Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Peter Mark ne cache pas que sa problématique s’ouvre sur des perspectives actuelles :
The Negroland Revisited est une magistrale somme historiographique sur l’histoire
de la constitution des savoirs européens relatifs au « Moyen Âge » africain, c’est-à-dire
aux formations politiques qui se sont succédé dans l’Afrique de l’Ouest sub-
saharienne, – ce que l’on continue d’appeler, après les auteurs arabes, le Soudan
B u l l e t i n
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.216.93.112 - 31/01/2014 13h24. © Verdier
Moyen Âge . (Que l’on soit ou non enclin à défendre cette notion importée, on est
obligé d’admettre qu’elle rend compte de l’existence d’un corpus de savoirs construits
qui rend cohérente une certaine période de temps, en même temps d’ailleurs qu’un
certain espace – le Soudan – perçu comme théâtre de déploiement d’une histoire.
Comme le montrait Pierre Kipré dans le précédent numéro d’Afrique & Histoire, la
périodisation de l’histoire est inséparable de sa « spatialisation » ).
Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré à la justification du sujet, à
l’énonciation des principes d’établissement du corpus et aux prolégomènes
méthodologiques d’une entreprise d’archéologie du savoir africaniste visant à « re-
construct the way in which European knowledge of African history has evolved by
pursuing its textual genealogy through the previous historical and geographical
literature ». On ne pourra pas faire reproche à l’auteur d’avoir une vision linéaire de
l’histoire des savoirs : son histoire, bien que présentée sous le jour d’une « chaîne
d’autorité » – à l’instar de la isnâd musulmane – est ponctuée d’accélérations, de
coups d’arrêt, de tables rases ; à l’opposé d’une certaine histoire des idées – conçue
comme un déploiement progressif de l’Esprit, auteur après auteur –, elle est sensible
aux soubresauts politiques, à l’évolution de la pensée de l’histoire en général, à
l’appartenance professionnelle des acteurs, aux querelles d’école, aux styles nationaux,
aux génies individuels. Pekka Masonen ne prête pas non plus le flanc au reproche de
finalisme : l’accent spécial qu’il affirme vouloir placer sur l’identification des « mythes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.216.93.112 - 31/01/2014 13h24. © Verdier
. Le premier à employer cette expression à propos de l’Afrique sub-saharienne ancienne fut Ferdinand
de Lanoye (-) ; cf. The Negroland Revisited, p. .
. Pierre Kipré, « Sur la périodisation de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest : le Golfe de Guinée », Afrique
& Histoire, , , p. -.
. The Negroland Revisited, p. .
. The Negroland Revisited, p. -.
Lectures et comptes rendus 252
ainsi leur entrée dans le répertoire des savoirs sinon académiques, du moins utiles
dans la pratique diplomatique. La discussion sur l’identification de ces souverains, et
la lecture croisée des informations livrées par Barros et d’autres sources, fournit ici
matière à quelques éclaircissements historiques .
La contribution de Léon l’Africain (c. /-c. ?) à l’historiographie
occidentale de l’Afrique sub-saharienne fut majeure. Incarnant l’un des points
nodaux de l’historiographie européenne sur le Pays des Noirs, elle venait tout à coup
faire table-rase d’une géographie lacunaire et fragmentaire, livrée à tous les bricolages
mentaux, pour y substituer une connaissance de l’intérieur, synthétique, cohérente
– du moins voulue et perçue comme telle. Pekka Masonen présente ici (c’est l’objet
du chapitre iv) un état des recherches sur la biographie de Léon, ses travaux et
l’histoire du texte et des éditions successives de la Description de l’Afrique, publiée
pour la première fois en dans la collection des Navigationi et Viaggi du Vénitien
Giovanni Battista Ramusio . La Description de l’Afrique devait s’imposer pour
plusieurs siècles comme la source faisant le plus autorité sur le pays des Noirs ; c’est
sur ce socle que prend naissance la légende dorée de Tombouctou et c’est à partir de
lui que s’élaborent les constructions géographiques et cartographiques européennes
jusqu’au xviiie siècle inclus. La notoriété de la partie « sub-saharienne » de la
Description a certainement bénéficié de la réputation d’authenticité dont ont joui
jusqu’à aujourd’hui les autres parties du récit, consacrées notamment au Maghreb.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.216.93.112 - 31/01/2014 13h24. © Verdier
Mais synthétisant des arguments avancés depuis le xixe siècle qui mettent en cause la
convient, que si mince que soit la plus-value apportée par la Description, elle a le
mérite d’exister : si l’histoire des royaumes est en partie bricolée, si la trame
géographique est d’emprunt, il n’empêche que certaines informations paraissent
fiables, sans doute parce qu’elles furent obtenues, de seconde main, auprès de
marchands ou de pèlerins.
Enfin, signalons, pour le xvie siècle, deux contemporains de Léon : le premier est
Luis de Mármol Carvajal, dont la Descripción general de Affrica paraît en trois volumes
en -. L’ouvrage, en espagnol, s’appuie certes, pour l’essentiel, sur celui de Léon
(on a pu dire de Mármol qu’il était un simple copiste de Léon), mais en le replaçant
dans le cadre d’une géographie qui se nourrit des découvertes portugaises et des
expériences de l’auteur en Afrique du Nord, comme soldat, prisonnier et voyageur. Le
second contemporain de Léon (sur le plan de l’accessibilité des textes) de quelque
importance est al-Idrîsî : son Livre de Roger date du xiie siècle, mais c’est à la fin du xvie
qu’il est donné au public savant européen, qui n’en fait qu’un usage limité. Cet exemple
révèle l’emprise historiographique de Léon : quoique présentant un instantané de la
situation politique du Soudan au xiie siècle, établi dans une large mesure à partir
d’informations orales, le Livre de Roger ne fit pas l’objet de la lecture qu’il aurait méritée
parce qu’il s’intégrait mal dans le tableau général faisant alors autorité.
Témoignage de l’emprise durable de Léon sur les imaginations occidentales, c’est
la mystérieuse Tombouctou qui se lève à l’horizon des voyages de découvertes
B u l l e t i n
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.216.93.112 - 31/01/2014 13h24. © Verdier
plan, de même que la question du Niger (la direction de son cours, l’extension de son
bassin, son hypothétique raccordement au Nil) est l’un des aiguillons des vocations
de l’exploration terrestre, de même l’exploration textuelle se focalise sur quelques
dossiers privilégiés. Telle est la « question de Ghâna ». Les informations reçues via les
sources arabes sur cette formation politique soudanienne du Moyen Âge permettent
tout d’abord de dissocier le toponyme Ghâna de celui de Kano (en pays hausa), qu’on
avait cru pouvoir rapprocher de la Cano léonienne, puis de faire le jour dans un
réseau de noms aux consonances proches (et d’ailleurs partiellement liés quant à leur
origine et à leur histoire) : Ghâna, Guinée, Djenné. Ce sont les étapes de ces
ajustements onomastique et cartographiques que suit Masonen . L’autre moment
uns aux autres était globalement juste ; le principe de la multiplicité des sites nommés
l’Ouest (chapitre vii). Jusqu’alors marquée par une tradition « orientaliste » caractérisée
. Heinrich Barth, Travels and Discoveries in North and Central Africa, Being a Journal of an Expedition
Undertaken under the Auspices of H.B.M.’s Government in the Years -, Londres, Longman &
Co, -, vol.
. The Negroland Revisited, p. -.
. The Negroland Revisited, p. .
. The Negroland Revisited, p. .
. The Negroland Revisited, p. .
257 Lectures et comptes rendus
Le tournant du xxe siècle est aussi le temps de la multiplication des théories se rapportant
à une origine étrangère des civilisations sub-sahariennes. Origine berbère des Soninké et
des Songhay chez Louis Quintin, origine égyptienne de la civilisation soudanienne chez
Félix Dubois (-), l’auteur de Tombouctou la mystérieuse, origine berbère du Ghâna
chez Alfred Le Châtelier, origine phénicienne du même Ghâna dans Le plateau central
nigérien () de Louis Desplagnes, origine égypto-phénicienne ou mésopotamienne
chez Lady Lugard (A Tropical Dependency, ), origine judéo-syrienne chez Delafosse.
Masonen semble expliquer cette soudaine fascination pour les anabases antiques par un
mépris ambiant pour les Noirs en général, dans un contexte de colonisation et de
justification de l’œuvre de civilisation : les germes civilisateurs ne sauraient s’être
développés en Afrique qu’à la suite d’une migration amenant des civilisés (blancs) depuis
l’extérieur. On peut cependant se demander si cette mode ne doit pas moins à un contexte
de colonisation qu’à un paradigme migrationniste qui ramène chaque développement
culturel et politique à une équation dans laquelle les paramètres sont des peuples éternels,
des points d’origine et des flèches sur la carte. Et l’on peut également se demander si cette
fascination, quoique partagée par les savants, n’est pas d’abord stimulée par une demande
populaire pour une certaine histoire romantique hantée de mystères pyramidologiques,
peuplée de peuples reliques vivant toujours au-delà du désert comme en leur antiquité,
possibles ressources spirituelles pour un Occident qui éprouve (à l’instar d’un Frobenius)
le sentiment d’avoir perdu ses valeurs authentiques au cours du récent processus
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.216.93.112 - 31/01/2014 13h24. © Verdier
d’industrialisation. En cela, ce n’est peut-être pas tant l’abandon du terrain africain par les
le lecteur peut à juste raison utiliser ce travail pour y puiser les éléments de ces
François-Xavier Fauvelle-Aymar
(Aix-en-Provence)
. Jean-Loup Amselle et Emmanuelle Sibeud (dir.), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnogra-
phie, l’itinéraire d’un africaniste, -, Paris, Maisonneuve et Larose, .
. The Negroland Revisited, p. .
. Par exemple Jean-Louis Triaud, « Le nom de Ghana. Mémoire en exil, mémoire importée, mémoire
appropriée », in J.-P. Chrétien et Jean-Louis Triaud (dir.), Histoire d’Afrique. Les enjeux de
mémoire, Paris, Karthala, , p. -.