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Gradhiva : revue d'histoire et

d'archives de l'anthropologie

Être affecté
Jeanne Favret

Citer ce document / Cite this document :

Favret Jeanne. Être affecté. In: Gradhiva : revue d'histoire et d'archives de l'anthropologie, n°8, 1990. pp. 3-9;

doi : https://doi.org/10.3406/gradh.1990.1340

https://www.persee.fr/doc/gradh_0764-8928_1990_num_8_1_1340

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Etre affecté

Jeanne Favret-Saada

MON travail sur la sorcellerie bocaine En effet, mon expérience du terrain, celle du

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peu près aussi évident que de déguster une glace
brûlante. Sur le terrain, mes collègues semblaient
combiner deux genres de comportement : l’un, actif,
un travail régulier avec des informateurs rémunérés
qu’ils interrogeaient et observaient ; l’autre, passif,
l’assistance à des événements liés à la sorcellerie
(disputes, consultations de devins...). Or le premier
comportement ne peut en aucun cas être désigné par
le terme de « participation » (l’informateur, par con¬
tre, semble bien « participer » au travail de l’ethno¬
graphe) ; et, pour ce qui est du deuxième, « partici¬
per » équivaut à essayer de se trouver là, cette
participation étant le minimum exigible pour qu’une
observation soit possible.
Donc, ce qui comptait, pour ces anthropologues,
ce n’était pas la participation, mais l’observation. De
celle-ci, ils avaient d’ailleurs une conception assez
étroite : leur analyse de la sorcellerie se réduisait à
celle des accusations parce que, disaient-ils, ce sont
les seuls « faits » qu’un ethnographe puisse « obser¬
ver ». Accuser est, pour eux, un « comportement »,
c’est même le comportement sorcellaire par excellence
parce que le seul qui soit empiriquement attestable,
tout le reste n’étant qu’erreurs et imaginations indi¬
gènes. (Signalons au passage que, pour ces auteurs,
parler n’est pas un comportement ni un acte susceptible
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réponses précises à une seule question — qui accuse
qui de l’avoir ensorcelé, dans telle société ? — mais
ils restaient muets sur toutes les autres — comment
entre-t-on dans une crise de sorcellerie ? Comment
en sort-on ? Quelles sont les idées, les expériences
et les pratiques des ensorcelés et de leurs magiciens ?
Même un auteur aussi minutieux que Turner ne
permet pas de le savoir et, pour s’en faire une idée,
il faut en revenir à la lecture d’Evans-Pritchard (1937).
D’une façon générale, il y avait, dans cette littéra¬
ture, un glissement de sens perpétuel entre plusieurs
termes qui auraient gagné à être distingués : la
« vérité » venait baver sur le « réel », et celui-ci sur
« l’observable » (là, on trouvait une confusion supplé¬
mentaire entre l’observable comme savoir empirique¬
ment attestable, et l’observable comme savoir indépen¬
dant des déclarations indigènes), puis sur le « fait »,
« l’acte » ou le « comportement ». Cette nébuleuse
de significations avait pour seul trait commun de
s’opposer à sa symétrique : 1’ « erreur » bavait sur
1’ « imaginaire », sur 1’ « inobservable », sur la
« croyance » et enfin sur la « parole » indigènes.
Rien n’est d’ailleurs plus incertain que le statut de
la parole indigène dans ces textes : parfois, elle est
classée parmi les comportements (accuser), et parfois,
Être
affecté parmi les propositions fausses (invoquer la sorcellerie
pour expliquer une maladie). L’activité de parole — certains ont pensé que j’étais une désorceleuse, et
l’énonciation — est escamotée, il ne reste plus du m’ont parlé pour me demander d’officier ; d’autres,
discours indigène que son résultat, des énoncés que j’étais ensorcelée, et m’ont parlé pour m’aider
improprement traités comme des propositions ; enfin, à me tirer d’affaire. A part les notables (qui parlaient
l’activitéfausses.
sitions symbolique s’y réduit à émettre des propo¬ volontiers de sorcellerie, mais pour la disqualifier),
personne n’a jamais eu l’idée de m’en parler parce
Comme on le voit, toutes ces confusions tournent que je serais ethnographe.
autour d’un point commun : la disqualification de la Moi-même, je ne savais pas trop si je l’étais encore.
parole indigène, la promotion de celle de l’ethnogra¬ Bien sûr, je n’ai jamais cru comme à une proposition
phe, dont l’activité semble consister à faire un détour vraie qu’un sorcier puisse me nuire en posant des
par l’Afrique pour vérifier qu’il détient seul... on ne charmes ou en prononçant des incantations, mais je
sait pas trop quoi, un lot de notions polythétiques doute que les paysans eux-mêmes y aient cru de
équivalant pour lui à la vérité. cette façon-là. En fait, ils exigeaient de moi que
Revenons à ma recherche sur la sorcellerie dans j’expérimente pour mon compte personnel — pas
le Bocage. Lisant cette littérature anglo-saxonne pour celui de la science — les effets réels de ce réseau
m’aider dans mon travail sur le terrain, j’étais frappée particulier de communication humaine en quoi consiste
par une curieuse obsession, présente dans toutes les la sorcellerie. Autrement dit : ils voulaient que j’ac¬
préfaces : les auteurs (et le grand Evans-Pritchard cepte d’y entrer comme partenaire, et que j’y engage
n’y faisait pas exception) niaient régulièrement la les enjeux de mon existence d’alors. Au début, je
possibilité d’une sorcellerie rurale dans l’Europe n’ai cessé d’osciller entre ces deux écueils : si je
d’aujourd’hui. Or non seulement j’étais en plein « participais », le travail de terrain devenait une
dedans, mais la sorcellerie était largement attestée aventure personnelle, c’est-à-dire le contraire d’un
dans plusieurs autres régions, ne fût-ce que par les travail ; mais si je tentais d’ « observer », c’est-à-dire
folkloristes européens. Pourquoi une erreur empirique de me tenir à distance, je ne trouvais rien à « obser¬
aussi évidente, aussi énorme, et aussi partagée ? Sans ver ». Dans le premier cas, mon projet de connaisance
doute s’agissait-il là d’une tentative absurde pour était menacé, dans le second, il était ruiné.
reconduire le Grand Partage entre « eux » et « nous » Bien que je n’aie pas su, quand j’étais sur le
(« nous » aussi avons cru aux sorciers, mais c’était terrain, ce que je faisais ni pourquoi, je suis frappée
il y a trois cents ans, quand « nous » étions « eux »), aujourd’hui par la netteté de mes choix méthodolo¬
et donc pour préserver l’ethnologue (cet être a-culturel giques d’alors : tout s’est passé comme si j’avais
dont le cerveau ne contiendrait que des propositions entrepris
de connaissance.
de faire Dans
de la «les
participation
rencontres »avec
un instrument
les ensor¬
vraies) de toute contamination par son objet.
Peut-être était-ce possible en Afrique, mais j’étais celés et désorceleurs, je me laissais affecter, sans
en France. Les paysans bocains refusèrent obstinément chercher à enquêter, ni même à comprendre et à
de jouer avec moi au Grand Partage, sachant bien retenir. Rentrée chez moi, je rédigeais une sorte de
où cela devait aboutir : j’aurais la bonne place (celle chronique de ces événements énigmatiques (il se
du savoir, de la science, de la vérité, du réel, voir produisait parfois des situations chargées d’une inten¬
plus haut) et eux, la mauvaise. La Presse, la Télévision, sité telle qu’elle me rendait impossible cette prise de
l’Eglise, l’Ecole, la Médecine, toutes les instances notes a posteriori ). Ce journal de terrain, qui fut
nationales de contrôle idéologique les mettaient au longtemps mon matériau unique, avait deux objectifs :
ban de la nation dès qu’une affaire de sorcellerie — Le premier était à très court terme : essayer
tournait mal : pendant quelques jours, la sorcellerie de comprendre ce qu’on me voulait, trouver une
était présentée comme le comble de la paysannerie, réponse à des questions urgentes du genre : « Poiir
et celle-ci, comme le comble de l’arriération ou de qui X me prend-il ? » (une ensorcelée, une désorce¬
l’imbécillité. Aussi, les Bocains, pour défendre l’accès leuse), « Qu’est-ce que Y me veut ? » (que je le
à une institution qui leur rendait des services si désorcèle...). J’avais intérêt à trouver la bonne répon¬
éminents, dressaient-ils la solide barrière du mutisme, se, puisqu’ à la rencontre suivante, on me demanderait
avec des justifications du genre : « La sorcellerie, d’agir. Mais en général, je n’en avais pas les moyens :
ceux qui ne sont pas pris, ils ne peuvent pas en la littérature ethnographique sur la sorcellerie, tant
parler », ou « on ne peut pas leur en parler ». anglo-saxonne que française, ne permettait pas de se
Ils ne m’en ont donc parlé que quand ils ont pensé représenter ce système de places en quoi consiste la
que j’y étais « prise », c’est-à-dire quand des réactions sorcellerie. J’étais précisément en train d’expérimenter
échappant à mon contrôle leur ont montré que j’étais ce système, en y hasardant ma personne.
affectée par les effets réels — souvent dévastateurs — L’autre objectif était à long terme : j’avais beau
— de telles paroles et de tels actes rituels. Alors, vivre une aventure personnelle fascinante, à aucun ÉTUDES ET
NOTES
gradhiva, n° 8, 1990 5
Selon la première acception (indiquée dans Y Ency¬
clopedia of Psychology), to empathize consisterait,
pour une personne, à « vicariously experiencing the
feelings, perceptions and thoughts of another ». Par
définition, ce genre d’empathie suppose donc de la
distance : c’est bien parce qu’on n’est pas à la place
de l’autre qu’on tente de se représenter ou d’imaginer
ce que ce serait que d’y être, quels feelings, perceptions
and thoughts on aurait alors. Or moi, j’étais justement
à la place de l’indigène, agitée par les feelings,
perceptions and thoughts de qui occupe une place
dans le système sorcellaire. Si je prétends qu’il faut
accepter de les occuper, plutôt que de s’imaginer y
être, c’est pour la raison simple que ce qui s’y passe
est littéralement inimaginable, en tout cas pour un
ethnographe, habitué à travailler sur les représenta¬
tions : quand on est dans une telle place, on est
bombardé d’intensités spécifiques (appelons-les affec¬
ts), qui ne se signifient généralement pas. Cette place
et les intensités qui lui sont attachées ont donc à
être expérimentées : c’est la seule façon de les
approcher.
Une deuxième acception de l’empathie — ein-
fühlung,
affective —qu’on
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au contraire
traduire
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par communion de
la communication, sur la fusion avec l’autre qu’on
atteindrait par identification avec lui. Cette conception
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les
ou
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de
je
»,
le est muette sur le mécanisme de l’identification, mais
insiste sur son résultat, le fait qu’elle permette de
connaître les affects d’autrui.
Je dis, au contraire, qu’occuper telle place dans
le système sorcellaire ne me renseigne en rien sur
les affects de l’autre ; occuper telle place m’affecte,
moi, c’est-à-dire mobilise ou modifie mon propre
stock d’images, sans pour autant m’instruire sur celui
de mes partenaires.
Mais — et j’insiste sur ce point, car c’est là que
devient éventuellement possible le genre de connais¬
sance que je vise — le seul fait que j’accepte d’occuper
cette place et d’en être affectée ouvre une commu¬
nication spécifique avec les indigènes : une commu¬
nication toujours involontaire et dépourvue d’inten¬
tionnalité, et qui peut être verbale ou non.
Quand elle est verbale, il se passe à peu près
ceci : quelque chose me pousse à parler (disons, de
l’affect non représenté), mais je ne sais pas quoi,
pas plus que je ne sais pourquoi cela me pousse à
dire justement cela. Par exemple, je dis à un paysan,
en écho à quelque chose qu’il m’a dit : « Justement,
j’ai rêvé que... », et je serais bien en peine de
commenter ce « justement ». Ou encore, mon interlo¬
cuteur remarque, sans établir de lien : « L’autre jour,
Untel vous a dit que... Aujourd’hui, vous avez ces
boutons sur la figure... » Ce qui se dit là, implicite¬
Être
affecté ment, c’est le constat de ce que je suis affectée :
6
dans le premier cas, je fais moi-même ce constat ; terrain, en train de travailler, si je suis capable
dans le second, c’est l’autre qui le fait. d’oublier que j’ai mon stock de questions à poser...,
Quand cette communication n’est pas verbale, si je suis capable de me dire que de la communication
qu’est-ce donc qui est communiqué et comment ? Il (ethnographique ou pas, ce n’est plus le problème)
s’agit bien de la communication immédiate qu’évoque est précisément en train de s’opérer, là, de cette
le terme d ’einfühlung. Pourtant, ce qui m’est commu¬ façon insupportable et incompréhensible, alors je suis
niqué, c’est seulement l’intensité dont l’autre est branchée sur une variété particulière d’expérience
affecté (en termes techniques, on parlerait d’un humaine — être ensorcelé, par exemple — parce
quantum d’affect, ou d’une charge énergétique). Les que j’en suis affectée.
images qui, pour lui et pour lui seul, sont associées Or, entre des gens également affectés parce qu’ils
à cette intensité échappent à cette communication. occupent telles places, il se passe des choses auxquelles
De mon côté, j’encaisse cette charge énergétique à il n’est jamais donné à un ethnographe d’assister, on
ma façon, personnelle : j’ai, mettons, un trouble parle de choses dont les ethnographes ne parlent
provisoire de la perception, une quasi-hallucination, pas, ou bien l’on se tait, mais c’est aussi de la
ou une modification des dimensions ; ou encore, je communication. En expérimentant les intensités liées
suis submergée par un sentiment de panique, ou à telle place, on repère d’ailleurs que chacune présente
d’angoisse massive. Il n’est pas nécessaire (et d’ailleurs une sorte particulière d’objectivité : il ne peut s’y
pas fréquent) que ce soit le cas de mon partenaire : passer qu’un certain ordre d’événements, on ne peut
celui-ci peut, par exemple, être complètement inaffecté être affecté que d’une certaine façon.
en apparence. Comme on le voit, qu’un ethnographe accepte
Supposons que je ne lutte pas contre cet état, que d’être affecté n’implique pas qu’il s’identifie au point
je le reçoive comme une communication de quelque de vue indigène, ni qu’il profite de l’expérience du
chose que je ne sais pas. Cela me pousse à parler, terrain pour se chatouiller le narcissisme. Accepter
mais sur le mode évoqué tout à l’heure («tiens, j’ai d’être affecté suppose toutefois qu’on prenne le risque
rêvé que... »), ou bien à me taire. Dans ces moments- de voir s’évanouir son projet de connaissance. Car
là, si je suis capable d’oublier que je suis sur le si le projet de connaissance est omniprésent, il ne
Magiciens de la terre. Chéri Samba :«Le sinistré implore son ancêtre», 1988 (136 x 199 cm)

PAPA.DE TON VIVANT TU Mb DlbÂISrSAMBA N'KULtMU.KUSAMBI N'KULU NGANI KO. IMPLORES TON ANCETRE ET NON CELUI DAUTRUI.CEST CAL'AUTHENTIGITEtME VOICI CHEZ TOIAVECUK PEU DE NSAMBÀ ET DE MÀKA&U 5 ÉTUDES
NOTES
ET
gradhiva, n° 8, 1990 7
se passe rien. Mais s’il se passe quelque chose et Je note d’ailleurs que, quand un ethnographe se
que le projet de connaissance n’a pas sombré dans souvient de ce qu’avait d’unique son séjour sur le
l’aventure, alors une ethnographie est possible. Elle terrain, il parle toujours de situations où il n’était
présente, je crois, quatre traits distinctifs : pas en mesure de mettre en place cette communication
1. Son point de départ, c’est la reconnaissance de pauvre, parce qu’il était débordé par une situation
ce que la communication ethnographique ordinaire et/ou par ses propres affects. Or, dans les ethnogra¬
— une communication verbale, volontaire et intention¬ phies, ces situations, pourtant banales et récurrentes,
nelle, visant l’apprentissage d’un système de représen¬ de communication involontaire et dépourvue d’inten¬
tations indigènes — constitue l’une des variétés les tionnalité ne sont jamais prises en compte pour ce
plus pauvres de la communication humaine. Elle est qu’elles sont : les « informations » qu’elles ont appor¬
spécialement impropre à fournir de l’information sur tées à l’ethnographe apparaissent dans le texte, mais
les aspects non verbaux et involontaires de l’expérience sans aucune référence à l’intensité affective qui les
humaine. accompagnait dans la réalité ; et ces « informations »
sont mises exactement sur le même plan que les c’est-à-dire par qui aura pris le risque de « participer »
autres, celles qui sont produites par la communication ou d’en être affecté : en aucun cas, il ne peut être
volontaire et intentionnelle. On pourrait dire, d’ail¬ « observé ».
leurs, que devenir un ethnographe professionnel, c’est Un mot pour finir sur l’ontologie implicite de notre
se rendre capable de maquiller automatiquement tout discipline. Dans Meurtre dans l’Université anglaise,
épisode de son expérience de terrain en une commu¬ ( L’Ane n° 21, avril-juin 1985), Paul Jorion montre
nication volontaire et intentionnelle visant l’apprentis¬ que l’anthropologie anglo-saxonne présuppose, entre
sage d’un système de représentations indigènes. autres, une transparence essentielle du sujet humain
Pour ma part, j’ai choisi au contraire de donner à lui-même. Or mon expérience de terrain — parce
un statut épistémologique à ces situations de commu¬ qu’elle faisait place à la communication non verbale,
nication involontaire et non intentionnelle : c’est en non intentionnelle et involontaire, au surgissement
revenant encore et encore sur elles que je constitue et au libre jeu d’affects dépourvus de représentations
mon ethnographie. — m’a conduite à explorer mille aspects d’une opacité
2. Deuxième trait distinctif de cette ethnographie : essentielle du sujet à lui-même. Cette notion est
elle suppose que le chercheur tolère de vivre dans d’ailleurs vieille comme la tragédie, et elle sous-tend
une sorte de schize. Selon les moments, il fait droit aussi, depuis un siècle, toute la littérature thérapeu¬
à ce qui, en lui, est affecté, malléable, modifié par tique. Peu importe le nom donné à cette opacité
l’expérience de terrain ; ou bien à ce qui, en lui, (« inconscient », etc.) : le tout, en particulier pour
veut enregistrer cette expérience, veut la comprendre, une anthropologie des thérapies, est de pouvoir
en faire un objet de science. désormais la postuler, et la mettre au centre de nos
3. Les opérations de connaissance sont étalées dans analyses.
le temps et disjointes les unes des autres : dans le
moment où on est le plus affecté, on ne peut pas Inde, Kadjura. Sculpture d’un temple
rapporter l’expérience ; dans le moment où on la
rapporte, on ne peut pas la comprendre. Le temps
de l’analyse viendra plus tard.
4. Les matériaux recueillis sont d’une densité par¬
ticulière, et leur analyse conduit inévitablement à
faire craquer les certitudes scientifiques les mieux
établies.

Considérons, par exemple, les rituels de désorcèle-


ment. Si je n’avais été ainsi affectée, si je n’avais
assisté à tant d’épisodes informels de sorcellerie,
j’aurais accordé aux rituels une importance centrale :
d’abord parce qu’étant ethnographe, je suis censée
privilégier l’analyse du symbolisme ; ensuite parce
que les récits typiques de sorcellerie leur donnent
une place essentielle. Mais d’avoir traîné si longtemps
chez les ensorcelés et chez les désorceleurs, en séance
et hors séance, d’avoir entendu, outre les discours
convenus, une grande variété de discours spontanés,
d’avoir expérimenté tant d’affects associés à tels
moments particuliers du désorcèlement, d’avoir vu
faire tant de choses qui n’étaient pas du rituel, toutes
ces expériences m’ont fait comprendre ceci : le rituel
est un élément (le plus spectaculaire mais non le
seul) grâce auquel le désorceleur démontre l’existence
des « forces anormales », l’enjeu mortel de la crise
que subissent ses clients, et la possibilité de la victoire.
Mais celle-ci (on ne peut, à ce sujet parler d’ « effi¬
cacité symbolique ») suppose la mise en place d’un
dispositif thérapeutique très complexe avant et long¬
temps après l’effectuation du rituel. Ce dispositif
peut, bien sûr, être décrit et compris, mais seulement
par qui se sera donné les moyens de l’approcher, ÉTUDES
NOTES
ET
gradhiva, n° 8, 1990 9

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