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Lectures et comptes rendus 250

Peter Mark ne cache pas que sa problématique s’ouvre sur des perspectives actuelles :

« I should like to think that in history of seventeenth-century southern Senegambia


there is a message that might benefit contemporary societies. One part of the message is
that plural societies that do not rigidly and methodically categorize each individual may
thereby encourage sharing or metissage. As the result of this sharing or mixture, the
richness of all the component cultures becomes part of a common heritage. Another part
of the message is the realization that the boundaries of the categories by means of which
we classify and divide individuals and communities are, ultimately, arbitrary. » (p. ).

Jean Boulègue (Paris)

M asonen Pekka, The Negroland Revisited. Discovery and Invention of the


Sudanese Middle Ages, Helsinki, Finnish Academy of Science and Letters, , 
p. (ISBN : ---).

The Negroland Revisited est une magistrale somme historiographique sur l’histoire
de la constitution des savoirs européens relatifs au « Moyen Âge » africain, c’est-à-dire
aux formations politiques qui se sont succédé dans l’Afrique de l’Ouest sub-
saharienne, – ce que l’on continue d’appeler, après les auteurs arabes, le Soudan
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(« Bilâd as-Sûdân »), où « pays des Noirs ». Le triptyque Ghâna-Mali-Songhai est

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donc au cœur de ce travail, peuplé de noms de villes (Tombouctou…) ou de
souverains longtemps mythiques, toujours fameux dans l’imaginaire occidental.
Cependant, Pekka Masonen n’explore pas à proprement parler cet imaginaire, – ou
faut-il dire cette imagerie ? – ; il s’intéresse prioritairement aux savoirs constitués
comme tels, aux filiations et aux ruptures qui en font l’histoire.
Pourtant, c’est bien d’un univers nimbé d’imaginaire – la frange sud du Sahel
constitue tout autant un « horizon onirique » (pour reprendre l’expression de Jacques
Le Goff ) que l’océan Indien – que s’extraient lentement, en Europe, de véritables
savoirs historiques se rapportant à cette partie du monde. L’histoire du Soudan et
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l’historiographie (occidentale) du Soudan ne sont évidemment pas synchrones, mais


il n’empêche que, dès le Moyen Âge, parviennent en Europe des bribes de
connaissances sur les royaumes sahéliens, qui constituent ce que Pekka Masonen
appelle une « préhistoriographie » du Soudan, socle sur lequel s’érigent les
connaissances postérieures. De là, les temporalités de l’histoire et de l’historiographie
du Soudan divergent : en effet, si les textes sur lesquels s’appuie l’auteur s’étendent du
Moyen Âge européen aux années  (date à laquelle, selon lui , il est fermement
acquis que les sociétés de l’Afrique sud-saharienne ont une histoire millénaire), les
faits de civilisation soudanienne s’étirent de l’aube de l’islamisation (viie-viiie siècles
de l’ère chrétienne) au xvie siècle révolu, période que l’on peut également appeler

. The Negroland Revisited, p. .


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Moyen Âge . (Que l’on soit ou non enclin à défendre cette notion importée, on est
obligé d’admettre qu’elle rend compte de l’existence d’un corpus de savoirs construits
qui rend cohérente une certaine période de temps, en même temps d’ailleurs qu’un
certain espace – le Soudan – perçu comme théâtre de déploiement d’une histoire.
Comme le montrait Pierre Kipré dans le précédent numéro d’Afrique & Histoire, la
périodisation de l’histoire est inséparable de sa « spatialisation » ).
Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré à la justification du sujet, à
l’énonciation des principes d’établissement du corpus et aux prolégomènes
méthodologiques d’une entreprise d’archéologie du savoir africaniste visant à « re-
construct the way in which European knowledge of African history has evolved by
pursuing its textual genealogy through the previous historical and geographical
literature  ». On ne pourra pas faire reproche à l’auteur d’avoir une vision linéaire de
l’histoire des savoirs : son histoire, bien que présentée sous le jour d’une « chaîne
d’autorité » – à l’instar de la isnâd musulmane – est ponctuée d’accélérations, de
coups d’arrêt, de tables rases ; à l’opposé d’une certaine histoire des idées – conçue
comme un déploiement progressif de l’Esprit, auteur après auteur –, elle est sensible
aux soubresauts politiques, à l’évolution de la pensée de l’histoire en général, à
l’appartenance professionnelle des acteurs, aux querelles d’école, aux styles nationaux,
aux génies individuels. Pekka Masonen ne prête pas non plus le flanc au reproche de
finalisme : l’accent spécial qu’il affirme vouloir placer sur l’identification des « mythes
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historiographiques » n’est pas fait pour chanter le progrès irrésistible de la

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connaissance, mais pour isoler les moments d’une histoire articulée. Progrès, il y a eu,
pourtant : quoique nimbé de « mythes » – que Masonen érige en objets et transforme
du même coup en outils servant à tester les édifices de connaissance – (un exemple
de mythe de longue durée traité dans ce chapitre est celui de la découverte de la
Guinée par les Normands ), ce que nous savons aujourd’hui du passé du Soudan est
mieux fondé (selon les critères de cette science elle-même) que ce qu’il était possible
d’en dire il y a quelques siècles.
La préhistoriographie du Soudan débute au xiie siècle. Le chapitre ii de The
Negroland Revisited est une relecture de quelques textes du Moyen Âge européen : les
« Tables de Marseille », les itinéraires méditerranéens du rabbin espagnol Benjamin
de Tudela, le Libre de Blanquerna de Raymond Lulle (c. -), l’anonyme Libro
del Conosçimiento (rédigé dans les années ) permettent de traquer les premières
mentions européennes du nom de Ghâna, de les réinscrire dans un réseau de
circulation des savoirs qui couvre la Méditerranée occidentale. La minutieuse et
prudente discussion sur les sources de ces textes, qui mobilise une impressionnante

. Le premier à employer cette expression à propos de l’Afrique sub-saharienne ancienne fut Ferdinand
de Lanoye (-) ; cf. The Negroland Revisited, p. .
. Pierre Kipré, « Sur la périodisation de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest : le Golfe de Guinée », Afrique
& Histoire, , , p. -.
. The Negroland Revisited, p. .
. The Negroland Revisited, p. -.
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documentation primaire (les sources arabes publiées) et secondaire (les travaux


d’érudition contemporaine) permet à l’auteur de les réinscrire dans le contexte d’une
translatio d’informations « africanistes » entre le monde musulman et le monde
chrétien. Pour reprendre les termes de l’auteur, « in the middle of the fourteenth
century sub-Saharan Africa had begun to transform from a realm of mere fantasy into
a terra cognita, although it still took centuries for Africa to become a part of the real
world  ».
Le roman de chevalerie narrant le voyage d’un Toulousain, Anselme d’Ysalguier,
jusqu’à Gao, et son mariage avec une princesse africaine – événements censés s’être
produits dans la première décennie du xve siècle – ; et surtout la lettre du Génois
Antonio Malfante, datée du Touat (oasis saharienne) en , première véritable
« source » digne de ce nom, témoignent d’un autre contexte, celui des tentatives
européennes d’atteindre les pays mythiques de l’outre-désert par voie de terre. Mais
déjà un autre chapitre s’est ouvert, celui des découvertes maritimes portugaises. Le
chapitre iii de l’ouvrage ne prétend pas proposer ici une nouvelle synthèse sur cette
période. Conformément à son projet, Pekka Masonen n’examine les sources que par
le rôle qu’elles ont tenu dans l’élaboration des connaissances sur les royaumes de
l’intérieur. D’où parfois le sentiment d’une distorsion exagérée de leur importance
relative. Ici, la Chronique de Guinée de Gomes Eanes da Zurara, témoignage de
première importance, datant des années , sur les sociétés africaines des côtes
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atlantiques, les récits de Cadamosto ou de Diogo Gomes, les divers textes de la

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collection de l’imprimeur lisboète Valentim Fernandes, ou encore l’Esmeraldo de Situ
Orbis de Duarte Pacheco Pereira, ne sont – rapidement – évoqués qu’à raison des
maigres – quoique parfois utiles – informations qu’ils délivrent sur les pays de
l’intérieur, et surtout parce que la date tardive de leur exhumation des archives leur
assigne une place plus haute, à la seconde moitié du xixe siècle, dans la stratigraphie
des savoirs. Seule une description due à Valentim Fernandes lui-même , simple
compilation de sources écrites et orales, mérite ici une attention plus particulière, en
raison des mentions qui y sont faites, parfois pour la première fois en Europe, de
plusieurs mines ou villes du Sahara occidental, de deux des principales villes de la
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vallée du Niger (Tombouctou et Djenné), et du roi de Mandinga (Mali), dont la


capitale serait une localité du nom de Jaga . Parmi les auteurs du xvie siècle, une
place plus importante est réservée aux Décadas da Asia de João de Barros (-),
qui livre d’importantes informations sur les ambassades envoyées par les Portugais
vers les souverains de l’intérieur à partir des comptoirs côtiers. Les souverains aux
noms de Mandi Mansa, de Prêtre Jean ou encore de Mahamed ben Manzugul font

. The Negroland Revisited, p. .


. P. de Cenival et T. Monod (eds.), Description de la côte d’Afrique de Ceuta au Sénégal par Valentim
Fernandes (-), Paris, Larose,  ; T. Monod, A. Texeira da Mota et R. Mauny (éd.),
Description de la côte occidentale d’Afrique (Sénégal au Cap de Monte, Archipels), Bissau, Centro de
Estudos da Guiné Portuguesa, .
. The Negroland Revisited, p. -.
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ainsi leur entrée dans le répertoire des savoirs sinon académiques, du moins utiles
dans la pratique diplomatique. La discussion sur l’identification de ces souverains, et
la lecture croisée des informations livrées par Barros et d’autres sources, fournit ici
matière à quelques éclaircissements historiques .
La contribution de Léon l’Africain (c. /-c.  ?) à l’historiographie
occidentale de l’Afrique sub-saharienne fut majeure. Incarnant l’un des points
nodaux de l’historiographie européenne sur le Pays des Noirs, elle venait tout à coup
faire table-rase d’une géographie lacunaire et fragmentaire, livrée à tous les bricolages
mentaux, pour y substituer une connaissance de l’intérieur, synthétique, cohérente
– du moins voulue et perçue comme telle. Pekka Masonen présente ici (c’est l’objet
du chapitre iv) un état des recherches sur la biographie de Léon, ses travaux et
l’histoire du texte et des éditions successives de la Description de l’Afrique, publiée
pour la première fois en  dans la collection des Navigationi et Viaggi du Vénitien
Giovanni Battista Ramusio . La Description de l’Afrique devait s’imposer pour
plusieurs siècles comme la source faisant le plus autorité sur le pays des Noirs ; c’est
sur ce socle que prend naissance la légende dorée de Tombouctou et c’est à partir de
lui que s’élaborent les constructions géographiques et cartographiques européennes
jusqu’au xviiie siècle inclus. La notoriété de la partie « sub-saharienne » de la
Description a certainement bénéficié de la réputation d’authenticité dont ont joui
jusqu’à aujourd’hui les autres parties du récit, consacrées notamment au Maghreb.
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Mais synthétisant des arguments avancés depuis le xixe siècle qui mettent en cause la

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véracité de la description, Pekka Masonen radicalise la critique et met en doute la
véracité des voyages eux-mêmes (« It is doubtful that Leo ever crossed the Sahara at
all  »). On n’est certes pas obligé d’adhérer à l’argument selon lequel le voyage de
Léon de Tombouctou au Mali et au Ghana serait entaché de fraude sous prétexte qu’il
n’a pas vu que le fleuve Niger ne coulait pas dans le sens qu’il croyait – et, du reste,
l’auteur admet que la vérité, balkanisée, puisse tolérer de semblables cohabitations
entre savoirs d’expérience et savoirs d’autorité (c’est en l’occurrence la géographie
arabe qui informe la description des pays riverains du Niger). Mais la comparaison
du texte avec les chroniques (tarikh) tombouctiennes, connues en Europe à partir du
milieu du xixe siècle, et plus encore la critique interne du texte, amènent à minimiser
son apport quant à l’histoire des régions décrites, et à placer haut l’importance des
emprunts faits à d’autres auteurs arabes, auxquels Léon avait sans doute un accès
privilégié. Il semble, d’après les éléments donnés par Masonen, que l’on pourrait
« décompiler » Léon comme on a pu décompiler Dapper . Il reste, et Masonen en

.The Negroland Revisited, p. -.


. Della descrittione dell’Africa et delle cose notabili que iui sono, per Giovan Lioni Africano (Venise, ).
Edition française : Jean-Léon l’Africain, Description de l’Afrique, nouvelle édition traduite de l’i-
talien (A. Epaulard ed., avec Th. Monod, R. Mauny et H. Lhote), Paris, A. Maisonneuve, 
(reprint ),  vols.
. The Negroland Revisited, p. .
. A. Jones, « Decompiling Dapper : A Preliminary Search for Evidence » History in Africa, , ,
p. -.
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convient, que si mince que soit la plus-value apportée par la Description, elle a le
mérite d’exister : si l’histoire des royaumes est en partie bricolée, si la trame
géographique est d’emprunt, il n’empêche que certaines informations paraissent
fiables, sans doute parce qu’elles furent obtenues, de seconde main, auprès de
marchands ou de pèlerins.
Enfin, signalons, pour le xvie siècle, deux contemporains de Léon : le premier est
Luis de Mármol Carvajal, dont la Descripción general de Affrica paraît en trois volumes
en -. L’ouvrage, en espagnol, s’appuie certes, pour l’essentiel, sur celui de Léon
(on a pu dire de Mármol qu’il était un simple copiste de Léon), mais en le replaçant
dans le cadre d’une géographie qui se nourrit des découvertes portugaises et des
expériences de l’auteur en Afrique du Nord, comme soldat, prisonnier et voyageur. Le
second contemporain de Léon (sur le plan de l’accessibilité des textes) de quelque
importance est al-Idrîsî : son Livre de Roger date du xiie siècle, mais c’est à la fin du xvie
qu’il est donné au public savant européen, qui n’en fait qu’un usage limité. Cet exemple
révèle l’emprise historiographique de Léon : quoique présentant un instantané de la
situation politique du Soudan au xiie siècle, établi dans une large mesure à partir
d’informations orales, le Livre de Roger ne fit pas l’objet de la lecture qu’il aurait méritée
parce qu’il s’intégrait mal dans le tableau général faisant alors autorité.
Témoignage de l’emprise durable de Léon sur les imaginations occidentales, c’est
la mystérieuse Tombouctou qui se lève à l’horizon des voyages de découvertes
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entrepris à partir de la fin du xviiie siècle. Evoquant quelques figures connues

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(Mungo Park, Laing, Caillié, Heinrich Barth) ou moins connues, Masonen propose
(chap. ) un balayage de l’histoire – toujours teintée d’épopée dans l’imagination
européenne – des missions de découvertes lancées entre la fin du xviiie et la fin du
xixe siècle. La course vers Tombouctou, mais aussi vers Djenné ou Kano, aboutit à un
renouvellement profond de la géographie historique du Soudan. Mais c’est surtout
avec l’exhumation et la publication de textes arabes médiévaux que les connaissances
sur le Pays des Noirs entrent dans l’âge de l’érudition et des savoirs académiques, dans
un contexte d’essor de l’orientalisme. En fait de découvertes et d’explorations, ce sont
tout autant celles des textes arabes qui balisent les origines de l’africanisme. Sur ce
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plan, de même que la question du Niger (la direction de son cours, l’extension de son
bassin, son hypothétique raccordement au Nil) est l’un des aiguillons des vocations
de l’exploration terrestre, de même l’exploration textuelle se focalise sur quelques
dossiers privilégiés. Telle est la « question de Ghâna ». Les informations reçues via les
sources arabes sur cette formation politique soudanienne du Moyen Âge permettent
tout d’abord de dissocier le toponyme Ghâna de celui de Kano (en pays hausa), qu’on
avait cru pouvoir rapprocher de la Cano léonienne, puis de faire le jour dans un
réseau de noms aux consonances proches (et d’ailleurs partiellement liés quant à leur
origine et à leur histoire) : Ghâna, Guinée, Djenné. Ce sont les étapes de ces
ajustements onomastique et cartographiques que suit Masonen . L’autre moment

. The Negroland Revisited, p. -.


255 Lectures et comptes rendus

historiographique est la découverte de l’empire du Mali, notamment à partir des


premières traductions d’Ibn Battûta ; dès lors, se retrouvent connectées le Mali du
voyageur marocain, la Melli de Léon et le Mandinga sur lequel avaient enquêté les
navigateurs portugais. Troisième dossier, enfin, celui du Songhai, auquel donnent
accès les Ta’rîkh al-Sûdân et Ta’rîkh al-Fattâsh, chroniques soudaniennes
respectivement découvertes en  et . Premières tentatives de synthèse d’une
géographie historique du Soudan, les travaux de Charles Athanase Walckenaer et de
Carl Ritter, datant des années , sont bientôt détrônés par William Desborough
Cooley (-) et son Negroland of the Arabs () . Cooley, qui fut quelques
années plus tard le fondateur de la Hakluyt Society, qui publie continûment depuis
lors des récits de voyage, livre une géographie historique de la zone qui fait totalement
table rase de la géographie léonienne et qui propose de partir d’un examen critique
des sources et de leur valeur. Mettant à profit les manuscrits arabes et non les éditions
et traductions disponibles, parfois de bonne qualité mais fautives quant à la
transcription de la toponymie, recourant prioritairement à al-Bakrî, Ibn Battûta et Ibn
Khaldûn , et faisant enfin l’hypothèse que l’identification et la localisation des
royaumes devaient s’appuyer sur l’examen minutieux des itinéraires, lesquels laissent
d’ailleurs prise à des interprétations divergentes, Cooley se ré-empare de la « question
de Ghâna » et de celle des autres royaumes médiévaux. Qu’importe, au final, que leur
positionnement sur la carte ait été erroné : la situation des royaumes relativement les
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uns aux autres était globalement juste ; le principe de la multiplicité des sites nommés

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Ghâna par les Arabes se faisait jour ; mais, enfin et surtout, la méthode de traitement
des sources était acquise. C’est dans le même chapitre (chapitre vi) que Masonen
rouvre le dossier des conquêtes successives de Ghâna (par les Almoravides et les Susu),
présentant un cas typique, selon lui, de cristallisation, dans l’historiographie – à partir
de Cooley, suivi par Delafosse – d’une doxa mal étayée dans les faits. Sur ce point,
Pekka Masonen avait, après d’autres, déjà consacré un article . Il avance ici
l’argument d’une césure entre tradition historiographique anglo-saxonne et tradition
historiographique française, cette dernière s’avérant, paradoxalement, trop suiviste de
Cooley et peu au fait des avancées de la recherche. (L’auteur rappelle tout de même
au passage que les premiers chercheurs à mettre en doute la réalité de la conquête
almoravide du Ghâna étaient francophones et que l’historiographie anglophone n’est
nullement unanime sur le sujet ).
. W.D. Cooley, The Negroland of the Arabs Examined and Explained ; or, An Inquiry into the Early
History and Geography of Central Africa, Londres, J. Arrowsmith, .
. Voir en particulier le tableau des principales sources arabes mises à profit par Cooley : The Negroland
Revisited, p. .
. The Negroland Revisited, p. -. Références sur les pseudo-conquêtes de Ghâna : D. Conrad et
H. Fisher, « The Conquest That Never Was : Ghana and the Almoravids », part. I, « The External
Arabic Sources », History in Africa, IX, , p. - ; part II, « The Local Oral Sources », History
in Africa, X, , p. - ; Pekka Masonen et Humphrey Fisher, « Not Quite Venus from the
Waves : The Almoravid Conquest of Ghana and the Modern Histoiography of Western Africa »,
History in Africa, XXIII, , p. -.
. The Negroland Revisited, p. -, notes  et .
Lectures et comptes rendus 256

C’est en partie grâce à Heinrich Barth (-), explorateur et historien


allemand, que la révolution opérée par Cooley acquiert une large reconnaissance dans
le monde académique. S’appuyant sur les hypothèses de son prédécesseur, Barth
amende et complète l’édifice historiographique concernant le Ghâna et le Mali, et en
fait en quelque sorte des « organismes historiques » propres, dotés d’une localisation
géographique et d’une chronologie continue. Qu’importe, une fois de plus, que
certaines identifications de lieux tentées par Barth soient encore hypothétiques ;
les royaumes ouest-africains ont trouvé leur place sur la carte, et la « Table
chronologique » établie en annexe des Travels and Discoveries , qui s’étire de  de
l’ère chrétienne jusqu’au milieu du xixe siècle, reste dans ses grandes lignes celle qui
est toujours admise aujourd’hui. Mais surtout, Barth complète le tableau
géographique et historique du Soudan médiéval en exhumant de nouvelles sources
africaines : des chroniques se rapportant à un autre royaume médiéval, le Bornou, et
le Ta’rîkh al-Sûdân, qui retrace l’histoire de l’empire du Songhay . Enfin, c’est aussi
à Barth que l’on doit les identifications « ethniques » des royaumes du Soudan, qui
font du Ghâna médiéval un royaume soninké, et du Mali médiéval une expression
politique de l’ensemble culturel malinké.
Avait-on, après Cooley et Barth, tiré tout ce qui pouvait l’être des textes ? Pekka
Masonen semble le croire . Toujours est-il que s’ouvre, à la fin du xixe siècle, un nouveau
chapitre de l’historiographie du Soudan, concomitante de la colonisation de l’Afrique de
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l’Ouest (chapitre vii). Jusqu’alors marquée par une tradition « orientaliste » caractérisée

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par la quête de sources écrites (arabes ou africaines), l’édition critique et l’interprétation
de ces sources, l’histoire des formations politiques anciennes du Soudan est désormais le
quasi monopole des administrateurs coloniaux (« The new generation of Africanists
consisted more of men of arms than men of letters  »), lesquels mettent davantage
l’accent sur les traditions orales de leurs sujets et administrés. Non que les savoirs locaux
aient été jusqu’alors totalement négligés : Barth n’hésitait pas en effet à recourir aux
connaissances historiques d’érudits africains ; mais cette érudition semblait toujours
s’appuyer sur un savoir livresque. Tel n’est plus le cas avec les cycles légendaires populaires.
Quoi qu’il en soit, c’est principalement entre les années  et  que se constituent
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les corpus de traditions orales, en particulier la légende du Wagadou et l’épopée de


Soundjata, qui seront considérées comme se rapportant respectivement à l’histoire du
Ghâna et du Mali. On n’échappe pas ici aux phénomènes classiques de contamination
puisque, ainsi que le note Masonen, les récits recueillis oralement se renforcent au fil du
temps d’éléments factuels qui sont en réalité empruntés à la littérature scientifique .

. Heinrich Barth, Travels and Discoveries in North and Central Africa, Being a Journal of an Expedition
Undertaken under the Auspices of H.B.M.’s Government in the Years -, Londres, Longman &
Co, -,  vol.
. The Negroland Revisited, p. -.
. The Negroland Revisited, p. .
. The Negroland Revisited, p. .
. The Negroland Revisited, p. .
257 Lectures et comptes rendus

Le tournant du xxe siècle est aussi le temps de la multiplication des théories se rapportant
à une origine étrangère des civilisations sub-sahariennes. Origine berbère des Soninké et
des Songhay chez Louis Quintin, origine égyptienne de la civilisation soudanienne chez
Félix Dubois (-), l’auteur de Tombouctou la mystérieuse, origine berbère du Ghâna
chez Alfred Le Châtelier, origine phénicienne du même Ghâna dans Le plateau central
nigérien () de Louis Desplagnes, origine égypto-phénicienne ou mésopotamienne
chez Lady Lugard (A Tropical Dependency, ), origine judéo-syrienne chez Delafosse.
Masonen semble expliquer cette soudaine fascination pour les anabases antiques par un
mépris ambiant pour les Noirs en général, dans un contexte de colonisation et de
justification de l’œuvre de civilisation : les germes civilisateurs ne sauraient s’être
développés en Afrique qu’à la suite d’une migration amenant des civilisés (blancs) depuis
l’extérieur. On peut cependant se demander si cette mode ne doit pas moins à un contexte
de colonisation qu’à un paradigme migrationniste qui ramène chaque développement
culturel et politique à une équation dans laquelle les paramètres sont des peuples éternels,
des points d’origine et des flèches sur la carte. Et l’on peut également se demander si cette
fascination, quoique partagée par les savants, n’est pas d’abord stimulée par une demande
populaire pour une certaine histoire romantique hantée de mystères pyramidologiques,
peuplée de peuples reliques vivant toujours au-delà du désert comme en leur antiquité,
possibles ressources spirituelles pour un Occident qui éprouve (à l’instar d’un Frobenius)
le sentiment d’avoir perdu ses valeurs authentiques au cours du récent processus
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d’industrialisation. En cela, ce n’est peut-être pas tant l’abandon du terrain africain par les

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orientalistes au profit des administrateurs coloniaux qui est le fait marquant de
l’historiographie africaniste de la fin du xixe siècle, que le succès d’un orientalisme « grand
public » auquel cède complaisamment les « nouveaux africanistes » de la période coloniale.
Mais du coup, ne glisse-t-on pas de l’« historiographie » vers une « littérature populaire »
alimentée par des spéculations semi-académiques de revues coloniales ? De l’aveu même
de l’auteur, en effet, le voyage de Dubois à Tombouctou n’était que d’agrément, L’Islam
dans l’Afrique occidentale de Le Châtelier n’est qu’une compilation hâtive et Desplagnes
puisait ses comparaisons onomastiques dans Salammbô . On pourrait dès lors faire
reproche à Pekka Masonen d’avoir, au fil d’une cinquantaine de pages de son dernier
chapitre , cédé à son tour à la fascination de cette littérature profuse pour s’accorder le
luxe d’un examen et d’une critique faciles de l’« historiographie française », et se
condamner en même temps à une analyse forcément sommaire d’un filon littéraire qui,
aujourd’hui encore, est loin d’être tari.
Avec Haut-Sénégal-Niger (), et même si Delafosse se fait aussi le chantre d’une
origine orientale des civilisations sub-sahariennes, on revient vers l’étude de
l’historiographie à proprement parler, c’est-à-dire au discours académique
(académique non pas en raison du statut de l’auteur mais en raison de celui acquis
par l’œuvre au cours des décennies suivantes). C’est cette postérité de Delafosse qui

. The Negroland Revisited, p. , , .


. The Negroland Revisited, p. -.
Lectures et comptes rendus 258

permet à Pekka Masonen de voir en lui la dernière étape de la longue histoire de


l’invention du Moyen Âge africain. On ne discutera pas l’analyse des sources, des
thèmes et des enjeux de cette œuvre, d’une ampleur forcément limitée en regard des
travaux récents consacrés au sujet . L’argument de Masonen pour clore là son étude
est que la synthèse offerte par Delafosse à partir des travaux orientalistes antérieurs,
des enquêtes de cercles et des premiers repérages archéologiques représentait une
somme qui ne fut pas contestée sérieusement par les chercheurs avant plusieurs
décennies. Produit d’un contexte idéologique, l’œuvre de Delafosse ne devait
commencer à être remise en cause qu’à la fin de la période coloniale, à l’aube des
années . On peut à la rigueur être d’accord avec cette vision d’un long creux
historiographique s’étirant entre la démission des orientalistes vers la fin du xixe siècle
et l’apparition d’une histoire africaniste institutionnelle au milieu du xxe siècle,
– creux seulement rempli par Delafosse ; le lecteur francophone risque cependant de
s’agacer d’affirmations fausses et inutiles comme celle-ci : « In francophone Africa
(and to a certain extent in the metropolitan France, too) the Haut-Sénégal-Niger is
still considered the most authoritative history of Western Sudan ; probably because it
is often the only work available to many West African readers  ». Péché véniel
récurrent, que rattrape ici l’analyse des derniers avatars coloniaux de la « question de
Ghâna » et de la « question de Mali », véritables fils rouges de l’ouvrage. Même si l’on
peut déplorer l’absence de quelques références (en français) sur le sujet , il reste que
B u l l e t i n
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le lecteur peut à juste raison utiliser ce travail pour y puiser les éléments de ces

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« dossiers » historiographiques. Des dossiers ouverts avec les sources arabes, puis
complétés, en un feuilletage qui rend compte de préoccupations historiographiques
successives, des mentions européennes, des chroniques soudaniennes, des traditions
orales, enfin des recherches archéologiques visant à identifier les capitales de ces
royaumes. Dossiers non encore clos aujourd’hui puisque l’on est bien incapable, le
plus souvent (sur les listes de souverains et le calage chronologique des règnes, sur
l’identification des sites, sur les structures politiques des royaumes…), de croiser
utilement ces différentes sources, non pas tant parce que leurs contradictions sont
grandes que – pire – parce que leurs points d’accrochage sont rares. En attendant
c r i t i q u e

cette hypothétique « grande synthèse » historique sur les formations politiques


médiévales sub-sahariennes, l’ouvrage de Pekka Masonen restera la synthèse
historiographique la plus à jour et la plus pertinente.

François-Xavier Fauvelle-Aymar
(Aix-en-Provence)

. Jean-Loup Amselle et Emmanuelle Sibeud (dir.), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnogra-
phie, l’itinéraire d’un africaniste, -, Paris, Maisonneuve et Larose, .
. The Negroland Revisited, p. .
. Par exemple Jean-Louis Triaud, « Le nom de Ghana. Mémoire en exil, mémoire importée, mémoire
appropriée », in J.-P. Chrétien et Jean-Louis Triaud (dir.), Histoire d’Afrique. Les enjeux de
mémoire, Paris, Karthala, , p. -.

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