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Dix-huitième Siècle

La Babylone moderne
Sylvain Menant

Abstract
Modern Babylon, usually identified with Paris, occupies a central position in opposing 18th-century visions of modern history. It
is a symbol of the decline of Christianity and of changes in morals, and is linked to the threat of divine punishment which could
take the form of a salutary revolution, or on the contrary to the provocative affirmation of a lifestyle freed from Christian
discipline. Beyond the religious debate, the theme also reflects thinking about urban develop¬ ment which, to many
contemporaries of the development of Paris or London, seemed tentacular and threatening ; it suggests a dramatised
conception of the modern city, which is the source of many settings of novels. Thus the reference to Babylon indicates a debate
within enlightened philosophy, and the idea of modern Babylon helped the century to think about and to dramatise a turning-
point in Western civilisation.

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Menant Sylvain. La Babylone moderne. In: Dix-huitième Siècle, n°34, 2002. Christianisme et Lumières. pp. 137-148;

doi : https://doi.org/10.3406/dhs.2002.2472

https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_2002_num_34_1_2472

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/

LA BABYLONE MODERNE

Dans la géographie littéraire du 18e siècle, Baby lone occupe


une place particulière. Paris, Londres, Genève, Venise sont autant
de lieux chargés de signification, de débats, de rêve et d'histoire.
Mais ce sont des lieux que ne cessent de visiter, d'habiter, de
décrire les hommes et les femmes du temps, lieux réels autant
que symboliques. Babylone est une ville de papier et de paroles,
ville dont l'existence n'est nullement mise en doute, et qui pour¬
tant est présente seulement dans l'imagination et les discours.
En un siècle de grands voyageurs, elle échappe à peu près aux
explorateurs et aux archéologues. Pourtant son image, son histoire
et son message planent sur les récits, nourrissent les réflexions,
constituent une menace ou un avenir. Élément important de la

philosophiques,
poétiques.
culture
oppositions
d'une
d'affrontement,
un
questions
saires
des
enjeux
de
Lumières.
civilisation
des
ces
qui
situés
desessentielles
Lumières,
sont
lieux
et
écrivains
tout
sert
La
Babylone
psychologiques,
liés
qui
autant
placée
àréférence
poser
aux
dans
et
permettent
mais
de
prises
dans
àconstitue
avec
les
un
aussi
leur
àce
échanges
tournant
de
force
Babylone
moraux,
public,
monde
de
entre
position
aussi
découvrir
les des
entre
essentiel.
que
Babylone
dilemmes
unmet
urbanistiques,
sur
courants
dans
lieu
partisans
le
etproblématique,
enchristianisme
l'autre,
Lieu
de
qui
cristallise
évidence
divergents
poser
sont
et
littéraire
sociaux,
enjeux
adver¬
ceux
des
les:

Pour tous les chrétiens du 18e siècle, catholiques ou protestants,


le nom de Babylone est familier. Il figure dans les lectures
liturgiques du culte catholique, et les lecteurs protestants de la
Bible l'ont souvent rencontré. Babylone évoque à la fois une
civilisation àde celle
confrontée la plus
deslointaine
Juifs de
antiquité,
la Bible.et Les
aussilecteurs
une civilisation
cultivés

savent qu'il s'agit d'une métropole de l'Orient antique, construite


non loin de l'Euphrate, qu'Alexandre en a fait la capitale de
l'Asie, que
mourabi, auses
18eépoques
siècle avant
de splendeur
Jésus-Christ,
ont été
et les
de règnes
Nabuchodono-
d'Ham-

DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 34 (2002)


138 SYLVAIN MENANT

sor II, au 6e siècle avant Jésus-Christ. Ils savent que Babylone


est un autre nom de Babel, ville où se rencontrent des peuples
aux langages divers. Ils savent que Babylone était célèbre pour
ses ziggurats, des temples à sept étages, et par ses jardins suspen¬
dus classés parmi les sept merveilles du monde. Ils savent encore
que Nabuchodonosor s'est emparé de Jérusalem en 597 et en
587, et qu'il s'en est suivi la déportation d'une partie de la
population juive à Babylone. Les traces de ces dramatiques épiso¬
des dans la Bible donnent naissance à trois grands thèmes d'im¬
portance inégale, mais de popularité similaire.
D'abord, Babylone est pour les Juifs le symbole du mal, de
la cité hostile au vrai Dieu, dont les prophètes annoncent inlassa¬
blement la ruine. C'est là que le roi Nabuchodonosor fait élever
une statue d'or devant laquelle tous doivent se prosterner sous
peine d'être jetés dans une fournaise ardente (Daniel, 3), ce qui
arrive aux fidèles Juifs Shadrak, Meshak et Abed Nego. Ce thème
se transforme au fil de l'histoire : chez les premiers chrétiens,
par exemple dans l'Apocalypse de Jean (14, 8), c'est la Rome
païenne qui est assimilée à Babylone, et la tradition protestante
reprend cette assimilation en l'appliquant à la Rome pontificale.
Ce premier thème, thème majeur, est surtout développé et
transmis par les fameuses lamentations de Jérémie sur la ruine
du Temple de Jérusalem détruit par Nabuchodonosor. Il est lié
à un autre thème aux profondes résonances, celui de l'exil à
Babylone. C'est l'image de l'exil du croyant dans un monde
étranger à Dieu, monde du péché et de la souffrance. C'est plus
largement l'image du malaise existentiel que chacun ressent,
en-dehors même de toute croyance religieuse, quand il mesure
l'étrangeté du monde où il a été jeté.
Ensuite, Babylone est le symbole des plaisirs sans limites,
accompagnés de transgression. Deux motifs soutiennent cette
réputation. Babylone est le cadre du célèbre festin de Balthazar.
On lit dans le livre de Daniel (Daniel, 5) que Balthazar, fils du
dernier roi de Babylone détrôné par le roi de Perse, Cyrus, en
539, offrit un grand festin à mille invités, ses amis, ses femmes
et ses chanteuses, qui burent du vin dans les vases sacrés pillés
au temple de Jérusalem et honorèrent les dieux d'or et d'argent,
de bronze et de fer, de pierre et de bois : malgré sa soumission
aux remontrances du prophète Daniel, Balthazar meurt dans la
nuit, assassiné. D'autre part, Babylone passe pour être le théâtre
d'un rite de prostitution sacrée. On se souvient que Voltaire
LA BABYLONE MODERNE 139

s'élève à plusieurs reprises, notamment en 1767 dans le Supplé¬


ment à la philosophie de l'histoire et dans La Défense de mon
oncle 1 contre l'affirmation d'historiens érudits selon laquelle les

dames de
temple,
pédant
Babylone,
Larcher,
comme
Baby
qui sans
lone
le
s'écrie
rapporte
savoir
devaient
Voltaire
unHérodote.
se
motlivrer
à dela l'ancien
à« la
finMettez
de
prostitution
La
babylonien,
un
Princesse
baîllon
danssans
de
au
le

avoir comme moi voyagé sur les bords de l'Euphrate et du Tigre,


a eu l'impudence de soutenir que la belle Formosante, fille du
plus grand roi du monde, et la princesse Aidée, et toutes les
femmes de cette respectable cour, allaient coucher avec tous les
palefreniers de l'Asie pour de l'argent, dans le grand temple de
Babylone par principe de religion » 2 . On voit comment Babylone
relative
est l'enjeu
du d'un
paganisme
débat et
de du
grande
christianisme.
ampleur sur la valeur morale

Enfin, Babylone évoque le souvenir nostalgique du temps où


tous les hommes parlaient une langue universelle et pose le
problème d'un langage naturel en même temps que celui de la
compréhension
effet assimilés àentre
la tour
les peuples.
de Babel,
Lesetfameux
Babel («
ziggurats
confusion
sont
») enà
Babylone. Le récit de la Genèse (11, 1-9) est un des passages
les plus célèbres de la Bible : en les empêchant désormais de
se comprendre, Dieu arrête l'entreprise de ceux qui veulent bâtir
ensemble une tour et l'élever jusqu'au ciel. Babylone peut être
considérée
ont tenté, bien
comme
avant
unles
lieuLumières,
philosophique,
de braver
celuilesoùinterdits
les hommes
d'un
Dieu jaloux et de construire ensemble une cité toute humaine :
symbole de la témérité impie des hommes, ou de leur légitime
débats
aspiration
du à1 8e
l'unité,
siècle. Babylone là encore est au cœur des grands

« Rennes me semblait une Babylone » 3. Au début des Mémoi¬


res d'Outre-tombe, Chateaubriand évoque avec humour son émo¬
tion juvénile au moment où il découvre pour la première fois,
en 1781, la capitale d'une Bretagne où il a jusqu'alors vécu dans
un monde étroit et protégé. Ce n'est mettre l'accent que sur

(Oxford,
RHLF
Gamier),
M.2.
3.
1.Jean
Mémoires
Voir
Voltaire,
(1974),
Balcou
1984),
t. l'édition
II, Contes
p.
1993,
chap.
d'Outre-tombe,
qui
600-626.
de
m'a
p.
II,en206.
La
etsignalé
vers
duDéfense
même,
et
éd.cette
en
P. «prose,
de
Clarac
Voltaire
occurrence.
monéd.
(Paris,
oncle
etde
Larcher
1973),
S.par
Menant
José-Michel
ou
1. 1,le p.(Paris,
faux
106.mazarinier
JeClassiques
Moureaux
remercie
»,
140 SYLVAIN MENANT

l'immensité, à ses yeux, de la grande ville de province, non sur


les turpitudes qu'elle envelopperait. Car il ajoute aussitôt que
« le collège » lui semblait « un monde ». Mais l'innocente utilisa¬
tion du nom de Babylone dans les Mémoires d'outre tombe a
le mérite d'attirer l'attention sur l'un des aspects modernes de
l'intérêt porté à la ville antique : ville immense aux yeux des
anciens, elle préfigure le développement urbain qui impressionne
tant les européens du 18e siècle et qui soulève des problèmes
souvent évoqués, des Lettres persanes aux Nuits de Paris. Fasci¬
nante et condamnée, la ville moderne prolonge la mythique Baby¬
lone par sa seule taille.
Parlant à l'imagination des auteurs et du public, et suscitant
la réflexion, Babylone peut servir de fil conducteur dans une
exploration de la littérature du 18e siècle qui envisage ses divers
aspects. Car elle inspire autant la réprobation que l'enthousiasme,
elle exprime autant l'angoisse que l'espoir. On sera guidé par
l'idée d'un dialogue entre des voix diverses qui empruntent, avec
une égale audience, le mode lyrique et le mode narratif.

Un des thèmes d'inspiration chrétienne consiste en un ensemble


d'attaques contre l'évolution de la civilisation : ce thème converge
avec des courants de pensée assez divers, sans lien avec le
christianisme, comme le courant pastoral, l'éloge de la vie rusti¬
que, la mise en cause des mœurs de la cour, la critique des
parvenus , des faux nobles, des financiers, des parasites, des
mœurs du théâtre, dont regorge la littérature française, de Turcaret
au Neveu de Rameau... C'est donc rencontrer l'expérience et
l'assentiment d'une large part du public que s'en prendre au
symbole de cette décadence : Paris. Il s'agit, aux yeux des contem¬
porains, plutôt d'une critique du nouveau régime que de ce que
nous appelons l'Ancien Régime. C'est donner aux attaques une
profondeur et une légitimation toutes particulières que les rat¬
tacher à un grand thème biblique, en soulignant les similitudes
de la Babylone antique et de la capitale moderne. Paraphraser
les textes prophétiques et poétiques de la Bible permet un tel
rapprochement. L'écrivain parle alors du monde contemporain
avec les mots mêmes de Dieu, puisque la Bible est un livre
d'inspiration divine ; et la condamnation des dérives contemporai¬
nes, rassemblées dans la ville moderne, peut stimuler la nostalgie
des vertus et de la conception de la vie proposées par le christia¬
nisme.

Parmi les écrivains qui ont développé ce thème, Lefranc, dit


LA BABYLONE MODERNE 141

de Pompignan, a été l'un des plus éloquents 4. L'hostilité de

Voltaire,
tout
procès
Paris
chapitre
des
impure,
rivalités
justes
par
dude
humiliée
l'inspiration
LU,
Mondain
qui
la
enfin
littéraires
une
s'est
France
libérés
image
et
acharné
est
captive
rationaliste,
même
le
et de
fortement
uncontre
résumé.
la
affrontement
de
(éd.
Babylone
Lefranc,
cit.,
libertine
Il
lui,
symbolique
tire
p.
s'explique
de
199)
qui

académique,
ou
lal'on
est
: Prophétie
sceptique
: celle
engagé
sans
mènedu
doute
mais
une
dans
dont
d'Isaïe,
départ
sur¬
par
vie
le

Babylone a pour vous dépouillé sa rigueur :


Sortez du milieu d'elle, et que ses mœurs proscrites
N'empoisonnent pas votre cœur.
Soyez purs et sans tache, heureux Israelites,
Qui portez dans vos mains les vases du Seigneur.

Rejet de la cité moderne, critique de ses mœurs, critique du


poison que contiennent les idées nouvelles : ces réactions de
révolte sont soutenues par l'affirmation d'une fidélité au message
chrétien (« les vases du Seigneur »), qui s'accompagne de la
rupture avec le monde contemporain dont Paris est le symbole.
Le thème de la Babylone moderne illustre ici un sentiment d'exil
intérieur, celui des cœurs purs qui ne s'accommodent pas des
cynismes
zac, Baudelaire,
des capitales
Rimbaud
modernes,
ou Mallarmé,
qu'exprimeront
dans des avec
tonalités
forcediver¬
Bal¬

ses. « Andromaque, je pense à vous ! » {Les Fleurs du mal, 89).


Dans cette optique, même les charmes illustres de Babylone
deviennent source de tristesse. Lefranc évoque, dans une ode
inspirée du psaume CXXXVI (« Super flumina Babylonis... ») le
rivage de l'Euphrate, où l'imagination se complaît depuis des
siècles (éd. cit., p. 199) :

Captifs chez un peuple inhumain,


Nous arrosions de pleurs les rives étrangères,
Et le souvenir du Jourdain,
A l'aspect de l'Euphrate, augmentait nos misères.
Aux arbres qui couvraient les eaux
Nos lyres tristement demeuraient suspendues
Tandis que nos maîtres nouveaux
Fatiguaient de leurs cris nos tribus éperdues.

4. Pour les textes de Lefranc, on renverra à une édition collective du 19e siècle
très répandue dans les bibliothèques publiques : Poètes français depuis Malherbe
jusqu'à nos jours, p.p. Prosper Poitevin (Panthéon littéraire, Paris, 1838), 1. 1.
142 SYLVAIN MENANT

La datation fine de son œuvre reste à faire, malgré les travaux


qui lui ont été consacrés 5. Mais il est certain qu'il a commencé

àouécrire
1736 6,etdès
à publier
1734 7 peut-être.
des textesSans
d'inspiration
qu'on puisse
biblique
pour le en
moment
1735

serrer de près la chronologie des échanges, on peut formuler


l'hypothèse qu'un dialogue implicite s'établit. A l'image de la
triste Babylone de la captivité répond l'image de la splendide
Babylone où la philosophie nouvelle voit l'avenir de l'Occident.
On y trouve la richesse qu'apportent les échanges et l'activité,
les plaisirs auxquels la nature convie l'espèce humaine, les raffi¬
nements de la « civilisation perfectionnée », selon l'expression
de Chamfort : une Babylone admirable et délicieuse. C'est dans
cette Babylone-là que Voltaire entraîne le lecteur de Zadig en
1745-1746 : « Du temps du roi Moabdar, il y avait à Babylone
un jeune homme nommé Zadig, né avec un beau naturel fortifié
par l'éducation », synthèse qui forme l'idéal humain de Voltaire,
sans préjugés religieux, on le remarquera ; si « la destinée »
réserve des épreuves au héros, ce n'est pas la faute de la civilisa¬
tion babylonienne, qui au contraire offre un décor idéal à ses
amours. Zadig et Sémire se promènent « ensemble vers une porte
de Babylone, sous les palmiers qui ornaient les rivages de
l'Euphrate » 8. Que Paris soit la Babylone moderne, Voltaire n'en
laisse pas douter. Dans le chapitre des « Yeux bleus », Zadig
félicite le roi de n'avoir pas employé l'expression « l'esprit et
le cœur », « car on n'entend que ces mots dans les conversations
de Babylone ; on ne voit que des livres où il est question du
cœur et de l'esprit, composés par des gens qui n'ont ni de l'un
ni de l'autre » (p. 176) : c'est une allusion transparente à une
mode de Paris, comme la mention dans une note de Voltaire

Lefranc
Lettres
des
5. Lumières
Voir
modernes,
de laPompignan,
monographie
et laMinard,
Biblesa, sous
1972),
vie,
de Theodor
ses
laainsi
direction
œuvres,
que
E. le
D.ses
d'Yvon
chapitre
Braun,
rapports
Belaval
Un même
du avec
ennemi
et Voltaire
dans
de deDominique
Le
Voltaire,
(Paris,
Siècle

Bourel (Paris, Beauchesne, p. 355-364), ainsi que l'étude plus spécialisée de


Guillaume Robichez, J.-J. Lefranc de Pompignan, un humaniste chrétien au
siècle des Lumières (Paris, SEDES, 1987) ; et Sylvain Menant, La Chute d'Icare
(Genève, Droz, 1981), p. 325-332.
6. D'après sa préface à l'édition de ses Poésies sacrées (Paris, 1751), p. XL.
7. D'après E. Forestié, La Société littéraire et l'Ancienne Académie de Montau-
ban (Montauban, 1888), p. 9.
8. Voltaire, « Zadig ou la destinée », dans Contes en vers et en prose, éd. de
S. Menant (Paris, Classiques Gamier), 1. 1, 1992, p. 114, 115.
LA BABYLONE MODERNE 143

des sachets contre l'apoplexie du sieur Arnoult9. Babylone est

encore
tionnements
où sont en
rassemblés,
1767,
du luxe,
dans
comme
des
La Princesse
arts
danset ledes
Paris
de
sciences
Babylone,
du 18e : siècle,
« Au
un milieu
les
lieuperfec¬
idéal,
des

jardins, entre deux cascades, s'élevait un salon ovale de trois


cents pieds de diamètre, dont la voûte semée d'étoiles d'or repré¬
sentait toutes les constellations et les planètes, chacune à leur
véritable place, et cette voûte tournait, ainsi que le ciel, par
des machines aussi invisibles que le sont celles qui dirigent les
mouvements célestes » (Contes..., éd. cit., t. II, p. 152). Eaux
captives, jardins raffinés, douceur des formes architecturales,
union dans le décor des beautés de la nature, des acquis de la
science et de l'ingéniosité, avec un zeste de la magie de l'opéra :
la Babylone de Voltaire est bien le symbole de la civilisation
moderne telle que l'aime et la défend la société où brillent les
philosophes. Une société des lumières, éclairée par « cent mille
flambeaux enfermés dans des cylindres de cristal de roche »,
comblée par le spectacle de « vingt mille vases ou plats d'or »
et par les harmonies des musiciens qui emplissent des gradins,
une société dont l'idéal est de jouir des richesses du monde,
rassemblées dans « deux amphithéâtres », « chargés l'un des fruits
de toutes les saisons, l'autre, d'amphores de cristal où brillaient
tous les vins de la terre ». La Babylone moderne est bien le
paradis du Mondain, ce philosophe moderne débarrassé de tous
les freins chrétiens à la jouissance, exempt de toute pensée pour
l'au-delà.

A la Babylone haïssable de la tradition judéo-chrétienne, Vol¬


taire oppose une Babylone « admirable » : c'est le mot même
qu'il utilise. « Mais ce qu'il y avait de plus admirable à Babylone,
ce qui éclipsait tout le reste, était la fille unique du roi, nommée
Formosante » (ibid., p. 142). Le lieu commun des contes, dont
la règle est certes de présenter une humanité superlative, est ici
mis au service d'une polémique feutrée : la Babylone moderne
est le cadre où s'épanouit une humanité parfaite, et non une
société dégénérée. Cette humanité adhère à une politique toute
humaine, et à une sagesse tout épicurienne. « Tout le monde
avouait que les dieux n'avaient établi les rois que pour donner
tous les jours des fêtes, pourvu qu'elles fussent diversifiées, que

qui9.guérissait
pendu Ibid.,
au cou
p. et
436
», prévenait
allusion
: « Il y àtoutes
avait
une publicité
dans
les apoplexies,
ce temps
célèbredans
unduBabylonien
les
Mercure.
gazettes,
nommé
avec un
Arnoult,
sachet
144 SYLVAIN MENANT

la vie est trop courte pour en user autrement », « que l'essence


de la nature humaine est de se réjouir, et que tout le reste est
folie » — tout le reste, y compris les scrupules, la pensée du
salut, le sens du péché. Il est vrai que cette déclaration se termine
par une pirouette : « Cette excellente morale n'a jamais été
démentie que par les faits ». Mais les faits, c'est-à-dire la guerre,
les maladies, la pauvreté, la destinée contraire, ne suffisent pas
à détruire un idéal de vie qui est le seul acceptable. Contre la
sagesse, ou la folie chrétienne, Voltaire esquisse ce qu'on pourrait
appeler une philosophie babylonienne de la vie.
Autant que la défense d'un idéal de bonheur, le philosophe
prend la défense d'une réalité contemporaine : celle de la civilisa¬
tion des Lumières telle que les grandes capitales européennes la
cristallisent. « Pour moi quand je regarde Paris ou Londres, je
ne vois aucune raison pour entrer dans ce désespoir dont parle
M. Pascal ; je vois une ville [...] peuplée, opulente, policée, et
où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le
comporte » 10. Le conteur va plus loin que le critique de Pascal.
En traçant l'image de la Babylone antique comme modèle idéal
de la Babylone moderne, il ne recule pas devant « la rêverie
d'un Sybarite », qui croit « que le monde est un lieu de délices
où l'on ne doit avoir que du plaisir» (ibid.). C'est qu'il faut
répondre à un excès de condamnation par un excès d'exaltation,
mais c'est aussi que la ville de toutes les splendeurs et de tous
les délices est, pour beaucoup de Parisiens et beaucoup de leurs
visiteurs, une réalité historique.
Elle l'est, ou elle l'a été. Très tôt, le triomphe du paganisme
raffiné est jugé sur ses effets, ou bien les désordres de la société
moderne sont imputés à une philosophie nocive : tel est le thème
d' œuvres qui rencontrent après le débat public de 1760 un grand
succès, comme les romans de Gérard, Le Comte de Valmont
(1774) n, ou de Laclos (1782), ou plus nettement encore les vers
éloquents de Gilbert. Dans une ode intitulée Le Jubilé (1776),
Gilbert dénonce une modernité dépassée au nom d'une nouvelle
modernité, le retour à la foi, et voit dans la Babylone moderne
une cité déjà condamnée par l'histoire :

par
roman
11.
10.
A. Sur
Lettres
M.
apologétique
Rousseau
Gérard,
philosophiques,
voir
(Paris,
au 18e
en siècle
dernier
1964),
Vingt-cinquième
(thèse
t.lieu
2, p.Nicolas
de193.
Parislettre,
Brucker,
IV, 2000,
VI, L'Abbé
éd.à paraître).
G. Lanson
Gérard revue
et le
LA BABYLONE MODERNE 145

O Babylone impure ! ô reine de nos villes


Longtemps d'un peuple athée exécrable séjour !
Dis-nous, n'es-tu donc plus cette cité hautaine
Où l'Impiété, souveraine,
Avait placé son trône et rassemblé sa cour 12 ?

Cette attitude constitue une réponse aux philosophes et s'appuie


sur un bilan de la civilisation des plaisirs, résumé dans la fameuse
satire publiée l'année précédente sous le titre Le Dix-huitième
siècle : « Un monstre dans Paris croît et se fortifie / Qui, paré
du manteau de la philosophie [...] / Étouffe les talents et détruit
la vertu» (Gilbert, éd. cit., p. 151).
L'ode de 1776 annonce déjà le châtiment : autre thème babylo¬
nien, largement traité et développé, qui point dès les premières
années du siècle et va s 'amplifiant avec l'ampleur croissante du mou¬
vement anti-chrétien. A la source, un des grands thèmes bibliques,
on l'a vu, nourri d'une inspiration satirique qui trouve là sa justifica¬
tion et son unité. Mais aussi, une conséquence du fîgurisme : cette
lecture analogique de l'histoire à partir de l'Ancien Testament per¬
met d'y voir une préfiguration du Nouveau Testament, avant que
des interprètes hardis voient dans l'histoire du peuple de la Bible
une préfiguration de l'histoire moderne. Le sort de Babylone devient
alors prophétique : il préfigure le destin de la civilisation moderne,
et spécialement le proche avenir de Paris. Rongée comme la Baby¬
lone de l'antiquité par le luxe, l'impiété, le mépris des justes, la
nouvelle Babylone va bientôt connaître la ruine.
C'est le grand Rousseau, Jean-Baptiste Rousseau, dont la gloire
s'est maintenue jusqu'au romantisme, qui a initié le 18e siècle,
dès la fin du règne de Louis XIV, à ce lyrisme de la menace 13.

persécuté
qui
Pourjuge
des etet
raisons
condamne
exilé, qui
il ne
tiennent
la cesse
civilisation
de
à faire
sonmoderne
sort
parler
personnel
:un Dieu de
vengeur
poète

Mais
Que
Ne
Et
Pour
n'en
sema
être
apprends,
laisse
est
justice
tardive
pas
point
homme
formidable
moins
à prévenir,
punir
redoutable
détestable,
14.

Gilbert
1984).
12. Gilbert,
voir en Œuvres,
dernier lieu
éd. B.
du Wojciechowska
même critique Gilbert
Bianco poeta
(Lecce,
del1984),
Malheur
p. 146.
(Lecce,
Sur

13. Sur J.-B. Rousseau, l'ouvrage essentiel reste celui de H. A. Grubbs, J.-
B. Rousseau, his life and works (Princeton, 1941).
14. Œuvres de Jean-Baptiste Rousseau, éd. Amar (Paris, 1820), 1. 1, p. 48 :
Odes, livre I, ode XI, tirée du psaume XLIX.
146 SYLVAIN MENANT

Ce thème va être repris sans relâche : il répond à l'indignation


devant le spectacle d'une société en pleine mutation où les inégali¬
tés, les violences et la permissivité ne manquent pas de censeurs.
Dans une paraphrase de la prophétie d'Habacuc, Lefranc est plus
clair encore que Rousseau : c'est à la destruction de la cité
moderne qu'il appelle : « Seigneur, de ta voix foudroyante / J'en¬
tends les terribles éclats [...] / Venge-toi du siècle où nous som¬
mes » (Lefranc, éd. cit., 1. 1, p. 218).
Le message est d'autant plus frappant que le dernier vers ne
correpond à rien dans le texte biblique paraphrasé, qui demande
seulement la délivrance d'un oppresseur. La menace s'adresse
explicitement à la France, et trouve sa consistance dans le souve¬
nir du châtiment de Babylone, évoqué avec une incroyable vio¬
lence dans une paraphrase du psaume CXXXVI, « Super flumina
Babylonis » {ibid., p. 199) :

Malheur à tes peuples pervers,


Reine des nations, fille de Babylone ;
La foudre gronde dans les airs,
Le Seigneur n'est pas loin ; tremble, descends du trône.
Puissent tes palais embrasés
Éclairer de tes rois les tristes funérailles !
Et que sur la pierre écrasés
Tes enfants de ton sang arrosent les murailles !

Lefranc développe ailleurs de semblables menaces contre


Ninive, reprenant la prophétie de Nahum (« O ville ! ô lieu
proscrit dont le sort m'épouvante ! »...«Malheur, malheur à toi,
cité lâche et perfide », ibid., p. 200). C'est au Dieu de vengeance,
au Dieu jaloux qui « hait avec fureur l'ennemi qui l'offense »
(ibid.) que le défenseur de la religion fait appel : et la cible est
la ville,
de la société
qui sous
moderne
des noms
déchristianisée.
antiques rassemble tous les crimes

À ce thème violent est lié un autre thème : celui de la fragilité

plus
des stabilité.
passe,
de
Dieu,
son la
empires,
pouvoirs
poème
puissant
philosophie
que la
résume
de
puissance
C'est
qui
de
des
Lavient
laReligion
États
moderne.
cette
Louis
civilisation.
soutenir
d'aujourd'hui
idée,
de
Racine
(1742),
l'Europe,
Car
liée
lesIl
dans
Paris
menaces
àfaut
aussi
n'est
celle
et
un
est
donc
représente
nullement
célèbre
admirable
de
contre
aussi
la
rappeler
permanence
la
que
Paris,
une
un
capitale
passage
répandu
que
garantie
sommet
capitale
tout
du
de:
LA BABYLONE MODERNE 147

Dans l'horreur des tourments David [...]


Du roi de Babylone admirable captif [...]
[...] voit, tous à leurs rangs,
Pareils à des éclairs, passer les conquérants.
Il voit naître et mourir leurs superbes empires.
Babylone, c'est toi qui sous le Perse expires [...]
Alexandre punit tes vainqueurs florissants.
Rome punit la Grèce, et venge les Persans [...] 15.

Babylone devient ainsi le symbole de la fragilité des empires :


mais aussi bien pour les philosophes que pour leurs adversaires.
Car Voltaire
Moabdar, devient
reprend
foule etthème
il estdans
tué Zadig
au cours
: le de
roi l'invasion
de Babylone,
de

Babylone par un prince d'Hyrcanie (voir Contes, éd. cit., 1. 1,


p. 153, 158). Ce prince d'Hyrcanie est tué à son tour (p. 161).
Dans La Princesse de Babylone , Bélus, gui se croit le premier
roi de la terre, est attaqué par le roi d'Égypte, l'empereur des

judéo-chrétienne
Indes,
les
païenne
Tout
fut
par
le
« l'empire
ciel
contes
le
la au
justice
plus
»leet
(ibid.,
contraire.
Grand
philosophiques
voluptueuse
jouit
beau
et 1.par
1,
de
siècle
s'oppose
Khan
p.
l'amour.
Elle
la173).
paix,
de
de
résiste
des
Babylone
n'en
A
laOn
de
Scythes
la
terre
Babylone
bénissait
et
Babylone
concluent
la triomphe.
»gloire
est
: (ibid.,
Babylone
condamnée
sauvée
Zadig,
saccagée
et
pasde
At. que
II,
la
et
l'abondance
des
est
Zadig
fin
p.
la
de
par
philosophes.
«201).
civilisation
de
la
gouvernée
l'histoire.
bénissait
tradition
Zadig
Mais
; ce,

La Babylone moderne, qui s'identifie le plus souvent à Paris,


occupe donc une place centrale dans les visions de l'histoire
moderne qui ets'affrontent
christianisme de l'évolution
au des
18e mœurs,
siècle. elle
Symbole
est liéedu
à larecul
menace
du

du châtiment divin, qui pourrait prendre la forme de quelque


révolution
d'un mode réparatrice,
de vie libéré
ou de
au l'ascèse
contrairechrétienne.
à l'affirmation
Le thème
provocante
de la
Babylone moderne reflète aussi, en dehors du débat religieux,
une réflexion sur la ville moderne, qui paraît tentaculaire et
menaçante à beaucoup de contemporains du développement déci¬
sif la
de de ville
Paris moderne,
ou de Londres
source; ilnotamment
suggère une
de conception
nombreusesdramatisée
mises en

scène romanesques. L'allusion à Babylone signale alors un débat


interne à la philosophie des Lumières. Débat interne à la pensée

15. Louis Racine, La Religion, chant III (Paris, 1751), p. 90.


148 LA BABYLONE MODERNE

de chacun. Dans Le Monde comme il va (1739-1748), c'est Persé-


polis que visite Babouc, chargé de porter un jugement sur la
civilisation urbaine d'un monde perfectionné. Mais dans une
lettre au comte de Caylus, Voltaire révèle que c'est bien à une
Babylone moderne qu'il pense, quand il écrit : « Paris est comme
la statue de Nabuchodonosor, en partie or, en partie fange »
(9 janvier 1739, D. 1757). L'on se souvient du jugement mitigé
que Voltaire, par la bouche de Babouc, finit par formuler. Mais
le débat dessine surtout un clivage entre des tendances philosophi¬
ques diverses, que résume déjà le « Discours préliminaire » de
Y Encyclopédie : l'idée d'une Babylone moderne, née du conflit
entre adversaires et vengeurs du christianisme, aide le siècle à
penser, en le dramatisant, un tournant de la civilisation occiden¬
tale.

Sylvain Menant
Université de Paris IV

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