «mandataires» de Dieu
et de son Prophète et de la division polaire zwāyä-ḥassān, que les
«meilleurs» des guerriers, comme dit un poète daymānī, pourront, en
retour, se faire reconnaître (aux yeux des leurs, aux yeux des marabouts,
aux yeux de la société toute entière) et légitimer ainsi un pouvoir émiral
dont l’existence et les remises en cause dans le cadre des phénomènes
factionnels précédemment évoqués, resteront profondément marquées
par des compétitions d’origine segmentaire, occasionnellement
atténuées ou avivées par des interventions — surtout celles des traitants
européens — ou des conflits extérieurs.
J’ai essayé de montrer qu’avant de correspondre à une spécialisation
économique, l’opposition ḥassān-zwāyä s’ordonne autour d’une
construction idéologique. Pour mettre en lumière les fondements
de la polarité qui oppose les «vertus maraboutiques» aux «vertus
guerrières», j’ai essayé d’en dégager les formulations essentielles dans
la compétition entre le discours maraboutique et la poésie des griots
— chantres de «l’honneur» guerrier — en vue de la constitution et de
166 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

la hiérarchie des valeurs morales légitimes. Les effets d’assignation


statutaire liés à l’opposition compétitive et/ ou complémentaire des
deux ordres dominants de la société maure précoloniale font recours,
notamment, au chapitre des transgressions aménagées — nécessaires
à leur compétition — des frontières «naturelles» qui les séparent,
à ce que j’ai appelé «la stratégie de l’épitaphe», c’est-à-dire à une
sélection posthume continuellement opérée par les lettrés à l’endroit
de l’aristocratie guerrière. Pour que les guerriers et surtout les émirs
respectent ici-bas les valeurs (et les biens) maraboutiques, les éloges
funèbres, les évocations posthumes des émirs par les lettrés zwāyä —
qui peuvent, nous l’avons vu, donner des gages sur ce qui se passe
après la mort — tendront, constituant ainsi les bases d’une tradition
contraignante («noblesse oblige»), à mettre sélectivement l’accent
sur les vertus «maraboutiques» des émirs, sur tout ce qui peut servir,
favoriser une annexion, une «récupération» posthume des dirigeants
ḥassān par le système de valeurs que les zwāyä s’efforcent d’instituer
en système dominant. En retour, et pour que la polarité qui constitue
comme tels ces groupes puissent continuer à opérer, un refus ou même
un usage stigmatisant des valeurs maraboutiques par les ḥassān —
tel émir ironisant sur la conduite «maraboutique» (pacifisme, manque
de virilité, couardise, …) d’un adversaire …— sera une des marques
permanentes du pôle idéologique guerrier, malgré les «compromis»
qui contribueront au classement, entre la perte de statut (tawbä) et le
sommet de la hiérarchie (les «bons» émirs), les membres de l’ordre
des ḥassān.
Au point de vue du pouvoir politique, l’intérêt de l’association
antagonique entre ḥassān et zwāyä, qui a rendu possible une ébauche
d’organisation étatique, m’a semblé résider dans la propriété suivante.
Si l’idéologie guerrière de l’honneur, généralement associée au conflit
et à la vendetta, nourrit des entreprises factionnelles, centrifuges, anti-
étatiques d’origine segmentaire, la vision maraboutique du monde, issue
de l’islam, tend à fournir des arguments pour la centralisation. Manipulé
par les zwāyä dans les conditions précédemment évoquées, l’islam se
serait fait l’instrument d’un «décrochage» des structures politiques
d’avec les structures de parenté, l’outil à la fois de la séparation et de
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 167

l’intégration des guerriers et des marabouts dans une structure politique


— l’organisation émirale — dépassant le cadre tribal et statutaire. C’est
la conclusion ẖaldunienne à laquelle m’avait conduit l’analyse du
conflit de Šurbubba.
Ch. Stewart aurait voulu voir dans ces événements (Šurbubba)
un «mythe de fondation» instituant une séparation originaire et
imaginaire entre deux lignages patrilinéaires, les ḥassān et les zwāyä. Il
s’agissait par là de montrer que le principe segmentaire de l’opposition
complémentaire issu des structures généalogiques — qui barre la route
à l’apparition d’une autorité politique centralisée —, que ce principe
donc est originairement inscrit dans la bipartition guerriers-marabouts,
projection dans l’univers du mythe des tendances à la bipolarisation
caractéristiques de l’équilibre anarchique des sociétés segmentaires.
Outre que les ḥassān et les zwāyä ne sont, ni ensemble, ni séparément,
inscrits dans une même structure généalogique, la réalité historique
des événements de Šurbubba, attestée par divers témoignages, interdit
d’assimiler la «guerre des marabouts» à un récit purement imaginaire,
quels que soient les usages imaginaires qui ont pu en être faits. Il
s’agit d’événements géographiquement et historiquement localisés,
qui ne sont pas à l’origine de l’opposition statutaire zwāyä-ḥassān.
Celle-ci précède sans doute historiquement la guerre de Šurbubba et
son contenu social ne se limite pas aux contours particuliers qu’elle
a affectés dans la Gǝblä au lendemain de la défaite des partisans de
Nāṣir al-Dīn. Le conflit de Šurbubba ne traduit pas davantage, semble-
t-il, l’antagonisme ethnique Arabes-Berbères, cher à P. Marty. Pas plus
dans la conjoncture particulière de ce conflit que dans les circonstances
antérieures qui ont donné naissance à l’opposition fonctionnelle zwāyä-
ḥassān, celle-ci ne semble déductible d’une infrastructure économique.
L’hypothèse avancée par Barry, et selon laquelle la guerre entre le parti
maraboutique et les Maġāfira traduisait l’opposition entre commerce
transsaharien et commerce atlantique, «la caravane» et «la caravelle»,
ne m’a pas semblé rendre compte de la complexité de ces événements.
Faisant fond sur le contenu religieux du mouvement de Nāṣir al-Dīn,
j’ai cru pouvoir suggérer qu’il s’agissait d’un moment de la lutte de
classement qui oppose ḥassān et zwāyä pour l’imposition de valeurs
168 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

morales et sociales légitimes, ordonnées autour de l’islam. Malgré


l’échec de la tentative de Nāṣir al-Dīn d’instaurer durablement un Etat
islamique dans la Gǝblä, cet essai de centralisation politique mené au
nom de l’islam légué par les Almoravides, aura durablement marqué
le sud-ouest mauritanien et (indirectement) l’ensemble du pays maure.
Nāṣir al-Dīn montre, après ses prédécesseurs du XIe siècle, que la wälāyä
et l’emprise qu’elle confère sur le monde de l’invisible, sont l’outil le
plus adéquat pour unifier, sinon sous l’emprise du dogme islamique, du
moins sous celle du charisme personnel du walī, un ensemble disparate
de tribus nomades. Son mouvement, qui ouvre, après l’éphémère
expérience étatique conduite par Abū Bakr b. ‘Umar, l’ère des émirats,
a contribué, par sa défaite, à creuser le fossé entre zwāyä et ḥassān,
fonction cléricale et fonction guerrière, et préparé en même temps la
forme particulière d’association qui les unira dans le «modèle émiral».
En permettant, comme dit Pierre Bonte, «la réduction préalable des
fonctions politiques définies par la parenté», le mouvement de Nāṣir
al-Dīn a ouvert la voie à une ébauche de centralisation étatique, fragile
et instable, associant ḥassān et zwāyä, et puisant dans une association
conflictuelle des valeurs maraboutiques et guerrières, adossées aux
intérêts matériels et symboliques des ḥassān et des zwāyä, ses principes
de légitimité.
La dimension sacrale et religieuse du pouvoir politique, qui n’est
probablement pas sans rapport avec la manipulation légitime de la
violence physique et symbolique ou avec l’angoisse de la finitude et de
la mort, est devenue de nos jours un lieu commun de l’anthropologie
politique.
J’ai voulu, dans la troisième partie de ma thèse souligner le rôle
des représentations magiques et religieuses, singulièrement de l’islam,
dans l’émergence d’une autorité proto-étatique parmi les biẓān de
l’époque précoloniale. J’ai suivi les développements consacrés par
la Muqaddima d’Ibn Ḫaldūn aux rapports entre l’organisation tribale
des groupes nomades centrée sur la notion de ‘aṣabiyya d’une part,
religion et pouvoir d’Etat d’autre part. L’intérêt principal de ce parcours
était de faire apparaître le rôle du charisme du prophète ou du saint
dans la transformation, chez les nomades, de la ‘aṣabiyya tribale en
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 169

‘aṣabiyya «étatique». Les observations de l’auteur du Kitāb al-’ibar


sur ce thème reprennent, en la généralisant, l’histoire de l’islam et
plus particulièrement celle de l’islam maghrébin. J’ai rappelé les
grandes lignes de la conception islamique de l’autorité publique et
esquissé, à partir de quelques textes majeurs, les prolongements que
cette conception a eus parmi les lettrés maures partisans ou adversaires
de la désignation d’un imām, d’un guide chargé des fonctions légales
dévolues au chef de la communauté des croyants. C’est moins d’ailleurs
par ses effets directs qu’en tant qu’elle constitue, en liaison avec
l’ensemble des valeurs culturelles rattachées à l’islam, une des bases
essentielles du charisme institué des zwāyä, que la théorie de l’imāmat
aura mérité de retenir l’attention. Malgré l’interdépendance profonde
qui lie le dogme religieux au charisme religieux, on peut dire, en effet,
en conformité avec l’analyse d’Ibn Ḫaldūn, que c’est davantage le
charisme — celui du saint extatique, du walī, ou le charisme de fonction
des zwāyä dans leur ensemble — qui fonde, dans l’histoire des biẓān
de l’époque précoloniale, le passage d’une ‘aṣabiyya tribale à une
ébauche d’organisation étatique, légitimée en dernier ressort au moyen
de valeurs religieuses. L’aventure de Nāṣir al-Dīn qui inaugure l’ère
des émirats en constitue une remarquable illustration. L’examen de ces
événements, qui ont secoué la Gǝblä au cours de la seconde moitié du
XVIIe siècle, a été l’occasion de faire ressortir les limites de l’analyse
fonctionnaliste en termes de segmentarité et l’insuffisance de certaines
hypothèses explicatives de la structure sociale et politique des biẓān
inspirées du matérialisme historique. Les remarques faites autour de la
guerre de Šurbubba m’avaient amené à donner, à l’effet de classement
social et politique exercé par les valeurs religieuses, un rôle fondateur
dans l’élaboration des structures de pouvoir au sein de la société maure
précoloniale — qu’il s’agisse du condominium hiérarchique exercé par
les ḥassān et les zwāyä sur les autres groupes de statut ou de l’autorité
politique que, à travers l’organisation émirale, les «meilleurs» des
guerriers exerçaient en association (partielle) avec les «meilleurs» des
marabouts —.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 171

IV - Capitaux symboliques

Les analyses développées autour du conflit de Šurbubba visaient


à établir le poids des capitaux culturel et symbolique, où s’associent
à la fois le prestige et l’honneur, le nom et la généalogie, mais aussi
les valeurs religieuses et l’autorité qu’elles confèrent, bref un capital
de droits et d’obligations qui, loin de se limiter à sa composante
idéelle, se combine étroitement au capital économique pour produire
les ressources de classement matérielles et symboliques qui ordonnent
et divisent la société que j’ai entrepris d’étudier. Je me suis plus
particulièrement intéressé à la composante religieuse de ce capital
symbolique, qui désigne un élément essentiel des prérogatives et de
la fonction statutaire de l’ordre des zwāyä. Le statut de ces derniers,
ce qui les distingue des autres groupes et fonde des hiérarchies en
leur propre sein, c’est la transmission de la culture arabo-musulmane,
l’enseignement, l’administration et la direction des pratiques cultuelles
édictées par l’islam, sans oublier la gestion de l’univers occulte, plus
haut évoquée, qui se développe aux marges — et parfois au centre —
des activités pédagogiques et rituelles ordinaires.
La cristallisation du statut maraboutique, inscrite dans la
reproduction et la perpétuation (moyennant un travail d’occultation des
ruptures sociologiquement ou historiquement repérables) des groupes
constitutifs de l’ordre des zwāyä, fait appel à la fois à des pratiques
pédagogiques instituées, à la généalogie et au don d’accomplir des
miracles. Les organisations confrériques (ṭuruq), qui ont joué un rôle
essentiel dans la diffusion et le développement de l’islam dans l’espace
maure et ses confins, fournissent le lieu principal de conjonction de ces
trois éléments, bien que les cas isolés «d’entrepreneurs indépendants»,
s’efforçant d’inscrire leur action dans la même configuration, ne soient
pas rares. Il m’a semblé que, pour nourrir une réflexion fondée sur
la manière dont ces statuts «figés» (ils ne le sont, bien sûr, pas tant
que ça) caractéristiques de la société maure et plus particulièrement sur
celui des zwāyä, adviennent et se figent, il était utile de se pencher à la
172 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

fois sur les agents individuels de rupture/avènement et sur les vecteurs


de continuité que sont précisément les mouvements confrériques. Bien
que ces travaux aient pris parfois l’allure de biographies individuelles,
ils voulaient surtout exemplifier des destins statutaires ou illustrer les
formes d’accumulation du capital symbolique propre à l’ordre des
zwāyä. Je retiendrai ici deux exemples, parmi les personnalités et
thèmes abordés au fil de mes investigations, pour illustrer ce point.

1. Les deux corps de l’imām


Les mésaventures posthumes de ce personnage, enjeu d’une longue
compétition statutaire entre divers groupes, d’une lutte de classement
à rebondissements, commencée au XVIIe siècle et pas encore éteinte,
montrent l’inextricable imbrication de l’anthropologie et de l’histoire
ainsi que la nécessité de combiner leurs méthodes (enquête généalogique
et de tradition orale, analyses des textes, investigation archéologique)
pour tenter de démêler le mythe et les usages du mythe, les éléments
d’histoire et leurs multiples lectures.
Je rappellerai, pour commencer, que «l’affaire al-Ḥaḍrāmi» a été
réexhumée au milieu des années 1930 par un personnage de la tribu
zwāyä des Smāsīd, ‘Abd al-Wadūd wuld Ǝntähāh, qui avait entrepris
d’écrire une histoire de sa qabīlä en réponse à l’anthologiste Sīd Aḥmad
wuld al-Amīn, de la tribu rivale des Idäwa‘li, qui n’avait mentionné,
dans l’histoire littéraire du pays maure qu’il a publiée au Caire en 1911
(al-Wasīṭ fī tarājim udabā’ Šinqīṭ), aucun homme des Smāsīd. ‘Abd al-
Wadūd souhaitait évidemment célébrer, lui, les mérites intellectuelles
de sa communauté, établir sa noble origine šarifienne et illustrer
l’étendue de son autorité (notamment celle de son emprise foncière)
sur la région — l’Adrar — où elle vivait. Je rappellerai également que
la première grande figure de lettré qu’il identifie parmi ses aïeux (al-
Imām al-Majḏūb, découvreur de la «tombe» d’al-Ḥaḍrāmi au XVIIe
siècle) avait été très vigoureusement dénoncée par un savant Idäwa‘li
de Šingīṭi, al-Ṭālib Muḥammad w. al-Muẖtār w. Billa‘maš, évoqué plus
haut. Voilà située une partie de l’arrière-plan conflictuel au sein duquel
s’inscrit ce que j’ai appelé «l’affaire al-Ḥaḍrāmi». De quoi s’agit-il ?
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 173

Parmi les grandes figures sahariennes du mouvement almoravide,


les traditions maures retiennent surtout trois noms : ‘Abd Allah b. Yāsīn
al-Jazūlī (m. 1057), Abū Bakr Ibn ‘Umar (ou plutôt Ibn ‘Āmir, pour
les hassanophones, m. 1087) et celui qu’elles appellent al-Imām al-
Ḥaḍrāmī (avec allongement sur le a, absent dans la nisba d’origine)
dont la «tombe» est aujourd’hui montrée à Azūgi, à une dizaine de
kilomètres au nord-ouest de la ville d’Atar.
Il a existé effectivement un personnage historique du nom de Abū
Bakr Muḥammad b. al-Ḥasan al-Murādī al-Ḥaḍramī al-Qayrawānī, sur
lequel nous disposons de deux brefs témoignages émanant, l’un d’al-
Qāḍī ‘Iyyāḍ de Ceuta (m. 544/1149), l’autre d’Ibn Baškuwwāl (m.
578/1183). Il est également mentionné par Ibn Bassām (m. 543/1148)
et par al-Tādilī (m. 629/1230-31)(1).
Ces sources nous disent que notre personnage appartenait à une
famille cairouanaise, originaire du Ḥaḍramawt et issue de la tribu des
Murād. Il aurait reçu au moins une partie de sa formation en Andalousie.
Ibn Baškuwwāl, citant ‘Iyyāḍ, dit qu’il est mort en 489/1095-96 «dans la
ville d’Azkid (AZKD), dans le désert du Maġrib (bi-ṣaḥrā’ al-maġrib)
où il était qāḍī.» ‘Iyyāḍ nous apprend par ailleurs qu’il se préoccupait
des sciences démonstratives du dogme (‘ulūm al-i‘tiqādāt), où on lui
doit quelques écrits significatifs, qu’il suivait les opinions d’al-Aš‘arī
en matière de théologie (kalām), et qu’il fut «le dernier au Maġrib à
s’intéresser au ‘ilm al-kalām». Divers indices, que j’ai résumés dans
les articles que je lui ai consacrés (Ould Cheikh & Saison, 1987; Ould
Cheikh, 1990)(2), donnent à penser qu’il a séjourné en Orient musulman.
Nous ne savons pas dans quelles circonstances, ni quand il a rejoint le
mouvement almoravide, mais le «Azkid» dont parle Ibn Baškuwwāl est
très probablement l’Azūgi dont il a été question plus haut.

(1) On trouvera des indications bibliographiques sur ces personnages dans mon article de 1987,
«Vie(s) et mort(s) d’al-Imām al-Ḥaḍrāmī», Arabica, XXXIV, 1987, pp. 48-79
(2) Lors d’un colloque d’hommage à Paulo Fernando de Moraes Farias tenu à Birmingham
les 12-14 novembre 2015, j’ai eu l’occasion de présenter la profession de foi aš‘arite d’al-
Murādī publiée à Rabat en 2012 (‘Aqīdat Abī Bakr al-Murādī al-Ḥaḍramī, Rabat, Dār
al-Amān li-l-Našr wa al-Tawzī‘), dans une communication (sous presse dans sa version
anglaise) sous le titre : «Les Almoravides et l’aš‘arisme. Autour de l’œuvre d’al-Murādī
al-Ḥaḍramī».
174 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

De l’œuvre d’al-Murādī, en dehors de quelques vers rapportés


par les annalistes, il ne nous reste qu’un traité du pouvoir politique,
un «miroir du prince» où il s’adresse — à moins qu’il ne s’agisse d’un
interlocuteur fictif conventionnel — à un mystérieux interlocuteur,
pour l’informer de la manière de s’instruire et de se conduire lorsque
l’on doit diriger une principauté(1). Je n’ai pas encore eu le loisir de
comparer ce texte avec les œuvres semblables d’un genre passablement
conventionnel, pour essayer de mesurer ce qu’il doit en propre à al-
Murādī. Le contraste est tout de même assez net entre la démarche
«pragmatique» (fut-ce par imitation…) de ce traité des lieux communs
de la sagesse politique «orientale», où l’on cite Aristote et Galien, mais
quasiment pas le Qur’ān et le ḥadīṯ, et les prouesses miraculeuses
attribuées par la tradition populaire adraroise à notre personnage.
Par quel mystérieux cheminement le théologien «rationaliste», le
mutakallim, a-t-il resurgi au XVIIe s. sous les traits d’un agent du
surnaturel ? C’est ici que commence la seconde carrière, la carrière
mythique, de notre personnage.
Les diverses sources écrites, ainsi que les narrations que j’ai
moi-même recueillies sur place, font intervenir al-Imām al-Ḥaḍrāmī,
souvent qualifié de šarīf, de descendant du Prophète, aux côtés d’Abū
Bakr b. ‘Umar dans les circonstances jugées décisives de la «conquête»
d’Azūgi par les Almoravides. Il aurait notamment neutralisé des
chiens féroces qui gardaient la ville, mais il serait mort en martyr
au cours de cet assaut. Selon le récit de ‘Abd al-Wadūd w. Ǝntahāh,
toutefois, l’exploit de l’élimination des chiens féroces et de leur maître
reviendrait, non pas à al-Ḥaḍrāmī, mais à un «disciple» d’Aḥmäd wuld
Šams ǝd-Dīn, l’ancêtre des Smāsīd d’Atar. Ce serait Säddūm, l’aïeul de
la tribu des Ṭuršān, vivants aujourd’hui en majorité à Ksāyr ǝṭ-Ṭǝršān,
à une quinzaine de kilomètres au nord-est d’Azūgi, qui aurait mis au
point la ruse qui permit à Aḥmäd wuld Šams ǝd-Dīn de se débarrasser

(1) Depuis que ce texte a été écrit, il y eut la découverte et la publication de la ‘aqīda
mentionnée dans la note précédente. Dans ma communication de Birmingham évoquée
dans ladite note, je suggère que le destinataire des textes «pédagogiques» d’al-Murādī
pourrait être Muḥammad b. Yaḥyā b. ‘Umar, fils donc du premier grand dirigeant connu
des Almoravides, intronisé par ‘Abd Allah b. Yāsīn et décédé en même temps que lui en
448/1056-57. Mentionné par Ibn Bassām, ce Muḥammad, pourrait, tout jeune homme,
avoir succédé à Abū Bakr b. ‘Umar après le décès de celui-ci en 1087, disent nos sources.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 175

des chiens féroces et de leur maître, le «tyran d’Umm Limḥār», en


échange de la promesse d’une bonne partie des palmeraies contrôlées
par ce «tyran». Notons toutefois que la sujétion politique aux émirs de
l’Adrar des trois groupes Täyzǝggä, ǝṭ-Ṭǝršān et Idayšǝlli — dont les
ancêtres auraient été des «disciples» (tlāmīd, version maraboutique de
la vassalisation) d’Aḥmäd wuld Šams ǝd-Dīn —, ne s’est sans doute
définitivement affirmée qu’avec l’émergence de l’émirat de l’Adrar au
début du XVIIIe s. et que ‘Abd al-Wadūd anticipe en quelque sorte cette
vassalisation guerrière par une vassalisation maraboutique imaginaire
— les notables des tribus concernées, interrogés, la rejettent —, destinée
à mettre (rétrospectivement) ces compétiteurs fonciers au service de
l’entreprise de «conquête» d’Aḥmäd w. Šams ǝd-Dīn.
C’est en tout cas un descendant d’Aḥmäd wuld Šams ǝd-Dīn,
Muḥammäd «ǝl-Mäjḏūb» w. Ḥsäyn w. Bū Sḥāq, qui découvrit la
«tombe» du saint personnage au cours de la seconde moitié du XVIIe
siècle dans des circonstances qui restent entourées de mystère. Nous
avons un repère chronologique précis concernant ce personnage : c’est
la condamnation vigoureuse qu’il suscita de la part du savant šingīṭien,
Wuld Billa‘maš (1626-1695), dont il a été question précédemment.
ǝl-Mäjḏūb, disent les récits de son aventure rapportés par un autre
lettré Smāsīd, Bānǝmmu, était «analphabète» (ummī). Il rêva qu’il
devait non seulement découvrir la tombe de l’imām mort depuis six
siècles, mais aussi écrire une œuvre que celui-ci n’avait pas eu le temps
d’écrire : son bras droit s’était mis à enfler dangereusement et ce fut le
seul moyen de le ramener à son état normal. Le produit de cette écriture
automatique aurait constitué, selon Bānǝmmu, plusieurs volumes. J’en
ai trouvé des morceaux dans des bibliothèques ataroises. Le Livre de la
Grâce (Kitāb al-minna) — c’est ainsi que l’ouvrage est nommé par la
tradition lettrée adraroise — est une litanie de tous les lieux communs
de l’eschatologie musulmane égrenés dans le contexte d’une crise (la
même que celle qui préside à l’éclosion du mouvement de Nāṣir al-
Dīn) qui devait sans doute être dramatique. ǝl-Mäjḏūb y laisse entendre
qu’il est à la fois le mahdī attendu et «la Bête» (al-dābba) qui précède
de peu le Jugement Dernier. Or, c’est précisément sur ses prétentions
mahdistes qu’il sera pris à parti par w. Billa‘maš, car prétendre recevoir
176 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

des révélations divines, c’est nier la nécessité de la médiation autorisée


d’un prophète, c’est se poser soi-même en prophète, alors qu’il est dit
que Muḥammad est le sceau des prophètes.
Cette dénonciation n’a pas empêché le développement à Azūgi d’un
culte — modeste — de l’imām réexhumé par ǝl-Mäjḏūb. A en juger par
le contrôle de l’administration actuelle de ce culte par les descendants
d’une autre famille (Ähl ǝ‘Baydnä) que celle de ǝl-Mäjḏūb, il semble
même qu’il y ait eu une seconde «découverte» plus tardive de la tombe
d’al-Ḥaḍrāmi, vers la fin du XVIIIe siècle, et que c’est à ce moment-là
que le petit édifice cubique, qui signale présentement la «tombe», a été
construit.
Je n’ai pas réussi à établir avec précision les circonstances de
cette seconde découverte et je ne suis pas en mesure d’en proposer une
interprétation acceptable. Dans quelle mesure ce second épisode de la
vie d’al-Ḥaḍrāmī est-il compatible avec les éléments d’une explication
non exclusivement messianique de la découverte de ǝl-Mäjḏūb, faisant
notamment intervenir les stratégies foncières précédemment évoquées
? Compte tenu des incertitudes qui entourent à la fois le personnage
initial et les conditions de sa résurrection, je me suis contenté de
formuler quelques soupçons et interrogations qui tentent de prendre en
compte l’histoire (ancienne et surtout récente) du site d’Azūgi et de son
(ses) occupation(s) telles qu’elles ressortent des enquêtes sociologiques
et archéologiques effectuées sur place.
Le site actuel d’Azūgi constitue une partie d’une palmeraie
continue qui s’étend sur une quinzaine de kilomètres le long de Wād
Täyārǝt. Jadis, cette palmeraie aurait été essentiellement constituée de
«palmiers Bāvūr» (ǝnẖal Bāvūr) — du nom de cette population pré-
musulmane qui habitait les lieux — et qui ont aujourd’hui totalement
disparu au profit de Phoenix dactylifera (surtout de la variété ḥǝmǝr)
réputée d’origine maghrébine; ce passage étant généralement donné
de manière plus ou moins explicite dans les récits locaux comme un
mouvement qui conduit de la simple cueillette, de la «sauvagerie», à la
«civilisation». En corrélation avec l’islamisation, la «pacification», ce
passage d’une nature incontrôlée à une agriculture organisée et maîtrisée
est présenté, dans les narrations d’origine Smāsīd, comme un résultat de
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 177

l’installation, dans le piémont de l’Ādrār, d’Aḥmad w. Šams ǝd-Dīn, de


ses enfants et de ses «disciples» (tlāmīd). Azūgi aurait constitué, selon
le récit précédemment évoqué de ‘Abd al-Wadūd w. Ǝntahāh, le point
de départ de leur installation dans la région. Je rappelle que cet endroit,
avec les restes de sa forteresse, est réputé avoir constitué la première
place forte saharienne — voire «la capitale» — des Almoravides, dont
j’ai indiqué plus haut que le souvenir semblait, en ces temps de crise,
hanter tous les candidats à la prophétie.
Quoi qu’il en soit de la phase initiale de cette installation, les Smāsīd
constituent aujourd’hui la majeure partie des habitants de Wād Täyārǝt,
où l’on note aussi la présence d’une forte communauté Idayšǝlli, tribu
qui revendique une mainmise sur l’ensemble de la région de l’Adrar
antérieurement à la venue des Smāsīd. A s’en tenir au site d’Azūgi
proprement dit, c’est-à-dire au lieu le plus anciennement habité de la
palmeraie, on observe même une présence massivement dominante des
Idayšǝlli, particulièrement de la fraction politiquement dirigeante de
cette qabīla (Ähl A‘mar w. Ḥawm), puisque sur 440 habitants recensés
dans la localité en 1982 (moment de mon enquête), ils comptaient, avec
les éléments qui leur sont assimilés, 306 individus, alors que les Smāsīd
(et assimilés) n’en comptaient que 58, le reste de la population étant
constitué de ressortissants de divers autres groupes tribaux.
Autre élément relatif à la compétition entre Idayšǝlli et Smāsīd
pour le contrôle de cet espace : alors que dans les récits de caractère
mythique et fondateur d’origine Smāsīd (‘Abd al-Wadūd …), Aḥmad
w. Šams ǝd-Dīn se présente devant Azūgi en compagnie de ses
tlāmīd, au nombre desquels aurait figuré l’ancêtre des Idayšǝlli —
«thèse» aujourd’hui vigoureusement rejetée par ces derniers —, dans
les informations recueillies sur place sur l’évolution de la propriété
foncière, y compris celles d’origine Smāsīd, l’antériorité des Idayšǝlli à
Azūgi est pleinement reconnue.
Ces différentes observations tendent à faire apparaître une
présence ancienne et politiquement significative des Idayšǝlli dans la
région d’Azūgi, site défensif naturel, doté d’eau, de palmiers et d’une
«forteresse» qui servait encore de refuge aux premières années du XXe
178 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

siècle et permettait sans doute naguère de contrôler de larges secteurs


du piémont utile de l’Adrar.
Mentionnée à plusieurs reprises par les chroniqueurs arabes depuis
le XIe s., Azūgi (et/ ou les sites qu’on lui assimile) était le siège, dit
al-Bakrī (1068), d’une forteresse entourée de 20000 palmiers … Les
sondages archéologiques effectués au début des années 1980 sur le site
de la «forteresse» ont permis d’établir que, s’il y a effectivement parmi
les quatre niveaux stratigraphiques identifiés, un étage exactement
contemporain des Almoravides, la strate de surface remonte, elle, au
XVIIe siècle, et serait donc contemporaine de la découverte de ǝl-
Mäjḏūb. Qui a rebâti cette forteresse ? Les Idayšǝlli ? Nous n’en savons
rien, même si des témoignages de notables de cette tribu disent que ses
murs leur servaient encore d’abri, en cas d’attaque, aux toutes premières
années du XXe siècle.
La reconstruction de la «forteresse», comme la découverte de la
«tombe» d’al-Ḥaḍrāmi par ǝl-Mäjḏūb, seraient contemporaines des
débuts de la construction de la ville d’Atar dont la mosquée aurait reçu,
dans ses fondations, nous dit ‘Abd al-Wadūd w. Äntahāh, une pierre
ramenée par un groupe de sept pèlerins — parmi lesquels, ǝl-Mäjḏūb
— qui se rendirent aux lieux saints de l’islam en l’an 1085/1675. Al-
Ḥadrāmī est d’ailleurs considéré localement comme le saint protecteur
de la capitale régionale fondée par les Smāsīd. Notons aussi qu’Aḥmad
w. Šams ǝd-Dīn aurait promis, toujours selon le récit de ‘Abd al-Wadūd,
à Saddūm (l’ancêtre des Ṭǝršān) une bonne partie des palmeraies bāvūr,
s’il venait à bout des défenseurs du site d’Azūgi.
La «tombe» (doublement ?) redécouverte et le site archéologique
fouillé constituent aujourd’hui à la fois un lieu de visite populaire
et officiel, car les Almoravides, dont Azūgi représente le principal
témoignage archéologique mauritanien, sont les «ancêtres» invoqués
par l’histoire, en cours de saisie, de la Mauritanie étatique. Le
cheminement, si l’on ose dire, souterrain, de la tombe d’al-Ḥaḍrāmi,
l’étrange «recyclage» du personnage historique (diamétralement opposé
à la figure mythique exhumée), comme la polémique entre «orthodoxes»
et «hérétiques» à laquelle la découverte a donné lieu, témoignent avant
tout de l’autonomie du champ religieux et de la forme spécifique de
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 179

circulation et d’opposition des objets — personnages, opinions,


doctrines, etc.— constitutifs de son dynamisme, même si des indices
se laissent deviner de l’interférence d’autres enjeux, liés notamment au
contexte écologique et politique de la découverte de ǝl-Mäjḏūb.
Elément d’un procès d’accumulation primitive de capital
symbolique (religieux et généalogique) aux mains des Smāsīd, la (re)
découverte d’al-Ḥaḍrāmī participe à la fois de l’atmosphère messianique
qui secoue la région au XVIIe sècle et de compétitions engageant les
intérêts symboliques et matériels de cette tribu, en particulier des intérêts
fonciers, avec d’autres groupes. La seconde «découverte» de la tombe,
sur laquelle je n’ai recueilli que des indications fragmentaires, pourrait
être un indice de luttes de classement internes aux Smāsīd eux-mêmes,
une fois que l’idée de «découverte» a fait son chemin et s’est révélée
porteuse de quelque bénéfice. J’ai laissé de côté certaines composantes
de cette «affaire al-Ḥaḍrāmi» — les populations «primitives» conquises,
les Bāvūr, et leurs rapports avec l’islam ; les chiens féroces …— sur
lesquels Pierre Bonte a livré des analyses fort intéressantes dans sa thèse
consacrée à l’Emirat de l’Adrar (Bonte, 1999). Mon propos ici était
essentiellement d’illustrer l’idée d’association à la fois complémentaire
et compétitive des capitaux culturel et charismatique, en tant qu’outils
spécifiques d’intervention aux mains des zwāyä. Le contraste saisissant
entre le personnage historique d’al-Ḥaḍramī (un Murādī sans aucune
relation avec les Qurayš ; un théologien aš‘arite doublé d’un mutakallim,
un qāḍī et un penseur politique «réaliste») et le personnage prophétique
«découvert» par la tradition Smāsīd (un šarīf qui «dicte» par-delà six
siècles une œuvre messianique à un candidat-mahdī; un conquérant
aux pouvoirs miraculeux …) montre bien, me semble-t-il, à la fois
la nécessaire distance qui les sépare et les rapports réciproques de
génération qui les unissent. La polémique que la «découverte» de ǝl-
Mäjḏūb a suscitée, comme les controverses qui ont pu parfois naître
entre les pôles du taṣawwuf et du ‘ilm apparaissent comme des moyens
de consécration de l’autonomie du champ maraboutique, un outil des
luttes de classement pour les positions d’autorité au sein de ce champ
parmi les producteurs légitimes de biens de salut, qu’il s’agisse de
‘ulamā’ ou d’awliyyā’.
180 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

2. ‘Ilm et walāya
Ces polémiques constituantes, éléments très importants, me
semble-t-il, de (re)production de la «compétence» des zwāyä, comme
individus «pieux» ou «savants» et, pour finir, de celle l’ordre des zwāyä
en tant qu’ordre, ont souvent engagé les rôles respectifs des ‘ulamā’
et des dirigeants des mouvements confrériques, quoique les frontières
entre ces deux branches du système de représentation maraboutique
soient en quelque sorte instituées pour être transgressées, puisque c’est
la condition sociale pratique de leur efficacité, comme j’ai tenté de
le montrer dans les paragraphes précédents de ce travail. Ces conflits
de position sont par ailleurs souvent associés à des antagonismes
tribaux, la ‘aṣabiyya venant renforcer les adhésions confrériques ou les
allégeances «scientifiques» à un maître. J’ai longuement développé ce
point de vue autour notamment des œuvres d’al-Šayẖ Sīd al-Muẖtār al-
Kuntī et de son fils, al-Šayẖ Sīdi Muḥammad.
Pour illustrer ce propos, je reviendrai ici, à titre d’exemple, sur
une polémique autour de la Tijāniyya à laquelle j’ai consacré quelque
attention.
Il s’agit en vérité d’une sorte de feuilleton opposant depuis les
années 1830 cette ṭarīqa à ses plus vigoureux adversaires doctrinaux en
Mauritanie. Dans cette confrontation, dont j’ai évoqué les principales
étapes, je me suis intéressé plus particulièrement à la défense de la
confrérie par un de ses membres, Būya Aḥmad wuld al-Muẖtār wuld
Bu‘asriyya (m. 1380/1960), disciple tišitien de al-Šayẖ Ḥamāh Allah
(m. 1943), face à l’interminable philippique adressée, en 1344/1925,
à la ṭarīqa d’Aḥmad al-Tijānī (m. 1230/ 1815) par Muḥamd al-Ḫaḍir
wuld Mayāba (m. 1354/1935). Il y a bien sûr, dans cette affaire, le texte
(les textes) et l’enchaînement des textes auquel les deux auteurs doivent
la délimitation de l’espace, la définition des outils et des enjeux de leur
confrontation, le système des écarts qui la rend possible. Il y a, cela
est tout aussi évident, les effets du milieu, d’une conjoncture historique
singulière et du cheminement individuel des protagonistes, même si ces
paramètres intra-mondains ont le plus grand mal à se frayer leur chemin
dans des pensum où le souci constant de la référence canonique tend
à oblitérer toute intervention personnelle (revendiquée comme telle)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 181

des auteurs : leur ambition majeure est de faire accroîre que ce qu’ils
écrivent était (déjà) écrit …
Tout semble commencer, dans l’affaire qui nous préoccupe, avec
les accusations portées par Dyayja b. ‘Abd Allah b. Ḥabīb Allah al-
Kumlaylī (m. 1270/1854) contre les enseignements d’Aḥmad al-Tijānī,
tels qu’ils s’expriment dans la biographie officielle que lui a consacrée
son disciple ‘Alī Ḥarāzim b. al-’Arabī Barrāda, Jawāhir al-ma’ānī.
J’ai rassemblé les quelques informations que les traditions, orales
et surtout écrites, disent de ce personnage de Dyayja. Je n’ai pas trouvé
d’indices qui permettent d’établir des rapports précis entre son hostilité
à la ṭarīqa et à ses adeptes avec quelque événement personnel, local ou
tribal qui en aurait été le déclencheur. Il fallait se résoudre à prendre acte
du caractère essentiellement, sinon exclusivement, juridico-religieux de
l’antagonisme qui l’opposa aux adhérents de la Tijāniyya. Les luttes de
classement entre lettrés pouvaient d’ailleurs fort bien justifier, dans le
milieu, idéalement voué au savoir, des zwāyä, de sévères empoignades
pour l’appropriation des positions légitimes du champ maraboutique,
gagées sur le capital culturel réputé incorporé que fournit la généalogie
— la «bonne famille maraboutique» —, mais aussi indexées sur la
réputation d’ascétisme, d’endurance dans la quête du savoir, de piété
«miraculatoire», de désintéressement, d’encyclopédisme, d’habileté à
manier les vers, d’abondance et de diversité de l’œuvre écrite, etc., bref,
sur une somme de «vertus» à haut degré d’investissement subjectif. La
pugnacité trop visible, la propension à l’invective tous azimuts contre
les grandes figures des tribus maraboutiques «ayant pignon sur rue»
(Idäwa’li, Äwlād Dayṃān, Idāblǝḥsän, etc.), attribuées par al-Wasīṭ (b.
al-Amīn, pp. 368-372) à Dyayja, font peut-être signe vers l’impatience
du franc tireur de génie et du self made man maraboutique — il relève
d’un milieu maraboutique moins «légitime» que celui de ses victimes
—, face à l’autorité revendiquée par ceux qui estiment avoir plus de
titres à édicter la norme maraboutique, dans le cadre de la polarité
constituante entre «établis» et «parvenus»…
Nous ne savons quasiment rien non plus des années de formation
de Dyayja, de ses maîtres et du cursus de formation par où aurait pu
se justifier son hostilité au confrérisme en général ou à la Tijāniyya
182 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

en particulier. Un texte de ‘Abd al-Qādir b. al-Amîn signale qu’il fut


l’élève de celui qu’il appelle «le maître des maîtres de notre voie»
(šayẖ mašā’iẖ ṭarīqinā), al-Šayẖ Sīdi Ḥamdi b. al-Muẖtār b. al-
Ṭālib Ajwad (m. 1219/1804-1805), de la tribu des Idäwälḥāj, dont
les préoccupations paraissent avoir été dominées par la science des
«fondements de la jurisprudence» (uṣūl al-fiqh) et qui se rattache,
du point de vue confrérique, à la Šāḏiliyya. Nous savons par ailleurs
qu’il a partagé l’enseignement de ce maître avec un de ses futurs
adversaires dans la controverse avec la Tijāniyya, Maḥanḍ Bāba b.
A’bayd al-Daymānī (m. 1860).
La liste des œuvres conservées de Dyayja ne nous renseigne pas
davantage sur ses orientations doctrinales. Mis à part le fait que l’on y note
l’absence de préoccupations ésotériques ou mystiques, elle témoigne
de cet éclectisme, de cet encyclopédisme vaguement aristotélicien
caractéristique de la culture savante maure de l’époque, où l’astronomie
pré-galiléenne et l’arithmétique côtoyaient l’histoire sainte et l’exégèse
coranique, la rhétorique et la logique, l’hérméneutique onirologique
(‘lm al-ta‘bīr) et la grammaire, etc.
La notice d’al-Wasīṭ (b. al-Amīn, pp. 368-372) consacrée à Dyayja
insiste tout particulièrement, quant à elle, sur ses talents de polémiste,
de poète toujours en quête de quelque adversaire à brocarder, de
quelque tribu à défier, comme si l’inspiration chez lui ne connaissait
son véritable épanouissement que dans la confrontation.
Ces attaques, explique l’auteur d’al-Wasīṭ, sont restées sans
réponse du vivant d’al-Šayẖ Muḥamd al-Ḥāfiẓ b. al-Muẖtār b. Liḥbīb
al-‘Alawī, muqaddam, comme on sait, d’al-Šayẖ al-Tijānī et principal
propagateur de sa «voie» dans l’actuel territoire mauritanien, parce
qu’il avait demandé aux membres de sa tribu (Idäwa‘li), largement
affiliés à sa ṭarīqa, de les ignorer. Ce n’est qu’après sa mort, survenue
en 1831, que les poètes et théologiens Idäwa‘li ont commencé à relever
le défi adressé à leur tribu et à leur confrérie. Al-Wasīṭ évoque les joutes
poétiques qui opposèrent Dyayja à Bāba b. Aḥmad Bayba et à Sīdi
Muḥammad b. Muḥammad al-Ṣaġīr b. Mbūja qui, malgré sa position
géographique relativement éloignée du champ du conflit — il résidait à
Tišīt, à un petit millier de kilomètres du sud-ouest du Trarza où vivaient
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 183

Bāba et al-Kumlaylī —, consacra un ouvrage entier à la réfutation des


attaques de Dyayja contre la Tijāniyya : al-Jayš al-kafīl bi-aẖḏ al-ṯa’r
mimman salla ‘alā al-Šayẖ al-Tijānī sayf al-inkār («La troupe capable
de prendre revanche de ceux qui ont tiré contre al-Šayẖ al-Tijānī le
glaive de la dénégation»).
J’ai présenté brièvement cet ouvrage et son auteur, b. Mbūja, qui
constituent une pièce du maillon tišitien de notre polémique.
Muḥamd al-Ḫaḍir w. Mayāba, se posant en défenseur et
continuateur de Dyayja, a lancé à son tour, à la fin des années 1920,
une nouvelle attaque contre la ṭarīqa de al-Tijānī à travers un pamphlet
d’une ampleur (pas moins de 651 pages dans sa dernière édition !) et
d’une virulence exceptionnelles.
W. Mayāba appartient à la tribu des Täjäkānǝt, connue pour le
prestige et le rayonnement de ses lettrés. Elle compte notamment dans
ses rangs, le grammairien et le logicien, sans doute le plus important
de l’histoire culturelle maure, al-Muẖtār wuld Būna (m. 1220/1805-
06). Ibn Mayâba fait référence en plusieurs endroits de son pamphlet à
al-Muẖtār wuld Būna et à son plus illustre élève, Sīdi ‘Abdullah wuld
al-Ḥāj Brāhīm (m. 1233/1818). Dans les filiations doctrinales ouest-
sahariennes, ces deux auteurs sont généralement présentés comme des
emblèmes de al-‘ilm al-ẓāhir, la «science (du) visible», leurs noms sont
associés aux fondements démonstratifs du dogme (uṣūl, manṭiq, bayān,
naḥw…) et opposés donc aux tenants du taṣawwuf et aux propagateurs
des mouvements confrériques(1).
Le seul maître que w. Mayāba cite dans son ouvrage, ‘Abd al-
Qādir b. Muḥammad b. Muḥammad Sālim al-Majlisī (m. 1337/1918-
19) appartient lui-même, par son milieu et sa formation, au courant
de pensée issu de l’héritage d’al-Muẖtār wuld Būna(2). C’est l’unique
élément relatif à la formation et aux orientations doctrinales de w.

(1) Voir notamment la polémique véhémente engagée par Š. Sīd al-Muẖtār al-Kuntī contre
Wuld Būnä dans son ouvrage Juḏwat al-anwâr fī al-ḏabb ‘an manāṣib awliyyā’ Allah al-
aẖyār, parce que dans son urjuza intitulée Wasīlat al-sa‘āda, Wuld Būnä affirme que c’est
péché d’accorder une foi absolue aux prédictions des awliyyā’ à la différence de celles des
prophètes.
(2) On lui doit notamment un commentaire de Wasīlat al-sa‘āda citée dans la note précédente.
184 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Mayāba que l’on peut tirer de son livre. On sait par ailleurs qu’il
appartient à une famille à la forte tradition lettrée. Son père, Sīdi ‘Abd
Allah b. Mayāba (m. en 1304/1887) et plusieurs de ses frères sont
évoqués dans les listes d’auteurs et d’enseignants des établissements
d’enseignement traditionnel du pays maure (maḥāẓir, sg., maḥiẓra)
compilées par al-Muẖtār b. Ḥāmidun (1990 : 255-255).
Au moment de la pénétration des troupes coloniales françaises en
Mauritanie, au cours des premières années du XXe siècle, Muḥamd al-
Ḫaḍir w. Mayāba choisit l’exil aux côtés de ceux qui refusent l’autorité
des «Nazaréens» sur leur pays. Après un passage par le Maroc, il
parvint au Ḥijāz et s’établit pour finir en Jordanie où certains de ses
descendants ont assumé des charges officielles importantes. Il s’est
éteint en 1935 après avoir occupé les fonctions de muftī des mālikites
à Médine. De son abondante œuvre, centrée surtout sur l’exégèse
coranique et le ḥadīṯ, seul nous intéresse ici le long pamphlet qu’il a
consacré à la Tijāniyya, Muštahā al-ẖārif al-jānī fī raddi zalaqāt al-
Tijānī al-jānī («La réalisation des aspirations du mégalomane criminel
ou les errements d’al-Tijānī le criminel») achevé le lundi 21 muḥarram
1344/11 août 1925, à Jérusalem, et (re)publié en 1985 en Jordanie(1).
Il s’agit, dans ce gros livre, et comme la vigueur du titre en
témoigne, d’une attaque en règle contre les enseignements d’Aḥmad al-
Tijānī, examinés sous l’angle de leur conformité à l’orthodoxie sunnite
mālikite. Les éléments de doctrine réfutés sont empruntés à Jawāhir al-
ma‘ānī, à al-Jayš d’Ibn Mbūja et à deux autres textes tijānī, Munyat al-
murīd d’al-Tijānī b. Bāba b. Aḥmad Bayba et son commentaire, Buġyat
al-mustafīd ‘alā munyat al-murīd de Sīdi Muḥammad b. al-‘Arabī b.
al-Sā’ḥ al-‘Umarī al-Šarqī al-Ribāṭī (m. 1309/1891-92).
W. Mayāba inscrit, quant à lui, sa diatribe dans la filiation de la
charge menée naguère par Dyayja al-Kumlaylī contre la ṭarīqa de
‘Ayn Māḍi. Il se pose en théologien compétent, en clerc nourri de
références précises, décidé à donner une leçon de clarté et de rectitude

(1) Dār al-Bašīr, ‘Ammân, 599 p. + 52 p. d’annexes. Il y a eu au moins une édition égyptienne
de l’ouvrage antérieure à 1929, celle sur laquelle se base la réponse de Būya Aḥmad b.
Bu‘asriyya, comme nous l’apprend son fils, Šrifna, dans son texte, qui accompagne la lettre
à la jamā‘a de Tišīt évoquée plus loin.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 185

«scientifiques» à ceux qu’il considère comme de dangereux illuminés


revendiquant pour leur maître, al-Tijānī, — qui le revendique pour
lui-même, estime w. Mayāba — un statut quasi-prophétique. La seule
raison, qu’il met en avant pour justifier qu’il se soit attelé à ce travail,
est d’ordre doctrinal et, pour ainsi dire, de salubrité publique :
«Je n’ai été emmené, écrit-il (Ibn Mayāba, 1985 : 6) à m’opposer
à ces errements que pour la raison que j’ai évoquée en tête de la
conclusion de cet ouvrage, à savoir notamment l’espoir d’être subsumé
sous le ḥadīṯ d’Ibn ‘Abbās […] où le Prophète […] dit : pas un groupe
d’innovateurs (ahl bid‘a) n’a surgi sans qu’Allah fasse apparaître parmi
eux une preuve (ḥujja) par la bouche de qui il veut parmi ses créatures».
Ibn Mayāba espère à l’évidence être cette ḥujja et il n’est pas loin
de voir dans la distribution géographique exceptionnellement favorable
des lieux de rédaction de son livre, écrit — fait rarissime, note-t-il (idem
: 599) — entre Médine, la Mecque et Jérusalem, un signe majeur en
faveur de son contenu.
Muštahā al-ẖārif comporte une introduction, huit chapitres
et une conclusion. Je n’ai cru déceler, dans l’agencement de ces
chapitres, aucun principe directeur autre qu’une volonté affirmée
de rendre évidents, dans un désordre traversé peut-être tout juste
par la permanence de l’idée d’apostasie (l’accusation suprême),
les «errements» (tous les errements) d’al-Šayẖ al-Tijāni et de ses
disciples. Le crescendo de mauvaise humeur lui confère toutefois une
manière de pente ascendante dans la diabolisation de la Tijāniyya qui
culmine avec les chapitres sept et huit.
Dès l’introduction de son livre, Ibn Mayāba met l’accent sur
ce qui lui semble être tout à la fois la marque la plus singulière et la
plus scandaleuse de l’enseignement d’al-Tijānī, la présomption de
«dissimulation» (kitmān) par le Prophète Muḥammad d’une partie de
son message, dont lui seul aurait été destinataire. C’est le thème du
kitmān, défini comme «la renonciation de la mise au jour (iẓhār) d’une
chose dont le dévoilement correspond à un besoin assignable» (idem :
9). Il s’appuie, pour lancer cette accusation, sur la proclamation faite
par Š. al-Tijānī, selon laquelle le wird de sa ṭarīqa lui a été révélé
186 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

à l’état de veille, et non pas en rêve, par le Prophète qui n’en a fait
bénéficier aucun de ses compagnons (ṣaḥāba). Or, estime Ibn Mayâba,
le Qur’ān et le ḥadīṯ établissent clairement la malédiction divine
(la’na) qui frappe celui qui se rend coupable de l’accusation de kitmān
adressée au Prophète.
Après avoir recensé, dans le chapitre premier de son livre, les dits
du Prophète et les passages du Qur’ān relatifs au kitmān et à son rejet,
également attestés par le consensus omnium de la umma (la communauté
musulmane), Ibn Mayāba passe en revue les preuves coraniques d’une
transmission intégrale (tablīġ) par le Prophète du message dont il était
porteur, avant d’en conclure à l’apostasie de ceux qui attribuent aux
prophètes des propos ou attitudes contraires à l’essence de leur mission.
Pour aller plus avant dans le développement de cette idée de la
nécessaire clôture, de l’intangible achèvement du message confié par
Allah à son Prophète, et dans l’explicitation de la transmission intégrale,
sans ajout ni soustraction, de ce message par l’Envoyé, Ibn Mayāba
consacre la totalité du second chapitre de son livre à un commentaire du
verset 3 de sūrat al-Mā’ida : «Aujourd’hui J’ai parachevé (akmamltu)
pour vous votre religion et vous ai accordé Mon entier (atmamtu)
bienfait. J’agrée pour vous l’islam comme religion.». L’intention est
claire : il s’agit de barrer la voie à tous ceux, mystiques ou «innovateurs»
d’une autre inspiration, qui souhaitent apporter quelque modification
que ce soit au corps du dogme tel que les docteurs de la loi l’ont arrêté
sur la base du Qur’ān et du ḥadīṯ.
D’ailleurs, ajoute Ibn Mayāba, ce travail a déjà été engagé par «le
savant illustre et l’homme de bien expert dans toutes les connaissances
religieuses (al-‘ulūm al-šar‘yya), linguistiques et arabes, Dyayja b.
‘Abd Allāh al-Kumlaylī, qui a rédigé un poème dans le mètre rajaz
pour réfuter les innovations (bida’) de cet homme (i. e. al-Tijānī). Et
tout ce qu’il a avancé comme réfutation est véridique et touche au but.
Mais le poème constitue un cadre trop étroit pour traiter à fond de la
question. Dyayja fut pris à partie par l’un des disciples de cet homme
(i. e. al-Tijānī) appelé Muḥammad al-Ṣaġīr al-Tišītī, qui composa un
ouvrage consacré à sa réfutation qu’il intitula al-Jayš. Il le truffa de
réponses sans valeur (tāfiha) que n’écrirait pas un homme de raison
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 187

(‘āqil), à plus forte raison quelqu’un qui se réclame de l’auguste science


(al-‘ilm al-’azīz)…» (idem : 71)
Ibn Mayāba entreprend donc ici d’appuyer, d’étayer et de développer
les arguments anti-tijāni de Dyayja en s’efforçant de montrer l’inanité
«scientifique» des propos tenus par ceux qui se sont mis en devoir de
les réfuter. Il établit, chemin faisant, que l’insidieuse bid‘a — puisque
ses adversaires sont accusés avant tout d’être des fauteurs de bid‘a,
des mubtadi‘īn — agit aussi bien par ajout que par soustraction aux
principes de la droite religion à laquelle elle s’oppose. A cette espèce
d’ambivalence comptable, à cette réversibilité de signe que peut affecter
l’apport de la bid‘a, Ibn Mayāba ajoute, en conclusion de ce second
chapitre de son livre, une propriété sur laquelle ses adversaires sont en
parfait accord avec lui à condition naturellement de l’attribuer à l’autre,
à savoir que le mubtadi‘ s’avance nécessairement masqué, que le porteur
de bid‘a soutient toujours mordicus qu’il n’apporte strictement rien de
nouveau et qu’il est le continuateur le plus soumis et le plus fidèle à la
tradition (sunna). Autrement dit, le mubtadi‘, c’est toujours l’autre…
Le troisième chapitre est consacré à l’épineuse question de la
vision du Prophète à l’état de veille (ru’yat al-nabī yaġẓatan), qui
constitue la clef de voûte des enseignements de la Tijāniyya. Le wird de
la ṭarīqa aurait en effet été communiqué à al-Šayẖ Aḥmad al-Tijānī par
le Prophète en personne, non pas durant le sommeil de son destinataire,
mais alors que celui-ci était parfaitement réveillé. Après avoir passé en
revue les opinions des ‘ulamā’ sur la question, Ibn Mayāba conclut à
l’impossibilité de cette vision. La tradition dominante parmi les savants
sunnites, si elle reconnait la possibilité de visions inspirées durant le
sommeil — à condition que leur contenu ne contrevienne point au
dogme — rejette, estime l’auteur de Muštahā al-ẖārif (idem : 119 et sq.)
la vision du Prophète à l’état de veille, car ceux qui se jugent «visités»
pourraient en prendre prétexte pour se soustraire aux commandements
ordinaires de la religion, considérés comme tout juste bons pour le
commun des mortels (‘awāmm). C’est le chemin de la «mécréance»
(zandaqa) (idem : 128).
188 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Dans son quatrième chapitre, Ibn Mayāba s’attaque à un


recensement plus précis de ce qu’il appelle les «glissades» (zalaqāt),
les «errements» d’al-Š. Tijānī. Seront ainsi épinglées les propositions
suivantes, dont les conséquences sont jugées particulièrement graves
par l’auteur de Muštahā al-ẖārif.
«De son affirmation selon laquelle toute personne qui le voit
entre au paradis sans jugement ni peine et est assurée d’échapper
aux tourments de l’enfer» (idem : 161) Les «mécréants» (kuffār)
qui le voient le vendredi et le lundi bénéficient également de cette
promesse. Ibn Mayāba compare ce privilège, revendiqué par al-Tijānī,
à l’impossibilité à laquelle s’est heurté le Prophète d’intercéder en
faveur de son oncle Abū Ṭālib, demeuré jusqu’à la mort fidèle aux
croyances de ses ancêtres. Il en conclut que le fondateur de la Tijāniyya
s’attribue, comble de l’hérésie, des pouvoirs supérieurs à ceux de
l’Envoyé d’Allah. Et pour bien établir la réalité de cette postulation à
vouloir surclasser le Prophète, qu’il pense déceler chez al-Š. al-Tijānī,
il se lance dans un long développement destiné à réfuter les arguments
des auteurs de la mouvance tijānienne fondés sur le principe qui veut
que l’octroi par Dieu d’un bienfait, d’un privilège ou d’un avantage
(maziyya) à une personne déterminée, n’implique pas nécessairement
l’attribution à cette personne d’un rang supérieur (tafḍīl) à ceux qui
n’ont pas eu bénéfice de ce même bienfait» (idem : 169).
Autre affirmation, prêtée à al-Tijānī et à ses disciples, qui suscite
l’ire de notre théologien :
«Que celui qui adopte leur wird reçoit rémission de ses péchés
grands et petits, échappe aux tourments du jugement dernier et aux
châtiments du séjour tombal, qu’il entre au paradis sans jugement ni
peine. Qu’il échappe à toute conséquence pénale de ses actes et qu’il
soit accueilli dans le plus haut des plus hauts séjours (a‘lā ‘illiyyīn)
du paradis, au voisinage du Seigneur des Envoyés. Tous ces avantages
sont partagés par tous ceux qui sont liés à celui qui l’adopte : parents,
conjoints, enfants, beaux-parents, même s’ils sont sans rapport avec
le šayẖ. Et chacun des membres du groupe cité se voit soustrait aux
incidences pénales des actes délictueux où il est impliqué, hors l’effet
de ses bonnes actions» (idem : 175).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 189

Ce «mensonge» (fariyya), affirme Ibn Mayāba, implique qu’al-


Tijānī «se considère comme supérieur au Prophète, comme il implique
la supériorité de ses compagnons par rapport aux siens et celle de son
wird par rapport au Qur’ān».
Or, le jihād lui-même, qui est pourtant la forme la plus élevée
du «rapprochement d’avec Dieu», ne peut annuler, explique Muštahā
al-ẖārif, les conséquences matérielles des actes engageant l’intégrité
physique et les biens d’autrui, qui sont soumis à la loi du talion (qiṣāṣ).
Et si l’on peut admettre que les péchés mineurs sont rémissibles par la
vertu de la prière sur le Prophète (al-ṣalāt ‘alā al-nabī), il ne saurait en
être de même pour les majeurs, dont le coupable ne peut être blanchi
que par un acte solennel de contrition (tawba).
Toujours dans le souci de défendre les prérogatives des clercs
contre celles des awliyyā’, la comptabilité codifiée des œuvres et
de leur récompense contre les dons à la tête du client confrérique
réalisés par le saint, Ibn Mayāba s’en prend, dans son chapitre cinq, à
l’affirmation suivante d’al-Tijānī, pour laquelle il n’a pas de mots assez
durs puisqu’elle mérite tout simplement «un séjour éternel au plus bas
niveau des enfers» (idem : 209).
«Il (al-Tijānī) a affirmé, comme le rapportent Munyat murīdi-him
et Buġyat mustafīdi-him, que toute personne qui adopte son wird reçoit,
en étant endormie, une récompense cent mille fois plus élevée que la
récompense de celui qui accomplit une œuvre agréée par Dieu, et ceci
par sa grâce à lui» (idem : 209).
Ibn Mayāba croit pouvoir observer qu’al-Tijānī n’a en vérité qu’une
seule et constante préoccupation : s’attribuer toutes les particularités
et tous les miracles rapportés par la tradition en faveur du Prophète,
affecter à ses compagnons à lui tous les traits d’exception attestés
pour ceux du Prophète. Il veut être «l’homme du moment» (ṣāḥib al-
waqt), le «pôle» (quṭb) autour duquel gravite la «meule» (raḥā’) de
l’univers. Les excès dont il se rend coupable aux yeux de son censeur
procèdent de cette tension mimétique aux effets désastreux puisqu’elle
mène tout droit vers l’apostasie, affirme Ibn Mayāba. Pour ce dernier,
en effet, l’avantage énorme revendiqué par al-Tijānī en faveur de ses
190 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

disciples dans la citation précédente, est en opposition flagrante avec


de nombreux passages du Qur’ān et signe donc l’exclusion de celui qui
s’en rend coupable de la communauté des croyants, puisque s’opposer
à quelque élément que ce soit du texte révélé est ridda, apostasie.
La mise en concurrence par al-Tijānī, du message qu’il a reçu avec
celui transmis par le Prophète Muḥammad, se précise encore davantage,
au grand scandale d’Ibn Mayāba, dans l’affirmation suivante dont la
réfutation occupe tout le chapitre six : l’une des pièces maîtresses de
l’enseignement tijānī, ṣalāt al-fātiḥ(1) «équivaut, d’après le fondateur de
la ṭarīqa, à six mille (fois la récitation) du Qur’ān (tu‘ādil sittat ālāf
min al-qur’ān)» (idem : 252).
Ibn Mayāba, prenant cette affirmation au pied de la lettre et lui
refusant tout recours hors de ce qu’il considère être son sens obvie —
et accablant, car il signifie la supériorité d’une parole humaine sur le
verbe divin —, n’a aucun mal à mobiliser une multitude de références
canoniques pour la condamner, c’est-à-dire aussi en condamner l’auteur.
Au mieux, le propos attribué à al-Tijānī ne peut être perçu, selon Ibn
Mayāba, que comme une manière de traiter, sinon avec mépris en tout
cas avec une extrême désinvolture, le texte coranique.
Après avoir posé les bases de sa propre réfutation des affirmations
d’al-Tijānī, il revient, dans son septième chapitre, sur les arguments
développés par les défenseurs tijānī de cette idée d’une supériorité de
leur prière sur le Qur’ān. Il en veut tout particulièrement au texte d’al-
‘Arabī b. al-Sā’ḥ, Buġyat al-mustafīd, dont il souligne longuement les
faiblesses et les incohérences. Il rejette ici à nouveau avec vigueur la
transmission, par-delà onze siècles, d’un message que le Prophète de
l’islam aurait celé durant cette longue période à seule fin d’en faire
bénéficier Aḥmad al-Tijānī.

(1) al-fātiḥ veut dire à la fois «celui qui ouvre, l’initiateur» et «le conquérant». ṣalāt al-fātiḥ
peut donc se traduire par «la prière de l’ouvrant». Elle doit son nom à la présence de ce
qualificatif dans la seconde phrase dont elle se compose. Elle se décline comme suit : «O
Dieu ! Prie sur notre seigneur Muḥammad qui a ouvert (al-fātiḥ) ce qui était fermé et clos
ce qui a précédé, qui soutient le vrai par le vrai et mène vers Ton droit chemin, et sur les
siens à la mesure de sa taille et de sa dimension énorme» (allahumma ṣallī ‘alā sayyidinā
Muḥammad al-fātiḥ limā uġliqa wa al-ẖātim limā sabaqa, nāṣiru-l-ḥaqqi bi-l-ḥaqq wa-l-
hādī ilā ṣirāṭika al-mustaqīm wa ‘alā ālihi ḥaqqa qadrihi wa miqdārihi al-‘aẓīm)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 191

J’ai montré, explique-t-il, dans mon chapitre 3 relatif à l’achèvement


radical de la mission confiée à l’Envoyé d’Allāh, que cette idée est
irrecevable du point de vue du ḥadīṯ, du Qur’ān et du consensus des
docteurs de la loi. L’hypothèse d’une duplication du message reçu par
Muḥammad qui veut, comme l’avance Ibn al-Sā’iḥ, qu’il contienne une
part secrète destinée à une poignée d’élus, au nombre desquels figurerait
précisément al-Tijānī, est en totale opposition avec le dogme musulman.
D’ailleurs, ajoute Ibn Mayāba, la bonne tradition ṣūfī, opposée ici bien
évidemment aux «errements» de la Tijāniyya, ne revendique pour
unique fondement que Le Livre et la sunna. Elle ne saurait en rien
être rendue coupable des excès extrêmistes qui n’ont rien à voir avec le
véritable taṣawwuf.
Le dernier chapitre de Muštahā al-ẖārif recense un ensemble de sept
propositions jugées particulièrement scandaleuses «qui méritent, au bas
mot, une flagellation douloureuse (adab wajī‘) et un emprisonnement
prolongé en raison de l’insolence (isā’at al-adab) dont elles témoignent
vis-à-vis des Messagers, des Prophètes et des Anges, sans compter la
forte présomption de ridda qu’elles impliquent…» (idem : 463). Ces
«facultés» ou «totalités» (kulliyyāt), comme Ibn Mayāba les appelle,
sont les suivantes :
— «Tout ce qui a été donné à tout gnostique (‘ārif) lui a été donné
à lui (i. e. al-Tijānī)» ;
— «Tous les plus grands saints de l’islam (aqṭāb ummat Muḥammad)
réunis ne pèseraient pas un seul cheveu de certains membres de la
communauté d’al-Tijānī, à plus forte raison d’al-Tijānī lui-même» ;
— «Mes deux pieds que voici, dixit al-Tijānī, sont sur la nuque
(‘alā raqabat) de tous les saints depuis Adam jusqu’aux trompettes du
Jugement Dernier» ;
— «Celui qui récite la Prière de l’Ouvrant (ṣalāt al-fātiḥ) dix fois
aura une récompense mille mille fois supérieur au connaisseur d’Allāh
(al-‘ārif bi-llah) qui ne l’aura pas prononcée» ;
— «Que celui qui la récite une fois obtient rémission de ses péchés
et se voit «peser» (wuzinat lahu) six mille fois toutes les prières et toutes
les invocations survenues dans tout l’univers (al-kawn)» ;
192 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

— «Que celui qui la récite une fois, se voit ajouter (le bénéfice de)
six cents mille prières de chaque ange, personne ou démon depuis les
origines jusqu’à la fin des temps» ;
— «Qu’une récitation de ṣalāt al-fātiḥ équivaut au triple de toutes
les prières de tous les hommes, anges et démons…» (idem : 463).
Ce dernier chapitre de Muštahā al-ẖārif s’achève sur des
considérations relatives à la véritable sainteté (walāya) et aux différents
états ou degrés de son expression telle qu’elle se manifeste chez le walī,
le quṭb (le pôle) et le ‘ārif («le connaissant, le gnostique»). La sainteté
authentique doit, aux yeux d’Ibn Mayāba, être fondée sur des vertus et
une rectitude de conduite visibles, sur une excellente connaissance de
la šarī‘a et une conformité totale à ses commandements, bref, elle est
avant tout le fruit d’un apprentissage. Dans l’évaluation des mérites
respectifs des saints et des savants, on ne s’étonnera donc pas que notre
polémiste, se prévalant notamment de l’avis d’al-imām Mālik (m.
179/795-96) fasse pencher la balance du côté de sa propre corporation,
celle des ‘ulamā’. Il faut se garder cependant d’en tirer la conclusion
que le surnaturel comme tel n’a pas de place dans la pensée d’Ibn
Mayāba : l’énumération et la localisation aux allures borgesiennes des
différentes variétés de saints qu’il produit à la fin de cet ultime chapitre
de son ouvrage sont là pour montrer, si besoin était, qu’il n’en est rien(1).
Comme il le dira dans sa conclusion, Ibn Mayāba s’est voulu
redresseur de torts théologiques. Son ennemi, expliquera-t-il, ce
n’est pas le tasawwuf en général, c’est une manifestation excessive
et dangereuse pour le dogme musulman de l’ésotérisme organisé, tel
qu’il se manifeste dans les enseignements d’Aḥmad al-Tijānī et de ses
disciples. Il en veut d’ailleurs tout autant aux excès «rationalistes» et

(1) Il cite le quṭb («le pôle») qui tournerait autour du monde ou autour duquel le monde
tournerait ; al-nuqabā’ («les inspecteurs»), au nombre non précisé et qui habitent l’Egypte
; al-abdāl («les substitués») au nombre de 70, dont 40 en Syrie et le reste ailleurs dans le
monde; al-‘aṣā’ib («les ligues») qui résident en Irak ; les quatre awtād («les piliers»),
originaires de Kufa en Irak mais «plantés» aux «quatre coins du monde» pour le «stabiliser»
; al-nujabā’ («les généreux»), situés hiérarchiquement entre al-nuqabā’ et al-abdāl et qui
habitent l’Egypte, etc… Sur leurs fonctions, leurs rôles et leurs statuts, qui reprennent
d’ailleurs une «nomenclature» qu’Ibn Mayāba n’a pas inventée, voir Muštahā al-ẖārif, pp.
505-519.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 193

inverses des partisans de ‘ilm al-kalām (idem : 548). Il aimerait se


situer dans une position médiane, dans un juste milieu d’où l’on peut en
toute quiétude dénoncer avec autorité tous les extrêmismes. Il compare,
par exemple, celui de la Tijāniyya, jugé désespérément incurable —
il est littéralement assimilé à la rage (idem : 560) —, à la déviance
susceptible de rémission d’une autre confrérie aux pratiques pourtant
réputées sulfureuses, la Quẓfiyya(1).
Cette sévérité pour la ṭarīqa d’Aḥmad al-Tijānī renvoie, à la
comparer à la relative indulgence dont bénéficie la Quẓfiyya, à un autre
élément du «débat» que nous n’avons pas évoqué jusqu’à présent, à
savoir l’accusation de collaboration avec les «Chrétiens envahisseurs»,
le colonialisme français, là où les Quẓf paraissent avoir manifesté leur
rejet(2). En arrière-plan de la querelle théologique intentée par Ibn Mayāba
à la Tijāniyya, se profile en effet la condamnation portée par l’exilé
(qui a préféré se soustraire à l’hégémonie française) contre ceux qui
s’accomodent de cette domination, voire, si l’on suit Muštahā al-ẖārif,
lui prêtent main forte. Il s’en prend d’ailleurs nommément à al-Šayẖ
Ḥamāh Allāh (idem : 540-41), curieusement accusé d’avoir pratiqué une
sorte de hijra inverse pour venir résider dans «la capitale des Français» :
«Et le plus grand šayẖ de nos jours parmi les détenteurs de son (i.
e. al-Tijānī) wird dans Bilād Šinqīṭ(3) réside dans la capitale (‘āṣima) des
Français, qu’Allâh Le Très Haut les détruise !, dans Bilād al-Sūdān(4), sous
(1) Mouvement issu de la Šāḏiliyya, fondé à la fin du XVIIIe s. par al-Šayẖ Muḥammad al-
Aqẓaf al-Dāwūdī al-Ja‘farī (m. 1218/1803). Il s’est principalement étendu parmi la tribu
maure des Idaybusāt, nomadisant entre les régions mauritaniennes du Tagant, de l’Assaba
et du Hodh. Sur des échos de la réputation orgiaque — surfaite au vu de ce que j’ai moi-
même observé sur le terrain à la fin des années 1980 —des pratiques de cette confrérie, voir
Beyriès, 1935 et P. Laforgue, 1928.
(2) Quelques dizaines de familles de cette confrérie appartenant aux Idaybusāt et conduites
par un muqaddam de la tribu des Glāgmä ont fui la Mauritanie à peu près au moment où
Ibn Mayāba l’a quittée et ont fini, après diverses pérégrinations, par s’établir dans l’est de
la Turquie où leurs descendants se trouvent encore aujourd’hui. Par ailleurs, le dirigeant
du «commando» qui a tué l’artisan de la pénétration française en Mauritanie — Xavier
Coppolani —, Sīdi w. Mulāy ǝz-Zäyn, qui a trouvé lui-même la mort durant cette attaque,
passe pour avoir été affilié à la Quẓfiyya
(3) Terme qui désigne, en gros, le pays maure.
(4) «Le Pays des Noirs». Ibn Mayāba fait sans doute allusion à Bamako où Š. Ḥamāh Allah
a été emmené par les autorités coloniales en 1925, avant d’être transféré à Saint-Louis du
Sénégal, puis Méderdra (Mauritanie), puis en Côte d’Ivoire, pour décéder finalement en
194 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

la protection des Nazaréens. La majeure partie de ses disciples font partie


de leurs soldats. Il reçoit d’eux les plus grands soutiens et protections.(…)
Cet homme est du côté des mécréants (muwwālin li-l-kuffār). Il a renoncé
à l’émigration légale (hijra). Il a renoncé à s’éloigner des mécréants d’un
empan (šibr) comme s’il avait retenu que la fuite vers eux et la résidence
parmi eux constituent le sens du ḥadīṯ (qui dit) : ‘Celui qui fuit (farra)
avec sa religion d’un pays vers un autre, fut-ce d’un empan, mérite le
paradis, et sera compagnon de Muḥammad et d’Abraham, salut sur eux.’
Cet homme se nomme Ḥimā Allāh» (Idem : 540).
Suit une observation ironique sur le caractère prédestiné du nom
Ḥimā Allāh où le mot ḥimā, «protection», est interprété comme voulant
dire «interdit»(1) et donc Ḥamāh Allah, assimilé à un «interdit divin»…
Ibn Mayāba s’est laissé ici aller à assimiler la conduite de Š.
Ḥamāh Allah vis-à-vis des Français à l’attitude de la Tijāniyya au
Maroc et en Algérie — qui devait lui être mieux connue — à l’égard de
la colonisation, malgré le fossé qui sépare les deux situations(2). Quoi
qu’il en soit, c’est cette vigoureuse attaque contre le Šayẖ de Nioro
qui valut au polémiste jakanī la réponse du disciple tišitien de Ḥamāh
Allah, Būya Aḥmad b. al-Muẖtār b. Bu‘asriyya.
Le pamphlet incendiaire d’Ibn Mayāba qui, bien que réimprimé
en 1985 en Jordanie, ne circule à ce jour en Mauritanie que sous le

exil à Montluçon (France) en 1943. On sait que Š. Ḥamāh Allah n’a pas été spécialement
ménagé par l’administration coloniale.
(1) Ibn Mayāba cite un ḥadīṯ qui dit «la protection (ḥimā) d’Allah sur sa terre ce sont ces
interdits (maḥārimu-hu)» qui lui permet d’établir l’équation ḥimā = maḥārim, donc Ḥimā
Allah = «Interdit d’Allah».
(2) La première annexe de Muštahā al-ẖārif, rédigée par un des élèves d’Ibn Mayāba,
est consacrée à la dénonciation de l’attitude «collaborationniste» de la Tijāniyya au
Maghreb et à «l’infiltration» de la confrérie par le «christianisme» et le colonialisme, par
l’intermédiaire notamment de la fameuse petite modiste lorraine Aurélie Picard (m. 1933),
qui fut successivement l’épouse des deux frères et chefs de la ṭarīqa, Sīd Aḥmad et Sīd
al-Bašīr, cf. Muštahā al-ẖārif, pp. 603-621. Sur le soutien apporté par la confrérie aux
Français, notamment contre l’Emir Abd al-Qādir et les insurgés du Rif, pour les missions
Flatters et Foureau-Lamy, etc., cf. Jamil Abu Nasr, The Tijaniyya. A Sufi order in a Modern
World, Oxford University Press, 1965. L’aventure d’Aurélie Picard a inspiré toute une
littérature. On peut, par exemple, en lire une version romancée et pleine de sympathie pour
cette femme à poigne (elle l’est beaucoup moins pour ses affins…) dans Frison Roche,
Djebel Amour, Flammarion, Paris, 1978.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 195

manteau, en raison des sensibilités encore très vives qu’il mobilise,


a suscité de la part de la Tijāniyya de nombreuses réponses(1). Būya
Aḥmad b. Bu’asriyya, auquel je me suis intéressé, en a rédigé lui-même
plusieurs(2). Celle qui retiendra plus particulièrement notre attention ici
a pour titre : Kitāb qurrat ‘ayn al-murīd al-fānī bi ibrāz dalā’’il iẖbārāt
al-Tijānī («Le livre de l’exact souhait du disciple transi ou la mise en
lumière des preuves des annonciations faites par al-Tijānī»). Achevé
le 21 ša‘bān 1348/22 janvier 1929, il occupe, dans la copie manuscrite
que j’ai, 74 pages (17 cm x 12 cm) d’une graphie relativement dense
(26 lignes par page)(3).
Résumons, avant d’entrer dans les développements qu’il propose,
les éléments de curriculum vitae de Būya Aḥmad b. al-Muẖtār b.
Bu’asriyya que nous avons pu rassembler.
Les indications biographiques qui suivent sont tirées de trois
sources principales :

(1) Outre les diverses réponses de Ibn Bu‘asriyya, citons les documents suivants relevés dans les
bibliothèques des manuscrits de l’Institut Mauritanien de Recherche Scientifique (IMRS) :
- Muḥammad b. al-Ḥājj ‘Abd Allah al-Kawlaẖī, Naẓm fī al-radd ‘alā Ibn Mayāba, Mcrts
IMRS, n° 1873
- Zayn b. al-Jamad al-Yadālī, al-Mawāhib al-rabbāniyya fī i‘qtiqād aḥsan al-maḏāhib al-
tijāniyya, Mcrts IMRS, n° 594;
- Aḥmad b. Sīdi ‘Uṯmān al-Walātī, Muštahā al-asmā‘ wa al-albāb fī radd i‘tirāḍāt Ibn
Mayāba, Mcrts IMRS, n° 84.
- Muḥamd al-Muẖtār b. Muḥammad Yaḥyā al-Walātī, Kitāb aṭwāq al-sunna wa al-iṣāba
bi-anwār al-ma‘rifa wa al-iṣāba fî bayān kufr al-Ḫaḍir Ibn Mayāba, Mcrt IMRS, n° 1135.
On m’a signalé également une réponse du šayẖ ibrāhīmī de Ma‘ṭa Mulāna (Mauritanie),
al-Ḥājj Wuld al-Mišrī, mais je n’ai pas encore réussi à m’en procurer une copie.
(2) A l’IMRS, on trouve les titres suivants :
--Maradd al-ṣawārim wa al-asinna fi-al-radd ‘alā man aẖraja al-Šayẖ al-Tijānī ‘an al-
sunna, manuscrit IMRS n° 317 ;
-Fatḥ al-raḥmān fī ma‘nā qawl al-Šayẖ ṣalāt al-fātiḥ tu‘dil sittat ālāf min al-Qur‘ān,
manuscrit IMRS n° 318
- al-As’ila al-wāfiyya wa al-ajwiba al-šāfiyya fī ta’yd al-ṭā’ifa al-ḥamawiyya al-tijāniyya,
manuscrit IMRS n° 330 ;
- Fatḥ al-ilāh fī nuṣrat al-Šayẖ Ḥamāh Allah, manuscrits IMRS n° 360 et n° 414 ;
- Fatḥ al-mannān fī barā’at al-Šayẖ al-Tijānī min nisbat al-kitmān li-sayyidi ‘Adnān,
manuscrit IMRS n° 366
- al-Futuḥāt al-wahbiyya fī al-radd ‘an al-ḥuḍra al-ḥamawiyya, manuscrit IMRS n° 389 ;
- Texte sans titre ni auteur relatif à la Tijāniyya, manuscrit IMRS n° 428.
(3) La copie a été réalisée par un disciple tišitien de Būya Aḥmad, Muḥammad al-Muẖtār dit
Ḫūna b. Ḥimā Allah b. Ḫaṭrī. Elle a été achevée le mardi 18 rajab 1353/7 Novembre 1933.
196 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

— Kitāb Mawlāy ‘Abd al-Mūmin wa Awlād Muḥammad Muslim


(«Les livres de Mon Seigneur ‘Abd al-Mūmin et d’Awlād Muḥammad
Muslim»), texte rédigé par Būya Aḥmad lui-même(1), en réponse à une
demande que lui a adressée un de ses maîtres en études coraniques,
Muḥamd al-Muẖtār b. Aḥmad b. Mbālla ;
— Sīrat Būya Aḥmad («La biographie de Būya Aḥmad») de Dāddä
b. Ayddä al-Muslimī(2);
— Une lettre généalogique et historique envoyée par la jamā’a
de Tišīt à al-Muẖtār w. Ḥāmidun et écrite par le propre fils de Būya
Aḥmad, Šrīfna, qui l’a accompagnée d’un petit texte biographique au
contenu identique(3).
Būya Aḥmad b. al-Muẖtār b. Bu‘asriyya situe lui-même sa
naissance la même année que celle de Š. Ḥamāh Allah, survenue, à
ce qu’il rapporte, en rabī‘ I 1299/Février-Mars 1882(4), tandis que son
biographe, Dāddä b. Ayddä, le fait naître à Tišīt en 1300, soit entre le 12
Novembre 1882 et le 1er Novembre 1883(5).
La ville est un relais caravanier ancien, (re)fondée au dire des
traditions locales (rapportées par les trois sources précédemment
énumérées), par un lointain ancêtre de notre personnage, al-Šarīf ‘Abd al-
Mūmin b. Ṣāliḥ, rattaché par les généalogistes tišitiens à la descendance
de ‘Alī et de Fāṭima par Idrīs b. Idrīs b. ‘Abd Allah al-Kāmil b. al-
Ḥasan al-Muṯannā. Būya Aḥmad attache à cette revendication d’origine
šarifienne, partagée avec al-Šayẖ al-Tijānī et al-Šayẖ Ḥamāh Allah, la
plus grande importance.
Tišīt entretient d’importantes relations d’échange commerciales et
culturelles avec la bordure sahélienne du Sahara maure, en particulier
via Nioro, dont la conquête par les troupes d’al-Ḥājj ‘Umar en 1855 ne

(1) Notre copie du document dactylographiée à partir du manuscrit qui était en possession de
al-Muẖtār w. Ḥāmidun. Ibn Bu‘asriyya reprend ici, pour l’essentiel, le texte généalogique
de base sur les Šurafā’ de Tišīt, Inārat al-mubham wa al-muẓlim min aẖbāri Banī ‘Abd al-
Mu’min wa Muḥammad Muslim de Muḥammad b. Aḥmad al-Ṣaġīr al-Muslimī al- Tišītī.
(2) Manuscrit IMRS n° 271.
(3) Notre copie du manuscrit.
(4) Kitāb Mawlāy ‘Abd al-Mu’min, p. 21
(5) Sīrat Būya Aḥmad, p. 4.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 197

laissera pas indifférent les tišitiens, déjà fortement influencés à cette


époque par la Tijāniyya(1). L’installation du dirigeant tijānī dans le Kaarta
donnera un élan nouveau à ces liens sur tous les plans(2). Tišīt connaît
durant la seconde moitié du XIXe s. un regain d’activité économique
et culturel qui n’est certainement pas étranger à l’intensification des
échanges avec les Bilād al-Sūdān ‘umarien(3).
Būya Aḥmad a grandi donc dans un milieu où le souvenir des
combats victorieux des jihādistes tijānī se mélaient aux nouvelles des
revers de toutes les résistances locales face à l’avance des troupes
françaises. Une atmosphère d’attente et d’incertitude devait peser sur
ce milieu perturbé par de vigoureux conflits internes(4) et de fréquentes
razzia et où seul le renouveau de la ṭarīqa par Š. Ḥamāh Allah, natif
de Nioro mais tišītien par son père, semblait offrir un horizon de
«dépassement» d’un monde qui s’effondre.
Il y avait encore en tout cas à Tišīt suffisamment d’enseignants
pour que notre personnage ait pu accomplir l’intégralité de son cursus
scolaire dans sa ville natale. Aucune fantaisie ne présidait d’ailleurs à

(1) La conquête du Kaarta en 1271/1854-55 par «l’Emir soutenu par le triomphe d’Allah (al-
mu’ayyad bi-naṣr Allah), protégé par le succès conféré par Allah (al-musaddad bi-tawfīq
Allah)», al-Ḥājj ‘Umar, est le dernier événement mentionné par la chronique walāto-
tisšītienne, tardive il est vrai, de Jiddu b. al-Ṭālib al-Ṣaġīr al-Bartalī, Manuscrit IMRS,
n° 465, p. 40. Malgré les liens de confraternité religieuse tijānienne et les sentiments
vraisemblabement pro-‘umariens de bon nombre d’entre eux, les Tišītiens n’ont cependant
pas toujours échappé aux exactions des autorité issues du jihād : Aḥmadu, fils et successeur
d’al-Ḥājj ‘Umar s’empara de la moitié des biens de leur caravane en 1287/1870-71, il se
saisit à nouveau du gros de leur chargement de sel «à Jegi» ( ou Jiga…) en 1291/1874, selon
la chronique tišītienne d’Ibn ‘Umar Ibn ‘Aššāy. Ma copie du texte, pp. 12 et 13.
(2) Les prises de guerre ont contribué à l’accroissement de l’offre d’une main d’oeuvre servile
qui ne pouvait plus prendre le chemin de l’Atlantique en raison de l’abolition en Europe (en
France : 1848) et de l’état de guerre, main d’oeuvre qui va bénéficier à l’essor momentané de
certaines oasis mauritaniennes dont Tišīt. Par ailleurs, des tišitiens participent militairement
et idéologiquement au jihād mené par al-Ḥājj ‘Umar. Voir Ann E. McDougall, 1980
(notamment les chap. VI et VII), ainsi que D. Robinson, The Holy War (op. cité : 362-365).
(3) Dāddä b. Ayddä écrit : «Une personne digne de foi m’a informé que la prospérité de Tišīt,
fondée sur le savoir, la pratique droite, la religion et la richesse a duré 300 ans puis s’est
éteinte; puis elle s’étendit après cela sur 80 ans et s’éteignit; puis, 50 ans avant l’arrivée des
Français dans Bilād al-Takrūr, elle connut une renaissance (inta‘ašat lahā dawla) fondée
sur le savoir et la richesse qui cessa avec leur arrivée…», Sīrat Būya Aḥmad, p. 2.
(4) Notamment les affrontements entre les deux principales communautés tribales de Tišīt et de
ses environs, Māsnä et Äwlād Bǝllä. cf. Chronique d’Ibn ‘Aššāy, pp. 14 et sq.
198 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

cette formation qui emprunta rigoureusement les sentiers tracés par la


tradition. Būya Aḥmad commença par étudier le Qur’ān auprès de Būya
Aḥmad b. Būna et d’Abū Bakr al-Mudī(1). Il acquit une «habilitation»
(ijāza) dans la récitation coranique selon le canon de Nāfi‘ auprès de
Muḥamd al-Muẖtār b. Aḥmad b. Mbālla précédemment évoqué.
Il étudia les manuels de base de l’enseignement théologico-
linguistique (al-Aẖḍarī, Ibn ‘Āšir, la Risāla d’Ibn Abī Zayd al-
Qairawānī, le Muẖtaṣar de Ḫalīl, Iḍā’at al-dujanna d’Aḥmad al-
Maqarrī, la Alfiyya d’Ibn Mālik, Iḥmirār Ibn Būna, la Alfiyya de al-
Suyūṭī, etc.), auprès de deux maîtres tišītiens de renom, Muḥammad
b. Aḥmad al-Ṣaġīr (m. 1324/1906) et Muḥammad Yaḥya b. Salīma
al-Yūnusī (m. 1354/1935-36). Il reçut également une ijāza dans le
domaine du ḥadīṯ, délivrée par Muḥamd al-Muẖtār b. Muḥammad
Yaḥyā al-Walātī (m. 1352/1933-34) auquel il se refère à plusieurs
reprises dans son livre. Il s’agit vraisemblablement, dans ce cas,
d’un de ces diplômes obtenus «par correspondance», comme cela se
faisait souvent entre les lettrés de la région, plutôt que l’indice d’un
enseignement effectivement suivi. Il étudia également la logique et la
rhétorique auprès de son maître al-Yūnusī.
La grande affaire de la vie de Būya Aḥmad semble toutefois avoir
été son adhésion à la Tijāniyya de Š. Ḥamāh Allah, qui porte, comme il
se doit dans la logique mystique du ravissement, toutes les empreintes
de la prédestination. Il est né, nous l’avons noté, la même année et le
même mois que lui, son nom (Aḥmad) est identique, il se réclame de la
même ascendance šarifienne et il portait depuis toujours «le sceau de la
Tijāniyya». Son fils, Šrifna, rapporte :
«Quand il parvint à l’âge de trente ans, après qu’il eut acquis ce
qu’il a acquis dans les diverses branches de la connaissance, son désir
élevé (himmatuhu al-‘āliyya) s’orienta (ṭāqat) vers la voie des hommes
d’Allah (ahl Allah). A ce moment-là, les lumières (anwār) d’al-Šayẖ
Mā’ al-’Aynīn(2) brillaient de tout leur éclat. Il s’efforça de le rejoindre,

(1) Les indications sur la formation de Būya Aḥmad sont extraites de la lettre de la jamā‘a de
Tišīt, pp. 2-3.
(2) al-Šayẖ Mā’ al-‘Aynīn b. al-Šayẖ Muḥammad Fāḍil al-Qalqamī (m. 1910), l’une des plus
grandes figures politico-religieuses du Sahara Occidental à la fin du XIXe siècle, et l’un des
principaux inspirateurs de la résistance maure à la pénétration coloniale française.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 199

mais le destin n’a pas voulu qu’il en fut ainsi. Il fut informé par une
personne douée du pouvoir de vision surnaturel (ahl al-kašf) qu’elle
a vu sur lui le sceau (ṭābi‘) d’al-Šayẖ al-Tijānī, qu’aucun autre šayẖ
n’a pouvoir (lā manna) sur lui et qu’il ne peut recevoir «d’affluence»
(madad) que de l’océan (bahr) d’al-Šayẖ al-Tijānī. A ce moment-là Dieu
a fait apparaître (aẓhara) notre šayẖ et notre seigneur Aḥmad Ḥamāh
Allah. Il se rendit auprès de lui en 1330/1912. Il n’avait auparavant
jamais écourté sa prière dans un voyage.»(1)
Il séjourna auprès de Š. Ḥamāh Allah dix-sept jours à Nioro,
acquit le titre de muqaddam et fut donc habilité à diffuser le wird du
maître. A compter de cette date, il lui rendit régulièrement visite tous
les ans à Nioro tant qu’il y demeura, pour des séjours d’une durée de
deux à trois mois(2).
Divers passages des textes biographiques plus haut cités
témoignent de la vénération de Būya Aḥmad pour son šayẖ. Šrīfna b.
Būya Aḥmad note :
«Il rapporta qu’un jour il était en compagnie du šayẖ, atteint d’un
rhume sévère et n’osant ni cracher ni se moucher par respect pour celui-
ci. Le šayẖ lui dit : j’ai vu le Prophète, paix et salut sur lui, poser son
turban (mindīl) sur ta tête, et il m’a dit que tu étais véritablement son
descendant et qu’il t’aimait profondément. Il fut guéri à l’instant»(3).
Būya Aḥmad lui-même écrit dans son opuscule consacré aux
Šurafā’ de Tišīt :
«Sache que l’affaire (amruh) de notre šayẖ est extraordinaire
(ġarīb) et son cas (ša’nuh) merveilleux (‘ajīb). Il reçut l’ouverture
divine (futiḥa ‘alayh) alors qu’il était encore tout jeune, jouant parmi
les enfants et de ce moment jusqu’au jour d’aujourd’hui, l’ouverture
(fatḥ) n’a cessé de s’accroître en sa direction, à Allah remerciement
et grâce. Il m’a informé qu’Allah, Le Bienfaisant Le Très Haut,
lui a donné pouvoir (saẖẖara lahu) sur certaines choses tandis qu’il
jouait avec ses camarades : quand il ordonnait à la pluie de tomber,

(1) Lettre de la jamā‘a de Tišīt, p. 3.


(2) Idem.
(3) Šrīfna b. Būya Aḥmad, annexe à la lettre de la jamā‘a, p. 2
200 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

elle tombait ; et quand il ordonnait au feu de brûler, il brûlait. Il me


semble (fī ẓannī) qu’il m’a confié qu’il a vu le Prophète, paix et salut
sur lui, à l’âge de douze ans, mais il ne reçut la grande ouverture (lam
yuftaḥ ‘alayh al-fatḥ al-kabīr) que quelques années plus tard. Il reçut la
suprême ouverture (futiḥ ‘alayh al-fatḥ al-akbar) en 1321/1903-1904
ou 1322/1904-1905 […]. Il eut par la suite de nombreuses visions du
Prophète, à l’état de veille et non durant son sommeil, au point, m’a-t-
il confié, qu’à chaque moment où il désire le voir, il le voit. […] Bien
souvent, il nous disait, lorsque l’un de ses disciples tombait gravement
malade, j’ai vu l’Envoyé d’Allah […] et il m’a dit : untel sera guéri par
l’autorisation d’Allah […]. «(1)
Ailleurs, il rend grâce à Allāh de ce qu’Il n’a placé entre le Prophète
et lui que «deux intermédiaires (wāsiṭatayn), pas plus»(2) car, explique-
t-il, «j’ai obtenu (mon wird) auprès de notre šayẖ Aḥmad Ḥamāh Allah,
qui l’a obtenu d’al-Šayẖ al-Tijānī, à l’état de veille et non durant son
sommeil, et notre šayẖ al-Tijānī l’a obtenu auprès du Prophète, paix et
salut sur lui, à l’état de veille et non durant son sommeil […].»(3)
L’engagement confrérique de Būya Aḥmad, sa mobilisation au
service de son šayẖ et de sa ṭarīqa, fourniront le thème dominant de
son œuvre dont l’opus magnum paraît être al-Fatḥ al-rabbānī […](4).
Il s’en prendra même à un de ses deux principaux maîtres, Ibn Salīma,
qui paraît avoir adopté une attitude de rejet de la Tijāniyya voisine de
celle d’Ibn Mayāba(5).
Būya Aḥmad demeurera jusqu’à sa mort, survenue à Tišīt le samedi
16 ramaḍān 1380/4 mars1960, un fidèle adepte et un ardent défenseur
de la Tijāniyya de aš-Šayẖ Ḥamāh Allah.

(1) Kitāb Mawlāy ‘Abd al-Mu’min, p. 21


(2) al-Fatḥ al-rabbānī…, p. 93 de ma copie du manuscrit
(3) Idem
(4) Les titres des écrits de Būya Aḥmad, qui ne figurent pas dans la note précédente qui leur a
été consacrée et que donne son fils Šrīfna, restent dominés par la défense de la ḥamawiyya :
- al-Nuqūl al-sunniyya wa al-fatāwī al-ṣūfiyya fī ḥājiyyāt (sic) al-akābir fī al-aḥkām al-
taklīfiyya
- al-Naṣīḥa al-rā’iqa al-šāfiyya fī iqāẓ man ‘āb itmām al-rubā‘yya
- Sāṭi‘ al-ināra bi-awḍaḥ ‘ibāra fī al-nasabayn al-maḏkurayn
- Tasliyyat Ibn Ma‘rūf mimma a‘tarāh min al-ḥuzn al-maẖūf
- al-As’ila.
(5) Il réfute ses positions dans : Subul al-hādī al-mustaqīma fī al-radd ‘alā Ibn Salīma
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 201

Venons-en à présent au texte de Kitāb qurrat ‘ayn al-murīd al-fānī.


Il est explicitement présenté par l’auteur comme une sorte de contraction
d’un ouvrage beaucoup plus étendu (392 p. d’un manuscrit de mêmes
caractéristiques que celui du Kitāb plus haut évoqué), intitulé al-Fat al-
rabbānī fī barā’at al-Šayẖ al-Tijānī mimmā sabbahu bihi Ibn Mayāba
al-Jakanī («L’inspiration divine ou les preuves de l’innocence d’al-Šayẖ
al-TijānĪ quant aux accusations calomnieuses portées contre lui par Ibn
Mayāba al-Jakanī»). Ibn Bu‘asriyya explique qu’il avait commencé par
cet ouvrage, puis qu’il a ensuite rédigé, toujours dans le souci de faire
pièce aux attaques d’Ibn Mayāba, trois autres textes destinés à répondre
à des aspects particuliers des accusations de ce dernier(1). A l’examen,
dit-il, il s’avèra que le premier livre était trop long «pour les lecteurs
d’aujourd’hui» chez lesquels l’ambition intellectuelle se fait rare et que
les trois autres, à l’inverse, étaient trop courts parce qu’ils ne s’attèlent
qu’à l’explicitation de certains propos particuliers du šayẖ (al-Tijānī).
Ibn Bu‘asriyya décida donc d’écrire une synthèse intermédiaire où
il se propose tout de même de suivre pas à pas les allégations d’Ibn
Mayāba et de les réfuter à l’aide de la saine doctrine d’al-Šayẖ al-Tijānī.
C’est ce qui nous vaut le texte de Kitāb qurrat ‘ayn al-murīd al-fānī.
Le propos de l’ouvrage étant de réfuter les allégations et arguments
d’Ibn Mayāba, le plan du Kitāb suivra les articulations du pamphlet anti-
tijānī. Il prend l’une après l’autre les principales accusations d’al-Jakanī
et s’efforce de montrer qu’elles sont dénuées de fondement. Trois idées
maîtresses donnent à ce plaidoyer son unité et sa légitimité : Dieu fait
ce qu’il veut quand il veut ; tout miracle délibérément accompli par le
Prophète pour confondre les ennemis et les sceptiques (mu’jiza) peut se
renouveler au profit du walī sous la forme d’une karāma ; l’affirmation,
dans le domaine des fondements de la jurisprudence (uṣūl al-fiqh) passe
avant la négation. Muni de ces trois clefs, Būya Aḥmad entreprend donc
de déconstruire l’énorme édifice de suspicion bâti par Ibn Mayāba.
Il affirme d’entrée vouloir lui aussi s’en tenir à des preuves
exclusivement extraites du Livre, de la sunna et des propos des
savants unanimement reconnus. Ce qui lui importe, dit-il, c’est au
(1) Deux de ces textes ont été mentionnés précédemment (n° 366 et 318 de l’IMRS). Le
troisième s’intitule : al-Dalīl al-wāḍiḥ fī imkān taḍ‘īf ṣalāt al-fātiḥ. Kitāb qurrat…, p. 2
202 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

fond moins de réfuter Ibn Mayāba que d’établir la rectitude des propos
et enseignements d’al-Šayẖ al-Tijānī. Les personnes de bonne foi en
déduiront naturellement le caractère calomnieux des attaques proférées
par Ibn Mayāba, traité pourtant au passage «d’ennemi des saints d’Allah
Le Très Haut» et de «bonimenteur, faux prophète» (dajjāl), préchant la
confusion (mulbis)(1). D’ailleurs, ajoute Būya Aḥmad, la réfutation d’al-
Jakanī a déjà été faite par «notre frère et šayẖ «, Muḥamd al-Muẖtār b.
Muḥammad Yaḥyā dans son livre, Aṭwāq al-sunna wa al-iṣāba bi-anwār
al-ma’rifa wa al-iṣāba ; quant à moi, je m’en tiendrai uniquement aux
propos de notre šayẖ et à leur conformité à l’orthodoxie.
Dans l’introduction de l’ouvrage, Būya Aḥmad entreprend d’établir
que le «Prophète Muḥammad est le premier des prophètes dans l’ordre
de la création et le dernier parmi eux à être envoyé (āẖiru-hum ba‘ṯan),
qu’il est la source, le soutien (madad) des premiers et des derniers, et
qu’il est envoyé à tous les mondes.»(2) En parallèle, et c’est là au fond le
but véritable de cette démonstration, il évoque les caractéristiques et les
privilèges du sceau (ẖātim) des awliyyā’, pour montrer sa supériorité
radicale par rapport à eux, car comme les autres prophètes à l’égard de
Muḥammad, c’est du sceau des awliyyā’ que tous les saints tiennent
leur madad.
Citant al-Mawāhib al-ladūniyya d’Ibn al-Subkī (m. 771/1370),
Būya Aḥmad affirme que Dieu, en même temps qu’il créait le monde,
créait la «réalité muḥammadienne» (al-ḥaqīqa al-muḥammadiyya) des
«lumières de l’Eternel» (min al-anwār al-ṣamadiyya), «dans la présence
aḥmadienne» (fī al-ḥuḍra al-aḥmadiyya), puis Il informa Muḥammad de
sa mission prophétique alors qu’Adam «était entre âme et corps» (bayn
al-rūḥ wa al-jasad). Et depuis, ses «affluences» (amdād) ne cessèrent
de se déverser librement en direction des âmes(3)… Quand le temps du
«nom célé» (al-ism al-bāṭin) prit fin, par l’apparition de son corps et
son association avec son âme, la «loi de l’époque» (ḥukm al-zamān) fut
transférée sur le «nom obvie» (al-ism al-ẓāhir) : Muḥammad apparut
dans sa totalité, corps et âme…

(1) Kitāb qurrat…, p. 2


(2) Idem, p. 2.
(3) Idem, pp. 2-3.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 203

L’idée d’une antériorité radicale de «l’âme muḥammadienne» dans


l’échelle de la création divine est encore référée à un ḥadīṯ, attribué
par Muslim à ‘Abd Allah b. ‘Amr b. al-’Āṣ, et où il est dit qu’Allah a
défini le destin des créatures cinquante mille ans avant la création des
cieux et de la terre tandis que Son trône flottait sur l’eau. La mission de
Muḥammad a été arrêtée à ce moment-là. «J’étais, a-t-il dit, Prophète
quand Adam était encore entre l’eau et l’argile (bayn al-mā’ wa al-ṭīn).»(1)
Būya Aḥmad se doute bien que cette manière de chronologie
proto-hégélienne (le Tout de l’Esprit déjà là dans chacune de ses futures
parties…) ne va pas sans poser quelques problèmes, y compris par
rapport à la prophétie elle-même. Comment peut-on, s’interroge-t-il,
être prophète avant d’être prophète ? A la réponse — trop longue à
son avis — développée par al-Ġazālī, il préfère celle, d’une extrême
concision, d’Ibn al-Subkī : Dieu a créé les âmes avant les corps et quand
Muḥammad dit qu’il était prophète (citation plus haut…), il fait allusion
à son âme… ou bien à une réalité que nous ne pouvons saisir, car Allah
fait advenir les «réalités» (ḥaqā’iq) qu’Il veut quand Il veut et où Il
veut(2). Donc la réalité du Prophète peut être d’avant Adam…
La preuve de la suprématie et de l’antériorité (chrono)logique de
l’Envoyé est attestée par le fait que Dieu a fait jurer à tous les prophètes
qu’ils le reconnaîtront pour leur prophète… Et d’ailleurs au cours de
la nuit du «voyage nocturne» (laylat al-isrā’), ils ont tous prié derrière
lui(3)… Muḥammad est «l’Adam des âmes» (Ādam al-arwāḥ)(4). Il est
envoyé aux hommes, aux démons et aux anges, encore que ce dernier
point ne fasse pas l’unanimité.
Comment peut-on, après tout cela, affirmer, comme le fait Ibn
Mayāba, que ses «secours», ses «affluences» (amdād), se sont taris
avec sa mort ? «La généralité de son message implique à coup sûr
la poursuite de ses secours (fa-‘umūm risālatih mustalzim dawām

(1) Idem, p. 3.
(2) Idem, p. 4.
(3) Allusion à sūrat al-Isrā’ qui évoque, selon les exégètes sunnites, le voyage nocturne du
Prophète, sur le dos du cheval ailé al-Burāq, de la Mecque à Jérusalem.
(4) Kitāb qurrat…, p. 6.
204 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

madadih)»(1). Comme sa vie après sa mort appuie l’affirmation de ceux


qui disent l’avoir vu à l’état de veille. Son assistance à celui qui se situe
après lui dans le temps n’est pas plus absurde que celle qu’il confère à
ceux (les autres prophètes) qui sont venus avant lui.
Tous les ṣūfī admettent par ailleurs l’existence d’un sceau de la
walāya, «substitut à la réalité muḥammadienne» (nā’ib ‘an al-ḥaqīqa
al-muḥammadiyya), dont ils tirent leurs «affluences» (amdād) et leurs
pouvoirs. Se référant aux Rimāḥ d’al-Ḥājj ‘Umar, Būya Aḥmad avance
qu’à l’instar du Prophète Muḥammad qui savait qu’il était prophète alors
qu’Adam «était entre l’eau et l’argile», le sceau des awliyyā’ savait à
la même époque qu’il était le sceau des awliyyā’ (2). Bien que ce titre
ait été revendiqué par ou pour certaines grandes figures du taṣawwuf
(Ibn ‘Arabī, al-Jazūlī, Sīdi Muḥammad Wafā d’après al-Ša’rānī…),
Būya Aḥmad estime que c’est à son šayẖ, qui le revendique pour lui-
même, al-Šayẖ al-Tijānī, qu’il revient. Il précise toutefois que le mot
ẖātim (i. e. le sceau, «le clôturant, l’achevant») appliqué à al-Tijānī,
ne signifie pas que n’apparaîtra pas après lui de saint, mais seulement
qu’il n’en apparaîtra pas un aussi grand. Il ne prétend par ailleurs
nullement, comme Ibn Mayāba l’en accuse, égaler le Prophète auquel
la prééminence dans tous les domaines est reconnue.
Ces préalables étant posés, Būya Aḥmad entreprend la réfutation
proprement dite des accusations portées par Ibn Mayāba contre la
Tijāniyya.
L’accusation de kitmān appliquée au wird tijānī, la première dans
l’ordre, ne résiste pas, dit-il, à l’examen. Quand on sait que le wird
en question se compose de formules aussi essentielles que al-istiġfār,
la ṣalāt ‘alā al-nabī, la haylala(3), comment peut-on prétendre que le
Prophète n’a pas transmis pareilles formules ? Et même si l’on admettait,
à titre d’hypothèse absurde, que le Prophète les a «dissimulées», il

(1) Idem, p. 8.
(2) Idem, p. 9.
(3) Ces formules sont, dans l’ordre : astaġfir Allah («je demande pardon à Allah»), Allahumma
ṣallī ‘alā Muḥammad («Priez, ô Dieu ! sur Muḥammad), lā ilāha illā Allah («il n’y a de
Dieu qu’Allah»).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 205

conviendrait encore de s’interroger sur le fait de savoir si elles font


partie du message qui doit être délivré à tout le monde ou seulement à
quelques sujets choisis… Une telle accusation montre donc l’absence
de raison (‘aql ) de celui qui la porte…
Le wird peut par ailleurs appartenir à la catégorie des connaissances
qu’il n’était pas demandé au Prophète de communiquer, ni à tout le
monde, ni à des individus particuliers. Il n’y aurait donc pas de kitmān
puisqu’il ne concerne que des messages qu’il leur est expressément
signifié de transmettre. Si Ibn Mayāba parle de la seule ṣalāt al-fātiḥ,
celle-ci ne fait pas partie des choses que le Prophète était tenu de
communiquer. Par ailleurs, elle n’est pas synonyme du wird qui peut
s’en passer…
Būya Aḥmad insiste sur l’idée, vigoureusement rejetée par son
adversaire Jakanī, de la fondamentale hétérogénéité des espèces de
connaissance et de l’inégale capacité de réception des sujets individuels
à leur égard. Il adhère quant à lui à la tripartition suivante du savoir
(‘ilm) qu’il attribue à Š. Sīd al-Muẖtār al-Kuntī. Il y a trois espèces de
connaissance, dit l’auteur d’al-Jur‘a al-ṣāfiyya : «la science de la loi
religieuse apparente» (‘lm al-šarī‘a al-ẓāhira), accessible au commun
des mortels (al-‘āmm) aussi bien qu’à des individus aux talents
particuliers (al-ẖāṣṣ); «la science de la réalité non visible» (‘ilm al-
ḥaqīqa al-bāṭina), destinée aux hommes de bien particuliers (ẖawāṣṣ
al-ṣāliḥīn); «la science de l’invisible» (‘ilm al-ġayb) qui s’adresse aux
seuls awliyyā’’(1).
Se reférant derechef à al-Šayẖ Sīd al-Muẖtār, Būya Aḥmad conclut,
sur le chapitre du kitmān et de la publicité à donner par le Prophète aux
enseignements divins qu’il reçoit, à la nécessaire discrimination entre
un savoir à généraliser, un savoir à livrer à des particuliers et un savoir
à tenir secret.

(1) Kitāb qurrat…, p. 18


206 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Būya Aḥmad n’a, par contre, pas d’objection essentielle à adresser


à Ibn Mayāba en ce qui concerne l’achèvement par Muḥammad de la
transmission du message dont il était porteur, thème qui occupe, on
s’en souvient, tout le chapitre second de Muštahā al-ẖārif. Outre qu’il
est parfaitement d’accord avec l’idée que le Prophète s’est totalement
et fidèlement acquitté de son rôle de messager, il n’y a, dit-il, dans ce
chapitre, aucune citation d’al-Tijānī qui appellerait de ma part une
explicitation ou une défense.
En passant, il note tout de même que sur ce thème du message, al-
Tijānī a trouvé une solution à la contradiction qui oppose «l’ignorance»
du Prophète avant sa mission (explicitement évoquée dans le Qur’ān)
et le contenu du ḥadīṯ , qui dit qu’il était prophète «alors qu’Adam était
entre eau et argile». Le principe de cette solution à la vague résonance
platonicienne est le suivant : la «réalité muḥammadienne» (al-ḥaqīqa
al-muḥammadiyya), dit al-Tijānī, a précédé toute chose, elle est la
première création divine, et dès le départ Muḥammad savait tout. Au
moment de la création de son corps, celui-ci est devenu «un voile»
(ḥijāb ) entre lui et les connaissances inscrites dans sa réalité spirituelle.
Le voile fut levé quand il reçut l’annonciation. Cette éclipse est due à
des raisons que Dieu seul connaît. Elle est comparée à celle qui advient
au savoir du dormeur durant son sommeil(1)…
A propos de la vision du Prophète à l’état de veille, élément central
de toute cette polémique, Ibn Bu‘asriyya affirme que de nombreux
saints et savants l’admettent. Il convient par ailleurs de tenir compte
de la règle essentielle des fondements de la jurisprudence (uṣūl al-fiqh)
qui dit que «l’acquiessant a pas sur le niant» (al-muṯabbit muqaddam
‘alā al-nāfī). Celui qui en nie «la possiblité rationnelle» (istiḥālatihā fi
al-‘aql) doit se rendre à l’évidence qu’à Dieu rien n’est impossible. Au
demeurant, les événements extraordinaires, les «affaires du purgatoire»
(umūr al-barzaẖ) et de l’Au-delà (al-āẖira) ne relèvent pas de la raison
mais de la foi(2).

(1) Idem, p. 21
(2) Idem, p. 22
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 207

La vision du Prophète à l’état de veille fait partie de ses mu‘jizāt.


Ceux qui la refusent sont des «mu‘tazilites» (ahl al-i‘tizāl) qui nient les
miracles des prophètes et donnent autorité à leur raison sur les preuves
de la sunna…
Une réponse aussi simple est avancée par Ibn Bu‘asriyya concernant
les facultés d’intercession miraculeuses que s’attribue al-Šayẖ al-Tijānī
au grand scandale d’Ibn Mayāba (que toute personne qui le voit entre
au paradis sans jugement, etc.). Elle se résume en les deux principes
que nous avons évoqués plus haut : le vouloir divin n’a pas de limites
et il y a la mu‘jiza du prophète qui peut se transformer en karāma pour
le walī. Comme le Prophète, le walī peut être renseigné sur sa propre
indemnité dans l’Au-delà et sur le sort futur des personnes. Tout ce qui
peut être mu‘jiza pour le Prophète peut être une karāma pour le walī.
Quand al-Tijānī affirme que celui qui le voit est «en sécurité» (āmin)
s’il meurt croyant, il ne s’agit ni d’une ridda ni d’une affirmation de sa
supériorité sur le Prophète : ce qu’il affirme est possible car Allah fait ce
qu’il veut… Al-Tijānī ne prétend pas être supérieur au Prophète car tous
les miracles qu’il a accomplis, il les a accomplis grâce à l’assistance
(madad) de ce dernier.
Toutes les autres prérogatives exceptionnelles en faveur de ceux
qui voient al-Šayẖ al-Tijānī, lui rendent service, récitent son wird, le
servent ou le nourrissent, etc., sont justifiées de la même façon. Ibn
Bu‘asriyya insiste en particulier sur l’infini bonté divine qui peut tout
accorder et tout remettre.
La délicate question de la mise en balance de ṣalāt al-fātiḥ et du
Qur’ān est traitée avec à peine plus de circonspection. Ibn Bu‘asriyya
dénonce la confusion sémantique sur laquelle repose, selon lui, la
condamnation d’Ibn Mayāba et dont seuls peuvent se scandaliser les
ignorants : Qur’ān signifie tout simplement «lecture».
«Il (Ibn Mayāba) ne sait pas que qur’ān s ‘applique à la lecture
(qirā’a) en général ; il ne connaît pas la différence entre la lecture
(qirā’a) et le Qur’ān. Il ignore que “l’excellé” (al-mafḍūl) peut se
singulariser par une propriété positive (rubbamā ẖtaṣṣa bi-maziyya)
qui n’appartient pas à “l’excellant” (al-fāḍil) ; il ne sait pas non plus
208 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

que l’excellé peut, dans certaines circonstances, devenir plus méritoire


(akṯaru ajran) que l’excellant ; il ignore également que les aunes de la
récompense (maqādīr al-ṯawāb) n’obéissent pas à l’analogie (qiyyās)
et celui qui est dans cet état ne peut que rejeter cette expression (i. e.
l’équivalence établie entre ṣalāt al-fātiḥ et six mille Qur’ān) en raison
de son ignorance.»(1)
L’affirmation d’al-Tijānī disant que ṣalāt al-fātiḥ équivaut à six
mille Qur’ān veut tout simplement dire que la récompense escomptée
d’une récitation de cette prière est équivalente à celle attendue d’une
récitation complète du Livre six mille fois. Elle ne signifie nullement la
proclamation d’une supériorité du wird tijānī sur le Qur’ān.
Pour montrer que ce propos n’a rien de scandaleux, Būya Aḥmad
cite un commentaire d’al-Buẖārī à propos de sūrat al-Iẖlāṣ («La
dévotion sincère»), la sourate la plus brève du Qur’ān, «qui englobe
toutes les connaissances divines (jamī‘ al-ma‘ārif al-ilāhiyya) malgré
sa briéveté» et qui, de ce fait, équivaut à un tiers du Qur’ān(2). Būya
Aḥmad s’efforce de tirer de cette équation des considérations qui
justifient l’équivalence (contestée) établie par al-Šayẖ al-Tijānī. Par
ailleurs, l’abondance de la récompense ne signifie pas la supériorité
de l’objet ou de l’acte auquel elle est liée : certains ‘ulamā’ affirment
ainsi que la mosquée de Médine est supérieure (afḍal) à celle de la
Mecque, tout en admettant que les prières effectuées dans cette dernière
obtiennent une récompense double(3)… En réalité, suggère Būya
Aḥmad, la récompense ou les bienfaits de Dieu ne dépendent que de Sa
seule volonté : Il donne ce qu’Il veut à qui Il veut…
Concernant les sept «totalités» ou «facultés» (kulliyyāt) d’al-Tijānī
énergiquement condamnées par Ibn Mayāba, Būya Aḥmad rétorque que
c’est une erreur de traiter les paroles des gnostiques (‘ārifīn) comme
les propos de tout le monde. «Tu dois, écrit-il, traiter les dires des
connaissants (‘ārifīn) de la même façon (bimā ‘āmalta bihi) que tu

(1) Idem, p. 44
(2) Idem, p. 47
(3) Idem, p. 47
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 209

traites les dires du Dieu des deux mondes (kalām rabb al-’ālamīn)»(1).
Par ailleurs, al-Tijānī revendique la ẖatmiyya qui fait partie des
«sciences des awliyyā’ dont les chemins sont impénétrables pour les
savants du visible (ahl al-ẓāhir)». Du reste, il ne parle pas en son nom
mais en celui du Prophète, du fait que «l’essence muḥammadienne s’est
dissoute en lui»(2)…
Bref, à suivre Būya Aḥmad, al-Šayẖ al-Tijānī est bien évidemment
innocent des accusations portées contre lui par Ibn Mayāba. Il y en a
une toutefois qu’il laisse curieusement de côté, celle qui a trait à la
«collaboration» avec les Français et leurs auxiliaires. Du moins dans
cet ouvrage-ci, car dans la version plus développée qu’il en propose
sous le titre de al-Fatḥ al-rabbānī…, on trouve une esquisse timide de
défense d’al-Šayẖ Ḥamāh Allah, nommément pris à partie, nous l’avons
vu, dans le pamphlet d’Ibn Mayāba.
Voici le texte de ce passage :
«Quand tu dis qu’il (Š. Ḥamāh Allah) est du côté des mécréants
(muwwālin li-l-kuffār), qu’il a renoncé à l’émigration légale (hijra) et
qu’il a renoncé à s’éloigner des mécréants d’un empan (šibr) comme s’il
avait retenu que la fuite vers eux et la résidence parmi eux constituaient
le sens du ḥadīṯ (qui dit) : «Celui qui fuit (farra) avec sa religion
d’un pays vers un autre, fut-ce d’un empan, mérite le paradis et sera
compagnon de Muḥammad et d’Abraham, salut sur eux» ; la réponse,
et Dieu seul est garant de rectitude, (est la suivante).
Ce que tu dis de lui concernant l’allégeance aux mécréants
(muwwālāt al-kuffār), Dieu sait qu’il en est innocent et Son envoyé aussi
sait qu’il en est innocent. Il en est de même de tous les habitants de son
pays (jamī‘ ahl bilādih). Qu’ils soient musulmans ou non musulmans
(kuffār), ils savent que ce que tu as dit de lui est mensonge (kaḏib) et
calomnie (zūr).
Quant au fait qu’il a renoncé à l’émigration légale (hijra), c’est
parce qu’elle ne s’impose pas (laysat wājiba) à lui. Il n’a pas les
moyens (lā qudra lahu) de l’accomplir. Il s’ajoute à cela que les savants
(1) ‘alayk an tu‘āmil kalām al-‘ārifīn bimā ‘āmalta bihi kalāma rabb al-‘ālamīn, p. 55
(2) Kitāb qurrat…, p. 59
210 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

(‘ulamā) ont dit que celui qui peut observer les prescriptions de sa
religion (yuqīma dīnahu) alors même qu’il se trouve en territoire non
musulman (fī arḍ al-kuffār) n’est pas tenu d’accomplir la hijra de
ce territoire. Mieux, son séjour en ce lieu est préférable (afḍal) parce
qu’il y a espoir qu’il puisse entraîner d’autres personnes vers le droit
chemin (hidāya). Par ailleurs, tous les pays aujourd’hui sont livrés à la
corruption (fasād) et les ennemis de la religion (a‘dā’ al-dīn) s’en sont
emparés. Quelle que soit la direction vers laquelle on se déplace, on
reste sous leur autorité. Où donc émigrer (fa ilā ayn al-hijra) ?
Quant à lui (i. e. Ḥamāh Allah), qu’Allāh Le Très Haut soit satisfait
de lui, il est véritablement migrant (muhājir) bien qu’il soit résidant
dans son pays (fī baladih). Toi (i. e. Ibn Mayāba) par contre, bien que
tu aies quitté ton pays et que tu te déplaces d’une région à une autre, tu
n’es en rien concerné (lā naṣība lak) par la hijra car le muhājir est celui
qui renonce à ce qu’Allah a déconseillé (hājara mā nahā Allāh ‘anhu).
(Le Prophète), paix et salut sur lui, a dit : «le musulman est celui dont ni
la langue ni les mains ne s’en prennent aux musulmans (man salima al-
muslimūn min lisānih wa yadih) ; le muhājir est celui qui renonce à ce
qu’Allāh a déconseillé.» C’est notre šayẖ qui est le véritable musulman
et le véritable muhājir bien qu’il n’ait pas quitté son pays. Quant à toi,
malgré ton instabilité et tes déplacements d’un pays vers un autre, tu
n’as réalisé ni hijra, ni islam du fait que tu n’as ni les qualités (li-’adam
ittiṣāfik) du musulman ni celles du muhājir. D’avoir quitté ton pays
pour les lieux saints est une malédiction (wabāl) qui t’a éloigné d’Allah
Le Très Haut en raison de ton manque de respect (li-’adam ta’addubik)
pour Lui et pour ses saints (awliyyā’ihi) et de tes insultes (sabbika)
envers eux.
Tu te prétends muhājir et tu critiques (tantaqid) toute personne
qui n’a pas pratiqué la hijra et tu la traites avec supériorité (tatakabbar
‘alayh) du fait de ta hijra (bi-hijratik), mais tu as été chassé (ṭuridta)
et dépouillé (sulibta) des qualités des musulmans et des muhājirīn, que
Dieu nous préserve du malheur dont Il t’a affligé !»(1)

(1) al-Fatḥ al-rabbānī…, p. 367.


Abdel Wedoud OULD CHEIKH 211

Voilà tout ce que l’on trouve sur l’accusation de collaboration


avec les envahisseurs «chrétiens» adressés par Ibn Mayāba à toute la
Tijāniyya et plus particulièrement à al-Šayẖ Ḥamāh Allah. Quelques
lignes embarrassées à la page 367 de la version que Būya Aḥmad
estime lui-même la moins accessible au «grand» public de sa réponse
au polémiste Jakanī… Pourquoi une telle discrétion ?
Le manuscrit dont est extraite cette citation a été achevé le 21 ša‘bān
1348/22 janvier 1930. Būya Aḥmad situe, nous l’avons vu, «l’ouverture
suprême» qui marque le début du magistère de Š. Ḥamāh Allah entre
1903 et 1905, soit vingt-cinq ans avant la rédaction de son texte. Des
sources ḥamawiyya affirment, par ailleurs, que le début de la longue
mise en résidence surveillée et des exils africains de Ḥamāh Allah (neuf
ans entre Saint-Louis du Sénégal, Méderdra en Mauritanie et la Côte
d’Ivoire) se situe le 1er rabī‘ II 1344/19 septembre 1925(1). Cela faisait
donc cinq ans que Ḥamāh Allah était en résidence surveillée. Pourquoi
Būya Aḥmad, muqaddam du šayẖ qui lui rend régulièrement visite
depuis 1912 et qui ne devait probablement rien ignorer de sa situation,
n’a-t-il pas mentionné ce fait ? Est-ce par simple prudence vis-à-vis de
l’administration ? Est-ce sur recommandation du šayẖ lui-même qui ne
souhaitait pas envenimer ses relations déjà plus que médiocres avec les
autorités coloniales ?
Il ressort en tout cas du texte plus haut cité que Būya Aḥmad ne
voyait guère la ḥamawiyya en situation de résister à la colonisation,
même s’il s’élève contre les accusations de “collaboration” énoncées
par Ibn Mayāba. C’est sans doute la tension croissante ultérieure,
culminant avec l’énergique répression des affrontements de Umm aš-
Šgāg (juin 1940)(2), qui contribuera à transformer rétrospectivement les

(1) «Au premier jour de rabī‘ II 1344, ils (l’administration coloniale) le sortirent de manière
inique et brutale de sa maison pour le mener à Bamako (…). Il y resta deux mois dans la
maison d’al-Šarīf (…) Muḥammad b. Ibrāhīm al-Ḫalīl. De là, ils le menèrent à Ndar (Saint-
Louis), où il demeura sept mois dans la maison de M. Aḥmad b. Mas‘ūd al-Fāsī al-Maġribī.
Ils prirent ensuite la décision de l’emmener à Méderdra (…) où il vécut trois ans et dix mois
moins quatre jours.(…) Ils le prirent de Méderdra le 9 ḏu-l-qa‘da 1348 pour le mener en
Côte d’Ivoire où la durée de son séjour a été de 5 ans, 10 mois et 5 jours…» , Ibn Mu‘āḏ,
al-Yāqūt wa al-murjān (op. cité :10-11).
(2) Affrontements aux origines controversées qui aboutirent, d’après les rapports français,
au massacre de plusieurs dizaines d’adversaires de la ḥamawiyya (surtout de la tribu des
212 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

suspiscions, les tracasseries et les brutalités de l’administration coloniale


à l’endroit d’al-Šayẖ Ḥamāh Allah et de ses disciples, en résistance de
la ḥamawiyya à la colonisation.
La polémique autour de la Tijāniyya, dont je viens d’évoquer
quelques textes et quelques figures, n’a pas fini d’avoir des échos à
l’intérieur et hors des frontières mauritaniennes. Une très forte censure
pèse encore sur la diffusion des éléments du dossier et tout le monde
— ou presque…— s’entend pour conjurer un retour sur le devant de la
scène de ces facteurs de discorde. Par ailleurs les épreuves subies par
la ḥamawiyya ont contribué, à partir de la fin de la période coloniale
surtout, à l’essor de lectures en termes de résistance parfois portées
ou relayées par des mouvements politiques, y compris de nos jours.
C’est que la polémique doctrinale s’est nouée, en Mauritanie, avec
l’organisation tribale et les inimitiés, alliances et affinités qu’elle induit.
Au point qu’il n’est guère aisé de faire la part, dans les mouvements
ayant mobilisé ou mobilisant encore les deux identités, du tribal et du
confrérique, de ce qui relève des réflexes de ‘aṣabiyya de ce qui ressortit
à l’allégeance religieuse.
Le «débat» que je viens de résumer participe du vieil antagonisme
«professionnel» entre les tenants des œuvres et les partisans de la grâce,
les docteurs et les saints, l’islam décharné des clercs et les dérives
de l’anthropolâtrie millénarisante du «peuple», «l’orthodoxie» et
«l’hérésie», antagonisme inscrit à l’intérieur du même corpus de textes
qu’adversaires et partisans de la Tijāniyya mobilisent et interprètent. La
permanence, périodiquement renouvelée, de ce «débat», qui n’autorise
évidemment pas à faire l’économie de l’examen des circonstances
précises où il se déploie, est très précisement celle de l’autonomie
du champ religieux, des formes d’expression et des forces qui s’y
déploient. L’énergie textuelle mobilisée par les parties au conflit, qui
proclament chacune son total scepticisme sur les effets attendus de son
argumentation sur la partie adverse, est là surtout pour faire exister le

Tǝnwājīw) par des partisans (Aġlāl, Šǝrvä, Lādim, Ähl Sīdi Maḥmūd, etc.) de cette dernière
dans la région aujourd’hui mauritanienne du Ḥawẓ (Hodh). Une trentaine de personnes du
camp ḥamawī, dont deux fils de Š. Ḥamāh Allah, furent condamnés à mort et exécutés.
Ḥamāh Allah lui-même fut déporté en France (Montluçon) où il s’est éteint en janvier 1943.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 213

champ lui-même en tant que réseau d’oppositions polaires, système de


positions à occuper et à «faire fonctionner». Elle requiert et justifie les
compétences de ceux qui interviennent, à la fois agents et instruments
de l’autonomie du champ. Au-delà de ce que cette polémique doit
aux conjonctures historiques particulières qui l’ont alimentée, elle
donne donc à voir, à travers l’opposition entre les docteurs et les
saints, certaines des voies de constitution et d’accumulation des deux
composantes essentielles du capital symbolique des zwāyä, le ‘ilm et
la walāya.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 215

V - Du bon usage de la trahison

Les développements qui précèdent auront sans doute trahi la place


que les textes et la traduction des textes tiennent dans les recherches que
j’ai menées. Je voudrais m’arrêter un moment sur cet usage des textes et
sur leur traduction, en particulier dans ses rapports avec l’anthropologie.
Dans le passage des Paroles données de Lévi-Strauss cité en
introduction à ces propos, on se souvient que l’académicien avait
associé la «philologie» à l’histoire, les deux venant occuper la place
précédemment allouée, dans le partage des savoirs qu’il décrit, à
l’ethnologie. Il prévoyait aussi que, comme pour l’histoire, la philologie
des groupes locaux pourra éventuellement s’ouvrir aux contributions
des chercheurs issus des «anciennes sociétés indigènes». Avec ce côté
un peu vieillot qu’il connote, le terme de philologie fait surtout penser
à quelque recherche obscure tournée vers la langue et son passé. La
philologie n’est par ailleurs pas sans relation avec la traduction et
les interrogations qu’elle charrie sur les possibilités de passage d’une
langue à une autre, d’un système culturel à un autre, sur la possibilité
et la légitimité de la démarche comparatiste et plus particulièrement
de celle de l’anthropologue, dont le travail consiste à rendre compte
des observations faites — autant que possible par lui-même — sur des
sociétés exotiques et qui doit en quelque manière se faire le traducteur
de leur culture dans la sienne.
La culture maure sur laquelle j’ai travaillé disposant d’un
patrimoine écrit non négligeable, franchement désepérant même, si l’on
consent à n’y voir qu’une partie de l’héritage arabo-musulman autre,
se prête admirablement, par son côté quelque peu figé et «ruminant»,
par l’accumulation multiséculaire des mises en vers, des contractions,
des gloses, des commentaires, etc., autour d’un corpus de base qui ne
s’est guère renouvelé depuis le XIVe siècle, au travail philologique.
Une partie des travaux que j’ai menés entre probablement sous ce label,
même si leur visée première concernait plutôt des tâches de traduction.
216 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Dans les paragraphes qui suivent, j’aimerais préciser quelque peu


ces notions de philologie et de traduction, et tenter de les soustraire à
la vision subalterne, parfois un peu condescendante, que des secteurs
plus «nobles» du travail anthropologico-historique peuvent être tentés
de porter sur elles. Si je pouvais faire état d’une ambition plus grande
pour la traduction, je suggérerais volontiers que l’anthropologue/
traducteur indigène, voué par la nécessaire imperfection de sa tâche
—traduttore traditore — , à trahir tout le monde, se situe non pas à
la place abandonnée par l’anthropologie, mais bel et bien au coeur
des préoccupations de cette discipline, pour autant qu’il s’agisse de
comparer et, au besoin, de faire se communiquer entre elles, deux ou
plusieurs cultures.

1. Philologie et philologisme
Le Petit Robert (éd. 1979) donne les définitions suivantes de la
philologie : «Amour des lettres, érudition. Connaissance des belles
lettres ; étude des textes. Etude d’une langue par l’analyse critique de
ses textes. Etude formelle des textes dans les différents manuscrits qui
nous ont été transmis.»
Rollin, dans la Grande Encyclopédie de Diderot, en donnait
la définition suivante, qui met plus précisément l’accent sur le côté
généraliste et dilettante de ceux qui s’y adonnent, la rapprochant ainsi
tout à fait de la pratique des lettrés traditionnels maures :
«Une espèce de science composée de grammaire, de poétique,
d’antiquités, de philosophie, quelquefois de mathématique, de
médecine, de jurisprudence, sans traiter aucune de ces matières à fond,
mais les effleurant toutes ou en partie» (cité par G. Mounin, 1963 : 243).
La philologie se préoccupe avant tout de ce qui est écrit, des
textes, soit pour étudier la langue en elle-même ou des états différents
de la langue, soit en tant que celle-ci est véhicule d’informations de
toutes natures sur la ou les sociétés où elle est en usage. Elle peut
concerner donc les procédures d’établissement des textes, la critique et
la comparaison de leurs différentes versions, leur forme physique, leurs
concordances et discordances, leur filiation, leur interprétation et leur
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 217

commentaire. Elle peut s’attacher davantage à leur contenu, à leur rôle


en tant que supports et témoins du passé d’une société, ou même en tant
qu’outil d’une ethnographie rétrospective d’une communauté donnée.
Dans tous les cas, note Ferdinand de Saussure (1960 : 13), la
philologie «veut avant tout fixer, interpréter, commenter les textes.» ;
et il ajoute : «La langue n’est pas l’unique objet de la philologie (…).
Cette première étude des textes l’amène à s’occuper aussi de l’histoire
littéraire, des mœurs, des institutions, etc.» (idem).
L’extension, voire l’imprécision de l’objet de la philologie, malgré
les trois dimensions ci-dessus évoquées (elle concerne les textes, elle
concerne le passé, elle traite à la fois de la langue en elle-même et
de l’univers extra-linguistique) transparait dans le flottement des
définitions que les auteurs en donnent. G. Mounin (1963 : 245 et sq.), qui
en a esquissé un recensement, montre en particulier l’intérêt théorique
de leurs incertitudes quant à l’opposition de la dimension langue/ non-
langue dans le travail philologique.
Pour Vittorio Santoli, la philologie «n’est pas une discipline
spéciale dans la mesure où ses problèmes (et en général tout ce que peut
présenter la tradition du passé) constituent les éléments d’un système qui
est, précisément, le passé.» L’auteur italien rappelle l’antique bipartition
au sein de la philologie classique entre l’étude des mots (l’explanatio)
et l’étude des choses (l’hermeneutica). «En termes modernes, ajoute
Mounin, qui condensent les énumérations antérieures — sur cette
“espèce de science” qui mêle des connaissances de grammaire, de
rhétorique, de prosodie, d’histoire, de philosophie, de mathématique, de
médecine, de jurisprudence, mais aussi de législation, de mythologie,
d’épigraphie, d’archéologie — Santoli dit que la philologie est tout
simplement «la connaissance intégrale de civilisations déterminées»».
On retrouve une formule à peu près identique sous la plume de Jespersen
(in Mounin, 1963 : 245), quand il relève que la philologie, considérée
non pas comme science du langage, mais en tant «qu’érudition littéraire
ou classique», ne peut être définie que comme «la compréhension de
la culture totale d’une nation quelconque». Un autre auteur recensé
par Mounin, Coquelin, dans le Larousse du XXe siècle, aboutit à la
même conclusion. Il définit en effet la philologie comme «la science
218 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

de la vie intellectuelle d’un ou de plusieurs peuples» et, de manière


plus large, comme «l’ensemble des études nécessaires pour acquérir la
connaissance littéraire d’une langue.»
Toutes ces définitions qui mettent, on le voit, l’accent sur sa
dimension extra-linguistique passant par la langue, convergent vers
l’idée que la philologie, tout comme l’ethnographie, nous permet de
pénétrer d’autres cultures actuelles, nous offre le moyen d’entrer en
contact avec et de connaître les cultures du passé.
De ce point de vue, et comme l’ethnographie, «la philologie est
une traduction» (Mounin, idem : 243). La nature à la fois linguistique et
non linguistique de l’approche philologique, implique que l’on puisse
connaître le fonctionnement d’une langue d’un passé, éventuellement
très reculé, sans savoir à quoi s’en tenir en ce qui concerne la culture où
elle s’inscrivait, appréhender les signifiants (structures lexicographiques,
morphologiques, syntaxiques, etc., de la langue) sans saisir les signifiés
qui sont liés aux relations arbitraires, à travers le temps, des signes de
la langue étudiée avec l’environnement extra-linguistique.
Réfléchissant sur les expressions de potenza spirituale, virtù
spirituale, essenza spirituale, que Léonard de Vinci utilise pour définir
la notion de force, et sur les malentendus vitalistes ou spiritualistes
qu’ils peuvent, ou ont pu, susciter, Mounin (idem : 247-48) écrit :
«Traduire les expressions léonardiennes signifie deux choses : en
comprendre les rapports entre signifiants et signifiés dans le système
linguistique italien d’aujourd’hui, en comprendre les rapports entre
signifiants et signifiés dans le système culturel du temps de Léonard,
entièrement différent du nôtre, malgré la permanence des mêmes
signifiants dans les deux systèmes sémantiques.»
Les problèmes majeurs de la «traduction philologique» sont liés au
constat élémentaire suivant : les changements engendrés par l’expérience
des hommes en société ne se répercutent pas automatiquement dans la
langue. Toutes les langues sont parsemées de «fossiles linguistiques» qui
ont cessé depuis longtemps de correspondre à une expérience vivante.
D’où le caractère à la fois désuet et plus ou moins gratuit associé parfois
au «philologisme, cette propension, dit Bourdieu (in H. Moniot, 1976),
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 219

à traiter les mots et les textes comme s’ils n’avaient d’autres raisons
d’être que de se voir déchiffrer par les savants».
L’attention focalisée sur les textes, trait essentiel de la démarche
philologique, peut, aussi bien chez les érudits du cru que parmi les
spécialistes venus d’ailleurs — c’est là une des critiques essentielles
que les anthropologues adressent aux «orientalistes»— engendrer un
aveuglement normatif, un penchant à tout juger et à juger de tout à
l’aune de ce qui est écrit, au mépris de l’analyse de l’expérience sociale
concrète, jugée moins «fréquentable» que la belle érudition où la
continuité et la «pureté» des textes permettront de fuir les ruptures, les
promiscuités embarrassantes et les entre-deux de l’univers «réel».
Ce reproche est sans doute partiellement justifié, mais il convient
de le nuancer. Le «Grand Livre du Monde», comme disait Galilée, n’est
certes pas qu’un livre, même si les livres et ce qu’ils disent en font
aussi partie, et le recours aux seuls textes et à leur enchaînement sans
référence à leurs conditions de production ne peut être que d’un secours
médiocre aussi bien pour comprendre le passé des structures sociales
que pour analyser leur présent. Les liens incontournables que j’évoquais
aux toutes premières lignes de ce texte, entre les intérêts du présent et
ceux du passé, entre les intérêts du présent investis dans la connaissance
du passé, font par ailleurs que toute vision articulée, toute théorie de la
ou des sociétés présentes, qu’elle soit le fait des anthropologues venus
d’ailleurs ou des chercheurs indigènes, est en même temps et dans le
même mouvement un regard théorique porté sur le passé de ces sociétés,
une théorie de leur histoire ; elle pose, autrement dit, le problème des
modes de connaissance du monde social en général.
C’est évidemment une très vaste question que je n’ai pas la
prétention d’élucider dans le cadre de ce bref essai. Il me semble que
l’ébauche de traitement qu’en a proposée P. Bourdieu (1972 : 162 et
sq.) indique une voie féconde, celle qui achemine, au-delà des modes
«phénoménologique» et «objectiviste», vers ce qu’il appelle une
connaissance «praxéologique» qui se donnerait «pour objet, non
seulement le système des relations objectives que construit le mode
de connaissance objectiviste, mais les relations dialectiques entre ces
structures objectives et les dispositions structurées dans lesquelles
220 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

elles s’actualisent et qui tendent à les reproduire, c’est-à-dire le


double processus d’intériorisation de l’extériorité et d’extériorisation
de l’intériorité : cette connaissance suppose une rupture avec le mode
de connaissance objectiviste, c’est-à-dire une interrogation sur les
conditions de possibilité et, par là, sur les limites du point de vue
objectif et objectivant qui saisit les pratiques du dehors, comme fait
accompli, au lieu d’en construire le principe générateur en se situant
dans le mouvement même de leur effectuation.»
La conclusion fort simple que je voudrais tirer de ces propos quelque
peu abstraits tient en deux mots : les textes de la tradition écrite maure
constituent un véhicule de connaissance historique et anthropologique
appréciable, à condition naturellement de les envisager avec le même
regard critique que celui que l’on administre à toute matière première
sociologique ou historique. Leur normativité elle-même (je songe en
particulier à toutes les normes édictées par l’islam, mais aussi aux
stéréotypes sociaux construits comme «le guerrier», «le marabout»,
etc.), en tant qu’ils produisent des schèmes continument présents à
l’état pratique dans la conduite des agents sociaux, au lieu d’amener
à ne retenir que la menace de contagion normative qu’ils feraient courir
au philologue, devrait, au contraire, pousser à prendre en considération
la continuité de leur impact pratique. C’est ce que je crois avoir
tenté de faire en examinant, notamment dans mon travail de thèse,
les fondements historiques et théologiques de la notion d’imām, son
traitement par les théologiens maures, et les mouvements historiques
qui cherchaient dans la doctrine de l’imāmat les fondements de leur
légitimité. J’y reviendrai à la fin de cette troisième partie, à propos du
pouvoir et comment le nommer au sein de la société maure.
On peut s’interroger, par ailleurs, tout au moins dans le contexte
maure où l’écrit occupe une place non négligeable, sur les avantages
comparés de l’enquête orale et de l’usage de la tradition écrite, même
s’il n’y a pas lieu, bien sûr, de les opposer. Pourquoi, par exemple,
l’oralité serait-elle considérée comme moins «normative» ? Est-ce en
raison de sa fragilité ? De sa mutabilité ? De sa généralité ? Elle est
certainement bien plus riche pour tout ce qui concerne la constitution
des groupes et leur évolution que la tradition écrite, à tout le moins dans
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 221

la société maure où cette dernière s’est fort peu occupée de questions


sociales et historiques. Elle est aussi plus «flexible», plus perméable
aux luttes de classement récentes, à la compétition à la majoration ou
à la réinvention de statuts, même si les inventions qui la traversent ont
souvent tôt fait de trouver leur place dans quelque corpus écrit. Elle est,
pour tout dire, plus «vivante».
De nombreuses années d’enquête de terrain m’ont cependant
appris qu’elle avait ses «spécialistes» (les «chefs», les «vieux»,
«ceux qui savent …») que la communauté en général et eux-mêmes
s’efforcent d’imposer à tout enquêteur parce qu’ils sont les seuls vrais
porte-parole autorisés. Elle a aussi ses corpus figés, provenant parfois
en partie de sources écrites (y compris étrangères …) plus ou moins
réarrangés, retravaillées, au gré des narrateurs et de leur public. Sa
normativité tout juste peut-être plus éclatée, en raison de sa généralité,
que celle de la tradition écrite, servie pour l’essentiel — et servant —
les zwāyä, n’était pas moins nette. Sa traduction, et pour toutes les
raisons précédemment évoquées, est également souvent plus flottante
que celle de l’écrit, surtout si l’on s’épargne les épreuves fastidieuses
de l’enregistrement et de la transcription …
Serait-elle moins «continuiste» que la tradition véhiculée par
l’écrit, induirait-elle chez le chercheur une aptitude plus grande à saisir
les ruptures, les déplacements, les discontinuités ? Il est indéniable
que le côté foisonnant de la tradition orale et le choix, en théorie
souvent illimité, des interlocuteurs qu’elle propose au chercheur, laisse
à ce dernier plus de latitude dans la construction de la perspective
diachronique qu’il souhaite adopter, dans la multiplication des éclairages
et des recoupements qu’il lui plaira de sélectionner, dans la prise en
considération des foyers de renouveau ou de tension qu’il lui plaira de
visiter. Elle a surtout cette dimension interactive qui n’est peut-être pas
sans rappeler la démarche psychanalytique, l’anthropologue disposant,
comme le psychanalyste, de quelque latitude pour reconstruire les
«libres associations» que ses interlocuteurs indigènes lui proposent.
Cependant, dès qu’on sort de l’émiettement local des groupes dominés
et sans grande consistance, dès qu’on parvient aux premières ‘aṣabiyyāt
dotées d’un peu de vigueur et d’unité, les premiers sentiers d’une
222 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

vision unifiante et continue de l’histoire se font jour. Une vision qui


ira en s’élargissant avec l’ampleur et la puissance du groupe étudié et
qui n’est pas — dans la société maure — sans relation avec la lecture
généalogique du passé, vouée par nécessité à enchaîner des ancêtres
(masculins) dans des séries dont la continuité et la longueur sont
supposés traduire la «noblesse» et le prestige du groupe.
Autrement dit, la tradition orale, dès que l’on arrive à un certain
seuil d’organisation, n’échappe plus au souci de désigner des sujets dans
l’histoire et des sujets de l’histoire, d’élire des porteurs d’une continuité
sans laquelle, et quelles que soient les illusions et inventions qu’elle
comporte, on voit mal, par ailleurs, comment les groupes pourraient
perdurer comme groupes et se revendiquer comme tels.
Le «péché» de continuisme menace pourtant plus sérieusement
les spécialistes des textes que les champions de «l’oraliture», tentés
qu’ils sont de reconstituer le passé au fil de pages où l’on scrute les
survivances, où l’on repère les emprunts, où l’on ausculte les noms et
les figures de style pour retrouver derrière la dispersion des énoncés, des
logiques d’acteurs ; au-delà de la discontinuité des traces, l’empreinte
de leur permanence ; dans les plis de «l’ordre du discours» (Foucault),
le frémissement d’une conscience. Et c’est très précisément contre
cette tentation qu’Althusser (1969 : 14 et sq.) qualifiait d’hégélienne(1),
— la lecture à ciel ouvert de l’essence dans l’apparence du devenir
en tant qu’il est manifestation continue et continûment contemporaine
du Sujet, épiphanie de l’Esprit Absolu — que l’approche structuraliste
(«l’objectivisme» de Bourdieu), s’est développée, insistant sur le
caractère essentiellement inconscient des processus historiques (et
plus encore ethnologiques) dont la motion ou l’immobilisme seraient
commandés, non par un ou des sujets, mais relèverait de l’action d’une
«structure des structures» (Althusser : idem.). «L’histoire, aimait à dire
Althusser, est un procès sans fin(s) ni sujet(s).»

(1) La vision hégélienne de l’histoire, dit Althusser, est associée à «une théorie de l’expression,
une théorie de la totalité expressive où chaque partie est pars totalis, immédiatement
expressive du tout qui l’habite en personne, l’Esprit Absolu, seul véritable sujet de
l’histoire.»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 223

Nous voici revenus à cette dimension de la conscience, dont, on


s’en souvient, Lévi-Strauss voulait faire l’élément discriminant essentiel
et, pour ainsi dire, la frontière entre anthropologie et histoire. Si l’on
reprend cependant le problème dans les termes suggérés par Bourdieu,
la recherche «objectiviste» de structures inconscientes, à laquelle les
textes, au même titre que la tradition orale, peuvent contribuer, n’exclut
pas, me semble-t-il, une possible appropriation consciente, par les
acteurs sociaux ou du moins par certains d’entre eux, des effets en eux
et sur eux de ces mêmes structures. Ce processus est lié, au moins en
partie, comme l’indiquait Lévi-Strauss, à l’existence de l’histoire en
tant qu’histoire, c’est-à-dire récit circonstancié et daté des événements
du passé, tenu à distance d’un présent perçu comme sensiblement
différent, même si l’on reconnaît en lui les «traces» et les effets de ce
même passé.
Dans la société maure et plus généralement dans les «anciennes
sociétés indigènes», où la lenteur des évolutions confinait parfois
à l’immobilité (en tout cas jusqu’à ce qu’elles soient soumises à
l’hégémonie du capitalisme central), la distance entre passé et présent
— enjeu de conflits de lecture évidemment orientés par les intérêts
et perceptions du présent, entés sur les positions de leurs défenseurs
dans les différents champs de la société (champ politique, économique,
religieux, celui des influences internationales, etc.) —, a du mal à
s’objectiver et à s’enraciner. Et ceci est particulièrement perceptible
dans les textes, et dans l’usage de ces textes, qui fournissent la matière
première du travail du «philologue» ; de ce fait, ce dernier court un
réel danger de succomber à une illusion de continuité, produite par
l’intangibilité des textes, de leurs usages et de leur environnement.
Pour dire la chose de manière triviale : l’impression prévaut,
renforcée par la stabilité de la langue elle-même (l’arabe écrit, tout au
moins dans la société maure, ne semble avoir connu que des changements
mineures par rapport au modèle coranique), que les lettrés du XVIIe
siècle et ceux d’aujourd’hui sont assis sur la même natte. Même
si l’environnement matériel a subi quelques greffes dont l’étendue
de l’incorporation progressive a suivi le développement des espaces
urbains (habitat, alimentation, vêtement, moyens de communication
224 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

et de transport, loisirs, etc.), la normativité des normes inscrites dans


les textes les plus anciens n’a guère été remise en cause. Au contraire,
une sorte de réaction, de volonté «d’enracinement» dans un univers
visiblement menacé de perdre ses «racines», au moins géographiques,
s’observe, aussi bien dans la société civile (ou ce qui en tient lieu :
l’organisation tribale et ce qui en reste) que dans la sphère de l’Etat
dont le système éducatif et les médias célèbrent sans retenue et sans
critique les vertus et la profonde adéquation «aux réalités culturelles
mauritaniennes» des productions écrites des temps jadis, sans d’ailleurs
nécessairement les connaître.
Je suis tenté de dire que cette revendication d’adéquation —
fondée ou non, là n’est pas vraiment la question —, ajoutée à la relative
permanence des signifiants linguistiques autant que des signifiés
culturels qu’ils véhiculent, si elle peut entraîner chez le philologue
«pieux» une cécité qui le rendrait inapte à percevoir les ruptures
historiques intervenues dans l’au-delà des textes, peut aussi être
invoquée, quand elle intervient dans une démarche de construction de
la distance entre passé et présent, pour montrer comment les catégories
incorporées de la pensée indigène se déploient dans le temps, comment
les «rationalisations» contemporaines, que cette même pensée en
propose, s’ajustent à des structures plus profondes — qui impliquent
effectivement quelque forme de continuité inscrite dans et réalisée par
la pratique des agents sociaux —, comment, en somme, les normes
sociales s’actualisent dans le temps. A cela aussi, me semble-t-il, la
philologie peut servir.
La philologie, ai-je suggéré à la suite de Mounin, est une forme
de traduction, un effort pour rendre présents et lisibles les éléments de
l’ethnographie passée d’une société, et c’est en tant qu’elle s’associe à
la traduction proprement dite que j’ai souhaité m’y arrêter un moment.
L’analyse des manuscrits arabes (et plus largement des textes arabes) et
leur traduction en français ont représenté et continuent de représenter
une part appréciable de mes activités de recherche. Ce travail, au-delà
de la simple visée de commodité qui consiste à rendre un document
accessible dans une langue plus familière à ses usagers que sa langue
de rédaction, pose, du point de vue anthropologique, des questions
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 225

essentielles, celle avant tout de la diversité culturelle et de sa nature, sur


lesquelles j’aimerais à présent livrer quelques observations.

2. Les cultures sont-elles traduisibles ?


Je rappellerai d’abord quelques points de repères généraux relatifs
aux problèmes linguistiques posés par la traduction avant d’en venir, à
travers l’examen de quelques passages de l’Anthropologie Structurale
et d’un texte de Talal Asad, «The Concept of Cultural Translation in
British Social Anthropology» (in Clifford & Marcus éd., 1984 : 141-
164), à la question de la traduction en tant que problème se posant dans
le champ de l’anthropologie.
Les linguistes (Mounin : 1963) posent le problème de la traduction
dans le contexte plus large du «contact des langues» et des interférences
possibles qu’une situation de bilinguisme peut entraîner chez un locuteur
utilisant alternativement deux idiomes. Ils en concluent en général à la
quasi-impossibilité où se trouve d’ordinaire ce locuteur de maintenir
rigoureusement séparés les deux codes qu’il emploie.
Martinet (in Mounin, idem. : 5) observe que la séparation est
plus aisée si les «deux langues sont égales ou comparables en fait de
prestige».
Si l’on distingue la pratique de la traduction ou du bilinguisme
telle qu’elle s’observe dans de nombreuses communautés et le travail
des professionnels, la difficulté à laquelle on se heurte est la suivante :
«L’activité traduisante pose un problème théorique à la linguistique
contemporaine : si l’on accepte les thèses courantes sur la structure des
lexiques, des morphologies et des syntaxes, on aboutit à professer que
la traduction devrait être impossible» (Mounin, idem : 8). Les systèmes
grammaticaux, en tant que systèmes, ne peuvent communiquer entre
eux, estiment en effet la plupart des linguistes et les traductions littéraires
doivent être considérées non point comme des opérations linguistiques,
mais comme des opérations littéraires.
Quels seraient plus précisément les obstacles linguistiques auxquels
se heurte la traduction ?
226 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

La traduction, dira-t-on, porte sur le sens et c’est cette notion qu’il


faut commencer par élucider. Il convient tout d’abord d’écarter l’idée
biblique et cratylienne que la langue est un répertoire de mots. «Si les
mots étaient chargés de représenter des concepts donnés à l’avance,
ils auraient chacun, d’une langue à l’autre, des correspondants exacts
pour le sens : or il n’en est pas ainsi», relève Martinet (in Mounin,
idem. : 21).
Saussure, on le sait, considère que «le signe unit non une chose et
un nom, mais un concept et une image acoustique» (Saussure, 1960 :
98). Il affirme également que le sens des mots dans une langue ne peut
être établi qu’en relation d’opposition et de complémentarité avec les
autres mots qui désignent le même type de réalité et qui forment entre
eux un système.
Certains linguistes ont proposé d’écarter la notion de sens, ou
en tout cas toute définition «mentaliste» ou psycho-linguistique de
cette notion, en raison de son caractère difficilement saisissable.
Bloomfield, l’associant uniquement à la conduite du locuteur et du
destinataire, avancera que le sens d’un énoncé linguistique se ramène
à «la situation dans laquelle le locuteur émet cet énoncé ainsi que le
comportement-réponse que cet énoncé tire de l’auditeur (in Mounin,
idem : 27). Comme l’observe Mounin, cette définition behaviouriste
conduit à la conclusion que la saisie scientifique du sens des énoncés
linguistiques est impossible, parce qu’elle exige que l’on connaisse
la totalité des situations possibles, autrement dit l’omniscience. «La
théorie bloomfieldienne en matière de sens impliquerait donc, conclut
Mounin (idem : 29) une négation, soit de la légitimité théorique, soit de
la possibilité pratique de toute traduction. Le sens d’un énoncé restant
inaccessible, on ne pourrait jamais être certain d’avoir fait passer ce
sens d’une langue à une autre.»
En attendant l’omniscience, condition souhaitée de la rigueur,
Bloomfield, avance un postulat qui permet tout de même aux linguistes
de travailler et aux traducteurs de traduire. : «Comme nous n’avons
pas les moyens, écrit-il, de définir la plupart des significations, ni
de démontrer leur constance, nous devons adopter comme postulat
de toute étude linguistique ce caractère de spécificité et de stabilité
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 227

de chaque forme linguistique, exactement comme nous la postulons


dans nos rapports quotidiens avec les autres hommes» (in Mounin,
idem : 30).
Harris et le distributionnalisme échouent également à évacuer le
sens, notamment parce qu’il est impossible de délimiter les monèmes
sans faire référence au signifié.
Hjelmslev défend des positions proches de celles de Bloomfield
et Harris, soutenant lui aussi que le sens est fondamentalement
insaisissable. A l’instar également de Bloomfield, et en attendant de
pouvoir exactement cerner en quoi il consiste, il suggère de faire comme
s’il y en avait un.
Wilhelm von Humbolt a inspiré une réflexion philosophique sur
le langage qui oriente dans une toute autre direction, sans pour autant
rendre théoriquement plus légitime la traduction : les langues sont
des «visions du monde», donc tout système linguistique contient un
agencement du monde qui lui est spécifique et qui se distingue à la fois
de toutes les langues autres et des états antérieurs de la même langue.
Les langues, et avec elles les systèmes de pensée qu’elles contribuent à
former, ne courent pas sur les mêmes rails …
Les théories néo-humboldiennes du langage vont être reprises et
développées par Whorf, dont les conceptions sont connues à travers
ce que l’on a appelé «l’hypothèse Sapir-Whorf». Whorf suggère que
«tous les observateurs ne sont pas conduits à tirer d’une même évidence
physique la même image de l’univers, à moins que l’arrière-plan
linguistique de leur pensée ne soit similaire ou ne puisse être rendu
similaire d’une manière ou d’une autre» (in Mounin, idem : 46).
Pour lui, les différentes langues (ré)organisent et découpent le
monde selon des schémas différents, et chaque peuple, chaque société,
est tributaire de la logique que la syntaxe de sa langue lui impose. Le
système verbal hopi, avec ses neufs voix et ses neufs aspects, et celui
de l’anglais standard dissèquent le temps d’une manière radicalement
différente. Whorf tire de données semblables l’idée qu’il existe, dans
les structures de la pensée humaine, certaines différences profondes qui
séparent notamment la culture occidentale et les cultures autres, tout en
228 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

restant hésitant sur les raisons qui sont au fondement de ces différences
(infrastructure socio-économique, la pensée elle-même, le langage
modelant la pensée, etc.).
Mais le problème soulevé par Whorf est peut-être tout autant, en
définitive, celui de la variété des «visions du monde» que celui de la
diversité des mondes réels, des cultures, et du degré de compatibilité,
de fermeture ou d’ouverture de ces civilisations les unes aux autres,
de leur aptitude à se comprendre et se traduire entre elles. A cet égard,
Mounin (idem : 60) note que «l’existence d’obstacles à la traduction qui
proviendraient de la différence des mondes réels exprimés n’a jamais été
démontré spécifiquement, c’est-à-dire séparément.» Et que «la plupart
des travaux qui traitent de cette question confondent les obstacles qui
proviennent des façons différentes d’exprimer le même monde, et les
obstacles qui proviennent des façons de nommer des «mondes» de
l’expérience humaine entièrement étrangers les uns aux autres.»
Cette dernière remarque explique que des problèmes de traduction
puissent surgir à l’intérieur d’un même ensemble civilisationnel, en
particulier à l’intérieur de la civilisation «occidentale» en relation avec
la diversité des cultures matérielles que l’on y observe, voire parfois
à l’intérieur d’un même pays de cette aire civilisationnelle. Et l’on
peut étendre ces considérations aux différences socio-linguistiques
observables dans les sociétés développées (niveaux de langue liés aux
classes sociales, aux corps de métiers, etc.), et même dans les sociétés
qui le sont moins, comme la société maure où les linguistes identifient
l’existence d’un «arabe médian», intermédiaire entre le dialecte
ḥassāniyyä et l’arabe «classique», et qui serait surtout en usage parmi
les nouveaux intellectuels des villes (C. Taine-Cheikh : 1978).
La discussion, autour de «l’hypothèse Sapir-Whorf» et de
l’étanchéité vs. perméabilité des «visions du monde» associées aux
différentes langues du monde, a pris aussi appui sur les considérations
relatives aux universaux de langage et sur celle, différente mais
connexe, des universaux anthropologiques et culturels qui sous-
tendent les significations dans les langues. Lointaine héritière de la
vieille philosophie nominaliste médiévale, l’idée des universaux est
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 229

associée à la recherche de traits qui seraient repérable dans toutes les


langues du monde.
Les spécialistes distinguent (Mounin, idem : 196 et sq.) :
— des «universaux cosmogoniques» associés au fait que tous les
hommes habitent la même planète et qu’ils subdivisent en «universaux
écologiques» (le froid et le chaud, la pluie et le vent, la terre et le ciel,
règne animal et règne végétal, les divisions planétaires du temps —
jour et nuit, saisons, etc. —) et «universaux biologiques» (nourriture,
boisson, respiration, sommeil, excrétions, température et sexe,
universaux anatomiques, etc.) ;
— des «universaux psychologiques», qui seraient repérables
dans la pensée et le rêve, mais dont le statut est plus incertain que les
précédents ;
— des «universaux linguistiques» ou traits partagés par toutes les
langues du monde (nombre limité de phonèmes, division des énoncés
en morphèmes, usage des morphèmes en séquences, opposition verbo-
nominale, etc.) ;
— des «universaux de culture» (langage, technologie, religion,
éducation, pouvoir, parenté, etc.) dont le dénombrement et l’analyse
se confondent pratiquement avec l’anthropologie elle-même. Au
point de vue de la théorie de la traduction, leur étude amène à prendre
en considération «le phénomène de la convergence des cultures,
impliquant la communauté de référence à une réalité culturelle et, par
conséquent, l’équivalence dénotative […] dans des cultures différentes.»
(Mounin, idem : 215). Ce thème de la convergence a parfois servi à
affirmer, sans grand fondement scientifique, l’existence de grandes
unités civilisationnelles, en particulier celle de la culture européenne.
On passe ainsi des traits partagés par certaines langues (européennes,
indo-européennes, etc.) à des considérations nettement moins assurées
relatives à la psycho-sociologie des peuples.
Il est de fait, par ailleurs, qu’avec ce que l’on appelle aujourd’hui
la «mondialisation» ou «globalisation», il n’existe pratiquement plus
une seule culture totalement coupée des autres, et que nombre de traits
culturels au sens large (technologie, vêtement et alimentation, sport
230 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

et loisir, etc.) tendent à s’universaliser. La diffusion de la rationalité


technologique, qui soutend cette évolution, entraîne également une
convergence des démarches dans toutes les langues du monde qui montre
certaines des limites de l’hypothèse Sapir-Whorf. «C’est un fait, écrit
Benveniste, que, soumise aux exigences des méthodes scientifiques, la
pensée adopte partout les mêmes démarches, en quelque langue qu’elle
choisisse de décrire l’expérience. En ce sens, elle devient indépendante,
non de la langue, mais des structures linguistiques particulières. La
pensée chinoise peut bien avoir inventé des catégories aussi spécifiques
que le tao, le yin et le yang : elle n’en est pas moins capable d’assimiler
les concepts de la dialectique matérialiste ou de la mécanique quantique
sans que la structure de la langue chinoise y fasse obstacle.» (in Mounin,
idem : 219).
En termes de rapports entre les cultures, cette convergence pose le
problème, évoqué avec Lévi-Strauss dans l’introduction de ce texte, de
la menace de disparition que les progrès de leurs communications avec
les autres fait peser sur les cultures des «sociétés primitives». Rappelons
les termes de ce «cercle infranchissable», comme Lévi-Strauss le définit
dans Tristes tropiques (1955 : 31) : «moins les cultures humaines étaient
en mesure de communiquer entre elles et donc de se corrompre par
leur contact, et moins aussi leurs émissaires respectifs étaient capables
de percevoir la richesse et la signification de cette diversité. En fin de
compte, je suis prisonnier d’une alternative : tantôt voyageur ancien
confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait
— pire encore inspirait raillerie et dégoût —, tantôt voyageur moderne
courant après les vestiges d’une réalité disparue.»
La maîtrise de la langue des indigènes peut-elle aider à franchir
cet abîme entre un présent impénétrable et un passé irrattrapable, entre
la fascination (ou le dégoût) d’une altérité énigmatique et la quête,
à travers ses restes, d’un univers à jamais révolu ? Lévi-Strauss se
pose explicitement la question dans le chapitre III de l’Anthropologie
structurale (1958 : 77) : «Pour étudier une culture, se demande-t-il, la
connaissance de la langue est-elle nécessaire ? Dans quelle mesure et
jusqu’à quel point ? Inversement, la connaissance de la langue implique-
t-elle celle de la culture ou tout au moins de certains de ses aspects ?»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 231

Ces questions, qui ne sont pas soulevées ici à propos des rapports
entre une langue particulière et une culture spécifique, mais dans
la perspective du rapport plus global «entre langage et culture en
général», amènent une première mise au point destinée visiblement
à établir un degré de motivation supérieur des langues des sociétes
«primitives» qui n’useraient qu’avec une modération calculée, qu’avec
«parcimonie», de la communication verbale, là où les occidentaux
pratiqueraient un bavardage intempestif à propos de tout et de rien.
Cela devrait, en principe, conférer à l’apprentissage de ces langues
particulièrement parlantes un intérêt particulier. Mais Lévi-Strauss ne
cherchera pas à donner directement une réponse à la question qu’il a
posée. Sans l’écarter formellement, il va s’en éloigner pour poser le
problème plus vaste des rapports entre langue et culture, et celui des
disciplines qui en traitent, la linguistique et l’anthropologie.
Passant donc après cette remarque liminaire des rapports entre
langue et culture aux relations entre linguistique et anthropologie,
Lévi-Strauss énumère les différentes approches possibles des relations
entre leurs objets respectifs, la culture et le langage. La langue, dit-il,
peut être considérée «comme un produit de la culture» (1958 : 78),
un reflet de «la culture générale de la population». Elle peut aussi
être envisagée comme une partie de cette culture, un élément d’un
ensemble qui comprendrait l’outillage, les institutions, les croyances,
les coutumes… On peut enfin y voir «une condition de la culture,
et à un double titre : diachronique, puisque c’est surtout au moyen
du langage que l’individu acquiert la culture de son groupe […].
En se plaçant à un point de vue plus théorique, le langage apparaît
aussi comme condition de la culture, dans la mesure où cette dernière
possède une architecture similaire à celle du langage. L’une et l’autre
s’édifient au moyen d’oppositions et de corrélations, autrement dit de
relations logiques. Si bien qu’on peut considérer le langage comme
une fondation, destinée à recevoir les structures plus complexes
parfois, mais du même type que les siennes qui correspondent à la
culture envisagée sous différents aspects» (idem : 78-79).
Le rapport d’homologie entre langue et culture, associé ici au rôle
de «condition de la culture» attribué au langage, et clairement mis en
232 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

avant au détriment de ses autres fonctions énumérées par Lévi-Strauss


(la langue comme produit de la culture, la langue comme partie de la
culture), est surtout destiné à poser l’aptitude de la culture, de l’objet des
anthropologues, à être traitée au moyen des méthodes en usage dans la
linguistique structuraliste et dont Lévi-Strauss déclare espérer, dans les
paragraphes qui suivent, qu’elles pourraient «les tirer de la confusion
à laquelle une trop grande familiarité avec les phénomènes concrets et
empiriques semble les condamner» (idem : 80).
Et pourtant, c’est précisément cette «trop grande familiarité» avec
l’univers culturel, dont la langue tire son sens en tant qu’instrument
de communication entre des hommes, qui intéresse une linguistique
condamnée par son souci de rigueur et de formalisme à évacuer le
champ bourbeux du sens. Et c’est elle qui la pousse à se tourner vers
l’anthropologie pour résoudre la question épineuse posée au carrefour
des deux disciplines : «est-ce la langue qui exerce une action sur la
culture ? Ou la culture sur la langue ?» (Lévi-Strauss, idem : 81).
Mais ainsi formulée, la question est-elle bien posée ? Langue et
culture n’entretiennent pas des rapports de détermination univoques
ou réciproques si on les envisage comme des manifestations séparées
mais liées d’un niveau plus profond, «comme deux modalités
parallèles d’une activité fondamentale […] : «l’esprit humain» (Lévi-
Strauss : idem : 81). Et c’est cet «esprit humain», dont Lévi-Strauss ne
précise d’ailleurs pas autrement la nature, qui est chargé de garantir
l’harmonie et l’intercommunication entre langue et culture, d’ajuster
leurs évolutions au fil des millénaires. En négligeant les effets des
influences extérieures (qui peuvent aller jusqu’à l’adoption par une
population entière d’une langue étrangère…), et en ne retenant que les
cas où culture et langue ont évolué sur place et au même rythme, Lévi-
Strauss s’interroge sur le mode rhétorique : «Nous représenterons-nous
alors un esprit humain compartimenté par des cloisons si étanches que
rien ne puisse passer au travers ?»
Avant de répondre à cette question, il convient, précise-t-il, de
circonscrire, d’une part, le niveau auquel l’analyse doit se situer pour
établir des corrélations entre les deux ordres, de définir, d’autre part, les
objets entre lesquels ces corrélations vont pouvoir être établies.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 233

L’auteur des Mythologiques développe ensuite un certain nombre


d’exemples pour répondre à ces deux préoccupations.
Contre Loundsbury qui s’est efforcé (sans résultat) d’établir un
lien direct entre les deux préfixes qui dénotent le genre féminin dans
la langue des Oneida et les occurrences effectives de l’usage de ces
préfixes, Lévi-Strauss objecte que s’il n’est pas illégitime de rechercher
un lien entre le système matriliéaire des Oneida et leur langue, c’est au
niveau des structures inconscientes de leur culture qu’il faut opérer
cette recherche et non dans une observation immédiate portant sur leur
comportement.
Il critique les efforts déployés par Whorf pour établir des
corrélations entre langue et culture en soulignant le caractère superficiel
de la composante culturelle de ses exemples, alors que leur dimension
linguistique témoigne d’une assez considérable sophistication. Il s’agit
en particulier des observations faites par Whorf à partir de l’analyse
du temps dans la langue hopi et des rapprochements effectués avec le
système de parenté de ce groupe, de type Crow-Omaha, où l’on ne peut
se contenter d’un modèle temporel à deux dimensions, comme l’a fait
Whorf, parce qu’il en requiert trois.
En passant de ce système à celui d’Acoma, Lévi-Strauss montre à
la fois les variations des dimensions temporelles associées au système
de parenté et les transformations de la terminologie qui suivent ces
variations. Ces variations, souligne-t-il, sont également repérables dans
la mythologie des groupes Hopi, Zuni et Acoma.
Les rapprochements qu’il esquisse entre les domaines de la parenté
et de la mythologie, Lévi-Strauss suggère que l’on peut s’en inspirer
pour tenter de dégager des corrélations entre ces deux domaines et celui
de la langue. Il oppose ainsi les aires indo-européenne et sino-tibétaine
(ensembles définis, on le sait, sur des bases linguistiques) dans trois
grandes sphères : celle des règles du mariage, celle de l’organisation
sociale et enfin celle du système de parenté. Il parvient ainsi à la
conclusion suivante :
«Dans l’aire indo-européenne, la structure sociale (règles du
mariage) est simple, mais les éléments (organisation sociale) destinés
234 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

à figurer dans la structure sont nombreux et complexes. Dans l’aire


sino-tibétaine, la situation se renverse. La structure est complexe
puiqu’elle juxtapose, ou intègre, deux types de règles matrimoniales,
mais l’organisation sociale du type clanique ou équivalent, demeure
simple. D’autre part, l’opposition entre structure et éléments se
traduit au niveau de la terminologie (c’est-à-dire à un niveau déjà
linguistique) par des caractères antithétiques, tant en ce qui concerne
l’armature (subjective ou objective) que les termes eux-mêmes
(nombreux ou peu nombreux)» (Lévi-Strauss, 1958 : 90 — c’est
Lévi-Strauss qui souligne).
De l’ensemble de ce cheminement, Lévi-Strauss tirera, par rapport
à «l’hypothèse Sapir-Whorf» qui est au coeur de tout le débat sur la
clôture ou l’ouverture possible des cultures, leur aptitude à la traduction
ou leur inébranlable insularité, les observations nuancées que voici :
«Pour définir convenablement les relations entre langage et
culture, il faut, me semble-t-il, exclure deux hypothèses. L’une selon
laquelle il ne pourrait y avoir aucune relation entre les deux ordres ; et
l’hypothèse inverse et l’impression inverse d’une corrélation totale à
tous les niveaux. Dans le premier cas, nous serions confrontés à l’image
d’un esprit humain inarticulé et morcelé, divisé en compartiments et en
étages entre lesquels toute communication est impossible, situation bien
étrange et sans rapport avec ce qu’on constate dans d’autres domaines
de la vie psychique. Mais si la correspondance entre la langue et la
culture était absolue, les linguistes et les anthropologues s’en seraient
déjà aperçus, et nous ne serions pas là pour en discuter» (idem : 90-91).
On peut donc communiquer d’une culture, d’une langue à une
autre, mais les seules traductions «de culture» significatives, les seules
comparaisons porteuses de sens, sont celles qui se réalisent entre des
structures définies et comparables (système de parenté, idéologies
politiques, mythologie, rituels, arts, «code» de politesse, cuisine,
etc., pour reprendre nommément les champs cités par Lévi-Strauss).
Qu’en est-il cependant des situations d’extrême inégalité où de telles
structures, quand elles existent en tant que dispositf individualisé,
sont si éloignées qu’elles sont à peine comparables ? Qu’en est-il, en
termes de traduction des cultures, de l’impact de la domination et de la
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 235

«convergence» précédemment évoquées ? Lévi-Strauss, on l’a vu, n’a


pas répondu à la question (qu’il a lui-même posée), de l’intérêt pour
l’anthropologue d’apprendre la langue des indigènes, ce non lieu de
la communication, évanoui entre un présent incompréhensible et un
passé perdu. Son approche de la communication des cultures et de la
traduction, des rapports entre langue et culture, s’oriente vers une toute
autre direction, celle qui tente de réduire l’écart entre la linguistique
et anthropologie, leurs objets et leurs méthodes. Une autre démarche,
radicalement différente — celle de l’anthropologie britannique résumée
par Talal Asad —, nous ramènera vers les rapports entre l’anthropologue
et l’indigène et leur enjeu de traduction.
Talal Asad se propose de montrer, dans le texte que je vais à
présent examiner, comment l’anthropologie sociale britannique, à partir
des années 1950, en est venue à considérer que l’essentiel de sa tâche
consistait en une traduction des cultures autres («the translation of
cultures») dans l’idiome de l’anthropologue, l’anglais.
La césure qui marque le début de cette nouvelle orientation
ne coïncide pas exactement avec le passage du fonctionnalisme au
post-fonctionnalisme, bien que Malinowski, qui a accumulé quantité
de matériaux linguistiques (proverbes, terminologie de parenté,
textes rituels et magiques, etc.), n’ait jamais lui-même considéré
son travail comme une «traduction de cultures» et soit donc à situer
chronologiquement en-deça de l’avènement du phénomène analysé ici
par Talal Asad.
C’est, estime ce dernier, avec un article de Godfrey Lienhardt de
1954, «Modes of Thought», que le problème de la perception et de la
présentation des autres cultures, que la tâche de l’anthropologie, se
présente pour la première fois explicitement comme un problème de
traduction. Lienhardt écrit : «The problem of discribing to others how
members of a remote tribe think then begins to appear largely as one
of translation, of making the coherence primitive thought has in the
languages it really leaves in, as clear as possible» (in Asad, 1988 : 142).
Le problème de la traduction apparaît, dans ce passage, lié à celui
du degré de cohérence qu’il faut attribuer aux cultures indigènes
236 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

lorsqu’on entreprend de les traduire. Comment rendre compte de la


logique interne de leur pensée ? Comment aussi ne pas la surévaluer ?
Comment ne pas passer sous silence ses faiblesses et ses incohérences
? Jusqu’où l’anthropologue devra-t-il aller dans l’empathie à l’égard
des communautés indigènes qu’il étudie ?
Asad cite d’autres auteurs (John Beattie, Edmund Leach, Max
Gluckman, Rodney Needham) dont les travaux auraient contribué en
quelque façon à poser le problème dans les termes qu’il a en vue, mais
il s’arrêtera surtout à l’examen d’une contribution d’Ernest Gellner qui,
tout en s’inscrivant dans la problématique envisagée, s’élève contre
l’excès de «compassion» (charity) dont Lienhardt et ses émules se
seraient rendus coupables à l’égard des cultures exotiques et de leur
présumée cohérence.
Le texte de Gellner mis en cause, «Concepts and Society» (in
Asad, idem : 143 et sq.) s’intéresse à la manière dont les anthropologues
fonctionnalistes traitent des problèmes liés à l’interprétation et à
la traduction des discours des sociétés exotiques qu’ils étudient.
L’argument essentiel, tel que résumé par Asad, en est le suivant :
1) les anthropologues contemporains mettent l’accent sur la
nécessité de situer dans leur contexte les concepts et croyances des
indigènes pour les comprendre ;
2) en se conformant à cette exigence, ils affirment que les
déclarations en apparence incohérentes ou absurdes de ces derniers
devraient toujours trouver une explication acceptable ;
3) tandis que l’explication faisant référence au contexte est en
principe recevable, l’excès de «charité» (charity) dont elle fait preuve à
l’égard des indigènes ne l’est pas (Asad, idem : 143).
Gellner développe cette argumentation à propos du livre de
Kurt Samuelsson, Religion and Economic Action — une tentative de
réfutation économique de L’Ethique Protestante de Max Weber, utilisant
l’argument que son auteur et ses partisans auraient réinterprété l’histoire
pour l’ajuster à leurs vues —, pour dire que si le refus de «l’argument
du contexte» était généralisé, cela enlèverait toute signification à la
majeure partie des études sociologiques relatives aux relations entre
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 237

croyance et conduite. Les anthropologues (fonctionnalistes) s’inscrivent


dans la démarche exactement contraire à celle prônée par Samuelsson :
l’insistance sur l’argument du contexte plutôt que le refus (de l’argument
du contexte).
Gellner oppose donc l’usage du contexte pour invalider le contenu
d’un concept ou d’une thèse (la démarche de Samuelsson), à l’usage du
contexte pour affirmer la validité d’un concept (fondement de la démarche
des anthropologues). Il inscrit, autrement dit, ses interrogations dans
le champ ou plutôt «le dilemme», comme il l’appelle, de l’opposition
universalisme/ relativisme, héritée de la philosophie des Lumières.
«The (unresolved) dilemma, écrit-il, which the thought of the
Enlightenment faced, was between a relativistic functionnalist view
of thought, and the absolutist claims of enlightened Reason. Viewing
man as a part of nature, as enlightened Reason requires, it wished to
see his cognitive and evaluative activities as parts of nature too, and
hence as varying, legitimately, from organism to organism, and context
to context. (This is the relativistic-functionnalist view). But at the same
time in recommending life according to Reason and Nature, it wished at
the very least to exempt this view istself (and, in practice, some others)
from such a relativism.» (in Asad, idem : 147).
D’après Gellner, la crainte première des anthropologues étant
d’échapper au soupçon d’ethnocentrisme, symptôme redouté d’une
mauvaise anthropologie, les pousserait en quelque sorte vers l’excès
inverse, celui qui consiste à absoudre les sociétés qu’ils étudient de
leurs incohérences et de leurs contradictions, les mettant ainsi à l’abri
des mécanismes de fonctionnement ordinaires de cette même «raison
éclairée» au nom de laquelle les anthropologues prétendent partager
leur humanité.
Gellner insiste sur l’opposition «concepts» vs «croyances» et met
en garde contre la tradition anthropologique — dont la paternité est
imputée au Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse,
ouvrage dont il dit, par ailleurs, partager l’idée fondatrice : le caractère
contraignant, socialement imposé des concepts et lois qui régissent
la société — qui évacue a priori la distance critique nécessaire pour
238 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

expliquer comment les concepts fonctionnent. Car, dit-il, «to understand


the working of the concepts of a society is to understand its institutions»
(in Asad, idem : 145).
Au lieu de chercher à rendre compte, par des méthodes analogues
pour toutes les sociétés, de la façon dont concrètement le langage
fonctionne dans chaque culture, en gardant présent à l’esprit que sa
fonction référentielle associée aux principes de cohérence logique ne
constitue qu’un aspect de son usage, l’anthropologie contemporaine
«appears, dit Gellner, to make it a condition of a good translation that
it conveys the coherence which he assumes is there to be found in
primitive thought» (Gellner, in Asad : idem : 145).
C’est ce qu’il appelle son excès de «charité» à l’égard de sociétés
exotiques qui ne sont, à prendre les choses comme elles sont, ni plus
cohérentes ni moins ethnocentriques que celle de l’anthropologue.
L’égalité de traitement réclamée entre la culture de ce dernier et
celle de la société qu’il étudie est une question d’unité de la démarche
logique (le principe de l’identité ou de non contradiction s’applique à
l’une comme à l’autre…) qui doit régir le contact entre leurs langues
et non point un débat sur une instance d’arbitrage — la «réalité», le
«contexte» — extérieure aux codes des deux langues.
Gellner ne se déclare cependant pas hostile au relativisme en
anthropologie, au recours au contexte pour expliquer le sens des
expressions ou des mots d’une langue. Il en appelle, au contraire, à
une application moins discriminatoire, plus égalitaire, par rapport aux
sociétés exotiques qu’étudie l’anthropologie, pour lesquelles il refuse
l’excès de «charité» — la présomption de cohérence — consenti par
cette discipline.
Parmi les exemples de «charité» épinglés par Gellner, Asad
rappelle, en particulier, celui imputé au long développement consacré
par Evans-Pritchard, dans Nuer Religion, à expliciter l’expression,
manifestement en rupture avec le bon sens courant, «a twin is a bird» et
à en établir la cohérence avec le système religieux Nuer.
Tels sont les éléments essentiels de l’argumentation de Gellner,
résumée par Asad, et qui remettent en cause la fiabilité de la «traduction»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 239

par l’anthropologie fonctionnaliste britannique (ou du moins de


certains des auteurs qu’il associe à ce courant) des cultures des sociétés
«primitives» qu’elle a étudiées.
La vision de Talal Asad est toute autre. Elle met l’accent sur les
relations inégales qu’entretiennent les langues indigènes et l’anglais,
et associe la quête de la cohérence dans l’interprétation/ traduction de
leur culture, non pas à un excès de charité — même s’il insiste, pour
une traduction de qualité, sur la nécessaire ouverture que la langue du
traducteur devrait avoir à l’égard de celle de la culture traduite —, mais
à la nécessité où se trouve placée l’anthropologie d’essayer d’exhumer
le sens caché (aux yeux des indigènes eux-mêmes) des cultures
qu’elle étudie. Nous verrons que cette «psychanalyse» des indigènes
n’exclut pas et, au contraire, appelle une possible (ré)appropriation par
les «psychanalysés» de leur histoire.
Asad commence par une réfutation des arguments avancés par
Gellner. Dans le rapprochement que celui-ci établit, entre la procédure
de remise en cause de la thèse de Weber par Samuelsson et le travail
des anthropologues, il y a une assimilation abusive des situations dans
les deux disciplines dont l’une part, estime Asad, d’un fonds constitué
de documents écrits, tandis que l’autre, pour autant qu’elle privilégie le
recours à la tradition orale, doit procéder à l’élaboration de son propre
texte à traduire : «the historian is given a text and the ethnographer has
to construct one.» (Asad, idem : 144).
Au-delà de cette différence, dont les paragraphes précédents
de ce travail ont montré la fragilité, la préoccupation essentielle de
l’anthropologue, telle qu’Asad l’identifie, est celle de produire la
traduction la plus fidèle possible de la culture de l’indigène dans la
sienne propre. Et cet impératif ne se pose pas seulement en termes de
tri dans un catalogue pour apparier deux à deux les mots ou expressions
des deux langues, comme si l’on n’avait affaire de part et d’autre qu’à
deux «sacs de mots», mais il fait appel à la cohérence des deux langues
dont nous savons qu’elles forment système.
Traitant ensuite du «dilemme» de l’universalisme et du
particularisme, de l’opposition entre le point de vue relativiste-
240 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

fonctionnaliste et les prétentions à l’universalité de la raison éclairée,


Asad objecte qu’il convient de relativiser cette dichotomie elle-même,
de la situer dans l’histoire, et non point d’en traiter comme d’une
opposition abstraite et hors du temps. Il ne serait pas bien difficile alors
de montrer que les sociétés exotiques, dont Gellner suppose qu’elles
vivent à l’écart de la raison éclairée, sont depuis bien longtemps soumises
à une hégémonie peut-être encore plus marquée de cette dernière que
ses terres présumées de naissance. Asad a ici en vue les sociétés «sous-
développées» du Tiers Monde et leurs efforts pour s’industrialiser et
construire des Etats-nations. (Asad, idem : 148). Il convient, souligne-t-
il, de ne pas oublier ou faire oublier que les prétentions universalistes de
la raison éclairée s’inscrivent dans — et sont portés par — des rapports
de force institutionnalisés, un réseau d’échanges inégaux entre cultures
dominées et cultures dominantes, dont l’anthropologue et son terrain,
sa langue et celle des populations qu’il étudie, participent.
«For it is not the abstract logic of what individual Western
anthropologists say in their ethnographies but the concrete logic of what
their countries (and perhaps they themselves) do in their relations with
the Third World that should form the starting point for this particular
discussion» (Asad, idem :148).
Déplaçant la question du terrain de l’entendement abstrait, où
Gellner la pose, vers celui des rapports d’inégalité et de domination
qu’entretiennent les cultures du Tiers Monde avec les cultures
hégémoniques euro-américaines, Asad laisse entrevoir une autre
dimension de cette interrogation : sa dimension politique. C’est la nature
politique de l’hégémonie qui induit une attitude hostile ou favorable, la
sympathie ou l’antipathie à l’égard des sociétés dominées.
On ne peut, par ailleurs, comme le suggère Gellner, tenir pour
quantité négligeable dans ce débat, la connaissance du terrain et
l’expérience du terrain, condition préalable de réussite du travail de
l’anthropologue. Le sens véhiculé par une langue est-il autre chose
que la somme des expériences partagées au moyen de cette langue
? Et s’il n’y a vraiment rien à apprendre de l’expérience du contexte
comme certaines formulations de Gellner prêtent à le penser, comment
expliquer qu’une communication puisse s’établir entre individus au sein
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 241

d’une même société, et a fortiori entre l’anthropologue et la culture


qu’il étudie ? Quel sens cela aurait-il de dire à un étranger qu’il a mal
compris quelque chose qu’il a entendu ou vu ? L’apprentissage social ne
serait-il d’aucun secours pour distinguer les environnements adéquats ?
«The answers to these questions should be obvious, and they are
connected with the fact that the anthropolgist’s translation is not merely
a matter of matching sentences in the abstract, but of learning lo live
another form of life and to speak another kind of language», écrit
Asad (idem :149 — c’est lui qui souligne).
La détermination par le contexte est une chose que l’on apprend par
la vie, c’est l’expérience qui apprend combien le contexte est important
pour comprendre la langue.
«The point, of course, is not that the ethnographer cannot know
what context is appropriate for giving sense to typical statements, or
that he is induced to be more charitable than he should be in translating
them, but that his attempts at translation may meet with problems rooted
in the linguistic materials he works with and the social conditions he
works in — both in the field and in his own society» (idem : 149).
Et lorsque l’anthropologue cherche à rendre compte d’une
expression en apparence absurde et contradictoire du genre «a twin is a
bird», il ne cherche pas à la justifier dans les termes du sens commun
occidental, ou par rapport au système de valeurs de sa société, mais à
l’expliquer sur la base de l’expérience partagée (et interprétée) de la
vie sociale de la communauté au sein de laquelle il a vécu. Le propos,
ajoute Asad, d’Evans-Pritchard, qui était, avant comme après ses
enquêtes chez les Nuer, un catholique, ne visaient certainement pas à
persuader ses lecteurs d’adopter la religion des Nilotiques.
Evans-Pritchard a-t-il réussi à rendre la cohésion du système
religieux des Nuer ? Comme d’autres anthropologues, il a pu se
tromper sur tel ou tel aspect de la vie sociale, de la religion, de la langue
des populations qu’il étudiait. Certains anthropologues, notamment
Raymond Firth, ont émis des doutes sur certaines de ses observations
ou conclusions. Ces débats ne tournent pas autour de «l’excès de
charité», mais de la justesse ou non de la représentation donnée, c’est-
242 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

à-dire de la fidélité et de la qualité du travail du traducteur qui n’est


pas essentiellement une affaire de tolérance ou d’intolérance, mais
avant tout une question de compétence linguistique acquise au fil d’un
apprentissage, qui porte à la fois sur la langue et sur la société. «We are
dealing not with an abstract matching of two sets of sentences, but with
a social practice rooted in modes of life» (idem :151).
Les questions soulevées par Gellner touchent certes à des aspects
importants de la problématique de la «traduction des cultures», mais
un aspect essentiel lui a échappé, note Asad, celui de «l’inégalité des
langues» (idem : 156).
Toute bonne traduction ambitionne de reproduire la structure du
discours étranger dans la langue du traducteur. La manière dont la
cohérence de cette structure est rendue, dépend, entre autres, du genre
concerné (poésie, écrits scientifiques, récits, etc.), des ressources de la
langue du traducteur aussi bien que de ses intérêts et de ceux de son
public. Chaque traduction réussie exprime un certain rapport à la langue
où elle se réalise, au réseau spécifique de pratiques où elle s’intègre,
au mode de vie singulier dont cette langue est une manifestation.
Plus elle prend ses distance par rapport à cet original, moins elle sera
«mécanique», estime Asad, qui cite Walter Benjamin :
«The language of a translation can — in fact must — let itself go,
so that it gives voice to the intentio of the original not as reproduction
but as harmony, as a supplement to the language in which it expresses
itself, as its own kind of intentio.» (in Asad, idem : 156)
C’est au lecteur d’apprécier l’adéquation à cette intentio, non au
traducteur d’anticiper l’évaluation. Une bonne traduction sera donc
tributaire de la qualité de la critique qu’elle suscitera, elle est déterminée
autant et davantage par sa réception que par sa production. Et Asad
d’ajouter : «And we can turn this around by saying that a good critique
is always an «internal» critique — that is, one based on some shared
understanding, on a joint life, which it aims to enlarge and make more
coherent. Such a critique — no less than the object of criticism — is
a point of view, a (contra)vision, having only provisional and limited
authority» (idem : 156-157).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 243

Qu’advient-il quand les langues concernées sont si éloignées


qu’il devient excessivement difficile de faire advenir une harmonieuse
intentio ? Le seul espoir de s’en approcher, suggère notre auteur, suivant
Benjamin et ses inspirateurs, c’est que la langue du traducteur accepte
de se laisser le plus profondément possible contaminer (powerfully
affected) par la langue dont elle souhaite se rendre interprète. Opération
d’effacement de sa propre langue devant la langue de l’autre qui n’est
pas chose aisée et qui appelle une aptitude — Asad emploie même
le terme de «volonté» (willingness) — à se soumettre à ce risque de
transformation par un idiome venu d’ailleurs.
Cette personnification de la langue et la volonté dont elle est
créditée sont destinés à souligner le fait que l’opération envisagée ne
peut être déterminée par la seule bonne volonté du traducteur isolé,
mais qu’elle est commandée par des relations instituées de pouvoir
entre les langues et les modes de vie concernés.
Pour désigner nommément le lieu où se noue et se joue cette
inégalité, les langues des sociétés du Tiers Monde sont bien plus
«faibles» (weaker) dans leurs relations avec les langues occidentales,
spécialement l’anglais, que ces dernières. Elles sont de ce fait plus
exposées à être transformées/ déformées qu’elles. C’est à l’évidence
une question de rapports de force économiques, technologiques,
politiques, etc.
Ces mêmes langues occidentales produisent et répandent, par
ailleurs, un savoir bien plus recherché et plus efficient à l’échelle du
marché mondial que celui que peuvent offrir les langues du Tiers Monde.
La menace de contagion, voire d’absorption, s’associe évidemment
davantage à ce pôle dominant qu’aux cultures qu’il domine.
Quand l’anthropologue revient de son terrain, il doit en
rendre compte dans la langue des siens, à l’intérieur de structures
institutionnelles et «langagières» rigides. Il s’adresse à un public très
spécifique qui veut lire «sur» (about) son terrain, et non apprendre à
vivre (to learn to live) un mode de vie.
Si l’idée d’intentio de Benjamin est exacte, la meilleure manière de
rendre les intentio pourra différer. Elle ne prendra pas nécessairement
244 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

la forme d’un texte, elle peut être une pièce de théâtre, une danse,
un spectacle musical … Il s’agirait en quelque sorte de productions
calquées, clonées, de l’original et non des versions textuelles
«autorisées» du modèle (idem : 159). La majorité des anthropologues
ne les percevra cependant pas comme des exercices de «translation of
culture», mais plutôt comme des objets, des moyens, des outils de cette
traduction, non point cette traduction elle-même. C’est qu’ils sont avant
tout formés à transformer les sociétés exotiques en textes.
Partant de l’inégalité constatée des langues et du fait que
l’anthropologue (anglophone) écrit généralement sur des sociétés où
prédomine l’analphabétisme (ou à tout le moins l’ignorance de l’anglais)
pour un public de professionnels et un lectorat anglophones — deux
facteurs qui le pousseraient vers la recherche du contenu implicite des
pratiques qu’il observe et dont il cherche à rendre compte —, Asad
amorce, à la fin de son texte, une réflexion sur ce thème qui n’est pas
sans intérêt pour le rapport entre conscience et inconscient, envisagé
sous un autre jour que celui sous lequel nous l’avons déjà entrevu chez
Lévis-Strauss.
Selon de nombreux anthropologues, l’objet de la traduction
anthropologique n’est pas un discours historiquement situé , dont le
folkloriste ou le linguiste pourraient se contenter, mais la culture en tant
qu’ensemble complexe de pratiques (savoirs, croyances religieuses, arts,
valeurs morales, législation, coutumes, techniques diverses, etc.) dont
il convient d’abord de mettre à jour les éléments et leurs articulations
avant d’en proposer une lecture globale, qui fait nécessairement appel
à un ou des sens qui n’étaient pas (clairement) perceptibles jusque-là
pour ceux qui y vivent. Asad cite Mary Douglas :
«The anthropologist who draws out the whole scheme of the
cosmos which is implied in (the observed) practices does the primitive
culture great violence if he seems to present the cosmology as a
systematic philosophy subscribed to consciously by individuals … So
the primitive world view which I have defined above is rarely itself an
object of contemplation and speculation in the primitive culture. It has
evolved as the appanage of other social institutions. To this extent it is
produced indirectly, and to this extent the primitive culture must be
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 245

taken to be unaware of itself, unconscious of its own conditions» (in


Asad, idem : 160).
L’anthropologue, se faisant l’interprète et le (re)constructeur
d’une culture indigène où prédomine l’analphabétisme et/ ou l’absence
d’écriture, ne limite pas son travail — comme le ferait, par exemple,
un linguiste travaillant sur le système phonologique ou les règles de
grammaire —, à l’explicitation de normes effectivement mises en œuvre
et que ceux qui les appliquent n’éprouvent généralement pas le besoin
(et n’ont guère la possibilité) de présenter formellement comme telles.
Il met en lumière quelque chose qui relèverait, au dire de Talal Asad,
de l’inconscient au sens freudien de ce terme, associé, on le sait, à
ceux de latence, de refoulement, de résistance et à tout un dynamisme
psychique n’excluant pas, dans certaines circonstances, la remontée
vers la conscience d’au moins certaines parties des contenus qui, pour
quelque raison, lui échappaient.
Le travail d’identification des sens inconscients, dans la tâche de
la «cultural translation», se rapprocherait ainsi davantage de celui du
psychanalyste que de celui du linguiste. Les propos suivants de David
Pocock établissent clairement cette analogie :
«In short, the work of the social anthropologist may be regarded
as a highly complex act of translation in which author and translator
collaborate. A more precise analogy is that of the relation between the
psychoanalyst and his subject. The analyst enters the private world of
his subject in order to learn the grammar of his private language. If the
analysis goes no further it is no different in kind from the understanding
which may exist between any two people who know each other
well. It becomes scientific to the extent that the private language of
intimate understanding is translated into a public language, however
specialized from the layman’s point of view, which in this case is
the language of psychologists. But the particular act of translation
does not distort the private experience of the subject and ideally it
is, at least potentially, acceptable to him as a scientific representation
of it. Similarly, the model of Nuer political life which emerges in
Professor Evans-Pritchard’s work is a scientific model meaningful to
his fellow-sociologists, and it is effective because it is potentially
246 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

acceptable to the Nuer in some ideal situation in which they could be


supposed to be interested in themselves as men living in society. The
collaboration of natural scientists may from this point of view be seen
as developping language enabling certain people to communicate with
increasing subtlety about a distinct area of natural phenomena which
is defined by the name of the particular science. Their science is, in
the literal meaning of the term, their commonsense, their common
meaning. To move from this common sense to the «common sense»
of wider public involves again an act of translation. The situation of
social anthropology, or sociology in general, is not at this level very
different. The difference lies in the fact that sociological phenomena
are objectively studied only to the extent that their subjective meaning
is taken into account and that the people studied are potentially capable
of sharing the sociological consciousness that the sociologist had of
them» (in Asad, idem : 161-162).
La comparaison développée par Pocock, à travers ces lignes,
entre l’anthropologue et le psychanalyste, ne s’intéresse guère à ce
qui distingue les contextes, évidemment sensiblement différents, où se
déroulent ces deux types d’intervention : les cultures indigènes ne sont
pas (nécessairement) «malades» et n’ont guère sollicité, en général, les
services des anthropologues pour les aider à vaincre «leurs troubles».
Le point important, souligné par Asad, et qui désigne précisément ce
lieu où l’anthropologie se transforme en histoire — s’il faut entendre
par là, comme le voulait Lévi-Strauss, une vision consciente de soi
opposée à une représentation inconsciente, de la seule compétence de
l’anthropologue —, c’est l’existence d’une représentation émanant de
l’inconscient des indigènes, mais que ces derniers, «dans une situation
idéale où ils seraient supposés intéressés par eux-mêmes en tant
qu’hommes vivants en société», pourront un jour partager.
Je voudrais, en guise de brève conclusion à ces remarques sur
les rapports entre anthrologie et traduction, souligner le contraste
qui sépare le texte de Pocock qui vient d’être cité et le point de
vue développé par Lévi-Strauss à propos de la conscience comme
frontière entre anthropologie et histoire d’une part, entre la traduction
anthropologique plus haut décrite et l’inconscient indigène d’autre
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 247

part. Lévi-Strauss, on s’en souvient, posait que la seule différence


significative entre anthropologie et histoire résidait dans le fait que
cette dernière organisait ses données par rapport aux expressions
conscientes, tandis que la première les ordonnait par rapport aux
conditions inconscientes de la vie sociale. Si les formulations qu’il
emploie laissent parfois entrevoir quelque hésitation sur le niveau de
profondeur de l’inconscient indigène où l’anthropologue va puiser les
éléments qui lui permettront de construire le «modèle» des conduites
observées(1), le seul chemin qui chez lui mène de l’inconscient à la
conscience, c’est celui qui va de l’inconscient indigène à la conscience
de l’anthropologue, tandis que dans le texte de Pocock est esquissé
un horizon de convergence des (re)constructions du spécialiste et une
prise de conscience idéalement possible des populations qu’il étudie,
le jour où elles se mettront à vouloir s’observer elles-mêmes en tant
qu’ensemble d’hommes vivant en société. Lévi-Strauss a le regard
tourné vers la linguistique structuraliste de Troubetzkoy et de Jakobson.
Les règles qu’il souhaite dégager pour l’anthropologie doivent prendre
modèle sur celles que met à jour cette discipline où la notion de sens
est quasiment évacuée et celle de communication est tenue en suspicion
parce qu’elle engage la parole et ses effets, alors que le seul véritable
objet de la linguistique structuraliste est la langue. Ce qu’il a en vue
c’est plutôt quelque chose de l’ordre de la grammaire, de l’algèbre, de
la combinatoire. Du coup s’explique que, chez lui, il ne pourra pas à
proprement parler y avoir de passage de l’ethnologie à l’histoire, un
passage qui suppose un degré quelconque de prise de conscience, de
partage conscient des significations de leur culture entre les indigènes et
leurs spécialistes, mais déplacement de «l’ethnologie proprement dite»
vers un autre terrain et abandon de son ancien terrain à l’histoire et à

(1) Témoin, ces passages de la préface des Structures élémentaires de la parenté (1967 : XIX)
où les indigènes sont crédités d’une conscience des modèles d’échange qu’il élaborent : «Il
n’en reste pas moins que la réalité empirique des systèmes dits prescriptifs ne prend son
sens qu’en la rapportant à un modèle théorique élaboré par les indigènes eux-mêmes
avant les ethnologues (…) Ceux qui les pratiquent savent bien que l’esprit de tels systèmes
ne se réduit pas à la proposition tautologique que chaque groupe obtient ses femmes de
‘donneurs’ et donne ses filles à des ‘preneurs’. Ils sont aussi conscients que le mariage
avec la cousine croisée unilatérale offre l’illustration la plus simple de la règle, la formule
la mieux propre à garantir sa perpétuation, tandis que le mariage avec la cousine croisée
patrilatérale la violerait sans recours.»
248 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

la philologie. Dans une démarche, par contre, du genre de celle que


résume Pocock, le passage de l’anthropologie à l’histoire et/ ou la fusion
progressive des deux est envisable. Les anthropologues indigènes, à
cheval sur l’histoire et l’anthropologie et engagés dans la traduction de
leur propre culture à des fins d’exportation, pencheront sans doute plus
aisément pour la seconde voie que pour la première.

3. Un souverain malentendu
La traduction, telle que je viens d’en parler, constitue donc un
enjeu d’une forme particulière d’exactitude, peut-être jamais accessible,
et qui adviendra un jour, espère-t-on, en ce lieu lointain où il y aura
conjonction et reconnaissance mutuelle entre le traducteur et la culture
traduite. En attendant ce moment idéal, il faut gérer la masse énorme de
malentendus que l’opération traduisante ne cesse de susciter. Je donnerai
ici un exemple de traduction controversée qui engage les problèmes
d’inégalité des langues plus haut évoqué et montre l’éclairage que le
recours à la «philologie» peut apporter.
Le problème soulevé, qui peut sembler à première vue une simple
question de mots, engage, on le verra, des considérations plus larges
liées à la nature du pouvoir politique dans la société maure et comment
le nommer — thème, on l’aura noté, qui parcourt la quasi-totalité de
mes travaux.
De quoi s’agit-il ? Divers travaux relatifs à la société maure — je
songe en particulier à ceux de Pierre Bonte(1), de Constant Hamès(2) et à ma
propre contribution (notamment ma thèse) ont mis en avant l’existence,
au sein de cette société de structures politiques englobant plusieurs
tribus, les «émirats». D’autres chercheurs, notamment Charles Stewart(3)
et Raymond Taylor(4), estiment au contraire qu’il n’y a guère au fond
(1) Travaux repris et synthétisés dans sa monumentale thèse d’Etat, L’émirat de l’Adrar. Etudes
historiques et anthropologiques, 1998.
(2) C. Hamès, «L’évolution des émirats maures sous l’effet du capitalisme marchand européen»
(1979).
(3) Ch. Stewart, «Political autority and social stratification in Mauritania» (1971).
(4) R. Taylor, Of Disciples and Sultans : Power, Authority and Society in the nineteenth century
Mauritanian Gebla (1996).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 249

de différences essentielles entre l’organisation tribale et l’architecture


politique de l’émirat et que, si cette idée a pu bénéficier de quelque
crédit, c’est fondamentalement en raison d’une erreur de traduction,
d’un placage par l’administration du comptoir français de Saint-Louis
du Sénégal et ses interprètes de la terminologie du pouvoir qui leur
était familière (celle de l’Europe monarchique) sur une société maure
dont, au fond, elle ne savait pas grand chose. J’ai longuement abordé ce
problème sous l’angle de son contenu historique et sociologique dans
mes travaux précédemment évoqués, plus particulièrement dans ma
thèse. Je me contenterai de rappeler ici des remarques faites sur ses
aspects avant tout terminologiques.
Si je voulais suivre la démarche indiquée par Mounin dans le
passage précédemment cité, à propos des expressions de Léonard de
Vinci, il me faudrait non seulement réfléchir sur les rapports entre
signifant et signifié du terme «émir» (amīr) et leur évolution, mais
aussi procéder de la même façon pour celui de «roi» que les traducteurs
saint-louisiens ont prétendu lui assigner comme équivalent. Je me suis
contenté de rechercher les racines historiques de l’usage local du terme
amīr et d’essayer de dégager les éléments du champ sémantique au sein
duquel il s’inscrit.
Ce qui m’intéressait c’était moins l’inexactitude — que je reconnais
— de sa traduction par le monème «roi», que le fait qu’il désigne dans
le champ sémantique du pouvoir au sein de la société maure quelque
chose de différent d’une chefferie de tribu ou de fraction de tribu.
Trois textes ou groupes de texte ont servi de fils conducteurs à
l’investigation effectuée. Le premier est celui d’un auteur qui a surtout
vécu dans la partie orientale de l’actuel territoire mauritanien durant
la première moitié du XIXe siècle, Ṣāliḥ wuld ‘Abd al-Wahhāb al-
Nāṣirī (m. 1854), auquel on doit le plus important texte relatif à la
généalogie et à «l’histoire» des Banī Ḥassān. Le second est constitué
par les correspondances adressées par une personnalité religieuse,
également du XIXe siècle —al-Šayẖ Sidiyya —, mais cette fois-ci de
la Gǝblä (sud-ouest mauritanien), aux umarā’ (sg. amīr) des Trarza. Le
troisième enfin, est formé par un ensemble de lettres échangées entre
250 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

des notabilités politiques de la Gǝblä et l’administration du comptoir


français de Saint-Louis du Sénégal.
3. 1. al-Ḥaswa al-baysāniyya de Ṣāliḥ wuld ‘Abd al-Wahhāb
Ṣāliḥ w. ‘Abd al-Wahhāb(1), notre premier guide dans cette enquête,
appartient à la tribu des Äwlād ǝn-Nāṣǝr qui fait partie de l’ensemble
des Mġāvrä (Maġāfira dans le textes arabes), eux-mêmes branche du
système généalogique des Banī Ḥassān. Le centre de gravité des Äwlād
ǝn-Nāṣǝr depuis au moins le XVIIIe siècle se situe aux confins des régions
du Tagant et du Hodh (centre est mauritanien), et plus particulièrement,
de nos jours, dans le Ḥawẓ (Hodh), dit aujourd’hui Hodh Occidental
(capitale administrative : Ä‘yūn ǝl-‘Atrūs ou, dans la transcription
officielle, Aioun El Atrous), où la majorité de cette communauté tribale
est concentrée. Dans le classement statutaire en vigueur dans la société
maure du XIXe siècle, les Äwlād ǝn-Nāṣir relèvent de la catégorie des
ǝ’rab ou ḥassān. Ils ont exercé une vigoureuse influence politico-
militaire qui s’est étendue par moment bien au-delà du Tagant-Hodh
(Ḥawẓ). Au XIXe siècle, à l’époque où Ṣāliḥ rédige l’opuscule que je me
propose d’interroger, les Äwlād ǝn-Nāṣir, situés donc dans une région
enclavée et passablement éloignée des comptoirs européens, n’avaient
guère de contacts directs avec ces derniers, pas plus du reste que les
autres tribus du Ḥawẓ et de ses confins qui constituent le principal objet
d’intérêt de notre auteur.
Ṣāliḥ lui-même, toutefois, appartient à une fraction «maraboutisée»
(dans sa terminologie : des muhājriyyīn) de cette tribu, les Ä‘yäsāt,
qui ont préféré renoncer aux pratiques guerrières comme éléments
essentiels de leur mode de vie et de leur statut, pour leur substituer la
quête du savoir et les activités (réputées) pacifiques des zwāyä. Il a suivi
un long cursus de formation qui en a fait plus qu’un lettré, une véritable
figure intellectuelle dans le Sahara maure de son époque, comme en
témoignent ses nombreuses productions écrites autant que ses activités
de qāḍi.

(1) Une présentation de la vie et de l’œuvre de Ṣāliḥ a été faite par al-Ḥājj b. Muḥammad dans
son mémoire intitulé Ṣāliḥ b. ‘Abd al-Wahhāb, ḥayātuh wa āṯāruh (1983). H. T. Norris lui
consacre un développement dans son ouvrage The Arab conquest of the Western Sahara
(1986 : 72-76)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 251

L’essentiel de la vie de Ṣāliḥ s’est déroulé, selon toute vraisemblance,


entre sa ville natale de Walāta et le reste du Ḥawẓ, même s’il a pu,
pour diverses raisons, effectuer des séjours plus ou moins longs dans
d’autres lieux de l’espace maure. Nous savons en particulier qu’il a
suivi l’enseignement de Sīdi ‘Abdullāh wuld al-Ḥājj Brāhīm (m.
1817) dans le Tagant. Il évoque ses séjours à Walāta et Tišīt, deux des
principaux centres intellectuels de la région. Il parle aussi, dans le texte
que je vais examiner, d’une «mission» qu’il effectua en 1808 auprès du
souverain (damel) de la principauté du Cayor (actuel Sénégal) pour le
compte de l’amīr des Trarza, A’mar wuld al-Muẖtār, ce qui témoigne de
contacts et laisse supposer une certaine connaissance du système émiral
que j’évoquais en commençant ces remarques, si toutefois il y en a bien
un, différent de l’organisation tribale.
Ṣāliḥ, qui est décédé en 1854, apparaît donc comme un témoin
intéressant dans une enquête sur la terminologie du pouvoir dans la
société maure, non seulement en raison du caractère unique par ses
dimensions et ses préoccupations historico-généalogiques de sa
Ḥaswa, mais aussi parce qu’il est originaire d’une région extérieure au
champ d’intervention direct des comptoirs européens et qu’il peut être
crédité d’une certaine forme «d’observation participante» à l’égard des
pratiques politiques des groupes guerriers dominants dont il relève tout
en en étant «sorti».
Venons-en à présent à son texte. Al-Ḥaswa al-baysāniyya fī al-
ansāb al-ḥassāniyya («La gorgée délicieuse ou les généalogies des
Banī Ḥassān»), qui a été rédigée par Ṣāliḥ à la fin de sa vie (entre 1851
et 1854), est un ouvrage qui fait 148 pages dans la version manuscrite
que j’en ai. Il s’agit, écrit-il, «d’un aperçu (nubḏa) de ce que je sais
des généalogies de tous les Awlād Ḥassān que j’ai colligé pour la
personnalité connue pour sa bienveillance, Muḥammad al-Muẖtār b.
Sīdi ‘Abdullāh b. al-Ḥājj Brāhīm», le fils de l’un de ses principaux
maîtres.
Le texte commence comme une évocation «descendante» de
l’ensemble des Banī Ḥassān, à partir des ancêtres éponymes des
principales branches du réseau tribal issu du présumé lointain père
commun, Ḥassān, donnant à penser que l’auteur compte évoquer une
252 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

à une leurs ramifications. Il apparaît en fait assez vite que la mémoire


généalogique est tributaire de la «notoriété» (šuhra, ḏikr…), et que
seuls seront cités les plus notables éléments qui composent l’ensemble
évoqué. Une sélection s’opérera ainsi à tous les niveaux généalogiques
jusqu’aux contemporains de Ṣāliḥ, qui privilégie considérablement
deux ensembles tribaux : les Awlād Dāwūd Mḥammad (et plus
particulièrement parmi eux les Awlād Mbārik) qui se voient consacrer
presque les deux tiers de l’ouvrage (du début à la page 96 de notre
copie) ; et les Awlād al-Nāṣir, la tribu de l’auteur, qui occupent 26 pages
de notre texte.
Ce n’est donc pas à sa tribu que Ṣāliḥ attribue la place principale
dans sa Ḥaswa, même s’il lui réserve un traitement de faveur lié à la
fois à un intérêt spécifique, bien compréhensible, pour sa communauté,
et à une meilleure connaissance de son «histoire». Ce sont les Awlād
Mbārik, géographiquement voisins et souvent redoutables adversaires,
qui retiennent l’essentiel de son attention, pour une raison assez
directement liée au thème de notre investigation — le pouvoir et
comment le nommer— : ils constituent une sorte d’archétype, plus ou
moins mythifié déjà à l’époque de Ṣāliḥ, de ce que doit être la fierté, la
recherche de la notoriété guerrière, inséparable de la lutte pour surclasser
des adversaires proches ou lointains, de la lutte pour le pouvoir. Et c’est
chez eux que le lexique politique d’al-Ḥaswa, que «l’échelle de Ṣāliḥ»
pour la taxinomie politique maure, marquera son plus haut niveau
d’enregistrement.
Cette échelle, comme le lexique qui lui est associé, est fondée sur
la notoriété. Elle va du néant, du zéro absolu de célébrité («je ne trouve
personne chez eux qui mérite d’être mentionné»…) aux monarques
et, encore au-dessus, aux monarques «célèbres». Entre ces deux pôles
cependant, il n’est pas aisé de classer tous les termes définissant des
degrés de notoriété et de pouvoir — quasiment toujours associés —
dans une progression fermement identifiée et établie.
Au bas de l’échelle de la distinction, au sortir du néant de notoriété,
et une fois inscrit dans une généalogie (c’est la matrice du processus
d’identification), on peut être dit maḏkūr («mentionné», «remémoré»,
«évoqué»…) parmi les siens. Cela peut être dû au fait d’avoir une belle
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 253

voix, un physique présentant des marques notables d’exception (la


beauté, la taille, la force…), à l’habileté au tir, aux talents de cavalier
ou de simple dresseur, à la richesse, au don de tisser des vers en dialecte
ḥassāniyyä ou aux connaissances savantes accumulées.
On peut également être redevable de cette notoriété à des vertus
morales comme le courage, la générosité, l’équité et la rectitude
de jugement. On s’achemine alors vers les premiers échelons de la
nomenclature distinctive où l’on pourra être qualifié de «figure» parmi
les siens (min wujūh al-qawm, p. 44) et comptabilisé parmi les plus
connus ou les plus célèbres d’entre eux (mašāhirihim). Et, parmi les
«hommes de vertu» (ahl al-murū’āt), selon qu’il s’agit de mérites
guerriers ou de talents intellectuels, on pourra désigner le meilleur
combattant (fāris qawmih) ou les esprits les plus brillants (futyān
qawmihim).
Dans le premier cercle ainsi constitué de personnes distinguées,
le classement à la notoriété, qui ne fait guère intervenir, à ce stade,
d’autorité sur autrui, va se préciser en faisant progressivement entrevoir
le passage et le lien nécessaire entre la fama et le pouvoir, entre les luttes
de classement pour se faire connaître et les luttes d’hégémonie pour se
faire reconnaître. Si la catégorie des a’yān (notables, figures de premier
plan), autre terme de classement des individus en compétition pour
la notoriété utilisé par Ṣāliḥ, paraît renvoyer avant tout à la visibilité
de ceux qu’elle désigne (même racine ‘.Y.N. que celle de «œil»…),
il n’en va pas de même de celle de sādāt (sg. sayyid, soit «maître»,
«seigneur»…) qui lui est souvent associée dans le texte d’al-Ḥaswa (dans
l’adjonction : sādāt wa a’yān…). et qui connote clairement une idée de
surclassement, de prééminence, d’hégémonie. Intervenant d’ordinaire
après une énumération de personnalités, cette notion apparaît le plus
souvent dans la formule : kulluhum sayyidu qawmih («chacun d’entre
eux est le seigneur de sa communauté»). A l’occasion, et pour bien faire
sentir cette dimension hiérarchique, Ṣāliḥ précise à propos de tel ou tel
seigneur, qu’il est un sayyid kabīr muṭā‘ («grand seigneur obéi», p. 29).
Cinq autres termes, qui font plus nettement basculer dans le champ
de l’exercice d’une autorité politique, doivent encore être évoqués au
254 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

titre de cet inventaire du lexique politique de Ṣāliḥ w. ‘Abd al-Wahhāb


: šayẖ, ra’īs, wazīr, amīr et malik.
Signalons auparavant la récurrence de la formule : fīhum al-bayt
wa al-’adad (littéralement : «en eux est le foyer/ maison et le nombre»),
couramment utilisée par notre auteur pour signifier que le groupe ainsi
désigné est le siège d’une chefferie qui peut se limiter à lui ou étendre
son autorité à des segments adjacents de la même fraction ou de la
même tribu. Employé tout seul, le mot bayt apparaît comme un doublet,
un synonyme, de celui de ri’āsa, évoqué plus loin.
Si je ne fais pas erreur, le terme šayẖ n’apparaît dans al-Ḥaswa
qu’une seule fois, associé à l’exercice d’une autorité religieuse, comme
si son usage, dans l’esprit de Ṣāliḥ, devait résolument se limiter à ce
champ. Il qualifie un personnage dont il est dit qu’il fut «le maître
intellectuel des habitants de Walāta» (šayẖ ahl Walāta fī al-‘ilm, p.
14). Par contre, l’expression ri’āsa («chefferie»), qui semble plus
spécifiquement désigner une prééminence de nature politique, peut
apparemment être appliquée à l’exercice d’un pouvoir «scientifique»,
comme lorsque Ṣāliḥ évoque des ri’āsāt ‘ilm mašhūra, «des chefferies
scientifiques célèbres» (p. 20), celles des familles Awlād Zayd d’al-Ḥāj
al-Ḥasan b. Aġbiddi (m. 1123/1711) et son fils Sīdi Muḥammad (m.
1159/1746-7)
Le vocable ri’āsa, généralement transcrit dans notre copie du
manuscrit sous la forme dialectalisée de riyyāsa, est, de toute la
terminologie politique repérable dans al-Ḥaswa, celui qui revient le
plus fréquemment.
La racine R.’.S., qui est la même que celle que l’on trouve dans le
mot «tête» (ra’s, en ḥassāniyyä : rāṣ), est associée par les ouvrages de
lexicographie (Tāj al-luġa d’al-Ujhurī, Lisān al-’arab d’Ibn Manẓūr…)
à celle d’éminence, d’élévation, de commandement. «Le ra’s en toute
chose, dit Lisān al-’arab, est sa partie la plus élevée (a’lāh)». Le verbe
ra’asa signifie atteindre quelqu’un à la tête. Irta’as al-šay’ veut dire :
«s’installer sur sa tête» (rakiba ra’sah). Un étalon doté d’une grosse tête
— je suis toujours le cheminement d’Ibn Manẓur autour de cette racine
— sera dit : faḥl ar’as ; un marchand de têtes de moutons, un ra’’ās ;
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 255

la source d’un cours d’eau, son rā’is. Al-ra’s désigne également «une
communauté qui devient nombreuse et puissante (al-qawm iḏā kaṯarū
wa a‘azzū )». Enfin, ra’īs (pl. ru’asā’), le terme le plus communément
utilisé par Ṣāliḥ pour désigner les dirigeants des groupes dont il parle,
signifie «chef, seigneur, prince». Il est donné pour équivalent de sayyid
et de amīr.
Voilà à peu près tout ce que les lexicographes nous disent de ra’īs
et de ri’āsa. Dans le texte d’al-Ḥaswa, ces termes, bien sûr, ne sont
jamais définis, pas plus du reste que les autres catégories de la distinction
politico-sociale que Ṣāliḥ met en œuvre et qui devaient sans doute lui
paraître d’une évidence qui rendait superflue toute élucidation. Il faut
donc se contenter de parcourir les lieux où ils opèrent, de mesurer les
effets hiérarchiques dont ils se veulent les signes, pour essayer d’en
saisir les contours, le contenu de classement dans cette société à la fois
si hiérarchisée et si rebelle à toute autorité.
On notera tout d’abord, la nature essentiellement agonistique,
conflictuelle, compétitive de la ri’āsa. Là-dessus, Ṣāliḥ, faisant peut-être
du ẖaldūnisme sans le savoir(1), est en parfait accord avec la conception
de la «noblesse» (šaraf) et du pouvoir exposés dans la Muqaddima :
le šaraf et la ri’āsa, qui en constituent une des manifestations les plus
visibles, ne viennent pas de la (seule) généalogie, ils sont le fruit d’une
compétition. On ne peut être ra’īs sans entrer dans la lutte universelle
des ‘aṣabiyyāt et sans faire effort pour y maintenir son rang.
La ri’āsa (ou riyyāsa, comme Ṣāliḥ préfère la transcrire), la qualité
de ra’īs , revêt toutefois un sens général et un peu vague dans nombre
d’usages qu’il en fait, exprimant l’idée d’un poids et d’une influence
difficiles à apprécier. Cela arrive en particulier quand il n’y a pas de
groupe précis auquel la «chefferie» est attachée ou que ce groupe est si
vaste qu’il en perd son sens référentiel. Exemples de cet emploi dans
un sens très général : X […] min al-ru’asā’ al-mašāhir («X […] fait
partie des chefs célèbres», p. 12) ; wa kāna min al-ru’asā’ («et il faisait
partie des chefs», p. 27)» ; wa kānā ra’īsayn fī qawmayhimā («tous
deux étaient des chefs parmi les leurs», p. 30) ; min ru’asā’ al-Maġāfira
(1) Notons tout de même qu’il dit, au début d’al-Ḥaswa, avoir trouvé le point de départ de la
généalogie des Banī Ḥassān dans les marges d’une «copie saharienne d’Ibn Ḫaldūn».
256 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

(«[il] appartient aux chefs des Maġāfira», p. 45) ; min ru’sā’ al-‘arab
(«[il] fait partie des grandes figures guerrières»).
Le terme ra’īs lui-même, qui revient extrêmement souvent sous
la plume de Ṣāliḥ, s’applique à une grande variété de personnages,
ressortissant de groupes aux dimensions et à l’influence les plus
contrastées. Il peut s’agir d’un personnage «gérant» une situation floue,
en termes d’autorité, ou d’un ra’īs auquel personne n’ose se mesurer
(bilā mudāfi’, p. 33). La riyyāsa peut même qualifier la position d’une
femme comme cette al-Ṭāhra bint Sīdi Muḥammad b. al-Ḥājj Buradda
qui était mašhūra bi-al faḍl wa al-riyyāsa («fameuse pour la grandeur
d’âme et la riyyāsa», p. 32). On se dépêche tout de même d’ajouter de
qui elle était l’épouse…
Les ri’āsāt peuvent cependant être hiérarchisées. Dans le temps
d’abord : Ṣāliḥ oppose fréquemment une ri’āsa ancienne (qadīma) à
celle qui s’exerce de son temps, avec, par-ci par-là, des indices tendant
à montrer que les choses allaient souvent mieux «avant». L’ancienneté,
si elle ne suffit pas à elle seule, peut donc être un facteur de prestige et
un label de qualité pour la «chefferie».
La ri’āsa peut être affectée — et elle l’est souvent dans le texte
d’al-Ḥaswa — à des groupes qui sont eux-mêmes susceptibles d’être
classés. Une «chefferie» pourra être dite générale, quand elle englobe
la totalité d’un ensemble tribal significatif : X […] ra’īs Awlād Dulaym
qāṭibatan («chef des Awlād Dulaym sans exception», p. 9), par
exemple. La chefferie d’une tribu de pareille dimension est souvent dite
appartenir à un sous-ensemble, à une fraction de cette tribu : on dira, par
exemple des Li‘ṯāmna, qu’ils détenaient en tant que fraction la chefferie
de tous les Awlād ‘Allūš (fīhum riyyāsat Awlād ‘Allūš, p. 20). Le même
processus de hiérarchisation peut être observé à l’intérieur d’une même
fraction : p. 40 d’al-Ḥaswa : «Il existe aujourd’hui chez les Ahl Sīd
A’lī des chefferies (riyyāsāt) de moindre importance (dūna) que celle
des Ahl Bakkār b. Aḥmad b. Sīd A’lī…» Enfin, à l’intérieur d’une unité
restreinte, la chefferie est parfois dite appartenir à la famille X alors
qualifiée de bayt.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 257

Le terme wazīr («vizir», «substitut», «homme de confiance»,


«fondé de pouvoir», «assistant»…), que l’on emploie de nos jours pour
désigner un ministre, revient, si j’ai bien compté, par deux fois sous la
plume de Ṣāliḥ. Son usage semble «accidentel» chez notre auteur et ne
correspond guère aux fonctions et à la position ordinairement associées
dans la taxinomie arabe du pouvoir à ce vocable.
Dans un cas, le mot traduit une position de second rang par rapport
à la chefferie (ri’āsa) et une hiérarchie démographique, entre l’ensemble
des Awlād Dāwūd et le groupe qui leur fournit le wazīr, celui des Laktāf.
«Aux Laktāf précités, écrit Ṣāliḥ, appartiennent A’li b. al-Mays et son
fils Yaḥyā qui font partie de leurs chefs de nos jours (min ru’asā’ihim
fī hāḏā al-‘ahd). A’li b. al-Mays a été le vizir (wazīr) de Muḥammad
b. Aḥmad b. Lifrāri et de son fils Kadādu…» (p. 18), le Muḥammad en
question étant le chef de tous les Awlād Dāwūd à l’époque de Ṣāliḥ.
La seconde occurrence du terme wazīr est associée à une
situation de déclin et traduit surtout l’idée de passage au second
rang, de passage au service d’autrui après une période d’autonomie
politique. Ecoutons Ṣāliḥ :
«Les Ahl al-Zayṭ sont connus au sein des Awlad ‘Allūš. Zaydān b.
Ma‘tūg en fait partie et fait partie de leurs chefs (min ru’asā’ihim). Il
sont devenus aujourd’hui vizir (wazīr) des Ahl Baydda, des Li‘ṯāmna,
depuis que les Awlād Musā sont entrés en déclin (talāšā amruhum) et
que le pouvoir (al-ḥukm) sur tous les Awlād ‘Allūš est passé aux Ahl
Baydda sans que plus personne ne puisse être mentionné avec eux…»
(p. 38).
Le mot malik ( pl. mulūk), ordinairement rendu en français par
«roi, monarque», n’est utilisé à proprement parler qu’une seule fois
par Ṣāliḥ, dans une acception qui ne diffère guère, en apparence tout
au moins, de celle d’amīr, sauf à lui conférer une certaine emphase
appelée peut-être chez notre auteur par la vision «épique», d’ordinaire
plus ou moins associée à tout ce qui touche aux Awlād Mbārik, chez
lesquels Ṣāliḥ a décidé qu’il y avait des mulūk. «Quant à Ahl al-Lab b.
Busayf […] écrit-il, ils sont les premiers mulūk des Maġāfira parmi les
éleveurs de bovins…»(p. 46).
258 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

L’exceptionnelle dignité que Ṣāliḥ veut ainsi conférer aux chefs


des Ahl al-Lab b. Busayf ressort clairement du fait que le titre de mulūk
dont il les dote est celui-là même qu’il attribue aux souverains de la
dynastie ‘alawite, appelés aussi «commandeurs des croyants» et šurafā’.
Ecoutons Ṣāliḥ évoquer Ḫnāṯa bint Bakkār al-Ġūl b. A’li b. ‘Abd Alla
al-Barkannī, «l’épouse du šarīf, amīr al-mu’minīn Mawlāy Ismā‘īl,
souverain du Maroc (ṣāḥib al-Maġrib), et la mère de son fils, amīr al-
mu’minīn Mawlāy ‘Abd Allah, père et grand père des rois (mulūk) et
šurafā’ du Maroc d’aujourd’hui…» (p. 139).
J’ai gardé pour la fin de cet inventaire entrepris à travers la Ḥaswa
de Ṣāliḥ l’appellation amīr, ainsi que les observations terminologiques
que notre auteur a consacrées aux «émirats historiques» ou du moins
à ceux d’entre eux qui entraient dans son champ d’investigation
(Brakna, Trarza, Adrar) — parmi les «émirats historique», celui du
Tagant n’entrait pas dans les propos de Ṣaliḥ, puisque ses dirigeants,
qu’il appelle aẕnāga (appellation généralement transformée dans les
textes arabes en «Ṣanhāja») ne font pas partie de la descendance de
Ḥassān —.
La racine ‘.M.R., dont dérive amīr, est la même que celle qui a
donné «ordre, commandement» (amr) et l’amīr, dit Lisān al-’arab,
«est celui qui détient le commandement» (ḏū al-amr). Al-imāra, ajoute
le lexicographe, est la même chose que la wilāya («la gouvernance,
l’action de gouverner»).
L’usage que la Ḥaswa fait de ce terme, désigne au moins deux
acceptions différentes. Lorqu’elle l’applique à Šannān al-’Arūṣī qui
s’était installé en 1040/1640 dans la batḥa de Wälātä, avec un groupe
de guerriers, afin de rançonner les paisibles habitants de ce relais
caravanier, il a quasiment le sens de «chef de bande» : « Šannān al-
’Arūṣī s’était installé à Walāta avec une troupe (ṭā’ifa) dont il était le
chef (huwwa amīruhā)» (p. 15).
Le terme a, par ailleurs le sens de dirigeant politique sans que l’on
puisse exactement établir ce qui le distingue de sayyid et de ra’īs. En
dehors des «souverains» des émirats, il n’est appliqué qu’une seule fois,
au chef des Ahl Busayf b. Aḥmad des Awlād Mbārik, contemporain
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 259

de Ṣāliḥ, Maḥmūd al-Bišra» (p. 48). Notons que cet amīr appartient
au groupe (en déclin…) auquel l’auteur d’al-Ḥaswa avait attribué des
mulūk. Voyons, pour finir, comment sont catalogués les dirigeants des
«émirats» (Trarza, Brakna et Adrar).
Chez les Aḥya min ‘Uṯmān de l’Adrar, il parle de riyyāsa et de
riyyāsāt, y compris parmi les fils d’Aḥmad w. ‘Aydda (m. 1860), son
contemporain, comme si aucune autorité spéciale n’était détenue par ce
dernier qui n’est pas appelé amīr.
Chez les Trarza et les Brakna, c’est la notion de bayt, pl. buyūt,
qui domine. Certains des umarā’ «historiques» chez les Trarza ont
droit à ce titre : A’lī Šanẓūra (m. 1727), son fils A’mar (m.1757), les
enfants de ce dernier, al-Muẖtār (m. 1765 ou 1771), A’lī al-Kawrī (m.
1786), Aḥmad (w. al-Layggāṭ), Muḥammad (w. A‘lī) al-Kawri, sont
tous qualifiés d’amīr (1). Il est dit que Muḥammad b. A’lī al-Kawrī, en
compétition avec A’mar b. al-Muẖtār, est mort en luttant «pour l’accès
à l’autorité émirale.»
A’mar b. al-Muẖtār b. al-Šarqī b. A’lī Šanẓūra est qualifié de
«premier amīr de la lignée des Āl al-Šarqī (awwal amīr min Āl al-Šarqī
…, p. 129).
Muḥamd Liḥbīb (m. 1860) est dit «amīr des Trarza aujourd’hui»
(amīr al-Trārza al-yawm, p. 129). Ṣāliḥ évoque aussi Umm Rāṣ bint
Muḥammad b. al-Siyyid b. A’mar Āgjayyil, l’épouse d’A‘mar Buka‘ba
et la mère de Muḥamd Liḥbīb, «épouse de l’amīr et mère du célèbre
amīr» (zawjat al-amīr wa umm al-amīr al-mašhūr, p. 130).
Chez les Brakna, les dirigeants de la première génération (les
enfants de Muḥammad b. Hayba b. Nuġmāš) sont dit kulluhum ru’asā’
(«tous sont des chefs», p. 135)». Aḥmad b. Hayba (m. 1175/1761-62)
et son fils Muḥammad «font partie des chefs» (min al-ru’asā’, p.135).

(1) Ṣāliḥ ici commet quelques confusions : les enfants d’A‘mar w. A‘lī Šanẓūra qui ont «régné»
sont al-Muẖtār (m. 1765 ou 1771) et A‘li al-Kawri (m. 1786). Mḥammäd (m. 1793), qui a
succédé à ce dernier, est le fils d’al-Muẖtār w. A‘mar w. A‘li Šanẓūra. Et Aḥmad dit w. al-
Layggāṭ (m. 1849), qui n’a jamais «régné», est le frère (et compétiteur) de Muḥamd Lǝḥbīb
w. al-Muẖtār w.ǝš-Šärqī w. A‘lī Šanẓūra.
260 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Al-Muẖtār b. Āġrayšī (m. 1766) est qualifié de «détenteur du tribut


des Chrétiens (ṣāḥib maġram al-naṣārā, p. 136) : remarque intéressante
en ce qu’elle assimile les «coutumes» versées par les traitants saint-
louisiens à des tributs…
«Les fils de Muḥammad. b. al-Muẖtār b. Āġrayšī (m. vers 1800),
célèbre par son autorité (riyyāsa), sa générosité (saẖāh) parmi les
Maġāfira et les non Maġāfira, et par son pouvoir princier (al-imāra) et
sa conduite avisée (al-siyyāsa) parmi eux…» (p.136).
Son frère, Sīd A’lī (m. 1818) est appelé amīr qawmih (p. 136).
Aḥmadu (m. 1841), son fils, est lui aussi appelé amīr (idem).
3. 2. Les correspondances de Š. Sidiyya avec les umarā’ des
Trarza
J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer cette figure de la Qādiriyya ouest-
saharienne dans les pages précédentes de ce travail.
La situation géographique de la zone de nomadisation de sa
tribu, au carrefour des quatre «émirats historiques», favorisera le
rôle d’intercesseur et de «pacificateur» qu’il a voulu se donner. Son
campement avait la réputation d’être une sorte de sanctuaire où les
fugitifs de toute nature, en particulier ceux qui voulaient échapper à un
cycle de vengeance, pouvaient espérer trouver refuge.
Toutefois, les groupes guerriers les plus proches de la sphère
géographique de Š. Sidiyya, ceux qui y exerçaient l’influence
militaire la plus importante, étaient les Trarza. Le šayẖ et sa tribu
vivaient en partie sous leur protection militaire sans toujours échapper
à leurs pillages. Ils pouvaient néanmoins compter, parmi eux, sur de
solides alliances. Et les correspondances du šayẖ que je vais examiner
témoignent à tout le moins de l’autorité spirituelle qu’il aimerait
exercer sur les chefs Trarza. Il convient, en effet, dans notre examen
des catégories de pouvoir recensées par Š. Sidiyya, de ne pas perdre de
vue la dimension performative du discours d’autorité du šayẖ, chargé
de faire advenir tout en les nommant et au travers de l’opération
même de les désigner, les réalités qu’il nomme. Il n’est cependant pas
déraisonnable de conjecturer que, par la vertu de «l’effet d’assignation
statutaire» (noblesse, dit-on, oblige…), le lexique du pouvoir, et les
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 261

syntagmes plus ou moins figés qui lui sont associés, aient contribué,
peu ou prou, à produire dans les faits quelque chose qui ressemble à
la nomenclature qu’ils mettent en œuvre.
Cette nomenclature, étroitement corrélée, comme chez Ṣāliḥ, à
une hiérarchie de la distinction, fait appel, à quelques ajouts près, aux
mêmes termes : sayyid, ra’īs, amīr, za‘īm, malik, sulṭān… Avant d’en
examiner les occurrences et les usages, disons deux mots du corpus qui
sert de base à notre enquête.
Il s’agit d’un ensemble de vingt-trois lettres(1), envoyées entre 1829
et 1868, à la jamā’a et aux chefs des Äwlād Aḥmäd bǝn (ou mǝn)
Dämān, la tribu «émirale» des Trarza, par Š. Sidiyya. Vingt d’entre elles
sont adressées à l’amīr Muḥamd Lǝḥbīb (1829-1860), parfois associé
à ses frères (une lettre), à son fils et successeur, Sīdi (1860-1871, trois
lettres) ou à la jamā‘a des Äwlād Aḥmad b. Dämān (une lettre). Sīdi est
destinataire intuitu personae de deux des correspondances examinées.
Une seule d’entre elle est adressée à la jamā’a en tant que telle.
Ces lettres, de dimensions très variables (entre l’équivalent d’un tiers
de page dactylographiée et cinq pages), sont d’un style particulièrement
homogène, voire répétitif, tissé de formules épistolaires toutes faites
et suivant invariablement la même «progression», de l’exorde édifiant
du sermonnaire vers l’objet proprement dit de la missive. L’impression
de monotonie qu’elles dégagent n’est d’ailleurs pas seulement le fruit
du moule formel auquel elles obéissent, elle provient également de la
récurrence des mobiles qui les ont suscitées. En dehors du sermon «pur»,
les correspondances de Š. Sidiyya n’ont en effet que trois préoccupations
: réclamer la restitution de biens razziés, proposer un apaisement ou
une médiation dans un conflit, réclamer les «cadeaux» (hadāyā) que les
Awlād Aḥmäd b. Dämān se seraient engagés à lui verser.
Voyons à présent comment ces correspondances qualifient l’autorité
et son exercice dans «l’émirat» des Trarza.
La lettre à la jamā’a, probablement immédiatement consécutive
à la mort d’A‘mar w. al-Muẖtār (1829), ne mentionne, contairement à

(1) Elles ont fait l’objet d’un mémoire de maîtrise de al-Tāh b. Ḥamāh Allah (Rasā’il aš-Šayẖ
Sidiyya al-Kabīr ilā umarā’ al-Trārza, 1994).
262 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

la pratique usuelle de Š. Sidiyya dans ses adresses aux tribus maures,


le nom d’aucune figure particulière des Äwlād Aḥmäd b. Dämān. Les
dirigeants dont la jamā’a est créditée, sans être nommés, sont tout
simplement qualifiés de ru’asā’.
Une seconde correspondance semble, elle aussi, se situer au
lendemain du décès d’A‘mar w. al-Muẖtār. Elle est adressée à «Muḥamd
Liḥbīb et à ses deux frères, les fils du regretté (al-marḥūm, i.e. «l’absout»,
terme qui connote un décès recent), chef du Sāḥil et son seigneur (ra’īs
al-Sāḥil wa sayyidih), A‘mar w. al-Muẖtār». A’mar (1800-1829), qui
apparaît d’ordinaire au numéro onze ou douze (selon que l’on compte
ou non ǝs-Sǝyyǝd b. Häddi), dans le décompte des umarā’ des Trarza
depuis Aḥmad b. Dämān (m. 1632 ?), n’est pas qualifié d’amīr par al-
Šayẖ Sidiyya, mais de ra’īs et sayyid. Son autorité n’est pas reférée
aux Trarza, mais à l’espace territorial un peu vague du Sāḥil(1). Et si
Muḥamd Liḥbīb n’y a encore aucun titre et se voit associer ses deux
frères, c’est probablement que la succession ne s’était pas encore
clairement décidée en sa faveur.
Il n’est pas aisé, par contre, de formuler un jugement chronologique
(aucune lettre n’est datée…) sur les lettres où Muḥamd Liḥbīb est
interpellé en même temps que Sīdi, ni de rendre compte de ce qui
apparaît comme une limitation de son autorité suggérée par la présence à
ses côtés de son fils dans l’adresse de Š. Sidiyya. Notons également que
dans aucune des trois lettres en question Muḥamd Liḥbīb n’est qualifié
d’amīr. Dans deux d’entre elles, il est dit «seigneur de ses compagnons
et dirigeant/préposé des hommes de son époque (sayyid aqrānih wa
muqaddam ahl zamānih) ; et dans la troisième, Š. Sidiyya ajoute à cette
aimable formule (qui ne nous renseigne guère sur la nature de l’autorité
du chef tarrūzī…), celle de «l’unique de son temps en son moment»
(farīd ‘aṣrih fī awānih).
Cependant, dans les autres correspondances adressées à Muḥamd
Liḥbīb, son statut «princier», et même royal, est ouvertement proclamé
par Š. Sidiyya. Il est qualifié d’amīr, de sulṭān et de malik. Les
formules relevées dans les lettres précédentes, si elles sont souvent
(1) Qui désigne, grosso modo, l’espace côtier, la partie (nord) occidentale de la Mauritanie
actuelle.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 263

conservées comme ornement préambulaire et pour l’effet euphonique


des allitérations qui les traversent, se trouvent reléguées au second plan
par des expressions plus nettement significatives du statut politique
«lexical» attribué au chef des Trarza. On relève les formules d’adresse
suivantes :
— «Seigneur de ses compagnons et chef des hommes de son
époque, sultan incontesté des Banī Tarrūz et porteur sans opposant des
charges successorales de leur autorité» (sayyid aqrānih wa ra’īs ahl
zamānih sulṭān Banī Tarrūz ġayr munāza’ wa ḥāmil a‘bā’ ẖilāfatihā
ġayr mudāfa‘ ) ;
— «Seigneur de ses compagnons, chef des fils de son temps,
préposé de sa région en son moment, sultan incontesté des Banī
Tarrūz, porteur sans opposant de leur drapeau et des charges de leur
souveraineté» (sayyid aqrānih wa ra’īs abnā’ zamānih wa muqaddam
quṭrih fī awānih, sulṭān Banī Tarrūz bilā munāza’ wa ḥāmil liwā’ihā wa
a‘bā’ siyyādatihā bilā mudāfi’ ) ;
— «Le préposé/chef juste et le sultan obéi» (al-muqaddam al-‘ādil
wa al-sulṭān al-mumāṯal) ;
— «Le prince juste et le sultan obéi» (al-amīr al-‘ādil wa al-sulṭān
al-mumāṯal ) ;
— «Dirigeant incontesté des Trārza et leur sultan sans opposition»
(za‘īm al-Trārza bilā nizā’ wa sulṭānihā bilā difā’) ;
— «Sultan et roi parmi les plus grands sultans des Maġāfira»
(sulṭān wa malik min a‘ẓam salāṭīn al-Maġāfira) ;
— «Le prince avisé et le disciple louable» (al-amīr al-rašīd wa
al-murīd al-ḥamīd ) ;
— «Le prince incomparable et le disciple sincère» (al-amīr al-
fā’iq wa al-murīd al-ṣādiq) ;
— «…et Allāh l’a inclus dans les princes justes et les sultans
obéissants» (wa ja’alahu (Allah) min al-umarā’ al-‘ādilīn wa al-salāṭīn
al-muṭī‘īn).
264 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Telles sont les formules par lesquelles Š. Sidiyya s’adresse aux


deux amīr Trarza qui furent ses contemporains, Muḥamd Liḥbīb et son
fils Sīdi. Quel que soit le poids de l’emphatisation «diplomatique» dont
elles se ressentent, elles font incontestablement signe vers l’exercice
d’une autorité — nommée — qui déborde la seule chefferie (ri’āsa,
siyyāda…).
Elles ajoutent deux termes au lexique de Ṣāliḥ examiné plus haut,
ceux de za‘īm et sulṭān. Je concluerai là-dessus mes observations sur la
terminologie du pouvoir chez Š. Sidiyya.
La racine Z.‘.M. est associée par le Lisān al-’Arab, à partir de
sa signification coranique, au dire (al-qawl) en général (al-za’m = al-
qawl), à toute forme d’assertion, qu’elle soit vraie ou fausse, quoique le
substantif al-za’m soit plus particulièrement rattaché au thème du propos
dénué de fondement : il est donné pour équivalent de «présomption,
mensonge» (al-ẓann, al-kaḏib). Le verbe tazā’ama veut dire se porter
mutuellement assistance. Le za‘īm, en son sens premier, est le porte-
parole, le garant, la caution (al-kafīl) des individus de son groupe. Il est
leur seigneur (sayyid) et leur chef (ra’īs), celui qui s’exprime en leur
nom et qui personnifie leur solidarité. A noter également que al-za‘āma,
qui est donnée par le Lisān comme synonyme de «la souvraineté et de
la chefferie» (al-siyyāda wa al-ri’āsa), veut aussi dire «arme» (silāḥ),
«armure» (dir‘) et que za‘āmat al-māl a la signification de part de la
plus importante et la plus noble d’un bien (d’héritage notamment…).
Une conjonction sémantique qui autorise toutes sortes de conjectures
sur les rapports premiers que la langue arabe laisse entrevoir entre
parole, pouvoir, protection militaire et richesses …
On retrouve du reste des éléments de cette configuration sémantique
dans l’autre terme (sulṭān) que Š. Sidiyya ajoute au lexique du pouvoir
employé par Ṣāliḥ w. ‘Abd al-Wahhāb. Al-salāṭa, le premier terme
évoqué sous la racine S.L.Ṭ par le Lisān, a le sens de «contrainte»
(qahr), mais le second (al-salṭ, al-salīṭ) se dit du bavard agile et
(parfois) calomniateur (al-ṭawīl al-lisān). Ce mot salīṭ veut aussi dire
«huile», celle notamment que l’on utilise pour les lampes à huile. Et
Ibn Manẓūr d’établir aussitôt un lien entre cette faculté d’éclairer et le
rôle de guides, «d’éclaireurs», des sultans. Mais il s’agit là d’un sens
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 265

dérivé. Le sens premier de sulṭān c’est, nous dit le lexicographe, celui


de «argument» (ḥujja), «preuve» (burhān), et le sulṭān a été nommé
ainsi «parce qu’il constitue un argument/instrument d’Allah sur sa
terre (li’annahu ḥujjat Allah fī arḍih). «On dit, ajoute Ibn Manẓūr,
des princes (umarā’) qu’ils sont des sultans (salāṭīn) parce que c’est
par leur moyen que sont établis les preuves et les droits» (li’annahum
al-laḏīna tuqām bihum al-ḥujja wa al-ḥuqūq). Sultan, par ailleurs, est
donné pour équivalent, de «gouverneur», d’«administrateur»(wālī) ; et
le terme désigne aussi bien celui qui en est porteur que le pouvoir dont
il est doté. «Le sulṭān en toute chose veut dire son aspect extrême
(šiddatuh), sa «pointe» (ḥiddatuh), son autorité (suṭwatuh)». Et l’on
retrouve encore sous cette entrée de sulṭān le rapport étymologique
déjà noté entre le pouvoir et les armes, puisque al-sulṭa, le terme qui
désigne «l’autorité», se dit également (avec un pl. différent : silāṭ) des
flèches quand elles sont longues…
3. 3. Saint-Louis du Sénégal et les émirs
La troisième partie de cette brève enquête s’appuiera sur les
correspondances échangées entre l’administration du comptoir français
de Saint-Louis du Sénégal et des notables de la Gǝblä, sur une période
qui englobe partiellement et prolonge celle qui vient d’être évoquée
avec les lettres de Š. Sidiyya, puisqu’elle va de l’époque de Muḥamd
Lǝḥbīb à celle de son fils A’mar Sālim (m. 1893).
Il s’agit d’un corpus de 164 correspondances en arabe issues des
archives du Sénégal. La composition de ce corpus est, du point de vue
qui nous préoccupe ici — la terminologie du pouvoir au sein de la
société maure précoloniale — le fruit d’un hasard qui ne doit rien à
une collecte systématique ou à une recherche de représentativité fondée
sur des critères qui auraient pu, par exemple, être ceux de la période,
de la région, de la langue utilisée, de l’appartenance ou du statut social
de l’émetteur et/ ou du destinataire, des sujets abordés, etc… Il s’agit
d’un ensemble de lettres, collectées par un historien à des fins que je ne
connais pas exactement, et que je me suis contenté de reprendre tel qu’il
l’avait constitué.
266 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Tel quel cependant, je crois que ce corpus offre un aperçu


significatif du vocabulaire du pouvoir en usage dans les échanges entre
l’administration saint-louisienne et le monde qui gravitait autour d’elle
d’un côté, et les tribus maures voisines de l’autre, comme il permet de
se faire une idée de la terminologie interne à chacune des deux parties
et des malentendus générés par des traductions parfois incertaines. A
l’examen de cette documentation, il apparaît, de façon quelque peu
inattendue (à tout le moins pour moi…), que si emprunt terminologique
il y a eu, ce serait davantage les saint-louisiens, qui se seraient alignés
sur leurs interlocuteurs maures, que l’inverse.
La grande majorité des documents (126) rassemblés sont envoyés
par des émirs, des candidats à l’émirat ou des membres de la famille
émirale des Ähl Muḥamd Lǝḥbīb. Dans le tableau suivant j’indique
leur répartition en mentionnant les dates du «règne» des émirs qui ont
exercé cette fonction.
Nombre de
Expéditeurs correspondances
Ä’lī w. Muḥamd Lǝḥbīb (1873-1886) 80
Sīdi w. Muḥamd Lǝḥbīb (1860-1871) 28
Muḥamd Lǝḥbīb (1829-1860) 12
Brāhīm ǝs-Sālǝm w. Muḥamd Lǝḥbīb 6
Muḥammad Vāl (Fāl) w. Sīdi (1886-1887) 4
Aḥmäd Sālǝm w. Muḥamd Lǝḥbīb (1871-1873) 3
A‘mar Sālǝm w. Muḥamd Lǝḥbīb (1887-1893) 2
Les fils de Sīdi w. Muḥamd Lǝḥbīb 1
Total 126

Six lettres sont de la plume de deux chefs de la tribu des Idäwälḥāj


qui portaient le titre de Šams : Šams Muḥummaḏǝn Vāl (Fāl) et Šams
Muḥummaḏǝn Aġrabaṭ. Cette tribu avait une fonction essentielle
d’intermédiaire dans le commerce de la gomme avec le comptoir
français depuis le XVIIe siècle et se trouvait, à ce titre, plus ou moins
associée à la gestion des affaires de l’émirat.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 267

Quatre pièces de notre corpus émanent du Gouverneur de la colonie


et trois d’entre elles sont des lettres qui lui sont adressées par la jamā’a
des Äwlād Aḥmad b. Dämān. On y trouve encore une lettre de l’émir
des Brakna, Sīd Ä’lī w. Aḥmäddu (m. 1893), envoyée à Saint-Louis ;
une autre de son cousin, Sīd Aḥmäd w. Haybä, le chef des Brakna du
Gorgol, au même destinataire ; ainsi qu’une correspondance adressée
par Lat Dior, damel du Cayor à l’administration du comptoir sénégalais.
Deux lettres du corpus émanent de deux jamā‘a tribales (Äwlād al-
Bū’liyya et Äwlād Āgšār) relevant du système de l’émirat ; l’une
d’entre elle provient d’un «vizir» des émirs Trarza à l’exceptionnelle
longévité politique (Aẖyārhǝm) et l’autre d’un autre commis d’émir,
qui se qualifie lui-même de «ministre». Les sept correspondances
restantes du corpus émanent de personnalités (tant «guerrières» que
«maraboutiques») et de groupes, de rang plus ou moins élevé, que je ne
suis d’ailleurs pas toujours arrivé à identifier.
Voilà pour les expéditeurs et destinataires des lettres formant le
dossier que j’ai entrepris d’interroger. Elles présentent, on le voit, un
éventail assez large des acteurs politiques et sociaux de la Gǝblä «saint-
louisienne» durant la seconde moitié du XIXe siècle. Je voudrais, à
présent, dire deux mots de leur forme et de leur contenu avant d’en
aborder le lexique politique.
Au plan de la forme, deux traits essentiels caractérisent les
correspondances constitutives de ce dossier : la briéveté et une
indifférence manifeste à toute préoccupation de style, voire à la simple
conformité aux règles de la langue arabe écrite, souvent abandonnée
pour du dialecte (ḥassāniyyä) transcrit.
L’immense majorité des lettres que nous avons sous les yeux se
limite à un paragraphe ou deux. Les plus concises, celles que je suis tenté
d’appeler, malgré le sérieux de leur propos, les «brèves de comptoir»,
ne comptent qu’une phrase ou deux, ainsi cette adresse de 1877 de Ä‘lī
au Gouverneur de Saint-Louis libellée comme suit :
«De la part de A‘lī b. Muḥamd Liḥbīb, amīr des Trārza à amīr Ndar
[le nom en ḥassāniyyä de Saint-Louis], salut achevé, bon et général à
celui qui suit la voie droite, motivé par : t’informer que la maladie qui
268 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

l’a obligé à quitter Ndar sans te dire au revoir s’est considérablement


aggravée et qu’il te demande de lui envoyer un bateau rapide qui puisse
le déposer en un jour chez lui. Salut !» (1)
Suit le nom du secrétaire (al-Muẖtār b. Limzaydif) et le cachet :
«Ely roi des Trarza» (en français, sur le pourtour du cachet, avec en
son centre «A’lī», écrit en arabe). Voici, en restant assez proche de sa
lettre, à quoi peut ressembler une de ces brèves missives qu’il arrivait
aux émirs des Trarza d’envoyer aux autorités saint-louisiennes. Aucune
dépense inutile de ces formules tarabiscotées dont regorge pourtant la
littérature épistolaire princière arabe, rien que «du concret».
Cette tournure directe et concrète ne se dément guère à travers
l’ensemble du corpus étudié, s’agissant tout au moins de la partie Trarza
de la correspondance que nous avons sous les yeux. Et quand il faut se
faire liant, on cherchera plus volontiers du côté des choses «concrètes»,
de la parenté par exemple, que de la séduction par le style, pour s’attirer
les bonnes grâces de «l’amīr de Saint-Louis», traité à l’occasion de
«père» (wālid), notamment par Ä‘lī(2), l’expéditeur de la majeure partie
du courrier que nous examinons.
Sur toute la masse des correspondances ici rassemblées, il n’y en
a quasiment qu’une seule, envoyée par Sīdi, un an après son arrivée
«aux affaires» et pour souhaiter la bienvenue à un nouveau gouverneur,
qui ait quelque prétention de style, même si le secrétaire a cru bon d’y
ajouter plus prosaïquement quelques mots destinés à l’interprète saint-
louisien, Bou El Mogdad, pour lui rappeler une promesse de cadeau
et lui réclamer du papier … Voici une tentative de traduction de cette
correspondance(3).
«De la part du chef (ra’īs) de tous les Maġāfira, a fortiori des
Trārza, maître (sayyid) de leurs grands comme de leurs petits, celui dont
le poète a dit :

(1) Archives Nationales du Sénégal, 9G2, Chemise 13, 1877, pièce 168.
(2) Idem, 9G2, Ch. 8, 1873, pièce 91 ; Ch. 12, 1876, pièce 149, etc. Il convient de noter que
Ä‘lī, fils de Muḥmad Lǝḥbīb et de la «princesse»du Waalo, Diombot Mbodj, a longtemps
vécu à Saint-Louis et y était plus ou moins entretenu par l’administration du comptoir
français.
(3) 9G2, Ch. 24, 1862, pièce 182.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 269

«Je gouverne (tamallaktu) tout ce qui se trouve entre al-‘Irāq et


Yaṯrib (Médine)
«Et cela ne me distrait point de ma souveraineté (mulk) sur al-
‘Irāq ;
Sīdi b. Muḥamd Liḥbīb, que le glaive de son autorité (qahrih)
continue à atteindre son but et à ne point le rater, et qu’il continue à être
une bénédiction pour le lointain autant que pour le proche,
au chef (ra’īs) des Chrétiens (naṣārā), Jules Zubair (?), un salut
qui annonce la solidité du pacte (‘ahd) et la pureté de la confiance et de
l’amitié. Ceci pour te dire que quand il a appris ta venue comme amīr
juste et avisé et que A’mar b. Mḥammad lui a transmis tes propos et
qu’il les a appréciés alors qu’il est installé depuis plus d’un an sur le
trône (fawq ṣahwat al-ẖilāfa : litt. «sur le dos de la succession»), ce qui
a fait dire au poète :
«Eux qui la connaissent [la ẖilāfa] comme leurs aïeux connaissaient
ses génitrices,
«Comme si elle avait vu le jour dressée sous leurs étriers,
«Comme s’ils étaient nés installés sur son dos,
«Eux qui tiennent par leur vaillance sur son revers
«Aussi fermement que sa peau et les fières cicatrices de son coup ;
il a entrepris de t’écrire, pour t’informer que le temps ne change
rien à ses engagements, qu’il n’oublie pas et ne trahit jamais parce que
celui qui trahit ne finit jamais bien ; et qu’il ne commet d’injustice
(lā yaẓlamu) envers personne et qu’aucun des habitants (de son pays)
quel qu’il soit ne subit d’injustice dont l’auteur ne reçoit aussitôt un
châtiment extrême.
Sache qu’il espérait que Ndar [St-Louis] soit sous l’autorité d’un
chef (ra’īs) ferme qui comprenne le commerce (mu‘āmalāt) entre
personnes intelligentes, qui comprenne leurs propos et leurs lettres
afin que tous puissent renouveler (poursuivre) les bonnes relations, la
politique avisée (ḥusn al-siyyāsa) et la bonne gestion du pays (iṣlāḥ
al-bīlād) que j’entretenais avec ton prédécesseur. Car le plus stupide
270 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

des princes (umarā’) est celui qui corrompt la terre durant son règne
(muddat ẖilāfatih) et se donne pendant ce temps une peine (inutile) ;
car, après lui, (l’autorité) va aller à celui à qui elle doit incomber et son
action corruptrice aura produit quelque infamie à laquelle les princes
précédents avaient échappé.
Si tout ceci a été compris, sache qu’il est patient et indulgent
(ḥalīm) là où la longanimité est louable et fermé à toute connaissance
(jahūl) là où elle est blâmable. Il est comme a dit le poète :
«Ma langue est un surgeon qui promet la guérison
«Elle est agent de cicatrice pour celui sur qui Allah la déverse.
Salut !»
Cette lettre de Sīdi tranche assez fortement par son ton sur
l’ensemble de la correspondance évoquée, à la fois par une certaine
fermeté et par son propos exclusivement «diplomatique».
Le gros du courrier envoyé à Saint-Louis par les émirs et notables
Trarza affiche en général des préoccupations bien plus modestes, même
si la déclaration de fidélité aux engagements, au ‘ahd, y constitue une
sorte d’entrée en matière quasi-obligée.
Les thèmes dominants de la correspondance qui se trouve sous
nos yeux sont les suivants : protester de sa fidélité aux engagements
contractés avec l’administration du comptoir français ; recommander ou
donner procuration à un proche, demander des services et des cadeaux
(notamment «avance sur coutumes»…) ; demander protection et/ ou
reconnaissance ; demander la restitution d’esclaves évadés ou enlevés,
de personnes emprisonnées ; renseignements au sujet de contacts avec
une tierce partie politique ou d’événements politico-militaires, demande
d’accès «fiscal» aux populations noires «protégées» par Saint-Louis ;
évocation de la situation de naufragés recherchés par les saint-louisiens
; promesse de visite et demande de rendez-vous.
Venons-en maintenant au lexique politique porté par cette
correspondance. Mais, auparavant, deux remarques.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 271

Notons, tout d’abord, que le seul terme employé pour signifier


l’allégeance, la vassalité, la soumission à une autorité politique, est
celui de ‘iyyāl qui revient assez fréquemment sous la plume des émirs
en correspondance avec Saint-Louis. Voici, par exemple, Sīdi écrivant
à «amīr Ndar»(1), apparemment pour lui reprocher de donner refuge à
des membres de son ‘iyyāl qui se seraient rendus coupables d’actes
répréhensibles. Chacun de nous deux, explique Sīdi à son interlocuteur,
a son ‘iyyāl et le ‘iyyāl «commet des fautes» (yaẖta’u), «n’est jamais
exempt de personne qui sortent du (droit) chemin (lā yaẖlū min aḥad
yuḥīd ‘an al-ṭarīq) et qui commettent des désordres (ifsād). Il ne
faudrait pas, poursuit Sīdi, que lorsque l’un de nous deux entreprend de
“corriger” (yu’addib) son ‘iyyāl, l’autre lui donne protection». Il conclut
en rappelant les engagements et la communauté d’intérêt fondée sur
la proximité/parenté(2) qui les unit tous les deux en tant qu’amīr : «Il
(Sīdi) pensait que tu es un amīr et lui un amīr et qu’il y a entre vous un
pacte ancien (‘ahd qadīm) et une proximité/ parenté (qarāba) qui vous
poussent à prendre chacun soin des intérêts de l’autre …»
Notons au passage cette parité de statut proclamée entre le
Gouverneur de Saint-Louis et l’amīr des Trarza qui constitue un trait
récurrent de la représentation du pouvoir (nommé) chez les partenaires
maures «en fonction», dans leurs relations avec les autorités du comptoir
sénégalais. J’y reviendrai.
Sous la racine ‘.Y.L., le Lisān évoque principalement la pauvreté,
le dénuement, l’indigence, la malnutrition, la dépendance, celle
notamment des orphelins. On ne trouve pas chez lui le sens «famille»(3),
présent dans l’arabe contemporain (‘ā’ila) dont le ‘iyyāl, tel que les
émirs Trarza l’évoquent, est une sorte d’extension. Le ‘iyyāl, c’est la
grande famille, les «mineurs» en tout genre qui relèvent de l’autorité
de l’émir. Vision familiale, patrimoniale donc, de l’autorité, élargie à

(1) 9GI, Ch. 24, 1862, pièce 192.


(2) Le mot employé, qarāba, a ces deux sens.
(3) Kazimirski, dans son Dictionnaire, note : «‘iyyāl, pl. ‘ayāyil : famille; femme, enfants et
toute la domesticité à la charge d’un père de famille». Et on trouve dans l’Arabic-English
Dictionary de H. Wehr : «‘ā’il : sustainer, breadwinner, family provider; ‘ā’ila, pl. ‘ā’ilāt,
‘awā’il : family, household».
272 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

l’occasion à celle du pasteur, gardien de son troupeau, qu’il s’efforce de


maintenir dans le «droit chemin».
La seconde remarque d’ordre général inspirée par l’examen de
notre corpus a trait au rôle des secrétaires, qui apparaissent bien souvent,
compte tenu du modeste niveau de leur prestation, comme de simples
«scripteurs». Ils jouent cependant un certain rôle dans la fixation des
expressions d’adresse employées pour les interlocuteurs des émirs,
aussi bien que dans la stabilisation du vocabulaire du pouvoir appliqué
à ces émirs eux-mêmes. Ils se doutent aussi que leur texte ne s’adresse
pas directement au Gouverneur de Saint-Louis, même si c’est à lui qu’il
est envoyé, mais qu’il va passer par le «décodage» de son interprète,
Bou El Mogdad, que la plupart d’entre eux paraissent connaître et avec
lequel ils font volontiers mine d’être liés par une sorte de complicité
professionnelle, puisqu’ils «parlent la même langue».
Ce Bou El Mogdad — et son fils, Muḥammadǝnn après lui — a
reçu, si je ne me trompe, une partie de son éducation chez les Trārza (les
familles lettrées de la région s’entend), il a traversé une bonne partie
du pays maure lors de son pélerinage à la Mecque durant les années
1850 et semble donc fortement imprégné de culture saharienne. C’est
tout cela qui me fait penser qu’il s’est rendu complice, pour parler à
ses interlocuteurs maures leur langage, d’une extension du vocabulaire
politique «émiral» aux institutions saint-louisiennes, tout comme il a
converti les émirs en «rois» pour se faire comprendre de ses employeurs
saint-louisiens.
J’en viens maintenant aux termes du lexique politique employé
dans les échanges entre l’administration du comptoir français et ses
interlocuteurs maures. Je distinguerai la vision taxinomique des émirs
par eux-mêmes et par leur entourage ou «compatriotes», la vision maure
des institutions de Saint-Louis et du monde sénégalais de manière plus
générale, la vision enfin que les saint-louisiens renvoient aux Maures de
leur propre terminologie politique.
Sur le premier point, c’est-à-dire la terminologie du pouvoir
employée par les Maures pour décrire leur propre système politique dans
leurs échanges avec Saint-Louis, il convient de distinguer au moins deux
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 273

cas de figure, celui de l’émir fermement installé à la tête de son système


politique (qui hésitera moins à se donner un titre de quelque emphase),
du candidat encore en lutte pour l’accès aux fonctions émirales, qui
n’est que le chef de son parti, de sa jamā’a — jamā’a qu’il associera
du reste fréquemment à ses initiatives dans ses lettres à Saint-Louis —.
Au sein même de ceux qui contrôlent sans contestation menaçante
les «rênes du pouvoir», le mode d’accès à l’autorité suprême peut avoir
un effet sur la manière que les dirigeants ont de se qualifier. Sīdi, par
exemple, qui était déjà plus ou moins associé à la gestion des affaires
de l’émirat du vivant de son père et qui accède au pouvoir en tuant les
assassins de celui-ci, se sent tout de suite investi d’une forte légitimité
et se donne des titres qui traduisent cet état d’esprit (amīr al-Trārza,
‘aẓīm al-Trārza, amīr al-muslimīn, amīr al-mu’minīn…).
A l’inverse, en période de crise ouverte avec Saint-Louis, ou de
contestation forte de la part d’un rival disposant de quelque soutien, le
recours à la jamā’a, ou l’association de figures de premier plan de la
tribu, permettent à l’émir en place, même s’il mentionne son titre, de
montrer qu’il dispose de soutiens importants parmi les siens.
Le recensement des termes employés, s’il fait apparaître un
flottement persistant de la terminologie, permet tout de même d’établir
une nette suprématie du qualificatif amīr. Ä’li est qualifié d’amīr al-
Trārza 51 fois sur les 80 correspondances qu’il a envoyées. Il est appelé
une fois amīr al-biẓān («Prince des Maures»). Il est qualifié une fois
de sayyid al-zamān («le maître de ce temps»), et une fois, dans une
traduction française dont je n’ai pas trouvé l’original, de «Roi des
Trarza», terme par lequel les saint-louisiens traduisent d’ordinaire amīr.
Dans le reste de ses lettres, il est nommé simplement par son nom et ne
porte pas de titre.
Muḥamd Lǝbīb ne reçoit aucun titre dans les correspondances qu’il
a envoyées et celles-ci ne portent pas non plus ce cachet, de provenance
saint-louisienne, qui semble avoir été à l’origine de l’institutionnalisation
du qualificatif de «Roi des Trarza».
Sīdi est qualifié une fois de ra’īs al-Maġāfira («chef des Maġāfira»)
— branche du système généalogique des Banī Ḥassān à laquelle les
274 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Trārza se rattachent —, trois fois d’amīr al-mu’minīn («prince des


croyants»), une fois d’amīr al-muslimīn («prince des musulmans»),
trois fois de ‘aẓīm al-Trārza («le seigneur/ le grand des Trarza»), neuf
fois d’amīr al-Trārza.
Dans les quatre lettres qu’il a signées, Muḥammad Vāl w. Sīdi est
qualifié d’amīr al-Trārza, Aḥmäd Sālǝm se donne ce titre deux fois et
A’mar Sālǝm, une fois.
Ce titre est également celui que se donne Sīd Ä’li, le chef des
Brakna, dans la seule lettre émanant de lui que contient notre corpus.
La prédominance du titre d’amīr, que les chefs maures s’appliquent,
trouve son équivalent dans la prévalence du même titre parmi les
appellations du Gouverneur de Saint-Louis, comme s’il fallait observer
une sorte de symétrie, d’équilibre dans dans la désignation de ces chefs
de deux mondes qui se font face.
Dans notre corpus le gouverneur est appelé 116 fois amīr Ndar.
Il est qualifié 12 fois de šayẖ Ndar, surtout par Muḥamd Lǝḥbīb (dont
nous avons vu qu’il ne s’attribue lui-même aucun titre…) et par le
Ä’li d’avant l’investiture émirale, un Ä’li donc qui ne cherchait pas à
«élever» la position du Gouverneur à un moment où la sienne propre
était plutôt incertaine. Dans 6 lettres émanant principalement de Sīdi,
le Gouverneur est appelé būr Ndar, d’un nom (būr) qui qualifie en
wolof la position du souverain du Diolof sénégalais. Je ne saisis pas
encore pourquoi ce titre a été préféré à celui des chefs des provinces
du Waalo (brak) et du Cayor (damel) avec lesquelles les émirs maures
entretenaient davantage de relations qu’avec le Diolof.
Je note aussi que dans la seule lettre du corpus envoyée par le
souverain du Cayor — Lat Dior — à l’administration de Saint-Louis,
lettre écrite, soit dit en passant, dans un arabe nettement supérieur à
celui des secrétaires des émirs des Trarza, Lat Dior se qualifie lui-même
de amīr al-mu’minīn, malik Cayor.
Il y a 5 lettres qui sont adressées aux commandants de Podor et
Dagana, appelés tout simplement kumānda («commendant»), signe que
les émirs et leurs secrétaires connaissaient fort bien les titres en usage
parmi les membres de l’administration saint-louisienne et qu’ils ont
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 275

préféré recourir de façon massivement prévalente au titre d’émir pour


le Gouverneur pour exprimer la parité qu’ils recherchaient avec lui.
Dans deux correspondances émanant de Sīdi, le gouverneur est
appelé ra’īs al-naṣāra («le chef des Chrétiens»). Il est à noter, toujours
dans le cadre de cette problématique de la parité, que dans l’une de ces
lettres, Sīdi se donne le titre de ra’īs al-Maġāfira et que, dans l’autre, il
ne donne aucune définition de son autorité.
Dans une lettre où Ä’li se qualifie lui-même de sayyid al-
zamān, le Gouverneur est qualifié de sayyid al-rūm, i. e. «Le
Seigneur des Chrétiens» (il s’agit d’une lettre de 1874 : Ä’li venait
tout juste de s’installer à la tête de l’émirat) et dans une autre lettre
du même Ä’li (toujours fraîchement arrivé au pouvoir : 1875), il
est appelé sayyid Ndar.
Voilà pour les saint-louisiens vus du nord du fleuve Sénégal : on
voit que les Maures ont une nette tendance à appliquer à leur chef la
désignation dominante chez eux, celle d’amīr. Et l’administration
du comptoir, en quelque sorte, le leur rend bien, puisqu’elle semble
avoir adopté pour de bon cette appellation pour elle-même dans les
correspondances en arabe adressées aux chefs Trarza : dans les quatre
lettres écrites dans cette langue qu’elle a envoyées, le Gouverneur est
appelé amīr Ndar. Et les chefs Trarza y sont qualifiés d’amīr. Par contre,
dans les traductions françaises, ce titre se transforme en «roi» et on le
voit apparaître sous cette forme dans les cachets des souverains Trarza
(fabriqués à Saint-Louis…).
Autre influence significative de la terminologie saint-louisienne,
l’apparition du terme de «ministre» concurremment avec celui
de wazīr employé dans la correspondance des émirs. Il a le sens
d’ambassadeur et s’applique à ces personnages incontournables
qu’étaient les interprètes …
L’investigation ici menée n’était qu’un survol de la terminologie
du pouvoir en usage parmi les tribus maures du sud-ouest saharien dans
les interférences éventuelles qu’elle aurait pu avoir avec le lexique
politique émanant du comptoir français de Saint-Louis du Sénégal. Que
peut-on conclure de ce bref parcours ?
276 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Il convient de souligner tout d’abord les flottements, les


chevauchements, de cette terminologie qui ne donne qu’une idée très
approximative des dimensions des groupes auxquels elle s’applique,
du contenu des relations d’autorité qu’elle dénote, de la nature des
hiérarchies internes aux communautés qu’elle associe. Nonobstant ces
incertitudes, la configuration dégagée dessine toutefois un champ lexical
du pouvoir politique dans la société maure révélateur d’une complexité
qui ne doit pas grand chose aux interférences avec le vocabulaire
saint-louisien du pouvoir dont certains chercheurs la soupçonnent de
n’être qu’une traduction. Quel que soit le contenu que l’on consent à
donner au mot amīr, ce lexème s’oppose bel bien, dans l’usage maure,
à ceux de ra’īs, šayẖ, za‘īm, ‘aẓīm, sulṭān, malik…, et désigne donc, en
complémentarité et en opposition avec eux, un segment du sens associé
à l’exercice de l’autorité politique au sein de la société maure. J’ai
tenté de montrer ailleurs que nombre d’indications historiques écrites
et orales donnaient à penser que les umarā’ disposaient d’un embryon
de pouvoir dépassant celui des simples chefs de tribu. Un pouvoir
extrêmement instable, étroitement associé certes à leur hégémonie sur
leur propre tribu, mais dont la case, même vidée par les conflits de
succession et les guerres civiles internes à leurs ensembles tribaux,
demeurait tout de même le lieu d’une référence et d’un enjeu plus
vastes et plus complexes que la simple autorité sur la tribu de l’amīr.
Il me semble que l’enquête terminologique qui vient d’être présentée
corrobore, au moins en partie, cette hypothèse. Elle montre également
que, malgré la puissante influence exercée par le comptoir français de
Saint-Louis, ses «coutumes» et son «protocole», malgré les incertitudes
qui entourent la perception de la nature véritable du pouvoir de chacune
des parties par son partenaire et les déplacements de sens qu’elle induit
dans la traduction, ce sont en définitive plutôt les émirs qui ont imposé
leur hégémonie terminologique que les administrateurs de Saint-Louis.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 277

CĔēĈđĚĘĎĔē

Les recherches, que j’ai menées depuis une vingtaine d’années


et dont j’ai essayé de donner un aperçu dans les pages qui précèdent,
s’inscrivent, pour l’essentiel, à l’intérieur de l’espace géographique et
culturel de la société maure du Sahara Occidental, plus précisément
encore de la Mauritanie. EIles se voulaient avant tout des contributions
à la connaissance monographique de cette société relativement mal
étudiée. Elles ont eu aussi l’ambition d’apporter quelque concours à
l’analyse du mode d’organisation tribal dans le contexte d’une société
nomade arabo-musulmane fortement hiérarchisée.
L’Etat mauritanien actuel et ses relations avec le système tribal et
hiérarchique «traditionnel» ont fourni les interrogations de départ qui
ont commandé une partie de ces investigations, même si la composante
«tribale» de ce dispositif aura finalement davantage mobilisé mon
attention que sa dimension contemporaine. J’aimerais, en conclusion
de ces propos, revenir un moment vers ces évolutions contemporaines
qui n’ont pas été abordées dans le résumé qui précède et auxquelles,
à la fois par des enquêtes de terrain, liées à de nombreux projets de
développement, et par quelques écrits, consacrés notamment aux
processus électoraux, à l’état-civil, au système éducatif, etc., il m’est
arrivé de toucher. Avant d’entamer la présentation de ces remarques,
qu’il convient de prendre comme des hypothèses descriptives, deux
observations me semblent utiles :
— La domination du système despotique décrit ne doit pas être
envisagée comme un effet direct et simple du pouvoir d’un individu ou
d’un groupe d’agents disposant de moyens de coercition, mais l’effet
indirect d’un ensemble complexe d’actions inscrites dans un réseau de
contraintes croisées où les dominants sont aussi assujettis aux structures
qui leur confèrent ce rôle que les dominés qui les subissent.
— Le référent «détribalisant» et post-cartésien qui commande ces
remarques ainsi que «l’émancipation bureaucratique», qu’en filigrane
278 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

il appelle, doivent naturellement quelque chose au cheminement


personnel de l’auteur de ces lignes, mais ils ne me semblent pas, pour
les chercheurs indigènes, être des référents parmi d’autres : ils sont
tout simplement la condition de l’autonomie de leur pensée, donc de
l’exercice de leur métier. J’en viens à présent aux remarques annoncées.
En référence au thème naguère développé par Wittfogel (1964)
et en grossissant quelque peu les traits, je suis tenté de parler, pour
caractériser le pouvoir politique actuel en Mauritanie, de «despotisme
méridional». Je n’ignore pas les difficultés et les critiques que les
analyses de l’orientaliste germano-américain — et le «mode de
production asiatique» qui l’a inspiré — ont soulevées. Je recours à cette
notion en pensant, en vérité, davantage à la problématique weberienne
de la «légitimité» qu’au matérialisme historique, et au statut en son sein
de cette notion controversée. Mon but est du reste avant tout descriptif,
le propos de ces remarques terminales étant à la fois de donner un
aperçu succinct de choses observées au fil d’une vingtaine d’années de
terrain mauritanien et d’indiquer les voies de nouveaux chantiers, pour
certains à peine ébauchés.
Dans sa typologie bien connue du pouvoir politique, Max Weber
(1959) distingue, on le sait, trois catégories de domination légitime,
c’est-à-dire reconnue et acceptée : une domination qu’il appelle «légale»,
ou de caractère «rationnel», fondée sur la croyance en la validité et la
légalité des réglements établis rationnellement et en la légitimité des
chefs désignés conformément à la loi; une domination «traditionnelle»,
basée sur la croyance en la sainteté des traditions en vigueur et en la
légitimité de ceux qui sont appelés au pouvoir en vertu de la coutume;
la troisième, la domination «charismatique», repose sur la soumission
à un individu qui en impose par sa sainteté, son héroïsme, ou son
exemplarité. Il s’agit évidemment de situations rarement observées
à l’état «pur» ou isolé, «d’idéaux-types» dirait Weber. La notion de
«rationalité» ne va d’ailleurs pas sans poser quelques problèmes quand
on prétend, comme dans l’usage weberien, en faire l’apanage plus ou
moins exclusif d’une tradition culturelle particulière («l’Occident»), et
aucun système politique n’échappe, cela va sans dire, à quelque forme
de recours à la tradition. Le charisme lui-même, je l’ai rappelé dans
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 279

les développements qui précèdent, est tantôt situé par Weber du côté
de l’invidividu, tantôt rattaché à des pratiques institutionnelles et à des
groupes. Malgré ces réserves, que l’on peut bien entendu développer,
les pôles contrastés de pouvoir indiqués par l’auteur de L’Ethique
protestante fournissent un point de départ utile pour la réflexion.
Il ne semble pas que les tenants actuels du pouvoir en Mauritanie
tirent, pour l’essentiel, leur légitimité de leur charisme, de leur sainteté
ou d’un héritage issu de la tradition. C’est plutôt du côté de la domination
légale, de «l’Etat de droit», comme aime à dire la presse officielle,
qu’ils cherchent à asseoir les fondements de légitimité de leur autorité.
Leurs adversaires, quant à eux, mettent l’accent sur la personnalisation
excessive de ce pouvoir et se plaisent à souligner les conditions
légalement incertaines de l’ascension et du maintien en fonction de son
principal animateur : coup d’Etat de 1984, élections jugées truquées
quand elles ne sont pas boycottées par les partis d’opposition, etc… Il
suffit d’ajouter au caractère autocratique du système politique quelques
accès massifs de brutalité du genre des massacres raciaux de 1989-90
pour se retrouver dans une configuration voisine de ce que Wittfogel
appelait naguère le «despotisme oriental». Le sinologue germano-
américain, pensant surtout à ce qu’il considérait comme la résurgence
stalinienne de ce phénomène, qualifiait ainsi l’exercice de l’autorité
politique dans les «sociétés hydrauliques» (Egypte pharaonique, Chine
ancienne, Empire Perse…), ou «agro-directoriales», fonctionnant sur la
base d’immenses travaux agricoles au profit du despote et de ses séides,
et dans lesquels Hegel avant lui associait déjà la liberté absolue pour un
seul à la servitude pour tous.
Il y a, bien entendu, des différences considérables entre
les vénérables et cruels despotismes orientaux, autocentrés et
autoproducteurs de leurs valeurs, et «le despotisme méridional»
mauritanien, issu de la greffe toujours ouverte d’un système
bureaucratique inspiré des institutions françaises sur des structures
tribales qui semblent avoir conservé toute leur vigueur. Je voudrais
tout de même esquisser quelques rapprochements qui me paraissent de
nature éclairer certains aspects du (dys)fonctionnement de l’appareil
politico-administratif mauritanien actuel.
280 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Il était une fois dans le sud


Comme l’avait noté Hume, la question fondamentale pour
tout régime politique, qu’il soit despotique ou non, est celle de
l’assentiment, de la «soumission implicite» dont il bénéficie de la part
des gouvernés, et dont les gouvernements, même les plus autoritaires,
ne peuvent se passer(1).
Dans le «despotisme oriental» tel que l’évoque Wittfogel, la
légitimité et donc la soumission implicite des gouvernés dont elle
s’accompagne, proviennent, de façon massivement prévalente, de la
conformité à la tradition. Le despote concentre entre ses mains tous les
pouvoirs, les nombreux symboles magiques et mythiques qui expriment
des qualités réputées terrifiantes ou bénéfiques de l’appareil d’Etat qu’il
personnifie, souvent de manière divine ou quasi-divine. S’il lui arrive,
pour des raisons d’âge ou de faiblesse, d’avoir un quelconque mentor
(régent, vizir, chancelier, «premier ministre»…), celui-ci ne dispose
que d’une autorité passagère et n’est jamais revêtu des symboles et
des attributs de la toute puissance. L’importance décisive des individus
susceptibles d’influencer le despote (épouses, concubines, membres
de la famille, courtisans, favoris, serviteurs, bouffons…) n’est que le
reflet du pouvoir sans limite de ses caprices qui s’exprime entre autres
dans le poids énorme de la prédation financière qu’il organise et qu’il
couvre, ainsi que dans les ascensions et les chutes fulgurantes dans les
rangs des élus et des disgrâciés. S’il recourt, pour faire fonctionner les
rouages de son appareil policier et fiscal, à d’innombrables subalternes,
ces derniers ne sont guère organisés en une véritable bureaucratie. Les
représentants locaux ou sectoriels du pouvoir jouissant parfois, comme
les satrapes de l’empire Achéménide, d’une large autonomie, n’en usent

(1) «Rien n’est plus surprenant pour ceux qui considèrent les affaires humaines avec un
œil philosophique que de voir la facilité avec laquelle les plus nombreux (the many)
sont gouvernés par les moins nombreux (the few) et d’observer la soumission implicite
avec laquelle les hommes révoquent leurs propres sentiments et passions en faveur de
leurs dirigeants. Quand nous nous demandons par quels moyens cette chose étonnante
est réalisée, nous trouvons que, comme la force est toujours du côté des gouvernés, les
gouvernants n’ont rien pour les soutenir que l’opinion. C’est donc sur l’opinion seule que le
gouvernement est fondé et cette maxime s’étend aux gouvernements les plus despotiques et
les plus militaires aussi bien qu’aux plus libres et aux plus populaires», David Hume, «On
the Principles of Government», cité par Bourdieu, 1994 : 128).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 281

que pour reproduire à l’échelon local ou sectoriel la conduite de leur


maître. Dans cet Etat plus fort que la société, aucune manifestation
d’autonomie politique n’est tolérée. Les masses «orientales» sont
d’ailleurs réputées pour leur légendaire aptitude à la soumission…
Tout autre est le cheminement qui a conduit à la génération
des catégories incorporées de l’assentiment et de la reconnaissance
du pouvoir politique dans les principaux Etats-nations qui vivent
aujourd’hui sous un régime «légal-rationnel» (Europe occidentale,
Etats-Unis, etc…). On observe historiquement dans ce cas, relève
Bourdieu (1994 : 101 et sq.) une concentration progressive de diverses
formes de capital qui ont assuré, au bout du compte, la stabilisation
de l’autorité gouvernementale de telle manière qu’elle apparaisse
à la fois indépendante des volontés particulières et instrument à leur
service en tant que «chose publique» [res publica], par le biais des
structures politico-bureaucratiques de l’Etat. On peut noter à cet égard
l’importance de l’unification du marché économique national, le rôle
de l’impôt d’Etat (mêmes charges, mêmes devoirs…) dans la génèse
de la conscience nationale, du nationalisme. Mais c’est surtout à la
concentration de capital symbolique et ‘informationnel’ que les Etats
européens naissants doivent l’incorporation progressives des valeurs
fondatrices de la Weltanschauung étatique. Ici, l’Etat a procédé, explique
Bourdieu, à une unification «théorique» de l’espace qu’il gouverne
au moyen de vastes opérations de «totalisation» (recensements…),
«d’objectivation» (cartographie…) et de «codification» (unification du
marché culturel : codes juridiques et linguistiques, homogénéisation
des formes de communications bureaucratiques à l’aide de divers
moyens comme les formulaires standardisés…). L’ensemble de cette
culture étatique est porté et reproduit au moyen d’un système éducatif
qui a fini, au fil des générations, par toucher la totalité de la population.
Les enseignements de l’histoire et de la littérature en particulier ont
contribué à jeter les bases d’une «véritable religion civique» où l’on
trouve à la fois les ingrédients essentiels d’une (bonne) image collective
de soi et les preuves de progrès sensibles, hors périodes de crise, sur
la voie de la démocratisation de la gestion des affaires publiques. Le
gouvernement «légal-rationnel» revendique comme valeurs fondatrices,
282 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

les idées de liberté et d’égalité des citoyens. Même si ces idéaux ne


trouvent que partiellement le chemin de leur concrétisation et selon
des cheminements historiques variés, les administrés de ce type de
gouvernement, bénéficiant de nos jours, dans leur immense majorité,
d’un seuil de confort matériel acceptable, adhèrent à ces valeurs et
à celles de l’existence de «services publics», qui servent de levier à
leurs revendications, de présupposés nécessaires à leurs engagements
collectifs et à l’intérêt qu’ils portent à la bonne marche des affaires de
leur corporation et de l’Etat-nation. De vastes bureaucraties spécialisées
et hiérarchisées, servies par un corps de fonctionnaires recrutés selon des
normes de compétence codifiées et normalisées veillent, en principe, à
l’abri de toute interférence directe de l’autorité politique dans leurs tâches
techniques (ce qui n’exclut évidemment pas des entorses de diverses
ampleurs…), au fonctionnement des services de l’administration. Je ne
mets bien évidemment l’accent, dans ce tableau quelque peu idyllique,
que sur les traits dominants actuels de ces sytèmes, laissant à la fois de
côté leur passé, et les nombreux éléments de divergence qui varient en
nature et en importance selon les pays.
Le système politique mauritanien actuel, bien qu’il ne soit pas
directement l’héritier d’un despotisme national de quelque envergure,
se situe tout de même, au moins par les configurations mentales qui
paraissent commander son discours et son action, dans la double filiation
que représente à la fois une mentalité ambiante de type «despotisme
oriental» et une postulation bureaucratique d’origine «légale-
rationnelle». De cette dernière composante, il n’y a pas grand chose à
dire sinon à évoquer les éléments de pathologie de la bureaucratie dans
un contexte «méridional» qui lui est particulièrement défavorable. J’y
reviendrai brièvement plus loin. Je voudrais, pour l’instant, m’arrêter
sur la dimension «orientale», ou plutôt «méridionale», du dispositif qui
nous intéresse.
Dans ses frontières actuelles, le territoire mauritanien constitue
pour l’essentiel un héritage de la colonisation française (1902-1960).
Antérieurement à l’administration coloniale, il a appartenu, partiellement
ou en totalité, à la mouvance de systèmes politico-territoriaux plus ou
moins éphémères et au «profil oriental» plus ou moins accusé. Voyez les
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 283

châtiments imposés par le prédicateur des Almoravides (XIe siècle), Ibn


Yāsīn, à ceux de ses administrés qui se rendaient coupables d’un retard
à la prière collective ou, plus tard, les marques de soumission des sujets
du royaume du Mali (Wälātä en constituait une marche septentrionale
lorsque le voyageur tangérois, Ibn Battūta, la visita en Avril 1352),
contraints par «l’étiquette» à se jeter à terre en présence du souverain et
à se couvrir la tête de sable…
Les formations proto-étatiques (émirats maures, «Etat» des
tooroƃe du Fouta, principauté du Waalo…) qui ont contrôlé, dans une
demi-anarchie, des espaces significatifs de la future Mauritanie tout au
long des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, ne disposaient pas d’appareils
individualisés (armée, police, justice, administration…) de nature à
constituer un quelconque contrepoids aux initiatives chaotiques des
dirigeants du moment. La «fiscalité» qui assurait une part de leurs
revenus tenait souvent davantage du racket que de la collecte méthodique
d’un impôt aux contours bien précis …
Mais ce n’est pas au fond du côté de l’héritage étatique pré-
coloniale, qui se réduit finalement à peu de chose, qu’il faut chercher
l’enracinement «oriental» des pratiques politiques mauritaniennes
actuelles. Le despotisme ici tiendrait davantage, me semble-t-il, à une
demande émanant de la «société civile» elle-même (ce qui n’exclut pas
des formes de compétitions internes et des résistances) qu’au legs de
je ne sais quelle dynastie pharaonique dont on chercherait en vain les
traces. Cette demande despotique reposerait avant tout sur la prégnance
et la permanence de représentations essentiellement inégalitaires et
hiérarchiques de l’ordre social, associées, bien entendu, à la permanence
des inégalités sociales et économiques qu’elles pérennisent et justifient.
Elle exprime également le poids de toutes les valeurs holistiques et pré-
bureaucratiques auxquelles la «tradition», ancienne ou moins ancienne,
tend à s’identifier.
Les différentes communautés ethno-linguistiques dont se compose
la société mauritanienne étaient, en effet — et dans une large mesure,
demeurent— organisées en une hiérarchie emboîtée de groupes de
statut qui porte l’empreinte d’une spécialisation professionnelle plus
ou moins héréditaire et d’une nette séparation, au plan des échanges
284 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

matrimoniaux, entre les différents «ordres». On sait aussi que ces sociétés
comptaient une proportion importante d’esclaves et d’anciens esclaves.
Même si les transformations engagées depuis la période coloniale, et
récemment accélérées par l’exode rural massif et la sédentarisation, ont
apporté des changements parfois significatifs, les hommes mauritaniens
ne naissent pas encore «libres et égaux». Les luttes de classement, qui
tout à la fois les opposent et les unissent, n’engagent, pour l’essentiel,
que les catégories de pensée, la taxinomie inégalitaire, fournies
par la nomenclature traditionnelle des groupes de statut, élargie aux
appartenances «tribales» et «ethniques». L’aspiration à l’égalité, née
des influences urbaines et scolaires modernes, qui s’est exprimée
(Mouvement de la Jeunesse des années cinquante, Nahḍa, Kādiḥīn
des années soixante-dix…) ou qui s’exprime parfois aujourd’hui (les
divers mouvements s’exprimant au nom des ḥrāṭīn…) n’a mobilisé
et ne mobilise à ce jour que des minorités démographiquement et
idéologiquement marginales.
Il me semble que l’absence d’une réelle aspiration à la liberté
individuelle, voire l’aspiration à une absence réelle de ce genre de
liberté, qui fournit le terreau de l’entreprise despotique ici évoquée,
peut s’appuyer — et s’appuie — également sur des considérations
religieuses. L’islam «traditionnel» maure, devenu doctrine officielle
de l’Etat mauritanien, est un système de pensée total qui aspire à
régenter dans ses plus infimes détails la vie du croyant. S’il fait une
place (limitée…) au libre arbitre, à une autonomie de la volonté de
«la créature» sans laquelle il ne peut y avoir de responsabilité légale
ou pénale, il ne prévoit nullement de liberté civile dans sa conception
de l’autorité publique. En tout cas rien de comparable aux libertés de
culte, d’opinion, d’association, à la notion d’équivalence (de droit)
entre individus, hommes ou femmes, porteurs d’opinions religieuses,
philosophiques ou politiques différentes telles qu’elles existent dans
les systèmes «légaux-rationnels» (actuels) à la Weber. La conjonction
tradition-religion, caractéristique de nombreuses sociétés peu
différenciées, que l’on observe ici, est très peu porteuse, on s’en doute,
de diversité d’opinion. Elle constitue, par contre, un excellent terrain
de manœuvre pour toute entreprise autocratique qui met en avant les
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 285

«bonnes valeurs». Le despotisme méridional lui doit l’océan d’apathie


et les quelques accès «d’enthousiasme populaire» qui marquent sa
relation aux masses. Elle fournit le lieu où l’apparence de légitimité
bureaucratique verticalisée se (dé)noue avec le pouvoir plus ou moins
occulte des «cousins».
Pour une poignée de cousins.
Je ne voudrais pas laisser croire que toute la composante
autocratique du despotisme méridional lui vient en droite ligne et
exclusivement d’un héritage traditionnel extérieur aux évolutions qui
ont donné naissance à ce que l’on appelle aujourd’hui les «droits de
l’homme», ni qu’il procède pour l’essentiel du libre arbitre du seul
despote. Tel que je l’entrevois, le despotisme méridional est le résultat
d’une superposition historiquement contingente d’une bureaucratie
paralysée et d’une organisation traditionnelle (mal) décomposée. Cette
«mauvaise» conjonction produit à la fois de la verticalisation et de la
décomposition, de l’autocratie d’apparence bureaucratique et une ruine
progressive de la bureaucratie, l’enlisement des institutions importées
dans le moule de solidarités locales dévoyées. L’arbitraire du despote
méridional s’incrit dans cette double perte d’identité dont il n’est qu’un
opérateur plus ou moins éphémère. Plus la composante bureaucratique
de son système de domination s’anémie, plus la tentation de recourir
à la «tradition» tend à s’imposer. Une manière radicale d’opérer ce
«retour aux sources» peut consister tout bonnement à créer sa propre
dynastie. «L’empereur» Bokassa en a ouvert la voie. On peut se
contenter, comme l’ont fait Tombalbaye et Mobutu, par exemple, de
prôner une «authenticité» incluant éventuellement des rites forestiers
d’initiation pour les responsables de l’administration portés à privilégier
la composante «légale-rationnelle» de leur fonction au détriment du
«principe du chef» (Führer Prinzip)…
En Mauritanie, c’est surtout l’organisation tribale qui fournit
— sans le dire — le recours pratique contre (et pour) l’érosion de la
légitimité bureaucratique. Les services réciproques qu’ils se rendent
et les dommages mutuels qu’ils s’infligent donnent sa coloration
particulière au despotisme méridional version mauritanienne. Tout le
jeu de l’appareil despotique semble consister à transformer en sous-
286 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

main un capital de légitimité bureaucratique d’une valeur de plus en


plus incertaine en une légitimité souterraine articulée autour de la
«tribu». L’appareil despotique assume, dans cette métamorphose,
un rôle de «passeur» et de cambiste qui détermine, au fil de la
détérioration conjointe mais inégale des termes de l’échange, le taux
de change entre valeurs tribales et valeurs bureaucratiques. A l’image
des progrès de «l’enterrement» de l’économie de plus en plus réduite
à son «secteur informel» sur fond d’une corruption «normalisée», le
despotisme méridional tend à «déformaliser» l’appareil bureaucratique,
progressivement transformé en réseau immergé de clients et de courtisans
personnellement redevables de leurs positions à des «patrons» tribaux
détenteurs de petites ou grandes satrapies, magnanimement distribuées
par le chef suprême du moment.
Dans cette loterie babylonienne à la Borges, la mauvaise monnaie
a tendance à chasser la bonne. On observe les effets pervers d’une
loi de saturation qui veut que les moins qualifiés des employés de
l’administration deviennent à la fois les plus nombreux et les plus
«indévissables» parce que les plus directement recrutés sur des critères
d’allégeance tribale et clientélaire. Les rotations périodiques qui
affectent les rangs supérieurs de l’administration (ministres, directeurs,
gouverneurs, etc.) paraissent surtout ordonnés autour de la nécessité de
fragiliser toute position autre que celle du chef suprême du moment.
Elles s’accompagnent, en règle générale, de l’arrivée d’une nouvelle
couche d’employés-clients (dans les limites tolérées par les politiques
«d’ajustement structurel»…) qui vient se superposer aux strates
antérieures héritées des satrapes précédents. Tout ce monde s’entend
pour lire les choses dans les termes qu’il faut, ceux avant tout des
solidarités tribales, et les bureaucrates les plus «weberiens» ne peuvent
échapper à une (re)tribalisation de leur fonction qui représente la seule
vraie garantie de pérennisation de leur position.
Je schématise, bien sûr. Car une multitude de facteurs plus
ou moins secondaires intervient dans les procédures de sélection
des bureaucrates de quelque importance. Par exemple, pour rester
dans le seul champ des critères bureaucratiques, la langue, le pays,
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 287

l’établissement de formation(1). Mais ces éléments d’hétérogénéité


qui affectent la constitution de la bureaucratie en un dispositif unifié
et autonome, appliquant des règles uniformes, laissent la voie ouverte
au Grand (d)évaluateur pour gérer, selon son bon vouloir, les taux de
change bureaucratiques, bonifiant ou minorant par ses nominations
le crédit boursier du français, de l’arabe, du russe… dans tel ou tel
secteur administratif, affectant une cote boursière miraculeuse à tel
établissement de formation à la réputation douteuse, etc.
J’ajouterai, pour conclure sur ce point, que l’interférence massive
des solidarités d’origine tribale et clientélaire dans le champ de
l’appareil bureaucratique est, bien entendu, largement conditionnée par
l’environnement global et son évolution : crise climatique et alimentaire
qui dure depuis la fin des années 60, sédentarisation et exode rural
massifs, écarts considérables entre demande et offre d’emplois et de
services sociaux (santé, éducation…), formidable érosion des revenus
des employés d’une administration qui se clochardise, etc.. Il est facile
de comprendre que dans un tel contexte où pratiquement plus aucune
démarche administrative régulière ne peut aboutir, les ruraux chassés
de leur milieu fassent recours au seul réseau d’entr’aide et de solidarité
qu’ils connaissent, celui avant tout de la parenté et de la pseudo-parenté.
Structure qui fournit un état civil, un nom, un marché matrimonial (plus
ou moins) protégé, une «histoire», une forme rudimentaire d’assurance
tous risques et souvent un terroir, la tribu s’offre comme un refuge
contre l’anomie, une bouée de sauvetage dans le naufrage que la société
mauritanienne a connu depuis le début des années soixante-dix. Mais
la tribu produit et reproduit de la hiérarchie et de la différence entre

(1) Jusqu’au début des années 1980, les candidats mauritaniens à des formations dans
l’enseignement supérieur devaient se rendre à l’étranger (France, URSS, Maghreb,
Moyen-Orient, Dakar, etc.). La création d’un enseignement universitaire mauritanien, à
partir de cette date, a entraîné une très rapide inflation de «diplômés», formés dans un
moule et avec des moyens qui diffèrent assez peu de ceux d’un système traditionnel qui
aurait perdu l’habitus «de caste» qui lui donnait les fondements de son autorité et de sa
légtimité. Le chômage quasi-assuré auquel il conduit, son caractère «national» (opposé aux
«diplômes étrangers», souvent du reste plus ou moins fiables…), l’environnement para-
traditionnel dans lequel il s’inscrit et le scepticisme des diplômés eux-mêmes (et de leurs
employeurs …) sur la valeur «bureaucratique» de leurs diplômes, en font une masse de
manœuvre remarquablement adapté aux besoins de recrutement caractéristique de la loterie
babylonienne que j’évoque.
288 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

«guerriers» et «marabouts», «nobles» et assujettis, «vrais» et «faux»


cousins, ṣamīm et ‘aṣab. Elle ne promet aucune égalité, elle ne veut
d’aucune liberté qui ne soit conformité à la tradition et à la religion.
Et si elle ne demande qu’à éclater en mille morceaux tribaux, en mille
clones indépendants de la structure-mère, elle n’offre, à travers ses
caciques et ses «patrons» soumis à l’hégémonie capricieuse d’une
bureaucratie squelettique et verticalisée, qu’une demande despotique
en parfaite harmonie avec le comportement et l’idéologie autoritaires
des principaux bénéficiaires de ce système.
Je n’ai pas évoqué, dans les lignes qui précèdent, la dépendance
économique qui constitue une des caractéristiques majeures du
despotisme méridional, celle qui en fait, à bien des égards, un pur
système de courtiers en aides de tous genres, d’intermédiaires. Voyez
de quoi sont faites en général les manchettes de l’officieux Horizons :
de dons. La bureaucratie ici, comme dans d’autres pays de l’Afrique
subsaharienne, peut n’avoir plus pour rôle majeur que de dépersonnaliser
la quête mendiante de ressources qui lui font désespérement défaut.
Le despotisme méridional ne gère que rarement d’immenses travaux
agricoles, il administre surtout une dette tentaculaire. De ce point de
vue, il est un don du FMI, au sens où Hérodote disait de l’Egypte qu’elle
est un don du Nil… On devine aisément que de longs développements
seraient nécessaires pour rendre compte des formes et des conséquences
de la dépendance dont il vient, à l’instant, d’être question, pour mettre
à jour les réseaux d’intérêts locaux et internationaux qu’elle mobilise,
les mécanismes de circulation fiduciaire et en hommes, qui montrent
que le despotisme méridional ne peut produire une accumulation
productive (nationale) de richesse, mais qu’il tend seulement à générer
de l’allégeance.
J’ai voulu me limiter ici à l’évocation succincte des ressources de
légitimation que le despotisme méridional met en œuvre. Au-delà des
variations de forme, des infléchissements que peuvent momentanément
lui imposer ses principaux partenaires et «bienfaiteurs» extérieurs
pour faire prévaloir la dimension «légale-rationnelle» qu’il leur doit
en partie, comme il leur doit une part non négligeable des moyens de
son autocratie, j’ai voulu suggérer qu’il peut surtout se sentir justifié de
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 289

répondre à une demande despotique authentiquement locale articulée


autour de l’organisation tribale et de la «tradition».
Quelle place occupe l’invention de «l’identité nationale» dans
ce processus ? Comment se (ré)élabore la «tradition» investie dans le
processus d’hybridation générateur du type d’Etat qui est celui de la
Mauritanie ? Quel rôle les appareils de formation anciens et nouveaux
jouent-ils dans la reproduction de ce système ? Comment opèrent
les transferts d’autorité, les cessions de pouvoirs, les résistances qui
conduisent de la tribu vers l’Etat et de l’Etat vers la tribu dans le
contexte mauritanien actuel ? Quel rôle l’évolution des adhésions et des
pratiques religieuses tient-elle dans le cheminement de ces processus ?
Un «espace public» peut-il émerger entre le «patrimoine» du despote
et les espaces privés des individus et des communautés locales ? Dans
quelles conditions et sous quelles formes quelque chose comme «un
sujet» aspirant à un jugement autonome peut-il émerger dans cette
société «holiste» ? Autant de questions demeurées ouvertes et dont
l’amorce d’élucidation nécessitait une longue attention préalable à
«l’état traditionnel» des lieux …
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 291

Bibliographie

Je donne ici les références principales du présent texte. Pour des


indications plus complètes, notamment les sources manuscrites arabes,
on pourra se reporter à ma thèse et à mes divers travaux mentionnés
ci-dessous.

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Abdel Wedoud OULD CHEIKH 301

les Annexes
302 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 303

Annexe I

Awdaghost(1)
Le nom « Awdaghost » commence à être mentionné dans les
sources arabes relatives à l’Afrique de l’ouest, à partir des dernières
années du IXe s., pour désigner une agglomération située dans les
confins sahélo-sahariens, aux limites du monde nomade berbérophone
et du Bilād al-Sūdān . Il apparaît sous différentes formes, à la réalisation
du reste incertaine, étant donnée la labilité des signes diacritiques
( s / š ne se distinguant que par les trois points au-dessus du graphème
arabe) et l’absence de vocalisation, On trouve ainsi « Ġast » chez al-
Ya‘qūbī (m. 278/891), « Awdaġust » et « Awdaġušt » chez Ibn Ḥawqal,
qui pourrait avoir séjourné sur place en 951-52 ; al-Muhallabī (m.
380/990), repris par Yāqūt et Abū-l-Fidā, donne quelque chose qui peut
être rendu par « Awdaġust » ; al-Bakrī, écrivant en 1068, le transcrit
pareillement ; sous la plume d’al-Idrīsī (m. 560/1166), le terme apparaît
sous la double forme « Awdaġust » et « Awdaġušt ». Les fouilles
archéologiques menées par l’équipe de J. Devisse, D. et S. Robert, à
partir de 1960, tendent à identifier l’ancienne cité des chroniqueurs
arabes au site archéologique de Tegdaoust (Tägdāwǝst) dans la région
mauritanienne de l’Assaba.
A propos du couple Awdaghost/Tegdaoust, Lionel Galand (in
Tegdaoust I, pp. 29-30) se borne prudemment à suggérer une possible
origine berbère. Les travaux récents de C. Taine-Cheikh sur le zénaga
(2000 ; 2002) ont montré que le parler berbère de Mauritanie, aujourd’hui
disparu de l’aire d’Awdaghost/Tegdaoust où il est vraisemblablement
resté en usage durant des siècles avant d’être supplanté par l’arabe
ḥassāniyyä, présente un certain nombre de spécificités qui pourraient
expliquer, au moins partiellement, les différences observées entre ces
deux toponymes. Pour cette linguiste (2000 : 156), Awdaghost pourrait
être une forme (très) contractée de ägḏâ « les gens » + agh-o’gus-t «le

(1) Paru (en anglais) dans The Encylopedia of Islam (Third ed.), Leiden, Brill, 2006
304 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

petit sud », donc de « gens du petit sud ». M. W. Ḥāmidun avait déjà


proposé une interprétation voisine (in Tegdaoust III : 535) L’intérêt
de cette étymologie serait notamment d’expliquer la présence, dans
Awdaghost, d’un t final, régulier dans les diminutifs masculins. Elle
permet également de comprendre comment on serait passé à la forme
Tägdāwǝst en t … t. Une fois l’étymologie oubliée, ce composé a pu, en
effet, être réinterprété comme une forme féminine simple, un préfixe t,
marque normale, avec le t final, du genre féminin, lui ayant été ajouté.
Quoi qu’il en soit, les indications les plus significatives que
l’on trouve dans les textes des chroniqueurs arabes relativement
à Awdaghost, (pour une recension exhaustive de ces sources voir
Tegdaoust I ; Cuoq, 1975 ; Levtzion and Hopkins, 1983) nous sont
fournies par Ibn Ḥawqal, al- Bakrī et al- Idrīsī. Tous les trois présentent
l’agglomération comme un centre commercial — florissant pour les
deux premiers, nettement en déclin pour le dernier — où l’essentiel
des échanges s’articule autour du sel saharien et de l’or soudanais.
Dans sa phase de prospérité, la ville connaît une activité agricole
significative, associée notamment à la présence d’une abondante main
d’œuvre servile. La position géographique d’Awdaghost est estimée
par rapport à ses partenaires des échanges trans-sahariens : elle serait
située à une distance comprise entre quarante jours et deux mois de
Sijilmāsa ; un parcours de 10 à 15 jours de caravane la séparerait de
Ġānā ; la saline d’Āwlīl en aurait été distante d’un mois, d’après Ibn
Ḥawqal repris par al-Idrīsī, al- Bakrī ne donnant pas d’évaluation de
cet itinéraire, et laissant du reste entendre qu’une autre saline, celle
de « Tatintāl » (Täġāza ? ǝj-Jǝll, en Mauritanie ?) aurait, au tournant
du XIe s, commencé à supplanter Āwlīl dans le trafic avec Awdaghost,
et — nouveauté décisive — inauguré les échanges directs avec Ġānā.
Pour J. Devisse (in Tegdaoust I : 116-117), « la perte du monopole
du trafic du sel (en direction de Ġānā) a joué un rôle déterminant »
dans l’histoire d’Awdaghost et dans le début de son déclin, sur fond
de rivalités commerciales et religieuses (mālikisme vs. ibāḍisme et
ši‘isme) entre Berbères de l’ouest (Ṣanhāja) et du centre (Zénètes) du
Sahara, articulées à des compétitions plus vastes opposant Omeyyades
d’Espagne et Fāṭimides tuniso-egyptiens. Et c’est sans doute, suggère
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 305

Devisse, à la lumière de ces rivalités, probablement aiguisées par une


conjoncture climatique difficile (McDougall, 1985) qu’il faut lire le sac
de la ville par les Almoravides en 446/1054-55, rapporté par al- Bakrī
(1965 : 168 du texte arabe). Cet événement pourrait avoir marqué un
tournant dans l’histoire d’Awdaghost. La principauté florissante des
IXe-Xe et début XIe s. évoquée par les chroniqueurs, et dont le souverain
Ṣanhājī — Tinbarutān/Tinyarutān (le b et le y donnés par Ibn Ḥawqal
et al- Bakrī ne diffèrent que par un point souscrit) — aurait imposé
son autorité à «plus de vingt rois du Sūdān » (al- Bakrī: 159 du texte
arabe) ne se serait plus relevée de ce raid. Dépossédée de sa fonction
de relais incontournable du commerce du sel avec un royaume de Ġānā
lui-même affaibli, Awdaghost, pourtant encore mentionnée comme
principauté indépendante par al-‘Umarī au XIVe s. (in Tegdaoust I : 27)
disparaîtra quasiment, au-delà de cette date, des sources écrites dont
nous disposons. Il fallut attendre le XXe siècle, et plus précisément
les campagnes de fouilles de l’équipe Devisse/Robert, entamées en
1960, pour que « la question d’Awdaghost » (Devisse, in Tegdaoust I :
109-154) commence à nouveau à intéresser les historiens. Les travaux
menés par, et autour de, cette équipe ont identifié avec quasi-certitude
l’ancien relais caravanier aux ruines du site mauritanien de Tegdaoust
(17°25’ de latitude nord / 10°25’ de longitude ouest). Les apports de
la linguistique, de la géographie (notamment pour l’appréciation de
l’itinéraire caravanier donné par al- Bakrī), de l’anthropo-histoire (cf
la note d’el-Chennafi sur les Tägdāwǝst, probables anciens habitants du
site, aujourd’hui pour l’essentiel regroupés dans la région de Nara, dans
le nord malien, in Tegdaoust I pp. 97-107) et de l’archéologie tendent à
corroborer l’identification Awdaghost/Tegdaoust. Sur les sept niveaux
d’occupation répertoriés par les archéologues de l’équipe, les strates 3
et 4 notamment (Xe – XIIe s.), qui font apparaître, avec leur architecture
soignée et leurs céramiques précieuses, un développement urbain
remarquable, coïncident tout à fait, chronologiquement, avec la période
d’épanouissement politique et économique de la cité évoquée par les
anciens chroniqueurs. Arrêtées depuis 1985, les fouilles de Tegdaoust,
si elles devaient reprendre un jour, n’ont peut-être pas fini d’alimenter
« la question d’Awdaghost ».
306 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Bibilographie : al-Bakrī, . Kitāb al-masālik wa-l-mamālik, édité


par Mac Guckin de Slane, Paris, 1857-58 ; J. Cuoq, Recueil des sources
arabes concernant l’Afrique Occidentale du VIIIe au XVIe siècle
(Bilād al-Sūdān), Paris, 1975 ; Ibn Ḥawqal, Kitāb Ṣūrat al-arḍ fi-ṛ-ṭūl
wa-l-‘arḍ , Configuration de la terre, trad J. H. Kramers et G. Wiet,
Paris, 1965 ; J. Devisse et S. Robert (dir.), Tegdaoust III. Recherches
sur Aoudaghost. Campagnes 1960-1965. Enquêtes générales, Paris,
1983 ; D. et S. Robert, J. Devisse (dir.), Tegdaoust I, Recherches sur
Aoudaghost, Paris, 1970 ; al-Idrīsī, al-Qārra al-Ifrīqiyya wa Jazīrat al-
Andalus, min Nuzhat al-muštāq, Alger, 1983 ; N. Levtzion and J. F.
P. Hopkins, Corpus of Early Arabic Sources for West African History,
Cambridge, 1981 ; A. E. McDougall, « The view from Awdaghust :
war, trade and social change in the southwestern Sahara, from the
eighth to the fifteenth century », JAH, 26 (1985), pp. 1-31 ; C. Taine-
Cheikh (2000), « L’onomastique comme enjeu. Réflexions du point de
vue linguistique, sociolinguistique et historique », Actes du Colloque
international sur « Le Patrimoine Culturel Mauritanien », Nouakchott,
Projet Sauvegarde et Valorisation du Patrimoine Culturel Mauritanien,
pp. 154-160 ; - (2002), « De la morphologie du diminutif en zénaga
(berbère de Mauritanie), in K. Naït-Zerrad (éd.), Articles de linguistique
berbère. Mémorial Werner Vycichl, Paris, pp. 427-454.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 307

Annexe II

Les Almoravides et l’ašˁarisme


Autour de l’œuvre d’al-Murādī al-Ḥaḍramī (1)
Dans un entretien accordé en janvier 2005 à Bertrand Hirsch du
Centre de Recherche Africaines de l’Université Paris I, et publié sous
le titre «Un historien entre trois mondes», P. F. de Moraes Farias donne
quelques indications sur l’itinéraire, à première vue assez improbable,
qui conduisit le jeune médecin de Bahia, à produire l’un des travaux
les plus originaux écrits sur l’histoire du mouvement almoravide dans
sa phase saharienne à partir de l’Université d’Accra. Au lieu de se
lancer, comme on pourrait s’y attendre, dans la quête des racines yoruba
de la culture afro-brésilienne dont il avait commencé à se préoccuper,
le jeune disciple de Thomas Hodgkin choisit de s’orienter vers les
relations entre l’Afrique de l’ouest et la péninsule ibérique au travers des
Almoravides, premiers unificateurs d’un vaste empire (environ : 1050-
1150) qui s’étendait des rives du Sénégal aux confins des Pyrénées.
C’était, explique Farias, dans le but «de saisir un autre mode d’insertion
de l’Afrique dans l’histoire universelle.» à une époque où les rapports
d’hégémonie du continent avec l’Europe étaient assez éloignés, et même,
pourrait-on dire, inverses, de ce qu’ils allaient devenir des siècles plus
tard. A sa façon toute en finesse et en érudition, Farias amorçait déjà avec
ce premier travail sur les Almoravides (1967), la subversion tranquille
des études historiques africaines qui allait montrer toute sa mesure,
une quarantaine d’années plus tard, avec la publication de ses Arabic
Medieval Inscriptions from the Republic of Mali (2003). La contribution
pionnière de Farias sur les débuts sahariens du mouvement almoravide
n’a pas seulement fait définitivement justice du lien que l’on établissait

(1) Contribution (sous presse) à un ouvrage collectif d’hommage à P. F. de Moraes Farias,


présentée lors d’un colloque tenu à Birmingham les 12-14 novembre 2055: «Landscapes,
Sources, and Intellectual Projects in African History»
Bertrand Hirsch, 2005, p. 177
308 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

entre leur nom et un ribāṭ qui n’a probablement jamais existé(1), mais
elle a proposé la première bibliographie exhaustive de ce mouvement
et largement contribué à préciser les profils de ses principaux acteurs.
Parmi ces derniers figure un personnage aux contours incertains, tout
en même temps historique et mythique, al-Murādī al-Ḥaḍramī. Evoqué
dans les traditions sahariennes (mauritaniennes) comme une sainte icône
de la prédication armée de ces vigoureux propagateurs du malikisme au
XIe siècle, al-Murādī est aussi donné dans les rares sources dont nous
disposons comme l’un des ultimes défenseurs du kalām ašˁarite parmi
les lettrés almoravides. Or, les Almoravides semblent avoir entretenu
avec cette école de pensée théologique des relations pour le moins
ambigües, faites à la fois d’allégeance et de suspicion. Quoi que Farias
(1999), dans sa grande générosité, ait voulu laver l’initiateur idéologique
du mouvement — ˁAbd Allāh b. Yāsīn — de l’image de ruralité un peu
fruste que lui attribuent certains chroniqueurs arabes — et notamment
al-Bakrī — le penchant à la simplification attaché à l’école d’al-Ašˁarī
— choisie ou rejetée par les Almoravides — semblerait sinon avéré, du
moins assez notoire. Dans les paragraphes qui suivent je commencerai
par rappeler succinctement les grandes lignes de l’ašˁarisme avant d’en
venir à al-Murādī et à ses tribulations à travers miracles et profession
de foi ašˁarite.

I. L’ašˁarisme
Je regrouperai par commodité sous ce label, comme le faisait
déjà les vieux traités d’hérésiographie(2), un ensemble de penseurs (al-
Ašˁarī lui-même, Ibn Fawrak, al-Bāqillānī, al-Žuwaynī, al-Isfarāˀinī,
al-Ġazālī, etc.) qui, malgré la diversité de leurs opinions sur certains
points, se reconnaissent pour l’essentiel dans l’enseignement d’Abu-l-
Ḥasan al-Ašˁarī (m. 324/935-6).

(1) Les traditions locales établissent un lien entre le nom al-murābiṭīn et une enceinte fortifiée
(ribāṭ) qui les auraient accueillis dans l’île de Tīdrä, sur la côte atlantique mauritanienne.
Une mission archéologique de l’IFAN, à laquelle Farias avait participé, avait établi, en
1966, l’absence de toute trace de fortification sur cette île. Cf. Farias, 1967.
(2) Celui d’al-Ašˁarī lui même - Maqālāt al-islāmiyyīn -, celui d’al-Šahrastānī - al-Milal wa
al-niḥal -, etc.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 309

Dans sa présentation de ce théologien originaire d’al-Baṣra, al-Qāḍī


ˁIyyāḍ (m. 544/1149-50) — que nous ne manquerons pas de recroiser —
affirme qu’al-Ašˁarī était malikite(1), en insistant tout particulièrement
sur son opposition aux muˁtazilites, lui qui passe pourtant pour avoir
été dans leur sillage durant plus de vingt ans(2), avant de quitter ces
‘rationalistes’ de l’islam pour se faire le champion d’une tradition
qui ne dédaigne pas toutefois de recourir à une partie de leur arsenal
argumentatif(3).
ˁIyyāḍ dit ceci d’al-Ašˁarī :
«Il rédigea pour ahl al-sunna des ouvrages et développa des
argumentaires pour asseoir leur position (aqāma al-ḥužaž ˁalā iṯbāt al-
sunna) et défendre ce qu’ont nié les innovateurs impies (mā nafāh ahl al-
bidaˁ) concernant les attributs de Dieu (min ṣifāt Allāh taˁālā), Sa vision
(ruˁyatih), l’éternité de Sa parole (qidam kalāmih), Son omnipotence
(qudratih), et les choses rapportées par la tradition (umūr al-samāˁ)
relativement au Pont (al-ṣirāṭ), à la Balance (al-mīzān), à l’Intercession
(al-šafāˁa), au Bassin (al-ḥawḍ) et à l’épreuve de la tombe (fitnat al-
qabr), choses niées par les muˁtazilites. Il défendit d’autres aspects des
positions des ahl al-sunna wa al-ḥadīṯ. Il développa les preuves claires
de ces positions (aqāma al-ḥužaž al-wāḍiḥa ˁalayhā), issues du Livre
et de la sunna ainsi que de claires preuves rationnelles (wa al-dalāˀil
al- wāḍiḥa al-ˁaqliyya). Il réfuta les arguments confus des innovateurs
blâmables et de leurs suivants parmi les athées et les šiˁites (wa dafaˁa
šubah al-mubtadiˁa wa min baˁdihim min al-mulḥida wa al-rāfiḍa). Il
consacra à ces thèmes de larges écrits qui rendirent grand service à la
umma. Il polémiqua contre les muˁtazilites (nāẓara al-muˁtazila) auprès

(1) Madārik, V, pp. 24-30


(2) Gimaret, p. 22
(3) ˁIyyāḍ rapporte (Madārik, V, 28-9), d’après ˁAbd Allāh al-Azdī, la «vision» qu’al-Ašˁarī
aurait eu du Prophète qui lui aurait conseillé de quitter les muˁtazilites sans abandonner
leur mode de raisonnement pour le mettre au service des ahl al-sunna. Indications reprises
par Montgomery Watt dans l’article ‘Ašˁarī’ de l’EI2, I, 715-716. ˁIyyāḍ (V, 26) évoque
également la dénonciation vigoureuse d’al-Ašˁarī et de son école par Ibn Ḥazm de Cordoue
(m. 456/1064) dans ses al-Naṣāˀiḥ al-munažžiyya min al-faḍāˀiḥ al-muḫziyya, quoi que
Farias (1999) ait suggéré un rapprochement intéressant entre les opinions du théologien
cordouan et celles du prédicateur initial des Almoravides, ˁAbd Allāh b. Yāsīn (m. 451/1059)
310 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

desquels il se rendait de lui-même à cet effet (wa kāna yaqṣiduhum bi-


nafsihi li-l-munāẓara) (V, 24).
ˁIyyāḍ ajoute que ses partisans sunnites, de plus en plus nombreux,
furent appelés d’après son nom ašˁarites, alors qu’ils étaient dénommés
auparavant par leurs adversaires muˁtazilites al-muṯabbita («les
affirmateurs»), car ils affirmaient ce que les muˁtazilites niaient. (V, 25).
Il ne s’agit là en réalité que de quelques aspects de la doctrine
développée par al-Ašˁarī dans ses écrits(1) et explicitée par ses principaux
disciples, tout particulièrement dans Maqālāt al-Šayḫ Abī al-Ḥasan al-
Ašˁarī d’Ibn Fawrak (m. 406/1015-6). Or, à en juger par la puissante
monographie que lui a consacrée Daniel Gimaret (1990), il s’agit d’un
véritable système embrassant et intégrant l’ensemble des grandes
questions ‘physiques’, métaphysiques, morales et politiques débattues
parmi les cercles cultivés musulmans à l’époque d’al-Ašˁarī.
Les interrogations et les constructions relatives à la nature, si
elles procèdent chez al-Ašˁarī d’une vision entièrement créationniste
de l’univers, ne sont pas indemnes de considérations venues, par
l’intermédiaire des muˁtazilites, des vieux débats grecs ‘retravaillés’
dans le contexte de la théologie musulmane. Quelle est la nature de
la ‘matière première’ de l’univers ? A-t-il pour point de départ une
substance unique ou une pluralité de composants ? Quelle place y
tiennent les contraires (rare et dense, plein et vide, être et non être, haut
et bas, avant et arrière…) ? etc.
Pour al-Ašˁarī l’architecture de l’univers, tout entier créé par Dieu,
repose sur une pluralité de «substances» (žawāhir) susceptibles d’être
affectées par des transformations dénommées «accidents» (aˁrāḍ)(2). Les
substances elles mêmes sont des composés de particules irréductibles
que sont les «atomes» (ažzāˀ, sg. žuzˀ). Je n’entrerai pas ici dans les
débats que soulèvent, aux yeux des ašˁarites et de leurs adversaires, les
considérations, tantôt sophistiquées, tantôt assez ‘basiques’, auxquelles
donnent lieu les thèses ašˁarites relatives à la nature des «substances»
(1) En particulier Kitāb al-ibāna (que je n’ai pu consulter) et Maqālāt al-islāmiyyīn
(2) Les notions de ‘substance’, ‘d’accident’, de ‘genre’ (žins), de ‘contraire’ (ḍidd), etc. doivent
sans doute quelque chose à l’architecture de l’univers telle que la concevait déjà Aristote.
Voir Ross, 1971, pp. 89-93
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 311

et des «accidents», à leurs rapports entre eux comme au mouvement


et à l’espace, etc(1). Mon propos se limite à donner un très bref aperçu
d’ensemble de la doctrine professée par al-Ašˁarī et ses disciples en vue
d’éclairer les positions développées plus loin par al-Murādī.
La vision de la constitution du monde proposée par l’ašˁarisme
repose sur une ‘théorie de la connaissance’, une définition du savoir (ˁilm)
et de l’examen ‘rationnel’ (al-naẓar), avec pour siège le cœur (al-qalb)
(al-Bāqillānī, 2000, 14-15). Le processus noétique tel qu’envisagé par
al-Ašˁarī fait cependant une place significative aux organes de sens et à
ce que l’on pourrait appeler les ‘données immédiates de la conscience’,
sans oublier le savoir issu de la transmission. «Toutes les connaissances
(al-ˁulūm kulluhā) sont acquises de trois manières (tudrak min ṯalāṯat
awžuh) : par la sensibilité (al-ḥass), par la transmission (al-ḫabar) et
par l’examen rationnel (al-naẓar)», écrit Ibn Fawrak (2006, 14).
Sur la base de sa ‘physique’ et de sa ‘théorie de la connaissance’,
l’ašˁarisme a développé un certain nombre de prises de position par
lesquelles il se distingue des autres écoles de pensée théologiques de
l’islam (al-Ašˁarī, Maqālāt, I, 290-297; Ibn Fawrak).
Sur la question de la responsabilité humaine et de la ‘capacité’
(qudra) des hommes à engendrer leurs actes, al-Ašˁarī et ses disciples
s’en tiennent à la notion d’une capacité ‘déléguée’ par Allāh, Seul
véritable créateur de leurs actes. C’est la théorie du kasb («acquisition»)
(al-Šahrastānī, 1982, I, 97).
Parmi les sujets débattus par l’ašˁarisme figurent les preuves de
l’existence de Dieu et ses principaux attributs. La principale preuve
de l’existence de Dieu résiderait dans la nécessité d’un créateur,
d’un «adventeur» (muḥdiṯ), pour toutes les substances «adventées»
(muḥdaṯa)(2). Quant aux attributs, dont la définition repose sur un arrière
plan grammatical, ils sont distingués en «caractères essentiels» et «attributs
de l’essence» (Gimaret, 247-289). Au titre des «caractères essentiels» de
Dieu, les ašˁarites retiennent Son éternité (qidam), Son incomparabilité
(1) L’ouvrage de Gimaret (1990) offre là-dessus d’amples développements
(2) Je reprends ici la traduction néologique, mais, me semble-t-il, assez adéquate de Gimaret
(1990, 219)
312 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

(lā yušbihuhu šayˀ), Son unicité (wiḥdāniyya), Son absence de corporéité


(laysa bi-žism) et le fait qu’il est «subsistant par soi» (qāˀim bi-nafsihi).
En ce qui concerne les «attributs de l’essence», ils en dénombrent huit
: puissance (qudra), science (ˁilm), vie (ḥayāt), volonté (irāda), ouïe
(samaˁ), vue (baṣar), parole (kalām) et durée (baqāˀ).
A la différence des muˁtazilites, l’ašˁarisme soutient que Dieu est
visible pour les hommes et que se vision fait partie des récompenses
des croyants dans l’Au-delà, les ‘mécréants’ étant privés de ce
privilège. Tandis que les muˁtazilites penchent pour une interprétation
métaphorique des expressions coraniques «main de Dieu», «visage de
Dieu», sa «session sur Le Trône (al-ˁarš)», etc., les ašˁarites les prennent
au pied de la lettre, s’interdisant toutefois de s’interroger plus avant sur
ce qu’ils signifient précisément pour une entité — Dieu — déclarée
incorporelle.
Autre grand sujet de controverse opposant al-Ašˁarī, à son ancien
maître muˁtazilite, al-Žubbāˀī : il affirme, contre l’avis de ce dernier, pour
lequel le Coran est une création divine, que Le Livre est «parole incréée»
de Dieu (al-Bāqillānī, 2000, 68). Les ašˁarites interprètent également à
la lettre les traits essentiels de l’eschatologie musulmane (le Bassin, la
Balance, le Pont…) et croient en l’intercession (šafāˁa) du Prophète au
jour du Jugement Dernier, contrairement aux disciples d’al-Žubbāˀī.
L’ ašˁarisme professe que le bien et le mal, la nature des récompenses
et des punitions qui leur sont associées, n’ayant guère de fondement
en raison, c’est par le message divin transmis par les prophètes que
ces matières nous sont enseignées. L’authenticité de la mission des
prophètes et leur impeccabilité (ˁisma) sont attestées par des miracles
probatoires (muˁžizāt, sg. muˁžiza). Ils en donnent quelques exemples
pour Muḥammad, dont le premier est «l’inimitabilité» (iˁžāz) du texte
coranique (al-Bāqillānī, 2000, 59-60).
Parmi les conséquences de leur conception de la foi, les ašˁarites
considèrent, à la différence de certains sectateurs du ḫārižisme pour
lesquels le «grand pécheur» (fāsiq) est assimilé aux «mécréants»
(kāfirīn) et par rapport aux muˁtazilites, partisans de lui conférer un
«statut intermédiaire» (al-manzila bayn al-manzilatayn) entre le
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 313

croyant et le mécréant, qu’il s’agit d’un musulman qui sera puni dans
l’Au-delà à la mesure de ses péchés et qui mérite ici-bas que l’on traite
avec lui comme avec un musulman (en matière d’échange matrimonial,
d’héritage, d’abattage rituel, etc.).
S’agissant de ses enseignements en matière de droit, l’ašˁarisme
retient quatre fondements essentiels pour la législation musulmane : Le
Coran, les ḥadīṯ authentifiés, le consensus omnium de la umma (ižmāˁ)
et l’effort personnel d’interprétation (ižtihād) fondé sur le raisonnement
analogique (qiyyās). Il proclame que l’institution d’un dirigeant
(imām) de la ‘nation musulmane’ (umma) est une obligation collective
(farḍ kifāya), dont il définit les règles en continuité avec le mode de
désignation des quatre premiers califes ‘bien guidés’ (al-rāšidūn) et de
la pratique ultérieure du califat, même devenu monarchie.
Telles sont, brossées à très gros trait, les idées essentielles
défendues par al-Ašˁarī et sa descendance spirituelle. Il s’agit d’une
position marquée avant tout par le souci de respecter les éléments
essentiels du dogme tels que les veut la tradition (sunna) majoritaire
de la communauté musulmane. On y perçoit encore toutefois quelques
traces de la volonté de ‘raisonner’ des anciens maîtres muˁtazilites d’al-
Ašˁarī. Et c’est sans doute, au moins en partie, la crainte des effets de
toute intrusion ‘excessive’ de la raison dans les affaires religieuses qui
serait à l’origine des réticences des Almoravides à l’égard de l’appareil
argumentatif de l’ašˁarisme, le ˁilm al-kalām. Au reste, les relations
entre le milieu lettré almoravide et l’héritage ašˁarite semblent avoir été
marquées d’une forte ambivalence.
Le ‘maître’ que la plupart des sources(1) situent au sommet de la
filiation spirituelle des Almoravides, Abū ˁImrān al-Fāsī al-Ġafžumī
al-Zanātī (m. 430/1038-9), passe pour avoir reçu directement les
enseignements d’al-Bāqillānī (m. 403/1012-13)(2), le principal disciple et

(1) ˁIyyāḍ, Madārik, VII, 243-252 ; Collectif, Abū ˁImrān al-Fāsī, 2009, notamment, pp. 19-
78. L’auteur de cette contribution, ˁAbd al-Hādī Hammaytu, prête cependant à Abū ˁImrān
un agenda politique ‘unificateur’ qui me parait solliciter un peu trop les sources, plutôt
maigres, qu’il invoque.
(2) ˁIyyāḍ, Madārik, VII, qui lui consacre sa plus longue notice aux pages 44-70; Ibn Farḥūn,
al-Dībāž, 267-8; McCarthy in EI2, I, 988
314 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

continuateur d’al-Ašˁarī(1). On connait le récit qui voudrait qu’Abū ˁImrān


ait écrit à celui qu’Ibn Ḫaldūn donne pour son «disciple» (min al-āḫiḏīn
ˁanhu)(2), Waggāg b. Zalw al-Lamṭī(3), pour lui demander de fournir un
lettré capable d’enseigner aux futurs Almoravides la droite religion. Et
l’on sait que le choix de Waggāg se serait porté sur ˁAbd Allāh b. Yāsīn
(m. 451/1059(4)) dont on connait le rôle — décisif, à ce qu’il semble —
dans l’émergence et la réussite de la prédication armée des Almoravides.
al-Qāḍī ˁIyyāḍ l’affirme, Ibn Yāsīn — qu’il pare de toutes les vertus —
était bien un disciple de Waggāg(5). Nous avons donc une filiation ašˁarite
assez nette de la direction spirituelle initiale des Almoravides qui conduit
d’al-Bāqillānī à Ibn Yāsīn en passant par Abū ˁImrān et Waggāg. Notons,
par ailleurs, qu’al-Qāḍī ˁIyyāḍ, sans doute la figure la plus notable de
‘l’intelligentia’ almoravide, relève clairement de la filiation ašˁarite,
comme le Taˁrīf que lui a consacré son fils Muḥammad(6) en atteste et
comme il l’indique lui-même lorsqu’il affirme dans sa Ġunya(7) avoir
étudié le kalām ašˁarite auprès de Yûsuf b. Mûsâ al-Kalbî al-Ḍarīr. C’est
précisément auprès de ce Yūsuf, présenté comme un adepte du kalām
à la mode ašˁarite(8) que ˁIyyāḍ dit avoir étudié les œuvres d’al-Murādī

(1) ˁIyyāḍ, Madārik, VII, 244


(2) Ibn Ḫaldūn, VI, 182. al-Bakrī (p.165), qui semble l’avoir inspiré, évoque simplement une
«rencontre» (qad laqiyyanī, aurait dit Abū ˁImrān) entre Abū ˁImrān et Waggāg. al-Tādilī
(89) donne Waggāg pour «disciple» (aḫaḏa ˁan Abī ˁImrān) du maître kairouanais, tandis
que l’anonyme al-Ḥulal (20) se contente d’évoquer des «échanges réciproques» (kānat
baynahumā qirāˀa wa maˁrifa) entre Waggāg et Abū ˁImrān.
(3) Edificateur d’un établissement d’enseignement coranique qu’il dénomma dār al-murābiṭīn,
il est donné par al-Tādilī (89-90) comme un faiseur de miracle, notamment celui de faire
tomber la pluie, par ex. en faveur d’une délégation de Maṣmūda venue le solliciter à cet effet.
(4) Date donnée par Ibn Ḫaldūn, VI, 184 et par Ibn ˁIḏārī, IV, 16
(5) kāna awwalan min ṭalabati Waggāg b. Zalw al-lamṭī, Madārik, VIII, 81
(6) Cité par Muḥammad Tāwīt al-Ṭanžī dans son introduction au premier volume des Madārik,
page z. al-Ṭanžī qui écrit dans la même introduction (page ḥ) : «Le recours répété (iḥtižāž…
mutakarrir), dans al-Šifāˀ, aux arguments d’Abū al-Ḥasan al-Ašˁarī, d’al-Qāḍī Abū Bakr
al-Bāqillānī, d’Abū Bakr b. Fawrak et d’Abū al-Maˁālī Imām al-Ḥaramayn al-Žuwaynī,
établit (yuṯbitu) la fermeté de son [ˁIyyāḍ] lien avec la doctrine ašˁarite et sa connaissance
de leurs ouvrages dans le domaine des croyances. Sa présentation d’al-Bāqillānī et d’Abū
Bakr b. Fawrak, en disant «parmi nos maîtres» (min aˀimmatinā) montre qu’il adhère à la
doctrine ašˁarite.»
(7) ˁIyyāḍ, al-Ġunya, p. 227
(8) kāna min al-muštaġilīn bi-ˁilm al-kalām ˁalā maḏhab al-ašˁariyya, écrit ˁIyyād dans la
notice 97 de sa Ġunya (p. 227) consacrée à Yūsuf.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 315

al-Ḥaḍramī, l’autre personnalité de l’ašˁarisme almoravide dont il sera


question dans la seconde partie de cette note.
D’un côté donc, il y a une claire filiation des leaders spirituels et
des inspirateurs du mouvement almoravide à l’égard de l’ašˁarisme,
mais cette allégeance semble tempérée ou même contrebalancée par
leur aversion à l’égard à la fois de tout ce qui pouvait ressembler à de
la ‘philosophie’(1) et par leur méfiance envers les courants mystiques
et millénarisants auxquels ils avaient pourtant pu ressembler dans la
phase initiale de leur entreprise(2). En tout cas si l’on en juge par les
indices que l’on peut recueillir ici et là. Mus probablement par une
volonté d’alliance de revers contre les šiˁites et ḫārižites maghrébins,
les Almoravides auraient marqué leur allégeance au lointain califat de
Baghdad, d’où leur serait parvenue, si l’on en croit Ibn Ḫaldūn (Tārīḫ,
VI, 187), une fatwā d’al-Ġazālī (m. 505/1111) et d’al-Ṭurṭušī (m.
520/1126) — peut-être à l’instigation du calife ˁabbāside al-Mustanṣir
lui-même …— légitimant et encourageant leur intervention contre les
mulūk al-ṭawāˀif d’al-Andalus, sur demande notamment des ˁAbbādides
de Séville. Le ton quelque peu comminatoire que l’on attribue à cette
fatwā aurait-il été pour quelque chose dans le dissentiment que les
Almoravides semblent avoir nourri à partir d’un certain moment à
l’égard d’al-Ġazālī ? L’incinération à Cordoue d’Iḥyāˀ ˁulūm al-dīn
qu’ils auraient ordonnée procéderait-elle d’une hostilité plus profonde
à l’égard de l’ašˁarisme(3), d’une manière plus générale ?
Pour Muḥammad Tāwīt al-Ṭanžī(4), se référant à un passage du
Šifāˀ de ˁIyyāḍ, l’attitude critique des ˁulamāˀ maghrébin de l’époque
almoravide — et de ˁIyyāḍ lui-même — à l’égard du maître ouvrage d’al-
Ġazālī ne fait pas de doute, mais elle procéderait plutôt d’un soupçon de

(1) Ceux parmi les lettrés qui se risquaient à exprimer un intérêt pour la philosophie devaient
s’en cacher, en raison des menaces qui pesaient sur eux, même quand ils occupaient de
hautes fonctions comme le vizir de ‘Alî b. Yûsuf, Mâlik b. Wahîb rapporte Ibn Bayya, 2000,
p. 121, se référant à Ibn Abî Usaybi‘a, ˁUyūn al-anbāˀ fī ṭabaqāt al-aṭibbāˀ, Beyrouth, Dār
Maktabat al-Ḥayāt, 1965, p. 515.
(2) Ibn Abī Zarˁ, dans Rawḍ al-qirṭās (1972, 132) qualifie ˁAbd Allāh b. Yāsīn de «mahdī des
Almoravides» (mahdī al-murābiṭīn)
(3) Dont on sait qu’al-Ġazālī, disciple d’al-Žuwaynī, était l’une des grandes figures.
(4) Introduction au volume I des Madārik, pp. yw
316 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

fidélité en quelque sorte dévoyée au credo ašˁarite. Ils lui feraient grief
de son attitude négative à l’égard des ‘sciences islamiques’, excepté
le taṣawwuf. Ils lui reprochent également la place qu’il confère aux
«sciences de la prémonition» (ˁulūm al-mukāšafa), les conclusions
qu’il en tire et les règles juridiques qu’il bâtit là-dessus. En somme
ce qu’ils auraient perçu comme des relents šiˁitisants et millénarisants,
malgré l’abondant recours d’al-Ġazālī à l’appareil argumentatif ašˁarite
et son hostilité déclarée à la falsafa. Tout autre sera l’attitude développée
par Ibn Tūmart et ses disciples muwwaḥḥidīn, ašˁarites militants et
défenseurs dévoués d’al-Ġazālī, à l’égard des Almoravides, accusés de
‘corporéisme’ (tažsīm), et de déviance à l’égard de la véritable foi ašˁarite
en s’en tenant de manière figée à la perpétuation des enseignements
du passé (žumūdihim ˁalā maḏhab al-salaf)(1). Derrière cette querelle
doctrinale Almoravides/Almohades se profile également la question
de «l’impeccabilité» (ˁisma) de leur imām que les seconds souhaitaient
accréditer alors que les Almoravides ne voulaient pas en entendre parler.
Une approche salafiste contemporaine (Ibn Bayya, 2000),
invoquant la ‘cécité’ prônée par al-Imām Mālik telle que rapportée
par ˁIyyāḍ à propos de la ‘session’ (istiwāˀ) d’Allāh sur ‘Le Trône’ (al-
ˁarš), affirme que les ˁulamāˀ murābiṭūn, par détestation de tout ce qui
pourrait ressembler à de la philosophie, auraient «résolu de stigmatiser
(taqbīḥ) le ˁilm al-kalām et (de s’inspirer) de l’aversion qu’il suscitait
parmi le salaf, de fuir ceux qui s’y adonnaient; de le considérer comme
une innovation blâmable (bidˁa) dont une partie essentielle pouvait
conduire à altérer la foi.». «Ainsi, poursuit cet auteur, nous observons
amīr al-muslimīn ˁAlī b. Yūsuf [b. Tāšfīn] écrivant sans cesse à ses
administrateurs territoriaux pour insister sur l’exclusion de l’espace
public du ˁilm al-kalām»(2) . Tout le monde, cependant, parmi ces
ˁulamāˀ, ne semble pas avoir renoncé à s’intéresser à ˁilm al-kalām
comme le montre l’œuvre de cette figure étrange et multiple qu’est al-
Murādī al-Ḥaḍramī.
(1) Du moins les choses sont-elles ainsi présentées par Ibn Ḫaldūn, Tārīḫ, VI, pp. 227-29
(2) Ibn Bayya, 2000, p. 119, citant al-Murrākušī, al-Muˁžib fī talḫīṣ aḫbār al-Maġrib, Rabat,
Dār al-Kitāb, 1978, p. 225. Une autre lecture salafiste de l’histoire des Almoravides,
s’appuyant sur une citation d’Ibn ˁAbd al-Barr, extraite de son Žāmiˁ bayān al-ˁilm wa
faḍlih, et condamnant sans appel ˁilm al-kalām, prétend que : qad ẓalla maḏhab al-salaf
huwwa al-sāˀid fī ˁahd al-murābiṭīn, al-Ṭiyyib b. ˁUmar in Bāba b. al-Šayḫ Sidiyya,
Iršad…, 1997, pp. 56-57
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 317

II. L’ašˁarisme d’al-Murādī al-Ḥaḍramī


Il s’agit à la vérité d’un personnage crépusculaire, un tantinet
borgésien, dont la double carrière de savant ašˁarite, de conseiller du
prince, et de saint extatique crédité de toutes sortes de prodiges par les
traditions populaires du Sahara maure, ne laisse pas d’intriguer. Je ne
reviendrai pas ici sur la figure mythique à laquelle les récits légendaires
mauritaniens attribuent un rôle décisif dans la ‘conquête’ de l’Ādrār
et plus particulièrement du site d’Azūgi, ni sur les circonstances
miraculeuses de la (re)découverte de sa ‘tombe’ par un personnage non
moins singulier de cette région — al-Imām al-Mažḏūb al-Samsadī —
qui disait, au milieu du XVIIe siècle, avoir reçu de ce lointain visiteur,
dans des conditions tout aussi prodigieuses, mission ‘d’écrire’ une
œuvre que le défunt al-Murādī al-Ḥaḍramī, mort six siècles plus tôt,
n’aurait pas eu le loisir d’écrire(1). Je m’en tiendrai à ce l’on peut dire,
à partir des maigres sources historiques disponibles, sur ce lettré au
parcours pour le moins sinueux.
al-Qāḍī ˁIyyāḍ constitue quasiment le point de départ unique
des éléments de données biographiques que l’on peut trouver sur al-
Murādī, si l’on exclut une ou deux remarques aigres-douces de son
contemporain, Ibn Bassām al-Šantarīnī (m. 543/1148-9) dans sa al-
Ḏaḫīra fī maḥāsin ahl al-Žazīra (I, 364-67). ˁIyyāḍ ne consacre pas
d’entrée indépendante à al-Murādī dans son monumental who’s who
de la tradition malikite, al-Madārik. En revanche, dans l’ultime notice
(n° 97) de sa Ġunya consacrée à l’un de ses maîtres, Abū al-Ḥažžāž
Yūsuf b. Mūsā al-Kalbī al-Ḍarīr(2), il nous apprend que ce Yūsuf devait
l’essentiel de son instruction à al-Murādī al-Ḥadramī. «Il était, ajoute
ˁIyyāḍ parlant de Yūsuf, féru de ˁilm al-kalām à la mode ašˁarite»(3) et
le dernier à le pratiquer au Maġrib(4). ˁIyyāḍ rapporte que Yūsuf lui
a conféré une ‘habilitation’ (ižāza) relative à toutes les œuvres d’al-

(1) Sur ces aspects et sur le site mauritanien — Azūgi — qui leur sert de cadre, voir Ould
Cheikh et Saison, 1987. Le regretté Pierre Bonte a développé une analyse plus complète du
mythe d’al-Ḥaḍramī, dans son livre (sous presse), Récits d’origine, notamment Chapitre 4
(2) Ġunya, 227. Ce maître est également qualifié de : al-naḥwī al-mutakallim...
(3) kāna min al-muštaġilīn bi-ˁilm al-kalām ˁalā maḏhab al-ašˁariyya
(4) wa kāna āḫir al-muštaġilīn bi-ˁilm al-kalām bi-al-Maġrib
318 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Murādī parmi lesquelles il cite Kitāb al-tažrīd(1). Dans la même notice,


ˁIyyāḍ cite quelques vers d’al-Murādī, rapportés par son élève Yūsuf,
où il affirme son adhésion au credo ašˁarite de négation de toute capacité
(qudra) effective chez l’homme d’infléchir son destin. Al-Murādī,
conclut ˁIyyāḍ, «est mort à Azkī, au Sahara, en 489/1096»(2)
Ibn Baškuwāl (m. 578/1182-3), en revanche, a consacré une entrée
indépendante (n° 1326) à al-Murādī dans son Kitāb al-Ṣila ( pp. 604-5).
Il se fait, dit-il, appeler Abū Bakr Muḥammad b. al-Ḥasan al-Ḥaḍramī
al-Murādī. Il aurait séjourné en al-Andalus et y aurait enseigné (aḫaḏa
ˁanhu ahluhā). C’était un esprit «vif» (nabīh), dit-il, «une autorité dans
le domaine des fondements de la religion» (imām fī uṣūl al-dīn) où il
composa des œuvres instructives. Il est décrit en même temps comme
un orateur habile et un poète. Abū al-ˁAbbās al-Kinānī, le présentant
comme un kairouanais (ražul min al-qarawiyyīn), rapporte qu’il serait
arrivé à Cordoue en 487/1094. «al-Qāḍī Abū al-Faḍl [ˁIyyāḍ] m’a écrit
de sa main, poursuit Ibn Baškuwāl, disant qu’il est mort dans la ville
de Azkid [ˀZKD] au Sahara occidental, où il était qāḍī, en 489/1096»(3).
Dans les pages que lui consacre Ibn Bassām, il est également fait
état des talents littéraires d’al-Murādī, mais aussi de son ambition et de
son emportement(4). Il aurait, suggère l’auteur d’al-Ḏaḫīra, proposé ses
services à tous les roi(telet)s des ṭawāˀif sans grand succès, avant de
rejoindre, au Sahara, la cour de «Muḥammad b. Yaḥyā b. ˁUmar»(5) où
il devint qāḍī. Il espérait, écrit l’anthologiste, pouvoir remplacer ˁAbd
Allāh b. Yāsīn, mais ce fut peine perdue. Ibn Bassām cite des vers d’al-

(1) ˁIyyāḍ ne précise pas de quoi traite ce Kitāb al-tažrīd, mais la racine ŽRD renvoyant au
sème du «décorticage», du «dévoilement», de la mise à nu, du nivellement…, on peut
supputer, d’après le contexte, qu’il s’agit d’un ouvrage de simplification, de vulgarisation,
en matière de croyances par exemple…
(2) wa kāna wafāt al-Murādī bi-Azkî min bilād al-ṣaḥrāˀ sanat tisˁ wa ṯamānīn wa arbaˁ miˀa
(3) wa kataba ilayya al-qāḍī Abū al-Faḍl bi-ḫaṭṭihī yaḏkuru annahu tawaffā bi-madīnat Azkid
bi-ṣaḥrāˀ al-Maġrib wa huwwa qāḍin bihā sanat tisˁ wa ṯamānīn wa arbaˁ miˀa
(4) Ibn Bassām rapporte les gifles qu’il aurait infligées, durant son séjour à Murcie, à un poète
dénommé Ibn al-Muqaddam qui aurait osé s’en prendre à lui dans sa poésie. Comme il
rapporte les vers où al-Murādī se vante lui même de cette agression :
Taˁarraḍan-ī kalbun bi-hažwin muḫaḏḏalin ka-qayˀi al-sukārā aw hurāˀi al-mubarsami
Fa-anfaḏt-u min waqt-ī ilayh-i saḥāˀib an
min al-ṣafḥi yaḥdū wafdahā Ibn al-Muqaddami
Ḏaḫīra, 366
(5) Ḏaḫīra, 364
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 319

Murādī (p. 366) où celui-ci, dans la ligne de pensée ašˁarite, s’en prend
aux positions d’un adversaire qui prétendait que les lettres (du texte
sacré) sont «éternelles».
Voici donc notre personnage : un faqīh et un lettré appartenant à la
tribu Murād (al-Murādī) du Ḥaḍramawt (al-Ḥaḍramī) dont la famille
était établie à Kairouan (al-Qayrawānī) et qui a circulé pour sa formation
et sa ‘carrière’ entre les grandes cités andalouses et le Maghreb, avant
de finir à Azūgi(1) (dans l’actuelle Mauritanie septentrionale) auprès
d’un dirigeant almoravide dont l’identité demeure entourée de quelque
incertitude. S’agirait-il de ce Muḥammad b. Yaḥya b. ˁUmar mentionné
par Ibn Bassām(2), fils, peut-on conjecturer, de Yaḥya b. ˁUmar (m.
448/1056-57), le premier grand dirigeant des Almoravides, intronisé
par ˁAbd Allāh b. Yāsīn, et auquel allait succéder, à son décès, son frère
Abū Bakr b. ˁUmar (480/1087-88), le dernier chef de quelque envergure
de la branche méridionale (saharienne) du mouvement almoravide(3)
? L’allure très pédagogique, façon manuel, des œuvres retrouvées à
ce jour d’al-Murādī laisse en tout cas penser qu’il pourrait avoir eu à
s’occuper de l’éducation de quelque dirigeant en herbe à la formation
inachevée.
Deux ouvrages d’al-Murādī ont été jusqu’à la date d’aujourd’hui
identifiés et publiés.
Le premier, publié sous le titre Kitāb al-išāra ilā adab al-imāra
par Ruḍwān al-Sayyid en 1981 à Beyrouth(4), est un ‘miroir du prince’
fortement inspiré des écrits de ˁAbd Allāh b. al-Muqaffaˁ (m. vers 139/756-
7)(5). al-Murādī s’adresse clairement, dans l’exorde de cet ouvrage(6), à
un dédicataire dans la fleur de l’âge, crédité des vertus jugées propres

(1) Sur cette identification et sur le site archéologique d’Azūgi voir Ould Cheikh et Saison,
1987
(2) Mais, à ma connaissance, nulle part ailleurs...
(3) Pour un résumé des sources sur la phase saharienne du mouvement almoravide voir Farias,
1967 et al-Nānī wuld al-Ḥusayn, Ṣaḥrāˀ al-mulaṯṯamīn, 2007
(4) Sāmī al-Naššār en avait proposé auparavant (1978), une édition marocaine sous le titre
al-Siyyāsa aw al-išāra fī tadbīr al-imāra. Pour le contenu de cet ouvrage cf Ould Cheikh
et Saison, 1987
(5) al-Adab al-kabīr et sa traduction de Kalīla wa Dimna. Voir les références fournies par
Ruḍwān al-Sayyid, 1981
(6) al-Murādī, al-Išara, p. 43
320 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

à cette étape de la vie : «rapidité de mémorisation» (surˁat al-ḥifẓ),


«vivacité d’esprit» (ḏakāˀ al-fahm), «manque d’expérience» (fiqdān
al-tažārib), [possibilité d’inculquer] «la sagesse avant les mauvaises
habitudes» (taqdīm al-ḥikma qabl sūˀ al-ˁawāˀid). L’ouvrage déroule
tous les lieux communs propres à ce genre des «miroirs des princes» :
l’exhortation à l’étude (al-taˁallum) et à l’examen précautionneux (al-
naẓar); la conduite à l’égard des conseillers, des ‘collaborateurs’ (kuttāb,
ḥužžāb, aˁwān), de l’armée et de la cour; le ‘protocole’ princier (al-
ẓuhūr wa al-ḥužba, etc.); la gestion du corps et les vertus morales, etc.
Malgré le caractère passablement conventionnel de ce genre littéraire
et quoi que al-Murādī n’ait pas eu pléthore de prédécesseurs dans ce
champ en Occident musulman, on décèle à travers les clichés imposés
des éléments d’une orientation ‘réaliste’, ‘rationalisante’ et presque
proto-machiavélienne dans ce texte d’al-Murādī. Une orientation dont
on retrouve les traces dans la version simplifiée, elle aussi en quelque
sorte ‘scolaire’, du credo ašˁarite qu’il propose dans le second ouvrage
qu’on lui attribue, ˁAqīdat Abī Bakr al-Murādī al-Ḥaḍramī, éditée par
Žamāl ˁAllāl al-Baḫtī à Rabat en 2012.
Résumant une somme d’indices synthétisée par ˁAbd al-Laṭīf al-
Žīlānī(1), al-Baḫtī établit de façon convaincante la paternité d’al-Murādī
à l’égard de cette œuvre, guère mentionnée pourtant par les recueils
biographiques qui ont daigné faire quelque mention de notre théologien.
L’ouvrage, écrit dans un style dépouillé qui se veut résolument ‘(dé)
monstratif’, se déploie en seize chapitres (bāb) d’inégale longueur(2),
répartis en 83 sous-chapitres (bāb), dont certains se réduisent à une
ou deux phrases(3). L’auteur s’y revendique clairement de la pensée

(1) Aux pages 142-145 de son introduction à la ˁAqīda


(2) De 24 pages pour le plus long — le chapitre relatif à la résurrection et au jugement dernier
(fī al-iˁāda wa ibtidāˀ al-āḫira), pp. 313-337 — à 5 pages pour le plus court — sur la vision
de Dieu (fī ruˀyat Allāh subḥānahu), pp. 265-269. Au reste cette estimation en nombre de
pages ne donne qu’une appréciation très approximative de l’ampleur des chapitres compte
tenu de la mise en page particulièrement ‘aérée’ et du poids différentiel des commentaires et
notes de bas de page de la main de l’éditeur qui fournissent le gros du volume de l’ouvrage.
(3) Par exemple le faṣl consacré à la privation des mécréants de la vision de Dieu, imtināˁ al-
ruˀya ˁalā al-kuffār, p. 269
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 321

ašˁarite. A propos des noms applicables à Allāh, al-Murādī invoque


(p. 239) les opinions — d’ailleurs légèrement divergentes — des deux
maîtres derrière lesquels il s’abrite : al-Ašˁarī affirmant qu’il ne convient
d’attribuer à Allāh que des qualificatifs par lesquels Il s’est désigné Lui-
même (i. e. dans Le Coran), tandis qu’al-Bāqillānī suggère «qu’Il peut
être désigné par toute appellation qui Le magnifie et qui ne soit pas
proscrite par la loi religieuse»(1). al-Murādī, rappelle, p. 305 de sa ˁAqīda,
la qualification par al-Bāqillānī des péchés mineurs (ṣaġīra) commis par
le ‘grand pécheur’ (fāsiq) venu à résipiscence (tāˀib) pour marquer une
légère différence d’opinion avec le maître : alors qu’al-Bāqillānī serait
partisan de ‘requalifier’ ces péchés mineurs (ṣaġīra) dans ce cas pour
en faire des péchés majeurs (kabīra) parce que leur pratique délibérée
équivaut à une annulation du repentir, al-Murādī est d’avis qu’il faut
leur maintenir leur statut de péchés mineurs. Ailleurs encore (354-
56), abordant la question des mérites respectifs des ‘compagnons’ (al-
ṣaḥāba), et plus particulièrement des quatre premiers califes, al-Murādī
évoque les différents classements proposés par son camp doctrinal(2) —
les sunnites — dont il attribue le résumé à al-Bāqillānī.
Cette référence explicite aux maîtres ašˁarites s’accompagne
d’une nette conformité des opinions exprimées par al-Murādī dans son
‘manuel’ à l’essentiel de leurs options doctrinales telles qu’exposées plus
haut, conformisme doublé d’une très grande retenue dans l’expression
de toute opinion personnelle. J’utilise à dessein le terme ‘manuel’
car, tout comme pour son Kitāb al-išāra, al-Murādī semble avoir
délibérément opté pour une présentation simplifiée et ‘pédagogique’
dans cet opuscule destiné selon toute vraisemblance à des débutants ou
à des ‘non spécialistes’. Aucune sophistication dans le choix des mots et
expressions, aucune recherche d’approfondissement dans la démarche
démonstrative — parfois simplement ‘monstrative’, si l’on peut dire
— où les ‘preuves’ se réduisent fréquemment à une citation canonique

(1) yusammā bi-kull mā lahu fīhi taˁẓīm mā lam yamnaˁ al-šarˁ minhu, ˁAqīda, 239
(2) Leurs mérites suivraient leur ordre historique de succession pour les uns; Mālik disait être
sûr de la primauté d’Abū Bakr, puis de ˁUmar, mais ne savait comment classer entre eux
ˁUṯmān et ˁAlī, la préférence de l’un sur l’autre ne relevant que de l’opinion personnelle,
compte tenu de l’immensité de leurs mérites à tous les deux.
322 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

issue du Coran ou du ḥadīṯ : tels sont les traits dominants du texte


d’al-Murādī. Il poursuit ici, en le réduisant à sa plus simple expression,
le penchant ašˁarite à s’appuyer autant et davantage sur la tradition/
transmission que sur la démonstration.
Comme dans les manuels de fiqh, et à la différence de la manière
dont débutent fréquemment les ouvrages d’uṣūl à l’ambition spéculative
plus affirmée, le texte d’al-Murādī s’ouvre sur la délimitation des
subdivisions des conduites rituelles (maˁrifat aqsām al-ˁibādāt). Il y
a ce qui relève de l’obligation stricte (wāžib), ce qui est formellement
proscrit (ḥarām), ce qui est vivement recommandé (mandūb), ce qui est
fortement déconseillé (makrūh) et ce qui est licite (mubāḥ) (p. 178). al-
Murādī donne une définition de ces divers statuts légaux, répartis en deux
classes : ceux qui concernent les esprits — al-Murādī dit les «cœurs»
(al-mutawažžiha ˁalā al-qulūb) — et ceux qui s’adressent aux corps
(al-mutawažžiha ˁalā al-abdān). Pour ce conformer aux prescriptions
divines il faut être «responsable» (mukallaf). Ce qui nous vaut un bref
développement sur «la responsabilité» (taklīf) et ses réquisits (šurūṭ),
parmi lesquels notamment l’entière possession de «la raison» (ˁaql). Le
ˁaql a pour siège le cœur et il consiste en «connaissances qui distinguent
leur détenteur de l’enfant, de la bête et du fou» (180) comme de
connaître l’impossible conjonction des contraires (anna al-ḍiddayn lā
yažtamiˁān).
Au titre des premières obligations à connaitre, al-Murādī évoque
les qualificatifs et attributs de Dieu. La première obligation, écrit-il,
est celle de «l’examen» (naẓar) pour connaître Allāh. Car il n’est pas
visible ‘à l’œil nu’ et n’est connaissable que par les preuves que fournit
le naẓar(1). al-Murādī recourt à la preuve cardinale de l’existence de
Dieu pour l’ašˁarisme : que tout ce qui vient à l’être (et qui n’y était
point) a besoin d’un ‘adventeur’(2). Cet argument du créateur est
inséparable de celui de l’unicité et de l’éternité (qidam) de ce dernier
qu’al-Murādī s’efforce d’établir avec les mêmes arguments — et dans
le même vocabulaire (žawhar, ˁarḍ, žuzˀ, žism...) — que ses maîtres
ašˁarites.

(1) li-annahu ġayr murˀā bi-l-abṣār wa innamā yuˁrafu bi-l-burhān (189)


(2) dalīl ḥāžat al-ḥādiṯ ilā muḥdiṯ (191)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 323

Les principaux qualificatifs (ṣifāt) et attributs applicables à Dieu


sont ensuite énumérés dans différents chapitres de l’ouvrage d’al-
Murādī, sans guère d’originalité par rapport au corpus reçu des textes
fondateurs ašˁarites. S’écartant légèrement de la bipartition opérée par
ces prédécesseurs entre attributs liés aux actions divines (ṣifāt al-afˁāl)
et «attributs de l’essence» (ṣifāt al-ḏāt), al-Murādī, se référant avant
tout au Coran, suggère une subdivision en quatre des qualificatifs que
Dieu s’est lui-même attribués. Il y aurait ainsi : (a) ceux qui caractérisent
Sa propre nature (yaržiˁ ilā nafsih)(1) comme l’éternité; (b) ceux qui
sont liés à Son essence (al-qāˀima bi-ḏātihi) comme la connaissance
(ˁilm), la puissance (qudra), la vie (ḥayāt); (c) ceux qui tendent à nier
les attributs négatifs dont on pourrait Le qualifier (ex : lā šarīka lahu,
lā ilāha ġayrahu…); (d) ceux qui sont liées à des actes qu’Il peut
commettre : la création (ḫalq), la subsistance (rizq) qu’Il accorde, Ses
bienfaits (iḥsān), Sa générosité (karamihi) (221).
Sur la base de la manière dont Il se désigne Lui-même, Dieu
doit donc, affirme al-Murādī, être dit : Voulant, Vivant, Connaissant,
Omnipuissant, Audiant, Voyant, Conscient(2). Il est crédité des
facultés de sens correspondant au ‘toucher’ (lams), au ‘goût’ (ḏawq)
et à ‘l’odorat’ (šamm), mais on ne les appellera pas ainsi, car chez
l’homme ces sens sont associés à une «chaine de contacts»(3) matérielle
incompatible avec la majesté divine. Pour justifier l’attribution de ces
sens à Dieu, al-Murādī en fait un instrument de connaissance. Celui
qui n’en est pas doté pouvant être affublé des propriétés inverses et dès
lors qualifié d’ignorant. A l’instar d’al-Ašˁarī, il admet les sens comme
instruments de connaissance. De ce qu’il est Connaissant, on déduit que
Dieu est Parlant, car argumente — sommairement(4) — al-Murādī, on
ne saurait concevoir un ˁālim qui ne (se) parle pas, ḏākiran lahā [les

(1) La distinction entre nafs et ḏāt — dans le groupe de qualificatifs qui suit — n’est pas très
claire.
(2) murīdan, wa ḥayyan, wa ˁāliman, wa qādiran... samīˁan, wa baṣīran, wa mudrikan (193-
194)
(3) li-ittiṣāl subuḥāt al-ḥawāss bi-l-maḥsūsāt (194)
(4) La question de la parole divine qui intervient dans l’appréciation de la nature du verbe
coranique et dans la double nature des mots (signifiant et signifié) est traité de manière un
peu plus sophistiquée dans les débats opposant muˁtazilites et ašˁarites que ne le présente
ici al-Murādī. Cf Gimaret
324 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

connaissances] fī nafsihi. Les arguments relatifs à l’unicité de Dieu et à


sa radicale différence d’avec ses créatures sont également puisés dans
le fond commun ašˁarite et/ou dans des références coraniques(1). Dans
la même veine, al-Murādī souligne la ‘gratuité’ de l’agir divin : il n’est
commandé ni par une recherche d’avantage ni par une volonté de nuire(2).
Toujours au chapitre des qualificatifs et attributs divins — et là
nous sommes dans le versant purement «traditionnel» d’une doctrine
ašˁarite qui essaie de «coller» au plus près aux textes, loin de tout
effort d’interprétation ‘rationnelle’ — al-Murādī affirme, concernant
la question de la ‘session’ (istiwāˀ) d’Allāh sur «le trône» (al-ˁarš)(3)
qu’il faut en admettre la réalité sans poser la question du où-quand-
comment ? De même — mais là il s’agit, à ce qu’il semble, d’une
opinion personnelle — proscrit-il la dénomination d’Allāh en persan et
en berbère, les déclarant illicites (241).
En résumé, écrit-il, il y a «unanimité des imams» (ittafaqa al-
aˀimma) sur dix attributs divins : (a) quatre attributs liés aux actes (ˁilm,
qudra, irāda, ḥayāt); (b) cinq sont liés aux «sens» par lesquels il saisit
les étants (les cinq sens); (c) sa parole, vectrice de ses injonctions (amr),
de ses prohibitions (nahī) et ses récits (ḫabar). Ils ont divergé sur sept
attributs : l’éternité (al-baqāˀ, al-qidam) et cinq autres dont les preuves
sont liées à l’interprétation de la tradition. (222). Les dix attributs
qui font consensus sont présentés comme des «signifiés» (maˁānin) à
considérer comme «supplémentant» (zāˀida) le soi divin (al-nafs) par
analogie avec les attributs des créatures divines elles-mêmes. Il s’agit
ici de ce que les ašˁarites appellent ṣifāt al-maˁānī, participant de la
même éternité que celle de Dieu Lui même. Au passage, et sans entrer
dans les détails de cette épineuse question, objet d’une controverse
fameuse avec le muˁtazilisme, al-Murādī réaffirme la position ašˁarite
sur le caractère «incréé» (qadīm, qāˀim bi-ḏātihi) de la parole divine
(227). Sur les passages ambigus, voire contradictoires (al-mutašābih)
des texte canoniques — Coran et ḥadīṯ —, la seule ‘explication’ qu’al-
Murādī en propose est qu’il s’agit d’une «épreuve» infligée par Dieu à

(1) Notamment Coran, XXI, 22 et XXIII, 92


(2) afˁāluhu yafˁaluhā lā li-manfaˁa wa lā li-maḍarra (201)
(3) Coran, XX, 4
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 325

ses créatures en vue de récompenser les ˁulamāˀ qui les appréhendent


convenablement et punir les athées auxquels Il aura infligé l’ignorance
de leur véritable statut légal(1).
‘L’argumentation’ en faveur de la croyance en la possibilité de
voir Allāh (dans l’Au-delà, mais déjà ici-bas pour le Prophète) repose,
elle aussi, sur une base ‘rationnelle’ plutôt sommaire : «il existe et tout
existant peut être vu»(2).
Le statut et la mission (al-risāla) des envoyés divins sont abordés
par al-Murādī, qui évoque également leurs miracles probatoires
(muˁžizāt), dont le premier et le plus important ici aussi, comme chez
les autres ašˁarites, est l’iˁžāz du Coran. Il convient, précise-t-il, — mais
c’est également un topos de toute cette littérature — de bien distinguer
la muˁžiza du prophète du simple miracle (karāma) dont peuvent être
crédités les saints (awliyyāˀ), même si une certaine continuité est
souvent établie entre les deux, notamment par les awliyyāˀ.
Au chapitre de l’épineuse question du qadar, de la capacité de la
créature humaine d’imprimer (ou non) sa volonté à ses propres actes,
al-Murādī s’en tient à la doctrine mentionnée plus haut du kasb. «La
créature, explique al-Murādī, est en capacité de commettre ses actes
en raison d’une capacité acquise qui lui confère une différence d’avec
l’assujetti commis à réaliser ses actes par la volonté d’un tiers(3). Cette
capacité d’agir acquise n’a pas d’effet [direct] sur l’objet de son action.
Elle agit sur la personne du ‘capacité’ qui en est doté en assurant la
différence qu’il perçoit en lui avec celui qui est assujetti à être agi par
autrui(4). C’est cette différence qui en fait un ‘capacitant’»(5). (274).
L’acteur humain n’a que «la sensation» d’agir librement mais c’est en
fait Dieu qui décide réellement de ses actes, estime al-Murādi, reprenant

(1) imtaḥana Allāh bihā ˁibādahu li-yuṯabbita al-ˁulamāˀ ˁalā ˁilmihā wa yuˁāqiba al-mulḥidīna
fīhā ˁalā al-žahli bi-ḥukmihā (251)
(2) al-dalīl ˁalā anna al-ruˀyā žāˀiza annahu taˁālā mawžūd wa kullu mawžūdin tažūzu
ruˀyatuhu (265)
(3) fa-inna al-maḫlūq qādir ˁalā afˁālih bi-qudra tuksibuhu al-farq baynahu wa bayn al-muḍṭar
al-mulžaˀ ilā mā yūžadu bi-ḏātihi min afˁāli ġayrihi, écrit al-Murādī (274)
(4) wa hāḏihi al-qudra ġayr muˀaṯṯira fī maqdūrihā, wa innamā tuˀaṯṯir fī nafs al-qādir bihā bi-
ṯubūt al-farq al-laḏī yažiduhu fī nafsihi baynahu wa bayna al-muḍṭar ilā fiˁli ġayrihi (274)
(5) wa ḏālika al-farq huwa kawnuhu qādiran (274)
326 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

la comparaison utilisée par ses prédécesseurs entre le parkinsonien


soumis à un tremblement involontaire et l’agitation ‘volontaire’ de
l’individu sein. Ne s’embarrassant guère des contradictions — pointées
du doigt par les muˁtazilites — auxquelles cette thèse expose, al-Murādī
affirme à la suite de ses maîtres ašˁarites que c’est Dieu qui met en
l’homme la capacité de commettre le bien ou le mal, dont Il est seul en
définitive Le véritable opérateur.
Au chapitre des opinions sur la société et la politique, la vision
d’al-Murādī n’a non plus rien de bien original par rapport aux opinions
de ses prédécesseurs de même orientation doctrinale. Il résume en deux
phrases ‘l’économie politique ašˁarite’(1) : contrairement, dit-il, aux
apparences qui pourraient laisser penser que l’action des thésaurisateurs
et des fauteurs de guerres civiles, les actions des agriculteurs et
éleveurs, ou l’intervention du souverain et des instances tarifaires, ont
une quelconque incidence sur les prix(2), ceux-ci procèdent uniquement
de la volonté divine (al-asˁār kulluhā žāriyya bi-iḏn Allāh). La ˁAqīda
comporte un chapitre consacré à la question de l’imamat. Il s’agit d’un
sujet traité ordinairement plutôt dans les furūˁ, dans les «branches» du
fiqh, mais étant donnée la place «fondamentale» que lui donne la šīˁa et
probablement aussi en raison de l’intérêt personnel que lui voue l’auteur
— le pouvoir est le thème, je le rappelle, de son Kitāb al-išāra plus
haut évoqué —, il est abordé par certains sunnites comme un sujet des
«fondements» (uṣūl). al-Murādī ne fait que reprendre ici la vision sunnite
commune du califat telle qu’on la trouve résumée par exemple chez
son quasi contemporain, al-Māwardī (m. 450/1058)(3). Il développe les
conditions d’accès à la fonction. Tout comme al-Māwardī, il considère
que «l’assemblée qui délie et qui lie» (žamāˁat al-ḥall wa al-ˁaqd)
peut, éventuellement, se réduire à une seule personne. Il préconise une
solution radicale en cas ‘d’élection’ de deux imām-s en même temps —
ce qui n’est pas permis — : il faut exécuter le second à être intronisé

(1) Là aussi sur la base de considérations identiques que l’on trouve chez al-Bāqillānī, Kitāb
tamhīd al-awāˀil wa talḫīṣ al-dalāˀil, Beyrouth, Muˀassat al-Kutub al-Ṯaqāfiyya, 1987, pp.
372-73, cité par al-Baḫtī, note 1, p. 290 d’al-ˁAqīda
(2) wa laysat al-asˁār min fiˁl mufsid al-ṭaˁām wa muṯīr al-fitan wa lā min fiˁl ahl al-ḥarṯ wa
al-ḥalab wa lā min afˁāl al-mulūk wa al-musaˁˁirīn (290)
(3) al-Māwardī, al-Aḥkām al-sulṭāniyya, Beyrouth, Dār al-Kutub al-ˁIlmiyya, 1978
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 327

(344). Comme le grand légiste šāfiˁite, il préconise la soumission à un


calife devenu impie (fāsiq) après son accession au pouvoir. Il confirme
la légitimité de la succession des quatre premiers califes — sujet,
comme l’on sait, qui fut à la base des principaux schismes de l’islam —
sans se prononcer fermement sur leur classement en termes de mérites.
De toute façon, estime-t-il dans la droite ligne de l’opinion ašˁarite,
les compagnons, dans leurs confrontations, avaient tous raison et il
convient de ne pas permettre au commun des croyants de débattre de ce
qui s’est passé entre eux.
Enfin, sur l’évaluation des péchés et sur ce qui attend les créatures
dans l’Au-delà, al-Murādī ne fait que reprendre, là aussi, les idées
maîtresses de ses principaux inspirateurs, al-Ašˁarī et al-Bāqillānī. J’ai
déjà mentionné l’opinion qu’il leur prête sur le thème du sort à réserver
au «grand pécheur» (al-fāsiq) et sur l’incidence sur son repentir des
péchés qu’il pourrait être amené à commettre une fois ce repentir
effectué. Dans le champ des topoï de l’eschatologie musulmane, les
idées avancées par la ˁAqīda ne s’écartent guère non plus du canevas
dessiné par les œuvres de ses grands prédécesseurs ašˁarites. Les
tourments de la tombe et ‘l’interrogatoire’ des deux anges (munkar
wa nakīr) sont assertés, les ‘signes’ de ‘l’heure’ (al-sāˁa) rappelés.
L’approche de la fin du monde sera signalée par «l’amenuisement du
savoir et le développement de l’ignorance» (qillat al-ˁilm wa ẓuhūr al-
žahl); «la multiplication des guerres civiles» (kaṯrat al-fitan); «la sortie
de l’Antéchrist» (ḫurūž al-dažžāl); «l’arrivée du Messie» (nuzūl al-
masīḥ) (319-20). Signes confirmés par «le lever du soleil au couchant»
(ṭulūˁ al-šams min al-maġrib) et «la sortie de La Bête de terre» (ḫurūž
al-dābba min al-arḍ) (320).
Au Jour du Jugement, il y aura «l’installation du bassin pour Le
Prophète» (naṣb al-ḥawḍ li-l-nabī), dont l’intercession (šafāˁa), comme
celle des savants et des saints est pleinement reconnue. Alimenté par
une rivière ayant sa source au paradis, le ḥawḍ permettra d’abreuver
sa umma au jour du jugement. L’intercession du prophète permettra
«d’accélérer» le jugement (yašfaˁu fī taˁžīl al-ḥisāb). Les livres des
comptes (kitāb) seront portés sur leur «droite» par les musulmans, et
installés à leur gauche ou derrière leur dos pour les mécréants (323-
328 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

325)(1). La «pesée des actions» (wazn al-aˁmāl) de tous le adultes


«comptables» (mukallafīn) aura lieu au moyen de balances «réelles»
(326)(2) qui pèseront leurs «livres» (ṣuḥuf) de comptes. Les ‘justiciables’
auront à traverser «le pont» qui enjambe l’Enfer en direction du
Paradis et le succès (ou l’échec) de cette traversée est fonction de leur
‘bilan’. Ils seront répartis entre ces deux destinations dont la réalité est
confirmée par le texte coranique(3) et la ‘localisation’ — «au-dessus des
sept cieux» (fawqa al-samāwāt al-sabˁ) (333) pour Le Paradis et «au-
dessous des deux terres du bas» (taḥt al-arḍayn al-suflā) pour l’Enfer
— également(4).
Au terme de ce bref parcours des rapports entre les Almoravides et
l’ašˁarisme, je crains d’avoir succombé à un travers qui ne devrait guère
plaire à P. F. de Moraes Farias : la tentation (ou l’illusion) «orientaliste»
de penser que les textes peuvent être interrogés en dehors des contextes
où ils ont été produits. Il eut fallu sans doute interroger les conditions
écologiques (sécheresse...) qui ont pu présider au développement
de ce mouvement, les rivalités économiques et leurs arrières-plans
communautaires tribaux et ‘ethniques’ (Zanāta vs. Ṣanhāža, ˁArab et
Aˁžām...), les structures sociales et parentales (ˁaṣabiyyāt) productrices
de conflits et de vendettas qui ont pu en nourrir les factionnalismes et les
crises de succession... Et je n’aurais pour seul alibi que les dimensions
— fort modestes — allouées à cette contribution.

(1) al-Murādī justifie ces détails par des citations coraniques : LXIX, 19 24, 33; LXXXIV,
10-11
(2) wa laysa ḏālika kināyatan ˁan al-ˁadl wa lākinnahā fī maˁnā al-mawāzīn al-maˁhūda fī
al-aṣl (326)
(3) Coran, II, 23, 34; III, 131, 133; XXXIII, 64; XXXVI, 25
(4) LIII, 13-15; LI, 22; CI, 8-7 tels que les interprètent al-Qurṭubī
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 329

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Abdel Wedoud OULD CHEIKH 331

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Muḥammad V, 1984
Abdel Wedoud OULD CHEIKH
Octobre 2015
332 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 333

Annexe III
Brèves chroniques des quatre émirats maures

Les émirats
334 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

1. L’Émirat des Trārzä


Si on note dans les milieux maraboutiques du Trārza, et
e
spécialement chez les Tāšǝmšä, l’émergence à la fin du XVII — début
du XVlIIe siècle, d’un souci des événements du passé manifestement
lié dans son expression initiale — les écrits Muḥammad al-Yadālī —
au désir de glorifier le «parti» maraboutique vaincu dans la guerre de
Šurbubba, on ne relève que très rarement chez les chroniqueurs qui ont
succédé à cette première génération de préoccupations dépassant une
sèche relation des événements, réduite généralement à la mention d’un
décès, d’une bataille. Rarement sont évoquées des causes extérieures à
la violence initiale (molestation, meurtre, assassinat, razzia...) dont la
violence rapportée n’est que l’écho différé, la suite nécessaire, dans un
enchaînement qui apparaît ainsi, notamment au travers des vendettas en
série, trouver en lui-même, c’est-à-dire dans la violence elle-même, sa
propre justification.
Le privilège accordé par l’historiographie traditionnelle à la
généalogie se double ici d’une attention quasi-exclusive à un processus
de rétorsion, ou plutôt aux moments dramatiques de ce processus —
les «journées» de bataille... — qui incline cependant à penser qu’il y
a comme une justification réciproque, même si elle n’est pas toujours
et partout clairement affirmée, de la généalogie par la violence et
de la violence par la généalogie. Il faut venger individuellement et
collectivement, ses «frères», ses alliés, les gens de sa tribu.
Essayons tout de même de résumer brièvement la chronique
traditionnelle de l’émirat des Trārzä dont les textes de Muḥammad
al-Yadālī, les travaux inédits de Wālid w. Ḫālunā (m. 1212/1797),
de Bābakkar w. Ḥjāb (m. 1322/1904), de Mḥammäd w. Aḥmäd Yūra
(m. 1340/1922) et de Muḥammäd Vāl w. Bābä (m. 1149/1930), repris
entre autre par P. Marty et al-Muẖtār w. Ḥāmidun, offrent, aux côtés
de la tradition orale, un tableau largement dominé par la «logique des
batailles» que nous venons, à l’instant, d’évoquer.
J’ai noté plus haut que l’histoire de l’émirat des Trarza commence
avec Aḥmäd b. Dämān, l’ancêtre qui a donné son nom à la tribu émirale
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 335

des Äwlād Aḥmäd bǝn (ou mǝn) Dämān. Il apparaît pour la première
fois dans le récit de Muḥammad al-Yadālī, essentiellement pour éviter
aux Tāšǝmšä d’être razziés par son compagnon, Sīdi Brāhīm b. Sīdi
al-Ä‘rūṣī.
Aḥmäd conseille à ce dernier, qui menaçait de dépouiller les
marabouts de l’Igīdi, d’entreprendre une expédition, qui pourrait être
beaucoup plus fructueuse, contre L-ǝKtäybāt. «Commençons, aurait-
il dit à al-Ä‘rūṣī, par l’autruche, nous nous en prendrons ensuite à ses
œufs»(1).
Muḥammad al-Yadālī suggère, toutefois, que les cadeaux proposés
par les Äwlād Bū‘lī à Aḥmäd b. Dämān pour les venger de leurs cousins
L-ǝKtäybāt, n’ont pas été étrangers à l’ordre de priorité défini par le
chef tärrūzī.
Seule d’ailleurs, nous apprend al-Yadālī, sera réalisée la première
partie du programme suggéré par Aḥmäd b. Dämān à al-Ä‘rūṣī, et ce fut
la bataille de ǝNtitām, au nord de l’actuel Podor, en 1040/1630.
Telle est l’unique circonstance, dans le récit le plus ancien dont
nous disposons, où apparaît l’ancêtre des émirs Trārzä.
Sur son fils Häddi, qui paraît avoir recueilli sa succession, on ne
sait pas grand chose non plus, sinon qu’il a été le dirigeant, ou un des
dirigeants, du côté des Mġāvrä (descendants de Maġvar), de la guerre de
Šurbubba qui les oppose, au cours de la seconde moitié du XVIIe, à une
coalition maraboutique dirigée par Nāṣir al-Dīn, et aspirant, semble-t-il,
à établir un pouvoir politique fondé sur l’islam.
Vainqueur des zwāyä de Šurbubba, Häddi a été aussi le premier
émir des Trārzä à nouer des contacts commerciaux et diplomatiques
suivis avec les Européens fréquentaient les côtes du Sahara Occidental
depuis le milieu du XVe siècle.

(1) Repris de la thèse soutenue en 1985


Šiyyam al-zawāyā, ms., p. 17
336 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

L’époque où Häddi dirigeait les combats contre les zwāyä est


marquée par l’accentuation des rivalités entre les nations européennes
(Hollandais, Français, Anglais) pour le contrôle des points-clés du trafic
côtier atlantique. Les Trārzä ne semblent d’ailleurs pas avoir joué un
rôle très actif dans ces rivalités.
«On peut signaler toutefois, écrit Marty, que c’est par le port
d’Haddi, le ‘porto’ d’Addi des Portugais et des Maures, devenu plus
tard Portendie et Portendick (le Jioua abandonné d’aujourd’hui) que
s’opérait le contact maritime des Trarzas avec les Européens. Plus
au sud, à mi-chemin de Saint-Louis, une autre baie, qui servait de
point de trafic, reçut aussi le nom de petit port d’Haddi ou Petit
Portendik»(1).
A l’époque de Häddi, les Mġāvrä, parmi lesquels les Trārzä
constituaient vraisemblablement l’élément le plus occidental, celui
qui jouxte immédiatement la côte (ce sont eux qu’on voit intervenir
d’Arguin à Portendick et à l’escale du Désert) paraissent maîtres de
l’espace territorial situé entre le Cap Blanc et le fleuve Sénégal.
Ce n’est sûrement pas un hasard si le nom «Trārza» n’apparaît pas
sous la plume de al-Yadālī, auteur du premier témoignage écrit (entre
1710 et 1750) sur l’histoire des Trārzä.
Si celui-ci ne parle, pour les temps qu’a connus Häddi, que des
Mġāvrä, c’est d’abord parce que la lutte à laquelle Häddi a pris part
contre les zwāyä fut menée par des combattants où se retrouvaient
diverses branches de la descendance de Maġvar.
On cite parmi ses dirigeants Bäkkār al-Ġūl b. A‘lī b. ‘Abd Alla, de
la lignée de Barkänni, ainsi qu’un «Boucefy» (Bu-Sayv), évoqué par
Chambonneau(2), et dont al-Muẖtār w. Ḥāmidun pense qu’il pourrait
s’agir de Bu-Sayv w. Muḥamd ǝẕ-Ẕnāgi des Äwlād Mbārǝk b. ‘Uṯmān
b. Maġvar.

(1) Marty, Trarza, pp. 66-67


(2) In Richtie, p. 342
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 337

C’est aussi parce que le rôle de Häddi a été sans doute


rétrospectivement quelque peu surfait par al-Yadālī, qui écrit à une
époque où les Trārzä se sont rendus complètement indépendants des
Brāknä, ce qui ne paraît pas avoir été tout à fait le cas au lendemain de
Šurbubba.
En effet, après la mort de Häddi, située par la chronique de Wālid
w. Ḫālunā en 1095 H/1684, la mort de ses fils et successeurs immédiats,
ǝs-Sǝyyǝd et A‘mar Āgjäyyǝl (tué, selon Wālid, en 1114/1703 à Āgilāl
par les Äwlād Dläym), on voit encore un troisième fils de Häddi (Ä‘lī
Šanẓūra, qui succède à A‘mar Āgjäyyǝl à la tête des Äwlād Aḥmäd b.
Dämān), entreprendre, vers 1720, un voyage au Maroc pour réclamer
du sultan Mawlāy Ismā‘īl (1672-1727) un soutien contre ses cousins
Brāknä, dont il n’était visiblement pas en mesure de venir à bout par ses
propres moyens.
A en croire Marty, il aurait rapporté de ce voyage, non seulement
le «culotte blanche» (ǝs-sǝrwāl l-abyaẓ), qui sert depuis d’attribut
vestimentaire distinctif de l’émir chez les Trārzä, mais également le
contingent, la mḥallä, à l’aide de laquelle il défit les Brāknä(1).
Peu importe le caractère fantaisiste des développements de
Marty sur le surnom de l’émir, —Šanẓūra — qui ne veut pas dire «Le
Superbe»(2), comme il l’affirme, mais qui désigne tout simplement une
variété de tissu dont le marché local a dû connaître, à l’époque, une
abondance inhabituelle. Peu importe aussi que les troupes rapportées
par l’émir aient été directement fournies par le souverain marocain ou
par les Tǝknä de Nun (Wād Nūn) sur ordre de ce dernier; ce qui est à
peu près acquis c’est «la politique d’investiture» que le sultan ‘alawite
paraît avoir pratiquée à l’époque, à l’endroit des chefs Banī Ḥassān du
Sahara Occidental.
Dans la foulée de l’expédition réussie de Djouder sur Tīmbuktu
(1591), Mawlāy Ismā‘īl, qui aimait à rappeler ses liens de sang avec
ses «oncles maternels» (aẖwāl) Ma‘qil(3) — il avait entrepris lui-même

(1) Trarza, pp. 68-69


(2) Idem, p. 68
(3) al-Nāṣirī, al-Istiqṣā, VII, p. 52
338 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

en 1089 H/1678 un périple saharien qui l’aurait conduit, au dire de al-


Istiqṣā(1), de Aqqa et Ṭāṭa à Šingīṭi et Tišīt, périple au terme duquel
il épousa Ḫnāṯä mǝnt Bäkkār al-Ġūl w. A‘lī w. ‘Abd Alla — pourrait
très bien avoir octroyé à A‘lī Šanẓūra délégation de son pouvoir sur
des régions qui, de toute manière, échappaient à son contrôle, comme
il aurait investi, selon H. Barth(2), Hännūn w. Bǝhdil, chef des Äwlād
Mbārǝk, de l’autorité du Bāġnä (Bakhounou) en 1672...
Quoiqu’il en soit, le contingent rapporté par A‘lī Šanẓūra, et avec
lui, peut-être, les symboles d’une légitimité d’origine royale — le
prestige de Mawlāy Ismā‘īl, un šarīf, un roi, et un conquérant, devait
sans doute être très grand dans la région — allait lui permettre d’affermir
son pouvoir et le pouvoir de son lignage sur les Trārzä, et tenir tête
victorieusement à ses cousins Brāknaä.
La compétition et la guerre avec ces derniers allaient encore
constituer pendant des décennies une des préoccupations essentielles
des Trarza, pourtant de plus en plus mobilisés par d’interminables
conflits internes.
Ä‘lī Šanẓūra s’est servi de la mḥalla pour soumettre les Rḥāḥlä,
vaincus à ‘ǝlb ǝl-kaṣra («La dune de la défaite») et à Mläyzmāt ǝr-
Rḥāḥlä, vers 1131/1719. Ils auraient été mis par l’émir devant
l’alternative suivante: «payer tribut ou quitter la terre des Trārzä». Sept
hommes parmi eux firent le pèlerinage à la Mecque et furent (par la
suite) les ancêtres de la tribu des Ḥǝjjāj («Les Pèlerins»), les autres
acceptèrent de payer tribut(3).
Ä‘lī Šanẓūra, qui s’est occupé activement des relations
commerciales avec les Européens, favorisant d’abord les Hollandais
d’Arguin et de Portendick, puis traitant avec les Français des escales

(1) Idem, p. 58
(2) Henry Barth, Travels and Discoveries in North and Central Africa, IV, p. 627. Est-ce
chez Barth que Modat, cité par P. Amilhat a trouvé ce renseignement ou dans une autre
source ? P. Amilhat, «Petite chronique des Id Ou Aich, héritiers guerriers des Almoravides
sahariens», Revue des Etudes Islamiques, I, 1937, pp. 41-130, note 1, p. 63
(3) al-Muẖtār w. Ḥāmidun, al-Tārīẖ al-siyyāsī, dactylographié, p. 122. A part quelques familles
établies près de Boutilimit (Tǝn Yarg), les Ḥǝjjāj sont installés dans la région actuelle du
Brakna
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 339

du fleuve Sénégal (Le «Désert», le «Coq», le «Terrier Rouge»), après la


destruction des comptoirs atlantiques, meurt, de mort naturelle précise,
Muḥammad Fāl w. Baba, en 1139/1726-7(1).
Les récits de l’histoire des Trārzä affirment que c’est son fils A‘mar
w. Ä‘lī Šanẓūra, issu comme ses frères, ǝš-Šärqī et Muḥammad Bäbānä,
d’un mariage avec ‘Ayšä mǝnt at-Twäynsī w. ‘Attām w. Dämān, qui lui
succède(2).
Notons cependant cette remarque de Muḥammäd w. Abū Mädyänä(3)
(un représentant achevé de la tradition maraboutique du Trarza) en
marge du texte de Muḥammäd Vāl w. Bābä w. Aḥmäd Bäybä sur
l’histoire des Mġāvrä :
«La tradition communément admise parmi nous dit qu’après
A‘mar Āgjäyyǝl le pouvoir émiral échut pendant trois ans à son frère
Aḥmäddäyyä; qu’il passa ensuite à leur frère A‘lī Šanẓūra pendant
vingt deux ans, qu’il revint ensuite à leur frère ǝš-Šärqī durant trois ans
avant de se fixer jusqu’à nos jours dans la descendance de A‘lī Šanẓūra.
Les quatre frères se sont succédés ainsi à la tête de l’émirat comme les
fils de ‘Abd al-Malik b. Marwān : al-Walīd, Sulaymān, Yazīd et Hišām,
mais Dieu seul est omniscient».
Ce rapprochement avec les souverains umayyādes, même s’il
s’appuie sur un ordre de succession des émirs Trarza sensiblement
différent de celui de la vulgate que nous avons entrepris de résumer
ici, est tout de même très significatif de la volonté d’une partie de la
tradition maraboutique de donner une image «étatique» de l’émirat.
La chronique courante de l’émirat des Trārzä retient donc, quant à
elle, que c’est A‘mar w. Ä‘lī Šanẓūra qui succède à son père en 1139 de
l’Hégire (1726-7).

(1) Muḥ. F. b. Bāba al-‘Alawī, Kitāb al-takmila, Tunis, Bayt al-Ḥikma, 1986, p. 44. Paul Marty
le fait mourir non loin de l’actuel Boghé, dans un combat contre les Brāknä, Trarza, p. 75
(2) al-Muẖtār w. Ḥāmidun, al-Tārīẖ al-siyyāsī, dactylographié, p. 47
(3) Fils aîné du poète et fin lettré, Abū Madyänä w. Aḥmädu w. Släymān, des Äwlād Däyṃān
(Äwlād Bārikaḷḷa) et de Vāṭimätu ǝl-Bätūl dite Bäddi, fille de Bābä w. ǝš-Šäyẖ Sidiyyä. Il
était lui-même un écrivain, un poète et un éminent généalogiste. J’ai suivi son enseignement
à l’école primaire de Bu-Tilimīt (Boutilimit)
340 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Le règne d’A‘mar, qui se poursuit jusqu’en 1170/1757, paraît


surtout avoir été marqué par les conflits internes aux Trārzä eux-mêmes:
entre Ähl Āgṃǝttār et Ähl ‘Aḅḅällä (des Äwlād Aḥmäd b. Dämān);
entre les Ähl ‘Aḅḅällä (des Äwlād Aḥmäd b. Dämān) et Ähl ‘Attām
(Äwlād Dämān) ; entre Ähl ‘Attām et Ahl Ähl Aḥmäddäyyä (Äwlād
Aḥmäd b. Dämān); entre Ähl ‘Attām et Ähl ǝš-Šärqī... Du moins si l’on
en croit la version des événements proposée à Marty par Mḥammad w.
Aḥmäd Yūra(1).
Car dans les narrations de Bābäkkar W. Ḥjāb et de Muḥammäd Vāl
w. Bābä, reprises par al-Muẖtār w. Ḥāmidun, le meurtre de Ābbännä w.
Ä‘lī Ḥassān w. Säddūm w. ‘Attām (des Äwlād Dämān) par les Äwlād
Aḥmäd b. Dämān, ce meurtre disais-je, que Marty donne comme point
de départ du conflit entre Ähl ‘Attām et Ähl ǝš-Šärqī, ne se situe pas,
comme il l’affirme(2), à l’époque d’A‘mar w. Ä‘lī Šanẓūra, mais bien
plus tard, en 1232/1816(3).
A‘mar w. Ä‘lī Šanẓūra meurt en 1170/1757. Muḥammäd Vāl w.
Bābä rapporte qu’à sa mort la mère de ses enfants, Vāṭmä ǝṭ-Ṭfäylä
mǝnt ǝš-Šärqī w. Häddi, dit à son frère, Sīd ǝl-Muẖtār w. ǝš-Šärqī,
«préserve-moi le pouvoir de mon fils (iḥfaẓ lī imārata ibnī)».
Et nous verrons plus loin le lignage de ǝš-Šärqī w. Häddi se
mobiliser aux côtés de ses «neveux utérins», les descendants d’A‘mar
w. Ä‘lī Šanẓūra, contre le lignage cousin d’A‘mar w. ǝl-Muẖtār w. ǝš-
Šärqī w. Ä‘lī Šanẓūra.
Lorsque A‘mar w. Ä‘lī Šanẓūra meurt, c’est en tout cas son fils,
ǝl-Muẖtār w. A‘mar, qui lui succède.
C’est à lui, affirme Muḥammad w. Abū Mädyänä, que le sultan,
Sīdi Muḥammad b. Mawlāy Ismā‘īl aurait remis, à Tišīt(4), les insignes

(1) Marty, Trarza, pp. 75-76


(2) Marty, Trarza, p. 76
(3) Bābäkkar w. Ḥjāb, ms. p. 10
(4) Aucune source écrite ne signale, à ma connaissance, cette visite à Tišīt de Muḥammad
II (1736-1738), qui n’était d’ailleurs, à l’époque, qu’un prétendant parmi d’autres à un
trône vacillant. Muḥammäd w. Abū Mädyänä a trouvé le renseignement dont il fait état
chez Muḥammäd w. Aḥmad Yūra in Iẖbār al-aḥbār bi-aẖbār al-ābār, texte arabe dans
René Basset, Mission au Sénégal, p. 570. Traduction dans Paul Marty, «Le livre des lettrés
renseignés sur les puits», Bull. du Com. Et. Hist. et Sc. de l’AOF, III, 1920, p. 321
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 341

du pouvoir émiral : ǝs-sǝrwāl l-äbyaẓ («la culotte blanche») et un


tambour de cuivre.
ǝl-Muẖtār poursuivit la lutte ancestrale contre les Brāknä, lutte qui
paraît avoir connu une certaine accalmie sous son prédécesseur.
Muḥammäd Vāl w. Bābä cite ces vers (en ḥassāniyyä) adressés par
un poète à ǝl-Muẖtār w. A‘mar pour célébrer ses conquêtes territoriales
sur les Brāknä :
Wād Ḥnäynä mā kān dār
Iḥuṣū-hä ‘arb ǝẕ-Ẕbār
Gla‘-tu kīv gla‘t Ẕār
W-Inyǝkrār u Mālīlä
W-ǝl-ḥassāni lä-kān šārr
Ḫäyr iwās-i ḏi-l-ḥīlä
Traduction :
Wād Ḥnäynä n’était pas un lieu
Que pouvaient enlever d’assaut les guerriers de ǝẕ-Ẕbār
Tu l’a arraché comme tu as arraché Ẕār
Et Inyǝkrār et Mālīlä
Voilà certes pour les ḥassān
Un bel exemple de conduite guerrière(1).
Il leur aurait infligé une importante défaite à Dyädyäf en
1170/1757(2).
Le mariage qu’il contracta avec une barkänniyyä (une femme des
Brāknä), précède-t-il cet engagement, ou est-il au contraire l’expression
d’une volonté d’apaisement après une période d’affrontement ? Nous

(1) Ces lieudits, situés au nord de l’actuel Boutilimit, et proches (pour certains) des confins
des mondes qui ont pu être contrôlés par les Brāknä, témoignent de la poussée vers l’est de
Trārzä jusque-là plutôt associés à une hégémonie sur la bande côtière atlantique de la basse
Mauritanie.
(2) al-Muẖtār w. Ḥāmidun, al-Tārīẖ al-siyyāsī, dactylographié, p. 122
342 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

n’en savons rien. La tradition rapporte seulement que sa femme,


Ṃǝnnīnä ǝl-Barkänniyyä, a été mise à mort par les femmes des Äwlād
Aḥmäd b. Dämān, qui la soupçonnaient d’avoir tué, par des moyens
magiques, l’émir. Cela se serait passé en 1185/1771-2 ou en 1179/1765.
Ou peut-être plus tôt...
ǝl-Muẖtār est remplacé par son frère Ä‘lī ǝl-Käwri w. A‘mar.
Le règne de ce dernier sera marqué par une intensification des
relations avec les comptoirs européens du fleuve Sénégal, un moment
aux mains des Anglais, puis sous le contrôle des Français.
Ä‘lī ǝl-Käwri signera avec leurs représentants des traités qui
font apparaître l’institutionalisation du versement des «coutumes» ,
octroyées annuellement à l’émir par les traitants.
Parallèlement, et non peut-être sans quelque rapport avec le contrôle
de ces «coutumes», les rivalités internes aux Trārzä, en particulier entre
Äwlād Dämān et Äwlād Aḥmäd b. Dämān, connaîtront, à son époque,
un renouveau d’exacerbation, alors que se multiplient à l’extérieur les
combats avec les Brāknä — parfois coalisés avec les Toucouleurs — et
les incursions dans le pays wolof voisin.
A la suite d’une razzia effectuée par les Ähl ‘Attām (Äwlād Dämān)
contre les Äwlād Aḥmäd b. Dämān, et d’un raid de représailles entrepris
par ces derniers (raid au cours duquel fut grièvement blessé Muḥammäd
w. Muḥamd Ājṃār ǝl-‘Attāmī), les combats s’intensifièrent entre les
Äwlād Dämān et les Äwlād Aḥmäd b. Dämān, installés, à l’époque,
entre le sud de l’Īnšīri et l’Amaṭlīš, à une centaine de kilomètres au nord
de l’actuel Nouakchott.
Les traditions historiques reprises par Mḥammäd w. Aḥmäd Yūra et
al-Muẖtār w. Ḥāmidun(1), font des appels à la vengeance de Muḥammäd
w. Muḥamd Ājṃār la cause quasi-unique, le point de départ des luttes
qui opposeront durant des décennies Äwlād Dämān et Äwlād Aḥmäd
b. Dämān.

(1) Mḥammäd w. Aḥmäd Yūra, Iẖbār…, in Basset, Mission…, pp. 580-585; W. Ḥāmidun,
Tārīẖ, op. cité., pp. 122-123; Marty, Trarza, pp. 83-84
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 343

Vision schématique? Peut-être, mais vision sans doute largement


justifiée par le contexte dans lequel se déroulaient des conflits où l’on
savait presque toujours nommément qui est mort, qui a tué qui, et où la
lex talionis, l’exercice rapide d’une vengeance réparatrice, occasionnant
de préférence des pertes supérieures aux dommages qui l’ont suscitée,
faisaient partie des références idéologiques les plus impérieuses.
Quoiqu’il en soit, les événements relatés plus haut précèdent de peu
des batailles restées célèbres dans les annales des rivalités ancestrales
qui opposent Äwlād Dämān et Äwlād Aḥmäd b. Dämān. Il faut citer ici
les batailles de ǝṭ-Ṭwäyylä en 1198/1783; celles, surtout, de Dämān et
de Lǝmdännä, à des dates voisines.
A l’extérieur, Ä‘lī ǝl-Käwrī mènera une action vigoureuse contre
les Brāknä (bataille d’al-Marväg en 1190/1176, bataille de Lǝkrā‘…).
Jusqu’à sa mort, il ne cessera d’intervenir dans les affaires des
populations noires voisines des Trārzä, en particulier dans la principauté
du Waalo. Est-ce à cet interventionnisme en pays noir qu’il doit son
surnom de ǝl-Käwrī (i.e., «le membre des communautés noires») ?
Dans sa volonté d’étendre son influence sur la vallée du Sénégal, il se
heurtera au mouvement ascendant des almaameƂe du Fouta Toro, qui
s’allièrent contre lui aux Brāknä et le tuèrent à ǝNgiräyn en 1200/1786.
Il est remplacé à la tête des Trārzä par Mḥammäd w. ǝl-Muẖtār
w. Ä‘lī Šanẓūra(1), dont les annalistes retiendront surtout la générosité.
D’après Muḥammäd Vāl w. Bābä, il fut surnommé «Tiens ! toi dont je
vois l’ombre» (hāk yä mǝn ḏāk ẓallu), en raison de son extraordinaire
prodigalité. Il meurt en 1208/1793.
Son frère ‘Aläyt lui succède durant un bref laps de temps, puisqu’il
meurt en 1209/1794.
Leur frère A‘mar w. ǝl-Muẖtār dit «wuld Kǝmḅä» (du nom de sa
mère qui était une concubine d’origine servile) leur succède et meurt, à
son tour, peu de temps après son accession au pouvoir : en 1211/1796

(1) Je suis ici l’ordre de succession proposé par Muḥammäd Vāl w. Bābä et repris par w.
Ḥāmidun. Paul Marty (Trarza, p. 94) affirme, quant à lui, que c’est ‘Aläyt w. al-Muẖtār w.
A‘mar qui succèda à Ä‘li ǝl-Käwrī
344 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

disent certaines sources, en 1215/1800 disent d’autres(1), ou peut-être


plus tard...
Paul Marty(2) fait état, en effet, d’un document des archives de
l’Afrique Occidentale Française, daté du 14 ventose an VII (4 mars
1799) relatant l’envoi par A‘mar w. Kǝmḅä d’une mission auprès des
autorités de Saint-Louis afin de prévenir l’administration du comptoir
français d’une attaque probable de l’émir des Brāknä, Muḥammäd
w. ǝl-Muẖtār w. Āġräyši. La même ambassade devait informer les
Français, dans le souci manifeste de leur signifier ses bonnes intentions,
qu’A‘mar w. Kǝmḅä avait refusé l’offre d’alliance que lui proposait
le chef des Brāknä, en vue de leur faire la guerre... Il semble qu’à la
mort d’A‘mar w. Kǝmḅä, il n’y avait plus aucun prétendant adulte de la
descendance d’A‘mar w. Ä‘li Šanẓūra pour revendiquer sa succession
à la tête de l’émirat.
Celui-ci échut à A‘mar, fils de ǝl-Muẖtār w. ǝš-Šärqī w. Ä‘lī
Šanẓūra. Ce sera désormais dans ce lignage, celui d’A‘mar w. ǝl-Muẖtār
w. ǝš-Šärqī w. Ä‘lī Šanẓūra, que se recruteront les émirs des Trārzä
jusqu’à la colonisation française (1902).
Mais cette succession entre lignées collatérales ne s’est pas
faite sans difficultés. Elle donnait en effet un aliment nouveau au
factionnalisme politique qui déchirait déjà l’émirat entre Äwlād Dämān
et Äwlād Aḥmäd b. Dämān.
La dissidence de la descendance «spoliée» d’A‘mar w. Ä‘lī Šanẓūra
n’aura de la sorte aucun mal à se greffer sur l’hostilité traditionnelle des
Äwlād Dämān à l’endroit du pouvoir émiral en place.
Les luttes avec les Äwlād Dämān et les candidats à l’émirat qu’ils
soutiennent, notamment Muḥammäd w. Ä‘lī ǝl-Käwrī, occuperont donc
la majeure partie du règne d’A‘mar w. ǝl-Muẖtār. Les chroniqueurs
rapportent quantité de batailles où s’affrontent des coalitions —d’ailleurs
changeantes — issues des deux parties : la première bataille de
ǝNtimǝrkāy, en 1223/1808, opposant Äwlād Dämān à ǝl-Mäṯlūṯä (i.e.
«La Triade», formée par Äwlād ǝl-Bū‘liyyä, Musāt et Ähl ‘Aḅḅällä) ; la
(1) W. Ḥāmidun, Tārīẖ, p. 124
(2) Trarza, p. 94
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 345

bataille d’Aġbǝssīt (1224/1809) entre Äwlād Dämān et Äwlād Aḥmäd


b. Dämān; la bataille de ǝNbīm (1225/1810) entre Äwlād Dämān, alliés
aux Äwlād ǝl-Bū‘liyyä, et Äwlād Aḥmäd b. Dämān…
Le meurtre, en 1232/1817 d’Ābbannä w. Ä‘lī Ḥassān, des Ähl
‘Attām, par les Äwlād Aḥmäd b. Dämān donna un nouvel élan à ces
hostilités. Ce fut la « guerre d’Ābbännä», «qui dura, écrit al-Muẖtār w.
Ḥāmidun, un an, et qui fit un nombre de morts égal à celui des jours de
l’année.»(1)
La recherche, parmi les parties en conflit, d’alliés chez les voisins
des Trārzä, n’était pas de nature à favoriser une fin rapide des hostilités.
Muḥammäd w. Ä‘lī ǝl-Käwrī et les Äwlād Dämān trouvent, en
effet, appui chez les Idäw‘īš du Tägānǝt. A la fin de l’année 1232/1817,
une coalition Trārzä-Idäw‘īš conduite par Muḥammäd w. Ä‘lī ǝl-Käwrī
et l’émir des Idäw‘īš, Muḥammäd w. Muḥammäd Šäyn, tombe à Ābbāẖ,
sur le campement d’A‘mar w. ǝl-Muẖtār, qui est complètement razzié.
Pour humilier le nouvel émir, les assaillants iront jusqu’à couper une
oreille à son épouse.
Cette époque est aussi celle qui voit le retour des Français à Saint-
Louis du Sénégal (1816) après une période d’occupation anglaise.
Les rivalités commerciales entre Anglais et Français trouveront
tout naturellement un champ de manœuvre dans les dissensions internes
aux Trārzä.
Ce conflit de succession qui oppose Muḥammäd w. Ä‘lī ǝl-
Käwrī à A‘mar w. ǝl-Muẖtār était d’autant plus utile aux nouveaux
maîtres de Saint-Louis que la pression des Trārzä sur le Waalo
gênait considérablement les projets de colonisation agricole qu’ils
commençaient à échafauder pour l’arrière-pays du comptoir sénégalais.
Les Français s’allieront à Muḥammäd w. Ä‘lī ǝl-Käwrī et à ses
partisans contre A‘mar w. ǝl-Muẖtār, peu pressé de mettre un terme
aux relations commerciales qu’il entretenait avec les Anglais avant la
rétrocession des comptoirs africains à l’administration de Louis XVIII.

(1) Tārīẖ, p. 125


346 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Ils réussiront aussi, probablement sans grand mal, compte tenu des
liens de parenté plus étroits qui le liaient au lignage d’A‘mar w. Ä‘lī
Šanẓūra — ses affins et ses cousins patrilatéraux — à mettre dans leur
jeu Muḥammäd Vāl w. ‘Umäyr w. Sīd ǝl-Muẖtār w. ǝš-Šärqī w. Häddi.
A‘mar wǝll al-Muẖtār et Muḥmammäd Vāl wǝll ‘Umäyr
Häddi

ǝš-Šärqi ḥmäddäyyä   ẓūra A‘mar Āgjäyyil es-Siyyid

 
 ẖtār ṭmä A‘mar  ḥ. Bäbānä ǝš-Šärqi

‘Umäyr   ẖẖtār  ǝl-Käwri   ẖtār

 ḥammäd Vāl  ḥammäd ‘Aläyt  ḥammäd A‘mar




Muḥammäd Vāl w. ‘Umäyr manifesta une opposition ouverte à la


poursuite des relations commerciales avec les traitants anglais.
Il entreprit même, en 1237/1821, d’empêcher ceux qui voulaient
vendre leurs marchandises à Portendick de s’y rendre, alors qu’A‘mar
w. ǝl-Muẖtār avait donné sa parole aux Anglais qu’ils pourraient y
échanger librement leurs produits.
La tension engendrée par cette opposition devait conduire au
meurtre de Muḥammäd Vāl w. ‘Umäyr par le fils du nouvel émir,
Brāhīm Wālid w. A‘mar w. ǝl-Muẖtār.
Une partie du lignage des Ähl ǝš-Šärqī, conduite par le père de la
victime, ‘Umäyr, passa à la dissidence entretenue par les Äwlād Dämān
et Muḥammäd w. Ä‘lī ǝl-Käwrī.
Ils s’en suivit de nombreux engagements (Gasräm, Tīwǝrwǝrt...)
au cours desquels des chefs des deux parties (Brāhīm Wālid et son frère
Ä‘lī Ḫamläš, tous deux fils de l’émir; Brāhīm Ḫlīl w. ‘Umäyr ; ǝr-Rgū‘a
w. Muḥammäd Šannūv...) trouvèrent la mort.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 347

Face à l’hostilité déclarée des Français et au soutien qu’ils accordent


à son rival, A‘mar w. ǝl-Muẖtār réagit en entretenant l’insécurité dans
le Waalo que les autorités de Saint-Louis s’efforcent de soustraire à
la mainmise des Trārzä. Entre A‘mar et Saint-Louis, les affrontements
succéderont aux traités confirmant des engagements aussitôt annulés
par de nouveaux affrontements auxquels de nouveaux traités mettront
provisoirement un terme, etc...
P. Marty n’en recense pas moins de cinq entre le 7 juin 1821 et le 6
février 1826, dont le premier, regrette-t-il, «reconnaissait officiellement
les droits des Trarzas sur le Oualo.»(1). De toute manière, le soutien
accordé par Saint-Louis à Muḥammäd w. Ä‘lī ǝl-Käwrī ne lui permettra
pas de rétablir la situation en faveur du lignage dépossédé du pouvoir,
le lignage d’A‘mar w. Ä‘lī Šanẓūra. En 1243/1826, il meurt, assassiné
par w. ‘Ayya, des Äwlād Āgšār.
A‘mar w. ǝl-Muẖtār, désormais émir sans rival des Trārzä, meurt
lui-même deux ans plus tard en 1245/1829.
Il fut remplacé dans ses fonctions émirales par son fils Muḥamd
Lǝḥbīb, qui restera à la tête de l’émirat pendant plus de trente ans.
L’émir le plus prestigieux des Trārzä réussit, en pratiquant une
habile politique d’alliance, à imposer son autorité à la majeure partie
des tribus du sud-ouest mauritanien et menaçait même d’annexer
«légalement» le royaume voisin du Waalo, si une intervention énergique
de la France n’était pas venue contrecarrer ses ambitieux projets.
Muḥamd Lǝḥbīb épousa tour à tour Mḅäyrīkä mǝnt Sīdi w.
Muḥammäd Šännūv(2), du puissant lignage des Ähl ǝt-Tūnsī, appelés
chez les Äwlād Aḥmäd b. Dämān ẖaymǝt ǝn-nǝṣṣ («la tente de la moitié/
du milieu») parce qu’ils partageaient les redevances de l’émirat à égalité
avec la descendance de Häddi et occupaient une position centrale dans
le jeu politique factionnel.
De ce mariage devait naître le futur émir Sīdi (parfois surnommé
«Sīdi Mḅäyrīkä»).

(1) Marty, Trarza, p. 101


(2) Et non pas «men Omaïr», comme le dit Marty, Trarza, p. 120
348 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

En 1832 (ou 1833)(1) Muḥamd Lǝḥbīb épousa la linger (héritière du


«trône» du Waalo) Ndyombot, la mère du futur émir, Ä‘lī w. Muḥamd
Lǝḥbīb.
Il épousa ensuite Vāṭmä mǝnt Muḥammäd w. Sīd Aḥmäd, chef
respecté des Äwlād Dämān. Vāṭmä est la mère de tous les autres fils
de Muḥamd Lǝḥbīb : Aḥmad Sālǝm, ǝl-Muẖtār ǝs-Sālǝm, Brāhīm ǝs-
Sālǝm, Läḅḅāt, Lävjaḥ, Muḥamd Lǝḥbīb et A‘mar Sālǝm.
L’alliance ainsi contractée avec la famille la plus en vue des
Äwlād Dämān devait permettre durant quelques années de créer et de
consolider une unité d’action, rarement réalisée dans leur histoire, entre
Äwlād Dämān et Äwlād Aḥmäd b. Dämān.
Malgré une très nette hégémonie sur ses voisins Brāknä et sur
le Waalo, malgré des progrès sensibles, semble-t-il, sur la voie de la
centralisation et de la stabilisation du pouvoir émiral — Muḥamd Lǝḥbīb
fait éliminer par les Français, dès 1831, un concurrent possible pour le
pouvoir émiral, al-Muẖtār w. Muḥammäd w. Ä‘lī ǝI-Käwrī — dus en
partie à la très forte personnalité de l’émir lui-même, Muḥamd Lǝḥbīb
ne parviendra pas longtemps à enrayer des dissensions internes qui
seront, une fois de plus, habilement manipulées par une administration
française du comptoir de Saint-Louis décidée de toute manière à imposer
sa loi à l’ensemble des riverains du Sénégal.
Après des affrontements sporadiques avec les Français et leurs
auxiliaires wolofs dirigés par Fara Penda, affrontements qui s’étendront
sur les années 1831/1835, un traité est conclu par Muḥamd Lǝḥbīb avec
le gouverneur Pujol au terme duquel l’émir des Trārzä et ses descendants
renoncent à toute revendication sur «la couronne» du Waalo.
Mais ces déclarations ne mettent pas un terme aux interventions
des Trārzä en pays Wolof, interventions qui s’étendent au-delà du
Waalo, au Diolof et au Cayor.
Marty signale, avec une profonde irritation, trois traités signés en
1842 entre les Trārzä et le gouverneur de Saint-Louis qui ont, entre
autres, pour résultat, que «des coutumes sont désormais payées à l’émir

(1) La première date est donnée par Marty, Trarza, p 107; la seconde est celle que fournit B.
Barry, Le royaume du Waalo, p. 278
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 349

et à son ministre Mokhtar Sidi, pour faire la police en plein Sénégal»(1).


A la même époque, pourtant, le démon des conflits interne est en
train de ronger la fragile unité des Trārzä.
Aḥmäd w. ǝl-Läyggāṭ, le frère de l’émir, bénéficiant de l’appui des
Français de Saint-Louis avec le soutien des Äwlād Dämān, s’apprête
à renverser Muḥamd Lǝḥbīb. Après quelques succès isolés (bataille
de Šǝbbǝk en 1263/1847...), les troupes d’Aḥmäd w. ǝl-Läyggāṭ se
dispersent, et il est lui-même contraint à se réfugier en Adrar d’où il
tentera, avec l’appui de l’émir Aḥmäd w. ‘Äyddä, quelques coups de
main sans grande conséquence.
Il sera toutefois suivi dans son exil par le fraction dite Ḫandūsä
(Ähl ǝš-Šärqī w. Häddi + Ähl ǝt-Tūnsī) des Äwlād Aḥmäd b. Dämān,
qui participe, aux côtés d’Aḥmäd w. ‘Äyddä, à l’attaque victorieuse
contre le campement de Muḥamd Lǝḥbīb à ǝl-Mälḥas en 1265/1849.
Aḥmäd w. ǝl-Läyggāṭ sera assassiné la même année dans le Tīrǝs
par des Ä‘lǝb partisans de l’émir Muḥamd Lǝḥbīb.
Guidé sur les routes de l’Ādrār par ǝl-Muẖtār dit ǝn-Nān, le frère
dissident de l’émir Aḥmäd w. ‘Äyddä, réfugié chez les Trārzä, Muḥamd
Lǝḥbīb conduira lui-même un raid de représailles en en 1266/1850. Il
brûla quelques palmeraies, razzia des biens et du bétail et revint sans
avoir livré combat aux gens de l’Ādrār retranchés dans leurs montagnes.
Grâce, entre autres, à une médiation de ǝš-Šäyẖ Siddiya al-Kabīr
(m.1868)(2), une des principales figures «maraboutiques» du pays maure
à cette époque, la dissidence de Ḫandūsä prend fin en 1270/1854.
Les Trārzä allaient bientôt avoir à affronter l’énergique représentant
de la nouvelle politique française de suzeraineté sans partage sur la
vallée du Sénégal, le général Faidherbe(3).

(1) Trarza, p. 109


(2) Sur ce personnage et ses relations avec les émirs A‘mar et son fils Muḥamd Lǝḥbīb, la
principale source est l’œuvre, demeurée, pour l’essentiel, inédite de son arrière-petit
fils, Hārūn. On pourra aussi consulter la thèse de Ch. Stewart, Islam and Social Order in
Mauritania, Oxford, Oxford University Press, 1973
(3) Sur Faidherbe et ses démêlés avec les Trārzä, on pourra consulter notamment la thèse de L.
C. Barrows, General Faidherbe, the Maurel and Prom Company, and French Expansion in
Senegal, Ph. D. Thesis, University of California, Los Angeles, 1974
350 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Marty résume ainsi la mission de Faidherbe telle qu’elle ressort


des instructions du Ministre de la Marine de Napoléon III au Gouverneur
Protet :
«1° Direction absolue en nos mains de la traite de la gomme et
suzeraineté sur le fleuve;
2° Suppression des escales et des coutumes;
3° Emancipation du Oualo et protection des populations agricoles
de la rive gauche»(1).
Cette politique, centrée sur la «libération» du commerce,
«l’émancipation» des populations «opprimées par les Maures et les
Toucouleurs», annonçait en fait une colonisation du Waalo qui devait
offrir une alternative économique à la suppression de la traite négrière
que l’Assemblée Constituante française venait d’abolir en 1848.
Celui que les Maures appelaient ǝṃ-Ṃäysä Vǝdru («Monsieur
Faidherbe») conduisit une offensive militaire contre les sujets et les
troupes de Muḥamd Lǝḥbīb tout au long des années 1854-1856.
Malgré une tentative d’unification des rangs maures contre les
troupes françaises et leurs auxilaires — ǝš-Šäyẖ Siddiya y aurait,
semble-t-il, joué un rôle important, réunissant chez lui, à Tǝndäwjä, en
janvier 1856, les représentants des émirats de l’Ādrār, des Brāknä et des
Trārzä en vue d’aplanir leurs divergences(2) —, malgré l’embargo sur la
gomme décrété par Muḥamd Lǝḥbīb, la pression militaire des Français,
conjuguée aux difficultés internes (extrême chêreté des textiles entre
autre...), Faidherbe obtiendra finalement la signature, le 20 mai 1858,
d’un traité qui consacre entièrement le triomphe du programme qu’il
s’était tracé :
- renonciation des Trārzä à toute revendication sur les pays Wolof
voisins de leur territoire, et reconnaissance des droits des Français sur
ces mêmes pays;

(1) Trarza, p. 112


(2) Faidherbe, Le Sénégal, Paris, 1889, p. 145
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 351

- libre commercialisation de la gomme et fin donc du système des


«escales» ;
- suppression des «coutumes» qui seront remplacées par une taxe
fixe de 3 % sur la gomme traitée à Dagana — qui reste «l’escale»
officielle des Trārzä — et directement perçue par l’administration
française qui se charge de la verser à l’émir ;
- le chef des Idäwälḥāj (surnommé le «Chems»), la première tribu
maraboutique qui noua des relations commerciales avec les Français,
continuera à percevoir une pièce de guinée pour 1000 kg de gomme
directement vendus à Saint-Louis;
- il est désormais interdit aux Trārzä de traverser en armes le fleuve
Sénégal.
Ce traité, qui sera proposé dans les mêmes termes aux Brāknä et
aux Idäw‘īš du Tägānǝt, accroit considérablement la dépendance des
émirs du sud-ouest mauritanien à l’égard de Saint-Louis. Les intrigues
des interprètes, intermédiaires obligés avec l’administration du comptoir
sénégalais, et le parrainage de cette dernière, acquièrent désormais un
poids décisif dans la succession au pouvoir émiral.
En 1860, Muḥamd Lǝḥbīb est assassiné par ses neveux -les fils de
Aḥmäd w. ǝl-Läyggāṭ et de Ä‘lī Ḫamläš — conduits par Sīd Aḥmäd w.
Ä‘lī Ḫamläš, qui devait, dans l’esprit des conjurés, remplacer Muḥamd
Lǝḥbīb. Sīdi, le fils aîné du défunt émir, dont les conjurés avaient prévu
l’élimination, échappe miraculeusement, dit-on — il n’était pas là où ils
l’attendaient — à la sanglante entreprise de ses cousins.
Dès le lendemain, il organise les représailles contre les meurtriers
de son père qui cherchent vainement refuge auprès de la fraction des
Äwlād ǝs-Sǝyyǝd des Äwlād Aḥmäd b. Dämān. Au cours des combats,
les principaux chefs de la conjuration — Sīd Aḥmäd w. Ä‘lī Ḫamläš,
Bäbbä w. Aḥmäd w. ǝl-Läyggāṭ, Aḥmäd w. Buḥubbäyni…— seront tués.
Fort de ce premier et rapide succès sur la dissidence, Sīdi revêtira
«la culotte blanche» et· dirigera sans partage l’émirat pendant dix ans au
cours desquels, une fois n’est pas coutume, les Trārzä connaîtront une
période de paix relative aussi bien à l’intérieur qu’avec leurs voisins.
352 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Sīdi laissera, dans la tradition historique perpétuée par les lettrés,


le souvenir d’un émir «pieux» et «juste».
Il gouverna en s’appuyant en particulier sur le lignage de ses
oncles maternels, les Ähl ǝt-Tūnsi, dont le chef, Sīd Aḥmäd w. ‘Uṯmān
w. Brāhīm Ḫlīl, est toujours resté son plus proche conseiller.
Des liens plus étroits existaient aussi, semble-t-il, entre lui et son
demi-frère, Ä‘lī, qui les faisaient apparaître, comme plus unis entre
eux qu’avec leurs nombreux demi-frères issus du mariage de Muḥamd
Lǝḥbīb avec Vāṭmä mǝnt Mḥammäd W. Sīd Aḥmäd, le chef des Äwlād
Dämān, qui constituent, je l’ai déjà noté, le pôle traditionnel de la
dissidence dans l’émirat des Trārzä.
C’est sans doute en pensant au soutien qu’ils ne manqueraient pas
d’obtenir des Äwlād Dämān, que Äwlād Vāṭmä («les fils de Vāṭmä»),
c’est-à-dire les enfants du dernier lit de Muḥamd Lǝḥbīb, conçurent
avec, semble-t-il, la complicité de l’interprète Aẖyārhǝm, le projet
d’assassiner leur demi-frère «régnant».
En 1288/1871, Sīdi et son mentor, Sīd Aḥmäd w. Brāhīm Ḫlīl, sont
assassinés par les «fils de Vāṭmä».
L’aîné d’entre eux, A‘mar Sālǝm, est aussitôt proclamé émir.
Mais il se heurte au refus de soumission de son demi-frère,
Ä‘lī, fils de la «princesse» Wolof Dyombot et de Muḥamd Lǝḥbīb,
bénéficiant des sympathies des Français, qui lève une armée parmi
les « Trārzä Noirs» et les Wolofs. Le parti de celui que appellerons
désormais Aḥmäd Sālǝm I, composé principalement d’Äwlād Dämān,
fut défait par les partisans de Ä‘lī, au cours des affrontement de ǝj-Jǝllä,
de Mälzäm ǝz-Zrībä (1871) et d’Äyššāyä (1873) où Ahmad Salim et la
plupart de siblings trouvèrent la mort.
En 1873, Ä‘lī devient émir. Il continue à faire face à la dissidence
des survivants des Äwlād Vāṭmä, appuyés par les Äwlād Dämān (bataille
d’Äydämātǝn en 1296/1879...). P. Marty note que «son règne est marqué
par une reprise vigoureuse du commerce avec les Français»(1).

(1) Trarza, p. 117


Abdel Wedoud OULD CHEIKH 353

Les traités qu’il signe en 1877 et 1879 avec le gouverneur Brière


de l’Isle font faire de larges progrès à la «liberté du commerce» entre
la France et un émirat des Trārzä, qui en est de plus en plus dépendant.
Les dernières survivances du système des «escales» — Dagana qui
était restée «l’escale officielle» des Trārzä, la vente «directe» à Saint-
Louis...— sont abolies.
Les prébendes reçues par l’émir et le chef des Idäwälḥāj ne sont
plus «indexées» sur les quantités de gomme vendues. Au terme de la
convention du 22 mai 1880, ils ne sont plus qu’un traitement annuel —
1000 pièces de guinée pour l’émir, 200 pour le «chems» — versé par les
autorités françaises. Pour l’émir, la bonne entente avec l’administration
de la colonie sénégalaise, devenait, dans ces conditions, le premier
impératif de gouvernement.
Au surplus, ajoute Marty, les racines sénégalaises de Ä‘lī — fils
de la linger du Waalo, l’émir aurait épousé, en 1878, la fille de Lat
Dior, Damel (= souverain) du Cayor — le rendaient plus perméable à
l’influence de Saint-Louis.
En 1303/1886, Ä‘lī est à son tour assassiné nuitamment par ses
neveux, les fils de Sīdi, dirigés par Muḥammäd Vāl, avec, semble-t-il,
la complicité de l’interprète Aẖyārhǝm. Muḥammäd Vāl se proclame
émir, mais il est loin de faire l’unanimité des Trārzä.
Aḥmäd Sālǝm w. Ä‘lī, fils de l’émir assassiné, se réfugié à Saint-
Louis où il recueille des subsides, recrute des partisans, et affiche sa
candidature à l’émirat.
L’oncle de Muḥammäd Vāl, A‘mar Sālǝm, dernier survivant des
fils de Muḥamd Lǝḥbīb, affirme lui aussi son droit à la succession de
Ä‘lī. Ses partisans se recrutent principalement dans la tribu de sa mère,
les Äwlād Dämān.
Plusieurs engagements eurent lieu en 1886 (à Äbdäkkūt, à
Mäšra‘ ǝḅ-Ḅäylīl, ǝNbit‘ān...) entre les troupes de Muḥammäd Vāl
et les partisans de A‘mar Sālǝm. Les derniers finirent par l’emporter.
Muḥammäd Vāl renonçait au pouvoir au profit de son oncle, mais fut
assassiné par Aḥmäd Sālǝm w. Ä‘lī — le père de ce dernier avait été
354 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

assassiné l’année précédente par Muḥammäd Vāl — le jour même de sa


«reconciliation» avec A‘mar Sālǝm, au début de l’année 1887.
A‘mar Sālǝm, appuyé surtout sur «le parti Äwlād Dämān», rivaux
et ennemis traditionnels de la tribu émirale des Äwlād Aḥmäd b. Dämān,
se trouva alors, pour un moment, seul à la tête de l’émirat.
Faut-il mettre au compte d’une inféodation trop visible de A‘mar
Sālǝm aux Äwlād Dämān —sa mère est une dämāniyyä et il aurait
épousé successivement deux femmes de cette tribu — la montée et la
cristallisation d’un mécontentement des Äwlād Aḥmäd b. Dämān qui
devait aboutir au remplacement de Ä‘mar Sālǝm par son neveu et rival,
Aḥmäd Sālǝm w. Ä‘lī, l’assassin de Muḥammäd Vāl ?
La haine tenace des Äwlād Aḥmäd b. Dämān pour leurs cousins
Äwlād Dämān a certainement pu jouer un rôle important dans ces
évènements, mais c’est surtout le choix des Français de Saint-Louis qui
semble avoir été décisif. Ecoutons Marty:
«Ahmed Saloum gagna Saint-Louis au début de 1891 et sollicita
la protection du Gouverneur du Sénégal. L’émir qui craignait qu’on ne
reconnut son rival, se hâta de la demander aussi. Le Gouverneur, voulant
régler lui-même la question, monta à Richard Toll et fixa un rendez-
vous aux deux parties. Mais Amar Saloum, trompé par Khayaroum, ne
vint pas; et le Gouverneur, las d’attendre, et trompé aussi par les faux
rapports de Khayaroum, déclara publiquement qu’il ne reconnaissait
plus Amar Saloum comme Emir et que sa protection et ses subsides
allaient à Ahmed Saloum»(1).
Fort de l’appui des Français, matérialisé par un accord de protectorat(2)
signé le 8 octobre 1891, Aḥmäd Sālǝm II, auquel l’administration de la
colonie sénégalaise s’engageait à verser annuellement 2000 pièces de
guinée, entreprit d’éliminer son oncle et rival A‘mar Sālǝm.

(1) Trarza, p. 133


(2) «Ahmed Saloum agissant en son nom, au nom de tous ses successeurs, au nom des
principaux princes et de tous leurs descendants, demande à ce que les Maures du Trarza
soient placés sous le protectorat de la France», stipule le texte du traité cité par Marty,
Trarza, p. 134
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 355

Après une série de combats (ǝl-Ḥäymǝr, Tinḍalhä, ǝl-Gānä,


ǝNtšilīt...) qui opposent ses partisans à ceux de A‘mar Sālǝm, composés
en majorité d’Äwlād Dämān et de Lǝ‘lǝb, ce dernier est tué dans la
bataille de Tāġḍāfǝt en 1311/1893.
L’élimination de son rival, consacre définitivement l’accession
d’Aḥmäd Sālǝm II au pouvoir émiral.
Il aura, lui aussi, bientôt, à faire face à une dissidence animée par
Sīdi w. Muḥammäd Vāl w. Sīdi et son frère Aḥmäd, dit Wǝll ǝd-Däyd.
L’opposition entre Äwlād Sīdi («les fils de Sīdi») et les Äwlād Ä‘lī
(«les fils de Ä‘lī), entre la descendance des deux fils aînés de Muḥamd
Lǝḥbīb, que nous vue se dessiner plus haut avec le meurtre de Ä‘lī w.
Muḥamd Lǝḥbīb par Muḥammäd Vāl w. Sīdi, et celui de ce dernier par
Aḥmäd Sālǝm II w. Ä‘lī, se précise et s’organise au cours des dernières
années qui précèdent l’occupation du sud-ouest mauritanien par la
France en 1902-1903.
La remise en cause de l’autorité d’Aḥmäd Sālǝm II par Sīdi w.
Muḥammäd Vāl w. Sīdi, trouvera aisément appui auprès du foyer
traditionnel de contestation du pouvoir émiral chez les Trārzä, les
Äwlād Dämān.
Sidi se pose ouvertement en candidat à l’émirat, revêt la «culotte
blanche» et engage les hostilités contre son rival. Après une série
d»affrontements (ǝl-Ṃǝṣrān,Twäydǝrmi ǝl-‘Aryä, Digäynä, Sähūt ǝl-
Mä...) au cours desquels les deux parties enregistrent d’importantes
pertes, sans qu’une victoire décisive eut tranché militairement en faveur
de l’une ou de l’autre, un rapprochement momentané se dessine en
1903 face à l’occupation coloniale qui menace de réduire à néant les
prérogatives de l’un et de l’autre candidat. Alliance de brève durée, que
les Français et leurs alliés locaux ont vite fait de faire voler en éclats.
Aḥmäd Sālǝm s’apprêtait à offrir sa soumission aux Français
lorsqu’il est assassiné, le 18 avril 1905, au puits de ǝNwākǝl, au nord de
Bu-Tilimīt (Boutilimit), par wǝll ǝd-Däyd.
356 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Telle est, très brièvement rappelée, la chronique politique de


l’émirat des Trārzä, dans la version courante qu’en donnent les
principaux témoignages oraux et écrits qu’il m’a été donné de recueillir.
Les émirs des Trārzä

Aḥmäd b. Dämān (I ?), m. 1636 ?


ḥammäd Häddi (II), m. ḥammäd Brāhīm
A‘li
Lǝẖlīvī 1687 ? Lǝ‘bār

ǝš-Šärqi  ẓūra A‘mar ǝs-Sǝyyid


ḥmäd Däyyä
(V), m. 1727 Āgjäyyil (IV), (III)
m. 1703

 ǝl-Muẖtār ṭmä ǝṭ- A‘mar (VI), ḥammäd ǝš-Šärqi


Ṭfäylä m. 1757 Bäbābä

‘Umäyr
al-Muẖtār

ẖtār
ḥammäd  ǝl-Kawri
(VII), m.
Vāl (VIII), m.
1771
1786

Mḥammäd, ḥammäd ‘Aläyt (X), m.  ǝll A‘mar (XII),


m. 1828 (IX), m. 1793 1794 Kǝmbä (XI), m. 1829
m. 1794

ḥamd ḥmäd (wǝll ḥubbäyni  Ḫamläš Brāhīm Wālid


Lǝḥbīb (XIII), ǝl-Läyggāṭ
m. 1860

 ǝḥbīb  ḥ Läbbāt  ǝs- A‘mar Sālim, ẖtār ǝs- A‘li ḥd Sālim Sīdi (XIV), m.
Sālim m. 1893 Sālim (XVI), m. (XV), m. 1871
1886
86 1873
ḥmäd Sālim ḥmäd Md Vāl (XVII),
(XX), m. 1930 Sālim (XIX), m. 1887
m. 1905
Ḥbīb

Aḥmäd (wǝll Sīdi


ǝd-Däyd)
(XXI), m. 1944
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 357

2. L’Emirat des Brakna


Le nom de cet ensemble de tribus, qui finit par désigner un émirat
et une région de l’actuelle Mauritanie, est dérivé de Barkänni que les
généalogistes maures situent ainsi qu’il suit dans la descendance de
Maġvar :

Généalogie de Barkänni
Maġvar

‘Uṯmān

‘Umrān

Häddāj



A l’instar de l’appellation ǝt-Trārzä, la dénomination Brāknä


s’étendait à un ensemble de tribus aux origines et aux statuts variés où
on distingue des tribus guerrières ou Brāknä proprement dits, des tribus
maraboutiques et des tribus tributaires.
Je me contenterai ici de situer grossièrement, sur le plan
généalogique, les tribus guerrières avant de donner un tableau succinct
de l’évolution politique de l’émirat.
Les Brāknä proprement dits se composent des trois principaux
ensembles suivants: Äwlād ‘Abdaḷḷa, Äwlād Aḥmäd, ǝl-Itāmä, dont
les ancêtres seraient liés entre eux par les liens généalogiques que fait
apparaître le schéma suivant(1) : Tableau

(1) Cette généalogie, sensiblement différente de celle que donne P. Marty dans son ouvrage Les
Brakna, pp. 21-22, est celle que propose al-Muẖtār w. Būnä al-Jäkänī, cité par al-Muẖtār w.
Ḥāmidun, dans le volume XXV, p. 15, de sa Ḥayāt Mūrītānyā, dactylographié.
358 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

La descendance tribale de Barkänni

Barkänni

Mällūk

Kärrūm

‘Abd al-Jäbbār Abdaḷḷa ǝl-Yätīm


(Ancêtre des Äwlād ‘Abdaḷḷa) (Ancêtre des Itāmä)

ḥmäd
(Ancêtre des Äwlād Aḥmäd)

Les conflits internes aux Brāknä, qui opposent d’abord, semble-


t-il, Äwlād ‘Abdaḷḷa aux Äwlād Aḥmäd, contribueront à faire de ces
derniers un pôle permanent d’opposition au pouvoir émiral qui se fixe
à partir de la fin du XVIIe siècle dans le lignage de ‘Abdaḷḷa w. Kärrūm.
Des fissions ultérieures au sein de la descendance de ‘Abdaḷḷa,
en particulier l’opposition entre Äwlād Nǝġṃāš et Äwlād ǝs-Sǝyyǝd,
viendront se greffer sur cet antagonisme initial.
Des ǝl-Itāmä, il ne reste aujourd’hui que quelques familles en
raison, entre autres, de la guerre d’extermination qui les opposa, à
partir de la fin du XVIIIe siècle, aux Äwlād Ä‘lī b. ‘Abdaḷḷa, qui se
constituent très tôt en groupe indépendant du reste de la descendance
de ‘Abdaḷḷa. Centrés aujourd’hui sur les affluents du Gorgol, autour
de la bourgade de Monguel (zone dite ǝl-Ä‘gaylāt), les Äwlād Ä‘lī —
non probablement sans quelques rapport avec la longue guerre qui les
opposa naguère aux Itāmä — sont surtout composés de tiyyāb, c’est-
à-dire d’anciens guerriers qui ont renoncé au métier des armes pour se
consacrer aux tâches, en principe moins risquées, des marabouts.
Je n’entrerai pas davantage dans les détails de la constitution et
de l’évolution interne des tribus Brāknä autrement que pour rappeler
brièvement l’histoire politique de l’émirat des Äwlād ‘Abdaḷḷa.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 359

D’après al-Muẖtār w. Ḥāmidun, se référant, entre autres, à


Muḥammäd Vāl w. Bābä, le premier des émirs Brāknä est Muḥammäd
w. ‘Abdaḷḷa «qui fut célèbre pour son équité et sa bienveillance. Tous
les Maġāfira reconnaissaient son autorité comme ils avaient reconnu
celle de ses parents. Il vécut au début du XIe/XVIIe siècle»(1).
On ne sait rien de ses deux premiers successeurs, son fils Nuġmāš,
et le fils de ce dernier, Häybä. Peut-être d’ailleurs les investit-on
rétrospectivement d’une autorité qui n’apparaît — dans une demi
obscurité — qu’avec Muḥammäd w. Häybä, dont le décès est situé par
les chroniqueurs en 1139/1726(2).
Avant lui, nous avons déjà vu apparaître, à la fin du XVIIe s., une
figure notable des Brāknä, celle de Bäkkār ǝl-Ġūl w. Ä‘lī b. ‘Abdaḷḷa,
que Muḥammäd al-Yadālī al-Daymānī et le français Chambonneau
présentent comme un des chefs des Mġāvrä durant le conflit de
Šurbubba.
Il faut sans doute voir le mariage précédemment signalé de Ḫnāṯä
mǝnt Bäkkār ǝl-Ġūl avec le roi du Maroc, un indice de l’importance du
lignage de cette dernière — les Äwlād ‘Abdaḷḷa —parmi les groupes
Banī Ḥassān qui finissaient alors de s’installer dans l’actuel territoire
mauritanien.
La descendance de ‘Abdaḷḷa
Umm ǝl-‘Izz mǝnt Liġwäyzi = ‘Abdaḷḷa = X…

ḥammäd A‘li  ẖtār Bäkkār Wäys Bräyhmāt Ḥaymǝddä ṣūr Kräyšāt


(Äwlād
A‘li)

ǝġmāš ǝs-Siyyid ǝḅ-Ḅäyš ǝn-Nāgǝẓ A‘läywä


(Äwlād (Äwlād ǝs-
Nǝġmāš) Siyyid)

(1) Tārīẖ, p. 114


(2) Tārīẖ, p. 114. Marty donne, pour sa part, la date de 1728. Brakna, p. 21
360 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

J’ai également déjà signalé le secours que des Trārzä sont allés
chercher au Maroc, pour se dégager de la tutelle des Brāknä...
Deux indices qui montrent qu’à la charnière des XVIIe et XVIIIe
siècles, à l’époque où devait vivre Muḥammäd w. Häybä w. Nǝġṃāš,
les Brāknä étaient, à l’échelon régional, une puissance avec laquelle il
fallait compter.
Leur prééminence sur les Mġāvrä est encore attestée au cours de
la seconde moitié du XVIIIe siècle dans les récits de la tradition orale
qui font des Äwlād Nǝġṃāš les dirigeants de la coalition Ḥassān qui
bloque, semble-t-il, durant six mois les Idäw‘īš à Ḥnäykāt Baġdādä,
près de l’actuelle Tījigjä, même si les récits en question présentent
quelques incohérences.
Le célèbre griot, Säddūm w. ǝNdyartu, qui relate le «blocus» de
Ḥnäykāt Baġdādä, dans son poème connu sous le nom de umm ǝr-rṯäm,
consacre une longue thäydīnä (poème laudatif à caractère épique) aux
mérites et aux vertus d’Aḥmäd w. Häybä w. Nǝġṃāš, qui paraît avoir
succédé, à la tête des Brāknä, à son père Muḥammäd.
D’après la chronique versifiée de Wālid w. Ḫālunā, Aḥmäd w.
Häybä est mort en 1175/1761-62.
Ses deux fils, Muḥammäd, puis Ä‘lī se seraient succédés après
lui à la tête de l’émirat des Brāknä. On ne sait quasiment rien de ce qui
s’est passé sous leurs «règnes».
Ils furent suivis par Ḥmäyyādä w. Ä‘lī. Du temps de Ḥmäyyādä, la
situation intérieure des Brāknä paraît surtout avoir été marquée par les
luttes qui opposèrent l’émir aux Äwlād Aḥmäd.
Ces derniers auraient en tous cas, d’après le récit d’al-Muẖtār w.
Ḥāmidun(1), été étroitement mêlés au complot qui devait mettre fin à ses
jours à une date qui reste indéterminée.
Le processus de séparation entre Äwlād Nǝġṃāš, nomadisant
entre l’Ägān et Gīmi, et les Äwlād ǝs-Sǝyyǝd, installés plus au sud, aux
abords immédiats du fleuve Sénégal, paraît alors largement entamé.

(1) Tārīẖ, p. 113-115


Abdel Wedoud OULD CHEIKH 361

A la mort de Ḥmäyyādä, les Äwlād Nǝġṃāš n’exerçaient, semble-


t-il, déjà plus d’autorité sur les Äwlād ǝs-Sǝyyǝd, commandés depuis au
moins une génération par le lignage d’Āġräyši w. Säddūm w. ǝs-Sǝyyǝd
w. ‘Abdaḷḷa.
al-Muẖtār w. Ḥāmidun signale que al-Muẖtār w. Āġräyši était à
leur tête en 1156/1744 et le voyageur et commerçant français Golberry,
qui visita les «escales» du Sénégal au XVlIIe siècle, note que: «en
1766, le chef des Brachknaz mourut, et Hamet Moktar, son fils, devint,
par droit de naissance et de succession, chef et roi des deux tribus des
Maures-Brachknaz et Darmanke»(1).
Ce «Hamet Moktar» n’est autre que Muḥammäd w. al-Muẖtār w.
Āġräyši.
Géographiquement plus proches des comptoirs européens que leurs
cousins Äwlād Nǝġṃāš, les Äwlād ǝs-Sǝyyǝd furent, dès les débuts de
la traite sénégalaise, considérés par leurs interlocuteurs saint-louisiens
comme les maîtres des Brāknä(2).
Les traitants contribuèrent ainsi, au début, semble-t-il, à leur insu,
à affermir l’indépendance des Äwlād ǝs-Sǝyyǝd et à faire pencher en
leur faveur un rapport de force qui s’exerçait auparavant au profit de
leurs cousins Äwlād Nǝġṃāš.
Nomadisant dans une zone charnière entre le pays tenu par les
Äwlād Aḥmäd et les confins du fleuve dominés par les Äwlād ǝs-
Sǝyyǝd, les Äwlād Nǝġṃāš n’accepteront pas de gaité de cœur de
se laisser déposséder d’une autorité qu’ils paraissent, au-delà des
Äwlād ‘Abdaḷḷa, avoir exercé sur une bonne partie de la descendance
de Maġvar. Leur refus d’accepter le pouvoir des Äwlād ǝs-Sǝyyǝd,
trouvera aisément à s’appuyer sur l’arrière pays «dissident» où les
Äwlād Aḥmäd entretiennent une belle anarchie.
Sur la lancée de leurs premiers contacts, les Européens continueront,
quant à eux, à traiter exclusivement avec les Äwlād ǝs-Sǝyyǝd. Les
Anglais versent des «coutumes» à Muḥammäd w. al-Muẖtār, et lui

(1) Säddūm w. Āġräyši est réputé avoir trouvé la mort à la bataille de ǝmm ǝ‘Bānä, qui opposa,
en 1107/1695, les Mġāvrä aux Äwlād Dläym, selon Ṣālǝḥ w. ‘Abd al-Wahhāb, al-Ḥaswa
al-baysāniyya, ma copie du manuscrit.
(2) Marty, Brakna, p. 20
362 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

rendent les honneurs (cinq coups de canons) quand il se rend à «l’escale»


de Podor; et c’est avec lui que le Gouverneur français de Saint-Louis,
de Repentigny, signe un traité de bons offices en 1785, réglementant la
traite de la gomme.
Celui que le traité de 1785 appelle le «sultan» des Brāknä(1),
soutiendra, en alliance avec les Idäw‘īš et le mouvement naissant des
almaameƂe du Fouta Toro, une guerre contre les Trārzä de Ä‘lī ǝl-
Käwri, guerre au cours de laquelle, nous l’avons noté, l’émir des Trārzä
trouvera la mort.
Muḥammäd w. al-Muẖtār meurt lui-même vers 1800. Son frère,
Sīd Ä‘lī, lui succède, apparemment sans contestation.
Divers traités signés avec des représentants français et anglais le
montrent bénéficiant des «coutumes» qui étaient versées à son père, et
entretenant d’étroites relations avec les Toucouleurs du Fouta.
Il meurt vers 1818, et son fils, Aḥmäddu Ier, prend sa succession.
Par un traité en date du 20 mai 1819, celui-ci renouvelle avec le
Gouverneur Schmaltz, les dispositions des traités antérieurs ayant trait
au commerce de la gomme et au versement des «coutumes».
Aḥmäddu percevait très bien, au dire du Colonel Schmaltz,
l’influence des «coutumes» sur la dévolution du pouvoir émiral
puisqu’il aurait demandé au représentant de la France, «une nouvelle
coutume annuelle appartenant en propre à l’aîné de ses enfants, et non
divisible entre les princes comme le sont les autres». «Il espérait par ce
moyen, ajoute Schmaltz, fixer la royauté dans sa famille, en raison de
la prépondérance que donneraient à l’héritier présomptif les richesses
dont il pourrait disposer»(2).
Et c’est sans doute, en partie, autour du bénéfice des «coutumes»
que s’articule le regain de tension qui caractérisa les relations entre
Aḥmäddu Ier et certains de ses cousins — les descendants de Sīd

(1) Le texte arabe du traité, reproduit dans, Marty, Brakna, p. …, porte, dans une langue
très approximative, la menton : Muḥammad Muẖtār sulṭān Barkannī anta waḥdak : «
Muḥammad Muẖtār, toi seul sultan des Brāknä»
(2) Cité par Marty, Brakna, p. 45
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 363

Mḥammäd w. al-Muẖtār w. Āġräyši — qui trouveront appui et refuge


auprès des Äwlād Aḥmäd et de la branche Äḅäkāk des Idäw‘īš, tribu
voisine des Äwlād ‘Abdaḷḷa, dont l’autre moitié, les Šrātīt, s’alliera
volontiers aux Äwlād ǝs-Sǝyyǝd contre ses frères ennemis, Äḅäkāk.
Aḥmäddu Ier meurt en 1841, involontairement empoisonné par sa
femme, Läylā mǝnt ǝr-Rasūl (des Šrātīt) qui souhaitait seulement se
débarrasser d’une seconde épouse d’Aḥmäddu et de l’enfant qu’elle lui
avait donné, le futur Sīd Ä‘lī II, alors âgé de quelques 8 ans.
Il y eut, après la mort d’Aḥmäddu, une période de grande instabilité
dans l’émirat des Brāknä, marquée par des luttes ouvertes entre diverses
factions, doublée d’une accentuation des interventions extérieures,
celles des Trārzä et des Français de Saint-Louis en particulier.
Le schéma qui suit résume les rapports généalogiques entre les
successeurs et prétendants à la succession d’Aḥmäddu Ier.

Les successeurs d'Aḥmäddu Ier des Brāknä

Āġräyši

ẖtār

A‘li Ier
Sīd A  Sīd Mḥammäd
Mḥa

ḥmäddu Ier
ḥammäd
m ẖtār
ẖ
Sīd A‘li
li II ḥamd ǝr-Rājil
ẖtār (dit ḥammäd (dit
ḥmäddu II ẖt Sīdi"
"al-Muẖtār "Mḥammäd Sīdi"

ḥamd Lǝḥbīb
364 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Une partie des suffrages des Brāknä — ceux notamment des Äwlād
Nǝġṃāš — allèrent à al-Muẖtār w. Muḥammäd w. Sīd Mḥammäd dit
al- Muẖtār w. Sīdi ou tout simplement al-Muẖtār Sīdi ; la majeure partie
Äwlād ǝs-Sǝyyǝd, dirigée par Bubäkkar w. Ḫǝddǝš (w. Brāhīm w. Sīd
Aḥmäd w. ǝs-Sǝyyǝd) choisirent un cousin du précédent, Muḥamd ǝr-
Rājǝl w. al-Muẖtār.
L’arrêt de la traite gommière occasionné par ces luttes internes
poussa les Français de Saint-Louis à organiser l’élimination du chef de
la tendance qui leur est la moins favorable, al-Muẖtār Sīdi. Ils le firent
enlever chez lui et le déportèrent au Gabon d’où il ne revint jamais.
Muḥamd ǝr-Rājǝl, qui n’était pas, contrairement à ce qu’affirme
Marty(1), le neveu de al-Muẖtār Sīdi, mais son cousin, devint émir. En
fait, la réalité du pouvoir était entre les mains de w. Ḫǝddǝš.
Ce parti eut à lutter sur plusieurs fronts : contre les Äwlād Nǝġṃāš,
contre l’émir des Trārzä, Muḥamd Lǝḥbīb, dont il accueillait et soutenait
le frère dissident, Aḥmäd w. ǝl-Läyggāṭ, contre les Français enfin qui
parrainaient le jeune Sīd Ä‘lī II.
Sauvé d’extrême justesse, en 1849, d’une débâcle militaire
que s’apprêtaient à lui infliger les troupes de Muḥamd Lǝḥbīb — le
commissaire français du Château aida les Äwlād ǝs-Sǝyyǝd à passer
sur la rive gauche du Sénégal et protègea leur retraite — Muḥamd ǝr-
Rājǝl sera tout de même «déposé» en 1851, grâce en grande partie à
l’intervention des Trārzä, au profit de son cousin Mḥammäd Sīdi.
Contre ce dernier, soutenu par l’émir des Trārzä et par les Äwlād
Aḥmäd, les Français soutiennent Sīd Ä‘lī II, qui bénéficie des sympathies
d’une bonne partie des Äwlād ǝs-Sǝyyǝd et des Äwlād Nǝġṃāš. C’est,
semble-t-il, à la défection des Äwlād Aḥmäd et à leur changement de

(1) Brakna, p. 54
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 365

camp, que le parti de Sīd Ä‘lī devra de vaincre celui de Mḥammäd Sīdi.
«Lassés de cette guerre incessante, travaillés par Bakkar, chef des
Id Ou Aïch, qui venait de conclure un traité avec nous, écrit Marty, ils
firent alliance avec les Oulad Daman des Trarza, qui étaient en instance
de soumission, et lâchant Mohammed Sidi, décampèrent vers l’est»(1).
Les émirs des Trārzä et des Brāknä signèrent eux-mêmes la paix
avec les Français en 1858.
Mais, peu soucieuses de consolider la position d’un adversaire, qui
venait de leur manifester une hostilité prolongée, les autorités de Saint-
Louis reconnurent, en même temps que Mḥammäd Sīdi, un second émir
des Brāknä, leur protégé Sīd Ä‘lī, avec lequel elles signaient, en 1858,
le même traité que celui passé avec les deux autres émirs.
Malgré la très nette préférence que lui manifestaient les Français,
Sīd Ä‘lī, défait militairement à de nombreuses reprises par Mḥammäd
Sīdi au cours des années 1850, n’avait guère espoir d’éliminer son rival
au travers d’une lutte armée ouverte. Il choisit la ruse. Feignant de se
soumettre à l’autorité de l’émir en place, il se rendit auprès de Mḥammäd
Sīdi et se «réconcilia» solennellement avec lui à la fin de l’année 1858.
Quelques jours après, il l’assassinait et reprenait son épouse, Garmi, et
ses fonctions à la tête des Brāknä.
Dans toutes les intrigues et les retournements d’alliances qui
marquent ces années de trouble et d’instabilité, il faut signaler le rôle de
l’interprète et «vizir», Muẖtār Ndyāk, qui rappelle, mutatis mutandis,
les agissements et l’étonnante longévité politique du personnage
d’Aẖyārhum chez les Trārzä.
Le long «règne» de Sīd Ä‘lī II, qui se poursuivra jusqu’en 1893, fut
marqué par une tentative de la part de l’émir des Trārzä, Sīdi w. Muḥamd

(1) Brakna, p. 69-70


366 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Lǝḥbīb de lui susciter un remplaçant en la personne de Muḥamd Lǝḥbīb


w. al-Muẖtār Sīdi. Il fut surtout marqué par l’hostilité permanente des
Äwlād Nǝġṃāš et des Äwlād Aḥmäd à l’égard des Äwlād ǝs-Sǝyyǝd et
de leur émir.
Sīd Ä‘lī II s’allia contre eux avec Muḥammäd w. Häybä, le chef
des Äwlād Ä‘lī b. ‘Abdaḷḷa, qui recevait une fraction des «coutumes»
dues à l’émir des Brāknä.
Les Äwlād ǝs-Sǝyyǝd et Äwlād Nǝġṃāš, en conflit, s’allieront
souvent respectivement avec les Šrātīt et les Äbäkāk — les deux grandes
factions des Idäw‘īš — selon une ligne de clivage et de solidarité qui
était devenue traditionnelle.
Sīd Ä‘lī meurt en 1893. Il est remplacé sans difficulté par son
fils Aḥmäddu II, que les Français contraindront à l’exil, lorsqu’ils
occuperont, en 1903, le territoire Brāknä.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 367

Les émirs des Brāknä I : Äwlād Nuġmāš

Barkänni
¦
Mḥammäd (I)

Nuġmāš ǝs-Siyyid
(II)

Häybä (III)

ḥmäd (V), m. 1761 ḥammäd (IV), m. 1768




ḥammäd
 ǝbkä (VI)

Ḥmäyyādä (VII)

Häybä  ḥmäd  ẖtār ǝš-Šäyẖ, m. 1835

 ẖtār

     !"%$#


368 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Les émirs des Brāknä II : Äwlād ǝs-Siyyid

Barkänni
¦
‘Abd Alla

ḥammäd

ǝs-Siyyid

Brāhīm
(Säddūm)

 ḥammäd
(Āġräyši)

  ẖtār,
m. 1766

  ḥammäd Sīd A‘li Ier  ḥammäd


(= Sīdi) (1800-1818) (1766-1800)

ḥmäddu Ier
  ẖtār  ḥammäd (1818-1841)

 ḥamd ǝr- Sīd A‘li II


Rājǝl (1842- ḥammäd   ẖtār "Sīdi" (1858-1892)
1851) "Sīdi" (1841-1844)
(1851-1858) ḥmäddu II
 ḥamd (1893-1903)
Lǝḥbīb
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 369

3. L’Emirat de l’Ādrār
L’émirat de l’Ādrār apparaît doté d’une existence et d’une unité
politique autonome autour de deux lignages de la descendance de
‘Aṃṃänni w. Āgšār au début du XVIIIe siècle.
Il est généralement appelé par les biẓān, «émirat d’Aḥyä mǝn
‘Uṯmān», nom qui regroupe l’ensemble des tribus ḥassān de l’émirat et
les rattache généalogiquement à ‘Uṯmān b. Maġvar b. Udäy b. Ḥassān.
L’appellation «Aḥyä mǝn ‘Uṯmān» recouvre deux ensembles
tribaux principaux : Äwlād Ġaylān et Äwlād ǝj-Ja‘vriyya (ou «ǝj-
Ja‘vriyya « tout court), subdivisé en Äwlād ‘Aṃṃänni et Äwlād Āgšār,
auxquels il faut ajouter les Āgṃäytrāt.
La tribu guerrière la plus nombreuse de l’émirat, celle que
l’on retrouvera souvent au centre du jeu factionnel qui (dé)règle les
successions émirales, est celle des Äwlād Ġaylān, subdivisée elle-
même en de nombreuses fractions et sous-fractions : ǝṭ-Ṭǝrš (Äwlād
Sälmūn, ǝš-Šwämāt, l-ǝMšāhīr, ǝṣ-Ṣyāydä...), l-ǝĠrābä, ǝḏ-Ḏhäyrāt,
Äwlād Sǝllä, Naġmūšä (l-ǝḤyāynä, l-ǝ‘Yāyšä, l-ǝḤṃāṃnä...).
On trouve dans la mouvance des tribus Aḥyä mǝn ‘Uṯmān
proprement dites, différentes tribus guerrières aux origines et aux statuts
variés : l-ǝ‘Wäysyāt, qu’on dit d’origine Brāknä; Äwlād Bu-Lǝḥyä
et Idäyšǝlli qui appartiennent à la souche du peuplement de l’Adrar
antérieure à la venue des Banī Ḥassān, et qui payaient tribut aux Äwlād
‘Aṃṃänni; la plus émirale, enfin, des «tribus» de l’Adrar — Ä‘bīd Ähl
‘Uṯmān, littéralement: «les esclaves des Ähl ‘Uṯmān», le lignage où
se recrutent les émirs — puisque, malgré sa volonté d’inscription dans
le système généalogique qui est censé commander l’unité des tribus,
la tribu des Ä‘bīd Ähl ‘Uṯmān apparaît surtout tirer son unité de sa
fonction administrative et militaire auprès de la famille émirale, pour
laquelle elle jouait le rôle de conseiller, de confident, de garde, etc.
370 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

L’Ādrār avait aussi, bien sûr, ses tribus et ses personnalités


maraboutiques (Idäwa‘li, Idäwälḥāj, ǝs-Smāsīd, Kǝntä, Ähl ǝš-Šayẖ
Muḥammäd Vāḍǝl...) centrées sur les oasis où elles pratiquaient des
activités éducatives, commerciales, agricoles, etc.
Avant d’en venir brièvement à la chronique politique de l’émirat,
le canevas généalogique suivant, résumant les données courantes de
la tradition orale et les informations éparses que l’on trouve dans des
sources manuscrites arabes(1) permet de situer les unes par rapport
aux autres les tribus qui composent les Aḥyä mǝn ‘Uṯmān, ainsi que
les principales figures politiques qui se sont succédées à la tête de
l’émirat.

(1) Les travaux publiés ou en cours de rédaction de Pierre Bonte fournissent le résumé le plus
topique des traditions orales de l’Ādrār. Parmi les sources manuscrites arabes, la principale
est al-Ḥaswa de Ṣālǝḥ w. ‘Abd al-Wahhāb.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 371

Les émirs de l'Ādrār

ġ
Maġvar
Ǝṯmān

 ḥyä Ancêtre d'Aḥyä mǝn ‘Ǝṯmān


ḥyä mǝn
‘Ǝṯmān Ġaylān Ancêtre des Äwlād Ġaylān

Mas‘ūd
as
 ǝttār Ancêtre des Āgmäytrāt

Āgšār
šā Ancêtre des Äwlād Āgšār
ǝj-Ja‘vriyyä
ṃṃänni Ancêtre des Äwlād ‘Ammänni

Ḅowḅḅä al-Girāf

Šännān Ḥammu

ǝvẓīl

vẓī ‘Abd ar-Raḥmān

Ǝṯmān, I Brāhīm ḥmäd Ṣambä  ḥmäd


Lägra‘, II

 ḥmäd (m. 1827 ?), III

ḥmäd "Wǝll ẖtār (ǝn- ḥammäd Sīdi ẖ


‘Ayddä" (m. Nān)
1860), IV

ḥammäd, V  ḥmäd Ǝṯmān, VI ḥammäd, ẓūra ẖtār


VII (äd-Dāh),
ḥmäd (m. ḥmäd (m. X
1891), VIII 1) IX
1901),
ḥmäd 1 ḥmäd 2,
 ḥmäd,  XII
XI
372 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Les traditions historiques maures(1) désignent le lignage d’al-Girāf


w. ‘Aṃṃänni comme étant le premier où s’est manifestée une autorité
politque qui s’est imposée à l’ensemble Aḥyä mǝn ‘Uṯmān. Elles
retiennent en particulier le nom de ‘Abd ǝr-Raḥmān w Ḥammu w. ǝl-
Girāf, dernier représentant «au pouvoir» des Ähl ǝl-Girāf, avant que le
lignage collatéral de Šännān w. Ḅäwḅḅä, ne s’empare, en la personne
de ‘Uṯmān w. l-ǝVẓīl w. Ḅäwḅḅä, du commandement des Äwlād
‘Aṃṃänni et des tribus qui leur sont soumises.
La «révolte» victorieuse de ‘Uṯmān w. l-ǝVẓīl contre ‘Abd ǝr-
Raḥmān w. Ḥammu w. ǝl-Girāf se serait située en 1165/1750 ou
1145/1732, affirme Hārūn w. aš-Šayẖ Sidiyya(2).
al-Muẖtār w. Ḥāmidun ne retient, quant à lui, que cette seconde
date .(3)

La rebellion de ‘Uṯmān aurait bénéficié de l’appui des Brāknä,


dont sa mère est originaire, et d’une minorité d’Äwlād Ġäylān, issus
en particulier de la fraction des Ṭǝrš, notamment le lignage des Ähl ǝd-
Dīk, qui serait lui-même d’origine Brāknä(4).
Dans le camp de ‘Abd ǝr-Raḥmān w. Ḥammu, on comptait des
Idäyšǝlli, les ǝṭ-Ṭǝršān(5), et une majorité des Äwlād Ġäylān, que l’on
appellera par la suite «Äwlād Ġäylān Täggäl» — les fractions Äwlād
Sǝllä, ǝḏ-Ḏhäyrāt et Naġmūšä — du nom d’une montagne (Täggäl)
située au nord-ouest d’Aṭār où ils se seraient fortifiés et où ils auraient
été assiégés par ‘Uṯmān w. l-ǝVẓīl.
Les chroniques rapportent les noms de quelques-uns des lieux qui
jalonnent l’affrontement entre les deux camps : ǝNzidān, Tǝnjäwkär et
Tǝntšǝl, qui virent la défaite des ǝṭ-Ṭǝršān et des Idäyšǝlli, désormais
astreints à payer tribut.

(1) al-Ḥaswa de Ṣālǝḥ w. ‘Abd al-Wahhāb, en particulier.


(2) Résumé biographique manuscrit en arabe sur aš-Šayẖ Sidiyya. Copie personnelle.
(3) Tārīẖ, p. 171
(4) Pierre Bonte, Tribus, factions et Etat. Les conflits de succession dans l’Émirat de l’Adrar.
Dactylographié, p. 5
(5) Tribu qui descendrait, selon Ṣālǝḥ w. ‘Abd al-Wahhāb (al-Ḥaswa…), de Ä‘lī l-Aṭraš, fils
de ‘Uṯmān fils de Maġvar
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 373

Les «Äwlād Ġäylān Täggäl» semblent avoir opposé une résistance


plus vigoureuse aux troupes de ‘Uṯmān, et leur passage dans le camp de
ce dernier a dû sans doute exiger quelque compromis.
Leur degré de parenté, l’existence ou non d’alliances matrimoniales
avec le lignage de ‘Abd ǝr-Raḥmān w. Ḥammu, aurait-il été, comme
le suggère P Bonte(1), la pierre de touche de l’attitude des différentes
fractions Äwlād Ġäylān vis-à-vis du rival de celui-ci ?
Il n’y a aucune raison de ne pas penser — et les indications que
Bonte a recueillies le prouvent en partie — que les liens de parenté avec
son adversaire ont pu jouer un rôle discriminatoire dans le comportement
des différents groupes Äwlād Ġäylān à l’égard de ‘Uṯmān w. l-ǝVẓīl...
Leur puissance en tous cas en tant que «tribu maẖzän», en tant que
principal appui politique et militaire de l’autorité émirale, qui est en
train de naître, cette puissance s’affirme dès la succession de ‘Uṯmān.
Associé au bénéfice des tributs imposés aux tribus vaincues grâce à leur
passage dans le camps de ‘Uṯmān, les principales familles dirigeantes
Äwlād Ġäylān se posent en «tuteurs» de l’émirat dès la mort du fils aîné
de l-ǝVẓīl.
Dans la lutte qui s’ouvre pour la succession de ‘Uṯmān, entre son
fils Sīd Aḥmäd et son frère Brāhīm dit l-Ägra‘, les trois chefs des trois
fractions des Äwlād Ġäylān — Mḥammäd w. Maḥmūd, chef des Äwlād
Sǝllä; Mḥammäd w. l-ǝVẓīl, chef des Naġmūšä et Mḥammäd w. ǝd-Dīk,
chef des ǝṭ-Ṭǝrš — prendront position pour Sīd Aḥmäd, contribuant
ainsi à fixer dans la descendance de ‘Uṯmān le pouvoir émiral.
«Cette intervention va se révéler décisive, écrit Bonte, pour
fixer le pouvoir politique émiral qui échappe aux aléas des conflits
segmentaires. Ce que la tradition a appelé ensuite «la réforme des trois
Mḥammdāt» consacre l’autonomie du politique, la constitution de l’Etat
émiral. Désormais l’ensemble des droits et des biens liés à l’émirat sont
rattachés au titre, quel que soit le prétendant qui s’impose, et conservés
indivis. Le pouvoir politique est définitivement stabilisé. L’enjeu de

(1) «L’opposition des différents groupes Awlad Ghaylan sera d’autant plus forte que leur
alliance parentale avec Abd ar-Rahmân est forte», écrit-il dans Tribus, factions…, op. cité,
p. 5
374 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

ce pouvoir devient la constitution des factions politiques, c’est-à-dire


la constante réorganisation des alliances segmentaires et des groupes
tribaux en fonction de cette participation au pouvoir émiral»(1).
Au cours des batailles (Äytlātǝn, Tǝndännātǝn...) que les deux
camps se livrent, les partisans de l-Ägra‘, composés surtout des ǝj-
Ja‘vriyyä, sont donc défaits et l-Ägra‘ lui-même meurt, au combat
disent certains récits, de chagrin, disent d’autres.
Sīd Aḥmäd aurait «régné» longtemps après avoir éliminé son
oncle et compétiteur, ce qui contribua sans doute à affermir les bases du
système émiral.
Les informations recueillies par Hārūn w. ǝš-Šäyẖ Sidiyya et
M. w. Ḥāmidun leur font penser qu’il était encore en vie, très âgé, au
moment (1242/1826) où ǝš-Šäyẖ Sidiyya revint de son long séjour dans
l’Āẕawād(2). Mais cette date, à la rapprocher de celle avancée plus haut
pour l’accession de son père ‘Uṯmān à la tête de l’émirat, leur confère
à tous les deux, un règne d’une durée — près de 50 ans pour chacun —
peu vraisemblable...
A la mort de Sīd Aḥmäd, son fils Aḥmäd; dit «w. ‘Ayddä» —
du nom de sa mère ou de sa nourrice — lui succède, mais le frère de
ce dernier, ǝl-Muẖtār, dit ǝn-Nān, soutenu, semble-t-il, par la majeure
partie des ǝj-Ja‘vriyyä, refuse de reconnaître son autorité.
Au cours de plusieurs affrontements (Tidirāẕ, ǝṭ-Ṭäynṭān,
ǝNjilān...) les partisans de ǝn-Nān sont vaincus, et lui-même doit se
réfugier chez les Trārzä, aux côtés desquels nous l’avons vu attaquer
l’Ādrār en 1850.
A l’extérieur, le règne d’Aḥmäd sera marqué par une longue guerre
avec les Äwlād Dläym et ses démêlés avec l’émir des Trārzä, Muḥamd
Lǝḥbīb, dont il accueillit un moment un frère dissident (Aḥmäd w. ǝl-
Läyggāṭ) et une partie des ses partisans (Ḫandūsä), comme pour faire
pièce à l’hospitalité que les Trārzä offraient à son frère en rebellion
contre lui, ǝn-Nān.

(1) Bonte, Tribus…, op. cité, p. 6


(2) Hārūn, manuscrit, op. cité, p. 156 et w. Ḥāmidun, Tārīẖ, op. cité, p. 173
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 375

Dans le jeu factionnel interne, Bonte note qu’Aḥmäd w. ‘Ayddä


s’appuiera principalement sur les l-ǝ‘Wäysyāt, tribu à laquelle
appartenait se mère et une de ses six épouses connues, et sur les
Äwlād Sälmūn et les Ähl Māntaḷḷa, deux fractions des ǝṭ-Ṭǝrš, liées
par de nombreuses relations matrimoniales avec les ǝ‘Wäysyāt. Les
Ähl Tägäddi, qui émergent à ce moment-là comme un nouveau pôle
d’influence au sein des Naġmūšä, feront partie du nouveau «noyau
factionnel» sur lequel s’appuiera le pouvoir d’Aḥmäd w. ‘Ayddä.
Celui-ci élimine les rivaux issus des lignages collatéraux, ou proches
: il contraint les Ähl Aḥmäd w. l-ǝVẓīl, et une partie des Āgmäytrāt, à
devenir tiyyāb, à renoncer à leur statut guerrier, pour se faire marabouts;
par le meurtre d’Aḥmäd w. Kärkūb, il contraindra à l’exil une partie des
ǝj-Ja‘vriyyä, conduit par Muḥammäd w. Ma‘yūv(1)...
Aḥmäd w. ‘Ayddä meurt en 1277/1860. Durant la décennie qui
sépare son décès de la venue au pouvoir d’Aḥmäd w. Mḥammäd,
l’Ādrār va vivre une période tumultueuse marquée par les compétitions
sanglantes entre la nombreuse descendance masculine d’Aḥmäd w.
‘Ayddä pour le contrôle du pouvoir émiral.
En mourant, Aḥmäd w. ‘Ayddä laissait six fils :
- Mḥammäd et Sīd Aḥmäd nés d’un mariage avec ‘Ayšä Mbārkä
mǝnt Swäyd Aḥmäd, une sœur de l’émir du Tägānǝt, Bäkkār w. Swäyd
Aḥmäd ;
- ‘Uṯmān et Muḥammäd d’une mère ǝ‘Wäysyāt ;
- ǝš-Šanẓūra et ǝl-Muẖtār, ayant chacun une mère Idäyšǝlli.
Mḥammäd, qui était son successeur désigné, occupe immédiatement
la place du défunt Aḥmäd, mais il est presque aussitôt assassiné par son
demi-frère ‘Uṯmān(2) qui se proclame émir. La majorité des guerriers
de l’Ādrār, en particulier les Äwlād Ġäylān, lui est hostile. Mais, après
une période d’hostilité, les Äwlād Ġäylān font semblant d’accepter une

(1) Bonte, Tribus…, op. cité, pp. 9-12


(2) Bonte attribue ce meurtre aux Äwlād Sälmūn et justifie leur soutien à ‘Uṯmān et Muḥammäd
par le fait que ces deux fils d’Aḥmäd w. ‘Ayddä avaient, tous les deux, épousé des filles de
Brāhīm w. Ṃägägyyä, une figure de premier plan des Äwlād Sälmūn. Op. cité, p. 13
376 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

réconciliation avec ‘Uṯmān. Il ne tardera pas cependant à être assassiné


— en 1280/1863 affirme w. Ḥāmidun(1) — par Aḥmäd w. ǝd-Däyh et
Ä‘läyyä w. Sīdi w. ǝd-Dīk des ǝṣ-Ṣyāydä (ǝṭ-Ṭǝrš). Les dissensions
internes s’étendent à nouveau et s’accentuent.
Muḥammäd, le sibling de ‘Uṯmān, est investi par une partie des
Aḥyä mǝn‘Uṯmān, composée surtout, semble-t-il, des ǝj-Ja‘vriyyä,
parmi lesquels se trouve son oncle ǝn-Nān.
Les rivalités entre fractions guerrières se doublent de l’influence
de personnalités religieuses confrériques dont le recrutement paraît
recouper les clivages tribaux: ǝš-Šäyẖ Muḥammäd Vāḍǝl, installé à ǝj-
Jrayv, recrute surtout chez les Äwlād Ġäylān, alors que Sīdi Muḥamd
ǝl-Kǝntī, plus proche des ǝj-Ja‘vriyyä, se mobilise aux côtés de
Muḥammäd w. Aḥmäd w. ‘Ayddä.
Nous schématisons ici à l’extrême une forêt d’évènements dont les
versions sont, de surcroît, loin d’être concordantes.
Muḥammad w. Aḥmäd w. ‘Ayddä est tué en 1283/1866(2), et ǝn-
Nān, qui prend après lui la tête de ses partisans, est à son tour tué dans
les monts Ībi en 1288/1871.
Les suffrages des Aḥyä mǝn‘Uṯmān, épuisés par dix ans de luttes
confuses et d’anarchie, se porteront alors, à une très large majorité, sur
Aḥmäd w. Mḥammäd, qui venait de rentrer du Tägānǝt, où il séjournait
auprès de son oncle, l’émir Bäkkār w. Swäyd Aḥmäd.
Avec Aḥmäd w. Mḥammäd, s’ouvre une ère de paix célébrée par
les poètes(3), et qui a laissé de profonds souvenirs dans les mémoires des
annalistes.
Paix toute relative puisque, dès la deuxième année de son «règne»,
en 1873, il doit affronter l’hostilité des ǝj-Ja‘vriyyä, qu’il attaque et

(1) Tārīẖ, op. cité, p. 177


(2) Hārūn, manuscrit, op. cité, p. 157 et w. Ḥāmidun, Tārīẖ, p. 177
(3) L’exemple le plus célèbre de cette poésie, à la gloire de «l’émir de la paix», ce sont sans
doute les ṭlǝ‘ du poète gunānī, w. Mubāräk w. Yämīnu, qui commencent et finissent, dans
une circularité significative, par : mǝn ‘āvīt Aḥmä-l-Mḥammäd…/ «grâce à la paix instaurée
par Aḥmäd w. Mḥammäd…»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 377

défait à Ä‘yūn l-ǝBgar avec un ġazzi (une troupe) composé surtout


d’Äwlād Ġäylān.
Conduit par l-ǝḤzām w. Ma‘yūv, la petit-fils de Mḥammäd w.
Ma‘yūv, les Äwlād Āgšār s’exilent alors dans le Trarza d’où ils harcèlent
les partisans et les sujets d’Aḥmäd w. Mḥammäd.
Il y eut aussi, vers 1880, un conflit interne aux Äwlād Ġäylān,
conflit qui opposa les Naġmūšä aux Ähl Māntaḷḷa (Äwlād Sälmūn). Ce
conflit entraîna le départ en dissidence, chez les Idäw‘īš, d’une partie
des Ähl Māntaḷḷa.
Aḥmäd w. Mḥammäd, secondé par son «vizir», le chef sälmūni,
Brāhīm w. Ṃägäyyä, et des Äwlād Ġäylān fidèles, leur livrera plusieurs
combats.
L’influence jugée trop pesante par une partie des sujets de
l’émir, du «parti» Äwlād Ġäylān, représenté justement par Brāhīm w.
Ṃägäyyä, devait être à l’origine de l’assassinat, en 1891, de l’émir et de
son lieutenant par les Idäyšǝlli, bénéficiant, semble-t-il, de la complicité
de l’émir du Tägānǝt, Bäkkār w. Swäyd Aḥmäd.
«En 1307/1889, écrit al-Muẖtār w. Ḥāmidun, Muḥamd as-Sālik
w. al-Farwī, de la fraction Idayšǝlli des Ähl A‘mar w. Ḥawm, fut tué
par aṭ-Ṭfayl w. as-Sālik w. Ḥimdāt, de la fraction Äwlād Hannūn,
également Idayšǝlli. Pour se venger, Sīd Aḥmad w. al-Farwī tua aš-
Šayẖ w. an-Nwayṣrī, le chef des Äwlād Hannūn. On dit qu’il le tua
avec la complicité de Brāhīm w. Magayya. Les Idayšǝlli, sachant qu’il
était impossible de tuer Brāhīm w. Magayya tant que l’émir était vivant,
imaginèrent une ruse (avec la complicité, à ce qu’on dit, de Bakkār w.
Swayd Aḥmad, l’émir des Idaw‘īš) pour les tuer tous les deux en même
temps, en 1308/1891».
À Aḥmäd w. Mḥammäd, «émir de la paix», devait succèder, selon
les formules employées par Ahmadou Mahmadou Bâ(1), Aḥmad w. Sīd
Aḥmad, «émir de la guerre».

(1) Ahmadou Mahmadou Bâ, «L’émirat de l’Adrar mauritanien de 1872 à 1908», Bulletin
trimestriel de la Société de Géographie et d’Archéologie d’Oran, 53, mai 1932, fasci. 190-
191, pp. 83-119 et 263-298, p. 263
378 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Les dernières volontés d’Aḥmäd w. Mḥammäd mettaient en effet


l’accent sur la nécessité de faire payer à Bäkkār w. Swäyd Aḥmäd, l’émir
des Idäw‘īš, rendu responsable de l’attentat qui venait mortellement de
le frapper, le prix de ce forfait.
A l’extérieur, la lutte contre les Idäw‘īš sera donc la grande affaire
du «règne» troublé d’Aḥmäd w. Sīd Aḥmäd. Des batailles d’envergure
opposeront les deux camps tout au long des dernières années du XIXe
siècle : Arẕag, ǝṭ-Ṭǝrṭaygä, Wād Sägälīl (Ḥamdūn), Vray‘ ǝl-Kǝttān...
Ce conflit extérieur avec l’émirat voisin des Idäw‘īš permet un
moment aux Aḥyä mǝn‘Uṯmān de ressouder leurs rangs : l-ǝḤzām et
ses muhājriyya («les exilés») reviennent d’exil pour se battre aux côtés
des gens de l’Ādrār.
Cependant le retour des ǝj-Ja‘vriyyä, joint aux sujets internes
de discorde et de ressentiment à l’égard des méthodes expéditives
d’Aḥmäd w. Sīd Aḥmäd, illustrées par ses représailles massives contre
les Idayšǝlli, ne vont pas tarder à rallumer les conflits de factions.
Les Äwlād Sälmūn, qui jouissaient, avec Brāhīm w. Ṃägäyyä,
d’une grande influence auprès d’Aḥmäd w. Mḥammäd, qui étaient de
tous les combats contre toutes les dissidences — leurs propres cousins
Ähl Māntaḷḷa, les ǝj-Ja‘vriyyä de l-ǝḤzām, les Idayšǝlli... — vont être les
premières victimes de la redistribution de cartes que dessine le nouveau
jeu d’alliances. Aḥmäd w. Sīd Aḥmäd utilisera contre eux l-ǝḤzām —
qui mourra dans un affrontement avec eux à Āzwaygä (1897) — et les
Idayšǝlli.
Ils s’exilent à leur tour au Tägānǝt où Aḥmäd w. Sīd Aḥmäd
continuera à les poursuivre de ses attaques. Une trêve paraissait avoir
mis un terme aux hostilités entre l’émir et les Äwlād Ġäylān quand, en
1316/1898, ils l’assiègent dans sa maison de Känäwāl, qui s’effondre
sur lui et le tue.
Une période de semi-vacance du pouvoir émiral, qui était réputé
passé aux mains d’al-Muẖtār, le dernier fils vivant d’Aḥmäd w. ‘Ayddä,
s’ouvre alors dans un environnement qui était lourd de menaces pour
les gens de l’Ādrār : au sud l’occupation coloniale était imminente ;
au nord la puissance ascendante des tribus du ǝs-Sāḥǝl (nord ouest)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 379

— ǝr-Rgaybāt et Äwlād Bǝssba‘ —, les premières de la région à s’être


dotées massivement de fusils à tir rapide (warwār en ḥassāniyya),
n’allait pas tarder à s’affirmer à leurs détriments dans des affrontements
particulièrement meurtriers.
Ce qui reste de réalité du pouvoir émiral est en fait exercé par
Aḥmäd I w. al-Muẖtār(1), qui meurt en 1903, dans un combat livré aux
Äwlād Bǝssba‘.
L’autorité émirale passa alors à Sīd Aḥmäd w. Aḥmäd w. Sīd
Aḥmäd, que la colonne Gouraud, occupant l’Ādrār en 1909 au nom de
la France, trouve à la tête de l’émirat.

4. L’émirat des Idaw‘īš


Centré sur la région du Tägānǝt (Tagant), l’émirat des Idaw‘īš, qui
se consolide progressivement à partir de la seconde moitié du XVIIIe
siècle, s’est constitué autour d’un noyau tribal que les généalogistes
biẓān rattachent à une ascendance ṣanhājienne, celle des Lamtūnä(2).
Les Idaw‘īš eux-mêmes se subdivisent en de nombreuses tribus
et fractions qui se sont réorganisées, à partir des années 1830, en trois
grands ensembles: les Äḅäkāk, les Šrātīt et les Ähl Sīdi Maḥmūd.
Ils ont fourni également d’importants contingents de tiyyāb aux
Täjäkānǝt, aux Idäwa‘li, aux Aġlāl, aux Idäybusāt, etc.
Les Mäšẓūf, qui marchaient jadis dans leur sillage et leur payaient
tribut(3), se sont détachés d’eux au XIXe siècle pour se tailler, sous la
conduite énergique d’Aḥmäd Maḥmūd w. ǝl-Muẖtār w. l-ǝMhäymīd,
un véritable empire dans le Ḥawẓ (Hodh).

(1) al-Muẖtār eut deux fils, qui portent tous les deux le prénom Aḥmäd, dont le second était
l’émir en fonction au moment (1985) où ce texte fut rédigé.
(2) Bābä w. al-Šayẖ Sidiyya, Tārīẖ Idaw‘š wa Mašẓūf, copie personnelle du manuscrit arabe,
rédigé par Bābä en 1330/1911-12, pp. 4-5. Ce texte a été traduit en anglais par H. T. Norris,
Saharan Myth and Saga (pp. 160-213), Oxford, Oxford University Press, sous le titre : «A
History of the Western Ṣanhāja»
(3) Voir la thaydīnä de Säddūm w. Ndiartu appelée ǝmm ǝr-rṯäm
380 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Donnons, avant de passer à la chronique politigue de l’émirat, les


grandes lignes des subdivisions tribales des Idaw‘īš(1).
- Il y a d’abord l’ensemble dit «Ähl Mḥammäd mǝn Ḫūnä»
constitué par la descendance de l’ancêtre du lignage émiral, subdivisé
lui-même en deux sous-ensembles :
· Ähl Mḥammäd ǝl-Bīẓ («Ähl Mḥammäd Blancs»), composés de
la descendance des trois enfants (A‘mar, Ä‘lī, Äẖyār) de Mḥammäd, de
mère Äwlād ǝMbārǝk.
· Ähl Mḥammäd Idayšǝlli, ainsi appelés parce qu’ils descendent
des autres enfants de Mḥammäd (Ähl Swayd, Ähl Bäkkār, Ähl Säddūm,
Ähl Bänyūg, Ähl ǝr-Rasūl) de mère Idayšǝlli ;

-Il y a ensuite ǝl-Anbāṭ, qui forment, avec le groupe précédent, un


ensemble à part — et au-dessus — des autres Idaw‘īš. Citons également:
-Äwlād Ä‘lī ǝNtūnvä, subdivisés en :
· «Blancs» (bīẓ) : Ähl Maqṭīr, Ähl Šǝbli, l-ǝGwānīṭ, et
· «Noirs» (kǝḥl) : Ähl ǝl-Maqari, Āġwālīs, Ākwātīl.
Ces derniers («Les Noirs») portent, si on leur adjoint les groupes
Idayšǝlli et Äwlād ĠayIān qui se sont agrégés à eux, le nom de ǝn-
Ndāyyāt;
- ǝj-Jlālvä (Ähl ǝl-Mankūs, Ähl ǝl-Muhājri, Ähl ǝl-Bäyz...)
- Tǝqdä (ǝs-Swākǝr, l-ǝ‘Jaylāt, Idāḅǝk, Idäkṿänni, l-ǝMjājṭa...) ;
- Sārä (l-ǝ‘Zayyzāt, Tājūnǝt, l-ǝVrāglä, ǝz-Zbäyrāt, Ähl
ǝḤmaymīd...).
Telles sont, très grossièrement esquissées, les subdivisions tribales
des Idaw‘īš, qu’il paraissait utiles de rappeler avant d’évoquer, toujours
au pas de charge, les principales étapes de l’histoire politique de l’émirat
du Tägānǝt.

(1) On trouvera des indications plus complètes dans al-Muẖtār w. Ḥāmidun, al-Juġrāfyā,
dactylographié, pp. 22-23
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 381

On sait en vérité très peu de choses sur les débuts de cet émirat, à
commencer par l’origine exacte du lignage qui y joue un rôle dirigeant,
celui des Ähl Mḥammäd mǝn Ḫūnä.
Certains récits(1) de la tradition orale assignent à l’appellation «mǝn
Ḫūnä « ou «bǝn Ḫūnä» (littéralement : «fils de notre frère») l’origine
suivante :
Bänyūg w. Udäyka, qui se rattacherait à la descendance de Yaḥyā
b. ‘Umar, le dirigeant almoravide, aurait été confié par son père à une
famille d’Idäwa‘li de Šingīṭi pour éviter qu’il ne tombe entre les mains
des Banī Ḥassān, alors en guerre avec les Idaw‘īš. Les enfants de la
famille où Bänyūg avait trouvé refuge, à défaut du nom — tenu secret
— de leur nouveau compagnon, l’appelèrent «Hūnä», «notre frère».
C’est de là que viendrait le nom du père de Mḥammäd mǝn Ḫūnä,
auquel se rattache la généalogie des émirs du Tägānǝt.
Récit fantaisiste? Peut-être. Il fait en tous cas signe vers une
réalité largement attestée par les chroniqueurs maures, à savoir
l’affaiblissement considérable de l’ensemble des populations ṣanhājä
de l’ouest saharien face à ragressivité conquérante des Banī Ḥassān, à
partir des XVIe -XVIIe siècles.
En effet, parmi les habitants de souche ṣanhājä de l’actuel territoire
mauritanien, qui n’ont pas opté pour la sécurité relative conférée
par le statut maraboutique, les Idaw‘īš, ou plus précisément les Ähl
Mḥammäd mǝn Ḫūnä, sont les seuls à avoir victorieusement tenu tête
aux nouveaux venus, constituant même, à partir de la seconde moitié du
XVIIIe siècle, un émirat sur le modèle des formations analogues établies
par les Banī Ḥassān dans les régions qui portent aujourd’hui les noms
de Trarza, Brakna, Adrar.
En réalité, et pour autant que l’on peut en juger par les informations
éparses des chroniques(2), les luttes des Idaw‘īš et des Banī Ḥassān ne
semblent guère avoir revêtu le caractère d’une opposition tranchée entre
Aẕnāgä (Ṣanhājä) d’un côté, «Arabes» de l’autre.

(1) w. Ḥāmidun, Tārīẖ, op. cité, p. 212


(2) Les principales références sont ici la poésie de Säddūm w. Ndiartu, les chroniques de Ṣālǝḥ
w. ‘Abd ǝl-Wahhāb, les chroniques (manuscrites) de Tišīt, Wälātä et Tijigjä
382 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Dès les premières mentions historiques de conflits où interviennent


les Idaw‘īš, ces derniers paraissent intégrés dans le jeu des rivalités et
des alliances qui opposent aussi bien les Banī Ḥassān entre eux, qu’une
partie des «Arabes», alliés aux Idaw‘īš, à d’autres «Arabes», en fonction
notamment du jeu des alliances matrimoniales.
A la bataille de Käsāri, qui opposa en 1124/1712, pour des raisons
de vengeance explique Ṣālǝḥ w. ‘Abd ǝl-Wahhāb(1), les Äwlād Bu-Fāydä
aux Äwlād ǝMbārǝk, les Idaw‘īš, dirigés par A‘mar w. Mḥammäd mǝn
Ḫūnä, marchent aux côtés des Äwlād ǝMbārǝk, dont le chef, Hännūn
l-ǝ‘Bäydī w. Muḥamd ǝẕ-Ẕnāgī, épousa tour à tour deux filles de
Mḥammäd mǝn Ḫūnä, ǝl-‘Ālyä et ‘Ayšä(2).
Y-a-t-il eu une vassalisation durable des Idaw‘īš par les Äwlād
ǝMbārǝk, comme le suggère leur présence dàns les rangs de ces derniers,
lors d’une autre bataille fameuse, celle de Umm ǝ‘Bānä en 1107/1695(3),
entre les Äwlād Dlaym et leurs cousins Mġāvrä ?
Quoique nous ne soyons pas en mesure d’en préciser la nature
exacte, il semble bien que des liens d’allégeance aient existé entre les
Idaw‘īš et les Äwlād ǝMbārǝk.
Le mouvement en direction des riches pâturages du Ḥawẓ, domaine
par excellence de bouviers peu mobiles, l’attraction des régions
agricoles du Bakhounou et du Kingui, au carrefour des voies d’échange
de l’or et du sel, ayant éloigné du Tägānǝt l’épicentre politique des
Äwlād ǝMbārǝk, favorisa du même coup une volonté d’émancipation
des Idaw‘īš, qui se heurtera tout de même, tout au long du XVllle siècle,
à une vive résistance des Äwlād ǝMbārǝk.
La «renaissance» politique des Idaw‘īš s’est affIrmée, semble-t-il,
en premier lieu, sous la direction de Bäkkār w. A‘mar w. Mḥammäd
mǝn Ḫūnä, qui parvient à la tête de la tribu en évinçant son oncle Ä‘lī
w. A‘mar.

(1) al-Ḥaswa…, manuscrit, op. cité.


(2) idem
(3) Idem
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 383

Allié aux Äwlād ǝn-Nāṣǝr — une tribu Ḥassān du Ḥawẓ, qui ne


voit sans doute pas d’un bon œil l’installation des Äwlād ǝMbārǝk
sur ses zones de parcours (et de prédation guerrière) — Bäkkār w.
A‘mar livra plusieurs batailles aux Äwlād ǝMbārǝk, appuyés par les
Brāknä : Därgäl, en 1152/1739-40 ; ǝNkädäy en 1159/1746; Ākrärāy en
1172/1758-9, etc.
Les succès des Idaw‘īš au cours de ces affrontements paraissent
avoir été limités. Et il faut attendre le règne du Mḥammäd Šayn w.
Bäkkār w. A‘mar, qui succède à son père Bäkkār, mort en 1175/1761,
pour voir s’affirmer et se consoliter l’indépendance politique des
Idaw‘īš.
En 1192/1778, il triomphe à Ḥnäykāt Baġdādä, près de Tijigjä,
d’une vaste coalition de Banī Ḥassān (Brāknä, Äwlād ǝMbārǝk, Äwlād
Ġaylān…), qui, après avoir imposé un siège de plusieurs mois(1) aux
Idaw‘īš, doivent se disperser sans en être venus à bout.
Fort de ce succès, Mḥammäd Šayn poursuivit son offensive contre
les Äwlād ǝMbārǝk, qui seront définitivement boutés hors du Tägānǝt,
désormais politiquement contrôlé par les Idaw‘īš.
La résistance victorieuse aux Banī Ḥassān attire à Mḥammäd Šayn
de nombreux clients parmi lesquels une fraction entrière de Ḥassān,
cousins des Äwlād ǝMbārǝk, ses suzerains d’hier, les Äwlād Ṭalḥa.
Cette nouvelle armée de clients prendra le nom de ‘sārǝt Mḥammäd
Šayn’, «la sārä de Mḥammäd Šayn», terme à la signification incertaine,
que l’on peut rapprocher du mot arabe sariyya qui signifie : «groupe
armé chargé d’une mission spéciale».
Mḥammäd Šayn meurt en 1202/1788. La lutte pour sa succession
donne lieu à une bipartition des Idaw‘īš entre, d’une part, les partisans de
Bäkkār w. Mḥammäd Šayn, qui reçurent la dénomination de Baẖwāgä,

(1) Säddūm w. ǝNdiartu, dans sa célèbre thaydīnä appelée umm ǝr-rṯäm, où il décrit le «blocus»
de Ḥnäyāt Baġdādä, laisse entendre qu’il a pu durer six mois : mǝn māyä v-aḥannān ilä
dujämbar l-aṣamm/ «de la fournaise de mai au froid paralysant de décembre». Selon les
récits de la tradition orale, ce «siège» aurait duré si longtemps que les chamelles en vinrent
à «manger leurs couvre-pis» (kālǝt ǝl-bǝl šǝmlǝt-hä)
384 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

et ceux des frères de Mḥammäd Šayn, dirigés par Sīd Aḥmäd w. Bäkkār,
qui reçurent le nom de Mäkẕūẕa(1).
Au cours de la succession d’affrontements auxquels les deux partis
se livrèrent, les deux principaux compétiteurs sont tués (Sīd Aḥmäd
w. Bäkkār, à la bataille de Ġābu, en 1207/1792 ; Bäkkār w. Mḥammäd
Šayn, à la bataille de Tǝnbuzäkri, en 1208/1793).
Du côté de «Baẖwāgä», c’est Mḥammäd w. Mḥammäd Šayn qui
prend la relève de son frère Bäkkār, tandis que le «parti des oncles»,
considérablement affaibli, voyait son principal dirigeant, Mḥammäd w.
Bäkkār, renoncer au statut guerrier et procéder à la tawbä («repentir»)
chez les Mässumä.
En 1794, les Idaw‘īš étaient à nouveau réunifiés sous l’autorité de
Mḥammäd w. Mḥammäd Šayn.
Mais un nouveau germe de division était en train de se développer
au sein de la tribu.
En effet, un «marabout» issu des Idäwäḥāj de Wädān, l-ǝMrābǝṭ Sīdi
Maḥmūd (m.1200/1786), qui s’était installé dans la ḥǝlla («campement
émiral») des Ähl Mḥammäd mǝn Ḫūnä, avait commencé à recruter des
disciples parmi les nombreux clients que valurent à Mḥammäd Šayn ses
succès militaires.
Le poids de ce personnage était devenu suffisamment important
auprès des chefs Idaw‘īš pour qu’une dizaine d’années après mort, son
fils, ‘Abd Allah, puisse épouser une fille de Mḥammäd Šayn, Ḫdäyjä
mǝnt Mḥammäd Šayn. Elle lui aurait, dit-on, promis sa main s’il
«protégeait» — par des moyens occultes — ses frères lors de la bataille
qu’ils livrèrent à Tǝntäynä aux Äwlād ǝMbārǝk (en 1211/1796), et dont
ils se seraient effectivement sortis indemnes...
C’est sans doute à l’afflux vers le pôle de neutralité qu’il représentait
par rapport aux compétitions sanglantes entre Baẖwāgä et Mäkẕūẕa
que l-ǝMrābǝṭ Sīdi Maḥmūd — et, après lui, son fils, ‘Abd Allah —
(1) J’ignore le sens exact que pouvaient avoir ces deux termes. Les racines auxquelles ils
semblent se rattacher en ḥassāniyyä renvoient, dans un cas (B.Ḫ.W.G.), à l’idée d’un
ensemble peu cohérent, peu solidaire; dans l’autre (K.Ẕ.Ẕ.), au contraire, à la cohésion, à
la fermeté, à la fiabilité.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 385

doit d’être devenu, en quelques années, le «protecteur», le chef d’une


importante fraction des Idaw‘īš, qui ne tardera pas à prendre elle-même
sa place dans les luttes pour le pouvoir au sein de cet ensemble tribal.
La fin du long règne de Mḥammäd w. Mḥammäd Šayn (m.
1239/1821), marqué par de nombreux conflits avec les Äwlād ǝMbārǝk,
avec les Äwlād ǝn-Nāṣǝr, par des interventions à l’extérieur du Tägānǝt
pour appuyer la dissidence au Brakna (Äwlād Nuġmāš) et au Trarza
(Mḥammäd w. Ä‘lī ǝl-Kawrī), assurer un débouché sur le fleuve Sénégal
au commerce de la gomme en provenance du Tägānǝt, la fin, disions-
nous, de ce règne de près de 30 ans allait ouvrir une nouvelle période
de déchirement pour l’émirat du Tägānǝt où les rivalités religieuse
viendront renforcer les compétitions d’origine segmentaire.
Il se forme, en effet, aussitôt après la mort de Mḥammäd w.
Mḥammäd Šayn, deux coalitions, l’une constituée des partisans Idaw‘īš
de Swäyd Aḥmäd, fils de Mḥammäd — qui prendront plus tard le nom
de Äḅäkāk — alliés aux Kunta, l’autre, composée des partisans de ses
oncles : ǝl-Muẖtār (dont Swäyd Aḥmäd était le gendre), Bu-Säyv et
Ä‘lī, coalition qui prendra plus tard le nom de Šrātīt(1), et qui bénéficia
dès le départ du soutien des Ähl Sīdi Maḥmūd.
Après une série d’affrontements (ǝNwäddär, en 1236/1821 ; Šägār,
en 1237/1822 ; Ädärrūm, en 1239/1824, etc.), les partisans de Swäyd
Aḥmäd s’assureront de sérieux avantages sur leurs adversaires Šrātīt,
qui, malgré de nombreuses défections et ralliements aux Äḅäkāk,
ne renonceront pas pour autant, nonobstant quelques réunifications
épisodiques à leurs frères ennemis, à mener une existence politique
autonome. Il constitueront desormais un pôle de dissidence : le verbe
šärtät («partir chez les Šrātīt») exprimera l’idée d’un transfert des
Äḅäkāk mécontents chez les Šrātīt.
Quand ǝl-Muẖtār w. Mḥammäd Šayn meurt en 1242/1826, Swäyd
Aḥmäd est le chef reconnu de la majeure partie des Idaw‘īš. Mais il ne
tardera pas à mourir à son tour (1245/1829), victime d’un assassinat
commandité par ses oncles paternels.

(1) Sur les appellations Äḅäkāk et Šrātīt voir P. Amilhat, Petite chronique… p. 96
386 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

A Swäyd Aḥmäd succède son frère Sulaymān w. Mḥammäd Šayn


dont l’autorité se heurta à l’opposition des Šrātīt conduits par ‘Uṯmān
w. ǝl-Muẖtār. Sulaymān lui-même est tué —accidentellement pensent
les uns, volontairement disent d’autres — par Muḥammäd w. Swäyd
Aḥmäd en 1247/1831. L’année précédente, ‘Uṯmān w. ǝl-Muẖtār avait
trouvé la mort dans la bataille de ǝr-Rkīz (‘Äṣṣābä).
Sulaymān est remplacé, chez les Äḅäkāk, par ‘Abd Allah w.
Mḥammäd Šayn. Contre lui, les Šrātīt appuient la candidature de
Muḥammäd w. Swäyd Aḥmäd, qui finit par l’emporter. Mais le même
Muḥammäd w. Swäyd Aḥmäd sera assassiné, quelques temps plus tard,
par les Šrātīt, en réponse au meurtre de Bäkkār w. Muḥammäd w. ǝl-
Muẖtār par les Ähl Swäyd (Äḅäkāk).
Leur autonomie politique acquise, les Šrātīt connaîssent eux aussi
des conflits de succession : le successeur de Bäkkār w. Muḥammäd,
ǝr-Rasūl w. Ä‘lī w. Mḥammäd Šayn, doit ainsi, au terme de quelques
combats malheureux, adbiquer en fayeur de son cousin ǝl-Muẖtār w.
Aḥmad w. ǝl-Muẖtār w. Mḥammäd Šayn...
Pour ne rien simplifier, rappelons qu’en sus des vendettas et des
rivalités internes à chacune des factions, en sus des assassinats et des
combats qui les opposent l’une à l’autre, les rivalités entre Äḅäkāk
et Šrātīt trouvèrent à se greffer de manière durable sur l’antagonisme
voisin et similaire qui déchirait les Brāknä entre Äwlād Nuġmāš d’une
part — alliés aux Äḅäkāk — et Äwlād ǝs-Sǝyyǝd, de l’autre, alliés, au
sens matrimonial (Aḥmaddu Ier w. Sīd Ä‘lī avait épousé Laylā mǝnt ǝr-
Rasūl) et militaire, des Šrātīt.
Pour revenir à la chronique des dirigeants Äḅäkāk, notons qu’après
la mort de Muḥammäd w. Swäyd Aḥmäd, le champ paraissait à nouveau
libre devant son oncle et rival ‘Abd Allah w. Mḥammäd Šayn, qui
tentait, nous l’avons vu, de s’opposer à l’accession de son neveu à la
tête de l’émirat. Il lui fallait, à nouveau, compter avec un autre fils de
Swäyd Aḥmäd, Bäkkār, qui ne tardera pas à s’imposer comme seul chef
des Äḅäkāk, et, en certaines circonstances, comme chef de l’ensemble
des Idaw‘īš.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 387

On ne compte pas les conflits armés qui opposèrent Srâtit et Äḅäkāk


durant l’interminable règne de Bäkkār w. Swäyd Aḥmäd.
Mais celui-ci apparut à certains moments jouir d’un poids suffisant
pour intervenir efficacement dans les conflits de direction au sein des
Šrātīt, imposant, au début des années 1870, le remplacement du lignage
de Ä‘lī w. Mḥammäd Šayn par celui de ǝl-Muẖtār w. Mḥammäd Šayn
à la tête des Srâtit.
Dans certains conflits «extérieurs», notamment avec les Mäšẓūv
et l’émirat de l’Ādrār, les deux principales branches des Idaw‘īš, Srâtit
et Äḅäkāk, referont leur unité sous la direction de l’infatigable guerrier
que fut Bäkkār w. Swäyd Aḥmäd.
Le contrôle exercé sur «l’escale» de Bakel et l’octroi des «coutumes»
qui en découlait, confirmé par le traité signé avec Faidherbe en 1858(1),
renforçaient par ailleurs les revenus et le prestige d’un émir qui exerçait
sa suzeraineté sur une large partie des débouchés intérieurs du haut-
fleuve Sénégal.
Les dernières batailles de Bäkkār, quasi-centenaire, furent livrées
aux troupes coloniales françaises du Capitaine Frerejean. Le vieil émir
er
y trouva la mort, les armes à la main, au matin du 1 avril 1905(2).

(1) P. Amilhat, Petite chronique…, op. cité, p. 96


(2) Cdt de Bataillon Frèrejean, Essai historique sommaire fiscal et économique de la Mauritanie
orientale, Archives de la Rép. Isl. de Mauritanie, pp. 101-102
388 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Les émirs des Idäw‘īš

Les émirs des Idäw‘īš


Udäykä

 Ḫūnä)


ḥammäd

Ḫyār A‘li
Säddūm Bäkkār ar-Rasūl    Bänyūg

   

Āgjäyyǝl Ḫyār Ǝṯmān ḥmäd ḥammäd ḥmäd  ẖtār ḥammäd


Šäyn (1761-
Däyyä
1788), I

‘Abd Allah Bäkkār  ẖtār ḥammäd A‘li Bu-Säyf ḥmäd Ǝṯmān Brāhīm
(1793-
1821), II

Suläymān (1829- ḥmäd


1831), IV (1821-1829), III

A‘li ḥammäd Bäkkār (1840-  ẖtār


1905), V
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 389

Annexe IV
Le patrimoine manuscrit mauritanien(1)

Dans l’exorde du quatrième volume du General Catalogue of


Arabic Manuscripts at the IMRS(2), qu’il a réalisé avec Sīd Aḥmad wuld
Aḥmad Sālim et Aḥmad wuld Muḥammad Yaḥya, Charles Stewart
écrit : « One of the better kept secrets in the world of Islamic scolarship
and in the history of Muslim intellectual life in North and West Africa
is the tradition of study and writing in Mauritania during the past three
centuries. ». Il ajoute que cette forclusion pourrait bien être une sorte
de dommage collatéral de l’opinion ḫaldūnienne selon laquelle, il
n’y aurait pas, intellectuellement parlant, grand chose à attendre des
nomades parcourant les immensités vides du Sahara et qu’Ibn Ḫaldūn
situait, on le sait, du côté de la « sauvagerie » (al-waḥšiyya). Le généreux
crédit graphique accordé par l’auteur de Islam and Social Order in
Mauritania à cette culture de l’errance fait du reste écho à l’auto-
célébration dont ne se sont pas privées, à l’occasion, certaines grandes
figures intellectuelles de l’espace ici envisagé(3). A regarder pourtant
les choses de près, il semble que le patrimoine écrit mauritanien, qui,
à ce jour, n’a fait l’objet que d’investigations partielles, soit, malgré
son intérêt, fortement prisonnier d’une « rumination » étroitement
associée à l’horreur théologique de « l’innovation » (bidˁa) dans une

(1) Texte d’une communication à la conférence internationale : «Préservation des manuscrits


anciens en Afrique», Addis Abeba, 17-19 décembre 2010
(2) Nouakchott et Champaign-Urbana, 1992, IV, p. 1, Cf la bibliographie plus bas.
(3) Témoins, ces célèbres vers d’al-Muḫtār w. Būna (m. 1220/1805-6), la référence en matière
d’études grammaticales et d’enseignement de la logique du pays maure :
Naḥnu rakbun min al-ašrāfi muntaẓimun
Ağallu ḏa-l-ˁaṣri qadran dūna adnānā
Qad ittaḫaḏnā ẓuhūra al-ˁīsi madrasatan
Bihā nubīnu dīna Allāhi tibyānā
«Nous sommes certes un noble cortège de chameliers en ordre de marche
«Et le plus majestueux de ce temps peine à égaler le plus modeste d’entre nous
«Nous avons converti les échines de nos claires montures en établissements
«Dévolus à la défense et à l’illustration de la religion d’Allah.»
Cités in Ibn Aḥmad Zaydān : Šarḥ. p. 6.
390 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

société coupée de son arrière-monde arabo-islamique et soumise, par


ailleurs, durant des siècles, à un rythme d’évolution des plus atones
antérieurement à la toute récente colonisation française (1902-1960).
Le savoir était ici l’apanage de l’« ordre » quasi-clérical des äz-zwāyä.
Et seuls parmi eux, les personnalités d’envergure disposaient en réalité
des moyens de s’offrir un patrimoine manuscrit de quelque importance.
Nombre d’enseignants et de détenteurs d’une documentation écrite
étaient certes des nomades(1), mais le gros des bibliothèques était tout de
même concentré dans les anciens relais caravaniers (Wadān, Šingīṭi, Tišīt
et Walāta) du commerce transsaharien et dans quelques autres bourgades
à la renommée moins affirmée. Ce sont du reste les établissements
sédentaires, leurs enseignants et leurs bibliothèques qui vont susciter
les premiers recueils de données bibliographiques sahariennes(2). Les
tentatives de recensement et d’évaluation de la documentation rurale
éparpillée à travers la Mauritanie ne remontent guère au-delà des efforts
engagés par l’Institut Mauritanien de Recherche Scientifique (IMRS), à
partir de sa création en 1975(3).
Nous nous proposons ici de donner un aperçu du patrimoine
manuscrit mauritanien sur la base à la fois de l’expérience directe que
nous en avons(4) et des travaux qui l’ont pris pour objet. Les dimensions
assignées à cette contribution ainsi que les limites de la documentation
disponible rendent compte de l’ambition elle même limitée des

(1) Plutôt petits que grands nomades, comme les lettrés de la Giblä. Les groupes pratiquant
des déplacements de grande amplitude comme ceux de la région du Tīrəs (Ahl Bārikalla/
Idayqəb, Ahl Muḥammad Sālim, etc.) n’étaient, à notre connaissance, que très modestement
représentés parmi les détenteurs de bibliothèques significatives.
(2) Cf Fatḥ al-Šakūr.Y compris la bibliothèque d’al-Šayḫ Sidiyya à Boutilimit, la première à
notre connaissance à avoir été décrite par un observateur étranger (Massignon, 1909). Bien
qu’encore en partie nomades à l’époque, ses détenteurs, qui se qualifiaient eux-mêmes d’Ahl
l-aḥwāš (littéralement : « ceux des enclos permanents ») étaient en voie de sédentarisation.
Du reste, son fondateur, al-Šayḫ Sidiyya al-Kabīr (m. 1286/1868), avait bâti la première
« maison » de la future bourgade de Boutilimit dans les années 1830, principalement,
semble-t-il, pour entreposer ses livres, alors qu’il continuait à nomadiser.
(3) Grâce avant tout aux efforts de son premier directeur, ˁAbd Allah w. Babakkar, qui a réussi
à le soustraire à sa quasi exclusive vocation archéologique initiale.
(4) L’auteur de ces lignes a été chercheur à l’IMRS (1978-1986), puis directeur (1986-1989) de
cet établissement, détenteur du plus important fond de manuscrits mauritaniens, auxquels
il a fait appel pour divers travaux, notamment pour sa thèse. In bibliographie ci-dessous :
Nomadisme …
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 391

indications qui suivent. En même temps qu’un panorama succinct des


productions manuscrites mauritaniennes telles qu’elles se dessinent à
travers certains des principaux recensements réalisés à ce jour et dont
nous nous contenterons de traiter quelques exemples significatifs,
nous nous arrêterons sur la postérité d’un texte majeur — le célèbre
Muḫtaṣar de Ḫalīl b. Isḥāq (m.776/1374) — témoin essentiel s’il en est
de la « rumination » dont il a été question plus haut.

1 – Les contours d’un patrimoine manuscrit saharo-sahélien


1.1. Où sont les manuscrits et qui les possède ?
Au début des années 1960, le grand érudit mauritanien, al-Muḫtār
wuld Ḥāmidun (m. 1993), avait entrepris, en collaboration avec,
l’orientaliste suédois Adam Heymowski, de recenser les auteurs de
l’espace mauritanien et leurs œuvres. Le fruit de cette enquête(1) fit
ressortir un total de 2054 œuvres dues à 394 auteurs. Ce travail n’indiquait
malheureusement pas l’emplacement des manuscrits, ni même s’ils
existent effectivement quelque part(2). Tout ce que l’on peut dire, c’est
que les manuscrits mauritaniens, encore observables en Mauritanie
même, qu’ils soient du reste locaux ou étrangers, se trouvent, pour
l’essentiel, aux mains de propriétaires privés, dans des bibliothèques
familiales, parfois transformées en waqf(3) (bien de mainmorte). Depuis
l’indépendance (1960) et la création d’établissements spécialisés et/ou
intéressés, quelques institutions publiques ont entrepris des collectes
au bénéfice des documentations qu’elles ont mises en place. A notre
connaissance, aucun recensement exhaustif de ce patrimoine n’est
disponible. Il est du reste sujet aux variations engendrées par toutes
sortes d’aléas : intempéries, conditions de conservation, changement
des modes de vie, mais aussi renouveau et transformations des formes de

(1) Heymowski et Ould Hamidoun : Catalogue… Partiellement repris dans al-Naḥwī : Bilād
Šinqīṭ, pp. 535-624.
(2) Par ailleurs, et comme l’observe al-Naḥwī (ibidem, p. 535), le Catalogue…, qui a omis
certains auteurs de l’espace envisagé, a mentionné quelques ouvrages imprimés.
(3) Une partie des productions manuscrites de l’espace mauritanien est présente dans divers
établissements à l’extérieur de la Mauritanie : au Maroc, au Niger, au Mali, en France, …
Cf bibliographie.
392 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

reproduction, etc. Sans oublier la fragilité de la notion de «manuscritt»


elle-même (volume, sujet, époque…). L’éclairage que nous proposons
ici concerne évidemment les seules bibliothèques répertoriées où il
puise ses exemples. Il s’intéressera d’abord aux bibliothèques privées
avant d’en venir aux établissements publics.
1.1.1. Les bibliothèques privées
Les principales bibliothèques privées mauritaniennes connues sont
celles des vieilles cités caravanières. Les anciens relais du commerce
transsaharien(1) que sont Wadān, Šingīṭi (arabisé dans les sources écrites
arabes en Šinqīṭ(2)), Tišīt et Walāta, apparues entre le XIe et le XIVe s.,
doivent sinon leur naissance, du moins leur image historique et culturelle
à des tribus zwāya parmi les plus réputées pour leur contribution aux
productions intellectuelles du Sahara occidental(3). De nombreuses
familles, dans ces agglomérations, possédaient des bibliothèques de
quelque importance. Alimentées à la fois par les acquisitions effectuées
par le biais des échanges transsahariens, par l’apport des pèlerins partis
visiter les lieux saints de l’islam, et par l’activité des copistes locaux, ces
bibliothèques familiales n’ont évidemment pas échappé au processus
de déclin des relais caravaniers dont la prospérité avait naguère
accompagné leur expansion. En dépossédant l’éducation traditionnelle
— dont Wadān, Šingīṭi, Tišīt et Walāta constituaient des foyers majeurs
— de sa légitimité et de son autorité, la colonisation française a, en
même temps, précipité la marginalisation politique et administrative
de ces bourgades, détrônées par les capitales régionales instituées par
les nouvelles autorités. Et c’est dans de minuscules oasis, aux trois
quarts en ruine, que l’on peut encore aujourd’hui tenter, à partir de ce
qui en reste, de se faire une idée des ressources manuscrites naguère
entreposées dans certaines de leurs demeures. Nous nous arrêterons ici,
à titre d’exemples, sur les bibliothèques de Wadān et Šingīṭi, pour le

(1) Ibn al-Amīn : al-Wasīṭ, Norris : History., Osswald : Handelsstädte., Lydon : Trails.
(2) L’un des plus anciens textes connus sur Šingīṭi, Ṣaḥīḥat al-naql (1205/1790) de Sīdi ˁAbd
Allah b. al-Ḥāğğ Ibrāhīm (m. 1233/1817), indique que ce nom signifie, dans un idiome qu’il
ne précise pas, mais qui est selon toute vraisemblance le soninké (si-n-gédé), «Les sources
des chevaux» (ˁuyūn al-ḫayl), Norris : The History, p. 399 de la trad. angl. et pl. III pour
l’original arabe.
(3) Idäwälḥāğ, Kənta, Aġlāl et Idäwaˁli, Šərvä, Äwlād Dāwūd, Mḥāğīb, Bārittayl, etc.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 393

villes anciennes, et sur celle de Bu-tilimīt (Boutilimit) pour les fonds


familiaux plus périphériques.
1.1.1.1. Wadān et Šingīṭi
Parmi les bibliothèques de manuscrits des vieilles cités oasiennes,
celles de Wadān et Šingīṭi, ont fait l’objet des travaux descriptifs les plus
précis(1). Elles reflètent jusqu’à un certain point le cheminement culturel
aussi bien que l’état présent de ces agglomérations, fait d’isolement et de
dégradation continue de leur environnement économique et écologique,
avec les conséquences que l’on sait.
Wadān, qui a davantage souffert que Šingīṭi au cours des deux
siècles derniers et qui fut abandonnée par nombre de ses habitants, ne
possède plus qu’une quantité très réduite de manuscrits, malgré son
antériorité dans ce domaine par rapport aux autres villes anciennes. Une
grave crise interne, centrée sur le contrôle de la mosquée de la ville(2),
a contribué, au tournant du XIXe s., à l’amorce d’un déclin intellectuel
définitif de l’agglomération et à son abandon par bon nombre de ses
habitants.
On trouve, par exemple, des bibliothèques entières et de
nombreuses œuvres wadāniennes dans les bibliothèques de Tišīt, qui a
accueilli nombre de réfugiés issus de Wadān. Les deux copies recensées
à ce jour de Mawhūb al-ğalīl bi-šarḥ Ḫalīl, premier texte important
(commentaire en deux volumes du Muḫtaṣar de Ḫalīl dont il sera
question plus loin) rédigé par un auteur de l’espace mauritanien après
les Almoravides, en l’occurrence un wadānien qui vivait au XVIe s(3),
se trouvent à Tišīt. La plus complète dans la bibliothèque des Ahl Būya
aš-Šrīv, l’autre, beaucoup plus brève, dans la bibliothèque des awqâf.
On sait, par ailleurs, qu’il existe, dans la Bibliothèque Royale de Rabat,
une copie en deux volumes de cet ouvrage.

(1) Rebstock, Handlist., et son Arabischer Handschriften.


(2) Ould Cheikh : Ouadane et Chinguetti.
(3) al-Faqīh Sīdī Abū ˁAbd Allāh Muḥammad b. Aḥmad b. Abī Bakr al-Wadānī al-Ḥāğğī,
vivant en 933/1526-27. Fatḥ al-šakūr, p. 112-3; Rebstock : Maurische Literaturgeschichte
(MLG) I, p. 21.
394 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

On trouve également à Tišīt la bibliothèque des Ahl Nāğim des


Idawalhāğ de Wadān, très riche en archives familiales particulièrement
précieuses pour la connaissance de l’organisation sociale et économique
des wadāniens (actes de vente, de cession, de succession, contrats de
toute nature…) et qui renferme aussi des œuvres des auteurs de Wadān
tels que : aṭ-Ṭālib Aḥmad b.Ṭwayr ağ-Ğanna (m. 1265/1849), Aḥmad
Sâlim b. al-Imām (m.1239/1823), son frère as-Sālik (m. 1245/1829),
Muḥammad al-Amīn b. Ḥamma Ḫattār et son frère Bānəmmu, aš-Šayḫ
al-Amīn b. aṭ-Ṭālib b. Ḫṭūr(1), etc.
Wadān conserve encore cependant une partie des anciennes
bibliothèques de manuscrits qui s’y trouvaient jadis. Si les rapports
officiels font état d’une dizaine de centres documentaires familiaux,
les diverses missions scientifiques n’en citent que 6 à 7. Ce flottement
quant au nombre de bibliothèques, que l’on observe également dans la
documentation relative à Šingīṭi, est sans doute en partie dû à l’acception
incertaine de la notion de «bibliothèque» elle-même, appliquée à des
fonds dont le nombre de documents peut varier de quelques unités
à plusieurs dizaines, voire centaines d’ouvrages. Par ailleurs, les
détenteurs de manuscrits, ou présumés tels, ne se montrent pas toujours
très empressés pour faire connaître l’état exact de leur patrimoine,
cultivant ainsi autour de son ampleur un mystère ambigu, lié aux luttes
de classement locales, ainsi qu’au prestige et aux éventuels bénéfices
attachés à la possession d’ouvrages anciens depuis l’inscription (1996)
des vieilles cités caravanières mauritaniennes au patrimoine mondial de
l’UNESCO.
Quoi qu’il en soit, les plus significatives de ces bibliothèques
wadāniennes ne totalisaient pas, en 1997 plus 143 ouvrages
manuscrits(2).

(1) O. Cheikh : Ouadane et Chinguetti, 121-132


(2) Rebstock : Handlist et O. Cheikh : Ouadane, op. cit., 121-132
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 395

Bibliothèque Nombre de volumes


Ahl Muḥammad b. al-Ḥāğğ 37
Ahl Kattāb 37
Ahl Dāhi 32
Ahl ˁAyddi 17
Ahl Yāya Būya 11
Ahl Aḥmad Šarīf 9
Total 143

Bibliothèques familiales de Wadān (in Rebstock, 1997)


En ce qui concerne Šingīṭi, le début de son rayonnement intellectuel
se situe au XVIIe s. A la différence de Wadān, la petite ville a réussi
à préserver une partie de ce rayonnement jusqu’à la fin du XIXe s.
Et l’importance relative de son patrimoine manuscrit, par rapport à
sa voisine septentrionale est à mettre en relation avec la vigueur de
l’activité pédagogique dont elle était demeurée le siège tout au long de
cette période.
Si la première génération de grands lettrés šingiṭiens, celle
d’al-Qāḍī ˁAbd Allah (m. 1103/1691) et d’Aḥmad Agd al-Ḥāğ (m.
1086/1675), a reçu sa formation à Wadān, on peut dire qu’à partir d’aṭ-
Ṭālib Muḥammad wuld al-Muḫtār wuld Billaˁmaš (m. 1103/1691),
Šingīṭi paraît, à en juger par la grande densité des chaînes de filiation
intellectuelles qui renvoient à ce personnage dans l’ensemble du
Sahara Occidental(1), en mesure d’assurer son autosuffisance en matière
d’enseignants de haut niveau. Le XVIIIe s. voit, en effet, l’émergence
des éminentes figures que sont : al-Ḫalīfa wuld Aḥmad Agd al-Ḥāğ et
son fils Aḥmad (m. 1188/1775), Aḥmad wuld al-Muḫtār wuld aṭ-Ṭālib
Muḥammad wuld al-Muḫtār wuld Billaˁmaš (m. 1155/1742), Aḥmad
wuld al-Ḥāğ Ḥamāh Allāh (m.1193/1779) et son fils ˁAbd Allāh (m.
1209/1794)(2)…

(1) Osswald : Handelsstädte p. 480


(2) Fatḥ al-šakūr; Ibn Ḥāmidun : al-Thaqāfa; Osswald : Handelsstädte.
396 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Au XIXe s., Šingīṭi était encore en mesure de produire de


prestigieux continuateurs des générations précédentes, des savants
dont la réputation dépassait largement les limites étroites de leur propre
ville ou région, comme Sīdi Muḥammad wuld Ḥabat (m. 1288/1871) et
aš-Šayḫ wuld Ḥāmmanni (m. 1318/1900), le premier étant du reste le
fondateur de la principale bibliothèque familiale de la ville. A côté de
la famille des Ahl Ḥabat, on dénombre cinq autres lignées familiales(1)
encore détentrices d’un héritage manuscrit significatif à Šingīṭi. Par
l’étendue de son fond, la bibliothèque des Ahl Ḥabat est cependant sans
commune mesure avec les autres. On y dénombre 631 titres, tandis
que les six autres se partagent 189 ouvrages sur le total de 963 items
recensés à Šingīṭi par Rebstock et W. M. Yaḥya(2).
Bibliothèque Nombre d’ouvrages
Ahl Ḥabat 631
Ahl Aḥmad Šarīf 93
Ahl Ḥāmmanni 87
Ahl ˁAbd al-Ḥamīd 69
Ahl Ludāˁa 68
Ahl as-Sabtī 15
Total 963

Bibliothèques familiales de Šingīṭi (in Rebstock, 1997)


La principale bibliothèque de Šingīṭi a été fondée par Sīdi
Muḥammad wuld Ḥabat, qui l’étendit et la développa sur le modèle
des bibliothèques qu’il visita au Maroc, en Egypte et au Ḥiğāz durant
son pèlerinage en 1845. Elle aurait compté de son vivant quelques 1400
ouvrages. A l’époque de son fils aš-Šayḫ (m. 1299/1882), ce chiffre aurait
atteint 3000. Les deux hommes avaient réussi, à travers le vaste réseau
de relations qu’ils avaient tissé de par le monde saharien et musulman,

(1) Ahl Aḥmad Šarīf, Ahl Ḥāmmanni, Ahl ˁAbd al-Ḥamîd, Ahl Ludāˁa, Ahl as-Sabtī, Ahl al-
Ḫaršī. O. Cheikh : Ouadane et Chinguetti, 121-132 et 140-147
(2) Handlist. op.cité.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 397

s’aidant aussi naturellement des ressources générées par leurs activités


commerciales, à acheter ou faire copier une aussi importante quantité
d’ouvrages.
1.1.1.2. La bibliothèque des Ahl aš-Šayḫ Sidiyya
En dehors des vieilles cités caravanières, la bibliothèque des Ahl
aš-Šayḫ Sidiyya à Boutilimit fournit un exemple relativement bien
documenté d’un patrimoine manuscrit familial, de l’espace rural
mauritanien du XIXe s. Elle été constituée par aš-Šayḫ Sidiyya w.
al-Muḫtār w. al-Hayba (m. 1286/1868)(1) à partir du début des années
1830.
Personnalité influente du réseau de la confrérie qādiriyya au XIXe s,
aš-Šayḫ Sidiyya a copié lui-même et s’est fait copier nombre d’ouvrages
du temps (quelques seize ans) de son séjour auprès de ses maîtres Kunta(2)
dans l’Azawād aujourd’hui malien. Il a entrepris, par la suite, après son
retour dans la région qui l’a vu naître (le Trarza, dans le sud ouest de
l’actuelle Mauritanie), un voyage au Maroc, vraisemblablement dans le
cadre d’un projet de pèlerinage qui ne dépassera pas le royaume chérifien.
Il profita en tout cas de ce séjour marocain pour étendre la documentation
manuscrite qu’il possédait déjà. Il ramènera ainsi quelques deux cents
titres (dont certains en plusieurs volumes) qui constitueront une pièce
maîtresse de la bibliothèque qu’il laissera à ses descendants.
Nous disposons de deux aperçus assez précis de cette bibliothèque,
dont Charles Stewart avait entrepris, en 1987 d’établir un catalogue
exhaustif(3), dans l’état où elle se trouvait alors. Le premier est fourni en
1909 par le (pas encore) célèbre orientaliste français Louis Massignon(4)
et embrasse l’ensemble, manuscrits et imprimés, de la bibliothèque.
Le second date de 1970 et s’attèle uniquement à la liste des ouvrages
rapportés par aš-Šayḫ Sidiyya de son voyage marocain. On le doit à
Ch. Stewart, reprenant l’inventaire établi par l’acquéreur lui-même au

(1) Sur ce personnage voir Hārūn : Aḫbār; Stewart : Islam.


(2) Comme disciple, ami et parfois secrétaire d’aš-Šayḫ Sīdi Muḥammad (m.1242/1826)
(3) Catalogue of the Haroun.
(4) Une bibliothèque.
398 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

fur et à mesure de ses acquisitions sur les marchés de Marrakech et


d’ailleurs(1).
Selon le relevé de Massignon, la bibliothèque de aš-Šayḫ Sidiyya,
à l’époque aux mains de son petit-fils du même nom(2), aurait compté
en tout 1195 ouvrages dont 512 manuscrits et 683 imprimés(3). Ch.
Stewart, pour sa part, s’attèle à restituer la liste des ouvrages ramenés
par le šayḫ qādirī de son périple marocain. Il en dénombre 170, alors
que aš-Šayḫ Sidiyya, auteur de la liste qu’il traduit et commente, avait
annoncé le chiffre de 200 volumes d’acquis. Il est vrai, relève Stewart,
que si l’on tenait compte des écrits en plusieurs tomes, on arriverait à
un total de 220 volumes(4).
Nous aurons l’occasion de reparler de cette bibliothèque, assez
représentative d’un certain type d’entreprenariat culturel et religieux du
Sahara occidental au milieu du XIXe siècle, lorsque nous en viendrons
notamment à un examen plus précis des matières abordées par les
ouvrages recensés. Si cette bibliothèque n’a pas contribué à alimenter
les fonds publics réunis par les institutions mauritaniennes spécialisées
créées après l’indépendance de la Mauritanie, il n’en va pas de même
pour nombre d’autres fonds familiaux dispersés dont s’est nourri le
travail de collecte de ces institutions, et que nous aimerions à présent
évoquer.
1.1.2. Les bibliothèques publiques de manuscrits
Il n’existe, à notre connaissance, que deux fonds publics de
manuscrits de quelque importance en Mauritanie : celui de l’IMRS
et celui de l’Institut Supérieur d’Etudes et de Recherches Islamiques
(ISERI). Ce second fond, bien moins important que celui de l’IMRS, n’a
pas donné lieu, à ce jour, à une évaluation accessible. La documentation
de l’IMRS, mise en place à partir de 1975, a fait, en revanche, l’objet
d’un catalogue exhaustif, même s’il reste, pour l’heure, sous forme

(1) A new source.


(2) aš-Šayḫ Sidiyya, dit «Bāba» (m. 1342/1924), wuld aš-Šayḫ Sīdi Muḥammad wuld aš-Šayḫ
Sidiyya al-Kabīr
(3) Massignon, p. 410
(4) Stewart : A new source., p. 213-14
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 399

simplement reprographiée(1). Elle a, par ailleurs, alimenté les divers


travaux de U. Rebstock mentionnés dans la bibliographie. Et 200 des
titres qu’elle accueille, envoyés en Espagne pour restauration en 1990,
ont fait l’objet d’une note de l’arabisante espagnole, Maribel Fierro (in
Bibliographie).
A l’époque (1988-9) où Ch. Stewart, w. Aḥmad Sālim et w.
Muḥammad Yaḥya avaient entrepris d’en établir le catalogue, la
bibliothèque des manuscrits de l’IMRS comptaient 3134 manuscrits
répertoriés, 440 dossiers de poètes mauritaniens dont les dawāwīn
étaient en cours de collecte, 200 dossiers de nawāzil et environ 1500
documents d’archive (contrats, correspondances, actes notariés, etc.) en
provenance de 72 bibliothèques familiales ou d’individus, originaires
dans leur majorité de la région du Trarza (où se situe la capitale de la
Mauritanie et l’IMRS lui-même).
L’enquête la plus étendue et la plus méthodique menée à ce jour
sur les manuscrits mauritaniens, et dont les résultats ont été publiés,
est cependant celle que l’on doit à Ulrich Rebstock, dont la Maurische
Literaturgeschichte(2) recense, en trois volumes, 4847 auteurs,
mauritaniens et non mauritaniens, d’œuvres manuscrites préservées en
Mauritanie, dans 303 bibliothèques aussi bien privées que publiques,
parmi lesquelles, du reste, celles de l’IMRS et des vieilles cités
caravanières précédemment mentionnées fournissent la masse de
documents la plus significative. Nous aurons l’occasion de revenir sur
ce travail dont les étapes préparatoires(3) autant que le résultat final ont
largement nourri cette contribution.
1.2. Les matières et les formes
L’apparition et le développement de productions manuscrites dans
l’actuel espace mauritanien est inséparable de la pénétration, puis de
l’hégémonie progressivement acquise par l’islam dans cette région.
Après une lente infiltration portée par des missionnaires isolés, dans le
sillage des échanges commerciaux transsahariens, l’islam conquit des

(1) Stewart et alii : General Catalogue.


(2) Cf bibliographie ci-dessous.
(3) Rebstock et alii : Katalog.; Rebstock : Sammlung.
400 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

positions décisives dans l’actuelle Mauritanie avec la prédication armée


des Almoravides (XIe s.). Les mouvements confrériques (šāḏiliyya,
qādiriyya, tiğāniyya), eux-mêmes étroitement associés aux réseaux
commerciaux tribaux de l’ouest saharien, viendront, à partir des débuts
du XVIIIe s., lui conférer l’enracinement populaire et les formes
d’encadrement «de proximité» qui pouvaient encore lui faire défaut.
La diffusion du manuscrit arabe dans l’espace ouest saharien et
ses confins sahéliens s’est sans doute faite, dans un premier temps,
sous forme d’ouvrages importés parmi lesquels on peut supposer que
le Coran occupait une place de choix(1). Et ce n’est que petit à petit
que les copistes locaux se sont autonomisés par rapport à ces produits
d’importation. Si l’on met de côté al-Murādī al-Ḥaḍramī (m. 489/1095-
6), auteur à la «nationalité» incertaine, dont on a retrouvé une copie
non datée du Kitāb al-išāra ilā adab al-imāra dans une bibliothèque
tišitienne(2), on ne connaît au reste aucun nom d’auteur pour la région
antérieurement au XVIe s(3).
Cette très longue période «d’incubation graphique» de plus de
quatre siècles doit sans doute quelque chose, comme le suggère J.
Bloom(4), à la rareté du papier, jamais produit sur place(5), dans une
culture qui ne semble guère non plus avoir connu un usage significatif
du parchemin(6). Le mode de vie nomade devrait avoir favorisé, par
ailleurs, la frugalité documentaire et ce côté essentiellement «lavable»
que conférait à la culture savante nomade son support privilégié, la
planchette de bois (lawḥ), seul «cartable» de l’étudiant dans cet univers
mobile.
L’apprentissage de l’écriture reposait, en effet, dans l’espace
mauritanien, sur un équipement sommaire, qui en a largement
(1) Bloom : Paper. ; Blair : Arabic Calligraphy.
(2) Rebstock : Sammlung, microfilm n° 310, p. 28, Ould Cheikh : Vie(s) et mort(s).
(3) Il s’agit de Muḥammad b. Aḥmad b. Abī Bakr al-Wadānī al-Ḥāğğī, évoqué plus haut, n. 16
(4) Op. cit.
(5) al-Šayḫ Sīdi Muḥammad wuld al-Šayḫ Sidiyya (m. 1869), s’y serait, dit-on, essayé, sans
résultat significatif. Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, n.1, p. 61
(6) Le fond IMRS ne détient qu’un seul parchemin, une copie de Murūğ al-ḏahab d’al-
Masˁūdī (m. 346/957), à la superbe graphie tricolore maghrébine, originaire, selon toute
vraisemblance de l’Espagne musulmane ou du Maghreb.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 401

déterminé les caractéristiques formelles. Il s’agit principalement du


calame (qalam ou qläm en dialectal ḥassāniyyä) et du lawḥ, à l’instant
mentionné. Le qläm était fabriqué à partir de palmes de palmiers, ou
de tiges de différentes variétés de graminées (əṣ-ṣbaṭ/Aristida pungens;
um-rəkbä/Panicum turgidum). Il s’agissait d’un outil d’une quinzaine
de centimètres, à la pointe taillée et fendue, travaillé différemment
selon sa destination (écriture sur la planchette de bois ou sur papier,
etc.)(1). La planchette, se présentant sous la forme d’un rectangle
arrondi dans sa partie supérieure, de 30 à 50 cm sur 15 cm à 20 cm,
était taillée dans des bois durs comme l’essence locale appelée aygnīn
(Capparis decidua). Diverses espèces d’encres étaient fabriquées en
fonction des supports et des matières. Pour les manuscrits, on avait
recours à trois coloris principaux : le noir, le rouge et le vert. L’encre
rouge était utilisée en général pour les titres et les derniers mots du
manuscrit, pour les noms propres, et surtout pour les commentaires(2).
La verte, d’un usage beaucoup plus rare, était également employée pour
les commentaires. Pour l’encre noire de qualité supérieure destinée
aux manuscrits, le coloris était obtenu à partir de la laine de mouton
trempée de même teinte(3). La couleur rouge était extraite de «la pierre
sanguine» (ḥəmmäyrä)(4). Quant à la teinte verte apparaissant dans
certains documents, elle était obtenue à partir des feuilles de la plante
locale appelée al-šaryä(5). Depuis les débuts de la période coloniale,
toutes ces teintes locales, où apparaissait aussi parfois le jaune(6), ont été
remplacées par des encres chimiques importées d’Europe.

(1) Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, p. 58


(2) Au point que le terme iḥmirār, comme celui d’Ibn Būna sur la alfiyya d’Ibn Mālik est
devenu synonyme de « commentaire ». Parfois, le commentaire est en vert. Comme celui
d’al-Ḥaḍramī sur la Lāmiyyat al-afˁāl d’Ibn Mālik, appelé, du coup, iḫḍirār. Qui a fait
l’objet d’un iḥmirār par al-Ḥasan b. Zayn. Wuld Aḥmaddu, al-Ḫaṭṭ, p. 59-60
(3) Appelée ūdaḥ. Wuld Aḥmaddu : idem; Naḥwī : Bilād Šinqīṭ, p. 149,
(4) Hématite rouge ou ocre, également utilisée pour le maquillage et le soin des yeux.
(5) Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, p. 60 ; Naḥwī : Bilād Šinqīṭ, p. 149.
(6) La teinture jaune s’obtenait à partir des feuilles de végétaux comme täläwlākət (Khaya
senegalensis), tikəffīt (Combretum glutinosum) ou du safran (əz-zaˁfrān, en ḥass.), qui a
donné son nom —al-Zaˁfarāniyya— à la mise en vers par al-Šayḫ Muḥamd al-Māmī (m.
1867) du celèbre texte d’al-Māwardī, al-Aḥkām al-sulṭāniyya. Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, p.
60.
402 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Curieusement, et alors que les circuits d’échanges transsahariens


sont très actifs depuis au moins le IXe s, le papier, dont la fabrication
s’était répandue au Maghreb et en Espagne musulmane au plus tard au XIe
s.(1), ne semble guère, à la différence des copies d’ouvrages manuscrits,
avoir fait partie des denrées importées du nord en direction des marchés
sahariens et sub-sahariens occidentaux. Au Maghreb même, où l’usage
du parchemin perdurait encore assez largement au XIe s, la production
domestique de papier paraît avoir été progressivement détrônée par les
ateliers concurrents de l’Europe du Sud, notamment italiens(2). Il fallut
en tout cas attendre l’installation des circuits de commerce atlantiques,
à partir du XVIIe s, circuits qui auront été en définitive les principaux
pourvoyeurs de papier de l’espace mauritanien, pour que ce dernier
connaisse une certaine prospérité (calli)graphique.
Le papier apparaît dans les listes des produits figurant parmi les
«coutumes» versées à partir du début du XVIIIe s. par les traitants
européens aux notables locaux afin qu’ils assurent leur concours au bon
déroulement des échanges commerciaux des «escales» fluviales le long
du Sénégal(3). Le papier obtenu à travers ces échanges n’était d’ailleurs
souvent qu’un produit semi-fini qui nécessitait encore un important
travail de préparation avant de pouvoir servir de support adéquat,
comme en témoigne, par exemple, l’un des auteurs les plus féconds du
XVIIIe s maure, Muḥammad al-Yadālī al-Daymānī (m. 1753)(4).

(1) Bloom : Paper p. 46 et sq.


(2) Bloom et Blair, op. cit., insistent en particulier sur l’entreprise d’Andrea Galvani, au
filigrane (tre lune, «les trois lunes») repérable dans nombre de documents nord et ouest
africains.

(3) Ould Cheikh : Nomadisme, II, pp. 545-596


(4) Il a entrepris un voyage vers l’île d’Arguin (avant 1728, date de destruction définitive de
l’établissement commercial qui s’y trouvait), qui lui a permis de ramener une importante
quantité d’al-kāġid al-šāṭibī («papier de Jativa»). Au début de son fameux commentaire
coranique, al-Ḏahab al-ibrīz, on relève cette adresse à Dieu, qui témoigne des efforts à
déployer, une fois la matière première papier acquise :
Wa-ˀaˁinnī yā ḏa-l-ğalāli ˁalayhi wa-ˀaˁin man yuˁīnanī yā muˁīnu
Bi-midādin aw mizbarin aw bi-dalkin li-l-qarāṭīsi iḏ bi-ḏāka talīnu.
«Accorde-moi Ton assistance, O ! Majestueux, pour réaliser cette œuvre
Et accorde, O ! Secourable, Ton assistance à celui qui m’assiste
Par de l’encre, un marteau ou un massage
Du papier, car ce sont là des moyens de l’assouplir.» Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, p. 61.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 403

Le format en était extrêmement variable, allant parfois jusqu’à


de toutes petites tailles. La préférence des copistes allait au papier fin,
prêt à l’usage. Et ils s’efforçaient naturellement de tirer le parti le plus
économique de cette denrée si rare, pratiquant l’écriture la plus précise
et la plus serrée possible, pour ne laisser, la plupart du temps, aucun
espace disponible. Pour dessiner des lignes, on utilisait une planche
métallique ou en bois sur laquelle on attachait des lanières de cuir
correspondant à l’écartement que l’on voulait obtenir entre les lignes.
On appliquait ensuite le papier sur cet échafaudage en exerçant une
pression suffisante pour qu’il reçoive l’impression des alignements
préparés. Parfois, comme cela se faisait avec la planchette de bois
des écoliers, le copiste se contentait d’utiliser la base de son calame
appuyée sur le papier, en un ou plusieurs passages, pour tracer les lignes
destinées à recevoir l’écriture(1).
Les liens commerciaux et culturels de l’espace mauritanien avec
le Maghreb occidental sont sans nul doute à l’origine de la parenté que
l’on observe entre les formes graphiques que l’on y rencontre avec
l’écriture dite «maghrébine». Ibn Ḫaldūn, qui semble être l’initiateur
de cette labellisation(2), voyait dans cette variante de l’écriture arabe
un lointain prolongement (géo)graphique des pratiques graphiques
répandues par des migrants andalous en Ifrīqiyya (grosso modo,
l’actuelle Tunisie) d’abord, dans l’ensemble du Maghreb ensuite, puis
dans les régions sahariennes et sub-sahariennes. S’il n’est pas aisé de
retracer le cheminement qui a conduit à la singularisation de l’écriture
«maghrébine»(3) dans le concert des variétés graphiques de l’arabe, les
spécialistes s’accordent à reconnaître une certaine unité, peut-être pas
étrangère à l’empire quasi-exclusif du mālikisme dans cet espace, de

(1) Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, p. 61


(2) Muqaddima, p. 528
(3) Houdas (« Essai sur l’écriture maghrébine », dans Nouveaux mélanges orientaux, Paris,
E. Leroux, 1886, p. 85-112, cité par Déroche p. 75) y voyait un dérivé du coufique, tandis
que Déroche (Le livre, p. 75) suggère l’hypothèse suivante : «Le maghribî dériverait
d’une écriture documentaire, utilisée par exemple par les chancelleries ou pour des actes
juridiques, issue elle-même de l’écriture des papyrus du premier siècle de l’Hégire. »
404 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

l’ensemble constitué par l’Espagne musulmane, le Maghreb occidental


et l’Afrique de l’ouest musulmane(1).
La graphie dominante en Mauritanie, jusqu’aux premières années
de l’indépendance, qui ont vu s’étendre progressivement des influences
venues du Moyen Orient, se rattache en tout cas à la variante maghrébine
de l’écriture arabe et à son prolongement, baptisé par Houdas sudānī(2),
en usage dans toute l’Afrique sahélienne musulmane, de l’Atlantique
au Tchad. Ce type sudānī marque tout particulièrement l’apprentissage
de l’écriture passant par le lawḥ, même si on le retrouve aussi dans bon
nombre d’œuvres manuscrites.
La richesse et la diversité de ses formes d’expression, célébrées
par un jeune calligraphe mauritanien(3), permettent-elles, comme il
le suggère, de parler d’un ḫaṭṭ šinqīṭī «reconnaissable entre mille»
? Tenté de répondre par l’affirmative, malgré le flou qui entoure les
caractéristiques propres au style maġribī lui-même, dont il est issu, cet
auteur tire en tout cas argument de l’existence (historique) d’écoles
calligraphiques, et de diverses réalisations considérées comme
purement locales, pour affirmer l’originalité du ḫaṭṭ šinqīṭī(4). Sans
dater précisément leur apparition, il distingue quatre types de graphies
«šinqīṭiennes» :
1°) «La graphie ləgraydä». Le terme, qui signifie littéralement «la
petite frisée» en ḥassāniyyä, renvoie à la racine G.R.D. et à l’adjectif
agrad, connotant l’idée de concision, de précision, d’absence de
fioriture, de quelque chose «qui boucle» (comme les cheveux). Plus
largement, l’adjectif agrad désigne ce qui est ferme et de qualité. Wuld
Aḥmaddu rapproche l’appellation ləgraydä affectée à une variété
d’écriture d’une espèce de thé vert, aux toutes petites feuilles arrondies,

(1) Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ; Blair : Arabic Calligraphy.


(2) Houdas : Essai. in Déroche : Le livre, p. 75 et Blair : Arabic Calligraphy, p. 60
(3) Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, p. 54-55
(4) Une des faiblesses méthodologiques de ce travail, par ailleurs plein de renseignements
utiles, est qu’il tend, dans un souci de «profondeur historique», à confondre l’ancienneté
des œuvres et l’ancienneté des manuscrits qui en sont des copies. Voir notamment son
analyse des copies (non datées) d’al-Išāra fī tadbīr al-imāra d’al-Murādī al-Ḥaḍramī et de
Mawhūb al-ğalīl d’al-Wadānī (pp. 113-117)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 405

portant le même nom(1). C’est, dit-il, la forme sous laquelle la graphie


muğawhar andalouse s’est fixée dans le Sahara maure. Elle se distingue
par la petitesse de ses lettres, l’harmonie de leur taille, leur allure
arrondie. Cette forme d’écriture serait, de l’avis de l’auteur cité, «la
plus répandue dans Bilād Šinqīṭ (i. e. La Mauritanie)»(2), aussi bien pour
les correspondances que pour la copie d’ouvrages.
2°) «La graphie des Corans» (ḫaṭṭ al-maṣāḥif), désignée au Maghreb
sous le nom al-mabsūṭ. Employée particulièrement pour transcrire Le
Coran, cette écriture se rencontre également dans les introductions
des manuscrits et dans les titres de chapitres et sous-chapitres. Elle
est parfois utilisée aussi pour d’autres ouvrages, notamment les textes
juridiques. Elle se signale par la rectitude de ses lettres et par l’aisance
de son déchiffrement, facilité du reste par la vocalisation, généralement
d’usage pour le texte sacré.
3°) «La graphie orientale» (al-ḫaṭṭ al-mašriqī). Catégorisation
suggérée par Wuld Aḥmaddu, bien qu’elle n’appartienne pas, dit-il, à
la taxinomie locale. Cette forme d’écriture se distingue de celle connue
au Maghreb sous le nom «d’orientale maghrébianisée» (al-mašriqī
al-mutamaġrib). «Ecriture sobre, éloignée de toute préoccupation
ornementale, elle est utilisée pour transcrire les titres des manuscrits,
comme on s’en sert d’ordinaire pour transcrire leurs introductions». Ses
lettres ressemblent à celles du ṯulṯ oriental. «Elle s’écrit avec un calame
légèrement plus épais (aġlaẓ) que celui que l’on utilise pour ləgraydä et
al-mabsūṭ. Parfois, les lettres sont écrites en silhouettes (wa-qad yuktab
muğawwaf) et leurs vides sont remplis à l’encre jaune ou rouge, ou bien
elles sont laissées telles quelles»(3). Cette forme d’écriture n’est pas d’un
usage courant, note Wuld Aḥmaddu, car il faut une réelle compétence
pour s’en servir.
4°) «La graphie sudānienne» (al-ḫaṭṭ al-sudānī), donnée ici
comme étant spécifiquement en usage parmi les communautés noires

(1) Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, p. 55-56. Si ce rapprochement est fondé, il ramène l’invention de
ləgraydä au plus tôt au milieu du XIXe s., époque à laquelle le the vert a commencé à avoir
une début d’extension significatif dans le Sahara maure.
(2) Wuld Aḥmaddu : al-Ḫaṭṭ, p. 55
(3) Ibidem, p. 56
406 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

de Mauritanie (haalpulaaren, soninké, wolof), en raison probablement


de son nom (sudānī = «noir»), alors qu’elle est de fait utilisée autant par
les biẓān (Maures) que par ces dernières(1). Ses lettres ont une tendance
vers l’épaisseur, en raison du type de calame utilisé, relève Wuld
Aḥmaddu. Mais il s’en trouve, ajoute notre auteur, des variétés plus
souples et plus raffinées, employées pour les manuscrits et les échanges
épistolaires. «Il y en a même une variété si proche du coufique qu’on
la dirait coufique»(2).
Par ailleurs, «l’écriture šinqīṭienne» présente, de l’avis de
ce calligraphe, des formes qui témoignent d’une nette recherche
d’originalité où le génie personnel des scribes joue, naturellement, un
rôle important. Il cite parmi ces marqueurs :
1°) at-Tbaydīˁ. Terme du dialectal ḥassāniyyä dont la racine arabe
(B.D.ʕ.) renvoie précisément au champ sémantique de la création, de
l’invention ex nihilo. Il s’agit de l’effort déployé par le calligraphe pour
enjoliver, sophistiquer, hyperboliser, les formes ordinaires des lettres
ou des mots. Effort qui s’exprime en particulier dans le traitement des
lettres ṭ, ẓ et h(3).
2°) at-Tšarqi. La racine arabe (Š.R.Q.) de ce terme du dialectal
connotant «l’Orient», on pourrait penser qu’il s’agit d’une pratique
graphique tendant à «orientaliser» l’écriture locale. Il n’en va pas
exactement ainsi, les calligraphes traditionnels n’ayant du reste qu’une
idée assez floue de ce que peut être une écriture «orientale». at-Tšarqi
, comme son cousin at-tišyār(4), renvoie plutôt au traitement esthétique
de certaines lettres terminales comme le «d», le «r», le «h».

(1) Les marques des scansions des parties du Livre Saint (aḥzāb, arbāˁ, aṯmān, ḫatma) puisent
aux mêmes sources et au même style de décor que celles que l’on trouve dans toute l’Afrique
sahélienne musulmane, si l’on en juge par l’étude de Sh. Blair (op. cit.) des Corans de cette
région. Contrairement à A. D. H. Bivar (« A dated Kuran from Bornu», Nigeria Magazine
65, juin 1960, p. 199-205, cité p. 66) qui endosse l’idée ḫaldūnienne de diffusion d’une
graphie de type ifrīqī à partir de l’examen du plus ancien manuscrit coranique trouvé dans
la région (achevé en 1669), Blair milite pour un rattachement maġribī du ḫaṭṭ sudānī. Selon
elle, les premiers Coran dans ce type de graphie pourraient remonter au XVIe s.
(2) Idem, p. 56
(3) Idem, p. 57 où il donne des exemples de mots (qif, sūra, lahā …) où s’exprime le tbaydīˁ
(4) Nom d’action du verbe šayyar en ḥassāniyyä, signifiant notamment, «éloigner», «étendre»,
«allonger», «jeter au loin». Tišyār est employé pour désigner l’allongement du jambage de
certaines lettres terminales (l, n, y, q …) à des fins esthétiques.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 407

Notons enfin, avec ce praticien de la chose écrite arabe en Mauritanie,


la discrétion des efforts pour enjoliver les pages des manuscrits par des
moyens autres que le jeu sur la disposition de l’écrit lui-même, notamment
dans les rapports entre textes originaux (mutun) et commentaires (ṭurar,
ḥawāši). Mis à part le jeu sur la disposition géométrique des gloses
par rapport au texte commenté et leur(s) couleur(s) en référence à ce
dernier, mis à part quelques rares exercices formels tendant à donner
une allure géométrique particulière à des compostions littéraires(1), les
soucis proprement esthétiques n’ont que rarement mobilisé l’attention
des auteurs de manuscrits mauritaniens, généralement restés fidèles au
dépouillement saharien. Des tribus entières (Ikumlaylən, Idaġmādik …)
sont néanmoins connues pour la qualité de leurs œuvres manuscrites et
les traditions régionales ont retenu les noms de personnalités qui se sont
illustrées par leurs talents calligraphiques en diverses époques et divers
horizons de l’espace mauritanien(2).
La recherche de la sobriété caractéristique des productions locales
n’a toutefois pas empêché les acquéreurs mauritaniens de manuscrits
d’entrer en possession de documents d’une qualité esthétique parfois
remarquable(3). Et si l’ancienneté en tant que telle, ou «l’esprit de
collection», paraissent avoir été de peu d’influence dans leurs choix,
on n’en observe pas moins la présence dans certaines bibliothèques
d’ouvrages d’un âge respectable. Le temps et les ressources mises au
service de l’acquisition des livres ou au service de leur reproduction
manuscrites témoignent également du grand intérêt que les lettrés
locaux attachaient à ce type de patrimoine.

(1) Nous songeons ici en particulier au poème disposé en étoile à huit branches d’al-Šayḫ Sīdi
Muḥammad w. al-Šayḫ Sidiyya (m. 1869), donné dans la pl. 23 de Wuld Aḥmaddu : al-
Ḫaṭṭ.
(2) L’un des plus illustres d’entre eux est Asnad b. Muḥammad Nāğim al-Ğakanī (m.
1361/1942), disciple du grammairien réputé de son temps, Yiḥẓīh wuld ˁAbd al-Wadūd
al-Ğakanī (m. 1361/1942) pour lequel il transcrivait notamment les iğāzāt octroyées à ses
élèves. Wuld Aḥmaddu, op. cit., pp. 81-107 évoque un certain nombre de ces figures de
calligraphes à la réputation plus ou moins étendue, depuis Muḥammad b. al-Faqīh Andaġ-
Muḥammad al-Tāzzuḫtī écrivant en 1083/1673-4, jusqu’à … lui-même (né en 1972).
(3) Un auteur de la seconde moitié du XIXe siècle, Muḥammad ˁAbd Allah w. al-Buẖārī w. al-
Filālī, rapporte l’acquisition d’une copie du diwān d’al-Mutanabbī, échangé contre un jeune
esclave, en raison de sa qualité esthétique jugée extraordinaire. Kitāb al-‘umrān, manuscrit.
408 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

1. 2. Manuscrits importés, manuscrits locaux


Nous l’avons dit, l’actuel espace mauritanien n’a pas gardé souvenir
d’un auteur local antérieur à al-Wadānī, plus haut mentionné, que Fatḥ al-
šakūr situe dans la première moitié du XVIe s. Tous les textes antérieurs
à cette date, que l’on trouve dans les bibliothèques mauritaniennes et
qu’il est possible de dater, auraient donc nécessairement été importés(1).
Les traditions savantes mauritaniennes, plus ou moins récentes(2),
rattachent certes les débuts d’un enseignement «supérieur» à ˁAbd Allāh
b. Yāsīn (m. 451/1056), le prédicateur exalté des Almoravides — qui
n’a laissé, à notre connaissance, aucune trace écrite — quand elles n’en
attribuent pas la paternité à une figure légendaire —al-Šābb al-Šāṭir (litt.
: «Le Jeune homme véloce»)— qui aurait opéré une sorte d’injection
initiale et sans antécédent d’un savoir livresque aux premiers lettrés
connus de Šingīṭi. al-Šābb al-Šāṭir aurait surtout «amené avec lui à Šingīṭi
des ouvrages andalous qui n’étaient pas connus dans la région»(3). Le
caractère à la fois chtonien et aquatique de ce personnage(4), associant
la terre et l’eau, en font une «plante culturelle», une sorte de rhizome,
rattachant, par-delà l’Océan, le Sahara maure à une prestigieuse terre-
mère andalouse dont les lettrés sahariens aiment à dire qu’ils ont tiré
l’essentiel de leur savoir et de leurs pratiques graphiques.
C’est en tout cas à Šingīṭi, précisément dans la bibliothèque des
Ahl Ḥaḅat que l’on trouve le manuscrit daté le plus ancien actuellement
recensé en Mauritanie. Il s’agit de Kitāb taṣhīḥ al-wuğūh wa-l-naẓāˀir

(1) Nous avons évoqué plus haut (n. 34) la copie du Kitāb al-išāra d’al-Murādī al-Ḥaḍramī
(m. 489/1096) trouvée à Tišīt, copie sans colophon, dont rien n’indique qu’elle soit locale,
ni qu’elle ne soit très tardive par rapport à la date de décès de son auteur.
(2) Ibn Ḥāmidun : al-Ṯaqāfa, p. 5 ; al-Naḥwī : Bilād Šinqīṭ, p. 74
(3) al-Naḥwī : Bilād Šinqīṭ, p. 73-4, citant Muḥammad b. Aḥmad b. al-Bašīr
(4) «Découvert» au fond d’un puits dans la palmeraie de Šingīṭī grâce à la lumière qui en
émanait, il se révèle, une fois vaincue son obstination à garder le silence, être « un océan
(de connaissance) sans rivage » (baḥran lā sāḥila lahu). Et, quand il décide de quitter
définitivement la petite oasis, on le conduit au bord de l’Océan sur lequel il s’éloigne à bord
d’un tapis de prière … al-Wasīṭ, p. 578-79. al-Naḥwī (p. 73), l’assimilant ( ?) au « al-Šarīf
al-Šābb » mentionné par Fatḥ al-šakūr (p. 213) (mais pas spécialement rattaché par lui à
Šingīṭi),voudrait y voir un personnage historique, auteur notamment de fatāwā contre le
tabac, ledit personnage étant, d’après le Fatḥ (p. 214), qui lui attribue cette orientation, en
vie en 1045/1635-36.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 409

min kitāb Allah al-ˁazīz («Le livre de l’authentification des vues et


des points de vue relatifs au Livre d’Allāh Le Tout Puissant») d’Abū
Hilāl al-ˁAskarī, auteur originaire des confins irano-irakiens actuels
(Ḫuzistān), mort vers 400/1009. La copie conservée de ce commentaire
coranique a été achevée en 480/1087, et pourrait avoir été commencée
par l’auteur lui-même et menée à son terme bien plus tard par le copiste.
Une copie d’une exceptionnelle qualité calligraphique, de facture
«maghrébine», des fameuses Muqaddimāt d’Ibn Rušd (m. 520/1126-7),
réalisée à Grenade en 736/1335-6, montre aussi la présence de modèles
graphiques andalous relativement anciens et particulièrement réussis.
Toujours dans cette bibliothèque des Ahl Ḥaḅat, on relève
également parmi les ouvrages anciens, le Talḫīṣ («Abrégé») d’Abū
Saˁīd Ḫalaf b. Abū-l-Qāsim al-Barāḏiˁī al-Azdī, texte de fiqh dont la
copie a été commencée à Grenade en 854/1454 et achevée à Balẖ en
861/1456. On y relève également une copie réalisée en 1048/1638 d’al-
Maḏhab al-fāˀiq wa-l-maˁnā al-lāˀiq bi-ādāb al-muwwaṯṯiq wa-aḥkām
al-waṯāˀiq («La démarche élevée et la signification adéquate ou le
guide de l’archiviste et les règles de l’archivage») d’Aḥmad b. Yaḥyā
al-Wanšarīsī, célèbre auteur du Miˁyār. Elle est de la main d’Aḥmad b.
Muḥammad al-Bağrī al-Andalūsī al-Miknāsī.
Pour rester autour des deux cités caravanières sur lesquelles
nous nous appuyons pour illustrer notre propos, notons que dans les
documents manuscrits encore recensés à Wadān, on ne trouve rien qui
soit antérieur au début du XVIIe s. Le plus ancien texte manuscrit daté
recensé ici est une copie de l’ouvrage de Sīdi b. Aḥmad b. ˁUmar al-
Tīnbuktī, Fatḥ al-ṣamad al-fard fī maˁnā mahābat Allāh taˁālā li-l-ˁabd
(«L’inspiration de l’Eternel, l’Unique, relativement à la signification
du respect accordé par Allah à son esclave humain») dont la copie date
du 18 novembre 1605. Dans l’ensemble, et par rapport au paramètre
de l’âge, le catalogue établi par Rebstock et Wuld Muḥammad Yaḥya(1)
montre que l’essentiel des documents les plus anciens se trouve à Šingīṭi,
et plus particulièrement dans la principale bibliothèque de manuscrits
de cette agglomération, celle des Ahl Ḥabat. Toutefois, le gros de la
littérature manuscrite que l’on trouve ici aussi bien que dans le reste de
(1) Handlist, op. cit..
410 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

la Mauritanie, remonte plutôt au XIXe s., plus rarement au XVIIIe s.,


mais guère au-delà.
Malgré la présence, comme nous l’avons noté, de quelques pièces
significatives de facture, sinon d’origine, maghrébo-andalouse, la
majeure partie des textes produits ailleurs qu’au Sahara que l’on trouve
à Šingīṭi et Wadān, se rattache plutôt à un style d’écriture «oriental».
Ce qui signale l’étendue du rayon de la collecte effectuée par les lettrés
de l’espace mauritanien, où le fruit des achats opérés durant le ḥağğ
occupe sans doute une place notable(1).
Les (re)productions locales de manuscrits contribuent aussi,
évidemment, pour une large part aux fonds documentaires recensés
en Mauritanie. Le travail des copistes, qui pouvaient jadis s’attaquer à
des œuvres monumentales exigeant un labeur de plusieurs années s’est
poursuivi sans interruption jusqu’à nos jours, même s’il ne constitue
plus actuellement qu’une activité résiduelle. On trouve ainsi, dans
la bibliothèque des Ahl Ḥabat précitée, une copie du grand corpus
lexicographique de Muḥammad b. Yaˁqūb al-Firūzābādī (m. 817/1414-
5), al-Qāmūs al-muḥīṭ, en quatre volumes, les deux premiers copiés en
1251/1835-6, les volumes 3 et 4 n’ayant été achevés qu’une dizaine
d’années plus tard, en 1260/1844. Elle y cotoie une reproduction
manuscrite du diwān du fameux poète d’époque ˁabbāside, Abū al-
Ṭayyib al-Mutanabbī (m. 354/965) réalisée à Šingīṭi en 1365/1945-6
par Muḥammad al-Amīn b. Muḥammad ˁAbd Allāh b. al-Ġulām.
Même s’ils ne contribuent que dans une proportion limitée à
alimenter les bibliothèques des deux villes anciennes que nous mettons
ici en avant pour illustrer notre propos, les auteurs locaux et leurs
œuvres n’en constituent pas moins un pan essentiel du patrimoine
manuscrit mauritanien. Nous avons noté au tout début de ce propos que
Ould Hamidoun et Heymowski en recensaient 394 crédités de 2054
œuvres connues. Sans entrer dans les débats qui ont fait les beaux jours
de la critique littéraire à l’ère du structuralisme triomphant autour des

(1) On en trouve parfois une trace précise. Ainsi, en première page d’un ouvrage de taṣawwuf,
Sīdi Muḥammad b. Ḥabat écrit : «J’ai acheté al-Manāhil al-ṣūfiyya fī šarḥ fī šarḥ al-maˁānī
al-ṣāfiyya («Les sources mystiques ou l’interprétation des significations pures») à la Porte
de la Paix (bāb al-salām) à la Mecque honorée».
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 411

questions «qu’est-ce qu’un auteur ?»(1), «qu’est-ce qu’une œuvre ?»,


on ne peut entrevoir les flottements et les difficultés que soulève un tel
recensement. L’échelle de notoriété et de reconnaissance de telle ou
telle personnalité ou œuvre est évidemment extrêmement variable. Les
«classiques» à peu près universellement célébrés dans trois des domaines
majeurs du savoir traditionnel (grammaire et logique, taṣawwuf, fiqh)
comme al-Muḫtār Wuld Būna al-Ğakanī (m. 1220/1805), al-Šayḫ Sīd
al-Muḫtār al-Kuntī (m. 1226/1811) et Sīdi ˁAbd Allāh Wuld al-Ḥāğğ
Ibrāhīm al-ˁAlawī (m. 1233/1817) côtoient ici les modestes rédacteurs
d’opuscules connus uniquement dans une partie de leur entourage
tribal. Précisons à nouveau que cette littérature saharienne n’émerge
véritablement, de toute façon, qu’à partir du XVIIe s, et que son réel
épanouissement ne date, lui, que du XIXe et des débuts du XXe s. La
chronologie des productions manuscrites locales est évidemment à
mettre en rapport avec cette évolution.
Quoi qu’il en soit, et pour nous en tenir aux exemples documentés
avec quelque précision que sont Wadān et Šingīṭi, le catalogue de
Rebstock et Wuld Muḥammad Yaḥyā(2) permet de dégager les précisions
suivantes. Dans les bibliothèques šingīṭiennes, on relève la présence
de 9 ouvrages de Sīdi ˁAbd Allāh Wuld al-Ḥāğğ Ibrāhīm; al-Šayḫ
Sīd al-Muḫtār y figure pour 8 items et al-Muḫtār Wuld Būna pour 6.
Dans les bibliothèques wadāniennes, les auteurs originaires de la ville
ne sont pas totalement absents. On trouve ainsi une copie du récit de
pèlerinage (Riḥlat al-munā wa-l-minna) de l’une des gloires locales,
aṭ-Ṭālib Aḥmad wuld Ṭwayr ağ-Ğanna (m. 1265/1849), plus haut
mentionné, dans la bibliothèque d’al-Muṣṭafā wuld Kattāb. Il pourrait
bien s’agir, au reste, de la copie originale de l’auteur ou d’une copie
réalisée sous sa supervision étant donnée la date à laquelle elle a été
réalisée (12 rabīˁ al-awwal 1253/16 juin 1837). Du même auteur, dans
la même bibliothèque, on trouve également une copie, datée du 18 rabīˁ
al-awwal 1248/1832, de ses al-Ağwiba al-mufhima al-kāfiyya li-man
taˁnīh kullu maˁnā šāfiyya.(«Les réponses intelligibles et suffisantes

(1) M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? ». Dans les cultures « ruminantes », où le gros
de l’activité de production intellectuelle consiste en commentaires, la notion d’auteur est
encore plus incertaine que dans les univers où la bidˁa est magnifiée.
(2) Handlist, op. cit..
412 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

de nature à guérir toute personne concernée par le sens des questions


qu’elles évoquent») Trois autres textes d’auteurs wadāniens sont aussi
à signaler dans les bibliothèques locales :

• Une pièce rimée (urğuza) traitant de tawḥīd de Wuld Ḥamma


Ḫattār
• al-Faḥwā al-miskiyya fī šarḥ al-naẓm wa-ḏikr al-sāda al-arbˁīn
al-ṣūfiyya («La brise parfumée au musc ou le commentaire du poème
relatif aux vertus des quarante maîtres du mysticisme») d’al-Imām al-
Šarīf b. Sīdi al-Muttaqī
• Une épître relative à la tiğāniyya d’Ibn Ḫṭūr al-Ḥāğī.
Après cet aperçu succinct des aspects physiques des manuscrits
mauritaniens, de leurs origines présumées et des éléments de chronologie
dans lesquels on peut les inscrire, voyons à présent les sujets dont ils
traitent. Thème étroitement lié, on va le voir, à la reproduction des
groupes sociaux qui servent cette «rumination» écrite, servant, en
retour, de fondement à la perpétuation de leur propre statut.

2. (Re)produire les textes et les groupes sociaux


John Hunwick, auquel on doit la contribution que l’on sait à la
connaissance de la littérature manuscrite arabo-islamique d’Afrique
de l’Ouest, résume ainsi les préoccupations qui la traversent : «In a
very broad sense, Arabic writings of western Sudanic Africa may be
classified under four headings : historical; pedagogical; devotional and
polemical.»(1) Ces quatre rubriques, qui balisent aussi bien, à quelques
ajustements près(2), le patrimoine manuscrit mauritanien, sont, dans
le contexte de ce dernier, largement ordonnées autour de la seconde
d’entre elles, la préoccupation pédagogique. C’est avant tout à des fins
d’apprentissage, en tout premier lieu d’éducation religieuse, que les
lettrés maures ont déployé l’effort d’accumulation documentaire qu’ils

(1) Hunwick : Arabic Literature, p. 314


(2) La médecine, l’astronomie, les mathématiques, ne sont pas absentes, nous le verrons, des
préoccupations de cette littérature.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 413

ont entrepris, et dont les résultats font ressortir la prévalence massive


des considérations de langue et de religion.
Partons une fois de plus des bibliothèques de Wadān et Šingīṭi, et
du catalogue qu’en ont établi Rebstock et Wuld Muḥammad Yaḥya. Il
fait apparaître la répartition par matière qui suit.
Répartition des manuscrits de Wadān et Šingīṭi par matière
calculée à partir de la Handlist de Rebstock et Wuld Muḥammad
Yaḥya (op. cité)
Matière Nombre de titres Pourcentage
Médecine (ṭibb) 4 0,34%
Astronomie (falak, ḥisāb zamanī) 6 0,51%
Histoire (tārīḫ) 10 0,85%
Mathématiques (ḥisāb, handasa) 20 1,70%
Varia 23 1,95%
Logique (manṭiq) 28 2,78%
Mystique (taṣawwuf) 72 6,11%
Ḥadīṯ (+ exégèse et histoire prophétique) 117 9,93%
Coran (vulgate + sciences coraniques) 151 12,82%
Langue (naḥw, lūġa, adab, etc.) 280 23,77%
Théologie (fiqh, uṣūl, nawāzil…) 466 39,56%
Total 1178 100%

NB. Le total des documents est supérieur au chiffre de 1106 indiqué


plus haut pour l’ensemble du catalogue, car certains documents sont
cités plus d’une fois en raison de la diversité de leur contenu.
La préoccupation centrale des ouvrages recensés dans les
bibliothèques familiales de Šingīṭi et Wadān tourne donc, comme le
montre clairement ce tableau autour de soucis religieux et législatifs. Ce
que nous avons, par commodité, regroupé sous le titre de «théologie», et
qui rassemble les fondements du dogme (uṣūl, qawāˁid), la jurisprudence,
les fatāwā fournies par des fuqahāˀ et des quḍḍāt, etc., représente à lui
414 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

seul près de 40% du corpus examiné. Si l’on y ajoute Le Coran (32


copies de la vulgate) et les «sciences coraniques» (exégèse, énonciation
normative, etc.), les dits du Prophète et les récits hagiographiques qui le
prennent pour objet, les ouvrages relatifs à la mystique — où l’on relève
notamment plusieurs documents polémiques relatifs à la tiğāniyya(1)
— ce serait près de 70% du total des ouvrages de nos bibliothèques
adraroises qui auraient trait, directement ou indirectement, au dogme
musulman.
Le second groupe de sujets le plus abondamment traité par les
ouvrages des bibliothèques de Šingīṭi et Wadān, ce sont les matières
linguistiques : grammaire (naḥw), morphologie (ṣarf), lexicographie
(luġa), littérature (adab). 23,77% des documents recensés par le
catalogue précédemment cité leur sont consacrés. Il convient de
noter aussi l’intérêt pour les mathématiques et la logique dont traitent
respectivement 20 (1,70%) et 28 (2,78%) ouvrages. L’histoire,
l’astronomie et la médecine sont bien plus faiblement représentées.
Enfin, 23 ouvrages ont été classés sous la rubrique varia en raison de la
diversité des thèmes dont ils traitent : biographies (siyyar), philosophie
(falsafa), morale (aḫlāq), magie (sirr al-ḥarf), etc.
Un signe de dégradation, ou à tout le moins de l’usage devenu
beaucoup moins assidu des textes recensés dans ces bibliothèques,
est donné par la proportion significative de documents qu’il devient
impossible d’attribuer à un auteur, en raison bien souvent du fait que le
début et/ou la fin du livre manque(nt) et qu’il n’y a plus guère d’archivistes
dans les familles susceptibles de renseigner sur les rédacteurs de ces
ouvrages désormais voués à l’anonymat. 279 ouvrages (25,22% du
total) sont dans ce cas. Au sortir de l’anonymat, les trois auteurs les
plus présents dans les bibliothèques šingiṭiennes et wadāniennes sont, à
égalité, avec 14 volumes chacun : le maître algérien de la logique et de
la science des fondements du fiqh (uṣūl), Muḥammad b. Yūsuf b. ˁUmar
al-Sanūsī (m. 895/1489-90), l’infatigable polygraphe égyptien, Ğalāl al-
Dīn ˁAbd al-Raḥmān b. Abū Bakr al-Suyūṭī (m. 911/1505-06) et le grand

(1) C’est en particulier à l’antagonisme entre tiğāniyya et qādiriyya que Hunwick pense
en évoquant la rubrique «polémique» parmi les matières des manuscrits ouest africains.
Hunwick : Arabic Literature, p. 316
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 415

commentateur du bréviaire du fiqh mālikite — le Muḫtaṣar de Ḫalīl b.


Isḥāq — ˁAbd al-Bāqī b. Yūsuf al-Zurqānī (m. 1099/1687-8). Dans le
hit-parade des auteurs, on trouve immédiatement après les vedettes qui
viennent d’être mentionnées, Ḫalīl b. Isḥāq dont le Muḫtaṣar, présent
en 12 exemplaires, est, avec 60 ouvrages de commentaires (al-Ḫiršī,
al-Bannānī, al-Māwwāq, al-Tatāˀī, al-Zurqānī, al-Rahūnī, al-Ḥaṭṭāb),
le texte le plus glosé de toutes les bibliothèques de Šingīṭi et Wadān.
Nous y reviendrons dans la dernière partie de cette contribution. Le
dictionnaire d’al-Firuzābādī, précédemment mentionné, al-Qāmūs al-
muḥīṭ, est représenté par 11 volumes. Viennent ensuite les classiques
de la culture savante maghrébine et ouest africaine : la Risāla d’Ibn
Abī Zayd al-Qayrawānī (m. 386/966-67); Ibn Hišām (m. 761/1359-
60), le commentateur bien connu de la non moins connue Alfiyya d’Ibn
Mālik (m. 672/1283-84), résumé en mille vers de la grammaire arabe;
la fameuse compilation de fatāwā andalouses et maghrébines d’al-
Wanšarīsī (m. 914/1508-9), al-Miˁyār; les traditions prophétiques d’al-
Buḫārī (m. 256/869-70); les ouvrages de fiqh de Mayāra (m. 1072/1661-
2), autre commentateur du Muḫtaṣar.
Comme nous l’avons indiqué plus haut, les auteurs «mauritaniens»
— si l’on peut s’autoriser cet anachronisme — qui ont exercé le
plus d’influence ne sont pas absents de ces bibliothèques familiales
régionales : al-Muḫtār wuld Būna, al-Šayḫ Sīd al-Muḫtār al-Kuntī,
Sīdi ˁAbd Allāh wuld al-Ḥāğğ Ibrāhīm, notamment y figurent en bonne
place. Ces bibliothèques, et plus particulièrement celle des Ahl Ḥabat
de Šingīṭi, recèlent, par ailleurs, une importante matière première
pour les chercheurs constituée par les nombreux documents familiaux
(contrats, actes de vente, reconnaissance de dette, actes de la vie
civile, correspondances, etc.), éparpillés ou réunis dans des kanānīš,
documents qui ont du reste nourri des travaux de recherche de qualité(1).
La documentation disponible permet d’étendre ces remarques
relatives aux thèmes abordés par les manuscrits mauritaniens dans deux

(1) La thèse déjà ancienne de Ch. Stewart (Islam and Social Order…), exploitant la
correspondance d’al-Šayḫ Sidiyya; celles plus récentes d’Osswald (Die Handelsstädte der
Westsahara) utilisant les ressources documentaires des quatre vieilles cités caravanières
(Wadān, Šingīṭi, Tišīt et Walāta) et de Gh. Lydon (On Trans-Saharan Trails) s’appuyant
plus particulièrement sur une documentation tišītienne.
416 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

cités historiques particulièrement réputées pour leur contribution aux


traditions savantes mauritaniennes à d’autres ensembles documentaires
où l’on observe du reste la récurrence des mêmes types de préoccupation.
Charles Stewart, qui a travaillé à la fois sur la bibliothèque des Ahl al-
Šayḫ Sidiyya de Boutilimit plus haut évoquée et sur le fonds manuscrit
de l’IMRS, esquisse, dans l’introduction au volume IV du General
Catalogue of Arabic Manuscripts at the Institut Mauritanien de
Recherche Scientifique(1), une comparaison entre ces deux bibliothèques
et un fonds de manuscrits privé appartenant à un éminent lettré de la
région de Mederdra, al-Šayḫ Aḥmadu wuld Slaymān (fin XIXe – début
XXe s), dont le contenu a naguère été décrit par Paul Marty(2). Il tire de ce
rapprochement les enseignements suivants, après les précautions d’usage
relatives à la fois aux incertitudes entourant les catégories de classement
mises en œuvre et aux caractère limité des données disponibles :
« … some general observations can be made on the ratios of subject
matter in these libraries which permits their contents to be compared to
the IMRS collection. One third of the IMRS collection, for instance,
and similarly the largest body of Works in the other libraries, has been
classified as jurisprudence (20% of the Boutilimit Library in 1909 and
24% of the Mederdra Library in 1916) ; 38% of the Works purchased by
Sidiyya al-Kabîr in Morocco also fall in this category. The next largest
category of Works at IMRS is that of mysticism (11%), by comparison to
13% of Boutilimit collection and 7% of the Mederdra Library ; followed
by Arabic (10% at the IMRS ; 11% of Boutilimit and Mederdra libraries).
Studies on the Qur’an figure in 8% of both the IMRS and Boutilimit
collections and 11% of the Mederdra Library. Literature accounts for
7% of both IMRS and Boutilimit libraries and 11% of the Mederdra
collection. Works on the Prophet Muhammad comprise 6% of IMRS
collection and 11% of the Mederdra Library — the category was not
used by Massignon in describing the Boutilimit Library, presumably in
favor of grouping these works under « Hadith ». If the volumes on the
Prophet and those classified as Hadith are combined in all collections,

(1) Op. cit., p. 24


(2) Marty : L’islam dans le pays maure qui donne la liste des 162 manuscrits de cette
bibliothèque. p. 93-102
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 417

they come to 9% of the IMRS collection, 16% in Boutilimit and 15%


in Mederdra. Theology accounts for 6% of the IMRS collection, 12%
of the Boutilimit and 9% of the Mederdra libraries. In each of these
listings, roughly 85% of their contents fall in the above categories with,
as is evident, remarkably similar ratios of subject matter. Other subjects
represented in the IMRS collection, noted here with the actual number
of manuscripts in each category, include : invocation (92), history (81),
logic (44), ethics (35), biography (36), sciences — mathematics and
astronomy and astrology (30), medicine (19), esoteric sciences (19),
encyclopaedias (17), education (9), and geography (5) ; these subjects
are also represented in the historic listings noted above.»
Il ressort de ces observations à la fois une remarquable convergence
quant aux thèmes traités par les manuscrits des trois bibliothèques
évoquées et un recoupement significatif des sujets qu’on y relève avec
ceux rapportés plus haut pour les bibliothèques de Wadān et Šingīṭi. Les
soucis linguistiques et religieux se détachent en tête des préoccupations
recensées ici comme dans les bibliothèques des deux oasis du nord
mauritanien. Dans le détail, et si l’on entreprenait de faire le tour des
auteurs les plus massivement présents, on retomberait également, pour
l’essentiel, sur les écrivains listées pour Wadān et Šingīṭi. Il s’agit
en vérité d’un corpus relativement restreint(1) de références établies
par une tradition pédagogique étroitement associée, dans l’univers
saharien et plus largement ouest africain, à l’empire exclusif du
mālikisme maghrébo-andalou, associé à l’ašˁarisme et à l’emprise, à
partir du XVIIIe s., des mouvements confrériques (al-ṭuruq al-ṣūfiyya),
s’instituant progressivement principaux vecteurs de l’éducation dans
l’espace mauritanien. Cet enseignement était avant tout l’affaire d’une
couche spécifique de la société maure, les zwāya.
Nous ne pourrons pas développer ici le système hiérarchique des
«ordres» de la société maure, que l’on a parfois rapproché du dispositif
indien des castes(2). Qu’il nous suffise de dire que les zwāya (ce terme
est couramment traduit en français par «marabouts») en constituaient
l’une des deux couches dominantes avec les ḥassān («guerriers»).

(1) Ibn Ḥāmidun : al-Ṯaqāfa, pp.5-84; Ould Cheikh : Nomadisme, II, pp. 380-396
(2) Sur la stratification sociale maure «traditionnelle», on peut voir : Ould Cheikh : Nomadisme,
II, pp. 366-421
418 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Les zwāya, qui ont été historiquement — souvent par le biais de leurs
dépendants — les principaux responsables du développement des
activités économiques (élevage, agriculture) et commerciales au sein
de la société maure, définissaient leur vocation principale, celle qui
fonde et légitime leur statut, par l’enseignement, plus particulièrement
l’enseignement religieux et l’exercice de toutes les prérogatives qui lui
sont liées : direction des activités du culte musulman, administration
de la justice islamique, au titre de consultations épisodiques (fatāwā)
ou en tant que quḍḍāt permanents d’une tribu ou d’un émir, contrôle et
propagation des mouvements confrériques, etc.
En ses phases initiales, l’enseignement pouvait, en théorie,
concerner toutes les strates de la société, les hommes comme les
femmes. Une fois franchies les étapes élémentaires, il devenait
progressivement l’affaire quasi-exclusive de la jeunesse masculine
zwāya. Conformément au profil des bibliothèques de manuscrit que
nous venons de voir, l’enseignement du fiqh et de ses «fondements»
(uṣūl) en constituaient une pièce maîtresse. Les niveaux supérieurs
d’éducation pouvaient également porter sur les matières indépendantes
du classement des manuscrits esquissé plus haut où dominent la
transmission du savoir religieux et de son indispensable auxiliaire, la
maîtrise de la langue arabe : exégèse coranique, phonétique normative
(maḫāriğ al-ḥurūf), ˁaqāˀid (dogme musulman), ḥadīṯ, sīra (histoire
prophétique), mystique musulmane (taṣawwuf), langue et grammaire
arabe, rhétorique et métrique, logique. L’arithmétique et l’astronomie
étaient également enseignées.
L’enseignement de toutes ces matières s’appuyait sur des textes
d’auteurs maghrébins, andalous, ou (plus rarement) moyen-orientaux,
consacrés par la tradition et auxquels les commentateurs et exégètes
locaux se rattachaient parfois par des chaînes de filiation, constituant
de véritables généalogies doctrinales(1). On retrouve naturellement
ces auteurs et leurs commentateurs en tête de liste des relevés des
bibliothèques de manuscrits de la Mauritanie.

(1) Osswald (Handelsstädte : p. 480) a établi un tableau synthétique des plus importantes de
ces généalogies, en partant en tout premier lieu des données fournies par Fatḥ al-Šakūr.
Elias Saad (Social History of Timbuktu, Cambridge, 1983, pp. 239-252) avait esquissé le
même travail pour les familles de lettrés de Timbuktu
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 419

Le mode de vie nomade, dominant dans la société maure


jusqu’au milieu des années 1970, joint à la rareté du papier notée
précédemment, ont profondément marqué les méthodes pédagogiques
de l’enseignement saharien. Il n’y avait point de manuels et la mémoire
du maître (mrābəṭ) et sa bibliothèque personnelle constituaient l’unique
recours documentaire des étudiants. La pédagogie reposait avant tout
sur la mémorisation, sur la récitation. D’où la tentation constante
de développer tous les procédés qui peuvent faciliter l’apprentissage
par cœur : abréviation, mise en vers, devinettes reposant sur toutes
sortes de jeux de langage (assonances, allitérations, homonymie, etc.).
L’orchestration mémorielle ainsi engendrée a conduit à ce qu’il faut bien
appeler un «cryptage» des références essentielles de la culture savante
maure, vouée depuis près de quatre siècles à la «rumination» de quelques
ouvrages majeurs, continuellement repris, commentés, abrégés, mis en
vers; leurs commentaires, contractions ou formes versifiées faisant à leur
tour l’objet d’additions, de scolies, de gloses marginales, de nouvelles
mises en vers, etc., dans un processus essentiellement répétitif qui
ne bénéficiait peut-être pas autant au corpus étudié — il n’y gagnait
pas toujours en clarté — qu’à la corporation de ceux qui l’étudient,
reproduite et légitimée au moyen, entre autres, de ces exercices.
Nous nous contenterons ici d’examiner un unique exemple de ce
rabâchage corporatif, puisant sa nécessité dans l’obscurité même qu’il
produit, celui du fameux Muḫtaṣar de Ḫalīl.

3. Le Muḫtaṣar de Ḫalīl et ses commentateurs


Aucun texte, dans le domaine du fiqh, n’a joui d’un pouvoir et d’un
prestige comparable au Muḫtaṣar de Ḫalīl b. Isḥāq parmi les lettrés
sahariens. D’une concision confinant à l’hermétisme(1), il a exercé une

(1) Voici la complainte de G.-H. Bousquet, qui s’est essayé à la traduction de ce «Comprimé»,
comme il préfère l’appeler, plutôt qu’«abrégé» : «On ne peut rien imaginer de plus rébarbatif
et de plus absolument incompréhensible, — fût-ce pour le plus grand des arabisants —, que
ce texte, si l’on ne dispose pas d’un commentaire. Il s’agit, en effet, d’une suite de mots,
formant parfois à peine des phrases, et parfois même pas : «style télégraphique», me disait
à juste titre un musulman, — d’une concision effroyable : un seul terme, souvent, indique
tout un développement de pensée dont il n’est pas autrement question. Bref, un horrible
grimoire dont celui qui ne l’a pas étudié ne peut se faire aucune idée.» Abrégé, p. 9.
420 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

fascination et un défi ininterrompus depuis l’aube de la culture écrite de


l’ouest saharien. La présence particulièrement dense de ce texte et de
ses commentateurs dans les bibliothèques de manuscrits témoigne de la
place privilégiée qu’il occupe dans le cursus honorum des producteurs
locaux de savoir ainsi que de son pouvoir d’attraction sur les bibliophiles.
Après avoir brièvement fait connaissance avec cet auteur et son œuvre,
nous nous arrêterons plus longuement sur sa postérité saharienne.
3. 1. Ḫalīl et son œuvre
Les données dont nous disposons sur le personnage sont plutôt
maigres. Elles semblent provenir, pour l’essentiel, d’une très brève
notice d’Ibn Farḥūn (m. 799/1397), qui affirme l’avoir rencontré au Caire
et même avoir assisté à certains de ses cours(1). Ahmad Bāba al-Tīnbuktī
(m. 1636/1627) lui consacre une présentation un peu plus développée(2).
Ibn Ḥağar al-ˁAsqalānī (m. 852/1449), dans ses al-Durar al-kāmina,
l’évoque également(3). Son nom complet serait : Ḫalīl b. Isḥāq b. Mūsā
b. Šuˁayb, connu sous le nom d’al-Ğundī. On le surnomme Ḍiyyāˀ al-
Dīn Abū-l-Mawadda(4).
D’après ces diverses sources, il apparaît qu’il naquit en Egypte,
sans autre précision chronologique, y reçut sa formation et y mourut,
à une date controversée, mais pour laquelle Aḥmab Bāba, suivi par
Ben Cheneb préfère retenir le(s) mois de rabīˁ (I ou II) 776/ juillet/
août 1374(5). Il aurait également effectué le pèlerinage aux lieux saint de
l’islam et séjourné un moment à Médine.
Il est né dans une famille ḥanafite, mais, sous l’influence de l’un
des ses compagnons d’études, il se convertit au mālikisme. On lui
connaît un maître principal : Abū Muḥammad ˁAbd Allāh al-Manūfī.
Ibn Farḥūn affirme qu’il a appartenu à la milice (ğund, d’où son surnom

(1) Ibn Farḥūn : al-Dibāğ, p. 116


(2) al-Tīnbuktī : Nayl al-ibtihāğ, p. 112-115. L’article «Ḫalīl» de Ben Cheneb, dans la seconde
édition de l’Encyclopédie de l’Islam, puise essentiellement à ces deux sources.
(3) Cité par Aḥmad Naṣr in Ibn Isḥāq : Muḫtaṣar, p. 4
(4) Aḥmad Naṣr : idem.
(5) Aḥmad Bāba avance plutôt la date du 13 rabīˁ I 776, alors que Ben Cheneb évoque celle du
11 rabīˁ II 776/22 août 1374. A noter que Brockelman (Geschichte, II, p. 103), le fait mourir
en rabīˁ I 767 /nov. 1365.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 421

d’al-Ğundī) qui a repris Alexandrie aux Chrétiens dans les années


770/1369-70. Il est présenté comme un ascète et une figure morale
rigoureuse, portée à «commander le bien et à mettre en garde contre
le mal». Il aurait enseigné à la madrasa Šayḫūniyya, l’une des plus
prestigieuses institutions scolaires égyptiennes de son temps.
On lui connait diverses œuvres parmi lesquelles un abrégé inachevé
de la Mudawwana de Saḥnūn. «Il rédigea, écrit Ibn Farḥūn, une exégèse
de Ğāmiˁ al-ˀummahāt d’Ibn al-Ḥāğib, qu’il appela al-Tawḍīh. Il écrivit
un abrégé (muḫtaṣar) de la doctrine (maḏhab, i. e, celle du mālikisme), où
il s’attacha à faire ressortir les opinions majoritairement reçues (qaṣada
fīh ilā bayān al-mašhūr), ignorant les avis controversés (muğarrad
ˁan al-ḫilāf). Il y réunit des matières fort variées (wa-ğamaˁa fīh furūˁ
kaṯīra ğiddan), d’une éloquente concision (maˁa al-īğāz al-balīġ). Les
étudiants s’emparèrent avec appétit de son œuvre (wa-aqbala ˁalayh
al-ṭalaba wa-darasūh). Ses formulations étaient d’une remarquable
élégance (wa-kānat maqāṣiduh ğamīla)». Son enseignement était
donc déjà très apprécié de son vivant, et l’originalité stylistique de son
Muḫtaṣar reconnue.
Aḥmad Bāba, se référant à Ibn Ġāzī (m. 919/1513) , affirme
que son Muḫtaṣar et son Tawḍīḥ sont très rapidement devenus des
références universelles au Maghreb, transformé en terre d’un ḫalīlisme
quasi-exclusif comme l’indique le propos attribué à Nāṣir al-Dīn al-
Laqqānī (m. 958/1551) — šayḫ šuyūḫinā, dit Aḥmad Bāba(1) — :
« Nous sommes gens ḫalīliens (naḥnu unās ḫalīliyyūn). Si Ḫalīl suit
une voie de perdition, nous nous égarons avec lui (in ḍalla ḍalalnā)».
Evoquant son propre commentaire (inachevé), fondé sur une dizaine
d’exégèses antérieures du Muḫtaṣar, Aḥmad Bāba relève que l’Abrégé
de Ḫalīl a déjà fait l’objet, au moment où il écrit le sien, c’est-à-dire à
la fin du XVIe s., de plus de 60 commentaires.
« J’ai longuement étudié son Muḫtaṣar (…), écrit Aḥmad Bāba,
auprès du maître de son temps, notre maître al-Faqīh Muḥammad b.
Maḥmūd Baġayuġu. J’obtins une licence (iğāza) pour sa transmission
de mon père. Notre maître précité (i. e. Muḥammad b. Maḥmūd

(1) Nayl, p. 114. et Aḥmad Naṣr in Ibn Isḥāq : Muḫtaṣar, p. 6


422 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Baġayuġu) l’avait étudié auprès de son père ainsi qu’auprès de Sīdī


Aḥmad b. Saˁīd et de son père. Sīdī Aḥmad et mon père, qu’Allāh leur
accorde sa miséricorde, l’étudièrent auprès de la bénédiction de leur
temps, Sīdī Maḥmūd b. ˁUmar, l’oncle paternel (ˁamm) de mon père,
lequel l’avait reçu de al-Šayḫ ˁUṯmān al-Maġribī, lequel l’étudia auprès
de « al-Nūr » al-Sanhūrī, celui-ci auprès de « al-Šams » al-Bisāṭī, lequel
avait étudié auprès des disciples de Ḫalīl, qui avaient reçu de lui son
Muḫtaṣar (1)».
Aḥmad Bāba et d’autres membres de l’illustre famille tīnbuktienne
des Aqīt, constitueront du reste, un maillon décisif dans la transmission
du Muḫtaṣar à ses commentateurs de l’espace mauritanien, via
notamment Wadān et Walāta.
Avant d’en venir aux commentateurs, voyons comment se présente
ce Muḫtaṣar et de quoi il traite.
Nous partirons, pour en donner une idée, de la version éditée
par Dār al-Fikr en 1981 (références dans la bibliographie). Le texte
proprement dit y occupe un volume de 305 pages. Il est subdivisé en
une introduction (une page et demie) et 62 bāb (chapitres), répartis
(pour certains) en 64 sous-chapitres (faṣl).
D’un point de vue purement «architectural», si l’on peut dire, le
chef d’œuvre du fiqh mālikite n’a pas vraiment la perfection qu’on lui
prête. La longueur des chapitres varie d’une demi page(2) à 35 pages(3).
Le chapitre le plus long (chap. 2) compte 19 sous-chapitres, alors que la
majorité n’en compte aucun(4), et que quelques-uns(5) n’ont qu’une seule
subdivision. Du reste, ce qui est appelé bāb ou faṣl ne constitue souvent
qu’une simple scansion dans un développement continu, et aucune de
ces subdivisions ne porte à proprement parler de titre, même si certaines

(1) Nayl, p. 115.


(2) Chap 27, p. 209 : šarṭu al-ḥawālati riḍā al-muḥīli wa-l-muḥāli faqaṭ/»La condition unique
du transfert de dette est l’assentiment de l’ancien et du nouveau débiteur»
(3) Chap 2, pp. 23-56 : al-waqtu al-muḫtāru li-ẓ-ẓuhri…/»L’heure la meilleure pour la prière
du ẓuhr …»
(4) Il s’agit des chapitres suivants : 3, 12, 13, 16, 17, 18, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 31, 33, 34, 36,
37, 38, 39, 40, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 61, 62
(5) Il s’agit des chapitres suivants : 9, 11, 21, 30, 32, 35, 60.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 423

commencent par des définitions des notions examinées dans le bāb ou


le faṣl, qui prennent du coup l’allure de «titres»(1).
L’ouvrage est en réalité une somme extrêmement ramassée
d’injonctions et de prescriptions, un catalogue de ce qui est interdit,
toléré ou permis, selon la vision de l’islam développée par un faqīh
pas vraiment tourmenté par le doute, un canevas juridique global
délivré dans une avalanche de mots ou de syntagmes à la coordination
syntaxique particulièrement ténue. Ce qui en rend l’accès toujours
incertain et justifie la médiation nécessaire des exégètes.
On peut distinguer dans le Muḫtaṣar cinq «blocs» d’inégale
longueur. Un premier ensemble (Chap. 1-11) est dominé par les
prescriptions rituelles de base (prière, aumône légale, jeûne, pèlerinage,
abattage rituel et interdits alimentaires, ğihād). Il s’ouvre, classiquement,
sur des développements consacrés à la pureté rituelle (ṭahāra). Ce
premier ensemble s’achève, de manière plus surprenante, par des
considérations sur les courses de compétition (Chap. 12), tolérées sous
certaines conditions, parce que, dit Maḥand Bāba(2), elles constituent un
entraînement au ğihād. La seconde partie (Chap. 13-21), introduite par
un chapitre relatif aux prérogatives propres au Prophète, particulièrement
importantes dans le champ des relations matrimoniales(3), est dévolue
au mariage, à ses empêchements et à ses conséquences (divorce, délai
de viduité/ˁidda, statut des conjoints, parenté de lait, pensions, etc.). La
troisième partie, la plus longue (Chap. 22-46), a trait au vaste champ des
muˁāmalāt, des échanges, et plus largement du traitement de la propriété
et du salariat (transactions commerciales, crédit, faillite, association,
mise en valeur agricole, locations et salariat, etc.). La quatrième partie
(Chap. 47-56) traite de l’exercice de la justice, plus particulièrement
en ses dimensions pénales (charges judiciaires, crimes et délits, révolte
contre l’autorité, apostasie, fornication, etc.). Les quatre chapitres
(57-60) de la dernière partie tournent autour du statut servile et de ses
implications (les diverses formes de manumission, le patronage légal,
relation de genre entre personne libre et esclave, etc.). L’ouvrage se

(1) Cf Annexe I
(2) Muyassar, II, p. 98
(3) Muyassar, II, p. 100
424 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

termine par deux chapitres dévolus l’un au thème du legs, l’autre aux
dispositions qui peuvent découler d’un décès.
Il nous semblait utile de donner cet aperçu, évidemment très
schématique, du contenu de ce redoutable monument d’obscurité
théologico-juridique de l’islam mālikite avant d’en aborder la postérité.
3. 2. La postérité du Muḫtaṣar dans les manuscrits mauritaniens
Nous avions, un moment, envisagé une comparaison de quelque
précision entre le texte dont nous venons de dérouler la table des matières
et un ou deux de ses commentateurs sahariens pour lesquels notre choix
s’était porté sur le Muyassar de Maḥanḍ Bāba (m. 1277/1860) et sur
l’exégèse plus tardive d’Ibn Aḥmad Zaydān al-Ğakanī (m. 1325/1907)(1).
Cet exercice s’avérant à l’examen devoir prendre des dimensions hors
de proportion avec l’ampleur prévue pour la présente contribution, nous
nous satisferons d’une remarque relative au commentaire de Maḥand
Bāba, avant d’en venir à l’évocation des manuscrits ayant pour objet le
Muḫtaṣar et sa descendance.
Comme ses prédécesseurs(2), dont il ne fait que proposer une
savante synthèse, Maḥanḍ Bāba s’est donné deux tâches fondamentales,
effectivement extrêmement utiles pour entrer dans le maquis touffu de la
prose ḫalilienne. D’une part, un travail de lexicographie. Il s’est attelé à
définir avec le plus de précision possible les termes utilisés par Ḫalīl et
à analyser leurs fonctions grammaticales, tirant des sources canoniques,
avant tout Coran et ḥadīṯ, mais aussi tradition poétique arabe, la
justification de ses choix analytiques. L’auteur du Muyassar s’est,
par ailleurs, attaché à donner à la table des matières du Muḫtaṣar une
allure plus synthétique et plus parlante que les entames de proposition
alambiquées formant les entrées des abwāb et des fuṣūl de l’objet de

(1) Op. cit.


(2) Par ex,al-Ḫiršī et son glosateur, al-ˁAdawī. Op. cit.. Maḥanḍ Bāba (I, p. 31) donne 21
références majeures pour son commentaire, pas tous des commentateurs eux-mêmes du
Muḫtaṣar, même s’ils sont fortement représentés.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 425

son exégèse(1). Il s’est efforcé en quelque sorte «d’aérer»(2) le texte de


Ḫalīl, en multipliant, entre les intitulés de ce dernier (bāb, faṣl), des
subdivisions dénommées farˁ («section») et tanbīh («remarque», «nota
bene»). Opérant comme ses prédécesseurs, il a «mixé» ses éclairages
avec l’original, objet de son commentaire, rendant à celui-ci un tour
syntaxiquement infiniment plus intelligible que celui que lui conférait
son baroque style télégraphique(3). Cette observation faite, venons-en à
présent aux commentateurs.
A la fin des années 1930, Carl Brockelmann, dans le travail de
référence que l’on sait, relevait, hors de l’espace saharien, une trentaine
de noms de commentateurs connus du Muḫtaṣar de Ḫalīl(4). Visiblement,
et comme pour confirmer le jugement émis par Stewart rapporté au
tout début de ce propos, pas un nom d’exégète saharien n’était parvenu
à l’oreille du grand arabisant allemand. Tout récemment, un autre
chercheur allemand, dans une remarquable synthèse bibliographique,
tout à fait digne, par son érudition et son étendue, de son illustre
prédécesseur, a fourni les moyens de (commencer à) réparer cet oubli.
Dans sa Maurische Literaturgeschichte (abr : MLG), U. Rebstock,
donne une liste de 91 références(5) de manuscrits conservés dans les
bibliothèques mauritaniennes et traitant, partiellement ou en totalité, en
vers ou en prose, du contenu du Muḫtaṣar. Il est tout à fait frappant que
n’apparaisse dans cette liste aucun matn, aucun original de la rédaction

(1) Par ex., le premier bāb du Muḫtaṣar se présente comme suit : yurfaˁ al-ḥadaṯ …/«On annule
les effets d’une émission de flatulence …» (op. cit., p. 9). Il devient dans le Muyassar : bāb
al-ṭahāra / «Chapitre de la pureté rituelle» (op. cit., p.34).
(2) Dans un sens métaphorique évidemment, car même la version éditée en 2003 du Muyassar
(op. cit.), continue, dans ses 1439 pages de texte serré, à s’inspirer de l’hyperdensité
paginale des manuscrits et de leur absence de ponctuation.
(3) Inspiré par ce type de démarche, G.-H. Bousquet (op. cit.), a procédé, dans sa traduction
française, de la même manière que les exégètes arabo-musulmans, en donnant des
constructions syntaxiquement intelligibles qui associent, dans deux typographies
différentes, l’original et le commentaire.
(4) De Tāğ al-Dīn Bahrām b. ˁAlī al-Damīrī (m. 815/1412) au souverain ˁalawite du Maroc,
Mawlāy ˁAbd al-Ḥāfiẓ (m. 1908/1912), contemporain de Brockelmann. Geschichte, II, p.
101-103 et Supplementband, II, p. 97-9.

(5) Cf Annexe II
426 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

de Ḫalīl lui-même(1). Comme si se confirmait par là que ce monument


devait disparaître derrière ses glosateurs, réalisant ainsi le parfait destin
d’une matière «à ruminer» : nourrir par son évanescence même le corps
du «ruminant»(2).
Telle qu’elle ressort du patient travail de Rebstock, la liste de ceux
qui se sont intéressés, sous une forme ou sous une autre, au Muḫtaṣar,
permet de dégager quelques observations relatives au milieu et aux
époques où ces travaux ont été effectués.
Sans surprise, on découvre que les gros des travaux référencés
dont les dates des auteurs peuvent être situées avec quelque précision,
appartiennent aux XIIIe-XIVe siècles de l’Hégire/fin XVIIIe-XXe
s. de l’ère chrétienne. Aucun écrit antérieur au Xe s./XVIe s. n’a été
relevé. Nous l’avons du reste noté précédemment, la plus ancienne
œuvre connue d’un auteur de l’espace mauritanien est précisément un
commentaire du Muḫtaṣar, dont l’auteur était en vie en 933/1526-27.
Répartition chronologique des commentateurs du Muḫtaṣar
recensés dans MLG de U. Rebstock :
Epoque Nombre Pourcentage
Xe s./XVIe s. 2 2,19%
XIe s./XVIIe s. 2 2,19%
XIIe s./XVIIIe s. 5 5,49%
XIII s./XIX s.
e e
22 24,17%
XIVe/XXe 38 41,75%
XVe/XXIe 11 12,08%
Indéterminé 11 12,08%
Total 91 100%

NB. En nous basant sur les dates de décès, nous avons annexé

(1) Même si les bibliothèques de Wadān et Šingīṭi en font apparaître, comme nous l’avons vu,
quelques exemplaires.
(2) Il n’est pas sans rappeler à cet égard, certains «originaux» textuels de récits borgésiens
jamais perçus ou présentés autrement qu’à travers leur «traduction». Cf. Louis, « La
traduction… »
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 427

au « siècle » des personnes dont le décès remonte parfois aux toutes


premières années dudit siècle, et donc minoré d’autant les contributions
du siècle précédent. Ceci est vrai surtout pour les rapports entre XIXe et
XVIIIe s., et entre XXe et XIXe s.
La corrélation entre groupe tribal (qabīla) et nombre de contributeurs,
fil conducteur des classements opérés par les «classiques» de l’histoire
culturelle de l’espace maure, Ibn al-Amīn(3) et Ibn Ḥāmidun(4), donne,
là aussi sans surprise, les Tağakānət en tête : une formule très répandue
parmi les lettres ne dit-elle pas : al-ˁilmu ğakaniyyun (« Le savoir est
ğakanī ») ?
Répartition selon la tribu (ayant cinq contributions et plus) des
commentateurs du Muḫtaṣar dans le recensement tiré du MLG :
Tribu (qabīla) Nombre de commentateurs
Tağakānət 9
Idayqub 8
Idawaˁli 6
Idawdāy 6
Awlād Dayṃān 5
Idābləḥsan 5
Idawalḥāğ 5
Tandġa 5

Ce classement, s’il corrobore un poids culturel plus ou moins établi


des différents groupes concernés, n’en est pas moins sujet à quelques
incertitudes du fait, entre autre, du flottement des contours de la qabīla.
Ainsi, Awlād Dayṃān et Idawdāy, séparés dans le tableau qui précède,
peuvent parfois être assimilées à une même tribu(5). Il en va de même

(3) al-Wasīṭ, op. cit.


(4) al-Ṯaqāfa, op.cité.
(5) Ainsi, Muḥammad b. al-Muḫtār b. Muḥammad Saˁīd (m. 1166/1752-3), auteur d’un
Šarḥ bāb al-ridda min Muḫtaṣar Ḫalīl (MLG, I, n° 33435, p. 97-102), est appelé couramment
«al-Yadālī», nisba qui le rattache aux Idawdāy, mais aussi «al-Daymānī», signant son
appartenance aux Awlād Dayṃān.
428 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

des Idābləḥsan et des Idāšəqra, ici également séparés, etc. En fait,


l’immense majorité des exégètes de Ḫalīl figurant dans le répertoire des
manuscrits mauritaniens du MLG est constituée d’individus éparpillés
dans 21 groupes tribaux(1), qui, sans être les seuls, ont tous contribué,
à quelque degré, aux productions savantes de l’espace saharo-sahéllien
occidental : Ahl Bārikaḷḷa (3), Ahl al-Mubārak (1), Awlād Abyayri (2),
Awlād Dāwūd (2), Awlād Yūnus (1), Awlād Zayd (1), Bārəttayl (1),
Idägağṃallä (1), Idāšəqrä (3), Idayllḅä (1), Idyaydḅä (1), Idawdənyəqb
(2), Ifəllān (1), Igallād (1), Lamtūnä (3), Massūmä (1), Ləmḥāğīb
(2), Mədləš (2), Tāggāṭ (1), Tāgnīt (1), Tägunānət (4). Sans oublier
quelques commentateurs tribalement non identifiés.
Mises à part quelques figures connues qui se rattachent aux
vieilles cités caravanières précédemment évoquées, la répartition
géographique des commentateurs du Muḫtaṣar que l’on relève dans
les manuscrits répertoriés par le MLG, n’a qu’une signification limitée
dans cet univers qui était essentiellement nomade, même si l’ouvrage de
Rebstock identifie précisément les lieux où se trouvent les manuscrits
listés. Le poids de la bibliothèque de l’IMRS dans l’ensemble recensé,
et la proximité géographique, sont sans doute les facteurs principaux
qui confèrent à la capitale mauritanienne, siège de l’IMRS, et à sa
région (Trarza) une écrasante hégémonie dans les fonds répertoriés.
Hégémonie qui se reflète, évidemment, dans la liste des exégètes de
Ḫalīl dans l’échantillon présenté par l’auteur du MLG.
Avant lui, Ibn Ḥāmidun avait donné(2) un aperçu des commentateurs
maures du Muḫtaṣar, considéré comme une pièce maitresse de la
culture savante religieuse de l’espace mauritanien. Il en avait listé 43,
sans prétendre être exhaustif, entre Muḥammad b. Abī Bakr al-Ḥāğī al-
Wadānī, au XVIe s., et Buddāh wuld al-Buṣayrī, longtemps imām de la
grande mosquée de Nouakchott, décédé en 2009. Il livre, par ailleurs,
une liste de 10 auteurs qui ont mis en vers tout ou partie du Muḫtaṣar.

(1) Les noms de ces groupes sont transcrits ici dans leur réalisation dialectale, généralement
assez éloignée des appellations que l’on rencontre dans les nisba «classicisées» : «al-
Yadālī» pour appartenant aux Idawdāy, «al-Ḥasanī» pour l’appartenance aux Idābləsan,
« al-ˁAlawī » pour appartenance aux Idawaˁli, etc.
(2) al-Ṯaqāfa, pp. 8-12
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 429

Une énumération qui recoupe très largement les données du MLG(1). Sans
mettre précisément en avant le côté essentiellement répétitif du travail des
exégètes, Ibn Ḥāmidun ne s’est pas privé de souligner le nombre limité
des tentatives originales qui se sont attaquées à l’opuscule mallarméen
du savant égyptien. Dans sa liste des exégètes du Muḫtaṣar, il relève un
seul travail qui se veut explicitement critique, celui d’al-Qāḍī Simbayru
al-Arawānī (m. 1180/1766-7). Son commentaire fut mis en vers par al-
Qāḍī Muḥammad Sidīna b. Birru al-Samsadī. Le commentaire critique
de Simbayru suscita à son tour un commentaire critique de Muḥammad
ˁAbd Allāh b. aṭ-Ṭālib Muḥammad b. Anḍawḍa al-Maḥğubī al-Walātī
(m. 1220/1805).
Les filiations esquissées par Ibn Ḥāmidun entre commentateurs
et commentateurs de commentateurs(2), tout comme les réseaux
d’allégeance pédagogique dessinés par le travail érudit de Rainer
Osswald(3), fournissent des renseignements des plus utiles pour analyser
les formes de circulation et de transmission du savoir, les liens entre
ces dernières et les relations de parenté proprement dites, l’intensité
régionale et locale de la «rumination» textuellement transmissible
dont les «scripteurs»/exégètes se sont faits les vecteurs à travers les
manuscrits de l’espace qui nous intéresse. Mais entrer dans le détail
enchevêtré de ces réseaux nécessiterait un autre travail …

(1) Elle intéresse moins directement ici notre propos que celle donnée par Rebstock, n’étant pas
une liste de manuscrits effectivement répertoriés quelque part, mais un simple recensement
d’œuvres, sur le mode du travail qu’il a effectué avec Heymowski.
(2) Le propre arrière grand-père d’Ibn Ḥāmidun, Maḥanḍ Bāba, se commentant en quelque
sorte lui-même dans la version étendue (4 vol.) de son Muyassar où il développe une version
plus succincte (2 vol.) et le commentaire du Muyassar par son fils Maḥmūd b. Maḥanḍ
Bāba (m. 1316/1899-9); la mise en (10000 !) vers du Muḫtaṣar par al-Šayḫ Muḥamd al-
Ṃāṃī et le commentaire de cette versification par son contribule al-Šayḫ Muḥamd al-Ḫaḍir
(m. 1346/1927-8), etc. Ṯaqāfa, p. 9-10 et 11
(3) Handelsstädte, op. cit..
430 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

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Abdel Wedoud OULD CHEIKH 435

COMPLEMENT I

Table des matières du Muḫtaṣar de Ḫalīl (Beyrouth, Dār al-Fikr,


1981), avec indication de chapitre (bāb) —il y en a en tout 62—,
sous-chapitre (faṣl) —en tout 64— et référence de page, suivis d’une
(tentative de) traduction en français.
Chapitres,
Sous-chap. Textes arabe des titres Traduction française
(et page)
(8) «yaqūl al-faqīr… (Exorde)
1 (9) Bāb : yurfaˁ al- Chp : «on supprime l’effet d’une
ḥadaṯu wa-ḥukmu al- flatulence et d’une souillure
ḫabaṯi bi-l-muṭlaq … comparable au moyen d’une eau
pure»
1 (10) F : al-ṭāhir mayitu mā Ss-Chp : «Est pure la dépouille
lā dama lahu de l’animal dépourvu de sang …»
2 (12) F : hal izālat al-nağāsa Ss-Chp : «L’élimination de la
ˁan ṯawb… souillure du vêtement d’un orant
…»
3 (13) F : farāˀiḍ al-wuḍūˀ Ss-Chp : «Les obligations des
ablutions …»
4 (15) F : nudiba li-qāḍi al- Ss-Chp : «Il est recommandé
ḥāğa ğulūs … à celui qui satisfait ses besoins
(naturels) de se tenir accroupi …»
5 (16) F : nuqiḍa al-wuḍūˀ bi- Ss-Chp : «Les ablutions sont
ḥadaṯin … annulées par une flatulence …»
6 (17) F : yağibu ġaslu ẓāhir Ss-Chp : «Il est obligatoire de
al-ğasad bi-maniyyin… laver la surface du corps après
une émission de sperme …»
7 (19) F : ruḫḫiṣa li-rağulin Ss-Chp : «Il est permis à un
wa-mraˀatin wa-in homme ou une femme, même
mustaḥāḍatin … menstruée …»
436 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

8 (20) F : yatayammamu ḏū Ss-Chp : «Accomplissent


maraḍin wa-safarin … le tayammum le malade, le
voyageur …»
9 (21) F : in ḫīfa ġaslu Ss-Chp : «Si on craint de laver
ğurḥin… une plaie …»
10 (22) F : al-ḥayḍu damin ka- Ss-Chp : «Les menstrues sont
ṣufratin aw kudratin… un sang ou un liquide jaune ou
trouble …»
2 (23) Bāb : al-waqtu al- Chp : «L’heure la meilleure pour
muḫtāru li-ẓ-ẓuhri… la prière du ẓuhr …»
11 (24) F : sunna al-ˀaḏānu Ss-Chp : «Il est recommandé
li-ğamātin ṭalabat pour une assemblée s’adressant
ġayrahā… à d’autres qu’à ses membres de
procéder à l’appel à la prière …
12 (25) F : šuriṭa li-ṣalātin Ss-Chp : «Est exigé pour la
ṭahāratu ḥadaṯin wa- prière la purification de toute
ḫabaṯin wa-in raˁafa… souillure et immondice, et s’il y a
saignement de nez …»
13 (26) F : hal satru ˁawratihi Ss-Chp : «Cacher la nudité à
bi-kaṯīfin wa-in bi- l’aide d’un vêtement épais, même
iˁāratin… prêté, est -il … ? »
14 (28) F : wa maˁa al-amni Ss-Chp : «Avec la sécurité, il
istiqbālu ˁayni al- convient de se tenir en face de la
kaˁbati li-man bi- Kaˁba elle-même pour qui est à la
makkata… Mecque …»
15 (28) F : farāˀiḍu al-ṣalāti Ss-Chp : «Les obligations de la
prière»
16 (31) F : yağibu bi-farḍin Ss-Chp : « Il est obligatoire pour
qiyyāmun illā li- une prière farḍ de se tenir debout
mašaqqatin aw- sauf si c’est trop pénible, ou par
liḫawfihi bihi fīhā… crainte d’une telle souffrance…»
17 (32) F : wağaba qaḍāˀu Ss-Chp : «Il est obligatoire de
fāˀitatin muṭlaqan… rattraper toute prière omise …»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 437

18 (33) F : sunna li-sahwin wa- Ss-Chp : «Il est recommandé


in takarrara bi-naqṣi pour une distraction, fut-elle
sunna muˀakkada… répétée, concernant une sunna
attestée …
19 (37) F : sağada bi-šarṭi al- Ss-Chp : «Une prosternation
ṣalāti bilā iḥrāmin wa- réunissant les conditions de
salāmin… validité de la prière, sans
sacralisation ni salut terminal…»
20 (38) F : nudiba naflun Ss-Chp : «Est recommandée
wa-taˀakkada baˁda une prière surérogatoire et tout
maġribin… particulièrement après celle du
maġrib …»
21 (39) F : al-ğamāˁatu bi- Ss-Chp : «Etre en assemblée pour
farḍin ġayri ğumuˁatin une prière farḍ, sauf pour celle du
sunnatun… vendredi, est recommandé.»
22 (43) F : nudiba li-imāmin Ss-Chp : «On recommande à un
ḫašiyya talafi mālin, imām qui craint un danger pour
aw nafsin… des biens ou des personnes …»
23 (44) F : sunna li-musāfirin Ss-Chp : «Il est sunna pour un
ġayri ˁāṣin bihi wa- voyageur dont le voyage n’est
lāhin ni à des fins de péché ni de
futilité…»
24 (46) F : šarṭu al-ğumuˁati… Ss-Chp : «Les conditions de
validité de la prière du vendredi

25 (48) F : ruḫḫiṣa li-qitālin Ss-Chp : «On tolère pour un
amkana tarkuhu li- combat licite auquel certains
baˁḍin peuvent être soustraits…»
26 (49) F : suna li-ˁīdin Ss-Chp : «Est recommandé
rakˁatāni pour une fête (légale) deux
génuflexions …»
27 (50) F : sunna wa-in Ss-Chp : «Il est recommandé
li-ˁamūdiyyin wa- pour le voyageur et même pour le
musāfirin nomade»
438 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

28 (50) F : sunna al-istisqāˀu Ss-Chp : «Est recommandée la


li-zarˁin aw šurbin prière pour la pluie nécessaire
aux cultures ou pour l’eau de
consommation …»
29 (51) F : fī wuğūbi ġusli Ss-Chp : «Concernant la toilette
al-mayyiti bi- du mort à l’aide d’une eau
muṭahhirin… purifiante»
3 (56) Bāb : tağibu zakātu Chap : «Il est obligatoire
niṣābi al-naˁami… d’acquitter la dîme légale à partir
du minimum imposable en têtes
de bétail …
30 (64) F : wa-maṣrifuhā Ss-Chp : «Elle bénéficie à un
faqīrun wa-miskīnun… pauvre ou un indigent …»
31 (66) F : yağibu b-l-sunnati Ss-Chp : «Au terme de la sunna
ṣāˁun aw-ğuzˀuhu est imposé un ṣāˁ ou une fraction
de ṣāˁ…»
4 (67) Bāb : yaṯbutu Chp : «Le début du ramaḍān
ramaḍānu bi-kamāli est déterminé par l’expiration
šaˁbāna aw bi-ˁadlayni de šaˁbān ou par deux temoins
impeccables …
5 (71) Bāb : al-iˁtikāfu Chp : «La retraite pieuse est une
nāfilatun … oeuvre surérogatoire …»
6 (73) Bāb : furiḍa al-ḥağğ Chap : «Le ḥağğ une fois est une
wa-sunnat al-ˁumratu obligation et la ˁumra une fois est
marratan recommandée …
32 (82) F : ḥaruma bi-l-iḥrāmi Ss-Chp : «L’état de sacralisation
ˁalā al-marˀati labsu (iḥrām) rend illicite pour la
quffāzin wa-satru wağh femme le port de gants (quffāz)
ou de se voiler la face …»
33 (89) F : wa-in manaˁahu Ss-Chp : «Si un pélerin est
ˁaduwwun aw fitnatun empêché par l’ennemi ou par une
aw ḥabsun guerre civile ou s’il est mis en
prison …
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 439

7 (90) Bāb : al-ḏakātu qatˁu Chp : «L’abattage rituel est que


mumayyizin yunākiḥu soit coupé, par quelqu’un ayant
son plein discernement et que
pourrait épouser un musulman
…»
8 (92) Bāb : al-mubāḥu Chp : «Est permis un aliment
ṭaˁāmun ṭāhirun pur…»
9 (93) Bāb : sunna li-ḥurrin Chp : «Il est recommandé pour
ġayri ḥāğğin bi-minā un individu libre non ḥāğğ, se
ḍaḥiyyatun lā tuğḥifu trouvant à Minā, de sacrifier dans
les limites de ses moyens …»
10 (95) Bāb : al-yaminu Chp : «Le serment consiste à
taḥqīqu mā lam yağib donner force obligatoire à ce qui
bi-ḏikri ismi l-lāhi aw- n’est pas obligatoire en soi, en
ṣifatihi mentionnant le nom de Dieu ou
ses attributs…»
34 (101) F : al-naḏru iltizāmu Ss-Chp : «Le vœu est un
muslimin kullifa engagement qui lie le musulman
pubère …
11 (103) Bāb : al-ğihādu fī Chp : «Le ğihād dans la direction
ahammi ğihatin kulla la plus importante chaque année
sanatin …»
35 (109) F : ˁaqdu al-ğizyati Ss-Chp : «Le pacte de capitation
iḏnu al-imāmi li-kāfirin est une autorisation de l’imām
ṣaḥḥa sibāˀuhū à l’infidèle dont la réduction en
esclavage est dûment établie…»
12 (110) Bāb : al-musābaqatu Chp : «La course de chevaux,
bi-ğuˁlin fi-l-ḫayli… même avec une récompense…»
13 (111) Bāb : ḫuṣṣa al-nabiyyu Chp : «Le prophète se singularise
par …»
14 (112) Bāb : nudiba li-l- Chp : «Il est recommandé à un
muḥtāği ḏī uhbatin homme désireux (d’avoir des
nikāḥu bikrin… relations sexuelles) d’épouser une
vierge …»
440 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

36 (120) F : al-ḫiyyāru in lam Ss-Chp : «Le libre choix (du


yasbaq al-ˁilmu aw lam divorce), si le réquérant était dans
yarḍa aw yatalaḏḏaḏ… l’ignorance (du défaut incriminé),
s’il n’est pas satisfait ou s’il n’a
pas consommé le mariage…
37 (123) F : wa-li-man kamula Ss-Chp : «Celle qui accède
ˁitquhā firāqu al-ˁabdi entièrement à la liberté a le droit
de divorcer d’avec un esclave…»
38 (123) F : al-ṣadāqu ka-ṯ- Ss-Chp : «Le douaire est
ṯamani analogue au prix …»
39 (130) F : iḏā tanāzaˁā fi-z- Ss-Chp : «En cas de litige entre
zawğiyyati ṯabatat bi- des conjoints sur l’existence du
bayyinatin … mariage, celui-ci est soumis à
preuve…»
40 (131) F : al-walīmatu Ss-Chp : «Le repas de noce
mandūbatun baˁda al- est recommandé un jour après
bināˀi yawman… l’établissement… »
41 (132) F : innamā yağibu al- Ss-Chp : «Le partage (équitable)
qismu li-z-zawğāti fi-l- des nuitées entre les épouses est
mabīti obligatoire…»
15 (134) Bāb : ğāza al-ḫulˁu Chp : «Le divorce avec
wa-huwwa al-ṭalāqu compensation est autorisé sans
bi-ˁiwaḍin wa-bi-lā intervention d’une autorité…»
ḥākim
42 (136) F : ṭalāqu al-sunnati Ss-Chp : «Le divorce conforme
wāḥidatun bi-ṭuhrin à la sunna se formule en une
lam yamassa fīhi bi-lā fois durant une période de
ˁidda pureté indemne de relations
sexuelles, et il n’implique pas de
ˁidda (supérieure audit cycle de
pureté)…»
43 (137) F : wa-ruknuhu Ss-Chp : «Le divorce repose
ahlun wa-qaṣdun wa- sur les fondements suivants
maḥallun wa-lafẓun : l’intention, le lieu, la
formulation…»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 441

44 (145) F : in fawwaḍahu lahā Ss-Chp :»Si l’époux délègue à sa


tawkīlan fa-lahu al- femme la décision du divorce il
ˁazlu illā li-taˁalluqi conserve la prérogative de refuser
ḥaqqin ses futurs enfants, sauf à honorer
des obligations dues»
45 (146) F : yartağiˁu man Ss-Chp : «L’époux peut reprendre
yankiḥu wa-in bi- son épouse même en situation de
kaˀiḥrāmin wa-ˁadami sacralisation et sans l’autorisation
iḏni sayyidin du maître…»
16 (148) Bāb : al-īlāˀu yamīnu Chp : «al-īlāˀ est le serment d’un
muslimin mukallafin musulman adulte…»
17 (150) Bāb : tašbīhu al- Chp : «Le fait pour l’adulte
muslimi al-mukallafi musulman de comparer une
man taḥillu aw ğuzˀahā (épouse) légitime, ou une partie
de celle-ci au dos d’une personne
interdite…»
18 (154) Bāb : innamā yulāˁinu Chp : «Doit prononcer le serment
zawğun wa-in fasada d’anathème (à l’endroit de son
nikāḥu épouse), le mari, même celui dont
le mariage peut être nul…»
19 (155) Bāb : taˁtaddu Chp : «On accorde le délai
ḥurratun wa-in de viduité à une femme libre,
kitābiyyatan aṭāqat capable de relations sexuelles,
al-waṭˀa bi-ḫulwati fût-ce pour un isolement
bāliġin… (temporaire) avec un (homme)
adulte…»
46 (158) F : wa-li-zawğati al- Ss-chp : «L’épouse d’un disparu
mafqūdi al-rafˁu li-l- a le droit de se pourvoir en
qādī wa-l-wālī… justice auprès du qāḍī, du
gouverneur…»
47 (160) F : yağibu al-istibrāˀu Ss-Chp : «Il est obligatoire de
bi-ḥuṣūli al-mulki s’assurer de l’état de gestation
(d’une esclave) du moment qu’on
la possède…»
442 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

48 (162) F : in ṭaraˀa mūğibun Ss-Chp : «S’il advient un motif


qabla tamāmi ˁiddatin de viduité (ˁidda) avant la fin de
la ˁidda (précédente)…»
20 (162) Bāb : ḥuṣūli labni Chp : «L’ingestion du lait d’une
imraˀatin wa-in femme, même morte ou toute
mayyitatan wa- jeune (et non mariée)…»
ṣaqīratan
21 (163) Bāb : yağibu li- Chp : «Il est fait obligation
mumakkinatin envers (l’épouse) ayant rejoint
muṭīqatin li-l-waṭˀi son son mari, et apte aux relations
sexuelles, …»
49 (166) F : innamā tağibu Ss-Chp : «L’entretien des
nafaqatu raqīqihi aw- esclaves et des animaux
dābbatihi … domestiques est une
obligation…»
22 (168) Bāb: yanˁaqidu al- Chp : «La vente est contractée
bayˁu bi-mā yadullu par les preuves d’agrément…»
ˁalā al-riḍā
50 (174) F: ˁillatu ṭaˁāmi al- Ss-Chp : «La cause du ribā en
ribā iqtiyyatun wa-d- matière d’aliments. (L’aliment
diḫārun… se définit par : qu’il sert à)
se nourrir, (qu’il peut être)
thésaurisé…»
51 (177) F: wa-muniˁa li-t- Ss-Chp ; «Est prohibé en raison
tuhmati ma kaṯura de la suspicion qui accompagne
qaṣduhu l’excès de la demande, …»
52 (179) F: ğāza li-maṭlūbin Ss-Chp : «Il est permis celui qui
minhu silˁatun an fait l’objet d’une demande pour
yaštarīhā li-yabīˁahā un produit de l’acheter pour le
vendre»
53 (180) F: innamā al-ḫiyyāru SS-Chp : «Le choix (dans une
bi-šarṭin ka-šahrin fī transaction) est laissé au vendeur
dārin… ou à l’acheteur d’imposer une
condition comme un délai d’un
mois pour l’acquisition d’une
maison…»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 443

54 (188) F : ğāza murābaḥatun Ss-Chp : «Il est permis de vendre


wa al-aḥabbu ḫilāfuhu avec un profit, mais l’inverse est
préférable…»
55 (189) F: tanāwala al-bināˀu Ss-Chp : «Les contrats relatifs à
wa-š-šağaru al-arḍa la terre incluent les constructions
et les plantes…»
56 (191) F: in iḫtalafa al- Ss-Chp : «Si les deux partenaires
mutabāyiˁān fī ğinsi de l’opération de vente sont en
al-ṯamani aw nawˁihi désaccord sur le genre du prix ou
son espèce…»
23 (192) Bāb: šarṭu al-silmi Chp : «La condition de la
qabḍu raˀsi al-māli vente à crédit est l’obtention
kullihi aw taˀḫīruhu du capital dans son entièreté
ou l’ajournement de cette
acquisition…»
57 (196) F: yağūzu qarḍu mā Ss-Chap : «Il est permis de prêter
yuslamu fīhi faqaṭ uniquement ce qui n’est pas
préjudiciable au prêteur…»
58 (196) F: tağūzu al-muqāṣṣatu Ss-Chp : «La compensation des
fī dayni al-ˁayn dettes en numéraires est permise
muṭlaqan sans restriction…»
24 (197) Bāb: al-rahnu baḏlu Chp : «La mise en gage est la
man lahu al-bayˁu mā mise à disposition de son bien
yubāˁu susceptible de vente par celui qui
le possède…»
25 (201) Bāb: li-l-ġarīmi manˁu Chp : «Le débiteur est en droit
man aḥāṭa al-daynu bi- d’empêcher le créditeur de
mālihi min tabarruˁihi soustraire sous quelque forme
une part de son patrimoine quand
il ne dépasse plus le montant de
sa dette»
26 (204) Bāb: al-mağnūnu Chp : «Le fou est sous tutelle
maḥğūrun li-al-ifāqati jusqu’à reprise de ses sens…»
444 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

27 (207) Bāb: al-ṣulḥu ˁalā Chp : «Le règlement à l’amiable


ġayri al-muddaˁī pour le non requérant est soumis
bayˁun aw iğāratun aux règles de l’échange marchand
et de la location/rémunération…»
28 (209) Bāb: šarṭu al-ḥawālati Chp : «La condition unique du
riḍā al-muḥīli wa-l- transfert de dette est l’assentiment
muḥāli faqaṭ de l’ancien et du nouveau
débiteur…»
29 (209) Bāb: al-ḍamānu šaġlu Chp : «La garantie est la prise
ḏimmatin uḫrā bi-l- en charge des obligations d’une
ḥaqqi personne par une autre…»
30 (212) Bāb: al-šarikatu iḏnun Chp : «L’association est la
fi-t-taṣarrufi lahumā licence aux deux associés d’agir
maˁa anfusihimā par eux-même au nom de leur
partenaire…»
59 (215) F: li-kullin fasḫu al- Ss-Chp : «Chacun des
muzāraˁati in lam contractants d’un bail agricole
yubḏar a le droit de dénoncer le contrat
avant les semailles…»
31 (216) Bāb: ṣiḥḥatu al- Chp : «La validité de la
wakālati fī qābili al- délégation de pouvoir là où
niyyābati min fasḫin elle est légitime en matière de
dénonciation des contrats…»
32 (219) Bāb: yuˀāḫaḏu al- Chp : «L’adulte responsable libre
mukallafu bi-lā ḥağrin de tutelle est comptable de ses
bi-iqrārihi aveux…»
60 (221) F: innamā yastalḥiqu Ss-Chp : «On admet le
al-abu mağhūla al- rattachement généalogique à un
nasab père d’un individu d’ascendance
inconnue… »
33 (223) Bāb: al-īdāˁu tawkīlun Chp : «La mise en dépôt est une
bi-ḥifẓi mālin délégation pour la préservation
d’un bien »
34 (225) Bāb: ṣaḥḥa wa- Chp : «Est valide et recommandé
nudiba iˁāratu mālikin le prêt opéré pour usufruit par une
manfaˁata bilā ḥağrin personne libre de toute tutelle… »
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 445

35 (226) Bāb: al-ġaṣbu Chp : «La spoliation est la saisie


aḫḏu mālin qahran illégitime par la force, hors du
taˁaddiyyan bilā ḥirāba cadre d’une action guerrière
d’insoumission, d’un bien… »
61 (228) F: wa-in zaraˁa fa- Ss-Chp : «Celui qui cultive une
stuḥiqqat… terre appartenant à un tiers … »
36 (230) Bāb: al-šufˁatu Chp : «La préemption est la
aḫḏu šarīkin wa-law saisie par le co-propriétaire, fut-il
ḏimmiyyan bāˁa al- ḏimmī, d’un bien vendu par le co-
muslimu li-ḏimmī propriétaire musulman, y compris
à un ḏimmī…
37 (233) Bāb: al-qismatu Chp : «Le partage est un
tahāyuˀun fī zamanin consentement mutuel relatif à une
durée…»
38 (235) Bāb: al-qirāḍu Chp : «L’emprunt est une
tawkīlun ˁalā tağrin délégation d’autorité sur un bien
commercial… »
39 (238) Bāb: innamā taṣiḥḥu Chp : «Le bail d’entretien par
musāqātu šağarin irrigation est légitime pour des
arbres fruitiers… »
40 (240) Bāb: nudiba al-ġarsu Chp : «Planter est recommandé et
wa-ğāzati al-muġarasa le bail à complant est licite en les
fī al-uṣūl fondements… »
41 (241) Bāb: ṣiḥḥatu al-iğārati Chp : «La validité d’une
bi-ˁāqidin wa-ağrin rémunération/ location est
conditionnée par un contractant et
une rétribution… »
62 (245) F : wa-kirāˁu al- Ss-Chp : «Il en va de même pour
dābbati kaḏālika la location d’un animal de bât…»
63 (246) F : ğāza kirāˀu Ss-Chap : «Il est permis de louer
ḥammāmin wa dāru un ḥammām et une maison non
ġāˀibata physiquement visible… »
446 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

42 (249) Bāb: ṣiḥḥatu al-ğuˁli Chp :»La validité d’un emploi


bi-l-tizāmi ahli al- salarié est conditionnée par
iğārati ğuˁlan ˁulima l’engagement des bénéficiaires à
verser un traitement déclaré… »
43 (249) Bāb: mawātu al-arḍi Chp : «La terre morte est
mā salima ˁan al- celle qui est indemne d’une
iḫtiṣāṣi bi-ˁimāratin construction, même en ruines… »
wa-law indarasat
44 (251) Bāb: ṣaḥḥa waqfu Chp : «Il est licite d’instituer bien
mamlūkin walaw bi- de mainmorte une propriété, fut-
uğratin elle louée… »
45 (253) Bāb: al-hibatu Chp : «Le don est une cession
tamlīkun bilā ˁiwaḍin sans contrepartie … »
46 (256) Bāb: al-luqṭatu mālun Chp :»al-luqṭa est un bien
maˁṣūmun ˁaraḍa li-ḍ- protégé exposé à la ruine, y
ḍayāˁi wa-in kalban compris un chien… »
47 (258) Bāb: ahlu al-qaḍāˀi Chp : «Peut être qāḍī un individu
ˁadlun ḏakarun faṭinun mâle avisé capable d’un jugement
muğtahidun indépendant en matière de
fiqh… »
48 (263) Bāb: al-ˁdlu ḥurrun Chp : «Le témoin impeccable est
muslimun ˁāqilun un homme libre musulman, doué
bāliġun de raison, majeur… »
49 (273) Bāb: in atlafa Chp : «Si un homme adulte,
mukallafun wa-in conscient, non muḥārib attente à
ruqqa ġayru ḥarbiyyin l’intégrité d’autrui …»
50 (282) Bāb: al-bāġiyyatu Chp : «al-bāġiyya est un groupe
firqatun ḫālafat al- qui s’oppose à l’imām … »
imām
51 (283) Bāb: al-riddatu kufru Chp : «L’apostasie est la
al-muslimi bi-ṣarīḥin mécréance du musulman
aw lafẓin yaqtaḍīh exprimée par une action obvie ou
un propos qui l’implique…»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 447

52 (285) Bāb: al-zinā waṭˀu Chp : «La fornication est l’acte


mukallafin muslimin sexuel commis par un musulman
farğa ādamī lā milka adulte avec une personne qu’il ne
lahu fīhi possède pas …»
53 (287) Bāb: qaḏfu al-mukallifi Chp : «L’injure adressée par
ḥurran musliman un adulte à un homme libre
musulman … »
54 (288) Bāb: tuqṭaˁu al-yumnā Chp : «On ampute la main gauche
wa-tuḥsamu bi-n-nāri (du voleur) et on la cautérise au
feu … »
55 (290) Bāb: al-muḥāribu Chp :» al-muhārib est le coupeur
qāṭiˁu al-ṭarīqi li-manˁi de route qui empêche un passage
sulūkin …»
56 (291) Bāb: bi-šurbi al- Chp : «Un musulman adulte qui
muslimi al-mukallafi boit de quoi enivrer son espèce
mā yuskiru ğinsuhu …»
57 (292) Bāb: innamā yaṣiḥḥu Chp : «Il est possible à un adulte
iˁtāqu mukallafin de libérer de l’esclavage … »
58 (295) Bāb: al-tadbīru taˁlīqu Chp : «Le tadbīr est
mukallafin rašīdin l’engagement d’un adulte doué de
raison … »
59 (296) Bāb: nudiba Chp : «Il est recommandé de
mukātabatu ahl al- passer contrat de manumission
tabarruˁi avec les candidats volontaires
…»
60 (299) Bāb: in aqarra al- Chp : «Si le maître reconnait des
sayyidu bi-waṭˀin wa-lā rapports sexuels (il doit prêter
yamīna in ankara serment), et il n’est pas tenu au
serment s’il nie (la paternité d’un
enfant) »
64 (300) F : al-walāˀ li-mu ˁtiqin Ss-Chp : «La tutelle légale
appartient à celui qui procède à
l’émancipation … »
448 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

61 (301) Bāb: ṣaḥḥa īṣāˀu Chp : «Le legs d’un homme libre
ḥurrin est recevable … »
62 (306) Bāb: yuḫrağu min Chp : «On prélève sur l’héritage
tarikati al-mayyiti d’un défunt tout droit relatif à un
ḥaqqun taˁallaqa bi- être …»
ˁaynin
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 449

COMPLÉMENT II

Liste des commentateurs du Muḫtaṣar dans les bibliothèques


mauritaniennes de manuscrits d’après le Maurische Literaturgeschischte
(MLG) de U. Rebstock.
NB. Nous avons gardé la transcription adoptée par l’auteur, et
n’avons retenu qu’une seule date (ou approximation de date) pour
chacun d’entre eux, celle du calendrier chrétien.
Références
Date décès/
Nom in MLG :
siècle
n° (p.)
Aida Aḥmad b. Muḥammad b. Aḥmad b. n° 45 (14- 1529
Abī Muḥammad al-Tāzaḫtī, 15)
al-Faqīh Sīdī Abū ˁAbdallāh Muḥammad n° 701 (21) 1526
b. Aḥmad b. Abī Bakr al-Wadānī al-Ḥāğğī
Sīdī Aḥmad al-Fazāzī b. Muḥammad b. n° 92 (28) XVIe s.
Muḥammad b. Yaˁqūb al-Ḥāğğī al-Yaˁqūbī
al-Wadānī
Aḥmad Bāba b. ˁUmar b. Muḥammad Aqīt n° 1088 (31- 1626
al-Ṣanhāğī al-Tīnbuktī 35)
Sīdī Aḥmad Abū l-Autād al-Ḥanašī al- n° 179 (57) XVIIe s.
Tišītī
al-Ḥāğğ al-Ḥasan b. Aġbuddī al-Zaidī al- n° 209 (63) 1711
Tišītī
Aḥmaddu Bāba b. al-Ḥāğğ al-Idailabī n° 221 (67) 1723
Šaiḫ aš-Šuyūḫ al-Fāḍil b. Abī Fāḍil al- n° 238 (71) XVIIe s.
Ḥasanī
Muḥammad b. al-Muḫtār b. Muḥammad n° 33435 (97- 1752
Saˁīd al-Yadālī 102)
Sīdī al-Ḥasan b. aṭ-Ṭālib Sīdī Aḥmad b. n° 346 (104- 1760
ˁAlī b. Duggān al-Burtulī al-Walātī 5)
450 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Sanbīru (S-n-b-y-r) al-Qāḍī Ṭālibnā b. al- n° 366 (109) 1767


Qāḍī Sīdī al-Wāfī b. Ṭālibnā b. as-Saiyid
aṣ-Ṣāliḥ b. Sīdī Aḥmad b. Ādd al-Gallādī
al-Arawānī
ˁAbdallāh b. al-Amīn b. Abī Maiğa n° 411 (118) XVIIIe s.
(M-y-ğ) aš-Šuqrawī
Ašfaġa (Alfaġa, Atfaġa) al-Ḫaṭṭāṭ Ābīh n° 427 (122) 1782
(Ābeh) Abū Ḥafṣ ˁUmar b. Muḥammad b.
ˁUmar b. Aubak al-Burtulī al-Walātī
al- Qāḍī aṭ-Ṭālib Abū Bakr b. Muḥammad n° 480 (138) 1794
b. al-Ḥāğğ Aḥmad b. Anda ˁAbdallāh b.
ˁAlī b. aš-Šaiḫ al-Walātī al-Mağḥūbī
aṭ-Ṭālib Aḥmad b. Muḥammad Rāra n° 484 (139) 1796
(Rārah) b. ˁAbdalğabbār at-Tinwāğiwī
Muḥammad Wālid b. al-Muṣṭafā b. Ḫālunā n° 4941 3 1789
ad-Daimānī (141)
al-Gaṣrī al-Īdailabī al- Walātī n° 6252 3 5 6 1819
(p. 202)
ˁAbdalwahhāb b. aṭ-Ṭālib al-Amīn al- n° 697 (219) ?
Fullānī
Ḥabīballāh (Ḥaiballāh) b. al- Qāḍī al- n° 7051 1824
Iğaiğbī (221)
ˁAbdalmālik b. an-Naffāˁ b. aṭ-Ṭālib n° 7291 1836
Aḥmad al-Dāwūdī (233)
aš-Šaiḫ Muḥammad al-Amīn b. aṭ-Ṭālib n° 7342 1847
ˁAbdalwahhāb al-Filālī al-Ğakanī (237)
Muḥammad al-Ḥāfiẓ b. Sīdī (Sīdīna) n° 7674 1828
ˁAbdallāh b. Ašfaġa (250)
Nağīb(ī) Aḥmad b. Muḥammad b. n° 77413 ?
Muḥammaḏin al-Nağībī al-ˁAbdallī al- (253)
Ḥāğī
aš-Šaiḫ Aḥmad b. Sīdī b. al-Mağḥūb b. n° 806 (277) ?
aṭ-Ṭālib an-Nāgiẓ b. al-Ḥabīb b. Bābā ˁĪsā
(al-Massūmī)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 451

Muḥammaddū b. Muḥammadī al-ˁAlawī n° 8822 1855


(297)
Sīdī Abū ˁAbdallāh Muḥammad b. n° 89212 1858
Muḥammad aṣ-Ṣaġīr b. Mbūğa at-Tišītī (302)
Muḥanḍ Bāba b. Aˁbaid ad-Daimānī n° 90012 50 1860
(308)
Muḥammadī al-Walīy (Lwalī) b. ˁAbdallāh n° 9078 1860
al-Yaˁqūbī (315)
Aˁmar b. Fāḍil b. Budda al-Abyairī n° 934ī 1867
(325)
aš-Šaiḫ Sidiyya b. al-Muḫtār b. al-Abyairī n° 93522 23 55 1868
(325-937)
Abū l-Maˁālī al-Muṣṭafā b. Aḥmad Fāl b. n° 9402 1869 ?
Sīdī b. Aḥmaddān al-ˁAlawī (333)
aš-Šaiḫ Muḥammad Fāḍil b. Muḥammad n° 951 (338- 1869
al-Amīn (Māmīn) al-Qalqamī 9)
Muḥammad Mbārak b. Ḥabīballāh b. al- n° 9569 1872
Amīn al-Lamtūnī (344)
aš-Šaiḫ Muḥammad al-Māmī b. al-Buḫārī n° 9665 45 1875
(354-9)
al-Ḥāğğ al- Fāḍil b. Abā Ağwaḏī al-Ḥasanī n° 1024 XIXe s.
al-Yūsufī (368)
Muḥammad ˁAbdallāh b. aš-Šaiḫ Aḥmad n° 1102 1882
b. aš-Šaiḫ Muḥammad al-Amīn al-Ğakanī (382)
Muḥammad b. Aḥbaiyib al-Yadmusī n° 1118 ?
(388)
al-Ḥasan b. Aḥmad Maḥmūd b. Sīd n° 1165 XIXe s.
Aslaimān al-Qunānī (403)
Bāba b. Muḥammad { Muḥummaḏin} n° 117621 1898
b. Ḥamdi aš-Šarīf b. aṭ-Ṭālib Ağwad al- (405)
Ḥāğğī
Aḥmadu al-Wāṯiq b. Ğadd {Ğiddu} al- n° 11861 Contemporain
Mālikī (408)
452 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

{ Muḥammad ˁAbdallāh b.} al-Mubārak b. n° 1298 XIXe s.


Yamīn(u) al-Qunānī
Muḥammad Yaḥyā b. Muḥammad al- n° 1301 1911
Muḫtār al-ˁAllūšī al-Dāwūdī al-Walātī (436-450)
Muḥammad al-Māmī b. Muḥammad b. n° 1332 1901
Maḥmūdan b. al-Amīn al-Bārikī (458)
Sīd Aḥmad b. Muḥammad ˁAinīna b. n° 1342 1903
Aḥmad b. al-Hādī at-Tmuddakī al-
Lamtūnī
Aḥmad b. Ḥabīballāh b. ˁUbaid al-Ḥasanī n° 1344 1911
(462)
Āddah Muḥammad Mawlūd b. Aḥmad n° 1365 1905
Fāl b. Muḥummaḏin Fāl b. al-Amīn b. al- (468)
Muḫtār al-Yaˁqūbī aš-Šamšawī al-Musāwī
Aḥmad Fāl b. al-Muṣṭafā (Fafah) b. n° 1419 1912
Aḥmad Fāl al-ˁAlawī (499)
Muḥammaḏan b. al-Maḥbūbī al-Yadālī al- n° 1447 1917
Daimānī (1445)
aṭ-Ṭālib Būbakr (Babakr) b. Aḥmad al- n° 1449 1916
Muṣṭafā al-Maḥğūbī al-Walātī (517)
aš-Šaiḫ Ḥabīballāh b. Aḥmad al-Tāgnītī n° 1458 1918
(1455)
aš-Šaiḫ Ḥabīballāh b. Muḥammad Ḥurma n° 1466 1918
al-Tāgnītī (525)
aš-Šarīf b. Sīd Aḥmad b. aṣ-Ṣabbār al- n° 1490 1921
Mağlisī (533)
ˁAbdallāh b. Muḥammad b. Muḥammad n° 1519 1911
Sālim al-Mağlisī (545)
aš-Šaiḫ Muḥammad ˁAbdallāh b. n° 1525 1904
Muḥammad al-Muḫtār b. Aḥmad Takrūr (546)
b. Muḥummaḏin Āb (Ābba ?) al-Mūsawī
al-Idaiqbī
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 453

aš-Šaiḫ Sīdi Muḥammad b. aš-Šaiḫ n° 153012 1920


Aḥmadu b. Sulaimān (Aslaimān) al- (548)
Daimānī
aš-Šaiḫ Muḥammad al-Amīn n° 1639 ?
(567)
Muḥammad ˁAbdallāh b. Aḥmad Zaidān n° 1665 ?
b. Muḥammad al-Amīn b. Aḥmad b. al- (573)
Amīn b. al-Muḫtār al-Ğakanī
Muḥammad al-Muḫtār b. Aḥmad Fāl al- n° 1674 1922
ˁAlawī (576)
aš-Šaiḫ Muḥammad al-Ḫiḍr b. Ḥabīballāh n° 1684 1927
b. Maḥmūd b. Ḥabīb b. al-Makkī aš- (581)
Šamšawī al-Yaˁqūbī
Aḥmad b. Ḥabīballāh b. ˁUbaid al-Ḥasanī n° 1723 1931
aš-Šuqrawī (592)
Muḥammad Yaḥyā b. Sīdī Muḥammad n° 1743 1935
b. Muḥammad b. Salīmah al-Yūnusī al- (597-603)
Walātī ad-Dāwūdī
aš-Šaiḫ Muḥammad al-Ḫiḍr b. aš-Šaiḫ al- n° 1744 1935
Muḫtār b. Aḥmad Māyābā al-Ğakanī (603)
al-Bašīr b. ˁAbdallāh b. Muḥammad Fāl b. n° 1750 1945
Mbārgī al-Yadmusī al-Alfaġī aš-Šamšawī (605)
Zain b. Muḥummaḏin b. Ağğamad al- n° 1786 1940
Yadālī (616-18)
Muḥammad Fāḍil b. Aḥmad Dalīl b. n° 1801 1942
ˁAmmu b. ad-Dāy al-Yaˁqūbī (622)
Muḥammad Fāḍil b. Aḥmad Dalīl b. n° 1801 1942
ˁAmmu b. ad-Dāy al-Yaˁqūbī (622)
Mammu Aḥmad Maḥmūd b. ˁAidū al- n° 1816 1942
Ğakanī (625)
al-Muḫtār as-Sālim b. ˁAbdallāh b. n° 1818 1943
Muḥummaḏin b. ˁAbbās al-Mālikī at- (626)
Tandaġī
454 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Muḥammadu b.al-Ġazālī aš-Šuqrawī al- n° 1846 1943


Ḥasanī (633)

Muḥammad Maḥmūd b. Aḥmad al-Wāṯiq n° 1884 1948


at-Tandaġī al-Mālikī (651)
aš-Šaiḫ Muḥammad Ḥabīballāh b. aš-Šaiḫ n° 1914 1944
Sīdi ˁAbdallāh b. Māyābā al-Ğakanī al- (661-4)
Yūsufī
Aḥmad b. Muḥammad Maḥmūd al-Ḥasanī n° 2085 Contemporain
(695)
Muḥummaḏin b. Muḥammad b. al- n° 2099 1950
Maḥbūbī al-Yadālī (698)
Muḥammad al-Muṣṭafā b. aš-Šaiḫ n° 2127 1956
Muḥammad ˁAbdallāh b. Muḥammad b. (705)
al-Muḫtār b. Aḥmad Takrūr al-Mūsawī al-
Idaiqbī
Muḥammad Limhāba b. Sīdi Muḥammad n° 2142 1958
b. aṭ-Ṭālib Imīğin (708)
Sīdi Muḥammad b. Sīd Aḥmad b. Aˁmar n° 2151 1959
Sālim al-Ğumallī (709)
Aḥmad b. Aḥmad Būya al-Ḥasanī al- n° 2174 1961
Yūsufī (718)
Muḥammaddu b. Bābbāh al-Gunānī n° 2176 1962
(718)
Muḥammad b. Bābbāh b. Muḥammad n° 2189 1962
Luqmān b. Sīdi al-Ğakanī ( ?) (721)
Muḥammad b. Āba b. Bātī al-Fūdī at- n° 2195 1962
Tandaġī (722)
Mannī b. Muḥummaḏin Bāba b. Dāddāh n° 2200 1970 ( ?)
ad-Daimānī (727)
Aḥmad(u) Bamba b. Māhī al-Yadālī n°2297 Contemporain
(764)
al-Imām b. Makkī(yyun) al-Lamtūnī n° 2416 ?
(789)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 455

al-Muḫtār b. Blūl al-Ḥāğğī al-Ğakanī n° 2433 1976


(795)
Muḥammad ˁĀlī b. ˁAddūd al-Mubārakī n° 2453 1981
aš-Šamšawī (808)
Muḥammad Maulūd b. Bābāh al-Gunānī n° 2473 1988
(817)
al-Ḥasan b.Ubbā (Abbā) al-Ğakanī n° 2474 1989
(817)
ˁAbdallāh b. Ammain (Amīn) ad-Daimānī n° 2495 Contemporain
(826)
Muḥammad ˁAbdarraḥmān b. al-Bār al- n° 2504 Contemporain
Īğaiğbī (830)

Muḥummaḏin Fāl b. Muḥammad Sālim b. n° 2523 Contemporain


Alummā al-Yadālī (835)
Buddāh b. al-Būṣairī at-Tandġī n° 2613 2009
(858-60)
aš-Šaiḫ b. Sīdi Muḥammad b. ˁĀbidīn aṣ- n° 2799 ?
Ṣaˁīdī (898)
Aḥmad b. Aḥmad al-Muḫtār aš-Šinqīṭī n° 3054 Contemporain
(934)
Aḥmad b. Muḥummaḏin Fāl b. an-Nīh al- n° 3212 ?
Yaˁqūbī (955)
Auwāh al-Kabīr aṭ-Ṭālib Ibrāhīm b. Yūsuf n° 3724 ?
at-Tāggāṭī (1023)
Muḥammad al-Buḫārī b. Maulūd al-Bārikī n° 4040 ?
(1067)
Sīdi Muḥammad b. Ḥabīballāh al-Ğakanī n° 4099 ?
ar-Ramẓānī (1075)
al-Faqīh aṣ-Ṣāliḥ T-k-n b. Muḥammad b. n° 4769 ?
ˁUmar (1168)

NB. Les chiffres en indice indiquent le n° du document dans la


liste des œuvres de l’auteur présentes dans le MLG.
456 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Encrier et calame (Šingīṭi)


(Cliché : Bruno Lamarche)

Manuscrits dans la poussière d’une niche murale (Šingīṭi)


(Cliché : Bruno Lamarche)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 457

Annexe V
Science et société dans l’espace ouest saharien(1)

wa-l-‘ilmu baḥrun, li-qawsi al-mâhirîna bihi


tulfa al-yawâqîtu fîhi wa-l-marâjînu
Lâkinnahu ghayru ma’mûnin tamâsiḥuhu
wa-laysa warâ’a kulli mawjin minhu dilfînu
al-Shaykh Muhamd al-Mâmi, al-Dilfîniyya

Introduction
Il n’y a pas de définition du ‘ilm, l’équivalent arabe du mot
«science» des lexiques contemporains, dans cet extrait de al-Dilfîniyya,
mais seulement l’évocation des promesses et des craintes que l’exercice
assidu des activités scientifiques autorise. Si j’ai commencé par ces vers
d’al-Shaykh Muḥamd al-Mâmi (m. 1865), l’une des figures les plus
complexes et les plus attachantes de ce que l’on pourrait appeler «les
sciences traditionnelles» de l’espace mauritanien au XIXe s., dans ma
quête d’une éventuelle délimitation/définition de ces sciences, c’est
pour indiquer que lesdites sciences ne faisaient pas tant l’objet d’une
évaluation épistémologique ou philosophique qu’elles n’étaient perçues
à la fois comme une promesse de trésor (ici «diamant» et «corail») et un
champ de mines que seuls en quelque sorte des «démineurs» qualifiés
pouvaient arpenter sans trop de risque. Comme on m’a demandé de dire
quelque chose sur le thème «science et société» en guise de préambule à
cette réunion de savants, je ne me suis pourtant pas privé d’aller jeter un
coup d’œil sur quelques références canoniques susceptibles d’orienter
sur une manière de fixer un peu les idées sur cette affaire de «science»,
dans le contexte local. Je ne ramène aucun trésor de cette petite ballade
lexicographique. J’ai regardé, par exemple, Kitâb al-ta‘rîfât d’al-

(1) Conférence donnée à Nouakchott le 28/10/2014 en introduction aux «Journées d’études»


de «l’Association des Docteurs Scientifiques de Mauritanie», organisées autour du thème :
«Sciences et développement durable»
458 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Jurjânî(1), l’une des plus grandes figures de l’ash‘arisme au XVe s.,


lequel ash‘arisme, constituait, comme vous le savez sans doute, le fond
de commerce philosophique et épistémologique de la culture savante
locale depuis au moins le XVIIe s. Voici un échantillon de ce que l’on
trouve sous la plume d’al-Jurjânî à l’entrée ‘ilm :
«C’est la croyance certaine conforme à la réalité (al-i‘tiqâd al-
jâzim al-mutâbiq li-l-wâqi‘). Les philosophes (al-hukamâ’), note al-
Jurjânî, ont dit : c’est la présence de l’image d’une chose dans la raison
(ḥuṣûl sûrat al-shay’ fî al-‘aql)»… Le ‘ilm c’est la saisie des choses
telles qu’elles sont. Le dévoilement de ce qui est obscur, non apparent,
dans ce qui est supposé connu. C’est le contraire de l’ignorance. On
a pu suggérer qu’il n’a pas besoin d’être défini (mustaqnin ‘an al-
ta‘rîf). On dit aussi le ‘ilm est une faculté bien enracinée qui permet de
saisir les généralités aussi bien que les traits spécifiques (ṣifa râsikha
yudraku bihâ al-kulliyyât wa-l-juz’iyyât). On dit également, le ‘ilm
c’est l’accès de l’âme à la signification de la chose (wuṣûl al-nafs ilâ
ma‘nâ al-shay’).» En gros, le ‘ilm, ce serait la saisie de la réalité telle
qu’elle est. Il a quelque chose à voir avec la vérité, aussi bien dans
sa vieille définition aristotélicienne comme adéquation de la pensée au
réel (adequatio intellectus et rei, comme disaient les scolastiques) que
dans une dimension qui n’est pas sans évoquer les futures spéculations
de Heidegger sur la vérité comme «dévoilement».
Dans l’espace qui nous intéresse, le ‘ilm renvoyait surtout à des
connaissances théologico-juridiques et linguistico-littéraires. Un ‘âlim,
un savant, dans l’acception locale, c’est avant tout quelqu’un qui maîtrise
les corpus enseignés dans ces disciplines. Si vous êtes médaillé Field
ou prix Nobel de physique, mais que vous ne récitez pas, à l’envers et
à l’endroit, la Alfiyya d’Ibn Mâlik et le Mukhtaṣar de Khalîl ainsi leurs
armées de commentateurs, on pourra difficilement vous octroyer le titre
de ‘âlim sous nos latitudes.
Il faut noter, par ailleurs, que ce savoir était l’apanage d’une «caste»,
celle des zwâya et/ou des ḥassân «convertis» (tiyyâb ou muhâjriyyîn)
aux valeurs et au mode de vie des zwâya - comme, par exemple, al-Ḥâj
(1) Edité par Gustav Flügel à Leipzig en 1845, édition réimprimée par la Librairie du Liban,
Beyrouth, 1985, pp.160-161
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 459

al-Ḥasan w-Aghbiddi al-Zaydî (au XVIIIe s.), Ṣâlih w. ‘Abd al-Wahhâb


al-Nâṣirî et Muḥammad Yaḥya al-‘Allûshî al-Walâtî (milieu et fin XIXe
s.). Cette caste se reproduisait en reproduisant, sur un mode quelque
peu ruminant (pratique de la glose, du commentaire et du commentaire
de commentaire...) et plus ou moins crypté (mise en vers, usage des
lettres pour les nombres…) un corpus de connaissances qui n’a guère
bougé depuis le XVIe s. Ce corpus comportait aussi une part de proto-
science au sens contemporain du terme (j’y reviendrai). J’évoquerai ici
quatre domaines où les savants locaux ont apporté leur contribution à la
perpétuation, sinon au développement, de savoirs scientifiques anciens
: les mathématiques, la logique, l’astronomie et la médecine.
Malgré leur niveau d’abstraction et de spécialisation, ces savoirs
étaient liés à une somme de pratiques et de croyances où il n’était pas
toujours aisé de distinguer le populaire du savant. Car bien souvent ils
participaient aussi de ce que l’on pourrait appeler l’administration de
l’invisible. Et je me demanderai tout à l’heure, avec vous, si les djinns et
autres esprits ne peuvent pas être mobilisés au service du développement
durable, objet de ce colloque ! C’est en tout cas sur ce thème des savoirs
populaires, ou comme on dit chez les anthropologues, des savoirs
indigènes, dans leurs rapports aux problèmes de développement, que je
terminerai mon propos.

I - Les «sciences traditionnelles»


Je ne m’étendrai pas sur les conditions de transmission de
ces sciences : l’enseignement des maḥâẓir. Il existe là-dessus une
abondante littérature, en général de célébration, d’al-Wasît (1911)
de Sîd Aḥmad w. al-Amîn à Bilâd Shinqît (1987) de M. al-Khalîl w.
Anaḥwî, en passant par le regretté al-Mukhtâr w. Ḥâmidun (Ḥayât
Mûrîtânyâ). Il est à craindre que la victime de l’alphabétisation
coloniale que je suis, victime n’ayant malheureusement pas eu le loisir
de fréquenter les maḥâẓir, ne puisse avoir un jugement équitable sur
ces vénérables institutions. Aussi vous inviterais-je à vous méfier de
ce que je vais en dire. Ces enseignements avaient certes des qualités et
des vertus, mais sans doute aussi pas mal de défauts. Leurs défenseurs
insistent sur leur adaptation au milieu, leur intérêt en tant qu’outil de
460 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

perpétuation et de défense des valeurs essentielles à la société, le niveau


très honorable, notamment juridique et littéraire, auquel elles étaient
parvenues. Ils soulignent (y compris la Banque Mondiale, institution
éminemment webérienne, voire stalinienne) leur coût presque nul, etc.
Il semblerait cependant que, dans les mutations que la Mauritanie a
connues depuis surtout le début des années soixante dix (exode rural,
sédentarisation et urbanisation massives, notamment la croissance de
Nouakchott…) une partie de ces vertus se soit transformée en handicap.
Il s’agit donc d’un enseignement réservé à une caste dont les femmes
(à de rares exceptions) et les groupes subordonnés (ḥrâṭîn…) étaient
exclus des étapes les plus avancées. Les contenus en sont aujourd’hui
contestés, peut-être parce que contestables (sauf à les restituer dans leur
contexte historique). Voyez le bruit créé il n’y a pas bien longtemps
par l’incinération de quelques-unes de ses références majeures. Les
méthodes également semblent quelque peu vieillies si on les observe
d’un point de vue contemporain : le primat de la mémorisation, les
châtiments corporels, l’autorité despotique du maître, l’orientation
essentiellement livresque, non expérimentale, l’absence de toute une
somme de champs disciplinaires (physique, chimie, biologie, histoire,
géographie, économie…) etc.; l’importance accordée à la forme
versifiée et usage des lettres pour les nombre (ḥisâb al-jumal), etc.
Je passe tout de suite aux quatre domaines où des productions des
savants locaux sont attestées, en commençant par les mathématiques.
1° Les mathématiques
Je m’avance ici dans un domaine pour lequel, en dehors de quelques
aspects historiques, relevant d’un savoir superficiel type Wikipédia, je
n’ai aucune compétence. Je m’appuie principalement sur les travaux
d’un orientaliste allemand, Ulrich Rebstock, compétent, lui, ou à tout
le moins très obstiné, si l’on en juge par l’ampleur et la précision de
ses travaux. Je m’appuie aussi sur quelques données fournies par al-
Mukhtâr w. Ḥâmidun dans le volume al-Thaqâfa de sa Ḥayât Mûritânyâ
(cf bibliographie).
Les écrits de Rebstock auxquels je fais référence sont les suivants :
- Sammlung Arabischer Handschriften in Mauretanien, Wiesbaden,
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 461

Harrassowitz, 1989, qui est un catalogue de 2239 références, dont


l’IMRS était dépositaire d’une copie sous forme de microfilms;
- «Arabic Mathematical Manuscripts in Mauritania», Bull. SOAS,
1990, 53, pp. 429-441
- Maurische Literaturgeschichte (abrégé : MLG) Würzburg, Ergon
Verlag, 2001, catalogue qui recense 4847 titres de documents manuscrits
à travers les bibliothèques publiques et privées mauritaniennes;
- «‘Homo ludens‘ at work. Mauritanians’ skills in determining
inheritance shares (farâ’iḍ)», supplément du Journal of Semitic Studies
de 2007.
Al-Mukhtâr w. Ḥâmidun (al-Thaqâfa, p. 75) indique que
l’enseignement local en matière de mathématiques s’inspirait
principalement des travaux du savant marocain du XVe s., Muḥammad
Ibn Ghâzî al-Fâsî (m. 1513), Munyat al-ḥussâb (urjûza) et de son
commentaire, Bughyat al-ṭullâb fî sharḥ munyat al-ḥussâb. Rebstock a
microfilmé une très belle copie de cet ouvrage en 506 pages à Timbedra.
Il mentionne un autre inspirateur extérieur d’importance rencontré
dans les manuscrits, le mathématicien andalou al-Qalasâdî (m. en
Tunisie en 1486) auteur de plusieurs textes dont on trouve trace dans
les bibliothèques mauritaniennes : Kashf al-jilbâb ‘an ‘ilm al-ḥisâb et
Kashf alasrâr ‘an ‘ilm ḥurûf al-ghubâr. Il relève qu’al-Qalasâdî lui-
même n’aurait fait que reprendre l’œuvre d’un autre maghrébin de
renom, Ibn al-Bannâ (XIVe s.) qui enseigna notamment deux grandes
figures de l’histoire culturelle du Maghreb : Ibn Khaldûn et Aḥmad
al-Maqarrî. Rebstock ajoute à ces inspirateurs extérieurs Aḥmad b.
Sulaymân al-Rasmûkî al-Marrâkshî (m. 1721) auteur d’un Ajniḥat al-
rughâb fi ma‘rifat al-farâ’iḍ wa l-ḥisâb, consacré principalement au
thème des partages successoraux.
S’agissant des auteurs «mauritaniens», si l’on veut bien pardonner
cet anachronisme, al-Mukhtâr en cite une quinzaine, alors que sous
la rubrique ḥisâb U. Rebstock en dénombre 39 dans sa Maurische
Literaturegeschichte. A suivre al-Mukhtâr, le plus ancien d’entre eux
serait Zayn al-‘Âbidîn b. Atshfagha al-Amîn al-Daymânî, auteur d’une
Risâla fî-l-jabr, qu’il fait mourir en 1085/1674-15, alors que Rebstock,
462 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

pour le même personnage donne la date, plus vraisemblable, de


1185/1771-2. Dans le catalogue de Rebstock, la plus ancienne œuvre
de mathématique est un Nazm fî al-ḥisâb al-‘adadî de Aḥmad Miska
b. Bârikalla al-Ya‘qûbî qui vivait dans la seconde moitié du XVIIe s.
Les lettrés locaux ont continué a faire des résumés d’arithmétique en
vers jusqu’au milieu du XXe s. (et peut-être encore aujourd’hui…),
puisqu’aussi bien al-Mukhtâr que Rebstock mentionnent une Manẓûma
fî ‘ilm al-ḥisâb wa sharḥuhâ de Sîdi b. Aḥmad b. Ḥabat al-Ghallâwî (m.
1374/1954-5).
En gros, ces textes s’occupent principalement de progressions
arithmétiques et géométriques en vue en particulier de l’application
à des questions de partage d’héritage. Parfois les exercices autour de
ces questions prennent un tour plus ou moins ludique et plus ou moins
réussi. Rebstock, dans l’article plus haut cité, ‘Homo ludens‘, reprend
l’examen d’une «colle» traitée par al-Shaykh Sidiyya al-Kabîr (m.
1868), surtout pour montrer que celui-ci ne sait pas très bien s’y prendre
avec les additions et multiplications de fractions ! La «colle», qu’al-
Mukhtâr w. Ḥâmidun donne également à la page 20 de sa Thaqâfa, est
ainsi formulée :
Su’âl man sâ’ala ‘an shakhsin mâta wa taraka ibnayn muhaqqaqî
al-dhukûra wa thalâthatun khanâthâ. Mâ al-qadru al-ḥâṣilu li-kullin min
al-farîqayn jumlatan wa-tafṣîlan wa hal huwwa juz’un nâqisun aw ṣâmitun
wa-mâ kayfiyyatu al-‘amal fî-al-mas’ala ? [«On interrogea au sujet d’un
homme qui décède et laisse pour héritiers deux fils à la masculinité
assurée et trois hermaphrodites. Quelles parts, individuelles et de
groupe, reviennent à chacun et comment doit-on procéder pour la
répartition ?»]
Toute l’affaire tourne autour du sexe effectif des trois présumés
hermaphrodites (al-khanâthâ). La question est en quelque sorte de
savoir, si je puis dire, combien de sexes ils ont ! Car il ne faut pas qu’ils
en aient plus d’un pour que le partage puisse se faire sur la base de la
règle que vous connaissez d’une demi-part pour une femme et d’une
part entière pour un homme. Rebstock montre, pour aller vite, que les
calculs effectués par Sh. Sidiyya sont faux, la somme de ses fractions,
envisagée dans tous les cas de figure, ne donnant pas l’unité...
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 463

Dans un registre encore plus léger, en quelque sorte érotico-


mathématique, Rebstock cite ces vers rencontrés dans un manuscrit
mathématique trouvé en Mauritanie et attribués à une femme parlant de
l’attrait qu’exerce sur elle son bien aimé. Il ne donne pas l’original arabe,
mais je vous livre sa traduction anglaise, aisément compréhensible, me
semble-t-il :
two thirds of my heart belong to him
and the third of the rest of it
and again a third
but the last third of the rest to the cupbearer
six parts do remain
to be divided among (my other) lovers!
Ce qui donne une équation un peu compliquée dont le résultat est
que le favori dispose de 79/81 du capital cardiaque de cette coquine.
Rebstock conclut de ses observations sur les manuscrits
mathématiques mauritaniens que :
a) Les «mauritaniens» dépendaient entièrement de sources
maghrébines et n’ont pas eu connaissance du développement des
mathématiques dans l’Orient musulman.
b) Jusqu’à la fin du XVIIIe s., les étudiants en mathématiques
mauritaniens devaient encore être persuadés des avantages des chiffres
indiens et des méthodes moins frustes de calcul à l’aide de papier et
de calame. Il ne faut pas voir en cela un signe «d’arriération», relève
avec indulgence l’orientaliste allemand. Il faut plutôt le voir en rapport
avec les besoins (où l’absence de besoins) d’une société sans grands
centres urbains, où le savoir était l’apanage d’une frange minoritaire de
lettrés, dans un environnement essentiellement nomade. L’absence, par
exemple, de chapitres relatifs aux échanges monétaires et leurs différents
équivalents en mesures de grains, omniprésents dans les préoccupations
arithmétiques du reste du monde de l’islam urbain, en serait une preuve.
L’absence de la géométrie, en relation avec certaines activités pratiques
comme l’architecture, les problèmes fonciers urbains, etc. relèverait de
la même déficience de structures urbaines. De même que la persistance
de vieilles méthodes de dénombrement utilisant les lettres, qui ne
464 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

facilitait guère les calculs à entreprendre, les réservant à une poignée


de «spécialistes»…
Aux mathématiques étaient liées la logique et l’astronomie
2° La logique
L’enseignement de la logique semble aussi ancien que celui des
mathématiques. Il est possible qu’il soit même plus ancien étant donné
les liens plus étroits que la logique entretient avec les fondements du
dogme religieux tels que le ‘ilm al-kalâm ash‘arite tend à les présenter.
Notamment par le biais des lettrés timbuktiens dont on trouve les
œuvres dans les bibliothèques de manuscrits mauritaniennes. C’est
notamment le cas des père et grand père du célèbre Aḥmad Bâba de
Timbuktu, Aḥmad al-Misk (m. 991/1583) et son père, al-Ḥâj Aḥmad
b. ‘Umar b. Muḥamd Aqît (m. 943/1536), tous deux hommes du XVIe
siècle et auteurs d’ouvrages de logiques (Sharḥ manzûmat al-Mâghîli
d’Aḥmad al-Misk et Imnâḥ al-aḥbâb min minaḥ al-wahhâb d’al-Ḥâj
Aḥmad b. ‘Umar).
Les sources principales de l’enseignement de la logique parmi les
lettrés de la région étaient les suivantes :
- al-Sullam al-murawnaq de ‘Abdarraḥmân al-Akhḍarî (m. 1546).
Il s’agit d’un poème de 144 vers, qui reprend un résumé effectué par un
prédécesseur (al-Abharî) d’une introduction aux Catégories d’Aristote
par Porphyre (néo-platonicien du IIIe s.). Cet ouvrage, intitulé en grec
Eisagogé, fut traduit en arabe par ‘Abdallah b. al-Muqaffa‘ au VIIIe s.,
mais conserva son titre en arabe, transformé en Isâghûjî.
- un opuscule également en vers, Manzûmat al-jawâhir de Ibn
al-Ṭayyib (m. 1043), commentateur baghdadien des Catégories et de
l’Isagogue. Cette œuvre d’Ibn al-Ṭayyib est également connue sous le
nom d’al-Ṭayyibiyya.
- les œuvres d’al-Sanûsî (XVe s.), traitant plutôt de ‘ilm al-kalâm,
en particulier son opuscule intitulé : Umm al-barâhîn.
Sous l’entrée manṭiq, la MLG de Rebstock dénombre 110 œuvres
qui sont pour la plupart des commentaires d’al-Akhḍarî et d’Ibn al-
Ṭayyib.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 465

al-Mukhtâr w. Ḥamidun (al-Thaqâfa, p. 72-73), cite les noms


d’une douzaine de commentateurs de ces œuvres, parmi lesquels son
propre arrière-grand-père, Maḥand Bâba w. A‘bayd (m. 1860). Dans
son bref recensement, le plus ancien commentateur d’al-Akhḍarî est
une commentatrice, Ghadîja mint Muḥamd al-‘Âqil (m. vers 1834), qui
fut, à ce qu’on raconte, l’initiatrice à la logique de son frère Aḥmad w.
Muḥamd al-‘Âqil (m. 1828), d’al-Mukhtâr w. Bûna (m. 1805) et de
l’almami ‘Abd al-Qâdir, le premier souverain des Tooroɓɓe du Foota
Tooro sénégalo-mauritanien (m. 1806).
Parmi les auteurs d’un résumé versifié des œuvres de logique
précitées, dont al-Mukhtâr cite une dizaine, le plus ancien est ‘Abd
Allâh b. al-Ḥâj Ḥamâh Allâh al-Ghallâwî (m. 1209/1794), le plus récent
étant Muḥammad al-Amîn wuld Muḥamd al-Mukhtâr (alias Âbba wuld
Khṭûr) al-Jakanî (m. 1973).
Le recensement, beaucoup plus exhaustif de Rebstock, mentionne,
parmi les auteurs locaux, des œuvres bien plus anciennes. Notamment
un opuscule d’al-Ṭâlib Muḥammad b. al-Mukhtâr b. al-A‘mash (m.
1107/1696).
Je n’ai aucune connaissance directe de cette littérature. Pour les
besoins de cet exposé, j’ai jeté un coup d’œil sur un très long poème
(plusieurs centaines de vers) d’un contemporain, Muḥand Bâba b.
Muḥummadhun («Ṃṃayn») b. Ḥâmidun, de la descendance de l’illustre
Maḥand Bâba, avec en mémoire quelques souvenirs de l’Organon
d’Aristote rencontré à l’occasion de cours de philosophie suivis au
siècle dernier. La préoccupation fondamentale qui se dégage, m’a-t-il
semblé, du poème de Maḥand Bâba w. Ṃṃayn, qui dit explicitement
reprendre les prédécesseurs qui ont traité du sujet, est avant tout celle de
la rectitude langagière. Comme leur inspirateur lointain, Aristote (IVe
s. avant Jésus), les logiciens de l’espace mauritaniens se préoccupaient
avant tout de tamiser en quelque sorte le langage pour obtenir des
instruments de raisonnement opérationnels et non équivoques. Comme
le Stagirite, ils avaient compris que la science procède avant tout d’une
langue bien faite, utilisant les définitions les plus précises possibles.
Le souci d’Aristote, réfléchissant sur les mots et leur enchainement
dans des raisonnements, était exactement celui-là. Il commence par
466 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

dégager, comme par un processus de décantation, les dix catégories


fondamentales, à ses yeux de la pensée en général, que l’on retrouve en
arabe sous le nom de kulliyyât : la substance, la quantité, la relation, la
qualité, le temps, le lieu, la position, la possession, l’action, la passion.
Il réfléchit sur l’homonymie, la synonymie, l’opposition, la négation,
le principe de non contradiction, sur le raisonnement et sur son outil
fondamental, le syllogisme (qiyâs en arabe). On retrouve tout cela dans
le poème de Maḥand Bâba et, je présume, chez ces prédécesseurs.
Bertrand Russell(1), dans une évaluation sévère de la logique
d’Aristote, parle de «2000 ans de stagnation». Mais je n’ai pas le temps
d’entrer dans les détails de cette critique…
Il me faut dire quelques mots de l’astronomie.
3° L’astronomie :
Là aussi les sources grecques sont essentielles pour les auteurs
sahariens. Dans le domaine du ‘ilm al-falak ou ‘ilm al-hay‘a, chez ces
auteurs, tout semble prendre racine dans l’Almageste de Ptolémée —
Ἡ Μεγάλη Σύνταξις, La grande Composition, devenu par la suite Ἡ
μεγίστη, La très grande — qui a donné en arabe al-Mâjisṭî. Rédigé vers
150, cet ouvrage propose une théorie géométrique des mouvements des
planètes à base géocentrique. On y trouve une théorie des calculs des
arcs sur la sphère ; des tables trigonométriques; une théorie des climats
(terme qui a donné en arabe iqlîm...); un essai de détermination des
heures temporaires, de définition de l’année solaire, de détermination
de sa durée; des tables du mouvement moyen, des périodes lunaires
et une détermination des mouvements lunaires moyens ainsi que des
diamètres apparents du Soleil et de la Lune; un calcul des éclipses,
des tables et catalogue des étoiles et des constellations, mouvement
des planètes en latitude, de prévision de leurs phases d’apparition et
de disparition, etc. L’Almageste n’a, semble-t-il, guère été connu en
Europe (où il n’apparait en version latine qu’au IXe s.) qu’à partir de sa
traduction en arabe par Isḥâq b. Ḥunayn b. Isḥâq.

(1) B. Russel, Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 242
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 467

al-Mukhtâr (al-Thaqâfa, 75-76) cite une douzaine d’œuvres


d’auteurs «mauritaniens» dans ce domaine, dont la plus ancienne
est Rawḍat al-afkâr fî ‘ilm al-layl wa-n-nahâr de Ibn al-A‘mash (m.
1107/1696). La plus récente étant celle de Sîd Aḥmad w. Asmuhu al-
Daymânî (m. 1972), Risâla fî ‘ilm al-hay’a.
Sous l’entrée falak de son MLG, Rebstock recense, quant à lui, 32
entrées, dont une, la plus ancienne du lot, Risâla fî tarḥîl al-shams est
due au grand père d’Aḥmad Bâba de Timbuktu, Abu-l-‘Abbâs al-Ḥâj
Sîd Aḥmad Bâba b. al-Ḥâj Ahmad (m. 1583). Il signale également les
œuvres de divers auteurs contemporains, parmi lesquels Sîd Aḥmad w.
Asmuhu…
Il se trouve que m’étant intéressé il y a de cela une bonne trentaine
d’années à al-Ṭâlib Muḥammad w. al-Mukhtâr w. Billa‘mash, pour de
toutes autres raisons que l’astronomie (ses démêlés avec les partisans
de Nâṣir al-Dîn et d’al-Majdhûb), j’avais recueilli un exemplaire de
sa Rawḍat al-afkâr fî ‘ilm al-layl wa-n-nahâr, accompagnée d’un
commentaire par l’auteur lui-même car il s’agit d’une urjûza. Pour vous
dire les choses franchement, je n’ai pas compris grand chose. J’ai juste
retenu de cet opuscule de 32 pages qu’il se préoccupe des décalages
entre les années grégoriennes et juliennes du comput chrétien, et de
la nature et de l’étendue des décalages qu’elles ont avec les mois de
l’année lunaire. Ibn al-A‘mash évoque ces mois, le cycle des saisons
en relation avec l’apparition des constellations qui les caractérisent
et donne des indications sur la manière de définir la direction de la
Mecque, la qibla.
Ce serait évidemment un peu téméraire de ma part de formuler
un jugement sur ces connaissances astronomiques, qui ont rendu
pas mal de services à de braves aïeux qui ne disposaient d’aucun
moyen d’observation. Je ne puis cependant m’empêcher de penser
au basculement du monde opéré avec le passage du géocentrisme à
l’héliocentrisme à la suite des travaux de Giordano Bruno, de Copernic,
de Galilée, de Kepler, de Newton, etc. et que résume le titre de l’ouvrage
déjà ancien (1957) de l’historien des sciences Alexandre Koyré : Du
468 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

monde clos à l’univers infini(1). Les astronomes et astrologues (il y a pas


mal de travaux de caractère astrologique parmi les 32 œuvres relevées
par le catalogue de Rebstock) locaux sont restés totalement à l’écart
de ces découvertes si on exclut quelques allusions mystérieuses de Sh.
Muḥamd al-Mâmi dans al-Shaykh al-aqran wa al-Shaykh al-ajamm.
L’astronomie post-newtonienne a fait éclater le ciel grec, ptoléméen,
avec ses orbes et ses cycles, au total insu des sahariens.
Je passe à la quatrième étape de ce très schématique parcours, celle
qui a trait à la médecine
4° Médecine
En médecine aussi l’héritage grec, passé par le bassin oriental
de la Méditerranée, a constitué l’aliment essentiel des représentations
savantes du corps et de ses désordres parmi les lettrés sahariens.
Hippocrate (Ve s. avant JC.), Galien (IIe siècle après J. C.), repris par
des auteurs comme Ibn Sînâ (m. 1037) dans ses Kitâb al-shifâ’ et al-
Qânûn fî al-ṭibb ou, plus tard, par al-Suyûṭî (m. 1505) dans son Kitâb
al-raḥma fi al-ṭibb wa al-ḥikma, en ont fourni les corpus essentiels, sans
parler d’auteurs de moindre influence comme al-Inṭâkî, al-Ṣumbarî, al-
Qaylûbî, etc.
Sous l’entrée ṭibb, Rebstock (MLG) recense 44 opus. On y trouve
notamment des Ajwiba ṭibbiyya d’al-Shaykh Sîd al-Mukhtâr al-Kuntî
(m.1811); un texte de Sîdi ‘Abdullâh b. al-Ḥâj Brâhîm (m. 1817);
de al-Ṭâlib Aḥmad w. Ṭwayr al-Janna (m. 1849); de al-Shaykh Sîdi
Muḥammad al-Kuntî (m. 1826); un ouvrage «d’ophtalmogie» de
Muḥammad Naḍḍa b. Aḥmad b. al-Imâm Aḥmad al-Tishîtî (fin XVIIIe-
début XIXe s.) intitulé : al-Ṭibb al-hayyîn fî awjâ‘ al-‘Ayn; un opus
de Muḥummadhun Vâl w. Muttâlî (Shâfiyat al-abdân); évidemment
l’incontournable ‘Umda de Awfâ b. Abî Bakrin (m. 1880); une épitre de
al-Shaykh Mâ’ al-‘Aynîn (m. 1910) sur les soins des molaires (Shifâ’
al-anfâs fî-mâ yanfa‘u al-asnân wa-khuṣûṣan al-aḍrâṣ); un texte de
son frère al-Shaykh Sa‘d Bûh (m. 1335/1916-7); un autre de son fils
Aḥmad al-Hayba (m. 1337/1919); un opuscule de Muḥammad Bayba b.

(1) A. Koyré, From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore, John’s Hopkins
University Press, 1957 [trad. fr., Paris, Gallimard, 1962)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 469

al-Maqarrî al-‘Alawî; un autre de Smâ‘îl w. Sh. Sidiyya (m. 1409/1988)


sur la rémunération du médecin; un autre encore de Muḥammad Nâfi‘
b. Ḥabîb b. az-Zâyid al-Tandghî, m. 1995, défendant la licéité des
transfusions sanguines (Ta’lîf fî jawâz akhdh al-damm min shakhṣ wa-
diwâ’ bîhi shakhṣ âkhar)…
Dans son versant, si je puis dire théorique, cette médecine s’appuyait
sur la théorie des humeurs puisée chez Hippocrate, Aristote et Galien.
Dans cette représentation, les quatre éléments (l’air, le feu, l’eau, la
terre), les quatre qualités (chaud, froid, sec, humide) étaient associés à
quatre humeurs/tempéraments de base : le sang (damawî) produit par le
foi et reçu par le cœur (caractère sanguin, jovial, chaleureux); la pituite
ou phlegme ou lymphe (balghamî), rattachée au cerveau (caractère
lymphatique); la bile jaune (safrâwî) venant également du foi (caractère
bilieux, violent); la bile noir (al-sawdawî) ou atrabile, associée à la rate
et au tempérament mélancolique, anxieux. Au feu était rattaché le chaud
et le sec; à l’air le chaud et l’humide; à la terre le froid et le sec; à l’eau
le froid et l’humide. Les saisons (vues dans un contexte méditerranéen
de quatre saisons bien individualisées) exerçaient également une
influence sur ce tableau. On y rattachait aussi les âges de la vie, et -
chez les plus audacieux un peu mélomanes -, les modes musicaux, du
moins si j’en crois Michel Guignard(1). Vous pouviez ainsi avoir les
associations suivantes : air/printemps/karr/joie-plaisir/enfance; feu/
été/vâghu/colère-fierté/jeunesse; eau/automne/sinnîma/amour/âge mur;
terre/hiver/baygi-btayt/nostalgie/vieillesse.
La santé était réputée résulter d’un bon équilibre entre ces
divers éléments, avec, en arrière-plan la notion centrale de l’éthique
aristotélicienne : le juste milieu, le mésotès.
Pour les maladies mentales, mais pas que pour elles, on pratiquait
avant tout le ḥjâb, où pouvaient intervenir diverses opérations :
lustration à l’aide d’une salive «bonifiée» par une récitation adéquate,
port d’amulettes, ingestion de l’eau issue du lavage d’une formule
appropriée, jadâwil, etc.

(1) Michel Guignard, Musique, honneur et plaisir au Sahara. Musique et musiciens dans la
société maure, Paris, Geuthner, 2005
470 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Avant d’aller plus avant dans l’évocation de ces pratiques médicales


traditionnelles, je voudrais m’arrêter un instant sur une contribution
«théorique» d’envergure, la ‘Umda d’Awvâ b. Abî Bakrin al-Idâshfaghî
al-Shamshawî (1817-1880). La ‘Umda n’est pas la seule œuvre d’Awvâ.
Muḥammadu w. Mmeyyin, un de mes inspirateurs sur Awfâ, lui attribue
un Naẓm fî al-tadbîr en 95 vers ainsi que l’opuscule appelé ‘Ilâjuhu où
il évoque les maladies avec leurs noms en ḥassâniyya et comment les
traiter à l’aide des médications que l’on peut trouver dans la région. Le
public lui a donné ce nom de ‘Ilâjuhu car, suggère Muḥammadu, c’est
le mot par lequel il commence. L’arabisant anglais Harry Norris, qui
a donné dans son Mauritanian Medecine(1) une traduction de ‘Ilâjuhu,
attribue à Awfa un Ummahât al-ṭibb, un Qawâ‘id al-ṭibb et une «al-
Majmû‘a on the treatment of bones».
La ‘Umda est un poème de 1224 vers du mètre rajaz. Après
les prières d’usage sur le Prophète, Awfâ développe les sources du
savoir médical et les principes de la médecine, les humeurs et les
tempéraments, ainsi que la nature des aliments. Il est ensuite amené à
discuter les choses essentielles à la vie, à l’hygiène, le gros du poème
étant dévolu aux différentes variétés de maladies et à leur traitement. Le
poème s’achève sur les qualités attendues d’un bon médecin et sur la
conduite idéale qu’il doit adopter à l’égard de ses patients.
Si Awfâ mentionne dans son œuvre un certain nombre de plantes
médicinales que l’on ne trouve pas dans la région, il est réputé en
revanche pour l’habileté qu’il a déployé dans l’usage des ressources
curatives locales. En particulier, l’une d’entre elles, le fameux ävälläjît
(Cassia augustifolia pour les botanistes) aux vertus laxatives sévères,
dont certaines traditions populaires le créditent d’un usage très extensif.
Ävälläjît passait même chez lui pour être une sorte de remède universel.
Une blague boutilimitienne raconte à ce propos qu’un homme qui a
perdu son âne était venu consulter Awfâ, qui lui aurait administré une
forte dose d’ävälläjît. L’insomnie digestive suscitée par ce laxatif aurait
permis au propriétaire, dans ses nombreux déplacements nocturnes, de
retrouver sa bête égarée...

(1) H. T. Norris, «Mauritanian Medecine», The Maghreb Review, vol. 9, 5-6, 1984, pp. 119-
127
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 471

Au reste, à côté d’une habileté et d’une audace parfois tout


à fait téméraires et efficaces, la médecine locale — et là il ne s’agit
pas spécialement d’Awfâ — avait aussi des pratiques qui pourraient
aujourd’hui nous sembler quelque peu étranges. Voyez ce qu’en disent
Sîd Aḥmad w. al-Amîn dans al-Wasîṭ et M. w. Ḥâmidun dans al-Thaqâfa.
al-Mukhtar reprenant al-Wasîṭ rapporte, à propos d’un autre praticien,
Muḥammad al-Amîn b. Zarrûq de la famille des Ahl Ajiwan (Idawa‘li)
les traitements énergiques suivants. Un homme avec une épine fichée
dans l’œil est présenté à Muḥammad al-Amîn. Il lui fait mettre la tête
en bas et l’étrangle énergiquement ce qui aurait eu pour effet d’expulser
l’épine ! On présenta au même praticien un autre patient dont l’œil
c’était exorbité et pendait, retenu par les veines et les nerfs. Muḥammad
al-Amîn tira énergiquement sur l’oreille du bonhomme (l’histoire ne dit
pas laquelle !) et, comme par un effet de levier, l’œil pendant serait venu
reprendre sa place… Je ne suis pas sûr que cette vigoureuse mécanique
des solides tenterait beaucoup nos défenseurs des médecines douces
d’aujourd’hui…
En plus de la saignée et de la cautérisation au fer incandescent,
cette médecine faisait appel à une gamme hétéroclite de produits que
l’on hésiterait probablement aujourd’hui à classer dans les rayons d’une
pharmacie, à supposer qu’ils soient disponibles dans vos lieux d’exil,
messieurs : les urines de chameau, les bouses de vache, ‘aysh bishna(1),
le lait maternel, le tamarin, as-sallâha(2), etc.
Mais il ne faut pas être injuste, ces braves aïeux devaient se
débrouiller avec les moyens du bord. Et pour les gens de ma génération
qui ont miraculeusement survécu à leurs trois premières années,
ils ne peuvent qu’être reconnaissant à cette médecine basée sur des
classements qui nous paraissent aujourd’hui un tantinet borgésiens…
Ceci m’amène au dernier point de mon propos, aux savoirs
indigènes et à leur «valeur».

(1) Bouillie épaisse d’une variété de mil


(2) Gousses d’Acacia nilotica
472 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

II - Savoirs indigènes et développement durable.


Il est de bon ton parmi les écologistes et les anthropologues qui
s’intéressent au développement, plus particulièrement à ce que l’on
appelle le développement durable qui figure dans l’intitulé de cette
réunion, d’insister sur la valeur des techniques douces en usage parmi
les populations que l’on disait naguère sous-développées.
Le développement durable, en effet, correspond, selon la définition
donnée dans le Rapport Bruntland de 1987 [«Le développement
durable est un développement qui répond aux besoins du présent
sans compromettre la capacité des générations futures de répondre
aux leurs»] à une démarche qui voudrait que l’exploitation actuelle
des ressources du milieu ne compromette pas les possibilités pour les
générations à venir d’en tirer profit. Il ne faut pas tout prendre, tout
compromettre aujourd’hui, au risque qu’il n’y ait plus rien demain. Le
caractère parfois rudimentaire, mais souvent fort adapté des techniques
et des savoirs des peuples qui vivaient pour l’essentiel hors des sphères
du capitalisme et de sa recherche frénétique de la maximisation du profit,
seraient plus proche de l’idéal du développement durable précisément
parce qu’ils ne demanderaient à leur milieu qu’une part limité de ses
ressources, et davantage pour la consommer au jour le jour que pour la
capitaliser, pour en faire une source de profit.
Cette façon de voir les rapports de bon nombre de «sous-
développés» à leur environnement n’est pas dénuée d’exactitude.
Mais les freins à un saccage définitif du milieu, là où ils existent, ne
tiennent pas seulement à l’ancienne faiblesse démographique des
populations concernées ou au caractère rudimentaire des techniques
dont ils disposaient. C’est souvent l’ensemble de la culture qui donne
en quelque sorte l’habillage qui a pour effet une certaine préservation
du milieu naturel, en fournissant des savoirs ou des croyances à cette
perpétuation. En évoquant tout à l’heure la mobilisation des djinns
et des esprits au profit du développement durable, c’est à cela que je
pensais. Je donne un ou deux exemples.
Dans le haut de al-Wâd al-Abyaẓ, non loin de Toungad, en Adrar
donc, il y a deux sites appelés Shâtu al-kbîr et Shâtu as-sghîr. Ces sites
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 473

accueillent encore une végétation de grands acacias que l’on ne rencontre


plus nulle part dans le lit de l’oued, entièrement défriché partout où c’est
possible pour faire place à la culture de palmiers. Lorsque l’on interroge,
les gens du cru vous disent qu’il faut se garder de trop fréquenter ces
sites, étant donné qu’ils sont le théâtre d’une confrontation permanente,
nocturne surtout, entre deux tribus de djinns. Les acacias devaient donc
leur survie à leur «protection» par les démons. Autre exemple, tiré
celui-là de mes pérégrinations dans le Banc d’Arguin. Les pêcheurs de
cet espace côtier (îmrâgin) savent bien faire la différence entre deux
types de dauphins, le dauphin à bosse et le grand dauphin. Parmi les
grands dauphins, il y en a en particulier un, du nom de Mbârik at-
taysîr («Le béni de la réussite») qui passe pour être l’allié en mer de
quelques familles aux pouvoirs religieux reconnus. Les croyances
locales voudraient qu’un pêcheur qui ne donnerait pas à ces familles
un poisson du produit de sa pêche (on appelle ce poisson : hûtit Mbârik
at-taysîr) risque fort de revenir bredouille lors de sa prochaine sortie en
mer. Une forme de «redistribution douce» qui limite la capitalisation du
poisson aux mains des producteurs directs, ou justifie, si l’on est moins
optimiste, leur exploitation par leurs «marabouts»...
Mais il n’y a pas que les croyances, il y a aussi les techniques
réputées soft, associées aux savoirs locaux, à la «science indigène»,
si l’on peut dire. Leurs qualités et leur degré «d’adaptation» peuvent
souvent se révéler surfaits, à les comparer à des méthodes plus
«rationnelles» apportées par ceux-là mêmes qui sont des agents
potentiels de destruction de leur milieu, les agents de diffusion du mode
d’organisation capitaliste du travail. Ainsi, un jeune vétérinaire français,
effectuant son service militaire au Tagant à la fin des années 1950,
Bernard Biehler, raconte comment il fut surpris par la brutalité avec
laquelle les chameliers maures dressaient leurs montures et comment
ils pratiquaient une technique de castration(1) des chameaux inutilement

(1) Ablation sans ménagement des testicules, suivie de l’application d’un «pansement». Biehler
décrit ainsi le travail de l’opérateur : «tenant le «trou» [des testicules] ouvert d’une main
cependant que de l’autre il pétrit le souverain pansement bidane, c’est-à-dire le mélange de
sable et de crottin de chameau, il en bourre alors de pleines poignées dans la plaie béante»
(p. 358). Biehler lui fait par la suite, la démonstration d’une «méthode vétérinaire moins
douloureuse et plus hygiénique» (359-60). B. Biehler, Véto sans frontières, Dijon, Editions
des Grands Ducs, 1988
474 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

dangereuse et éprouvante pour leurs animaux. Si l’on en croit son récit,


il a été à même de montrer aux hommes de son Groupe Nomade (GN),
comment effectuer en douceur ces opérations(1). Et pourtant le savoir-
faire reconnu de nos chameliers reste, semble-t-il, jusqu’à ce jour, un
capital reconnu et même tout à fait exportable(2).
Peut-on et jusqu’où accepter la pérennisation de certaines
techniques ou comportements peu ou pas compatibles avec les
standards moraux propagés par une certaine universalisation du
capitalisme ? L’organisation du travail dans l’agriculture, par exemple,
soulève des questions liées non seulement aux pratiques culturales et à
leur efficience, mais également des problèmes touchant à la hiérarchie
sociale et aux formes de croyance dominantes. Je pense ici, par exemple,
au barrage de Boumdeid, «géré» par la communauté religieuse des
disciples de Muḥammad ‘Abd Allâh wuld Âddä - entre parenthèses,
exemple unique d’organisation monacale en terre mauritanienne - qui
ne se reproduit pas biologiquement (les membres de cette communauté
ne se marient pas), mais dont la reproduction sociale et idéologique
m’avait semblé fortement liée à le retenue d’eau réalisée grâce à une
digue qu’ils construisaient et détruisaient tous les ans pour réaliser
leurs travaux agricoles. Un vrai barrage, avec un dispositif pérenne de
vidange, ne porterait-il pas définitivement atteinte à la survie de cette
communauté, centrée sur le rocher de Sisyphe que constitue sa diguette
annuelle ? Dans le domaine médical, les pratiques traditionnelles font-
elles vraiment le poids face à la chimie postlavoisienne ? Et que dire de
pratiques comme les saignées, l’excision, etc., même si l’on ne s’occupe
pas des pratiques «psycho-thérapeutiques» des «guérisseurs» de toute
nature, qui peuvent éventuellement apporter quelque soulagement, au
moins en mode placebo ?
On quitte ici le champ de la science pour celui de l’éthique…

(1) Faisant recours davantage à la carotte (en l’occurrence à des dons de sel) qu’à des «coups
de debbouss’ [«bâton»] sur la tête», B. Biehler se faisait fort d’ «essayer de leur prouver [à
ses interlocuteurs maures] qu’on peut dresser un chameau autrement qu’en lui arrachant la
gueule et en le rendant méchant vis-à-vis de l’homme.» (Biehler, p. 405).
(2) On peut voir notamment l’article de Francisco Freire évoquant les bergers chameliers
mauritaniens envoyés aux Emirats Arabes Unis en 1982. F. Freire, «Saharan migrant camel
herders : Znâga social status and the global age» J. of Modern African Studies, 52, 3 (2014),
pp. 1-22
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 475

Conclusion :
J’ai bien conscience du caractère très limité de l’aperçu sur les
sciences traditionnelles sahariennes que je viens de vous infliger et de
celui de la note de bas de page que je lui ai adjointe sur leurs rapports
avec le développement durable. J’ai tenté de donner une idée de la
partie du ‘ilm qui se rapprocherait le plus de ce que l’on pourrait appeler
«science» de nos jours. J’avais promis de revenir sur cette notion
contemporaine de science. Permettez-moi, là-dessus, de vous asséner
encore une deux ultimes généralités. Science et société se conditionnent
évidemment réciproquement. Un philosophe - Louis Althusser - que l’on
citait beaucoup du temps de ma lointaine jeunesse, mais qui, sans doute
en relation avec les dangers du ‘ilm signalés plus haut par les deux vers
de Sh. Muhamd al-Mâmî, a sombré dans la folie à la fin de sa vie, aimait
à dire qu’à la différence de l’idéologie, qui est un système de réponses,
la science est un système de questions. L’idée d’une remise en cause
permanente de ses acquis par la science s’est surtout enracinée avec
les Lumières européennes du XVIIIe s(1). La révolution copernicienne
à laquelle j’ai fait tout à l’heure allusion a ébranlé les plus fortes
certitudes des mondes antiques, celles qui ont trait à la permanence
du mouvement des astres. La science dorénavant va devoir apprendre
à vivre avec une fondamentale précarité de ses résultats. Elle est, dira
le sociologue américain Merton, le règne du scepticisme organisé.
Et Karl Popper, autre épistémologue contemporain, fera du principe
de «falsifiabilité» (falsifiability) un critère essentiel de scientificité.
En simplifiant quelque peu, il disait à peu près que tout acquis ou
toute proposition qui se veut scientifique, doit admettre la possibilité
que l’on puisse tôt ou tard en démontrer le contraire. Or les cultures
traditionnelles sont trop fragiles, trop communautaires, trop «holistes»
aurait dit Louis Dumont, pour accepter cette diversité intrinsèque d’avis
inscrite au cœur des pratiques scientifiques contemporaines. Et si les
(1) «Qu’est-ce que les Lumières», se demandait jadis Emmanuel Kant. Il répondait : «La
sortie de l’homme de l’état de minorité où il se maintient par sa propre faute. La minorité
est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due
à notre propre faute quand elle résulte non d’un manque d’entendement mais d’un manque
de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie
le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières.», E. Kant,
Critique du jugement, Paris, Gallimard, 1985, p. 497
476 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

sciences que vous représentez (mathématiques, informatique, physique,


etc.) peuvent, en quelque sorte en catimini, se soustraire à l’hégémonie
de la culture traditionnelle en raison à la fois de l’étroitesse de la niche
où elles se développent et des droits d’entrée très élevés, diraient
les bourdieusiens, qui conditionnent l’accès à leur champ (si tout le
monde peut se dire historien ou sociologue, il est plus difficile de se
proclamer mathématicien ou chimiste), les sciences dites «sociales»,
celles précisément qui ont vocation à réfléchir sur leur développement,
demeurent encore, pour un moment, sous étroite surveillance. Il est
à craindre qu’elles aient elles-mêmes besoin d’une réflexion sur leur
propre développement durable...

Références :
Biehler B., Véto sans frontières, Dijon, Editions des Grands Ducs, 1988
Freire F., «Saharan migrant camel herders : Znâga social status and the
global age» J. of Modern African Studies, 52, 3 (2014), pp. 1-22
Guignard M., Musique, honneur et plaisir au Sahara. Musique et
musiciens dans la société maure, Paris, Geuthner, 2005
Ibn Abî Bakrin Awfâ, al-‘Umda, manuscrit, copie personnelle
Ibn al-A‘mash al-T. M. b. al-M., Rawdat al-afkâr fî ‘ilm al-layl wa-n-
nahar, manuscrit, copie personnelle.
Ibn Hâmidun, al-M., Hayât Mûrîtânyâ. al-Hayât al-thaqâfiyya, Tunis,
al-Dâr al-‘arabiyya li-l-kitâb, 1990
Ibn Mmayn, M. B., Nazm al-mantiq, manuscrit, copie personnelle
Jurjânî ‘A. b. M. al-, Kitâb al-ta‘rîfât, Beyrouth, Librairie du Liban, 1985
Kant E., Critique du jugement, Paris, Gallimard, 1985
Koyré A., From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore,
Johns Hopkins University Press, 1957 [trad. fr., Du monde clos à
l’univers infini, Paris, Gallimard, 1962)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 477

Norris H. T., «Mauritanian Medecine», The Maghreb Review, vol. 9,


5-6, 1984, pp. 119-127
Rebstock U., Sammlung arabischer Handschriften in Mauretanien,
Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1989
- «Arabic Mathematical Manuscripts in Mauritania», Bull. SOAS,
1990, 53, pp. 429-441
- Maurische Literaturgeschichte, Würzburg, Ergon Verlag, 2001
- «‘Homo ludens‘ at work. Mauritanians’ skills in determining
inheritance shares (farâ’id)», supplément au Journal of Semitic
Studies de 2007
Russel R., Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Les Belles
Lettres, 2011
478 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 479

Annexe VI
Islam et esclavage en Mauritanie(1)

Au terme de son Anthropologie de l’esclavage, Claude Meillassoux


(1986, 313 et sq.) parvient à la conclusion que l’esclavage est davantage
à voir comme un « mode de reproduction » que comme un « mode de
production », soulignant par là la centralité d’institutions telles que la
parenté et la prédation guerrière dans le maintien et le renouvellement
du statut servile. Ce faisant, il pointait aussi du doigt la variabilité
historique des configurations auxquelles il peut être associé. Car,
suggère-t-il, l’esclavage n’est pas tant l’expression politico-juridique
et culturelle, la « superstructure », d’une « infrastructure » économique
particulière, que la condition même d’existence et de renouvellement des
dispositifs économiques qu’il fait advenir et qu’il tend à perpétuer. Les
mécanismes essentiels de sa reproduction tendraient fondamentalement,
de la sorte, sinon à brouiller cette distinction canonique de la vieille
orthodoxie marxienne entre « infrastructure » et « superstructure », du
moins à en proposer une lecture plus sophistiquée que la mémorable et
schématique vulgate du « reflet ».
Mise en perspective théorique passablement datée, sinon obsolète,
dira-t-on. Elle fait signe en tout cas vers une flexibilité, une adaptabilité
du statut servile, une capacité à (se) survivre et à se reproduire, au sens à
la fois biologique et social, dans des configurations très variées comme
l’exemple mauritanien que je me propose d’examiner, tendrait à le
montrer. Voilà, en effet, un pays où l’esclavage est présent depuis la nuit
des temps ; un pays où il s’est associé au fil des siècles à la prospérité
de structures despotiques à base agro-pastorale et marchande (Ghana,
Mali, …) ; un pays où il s’est incorporé au mode de vie spartiate d’un
pastoralisme prédateur contrôlant parfois des communautés agricoles
à la main d’œuvre essentiellement servile aussi bien qu’à celui de
communautés paysannes sédentaires ; un pays où il a vaillamment

(1) Note inédite, rédigée en 2009 dans le cadre d’un projet de recherche sur l’esclavage
480 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

survécu à une colonisation « républicaine » et « égalitaire » d’une


cinquantaine d’années ; un pays enfin où, depuis l’indépendance
(1960), l’esclavage semble faire preuve d’une résistance surprenante à
toutes les tentatives visant officiellement son éradication. Pourtant, des
évolutions internes liées à la configuration « ethnique » de la Mauritanie,
à son environnement régional et international, amènent depuis quelques
années à de nouvelles lectures et insèrent dans de nouveaux enjeux la
question de l’émancipation des personnes qui s’y trouveraient encore
assujetties à un statut servile. Pratiquement occulté jusqu’au milieu des
années 1970, le problème de l’esclavage n’a cessé depuis d’occuper
une large place dans l’actualité d’un pays secoué par une succession de
crises écologiques, militaires, politiques …
A quoi tient cette formidable longévité de l’esclavage mauritanien ?
Dans quel socle s’enracine le déni de mémoire dont il est l’objet malgré
sa présence têtue ? Quelle part tiennent dans sa persévérance et/ou dans
ses transformations les facteurs écologiques et économiques ? Quel rôle
l’islam, souvent invoqué pour légitimer l’assujettissement, a-t-il joué
et joue-t-il encore dans la survie de l’institution servile ? Pourquoi la
colonisation, dont c’était pourtant un des mobiles idéologiques officiels,
n’en est-elle pas venue à bout ? Quelle influence les luttes de classement
à base « ethnique » exercent-elles sur les évolutions constatées au cours
des vingt cinq dernières années en direction de l’émancipation ? N’est-
ce pas plutôt le triomphe planétaire de l’idéologie libérale des « droits
de l’homme » et du multiculturalisme « équitable » prôné par la
« communauté internationale » qui aurait progressivement imposé ses
valeurs et ses modes de lecture des réalités hiérarchiques mauritaniennes
et de ce qu’il convient d’en faire ? A quelles résistances se heurte cette
globalisation culturelle s’agissant tout spécialement de l’esclavage ?
Il ne sera évidemment pas possible de donner, dans le bref propos
qui suit, une réponse un tant soit peu exhaustive à l’ensemble de ces
questions. Après un rappel liminaire relatif à la complexité du lieu
idéologique et épistémique du surgissement et du traitement du problème
de l’esclavage dans la société maure contemporaine, je m’attellerai
uniquement dans ce qui suit au versant islamique des débats et des modes
de légitimation et/ou d’aménagement de cette immémoriale institution.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 481

I – Etic et emic
Evoquer un sujet aussi controversé et « sensible »(1), comme on dit,
dans la Mauritanie d’aujourd’hui ; poser plus largement cette question
dans le contexte des antagonismes planétaires qui opposent certaines
parties des terres et des populations du monde arabo-musulman à « la
communauté internationale », vecteur théorique et théoriquement
unifié des valeurs à prétention universelle de la démocratie libérale
et des « droits de l’homme » appellent inévitablement à s’interroger
sur le lieu d’où l’on parle et sur la valeur de vérité des propos et des
témoignages que l’on évoque. Depuis une trentaine d’années, en effet,
l’esclavage est devenu un thème de mobilisation pour des mouvements
et associations militantes qui luttent en Mauritanie même pour
l’émancipation des victimes du statut servile(2), après une éclipse qui a
traversé pratiquement toute la période coloniale et les quinze premières
années de l’indépendance. L’abolition avait auparavant, on le sait, été,
tout au long du XIXe s, une des justifications morales de l’entreprise
de conquête coloniale française de la région (Bouche, 1968) et un
des motifs-phares des présumés bienfaits de « la civilisation » qu’elle
devait apporter aux populations « indigènes » (Ould Cheikh, 1991).
La géopolitique globale actuelle, qu’il s’agisse du conflit palestino-
israélien, de « la guerre contre le terrorisme » ou des confrontations
à base ethno-nationalitaires qui se sont développés ou qui perdurent
dans des pays comme le Soudan et la Mauritanie, n’est pas absente
non plus du paysage lorsqu’il s’agit du débat soulevé par le problème
de l’esclavage dans ce dernier pays (Bullard, 2002). Le (res)sentiment
obsidional de bon nombre de musulmans, travaillés par un revivalism

(1) Durant les années du pouvoir du Cl Moawiya Ould Taya (1984-2005), et plus
particulièrement après les affrontements raciaux plus ou moins orchestrés par les autorités,
que la Mauritanie a connus en 1989, l’évocation publique du problème de l’esclavage a été
quasiment criminalisée. Des animateurs et/ou sympathisants de l’association SOS-Esclaves
(Cheikh Saad Bouh Kamara, Mes Fatimata Mbaye et Brahim Ould Ebetty ...) ont été jugés
et condamnés (1998) suite à la diffusion d’une interview du président (Boubacar Ould
Messoaoud, qui faisait partie des prévenus) de cette association à la chaîne française de
télévision FR3 à l’occasion du passage en Mauritanie du rallye Paris-Dakar la même année.
L’auteur de ces lignes, a eu lui-même à affronter diverses tracasseries administratives et
policières en relation avec cet évènement, et avec des évènements antérieurs touchant à la
simple évocation par écrit de l’esclavage.
(2) «El Hor», créé en 1978, «SOS-Esclaves» créé en 1995, etc.
482 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

d’inspiration néo-fondamentaliste qui aime à invoquer les dangers et


les menaces des « valeurs occidentales », pousse, par ailleurs, vers une
polarisation réelle et/ou construite d’identités civilisationnelles plus
ou moins fantasmatiques sur le mode de ce que l’on qualifie parfois
aujourd’hui de « choc des civilisations » (Huntington, 1996)
Le cadre ainsi esquissé invite à une vigilance particulière dans
l’examen des rapports entre les conceptualisations que peuvent
proposer les chercheurs et les constructions à vocation partisane que
produisent les acteurs. Il ne s’agit pas seulement ici de la classique et
épineuse question épistémologique de la « tension entre le genre et le
cas » (Boltanski/Thévenot, 1991, 17), celle notamment de la légitimité
de l’attribution des propos d’une personne à une catégorie englobante
(« le lettré », « l’esclave », « l’administrateur », etc.). Le problème des
classements et des luttes de classement, des rapports entre classement et
jugement, qui hante toute entreprise de connaissance dans le champ des
sciences sociales, se double de façon plus nette encore dans l’examen
de la question de l’esclavage, habitée par une incontournable urgence
humanitaire, de la permanente incertitude frontalière entre recours à
des valeurs communes légitimes relevant de la philosophie politique
et considérations objectivantes inscrites dans le champ de la socio-
anthropologie.
L’opposition entre les référentiels de la philosophie politique
et ceux de la sociologie, qui traverse et structure le Kampfplatz ici
envisagé, se double d’une confrontation entre deux types de généralité
que j’appellerai, pour simplifier, une rationalité islamo-maraboutique
et une rationalité post-cartésienne. Le dispositif de la dispute(1) autour
de l’esclavage dans la société maure d’hier et d’aujourd’hui mobilise
en effet une somme d’arguments et de justifications qui renvoient,
pour l’essentiel, à deux socles qui se veulent exclusifs l’un de l’autre,
prétendant l’un et l’autre à une légitimité universelle : l’islam interprété

(1) Au sens de la disputatio scolastique, de la controverse savante. Pour une partie de l'arrière-
plan épistémologique de ces considérations je renvoie à l'ensemble des contributions
du n° 5 de la revue Enquête de 1997, qui tourne en bonne partie autour des débats
épistémolgogiques suscités par le «programme fort» de David Bloor et de l'Ecole de
Manchester, et en particulier à l'article de Jean-Louis Fabiani, «Controverses scientifiques,
controverses philosophiques. Figures, positions, trajets», pp. 11-34
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 483

par des lettrés de l’ordre statutaire des zwāya(1) et une approche éthique
et sociologique issue de la philosophie des Lumières, où le primat
kantien du tribunal de raison ne tolère et ne reconnaît que les limites
que celle-ci se serait données à elle-même. L’hégémonie indiscutée
des valeurs religieuses musulmanes dans l’espace public mauritanien
impose aux partisans de l’émancipation des esclaves, tentés de recourir
au référentiel des Lumières, de mettre en avant sa « compatibilité » avec
l’islam local, au prix d’une relecture de l’héritage islamique — un « bon
islam » contre un « mauvais » — qui n’est pas sans susciter polémiques
et controverses. L’horizon hybride de justification qu’engendre
semblable tentative ne se limite pas seulement à l’invocation des
règles inscrites dans les corpus normatifs de l’islam et des « droits de
l’homme », et aux efforts pour les faire converger, il recourt aussi, bien
entendu, au témoignage des pratiques d’hier et d’aujourd’hui, pour en
scruter la conformité ou l’inadéquation à l’idéal théorique proclamé,
pour en déceler les hésitations et les reculs sur le chemin d’un progrès
revendiqué, pour en dénoncer les duplicités et les mensonges lorsqu’elles
tendent à masquer ce qui serait leur contenu véritable.
A la lumière de ce qui précède, il faudrait, pour effectuer un parcours
significatif de notre sujet, évoquer non seulement les points de vue
emic imputables aux positions légitimées par l’islam sur les pratiques
esclavagistes dans la société maure, mais il conviendrait également de
donner un aperçu des descriptions et positions etic tendant à représenter
de l’extérieur l’évolution législative et effective de la condition servile,
sans oublier, bien entendu, les discours militants qui s’efforcent, à
la croisée de ces deux ordres de justification, de remettre en cause la
persistance de conduites et de comportements jugés fondamentalement
inhumains et illégitimes.
De ce triptyque, toutefois, je ne retiendrai ici que ce qui a trait
au premier point, à savoir la vision et les pratiques associées au mode
islamique de légitimation de l’ordre social au sein de la société maure,
laissant à d’autres contributions à ce projet de recherche le soin de
traiter des deux autres thématiques.

(1) Qui constituaient, avec les ḥassān (« guerriers »), les deux ordres dominants de la structure
hiérarchique traditionnelle de la société maure. Le terme zwāyä est ordinairement rendu en
français par « marabouts ».
484 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

II – Lecture islamique du statut servile traditionnel


Au début des années 1920, alors que la Mauritanie venait d’être
instituée officiellement colonie administrative française dans des limites
qui constituent une esquisse des futurs contours de l’Etat indépendant, le
qāḍī Muḥummaḏun b. Muḥammad Fāl b. Muḥummaḏun al-Abhamī (m.
1386/1966), répondant à la sollicitation de l’administrateur Charbonnier,
livra une présentation succincte de l’origine, du statut et de la condition
des esclaves dans une société maure encore à peine touchée, dans ses
structures et ses valeurs, par la domination étrangère(1).
« L’origine (al-sabab) de l’appropriation des esclaves, écrit notre
qāḍī, ce sont les prises de guerre en territoire ennemi (al-sabī min bilād al-
ˁaduww) »(2). Et il entreprend d’en donner des exemples. Hāğara (Agar),
dit-il, fut offerte à Sārra (Sarah) par le roi Ṣaydūf qui l’avait enlevée
aux Coptes. Sarah la donna en concubine à son mari Abraham. De lui,
elle enfantera Ismāˁīl, l’ancêtre des Arabes(3). David, père de Salomon,
possédait, rapporte-t-il, un millier de concubines qu’il visitait toutes en
une même nuit. Al-Abhamī livre, dans la foulée, une « explication »
de la conjonction massivement prévalente dans son environnement
maure entre statut servile et complexion physique négroïde(4). Dans les
exégèses coraniques, il est dit, précise-t-il, que le prophète Joseph, fils

(1) Texte aimablement communiqué par Yaḥyā w. al-Barrā.


(2) Il omet de signaler que le statut servile pouvait aussi provenir de la filiation utérine et
d’une cession gratuite (cadeau) ou à titre onéreux (achat). Sans doute pour ne pas ouvrir
la voie à une investigation plus étendue sur ces aspects « traditionnels » du statut servile,
se contentant pour ainsi dire d’orienter le regard de l’administrateur vers les razzieurs des
régions septentrionales, de sinistre réputation auprès des populations d’agriculteurs noirs de
la vallée du Sénégal, et que les Français n’avaient pas fini de soumettre.
(3) Version musulmane d’un récit d’origine biblique qui dit simplement que Hagar était une
« servante égyptienne » de Sarah (Genèse, 16), La Bible, Paris, Le Livre de Poche, 1979, p.
28.
(4) Ibn Muḥummaḏun Fāl revient plus loin dans son texte sur cette question : « La couleur la
plus fréquente parmi les esclaves est le noir. On dit qu’ils appartiennent à la descendance
de Ḥām, fils de Nūḥ (Noé), et l’on attribue à leur noirceur diverses causes auxquelles al-
Badawī, l’auteur du poème sur les généalogies (naẓm al-ansāb), a fait allusion. En ce qui
concerne les populations noires (al-sawādīn), elles descendent de Kūš b. Ḥām b. Nūḥ. On
raconte que lorsque Nūḥ, à bord de l’arche (al-fulk) visita la Kaˁba (al-bayt al-ḥarām), il
mit en garde les hommes contre toute relation avec les femmes, et que Ḥām ne tint aucun
compte de cette mise en garde. Mais ceci relève des récits non vérifiés (al-ḥikāyāt al-latī
lam tuḥarrar). ». Le thème de la malédiction qui pèse sur la descendance (noire) de Ḥām,
fils de Noé, associé à son impudicité, est issu de La Bible (Gen. 9)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 485

du prophète Jacob, a été tiré par des voyageurs du fond d’un puits, où
il aurait séjourné si longtemps qu’il serait devenu noir, ce qui fait (sic)
qu’ils l’ont vendu comme esclave en Egypte. Autrement dit, et tout à
fait en conformité avec la représentation maure courante de son temps,
la couleur noire constitue de fait un des fondement de « légitimité » de
l’asservissement …
L’origine « historique » de l’esclavage ainsi rappelée, Ibn
Muḥummaḏun Fāl se met en devoir de détailler le statut servile et ses
spécificités par rapport à celui de l’homme libre, statut amplement
évoqué, dit-il, dans le Coran, le ḥadīṯ et les ouvrages de jurisprudence
(fiqh), parmi lesquels il désigne en particulier le manuel le plus étudié
de la région, le Muḫtaṣar de Ḫalīl b. Isḥāq(1).
Ainsi, la zakāt (aumone légale) et le ḥağğ (pèlerinage à la Mecque)
s’imposent-ils à l’homme libre mais non à l’esclave. La période de
viduité (ˁidda)(2) de la femme libre est de trois menstruations (qurūˁ) ou
trois mois, celle de la femme esclave n’en compte que deux. Cependant,
la durée de gestation étant la même pour les deux, la présomption de mort
in utero de l’embryon, obéit, précise-t-il, aux mêmes considérations de
temps dans les deux cas. Un homme libre peut prendre pour concubines
autant de femmes esclaves qu’il en pourrait posséder, la šarīˁa ne
l’autorise, en revanche, à avoir que quatre épouses libres. La référence
sur cette discrimination matrimoniale est fournie par le verset 3 de la
sourate IV (al-Nisāˀ / « Les Femmes ») qui dit : « si vous craignez de
n’être pas équitable, prenez-en une seule (i.e. : d’épouse libre) ou des
concubines issues de vos possessions (mā malakat aymānukum) ».
La femme esclave, contrairement à la femme libre, n’est pas tenue de
cacher sa tête, sa poitrine et ses jambes aux regards de ceux qui ne sont
pas ses frères de lait (maḥārim).
L’esclave-homme, poursuit notre faqīh, n’a pas la tutelle (walāˀ)
du mariage de ses filles. Si elle sont esclaves, le walāˀ appartient à leurs

(1) Faqīh mālikite égyptien de la seconde moitié du XIVe s. Son «Abrégé» (muḫtaṣar) a fait
l'objet d'au moins une trentaine de commentaires connus dans la société maure entre le
XVIe et le début du XXe s. Cf Ould Cheikh, 1985, 388-389.
(2) Laps de temps qu’une femme divorcée ou veuve doit respecter avant de contracter un
nouveau mariage.
486 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

maîtres ; si elles sont libres (i. e. : de mère libre), elles seront traitées
comme des orphelines. L’esclave n’hérite pas de son père, ni d’aucune
autre personne parente dont héritent les hommes libres. Si un esclave
épouse une femme libre dans l’ignorance de son statut, celle-ci peut
légitimement demander le divorce. Le témoignage de l’esclave n’est
pas recevable, même si sa rectitude morale est reconnue. Le maître a le
droit de s’approprier autoritairement les biens de l’esclave. L’esclave
n’est pas soumis au châtiment de la lapidation (rağm), à la différence de
l’homme libre. Dans les autres sanctions pénales de type ḥudūd(1), il se
voit appliquer la moitié des peines infligées à l’homme libre. Le talion
(qiṣāṣ) ne s’applique pas pour le meurtre d’un esclave par un homme
libre. Le meurtrier paie « le prix » de l’esclave qu’il a tué. L’esclave
qui commet un dommage corporel engage sa propre personne et non
ses biens : il est livré à sa victime, ou le dommage est compensé par
son maître(2). L’aveu de l’esclave, dans les questions de propriété est
identique à son déni (i. e : il n’a aucune valeur), à la différence du maître.
Le lien de mariage de l’esclave (ˁiṣma), même marié à une femme libre,
est dissous par le prononcé de deux formules de divorce (au lieu de trois
pour l’homme libre). L’esclave n’a pas obligation d’assister à l’office
du vendredi.
Tels sont les principaux traits retenus par la législation musulmane
en vigueur en ce qui concerne le statut d’esclave dans le pays maure
au moment de l’arrivée des Français. Avant cet événement, conclut le
qāḍī abhamī, « les gens les possédaient comme tous les autres animaux
(ka-sā’ir al-mawāšī), chameaux, bovins, ovins-caprins. Quand un père
donnait à ses enfants une partie de ses animaux, il leur donnait aussi
une partie de ses esclaves. Quand une femme se mariait, elle partait de
chez elle avec des animaux et des esclaves. Celui qui se trouvait dans
le besoin de vendre quelque esclave le faisait. Mais, quoique licite dans
notre religion, leur vente était rare, sauf en cas de misère ou de nécessité

(1) Les peines proprement divines associées à des transgressions de «limites» édictées par la
šarīˁa, et qui ne sont pas «négociables».
(2) Fondement de la pratique, juridiquement débattue entre fuqahāˀ, qui consiste, pour
l’esclave, à attenter à l’intégrité physique (amputation d’une oreille, par exemple) d’un
autre homme libre que son maître pour changer de propriétaire, pour passer au service de sa
victime.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 487

extrême. ». On ne saurait être plus net sur l’in-humanité du statut de ces


êtres délibérément exclu du règne humain pour être versés à celui des
animaux domestiques.
Le document dont je rapporte ici les passages les plus significatifs
mentionne également les activités principales auxquelles étaient
affectés les esclaves dans la société maure précoloniale, une société,
rappelons-le, essentiellement rurale, organisée autour des activités
agro-pastorales. Les esclaves étaient affectés aux soins du bétail
(gardiennage, soins « vétérinaires », dressage, traite, abattage, etc.),
aux travaux agricoles, ainsi qu’à la collecte de la gomme arabique,
denrée jadis abondante dans la région d’origine de notre auteur (les
environs de l’actuelle bourgade de Méderdra). Ils devaient s’occuper de
confectionner les instruments d’exore de l’eau(1), et du travail, souvent
périlleux, du forage et de l’entretien des puits. La distance géographique
qu’implique parfois l’exercice de ces activités, la séparation physique
d’avec le maître, n’entraînait pas l’extinction du statut de sujétion ou de
minorité juridique attaché à la condition servile. Chez certaines tribus,
observe notre faqīh, il arrivait que des esclaves soient résidentiellement
séparés de leurs maîtres, vivant indépendamment d’eux, entretenant
leurs propres animaux et leurs terrains de culture. Leur usage en tant
qu’esclaves se limitait à des « redevances » (ġarāmāt) qu’ils versaient
annuellement, ou par périodes, à leurs patrons tribaux. Ils subissaient,
par ailleurs, pleinement et acceptaient les dispositions applicables aux
esclaves : ils ne se mariaient qu’avec l’autorisation de leurs maîtres, qui
en héritaient, etc.
Tout en insistant lourdement sur les fondements législatifs du
déni islamique d’humanité dont sont victimes les esclaves et sur
l’incommensurabilité de leur statut avec celui des hommes libres(2),

(1) Il s’agit principalement d’une corde en peau brute (ᵊršä) d’une longueur variable en
fonction de la profondeur du puit (25 à 70 m), et d’un récipient (dälu) en cuir de forme
ovale, à l’ouverture ourlée, qui pouvait avoir une contenance de 30 à 40 l d’eau.
(2) Il cite notamment le verset 75 de la sourate XVI (al-Naḥl / « Les Abeilles ») où il est dit :
« Allāh propose en parabole un esclave approprié (ˁabdan mamlūkan) qui ne peut rien (lā
yaqdiru ˁalā šayˀ), et un homme libre à qui Nous avons attribué de belles ressources (wa
man razaqnāhu minnā rizqan ḥasanan), sur lesquelles il fait dépense en secret et en public.
Sont-ils égaux (hal yastawiyyāni) ? Non point ! A Allah ne plaise ! Pourtant la plupart des
impies ne savent pas. »
488 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

le qāḍī Muḥummaḏun ne se prive pas de rappeler les aménagements


apportés par la religion du Coran au sort peu enviable des victimes
de l’institution servile après son avènement. Il mentionne notamment
l’interdit coranique prononcé contre la prostitution forcée des femmes
asservies(1). Il cite un ḥadīṯ qui enjoint au maître de traiter son esclave
comme lui-même : « Habillez-les des mêmes vêtements que vous et
nourrissez-les de la même nourriture ». Il relève que, selon le Muḫtaṣar
de Ḫalīl, il est fait obligation aux maîtres d’entretenir leurs esclaves.
S’ils s’y refusent ou s’en révèlent incapables, l’autorité publique doit
procéder à leur vente. Même chose s’ils leur imposent des tâches qui
excèdent leurs capacités. Celui qui blesse ou mutile son esclave se
voit imposer sa manumission (ˁitq) par l’autorité publique. Il est certes
permis de les « corriger » (yağūzu taˀdībuhum), s’ils le méritent, mais
à condition que cela n’occasionne ni plaies significatives (lā yušīn
ğāriḥa), ni fracture (yaksuru ˁaẓman).
Le qāḍī de Méderdra s’étend surtout sur les bienfaits, d’un point
de vue islamique, de la libération des esclaves, « un acte, écrit-il,
vivement recommandé par la religion ». Le Prophète a fait l’éloge de
l’émancipation (ˁitq) des esclaves. Il aurait dit : « Celui qui libère « un
coup » (raqaba i.e « un esclave »), Allāh libérera son corps du feu de
l’enfer, membre par membre ». Le Coran aussi incite à de nombreuses
reprises à émanciper les esclaves, notamment dans le cadre de démarches
expiatoires. Il y est dit que celui qui prononce à l’endroit de sa femme
la formule de divorce de type ẓihār(2), peut la reprendre moyennant la
libération d’un esclave. Le Coran stipule également que la libération
d’un esclave annule l’effet des (faux) serments et permet de réparer/
compenser les meurtres non prémédités. Libérer un esclave peut aussi
compenser le non jeûne délibéré du mois de ramaḍān.
Notre auteur rappelle à propos de l’émancipation les exemples de
la pratique des « compagnons » (ṣaḥāba) du Prophète, et les paroles de

(1) « Ne forcez pas vos esclaves femmes à la prostitution (walā tukrihū fatayātikum ˁalā al-
biġāˀi) alors qu’elles veulent vivre en muḥṣana !(femme « préservée », honorable) » (al-
Nūr / « La Lumière », XXIV, 33). La suite du verset est plus ambiguë : elle laisse envisager
un pardon dont on se demande s’il est destiné à l’esclave contrainte à la prostitution ou à
celui qui l’y contraint …
(2) Sur cet anathème et ses conséquences cf Ould El-Barra et Ould Cheikh, 2002
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 489

ce dernier relativisant singulièrement le fondement de légitimité des


statuts respectifs de maître et d’esclave, renvoyés à une loterie divine
qui aurait tout aussi bien pu faire prévaloir une hiérarchie inverse de
celle qui commande la distribution présente des rôles. Muḥammad,
parlant des esclaves, aurait dit : «(ils sont) Vos amis qu’Il a mis à votre
disposition. Allāh vous a donné un droit de propriété sur eux, et s’Il
l’avait voulu, Il leur aurait donné droit de propriété sur vous. ». La
valorisation pieuse de la manumission volontaire peut, du reste, n’être
pas dénuée de la recherche d’avantages « terrestres ». Ainsi, lorsque la
tradition fait dire au Prophète, à l’adresse de son épouse préférée, ˁĀˀiša :
« Achète une (esclave) de bonne conduite (barīra) et émancipe-la. La
tutelle appartient à celui qui accorde la liberté », elle laisse entrevoir
le bénéfice que le patronage légal ne manquera pas d’engendrer dans
pareil cas de figure(1).
Enfin, et comme pour bien établir le caractère factuel avéré de
la pratique de l’esclavage, et la donner dans des figures historiques
exemplaires, l’auteur du texte ici examiné livre toute une liste d’esclaves
« historiques » des premiers temps de l’islam. Le Prophète lui-même,
dit-il, en a possédés. Il a ordonné la vente de certains d’entre eux pour des
raisons religieuses. Il en a offerts en cadeau et en a émancipé certains.
Il en va de même pour les « compagnons ». Parmi ses esclaves femmes,
on compte Māriyya (Marie), la mère de son fils Ibrāhîm ; une concubine
(ğāriyya) du nom de Nafīsa que lui a offert Zaynab bint Ğaḥš, et qu’il a
épousée en secret (tasarrāhā). Parmi ses esclaves hommes, on compte
Yasār Le Nubien ; Šuqrān, Ṯawbān, Fadda et Anğaša. Il offrit à sa sœur
de lait Šāma, un couple d’esclaves le jour de la bataille de Hawāzin. Il
offrit à Ḥassān b. Ṯābit une esclave du nom de Sirīn, qui lui donna son
fils ˁAbd al-Raḥmān, le poète et bel esprit (adīb), bien connu. Il a offert
à Abu-l-Hayṯam un esclave issu du butin de guerre. Il a émancipé le
père de Rāfiˁ, ainsi que son esclave femme Baraka, qui fut sa propre
nurse (ḥāḍina lahu). Il a accordé la liberté à Zayd b. Ḥāriṯa et à Salmān

(1) Lors d’une enquête effectuée dans la petite palmeraie de Chingueti en 1978, il m’était
apparu que certains propriétaires, pour parer à la « perte » que représentait pour eux le fait
que la descendance de leurs esclaves mâles mariés à des femmes libres (ḥarṭāniyyāt) suivait
le statut de leur mère, émancipaient les pères, qui devenaient ainsi, avec leur progéniture,
dans la logique patrilinéaire régissant la transmission de la filiation parmi les hommes
libres, des « clients légaux » (mawālī) de leurs anciens maîtres.
490 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

al-Fārisī. Il en a fait de même pour Nafīsa, dont toutefois certains disent


que c’est son épouse, Umm Salama, qui lui aurait accordé la liberté.
Abū Bakr a émancipé, quant à lui, le célèbre Bilāl b. Ḥamāma, premier
muezzin de l’islam.
Ce tableau succinct du statut servile dans la société maure
précoloniale, enraciné par son auteur dans la tradition juridique et
historique islamique la plus lointaine, n’offre qu’une vision générale
et, pour ainsi dire, idéalement islamique (pour l’époque…) des faits
d’asservissement, même s’il ouvre une ou deux pistes en direction des
spécificités de la société qu’il a précisément en vue. La pratique de
l’esclavage au quotidien soulève, dans les marges de l’idéal juridique, et
parfois en contradiction avec lui, quantité de problèmes dont on trouve
des échos dans la littérature des fatāwā (consultations juridiques). Je
propose ci-dessous d’en examiner quelques-unes.

III – Les aléas de la condition servile


Je retiendrai ici l’un des recueils de fatāwā les plus volumineux(1)
et les plus cités de l’espace maure, celui d’al-Gaṣrī al-Idayllbī al-Walātī,
lettré walātien donc, décédé en 1235/1819. Les références essentielles
de ce légiste — les mêmes que l’on retrouve d’un bout à l’autre du
Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest musulmane — sont constituées par
la Mudawwana (compilation de responsa attribuées à Mālik b. Anas,
le fondateur du rite malikite, établie par ses disciples, Asad b. al-Furāt
et Saḥnūn b. Saˁīd, entre la fin du VIIIe et le début du IXe s.) et par
le manuel de base, déjà mentionné, de la jurisprudence musulmane
en Afrique du nord, le Muḫtaṣar de Ḫalīl b. Isḥāq, ainsi que ses très
nombreux commentateurs (Aḥmad Bāba, al-Māwwāq, al-Ḥaṭṭāb, al-
Sanhūrī, al-Ujhūrī, al-Ḫaršī, al-Šabarḫītī, ˁAbd al-Bāqī, al-Wadānī,
…). A cette absence d’originalité quant aux sources d’inspiration
s’ajoute la fidélité aux étapes canoniques de ce genre d’écrits, où l’on
commence en général par les questions relatives aux fondements (uṣûl)
du dogme, pour aborder ensuite les pratiques cultuelles (ˁibādāt), avant
(1) Dans la version manuscrite en ma possession, ce recueil est constitué de quatre volumes
(I, 523 p; II, 519 p.; III, 364 p.; IV, 264 p., totalisant 1660 pages. Cf les références dans
Rebstock.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 491

de s'intéresser à l’univers des transactions (muˁāmalāt) et des échanges


économiques.
Les notations relatives à l’esclavage dans le recueil d’al-Gasri, se
trouvent éparpillées dans les 12 rubriques suivantes : (1) al-muˁāwaḍāt
(les compensations), (2) al-ˁuyūb (les défauts), (3) al-qarḍ (le prêt), (4)
al-fils (les faillites), (5) al-šarika (du partenariat ou association), (6)
al-wikāla (tutorat, délégation d’autorité), (7) al-istilḥāq (l’imputation
de paternité), (8) al-iqrār (l’aveu), (9) al-qaṣb wa-l-taˁaddī (spoliation
et usage non autorisé du bien d’un tiers), (10) mustaġriqī al-ḏimam wa-
l-fidāˀ min al-luṣūṣ wa-l-mudārāt (des individus sans foi, des rançons
aux brigands et des tributs), (11) al-qisma (du partage de l’héritage),
(12) al-iğāra wa-l-ğuˁl (rétributions et pensions). Il s’agit de réponse
à des questions soulevées par des cas concrets et soumises à l’examen
d’al-Gaṣrī, qui éclaire et justifie l’opinion qu’il adopte par recours
aux références canoniques ci-haut citées. Les problèmes soulevés et
les solutions juridiques suggérées constituent autant d’illustrations du
développement général proposé par Muḥummaḏun b. Muḥammad Fāl
relativement aux fondements juridiques du statut servile dans la société
maure précoloniale.
Au chapitre des muˁāwaḍāt, al-Gaṣrī rapporte le cas suivant. On
lui pose la question d’un « nourrisson » (raḍīˁ) proposé à la vente par
deux « nomades » (badawiyyān) et acheté par un autre nomade à « vil
prix » (ṯaman baḫs), les vendeurs ayant publiquement affirmé qu’il
s’agit d’un esclave leur appartenant, né d’une mère décédée en leur
possession. L’acquéreur éprouva des difficultés à entretenir l’enfant
esclave et l’aurait abandonné. Il aurait été recueilli par un individu
tiers qui, lui aussi, faute de moyens, l’abandonna à son tour « en très
mauvais état » (fī maḍyaˁa) … Une fillette l’aperçut et l’amena à ses
parents, qui le nourrirent et il grandit avec eux. Puis ils décédèrent.
Personne n’entendit durant leur vie qu’ils avaient émancipé l’enfant
« récupéré » par leur fille, ni non plus qu’ils se le soient approprié. Leur
fille et son mari en héritèrent après leur mort. Elle prétendit qu’il était la
propriété du couple. Ce que l’intéressé niait, se proclamant libre. Puis,
un jour, elle lui proposa de leur céder (à elle et à son mari) les bovins
qu’il possédait en échange de son émancipation. Il accepta et elle en
492 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

reçut un bœuf de transport (markūb) et une génisse de trois ans (ğaḏˁa),


lui laissant le reste de ses animaux.
Quel est, demande-t-on à al-Gaṣrī, le statut de cette personne ?
Doit-on considérer qu’il s’agit d’un « enfant trouvé » (laqīṭ), et par
conséquent qu’il est libre ? Ou doit-on considérer qu’il s’agit bel et bien
d’un esclave et qu’il était, par conséquent, licite de l’acheter à ses deux
vendeurs initiaux ? Et, dans ce cas, reviendrait-il au premier qui l’avait
acheté s’il était encore en vie ou à ses héritiers s’il est mort, à charge pour
eux de rembourser les frais d’entretien de ceux qui l’avaient entretenu ?
Ou bien revient-il à la jeune fille qui l’a « ramassé » après son abandon
par celui qui l’avait acheté et celui qui l’avait « ramassé » après lui,
sans esprit de retour ? Ou bien encore devrait-on le considérer comme
libre en raison de son abandon par ses deux « acquéreurs » successifs,
du fait de l’incapacité de ces derniers à subvenir à ses besoins ?
La réponse du Walātien, inspirée d’un commentateur du Muḫtaṣar,
part du principe général que les produits proposés à la vente en terre
d’islam sont réputés licites et achetables jusqu’à preuve du contraire.
On pose a priori (al-aṣl), que tout ce que possède un musulman lui
appartient légitimement et qu’il lui est loisible d’en user à sa guise
tant qu’il n’a pas été prouvé que, pour quelque raison, l’appropriation
revendiquée est illicite. L’esclave étant une propriété comme une autre,
il était donc licite pour le premier acheteur d’acquérir le nourrisson
auprès de ses deux premiers vendeurs. Il en découle également, aux
yeux d’al- Gaṣrī, qu’il appartient à la jeune fille qui l’avait « ramassé ».
Tout comme est légitime l’appropriation des animaux abandonnés par
celui qui en prend soin, la mainmise sur l’esclave laissé sans soin,
« animal » errant et voué à sa perte, est justifiée. Sa captivité lorsqu’il
n’était qu’un bébé joue contre lui, et s’il réclame, devenu adulte, le
statut d’homme libre, c’est à lui qu’incombe la charge de prouver ses
allégations. Dans le contexte du récit qui lui a été rapporté, le muftī
juge que cette prétention à la liberté « est rejetée et démentie par la
raison » (yunkiruha al-ˁaql wa yukaḏḏibuhā). Inutile, conclue-t-il, de
multiplier les références là-dessus, car tous les « classiques » attestent
qu’une longue durée au service de quelqu’un comme esclave établit le
fait de la servitude. Pourtant, al-Gaṣrī n’ignore pas cet autre principe
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 493

des fondements du fiqh qui énonce que « la liberté est première » (al-
aṣl al-ḥurriyya) par rapport à l’état d’esclavage, mais, en bon avocat de
l’institution servile, il va chercher à en limiter la portée en invoquant
la proximité d’un « territoire de la guerre » (dār al-ḥarb) où règne la
« mécréance » (kufr) et où il est légitime de razzier des esclaves. Une
telle circonstance justifie le renversement de la charge de la preuve
et impose donc non pas au maître de démontrer le bienfondé de sa
possession, mais à l’esclave de fournir des arguments recevables pour
justifier sa prétention à la liberté. La conclusion d’al-Gaṣrī est toute
entière au bénéfice des propriétaires : les parents de la « ramasseuse »
se sont acquittés d’un devoir religieux (entretien et appropriation d’un
esclave « errant »), et son contrat d’émancipation avec le fruit de sa
« cueillette » d’autrefois, devenu esclave adulte, est valide …
A la rubrique des « défauts » (ˁuyūb), al- Gaṣrī rapporte la question
qui suit : une esclave a été vendue à un acquéreur qui dit avoir découvert
qu’elle était enceinte avant la transaction, le vendeur prétendant
que la grossesse est intervenue après la cession. S’agit-il d’un motif
d’annulation de la vente ?
La réponse d’al- Gaṣrī, se référant à al-Ḥaṭṭāb, citant lui-même
Ibn ˁArafa, est que la grossesse constitue à n’en pas douter un défaut. Il
entreprend, au passage, de fournir quelques précisions sur la grossesse.
Elle est attestée, dit-il, par le témoignage des femmes. Elle n’apparaît pas
avant trois mois. Et le foetus ne bouge pas d’une façon décelable avant
quatre mois et dix nuits. Si deux femmes attestent que l’esclave vendue
est enceinte, la vente est annulée, à condition que la transaction remonte
à moins de trois mois. Si la vente a eu lieu antérieurement à ce délai, elle
doit être considérée comme valide, en raison de la présomption que la
grossesse pourrait être advenue chez l’acquéreur. Si deux témoignages
féminins attestent que l’esclave objet de la vente porte un fœtus qui
bouge, elle est rendue à son vendeur, à condition que la transaction
date d’au moins 4 mois 10 nuits. Si après son retour à son vendeur, il
y a avortement, on ne la restituera pas à celui qui l’avait achetée (et
restituée), parce qu’on peut la soupçonner d’avoir provoqué sciemment
l’avortement. On le voit, ici aussi, le seul point de vue qui compte est
celui des maîtres, les esclaves réduits à l’état d’objet, n’ont pas la parole.
494 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Toujours au chapitre des défauts, al- Gaṣrī s’est vu soumettre la


question ci-après : l’achat d’un esclave qui se révèle endetté une fois
la vente réalisée constitue-t-il un motif d’annulation de l’opération de
vente ?
Réponse : d’après la Mudawwana, les dettes sont un « défaut »
qui annule l’achat d’un esclave. L’acquéreur peut aussi garder l’esclave
endetté et endosser son passif économique. Il s’agit, précise l’auteur,
d’un ˁabd maˀḏūn, d’un eslcave autorisé par son maître à s’adonner
au commerce. Quant à celui qui n’est pas « autorisé » (al-maḥğūr),
c’est à son maître ou à l’autorité publique (sulṭān) de régler ses dettes.
Que la dette soit modeste ou importante. Est dite « importante », une
dette qui diminue le prix de l’esclave, car il doit verser ce qu’il possède
pour régler sa dette, et l’on acquiert ainsi un esclave « pauvre » au
lieu d’un « possédant ». La dette « modeste » (al-yasīr), de l’ordre
de 1 à 10 dirhams n’est pas un « défaut » (ˁayb). Si l’endettement est
d’importance (fī saraf) et que l’esclave n’a pas été investi par son
maître de la prérogative de commercer, c’est à ce dernier qu’il revient
de procéder au règlement des dettes. Endettement léger ou significatif
sont l’un et l’autre un défaut (ˁayb) quand ils ne sont pas autorisés par le
maître. La capacité d’agir avec quelque autonomie dans l’espace public
est toujours, pour l’esclave, le fruit d’une prérogative dûment signifiée
et autorisée par son propriétaire.
Comme les autres biens de leur propriétaire, les esclaves peuvent
être acquis à tempérament, être l’objet d’une opération de prêt. A la
question, quelqu’un qui « emprunte » (iqtaraḍa) une femme esclave et
qui la vend en réalisant un bénéfice est-il tenu de rembourser le seul prix
initialement arrêté lors de l’emprunt ou doit-il aussi céder le bénéfice
réalisé par rapport à ce prix, al- Gaṣrī répond que l’emprunteur n’est
tenu de s’acquitter que du montant initial de l’emprunt. Comme quoi,
les esclaves pouvaient être l’objet d’un « placement » financier auprès
de quelque spéculateur, jouant de leur cours sur le marché …
Le statut de « client légal », de mawlā, que nous avons évoqué plus
haut, engendre une relation de solidarité analogue à celle de la parenté.
Un propriétaire qui émancipe son esclave en fait en quelque sorte, d’un
point de vue légal islamique, un « cousin » : il fait désormais partie
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 495

de la même ˁaṣaba que lui, du même « groupe en corps », concerné,


par exemple, collectivement par le règlement des compensations pour
dommage corporel ou pour meurtre (diya), mais aussi, dans certaines
circonstances, par les procédures successorales. Le mawlā et le walī
peuvent être amenés à hériter l’un de l’autre. Au chapitre des « faillites »,
al- Gaṣrī fait ainsi état de la question suivante, concernant le mawlā :
s’il est endetté et qu’il meurt, son « patron » est-il tenu de rembourser
ses dettes ?
Réponse du faqîh : non, sauf si, par disposition testamentaire, il
avait désigné son patron. Dans ce cas, celui-ci est tenu de régler le
tiers de la dette « héritée ». Par ailleurs, si le mawlā avait entamé une
opération de vente qu’il n’a pas eu le temps de mener à son terme avant
de mourir, son patron doit la conclure. Il en découle que les dettes que
le défunt client laisse à ce titre doivent être réglées par son ci-devant
propriétaire.
Parmi les situations génératrices de déchirement et d’instabilité
résidentielle et familiale figure le fait, pour les esclaves, de relever en
partage de deux ou plusieurs maîtres, cas de figure qui n’est pas rare,
compte tenu des aléas des successions patrimoniales dont ils font partie.
D’ordinaire, cette situation engendre une « rotation » de l’esclave parmi
ceux qui le possèdent, au prorata de leurs parts : 6 mois chez untel, 3 mois
chez un autre, etc. Mais ce ne sont naturellement pas ces inconvénients
pour les esclaves qui retiennent l’attention du mufti et de ceux qui le
consultent. Ce sont, pour ainsi dire, les dommages collatéraux, pour les
maîtres, du partage de la propriété d’un même esclave qu’il évoque. On
l’interroge sur le problème qui suit : soit un ˁabd appartenant à deux
maîtres. L’un d’entre eux le bastonne sans l’autorisation de son co-
propriétaire et il se sauve. L’auteur de la molestation est-il responsable
de la perte de la partie de l’esclave qui ne lui appartient pas ? Les avis des
fuqahāˀ sont divergents sur ce point, répond al- Gaṣrī, sur la foi des textes
de Saḥnūn et d’Ibn ˁArafa : certains disent que oui, d’autres que non.
Au chapitre de la tutelle (walāˀ), al- Gaṣrī rapporte une histoire
enchevêtrée qui met en scène en particulier — c’est là son point de
départ — un cas de cette stratégie pour changer de maître, dont il a été
496 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

question plus haut, stratégie consistant, de la part de l’esclave, à attenter


à l’intégrité physique d’une personne libre pour passer à son service.
Fondée sur l’incommensurabilité des êtres juridiques que constituent
l’esclave et l’homme libre, cette démarche désespérée, repose sur
l’impossibilité du talion entre les deux. Un esclave qui coupe l’oreille
d’une personne libre expose son propriétaire au choix suivant, soumis à
l’assentiment de la victime : compenser le dommage ou livrer l’auteur
de l’agression, qui devient l’esclave de sa victime. L’espoir, si l’on peut
dire, de changer de maître n’est cependant pas toujours le dénouement,
comme le montre le cas rapporté ici par al- Gaṣrī.
Le problème juridique posé est relatif à une esclave, appartenant
à une femme, qui coupe l’oreille d’une jeune orpheline. Le tuteur
légal (walī) de l’orpheline envoya alors demander à la propriétaire de
l’esclave de se rendre auprès de lui pour régler le problème. Ils ne sont
séparés que de quelques kilomètres. Elle refusa, sous le prétexte qu’elle
attendait le retour de voyage de son propre tuteur à elle. Revenu de son
voyage, ce dernier se rendit, avec un groupe de cavaliers de sa tribu,
auprès du tuteur de l’orpheline amputée. Il affirma qu’il est mandaté
par la propriétaire de l’esclave et ses compagnons confirmèrent ses
dires. « L’assemblée des musulmans » (ğamāˁat al-muslimīn), dit
le correspondant d’al- Gaṣrī, évalua le prix de l’esclave à 15 vaches
(baqara), et le préjudice à 5 vaches. Le tuteur de l’orpheline proposa
au mandataire de la propriétaire de l’esclave responsable de l’attentat
le marché suivant : ou tu nous donnes 5 vaches et tu gardes l’esclave,
ou tu acceptes le versement de 10 vaches et nous livre l’esclave.
Le mandataire choisit la seconde solution et l’accord fut conclu. La
propriétaire de l’esclave, mise au courant, accepta les termes de
l’arrangement conclu, et l’esclave fut donc livrée à l’orpheline et à son
tuteur en échange de 10 vaches de dédommagement pour sa propriétaire.
Mais voilà que quelques jours plus tard, alors qu’elle avait utilisé les
bovins pour le lait, le transport, etc., la propriétaire se présenta au
tuteur, pour contester l’accord, prétendant qu’elle n’avait pas mandaté
le négociateur, et qu’elle avait refusé l’arrangement lorsqu’il lui fut
annoncé. Elle ne produisit cependant aucune preuve tangible de ses
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 497

affirmations. Le tuteur de l’orpheline, par crainte(1), accepta de revenir


sur l’arrangement initialement consenti, et de restituer l’esclave, en
échange d’une compensation pour le dommage infligée à sa pupille.
La propriétaire de l’esclave et les siens s’en retournèrent chez eux sur
cette base. Après une dizaine de jours, durant lesquels la propriétaire
continua d’exploiter les bovins, les animaux furent rendus, mais les
veaux étaient amaigris par défaut de lait et les adultes avaient souffert
de l’usage qui en avait été fait. Que dit la justice ? Quel est le statut
légal (ḥukm) de cette revendication qui a abouti au dénouement qui
vient d’être rapporté, demande le correspondant d’al- Gaṣrī ?
La réponse du faqīh, sur l’autorité du Muḫtaṣar, est claire et nette :
la revendication de la propriétaire de l’esclave n’a aucune base juridique.
Ce qui veut dire que le plan de l’infortunée esclave, contrainte, pour
finir, à rester entre les mains des maîtres qu’elle voulait fuir, aurait
pu réussir s’il y avait une autorité en mesure de faire appliquer la loi
musulmane …
Le thème de la reconnaissance de paternité (istilḥāq), engageant la
responsabilité des hommes libres à l’égard du fruit de leurs œuvres dans
leurs relations avec les femmes de statut servile constitue, lui aussi,
une zone d’interférence statutaire, objet de multiples controverses(2). Ce
genre de situation engage, en effet, des intérêts majeurs, puisque les
enfants nés de la relation entre un propriétaire et son esclave suivent le
statut de leur père et que cette esclave elle-même, dite umm al-walad
(« mère de l’enfant »), est promise à manumission à la disparition du
père de son enfant. Al- Gaṣrī en cite plusieurs cas.

(1) La troupe de cavaliers laisse entrevoir un arrière-plan guerrier, ses membres relevant
vraisemblablement de quelque agressive tribu nomade des environs de Walāta, alors
que l’orpheline du récit pourrait être une ressortissante de l’un des paisibles groupes
maraboutiques sédentaires de cette agglomération, à laquelle fait allusion « l’assemblée
des musulmans » du récit.
(2) L’une des plus célèbres de ces controverses, est celle dite de la ġulāmiyya (« Affaire
de l’enfant esclave »), qui engagea, autour des années 1820, dans la région de la Giblä,
quelques-uns des personnages les plus savants de l’époque : Aḥmad b. al-ˁĀqil (m.
1244/1828), Maḥanḍ Bāba b. Aˁbayd (m. 1277/1860), al-Šayḫ Sidiyya b. al-Muḫtār b. al-
Hayba (m. 1286/1868), Muḥummaḏun Fāl b. Muttālī (m. 1288/1871), etc. Cette « affaire »
et les fatāwā qui en traitent sont mentionnées dans divers documents publiés : Anonyme
(1997, 199-203) ; b. Ḥimmaynna (s.d., 183-194). Plus largement, sur l’ensemble du
traitement des problèmes sociaux par les fuqahāˀ, y compris ceux de l’esclavage (pp. 119-
134), on peut voir notamment al-Saˁd (2000).
498 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

L’un d’entre eux concerne un homme qui aurait pris secrètement


(tasarrā) son esclave pour concubine, pratique qui n’était pas rare dans
la société maure précoloniale(1). Il s’en sépara en déclarant qu’elle
n’est pas enceinte (istabraˀahā) et fit attester ses déclarations par deux
témoins. Dix mois plus tard, l’esclave donna naissance à un enfant.
Après cet événement, son maître et présumé concubin déclara devant
les deux témoins qu’il n’a pas eu de contact sexuel avec elle depuis le
moment où il avait fait appel à eux pour la première fois. Et qu’il n’y
a aucune relation entre elle et lui. Les deux attestataires couchèrent par
écrit leur témoignage concernant l’istibrāˀ, témoignage où il est fait
mention du temps (les dix mois) écoulé entre leur première attestation
et la naissance de l’enfant à la paternité controversée. Ils mentionnèrent
également, dans leur témoignage, la dénégation, faite après la naissance
du bébé, de toute relation sexuelle avec sa mère, ainsi que la non
reconnaissance du nouveau-né proclamée par celui-ci. Plus tard, tombé
malade et sentant peut-être sa fin prochaine, le maître et présumé père
recommanda l’enfant à ses proches et prononça un legs (waṣiyya) en sa
faveur, affirmant qu’il en était bel et bien le géniteur. Ce qui suscita de la
part de l’un des deux témoins ci-haut mentionnés, la question suivante
: « Pourquoi le recommandes-tu (tūṣī ˁalayh) alors que tu nous a fait
témoigner pour l’istibrāˀ et la dénégation de ta paternité ? ». La réponse
fut : « J’étais dans le doute (šakaktu) ». Il ajouta, en présence de deux
hommes, dont l’un faisait partie des deux témoins de la waṣiyya, et dont
le second espérait bénéficier lui-même des largesses testamentaires du
moribond, qu’il n’y avait rien entre lui et l’enfant, mais que la šarīˁa
lui impute sa paternité (al-šarˁ yulḥiquhu biyya). Puis il mourut. Il
s’ajoute à tous ces flottements, conclut le correspondant d’al-Gaṣrī,
que le document portant témoignage n’atteste pas de façon certaine al-
istibrāˀ et la non reconnaissance de l’enfant, qui est resté présent dans
les dispositions testamentaires, les actes contractuels (bal tarakahu fī
ˁuqūdihi) laissés par le défunt.

(1) Tout récemment encore, aux toutes dernières années du XXe s, un homme né dans ce genre
de circonstances, au sein d’une famille fort en vue de la Mauritanie postcoloniale, et devenu
avocat grâce aux attentions prodiguées par sa (présumée) grand mère paternelle, a réussi
à faire établir en justice l’imputation de paternité qui lui était refusée jusque-là par son
géniteur putatif.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 499

La réponse d’al- Gaṣrī sur ce cas, toujours attentif en premier lieu


à la préservation des intérêts du monde des propriétaires d’esclaves, est
la suivante : celui qui examine attentivement, écrit-il, les données de
cette affaire à la lumière des textes qui font autorité, ne doutera pas de
l’inanité de la revendication d’héritage en faveur du garçon à la paternité
controversée. Al- Gaṣrī invoque une règle simple : là où il y a doute (sur
la filiation), il n’y a pas héritage. La recommandation (isāˁ) tendant
à justifier l’ilḥāq ne peut servir d’argument, car le maximum qu’elle
peut générer, estime-t-il, c’est le doute sur la filiation. Or, là où il y a
doute sur la cause génératrice d’héritage, il n’y a pas héritage, comme
l’enseigne le Muḫtaṣar. Malgré l’apparente circularité de l’argument
(pas d’héritage, donc pas de paternité, dont l’absence justifie, en retour,
l’exclusion de l’héritage qui justifie la dénégation de l’ilḥāq, etc.), le
jugement du faqīh est sans appel :
« Il découle (yatafarraˁu ˁan) de sa mise à l’écart de l’héritage, le
déni de sa filiation (ilḥāq) ». Et le faqīh de renvoyer au début de la partie
de la Mudawwana relative aux esclaves-mères (ummahāt al-awlād).
Toujours au chapitre des problèmes posés par le déni ou la
reconnaissance de paternité par un homme libre à l’égard de sa
progéniture issue d’une concubine de statut servile, al-Gaṣrī fait mention
du cas suivant qui lui aurait été soumis.
Le problème envisagé sent un peu le cas d’école, mais il n’est pas
invraisemblable, compte tenu de la relative fréquence de la possession
conjointe d’un ou d’une esclave par plusieurs personnes, dont nous
avons déjà rencontré un exemple. Il s’agit de deux co-propriétaires qui
ont des relations sexuelles (waṭiˀa) avec une esclave(1) durant le même
« intervalle de pureté » (ṭuhr), entre deux menstruations. Puis, « au
bout de six mois ou plus », à compter de ses relations avec le second
d’entre eux, elle donna naissance à un enfant. Les co-propriétaires
revendiquaient tous les deux l’enfant, sans qu’il y ait « ressemblance »
(qāfa) nette avec l’un ou l’autre d’entre eux. Quel est le statut de cet
enfant ? Réponse : il sera considéré comme libre et comme le rejeton
des deux. S’il venait à décéder avant eux, ils en hériteront à part égale,
(1) Avoir recours aux prestations sexuelles de son esclave, ne nécessite, il convient de le
rappeler, aucune formalité juridique, dans la perspective islamique ici envisagée.
500 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

puisque, apparemment, c’est la question de la succession qui est au


centre de ce problème ; et lui, à son tour, héritera des deux, le cas
échéant.
Le thème de l’aveu (iqrār) montre lui aussi les incertitudes qui
entourent le destin des esclaves, souvent à la merci des serments ou
déclarations contradictoires des maîtres, comme le montre l’exemple
suivant, soumis à l’appréciation d’al-Gaṣrī.
Cet exemple concerne un esclave dont une femme possède la
moitié par héritage venu de sa mère et l’autre moitié par achat auprès de
la parentèle (ˁaṣaba) de celle-ci. Cette propriétaire déclara en public que
la moitié de l’esclave en question appartenait à sa fille, sans préciser s’il
s’agissait d’un don gracieux (hība), d’une action caritative (ṣadaqa),
ou d’une vente (bayˁ). Puis elle tomba malade, affranchit l’esclave dans
son intégralité en présence de témoins et nia l’appartenance de sa moitié
à sa fille. Par la suite, elle se rétablit et reconnut à nouveau la possession
de la moitié de l’esclave par sa fille, déclarant nulle sa manumission,
en affirmant l’avoir décidée « dans un moment d’égarement lié à la
maladie » (ḏihābi ˁaqlihā bi-l-maraḍ). Puis elle retomba à nouveau
malade et mourut. Quant à sa fille elle ne s’appropria effectivement
(lam taḥuz) l’esclave ni avant ni après sa manumission. Quel est le
ḥukm dans ce cas ?
La réponse d’al-Gaṣrī, une fois n’est pas coutume, va dans le sens
de l’émancipation. La déclaration (iqrār) de la mère doit, écrit-il, être
prise pour une donation, un acte de charité, et traitée comme telle.
Cependant, ce don est annulé par l’émancipation prononcée par la mère
avant que la fille ne s’approprie effectivement l’esclave. Il en découle
que celui-ci est entièrement libre.
Autre affaire d’iqrār, relative à une femme qui, du temps où elle
était en bonne santé (fī ṣiḥḥatihā), affirmait que la femme esclave
(ama) en sa possession, appartenait à son neveu utérien (ibn uḫtihā).
Elle prétendait qu’il avait simplement mis cette esclave à son service
(aḫdamahā iyyāhā), mais elle la conserva tout de même jusqu’à sa
mort. L’opinion d’al-Gaṣrī, envisageant les choses du point de vue de
la succession, est que l’esclave revient en partage aux héritiers de la
prétendue « usufruitière » et non pas au neveu ou à ses ayant droit.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 501

Il peut arriver qu’une personne libre soit illégitimement mise en


esclavage. Les esclaves n’étant, par ailleurs, qu’un bien comme un
autre, leur propriétaire pouvait en être momentanément ou durablement
spolié. Ils pouvaient faire l’objet d’un usage abusif et/ou non autorisé
(taˁaddī) par leur propriétaire légitime. al-Gaṣrī évoque des situations
qui illustrent ce cas de figure. Il est ainsi interrogé sur un cas de vente
d’un homme libre (ḥurr) par une personne qui se révèle dans l’incapacité
de lui rendre sa liberté, une fois l’usurpation de propriété mise à jour.
Dans ce cas, statue le faqîh citant al-Ḥaṭṭāb, l’usurpateur devrait se faire
administrer 100 coups de fouet. Et si tout espoir s’évanouit de ramener
à la liberté l’individu indûment asservi, celui qui est à l’origine de son
changement de statut est tenu d’en régler la diya.
Autre exemple rapporté sous la rubrique du taˁaddī. Il a trait à un
homme qui se serait rendu coupable de la molestation d’un esclave ne lui
appartenant pas, causant ainsi sa rébellion (ˀibq). Si cette insoumission
devait durer jusqu’à la fin des jours de l’esclave, celui qui l’a maltraité
devrait-il être tenu pour responsable de cette perte ?
Les savants ne sont pas unanimes à ce sujet, répond al-Gaṣrī. Al-
Šarīf Ḥimā Allāh(1), dans ses nawāzil (responsa), affirme qu’il doit
être tenu pour responsable. Sīdi Ḥabīb Allāh al-Kuntī(2), pour sa part,
a dit que l’auteur de la molestation de l’esclave n’est pas responsable,
puisqu’il n’est pas la cause de la mort (en état de rébellion) de l’esclave.
al-Gaṣrī attribue à ce dernier muftī une éloquente comparaison, qui nous
ramène derechef au statut d’animal, et d’animal errant, de l’esclave.
« C’est, aurait dit al-Kuntī, comme si un berger jetait une pierre à une
chèvre/brebis (šāt) et que, dans sa fuite, elle tombait dans un puits. Il
n’est pas responsable (fa-lā ḍamāna ˁalayh) ».
Parmi les questions abordées par al-Gaṣrī dans son recueil de fatāwā,
un certain nombre ont trait aux incertitudes entourant « l’islamité » des
régions de provenance des esclaves acquis par les walātiens, le rapt
d’individus non musulmans étant considéré, nous l’avons vu, comme

(1) Faqīh tišitien du XVIIIe s. (m. 1169/1755-56)


(2) Vraisemblablement l’ancêtre, plus connu sous le nom ḥassānisé de Sīdi Ḥaybaḷḷa, de la
fraction Kunta des Awlād Sīdi Ḥaybaḷḷa, et qui a dû vivre entre la fin du XVIIe et le début
du XVIIIe s. Cf al-Šayḫ Sīdi Muḥammad al-Risāla al-Ġallāwiyya. (manuscrit).
502 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

un des fondements principaux de légitimité de l’esclavage, alors qu’il


est formellement interdit d’asservir des musulmans libres. On retrouve
là les interrogations naguère soumises par les habitants du Touat à son
illustre devancier, Aḥmad Bāba de Tīmbuktu (Miˁrāğ al-ṣuˁūd).
La question est du reste parfois moins celle de l’islamité que celle
du statut de personne libre raptée, en raison de la généralisation de
ce mode d’acquisition des esclaves dans les régions voisines, où les
walātiens ont coutume de s’approvisionner. L’un des correspondants
d’al-Gaṣrī lui pose ainsi la question : si un esclave acheté prétend
qu’il est originaire d’une région où la vente des hommes libres est
répandue et affirme avoir été lui-même victime d’un rapt alors qu’il
était libre, doit-on lui donner raison ? La réponse est mitigée. Certains
théologiens seraient d’avis que la charge de la preuve du fondement de
son statut servile incombe à l’acquéreur, tandis que d’autres assignent,
au contraire, à l’esclave l’obligation de prouver ses allégations.
Al-Gaṣrī lui-même, apparemment tout à fait au fait de ces pratiques
de razzias humaines dans les régions voisines, est d’avis qu’il faut donner
raison à l’esclave, « sauf s’il s’agit d’un Bambara ou d’un ressortissant
de quelque autre communauté noire (min al-sudān) originairement
mécréante (al-laḏīna aṣluhum al-kufr). « Les musulmans originaires (al-
muslimīn aṣālatan) ce sont, écrit-il, les habitants du ˁAtyāg (Gadiaga ?),
du Bāġna (Bāḫunu), du Saqrā (Songhay ?) et tous les autres Aswānik
(Soninké) et Ifullān (Peuls). Celui qui en garde comme esclaves en porte
la responsabilité. S’il vend un esclave relevant de ce cas de figure, et qu’il
s’avère difficile de lui restituer sa liberté, il est redevable de sa diya».
La situation des populations négro-africaines voisines des Walātiens
n’est au reste pas toujours très claire, s’agissant de leur appartenance
religieuse effective. Une des questions soumise à l’examen de notre faqīh
concerne précisément les Soninkés (aswānik) et Peuls (al-fullāniyyīn)
« qui se conduisent comme des Bambara » (al-mutaḫalliqīn bi-aḫlāq
banbāra). A-t-on le droit de les réduire en esclavage ? Pour al-Gaṣrī, ils
ne sont ni des apostats (murtaddīn), ni des adeptes protégés d’une autre
foi (muˁāhadîn) en temps de paix. Ils suivent « la religion des Bambara »
(ˁalā dīn banbāra) — que notre muftī ne se souciera pas autrement de
préciser — depuis au moins quatre générations. Or le murtadd (apostat)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 503

est celui qui renonce à suivre la religion de son père musulman … La


question du statut religieux de ces groupes, écrit-il, a été posée à un autre
savant walātien, al-Ṭālib Abû Bakr al-Walātî(1), lorsqu’on lui demanda
s’il était licite de prendre pour esclave un sujet qui s’avère être un
« mécréant » (kāfir) parmi les populations noires (sudān) « considérés
comme musulmanes » (al-maḥkūm lahum bi-l-islām). Sa réponse avait
été que les « mécréants » (man kafara) parmi les « tribus considérés
comme musulmanes » (al-qabāˀil al-maḥkūm lahum bi-l-islām) ne
peuvent être mis en esclavage, car ils sont assimilés à des apostats
(murtadd) et l’apostat n’est pas réductible à la servitude (lā yustaraqq).
Qu’il ait lui-même renié la religion musulmane ou que ce soit son père
qui ait apostasié. Juridiquement, en effet, d’un point de vue islamique, le
murtadd n’a le choix qu’entre le repentir et la peine capitale.
Un dernier point, relevé sous l’intitulé « rétributions et pensions »
(al-iğāra wa-l-ğuˁl) de notre recueil, et reprenant la thématique
de l’opposition entre esclave autorisé et esclave « non autorisé à
commercer » (ġayr maˀḏūn lahu fi-l-tiğāra) que nous avons déjà
rencontrée, permet de nuancer l’absence d’accès à la propriété ou le
déni légal de toute possession pour les esclaves souligné par le texte
présenté en (II). On interroge al-Gaṣrī sur un esclave auquel aurait été
confié, contre rémunération, (istuˀğira) un troupeau de vaches, et qui
abat ou vend un élément de ce troupeau. Le prix de cet animal doit-il
être considéré comme une dette assumée par l’esclave en tant qu’esclave
(hal takūnu qīmatuhā fī raqabatih) — ce qui sous-entend une capacité
juridique dont il est présumé dénué — ou ne pourra-t-on vraiment parler
de dette lui incombant que s’il venait à être libéré ? La réponse d’al-
Gaṣrī est qu’il l’assume comme dette s’il est libéré. Mais, ajoute-t-il, son
maître peut l’en décharger avant son émancipation, soulignant, avec la
Mudawwana de Saḥnūn, qu’un esclave non autorisé reste juridiquement
irresponsable. Pourtant, l’idée même qu’il puisse être rémunéré suppose
à quelque degré une entente contractuelle engageant un espace minimum
de libre arbitre, tout comme elle laisse entendre une possibilité, dusse-t-
elle être infime, d’acquisition privée de quelque bien…

(1) Sans doute al-Ṭālib Bubakkar b. Muḥammad b. al-Ḥāğ Aḥmad al-Maḥğūbī (m. 1208/1793)
Cf al-Saˁd (2000, 138)
504 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Voilà donc un bref panorama des questions traitées par un juriste


du XIXe s, autour des problèmes que pose au quotidien la condition
servile dans la société maure de l’époque. Une observation très nette
se dégage de l’examen de cette littérature : les esclaves n’ont pas voix
au chapitre. On parle d’eux en leur absence. Ou, plus précisément, ils
sont parlés par le discours juridique, qui les néantise comme sujets,
sauf à en faire des « sujets » lacaniens : des absents à leur place. Les
pratiques juridiques et sociales que reflètent les cas ci-dessus rapportés,
même lorsqu’elles font état de doutes sur les fondements de telle ou
telle circonstance particulière d’asservissement, ne sont traversées par
aucune inquiétude quant au caractère éminemment légitime du statut
de servitude lui-même. Il est inscrit dans la tradition et dans la loi
islamique telle qu’elle était reçue localement. Un débat récent vient
pourtant montrer que, sous la pression des circonstances historiques,
cette loi peut être (timidement) discutée.

IV Vers une émancipation « islamique » des esclaves ?


Avant de procéder à l’examen du débat théologique engagé
en 1979 pour préparer la voie au décret d’abolition pris en 1980, je
rappellerai quelques jalons essentiels de l’évolution historique et sociale
qui a balisé le chemin de cette tentative islamique d’émancipation des
esclaves mauritaniens.
La colonisation française (1902-1960) de l’espace mauritanien,
je l’ai noté, n’a pas vraiment cherché à éradiquer l’esclavage dans cet
espace. Une fois leur autorité assurée, les nouveaux maîtres du pays maure
et de ses confins sahéliens, se contenteront de mettre un terme au trafic
commercial de quelque importance organisé autour de la main d’œuvre
servile, sans trop se préoccuper des « petits arrangements » locaux
qui pouvaient concerner des transactions réalisées dans un voisinage
proche(1). Sans non plus aller regarder de trop près ce qui se passait dans
des campements nomades éparpillés sur un très vaste territoire et dont
on souhaitait avant tout assurer la « pacification ». Certes, les nouveaux

(1) Ça ne l’empêchera pas, à l’occasion, de s’intéresser à des cas extrêmes de mauvais


traitements infligés par des maîtres à leurs esclaves (Fondacci, 1946)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 505

centres administratifs créés autour du « commandant » pouvaient offrir


des refuges — pas toujours sûrs(1) — pour des évadés de l’arrière-pays
saharien et leur procurer, parfois, la possibilité d’exercer des activités
plus ou moins en continuité avec leur statut antérieur (domestique,
puisatier, boucher, charbonnier, manœuvre, etc.). Certes, également,
l’embryon d’appareil scolaire colonial (Chassey, 1972), soustrait aux
impératifs statutaires de reproduction de l’ordre des zwāyä qui animait
l’enseignement traditionnel des maḥāẓir (sg. maḥəẓra) va-t-il permettre
à quelques miraculés de la reproduction, d’origine servile, d’acquérir un
début d’instruction dans la langue du colonisateur, et de pouvoir ainsi
participer des avantages du pouvoir que procure la proximité d’avec
l’administration. Malgré tout, de tels cas se comptaient sur les doigts
d’une main, et les « évadés » de l’arrière-pays rural venus s’établir au
voisinage des autorités administratives sont, en général, loin d’avoir
opté pour une rupture brutale et définitive avec leurs anciens maîtres.
Bien souvent, ils continuaient de s’en réclamer, le cadre des identités
tribales, officialisé en quelque sorte par les Français, servant toujours, et
même, en un sens, plus que jamais, pour le règlement de la plupart des
affaires individuelles et collectives (mobilisations politiques, impôts,
aménagements hydro-agricoles, contentieux juridiques, etc.).
La Mauritanie connût, par ailleurs, au début des années 1950, une
prospérité (toute) relative, liée à une bonne conjoncture pluviométrique
après la famine et les pénuries de la période de la guerre 1939-1945(2).
La réalisation de quelques aménagements hydro-agricoles (comme le
barrage de Magta Lajar, par ex.), le forage d’un certain nombre de puits

(1) Divers témoignages oraux recueillis auprès de personnes déjà adultes dans les années
1930, me donnent à penser que les tentatives de « récupération » d’esclaves installés dans
les petites bourgades de l’époque coloniale n’étaient pas rares. Cependant, la présence
d’auxiliaires noirs (gardes, secrétaires, cuisiniers, etc.) auprès des agents expatriés de la
colonisation, et les alliances matrimoniales qu’à l’occasion ils pouvaient contracter parmi
les premiers habitants ḥrāṭīn ou assimilés des centres administratifs créaient un petit milieu
porteur pour ce que l’on appelait à l’époque, parmi les anciens propriétaires d’esclave, ᵊḓ-
ḓämḅīr. Il s’agit, en ḥassāniyyä, du nom d’action du verbe ḓämḅär, iḓämḅär, « rejoindre
un ḓyāmbūr », nom wolof des « villages de liberté ». Plus largement, ᵊḓ-ḓämḅīr connote,
dans la bouche de leurs anciens maître, une idée d’insoumission, d’arrogance, des ci-devant
esclaves, appuyée sur la protection des Français et de leur entourage noir.
(2) Les années 1942-1943, en particulier, connurent une sécheresse accompagnée d’une
famine sévère. Cette période est dénommée dans la région du Trarza ˁām l-ᵊḫlä ou ˁām ᵊl-
häwṿä (i. e : « année de la catastrophe »)
506 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

pastoraux (Ould Cheikh, 1986), l’accès plus aisé aux zones de pâturages
les plus éloignées désormais soustraites à la menace traditionnelle des
razzias ennemies par la ferme emprise de l’administration coloniale sur
l’ensemble du territoire, autant de facteurs qui font que l’on a pu parler,
pour cette période qui précède de quelques années l’indépendance, de
« colonisation heureuse »(1). Un « bonheur » bien entendu tout relatif.
Il s’agissait surtout pour ces populations, vivant pour l’essentiel
d’agriculture et d’élevage nomade, de pouvoir reproduire, autant que
possible en paix, leur mode de vie rural traditionnel sans interférences
majeures d’une administration étrangère assimilée avant tout au danger
de « contagion culturelle » et à la menace de prédation fiscale.
Les premières années de l’indépendance ne vont guère contribuer
à rapprocher les populations, toujours très majoritairement rurales,
d’une administration devenue nationale, mais dont elles n’avaient pour
ainsi dire pas besoin. La faiblesse des services que cette administration
pouvait offrir (éducation, santé, emploi…) n’encourageait guère les
tenants d’un mode de vie traditionnel encore plein de vigueur à renoncer
à leur méfiance vis-à-vis des héritiers du pouvoir colonial. Il fallait
attendre les bouleversements démographiques associés à la grande
vague de sécheresse du début des années 1970(2) pour observer un
véritable ébranlement des structures sociales de l’époque précoloniale.
On assista notamment à une sédentarisation massive des nomades et au
gonflement spectaculaire de la population des principales agglomérations
du pays, tout particulièrement de la capitale, Nouakchott. Alors que
leur proportion dans l’ensemble de la population mauritanienne en
1950 s’élevait à peine à 3%, les habitants des agglomérations de plus

(1) Expression que j’ai entendue parfois employée par Jean-Louis Triaud, l’historien à la
compétence reconnue sur la colonisation française en Afrique.
(2) Le mouvement de sédentarisation et d’exode en direction des villes connaît une accélération
spectaculaire au cours de cette période. Voici les chiffres donnés par le Recensement général
de la population 1977, Nouakchott, Direction de la Statistique Vol. 1, p. 24, pour la période
1965-1977 :
Forme résidentielle 1965 1977
Nomades 65% 33,16%
Ruraux sédentaires 25% 44,14%
Urbains 10% 22,7%
Total 100% 100%
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 507

5000 habitants en sont venus à en représenter, en 2002, un peu plus de


50% (Ould Cheikh, 2006). L’affaiblissement considérable des modes
de vie ruraux que traduit cette évolution a été porteur de profondes
transformations des structures sociales dont ils s’accompagnaient. La
destruction à une vaste échelle des activités pastorales et agricoles ont
notamment « libéré » quantité d’esclaves dont le fondement économique
de l’assujettissement se trouvait tout d’un coup réduit à néant.
Ce ne furent cependant pas les seules conséquences de la crise
écologique des années 1970. La sédentarisation des nomades et le
mouvement en direction du sud de l’ensemble de la population maure,
accompagnant la descente des isohyètes(1), vont entraîner des tensions
de plus en plus vives au sein de la société maure elle-même entre
agriculteurs sédentaires (généralement ḥṛāṭīn) et anciens éleveurs
nomades (généralement biẓān)(2), d’un côté, et entre ressortissants de
la communauté maure et ceux des communautés « négro-africaines »
(wolof, pulaar, soninké) de la frontière méridionale de la Mauritanie,
de l’autre, autour des derniers espaces encore susceptibles d’être
pâturés et/ou aménagés pour l’agriculture. Ces tensions, de plus en plus
« ethnicisées », vont se nouer avec d’autres facteurs déstabilisants que
la Mauritanie connut dans les années 1970. La guerre du Sahara (1975-
1979) et ses conséquences en constituent en quelque sorte le résumé.
Le conflit saharien engendra un gonflement rapide des effectifs de
l’armée mauritanienne (N’Diaye, 2009), et notamment l’enrôlement
d’un très fort contingent de ḥṛāṭīn. Le conflit et la défaite de la Mauritanie
face aux combattants ṣaḥrāwis conduiront, par ailleurs, au renversement
(10 juillet 1978) du gouvernement civil de Moktar Ould Daddah par une
junte militaire. La période d’instabilité politique qu’inaugure le putsch
du 10 juillet favorisa l’émergence de nouvelles forces politiques. C’est
dans ce contexte, dont un examen plus précis nous entraînerait trop loin

(1) « En 1972, écrit un géographe, l’écart par rapport aux conditions normales est
particulièrement prononcé. L’isohyète 150 mm, par exemple, fait une chute importante
vers le Sud par rapport à son niveau moyen, de l’ordre de 400 km dans le Sud-Ouest
mauritanien. », in Ould Cheikh, 1986, 10.
(2) Le système de la propriété foncière dans la société maure « traditionnelle » reposait sur
un enchevêtrement de droits et de prérogatives inscrits dans l’organisation tribale, et
excluant, la plupart du temps, la propriété éminente des esclaves et ḥṛāṭīn sur les terres
qu’ils cultivaient (Ould El-Bara et Ould Cheikh, 2000)
508 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

du versant « islamique » de la question de l’esclavage sur lequel j’ai


voulu centrer mon propos, c’est donc dans ce contexte qu’émerge le
mouvement El Hor (i.e « L’homme libre »). Né le 5 mars 1978 (Ould
Saleck, 2003), à l’initiative de quelques intellectuels ḥṛāṭīn(1) , El Hor,
mouvement qui se veut porte-parole et défenseurs des esclaves, va
commencer à avoir une visibilité importante dans le paysage politique
mauritanien à partir du coup d’Etat du 10 juillet.
Le colonel Mohamed Khouna Ould Haidalla, qui hérite du pouvoir
à la suite de diverses péripéties, et qui dirige la Mauritanie de 1979 à
1984 éprouvera, le premier, le besoin de faire un début de place officielle
au mouvement des ḥṛāṭīn dans l’arène politique mauritanienne(2). Avant
de décider d’une abolition officielle de l’esclavage qui sera décrétée
le 5 juillet 1980, il lança une consultation auprès de quelques-uns
des principaux fuqahāˀ du pays, pour recueillir leur opinion sur cette
épineuse question.
La mise en œuvre de ce sondage, voulue par le Comité Militaire de
Salut National (CMSN) dirigé par Ould Haidalla, fut confiée à l’un des
théologiens les plus savants et plus réputés du pays, Muḥammad Sālim
wuld ˁAddūd(3), alors président de la Cour Suprême de Mauritanie.
Je donnerai ici un aperçu de la « lettre circulaire » qu’il envoya à ses
correspondants pour fixer le cadre de la consultation, avant de passer en
revue quelques-unes des réponses qu’il obtint(4). L’on pourra voir ainsi
(1) Les plus connus d’entre eux sont : Boubacar Ould Messaoud (architecte), animateur
aujourd’hui de l’ONG « SOS Esclaves » ; Messaoud Ould Boulkheir (administrateur civil),
ancien ministre du gouvernement Taya et plusieurs fois candidat malheuereux à la présidence
de la République, actuellement président de l’Assemblée Nationale mauritanienne ;
Mohamed Ould Haimer (instituteur), ancien ministre du gouvernement Taya ; Boydiel
Ould Houmeid (financier), ancien ministre du gouvernement Taya ; Mohamed Lemine Ould
Ahmed (universitaire), décédé, et qui fut lui aussi ministre de Taya ; Achour Ould Samba
(administrateur), ministre sous Taya ; El Keihil Ould Mohamed El Abd (universitaire).
(2) Dans son entourage immédiat figurait un officier ḥaṛṭāni, le capitaine Brayka Ould
M’bareck, auquel il délégua d’importantes fonctions à la tête du parti des militaires : les
Structures d’Education des Masses (SEM). J’ai esquissé, dans un texte publié en 1993 et
précédemment cité, la genèse des évènements qui ont conduit à l’irruption de la question
ḥṛāṭīn dans les préoccupations officielles des autorités mauritaniennes.
(3) Issu de la tribu des Ahl al-Mubārak, proche de la confédération zwāyä des Tāšumšä du
Trarza, M. S. wuld ˁAddūd, est décédé en 2009 après avoir occupé diverses fonctions
officielles, dont celle de Ministre de la Culture et de l’Orientation Islamique.
(4) Je dois ces textes à l’aimable assistance de Yahya Ould El Bara, qui s’apprête à les faire
paraître dans un substantiel recueil de fatāwā mauritaniennes.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 509

les difficiles jalons d’une abolition « islamique » procédant bien plus


d’une pressante nécessité impulsée de l’extérieur (tout en étant déniée
...) que d’une remise au goût du jour du corpus juridico-philosophique
islamique précédemment évoqué.
La lettre de « cadrage » envoyée par le faqīh est toute entière placée
sous le signe de la notion de ḍarūra, de « nécessité dirimante ». La šarīˁa
met sous cette rubrique une somme de situations d’exception (naufrage,
menace de mort par faim ou par soif, par exemple) qui autorisent un
individu à accomplir un acte ordinairement défendu, ou à conclure, à
des conditions exorbitantes, un acte juridique destiné à le soustraire
à une menace autrement incontournable. Divers versets du Coran (II,
168 ; V, 5 ; VI, 129 ; XVI, 116) ouvrent, plus ou moins explicitement,
la voie légale à la transgression des interdits en cas d’extrême nécessité.
Les spécialistes des « tours juridiques » (ḥiyal) résument tout cela par
une formule proverbiale : al-ḍarūra tubīḥ al-maḥẓūrāt : « la nécessité
rend licite ce qui est prohibé ». Ainsi, pour raison de nécessité, peuvent
se trouver momentanément levés des interdits comme manger de la
viande d’animaux mort hors abattage rituel (al-mayita), boire du sang
ou du vin, etc. Interprétée dans un sens plus large, la ḍarūra peut se
rapprocher de la notion complémentaire et qui en constitue en quelque
sorte le versant positif, celle de maṣlaḥa, d’« action pie », d’« action
bénéfique », sur la base du principe général, unanimement admis par les
fondements (uṣūl) du fiqh, qu’il faut « combattre les préjudices » (dafˁ
al-maḍarra) et « rechercher les bénéfices » (ğalb al-maṣlaḥa).
L’argumentaire du faqīh s’inscrit donc dans cette filiation et
s’efforce de canaliser les réponses de ses interlocuteurs vers le mode
de légitimation de l’illégitime qu’elle dessine. Une commission réunie
par le CMSN est tombée d’accord, écrit-il, sur la conclusion suivante :
« le détenteur équitable du pouvoir (walī al-amr al-ˁādil), qui applique
les commandements d’Allah (al-qāˀim bi-amr Allah), qui administre au
moyen de la loi d’Allah (al-ḥākim bi-šarˁ Allah), sur la terre d’Allah (fī
arḍ Allāh), le peuple d’Allah (ˁalā ḫalq Allah), s’il apparaît certain (iḏā
taḥaqqaqa) que le maintien de l’esclavage est source d’un préjudice
(ḍarar) général pour l’islam et les musulmans ; s’il est acquis (wa
taḥaqqaqa) que ce préjudice ne peut être levé (lā yurtafaˁ) qu’au moyen
510 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

de l’émancipation des esclaves (illā bi-taḥrīr al-ariqqāˀ) ; et que leur


émancipation est opérée en vue de cet objectif ; toutes ces conditions
étant réunies, ladite émancipation rend licite, pour le détenteur du
pouvoir, répondant aux conditions ci-haut énumérées, l’appropriation
des esclaves de ses administrés (al-istilāˀ ˁalā raqīq al-nās).
La récurrence de la référence à Allah dans la première partie de
ce passage signale à l’évidence la volonté rhétorique d’accréditer
l’enracinement islamique(1) de la mesure d’exception, qui brise un
tabou juridique islamique essentiel (l’attentat à la propriété d’autrui), et
dont la commission voudrait fonder la possibilité en droit. C’est parce
que le maintien de l’institution servile est porteur d’un grave préjudice
(ḍarar) non pas seulement à la Mauritanie et à ses habitants, mais à
l’islam dans son ensemble, que la commission suggère une sorte de
« nationalisation » des esclaves pour utilité publique. Elle ne parle
pas d’abolition : ce serait aller à l’encontre de la lettre du Coran et des
pratiques reçues d’une immémoriale et « bonne » tradition (sunna). Elle
s’abstient d’évoquer la nature du préjudice allégué, sans doute pour ne
pas faire état de l’universelle condamnation de l’esclavage et prêter le
flanc au risque subséquent de paraître céder à de quelconques pressions
extérieures. L’autorité publique locale, investie en la circonstance d’un
degré d’islamité et d’équité que l’on peut juger quelque peu surfait(2),
est estimée en droit d’exproprier les détenteurs d’esclaves pour ne pas
faire courir à l’islam et aux musulmans les risques d’un préjudice plus
grave que celui de la perte de leur propriété légitime. Toute la suite
de l’argumentation, soigneusement graduée en fonction du but (non
vraiment proclamé) à atteindre, à savoir, faire taire l’agitation autour
de la question de l’esclavage, témoigne de l’embarras d’une démarche
qui s’efforce de préserver les fondements juridiques d’une institution
qu’elle a entrepris concrètement de saper.

(1) Ould Haidalla, en partie, semble-t-il, pour conviction personnelle, en partie pour envoyer
un message « d’islamité » aux bailleurs de fonds conservateurs du Golfe, avait décidé de
l’application de la šarīˁa en Mauritanie (prohibition de l’alcool, amputation des voleurs,
flagellation des « fornicateurs », etc.), sans doute pour échapper au soupçon de s’aligner sur
le « camp progressiste » (Algérie, Polisario) après la signature d’un accord de paix avec le
Front Polisario, dont on l’accusait d’être tribalement proche.
(2) Il s’agissait ni plus ni moins d’une dictature militaire, conduite par des officiers aux
compétences et pratiques islamiques modérément convaincants.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 511

Il faut, explique le texte, procéder, dans cette affaire, le plus


prudemment possible, pas à pas. De manière à ce « qu’aucune
disposition de plus grande importance ne soit prise avant celle de
moindre importance qui la précède. ». Les « tours », familiers aux
légistes exercés à la savante manipulation des textes canoniques, seront
ici mobilisés pour, en quelque sorte, « tromper l’ennemi ». Ainsi, nous
dit-on, « si la seule proclamation de l’émancipation (iˁlān al-taḥrīr)
suffisait, sans qu’elle ait d’effet réel (bi-dūn an yakūn li-ḏālika ḥaqīqa) »,
à modifier les données du problème (i.e : à faire taire le débat autour de
l’esclavage), « le souverain ne l’outrepassera pas pour parvenir à une
émancipation effective (al-ˁitq al-batt). Si le gouvernement, poursuit
le texte, n’arrive pas atteindre le but recherché à l’aide d’une simple
« proclamation formelle » (al-iˁlān al-ẓāhirī) ou de « propos allusifs »
(kināya) il lui est suggéré, dans un premier temps, de limiter son action
à « l’émancipation (taḥrīr) des intellectuels (al-muṯaqqafīn), des
fonctionnaires (al-muwwaẓẓafīn) et autres auxiliaires de la puissance
publique (aˁwān al-quwwa al-ˁāmma) ». S’il apparaissait que cette
mesure était insuffisante, il devra aller un peu plus loin. Par exemple,
en étendant la mesure de libération aux employés du « secteur privé »
(al-qiṭāˁ al-ḫāṣṣ). S’il s’avérait que c’était toujours insuffisant, les
autorités pourraient élargir la mesure de manumission aux « résidents
des capitales régionales » (sukkān al-ˁawāṣim) et « aux personnes
susceptibles de créer des troubles et dont on ne peut combattre les méfaits
qu’en les émancipant (lā yandafiˁ ḍararuh illā bi-l-taḫalluṣ minh) ». Ce
qui sous-entend, bien sûr, que les mesures précédemment suggérées ne
concernaient que la capitale du pays, les « provinces » devant demeurer,
au stade précédent de ce projet d’émancipation graduel, indemnes des
mesures proclamées. Ce qui nous rapproche aussi du but réel de toute
cette manœuvre : neutraliser l’agitation de ceux qui s’obstinent à faire
de l’esclavage un vrai problème de la société mauritanienne.
Car, conclut le document, le problème soulevé relève de la rubrique
de la nécessité (ḍarūra). Et « celle-ci se mesure à son importance (bi-
qadrihā) dûment estimée. ». Pour rassurer les propriétaires d’esclaves
et sans doute tracer la voie à l’indemnisation qui leur serait proposée
en réparation du dommage matériel généré par la perte de leur cheptel
512 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

humain(1), la lettre circulaire insiste dans son dernier paragraphe sur


le caractère sacré de la propriété du musulman : « En principe, les
propriétés sont inviolables (al-aṣl fi-l-amwāl al-ˁiṣma). L’inviolabilité
du bien du musulman est comparable à celle qui a trait à son sang et
à son honneur (ka-ḥukm damih wa ˁirḍih). Celui qui prétend rendre
licite l’un des trois sans raison valable (bi-ġayr ḥaqq) s’exclut de la
communauté religieuse (ḫāriğ ˁan al-milla) ; quiconque s’en prend à
l’un des trois se rend coupable d’une injustice (fa-huwwa al-ẓālim)
et ceux qui sont injustes sauront vers quel destin ils se tournent (wa
sa-yaˁlamu al-laḏīna ẓalamū ayyu munqalibin yanqalibūn)(2) ». Cette
dernière sentence, extraite de l’ultime verset de sūrat al-šuˁarāˀ (Les
Poètes) qui récapitule les catastrophes advenues à tous les peuples
qui se sont refusés à suivre les messages de leur prophète (Mūsā et
Hārūn, Nūḥ, Hūd, Ṣālih, Lūṭ, Šuˁayb) sonne comme une menace à
double destination. A la fois à l’adresse du despote du moment, s’il
s’avisait d’exproprier le patrimoine inviolable des musulmans sans
compensation, et de sa raˁiyya, du « troupeau » dont il a la garde, s’il
prétendait contester l’orientation « équitable » qui lui a été tracée.
Ainsi libellé, le message, qui balance, on le voit, entre acquiescement
aux pressions internes et externes en faveur de l’émancipation et
révérence à l’égard des pratiques esclavagistes héritées, sera accueilli
de façon mitigée par les fuqahāˀ destinataires, portés, évidemment, à
l’interpréter dans le sens le plus favorable à la « sainte » tradition, tout
en n’étant pas totalement insensibles aux requisits de la « nécessité »
(ḍarūra) qui pousse vers l’émancipation.
Les correspondants(3) du magistrat officiel reprennent presque
tous les fondements traditionnels islamiques du statut servile pour en
assurer l’intangibilité de principe, même si certains d’entre eux laissent

(1) Il a effectivement été question de cette indemnisation au moment de la promulgation du


décret d’abolition du 5 juillet 1980, mais cette promesse n’a jamais été suivie d’effet.
(2) Coran, XXVI, 226
(3) J’ai consulté les réponses des fuqahāˀ suivants, aimablement communiquées par Yahya Ould
El Bara, sous forme de tapuscrits non datés : Aḥmad b. Wālid, Ismāˁīl b. Bāba b. al-Šayḫ
Sidiyya, Aḥmad b. Ḥabīb b. al-Zāˀid al-Tändġī, ᵊṃ-Ṃännī (Liˁwaylim) b. Muḥummaḏun
Vāl al-Tändġī, Muḥummaḏun al-Šafīq b. al-Maḥbūbī al-Yadālī, al-Muḫtār b. Bāba b.
Aḥmad al-Ḥāğī, Muḥammad Sālim b. al-Muḫtār b. al-Maḥbûbī al-Yadālī, Muḥammad
Yaḥyā b. Muḥammad ˁĀlī b. ˁAddūd.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 513

entrevoir la possibilité d’accommodements qui ne s’en prendraient pas


frontalement à la base canonique de l’institution.
Ainsi, le propre frère de l’expéditeur de la « lettre de cadrage »,
Muḥammad Yaḥyā b. Muḥammad ˁĀli b. ˁAddûd , exprime-t-il de
très nettes réticences à aller dans le sens voulu par les autorités sur la
base d’une ferme défense de la permanence des prescriptions légales
tirées du Coran, de la sunna et des pratiques des vénérables ancêtres.
« Allah a affirmé, écrit-il, l’existence de l’esclavage en islam et stipulé
de manière détaillée sa réglementation dans Le Livre et la sunna. »
Le prophète, les ḫulafāˀ et toute la tradition l’ont reconnu, ajoute-t-il.
Il cite les principaux passages du texte coranique qui établissent les
différences de statut entre homme libre et esclave (XVl,75). Pour le
talion ( II, 177) ; pour affirmer la supériorité de l’esclave musulman
sur le « mécréant » /kāfir libre (II,178) ; pour prohiber l’union entre
un homme libre et une esclave qui ne lui appartient pas (IV,25) ; pour
préciser que les concubines esclaves encourent des peines inférieures
de moitié à celles applicables dans les mêmes circonstances aux
femmes libres (IV,25) ; pour recommander de traiter les esclaves avec
bienveillance au même titre que les parents, les voisins, les voyageurs
qui demandent l’hospitalité (IV,36) ; pour préciser l’usage de leur
émancipation en réparation de certaines catégories de contravention
légales (IV,92, 89 ; LVIII,3) ; pour enjoindre à leurs propriétaires de
marier ceux d’entre eux qu’ils jugent aptes au mariage (XXIV,32) ; pour
interdire de prostituer les femmes esclaves au profit de leur détenteur
(XXIV,33).
L’islam, ajoute ce faqīh, appelle à respecter les droits des esclaves,
et il cite à cet effet, le ḥadīṯ , rapporté plus haut, qui recommande de les
«nourrir de la même nourriture, de les habiller des mêmes vêtements»
que leurs possesseurs, en précisant tout de même que cette injonction
a trait à des «catégories générales» et ne signifie pas nécessairement
identité absolue entre consommation du maître et celle de l'esclave(1).

(1) L’auteur fournit cette précision pour que l’on ne puisse pas tirer argument du fait que,
concrètement, tout le monde sait que les propriétaires d’esclaves maures ne nourrissaient ni
n’habillaient leurs esclaves de la même manière qu’eux-mêmes pour justifier leur prétention
présente à l’émancipation. Mon expérience personnelle des campements nomades de la fin
des années 1950-début 1960, où l’esclavage était encore courant, m’a laissé le souvenir de
514 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

En revanche, écrit-il, «l’islam n’a pas ordonné aux musulmans du


temps du prophète et des ḫulafāˀ «bien guidés» (al-rāšidūn) de libérer
leurs esclaves, malgré le besoin qu'il y avait en hommes libres pour
le ğihād». Et inaugurer un usage qui n'était pas à l'honneur dans cette
phase d'adéquation idéale de l'islam à ses enseignements originaires,
ce serait, bien sûr, se rendre coupable d'une «innovation» (bidˁa)
nécessairement blâmable. «Les gouvernants (ūli l-amri), ajoute-t-il,
n'ont pas à demander aux individus de libérer leurs esclaves. Ce qu'ils
ont à faire, c'est réparer les injustices dont se rendraient coupables
maîtres ou esclaves, et rendre justice aux victimes.»
L'auteur de ce texte s'insurge, à l'instar de la plupart des fuqahāˀ qui,
comme lui, ont répondu au message gouvernemental, contre l'idée que
les aïeux des possesseurs actuels d'esclaves aient pu accéder de manière
(islamiquement) illégitime à la propriété de leur patrimoine servile.
Comme eux, il allègue l'ancienneté de l'hégémonie de l'islam dans la
région, où il domine, précise-t-il, depuis neuf siècles(1). Comment, se
demande-t-il, peut-on, imaginer que, sur une période aussi longue, dans
une société qui a abrité quantité de savants (ˁulamāˀ) et de saints (ṣāliḥīn,
awliyyāˀ')(2), l’esclavage se soit transmis de génération en génération,
sur des bases illicites, sans que personne ne se soit avisé de le remettre
en cause ? Tous les correspondants du Comité Militaire de Salut

différences assez nettes, sur ces deux plans, entre maîtres et serviteurs que probablement
tous les ruraux de ma génération devraient avoir connues. Et même si l’on peut arguer
du fait que la base de la nourriture (lait et céréales courantes comme le sorgho) et de
l’habillement (surtout le tissu de « guinée »/ nīlä) était la même pour les deux catégories
sociales, la quantité et le régime d’approvisionnement/renouvellement étaient loin d’être
identiques pour les deux couches sociales.
(1) Comme ses collègues, Muḥammad Yaḥyā fait remonter l’emprise de l’islam dans la région
au mouvement almoravide, dont la cohésion politique, dans sa partie saharienne, n’a guère
durée, à ce qu’il semble, plus d’une quarantaine d’années, autour de la période 1050-1090.
Cf Farias (1967)
(2) D’autres correspondants du CMSN, comme Liˁwaylim b. Muḥummaḏun Fāl al-Tandġī,
citent parmi ces figures Muḥammad al-Yadālī (m. 1166/1753), Aḥmad b. al-ˁĀqil (m.
1244/1828), Maḥanḍ Bâba b. Aˁbayd (m. 1277/1860), Ḥurma b. ˁAbd al-Ǧalīl (m.
1243/1827, al-Šayḫ Sidiyya (m.1286/1868) et son petit-fils Bāba (m. 1342/1924), Sīdi ˁAbd
Allāh b. al-Ḥāǧ Brāhīm (m. 1233/1817), Muḥummaḏun Fāl b. Muttālī (m. 1288/1871),
al-Šayḫ Muḥamd al-Māmī (m. 1292/1875), al-Muḫtār b. Būna (m. 1220/1805), Mawlūd
b. Aḥmad al-Ǧuwwayyid (m. 1245/1829), Muḥammad b. Muḥammad Sālim (m.
1296/1878), etc.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 515

National (CMSN) avancent cet argument(1) pour invalider la tentative


de légitimer une (éventuelle) abolition actuelle par le caractère vicié
des fondements juridiques anciens de l’institution servile. Ils mettent
en avant la conquête militaire (fatḥ ˁunwī) de l'espace maurtianien
par les Almoravides (XIe s.), dans le contexte d'un ğihād légitime qui
leur donnait pleinement le droit d'asservir les populations «païennes»
conquises. Et ce serait là, selon nos fuqahāˀ, la source principale de
l'esclavage dans la société maure, même si d'autres ğihād tout aussi
légitimes à leurs yeux, ceux de Nāṣir al-Dīn (m. 1673) et d'al-Ḥāǧ
ˁUmar (m. 1864) ont continué à élargir l'aire d'influence de l'islam et à
l'approvisionner en main d'oeuvre servile tout à fait légalement acquise.
Tous les fuqahāˀ qui ont répondu à la lettre du CMSN font une
nette différence entre les cas de figure débattus par les juristes au sujet
des esclaves issus de zones au statut islamique incertain, qu'ils aient
été vendus ou razziés, et des revendications de liberté qui peuvent
être avancées dans ce cadre, et la situation présente des esclaves de la
société maure(2). Comme l’écrit ab-Bāh w. ˁAbd Allāh, «ces derniers
sont des esclaves à la possession fort ancienne, dont nos aïeux
possédaient les ancêtres. Des générations se sont écoulées alors qu’ils
sont aux mains de leurs maîtres, se les transmettant par héritage, sans
jamais une quelconque allégation de leur part relativement à un statut
originairement libre.» Et l’on ne pourra pas prétexter, ajoute-t-il, que
la crainte de leur propriétaire ou le besoin d’être entretenus les en
auraient empêchés «car nous connaissons (nušāhid) nombre d'entre eux
qui adressent à leurs maîtres les invectives les plus outrancières (bi-mā
huwwa ašadd min al-sibāb al-fāḥiš) allant jusqu'aux voies de fait (bal
waṣala ilā al-ḍarb). Et de forts contingents parmi eux se sont soustraits
à l'autorité de leurs maîtres (ˀabiqa al-kaṯīr minhum) trouvant refuge
chez les peuples voisins, se mettant ainsi hors de portée de ces derniers.
Dans toutes ces situations, ils continuent à reconnaître leur statut servile
(muˁtarifūn bi-l-riqq), alors qu'ils ne sont objets d'aucune menace ou
pression et qu'ils pourraient élever toutes les allégations qu'ils veulent.»

(1) Parfois associé à la variante islamique de l’adage vox populi vox dei, énoncé par le ḥadīṯ
« ma nation ne saurait être unanime sur une déviance » (ummatī lā taǧtamiˁu ˁalā ḍalāla) .
(2) Cf en particulier les longs développements inspirés d’al-Miˁyār d’al-Wanšarīsī et de Miˁrāǧ
al-ṣuˁūd d’Aḥmad Bāba qui figurent dans la réponse de äb-Bāh w. ˁAbd Allāh.
516 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

äb-Bāh prend, comme Muḥammad Yaḥyā, la défense des pieux ancêtres,


affirmant qu'il se trouvait, dans la société maure depuis fort longtemps,
nombre de personnes suffisamment au fait des normes islamiques et à
la moralité indiscutables qui n'auraient pu se laisser aller à accepter des
situations de mise en esclavage en contradiction avec les enseignements
de l'islam en la matière.
Les formes et conditions de manumission, arguent les théologiens
maures consultés, sont connues, et c'est sur elles qu'il convient de
s'appuyer si l'on veut procéder à une émancipation islamiquement
acceptable des esclaves. Muḥammad Yaḥya les énumère. «Ses formes
(anwāˁuh) sont au nombre de sept : une manumission choisie et
attestée (ˁitq mubattal), une manumission différée (ˁitq muˀaǧǧal), une
manumission partielle (ˁitq al-baˁḍ), une manumission testamentaire
(waṣiyya bi-l-ˁitq), un contrat de manumission (kitāba), une promesse
de manumission par le maître après son décès (tadbīr), une manumission
résultant de la reproduction (istīlād). Quant aux causes (asbāb) de
la manumission, elles sont au nombre de six : une libre initiative
(taṭawwuˁ) motivée par la récompense divine (ağr), car cette action est
parmi les plus bénéfiques (min afḍal al-aˁmāl). Les autres causes sont
imposées par la loi (wāǧiba) : une manumission suite à une promesse
conditionnelle (naḏr) ou pour réparer des péchés (kaffārāt); une
manumission pour sévices graves à l'endroit de l'esclave (al-muṯla);
en raison d'une libération partielle (tabˁīḍ); une manumission liée à la
proximité généalogique (al-qarāba)».
Toutefois, précise Muḥammad Yaḥyā, certaines de ces rubriques
peuvent donner lieu à appréciations divergentes et à débat. C'est le cas
notamment de l'émancipation pour muṯla, pour atteinte à l'intégrité
physique de l'esclave, qu'il spécifie par «l'amputation d'un bout de doigt
(al-unmula), la section d'un bout d'oreille (ṭaraf al-ˀuḏn), du bout du
nez (arnabat al-anf) ou l'ablation d'une autre partie du corps (qaṭˁ baˁḍ
al-ğasad).» Ce type de sévice entraîne la manumission de l'esclave.
En revanche, des plaies qui n'occasionneraient pas un défaut corporel
durable, ne constituent pas un motif légal islamique de libération. Les
théologiens discutent sur les effets d'une menace de molestation de cent
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 517

coups de fouets, mais sont d'accord qu'une correction supérieure à ce


nombre entraîne ipso facto la manumission.
Le tabˁīḍ (de la racine bˁḍ = «partie», «subdivision») fait référence
à la libération partielle d'un esclave par son propriétaire ou par l'un
de ses propriétaires, s'il en a plusieurs. On ne peut libérer une partie
d'un esclave sans le libérer en totalité. En cas de co-propriété, celui
qui émancipe «sa part» est jugé comptable de celles des autres co-
propriétaires qu'il devra compenser. Quant à la manumission pour
raison de «reproduction» (tawlīd), elle a trait, d'une part, au fait que la
concubine esclave qui donne naissance à un enfant, suite à des relations
sexuelles avec son propriétaire (umm al-walad), se voit promise à la
liberté au décès de ce dernier; elle a trait, d'autre part, à l'interdit qui
pèse sur l'appropriation de ses propres parents proches (ascendants et
descendants en ligne directe, siblings et demi-frères et sœurs)(1).
Quant aux esclaves qui prétendraient, aujourd’hui (1979), qu’ils
descendent d’une mère musulmane libre raptée (subiyyat), ou d'une
mère esclave musulmane enlevée à des musulmans, ils devraient, de
l'avis des fuqahāˀ, être libérés dans le premier cas, et, dans le second,
«retournés à leurs propriétaires, s'ils sont connus, ou versés au trésor
public (bayt al-māl)(2)». Les allégations en ce sens, au demeurant jugées
invraisemblables compte tenu des vertus islamiques attribuées aux
aïeux, devant être évidemment dûment prouvées.
En réalité, conclut äb-Bāh, après avoir déploré la paralysante
confusion juridico-théologique qui résultait déjà des instructions
données aux quḍḍāt de considérer comme banni le statut servile,
les revendications actuelles des esclaves ou de leurs défenseurs
concernant une prétendue «liberté originaire (al-ḥurriyya al-aṣliyya)»
est «irrecevable pour diverses raisons (lā tusmaˁ min wuğūh)». «La
première est qu'elle est mise en forme et dictée par les étrangers (min
talfīq wa talqīn al-ağānib)», et qu'elle ne repose nullement sur un

(1) Dans le cas, par exemple, d’une personne de statut servile qui, pour l’une quelconque des
raisons de manumission ci-haut énumérées, se trouverait disposer de sa liberté, elle ne
pourrait hériter de, ou acheter pour en faire ses propres esclaves, des personnes entrant dans
les catégories énumérées.
(2) Lettre de Muḥammad Yaḥyā wuld ˁAddūd.
518 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

passé légitimement reférable aux ascendances féminines effectives des


esclaves. En second lieu, ces revendications reposent sur des «soupçons,
des approximations et des probabilités (ḥads wa-l-taḫmīn wa wuğūh
al-iḥtimālāt)». La troisième raison est que cette revendication est
«contraire à la pratique établie (muḫālifa li-l-ˁurf)». Faisant référence
à la catégorie la plus ancienne des esclaves de la société maure —
catégorie dite nānma — , äb-Bāh affirme «qu'aux dires des historiens
les plus fiables, il s'agirait du nom d'une tribu (qabīla) qui habitait cette
région et qui a été asservie par l'armée d'Abū Bakr ibn ˁUmar al-Lamtūnī,
le conquérant musulman (al-fātiḥ) du Ve s. (XIe s.)». Et si, ajoute-t-il,
nous n'avons aucun doute sur la légitimité du statut servile des autres
catégories d'esclaves de la société maure, nous avons, a fortiori, encore
moins de raisons de douter de celle des nānma.
L'évocation de la main des «étrangers» et de leurs pressions, qui
apparaît dans le paragraphe précédent, est un des motifs récurrents,
parmi les fuqahāˀ consultés, de rejet d'une solution qui ne se fonderait pas
exclusivement sur les voies d'une émancipation islamique préserverant
les intérêts jugés légitimes des détenteurs mauritaniens d'esclaves.
La dénonciation des ingérences étrangères s'accompagne ici d'une
critique vigoureuse de ceux qui se rendent complices de ces ingérences
en mettant en avant des considérations chimériques et sans base
islamique, comme la «liberté» (al-ḥurriyya), «l'égalité» (al-musāwāt),
«la démocratie» (al-dīmuqrāṭiyya), ou le refus de «l'exploitation de
l'homme par l'homme»(1) aux fins de saper les fondements mêmes du
statut d’esclave dans la religion musulmane, et au-delà, bien sûr, ceux
de l’islam lui-même.

(1) Muḥammad Yaḥyā écrit dans sa missive : « La mise en garde contre l’exploitation de
l’homme par l’homme (istiġlāl al-insān li-l-insān) ne figure ni dans le Coran ni dans le
ḥadīṯ, et seules en sont exclues les manifestations qui ne sont pas conformes à la šarīˁa.»
äb-Bāh, de son côté, relève que «si vous regardez de près leurs allégations (i. e les avocats
de l'abolition), vous découvrirez qu'ils refusent toute légitimité originaire à l'esclavage
(yunkirūna šarˁiyyat al-riqq min aṣlihi), l'assimilant à une forme de ségrégation raciale
(nawˁan min al-tamyīz al-ˁunṣurī), en plaidant en faveur de ce que l'on appelle (mā
yusammā) la liberté, l'égalité, la démocratie, et autres idoles principielles et verbales
(ṭawāqīt al-mabādiˀ wa-l-alfāẓ) qui n'ont de sens que par leurs antonymes (al-latī lā tūǧadu
lahā maˁānin illā fī aḍḍādihā).»
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 519

La conclusion quasi-unanime(1) qui se dégage des avis de ces


théologiens mauritaniens consultés par le CMSN est que l’esclavage
est un droit pleinement attesté par la šarīˁa. Et si celle-ci établit avec
précision les voies légales de l'émancipation, si elle célèbre les mérites
de ceux qui octroient volontairement la liberté à leurs esclaves, elle
n'appelle nulle part à remettre en question l'institution en tant que
telle. Il découle de ce constat qu'une abolition décrétée «d'en haut»
par les autorités, sans concertation, et surtout sans indemnisation des
propriétaires, serait islamiquement parlant, nulle et non avenue. Aucune
nécessité, à leurs yeux ne saurait la justifier, et il ne sera pas fait obligation
aux musulmans d'obtempérer à une semblable mise en ordre judiciaire,
puisque la raˁiyya, les administrés d'un pouvoir, islamiquement légitime
ou non, n'est tenu d'obéir à ce pouvoir que dans les limites de ce qui ne
contrevient pas explicitement aux commandements d'Allah. Or decréter
de nul fondement l'esclavage, alors que le Coran et la sunna en font
explicitement une institution voulue par Dieu, c'est attenter à la šarīˁa
divine. Les fuqahāˀ consultés ne disconviennent pas que la poursuite
du statut soumis à examen puisse être de quelque préjudice pour l'islam
et les musulmans, mais la seule manière raisonnable, à leurs yeux,
d'en finir, ce serait une «nationalisation» des esclaves, assortie d'une
indemnité équitable pour leurs propriétaires. Sur le modèle, suggère
l'un des théologiens, de ce qui s'est fait en Arabie Saoudite. Et si le
trésor public ne dispose pas des ressources nécessaires pour racheter
tous les esclaves, rien n'interdit à des fonds privés, voire à l'assistance
islamique internationale de venir à son secours.

(1) Seul fait exception al-Muḫtār b. Bāba b. Aḥmad al-Ḥāǧī, qui allègue sa cécité pour
expliquer la brièveté de la réponse positive suivante qu’il fait parvenir au CMSN :
« Si les musulmans ont contrevenu à des obligations comme l’application des peines
légales (ḥudūd) ou le partage du butin légal (ġanāˀm) par nécessité, on peut s’inspirer de
cet exemple pour la question de l’esclavage. Si la survie de cette institution menace celle de
l’islam, il faut y mettre un terme conformément au principe qui veut que parer aux facteurs
de corruption (darˁ al-mafāsid) passe avant (awlā) la quête des bénéfices (ǧalb al-maṣāliḥ).
En ajoutant que l’existence de l’esclavage ne procure aucun bénéfice. Il faut aussi prendre
en considération le principe du moindre mal (aḫaff al-ḍararayn). Il me semble donc que
le gouvernement a le droit, sinon le devoir d’abolir l’esclavage. Et qu’il est légalement
obligatoire de lui obéir en cette matière. »
520 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Conclusion
Le «débat» que je viens de résumer s’inscrivait, comme indiqué
plus haut, dans les préparatifs de la déclaration d’abolition du 5 juillet
1980 adoptée par le CMSN, qui s’appuie explcitement sur les avis
exprimés par les fuqahâ' consultés(1). Cette déclaration, demeurée
quasiment lettre morte, sera suivie de l’ordonnance n° 81234 du 9
novembre 1981, qui n’aura guère plus d’effet (ONU, 1984; Messaoud,
2000). Réduit à quatre articles laconiques, le texte de 1981 précise (art.
2) : «Conformément à la chari’a, cette abolition donnera lieu à une
compensation au profit des ayants droit.»(2). On laisse ainsi entendre
— mais cette proclamation non plus ne sera pas suivie d’effet —
que, conformément à la loi musulmane, les propriétaires d’esclaves
dépossédés seront indémnisés. Si la référence à la šarīˁa dans les
deux textes adoptés par le CMSN témoigne de la centralité du corpus
idéologico-juridique de l’islam, c’est surtout pour ne pas paraître
céder à des pressions extérieures — dont elles savent évidemment

(1) « Après avoir pris connaissance des différentes réponses qu’ils ont fournies se fondant sur
le Coran, la Sunna et les règles fondamentales du droit musulman, le CMSN a acquis la
ferme conviction que l’écrasante majorité de nos éminents oulémas, tout en reconnaissant le
bien-fondé de l’esclavage tel qu’énoncé dans l’islam, émettent des réserves sur ses origines
en Mauritanie et sur les conditions dans lesquelles l’esclavage est pratiqué dans notre pays.
Nos oulémas estiment, dans ces conditions, que l’Etat peut se substituer aux maîtres pour
affranchir leurs esclaves, tout comme il a compétence d’exproprier les biens individuels
pour l’intérêt public. S’agissant des procédures d’affranchissement, certains oulémas
estiment que l’affranchissement est un acte obligatoire parce qu’il sert l’intérêt public et
annihile un phénomène nuisible à la société. D’autres pensent que l’affranchissement, tout
en étant une prérogative de l’Etat, doit donner lieu à une compensation au bénéfice de
l’ancien maître. Quant à la forme, au montant et aux modalités de cette compensation,
ces oulémas estiment qu’ils doivent être laissés à la discrétion de l’Etat. » Déclaration du
Comité Militaire de Salut National en date du 5 juillet 1980, in (ONU, 1984, Annexe IV, pp.
1-2)
(2) Voici les 4 articles de l’ordonnance :
« Art. 1 – L’esclavage sous toutes ses formes est aboli définitivement sur toute l’étendue du
territoire de la République Islamique de Mauritanie
Art. 2 – Conformément à la chari’a, cette abolition donnera lieu à une compensation au
profit des ayants droit.
Art. 3 – Une commission nationale, composée d’oulémas, d’économistes et d’administrateurs,
sera instituée par décret pour étudier les modalités pratiques de cette compensation. Ces
modalités seront fixées par décret une fois l’étude achevée.
Art. 4 – La présente ordonnance sera publiée suivant la procédure d’urgence et exécutée
comme loi de l’Etat. » in (ONU, 1984, Annexe V)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 521

devoir tenir compte — que les autorités mauritaniennes choisissent


de mettre l’accent sur une «authentique» vision locale des choses. Le
compromis ainsi esquissé ne mettra pourtant pas fin au feuilleton de
l’abolition en Mauritanie, doublement polarisé par des luttes internes
en faveur de l’émancipation et par les pressions d’une «communauté
internationale» prompte à désigner du doigt les composantes les moins
«utiles» (Mauritanie, Soudan) d’un monde arabo-musulman jugé, non
sans quelques raisons post-Lumières, globalement suspect (Bullard,
2005). La toute dernière disposition juridique mauritanienne en matière
d’incrimination de l’esclavage(1), où la référence préambulaire à l’islam
sonne comme une simple révérence «protocolaire» suffira-t-elle à
éteindre les débats autour de cette question ?

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développement. L'exemple de la Mauritanie, Thèse de doctorat,
Paris V.

(1) « Loi n° 2007-048 du 3 septembre 2007 portant incrimination de l’esclavage et réprimant


les pratiques esclavagistes ».
522 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

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Ġarb al-Islāmī
al-ŠAYḪ SĪDI MUḤAMMAD al-Kuntī, (s.d.) al-Risāla al-Ġallāwiyya,
manuscrit, copie personnelle
524 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 525

Annexe VII
Ah ! Quel chameau !
Note sur le chameau dans la parazoologie arabe et autres fantaisies

Il me souvient, dans ma lointaine enfance saharienne, avoir


entendu mes parents se faire une lecture partagée — et, dans mon
souvenir, plutôt joyeuse — de l’un des rares ouvrages de cette maigre
bibliothèque bédouine qui pouvait passer pour n’être pas exclusivement
didactique ou de pure piété, la Ḥayāt al-Ḥaywān d’al-Damīrī(1).
Des décennies plus tard, pour ne pas dire des siècles, parcourant la
Ḥayāt après avoir partagé la jubilation de Foucault à l’évocation de
l’encyclopédie animalière chinoise de Borges, je crus percevoir les
sources d’une partie au moins du plaisir que cet ouvrage de loisir savant
pouvait procurer à un couple de lettrés oisifs, inscrits, à peu de choses
près, dans la même configuration épistémique que notre auteur du XIVe
s. C’est que ce classique de la parazoologie arabe est en effet à la fois
une source de connaissances « positives » péri-aristotéliciennes, une
chrestomathie arabe en vers et en prose de la période pré-islamique
au XIVe s, un manuel « décontracté » de fiqh sunnite, un recueil des
ressources, usages et « merveilles » du règne animal, une encyclopédie
onirologique, une sorte de Vidal des recettes magico-thérapeutiques,
voire le véhicule d’un imaginaire érotique quelque peu rustique quand

(1) Texte paru dans Islam et société au sud du Sahara, n°4, 2015, pp.55-71
Contemporain d’Ibn Ḫaldūn et mort une année avant lui (808/1405), al-Damīrī est un
lettré et faqīh šāfiˁite, originaire, comme l’indique sa nisba, de Damīra, dans le Delta
du Nil. L’essentiel de sa vie et de sa carrière s’est déroulé au Caire, où il enseigna dans
diverses institutions renommées (al-Azhar, la madrasa al-Ẓāhiriyya, etc.). A côté de ses
compétences théologiques reconnues, il fut, dans la seconde partie de sa vie, un ṣūfī et
un zāhid crédité du don d’accomplir des karāmāt. Il acheva un premier brouillon de son
maître ouvrage, la Ḥayāt, en 773/1371-2. Pour des sources sur sa biographie, on peut
se reporter aux indications fournies par l’article de L. Kopf, dans la seconde édition de
l’Encyclopédie de l’islam. J’utilise ici l’édition (sans date) en deux volumes de Ḥayāt
al-ḥaywān al-kubrā réalisée à Beyrouth par Dār al-Fikr, où l’article ibil se trouve Vol 1,
pp. 14-17.
526 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

il s’attarde sur les techniques reproductives des animaux et sur les


éventuelles incidences de leurs produits sur la sexualité humaine.
Tous ces thèmes trouvent une illustration dans l’article ibil de
l’ouvrage d’al-Damīrī. Je me propose ici de suivre le fil de cet article
dont le contenu n’a peut-être pas fini de marquer la carte mentale
des populations nomades du monde arabo-musulman en sa rubrique
« chameau ». Même si le nomadisme a connu, dans l’espace d’où cette
assertion prétend tirer sa valeur d’expérience — la Mauritanie — un
recul drastique depuis le milieu des années 1970(1). Le propos d’al-
Damîrî se développe selon le cheminement suivant, qui est grosso modo,
celui qu’il adopte pour toutes les espèces vivantes qu’il évoque : (1)
considérations lexicographiques, (2) généralités doxiques, (3) variétés
et variations au sein de l’espèce, (4) ses mœurs et comportements,
(5) son statut légal en islam, (6) sa présence dans des expressions
proverbiales ou gnomiques, (7) les spécificités que l’on s’accorderait
à lui reconnaître, (8) la signification enfin de sa présence dans les
rêves. Pour continuer dans la veine vagabonde des encyclopédies
arabes d’antan, je me propose d’ajouter quelques considérations sur le
marquage du bétail dans la société maure du Sahara occidental où cette
pratique fournit un élément décisif de l’identité culturelle des animaux
et un label juridique de leurs maîtres.

1. Lexique
Al-Damīrī commence donc l’article « chameau » de son
encyclopédie par des considérations exégétiques autour du terme ibil.
Il en précise la transcription et la réalisation phonétique correcte. Les
indications qu’il donne sont les mêmes, à peu de chose près, que celles
que l’on trouve dans la grande référence lexicographique de l’arabe,
Lisân al-‘Arab, de son contemporain, Ibn Manẓūr. Le monème se
réalise, écrit-il, ibil ou ibl (pour « l’allègement », al-taḫfīf, dans ce

(1) Passée de 65 à 35% entre 1965 et 1977, date du 1er recensement national mauritanien, la
proportion des nomades au sein de la population mauritanienne n’était plus de 12% en
1980, date du second recensement national. Elle est très vraisemblablement inférieure à 5%
aujourd’hui.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 527

dernier cas). C’est un collectif et non pas un pluriel. Le mot ibil/ibl n’a
pas de singulier (issu de sa racine). Il est du genre féminin, car, comme
le dit al-Jawharī, précise al-Damīrī, les collectifs qui n’ont pas de
singulier, lorsqu’ils concernent des non-humains, sont obligatoirement
féminins. Le diminutif de ibil est ubayla, son pluriel est ābāl, et la nisba
(nom de relation) correspondante est ibalī. Les chameaux (ibil) sont
surnommés « filles de la nuit » (banāt al-layl), poursuit notre auteur,
après avoir inséré deux ḥadīṯ qui débordent quelque peu le cadre de ce
premier point lexicographique. Mâle et femelle se disent tous les deux
baˁīr, lorsqu’ils parviennent à l’âge adulte (iḏā ajḏaˁa). Le pluriel de
baˁīr est abˁira ou biˁrān. Une chamelle sénile se dit al-šārif, pl. šuraf.
Les chameaux (proprement dits, c’est-à-dire, ceux à deux bosses) se
disent ˁawāmil.

2. Généralités doxiques
Les chameaux sont des « animaux merveilleux » (ḥaywān
ˁajīb), même si nous ne réalisons plus, estime al-Damīrī, ce caractère
merveilleux en raison de la familiarité que nous entretenons avec cet
animal si répandu. C’est un animal de grande taille, facile à dresser(1),
capable de se lever avec de lourdes charges et de « baraker »(2) avec
elles. « Une souris (faˀra) peut prendre sa bride et le mener où elle
veut ». Le dromadaire est capable d’accueillir sur son échine une
véritable «demeure» (bayt)(3), au besoin équipée d’un «toit» (saqf), où
le voyageur peut s’installer avec ses provisions et ses bagages. C’est

(1) Un jeune vétérinaire français, effectuant son service militaire en Mauritanie en 1958, et
résolu à donner à ses hôtes sahariens une leçon de dressage «en douceur», observe que, chez
les Maures, il faut une assez grande dose de brutalité pour obtenir la soumission (précaire)
du chameau de selle à son maître. Il utilise «la carotte» (en l’occurrence du sel), au lieu de
«coups de debbouss’ [däbbūs = «bâton»] sur la tête» pour «essayer de leur prouver qu’on
peut dresser un chameau autrement qu’en lui arrachant la gueule et en le rendant méchant
vis-à-vis de l’homme». Il veut leur montrer que l’on peut dresser son chameau «à la voix»,
Bernard Biehler, Véto sans frontières, Dijon, Editions des Grands Ducs, 1988, pp. 403-405.
(2) Fléchir ses pattes pour se poser à terre.
(3) La selle féminine maure (jǝḥfä) a en effet, par ses dimensions, toutes les apparences d’une
«demeure», en particulier lorsqu’elle est couverte du dôme (ḫṭayr) qui permet de protéger
la voyageuse, ses enfants en bas âge, et parfois ses cabris et chevreaux, des redoutables
rayons du soleil saharien.
528 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

la raison pour laquelle Le Très Haut a dit : « Eh quoi ! ne considèrent-


ils point comment le chameau fut créé (afalā yanẓurūna ilā al-ibili
kayfa ḫuliqat) »(1). Allāh les a équipés d’un long cou, qui leur sert en
quelque sorte de contrepoids, afin qu’ils puissent se dresser avec de
lourdes charges. Rapproché par le Coran des embarcations maritimes(2),
le chameau est qualifié par al-Damīrī, reprenant Ḏu-r-Rumma, de
« vaisseau de la terre ferme » (sufun al-barr). Le chameau peut, dit-il, se
passer de boire parfois durant dix jours(3). Les chameaux sont capables,
ajoute l’encyclopédiste, de se nourrir de tout ce qui pousse sur terre et
dans l’air (al-barārī wa-l-mafāwiz) et que les autres animaux (bahāˀim)
ne consomment pas(4).

(1) Coran, LXXXVIII (al-Ġāšiyya), 17. al-Jāḥiẓ (al-Ḥaywān, Le Caire, al-Majmaˁ al-ˁilmī al-
ˁarabī al-islāmī, sans date, I, 343) évoque une lecture, à ses yeux fantaisiste, de cette âya, où
le mot ibil est pris dans le sens de « nuage »…
(2) al-Damīrī cite le verset 22 de la sourate XXIII (al-Mu’minīn), qui dit à propos des anˁām,
dont les chameaux font partie : « sur eux, comme sur un vaisseau, vous êtes transportés »
(wa ˁalayhā wa ālā al-fulki tuḥmalūn).
(3) Hilde Gauthier-Pilters, qui a effectué des enquêtes de terrain chez les ǝr-Rgaybāt de
Mauritanie de 1954 à 1978, affirme que «apart from extremly dry years, the camel can go
from October till April or May without drinking water». «Aspects of Dromadary Ecology
and Ethology», in W. Ross Cockrill (ed.), The Camelid. An all-purpose animal, Uppsala,
Scandinavian Institute of African Studies, 1984, Vol. I, p. 424. Des enquêtes que j’ai moi-
même effectuées chez les Ḥmunnāt du Ẓhar de Wälātä, dans l’extrême est mauritanien,
ajoutées à ma maigre expérience d’ancien apprenti-berger saharien, me donnent à penser
que, lorsque les pâturages sont «bons» (= à la fois verts et constitués en bonne partie de
«plantes salées» [ḥaṭbä], les chameaux peuvent se passer de boire au moins durant toute la
saison «fraîche» (novembre-mars).
(4) Cette omni-voracité végétale ne correspond pas tout à fait à ce que relèvent les spécialistes
contemporains du dromadaire. H. Gauthier-Pilters note pour sa part : «it is no exaggeration
to state that, under normal grazing conditions with no restricted movements, the camel
behaves as a conservator of desert pastures.”. Elle ajoute que les chameaux ont en fait une
préférence marquée pour certaines plantes (āskāv/Cornulaca monacantha, ḥāḏ/Nucularia
perrini, ṣbaṭ/Aristida pungens, umm rǝkbä/Panicum turgidum…), même si «the camel
can obtain as much feed from very spiny plants as from tender ones, thanks to the long
papillae of the palate, the mobile lips and the ability to open the mouth wider than any
other ruminant animal.” (op. cité, pp. 416-419). En revanche, notait il y a fort longtemps
al-Jāḥiẓ, ils ne peuvent non plus digérer l’orge macéré (al-šaˁīr al-munqaˁ) (op. cité, IV, p.
314) et gare ! s’ils avalent «un scarabée» (ḫunfusāˀ) en raison de l’agonie interminable de
cet insecte : il ne cessera, dit al-Jāḥiẓ, de parcourir l’appareil digestif de l’animal qui l’a
avalé jusqu’à l’emporter ! (idem, V, p. 500)
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 529

Dans le champ des bonnes opinions, les chameaux sont pour ainsi
dire arrangés à toutes les sauces. al-Damīrī cite un certain nombre de
ḥadīṯ qui illustrent l’opinion que le Prophète se faisait du chameau ou
pour documenter une «sagesse chamelière» dont celui-ci serait l’illustre
initiateur. Le Prophète aurait ainsi dit :
« Ne médisez pas (lā tasubbū) des chameaux. Ils arrêtent l’effusion
de sang (ruqūˀ al-damm) et permettent de régler la compensation
matrimoniale (mahr) de nobles dames ». Allusion au fait qu’ils servent
de monnaie d’échange dans ces deux transactions socialement décisives
que sont le versement du «prix du sang» (diya) et la dot de la mariée(1).
al-Damīrī cite cet autre ḥadīṯ, d’une authenticité plus incertaine à ses
yeux, et qui met lui aussi en garde contre toute appréciation négative du
chameau en raison du souffle divin dont il émanerait : « Ne médisez pas
des chameaux, ils émanent du souffle d’Allah Le Très Haut (fa-innahā
min nafs Allāh taˁālā).» «C’est-à-dire, commente al-Damīrī, qu’ils font
partie des moyens qu’Allah emploie pour aménager la condition des
hommes (mimmā yuwassiˁu… bihi ˁalā al-nās).» Il poursuit, sceptique
: «Ce que nous savons c’est plutôt : « ne médisez pas du vent, il émane
du souffle d’Allah… ».
Dans les autres occurrences du chameau dans le ḥadīṯ qu’al-Damīrī
retient, la fréquentation assidue du texte sacré pour s’assurer auprès de
soi d’une présence (spirituelle) constante du Prophète est comparée,
dans son efficacité, à la certitude que nourrit le propriétaire de ne pas
égarer ses chameaux bien entravés : «Dans les Ṣaḥīḥayn [al-Buḫārī et
Muslim], Abū Mūsā al-Ašˁarī rapporte les propos suivants du Prophète :
Dieu a dit : « fréquentez régulièrement (taˁāhadū) le Coran car celui qui
a l’âme de Muḥammad dans sa main [i.e. : qui récite le Coran] est aussi
menacé de la perdre que de perdre ses chameaux dans leurs entraves »».
La même idée, toujours puisée par al-Damīrī dans les deux recueils
«authentiques», revient sous une autre forme, avec toujours le chameau
entravé comme paradigme de la chose (re)tenue, dans un ḥadīṯ rapporté

(1) La diya, chez les canonistes, était la plupart du temps évaluée à 100 unités camelines. Voir,
par exemple, Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī, al-Risāla, Beyrouth, Dār al-fikr, s. d., p. 123 et
ˁAbd al-Raḥmān al-Juzayrī, Kitāb al-fiqh ˁalā al-maḏāhib al-arbaˁa, Beyrouth, Dār al-fikr,
1996, V, pp. 315 sq.
530 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

cette fois par Ibn ˁUmar : «le Prophète a dit : le Coran est semblable aux
chameaux entravés (al-ibil al-muˁaqqala). Si leur propriétaire prend
régulièrement soin de les entraver, il les conserve, sinon il les perd. Si
celui qui veut entretenir sa connaissance du Coran le lit jour et nuit, il
s’en imprègne, sinon il l’oublie.»
Une comparaison plus mitigée, mobilisant la partie la plus
«humanisée» de l’espèce cameline — les animaux de selle — est
également extraite du ḥadīṯ par al-Damīrī pour exprimer ce qui semble
bien être un jugement modérément positif sur l’espèce humaine en
général. Toujours par l’intermédiaire d’Ibn ˁUmar, le Prophète aurait
énoncé la sentence suivante : «Les hommes sont un troupeau de cent
chameaux (al-nâs ka-ibil miˀa), on n’y trouve pas une seule rāḥila
[«animal de bât, de selle»]». L’esprit de soumission, la «docilité» — si
c’est le sens qu’il faut attribuer à ce ḥadīṯ — serait donc chose plutôt
rare parmi les hommes, comme elle le serait sans «dressage» chez les
chameaux...

3. Des espèces camelines


Après ces pieuses considérations préliminaires, al-Damīrī aborde
l’examen de la diversité des espèces de chameaux. Le classement, quelque
peu borgésien, qu’il en donne, n’est pas basé sur des caractéristiques
physiologiques, mais sur les régions de provenance, les propriétaires, le
nom du géniteur initial, ou les «qualités morales» de l’espèce.
Il distingue ainsi les «espèces» suivantes :
- al-Raḥbiyya, nom d’appartenance (nisba) au clan Banī Raḥb des
Hamadān. Elle serait, dit-il, d’origine yéménite, d’après Ibn al-Ṣallāḥ ;
- al-Šaḏqamiyya, issue de Šaḏqam, un noble étalon appartenant à
al-Nuˁmān b. al-Munḏir ;
- al-ˁĪdiyya, nisba à Banī al-ˁĪd, fraction des Banī Muhra, d’après
l’auteur de la Kāfiyya ;
- al-Majdiyya, chameaux du Yemen, ainsi nommés en raison de
leur «noblesse» (majd);
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 531

- al-Šadaniyya, dont le nom proviendrait de celui d’un «étalon»


(faḥl) ou d’un pays, comme il est dit dans la Kāfiyya;
- al-Mahriyya, dont le nom se rapporterait à Mahra b. Haydān,
ancêtre d’une tribu. Le pluriel, précise al-Damīrī, est mahārī, citant Ibn
al-Ṣallāḥ. al-Ġazālī, dit-il, se trompe lorsqu’il dit que mahriyya désigne
un chameau de mauvaise qualité.
Notons au passage que cette appellation est celle qui a donné le
«méhari» du français. Cette espèce, réputée pour sa beauté, sa finesse
et sa vélocité serait, selon des croyances arabes anciennes rapportées
notamment par al-Jāḥiẓ(1), le fruit d’un croisement entre une espèce
domestique et une espèce «sauvage», habitant le pays de Wabar, situé
vaguement du côté du Yémen, et dont les habitants auraient été anéantis
par Dieu en raison de leur insoumission. Suite à ce courroux divin,
Wabar serait devenu à tout jamais synonyme de vacuité. Et comme les
djinns ont une prédilection pour les espaces vides, il est devenu aussi un
espace hanté. D’où les rapports «génétiques» entre chameaux sauvages
— et chameaux tout court — et démons que nous évoquons plus loin.
Pour al-Damīrī, les «chameaux sauvages» (al-ibil al-waḥšiyya)
constitue une «espèce» à part entière dont il dit qu’elle proviendrait des
restes des élevages des peuples anéantis par le courroux divin que sont
les ˁĀd et Ṯamūd(2).
A la «classification» des chameaux se rattache la variété des noms
et surnoms que les Arabes leur donnent(3). al-Damīrī en cite quelques-
uns. al-ˁīs désigne une espèce «vigoureuse et ferme» (šadīda wa ṣulba);
(1) al-Jāḥiẓ, al-Ḥaywān, op. cité, I, p. 155. Cf également Ch. Pellat, art. «Ibil» in Encyclopédie
de l’islam, 2e éd., Leiden, Brill, 1974, III, p. 687.
(2) Les mêmes peuples que ceux évoqués par al-Jāḥiẓ dans la note précédente, peuples dont
le châtiment pour insoumission est évoqué à plusieurs reprises dans le Coran (al-Aˁrāf/VII,
69, 74, 78; Ibrāhīm/XIV, 9; al-Šuˁarāˀ/XXVI, 130, 147-149; al-Ḏāriyyāt/LI, 44; al-Qamar/
LIV, 31, etc.).
(3) «Pour désigner cet animal, qui fournissait au Bédouin une grande partie de sa nourriture,
de son habillement et de son habitation, une monture et un moyen de transport, l’arabe
possède un vocabulaire d’une richesse inouïe dont la poésie ancienne et les ouvrages de
lexicographie témoignent largement», écrit Ch. Pellat, relevant que F. Hommel, dans Die
Namen der Säugethiere bei den südsemitischen Völkern, Leipzig, 1879, en a recensé 160,
art. «Ibil», art. «Ibil», Op. cité, p. 687. V. Monteil, dans son Essai sur le chameau au Sahara
Occidental, Saint-Louis du Sénégal, Centre-IFAN Mauritanie, 1952, relève, pour sa part, un
vocabulaire du chameau de plus de 1000 mots, qui sont à 90% d’origine arabe.
532 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

al-šimlāl est «fine» (ḫafīfa); al-yaˁmala est une espèce «laborieuse»


(al-latī taˁmal); al-nājiyya est connue pour sa «célérité» (al-sarīˁa); al-
ˁawjāˀ (litt. : «l’incurvée») désigne une race «efflanquée» (al-ẓāmira);
al-wajnāˀ est aussi une race «ferme» (šadīda); al-šamardala est une
espèce de haute taille; al-hujān, est simplement désignée comme une
espèce «noble» (karīma)...
Pour résumer toutes ces considérations, al-Damīrī cite un vers
connu du poète contemporain du Prophète, Kaˁb b. Zuhayr. Ce carrefour
généalogique camelin accumule les proximités incestueuses, faisant se
croiser au plus près les espèces les plus nobles (harfun, hujān, šimlāl)
pour célébrer les vertus d’une chamelle dont le nasab fait pâlir de
jalousie, par sa «pureté» — notion essentielle, chez les bédouins arabes,
comme on sait — ses propres possesseurs. Elle serait née des œuvres
d’un sibling, ce qui fait des frères de ce dernier (qui sont aussi, bien
sûr, les siens !) à la fois des aˁmām («oncles paternels») et des aḫwāl
(«oncles maternels»). Idéal «abrégé» et comble de l’alliance avec la
fille de l’oncle paternel, la bint al-ˁamm, du «mariage arabe», qui court-
circuite le chaînon des ascendants directs (présumés frères dans ce type
de mariage) pour arriver directement au mariage entre frères...
Voici ce vers de Kaˁb(1) :
Ḥarfun aḫūhā abūhā min muhajjanatin wa-ˁammuhā ḫāluhâ
qawdāˀa šimlīlu
Fine et élancée, fille et sœur de son père, de noble ascendance
Elégante et rapide, son oncle paternel est en même temps son oncle
maternel.
Cette union dans un «degré (très) rapproché», pour reprendre
une catégorie de parenté souvent appliquée au «mariage arabe», nous
conduit, si je puis dire, aux mœurs étranges du chameau.

(1) Egalement rapporté par Lisān al-ˁarab sous l’entrée ḥarf. Ibn Manẓūr, Lisān al-ˁarab,
Beyrouth, Dār Ṣādir, s. d., IX, p. 42.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 533

4. Mœurs, coutumes et caractères chameliers


Les spécialistes des mœurs animales disent, d’après al-Damīrī,
qu’on ne rencontre dans aucune espèce des manifestations du rut aussi
marquées que parmi les mâles de l’espèce cameline. Ils acquièrent,
dans ces circonstances, «une mauvaise conduite» (yasūˀ ḫuluquh). Ils se
mettent à baver (yaẓhuru zabduh). Le chameau en rut devient capable
de porter le triple de la charge qu’il porte ordinairement. Son appétit,
sa consommation alimentaire, se réduisent. Il se met à sortir de temps à
autre le voile de son palais (šaqšaqa) en le gonflant… al-Layth(1) prétend,
nous dit al-Damīrī, que cette propriété physiologique ne se rencontre
que chez les «chameaux arabes», mais notre encyclopédiste n’est pas
tout à fait convaincu par cette opinion. Le bruit que le chameau émet en
sortant sa šaqšaqa (pl. šaqāšiq) est rapproché par al-Damīrī, rapportant
des propos attribués à ˁAlī b. Abī Ṭālib(2), de la faconde démagogique
du rhéteur. Le quatrième calife aurait dit : «les discours mobilisateurs
(ḫuṭab) proviennent des šaqāšiq de satan». Une autre appréciation
mitigée de l’art oratoire associé au voile du palais camelin est fournie
par le ḥadīṯ qui suit, rapporté par al-Ḥākim citant Fāṭima bint Qays. Le
Prophète aurait dit :
« En ce qui concerne Muˁāwiyya(3), c’est un aventurier (ṣuˁlūk),
pour ce qui est d’Abū Jaham (?), je crains pour lui ses šaqāšiq ».
Le mâle ne connaît le rut qu’au cours d’une seule période de
l’année durant laquelle il peut féconder de nombreuses femelles. Celles-
ci deviennent capables de gestation à partir de l’âge de trois ans. Une
chamelle qui parvient à cet âge est appelée ḥiqqa parce que, dit al-Damīrī,
faisant fond sur le sens étymologique du verbe istaḥaqqa («mériter»,
«avoir droit à...») elle «mérite» (istaḥaqqat) d’être en gestation.
On prétend que le chameau est l’animal le plus rancunier (ašadd
al-ḥaywān ḥiqd). «Il est dans sa nature d’être endurant et résolu dans
l’attaque» (fī ṭabˁih al-ṣabr wa-l-ṣawla).

(1) Sans doute al-Layṯ b. Saˁd, un «transmetteur» de ḥadīṯ de la seconde génération m.


175/791.
(2) Cousin patrilatéral et gendre du Prophète, 4e calife, m. 661.
(3) Cinquième calife, fondateur de la dynastie umayyade, m. 680.
534 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

«L’auteur de la logique [Aristote ?] a écrit que le chameau se garde


de couvrir sa mère». Cet auteur rapporte, au dire d’al-Damīrī, qu’il est
arrivé, par le passé, qu’un homme revête une chamelle d’un vêtement
pour la faire couvrir par son fils et que, lorsque le chameau en question
découvrit l’identité de la femelle avec laquelle il venait de s’accoupler,
il se coupa le sexe et conçut une rancune tenace pour l’auteur de la
supercherie jusqu’à ce qu’il parvint à le tuer. Un autre chameau se serait
«suicidé» après avoir découvert la proximité avec sa partenaire. Cette
insistance sur la «prohibition de l’inceste» chez les chameaux ne va
manifestement pas dans le sens de l’extrême «endogamie» qui a produit
la chamelle célébrée par Kaˁb b. Zuhayr dans le vers plus haut cité. Mais
cela ne trouble guère notre encyclopédiste, qui se fait fort de rapporter
toutes les opinions...
Selon al-Damīrī, tous les animaux ont une vésicule biliaire
(marrāra), à l’exception des chameaux. Ce serait la raison de leur
endurance et... de la facilité de leur dressage. On trouve bien, dit-il, sur le
foie du chameau, quelque chose qui ressemble à une vésicule biliaire(1),
mais ce n’en est pas vraiment une. Il s’agit d’une peau contenant une
(sorte de) salive (liˁāb) que l’on utilise pour les soins et la beauté
des yeux, comme le kohol (yuktaḥalu bihi). Ce liquide permettrait
notamment de soigner une baisse nocturne de la vue installée de longue
date (al-ˁušā al-ˁatīq).
Au chapitre de l’alimentation, al-Damīrī note que les chameaux
apprécient les feuillages des épineux qu’ils digèrent fort bien. En
revanche, écrit-il, leur appareil digestif peut difficilement digérer
l’orge(2).
Parmi les conduites étonnantes auxquelles se livraient les Arabes
éleveurs de chameaux, celle qui consistait à cautériser au fer rouge
les animaux sains de leur troupeau pour «guérir» les membres de ce
troupeau atteints de gâle (ˁurr)(3). al-Damīrī cite à ce propos ce vers du
poète pré-islamique, al-Nābiġa al-Ḏubyānī (m. 604) :

(1) La bile est associée par la médecine traditionnelle «des humeurs» à «l’aigreur» et à
l’emportement.
(2) Idée reprise d’al-Jāḥiẓ. Cf. n. 9 ci-dessus.
(3) Encore une observation reprise d’al-Jāḥiẓ, Ḥaywān I, 17.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 535

Wa ḥammaltanī ḏamba mriˀin taraktah-u


ka-ḏi-l-ˁirri yukwā ġayrah-u wa-hwa rātiˁu
«Tu m’imputes les méfaits d’une personne que tu ignores
A l’instar de la bête atteinte de gale dont ont on cautérise les
voisines tandis qu’elle broute en toute quiétude.»
Si al-Damīrī a quelque doute sur cette pratique «thérapeutique»,
il n’en croit pas moins à des formes de «contagion» pour le moins
étranges dont les chameaux peuvent être les vecteurs. Témoin, ce ḥadīṯ
qui rapporte un dialogue entre le Prophète et un homme de la tribu des
Banī Fuzāra, venu le voir parce que sa femme a mis au monde un enfant
noir. Le Prophète lui aurait demandé : «Possèdes-tu des chameaux ?».
«Oui, répondit, l’homme». «De quelle couleur sont-ils, poursuivit le
Prophète ?». «Brune (ḥumur)», répondit-il. «Comptent-ils quelque gris
cendré (awraq) ?». «Il y en a bien un. C’est mon père qui l’a introduit
dans le troupeau». «C’est cela, dit le Prophète. Peut-être a-t-il été touché
par sa sueur», dit le Prophète…

5. Statut légal (al-ḥukm)


La question du statut légal de l’animal, au point de vue
alimentaire en islam, constitue une des préoccupations centrales de
notre encyclopédiste. La consommation de la viande de chameau,
écrit-il, est licite. Chez les Juifs, sa prohibition aurait été décrétée par
le prophète Yaˁqūb (Jacob), «qui n’est autre qu’Israël». La raison de
cette prohibition est que Yaˁqūb «menait une vie bédouine» (yaskun
al-badw) et «se plaignait de la multiplication des sciatiques» (fa-štakā
ˁiraq al-nisāˀ) pour lequel il n’a trouvé comme cause que la viande et le
lait de chamelle, c’est pourquoi il décida, «de son seul chef» (bi-ijtihâd
minh-u) de les prohiber.
Les savants (ˁulamāˀ) débattent pour savoir si l’ingestion de viande
de chameau annule ou non les ablutions rituelles (wuḍūˀ). La majorité
d’entre eux estime que la consommation de la viande de chameau n’a
pas d’effet sur le wuḍūˀ. Une minorité, toutefois, dont Aḥmad b. Ḥanbal
et le šāfiˁite al-Bayhaqī, affirme le contraire. Une opinion exprimée par
536 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

un ḥadīṯ(1), recommande de (re)faire ses ablutions après avoir mangé du


chameau, alors que la viande des ovins-caprins n’impose pas la même
contrainte. S’agissant de la consommation de sa bosse (sanām) comme
pour celle du lait de chamelle, quant à leur incidence sur la validité du
wuḍūˀ, Aḥmad b. Ḥanbal serait la source de deux opinions opposées,
l’une affirmant que le wuḍūˀ demeure valide après ces occurrences
alimentaires, l’autre proclamant le contraire.
Il est fermement déconseillé (makrūh), dit al-Damīrī , de procéder
à la prière rituelle dans les lieux de rassemblement des chameaux
autour de l’abreuvoir (aˁṭānihā). Le Prophète aurait aussi dit : « Ne
faites pas vos prières dans les enclos (mabārik) des chameaux, ce sont
des lieux visités par les démons (al-šayāṭīn)», tandis que les enclos
des ovins-caprins, toujours selon le ḥadīṯ, sont « bons » pour prier car
c’est la baraka que ces animaux y répandent. L’origine démoniaque
du chameau, qui court du reste une partie de la tradition arabe, est
explicitement affirmée par un ḥadīṯ, rapporté par al-Nasāˀī et Ibn
Ḥabbān, selon lequel le Prophète aurait dit : « Les chameaux sont nés
(ḫuliqat min) des démons (al-šayāṭīn).»(2).
En ce qui concerne l’obligation d’aumône légale (zakāt) relative
au chameau, elle «se monnaie», si je puis dire, de la manière suivante,
selon al-Damīrī : pour un capital de 5 chameaux adultes, le «taux»
de la zakāt s’élève à 1 ovin/caprin (šāt)(3) ; pour 10 chameaux, le
propriétaire doit donner annuellement 2 ovins-caprins ; il en doit
3 pour 15 chameaux et 4 pour 20. Le propriétaire de 25 chameaux
adultes est redevable annuellement d’une chamelle d’un an révolu

(1) Rapporté, selon al-Damīrī, par ˁAbd al-Raḥmān b. Abū Laylā, citant al-Barrāˀ b. ˁĀzib,
citant le Prophète, et repris par les trois recueils d’Abū Dāwūd, al-Tirmiḏī et Ibn Mājja.
(2) Au chapitre des animaux «métamorphosés» (al-masḫ min al-ḥaywān) par punition divine,
figure le serpent (al-ḥayya), «qui aurait eu autrefois la forme du chameau (kānat fī ṣūrat
jamal) et fut châtié par Dieu qui le riva au sol.» Le serpent est maudit, car, ayant accueilli
Iblîs dans ses entrailles, il lui a permis, en s’exprimant par sa bouche, de tenter Adam.
Certains vont même jusqu’à prétendre que «les chameaux ont été créés à partir des brides
des démons (anna al-ibil ḫuliqat min aˁnān al-šayāṭīn)», al-Jāḥiẓ, Ḥaywān, op. cité, I, p.
297.
(3) L’unité légale en matière d’ovins/caprins est une femelle d’un an (jaḏˁa) pour les moutons
et une femelle de deux ans (ṯaniyya) s’il s’agit de chèvres.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 537

(bint maḫāḍ) au titre de leur zakāt ; pour 36 chameaux, il devra


donner une chamelle de deux ans (bint labūn) ; pour 46, une chamelle
de trois ans (ḥiqqa) ; pour 61, une chamelle de quatre ans (jaḏˁa) ;
pour 71 chameaux, il devra donner deux bint labūn ; pour 91, il
sera redevable de deux ḥiqqa; pour 121, trois bint labūn ; puis, pour
chaque quarantaine supplémentaire une bint labūn et pour chaque
cinquantaine une ḥiqqa.(1)
al-Damīrī conclut ces considérations légales par «l’additif»
(tatimma) suivant. Citant al-Mutawllī (?), il affirme que si un legs
testamentaire est libellé en chameaux (iḏā ūṣiyya li-šaḫṣ bi-ibil), il est
permis de la comptabiliser en unités mâles ou femelles, à condition
qu’il s’agisse de sujets adultes, l’individu fraîchement sevré (faṣīl) et le
ibn maḫāḍ, par exemple, n’étant pas appelés ibil.

6. Proverbes
Associés à des dictons, les chameaux sont cités dans les expressions
proverbiales suivantes :
« Il les a abreuvés d’injures (ašbaˁahum sabban) et ils sont partis
avec les chameaux (wa rāḥū bi-l-ibil) ». Le premier à l’avoir dit aurait
été le poète précédemment cité, Kaˁb b. Zuhayr b. Abī Salmā. Cette
expression se dit de celui qui ne fait que parler sans agir.
« Ce n’est pas ainsi, Saˁd, que l’on mène les chameaux à
l’abreuvoir » (mā hākaḏā yā Saˁd tūradu al-ibilu). Se dit de celui qui se
charge d’une tâche pour laquelle il n’a pas les aptitudes nécessaires. ˁAli
b. Abī Ṭālib, parangon des formules de sagesse bien frappées dans la
tradition arabo-musulmane «classique», aurait utilisé cette expression
selon un ḥadīṯ rapporté par al-Bayhaqī et d’autres.

(1) Cette «tarification» est, à quelques petites différences près, la même que l’on retrouve
dans les principaux manuels de fiqh sunnites. Cf. Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī, al-Risāla,
Beyrouth, Dār al-fikr, s. d., p. 69 ; Ḫalīl b. Isḥāq, Muḫtaṣar, Beyrouth, Dār al-fikr, 1981, pp.
56-57 ; ˁAbd al-Raḥmān al-Juzayrī, Kitāb al-fiqh ˁalā al-maḏāhib al-arbaˁa, Beyrouth, Dār
al-fikr, 1996, I, p. 565 et sq.
538 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

« O ! chameaux, revenez à vos lieux de repos ! (yā ibil ˁūdī ilā


mabārikiki) ». Se dit à propos de celui qui fuit quelque chose qui lui est
indispensable(1).

7. Spécificités (al-ḫawāṣṣ)
Sous cette rubrique, al-Damīrī a réuni une somme de détails curieux
ou extraordinaires relatifs au chameau.
Ibn Zuhayr et d’autres auraient affirmé que «si le regard d’un
chameau se pose (iḏā waqaˁa baṣar al-jamal) sur suhayl (la constellation
Canopus), il meurt instantanément». al-Damīrī ne suggère aucune
explication pour cette sidération. Je ne m’y aventurerai pas non plus.
Notre encyclopédiste note également que les viandes des chameaux
et des moutons de «transhumance saisonnière en montagne (al-ḥawliyya
al-jabaliyya) sont toutes de très mauvaise qualité (radīˀa kulluhā)». Il
affirme que lorsque l’on brûle de la laine de chameau et que l’on répand
ses cendres sur une plaie saignante, l’hémorragie s’arrête.
Si l’on enserre, dit-il, une de ses tiques (qirāduh) dans le pan (kamm)
du vêtement d’un amoureux, sa passion amoureuse (ˁišq) s’évanouit
aussitôt. Et lorsqu’une personne a perdu connaissance (sakrān) et
qu’elle boit de l’urine d’un chameau mâle (jamal) elle retrouve aussitôt
ses esprits...
Au titre de l’intérêt de l’univers chamelier pour la sexualité humaine,
al-Damīrī délivre les recettes suivantes : la viande de chameau, dit-il,
restaure l’énergie sexuelle et procure à nouveau la capacité d’érection
(inˁāẓ) après un accouplement (jamāˁ) ; et si une femme s’enduit les
parties génitales de la moelle du tibia (sāq) du chameau trois jours de
suite après la fin de ses règles et qu’elle a des rapports sexuels, elle
conçoit, même si elle était stérile. Par ailleurs, l’urine de chameau

(1) A cette brève liste d’al-Damīrī, je ne résiste pas à l’envie d’ajouter une expression que
l’on emploie encore fréquemment de nos jours (dans le discours politique, dans la presse,
etc.). Pour parler d’une affaire qui ne le concerne en rien, par exemple d’un conflit armé, un
locuteur arabe dira volontiers : ḥarb lā nāqa lanā fīhā wa lā jamal, lit. «une guerre où il n’y
a pour nous ni chamelle ni chameau».
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 539

[ingérée, je suppose...] est un remède contre la cirrhose (waram al-


kabid) et elle favorise le coït (bāh).

8. Onirologie (al-taˁbīr)
« Les spécialistes de l’interprétation des rêves (ahl al-taˁbīr)
disent, écrit al-Damīrī : celui qui voit dans son rêve qu’il possède un
gros troupeau de chameaux (hujma), cela veut dire qu’il aura autorité
(yaḥkam ˁalā) sur un groupe de personnes (jamāˁa) d’importance (ḏawī
aqdār) et possèdera une richesse considérable (māl ṭāˀil). Il en va de
même s’il rêve qu’il possède seulement un troupeau moyen (ṯulla) de
chameaux, un troupeau d’ovins/caprins (ṯāqiyya) ou un seul chameau,
une (rāġiyya) ».
On dit que celui qui voit dans son sommeil qu’il possède des
chameaux aura une vie heureuse dans l’Au-Delà, qu’il aura une pratique
religieuse et des croyances saines car (Dieu) a dit : « Que n’ont-ils pas
observé comment le chameau a été créé ? ».
Mais la vision en rêve du chameau n’est pas toujours aussi
annonciatrice d’évènements positifs. Elle peut parfois, conformément à
l’essentielle ambivalence de ce gros ruminant, indiquer que le rêveur va
commettre des «actions répréhensibles (aˁmāl sayyiˀa) car Le Très Haut
a dit : « Il n’accèderont pas au paradis avant qu’un chameau puisse
passer par le chas d’une aiguille »(1), et qu’Il a également dit : « Le feu
[de l’Enfer] jette des étincelles comparables à un palais, comme si elles
étaient des chameaux roux »(2).
Si quelqu’un se voit dans son sommeil en train de sceller des
chameaux, «cela indique un triomphe prochain sur des difficultés et
l’accès au bien-être, car Le Très Haut a dit : « Il a créé pour vous al-

(1) wa lā yadḫulūna al-jannata ḥattā yalija al-jamalu fī sammi al-ḫiyāṭi. (Coran, al-Aˁrāf/VII,
40). Idée qui se trouvait déjà dans les Evangiles de Mathieu (XIX, 24) et de Luc (XVIII,
25).
(2) innahā tarmī bi-šararin ka-l-qaṣri ka-ˀannahu jimālatun ṣufrun (Coran, al-Jinn/LXXVII,
31-32). La traduction de Blachère, souvent fidèle à la lettre du texte, s’en éloigne ici d’une
façon contestable. Il traduit : «Car le feu jette des étincelles [grosses] comme des bûches,
des étincelles qui sembleraient des masses jaunes» (R. Blachère, trad., Paris, Larose, 1980,
p. 631).
540 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

an‘âm. Vous en tirez de quoi vous réchauffer, elles vous procurent des
bienfaits et de la nourriture »(1).
Celui qui se voit en «gardien de chameaux en transhumance (yarˁā
ibilan ˁirāban), cela signifie qu’il va acquérir le commandement d’une
communauté de nomades (wulliyya ˁalā qawm min al-ˀaˁrāb) ». Citant
al-Jabalī [?], al-Damīrī avance que «celui qui se voit en rêve posséder
des chameaux acquerra capacité (maqdira) et autorité (saṭwa)».
Mais voir en son sommeil beaucoup de chameaux rassemblés en
un endroit, cela peut aussi être annonciateur de «maladies et de guerres»
(amrāḍ wa ḥurūb). Et Arthémiodore aurait dit, selon al-Damīrī, «celui
qui se voit dans son sommeil manger de la viande de chameau sera
malade ». Cependant, « Muḥammad b. Sirīn, le maître des interprètes
du rêve (imām al-muˁabbirīn) et figure notoire des successeurs [des
compagnons du Prophète], a dit qu’il n’y a pas de mal à manger la
viande de chameau car Le Très Haut a dit : « Il a créé pour vous al-
anˁām(2), etc. ».
Voilà restitué, sans s’en tenir à sa lettre, mais en en reprenant
l’essentiel, le contenu de l’article «ibil» de Ḥayāt al-ḥaywān al-kubrā
d’al-Damīrī. En parcourant le texte de cet encyclopédiste médiéval, je
me suis souvenu d’une rédaction qu’un lettré mauritanien, Muḥamd
al-Muṣṭafā wuld al-Nadā (m. 1998)(3) avait consacré aux marques de
bétail dans la société maure, rédaction dont il m’avait aimablement
offert une copie(4). Je suis frappé, en revisitant cet opuscule d’un lettré
contemporain, de constater à quel point l’approche et les préoccupations
sont similaires, malgré les six siècles qui séparent al-Damīrī et [wuld]
al-Nadā. Les similitudes écologiques entre l’espace mauritanien et les
déserts d’Arabie, des structures tribales assez largement similaires et
une même pratique du nomadisme, auxquels s’ajoute le poids ici et

(1) wa al-anˁāmu ḫalaqahā lakum fīhā dufˀun wa manāfiˁa wa minhā taˀkulūn (Coran, al-Naḥl/
XVI, 4). al-anˁām désigne les ruminants domestiques (chameaux, bovins, ovins/caprins),
mais ici il s’agit plus particulièrement des chameaux.
(2) Coran, même référence que la note précédente.
(3) Il fut le secrétaire d’al-Muḫtār wuld Ḥāmidun (m. 1993), le grand encyclopédiste de la
Mauritanie, de 1976 à 1982, date du départ de ce dernier en Arabie Saoudite, où il allait
s’établir jusqu’à son décès.
(4) M. M. wuld al-Nadā, Rusūm al-mawāšī fī Mūrītānyā, Nouakchott, 1991, ronéoté.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 541

là de l’islam, autant de circonstances qui expliquent sans doute cette


permanence. Il faudrait y ajouter l’ardente revendication d’arabité qui
pousse les lettrés sahariens à mettre en avant et à emphatiser tout ce qui
peut justifier un rapprochement entre l’Arabie — y compris l’Arabie
pré-islamique dont les poètes servent de modèle aux épigones sahariens
— et le Sahara occidental. Je m’en vais donc rappeler brièvement ce
que al-Nadā dit du marquage du bétail chez les éleveurs maures du
Sahara occidental.

9. Des marques de bétail


Tout comme al-Damīrī, al-Nadā commence son propos par
des considérations lexicographiques autour de la notion de wašm
(«marque») à partir des grands corpus de lexicographie arabes : Lisān
al-ˁarab, al-Qāmūs al-muḥīṭ, Tāj al-ˁarūs, etc. Mais il va, tout comme
lui, consacrer la part essentielle de son travail aux aspects légaux, d’un
point de vue islamique, des marques de bétail.
Dans un contexte où al-Nadā n’ignore pas que l’islam est
parfois associé en Occident à une conduite controversée vis-à-vis des
animaux, son propos visera en tout premier lieu à souligner la volonté
«d’humanité» recommandée par l’islam dans l’opération de marquage.
Les légistes, dit-il, recommandent l’usage d’instruments bien aiguisés
s’il s’agit de pratiquer des scarifications ou des ablations (pour une
partie de l’oreille, par ex.), tout comme ils insistent sur la célérité qui
doit présider à l’application des marques.
Bien que le wašm soit présent dans le Coran(1) et les ḥadīṯ, nous dit
al-Nadā, le Prophète aurait maudit un homme qui a marqué son âne sur
le front. D’où le quasi-interdit canonique (makrūh) du marquage facial.
Pour ce qui est de l’homme, c’est son corps tout entier qui doit être
préservé de toute marque indélébile.

(1) Il cite notamment le verset 28 de sūrat al-Fatḥ qui évoque les marques frontales des
compagnons du Prophète (sīmāhum fī wujūhihim) assidus à pratiquer la prière et le verset 16
de sūrat al-Qalam où ceux qui raillent les enseignements de Muḥammad «seront marqués
sur le nez» (sa-nasimu-h ˁalā al-ḫurṭūm).
542 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

al-Nadā fait une place importante dans son opuscule à la valeur


juridique des marques de bétail telle que les fuqahāˀ l’ont analysée.
Citant Kitāb al-qawānīn al-fiqhiyya d’Ibn Juzay (m. 741/1340-1341)
et Tabṣirat al-hukkām d’Ibn Farḥūn (m. 799/1397), il observe que la
marque de bétail est une propriété, une «marque déposée», pour ainsi
dire, dont le détenteur légitime peut octroyer ou refuser l’usage. Il évoque
à ce propos une épître connue de Muḥammad al-Yadālī al-Daymānī (m.
1753)(1) autour de la marque appelée al-lafˁa («la vipère»), qui était celle
de son maître, Mīnnaḥna wuld Mūdi Mālik. al-Yadālī s’était octroyé le
droit d’en user, lui et ses «disciples» (tlāmīd) Ārwayjāt, ce qui n’était
pas du tout du goût des descendants de Minnaḥna.
A la question, «les marques de bétail constituent-elles une preuve
juridique d’appropriation ?», al-Nadā, faisant fond sur la littérature
spécialisée en la matière et sur la jurisprudence islamique établie,
répond par l’affirmative, ajoutant néanmoins que la revendication
d’appropriation émise sur la base d’une marque, pour être valide, doit
être accompagnée d’une description détaillée de la bête revendiquée,
des circonstances précises de sa disparition, etc.
Dans un souci d’enracinement arabe et islamique immémorial, al-
Nadā met en avant les troublantes similitudes qu’il a observées entre
les marques arabes pré-islamiques et les marques de bétail maures
contemporaines «du point de vue à la fois de leurs consonances et de
leur forme graphique» (p. 38). Les termes employés pour les désigner
sont du reste, note-t-il, les mêmes : wasm, ˁalāma, nār. Autre preuve
de «continuité» entre les deux, celle fournie par la présence de la croix,
fréquemment appliquée par les éleveurs maures aux joues du chameau.
Il ne peut, pense-t-il, s’agir que d’un emprunt saharien aux «Arabes
anciens», étant donné qu’il n’y avait pas d’influence du christianisme
dans le Sahara maure antérieurement à la venue de l’islam. al-Nadā
mentionne également la présence au Sahara d’autres marques qui
étaient en usage parmi les bédouins de l’Arabie pré-islamique, comme

(1) Sur ce personnage et son œuvre, on peut voir notamment, Muḥummaḏun wuld Ḅāḅḅāh
(taqdīm wa taḥqīq), al-Šayḫ Muḥammad al-Yadālī. Nuṣūṣ min al-tārīḫ al-mūrītānī, Tunis,
Bayt al-Ḥikma, 1990.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 543

celle dite gayd lǝvraṣ («l’entrave du cheval») qui se présente sous la


forme deux cercles reliés par un trait…
La suite de son mémoire est dévolue à une présentation des
différents types de marques, aux «explications» que l’on peut en donner
et à leur distribution parmi les groupes tribaux maures. Les tribus
(qabāˀil, sg. qabīla) maures étaient, on le sait, subdivisées, d’un point
de vue statutaire, entre «guerriers» (ḥassān), «marabouts» (zwāyä) et
«tributaires» (laḥma). Les guerriers, qui vivaient surtout de prélèvements
opérés sur les ressources des autres groupes, n’avaient pas vraiment de
marques de bétail qui leur étaient propres. Ils apposaient parfois, quand
ils avaient des élevages significatifs, les marques de leurs «chapelains»
parmi les zwāyä. C’était également souvent le cas chez les laḥma, qui
«protégeaient» leur patrimoine bétail en apposant la marque de «leurs
marabouts». Données aux jeunes bêtes dès le sevrage, les marques se
déclinaient par «tribu» et se spécifiaient par des ajouts particuliers au
fur et à mesure que l’on descendait dans l’échelle de segmentation du
groupe (qabīla, vaḫẓ, baṭn, ḫayma…). Elles consistaient en empreintes
au feu, en incisions des oreilles, ou en reliefs sur la surface du corps
réalisés à l’aide de morceaux de peau «décollés» (äkämbūr).
Les marques au feu peuvent se présenter sous diverses formes :
graphèmes ou monèmes de la langue arabe, symboles divers, parfois
directement iconiques de l’être ou de l’objet qu’ils désignent. On peut
ainsi avoir la lettre b apposée sur le cou d’un chameau, la succession de
lettres š r f (qui se lit : šaraf) imprimée sur l’une des cuisses de la bête
ou un «tortillon» qui se finit par un allongement, appelé al-lafˁa et qui
symboliserait, comme son nom l’indique, un serpent.
Au chapitre des «interprétations» de ces marques, un peu comme al-
Damīrī donnait son «interprétation» de la présence des chameaux dans
les rêves, al-Nadā suggère diverses «pistes», de facture essentiellement
«maraboutique», les zwāyä étant les seuls «vrais» détenteurs de nār,
comme nous l’avons vu. La lettre b , marque notamment des Ahl aš-
Šayḫ Sīd al-Muḫtār (Kuntä), serait ainsi le début de la basmala(1). Ṣ.h, la
marque des Tinwājīw, dont les deux lettres totalisent numérologiquement

(1) La formule coranique : bi-smi al-lāhi al-raḥmāni al-raḥīm


544 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

65 (ṣ = 60, h = 5) serait une manière de faire allusion au nom d’Allah


(même total numérologique) sans l’apposer sur la bête. Le Ṣ (prononcé
: ṣāˀ) des Idaybusāt serait lié au fait qu’ils se revendiquent d’une origine
anṣār (les «soutiens» du Prophète à Médine). Mais cette marque, ajoute
al-Nadā, a suscité une autre «interprétation» sous la plume de Muḥamd
Mbārik al-Lamtūnī(1). Il y aurait eu jadis, suggère celui-ci, un ensemble
Qaḥṭānī(2) qui aurait eu pour marque de bétail ṣ.d.q.w (prononcé ṣadaqū :
«ils ont eu raison»). Lorsqu’il éclata, la marque fut «distribuée» :
certains prirent le ṣ, d’autres le d, d’autres le q, d’autres enfin le w(3).
Mais l’imagination des poètes, ajoute al-Nadā, est très fertile en la
matière. Ainsi le poète buṣādī (busātī), Muḥammad al-Amīn b. aš-Šayḫ
al-Maˁlūm, dans un poème de louange adressé aux Idyaydḅä, établit
un lien entre le q, leur marque, et al-awqāf… les biens de mainmorte
codifiés par la loi islamique. Allusion à leur prodigalité :
lākinnamā jaˁalū ḏa-l-qāfa maysamahum
išāratan anna hāḏa al-māla awqāfu
«Ils ont fait de ce qāf leur marque
Pour signifier que ces biens [qu’il désigne] sont des awqāf»
Nous sommes là dans le registre de l’autocélébration et de la
louange, mais la marque de bétail peut aussi, métonymiquement,
être prise à partie en lieu et place de ses détenteurs pour les besoins
de l’invective (hijāˀ) et de la satire. al-Nadā ne manque pas d’en citer
quelques exemples.
Il recense, pour finir, une centaine de marques (avec leurs variantes)
appliquées par les tribus maures de Mauritanie, en soulignant qu’avec

(1) Lettré de la tribu des Lamtūna et disciple de aš-Šayḫ Sidiyya al-Kabīr, décédé en 1853,
auteur notamment d’un poème sibyllin sur la succession des «souverains» almoravides au
Sahara après la mort d’Abū Bakr Ibn ˁUmar (1087).
(2) Les généalogistes arabes distinguent deux grands ensembles parmi les Arabes, ceux «du
nord», descendants de ˁAdnān et ceux du sud, issus de Qaḥṭān. Beaucoup de tribus maures,
sans doute pour l’essentiel de souche berbère, aiment à se rattacher aux Ḥimyar, considérés
comme une des branches des Arabes «du Sud».
(3) al-Nadā, op. cité, p. 46.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 545

la colonisation française et l’impôt sur le bétail qu’elle a imposé(1), la


marque de bétail était devenu un élément essentiel des «tableaux de
commandement» (recensements tribaux) au moyen desquels les agents
de la colonisation administraient ces populations nomades.
Ces dernières considérations montrent, si besoin était, l’étroitesse
des liens entre les éleveurs et leurs animaux. Parmi les nomades, et quelle
que soit la fantaisie qui commande parfois les opinions développées par
les encyclopédistes du style d’al-Damīrī, on peut dire que le chameau
apparaît comme une sorte «d’analyseur» de l’ensemble de leur société.
Le parcours que je viens de proposer en compagnie d’al-Damīrī ne
visait qu’à tenter de restituer les opinions et croyances qu’il avait
lui-même collectées. Il offrira peut-être à la sagacité d’analystes plus
compétents que moi une matière première pour une véritable analyse de
«l’imaginaire chamelier» des Arabes d’hier et d’aujourd’hui.

Références :
M. w. Ḅāḅḅāh (taqdīm wa taḥqīq), al-Šayḫ Muḥammad al-Yadālī. Nuṣūṣ
min al-tārīḫ al-mūrītānī, Tunis, Bayt al-Ḥikma, 1990
B. Biehler, Véto sans frontières, Dijon, Editions des Grands Ducs, 1988
al-Damīrī, Ḥayāt al-ḥaywān al-kubrā, Beyrouth, Dār al-Fikr s. d.
H. Gauthier-Pilters, «Aspects of Dromadary Ecology and Ethology»,
in W. Ross Cockrill (ed.), The Camelid. An all-purpose animal,
Uppsala, Scandinavian Institute of African Studies, 1984, Vol. I,
pp. 412-430
C. Hamès, «La société maure ou le système des castes hors de l’Inde»,
Cahiers Internationaux de Sociologie, 46, 1969, 163-177
Ḫalīl b. Isḥāq, Muḫtaṣar, Beyrouth, Dār al-fikr, 1981
al-Jāḥiẓ, al-Ḥaywān, Beyrouth, al-Majmaˁ al-ˁilmī al-ˁarabī al-islāmī,
s. d.

(1) Impôt supprimé en 1973 en raison de la sécheresse dévastatrice que la Mauritanie a connue
à l’époque, et jamais rétabli depuis.
546 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

ˁA. al-R. al-Juzayrī, Kitāb al-fiqh ˁalā al-maḏāhib al-arbaˁa, Beyrouth,


Dār al-fikr, 1996
Ibn Manẓūr, Lisān al-ˁarab, Beyrouth, Dār Ṣādir, s. d.
V. Monteil, Essai sur le chameau au Sahara Occidental, Saint-Louis du
Sénégal, Centre-IFAN Mauritanie, 1952
M. M. w. al-Nadā, Rusūm al-mawāšī fī Mūrītānyā, Nouakchott, 1991,
ronéoté
Ch. Pellat, art. «Ibil» in Encyclopédie de l’islam, 2e éd, Vol. III, p. 687
I. A. Z. al-Qayrawānī, al-Risāla, Beyrouth, Dār al-fikr, s. d.
al-Qurˀān al-karīm, Médine, Ministère du Ḥajj et des Awqāf, 1412/1991
et trad. de Régis Blachère, Paris, Larose, 1980
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 547

Annexe VIII
al-Muẖtār w. Ḥāmidun et «le bouillon généalogique»(1)

Introduction
Le titre quelque peu surprenant donné à cette communication fait
référence à une expression que le chercheur dont il sera ici question -
al-Muẖtār w. Ḥāmidun - aimait ironiquement à utiliser pour signifier la
lente évaporation d’une œuvre, trop longtemps mijotée, et dont il n’aura,
de son vivant, vu qu’une toute petite fraction éditée. «Elle s’est, disait-il,
consumée sur le feu (värġǝt ǝ‘lä ǝn-nāṛ)», victime d’une «évaporation»
qu’il n’avait cure d’interrompre, laissant volontiers à d’autres le soin de
bénéficier de la primeur des données qu’il avait patiemment collectées
et qu’il était généreusement toujours près à céder aux solliciteurs
de tout bord. Il est ici question d’un érudit d’une exceptionnelle
fécondité dont la carrière intellectuelle, largement entamée à l’époque
précoloniale, doit cependant une part de son orientation - notamment
ses préoccupations ethnographiques - à la fréquentation des sphères
coloniales de la recherche, en particulier à travers l’Institut Français
d’Afrique Noire (IFAN), fondé en 1939, et dirigé pendant près de 30
ans par le naturaliste français de renom, Théodore Monod. Même si
ses productions sont restées de facture essentiellement «traditionnelle»,
comme il reconnait lui-même en introduction à son grand œuvre
- Ḥayāt Mūrītānyâ - al-Muẖtār w. Ḥāmidun n’a pas échappé aux
thèmes et préoccupations de son époque, à commencer par le souci
affiché de contribuer à la préservation d’une mémoire collective de sa
communauté, menacée précisément par les changements engendrés par
la colonisation. Son parcours et son œuvre illustrent parfaitement les
«accommodements», et surtout la résistance obstinée de la «tradition»,
que l’on se plait souvent de nos jours à présenter comme «inventée»,
face à des facteurs de changement dont il avait pu observer l’étendue et
les effets. Dans le propos qui suit, je donne d’abord quelques indications
(1) Intervention présentée au colloque «Éruditions musulmanes et colonialisme en Afrique.
Perspectives transsahariennes (1850-1950)», Paris, INALCO, 1-2 juin 2017
548 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

sur al-Muẖtār w. Ḥāmidun et son milieu, avant d’aborder, à travers son


œuvre, quelques aspects de son érudition.

I- al-Muẖtār w. Ḥāmidun et son milieu


1. 1. Maḥanḍ Bābä
al-Muẖtār w. Ḥāmidun est l’arrière petit-fils de l’un des lettrés les
plus connus du sud ouest saharien au XIXe siècle, Maḥanḍ Bābä wuld
Ǝ‘bäyd (m. 1860). Le milieu tribal auquel il appartient, la qabîla des
Äwlād Däyṃān, localisée dans l’actuelle région du Trarza (sud ouest
mauritanien) est universellement connue parmi les hassānophones de
l’ouest saharien pour sa contribution au maintien et au développement
de la culture arabe savante, pour sa finesse d’esprit, son humour, et son
flegme, non dénué d’une certaine duplicité, un tantinet masochiste(1).
Le groupe des Tāšǝmšä, dont relève les Äwlād Däyṃān, a joué
un rôle dirigeant dans un conflit du XVIIe siècle, connu sous le nom de
«Šaṛṛ Bäbbä» ou «Šuṛbubbä», dont le leader initial, Nāṣir al-Dīn (m.
1674), aspirait à instaurer une autorité islamique légitime, un imamat,
sur les deux rives du Sénégal. Ce conflit, dont le souvenir est resté assez
vif parmi les Äwlād Däyṃān, a eu, par ailleurs, une forte influence
régionale, et il est permis de penser que le modèle «imamien» qu’il
tendait à promouvoir a eu des prolongements jusque dans le Fouta
Djallon du XVIIIe siècle, en passant par le Bundu (confins sénégalo-
maliens), le Fouta Toro sénégalo-mauritanien également au XVIIIe

(1) Comme l’illustre l’anecdote suivante, souvent évoquée :


Un homme des Äwlād Däyṃān arrive en vue de personnes d’une autre qabīla qui
l’interrogent sur son identité.
«Je suis, leur dit-il, un Däyṃānī»
«Quelle vile tribu !», répondent ses interlocuteurs.
«Et vous donc, leur demande-t-il, de quelle qabīla êtes-vous ?»
«De la tribu X …», dirent-ils
«Quelle noble et prestigieuse communauté !» commenta notre Däyṃānī, avant de
poursuivre son chemin.
Pris de remords, l’un des agresseurs du voyageur partit à sa poursuite, le rejoignit
et lui dit :
«Vous savez, nous ne pensions point ce que nous vous avons dit».
Et le Däyṃānī de répondre : «Moi non plus».
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 549

siècle, le Macina malien et l’imamat de Sokoto au début du XIXe s(1).


Pour revenir à l’histoire familiale d’al-Muẖtār w. Ḥāmidun,
quelques mots sur son aïeul, cette forte personnalité, Maḥanḍ Bābä,
figure tutélaire de l’unité généalogique à laquelle il appartenait et dont il
est longuement question dans le volume XVI de sa Ḥayāt Mūritānyā(2),
l’encyclopédie mauritanienne d’al-Muẖtār. Une des biographies les
plus longues de la Ḥayāt, qui n’en manque pas… Elève et étudiant
précoce, Maḥanḍ Bābä, qui a parcouru très rapidement, et pour ainsi
dire tout seul (il était orphelin de père), en l’apprenant évidemment par
cœur, tout le corpus des manuels enseignés au Sahara, était à la fois
un enseignant réputé, un qāḍī s’efforçant à l’occasion à appliquer les
ḥudūd dans un espace dénué d’une véritable autorité politico-juridique,
un muftī et un entrepreneur en développement rural. C’était surtout
un modèle achevé d’érudition scolastique telle que les milieux zwāyä
aimaient à se la représenter.
Pour le «grand public», si l’on peut dire, il est principalement connu
pour son fameux commentaire du Muẖtaṣar de Ḫalīl - Muyassar al-jalīl
fī šarḥ Muẖtaṣar al-Šayẖ Ḫalīl - qu’au dire de son cousin, disciple et
biographe, Maylūd wuld al-Muẖtār Ḫay (‘Uyūn al-iṣāba fī manāqib al-
Šayẖ Maḥanḍ Bāba), il aurait passé près de 40 ans à peaufiner !(3)
L’œuvre de Maḥanḍ Bābä s’étend à bien d’autres domaines. Elle
comporte un volumineux recueil d’ajwiba sur toutes sortes de sujets;
de nombreux anẓām dans le champ du fiqh ou pour donner les dates de
décès de figures importantes du malikisme; des épitres plus longues sur
divers thèmes, comme en particulier la question de rabawiyyat al-‘ilk(4).

(1) Ph. Curtin, «Jihad in West Africa», J. A. H., 12, 1971, 11-24
(2) Rabat, Manšūrāt al-zaman, 2009, pp. 133-170
(3) Deux éditions du Muyassar ont été produites par Dār al-Riḍwān à Nouakchott.
L’une, en 2003, en 2 volumes, totalisant 1503 pages et la seconde, en 2016, en 4
tomes, d’un volume total de 3092 pages.
(4) Problème ayant trait à la nature de la gomme arabique, en rapport avec les
circonstances licites (d’un point de vue islamique) de son échange, en fonction du
fait qu’on se représente la gomme soit comme un outil monétaire d’échange (ce
qu’elle était en bonne partie avec les traitants européens à l’époque précoloniale)
soit comme un aliment (ce qu’elle était partiellement parmi les sahariens). Ce
problème a soulevé une vive controverse entre Maḥand Bāba et l’un de ses
550 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Des œuvres en vers dans le domaine de la logique (dans les marges d’al-
Aẖḍarī, d’Ibn al-Ṭayyib, d’al-Sanūsī…), des ‘aqā’id (une reprise sous
forme de commentaire de al-Ṣuġrā d’al-Sanūsī…), de la rhétorique (un
commentaire de ‘Uqūd al-jumān d’al-Suyūṭī…).
Il a aussi, bien entendu, légué des travaux en grammaire et syntaxe
(un commentaire de la Alfiyya d’Ibn Mālik, de al-Muġnī al-labīb d’Ibn
Hišām; une Siqāyat al-ẓam’ān fī ubniyyat al-af‘āl …)
D’après al-Muẖtār, son aïeul aimait à dire : «La logique est mon
domaine et je ne le partage avec personne» (al-manṭiq lī, lā ušāraku fīh)
(Ḥayāt, XVI, p. 145).
On lui attribue le redressement de nombreuses erreurs dans le
domaine de la lexicographie arabe et son histoire : l’interprétation d’un
vers de la célèbre bā’iyya d’Imru’ al-Qays; sur un vers d’une qāfiyya de
Zuhayr b. Abī Salmā, etc. al-Muẖtār w. Ḥāmidun rapporte l’estime que
manifesta le fameux grammairien, al-Muẖtār w. Bûna (m. 1805), pour
le jeune Maḥanḍ Bāba, à propos de la bonne lecture qu’il donna d’un
vers de Ḏū al-Rumma servant d’exemple pour une règle de grammaire.
On le voit relever le défi d’une énigme lexicographique (luġz) adressée
par w. Būna aux Äwlād Däymān, etc.
Il triomphe d’adversaires de taille dans des querelles juridico-
théologiques qui occupèrent quelques lettrés de renom (autour de la
question du bénéfice du waqf en cas d’extinction des bénéficiaires
[rāji‘ al-waqf] avec Ḥurma w. ‘Abd al-Jalīl et Dyayja al-Kumlayī;
sur l’incidence du serment de type ǝ‘liyyä ǝb-l-ǝḥrām sur la nature du
divorce qu’elle entraîne : «rattrapable» [raj‘ī] ou «définitif» [al-batāt];
sur la compensation en partage - ou non - pour un décès dans les rangs
d’un combat en présence du témoignage de deux témoins impeccables
(‘adlān) extérieurs aux parties en conflit; sur la question du divorce
par désertion du foyer conjugal de la femme (al-nušūz); sur les avis

disciples les plus en vue, al-Ḥāriṯ b. Maḥanḍ al-Šuqrawī, ce dernier commençant sa


réfutation du maître par une citation du livre Alpha de la Métaphysique d’Aristote:
«Comme disait Aristote à l’égard de son maître Platon, les Platoniciens nous sont
très chers, mais la vérité nous est encore plus chère». Ma copie du manuscrit d’al-
Ḥāriṯ.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 551

qui l’opposent à Muḥammad Maḥmūd b. Ḥabīb Allāh b. al-Qāḍī al-


Idyaydbī concernant divers points de fiqh : les coquillages peuvent-
ils servir pour le tayammum; la terre qui colle au front est-elle de
nature à annuler la prière rituelle; le vinaigre de vin résultant d’une
technique de transformation a-t-il le même statut que le vinaigre obtenu
naturellement; un puits qui s’éboule sur un foreur entraîne quel type de
responsabilité pour de la diyya, etc.)
En plus de ses milliers de vers d’anẓām, Maḥanḍ Bābä a un
dīwān de poésie substantiel touchant toutes les thématiques classiques :
louanges du prophète, madiḥ, raṯā’, ġazal, nasīb…
Il s’est aussi essayé au genre des maqāmāt… après avoir fini de
calligraphier celles d’al-Ḥarīrī, tout comme il imita par une qaṣīda la
poésie de Ḏū al-Rumma après avoir fini de calligraphier son dīwān…
Même en déplacement, il écrivait sur un lawḥ, et retranscrivait,
une fois à l’arrêt, le contenu de la planchette de bois sur des feuilles.
Ses journées étaient partagées (dixit al-Wasît) entre le forage des
puits, l’agriculture, l’élevage, la rédaction de ses œuvres, l’enseignement,
l’activité de copiste, les jugements à rendre, etc.
al-Muẖtār, dans sa biographie de son aïeul, donne des exemples de
son érudition
Ainsi, à propos de la valeur juridique du témoignage individuel
appliqué au cas du mariage d’un homme sous tutelle (maḥjūr), qui
divorce d’avec son épouse après lui avoir fait un enfant. Maḥanḍ Bāba,
consulté, dit que l’enfant doit être reconnu légalement comme fils de
son géniteur sous curatelle. Les opposants à ce jugement (côté père
du maḥjūr) cherchent et finissent par trouver, dans al-Mudawwana un
passage du chapitre consacré à l’anathème entre époux (al-li‘ān), dans
lequel Mālik admettait la valeur juridique de l’attestation d’un témoin
unique ‘adl. Mais Maḥanḍ Bāba, après avoir repris l’ouvrage, dit à ses
adversaires : «Certes, mais Mālik a évoqué cette question dans quatre
endroits différents de la Mudawwana, et celui que vous rapportez se
trouve précisément être celui auquel il a finalement renoncé (al-marjūḥ)
(Ḥayāt, XVI, p.162).
552 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

Maḥanḍ Bābä se défend (ou son descendant le défend…) d’avoir


jamais commis un laḥn, une faute de langue ou de grammaire, la grande
crainte/obsession des lettrés sahariens. Lors d’un passage chez les Ähl
Bārikaḷḷa - qui auraient cherché coûte que coûte à lui trouver quelque
chose à reprocher -, on lui fit entendre que dans le vers suivant, il a
commis une erreur.
Ṯumma usallimu ka-mā uṣallī ‘alā al-rasūli al-ẖātimi al-mujlī
Vous avez, lui dit-on, mentionné al-salām avant al-ṣalāt, et c’est
une faute.
«Dieu, a-t-il répondu, n’a-t-il pas dit : «Nous t’avons envoyé
révélation, comme nous avons envoyé révélation à Noé (innā awḥaynā
ilayka ka-mā awḥaynā ilā nūḥin…, Sūrat al-Nisā’, v. 161), et le Prophète
était-il antérieur à Noé ?…» (Ḥayāt, XVI, pp.162-63).
C’est de ce modèle qu’al-Muẖtār w. Ḥāmidun est l’héritier. Et on
va voir qu’il en suit bien la trace.
1.2. al-Muẖtār
Fils de Ḥāmidun (m. 1363/1944) w. Muḥummaḏǝn (m. 1319/1901)
w. Maḥanḍ Bābä, al-Muẖtār est né vers 1315/1897-8. Il se révèle très
tôt aussi brillant sujet scolaire que son illustre aïeul, dont la tradition
scolaire s’était poursuivie parmi tous ses descendants, et en particulier
parmi les ascendants directs d’al-Muẖtār, son père et son grand père.
Ses biographes disent qu’il avait déjà mémorisé l’intégralité du
texte coranique à l’âge de 7 ans, même s’il s’agit d’un topos que l’on
retrouve assez fréquemment dans les hagiographies. A dix ans, il s’initia
à la métrique (‘ilm al-‘arūḍ) auprès d’un maître sénégalais - Muḥammad
al-Amīn Sīsāy - qui fut élève de son père. Puis il entama l’étude de la
Ḫulāṣa (al-Alfiyya) d’Ibn Mālik al-Ṭā’ī al-Jayyānī (m. 672/1274), la
grande référence en matière de grammaire parmi les Sahariens, auprès
de son oncle paternel Bārikaḷḷa w. Muḥummaḏǝn w. Maḥanḍ Bāba. Il
suivit des cours dans diverses matières au sein de la maḥaẓra de son
père jusqu’en 1912. Il est alors inscrit, contre son gré, semble-t-il, à
l’école coloniale française, où il ne restera qu’un an.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 553

Il poursuivit les études traditionnelles avec les mu‘allaqāt


préislamiques et d’autres dawāwīn de poésie auprès de son oncle
maternel, Ḥāmidun w. Bäydaḥ. Il entama par la suite l’étude d’un
ouvrage de méthodologie juridique également fort populaire parmi les
enseignants sahariens, Tuḥfat al-ḥukkām fī nukat al-‘uqūd wa-l-aḥkām
du faqīh grenadin, Abū Bakr Ibn ‘Āṣim (m. 829/1426) que lui enseigna
un cousin de son père, Bāba w. Maḥmūdan w. Maḥanḍ Bāba. Il en
acheva l’étude auprès de son père, sous la direction duquel il étudia
al-Sullam al-murawnaq, ouvrage de logique rédigé en 941/1534 par
l’auteur algérien al-Aẖḍarī, et qui est une brève mise en vers d’une
adaptation de l’Isagogue de Porphyre par al-Abharî (m. 663/1264),
l’Isagogue étant lui-même un commentaire des Catégories d’Aristote.
Toujours sous la direction de son père, al-Muẖtār étudia un autre
manuel de logique, al-Jawâhir d’Ibn al-Tayyib, manuel connu chez
les Sahariens sous le nom d’al-Ṭayyibiyya. Son père lui prodigua aussi
des cours de mathématiques, d’astronomie, de phonétique (maẖārij al-
ḥurūf) et d’uṣūl al-fiqh…
Les contraintes matérielles obligèrent par la suite al-Muẖtār à mener
une vie nomade, expérience dont se fait l’écho sa Maqāma al-tijāriyya.
Son père lui confia, néanmoins, à l’occasion, l’enseignement dans son
établissement. Après l’âge de 30 ans, il assista aux leçons de fiqh et
de ‘ilm al-kalām dans la madrasa des Ähl Muḥammad w. Muḥammad
Sālim ainsi qu’aux cours de grammaire dans celle de Yǝḥẓīh w. ‘Abd
ǝl-Wädūd. Deux établissements de référence parmi les étudiants ouest
sahariens de l’époque.
Peu avant la seconde guerre mondiale, il s’exerça au commerce à
Kaolack (Sénégal), agglomération où il fit connaissance de quelques
commerçants Syro-libanais auxquels il donna des poèmes qui furent
publiés dans des revues moyen-orientales. L’un d’entre eux, Zakī
Bayḍūn, lui suggéra d’écrire pour faire connaître son pays et ses
habitants. Muḥammad Yūsuf Muqlid, autre rencontre de Kaolack, qui
fut le premier à prendre connaissance des premiers brouillons de ce
travail en 1942, surnommait al-Muẖtār «le second Ibn Ḫaldūn» (Ḥayāt,
XVI, 216). Muqlid obtiendra d’al-Muẖtār des éléments de littérature
mauritanienne qu’il publia par la suite dans les revues libanaises : al-
554 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

‘Ulūm et al-Ādāb. Il lui consacra un chapitre dans son livre al-‘Arab


al-bīḍ fī Ifrīqiyya al-sawdā’, et un autre dans son autre ouvrage, Šu‘arā’
Mūrītānyā al-qudamā’ wa-l-muḥdaṯūn.
A la fin de 1944, al-Muẖtār est recruté par l’administration
coloniale en tant qu’enseignant de langue arabe dans l’école publique
d’Atar, comme il l’indique dans sa al-Riḥla al-aṭāriyya. Il sera muté
à l’IFAN de Saint-Louis en 1949, et il y collaborera jusqu’en 1956 à
des travaux ethnographiques, historiques et linguistiques, dont certains
seront publiés en français (Précis sur la Mauritanie, 1952), parfois co-
signés avec un partenaire français (avec Albert Leriche, «Notes sur le
Trarza. Essai de géographie linguistique», Bull. IFAN 10, pp. 461-528),
ou repris à son seul nom par ce dernier (Fr. Nicolas, La langue berbère
de Mauritanie, Dakar, IFAN, 1953).
En 1956, al-Muẖtār w. Ḥāmidun est nommé professeur d’histoire
à l’Institut Supérieur d’Etudes Islamiques de Boutilimit. Le chef du
gouvernement de la Mauritanie en passe d’acquérir son indépendance
(1960), al-Muẖtār wuld Dāddāh, le nomme, en 1959, à ses côtés
conseiller pour la culture, fonction qu’il occupera jusqu’à sa retraite
en 1967. Mais il poursuivra ses recherches à la Direction de la Culture,
puis, à partir de sa création (1975), à l’Institut Mauritanien de Recherche
Scientifique, jusqu’à son départ en 1982 aux lieux saints de l’islam, où
il s’est éteint le 22 juin 1993. Malheureusement, il n’a entamé que fort
tardivement la mise en forme de certaines parties de son ouvrage majeur
(par ex., à partir du 20 juin 1982, pour le volume intitulé Wafayāt al-
a‘yān, comme il le signale en introduction à ce volume, Ḥayāt, XXXII,
p. 13) dont de larges secteurs demeureront à l’état de chantier.

II - L’œuvre
al-Muẖtār a cependant entamé très tôt sa carrière d’exégète des
classiques de la culture savante saharienne et de poète, les deux étant
du reste intimement liées : puisqu’il commenta en vers des pièces
déjà rimées comme, par exemple, son takmîl en forme de ṭurra, de
commentaire, des deux manuels de logique étudiés auprès de son père
(al-Aẖḍarī et Ibn al-Ṭayyib).
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 555

Ses œuvres de jeunesse comptent également :


- Deux longs poèmes de mètre rajaz, qui se recoupent, consacrés
au thème du qabd, affirmant qu’il est conforme à la sunna s’il n’est pas
délibérément et exclusivement institué (in salima min qaṣd al-i‘timād)
- Un naẓm sur le nombre des particules de négation kallā et ballā
dans le Coran, et leur place dans le système des pauses de la lecture
coranique.
- Un ouvrage où il a rassemblé les qaṣā’id des poètes arabes
auxquels son aïeul, Maḥanḍ Bāba a emprunté des exemples dans son
commentaire d’al-Alfiyya.
- Un écrit traitant de rhétorique (balāġa) où il s’appuie sur les
productions poétiques de ses compatriotes sahariens.
Au nombre de ses productions de la maturité, on relève :
- Un ouvrage sur le zénaga, datant selon toute vraisemblance de
son époque à l’IFAN, ouvrage que s’est approprié Fr. Nicolas, qui l’a
publié sous son nom (référence donnée plus haut)(1).
- Un Catalogue provisoire des manuscrits mauritaniens en
langue arabe préservés en Mauritanie, réalisé en collaboration avec
l’orientaliste suédois, Adam Heymowski, Nouakchott et Stockholm,
1965-1966, ronéoté.
- Une urjuza (143 vers) traitant, dans la lignée d’al-Aš‘arī, de ‘ilm
al-kalām, de la manière dont cette discipline interprète les āyāt ayant
trait aux attributs divins (al-muškil min āyāt al-ṣifāt). Il y aborde le
thème du recours à l’intercession des saints (al-tawassul bi-ṣ-ṣāliḥīn)
et celui de l’abandon des points de vue adoptés par les quatre imāms du
sunnisme sur la base d’un ḥadīṯ
- Une autre urjuza où il soutient (taġrīẓ) le point de vue de l’ancien
imām de la grande mosquée de Nouakchott, Buddāh w. al-Buṣayrī, où
celui-ci montre que le fait de prononcer la basmala à voix haute durant
la prière, ainsi que le mot āmīn, le fait de marquer un arrêt entre la

(1) Catherine Taine-Cheikh, dans l’Introduction à son Dictionnaire zénaga-français


(Köln, Rudiger Köppe, 2008, pp. LVI-LXIII) a évoqué les circonstances probables
de ce «détournement»
556 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

fātiḥa et la sūra, le fait de redoubler le taslīm, de pratiquer le qabḍ et le


raf‘, que tout cela est conforme à l’enseignement de Mālik.
al-Muẖtār a eu aussi une abondante production poétique, qui n’a
jamais été publiée sous la forme d’un dīwān unique. Malgré sa facture
toute traditionnelle, cette poésie n’a pas dédaigné l’évocation du train,
de l’avion et des foules bigarrées des rues de Dakar.
Tout comme son aïeul, Maḥanḍ Bāba, al-Muẖtār s’est essayé aux
maqāmāt, un genre passablement formel, d’une déroutante préciosité,
illustré naguère par l’œuvre d’al-Ḥarīrī (m. 515/1122), imitant celle
d’al-Hamaḏānī. Certaines de ces maqāmāt (al-Risāla al-kawlaẖiyya,
Risālat Awlād Aḥmad min Damān, Risālat Awlād Bissba‘…) se
caractérisent par le fait qu’elles excluent toute lettre dotée d’un signe
diacritique (harf mu‘jam). Un formalisme qui peut sembler passéiste et
vain, mais que l’on peut aussi, si l’on veut, rapprocher de la modernité
de l’oulipisme et du défi d’un texte sans la lettre ‘e’ de Georges Perec…
Mais le grand œuvre d’al-Muẖtār, celui auquel il aura travaillé
durant près de cinquante ans, c’est sans conteste son encyclopédie
mauritanienne, à laquelle il a donné le nom de Ḥayāt Mūrītānyā, que
je suis tenté de traduire par «Biographie de la Mauritanie», un pays
passablement chimérique, une fabrication coloniale, dont il a assisté à
la naissance - il avait probablement entre 4 et 6 ans, en 1902, à l’arrivée
des premières avant-gardes coloniales, et plus de 20 ans quand, en 1920,
la Mauritanie a été formellement constituée en colonie française - et
qu’il a accompagné jusqu’à ce que l’on pourrait, peut-être abusivement,
appeler son passage à l’âge adulte, l’indépendance (1960).
Ce monument d’érudition voulait être un recueil total des
données ethnographiques, culturelles et historiques relatives à l’espace
mauritanien. Une sorte d’histoire ethnographique totale de cet espace
articulée autour d’un fil conducteur central, la généalogie.
Voici comment, dans son introduction générale(1), al-Muẖtār
présente son œuvre :

(1) Je résume ici l’introduction générale à la Ḥayāt qu’al-Muẖtār a placée en tête


du volume I de son encyclopédie : al-Tārīẖ al-siyyāsī, Beyrouth, Dār al-Ġarb al-
Islāmī, 2000, pp. 9-11
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 557

«J’ai tenté, écrit-il, de rassembler comme j’ai pu, dans cet ouvrage,
en fonction de ma mémoire et de mes notes, ce qui m’est parvenu de
l’histoire de cette contrée.»
Il y manifeste une nouvelle conscience du temps, qui n’est plus
«immobile sous le regard», comme le suggérait Foucault à propos
de la «pente faible» de l’histoire des peuples que l’on disait naguère
«primitifs». Il y témoigne d’un grand souci d’exactitude et de précision,
d’une volonté affirmé de préserver mémoire et culture ébranlées de sa
société.
«Ma méthode - en général -, poursuit-il, a consisté à rapporter
aussi fidèlement que possible l’évènement (wa ṭarīqatī - ġāliban -
hiyya al-ityānu bi-l-ẖabar ‘alā akmali wajh in amkana), et l’évocation
de ses différentes versions s’il y en a plusieurs (wa ḥikāyat riwāyātih
iḏā ta‘addadat), pour éviter qu’elles ne se perdent ou soient oubliées
(ḍannan bi-hā ‘an al-ḍiyyā‘ wa-l-nisyān). Les choses évoluent (fa-l-
awḍā‘ fî taṭawwur). Le faible intérêt du public pour son passé (ḍu‘f
himam al-nās bi-māḍihim), et leur insouciance à l’égard du patrimoine
qui lui est associé (wa zuhdihim fī turāṯihi) sont des données manifestes
et regrettables (amrun jalī wa muḥzin).»
L’histoire politique nécessitant la connaissance de la géographie,
pour situer spatialement les évènements, l’œuvre comportera donc une
«géographie».
L’ouvrage parlera aussi des traditions et coutumes (al-‘ādāt wa-l-
taqālīd), des productions intellectuelles (al-intāj al-fikrī), des structures
politiques et économiques traditionnelles (al-nuẓum al-siyyāsiyya
wa-l-iqtiṣādiyya al-taqlīdiyya). «J’ai mis, ajoute al-Muẖtār un accent
particulier sur les personnalités importantes - umarā’, mašā’iẖ et
personnes de haute stature intellectuelle ou morale en général (al-
nubahā’) - et n’ai épargné aucun effort pour restituer leur héritage et
recenser leurs œuvres.»
En toute modestie, al-Muẖtār n’exclut pas qu’il ait pu commettre
quelque injustice dans la sélection qu’il a opérée, surtout faute
d’informations concernant les éventuels oubliés de sa sélection.
558 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

La hiérarchisation que j’ai pu opérer peut aussi susciter des


interrogations, estime-t-il. Et s’il m’est arrivé de mentionner d’abord des
personnalités considérées par certains comme moins importantes que
celles évoquées plus tard, cela peut être dû à leur antériorité historique,
et leur déficit de notoriété peut aussi être dû à l’extinction de leur
descendance ou sa moindre présence sur la scène publique aujourd’hui.
«Méthodologiquement», pour ainsi dire, il est aussi, estime l’auteur,
plus aisé de commencer par les moins nombreux…
Si j’ai été parfois succinct dans certaines biographies, poursuit-
il, c’est uniquement pour des raisons de concision, mais cela ne
reflète pas le poids ou la qualité des personnes évoquées, dont je n’ai
évidemment pas voulu réduire les mérites. (méfiance et prudence :
l’auteur n’a pas échappé aux foudres des prétendument maltraités de
son encyclopédie…)
Les illustrations littéraires que j’ai pu, à l’occasion, donner, sont
destinées à rendre plus agréable la lecture de l’ouvrage, en espérant que
cela ne sera pas mis au compte de digressions inutiles ou hors sujet.
«Je ne prétends pas avoir écrit un ouvrage d’histoire au sens
scientifique contemporain de ce terme (fa-lā adda‘ī anna hāḏā al-kitāb
yumaṯṯilu tārīaẖn bi-l-ma‘nā al-‘ilmī al-ḥadīṯ li-hāḏī al-kalima).
Je me suis contenté de recueillir et rassembler ce que j’ai pu
trouver dans la documentation manuscrite et à partir des témoignages
de personnes et de groupes rencontrés aux quatre coins du pays. Et j’y
ai adjoint des éléments recueillis dans la littérature étrangère, même si
elle n’apporte que peu de renseignements sur cette région longtemps
restée ignorée des observateurs étrangers.
Je n’ai fait que réunir une matière première, rapportée «à la mode
ancienne» (wa qad katabtuhu bi-l-uslūb al-qadīm), espérant que
les chercheurs des générations actuelles, en reprendront la matière
conformément aux exigences des méthodes contemporaines.
Je n’ai pas donné de références pour la chronologie mais je donne
ailleurs un compendium des sources manuscrites auxquelles j’ai eu
recours dans ce domaine.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 559

J’ai tenté de ne retenir de tout ce que j’ai écrit que les versions
les plus fiables, après comparaison et vérification, laissant du reste à
chaque source la responsabilité de la version qu’elle propose.
Voilà résumé, le propos qui fut celui d’al-Muẖtār dans son projet
d’Encyclopédie mauritanienne.
Une fréquentation de cette encyclopédie au début des années 1980,
à quelques mois du départ définitif d’al-Muẖtār pour l’Arabie Saoudite,
permet d’en donner l’aperçu suivant :
L’œuvre que le vieux chercheur a laissé en partant entre les
mains du secrétaire que lui avait affecté l’IMRS, se composait de 45
dossiers totalisant quelques 10000 pages. Une dizaine de volumes de
cette encyclopédie étaient, à l’époque, considérés par l’auteur comme
achevés et prêts à être livrés à l’imprimeur, au prix de quelques
corrections mineures. Tout le reste représentait des chantiers ouverts
où s’accumulaient notes, arbres généalogiques et textes plus fermement
mis en forme.
Trois ouvrages appartenant à cet ensemble et publiés tous les trois
entre 1990 et 2000 constituent des synthèses, même s’ils n’échappent pas
à la trame généalogique, le fil rouge de la Ḥayāt. Il s’agit du livre intitulé
al-Ḥayāt al-ṯaqāfiyya / «La vie culturelle»(1) , de celui qu’il a désigné
par le titre al-Juġrāfyā/ «La géographie»(2) et celui appelé par l’auteur
al-Ḥayāt al-siyyāsiyya/ «La vie politique»(3). Un dossier est consacré
à la relation des journées de combat évoquées par les mémorialistes
de l’espace mauritanien (al-Ayyām al-ḥarbiyya fī mūrītānyā). Un
autre est dédié à la musique et aux musiciens (al-Ġinā’ wa-l-aġānī
wa-l-muġannīn īggāwin). Un autre dossier, regroupant des matières
disparates, a été baptisé (plutôt par son secrétaire que par al-Muẖtār
lui-même), Laqaṭāt ḥayya (ce qui veut dire à peu près «instantanés»,
ou «saisis sur le vif», et ne rend qu’imparfaitement compte du contenu
de ce dossier). Trois dossiers, où l’auteur a rassemblé les données
fournies par les chroniques et les obituaires de l’espace hassānophone,

(1) Tunis, al-Dār al-‘Arabiyya li-l-Kitāb, 1990


(2) Beyrouth, Dār al-Ġarb al-Islāmī, 1994
(3) Beyrouth, Dār al-Ġarb al-Islāmī, 2000
560 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

rapportent les principaux évènements survenus dans cet espace année


par année, les décès des personnalités de quelque importance, etc. L’un
de ces dossiers, intitulé Ḥawādiṯ al-sinīn, a été publié en 2011 par les
soins de Sīd Aḥmad b. Aḥmad Sālim(1). Un dossier est dédié au groupe
statutaire des artisans (‘An al-Ṣunnā‘) et un autre aux femmes célèbres
(‘An al-mašhūrāt min al-nisā’), en écho probablement au frémissement
de la question du genre que l’auteur avait pu percevoir dans le paysage
politique et social d’après l’indépendance.
Tout le reste de la Ḥayāt, soit 33 dossiers, consiste en monographies
tribales, recensant, à partir de leurs «origines», les subdivisions de
la qabīla, jusqu’au niveau des familles et des individus, al-Muẖtār
s’efforçant de rapporter tous les évènements significatifs auxquels ces
groupes et individus ont été mêlés, insistant tout particulièrement sur
leurs productions intellectuelles, quand elles en ont. A ce jour, sept
de ces monographies ont été publiées, grâce notamment aux efforts
déployés par le grand spécialiste allemand des manuscrits sahariens,
Ulrich Rebstock(2).
Il n’est évidemment pas possible de passer en revue le contenu
de l’ensemble de cette immense travail. On se contentera de quelques
indications relatives à l’ouvrage le plus emblématique peut-être de
l’entreprise ethnographique et historique d’al-Muẖtār w. Ḥāmidun, al-
Ḥayāt al-ṯaqāfiyya.
Il y brosse un vaste tableau du paysage culturel de la société maure,
insistant tout particulièrement sur l’enseignement, ses matières et ses
outils. Il portait, cet enseignement, sur le Coran et les dits du Prophète,
bien sûr, sur le fiqh et ses fondements (uṣūl), sur les ‘aqā’id (articles de

(1) Abu Dhabi, Hay’at Abū Ẓabi li-l-Ṯaqāfa wa-l-Turāṯ, 2011


(2) Ces volumes sont les suivants :
Vol. IV, Idaw‘īš, Rabat, Manšūrāt al-Zaman, 2009
Vol. V, Idawdāy, Rabat, Manšūrāt al-Zaman, 2009
Vol. VI, Tajakānt, Rabat, Manšūrāt al-Zaman, 2009
Vol. XIII, al-Midliš, Rabat, Manšūrāt al-Zaman, 2009
Vol. XVI, Ba‘ḍ al-majmū‘āt al-šamšawiyya, Rabat, Manšūrāt al-Zaman, 2009
Vol. XXVI et XXX, Banū Ḥassān. Mamālik al-Sūdān wa a‘lāmihim, Rabat, Manšūrāt
al-Zaman, 2009
Vol. XXXII, Wafayāt al-a‘yān, Rabat, Manšūrāt al-Zaman, 2009
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 561

foi), sur l’histoire prophétique (al-sīra) et l’histoire de l’islam, sur la


mystique musulmane (taṣawwuf), sur les sciences de la langue (luġa,
naḥw, balāġa, ‘arūḍ), sur la logique (manṭiq), l’arithmétique (al-ḥisāb
al-‘adadī), l’astronomie (‘ilm al-falak), la médecine, la magie (sirr al-
ḥarf). Toutes ces matières étaient enseignées au moyen de manuels,
la plupart du temps versifiés (y compris pour l’arithmétique et la
logique…), d’origine maghrébine, moyen-orientale ou locale, et situés,
pour l’essentiel, entre le Xe et le XVIIIe siècle.
L’auteur se penche longuement sur la liste des commentateurs
locaux des principaux manuels enseignés (al-Aẖḍarī, Ibn ‘Āšir, al-
Risāla, Muẖtaṣar, Tuḥfat al-ḥukkām d’Ibn ‘Āṣim, al-Sanūsī, Alfiyya,
Waraqāt Imām al-Ḥaramayn…)
Il donne des exemples de leurs fatāwā sur des questions
controversées : le renoncement au qiṣāṣ; le partage du devoir d’hospitalité
par rotation entre les familles; la rémunération du berger au moyen du
lait d’une partie des bêtes dont il s’occupe; la fusion par la pileuse des
grains confiés par les familles et leur redistribution par estimation; les
prêts portant sur des objets non monétaires ou d’élevage (al-qirāḍ bi-l-
‘urūḍ); les contrats portant sur l’emploi des animaux de bât (50% pour
le propriétaire, 50% pour l’usager); wangāla. Ces pratiques, relève-t-il,
sont généralement imposées par des intérêts conjoncturels (al-maṣlaḥa
al-mursala).
Il fait remarquer que les auteurs cités ici ne sont qu’une partie des
auteurs «šinqiṭiens». Son catalogue avec Heymowski (1966) en recense
plus de 400 auxquels sont attribuées plus de 3000 œuvres.
Le poète et homme de lettres qu’il est fait une place essentielle
aux productions littéraires de ses compatriotes. Il note l’influence de la
poésie pré-islamique et d’époque umayyade. Mais aussi ‘abbâside et
andalouse.
Il procède au recensement des tropes, des figures de style,
illustrées par des exemples de poésie (incluant parfois la sienne,
pudiquement désignée en : qāla ba‘ḍuhum…) : al-tawriyya (l’allusion
équivoque, le double sens); al-kināya (allusion, métonymie); al-tašbīh
(la comparaison); al-muṭābaqa (la congruence); al-mubālaġa wa-l-
562 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

iġyā’ wa-l-ġuluww (l’exagération); al-jinās wa-l-luzūm (l’assonance,


la paronomase); al-taḍmīn (l’enchaînement de sens dans deux vers
successifs, fonctionnant grammaticalement comme une «contamination»
d’un «rapporté»/ma‘ṭūf sur ce à quoi il se rapporte/al-ma‘ṭūf ‘alayh,
notamment pour l’usage de l’accusatif/nasb là où on s’attendrait au
nominatif/raf(1); al-muqābala (la symétrie comparative); al-laff wa-l-
našr al-murattab wa-l-ma‘kūs; al-taẖalluṣ; al-tawjīh; radd al-‘ajz ‘alā
al-ṣadr; al-tadbīj ; al-iqtibās; al-talmīḥ; barā‘at al-maẖtam, etc.
al-Muẖtār relève la généralité de l’aptitude à la poésie en arabe
classique parmi les zwâya…
Il s’attarde sur les thèmes poétiques : ti‘dād al-mawāḍi‘ (la
multiplication des noms de lieux), al-riṯā’ (l’éloge funèbre); al-nasīb
wa-l-ġazal (l’élégie et l’évocation sentimentale); al-mujūn wa-l-ẖalā‘a
al-muṣṭana taẓarrufan (les chimères et la licence artificiellement
choisies pour marquer sa légèreté d’esprit); al-madḥ (la louange);
al-faẖr (l’auto-célébration); al-sulūk al-dīnī wa-l-aẖlāq (conduite
religieuse et éthique); al-alġāz (les énigmes); al-buḥūṯ al-‘ilmiyya (les
recherches savantes)(2); al-i‘tibār bi-l-ḥawādiṯ al-tārīẖiyya (l’intérêt
pour les phénomènes historiques conjoncturels); inšā’ihim al-naṯrī al-
musja‘ (leur production dans le champ de la prose rimée : l’imitation
des maqāmāt…)
Dans ce volume de la Ḥayāt, al-Muẖtār évoque également les
parlers locaux (al-lahajāt al-maḥalliyya), la métrique de la poésie en
dialectal ḥassāniyya; les proverbes, etc.

(1) Comme dans les deux vers suivants d’al-Rabī‘ b. Ḍabu‘ al-Fazārī, cité par Lisān
al-‘Arab :
Aṣbaḥt-u lā aḥmilu al-silāḥa, wa-lā amliku ra’sa al-ba‘īri, in nafarā
Wa-ḏ-ḏi’ba aẖšāh-u, in marart-u bi-hi waḥd-ī, wa aẖšā al-riyyāḥa wa-l-maṭarā
(2) Se prolongeant souvent en controverses entre lettrés, comme la polémique entre
Ḥurma w. ‘Abd al-Jalīl et Dyayja al-Kumlaylī d’un côté et Bāba b. Aḥmad Bayba
et Maḥand Bāba de l’autre au sujet d’une histoire de ḥubs et d’héritage : quelqu’un
qui avait institué un ḥubs et qui décède en laissant une fille, qui décède à son tour
laissant des enfants. Ḥurma dit : le ḥubs ne revient à la ‘aṣaba du père qu’après
extinction de la descendance de la fille; Maḥanḍ Bāba affirmait quant à lui, que le
seul décès de cette fille suffisait pour le retour du ḥubs à la ‘aṣaba du muḥabbis,
du père, etc.
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 563

Conclusion :
Bien qu’elle ne soit pas indemne des marques de son époque et de
la conscience d’une expansion de l’horizon temporel que la colonisation
a engendrée dans une société jusque-là passablement figée, l’œuvre
considérable d’al-Muẖtār w. Ḥāmidun reste essentiellement inscrite
dans les cadres, les outils formels et les préoccupations léguées par
une tradition érudite scolastique tournée vers l’imitation d’inégalables
modèles passés. La fragilisation de cette tradition produite par le choc
colonial a certes déclenché chez notre érudit une envie d’histoire,
étrangère, dans sa visée totalisante, au corpus des matières et manuels
légitimes dont il était l’héritier. Mais cette histoire, qui n’est pourtant
pas sans risque pour son auteur - je songe aux menaces et agressions
dont il a été victime de la part de certains groupes pour cause de déni
de «bonne généalogie» - est trop lisse, trop belle, trop positive, pour
convaincre des esprits post-hégéliens enclins à penser que l’histoire
avance par ses mauvais côtés. Reste, au-delà du classement statutaire
qu’elle procure et de ses bénéfices matériels et symboliques, la pure
jouissance de l’érudition, le pur plaisir des jeux de pistes conduisant sans
fin d’un labyrinthe livresque vers un autre labyrinthe livresque, avec
l’insidieuse tentation de s’affranchir des incertitudes et des dangers des
univers réputés réels, pour n’avoir plus affaire qu’à la bibliothèque, cet
autre nom de l’univers, suggérait jadis Borges en incipit à sa fameuse
«Bibliothèque de Babel».
Faudrait-il parler, avec feu Ahmed-Bâba Miské(1) d’un «luxe
intellectuel inouï» ou conviendrait-il, avec les sceptiques, d’accuser
une épuisante et vaine «rumination» ?

(1) al-Wasît. Tableau de la Mauritanie au début du XXe siècle, Paris, Klincksieck,


1971, p.
‫إﺻﺪارات اﳌﺮﻛﺰ‬
‫‪ .1‬ﺍﳌﺤﺠﻮﺏ ﻭﻟﺪ ﺍﻟﻄﻴﺐ ﻭﻟﺪ ﻳﺎﺭﺍ‪ ،‬ﺩﻳﻮﺍﻥ ﺍﳌﺤﺠﻮﺏ )ﺩﻳﻮﺍﻥ ﺷﻌﺮ(‪.‬‬

‫‪ .2‬ﳏﻤﺪ ﺳﺎﱂ ﺑﻦ ﳏﻤﺪ ﺍﻣﺒﺎﺭﻙ ﺑﺎﺑﺎ‪ ،‬ﺯﺍﺩ ﻧﺎﺱ )ﺩﻳﻮﺍﻥ ﺷﻌﺮ(‪.‬‬

‫‪ .3‬ﳏﻤﺪ ﺑﻮﺯﻧﻜﺎﺽ‪ ،‬ﺍﻟﺘﻮﺍﺻﻞ ﺑﲔ ﺑﻼﺩ ﺍﻟﺒﻴﻈﺎﻥ ﻭﺍﳌﴩﻕ ﺍﻟﻌﺮﰊ ﺧﻼﻝ ﺍﻟﻘﺮﻧﲔ ﺍﻟﺘﺎﺳﻊ ﻋﴩ ﻭﺍﻟﻌﴩﻳﻦ‪.‬‬

‫‪ .4‬ﻫﻴﺒﺘﻦ ﺍﳊﲑﺵ ﲪﺎﺩﻱ ﻫﺒﺎﺩ‪ ،‬ﺃﺳﺎ ﺩﻳﻮﺍﻥ ﺍﻟﺼﺎﳊﲔ‪.‬‬

‫‪ .5‬ﺃﲪﺪ ﻣﻮﻟﻮﺩ ﻭﻟﺪ ﺃﻳﺪﹼ ﻩ ﺍﳍﻼﻝ‪ ،‬ﻣﺪﻥ ﻣﻮﺭﻳﺘﺎﻧﻴﺎ ﺍﻟﻌﺘﻴﻘﺔ ﻗﺼﻮﺭ ﻭﻻﺗﻪ‪ ،‬ﻭﻭﺩﺍﻥ ﻭﺗﻴﺸﻴﺖ ﻭﺷﻨﻘﻴﻂ‪.‬‬

‫‪ .6‬ﺍﻟﻄﺎﻫﺮ ﺧﻨﻴﺒﻴﻼ‪ ،‬ﺩﻳﻮﺍﻥ ﺍﻟﺒﻮﺡ ﺑﺎﳌﻜﻨﻮﻥ ﻣﻦ ﺃﻟﻮﺍﻥ ﺍﳌﻮﺯﻭﻥ‪.‬‬

‫‪ .7‬ﺳﻴﺪﻱ ﺃﲪﺪ ﻭﻟﺪ ﺍﻷﻣﲑ‪ ،‬ﺍﳌﺠﺎﻝ ﺍﳌﻮﺭﻳﺘﺎﲏ‪ ..‬ﻣﻘﺎﻻﺕ ﰲ ﺍﻟﺘﺎﺭﻳﺦ ﻭﺍﻟﺜﻘﺎﻓﺔ‪.‬‬

‫‪ .8‬ﺳﻴﺪﻱ ﺑﻦ ﺍﻟﺰﹼ ﻳﻦ ﺍﻟﻌﻠﻮﻱ )ﺕ‪1354.‬ﻫـ‪1936/‬ﻡ(‪ ،‬ﻛﺘﺎﺏ ﺍﻟﻨﺴﺐ ﰲ ﺃﺧﺒﺎﺭ ﺍﻟﺰﻭﺍﻳﺎ ﻭﺍﻟﻌﺮﺏ‪ ،‬ﲢﻘﻴﻖ ﻭﺩﺭﺍﺳﺔ‬
‫ﺃ‪ .‬ﺩ‪ .‬ﲪﺎﻩ ﺍﷲ ﻭﻟﺪ ﺍﻟﺴﺎﱂ‪.‬‬

‫‪ .9‬ﺍﻟﺸﻴﺦ ﳏﻤﺪ ﺍﳌﺎﻣﻲ ﺑﻦ ﺍﻟﺒﺨﺎﺭﻱ ﺍﻟﺒﺎﺭﻛﻲ )‪1202‬ﻫـ‪1282-‬ﻫـ(‪ ،‬ﻛﺘﺎﺏ ﺍﻟﺒﺎﺩﻳﺔ ﻭﻧﺼﻮﺹ ﺃﺧﺮ￯‪.‬‬

‫‪ .10‬ﺍﻟﺸﻴﺦ ﳏﻤﺪ ﺍﳌﺎﻣﻲ ﺑﻦ ﺍﻟﺒﺨﺎﺭﻱ ﺍﻟﺒﺎﺭﻛﻲ )‪1202‬ﻫـ‪1282-‬ﻫـ(‪ ،‬ﺩﻳﻮﺍﻥ ﺍﻟﺸﻌﺮ ﺍﳊﺴﺎﲏ )ﻟﻐﻦ( ﻭﴍﺣﻪ‪.‬‬

‫‪ .11‬ﳏﻤﺪ ﺍﳌﺨﺘﺎﺭ ﻭﻟﺪ ﺍﻟﺴﻌﺪ‪ ،‬ﺍﻹﻣﺎﺭﺍﺕ ﻭﺍﻟﻨﻈﺎﻡ ﺍﻷﻣﲑﻱ ﺍﳌﻮﺭﻳﺘﺎﲏ ﺍﻟﻨﺸﺄﺓ ﻭﺍﻷﻃﻮﺍﺭ ﺍﻟﺴﻴﺎﺳﻴﺔ ﺍﻟﻜﱪ￯‪.‬‬

‫‪ .12‬ﺍﳊﺴﲔ ﺣﺪﻳﺪﻱ‪ ،‬ﺍﳊﻴﺎﺓ ﺍﻟﻔﻜﺮﻳﺔ ﻭﺍﻟﺮﻭﺣﻴﺔ ﺑﺎﳌﺠﺎﻝ ﺍﻟﺒﻴﻀﺎﲏ ﺧﻼﻝ ﺍﻟﻘﺮﻧﲔ ‪ 18‬ﻭ‪19‬ﻡ‪.‬‬

‫‪ .13‬ﺗﻨﺴﻴﻖ ﳏﻤﺪ ﺑﻮﺯﻧﻜﺎﺽ‪ ،‬ﺍﻟﺼﺤﺮﺍﺀ ﰲ ﺍﻟﻌﻼﻗﺎﺕ ﺍﳌﻐﺮﺑﻴﺔ ﺍﻹﻓﺮﻳﻘﻴﺔ‪.‬‬

‫‪ .14‬ﺧﺎﻟﺪ ﺑﻦ ﺍﻟﺼﻐﲑ‪ ،‬ﻃﺮﻓﺎﻳﺔ ﺍﳌﺨﺰﻥ ﻭﳏﻄﺔ ﻣﻜﻨﺰﻱ ﺍﻟﺘﺠﺎﺭﻳﺔ ﺑﺮﺃﺱ ﺟﻮﰊ ‪.1895-1876‬‬
‫‪ .15‬ﳏﻤﺪ ﺳﺒﻰ‪ ،‬ﺇﺳﺒﺎﻧﻴﺎ ﻭﺍﻟﺼﺤﺮﺍﺀ ﻣﺎ ﺑﲔ ﺳﻨﻮﺍﺕ ‪ 1975-1934‬ﺩﺭﺍﺳﺔ ﺗﺎﺭﳜﻴﺔ ﻭﺍﺟﺘﲈﻋﻴﺔ‪.‬‬

‫‪ .16‬ﺍﻟﻌﺰﻳﺰﺓ ﻣﻨﺖ ﺍﻟﱪﻧﺎﻭﻱ‪ ،‬ﺍﻷﺻﻮﺍﺕ ﻭﺍﳊﺮﻛﺎﺕ ﰲ ﺍﳊﺴﺎﻧﻴﺔ‪.‬‬

‫‪ .17‬ﻋﺒﺪ ﺍﳊﻤﻴﺪ ﻓﺎﺋﺰ‪ ،‬ﺍﳊﺮﺏ ﰲ ﺍﳌﺠﺘﻤﻌﺎﺕ ﺍﻟﺮﻋﻮﻳﺔ ‪ :‬ﺁﻟﻴﺎﺕ ﺇﻧﺘﺎﺝ ﺍﻟﻌﻨﻒ ﰲ ﺍﳌﺠﺘﻤﻊ ﺍﻟﺒﻴﻀﺎﲏ ﻗﺒﻞ ﺍﻻﺳﺘﻌﲈﺭ‪.‬‬

‫‪ .18‬ﲪﺎﻩ ﺍﷲ ﻭﻟﺪ ﺍﻟﺴﺎﱂ‪ ،‬ﺣﺮﻛ ﹸﺔ ﺍ ﹸﳌﺮﺍﺑﻄﲔ ﺑﲔ ﺍﻟﻌﺼﺒ ﹼﻴﺔ ﻭﺍﻟﺪﹼ ﹾﻋﻮﺓ‪.‬‬

‫ﺍﳊﺴﺎﲏ‪.‬‬
‫ﺍﻟﺸﻌﺮ ﱠ‬ ‫‪ .19‬ﺍﻟﺴﺎﻟﻚ ﺑﻮﻏﺮﻳﻮﻥ‪ ،‬ﺗﹺﻘﻨ ﱠﻴ ﹸ‬
‫ﺎﺕ ﺍﻟﺘﱠﻌﺒﲑ ﰲ ﱢ‬

‫‪ .20‬ﺧﻮﻟﻴﻮ ﻛﺎﺭﻭ ﺑﺎﺭﻭﺧﺎ‪ ،‬ﺩﺭﺍﺳﺎﺕ ﺻﺤﺮﺍﻭﻳﺔ‪ ،‬ﺗﺮﲨﺔ ﺃﲪﺪ ﺻﺎﺑﺮ‪.‬‬

‫‪ .21‬ﻋـﺰﺓ ﺑـﻴـﺮﻭﻙ‪ ،‬ﺍﻟﻐﻨﺎﺀ ﺍﳊﺴﺎﲏ ﺑﲔ ﺍﻟﺘﻨﻈﻴﻢ ﻭﺍﻟﺘﻠﻘﺎﺋﻴﺔ‪.‬‬


‫‪566‬‬ ‫‪LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique‬‬

‫‪ .22‬ﺃﲪﺪ ﻭﻟﺪ ﺍﻟﺴﻌﺪ‪ ،‬ﺍﳌﺴﺎﺟﻼﺕ ﺍﻟﻜﻼﻣﻴﺔ ﺑﺒﻼﺩ ﺷﻨﻘﻴﻂ‪.‬‬

‫‪ .23‬ﻛﺎﻣﻴﻞ ﺩﻭﻟﺰ ﺗﺮﲨﺔ ﺣﺴﻦ ﺍﻟﻄﺎﻟﺐ‪ ،‬ﲬﺴﺔ ﺃﺷﻬﺮ ﻟﺪ￯ ﺍﻟﺒﻴﻀﺎﻥ‪.‬‬

‫‪ .24‬ﺍﻟﺸﻴﺦ ﳏﻤﺪ ﺍﳌﺎﻣﻲ ﺑﻦ ﺍﻟﺒﺨﺎﺭﻱ ﺍﻟﺒﺎﺭﻛﻲ )‪1202‬ﻫـ ‪1282‬ﻫـ(‪ ،‬ﺩﻳﻮﺍﻥ ﺷﻌﺮ ﺍﻟﻔﺼﻴﺢ‪.‬‬

‫‪ .25‬ﻋﺒﺪ ﺍﷲ ﻭﻟﺪ ﺩﺩﻭﺩ‪ ،‬ﺍﳊﺮﻛﺔ ﺍﻟﻔﻜﺮﻳﺔ ﰲ ﺑﻼﺩ ﺷﻨﻘﻴﻂ‪.‬‬

‫‪ .26‬ﺍﻟﻌﺎﻟﻴﺔ ﻣﺎﺀ ﺍﻟﻌﻴﻨﲔ‪ ،‬ﺍﻟﺘﱪﺍﻉ ﺍﻟﺸﻌﺮ ﺍﻟﻨﺴﺎﺋﻲ ﺍﳊﺴﺎﲏ‪ ،‬ﺍﳌﻔﻬﻮﻡ ﺍﻟﺴﻴﺎﻕ ﺍﻟﺜﻘﺎﻓﺔ‪.‬‬

‫‪ .27‬ﲠﻴﺠﺔ ﺍﻟﺸﺎﺫﱄ‪ ،‬ﺍﻹﺳﻼﻡ ﻭﺍﻟﺪﻭﻟﺔ ﰲ ﺇﻓﺮﻳﻘﻴﺎ ﺟﻨﻮﺏ ﺍﻟﺼﺤﺮﺍﺀ ‪ :‬ﺍﻟﻔﻜﺮ ﺍﻟﺴﻴﺎﳼ ﻋﻨﺪ ﻋﺜﲈﻥ ﺑﻦ ﻓﻮﺩﻱ ﺧﻼﻝ‬
‫ﺍﻟﻘﺮﻥ ‪.19‬‬

‫‪ .28‬ﺃﲪﺪ ﺍﻟﺸﻜﺮﻱ‪ ،‬ﺍﻹﺳﻼﻡ ﻭﺍﳌﺠﺘﻤﻊ ﺍﻟﺴﻮﺩﺍﲏ‪ :‬ﺇﻣﱪﺍﻃﻮﺭﻳﺔ ﻣﺎﱄ ‪1430 - 1230‬ﻡ‪.‬‬

‫‪ .29‬ﺃﺳﻮﻳﺢ ﳏﻤﺪ‪ ،‬ﺍﻟﻴﺰﻳﺪ ﺍﻟﺴﺎﻟﻚ‪ ،‬ﺷﺬﺭﺍﺕ ﻣﻦ ﺃﺩﺏ ﺍﻟﺒﻴﻈﺎﻥ )ﺷﻌﺮ ﺣﺴﺎﲏ(‪.‬‬

‫‪ .30‬ﺗﻨﺴﻴﻖ ﺣﺴﻦ ﺭﺍﻣﻮ ﻭﻋﺒﺪ ﺍﳌﺠﻴﺪ ﺍﻟﺴﺎﻣﻲ ﻭﺑﻮﲨﻌﺔ ﺑﻮﺗﻮﻣﻴﺖ‪ ،‬ﺍﻟﻮﺍﺣﺎﺕ ﺭﻫﺎﻧﺎﺕ ﺍﻟﺘﻨﻤﻴﺔ ﺍﳌﺴﺘﺪﺍﻣﺔ ﺑﺎﳌﻐﺮﺏ‬
‫ﺍﻟﺼﺤﺮﺍﻭﻱ‪.‬‬

‫‪ .31‬ﳏﻤﺪﱡ ﻭ ﳏﻤﺪﹼ ﻥ ﺃ ﹼﻣﲔ‪ ،‬ﻭﺛﺎﺋﻖ ﻣﻦ ﺍﻟﺘﺎﺭﻳﺦ ﺍﻟﺒﻴﻀﺎﲏ‪ :‬ﻧﺼﻮﺹ ﻓﺮﻧﺴﻴﺔ ﻏﲑ ﻣﻨﺸﻮﺭﺓ )ﺗﺮﲨﺔ ﻭﲢﻘﻴﻖ ﻭﺗﻌﻠﻴﻖ(‪.‬‬

‫‪ .32‬ﺗﻨﺴﻴﻖ‪ :‬ﺭﺣﺎﻝ ﺑﻮﺑﺮﻳﻚ ﻭﻋﺒﺪ ﺍﷲ ﻫﺮﻫﺎﺭ‪ ،‬ﺍﻟﺪﻳﻨﺎﻣﻴﺎﺕ ﺍﻻﺟﺘﲈﻋﻴﺔ ﻭﺃﻓﻖ ﺍﻟﺒﺤﺚ ﺑﺎﻟﺼﺤﺮﺍﺀ‪.‬‬

‫‪ .33‬ﺍﴍﺍﻑ ﻭﺗﻘﺪﻳﻢ ﺍﺳﻠﻴﻤﺔ ﺍﻣﺮﺯ‪ ،‬ﺍﻷﻣﻞ ﺑﺄﺑﻌﺎﺩ ﺛﻼﺛﺔ ﻧﺼﻮﺹ ﻣﴪﺣﻴﺔ ﺣﺴﺎﻧﻴﺔ‪.‬‬

‫‪ .34‬ﺻﻼﺡ ﺍﻟﺪﻳﻦ ﺃﺭﻛﻴﺒﻲ‪ ،‬ﺣﺮﻓﻴﻮﻥ ﺑﺎﻟﻮﺭﺍﺛﺔ‪ :‬ﺩﺭﺍﺳﺔ ﺗﻮﺛﻴﻘﻴﺔ‪ ،‬ﻟﻠﺼﻨﺎﻋﺔ ﺍﻟﺘﻘﻠﻴﺪﻳﺔ ﺑﺎﻟﺼﺤﺮﺍﺀ‪.‬‬

‫‪ .35‬ﺇﻋﺪﺍﺩ‪ :‬ﻋﺒﺪ ﺍﻟﻌﺰﻳﺰ ﻓﻌﺮﺍﺱ‪ ،‬ﺍﳌﻌﺠﻢ ﺍﳊﺴﺎﲏ )ﺟﻐﺮﺍﰲ ـ ﺑﻴﺌﻲ ـ ﺗﺮﺍﺛﻲ(‪.‬‬

‫ﻑ‪.‬‬ ‫‪ .36‬ﲢﻘﻴﻖ ﻭﺗﻌﻠﻴﻖ ﺩ‪ .‬ﺳﻴﺪﻱ ﺃﲪﺪ ﻭﻟﺪ ﺍﻷﻣﲑ‪ ،‬ﹾﺍﻣ ﹸـﺮﻭگ ﺍ ﹾﻟ ﹶ‬


‫ـﺤ ﹾﺮ ﹾ‬

‫‪ .37‬ﺷﻐﺎﱄ ﺣﺮﻳﺶ‪ ،‬ﺍﻟﻘﺒﻴﻠﺔ ﻭﺍﻟﺴﻠﻄﺔ ﻣﻘﺪﻣﺔ ﰲ ﺍﻟﺘﺎﺭﻳﺦ ﺍﻟﺴﻴﺎﳼ ﻟﻠﺼﺤﺮﺍﺀ‪.‬‬

‫‪ .38‬ﺗﻘﺪﻳﻢ ﻭﺗﺮﲨﺔ ﺩ‪ .‬ﺣﺴﻦ ﺃﻣﻴﲇ‪ ،‬ﺩ‪ .‬ﺯﻭﻟﻴﺨﺔ ﺑﻨﺮﻣﻀﺎﻥ‪ ،‬ﺍﳌﻮﻧﺴﻴﻨﻴﻮﺭ ﺃﻭﻏﻮﺳﻄﺎﻥ ﻫﺎﻛﺎﺭ‪ ،‬ﻣﻮﻧﻮﻏﺮﺍﻓﻴﺔ ﲤﺒﻮﻛﺘﻮ‪.‬‬

‫‪ .39‬ﺗﻨﺴﻴﻖ ﻋﺒﺪ ﺍﳊﻤﻴﺪ ﻓﺎﺋﺰ ﻭﺃﻧﺎﺱ ﺑﻦ ﺍﻟﺸﻴﺦ‪ ،‬ﺗﻘﺪﻳﻢ ﺭﺣﺎﻝ ﺑﻮﺑﺮﻳﻚ‪ .‬ﺑﻴﲑ ﺑﻮﻧﺖ‪ ،‬ﺃﻧﺜﺮﻭﺑﻮﻟﻮﺟﻴﺎ ﳎﺘﻤﻌﺎﺕ‬
‫ﻏﺮﺏ ﺍﻟﺼﺤﺮﺍﺀ‪.‬‬

‫‪ .40‬ﺃﻭﺩﻳﺖ ﺩﻱ ﺑﻮﻳﻐﻮﺩﻭ‪ ،‬ﻓﻨﻮﻥ ﻭﻋﺎﺩﺍﺕ ﺍﻟﺒﻴﻀﺎﻥ‪ ،‬ﺗﻌﺮﻳﺐ‪ :‬ﺃﲪﺪ ﺍﻟﺒﺸﲑ ﺿﲈﲏ‪.‬‬

‫‪41. Pierre Bonte, L’Ouest saharien. Les récits d’origine.‬‬


‫‪42. Simona Corlan – Ioan, Tombouctou lieu de mémoire. L’histoire d’une légende partagée.‬‬
Abdel Wedoud OULD CHEIKH 567

43. Etudes, notes et documents sur le Sahara occidental.


44. Elemine Ould Mohamed Baba, Toponymes et anthroponymes du sud-ouest saharien :
approche chronologique.
45. Abdel Wedoud Ould Cheikh, Tribu et Etat en Afrique.
46. Mohamed Ben Attou, Tan-Tan : Un espace partagé. Mondialisation économique, fait
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développement stratégique.
48. Mohamed Charef (Sous la direction), Mohamed Ben Attou, M’hamed Wahbi, Migrations
internationales Marocaines aux Canaries.
49. Mohamed Mahdi, Pastoralisme nomade au Sahara Mercantilisme, survie et hédonisme.
50. Simona Corlan-Ioan, Histoire d’une légende. Les regardes occidentaux sur la ville de
Tombouctou pendant les XIXe-XXe siècles.
51. Catherine Taine-Cheikh, Études de linguistique ouest-saharienne, Volume I : Sociolinguistique
de l’aire hassanophone.
52. Amina El Messaoudi, Le projet marocain d’autonomie : Solution pour l’affaire du Sahara /
Conformidad de la iniciativa marroquí de autonomía en el Sáhara con las normas y estándares
internacionales.
53. ‫ ﺃﻣﻴﻨﺔ ﺍﳌﺴﻌﻮﺩﻱ‬،‫ ﺍﳊﻞ ﺍﻷﻧﺠﻊ ﻟﻘﻀﻴﺔ ﺍﻟﺼﺤﺮﺍﺀ‬:‫ ﻣﴩﻭﻉ ﺍﳊﻜﻢ ﺍﻟﺬﺍﰐ ﺍﳌﻐﺮﰊ‬/ Moroccan autonomy
plan for the Sahara Region: A solution to the Sahara conflict
54. Catherine Taine-Cheikh, Études de linguistique ouest-saharienne, Volume II : onomastique,
poésie et traditions orales.
55. Ahmed Joumani, Village et lignages. Elément d’histoire sociale de l’Oued Noun précolonial.
568 LA SOCIETE MAURE Éléments d’anthropologie historique

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