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Les Annales de la recherche

urbaine

Luxe, calme et pauvreté : La bourgeoisie dans ses quartiers


Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot

Abstract
Luxury, calm and poverty
The middle classes in their quarters
The dominant classes have always controlled their living space. It has been their constant concern to preserve their living,
meeting and leisure places from any invasion from the dominated classes, at the cost of considerable investments. By
social filtering and by maintaining disparities, they have created specific territories for themselves, which defy the
boundaries and rhythms of life of the great majority.

Résumé
Les classes dominantes ont toujours eu la haute main sur leur espace de vie. Elles n'ont eu de cesse de préserver leurs
lieux de séjour, de rencontre et de loisir de toute atteinte par les classes dominées, au prix d'investissements non
négligeables. Par le filtrage social et le maintien des écarts elles se sont créé des territoires spécifiques qui défient les
frontières et les rythmes de vie du plus grand nombre.

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Pinçon Michel, Pinçon-Charlot Monique. Luxe, calme et pauvreté : La bourgeoisie dans ses quartiers . In: Les Annales de
la recherche urbaine, N°93, 2003. Les infortunes de l’espace. pp. 71-76;

doi : https://doi.org/10.3406/aru.2003.2484

https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_2003_num_93_1_2484

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Michel Pinçon, Monique Pinçon-Chariot

LUXE, CALME ET PAUVRETÉ


LA BOURGEOISIE DANS SES QUARTIERS

Providencia, encore hétérogène avec ses immeubles de


Dans
vivent
tousà lesl'écart,
pays du
préservées
monde, des
les hautes
promiscuités
classes bureaux et ses hypermarchés, s'oppose à La Dehesa, où
Pinochet a sa résidence, en passant par La Reina, Las
Condes et Vitacura. Le Country-Club, situé à La
Reina, rappelle, par ses activités et son public, le cercle
du Bois de Boulogne, à Paris, piscine, golf et tennis
assurant la possibilité de loisirs sportifs et distingués,
partagés en bonne compagnie. Comme son
homologue parisien, le Country Club est
soigneusement surveillé et la vigilance des gardiens est
intraitable.
indésirables.
l'espace
processus
immobiliers
production
modulent
lesociaux.
social
familles
d'abord
leur
contraintes
l'entre-soi
intériorisées
sont
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efficaces.
mieux
vécues
habitat,
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Ce
urbain
aussi
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d'agrégation
les
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comme
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personnelles.
Les
sous
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l'expression
interventions
forme
qui
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aussi,
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sociale.
de
Elles
qui
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de
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satisfaire
semblables.
du
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ségrégation
indissolublement,
dispositions,
résidence.
leur
l'espace
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Les
importantes,
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«ce
logements
«maîtrisent
de
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préférer
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marchés
groupes
dans
pouvoir
sont
goûts,
dans
plus
aux
des
les
dela»
Même à La Havane, où, ne serait-ce qu'en raison du
blocus américain auquel la république de Cuba est
soumise, les inégalités sociales ne sont guère sensibles,
une relative ségrégation urbaine est perceptible. A
l'ouest de la ville, les quartiers de Miramar et de
Siboney hébergent tout ce que la capitale cubaine peut
compter de diplomates et d'hommes d'affaires
étrangers ou nationaux. Alors que les anciens
immeubles coloniaux du centre, hormis ceux ayant
bénéficié de la vaste opération de restauration
Des contrastes extrêmes actuellement
des artères à l'entretien
en cours, relatif,
sont délabrés
les villasetdedesservis
Miramarparet
dans les pays du Sud de Siboney, abritées derrière la végétation luxuriante
Au Maroc, sur la colline d'Anfa à Casablanca, dans des jardins tropicaux, montrent un excellent niveau
un quartier de prestige, isolé du reste de la ville, la d'entretien et offrent un cadre de vie beaucoup plus
fortune peut se montrer sans la retenue qu'exige agréable.
ailleurs l'omniprésence d'une profonde misère. Cette Toutefois, au Brésil, comme dans d'autres pays où la
concentration de la bourgeoisie dans les mêmes misère est omniprésente, il arrive que les quartiers
quartiers et les mêmes clubs de loisirs favorise des sélects soient au contact immédiat ou presque de
mariages socialement très endogamiques (Benhaddou, bidonvilles, de zones urbaines où s'entassent les plus
familles
1997). Afortunées
Mexico,vivent
où lasurpollution
les hauteurs,
est très
las Lomas
forte, les
de pauvres. A Belo Horizonte, les collines peuvent être
partagées par les riches et les plus misérables. La favela
Chapultepec ou San Angel. « En 1986, «Las Lomas de échoue au pied des murailles du « condominio », le
Chapultepec» furent menacées d'une invasion par les lotissement chic. Les maisons spacieuses, avec piscine
bureaux, mais celles-ci étant le seul poumon d'une et garage pour plusieurs voitures, sont doublement
capitale hyper-polluée, les riches habitants se sont gardées. On ne peut emprunter les allées de ces petites
organisés
(Loaeza, 1988).
pour défendre leur espace privilégié » villes dans la ville sans subir un interrogatoire serré du
gardien à l'entrée du lotissement. Mais chaque villa
Pour les mêmes raisons, les beaux quartiers de a aussi son gardiennage privé : derrière le mur
Santiago du Chili escaladent les premiers contreforts d'enceinte, à travers les meurtrières percées de chaque
de la cordillère des Andes, au nord-est de l'agglomé¬ côté du qui
attentif portail
épied'entrée,
vos alléesonetpeut
venues.
apercevoir
On retrouve
un regard
ces
ration. Les villas les plus élevées sont aussi les plus
opulentes et les « mieux » habitées, ce qui génère une univers clos et hyper-protégés dans toutes les grandes
hiérarchie à l'intérieur même des beaux quartiers. villes du Brésil, à Säo Paulo ou à Rio de Janeiro. Le

LES INFORTUNES DE L'ESPACE 71


Luxe, calme et pauvreté

souci et le goût de l'entre-soi sont redoublés dans les quartiers, qui se retrouve dans les régimes républicains.
pays pauvres par un besoin de sécurité qui ne relève A Madrid, la ligne principale de division de l'espace
sans doute pas du fantasme. Les inégalités sont telles
que les barrières symboliques ne jouent plus guère pour urbainet oppose
effaçant
riche lalebanlieue
partage
le nord,
ancien
ouvrière.
bourgeois,
entre
De sorte
le aucentre
sud,
qu'aujourd'hui
populaire,
résidentiel en
et
la
arrêter tenter.
surtout ceux qu'autant d'opulence peut révolter et
grande richesse tend à se concentrer encore plus au
Dans les pays les plus pauvres, les frontières sont nord, en infléchissant légèrement vers l'ouest ses choix
abruptes et sans nuances. Les riches, quelle que soit résidentiels.
des lotissements
Les exclusifs
grandes comme
fortunesceux
se retrouvent
de la Puertadans
de
l'origine de leur richesse, et surtout son ancienneté,
cohabitent dans les mêmes quartiers. La forte visibilité Hierro, de Somosaguas ou de La Florida, où se
de la ségrégation en Amérique latine et en Afrique du succèdent les villas opulentes. Ces espaces totalement
Nord conforte le discours sécuritaire et participe à la privés, y compris pour ce qui est de la voirie et du
perception d'une altérité menaçante. Le lotissement gardiennage, offrent au regard des maisons de grande
isolé, gardé,estproclame
L'insécurité ainsi misela endifférence
scène versetl'extérieur,
les inégalités.
mais taille (certaines disposent d'une dizaine de salles de
bain), implantées
comme sur le coussin
au milieu
d'un écrin
de leurs
(Leal,parcs
1994).
verdoyants
aussi pour ceux qui espèrent ainsi s'en abriter. Le
quartier sécurisé est certes voulu, organisé et payé par
ceux qui pensent en bénéficier. Mais cette ségrégation À Paris
spatiale risque fort d'enfermer ceux qui l'ont souhaitée
dans une logique d 'apartheid. Ce sont les moyens de
transport public, les établissements scolaires ordinaires,
mais aussi les plages et plus généralement tous les lieux
ouverts qui risquent d'être interdits de fait aux plus
fortunés. Le processus ségrégatif peut ainsi déboucher
sur une modalité spatiale de la dialectique du maître et
Aubervilliers,
ouyLes
majorité
sont
géographique
d'agrégation
processus
dissemblables
àles
ordinaire.
Dans
beaux
des
faire,
interdits
barrières
cadres
l'agglomération
des
quartiers
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des
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commerces
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pas
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Pinçon-Chariot,
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symboliques.
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indissolublement,
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pour
d'évitement
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Passy
Cet
a 1989).
quelque
des
: Aller
un comme
laentre-soi
ouvriers
pas
citoyen
grande
positif
chose
dans
leur
aux
des
unà
de l'esclave
des autres, qui
comme
exige descondition
puissants de
le respect
l'affirmation
de l'espace
de
l'inscription spatiale des différences et des inégalités.
L'encanaillement du bourgeois du XIXèmc siècle,
fréquentant les bars louches et les maisons de passe, ne
peut guère être imité par le bourgeois brésilien qui
serait tenté par l'exploration de la favela, pourtant si
proche.
. .M*.«u* -<"151
Dans les capitales européennes

concentré
quartier
bureaux
vers
surnommé
l'avenue
en
Atout
Paris.
concentration
Buckingham
Rothschild
(Meuwissen,
1998b).
Londres,
Leréalité
lay Les
quartier
banlieue
est
Louise
bourgeois
etLa
privé
une
les
demeures
leetles
lessquare
1999).
les
grandes
beaux
proximité
remarquable
Palace
immense
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sièges
(Vandemeulebroucke,
Léopold,
résidences
à ne
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dedes
Les
quartiers
des
soit
sociaux
Bruxelles.
richesses
(Pinçon
Milliardaires.
grandes
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Rothschild
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officielles
àBruxelles,
Bois
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Picadilly,
d'importantes
belges,
Le
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submergé
l'ouest,
présentaient
Pinçon-Chariot,
de
Vanesse,
Situé
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avant
Cambre,
anon
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du
longtemps
monarchie
àcomme
lapuisque
sociétés
Bois
loin
que
par
parties
1996).
finc'est
une
des
les
est
de
ceà

anglaise n'est pas fortuite. Les beaux quartiers où


habitent les privilégiés de la fortune sont aussi ceux des
palais royaux. Cette proximité spatiale entre les
demeures des grandes familles fortunées et les palais du Deux pièces, 114m2, dans le quartier Leopold à Bruxelles
pouvoir est une constante de l'urbanisme des beaux © D. R.

72 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 93


besoins, ni à la solvabilité : on n'entre pas chez un
grand couturier, même par curiosité, bien que l'entrée
de la àboutique
suffit dresser une
soitfrontière
libre. Mais
infranchissable
la violence symbolique
: tout, dans
¡21
un quartier sélect, remet l'intrus à sa place, inférieure.
Les habitants, par leur allure, leur hexis corporelle, sont
une humiliation pour le corps de l'étranger à ce
monde, plus ou moins maître de sa démarche, et
parfois suffisamment malmené par l'existence pour
qu'un sentiment de honte, infondé mais violent,
envahisse celui qui ne peut que prendre acte qu'il n'est
pas à sa place.
Il est d'autres cas de figure où les barrières sont avant
tout matérielles,
choisit de se murer
commesoitlorsque
à l'intérieur
la grande bourgeoisie
des beaux
quartiers, dans des villas et des hameaux totalement
privés,
des lotissements
dont l'entrée
chics est
danssévèrement
la banlieuegardée,
ouest, comme
soit dansà
Maisons-Laffitte ou au Vésinet. La villa Montmorency,
dans le I6ème arrondissement de Paris, est née dans le
parc du château de Bouffiers que les Montmorency
vendirent en 1852 à Pereire et à la Compagnie du
chemin de fer de l'ouest pour y établir la ligne de la
petite ceinture. Un lotissement fut réalisé sur les
espaces restés libres. Il est inaccessible au promeneur et
gardé avec efficacité ; il est hors de question d'en
franchir les grilles sans y avoir été autorisé par l'un des
habitants, ce que le personnel, à l'entrée, contrôle
soigneusement. C'est un espace totalement privé.
Cette privatisation a un coût, puisqu'elle suppose
d'assurer les salaires de trois gardiens et d'un veilleur de
nuit et de prendre en charge les frais inhérents à
l'entretien des rues et des jardins. Même l'enlèvement
des ordures ménagères est à la charge des propriétaires
qui, ne voulant pas être gênés par le bruit des bennes
des éboueurs, ont acquis de petits véhicules électriques
qui permettent au personnel d'entretien de regrouper
silencieusement
villa. La contribution
les poubelles
annuelledevant
au fonctionnement
les entrées de dela
©an1996).
manière
suffisamment
grands
Vésinet,
d'urbanisme
d'en
origines
nouveaux
Les
niveaux
différentes
anciennement
scolaire
au
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parce
confessionnel,
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bien
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soit
ont
qui
par
des
un
est
du
lesla
de
le
ces services collectifs est variable en fonction de la
dimension des propriétés. Les résidants de la villa
Montmorency sont organisés depuis 1853 en une
association syndicale, structure définie par la loi pour
organiser les copropriétaires d'ensembles de ce genre.
Pour préserver le cadre idyllique de ces « maisons
unifamiliales de campagne et d'agrément », comme
disent les statuts, les règles se sont faites de plus en plus
contraignantes.
Par la taille des constructions et celle des jardins, par
la variété architecturale et la fantaisie du bâti, la villa
Montmorency fait songer au Deauville d'autrefois, à
Dinard ou à Arcachon, à ces stations balnéaires du
tournant du siècle, à la fois opulentes et inattendues.
Les qualités architecturales et urbaines, l'ampleur des
espaces disponibles, le soin accordé aux constructions,
s'accompagnent d'avantages sociologiques. La villa
abrite une vie mondaine et assure un entre-soi presque
LES INFORTUNES DE L'ESPACE 73
Luxe, calme et pauvreté

organisent des groupes d'enfants sociologiquement victorienne, les stations balnéaires. Brighton, en
homogènes
« d'excellence et» sociale.
constitués sur la base de critères Angleterre, encore aujourd'hui, avec ses jetées et son
architecture
des mondainsopulente,
d'alors permet
(Cannadine,
d'imaginer
1979).la vie
En élégante
France,
Il y a là une spécificité des pays développés et riches
depuis longtemps. Si partout les « élites » tendent à sous le Second Empire, la haute société a construit pour
vivre à part, les différenciations internes apparaissent son usage personnel et pour sacrifier à la mode naissante
surtout dans ces pays. Les processus ségrégatifs y des bains de mer, Deauville, Le Touquet-Paris-Plage,
gagnent en diversité et en intensité dans la mesure où Arcachon, Biarritz, de véritables écrins pour abriter les
l'un des enjeux est la construction d'une noblesse de joies de la mer et les bienfaits de l'air iodé (Pinçon et
l'argent et la sélection de ceux qui seront appelés à en Pinçon-Chariot, 1996).
être membres. En Amérique latine ou en Afrique, il Pour leur vie quotidienne, mais aussi pour leurs
suffit dans la plupart des cas d'être riche pour se coopter loisirs à la campagne, à la montagne ou à la mer, les
soi-même dans le monde des riches et prendre sa place grandes familles
elles-mêmes une préfèrent,
terre viergeenplutôt
règle que
générale,
de reconquérir
urbaniser
dans les zones protégées dont la vocation est
essentiellement de tenir les pauvres à distance. Dans les un habitat ayant déjà servi.
pays où le capitalisme est installé depuis plusieurs
générations, les richesses les plus anciennes (en partie
détenues par la noblesse au sens habituel du terme) sont
aussinouveaux
les les plus enrichis.
légitimes D'où
et ellesl'institution
tendent à des
tenirrallyes
à l'écart
ou
des cercles qui permettent d'opérer un tri que les seules
lois du marché immobilier ne peuvent garantir.
Par ailleurs les familles aisées se caractérisent par la
possession de résidences multiples. Il s'agit de maisons
familiales, voire de châteaux pour lesquels on ne peut
parler de ségrégation. Même si cette forme d'habitat,
par l'ampleur
distances avec les
desruraux
parcs ordinaires,
et des jardins,
les relations
marqueavec
les
ceux-ci sont constitutives de l'histoire de la lignée.
Celle-ci y puise une partie de son identité et de sa
légitimité. Il en va autrement avec les lieux de
villégiature qui reproduisent les espaces à part de la
grande ville.

Dans les lieux de villégiature

revient
L'invention
aux hautes
duclasses
voyagedontet l'initiative
du séjouren ce
d'agrément
domaine
apparaît ancienne et féconde. Mais, parce qu'elle en
avait les moyens et aussi le goût, la bourgeoisie s'est
constamment appliquée à reproduire sa vie sociale dans
les différents
dans ses lieuxespaces
de résidence
qu'elle a pu
ou investir,
dans ceuxque de
ce soit
ses
villégiatures, voire dans les trains de luxe ou sur les
paquebots des grandes croisières (Corbin, 1995). « Leur
société est toujours la même, si le lieu de résidence
change », écrivait Norbert Elias à propos des nobles de © M. Pinçon et M. Pinçon Chariot
cour. « Tantôt ils vivent à Paris, tantôt ils rejoignent le Ainsi les Parcs de Saint-Tropez occupent 120
Roi à Versailles, à Marly ou dans quelque autre château,
tantôt ils séjournent dans un de leur manoir, ou bien ils hectares au cœur même de la presqu'île éponyme. Les
villas dominent le golfe, pour celles qui occupent les
«s'installent
attachementdansinébranlable
la gentilhommière
à leur société,
d'un ami.
leur » vraie
Cet positions les plus élevées, ou donnent directement sur le
patrie » s'exprime dans les manières de voyager et de rivage, rocheux à cet endroit. L'ensemble de cette
séjourner, avec toujours le même souci de l'entre-soi propriété appartenait à un homme d'affaires qui a
(Elias, 1985, p. 29). procédé au lotissement du terrain à la fin des années
C'est selon cette logique que furent conçues, dès le cinquante. Plus de 150 villas s'égrènent, derrière les
XVIIIèmc siècle, les stations thermales, puis à l'ère frondaisons de leurs parcs, le long des allées sinueuses et

74 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 93


pentues. Elles sont peu visibles des petites routes et la informations lacunaires, révélant la présence de Bernard
présence de promeneurs ne gêne pas les propriétaires, à Arnault, président
fabuleuse demeure d'un
du groupe
hommeLVMH,d'affairesdécrivant
saoudien,
la
l'abri derrière une végétation abondante et d'autant plus
efficace que les constructions sont en général éloignées invisible de la route de desserte, ou insistant sur la
des chemins. Cyprès, pins, tilleuls, eucalyptus, présence dans certains jardins de pistes d'hélicoptère,
mimosas, forment un écrin de verdure qui assure calme moyen de transport bien utile au plus fort de la saison.
et discrétion. Le promeneur a l'impression de se trouver Les opérations immobilières de la grande bourgeoisie
dans un parc public. Même l'été, alors que les foules se concernent aussi les stations de sports d'hiver. En Suisse
pressent sur les quais de Saint-Tropez ou sur les plages, Gstaad et Saint-Moritz relèvent de ce modèle. Megève
il n'y a que peu de visiteurs à se risquer dans ce havre de fut créée en 1920 par Noëmie Halphen, grand-mère de
paix. La barrière et le gardien à l'entrée ont peut-être un Benjamin de Rothschild. Elle y fit construire un chalet,
effet dissuasif, la timidité sociale empêchant de venir la première remontée mécanique et l'hôtel du Mont
lire le panneau qui précise bien que l'entrée est libre d'Arbois. En 1923-1924 la station est honorée par
pour les piétons. la présence d'altesses royales, la reine Elisabeth
La majorité des maisons, vastes, dessinées par des d'Angleterre et le roi Albert Ia de Belgique, ce qui
contribuera à construire la réputation du lieu. En 1 927
architectes, ne sont occupées que quelques semaines par
an. Le recours à une gestion collective grâce à une le golf du Mont d'Arbois est inauguré, il attire des
association syndicale des propriétaires apparaît comme personnalités comme la princesse de Bourbon-Parme,
le moyen le plus rationnel de faire face aux problèmes Louis Blériot, la famille Lacoste, des joailliers de la place
posés par l'entretien et la surveillance de propriétés Vendôme. Les boutiques de luxe accompagnèrent le
mouvement etsuisses.
concurrentes Megève entreprit de rivaliser avec ses
délaisséesdudurant
formule « lotissement
de longs» soit
mois.trèsOnutilisée
comprend
: la taille
quedesla
terrains est suffisante pour assurer à chacun son
indépendance, le plus petit lot étant, aux Parcs, de
5 000 mètres carrés, ce qui est d'ailleurs la surface
minimale définie par le POS (Plan d'occupation des
sols) pour rendre un terrain constructible. Des salariés
permanents assurent la surveillance et l'entretien des
espaces communs qui isolent et protègent chaque villa
«enlotissements
créant une »zone
chics,protégée.
sur la Côte
La multiplication
d'Azur et ailleurs,
de ces
garantit cet entre-soi, et cette sécurité auxquels les
familles de la grande bourgeoisie tiennent beaucoup.
Cela a un prix,des etservices
fonctionnement la contribution
communs des annuelle
Parcs est
au
élevée. De plus chaque propriétaire doit assumer le ©Gstaad,
Andanson
Villégiature
/ SÍPA d'hiver
gardiennage de sa villa et son entretien, y compris celui
du jardin : pour cela nombre de propriétaires emploient
un couple, logé sur place à demeure. Si l'association Stations balnéaires, stations de sports d'hiver, et
stations thermales viennent confirmer le souci de
offre quelques autres services communs, comme des l'entre-soi des familles de la haute société. On est
courts de tennis ou les leçons d'un maître nageur, leur
accès est payant. surpris en ces lieux de retrouver l'ambiance des beaux
quartiers parisiens, l'atmosphère feutrée et détendue
A partir du Bottin Mondain , il a été possible des cercles. Les lieux de vacances sont, pour la grande
d'identifier quatorze propriétaires. Tous ont une
bourgeoisie, une occasion de plus de réaffirmer qu'il
résidence à Paris ou à Neuilly, à part deux exceptions, n'y a pas de circonstances où les bonnes manières et la
l'une en faveur de Boulogne-Billancourt, commune classe puissent se relâcher. Ces exemples montrent
dont l'embourgeoisement est très marqué, l'autre en aussi que le territoire des hautes classes est multiple.
faveur deenChamalières
adresse Floride...). (mais
A Paris,
danslesce adresses
cas il y a seaussi
situent
une
dans les beaux quartiers. L'avenue Foch, qui est l'une Des formes collectives de gestion
des rues les plus chères de la capitale, et le 7èmc
arrondissement sont bien représentés. Beaucoup de ces
heureux propriétaires sont donc voisins à la ville comme
en vacances. D'autant que certains fréquentent les l'espace.
traduit
résidentiel,
sociologique
paysages.
Le pouvoir
parAu
Cette
tant
laXIXe™0
que
social
capacité
du
forme
de point
siècle,
celui
est àparticulière
donc
maîtriser
de
lede Second
vue
l'aménagement
ausside l'environnement
un
du
sa composition
Empire
pouvoir
pouvoir
futet une
surse
des
mêmes clubs, deux étant à l'Interallié et quatre au Polo.
Des promeneurs tropéziens ont complété ces

LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 93 75


période d'intense urbanisation. Que ce soit dans la La représentation du sens commun associe
stations
région parisienne
balnéaires ouou dans
stations
les lieux
thermales,
de villégiature,
la haute aménagement du territoire et hauts fonctionnaires,
planification urbaine et XXème siècle, alors que ceux
société a beaucoup fait construire. Pour sa résidence qui discrètement,
su, cumulent toutes
maisles efficacement,
sortes de capitaux
maîtriser
ont toujours
certains
ou ses loisirs, des modalités nouvelles sont apparues
qui tendaient à assurer un contrôle étroit des aspects du développement urbain à leur profit. Lorsque
processus urbains. Tout s'est passé comme s'il ses intérêts, à la fois familiaux et économiques sont en
s'agissait de un
construire ne rien
environnement
laisser au hasard.
social
Aussi,et pour
un jeu, la grande bourgeoisie n'hésite pas à verrouiller la
logique de marché par une logique d'exclusion. On
environnement urbain hors du commun, ces tenants voit alors se développer dans quelques espaces à part,
du libéralisme économique et de l'initiative un protectionnisme urbain tout à fait remarquable,
individuelle ont fait appel à des formes collectives condition
rentes de situation.
de la préservation des avantages acquis et des
comme le lotissement et le cahier des charges, et des
formes réglementaires comme la surface minimale de
la parcelle constructible ou la zone non aedificandi. Michel Pinçon, Monique Pinçon-Chariot

RÉFÉRENCES

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Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot sont directeurs de recherche au Centre national de la recherche

scientifique.
contemporaines).
d'affaires,
Journal
1999, Paris
d'enquête,
Payot,
mosaïque.
Ils travaillent
Outre
1992
Presses
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(Cultures
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de France
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Calmann-Lévy,
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2001.
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patrons,
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1993
(Institut
nouvelles
, Voyage
Quartiers
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recherche
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Calmann-Lévy,
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lesquartiers
sociétés

<mpincon@ext.}ussieu.fr>

76 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 93

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