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Annales littéraires de l'Université

de Besançon

Le mercenariat grec au IVe siècle avant notre ère et la crise de la


polis
Ludmila Petrovna Marinovic, Yvon Garlan

Citer ce document / Cite this document :

Marinovic Ludmila Petrovna. Le mercenariat grec au IV<sup>e</sup>siècle avant notre ère et la crise de la polis Besançon :
Université de Franche-Comté, 1988. pp. 1-308. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 372);

doi : https://doi.org/10.3406/ista.1988.2268

https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1988_mon_372_1

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Notre complément bibliographique (dont la composition a été


facilitée par la publication récente du "Bulletin" de R. Lonis
consacré à la production des années 1968-1983 sur la guerre en Grèce
{REG 98 (1985) p. 321-379) n'aura donc à signaler qu'un nombre
assez réduit de travaux, d'ampleur variable, qui soient centrés sur le
mercenariat grec au IVe siècle - auxquels on ajoutera un choix plus
nourri (mais dont les limites pourront être contestées) d'études
diverses contribuant plus ou moins directement à notre
connaissance du sujet.
II AVANT-PROPOS

P. Ducrey figure au premier rang parmi les disciples d'André


Aymard qui sont restés fidèles à ce thème de réflexion : dans ses
"Remarques sur les causes du mercenariat " (Me/. J.R. von Salis
(1972) p. 115-123) où, à titre de comparaison, il fait état de
l'expérience médiévale et moderne des cantons suisses, et dans le chapi'
tre VI de sa synthèse récente sur Guerre et guerriers dans la Grèce
antique (1985, p. 119-142). Pour être complet, signalons aussi
l'article, sans originalité, de H. F. Miller sur "The Practical and
Economie Background to the Greek Mercenary Explosion ', G&R 31
(1984) p. 155-160.
Parmi les aspects particuliers de la question qui ont été naguère
réexaminés en détail on citera : la personnalité des chefs militaires
(W. Lengauer, Greek Commanders in the 5th and 4th Centuries
B.C., Politics and Ideology : A Study of Militarism (Varsovie,
1979), qui appelle une analyse complémentaire de leurs sources
d'enrichissement - et d'appauvrissement ; la présence des
mercenaires dans l'empire perse (G. Seibt, Griechische Soldner im Achaime-
nidenreich (1977) dont les perspectives, un peu courtes, sont à
prolonger par la lecture de M. Stolper, Management and politics in the
later Achaemenid Babylonia, New texts from the Murashu archivs
(1974) ; R.A. Moysey, Greek Relations with the Persian Satraps :
371-343 B.C. (Princeton Univ. Diss., 1975) ; J. Bousquet, "Arbi-
nas fils de Gergis, dynaste de Xanthos", CRAI 1975, p. 138-150 ;
Ch. G. Starr, "Greeks and Persians in the fourth century", IA 11
(1976) p. 29-99 et 12 (1977) p.49-115 ; P. A. Rahe, "The Military
Situation in Western Asia on the Eve of Cunaxa", AJPh 101 (1980)
p. 79-86 ; 0. Picard, Les Grecs devant la menace perse (1980)
p. 217-235) ; bien entendu les Dix-Mille (J. Roy, "Arcadian Natio-
nality as Seen in Xenophon's Anabasis"', Mnemosyne 4e s., 25
(1972) p. 129-136 ; S. Perlman, "The Ten Thousand. A Chapter in
the Military, Social and Economie History of the Fourth Century",
RSA 6-7 (1976-1977) p. 241-284 ; V. Mandredi, "Proposte per un
revisione itineraria e per un commento topografico deWAnabasi di
Senofonte", Aevum 52 (1978) p. 62-67) ou d'autres groupes
mercenaires (J. Christien, "Mercenaires et partis politiques à Syracuse de
357 à 354", REA 77 (1975) p. 63-73 ; G.T. Griffith, "Peltatsts, and
AVANT-PROPOS III

the Origins of the Macedonian Phalanx", Ancient Macedonian Stu-


dies in Honor of Charles F. Edson (1981) p. 161-167 ; W.E.
Thompson, "Chabrias at Corinth", GRBS 26 (1985) p. 51-57).
De près ou de loin touche d'autre part à cette question bon
nombre d'ouvrages de sujets variés, parmi lesquels nous
retiendrons : surtout le tome II (1974) et à un moindre degré les tomes III
(1980) et IV (1985) des Ancient Greek Military Practices de
W.K. Pritchett ; le colloque CNRS sur Armées et fiscalité dans le
monde antique (1977) ; P. Brûlé, La piraterie crétoise hellénistique
(1978) ; Y. Garlan, "Signification historique de la piraterie
grecque ", DHA 4 (1978) p. 1-16 ; U. Cozzoli, Propriété fondiara ed
esercito nello stato spartano (1979) ; J. Seibert, Die politischen
Fliichtlinge und Verbannten in der griechischen Geschichte
(1979) ; R. Lonis, Guerre et religion en Grèce à l'époque classique
(1979) ; P. Brun, Eisphora-Syntaxis-Stratiotika, Recherches sur les
finances militaires d'Athènes au IVe siècle avant J.-C. (1983) ;
A. Fuks, Social Conflict in Ancient Greece (1984) ; J. Ober, For-
tress Attica, Défense of the Athenian Land Frontier 404-322 B.C.
(1985) ; H.-J. Gehrke, Stasis. Untersuchungen zu den inneren
Kriegen in den griechischen Staaten des 5. und 4. Jahrhunderts v.
Chr. (1985).
Sur les principaux auteurs utilisés par L.P. Marinovic, on
pourra enfin consulter : R.J. Philippe, The Sources and Methods
of Polyaenus (Harvard Univ. Diss., résumé dans HSPh 76 (1972)
p. 29 7-298 ; non vidi) ; G. A. Lehmann, "Krise und innere Bedro-
hung der hellenischen Polis bei Aeneas Tacticus", Studien zur anti-
ken Sozialgeschichte, Fests. Fr. Vittinghoff (1980), p. 71-86 :
T.S. Brown, "Aeneas Tacticus, Herodotus and the Ionian Revolt",
Historia 30 (1981) p.385-393.
Je ne vois en tout cela rien - en dehors, évidemment, de
quelques points de détail - qui aille vraiment à l'encontre des points de
vue développés par L.P. Marinovic dans ses analyses prudentes et
nuancées, où chaque témoignage est soigneusement apprécié en
fonction des circonstances où il a été produit, du genre littéraire
dont il relève et de la pensée globale de son auteur. Cette démarche -
déjà nettement perceptible dans trois articles préparatoires du VDI
IV AVANT-PROPOS

qui étaient respectivement centrés sur l'oeuvre de Xénophon,


d'Enée le Tacticien et d'Isocrate - est en soi parfaitement louable du
point de vue méthodologique. Mais elle comporte un inconvénient
et fait naître un regret : que, par excès de scrupule, toutes les
sources d'information étrangères aux principaux témoins de la crise de
la polis η aient pas été systématiquement intégrées à la
démonstration. J'en prendrai deux exemples touchant à des questions
essentielles : celle des rapports entre citoyens et mercenaires et celle de
l'influence du mercenariat sur les pratiques monétaires.

Sans rien enlever à ce qui les sépare, on aurait pu en effet


insister davantage sur ce qui pouvait rapprocher au IVe siècle citoyens
et mercenaires.
D'un côté, la tendance des citoyens au professionnalisme
militaire, bien que nettement mise en valeur par L.P. Marinoviè peut
encore être démontrée avec d'autres arguments, dont certains sont
de nature quasi "structurelle .
Le citoyen se battait en effet couramment au titre d'allié. Or la
conception grecque de l'alliance diffère sensiblement de la nôtre.
Elle n'implique pas en soi une adhésion complète, une identification
à la cause du partenaire. Du point de vue affectif, elle peut se
doubler d'un sentiment d'amitié, ou plutôt, conformément à l'étymolo-
gie du mot philia, de fidélité à la foi jurée ' '. Mais pas
nécessairement : car la décision prise de "combattre avec" isum-macheïn)
n'est le plus souvent qu'une décision de Real-Politik ne tenant
compte que des intérêts plus ou moins immédiats de la cité. Ainsi
s'expliquent du reste, et non par un instabilité congénitale de
l'esprit grec, la précarité et la réversibilité des alliances pratiquées
entre cités. D'autre part, l'allié ne s'engage pas tout entier dans son
opération d'assistance. Le plus souvent, dans le cadre d'alliances
défensives , sa seule obligation est d'envoyer à son partenaire

111 J. Taillardat. "l'hilotcs, pistis el fopdus". REG (>Γ> UW2I p. 1-4.


12) P. Bonk, Dofonsit- und Offpnsivklauspln in griechischen Symmachie-
vprtrâgpn (I)iss. Bonn. I()TH) : mais il nous manque toujours une étude
cl ensemble de la symmachip fireeque.
AVANT-PROPOS V

une troupe de secours d'effectif limité pour l'aider à repousser une


invasion - sans qu'il en résulte par ailleurs d'état de guerre entre lui-
même et les agresseurs. Les conditions matérielles de l'alliance
étaient également à l'avance soigneusement stipulées (cf. Y. Gar-
lan, dans Armées et fiscalité..., p. 149-184). Entre ce genre d'alliés
et les mercenaires, la différence n'était donc pas très grande :
d'autant plus que ceux-ci étaient souvent recrutés (surtout au début
du IVe siècle, mais plus tard encore, jusqu'en pleine époque
hellénistique) dans telles ou telles villes déterminées avec l'aide, tacite ou
déclarée, des autorités locales. On comprend dans ces conditions
que l'on puisse par exemple hésiter sur la qualité, de mercenaires ou
d'alliés, des 700 hoplites lacédémoniens de Cheirisophos qui
accompagnèrent Cyrus, traditionnel allié de Sparte, dans son expédition
contre le Grand Roi. La même ambiguïté se retrouve dans le
vocabulaire : puisque chez Hérodote de façon régulière, souvent aussi
chez Thucydide et parfois encore au IVe siècle, les mercenaires sont
désignés du nom d'épikouroï, c'est-à-dire d" 'auxiliaires" .
Même au service de sa patrie, le citoyen pouvait également se
comporter en professionnel de la guerre. Sans parler de Sparte, où
la chose est évidente, dans une ville comme Athènes qui est souvent
choisie comme exemple d'amateurisme militaire, le système même
de recrutement inclinait souvent en ce sens. Car au lieu de faire
appel "à tour de rôle" aux différentes classes d'âge désignées par
autant d'éponymes, on pouvait volontiers, en chaque occasion,
confier la composition du "catalogue" des requis aux magistrats
compétents (les taxiarques agissant sous l'autorité des stratèges) qui
avaient tout intérêt à pratiquer une sélection tenant compte des
aptitudes militaires de chacun et donc à s'adresser toujours aux
mêmes, bafouant ainsi le principe qui voulait qu'on soit mobilisé "à
son tour" - sans compter la préférence fréquemment accordée aux
volontaires plus ou moins spécialisés, selon toute vraisemblance,
dans ce genre d'activités. Un certain professionnalisme militaire
peut ainsi émerger au sein du corps civique athénien dès le

(3) Tel paraît bien avoir été le sens propre de cet ancien mot mycénien : cf.
M. Negri, "Epikouros", RLIL 111 (1977) p. 228-236.
VI AVANT-PROPOS

Ve siècle, et on serait porté à croire qu il se renforça au IVe. quand


le recrutement des forces armées tint de moins en moins compte des
critères censitaires et ouvrit en particulier à la catégorie inférieure
des thètes l'accès à la phalange hoplitique - sauf que c'est
précisément dans le second quart de ce siècle que serait apparue la
mobilisation "par éponymes", la moins favorable à cette évolution ! Quoi
qu il en soit (si 1 on peut dire, tant est importante cette question
soulevée par A. Andrewes dans un petit article qui me semble être
passé quasiment inaperçvi ), particulièrement nombreux parmi
les Athéniens étaient en 323. selon Diodore de Sicile (XVIII. 10,
17), "ceux qui avaient l'habitude de tirer de la solde leur
subsistance : c'étaient ceux à propos desquels Philippe dit un jour que
pour eux la guerre était une paix et la paix une guerre . Voilà qui
fait mieux comprendre l'apparition au IVe siècle du "Bataillon
Sacré de Thèbes ou des Eparites arcadiens - entre autres
soldats d'élite {épilektoï) qui se multiplient un peu partout au même
moment.
De même que l'on peut considérer à certains égards (et sans
forcer le trait) les citoyens comme des "mercenaires de l'intérieur .
de même il convient, comme la bien montré L.P. Marinovic. de ne
pas se représenter les mercenaires de l'époque classique comme de
simples baroudeurs, comme des asociaux ou du moins de purs
marginaux ayant renoncé à jamais à la vie en cité, extérieurs et
indifférents à toute vie "politique ". Non seulement parce que beaucoup
d entre eux, à l'évidence, aspiraient à réintégrer à plus ou moins
long terme leur cité d'origine, mais aussi parce que les autres
cherchèrent souvent, en recourant plus ou moins à la force (et plutôt
plus que moins) à se donner une nouvelle cité - modèle dominant,
pour ne pas dire exclusif, s'imposant même vidé d'une partie de sa
"
substance, même à ses enfants perdus, et même aux "mixhellènes
entichés d hellénisme.

(1) "The hoplite katulogos" , Chiss. (Contributions in honor of Me (irefior


(1()81| p.l-3 ; cf. M. H. Hansen. "The Nuniber of Athenian Hoplites in
431 B.C.", SO 56 (1()K1) p.l()-,'52.
(51 Cf. G. Hoffmann. "Les choisis : un ordre dans la cité grecque ?", Droit
et cultures 9-10 (!%!">> p. 13-26.
AVANT-PROPOS VII

Pour y parvenir, trois solutions s'offraient à eux, dont aucune


η était nouvelle.
La première était de se faire admettre, à titre individuel ou
collectif, dans une cité existante : soit pour services exceptionnels, soit
pour y pallier un "manque d'hommes" (une "oliganthropie "). Un
tel complètement du corps civique ' ' est, aux époques archaïque et
classique, surtout le fait des cités coloniales (tout particulièrement
des tyrannies siciliennes du IVe siècle) qui ressentent le besoin de
colons supplémentaires pour résister aux populations indigènes et
aux cités voisines ou pour modifier le rapport des forces à l'intérieur
du corps civique. On préfère certes, en de telles circonstances, faire
appel à des étrangers "familiers" dont l'assimilation sera plus
facile : originaires, par exemple, de la métropole. A défaut, ou à des
fins partisanes, on avait cependant toujours su se contenter de
soldats de toutes origines - comme on l'avait parfois fait,
antérieurement, lors de la fondation de la colonie.
La seconde solution, plus radicale, ouverte aux mercenaires
était de se rendre maîtres d'une cité et d'y imposer leur loi, après en
avoir ou non chassé les détenteurs légitimes : en se substituant
parfois tout simplement à eux dans leurs maisons, voire dans leurs lits -
au terme de mariages forcés qui n'étaient pas une manifestation de
lubricité particulière, mais la meilleure façon d'assurer l'avenir en
respectant les oikoï existants et donc les structures socio-
économiques correspondantes. Un tel procédé, conforme dans son
principe au droit de la guerre, présentait cependant l'inconvénient
de sentir la tyrannie et d'être l'objet d'une réprobation générale ' '.
Aussi bien est-il surtout attesté, au IVe siècle, encore en Sicile - zone
de peuplement mêlé, où les appareils étatiques étaient des plus
fragiles et des plus instables. Quelle que soit à cet égard l'originalité de
la Sicile, il eût cependant été bon de ne pas faire presque totalement
abstraction de ceux qui y préfigurèrent . alors le pouvoir

(6) Voir Ph. Gauthier, Les cités grecques et leurs bienfaiteurs {IVe-
Ier siècle avant J.-C, Contribution à l'histoire des institutions (Suppl.
XII au BCH ; 1985), en particulier p. 197-206.
17) D. Asheri. "Tyrannie et mariage forcé ", Annales ESC 32 11977)
p. 21-48. en particulier p. 39-40.
VIII AVANT-PROPOS

"mamertin" : c est-à-dire de rappeler les nombreux cas d


installation par la force de mercenaires campaniens dans les villes grecques
ou indigènes, en particulier dans le centre de 1 île, autour dEntella
et d'Etna, à partir des environs de 400. Indépendamment des
sources littéraires, ce phénomène est attesté par quelques séries
monétaires (du début du IVe siècle ou des années 340-330 ? ) qui portent,
outre le nom de la cité émettrice, l'ethnique Kampanôn et tel ou tel
type inspiré des monnaies de Campanie (par exemple, la tête du
dieu osque Mamers) . Très intéressante aussi, de ce point de vue.
est la série, récemment publiée, d'inscriptions sur bronze provenant
dEntella ' : elle témoigne en particulier de l'abondance dans
cette ville des noms propres d origine osque et de la solidarité qui
liait les Campaniens de l'endroit à leurs compatriotes du voisinage.
La troisième possibilité, pour les mercenaires, était de fonder
eux-mêmes une cité nouvelle : surtout si l'on se trouvait sur la
"
périphérie du monde grec, là ou restaient des terres "vacantes que l'on
allait pouvoir exploiter en imposant aux indigènes certains rapports
de dépendance. Que ce ne soit pas là pure élucubration dans VAna-
base de Xénophon ou chez Isocrate, c'est ce qui apparaît encore
mieux si l'on cite la réalisation attribuée, en 383/2, à un Egyptien
du nom de Tachos qui guerroyait en Mer Egée au service du Grand
Roi : après s'être révolté contre lui, selon Diodore de Sicile (XV,
18), il "réunit une armée et fonda près de la mer, sur une hauteur
abrupte, une cité du nom de Leuké " qui, après la mort de son
fondateur, tomba rapidement aux mains de ses voisines.
Tout cela accrédite davantage encore la réalité du "danger
mercenaire'
, cauchemar d Isocrate. Même les employeurs perses
cédaient parfois à cette "grande peur", puisque le satrape Pharna-
baze, en 374/3, alla jusqu'à soupçonner l'Athénien Iphicrate, qu'il

18) M. Sordi. Timoleonte (1961 1 passim ; A. Tusa Cutroni, "I Kampanoi et


i Tyrrenoi in Sicilia attraverso la documentazione numismatica", Koka-
los 16 (1970) p. 250-267 ; S. Garrafo. "Storia et monetazione di Entella
nel quarto secolo a. c. Cronolofjia e significato délie emissioni dei
Kampanoi". AIIN 1978, p. 23-44.
19) Voir l'ensemble d'articles consacrés, sous l'impulsion de G. Nenci. à ces
huit inscriptions dans ASNP 3e s.. 12 (1982) p. 771-1 103.
AVANT-PROPOS IX

avait placé à la tête de ses mercenaires, de vouloir "s'emparer de


l'Egypte pour son propre compte" (Diodore, XV, 43, 2). D'où
également, au dire de Dèmosthène (XIV, 32), la réticence du Grand
Roi, vers 354, à ne pas trop s'engager dans les affaires égéennes : "il
n'a pas intérêt à ce que des mercenaires l'emportent sur les Grecs ;
quiconque en effet l'a emporté sur nous lui est supérieur à lui aussi.
Or il ne veut aucunement nous détruire pour tomber au pouvoir des
autres". Sans doute les bandes qui s'emparèrent à cette époque, sur
la côte occidentale de l'Asie Mineure, de nombreuses cités grecques
incluses dans l'empire perse ne visaient-elles souvent qu'à se
procurer de la sorte un butin supplémentaire ; mais ne sent-on pas que les
circonstances auraient aussi bien pu les pousser à s'installer plus ou
moins durablement en terrain conquis ?
L.P. Marinovic a bien montré que certains épisodes tyranni-
ques, comme celui de Cléarque d'Héraclée, signifiaient surtout, aux
yeux des contemporains, la prise du pouvoir par un chef
mercenaire. Quelques textes laissent d'ailleurs entendre que les
mercenaires, bien loin de se comporter en suppôts muets et dociles du tyran,
savaient éventuellement peser de tout leur poids sur celui qu'ils
avaient porté au pouvoir : non seulement la lettre où Platon se
plaint auprès de Denys le Jeune d'avoir été calomnié par ses amis
"auprès des mercenaires et du peuple syracusain" (III, 315 e), mais
aussi un passage de Plutarque qui raconte que le frère de Timoléon,
Timophane, devenu tyran de Corinthe vers le milieu du IVe siècle,
se serait laissé corrompre par le pouvoir personnel "sous l'influence
d'amis pervers et de mercenaires qu'il avait toujours autour de lui"
{Tim., IV, 6, d'après l'historien Timée de Tauroménion dont le
père avait été l'ami de Timoléon) .
L'intégration culturelle des mercenaires au monde grec se
manifeste, d'autre part, dans l'image qu'on s'en faisait. Ils
n'avaient rien à cet égard des Mamelouks de l'empire ottoman.
Dans la comédie nouvelle , ils sont perçus moins comme des

1101 G. Mandel, "Timophane : un commandant mercenaire devenu


tyran". Euphrosyne 9 11978-1979) p. 151-159.
1111 W. Th. MacCary. "Menander's soldiers : their names. rôles and
masks". AJPh 93 (19721 p.279-298.
X AVANT-PROPOS

étrangers que comme des militaires de carrière, avec leurs


caractéristiques et leurs travers professionnels : comme des personnages
pittoresques fiers de leur métier, de leurs atours et de leurs exploits,
radotant volontiers à leur propos, en rajoutant souvent, et, pour le
reste, assez mal adaptés à la vie civile en raison de leur grossièreté et
de leur sexualité débridée - le tout assorti d'une incurable naïveté
qui en fait la proie favorite des flatteurs et des parasites. Les défauts
en moins,, c'est la représentation qu'ils se feront donner d'eux-
mêmes, à l'heure du trépas, sur les nombreuses stèles hellénistiques
des nécropoles d'Alexandrie, de Sidon de Phénicie ou de Dèmètrias
de Thessalie.
Voilà quelques-uns de ces éléments épars d'information que
l'on pourrait évoquer pour donner encore plus de relief aux
positions personnelles des grands auteurs qui constituent les témoins
privilégiés de l'essor du mercenariat et de la crise de la polis : sur ce
point essentiel, mais si délicat à préciser, que constitue ce que
j'appellerais volontiers la "vocation politique" des mercenaires. A
mes yeux, c'est là un des paradoxes de l'histoire grecque : comment
les Grecs, si soucieux en tout temps de proportionner les droits et
devoirs militaires des membres de la communauté à leur position
hiérarchique, purent-ils faire toujours plus ou moins appel, pour les
défendre, à des étrangers absolus ne se recommandant que par leur
technique guerrière et même reconnaître, dans certaines
circonstances, la légitimité de leur pouvoir ? Vieux débat des rapports de la
force et du droit, que ressassaient non sans raison les philosophes
grecs et qui s'impose encore aujourd'hui à tout historien essayant de
comprendre par exemple, à partir du mercenariat d'époque
classique, la genèse du monde hellénistique.

Soucieuse de montrer les différents aspects de la présence des


mercenaires dans la vie grecque au IVe siècle, L.P. Marinovic a eu
le mérite d'évoquer leurs relations avec les pratiques monétaires
contemporaines : relations que nombre de numismates ont naguère
soulignées, tant en matière d'émission que de circulation.
AVANT-PROPOS XI

La réalité historique des monnaies de bronze produites, au titre


de stratagèmes financiers, par les employeurs qui voulaient ainsi
imposer temporairement une sorte d'emprunt aux particuliers
détenteurs d'argent a été confirmée par l'identification comme telles
de quelques exemplaires : parmi celles que Timothée fit frapper,
selon YEconomique du Pseudo-Aristote (II, 2, 23 a), lors de son
expédition contre Olynthe vers 360 ' ' ou qui circulèrent à Athènes
même entre 406 et 392 environ ' '. Utilisées pour les transactions
internes, elles allèrent souvent de pair avec l'émission, à usage
externe, de monnayage d'or : à Athènes, par exemple, en 406, et à
Tarente où il semble commencer en 340, avec l'expédition d'Archi-
damos, et se répéter ensuite à l'arrivée de chacun des condottieri
embauchés par la cité (Alexandre le Molosse, Acrotatos, Cléony-
mos) <14>.
On y ajoutera les monnaies d'or, et surtout d'argent, frappées
par certains employeurs barbares de la périphérie du monde grec à
l'imitation de celles qui faisaient prime aux yeux de leurs
mercenaires : du côté de l'Orient, avant tout les tétradrachmes attiques
portant au droit la tête d'Athèna et au revers la chouette. On en a
identifié en quantité dans les "trésors" orientaux du IVe siècle, où leur
nombre l'emporte nettement sur les produits authentiquement
athéniens : par exemple à Tell el-Athrib dans le delta du Nil, où
l'on a découvert, outre un trésor de 700 tétradrachmes "attiques",
un coin monétaire en bronze au type athénien de la chouette ;
encore dans le delta à Tell el-Mashkouta, où des jarres cachées vers
390 dans le sous-sol d'un temple contenaient de 6 000 à 10 000
tétradrachmes "attiques" dont un bon pourcentage
d'imitations ' ' ; de même dans un trésor du Fayoum, avec des

112) E.S.G. Robinson et M.J. Price, NC 1967, p. 1-6.


(13) W.E. Thompson, Mnemosyne, 4e s.. 19 (1966) p. 337-343 ; A. Giovan-
nini, GRBS 16 (1975), p.185-190.
(14) P. Lévêque, "Monnaies et finances des cités italiotes engagées dans la
guerre pyrrhique", dans Armées et fiscalité dans le monde antique
11977) p.455-473.
(15) J.G. Milne, JEA 19 (1933) p.119-121 ; contra Curtis, ib. 43 (1957)
p.72.
(16) E.S.G. Robinson, NC 1947, p.115-121.
XII AVANT-PROPOS

imitations provenant peut-être de Memphis ' ' ; également à Al


Mina sur la côte syrienne ' et en Cilicie où le trésor de Karaman-
Marash contenait, en tout début du IVe siècle, une majorité
d'imitations frappées en Asie Occidentale ' '.
Certaines de ces imitations sont si fidèles qu'on les a longtemps
plus ou moins confondues avec leurs modèles athéniens : "seules
une certaine grossièreté de la gravure, l'exagération de certains
traits du visage, notamment de l'oeil, permettent au spécialiste de
déceler l'origine de la monnaie ; il est manifeste que le graveur avait
reçu pour instruction de faire une copie indiscernable pour la
majorité des utilisateurs, et que l'atelier n'entendait pas frapper un faux,
puisque la valeur métallique de l'imitation est la même que celle du
tétradrachme copié" . Ces tétradrachmes "pseuo-attiques" ont
circulé non seulement dans l'empire perse, mais encore dans le
monde grec, jusqu'en Sicile : par leur arrivée massive à Athènes
même s'explique sans doute la loi qui y fut votée en 375 accordant
une certaine valeur légale aux imitations non frauduleuses frappées
aux types attiques (211 .
D'autres imitations contenues dans ces trésors sont par contre
aisément discernables : car elles concilient, dans des proportions
"barbares"
variables, motifs attiques et : par exemple les
tétradrachmes, par ailleurs de type attique, qui portent comme symbole
secondaire soit une tête de boeuf, soit une tête de roi perse, et qui
servirent peut-être aux satrapes d'Asie Mineure à paver leurs
mercenaires grecs à la fin de la guerre du Péloponnèse '-**'; tels aussi
les tétradrachmes de Tissapherne portant au droit une tête de
satrape et au revers la chouette attique et le rameau d'olivier, avec
linscription BAS(ileôs) au lieu d'ATHE, et qui furent peut-être

(171 T.V. Buttrey, Actes du IX'' Congrès int. numismatique de Berne 1979
(1982) p. 137-140.
(181 E.S.G. Robinson, NC 1937, p.l«2-l()().
(19) E.S.G. Robinson. NC 1948. p. 48-.%.
(20) O. Picard, Les Grecs devant la menace perse 11980) p. 231.
121 ) R. Stroud. Hesperia 43 (1974) p. 137-188 (lignes 8-10 de l'inscription! ;
les spécialistes ne s'accordent pas sur le degré de valeur légale qui leur
était accordé : cf. le Bull.ép. de J. et L. Robert.
(22) E. Ercolani Cocchi. RSA 12 (19821 p. 57. n.21.
AVANT-PROPOS XIII

frappés à Milet en 41 1 pour subventionner les alliés Spartiates ; ou


encore le splendide tétradrachme du trésor de Babylone qui, outre
les types attiques, porte en légende le nom, inscrit en démotique
égyptien, du "pharaon Artaxerxès" (le roi perse qui s'empara de
l'Egypte en 343) (23).
Dans d'autres cas, disparaissent même totalement les motifs
attiques : par exemple sur les monnaies des satrapes Tissapherne et
Pharnabaze portant au droit une tête de satrape et au revers une
cithare ou un archer en train de courir avec une lance et un arc
(comme sur les monnaies perses) et toujours la légende Basileôs. Ces
tétradrachmes à la tête de satrape ont été frappés en petit nombre,
selon un étalon soit attique, soit rhodien.
Parfois aussi ce sont, en sens inverse, le motifs attiques qui,
sans doute en raison de la confiance qu'ils inspiraient, se perpétuent
indépendamment de leur support matériel : comme sur le statère
d'or frappé par le pharaon Tachos en 361-360 selon l'étalon perse,
où le papyrus se substitue cependant à la branche d'olivier .
A Carthage, si active du point de vue commercial, la coutume
grecque du monnayage ne se répandit que tardivement, et dans un
contexte également militaire sans doute profondément marqué par
l'utilisation de mercenaires grecs ' . Ses premiers tétradrachmes
d'argent furent en effet frappés lors de son intervention en Sicile et
de sa lutte acharnée contre Denys l'Ancien, c'est-à-dire entre 409 et
390 environ. D'autres séries, particulièrement abondantes, datent
des années 350-340 et 300-290, quand elle s'opposa aux entreprises
syracusaines de Timoléon et du tyran Agathocle. Y figurent des
types proprement carthaginois - le cheval, symbole de Ba'al Ham-
mon, le palmier phénicien, une tête de divinité féminine qui peut
être Tanit ou la version locale de Korè-Perséphone, ou enfin la tête
d'Héraclès-Melqart - mais qui sont largement de style grec et
imitent parfois de près les motifs grecs les plus prestigieux (au
IVe siècle la tête de la nymphe syracusaine Aréthuse entourée de

(23) O. Mdrkholm, NC 1974, p. 1-4.


(24) Ed. Will, REA 62 (1960) p.264, n.l:
(25) Voir en dernier lieu A. M. Bisi, AIIN 1969-1970, p. 92-103 ; G.K. Jen-
kins, SNR 53 (1974) p.23-41 ; 56 (1977) p.5— 65 ; 57 (1978) p.5-68.
XIV AVANT-PROPOS

dauphins I. Au revers de ces pièces, très rarement au droit, on


trouve des inscriptions attestant qu'elles étaient liées au
financement des troupes et qu'elles devaient provenir d ateliers militaires
installés d'abord à Carthage avant d être transférés en Sicile (à Lily-
bée ?) : mhnt ou m rnhnt ("Camp" ou "peuple du Camp" -
"peuple"
étant pris au sens de collectivité apte à se constituer en
assemblée), ainsi que mhsb ("Contrôleurs financiers"). A ce monnayage
de l'armée explicitement désigné comme tel existe un certain
nombre de parallèles, tous situés en dehors du monde grée : notamment
deux monnaies de Cilicie dotées au Ve siècle d'une légende ara-
méenne qui signifierait "bande , "compagnie" - sans que l'on sache
trop s'il faut y voir une allusion à une troupe de mercenaires ou à
une alliance de cités .
Même en l'absence de ce genre d'inscriptions et même quand
les références pondérales ou stylistiques au système grec sont vagues
ou inexistantes, il va sans dire que le monnayage "barbare a très
bien pu être également suscité ou développé par le financement des
troupes, et en particulier des bandes mercenaires qui comprenaient
toujours plus ou moins de Grecs. A la limite, on peut même se
demander si ce η est pas pour cette raison que le roi de Perse
Darius, peu avant la darique d'or, créa à la fin du VIe siècle le sicle
d'argent qui semble avoir surtout circulé en Asie Mineure, terre
d'élection du mercenariat grec '.
Etant donné que. dans les cités grecques, les émissions
monétaires étaient généralement plus fréquentes que dans les Etats
barbares et ne portent guère de signes révélateurs de leur destination, il
est évidemment beaucoup plus difficile d'y mesurer l'influence
particulière exercée sixr le rythme et l'abondance des frappes par le
mercenariat, et plus largement par les exigences militaires. Les
numismates nous en proposent cependant un certain nombre
d'exemples plus ou moins vraisemblables.
Une anecdote relative au satrape Datâmes (Ps.-Arist., Econ.,

(26) W. F. Spengler, ANSMusN 15 (]%<)) p.1-1*).


(271 D. Schlumberger, L'argent grec dans l'empire achéménide Ι1(λ*>3)
p. 15- 16.
A VANT-PROPOS XV

II, 2, 24 a) montre qu'un chef d'armée, bien que pourvu de métaux


précieux, pouvait manquer d'espèces monétaires, et tout
particulièrement de celles qu'appréciaient les soldats, et qu'il pouvait alors en
frapper, en cours d'expédition, dans l'atelier d'une ville voisine. En
règle générale, les textes n'ont cependant aucune raison d'en faire
mention, puisqu'il ne s'agit pas là, en soi, d'un stratagème. De
telles monnaies ne sont donc guère connues que par les trouvailles
archéologiques, et seulement dans la mesure où elles portent
quelque signe distinctif : par exemple les drachmes au type de Sinope -
ville voisine d'Amisos qu'avait utilisée à cette fin le satrape
Datâmes - qui portent en légende Datama au lieu de Sino ' .
Dans l'empire perse, ce type de monnayage est volontiers en or, à
l'imitation de la darique : le Spartiate Thibron, en lutte contre le
satrape Tissapherne, en prit l'initiative à Ephèse aux environs de
400 ' , suivi par des condottieri grecs au service du Grand Roi tels
que l'Athénien Conon en 394 ou le Rhodien Memnon en 334.
La question est encore plus difficile à trancher quand il s'agit,
non plus d'émissions de campagne, mais d'émissions régulières
d'une puissance étatique réalisées à domicile. La plupart des
exemples avancés par les numismates datent de l'époque
hellénistique '■'"'. Signalons ici, cependant, après A.R.
Bellinger '^ , l'ouverture en 330/29 d'un atelier monétaire à
Sicyone pour la frappe de tétradrachmes, de statères et d'un
nombre surprenant de distatères qui auraient servi au recrutement de
mercenaires péloponnésiens pour le compte d'Alexandre, ou encore

1281 E.S.G. Robinson. NG 1920, p.l ; 1930. p.l. En revanche, le Dion qui
figure sur des monnaies de Zacynthe du IVe siècle ne saurait être le
célèbre Syracusain qui rassembla dans cette ville, en 357, les forces
nécessaires à l'expulsion du tyran Denys le Jeune : voir CM. Kraay,
Greek Coins and History (1969) p. 3-5.
129) H. A. Troxell. ASNMusN 22 (1977) p. 11-12.
(30) Voir T. Hackens, "Le rythme de la production monétaire dans
l'Antiquité", dans Numismatique antique : problèmes et méthodes (Annales
de l'Est, Mém. n° 44. 1975) p. 190.
(31) NS 11 11963) p.5«-59.
XVI AVANT-PROPOS

le gonflement en 325-323 des frappes d'or et d'argent dans de


nombreux ateliers de l'empire (sur la côte occidentale de l'Asie Mineure,
à Amphipolis, à Alexandrie, etc.) pour le règlement des sommes
dues aux nombreux mercenaires licenciés par Alexandre à la fin de
son règne .
D'éminents numismates, pour le monde romain ''^' comme
pour le monde grec, font la part belle à ce genre de considérations,
tandis que d'autres en font pratiquement abstraction - sans que
personne ne s'aventure pour le moment à porter un jugement
d'ensemble ou à trop théoriser sur ce sujet. Sans doute convient-il d'ailleurs
de distinguer selon l'époque et selon le lieu d'émission : notamment
entre les quelques cités qui, disposant d'un approvisionnement
régulier en métal précieux (comme Athènes grâce à ses mines du
Laurion), n'ont cessé d'exporter une masse abondante d'espèces
universellement acceptées sur le "marché international" en raison
de leur qualité (c'est-à-dire du faible écart entre leur valeur
nominale et leur valeur réelle ) et les nombreuses cités qui ne pouvaient se
permettre de frapper monnaie que de façon intermittente, pour
répondre à des besoins ponctuels de financement étatique. Le tout
étant alors d'apprécier l'importance relative de ces deux types de
politique monétaire et, dans le second cas, du rôle particulier du
mercenariat...
Reporter le problème aux origines de la monnaie a peu de
chances de nous faire sortir de ce terrain mouvant. Car la théorie de
R.M. Cook '^ , selon laquelle ce sont les exigences de la guerre, et
en particulier du paiement des mercenaires, qui donnèrent le branle
à cette volonté de régularisation des fonctions financières de l'Etat
débouchant sur l'invention de la monnaie, suscite actuellement de
fortes réticences : de la part évidemment de ceux qui continuent à
en rendre compte par le développement des échanges commerciaux,
mais aussi de ceux qui considèrent que le problème de l'entretien
des mercenaires, et à plus forte raison des soldats citoyens, aurait

(32) M. Thompson. Fests. L. Mildenberg (1984) p.242-24";


(33) Voir en particulier les travaux de M. Crawford.
(34) Historia 7 (19581 p. 257-262.
AVANT-PROPOS XVII

très bien pu continuer à se régler de façon traditionnelle, par l'octroi


de terres et de récompenses en nature '·* ... Critiques s 'appuyant,
comme il se doit, sur des arguments de fait : par exemple sur la
diffusion, plus précoce qu'on ne l'avait d'abord pensé, des monnaies
divisionnaires. L'heure n'est certes pas venue de mettre un point
final à ce débat !
Parallèlement se posait aux numismates le problème du rôle de
la guerre, et tout particulièrement du mercenariat, dans la
circulation monétaire.
A ce type d'explication on recourra volontiers quand les
trouvailles archéologiques permettent d'observer la diffusion
temporaire, en un lieu donné, d'une masse de monnaies étrangères qui n'y
sont par ailleurs que faiblement représentées. En ce cas, on a toute
raison de songer, non pas à une modification passagère des courants
commerciaux, mais aux retombées financières d'une certaine
conjoncture politico-militaire '■*"': prise de buttin consécutive à une
guerre ou à un raid de piraterie, prêt ou don consenti pour faire face
à une situation exceptionnelle ou enfin, quand le contexte
historique oriente en ce sens, rapatriement de soldes mercenaires - les
Grecs n'ayant à cet égard aucune raison d'imiter les habitants des
Baléares qui, nous dit Diodore (V, 17, 4), parce qu'ils ne
connaissaient pas chez eux la monnaie, "lors des campagnes qu'ils faisaient
autrefois pour le compte des Carthaginois, ne rapportaient pas leurs
soldes au pays, mais les consacraient tout entières à l'achat de
femmes et de vin" !
Un exemple particulièrement probant - mais chronologique-

(35) Par ex., B. Halle, Historical Considérations on the Origin and the
Spread of Greek Coinage in the Archaic Age (Diss. Michigan, 1978)
p. 259 ; M.J. Price, dans Studies to Ph. Grierson II983I p. 6. D'une
bibliographie surabondante sur les origines de la monnaie, retenons
seulement quelques mises au point récentes : T. Hackens, "Chronique
numismatique", AC 46 (1977) p. 205-217 ; Ph. Grierson, The Origins
of Money (1977) : M. Lombardo, AIIN 1979, p. 75-121 ; D. Kagan,
AJA 86 (1982) p.343-360.
(36) A titre de comparaison voir, pour le Moyen-Age, Ph. Grierson,
"Commerce in the Dark Ages : A Critique of the Evidence". TRHS 5e s.. 9
(1959)p.l23-140.
XVIII AVANT-PROPOS

ment marginal par rapport à la période étudiée par L.P. Marinovic -


en est fourni par l'abondance, dans trois trésors crétois des environs
de 280-270, des monnaies surfrappées dans les ateliers de Phaïstos
et de Gortyne à partir de tétradrachmes émis à Cyrène et à Barcè
entre la fin du Ve siècle et l'année 322, date de l'occupation de la
Cyrénaïque par Ophellas agissant pour le compte de Ptolémée
d'Egypte. "Comment rendre compte de l'afflux soudain et limité
dans le temps de ces monnaies de Cyrénaïque à Gortyne et à
Phaïstos ? Il est difficile d'admettre que le commerce en soit responsable.
Etant donné sa position géographique, la Crète a certainement
toujours eu des contacts avec la côte libyenne et elle servait d'escale
entre la Grèce et l'Afrique. Mais les échanges commerciaux ne
devaient pas être très développés. La seule pièce de Cyrénaïque
d'époque ancienne (antérieurement aux tétradrachmes surfrappes!
que j'ai vue en Crète dans les collections publiques et privées",
poursuit G. Le Rider '^ , "est une drachme de poids asiatique
frappée à Cyrène entre 525 et 480 environ. Le contraste est grand
avec les monnaies d'Egine qu'on rencontre fréquemment dans les
collections Cretoises et qui ont été surfrappées à toutes les époques
depuis le début du monnayage crétois jusqu'aux premières années
du IIIe siècle. Elles témoignent d'un commerce régulier et
soulignent par comparaison combien le mouvement commercial entre la
Crète et la Cyrénaïque devait être limité . Cette abondance
ponctuelle de monnaies de Cyrénaïque en Crète s'expliquera donc plutôt
par le retour en Crète après 322 des mercenaires qui y avaient été
enrôlés par le condottiere Thibron en 323 lors de son départ pour la
Cyrénaïque.
La force de la démonstration décroît évidemment avec le
nombre de ces monnaies "inattendues ' découvertes en pays étranger.
C'est ainsi que l'on ne sait trop s'il faut imputer à des mercenaires
plutôt qu'au hasard la présence, dans un trésor découvert à Avola
en Sicile, de quelques statères d'or de Lampsaque et de dariques
perses, ainsi que de très grandes monnaies d'or émises par Denys
l'Ancien de Syracuse peut-être en commémoration de sa longue

(371 Monnaies Cretoises du Ve au 1er siècle av. J.-C. {Et. Crét. XV. 1966),
p. 134-146.
AVANT-PROPOS XIX

lutte contre Carthage ' ' ; ou encore la découverte en Locride


orientale et en Arcadie de quelques monnaies syracusaines du
IVe siècle... Inversement, on imputera d'autant plus volontiers aux
mouvements de troupes et aux rapports politico-militaires le
gonflement subit de la circulation monétaire dans une région donnée que
celle-ci vivait normalement dans le cadre d'une économie
"naturelle" : c'est ainsi que l'on peut observer dans les Balkans l'effet des
tributs périodiquement versés aux indigènes par les villes grecques
de Mer Noire '''"ou que l'on peut expliquer, par les guerres
incessantes qui se déroulèrent dans ces parages au IVe siècle, la
multiplication des trésors monétaires sur la côte méridionale de l'Asie
Mineure et sur ses plateaux intérieurs (Cappadoce, Phrygie, Pisi-
die, Lycaonie) où ils étaient jusqu'alors pratiquement absents -
contamination qui aurait ici permis à l'aristocratie perse ou indigène
de mieux mobiliser leurs surplus agricoles à des fins de prestige
culturel ou artistique.
Dans la mesure où les pièces d'argent rapportées par les
mercenaires dans des cités qui battaient monnaie devaient en général y
être l'objet d'une refonte qui effaçait toute trace de provenance, il
est évidemment permis de supposer par analogie que telle peut être
également la raison du gonflement soudain de la production
monétaire de certains centres d'émission : la prolifération, par exemple,
des monnaies de style syracusain et au type d'Athènes émises par les
ateliers grecs et sabelliens de Campanie à la fin du Ve et au début du
IVe siècle est peut-être due au retour dans leurs foyers des
nombreux mercenaires campaniens qui, nous l'avons vu, servirent à
cette époque en Sicile ' . Mais il est clair qu'on ne peut jamais
présenter en ce sens que des arguments de vraisemblance...
Bien qu'impossible à quantifier et parfois incertaine dans le
détail, l'influence exercée par le mercenariat, et la vie militaire en
général, sur le développement et la diffusion du phénomène
monétaire n'est donc pas contestable et est de fait admise, à des degrés

138) A. Baldwin. AJN 53 11924) p. 1-52.


(39) D. Pippidi, / Greci nel Basso Danubo (1971) p. 97-132.
(40) N.K. Rutter, Campanian Coinage 475-380 B.C. (1979) p. 98-99 ;
critique de M. Caccamo Caltabiano, RSA 11 (1981) p.40-41.
XX AVANT-PROPOS

divers, par l'ensemble des spécialistes. Ceux-ci se retrouvent ainsi


plus ou moins d'accord, parfois sans le savoir ou à leur corps
défendant, avec... Marx ' ' qui insiste à maintes reprises sur l'essor
précoce et exceptionnel du système monétaire et du salariat dans le
cadre de l'armée (romaine) et sur une autre "particularité de
l'économie antique " tenant au "brusque et brutal transfert d'un pays
dans un autre (par suite de conquêtes et d'autres événements
semblables) de trésors d'argent accumulés" ' .

Je ne le dis pas par pure malice et par piété scripturaire, mais


pour souligner qu'il ne s'agit pas là de simples problèmes
d'érudition réservés aux numismates (qui voudront bien me pardonner
mon incursion dans leur domaine). C'est toute la conception de
l'économie antique qui se trouve ainsi mise en question - avec le
rôle, structurel et pas seulement conjoncturel, qu'il convient d'y
réserver aux facteurs extra-économiques, en particulier de nature
politico-militaire ' . S'il était possible de se prononcer avec
certitude sur de tels points de détail, on comprendrait sans doute mieux
la spécificité de l'économie antique et, par contre-coup, on
parviendrait à une meilleure théorisation et de la place de la guerre et de la
succession des formations sociales dans l'histoire de l'humanité.

C'est de toute évidence dans le même esprit que L.P. Marino-


vic invoque en conclusion quelques-uns des passages des Formen de
Marx qui font le plus réfléchir sur les fondements de la polis et sur le
rôle de la guerre dans les sociétés antiques. Ne s'en offusqueront
que ceux qui ignorent, par exemple, où un des principaux
philosophes modernes de la guerre, Raymond Aron (qui n'est certes pas
suspect de complaisance envers le marxisme), conseillait de
chercher un fil conducteur susceptible de nous aider à la penser histori-

(41) Cf. F. Tokei, Antike und Feudalisrnu.s (19771 p. 15.


(42) Critique de l'Economie politique. Ed. Soc. 1972, p. 93.
(43) Cf. Y. Garlan, "Eléments de polémologie marxiste ", Mél. G. Daux
(1974) p. 139-145.
AVANT-PROPOS XXI

quement (et non "théologiquement" comme Clausewitz


"dans les grandes doctrines sociologiques, celles des fondateurs de
la sociologie durant la première moitié du XIXe siècle qui incluaient
toutes une interprétation de la guerre. Auguste Comte, Herbert
Spencer, Karl Marx s'efforçaient de l'expliquer, de la mettre en
place parmi les données majeures ou de l'ordre du devenir de
l'humanité" ' - Karl Marx, dont la pensée exerce sur le monde
actuel (qu'on s'en réjouisse ou non) une influence
incomparablement supérieure à celle des deux autres, et dont la réflexion sur le
sujet va bien au-delà de l'opposition schématique "sociétés
militaires - sociétés industrielles" développée sous des formes diverses par
Auguste Comte et par Herbert Spencer (ainsi que par bien d'autres
de leurs contemporains qui partageaient leur vision irénique de
1" 'avenir de la science").
Aussi bien l'ambition de L.P. Marinovic était-elle, non
d'étudier pour lui-même le mercenariat grec au IVe siècle, mais d'en
dégager la signification par rapport au problème majeur que
constitue la "crise de la polis " - problème en lui-même épineux et aux
solutions fluctuantes. Sur ce point, l'auteur ne pouvait que s'en
tenir aux conceptions qui dominaient chez les spécialistes au début
des années 70 et n'a malheureusement pas pu bénéficier pleinement
de leur prochaine remise en cause par Cl. Mossé ' ' et
J. Pecirka (47).
La grande question posée par L.P. Marinovic recevra sans
doute un jour d'autres réponses - ce qui est la loi du genre. Mais
aucune de celles-ci ne pourra faire abstraction de son ouvrage.
C'était pour nous une raison suffisante de le traduire, afin de le
mettre en Occident à la portée d'un plus grand nombre de lecteurs.

(44) R. Aron. Penser la guerre, Clausewitz I, p. 37.


(45) R. Aron, "La mitraillette, le char d'assaut et l'idée", AES 2 (1%1)
p.93.
(46) "La vie économique d'Athènes au IVe siècle : crise ou renouveau ?",
Praelectiones Patavinae (1972) p. 135-144 ; "Die politischen Prozesse
und die Krise der athenischen Demokratie", Hellenische Poleis, Ed.
E.Ch. Welskopf (I, 1973) p. 160-187.
(47) "The crisis of the Athenian polis in the fourth century B.C.", Eirene
14 (1976) p. 5-29.
ΧΧΠ AVANT-PROPOS

Dirai-je aussi combien nous souhaitons que ce genre de traduction


se multiplie et donne ici aux historiens "de bonne volonté" (qui sont
la majorité) la possibilité de mieux juger sur pièce, sereinement, de
la production soviétique - sans ces soucis de propagande officielle ou
ces répulsions quasi névrotiques qui n'ont rien à voir avec la science
historique.

Yvon GARLAN
INTRODUCTION

avant
relativement
précédent
caractère
caractéristiques
mercenariat
transformations
rémunération
peuvent
l'Antiquité
extrême
économiques.
époque,
l'étude
donnée,
elle
politique. de
donne
même
De
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Le
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permet
rencontrer
mercenariat,
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jusqu'à
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structurelles.
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tout
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nature
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grecque
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tantôt
transforme
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ensemble
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un
veut
mercenariat
les
politico-militaire,
intéressante.
multiples,
de
économique,
l'un
des
développement
particularités
infime.
comprendre
prenant
au
ces
accompli
dedes
traits
IVe
l'histoire
phénomènes
l'interdépendance
de
rapidement
phénomènes
Bien
siècle,
grec
ilproblèmes
spécifiques
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social
ses
d'une
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humaine,
le
sans
importance
profondes
IVe
un
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qui
ets'agisse
chaque
société
temps
socio-
siècle
dont
de
en
2 INTRODUCTION

Les lignes générales du développement de la Grèce au


IVe siècle ont fait l'objet de nombreuses études ' dont nous
pouvons tirer une conclusion intéressante : à savoir qu'aux yeux de la
plupart des historiens modernes, le IVe siècle se caractérise non pas
par une crise de la Grèce dans son ensemble ou des divers aspects de
sa vie (c'est-à-dire par une crise économique, agraire, politique ou
idéologique), mais par une crise de la polis ' . Or cette crise de la
polis n'a pas encore fait l'objet d'une étude spéciale - à l'exception
d'un ouvrage de Cl. Mossé ' . On la dépeint à coups de lieux
communs qui passent d'un ouvrage à l'autre. Ce problème, comme on
l'a naguère remarqué , "est encore loin d'être résolu et exige
qu'on l'étudié en faisant usage de documents concrets et variés".
Sur le caractère général du développement de la Grèce au IVe siècle

(1) Citons quelques-unes d'entre elles, et tout d'abord trois ouvrages qui,
malgré les profondes divergences d'opinion entre leurs auteurs, ont
comme point commun de considérer le IVe siècle en rapport avec
l'époque hellénistique : M. Rostovtzeff . The Social and Economie History of
the Hellenistic World I (Oxford. 1941) ; J. Kaerst, Geschichte des Hel-
lenismus I, 3 (Leipzig-Berlin, 1927) ; A.B. Ranovic, Der Hellenismus
und seine geschichtliche Rolle (Moscou-Leningrad, 1950 ; tr. ail.
Berlin, 1958) ; voir aussi A. Tjumenev, Aperçu d'histoire économique et
sociale de la Grèce ancienne III (en russe ; Pg., 19221 ; G. Glotz, La cité
grecque (Paris, 1928) ; G. Glotz et R. Cohen. La Grèce au IVe siècle.
Histoire grecque III (Paris, 1936) ; H. Michell. The Economies of
Ancient Greece (Cambridge, 1940) ; M.O. Wason, Class Struggles in
Ancient Greece (London, 1947) ; A. Aymard et J. Auboyer, Histoire
générale des civilisations I. L'Orient et la Grèce antique (Paris, 1953) ;
V.N. D'jakov, "La Grèce dans la première moitié du IVe siècle" (en
russe), dans La Grèce antique (Ed. V.V. Struve et D.P. Kallistov,
Moscou, 1956) p. 391-447 ; Cl. Mossé, La fin de la démocratie athénienne.
Aspects sociaux et politiques du déclin de la cité grecque au IVe siècle
avant J.-C. (Paris, 1962) ; L.M. Gluskina, "Spécificité de la polis
grecque classique en relation avec le problème de sa crise ' (en russe), VDI
1973, 2, p. 27 sqq.
(2) Cf. Ed. Will, "Histoire grecque", RH 499 (1971) p. 125.
(3) C.r. de P. Vidal-Naquet dans Annales (ESC) 18 (1963) p. 346-351 ;
F.W. Walbank, CR 13 (1963) p.317-319. Voir aussi L.M. Gluskina,
Etudes sur les rapports socio-économiques en Attique au IVe siècle (en
russe ; exposé de thèse ; Leningrad, 19681 p. 5 sq.
(4) L.M. Gluskina. "Spécificité...", p. 27.
INTRODUCTION 3

n'existe parmi les spécialistes aucun consensus susceptible de fonder


une étude du mercenariat '° . L'idée, assez largement répandue,
qu'il y aurait eu alors concentration de la terre et dépossession de la
paysannerie a même été, ces derniers temps, sujette à critique. A ce
propos, citons avant tout les travaux de J.V.A. Fine et de M.I. Fin-
ley ' ' sur la propriété foncière et le crédit en Attique : plusieurs de
leurs observations vont à l'encontre de cette idée - bien que ni l'un ni
l'autre ne nie qu'il y ait eu une certaine concentration de la
propriété foncière (le tout étant, selon Finley, de ne pas en exagérer
l'importance). Celui-ci signale aussi l'augmentation du nombre des
pauvres au IVe siècle et l'incapacité de beaucoup de propriétaires
fonciers de s'acheter des armes .11 ne nie donc pas que la
population rurale de 1 Attique ait connu des difficultés, ait eu tendance à
perdre ses terres, et que le nombre des citoyens pauvres ait, semble-
il, augmenté au IVe siècle par rapport au Ve : processus que L.M.
Gluskina ne consent pas non plus à pousser à l'extrême .
Au IVe siècle on reconnaîtra au moins, de toute évidence, les
caractéristiques suivantes : quasi-permanence des guerres,
recrudescence des luttes sociales et (de façon très générale, abstraction
faite des causes et de l'ampleur du phénomène) appauvrissement
des masses.
Tout cela a déterminé notre approche du thème choisi : aller
non pas de la crise vers le mercenariat, mais du mercenariat vers la
crise, c'est-à-dire ne pas considérer la crise comme la cause donnée,
déjà prouvée et incontestable, du développement du mercenariat
(bien que le lien entre le mercenariat et la crise de la polis paraisse

(51 Cl. Mossé, op. cit. ; L.M. Gluskina, "Spécificité...", p. 27 sq. (y sont
rapportés des jugements divers, et parfois même tout à fait
contradictoires, sur les particularités fondamentales du développement de la Grèce
en général, et en particulier de l'Athènes du IVe siècle).
(61 J.V.A. Fine, Horoï. Studies in Mortgage, Real Security and Land
Tenure in Ancient Athens (Princeton, 1951) ; M.I. Finley, Studies in
Land and Crédit in Ancient Athens, 500-200 B.C., The Horos
Inscriptions (New Brunswick, 19511.
(7) M.I. Finley, op.cit., p. 57-60, 63, 284 sq., n.22 ; cf. la thèse de L.M.
Gluskina, VDI 1957. 4, P.164sç..
(8) L.M. Gluskina, "Spécificité...", p. 27 sq., 40.
4 INTRODUCTION

indiscutable aux historiens modernes) ' ', mais étudier avant tout la
naissance et le développement du mercenariat en en recherchant les
causes aussi bien dans les témoignages explicites que, de façon
indirecte, dans ce que les sources nous disent de la composition des
armées mercenaires et des conditions de leur recrutement.
Nous nous appuierons en outre, tout naturellement, sur les
résultats scientifiques obtenus dans l'étude de la polis et de sa crise,
et avant tout sur les travaux de S.L. Utcenko consacrés à la
République romaine du 1er siècle avant notre ère, qui nous ont intéressée
et rendu service à deux points de vue : par ses considérations
générales sur la polis antique et sa crise et, plus précisément, par son
étude du rôle de l'armée romaine à cette époque ' '. Il faut
cependant souligner que, malgré certaines ressemblances entre l'un et
l'autre phénomène (transformation de la composition sociale de
l'armée et place correspondante de cette armée dans la vie socio-
politique), l'histoire particulière de Rome conduisit dans l'ensemble
à des résultats différents. Si dans les armées grecques les citoyens
furent partiellement remplacés par des mercenaires qui étaient pour
beaucoup d'anciens citoyens, l'armée romaine était, elle,
"essentiellement constituée par des gens qui avaient jusque-là tout

19) Voir par ex. La Grèce ancienne (en russe) p. 393 (V.N. D'jakov) et 448
(S.A. Zebelev) ; Histoire Universelle II (en russe ; Moscou, 1956) p. 65
(D.P. Kallistov) ; Cl. Mossé, op. cit., p.314sg<7. ; "Armée et cité
grecque", ΚΕΑ 65 (1963) p. 290 sqq. ; "Le rôle politique des armées dans le
monde grec à l'époque classique", PGGA, p. 221 sqq. ; F. Vannier, Le
IVe siècle grec (Paris, 1967) p.49 ; S. Payrau, 'EIRENIKA.
Considérations sur l'échec de quelques tentatives panhelléniques au IVe siècle
avant J.-C", REA 73 (1971) p. 62 sqq.. Voir cependant J. de Romilly,
"Guerre et paix entre cités", PGGA, p. 219 sq. ; Y. Garlan, La guerre
dans l'Antiquité (Paris, 1972) p. 68.
(10) S.L. Utcenko, Crise et chute de la République romaine (en russe ;
Moscou, 1965) ; "L'armée romaine au 1er siècle av.n.è.", VDI 1962,
4, p. 30 sqq. ; et aussi Der weltanschaulich-politische Kampf in Rom
am Vorabend des Sturzes der Republick (1952 ; tr.all. Berlin, 1958) ;
La Rome antique (en russe ; Moscou, 1969) : O.V. Kudrjacev.
Recherches sur l'histoire des régions balkano-danubiennes à l'époque
de l'empire romain et articles sur des problèmes généraux de l'histoire
ancienne (en russe ; Moscou, 1957) : Les provinces helléniques des
Balkans au IIe siècle de notre ère (en russe ; Moscou, 19541.
INTRODUCTION 5

ignoré des droits et des privilèges des propriétaires romains" '* '.
Cela a suscité dans l'armée des exigences et des intérêts originaux en
fonction des interventions des soldats dans la vie politique, du lien
entre la législation agraire et l'armée, du développement de la
propriété foncière des vétérans romains, du rôle de l'armée (différent
dans l'ensemble de celui qu'elle avait eu dans les cités grecques) et
de son importance "en tant qu'organisme ayant ses propres
exigences et intérêts corporatifs" : de l'armée en tant que force socio-
politique spécifique et indépendante et pas seulement en tant que
force purement militaire ' ^' - ce qui ne signifie pas, bien sûr, que
tel n'était pas plus ou moins le cas des armées grecques au
IVe siècle (i3).
Le mercenariat a été étudié de façon inégale. Il est certes
difficile de trouver un ouvrage de caractère général où l'on ne parle pas
du mercenariat. Celui-ci entre dans le schéma général de
développement socio-économique et politique de la Grèce au IVe siècle et en
constitue un trait caractéristique : selon l'importance de l'ouvrage,
une place plus ou moins grande lui est accordée, mais la mention
qui en est faite reste le plus souvent très superficielle. Deux
exemples sont significatifs à cet égard : quinze lignes lui sont consacrées
dans V Histoire Universelle ' ' et sept lignes seulement dans le
chapitre plus détaillé sur le IVe siècle du livre sur La Grèce ancienne
édité par l'Institut d'Histoire de l'Académie des Sciences d'Union
Soviétique ' .
Parfois cependant il en va autrement. C'est ainsi que, dans le
dernier manuel sur l'histoire de la Grèce ancienne ' " , une assez
grande attention est portée au mercenariat, ainsi qu'au rôle des
mercenaires et de leurs chefs dans la vie politique des cités ; mais il
nous semble qu'on y insiste trop sur le déclassement des

(11) S.L. Utcenko, Crise et chute..., p. 178.


(12) Ib. p.174. 193, 197.
(13) Cl. Mossé. "Le rôle politique...", p. 221 sqq..
(14) Histoire Universelle II. p. 64.
(15) V.N. D 'jakov. op. cit.. p. 393.
(16) Histoire de la Grèce ancienne (Ed. V.I. Avdiev. A. G. Bokscanin et
N.N. Pikus (en russe ; Moscou. 19721 p. 248-250.
6 INTRODUCTION

mercenaires qui, selon l'auteur, "étaient fondamentalement des


éléments déclassés". Dans le livre de F. Vannier sur le IVe siècle (qui
se présente comme un manuel), quelques pages sont réservées aux
soldats grecs et notamment aux mercenaires ' . Sans doute doit-
on noter qu'au cours des dernières années s'est quelque peu accrue
l'attention portée aux mercenaires (en rapport avec l'intérêt
croissant accordé à la crise de la polis ainsi qu'à l'histoire militaire ' .
De ce dernier point de vue, on montre habituellement
comment l'abondance des conflits militaires a influé sur le
développement du mercenariat, en même temps qu'on souligne le
changement intervenu au IVe siècle dans la conception du soldat et
'
l'influence exercée par le mercenariat sur la guerre elle-même .
Parmi les ouvrages de ce genre, il faut souligner celui de
Y. Garlan. La matière y est classée thématiquement, dans le cadre
d'une étude générale de la guerre en Grèce et à Rome. L'auteur
traite des différents problèmes liés aux affaires militaires (dont le
mercenariat ' , et ce parallèlement chez les Grecs et chez les

(17) F. Vannier, op. cit., p46-52.


(181 Voir VDI 1973, 4, p. 159 sqq..
(19) Citons les ouvrages fondamentaux : W. Riistow et H. Kôchly, Ges-
chichte des griechischen Kriegswesens von der altesten Zeit bis auf
Pyrrhos (Aarau, 1852) p. 99 sqq. et al. ; H. Droysen, Heerwesen und
Kriegfiïhrung der Griechen (Freiburg, 1899) p. 74 et al. ; H. Liers, Das
Kriegswesen der Alten (Breslau, 1895) p. 22— 26 ; H. Delbriick, Ges-
chichte der Kriegskunst I (Berlin, 1920) p. 132-135 ; A. Svecin,
Evolution de l'art militaire des origines jusqu'à nos jours I (en russe :
Moscou-Leningrad, 19271 p. 28 sqq. ; J. Kromayer et G. Veith,
Heerwesen und Kriegfiihrung der Griechen und Romer (Miinchen, 1928)
p. 74 sqq. ; P. Couissin, Les institutions militaires et navales des
anciens Grecs (Paris, 1932) ; I.M. Snezkov, Etudes sur l'art militaire
III (en russe ; Moscou, 1939) p. 5; E.A. Razin, Geschichte der
Kriegskunst I (Moscou. 1955 ; tr. ail. Berlin, 1959) p. 181 sqq. ; F.E.
Adcock, The Greek and Macedonian Art of War (Berkeley - Los
Angeles, 1957) p. 19 sqq. ; A. M. Snodgrass, Arms and Armour of the
Greeks (London, 1967) ; J.K. Anderson, Military Theory and Practice
in the Age of Xenophon (Berkeley-Los Angeles, 1970 ; voir à son
propos RJ 1974. 2, p. 213-21 5). En est proche l'article de J. de Romilly,
"Guerre et paix... ', p. 207 sqq..
(201 II explique le caractère et les causes du mercenariat en suivant
A. Aymard (voir infra).
INTRODUCTION 7

Romains : des aspects juridiques (guerre et Etat, définition de l'état


de guerre, lois de la guerre), des moyens de mener les opérations
(constitution des armées, art du siège, activités sur mer), de
l'organisation des armées (vie matérielle, exercice du commandement)
- avant d'aborder en conclusion quelques problèmes plus
généraux : causes de la guerre, guerre et société, guerre et évolution
historique, guerre et politique, guerre et économie.
Il convient également de mentionner quatre autros ouvrages
récents.
R. Lonis ', quand il étudie Les usages de la guerre entre
Grecs et Barbares aux Ve-IVe siècles sous trois aspects
fondamentaux (respect des personnes, respect des biens, respect de la parole
donnée), s'intéresse également aux lois et pratiques correspondantes
adoptées dans les guerres entre Grecs et note alors l'importance du
mercenariat. A propos du butin, en particulier, il souligne le rôle
des mercenaires et donne un bref aperçu de leur histoire .
Les travaux de P. Ducrey sur les prisonniers de guerre '-"-',
ainsi que de K.W. Pritchett qui traite abondamment du paiement
des soldats ', ressemblent à celui de R. Lonis.
L'oeuvre de J.G. Best ' ' est consacrée aux peltastes thraces
et à leur influence sur l'art militaire grec. Il est le premier à rendre
logiquement compte du rôle militaire des peltastes de la fin du VIe
jusqu'au milieu du IVe siècle (une très grande place étant, pour le
IVe siècle, accordée aux Helléniques de Xénophon). Signalons
pourtant qu'à notre avis l'auteur verse dans un certain excès : en ce
qu'apparaît nettement chez lui la tendance actuelle à exagérer le
rôle des peltastes au détriment de celui des hoplites (tendance
critiquée de façon convaincante par J.K. Anderson qui ne pouvait
d'ailleurs viser le livre de Best). Nous ne partageons donc pas toutes ses

(21) R. Lonis, Les usages de la guerre entre Grecs et Barbares (Paris,


1969) ; voir notre c.r. dans VDI 1973, 4, p. 159 sqq..
(22) P. Ducrey, Le traitement des prisonniers de guerre dans la Grèce
antique (Paris, 1968).
(23) W.K. Pritchett, Ancient Greek Military Practices I (Berkeley-Los
Angeles, 1971). A son sujet voir RJ 1974, 1, p. 188-191.
(24) J.G. P. Best, Thracian Peltasts and their Influence on Greek Warfare
(Groningen, 1969).
8 INTRODUCTION

conclusions et aurons l'occasion d'y revenir. Disons cependant tout


de suite que son chapitre V sur "les auteurs grecs et les peltastes"
présente un intérêt certain : y est traité de la place occupée par les
peltastes dans les oeuvres d'Enée le Tacticien, de Platon et de
Xénophon (celle d 'Isocrate étant malheureusement négligée) et de
l'attitude des citoyens grecs à leur égard - avec mise à contribution
d'auteurs plus tardifs jusqu'à Lucien.
Les travaux spécialement consacrés aux mercenaires sont très
'
peu nombreux .
L'étude de H.W. Parke sur Les soldats mercenaires grecs
depuis les origines jusqu'à la bataille d Ipsos reste
fondamentale '^ . Elle suit un plan chronologique et traite en
périodes successives de l'histoire des mercenaires grecs des origines
à 301 - le IVe siècle se partageant en trois chapitres ("L'âge de
Cyrus le Jeune et de Denys l'Ancien", "L'âge des généraux
mercenaires et des nouveaux tyrans". "L'âge des mercenaires aventuriers
et de Philippe de Macédoine").
Parke a rassemblé sur le sujet de nombreux documents
éparpillés dans une multitude de sources ; il a dégagé de nombreux traits
caractéristiques des mercenaires ; il a souligné leur influence sur le
développement de l'art militaire. Mais son livre reste, dans
l'ensemble, très événementiel. C'est avant tout une histoire politico-
militaire des mercenaires, l'histoire de leur participation aux
événements de la vie politique. Parke a accordé en revanche une place
tout à fait insuffisante aux aspects sociaux du mercenariat. Il n'a
par exemple prêté aucune attention à une source aussi importante
que le traité d'Enée le Tacticien et, pour ce qui est d Isocrate
(source non moins précieuse), il se contente de faire référence à
certains de ses leitmotive, simplement à titre d'illustrations.
Un des problèmes essentiels - les causes d'un tel essor du
mercenariat, surtout au IVe siècle - n'est abordé qu'en passant : Parke
se contente d'évoquer brièvement, à la fin, les caractères de

(25) Cf. Y. Garlan, op.cit., p.214, n.81.


(26) H.W. Parke, Greek Mercenary Soldiers from the Earliest Times to the
Battle of Ipsus (Oxford, 1933).
INTRODUCTION 9

l'économie grecque du IVe siècle. Il considère que ce sont les


transformations économiques, et notamment l'existence de la pauvreté,
qui expliquent alors le développement du mercenariat. Et comme
on n'a, selon lui, aucune raison de croire en une décadence de
l'artisanat et du commerce, il ne peut rendre compte des mercenaires
qu'en les considérant comme des gens de la campagne ("peasant
farmer"). L'agriculture aurait été en déclin - le petit paysan obligé
de se réfugier en ville en temps de guerre n'étant même pas sûr de
restaurer ensuite son exploitation et venant ainsi à la perdre. A ce
processus de liquidation aurait également contribué le changement
d'orientation de l'agriculture que l'accroissement des importations
de blé aurait rendue plus intensive. A la ville, ces paysans ruinés ne
pouvaient concurrencer les métèques, tandis que le travail non
qualifié était assuré par les esclaves - d'où, au IVe siècle, le manque
croissant de travail pour nombre de paysans qui n'avaient d'autre
possibilité que de se faire mercenaires (p. 227 sqq.). Dans
l'ensemble, Parke s'en tient donc au schéma traditionnel d'explication de la
crise de la cité grecque.

Parke accorde également une grande importance à la


transformation des opérations militaires : au IVe siècle, il fallait se battre en
n'importe quel lieu et à n'importe quel moment - ce qu'on ne
pouvait exiger des citoyens. C'est pourquoi on les remplaça par des
mercenaires (p.l sqq.). Les mercenaires seraient donc apparus en
tant que professionnels susceptibles d'assurer la relève des citoyens
qui n'étaient que des amateurs en matière militaire ("amateur in
war"). Et l'utilisation des mercenaires grecs hors de Grèce (déjà
bien connue auparavant) s'accrut au IVe siècle, en Perse à cause de
l'affaiblissement du pouvoir central et en Sicile à cause des
nouvelles guerres menées par les Carthaginois (p. 21 sqq. ).

Aux yeux de Parke, la prédominance des mercenaires au


IVe siècle est un intermède dans l'histoire grecque. C'est le
symptôme et la cause secondaire du déclin de la cité. La
transformation du soldat-citoyen en mercenaire ressortit à un plus large
processus qui devait faire de la monarchie hellénistique l'unité
fondamentale de la vie politique (p. 20, 235).
10 INTRODUCTION

En son temps, le livre de Parke fut apprécié '" ' pour sa


composition "très économique" (selon l'un de ses recenseurs) et sa
valeur documentaire, ainsi que pour la prudence dont il faisait
preuve dans ses conclusions là où les sources manquaient, et aussi
pour son bon sens. Quarante ans après, bien sûr, ses insuffisances
apparaissent aisément ; mais il garde une partie de son importance,
et pas seulement à cause des faits qui y sont rassemblés. Saluons
notamment son effort pour expliquer le développement du merce-
nariat par l'économie grecque et par les changements qu'elle connut
au IVe siècle.
Peu après, parut un second ouvrage sur les mercenaires - celui
de G. T. Griffith ' ' - qui, au dire même de son auteur, prolongeait
en un certain sens celui de Parke. Bien qu'il soit consacré aux
mercenaires de l'époque hellénistique, il n'en aborde pas moins, dans le
chapitre introductif, la période précédente et apporte sa propre
interprétation - sous une forme, il est vrai, très générale - du merce-
nariat au IVe siècle. Dans les chapitres consacrés à l'origine et au
recrutement des mercenaires (ch. IX) ainsi qu'à leur rémunération
(ch. X), est cependant étudiée de façon assez détaillée la
documentation de la fin du Ve et du IVe siècle - une place importante étant en
particulier accordée à l'Economique du Pseudo-Aristote (p. 268
sqq.).
Griffith voit trois conditions au développement du mercena-
riat : la guerre ; le consentement à risquer sa vie contre de l'argent ;
le désir et la possibilité de louer des soldats. La première condition
s'est toujours rencontrée en Grèce. La seconde existe dès lors qu'un
individu est prêt à s'engager dans la vie militaire soit par pauvreté,
soit par désespoir, soit par goût de l'aventure. De toutes ces
motivations, c'est la pauvreté que Griffith considère comme fondamentale,
étant donné qu'elle était fréquente dans un pays aussi pauvre que la
Grèce par suite d'un processus naturel de développement qui, avec
l'augmentation de la population, tendait à accroître la richesse des

(271 W.W. Tarn, CR 47 11933) p.226 ; A.D. Fraser, AHR 39 (19341 p. 553
sq. ; J. Hatzfeld. REG 48 (1935) p.153.
(28) G.T. Griffith. The Mercenaries of the Hellenistic World (Cambridge,
1935). Voir le c.r. de H.W. Parke dans CR 49 (1935) p.136.
INTRODUCTION 11

uns et la pauvreté des autres. Les mercenaires grecs de l'époque


classique seraient à cet égard particulièrement intéressants dans la
mesure où ils illustrent les transformations économiques de Solon à
Isocrate. La' cause de l'augmentation des mercenaires au IVe siècle
aurait été la guerre du Péloponnèse qui donna naissance à des
guerriers, c'est-à-dire à des gens habitués à combattre, et mina 1
économie du pays. Griffith explique enfin l'apparition de la demande en
mercenaires par la transformation de l'art militaire : par
l'accroissement au IVe siècle du rôle de l'infanterie légère et par le
développement de ce qu'il qualifie de guérilla.
Si l'art militaire grec ne devint pas l'affaire exclusive des
mercenaires, ce fut, selon Griffith, parce que les cités manquaient de
moyens financiers. Les mercenaires furent en revanche très
largement utlisés par les souverains d'Egypte et d'Asie qui, de l'époque
de Psammétique à celle des derniers Lagides et Séleucides,
disposèrent de ressources énormes. Il n'existe qu'un seul cas où les cités
purent en faire un usage intensif : lorsqu'elles furent au pouvoir de
tyrans.
Sans trop insister sur un livre qui traite essentiellement de
l'époque hellénistique, mettons à l'actif de son auteur l'attention
qu'il porte aux aspects économiques du mercenariat et en
particulier aux problèmes de la solde.
En plus de ces livres, nous citerons encore deux articles
consacrés aux seuls mercenaires : ceux de H.-J. Diesner et de
A. Aymard.
De faible volume, l'article de Diesmer ' ' présente une vue
générale du mercenariat grec. De même que Parke, l'auteur
considère les mercenaires comme des gens prêts à combattre, parfois
jusqu'à la mort, par nécessité, par cupidité ou par goût de
l'aventure, en soldats professionnels. Il indique qu'ils sont apparus dès le
début de l'histoire grecque, dans la mesure où étaient présentes de
longue date les causes de leur apparition : pauvreté naturelle,
surpopulation, injuste répartition des revenus publics. Il accorde

(29) H.-J. Diesner, "Das Sôldnerproblem im alten Griechenland", Alter-


tum 3 (19571 p.213-223.
12 INTRODUCTION

cependant une importance déterminante, dans l'essor du mercena-


riat, au gonflement de la demande : il ne fit véritablement problème
qu'à partir de la guerre du Péloponnèse qui impulsa son
développement au IVe siècle. A cette époque, Diesner met en rapport la
demande en mercenaires avec la répugnance des citoyens à
combattre (donnant ainsi valeur de cause à ce qui n'est que la conséquence
d'un processus de plus grande ampleur). A la différence de Parke et
de Griffith qui parlent de la supériorité militaire des mercenaires
sur les citoyens, de leur discipline et de leur "esprit de corps",
Diesner souligne leur désespoir, leur indiscipline et leur manque de
moralité.
'
L'article du célèbre historien français A. Aymard , bien
que lui aussi de caractère général, est beaucoup plus intéressant que
celui de Diesner. Il commence par définir les concepts de
"mercenaire" et de "professionnel", en expliquant les rapports qui existent
entre eux. A son avis, tout mercenaire est un soldat professionnel
- c'est-à-dire quelqu'un qui sait se battre et gagne sa vie par la
guerre, Mais tout guerrier professionnel n'est pas un mercenaire : il
peut aussi servir dans les armées de son pays et risquer sa vie pour
une cause choisie volontairement. Les mercenaires étaient des
étrangers dans les Etats qu'ils servaient : nuance que les Grecs
rendaient bien par le mot xénos qu'ils utilisaient aussi pour désigner les
mercenaires. Aymard distingue aussi le concept de mercenaire et
celui de mercenariat, c'est-à-dire une situation où les mercenaires,
sous l'influence de certains facteurs sociaux, deviennent assez
nombreux pour exercer en retour une influence sensible (p. 16). A son
avis, les mercenaires ont toujours existé : mais pour qu'apparaisse
le mercenariat, il faut des conditions telles qu'une certaine catégorie
de gens, ne pouvant plus subsister en exerçant d'autres types
d'activités, soit obligée de recourir à un moyen ultime - la guerre.
L'apparition et le développement du mercenariat résultent d'une crise
économique et sociale : le mercenariat est le signe d'une société

(30) A. Aymard. "Mercenariat et histoire grecque", EAC 2 (1959) p.16-


27 ; réédité dans le recueil d'articles d'A. Aymard intitulé Etudes
d'histoire ancienne (Paris, 1967) p. 487-498.
INTRODUCTION 13

en crise. Mais les causes qui l'ont engendré sont très différentes
selon les périodes de l'histoire de l'humanité.
Vient ensuite un court aperçu historique du mercenariat grec,
où Aymard distingue deux périodes, VIIIe-VIe et IVe siècles, en
fonction de la situation des poleis. La première période est celle de
l'appauvrissement des paysans couverts de dettes, celle de l'exacer-
bation des antagonismes sociaux et des luttes intestines. On peut
alors parler de crise de société, dont témoignent les conflits
intérieurs, la colonisation et le mercenariat. Au cours du VIe siècle, la
crise est surmontée et les mercenaires disparaissent. A la fin du Ve,
de nouveaux changements se produisent dans le monde grec : les
luttes internes dégénèrent en véritables guerres civiles, et les
mercenaires font de nouveau leur apparition. Le bas niveau des
rémunérations et les dangers encourus témoignent alors, selon Aymard, de
la tragique nécessité qui contraignait les hommes à s'enrôler comme
mercenaires : et leur grand nombre prouve la profondeur de la crise
sociale et économique dont les conflits internes constituent une
autre manifestation. Quant au troisième symptôme, la colonisation,
s'il ne se manifestait plus, c'est que le monde barbare se mettait
alors à changer.
Bien qu'omettant de préciser les causes de la crise d'époque
archaïque et de l'équilibre relatif du VIe siècle et d'une grande
partie du Ve, Aymard souligne cependant l'influence funeste des
guerres, et en particulier de celle du Péloponnèse : par les ruines qu'elle
provoque, la guerre engendre de nouveaux mercenaires qui, à leur
tour, rendent possibles de nouvelles guerres - le mal engendrant le
mal.
D'autre part, Aymard ne recherche pas les causes de la
demande en mercenaires. A cet égard, il ne dit rien de la polis elle-
même et ne met pas en rapport les deux étapes de son
développement (apparition et crise) avec les deux périodes de l'histoire du
mercenariat.
Comme on le voit, le mercenariat grec du IVe siècle n'a pas
encore fait l'objet d'une étude spéciale le dépeignant dans toute la
diversité de ses traits, avec ses manifestations complexes et
contradictoires. Bien que tout le monde s'accorde sur le rapport existant
14 INTRODUCTION

entre le mercenariat et l'appauvrissement des citoyens, personne n'a


entrepris de le prouver à partir des sources - les historiens modernes
s'appuyant au mieux, pour cela, sur deux ou trois citations
probantes tirées des discours d Isocrate et de Dèmosthène. Voilà pourquoi
notre tâche sera avant tout de recueillir et de comparer les divers
témoignages, de retracer le développement général du mercenariat
au IVe siècle et de mettre en évidence ses tendances fondamentales.
La première partie de notre ouvrage sera consacrée à la dynamique
de son développement et ce tour d'horizon - dans la mesure où les
mercenaires constituaient une partie des armées et étaient au
premier chef liés à l'histoire politique - reprendra la périodisation
traditionnelle de l'histoire du IVe siècle grec : période de l'hégémonie
Spartiate et de la guerre de Corinthe (extrême fin du Ve et début du
IVe siècle) ; période de la seconde confédération athénienne et de la
domination béotienne (années 380-360) ; période de la montée de la
Macédoine, de la Guerre Sacrée et de la perte d'indépendance de la
Grèce (années 350-330).
Dans une deuxième partie, seront examinés les traits
fondamentaux du mercenariat. Thème qui peut tirer son originalité du
fait que l'étude de chacun des principaux problèmes peut se fonder
sur une source particulière : 1 Anabase de Xénophon pour la vie
d'une armée mercenaire, sa composition, son organisation, son
armement ; la Poliorcétique d'Enée le Tacticien pour la place des
mercenaires dans la cité et leur rôle dans les luttes sociales ; les
discours d Isocrate pour la compréhension du mercenariat en tant que
problème d'ensemble de la Grèce et de sa place dans les projets de
conquêtes en Orient. Trois paliers, en quelque sorte, seront ainsi
atteints ; larmée mercenaire, 1 armée mercenaire et la polis,
l'armée mercenaire et le système des poleis, c'est-à-dire l'ensemble
de la Grèce. Il nous semble d'ailleurs que seule l'étude d'ensemble
des textes d'Isocrate et de celui d'Enée permet de comprendre la
place qu'y occupent les mercenaires et leur véritable intérêt
documentaire. Cela ne signifie évidemment pas que ces sources seront
considérées de façon isolée, indépendamment des autres données
sur les mercenaires.
Ce plan n'est certainement pas le seul possible et n'est sans
INTRODUCTION 15

doute pas le meilleur dans la mesure où il entraîne quelques


répétitions. L'auteur en accepte d'avance le reproche, mais y voit
l'avantage de pouvoir étudier toute une série de témoignages importants
sans les isoler de leur contexte.
Le cadre chronologique de l'ouvrage va de la guerre du
Péloponnèse à la bataille de Chéronée. L'histoire générale d'un
phénomène aussi complexe que le mercenariat grec se décompose en
quelques périodes assez clairement délimitées. Les premiers mercenaires
grecs à nous être connus étaient au service des souverains orientaux
d'Egypte et d'Asie Mineure et les premières mentions qui en sont
faites doivent remonter au début du Ier millénaire.. En Grèce
proprement dite, ils se manifestent au VIIIe siècle, seulement au
service des tyrans, et disparaissent au VIe en même temps que
s'évanouit ce qu'on a appelé la "tyrannie archaïque" ' . Vient ensuite
une période, couvrant la plus grande partie du Ve siècle, où l'on
n'entend plus parler des mercenaires dans l'histoire grecque. Cela
'
ne peut s'expliquer, comme le remarque ajuste titre Parke , par
les caractères de notre documentation. Les mercenaires grecs
continuent d'ailleurs à servir en Orient, en nombre moindre
qu'auparavant. Leur absence en Grèce s'explique donc, de toute évidence, par
le fait que les conditions économiques, sociales et politiques
contemporaines de l'essor de la polis étaient telles que le besoin en
mercenaires ne se faisait pas sentir.
Une nouvelle étape commence avec la guerre du Péloponnèse,
quand les cités se tournent, au fond pour la première fois, vers la
location d'une force militaire. Ce fait ne doit pas être sous-estimé :

(31) B. Miiller, Beitrâge zur Geschichte des griechischen Soldnertvesens bis


auf die Schlacht von Charonea (Frankfurt am Main, 1908) p. 7 sqq. ;
H.W. Parke, op.cit., p.3-13 ; G.T. Griffith, op.cit., p.236-238 ;
H.-J. Diesner, op.cit., p. 213-216 ; A. Aymard, op.cit., p. 18 sqq. ;
D. Mallet, Les premiers établissements des Grecs en Egypte (VIIe et
VIe siècles) (Paris, 1893) p. 35 sqq. ; Les rapports des Grecs avec
l'Egypte, de la conquête de Cambyse en 525 à celle d'Alexandre en 331
(Le Caire, 1922) p. 5 sqq. ; V.G. Boruchovic, "L'Egypte et les Grecs

aux67VIe-Ve
(1965) siècles",
p.74 sqq.Uc.
; Y.zap.
Garlan,
Gor'Kovskogo
op.cit., p.68.
gos. un-ta, Sér. Hist.,

(32) H.W. Parke, op.cit., p.14.


1ί> INTRODUCTION

pour la première fois dans son histoire, la polis a besoin d'utiliser


des contingents mercenaires n'ayant aucun lien organique avec la
collectivité citoyenne afin de compléter sa milice civique. Cette
période apparaît comme le prologue d'un vaste développement du
mercenariat au IVe siècle. Le lien étroit qui existe à cet égard entre
la guerre du Péloponnèse et le IVe siècle ne fait en général aucun
doute ni pour ceux qui ont spécialement traité du mercenariat
grec ' ' ni pour les spécialistes de l'histoire militaire grecque '^ .
Le cadre géographique de notre ouvrage ne se limite pas au
monde des cités grecques ; il inclut également l'Asie Mineure et
l'Egypte : ce qui s'explique par le fait que, là aussi, on employait
des mercenaires et que, du point de vue de ces derniers, ce monde
ne faisait qu'un avec la Grèce.
En conclusion nous soulignerons que nous n'avons pas tenté
d'envisager tous les aspects du mercenariat au IVe siècle : c'est ainsi
que nous n'avons fait qu'effleurer un des principaux problèmes du
IVe siècle, la tyrannie, qui était étroitement liée au mercenariat.
Quelques autres problèmes mériteraient une étude
particulière : l'armée mercenaire en tant qu'organisation sociale et ses
rapports avec la polis ; le caractère et le rôle des stratèges, leur place
dans la vie socio-politique de la Grèce contemporaine. Toutes ces
questions ne sauraient être traitées dans un seul ouvrage de volume
réduit.

(33) Ib., p. 20 ; H.-J. Diesner, op. cit., p. 216 ; A. Aymard, op. cit.. p. 23.
(34) Par ex. G. Delbriick, op. cit., p. 135 ; J. Kromayer et G. Veith, op. cit.,
p.74sq. ; I.M. Snezkov, op. cit., p.5 sq. ; F.E. Adcock, op. cit., p. 20-
23.
PREMIÈRE PARTIE

DE COUNAXA

CHÉRONÉE
PREAMBULE

Les mercenaires dans

la guerre du Péloponnèse

riat
militaires
ceux-ci,
besoin
étudiées
Thucydide,
plus
compréhension
au
: ou
Les
quels
Xénophon
cours
et
moins
de
'*',
sources
d'où
Etats
quel
nous
dedétaillées
les
de
laexistantes
et
louèrent,
type
nous
firent-elles
la
guerre
Diodore)
réalité
en
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forces
et
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(principalement
questions
àde
Péloponnèse,
venir
permettent
quel
l'évolution
auxiliaires
?ici
degré,
Ces
suivantes
auxquestions
d'apporter
des
quelle
points
ultérieure
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lescontingents
oeuvres
qui
cités
fut
fondamentaux.
ayant
importent
des
du
la
eurent-elles
de
nature
mercena-
réponses
déjà àété
de
la

(1) Péloponnèse"
L.P. Marinovic,
(en russe), VDI
"Les 1968,
mercenaires
4, p. 70-90.
à l'époque
Parmi les
de travaux
la guerrequi
dusont parus
après notre article et qui abordent plus ou moins les mêmes questions,
voir J.H. Schreiner, Aristotle and Pendes. A Study in Historiography
(Oslo, 1968) ; J.G.P. Best, Thracian Peltasts and their Influence on
Greek Warfare (Groningen, 1969) ; W.K. Pritchett, Ancient Greek
Military Practices I (Berkeley-Los Angeles, 1971) ; Ph. Gauthier, "Les
XENOI dans les textes athéniens de la seconde moitié du Ve siècle
av.J-C", REG 84 (1971) p.44-79. La tentative faite par Ph. Gauthier
pour prouver que, dans les textes athéniens de la seconde moitié du
Ve siècle, il est généralement question, non pas des étrangers et plus
particulièrement des mercenaires, mais des alliés, ne nous paraît pas
convaincante. Le livre de Best est utile à qui veut expliquer la participation
des peltastes thraces et des mercenaires à la guerre du Péloponnèse.
L'ouvrage de Schreiner ne sert guère à comprendre les chapitres
correspondants de la Constitution des Athéniens d'Aristote (cf. les c.r. de A.I.
Dovatur, VDI 1971, 4, p.205-212 ; V. Ehrenberg, JHS 90 (1970)
p.249 ; N.G.L. Hammond, CR 83 (1969) p. 203-206). A propos du livre
de Pritchett, voir infra, n.5.
20 Les mercenaires dans la guerre du Péloponnèse

Où les cités se procurèrent-elles leurs forces mercenaires ?


Deux remarques essentielles doivent être faites à ce propos :
d'abord qu'il s'agit de régions bien déterminées du monde grec et
ensuite que chacune d'entre elles fournit un type particulier de
combattants, c'est-à-dire qu'entre les différentes sortes d'armées et leur
lieu de provenance existe sans conteste un lien étroit. Au cours de
cette guerre, l'écrasante majorité des mercenaires hoplites dont on
connaît la patrie d'origine provient du Péloponnèse (et notamment
d'Arcadie), tandis que les peltastes étaient originaires de Thrace, les
archers de Crète et les frondeurs de Rhodes. Et il ne s'agit pas là
d'un hasard : car nous savons par ailleurs que l'Arcadie était
célèbre pour ses hoplites, de même que la Crète pour ses archers et
Rhodes pour ses frondeurs, et que la Thrace était la patrie d'origine des
peltastes - réputations qui se sont longtemps maintenues, jusqu'en
plein IVe siècle.
Pendant la guerre du Péloponnèse, l'originalité du mercenariat
tient donc à ce que l'offre n'émana que de régions bien déterminées
(qui conservèrent partiellement leur importance par la suite), alors
qu'elle se développa postérieurement dans presque tout le monde
grec. On peut en conséquence supposer que, dans ces centres
traditionnels d'émigration, les causes de la vocation mercenaire se sont
manifestées durant un temps plus long que la période envisagée,
contraignant une certaine partie de la population à se déplacer vers
d'autres régions appartenant ou non au monde grec, en quête d'une
sorte de "revenu agricole d'appoint". Le mercenariat servait là à
éponger un excédent de population '2' : ce qui sera également le cas

(2) On met ici l'excédent de population en rapport avec le retard socio-


économique de ces régions dont les conditions naturelles auraient
favorisé la formation de certains types d'armées. Outre la bibliographie
présentée dans notre article {VDI, 1968, 4, p.77, n.53), voir R.F. Willettts,
Ancient Crète (London-Toronto, 1965) p. 145 sqq.. Il est significatif
qu'aux yeux des Grecs la nécessité de servir comme mercenaire soit très
précisément liée à la pauvreté de certaines régions qui serait due avant
tout à leurs conditions naturelles. Dans la Cyropédie, Xénophon écrit
que "les Chaldéens combattent pour une solde, quand on a besoin
pauvreté"
d'eux, à cause de leur humeur guerrière et de leur ; ils
habitaient en effet, commente Xénophon, un pays montagneux et peu fertile
(Xén., Cyr., III, 2, 7).
Les mercenaires dans la guerre du Péloponnèse 21

à certains égards, des lansquenets suisses du Moyen Age.


Les cités dont on sait qu'elles firent usage de mercenaires
durant la guerre du Péloponnèse sont les plus importantes de la
Grèce : Athènes, Corinthe, Sparte. La question se pose
naturellement de savoir pourquoi elles furent les seules à le faire : parce
qu'elles furent les seules à éprouver le besoin de renforcer ainsi leurs
forces citoyennes ou parce qu'elles furent les seules à disposer pour
cela de moyens suffisants ?
Attardons-nous un peu sur quelques caractéristiques de la
guerre du Péloponnèse qui pourraient bien nous aider à répondre à
ces questions.
La guerre du Péloponnèse fut d'abord la première de toute une
série de conflits visant à établir l'hégémonie d'une seule cité sur
l'ensemble du monde grec. Les caractères mêmes du mode de
production esclavagiste poussaient constamment les cités à une telle
expansion ' . A cette époque, la cité d'avant-garde, Athènes, avait
atteint une telle puissance qu'elle pouvait affirmer nettement son
hégémonie, et Sparte s'y opposait (bien qu'elle ne fût pas
l'initiatrice de la guerre). Mais la cité, en tant qu'organisme social, ne
pouvait se développer au-delà de certaines limites, qu'elle ne pouvait
transgresser impunément sans transformer radicalement ses propres
structures, et donc sans disparaître en tant que telle ' . D'où
naturellement une contradiction entre sa tendance constante à
l'expansion et ses capacités limitées d'extension. Ainsi s'explique, à notre
avis, l'incapacité de n'importe quelle cité grecque, quel que fût le
nombre des tentatives, à imposer durablement son hégémonie au
reste de la Grèce.
Il nous semble que le développement du mercenariat à cette
époque fut déterminé par le désir de renforcer par des contingents
mercenaires les troupes fournies par les alliés en nombre tout à fait
insuffisant pour une grande expansion panhellénique.

(3) A.V. Misulin, "Sur l'étude du rôle de la guerre et de la production


militaire dans l'antiquité" (en russe), VDI 1940, 1, p. 220.
(4) S.L. Utcenko, Crise et chute de la République romaine (en russe ;
Moscou, 1965) p. 13.
22 Les mercenaires dans la guerre du Péloponnèse

C'est ce qui caractérise l'emploi des mercenaires durant la


guerre du Péloponnèse : le fait qu'ils ont été utilisés comme
compléments des forces citoyennes. Il en sera encore ainsi pendant tout le
IVe siècle, bien que l'on ait eu de plus en plus tendance à s'en servir
pour remplacer, et non plus seulement pour compléter les armées
citoyennes.

Le développement du mercenariat ainsi que la rémunération


des soldats citoyens d'Athènes et bien évidemment de quelques
autres cités, et aussi toute une série d'autres raisons, contribuèrent à
accroître l'importance des questions financières. L'argent devint, en
matière militaire, un élément essentiel : pour combattre avec succès
et récolter les fruits politiques ou économiques de la victoire, il fallut
disposer d'assez de revenus pour mener à bien les hostilités. C'est en
mobilisant les moyens de nombreux belligérants que l'on donna aux
guerres une ampleur nouvelle : Athènes disposant des contributions
financières d'une foule d'alliés et Sparte bénéficiant également de
l'aide considérable des Perses. C'est surtout cela, la limitation des
revenus, qui s'opposa à une plus large utilisation des forces
mercenaires.

Les cités les plus importantes, celles qui menaient une politique
hégémonique, étaient donc les seules à avoir besoin de faire appel
aux mercenaires pour compléter leurs forces civiques - sans
qu'aucune eût par elle-même la possibilité financière d'en assurer
l'entretien (en plus des autres dépenses militaires). C'est ce qui
établit également une différence entre la guerre du Péloponnèse et le
IVe siècle où de nombreuses cités grecques, même minuscules,
entretinrent, au prix de grandes difficultés, des contingents
mercenaires (d'importance, il est vrai, très variée).

La guerre du Péloponnèse est également intéressante à un


autre point de vue : en ce qu'elle marque le moment où l'on peut
commencer à parler du professionnalisme des armées. Ce problème
est beaucoup plus complexe qu'il ne le semble au premier abord :
car il n'est pas seulement lié à l'adjonction de contingents
mercenaires aux armées citoyennes ; au cours de cette guerre, les citoyens -
tout au moins à Athènes - reçurent également une solde en espèces,
Les mercenaires dans la guerre du Péloponnèse 23

tant dans l'armée de terre que dans la marine ' .


Chez les mercenaires de cette époque, on peut déjà noter
l'apparition de certains traits caractéristiques du IVe siècle :
notamment d'une attitude psychologique qui se distingue nettement de
celle des soldats citoyens et qui tient à ce que seules des
considérations de profit unissent le mercenaire à la cité. Mais nous en restons
alors au tout début du processus. On notera aussi la naissance d'un
nouveau type de chef qui agissait parfois, avec ses mercenaires, à
ses risques et périls : tel Brasidas en Thrace. Il ne s'agit certes, en
ce dernier cas, que d'un épisode apparemment unique : mais qui
n'en est pas moins très symptomatique, car il nous présente le
prototype du chef caractéristique du IVe siècle, qui s'affranchit de plus
en plus du contrôle de l'Etat.
La guerre du Péloponnèse marque donc une étape dans le
développement du mercenariat ; car c'est alors que sont apparus
des contingents mercenaires dans les armées des cités. Même si elle
n'a pas, comme on le pense souvent, donné naissance au
phénomène du mercenariat, elle l'a en tout cas réintroduit dans le monde
grec.
(5) Sur l'introduction de la solde, voir L.P. Marinovic, op. cit., p. 84-88 ;
W.K. Pritchett, op.cit., p. 7-14. Celui-ci a réexaminé cette question très
soigneusement et en détail, en faisant dans une certaine mesure le bilan
des acquis ; outre les sources que nous avons nous-même utilisées, il en
cite quatre autres, qui ne permettent malheureusement pas de préciser
avec certitude la date d'introduction de la solde dans l'armée civique
d'Athènes. En ce qui concerne Plutarque, Cimon XI, 2, tout le monde
s'accorde, comme le fait également Pritchett (p. 8), à penser que ce
passage reproduit une version inexacte de Thucydide I, 99 ; l'historicité de
Plutarque, Cimon IX, 6 est douteuse ; mais, même si on l'accepte, il ne
donne rien, comme le reconnaît de son côté Pritchett (p. 10 sq. ), non plus
que Plutarque, Thémistocle X. [Xénophon], Const. Ath., I, 13
établirait un terminus ante quem pour la solde des rameurs si l'on connaissait
sa date, qui varie selon les spécialistes et reste controversée. De façon
générale Pritchett suppose qu'Aristide a pu introduire, au moment de la
fondation de la ligue de Dèlos, le principe d'octroyer à l'armée de la tro-
phè : mais on n'en a pas de preuve certaine. Pritchett rapporte la solde
militaire, le misthos, à la période qui précéda la guerre du Péloponnèse :
il la met, à titre d'hypothèse, en rapport avec Périclès et y voit, ajuste
titre, une mesure parallèle à celle qu'il prit pour la flotte (voir également
Pritchett, p. 23).
CHAPITRE I

Entre deux siècles

prudemment
de
cités
prince
lutte
ou
nombre
politique
victorieuse
l'immixtion
avait moins
Sparte,
Après
Le
entre
d'Asie
intérêt
dans
de
perse
début
de
liée
en
Sparte
la
cette
tandis
mercenaires
constante
à
aide.
Mineure
àguerre
guerre
Cyrus
l'affaiblissement
du
l'établissement
perspective
et
IVe
L'armée
que
du
contre
ladu
siècle
en
Perse,
se
dans
Péloponnèse
grecs,
Péloponnèse.
dépit
renforce
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tel
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des
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ou
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tel
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s'affirme
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qui
des
jusqu'aux
II
en
Situation
grecs
grecques
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Grèce
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Sparte
Grèce
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par
abords
de
influence
compliquée
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prologue
un
une
la
la
lui
sortie
révolte
très
Perse
puissance
de
agitation
vint
sur
Baby-
grand
plus
àpar
qui
les
du
la

lone. Malgré la mort de Cyrus à la bataille de Counaxa, suivie par


l'assassinat perfide des stratèges, les Grecs s'avérèrent cependant
capables, dans des conditions extrêmement difficiles, de se frayer
un passage à travers les montagnes du Kurdistan et de l'Arménie
jusqu'au littoral méridional de la Mer Noire.
Les hostilités ouvertes de Sparte contre la Perse débutèrent en
400 et se poursuivirent avec des fortunes diverses jusqu'en 394.
Pour Sparte, la situation empira brusquement en 395, quand se
déchaîna en Grèce un mouvement anti-spartiate dont la Boétie était
le protagoniste. La défaite des Spartiates à Haliarte donna le signal
Entre deux siècles 25

de l'insurrection à Argos, à Corinthe, en Eubée, en Arcadie, en


Locride, en Chalcidique, etc.. Pendant quelques années, les cités
démocratiques menèrent contre Sparte une lutte acharnée, qualifiée
de "guerre de Corinthe", avec le soutien de la Perse : les subsides
perses affluèrent en Grèce, permettant aux adversaires de Sparte
d'engager des mercenaires et aux Athéniens de restaurer leur flotte.
La Perse atteignit rapidement son objectif : Sparte fut obligée de
retirer son armée d'Asie Mineure et de la consacrer à la défense du
Péloponnèse.
Après 392, s'établit dans la guerre une sorte d'équilibre des
forces : les Spartiates perdant de leur influence en Grèce centrale et ne
tenant solidement que le Péloponnèse, la ligue des cités
démocratiques conservant d'importantes positions dans la région de l'Isthme.
La guerre se transforma alors en guerre d 'usure et se prolongea ainsi
jusqu'en 387, quand y mit fin la paix d'Antalcidas, dite "paix du
Roi".
Les mercenaires prirent part à toutes ces activités militaires.
Deux faits, de caractère différent, comptèrent cependant avant tout
dans leur histoire : la campagne des Dix-Mille et l'apparition d'un
nouveau type de combattant : le peltaste.
Le récit de Xénophon de la révolte de Cyrus suivie par la
célèbre "Anabase" fournit une base essentielle à l'étude du mercena-
riat. Dans ce chapitre, nous nous contenterons d'aborder quelques-
uns des problèmes généraux qui s'y trouvent posés : l'effectif des
contingents mercenaires, leur origine et leur composition ethnique.
Ce qui frappe avant tout, c'est l'importance des effectifs
rassemblés par Cyrus - bien supérieurs à ceux dont les uns et les autres
avaient pu disposer au cours de la guerre du Péloponnèse. Ils
comptaient au total 13 000 hommes : chiffre qu'on ne peut cependant
opposer sans précaution à ceux de l'époque précédente. Même si
l'augmentation générale est évidente, il faut. en effet bien voir
qu'elle ne fut ni soudaine, ni brutale. D'une part, il ne fait aucun
doute qu'un fort pourcentage de ces 13 000 combattants avait
participé à la guerre du Péloponnèse et y avait acquis, au cours de ces
longues années, une grande expérience militaire, comme l'écrit Dio-
dore à propos des Grecs engagés dans la bataille de Counaxa (XIV,
Entre deux siècles
26

23, 4) (1* - phénomène qui n'a rien d'exceptionnel ni dans


l'Antiquité ni dans les âges postérieurs. D'autre part, il convient de tenir
le plus grand compte, dans toutes leurs dimensions psychologiques,
des facteurs économiques qui déterminèrent le comportement des
soldats citoyens : cette guerre longue de 27 ans, qui avait concerné
l'ensemble de la Grèce et avait provoqué non seulement la défaite
des ennemis extérieurs, mais une brusque exacerbation des conflits
internes, dévasta des régions entières et porta des coups terribles à
l'économie. Dans ces conditions, de nombreux citoyens
considérèrent tout naturellement le service mercenaire à l'étranger comme le
moyen le plus sûr de restaurer leur situation économique ' '
- espoir alimenté par la croyance persistante des Grecs aux richesses
fantastiques de l'Orient. Une bonne partie des mercenaires de
Cyrus n'était cependant pas dépourvue de toutes ressources :

(1) Voir G. Cousin, Kyros le Jeune en Asie Mineure (Paris-Nancy, 1905)


p. 167 ; A. Boucher, L'"Anabase" de Xénophon (Paris-Nancy, 1913)
p. 13 ; Xénophon, Anabase. Texte établi et traduit par P. Masqueray, I
(Paris, 1959), Notice p. 24 ; J. Luccioni, Les idées politiques et sociales
de Xénophon (Gap, 1948), p. 32 ; Ed. Delebecque, Essai sur la vie de
Xénophon (Paris, 1957) p.90.
(2) Dans son article sur les mercenaires, J. Roy ("The Mercenaries of
Cyrus", Historia 16 (1967) p. 287-323) nie entièrement l'influence de la
guerre du Péloponnèse, en présentant trois arguments : 1) Les Arca-
diens et les Achéens constituaient la majorité des mercenaires de Cyrus
alors que l'Arcadie et l'Achaïe n'avaient guère souffert de cette guerre ;
2) après la fin de la guerre du Péloponnèse, il ne pouvait rester en Asie
Mineure beaucoup de mercenaires hoplites, puisqu'on en avait peu
utilisé au cours des hostilités ; 3) l'armée mercenaire de Cyrus ne
représentait aucunement, du point de vue quantitatif, une exception par rapport
aux forces grecques réunies par les Perses à l'époque précédente. Ce que
dit Roy des Arcadiens et des Achéens est juste (cf. Y. Garlan, La guerre
dans l'Antiquité (Paris, 1972) p. 74) : mais la différence essentielle entre
la période envisagée et la précédente tient précisément (comme nous
nous efforcerons de le montrer plus loin) au fait qu'en dehors des
Arcadiens et des Achéens les mercenaires de Cyrus étaient originaires de
nombreuses villes grecques. Par la suite, Roy exagère apparemment la
place de l'Aise Mineure dans le recrutement des mercenaires de Cyrus.
Bien que les Grecs aient, sans aucun doute, déjà été au service des
Perses dans le passé, nous n'avons enfin aucune raison de penser que leur
nombre ait été aussi important que ne le suppose Roy.
Entre deux siècles 2î

VAnabase *3' nous apprend en effet que certains d'entre eux étaient
des gens de condition tout à fait aisée qui s'engagèrent comme
mercenaires moins sous l'effet d'une pauvreté irrémédiable qu'avec
l'espoir d'augmenter leur fortune. Il faut enfin tenir compte du fait
que Cyrus commença par cacher soigneusement les véritables
objectifs de l'expédition ' ', et même à ses stratèges ' , afin de prendre
le Roi au dépourvu. Certains des Grecs furent recrutés sous prétexte
d'une guerre contre Tissapherne (I, 1, 7-9), et d'autres sous couleur
de repousser les Pisidiens (I, 2, 1). L'armée fut ainsi recrutée par
morceaux, en différents endroits, et y séjourna un certain temps
avant d'être rassemblée par Cyrus. Recruter des mercenaires dans
ces conditions était bien sûr infiniment plus facile que si on avait
immédiatement révélé que l'expédition était dirigée contre le Grand
Roi : l'entreprise en aurait été rendue beaucoup plus ardue et moins
de soldats auraient sans doute consenti à s'y risquer. C'est ce que
confirme une phrase de Xénophon prononcée à l'issue de la
campagne : quand il entra en pourparlers avec Seuthès pour l'engagement
de soldats à son service, il lui demanda en particulier à quelle
distance de la mer il voulait mener son armée (VII, 3, 12).
Cyrus bénéficia donc de toute une série de conditions
favorables pour recruter une armée mercenaire d'une telle ampleur : et
pourtant il se heurta alors à de grandes difficultés, parce que le
marché mercenaire était encore relativement étroit. Sur les rapports, en
la matière, de l'offre et de la demande, nous disposons d'une

(3) A ce propos, voir infra, p. 140 sq..


(4) II est évident que Roy {op. cit., p. 296, n.43) a tout à fait raison de noter
l'imprécision du sens que l'on donne au mot épikruptoménos dans
VAnabase (I, 1,ou
"concealment" 6) "secrecy".
: il signifie En
plutôt
fait,"disguise"
comme le prouve
ou "dissimulation"
le récit de que

Xénophon, ce que Cyrus cherchait à cacher, ce n'était pas le recrutement lui-


même (chose impossible), c'était seulement son objectif. Xénophon écrit
ensuite très nettement que Cyrus avait ordonné de recruter des soldats
sous prétexte d'une guerre contre Tissapherne et que le Roi le croyait,
sans s'affliger en rien de leur querelle (I, 1, 6-81. Cf., cependant, les
traductions de M.I. Maksimova, Xénophon, Anabase (Moscou-
Leningrad, 1951) ; P. Masqueray, op. cit. ; CL. Brownson, Xénophon,
Anabasis Ι-ΠΙ (Cambridge Mass.-London, 1950).
(5) Xén.. Anab., I, 4, 11 ; III, 1, 10 ; cf. Diod., XIV, 19, 9.
28 Entre deux siècles

indication précieuse d'Isocrate qui concerne précisément cette


époque ' Κ Une excellente illustration en est fournie par Cyrus qui dut,
pour parvenir à ses fins, user de ses relations personnelles. Les
stratèges Proxénos, Sophaïnétos et Socratès, qui jouèrent le rôle de
recruteurs, étaient des hôtes {xénoï) de Cyrus (I, 1, 11). Xénophon
indique d'autre part que, dès avant l'expédition, étaient passés au
service de Cyrus des stratèges et lochages poussés par l'appât du
gain (chrèmaton eneka : I, 9, 17) : parmi eux se trouvaient Xen-
nias, et aussi sans doute Ménon qui était depuis sa jeunesse le favori
d'Ariaios, un des futurs chefs des contingents barbares de Cyrus
(II, 6, 28).
Comme le remarque ajuste titre H.W. Parke , le noyau des
mercenaires de Cyrus était constitué de Grecs qui lui avaient servi
antérieurement (comme aux autres satrapes) de gardes du corps et
de garnisaires. Leur nombre ne se limite sans doute pas aux
300 hoplites de Xennias qui, en 405, avaient accompagné Cyrus
auprès de Darius à Suse (I, 1, 2 ; 4, 12), étant donné que d'autres
étaient restés à demeure assurer les services de garnison {cf. I, 2, 1 ).
Lors des préparatifs de l'expédition, Cyrus ordonna également aux
différents chefs de garnison de choisir "les meilleurs" des Pélopon-
nésiens (I, 1, 6).
Une autre partie des soldats fut recrutée par le Spartiate Cléar-
chos ' ' qui avait été tyran de Byzance. Après son échec à Sèlym-
bria, il se tourna vers Cyrus et reçut de lui 10 000 dariques pour
lever une armée en Chersonèse : il est possible qu'il ait alors
conservé une partie des mercenaires qui avaient soutenu sa tyrannie à
Byzance et avaient dû l'aider à poursuivre sa lutte après Sèlymbria.

(6) Isocrate, V, 96 ; pour plus de détails, voir infra p. 261.


(7) Parke, op.cit., p. 24. Pour plus de détails sur le recrutement, voir, en
plus du livre de Parke, J. Roy, op.cit., p. 296-302 et aussi G. Nuss-
baum, "The Captains in the Army of the Ten Thousand", C&M 20
(1959) p.19.
(8) Lenschau, "Klearchos 3", RE 21 (1921) col. 575-577 ; V.P. Nevskaja,
Byzance aux époques classique et hellénistique (en russe ; Moscou.
1953) p. 96 sq. ; H. Berve, Die Tyrannis beiden Griechen (Miinchen,
1967) I, p. 214 sq. ; II, p. 633 ; E.D. Frolov, Les tyrans grecs du
IVe siècle av.n.è. (en russe ; Leningrad, 1972) p. 61-64.
(9) Xén., Anab., I, 1, 9 ; Diod., XIV, 12, 2 sqq..
Entre deux siècles 29

Avant de répondre à l'appel de Cyrus, Cléarchos faisait la guerre


aux Thraces, aux cotés des villes grecques qui, au dire de Xénophon
(I, 1, 9), lui fournissaient volontiers de quoi entretenir ses soldats -à
moins qu'elles ne fissent de sa part l'objet d'un chantage ' '.
On ne sait trop comment fut recruté un troisième groupe de
soldats. Xénophon raconte à ce propos que le Thessalien Aristippos,
pressé par des rebelles ' , demanda à Cyrus 2 000 mercenaires
avec trois mois de solde, et que Cyrus, en prévision de sa campagne,
lui donna à peu près 4 000 hommes avec six mois de solde (I, 1, 10).
On ne sait rien du recrutement des autres mercenaires : car
Xénophon ne mentionne que l'effectif des autres contingents, avec
le nom des stratèges qui les commandaient : Proxénos de Béotie,
Socratès d'Achaïe, Pasion de Mégare, Sosias de Syracuse, Ménon
de Thessalie et Sophaïnètos de Stymphale ' ' qui se présentèrent
avec des mercenaires ' . De ces stratèges on peut seulement dire

(10) Parke, p. 25.


(11 ) Sur Aristippos et les luttes à Larissa, cf. K.J. Beloch, Griechische Ges-
chichte 2, III, 1 (Berlin -Leipzig, 1922) p.22 ; Parke, p.25 ; H.D.
Westlake, Thessaly in the Fourth Century B.C. (London, 1935) p. 54-
59 ; E.D. Frolov, op. cit., p. 81 sq..
(12) Xénophon parle presque dans les mêmes termes des armées de
Proxénos, Sophaïnètos et Socratès que des contingents déjà existants de
Cléarchos et de Xennias (I, 1, 11 ; cf. I, 2, 1).
(13) Dans YAnabase, Sophaïnètos est mentionné deux fois avec un millier
d'hoplites (I, 2, 3 et 9) : ce qu'on a expliqué de diverses manières (avec
des répercussions sur le nombre total des Grecs), en supposant qu'il y
avait deux stratèges de ce nom. Il convient en fait de supprimer la
seconde mention (Parke, p. 41 sq. ; J. Roy, op. cit., p. 287, n.4) - un
copiste ayant fautivement écrit, en I, 2, 9, Sophaïnètos au lieu d'un
autre stratège, Agias ou Cléanor qui ne sont pas parmi les stratèges
énumérés au livre I pour avoir amené des mercenaires à Cyrus, alors
qu'ils apparaissent dans la suite du récit : Cléanor en II, 1, 10 et Agias
en II, 5, 31 (cf. P. Masqueray, op. cit. ; CL. Brownson, op. cit. : les
deux corrigent en Agias). On peut cependant y objecter que, dès avant
Counaxa, avaient fui deux stratèges, Pasion et Xennias (I, 4,7),
qu'Agias et Clénor avaient peut-être remplacés. Cf. Parke, p. 42, qui
estime vraisemblable qu'Agias remplaça Xennias (tous deux Arca-
diens) ; R.E. Smith, Xenophon's Anabasis II (London, 1938) p. 61 ; J.
Roy, op. cit., p. 289. Sophaïnètos composa également un ouvrage sur la
campagne des Dix-Mille : FHG II, p.74, fr.1-4 : FGH II B, n° 109.
fr.1-4 (extrait de Stéphane de Byzance). Voir aussi R.J. Bonner,
"Désertions from the Ten Thousand", CPh 15 (1920) p. 85.
30 Entre deux siècles

'
qu'ils n'avaient pas été choisis au hasard ', mais qu'ils étaient
bien connus de Cyrus et jouissaient d'une certaine réputation
militaire. Il est même évident que la plupart d'entre eux étaient déjà
militaires. Il est même évident que la plupart d'entre eux étaient
déjà auparavant à son service (tels Socratès et Pasion qui avaient
participé au siège de Milet : I, 2, 3) (151.
Les différentes parties de l'armée ne se rassemblèrent pas
toutes en même temps. A Sardes ne se présentèrent que Xennias,
Proxénos, Socratès, Pasion et Sophaïnètos - les autres ralliant
l'armée en cours de route : Ménon à Colossos (I, 2, 6), Cléarchos et
Sosis à Kélaïnaï (I, 2, 7), Cheirisophos à Issos (I, 4, 3) ' .

Les indications de Xénophon sur la composition de l'armée


peuvent être réunies en un tableau ' ' ' :

Différents types d'armement

Stratèges Hoplites Peltastes Autres

Xennias* environ 4 000


Proxénos environ 1 500 500 gymnètes
Sophaïnètos 1 000
Socratès environ 500
Pasion 300 300
Ménon** 1 000 500
Cléarchos 1 000 800 200 archers et
40 cavaliers
Sosis 300
Cheirisophos*** 700

Totaux**** 10 300 1 600 740

(14) Selon une hypothèse très vraisemblable de J. Roy (op. cit., p. 287, n.4),
Sosias. qui avait amené le moins de mercenaires (I, 2, 91 et qui
n'apparaît plus ensuite dans le texte de Y Anabase , transmit ses soldats à l'un
des autres stratèges et participa à la campagne en tant que lochage.
Entre deux siècles 31

* Tous les mercenaires qui se trouvaient sous le commandement de


Xennias ne participèrent pas à la campagne, car on confia à une partie
d'entre eux la garde des acropoles. Mais leur effectif fut complété par
les proscrits de Milet, à qui Cyrus avait promis de ne pas cesser, au
retour, d'en découdre avec Tissapherne avant qu'ils ne fussent
ramenés dans leur patrie (Xén., Anab., I, 2, 1 sq. ).
** II est évident qu'Aristippos ne présenta pas tous les mercenaires que
lui avait donnés Cyrus, mais seulement quinze cents d'entre eux :
1 000 hoplites et 500 peltastes - Dolopas, Aïnianes et Olynthiens (cf.
Xén., Anab., I, 1, 10 et 2, 6). Il n'est pas exclu cependant
qu'Aristippos ait engagé lui-même des peltastes, à en juger d'après leur origine.
Cf. Parke, p. 25 ; H.D. Westlake, op. cit., p. 55 sq. ; J. Roy, op. cit.,
p.299 ; E. D. Frolov, op.cit., p.81, n.21.
*** Selon Diodore (XIV, 19, 5), Cheirisophos avait 800 hommes.
**** BOnner a expliqué en détail la question du nombre des mercenaires de
Cyrus tout au long du voyage (R.J. Bonner, "Désertions from the Ten
Thousand", CPh 15 (1920) p.85 sqq. ; "The Name «Ten
Thousand»", CPh 5 (1910) p. 97 sqq.). Données de Xénophon : à
Issos, 400 mercenaires d'Abrocomas se joignent à Cyrus (I, 4, 3) —
K.J. Beloch les met en relation avec la préparation par Artaxerxès de
sa campagne d'Egypte {op.cit., p. 30) ; devant Counaxa, ils sont
environ 12 900 (I, 7, 10) ; à Trapézonte, environ 9 800 (IV, 8, 15) ; à
Cérasonte, 8 600 (V, 3,3) ; lors de la dislocation en trois corps de
troupes, environ 8 000 (VI, 2, 16) ; chez Seuthès, 6 000 (VII, 7, 23) ; chez
Thibron,
Mille" ne environ
se rencontre
5 000 pas
(Diod.,
chez les
XIV,contemporains
37, 1). L'appellation
et n'apparaît
de "Dix
que

chez les auteurs plus tardifs qui ne connaissaient pas leur effectif exact
(G. Cousin, op.cit., p. 148-153 ; R.J. Bonner, "The Name... ", p. 97
sq. ; P. Masqueray, op.cit., I, p. 17-20).

Sur ce tableau on voit que les mercenaires étaient surtout des


hoplites (plus de 10 000) et qu'il y avait par ailleurs environ 1 500
peltastes et 700 fantassins légers (surtout des archers et des
frondeurs). La prédominance des hoplites parmi les mercenaires se
comprend aisément : car ils constituaient à cette époque la base des

(15) II est curieux qu'il n'y ait que deux Spartiates parmi les stratèges : cf.
Xénophon, Banquet, VIII, 39 : les Spartiates avaient la réputation
d'être les meilleurs chefs d'armée.
(16) Sur Cheirisophos, voir les commentaires de M.I. Maksimova dans son
édition de VAnabase (p. 255 sq. , n.44 et 45) ; P. Masqueray, op.cit., I,
p. 161 sq.).
(17) Cf. Parke, p.26.
32 Entre deux siècles

armées grecques et on y faisait appel à l'extérieur en raison de leurs


qualités militaires. Des soldats armés à la légère, on en trouvait en
masse dans la partie barbare de l'armée : c'est pourquoi on n'en
recruta que très peu en Grèce. Au départ, les Grecs ne constituaient
en effet qu'une partie de cette énorme machine militaire - la masse
des fantassins légers et des cavaliers nécessaires au bon
fonctionnement de la phalange étant fournie par des contingents indigènes.
Mais lorsque l'armée grecque se retrouva isolée après la bataille de
Counaxa, l'absence de ces effectifs se fit tout de suite sentir et les
Grecs se virent immédiatement contraints de créer une cavalerie et
d'augmenter le nombre de leurs frondeurs (III, 3, 6 sqq.).
Les divers types de combattants provenaient de certaines
régions déterminées du monde grec - ce qui n'est pas sans rappeler
la période de la guerre du Péloponnèse. La majorité des hoplites
était issue du Péloponnèse, surtout d'Arcadie et aussi d'Achaïe ' '.
La plus grande partie des peltastes de Cyrus était des Thraces : 800
d'entre eux étaient sous les ordres de Cléarchos, tandis que les
500 peltastes de Ménon étaient des Olynthiens et des Dolopes ' '.
Ce n'était pas un hasard si les peltastes relevaient de Cléarchos, qui
avait recruté son armée en Chersonèse, et de Ménon, qui était le
stratège du Thessalien Aristippos. Des frondeurs de Rhodes ' ' et
des archers de Crète ' ' formaient l'infanterie légère. Les Arca-
diens , les Achéens, les Thraces, les Cretois, les Rhodiens
apparaissent maintes fois comme des groupes différents ; c'est ainsi que les
Grecs, se trouvant à Cotiora, apportèrent des victimes et firent des
processions solennelles, "les différents Hellènes s étant groupés par
ethnos"
(V, 5, 5).

(18) Xén. Anab., I, 1, 6 ; VI, 2, 10 ; cf. Hermip., fr.63 (Kock, I) ; fr.63


(Edmonds, I) = Athénée, I, 27 e-f : apo d'Archadias épikourous.
S 'appuyant sur certains chiffres de VAnabase et sur l'estimation par
Beloch de la population en Arcadie et en Achaïe, J. Roy établit que le
rapport entre Arcadiens et Achéens était de 2 à 1 {op. cit., p. 308 sq.).
(19) Xén., Anab., I, 2, 6 et 9. Pour les peltastes. voir Best, p. 56- 78 ;
J.K. Anderson, Military Theory and Practice in the Age of Xenophon
(Berkeley-Los Angeles, 1970) p. 115.
(20) Xén., Anab., III, 3, 7, et 15-20 ; 4, 14-17.
(21) Ib., I, 2, 9 ; III, 3, 7 et 15-20 ; 4, 14-17 ; IV, 2, 28-32.
Entre deux siècles 33

Mais les mercenaires de Cyrus pouvaient être originaires de


bien d'autres endroits du monde grec. A propos de tel ou tel
événement, Xénophon mentionne diverses personnes, habituellement
avec leur ethnique, que nous avous regroupées dans le tableau
vant (22) .

Thrace 1 Mégare 1 Lydie 1


Amphipolis 1 Arcadie 16 Mysie 1
Olynthe 1 (5 villes) Chios 1
Thessalie 3 Sparte 6 Samos 1
Ambracie 1 Achaïe 7 Crète 1
Acarnanie 1 Elide 3 Thourion 1
Locres 1 Sicyone 1 Syracuse 2
Athènes 8 Argolide 2
Béotie 2 Dardanie 2

Ces noms propres sont peu nombreux (65 en tout) et ce sont


surtout des noms de chefs. Bien que leur mention soit fortuite, ils
n'en constituent pas moins un ensemble très significatif, qui reflète
dans une certaine mesure (mais pas exactement) la composition
ethnique des troupes mercenaires de Cyrus. C'est ce que confirme le
fait suivant : si l'on compare la composition de l'ensemble de
l'armée et celle de cette liste, une coïncidence apparaît : de même
que les Péloponnésiens constituaient le gros des mercenaires
hoplites, de même ils prédominent dans cette liste (35 sur 65) et, dans ce
groupe, les Arcadiens (16 sur 35). Ce tableau témoigne aussi de la
très grande diversité de l'armée : on y trouve en effet des gens
originaires de nombreuses régions du monde grec - de Syracuse et
Thourion à l'ouest jusqu'à Chios, la Crète et l'Asie Mineure à l'est.
L'ensemble des 65 personnes mentionnées provient de 30 cités ou
peuples différents.
C'est là un phénomène nouveau par rapport à ce que l'on
observait pendant la guerre du Péloponnèse : au lieu de provenir

(22) Cf. le tableau de J. Roy {op. cit., p. 303-306) qui donne les noms de tous
ces personnages et leur place dans l'armée. Voir également "Xeno-
phon's Evidence for the Anabasis" ', Athenaeum 46 (1968) p. 40, n.17.
34 Entre deux siècles

d'un nombre très limité de régions grecques, et en premier lieu de


régions arriérées comme l 'Arcadie ou périphériques comme la Crète
et Rhodes qui fournissaient auparavant les forces d'appoint
mercenaires, le recrutement se fait désormais à peu près partout en Grèce.
Dans notre tableau apparaissent notamment des représentants de
certaines cités d'avant-garde du point de vue économique, telles
qu'Athènes (très bien représentée, remarquons-le, avec 8 sur 65) et
Syracuse. On ne peut pas ne pas voir l'importance exceptionnelle de
cette constatation : alors qu'auparavant n'intervenait qu'un
ensemble déterminé de facteurs qui n'engendrait de mercenaires que dans
quelques régions du monde grec, désormais en apparaît un autre
qui affecte la Grèce toute entière.
Sans faire mention de toutes les causes qui ont pu provoquer
l'essor du mercenariat, contentons-nous de la remarque suivante : il
paraît clair que ce qui a forcé les habitants d'une Arcadie arriérée à
s'engager comme mercenaires ne correspond pas à ce qui a
contraint les Athéniens à faire de même. La motivation psychologique
était bien sûr identique : l'impuissance à se ménager, pour soi-
même et sa famille, une existence normale dans sa patrie. Mais les
causes objectives de l'appauvrissement variaient. Il n'y a pas lieu de
parler ici des causes socio-économiques inhérentes à la société
esclavagiste grecque qui chassèrent de leur cellule originelle - la polis -
maintes catégories de personnes. Contentons-nous de mentionner
trois faits qui y ont contribué aussitôt après la guerre du
Péloponnèse. Nous avons déjà fait état des destructions provoquées par les
activités militaires dans certaines régions du monde grec. Ajoutons-
y une conséquence importante de cette guerre : la mise sous le joug
Spartiate des cités grecques suscite partout l'arrivée au pouvoir de
"décarchies" oligarchiques laconophiles et l'implantation de
garnisons Spartiates. Comme le disait le poète comique Théopompe, les
Lacédémoniens, qu'il comparait à des cabaretiers, avaient versé du
vinaigre dans le vin doux de la liberté, le rendant amer (Plutarque,
Lys., XIII). L'hégémonie Spartiate et le pouvoir des oligarques
frappèrent en premier lieu les masses populaires démocratiques,
suscitant ainsi dans de nombreuses cités un afflux de pauvres dans
les rangs des mercenaires. Il semble que la proportion relativement
Entre deux siècles 35

élevée d'Athéniens dans notre tableau ne soit pas fortuite : ce


pourrait bien être la conséquence de la situation d'Athènes, au terme
d'une guerre dévastatrice et de dures luttes intestines. Et si le
pourcentage des habitants de l'Elide est également assez élevé, ce serait
parce que cette région fut parmi les premières à souffrir de
l'arbitraire des nouveaux maîtres de la Grèce.
On peut donc dire que les toutes dernières années du Ve siècle
constituèrent une nouvelle étape dans le développement du merce-
nariat grec. Même si l'offre n'a connu alors qu'un élargissement
limité, on ne saurait nier la réalité de cet élargissement. Il fut suscité
par la situation de la Grèce au terme de la guerre du Péloponnèse :
en premier lieu, par l'appauvrissement des masses qui eurent
particulièrement à souffrir de la domination Spartiate. Mais l'expédition
lancée par Cyrus compta aussi pour beaucoup : la forte demande en
mercenaires arracha alors au train-train de la vie quotidienne des
citoyens qui, normalement, seraient restés sur place. Comme le
montre le sort ultérieur des mercenaires de Cyrus, beaucoup d'entre
eux se transformèrent ensuite en soldats professionnels. La guerre
elle-même stimula donc le développement du mercenariat, non
seulement pour des raisons sociales, mais aussi pour des raisons
psychologiques.
Signalons encore une autre particularité de cette période, liée
au succès de la campagne de Dix -Mille. Il va sans dire en effet que
l'impression qu'elle produisit en Grèce ' **' fut particulièrement
forte : elle révéla aux contemporains toute la puissance d'une armée
mercenaire. Ce fut une sorte d'expérience historique mettant au
jour les potentialités d'un phénomène social - le mercenariat - et
aussi d une nouvelle organisation sociale - celle d une armée de
mercenaires qui s'était sortie à son avantage des situations les plus
difficiles. L'influence de cette campagne sur les contemporains fut
considérable, en particulier sur les mercenaires eux-mêmes, sur leurs
chefs et sur toute cette masse de non -possédants qui étaient des
mercenaires en puissance. Ce qui apparut au premier plan, ce

(23) Voir par ex. : W. Judeich, Kleinasiatische Studien. Untersuchungen


zur griechisch-persischen Geschichte des IV. Jahrhunderts v. Chr.
(Marburg, 1892) p. 190 ; J. Luccioni, op.cit., p. 43, n.84.
36 Entre deux siècles

furent les capacités militaires des contingents grecs ; mais ce fut


également la première fois que ceux-ci se manifestèrent comme
force indépendante, sur le plan non seulement militaire mais social,
comme un organisme à part capable de subsister dans les pires
conditions. Ce fut alors, enfin, que les mercenaires comprirent que,
lorsqu'ils étaient réunis, ils représentaient une menace
considérable. D'où la prise de conscience par les chefs mercenaires de leurs
possibilités : ils s'aperçurent en effet que les groupements de
mercenaires étaient capables de subsister indépendamment de tout
employeur. C'est à partir de ce moment, semble-t-il, que
commencèrent à se constituer des contingents plus ou moins stables qui,
bien loin de se désagréger automatiquement en fin de contrat, se
mettaient collectivement à la recherche d'un nouvel employeur : de
ces xénika dont parlera Isocrate au milieu du siècle. Le rôle des
chefs mercenaires s'en trouva du même coup modifié.

L'Anabase s'achève par la phrase suivante : "Sur ces


entrefaites arriva Thibron qui prit le commandement de l'armée : il
l'incorpora avec les autres troupes helléniques et commença la guerre
contre Tissapherne et Pharnabaze" (VII, 8, 24). Avec ces Grecs qui
avaient été mercenaires de Cyrus, nous abordons la guerre menée
par Sparte, en Asie Mineure, contre la Perse ' '. Elle nous
intéresse à plusieurs égards. Tout d'abord par la proportion de
mercenaires dans l'armée Spartiate qui, au début, comprenait
12 000 hommes : ils en constituaient plus de la moitié ' ' - pas
moins de 5 000 ayant participé à la campagne des Grecs contre

(24) Sur cette guerre et les commandants en chef Spartiates Thibron,


Derkylidas et Argèsilas qui se sont succédés, voir W. Judeich, op. cit.,
p. 42 sqq. ; Parke, ρ A3 sqq. ; "The Development of the Second Spar-
tan Empire (405-371 B.C.)", JHS 50 (1930) p.65 sqq.; Best, p.79-82.
Cf. aussi J.K. Anderson, op. cit., p. 117-120.
(25) Outre les mercenaires, l'armée Spartiate comprenait 1 000 Néodamo-
des, environ 4 000 Péloponnésiens et 2 000 soldats provenant des villes
grecques d'Asie (Xén. HelL, III, 1, 4 ; Diod., XIV, 36, 2 ; cf. Xén.,
HelL, III, 1, 28). Cf. Parke, p.43.
on
Entre deux siècles

Artaxerxès et à la fameuse retraite des Dix-Mille *26\ auxquels


s'ajoutaient, selon Xénophon, des peltastes dont le nombre était
estimé à plus de 2 000 ' '. La Grèce n'avait encore jamais vu une
telle quantité de forces mercenaires au service d 'une seule et même
cité. Elles sont visiblement en progression par rapport à celles
employées au cours de la guerre du Péloponnèse. Elles sont, certes,
inférieures à celles de Cyrus ; mais il n'y a rien là d'étonnant si l'on
compare les capacités financières de Sparte et du prince perse.
Il est également important de noter que les anciens soldats de
Cyrus formèrent l'essentiel des mercenaires de Sparte. On en
conclura que la tendance au professionnalisme, si l'on peut dire, du
mercenariat η 'a cessé de s'affirmer. Au retour d'une campagne
lointaine et périlleuse, l'armée mercenaire ne se disperse pas, mais
cherche un nouvel emploi, qu'elle finit par trouver en Asie Mineure
auprès des généraux Spartiates. Le service mercenaire à l'étranger,
cessant d'être un épisode temporaire dans la vie des individus,
devient une profession, comme en témoigne le destin de la plupart
des soldats de Cyrus.
On ne connaît malheureusement que très peu de choses sur les
activités des mercenaires engagés par les Spartiates en Asie
Mineure : nous en savons néanmoins assez pour dire que le rôle des
contingents mercenaires dans les armées civiques commence alors à
se modifier. C'est ainsi, d'après Xénophon (Hell., III, 1, 5 sqq. ),
qu'antérieurement à l'arrivée des mercenaires le commandant des

(26) Ils furent enrôlés tous ensemble alors qu'ils se trouvaient au service de
Seuthès (Xén., Anab., VII, 8, 24 ; Hell., III, 1, 6). Six mille (Xén.,
Anab., VII, 7, 23) avaient été engagés par Seuthès, mais une partie
périt et il est de surcroît évident que tous ne partirent pas pour l'Asie
Mineure (cf. Diod., XIV, 37, 1). Il est possible que quelques-uns
soient restés chez Seuthès (cf. Xén., Anab., VII, 6, 43). Diodore donne
le chiffre d'environ 5 000 (XIV, 37. 1).
(27) Pas moins en tout cas, car c'est ce qu'avait demandé à Agèsilas un de
ses commandants (Xén., Hell., IV, 1, 21 ; cf. aussi III, 2, 16 ; 4,
23 sq. ; IV, 3, 15). En ce qui concerne les témoignages d'Isocrate (IV,
144) sur les 3 000 peltastes de Dracon installés à Atarnée par lliar-
moste Derkylidas (Xén., Hell., III, 2, 11), il s'agit ici avant tout de
mercenaires, comme l'a montré Parke de façon convaincante en
analysant l'emploi que cet auteur fait du mot peltastai (Parke, p. 44 sq., n.6).
38 Entre deux siècles

forces Spartiates, Thibron, se contente de tenir l'Ionie à l'abri des


dévastations perses : c'est seulement après leur arrivée qu'il
prendra l'initiative des opérations et remportera une série de victoires.
Plus tard encore, en dépit d'un important renfort de citoyens,
Lysandre continuera à voir dans la présence de mercenaires la
raison de sa supériorité sur l'ennemi. Voulant persuader Agèsilas de se
mettre à la tête d'une expédition contre la Perse, il déclare que si les
Grecs sont supérieurs à leurs ennemis, c'est parce qu'ils possèdent
une flotte et des mercenaires {ib., III, 4, 2). Quant à Isocrate, il
disait des mercenaires en général qu'ils constituaient l'unique force
'
d'Agèsilas qui remporte, à leur tête, de remarquables succès . Il
est possible que la nomination au commandement de l'armée ' ^'
du Spartiate Hèrippidas, un des trente "chefs de guerre et
conseillers" du roi ' , atteste l'augmentation de l'importance des
mercenaires au sein de cette armée.
En même temps que s'accroît la proportion des mercenaires
parmi les forces combattantes se transforme donc leur rôle dans les
activités militaires. Alors qu'ils ne fournissaient, durant la guerre
du Péloponnèse, qu'un appoint relativement faible aux milices
citoyennes, ils constituent désormais l'élément principal de l'armée
Spartiate, repoussant au second plan les contributions des alliés
grecs et même le contingent proprement Spartiate : il est vrai que
cette guerre se déroulait en Asie Mineure et non en Grèce même, et

(28) Isoc, IV, 144 ; cf. Harpocr. s.v. Agèsilaos. Voir également
J.K. Anderson, op. cit., p. 303 sq., n.33.
(29) On pense habituellement que c'est Xénophon en personne qui se cache
derrière "le chef" anonyme "des mercenaires de Cyrus" dans ses Hellé-
nika (III, 2, 7) : voir Xénophon, Hellénika (en russe ; Leningrad,
1935) p. 266 sq. ; Parke, p. 44, n.l ; Ed. Delebecque, op. cit., p. 141 ;
E.D. Frolov, "Vie et activités de Xénophon " (en russe), UZLGU,
n° 251, Série des Sciences Historiques, 28 (1958) p. 61 sq. ; cf.
CL. Brownson, Xénophon. Hellenica I-V (Cambridge Mass.-
London, 1947) p. 199.
(30) Xén., Heli. III, 4, 20. Cf. E.D. Frolov. op.cit., p.62 sq., n.34 ; Ed.
Delebecque, op.cit., p. 141 et 166. n.ll ; LA. F. Bruce, An Historical
Commentary on the "Hellenica Oxyrhynchia" (Cambridge, 1967)
p. 153 ; W.P. Henry, Greek Historical fVriting. A Historiographical
Essay Based on Xenophon's Hellenica (Chicago, 1967) p. 117 sq.
Entre deux siècles 39

que les ennemis étaient des Perses.


La croissance du nombre des mercenaires et le renforcement de
leur rôle militaire posaient en termes nouveaux le problème de la
solde. Déjà la guerre du Péloponnèse avait montré que peu de villes
étaient capables d'entretenir une importante armée mercenaire - et
encore au prix de grandes difficultés budgétaires. L'usage que
Sparte fait désormais des mercenaires marque l'apparition en la
matière d'une conception nouvelle, selon laquelle c'est la guerre
elle-même qui doit servir au financement des forces
mercenaires '"' - ce qui n'est pas non plus sans modifier les
rapports entre celles-ci et leurs chefs. Bien que Sparte ait établi son
hégémonie sur le monde grec et qu'à l'exemple d'Athènes elle ait
exigé des cités dépendantes d'importantes contributions financières,
ceux qui commandent ses forces mercenaires en Asie Mineure ne
cessèrent de se préoccuper d'une seule et même chose : comment
payer les soldats, comment les maintenir dans l'obéissance, quels
ressorts faire jouer en eux pour obtenir le résultat recherché. Le
moyen le plus sûr était, semble-t-il, de leur verser la solde en temps
voulu : mais les chefs étaient bien loin de disposer toujours des
sommes nécessaires - ce qui ouvrait un vaste champ d'application à
leur ingéniosité, à leurs talents de diplomates, à leur connaissance
de la psychologie du soldat et tout particulièrement du mercenaire.
Le produit du butin et le pillage direct des vaincus formaient un
élément important, sinon essentiel, de la solde.
L'attitude du navarque Spartiate Téleutias '^ ' est très
significative à cet égard. Se présentant sans argent devant les marins qui
s'étaient mutinés pour protester contre le non -paiement de leur
solde, il leur tint un discours où il leur déclara sans ambage qu'il
était démuni d'argent, tout en appelant les soldats à faire preuve de
vaillance puisque seule la victoire pouvait leur apporter gloire,
richesse et indépendance : c'était ainsi que les soldats recevraient

(31) Sur l'approvisionnement et la rémunération de l'armée Spartiate


pendant cette guerre aux dépens du pays ennemi, voir W.K. Pritchett,
Ancient Greek Military Practices I (Berkeley-Los Angeles, 1971) p. 39
sq.
(32) J. Luccioni, op. cit., p. 183 sq.
40 Entre deux siècles

leurs rémunérations sans plus avoir à flatter quiconque, Grec ou


Barbare (Xén., HelL, V, 1, 13-17). De fait, Téleutias réussit ainsi à
régler rapidement ses comptes avec l'armée : après s'être emparé de
bateaux sur les côtes de l'Attique et avoir vendu le butin à Egine, il
lui versa sa solde et lui fit même une avance d'un mois. Par la suite,
s étant livré à des incursions en Attique, il put compléter l'équipage
de ses navires et obtenir de ses soldats une parfaite et prompte
obéissance (ib., V, 1, 19-24).
Il est très significatif que, dans les sources relatives à ces
guerres d'Asie Mineure, les mercenaires apparaissent surtout quand il
est question de pillage et de butin, de rémunération et de
récompense. Quand les ambassadeurs Spartiates se présentèrent après le
remplacement de Thibron par Derkylidas et expliquèrent que les
éphores blâmaient l'armée pour son attitude envers les alliés
(Thibron ayant été destitué parce qu'il n'avait pas pu protéger les alliés
de Sparte contre l'arbitraire et les pillages de son armée : ib., III, 1,
8), c'est précisément le chef des anciens mercenaires de Cyrus qui
jugea bon de répondre aux ambassadeurs (ib., III, 2, 7).
Placé à la tête d'une armée disparate dont la majeure partie
était composée de mercenaires expérimentés et téméraires qui
avaient maintes fois vu la mort en face, Derkylidas dut affronter
une situation difficile. Afin d'éviter le sort de son prédécesseur, il
dut en quelque sorte dompter ses soldats en sachant trouver le
chemin de leur coeur. Après s'être emparé des richesses de l'Eolide, il
leur expliqua qu'elles serviraient, tout comme le butin à venir, au
paiement de leur solde. Il le leur dit, remarque Xénophon, en
sachant que les mercenaires, après de tels propos, se montreraient
"plus disciplinés et plus dévoués " (ib., III, 1, 28).
Dans ses relations avec les soldats, Agèsilas continua la
politique de Derkylidas. Soucieux de l'état de ses troupes, il leur fit faire
des exercices à Ephèse et accrut leur zèle en accordant des
récompenses aux plus méritants . Les mêmes stimulants lui permirent
de transférer en Grèce la majorité des mercenaires qui l'avaient
suivi en Asie. Le roi promit des armes, des couronnes et d'autres

(33) Xén.. HelL, III. 4, 16 sq. ; Agés., I, 25 sq.


Entre deux siècles 41

récompenses aux lochages qui lui présenteraient les contingents les


plus nombreux et les mieux armés. Et bien qu'au dire de Xénophon
beaucoup ne voulussent pas l'accompagner, Agèsilas, au prix de
4 talents, arriva pourtant à ses fins : la majorité des mercenaires
partirent avec lui pour l'Europe et, mieux encore, beaucoup
acquirent alors, à fin de récompenses, de nouvelles armes dont l'ensemble
coûtait certainement plus de 4 talents (ib., IV, 2, 5-7).
Ce sont évidemment de telles expériences qui nourrirent les
conceptions développées plus tard par Xénophon, soldat
expérimenté connaissant les moeurs et coutumes des mercenaires depuis
les années passées en leur compagnie durant la campagne de Cyrus,
la retraite des Dix-Mille et la guerre de Sparte contre la Perse.
Xénophon recommande chaudement un tel système de
compétitions, récompenses et autres stimulants dont il avait apprécié
l'efficacité en Asie Mineure '"* .
Une autre mesure prise par Agèsilas mérite également d'être
signalée : lorsqu'il constitua la cavalerie nécessaire à la guerre
contre les Perses, il obligea les plus riches habitants des villes voisines à
fournir une monture et l'armement d'un cavalier, avec possibilité
pour ceux qui le voulaient de se faire représenter à l'armée par un
remplaçant - solution très largement adoptée ' . Même dans une
arme aussi aristocratique que la cavalerie, les mercenaires
commencèrent donc, peu à peu, à supplanter les citoyens. Mais Agèsilas ne
recourut pas au procédé, apparemment plus commode, de
remplacer le service personnel par un versement en argent : ce qui prouve
que l'enrôlement de mercenaires n'était pas encore très courant,
surtout dans la cavalerie (où on en signale peu auparavant). Il est
possible qu'une autre raison en ait été la réluctance des Spartiates à
se charger eux-mêmes de l'achat des chevaux : n'ayant pas de
cavalerie, ils manquaient en effet d'expérience et de connaissances en la
matière.

(34) Xén., Cyrop., II, 1, 22-24. Cf. J. Luccioni, op.cit., p.225.


(351 Xén., Heli, III, 4, 15 ;Agès., I, 23 sq. ; cf. Cyrop., IV, 3. osqq. Voir
J. Luccioni, op.cit., p.225 ; Ed. Delebecque, op.cit., p. 140 ;
W.P. Henry, op.cit., p. 118.
42 Entre deux siècles

C'est ainsi que commença à se modifier le système de


financement des armées mercenaires. Les premières tentatives d'utilisation
de mercenaires durant la guerre du Péloponnèse avaient déjà
montré que les finances des cités ne pouvaient supporter une telle
charge. Il en était ressorti qu'il fallait rechercher de nouvelles
sources de financement : durant la guerre du Péloponnèse, les
Spartiates avaient par exemple bénéficié de subsides perses. Mais lorsqu'ils
se trouvèrent en état de guerre contre la Perse et qu'ils durent faire
face à une grande effervescence en Grèce ainsi qu'à des troubles
internes dans leur propre cité (complot de Cinadon), ils ne purent
plus compter sur les contributions qu'ils percevaient en Grèce
comme héritiers des Athéniens. C'est dans ces conditions que germa
l'idée que le paiement des mercenaires devait être prélevé sur le
butin de guerre et qu'il était possible de "vivre aux dépens du
territoire ennemi". Il est incontestable que l'expérience des Dix-Mille
influença aussi tous ceux qui s'étaient ensuite engagés dans l'armée
Spartiate : lorsqu'au cours de leur retraite vers la mer ils s'étaient
trouvés livrés à eux-mêmes et sans aucun soutien, ils avaient dû bon
gré mal gré vivre sur le pays qu'ils traversaient, au point d'en
prendre plus ou moins l'habitude et le goût. Les Spartiates furent donc
les premiers à user de ce procédé sur une grande échelle durant leur
intervention en Asie Mineure.
Il en résulta des conséquences très importantes : le
relâchement des liens entre la cité et son armée, l'autonomie relative des
contingents mercenaires, la transformation du rôle des chefs. Brasi-
das déjà, comme nous l'avons vu, n'avait pas reçu d'argent de sa
patrie et avait manifesté une certaine indépendance. Dès lors que
l'armée assurait en grande partie son entretien aux dépens de
l'ennemi, l'importance du chef ne pouvait en effet que grandir
considérablement : car c'est surtout lui qui avait la responsabilité et
l'obligation de payer les soldats. C'est pourquoi, dans ses activités,
il commença souvent à se laisser guider moins par des objectifs de
caractère proprement militaire que par de tout autres
considérations, liées essentiellement à la capture du butin. Cela l'amena
parfois, bien évidemment, à négliger les intérêts de sa cité et en fin de
compte à s'opposer à elle. C'est ce qui arriva notamment avec
Entre deux siècles 43

Thibron que Sparte fut contrainte de destituer. Il en alla de même


dans la marine qui, sans se livrer à de véritables opérations de
piraterie, y tendit parfois et s'adonna, pour utiliser un terme moderne, à
des activités" de course. Mais on rien était alors qu'au début d'un
processus qui ne se réalisera pleinement qu'à une date plus tardive.
La deuxième nouveauté très importante dans l'histoire du mer-
cenariat, se situant cette fois sur le sol même de la Grèce, fut la
réforme militaire d Iphicrate : elle se produisit pendant ce qu'on a
appelé "la guerre de Corinthe", alors que se développait un vaste
mouvement contre l'hégémonie de la Sparte oligarchique '"> .
Durant les premières années de cette guerre, les citoyens
hoplites constituèrent la force principale d'Athènes '' ' . Les mercenaires
n'apparaissent en tout cas, dans nos sources, qu'en 392, quand se
modifia, selon Xénophon, le caractère même de la guerre - avec la
fin des grandes campagnes et la poursuite de la lutte à l'aide de
mercenaires ' ' de la part des Athéniens et de leurs adversaires '·* .
Du côté athénien, ces mercenaires étaient placés sous le
commandement d Iphicrate (HelL, IV, 4, 9). Leur origine est assez obscure :

(36) Les historiens apprécient différemment les causes de la guerre de


Corinthe. Sans entrer dans le détail, signalons que certains sont enclins
à assigner un rôle décisif aux subsides perses, sans lesquels Athènes et
les autres Etats ruinés par la guerre n'auraient pu se dresser contre
Sparte (D. Kagan, "The Economie Origins of the Corinthian War",
PP 80 11981) p. 321-341 ) ; d'autres en voient la source principale dans
les succès asiatiques de Sparte, qui forcèrent ses ennemis à s'unir avant
qu'il ne fût trop tard (S. Perlman, "The Causes and the Outbreak of
the Corinthian War", CQ 14 (1964) p. 64-81). Cf. P. Cloché, "Les
conflits politiques et sociaux à Athènes pendant la guerre Corinthienne",
REA 21 (1919) p. 157 sqq. ; K.L. McKay, "The Oxyrhynchus Histo-
rian and the Outbreak of the Corinthian War", CR 3 (1953) p. 6 sq.
(37) J. Kromayer, "Studien iiber Wehrkraft und Wehrverfassung der grie-
chischen Staaten, vornehmlich in 4. Jahrhundert v. Chr.", Klio 3
(1903) p.48 sq. ; cf. Parke, p. 48 sq.
(38) Sur les mercenaires dans la guerre de Corinthe, voir Parke, p. 49 sqq. ;
Best, p. 82 sqq. ; J.K. Anderson, op. cit., ρ .120 sqq.
(39) Xén., HelL, IV, 4, 14. On ne comprend pas pourquoi S. la. Lur'e
traduit stratiaï men mégalaï par "grandes campagnes nationales"
{Xénophon. Hellénica en russe), car ces campagnes nationales, sous-entendu
des milices citoyennes, sont désignées autrement : pandèmeï (VI, 5,
49) ou strateusaménôn pantôn (VII, 4, 1).
44 Entre deux siècles

le plus vraisemblable, c'est qu'une partie d'entre eux fut recrutée


par Conon dans la région de l'Hellespont ' u' ; Xénophon les
qualifie de peltastes (ib., IV, 5, 13). Leur nombre exact n'est pas
davantage connu : ils étaient sans doute plus de 2 000 ' .
Il est évident qu'au départ les Athéniens n'attachèrent pas une
grande importance à leurs mercenaires, puisqu'ils ne jugèrent pas
nécessaire de placer un stratège à leur tête ' '. Les interventions de
ces combattants se révélèrent cependant très heureuses : légers et
mobiles, capables de marches rapides, les peltastes étaient
admirablement adaptés au type d'hostilités caractéristiques de la fin de la
guerre de Corinthe. Par leurs incursions en territoire ennemi, par
leurs pillages et leurs coups de main, les mercenaires suscitèrent une
telle crainte parmi les gens de Phlious que ceux-ci firent appel aux
Lacédémoniens alors qu'auparavant ils ne voulaient pas en
entendre parler ; quant aux hoplites arcadiens, ils se refusaient désormais
à sortir. Mais les peltastes, de leur côté, craignaient les hoplites

(40) Après avoir comparé toute une série de sources, Parke (p. 50-52) arrive
à la même conclusion : Dèmosthène, IV, 24 ; XX, 84 ; Harpocr., s.v.
Xénikon en Korinthô (avec référence à Androtion et Philochore) ;
Aristote, Rhét., II, 23, 1399 b 1 ; Xén., Hell., IV, 4, 9 ; 8, 7 ; Plutar-
que. Moral, 187 A ; Schol. ad Dem., XXI, 62 (Dindorf, p. 567) ;
Justin, VI, 5, 2. Cf. Kahrstedt, "Iphikrates", RE 9 (1916) col. 2019 ;
Best, p. 85 ; cf. p. 97 (Best trouve vraisemblable qu'une certaine partie
des peltastes appartenant aux mercenaires d'Iphicrate soit originaire
de Grèce centrale - sans preuves sérieuses et en se fondant surtout sur
sa propre façon de considérer le rôle d'ensemble des peltastes dans l'art
militaire grec et leur identification, dans nos sources, aux soldats armés
à la légère) ; J.K. Anderson, op. cit., p. 120.
(41 ) Lors de son expédition en Chersonèse, Iphicrate prit avec lui 1 200
peltastes, dont la plus grande partie était déjà sous son commandement, et
il en resta 800 à son remplaçant Chabrias (Xén., Hell., IV, 8, 34 ; V,
1, 10). Cf. le récit de Polyen sur les 2 000 mercenaires d'Iphicrate qui
s'enfuirent chez les Spartiates et son énumération des postes de
commandement qu 'Iphicrate voulait réserver à ceux qui en étaient dignes
(dont le poste de chiliarque) : Polyen, III, 9, 57 et 10. Cf. Parke, p. 52
sq.
(42) Xén., Hell., IV, 5, 13, où Iphicrate est appelé ton peltastôn archôn, à
la différence de Callias qui est stratège des hoplites. Cf. Parke, p. 52 ;
Best, p. 95.
Entre deux siècles 45

Spartiates dont les plus jeunes, et donc les plus mobiles, étaient
placés au premier rang ' .
C'est de cette époque que date la fameuse défaite infligée par
les peltastes d'Iphicrate à un régiment d'hoplites Spartiates près du
port corinthien de Léchaïon '**'. Sans grande portée sur le cours de
la guerre, elle eut une très grande signification : car c'était la
première fois que les peltastes, agissant de façon indépendante,
l'emportaient sur la célèbre infanterie lourde de Sparte, la phalange
dorienne ' '. Cette victoire de Léchaïon constitua un grand
événement et impressionna beaucoup les contemporains, comme en
témoignent aussi bien Eschine (III, 243) que Dèmosthène (XIII,
22) : bien des années après, ils gardent le souvenir de Léchaïon,
entre autres victoires telles que la bataille navale livrée par Chabrias
à Naxos et la prise de Corcyre par Timothée, stratège que le peuple
athénien honora de récompenses et de statues. Bien que ces
allusions se situent dans des contextes très différents et servent à des
fins variées, il est clair que les victoires énumérées sont dans une
certaine mesure mises sur le même pied par les orateurs et qu'elles

(431 Xén., Heli. IV, 4. 16 ; Polyen, III, 9, 24.


(44) Xén., Hell., IV, 5, 11-18. Cf. Harpocr., s. v. Xénikon en Korinthô ;
Dèm.. XX, 84 ; Aristote, Rhét.. II, 23, 1399 b 1 ; cf. Paus., III. 10,
1 ; Corn. Nép.. XI, 2, 3.
(45) Sur Léchaïon, voir Parke, p. 53-55 ; Best, p. 86-89. Dans son
interprétation de la victoire des peltastes à Léchaïon, Best a en partie raison
quand il critique Parke qui exagère beaucoup l'importance de cette
victoire et son influence sur le cours ultérieur de la guerre. Mais il s'expose
lui-même à certaines objections : en accordant sans doute trop
d'influence aux hoplites athéniens qui se trouvaient non loin de
l'affrontement entre les peltastes et les hoplites Spartiates, il considère
que la tactique d'Iphicrate était identique à celle que les Etoliens
avaient utlisée, pendant la guerre du Péloponnèse, contre Dèmosthène
et Dèmosthène lui-même contre les Spartiates à Sphactérie - à cette
différence près qu'à Léchaïon les hoplites n'eurent pas à intervenir. Il
semble cependant que cette "différence" soit essentielle : c'est parce
que les hoplites n'intervinrent pas que les peltastes s'en sortirent tout
seuls et c'est justement pour cette raison que les Spartiates ressentirent
si durement cette défaite, en eurent honte et virent tant baisser leur
réputation de soldats (ce que Best ne peut pas ne pas reconnaître) ; cf.
J.K. Anderson, op. cit., p. 123-126.
46 Entre deux siècles

étaient bien connues de tout Athénien (comme le dit nettement


Eschine) (461.
Il n'est guère d'ouvrage général sur l'histoire grecque, ni même
de manuel, qui ne consacre au moins quelques lignes aux réformes
militaires d'Iphicrate. Les historiens de la guerre s'y sont, bien sûr,
particulièrement intéressés et en ont traité de façon détaillée. La
nature des réformes dlphicrate et le degré d authenticité des
sources posent cependant des problèmes très complexes et ont été
abondamment discutés. Il n'est évidemment pas nécessaire d'entrer ici
dans le détail, d'autant que nous ne sommes pas spécialistes de l'art
militaire. Nous renvoyons d'abord sur ce sujet à H.W. Parke qui
émet l'opinion la plus vraisemblable et a dressé le bilan des
discussions . Les spécialistes de l'art militaire considèrent
généralement que les peltastes dlphicrate étaient légèrement différents de
ceux qui, venant de Thrace, étaient préalablement apparus en
Grèce. Comme le note à juste titre H.W. Parke, il est écrit dans
Diodore (XV, 44, 2-4) et Cornélius Népos (XI, 1, 3 sqq. ), qui nous
renseignent sur les réformes d'Iphicrate, qu'à la place du grand
bouclier, de la lance courte et du petit glaive il avait doté ses soldats
d'un petit bouclier (la peltè), doublé la longueur de leur lance,
accrût celle de leur glaive, et remplacé enfin leur cuirasse de bronze
par une cotte de toile : ce fut donc l'armement de l'hoplite
(bouclier, lance, glaive et cuirasse) qui fut l'objet de ces
transformations. Un nouveau type d armement apparut, inconnu jusque-là des

(46) Cf. Déni.. XXIII, 198 et Dinarque, I, 75. qui ajoute la victoire de
Conon à Cnide.
(47) Parke, p. 77-80. Voir également I. Babst. Les hommes d'Etat de la
Grèce ancienne au temps de sa décadence (en russe ; Moscou. 1851 I
p. 178- 180; W. Riïstow et H. Kôchly, Geschichte des griechischen
Kriegsivesens von der altesten Zeit bis au/ Pyrrhos (Aarau. 1852) p. 163
sqq. ; J. Kromayer et G. Veith. Heerwesen und Kriegfiihrung der
Griechen und Romer (Miïnchen, 1()28I p. 89 sq.; H. Delbriick.
Geschichte der Kriegskunst I (Berlin. l°-20l p. 140«/. ; G.T. Griffith. The
Mercenaries of the Hellenistic World (Cambridge, 1°-35I p. 5 ;
I.M. Sne&kov, Eludes sur l'art militaire III len russe ; Moscou, I()3()|
p. 8 sqq. ; F.E. Adcock, The Greek and Macedonian Art of II ar
(Berkeley-Los Angeles, 1()57) p. 22 : A. M. Snodgrass, Arms and
Armour of the Greeks (London. 1%7) p. 110.
Entre deux siècles 47

Grecs. Chez les peltastes précédents, qui étaient des soldats armés à
la légère, l'armement de base se composait de deux javelots ou
d'une lance, et d'un glaive : ils étaient très mobiles et combattaient
en ordre dispersé par petits détachements, en tant que forces
auxiliaires chargées d'engager le combat et de harceler l'ennemi au
cours de ses déplacements, etc. Le nouveau type de combattant
était doté d'un armement différent et jouait un rôle original sur le
champ de bataille. Les peltastes thraces, leur armement et leur
tactique, n'avaient sans doute servi que de modèles à Iphicrate.
Au cours de ces dernières années, les réformes d 'Iphicrate ont
de nouveau attiré l'attention : nous voulons parler des études, déjà
signalées, de J.K. Anderson et de J.G. Best où le problème est
traité de façon très originale. Dans son livre sur Les peltastes
thraces et leur influence sur l'art militaire grec, Best nie dans l'ensemble
qu'il y ait eu création d'un nouveau type de combattant. Il s'efforce
d'amener le lecteur à cette conclusion en analysant le rôle des
soldats armés à la légère durant la guerre du Péloponnèse. Mais il
verse alors dans une certaine contradiction : d'une part, il conclut
d'une analyse de Thucydide que les Grecs (à l'exception de Dèmos-
thénès, et aussi dans une certaine mesure de Brasidas et de Cléon
agissant peut-être à l'imitation du premier) ne comprirent pas alors
l'importance de l'infanterie légère ; mais d'autre part, quand il
revient (dans l'introduction au chapitre III consacré aux peltastes
chez les Dix-Mille) sur cette guerre et tout particulièrement sur ses
dernières années décrites par Xénophon dans les Helléniques, il
affirme exactement le contraire, en invoquant la terminologie de
l'historien. A la différence de Thucydide pour qui tous les peltastes
sont des soldats armés à la légère (mais pas l'inverse), Xénophon
utiliserait en effet, selon Best, le terme de "peltastes" de façon très
large, pour désigner l'ensemble des fantassins légers - ce qui
correspond à l'idée que Best se fait des peltastes. Les considérant comme
des sortes de fantassins légers spécifiquement thraces (ce qui est
généralement admis) qui furent ensuite adoptés par les villes
grecques du voisinage, il souligne la ressemblance de leur armement et
de leurs méthodes de combat avec ceux des fantassins légers (javelo-
tiers et lanciers) des régions reculées de Grèce centrale (Locride
Entre deux siècles

occidentale, Acarnanie, Etolie, etc. ) et les considèrent donc comme


des sortes de survivances de ce qui existait dans toute la Grèce avant
la naissance de la cité et l'apparition des citoyens hoplites. C'est un
premier point, important, dans la démonstration de Best. Le
second, c'est que l'infuence des peltastes, de leur armement et de
leurs méthodes de combat, aurait commencé à s exercer à une
époque plus ancienne. D'où sa conclusion qu à la fin du Ve siècle les
peltastes n'étaient plus considérés comme un type de combattants
particuliers à la Thrace et aux régions de l'Hellespont. De la sorte, il
ne reste déjà plus de place pour Iphicrate dans leur histoire : on
parle de la même façon de la guerre de Sparte contre la Perse et de
la guerre de Corinthe. A propos des réformes d'Iphicrate, Best
souligne d'autre part l'absence de tout témoignage contemporain (en
particulier chez Xénophon) et tient pour douteux ceux de Diodore
et de Cornélius Népos (Diodore ayant tout inventé pour rendre
compte des succès d'Iphicrate).
Nous ne pouvons suivre en détail l'argumentation de Best
quand il se fonde sur 1 analyse de la tactique militaire : c'est une
affaire de spécialistes. Il nous aura suffi de remarquer que, pour
accréditer un certain schéma, Best manque parfois d'objectivité
dans l'analyse des sources et en infléchit l'interprétation dans le sens
qui lui convient. Reste le problème qui nous intéresse
particulièrement ici, c'est-à-dire le mercenariat. Pensant à juste titre que la
majorité des mercenaires présents dans les armées de Sparte et
d'Athènes au IVe siècle était formée de peltastes, Best se demande
pourquoi on choisissait ce type de combattants. Ce à quoi il répond
très simplement : parce que les cités disposaient d'hoplites en la
personne de leurs propres ressortissants, mais non pas de peltastes.
et qu'il leur fallait donc en louer dans les régions arriérées de Grèce
centrale. Il impute ainsi l'essor du mercenariat à des exigences
purement militaires - contrairement à ce que l'on· sait par ailleurs.
Voilà, me semble-t-il, le point le plus faible de sa construction, qui
nuit à la solidité de l'ensemble. Du fait que les Grecs ont embauché
des peltastes dans les régions arriérées résulte également, aux yeux
de Best, que tous les soldats armés de javelots et de lances étaient
des peltastes.
Entre deux siècles 49

Le refus d'admettre au IVe siècle une réforme des peltastes et


l'influence exercée par les peltastes thraces l'amène également à
dénier, sur un plan plus général, toute nouveauté à l'art militaire
contemporain. Remarquant à juste titre que "les hoplites
constituaient le noyau" des armées grecques, il estime qu'"au IVe siècle
ne s'est produit aucun changement essentiel dans l'art militaire grec
et que la situation dans l'armée est restée exactement la même
qu'auparavant" ' ' - ce qui ne correspond pas à la réalité.
J.K. Anderson ne nie pas les réformes d'Iphicrate, mais il les
explique essentiellement par l'influence de l'Egypte, en arguant du
fait que Diodore les associe au rôle joué par Iphicrate dans la
campagne des Perses contre ce pays : c'est parce qu'il n'aurait pas été
satisfait de l'armement traditionnel des peltastes qu'Iphicrate les
aurait dotés d'un nouvel armement offensif, prenant pour modèle la
longue lance des Egyptiens sans rien changer au bouclier
traditionnel qui donnait une protection suffisante sans gêner les mouve-
ments <49>.
Il est évident que la mise au point définitive du nouveau type
d'armée coïncide avec le temps de service d'Iphicrate contre
l'Egypte, comme on l'a déjà souvent remarqué : mais il n'y a
aucune raison pour autant de détacher sa réforme du contexte grec
et de nier en l'occurrence l'influence des Thraces que les Grecs
connaissaient bien et de longue date ' '.
Les nouveaux peltastes se situent entre les soldats lourdement
armés, c'est-à-dire les hoplites, et les soldats armés à la légère : ils
pouvaient de la sorte agir aussi bien en ordre serré à la manière des
hoplites de la phalange (qu'ils n'égalaient cependant pas) qu'en
petites unités. Les capacités manoeuvrières de la phalange étaient
extrêmement limitées, sinon inexistantes : sa force résidait dans
l'unité et la cohésion de la formation. Les peltastes pouvaient au
contraire être aisément inclus dans un ensemble sans rien perdre de
leur liberté de manoeuvre sur le champ de bataille. De la sorte, le
combat gagnait en dynamisme : le général avait la possibilité de

(48) Best, p. 139


(49) J.K. Anderson, op.cit., p. 129-131 ; cf. p. 120.
(50) A ce sujet, voir Best, p. 4 sqq.
50 Entre deux siècles

regrouper ses troupes au cours de la bataille en fonction de la


situation et de créer en cas de besoin une force de frappe capable de
percer une phalange disposée en ligne ; et surtout le général pouvait
tirer parti de la mobilité des peltastes en manoeuvrant de façon à
attaquer la phalange ennemie en ses endroits les plus vulnérables,
de flanc et même de revers. C'est pourquoi l'introduction de ces
combattants de type nouveau qu'étaient les peltastes exerça une
influence certaine sur le développement de 1 art militaire
grec '. On assista, avant tout, à la fin du monopole des armées

(51) Aymard et Bengtson parlent même de "révolution militaire"


(A. Aymard, "Remarques sur la poliorcétique grecque", EAC 2 I 1959)
p. 7 ; cf. H. Bengtson, dans H. Bengtson et E. Bresciani, The Greeks
and the Persians (London. 19691 p. 224).
(52) Nous devons cependant émettre quelques réserves, pour ne pas donner
une fausse impression : nous ne sommes pas du tout encline à exagérer
l'importance des peltastes par rapport aux hoplites qui ne perdent
nullement de leurs capacités au IVe siècle ; c'est précisément avec des
hoplites qu'Epaminondas remporta ses plus brillants succès. Le
IVe siècle a apporté assez peu de nouveautés dans l'art militaire,
apparaissant ainsi plus ou moins, sur ce plan, comme un siècle de transition,
et ces nouveautés ont concerné aussi les hoplites. Comme l'a naguère
fort bien montré J.K. Anderson {op. cit., p. 40-42 et 111 sq. ; cf.
A. M. Snodgrass, op. cit., p. 109), il est inexact de présenter les hoplites,
leur armement et leur tactique, comme quelque chose de figé et
d'immuable : leur évolution va dans le sens d'un allégement de leur
armement, ainsi que d'un accroissement de leur mobilité et de leur
manoeuvrabilité, de telle sorte que l'hoplite du IVe siècle se distingue
nettement du fantassin lourdement armé du Ve et à plus forte raison du
VIe. Anderson critique avec raison ceux des savants contemporains qui
pensent qu'au IVe siècle les hoplites étaient tombés en désuétude et
font reproche à Xénophon et à ses amis Spartiates de ne pas l'avoir
compris. Bien qu'il soit possible que Xénophon ait sous-estimé les
capacités de la nouvelle infanterie légèrement armée, il ne s'ensuit pas
pour autant que les Grecs dussent ne compter que sur elle iib., p.lll
sq. ). Au cours du IVe siècle grandit l'importance des fantassins légers
et de la cavalerie, ce qui fait que s'élabore une nouvelle tactique dont la
caractéristique était "l'union de tous les types de combattants en un
seul ensemble" (V.D. Blavatskij, Etudes sur l'art militaire dans les
Etats antiques du nord de la Mer Noire (en russe ; Moscou, 1954)
p. 53). A cet égard, est tout à fait curieuse la comparaison, attribuée par
Polyen à Iphicrate (III, 9, 22), d'une armée avec un corps humain dont
Entre deux siècles ôl

hoplitiques caractéristiques des cités grecques ; un coup était ainsi


porté à l'organisation militaire de la communauté civique. Mais
pour autant que pussent se manifester toutes les potentialités du
nouveau type de combattants, il fallait que les soldats dotés d'un
armement nouveau fussent animés d'un nouvel esprit militaire. Le
combat en formation serrée des citoyens hoplites exigeait des
qualités de courage, de fermeté et de ténacité : car la force de la phalange
résidait avant tout dans son monolithisme ; pas un seul combattant
ne devait abandonner sa formation avant de vaincre ou de mourir.
Dans le cas des peltastes, en plus de ces qualités, il en fallait
d'autres : l'habileté à manoeuvrer, en s'éloignant au besoin des
parties fortes de la phalange adverse pour tomber à l 'improviste sur ses
parties faibles ; la rapidité d'action, qui garantissait le succès de la
manoeuvre ; de la part des subalternes, beaucoup d'esprit de
décision et d'audace, de manière à faire face à des changements de
situation qui exigeaient des réactions rapides et justes. Ce qui, de
façon générale, était désormais requis des combattants, c'étaient
justement ces qualités nouvelles caractéristiques des mercenaires

la phalange constituerait le tronc, les fantassins légers les bras, les


cavaliers les jambes et le stratège la tête. Deux idées attirent
l'attention : l'idée qu'une armée est une union organique de différents
éléments et n'est forte que par la coordination de leurs activités ; la place
qui est faite au stratège et à la phalange (cf. Plutarque, Moral., 187 B).
La diffusion des peltastes allait dans le même sens que le
développement général de l'art militaire : car ce type d'armée nécessitait un
nouvel armement, de nouveaux procédés tactiques, un apprentissage
personnel et une discipline fondée sur l'autorité d'un chef expérimenté.
Les peltastes grecs ne constituaient pas - à la différence des hoplites,
des archers ou des frondeurs - un élément traditionnel de l'armée ;
c'étaient surtout des mercenaires qu'avaient embauchés des chefs
expérimentés tels qu'Iphicrate ou Chabrias. Leur supériorité reposait dans
une large mesure sur de tels stratèges, et c'est pourquoi l'échec des
peltastes dans l'armée Spartiate est à imputer avant tout aux généraux
Spartiates qui possédaient pourtant une réputation méritée à la tête des
hoplites. Dans l'histoire de l'art militaire, les peltastes ne
représentèrent dans l'ensemble qu'un épisode : leur apogée se situe dans la
première moitié du IV siècle, avant que l'armée macédonienne ne prenne
la première place avec sa nouvelle phalange et sa cavalerie. Si l'époque
hellénistique conserva les peltastes, ce fut seulement pour en faire des
forces auxiliaires semblables à d'autres types d'infanterie légère.
52 Entre deux siècles

professionnels dont toute la vie se passait en présence du danger,


était soumise à de nombreuses vicissitudes, et dont l'esprit et le
corps s'endurcissaient par une pratique ininterrompue.
Pour un peltaste également comptait beaucoup l'apprentissage
professionnel. L'hoplite, lui, agissait non pas de façon
indépendante, mais comme l'un des éléments de sa formation et son
principal objectif était d'y conserver, coûte que coûte, son poste de
combat : dans ces conditions, l'apprentissage professionnel avait
beaucoup moins d'importance. Il en allait tout autrement du peltaste qui
agissait souvent en petites unités, et souvent aussi de façon isolée ;
dans ces conditions, l'expérience et la discipline étaient les qualités
de base du combattant, qui ne pouvaient s'acquérir qu'au sein
d'une armée professionnelle '^ . C'est pourquoi la multiplication
des corps de peltastes était la conséquence naturelle tant de
l'évolution de l'art militaire que du développement du mercenariat.
Mais l'apparition de ce nouveau type de combattant, de ce
type standardisé ' ' que constitue "le peltaste d'Iphicrate",
influença en retour le mercenariat, contribuant à stimuler son
développement. Par la suite, les peltastes devinrent une partie
constituante de toutes les armées - le fait que leur armement était

153) Comme l'écrit Cornélius Népos, Iphicrate s'est rendu célèbre non pas
tant par ses exploits que par la discipline de son armée (XI, 1, 1).
Polyen a conservé d'assez nombreux récits relatifs à la sévérité
d'Iphicrate en matière de discipline, à l'importance qu'il accordait chez les
soldats à l'apprentissage de la discipline, du courage et du sentiment de
solidarité (Polyen, III, 9, 4 ; 21 ; 31 ; 32 ; 34 ; 35 et al. ). De sa
discipline sévère, allant jusqu'à la brutalité, témoigne aussi Frontin dont
l'un des Stratagèmes rapporte qu 'Iphicrate tua à Corinthe une
sentinelle qui s'était endormie, en ajoutant ces mots : "Je l'ai laissée comme
je l'ai trouvée" (Strat., III, 12, 2). Il est vrai qu'il ne s'agit là que
d'anecdotes relatives aux thèmes traditionnels des recueils de
"Stratagèmes ' et qui peuvent aussi bien se rapporter à n'importe quel général
énergique ; il est pourtant significatif que, dans l'abondante liste des
commandants militaires du IVe siècle, la tradition ait justement choisi
Iphicrate : pour le nombre des récits parvenus jusqu'à nous, seul Epa-
minondas, autre réformateur de l'art militaire au IV1' siècle, peut lui
être comparé. Cf. Parke, p. 78 sq. ; J.K. Anderson, op. cit., p. 120.
(54) Cf. G. T. Griffith, op. cit.. p. 239 ; M. Launey, Recherches sur les
armées hellénistiques I (Paris, 1949) p. 367.
Entre deux siècles 53

beaucoup plus simple que celui des hoplites, et donc beaucoup plus
accessible pour les citoyens ruinés candidats au mercenariat jouant
aussi un certain rôle dans ce processus.
Au total, le lien entre peltastes et mercenaires devint si étroit et
si évident aux yeux des contemporains que le mot peltastes fut
parfois utilisé comme synonyme de misthophoros ' . Cela s'observe
dans les discours d'Isocrate ' ', ainsi que chez Platon ' . Un
passage de Platon est, à cet égard, particulièrement significatif : dans
le Théétète (165 d), Socrate compare de façon pittoresque celui qui
mène une discussion pour de l'argent à un peltaste mercenaire, un
peltastikos anèr misthophoros qui, se tenant en embuscade, assaille
son adversaire de mille questions. D'autre part, comme pour les
Grecs du IVe siècle l'hoplite c'est avant tout le citoyen, nos sources
opposent parfois les mercenaires non pas aux citoyens, mais aux
hoplites (^81.
La création de ce nouveau type de combattant, bien loin d'être
isolée, ressortit à un long processus auquel a participé Iphicrate
avec son expérience et sa connaissance des opérations militaires.
D'après son biographe, il commanda déjà à Corinthe avec tant de
rigueur qu'on η 'avait jamais vu en Grèce d'armée aussi obéissante.
Les soldats étaient si bien dressés qu'au signal donné ils prenaient
eux-mêmes leurs positions, comme si un chef habile les y avait
placés (Corn. Nepos XI, 2, 1 sq. ).
Cornélius Népos situe la mise au point du nouvel armement
durant les années où Iphicrate participa à la conquête de l'Egypte
pour le compte des Perses, c'est-à-dire en 374 au plus tôt. Celui-ci

155) II ne faut cependant pas en faire une règle générale et voir en chaque
peltaste un mercenaire : voir à cet égard les justes remarques de Best
(p. 134 sq. ; cf. p. 128). Voir également ses observations sur le fait que
Xénophon (par ex. Heli. IV. 8, 35) énumère les forces militaires en
partant d'un principe différent : hoplites, Lacédémoniens et
mercenaires (Best, p. 91. n.59).
(56) Isoc. IV, 115 ; 141 ; 144 ; XV, 111 ; à ce sujet, voir Parke, p.44sç.,
n.6 ; p. 61, n.4.
(57) Platon, Lettres, VII, 348 a-b et e ; 349 c ; 350 a . Cf. Parke, p.115 ;
Best, p. 121 sq.
(58) Par ex., Xén., Heli, IV, 8, 35 ; Philochore, fr.132 (FHG I :
provenant de Denys d'Halicarnasse).
54 Entre deux siècles

commandait alors à 12 000 hommes dont il améliora tellement


l'entraînement et la discipline que, "de même qu'autrefois les
soldats romains de Fabius furent nommés les Fabiens, ainsi les Iphi-
cratiens furent en très haute estime ches les Grecs" {ib., XI, 2, 4).
Après leur victoire de Léchaïon, les mercenaires athéniens
jouirent d'une telle réputation qu'on les envoya à Sestos en 389 : ce qui
est d'autant plus significatif qu'Athènes accordait alors un intérêt
croissant à la région de l'Hellespont. De leurs activités ne retenons
que ceci : après un premier temps consacré par les mercenaires
athéniens et les soldats Spartiates au pillage des territoires ennemis,
Iphicrate, à la tête de ses peltastes, infligea aux Spartiates une
défaite aussi sérieuse que celle de Léchaïon, en usant de la même
tactique (59).
On ne connaît par ailleurs que très peu de choses sur les
mercenaires opérant en Grèce. En 388, Aristophane mentionne, dans sa
comédie du Ploutos (v.174), le xénikon se trouvant à Corinthe sous
le commandement de Chabrias '" . Celui-ci disposait là d'au moins
800 mercennaires - puisque tel est le nombre de ceux qui
l'accompagnèrent bientôt à Chypre .
Ni Iphicrate ni Chabrias ne retournèrent à Athènes après la
guerre. Iphicrate se loua en Thrace ' , sans que nous connaissions
malheureusement rien de ses activités qui ne soit de caractère

(59) Xén., HelL. IV, 8, 34-39 ; Polyen. III. 9. 44 ; Frontin. Strat., I, 4. 7 ;


II, 5, 42. Xénophon écrit que la majorité des 1 200 mercenaires partis
avec Iphicrate avait déjà servi sous son commandement en Grèce. Par
conséquent les Athéniens ou bien se procurèrent les autres en
procédant à un nouvel enrôlement de mercenaires, ou bien disposaient
d'autres contingent de peltastes que nous ne connaissons pas. Voir
également Parke, p. 55 ; J.K. Anderson, op. cit., p.l28sq. ; cf. Best, p. 90-
92.
(60) Dèm., IV, 24 ; Diod., XIV, 92. 2 ; Harpocr., s. v. Xénikon en Korin-
thô ; cf. Xén., HelL, V, 1, 10.
(61) Xén., HelL. V, 1, 10-13 ; Dèm.. XX, 76. Cf. Parke, p. 56 ; Best, p.92-
95.
(62) Cf. Corn. Nép.. XI. 2, 1 ; Dèm.. XXIII. 129. Cf. K.J. Beloch.
op.cit.. III, 2 (1923) p.86 sq. ; Parke. p. 55 sq. ; T.D. Zlatkovskaja,
Les origines de l'Etat chez les Thraces (en russe ; Moscou, 1971)
p.218.
Entre deux siècles 55

anecdotique . Il est très vraisemblable que son aide fut très


précieuse à Cotys, puisque celui-ci lui donna sa fille en mariage .
Chabrias, lui, resta servir en Orient. Dès cette époque ancienne du
mercenariat, on note donc le désir des chefs de s'émanciper du
contrôle de la cité, comme nous l'observerons fréquemment par la
suite.
On sait peu de choses sur les mercenaires de Sparte pendant la
guerre de Corinthe. La majeure partie d'entre eux était constituée
par d'anciens soldats de Cyrus qui, nous l'avons vu, étaient pour la
plupart passés d'Asie Mineure en Grèce en même temps qu'Agèsi-
las. A la bataille de Coronée, ils affirmèrent leur supériorité
militaire sur les citoyens, remportant deux victoires au cours d'une seule
bataille - la seconde, qui plus est, faisant suite à une défaite des
citoyens '. Remarquons que cette bataille est la première de
l'histoire grecque, autant que nous le sachions, où des mercenaires grecs
furent utilisés par les deux parties sur le territoire même de la
Grèce (661.
Toute de suite après cette bataille (comme on l'a déjà signalé I
s'interrompirent les grandes campagnes, et la lutte ne se poursuivit
qu'avec des forces mercenaires (Xénophon, Hell., IV, 4, 14), se
muant ainsi en guerre d'usure où le pillage du territoire ennemi et
l'intervention de petits contingents jouèrent un rôle essentiel. Mis à
part cette remarque d'ensemble de Xénophon, nous ne trouvons
dans nos sources que trois mentions de mercenaires au service de
Sparte : à Corinthe (Polyen, III, 9, 45), à Egine (Xén., Hell, V, 1,
10-12) et dans la région de l'Hellespont où fut recruté un millier de
mercenaires qui s'opposèrent efficacement à Iphicrate dépêché sur
les lieux (ifc., IV, 8, 31 sqq.).

(63) Polyen, III, 9, 4 ; 41 ; 46 ; 50 ; 60 ; 62 (cf. Parke, p. 56, n.l) ; Dèm.,


XXIII, 129 sqq. ; Ps.-Arist., Econ., II, 2, 26 ; Frontin, Strat., I, 6,
3 ; II, 12, 4. Cf. Best, p. 116-1 18.
(64) Dèm., XXIII, 129 ; Cf.Kahrstedt, "Iphikrates", col.2019 sq. ; I.
Babst, op. cit., p. 181 sq. Dans son Protèsilaos, le poète comique
Anaxandridès s'est moqué du mariage d'Iphicrate (fr.41, Kock, II ;
fr.41, Edmonds II = Athénée, IV. 131).
165) Xén.. Hell., IV, 3, 15-19 ; Xén.. Agés., II, 11.
166) Cf. Parke, p. 47.
.% Entre deux siècles

Résumons-nous. La période envisagée se distingue de la guerre


du Péloponnèse sur quelques points fondamentaux. Tout d'abord,
par l'accroissement considérable du nombre des mercenaires, où
l'Orient joua un rôle particulier. Depuis longtemps, on utilisait ici
des mercenaires grecs, dans les satrapies perses d'Asie Mineure et
en Egypte. Disposant d énormes moyens financiers, les souverains
orientaux pouvaient louer des soldats grecs dans des proportions
impensables en Grèce. De ce fait, en fin de campagnes,
s'accumulaient à la périphérie orientale du monde antique des masses de
mercenaires, parfois même sous forme de contingents organisés
prêts à passer au service des cités. Il en alla ainsi avec les
mercenaires de Cyrus qui, à l'issue de leur "anabase ", s'engagèrent
majoritairement aux côtés de Sparte en Asie Mineure et furent ensuite
transférés en Grèce. Dans ces circonstances, l'affluence de
mercenaires en Orient et la possibilité d'en faire venir des contingents tout
constitués favorisèrent bien sûr le développement du mercenariat.
L'Orient joua donc, dans une certaine mesure, le rôle du catalyseur
aux premiers stades de ce processus. Durant la guerre de Corinthe,
l'un et l'autre camp utilisèrent des mercenaires sur le territoire
même de la Grèce. Il est significatif à cet égard qu'on ait, quelques
siècles plus tard, justement mis en rapport la guerre de Corinthe et
le début de l'utilisation des mercenaires .
En second lieu, on assiste à l'élargissement des zones
alimentant les contingents mercenaires.
En troisième lieu, on constate que s'affirme le nouveau
principe de financement des forces mercenaires : sur le butin de guerre -
ce qui modifie le caractère même des rapports existant entre les
mercenaires et la polis et confère à ceux-là, ainsi qu'à leurs chefs,
une grande indépendance.
On assiste enfin à l'apparition d'un nouveau type de
combattants, les peltastes - ce qui signifie que la spécificité des contingents
mercenaires par rapport aux milices citoyennes traditionnelles était
si affirmée que s'avéra nécessaire la création d'un nouveau type de
combattants qui correspondît mieux à la nature de ces nouveaux
contingents.

(67) Schol. ad Dem., IV, 24 (Dindorf, p. 154)


CHAPITRE II

L'Epoque des peltastes

dlphicrate (380-360)

rétablir
produisent
de
confédération
hostilités
partout
critique,
reconnaissance
définitive
nouveaux
maritime
contradictions
traduisant
Etats
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fait
des
La
les
de
se
la
58 L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360)

recrudescence générale des luttes intérieures dans les cités suscita


cependant un complet bouleversement : les conflits entre
démocrates et oligarques les amenèrent en effet à faire appel à Sparte,
Athènes et Thèbes.
La paix de 371 ne provoqua pas la fin des hostilités : ce fut une
sorte de compromis entre Sparte et la démocratie modérée
d'Athènes, tandis que Thèbes et la Thessalie, qui venaient de renforcer
leur puissance, manifestèrent leur opposition au traité. Entre
temps, c'est avec suspicion que les Athéniens, qui s'étaient de
nouveau engagés sur la voie d'une politique impérialiste, assistaient au
renforcement des Thébains, leurs nouveaux alliés.
Mettant à profit les circonstances, Sparte s'efforça d'abattre
Thèbes : mais elle fut écrasée à Leuctres en 371. A la suite de quoi
disparaissent les derniers vestiges de l'influence Spartiate en Grèce
centrale et dans le Péloponnèse même s'affirment les démocrates.
En 370, le démos de Corinthe, Sicyone, Phigalie, Tégée, se soulève,
les armées thébaines entrent dans le Péloponnèse, la ligne arca-
dienne se constitue et la Messénie redevient indépendante. Sparte
se retrouve au bord de la catastrophe, et c'est seulement grâce à
l'intervention d'Athènes et aux luttes internes en Thessalie qu'elle
échappe à une ruine définitive.
La lutte ne s'en poursuivit pas moins dans le Péloponnèse de
façon particulièrement acharnée. Le démembrement, en 362, de la
ligue arcadienne et la véritable guerre qui mit aux prises ses
éléments constituants suscitèrent une nouvelle campagne des Thébains
dans le Péloponnèse, qui se termina par la bataille de Mantinée
(362) : les Spartiates furent à nouveau battus. Tout de suite après
fut conclue une paix qui reconnaissait la situation existante : Sparte
perdait pour toujours la possibilité d'influer sur les affaires de la
Grèce ; la Béotie, affaiblie par de longues guerres, ne pouvait plus
prétendre à un rôle hégémonique ; et Athènes n'y gagna rien non
plus, déchirée qu'elle était par des conflits internes.
Dans les années 380-360, le mercenariat poursuit le développe-
metn amorcé à la fin du Ve siècle et au début du IVe. Sans doute
η 'existe-t-il pas pour cette époque de données chiffrées comparables
à celles que fournit YAnabase ; on a cependant de bonnes raisons
L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360) 59

de le penser, dans la mesure où les causes qui avaient poussé


certaines fractions de la population grecque sur cette voie η 'avaient alors
absolument pas disparu. Cette époque est en effet marquée non
seulement par des hostilités presque ininterrompues fauteuses de
ruines, mais aussi par une brusque aggravation des luttes sociales : au
moment où, après l'effondrement de l'hégémonie des Spartiates, les
éléments démocratiques se dressent résolument contre les régimes
oligarchiques qu'ils avaient imposés à de nombreuses cités. Dans
ces conditions, l'âpreté des luttes sociales entraîna notamment
l'augmentation du nombre des anciens citoyens qui cherchaient
dans le mercenariat un moyen de subsister. L'acharnement des
luttes politiques, tant internes qu'externes, multipliait donc les
mercenaires : et ceux-ci, du fait qu'ils étaient impliqués dans ces luttes,
rendaient la situation encore plus complexe, non seulement en
renforçant militairement les partis opposés, mais aussi, comme nous
l'avons vu, en faisant du butin la base de leur entretien.
C'est à cette période qu'appartiennent les tentatives faites par
Athènes pour restaurer sa domination maritime. L'étude des
sources qui les relatent nous place devant les même difficultés que
lorsqu'il s'agit d'étudier le rôle des mercenaires dans la flotte
athénienne durant la guerre du Péloponnèse ' ' : comment déterminer
leur part dans la composition des équipages ?
Les rameurs, les matelots et les épibates ne sont pas
expressément qualifiés de mercenaires dans nos documents, mais quelques
textes permettent de considérer certains d'entre eux comme tels
également à cette époque. Parlons d'abord chiffres : il est question de
60 bateaux (Xén., HelL, V, 4, 63), puis Xénophon note, comme un
fait exceptionnel, qu'en 376 il ne restait plus d'autre solution aux
Athéniens bloqués par les Péloponnésiens que de combattre eux-
mêmes sur mer {ib., V, 4, 61). Plus tard encore, Timothée, nommé
stratège des navires que l'assemblée du peuple avait décidé
d'envoyer au secours de Corcyre assiégée, ne réussit pas à recruter
dans sa patrie des équipages (là aussi pour 60 vaisseaux) et se mit à

(1) Péloponnèse"
Cf. L.P. Marinovic,
(en russe), "Les
VDI mercenaires
1968. 4. p. 74à sq.
l'époque de la guerre du
60 L 'époque des peltastes d Iphicrate (380-360)

croiser entre les îles en essayant d'équiper sa flotte (ib., VI, 2, 11


sq. ). Et son remplaçant Iphicrate veillera particulièrement à
l'entraînement de ces équipages {ib., VI, 2, 27 sqq.).
On sait aussi que l'entretien de la flotte suscitait de grandes
difficultés financières, et on observe que les stratèges athéniens usèrent
pour cela des moyens les plus divers - depuis le pillage des territoires
ennemis jusqu'aux travaux des champs à fin d 'autosubsistance ' .
Cela ne prouve cependant pas que les équipages n'étaient constitués
que de mercenaires.
Il est impossible de déterminer la place exacte que ceux-ci y
occupaient, mais il est probable qu'elle a été moindre que durant la
guerre du Péloponnèse ' . Leur nombre absolu devait en tout cas
être inférieur à celui qu'il avait été : car la flotte athénienne n'avait
plus l'envergure qu'elle avait eue au Ve siècle ; mais il y eut aussi de
nouvelles flottes créées par des Etats comme la confédération
béotienne qui n'en avait pas possédé auparavant.
Athènes participait surtout aux opérations terrestres avec le
concours de ses alliés et par l'envoi, dans les régions stratégiques,
de corps expéditionnaires qui étaient en grande partie formés de
mercenaires - sans qu'y apparaissent pratiquement de citoyens
hoplites ' . Il est vrai que les soldats d'Athènes ne sont pas
toujours, dans nos sources, qualifiés de mercenaires : mais il y est
souvent précisé qu'il s'agit de peltastes qui, à cette époque, étaient

(2) Xén., Hell, V. 4, 66 ; VI, 2, 37 sq. ; Isoc, XV, 109 ; cf. Dèm., IV, 28.
Voir également infra, p. 2 50.
131 Cf. M. Amit, Athens and the Sea. A Study in Athenian Sea-Power
(Bruxelles-Brechem, 19651 p. 48 sq.
(4) Xénophon ne mentionne que deux contingents athéniens, pour deux
campagnes qui n'avaient dans l'ensemble aucune importance. Dans le
premier cas, il dit lui-même des activités d'Iphicrate qu'elles furent
absurdes et inutiles \Hell. , VI, 5, 49 sqq. ) et, dans le second, contre Oro-
pos, que les Athéniens, qui n'avaient pas reçu le soutien de leurs alliés,
furent obligés de s'en aller en abandonnant la ville aux Thébains (VII.
4, 1). Les peltastes participèrent également à ces deux campagnes. Les
hoplites sont aussi mentionnés : VI, 2, 37 (évidemment des épibates :
cf. Parke, p. 81 1 ; VII. 4. 4 sq. (des garnisons venant de Corinthe).
L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360) 61

essentiellement des mercenaires '5\


Notre principale source, Xénophon, parle peu des
mercenaires. Ils n'apparaissent dans son récit qu'à l'occasion de tel ou tel
épisode, en 379, 378, 374, 369, 368, 366, 365 - sans que l'on sache
d'où ils viennent et où ils vont après la fin de la campagne. Pendant
toute cette période, il doit s'agir des mêmes soldats, au moins pour
la plupart d'entre eux.
La campagne de 378 compta beaucoup dans le développement
du mercenariat quand Athènes, venant en aide aux Thébains,
dirigea contre Agèsilas 5 000 fantassins et 200 cavaliers sous le
commandement de Chabrias ' ' qui obtint alors, selon Parke ' ', "son
plus fameux succès" : tandis qu'il se préparait à attaquer, Agèsilas
fut frappé, au dire de Diodore, par la discipline des soldats adverses
et se retira '°'. Ce fut encore là une victoire des peltastes sur les

(5) Cf. J. Kromayer, "Studien iiber Wehrkraft und Wehrverfassung der


griechischen Staaten, vornehmich ïm 4. Jahrhundert v. Chr.", Klio 3
(1903) p. 51.
(6) Cf. Diod., XV, 32, 2 (fantassins) ; cf.32, 5 (mercenaires). Les Athéniens
aidaient les Thébains pour la seconde fois. Durant l'hiver 379/8 ils
envoyèrent contre Cléombrotos qui avait fait interruption en Béotie,
Chabrias (avec des "peltastes athéniens") qui était à peine revenu
d'Egypte (il est possible que certains des peltastes en revenaient
également). Les mercenaires fermèrent l'accès à la Béotie par Eleuthères et
forcèrent les Spartiates à passer par la route qui menait à Platée où les
attendait une garnison thébaine et où ils furent en grande partie
massacrés (Xén., HelL, V, 4, 14). A propos des "peltastes athéniens", voir
Parke, p. 76 ; Best, p. 96 sq. ; J.K. Anderson, Military Theory and
Practice in the Age of Xénophon (Berkeley-Los Angeles, 1970) p. 138
d'opinion de Best est la plus convaincante).
(7) Parke, p.77.
(8) Diod., XV, 32, 3 sqq. ; cf. Corn. Nép., XII, 1, 2 ; Polyen, II, 1, 2 ;
Aristote, Rhétor., III, 10, 1411 b 6. Chabrias utilisa alors une nouvelle
technique qui a donné naissance à une littérature assez abondante ; la
discussion a été de surcroît stimulée par la découverte, sur l'agora
d'Athènes, de fragments d'une statue de Chabrias dédiée par le démos,
ainsi que les tentatives de reconstitution dont ils furent l'objet (selon
Diodore XV, 33, 4, le général avait pris, pour cette statue, la même pose
que ses soldats en face des Spartiates). La nature même de la manoeuvre
est toujours matière à discussion ; mais nous n'avons pas à intervenir
62 L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360)

hoplites Spartiates, intéressante dans le cadre de l'évolution en


cours ; les peltastes de Chabrias sont déjà armés de lances ; leur
discipline et leur métier sont d'un niveau très élevé et suscitent
l'admiration de l'adversaire. Comme on l'a déjà remarqué, la formation
d'un nouveau type de peltastes fut un processus long et complexe :
l'exemple de Chabrias montre que le mérite n'en revint pas au seul
Iphicrate '^'.
Par la suite, les mercenaires sont maintes fois mentionnés dans
nos sources, mais ces renseignements n'apportent en général rien de
radicalement nouveau. C'est ainsi qu'en 374, 600 peltastes

dans cette question proprement militaire, dans la mesure où ce qui nous


intéresse, c'est le fait même de l'apparition d'une tactique inédite dans le
processus de formation du peltaste "de type nouveau". Dans les travaux
récents (de Buckler, Anderson, Best), se remarque la tendance à mettre
en rapport la manoeuvre de Chabrias non pas avec les peltastes, mais
avec les hoplites. Buckler et Anderson, repoussant partiellement la
description de Diodore, donnent leur propre interprétation, un peu
différente, de la manoeuvre et insistent beaucoup sur cette question. Best, au
contraire, tente de comprendre l'ordre de Chabrias en s'en tenant au
texte de Diodore et veut trouver dans sa terminologie même la preuve
qu'il ne peut s'agir que des hoplites : Diodore (XV, 32, 5) parle en effet
d'aspidas et non de peltas, comme il aurait dû le faire, selon Best, s'il
avait été question de peltastes. Cette interprétation découle des vues
d'ensemble de Best, en particulier de son refus de croire en l'historicité
des réformes concernant des peltastes au IV siècle (voir supra), et lui
sert d'argument contre Parke qui considère, lui, cet épisode comme un
moment dans le processus de création d'un nouveau type de peltaste
(Best, p. 108-1 10 ; cf. Parke, p. 77 et 81). Afin de prouver que la
manoeuvre a trait aux hoplites, il semble cependant que Best soit amené
à forcer le texte de Diodore, en traduisant soldats par hoplites dans la
phrase Chabrias... ton misthophorôn aphègouménos. Outre les travaux
déjà cités de Parke et de Best, voir I. Babst, Les hommes d'Etat de la
Grèce ancienne au temps de sa décadence (en russe ; Moscou, 1851 )
p. 176 sq. ; B. Miïller, Beitrage zur Geschichte des griechischen Sold-
nerwesens bis auf die Schlacht von Charonea (Frankfurt am Main,
1908) ; A. P. Burnett et C.N. Edmonson, "The Chabrias Monument in
the Athenian Agora", Hesperia 30 (1961) p. 74 sqq. ; J.K.. Anderson,
"The Statue of Chabrias", AJA 67 (1963) p. 411 sqq.; Military
Theory..., p. 89 sq. ; J. Buckler, "A Second Look at the Monument of
Chabrias", Hesperia 41 (1972) p. 466-474.
(9) Cf. Parke, p. 77 et 81.
L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360) 63

commandés par Ctèsiclès furent dirigés sur Corcyre ; ils passèrent


ensuite sous le commandement d 'Iphicrate puisque Xénophon
oppose à Corcyre "les hoplites des vaisseaux" amenés par Iphicrate
et les peltastes déjà présents sur les lieux ; avec cette armée, Iphi-
crate se porta, en Acarnanie, à l'aide des villes amies
d'Athènes ™'. En 369, des peltastes participèrent apparemment à
la campagne malheureuse de la milice athénienne contre les Thé-
bains 'H'. Des mercenaires commandés par Chabrias prirent part,
avec les Athéniens et les Corinthiens, à la campagne de 369-368,
coupant la route aux Argiens qui avaient fait irruption dans la
région d'Epidaure (Xén., Hell., VII, 1, 25). D'autres se trouvaient
sans doute, en 367, sous le commandement de Timomachos qui
assura si mal la garde de l'Onéion [ib., VII, 1, 41). Il est évident
qu'on en avait aussi envoyé, sous le commandement de Charès, au
secours de Phlious contre les Argiens et les Arcadiens, dans une
armée composée de citoyens "appelés à tour de rôle" (au nombre
desquels Eschine) et de mercenaires dirigés par Alkibiadès ; Charès
escorta à Pellène les bouches inutiles, vainquit en route l'ennemi, et
s'empara le lendemain de la place frontalière de Thyamia '^'. Des
mercenaires participèrent aussi à une campagne infructueuse des
Athéniens contre Oropos {ib., VII, 4, 1).

Les tentatives faites avec succès par les Athéniens pour utiliser
des peltastes amenèrent également les autres cités grecques à en
user. Dans la mesure où il s'agit essentiellement de mercenaires
professionnels, la multiplication de ce genre de combattants accrut
inévitablement le nombre et le rôle des formations mercenaires dans les
armées. C'est notamment à cette époque que Sparte tenta de
moderniser ses forces militaires en remplaçant, dans ses contingents

(10) Xén., Hell., VI, 2, 10 ; 37 ; cf. Diod., XV, 47, 4.


(11) Xén., Hell., VI. 5, 49 sqq. ; cf. Paus., IX, 14, 6 ; cf. Parke, p.82.
(12) Xén., Hell, VII, 2, 18-23 ; Eschine, II, 168 ; Diod., XV, 75, 3. A ce
propos, voir Parke, p. 83, n.l.
64 L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360)

mercenaires, les hoplites par des peltastes ' .


Sparte n'innova guère dans l'armement des peltastes, non plus
que dans leur utilisation tactique. Elle ne remporta pas, avec eux,
d'aussi brillantes victoires que ne le faisait Athènes et ne fournit pas
d'aussi célèbres chefs d'armée qu 'Iphicrate ou Chabrias ; c'est à la
tête de l'armée citoyenne que ses généraux connurent leurs succès.
Sparte utilisa des mercenaires dans les années 380-360 à des
fins variées : pour de longues expéditions hors de ses frontières, au
titre de garnisaires, et enfin comme force d'appoint à une armée
composée de citoyens et d'alliés. Xénophon signale encore un autre
usage spécifique des mercenaires à Sparte : c'étaient à des
mercenaires, "s'il y en avait", qu'étaient assignées "de son temps" les
sorties nocturnes dont Lycurgue avait chargé les Skirites ' '. On a
l'impression, d'après le contexte, qu'il s'agit là d'une
innovation ^K
Sans énumérer tous les cas où Sparte eut recours aux
mercenaires ' , nous en citerons quelques-uns de typiques. En

(13) Parke (p. 83) explique ce remplacement par le fait que, dans les années
380, les hoplites de Sparte devinrent des professionnels - en faisant
référence à l'anecdote racontée par Plutarque {Agés., XXVI) selon
laquelle Agèsilas opposa les citoyens des villes artisanales du
Péloponnèse, qui portaient de temps à autre les armée, aux soldats Spartiates.
En fait, les soldats Spartiates étaient déjà auparavant des
professionnels et aucune modification n'intervint sur ce point dans les années
380. De plus, une ville comme Athènes recrutait aussi des peltastes
alors que ses citoyens hoplites n'étaient pas des professionnels. Il est
évident qu'il faut plutôt en chercher la cause dans le développement
général du mercenariat et de l'art militaire. Les mêmes causes qui
eurent pour effet l'enrôlement de peltastes par Athènes forcèrent
également Sparte à entreprendre le remplacement d'hoplites par des
peltastes : étant de tempérament conservateur, elle tarda simplement à le
faire.
(14) Xén., Const. Lac, XII, 3. Voir le commentaire de F. Ollier. éd.
Xénophon, La République des Lacédémoniens (Lyon-Paris, 19341
p.63.
(15) On situe dans les années 380 la Constitution des Lacédémoniens : Ed.
Delebecque, Essai sur la vie de Xénophon (Paris, 1957) p. 195 et 508 ;
cf. Parke, p.89.
(16) Voir à ce propos Parke, p. 83-90 ; Best, p. 97-101, et aussi J.K. Ander-
son, Military Theory..., p. 126 sqq.
L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360) 65

382 ' '', lors de la guerre contre la ligue chalcidienne, les peltastes
loués pour Sparte par le roi Amyntas (Xén., Hell., V, 2, 38) se
trouvaient sous le commandement de Téleutias qui, ignorant tout de ce
genre d'armée, les envoya, sous la direction de Tlémonidas, contre
un contingent de cavalerie - ce qui leur valut d'essuyer une
défaite ' "' après laquelle on n'entend plus parler d'eux durant la
guerre d'Olynthe. Dans l'ensemble, leur participation aux
campagnes de Béotie (379-376) fut aussi peu couronnée de succès : ils
auraient été anéantis en 378 si l'approche des hoplites ne les avait
sauvés {ib., V, 4, 39 sq. ) ; et ils furent encore battus en 376 pendant
la campagne de Cléombrotos en Béotie {ib., V, 4, 59).
Les activités ultérieures des mercenaires furent tout aussi
malheureuses. Durant l'hiver 370/69, Sparte en recruta pour assurer la
garde de l'Isthme, mais qui furent défaits par les Mantinéens près
d'Orchomène. Cette défaite est très caractéristique des façons de
faire Spartiates : les soldats s'avancèrent trop loin à la poursuite des
ennemis et se privèrent de la possibilité de recevoir rapidement
l'aide de leurs hoplites ; ils n'étaient pas eux-mêmes formés à
résister seuls aux hoplites, comme l'étaient les peltastes athéniens.
Quand il apprit ce qui s'était passé, Agèsilas cessa d'attendre les
mercenaires, estimant qu'ils ne reviendraient pas - détail significatif
pour l'histoire du mercenariat dans la mesure où le roi ne comptait
pas sur la fidélité d'un détachement de mercenaires qui avait été
battu (bien que celui-ci finit malgré tout pal· rejoindre l'armée
d'Agèsilas). La façon qu'a Xénophon de souligner cette fidélité
indique qu'elle était plutôt inhabituelle. Le fait est aussi intéressant
d'un autre point de vue : perdant confiance en ses mercenaires,
Sparte fut contraint de recourir aux Hilotes, après avoir promis la

117) On connaît un enrôlement de mercenaires encore plus ancien : en 387,


immédiatement après la conclusion de la paix d'Àntalcidas, Agèsilas,
se préparant à combattre les Thébains, envoya depuis Tégée des
recruteurs ixénagoï) dans les villes pour embaucher des mercenaires. Mais il
est vraisemblable qu'il n'y eut pas de recrutement, puisque les Thé-
bains ne tardèrent pas à se joindre à l'alliance (Xén., Hell., V, 1, 33).
(18) Xén., Hell., V, 3, 3-6. Cf. Parke, p. 84 ; voir, cependant, Best. p. 112
sq.
66 L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360)

liberté à qui prendrait les armes ; mais une fois que plus de 6 000
d'entre eux se trouvèrent rassemblés et formèrent une troupe
organisée, ils commencèrent à inspirer aux Spartiates une frayeur qui ne
se dissipa plus ou moins que lorsqu'il s'avéra que les mercenaires
étaient restés fidèles ' .
Sparte utilisa aussi des mercenaires pour le service de garnison.
C'est ainsi que, pendant l'hiver 379/8, le roi Cléombrotos ' ' laissa
à Thespies une garnison sous le commandement de Sphodrias,
après lui avoir donné de l'argent pour recruter des peltastes. Après
avoir procédé à leur recrutement, Sphodrias envahit l'Attique (ib.,
V, 4, 15 et 20-24). La garnison, réduite aux seuls peltastes
mercenaires, qu'Agèsilas avait laissée à Thespies fut ensuite battue par les
Thébains, si bien que Sparte jugea préférable d'y envoyer un
bataillon de Spartiates. Agissant avec succès en conjonction avec les
hoplites, les peltastes mercenaires avaient donc été immédiatement
défaits dès qu'ils s'étaient manifestés seuls ' .
Les mercenaires apparaissent également dans la cavalerie spar-
tiate. Nos sources ne mentionnent certes pas une seule fois les
activités de ces cavaliers professionnels ; mais dans VHipparque de
Xénophon nous lisons que la cavalerie Spartiate s'améliora à partir
du moment où elle inclut des mercenaires '.
Les mercenaires servirent enfin dans la flotte. On ne sait pas
exactement quelle y était leur importance relative ; mais il semble
bien qu'elle ait été réelle, si l'on en juge par le fait qu'aux
pourparlers d'alliance entamés avec les Lacédémoniens s'oppose le stratège
athénien Kèphisodotos pour la raison suivante : tandis que sur terre

(19» Xén., Hell., VI, 5, 11-17 et 28 sq. ; cf. Diod., XV, 62. 1 (nous suivons
l'interprétation de Parke, p. 87 sq. ; cf. Best, p. 100 sq.).
(201 Dans son armée, il y avait également des peltastes (Xén.. Hell.. V, 4,
14 ; voir également J.K. Anderson, Military Theory.... p. 132 et ci-
dessus, p. 61 ).
(21) Xén., Hell.. V, 4, 41-46 ; Plut.. Pélop.. XV ; cf. Diod.. XV. 33, 5.«/.
On peut comparer cette défaite des peltastes de Phoïbidas à celle que
subirent en 382 Téleutias et ses peltastes {supra, p. 65) : comme celui-
ci, Phoïbidas n'avait pas compris les possibilités des peltastes (Parke.
p. 85 ; J.K. Anderson, Military Theory..., p. 126 sq.).
(22) Xén.. Hip., IX. 4 ; cf. Hell.. VI, 4, 10 sq.
L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360) 67

les Lacédémoniens seraient à la tête de citoyens athéniens, ceux-ci


η 'auraient à commander que des vaisseaux peuplés d 'Hilotes et de
mercenaires {ib., VII, 1, 12 sq.).
On peut donc dire que Sparte dépendit de plus en plus des
mercenaires. Même peu nombreux, ils constituent de plus en plus une
partie intégrante de l'armée Spartiate. Significative à cet égard est la
bataille de Mantinée avec laquelle s'achève la période envisagée :
dans le récit que Xénophon fait de cette bataille, les mercenaires
apparaissent comme une composante normale et nécessaire de
l'armée *23'.
L'histoire du mercenariat à cette époque témoigne du degré de
développement qu'avait atteint le système même de louage. En 382,
tandis qu'elle préparait sa campagne d'Olynthe, la ligue péloponné-
sienne prit la décision d'autoriser les alliés à remplacer la fourniture
de soldats par des versements d'argent : de 3 oboles éginétiques par
hoplite et de 12 par cavalier '24'. Un système semblable suppose un
grand essor du mercenariat et postule l'existence d'un marché de
mercenaires suffisamment développé : car si Sparte s'était résolue à
proposer une telle substitution, c'est qu'elle savait fort bien qu'elle
trouverait sans peine, au tarif habituel, assez de remplaçants. Or il
était prévu que l'effectif total de l'armée alliée s'élèverait à
10 000 hommes.
Pour les alliés, ce système présentait l'intérêt ou bien de
remplacer le service des citoyens par celui des mercenaires, ou bien, s'ils
fournissaient déjà auparavant une armée mercenaire, de les
dispenser de procéder eux-mêmes à son recrutement. Les alliés profitèrent
largement de cette possibilité : en 378, pour la campagne de Mna-
sippos à Corcyre, la majorité d'entre eux envoya de l'argent au lieu
et place de soldats (25'.

(23) Xén.. Hell., VII, 5, 10 ; cf. Parke, p.89 sq.


(24) Xén., Hell., V, 2, 20-22. Selon Diodore (XV, 31, 2), on comptait un
hoplite pour deux psiloï et un cavalier pour quatre hoplites.
(25) Xénophon dit que l'armée comprenait, outre les Lacédémoniens,
1 500 mercenaires, et il écrit ensuite que la majorité des alliés envoya
de l'argent à la place de soldats [HelL, VI, 2, 5 et 16) ; mais dans
68 L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360)

Les événements de Corcyre méritent qu'on les analyse de façon


détaillée. C'est un des rares témoignages à nous être parvenus sur la
vie des mercenaires au IVe siècle : il nous offre un tableau clair et
dramatique dans son authenticité, très intéressant dans le détail et
certainement juste dans l'ensemble. Après avoir débarqué dans
l'île, les soldats assiégèrent la ville et se mirent à piller la chora. Ils
dévastèrent les champs cultivés, détruisirent les maisons et les caves
à vin, s'emparèrent d'une grande quantité d'esclaves et de bétail. Ils
avaient la vie si belle, au dire de Xénophon, qu'ils ne voulaient plus
boire que du "Bouquet fleuri". Comme toujours dans une armée
mercenaire, la discipline était maintenue grâce au paiement régulier
de la solde : et pourtant Mnasippos décida de retenir une partie de
l'argent versé par les alliés ■ acte totalement impossible
précédemment pour un chef Spartiate. Pensant qu'à cause de la famine
naissante dans la ville les citoyens se rendraient sans tarder, il congédia
une partie des mercenaires et paya les autres avec deux mois de
retard bien qu'il eût de l'argent. Les conséquences en furent
terribles : ne recevant plus de salaire, les mercenaires se mirent à
accomplir leur service avec négligence et certains même d'entre eux
quittèrent l'armée. Alors les assiégés, l'ayant remarqué, attaquèrent
les avant-postes de l'ennemi. Et quand Mnasippos, se portant à leur
secours, ordonna aux lochages et aux taxiarques de conduire les
mercenaires au combat, il s'entendit objecter qu'il était difficile de
faire obéir des soldats qui n'avaient pas reçu de solde. En réponse,
Mnasippos joua du bâton et les força à s'exécuter : mais les soldats
partirent au combat déprimés et dissimulant mal leur haine à son
égard - "détestables conditions, remarque Xénophon, pour une
bataille". Les alliés furent battus et quittèrent l'île dans la

l'armée il n'y avait, en plus des Lacédémoniens, que des mercenaires :


cela ne signifie-t-il pas que la minorité d'alliés qui n'avait pas remplacé
les soldats par de l'argent n'avait envoyé que des mercenaires ?
J.K. Anderson (Military Theory..., p. 132 et 307, n.67) voit dans la
phalange mentionnée par Xénophon [Hell., VI, 2, 21) la preuve que
Parke (p. 83 sqq. ) se trompe quand il estime vraisemblable que Sparte
ne recrutait déjà plus d'hoplites à cette époque, mais seulement des
peltastes.
L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360) 69

confusion, y abandonnant beaucoup de vin, de blé et de guerriers


malades - détail qui nous éclaire bien sur la morale mercenaire ' '.
Comme dans de nombreuses autres sphères de leur existence,
les Spartiates firent donc preuve, dans l'utilisation des mercenaires,
d'un certain conservatisme. On y retrouve, dans une certaine
mesure, les traits caractéristiques de l'usage qu'on en avait fait
pendant la guerre du Péloponnèse. Tandis qu'Athènes connaissait une
grande évolution, Sparte restait dans l'ensemble fidèle à d'anciens
principes, ne tirait même aucune leçon de l'expérience faite en Asie
Mineure à un moment où les mercenaires avaient constitué la plus
grande partie de ses forces armées. Il convient d'en chercher
l'explication non seulement dans le conservatisme conscient des dirigeants
Spartiates, mais aussi dans la modification de la position de Sparte.
A cette époque son rôle décline en Grèce - ce qui, bien sûr entraînait
une baisse de ses possibilités financières. L'entretien d'importantes
forces mercenaires avait toujours lourdement pesé sur le budget
d'une polis et généralement dépassé ses propres possibilités : si, à
l'époque de son hégémonie, Sparte avait pu disposer des
contributions financières de nombreuses villes grecques, cette source de
revenus était maintenant tarie. Comme on l'a déjà remarqué, à
partir de la guerre du Péloponnèse s'affirme progressivement la
tendance à entretenir les mercenaires sur le butin de guerre ; mais
étant donné le déclin général de Sparte (qui se traduit aussi par
l'affaiblissement de son potentiel militaire et par des défaites
incessantes), ce mode de financement faisait également de plus en plus
difficulté. C'est notamment le manque de ressources qui obligea le
roi Archidamos à s'engager comme condottiere au service de
l'Egypte, afin d'obtenir de quoi entretenir les forces mercenaires
nécessaires à sa patrie ' . Très significatif le fait que Sparte ait
plus souvent recouru aux mercenaires au début de la période
étudiée qu'à la fin, alors qu'elle se trouvait déjà au bord de la

(26) Xén., Hell.. VI, 2, 6 sqq. Cf. V. Ehrenberg, "Mnasippos", RE 30


(1932) col. 2254 sq. ; E. von Stern, Geschichte der spartanischen und
thebanischen Hégémonie vom Kônigsfrieden bis zur Schlacht bei Man-
tinea (Dorpat. 1884) p. 103 sqq.
(271 Voir infra, p. 116 sq.
70 L 'époque des peltastes d Iphicrate (380-360)

ruine ^ . Nous manquons, il est vrai, de chiffres : mais on sait que


sa plus grande armée mercenaire ne comprit que 1 500 hommes,
engagés de surcroît aux frais des alliés.
Dans une certaine mesure, cette insuffisance fut palliée par des
emprunts et des cadeaux. C'est ainsi qu'en 369 Denys de Syracuse
envoya au secours de Sparte 2 000 mercenaires, Celtes et Ibères
armés de javelots, après leur avoir payé d'avance cinq mois de
salaire. Ils agirent très efficacement contre les Béotiens, les forçant
à rentrer chez eux ; ils firent ensuite irruption dans la région de
'
Sicyone et l'emportèrent sur les habitants en bataille rangée .
L'année suivante, ils revinrent en Grèce sous le commandement de
Kissidas et de nouveau remportèrent des succès, apportant
notamment une aide précieuse contre les Arcadiens et les Argiens ; une
multitude d'ennemis tomba alors sous leurs coups (Xén., Hell., VII
1, 28-32). Au même moment, Sparte reçut aussi des Perses une aide
en mercenaires : alors que les pourparlers de paix menés à Delphes
n'aboutissaient pas, leur organisateur Philiskos, envoyé par le
satrape de Phrygie Ariobarzane, recruta une grande armée
mercenaire ' ' et, en s'en allant, laissa aux Spartiates 2 000 soldats
d'élite, et de l'argent pour les payer. Mais ce soutien financier fut de
courte durée et ne put guère influencer réellement le cours des
hostilités.
Ces facteurs objectifs, qui expliquent le nombre relativement
faible des mercenaires au service de Sparte, se conjuguent, comme
nous l'avons déjà remarqué, avec des facteurs subjectifs, et
notamment avec l'incapacité que l'on montrait à les utiliser. Les échecs
des peltastes mercenaires de Sparte sont encore plus étonnants si on
les compare aux succès remportés par ceux d'Athènes : un tel
contraste, au temps de Chabrias et d'Iphicrate que les mercenaires
avaient rendus célèbres, n'était bien sûr pas fortuit et témoigne du

(28) Cf. N.I. Golubcova, "Sur la situation intérieure de Sparte au début du


TV° siècle av.n.è.", Trudy Moskovskogo gos. ist. - archivnogo in-ta 12
(1938) p. 248 sqq. ; Cl. Mossé. La fin de la démocratie athénienne
(Paris, 1%2) p.217.s<7.
(29) Xén.. Hell.. Vil. 1, 20-22 ; Diod.. XV. 70. 1.
(30) Xén.. Hell. VII. 1, 27 ; Diod., XV, 70, 2.
L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360) 71

fait que Sparte n'avait pas encore assimilé ce nouveau type d'armée.
Si celui-ci se développa avec succès à Athènes et si on y forma des
chefs répondant aux nouvelles exigences et capables de commander
différemment, Sparte en usa, elle, comme d'une pièce rapportée.
Les dirigeants de son armée, rompus aux anciennes traditions, ne
prirent pas suffisamment conscience des aspects positifs et négatifs
de ce nouveau type d'armée, de ses possibilités exactes, de son mode
d'emploi, et s'avérèrent incapables de s'en servir avec succès : c'est
ainsi que s'expliquent aussi les défaites subies par les peltastes
Spartiates (31'.
La réforme de l'organisation militaire de la ligue péloponné-
sienne représente un fait d'une grande portée. Elle a été considérée
sous différents points de vue par les historiens, notamment en tant
que témoignage d'une large pénétration des relations commerciales
et financières dans la structure archaïque de la société péloponné-
sienne. Dans la mesure où elle nous éclaire sur l'état du marché
mercenaire et sur l'ampleur de l'offre, elle révèle la même tendance
que celle qui est perceptible dans l'Athènes contemporaine : le
remplacement progressif de la milice citoyenne par des forces
mercenaires - dans ce qui constitue déjà, il faut le souligner, un bel ensemble
de cités. On serait tenté de comparer cette réforme à celle qui se
produisit au Ve siècle, quand les alliés d'Athènes fournirent également
des subsides au lieu de contingents militaires. Mais la ressemblance
est assez superficielle, car il existe une différence fondamentale dans
l'utilisation de ces moyens financiers : alors qu'Athènes usait des
contributions alliées pour entretenir une flotte dont les équipages
étaient en majorité composés de citoyens athéniens, Sparte
dépensait les subsides de la ligne péloponnésienne à entretenir des
mercenaires.
Dans les années 370-360, Thèbes, l'Arcadie et plus ou moins la
Thessalie entrent dans l'arène politique et prennent une part très

131) Cf. Parke, p. 84 sq. ; J.K. Anderson, Military Theory..., p.127 sq. ;
Best, p. 113-115 (Best a particulièrement raison dans sa critique de
Parke qui oppose de façon un peu unilatérale les chefs d'armée
athéniens et Spartiates ; mais l'interprétation par Best de Xén., Heli, V, 4,
14, est fondée, nous semble-t-il, sur un certain malentendu.
72 /, époquo des peltastos d Iphicrate (380-360)

active à la vie grecque - ce qui crée, dans une certaine mesure, une
situation nouvelle pour le développement du mercenariat. Cette
situation nouvelle se caractérise avant tout par la transformation du
rôle de l'Arcadie : alors qu'elle avait longtemps été un des
principaux réservoirs du mercenariat, désormais, tandis que se formait un
Etat arcadien relativement puissant, c'était celui-ci qui se mettait
également à utiliser ses forces militaires qui s'étaient auparavant
répandues dans toute la Grèce et hors de ses frontières. En Béotie,
jusque-là région assez arriérée, se maintenait une solide paysannerie
qui apparaît comme la base de l'infanterie hoplitique : alors que
chez les anciennes puissances, Athènes et Sparte, le processus de
recrutement des mercenaires se développe et aboutit au remplace-
metn progressif des citoyens, l'armée béotienne conserve largement
des formes traditionnelles d'organisation ' .
L'Arcadie et la Béotie montrent cependant que les nouvelles
conditions qui s'étaient créées en Grèce, et qui s'étaient en
particulier traduites par une large utilisation de mercenaires, exercèrent
également leur influence sur les armées de ces Etats, pourtant si
spécifiques. Cette influence se manifesta par la création, au sein de
leurs armées, de contingents spéciaux qui en constituèrent les
noyaux. Se distinguant des contingents mercenaires par leur
composition citoyenne, ils s'en rapprochent par leur professionnalisme,
ainsi que par la compétence et la discipline qui en résultent. Il s'agit
du Hiéros lochos de Thèbes et des Eparitoi de la ligue arcadienne.
Quand il décrit les innovations de Chabrias, Polyen signale que
Gorgidas, le fondateur du "Bataillon sacré", prit les mêmes
dispositions '·"'. La défaite que ce bataillon infligea à deux morai spartia-
tes à Tégyres présente une certaine ressemblance avec les victoires
remportées sur les Spartiates par les peltastes mercenaires

(32) Sur l'armée béotienne, voir J. Kromayer, op. cit., p. 56 sqq. ; P. Sal-
mon, "L'armée fédérale des Béotiens", AC 22 (1953) p. 349 sqq.
(33) Polyen, II, 1, 2. Cf. ib. II, 5, 1 ; Plut.. Pélop.. XVIII. Sur le "loche
sacré", voir J. Kromayer et G. Veith, Heerwesen und Kriegfiihrung
der Griechen und Romer (Miinchen, 1928) p. 65 ; Parke. p. 90-92 ;
P. Salmon, op. cit., p. 349 sq. ; A. M. Snodgrass, Arms und Arrnour of
the Greeks (London, 1967) p.l 11 ; J.K.. Anderson, Military Theory...,
p. 158-162.
L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360) 73

d'Iphicrate et de Chabrias (Plut., Pélopidas, XVI sq. ). C'était la


partie la plus expérimentée d'une armée dont les hoplites citoyens
restaient, comme par le passé, la force principale. Alors que "Gorgi-
das en répartissait les hommes dans les premiers rangs des hoplites '
de telle sorte qu'ils se trouvaient dispersés et dilués dans une masse
de qualité inférieure", Pélopidas en fit, selon Plutarque, "un corps
à part qu'il exposait le premier au péril dans les combats les plus
importants ' '. Ils jouèrent un rôle décisif dans la victoire
remportée à Leuctres par les Thébains (ib., XXIII) et Plutarque entendit
encore raconter que ce bataillon était resté invaincu jusqu'à la
bataille de Chéronée (ib., XVIII).
Quant aux Eparites arcadiens ' , ce n'étaient apparemment
pas des mercenaires ordinaires comme on l'admet parfois. Voici ce
qui permet de le penser : comme les Eparites recevaient un salaire
prélevé sur le trésor de Zeus Olympien, une grande partie des
membres de la ligue arcadienne se mit à protester contre ce mode de
paiement par crainte d'être accusée de "hiérosylie " et prit la
décision de ne plus recourir au trésor sacré, si bien qu'"on ne tarda pas
à voir ceux qui n'auraient pu, sans solde, faire partie des Eparites,
se disperser, tandis que ceux qui en avaient les moyens, après s'y
être mutuellement engagés, entraient au corps des Eparites " (Xén.
HelL, VII, 4, 33-34). Une telle situation est difficilement
imaginable dans une armée normale de mercenaires. Il semble donc que ce
bataillon était constitué, en totalité ou en grande partie, de citoyens
qui s'étaient faits soldats à plein temps et percevaient en échange
une solde. C'est en tout cas une forme d'organisation très originale,
apparue en Arcadie à une période d'élan national et présentant à la
fois des caractéristiques citoyennes et mercenaires.
Dans l'histoire de l'art militaire ont beaucoup compté les
nouveautés tactiques introduites par ces "bataillons professionnels " :
en particulier la "formation oblique" du "Bataillon sacré". Elles
sont d'abord liées sans conteste à un nouveau degré de qualification
militaire qui n'était accessible qu'à des professionnels. Elles

(34) Plut. Pélop., XIX (trad. S. P. Markisa, Plutarque. Vies parallèles. I


(en russe ; Moscou. 1961).
(35) A leur sujet, voir Parke, p. 92-94.
74 L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360)

montrent d'autre part que les réformes de Chabrias et d'Iphicrate


ne constituèrent pas un phénomène isolé. Bien que celle d'Epami-
nondas se cantonne dans le cadre hoplitique, elle témoigne
néanmoins de la recherche de solutions nouvelles et indique que la vieille
tactique du heurt frontal était en train de disparaître et que le
développement de l'art militaire exigeait d'autres façons de
combattre ' '. Toutes ces réformes militaires s'y essaient, et il est
significatif qu'à la base des deux solutions retenues se trouve
essentiellement la création d'une armée professionnelle : dans le premier
cas, quand elle est formée de mercenaires, c'est un nouveau type de
combattant qui apparaît (le peltaste), tandis que dans le second,
quand il s'agit de citoyens, la réforme consiste simplement en une
modification interne de la formation dans les limites du schéma
traditionnel, celui de la phalange hoplitique.
Epaminondas et Pélopidas remportèrent leurs victoires grâce à
leur armée citoyenne d'hoplites et de cavaliers, et grâce aussi au
"Bataillon sacré " qui joua un grand rôle dans les succès thébains :
malgré cela, la Béotie ne put cependant pas se passer complètement
de mercenaires . C'est ainsi qu'on connaît des peltastes
mercenaires dans l'armée thébaine en 377, lors de l'irruption d'Agèsilas en
Béotie (Xén. Hell., V, 4, 54). Sous le commandement de Pélopidas,
les mercenaires se partagèrent la victoire de Cynoscéphales avec les
cavaliers citoyens '^ . Ils participèrent à la bataille de Mantinée
sur l'aile droite et la majorité d'entre eux y succomba ' . Lycomé-
dès parle de l'enrôlement par Thèbes contre Lacédémone de soldats

(36) La bibliographie sur Epaminondas étant très vaste, nous ne citerons


que quelques travaux récents : P. Lévêque et P. Vidal-Naquet,
"Epaminondas pythagoricien ou le problème tactique de la droite et de la
gauche", Historia 9 (1960) p.294sqq. ; P. -M. Schuhl, "Epaminondas
et la manoeuvre par la gauche", RPhilos 150 (1960), p. 529 sqq. ;
A. M. Snodgrass, op. cit., p. 111 et 125 ; G.L. Cawkwell,
"Epaminondas and Thèbes". CQ 22 (1972) p.254-278.
(37) Sur les mercenaires de la ligue béotienne, voir Parke, p. 90 ; P. Sal-
mon, op. cit., p. 352.
(38) Plut., Pélop., XXXI sq. ; Diod., XV. 80.
(39) Xénophon parle de peltastes {HelL, VII, 5, 25) et Diodore de
mercenaires (XV. 85, 6 ; 86.3).
L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360) 75

provenant d'Arcadie : à la différence des peltastes mentionnés


auparavant, ce sont cependant des hoplites mercenaires iib., VII,
1, 23), dont le recrutement n'avait donc pas cessé à cette époque.
On connaît très peu de choses sur l'utilisation de mercenaires
par d'autres villes. On peut cependant supposer que le louage de
soldats était beaucoup plus développé qu'on ne l'imaginerait en se
fondant seulement sur les mentions explicites qui en sont faites dans
nos sources. C'est ainsi que Xénophon {ib., VII, 4, 6) relate qu'en
366, lors du refroidissement de leurs relations avec Athènes, les
Corinthiens se préoccupèrent beaucoup de la sauvegarde de leur
indépendance et décidèrent en conséquence de se constituer une
infanterie et une cavalerie mercenaires. Il est évident que c'est
l'urgence de la situation qui explique alors le recours aux cavaliers
mercenaires, tandis que les mercenaires dans l'infanterie étaient
tout à fait habituels. Nous savons cependant déjà par VHipparque
de Xénophon, qui fut écrit aux environs de 357, qu'une cavalerie
pouvait compter beaucoup de mercenaires ' . Après avoir noté
l'amélioration de la cavalerie lacédémonienne depuis que des
étrangers mercenaires y étaient entrés, il fait la remarque suivante : "Et
je constate que partout, dans les autres cités, on tient en estime les
unités étrangères {ta xénika) : grande en effet est l'ardeur que
l'indigence apporte en contribution" ' '. Une remarque de Platon, faite

en passant, est également significative : il en ressort que les


contingents mercenaires, employés pour monter la garde, se rencontraient
fréquemment dans les cités '4 . Remarquable enfin le témoignage
suivant de Xénophon {Hell., V, 4, 36-37) : en 378, comme elles se
trouvaient en état de guerre, Klètor et Orchomène entretenaient des
contingents de mercenaires et promirent à Agèsilas, tant que les

(40) Cf. J. Luccioni, Les idées politiques et sociales de Xénophon (Gap,


1948) p. 275 ; Ed. Delebecque, op. cit., p. 430 et 509. Il y avait aussi des
cavaliers parmi les mercenaires de Jason (Xén., Heli, VI, 4, 28 ; cf.
Diod., XV, 54, 5).
<41) Xén., Hip., IX, 4 ; cf. Cl. Mossé, op. cit., p.319, n.3 ; Xenophon's
Minor Works, translated with notes by J.S. Watson (London, 1898).
142) Platon, Rép., IV, 419 a - 420 a. Il est possible que Lois I. 630 b,
prouve indirectement que le mercenaire était le soldat typique à cette
époque.
76 L 'époque des peltastes d Iphicrate (380-360)

hostilités ne seraient pas engagées, de les mettre à sa disposition s'il


en avait besoin - le roi accordant même à l'avance aux soldats de
Klètor un mois de salaire. Mis à part ce système curieux et inédit
d'emprunt de mercenaires à une autre cité, le fait possède un autre
intérêt : il montre que deux petites villes, au lieu de recourir en cas
d'urgence à ses citoyens comme cela se pratiquait auparavant,
pouvaient maintenant posséder en permanence des contingents de
mercenaires. Des contingents entretenus par de si petites villes ne
pouvaient être importants : mais le fait même que des cités de second
rang, dans une Arcadie arriérée, utilisaient des mercenaires prouve
que ceux-ci étaient largement répandus : une région qui avait été
jusque-là une source essentielle de mercenaires se mettait elle-même
à en recruter.
Dans les années 380-360, s'accrut donc considérablement le
nombre des cités qui se servaient de mercenaires, de façon
permanente ou épisodique. Alors que, dans le passé, les centres
d'embauché étaient constitués par les villes les plus importantes de la Grèce,
s'y ajoutaient maintenant de petits Etats. Ceux-ci disposaient bien
sûr de faibles moyens financiers et ne pouvaient employer que peu
de mercenaires : mais le fait n'en est pas moins significatif. La
réforme militaire de la ligue péloponnésienne atteste tout
particulièrement la croissance du mercenariat.
L'amorce du processus de remplacement de la milice citoyenne
par des forces mercenaires est évidemment un témoignage très
important de l'essor du mercenariat dans la période envisagée. Bien
que n'ayant pas été poussée très avant, elle détermine nettement
une orientation qui confère au phénomène une importance
essentielle à bien des égards, et notamment pour le développement du
mercenariat.
A noter enfin que celui-ci exerce alors une influence croissante
sur toute l'évolution de l'art militaire grec : un nouveau type de
combattant s'affirme, le peltaste, lié en premier lieu au
mercenariat ; des bataillons professionnels de citoyens se constituent (en
Béotie, en Arcadie) qui, tout en se maintenant dans le cadre
traditionnel de l'armée citoyenne, possèdent certains traits les
apparentant aux forces mercenaires. Celles-ci jouent également un rôle
L 'époque des peltastes d 'Iphicrate (380-360) 77

original dans la flotte de Sparte. La structure socio-économique


archaïsante de cette dernière cité entre en contradiction avec les
nouvelles tendances de l'art militaire - ce qui est l'une des causes du
déclin définitif de Sparte qui, à la fin de notre période, se trouvait
littéralement au bord de la ruine.
CHAPITRE III

L'épanouissement

du mercenariat (350-330)

dessiner
roi
centrale
maître
résistance
indépendante
Macédoine
s'sauvegarder
internes,
la
d'imposer
Sacrée
Macédoine
Thessalie
352
de
Grèce.
efforçait
guerre
seconde
Delphes.
de
de
sous
de
s'efforça
Par
Lapour
L'événement
Thessalie
En
(355-346)
l'Amphictyonie
résoudre
période
tombe
un
prétexte
la
leur
dite
à348,
son
confédération
et
terrible
sa
s'immiscer
suite,
de
"des
les
liberté.
de
demande,
entre
autorité
ils
se
envisagée
renforcer
;par
tentatives
affaiblit
la
de
principal
s'emparent
le
les
Alliés
danger
Grèce.
rallie
protéger
défilé
les
une
Macédoniens
dans
delphique,
mains
"Philippe
en
maritime
expansion
les
(357-355).
son
inclut
pour
toute
Elles
des
désespérées
du
Grèce.
leurs
Grecs
contre
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contrôle
de
début
Thermopyles
les
sont
les
la
la
une
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affaires.
Grecs
d'Athènes.
Chalcidique
et
tandis
Ce
Macédoine
dernières
renforcèrent
extérieure
C'est
toute
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Après
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roi
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montée
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la
le
organise
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qui
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l'existence
la
rend
Corinthe,
pour
soucieuse
guerre
lieu
en
la
chute
devient
mena
Guerre
Grèce
sacré
deà en
de
se
la
à
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 79

l'Acarnanie, Corcyre, les villes d'Eubée. A Athènes, même


s'opposaient cependant partisans et adversaires de l'alliance
macédonienne.
En 338, à la bataille de Chéronée, les armées macédoniennes
infligèrent aux Grecs une défaite décisive, qui mit fin à leur
existence indépendante.
Ces années 350-330 voient l'épanouissement du mercenariat
grec antérieurement à l'époque hellénistique. Et bien qu'à cette
époque on n'observe aucun phénomène vraiment nouveau, c'est
justement alors que culminent toutes les tendances qui s'étaient fait
jour auparavant. Le mercenariat ne cesse de s'étendre, y compris
dans les régions qui commencent à jouer un rôle actif dans l'histoire
grecque. Les armées mercenaires remplacent de plus en plus les
armées citoyennes et leurs chefs acquièrent une indépendance
croissante.
A Athènes, la substitution des mercenaires aux citoyens trouve
un écho évident, quoique un peu exagéré, dans les discours de
Dèmosthène ' . Combattant passionné de la liberté grecque et
ennemi de Philippe de Macédoine, il a maintes fois parlé de l'armée
athénienne, blâmant fréquemment ses compatriotes de trop
compter sur les mercenaires et de ne plus vouloir combattre par eux-
mêmes ' '. Rappelant le glorieux passé de la cité, au temps où les
citoyens partaient eux-mêmes en campagne (III, 30), Dèmosthène
lui oppose le présent : désormais les Athéniens restent les bras
croisés en période de danger, et "s'inquiètent seulement de savoir si les
mercenaires d'un tel ont remporté la victoire" ^). Un tel état
d'esprit a une influence néfaste sur les activités militaires : ne
recevant pas d'argent, les chefs mercenaires n'accomplissent souvent
pas ce dont ils sont chargés et sont obligés de passer au service
d'autres employeurs plus argentés (II, 28) : "car on ne peut
commander, remarque Dèmosthène, sans payer de solde" (IV, 24).
L'orateur considère que seuls les citoyens, en prenant les armes,

(1) Cf. A. H. M. Jones, Athenian Democracy (Oxford, 1957) p. 23 sqq.


(2) Par ex. : Dèm., VIII, 21 sqq. ; XI, 18 et al.
(3) Dèm., III, 35.
80 L 'épanouissement du mercenariat (350-330)

peuvent sauver Athènes et toute la Grèce de l'asservissement qui les


menace. Et il ne se lasse pas de les y exhorter ' .
Mais les Athéniens ne pouvaient déjà plus rien faire par eux-
mêmes. Quelle était l'ampleur du mercenariat à cette époque et à
quel point la polis dépendait déjà des mercenaires, c'est ce que
révèle clairement le projet exposé par Dèmosthéne en 351 dans sa
Première Philippique, à un moment où Philippe, après avoir
obtenu de grands succès en Thessalie, menaçait Olynthe et où
l'annonce de ses victoires inquiéta les Athéniens qui se résolurent à
prendre des mesures d'urgence.
De l'avis de Dèmosthéne, l'armée athénienne, pour être
efficace au combat, doit inclure des citoyens : c'est seulement à cette
condition qu'elle se soumettra aux ordres de ses chefs élus. Elle ne
doit pas, d'autre part, être trop nombreuse pour que l'Etat soit à
même de fournir à ses soldats salaire et vivres : "Ne me parlez pas,
dit l'orateur, de 10 000, de 20 000 mercenaires, de ces armées épis-
tolaires " (IV, 19). Il suffira que l'armée se compose de 2 000
fantassins (500 Athéniens et le reste en mercenaires) et de 200 cavaliers
(dont pas moins de 50 seront Athéniens) . Elle comportera ainsi
trois quarts de mercenaires et un quart de citoyens - telle que se
propose de la former Dèmosthéne qui s'élevait avec tant d'ardeur
contre le remplacement des citoyens par des mercenaires et qui les
appelait sans cesse à participer personnellement aux campagnes.
Il est significatif qu'il se soit senti forcé de présenter des
arguments en faveur de l'inclusion, dans l'armée, de citoyens appelés à
servir à tour de rôle. Ce qu'il proposait exigeait donc déjà, de toute
évidence, une justification particulière : c'est qu'une armée
mercenaire n'était pas sûre, en raison surtout des difficultés de
financement (II, 28 ; IV, 24). "Notre stratège n'a sous ses ordres que de
misérables mercenaires qui n'ont pas reçu de salaire" (IV, 46) ; ne
percevant pas d'argent, les mercenaires passent chez d'autres

(4) Dèm.,1.6 ;TT, 13 ; 27 ; 31 ; III. 20 et 34 ; IV. 7 ; ld ; 44 ; XIII. 7>sq.


15) Dèm.. IV. 21. La comparaison que fait Dèmosthéne de son plan avec
l'état des forces militaires d'Athènes pendant la guerre de Corinthe
permet, comme le suggère Best (p. 115), de voir dans les mercenaires des
peltastes et. dans les Athéniens, des hoplites.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 81

employeurs, et il ne reste plus à leurs chefs qu'à les suivre (VI, 24).
Si les citoyens doivent remplacer les mercenaires, c'est aussi, selon
Dèmosthène, parce que l'armée mercenaire entretenue par les
Athéniens devenait une calamité pour leurs alliés : "il ne faut plus
que vos stratèges aillent, à la tête d'étrangers mercenaires,
rançonner les alliés sans même apercevoir vos ennemis ; car, avec ces
procédés, les profits sont pour eux, tandis que la haine et les
récriminations retombent sur la cité toute entière ; qu'ils aient donc avec eux
une armée de citoyens" (XIII, 6).
Mais les pillages des soldats n'inquiètent l'orateur que parce
qu'ils soulèvent le mécontentement des alliés. Quand il calcule les
moyens nécessaires à l'entretien de l'armée qu'il préconise,
Dèmosthène n'en conclut pas moins que la polis ne pourra fournir qu'une
partie de la solde (deux oboles à chacun) et que les soldats devront
se procurer eux-mêmes le reste à la guerre (IV, 28 sq. ). L'entretien
d'une armée est un fardeau si lourd pour la polis que même
Dèmosthène, partisan de la création d'une petite armée qu'Athènes pourra
entretenir et payer régulièrement (ce qui serait un gage de combatti-
vité), estime tout à fait naturel que la cité ne fournisse qu'une partie
de la solde.
Pour soutenir son point de vue, Dèmosthène a recours à des
exemples du passé : à celui de la guerre de Corinthe où les
mercenaires firent campagne en même temps que les citoyens et
remportèrent des victoires. De telles transformations s'étaient produites en
un quart de siècle dans la composition de l'armée qu'on était loin de
ce qu'elle avait été au temps de la guerre du Péloponnèse. Aussi
bien Dèmosthène η 'envisage-t-il même pas une armée sans
mercenaires ; il s'efforce seulement d'en atténuer les méfaits. Il s'oppose
seulement à ce que les forces mercenaires fassent campagne "à elles
seules"
; il veut simplement que les citoyens, prenant eux-mêmes
les armes, introduisent dans l'armée le sens de la mesure, s'y
comportent "en surveillants des opérations" (IV, 24-25) . Son
idéal est l'union qui s'y était réalisée dans les années 390, au temps
de la guerre de Corinthe, entre citoyens et mercenaires - union

(61 Voir infra, p. 256 sq.


82 L 'épanouissement du mercenariat (350-330)

désormais si peu habituelle aux yeux des Athéniens qu'il juge


indispensable d'en prouver la supériorité.
Dans les discours passionnés de Dèmosthène, il y a certes
beaucoup de rhétorique et de souci moralisateur ' ' '. Mais le tableau
d'ensemble qui s'en dégage est apparemment fort juste et
correspond bien aux événements qui y sont parfois rapportés. A cet égard,
il convient d'examiner un peu plus en détail l'un des griefs avancés
par Dèmosthène, selon lequel le principal défaut des armées
mercenaires serait leur instabilité. Il n'y a là rien de fondamentalement
nouveau : dès l'époque de la guerre du Péloponnèse, et ensuite tout
au long du IVe siècle, les mercenaires privés de solde se révoltèrent
et abandonnèrent l'armée. Ce qui est original ici, nous semble-t-il,
c'est que désormais il s'agit non plus tellement des soldats, des
contingents et de leurs officiers inférieurs que de ceux qui les
commandaient : à plusieurs reprises, la polis perd le contrôle de sa propre
armée mercenaire.
C'est ainsi que Charès, envoyé contre Chios, Rhodes et
Byzance (lors de la guerre des Alliés), se mit à venir en aide au
satrape révolté Artabaze - recevant en échange Lampsaque et
Sigée <8>.
Dans sa seconde Olynthienne, Dèmosthène impute les revers
subis durant la guerre contre Philippe à la conduite des chefs
mercenaires qui "se sont tous dérobés" et "entreprennent des guerres
pour leur propre compte" - ce qui s'explique surtout par la variation
du rapport danger/profit : dans le premier cas, où le danger est
moindre, "c'est à eux et à leurs hommes que vont les bonnes prises"
(II, 28). "Depuis que ces troupes étrangères font campagne à elles
seules, c'est sur nos amis et nos alliés qu'elles remportent des

(7) Voir, par ex. : G.L. Cawkwell, "The Crowning of Demosthenes",


CQ 19 (1969) p. 163 sq. ; cf. Ed. Will, "Histoire grecque". RH 499
(1971) p.l24sr/.
(8) Schol. ad Dem., III, 31 (Dindorf, p. 134) ; ad IV, 19 (Dindorf, p.153) ;
cf. Diod., XVI, 22, 1 sq. Voir aussi Kirchner, "Chapes", RE 3 (18991
col. 2126 ; A. Schafer, Demosthenes und seine Zeit I (Leipzig, 18851
p. 171 sq. ; Parke, p. 122 sq. ; H. Berve, Die Tyrannis bei den Griechen
(Miinchen, 1967) I, p.312 ; II, p.678.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 83

succès... et, se dérobant aux guerres menées par la cité, elles s'en
vont, voile au vent, contre Artabaze ou partout ailleurs ", affirme
Dèmosthène dans son premier discours Contre Philippe (IV, 24).
Comme le montrent ces extraits, les activités de Charès n'avaient
rien d'exceptionnel et les faits mentionnés n'étaient rien moins
qu'isolés. Par la suite, la situation ne se modifia pas, si bien qu'en
346 les Athéniens furent obligés de prendre la décision spéciale de
dépêcher Antiochos, le chef de la flotte légère, à la recherche de
Charès qui était à la tête de leurs troupes, car "ils en étaient à
ignorer où se trouvaient leur général et leurs corps expéditionnaire"
(Eschine, II, 73).
C'est justement dans ces années-la qu'un élève d'Isocrate,
Théodecte de Phasèlis écrivit un opuscule sur La loi où
il proposait de prendre de nouvelles mesures envers ce genre de
chefs : "Vous faites des citoyens de vos mercenaires, comme Stra-
bax et Charidèmos, à cause de leur honnêteté ; ne ferez-vous pas
des bannis de ceux de vos mercenaires qui se sont rendus coupables
d'actes irréparables ?" '"'.
Les paroles de Théodecte sont citées comme exemple de
raisonnement analogique : c'est pourquoi dans la seconde partie de la

(9) Aristote, Rhét., II, 23, 1399 b 1 (II, 23, 17). Nous suivons la traduction
communément admise : Rhétorique d'Aristote, traduite en français par
J.B. Saint-Hilaire (Paris, 1870) ; Rhétorique d'Aristote, traduction de
N. Platonova (en russe ; Saint-Pétersbourg, 1894) ; Aristote,
Rhétorique, texte établi et traduit par M. Dufour. II (Paris, 1938) ; à peu de
choses près : The Rhetoric of Aristotle, with a Commentary by
E.M. Cope, Revised by J.E. Sandys, II (Hildesheim - New York.
1970). Avec des différences, Parke, p. 144 : "will you not make exiles of
those, who hâve wrought irrémédiable harm among your
mercenaries ?" Strabax est évidemment un chef de mercenaires ; il
reçut le droit de cité en servant sous le commandement d'Iphicrate dans
la guerre de Corinthe (Dèm., XX, 84), de même qu'un autre chef de
mercenaires du nom de Polystratos {id., IV, 24 ; XX, 84). Le texte fut
écrit entre 355, année de l'octroi du droit de cité à Charidèmos, et 334,
année de la mort de Théodectès. Sur celui-ci, voir F. Solmsen, "Theo-
dektes'", RE 10 (1934) col. 1722 sqq. ; E.M. Cope et J.E. Sandys,
op. cit., p. 244 ; F. Blass, Die attische Beredsamkeir· II (Leipzig, 1892)
p.441-447 ; Parke. p. 144.
84 L 'épanouissement du mercenariat (350-330)

phrase, tout comme dans la première, il convient sans doute de voir


des chefs mercenaires, tels que Charidèmos et Strabax (il est
possible que cette interprétation soit renforcée par l'expression tous en
tois misthophorois). Voyant le mal qu'ils font aux Athéniens, Théo-
decte juge nécessaire de les châtier de même qu'on les récompensait
pour leurs bienfaits. Il n'est pas exclu cependant que Théodecte ait
désapprouvé l'octroi qu'on leur faisait de la citoyenneté (la
récompense suprême) et qu'il ait voulu opposer une récompense indue (de
son point de vue) à un châtiment évidemment mérité - puisqu'il
n'est possible de bannir, c'est-à-dire de priver du droit de
citoyenneté, que ceux qui en jouissaient, c'est-à-dire, dans le cas des
mercenaires, ceux qui l'ont déjà reçu (qu'il l'ait dit ou non en pensant à
Charidèmos et Strabax : "à cause de leur honnêteté" ayant dans la
première hypothèse une valeur ironique, ce qui n'aurait rien
d'étonnant si l'on se souvient de la façon dont l'ensemble de nos sources
parle de Charidèmos) *10'.
Une telle liberté d'action est tout-à-fait impensable dans le
cadre d'une armée citoyenne dont le stratège est un citoyen, un des
magistrats de la cité '^'. C'est là un phénomène nouveau, suscité
par l'essor du mercenariat et par les rapports originaux qui se sont
établis au sein de l'armée. Les mercenaires ouvraient aux chefs
d'autres perspectives que celles qu'ils pouvaient avoir dans une
armée citoyenne ; ils étaient désormais entièrement libres de
disposer de leurs troupes et parfois de ne pas les mener du tout là où la
cité les avait envoyées : ce qui était d'autant plus facile à faire que la
solde tardait à être versée et que les chefs bénéficiaient de la
sympathie et du soutien de leurs hommes. Comme le disait Dèmosthène à
propos des chefs mercenaires, "chacun va où il trouve son
avantage"
(II, 28).

110) Cf. Aristote, Rhét., II, 23, 1398 b 6 III, 23, 11). Le sens commun de
ces deux passages est qu'il est imprudent de confier stupidement ses
affaires à quelqu'un qui a déjà manifesté son incapacité en la matière
IE.M. Cope et J.E. Sandys. op. cit., p. 260 sq. et 276 sq. ; la
compréhension de ces passages nous a été facilitée par E.L. Kazakevifc et
G. A. Taronjan à qui nous exprimons notre sincère reconnaissance).
(11) A. Hauvette-Besnault, Les stratèges athéniens (Paris, 1885).
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 85

Quand nous parlons de ce nouveau type de commandants " ',


nous ne pensons pas à des professionnels comme Coiratadas qui,
rêvant de devenir stratège, proposait ses services "à toutes les cités
et à tous les peuples" (Xén., Anab., VII, 1, 33) (à en juger par cet
exemple, ce type est déjà connu au tournant du Ve et du IVè siècle,
bien que Xénophon considère Coiratadas comme un personnage un
peu extraordinaire qui, éprouve-t-il le besoin de préciser, parcourait
en tous sens la Grèce bien qu'il ne fût pas un banni). Nous voulons

(12) Les historiens modernes ont souvent parlé en termes généraux de la


transformation des pouvoirs des stratèges au IVe siècle en relation avec
le développement du mercenariat : Cl. Mossé, La fin de la démocratie
athénienne (Paris. 1962) p. 317 sq. et al. ; "Le rôle politique des armées
dans le monde grec à l'époque classique", PGGA, p. 221 sqq. ; J. de
Romilly, 'Guerre et paix entre cités", PGGA, p. 219 sq. ; W.K. Prit-
chett, Ancient Greek Military Practices I (Berkeley-Los Angeles, 1971)
p.87 ; S. Payrau, "EIRENIKA", REA 73 (1971) p.67 sq.. Dans le
cadre de notre ouvrage, nous ne pouvons qu'effleurer ce problème qui
mérite sans aucun doute une étude spéciale, puisqu'il n'est l'objet,
autant que nous le sachions, que de deux ouvrages anciens qui sont loin
de l'épuiser : A. Hauvette-Besnault, op. cit. ; C. Rehdantz, Vitae Iphi-
cratis. Chabriae, Timothei Atheniensium (Berlin, 1845). Outre les
ouvrages généraux sur l'histoire de la Grèce, d'Athènes ou de l'art
militaire, les articles correspondants dans la Real-Encyclopedie (Kirchner,
"Chabrias 1", RE 3 (1899) col.2017-2021 ; id.. "Chares 3", ib.,
col.2125-2128 ; irf.. "Charidemos 5", ib., col.2135-2138 ; Kahrstedt,
"Iphikrates", RE 9 (1916) col. 2019-2021 ; K. Klee, "Timotheos 3",
RE 2e s., 12 (1937) col. 1324-1329), la Prosopographia Attica de
I. Kirchner (Berlin, 1901-1903) et les compléments de J.K. Davies
iAthenian Propertied Families. 600-300 B.C. (Oxford, 1971) n° 7737,
13700, 15086, 15380), on ne peut se référer sur le sujet qu'à de rares
travaux, surtout des articles, qui concernent plus ou moins les activités
des différents stratèges. Nous citerons avant tout les passages
correspondants du livre de Parke (p. 73-75, 125-132, et al. ) et les travaux
suivants : A. Schàfer, op. cit., I. p. 44 sq., 419 sq. ; II, p. 52-56 et ai;
J. Babst, Les hommes d'Etat de la Grèce ancienne au temps de sa
décadence (en russe : Moscou, 1851) p. 176-191 et ai. qui a bien
vieilli . et, plus récents, J. de Romilly, "Les modérés athéniens vers le
milieu du IVe siècle", REG 67 (1954) p. 327 sqq. ; R. Sealey, "Callis-
tratos of Aphidna and his Contemporaries", Historia 5 (1956) p. 186
sqq. ; A. G. Woodhead, "Chabrias, Timotheus and the Aegean
Allies". Phoenix 16 (1962) p. 258-266 ; C. Pecorella Longo, Eterie e
gruppi politici nell'Atene del IV sec. a. C. (Firenze, 1971).
86 L 'épanouissement du mercenariat (350-330)

plutôt parler de ces grands généraux qui, passant la majeure partie


de leur temps à faire la guerre, rompirent avec leur patrie, mais se
lièrent solidement à leurs soldats et devinrent de véritables
"condottieri", ainsi qu'on les appelle couramment. Parke schématise certes
quelque peu quand il distingue les années 380-360, celles des
généraux mercenaires (Chabrias, Iphicrate, Timothée, Charès), des
années 350-330, celles des aventuriers mercenaires (Dion, Charès.
Charidèmos) - en se critiquant en un certain sens lui-même, dans la
mesure où il situe le même Charès dans l'une et l'autre époque. La
tendance ainsi dégagée n'en est pas moins juste : le processus se
développa dans le sens d'une émancipation croissante des stragè-
ges : il est évident, par exemple, qu'Iphicrate fut différent de
Charidèmos. La situation d'un tel général était très variable : stratège
de l'armée civique, commandant placé par sa patrie à la tête de
mercenaires, ou enfin chef de mercenaires allant louer ses services,
de sa propre initiative, hors des frontières du monde grec, en
Thrace ou en Perse.
On peut certes déjà voir chez Iphicrate ou chez Chabrias
différents traits caractéristiques de ces nouveaux commandants : quand
l'un, à l'issue de la guerre de Corinthe, prit du service en Thrace et
que l'autre se dirigea vers l'Egypte avec son armée. Mais ils
n'agirent ainsi qu'après la fin des hostilités, alors. que les mercenaires
allaient être congédiés. Pas une seule fois, apparemment, à leur
époque nous n'entendons dire qu'une armée envoyée contre un
ennemi s'est dirigée vers un tout autre objectif, alors que Démos-
thène s'en plaint maintes fois, et non sans raison comme le montre
l'exemple de Charès. Parmi ces commandants "nouveau style", le
personnage le plus remarquable fut évidemment Charidèmos
d'Oréos (T3).
Au début des années 350, Athènes consacra l'essentiel de ses
efforts à la lutte contre la Macédoine, où les mercenaires jouèrent
un rôle décisif et parfois exclusif. Sans énumérer toutes les

(13) C'est par le discours de Dèmosthène Contre Aristocrates que nous en


savons le plus sur Charidèmos.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 87

campagnes et tous les conflits , nous noterons simplement les


principaux cas d'utilisation de mercenaires.
Pour soutenir Argéios, l'adversaire de Philippe, Athènes en
358 envoya 3 000 hoplites mercenaires (Diod., XVI, 2, 6 ; 3, 5 sq. ).
C'est le premier cas connu de location par Athènes d'un contingent
aussi important d'hoplites ' " - ce qui prouve que, malgré la
multiplication du nouveau type de combattant qu'était le peltaste, on
n'avait pas encore cessé d'engager des hoplites, même dans le
monde grec.
L'année suivante, en 357, débuta la guerre des Alliés . Les
échecs d'Athènes au cours de cette guerre suscitèrent la réprobation
des orateurs qui parlent tous de l'argent qu'on y a dépensé en vain :
Démosthène mentionnant en termes généraux les 1 500 talents
consommés en pure perte (III, 28), et Isocrate faisant particulièrement
état des mercenaires dont le salaire s'éleva à plus de 1 000 talents
(VII, 9) '. Tout cela relève d'une même attitude envers les

(14) indépendance"
A son sujet, (en russe),
voir K.M.
VDIKolobova,
1963, 1, p.2\t
"Athènes
sqq. ;en
A. lutt^
S. Sofman,
pour son
Histoire de
la Macédoine antique I (en russe ; Kazan, I960) p. 197 sqq.
115) Que Diodore caractérise ou non de façon exacte cette armée : Parke
(p. 143 sq. )ne met pas en doute ce témoignage, se contentant de noter
son caractère insolite. Cf. Best, p. 134 sq., qui explique ce recrutement
d'hoplites par le fait qu'ils étaient essentiellement les mercenaires, non
pas d'Athènes, mais des Macédoniens que le général Argéios avait
reçus du commandant athénien Mantias qui était resté à Méthonè
(Diod., XVI, 3, 5). Les Macédoniens, qui possédaient des fantassins
légers, avaient précisément besoin de l'infanterie lourde des hoplites.
(16) G.L. Cawkwell, "Notes on the Social War", C&M 23 (1962) p.34-40.
(17) Cf. Eschine, II, 71, qui nomme les chefs mercenaires de Charès : Poly-
phontès, Dèipyros et Dèiarès, dont l'historicité est d'ailleurs contestée
pour des raisons étymologiques : Dèiarès = dèios ("destructeur",
"funeste") + Ares ; Dèipyros = dèios -\- pur ; Polyphonies =
polu -\- pephnein. Il est possible, il est vrai, qu'il s'agisse de surnoms
de personnages tout à fait réels (cf. Eschine, Discours sur l'ambassade,
texte grec publié avec une introduction et un commentaire par
J.-M. Julien et H.L. de Péréra (Paris, 1902) p. 47, n.S ; "L'orateur
Eschine, Le Péri tes parapresbeias" , Cours lu par le professeur
N.I. Novosadckij à l'Université I. M. durant l'année académique de
1911/1912 ", 2e partie, Commentaires (en russe ; Moscou, 1912) p. 47
sq. ; commentaires de K.M. Kolobova à sa traduction, VDI 1962, 3.
88 L'épanouissement du mercenariat (350-330)

mercenaires dans certains cercles athéniens qui luttaient pour


restaurer la gloire passée et la puissance militaire de la polis, en
considérant comme un mal l'utilisation de mercenaires. Et pourtant on
ne pouvait déjà plus s'en passer. Seul un grand danger poussait les
citoyens à prendre les armes : c'est ainsi qu'en 352, effrayés par les
succès des Macédoniens en Thessalie, les Athéniens se dirigèrent
eux-mêmes vers les Thermopyles et prévinrent leur irruption en
Phocide ' . Mais une fois l'alerte passée et quand on proposa,
deux ans après, de recommencer la campagne de 352,- rien ne se fit.
Deux armées, envoyées en 349 au secours d Olynthe, représentèrent
la grande force mercenaire utilisée par Athènes contre la
Macédoine : la première, composée de 2 000 peltastes, avait à sa tête
Charès, tandis que la seconde, forte de 4 000 peltastes, était
commandée par Charidèmos. Dans les trois Olynthiennes prononcées à
cette époque, Dèmosthène appela en vain ses compatriotes à
prendre les armes : les hoplites athéniens envoyés à la demande des
Olynthiens ' ' se manifestèrent trop tard et Olynthe tomba. En ce
cas, comme c'est habituel à cette époque, les mercenaires sont des
peltastes, tandis que les hoplites apparaissent dès qu'il est question
de citoyens '" .
A partir de 346, Athènes se trouva officiellement en état de
paix - ce qui n'exclut pas divers conflits où les mercenaires furent
seuls à intervenir. L'incident le plus grave se produisit en Cherso-
nèse de Thrace où, en 343, se rendirent par mer des clérouques
emmenés par Diopeithès. L'hostilité de Cardia les forcèrent à
prendre les armes et à embaucher un contingent de mercenaires qui les
aida non seulement à dévaster plusieurs fois le territoire de Cardia,

(18) Dèm., IV, 17 et 41 ; XVIII, 32 ; XIX, «4 ; Diod., XVI. 38. 2 ;


Justin. VIII. 2, 8.
(19) Cf. Parke, p. 148 (sur l'aspect militaire).
(20) Philoch., fr. 132 [FHG I). Selon Denys d'Halicarnasse. Philochore
parlait de 2 000 peltastes commandés par Charès et de 4 000 avec
Charidèmos ; la troisième fois, ce ne sont pas des mercenaires imr
xenikèn), ce sont 2 000 hoplites et 300 cavaliers d'origine citoyenne
avec Charès ; Dèmosthène (XIX. 2do) parle de 10 000 mercenaires et
de 4 000 citoyens. On considère ces derniers chiffres comme exagérés
(cf. Parke, pi 14« ; Best, p. 1161.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 89

mais aussi à faire irruption dans le royaume de Macédoine ; ils


agirent ainsi à leurs risques et périls, sans recevoir visiblement
d'Athènes ni soutien ni argent. Pour payer les soldats, Diopeithès recourut
à la force, rançonnant les vaisseaux qui franchissaient le détroit et
se livrant au pillage . Tout cela suscita naturellement le
mécontentement du roi de Macédoine qui envoya une ambassade spéciale
à Athènes. Dans son discours Sur les affaires de Chersonèse
prononcé en la circonstance, Dèmosthène parle en détail des
événements de cette région et donne raison à Diopeithès dont l'activité
arrangeait tout à fait les Athéniens : sans faire aucune dépense,
ceux-ci entretenaient ainsi une force permanente dans une région
stratégique aussi importante que la Chersonèse.
Après la mort de Diopeithès, lui succéda Charès que les
Athéniens chargèrent en 341 de protéger la Chersonèse '" .
L'épisode de Diopeithès est caractéristique du mercenariat de
cette époque : voilà un citoyen athénien qui, de sa propre initiative,
embauche des soldats et il est aisé de se représenter le
comportement de ces mercenaires au service d 'un homme qui leur procurait
des revenus par le pillage et l'usage de la force. Comme le remarque
avec justesse Parke (p. 150), il est difficile de déterminer dans quelle
mesure Diopeithès agissait avec la permission de sa cité ou de sa
propre initiative : ce qui est sûr, c'est qu'il n'en reçut pas d'argent.
Athènes utilisait en outre des mercenaires pour le service de
garnison dans les villes éloignées - pratique adoptée au moins depuis
la guerre des Alliés (comme on l'a déjà remarqué, ce genre d'activité
leur était familier). Il y avait par exemple des garnisons à Andros
{Syll.3 192), à Amorgos [ib. 193), à Erétrie (Eschine, I, 113) et dans
plusieurs endroits de Thrace d'où Philippe les chassa en 346 .

(21) Dèm., VIII, 9, 21 sqq. ; cf. Philoch., fr.134 ŒHG I, extrait de Denys
d'Halicarnasse). Sur Diopeithès, voir A. Schàfer, op. cit., II, p. 451
sqq.; Swoboda, "Diopeithès". RE 5 (1905) col. 1047.sçr. ; Parke, p. 150
"Demosthenes'
sq. ; A. S. Sofman, op. cit., p. 260 sq. ; G.L. Cawkwell,
Policy after the Peace of Philocrates", CQ 13 (1963) p. 205.
(22) /G II-III2 1 (1 ) n° 228 ; Aristote, Rhét., II, 8, 1386 a 13 (E.M. Cope
et J.E. Sandys, op. cit., p. 102).
(23) Dèm., VII, 37 : IX, 15 ; Eschine, II. 90. Pour plus de détails sur les
garnisons, voir Parke, p. 149.
<-)0 L'épanouissement du mercenariut (350-330)

A la garnison d Erétrie se rapporte la mention, apparemment


unique, d éxétastai dans l'armée mercenaire. On appelait ainsi des
magistrats chargés entre autres de contrôler les comptes financiers
des stratèges ' , qui étaient portés à gonfler leurs effectifs.
L'efficacité de ce contrôle est démontrée par le cas de Timarchos qui fut
envoyé comme exétastès à Erétrie pour s'occuper des contingents
mercenaires. Accusé de concussion - ce qui est d'ailleurs courant à
cette époque à Athènes -. "il fut le seul des éxétastai, affirme
Eschine (I. 113), à avoir reconnu qu'il avait reçu de l'argent".
Le dernier exemple de recours aux mercenaires est
particulièrement important, dans la mesure où il montre la totale dépendance
des citoyens en matière militaire non seulement à Athènes, mais
aussi dans d'autres cités, ainsi que leur incapacité à mener une
guerre à eux seuls, sans l'aide de mercenaires. Quand en 340 les
membres de l'Amphictyonie delphique déclarèrent la guerre à
Amphissa, il fut décidé que chaque ville fournirait un certain
nombre de citoyens : mais "les uns ne vinrent pas et les autres, qui
"
étaient bien venus, restèrent sans rien faire (Dèm., XVIII, 151). Il
n'y avait plus qu'à engager des mercenaires ou à chercher de l'aide à
l'extérieur. Les Grecs préférèrent cette seconde solution et
s'adressèrent à la Macédoine. Philippe se hâta de profiter d'une telle
aubaine et occupa Elatée en Phocide iib., 143) - ce qui força
Athènes à conclure une alliance avec Thèbes (à laquelle se joignirent
Corinthe, l'Acarnanie et quelques autres Etats), ainsi qu'à recourir
aux mercenaires. Dèmosthène établit un plan prévoyant le
versement par chaque ville d'une certaine somme d'argent pour
l'entretien des mercenaires et de la flotte : au total plus de 500 talents.
Une armée, relativement énorme pour la Grèce, fut engagée
comprenant 15 000 fantassins et 2 000 cavaliers en plus des
citovens .

1241 Aristote. Pot.. VI. 5. 10 11322 b 7-121. Cf. Szanto. RE b 11900)


col. 1679 sq. ; A. Boeckh, Die Staatshaushaltung der Athener I iBer-
lin. 18861 p. 363 ; Parke. p. 149.
1251 Chiffres de Dèmosthène : XVIII. 237 Iles mêmes dans Plut.. Dèm..
XVIII. Il avait initialement l'intention (outre les 2 000 hoplites pélo-
L épanouissement du mercenariat (350-330) 91

Mercenaires et citoyens agirent séparément. Compte tenu des


relations existant entre les orateurs, on ne peut probablement pas
faire confiance à Eschine quand il voit en Dèmosthène le principal
responsable "de l'échec de la coalition et lorsqu'il l'accuse "d'avoir
touché la solde de postes inexistants dans l'armée mercenaire,
d'avoir volé l'argent de la caisse militaire et d'avoir vendu aux
Amphissiens les 10 000 mercenaires" (III, 146). S'ils agirent
séparément, ce fut surtout parce que les citoyens, ne sachant quelle
route suivrait Philippe, décidèrent de se charger eux-mêmes de la
protection de leur territoire et envoyèrent les mercenaires à
Amphissa sous le commandement de Charès et du Thébain Proxé-
nos. Trompé par un rapport mensonger de Philippe, Proxénos
laissa les Macédoniens occuper le défilé menant à Amphissa ; les
mercenaires furent battus ; Philippe fit irruption en Béotie et
vainquit les Grecs à la célèbre bataille de Chéronée '■""'. Du fait que la
bataille qui décida pratiquement du sort de la Grèce fut perdue par
une armée de citoyens, il ne faut cependant pas conclure au rôle
mineur des mercenaires en cette circonstance. Tout ce que nous
avons dit auparavant s'y oppose formellement : si les mercenaires
ne participèrent pas à la bataille de Chéronée, c'est qu'ils avaient
été précédemment anéantis.

ponnésiens et les 2 000 Acarnaniens) de recruter 10 000 fantassins,


1 000 cavaliers et d'équiper 100 trières (Eschine, III, 97 sq. ). Ce grand
nombre de bateaux étonne, puisque les hostilités devaient se dérouler
sur terre. Parke suppose que Dèmosthène avait tout d'abord en vue son
premier plan (351 1 de raids contre les rivages macédoniens, et
qu'ensuite, convaincu de l'inutilité d'une telle flotte, il renforça son
armée de terre. Mais Parke considère aussi comme possible, à la suite
de Beloch, que Dèmosthène ait cité des chiffres erronés, par
comparaison avec les autres sources : Eschine, III, 97 et 146 ; [Plut.]. X Orat.,
851 Β (Parke, p. 152*g.).
(26) Cf. A.S. Sofman, op.cit., p. 267-269 ; P. Cloché, Thèbes de Béotie des
origines à la conquête romaine (Namur, 1952) p. 195 — 197 : Un
fondateur d'empire, Philippe II roi de Macédoine (Saint-Etienne, 1955)
p.261-264.
92 L 'épanouissement du mercenariat (350-330)

Revenant quelques années en arrière, considérons maintenant


la Guerre Sacrée au cours de laquelle le mercenariat connut son
plus grand développement. L'histoire contemporaine de la Phocide
montre jusqu'où il alla, dès lors que l'employeur disposait de
grandes ressources financières.
Philomèlos, promu stratège autokrator en 356 , commence
immédiatement ses préparatifs militaires. Après s'être assuré de
l'aide Spartiate et avoir reçu 15 talents d'Archidamos, il procède,
avec cet argent et le sien propre (aux environs de 15 talents
également), à un premier enrôlement de mercenaires et d'un millier de
peltastes phocidiens ' .
Avec ces troupes, il s'empara de Delphes où il massacra les
opposants et confisqua leurs biens ; des Delphiens, qui étaient
"particulièrement prospères et riches", il exigea "une somme
d'argent suffisante pour le paiement des mercenaires" (Diod., XVI,
24, 1-3 ; 28, 1-2).
L'entrée en guerre de la Béotie (et, par la suite, aussi de
l'Amphietyonie ) força Philomèlos à préparer une nouvelle armée : il
mobilisa d'autres citoyens et enrôla pour la seconde fois des
mercenaires en augmentant les salaires de moitié afin d'attirer le plus de
gens possible - ce qui l'amena, par manque de ressources, à puiser
dans le trésor sacré d'Apollon. Attirés "par l'importance de la
solde", beaucoup répondirent à son appel et l'armée phocidienne
atteignit 10 000 hommes dont l'enrôlement rapide fut rendu

1271 L'histoire de la guerre, et en particulier sa chronologie et les doublets


événementiels de Diodore. source principale, a suscité une littérature
abondante, où nous ne retiendrons que quelques ouvrages récents :
H. Bengtson, Griechische Geschichte~ (Miinchen. 19601 p. 302 sq.
(avec bibliographie) ; E.D. Frolov. Les tyrans grecs du IVe siècle (en
russe ; Leningrad, 1972! p. 131 sq. ; N.G.L. Hammond, Studies in
Greek History (Oxford, 19731 p. 486-533 (ch.lô : "Diodorus" Narrative
of the Third Sacred War"l.
128) Les historiens modernes ne sont pas d accord sur la nature du pouvoir
détenu par Philomèlos et se? successeurs. Cf. Parke, p. 133, 136, 139 ;
H. Berve. op. cit.. I, p. 298 ; E.D. Frolov. op. cit.. p.135 .sr/.. 141-144
et 166-16«.
(291 Cf. Best, p. 106 .vr/.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 93

possible selon Diodore, par l'abondance des moyens '"*"'.


Nous ne décrirons pas ici le cours même des hostilités.
Signalons simplement un très curieux épisode se situant lors de l'irruption
de Philomèlos en Locride au printemps 355 : une partie des
mercenaires, sortie pour faire du fourrage, tomba aux mains des Thébains
qui traitèrent sauvagement les prisonniers en sacrilèges coupables
d'avoir profané le trésor sacré. Cette justice expéditive suscita une
explosion de colère parmi les autres mercenaires qui, dans les jours
suivants, ravagèrent les environs en tuant tous les ennemis qu'ils
rencontraient afin de venger leurs camarades (ib., XVI, 31, 1-2).

désapprouvant
Dans l'oeuvre
les Phocidiens
de Diodoreet apparaît
leurs mercenaires
clairement
· 'i 'λ ι la
\ Selon
'. tradition
cet

historien (XVI, 30,2), "tout homme honnête refusa, par piété


envers les dieux, de s'inscrire pour cette campagne, tandis que les
plus grands vauriens et ceux qui méprisaient les dieux par cupidité
se joignirent volontiers à Philomèlos", si bien qu'il réunit bientôt
"une puissante armée de gens enclins au sacrilège". Diodore
considère le vagabondage de ces mercenaires après la guerre phocidienne
et leur extermination finale comme un juste châtiment de leur
impiété (XVI, 64, 1). Ce qui est cependant le plus intéressant dans
la tradition relative au pillage du trésor sacré et à son utilisation
postérieure, c'est le fait que plusieurs milliers de mercenaires
acceptèrent de recevoir cet argent en contrepartie de leur services et se
rendirent par là-même complices de ce sacrilège. Tout cela permet sans
doute de détecter certains changements dans la vie religieuse
grecque et dans l'idéologie des citoyens - ce qui constitue en fin de
compte un aspect de la crise. Et cela vaut également pour les

130) Diod., XVI, 25, 1 ; 30, 1-3 ; cf. Polyen, V, 45 ; Paus., X, 2, 4 ;


Justin, VIII, 1, 9. Sur l'effectif de l'armée, voir Parke, p. 135, n.l ;
E.D. Frolov, op. cit., p. 139 sq. ; sur le sac du sanctuaire de Delphes,
outre Parke, p. 134, n.4, et E.D. Frolov, op. cit., p. 139, n.17, voir
N.G.L. Hammond, op. cit., p. 498, n.l. La réalité du pillage est
confirmée par l'épigraphie : Th. Reinach, "Une inscription historique de
Delphes", RA 28 (1928) p.34 sqq.
(31) N.G.L. Hammond, "The sources of Diodorus Siculus XVI", CQ 31
(1937)p.82s<7.
94 L 'épanouissement du mercenariat (350-330)

mercenaires qui se trouvaient, eux, en dehors des cadres


civiques
• · Π2Ι .

Onomarchos, successeur de Philomèlos, procéda à un nouveau


recrutement de mercenaires afin de poursuivre la guerre : non
seulement il répara les pertes antérieures, mais il renforça
également l'armée qui atteignit, lors de sa dernière campagne en
Thessalie, l'effectif énorme de 20 000 fantassins (plus de 500
cavaliers), dont pas moins de 2 à 3 000 citoyens. Il fallut d'autre
part se procurer un abondant armement, tandis que l'argent de la
solde était fourni par les offrandes du sanctuaire delphique '^'.
Parmi les activités militaires d 'Onomarchos, mentionnons
seulement la prise de Coronée durant la seconde campagne de
Béotie. Comme Parke l'a justement remarqué, "cet événement
particulier a une importance considérable dans l'histoire des
mercenaires grecs en raison de la morale intéressante qu'en a tirée
Aristote" ' . Les partisans d Onomarchos lui livrèrent la ville :
mais les autres citoyens y firent opposition, avec l'aide d'un
contingent de mercenaires qui se présentèrent sous le
commandement de Charon. Dès que la bataille s'engagea, les
mercenaires cependant s'enfuirent, tandis que les citoyens
défendaient courageusement leur ville. D'où la remarque d 'Aristote
que "les soldats (c'est-à-dire les mercenaires : L.M.) deviennent
lâches quand le danger se fait trop pressant et qu'ils sont inférieurs
en nombre et en équipement. Ce sont en effet les premiers à
s'enfuir, tandis que les troupes civiques meurent sur place... Pour
celles-ci il est en effet honteux de fuir et la mort est préférable à un
tel salut, tandis que les autres qui, au début, combattaient en se
croyant supérieurs s'enfuient quand ils se rendent compte de la

(32) Ce n'est pas le seul cas connu de pillage de trésor sacré. Il est
significatif que les autres soient en relation avec des tyrans qui
utilisèrent également les richesses des temples pour payer des
mercenaires.
(33) Diod.. XVI, 32. 4 ; 33, 2 ; 35, 4 ; cf. 56, 5.
(34) Parke, p. 136 ; Best p. 127.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 95

réalité, craignant davantage la mort que la honte" ' .


Onomarchos mourut durant l'été 353 durant une bataille livrée
au Champ des Crocus en Thessalie, où il s'était rendu à la demande
du tyran de Phères. L'armée phocidienne subit d'énormes pertes :
6 000 hommes furent tués et pas moins de 3 000 se retrouvèrent
prisonniers '.
Le frère d Onomarchos, Phayllos, le remplaça et s'attacha
avant tout à reconstituer son armée ; pour compenser ces énormes
pertes, "il rassembla une foule de mercenaires", en leur offrant une
double solde. Il est évident que ce doublement de solde témoigne du
rétrécissement du marché mercenaire sous l'effet des grosses pertes
des années antérieures et aussi, bien sûr, d'une volonté de
rassembler au plus vite de nouvelles troupes. Comme Onomarchos,
Phayllos se procura un abondant armement et frappa une monnaie d'or et
d'argent en puisant largement dans le trésor delphique '*'/'.
Après quelques opérations infructueuses ' ', la guerre se
poursuivit avec des résultats variables. Une fois Phayllos disparu,
ce fut son fils Phalaïkos qui prit sa place. Mais les années suivantes
n'apportèrent pas non plus de succès décisif ni d'un côté ni de
l'autre : il y eut quelques batailles, beaucoup de petites échauffou-
rées - les adversaires poussant de nombreuses incursions dans le
territoire ennemi pour le dévaster, piller et brûler les récoltes et les
maisons. Phalaïkos, dans des circonstances obscures, perdit alors
pour quelque temps ses pouvoirs de stratège autokrator, mais les

(35) Aristote, Eth. Nie, III, 11, 1116 b 15-23 (cf. Aristotle, The Nicoma-
chean Ethics. A Commentary by H. H. Joachim (Oxford, 1955) p. 120-
122) ; Anon. in Aristot., Eth. Nie, III, 11, 1116 b 15-23 (avec
référence à Ephore, Kèphisodoros et Anaximène) ; Ephore, fr.152
{FGH I) ; fr.94 {FGH II A) ; Anaxim., fr.8 {FGH II A) ; Kèphisod.,
fr.l {FGH II B) ; p.85 (FHG II) ; cf. Stéph. Byz., s.v. Métachoion.
Sur Charon, cf. Parke, p. 137, n.2.
(36) Diod., XVI, 35, 4-6 ; 61, 2 ; Dèm., XIX, 319.
(37) Diod., XVI, 36, 1 ; 37, 2 ; 56, 5 sq. ; 61, 3.
(38) C'est seulement l'intervention des alliés qui sauva la Phocide : à son
secours vinrent 1 000 hommes de Sparte, 2 000 d'Achaïe et plus de
5 000 d'Athènes, ainsi que 2 000 mercenaires envoyés par les tyrans
déchus de Phères (Diod., XVI, 37, 2sq. ; 51, 7). Cf. Parke, p.138, n.2
et p. 140.
96 L 'épanouissement du mercenariat (350-330)

recouvra par la suite . Diodore parle de la façon suivante de ces


années de guerre : "Ayant des mercenaires en abondance, les Pho-
cidiens pillaient le territoire (s.-e. béotien) et dans leurs attaques et
leurs engagements se montraient supérieurs aux habitants de la
région"
(XVI, 58, 1 ). Ces "coups de main et invasions territoriales"
(Diod., XVI, 40, 2) constituaient une forme de guerre où
excellaient particulièrement les mercenaires qui n'étaient pas tenus
comme les citoyens par les travaux agricoles saisonniers et
l'exploitation de leurs domaines .
En attendant, les forces des deux parties s'épuisaient. Les Pho-
cidiens purent bien compenser leurs pertes au détriment du
sanctuaire delphique, en versant des soldes une fois et demie ou deux
fois supérieures à la normale ; mais leurs richesses, qu'on aurait pu
croire inépuisables, se tarissaient . Et la Béotie ne se trouvait
pas mieux lotie, à force d'être dévastée et de subir des pertes - sans
disposer des mêmes moyens que la Phocide. Ce fut l'intervention de
la Macédoine, vers laquelle s'était tournée la Béotie, qui décida de
l'issue de la guerre. Philippe, avec ses alliés thessaliens, se dirigea
vers la Locride où se trouvait alors Phalaïkos avec une grande
armée de mercenaires. Celui-ci, bien qu il possédât encore ce qui
restait des offrandes prises à Delphes ainsi que 8 000 mercenaires,
estima préférable de se rendre immédiatement après avoir obtenu,
pour lui et ses hommes, le droit de s'en aller librement .
Le sort ultérieur de ces mercenaires et leur départ avec
Phalaïkos pour le Péloponnèse montrent clairement le caractère personnel

(39) Ib., p. 139 ; cf. E.D. Frolov, op. cit., p. 156-158.


(40) Parke, p. 138.
(41) Phalaïkos, à la recherche de trésors soi-disant cachés anciennement,
donna même l'ordre de défoncer le sol du sanctuaire (Diod., XVI, 56,
7 sq. ; cf. Strabon, IX, 3, 8).
(42) Diod., XVI, 59, 2 sq. ; cf. Dèm., XIX. 230 (plus de 10 0001. Voir
aussi Parke, p. 139, n.6 (avec référence à A. Schàfer, op. cit., II, p. 186,
n.2) ; E.D. Frolov, op. cit., p. 160. Sur la résolution des Amphictyons
relative aux armes (Diod.. XVI, 60, 3), cf. Parke. p. 139 : E.D.
Frolov, op. cit., p. 161, n.40.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 97

des liens qui les unissaient au chef phocidien ' "''. Emportant avec
lui ce qui restait du trésor, Phalaïkos se dirigea vers le Péloponnèse
où, grâce à l'argent dont il disposait, il conserva un certain temps les
mercenaires à son service. Puis, comme il n'y trouvait pas d'affaires
à lui convenir, il se rendit avec quelques vaisseaux en Italie dans
l'intention de s'emparer de quelque ville ou de proposer à qui en
avait besoin les services des mercenaires qu'il avait lui-même
autrefois recrutés (Diodore mentionne à ce propos une guerre des Luca-
niens contre les Tarentins). Il trompa alors les mercenaires en leur
racontant qu'ils se rendaient là sur invitation. Mais, chemin
faisant, on commença à soupçonner que tel n'était pas du tout le cas.
Dégainant leur glaive, les conjurés obligèrent les timoniers à faire
demi-tour. Ils abordèrent ensuite au cap Malée qui était, à cette
époque, le plus célèbre des marchés de mercenaires et ils se louèrent
à des recruteurs qui venaient d'arriver de Cnossos.
Il est possible qu'Aristote ait pensé précisément à la présence
en Crète de l'armée de Phalaïkos et de ses mercenaires quand il
parle du transfert récent dans l'île de "la guerre étrangère" {polé-
mos xénikos) ' '. En Crète, où ils séjournèrent plus d'une année,
ils réussirent tout d'abord à s'emparer de Lyktos, mais durent
l'abandonner quand les Lacédémoniens eurent porté secours aux
citoyens exilés. Phalaïkos prit alors l'initiative de s'attaquer à
Kydonia ; mais, durant la préparation du siège, survint un incendie
où périrent Phalaïkos et une partie de ses mercenaires. Le reste se
loua à des Eléens exilés et les aidèrent à combattre leurs
compatriotes : mais ceux-ci l'emportèrent avec l'aide des Argiens, réalisant de
nombreux prisonniers (aux environs de 4 000) qui furent soit

(431 Voir E.D. Frolov, op. cit., p. 142, 165 ; cf. p. 158 ; H. Berve, op. cit.. I,
p.298 ; II, p.673.
(44) Aristote, Poi, II, 1272 b, 20 sqq. Pour l'interprétation de ce passage,
voir Parke, p. 142 ; H. van Effenterre. La Crète et le monde grec de
Platon à Polybe (Paris, 1948) p. 81-83 ; R.F. Willetts, Ancient Crète.
A social History from Early Times until the Roman Occupation
(Londres-Toronto,
"Politéiaï" d'Aristote
1965)
(Moscou-Leningrad,
p. 62 ; A. Dovatur,
1965)Lap. 89
"Politique"
et 345, n. 19-21.
et les
98 L 'épanouissement du mercenariat (350-330)

exécutés pour leur participation au sacrilège, soit vendus en


esclavage par les Arcadiens .
Certains mercenaires avaient préféré se séparer de Phalaïkos
en l'abandonnant soit dès le départ, alors qu'il se dirigeait vers le
Péloponnèse, soit une fois arrivés : il ne fit en tout cas la traversée
qu'avec une partie de ses soldats (Paus., X, 2, 7). On sait aussi que
certains d'entre eux se louèrent à Timoléon et combattirent ensuite
en Sicile : ils feront partie de ce millier d'hommes qui, effrayés par
l'énormité de l'armée carthaginoise, abandonnèrent lâchement leur
général (Plut. Timoléon, XXV) peu de temps avant la bataille du
Crimisos et qui, chassés de Sicile, passèrent ensuite en Italie où ils
périrent de la main des Bruttiens. Les autres succombèrent en
combattant les forces réunies des Carthaginois (qui possédaient
également des mercenaires grecs) et des tyrans de Catane et de Léonti-
noï ' . Avec son penchant moralisateur, Plutarque y voit le
châtiment encouru par les mercenaires pour leur sacrilège et aussi une
manifestation de la bienveillance des dieux envers Timoléon : c'est
seulement faute de mieux que celui-ci enrôla les hommes qui,
"touchés par la malédiction et haïs de tous, erraient dans le
Péloponnèse". En Sicile, ils se battirent vaillamment, l'emportant toujours
sous son commandement et ne succombant que lorsque, le danger
passé, Timoléon les envoya au secours d autrui (ib., XXX).
Lorsqu'on parle du rôle des mercenaires dans l'armée
macédonienne, il faut avant tout souligner que celle-ci fut très différente de
celles des cités, en raison du niveau de développement socio-
économique atteint par la Macédoine et de son régime politique. On
sait bien la grande importance que Philippe accordait à l'état de ses
forces armées. Après sa réforme militaire, fut créée une armée
régulière qui reposait sur la célèbre phalange composée de paysans.
Mais Philippe n'en fut pas pour autant dispensé de posséder des
mercenaires''*'' qui jouèrent un certain rôle dans son armée.

(4SI Diod., XVI. 61, 4 - 62, 4 ; 63, 3-5. Cf. P. Ducrey, Le traitement des
prisonniers de guerre dans la Grèce antique (Paris, 19681 p. 68 sq.
(46) Diod., XVI, 78, 3 - 79. 1 ; 82, 1 sq. ; Plut., Tim.. XXV et XXX.
(47) Sur les mercenaires en Macédoine avant Philippe, voit G. T. Griffith,
The Mercenaries of the Hellenistic World (Cambridge, 1935) p. 8.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 99

Dèmosthène, qui est avec Diodore notre source principale, indique,


quand il compare les forces d'Athènes et de la Macédoine, trois
caractéristiques qui furent à l'avantage de celle-ci : le caractère
permanent de l'armée '^"', l'esprit de discipline et la régularité de la
solde (XVIII, 235). Il signale en effet que le roi de Macédoine,
"maître d'une armée qui est constamment sous sa main", peut se
présenter le premier sur les lieux de l'action, alors que les Athéniens
en sont encore à prendre connaissance de l'événement, à s'en
inquiéter et à entamer leurs préparatifs '*"'. La position de Philippe
qui était, selon l'orateur, "dispensé de rendre des comptes à
personne, absolument seul maître, chef, souverain de tout" (ib. ), ses
conquêtes ' ', sa mainmise sur les mines du Pangée ', tout cela
lui donnait les moyens d'entretenir l'armée ' . Philippe consacra
beaucoup de temps et de forces à l'instruction militaire, organisant
des revues et usant largement d'un système de récompenses et de
distinctions (Diod., XVI, 3, 1-3). Le caractère permanent de
l'armée et la régularité de la solde, si rare dans les poleis,
garantissaient la valeur au combat de l'armée macédonienne, sa discipline

(48) Dèmosthène revient souvent sur l'idée que le principal avantage de


Philippe par rapport aux Grecs était le caractère permanent de l'armée
macédonienne (par ex., VIII, 11 ; IX, 47 sqq. et al.).
(49) Dèm., VIII, 11. A. Schàfer tente de rapporter ce passage à une
campagne déterminée {op. cit. , II, p. 456 sq. ). Parke (p. 159 sq. ) y voit au
contraire, à la suite de Delbruck, un tableau général de l'armée de
Philippe.
(50) Philippe tirait, par ex., des revenus des ports et marchés de Thessalie,
dont la suppression, selon Dèmosthène, lui aurait rendu difficile
l'entretien des mercenaires (I, 22).
(51) Elles ne rapportaient pas moins de 1 000 talents par an (cf. les 500
talents recueillis en 338 par les Athéniens et leurs alliés pour refouler les
Macédoniens). Diodore met notamment en rapport le recrutement des
mercenaires avec l 'appropriation des mines et le début du monnayage
en or (Diod.. XVI, 8, 6 sq.).
(52) II est tout à fait caractéristique que, dans les nombreux récits plus ou
moins anecdotiques de Polyen sur les "stratagèmes" financiers des
généraux du IVe siècle, le nom de Philippe n'apparaît qu'une seule fois
(Polyen, IV. 2, 6).
100 L'épanouissement du mercenariat (350-330)

et son endurance ' . Même Dèmosthène. qui noircit Philippe


autant qu'il peut, reconnaît que ses "mercenaires sont des soldats
guerre" '
merveilleux, rompus aux métiers de la .
Ce qui nous intéresse dans l'armée macédonienne, ce sont non
seulement ses mercenaires, mais aussi les réformes militaires de
Philippe. On a déjà beaucoup écrit sur ce sujet ' ' et nous nous
contenterons de noter une seule chose : pour créer une armée nouvelle,
Philippe s'appuya à la fois sur des traditions locales et sur une
excellente connaissance de l'art militaire grec, et tout particulièrement
thébain ; les nouveaux principes, influencés par le mercenariat et le
professionnalisme croissant des armées grecques au IVe siècle ,
se manifestent dans l'armement, l'organisation, la stratégie et la
tactique des troupes macédoniennes.

(53) Polyen, IV, 2, 7 et 10 ; Frontin, Strat., II, 1, 9 ; IV, 1, 6 ; 2, 4.


L'anecdote suivante est significative : Philippe destitua un chef
mercenaire, un certain Dokimos de Tarente parce qu'il avait pris un bain
chaud (Polyen, IV, 2, 1).
(54) Dèm., II, 17 ; cf. XI, 10 où sont mentionnés les chefs mercenaires qui
s'étaient illustrés par leur courage.
(55) W. Rustow et H. Kôchly. Geschichte des griechischen Kriegswesens
von der altesten Zeit bis auf Pyrrhos (Aarau, 1852) p. 232 sqq. ;
J. Kromayer et G. Veith, Heerwesen und Kriegfiihrung der Griechen
und Romer (Mûnchen, 1928) p. 95 sqq. ; H. Delbriick, Geschichte der
Kriegskunst I (Berlin, 1920) p. 165 sqq. ; Parke, p.l55sq. ; P. Cloché,
Un fondateur d'empire..., p. 20-22 ; A. Sofman, op. cit., p. 184 sqq. ;
A. M. Snodgrass, Arms and Armour of the Greeks (London, 1967),
p. 114 sqq.
(56) La phalange introduite par Philippe n'était pas une simple copie de la
phalange hoplitique grecque réformée pour lui donner plus de mobilité
(comme l'exigeait l'art militaire de cette époque). Selon certains, cette
réforme rappelle quelque peu ce qui avait été fait par Iphicrate. Parke
(p. 155 sq. ) va encore plus loin en estimant que l'action conjointe de la
phalange et des hypaspistes-javelotiers légèrement armés, inaugurée
par Philippe, s'inspire dans une large mesure de la coopération entre
peltastes mercenaires et hoplites citoyens. Cf. R.D. Milns, "Philip II
and the Hypaspists", Historia 16 (1967) ρ.?>ΰ9 sqq. ; Best, p. 139-141 ;
J.K. Anderson, Military Theory and Practice in the Age of Xenophon
(Berkeley-Los Angeles, 1970) p. 131.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 101

Dès la première décennie du règne de Philippe, nous


entendons parler de ses mercenaires ' ' '. Ils participèrent par exemple à
la prise de Pharkèdon en Thessalie ' ' et combattirent en 353 sous
le commandement du Macédonien Adaïbs, surnommé le Coq,
contre Charès qui remporta sur eux la victoire de Kypsela ' '.
Les réformes militaires de Philippe et la création d'une armée
régulière ne pouvaient pas ne pas modifier la situation des
mercenaires. Il est possible que leur rôle se soit immédiatement quelque
peu amoindri - ce qui ne signifie pas que leur importance diminua
aux yeux de Philippe '" ' qui trouva en eux un moyen tout à fait

(57) La plus ancienne utilisation de mercenaires par Philippe est mal


attestée. L'historien Carystios de Pergame, dans ses Notices historiques, dit
que ce serait Platon qui, par l'intermédiaire d'Euphraios, aurait
persuadé le roi Perdiccas d'allouer à Philippe des terres dont les revenus
lui permirent d'entretenir des mercenaires ; après la mort du roi,
Philippe s'empara du pouvoir avec l'aide de ceux-ci {FGH IV, p. 356,
fr.l = Athénée, XI, 506 e-f). Cf. Parke, p. 156 sq. ; G. T. Griffith,
op. cit., p. 9.
(58) Polyen, IV, 2, 18 ; cf. Diod., XVI, 35, 3 ; Théop., fr.87 {FHG I) ;
fr.82 {FGH II B) - chez Stéphane de Byzance. Voir G.T. Griffith,
op. cit., p. 10. Comme le suppose Griffith, des mercenaires
participèrent à la campagne thessalienne de Philippe en 353, quand le roi de
Macédoine fut battu par Onomarchos et que ses soldats étaient prêts à
s'enfuir (Diod., XVI, 35, 2).
(59) Ce dont parlent, selon Athénée (XII, 532 d-f). Théopompe (fr. 183 :
FHG I ; fr.249 : FGH II B), Douris (fr.35 : FGH II A ; fr.5 :
FHG II) et le poète comique Hèracleidès (Kock, II, p. 435 ; Edmonds,
II, p. 532). Cf. A. Schâfer, op.cit., I, p. 443, n.3 ; Parke, p. 145.
(60) Les historiens modernes ne s'accordent pas sur ce point. J. Kaerst
{Geschichte des Hellenismus , I (Leipzig, 1927, p. 212) parle d'une
diminution du rôle des mercenaires après la formation de l'armée
macédonienne. Mais Parke juge cette opinion erronée. Il partage, lui,
le règne de Philippe en deux pour ce qui est de l'utilisation des
mercenaires, en prenant 346 comme date charnière (Parke, p. 162). Selon
Griffith, ce partage est artificiel : le grand nombre de références aux
mercenaires après 346 s'expliquerait par l'amélioration de notre
information après cette date. Il n'estime pas possible d'apprécier
l'importance relative des mercenaires avec les sources dont nous disposons :
Diodore ne donnant que des indications générales sur le règne de
Philippe et Dèmosthène soulignant, de façon trop partiale, la dépendance
102 L'épanouissement du mercenariat (350-330)

adapté à sa politique : car les territoires et les villes fraîchement


conquis avaient besoin d'être surveillés par de lointaines garnisons
peuplées surtout de mercenaires. C'est ainsi qu'après s'être emparé
de la position stratégique des Thermopyles, Philippe y installa des
mercenaires (Dèm., IX, 32 ; XIX, 204). D'autres étaient répartis
en Chersonèse (ib., IX, 16 ; X, 18 sq. ) où ils venaient en aide aux
Cardiens et ravageaient les possessions athéniennes. Les Phocidiens
"meurent de peur devant les mercenaires de Philippe qu'ils sont
forcés d'entretenir" [id., XIX, 81). On connaît bien, également, le

procédé favori de la souple politique menée par Philippe, qui


consistait à s'ingérer dans les affaires intérieures des cités grecques et à
favoriser leur rivalité : pour cela aussi les mercenaires s'avérèrent
très utiles. C'est ainsi qu'en 344 Philippe, hésitant à aider les Mes-
séniens et les Argiens contre les Lacédémoniens, leur envoie
simplement des mercenaires et de 1 argent {id., VI, 15) ; qu'à Mégare il
tenta, il est vrai sans succès, de placer à la tête de la ville son
partisan Périllos en lui envoyant un contingent de mercenaires ' ' ; que
trois fois au moins en 343-342 on achemina des mercenaires pour
établir et soutenir des tyrans dans plusieurs villes d'Eubée (Cleitar-
chos à Erétrie où la démocratie avait triomphé des mercenaires du
tyran Ploutarchos, et Philistidès à Oréos) : en envoyant d'abord
Hipponikos qui, avec un millier d'hommes, abattit les murs de
Porthmos et établit, selon Dèmosthène (IX, 58), trois tyrans (Hip-
parchos, Automédon et Cleitarchos), ainsi que les mercenaires
d'Eurylochos et ceux de Parménion qui se rendit célèbre par la
suite (b2).
En 341, quand il voulut démontrer aux Athéniens que leur
situation en face de Philippe était beaucoup plus périlleuse qu'elle
ne l'avait été au début du siècle en face de Sparte, Dèmosthène
écrivit dans sa Troisième Philippique : "D'abord il paraît qu'en ce

du roi vis-à-vis des mercenaires. Griffith admet cependant que l'on


puisse parler de la grande importance des mercenaires dans les plans
stratégiques et tactiques de Philippe (G. T. Griffith, op. cit., p. 11 ,sr/.).
l()l) Dèm., IX. 17 et 27 ; XIX, «7 ; 204 ; 295.
(62) Dèm., VIII, 36 ; IX, 17 ; 27 ; 33 ; 57 sqq. ; XVIII, 71 ; XIX, 87 et
204, Cf. G.L. Cawkwell, "DemosthenesTolicy...". p. 201-203.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 103

temps-là les Lacédémoniens, comme tous les autres Grecs,


n'envahissaient un territoire que pendant quatre ou cinq mois, dans la
belle saison, et qu'après l'avoir dévasté avec leurs hoplites et des
armées de citoyens, ils rentraient chez eux" ; de plus ils
n'achetaient aucun service à personne ; mais aujourd'hui "Philippe se
porte ici ou là, selon qu'il lui plaît, non pas à la tête d'une phalange
d'hoplites, mais en s'entourant de troupes légères, de cavaliers,
d'archers, de mercenaires... Inutile d'ajouter qu'il ne fait aucune
différence entre l'hiver et l'été et qu'il n'y a pas pour lui de saison
réservée où il suspende ses opérations" (IX, 47-50).
Il nous semble que Démosthène exprime ici on ne peut mieux
l'essence des transformations qui s'étaient produites depuis le début
du siècle dans l'art militaire grec : au lieu d'une milice citoyenne,
des mercenaires ; au lieu d'hoplites, des soldats armés à la légère et
des cavaliers ; au lieu des incursions et des escarmouches estivales,
de longues campagnes en n'importe quelle saison ; au lieu d'un
système de ravitaillement où chaque soldat emmenait avec lui ce
dont il avait besoin, des achats de vivres.
La principale conclusion que l'on peut donc tirer de l'étude des
dernières décennies de l'indépendance grecque, c'est la large
pénétration des mercenaires dans les forces armées aux dépens de
citoyens : conclusion valant non seulement pour Athènes, mais
aussi, comme le démontrent les événements de 340, pour de
nombreuses autres cités grecques.
A Athènes, le processus alla si loin que le système même de
préparation militaire des citoyens y fut réorganisé : vers la fin du
IVe siècle, la durée du service éphébique passa de deux à un an
- réduction que des historiens mettent en relation avec la croissance
du mercenariat '" '.
Le développement du mercenariat tend maintenant à conférer,
en matière militaire, une grande importance aux problèmes
économiques, c'est-à-dire que c'est la cité la plus forte du point de vue

(63) L.A.W. Lehya, "The Athenian Ephebeia towards the End of the
Fourth Century B.C.", PACA 1958, 1, p.44-47 (cf. Marouzeau, 29
U959)p.482).
104 L'épanouissement du mercenariat (350-330)

économique qui se révèle aussi la plus forte du point de vue


militaire ' ' - ce qu'il est impossible de ne pas rapprocher du
développement ultérieur des relations commerciales et financières qui
pénétrèrent de plus en plus profondément la vie grecque et
décomposèrent les rapports anciens. Il semble que cette subordination directe
du potentiel militaire au potentiel économique distingue la Grèce de
cette époque de celle des décennies précédentes où par exemple
Sparte, économiquement retardée, s'avérait la cité la plus forte du
point de vue militaire.
Il ne faut cependant pas voir dans cette tendance quelque
chose d'absolu. L'essentiel tenait aux moyens financiers, qui
étaient, bien sûr, généralement plus importants dans une cité
économiquement forte. Mais ils pouvaient aussi provenir de sources
différentes : de la confiscation des biens des citoyens par un tyran
ou d'un don d'argent fait par une puissance extérieure. A cet égard,
le cas de la Phocide est exemplaire : les Anciens déjà avaient
clairement conscience du rapport existant entre les succès des chefs pho-
cidiens et le pillage du trésor delphique. Voici par exemple ce qu'en
disait un contemporain : "La même circonstance qui avait fondé la
puissance des tyrans de la Phocide devint la cause de leur ruine ;
car, après avoir puisé criminellement dans le trésor sacré, pour
arriver au pouvoir, et détruit, en s appuyant sur des mercenaires, les
constitutions établies, ils furent renversés au moment où ces
ressources furent entièrement épuisées par les paiements faits à ces
troupes" ' .

L'indépendance grandissante des armées mercenaires et leur


tendance à satisfaire leurs besoins matériels par le pillage des
territoires ennemis (voire neutres et aussi alliés) font apparaître le
caractère propre de l'économie esclavagiste grecque où les formes
économiques et extraéconomiques d'exploitation se mêlent de la façon la
plus étroite : un grand potentiel économique donne la possibilité de

(64) Ce qui n'équivaut pas à une cité plus développée au point de vue socio-
économique (cf. les succès militaires de Thèbes et surtout de la
Macédoine).
(65) Eschine, II, 131.
L 'épanouissement du mercenariat (350-330) 105

recruter davantage de mercenaires - ce qui permet de s'approprier


directement, à grande échelle, les biens de l'adversaire et d'en user
partiellement pour renforcer ses propres forces mercenaires.
Les événements de la Guerre Sacrée indique le très haut degré
de développement du mercenariat en Grèce. Cela ne tient pas
seulement à l'énormité de l'armée engagée par les Phocidiens et à
l'évolution des rapports entre les aspects financiers et purement
militaires des opérations. Il faut également parler à ce propos de la
formation d 'une idéologie nouvelle : tous les mercenaires phocidiens sont
sans réserve d'accord pour percevoir un salaire provenant du trésor
d'Apollon - sans craindre la colère qu'ils ne manquèrent pas de
susciter chez tous les Grecs "pieux". La rupture des liens entre les
mercenaires et leurs compatriotes suscite peu à peu l'émergence d'une
idéologie qui n'est déjà plus liée à celle de la polis. Notons aussi que
c'est une idéologie "collectiviste" (cf. les événements se rapportant
au meurtre des fourrageurs), une idéologie originale de
"camaraderie" traduisant un esprit corporatiste.
CHAPITRE IV

Les mercenaires en Orient

(Asie Mineure et Egypte)

incessants
décomposition
l'indépendance,
par
d'Alexandre
domination
entre
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s'améliora
et
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renforça
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contre
orientale
Athènes.
satrapes
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en
et 385-
Peu
fin
de
la
et
à
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 107

382 fut sans résultat : Achoris réussit même à conserver le contrôle


de la Palestine et de la Phénicie méridionale, tandis que son allié
Evagoras s'emparait de Tyr ainsi que d'une grande partie de la
Phénicie septentrionale et de la Cilicie.
Les Perses concentrent alors des forces importantes contre
Evagoras : ils reconquièrent la Cilicie, font passer les hostilités dans
l'île et finissent par écraser le soulèvement d 'Evagoras. De
nouveaux préparatifs sont faits pour envahir l'Egypte : mais c'est
seulement en 374 que les armées perses passent à l'attaque, sans plus de
succès que précédemment. Peu de temps après la situation évolue,
mettant en question l'existence même de l'Etat achéménide : à
l'agitation des différents satrapes occidentaux et à leurs conflits
incessants succède, aux environs de 360, l'alliance de la plupart
d'entre eux contre le gouvernement central (ce qu'on a appelé la
"grande révolte" des satrapes). A cette lutte prennent part des
populations indigènes dans plusieurs régions d'Aise Mineure.
Tirant parti de la situation, le pharaon égyptien Tachos fait
irruption en Syrie et, après s'être allié aux satrapes insurgés, joint son
armée aux leurs.
Mais l'Egypte connaît ensuite des événements qui
transforment brutalement l'ensemble des données : il s'agit de la révolte
dirigée contre le nouveau pharaon Nectanébo. La lutte interne qui
s'ensuivit força les Egyptiens à abandonner leurs positions
syriennes. Grâce à ce retournement de situation, le gouvernement perse
put rassembler toutes ses forces contre les satrapes insurgés, dont il
vint rapidement à bout, en partie par les armes et en partie par la
corruption.
Sous le nouveau "Roi des Rois" Artaxerxès III Ochos (358-
338) furent prises des mesures décisives pour empêcher les satrapes
de se révolter : on leur défendit de posséder des contingents de
mercenaires grecs. Après avoir ainsi renforcé quelque peu sa position en
Asie Mineure, Artaxerxès se prépara à attaquer l'Egypte : mais la
première campagne, en 351-350, fut infructueuse, et la seconde dut
être différée un certain temps à cause d 'une autre révolte : celle des
villes de Phénicie menées par Sidon, auxquelles se joignirent des
dynastes locaux de Chypre, de Carie et de Cilicie. Artaxerxès
108 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

réussit cependant à diviser les insurgés, à attirer de son côté une


partie d'entre eux et à éteindre plusieurs foyers d'insurrection, en
particulier à Chypre. En 345, les Perses s'emparent par trahison du
dernier centre important de résistance, Sidon, et en 343 ils se fraient
un passage jusqu'à la vallée du Nil. Après quelques batailles
malheureuses, les Egyptiens cessent toute résistance organisée dans le
delta, tandis qu'en Haute-Egypte continuent à combattre encore
pendant deux ans les partisans de Nectanébo qui s'était enfui en
Ethiopie.
C'est ainsi qu'au prix d'un ultime effort, le gouvernement perse
parvint à stabiliser la situation dans la partie occidentale de
l'empire, peu de temps avant la campagne d'Alexandre le Grand.
Dans tous ces événements, un rôle très important, parfois
décisif, fut dévolu aux mercenaires grecs. La richesse des rois perses
leur permettait en effet d'engager des Grecs qu'ils mettaient en ligne
contre les poleis et, plus largement encore, contre les satrapes et les
dynastes insoumis. De nombreux dirigeants, qui se trouvaient liés
au roi par des rapports variables de dépendance, utilisèrent aussi
des mercenaires, en particulier pour s'émanciper. En gros, comme
l'écrivait Xénophon au milieu du siècle, "personne ne peut jamais
entreprendre une guerre sans des Grecs, ni quand ils se font la
guerre entre Perses ni quand ils sont l'objet d'une campagne des
Grecs"
{Cyrop., VIII, 8, 26). Et Platon dit de même {Lois, III,
697 e) que les Perses "s'imaginent que des mercenaires, des
étrangers arriveront à les sauver".
Durant les premières décennies du IVe siècle, la Perse fit la
guerre contre Sparte en Asie Mineure, contre Evagoras de Chypre
et en Egypte. On ne sait rien des mercenaires dans les opérations
terrestres contre Sparte, sinon qu'ils composèrent les garnisons de
certaines villes ' ' : ils servirent principalement dans la flotte. Sans
décrire toutes les activités de la flotte perse sous le commandement
'
du célèbre Conon , notons que ce fut précisément à cette époque

(1) C'est ainsi que l'on connaît une garnison grecque à Caunos sous le
commandement de Léonymos {Hell. Oxyrh., XX (XVI S).
(2) Voir, par ex., G. Barbieri, Conone IRoma, 19!S5) ; M. Schmidt, Das
Leben Konon's. Historische Abhandlung (Leipzig, 1873).
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 109

(sans doute durant l'automne 395) que se produisit l'une des plus
importantes révoltes mercenaires du IVe siècle (sinon la plus
importante), suscitée comme d'habitude par un retard de salaire. Comme
pendant 15 mois les soldats n'avaient pas reçu d'argent (Isocrate
IV, 142), beaucoup abandonnèrent le service et, pour finir, éclata
une véritable révolte qu'on ne réussit à écraser qu'avec de grandes
difficultés '^'. A propos de cette révolte, l'Anonyme d'Oxyrhynchos
(Cratippos ?) remarque que le paiement irrégulier du salaire est
habituel chez les Perses : quand il entreprend une guerre, le roi
donne au début un peu d'argent sans s'occuper de la suite, si bien
qu'il faut même parfois licencier les soldats (Hell. Oxyr., XIX
(XIV) 2 sq.).
C'est manifestement l'armée terrestre dirigée contre Evagoras
qui comprenait le plus grand nombre de mercenaires : ils en
formaient, selon Isocrate (IV, 135), la plus grande partie. Il est vrai
que l'orateur s'efforce comme d'habitude d'exagérer la dépendance
des Perses envers les forces grecques : mais l'ampleur de la révolte
mercenaire à Chypre atteste également leur importance. Manquant
de vivres parce que la flotte chypriote ne laissait pas aborder les
navires marchands, les mercenaires tuèrent quelques-uns de leurs
chefs et remplirent le camp "de trouble et de stasis", si bien que
toute la flotte perse dut intervenir pour assurer le ravitaillement
(Diod., XV, 3, 1-3).
Dès le départ, quelques mercenaires étaient au service d
'Evagoras, lui constituant peut-être seulement une petite garde
personnelle semblable à celle de son prédécesseur Abdèmon de Tyr ' '.

(3) La révolte est décrite, de façon assez détaillée, dans les Hell. Oxyr.,
XIX-XX (XIV-XV) (commentaire historique de LA. F. Bruce, An His-
torical Commentary on the "Hellenica Oxyrhynchia" (Cambridge,
1967) p. 125-142) ; Justin, VI, 2, 11 sqq. - seul autre témoignage sur la
révolte, qui dépend manifestement des Hell. Oxyr. Voir aussi
E.S.G. Robinson, "Greek Coins Acquired by the British Muséum
1938-1948", NC 8 (1948) p. 48-56 (sur une monnaie frappée,
apparemment, en rapport avec cette révolte).
(4) Dans un des fragments de la comédie moyenne {Le soldat
d'Antiphanès), est mentionné un mercenaire qui avait servi à Chypre
1 10 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

Mais les énormes moyens financiers dont il disposait, selon Diodore


(XV, 2, 4), lui permit d'engager ensuite "de nombreux
mercenaires". Auprès d'Evagoras, Isocrate (IV, 141) signale 3 000
peltastes qu'il considère apparemment comme des mercenaires ' .
Le roi chypriote avait en particulier reçu du satrape de Carie Heka-
tomnos une aide en argent ' . En 390, il demanda également l'aide
d'Athènes qui lui envoya 10 trières, tandis que ses émissaires
engageaient marins et peltastes ou achetaient des armes : de plus un
important secours financier lui fut accordé par Aristophanès fils de
Nikophèmos (un ami de Conon) et par ses amis ' . Il ne fut
d'ailleurs pas possible aux navires athéniens d'atteindre Chypre : car le
navarque Spartiate Téleutias les intercepta (Xén. Hell., IV, 8, 23).
Comme on l'a déjà dit, Athènes envoya à Chypre, en 387, 800
peltastes mercenaires commandés par Chabrias, qui jouèrent, selon
Cornélius Népos (XII, 2, 2), un grand rôle dans les victoires
d'Evagoras.
On connaît aussi des mercenaires servant alors en Egypte.
Tandis qu'il se préparait à lutter contre la Perse, le pharaon
Achoris. en promettant des salaires élevés, "réunit de puissantes
forces mercenaires" (Diod., XV, 29, 1) ; à partir de
Chypre, Chabrias le rejoignit avec ses peltastes après la paix

"tout le temps que s'était poursuivie la guerre" (Antiphan., fr.2O2 :


Kock, II ; fr.202 : Edmonds. II = Athénée VI, 257 d). Sur la lutte
d'Evagoras contre la Perse, voir W. Judeich, Kleinasiatische Studien.
Untersuchungen zur griechisch-persischen Geschichte des IV.
Jahrhunderts v. Chr. (Marburg, 1892) p. 117 sqq. Sur Evagoras, voir
aussi Swoboda, "Euagoras 8", RE 6 (1909) col. 821 sqq. ; Parke, p. 58
sqq.
(5) Sur les témoignages de Diodore et d'Isocrate, voir Parke, p. 61. A
propos de l'identification par Isocrate des peltastes et des mercenaires,
cf. supra, p. 53.
(6) Diod.. XV, 2, 2; Théop.. fr.lll iFHG I); fr.103 \FGH II B)
(provenant de Photius).
(7) Lysias, XIX, 21 sq. et 43 sq. ; cf. Isocrate, IX, 51. Voir aussi le
commentaire de Isocrate. Discours, texte établi et traduit par G.
Mathieu et E. Brémond. II (Paris. 1961 1 p. 159, n.2 ; Parke. p. 58. n.2 ;
cf. Best. p. 94.
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 111

d'Antalcidas ^ '. Une inscription contenant dix noms de Grecs


constitue un document intéressant sur leur présence en Egypte :
cinq sont originaires d'Athènes, et cinq autres respectivement de
Corinthe, de Béotie, de Nysiros, de Caryanda et de Cyrène ' .
Cette inscription atteste la grande diversité ethnique de ces
mercenaires (un peu comme dans VAnabase) - ce qui est d'autant plus
significatif qu'il s'agit de dix noms conservés au hasard.
Les mercenaires jouèrent un rôle considérable dans les succès
remportés par les Egyptiens contre les Perses. Le fait suivant donne
toute raison de le penser : à savoir que les Perses demandèrent aux
Athéniens de rappeler Chabrias et qu'il lui fut ordonné de revenir à
Athènes dans un certain déali, sous peine de mort, si bien qu'il
s'inclina ' '.
Des mercenaires employés par les satrapes perses on sait
seulement qu'on en trouvait auprès de la dynaste d'Eolide Mania. Ils
jouèrent manifestement un rôle décisif dans ses succès militaires en
s 'emparant d'une série de villes côtières - d'autant plus qu'après
avoir observé le déroulement des batailles elle savait récompenser
avec largesse ceux qui s'y étaient distingués. D'après Xénophon,
ceux que Mania estimait dignes d'éloges recevaient de larges
présents, "si bien qu'elle fit de ses mercenaires un corps très brillant ".
Sous son successeur Midias, ces garnisons grecques ne cherchèrent
cependant pas à s'opposer à Derkylidas, parce qu'on s'était très mal
conduit avec eux {HelL, III, 1, 13-16). Dans ce récit apparaissent

(8) Diod., XV, 29, 2 ; Dèm., XX, 76 ; Corn. Nép., XII, 2, 2. Sur les
activités de Chabrias en Egypte, voir W. Judeich, op. cit., p. 158 sqq. ;
D. Mallet, Les rapports des Grecs avec l'Egypte (Le Caire, 1922) p. 95
sqq.; Parke, p. 59 sq.
(9) Hicks-Hill, n° 122. Comme Chabrias est allé deux fois en Egypte, dans
les années 380 et en 361-359, la question est de savoir à quelle époque il
convient de rapporter cette inscription. Les arguments de Parke (p. 60)
en faveur de la date la plus haute semblent convaincants. Mallet la met
aussi en rapport avec les mercenaires d 'Acoris, sans présenter d 'ailleurs
le moindre argument {op. cit., p. 97 sq.'t cf. G. T. Griffith, The Merce-
naries of the Hellenistic World (Cambridge, 1935) p. 239 ; cf. Hicks-
Hill, p.242).
(10) Diod., XV, 29, 3 sq. ; Corn. Nép., XII, 3, 1.
112 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

clairement de petites notes moralisatrices : en chaud partisan et


propagandiste d'un système de récompenses et d'encouragements,
et pour avoir souvent parlé de l'utilité de 1 émulation, l'historien fait
preuve d'une sympathie évidente envers Mania, en l'opposant au
scélérat et assassin Midias qui changea brutalement la façon de se
comporter avec les mercenaires - ce qu'il paya d'ailleurs sans tarder.
Lors de sa préparation d'une nouvelle campagne en Egypte, le
roi des Perses se mit pour la première fois à recruter des mercenaires
dans les années 370 . Chez Diodore (XV, 38, 1) s'est conservée
une indication très précieuse sur la façon dont Artaxerxès se
constitua un contingent mercenaire au sein de son armée : "alors qu'il
cherchait à créer une grande force mercenaire, il décida de mettre
un terme aux guerres se déroulant en Grèce : car il espérait qu'ainsi
les Hellènes, libérés de leurs guerres domestiques, seraient plus
faciles à recruter ". Au vu de ce passage, il semble que les mercenaires
étaient déjà, dans l'ensemble, des professionnels : le roi ne doutait
pas que les soldats le rejoindraient dès que, la paix revenue dans les
cités, ils se retrouveraient désoeuvrés. Et ce texte de Diodore
montre également la relative étroitesse du marché mercenaire,
puisqu 'Artaxerxès compte sur des soldats déjà en service. Cela ne
signifie pas, bien sûr, qu'il n'en existait pas de disponibles : c'est
que le roi suscitait une trop forte demande en voulant engager pas
moins de 12 000 hommes ' '"' à un moment où dans toute la Grèce
se déroulaient des batailles acharnées. Une curieuse monnaie
frappée pour le paiement des mercenaires est à signaler ici : sur l'avers
est représenté un archer, motif traditionnel du monnayage perse,
tandis que sur le revers se trouve une tête d'Athéna tout à fait
grecque. On considère cette émission comme une manifestation de
"complaisance forcée ' de la part des Perses, qui s'explique par la
grande importance des mercenaires grecs dans leur armée ' .
Iphicrate, dépêché par Athènes à la demande des Perses, fut placé à
la tête de ces mercenaires (Diod.. XV, 29, 3 sq. ; 41, 1).

(11) Sur cette campagne, voir I). Mallet, op. cit.. p. 101-107.
(12) Chiffre de Cornélius Népos (XI, 2, 4) ; selon Diodore, le nombre des
mercenaires atteignait 20 000 (XV, 41. 1 et 3).
(13) W. Judeich, op. cit., p. 161 ; D. Mallet. op. cit.. p. 102. n.4.
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 113

Que le chef des mercenaires grecs en Orient soit un Grec, voilà qui
n'est pas nouveau ; mais jusqu'à présent ces commandants
passaient au service des Perses de leur propre initiative : c'était alors la
première fois, pour autant qu'on le sache, que la Perse demandait
qu'une polis envoyât à cette fin un de ses citoyens '* '. C'est à ce
titre qu'Iphicrate s'en alla, non en tant que mercenaire, mais plutôt
comme quelqu'un qui remplit une fonction officielle. En Perse, la
préparation de la campagne s'effectua avec lenteur - ce qui irrita
Iphicrate, bien qu'il utilisât le temps disponible avant le début des
opérations à entraîner l'armée : car c'est précisément avec cette
campagne d'Egypte que Cornélius Népos met en rapport la
formation du nouveau type de combattant qu'était le peltaste (XI, 2, 4).
A Akè, où toute l'armée fut enfin rassemblée en 374 {id., XV,
41, 3), se produisit l'incident suivant : ayant appris que deux
lochages avaient projeté une trahison, Iphicrate convoqua les soldats qui
lui étaient le plus dévoués et, avec leur aide, désarma les mutins,
châtia les lochages et chassa les simples soldats après les avoir privés
de leurs armes. La punition était très lourde, puisqu'elle ôtait aux
mercenaires ce qu'ils avaient de plus précieux et de plus nécessaire :
leur armement ; mais une telle justice sommaire était tout à fait
dans l'esprit d'Iphicrate qui exigeait de l'armée une soumission
absolue (Polyen, III, 9, 56). A cette même campagne se rapporte
un autre stratagème de Polyen (III, 9, 59) mentionnant une ruse
utilisée par Iphicrate pour apaiser les mercenaires alors que, ne
recevant pas d'argent, ils commençaient à s'agiter et à réclamer la
convocation d'une assemblée générale ' '.
La campagne d'Egypte débuta victorieusement pour les
Perses, mais bientôt surgirent des divergences entre Iphicrate et Phar-
nabaze ; pendant ce temps, leurs adversaires rassemblaient leurs
forces avant de porter une série d'attaques qui forcèrent l'armée
perse à retourner en Syrie. Là, les divergences atteignirent une telle
intensité qu'Iphicrate, craignant pour sa vie, s'enfuit, tandis que
Pharnabaze s'adressait à Athènes pour réclamer le châtiment du

(14) Parke, p. 105.


(15) A leur sujet, voir D. Mallet, op. cit., p. 103 ; Parke, p. 105 sq.
114 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

général. Les mercenaires se retrouvèrent alors un moment sans chef


grec, sous le pouvoir direct de Datâmes qui avait remplacé Pharna-
baze. Il est très caractéristique que la seule mention de ces
mercenaires faite par nos sources durant cet intermède concerne leur
rémunération : comme les soldats n'avaient pas reçu de solde
depuis plusieurs mois, les troubles recommencèrent jusqu'à ce que
Datâmes, recourant à la ruse, réussît à les ramener au calme .
Les Perses ne pouvaient cependant se passer d'un chef
expérimenté à la tête des contingents grecs et la place d 'Iphicrate devait
être occupée durant l'été 372 par Timothée (Dèm., XLIX, 25) :
mais la campagne fut ajournée à cause de la révolte contre le roi
fomentée par Datâmes.
Des mercenaires grecs firent partie de l'armée royale envoyée
contre les insurgés. En comparaison avec l'énormité (même si les
chiffres sont exagérés par Cornélius Népos, XIV, 8, 2) de cette
armée (plus de 150 000 hommes), le nombre des Grecs paraît infime
(3 000) : comme dans les autres campagnes perses, ils
constituaient cependant une part obligatoire, et qui en soi n'était pas si
mince, des effectifs.
L'agitation de Datâmes fut comme le prologue de la "grande
révolte " des satrapes. Datâmes reçut en aide d'Ariobarzane des
mercenaires recrutés en Grèce par Philiskos ' , et bientôt Ario-
barzane lui-même le secourut avec ses propres mercenaires. En 366,

116) Polyen, VII, 21, 1 ; cf. Ps.-Arist., Econ., II, 2, 24 a. Voir aussi Parke,
p. 107, n.3 ; L. Cracco Ruggini, 'Eforo nello Pseudo-Aristotele,
Oec. II ?", Athenaeum 45 (1967) p. 52 sq. ; Aristote. Economique.
Texte établi par B.A. van Groningen et A. Wartelle, traduit et annoté
par A. Wartelle (Paris, 1968) p. 59 sq.
(17) Les historiens modernes ne s'accordent pas sur le type d'arme auquel
appartenaient ces mercenaires. Parke (p. 107) y voit des soldats armés à
la légère - ce qui prouverait que les peltastes grecs avaient fait leurs
preuves en Orient, en un pays de fantassins légers. Best (p. 136 .sq. ) y
voit au contraire une hypothèse non fondée et, interprétant d'une autre
façon Corn. Nèp., XIV, 8, 2, les considère, sinon comme des hoplites,
en tout cas pas comme des peltastes. Il semble que le texte de Cornélius
Népos ne permette pas de se prononcer.
(18) Xén., Hell., VII, 1. 27 ; Diod., XV, 70. 2. Sur la révolte, cf.
W. Judeich, op. cit.. p. 193 sqq.
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 115

ses forces s'accrurent encore de 7 à 8 000 mercenaires peltastes


envoyés par Athènes (sous le commandement de Timothée). Une
fois de plus on demandait à un stratège grec de venir en aide aux
Perses, non pas cependant au bénéfice du roi, mais tout au
contraire pour diriger contre lui les mercenaires recrutés par Athènes.
Timothée put mener à bien son entreprise et aider Ariobarzane en
s 'emparant, après un long siège, de Samos qui était à ce moment-là
occupée par les contingents de Kyprothémis, mercenaire grec de
Tigrane ' .
Se dirigeant ensuite vers l'Hellespont, Timothée se rendit
maître de Sestos et de Crithotè ' ', villes d 'Ariobarzane assiégées par
Seuthès, et le satrape les offrit à Timothée qui, à son tour, en fit don
à Athènes. C'est ce que raconte Cornélius Népos quand il oppose la
bienveillance de Timothée à la cupidité d 'Agèsilas : le stratège
athénien, soucieux de la gloire de sa cité, refusa l'agent d 'Ariobarzane et
accepta les villes pour les offrir à Athènes, tandis qu'Agèsilas, ne
pensant qu'au profit, préféra l'argent. Les deux comportements ne
sont cependant pas contradictoires puisque, Timothée agissant en
qualité de stratège chargé d'une mission officielle, le cadeau
revenait plutôt à Athènes, tandis que la conduite d 'Agèsilas tient au fait
que Sparte, manquant en permanence de ressources pour
l'entretien des mercenaires et n'ayant pas d'autre moyen d'aider le
satrape, avait dépêché son roi pour qu'il acquît, par le service armé,
l'argent qu'il fallait pour cela .

(19) Isoc, XV, 111 ; Dèm., XV, 9 ; Ps.-Arist., Econ., II, 2, 23 c et d ;


Polyen, III, 10, 9-10. L'effort principal de Timothée à propos des
mercenaires, durant les 9 mois que dura le siège, fut de rechercher de quoi
les payer, et aussi les nourrir, sans grever les finances athéniennes, car
la polis, après leur envoi, avait chargé le chef de les rémunérer (lui sont
consacrés des "stratagèmes" du Pseudo-Aristote et de Polyen). Cf.
L. Cracco Ruggini, op. cit., p. 48-52 ; B.A. van Groningen et A. War-
telle, op. cit., p. 59.
120) Isoc, XV, 108 et 112. Cf. W. Judeith, op.cit., p.200 sq. ;
U. Kahrstedt, Beitràge zur Geschichte der thrakischen Chersones
(Baden-Baden, 1954) p. 26.
(21) Corn.Nép., XIII, 1, 3 ; cf. Xén., Agés., II, 25-27 (apologie). Voir
D. Mallet, op.cit., p.lO9sq. ; Parke, pA09sq. ; J. Luccioni, Les idées
politiques et sociales de Xénophon (Gap, 1948) p. 192 sqq. ; Ed. Dele-
becque, Essai sur la vie de Xénophon (Paris, 1957) p. 463.
116 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

En attendant, la révolte des satrapes fut mise à profit par le


pharaon Tachos qui, pour la guerre entamée contre les Perses,
proposa à Agèsilas - illustre général de cette époque - de se mettre à
la tête de la fraction mercenaire de l'armée. Ces troupes grecques
comptaient 10 000 soldats d'élite, dont il est possible qu'une partie
ait été engagée en Grèce par Agèsilas "sur les fonds envoyés par
Tachos" '■"■"'. A la différence de Chabrias qui exerçait en Egypte
son activité à titre personnel ' ', Agèsilas était non pas un simple
chef de mercenaires, mais le représentant de sa patrie : auprès de
lui, comme autrefois en Asie Mineure, se tenait un conseil de
30 Spartiates et il avait emmené avec lui 1 000 hoplites '" .
Comme pendant son service chez Ariobarzane, il s'intéressait
d'ailleurs, de toute évidence, avant tout à l'argent nécessaire à
Sparte qui faisait elle-même la guerre et entretenait des mercenaires

(22) Diodore donne seulement le nombre des mercenaires (XV, 92, 2).
Plutarque au contraire {Agés., XXXVI), sans proposer de chiffre,
indique qu 'Agèsilas recruta des mercenaires avec l'argent envoyé par
Tachos. Selon Hatzfeld, "rien n'atteste mieux la détresse financière et
le désarroi moral du monde hellénique" que l'acceptation par Agèsilas
de cette proposition (J. Hatzfeld, "Agèsilas et Artaxerxès II", BCH 70
(1946) p. 238-246).
(23) Corn. Nép., XII, 2, 3 (qui mêle le premier et le second séjour de
Chabrias en Egypte) ; Plut., Agés., XXXVII ; Ps.-Arist., Econ., II,
2, 25 a et b ; cf. Polyen, III, 11, 5. Chabrias resta à la tête de la flotte
et fit également beaucoup pour la réorganisation des finances
égyptiennes (D. Mallet, op. cit., p. 110-113 ; Ed. Will, "Chabrias et les
finances de Tachos", REA 62 (1960) p. 254-275 ; cf. L. Cracco
Ruggini, op. cit., p. 54-59 ; B.A. van Groningen et A. Wartelle, op. cit..
p.60).
(24) Plut., Agés., XXXVI sq. ; Diod., XV, 92, 2. D. Mallet iop.cit.,
p. 114) estime que les mercenaires engagés par Agèsilas sont
précisément ces 1 000 hoplites ; mais Diodore distingue les
mercenaires venant de Grèce où ils avaient été embauchés avec l'argent
du pharaon et les hoplites que les Lacédémoniens envoyèrent comme
alliés avec Agèsilas. Cf. Parke, p.lll (il les considère comme des
Néodamodes) ; J. Hatzfeld, op. cit., p. 245 sqq. ; Best. p. 138. Pour ce
qui est d'Agèsilas, Plutarque, avec son penchant moralisateur, le
dénigre de mille façons : le roi Spartiate "vendit pour de l'argent son
corps, son nom et sa gloire, en se transformant en chef stipendié de
mercenaires"
(Plut., Agés., XXXVI ; cf. Xén.. Agés., II, 28 sq. ; voir
Parke, p. 11 1 1.
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 117

- et qui, pour cette raison, força ensuite le roi à rentrer chez lui sans
retard (Plut. Agés., XL).
Les Egyptiens commencèrent la guerre contre la Perse en
remportant de nombreux succès ' ^', mais bientôt une partie de l'armée
passa dans le camp de Nectanébo qui s'était proclamé pharaon.
L'issue de la lutte dépendait de la position des mercenaires grecs :
or Agèsilas préféra le nouveau pharaon ' "'. Tout comme en Perse,
dans son désir d'obtenir de l'argent, il ne s'embarrassa pas de
scrupules, se conduisant conformément à la morale mercenaire et se
rangeant du côté du plus fort **''. Le passage de Plutarque {Ages.,
XXXVII) qui montre Agèsilas se ralliant à Nectanébo avec les
mercenaires qu'il avait sous son commandement illustre le lien déjà noté
entre les mercenaires et leur chef : bien qu'ils fussent au service de
Tachos et aient souvent été engagés à cette fin, ils ne s'en rallièrent
pas moins, avec lui, au nouveau maître.
Privé du soutien des mercenaires, Tachos se rendit à
Artaxerxès. Alors apparut un second prétendant au trône d'Egypte,
qui tenta lui aussi de se concilier Agèsilas ; mais le roi Spartiate
estima, cette fois, plus avantageux de conserver sa fidélité à
Nectanébo devenu pharaon après la fuite de Tachos : sous son
commandement, les mercenaires battirent l'armée du prétendant.
Nectanébo aurait bien voulu persuader Agèsilas de rester plus longtemps
à ses côtés : mais le roi était si pressé de porter secours à Sparte qu'il
rentra par mer durant l'hiver 361/0 ' '.

(25) Sur cette guerre, voir W. Judeich, op. cit., p. 164 sqq. ; D. Mallet,
op. cit., p. 108 sqq.
(26) Xén., Agés.. II, 30 sq. ; cf. Plut., Agés., XXXVII ; voir J. Hatzfeld,
op. cit., p. 246. n.2.
(27) Pour les traces, dans la tradition antique, de la polémique sur l'activité
d'Agèsilas en Egypte, voir V.G. Boruchovic, Les Grecs en Egypte (des
origines à Alexandre de Macédoine) (en russe ; c.r. de thèse ;
Leningrad, 1966) p. 30.
(28) Sur l'activité d'Agèsilas en Egypte, voir Plut., Agés., XXXVI-XL,
dont diffèrent un peu Diodore (XV, 92, 2-93), Xénophon {Agés., II,
28-31) et Cornélius Népos (XVII, 8). La version de Plutarque est
considérée comme la plus fidèle. Cf. Diodorus of Sicily, with an English
translation by Ch.L.Sherman. VII (Cambridge Mass.-London, 1952)
p.213, n.2.
1 18 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

Entre temps, pendant que se déroulaient tous ces événements


en Egypte, les satrapes avaient enfin réuni leurs forces, créé un
trésor commun et remis à Orontès le commandement suprême et
l'argent destiné au recrutement des mercenaires : la somme suffisait
à la rémunération annuelle de 20 000 hommes. Mais le Roi réussit à
s'entendre avec Orontès qui lui remit l'argent et les soldats déjà
engagés (Diod., XV, 91, 1) ; les satrapes n'en continuèrent pas
moins à disposer de forces considérables, parmi lesquelles des
troupes mercenaires (on sait notamment que Datâmes, après avoir
appris la trahison de son commandant de cavalerie, promit des
récompenses aux mercenaires, pour s'assurer évidemment de leur
fidélité : id., XV, 91, 2-4). L'isolement des protagonistes et la
trahison finirent cependant par mettre fin à la révolte.
On peut juger de l'importance du mercenariat grec dans
l'empire perse vers le milieu du IVe siècle d'après le décret édité par
Artaxerxès III peu après son accession au trône en 358 et qui
stipulait le licenciement de tous leurs mercenaires par les satrapes, sous
prétexte de supprimer les gros frais qu'ils occasionnaient. L'ordre
royal fut exécuté et 10 000 hommes perdirent ainsi leur emploi {Sch.
ad Dem., IV, 19 : Dindorf, p. 153). La grande importance des
mercenaires grecs pour les satrapes, surtout dans leur lutte contre le
pouvoir central, est tout à fait évidente : c'est justement la raison de
ce décret. Il est également évident que tous les dirigeants de cette
époque possédaient dans leurs armées des contingents permanents
de Grecs dont le nombre s'élevait au moins à 10 000 hommes. Il
s'agissait de vrais professionnels : se retrouvant sans travail, ils se
joignirent immédiatement aux mercenaires grecs qui avaient
participé à la Guerre des Alliés sous le commandement de Charès.
Leur sort ultérieur est tout à fait remarquable : quand Arta-
baze se souleva contre le Roi, ne pouvant se passer de mercenaires,
il demanda à Charès de lui venir en aide avec tous ses contingents.
Comme on l'a déjà vu. Charès, qui n'avait pas les moyens
d'entretenir son armée, passa alors en Asie Mineure où il remporta une
brillante victoire sur les forces royales qui étaient pourtant bien
supérieures aux siennes. Mais Athènes interdit au stratège de continuer
à aider le satrape révolté : car tout en agissant sans ordre de sa cité,
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 119

il commandait cependant à des mercenaires athéniens, et c'est


pourquoi le Roi, y voyant une violation de la paix d'Antalcidas, menaça
de porter secours aux insulaires qui s'étaient opposés aux Athéniens
dans la Guerre des Alliés ' . Privé de leur aide, Artabaze se
tourna vers les Thébains, qui lui envoyèrent 5 000 hommes - qui
étaient également des mercenaires à en juger d'après un des
stratagèmes de Polyen '^ .
Se rattache à cette période un autre texte de Polyen (VII, 14, 4)
qui, malgré son caractère anecdotique, est extrêmement significatif.
Orontès, comme les autres satrapes, avait donné congé à ses
contingents mercenaires ; mais peu après, se dressant à nouveau contre le
Roi, il se mit à en recruter d'autres, mais qui n'étaient pas encore
arrivés sur les lieux à l'heure du combat. Alors le satrape, après
avoir fait courir le bruit de leur approche, revêtit une partie des
Perses de la panoplie grecque et les plaça au premier rang, tant et si
bien qu'Autophradatès, les prenant pour des Grecs, se replia. Cela
montre que le prestige des soldats grecs était si grand qu'un Perse
estima utile de déguiser ses soldats en Grecs et qu'un autre battit en
retraite à leur vue. Plus tard, à Kymè, 10 000 hoplites se joignirent
réellement à lui et lui apportèrent la victoire ' , sans que nous en
sachions davantage sur les activités ultérieures d Orontès '** .

(29) Schol. ad Dem., III, 31 (Dindorf, p.134) ad IV, 19 (Dindorf, p.153) ;


Dèm., II, 28 ; IV, 24 ; Plut., Arat., XVI (le commentaire de S.P.
MarkiS dans Plutarque, Vie parallèles III (en russe ; Moscou, 1964)
est inexact) ; Diod., XVI, 22, 1 sq. ; 34, 1.
(30) Polyen, VII, 33, 2 (sur le remplacement, par Artabaze, de Pamménès
par deux de ses frères) ; voir aussi Diod., XVI, 34, 1 sq.; Dèm.,
XXIII, 183 ; Polyen, V, 16, 2 ; Frontin, Strat., II, 3, 3. Cf. Parke,
p. 124 ; P. Cloché, Thèbes de Béotie des origines à la conquête romaine
(Namur, 1952) p.171 sq. ; Best, p. 138.
(31) Polyen, VII, 14, 3. Il est vrai que les historiens modernes s'interrogent
sur le chiffre traditionnel (10 000) et le type d'arme (Best, p. 137 : cf.
Parke, p.l24sq.).
(32) Le nom d Orontès figure sur un fragment de décret attique de 349/8,
en même temps que Charès, Charidèmos et Phocion (IG II-III2 1,
n° 207). Parke (p. 125) a émis l'hypothèse, tout à fait vraisemblable,
qu'il s'agissait d'un accord selon lequel les Athéniens, pour la guerre
120 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

A la suite des satrapes d'Asie Mineure, la Phénicie, Chypre et


plusieurs autres provinces de l'empire perse se révoltèrent et les
mercenaires rentrèrent à nouveau en scène : on peut dire que pas un
seul événement, littéralement, ne se produisit alors en Orient sans
leur participation. La première ville à entamer la lutte en Phénicie
fut Sidon, qui procéda immédiatement à des recrutements de
mercenaires, de nombreux mercenaires étant donné sa richesse. De plus
4 000 Grecs, commandés par le fameux général rhodien Mentor,
arrivèrent d'Egypte à la rescousse (Diod., XVI, 40. 3 - 42, 2).
En ce qui concerne les forces d'Artaxerxès Ochos, on sait que le
satrape de Carie Idrieus, qui était resté fidèle au Roi, lui obéit en
envoyant à Chypre 8 000 de ses mercenaires commandés par Pho-
cion et Evagoras (petit-fils du précédent). Cette campagne illustre
bien la psychologie mercenaire : selon Diodore (XVI, 42, 8,sq.),
cette île était très convoitée par les mercenaires parce qu'elle n'avait
pas subi d'attaques pendant plus d'un quart de siècle et c'est
pourquoi beaucoup de Grecs se mirent à abondonner leur service en
Syrie, en Cilicie et chez les satrapes pour se diriger vers Chypre - si
bien que le nombre des mercenaires ne tarda pas à y doubler et
qu'un an après l'île était vaincue.
Avec une autre partie de ses troupes, Artaxerxès se mit en route
pour la Phénicie, où il s'empara bientôt de Sidon grâce à la trahison
de Mentor qui y commandait les mercenaires grecs. Les intégrant à
son armée dont la fraction grecque comportait au moins
10 000 hommes (6 000 venus des villes grecques d'Asie Mineure,
3 000 Argiens commandés par Nicostratos et 1 000 Thébains sous
le commandement de Lacratès envoyés au Roi à sa demande
conformément à la paix d'Antalcidas), Artaxerxès fit mouvement
vers l'Egypte dont l'armée ne comptait pas moins de

d'Olynthe. recevaient en prêt du satrape les mercenaires qu'il avait


conservés avec le consentement du Roi. Cf. A. Schàfer, Demosthonvs
und seinp Zeit2, I (Leipzig, 1 «85 ) ρ.15Γ>-1.%, n.l : Kirchner.
"Chares 3". RE 3 I18W) col. 2125 ; "Charidemos 5". ib., col.2135.
(33) Cette guerre avait été précédée par une campagne malheureuse contre
l'Egypte dont l'armée comprenait évidemment des mercenaires
puisque s'y trouvaient des généraux grecs. l'Athénien Diophantos et le
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 121

20 000 mercenaires (34).


Sans répéter tout ce que l'on sait de cette guerre '"" , nous
présenterons seulement le canevas d'événements nécessaire à la
compréhension du rôle joué par les mercenaires. Notons tout de suite
que ces mercenaires, combattant à l'étranger, y conservaient un
certain sentiment d'unité nationale qui, parfois, entrait en conflit avec
leur devoir de soldats professionnels '·*"'.
Au départ, les Grecs étaient séparés des Perses ; mais il semble
qu'après une première attaque, infructueuse, contre Péluse,
Artaxerxès ait réorganisé son armée, amalgamé les contingents
grecs et perses et divisé l'ensemble en trois parties. Nicostratos, avec
sa flotte, s'enfonça dans le pays et infligea une lourde défaite aux
mercenaires égyptiens dirigés par Cleinios - anéantissant plus de
5 000 Grecs et contraignant Nectanébo à regagner en hâte sa
capitale (Diod., XVI, 48, 3-6). Lacratès, de son côté, assiégea Péluse
opiniâtrement défendue par des mercenaires : mais ceux-ci, quand
ils eurent appris la fuite de Nectanébo à Memphis, entrèrent en
pourparlers avec leurs adversaires. Lacratès leur promit qu'ils
retourneraient chez eux avec tous leurs biens ; mais, tandis qu'ils
sortaient de la forteresse, ils se virent dépouillés par les Perses d'une
partie de leurs biens - de telle sorte que Lacratès, en colère, marcha
en armes contre les Perses et les mit en fuite {id., XVI, 49, 1-6).

Spartiate Lamios (Diod., XVI, 48, 2 ; cf. Isoc, Lettres, VIII, 8 ; voir
aussi D. Mallet, op. cit., p. 155 sq. : Parke, p. 165). Une hypothèse,
tout à fait vraisemblable, de D. Mallet [op. cit., p. 156) rattache
justement à cette campagne un stratagème analogue à ce que nous avons vu
plus haut : après avoir habillé les Egyptiens en Grecs et les Grecs en
Egyptiens, le Spartiate Gastron mena d'abord les Grecs contre
l'ennemi, et seulement après les Egyptiens, de telle sorte que, pensant
qu'ils allaient affronter les Grecs, les Perses reculèrent (Polyen, II, 16 ;
Frontin, Strat., II, 3, 13).
(34) Diod., XVI, 44, 1-45, 6 ; 46, 4 ; 47, 6. Cf. Parke, p.167 (sur les
données de Diodore relatives à l'effectif de l'armée pharaonique).
(35) Sur cette guerre, voir W. Judeich, op. cit.. p. 171 sqq., D. Mallet.
op. cit., p. 158 sqq. ; Parke, p. 165 sqq.
(36) Voir Plut., Tim., XX (les mercenaires grecs au service des Syracusains
et des Carthaginois, dans l'intervalle des combats, péchaient ensemble
des anguilles).
122 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

Le chef de la troisième fraction de l'armée agit lui aussi avec succès.


Il fit répandre le bruit qu il aurait les plus grands égards envers
ceux qui se rendraient spontanément. Non seulement les
mercenaires, mais aussi les Egyptiens y étaient tout disposés, si bien que les
uns et les autres, selon Diodore (XVI, 49, 8), s'empressèrent de
livrer leurs forteresses, avec l'espoir de tirer profit de leur trahison.
A Boubastos, les Egyptiens, en cachette de la garnison grecque,
envoyèrent un ambassadeur à Mentor et à Bagoas avec promesse de
livrer la ville ; mais les Grecs l'interceptèrent et, ayant appris ce
dont il retournait, tuèrent de nombreux Egyptiens et s'adressèrent à
leur tour à Mentor qui leur donna l'ordre d'attaquer Bagoas dès que
celui-ci entrerait dans la ville. On observe donc ici, une fois encore,
une certaine animosité entre Grecs et Barbares, ainsi qu'un certain
sentiment de solidarité entre Grecs : ceux de l'armée égyptienne se
tournent vers leurs compatriotes de l'armée perse, tandis que
Mentor ordonne même aux Grecs du camp adverse d attaquer les Perses
appartenant à sa propre armée. L'affaire se termine de la façon
suivante : les Grecs laissèrent entrer les soldats de Bagoas dans la ville,
fermèrent ensuite les portes et massacrèrent tous ceux qui se
trouvaient à l'intérieur des murs ' . Peu après les autres villes se
rendirent également, le pharaon s'enfuit en Ethiopie, la soumission du
pays fut assurée et les mercenaires grecs au service de l'Egypte
furent sauvés par Mentor .
A propos du rôle des mercenaires dans la conquête de l'Egypte,
il faut avant tout remarquer que nous entendons beaucoup plus
parler des Grecs figurant dans l'armée égyptienne que des
Egyptiens eux-mêmes. Du côté des conquérants, à lire Diodore, on a
l'impression que les hostilités furent menées par les Grecs placés
sous le commandement de Nikostratos, Lakratès et Mentor, et que
les Perses ne se présentèrent qu'après la reddition finale. On pense
habituellement que le sort de l'Egypte fut réglé sur un canal du Nil,
où des Grecs se battirent des deux côtés. Diodore impute la défaite

(37! Diod., XVI, 4<λ 7 - SU. 4 ; cf. Parke, p. 168.


(38) Dans le décret publié à Athènes, une vingtaine d'années après, en
l'honneur de son petit-fils Memnon, il est dit que Mentor "sauva les
Hellènes qui combattaient en Egypte" (/G II-III~, 1 n° 356).
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 123

du pharaon au fait qu'il ne possédait pas, dans cette guerre, de


commandants mercenaires aussi fameux que ceux qui avaient servi dans
l'armée égyptienne lors de la précédente attaque des Perses '.
A son retour chez lui, Artaxerxès chargea Mentor d'en finir
avec les opposants au pouvoir central qui continuaient à se
manifester, bien que plus faiblement : ce qu'il fit (ici., XVI, 52, 2 et 5-8).
Rendu important par la campagne d'Egypte et par la complète
soumission des révoltés, Mentor (secondé par Bagoas, le chef de la
garde royale) devint l'homme le plus influent de l'empire. Après
avoir commencé sa carrière comme simple mercenaire, il atteignit
en Perse une situation qu'aucun Grec avant lui n'avait réussi à
occuper ' .
En Orient, on peut dans l'ensemble distinguer deux grands
types de mercenaires : ceux qui restaient au service de leurs
employeurs comme gardes du corps et ceux, plus nombreux, qu'on
embauchait avec un objectif limité (expédition, révolte, etc.).
L'énorme majorité d'entre eux provenait apparemment de Grèce
continentale ; une fois seulement sont mentionnés en outre
6 000 hommes originaires des villes d'Asie Mineure.
Un autre trait caractéristique de l'emploi des mercenaires en
Orient demande sans doute à être noté : le fait que, de plus en plus
souvent au IVe siècle, les Perses et les Egyptiens s'efforcèrent
d'attirer à leur service des contingents préformés et des armées entières
de Grecs, sans s'occuper eux-mêmes du recrutement des individus.
Une partie des mercenaires leur était de surcroît fournie par leurs
alliés grecs. Mais la façon la plus répandue de se procurer des
contingents mercenaires était de s'adresser à un stratège connu qui ou
bien engageait alors les effectifs requis, ou bien passait tout
simplement au service des Perses ou des Egyptiens avec son armée, sans
même en avoir toujours reçu l'ordre de sa cité. Tous les stratèges

(39) Diod., XVI, 48, 2. Il est vrai qu'il ne faut pas perdre de vue que, dans
le récit de cette guerre, la principale source de Diodore, Théopompe,
était favorable aux Grecs (D. Mallet, op. cit., p. 161 sq. ).
(40) Sur Mentor, voir Kahrstedt, "Mentor 6", RE 29 (1931) col. 964 sq.\
Parke, p. 169.
124 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

célèbres du IVe siècle servirent ainsi en Orient : Conon, Agèsilas,


Timothée, Iphicrate, Chabrias et Mentor.
Les occasions de servir étaient plus importantes en Orient
qu'en Grèce. Gomme on l'a déjà remarqué, on peut considérer que
cela accéléra l'essor du mercenariat grec au début de la période
étudiée. Par la suite, il se développa tellement en Grèce que le rôle
relatif de l'Orient paraît décliner. Mais il faut avoir présent à l'esprit
que la libération de plusieurs milliers de mercenaires à l'expiration
de leur contrat d'embauché provoquait une saturation du marché
mercenaire et exerçait ainsi une forte influence sur leur situation en
Grèce, contribuant à la baisse de leur rémunération. En retirant
d'autre part de Grèce une telle masse de gens, l'Orient ôta dans une
certaine mesure de son acuité au problème qui y était posé par
l'excédent démographique.
Il est du reste très peu probable qu'on puisse distinguer les
traits spécifiques du mercenariat dans les diverses régions de
Méditerranée orientale : car on y a affaire aux mêmes Grecs, originaires
de nombreuses cités et marqués des mêmes traits professionnels.
Certains d'entre eux passèrent leur vie en Orient, d'autres se
rendirent, avec leurs chefs, en Egypte, à Chypre, en Phénicie, en Asie
Mineure, en Grèce et même en Sicile et y menèrent une vie
itinérante de soldats, pleine de dangers et de vicissitudes. L'étude du
mercenariat en Orient élargit notre connaissance du phénomène, en
nous éclairant sur les particularités des mercenaires, sur leurs buts
et leurs désirs, leur composition ethnique, leurs rapports avec leurs
chefs et leurs employeurs. Et toute cette documentation nous
confirme dans l'idée que le mercenariat de Méditerranée orientale se
développa dans le même sens que le reste du mercenariat grec dont
il était une composante organique.
• • •
Nous avons déjà maintes fois parlé du nombre des mercenaires
à tel ou tel moment, dans l'armée de tels ou tels polis, satrape ou
roi. Pour clarifier la situation, il n'est pas inutile d'en dresser un
bilan chiffré, ordonné chronologiquement' . En 399, Sparte

141) Cf. Parke, Table II.


Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 125

disposait de 5 000 hommes qui étaient d'anciens mercenaires de


Cyrus (plusieurs centaines d'autres se trouvant chez différents
satrapes), sans compter les 3 000 hommes supplémentaires qu'elle
recruta en 397. On peut penser qu'en 393 les Athéniens
entretenaient environ 1 500 peltastes. En 389, Evagoras disposait de
2 000 mercenaires et de 500 peltastes provenant d'Athènes. En 386,
11 est question d environ un millier de peltastes chypriotes en Egypte
et de plusieurs milliers de mercenaires chez le Grand Roi, tandis
que les forces mercenaires d 'Evagoras étaient estimées à 3 000
peltastes. En 382, un millier de peltastes se trouvait apparemment au
service de la ligue péloponnésienne et en 379 il y avait quelques
milliers de peltastes chez les Athéniens et quelques centaines chez
les Béotiens. En 374, le roi perse rémunéra sans doute environ
12 000 peltastes et les Athéniens 600, et c'est juqu'à 6 000 hommes
qu'entretint Jason au même moment ' '. En 370, nos sources
mentionnent 2 000 peltastes à Sparte : en 369, il y en avait 3 000 en
Egypte et, en 368, 2 000 mercenaires chez les Spartiates. Par la
suite, on sait que les peltastes se répartirent ainsi dans l'armée
athénienne : 8 000 à Samos en 366, quelques centaines à Amphipolis en
365 et 3 000 hoplites contre Philippe en 358. Durant ces mêmes
années, participèrent à des combats : en 362, pas moins de
20 000 mercenaires au service des satrapes ; en 361, 10 000 en
Egypte ; en 358, apparemment un millier aux côtés de Philippe. En
356, nous connaissons 10 000 mercenaires athéniens en Asie
Mineure et, en 355, 5 000 mercenaires en Béotie ; en 353,
5 000 mercenaires béotiens chez les satrapes et plus de 4 000 en
Egypte ; en 350, 8 000 mercenaires auprès du roi de Perse en guerre
contre Chypre. Parmi les chefs phocidiens, Philomèlos en avait un
millier en 356 et 3 000 en 355, Onomarchos plus de 10 000 en 353,
Phayllos 4 000 (?) en 350 et Phalaïcos 8 000 en 346. Durant leur
guerre, en 344, les Egyptiens n'en entretinrent pas moins de 20 000
et les Perses pas moins de 14 000. Nous connaissons enfin

(42) Xén., Hell., V, 1, 5. Sur l'authenticité des chiffres rapportés par


Xénophon, voir H.D. Westlake, Thessaly in the Fourth Century B.C.
(London, 1935) ρ .106 sq. ; et aussi H. T. Wade-Gery, "Jason of Phe-
rae and Aleuas the Red", JHS 44 (1924) p. 56 sq.
126 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

11 000 mercenaires à Athènes et 5 000 (?) chez Philippe, ainsi que,


l'année précédente, 4 à 5 000 chez les satrapes .
Ce tableau apparaît assez composite et même quelque peu
contradictoire. Bien que, vers la fin du siècle, les chiffres aient
généralement eu tendance à augmenter, il est peu probable qu'on puisse
en faire une règle absolue : déjà au tournant des Ve et IVe siècles
l'armée de Cyrus le Jeune avait compté 13 000 Grecs et 20 000
avaient servi chez les satrapes en 362, alors qu'en 345 on n'y
trouvait plus que 4 à 5 000. Cela ne permet cependant pas de mettre en
cause ce que nous avons dit du développement général du mercena-
riat au cours du IVe siècle. Quelle que soit en effet la valeur de ces
chiffres, elle reste tout à fait relative et n'est guère en soi
significative. Car le nombre des mercenaires dans telle ou telle armée à tel
ou tel moment, de même que leur effectif total, sont conditionnés
par des facteurs très variés : la dimension des conflits, la situation
financière des Etats, l'état du marché mercenaire, etc. Beaucoup
plus révélateur est le rapport entre les mercenaires et le reste de
l'armée. A cet égard, les données dont nous disposons sur l'armée
athénienne et sur celle de Phocide dans les années 350-340
apparaissent tout à fait convaincantes - les discours de Démosthène, malgré
toutes leurs exagérations, étant encore beaucoup plus éloquants que
les chiffres.
Le développement du mercenariat se caractérise notamment
par la modification de sa composition ethnique. De ce point de vue,
une certaine homogénéité se remarque chez les mercenaires de
la guerre du Péloponnèse mi. Mais YAnabase de Xénophon
témoigne déjà de la tendance nouvelle qui devait se renforcer au
IVe siècle - l'augmentation du nombre des villes fournisseuses.
Quoique cela semble paradoxal, on peut admettre que la
multiplication des mercenaires, en particulier le début du processus, a
entraîné leur déprof essionnalisation partielle. S'il est vrai en effet
qu'au tournant des Ve et IVe siècles les hoplites péloponnésiens, les

(43) Voir également les indications sur les mercenaires grecs de Denys
l'Ancien qvii, au tout début du IV siècle, les recrutait surout dans le
Péloponnèse (Diod.. XIV, 44, 2 ; 38, 1 ; 62, 1).
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 127

archers Cretois et les frondeurs rhodiens se virent obligés, pour


diverses raisons, de servir dans des armées étrangères et de se
transformer au fond en soldats professionnels, avec le développement de
l'offre et de la demande, l'usage accru de mercenaires par les cités et
l'engagement dans cette voie de nombreux citoyens, ces contingents
tendirent dans un premier temps à perdre leur caractère étroitement
professionnel - puisqu'une partie seulement des ci-devant citoyens
qui s'y précipitaient finissait par en faire un métier. Ce que nous
venons de dire n'est donc pas du tout en contradiction avec une
analyse d'ensemble concluant à une croissance du
professionnalisme militaire au cours du IVe siècle.
A cette époque, on ne sait pas au juste dans quelles régions
étaient recrutés les mercenaires. Si l'on en juge d'après différents
indices contenus dans nos sources, le Péloponnèse conserve dans
une certaine mesure sa position de fournisseur : c'est ainsi que
Lycomédès (Xén., Hell., VII, 1, 23) parle des Arcadiens comme de
gens courageux recherchés par tous les généraux. Mais les
mercenaires sont dans l'ensemble si répandus partout et si nombreux qu'il
est tout simplement impossible d'imaginer qu'ils n'aient pas inclus
dans leurs rangs des ressortissants de plusieurs régions de Grèce et
d'Asie Mineure. Ainsi peut-on aussi sans doute s'expliquer qu'à de
rares exceptions près ' ', nos sources ne signalent généralement
plus, comme elles le faisaient durant la guerre du Péloponnèse, de
quelles poleis ou contrées grecques étaient originaires ceux qui
composaient tel ou tel contingent. C'est qu'ils venaient de partout,
comme le confirme le petit nombre de témoignages fortuits dont
nous disposons. On sait par exemple qu'en Egypte combattaient
côte à côte un Athénien et un Béotien, un Caryandien et un
Corinthien, ainsi qu'un Cyrénéen (Hicks-Hill, n° 122). Enée le Tacticien
(XXIV, 3) parle, au milieu du siècle, de "mercenaires mêlés".
Démosthène (XVIII, 237) mentionne des recrutements effectués
chez les Eubéens, les Achéens, les Corinthiens, les Thébains, les

(44 ! La campagne de Cyrus le Jeune occupe une place à part et tout à fait
exceptionnelle ; car pour aucune autre campagne nous ne possédons de
récit aussi détaillé que VAnabase de Xénophon.
128 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

Mégariens, les Leucadiens et les Corcyréens. Une inscription


d'Athènes, postérieure à notre époque, montre que se font
nettement plus rares les gens provenant du Péloponnèse et plus
nombreux ceux de Grèce centrale et septentrionale : y sont mentionnés
57 mercenaires de cette région (Thessalie, Périnthe, Cassandréia,
Locride, Eubée), 11 venant des îles, 20 d'Asie Mineure et seulement
6 du Péloponnèse .
De ce point de vue, on peut tout de suite distinguer deux
couches dans le mercenariat grec du IVe siècle. Une première couche
est constituée d'hoplites provenant d Arcadie et d'autres régions du
Péloponnèse, d'archers crétois et de frondeurs rhodiens - couche
traditionnelle, dont l'apparition et l'existence s'expliquent non
seulement par les lois générales de la société esclavagiste, génératrices
d un excédent de population, mais aussi par certaines conditions
particulières à ces régions des points de vue géographique et
historique et qui firent que le Péloponnèse dorien était devenu célèbre
pour ses hoplites, Rhodes pour ses frondeurs et la Crète pour ses
archers. Dès que se manifesta le besoin d'une force armée
complémentaire, c'est bien sûr aux soldats les meilleurs et les plus connus
qu'on eut recours, et donc surtout aux habitants de ces régions. La
deuxième couche fut au contraire formée de gens originaires de
nombreuses cités, de tous ceux qui, dans un nouveau contexte
socio-économique et politique, n'avaient pu trouver à s'employer
dans leur patrie : avant tout, évidemment, les pauvres. Il convient
en outre de souligner que cette dernière couche ne se caractérise pas
par une différence de composition sociale (il ne me semble pas qu'il
y en eût d'essentielle à cet égard, car dans tous les cas c'étaient les
pauvres qui souffraient le plus). Il s'agit davantage d'une différence
de composition ethnique.
On peut également penser qu'au cours du IVP siècle
l'importance de la première source de formation du mercenariat diminua et
que celle de la seconde se développa : processus favorisé par la

(451 IG II-III" 2, n° 1956. Cette inscription est examinée par G. T. Griffith


dans son ouvrage sur les mercenaires de l'époque hellénistique {op. cit.,
p. 240).
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 129

création d'un nouveau type de combattant - le peltaste


"iphicratien", type standard de mercenaire qui se diffusa
universellement et prit la place de l'hoplite.
A côté des chiffres, ce que nous savons des conditions
d'engagement n'est pas moins significatif : était-il devenu plus facile
d'engager des soldats qu'au temps de la campagne de Cyrus ? La
demande s'était certes accrue ; mais l'offre aussi. L'offre dépassait-
t-elle la demande ou la demande épongeait -elle l'offre ?
Sans doute cela dépendait-il beaucoup des circonstances : de
combien de mercenaires on avait besoin, dans quel délai, de qui
engageait, du lieu de recutement, de l'existence simultanée d'une
autre guerre, etc. C'est ainsi que dans les années 370 Artaxerxès
dut, pour constituer une armée qui ne comptait pas moins de
12 000 hommes, se réconcilier avec les villes grecques et libérer par
là-même les mercenaires occupés en Grèce (Diod., XV, 38, 1) ; Phi-
lomèlos promit de payer une fois et demie la solde ordinaire et c'est
pourquoi une foule de mercenaires vint le trouver {id., XVI, 25, 1 et
30,1) ; et lorsque, quelque temps après, Phayllos se mit à recruter,
il lui fallut doubler la rémunération (ici., XVI, 36, 1), étant donné
que les grosses pertes des années de guerre se faisaient sentir ;
Denys l'Ancien, en 396 (année difficile pour lui), ordonna de ne pas
ménager l'argent pour se procurer les soldats dont il avait
grandement besoin dans les délais les plus brefs (id., XIV, 62, 1). Dans
l'ensemble, au cours du IVe siècle, le recrutement devint
cependant, de toute évidence, plus facile. Isocrate écrivait que, vers 400,
celui qui avait besoin de mercenaires devait aller en chercher dans
les cités et dépenser plus d 'argent en cadeaux pour le recruteur que
pour la solde, alors que, cinquante ans plus tard, il était plus facile
de constituer une grande armée avec des vagabonds qu'avec les
habitants des villes (V, 96). Il faut bien sûr tenir compte du contexte
de cette déclaration ; mais on peut néanmoins penser que le tableau
d'ensemble est juste, comme nous le confirme un certain nombre de
textes : en 383, comme on l'a déjà vu, alors qu'elle se préparait à la
campagne d'Olynthe, la ligue péloponnésienne prit la décision
d'autoriser les Etats alliés à remplacer les soldats par une
contribution en argent ; en 370-360, Jason put choisir avec soin ses recrues
130 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

en évitant de prendre ceux qui, selon Xénophon, le lui cédaient en


vigueur physique et en écartant ceux qui manquaient d'endurance
{HelL, VI, 1, 5 sq.) ; en 351, Démosthène était persuadé que l'on
pouvait engager des soldats en ne leur promettant qu'une partie de
la solde - eux-mêmes devant se procurer le reste par le pillage (IV,
28 sq.).
Nos sources parlent très peu de la façon dont on procédait au
recrutement ' ' et se bornent à en faire état . Il n'y avait
évidemment pas qu'une seule façon de l'opérer ; mais en règle générale
on le confiait à des personnages spéciaux, les xénago ï xéno logo ï qui,
ensuite, pouvaient se retrouver à la tête des contingents qu'ils
avaient recrutés. Il n'était pas rare que les commandants du genre
de Chabrias ou d'Iphicrate recrutassent eux-mêmes leurs hommes,
aidés par leur renommée. Le lieu du recrutement était souvent
déterminé par les relations entre le recruteur et telle ou telle région :
c'est ainsi que Denys l'Ancien, entretenant des liens d'amitié avec le
Péloponnèse, y fit recruter des soldats, et c'est pour la même raison
que Philomèlos put également s'y procurer des mercenaires.
Les opérations de recrutement étaient énormément facilitées
par le fait que les divers contingents de mercenaires ne se
désagrégeaient pas en fin de campagne et qu'ils passaient tout de suite en
bloc au service d'un autre employeur ou bien erraient un certain
temps en quête de travail. Dans les armées phocidiennes, par
exemple, se rencontrent de ces contingents typiques composés de
mercenaires professionnels : comme nous l'avons déjà dit, ils ne se
dispersèrent qu'après la défaite de Phalaïkos - une partie d'entre eux se
louant à Timoléon et passant en Sicile, tandis que beaucoup
d'autres, poursuivant leur errance, combattirent à Chypre ou chez
les Eléens jusqu'à leur mort ou leur réduction en esclavage.

(46| Voir aussi G.T. Griffith, op.cit., p. 254-257.


(47) Par ex. : Cléarchos à Byzance (Diodore, XIV, 12,XVI,'3) ; Denys l'Ancien
(id., XIV, 44, 2 ; 58, 1 ; 62, 1) ; Philomèlos [id.. 24, 2 ; 28, 1) ;
Onomarchos {id., XVI, 32, 4) ; Phayllos [id., XVI, 37, 2) ; Philiskos
(Xén., HelL, VII, 1, 27) : Euphron iib., VII, 1, 46). Il ne serait pas
difficile de fournir d'autres exemples.
Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte) 131

Si l'on en juge d'après le témoignage de Diodore (XVI, 62, 3)


sur les envoyés de Cnossos qui vinrent de Crète au cap Malée (à
l'extrémité sud -est du Péloponnèse) pour y embaucher des
mercenaires, là se trouvait un de ces centres de recrutement qui
fonctionnèrent concurremment avec des villes aussi importantes et bien
situées que Corinthe et peut-être Athènes ' ' - ce qui n'exclut
certes pas que l'embauche ait pu s'effectuer ailleurs (comme le fit Pélo-
pidas en Thessalie : Plut., Pélop., XXVII).
Au cours du IVe siècle, le nombre des citoyens qui se tournent,
pour une raison ou pour une autre, vers le mercenariat s'accroît
donc progressivement. Dans leur masse on peut distinguer deux
groupes : les mercenaires professionnels pour qui la guerre est
l'unique moyen d 'existence et les mercenaires servant à titre temporaire
par suite d'un certain concours de circonstances. La frontière entre
ces deux groupes est évidemment difficile à tracer et tout à fait
relative (des citoyens qui n'avaient désiré servir qu'un court moment
pouvant très bien rester soldats toute leur vie). Nous manquons
également d'indications sur l'importance comparée de ces deux
groupes : mais ce qui est dit dans nos sources sur l'instruction militaire
et sur le passage de contingents entiers d'un employeur à l'autre
nous fait penser que la place principale revenait au premier groupe.
Le fait que des fractions aussi importantes de citoyens grecs se
retrouvent coupés de la vie civique et assujettis à de tout autres
conditions d 'existence provoque inévitablement d 'importantes
transformations idéologiques et l'élaboration progressive d'une idéologie

148) Xén., Hell, VI, 5, 11 ; VII, 3, 4. Voir aussi G. T. Griffith, op. cit.,
p. 256. Dans les ouvrages d'histoire militaire et générale, est exprimée
l'opinion que le principal endroit où se rassemblaient les mercenaires
sans travail et où devaient se rendre ceux qui en avaient besoin, était
l'autre extrémité, centrale, du Péloponnèse, le cap Ténare. Ce n'est
cependant vrai qu'à une époque plus tardive : car, pour autant que
nous le sachions, les plus anciennes mentions du cap Ténare comme
centre de recrutement datent de l'époque d'Alexandre le Grand :
Arrien. Anab., II, 13, ο ; Diod., XVII, 111, 1 sq. ; voir aussi
F. Boite, "Tainaron", RE 2e s., 8 (1932) col. 2040 ; M. Launey,
Recherches sur les armées hellénistiques I (Paris, 1949) p. 105, n.l ;
Best, p. 101 ; cf. E. Badian, "Harpalus", JHS 81 (1961) p.25 sq.
132 Les mercenaires en Orient (Asie Mineure et Egypte)

nouvelle qui anticipe dans une certaine mesure sur celle de l'époque
hellénistique : prise de conscience de l'existence d'une communauté
grecque (par exemple lors des événements d'Egypte),
individualisme, rupture avec les représentations religieuses de la polis,
conviction de pouvoir aussi bien subsister hors du cadre civique.
DEUXIEME PARTIE

LES TRAITS

CARACTÉRISTIQUES

DU MERCENARIAT

AU IVe SIÈCLE
CHAPITRE V

L'armée mercenaire

(composition et rémunération)

L'Anabase de Xénophon constitue la source principale de ce


chapitre. Cette oeuvre a déjà été étudiée dans des perspectives très
variées : pour expliquer les opinions politiques et philosophiques de
Xénophon ' ' ; pour caractériser les peuples d'Asie Mineure et de
Transcaucasie '*' ; pour éclairer l'histoire de l'art militaire 'Ή
Maintes fois on a discuté de sa date de parution, de ses objectifs, de
son orientation, de sa composition et de ses sources ' '. On a aussi

(1) Voir, par ex., J. Luccioni, Les idée politiques et sociales de Xénophon
(Gap, 1948).
(2) M.I. Maksimova, Les villes antiques du sud-est de la Mer Noire (en
russe ; Mocou-Léningrad, 1956) p. 118 sq.
(3) W. Riistow et H. Kôchly, Geschichte des griechischen Kriegswesens
von der altesten Zeit bis auf Pyrrhos (Aarau, 1852) ; J. Kromayer et
G. Veith, Heerwesen und Kriegfiihrung der Griechen und Romer
(Mûnchen, 1928) ; H. Delbrûck, Geschichte der Kriegskunst3 (Berlin,
1920) p. 139 sqq. ; Ju. Denike, "Xénophon et les origines de la théorie
de l'art militaire" (en russe), JMNP, juillet 1926, partie 64, p. 233-264 ;
J.K. Anderson, Military Theory and Practice in the Age of Xénophon
(Berkely-Los Angeles, 1970).
(4) F. Diirrbach, "L'apologie de Xénophon dans VAnabase", REG 6
(1893) p.343sg<7. ; A. Kdrte, "Die Tendenz von Xenophons Anabasis'\
NJKA 49-50 (1922) p. 15-24 ; J. Mesk, "Die Tendenz der Xenophontis-
chen Anabasis", WS 43 (1924) p. 136-146 ; Xénophon, "Anabase",
Texte établi et traduit par P. Masqueray, I (Paris, 1959) p. 7 sqq.; Ed.
Delebecque, "Xénophon, Athènes et Lacédémone. Notes sur la
136 L'armée mercenaire {composition et rémunération)

beaucoup écrit sur la retraite des Dix-Mille, analysé 1 itinéraire et


expliqué les plus petits détails . Ses acteurs eux-mêmes, les
mercenaires, ont occupé une grande place dans la littérature du sujet -
avec un intérêt croissant porté à 1 organisation de leur armée, à leur
état d'esprit, à leur morale et à leur comportement . tandis qu'on
négligeait presque totalement ce qui se rapportait à leur condition
économique. H.W. Parke a présenté une vue d'ensemble de la
campagne ; mais les travaux de J. Roy et de G.B. Nussbaum

composition de YAnabase", REG 59-60 11946-1947) p. 71-138 ; Essai


sur la vie de Xénophon (Paris. 19371 : F. Robert, "Les intentions de
Xénophon dans VAnabase", IL 1950. 2. p. 55-59 ; G. Hoeg. "Xeno-
phontos Kurou Anabasis, oeuvre anonyme ou pseudonyme ou
orthonyme ?", C&M 1 1 (19501 p. 151-1 79 ; G. Stegen, "Sur deux
chapitres de YAnabase". EtClas 30 (19621 p. 404-406, ainsi que deux autres
articles sur YAnabase dans la même revue. 27 (19591 p. 293-303 et 29
(19611 p. 423-429 ; J. Roy, "Xénophon s Evidence for the Anabasis".
Athenaeum 46 ( 1968) p. 37-46 ; voir aussi M. Treu, "Xénophon 6", RE,
2e s.. 18 (19671 col. 1 579 sqq.
(51 A. Boucher, L'"Anabase" de Xénophon (Paris-Nancy, 1913) : E. v.
Hoffmeister, Durch Arménien. Eine U'anderung und der Zug Xeno-
phons bis zum Schwarzen Meere (Leipzig-Berlin, 1911) ; V.N. Chuda-
dov, "La retraite des Dix-Mille d'Araxès à Trapézonte" (en russe),
Izvestija Gos, Russkogo géographie, o-va 60 (19281 l. p. 155- 171 : W.J.
Farrell. "A Revised Itinerary of the Route Follovved by Cyrus the Youn-
ger through Syria", JHS 81 "( 1961 ) p. 153 sqq. ; K.N. Paffengol'c. "Sur
l'itinéraire de retraite des Dix-Mille" (en russe), Vestnik obs'b. Nauk
AN Arm. SSR 1969, 11. p. 78-85.
(6) P. Masqueray, op. cit.. I, p. 21 sqq. ; G. Cousin, Kyros le Jeune en Asie
Mineure (Paris-Nancy, 19051 p. 133 sqq. ; Ed. Delebecque. "Notes sur
YAnabase", LH 6 (19471 p. 41 sqq. ; voir aussi infra, n.10.
(7) Parke, p. 23 sqq.
(8) J. Roy. "The Mercenaries of Cyrus", Historia 16 (1967) p. 287-323. Ce
travail comporte 5 parties : a) les stratèges (nombre, rapports avec les
différents contingents, activité) ; bl le recrutement ; c) les conditions de
service (solde) ; d) espérances des mercenaires ; e) conclusion. De cet
article de Roy, on retiendra toute une série d'observations : sur
l'organisation du commandement et l'évolution du pouvoir des stratèges (d'où
l'on conclut à une large utilisation des Grecs par les Perses pour le
service de garnison et les petites campagnes) ; sur les diverses relations
entre Arcadiens et Achéens ; sur l'élaboration des contrats d'embauché
(d'où il résulte que, dans YAnabase. le mercenariat se trouve déjà à un
L armée mercenaire (composition et rémunération) 137

n'en méritent pas moins une attention particulière. Bien des choses
enfin ont été dites sur le caractère tendancieux de l'oeuvre de Xéno-
phon, qui apparaît désormais bien dans ses lignes générales '^' :
l'auteur de VAnabase souligne avant tout la supériorité des Grecs
sur les Barbares et la nécessité de s'attaquer aux Perses ; il exagère
son propre rôle dans la campagne ainsi que ses capacités militaires,
et, ce qui est particulièrement important, il s'efforce de présenter les
mercenaires sous un jour favorable ' . En dépit de ces partis pris -

stade avancé de développement). L'analyse de certains témoignages


extrêmement importants de Xénophon apparaît néanmoins subjective
et soumise à des schémas d'ensemble qui amènent à écarter trop vite
certaines sources : par exemple, l'indication de Diodore (XIV, 23, 4)
sur la composition des mercenaires de Cyrus, qui ne fait aucun doute
pour personne. Se fondant sur diverses conclusions, qui sont loin d'être
toujours incontestables, Roy va plus loin et forge plusieurs chaînes de
raisonnement dont les maillons ne sont pas tous très solides (voir infra,
passim). A cet article se superpose en partie un second mentionné ci-
dessus ("Xénophon 's Evidence for the Anabasis" - sur l'information
dont disposa Xénophon pour la rédaction de cet ouvrage). Le problème
est traité de façon assez originale : par une comparaison des indications
relatives à la transformation de l'armée des Dix-Mille, à la situation
variable de Xénophon en son sein et à la fréquence relative des
allusions faites aux différents stratèges, lochages, autres chefs et hommes
de tout rang. Il est vrai que la conclusion de l'auteur ne brille pas par
son originalité : que la principale source de Xénophon a été constituée
par ses propres réflexions en cours de campagne. Plus intéressante
cependant est sa deuxième remarque : que le volume d'informations à
la disposition de Xénophon pour ses différents livres est fonction de la
transformation de l'armée et de la position qu'il y occupait lui-même.
Sur les travaux de G.B. Nussbaum, voir infra.
(9) De façon très détaillée, dans les ouvrages d'ensemble de Luccioni et de
Delebecque.
(10) On a répondu de façon diverse à la question de savoir dans quelle
mesure VAnabase constitue une apologie de Xénophon ; très diverse
aussi l'appréciation qui est donnée des mercenaires grecs de Cyrus.
Dans l'ensemble, parmi les historiens modernes, prévalent cependant
la modération par rapport aux excès du passé et le bons sens. Les
points de vue extrêmes dans l'appréciation des Dix-Mille sont ceux de
Grote, qui y voit des héros et de Cousin qui parle d'eux comme de "dix
mille vauriens". Bonner pense que Grote est le plus près de la vérité.
138 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

qui sont souvent d'ailleurs tout à fait évidents et parfois même


naïfs -, V Anabase reste une source exceptionnelle pour l'étude du
mercenariat grec. Car les événements de la campagne et de la
retraite, ainsi que tous les aspects ordinaires de la vie militaire et
économique des mercenaires n'ont pas dû s'en trouver sensiblement
et consciemment affectés. La valeur historique de cette oeuvre
littéraire est aujourd'hui communément reconnue ' . Sur les
mercenaires, les autres auteurs ne fournissent généralement que des
indications pauvres, fragmentaires et le plus souvent occasionnels.
L Anabase, c'est un récit vivant et détaillé sur la vie de 13 000
hommes durant plus d'une année. Elle contient les renseignements les
plus complets sur la composition ethnique de l'armée, sur ses
relations internes et ses rapports externes avec les poleis, sur ce que
pensaient les soldats. Elle permet aussi de s'interroger sur la condition

Luccioni, répliquant à Cousin, veut considérer les mercenaires tels


qu'ils étaient, sans exagérer ni minimiser leurs mérites et leurs
défauts ; ils n'auraient été ni pires ni meilleurs que les autres
mercenaires de leur temps et peut-être de tous les temps. Cf. l'opinion de Mas-
queray qui remarque à juste titre qu'il ne faut pas chercher chez les
mercenaires de ce patriotisme et de cette grandeur d'âme qui donnent
naissance aux héros : ce sont les qualités habituelles des aventuriers-
soldats professionnels qui distinguent les troupes de Cyrus :
l'endurance, le courage et un amoralisme complet. Voir F. Diirrbach. op. cit.,
p. 343 sqq. : G. Cousin, op. cit., p. 186 sq. et al. ; A. Boucher, op. cit.,
p. 317 sqq. ; R.J. Bonner. "Xenophon's Comrades in Arms", CJ 10
(1915) p. 205 ; G. Colin, "En lisant Xénophon". REG 32 11921) p. 79
sqq. ; K. Mesk. op. cit.. p. 136 ; W. Gemoll. "Xénophon als Soldat".
PhWoch 1934. 13, p. 366 ; P. Masqueray, op.cit., 1, p. 14-17 et 21-29 ;
J. Luccioni, op.cit., 28, 31 et 43 sq. ; F. Robert, op.cit., p. 55 sqq. ; cf.
Ed. Delebecque, Essai sur la vie..., p. 95 sqq. ; "Notes sur
l'Anabase...", p. 45, 51, 99 sq. ; H.-J. Diesner, "Das Sôldnerproblem
im alten Griechenland", Altertum 3 11957) p. 220 ; E.D. Frolov, "Vie
et activités de Xénophon ' (en russe), UZ LGU 251, série Se. Hist.,
fasc. 28 (19581 p. 55 ; H.D. Westlake. "Individuals in Xénophon, Hel-
lenica", BRI 49 (1966) p. 256 ; J. Roy, "The Mercenaries...". p. 316-
318.
(111 Voir, par exemple, A. Boucher, op.cit., p. 337 sqq. et a/. ; P.
Masqueray, op.cit., I, p. 16 sq. ; M.I. Maksimova, "Xénophon et son
Anabase", dans Xénophon. 'Anabase" (en russe : Moscou-Leningrad,
19511 p. 241 sqq. ; J. Roy, "Xenophon's Evidence...", p. 46.
L 'armée mercenaire (composition et rémunération) 139

matérielle des mercenaires de Cyrus, sur leurs différences de


richesse et donc, en fin de compte, sur les raisons qui avaient poussé
des milliers d'hommes à servir dans une armée mercenaire.
Il est vrai qu'une moitié de l'ouvrage dépeint l'armée livrée à
elle-même et que les circonstances extraordinaires où elle se trouva
placée après la bataille de Counaxa ont dû influencer peu ou prou
divers aspects du caractère et du comportement mercenaires. On ne
peut cependant qu'être d'accord avec Parke quand il estime que
les mercenaires de YAnabase méritent un examen attentif, parce
que ce sont les mieux connus, sinon les plus typiques ' . Mis à
part le fait que l'autre moitié de l'ouvrage porte sur la vie des
mercenaires en service, c'est-à-dire, comme le dit Parke, placés dans une
situation typique, il est douteux que l'autonomie recouvrée par les
Grecs après la mort de Cyrus et à laquelle ils s'efforcèrent
d'échapper le plus vite possible ait pu sérieusement modifier leur état
d'esprit. A bien des égards, et pas seulement les plus importants, les
anciens soldats de Cyrus n'avaient pas changé ; ils s'étaient
simplement aigris et s'étaient mis à manifester plus ouvertement quelques
comportements inhérents aux mercenaires - par exemple un certain
particularisme tout à fait compatible avec un esprit corporatiste et
une volonté de s'enrichir en premier lieu par le pillage.
L'Anabase, ainsi que les Helléniques de Xénophon et ce qu'on
appelle les Hellenica Oxyrhynchia, donnent la possibilité de suivre,
de façon il est vrai plus ou moins détaillée, la vie des mercenaires
durant un laps de temps de presque 10 ans et, ce qui est
particulièrement intéressant, dans des circonstances variées. Nous les voyons
en effet, tout d'abord, au service d'un satrape perse - situation
particulière, mais assez courante -, dans le cadre d'une énorme armée
barbare dont ils formaient comme un appendice. Ensuite, ces
contingents grecs se retrouvèrent sans employeur - d'abord au coeur de
l'empire perse, au beau milieu de tribus barbares, sans chef ni
rémunération, puis sur la rive méridionale du Pont Euxin, dans un
entourage de cités. Mais ce monde grec était particulier : les cités y
étaient entourées de tribus indigènes nombreuses et diversifiées.

(12) Parke, p.24.


140 L 'armée mercenaire (composition et rémunération)

Pour finir, les Grecs entrèrent au service du Thrace Seuthès, puis


de la cité Spartiate qui les utilisa d 'abord en Asie Mineure contre les
Perses, puis en Grèce même contre d'autres Grecs. Nos sources, et
avant tout YAnabase, les dépeignent donc à cette éoque dans
presque toutes les situations possibles.
Ce qui confère enfin à YAnabase un énorme intérêt, c'est son
auteur même, Xénophon, qui non seulement effectua avec eux tout
ce long et pénible périple et fut un participant actif à la campagne,
mais fut aussi l'incarnation de ses compagnons. Il connaissait en
effet bien leur vie et leurs moeurs, leurs désirs et leurs objectifs, leur
morale, leurs joies et leurs peines, et cette expérience lui profita sans
doute beaucoup. C'est ce que montrent différentes observations et
remarques contenues dans d'autres de ses oeuvres (telles surtout
que YHipparchos IX, 3-4 et Hiéron X). Dans la Cyropédie est
soulignée l'importance primordiale du gain ikerdos) dans les calculs de
Cyrus l'Ancien : c'est cela qui détermine tous ses actes - son
comportement envers les alliés et les populations soumises, les amis et
les dieux - ainsi que toutes ses valeurs morales. Son armée est
décrite comme une machine économico-militaire, énorme et
complexe, et Xénophon y accorde une grande importance à toutes sortes
d'innovations, tant tactiques ou stratégiques que techniques .
Le type de rapport entretenu par Cyrus avec ses proches et ses
subordonnés de rangs divers est intéressant à noter : ce sont des
rapports de dépendance personnelle se manifestant sous la forme de
l'amitié iphilia), puisque "toute la masse de l'armée est tenue par

( 13) Nous ne fournirons pas ici la bibliographie, assez importante, relative à


Xénophon en tant que théoricien militaire, nous référant à l'article de
Wood où elle est donnée. Notons seulement que les appréciations
portées sur cet aspect de Xénophon sont très diverses, allant de
l'enthousiasme à la critique ; comme l'indique Wood, les militaires
professionnels placent généralement Xénophon beaucoup plus haut que ne le font
les savants étrangers en tant que théoricien militaire, mais aussi comme
penseur original ayant su joindre la réflexion à l'action (N. Wood,
"Xénophon "Theory of Leadership", C&M 25 (1%4I p. 33-66 ; voir
aussi E.D. Frolov. "Xénophon et la tyrannie tardive " (en russe I VDÏ
1%1), 1, p.lll sq. ; cf. H.D. Westlake. op. cit.. p. 250 sqq. ;
J.K. Anderson. op. cit., p.9-11.
L 'armée mercenaire (composition et rémunération) 141

des accords privés passés entre les chefs des différents contingents et
le haut commandement" ' . Mentionnons aussi la réflexion de
Xénophon sur les obligations des stratèges et la place qu'occupe
dans son système de pensée la question du commandement : pour y
répondre, il se fonde sur son expérience militaire '.
Le thème principal de notre recherche est la découverte des
causes du développement du mercenariat au IVe siècle. L'une des
voies à suivre pour cela est d'interroger les mercenaires eux-mêmes :
qui étaient-ils, quelle était leur situation économique ? La
documentation fournie par YAnabase est à cet égard particulièrement
précieuse, car on ne peut tirer dans l'ensemble que très peu de chose
des autres sources (hormis Isocrate).
Xénophon indique que la plupart des soldats se présentèrent
par mer pour se faire mercenaires : non par besoin (ou spanei biou),
mais parce qu'ils avaient entendu parler de la magnanimité de
Cyrus le Jeune ' . Certains amenèrent même avec eux des
amis , et d'autres des soldats recrutés à leurs frais ; il y en

114) K. Zel'in, "Remarques sur la Cyropédie de Xénophon" (en russe),


Hermès 1917, 11 — 12, p. 189 sqq.
(15) N. Wood, op.cit., p. 33 sqq.
(16) Dans la traduction de M.I. Maksimova, la traduction par "générosité"
est inexacte : chez Xénophon, l'arétè veut plutôt dire "qualités
supérieures", "valeur". Cf. G. Janceveckij {Oeuvres complètes de
Xénophon I. "Anabase" (en russe), 4e éd., Saint-Pétersbourg, 1887) :
"hautes qualités" ; A. Boucher, op.cit. : "qualités" ; E.D. Frolov, "Vie et
activités..." : "vertu" ; P. Masqueray, op. cit. II : "du mérite"
;
character"
Parke, p. 28 sq. : "noble ; cf. CL. Brownson, Xénophon.
"Anabasis'lY-VU (Cambridge Mass. - London, 1947 ; J. Roy, "The
Mercenaries...", p. 295 : "merits". Cette nuance terminologique est
intéressante : car, sans modification du contenu (la vertu de Cyrus
étant avant tout constituée, aux yeux des mercenaires grecs, par sa
générosité), elle met l'accent, avec le terme d'areiè, sur l'aspect moral.
117) Le texte grec dit : hoïmen andras agontes. Les historiens modernes ne
s'accordent pas sur l'interprétation de ce passage. C'est ainsi que Parke
(p. 29) voit dans ces andres des serviteurs, tandis que Roy ("The
Mercenaries..., p. 295 n.39 et p. 317) donne raison contre Parke à Nuss-
baum qui suppose que les lochages pouvaient servir d'agents recruteurs
et amener avec eux un certain nombre de soldats - bien que Xénophon
142 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

avait aussi qui avaient fui père et mère, d'autres qui avaient laissé
derrière eux des enfants, "dans 1 espoir de revenir au foyer les mains
pleines" {hôs chrèmat' autois ktèsaménoi)
On a déjà, à ce propos, constaté la partialité de Xénophon qui
n'était pas seulement dictée par le désir de montrer les mercenaires
meilleurs qu'ils n'étaient, d'enjoliver leur condition sociale et,
partant, de minimiser leurs motivations économiques (ce qui se voit
dans l'insistance mise à parler de la magnanimité de Cyrus comme
de la raison qui aurait poussé la majorité des soldats à faire
campagne à ses côtés). Le contexte montre encore autre chose :
c est qu'ayant échoué dans son projet de fonder une polis er le
littoral de la Mer noire. Xénophon se devait d'expliquer pourquoi
les Grecs "brûlaient du désir de retourner en Grèce '. Mais le
contenu de 1 Anabase apporte des correctifs essentiels aux

les désigne généralement comme tels (G. i\ussbaum, "The Captains in


the Army of the Ten Thousand". C&M 20 (1()Γ>°·> p.l()l. De même,
recrues"
apparemment, chez P. Masqueray ("Les uns lui amenant des
; Y. Garlan. La guerre dans l'antiquité (Paris. 1()T2I p. 74).
En traduction anglaise : CL. Brownson ("some brought other men
with them'I. Selon E.D. Frolov ("Vie et activités...", p..">()(, il s'agit
de condottieri dont les uns "amenaient aussi avec eux des soldats".
M.I. Maksimova : "(Quelques-uns d'entre eux amenèrent avec eux des
camarades"
; G. Janceveckij : "plusieurs en amenèrent aussi d'autres
eux"
avec ; A. Boucher : "les uns même en amenant des hommes .
"richesses"
( 18) II est peu probable qu'il soit exact de traduire chrèmata par
(cf. II, (), 17 : chrèmata polla), comme le font M.I. Maksimova et. à sa
suite, E.D. Frolov ("Vie et activités...", p.5()) ; de même dans la vieille
édition française de Boucher : "des richesses" ; cf., cependant. I. '). 17
où chrèmata, c'est de "l'argent". Une telle traduction donne au mot un
sens très précis, qu'il n'a généralement pas (voir le dictionnaire Liddell-
Scott-Jones). En l'occurrence, il doit s'agir, non pas de "richesses",
mais d'un certain bien, qui consistait avant tout en argent. (If.
"
G. Janceveckij : "afin de revenir chez eux avec des moyens ; Parke.
p.2() : "when they had made money for them " ; P. Masqueray : "dans
l'espoir de revenir au foyer les mains pleines" ; CL. Brownson : "with
money"
the idea of getting ; J. Roy, "The Mercenaries...". p. 317 : "in
order to take monev ".
(19) Xén., Anab., VI. 4, 8. Sur le témoignage d'Isocrate (IV. 146). voir
infra, p. 243.
L 'armée mercenaire (composition et rémunération) 143

déclarations de Xénophon '^ .


II y a relativement peu d'indications directes sur les différences
de situation économique existant entre les mercenaires au cours de
la campagne. C'est ainsi qu'on apprend qu'après la bataille de Cou-
naxa, quand les Grecs s'allégèrent en incendiant une partie de leurs
bagages, certains soldats donnèrent de leur superflu à ceux qui en
avaient besoin (III, 3, 1). Plus loin, dans un discours de Proxénos
aux lochages après le meurtre de cinq stratèges, Xénophon dit que
rares étaient ceux qui avaient les moyens de s'acheter des vivres
(III, 1, 20). Et un troisième témoignage va dans le même sens : à
Trapézonte, les Grecs n'avaient pas les moyens de s'acheter des
vivres, à l'exception de quelques-uns (V, 1, 6).
On peut évidemment expliquer par une inégalité de richesse les
dissensions qui surgirent parmi les mercenaires à propos de leur
avenir. A Cotyora, quand il est question de fonder une colonie,
certains veulent s'attarder "jusqu'à ce qu ils aient amassé assez de
ressources pour venir en aide à leur famille , d'autres se
prononcent pour un rapatriement immédiat et d autres enfin sont d accord
pour rester là définitivement (V, 6. 15 sqq.). Comme nous le
voyons, trois groupes de mercenaires, de situations différentes, se
manifestent ici : les uns n'ont rien à attendre dans leur patrie et sont
prêts à s installer ailleurs ; d'autres y avaient une situation plus
aisée ; la majorité enfin rêve de retourner chez elle, mais pas les
mains vides et seulement après avoir atteint le but pour lequel elle
avait risqué sa vie. Ces gens-là ont une maison, une famille et
considèrent le service mercenaire comme un revenu d'appoint - leur

120) Cf. J. Luccioni. op. cit.. p. 31, n.13 ; Ed. Delebecque. Essai sur la
vif... p. 102 sq. ; H.-J. Diesner, op. cit., p. 218 ; E.D. Frolov. "Vie et
activités...". ρ.,ΐΗ-οΟ ; J. Roy. "The Mercenaries...", p.'M() sqq. ; V.
Ducrey. Le traitement des prisonniers de guerre dans la Grèce antique
(Paris. 1%<S) p.lô.ï ; Y. Garlan. op. cit.. p. 74.
121 1 En traduisant "pour entretenir leur famille". M.I. Maksimova donne
au texte une précision qu'il n'a. semble-t-il, pas. Cf. G. Janceveckij :
familles'
"nécessaires pour porter secours à leurs ; A. Boucher : "pour
famille"
pouvoir venir en aide à sa ; P. Masqueray : "de quoi venir en
'
aide aux siens propres ; CL. Brovvnson : "to bestow a little some-
thinii iipon his people at home".
144 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

objectif n'étant pas de s'enrichir, mais d'acquérir les moyens d'aider


leur famille (V, 6, 30).
L'idée de s'établir quelque part sur la rive du Pont Euxin fut
approuvée et soutenue par une partie des soldats, tandis que les
autres s'y opposaient obstinément. C'est pourquoi, lorsque l'armée
s'installa sur le littoral de la baie de Calpè, les Grecs ne voulurent
pas dresser le camp en cet endroit où l'on pouvait construire une
ville ; qui plus est, il leur sembla même que leur arrivée en cet
endroit s'expliquait par les mauvaises intentions de ceux qui avaient
imaginé d y fonder une polis . Les bruits qui couraient en ce
sens dans l'armée semblaient si fondés et avaient pris une telle
extension que les navigateurs du voisinage se présentèrent sur les
lieux, croyant qu'on allait y fonder une ville, et que les habitants du
voisinage envoyèrent des ambassadeurs (VI, 6, 3 sq. I .

(22) Telle est du moins la présentation qu'en fait Xénophon. qui explique
ensuite pourquoi les Grecs répugnaient à rester vivre en cet endroit. Si
l'on en juge d'après les événements ultérieurs, leur nombre est
nettement exagéré. Certains historiens modernes ont même pensé que
Xénophon avait écrit cela (VI, 4, 81 pour faire contrepoids à Isocrate
(A. Korte. op. cit., p. 20 ; cf. Parke. p.2() ; Kd. Delebecque,
"Xénophon, Athènes...", p.% ; J. Roy. "Xénophon s Evidence...", p. 4SI.
(23) Durant le périple sur les côtes de Mer Noire, eurent lieu deux
tentatives de fonder une nouvelle polis. Dans le premier cas, Xénophon fait
explicitement état de son intention (V , 6. I ô sq. I. Dans le second, il ne
le fait pas. mais l'ample description de la baie de Calpè, où sont
soulignées les conditions favorables à la fondation d'une ville, ainsi que la
remarque sur les bruits qui s'étaient répandus dans les villes pontiques
et dans la population locale, prouvent qu'il y eut bien deux tentatives.
Pour plus de détails, voir l'article de E.D. Frolov. "Vie et activités de
Xénophon". où cette question est envisagée par rapport aux plans et
intentions de Xénophon lui-même (p. 55-601. E.D. Frolov considère
l'absence de base sociale comme la principale cause de l'issue
malheureuse de ces tentatives. Le déclassement des mercenaires nous paraît
cependant un peu exagéré. Cf. J. Roy ("The Mercenaries...", p.318
sq. I : la différence d'attitude des soldats à Cotyora et dans la baie de
Calpè d'une part et. d'autre part, à Byzance s'explique par une
différence de situation : contrairement aux deux premiers sites. Byzance se
trouvait déjà à l'intérieur du monde grec. Voir aussi Ed. Delebecque.
Essai sur la vio p. 102 sq<f.
L année mercenaire (composition et rémunération ) 1 4. >

On peut penser que les stratèges Timasion et Thorax durent


tenir compte, dans leurs propositions, des différentes inclinaisons
des soldats. Que leur proposèrent-ils ? Timasion leur fit miroiter la
possibilité de s'enrichir en Eolide, en Phrygie et en Troade (V, 6,
22-24), c'est-à-dire en redevenant mercenaires en Asie Mineure.
Quant à Thorax, il leur parla de la belle et riche Chersonèse où ceux
qui le désireraient pourraient s'installer et d'où les autres pourraient
retourner chez eux (V, 6, 25 sq. ).
Les positions sont toujours les mêmes : certains désirent
poursuivre leur vie de mercenaires, d'autres s'établir quelque part et
d'autres enfin retourner chez eux. Il n'y avait donc pas d'unité dans
la condition matérielle des mercenaires - ce qui ne contredit pas
vraiment ce qu'affirme Xénophon (VI. 4, 81. La question qui se
pose très précisément est de savoir si la fraction de mercenaires qui
était dans le besoin ne représentait bien, comme il le dit, qu'une
minorité.
On peut déjà distinguer, dès le début de la campagne, un
groupe de soldats qui ne songent pas à retourner chez eux. La
preuve en est qu'à Thapsaque Ménon proposa à ses soldats d être
les premiers à traverser lEuphrate. en leur promettant que Cyrus.
au cas où les autres contingents n'iraient pas plus loin et que l'armée
ferait demi-tour, les nommerait, eux. phrourarques et lochages en
raison de leur fidélité (1.4. 151 : Ménon ne doutait donc pas que ses
soldats resteraient par la suite au service de Cyrus. Dans son
discours avant la bataille de Counaxa. Cyrus espère également en
convaincre beaucoup de continuer à le servir plutôt que de s en
retourner dans leur patrie II. 7. 4). D'autre part, après la bataille,
340 Thraces sous le commandement de Miltokythès (II, 2. 7)
passèrent du côté d Artaxerxès, suivis par l'Arcadien Nicarchos et une
vingtaine de soldats de son loche (ΙΠ, 3. 51.
Le nombre de ceux qui ne songeaient pas à retourner dans leur
ville natale n'était pas aussi insignifiant qu'on ne se l'imaginerait
d'après la description par Xénophon des événements de Cotyora.
Dès le début de la retraite, Xénophon exprime sa crainte de voir les
Grecs, comme les Lotophages, oublier le chemin du retour (III, 2,
25). A Héraclée, où parvinrent 8 000 soldats, 6 000 environ
146 L 'armée mercenaire (composition et rémunération)

s'engagèrent chez Seuthès, tandis que les 2 000 restants \ c'est-


à-dire le quart de l'armée, se dispersaient de tous côtés après avoir
vendu leurs armes : certains regagnèrent leur patrie et d'autres se
mêlèrent à la population des villes voisines '" .
La possibilité de rester et de s'établir sur une terre se présenta à
nouveau durant le temps de service chez Seuthès. Outre une
rémunération, celui-ci promit en effet de donner une terre et une place
fortifiée en bord de mer, répondant à Xénophon qu'il accueillerait
bien volontiers ceux qui voudraient se réfugier chez lui .
Il est probable, cependant, que rares furent ceux des
mercenaires de Seuthès qui ne revirent pas leur patrie. De chez Seuthès, ils
passèrent dans le camp Spartiate, se battirent en Asie Mineure sous
le commandement de Thibron, Derkylidas et Agèsilas, avant
qu'une partie d'entre eux regagnât l'Europe avec Agèsilas et
participât à la bataille de Coronée en 394 ' '. Après leur licenciement, il
est possible que les plus jeunes, en particulier ceux qui étaient
originaires de Thessalie, soient passés au service de Jason .
Telles sont les informations que nous pouvons tirer de YAna-
base sur la condition matérielle des mercenaires de Cyrus, sur leurs
projets et leurs aspirations . Cet ouvrage contient cependant

(24) J. Roy porte ce chiffre à environ 3 000, estimant que 5 300 à


3 400 hommes seulement s'engagèrent chez Seuthès ("The Mercena-
ries...", p. 320).
(25) Xén.. Anab., VII, 2. 3 ; Diod., XIV, 31. 4 sq. ; 37, 1.
(26) Xén., Anab., VII, 2, 37 sq. ; cf. VII, 3, 18 sq.
(27) Xén., Anab.. VII, 8, 24 ; Xén.. Hell.. III, 1. 6 ; 2. 7 ; IV. 2. 5 sq.
(28) R.J. Bonner, op. cit.. p. 200.
(2()) La question des espoirs et des projets des mercenaires de Cyrus a été
naguère reprise par J. Roy ("The Mercenaries... ", p. 316-320). Il
distingue à ce sujet trois sortes de témoignages : les propos mêmes de
Xénophon dans VAnabase (VI, 4, 8) ; les allusions faites, surtout dans
les discours, aux projets des mercenaires ; leur comportement réel. Les
examinant à tour de rôle, il se réfère à notre article sur "Les
av.n.è"
mercenaires grecs à la fin du Vp et au début du IV1' siècle (en russe ;
VDI 1958, 4, p. 70-871 quand il considère la deuxième sorte de
témoignages et regrette à ce propos que les discours, ces passages "argumen-
tative and emotional", fondent l'essentiel de notre démonstration. Ces
/> année mercenaire (composition et rémunération) 147

d'autres renseignements qui permettent de se représenter


différemment ce qu'étaient ces mercenaires et la place qu'ils occupaient dans
la société avant de s'engager dans l'armée.
Nous savons par Xénophon qu'une petite partie des Dix-Mille
était constituée de Grecs qui avaient déjà été au service de Cyrus (I,
1.2 ; 4, 12) ; ailleurs il est indiqué que des stratèges et des lochages,
qui avaient rejoint Cyrus pour gagner de l'argent, avaient servi

regrets apparaissent pour le moins étranges, puisque nous prenons


également en compte et le passage mentionné ci-dessus de YAnabase (VI.
4. 81 et le comportement réel des Grecs, ainsi que les plans de fondation
urbaine et les données relatives au nombre des Grecs qui atteignirent
Byzance et passèrent au service de Seuthès - c'est-à-dire précisément
tout cet ensemble de témoignages retenu par J. Roy... qui ne connaît,
de notre article, que son résumé dans Bibliotheca classica orientalis 16
1 1961 1 col. 89-95) et ne s'en permet pas moins déjuger de l'ensemble des
preuves qui y ont été utilisées. Au fond, dans ses conclusions. Roy ne
refuse pas de distinguer, avec nous, trois groupes parmi les mercenaires
de Cyrus : il les considère comme vraisemblables ; il précise seulement,
avec raison, que nous ignorons leur importance relative. Nous ne
disons pas autre chose dans notre article : comme le fait Roy. nous y
notons qu'un petit nombre seulement, parmi les mercenaires grecs de
Cyrus. retourna dans ses foyers. Selon Roy, les Grecs qui étaient partis
rejoindre Cyrus considéraient le service dans les régions de l'Ionie et de
1 Hellespont comme plus ou moins permanent ("a permanent career")
et leur principal désir, après la victoire de Counaxa. était de retrouver
le monde grec - ce qui est sans doute vrai dans l'ensemble, mais ne
s'oppose pas à nos conclusions sur les trois groupes. La seule différence
est que Roy radicalise ses conclusions et les étend à tous les mercenaires
qui. semble-t-il. n'étaient cependant pas aussi homogènes, comme
nous avons également tenté de le montrer. Les opinions de Roy
reposent sur l'hypothèse que le mercenariat était très répandu en Perse dès
avant la guerre du Péloponnèse et que celle-ci n'aurait donc pas
influencé son développement ; en Asie Mineure, dès avant la
campagne de Cyrus contre le Roi. se trouvaient beaucoup de mercenaires
grecs qui constituèrent ensuite une grande partie de son armée, le reste
de celle-ci devant être pour moitié environ enrôlée en lonie : on
relativise ainsi la valeur du témoignage de Xénophon en VI. 4. fi qui ne
concernerait qu'une partie des mercenaires, ceux qui arriv èrent par mer. et
non la grande masse des mercenaires de Cyrus. Voir aussi supra, p. 26.
n.2.
148 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

celui-ci dès avant la campagne . On sait aussi qu'un des soldats


de Cyrus, le périèque laconien Déxippos , avait commandé en
406 les mercenaires grecs en Sicile, lors du siège d'Agrigente par les
Carthaginois ; accusé d'une trahison pour laquelle il aurait soi-
disant reçu 15 talents, Déxippos était passé au service des Syracu-
sains qui l'avaient installé à Gela ; plus tard, Denys l'Ancien
l'envoya en Grèce '^ .
Dans l'armée de Cyrus il y avait aussi des proscrits : Gaulitès
de Samos (I, 7, 5), Timasion de Dardanos (III, 1, 47 ; V, 6, 231,
Archagoras d'Argos (IV. 2, 13), Cléarchos de Sparte qui avait
rompu tout lien avec sa patrie (I, 1,9), des Milésiens qui espéraient
rentrer chez eux avec l'aide de Cyrus (I, 2,2). Dans une armée de
plus de 13 000 hommes, ces proscrits ne semblent donc constituer
qu'un groupe insignifiant - à ceci près qu'il paraît plus juste de les
comparer aux 65 mercenaires nommément désignés par Xénophon
qu'à l'effectif total des soldats et qu'alors leur proportion dans leur
armée n'est plus aussi faible. Il y avait de toute évidence également
des procrits parmi ceux qui voulaient s'établir en Asie Mineure.
C'est un lieu commun que de parler de l'aggravation des luttes
intérieures dans les poleis du IVe siècle, qui provoqua entre autres
l'augmentation du nombre des proscrits . Beaucoup d'entre eux
continuèrent bien sxir, pendant leur exil, à lutter pour obtenir leur
réintégration ; mais nombreux furent également ceux qui se firent
plus ou moins mercenaires, pour un temps plus ou moins long.
Parmi les mercenaires du IVe siècle sont qualifiés de proscrits ' :

(30) Xén., Anab.. I, 9, 17. Ici également, nous préférons suivre de près le
texte. En traduisant chrèrnatôn énéka par "en vue de s'enrichir",
M.I. Maksimova donne au texte, nous semble-t-il. un sens trop précis.
l'argent"
Cf. G. Janceveckij : "ils arrivèrent chez lui pour de ; A.
Boucher : "pour de l'argent" ; P. Masqueray : "pour gagner de l'argent" ;
CL. Brownson, "Anabasis" I-III (1950) : "for the sake of money ".
(31) Xén.. Anab., V, 1, 15 ; VI, 1. 32 ; 6, 5 sqq.
(32) Diod., XIII. 85, 3.s</. ; 87. 4.sr/. ; 88. 7 ; 93. 1-4 ; 96. 1 sq. ; cf. Parke.
p. 64 sq.
133) E. Balogh, Political Hefugees in Ancient Greece front the Period of the
Tyrants to Alexander the Great (lohannesburg, 1943).
(34) Diod.. XVIII, 8, 5 ; voir aussi E. Balogh. op. cit.. p. 39.
135) Cf. Parke. p. 227 sq.. n.l.
L armée mercenaire (composition et rémunération) 149

des Messéniens , Conon au service des Perses , peut-être les


Milésiens auprès de Tissapherne , Cléarque d'Héraclée (Justin,
XVI, 4, 4) et l'Athénien Atromètos (Eschine, II, 147). Comme on le
voit dans VEginétique d'Isocrate ' , après la tentative
infructueuse des oligarques exilés de Siphnos pour revenir dans l'île avec
l'aide de mercenaires à la fin des années 390 (XIX. 38 sq. ), le fils de
l'un des plus riches Siphniens, Sopolis, partit en Lycie en qualité de
mercenaire (XIX, 40) . Ce discours nous renseigne donc sur les
rapports entre le mercenariat et les luttes sociales, qui sont à double
face : on y voit en effet les procrits employer des mercenaires et un
proscrit devenir lui-même mercenaire après que les oligarques
eurent vainement tenté de renverser le pouvoir des démocrates.
Il est problable que le nombre des proscrits parmi les
mercenaires était plus grand que nos sources ne le disent de façon
explicite . Ils ne réussissaient pas tous à rentrer au pays et, après
leur retour, surgissaient de nombreux litiges à propos des biens
confisqués que tous étaient loin de récupérer ''*"'. Ruinés, ils étaient à
nouveau contraints d'abandonner leur ville natale et de courir leur
chance en servant comme mercenaires à l'étranger.
Parmi les Dix-Mille, nous trouvons également : le Lydien
Apollonidès, esclave béotien en fuite (III, 1, 26 et 31), un peltaste
macron, ancien esclave à Athènes (IV, 8, 4sq.), un ancien pugiliste
thessalien du nom de Boïskos (V, 8, 23), Drakontis qui avait fui un

1361 Diod., XIV, 34, 2 sqq. ; cf. Hell. Oxyr. XX (XV) 3.


(37) Diod., XIII, 106, 5 ; XIV, 3e), I sqq.
(381 Polyen, VII, 16, 1 ; cf. Xén.. Anab.. I, 2. 2.
(39) Sur ce discours, voir F. Blass, Die attische Beredsamkeit2 II (Leipzig,
1892) p. 235-240 ; G. Mathieu, dans Isocrate. Discours, texte établi et
traduit par G. Mathieu et E. Bremond, I (Paris, 1963) p. 91.
(401 Voir le commentaire de G. Mathieu iop.cit., I, p. 103, n.3).
(41) On a même vu dans l'accroissement numérique des bannis la cause
principale de l'essor du mercenariat : V.M. Iens, Art militaire et vie
nationale (en russe ; Varsovie, 1898) p. 201 sq.
(42) Voir, par ex., les décrets sur les biens des bannis : M.N. Tod, A
Sélection of Greek Historical Inscriptions II (Oxford. 1948) n° 201 (Myti-
lène),'n° 202 (Tégée) ; cf. Xén., Hell., V, 2, 10 (décret de l'assemblée
du peuple de Phlionte autorisant les bannis à rentrer et à récupérer
leurs biens).
150 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

procès pour meurtre ' , le jeune Silanos de Makistos qui s'était


apparemment enfui de chez lui par goût de l'aventure (VII, 4, 16).
Les contingents mercenaires de Cyrus étaient donc de
composition très hétérogène. On y rencontrait des soldats professionnels,
anciens combattants de la Guerre du Péloponnèse inadaptés au
temps de paix, des proscrits, des esclaves fugitifs, des criminels.
Mais la majorité était évidemment composée de ci-devant citoyens
qui voyaient dans le mercenariat une occupation temporaire. Ils
rêvaient d'améliorer leur situation, de s'enrichir et de retourner
chez eux. Mais les rêves tardaient à se réaliser, la richesse n'arrivait
pas, les espoirs étaient déçus et l'on continuait à servir en se
transformant progressivement en soldat professionnel. Diodore (XIV,
37, 1) explique le passage chez Seuthès d'une grande partie des
soldats de Cvrus par leur accoutumance à la vie militaire.
Isée complète la présentation bigarrée du mercenariat faite par
Xénophon en nous donnant la possibilité de nous imaginer
concrètement les différents types de mercenaires et leurs diverses
motivations. Il est question de deux mercenaires dans le discours IV :
l'un deux, l'Athénien Nikostratos, trouvait dans le mercenariat une
occasion de s'enrichir (IV, 1, 18 ; 26) ; dans l'intervalle entre les
campagnes, il faisait des affaires et il se constitua ainsi une
fortune de deux talents (IV, 7) après 11 années de service (IV, 8). Il
n'essaya pas de revenir dans sa patrie, η avait maintenu aucun lien
avec elle et n'y avait pas de famille : ses plus proches parents devant
le tribunal étaient des cousins. Il est probable que, juste avant sa
mort, il appartenait à l'armée de Pharnabaze dirigée contre
l'Egypte en 374 ; car c'est d'Akè, qui fut son lieu de rassemblement,
que le corps de Nikostratos fut ramené à Athènes .

(431 Xén., Anab., IV, 8. 25 sq. ; cf. Isée, IV, 28.


(44) R.J. Bonner, op. cit., p. 201 sq. ; The Speeches ofisaous. with critical
and explanatory notes by W. Wyse (Cambridge, 1(K)4) p. 367-369 ;
Isée. Discours, texte établi et réduit par P. Roussel (Paris, 19221 p. 73 ;
Isapus, with an English translation by E.S. Forster (Cambridge Mass. -
London. 1943, p. 127-129.
(45) Isée, IV, 18-20. C'étaient peut-être des opérations liées à
l'accaparement du butin ; cf. Xén., Agés., I. 17 sq.
(46) Isée, IV, 7, 19 sq.. Voir aussi L.P. Marinovic, op. cit., p. 74. n.ll.
L 'armée mercenaire (composition et rémunération) 1 51

L'autre se fit mercenaire pour échapper à des poursuites


judiciaires. Arrêté et jeté en prison pour vol, il put s'enfuir d'Athènes
(IV, 28) et s'engagea dans une armée. Chariadès y fait la
connaissance de Nikostratos, avec lequel il servit et conclut, à l'en croire,
quelques affaires (IV. 18 ; 20 ; 26). Il n'espérait évidemment pas
retourner de sitôt dans sa ville natale et attendait simplement
qu'avec le temps le châtiment perdît de sa force et que le crime fût
oublié. Dix-sept ans plus tard (IV, 29), il rentra à Athènes et se
manifesta comme l'un des ayants droit à la fortune de Nikostratos
qui, selon lui, la lui avait promise. Isée remarque, de façon très
intéressante que les procès relatifs à des biens d'Athéniens morts à
l'étranger après de nombreuses années d'absence ne sont pas rares
(IV, 21).
Dans le IIe discours d'Isée, il est question de deux frères
mercenaires '"*' '. Un certain Eponymos, du dème athénien d'Acharnés,
mourut en laissant deux fils et deux filles. Les jeunes gens marièrent
leurs soeurs en donnant à chacune une dot de 20 mines (II, 3-5) et
partirent servir en Thrace sous les ordres d'Iphicrate, le fameux
chef mercenaire . Quelques années après, ils revinrent au pays,
et l'un d eux fut bientôt adopté par Ménéklès - mari de la cadette
restée sans enfant et ami de son père -, tandis que l'autre redevenait
mercenaire (II, 11 sq. ). Nous avons là affaire à des gens dont la
situation diffère de celle de Chariadès et de Nikostratos. Ils
possèdent une certaine fortune, en vérité très modeste si l'on en juge
d après le montant de la dot donnée aux deux soeurs ). Après les
avoir mariées, les frères se retrouvent dans la gêne et décident de se
refaire par le service armé. Ils se distinguèrent en Thrace et

1471 R.J. Bonner, op. cit.. p. 202 ; voir aussi les éditions d'Isée : W. Wyse,
p.232-237 ; P. Roussel, p.33-35 ; E.S. Forster, p.36 sq..
1481 Isée, II, 6 ; voir aussi : E.S. Forster. p. 39 ; L.P. Marinovic, op. cit.,
p. 74. n.12.
1491 II est peu probable que l'on puisse déterminer ce que représentaient ces
40 mines dans la fortune des deux frères. Car le père pouvait fixer
comme il l'entendait la dot des filles (cf. Lysias, XXXII, 6). A propos
de la dot, voir dans les éditions d'Isée : W. Wyse. p. 242 sq. ; P.
Roussel, p. 37. n.2.
152 L armée mercenaire (composition et rémunération)

y acquirent quelques biens (II, 6) (o( .


Dans le IXe discours , on voit apparaître un mercenaire,
mais de condition plus relevée. Asty philos fils d'Euthycratès était
sous les murs de Corinthe en 394-390 ; en 378-371, il combattit
contre Sparte et, dans l'intervalle, vécut en Thessalie . Après plus
de 20 ans de service et être devenu lochage (IX, 14), il revint à
Athènes, puis repartit pour Lesbos où il mourut à Mytilène (IX, 1 et
14 sq. ). Ce n'est apparemment pas par manque de ressources qu'il
devint mercenaire : car il possédait un domaine qu'il avait reçu en
héritage de son père (IX, 3 ; 7 ; 28) - mais dont on ne connaît pas, il
est vrai, la superficie. Dans ce même discours, il est possible que
l'on parle encore d'un autre mercenaire : le frère utérin d'Astyphi-
los qui se trouvait, à la mort de celui-ci, en campagne à l'étranger
(IX, 3).
Pour étudier la vie des mercenaires du point de vue
économique, il nous semble qu'il faut prendre en compte les éléments
suivants : les serviteurs, l'armement, le butin, les vivres et la solde. Sur
tous ces points, la situation est loin d'être aussi claire qu'il pourrait
le sembler à première vue : car nos sources sont parfois
contradictoires et insuffisantes, ou même inexistantes. Il faut en outre tenu-
compte de la difficulté, voire de l'impossibilité où nous sommes de
distinguer les mercenaires du reste de l'armée et de les isoler des
citoyens - ce qui se comprend aisément puisque les uns et les autres
agissaient souvent au coude à coude et différaient peu en certaines
circonstances.
Parlons tout d'abord des serviteurs. Il est généralement admis
que l'hoplite en campagne en possédait un, qui était le plus souvent
un esclave ' . Mais en allait-il ainsi avec l'hoplite mercenaire ?

<5()| W. Wyse. p. 244 ; Best. p. 127.


151) R.J. Bonner. op. cit., p. 203 sq. ; voir aussi les éditions d'Isée :
W. Wyse. p. 625-62« ; P. Roussel, p. 1.7)- 161 ; K.S. Forster, p. 323-
323.
132) Isée, IX, 14. Voir aussi L.P. Marinovic, op. cit.. p. 74. n.13.
(531 Thuc, III. 17. 3 ; VII. 75. 5 ; Xén., Hell.. VI. 2, 23 ; Polyen. III. <),
52 et al. Sur les valets, voir K. Tânzer, Das Verpflegungswesen der
griechischen Heerc bis auf Alexander d. Gr. Ilena. l')12l p. 16 sq. ;
L 'armée mercenaire (composition et rémunération) 1 r>.\

Sur ce point, les spécialistes ne s'accordent pas "5 ' et il est en effet
peu propable que nos sources autorisent une conclusion définitive.
On peut néanmoins admettre que VAnabase en fait état, au moins
aux côtés de -certains soldats, et notamment des chefs '5d\ Roy, qui
ne croit guère que les mercenaires de Cyrus disposaient de
serviteurs personnels '** , a certes raison de souligner que certaines des
allusions qui y sont faites dans cet ouvrage ne sont guère probantes,
puisque portant sur des indigènes capturés et réduits en esclavage
par les Grecs au cours de la campagne (par ex. IV, 1, 12). Mais que
dire des esclaves de l'armée (peut-être des Grecs) dont il est question
en II, 5, 32 ?
En second lieu, l'armement. Le citoyen mobilisé était tenu de
se présenter tout armé ^K Mais la question se pose encore pour les
mercenaires : si Anderson ' "', en se référant aux Dix-Mille, y

A.W. Gomme, A Historical Comment ary on Thucydides. Il (Oxford,


1956) p. 275 ; P. Ducrey, op. cit., p. 157 : W.K. Pritchett, Ancient
Greek Military Practices. I (Berkeley-Los Angeles. 1971) p. 49-51.
154) L.P. Marinovic, op. cit., p. 76 ; P. Ducrey, op. cit., p. 157 ; J. Roy.
"The Mercenaries...", p. 310, qui nous reproche, sans raison, de ne pas
avoir fait référence aux sources (voir n.88). Cf. L.P. Marinovic,
op. cit.. n.22.
(55) Xén., Anab., IV, 2, 20 (écuyer) ; cf. VII, 3, 20.
(56) J. Roy, "The Mercenaries...", p. 310.
(57) A. M. Snodgrass. Arms and Armour of the Greeks (London, 1967)
p. 77 ; W.K. Pritchett, op. cit., p. 3 et n.3. Selon Aristote iConst. Ath..
XLII, 4), l'éphèbe athénien recevait de l'Etat son bouclier et sa lance.
Sur le coût de l'armement, voir P. Monceaux, "Exercitus", D-S II 1
(1892) p. 901 ; V.D. Blavatskij, Etude de l'art militaire dans les Etats
antiques du nord de la Mer Noire (en russe ; Moscou, 1954) p. 48. Le
prix de la cuirasse et du casque donné par Aristophane dans La Paix
(v.1224 sq. ; 1251, 1262 sq.) est sans aucun doute une exagération,
naturelle dans une comédie (cf. V. Ehrenberg, The People of
Arsitophanes-
(Cambridge, 1951) p. 224). Une inscription de Salamine
de la fin du VIe siècle donne, il est vrai, d'intéressantes indications sur
le coût de l'armement (R. Meiggs et D. Lewis, A Sélection of Greek
Historical Inscriptions (Oxford. 1969) n° 14).
(58) J.K. Anderson, op. cit., p. 59 ; cf. A. M. Andreades. A History of
Greek Public Finance, I (Cambridge Mass., 1933) p. 225 et,
évidemment, W.K. Pritchett, op. cit., p. 3.
154 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

répond affirmativement, Roy '^ ' est par contre enclin à penser que
c'est Cyrvis lui-même qui fournit aux Grecs leur armement. Roy a
raison en ce sens que, dans VAnabase, il n'y est pas fait directement
allusion et que la vente de leurs armes à Byzance par une partie des
soldats (VII, 2, 3) ne veut rien dire, non plus que les frondes
possédées par certains Rhodiens (III, 3, 18) ; et il est possible que Roy
ait également raison à propos des proscrits milésiens qui se
portèrent volontaires avec leurs armes (I. 2, 2). Mais il est tout à fait clair
que les mercenaires Spartiates de l'armée d'Agèsilas en Asie
Mineure possédaient leur propre armement ou, plus exactement,
qu'ils l'avaient acquis à leur frais alors qu'ils se préparaient à faire
campagne en Grèce (Xén., Hell., IV, 2, 5-7).
Nos sources mentionnent par ailleurs de grandes quantités
d'armes achetées pour les mercenaires par leurs employeurs. Mais il
s'agit toujours, en pareils cas, de contingents importants, engagés
habituellement par des tyrans : les Phocidiens Onomarchos et
Phayllos (Diod., XVI, 33,2 ; 36, 1), Denys l'Ancien, Dion (60>. A
notre connaissance, nous ne trouvons dans nos sources aucune
attestation de fourniture d'armes aux mercenaires par les poleis.
Les serviteurs, avec les armes et les autres bagages,
constituaient le train, élément indispensable de toute armée. On y
rencontrait habituellement des marchands, des artisans, des prêtres, des
médecins, des hérauts, etc. ' . Dans la Cyropédie, Xénophon en
fait un tableau saisissant : dans le train on transporte des vivres
(pain, vin, condiments), des vêtements, des moulins à bras, du
matériel sanitaire, des courroies, des réserves de bois, des haches,
des pelles, des pioches, des faux ; et l'armée est accompagnée par
des artisans - forgerons, charpentiers, corroyeurs pourvus de leurs

(59) J. Roy. "The Mercenaries...". p. 310.


(60) Diod.". XIV. 43. 2 sq. ; cf. Plut.. 77m.. XIII ; Dion, XXV. Il est
curieux que toutes ces données se trouvent chez Diodore et chez Plutar-
que, c'est-à-dire chez des auteurs tardifs - ce qui permet de se
demander s'il ne s'agit pas là d'une pratique de l'époque hellénistique.
(61) Références aux sources chez L.P. Marinovic, op. cit., p. 76 sq., n.26-
39.
(62) Xén., Cyrop.. VI. 2, 25-3«) ; cf. Xén.. Econ.. VIII, 4,
L armée mercenaire (composition et rémunération) 155

outils et travaillant contre salaire pour tous ceux qui en avaient


besoin -, ainsi que par des marchands et de petits commerçants .
Dans le convoi des mercenaires de Cyrus était aussi déposé le bien
public constitué par le butin pris lors de raids faits en commun
(Anab., VI, 6, 2). A mesure qu'il grandissait, il était partagé entre
les soldats - une partie seulement servant aux besoins de l'ensemble
de l'armée : c'est ainsi que les Grecs prélevèrent sur le bien public
les cadeaux faits au guide qui les avait menés jusqu'à la mer (IV, 7,
27) et firent don à Cléandros, harmoste de Byzance, de bétail
communautaire (VI, 6, 37). On discuta également pour savoir si l'on
nourrirait à frais communs les équipages des vaisseaux que les
Grecs se proposaient de prendre pour rentrer chez eux (V, 1, 12).
On offrait enfin en sacrifice du bétail communautaire. En règle
générale, le train était plus important que l'armée et les gens qui s'y
trouvaient ne prenaient pas part aux hostilités : Xénophon les
désigne du mot ochlos ' .
Il est tout à fait compréhensible que le train ait été l'objet de
soins constants et ait exigé une surveillance spéciale. Un jour, une
partie des mercenaires abandonna même sa formation et se
précipita pour protéger qui les bêtes de somme, qui les bagages et qui les
femmes (IV, 3, 30). Par mesure de sécurité, le train était
habituellement placé au centre de l'armée et celle-ci s'organisait parfois de
manière à assurer la protection des bêtes de somme et de l'ensemble
du train (III, 2, 36).
Un grand convoi freinait la marche. Ainsi s'explique que, par
deux fois au cours de la retraite, les Grecs durent le réduire en ne
conservant que le strict nécessaire. C'est ce qu'ils firent une
première fois, après la bataille de Counaxa, en brûlant une grande
partie du train (III, 2, 27 sq. ; 3, 1). Mais, au fur et à mesure qu'ils
avancèrent, le convoi s'accrut d'un nouveau butin, si bien qu'en

(631 Xén., Cyrop., VI, 2, 38 (emporoï) ; IV, 5, 42 ikapèloï) ; cf. Xén..


HelL, VI, 2, 23 ; 4, 9. Cf. M.I. Finkelstein, "Emporos, Nauklèros et
Kapèlos : A Prolegomena to the Study of Athenian Trade", CPh 30
(1935) p.328.
(641 Xén.. Anab., III. 2, 36 ; 3, 6 ; IV, 3. 15 ; 19 ; 27 ; VI, 5. 3 ; cf. Xén..
Cyrop., IV. 2, 6.
156 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

abordant les montagnes il fallut derechef en abandonner une partie


et libérer tous les esclaves capturés depuis peu : les stratèges
recoururent alors à des mesures extrêmes - s 'installant au bord de la route
en un endroit resserré pour ôter aux soldats tout ce qu'ils devaient
jeter (IV, 1, 12 sq.).
Ensuite, la question des vivres. Le système de ravitaillement
militaire est, dans l'ensemble, assez bien étudié pour que nous
puissions, une fois citée la bibliographie du sujet, nous limiter aux
problèmes les plus généraux. Principe fondamental des armées
grecques : le ravitaillement est l'affaire personnelle du soldat, en ce sens
que l'Etat ne lui fournit pas tout le nécessaire et qu'il n'existe pas de
service d'intendance développé. Les soldats prenaient souvent leurs
vivres avec eux, pour des campagnes de faible durée ' '. Durant
les campagnes lointaines qui se prolongeaient, il était normal que
chacun se chargeât d'acheter ce dont il avait besoin, mais il était du
devoir des stratèges d'approvisionner Vagora. Une autre possibilité
était de se liver au pillage et de vivre aux dépens de l'adversaire : ce
qui est très souvent signalé dans nos sources du IVe siècle, surtout
quand l'armée se trouve en territoire ennemi l \
Enfin, la rémunération. Quels profits retirait-on de la
profession de mercenaire et que pouvait-on escompter en servant comme
soldat et en risquant par là-même sa vie ?

(65) H. Liers, Das Kriegswesen der Alten (Breslau, 1895) p. 201 sqq. ;
K. Tànzer, op. cit., p. 41-67 ; J. Kromayer et G. Veith. op. cit., ρ . 76-
78 ; R. Lonis. Les usages de la guerre entre Grecs et Barbares (Paris,
1969) p. 84 ; J.K. Anderson, op. cit.. p. 43 sqq. ; W.K. Pritchett,
op. cit., p. 30-52. Sur le ravitaillement des Dix-Mille, voir également
G. T. Griffith. The Mercenaries of the Hellenistic World (Cambridge.
1935) p.266 ; J. Roy, "The Mercenaries...", p. 311.
(66) W.K. Fritchett a rassemblé, sous forme de tableau, toutes les données
sur la durée des campagnes (le nombre des jours va de 1 à 60) : op. cit.,
p. 32 sq.
(67) L'importance de ce mode de ravitaillement fait l'unanimité parmi les
historiens modernes : l'armée vivait dans une large, mesure sur le
compte de l'ennemi (G. T. Griffith, op. cit., p. 273 ; A.W. Gomme,
op. cit., II, p. 21, n.2 ; R. Lonis, op. cit., p. 84 ; W.K. Pritchett,
op. cit., p. 39. Selon J.K. Anderson, cette méthode était précaire :
op. cit., p. 51.
L armée mercenaire (composition et rémunération) 1 57

Quand on veut répondre à cette question, deux sortes de


difficultés se présentent à nous : d'une part, le petit nombre de données
factuelles et, d'autre part, le vague de la terminologie et en
particulier du mot qui sert le plus souvent à désigner la rémunération, le
misthos. Car on est loin de toujours comprendre ce que recouvrait
ce terme : tout ce que percevait le mercenaire, ou seulement la part
de rémunération qui restait déduction faite de la somme consacrée
aux vivres.
Cette terminologie a été étudiée en détail par Griffith et Prit-
chett , dont les travaux se complètent dans la mesure où ils
mettent l'accent sur des sources différentes : Thucydide chez Pritchett,
1 Anabase de Xénophon et VEconomique du Pseudo-Aristote chez
Griffith. Pour Griffith, suivi par Pritchett, le partage de la
rémunération en deux parties constitue la situation de départ : l'argent
pour les vivres versé comme acompte au début du mois (ce qui est
fortement souligné et est très important pour leur argumentation
ultérieure) et le traitement proprement dit que l'on percevait en fin
de mois -ce qu'ils appellent respectivement sitèrésion et misthos.
Cette distinction terminologique n'apparut cependant pas
immédiatement, dès l'introduction de la solde ; elle ne se développa qu'avec
l'apparition au IVe siècle des grandes armées mercenaires, de façon
très claire dans YEconomique du Pseudo-Aristote, ainsi que chez
Enée le Tacticien et Dèmosthène.
Pritchett accorde une attention particulière au livre VIII de
Thucydide où misthos et trophè - les deux termes utilisés par
l'auteur pour désigner la rémunération des soldats - seraient
synonymes. En étudiant le reste de l'oeuvre, il remarque que tout ce
qui se rapporte au versement de sommes d'argent est désigné par le
mot misthos.
Dès lors se pose la question de savoir ce que signifiaient
réellement ces deux termes, s'ils désignaient toute la rémunération ou
seulement une partie de celle-ci et. en ce cas, laquelle. Pritchett est

1681 G. T. Griffith, op. cit.. p. 264-273 ; W.K. Pritchett, op.cit., p. 3-6 ; voir
aussi Schulthess, "Sitèrésion", RE. 2e s.. 5 (1927) col. 382-388 ;
"Misthos". RE 30 11932) col. 2084 sq.
1S8 L 'armée mercenaire (composition et rémunération)

enclin à y voir la totalité de la rémunération, qui aurait été destinée


à l'achat des vivres, c'est-à-dire uniquement la solde alimentaire :
notant l'indifférenciation, chez Thucydide, des deux parties de la
rémunération, il conclut qu'au Ve siècle la rémunération était
destinée à l'achat des vivres ^ '. En ce cas, on peut cependant se
demander comment il en allait avec les mercenaires . Comment
entendre le misthos d'une drachme promis par les Athéniens aux
mercenaires thraces (Thuc, VII, 27, 2) ou le haut salaire {misthos)
qui avait séduit les mercenaires et les avait fait partir- pour la Sicile
(VII, 13, 2) ( '!' ? Pritchett ne se pose pas la question et ne parle
pas de la terminologie de Thucydide du point de vue des
mercenaires.
Griffith ne traite que très brièvement du Ve siècle. Après avoir
remarqué que l'Etat donnait parfois des vivres (sitos) aux soldats et
que la suite logique en était le versement d'une certaine somme
d'argent appelée misthos, il signale qu'il ne considère par le misthos
comme la simple transformation du sitos en argent puisque les deux
termes existent concurremment chez Thucydide et chez
Aristophane. Il ne procède pas à un examen systématique de la

16°-) Voir aussi W.K. Pritchett, op. cit., p. 24. Cf. Ph. Gauthier, "Les clé-
rouques de Lesbos et la colonisation athénienne ", HEG 7°· U%6) p. 74.
170) Aucune différence entre le paiement des mercenaires et celui des
citoyens n'apparaît dans nos sources ; mais leur égalité n'y est pas
davantage expressément signalée. Outre le silence des auteurs sur une
quelconque différence de salaire, la Première Philippique de Dèmos-
thène, où l'orateur, faisant le compte des moyens nécessaires à
l'entretien d'une armée incluant mercenaires et citoyens, parle dans les
mêmes termes de leur solde (Dèm., IV, 28 sq.), est peut-être le seul

textesiècle.
IVP qui Ilconfirme
est vrai que
l'hypothèse
les chiffres
d'une
qu'il égalité
fournit ne
de concernent
rémunération
qu'une
au
partie de la rémunération et que l'autre partie pouvait ne pas être
identique, comme le suppose G. T. Griffith {op. cit., p. 2%). Mais c'est assez
peu vraisemblable si l'on en juge d'après le contexte. Cf. H.-J. Dies-
ner, op. cit., p. 221 (pour qui la rémunération était identique).
(71 ) II semble que E.-A. Bétant ait plutôt raison en admettant que les mots
misthos et trophè ont tantôt un sens identique {stipendium ) et tantôt un
sens différent (respectivement merces et in re militari cibaria) : Lexicon
Thucydideum, II (Darmstadt, 1843) p. 147 sq. et 464.
L armée mercenaire (composition et rémunération) 159

terminologie de la rémunération chez Thucydide, mais de son calcul


de la somme perçue par l'hoplite durant la guerre du Péloponnèse
il ressort qu'il voit dans le misthos l'ensemble de la
rémunération '17?) .
Dans la mesure où Thudydide utilise le même terme de misthos
pour les mercenaires et pour les autres soldats, sans user d'autres
termes que ceux que nous avons mentionnés, on ne peut, semble-t-
il, conclure qu'à l'imprécision de sa terminologie. L'ensemble de la
rémunération était qualifié de misthos, de façon certaine quand il
est question de la rémunération des mercenaires thraces ; mais sur
la signification du même terme appliqué aux citoyens il y a
désaccord - ce qui se comprend dans la mesure où le texte de Thucydide
et les indications générales que nous possédons sur l'introduction de
la solde militaire admettent différentes interprétations (c'est-à-dire
d'v voir soit la rémunération toute entière soit une de ses parties).
Le terme fondamental dans YAnabase de Xénophon est
misthos : en particulier lorsque Cyrus, qui devait déjà trois mois de
salaire aux Grecs, effectua en Cilicie un versement unique. Griffith
suppose que le misthos était habituellement versé à chaque fin de
mois - ce que confirme l'énoncé des conditions proposées
ultérieurement aux Grecs par leurs employeurs. A la question de savoir
comment les Grecs subsistèrent pendant ces trois mois, Griffith est
enclin à répondre qu'un approvisionnement en nature leur fut
fourni par Cyrus qui l'avait obtenu par voie de réquisition ou en le
prélevant sur ses réserves. Il en voit la preuve dans le fait qu'au dire
de Xénophon l'armée avait accumulé des provisions et que Cyrus
avait préparé de quoi distribuer en cas de famine, et aussi dans les
observations suivantes : premièrement, que nulle part nous
n'entendons parler de versement d'argent pour les vivres et,
deuxièmement, que Cyrus manquait d'argent, au moins en début de
campagne. Après avoir atteint la mer, les Grecs durent cependant
acheter des vivres et Trapézonte leur fournit un marché. Mais chez Seu-
thès les conditions d'engagement furent, selon Griffith, les mêmes
que chez Cyrus : un misthos en argent et un ravitaillement en
nature.

(72) G.T. Griffith. op.cit.. p.294.


160 L armée mercenaire (composition et rémunération)

Pour comprendre la sens du mot misthos chez Xénophon, il


faut donc tenter d'expliquer comment s'approvisionnèrent les Grecs
durant l'expédition de Cyrus. Comme nous l'avons vu, Griffith
considère qu'ils recevaient un approvisionnement en nature, et Roy
pense de même dans l'article déjà mentionné. Il est vrai qu'à la
différence de Griffith il ne passe pas sous silence ce que dit
explicitement Xénophon à propos du marché où accoururent les Grecs alors
qu'ils étaient encore au service des Perses : mais il explique la
nécessité de ces achats par le fait que Cyrus ne fournissait qu'un
maigre approvisionnement '.
Un examen plus détaillé des données de VAnabase sur les
problèmes de ravitaillement nous amène cependant à émettre tout de
suite certaines réserves : sans nier aucunement que Cyrus ait pu
fournir aux soldats une partie de leurs vivres, il nous semble que le
tableau est beaucoup plus complexe - que la situation concrète
comptait pour beaucoup, et en particulier les possibilités du pays
traversé par l'armée (facteurs conjoncturels qui n'ont pas été pris en
compte par ceux qui ont traité du ravitaillement des mercenaires de
Cyrus).
Est-ce un hasard si dans les premiers livres de VAnabase où
l'armée se déplace sur des terres contrôlées par Cyrus il n'est jamais
question des vivres ? De plus, ce qui y est dit du ravitaillement (I,
4, 19 ; 5, 4) est habituellement considéré comme une preuve que
Cyrus fournissait lui-même ses vivres à l'armée, alors que le verbe
episitizomaï ne préjuge nullement des moyens utilisés à cette
fin ' . On y trouve aussi mentionnés des achats et le désir
d'acheter des vivres (I, S, 6 et 10), à un moment qui se situe, très
curieusement, après que Cyrus ait versé leur salaire aux soldats (I, 2, 12) : il
serait logique d'en conclure que l'argent reçu, qualifié de misthos,
était destiné en partie à l'achat de vivres. De I, 3, 14 et r>, 6, il

(73) J. Roy, "The Mercenaries...". p. 311.


(74) Voir Liddell-Scott-Jones ; cf. Xén.. Anab.. VII, 1, 7. où on fait
provision de vivres (épisitizesthaï). sans doute par achat ; mais en I, r>, (),
c'est Cyrus qui s'en charge iepisitismou).
L armée mercenaire (composition et rémunération) 161

ressort également, de façon claire, qu'il existait une agora ' dans
la partie barbare de l'armée de Cyrus et le contexte montre que les
Grecs pouvaient y recourir à n'importe quel moment. Ceux-ci
pillaient en outre les terres qu'ils traversaient (I, 2, 25 ; 3, 14) - ce qui
les dispensait éventuellement d'utiliser le moyen précédent .
Une dernière remarque : tous les employeurs, réels ou
potentiels, proposèrent aux Dix-Mille une somme identique qualifiée
partout du misthos, mais avec des conditions d'engagement qui
semblent plus ou moins différentes. Quand il parle de Cyrus, de Tima-
sion. de Thorax et de Thibron, Xénophon indique seulement le
montant du misthos ' ' ; mais, à propos de Seuthès, il ajoute que la
nourriture serait prise par les Grecs sur le pays et que le souverain se
réserverait le butin afin de le vendre et d'en tirer le misthos (VII. 3,
10). Ici au moins, il est clair que le misthos est la solde proprement
dite. Mais comment interpréter ce terme dans les autres contrats
d'embauché ? De façon identique ? Mais alors pourquoi
Xénophon qui, comme le remarque Griffith (p. 295), connaissait mieux
que nous la réalité, ne parle pas des vivres à propos des autres
employeurs ? Détaillerait-il davantage les clauses consenties par
Seuthès parce qu'elles seraient exceptionnelles ? A moins que le
misthos n'ait désigné là l'ensemble de la rémunération ? Mais alors
il s ensuivrait que les Grecs se seraient engagés sous des conditions
variables... Il n'est cependant pas exclu qu'elles aient été
identiques, dans la mesure où Seuthès a négocié son plein droit sur le
butin dont il n'est plus question nulle part. La différence dans le
montant de la rémunération n'aurait-elle pas correspondu à une
certaine partie du butin concédée aux mercenaires ? Mais il est vrai
qu'il n'en est pas davantage question chez Xénophon.
Il convient également d attirer l 'attention sur les trois passages
suivants : V, 6, 19, où l'on parle du misthos nécessaire pour que les

175) Xénophon l'appelle lydienne (peut-être les marchands étaient-ils des


Lydiens, comme les soldats qu'ils accompagnaient, et non pas des
Grecs).
176) Nous ne considérons que la période avant Counaxa ; après, la situation
se transforme radicalement et ne nous intéresse plus.
177) Xén., Anab.. I. 3, 21 ; V. 6, 23 ; 26 ; VII. 6, ] et 7.
162 L 'armée mercenaire (composition et rémunération)

soldats, avant de s'embarquer, fassent provision de vivres :


comment ici interpréter le terme ? De même en VII, 1,7: l'armée
est très mécontente de n'avoir pas reçu de misthos et de ne pas avoir
d'argent pour acheter de la nourriture. Comme on le voit, dans les
deux cas, le mot misthos est utilisé quand il est question des vivres :
ce qui fait penser qu'il s'agit plutôt de l'ensemble de la
rémunération. Dans le troisième passage, en VI, 2, 4, l'Achéen Lycon
s'étonne que les stratèges ne se soient pas inquiétés du sitèrésion
alors que les vivres s'épuisaient et qu'il fallait exiger des Hèracléotes
de l'argent pour reconstituer les réserves. Que signifie ici
sitèrésion ? Peut-être l'argent pour les vivres, distinct du misthos,
comme est enclin à le penser Griffith ' ? C'est une des premières
fois qu'est mentionné l'argent pour les vivres '""'et c'est la première
utilisation de sitèrésion en ce sens. Mais une autre interprétation
n'est pas à exclure : le mot désignerait les "vivres" ' ', comme y
inciterait le contexte : ce dont il est question, c'est non pas la
rémunération, mais l'argent que les Grecs, n'étant au service de personne
et ne percevant aucune rémunération, avaient l'intention d'exiger
(non sans chantage) des Hèracléotes afin de se procurer des vivres -
Lycon étant troublé par l'indifférence des stratèges devant
l'épuisement du sitèrésion, c'est-à-dire des vivres.
L'Economique du Pseudo-Aristote, à peu près contemporain
des "stratagèmes" financiers qui nous intéressent ' ', contient une

(78) Griffith résout la difficulté en supposant que le mot misthos ne revêt


pas ici un sens technique (militaire), mais signifie simplement
"récompense"
: op. cit., p. 266.
(79) G.T. Griffith, op.cit., p. 268 ; cf. W.K. Pritchett, op.cit., p.6.
(80) Pour sitos, voir Thuc, V, 47, 6 ; cf. Schulthess, "Sitèrésion", col. 384 ;
A.W. Gomme, A. Andrewes et K.J. Dover, A Historical Commentary
on Thucydides IV (Oxford. 1970) p. 56.
(81) C'est ainsi que traduisent G. A. Janceveckij, M.I. Maksimova,
A. Boucher ; voir cependant les traductions de CL. Brownson :
"money
vivres" ; to buy provisions" ;: "provision-money"
Liddell-Scott-Jones P. Masqueray, "de(enquoi
se référant
acheter des

particulièrement à Xén., Anab., VI, 2, 4).


(82) Cet ouvrage est daté du dernier quart du TV'" siècle av.n.è. et est
habituellement considéré comme l'oeuvre d'un élève de l'école péripatéti-
L armée mercenaire (composition et rémunération) 163

importante documentation sur les problèmes de rémunération. Bien


qu'elle ne donne aucun chiffre qui permette de juger de son
montant, elle nous fournit cependant des renseignements précieux sur sa
structure et sur sa terminologie. Celle-ci a été analysée par Griffith
qui arrive à la conclusion que, dans cette oeuvre, les deux parties de
la rémunération sont désignées de façon précise et diffèrent
nettement : le salaire proprement dit {misthos) s Opposant à l'argent
pour les vivres (sitarchia ) - cette seconde partie étant parfois versée
en nature (QO) .
Ce schéma vaut dans l'ensemble pour YEconomique, bien qu'il
exige certaines précisions.
Les "stratagèmes" où l'on parle des vivres en nature
correspondent aux paragraphes 23 c (1350 b) et 24 (1350 b). Le deuxième
exemple ne pose pas problème : Datâmes fournissait à ses soldats
tout le nécessaire {ta kath 'èmeran) en le prenant sur le pays ennemi.
Le premier exemple se compose, selon Griffith, de deux
"stratagèmes" ' ' : dans l'un, il est dit comment Timothée se procura de
l'argent pour la solde {misthos) et, dans l'autre, on raconte
comment, alors que les vivres se faisaient rares dans le camp, il en
interdit la vente par petites quantités et confia aux chefs le soin de les
acheter en gros et de les répartir ensuite entre les soldats. Comme il
s'agit dans l'un et l'autre cas d'un seul et même événement, le siège
de Samos, il n'y a a guère d'objection à étudier ensemble ces deux
"stratagèmes". On doit cependant remarquer que la distribution de
denrées est plutôt une exception : car elles furent au départ achetées

cienne \Aristote. Le second livre de l " 'Economique' ', édité avec une
introduction et un commentaire par B.A. van Groningen (Leyde. 19331
ch.2 ; Aristote. "Economique", texte établi par B.A. van Groningen et
A. Wartelle. traduit et annoté par A. Wartelle (Paris, 19681 p. XIII ;
voir aussi S.A. Zebelev, "L'Economique d'Aristote" (en russe), VDI
1937. 1, p. 118-123. On a naguère tenté de prouver que le livre II
remonte pour l'essentiel à Ephore : L. Cracco Ruggini, "Eforo nello
Pseudo-Aristotele, Oec. II ?", Athenaeum 44 (1966) p. 199-237 : 45
(1967)p.3-88.
183) G. T. Griffith, op. cit.. p. 268-271.
184) 23 c-d d'après les éditions de B.A. van Groningen et de B.A. van
Groningen — A. Wartelle.
164 L 'armée mercenaire (composition et rémunération)

sur le marché, par les lochages et les taxiarques et non par les
soldats comme cela se faisait habituellement (à preuve l'interdiction de
Timothée) - mesure engendrée par des circonstances particulières.
Griffith force la différence entre le misthos et la sitarchia en
espèces en 8, 23 b, 29 c et d, 39. Si la terminologie de la
rémunération est claire en 23 b, 29 c et d, il en va tout autrement en 8 et 39.
Au paragraphe 39, on raconte la ruse qu'utilisa Cléoménès pour
économiser la rémunération d'un mois. Il changeait tous les mois la
date de versement de l'argent pour les vivres {sitarchia) en la
reculant à chaque fois de deux jours et réussit ainsi à économiser dans
l'année la solde d'un mois. C'est le mot "solde ' (en grec misthos)
qui fait ici difficulté, puisqu'il en résulte que misthos et sitarchia
sont synonymes... Certains éditeurs pensent que ce passage est
corrompu , mais uniquement pour des raisons terminologiques
(parce que le misthos mensuel résulterait d'une économie de
sitarchia). La même absence de précision peut s'observer dans le
paragraphe 8, où la sitarchia apparaît plutôt comme une partie du
misthos : alors qu'ils ne réussissaient pas à payer leur armée, les
Hèracléotes achetèrent à des marchands leurs produits, en gros et à
crédit, puis ils les renvendirent aux soldats et, avec l'argent
recueilli, s'acquittèrent de ce qu'ils leur devaient. Par deux fois est
utilisé le mot misthos, dont la signification n'est pas claire, et le mot
sitarchia n'apparaît nulle part : c'est Griffith qui l'introduit dans le
texte, uniquement pour donner aux mots leur sens habituel et tout

(851 Cf. les éditions de B.A. van Groningen et de B.A. van Groningen
-A. Wartelle ; Aristotelis quae feruntur Oeconomica, rec. F. Susemihl
(Lipsiae, 1887). Les délais de paiement, qui ne nous intéressent pas ici.
font eux aussi difficulté. Sur ce "stratagème", voir P. Schneider, Das
Zweite Buch der Pseudo-Arîstotelischen Oeconomika (Bamberg, 19071
p. 204 ; K. Riezler, Das Zweite Buch der Pseudoaristotelischen Okono-
mik (Berlin, 1906) p.29 sq. ; B.A. van Groningen, éd. cit.. p.2{)4- sq. ;
B.A. van Groningen et A. Wartelle, éd. cit.. p. 63 ; L. Cracco Ruggini,
op. cit.. p. 76 ; voir aussi le c.r. de P. Thillet à leditipn de B.A. van
Groningen et A. Wartelle, REG 82 11969) p. 586. On y trouvera aussi
un commentaire à tous les extraits de Γ Economique du Pseudo-
Aristote mentionnés infra. On utilise aussi, ici et ailleurs, la traduction
russe de G. A. Taronjan [VDI 1969. 31.
L armée mercenaire (composition et rémunération) 165

en reconnaissant que cette correction est "moins heureuse" du point


de vue paléographique ' .
Il semble aussi que Griffith force un peu le texte dans son
interprétation du paragraphe 16 b où il est dit que les Clazoméniens, qui
ne pouvaient payer leur misthos aux soldats, durent leur verser un
intérêt tant qu'ils n'eurent pas réglé leurs dettes envers eux. Il
considère en effet qu'il ne s'agit là que de la solde proprement dite et que
les mercenaires continuèrent entre temps à percevoir régulièrement
leur sitarchia. Il semble au contraire que le contexte incite plutôt à
voir dans le misthos la totalité de la rémunération, dans la mesure
où ces mercenaires n'étaient déjà pratiquement plus au service des
Clazoméniens.
Ce qui vient d'être dit autorise apparemment à douter de la
différence terminologique très précise entre les deux parties de la
rémunération introduite par Griffith et à sa suite par Pritchett dans
Y Economique du Pseudo-Aristote - bien qu'elle soit juste dans
l'ensemble.
Elle est encore moins claire dans la dernière source étudiée par
Griffith, la Première Philippique de Dèmosthène (IV, 28 sq. ) :
selon le plan d'organisation militaire exposé par l'orateur, l'Etat
doit verser de 1 argent à raison de 2 oboles par jour et par homme
pour la trophè ( = sitèrésion) et les soldats se procurer le reste "sur
la guerre" de manière à percevoir une "solde complète" {misthos
entélès). En s appuyant sur Y Economique du Pseudo-Aristote,
Griffith voit dans le misthos la solde proprement dite ' , c'est-à-
dire que Dèmosthène aurait voulu dire que les soldats recevraient
"de la guerre" tout ce qu'on devait leur payer au titre du misthos
(conçu comme une fraction distincte du sitèrésion). Un autre
interprétation est cependant possible (que Griffith naturellement
repousse, mais qui vaut autant que la précédente, et est même plus
guerre"
évidente) : après avoir écrit que l'armée ne recevrait "de la
que "le reste" {ta lo'ïpa), Dèmosthène conclut qu'ainsi "ils

(86) G.T. Griffith, op. cit., p. 270, n.2 ; cf. F. Susemihl ; B.A. van Gronin-
gen ; B.A. van Groningen et A. Wartelle ; P. Thillet, op. cit., p. 580.
187) G.T. Griffith, op. cit., p. 271 sq.
166 L 'armée mercenaire (composition et rémunération )

percevraient une "solde complète" {ôst'échein misthon entélè), ce


qui veut dire que la "solde complète" apparaît plutôt comme
l'addition du sitèrésion et de ta loïpa et désignerait l'ensemble de la
rémunération.
Nous n'insisterons d'ailleurs pas sur cette interprétation,
voulant la présenter simplement comme une alternative possible. De
surcroît, le paragraphe 23 du même discours de Dèmosthène, où
misthos est sans aucun doute la solde proprement dite (pour
l'entretien de l'armée sont nécessaires le misthos et la trophè, synonyme de
sitèrésion), va dans le sens de Griffith. Remarquons aussi que la
même expression, misthos entélès, se rencontre dans d'autres
sources : Thucydide (VIII, 45, 6) oppose la trophè et le misthos entélès
que Tissapherne ne promet de payer que s'il reçoit du Roi la
trophè ; dans YAnabase I, 4, 13 (qui n'apporte rien de nouveau sur ce
point), les soldats, qui viennent d'apprendre le véritable but de la
campagne, exigent une augmentation de paye et Cyrus promet de
leur verser une "solde complète "jusqu'à leur retour en Ionie (il est
possible que, selon les clauses du contrat d'embauché, il ait dû
payer moins pour le retour) '""'..
Quand il analyse la terminologie de la rémunération, Pritchett
(p. 6) se réfère en outre (sans commentaire) au discours L du corpus
dèmosthénien et à Enée le Tacticien. Chez Dèmosthène L,
sitèrésion et misthos s'opposent en effet comme deux parties de la
rémunération. Dans le chapitre XIII du traité d'Enée le Tacticien,
s'opposent également les deux termes misthos et trophè (parmi les
dépenses que doivent en partie prendre à leur compte les plus riches
citoyens), mais par trophè il faut plutôt ici entendre les vivres en
nature, dans la mesure où obligation est faite à chaque mercenaire
de vivre chez le citoyen qui l'a engagé .

(881 Voir aussi Aristoph.. ("av., v. 1367 ; Dèm., L, 3."> ; Arrien, Anal·.. II.
13, ο ; Isocr., XV, 120 (plutôt simplement un traitement entièrement
payél ; cf. G. T. Griffith. op. cit.. p. 272, n.l.
(«<)( Voir Dèm., XLIX, 1 1 et 4<> : misthophora - trophè ; Dèm. L. 23 et al..
où trophè fait allusion à l'argent pour l'achat de vivres, c'est-à-dire que
c'est un synonyme de sitèrésion. bien qu'en général la trophè ait un
sens plus large. L'usage de ce ternie dans la littérature du IV'' siècle,
tout comme celui de sitèrésion (= sitarchia) et de misthos. mérite
attention. Cf. Schulthess, "Sitèrésion". col.38o.
L armée mercenaire (composition et rémunération) 167

Toute cette documentation ne semble donc pas supporter une


conclusion aussi catégorique que celle de Griffith suivi par Prit-
chett : à la terminologie de la rémunération dans la seconde moitié
du IVe siècle est inhérent un certain manque de précision - bien
moindre cependant que celui des sources plus anciennes ' '.
Voyons maintenant l'importance de la rémunération. Bien que
l'on ait beaucoup écrit à ce sujet ' \ on s'est généralement
contenté d'énumérer les chiffres conservés dans nos sources. Cette
question n'a été spécialement étudiée que dans les ouvrages, déjà
mentionnés, de Griffith et de Pritchett, en rapport avec l'analyse de
la terminologie.
La plupart des indications relatives à la valeur de la
rémunération se rapportent à la guerre du Péloponnèse et sont conservées
dans l'oeuvre de Thucydide. Celui-ci en parle dix fois ' , mais ne
donne que deux chiffres : trois oboles et une drachme. Une telle
divergence est expliquée de diverses façons par les historiens
modernes : A. H. M. Jones 193) et Ph. Gauthier mi pensent

(90) Cf. Parke, p. 233, n.6 (qui nie en général la netteté du partage de la
rémunération au IVe siècle) ; J.K. Anderson, op. cit., p. 54 (il note avec
raison que la différence entre les éléments de la rémunération η 'est pas
toujours claire pour le lecteur moderne des oeuvres anciennes).
(91) Voir, par ex. : K. Kromayer et B. Veith, op. cit., p. 78 ; A. M. Andrea-
des, op. cit., p. 223-225 ; A. Aymard, "Mercenariat et histoire
grecque". EAC 2 (1959) p. 24 ; Ch. Pélékidis, Histoire de l'éphébie
attique des origines à 31 av. J.-Chr. (Paris, 1962) p. 75 ; P. Ducrey,
op.cit., p. 66 sq. ; Parke, p. 231-233.
(92) Voir L.P. Marinovic, op.cit., p. 77 sq. W.K. Pritchett a mis en tableau
toutes les données de Thucydide {op.cit., p. 16). Il se prononce pour
l'authenticité, contestée, de Thucydide III, 17 où est pour la première
fois mentionnée la rémunération de l'hoplite (p. 14-16 : avec une très
importante bibliographie sur la question). Voir aussi W.E. Thompson,
"Tissaphernes and the Mercenaries of Miletos", Philologue 109 (1965)
p. 294-297 ; Ph. Gauthier, op.cit., p.14 sq.
193) A. H. M. Jones. "The Economie Basis of the Athenian Democracy".
P&P 1952. p. 28. n.33 (cf. Athenian Democracy) (Oxford. 1957) p. 142.
n.54).
1941 Ph. Gauthier, op.cit.. p. 75. Selon Gauthier, la diminution de la
rémunération d'une drachme à 4. puis à 3 oboles s'explique par les
difficultés financières dues à la transformation des conditions mêmes de la
16K L'armée mercenaire (composition et rémunération)

que la rémunération a été diminuée de moitié, c'est-à-dire est passée


de 6 à 3 oboles ; A.W. Gomme ' ' que la rémunération la plus
forte n'était versée que dans des circonstances exceptionnelles et
que les soldats recevaient habituellement 3 oboles ; Pritchett
suppose également que le misthos habituel équivalait à 3 oboles et que
c'est seulement pour les expéditions longues et lointaines (comme
celle de Sicile et le siège de Potidée) qu'il s'élevait à une drachme.
Pritchett explique cette augmentation par de plus grandes
difficultés à se procurer des vivres, c'est-à-dire par la montée des prix sur
Vagora à l'approche d'une armée, comme en témoignent Xéno-
phon, Anabase, I, 5, 6 et le Pseudo-Aristote, Economique, II, 2,
7 ' . Et on peut sans doute trouver la preuve de la justesse de ce
point de vue dans Thucydide, VII, 27, 2 : les Athéniens
renoncèrent à se servir des peltastes thraces qui avaient été embauchés pour
l'expédition de Sicile et qui étaient arrivés en retard à Athènes, car
ce qu'il était possible de payer pour la Sicile était trop pour la
Grèce ; animés de l'espoir d'un riche butin (cf. Thuc, VI, 24, 3),
les Athéniens étaient apparemment disposés à payer au-dessus de la
normale les peltastes destinés à la Sicile .

guerre : pendant la guerre du Péloponnèse, les hoplites et les marins


servirent, non plus seulement 8 mois, mais toute l'année, re qui
alourdit d'autant les dépenses : c'est pourquoi diminua la rémunération
mensuelle, alors que la dépense annuelle restait stable (payer par jour
une drachme pendant 8 mois revient au même que de payer 4 oboles
pendant un an I.
Oiil A.W. Gomme, op. cit., II, p. 275 sq.
<%l W.K. Pritchett. op. cit.. p. 23 sq.
l')7) La différence de rémunération dans les divers corps d'armées -hoplites,
archers, frondeurs, peltastes, etc. - n'apparaît pas dans nos sources.
Cf. Thuc. V, 47. 6 ; Xén.. Anab., I. 3. 21 ; V. 6, 23 ; VII. 6, I et 7.
La rémunération des cavaliers était deux, trois et même quatre fois
supérieure à celle des fantassins iThuc. V. 47. (> ; Xén., Hell.. V. 2.
21). A ce sujet, voir A. Martin. Les cavaliers athéniens (Paris. U5Î57I
p. 347-333.
(()8I Cf. Thuc. VII, 13. 2 (sur la rémunération élevée des mercenaires
durant l'expédition de Sicile I. Voir cependant Best. p. 27 s(f.
L 'armée mercenaire (composition et rémunération ) 1 60

Outre Thucydide, Xénophon et Plutarque parlent de


3 oboles . Selon Xénophon, Hell., I, 5, 4-7, Cyrus le Jeune
porta, à la demande de Lysandre, la rémunération des Lacédémo-
niens de 3 à 4 oboles - bien que ceux-ci insistassent pour obtenir une
drachme en arguant du fait qu'à l'annonce d'une telle augmentation
les marins athéniens abandonneraient leurs navires (ce qui veut dire
qu'ils percevaient eux aussi 3 oboles par jour).
Dans sa Vie d'Alcibiade (XXXV), Plutarque indique
également que la même somme était payée aux marins athéniens '^"'.
Un fait retient l'attention : presque tous les chiffres relatifs à la
rémunération durant la guerre du Péloponnèse se rapportent aux
marins '^1'. C'est précisément la raison pour laquelle Griffith les
laisse de côté, ne retenant que le témoignage de Thucydide sur les
2 drachmes que les hoplites recevaient à Potidée - une pour eux et
une pour leurs serviteurs (Thuc, III, 17, 3). Il considère que cette
somme (comme on l'a déjà dit) incluait le misthos et le
sitèrésion ' ' et, tenant compte de l'accord tripartite de 420 où
(sitos désignant ici l'argent pour la nourriture) on donne 3 oboles
éginétiques (soit environ 4 oboles attiques) à l'hoplite pour sa
nourriture (Thuc, V, 47, 6), il fait le calcul suivant, simple mais assez

(99) Peut-être aussi Aristoph., Guêpes, v. 682-685. mais ces vers ne se


rapportent pas nécessairement à l'armée : cf. V. Ehrenberg, op. cit.,
p.229 ; W.K. Pritchett, op. cit., ρΛΊ sq.
(100) II faut aussi mentionner les deux oboles versées aux marins et soldats
selon, par ex., V. Ehrenberg {op. cit., p. 228 et n.2) qui se fonde sur la
Comédie Ancienne (notamment Aristoph., Guêpes, v.1189 sq. ;
Théop., fr.55 : Kock I) : Ehrenberg a cependant remarqué que le
montant de la rémunération a pu s'élever au cours de la guerre. Mais
ont sans doute raison ceux qui pensent que, dans le premier texte, il
doit s'agir d'une théoria (W.K. Pritchett, op. eu., p.l8sçr.). Sur Théo-
pompe, voir aussi infra, n.104.
(101) Notamment, Thuc, III, 17. 3 ; VI, 8, 1 ;31. 3 ; VIII, 29 ; 45.2 ;
101. 1 ; Xén.. Hell., I, 5. 4-7 ; Plut.. Aie. XXXV. Sur la
rémunération des marins, voir aussi M. Amit, Athens and the Sea. A study in
Athenian Sea-Power (Bruxelles-Berehem, 19651 p. 51 sq.
1102) Cf. Schulthess, "Misthos". col. 2085 : il divise en deux la drachme
mentionnée par Thucydide : 3 oboles de misthos et 3 de sitèrésion.
Voir aussi W.K. Pritchett. op. cit.. p. 15, n.48.
170 L 'armée mercenaire (composition et rémunération)

arbitraire : l'hoplite dépensait 4 oboles pour lui et 2 ou 3 pour son


serviteur, si bien qu'il lui restait, comme misthos, 5 à 6 oboles. Si ce
calcul vaut aussi pour la rémunération des peltastes à qui les
Athéniens refusèrent de verser une drachme et si l'on voit dans cette
drachme un salaire composé {misthos + sitèrésion) - plutôt qu'un
misthos seul qui serait déjà trop élevé -, il s'ensuit qu'ils pouvaient
percevoir les deux tiers de la somme accordée aux hoplites à Poti-
dée <103·.
Cyrus le Jeune '^4' engagea les Grecs à une darique par
mois ' ' - ce qui faisait à peu près 5 oboles par jour. Puis, lorsque
les soldats se doutèrent qu'on les menait contre le Roi, la
rémunération fut portée à une darique et demie, ce qui équivalait à environ
7 oboles et demie par jour (Xén., Anab., I, 3, 21). Contraint une
nouvelle fois de faire des concessions, Cyrus promit enfin de donner
à chacun 5 mines d'argent dès qu'ils atteindraient Babylone et de
leur verser une solde complète jusqu'à leur retour en Ionie {ibid., I,
4, 13). Timasion et Thorax promirent à chacun un cyzicène par
mois, c'est-à-dire environ 5 oboles par jour '!""'. Seuthès en promit
autant - à charge pour les soldats, comme on l'a déjà dit, de se
procurer eux-mêmes leurs vivres sur le pays et de lui remettre le butin

11031 G.T. Griffith, op.cit., p. 294 sq.


(1041 Selon Pollux iOnomast., IX, 64), le poète comique Théopompe
mentionne les 2 et 4 oboles dans les Stratiôtides composés (selon
Edmondsl entre 410 et 404 (Kock I, fr.55 ; Edmonds I, fr.SS). Il est
évident que Pritchett a raison de conclure, étant donné le titre de la
comédie, qu'il est question de la rémunération des soldats, et non des
juges comme on le pense parfois (cf. W.K. Pritchett, op. cit., p. 19.
avec la bibliographie du sujet!.
(105) Sur la rémunération des Dix-Mille, voir Parke. p. 40 sq. et 231 sq. :
les Grecs pouvaient espérer une darique d'argent en Orient où il y
avait peu d'hoplites. Nous remarquerons cependant que, parmi les
mercenaires de Cyrus, il n'y avait pas seulement des hoplites et que les
Grecs, comme le dit clairement Xén., Anab., I, 4, 12, pouvaient ici
percevoir davantage : G.T. Griffith, op. cit.. p. 295 ; J. Roy, "The
Mercenaries...", p. 309-3 14.
(106) Xén., Anab., V, 6, 23 et 26. La valeur du cyzicène était légèrement
variable : F. Brunetti. Senofonte vocabolario por l'Anabasi (Torino.
1946) p. 80.
L 'armée mercenaire (composition et rémunération) 171

[ibid., VII, 3, 10). Les Spartiates proposèrent, eux, une darique par
mois (ibid., VII, 6, 1 et 7). La rémunération des chefs était indexée
sur celui du soldat, selon un rapport déterminé : on donnait au
lochage deux fois et au stratège quatre fois plus qu'au simple soldat,
selon l'"usage établi" (ta nomizoména) '^''.
II faut accorder une attention particulière à l'expression ta
nomizoména en ce qui concerne la rémunération des mercenaires.
Elle signifie de toute évidence que cette rémunération obéissait à un
certain tarif communément admis - en tout cas en Orient, dans
l'empire perse '1"°'. Sur son montant au IVe siècle (avant l'époque
des campagnes d'Alexandre le Grand) n'existe qu'un seul
témoignage -ce qui est étrange étant donné l'abondance de la
documentation relative aux mercenaires : lors des préparatifs de la campagne
d'Olynthe en 383, il fut proposé aux Etats membres de la ligue pélo-
ponnésienne de remplacer, à leur demande, la fourniture d'hommes
par des versements d'argent à raison de 3 oboles éginétiques
(environ 4 oboles attiques) par soldat. Il semble donc qu'un mercenaire
était alors prêt à servir pour un tel misthos. Toute la question est de
savoir ce que signifie ce terme de misthos : peut-être l'ensemble de
la rémunération - ce qui serait confirmé par deux comédies de
Ménandre où il est question d'une rémunération de 4 oboles ^

(107) Xén., Anab., VII, 2, 36 ; 3, 10 ; 6, 1 et 7. Cf. J. Roy, "The Mercena-


ries...", p. 296 et 309 sq. ; voir aussi J.A.O. Larsen, "The Acharnians
and the Pay of Taxiarchs", CPh 41 (1946) p.91-98.
(108) G.T. Griffith, op.cit., p.295 ; J. Roy, "The Mercenaries...", p.310 ;
W.K. Pritchett, op.cit., p. 20.
(109) G.T. Griffith ne voit dans cette somme qu'une partie de la
rémunération - l'ensemble, c'est-à-dire la rémunération composite {misthos +
sitèrésion), se montant, selon lui, à 6 ou 7 oboles {op.cit., p. 296). Cf.
Schulthess, "Sistèrésion", col. 384.
(110) La Périkeiroménè, v. 189-191 et VOlunthia, fr.357 : Edmonds,
III Β ; Menander. Reliquiae, éd. A. Koertë, II ILipsiae. 1959)
fr.297. Il est vrai que ce sont des données un peu tardives {L'Olunthia
datant de 314 environ ). Edmonds (p. 699) pense que les 4 oboles
mentionnées dans VOlunthia constituent la rémunération des mercenaires,
alors que, selon Griffith et à sa suite Pritchett, c'est celle d'un citoyen
athénien et peut-être même d'un rameur. D'un misthos de 4 oboles il
172 L armée mercenaire (composition et rémunération)

Du passage déjà cité de Dèmosthène (IV, 28 sq. ) ne ressort


clairement que ceci : qu'au milieu du IVe siècle le sitèrésion ne se montait
pas à moins de 2 oboles, puisqu'il n'est pas douteux que l'orateur a
retenu la somme minimale '^1' dans son décompte parcimonieux
du budget militaire.
Bien que la rémunération obéît à une certaine norme, elle
oscillait aussi de temps en temps, de façon sensible, d'après toutes sortes
de facteurs économiques et politiques : en particulier quand un
employeur argenté suscitait une élévation de l'offre - ce qui fut le cas
pendant la Guerre Sacrée, où les dirigeants phocidiens payèrent
deux fois et demie plus que d'habitude, ou en Sicile au temps de
Denys l'Ancien '^-'. Citons en outre un témoignage curieux : le
discours fragmentaire de Lysias contre Théozotidès qui avait
proposé une modification des rémunérations - de les diminuer pour les
cavaliers et de les augmenter pour les archers à cheval '^1·'1.
D'après ces renseignements, peut-on déceler une tendance
régulière dans l'évolution des rémunérations mercenaires à la fin du
Ve et au IVe siècle ? Sans doute les chiffres dont nous disposons
sont-ils trop peu nombreux et leur signification loin d'être toujours
claire. A en juger d'après le plan de Dèmosthène (IV, 28 sq. ) de
rassembler les mercenaires en ne les payant que 2 oboles, il semble
cependant possible d'admettre qu'au cours du siècle la situation des

est aussi question dans Eustath., Comment, ad Iliad.. 13, 636


(p. 951. 54) ; ad Odys., I, 156 (p. 1405.301 - avec référence au scho-
liaste du IIe siècle Pausanias, bien que ses indications se rapportent à
différentes époques. Sur Ménandre et Eustathe, voir Schulthess,
"Sitèrésion", col. 387 ; "Misthos", col. 2085 ; Parke, p. 233 ;
G.T. Griffith, op.cit., p. 301 sq. ; W.K. Pritchett, op. ai., p. 19.
(111) Cf. G.T. Griffith, op. cit., p. 296 sq. (il en conclut que l'ensemble de la
rémunération, vers 350, allait de 4 à 6 oboles au maximum) ;
Schulthess, "Sitèrésion", col. 383 sq.
(112) Diod., XIV, 44, 2 ; 62,1 ; XVI,25, 1 ; 30, 1 ; 36, 1..
(113) Lysias, fr. VI, 3, II : Lysias. Discours, texte établi et traduit par
L. Gernet et M. Bizos, II (Paris, 1955), avec les commentaires. Voir
aussi les commentaires à la p. 234. n.4 ; cf. W.K. Pritchett, op.cit
p.21 et 23.
L 'armée mercenaire (composition et rémunération) 173

mercenaires a évolué, et pas dans le bon sens


Comme nous le voyons, nos sources ne permettent pas tant
d'arriver à des conclusions positives que de souligner l'imprécision
et l'obscurité de la terminologie, et donc (impossibilité de cerner ce
que recouvre tel ou tel chiffre 'll0'. La solution du problème
implique une analyse plus rigoureuse de la terminologie dans l'ensemble
des sources (en particulier dans le corpus dèmosthénien qui n'a
pratiquement pas été étudié sous cet angle) afin d éclaircir la question
du ravitaillement. Mais cela exige une recherche spéciale qui sort
du cadre de cet ouvrage.
De quelque façon qu'on envisage les chiffres rapportés ci-
dessus, rares sont ceux qui témoignent, par eux-mêmes, du niveau
de vie des mercenaires. Aussi bien est-il peu probable que nous
réussissions d'emblée à déterminer tous les besoins des gens de cette
époque, leur nature et leur importance, bien que nous disposions de
certains renseignements sur le minimum vital. La norme journalière
de consommation de grains variait entre 1 et 2 chénices : Hérodote
(VII, 187) parle d'une chénice ' ; aux ouvriers de Dèlos on
donnait une chénice et demie au début du IIIe siècle (/G XI 2, n° 1S8
A, 1. 37 sq. ) ; pendant l'armistice, les Spartiates bloqués à Sphacté-
rie reçurent deux chénices (ainsi que deux cotyles de vin et de la
viande ) (Thuc. , IV, 16, 1 ) '!'''. Le prix du grain variait en fonction
du lieu, de l'époque, de la situation politique et d'autres facteurs :
mais en général on estime qu'au IVe siècle le médimne de froment
valait de 3 à 6 drachmes ^ '■'■"'. Si l'on admet un prix moyen

1114) Comme le pense Parke, le niveau réel de la rémunération à la fin du


IVP siècle ne s'est pas élevé, puisque les prix ont monté (p. 2.33).
G. T. Griffith parle d'une chute de la rémunération des mercenaires,
entre 400 et 350. d'au moins 7 à 5-6 oboles, et peut-être même de 8 à
4 oboles {op. cit., p. 297).
1115) Cf. M.N. Tod, dans CAH V 11927) p.23 sq.
(116) Selon A.W. Gomme, la chénice constituait la norme allouée aux
esclaves : op.cit. : III (1956) p.453.
1117) Sur le montant de la consommation de céréales, voir, pour plus de
détails, A. Jardé, Les céréales dans l'Antiquité grecque (Paris. 1925)
p.VZttsq.
(1 18) Ib.. p. 168 sq. ; W.W. Tarn, La civilisation hellénistique (1927 ; tr.fr.
Paris. 1936) p. 104 (avec référence à Dèm., XXXIV, 39).
174 L armée mercenaire (composition et rémunération)

de S drachmes, cela veut dire que l'on dépensait chaque jour une
obole à une obole deux tiers pour le grain. Il est possible que ce
chiffre soit exagéré : mais on ne consommait pas seulement des
céréales "-"'. Dèmosthène a dû retenir le minimum vital le plus
bas : deux oboles (IV, 28 sq. ).
On connaît très peu de choses sur la rémunération des autres
salariés au IVe siècle. A ce propos, on se réfère habituellement aux
ouvriers auxquels on payait, lors de la construction de lErechthéion
en 40°--4()7, une drachme par jour, ainsi qu'aux ouvriers d'Eleusis
qui, vers 320, touchaient, en fonction de leur qualification, de une à
deux drachmes et demie, et aux esclaves auxquels on donnait
3 oboles de trophè ( '-' '.
Une comparaison avec les sommes perçues par les citoyens
athéniens dans l'exercice de leurs fonctions est également
significative : pour assister à l'Assemblée du peuple, une, puis deux, puis
trois oboles, et enfin une drachme ; pour faire partie du Conseil,
5 oboles lune drachme pour les prytanesl ; pour être sophroniste,
une drachme ; pour servir comme éphèbes. quatre oboles "pour la
trophe — '.
Comme on le voit, la solde à elle seule, et versée de plus
irrégulièrement, ne faisait pas de la profession de mercenaire une
occupation particulièrement lucrative.
Il est donc évident que ce qui faisait l'attrait du service
mercenaire ce n'était pas seulement la solde ; c'était l'espoir de recevoir
une part du butin et des récompenses . Lors de l'enrôlement

1 1 1°·! M.N. Tod dans CAH V, p. 21 sq. (dans ses calculs, il prend une ché-
nice comme norme journalière et en détermine le coût à 2 drachmes le
médimne : c'est pourquoi son minimum vital est plus bas).
11201 K. Tânzer. op. cit., p. 67-70. Sur les rations des Grecs, voir aussi
H. Liers, op. cit.. p. 202 ; J.K. Anderson, op. cit.. p. 48-31.
1121 1 IG I2 n° 373-374 ; IG II-III- 2. n° 1672-1673 (voir aussi M.N. Tod.
dans CAH V. p. 24 ; G. T. Griffith. op. cit.. p. 308 ; A. H. M. Jones.
Athenian Democracy, ρ . 1 3 Γ> , η. Ι ; L.P. Marinovic, op. cit.. p.7() ;
W.K. Pritchett, op. cit., p. 24.
1122) Aristote, Const. Ath.. XLI. 3 ; XLII. 3 ; LXII. 2 ; cf. Aristoph..
Ass. Femmes, v.308.
11231 Sur les mercenaires de Cyrus, voir J. Roy, "The mercenaries...".
p.312 sqq.
L armée mercenaire (composition et rémunération) 1 75

des soldats, on leur promettait monts et merveilles. C'est ainsi que


la réputation des largesses de Cyrus le Jeune se répandit dans toute
la Grèce - encore exagérée par l'idée qu'on se faisait des richesses
fantastiques de l'Orient. Timasion et Thorax séduisirent également
les mercenaires par des promesses de richesses, et Seuthès par
différents cadeaux, des terres et une place fortifiée en bord de mer. Les
employeurs comprirent vite qu'ainsi seulement on pouvait obtenir
des soldats zèle, audace et même dévouement '^'*', et Xénophon
indique que l'une des fonctions des stratèges est de distribuer des
décorations {Cyrop., I, 6, 20). Les occasions en étaient très
diverses : c'est ainsi que Cyrus le Jeune promit de donner à chaque
soldat, en fin de campagne, une couronne d'or et 5 mines d'argent
(c est-à-dire presque la solde d'une année et demie : Xén., Anab.,
I, 4, 13 ; 7, 7). Comme nous l'avons déjà dit, Agèsilas ne dépensa
pas moins de 4 talents en récompenses aux villes et aux lochages
mercenaires qui présenteraient les contingents les mieux armés. Les
couronnes d'or et les armes bien travaillées servaient de
récompenses (Xén., Hell., IV, 2, 6 sq. ). Archylos de Thourioï, qui fut le
premier à monter sur la muraille lors du siège d'une ville sicilienne, fut
honoré d'une couronne qui valait 100 mines (Diod., XIV, 52, 5 ;
53, 4). Jason se souciait non seulement d'entraîner ses mercenaires,
mais aussi de les récompenser en doublant, triplant et même
quadruplant leur solde, en leur faisant divers cadeaux, en prenant soin
d'eux quand ils étaient malades et en leur construisant de
somptueux tombeaux (Xén., Hell., VI, 1, 6). Iphicrate donna en
récompenses des armes à ses soldats (Polyen, III, 9, 4), leur donna après
la bataille une part de butin proportionnelle à leurs exploits et,
durant les fêtes et banquets, faisait asseoir aux premières places
ceux qui s'étaient distingués, "pour les rendre plus courageux'
[ibid., III, 9, 31). Polyen signale encore un moyen original utilisé

(124) Xén.. Cyrop., I, 6 (obéissance récompensée) ; Xén.. Hell.. VII, 1. 46


(incitation au dévouement par des cadeaux) ; Xén., Cyrop.. VII. 2.
11 (au dire de Cyrus. il ne pourra garantir longtemps l'obéissance des
soldats s'ils ne reçoivent pas les fruits de leur labeur) ; Hell. Oxyr..
XXI (XVI) 6(sous Gordion, Agèsilas avait maintenu la discipline par
la promesse d'un riche butin).
176 L 'armée mercenaire (composition et rémunération)

par Iphicrate pour accroître le zèle de ses soldats : quand ils


disposaient de beaucoup d'argent, il les menait dans des villes riches afin
qu'après l'avoir dépensé, ils en eussent de nouveau besoin et
combattissent "avec plus d'empressement" ; quand il n'avait plus au
contraire de quoi les payer, il les transportait dans des endroits peu
peuplés fin que leur argent leur durât aussi longtemps que possible
iibid., III, 9, 35).
Ce n'est pas seulement la valeur des cadeaux qui attirait les
mercenaires ; c'étaient aussi les distinctions : l'ambition ne jouait
pas le dernier rôle. A cet égard, l'histoire de Mania et de ses
mercenaires est très significative : à force de prendre grand soin des
mercenaires et de leur manifester sa générosité, elle avait constitué une
belle armée qui cependant, après sa mort, permit à l'ennemi de
s'emparer de quelques villes, sans offrir la moindre résistance : c'est
que, désormais, ils étaient mal traités <^5\
Mais les mercenaires espéraient évidemment, plus que tout,
s'enrichir par le pillage : en le favorisant, les généraux gagnaient en
popularité auprès des soldats (Isocrate, XV, 124). Sur ce point,
VAnabase contient une documentation particulièrement
abondante '126) La retraite des anciens soldats de Cyrus ne fut en réalité
rien d'autre qu'une série de pillages et de captures de biens divers,
d'esclaves et de bétail. Aussi Timasion et Thorax purent-ils effrayer
les citoyens de Sinope et d'Héraclée en leur racontant que Xéno-
phon avait l'intention d'obtenir pour ses soldats - qui voulaient
apporter, de retour chez eux, "quelque soulagement aux gens de
(leur) foyer" - des navires "pour pouvoir débarquer subitement

(1251 Xén., Heli, III, 1. 13-16. Voir aussi supra, p. 111.


(1261 Sur le butin des Dix-Mille, voir Parke, p. 233 et al. ; J. Roy. "The
Mercenaries... ', p. 312 ; P. Ducrey, op. cit., p.l4t'-l.'î3, 1Ô5-1.V) et
230. Pour ce qui est des rapports avec les populations locales et de la
capture des prisonniers, P. Ducrey divise l'ensemble de l'itinéraire
des Grecs en trois sections que l'on voit nettement dans YAnaba.se
avant Counaxa, ils pillent seulement avec la permission de Cyrus
puis, ils s'inquiètent essentiellement des guides, sans oublier cepen
dant, autant que possible, le butin ; après avoir atteint le littoral, ils
s'efforcent de capturer le plus possible de personnes et de biens pour
les revendre dans les villes grecques (p.lô()|.
L'armée mercenaire (composition et rémunération) 1 ι ι

là où ils le voudraient" (Anab., V, 6, 19 sq. ).


Ce sont les chefs eux-mêmes qui apparaissent généralement
comme les organisateurs du pillage. A Trapézonte, Xénophon
proposa, devant l'assemblée des soldats, un véritable plan en ce
sens : "J'estime, leur dit-il, qu'avant de partir il conviendrait qu'on
nous en prévînt et qu'on indiquât où l'on ira. De cette manière nous
saurons le nombre des absents, des présents, nous prendrons aussi
nos dispositions, si besoin est, et s'il est opportun de porter secours,
nous saurons où il faudra aller. Enfin, si quelqu'un, peu
expérimenté, projette quelque attaque, nous lui donnerons des
conseils, en tâchant de savoir les forces de ceux contre lesquels on
marchera"
(V, 1, 8 sq.). En passant de Thrace en Asie Mineure,
dans la région de Pergame, les soldats lancent encore des raids de
pillage : l'affaire paraissait très sûre et les volontaires étaient
nombreux, environ 600 hommes ; mais les lochages, que Xénophon
avait choisis autour de lui pour récompenser en quelque sorte leur
fidélité, ne voulurent partager avec personne ce qui allait tomber
entre leurs mains et ils partirent en secret réaliser l'opération (VII,
8, 9 sqq. ). Un des raids de pillage les plus importants se déroula
contre les Driles (V, 2, 1 sqq. ). Toutes les occasions étaient bonnes
pour les mercenaires de s'emparer de quelque chose. C'est ainsi
qu'arrivés au pays des Mossynèques, ils s'immiscèrent dans un
conflit entre deux tribus, aidèrent l'une d'entre elles par leurs
pillages et, après avoir remporté une victoire, mirent à sac la place
fortifiée dont ils s'étaient emparé (V, 4, 2 sqq.). A mesure de leur
avance le long du littoral, leur goût de la rapine ne cesse de croître,
parce qu'ils ne veulent pas retourner chez eux les mains vides (V, 6,
20 ; VI, 1, 17). Pendant les périodes de repos, il était permis à qui
voulait d'aller à la maraude, en vertu d'un accord passé entre les
soldats {ton stratiotôn dogma) : en ce cas, chacun gardait pour lui
tout ce qu'il était capable de prendre, alors qu'à la suite des actions
communes le butin était mis en commun (VI, 6, 2 et 27). Il est
vraisemblable que surgissaient alors toutes sortes de contestations et
de heurts, comme on le voit d'après l'incident survenu dans la baie
de Calpè (VI, 6, 5 sq. ).
Le pillage pouvait mettre à mal les engagements contractés
178 L 'armée mercenaire (composition et rémunération)

envers l'employeur. Bien qu'au terme du contrat d'embauché tout


le butin dût revenir à Seuthès, les mercenaires en prirent une partie
pour eux (VII, 6, 28). Ils pillèrent même les villages que Seuthès
avait donnés à Médosadès, si bien que celui-ci leur ordonna de
quitter ses terres sous peine de se voir traités en ennemis (VII, 7, 1-
3) : il est vrai que Seuthès tardait à payer les soldats, comme le
disaient les Grecs pour se justifier (VII, 7, 14 ; 17 et 25).
En règle générale, les prisonniers étaient réduits en esclavage.
C'est ainsi que Cyrus promit à Syennésis de lui rendre ceux des
esclaves ciliciens qu'on pourrait retrouver (I, 2, 27). Après la
bataille de Counaxa, 18 cavaliers barbares furent faits prisonniers
dans une échauffourée avec Mithradatès (III, 4, 5). Parce qu'il leur
était difficile de progresser dans les montagnes, les Grecs libérèrent
tous les prisonniers récemment asservis, après avoir pris la décision
de n'emporter avec eux que le strict nécessaire (IV, 1, 12). En
Arménie occidentale, tous les habitants d'un village furent capturés
(IV, 5, 24). En Bithynie, les Arcadiens firent de nombreux
prisonniers (VI, 3, 3) et en capturèrent beaucoup d'autres sur la
route menant de la baie de Calpè à Chrysopolis (VI, 6, 38). Au
terme d'un combat livré en Thrace, environ 1 000 esclaves faisaient
partie du butin (VII, 3, 48). Pour se justifier d'avoir persuadé les
soldats de s'engager chez Seuthès qui était un mauvais payeur,
Xénophon déclare que les Grecs à eux seuls n'auraient pu s'emparer
des esclaves et du petit bétail dont ils avaient, maintenant, "une
plus grande part" (VII, 6, 26-28). Il y avait des esclaves dans le
butin pris durant l'attaque du domaine d'Asidatès (VII, 8, 16 et
19).
Mais les Grecs, eux aussi, pouvaient à tout moment être faits
prisonniers et tomber en esclavage. C'est ce qui arriva à Byzance où
Aristarchos ne vendit pas moins de 400 hommes, surtout des
malades abandonnés dans la ville lors du départ de l'armée (VII, 2,
6).
A cet égard, les Dix-Mille ne font bien sûr pas exception. Dans
les oeuvres de Xénophon, il est souvent dit que les biens du vaincu
appartiennent au vainqueur, qu'il n'y a rien de plus avantageux qvie
la victoire et que le butin apparaît comme la récompense du
L année mercenaire (composition et rémunération) 1 79

courage "-''. La capture du butin, le pillage des villes, la vente en


esclavage sont des traits caractéristiques des opérations guerrières
tant avant qu'après la campagne de 401 '*-"'. Mais, chez les
1127) Cela apparaît, de façon particulièrement claire, dans la Cyropédie de
Xénophon : I, 5, 9 ; II, 1, 17 ; 3, 2 ; III, 3, 45 ; IV, 2, 26 ; VI, 2,
22 ; VII, 1. 12 sq. ; 2. 11 et al. ; voir aussi Xén., Hell., V, 1, 17 ;
Hell. oxyr. XXI (XVI) 6 et al. ; outre la bibliographie présentée dans
la note suivante, voir A. Aymard, "Le partage des profits de la guerre
dans les traités d'alliance antiques ', RH 1957, p. 248 sq.
1 128) Nous abordons ici le problème, très important, du butin militaire, qui
est lié aux différents aspects de l'histoire grecque - économique,
politico-militaire, idéologique (religieux). Au cours des dernières
années, cette question a retenu l'attention de plusieurs spécialistes qui
l'ont étudiée sous plusieurs angles. P. Ducrey (op. cit. ) a fait une étude
générale de la façon de se comporter envers les prisonniers de guerre,
au sens large du terme (en y incluant les habitants des villes
conquises) et tout en accordant une certaine attention aux autres parties du
butin. En rapport avec l'histoire de l'esclavage, I.A. Sisova a
soigneusement étudié l'asservissement des prisonniers de guerre aux Ve-
IVe siècles ("L'asservissement des prisonniers de guerre aux Ve-
IVe siècles av.n.è. " dans le livre de D.P. Kallistov. A. A. Nejchardt,
1.5. Sifman et LA. Sisova, L 'esclavage à la périphérie du monde
antique (en russe ; Leningrad, 1968) p. 49-92). Examinant les usages de la
guerre entre Grecs et Barbares, R. Lonis iop.cit.) aborde aussi la
question de l'attitude des Grecs envers le butin. W.K. Pritchett
{op. cit. p. 53 sq. ; cf. N.G.L. Hammond, JHS 93 (1973) p. 254 sq.)
'
consacre trois chapitres au problème du butin )ch. III-V : "Booty ;
"Légal Ownership of Booty", "The Dekate from Booty"). Grâce à
ces ouvrages et à d'autres, antérieurs, auxquels se réfèrent ces
auteurs, les divers aspects du problème ont été assez bien étudiés : le
concept de butin, les méthodes de prise du butin, son importance
quantitative, le droit au butin, personnel et collectif, le partage des
prises, leur vente par les laphuropôlaï aux marchands, les opinions
des Anciens sur le butin, la guerre comme source d'esclavage, le
rachat des prisonniers de guerre et son coût, le butin comme appoint
au budget d'Etat, etc. Pour nous, deux questions sont
particulièrement importantes : les droits des stratèges sur les personnes et les
biens capturés ; le rôle du butin dans le développement des hostilités.
En ce qui concerne les stratèges. P. Ducrey (p. 235) et, à sa suite.
W.K. Pritchett (p. 87 sqq.) ont évidemment raison de critiquer
Kahrstedt qui estimait que le chef était entièrement libre de disposer
du butin. Pritchett montre que la trentaine de témoignages réunis par
Kahrstedt a été interprétée par lui de façon partielle et erronée et
180 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

mercenaires, ce désir de s'enrichir grandissait et prenait plus


d'importance ; car leur activité n'était plus dictée par le devoir
civique ; c'étaient des hommes qui prenaient des risques pour de
l'argent, dont la guerre était le métier et qui voulaient en tirer le
maximum de bénéfices (1-''. Diodore (XVIII, 20, 1) cite le cas

qu'elle demande à être complétée par plusieurs autres ; il conclut que,


bien qu'un stratège ait pu, dans une certaine mesure, disposer des
prises de diverses manières, pour récompenser les soldats ou assurer leur
rémunération, le butin n'en était pas moins, en général, considéré
comme la propriété de l'Etat dont on dépendait (p. 85-92). Cette
conclusion serait trop péremptoire (cf. l'opinion de P. Ducrey sur la plus
ou moins grande liberté du stratège par rapport au butin) si Pritchett
n'avait ajuste titre émis une réserve importante à propos de l'essor du
mercenariat au IVe siècle : observant une certaine contradiction entre
les témoignages relatifs à l'attitude des chefs envers le butin, Pritchett
l'explique par le fait que, bien souvent, l'Etat ne pouvait pas faire
d'avance à l'armée et la financer comme il aurait fallu - ce qui laissait
les mains libres à des condottieri tels que Charès ou Chabrias. à un
moment où "les généraux étaient relativement indépendants et où les

mercenaires
armée" (p. 87).
formaient
Sur le rôle
la du
plus
butin
grande
dans partie
le déroulement
de n'importe
mêmequelle
de la
guerre et l'influence des considérations qui lui étaient liées, citons
quelques jugements : la recherche du butin jouait un rôle important
dans les hostilités |R. Lonis, op. cit., p.88sq.) ; certaines campagnes
ont été réalisées grâce au butin (P. Ducrey, op. cit., p. 334) ; les
expéditions de pillage caractérisent les guerres entre Athènes et la
Macédoine au IVe siècle (J.K. Anderson, op. cit., p. 57). Ils sont unanimes à
parler de l'importance du butin et de l'intérêt qui lui était accordé par
l'ensemble de l'armée et, en particulier, par les mercenaires.
(129) En l'occurence, il conviendrait d'étudier un des résultats du
développement du mercenariat - son influence sur les moeurs et coutumes de
l'armée elle-même. Les historiens se sont déjà posé la question. C'est
ainsi que P. Ducrey pense que les cas de massacres après prise de
villes, qui étaient relativement fréquents durant la guerre du
Péloponnèse, devinrent plus rares au IVe siècle {op. cit., p. 127) -
adoucissement des moeurs de la guerre qu'il met en rapport avec les
mercenaires qui étaient plus intéressés à la préservation du butin, et qui
cherchaient à s'enrichir plutôt qu'à anéantir l'ennemi, sans trop se
préoccuper des intérêts de leurs employeurs. Mais il parle aussi de
l'aggravation de la brutalité des guerres et de l'évolution en ce sens de la
position des Grecs, qu'il explique par l'accroissement du nombre des
L armée mercenaire (composition et rémunération) 181

curieux de ce commandant crétois expérimenté du nom de Mnasi-


clès qui passe à l'ennemi parce qu'il n'est pas satisfait du partage du
butin. Un des plus importants généraux du IVe siècle, Iphicrate,
pensait d'autre part qu'un mercenaire devait être âpre au gain et
assoiffé de plaisirs puisque, pour réussir à satisfaire ses passions, il
lui fallait être plus courageux au combat (Plutarque, Galba, I).
Peu importait en principe aux mercenaires qui ils servaient, si
les conditions leur convenaient '*·*"'. Lors de ses pourparlers avec
Tïssaphernès, Cléarchos exprima clairement leur avis, qui était fort
simple : tant que Cyrus avait été puissant, ils l'avaient servi
fidèlement en attendant de lui toutes sortes de biens ; maintenant que
Tissaphernès était le plus puissant, ils étaient prêts à le servir tout
aussi fidèlement {Anab., II, 5, 11 et 14). Des positions parallèles
sont exprimées, nous semble-t-il, dans un passage de Y Ethique de
Nicomaque d'Aristote (III, 11, 1116 b, 15 — 23) où l'on dit dans
quelles conditions on ne peut pas compter sur les mercenaires :

guerres et par le développement du mercenariat - facteur nouveau


tout à fait capable de créer un "climat d'insécurité" (p. 322 et
336 sq.). R. Lonis (op. cit., p. 96 sq. ) parle de la la plus grande
"humanité" des guerres du IVe siècle, en en signalant également les
motivations matérielles et en l'imputant, entre autres, aux
mercenaires qui, à la fin du Ve siècle, "donnèrent à la guerre une tonalité
nouvelle". Cf. F. Kiechle, "Zur Humanitàt in der Kriegsfuhrung der
griechischen Staaten", Historia 7 (1958) p. 129 sqq. ; LA. Sisova,
op. cit., p. 49 sqq. (sur la tendance à l'adoucissement de la situation
des prisonniers de guerre aux Ve-IVe siècles, mais sans mention du
mercenariat). D'après W.K. Pritchett (p. 70), "il y eut peut-être plus
de répressions, de trahisons et de brutalités au IVe qu'au Ve siècle".
D'ailleurs, comme nous l'avons déjà noté (c.r. du livre de R. Lonis,
op. cit., dans VDI 1973, 4, p. 170), il est évident qu'il n'y a pas là de
contradiction, ou plus exactement qu'elle n'est qu'apparente : s'il est
vrai qu'au IVe siècle, les pillages, dévastations, etc. devinrent plus
fréquents avec l'accroissement du nombre des guerres, les cas de
massacre massif se firent, eux, relativement plus rares et cédèrent la
place, sous l'influence du mercenariat, à la vente des prisonniers en
esclavage et surtout à leur rachat.
(130) Voir Plut., Dion, XXIII. Sur les accords (pas toujours observés en
pratique) entre les soldats et leurs employeurs comme base de leurs
relations, voir J. Roy, "The Mercenaries...", p. 313-316.
182 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

quand ils étaient dominés en nombre et en armement, ils


s'enfuyaient les premiers, alors que les citoyens résistaient jusqu'à la
mort. En d'autres termes, c'est toujours le calcul qui l'emporte,
portant sur le profit immédiat ou sur leur existence même. A preuve la
conduite tout à fait significative de nombreux Grecs qui
abandonnèrent les satrapes et se joignirent à Artaxerxès qui se préparait à faire
campagne contre Chypre : une île qui n'avait pas subi d'attaques
depuis longtemps et dont les mercenaires espéraient grand profit
(Diod., XVI, 42, 8).
Le versement du misthos garantissait en général la fidélité des
soldats. Comme l'indiquait Tissaphernès durant ses pourparlers
avec Cléarchos, Cyrus se fiait aux Grecs parce qu'il les payait
(Xén., Anab., II, 5, 22). Mais les mercenaires pouvaient cependant
quitter leur employeur pour un autre qui leur proposait une forte
somme ^ίάί\ voire le droit de citoyenneté que les Syracusains
promirent à ceux de Denys l'Ancien pour leur trahison (Diod., XIV, 8,
3 sq. ). Sans énumérer tous les faits connus de l'histoire du
IVe siècle, contentons-nous de noter un témoignage de portée
générale : au milieu du siècle, Isocrate se plaignait que les mercenaires
fussent prêts à passer à l'ennemi dès qu'on cessait de les payer
(VIII, 44). Ptolémée, prétendant au trône de Macédoine, après
avoir suborné les mercenaires de Pélopidas, les persuada de se
ranger à ses côtés : ce dont se vengea le général thébain en s'emparant
de leurs biens, de leurs enfants et de leurs femmes (Plut. Pélop.,
XXVII). Mais dans l'ensemble, compte tenu de la diffusion des
mercenaires, on ne connaît que relativement peu de cas de trahison
suscitée par l'appât d'une forte somme - la cause devant en être
cherchée moins chez les mercenaires eux-mêmes que dans la
situation financière de leurs employeurs. Nous abordons ici la question.

(131) Pour s'en garantir, les employeurs devaient parfois retenir un certain
temps la somme due aux soldats. C'est ainsi que, d'après Polyen (III,
9, 51), procédait Iphicrate qui avait pour habitude de retenir chaque
mois le quart de la solde de ses mercenaires comme gage de leur
fidélité. Cf. Thuc, VIII, 45, 2 ; 78, 1 ; Aristoph., Cav., v. 1367. Voir
aussi G. T. Griffith, op. cit., p. 272 ; W.K. Pritchett, op. cit., p. 14 et
24 sq.
L 'armée mercenaire (composition et rémunération) 183

si importante dans l'histoire des mercenaires, des sources de leur


rémunération. Quels étaient les moyens utilisés au IVe siècle pour
entretenir leurs contingents qui atteignaient parfois les dimensions
d'une armée entière ?
Outre les revenus habituels de l'Etat partiellement consacrés
aux soldats, la source financière la plus importante, sinon unique,
commune à tous les employeurs était le butin de guerre, le produit
des pillages '^"'. Comme le remarquait Dèmosthène au milieu du
IVe siècle, "tous ceux qui sont à la tête d'une armée, là où ils se
croient les plus forts, pillent pour obtenir de l'argent" (XXIII,
61 ) ηόό\ De l'importance qu'avait en l'occurrence le butin, c'est ce
dont témoigne le contrat d'embauché des Grecs auprès de Seuthès :
celui-ci se proposait de payer ses mercenaires avec l'argent tiré de la
vente du butin dont il se serait emparé. Agèsilas {Hell. Oxyrh.
XXII (XVII) 4), Derkylidas (Xén., Hell., III, 1, 28), Diphridas
iibid.. IV, 8, 21), Thrasybule (ib., IV. 8, 30) et Téleutias iib.. V, 1,
24) payèrent également la solde sur le butin. Iphicrate s'acquitta
envers l'armée avec les 60 talents provenant de la vente de
l'équipage de neuf trières syracusaines dont il s'était emparé (Diod.. XV,
47, 7). Alexandre, tyran de Phères, usa pour la solde de l'argent
procuré par la vente en esclavage des femmes et enfants de Sco-
toussa dont il s'était rendu maître (Paus., VI, 5, 2). Quand Timo-
léon put se passer temporairement de ses mercenaires, il ne les
congédia pas mais les fit mener en territoire carthaginois pour qu'ils y
vécussent dans l'abondance, tout en réservant de l'argent sur le
butin pour faire face à la guerre (Plut., Tim., XXIV). Alexandre de
Phères s'adonna également pour cela à la piraterie '1·'4'.
Timothée mérita 1 éloge dlsocrate (XV, 111) pour s'être
emparé de Samos, après dix mois de siège, sans avoir rien demandé

11321 Sur ce sujet, voir récemment P. Ducrey, op. cit., p. 255 ; W.K. Prit-
chett, op. cit.. p. 89 sq.
11331 Cf. les traductions de Chr. R. Kennedy, The Orations of Demosthe-
nes III ILondon. 19161 et de L. Gernet. Dèmosthène. Plaidoyers
politiques. II (Paris, 1959).
11341 Dèm.. XXIII. 162 ; cf. Xén.. Hell.. VI, 4. 35. Voir aussi E.D. Fro-
lov. Les tyrans grecs du IVe siècle av.n.è. (en russe ; Leningrad. 1972)
p. 115 sq.
184 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

à l'Etat et en payant le misthos aux dépens de l'ennemi iek tes polé-


mias). Envers les Olynthiens, Timothée s'acquitta de façon
originale, avec le produit de ses pillages : démuni de monnaie d'argent,
il fit frapper une monnaie de cuivre et la distribua à ses soldats ;
comme ceux-ci manifestaient leur mécontentement, il leur fit savoir
que les marchands et les commerçants du marché leur vendraient de
la même façon tous leurs produits et aux marchands il déclara qu'ils
pourraient se servir de cette monnaie pour acheter le butin, avec
promesse de changer ensuite contre de 1 argent la monnaie de cuivre
qui leur resterait (Ps.-Aristote, Econ., II, 2, 23 a). Bien que tout ne
soit pas clair dans ce "stratagème", on peut y voir un moyen de
réaliser d'avance un butin à venir dont le stratège avait besoin pour
payer ses soldats.
Les vainqueurs se procuraient des ressources par la
confiscation des biens de leurs adversaires : c'est très caractéristique de la
conduite des tyrans Ί·'0'. Mais il existait encore un autre procédé :
le pillage des temples. C'est ainsi que les trésors de Delphes
donnèrent à Philomèlos, Onomarchos, Phayllos et Phalaïkos de grandes
possibilités pour augmenter leurs armées (Diod., XVI, 30,1 ; .%,
S, ; 61, 3). Les tyrans Denys l'Ancien ' et Euphron IX en.,
Hell., VII, 1, 46) n'épargnèrent pas davantage les temples. Mais les
sacrilèges de petite envergure ne semblent pas avoir suscité une
indignation et une réprobation aussi générales que le pillage du
sanctuaire delphique. C'est ainsi que pour entretenir des soldats -en
fait avec l'autorisation de l'Assemblée du peuple - Iphicrate vendit
les statues chryséléphantines qu'un navire, capturé par le général
athénien, apportait en cadeau aux sanctuaires d'Olympie et de
Delphes de la part de Denys l'Ancien (Diod., XVI, 57. 2 sq. ).
A Athènes, \ eisphora, introduite dès la fin du Ve siècle comme
une mesure extraordinaire rendue nécessaire par la guerre, se
transforma au IV'* siècle en une imposition très fréquente (bien qu'il ait
chaque fois fallu un décret du Conseil et de l'Assemblée du peuple

(135) Sur les finances des tyrans, voir A. M. Andreades, op. cit.. III. eh. 3.
Π3ί>| Diod.. XV. 13. 1 ; Ps.-Arist.. Econ.. II. 2. 20 a et i : 41.
L armée mercenaire (composition et rémunération) 185

et qu'elle ait été une source constante de mécontentement .


Une autre source de revenus pour les Athéniens était constituée par
les contributions des alliés : un des thèmes les plus fréquents dans la
littérature du IVe siècle, ce sont les plaintes contre les extorsions des
stratèges athéniens qui recevaient reproches ou éloges selon leur
attitude envers les villes alliées '^°'.
Sparte usait de la diplomatie et de la gloire de ses généraux
pour se tirer des difficultés qu'elle affronta souvent à cause des
mercenaires. Afin d'obtenir l'argent nécessaire à leur entretien, le roi
Agèsilas se fit lui-même mercenaire en Egypte '^'. Mais la Perse
vint également à l'aide de Sparte <140'. Les considérations de
Polybe sur le gouvernement Spartiate présentent à cet égard un
grand intérêt : elles mettent en relation directe les dificultés
financières dont souffrit constamment la Sparte du IVe siècle avec l'essor
du mercenariat. A propos dès transformations qu'elle avait connues
depuis l'époque de Lycurgue, il indique en particulier le besoin qui
commença alors à se faire sentir "d'une monnaie partout valable et
d'un équipement en mercenaires" {xénikès paraskeuès) - ce qui les
obligea "d'aller faire la cour aux Perses, d'imposer des tributs aux
insulaires et de pressurer toute la Grèce" '^11
Par la suite, Philomèlos engagea des soldats grâce à l'argent
reçu d'Archidamos (Diod., XVI, 24, 2). En 355, Charès paya son
armée grâce à l'argent reçu pour l'aide militaire qu'il avait
apportée au satrape Artabaze entré en rébellion contre le roi

1137) Cf. L.M. Gluskina, "L'eisphora à Athènes au IVe siècle av.n.è", (en
russe), VDI 1961, 2, p. 38 ; "Les énigmes de Veiphora athénienne
sont-elles résolues ?" (en russe), VDI 1967, 2, p. 257 sq.
(138) Voir infra, p.251 sq.
(139) Plut., Agés., XL ; Moral., 214 D ; voir aussi supra, p. 115-117.
(140) Xén., Hell., VII, 1, 27 ; Diod., XV, 70, 2. Voir aussi le tableau où
W.K. Pritchett a réuni toutes les données relatives aux subsides
perses entre 412 et 404 {op. cit., p. 47).
(141) Polybe, VI, 49, 8 sqq. Trad. F. G. Miscenko, Polybe, Histoire
Universelle II (en russe ; Moscou, 1895). Cf. cependant la traduction
anglaise Polybius. The Historiés, with an English translation by
W.R. Paton, III (Cambridge Mass. - London, 1954) : "supplies
drawn from abroad".
186 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

Artaxerxès **^-\ A Corcyre, Iphicrate se déchargea en partie du


problème de la solde en forçant les marins à travailler les champs et
à se procurer ainsi leur subsistance (Xén., Hell., VI, 2, 36-38).
A côté de tous ces faits de nature différente et d'origine très
variée, il en existe d'autres rassemblés dans l'ouvrage exceptionnel
que l'on appelle l'Economique du Pseudo-Aristote. La deuxième
partie du livre II se présente, pour ainsi dire, comme un recueil de
"stratagèmes"
financiers, des diverses façons dont pouvaient se
sortir de leurs difficultés financières les poleis et des personages tels
que les stratèges, les tyrans, les satrapes et les pharaons. Une
grande partie de ces exemples se rapporte au IVe siècle. Il est de
plus significatif que les besoins d'argent dont il est question
s'expliquent fort souvent par la nécessité de payer les soldats. De façon
générale, ces "stratagèmes" se répartissent en deux groupes : les
ruses de toute sorte qui permettent aux chefs de calmer les soldats
mécontents du non-versement de la solde et les moyens utilisés pour
se procurer des fonds.
En voici quelques cas. Le démos de Cyzique, sorti vainqueur
d'une guerre civile, devait de l'argent aux soldats ; on prit la
décision de ne pas châtier les riches, mais de les bannir après avoir pris
leur argent (II, 2, 11). Sur les conseils de Chabrias, le pharaon
égyptien menaça les prêtres de fermer les temples s'ils ne versaient
pas de l'argent pour la guerre (1/*ol_ Un autre Athénien, Iphicrate,
aida le roi thrace Cotys à trouver de l'argent, en lui conseillant de
prescrire à chacun d'ensemencer assez de terre pour récolter trois
médimnes de grain : après vente, Cotys en retira assez d'argent
pour les mercenaires qu'il avait recrutés {ibid., 26). Lors du siège de
Samos, Timothée, qui n'avait pas de quoi payer l'armée, vendit la
récolte des champs dont il s'était emparé et se procura ainsi de
l'argent "en abondance", accroissant du même coup la combativité

I142( Diod.. XVI, 22, 1. Sur la signification â'opsôniazesthaï, voir


W.K. Pritchett, op. cit., p. 27. n.l<)5 ; cf. la traduction de
Ch.L. Sherman, "The Loeb Classical Library", VII 119521.
11431 Ps-Arist., Econ., II, 2. 25 a ; voir aussi 25 b'; cf. Polyen, III, 11, 5.
En plus de la bibliographie de la n.85, voir Ed. Will, "Chabrias et les
finances de Tachôs", REA 62 !1%()! p. 256-275.
L 'armée mercenaire (composition et rémunération) 187

des troupes 'l44'. Charidèmos aussi usa de la tromperie pour


obtenir de l'argent, apparemment à plusieurs reprises (ibid., 30 a).
De leur côté, les soldats pouvaient également être victimes
d'une tromperie. C'est ainsi, comme on l'a déjà vu, que le Rhodien
Memnon ,put économiser la paie d'un mois (ibid., 29 d) : il ne
rémunéra pas non plus ses soldats pendant six jours par an, sous
prétexte qu'ils n'avaient pas eu alors à monter la garde {ibid.,
29 c) *145'. Et Cléoménès, en Egypte, recourut à une ruse
semblable (Aid., 39).
L'emprunt était une autre façon de se sortir temporairement
d'une situation difficile - obtenu parfois, de toute évidence, sous la
contrainte. C'est ainsi que Cotys, après avoir vainement tenté
d'emprunter de l'argent aux Périnthiens pour recruter des soldats, y
réussit en faisant usage de la force : il jeta en prison les citoyens
envoyés à sa demande comme garnisaires en plusieurs endroits (ce
que les Périnthiens préférèrent au versement d'argent, avec l'espoir
de se rendre maîtres de ces places) et il exigea pour leur libération
un montant égal à l'emprunt qu'il leur avait demandé 'i4"'.
Les Clazoméniens, devant aux mercenaires de l'argent qu'ils
ne pouvaient verser, frappèrent une monnaie de fer à laquelle ils
donnèrent la même valeur qu'à la monnaie d'argent et ils la
distribuèrent aux plus riches citoyens proportionnellement à leur fortune,
en les obligeant à accorder un prêt correspondant en argent ; après
avoir épongé de cette façon leurs dettes envers les mercenaires, ils
utilisèrent finalement les revenus réguliers de la cité pour remplacer
progressivement tout le fer par de l'argent {ibid., 16 b). Il s'agit
toujours là, en réalité, d'un emprunt forcé où les débiteurs se servent de
la monnaie de fer comme d'un reçu 'i4''. On peut également

(144) Ps.-Arist., Econ., II, 2, 23 c ; cf. Polyen, III, 10, 5.


1145) Les deux derniers stratagèmes sont difficiles à comprendre : cf.
P.Schneider, op. cit., p. 177-179 ; B.A. van Groningen, éd. cit..
p. 175-177 ; B.A. van Groningen et A. Wartelle, éd. cit., p. 61 ;
P. Thillet, op. cit., p. 581-585 ; L. Cracco Ruggini, op. cit.. p. 63 sq.
(146) Ps.-Arist., Econ., II, 2, 27. Cf. les traductions de G. A. Taronjan,
van Groningen, Wartelle.
(147) On peut aussi considérer comme une sorte d'emprunt forcé le passage
du Ps.-Arist.. Econ., II. 2, 10 (cf. P. Ducrey. op. cit.. p. 306).
188 L 'armée mercenaire (composition et rémunération )

"'stratagème"
considérer le déjà cité de Timothée comme un
empnxnt original garanti par le butin (par un butin peut-être
simplement hypothétique) iibid.. 23 al.
Quand ils η avaient pas de quoi payer les soldats et qu'ils
craignaient leur désobéissance, les chefs ne pouvaient compter que sur
eux-mêmes, sur leur autorité, leur esprit d initiative et leur habileté.
C est le moment de nous référer de nouveau à l'Economique du
Pseudo-Aristote et au second groupe d'exemples qui y est contenu :
un ensemble de ruses et de subterfuges permettant aux stratèges de
calmer un certain temps leurs soldats. Comme ceux-ci exigeaient le
paiement de leur solde et refusaient d'obéir, Timothée, qui se
trouvait démuni de fonds, les convoqua et leur dit que l'argent lui
manquait à cause des intempéries, mais qu'il disposait de moyens
financiers tels qu'il leur faisait cadeau des trois mois de sitarchia qu'il
leur avait avancés : et les soldats de se calmer, convaincus qu'il
n'aurait pas fait un tel cadeau s'il n'attendait pas d'argent iibid.,
23 b).
Le satrape Datâmes recourut à un autre subterfuge : n'ayant
pas versé de solde depuis longtemps, il rassembla les mécontents et
leur dit qu'il ne manquait pas d'argent, mais que celui-ci se trouvait
dans un autre endroit, dont il donna le nom et vers lequel il se
dirigea après avoir fait lever le camp ; puis, tandis qu'il s'en
approchait, il enleva des temples des vases d'argent et les chargea sur ses
mulets de façon à donner l'impression que tout ce qu'ils
transportaient était de l'argent. Et les soldats de croire qu'ils recevraient
bientôt leur paie iibid., 24 a).
Dans une anecdote de Polyen relative à Iphicrate, il s'agit
d'une véritable filouterie (III, 9, 59) : quand les mercenaires
commencèrent à protester contre le retard de leur solde, le stratège
ordonna à quelques-uns qui lui étaient restés fidèles de revêtir des
vêtements perses et de se présenter, ainsi vêtus, à l'assemblée des
soldats pour leur dire que les Perses qui apportaient l'argent
n'étaient plus très loin : et les soldats, calmés par ces, paroles, de se
disperser.
Même si ces ruses et ces subterfuges réussissaient pleinement,
ils ne résolvaient cependant pas le problème lui-même. Quelle que
L armée mercenaire (composition et rémunération) 189

fût la diversité des sources financières et quel que fût l'esprit


d'initiative des employeurs, et peut-être plus encore des chefs, les fonds
ne suffisaient jamais 'I4"'. Et cela engendrait naturellement le
mécontentement des troupes et toutes sortes de complications que
nos sources mentionnent à maintes reprises. On peut dire en effet
que, dans l'ensemble, le non-versement de la solde et les conflits qui
en résultaient entre mercenaires et employeurs ou entre les armées
et leurs chefs constituent la principale occasion qu'ont les auteurs de
parler des mercenaires. On voit ainsi Cyrus devoir plus de trois mois
à ses soldats qui s approchent souvent de sa porte et exigent leur
argent (Xén., Anab., I, 2, 11). Les discussions avec Seuthès ont le
même objet : après avoir vendu le butin, il ne put verser que
20 jours de solde bien qu un mois fût déjà écoulé, amenant Xéno-
phon à se demander s'il convenait de poursuivre la campagne dans
des régions encore plus éloignées (VII, 5, 4 et 9) ; quelque temps
s'écoula, où l'on n'entendit plus, bien sûr, parler argent ; pour finir,
Seuthès remit à l'armée 600 boeufs, à peu près 4 000 têtes de petit
bétail, environ 120 esclaves et un talent d argent - ce qui ne faisait
pas le compte (VII, 7, 53) 'l*-". En la circonstance, ce fut le
stratège qui porta, aux yeux des soldats, la responsabilité du non-
paiement, dans la mesure où c'était lui qui avait négocié le contrat
d'embauché ; il fut accusé de s'enrichir sur leur dos et leur irritation
atteignit de telles proportions qu'un des mercenaires en vint à dire
qu'il ne s'estimerait pleinement satisfait que si on lapidait Xéno-
phon - un second, puis un troisième tenant le même discours
(Anab., VII, 6, 8-10).
L'absence de fonds forçait même parfois à licencier
l'armée 'loU' ou bien les mercenaires, cessant d'être payés,
refusaient d'obéir et menaçaient de passer à l'ennemi. Xénophon
menaça par exemple Seuthès qu'au cas où il ne verserait pas aux

(148) Sur l'irrégularité de la rémunération, voir W.K. Pritchett, op. cit.,


p. 24-27.
1149) Si l'on accepte les calculs de K. Tânzer {op. cit., p. 57), il en résulte
que Seuthès a donné aux mercenaires environ 14 talents et demi - la
dette elle-même s élevant à 30 talents (Xén., Anab.. VII, 7, 25).
1150) Dèm., XLIX. 13. Il est vrai que c'est peut-être la seule mention de ce
genre, et encore dans un discours judiciaire.
190 L'armée mercenaire (composition et rémunération)

soldats la somme prévue, ceux-ci pourraient l'abandonner et se


mettre à aider ses ennemis thraces (VII, T. 31-33) '1:>". Durant la
guerre de Timothée contre Corcyre, les troupes refusèrent d'obéir et
menacèrent de passer à l'ennemi si on ne leur versait pas d'argent
(Ps.-Aristote. Econ., II, 2, 23 b). En 388, les marins engagés par
Sparte n'acceptèrent pas d'embarquer, parce qu'ils n'étaient pas
payés (Xén., HelL, V, 1, 13).
Le discours L du corpus dèmosthénien {Contre Polyclès)
contient un témoignage éloquent à cet égard : le demandeur se plaint
qu'au cours de sa triérarchie les stratèges ne lui aient donné
d argent que pour les vivres isitèrésion), avec seulement deux mois
de solde si bien qu'il dut y contribuer de ses propres deniers, après
avoir même mis en gage son chôrion ; comme ils n'avaient pas reçu
leur solde complète depuis plusieurs mois, les marins se mirent à
déserter, les uns se dirigeant vers le continent (la chose se passant
dans l'Hellespont) pour y servir, les autres s'engageant dans la flotte
de Thasos et de Maronée où ils devaient être bien payés et recevoir
une avance (L, 10-14). Le mot "désertion" iapoleipsis) revient
fréquemment dans ce discours et pas seulement, comme on le voit
clairement en L, 15, à propos de la trière du demandeur.
Dans cette situation permanente de désordres financiers on ne
se contentait pas de protester, de se rassembler, de menacer et de
faire défection. La désobéissance se transformait parfois en
véritables révoltes et soulèvements. Mentionnons simplement les
événements les plus importants : la révolte de la flotte péloponnésienne
en 411, la conjuration des mercenaires Spartiates à Chios en 403 et
surtout la rébellion des mercenaires dans la flotte perse qui est
racontée en détail dans les Helléniques trouvés à Oxyrhynchos,
XIX (XIV) - XX (XV).
Les relations qui s'établissaient entre employeurs et
mercenaires en période de pénurie monétaire et de retard de paiement
n'évoluaient cependant pas toujours en ce sens et prenaient même parfois

(151) Comme l'a remarqué J. Roy en comparant l'attitude différente des


Grecs envers Cyrus et Seuthès à propos de la solde, la patience des
mercenaires était proportionnelle à la confiance qu'ils avaient en leur
employeur ("The Mercenaries...", p. 316).
L année mercenaire (composition et rémunération) 191

une orientation opposée et quelque peu inattendue. Deux exemples


tirés de 1 Economique du Pseudo-Aristote permettent d'en juger.
Les Chalcédoniens n'étaient pas en mesure de congédier les
mercenaires qui se trouvaient chez eux en grand nombre parce qu'ils ne
pouvaient réussir à les payer : dès qu'ils eurent cependant
"
rassemblé la somme nécessaire, "ils se débarrassèrent des soldats (II, 2,
10). De leur côté, les Clazoméniens, alors qu'ils devaient aux
mercenaires une solde de 20 talents et n'avaient pas la possibilité de s'en
acquitter, en versèrent l'intérêt aux chefs {ibid., 16 b). Comme nous
le voyons, ces mercenaires n'étaient pas du tout enclins à se révolter
ou à s'enfuir, et à perdre ainsi ce qu'ils avaient gagné : ceux de
Chalcédoine préférèrent attendre, et ceux de Clazomènes nouer
avec les citoyens des relations d'affaires. Dommage que la brièveté
des récits du pseudo-Aristote ne permette pas d'étudier plus
profondément ces événements.
Telles sont les données dont nous disposons pour juger des
conditions économiques où se développait le mercenariat. On peut
évidemment sans crainte affirmer qu'il ne figurait pas au nombre des
professions avantageuses et lucratives '*^'. En examinant les
relations qui s'établissaient dans une armée mercenaire entre soldats ou
entre simples soldats et commandants, on peut d'autre part dire
qu'elles étaient déterminées par des facteurs économiques, par la
recherche du profit. En voici l'illustration : pendant la retraite des
Dix-Mille, quand il fallut un jour franchir une rivière et que
personne ne savait comment s'y prendre, un Rhodien proposa ses
services et promit de les faire tous passer sur l'autre rive - contre une
somme d'un talent (Xén., Anab., III, 5, 8). En traversant un pays
enneigé, ceux qui faisaient halte empêchaient de s'approcher des
feux les traînards qui ne leur donnaient pas quelque
nourriture <l'

1152) Cf. Parke, p. 233 ; A. Aymard, "Mercenariat...", p. 24 ; W.K. Prit-


chett, op. cit., p. 24 et 29 ; voir aussi G. T. Griffith, op. cit., p. 308 ;
H.W. Parke. CR 49 (1935) p. 136 1er. du livre de Griffith).
1153) Xén., Anab., IV, 5, 5. Voir aussi supra, p. 68 (sur la conduite des
mercenaires à Corcvre).
192 L 'armée mercenaire (composition et rémunération)

Les rapports entre les commandants et leurs subalternes


étaient tout à fait originaux. Le fait que dans l'armée de la polis la
majorité, sinon la totalité des combattants était citoyens en
déterminait la nature. Dans les armées mercenaires, ils se faisaient plus
étroits et plus solides. Leurs officiers, en particulier ceux qui étaient
devenus professionnels et avaient perdu tout contact avec leur cité
d'origine, n'avaient personne d autre avec qui se lier que leurs
soldats. Cléarchos exagère à peine quand il leur dit : "Puisque vous ne
voulez pas m'obéir, c'est moi qui vous suivrai... Vous êtes pour moi
ma patrie, mes amis, mes compagnons d'armes ; avec vous, j'en
suis sûr, partout où j irai, je serai honoré ; sans vous, je ne serais pas
'
capable, je le sens, ni d'aider un ami, ni de repousser un ennemi
tibid., I, 3, 61. De leur côté, les soldats se trouvaient dans la
complète dépendance des commandants qui exerçaient sur eux un
pouvoir illimité. C'est cela, entre autres, qui déterminait leur
formation, leur expérience profesionnelle et leur valeur militaire, plus
fortes que celles des citoyens. En témoigne par exemple, de façon très
précise, Xénophon lorsqu'il parle de la renommée des soldats
mercenaires et de leur "zèle " {Hipp., IX, 4).
Leur obéissance, en revanche, laissait à désirer et dépendait
dans une très large mesure, comme nous l'avons déjà noté, du
versement de leur rémunération. Voici une situation tout à fait
caractéristique de l'attitude des mercenaires envers leurs commandants :
au cours de leurs pourparlers avec Seuthès, les ambassadeurs de
Thibron émirent la crainte que Xénophon, qui savait au dire de leur
interlocuteur se concilier les soldats par ses discours, ne s'opposât
au retrait de l'armée ; ce à quoi Hèracleidès, un proche de Seuthès,
répondit que si les Spartiates réunissaient les soldats et leur
promettaient une solde, ceux-ci ne s'embarrasseraient guère de Xénophon
et accourraient vers eux (Anab., VII, 6, 5).
\JAnabase de Xénophon, et quelques autres textes, permettent
de poser un problème important et très intéressant : celui de l'armée
mercenaire en tant que forme "politique" particulière
d'organisation. G.B. Nussbaum ('°4', qui a spécialement étudié cette

(154) G. Nussbaum, op. cit., p. 16-29. Thème développé ensuite dans son
L armée mercenaire (composition et rémunération) 193

question, estime qu'il est possible de comparer celle que revêtit


l'armée grecque après Counaxa à une polis où le pouvoir appartient
à l'assemblée populaire, constituée ici par l'assemblée des soldats,
tandis que les stratèges tiennent lieu de magistrats supérieurs et que

livre : The Ten Thousand. A Study in Social Organization and Action


in Xenophon 's Anabasis (Leiden. 1967), qui a été publié dans la série
Social and Economie Commentaries on Classical Texts et a reçu un
accueil très variable : cf. H.D. Westlake, CR 18 119681 p. 326 sq. ;
Y. Garlan, REG 81 (1968) p.285sg. ; J.K. Anderson, CPh 64 11969)
p. 56 sq. Le thème en est l'organisation "politique ' de l'armée de Dix-
Mille d'après VAnabase de Xenophon. L'idée centrale de l'auteur est
que l'organisation de n'importe quelle société humaine est
l'expression particulière des principes d'organisation fondamentaux de la
société humaine dans son ensemble (p.l). L'organisation de l'armée
mercenaire de Cyrus serait un de ces cas particuliers, un exemple de
"société humaine" où Nussbaum s'efforce de retrouver les différents
aspects de n'importe quelle organisation sociale, tout en mettant en
évidence ses traits originaux en tant qu'organisme social et en
soulignant le type d'organisation "politique" qu'elle représente. Il voit,
dans l'armée de VAnabase, un organisme indépendant, politique au
plein sens du terme, du genre de la polis, une polis errante. II semble
cependant que l'auteur ait par trop réagi en sociologue et aille trop
loin dans sa comparaison de l'armée mercenaire à une polis. Bien
qu'il signale les différences importantes existant entre une armée et un
Etat ordinaire, cette réserve ne change rien à son approche et à son
"citoyenneté"
analyse ; il est peu probable que l'on puisse qualifier de
le statut imparti à des gens qui ont été recrutés dans tous les coins de
la Grèce pour servir comme mercenaires, comme on l'a déjà à juste
titre remarqué (J.K. Anderson, op. cit., p. 56) ; parler de leur
"citoyenneté active" ne fait que brouiller davantage la question de la
discipline militaire. Le thème en lui-même constitue un aspect positif
du livre de Nussbaum, bien qu'on ait également remarqué
(J.K. Anderson, op. cit., p. 56 ; Y. Garlan, op. cit., p. 285) que
l'auteur n'avait pas suffisamment tenu compte de ce qui avait été fait
avant lui, en ne se référant qu'à l'ouvrage de Parke (Taine avait déjà
qualifié les Dix-Mille de "République itinérante" : à cet égard, il
convient de signaler en particulier l'article de Cl. Mossé, "Armée et cité
grecque", REA 65 (1963) p. 290-297). Nous noterons encore que
l'analyse des sources est complètement absente et que l'auteur accorde
une entière confiance à VAnabase qui est une oeuvre en grande partie
autobiographique et, jusqu'à un certain point, apologétique (cf.
H.D. Westlake, op.cit., p. 327).
194 L 'armée mercenaire (composition et rémunération)

le personnel intermédiaire de commandement, organe de liaison,


représente en quelque sorte la Boule. Si l'on adopte ce point de vue,
on peut même pousser plus loin la comparaison : car en plus de ses
citoyens de pleins droits (les mercenaires grecs), l'armée contenait
aussi une fraction de rang inférieur - le train, peuplé d'artisans, de
marchands, etc., et aussi d'esclaves. Et nous y trouvons en outre un
autre trait caractéristique de la polis : les biens publics qui
appartiennent à l'armée tout entière '1°·>'.
Cette comparaison se justifie jusqu'à un certain point. Après
avoir perdu son employeur et une fois qu'elle se trouva placée dans
une situation critique, l'armée adopta la forme extérieure
d'organisation qui était la plus familière à la pensée politique grecque
-d'autant qu'aux yeux des Grecs de l'époque classique la
communauté civique s'identifie naturellement et traditionnellement à sa
milice armée '^"'. En bonne théorie, la polis était avant tout
perçue comme une collectivité de citoyens-soldats de pleins droits ;
dans des circonstances exceptionnelles, sa survivance était même
tout à fait possible en l'absence de tout territoire ' ' - sous forme
d'une armée comme après la prise d'Athènes par les Perses. La
polis, qui était pratiquement la seule forme d'organisation sociale
imaginée par les Grecs de l'époque classique, ne pouvait qu'exercer
une certaine influence sur l'organisation de l'armée pendant son
"anabase". Mais cette ressemblance est surtout extérieure.
L'organisation de l'armée et ses rapports internes, ainsi que ses objectifs,
sont radicalement différents. De plus, s'il est vrai que dans les
conditions particulières où se trouvèrent placés les mercenaires de
Cyrus apparurent très clairement des relations de type civique, il

(1551 Voir Ps.-Arist., Econ., II, 2, 16 b ; 20 c ; 23 a (Timothée, après avoir


frappé des monnaies de cuivre, les mit en circulation sous sa propre
autorité à la place des monnaies d'argent : c'est-à-dire que, dans une
sphère d'activité limitée à son armée, il prit la place des autorités
d'une polis ou d'un tyran.
1 15(>) Cl. Mossé, "Armée et cité... '. p. 2% ; "Le rôle politique des armées",
PGGA, p. 221 sq.
(1571 Fr. Hampl, "Poleis ohne Territorium", Klio 32 (l°-3°·) p.l sqq. Voir
aussi A. Dovatur, La "Politique" et les "Politéiaï" d'Aristote (en
russe ; Moscou-Leningrad. 1%5I p.}}, 331 sq.
L armée mercenaire (composition et rémunération) 195

n'en reste pas moins qu'il s'agit bien d'une situation exceptionnelle
et qui ne peut être tout à fait typique. Pour autant qu'on puisse en
juger, le développement ultérieur de l'armée mercenaire en tant que
forme indépendante d'organisation se fera dans un sens de plus en
plus opposé à la polis : ce qui s'explique par le fait que ces nouvelles
relations étaient fondamentalement différentes de celles qui
existaient dans l'armée citoyenne. L'émancipation des chefs
mercenaires par rapport à la polis et leur rôle déterminant dans le paiement
des soldats créaient des conditions propices à l'apparition d'une
nouvelle forme de dépendance des soldats vis-à-vis de leurs chefs,
qualifiée du mot flatteur de philia '^"'. Elle revêtait l'apparence
d'un accord "librement" conclu entre deux parties théoriquement
égales dont l'une promettait sa protection et l'autre ses services et sa
fidélité. Ici "la contrainte ne s'exerçait pas directement et n'était
pas extra-économique, mais revêtait un tout autre caractère : elle
avait quelques points de ressemblance avec la contrainte
économique en régime capitaliste". Cette dépendance en était cependant
radicalement distincte en ce sens qu'"elle avait en grande partie un
caractère personnel, qu'elle liait le dépendant à un patron
déterminé et que cette dépendance n'était nullement la conséquence du
haut développement de la production marchande : elle apparaissait
habituellement comme un moyen de se procurer un certain appui"
pour celui qui avait rompu tout contact avec sa communauté
civique et vivait hors du cadre de la polis **■<>"'. L'organisation interne
de l'armée mercenaire la distinguait nettement du type classique de
la polis.
C'est dans ces conditions qu'apparaît au IVe siècle une forme
nouvelle d'organisation politique du corps social, construite selon
des principes différents et distincte de la cité grecque

(158) K.K. Zel'in, "Notes sur la Cyropédie...", p. 189 et 192 sq..


(159) K.K. Zel'in, "Principes de classification morphologique des formes
de dépendance" (en russe), VDI 1967, 2, p. 28 sq. (Tr. fr. dans
Recherches internationales à la lumière du marxisme, 84 (19751 p. 72-
73).
1% L'armée mercenaire (composition et rémunération)

habituelle Ί""'. Que l'armée mercenaire ainsi organisée ait été une
réalité et pas seulement une possibilité théorique, c'est ce que
confirme un passage du traité d'Enée le Tacticien où sont mentionnées
trois entités politiques différentes par la forme et sur le fond : dans
une ville assiégée se présentent des ambassadeurs envoyés par des
poleis, des tyrans et des armées (X, 11) Ί"1'.
Les rapports qui s'établissaient entre les commandants et
l'armée mercenaire préfiguraient dans une certaine mesure ceux qui
existèrent entre les dirigeants de l'époque hellénistique et leurs
armées Ί"^'. A cette époque, le roi est avant tout un général en chef
qui se bat à la tête de son armée, qui risque sa vie sur le champ de
bataille et dont le pouvoir repose en premier lieu sur l'armée qui
dépend personnellement de lui "()''. Nous reconnaissons bien sûr
la grande différence qui sépare un chef mercenaire et un roi
hellénistique, ainsi que l'une et l'autre armée : mais il convenait, dans
notre perspective, de souligner certains points de ressemblance.

(160) II est intéressant de noter que Xénophon, le meilleur connaisseur du


mercenariat parmi tous les auteurs grecs du IVe siècle, estime que le
régime fondé sur de tels rapports est le meilleur. Cf. K.K. Zel'in,
"Notes sur la Cyropédie...'\ p. 192.
(161) Voir aussi Cl. Mossë, '"Armée et cité... ", p. 295 ; "Le rôle
politique...", p.221 ; S. Payrau, EIRENIKA", REA 73 (19711
p.66.
(162) K.K. Zel'in, "Notes sur la Cyropédie...", p. 195.
(163) E. Bikerman, Institutions des Séleucides (Paris, 1938) p. 11 sqq.
CHAPITRE VI

Les mercenaires et la polis

(Quelques aspects des luttes sociales)

Parmi les sources variées du IVe siècle, l'oeuvre d'Enée le


Tacticien occupe une place particulière ' '. C'est le premier écrivain
militaire *2' qui nous soit connu et son traité Sur la défense des
places assiégées n'est que l'un de ses nombreux ouvrages. A en juger

(11 Editions et traductions : Aineias, Von Verteidigung der Stâdte, dans


Griechische Kriegsschriftstellers, par H. Kôchly et W. Riistow
(Leipzig, 1853) : Aeneae Commentarius poliorceticus, rec. et adnot. R. Her-
cher (Berolini, 1870) ; Aeneae Commentarius poliorceticus, rec. A. Hug
(Lipsîae, 1874) ; Aeneas Tacticus. De Obsidione toleranda, éd.
R. Schoene (Lipsiae, 1911) ; Aeneas Tacticus, Asclepiodotus, Onasan-
der, éd. by Members of the Illinois Club (Introduction et notes à Enée
par W.A. Oldfather (London-New York, 1923) ; Aeneas. OnSiegecraft,
A Crïtical Edition prepared by L.W. Hunter, revised by S.A. Handford
(Oxford, 1927). Nous n'avons malheureusement pas pu disposer de la
dernière édition française, avec traduction, que nous ne connaissons que
par des c. r. très élogieux : Enée le Tacticien. Poliorcétique, texte établi
par A. Dain, traduit et annoté par A. -M. Bon (Paris, 1967) ; c. r. de
Y. Garlan, REG 81 (1968) p.286-288 ; S. Usher, JHS 90 (1970) p.21()
sq. La traduction de V.F. Beljaev a également été prise en compte :
VDI 1965, 1 et 2.
(2) Sur Enée comme source pour l'art militaire, voir J. Kromayer et
G. Veith, Heerwesen und Kriegfù'hrung dre Griechen und Romer
(Mûnchen, 1928) p. 12 sq. ; W.A. Oldfather, op.cit., p. 11 sq. ;
L.W. Hunter, op.cit., p.XXXI sq. ; M.C. dans JHS 47 (1927) p.267 ;
W.W. Tarn, "Aeneas", Oxf. Clas. Dict., ; V.F. Beljaev, "Enée le
Tacticien, premier théoricien militaire de l'Antiquité" (en russe), VDI 1965,
1, p.240sq.
Les mercenaires et la polis
198 (quelques aspects des luttes sociales)

d'après ce que nous savons de ceux-ci , il apparaît qu'il


s'intéressait à tous les problèmes variés que devait résoudre un stratège de
son époque ' . Notons qu'Enée accorde une attention spéciale aux
aspects financiers de la guerre qui acquirent une grande importance
à partir de la fin du Ve siècle - en liaison avec l'apparition de la solde
militaire et le développement du mercenariat. Il est tout aussi
significatif que ce stratège du IVe siècle ait consacré tout un livre à la
manière dont le chef devait se comporter envers son armée : c'était
un problème qui préoccupait les praticiens et les théoriciens de l'art
militaire à son époque, en raison notamment du développement du
mercenariat .
Le traité d'Enée appartient au petit nombre d'ouvrages
spécialisés à finalité pratique tels que L'équitation (Péri hippikès). Le
commandant de cavalerie (Hipparchikos) et L'art de la chasse
( Kunègétikos ) de Xénophon. Alors que ces dernières oeuvres n'ont
cependant qu'un intérêt relatif, l'importance du traité d'Enée
dépasse le cadre des questions purement militaires par la manière
dont il est écrit et par le caractère des renseignements qui y sont
fournis : l'exposé se déroule sur une toile de fond commune à toutes
les poleis du IVe siècle, celle d'une intense lutte sociale. C'est
pourquoi ce Commentarius poliorceticus est une des sources les plus
intéressantes pour l'étude, non seulement de l'histoire militaire,
mais aussi de la vie interne des cités en un siècle de crise
particulièrement marquée.
On ne peut pas dire que cet aspect ait complètement échappé à
l'attention des spécialistes, qui en en ont souvent montré la valeur
du point de vue socio-politique . mais ils n'ont généralement pas

(3) A leur sujet, voir L.P. Marinovic, "La lutte socio-économique et le


Tacticien"
mercenariat en(enGrèce
russe),auVD1
IVe1%2,
siècle3. av.n.è.
p. 49, n.4.
dans le traité d'Enée le

(4) Par ex. : Xén., Mémor.. III. 1-4 ; voir aussi A. Hauvette-Besnault, I.ps
stratèges athéniens (Paris, 1885) p. 64 sq.
(5) N. Wood. "Xénophon 's Theroy of Leadership". C&M 23 (1%4I p. 33
sqq.
(6) W.W. Tarn, dans CR 38 (1924) p. 73 ; "Aeneas", Oxf. Clus. Dict., ;
voir aussi R. von Pohlmann, Geschichte der sozialen Frage und dos
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 199

poussé très loin sur cette voie. Ce n'est pas que les chercheurs se
soient désintéressés d'Enée : dans la dernière étude qui lui est
consacrée, la liste des publications qui le concernent comprend plus de
120 titres ' ''. C'est qu'ils ont plutôt retenu chez Enée deux autres
aspects : l'aspect linguistico-philologique et l'aspect technico-
militaire. Jusqu'à une date récente, aucune attention n'avait été
portée à son intérêt historique et c'est seulement depuis quelques
années que la situation s'est quelque peu modifiée ' '. Dans
l'ensemble, Enée n'a toujours pas été étudié en tant que source pour
l'histoire du mercenariat du IVe siècle : dans son ouvrage, Parke
n'a fait qu 'énumérer rapidement certaines des informations
fournies par Enée sur les mercenaires.
Il est cependant tout à fait indispensable de ne pas s'arrêter là
et d'examiner également quel écho ont trouvé dans son oeuvre les
questions socio-politiques : tant il est évident, du point de vue
méthodologique, qu'il faut considérer les informations d'Enée sur
les mercenaires non pas de façon isolée, mais dans leur contexte,
par rapport à la trame historique qui supporte son exposé. Celle-ci
est constituée, comme nous voudrions le démontrer plus loin, par
les luttes sociales tout autant que par le danger de guerre : ce qui

Sozialismus in der antiken Welt, 3e éd. par F. Oertel, 1925 ; L.W.


Hunter. op. cit., p. XXXI ; W.A. Oldfather, op. cit., p. 16.
17) D. Barends, Lexicon Aeneium. A Lexicon and Index to Aeneas Tacti-
cus'Military Manual (Assen. 1955) p. 171 sqq.
(8) H. Bengtson, "Die griechische Polis bei Aeneas Tacticus", Historia 11
(1962) p. 458 sqq. (l'article de Bengtson est paru en même temps que
notre article sur Enée : L.P. MarinoviC. op. cit., p. 49 sqq.) ; cf. du
même auteur, dans le livre H. Bengtson et E. Bresciani, The Greeks
and the Persians from the Sixth to the Fourth Centuries (London, 1969)
p. 263 sqq. ; Cl. Mossé, La fin de la démocratie athénienne (Paris, 1962)
p. 226 sq. et 333-335 ; S. Celato, "La Grecia del IV secolo a. C.
nell'opera di Enea Tattico", MAPat 80 (1967-1968) p. 215-244 (nous ne
pouvons malheureusement juger de son contenu que d'après Marou-
zeau, 39 (1970) p. 2 ; voir aussi D.M. Pippidi. "Note de lectura 20, Pen-
tru un comentariu epigrafic al lui Aeneas Tacticus", StudClas 10 (1968)
p. 240-243.
(9) Parke. p. 94-96. Le recours insuffisant de Parke à Enée a déjà été noté
par A. Aymard, "Mercenariat et histoire grecque". EAC 2 (1959) p. 24.
Les mercenaires et la polis
200 (quelques aspects des luttes sociales)

nous amène à accorder une attention particulière à l'écho des luttes


socio-politiques dans le traité d'Enée.
Nous n'avons conservé aucun renseignement sur la vie
d'Enée ; mais, dans une certaine mesure, l'oeuvre elle-même pallie
le silence des sources. La paternité des ouvrages d'Enée , non
plus que les dates approximatives de son existence, n'ont jamais
soulevé beaucoup de doutes ni de discussions. L'époque où fut écrit
Y Hypomnèma peut aujourd'hui être déterminée assez précisément
d'après les exemples qu'il contient : le récit de la prise d'Ilion par
Charidèmos (XXIV) vers 360 fournit le terminus post quem. On n'y
trouve, d'autre part, aucune allusion à l'époque de la Guerre Sacrée
et de l'expansion macédonienne : en lisant le traité, on a la forte
impression qu'Enée n'a rien connu des succès de la Macédoine et
des guerres postérieures. Pas un mot non plus sur la phalange
macédonienne, ni sur l'art des sièges au temps d'Alexandre et des diado-
ques, qui seraient particulièrement à leur place dans un manuel sur
l'organisation de la défense dans une ville assiégée. En se fondant
sur toutes ces considérations, on date habituellement ce traité des
années 350 (11).
Beaucoup plus controversé est le problème de l'identification
d'Enée avec Enée de Stymphale, stratège de la ligue arcadienne
mentionné par Xénophon dans ses Helléniques (VII, 3, 1). Leur
identité a beaucoup de partisans, mais elle est loin de faire
l'unanimité parmi les spécialistes '*■"': beaucoup plus juste est la position

1101 Sur l'étude du texte, voir L.P. Marinovic, op. cit., p.SO.sq.
(11) W. A. Oldfather. op.cit.. p. 5 ; L.W. Hunter. op. cit.. p. XI sq. ;
A. Dain, "Les manuscrits d'Enée le Tacticien", REG 48 (19351 p.l ;
D. Barends, op.cit., p. 161 ; H. Bengtson, "Die griechischen Polis...",
p. 460 ; The Greeks and the Persians..., p. 263 ; V.F. Beljaev, op.cit..
p241 ; N.G.L. Hammond. dans JHS 93 (1973) p. 254.
(12) Parmi les derniers travaux, voir H. Bengtson, "Die griechische
Polis...", p. 461 ; The Greeks and the Persians..., p. 263 sq. ;
V.F. Beljaev. op.cit., p. 240 sq. ; S. Celato. "Enea Tattico. Il pro-
blema dell'autore et il valore dell'opera dal punto di vista militare".
MAPat 80 (1967-1968) p. 53-67 (arguments contre l'identité : l'article
ne nous est connu que d'après Marouzeau, 39 (1970) p. 21. Pour les
ouvrages plus anciens, voir L.P. Marinovic, op.cit., p. 52.
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 201

de ceux qui laissent la question ouverte. Comme T. H. Williams a


raison de l'écrire ' , il est très possible que le stratège arcadien ait
écrit ce livre", mais nous n'avons aucune preuve qu'il en est bien
l'auteur, et non quelqu'un d'autre. Il est en tout cas très possible
qu'Enée ait été originaire d'Arcadie, dans la mesure où il montre
une bonne connaissance de la région et où le nom d'Enée y était très
répandu *14'. Sa zone d'activité est assez précisément délimitée par
le contenu de son oeuvre. De plus sa personnalité - ce qui est le plus
important pour nous - apparaît maintenant très clairement, surtout
depuis la parution de l'ouvrage de L.W. Hunter. Et le problème de
ses sources est également pour l'essentiel réglé.
A la base des conseils et indications d'Enée, il y a ses
connaissances en matière militaire et son expérience personnelle. Quant aux
exemples choisis, une partie d'entre eux est empruntée à d'autres
auteurs (principalement à Hérodote et Thucydide) ' . La majorité
se rapporte cependant au IVe siècle, un d'entre eux se situant dans
la première décennie et un autre dans la seconde, six dans la
troisième, sept dans la quatrième et seulement deux dans les années
350 '*"'. Leur nombre s'accroît par conséquent dans les décennies
qui précédèrent la composition de l'oeuvre d'Enée : ce qui prouve
qu'il avait puisé ses informations historiques surtout dans des récits
contemporains, chez des témoins oculaires et dans son expérience
personnelle.
La précision avec laquelle il décrit toute une série d'événements
et l'abondance des détails indiquent qu'il a participé à bon nombre
des événements dont il parle ' . Ceux qu'il rapporte se sont passés
dans de nombreuses régions du monde grec : dans le Péloponnèse
(Sycione, Argos, Sparte), en Grèce centrale (Thèbes, Chalcia), en

(13) T.H. Williams, "The Authorship of the Greek Military Manual Attri-
buted to Aeneas Tacticus", AJPh 25 (1904) p. 403.
(14) V.F. Beljaev, op.cit., p. 241, n.14.
(15) Sur la façon dont Enée utilise les indications qu'il y puise, voir
L.P. Marinovië, op.cit., p. 53, n.29, avec la bibliographie.
(16) Exemples cités chez V.F. Beljaev, op.cit., p. 250 sq.
(17) Pour plus détails, voir L.W. Hunter, op.cit., p.XXXVI, 136 et 138 ;
W.A. Oldfather, op.cit., p. 4 et 137, n.l.
Les mercenaires et la polis
202 (quelques aspects des luttes sociales)

Sicile, en Afrique, en Grèce occidentale (Corcyre, Epire), dans la


direction de l'Hellespont (Héraclée, Chalcédoine, Lampsaque,
Sinope, Ilion), en Thessalie et en Thrace, sur la rive occidentale de
l'Asie Mineure (Chios, Téos, Clazomènes, Mytilène, Ephèse).
Abondent particulièrement les exemples provenant du Péloponnèse
et d'Asie Mineure où a dû se dérouler l'essentiel de son activité.
Le contenu du traité montre la bonne connaissance que
l'auteur avait du sujet. Le traitement très détaillé de certaines
questions et ses fréquentes références à de plus longs développements sur
tel ou tel point dans d'autres de ses oeuvres - avec à l'appui des
documents puisés ailleurs - tout cela prouve sans conteste que ce
traité ne peut être que le fait d'un militaire ayant acquis une grande
expérience après de longues années de service. Une attention
spéciale est d'autre part portée à toutes sortes de ruses et d'innovations
techniques (par exemple dans le chapitre XXXI où sont décrits
18 manières d'envoyer des lettres secrètes).
L'expérience d'Enée se manifeste non seulement dans ses
conseils d'ordre purement militaire (répartition des forces, organisation
de la défense des murailles et des portes, lutte contre les machines
de siège, etc. ), mais encore dans un autre secteur, non moins
important, de l'activité d'un stratège : celui des rapports entre le chef et
ses hommes. Certaines de ses prescriptions coulent de source :tenir
compte des conditions locales (I, VI, VIII, XVI, etc.), marcher en
maintenant la formation (XV, 3), faire appel à des forces fraîches
(XVI, 13), etc. Mais nous trouvons en outre, dans ses
Commentaires, toute une série de remarques où Enée apparaît comme un
homme très au courant de l'art militaire : prendre en considération
l'état d'esprit de l'armée lorsqu 'après une défaite ou une défection
d'alliés, "elle est démoralisée et abattue" (XXVI, 7) ; surcharger le
moins possible les soldats (XXII, 26) ; tenir compte de l'évolution
psychologique des ennemis au fur et à mesure qu'ils progressent en
territoire étranger (XVI) ; adresser aux soldats "les exhortations
qui conviennent à chacun" (XXXVIII, 4).
Certains conseils, non dépourvus d'humour, font voir en lui un
homme qui a compris la difficulté du métier militaire et qui, pour
cette raison, sait juger sainement des choses - telle la
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 203

recommandation qu'il adresse aux stratèges de ne pas s'éterniser à


table et de fermer eux-mêmes les portes (XX, 1), ou bien la
remarque, jetée en passant, sur l'utilité des chiens attachés devant les
portes de la ville : ils flaireront l'éclaireur ennemi ou le déserteur
abandonnant la cité, "et réveilleront par leurs aboiements tout veilleur
qui se serait par hasard endormi" (XXII, 14 ; cf. 5).
Dans le cadre de la Grèce du IVe siècle, il est difficile
d'imaginer qu'un homme qui connaît aussi bien l'art militaire et la
psychologie des soldats, qui a une telle expérience et une telle capacité
d'observation, n'ait pas été un soldat professionnel, c'est-à-dire un
mercenaire ' . Un autre argument de poids peut être avancé en ce
sens : c'est la langue dont il use. Dans son étude du vocabulaire de
VHypomnèma, un spécialiste aussi qualifié que B.A. van Gronin-
gen est arrivé à la conclusion que seul pouvait écrire ainsi quelqu un
qui avait évolué parmi des Grecs d'origine diverse. Et c'est une
armée de mercenaires, composée de gens provenant de différentes
régions et tribus du monde grec, qui peut le plus faciliter la
formation de cette "langue commune" qui est celle du traité d'Enée .
Même si celui-ce ne fut pas lui-même un mercenaire professionnel,
le contenu de son oeuvre, la place qui y est impartie aux
mercenaires et les caractéristiques générales de l'art militaire grec au IVe
siècle, tout indique qu'il devait en tout cas avoir affaire à des
contingents mercenaires.
Dans son "introduction", l'auteur expose son objectif de la
façon suivante : à ceux qui ont subi une défaite hors de leur patrie,
il reste leur propre territoire, leur cité et leur patrie ; mais il en va
tout autrement quand l'ennemi fait irruption à l'intérieur des
frontières : en cas de défaite, il n'y a plus aucun espoir de salut. C'est
pourquoi celui qui doit affronter des dangers "pour défendre les
biens les plus précieux" - les temples, la patrie, les parents, les

118) Cf. W.A. Oldfather, op.cit., p. 16 ; L.W. Hunter, op.cit.. p.XXXII


sq-
119) B.A. van Groningen, "Le vocabulaire d'Enée le Tacticien". Mne-
mosyne 6 (1938) p. 329 sq. ; cf. L.W. Hunter, op.cit.. p.XLIII sqq. ;
V.F. Beljaev, "Enée le Tacticien, précurseur de la koinè grecque" (en
russe). Questions de littérature antique et de philologie classique
(Moscou, 1966! p. 452-465.
Les mercenaires et la polis
204 (quelques aspects des luttes sociales)

enfants - doit se préparer soigneusement au combat et ne rien


négliger, pour qu'on ne le voie jamais échouer par sa faute. Venir en aide
aux citoyens en leur enseignant l'art de défendre une ville, non
seulement dans ses principes, mais aussi de façon très détaillée,
partager avec eux des connaissances et une expérience acquises après de
longues années de service, les mettre en garde contre toutes les ruses
de l'ennemi, telle est la tâche que s'assigne Enée.
Le Commentarius poliorceticus se divise nettement en trois
parties ' '. Dans la première (chap. I-XIV) sont exposées les
mesures qu'il convient de prendre tant à l'extérieur qu'à l'intérieur
de la ville dès que la guerre menace. Dans une seconde partie, Enée
étudie ce qu'il faut entreprendre contre un ennemi qui a déjà fait
irruption dans le territoire. La troisième partie (chap. XXXII-XL)
est consacrée à l'organisation de la lutte contre des assiégeants. Le
traité est écrit de façon très inégale : certaines questions sont
exposées de façon très prolixe, avec des répétitions et des variantes,
tandis que d'autres chapitres sont très concis et riches de sens. La
composition du Commentaire manque d'unité : l'exposition du sujet est
souvent entrecoupée de digressions.
L'oeuvre d'Enée se distingue nettement des autres manuels
antiques que nous possédons sur l'art militaire par son insertion des
questions proprement militaires dans un large contexte historique.
Son traité n'est pas seulement un exposé détaillé de ce qu'on doit
faire pour défendre les portes, écarter les machines de siège,
organiser les services de surveillance ou préparer un mélange incendiaire.
Etant lui-même un praticien, Enée se comporte en praticien qui
comprend toutes les difficultés auxquelles se heurtent les
défenseurs, qui se souvient des villes où il a vécu, qui voit les cités qui
l'entourent. Son livre est marqué par l'esprit de son temps ; pour
qui le lit, c'est comme s'il entrait dans une ville et se préparait à
repousser l'agresseur ; de plus, ce qui est particulièrement précieux
pour nous, il ne s'agit pas là de telle ou telle ville déterminée, il
s'agit d'une cité du IVe siècle en général faisant l'objet d'un tableau
à valeur générale.

(20) Pour plus détails, voir L.P. Marinovië, op.cit, p. 55 sq.


Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 205

Quel est donc ce contexte historique qui fait de VHypomnèma


une source précieuse pour tous, et pas seulement pour les
spécialistes de l'art militaire ? Qu'est-ce qu'Enée a constamment à l'esprit et
ne se fatigue pas de répéter aux défenseurs ? Qu'est-ce qui doit
surtout préoccuper celui qui dirige la défense ? C'est la lutte socio-
politique, ce sont les ennemis intérieurs du régime existant. Enée
traduit bien l'atmosphère d'inquiétude, d'anxiété qui règne dans les
poleis. Personne ne peut se porter garant de leur sécurité. On y a
toujours à redouter que ne se manifestent les opposants. Ce sont des
ennemis non moins sérieux que ceux qui campent sous les murs de
la ville '. Bien loin que les luttes s'apaisent devant le danger
extérieur, les opposants sont toujours prêts à utiliser l'adversaire pour
vaincre. C'est pourquoi, selon Enée, la concorde politique "est
chose capitale en temps de siège " (X, 20). Il est tout aussi
significatif que, sur près de 25 exemples datant du IVe siècle, 5 seulement se
rapportent à l'histoire politico-militaire - tout le reste ayant trait aux
luttes internes dans les cités.
De plus, et cela vaut la peine de le souligner, Enée semble de
temps à autre oublier de quels ennemis il s'agit, de qui doivent se
protéger les citoyens : ennemis extérieurs ou opposants au régime se
trouvant dans la ville. Les conseils visant à une meilleure
organisation de la défense urbaine sont constamment imbriqués dans ceux
qui concernent l'ennemi intérieur. Pour illustrer telle ou telle
situation de caractère militaire, Enée prend souvent des exemples se
rapportant à des conflits internes (IV, 1-4 ; XVIII, 8 sqq. ; XXIV,
18; XXXI, 33 sq.).
Il y a enfin divers chapitres spécialement consacrés aux
mesures à prendre seulement contre les ennemis intérieurs. On montre
ainsi au chapitre XVII que, "dans une ville où la concorde politique
ne règne pas et où les citoyens se méfient les uns des autres", il faut
prendre des précautions particulières durant les courses aux
flambeaux, ainsi que dans les autres fêtes publiques et processions
solennelles au cours desquelles les citoyens sortent en armes hors de la

1211 Cf. R. von Pdhlmann, op. cit.. ; W.W. Tarn, "Aeneas", Oxf. Clas.
Dict. ; Cl. Mossé, op. cit., p. 226 sq.
Les mercenaires et la polis
206 (quelques aspects des luttes sociales)

ville, et aussi lors des cérémonies de halage des bateaux hors de


l'eau : car c'est à ces moments-là que ces ennemis peuvent 1
emporter. Pour déjouer les complots, Enée propose le plan suivant : que
les magistrats accomplissent d abord les sacrifices sous la protection
de soldats de confiance et qu'alors seulement, une fois qu'ils ont été
préservés de la foule [ek tou ochlou), le reste du peuple se réunisse.
La nature même des actes qui paraissent à Enée dangereux pour le
gouvernement en place - les festivités publiques, la mise au sec des
navires sur le rivage - prouve déjà assez qu'il pense au temps de paix
et qu il a notamment en vue les ennemis intérieurs. Cela ressort de
façon encore plus indubitable des exemples qu'il prend pour
illustrer sa pensée (XVIII, 2-5). Il est même nettement indiqué au
chapitre X qu'en temps de guerre les fêtes ne doivent pas se célébrer en
dehors de la ville (4).
Dès lors se pose une première question : comment Enée se
représente-t-il cette lutte et les forces qui y participent ? Ceux qui
sont au pouvoir sont menacés par des "attaques perfides", des
"révoltes", des "révolutions", des "coups d'Etat" : épiboulè (I, 6 ;
XI, 2 et 12 ; XVII, 4 ; XXII, 20), épanastasis (XI. 13), métabolè
(I, 7), néôtérismos (V, 1), neôterizein (II, 1 : X, 25 ; XVII, 5 :
XXII, 5 sq., 10 et 17 ; XXX, 1), stasimos (VIII. 4), stasiasmos
(XXIII, 3), voilà les mots qui émaillent le manuel. S'y ajoutent des
descriptions en termes généraux de la situation régnant dans la
ville : "les citoyens se soupçonnent mutuellement" (III, 3) ; "les
citoyens se méfient les uns des autres " (XXVI, 7) ; "dans une ville
où la concorde politique ne règne pas et où les citoyens se méfient les
autres"
uns des (XVII, 1).
Les forces opposées sont définies par Enée de façon tout à fait
sommaire. D'un côté sont les partisans du régime existant, ceux à
qui est destiné le manuel : ceux qui sont "dévoués et satisfaits de
l'ordre établi" (I, 6) ; "les gens sûrs" (III, 3) ; "des citoyens tout à
fait dignes de confiance" (X, 11) ; "des hommes plus sûrs" (XXTI,
17) ; "celui qu'un changement de régime mettrait le plus en
danger"
(I, 7). En face, les opposants au pouvoir, ceux qui
souhaitent un coup d'Etat, "ceux qui sont mécontents de l'ordre existant"
malveillantes"
(X, 20) ; "ceux des citoyens qui ont des dispositions
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 207

(XI, 1) ; "les adversaires du régime" (I, 6) ; "ceux qui veulent


changer l'ordre existant" (XIV, 1 ) : antistasiôtai (XI, 7) et très
souvent hoi épibouleuontes (II, 7 ; X, 3 ; XI, 14 ; XVII, 2 sq. ;
XXIII, 6), épibouleuoménoï KXII, 20), hoi bouloménoï néôtéri-
zein (II, 1 ; XVII, 5 ; XXII, 17 ; XXX, 1). Deux forces
fondamentales se manifestent ainsi dans la cité : adversaires et partisans
du régime en place.
Il est vrai que, dans des exemples historiques, nous trouvons
mentionnés oligarques et démocrates (XI, 7-10, 10 a, 11, 13, qui
sont les seuls passages où ils apparaissent). Or toutes ces mentions
appartiennent à un seul chapitre, le chapitre XI, qui est consacré
aux complots. Par contre, dans l'écrasante majorité des exemples
où il est question de luttes internes, nous ne pouvons pas dire qui est
contre qui et comment cela se terminait. C'est en cela que réside
l'originalité de VHypomnèma en tant que source historique : Enée
ne fait appel aux faits que dans la mesure où ils lui donnent la
possibilité d'illustrer ou d'éclaircir sa pensée. C'est ainsi qu'Enée raconte
longuement comment des conspirateurs ont introduit secrètement
des armes dans la ville, mais ne dit pas un mot sur les organisateurs
du complot (XXIX, 3 sqq. ). Il raconte avec force détails ce que les
conjurés firent aux verrous des portes pour que des mercenaires
puissent entrer dans la ville, mais nous ne savons pas qui étaient ces
conspirateurs (XVIII, 8 sqq. ). De nombreux exemples sont courts,
indéterminés, et la ville concernée n'est même pas nommée (par ex.
XXXI, 8 sqq., etc.).
Quelles furent, selon Enée, les causes de ces luttes internes ?
Pour répondre à cette question, considérons le chapitre XIV
consacré aux moyens permettant d'instaurer
la concorde parmi les
citoyens. Enée recommande de pousser la "masse des citoyens" le
plus possible à la concorde par différentes méthodes : en soulageant
les débiteurs par la réduction ou l'annulation complète des intérêts,
voire par la suspension d'une partie de la dette ou, s'il le faut, de sa
totalité, car "des hommes ainsi endettés sont de beaucoup les plus
dangereux à avoir auprès de soi ; il faut aussi donner des ressources
à ceux qui manquent du nécessaire". Mais comment procéder sans
léser les riches et où se procurer les fonds ? Enée répond à ces
Les mercenaires et la polis
208 (quelques aspects des luttes sociales)

questions en se référant simplement à son livre Sur l'intendance.


Les dettes et l'indigence sont donc les causes principales du
mécontentement : point de vue parfaitement confirmé par les
autres auteurs du IVe siècle et en particulier par de nombreux
témoignages d'Isocrate . Les opposants les plus dangereux sont,
aux yeux d'Enée, les pauvres, qui peuvent très facilement
s'entendre avec l'ennemi, faire un coup d'Etat et soutenir un tyran. C'est
pourquoi la chose capitale, en temps de siège, est d'assurer la
concorde parmi les citoyens (cf. X, 20).
Mais les luttes internes dont parle Enée ne se résument pas à
des conflits entre les pauvres endettés et les possédants. Le
chapitre XIV commence en effet par une phrase tout à fait significative :
"A l'égard de ceux qui, dans une cité, sont opposés à l'état de choses
existant, on doit se comporter comme je l'ai dit plus haut" ; suivent
les conseils que nous avons déjà cités sur l'attitude à avoir envers les
débiteurs. Tout se passe comme si Enée distinguait, parmi tous les
opposants au régime, ses "adversaires les plus résolus". Le
mécontentement de ces derniers est suscité par la précarité de leur
existence matérielle, et c'est justement pourquoi Enée pense qu'il est
possible de le liquider dans le cadre du régime existant. Il en va
autrement des autres mécontents dont les prétentions et les
exigences ne se limitent pas aux questions économiques et possèdent un
tout autre caractère. A leur égard, Enée se réfère aux
recommandations et conseils précédents.
Voilà certaines données qui précisent la nature des
affrontements internes dans la cité du IVe siècle et qui n'avaient pas
jusqu'ici attiré l'attention. Qu'ils aient mis aux prises oligarques et
démocrates est certainement juste dans l'ensemble : mais nous
voudrions souligner que ce serait les simplifier quelque peu que de les
réduire à ces conflits entre oligarques et démocrates. Si le concept
d'Oligarques recouvre celui de "riches" (mais non l'inverse), la
définition de ce que représentent les démocrates demande en
revanche à être précisée et ne peut recevoir qu'un contenu concret,
valable seulement pour telle ou telle cité, à tel ou tel moment de son

(22) Voir in fra, eh. VII.


Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 209

histoire. Nos sources opposent habituellement aux oligarques, c'est-


à-dire aux riches, les démocrates, c'est-à-dire le démos ' "*' ;
autrement dit, si les oligarques et les riches apparaissent dans une large
mesure comme des notions identiques, la démocratie se définit, elle,
simplement comme le pouvoir du démos, c'est-à-dire comme
quelque chose de tout à fait vague et indéterminé. Dans un Etat
démocratique on pouvait exiger la redistribution des terres et l'abolition
des dettes : mais la réalité était beaucoup plus complexe qu'on ne le
dit parfois ' ' et c'est cette complexité, correspondant parfois à des
contradictions dans la réalité et débordant le cadre étroit de
l'opposition entre oligarques-riches et démocrates-pauvres, qui se reflète
dans le traité du praticien militaire qu'était Enée.
A ce propos, il est normal de s'interroger sur les positions
sociales et politiques d'Enée lui-même. Dans son Histoire du
communisme et du socialisme antiques, R. von Pôhlmann y a prêté une
certaine attention : mais en voyant seulement dans Enée un
défenseur des riches et dans son Hypomnèma une oeuvre opposée à Voch-
los, il a abordé le problème, nous semble-t-il, d'une manière
quelque peu schématique ' ■"' : il n'a pas suffisamment tenu compte du
fait que le Commentaire était avant tout un manuel qui devait aider
à se défendre contre l'ennemi - que celui-ci se tienne sous les murs
de la ville (comme il est dit dans le titre et comme on le comprend
habituellement) ou qu'il soit un ennemi intérieur (comme il nous
semble plutôt). W.A. Oldfather ' ' a au contraire noté en passant
qu'Enée n'a apparemment pas de sympathies politiques bien
définies, et H. Bengtson pense de même en soulignant le caractère

(23) Chez Enée, opposition des riches et du peuple : XI, 7-10 ; des riches et
du peuple (régime démocratique) : XI, 10 a -11 ; des riches-oligarques
et du peuple : XI, 3.
(24) Par ex. : E. Balogh, Political Refugees in Ancient Greece
(Johannesburg, 1943), p. 31 (bibliographie p. 105, n.101) ; cf. Cl. Mossé, op.cit.,
p.224.sq. ; LA. F. Bruce, "Athenian Foreign Policy in 396-395 B.C.",
CJ58 (1963) p. 291.
(25) De même H. Bengtson, qui note l'étroitesse de la conception de R. von
Pôhlmann ("Die griechische Polis...", p. 459).
(26) W.A. Oldfather, op.cit., p. 16 sq.
Les mercenaires et la polis
210 (quelques aspects des luttes sociales)

militaire des recommandations faites à propos des riches par Enée


qui se souciait peu de qui était au pouvoir '" '.
Pour tenter de comprendre les positions de notre auteur, il faut
encore examiner un autre groupe de témoignages. Soulignant
l'importance de la surveillance des portes, Enée (spécialement dans
le chapitre V) examine à qui il convient de confier cette
responsabilité. Selon lui, leurs gardiens ne peuvent être des gens pris au
hasard ; ils doivent être des citoyens aisés et non des pauvres qui, "à
cause de leur indigence, ou d'obligations pressantes '" , ou de
quelque autre difficulté, sont susceptibles d'être corrompus par
révolutionnaire"
d'autres ou de faire eux-mêmes de la propagande
(V, 1). A titre d'exemple, Enée cite le tyran du Bosphore Leucon
qui congédiait du service ceux qui s'étaient endettés par la faute du
jeu de dés ou de n'importe quel excès (V, 2). Les parties de la ville
les plus accessibles à l'ennemi doivent être surveillées "par les
citoyens les plus riches, les plus considérés et occupant quelques-
unes des situations les plus importantes dans la cité ' . car c'est à
eux surtout qu'il appartenait de ne pas s'abandonner aux
jouissances, mais plutôt, en se souvenant de leur rang, de faire preuve de
vigilance"
(XXII, 15).
Les sympathies d'Enée sont enfin éclairées par le conseil
suivant, qui est extrêmement significatif : qu'il faut se comporter
envers les gardiens des murailles en tenant compte du caractère de
chacun - en adressant aux uns des éloges, aux autres des prières,
sans jamais se fâcher contre quelqu'un. S'il faut cependant punir
quelqu'un pour négligeance ou indiscipline, il faut alors "choisir les
plus riches et ceux qui ont le plus de puissance dans la ville"

(27) H. Bengtson, "Die griechische Polis...", p. 461 sq.


(28) On pense évidemment aux créances. Cf. Liddell-Scott-Jones, "Sunal-
lagma "="commitments", avec référence à ce passage d'Enée ; de
même Hunter, Barends : "obligation" ; Oldfather : "agreement" ;
Beljaev : "circonstances".
(29) La dernière expression est traduite de façon variable, selon la façon
dont on comprend "îa mégista" : Oldfather, Beljaev ("les plus hautes
fonctions") ; Hunter, op. cit., p. 233 ; L.P. Marinovi^. op. cit., p. 60,
n.48.
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 211

(XXXVIII, 5) '30l II apparaît clairement qu'un fait infime, un


rien pouvait servir de prétexte à une sédition générale : d'où le
conseil d'encourager par tous les moyens les simples soldats et de ne pas
se mettre en colère contre eux. On pouvait procéder différemment
avec les riches et les notables : car ceux-ci, ayant de bonnes raisons
de se battre, pouvaient être châtiés sans conséquence sérieuse et
pour servir d'exemple aux autres.
L'attention accordée aux masses et la méfiance envers la foule
(ochlos) s'observent également à maintes reprises dans d'autres
chapitres du traité. C'est ainsi qu'au chapitre XXIII Enée conseille de
ne pas sortir inconsidérément de nuit hors des murailles avec une
foule d'hommes {met'ochlou) de peur qu'un conspirateur n'en
profite pour tenter un coup.
Tous ces conseils s'expliquent bien sûr avant tout par le
réalisme d'Enée, son bon sens, son appréciation raisonnable de la
situation. Les riches retiennent son attention parce qu'ils lui
semblent les plus solides défenseurs de la cité et que leur richesse est, à
ses yeux, la garantie de leur fidélité - comme il en va des gens qui
ont femmes et enfants (V, 1) ou de ceux qui, en cas de révolution,
seraient menacés des plus grands malheurs (I, 7) -, tandis que les
pauvres, privés du nécessaire et accablés de dettes, lui inspirent la
plus grande méfiance ' '. Il semble cependant que ce n'est pas
seulement son esprit pratique qui l'ait ici guidé : dans les extraits
précédents se manifestent ses sympathies sociales.
Peut -on en conclure au penchant d'Enée pour les oligarques ?
A la lumière de ce qui vient dêtre dit, il apparaît que non : car la
démocratie n'est pas du tout exclue du fait que, parmi les hommes
au pouvoir et leurs partisans, se trouvent hoï euporoï, hoï ta pleista
kektèménoï. Il est vrai qu'Enée prend à titre d'exemple (là où le
sens de la révolution apparaît clairement) des histoires

(30) Voir L.W. Hunter, op.cit., p.233 ; L.P. Marinovic, op.cit., p.60,
n.48.
(31) Cf. Xén., Poroï, IV, 51. Voir aussi E.D. Frolov, "Les tendances
politiques de Xénophon dans les Poroï", Problèmes d'histoire socio-
économique du monde antique (en russe ; Moscou-Leningrad, 1963)
p.207.
Les mercenaires et la polis
212 (quelques aspects des luttes sociales)

d'oligarques : mais les épisodes de cette nature sont très peu


nombreux (4 en tout sur un total d'une vingtaine). Dans l'un, on
rapporte une révolte couronnée de succès (à Corcyre : XI, 13-15) et,
dans les trois autres, des tentatives infructueuses (à Hèraclée, ainsi
qu'à Sparte "dans l'ancien temps" et à Argos : XI, 7-12). En sens
inverse, il est également peu propable qu'on puisse y voir le reflet
des sympathies de notre auteur pour la démocratie. On conclura
plutôt qu'une prédominance aussi marquée d'exemples dont les
protagonistes ne sont pas identifiés prouve qu'Enée ne se soucie
nullement de savoir qui, des oligarques ou des démocrates, se trouvent
menacés. Si l'on se rappelle aussi en quels termes généraux Enée
définit les forces ennemies dans la polis, il faut bien reconnaître
qu'il n'est guère possible de préciser ses tendances politiques.
L'important pour Enée, c'est l'existence même de ces forces
ennemies ; qui des oligarques ou des démocrates sont au pouvoir, qui
tente de fomenter un coup d'Etat, c'est comme si cela lui était
parfaitement indifférent. Une telle position sied tout à fait à un auteur
de manuel militaire : il écrit à l'attention des détenteurs du pouvoir
et de leurs partisans, qu'ils soient oligarques ou démocrates.
A la lecture de YHypomnèma, la fréquence du nom homonoïa
et du verbe homonoéô saute aux yeux (X, 20 ; XIV, 1 ; XVII, 1 ;
XXII, 21) : appels à la concorde qui se rencontrent chez les
politiciens, philosophes et orateurs du IVe siècle. La question du sens de
ce slogan en matière sociale et politique, et de sa relation avec les
sympathies politiques de tel ou tel auteur, est complexe et exigerait
une étude spéciale : c'est ainsi que Dèmosthène, quand il appelait
les Grecs à s'unir contre Philippe, mettait sans doute dans le
concept d'homonoïa un autre contenu qu'Isocrate. De façon générale,
on peut cependant dire que la diffusion de ce slogan est sans aucun
doute liée à 1 exacerbation des luttes socio-politiques dans les poleis
du IVe siècle. Le climat d'ensemble et l'esprit du temps ont bien sûr
influencé Enée, mais il est peu probable que ses appels à la
concorde puissent révéler ses sympathies socio-politiques '' . Quand il

(32) Cf. V.G. Boruchovic, "Signification des termes d'homonoïa et


d'eunoïa dans la littérature sociale et politique d'Athènes dans la
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 213

invoque Vhomonoïa, il réagit en praticien : c'est parce qu'il voit


dans les gens hostiles au régime existant le principal danger pour
une ville assiégée et qu'il considère qu'en temps de siège la concorde
civique est le plus grand des biens, c'est pour cela qu'il propose
certaines mesures pour y parvenir. Le caractère pratique de sa
démarche apparaît, de façon particulièrement claire, dans le
chapitre XIV où il parle de la nécessité d'instaurer la concorde surtout en
face du danger : mais ce qui se passera après la levée du siège
n'intéresse absolument pas Enée. Notons que ses projets ne sont pas
du tout utopiques. Leur réalisme est confirmé par toute une série de
faits tirés de l'histoire de la poliorcétique, par exemple par ce qui se
produisit à Olbia lors de l'attaque de Zopyrion, un des généraux
d'Alexandre le Grand : les Olbiopolites furent alors obligés de
décider, entre autres, une remise de dettes (Macrobe, Saturn., I, 11,
33).
Tout de suite après la parution de notre article sur Enée '**',
V.F. Beljaev, dans l'introduction à sa traduction de la
Poliorcétique, a voulu trouver chez Enée des tendances démocratiques - ce
qui l'amenait à contester notre interprétation de sa position
sociale '**'. Sans tenir compte de notre argumentation, V.F.
Beljaev avance quatre arguments en faveur de sa thèse.
D'abord, que "tous les complots mentionnés dans le traité
- quand est précisée l'identité de leurs auteurs - sont justement
organisés contre le peuple par les membres des couches aisées et les
partisans des oligarques, et que par conséquent tous les conseils relatifs
à la prévention des intrigues ennemies s'adressent aux représentants
de la démocratie". "L'attitude même de l'auteur envers les
représentants des diverses couches sociales est, elle aussi, significative",
écrit aussi Beljaev : "alors que l'auteur estime possible de ne pas
ménager les citoyens aisés..., il fait montre de beaucoup d'attention
et de tact quand il s'adresse aux simples gens". Le troisième

seconde moitié du IVe siècle" (en russe), Lie. zap. Gor'kovskogo gos.
ped. in-ta in. jaz. 5 (1957) p. 113-124.
(33) L.P. Marinovic, op.cit., p.49-77.
(34) V.F. Beljaev, "Enée le Tacticien...", p. 253 sq. et n.33.
Les mercenaires et la polis
214 (quelques aspects des luttes sociales)

argument tient au jugement d'Enée sur les activités de Denys


l'Ancien. Jusqu'au vocabulaire d'Enée qui, selon Beljaev,
confirmerait ses convictions démocratiques.
Considérons chacun de ces arguments. Des exemples de
complots anti-gouvernementaux contenus dans le traité, nous avons
déjà parlé : remarquons seulement que, dans l'exposé de Beljaev, le
tableau d'ensemble se trouve altéré dans la mesure où il passe sous
silence un fait très important - le fait qu'il n'y a que 4 exemples sur
une vingtaine où l'on précise qui avait organisé le complot ' .
L'attitude d'Enée envers les activités de Denys l'Ancien ne
prouve rien, parce qu'elle se justifie, comme l'écrit Beljaev lui-
même, par des nécessités militaires. Et ce sont aussi ces nécessités
militaires, et pas du tout une quelconque sympathie envers les
"simples gens" comme le suppose Beljaev, qui imposent, selon Enée, de
forcer les citoyens aisés (entre autres, soulignons-le) à faire leur
devoir pour défendre la ville. Les dernières considérations de
Beljaev, sur le le vocabulaire du traité, sont très intéressantes, bien que
ses jugements sur des termes tels qu Ochlos ou hoïta pleista kektè-
méno ï soient un peu trop catégoriques. Même si l'on reconnaît la
valeur de ce dernier argument en faveur des opinions démocratiques
d'Enée, cela ne prouve cependant aucunement la faiblesse de notre
interprétation de ses positions sociales.
Considérons maintenant quelques-unes des mesures concrètes
préconisées par Enée contre les mécontents du régime existant ' .

(35) V.F. Beljaev donne davantage d'exemples (5), car il se réfère à 4 des 5
épisodes énumérés par Enée dans son chapitre sur les complots (XI) et
en XXIII (il laisse tomber, on ne sait pourquoi, l'exemple de Lacédé-
mone en XI, 12). Mais les références à XI, 3-6 (Chios) et à XXIII, 7-
11 suscitent des réserves : car, à la différence d'Argos (XI, 7-10),
d'Hèraclée (XI, 10 a- 11), de Lacédémone (XI. 12) et de Corcyre (XI,
13-15) où Enée parle clairement d'une révolte des riches et des
oligarques, on ne précise pas dans ces deux cas qui s'insurge contre qui (bien
qu'en XXIII, 7-11 il s'agisse, selon toute vraisemblance, d'une
révolution anti-démocratique).
(36) Cf. LA. F. Bruce, "The Political Terminology of the Oxyrhynchus
Historien", Emerita 30 11962) p. 63 sqq.
(37) Pour plus de détails, voir L.P. Marinovic, op. cit., p. 62-65.
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 215

Au début du traité est indiqué dans quels contingents doivent être


réparties les forces civiques et quelles sont les qualités physiques et
morales que doivent posséder ceux qui en font partie. Les membres
d'un commando, en particulier, doivent être "dévoués et satisfaits
de l'ordre établi" : commando qui sera d'un grand poids en face des
complots, car "il devient aisément la terreur des citoyens du parti
opposé"
(I, 6 sq.). Dans le chapitre suivant sont énumérées les
mesures à prendre contre ceux qui voudraient faire une révolution
et pour contrôler les espaces dégagés à l'intérieur de la ville. Le
caractère même de ces indications montre clairement qu'on ne vise
ici que les ennemis intérieurs (Enée recommande de les rendre le
plus possible impraticables "à ceux qui veulent tenter une
révolution") : mais les deux exemples qui suivent ressortissent à l'histoire
militaire (II, 2-6) - si bien que dans ce chapitre on tient compte tout
à la fois des ennemis extérieurs et intérieurs, comme on l'observe
constamment dans VHypomnèma. Il en va de même dans le
chapitre IV consacré aux signaux convenus : leur nécessité est illustrée
par deux exemples se rapportant, l'un, aux luttes internes et l'autre
à l'histoire militaire. D'autre part, ce ne sont pas seulement les
soucis de protection contre l'ennemi (extérieur), mais aussi les craintes
de manifestation à l'intérieur de la ville qui dictent l'organisation de
la défense urbaine et des services de surveillance (chap. XXII). Les
gardes sur les murailles, à Yagora, près des bâtiments officiels et du
théâtre doivent être nombreux ; il faut sans arrêt faire passer les
sentinelles d'un poste à un autre ; celles-ci ne doivent pas connaître
à l'avance ni le lieu ni l'heure où ils prendront leur service ; leurs
chefs aussi doivent être souvent renouvelés. C'est à ces conditions
que personne ne pourra "agir en faveur de l'ennemi ou prendre
l'initiative d'une révolution" (XXII, 5), et qu'"un acte
gardes"
révolutionnaire n'est guère possible de la part des (XXII, 10).
Très significatif également le conseil de dispenser de garde,
pendant les fêtes publiques, les citoyens qui ne sont pas dignes de
confiance et de ne la confier qu'aux plus sûrs. Mesure particulière
de protection qu 'Enée justifie par le fait que c'est pendant les fêtes
que se perpètrent le plus souvent les complots antigouvernementaux
(XXII, 16 sq.).
Les mercenaires et la polis
216 (quelques aspects des luttes sociales)

Dans une ville dont les citoyens "se soupçonnent


mutuellement ", on doit placer des hommes sûrs au pied de chaque montée
menant sur le rempart (III, 3) - conseil répété, sous une forme
légèrement différente, au chapitre XXVI, 1-7.
Très important est le chapitre X où l'on énumère en détail les
dispositions qui doivent être prises dans une ville qui se prépare à
subir un siège. A côté des mesures de caractère proprement
militaire, Enée estime nécessaire d'en indiquer plusieurs autres dirigées
tant contre l'ennemi (extérieur) que contre l'ennemi intérieur, "afin
d'effrayer les révolutionnaires et de prévenir leurs menées". Toutes
les fêtes doivent se célébrer à l'intérieur de la ville. Les particuliers
ne peuvent se rassembler ni de jour ni de nuit ; ils ne pourront se
rencontrer, en cas de nécessité, qu'avec l'accord des magistrats et
dans un bâtiment officiel (par exemple, au prytanée). Aucun des
citoyens et des métèques ne pourra quitter la ville sans autorisation.
Celui qui possède plus d'un équipement doit se faire
enregistrer, et nul n'a le droit d'en faire sortir de la ville ni d'en importer
(X, 7) ; les étrangers qui arrivent dans la ville sont obligés de porter
leus armes bien visibles et de les remettre immédiatement (X, 9). La
vente des armes n'est cependant pas interdite ; elle sera simplement
contrôlée, "afin qu'aucun fauteur de mouvement révolutionnaire ne
les ait à sa disposition " (XXX, 1 sq.).
Un long chapitre (XXIX) est consacré à l'introduction
clandestine d'armes. Quand un danger, externe ou interne, menace la
ville, il faut instaurer un contrôle sévère sur tout ce qui est importé
dans la ville - contrôle justifié, aux yeux d'Enée, par le fait que des
armes étaient souvent importées en secret dans des vases, des
paniers, des chariots de bois mort, des ballots de vêtements, etc.
Une autre série de dispositions concerne les étrangers. Aucun
aubergiste n'a le droit de les accueillir sans l'autorisation des
autorités qui noteront chez qui est descendu tel ou tel d'entre eux (X, 9) ;
les portes des auberges seront fermées, pour la nuit, par les
archontes. Tous ceux qui séjournent dans la ville aux fins d'enseignement
ou pour tout autre raison doivent se faire enregistrer (X, 10). Aux
ambassadeurs des autres cités, de tyrans ou d'une armée il faut
adjoindre, durant leur séjour dans la ville, les citoyens auxquels on a
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 217

le plus confiance (X, 11). De temps en temps on chassera hors de la


ville tous les vagabonds (c'est-à-dire les désoeuvrés) figurant parmi
les étrangers (X, 10) (38).
Enée recommande enfin de prendre des mesures de précaution
particulières envers les bannis : tout rapport (personnel ou épisto-
laire) est interdit avec eux sous peine de châtiment (X, 6).
On comprend pourquoi les étrangers, et tout particulièrement
les bannis réfugiés en ville, faisaient courir un danger à la cité en
temps de siège ou de troubles internes. E. Balogh, qui a consacré
une étude spéciale aux exilés politiques et notamment à leur
situation juridique, indique qu'en règle générale les relations qu'ils
entretenaient avec leur cité d'accueil étaient amicales, mais qu'il
existait à cela des exceptions suscitées par des circonstances
particulières '**"'. Ce que dit Enée· constitue une telle exception (signalée
par Balogh). Les bannis pouvaient inquiéter, entre autres raisons,
parce qu'il leur arrivait de servir comme mercenaires. Les pauvres,
les vagabonds {hoï talaïpôroï) étaient particulièrement dangereux :
car ces gens sans attaches ni traditions étaient les plus enclins au
désordre et à l'aventure ' ' - d'où la recommandation d'Enée de les
chasser de temps à autre hors de la polis.
"A quiconque dénoncera un membre d'un complot contre la
cité ou un contrevenant à l'un des règlements cités plus haut, on
promettra une somme d'argent qui sera exposée publiquement à
V agora, ou sur un autel, ou dans un temple, afin d'encourager
davantage les révélations touchant les règlements ci-dessus
mentionnés"
(X, 15).
A côté de ce genre de conseils, Enée donne aussi une série de
prescriptions qui ne peuvent être considérées autrement que
dirigées contre l'ennemi intérieur. Après avoir parlé des dispositions

(38) Talaïpôros. Cf. Liddel -Scott- Jones, 2 : "vagrant", "vagabond", avec


référence à ce passage d 'Enée ; même chose chez Hunter et Oldf ather ;
Barends : "poverty-stricken" ; Blejaev : "les malades et les pauvres".
Voir aussi les commentaires de Hunter, p. 131.
(39) E. Balogh, op.cit., p. 52 sqq.
(40) Cf. les témoignages d'Isocrate sur les dangers que représentent les
vagabonds sans abri, hoï planôménoï (voir infra, ch. VII).
Les mercenaires et la polis
218 (quelques aspects des luttes sociales)

relatives aux mercenaires, il poursuit : "II faut ensuite s'occuper


des autres catégories sociales ' ' et observer d'abord si la concorde
politique règne entre les concitoyens, en se disant que c'est chose
capitale en temps de siège" ; si ce n'est pas le cas, il faut écarter,
sans éveiller les soupçons, "ceux qui forment l'opposition au régime
existant", en particulier leurs dirigeants et les instigateurs de
menées antigouvernementales - le mieux étant de les éloigner de la
ville sous un quelconque prétexte honorifique (X, 20).
Le chapitre XI, qui s'intitule de façon prometteuse "Les
complots", ne nous apporte malheureusement que très peu d'éléments
nouveaux. "Il faut également faire très attention, y est-il dit, à ceux
des citoyens qui sont dans l'opposition". Une telle mise en relief de
la question des ennemis intérieurs, dans un chapitre spécial faisant
suite à des développements si riches, témoigne encore une fois de
son importance particulière pour la cité, et par conséquent aussi
pour Enée dans son Commentaire.
Enée tient donc constamment compte, dans son manuel
militaire, de la possibilité d'une lutte intérieure. Les mesures qu'il
préconise doivent aussi bien protéger la ville contre ses ennemis que
gêner les conspirateurs dans l'accomplissement de leurs desseins.
Bien plus, dans toute une série de cas, il est patent qu'il ne pense
qu'aux ennemis intérieurs - ce qui ne prouve pas, bien sûr, que de
temps à autre, dans telle ou telle cité, la concorde ne pouvait régner
entre les citoyens. Mais de telles périodes sont plutôt regardées
comme des exceptions à la règle : certains conseils (en petit nombre)
sont donnés avec l'indication qu'on ne pouvait les suivre que s'il y
avait unanimité parmi les citoyens. C'est ainsi qu'en décrivant
longuement (XXII, 1-20) les diverses précautions qu'il faut prendre
pour la surveillance des murailles, Enée souligne spécialement à la
fin qu'il ne faut, de nuit, allumer des lampes sur la muraille que si
"tous les citoyens pensent de même et si personne n'entretient de

(41) Hunter,
men" Oldfather : "other classes" ; cf. Liddel-Scott-Jones : "class of
; Barends : "population, group" ; autrement Beljaev : "il
convient de se préoccuper d'arranger les autres affaires".
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 219

soupçons dans la cité" (XXII, 21) (42).


Dans notre traité, les mercenaires n'occupent, à première vue,
qu'une très faible place. Dans les conseils qu'il donne, Enée ne les
mentionne effectivement que peu souvent - aux chapitres X, XII,
XIII, XXII et XXIV. Mais si on considère les exemples qu'il
fournit à l'appui, on a une tout autre impression : parmi la vingtaine
d'exemples empruntés à l'histoire du IVe siècle, presque la moitié
fait intervenir des mercenaires, et ils sont présents dans 9 des 17 cas
relatifs aux luttes sociales. Lorsqu'Enée fait état de la réalité
historique, les mercenaires jouent donc un rôle beaucoup plus important.
La nature de ses conseils rend compte de cette contradiction
apparente : Enée ne parle des mercenaires que lorsqu'il croit nécessaire
de les distinguer du reste de l'armée ; ordinairement, il parle des
soldats en général. De fait, dans les cinq chapitres où apparaissent
les mercenaires, les conseils donnés ne concernent qu'eux seuls et
η 'ont aucun rapport avec les citoyens. La rareté des allusions qui y
sont faites ne prouve donc pas la minceur de leur rôle ; leur contenu
atteste au contraire son importance. De quels conseils s'agit-il ?
Tout d'abord, parmi les déclarations qu'il convient de faire
dans une ville qui se prépare à subir un siège, Enée en énonce
deux : "Dans un camp de mercenaires", il faut annoncer à tous :
"quiconque veut s'en aller parce qu'il est mécontent de sa situation
peut partir ; mais <s'il essaie de quitter la ville*> plus tard, il sera
vendu comme esclave" (X, 18 sq.) ; "pour les fautes moindres, ce
sera la prison ou l'amende, conformément au règlement en vigueur.
Si quelqu'un, manifestement, porte un tort quelconque à l'armée ou
sème la dissension dans le camp, qu'on applique la peine de mort"
(X, 19). Cette première déclaration est de caractère
fondamentalement militaire. Lors de l'enrôlement, étaient apparemment
stipulées certaines obligations réciproques entre soldats et employeur :
mais une circonstance imprévue, en l'occurrence un siège, donnait
aux mercenaires le droit de rompre le contrat. Les défenseurs de la
ville, dans des circonstances aussi dramatiques, s'efforçaient de

(42) Sur les exemples, chez Enée, de luttes internes dans les villes, voir
L.P. Marinovic, op. cit., p. 66 sq.
Les mercenaires et la polis
220 (quelques aspects des luttes sociales)

mettre le maximum de chances de leur côté et en particulier de


prévenir, dans la mesure du possible, le mécontentement d'une partie
de l'armée, c'est-à-dire des mercenaires. Ainsi s'explique la
permission faite à tous ceux qui le désirent de quitter la ville. En
abandonnant l'armée et la polis au mépris de la déclaration, le mercenaire se
transformait du même coup en ennemi et, après sa capture, en
prisonnier, avec qui il convenait d'agir comme on le faisait au
IVe siècle avec les prisonniers de guerre, c'est-à-dire en le vendant
comme esclave. La rigueur du châtiment infligé pour tort causé à
l'armée est remarquable ; elle est apparemment dictée par la
tension née de l'état de guerre.
Notons également ceci : l'existence même d'une semblable
déclaration parmi les nombreux kèrugmata qu'il faut faire dans la
ville, est en soi significative. Enée ne se pose même pas la question
de savoir s'il y a des mercenaires en service dans la cité : car c'est
une chose habituelle dans la vie d'une cité en guerre, si bien qu'il
écrit tout naturellement : "Dans un camp de mercenaires... il faut
proclamer...". Rappelons à ce propos que le manuel était destiné à
toutes les cités grecques, dont la majorité était de très petites
dimensions (cf. Xén., HelL, V, 4, 36).
Autre déclaration au sujet des mercenaires : "Qu'on n'engage
pas de soldats et qu'eux-mêmes ne s'engagent pas hors de la
présence des magistrats" (X, 7). Ici aussi on visait des fins militaires,
mais on tenait en même temps compte de la possibilité que ces
mercenaires fussent utilisés par les opposants à l'intérieur de la ville.
Dans le chapitre XII est signalé le danger, encore plus précis,
qu'ils faisaient courir au régime en place. Il s'agit ici de savoir
comment utiliser des alliés et des mercenaires sans menacer l'état de
choses existant. Quand on a recours à des mercenaires, "il faut
toujours que les citoyens qui les engagent leur soient supérieurs en
nombre et en force : sinon, ils tombent en leur pouvoir, eux et la
cité"
(XII, 2). Après en avoir fourni un exemple, Enée répète ce
conseil à la fin du chapitre (XII, 4), en expliquant à nouveau ce qui
justifie une telle précaution : "Quand une cité utilise des
mercenaires, il faut toujours qu'elle l'emporte de beaucoup sur la puissance
des mercenaires ; il n'est pas sans danger en effet de se laisser
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 221

dominer par les troupes étrangères et de tomber au pouvoir des


mercenaires" {xénokrateisthaï kaï épi misthophoroïs gignesthaï).
Outre qu'Enée a estimé nécessaire de consacrer un chapitre
spécial à la façon d'utiliser sans danger des mercenaires, il est très
significatif, pour qui veut juger de l'extension du mercenariat, que
soit même envisagée la possibilité d'une prédominance de ces
contingents sur les forces civiques. Comme nous l'avons déjà remarqué,
quand existait dans la cité un climat de trouble, de mécontentement
et d'agitation qui pouvait dégénérer en soulèvements armés, un
danger particulier était représenté par les mercenaires qui
constituaient la force réelle à laquelle recouraient les oligarques et les
démocrates, ainsi que les tyrans. Il est encore plus significatif que,
parmi les 10 exemples faisant intervenir les mercenaires, il y en ait 9
qui concernent les luttes internes dans les cités ou des tentatives
faites par des chefs mercenaires pour établir une tyrannie, et un seul se
rapportant à la guerre proprement dite. Dans l'histoire du
IVe siècle, bien des faits sont là pour prouver que les craintes
d'Enée et ses conseils étaient fondés : nous nous cantonnerons aux
exemples cités par Enée, d'autant plus qu'il est notre seule source
pour la majorité d'entre eux.
A Argos, ce sont les oligarques qui tentèrent une révolution
avec l'aide des mercenaires. Cet épisode, qu'Enée est le seul à nous
relater, appartient sans doute aux luttes sociales qui se terminèrent
dans cette ville par le skutalismos de 370 . Les mercenaires
constituaient évidemment la force principale des oligarques : lors de leur
seconde tentative contre le peuple, les riches en enrôlèrent et se
mirent à en introduire dans la cité. Le complot échoua, parce que le

(43) Xénokrateisthaï.... Cf. Liddell-Scott-Jones : "to be in the power of


troups"
mercenary ; Ch. Mahlstedt, Uber den Wortschatz des Aineias
Taktikus (Jena, 1910) p. 83 : "von Sôldnern beherrscht werden, in
ihren Hânden sein". CJjez Enée, dans un chapitre consacré aux
mercenaires et aux alliés où l'on juxtapose xénokrateisthaï kaï épi
misthophoroïs gignesthaï et où la deuxième expression se rapporte très
précisément aux mercenaires, il est possible de traduire plutôt xénokrateisthaï
par "se trouver au pouvoir des étrangers", c'est-à-dire des alliés. Cf. les
traductions d'Oldfather, Hunter, Barends et Beljaev.
(44) L.W. Hunter, op.cit., p.137 sq. ; W.A. Oldfather, op. cit., p. 67, n.l.
Les mercenaires et la polis
222 (quelques aspects des luttes sociales)

"prostates" du démos, averti par des traîtres, empêcha les


oligarques de passer à l'action en même temps que leurs mercenaires (XI,
7-10).
Dans le chapitre consacré à la surveillance des portes, est
mentionné un conflit survenu dans une certaine ville d'Achaïe : un des
camps décida d'avoir recours à des mercenaires et les fit entrer
secrètement dans la ville (XVIII, 8). On regrettera qu'une lacune
ait fait disparaître le nom de cette polis et qu'Enée; qui consacre
toute son attention à nous expliquer en détail toutes les subtilités du
maniement des clenches et des verrous, ne donne aucun
renseignement supplémentaire sur ce conflit .
Il est encore question de la participation des mercenaires aux
luttes sociales dans deux passages où ne figure aucun nom propre.
Ces exemples sont très curieux ; ils montrent, de façon
particulièrement claire, quelle était la diversité des ruses et subterfuges
auxquels on recourait pour vaincre l'adversaire. C'est ainsi que, dans
une certaine ville, les conjurés firent courir le bruit, depuis le
territoire, qu'allait se produire une attaque de brigands ; quand la
nouvelle se répandit en ville, ils appelèrent les citoyens à la rescousse ;
après les avoir réunis près des portes, ils les installèrent un peu plus
loin, comme pour une embuscade ; puis ils dirent qu'ils allaient
eux-mêmes au devant de l'ennemi et se dirigèrent vers là où se
tenaient cachés des mercenaires arrivés par mer ; ayant ainsi
éloigné de la polis la plupart des soldats citoyens, ils firent entrer les
mercenaires par un chemin détourné comme si c'était une partie de
l'armée qui revenait, de telle sorte qu'ils prirent la ville avec leur
aide et chassèrent leurs adversaires qui se trouvaient parmi les
citoyens placés en embuscade (XXIII, 7-11).
C'est un tableau très vivant qui est présenté au
chapitre XXIX. Pour mettre en garde contre toutes les ruses utilisées par
les importateurs de marchandises, Enée rapporte l'histoire
suivante : pour les mercenaires et les comploteurs non armés, on
introduisit secrètement dans la ville des cuirasses, des javelots, des
lances, des casques, des cnémides, de petites épées, des arcs, des

(45) L.W. Hunter, op.cit., p. 163 ; W.A. Oldfather, op.cit., p.94 sq.
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 223

flèches et d'autres armes, en les dissimulant dans des nattes, dans


des paniers pleins de raisins secs et de figues, dans des coffres et des
ballots de vêtements, dans des amphores remplies de blé, de figues
sèches et d'olives - les petites épées étant fichées, nues, dans des
melons et les chefs pénétrant dans la ville dans un chariot, sous du
bois mort. La nuit, au signal convenu, les conjurés s'élancèrent
pour prendre les armes, ouvrant les coffres, défaisant les ballots,
éventrant même les paniers dans leur hâte et cassant les amphores.
Après s'être armés, les uns se dirigèrent vers les portes pour laisser
entrer les mercenaires, et les autres vers les bâtiments publics et les
maisons de leurs adversaires (XXIX, 4-10).
Dans le traité d'Enée, apparaît aussi clairement le lien entre le
mercenariat et l'autre phénomène caractéristique de ce siècle de
crise - la tyrannie. Les renseignements sur ce point sont d'inégale
valeur, mais ont une caractéristique générale qui souligne les
relations étroites existant entre mercenaires et tyrans : il n'y a pas un
seul récit relatif aux tyrans qui ne les mettent en scène. Quand Enée
parle, en termes très généraux, de la prise du pouvoir par un tyran à
Hèraclée (XII, 5), il a sans doute en vue l'histoire de Cléarque qui
se déroule en 364 '4 ' et est connue par d'autres sources. Il est vrai
que, par comparaison avec celles-ci, Enée n'apporte rien de
nouveau, mais son récit est intéressant à un autre point de vue : il
présente, de même apparemment que beaucoup de ses contemporains,
l'arrivée au pouvoir de Cléarque comme le résultat de la prise d'une
ville par des mercenaires. Cet exemple lui sert à illustrer le danger
que représente l'utilisation par une cité de nombreuses troupes
mercenaires.
Les deux autres épisodes ne nous sont connus que par Enée. La
prise de Clazomènes par Python, qui avait également agi avec l'aide
de mercenaires, fut une manifestation de la lutte sociale. Après
avoir provoqué un embouteillage de chariots en travers d'une porte
urbaine, les mercenaires cachés à proximité firent irruption dans la
ville et s'en emparèrent avec l'aide des partisans de Python

146) L.W. Hunter, op.cit., p. 139 sq. et 143 sq. ; W.A. Oldfather, op.cit.,
η 73 <tn .
p.73sq
Les mercenaires et la polis
224 (quelques aspects des luttes sociales)

(XXVIII, 5) |47(.
Le traité d'Enée nous fait enfin connaître la tentative du Rho-
dien Téménos pour s'emparer de Téos (XVIII, 13-19). Cet épisode
illustre le fait que, lors de la fermeture des portes, il fallait faire très
attention, étant donné tous les subterfuges et ruses qui permettaient
de venir à bout des clenches. C'est pourquoi Enée s'intéresse
exclusivement aux détails de caractère technique et ne dit presque rien
sur notre sujet : ni sur Téménos, ni sur cet épisode que nous ne
savons même pas à quel événement rattacher. Le plus
vraisemblable est que Téménos était un chef mercenaire qui agissait pour son
propre compte et tentait d'établir son pouvoir sur la ville. Comme le
montrent d'autres faits tirés de l'histoire du IVe siècle, on usait de
moyens très différents pour instaurer la tyrannie, au nombre
desquels figurait évidemment la prise directe de la ville avec l'aide de
mercenaires. Enée ne mentionne en tout cas ni quels étaient les
partisans de Téménos dans la ville, ni quelles étaient les autres forces à
sa disposition.
Tels sont les renseignements concrets que l'on peut tirer de ce
traité militaire sur la participation des mercenaires aux luttes
sociales dans les poleis, sur les rapports des mercenaires avec les
tyrannies de second plan et sur la transformation des mercenaires en
force sociale.
Quels sont les autres aspects du mercenariat évoqués dans ce
manuel pratique ? De quelles autres questions relatives aux
mercenaires Enée estimait-il nécessaire de parler dans cette oeuvre
consacrée à la défense des villes assiégées ?
Presque tout le chapitre XXIV traite des mots de passe dans
les contingents mercenaires ou alliés originaires "de diverses villes
ou populations" (XXIV, 1 sq. ). Il ne fallait pas y user de mots dont

le sens pouvait s'exprimer d'une autre manière, car les variantes


régionales les rendaientdifficiles à retenir : comme Ares et
Enyalios, Athèna et Pallas, "épée" et "glaive", "flambeau" et
"lumière ', etc. Si l'on donne comme mot de passe une des ces
variantes régionales, il peut se produire des confusions qui seront

(47) Date inconnue. Sur Python, voir L.P. Marinovic. op. cit., p. 71. n.77.
avec bibliographie.
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 225

parfois dommageables.
Ce chapitre éclaire la composition ethnique des mercenaires.
Enée souligne que de telles précautions sont à prendre "dans une
armée mercenaire d'origine variée'' (XXIV, 3).
La prise d'Ilion vers 360 par Charidèmos et la tentative
infructueuse d'Athènodoros pour s'en emparer (XXIV, 3-14) sont ici
invoquées à titre d'exemples, où interviennent également des
mercenaires sous le commandement de Charidèmos. Deux détails sont à
cet égard intéressants. Quand un esclave, que s'était concilié
Charidèmos, introduit dans Ilion, comme si c'étaient des prisonniers, 30
de ses mercenaires vêtus "d'habits misérables" sous lesquels ils
cachaient des armes, il y avait avec eux des femmes et des enfants
ayant eux aussi l'apparence d'esclaves (XXIV, 7). C'est une
situation courante à l'époque : des femmes et des enfants accompagnent
souvent les mercenaires et forment une partie du train de l'armée
(voir également par exemple, Plut., Pélop., XXVII).
Le deuxième détail intéressant est l'expression xénas praxeis
qu'Enée utilise pour caractériser le comportement des mercenaires
lors de la prise d'une ville : une fois entrés, "ils se mirent
immédiatement à l'oeuvre, tuèrent le portier et se chargèrent rapidement des
autres besognes convenant à des mercenaires" (XXIV, 8) ' . Nos
sources nous ont conservé de nombreux témoignages sur le
comportement des soldats dans les villes conquises : les mercenaires, dont
tous les actes étaient dictés, comme on l'a déjà vu, par l'appât du
gain, se distinguaient alors par leurs agissements. Notons également
qu'une telle expression ne peut apparaître qu'à un moment où
l'utilisation des mercenaires est déjà largement répandue. Elle n'est pas
sans ressembler à une autre tournure de phrase relative aux
mercenaires, dont nous parlerons à propos d'Isocrate.
Les problèmes posés aux poleis et aux stratèges par l'emploi
des mercenaires ont trouvé un écho évident dans le chapitre XIII
consacré à leur entretien [xénotrophia) ' . Enée propose le plan
suivant : ce sera aux plus riches citoyens d'engager des soldats,

(481 Cf. les traductions de Hunter (et ses commentaires p. 185). d'Oldfather,
de Barends et de Beljaev.
(49| Voir également Cl. Mossé, op. cit., p. 306, n.3.
Les mercenaires et la polis
226 (quelques aspects des luttes sociales) ■

chacun selon ses moyens, les uns trois, les autres deux, certains un
seul ; ceux-ci vivront chez ceux qui les auront loués et recevront
d'eux solde et nourriture (misthos et trophè), en partie aux frais de
leurs employeurs et en partie aux frais de l'Etat - "Que l'avance
faite pour entretenir les mercenaires soit remboursée avec le temps,
chacun la déduisant des contributions qu'il verse à la cité" '^ .
On doit répartir les mercenaires en loches, après avoir placé à
la tête de chacun de ceux-ci, comme lochages, les citoyens les plus
sûrs. Sous leur commandement, ils s'acquitteront des veilles et de
tous les autres devoirs imposés par les autorités. A la question de
savoir quelles était la finalité de ce plan, Enée a lui-même répondu
en fin de chapitre en faisant remarquer que le moyen qu'il proposait
était "le plus rapide, le plus sûr et le moins onéreux ".
Que ce plan ait jamais été utilisé ou non, le chapitre XIII
présente en tout cas un intérêt exceptionnel pour l'étude du mercena-
riat. Une preuve supplémentaire de sa large diffusion est apportée
par la nécessité de mettre au point ce genre de plan. Enée est avant
tout sensible au fait que ce procédé est "le plus sûr" : il commence
(XIII, 1) et finit (XIII, 4) son exposé par l'affirmation qu'il
présente le maximum de sécurité. A la lumière de notre étude
précédente, apparaît à l'évidence la crainte ressentie par Enée et par les
utilisateurs de son manuel : le fait que les mercenaires constituaient
une force très aisément utilisable par les adversaires du régime en
place. C'est pourquoi on nomme lochages les citoyens les plus sûrs
et on répartit les mercenaires en petits groupes placés sous la
surveillance des riches. Les aspects purement militaires du plan ne sont
pas négligés : car il était de l'intérêt des employeurs que fût garantie
la fidélité des soldats, surtout en temps de siège. De plus, les
mercenaires étaient ainsi en mesure d'assurer la protection de leurs
employeurs et de former autour d'eux une sorte de garde
personnelle - les riches ayant à redouter non seulement leurs ennemis
politiques, mais aussi l'hostilité de Vochlos et peut-être aussi des
esclaves. Cette dernière hypothèse est confortée par un passage de Xéno-
phon : répondant à une question de Hiéron sur l'utilité des

(50) Cf. L.P. Marinovic, op. cit.. p. 73 et n.82.


Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 227

mercenaires, Simonide signale que beaucoup de maîtres ont péri


victimes de leurs esclaves et que les mercenaires peuvent, en cas de
nécessité, leur venir en aide ' '.
Une autre supériorité de ce plan est, selon Enée, son moindre
coût. Comme nous avons déjà remarqué que les aspects financiers
de la guerre avaient acquis une particulière acuité avec le
développement du mercenariat, nous nous contenterons de citer un des
exemples choisis par Enée. Alors qu'il se préparait à trahir sa cité de
Chios, un des magistrats persuada ses collègues de prendre tout une
série de mesures : tirer de l'eau la chaîne du port pour la mettre à
sécher et la goudronner, vendre les vieux agrès des navires, remettre
en état les parties délabrées des hangars à bateaux, etc. et licencier
enfin une grande partie de la garnison "afin de réduire le plus
possible les dépenses de la ville" pour l'entretien des mercenaires (XI, 3
sq.)^\
Arrêtons-nous encore sur un témoignage d'Enée qui nous
renseigne sur les procédés de recrutement. "Si quelqu'un à qui a été
assigné un tour de garde, écrit Enée, ne se présente pas à l'endroit
fixé, que son lochage revende immédiatement la charge de cet
homme, quel que soit le prix qu'il en trouve '^3' et qu'il installe le
remplaçant pour que celui-ci prenne la garde à la place de l'autre.
Qu'ensuite le proxène verse le prix convenu, sur son propre
argent '54', à celui qui a acheté le service de garde *55' et que, le

(51) Xén., Hiéron, X, 4. Voir aussi E.D. Frolov, "Xénophon et la tyrannie


tardive" (en russe), VDI 1969, 1, p.121.
(52) L.W. Hunter, op.cit., p. 136 ; Parke, p. 95, n.2. Voir aussi L.P.
Marinovic, op. cit., p. 75, n.87.
(53) Cf. les traductions de Hunter et d'Oldfather ; Beljaev : "qui il
trouvera". v
(54) ex autou. Sur le sens de l'expression, voir L.P. Marinovic, op.cit.,
p. 75, n.88, ainsi que la traduction, avec bibliographie, de V.F.
Beljaev ; Ph. Gauthier, Symbola. Les étrangers et la justice dans les cités
grecques (Nancy, 1972) p. 52 sq., n.124.
(55) Voir la critique justifiée, par Ph. Gauthier, de l'interprétation trop
complexe de ce passage par Hunter et d'autres (liée à la signification
chez Enée du verbe apodidômi) : op.cit., p. 52 sq., n.124 ; cf.
L.P. Marinovic, op.cit., p. 75.
Les mercenaires et la polis
228 (quelques aspects des luttes sociales)

lendemain, le taxiarque (de celui qui ne s'est pas présenté - L.M.)


lui <561 inflige l'amende légale" (XXII, 29).
C'est la seule fois où le mot "proxène" est mis en rapport avec
des mercenaires - ce qui complique l'interprétation de ce passage.
Dans ce contexte, les éditeurs considèrent habituellement le
proxène comme un agent recruteur responsable du soldat
mercenaire d'origne étrangère ' '. L.W. Hunter, ainsi que Ph. Gauthier
qui a proposé une interprétation tout à fait vraisemblable dans son
étude de la condition juridique des étrangers dans les cités grecques,
ont rendu compte différemment du terme proxénos. Gauthier, tout
comme Hunter, rapproche le chapitre XXII du chapitre XIII et
voit dans le proxène le riche citoyen mentionné dans ce
chapitre XIII. Ce riche citoyen doit louer un soldat (un ou plusieurs
selon sa fortune), lui fournir le gîte et le couvert, le payer ; il est
même matériellement responsable du mercenaire, et c est pourquoi
il doit payer celui que le lochage a dû engager à la place du
défaillant, et peut-être même également payer une amende pour celui-ci
(étant donné que la fidélité du mercenaire est en grande partie son
affaire). Le "proxène" apparaît donc ici comme un intermédiaire
entre le mercenaire et la polis, comme le répondant et le garant du
mercenaire : c'est précisément ce qui fait de lui un proxène (p. 52).
En conclusion, nous ferons la réserve suivante : parler d'une
aggravation de la lutte sociale au IVe siècle n'est certainement pas
quelque chose d'original. Ce que nous voulons seulement montrer à
partir de l'oeuvre d'Enée, encore peu étudiée en général du point de
vue historique, c'est combien cette lutte s'était durcie et diffusée. Ce
traité sur l'art de soutenir un siège n'est pas un exposé suivi de
caractère événementiel comme l'ouvrage de Xénophon, ni un traité
politique ou utopique comme les oeuvres d'Aristote et de Platon,

(56) auton ; deux interprétations sont possibles : ou bien le mercenaire qui


ne s'est pas présenté (si, bien sûr, on le retrouve), comme traduisent
Hunter (avec commentaires à la p. 179) et Beljaev ; ou bien le proxène,
comme le traduit Oldfather ( "contracter"). Voir aussi Ph. Gauthier,
op.cit.,, p. 52 sq., n.124.
(57) nos"
W.A. Oldfather, trad. et comm. p. 118, n.l ; D. Barends, s.v. "p
; V.F. Beljaev : "employeur".
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 229

ni un discours prônant des idées ou des solutions socio-politiques à


la manière d'Isocrate. Il s'agit ici d'un manuel pratique d'art
militaire où les luttes intérieures ne sont prises en considération que
parce qu'elles représentent un danger pour la défense de la cité. De
ce fait découlent deux conséquences : il confère en premier lieu au
traité une certaine objectivité ''°"' et, par voie de conséquence, une
grande valeur en tant que source historique ; en second lieu, il rend
d'autant plus significative la large place réservée, dans le
Commentaire, aux luttes intérieures. On serait tenté de penser qu'Enée
s'était assigné comme objectif de fournir aux autorités un manuel
également adapté à la lutte contre l'ennemi intérieur. Si tel n'est pas
le cas, on en conclura à tout le moins que l'analyse et l'appréciation
de la situation étaient chez lui si fidèles et qu'il était si sensible à
l'esprit de son temps qu'il oublie plus ou moins volontairement de
quel ennemi il s'agissait et écrivit un manuel général sur la lutte à
mener non seulement contre l'ennemi (extérieur), mais aussi contre
les opposants existant dans une ville qui n'était pas menacée par un
ennemi campant au pied de ses murailles.
A ce propos, nous voudrions nous arrêter encore une fois sur
une question qui a déjà attiré notre attention : quelle place
particulière Enée assignait-il aux citoyens fortunés dans la défense de la
ville ? C'est en politicien réaliste qu'il conseille très consciemment
aux dirigeants de faire porter la charge principale sur les citoyens
aisés. Tout le contexte nous persuade que ce n'est pas en raison de
ses sympathies démocratiques qu'il tend à en dispenser les pauvres.
La démarche d'Enée est tout à fait différente : il sait fort bien que
seuls les possédants sont véritablement convaincus de la nécessité de
défendre la ville, parce qu'ils ont quelque chose à protéger ; les
pauvres ont une tout autre attitude, frôlant l'indifférence. Tout ce que
dit Enée va dans ce sens. Même en situation critique et quelle que
soit la façon dont se présente le siège de la ville, les éléments les plus
pauvres de la communauté civique ne représentent pas une force
sûre. De tout cela se dégage apparemment une conclusion très
importante de notre point de vue : une telle indifférence de la part

158) Cf. H. Bengtson, "Die griechische Polis. ..", p. 467.


Les mercenaires et la polis
230 (quelques aspects des luttes sociales)

des grandes masses faisant partie de la communauté citoyenne


constitue une réaction naturelle devant les transformations de la polis.
Auparavant, celle-ci était dans son principe l'ensemble de la
communauté citoyenne et incarnait la volonté souveraine d'une
collectivité de propriétaires qui étaient tous égaux entre eux, fût-ce sur un
plan théorique ; maintenant, une partie importante de la
communauté était indifférente à son sort, même dans les situations les plus
périlleuses -c'est-à-dire que se transforme le caractère même de la
polis : elle devient avant tout une organisation de possédants, et
non plus de la totalité des citoyens. C'est ainsi que doit s'expliquer
la démarche d'Enée qui traduit, avec beaucoup de sincérité et sans
fioriture, la réalité concrète.
Mais cette attitude de méfiance envers les citoyens, qui
imprègne littéralement l'ensemble du traité, n'a pas seulement été sucitée
par ce contexte ; il nous semble qu'elle reflète aussi la forme de
pensée d'un chef d'armée qui avait eu toute sa vie affaire aux
mercenaires, qui s'était pénétré de leur psychologie et avait appris à ne faire
confiance à personne.
L'influence du mercenariat se manifeste également d'une autre
façon : dans la langue du traité, qui se distingue énormément de
celle de l'époque classique et marque une étape dans le
développement de la koinè. Les armées polyglottes de mercenaires
constituaient précisément un milieu qui favorisait la formation de cette
"langue commune '.
Notons encore un trait spécifique de l'oeuvre d'Enée. Dans les
oeuvres de caractère général telles que les Histoires de Thucydide,
Xénophon, Diodore, l'attention est centrée sur l'opposition, dans le
monde grec durant un certain laps de temps, de deux camps dont la
lutte se répercute sur l'histoire intérieure des différentes cités, c'est-
à-dire que cette histoire intérieure est habituellement vue à travers
le prisme des événements extérieurs, en relation étroite avec eux et
dans leur dépendance. C'est une tout autre approche que celle
d'Enée. Toute 1 attention de celui-ci est consacrée à la situation
intérieure de la polis ' ' : il nous présente une sorte de

(59) Ib., p. 467 sq.


Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 231

microhistoire, portant sur une cité isolée et faisant abstraction des


forces extérieures en lutte.
Dans VHypomnèma apparaît clairement un phénomène
caractéristique de la vie de la cité : les mercenaires cessent d'être
seulement une force armée et se transforment en force sociale
indépendante. Celle-ci ne peut certes être mise sur le même pied que les
forces principales : le démos, les oligarques et, dans certains cas, les
esclaves. Il n'empêche qu'après avoir réalisé un coup d'Etat sous le
commandement de leur chef et avoir fait de lui un tyran, les
mercenaires se constituaient parfois en groupe dominant. Notons à cet
égard un trait original du IVe siècle : l'apparition de projets tyranni-
ques liés aux mercenaires, comme on en trouve chez Enée.

• • •

De la façon la plus claire et en relation étroite avec le mercena-


riat, les luttes sociales firent de la tyrannie tardive, ou tyrannie
"nouvelle", une des manifestations essentielles de la crise de la
polis ' '. Dans le cadre de notre ouvrage, nous ne pouvons étudier
que de manière très générale ce phénomène qui est certainement
complexe et varié . Au risque de verser dans le schématisme,

(60) Le lien entre la tyrannie et la crise de la polis n'est pas mis en doute par
les historiens modernes : Cl. Mossé, "Un aspect de la crise de la cité
grecque au IVe siècle : la recrudescence de la tyrannie ", RPhilos 152
(1962) p.l sqq. ; La tyrannie dans la Grèce antique (Paris, 1969) ; H.
Berve, Die Tyrannis beiden Griechen, I (Miinchen, 1967) ; E.D. Fro-
lov, "Coup de force et arrivée au pouvoir de Denys l'Ancien" (en
russe). VDI 1971, 3, p. 49, n.7 ; Les tyrans grecs du IVe siècle av.n.è.
(en russe ; Leningrad, 1972) p.6 ; S. Payrau, EIRENIKA ", REA 73
(1971)p.68s<7.
(61) Le problème de la tyrannie n'a probablement pas été assez étudié,
notamment en Union Soviétique. En plus des travaux d'ensemble sur
l'histoire de la Grèce et de certaines régions (M. Sordi, La lega Tessala
fino ad Alessandro Magno (Roma, 1958) ; M.I. Finley, Ancient Sicily
to the Arab Conquest (London, 1968) parmi les plus récents du genre),
on peut citer quelques ouvrages consacrés à divers tyrans, surtout
siciliens : K.F. Stroheker, Dionysios I. Gestalt und Geschichte des Tyran-
nen von Syrakus (Wiesbaden, 1958) ; H.D. Westlake, Timoleon and
Les mercenaires et la polis
232 (quelques aspects des luttes sociales)

nous nous efforcerons d'esquisser une typologie de la tyrannie,


après en avoir signalé une caractéristique : quelles qu'aient pu être,
dans chaque cas concret, les origines et la forme de la tyrannie ou la
politique du tyran, elles restent déterminées par la lutte socio-
économique.
Il semble possible de distinguer plusieurs types de tyrannie. Un
premier type est formellement proche de ce qu'on a appelé
P'ancienne"
tyrannie. Elle est apparue dans les régions grecques les
plus arriérées qui connurent au IVe siècle un essor rapide. La lutte,
caractéristique de 1 époque archaïque, du démos privé de droits
contre l'aristocratie foncière pour l'égalité politique y suscita parfois
également une forme transitoire de gouvernement prenant la forme
d'une tyrannie. Tel fut le cas en Thessalie. Pour avoir pris
naissance à une autre époque, elle comporte aussi, cependant, des traits
nouveaux correspondant aux conditions nouvelles : aspiration à
l'hégémonie, plans de campagne en Orient - ce qui permet de
comparer, à certains égards, le pouvoir et la politique des tages thessa-
liens à ceux des rois de Macédoine.
Le deuxième type est la tyrannie des régions périphériques. En
plus des problèmes généraux de la Grèce, d'autres facteurs, liés à sa
situation "périphérique", influencèrent ce genre de tyrannie : la
perpétuelle menace d'une attaque extérieure, des guerres parfois

/lis Relations with Tyrants (Manchester, 1952) ; H. Berve, Dion


(Mainz-Wiesbaden, 1957) ; P. Meloni, La tirannide di Eufrone I in
Sicione", RF 19 (1951) p. 10 sqq. ; E.D. Frolov, "Coup de force et
arrivée au pouvoir... ", p. 47 sqq. On a déjà cité les ouvrages généraux
de H. Berve, Cl. Mossé et E.D. Frolov (deux de ses articles sont
proches de son livre : "Xénophon et la tyrannie tardive" et "L'idée de
monarchie chez Isocrate" dans Problèmes d'histoire universelle et
nationale (en russe; Leningrad, 1969) p. 3 sqq.). L'ouvrage de
Cl. Mossé est un essai sur la tyrannie grecque de l'époque archaïque à
l'époque hellénistique. Le livre de H. Berve. qui met l'accent (comme
d'habitude chez cet auteur) sur les individus, ne peut nous satisfaire
surtout à cause de ses orientations méthodologiques. Le livre de
E.D. Frolov, seul ouvrage soviétique spécialement consacré à la
tyrannie, porte sur l'histoire politique et la tyrannie tardive sur le seul
territoire de la Grèce balkanique et ne couvre pas toute la diversité du
phénomène.
Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 233

quasiment ininterrompues (comme en Sicile), la présence d'une


population indigène exploitée dépendant de l'ensemble du corps
civique ou de quelques-uns de ses membres.
Le troisième type est la tyrannie purement grecque, comme on
la trouve à Sicyone ou à Corinthe. On peut enfin distinguer encore
un autre type : la tyrannie servant les intérêts d'une puissance
étrangère et reposant sur une certaine base intérieure : telles les
tyrannies implantées dans certaines cités par Philippe de
Macédoine.
Dans la littérature philosophico-politique du IVe siècle et dans
celle qui s'y rattache aux siècles suivants, s'est enracinée une
certaine image du tyran : comme d'un dirigeant sans principes qui
avait accédé illégalement au pouvoir, s'appuyait sur la violence pure
exercée par des mercenaires et ne visait qu'à l'assouvissement de
passions viles et égoïstes ' . Cette image reflète, sans aucun doute,
non seulement les représentations stéréotypées que l'on continuait à
se faire des tyrannies archaïques, mais aussi le comportement de
toute une série de tyrans grecs d'époque tardive. Un examen rapide
suffit cependant à nous persuader qu'une telle conception est étroite
et de parti pris, et que la réalité fut beaucoup plus complexe. Pour
autant qu'on le sache, la naissance d'une tyrannie fut toujours la
conséquence des luttes socio-politiques se déroulant à l'intérieur de
la polis et qui plus est (ce qui est très caractéristique) des luttes
menées contre les dirigeants par le petit peuple appartenant au
corps civique (luttes internes parfois compliquées par un danger
extérieur menaçant l'existence même de la polis en tant qu'Etat
indépendant). Il est significatif que nos sources ne mentionnent pas
un seul tyran qui soit arrivé au pouvoir, si l'on peut dire, "sous le
drapeau des oligarques". Ainsi s'explique l'hostilité, envers les
tyrans, de la tradition historique (incontestablement liée, dans
l'ensemble, aux cercles de citoyens possédants). Et ce n'est pas non

(62) Voir, par ex., N.F. Deratani, "Formes de la tyrannie dans le Promé-
thée enchaîné d'Eschyle" (en russe), Doklady AN SSSR, série Β (1929.
4) p. 70 sqq. (sont cités plusieurs passages d'auteurs grecs où le tyran
est présenté, en termes presque identiques, comme un despote cruel).
Les mercenaires et la polis
234 (quelques aspects des luttes sociales)

plus par hasard que, dans la littérature du IVe siècle, à limage des
tyrans réels s'oppose celle des tyrans idéaux, c'est-à-dire de ceux qixi
serviraient les intérêts des "meilleurs" citoyens ' .

L'arrivée au pouvoir des tyrans qui, en règle générale, se


présentaient durant le combat soit comme des leaders du démos, des
démagogues, soit comme des chefs de contingents mercenaires
recrutés par les deux camps, survenait au terme d'une lutte armée
pleine d'acharnement où les mercenaires prenaient une part active,
constituant souvent le noyau des troupes ou même la force
principale qui décidait de l'issue des combats en faveur du tyran. Le fait
même n'a rien de nouveau par rapport aux autres manifestations
de la lutte politique à l'intérieur des poleis. Beaucoup plus original
est le sort des contingents mercenaires après le triomphe d'une
tyrannie. Dans tous les cas qui nous sont connus, les mercenaires
conservent alors toute leur importance. Ils constituent la garde
personnelle du souverain, sur laquelle il peut compter, au moins
jusqu'à un certain point ; il n'est pas rare qu'ils forment également
l'essentiel de ses troupes. Concrètement, leur situation et leur rôle
sont en grande partie déterminés par deux facteurs : l'existence
d'un danger extérieur et les particularités des luttes politiques
internes. C'est ainsi qu'à Syracuse, qui était presque constamment en
guerre contre Carthage, ils ne purent, malgré leur nombre, se
substituer complètement à l'armée citoyenne et ne formèrent qu'une
partie de l'armée ; ils y intervinrent également pour écraser
l'opposition intérieure qui émanait aussi bien des "cavaliers" que du
démos. On observe généralement la même chose en Thessalie et en
Phocide.
C'étaient les possibilités financières qui déterminaient, pour
l'essentiel, l'abondance des mercenaires recrutés. A cet égard, la
tyrannie de Denys l'Ancien est également significative, car il
possédait des ressources supérieures à celles de n'importe quel autre
tyran (dans la mesure où son pouvoir s'étendait à plusieurs villes et
populations indigènes de Sicile). Même dans des conditions aussi
favorables, le tyran n'était cependant pas toujours à même de payer

(63) E.D. Frolov, "Xénophon et la tyrannie tardive", p. 118 sqq.


Les mercenaires et la polis
(quelques aspects des luttes sociales) 235

ses contingents mercenaires. La puissance des tyrans phocidiens


s'amenuisa en même temps que se tarirent les trésors delphiques,
comme les Anciens l'avaient déjà noté (Eschine, II, 131).
L'économie même de la polis η était pas en mesure d assurer très longtemps
l'entretien d'importantes forces mercenaires. Nous abordons ainsi
un autre aspect du problème du mercenariat dans les poleis
soumises au pouvoir d'un tyran. La tyrannie prenait en effet naissance à
la suite d'une lutte sociale et politique acharnée ; même la
satisfaction des exigences populaires (abolition des dettes et nouveau
partage des terres) ne résolvait cependant pas tous les problèmes. Une
base sociale subsistait ainsi pour des conflits internes, d'autant que
l'oligarchie vaincue n'avait pas l'intention de déposer les armes.
Tout cela exigeait le maintien de troupes mercenaires.
La confiscation des biens des oligarques et les autres mesures
extraordinaires prises au moment du coup d'Etat n'alimentaient les
caisses que pendant un certain temps. La recherche de ressources
nouvelles devenait bientôt, pour le tyran, une nécessité pressante. Il
optait alors parfois pour une politique extérieure agressive, afin de
tirer parti du butin, mais cette politique nécessitait de nouveaux
mercenaires et se transformait en une sorte de cercle vicieux.
L'exploitation renforcée des citoyens était un autre procédé qui
faisait du tyran l'ennemi du démos - autre cercle vicieux. C'étaient
seulement les Etats disposant de richesses autres que celles que
procurait l'économie interne de la cité qui pouvaient assurer plus ou
moins longtemps l'existence de la tyrannie. Ce fut le cas à Syracuse
et à Hèraclée où existait une paysannerie plus ou moins dépendante
de la polis et de son souverain. Ce sont ces Etats qui, par leurs
nouvelles structures sociales et politiques, se retrouvent proches des
Etats hellénistiques et en sont, dans une certaine mesure, la
préfiguration (pouvoir illimité du souverain fondé sur l'armée, la polis
grecque et une paysannerie autochtone dépendante). Et les armées
mercenaires des tyrannies bien implantées rappellent aussi celles des
Etats hellénistiques : ce sont des organismes tout à fait
'
indépendants de la cité , qui s'opposent à elle et même, dans une

(64) La ressemblance avec l'époque hellénistique se manifeste aussi par des


Les mercenaires et la polis
236 (quelques aspects des luttes sociales)

certaine mesure, se tiennent au-dessus d'elle . Tout à fait


éloquent est le témoignage d'un contemporain, Platon, qui, dans une
des ses lettres (III, 315 e) se plaint de ce que les amis de Denys le
Jeune l'aient calomnié "auprès des mercenaires et des
Syracusains". Comme l'a fort justement remarqué Cl. Mossé, "on

ne saurait 'mieux
mercenaires" . Pour
démontrer
autant qu'on
l'importance
puisse en juger,
politique
le mercena-
des

riat contribue déjà de la sorte, dans les conditions du IVe siècle, à la


formation des rapports qui devinrent dominants dans les siècles
suivants.

des tentatives de concessions de terre aux mercenaires, qui deviennent


ainsi citoyens d'une polis.
(65) Peut-être ce phénomène apparaît-il encore plus clairement dans les
tyrannies limitées à une seule polis et ne possédant pas d'autres sources
de financement. C'est pourquoi une armée mercenaire qui était au
service d'un tyran se transformait en une sorte de couche privilégiée qui se
tenait au-dessus de la polis et l'exploitait, affaiblissant bien sûr ainsi la
tyrannie. Il est évident que c'est, entre autres, pour cette raison que les
tyrannies de ce type étaient, en règle générale, moins stables que les
tyrannies de la périphérie du monde grec.
(66) Cl. Mossé. "Armée et cité grecque". REA 65 (1963) p. 2%, n.2 ; "Le
rôle politique des armées dans le monde grec à l'époque classique",
PGGA, p.227, n. 11.
CHAPITRE VII

Le mercenariat et la Grèce

(Le mercenariat comme problème

général de la Grèce)

Les discours d 'Isorate ' ' constituent la source principale de ce


chapitre. Une énorme littérature a été consacrée au célèbre orateur
du IVe siècle ; historiens et philologues se sont intéressés aux divers
aspects de sa vie et de son activité '. Ses ouvrages politiques et leur

(1) Nous avons pris en compte la traduction d 'Isocrate faite sous la


direction de K.M. Kolobova : VDI 1965, 3 - 1969, 2.
(2) Voir la bibliographie chez E. Mikkola, Isokrates. Seine Anschauungen
im Lichte seiner Schriften (Helsinki, 1954) p. 297-306. Cette liste n'est
cependant pas complète - sans compter les articles et livres de caractère
particulier ou général parus au cours de ces dernières années. Voici les
derniers ouvrages généraux dont nous avons pris connaissance :
M.A. Levi, Isocrate. Saggio critico (Milano, 1959) ; P. Cloché, Isocrate
et son temps (Paris, 1963 ; livre inachevé ; édition posthume) ;
K. Bringmann, Studien zu den politischen Ideen des Isokrates (Gôttin-
gen, 1965) ; V.G. Boruchovic et E.D. Frolov, "La propagande d'Iso-
crate" (en russe), VDI 1969, 2, p. 200-220. Une grande place est
accordée à Isocrate dans les livres suivants : Cl. Mossé, La fin de la
démocratie athénienne (Paris, 1962) ; F. Chatelet, La naissance de l'histoire
(Paris, 1962) ; et dans les articles : A. S. Sofman, "La préparation
idéologique des campagnes d'Orient dans l'historiographie, la littérature et
la propagande grecque", dans Questions historiographiques de l'histoire
universelle, II (en russe ; Kazan, 1967) p. 123-137 ; S. Payrau, "EIRE-
NIKA", REA 73 (1971) p. 24-79 ; voir aussi la bibliographie sur
Isocrate dans D. Gillis, "Isocrates 'Panegyricus : The Rhetorical Texture",
JFS84(1971)p.52s<7.. n. 1-3 et 5.
Le mercenariat et la Grèce
238 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

possible influence sur le cours des événements ' ont été


diversement appréciés et ont été l'objet de jugements diamétralement
opposés : pour les uns, c'est un rêveur détaché de la réalité, dont les
mots d'ordre dépourvus de tout fondement n'ont exercé aucune
influence ; pour d'autres, qui versent dans un autre extrême, ce fut
l'inspirateur de Philippe de Macédoine qui fit passer dans la vie les
plans de l'orateur .
Ces chercheurs n'ont cependant pas prêté attention à la place
des mercenaires dans les discours d'Isocrate, pas plus que ne l'ont
fait les rares historiens qui se sont occupés du mercenariat grec.
Bien qu'ayant reconnu sur ce point la valeur de divers témoignages
d'Isocrate, ils se sont dans l'ensemble contentés d'exploiter trois ou
quatre de ses déclarations, parmi les plus claires. Ce que nous
venons de dire vaut non seulement pour les articles d Aymard et de
Diesner ' ' qui ont un caractère très général, mais aussi pour le livre
de Parke. L'examen de ces divers témoignages dans leur contexte et
une étude d'ensemble de l'oeuvre permettent cependant de lui
rendre mieux justice et d'en préciser la valeur en tant que source
historique : ce qui est particulièrement important quand il s'agit d'une
oeuvre aussi tendancieuse que celle d'Isocrate.

(31 V.G. Boruchovic et E.D. Frolov, op. ai., p. 220.


(4) L'activité d'Isocrate est souvent appréciée par rapport à ce qu'on
appelle son "panhellénisme", qu'il ne faut cependant pas exagérer,
comme on l'a naguère remarqué (V.G. Boruchovic et E.D. Frolov,
op. cit., p. 216), et sur lequel on a porté des jugements très divers :
G. Mathieu, Les idées politiques d'Isocrate (Paris, 1925) p. 54, et 218-

athénienne"
221 et al. (en
; E.A.
russe),
Millior,
UZ "Isocrate
LGU 39,et sér.
la seconde
hist., 4
confédération
(1939) p. 89-92 ;

M. G. Kolotova et V.G. Boruchovic, "Panhellénisme et historiographie


bourgeoise de l'Antiquité" (en russe), VDI 1951, 1, p. 203-209 ; S. Perl-
"Isocrates'
man, Philippus - a Reinterpretation ", Historia 6 (1957)
"Isocrates'
p. 306 sqq. ; Philippus and Panhellenism", Historia 18
(1969) p. 370 sqq. ; Cl. Mossé, op. cit.. p. 425 sqq. ; K. Bringmann,
op. cit., p. 19 sqq. ; G. Dobesch, Der panhellenische Gedanke im 4. Jh.
v. Chr. und der "Philippos" des Isokrates. Untersuchungen zum Korin-
thischen Bund, I (Wien, 1968) ; cf. aussi A. Aymard. "Mercenariat et
histoire grecque", EAC 2 (1959) p. 27.
(5) H.-J. Diesner, "Das Soldnerproblem im alten Griechenland". Altertum
3 (1957) p. 213 sqq. ; A. Aymard, op. cit.. pAbsqq.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 239

II n'y a que 9 des 21 discours et 2 des 9 lettres qui font mention


des mercenaires. Mais il serait aventureux de tirer la moindre
conclusion en se fondant sur ces seuls chiffres : il convient également de
tenir compte de la nature même de ces discours. On les répartit
habituellement en discours judiciaires ou consultatifs, en discours
politiques et en discours épidictiques ' . Fondateur d'une célèbre
école rhétorique, dans ces modèles d'éloquence que sont les discours
épidictiques, il exploite surtout des sujets mythologiques : moins
que partout ailleurs on peut s'attendre à ce qu'y soient mentionnés
les mercenaires, et il n'en parle de fait que dans le Discours pana-
thénaïque qui occupe une position un peu à part.
Parmi les 6 discours judiciaires, il n'y en a que 2 où il en
parle ' '' : VEginétique et Sur l'échange. Les renseignements qu'on
y trouve sont très divers et d'inégale valeur : ce sont des faits isolés
inconnus par ailleurs, ou des remarques très importantes pour
l'étude du mercenariat. Us enrichissent la connaissance que nous en
avons, permettent d'ajouter à son histoire quelques faits nouveaux,
même infimes, et donnent la possibilité de poser certaines questions
plus générales. On retiendra en particulier, dans le discours XV, les
réflexions d'Isocrate sur les stratèges. Bien que de portée limitée, en
raison de leur caractère même, les discours judiciaires ne sont donc
pas négligeables. Mais des enseignements beaucoup plus clairs se
dégagent des discours politiques d'Isocrate : nous allons
maintenant les examiner dans leur ordre chronologique.
Les opinions générales de l'orateur sur l'état de la Grèce nous
serviront de point de départ pour expliquer la place des mercenaires
dans ses discours politiques. Elles apparaissent déjà clairement

16) Histoire de la littérature grecque (en russe), sous la direction de


S.I. Sobolevskij, M.E. Grabar'-Passek et F. A. Petrovskij, II (Moscou,
1955) p. 253 : E. Mikkola, op.cit., p. 295 sq.
(7) A leur sujet, voir infra. Il est possible qu'en XVIII, 60 on ait également
en vue les mercenaires (composant probablement une partie des
marins) : le plaideur pour qui Isocrate a composé le Contre Callimachos
signale, parmi ses mérites de citoyen, qu'il a payé de ses propres deniers
la solde des rameurs, alors qu'il était triérarque l'année de la défaite
d'Aïgos-Potamos.
Le mercenariat et la Grèce
240 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

dans sa première oeuvre de propagandiste, le Panégyrique ,


avant de se conserver tout au long de sa vie en se transformant
quelque peu en fonction des événements. Les principaux maux de la
Grèce sont, pour Isocrate, les guerres intestines des cités et les
désaccords constants entre citoyens, les troubles et les révoltes dans
les villes itarachaï, staseis, métabolaï). Les soldats entraînent le
pillage, les dévastations, l'exil et les habitants des villes, à cause des
fréquentes révolutions politiques, se trouvent dans un état
d'accablement pire que celui des exilés : car les uns craignent l'avenir,
tandis que les autres peuvent toujours espérer leur retour (IV, 116).
La guerre, les dissensions internes, les troubles font périr les uns
dans leur patrie et en forcent d'autres à errer à l'étranger avec
femmes et enfants (168). La cause de tous ces malheurs, selon Isocrate,
c'est la pauvreté, le besoin (174). A la situation ainsi créée il n'y a
d'issue que dans l'arrêt des querelles et des guerres dans le monde
grec, l'affirmation d'un idéal commun et l'union de tous les Grecs
dans une campagne commune contre la Perse. La guerre qui s'est
actuellement emparé de toute la Grèce, il faut la transporter en
Asie, et les richesses de l'Asie en Europe. C'est seulement ainsi que
l'on pourra parvenir à une paix générale et au bonheur, parce que la
guerre sera pour tous une source d'enrichissement, fera régner la
concorde parmi les citoyens et mettra fin à tous les malheurs (17,
133 sq., 173 sqq., 183, 187).
Les mercenaires sont déjà présents dans le Panégyrique et les
mentions qui en sont faites peuvent se répartir en trois groupes. Par
deux fois, l'auteur présente un tableau général de l'état de la Grèce.
Dans le premier passage (115-117), les mercenaires apparaissent
comme un des maux de cette époque, à côté des pirates, des tyrans,
des harmostes, des barbares, des soldats et des troubles intérieurs.

(8) Une analyse détaillée en est donnée dans Ed. Buchner. Der "Panegyri-
kos" des Isokrates. Eine historisch-philologische Untersuchung (Wies-
baden, 1958) ; voir aussi : F. Blass. Die attische Beredsamkeit, II
(Leipzig, 18921 p. 250-265 ; G. Mathieu, op. cit., p. 65-80 ; E.A. Millior,
op.cit., p. 92-100 ; Cl. Mossé, op.cit.. p. 431-435 ; F. Chatelet. op.cit.,
p.356sqq. ; P. Cloché, op.cit., p. 33 sqq. ; K. Bringmann, op.cit., p. 22
sqq. ; D. Gillis, op.cit., p. 52 sqq. ; A. S. Sofman, op.cit., p. 126-128 ;
V.G. Boruchovic et E.D. Frolov, op.cit.. p. 206-208.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 241

"Les mercenaires {peltastaï ^ s'emparent des cités", affirme Iso-


crate. Tout ce passage est construit de telle sorte qu'il produise la
plus forte impression possible sur le lecteur *1()' et l'orateur force
nettement le ton, recourant à certains procédés rhétoriques et
étendant à toute la Grèce la portée de certains faits.
Dans un autre passage (168), on dit des mercenaires que ce
sont des gens forcés de servir dans l'armée par manque de pain
quotidien {di'endeian ton kath'hèméran épikourein anagkazoménous) .
Le contexte de cette affirmation est très important : tandis qu'il
démontre la nécessité d'entreprendre une campagne en Orient "dès
la présente génération pour faire profiter des avantages ceux qui ont
eu part aux malheurs", Isocrate énumère tous les malheurs que les
Grecs ont connus à cause des troubles et des guerres intestines : "les
uns périssent dans leur propre pays contrairement à toute loi ; les
autres errent à l'étranger avec femmes et enfants ; beaucoup sont
forcés de servir comme mercenaires par manque du pain
quotidien". Il y a ici, comme d'habitude, de l'exagération, par
exemple lorsqu'il est dit que ces mercenaires doivent
obligatoirement "mourir en combattant pour leurs ennemis contre leurs
amis". Ce passage est néanmoins important dans la mesure où c'est
l'un des rares témoignages de cette époque à mettre en relation, de
façon aussi nette, la transformation de nombreux Grecs en
mercenaires avec le phénomène de paupérisation. La déraison qu'il leur
reproche consiste en particulier, non seulement à ne pas causer de
dommage à leur ennemi, le roi des Perses, mais même à l'aider à
réprimer toutes sortes de troubles dans son empire (134) ' . Pour
illustrer sa pensée, Isocrate se réfère aux événements de Chypre :
dans cette île se battent deux armées qui "appartiennent l'une et

(9) Sur l'équivalence, chez Isocrate, des mots "peltastes" et


"mercenaires", voir supra, p. 53.
(10) K.K. Zel'in, "Sur l'historiographie grecque du IVe siècle av.n.è " (en
russe). VDI 1960, 1, p. 92-94 ; F. Chatelet, op.cit., ch.VI.
111) Sur les mercenaires grecs en Asie Mineure, voir supra, ch.IV. et aussi
B. Miiller, Beitràge zur Geschichte des griechischen Soldnerwesens bis
aufdie Schlacht von Charonea (Frankfurt am Main, 1908) p.lisqq. ;
Parke. ch.XI, XVI et XVIII.
Le mercenariat et la Grèce
242 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

l'autre à la Grèce" (les mercenaires d'Evagoras et l'armée perse de


Tiribaze dont "les fantassins les plus utiles" ont été enrôlés "dans
nos contrées"). "Tous ces gens auraient bien plus de plaisir à
ravager l'Asie de concert qu'à s'exposer en luttant les uns contre les
autres pour de faibles avantages" (134 sq. ). Le caractère rhétorique
de cette affirmation est évident.
Les autres allusions aux mercenaires se rapportent à un seul
thème : quand il les exhorte à se mettre en campagne, Isocrate
prend grand soin de prouver la faiblesse de la Perse. L'orateur énu-
mère les guerres qu'elle a menées depuis une vingtaine d'années et
qui témoigneraient de son incapacité militaire et de sa "lenteur à
agir". Evagoras n'a que 3 000 peltastes pour se défendre : et
pourtant voilà déjà six ans que le roi ne parvient pas à le vaincre (141 ).
Celui-ci a privé de salaire ses soldats pendant quinze mois, "de sorte
débandés"
que, s'il n'avait tenu qu'à lui, ils se seraient souvent
(142). Pendant la guerre de la Perse contre Sparte, Derkylidas
s'empara de l'Eolide avec un millier d'hoplites ; avec 3 000
peltastes, Dracon ravagea la Phrygie et Thibron la Lydie avec une petite
armée ; Agèsilas, à la tête des anciens mercenaires de Cyrus,
s'empara de presque toute l'Asie Mineure jusqu'à l'Halys (144) ' '-
si bien qu'"il ne faut craindre ni l'armée qui monte la garde autour
du Roi, ni la valeur des Perses" (145). La campagne des Dix-Mille
est présentée de façon très tendancieuse : le Roi était tellement plus
faible que les Grecs - qui se trouvaient loin de leur patrie, en pays
inconnu, sans alliés et privés de leur chef - qu'il préféra recourir
contre eux à la tromperie et à l'impiété plutôt qu'à un combat loyal.
Mais la perfidie ne lui réussit même pas : les Grecs supportèrent
courageusement toutes les infortunes et traversèrent l'empire perse
comme s'ils étaient "escortés par une garde dTionneur ' et
"regardant comme le plus grand bonheur de rencontrer le plus d'ennemis
possible". Isocrate ne laisse donc pas passer la moindre occasion de
rabaisser la puissance perse et de magnifier les Grecs. C'est par
exemple l'effectif minimal des forces grecques qui est retenu :

(12) Sur tous ces événements, voir supra, p. 36-43.


Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 243

6 000 hommes ^\ "non pas choisis d'après leur valeur, mais des
gens qui, dia phaulotèta, ne pouvaient vivre dans leur patrie".
Même ces gens-là se révélèrent plus forts que les Perses dont "la
majorité forme une foule sans discipline... et amollie devant la
guerre, mais mieux instruite pour l'esclavage que les serviteurs de
chez nous" (145 sqq.).
C'est intentionnellement que nous n'avons pas traduit un des
mots du passage d'Isocrate relatif aux mercenaires grecs du prince
perse : car il est sans doute impossible de déterminer en toute sûreté
ce qu'il faut entendre par dia phaulotèta. Selon le dictionnaire

Liddell-Scott-Jones,
"badness" (avec référence
phaulotès
à Platon,
signifie
Lois,"meanness",
646 b et à notre
"poorness",
passage

d'Isocrate, IV, 146). G. Mathieu, dans l'édition française de la


collection "Les Belles- Lettres", traduit : "des gens que leurs défauts
empêchaient de vivre dans leur patrie" ; Parke : "those who for
their fault could not live in their own lands" ; G. Norlin, dans la
collection "The Loeb Classical Library" : "men who, owing to
stress of circumstances, were unable to live in their own cities" ;
N. Koren'kov : "ceux qui, à cause de leur situation difficile, ne
pouvaient vivre dans leur patrie" ; K.M. Kolobova : "ceux qui, à
cause de leur pauvreté, ne pouvaient se nourrir dans leur
patrie" '. L'accent est donc mis soit sur l'aspect moral, soit sur
l'aspect économique du terme.
Il serait évidemment tentant de retenir le second aspect et de
voir là, avec Diesner '*°' qui compare ce passage à Xénophon,
Anabase, VI, 4, 8, un important correctif à la présentation de

(13) Xén., Anab., I, 7, 10 ; voir aussi R.J. Bonner, "The Name Ten Thou-
sand", CPh 5 (1910) p. 97 sqq. ; "Désertions from the Ten Thousand",
CPh 15 (1920) p.85 sqq.
(14) Isocrate, Discours, texte établi et traduit par G. Mathieu et E. Bré-
mond, I (Paris, 1963) ; Parke, p.29 (cf. G.B. Nussbaum, The Ten
Thousand (Leiden, 1967) p.ll, n.l) ; Isocrates. with an English
translation by G. Norlin, I (London-New York, 1928) ; Les éloges
d'Isocrate, traduit du grec (en russe) par N. Koren'kov (Kaluga. 18911 ;
Isocrate. Discours, traduction (en russe) par K.M. Kolobova. VDI
1965, 4.
(15) H.-J. Diesner, op.cit., p. 218. Cf. supra, p. 144. n.22.
Le mercenariat et la Grèce
244 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

Xénophon. Un autre passage, déjà mentionné, du Panégyrique où


l'on dit que beaucoup de Grecs furent forcés de s'engager comme
mercenaires "par manque de pain quotidien " (IV, 168) irait bien en
ce sens. Dans une note de leur traduction de IV, 146, D. Norlin et
K.M. Kolobova se réfèrent en outre à Philippe 96, 120, 121 et
Lettres IX, 9. Tous ces passages (sauf Philippe 96) mettent
effectivement le mercenariat en relation directe avec le manque de
ressources (dont nous reparlerons). Mais on peut se demander dans quelle
mesure il est juste de comparer la situation des années 340 à celle du
début du siècle ou des environs de 380 (puisqu'Isocrate a très bien
pu se représenter la campagne de 400 d'après ce qu'il connaissait de
son temps) - d'autant plus que le mercenariat avait beaucoup
changé en près d'un demi-siècle. Mais, même si l'on admet la
justesse de cette comparaison, cela ne prouve absolument pas qu'en
IV, 146 Isocrate pensait précisément à la pauvreté.
Nous voudrions en outre attirer l'attention sur un point de
terminologie : partout où Isocrate met en relation les mercenaires avec
la pauvreté, il écrit clairement et sans équivoque toïs déoménoïs,
di'aporian (VIII, 24), di'endéian (IV, 168 ; V, 120) - ce qui n'est
pas le cas en IV, 146.
Il faut enfin noter que, dans le contexte, sont soulignées et
comparées les qualités morales des Grecs et de Perses : bien que
n'étant absolument pas choisis "d'après leur valeur", les Grecs
l'emportaient quand même sur les Perses - ce qui est "parfaitement
naturel", puisque les gens élevés dans la servilité ne peuvent être de
bons soldats.
Tout ce qui vient d'être dit nous amène à penser qu Isocrate
n'avait pas en vue la pauvreté, ou en tout cas pas seulement la
pauvreté : bien plutôt une difficulté de situation, au sens large du
terme. En inclinant à une telle interprétation, nous ne voulons
aucunement minimiser l'importance du facteur économique dans le
développement du mercenariat (nous lui accorderons au contraire
une importance décisive ) : seule la façon de comprendre ce passage
est ici considérée.
Remarquons également que, quelle que soit la façon dont on
comprend ce passage, l'orateur fait preuve d'une partialité au moins
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 245

égale ' ' à celle de Xénophon dans VAnabase : il a pour cela, très
évidemment, de bonnes raisons de caractère général.
Toutes les allusions d'Isocrate aux mercenaires dans son
Panégyrique sont dictées en effet par l'objectif suivant : persuader
les Grecs qu'une campagne en Orient est nécessaire et qu'elle serait
facile et salutaire, car "qui parmi leurs ennemis n'est pas revenu
après avoir réussi ?". L'attention d'Isocrate n'est cependant pas
accaparée par les mercenaires ; il ne parle d eux que dans la mesure
où ils participèrent aux événements qu'il relate. Ils n'apparaissent
pas encore comme un problème qu'il faut résoudre. Au fond, il est
trop tôt pour parler d'une position déterminée d'Isocrate vis-à-vis
des mercenaires dans leur ensemble. Or il semble que leur place
dans le Panégyrique était un reflet de la réalité : bien que les poleis
aient recours à eux dès les années 380, ce n'était en somme qu'une
première étape dans le développement du mercenariat, où on ne les
avait pas encore utilisés sur une grande échelle ' '. Isocrate ne
parle pas encore des contingents mercenaires errant dans le monde
grec, prêts à s'engager au service de n'importe qui (V, 96) ; il ne dit
toujours rien de la colonisation de l'empire perse, qu'il mettra par la
suite en relation avec les mercenaires.
25 ou 30 ans plus tard, dans le discours Sur la paix et dans le
Philippe, le tableau est déjà modifié par le développement du
mercenariat - sans compter l'influence exercée sur Isocrate par les
événements tumultueux de la fin des années 370-360. Ecrit au plus fort
de ces événements, YArchidamos ' ' est plein d'inquiétude et de
crainte devant les métabolaï et les staseis qui se sont multipliées

(16) Opinion de Parke, p.29.


(171 Parke, p. 20 sqq. ; G. T. Griffith, The Mercenaries of the Hellenistic
World (Cambridge, 1935) p.l sqq. ; H.-J. Diesner, op. cit., p. 216
sqq. ; A. Aymard, op. cit., p. 22 sqq. ; voir aussi supra, p. 57 sqq.
(18) Sur ce discours, voir F. Blass, op. cit., p. 288-293 ; P. Cloché, "Isocrate
et la politique lacédémonienne", REA 35 (1933) p.l34sqrq. ; Isocrate
et son temps, p. 61 sqq. ; G. Mathieu, Les idées politiques..., p. 105
sqq. ; E.A. Millior, op. cit., p. 108 sqq. ; A. S. Sofman, op. cit., p. 129 ;
B.G. Boruchovic et E.D. Frolov, op. cit., p. 211 sq.
Le mercenariat et la Grèce
246 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

dans le monde grec : nous pensons surtout ici à un passage fameux


décrivant la situation interne du Péloponnèse (VI, 64-69). Isocrate
paraît avoir alors oublié les projets de campagne orientale des Grecs
réconciliés et unis. Lui qui invitait avec tant d'ardeur les Grecs à
conclure la paix afin de pouvoir faire campagne en Asie Mineure se
bat maintenant pour la poursuite de la lutte (74 sqq.). Alors
qu'auparavant il leur avait promis de s'enrichir en Orient,
maintenant c'étaient les guerres intestines qui étaient présentées comme
une source de richesse (49 sqq. ).
Un tel changement de perspective ne prouve absolument pas
l'inconséquence de l'orateur et son absence de principe politique.
C'est peut-être, au contraire, la preuve la plus convaincante de la
solidité de ses opinions. Il est en effet vraisemblable que nulle part
n'apparaissent mieux que dans YArchidamos les positions sociales
d'Isocrate, ses sympathies et ses antipathies. L'énumération des
alliés possibles de Sparte est à cet égard caractéristique : le tyran
Denys, le roi d'Egypte, les dynastes d'Asie Mineure, c'est-à-dire ces

(191 De nombreux historiens ont traité des conceptions sociales d'Isocrate :


voir surtout E.A. Millior {op. cit., p. 117 sqq. ) et P. Cloché. Celui-ci
dans son dernier livre sur Isocrate et son temps où il développe la thèse
exprimée dès 1933 sous une forme plus générale, considère Isocrate
comme un bouillant défenseur de la classe des possédants et un ennemi
'
de la "démocratie radicale ; au cours des événements du
Péloponnèse, Isocrate soutenait Sparte parce qu'elle protégeait les intérêts des
possédants et l'ordre social si chers à l'orateur (P. Cloché, Isocrate et
son temps, ch.IV, en particulier p. 99 ; "Isocrate et la politique lacédé-
monienne", p. 134 sqq;). F. Chatelet {op. cit., p. 366 sqq; et 389 sq. )
voit en Isocrate le porte-parole des intérêts de la "classe" des
commerçants, des industriels et des propriétaires terriens, l'idéologue des
modérés. J. de Romilly inclut Isocrate, avec Xénophon et Eschine,
dans le groupe des "modérés ', de ceux qui, au milieu du IVe siècle,
s'opposaient "à la démocratie extrême, à l'impérialisme, ou
simplement à la guerre" ("Les modérés athéniens vers le milieu du
IVe siècle ; échos et concordance", REG 67 (1954! p. 327 sqq.).
V.G. Boruchovic et E.D. Frolov caractérisent Isocrate comme le
porte-parole de "la partie aisée des citoyens de la polis" et notent avec
raison "le caractère chauvin et en même temps l'esprit de classe
esclavagiste"
que possède le programme de l'orateur dans son Panégyrique
{op. cit., p. 206 et 208) ; voir aussi A. S. Sofman, op. cit., p. 126 et 136.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 247

mêmes Perses auxquels l'orateur voulait auparavant persuader les


Grecs de s'attaquer. Sparte qui pouvait aussi compter sur l'aide "de
ceux des Grecs qui l'emportaient par la richesse, qui avaient la
meilleure réputation et qui aspiraient au meilleur régime politique" {ton
beltistôn pragmatôn) (63).
Les mouvements démocratiques du Péloponnèse produisirent
une impression indélébile sur l'orateur, qui reviendra encore plus
d'une fois sur ces événements. C'est ainsi que, 20 ans après, il parle
encore du skutalismos d 'Argos comme de quelque chose de terrible
(V, 52). Dans le Discours panathénaïque, achevé peu de temps
avant sa mort, les poleis où les gens au pouvoir subissent toutes
sortes de malheurs sont opposées à Sparte où il n'y a "ni dissension, ni
massacres, ni exils arbitraires, ni spoliations..., ni révolution non
plus, ni abolition de dettes, ni redistribution de terres, ni aucune
autre calamité irrémédiable" (XII, 259) ' . Voilà, évidemment ce
qui épouvantait le plus Isocrate. Mais ce n'est pas seulement de ces
années terribles dont se souvient le vieil orateur : tel est pour lui le
bilan de nombreuses années d'observation de la réalité.
Dans VArchidamos, écrit à une époque où il fallait renoncer
pour un temps aux rêves de campagne en Orient, et où dans de
nombreuses villes les citoyens se battaient entre eux, il n'y avait pas
de place pour les mercenaires. Il est vrai qu 'Isocrate y parle une fois
des "armées mercenaires", bien que le contexte ne semble pas s'y
rapporter directement. Quand il expose la plan de la guerre en
préparation, Archidamos (au nom de qui est écrit le discours) propose
aux Spartiates d'envoyer leurs parents, leurs femmes et leurs
enfants en Sicile et en d'autres lieux, et de faire quitter la ville à tous
ceux qui sont capables de porter les armes pour qu'ils s'emparent
d'un solide point d'appui et que, de là, ils lancent des raids contre
l'ennemi, le mettent à mal et le pillent tant sur terre que sur mer
(VI, 76-81). Ce passage mérite une grande attention.
Tout d'abord, en comparant cette armée à une armée
mercenaire, Isocrate en donne une définition parfaite - unique en son
genre dans la littérature du IVe siècle : une armée qui ne s'occupe

(20) E.A.Millior, op. cit., p. 120.


Le mercenariat et la Grèce
248 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

que de la guerre et est libérée des tâches quotidiennes, qui se montre


capable de progresser dans n'importe quelle direction et de
s'installer n'importe où à la belle étoile indépendamment de tout pouvoir
étatique, et qui considère comme sa patrie n'importe quel endroit
propice à la guerre. Une telle armée trouvera facilement elle-même
de quoi subsister sur ses réserves et le butin et elle ne devra pas se
soucier des moyens d'entretenir une population urbaine ; il ne lui
sera pas nécessaire de mettre les champs en culture, car elle
perdrait, en les travaillant, tant les semences que la récolte, tandis
qu'en laissant la terre inculte elle ne pourra pas ne pas gagner la
guerre. "Le reste de la journée serait insuffisant si nous
entreprenions d'exposer les avantages qui en résulteraient pour nous".
En comparant cette armée à une armée de mercenaires, Iso-
crate, s exprimant au nom d'Archidamos, reconnaît les avantages
de celle-ci - bien qu'il fût mal disposé à son égard : à la future armée
Spartiate appartiendrait certes toute une série de traits étrangers
aux mercenaires (elle ne serait pas composée d'hommes "recrutés
un peut partout et obéissant à différents chefs", elle serait animée
d'un juste ressentiment et se tiendrait prête à aller jusqu'au sacrifice
suprême ) ; mais elle aurait beaucoup de leurs caractéristiques
positives - qui font l'originalité de cette armée en projet, et en particulier
de ses objectifs (le professionnalisme, la mobilité et, ce qui est très
important, la complète liberté d'action par rapport au pouvoir
étatique) ' . Il est évident que la reconnaissance de ces avantages
reflète la transformation du caractère même des opérations
militaires, à un moment où les hostilités tendent à se prolonger, à se
dérouler en des lieux lointains et à exiger des soldats-citoyens une absence

(211 Cf. E. Brémond, Isocrate. Discours. II (Paris, 1961) p.1%, n.l : en


parlant de P'indépendance ' de l'armée, Isocrate veut sans doute
marquer que ses mouvements ne seront plus guidés que par des
considérations stratégiques, et non pas politiques ; Cl. Mossé, "Sur un passage
de ÏArchidamos d'Isocrate", REA 55 (1953) p. 33 sq. : en l'absence de
politéia, il ne faudra pas attendre les décisions de l'assemblée du peuple
et tous les retards disparaîtront ; selon Cl. Mossé, cela fait écho aux
paroles de Dèmosthène (XIX, 185) sur la supériorité de Philippe qui
était due à la nature de son pouvoir que ne limitait aucune constitution.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 249

prolongée '. Mais elle témoigne aussi de l'influence du


mercenariat sur la conscience citoyenne ' .
Dans son Archidamos, Isocrate fait donc écho aux
mouvements démocratiques du Péloponnèse. Ceux-ci appartiennent
évidemment aux luttes qui déchiraient les poleis ; ils reflètent les
profondes transformations socio-économiques qui expliquent par
ailleurs le développement du mercenariat. De ce point de vue, les
derniers discours d 'Isocrate, le discours Sur la paix et le Philippe
présentent également un grand intérêt.
En plus des raisons d'ordre général (place des mercenaires
dans la vie grecque contemporaine, position sociale d 'Isocrate), il y
en a une autre qui justifie la grande attention accordée aux
mercenaires dans le discours Sur la paix, surtout par rapport aux discours
précédents, et la forte réprobation dont ils sont là l'objet. Ce
pamphlet ' ' fut écrit dans le milieu des années 350, pendant la
guerre des Alliés dont la prolongation ne promettait rien de bon aux
Athéniens : le trésor était vide, la ville était menacée de famine.
Dans ces circonstances, Isocrate exhorte ses compatriotes à mettre
fin à la guerre, à renoncer à toute hégémonie militaire et à accorder
leur autonomie aux alliés. Il parle beaucoup des avantages de la
paix pour le développement de l'économie et du commerce et un de
ses arguments essentiels est d'ordre financier : c'est que la guerre,
qui implique avant tout le paiement des mercenaires, coûte trop
cher.
Il faut en outre se souvenir que ce discours a été écrit peu de
temps après le procès fait à Timothée, l'élève chéri d'Isocrate, et
que bon nombre d'allusions peu flatteuses aux stratèges visent

(22) Cf. Dèm. VIII, 11 ; voir aussi supra p. 99.


(23) Voir deux articles intéressants de Cl. Mossé, "Sur un passage...",
p.29-35 ; "Armée et cité grecque", REA 65 (1963) p.290-297 ; et aussi
"Le rôle politique des armées", PGGA, p. 226 et 228.
(24) Sur ce discours, voir F. Blass, op. cit., p. 299 sqq. ; G. Mathieu, Les
idées politiques..., p. 116 sqq. ; E.A. Millior, op. cit., p. 120-131 ;
Cl. Mossé, La fin de la démocratie..., p. 416 sqq. ; K. Bringmann,
op. cit., p.58sqq. ; A. S. Sofman, op. cit., p.l30sq. ; V.G. Boruchovic
et E.D. Frolov, op.cit., p. 212-214 ; D. Gillis, "The Structure of
Arguments in Isocrates 'De pace", Philologus 114 (1970) p.l95sçrq.
Le mercenariat et la Grèce
250 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

surtout Charès ' , l'adversaire de Timothée - tout comme dans le


discours postérieur Sur l'échange ' ' dont il nous faut parler un
peu plus longuement.
Le Péri tes antidoséôs est un peu à part parmi les discours
d 'Isocrate, dont il présente au fond l'apologie. On y parle des
mercenaires en relation avec Timothée qui, condamné en justice, fut
forcé de quitter Athènes : d'où la glorification de ce général et les
attaques contre son collègue, le non moins célèbre Charès .
Dans son éloge de Timothée, qui s'était emparé de plus de
villes qu'aucun autre stratège grec, Isocrate énumère ses exploits
guerriers en soulignant à chaque fois une de ses qualités : le faible coût
de ses opérations pour l'Etat ' . Il s'empare de Corcyre, de
Samos, de Sestos et de Crithotè, de Potidée et de Toronè, "sans
dépenses considérables " ; il prit Samos en payant les soldats sur le
butin de guerre, ainsi que Potidée "avec les fonds qu'il a fournis lui-

(25) Par ex. VIII, 50 (cf. 361 - sur la perversion des citoyens, c'est-à-dire la
corruption des orateurs (voir Eschine, II, 71 ; Theop. chez Athénée,
XII, 532 c = FHG I, fr.238 ; FGH II B, fr.213 - qui accusent
spécialement Charès) ; VIII, 55 - sur les stratèges aux pouvoirs illimités, que
"personne ne consulterait, soit pour les affaires privées, soit pour les
affaires politiques". Voir les commentaires dans l'édition de G. Norlin,
Isocrates, II (London-New York, 1929) ; G. Mathieu, Isocrate.
Discours, III (Paris, 1960) ; L.M. Gluskina, VDI 1966, 3 et aussi
E.A. Millior, op. cit., p. 124 sq. et 127 ; J. de Romilly, op. cit., p. 328
sqq. Qu'Isocrate ait fait allusion à Charès était parfaitement évident
pour les contemporains (cf. Aristote, Rhét., III, 17, 1418 a 31).
(26) Sur ce discours, voir F. Blass, op. cit., p. 308-314 ; G. Norlin,
Isocrates, I, p. XX sqq. ; G. Mathieu, III, p.87-102.
(27) Outre le commentaire de G. Mathieu, voir W. Jaeger, "The Date of
Isocrates 'Aeropagiticus and the Athenian Opposition", Athenian St.
près, to W.S. Ferguson (Cambridge Mass., 19401 p. 441 sqq. ;
Cl. Mossé, La fin de la démocratie..., p. 411 ; Ed. Delebecque, Essai
sur la vie de Xénophon (Paris, 1957) p. 451 sq. A peu près la même
chose dans le Panathénaïque plus tardif : voir les commentaires de
G. Norlin {Isocrates, II) à Isocr., XII, 140. et ceux de I.A. Sisova
{VDI 1967, 4) à XII, 142.
(28) Comme l'a ajuste titre remarqué A. H. M. Jones, le principal mérite de
Timothée, aux yeux d'Isocrate, tenait à ce qu'il était un stratège bon
marché : Athenian Democracy (Oxford, 1957) p. 30.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 251

même", etc. Au total, il rendit les Athéniens "maîtres de 24 villes


avec moins de dépenses que nos pères n'en avaient fait pour le siège
de Mèlos" pendant la guerre du Péloponnèse (XV, 107-113).
Après avoir indiqué plus loin que Timothée a toutes les
compétences du bon stratège, l'orateur en fait l'énumération. Il revient
alors, entre autres, sur sa capacité à surmonter les difficultés
financières, "à trouver des ressources abondantes", si bien qu'après
s'être trouvé en début de campagne "réduit à une extrême
détresse", il "savait transformer la situation au point de mener la
guerre avec succès et de donner aux troupes leur solde toute entière"
(120 sq.).
En idéalisant Timothée, Isocrate crée l'image d'un général-
politicien qui "ne s'était pas rompu au métier dans les armées qui
courent le monde" (c'est-à-dire dans les armées mercenaires), mais
qui "avait rempli son rôle de citoyen au milieu de vous" (c'est-à-dire
les Athéniens à qui est adressé le plaidoyer) et "montrait son
habileté dans les actes mêmes où le bon général doit prouver son
intelligence". S'opposent à lui "ceux que vous élisez comme stratèges" :
les hommes "dont la constitution est la plus robuste et qui ont
souvent compté dans les armées de mercenaires" (115-117).
Outre les renseignements concrets sur les mercenaires et sur
leur participation aux hostilités que nous trouvons dans les
paragraphes mentionnés et qui sont confirmés par d'autres sources, est à
noter l'extrême attention que l'orateur accorde à l'art du stratège et
au problème de l'entretien de l'armée. S'y fait sans doute sentir la
tentation de tirer parti des mercenaires que les Grecs avaient réussi
à se procurer vers le milieu des années 350. S'y reflète, semble-t-il,
un certain changement d'opinion sur le stratège, son rôle et ses
qualités - changement s Opérant sous l'influence du développement du
'
mercenariat dans l'armée .
Il convient de même d'étudier la façon dont Timothée est
opposé aux autres stratèges. Isocrate reconnaît l'expérience
militaire qu'ils ont acquise (nous le soulignons) en servant dans les

(29) Cf. H.D. Westlake, "Individuels in Xenophon. Hellenica", BRL 49


(1966) p.250.
Le mercenariat et la Grèce
252 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

armées mercenaires "qui courent le monde". Mais ce qui lui plaît


en Timothée, c'est la combinaison des qualités de général et de
citoyen ; qu'il tienne compte des intérêts de sa patrie et ne ménage
pas ses soldats, "pour se rendre populaire parmi eux", en
satisfaisant leur désir de piller les terres et les maisons ennemies, mais qu'il
se préoccupe plutôt de la popularité "de sa patrie parmi les Grecs".
C'est pourquoi Timothée, à la différence des autres stratèges, se
montre équitable envers les alliés et plein de douceur envers les
villes soumises. Il "fut le seul, de mémoire d'homme, qui n'exposa
notre cité à aucun reproche des Grecs", alors que les autres, tout en
affirmant en paroles leur sollicitude pour les Grecs, en fait les
offensaient et les soulevaient contre les Athéniens '*' . Isocrate oppose
donc le général-citoyen qu'était Timothée au pur militaire qu'était
Charès, et le côté politique de la guerre à ses aspects proprement
techniques ' . Aux yeux d'Isocrate, Timothée fait la synthèse de
l'homme d'Etat et du général - ce qui n'est plus caractéristique du
IVe siècle (32).
Il semble d'autre part qu'en idéalisant Timothée, Isocrate se soit
montré injuste envers les "autres stratèges", et notamment envers
Charès. S'il est vrai que la politique n'intéressait pas vraiment les
chefs de rang inférieur dont Timothée faisait "des lochages et des
taxiarques" (XV, 116), il en allait tout autrement avec un général
important qui, bon gré mal gré, se retrouvait impliqué dans les

(30) Isoc, XV, 121 et 125-127. et aussi VIII, 134 ; XII, 142 ; cf. Plut.,
Moral., 187 D. Voir les commentaires de G. Mathieu (III), G. Norlin
(II), L.M. Gluskina WDI 1966, 3), LA. Sisova {VDI 1967. 4),
V.G. Boruchovic {VDI 1968, 2). Cf. Eschine, II, 71 (sur les
persécutions de Charès et de ses officiers envers les "malheureux insulaires").
(31) Voir les commentaires à XV, 117 de G. Mathieu (III) et de V.G.
Boruchovic (FD/1968, 2).
(32) Cf. Plut., Phocion, VII. Sur le désir de Phocion de redonner vie à la
politéia du temps de Périclès, Aristide et Solon et de réunir entre ses
mains les activités militaires et citoyennes en réaction contre la
situation contemporaine où les uns "se bornent à parler au peuple" et les
autres (dont Charès) "s'illustrent par les commandements et par la
guerre", voir J. de Romilly, "Guerre et paix entre les cités", PGGA,
p.219.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 253

affaires politiques - comme Charès, qui fut en conséquence l'objet


d'appréciations divergentes de la part des orateurs '33'. On en
trouve particulièrement témoignage dans le procès signalé ici par
Isocrate (34'.
Comme nous l'avons déjà remarqué, les fonctions du stratège
changent de caractère avec l'essor du mercenariat : ses liens avec
l'armée vont en se renforçant - ce qui diminue d'autant l'influence
de la polis. Ce processus (entre autres) suscite la réprobation d
'Isocrate et le pousse à souligner particulièrement que le stratège Timo-
thée a le mérite d'être un bon citoyen, soucieux de la renommée de
sa patrie. L'orateur pense ici aux moeurs et coutumes des ancêtres,
dont Timothée serait le porteur - par opposition à ceux que les
Athéniens de son temps choisissent comme stratèges.

(33) Pour plus de détails sur l'attitude envers Timothée et Charès d 'Isocrate
(ainsi que de son élève l'historien Théopompe et l'orateur Eschine) et
de Dèmosthène, en rapport avec les luttes politiques internes à
Athènes, voir J. de Romilly, "Les modérés...", p. 328 sqq.
(34) II existait néanmoins, à ce qu'il nous semble, une certaine différence
entre Charès et Timothée. Celui-ci, conformément aux anciennes
traditions, était à la fois homme politique et soldat, ce qui l'amenait à
défendre ses conceptions politiques à l'assemblée du peuple et à
prendre en général une grande part aux activités civiques. Il est au contraire
plus que vraisemblable que la guerre était, pour Charès, la chose
importante. Mais dans la mesure où il dirigeait des armées dans une
situation politique complexe, il fut bien des fois traduit en justice, et
dans la mesure où il était intéressé pour une raison ou pour une autre à
telle ou telle campagne et se trouvait sanctionné par le peuple pour ses
activités militaires dans une région déterminée, il devait aussi
s'adresser à l'assemblée du peuple en dépensant, comme l'écrit Eschine (II,
71) l'argent militaire à payer les stipendiés qui défendaient ses intérêts
à la tribune {tous péri to bèma kai tèn ekklèsian misthophorous). Dans
la mesure où il est question de l'assemblée du peuple, il est plus juste de
voir dans ces misthophoroï des stipendiés au sens général du terme,
plutôt que des soldats mercenaires. Comparer Eschine, II, 71 à II, 73
et à Théop. chez Athénée, XII, 532 c : C. Pecorella Longo, Eterie et
grupi politici nell'Atene del IV sec. a. C. (Firenze, 1971) p. 75-78. Cf.
également les traductions suivantes : Oeuvres complètes de
Dèmosthène et d'Eschine, trad. J.F. Stiévenant (Paris, 1842) ; The Speeches
of Aeschines, with an English translation by Ch.D. Adams
(Cambridge Mass. - London, 1948) ; N.I. Novosadskij et K.M. Kolobova,
VDI 1962, 3 ; J. de Romilly, "Guerre et paix...", p. 220.
Le mercenariat et la Grèce
254 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

Cette opposition se prolonge sur un tout autre plan : à la


différence des ancêtres et par la faute des contemporains, les jeunes gens
passent leur temps en festins et divertissements ; sans se préoccuper
de "la façon de devenir meilleurs", ils jouent aux dés, boivent et
prennent leur plaisir avec des joueuses de flûte, sans que ceux qui
les séduisent soient cités en justice (XV, 286 sq.). On voit ici une
allusion à Charès ' ' - ce qui est très convaincant, surtout si l'on
"séducteurs'
compare ces accusations lancées contre des anonymes
à la façon dont Charès est dépeint par Théopompe, élève d'Iso-
crate. Selon lui, Charès aurait nourri une passion pour le luxe et
utilisé une partie des fonds militaires pour payer des joueuses de flûte
et de harpe, ainsi que des hétaïres : ce pourquoi on l'aimait à
Athènes, où les jeunes passaient leur temps chez les joueuses de flûte et
les hétaïres, et les hommes d'âge rassis à faire ribote et à jouer aux
dés <36>.
Tournons-nous maintenant vers le discours Sur la paix qui
nous intéresse surtout par le plan de colonisation qu'Isocrate y
expose pour la première fois. Son contexte historique ne permettait
toujours pas de ranimer le rêve de campagne orientale, si cher à
1 orateur. Celui-ci est contraint de rechercher d'autres moyens de
conjurer l'adversité et ses regards se portent sur la Thrace. Ici les
Athéniens eux-mêmes auront la possibilité de vivre dans
l'abondance, tandis qu'une vie aisée sera assurée à "ceux des Grecs qui
sont dans le besoin et errent à cause de leur pauvreté ". Quand il
développe par la suite sa pensée, Isocrate évoque l'exemple d'Athè-
nodoros et de Callistratos qui, le premier simple particulier et le
second exilé, avaient été capables d'y fonder des cités. "Ceux qui
aspirent à être les premiers parmi les Grecs, conclut l'orateur,
doivent diriger de telles entreprises bien plutôt que des guerres et des
armées de mercenaires, ce que nous recherchons maintenant"
(VIII, 24).
Ce passage évoque l'ensemble des problèmes que se posait

(35) Cf. G. Mathieu, III, p. 173, n.2 ; J. de Romilly, "Les modérés...",


p.335.
(36) Athénée, XII, 532 c-d = FGH I, fr. 238 : FGH II B, fr.213.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 255

alors Isocrate. Il s'agit évidemment de fonder une ville, comme le


confirme la référence à Athènodoros et Calistratos. L'Athénien
Athènodoros est un personnage très caractéristique du IVe siècle. Il
est de ces Grecs qui ont passé leur vie à l'étranger, dans les armées
mercenaires de différents souverains. Il avait été chef de
mercenaires d'abord en Thrace où, s'étant apparenté à Bérisadès, il l'aida
activement à s'emparer du pouvoir au détriment de ses frères ' '.
Callistratos est mieux connu : orateur célèbre et banquier, il fut
deux fois stratège dans les années 370. Ce qui en est dit dans notre
discours se rapporte à l'époque où, vivant en proscrit à Thasos, il
avait participé à la recolonisation de la ville de Crénidès (Daton) à
laquelle Philippe donna ensuite son nom ' '.
Isocrate s'inquiète de la situation non seulement des Athéniens
eux-mêmes, mais encore des Grecs qui erraient à cause de leur
pauvreté. Les causes de son inquiétude sont désormais claires. Mais le
thème ne trouve pas ici beaucoup de résonnance et η 'est pas
directement lié aux mercenaires.
En VIII, 24, Isocrate atteste le large emploi que l'on faisait
alors des mercenaires, quand il parle des guerres et des armées
mercenaires "que nous recherchons maintenant". En VIII, 42-47, il en
reparle avec plus de précision, en adressant aux Athéniens le
reproche suivant : bien que prétendant "régner sur tous", ils ne veulent
pas participer eux-mêmes aux campagnes ; bien que déclarant "la
guerre au monde presque entier", ils se refusent à la faire eux-
quotidien"
mêmes ; bien que manquant "du nécessaire , ils
entretiennent des mercenaires ; et alors qu'ils sont "tombés dans la plus
grande détresse", ils utilisent, comme le roi de Perse, des armées
mercenaires. Les Athéniens d'autrefois, "pour défendre les Grecs,
ont fait aux Barbares une guerre continuelle : nous, nous avons
rappelé d'Asie les gens qui vivaient dans ce pays, et cela pour les mener

(37) Judeich, "Athènodoros", RE 2 11896) col. 2043.


138) Swoboda, "Kallistratos", RE 10 (1919) col. 1730- 1735. Voir aussi
R. Sealey, "Callistratos of Aphidna and his Contemporaines", Histo-
ria 5 (1956) p. 178-203.
Le mercenariat et la Grèce
256 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

'
contre les Grecs . Pour payer les mercenaires, les Athéniens
"oppriment et accablent de tributs leurs propres alliés" ' . Et
bien que les mercenaires soient des gens sans attaches ni traditions,
des déserteurs et des criminels, "nous les aimons" plus que nos
réjouissons"
propres enfants et "nous nous quand nous entendons
parler de "leurs brigandages, violences et injustices". "Tel est le degré
de folie auquel nous sommes parvenus", conclut l'orateur avec
indignation.
Ces reproches relatifs aux mercenaires sont, avec d'autres,
adressés par Isocrate à ses compatriotes, quand il les compare à
leurs ancêtres. Il est en effet bien connu qu'il se réfère volontiers à
l'idéal de la patrios politéia et que, dans son penchant pour l'ancien
temps, il exagérait beaucoup les défauts de ses contemporains : il
faut certainement ici en tenir compte. A la base de ses reproches, il
y a cependant des faits réels, sur lesquels il met simplement
l'accent. Que reproche donc l'orateur aux Athéniens ? Avant tout
que, malgré leurs difficultés financières, ils se refusent eux-mêmes à
combattre et entretiennent des mercenaires. Or les Athéniens, à
cette époque, en utilisaient de fait assez largement. Isocrate parle
lui-même des mercenaires vivant en Asie qu'"ils avaient menés
Grecs"
contre les (VIII, 42). L Aréopagitique, écrit au même moment,
peut fournir un autre exemple précis (9 sq. ) ' : quand il énumère
les faits qui témoignent des difficultés d'Athènes (notamment la
perte des villes thraces), Isocrate fait mention des 1 000 talents
dépensés pour les mercenaires - "en pure perte", comme il ne
manque pas de le souligner '4 . Nous verrons aussi Dèmosthène, un

(39) Cf. les traductions de VIII, 42 : L.M. Gluskina. VDI 1966. 3 ;


G. Norlin, II ; G. Mathieu, III ; voir aussi leurs commentaires.
(40) En 42-47, on trouve trois variantes de cette même idée.
(41) Ce discours est consacré aux affaires intérieures d'Athènes. Cf.
F. Blass. op. cit., p. 305-308 ; E.A. Millior, op. cit., p. 127 sqq. ;
Γ. Cloché. Isocrate et son temps, p. 83 sqq. ; V.G. Boruchovic et
E.D. Frolov, op. cit., p. 2 14 sq. On y mentionne deux fois les
mercenaires : dans le passage cité (9) et en 54 (à propos de ce dernier passage,
voir infra).
(42) Dèmosthène (III, 281 et Eschine (II, 71) ont également parlé des
dépenses inutiles en mercenaires.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 257

adversaire de notre orateur, se lamenter du refus des citoyens de


participer eux-mêmes aux combats ' .
En relation avec de tels reproches, il convient de dire quelques
mots du plan d'organisation des forces militaires exposé par Iso-
crate dans son Busiris. L'armée devrait être permanente et
professionnelle, tout en étant constituée de citoyens : de ceux d'entre eux
que Busiris forçait à ne s'occuper que des affaires militaires
- sachant bien "que ceux qui changent de genre de travail n'arrivent
seul"
pas même à la précision pour un (XI, 15 sq. ) ' . Dèmos-
thène (IV, 19 et al. ) était aussi favorable à la création par les
Athéniens de forces de combat indépendantes des mercenaires. Et Xéno-
phon soulignait également la nécessité d'une armée citoyenne
{Poro'ù II, 3 sq. ), notamment d'un point de vue moral : lTionneur
d'une ville reposait davantage sur ses citoyens que sur des
étrangers ' . De même Isocrate voulait évidemment exhalter les
sentiments civiques des Athéniens en opposant les mercenaires qui

(43) Pour plus de détails, voir supra, p. 79 sqq.


(44) L'accent mis par Isocrate sur le professionnalisme est doublement
significatif. L'idée qu'il faut se spécialiser dans telle ou telle activité est
d'abord, de façon générale, courante à cette époque : il suffit de
rappeler la façon dont le problème est résolu chez Platon (en particulier dans
la République), où la structure même de la société est fondée sur le
professionnalisme et la division du travail. Notons que Karl Marx a attiré
l'attention sur l'importance de la division du travail chez Platon et
Xénophon {Le Capital I, 2 (Ed. Soc, Paris, 1954) p. 54-55). Ce point
de vue d 'Isocrate peut servir d'autre part, à montrer ses dispositions
anti-démocratiques : car les théoriciens de la démocratie (se fondant
sur les pratiques des poleis démocratiques) indiquaient qu'il était
possible et nécessaire que la direction de l'Etat fût assumée par les citoyens
se livrant à leurs occupations journalières ; les théoriciens de
l'oligarchie affirmaient au contraire que la direction d'un Etat était un art
comme un autre et que seuls des professionnels spécialement préparés
étaient en état de s'en occuper sans rien faire d'autre. L'attitude à
l'égard du professionnalisme peut donc servir de pierre de touche
quand il s'agit d'apprécier une position socio-politique.
(45) Cf., cependant, la représentation de l'armée dans la Cyropédie et
l'écho qu'y trouve l'expérience acquise par Xénophon durant son
séjour parmi les mercenaires : J. Luccioni, Les idées politiques et
sociales de Xénophon (Gap, 1948) p. 225.
Le mercenariat et la Grèce
258 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

sortent des trières les armes à la main et les citoyens munis de leurs
coussins de rameurs (VIII, 48). Tous ces plans comportaient par
ailleurs un aspect économique ' . Ils sont tout à fait
caractéristiques du IVe siècle.
Les mercenaires sont, d'après Isocrate, "les uns des hommes
sans patrie, les autres des déserteurs, les autres des gens qui se sont
réunis après toutes sortes de crimes" (VIII, 44) et qui, si on leur
donne une plus forte solde, marcheront contre leurs employeurs
athéniens.
Isocrate avait certes de bonnes raisons de les accuser
d'infidélité. Il est vrai aussi que leur origine était très variée : que,
parmi eux, on trouvait des déserteurs et des criminels et que nombre
d'entre eux avaient perdu tout lien avec leur patrie après de longues
années de service. A cet égard, ce passage d 'Isocrate caractérise de
façon intéressante la composition des armées mercenaires et voit sa
valeur historique confirmée par l'appréciation analogue d'un autre
orateur contemporain, Eschine, qui traite les mercenaires de
fugitifs idrapétaï) venus de toute la Grèce pour se rassembler à
Athènes (II, 71). Isocrate force pourtant consciemment la note pour
mieux montrer à ses concitoyens à qui ils confient leur sort. Mais il
n'y a pas, semble-t-il, seulement cela. Un peu plus bas, Isocrate
qualifie les mercenaires d'"ennemis communs de toute l'humanité"
(VIII, 46) . Evoquant ailleurs dans son discours la guerre du
Péloponnèse, il caractérise les mercenaires de la façon

(46) Cf. G. Mathieu, Les idées politiques..., p.l48sg. ; J. de Romilly, "Les


modérés...", p. 342 sq.
(47) Dèmosthène les qualifie de la même façon {koïnoï perierchontaï kata
pasan chôran echthroï : XXIII, 139). Il faut aussi noter, comme y
invite le contexte, que cette appréciation n'est sucitée ni par
l'importance des mercenaires dans l'armée athénienne de cette époque,
ni par la volonté de Dèmosthène de prouver à ses compatriotes le
caractère néfaste de leur utilisation contre Philippe, ni par le désir de
régénérer l'armée citoyenne pour sauver Athènes (telles ne sont en tout
cas pas les seules raisons) ; elle découle de la conscience du danger que
les mercenaires représentaient pour la liberté des poleis. Dèmosthène
parle des chefs mercenaires qui s'emparent des villes grecques et
s'efforcent d'y régner (cf. Isocrate, IV, 115 ; voir supra, p. 241.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 259

suivante ' ' : ce sont des gens qui, venus de toute la Grèce, sont
"les plus paresseux et ont participé à toutes les infamies". Ce que
l'orateur désigne précisément sous ce nom d" 'infamies" est très
caractéristique : les mercenaires avaient servi à "expulser les
meilleurs" (tous beltistous) et à partager leurs biens entre "les plus
mauvais des Grecs" (toïs ponèrotatoïs : VIII, 79). Il nous semble qu'ici
s'exprime le jugement d'Isocrate sur la participation des
mercenaires à l'intense lutte sociale. C'est ce qui apparaît encore plus
nettement dans le Philippe.
Il est intéressant de comparer le paragraphe VIII, 48 et le
passage de YAréopagitique pour apprécier la valeur historique des
discours d'Isocrate. Dans le discours Sur la paix, il écrit que les
Athéniens d'autrefois embarquaient des mercenaires (tous xénous) et des
esclaves comme rameurs sur leurs trières et envoyaient en
expédition les citoyens en armes : désormais ce sont au contraire les
mercenaires (toïs xéno'ù) qui combattent comme hoplites *4^) et les

(48) Le mot "mercenaires" ne figure pas ici ; mais il est évident que c'est
d'eux qu'Isocrate parle. Voir les commentaires de G. Norlin, II ;
L.M. Gluskina, VDI 1966, 3.
(49) Voir les traductions de L.M. Gluskina (VDI 1966, 3) : "xénof ;
G. Mathieu (III) : "les étrangers" ; G. Norlin (II) : dans le premier
cas "foreigners" et, dans le second, "mercenaries" (avec les
commentaires de ce passage) ; Y. Garlan, "Les esclaves grecs en temps de
guerre", Actes du colloque d'histoire sociale, 1970 (Paris, 1972) p. 40 :
"les étrangers". Nous admettons qu'il y a ici une imprécision : mais
seulement, semble-t-il, dans la forme et non sur le fond. Le contexte
aide à comprendre le passage : les reproches adressés par Isocrate en
42-48 reposent sur l'opposition des ancêtres qui combattaient eux-
mêmes et des concitoyens qui s'étaient mis à entretenir des
mercenaires. Il faut en outre tenir compte de la conclusion de l'orateur (48) :
"les individus dont j'ai exposé tout à l'heure le caractère portent les
armes". Les xénoï qui "portent les armes" étaient "autrefois" des
l'heure"
rameurs et le caractère qu'Isocrate avait exposé "tout à était
celui des mercenaires (44-46). Les xénoï sont compris de la même façon
par Cl. Mossé (La fin de la démocratie..., p. 319, n.l ; "Le rôle
politique...", p. 224) et par M. Amit qui souligne aussi l'aspect rhétorique de
ce passage et indique que, dans ce pamphlet politique, Isocrate utilise
un exemple historique pour renforcer son argumentation, en interpré-
Le mercenariat et la Grèce
260 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

citoyens que l'on force à tirer la rame. Or voici une autre


affirmation, tout à fait opposée : Isocrate reproche aux Athéniens de
vouloir entretenir n'importe quel Grec engagé comme rameur sur leur
flotte, pendant que leurs concitoyens tirent au sort à la porte des
tribunaux pour savoir s'ils auront ou non le nécessaire {péri ton anag-
kaiôn : VII, 54).
Ce rapprochement montre combien Isocrate en prend parfois à
son aise avec les faits et les interprète de la façon qui lui convient.
Le premier passage contient l'un des reproches qu'il adresse à ses
compatriotes en les comparant à leurs glorieux ancêtres. La
supériorité de ceux-ci tenait en particulier à ce qu'ils se défendaient eux-
mêmes, tandis que leurs descendants sont tombés si bas qu'ils
accomplissent désormais eux-mêmes ce qui incombait jadis aux
esclaves et aux mercenaires. Dans YAréopagitique, Isocrate regrette
au contraire que les Athéniens confient aux mercenaires ce qu'ils
pourraient faire eux-mêmes, sans dépenser cet argent dont ils ont
tant besoin. Dans le premier cas l'orateur reproche donc à ses
'
concitoyens ce qu'il leur conseille de faire dans le second '.
Voyons encore une allusion aux mercenaires faite dans le
discours Sur la paix en relation avec les tyrans. Parlant du triste sort de
ceux-ci qui se trouvent contraints de faire la guerre à l'ensemble des
citoyens, de se méfier de tous et de haïr tout le monde, l'orateur note
qu'ils doivent même faire assurer leur propre sécurité par des
mercenaires qu'ils ne connaissent pas et qu'ils n'auront pas moins à
craindre que leurs ennemis (VIII, 111-113). C'est là une
caractéristique des tyrans assez habituelle dans la littérature du
IVe siècle (51).

tant à sa convenance les événements du passé ("The Sailors of the


Athenian Fleet", Athenaeum 40 (1962) p. 162-164 ; Athens and the
Sea. A Study in Athenian Sea-Power (Bruxelles-Berchem, 1965) p. 33-
35).
(50) Sur l'intérêt historique de ce passage, voir M. Amit, Athens and the
Sea, p. 34 sq. ; Cl. Mossé, La fin de la démocratie..., p. 318 sq.
(51) Par ex., Hiéron, II-VII. Voir E.D. Frolov, "L'idée de monarchie chez
Isocrate", dans Problèmes d'histoire nationale et universelle (en russe ;
Leningrad, 1969) p. 16 (sur le rapport entre le Hiéron et le discours Sur
la paix, n.36).
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 261

Dans son dernier discours politique, le Philippe ' , Isocrate


développe les mêmes idées fondamentales que dans le Panégyrique,
se citant lui-même à l'occasion (V, 9). Mais bien des choses avaient
changé entre temps et l'orateur s'exprime tout autrement. Il a dû
abandonner l'espoir de voir les Athéniens prendre la tête d'une
campagne en Orient et se tourne maintenant vers le roi de Macédoine.
Tout comme dans le Panégyrique, il rappelle la fameuse expédition
de Cyrus le Jeune ; mais, avec le changement des circonstances, il
l'interprète un peu différemment : voulant montrer que Cyrus
n'échoue que par imprudence ' , il dépeint ses mercenaires grecs
sous d'autres couleurs que dans le Panégyrique - simplement
comme de vaillants soldats (V, 90-92). En faveur de la campagne à
entreprendre apparaissent des arguments tout à fait nouveaux : au
nombre des avantages qu'aura pour cela Philippe par rapport à
Cyrus, figure la possibilité qu'aura le roi de se procurer sur-le-
champ un nombre suffisant de soldats, "autant qu'il voudra". Car
telle est la situation actuelle de la Grèce, explique Isocrate, "qu'il
est plus facile de constituer une armée plus grande et plus forte avec
les vagabonds {ek ton planômenôn) ' ' qu'avec les citoyens " - alors

(52) Sur ce discours, voir F. Blass, op. cit., p. 314-319 ; Isocrate. Philippe et
lettres à Philippe, à Alexandre et à Antipatros, Texte et traduction
avec une introduction et des notes par G. Mathieu (Paris, 1924) p.l
sqq. ; Cl. Mossé, La fin de la démocratie..., p.440 sqq. ; A. Dovatur,
La "Politique" et les "politeiaï" d'Aristote (en russe ; Moscou-
Leningrad, 1965) p. 79 sq. ; K. Bringmann, op. cit., p. 96 sqq. ;
A. S. Sofrnan, "La préparation idéologique...", p. 130-135 ; S. Perl-
man, "Isocrates' Philippus - a Reinterpretation", p. 306 sqq. (voir
cependant A. S. Sofman, Histoire de la Macédoine antique, I (en
russe ; Kazan, 1960), p. 238, n.2) ; id., "Isocrates 'Philippus and Pan-
hellenism", p. 370-374 ; G. Dobesch, op. cit., p. 54 sqq. ; V.G. Boru-
chovic, "Isocrate et Dèmosthène" (en russe), Uc. zap. Gor'kovskogo
gos. un-ta, 43 (1957) p. 138 sqq. ; V.G. Boruchovic et E.D. Frolov,
op. cit., p. 216.
(53) Isocrate parle également, dans sa Lettre à Philippe (Lettres II, 8), de
l'imprudence de Cyrus qui le perdit lui-même et "provoqua les plus
grands malheurs pour ceux qui l'avaient accompagné".
(54) On ne peut guère être d'accord avec la traduction par G. Norlin (I) de
ek ton planômenôn : "those who wander in exile". Parmi eux, il y avait
aussi, bien sûr, des exilés ; mais il s'agit ici, sans doute avant tout, des
Le mercenariat et la Grèce
262 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

qu'au temps de Cyrus il n'existait pas de contingents mercenaires


(xénikon ouden), si bien que, "forcé de recruter dans les cités, on
dépensait plus pour les présents donnés aux recruteurs que pour la
solde des troupes" (V, 96).
Le passage témoigne de sérieuses transformations dans les
rapports avec les mercenaires. En premier lieu, Isocrate n'envisage
même pas la possiblité de partir en campagne sans forces
mercenaires. En outre, l'engagement de mercenaires présentait auparavant
de grandes difficultés, alors que maintenant on peut en recruter
sans délai et en quantité nécessaire. Isocrate en donne aussi la
cause : le fait qu'il est plus facile maintenant de recruter des
mercenaires parmi les errants qu'autrefois dans les villes et qu'il existe
désormais des contingents tout formés de mercenaires qui, au cours
de longues années de service, sont évidemment maintes fois passés
d'un employeur à un autre, alors qu'auparavant il fallait s'adresser
à ceux qui vivaient dans leur propre ville. La composition du groupe
mercenaire s'est donc modifiée : ce sont les soldats professionnels
qui, d'ores et déjà, y prédominent. C'est pourquoi le système de
recrutement s'était également transformé.
Ces lignes tirées du Philippe font écho à ce qu'écrit Isocrate
dans sa Lettre à Archidamos où il parle à nouveau des guerres,
des révoltes, des meurtres et des innombrables malheurs qui
assaillent la Grèce et en particulier les poleis d'Asie Mineure. "Si nous
avions quelque raison, nous ne laisserions pas ces gens (d'Asie
Mineure - L.M.) se rassembler ni se faire commander par les
premiers venus, ni des contingents se constituer plus nombreux et plus

aussi, bien sûr, des exilés ; mais il s'agit ici, sans doute avant tout, des
nombreux sans-logis qui erraient par misère. On y trouvait également
des soldats professionnels qui avaient été ou allaient devenir
mercenaires. Cf. les traductions de G. Mathieu, IV (Paris, 1%2) : "les gens
sans domicile" ; et de V.G. Boruchovic [VDI 1%(), 11 : "les gens qui
erraient par le monde".
(55) Tous les spécialités sont loin d'imputer cette lettre à l'orateur. Voir à ce
propos : E. Mikkola, op. cit.. p. 296 ; et aussi T. A. Miller, "Les lettres
de Platon et d'Isocrate ", dans le recueil Epistolographie antique (en
russe ; Moscou. 1%7) p. 47 sqq. ; V.G. Boruchovic et E.D. Frolov,
op. cit., p. 181 et 211, n.35. En faveur de l'authenticité de la lettre :
G. Mathieu, IV, p. 171 sq.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 263

forts avec des vagabonds qu'avec des citoyens" {Lettres, IX, 9). Est
ici répétée la même idée, à propos des poleis d'Asie Mineure, que
parmi les mercenaires il y a plus de gens arrachés à leur patrie que
de citoyens. Presque les mêmes mots se retrouvent dans la lettre à
Archidamos ("des contingents plus nombreux et plus forts avec les
vagabonds qu'avec les citoyens") et dans le Philippe ("une armée
plus grande et plus forte avec les vagabonds qu'avec les
citoyens") (l6).
Mais c'est dans les paragraphes 120-122 du Philippe qu'est le
plus développé le thème des mercenaires. Avec un surcroît
d'arguments en faveur d une campagne contre les Perses, Isocrate expose
un programme complet d'activités en Orient : Philippe doit
anéantir tout le royaume et, s'il n'y parvient pas, s'emparer du plus de
terres possibles en coupant l'Asie (c'est-à-dire l'Asie Mineure),
"comme on dit, de la Cilicie à Sinope". Il faut y fonder des poleis et
y établir "ceux qui errent maintenant faute de moyens de vivre"
(tous nun planôménous dVendeian ton kath'hèméran) et "qui font
du mal à tous ceux qu'ils rencontrent". Et l'orateur poursuit : "Si
nous ne leur fournissons pas des ressources suffisantes pour les
empêcher de se rassembler , à notre insu ils deviendront si
nombreux qu'ils ne seront pas moins redoutables pour les Grecs que
pour les Barbares. C'est à quoi nous ne faisons pas attention et nous
ne voyons pas grandir un fléau commun et un danger qui nous
menace tous". Voici donc le plan proposé par Isocrate : de prendre
aux Perses, en utilisant la force des mercenaires, des terres en Asie
Mineure, "de délivrer ceux qui vivent en mercenaires (tous xéni-
teuoménous) des maux dont ils souffrent eux-mêmes et font

156) Ce qui peut d'ailleurs servir également à prouver que la lettre est un
faux.
(571 Notons encore une correspondance, presque mot pour mot, avec la
Lettre à Archidamos : V. 121 \hous ei mè pausomen athroïzoménous) ;
Lettres, IX, 9 ihous... ouk an perieôrômen athroïzornénous).
(58) Cf. Lettres, II, 19 (hosoï... ta men ton xéniteuoménôn stratopéda mis-
thountaï). Cf. Liddell-Scott-Jones, s. ν ; xéniteuô, II (moyen I : "to be
a mercenary in foreign service", avec références à ces deux passages
(c'est-à-dire V. 122 et Lettres, II. 191 ; cf. G. Mathieu, IV : "qui
Le mercenariat et la Grèce
264 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

souffrir les autres, de fonder avec eux des villes qui serviront de
limites à la Grèce et seront devant nous tous comme un glacis". "En
agissant ainsi, dit l'orateur à Philippe, non seulement tu les rendras
heureux, mais tu nous donneras à tous la sécurité" .
La position d'Isocrate est ici exposée avec le maximum de
clarté. Les pauvres, les vagabonds sans patrie, qui errent à
l'étranger par pauvreté et par pauvreté s'engagent chez les mercenaires,
voilà le principal danger, voilà ce qui fait peur à Isocrate. Ce danger
ne cesse de grandir et seule une campagne peut le conjurer.
Maintenant apparaît clairement le lien interne entre ces errants et les
mercenaires et nous avons plus que jamais le droit de répéter ce que
nous avons dit plus haut : à savoir qu Isocrate met nettement en
rapport le mercenariat et la pauvreté.
L'identification, chez Isocrate, des mercenaires aux pauvres
est particulièrement claire lorsqu'on compare les paragraphes 120 et
122. Dans le paragraphe 120, il parle de ceux qui errent par
manque de ressources, causent du dommage à tous ceux qu'ils
rencontrent et qu'il faut installer dans des villes de fondation récente.
Dans le paragraphe 122, il utilise pratiquement les mêmes termes
pour désigner les mercenaires qui servent à l'étranger et qu'il faut
délivrer des maux qu'ils endurent et qu'ils font endurer aux autres,
pour constituer avec eux des villes nouvelles.
On retrouve un certain écho de ce passage dans la lettre à
Philippe {Lettres, II, 19), mais avec quelques nuances. Si dans le
discours il dresse un large tableau et parle en général du mal que les
mercenaires causent aux autres (et à eux-mêmes), dans la lettre il
s'agit du tort qu'"ils ont fait plus souvent à ceux qui s'y sont fiés

A. Dovatur, op. cit., p. 80. Voir également les traductions de Lettres,


II, 19 par V.G. Boruchovic et T.V. Prusakevic (en russe ; VDI 1%(),
2) : "qui recrutent des armées mercenaires" et par G. Mathieu, IV :
"qui paient des armées de mercenaires".
(59) Cf. G. Mathieu, Les idées politiques p. 39 sqq. et al. (qui voit dans
la colonisation la partie la plus pratique des plans d'Isocrate I ;
Cl. Mossé. La fin de la démocratie..., p. 421 sq. ; A. Aymard. op. cit..
p.27.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 265

qu ils ne les ont sauvés". Bien qu'il y ait du vrai dans cette réflexion
qui s'accorde parfaitement avec ce qu'Isocrate pense des
mercenaires (lourdeur de leur entretien, danger d'utilisation dans les luttes
sociales et en particulier de prise du pouvoir par un chef considéré
comme un tyran potentiel), elle n'en porte pas moins des traces de
"
rhétorique : les mercenaires sont "plus souvent nuisibles qu'utiles.
Et ce dans un contexte lui-même très éloquent, où Isocrate exprime
son étonnement envers ceux qui, au lieu d'établir de bonnes
relations avec Athènes, entretiennent des armées mercenaires et
dépensent pour cela quantité de ressources - alors que ces armées portent
souvent préjudice à ceux qui leur font confiance plutôt qu'elles ne
les protègent et ne les aident.
Un peu plus loin dans le Philippe (54 sq. ) quand il parle de
l'échec des Thébains lors de leur invasion de la Phocide pendant la
Guerre Sacrée, Isocrate estime qu'ils se firent plus de tort à eux-
mêmes qu'ils n'en causèrent aux ennemis, puisqu'ils ne tuèrent en
Phocide que quelques mercenaires "pour qui la mort vaut mieux
que la vie", mais perdirent au cours de la retraite quelques-uns de
leurs citoyens, qui étaient d'illustres soldats . Une telle
remarque, quelque peu étrange, sur les mercenaires peut s'expliquer par
le fait que les contemporains considéraient les Phocidiens comme
des sacrilèges coupables d avoir pillé le trésor sacré de Delphes pour
payer leurs armées : réputation qui s'était étendue à leurs
mercenaires ' '. Il est d'ailleurs plus vraisemblable que cette remarque faite
en passant est l'une de ces notations purement rhétoriques qui
abondent dans l'oeuvre du moraliste qu'était Isocrate.
Un autre exemple semblable, lié aux mercenaires, est celui où
l'orateur, se préoccupant du bonheur et de la sécurité de Philippe,
le sermonne dans une lettre en lui disant ce qu'il doit et ne doit pas
faire : il ne doit pas, en particulier, rivaliser avec ceux "qui s'offrent
forte"
aveuglément aux dangers pour obtenir une solde plus
{Lettres, II, 91.

1601 Les Thébains avaient aussi des mercenaires ; mais c'était sans
comparaison avec l'armée phocidienne, dont la plus grande partie était
mercenaire.
(61 1 Sur cette tradition historique, voir supra, p. 93.
Le mercenariat et la Grèce
266 (Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

Citons enfin une autre allusion aux mercenaires dans le


Philippe. Comme auparavant dans le Panégyrique, Isocrate voit l'une
des manifestations de la déraison des Grecs dans le fait que, se
faisant la guerre les uns aux autres, ils aident leur ennemi commun, le
Roi des Perses, en mettant des mercenaires à sa disposition. Et,
plus soucieux de produire de l'effet que de respecter
scrupuleusement la vérité, l'orateur affirme que les Perses eux-mêmes
"reconnaissent n'avoir dans toutes leurs guerres ni soldats ni généraux ni
rien de ce qui est utile dans les dangers, et qu'ils font venir tout cela
de chez nous" (V, 125 sq. ).
En conclusion, nous nous arrêterons sur deux passages du
dernier discours d 'Isocrate, le Panathénaïque '" '. Sans apporter au
fond rien de nouveau à l'histoire même du mercenariat, ils
présentent un aspect intéressant dont nous avons déjà eu l'occasion de
parler : en ce qu'ils témoignent de l'influence du mercenariat sur la
conscience des contemporains. L'orateur rappelle la guerre de Troie
et loue Agamemnon d'avoir pu tenir pendant dix ans les Grecs sous
Troie "non par l'appât de fortes soldes" {misthophoraïs mégalaïs),
mais grâce à ses propres qualités (XII, 82). Il mesure ainsi les
événements du temps jadis à l'aune de la Grèce du IVe siècle, où le
mercenaire était devenu un personnage familier. Le mercenariat
était si profondément entré dans les façons de voir des
contemporains qu'en parlant des gens prêts à mourir pour défendre autrui
Isocrate écrit qu'ils "se comportent comme des troupes
mercenaires" (xénikoïs strateumasin : XII, 186).
En voyant dans le mercenariat un mal menaçant chaque Grec
et l'ensemble du monde grec, en caractérisant les mercenaires
comme des gens sans attaches ni traditions, des déserteurs, des
vagabonds et des criminels, Isocrate les considère subjectivement :
de façon négative, avec mépris et en même temps un certain effroi,
mais aussi avec compréhension, en pensant à leur destinée pitoyable
et peu enviable. A partir de ses différentes déclarations, se dégage
une position d'ensemble dont les divers éléments se combinent bien

162) Sur ce discours, voir F. Blass. op. cit., p. 319-326 ; G. Norlin. II,
p. 368-371 ; Fr. Zucker. Isokrates'"Panathenaïkos" (Berlin, 1%4I.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 267

les uns aux autres. Non seulement les mercenaires causent du tort à
autrui, mais ils endurent eux-mêmes des maux (V, 122) ; ils
meurent en se battant contre des amis mais dans l'intérêt des ennemis
(IV, 168), en défendant autrui (XII, 186) et, pour un gros salaire.
ils risquent follement leur vie {Lettres, II, 9). C est peut-être tout
cela qui donne à Isocrate une bonne raison de penser que pour eux
il vaut mieux mourir que de mener une telle vie '" .
Comme nous l'avons vu, le mercenariat devient un des thèmes
fondamentaux des derniers discours d Isocrate et prend figure de
problème social très important exigeant une solution rapide. Les
mercenaires constituent une force socialement dangereuse : on les
utilise dans les luttes intérieures, pour établir la tyrannie dans les
poleis, et ils représentent un danger permanent pour les citoyens
fortunés. Isocrate voit la solution du problème dans une campagne
en Orient : ils en seraient une des forces militaires essentielles. La
guerre avec la Perse est indispensable aussi parce qu'elle donnerait
la possibilité de diriger vers l'Asie cette masse inquiétante et
dangereuse et d'en libérer la Grèce. La nécessité de se débarrasser des
mercenaires en activité ou potentiels, se trouvant quelque part en
service ou errant à la recherche d'un employeur, devient donc en fin
de compte un des principaux arguments de l'orateur en faveur
d'une campagne en Orient.
La transformation de la place des mercenaires dans l'oeuvre
d Isocrate est la conséquence de la transformation de leur rôle
effectif. De nombreuses sources attestent le développement du système
de louage dans les armées et l'influence grandissante des
mercenaires sur les différents aspects de la vie grecque au IVe siècle et les
discours d 'Isocrate sont importants pour nous à cet égard. Il nous
fallait avant tout expliquer comment s'y reflétait le problème du
mercenariat et quels aspects du phénomène avaient retenu son
attention. Son oeuvre nous donne en outre la possibilité de nous
interroger sur la nature du mercenariat au IVe siècle, sur les causes de son
essor, sur ses origines sociales. L'analyse des discours fait émerger

(63) Une telle interprétation de V, 54 sq. (voir supra) n'est pas exclue.
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce)

un nouveau phénomène de la vie grecque, une nouvelle catégorie de


gens vivant hors du cadre de la cité, les errants (hoï planôménoï).
L'orateur en parle un peu dans les années 380 ; puis ils occupent
une place centrale dans ses discours des années 350-340. Et Isocrate
explique aussi pourquoi leur nombre s'est rapidement accru : à
cause des guerres incessantes entre poleis, des troubles, des
dissensions, des coups d'Etat.
De plus, il indique nettement le lien organique existant entre
les "errants" et l'essor du mercenariat. Alors qu'au début du
IVe siècle, Cyrus le Jeune n'avait pas facilement recruté une armée
(parce qu'il lui avait fallu le faire directement dans les villes, parmi
les citoyens), dans les années 340 on trouvait au service de Philippe,
selon Isocrate, une armée plus nombreuse et plus forte composée de
ces vagabonds qui avaient perdu tout lien avec leur patrie et étaient
tout disposés à s'engager comme mercenaires à cause de leur
pauvreté. Le caractère même des armées change par conséquent,
ainsi que leur composition sociale. Les mercenaires finissent par
constituer une force qui se tient en dehors de la cité et qui peut
même s'opposer à elle et la menacer. Le mercenariat, qui était né du
développement de la polis, des luttes sociales et des guerres, les
nourrissait en retour. Tout le monde recourait aux mercenaires : les
villes dans les conflits qui les opposaient, les oligarques et les
démocrates dans leur lutte pour le pouvoir. Ils devenaient souvent
l'instrument de tous ceux qui avaient besoin de leurs services : en
particulier des tyrans, dont l'arrivée au pouvoir s'accompagnait
parfois de redistributions de terres, d'abolitions de dettes et
d'affranchissements d'esclaves. Tout cela représentait, aux yeux
des possédants, une insulte aux droits sacrés de la propriété, et c'est
justement pourquoi Isocrate considère les mercenaires comme une
force aussi dangereuse.
Les plans de colonisation faisant appel aux mercenaires et aux
errants, ainsi que les appels à réorganiser l'armée, à en exclure les
mercenaires et à régénérer les vertus militaires des citoyens, se
retrouvent, sous une forme ou sous une autre, chez des
contemporains d'Isocrate, comme Xénophon et Dèmosthène. La
position d'Isocrate n'est évidemment pas exceptionnelle : c'est
Le mercenariat et la Grèce
(Le mercenariat comme problème général de la Grèce) 269

néanmoins dans ses discours que le problème des mercenaires a


trouvé son expression la plus nette et la plus complète ' '.

(64) Cf. Best, p.l27sç. ; J. de Romilly, "Guerre et paix...", p.219.


CONCLUSION

Le mercenariat et

la crise de la polis

certains
mercenariat
Avant
aspects
et le
dedéveloppement
ont
conclure,
déjà été arrêtons-nous
évoqués
des relations
: celuisur
des
commercialo-monétaires.
unrapports
problème,
entre
dont
le

Notre analyse reposera sur les documents cités précédemment et


fera en quelque sorte le bilan de ce qui a été dit.
Le mercenariat en tant que phénomène social est lié de façon
très étroite au développement des relations commercialo-
monétaires. Dans la mesure où il constituait, fût-ce de façon très
spécifique, une forme du travail salarié (ce qui se reflète dans la
terminologie : misthos, misthophoros, misthophorein s'appliquaient à
la fois au travail salarié, à la location et, plus étroitement, aux
notions qui y correspondaient dans 1 armée), il sous-entendait un
degré relativement élevé de développement de ce genre de relations.
Inversement, le mercenariat ne pouvait qu'exercer sur elles une
influence importante et multiforme.
Depuis longtemps, les historiens modernes ont noté, comme
caractéristique du IVe siècle, que les relations commercialo-
monétaires s'étaient alors étendues, englobant des régions naguère
retardées où l'économie naturelle d'autrefois occupait encore
une grande place. Il est évident qu'on peut voir· dans la diffusion
universelle du mercenariat un des moteurs de ce processus.

( 1 ) Voir, par ex. : A. Tjumenev, Aperçu d'histoire économique et sociale de


la Grèce ancienne, III (en russe ; Pg., 1()22) p.T.'î.
Le mercenariat et la crise de la polis 271

A partir de la guerre du Péloponnèse, le caractère des


opérations militaires s'est quelque peu modifié : leur aspect
économico-financier émerge de plus en plus au premier rang, tandis
que s'accroît le rôle des contingents mercenaires. Au IVe siècle, la
guerre se fait coûteuse : citons à l'appui seulement un chiffre
-d'après le témoignage unanime des contemporains, les Athéniens
dépensèrent plus de 1 000 talents pour la Guerre des Alliés ' .
Dans la mesure où, pendant tout le IVe siècle, on guerroya
constamment sur le territoire grec ou sur sa périphérie, les exigences
financières ne cessèrent de se faire sentir. Bien que le montant de la
solde ait à l'évidence un peu diminué au cours du siècle, le nombre
des mercenaires s'accrut : c'est pourquoi le manque d'argent pour
payer les soldats est une caractéristique du IVe siècle, valable de la
même façon pour les poleis, les stratèges, les commandants
particuliers, les tyrans, le roi de Perse et ses satrapes, le pharaon
d'Egypte -le non -paiement des troupes étant un lieu commun dans
les récits militaires.
Le développement du mercenariat postulait l'existence d'une
grande circulation monétaire, capable d'alimenter ce marché
particulier en moyens financiers. Comment se procurer de tels
moyens ?
Il nous semble que, dans cette question, deux aspects sont à
considérer : l'inondation du marché grec par les métaux précieux
dont le besoin s'était accru et les moyens concrets d'obtenir de
l'argent pour faire la guerre. Ces deux aspects interfèrent
incontestablement, mais il existe cependant entre eux une
différence fondamentale : c'est qu'il s'agit dans le premier cas de
trouver des moyens supplémentaires et de les introduire dans la
circulation et, dans le second, de procéder à une nouvelle
répartition de l'argent déjà mis en circulation ou de mettre en
circulation sous forme monétaire des richesses matérielles consistant
en biens mobiliers, esclaves, etc..
Pour autant qu'on puisse en juger, les sources les plus
importantes (sinon uniques) de métaux précieux supplémentaires

(2) Cf. Isoc. VII. 9 ; Eschine, II, 71 ; Dèm.. III. 28.


272 Le mercenariat et la crise de la polis

furent les suivantes : l'exploitation des mines du Laurion '·'' et du


Pangée (ces dernières fournissant, à partir des années 350, plus de
1 000 talents d'or par an et autorisant la Macédoine à commencer la
frappe de monnaies d'or : Diod., XVI, 8, 6 sq. ) ; l'afflux en Grèce
d'or perse par différentes voies (paiement des mercenaires grecs et
surtout fourniture de subsides qui furent au IV° siècle le principal
instrument de l'ingérence perse dans les affaires intérieures de la
Grèce) ; enfin l'accumulation, dans de nombreux temples grecs,
d'énormes richesses sous forme de trésors qui furent alors
transformés en monnaie (le pillage de ces trésors étant caractéristique de
cette époque). S'était ainsi créée, au IVe siècle en Grèce, une
situation dont Karl Marx disait : "Si le volume de l'ensemble de la
circulation vient brusquement à s'accroître et que prédomine l'unité
fluide de la vente et de l'achat, mais de telle façon que la somme
totale des prix à réaliser croisse plus vite encore que la vitesse de la
d'oeil"
circulation monétaire, les trésors se vident à vue '.
Bien qu'il étudiât le problème sur le plan théorique, Karl Marx
pensait en particulier à la situation de la Grèce au IVe siècle, car il
analyse ailleurs les Poroïde Xénophon qui concernent justement ce
problème.
L'afflux en Grèce de métaux permettant de satisfaire les
nouveaux besoins monétaires est indubitable. Nous sommes certes bien
loin de 1 imputer exclusivement aux mercenaires et de voir en eux sa

13) On note, au IV'' siècle, une augmentation de l'exploitation du plomb


argentifère au Laurion ; l'Etat reçoit l'argent pour les frappes
monétaires et une partie est même exportée : L.M. Gluskina, "Les mines
d'argent du Laurion dans l'économie athénienne au IV'' siècle ' (en
russe). Uc. zap. LGPI 307 !1%()! p. 297 et 302-304. Il est significatif
qu'un homme aussi sensé et réaliste que Xénophon ait vu dans
l'extension de l'exploitation des gisements d'argent un des remèdes possibles à
la crise des finances d'Athènes. Cf. E.D. Frolov. "Les tendances
politiques des Poroï de Xénophon ". dans Problèmes de l'histoire socio-
économique du monde ancien (en russe ; Moscou-Leningrad, 1%3)
p. 204 sqq. ; voir aussi L.M. Gluskina. "La spécificité de la polis
grecque en rapport avec le problème de sa crise (en russe), VDI 1973. 2.
P;37.
(4) (Contribution à la critique de l'économie politique (Paris, Ed. Soc.
1972) p. 101.
Le mercenariat et la crise de la polis 273

principale cause, mais il est très significatif que la déthésaurisation


des trésors sacrés, accumulés au cours des siècles et retirés de la
circulation, soit très directement liée aux soldats, et avant tout aux
forces mercenaires qu'ils étaient surtout destinés à entretenir. C'est
notamment le pillage des trésors delphiques qui permit aux Phoci-
diens de disposer d'une armée énorme, et parfois de l'augmenter
encore en versant des soldes une fois et demie ou deux fois plus
importantes que la normale. Les tyrans Denys l'Ancien et Euphron
de Sicyone ont également largement recouru à ce mode de
financement.
On doit de même signaler les subsides des Perses qui étaient en
grande partie consacrés au financement des activités militaires de
leurs alliés en Grèce. En outre, dans la mesure où les Perses
faisaient usage de mercenaires grecs, entraient ainsi en Grèce des
fonds très considérables prélevés sur la trésorerie royale.
Les données de la numismatique témoignent de façon
convaincante des rapports existant entre la circulation financière et le
mercenariat. Deux types de rapports sont, semble-t-il, à distinguer '° ' :
d'une part, l'influence de l'argent ramené par les mercenaires sur
les types monétaires de certaines villes. C'est ainsi que, dans la
littérature numismatique, on associe les frappes monétaires réalisées à
Oponte (Locride) dans les années 380 à l'apparition dans cette ville
des drachmes, tétradrachmes et décadrachmes siciliens ramenés par
les mercenaires locriens ; et c'est également vrai d'une série
monétaire émise à Larissa vers 395 et, vers 370, dans la ville arca-
dienne de Phénéos. L'influence des monnaies syracusaines
rapportées par des archers crétois se fait aussi sentir à Praïsos ' . D'autre
part, est particulièrement importante la frappe de monnaies

(5) A noter que, parmi les diverses théories sur les origines de la monnaie, il
y en a une qui explique son apparition par la nécessité de payer les
mercenaires : c'est celle de R.M. Cook, "Spéculations on the Origins of Coi-
nage ", Historia 7 (1958) p. 257-262, qui a été approuvée par R. Bogaert.
Banques et banquiers dans les cités grecques (Leyde, 1968) p. 308. Nous
sommes reconnaissants à L.M. Gluskina de nous avoir signalé l'article
de R.M. Cook.
(6) Ch. Seltman, Greek Coins (London, 1933) p. 159 sq., 165, 172 sq. (nous
n'avons pas pu prendre connaissance de la seconde édition).
274 Le mercenariat et la crise de la polis

réservées au paiement des mercenaires, notamment de la part des


satrapes d'Asie Mineure (Tiribaze, Datâmes, Pharnabaze, etc.) et
des dynastes siciliens (tels que les Syracusains Denys et
Timoléon ) ' .
Le deuxième aspect du problème concerne la nouvelle
répartition des richesses. Il n'est nul besoin de rappeler les sources
multiples de rémunération des mercenaires dont nous avons parlé plus
haut ; nous nous contenterons de signaler que la guerre elle-même
en était une, très importante. La prise de butin, le pillage et la vente
des prisonniers n'étaient certes pas des phénomènes nouveaux dans
la pratique militaire des Grecs. Mais, au IVe siècle, ils changent
quelque peu d'échelle, sans compter que du butin on tire
maintenant parti d'une autre manière : en le vendant d'habitude sur-le-
champ, pour financer le versement de la solde. En cas de
campagnes victorieuses, étaient ainsi jetées sur le marché d'importantes
valeurs matérielles qui - produits du pillage direct, de la violence
brutale et de la contrainte extra-économique la plus immédiate - se
transformaient en marchandises ; elles étaient d'ailleurs souvent
vendues deux fois, puisque les marchands qui accompagnaient
l'armée et se portaient acquéreurs du butin l 'écoulaient en d'autres
lieux.
Le renforcement des aspects financiers de la guerre modifie en
retour le caractère de celle-ci. Elle devient dans une certaine mesure
une affaire financière, à tous les stades : ceux de sa préparation, de
son déroulement et des ses conséquences économiques immédiates.
Remarquons qu'aux deux premiers stades commence à intervenir,
dans le financement de la guerre, un grand éventail de personnes :
citoyens ou métèques, magistrats de la cité représentés par les
stratèges, chefs mercenaires et banquiers ("trapézites").
Parmi les stratèges, il faut avant tout citer Timothée qui fut,
comme on le sait, à la fois un homme riche et un général talentueux.

:T) Ibid.. ch. XI, p. 176-199 ; F. G. S. Robinson, "Greek Coins Acquired by


the British Muséum, 1938-194«"', NC 8 1 1948) p. 43-59. Seltman (p. 1761
voit dans le mercenariat un facteur favorable à l'épanouissement du
commerce extérieur et un stimulant au développement de la frappe
monétaire au IVe siècle.
Le mercenariat et la crise de la polis 275

C'est le discours XLIX du corpus dèmosthénien, le Contre Timo-


thée, qui nous donne à son sujet les informations les plus précieuses.
On n'y raconte pas le meilleur moment de sa vie : ses biens étaient
engagés, son domaine avait été constitué en garantie au fils
d'Eumélidès, il avait des dettes envers Pasion, Antiphanès et
d'autres citoyens, sans plus rien avoir à donner en gage - et ce pour
des dépenses de guerre. En dépit de la prolixité de l'accusateur,
Apollodore fils de Pasion, qui avec une monotonie accablante énu-
mère à plusieurs reprises toutes les dettes de Timothée en le
dénigrant de mille manières pour "son insatiabilité et son âpreté au
gain"
(67), bien des choses ne sont pas claires dans cette affaire. La
lecture du discours produit une impression curieuse : c'est tout juste
si Timothée ne semble pas mener la guerre à ses propres frais,
engageant pour cela terres et biens ' '. Le plus vraisemblable, c'est que
l'argent de l'Etat se combinait alors en quelque sorte avec les
ressources privées - ce qui devait susciter chez le général le désir de
s'enrichir par des opérations usuraires '^' et des difficultés
financières pour la polis. Les liens du stratège avec les banquiers
apparaissent en tout cas très bien dans le discours : avant de s'embarquer au
Pirée avec son armée, ayant besoin d'un complément d'argent, il
emprunta auprès du trapézite Pasion 1351 drachmes et 2 oboles (6-
8) ; puis, après avoir constitué en garantie son domaine de la plaine,
il hypothéqua le reste de sa fortune aux 60 triérarques qui
l'accompagnaient, à chacun pour 7 mines, et fit distribuer aux équipages
l'argent reçu (qui se montait au total à 7 talents), tout en indiquant
dans ses comptes que cette somme avait été payée sur les fonds
militaires (11 sq.). Plus tard, alors qu'il se préparait à regagner
Athènes, il emprunta encore 1 000 drachmes pour les remettre aux
triérarques béotiens, en les inscrivant à nouveau sur ses comptes
comme fonds militaires (14-16).
Nous ne savons comment étaient répartis ces fonds militaires
- la réponse n'étant pas contenue dans les propos obscurs de
l'accusateur. Dans l'ensemble, il est cependant visible que les

18) Cf. L.M. Gluskina, "La spécificité...', p. 39 et n.78.


(9) Voir Cl. Mossé, "Le rôle politique des armées". PGGA, p. 22"
276 Le mercenariat et la crise de la polis

hypothèques et les dettes de Timothée se justifient avant tout par


son activité de général et que, parmi ses créanciers, on trouve
beaucoup de gens d'argent : entre autres Pasion, le banquier le plus
célèbre de son temps, le nauclère Philippos, les triérarques qui
l'accompagnaient en expédition, ainsi que "certains citoyens", qui
formaient un cercle très large de personnes impliquées dans les
opérations financières de caractère militaire.
Dans le discours XLIX il n'est question que des relations
d'affaires entre ces financiers et le génral ; mais il n'est pas exclu
que les trapézites aient également eu affaire avec l'Etat, soit
directement, soit par l'intermédiaire des stratèges.
D'après tout ce qui vient d'être dit, il est tout à fait naturel de
supposer que les commandants d'armées mercenaires se
comportaient parfois, pour ainsi dire, en fermiers généraux qui recevaient
de la polis certains moyens financiers pour telle ou telle opération et
jouissaient d'une certaine liberté dans leur utilisation (c'est
pourquoi ne serait peut-être pas fortuite la rareté des allusions faites
dans nos sources aux "exétastes", les contrôleurs financiers de
l'armée). Dans ces circonstances, la nécessité de faire appel aux
financiers se faisait encore plus pressante. Mais il se peut qu'elle se
soit fait sentir avant même qu'un commandant n'entrât au service
de la cité ou d'un autre employeur : c'est une simple hypothèse ;
mais l'on sait qu'existaient au IVe siècle des contingents de
mercenaires {ta xénika), de professionnels, qui ne se disloquaient pas
après leur licenciement. Quand il négociait avec de semblables
contingents, le chef professionnel n'agissait pas toujours, semble-t-il,
avec l'aval du futur employeur. A en juger d'après l'exemple de Coi-
ratadas dans YAnabase de Xénophon, il y avait en Grèce des
guerriers ambulants qui "rêvaient de devenir général ". Ce Coiratadas
fut d'abord choisi comme stratège par les anciens mercenaires de
Cyrus qui n'avaient plus de quoi poursuivre leur route : il promit
donc de leur fournir le boire et le manger. Mais quand il apparut
qu'il n'avait pas assez d'orge, d'huile, d'ail, d'oignon et de vin pour
nourrir les soldats ne fût-ce qu'une seule journée, il dut s'en aller en
renonçant au commandement (Xén., Anab., VII, 1, 33-40).
La guerre se transforme en entreprise financière, tant au stade
Le mercenariat et la crise de la polis 277

de la planification qu'à celui de la réalisation des opérations.


L'appât du gain et les considérations mercantiles, tout comme le
rôle important et parfois décisif des stratèges dans le paiement de
l'armée, font que ceux-ci ne se laissent pas toujours guider par des
considérations proprement militaires. Dans l'histoire des guerres du
IVe siècle, il n'est pas rare de voir des stratèges négliger les intérêts
non seulement de leur employeur, mais de leur propre cité, et mener
les hostilités en se souciant moins de battre l'ennemi que d'obtenir
du butin, de recouvrer les fonds dépensés et de réaliser un bénéfice.
Rappelons par exemple l'attitude de Charès qui, au lieu de lutter
contre les alliés insurgés, était parti servir le satrape Artabaze.
Un autre aspect du problème étudié montre à quel point le
mercenariat était étroitement lié aux opérations usuraires et
financières et combien les rapports monétaires et commerciaux avaient
profondément pénétré dans l'armée, la transformant en une des
sphères de développement du "capital" et de la recherche du profit.
Les mercenaires eux-mêmes commencent à considérer leur solde
comme une sorte de "capital " qui, en cas de retard de paiement,
doit rapporter un intérêt tout comme n'importe quelle créance.
C'est ce qu'autorise à dire un passage du Pseudo-Aristote relatif aux
Clazoméniens : "Comme ils devaient aux mercenaires une solde de
20 talents et qu'ils ne pouvaient pas la payer, ils donnèrent aux
chefs 4 talents d'intérêt par an" jusqu'au règlement de leur
dette ' . Ce procédé rappelle beaucoup les transactions usuraires
et bancaires, à ceci près que c'est contraints et forcés que les
mercenaires (ou seulement leurs chefs) se retrouvaient en position
d'usuriers : la cité, quand elle jouait le rôle de débitrice, était obligée,
comme n'importe quel débiteur, de verser des intérêts. Aux yeux de
l'auteur, cette affaire ne diffère visiblement pas, pour l'essentiel,
d'une opération usuraire habituelle : la dette est qualifiée
d'archaion (le "capital originel"), à laquelle s'ajoutait un intérêt
dont le taux (20 %( n'avait, semble-t-il, rien d'exceptionnel .

110) Ps.-Arist., Econ., II, 2, 16 b (traduction russe de G. A. Taronjan, VDI


1969, 3).
(11) R. Bogaert, op. cit., p. 360 ; H. Bengtson, dans H. Bengtson et
278 Le mercenariat et la crise de la polis

La brièveté de l'allusion ne permet malheureusement pas de se


représenter de façon précise quelles relations d'argent les chefs, qui
percevaient annuellement 4 talents d'intérêt, entretenaient alors
avec l'armée : en recevait -elle une part ou bien est-ce que les chefs,
après s'être acquittés auprès des simples mercenaires, profitaient
seuls du revenu du capital et comment en ce cas pouvaient-ils
recouvrer celui-ci ?
Bien que ce témoignage soit unique (pour autant que nous le
sachions), il n'y a pas de raison de le mettre en doute ; tout ce
"stratagème est bien dans 1 esprit du temps et la valeur historique de
l'ensemble de l'oeuvre n'est guère contestable. Il est peu propable
qu'il faille y voir un fait exceptionnel et considérer les rapports entre
les Clazoméniens et leurs mercenaires comme particuliers et sans
analogie dans la vie militaire du IVe siècle.
Telle n'est cependant pas (bien qu'elle soit incontestablement
très importante) la seule zone d'influence du mercenariat sur le
développement des rapports commerciaux et monétaires.
L'essor du mercenariat et la multiplication des armées
mercenaires accrurent évidemment les besoins de la Grèce en blé importé
et autres produits alimentaires. On sait, de façon générale, quelle
grande place occupaient les céréales dans les importations des cités
grecques . Au IVe siècle, les besoins en produits alimentaires
avaient apparemment pris un caractère encore plus aigu pour toutes
sortes de raisons : les guerres incessantes ravageaient les terres
ensemencées ; le prolongement des campagnes suscitait certaines
transformations dans le système d approvisionnement des armées,
surtout de ces armées mercenaires qui différaient des armées
citoyennes en ce qu'elles étaient notamment dépourvues de tout lien
organique avec l'arrière, c'est-à-dire avec la polis, et qu'elles ne

E. Bresciani, The Greeks and the Persians (London, 1%()| p. 271 ; cf.
M.N. Tod. dans CAH V ll()27) p.2i> ; A. M. Andreades, A History of
Greck Public Finance I (Cambridge Mass.. 1()33I ρ.17."> et .%() ;
B.A. van Groningen, Aristote. I^e second lii're de l'Economique
(Leyde, 1933) p. 115.
(12) Cl. Mossé, La fin de la démocratie athénienne (Paris. 1%2( p. 111-113
(une partie de la bibliographie du sujet est citée p.l 11, n. I I.
Le mercenariat et la crise de la polis 279

pouvaient se ravitailler que par le pillage direct des territoires ou par


des achats de denrées. Dans nos sources, il n'est pas rare de voir
relater comment le stratège doit s'occuper de l'approvisionnement
des soldats, du ravitaillement de l'armée à Vagora et de la création
d'un marché à proximité du camp. Par là même, l'essor du
mercenariat influençait le développement du commerce et, dans la mesure
où le blé était acheminé en Grèce depuis sa périphérie (Mer Noire,
Egypte, etc.), stimulait en particulier la croissance du commerce
extérieur.
Un autre aspect du problème ne doit pas être négligé : c'est que
le mercenariat, dans la mesure où il drainait une partie de la
population des campagnes, exerça une influence négative sur
l'agriculture grecque (sans même parler des destructions opérées en temps
de guerre). Il est évident que cela se produisait surtout dans les
régions qui avaient souffert des hostilités : l'espoir de tirer un
meilleur profit du service mercenaire amenait une partie des Grecs à
délaisser leurs exploitations ruinées.
Une conclusion inverse vaut pour l'artisanat : les guerres
incessantes accrurent la demande d'armes. Lorsqu'ils réunissaient une
armée, les employeurs devaient parfois se procurer une grande
quantité de boucliers, d'épées, de lances, etc. Les historiens
modernes ont déjà noté le développement, dans la Grèce du IVe siècle, de
certaines branches de la production artisanale liées à la guerre Itra-
vail du métal, du cuir, etc.) .
L'essor du mercenariat provoque aussi, apparemment,
l'augmentation du nombre des commerçants et artisans plus ou moins
liés à la guerre. Dans nos sources, on en mentionne constamment
qui accompagnent l'armée et fournissent le nécessaire aux soldats ;
ils sont aussi les premiers à acheter le butin : près du camp
fonctionne en permanence un marché. On peut dire qu'ils vivent en
parasites sur 1 armée mercenaire. Les auteurs mentionnent deux
catégories essentielles de marchands : les kapèloï et les emporoï.
Comme l'ont montré les spécialistes, au IVe siècle le mot emporoï
sert en général à désigner les marchands en gros se livrant souvent à

(13) Par ex. : Cl. Mossé. La fin de la démocratie..., p. 77-81.


280 Le mercenariat et la crise de la polis

des activités maritimes, tandis que le terme kapèloï s'applique aux


petits commerçants fréquentant seulement le marché local ' .
Tout cela témoigne de l'importance des armées mercenaires en tant
que marchés particuliers où l'on pratique activement l'achat et la
vente sur une plus ou moins grande échelle.
Le mercenariat exerça par ailleurs une grande influence sur la
redistribution des richesses. On connaît en particulier son rôle
énorme parfois décisif, dans l'établissement de la tyrannie.
D'ordinaire, au début, elle était dirigée contre les oligarques, elle
s'accompagnait de la confiscation des biens du groupe dirigeant et de leur
redistribution aux citoyens les moins fortunés - une partie tombant
parfois entre les mains des mercenaires. Cela vaut particulièrement
pour la Sicile où, de surcroît, les mercenaires s'installèrent dans les
villes conquises. D'autre part, le dépouillement des oligarques et
leur proscription apportaient de nouveaux moyens permettant de
renforcer les contingents mercenaires. Même en dehors de ces
circonstances, le mercenariat entraînait également une redistribution
de richesses : car le butin des diverses campagnes était
habituellement vendu et profitait soit aux mercenaires, soit plus fréquemment
aux marchands qui l'achetaient et le revendaient tout en fournissant
l'armée en provisions et autres marchandises.
Dans l'ensemble, le mercenariat contribua à accélérer la
circulation des richesses : car les mercenaires réussissaient rarement à
accumuler des sommes importantes et ne tardaient pas à réaliser
leur avoir . On doit cependant admettre que, parmi eux, se
rencontraient des gens capables de s'enrichir par le service armé : deux
d'entre eux nous sont connus par les discours d'Isée. Il est
significatif qu'ils n'aient pas placé leurs capitaux dans l'agriculture, mais
dans des affaires commerciales manifestement liées à l'armée (peut-
être sous forme de participation aux activités des marchands qui

(14) M.I. Finkelstein, "Emporos. Naukleros and Kapelos : A prolegomena


to the Study of Athenian Trade". CPh 30 (19351 p. 320-336 :
A.I. Sisova, "Emporos et kapelos dans le commerce de la Grèce
ancienne", dans Problèmes de l'histoire socio-économique du monde
ancien (en russe! p. 239-247.
(151 Voir, par ex. : Polyen. III. 9. 35 ; cf. Plut., Dion, LU.
Le mercenariat et la crise de la polis 281

accompagnaient les armées mercenaires, ou sous toute autre forme


indépendante de même nature). Il n'est pas exclu que ce soit là un
des avenirs ouverts aux mercenaires qui s'étaient plus ou moins
enrichis : leur conversion en emporoïet kapèloï qui s'enrichissaient
en servant l'armée.
Nous mentionnerons enfin un autre facteur susceptible
d'influencer le développement des relations commerciales et
monétaires : le fait qu'à partir de la guerre du Péloponnèse apparaissent
parmi les mercenaires des gens originaires de la périphérie grecque,
en particulier de Thrace et d'Italie du sud. Ils y contribuèrent sans
doute, en renforçant la différenciation sociale des tribus indigènes
(bien qu'il ne faille certainement pas exagérer leur rôle dans ce
processus).
D'autre part, on ne peut donner un seul sens à l'influence du
mercenariat. Les mercenaires étaient utilisés non pour obtenir un
surcroît de produits, mais pour s'approprier des richesses par des
voies extra-économiques - sous des formes ouvertes (pillage des
vaincus et vente des prisonniers en esclavage) qui définissent
l'essence parasitaire du mercenariat.
De plus, dans la mesure où les mercenaires ne participaient pas
à la production, mais se manifestaient plutôt dans la sphère de la
distribution (ou plus excatement de la redistribution ) des biens, en
favorisant l'augmentation de la masse monétaire sans accroissement
correspondant de la masse des marchandises, ils contribuèrent,
avec d'autres facteurs, à la montée des prix au cours du IVe siècle -
dont ils subirent également les conséquences puisqu'ils étaient eux-
mêmes partie prenante dans les relations commerciales et
monétaires (à la différence, par exemple, des habitants des campagnes qui
vivaient en économie naturelle). La montée des prix (s 'ajoutant
apparemment à la chute du montant des rémunérations) aggrava la
situation des mercenaires - les jetant eux et leur chefs dans de
nouvelles aventures qui aboutissaient au même résultat et créaient un
cercle vicieux.
D'autre part les mercenaires non seulement ne participaient
pas à la production, mais vivaient en fait de son anéantissement -
des guerres qui déstabilisaient l'économie tant par la destruction
282 Le mercenariat et la crise de la polis

directe des biens et des cultures au cours des hostilités que par ce
qui résultait de la surtension des capacités financières des cités '.
Par là même le mercenariat, qui n'existait et ne se développait que
dans une conjoncture de guerres permanentes, portait préjudice à
l'économie de toute la Grèce, créant ainsi un nouveau cercle
vicieux.
L'interdépendance entre le mercenariat et la structure
esclavagiste de la société grecque prit des formes multiples. Les campagnes
militaires, plus que toute autre chose, favorisaient la transformation
en esclaves de grandes masses d'hommes libres, si bien que le
développement de l'esclavage dans la Grèce du IVe siècle s'est
apparemment accéléré en partie à cause du mercenariat, puisque les
mercenaires faisaient tout leur possible pour vendre des prisonniers. Ils se
trouvaient pourtant constamment menacés d'être eux-mêmes
réduits en esclavage - ce à quoi les exposaient presque
automatiquement la défaite militaire et la capture. En sens inverse, des esclaves
affranchis par le tyran Denys l'Ancien de Syracuse se
transformèrent en mercenaires. Ce fut aussi le mercenariat qui dispensa Sparte
de recourir à l'aide massive des Hilotes dont la multitude, une fois
rassemblée et armée, effrayait les Spartiates (Xén., HelL, VI, 5, 28
sq.). Il arrivait enfin qu'une armée mercenaire donnât à l'esclave
fugitif un des rares asiles qui lui étaient ouverts (Xén., Anab., IV,
8,4).
Le mercenariat influa donc sur tous les secteurs fondamentaux
de la vie grecque et en subit en retour l'influence : économie
(agriculture, artisanat, commerce), politique (luttes intérieures des cités
et guerres), affaires militaires, idéologie. Dans l'ensemble, on ne
peut évaluer de façon univoque son importance dans la Grèce du
IVe siècle. Tout en favorisant le développement des relations
commerciales et monétaires, ainsi que de certains secteurs de
l'artisanat, il apparut comme une force destructrice apportant la mort et le
chagrin, l'asservissement et la violence, le pillage et la ruine. Tirant

(16) II est extrêmement significatif qu'au IV siècle diminuent les


constructions publiques - ce qu'on met notamment en rapport avec la croissance
des dépenses consacrées à la rémunération des mercenaires (M. Cary,
dans CAH VI (1927) p.57).
Le mercenariat et la crise de la polis 283

en parasite sa subsistance de l'économie des poleis, vivant de la


guerre et la nourrissant par son existence même, il saigna la Grèce à
blanc et porta préjudice à son économie, la poussant toujours
davantage vers l'abîme des conflits intérieurs et extérieurs.
Dans notre bilan final, nous pensons nécessaire de dégager
seulement certains aspects, les plus importants de notre point de vue,
qui permettent de poser en termes généraux le problème des liens
existant entre le mercenariat et la crise de la polis. Certains de ces
aspects ont déjà été évoqués ci-dessus, mais on ne peut saisir le
problème dans son ensemble qu'en utilisant la totalité de notre
documentation.
Il est tout à fait hors de doute que le nombre des mercenaires
s'est accru avec le temps dans la Grèce du IVe siècle. Bien que les
chiffres figurant dans nos sources soient déjà très parlants, ils
n'englobent cependant pas, de toute évidence, toute la masse des
mercenaires, car nos auteurs sont loin de mentionner tous les
contingents qui servaient à cette époque en différents endroits. Et il
existait en outre une foule innombrable d'entre eux qui se trouvait
désoeuvrée et errait à travers la Grèce en quête d'un employeur
(individuellement ou par contingents entiers) - ce dont parle si bien
Isocrate. Le mercenariat était donc effectivement devenu, non
seulement à cause de sa nature spécifique mais aussi en raison de son
ampleur numérique, un des principaux problèmes sociaux de la
Grèce au IVe siècle.
Il est tout à fait significatif que des auteurs contemporains
aussi importants que Xénophon, Isocrate, Dèmosthène et le
praticien militaire qu'était Enée le Tacticien aient répercuté dans leurs
oeuvres les problèmes que posait aux Grecs l'essor du mercenariat.
Leurs plans et leurs projets sont de contenu et d'ampleur très
variables, mais tous ont trait aux mercenaires.
La seconde question très importante, liée très étroitement à la
première, est celle des sources du mercenariat. Les renseignements
les plus complets sur ce point nous sont donnés par VAnabase de
Xénophon qui nous permet de souligner le caractère disparate de la
composition des armées mercenaires : on y trouvait à la fois des
esclaves fugitifs, des jeunes gens qui avaient connu des
284 Le mercenariat et la crise de la polis

mésaventures et des proscrits politiques. Mais l'essentiel en était


constitué par deux catégories : celle des gens aisés qui s'engageaient
pour arrondir leurs biens et celle des indigents pour qui le service
mercenaire était le seul moyen d'existence. Il est difficile
d'apprécier l'importance relative de ces deux catégories, mais on a
cependant toute raison de supposer que, dès le début, ce furent les
représentants de la seconde catégorie qui prédominèrent. Ils
l'emportèrent, de toute évidence, encore davantage par la suite, quand nos
sources lient très nettement le mercenariat à la pauvreté.
A ce sujet, nous avons déjà mentionné les témoignages de
Xénophon et d'Isocrate . Nous voulons cependant citer encore
une fois Dèmosthène, selon qui bien des gens se seraient volontiers
engagés comme mercenaires afin de recevoir quelques moyens
d'existence {euporian tina) et ainsi "se libérer de leur pauvreté
actuelle"
(XIV, 31). Selon toute apparence, partaient surtout chez
les mercenaires ceux qui vivaient dans la cité, "sans faire partie
d'aucun corps de la cité, sans être ni commerçant, ni ouvrier, ni
d'indigent"
cavalier, ni hoplite, avec le simple titre de pauvre et
{pénèta kaï aporon) ' .
Les données relatives à la rémunération des mercenaires vont
dans le même sens. En principe, elle se décomposait en deux
parties : les versements pour l'entretien et la solde proprement dite
(une sorte de revenu). Avec l'essor du mercenariat, celle-ci tendit à
s'amoindrir jusqu'à disparaître - à la limite, dans le plan
d'organisation de l'armée athénienne proposé par Dèmosthène, le soldat ne
doit recevoir que 2 oboles par jour et se procurer le reste lui-même,
"sur la guerre". La rémunération sur le butin était habituelle dès le
premier stade de développement du mercenariat, quand elle était
nettement fixée ; c'est pourquoi la disparition de la solde, ou du
moins sa réduction conjoncturelle à un niveau dépendant
entièrement de la situation militaire, prouve à l'évidence que les indigents
étaient devenus de plus en plus nombreux parmi les mercenaires ;

117) Xén., Hell., V, 1, 17 ; Hipp., IX. 4 ; Isoc, IV, 168 ; V, 96.


(18) Platon. Rép., VIII, 552 a. Nous avons pris en considération la
traduction russe de A.N. Egunov. Platon. Oeuvres, III 1 (Moscou, 19711 ;
cf. Xén.. Poroï, I, 1 : hè tou plèthous pénia.
Le mercenariat et la crise de la polis 285

prêts à servir en échange de leur seule subsistance, ils modifiaient


l'importance de l'offre sur le marché mercenaire.
Cette situation se reflète dans la comédie : si les auteurs plus
anciens soulignaient le risque inhérent au métier des mercenaires,
les plus récents mettent l'accent sur leur sort pitoyable et leur pau-
vreté <19'.
Le but des mercenaires, en particulier à une époque ancienne,
était d'amasser des richesses pour retourner ensuite dans leur
patrie, une fois la guerre finie. Une certaine partie bien sûr, y
réussissait, bien qu'en ce cas, ils pussent ne pas retourner dans leur ville
natale (tel l'Athénien Nicostratos : Isée, IV, 1 sq. ). Il semble
cependant que, pour le plus grand nombre d'entre eux, le chemin de la
patrie où ils auraient recouvré leur statut de citoyens ait été fermé,
comme nous en convainc le sort de nombre de participants à la
campagne des Dix-Mille : certains d'entre eux avaient déjà combattu
pendant la guerre du Péloponnèse, puis firent campagne avec Cyrus
et vécurent la fameuse "anabase ', prirent du service chez Seuthès
et plus tard auprès des généraux Spartiates en Asie Mineure,
partirent enfin en 394 avec Agèsilas en Europe, avant de passer peut-être
du côté de Jason. Cela signifie que les mercenaires de Cyrus
restèrent durant dix ans liés au service armé, c'est-à-dire que la guerre
devint pour eux un mode de vie normal (bien que peut-être peu
désirable) et la seule source de subsistance.
Et encore la situation était-elle plus favorable aux mercenaires
au début du IVe siècle qu'elle ne le devint dans les décennies
suivantes : situation due à l'impossibilité complète où ils se trouvaient de
vivre, au sens propre du terme, dans leur patrie.
Les slogans des pauvres au IVe siècle - redistribution de la terre
et abolition des dettes - exprimaient les voeux des citoyens ' ' qui.

(19) Parke, p. 235, n.1-4 (où sont données les références aux sources : Anti-
phanèse, Philémon. Ménandre, Apollodoros et Hipparchos).
(20) G. Mathieu, Les idées politiques d'Isocrate (Paris, 1925) p. 150 ;
A. Aymard, "Mercenariat et histoire grecque". EAC 2 (1959) p. 20
(= Etudes d'histoire ancienne (Paris, 1967) p. 491) ; Cl. Mossé, La fin
de la démocratie.... p. 224, 238 et 379 ; cf. L.M. Gluskina, "La
spécificité...", p. 28.
286 Le mercenariat et la crise de la polis

le lendemain, pouvaient devenir et souvent devenaient des


mercenaires. Il existe un lien organique entre l'appauvrissement et le
pillage, l'essor du mercenariat et les projets de colonisation. Déjà
parmi les mercenaires de Cyrus il y en avait qui voulaient s'établir
en Asie Mineure : c'est sur eux que comptait Xénophon quand il
songeait à fonder une cité, et aussi sur les pauvres de Grèce même,
sur ces Grecs qui "restent pauvres parce qu'ils le veulent bien
ihékontes pénontaï), alors qu'ils ont la possibilité de venir ici et de
devenir riches (Anab.< III, 2, 26).
Après ces projets, la réalité. En Thrace, ce fut le chef
mercenaire Athènodoros qui fut un fondateur de cités (Isocrate, VIII,
24). En Sicile, où de plus grandes possibilités étaient offertes par les
activités des tyrans, les mercenaires s'installent dans des villes que
Denys leur remet pour élargir sa base sociale : ils y reçurent la ville
et le territoire de Léontinoï (Diod., XIV, 78, 2 sq. ) ; les plus fidèles
furent établis par Denys à Tauroménion {ib., XIV, 96, 4). Archoni-
dès, tyran d'Herbitè, fonda la ville d'Halaïsa parce qu'il avait chez
lui, après la guerre contre Denys, beaucoup de mercenaires et de
gens qui s'étaient enfuis de partout à cause de la guerre isummikton
ochlon), auxquels s'étaient joints de nombreux pauvres {ton aporôn)
d'Herbitè même iib., XIV, 16, 1 sq.). A la demande de Timoléon,
pas moins de 10 000 personnes (y compris les proscrits svracusains)
vinrent de Grèce s'installer dans les régions dépeuplées par de
nombreuses années de guerre et la tyrannie syracusaine (Plutarque,
Tim., XXII sq. ).
Nous rappellerons également la modification de la place des
mercenaires dans les différents plans de colonisation de l'Asie
Mineure exposés par Isocrate : dans ses derniers discours, la
nécessité de se débarrasser des mercenaires devient l'un des principaux
arguments en faveur de la conquête de l'empire perse où pourront
être fondées de nouvelles poleis dont les mercenaires et tous les
déshérités errant maintenant en Grèce et représentant un danger
universel deviendraient citovens .

(21) Voir G. Mathieu, op. cit.. p.141) ; A. Dovatur. La


"Politeiaï" d'Aristote (en russe ; Moscou-Leningrad,"Politique"
1965) p. 78-80
et les;
S. Payrau. "EIRENIKA". REA 73 <1<)71) p. 70 sq.
Le mercenariat et la crise de la polis 287

On ne peut, bien entendu, pas réduire les causes de


l'apparition du mercenariat à des facteurs purement économiques. Il ne fait
en effet aucun doute que les proscrits constituaient une certaine
partie des mercenaires, dans la mesure où l'aiguisement des luttes
politiques et sociales dans les poleis chassait quantité de citoyens
hors des cadres civiques, de façon temporaire ou définitive.
L'essor du mercenariat est aussi lié au refus de combattre de
plus en plus manifesté par les citoyens (Dèmosthéne en donne de
bons exemples) - signe de leur indifférence générale envers leurs
devoirs de citoyens. Selon Aristote, les pauvres ne s'intéressent pas
à la guerre si on ne leur assure pas de quoi subsister, tandis que les
riches, affirme Xénophon, sont prêts à payer pour ne pas
servir ' . Cela apparaît, de façon un peu naïve, dans une scholie à
Dèmosthéne : "ne voulant pas combattre eux-mêmes à cause du
danger, ils entretenaient des étrangers qu'ils avaient loués" (des
mercenaires ? misthouménoï xénous : Schol. ad Dem. IV, 24, Din-
dorf, p. 154). La polis, qui avait été une organisation au service de
l'ensemble des citoyens, se transformait progressivement en une
organisation de défense des intérêts des couches supérieures. Nous
en trouvons une claire confirmation chez Enée qui montre par de
nombreux exemples que, même en temps de danger, c'était
seulement sur les citoyens riches que les chefs de la résistance urbaine
pouvaient fermement s'appuyer. S'il est vrai qu'au tout début de
notre période les forces mercenaires servaient simplement à
compléter la milice citoyenne, elles en vinrent par la suite à la remplacer - à
la faveur de leur supériorité militaire.
Il a existé de toute évidence un rapport complexe entre l'offre
et la demande sur le marché mercenaire. En même temps que
l'offre, s'accroissait la demande ; mais il semble que l'offre ait
finalement dépassé la demande - ce qui amène en fin de période à une
situation où l'on peut à n'importe quel moment, si on en a les
moyens financiers, lever en un court laps de temps une énorme
armée mercenaire (par exemple l'armée phocidienne). En fin de

122) Aristote, Polit., IV, 10, 9 (1297 b 10-12) ; Xén., Hipp., IX, 5 (il est
vrai qu'il ne s'agit que de la cavalerie) ; cf. Xén., Hell., III, 4, 15.
288 Le mercenariat et la crise de la polis

compte, le recrutement ne pose plus, dans une large mesure, qu'un


problème financier.
L'essor du mercenariat transforme profondément le caractère
de l'armée et de ses stratèges. Placés à la tête d'une armée
totalement ou partiellement composée non plus de citoyens accomplissant
leur devoir et responsables devant l'Etat, mais de "volontaires" qui
ne sont plus guère en réalité liés à leur employeur, les stratèges
acquièrent une grande liberté - à laquelle contribue l'insuffisance,
habituelle au IVe siècle, des fonds nécessaires au paiement des
soldats. Ne recevant plus ce qu'il lui faut de l'Etat, le commandant ne
s'octroie pas seulement le droit de disposer du butin ; au cours des
hostilités, il ne se laisse plus toujours guider par des considérations
de nature tactique ou stratégique ; contraint de se procurer des
fonds, il se fait plus indépendant du point de vue non seulement
économique, mais également militaire. Qui plus est, l'indépendance
croissante dont il jouit vis-à-vis de la cité et l'armée mercenaire dont
il dispose lui permettent parfois de commencer également à mener
une politique plus indépendante. De leur côté, les soldats, dont la
vie dépendait largement des capacités militaires de leurs chefs,
dépendaient aussi désormais de leur savoir-faire du point de vvie
matériel. "On finit par reconnaître qu'il valait mieux choisir comme
général un homme d'affaires heureux qu'un spécialiste de l'art mili-
taire '*"*'.
Les principaux commandants du IVe siècle se présentent, aux
différents moments de leur vie, sous divers aspects : tantôt comme
stratèges, tantôt comme chefs de mercenaires envoyés en Egypte, en
Asie Mineure ou dans n'importe quelle autre région, tantôt enfin
comme mercenaires proprement dits au service de Cotys, Tachos ou
Artabaze. Mais, même lorsqu'il se trouvait à la tête d'une armée en
tant que magistrat de sa cité, le stratège ne se battait pas
nécessairement là où on l'avait envoyé (bien que des faits de ce genre soient
assez rares dans nos sources).

(23) J.K. Anderson, Military Theory and Practice in the Age of Xenophon
(Berkeley-Los Angeles,! ()7<)| p. 58.
Le mercenariat et la crise de la polis 289

Forts de leurs succès militaires, de leur gloire et de leur for-


turne parfois accrue par la guerre, de tels généraux pouvaient aussi
influer sur la vie politique de leur cité, sur les décisions de
l'assemblée du peuple, en se créant une softe de clientèle politique. Eschine
parle en tout cas sans équivoque des suppôts {misthophoroï) de
Charès intervenant à Yecclésia (II, 71) et de l'assistance portée aux
orateurs par les stratèges qui souillent ainsi la vie politique
athénienne (III, 71 (24).
Très curieusement, on disait cependant de ces commandants
qu'ils ne voulaient pas vivre dans leur ville natale. C'est ainsi
qu'Athénée ' a conservé un passage du livre XIII des Philippi-
ques de Théopompe où l'historien écrit que Chabrias ne pouvait
vivre à Athènes (en partie à cause de son amour du luxe). Et
Théopompe énumère plus loin les autres généraux célèbres qui
préférèrent eux aussi résider hors de leur cité : Iphicrate en Thrace, Timo-
thèe à Lesbos, Charès à Sigée, Chabrias en Egypte. L'explication
doit en être leur désir d'échapper au contrôle de leurs concitoyens et
leur mode même de vie, différent de celui de la cité.
La Souda rapporte une autre de leurs caractéristiques. A
propos d'Iphicrate, elle indique : "fils de tanneur, rhéteur et stratège
athénien qui, le premier, commença à mettre sur le butin des
inscriptions commémoratives à son nom, auparavant réservées à la
cité". Dèmosthène, plus que tout autre, remarqua l'émancipation
des stratèges qui, aux yeux des soldats, prenaient dans une certaine
mesure la place de l'Etat. Comparant "ce siècle au siècle passé", il
se lamente sur les moeurs de son temps (ce qui est tout à fait typique

124) Voir Poiyen, III, 9, 29 (anecdocte sur le rôle des hétaïroï armés
d'Iphicrate dans sa justification devant les tribunaux à propos de la bataille
d'Embata) ; voir aussi Cl. Mossé, "Le rôle politique... ", p. 227 ;
S. Payrau, op. cit., p. 68. Sur la clientèle politique des généraux, et en
particulier les relations entre Iphicrate et Callistratos et, bien sûr, entre
Charès et Dèmosthène, voir R. Sealey, "Callistratos of Aphidna and
his Contemporaries", Historia 5 (1956) p. 178 sqq. ; G. Pecorella
Longo, Eterie e gruppi politici nell'Atene del IV sec. a. C. (Firenze,
1971).
(251 Athénée, XII. 532 b = FGH II B, fr.105 ; FHG I, fr.117 ; cf. Corn.
Népos, XII. 3. 4.
290 Le mercenariat et la crise de la polis

du IVe siècle) : si les ancêtres parlaient des victoires remportées à


Salamine ou à Marathon par les Athéniens, et non par Thémistocle
ou Miltiade, on répète désormais couramment que Timothée a pris
Corcyre, qu'Iphicrate a écrasé la mora lacédémonienne à Léchaïon,
que Chabrias a gagné la bataille navale de Naxos (XIII, 22 ;
XXIII, 198).
Charidèmos apparaît comme l'un des personnages les plus
représentatifs de ce nouveau type de commandants redevables au
mercenariat de leur notoriété, comme un véritable condottiere, ainsi
que nous les appelons habituellement par analogie avec le Moyen-
Age. Le discours Contre Aristocrates du corpus dèmosthénien
apporte des indications assez nombreuses à son sujet : après avoir
débuté à l'armée comme peltaste, Charidèmos devint ensuite
commandant, servit en qualité de mercenaire chez les Athéniens sous
l'autorité d'Iphicrate, passa avec son armée au service du roi de
Thrace Cotys, se loua ensuite aux Olynthiens, puis de nouveau aux
Athéniens, etc. Ce n'est pas par hasard que l'orateur indique
plusieurs fois que Charidèmos et son armée ont changé de maître
(XXIII, 149 sqq.).
Au IVe siècle existaient cependant de nombreux commandants
de moindre importance qui, placés à la tête de petits contingents
mercenaires, se trouvaient parfois sans emploi et erraient à travers
le pays. Ils étaient prêts à servir quiconque avait besoin de leur aide -
sans toujours disposer des fonds nécessaires. Etant donné la
faiblesse de leurs effectifs, ils ne pouvaient certes représenter un
danger sérieux pour une polis ; mais c'était une force potentiellement
dangereuse pour les dirigeants en place, et aussi pour les
propriétaires. C'est ainsi qu'à leur arrivée sous les murs d'Hèraclée, les
mercenaires grecs de Cyrus reçurent des citoyens de l'orge, du vin et des
moutons - des dons d'hospitalité selon Xénophon, ou plutôt un
essai pour se débarrasser des mercenaires qui ne se tinrent
cependant pas satisfaits de ce qu'ils avaient reçu : à l'assemblée générale
de l'armée, la proposition d'exiger des Hèracléotes pas moins de
3 000, et même de 10 000 cyzicènes eut un nombre croissant de
partisans. En conséquence de quoi, les citoyens prirent immédiatement
certaines mesures de précaution : ils rapportèrent des champs tous
Le mercenariat et la crise de la polis 291

leurs biens meubles, fermèrent leurs portes et placèrent des gens


armés sur les murailles (Xén., Anab., VI, 2, 3-8). La menace du
pillage et autres "calamités irrémédiables" plana ensuite sur les
Byzantins : les portes fermées de l'enceinte furent enfoncées par les
mercenaires qui firent irruption dans la ville : et les Byzantins,
paniques, de se sauver, les uns vers leiuVmaisons, les autres vers la
mer - "tous se croyant perdus, comme si leur cité eût été prise
d'assaut"
(VII, 1, 15-19).
Les exemples rapportés sont bien sûr exceptionnels, comme est
exceptionnelle la campagne des Dix-Mille. Cela ne change
cependant rien au fond de l'affaire : il y avait déjà eu auparavant en
Grèce des mercenaires, mais c'est seulement au IVe siècle que l'on
peut parler d'eux comme d'un phénomène affectant la vie de la
société ; ils deviennent alors une force avec laquelle on ne peut pas
ne pas compter et qu'on pouvait utiliser pour réaliser ses propres
projets, jusqu'à instaurer la tyrannie. Comme disait un
contemporain, "tous ces chefs de mercenaires cherchent à commander, en
faisant main basse sur des villes grecques " '. Cette phrase
s'applique à Charidèmos qui s'était emparé de trois villes d Eolide (Skep-
sis, Kébrèn et Ilion) ; un autre général non moins célèbre, Charès,
se rendit maître de Sigée et de Lampsaque ; et si Charidèmos perdit
rapidement ses possessions, Charès régna sur les siennes pendant
une vingtaine d'années ' . Les historiens rapprochent parfois leur
pouvoir de la tyrannie ' , ce qui est sans doute vrai en partie.
Mais le cas de Charidèmos est tout à fait curieux et original : tout
en régnant sur les villes que nous avons citées, non seulement il
resta citoyen d'Athènes, mais agit aussi en tant que stratège

(26) Dèm., XXIII, 139. Voir également A. Dovatur, op. cit., p. 79.
(27) Charidèmos : Dèm., XXIII, 154-157 ; Enée, XXIV, 3 ; Ps.-Arist.,
Econ., II, 2, 30 ; Polyen, III, 14 ; Plut., Sert., I. Charès : Dèm., II,
28 ; Schol. ad Dem., III, 31 (Dindorf, p. 134) ; Theop. chez Athénée,
XII, 532 b (FHG I, fr.117 ; FGH II B, fr.105) ; Corn. Népos, XII, 3.
4 : Arrien, Anab., I, 12, 1.
(28) Parke, p. 122 sq. ; 129 sq. ; H. Berve, Die Tyrannis bei den Griechen
IMïinchen, 1967) I, p. 311 et 313 ; II, p. 678 ; cf. Cl. Mossé, "Le rôle
politique...", p. 227 ; E.D. Frolov, Les tyrans grecs du IVe siècle (en
russe ; Leningrad, 1972) p. 117.
292 Le mercenariat et la crise de la polis

athénien ' ' - réunissant ainsi en lui des qualités très différentes et
qui sembleraient incompatibles.
Au cours du IVe siècle, se produisit donc une émancipation
graduelle des mercenaires et de leurs commandants par rapport à la
polis. Elle se manifeste avant tout par les faits suivants : que
l'armée mercenaire devient une organisation sociale originale qui
s'oppose dans une certaine mesure à la polis ; qu'à l'intérieur de
l'armée prennent naissance d'autres formes de dépendance qui ne
sont pas caractéristiques des cités ; qu'y émerge une nouvelle
idéologie distincte de celle de la polis. Le lien entre les concepts de
"citoyen " et de "soldat ', c'est-à-dire entre la polis et l'armée, se
trouve rompu, et s'il est vrai qu'auparavant l'armée pouvait
'
apparaître, mutatis mutandis, comme une cité , cette analogie cesse
désormais d'exister, l'armée se juxtaposant et parfois s 'opposant à
la polis (cf. Enée, X, 11). Aux yeux des Grecs, l'armée est
maintenant une force politique plus ou moins autonome, ("indépendante
'
de tout régime constitutionnel organisé selon Isocrate, VI, 76) et, à
certains égards, équivalente à la polis. Le mercenariat anticiperait
en quelque sorte sur l'avenir, sur l'époque hellénistique, et les
commandants de mercenaires annonceraient par certains traits les dia-
doques.
L'étude du mercenariat en tant que phénomène caractéristique
de la Grèce du IVe siècle ne vaut pas seulement pour elle-même : on
peut y voir une des façons d'approcher le problème plus général de
la crise de la cité. Cette crise est signalée dans tous les ouvrages de
caractère général, sans qu'il en existe encore d'étude exhaustive - la
thèse de la crise étant souvent étayée par un choix standardisé
d'arguments. Une telle démarche peut servir à l'illustrer, mais une
autre voie est certainement plus juste et féconde : examiner en
détail les différents aspects de la vie grecque au IVe siècle. C'est
cette voie que nous avons voulu suivre. Autrement dit, voici la
question que nous nous sommes posée : aurions-nous le droit de parler

(291 H. Berve, op.cit., I, p. 313.


(30) Thuc, VII, 77, 4 - discours de Nicias devant l'armée en Sicile ; sur le
rôle de l'armée à Samos en 411, voir Cl. Mossé. "Le rôle politique...".
p. 222 sq.
Le mercenariat et la crise de la polis 293

d'une crise de la polis au IVe siècle si n'étaient parvenues jusqu'à


nous que les données relatives à l'essor du mercenariat ?
Cette façon de poser la question exige avant tout qu'on
explicite le concept de "polis '. C'est Karl Marx qui a apporté une
solution de principe au problème de la polis en y voyant essentiellement
un type d'organisation sociale, et pas seulement politique : dans son
chapitre sur "les formes antérieures à la production capitaliste", où
la communauté civique est mise en rapport avec la forme antique de
propriété dont la spécificité déterminerait l'originalité de la
communauté antique (polis, civitas). Ce qu'il y a de caractéristique dans la
forme antique de propriété, c'est qu'elle se présente de façon
contradictoire et dualiste à la fois comme propriété de l'Etat et comme
propriété privée : "Chez les Anciens (les Romains étant l'exemple le
plus classique, la chose s'y présentent sous la forme la plus pure, la
plus nettement marquée), il existe une forme où la propriété
foncière d'Etat est en contradiction avec la propriété foncière privée, si
bien que cette dernière passe par la médiation de la première ou que
la première elle-même existe sous cette double forme" '·* . D'où la
particularité essentielle de la polis qui veut que l'accès à la propriété
foncière privée est déterminé par l'appartenance à la communauté
des citoyens '^'. Pour les peuples antiques eux-mêmes,
l'organisation de la société en poleis était pratiquement la seule concevable -
comme le montrent leurs écrivains qui considèrent la polis comme la
forme, non seulement fondamentale, mais encore supérieure de
'
1 organisation sociale '. La spécificité de la forme antique de
propriété déterminait le caractère de la polis : "La commune - en tant
quEtat - est, d'une part, la relation qu'entretiennent entre eux ces
propriétaires privés libres et égaux, leur union contre l'extérieur, et
c'est en même temps leur garantie" ' .
La particularité première de la polis c'est donc le lien direct et

(31) Manuscrits de 1857-1858 ("Grundrisse") (Ed. Soc, Paris, 19801 I,


p.420.
(32) Voir S.L. Utcenko, Crise et chute de la République romaine (en russe;
Moscou, 1965) p. 7 sq.
(33) A. Dovatur, op. cit., p. 8.
(34) Karl Marx, op.cit., p. 415.
294 Le rnercenariat et la crise de la polis

immédiat entre le droit de propriété et l'appartenance à la


collectivité, c'est-à-dire que seul un citoyen jouissant de ses pleins droits
avait un droit de propriété sur la terre. La parcelle de terre est la
condition fondamentale de la reproduction du citoyen en tant que
membre de la commune, et par là-même la garantie de la
reproduction de la commune toute entière.
La seconde particularité de la polis est que les droits politiques
dépendent directement du droit de propriété et qu'il s'agit là d'une
communauté fermée de citoyens se limitant à un groupe de
propriétaires fonciers (réels ou potentiels). L'appartenance à la collectivité
civique, déterminée par le droit de propriété sur une parcelle de
terre, passait par la médiation de la participation à la vie politique
de la communauté dont étaient formellement exclus tous ceux qui
n'étaient pas propriétaires fonciers : les métèques, les esclaves, etc.
Si bien que la polis était non seulement la garante de la propriété
foncière collective des citoyens, mais aussi l'instrument
d'exploitation de toutes les autres catégories sociales. Le principe théorique de
l'égalité des propriétaires fonciers trouvait sa plus haute expression
politique dans l'assemblée populaire des citoyens. Les éléments de
la démocratie, de la démocratie des propriétaires, étaient à la base
même de l'organisation de la polis - quel que fût le degré de
'
démocratisation des différentes poleis .
Un autre trait typique de la polis, c'est son organisation
militaire. Quand il définit la spécificité de la commune antique. Karl
Marx en tenait le plus grand compte : "Les difficultés que
rencontre la communauté ne peuvent provenir que d'autres communautés
qui ont déjà occupé le terroir, ou bien troublent la commune dans
son occupation. C'est pourquoi la guerre est la grande tâche
d'ensemble, le grand travail collectif qui est exigé, soit pour occuper
les conditions objectives de l'existence vivante, soit pour protéger et
perpétuer cette occixpation. C'est pourquoi la commune constituée
par des familles est d'abord organisée sur des bases guerrières -
comme force de guerre, force armée, et c'est là une des conditions
de son existence en tant que propriétaire" ' . Le fait que

(35) Voir S.L. Utcenko, op. cit., p. 10 sq.


(.%) Op.cit.. p. 414.
Le mercenariat et la crise de la polis 295

l'organisation guerrière soit la garante de la propriété, et par là-


même la garante de l'existence même de la communauté, détermine
non seulement son lien, mais même son identité de principe avec
l'assemblée du peuple en tant qu'organe politique de la cité. Le
citoyen-propriétaire apparaît en même temps comme un soldat qui
garantit l'inviolabilité de la propriété civique et, par là-même, de sa
propre propriété privée.
Karl Marx remarquait aussi que le but poursuivi par la
communauté est "la reproduction, en tant que propriétaires, des
individus qui la composent, selon le même mode objectif d'existence qui
constitue en même temps le rapport que les membres entretiennent
les uns à l'égard des autres et, par conséquent, constitue la
commune elle-même. Mais cette reproduction est en même temps
nécessairement production nouvelle et destruction de la forme ancienne.
Par exemple, si l'on veut que chaque individu possède un nombre
donné d'arpents de terre, le simple accroissement de la population
constitue déjà un obstacle. Pour le franchir, il faut recourir à la
colonisation et celle-ci rend nécessaire la guerre de conquête .
Dans ce raisonnement de Karl Marx, le plus important est la
conjoncture suivante : la nécessité pour la polis de réagir d'une manière
ou d'une autre devant l'accroissement du nombre de citoyens de
pleins droits, qui résulte de son développement naturel. Karl Marx
souligne une des façons de résoudre ce problème : la colonisation
où il voit apparemment non pas le phénomène historique déterminé
que fut la "grande colonisation" de l'archaïsme grec, mais de façon
plus large la mise en valeur de terres nouvelles par les citoyens hors
des limites de leur territoire initial - dans la mesure où sont prises ici
en considération les lois les plus générales du développement de la
polis. Ce problème s'est toujours posé aux Etats grecs et en premier
lieu aux plus développés : il suffira de rappeler les clérouquies
athéniennes qui servirent non seulement à contrôler les villes alliées,
mais aussi à distribuer des terres aux citoyens athéniens dépourvus
de propriété foncière.
Comme le note Karl Marx, la colonisation appelle la guerre de

(37) Op.cit., p. 431.


Le mercenariat et la crise de la polis
296

conquête. Dans la mesure où ce double processus (nécessité de la


colonisation et agressivité qui en découle) est une caractéristique
générale de la polis, reste à expliquer quelles étaient ses
particularités au IVe siècle. Au cours de la "grande colonisation" d'époque
archaïque se sont créées de nouvelles poleis à la périphérie du
monde grec. Au IVe siècle, ont déjà été occupés tous les endroits les
plus propices dans les limites accessibles aux Grecs ; de grands
changements se sont également entre temps produits dans le monde
tribal qui s'est consolidé au fil du développement socio-économique
et où ont surgi des formations étatiques régionales faisant obstacle à
la colonisation grecque. Par conséquent, la solution du problème
était désormais surtout à rechercher dans la redistribution des
territoires civiques. La guerre devenait par là-même un élément
nécessaire dans l'histoire grecque du IVe siècle, et l'état de guerre l'état
naturel de la polis.
A propos de la communauté antique, Karl Marx remarquait :
"L'individu est placé dans de telles conditions pour gagner sa vie
que son objet n'est pas d'acquérir la richesse, mais de quoi
subsister, d'assurer sa propre reproduction comme membre de la
communauté ; la reproduction de lui-même comme propriétaire de
la parcelle de terre et, en cette qualité, comme membre de la
commune" ^ '. Par conséquent, le but de la communauté est la
simple reproduction des conditions d'existence de son être : au fur
et à mesure du développement de la polis, une petite partie
seulement des citoyens se retrouvait exclue de la communauté des
citoyens - ce qui s'explique par les causes naturelles dont parle Karl
Marx. Quand ce processus impliquait d'importantes masses de
citoyens - comme cela eut lieu au IVe siècle avec l'essor du
mercenariat qui entraîna une partie des citoyens hors des limites de
la polis -, cela voulait dire que certains changements s'étaient
produits dans l'organisation même de la cité.
A notre avis, le fait suivant, relatif au problème de la crise de la
cité, est à noter. Comme on le sait, les mercenaires se multiplient
par deux fois dans la Grèce pré-hellénistique : aux VI Ie- VIe siècles

(38) Op.cit., p. 416.


Le mercenariat et la crise de la polis 29 <

et au IVe siècle, c'est-à-dire à des périodes qui correspondent à deux


étapes importantes du développement de la polis - à sa formation et
à sa crise, lorsque les contradictions sociales s'aiguisèrent
particulièrement et que le problème de l'excédent démographique se posa de
façon cruciale. Les solutions apportées furent différentes : la
principale issue fut au VIIe siècle la colonisation et, au IVe, le
mercenariat - si bien que le mercenariat joua en un certain sens le
même rôle que la colonisation. Cette ressemblance ne tient pas
seulement à une identité d objectif - soulager la polis d une partie de sa
population ; elle consiste aussi dans la diversité d'origine tant des
colons que des mercenaires, qui autorise de même à parler d'une
certaine analogie entre mercenariat et colonisation.
Il est de plus tout à fait significatif que les mercenaires
apparurent aussi au VIIe siècle - ce qui témoigne d'une identité de genèse.
A cette époque, les mercenaires étaient cependant très peu
nombreux et ne trouvaient qu'un emploi limité - principalement en
Orient, en Asie Mineure, en Egypte et, pour ce qui est de la Grèce,
seulement auprès des tyrans. Autrement dit, si l'on admet que le
mercenariat est le résultat d'un processus à double composante,
reposant sur un certain rapport de l'offre et de la demande, on peut
supposer qu'à la période de formation de la polis l'offre fut seule à
se manifester et qu'il n'existait guère alors de demandes en
mercenaires : ce qui se comprend bien à un moment où la polis n'avait pas
besoin de forces d'appoint puisque tous les membres de la
communauté civique étaient des soldats. Faute de demande, les
mercenaires ne trouvaient pas place dans le monde des cités grecques. Il en
alla tout autrement au IVe siècle, lorsque la décomposition de la
communauté civique et la séparation des concepts de "citoyen" et
de "soldat" créèrent de larges vides où s'engouffrèrent les
mercenaires, ces anciens citoyens.
Dans le premier cas, le processus déboucha donc sur la
fondation de cités nouvelles sur de nouveaux territoires, c'est-à-dire que
les éléments exclus des poleis s'organisèrent à nouveau sous forme
de poleis. Au IVe siècle, par contre, ces exclus ne contribuèrent pas,
comme aux VII-VP siècles, à la reproduction élargie du système
des poleis.
298 Le mercenariat et la crise de la polis

Les anciens citoyens qui se retrouvaient en dehors de


l'organisation de la polis, arrachés à ses conditions naturelles d'existence,
étaient devenus libres sous un double rapport : libres par rapport à
l'organisation de la polis qui aurait exigé d'eux la restitution du
surtravail à la communauté ; libres par rapport à la propriété (qui,
dans les sociétés antiques, est avant tout la propriété foncière).
Dans ces conditions, il leur fallait demander au travail salarié un
moyen de vivre. Or l'époque voulait que le travail salarié fût surtout
utilisé dans le secteur militaire. Nous avons certes très peu de
données sur l'extension du travail salarié dans l'antiquité : mais il n'est
pas douteux que son poids spécifique dans la production, même s'il
s'accrut au IVe siècle, ne peut être comparé à celui qu'il avait dans
l'armée. Le travailleur salarié de l'armée (ce qu'était en principe le
mercenaire) ne participe pas à la production, mais à la guerre dont
le but est la préservation et l'appropriation de la propriété par des
moyens extra-économiques. Il n'est donc pas orienté vers la
constitution d'un capital, comme dans la société capitaliste, mais vers
l'accaparement du produit par des moyens extra-économiques.
Bien que rejeté hors de l'organisation de la polis, le mercenaire reste
ainsi dans les limites du mode de production esclavagiste, où, par
comparaison avec les autres formations, les facteurs purement
politiques et extra-économiques ont un rôle important dans le
développement de la société.
De plus, le départ massif des anciens citoyens-propriétaires
vers le mercenariat permit une redistribution de la propriété parmi
les citoyens. Karl Marx écrivait : "Le procès de dissolution qui
transforme une masse d'individus d'une nation, etc., en travailleurs
salariés dunamei libres -c'est-à-dire en individus que seule leur
absence de propriété contraint au travail et à la vente de leur travail -
n'implique pas d'autre part que les sources antérieures de revenus
ou, en partie les conditions de propriété de ces individus, aient
disparu mais, à l'inverse, que seule leur utilisation ait changé, que leur
mode d'existence se soit transformé, soit passé en d'autres mains,
mais en tant que fonds libres, ou même qu'il soit en partie demeuré
dans les mêmes mains" '"' . Le mercenariat se développe donc

(39) Op.cit., p.44().


Le mercenariat et la crise de la polis 299

parallèlement au changement des rapports de propriété. On a


l'habitude de considérer le processus d'appauvrissement des
citoyens comme la cause qui les faisait se précipiter vers le service
mercenaire dans les armées - nous y souscrivons totalement. Mais la
question que nous nous sommes posée est un peu différente : elle est
de savoir dans quelle mesure le mercenariat est un indice de crise
dans la polis. Et nous sommes sur ce point en droit d'affirmer que,
même en l'absence de toutes données relatives à la transformation
des rapports de propriété et à l'appauvrissement des citoyens,
l'existence même d'un mercenariat de masse nous autoriserait à parler de
crise.
Considérons enfin les liens du mercenariat avec l'organisation
militaire de la polis. Nous nous sommes efforcée de montrer
comment s'était accru le rôle du mercenariat à la fin du Ve et au
IVe siècle, à tel point que, dans de nombreux Etats grecs, l'armée
mercenaire se substitua partiellement à la milice citoyenne. Celle-ci
continua bien sûr d'exister, mais la tendance générale n'est
cependant pas douteuse. Etant donné que l'organisation militaire de la
polis sous forme d'une milice citoyenne est l'une de ses
caractéristiques fondamentales en tant que formation sociale et est la garante
(selon la terminologie de Karl Marx) de l'existence même de la
communauté civique, il en résulte que le processus de son
dépérissement, de son remplacement par une tout autre organisation
militaire, ne peut pas ne pas être l'indice le plus clair qui soit de la crise
de cette communauté, c'est-à-dire de la polis.
Liste des abréviations

AC Antiquité classique.
AES Archives européennes de sociologie.
AHR American Historical Review.
AIIN Annali dell'Istituto Italiano di Numisma-
tica.
AJA American Journal of Archaeology.
AJN American Journal of Numismatic.
AJPh American Journal of Philology.
ANSMusN The American Numismatic Society
Muséum Notes.
ASNP Annali délia Scuola Normale Superiore di
Pisa.
BCH Bulletin de correspondance hellénique.
Best J.G.P. Best, Thracian Peltasts and their
Influence on Greek Warfare (Groningen,
1969).
BRL Bulletin of the John Rylands Library.
CAH Cambridge Ancient History.
CJ Classical Journal.
C&M Classica et mediaevalia.
CPh Classical Philology.
CQ Classical Quarterly.
CR Classical Review.
CRAI Comptes rendus de l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres.
DHA Dialogues d'histoire ancienne.
Dindorf Demosthenes, ex recensione G. Dindorfii,
VIII-IX (Oxonii, 1851).
D-S Ch. Daremberg et E. Saglio, Dictionnaire
des antiquités grecques et romaines d'après
les textes et les monuments (1877-1919).
EAC Etudes d'archéologie classique (Annales de
l'Est, Mém. n° 22 ; Paris, 1959).
302 Liste des abréviations

Edmonds J.M. Edmonds, The Fragments of Attic


Comedy Mil (Leiden, 1957, 1959, 1961).
EtClas Etudes classiques.
FGH F. Jacoby, Die Fragmente der griechischen
Historiker.
FHG Fragmenta Historicorum Graecorum, éd.
C. et Th. Millier.
G&R Greece and Rome.
GRBS Greek, Roman and Byzantine Studies.
Hicks-Hill E.L. Hicks and G. F. Hill, A Manual of
Greek Historical Inscriptions, 2 éd.
(Oxford, 1901).
HSPh Harvard Studies in Classical Philology.
IA Iranica antiqua.
IG Inscriptiones Graecae.
IL Information littéraire.
JEA Journal of Egyptian Archaeology.
JHS Journal of Hellenic Studies.
Kock Th. Kock, Comicorum Atticorum
Fragmenta, I-III (Lipsiae, 1880, 1884 et 1888).
LU Lettres d'humanité.
Liddel-Scott- Jones A Greek-English Lexicon, compiled by
H.G. Liddell and R. Scott. A New Edition
Revised and Augmented throughout by
H. S. Jones.
MAPat Memorie délia Accademia Patavina.
Marouzeau L'année philologique. Bibliographie
critique et analytique de l'antiquité gréco-latine
(fondée par J. Marouzeau).
NC Numismatic Chronicle.
NJKA Neue Jahrbiicher fur klassische Altertum.
NS Numismatic Studies.
Oxf. Clas. Dict. The Oxford Classical Dictionary, éd. by
M. Gary et J.D. Dinniston (1957).
PACA Proceedings of the African Classical
Association.
Liste des abréviations 303

Parke H.W. Parke, Greek Mercenary Soldiers


from the Earliest Times to the Battle of
Ipsus (Oxford, 1933).
PGGA Problèmes de la guerre en Grèce ancienne,
sous la direction de J.-P. Vernant (Paris,
1968).
PhWoc Philologische Wochenschrift
P&P Past and Présent.
PP Parola del passato.
RA Revue archéologique.
RBN Revue belge de numismatique.
RE Pauly-Wissowa-Kroll, Real-Encyclopadie
der classischen Altertumswissenschaft.
REA Revue des études anciennes.
REG Revue des études grecques.
RF Rivista di filologia e di istruzione classica.
RH Revue historique.
RZ Obscestvennye nauki za rubezom,
Referiativnyj zurnal, serija V. Istorija.
RLIL Rendiconti di lettere dell'Istituto
Lombardo.
RPhilos Revue philosophique.
RSA Rivista storica dell'Antichità.
so Symbolae Osloenses.
StudClas Studii Clasice.
Syll.3 W. Dittenberger, Sylloge Inscriptionum
Graecarum, éd. 3, I-IV (Lipsiae,
1915-1924).
TRHS Transactions of the Royal Historical
Society.
UZLGU Ucenye zapiski Leningradskogo gos.
universiteta.
VDI Vestnik drevnej istorii.
WS Wiener Studien.
ZMNP ^Zurnal ministerstva narodnogo
prosvescenija.
TABLE DES MATIERES

Avant-propos pagesI

Introduction 1

PREMIÈRE PARTIE
DE COUNAXA A CHERONEE

Préambule : Les mercenaires dans la guerre du


Péloponnèse 19
Chapitre I : Entre deux siècles 24
Chapitre II : L'époque des peltastes d'Iphicrate (380-
360) 57
Chapitre III : L épanouissement du mercenariat (350-
330) 78
Chapitre IV : Les mercenaires en Orient (Asie Mineure
et Egypte ) 106

DEUXIÈME PARTIE
LES TRAITS CARACTÉRISTIQUES DU MERCENARIAT
AU IVP S. AV. Ν. Ε.

Chapitre V : L armée mercenaire (composition et


rémunération) 135
Chapitre VI : Les mercenaires et la polis (Quelques
aspects des luttes sociales) 197
Chapitre VU : Le mercenariat et la Grèce (Le
mercenariat comme problème général de la Grèce) 237

Conclusion : Le mercenariat et la crise de la polis 270

Liste des abréviations 301


ANNALES LITTERAIRES DE L'UNIVERSITE DE BESANÇON
CENTRE D'HISTOIRE ANCIENNE

55- Hommages à Lucien Lerat, 1984 (volume 294)


56- L.-P. DELESTREE. Les monnaies gauloises de Bois-l'Abbé (Eu,
Seine-Maritime), 1984 (volume 295).
57- Dialogues d'histoire ancienne, X, 1984 (volume 301).
58- M. GARRIDO-HORY. Index thématique des références à l'esclavage
et à la dépendance. Martial, 1984 (volume 303).
59- Ch. PEREZ. Index thématique des références à l'esclavage et à la
dépendance. Cicéron, Lettres à Atticus, 1984 (volume 304).
60- Y. GARLAN. L'esclavage dans le monde grec, 1984 (volume 305).
61- M. GITTON. Les divines épouses de la 18e dynastie, 1984 (volume
3061.
62- L. LKRAT. Dans Besançon gallo-romain. Fouilles sous l'ancien parc
de lu Banque de France, 1985 (volume 318).
63- M. CRAMPON. Salve lucrum, ou l'expression de la richesse et de la
pauvreté chez Plaute, 1985 (volume 319).
61- ( '.\. < 'KRIEUX. Zenon de Caunos. parépidèmos, et le destin grec, 1985
i\..lnmc 320).
65- H. W \LTER. La Porte Noire de Besançon. Contribution à l'étude de
l'un triomphal des Gaules, 1985 (volume 321).
66- V. I. Al BENHEIMER. La production des amphores en Gaule Nar-
Ixmrwise. 1985 (volume 327).
67- M. -CI. AMOURETTI. Le pain et l'huile dans la Grèce antique. De
l'amire au moulin, 1986 (volume 328).
68- Les mandes figures religieuses : fonctionnement pratique et symbolique
dans l'Antiquité. 1986 (volume 329».
()')■ Dialogues d'histoire ancienne, XI, 1985 (volume 330).
70- Céramiques hellénistiques et romaines, 2, 1987 (volume 3311.
71- Ch. l'KREZ. Monnaies et pouvoir et pouvoir de la monnaie, 1986
i\olume 3321.
72- Tables fréquentielles de grec classique. 1985 (volume 336).
73- H. DKSCAT. L'acte et l'effort. Une idéologie' du travail en Grèce
ancienne. VHIe-Ve avant J.-C. 1986 (volume 339).
74- Dialogues d'histoire ancienne, XII, 1986 (volume 349).
75- F. \ WNIER. Richesse privée et finances publiques dans le discours
athénien au Ve et IVe siècles. 1987 (volume 362).
76- P. BRULE. La fille d'Athènes. La religion des jeunes filles à Athènes à
l'époque classique. 1987 (volume 363).

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