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L'Espace géographique

De la raison des « raisons du paysage » d'Augustin Berque


Jean-Bernard Racine

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Racine Jean-Bernard. De la raison des « raisons du paysage » d'Augustin Berque. In: L'Espace géographique, tome 25,
n°4, 1996. pp. 376-378;

doi : https://doi.org/10.3406/spgeo.1996.1020;

https://www.persee.fr/doc/spgeo_0046-2497_1996_num_25_4_1020;

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De la raison des «raisons du paysage».


A propos de l'ouvrage d'Augustin Berque

«II faut laisser du temps au temps» disait volontiers le mais avec lequel j'étais en accord profond sur le plan des
Président François Mitterrand. Je lui en laissé, mais
ai avec lui, la attendus méthodologiques et de la problématisation, qui reste

lecture des ouvrages successifs d'Augustin Berque est devenue, très actuelle, du rapport entre espace et société, m'avait pour

comme pour d'autres, l'un de mes vrais «bonheurs» le moins surpris dans sa sévérité, et ce d'autant plus que je
géographiques périodiques. Du temps, car il en fut un où, ratage trouvais son «style» parfois tout aussi neo-imperméable que

involontaire dû à l'exotisme de recherches conduites dans un le leur. De milieux en paysages, sa «médiance» (1990)
monde pour moi totalement étranger, mais peut-être aussi réconciliatrice m'avait pourtant alerté et stimulé, Du geste à la cité,
agacement en regard d'un ésotérisme jugé d'abord un peu précieux Formes urbaines et lien social au Japon (Berque, 1993) m'a

dans l'inventivité récurrente des concepts et de l'écriture, ses en revanche totalement convaincu que nous étions en face
travaux m'avaient laissé plutôt froid, encore qu'à l'occasion, d'une œuvre unique, voire tout à la fois fondatrice, pour qui se

certains des énoncés dénonciateurs de nos catégories piquait d'approcher, au-delà des questions de forme, les
réductrices, «réveillant les médiations dormantes», m'aient paru questions de sens et d'intention, et libératrice du carcan désincarné
frappés avec le soin et la précision des médailles. Est-ce le fait d'une phénoménologie ou d'une sémiologie devenues, sous

d'avoir pu à mon tour goûter du jardin japonais et découvrir, certaines plumes, et celles des géographes s'en réclamant

tardivement, ces «images du monde flottant» et les pourtant, curieusement abstraite et sans contenu, ignorante de
préoccupations pour «l'être-au-monde», et
m'

ouvrir à la «pâture
épisté- « la trajection des trois niveaux, celui, subjectif, des signes,
mologique» (j'utilise ses propres termes) que ses différents celui, ambivalent, des sens, celui, objectif, des choses».

ouvrages finissent toujours par nous offrir? J'ai dû


recommencer avec lui tout son parcours et j'y invite chacun ^ En d'autres termes, en se plongeant dans la problématique

relationnelle d'Augustin Berque, on ne «tourne pas à vide».

À l'origine, les travaux sur le Japon (Berque, 1982, 1986) Le sens retombe sur ses pieds, qui ne sont pas que le social,
étaient trop éloignés de mon expérience pour que j'en goûte qui n'est sens que dans sa relation avec ce qui n'est pas la
réellement les fruits, largement reconnus par ailleurs. Sa société : le monde naturel, «lequel ignore le monde

critique, dans de l'essai de J.S. Bordreuil le


cette S. Ostro- et des dieux, dépasse la il
revue, et socioculturel,
monde qui société comme

wetsky sur le «néo-style régional», certes difficile d'accès, surpasse la nature» {Du geste de la cité, p. 240).

Le paysage ! L'auteur l'annonçait dans les dernières pages Du


1. Augustin Berque (1995). Les Raisons du paysage, de la geste à la cité (p. 241) en explicitant à nouveau ce qu'il avait

Chine antique aux environnements de synthèse. Paris: Hazan, 192 p. déjà argumenté dans Le Sauvage et l'artifice, Les Japonais
Voir également: devant la nature (Berque, 1986), ce qu'il appelle «motivation

Berque, A. (1982). Vivre l'espace au Japon. Paris: Presses du lien social»: «Du point de vue de la médiance, il s'agira

universitaires de France. notamment de montrer comment la motivation paysagère qui

Berque, A. (1986). Le Sauvage et l'artifice. Les japonais nous met en prise avec notre environnement participe à
devant la nature. Paris: Gallimard. de la
l'institution conscience qu'une société a d'elle-même, c'est-à-

Berque, A. (1990). Médiance: de milieux en paysages, dire, en définitive, à l'institution de la société, non moins
Montpellier: Reclus (diffusion Documentation Française).
qu'elle en dépend». Certes, les lecteurs de l'Espace
Berque, A. (1993). «L'écoumène, mesure terrestre de l'homme,
dire déjà de
géographique peuvent se qu'ils connaissent ces points
mesure humaine de la Terre: pour une problématique du monde
vue, ne serait-ce que parce que l'auteur a déjà présenté, ici
ambiant». L'Espace géographique, 4, p. 299-305.
même (Berque, 1993) sa «problématique du monde ambiant»,
Berque, A (1993). Du Geste à la cité. Formes urbaines et lien
montrant comment nous pouvions imaginer reconstruire le lien
social au Japon. Paris: Gallimard.

© L'Espace géographique, 1996, n°4


entre les visions relationnelles de l'écologie d'une part, de la la géographie. Pour le reste, Augustin Berque mobilise plutôt

phénoménologie d'autre part, en nous appuyant sur le domaine philosophes, historiens, historiens d'art, anthropologues,
d'étude privilégié qu'est le paysage, l'une des ces entités ethnologues, sociologues et sémiologues. Les géographes Luc
relationnelles imprégnées de valeurs humaines impliquant Bureau et Ola Sôderstrôm paraissent bien dans la
toujours une double référence à l'en-soi de la nature et au bibliographie,
mais à l'occasion d'ouvrages dont ils ont été les
pour-soi de l'humanité. Entités de la compréhension et de la directeurs. La bibliographie générale renvoie certes aussi à L'Atlas
gestion desquelles dépend non seulement l'habitabilité de la des paysages ruraux de France de Pierre Brunet, à Y Histoire
Terre pour les générations futures, mais le sens même de la du paysage français de Jean-Robert Pitte, aux Géosystèmes
présence humaine sur la Terre et, par conséquent, le lien social de Gabriel Rougerie et Nicolas Beroutchachvili, mais sans
entre les Hommes. que ces prolongements puissent apparaître comme

significatifs
dans une construction et une argumentation qui restent

Si, comme l'affirme Augustin Berque, l'urgence où nous totalement originales et transcendent les représentations que

sommes de retrouver la mesure du monde ambiant confère une nous pouvoir avoir de la pensée géographique. Peut-être
valeur épistémique et pratique sans précédent au paysage (il parce qu'il s'agit de la pensée tout court. . .

précise d'ailleurs: «aussi bien au Sahel que dans nos

banlieues») dans lequel s'exprime le sens de notre relation à Faut-il s'en plaindre ou comprendre plutôt que nous sommes

l'étendue terrestre, il valait bien la peine qu'il nous aide à être vraiment en face d'un authentique défi à notre manière de
à notre tour porteurs du signe que l'Homme tend à réassumer penser et de dire, défi en même temps qu'explicitation des
ses liens avec la Terre. C'est dans cet esprit que j'ai découvert conditions de possibilité d'une géographie cette fois véritablement

Les Raisons du paysage (Berque, 1995). nouvelle, fondée sur des opérateurs logiques qui ne

demandaient, potentialisés qu'ils étaient depuis longtemps dans


Découverte en effet que celle d'une pensée qui a eu l'inconscient des géographes —
c'est du moins ce que l'on se

maintenant largement le temps de se décanter et qui offre le plaisir dit en terminant l'ouvrage —

,
que la puissance créatrice de
d'une transparence cette fois totale, au bénéfice évident d'un l'auteur pour être enfin actualisés et scientifiquement

large public potentiel de lecteurs non prévenus bien au-delà construits ? Je ne doute pas quant à moi que les géographes

du cercle des géographes. Le choix de l'éditeur n'est sans trouveront dans cet ouvrage non seulement ce qu'ils

doute pas innocent, mais c'est tant mieux, même si certains cherchent, mais encore ce qu'ils ne savent pas encore avoir besoin
lecteurs géographes commenceront par regretter que l'auteur dorénavant de chercher pour apprendre à lire autrement leur
ne s'identifie pas comme tel au départ de sa réflexion. Ils relation à l'altérité environnementale et sociale.

attendront la page 36 pour que, presque en catimini, Augustin


Berque avoue que le point de vue de la médiance « dérive Le plan du livre, qui est aussi celui de l'argumentation,
d'une géographie influencée par la phénoménologie». La confirme cette ambition de fonder, d'instaurer une nouvelle

géographie comme telle n'est plus citée dans le texte, pas plus géographie culturelle, ne séparant pas plus le sujet de l'objet
que les géographes d'ailleurs, sinon, incidemment, à propos dans les présupposés qu'elle décèle et propose pour

du « croquis géomorphologique du géographe de Martonne » comprendre le paysage et ce qu'il n'est pas, que dans ce qu'elle

(p. 110), d'une remarque de David Harvey (p. 155) associant étudie historiquement, montrant bien que la notion de
«profit» et post-modernisme. . .
pour ceux qui le connaîtraient paysage, qui, au sens que nous lui donnons habituellement, n'est

comme géographe, et, finalement, d'une référence au Cosmos apparue qu'à un certain stade de l'histoire, en Chine
de Humboldt dans lequel il a discerné « cette convergence seulement puis en Europe, est intimement liée à l'identité
entre la recherche de la connaissance et le sentiment de la culturelle. Après les interrogations initiales sur la manière de
beauté du monde» (p. 150). Seules exceptions, en note, pour parler du paysage —
un modèle de pédagogie quasi active —

argumenter la question initiale du livre : Comment parler du l'auteur révèle et démontre bien, dans le deuxième chapitre

paysage (ch. 1), une référence à la thèse de Roger Livet consacré aux civilisations non paysagères, comment les
(1961) Habitat rural et structures agraires en Basse attitudes en regard de la perception de l'environnement et du
Provence, mais pour souligner qu'« à l'époque la géographie n'en territoire sont historiquement et culturellement typées. «Le

était pas encore, tant s'en faut, à envisager le paysage comme

médiation, et par conséquent à centrer dans l'analyse d'une


dynamique paysagère en tant que telle», et pour renvoyer aux
2. Brunet H. (1993). Les Mots de la
R., Ferras R., Théry
définitions de ses propres concepts de médiance, mésologie et dictionnaire critique. Paris/Montpellier: La Documentation
géographie,
trajection dans le dictionnaire de Roger Brunet2, Les Mots de Française/RECLUS, 3e
éd., 520 p.

Jean-Bernard Racine
paysage est une modalité du rapport des sociétés à leur contemporaine de la perspective d'autre part et du «retrait du
environnement, modalité propre à certaines médiances mais non sujet» qui lui correspond. Toutes les découvertes (de celle de
à d'autres» (p. 61). la «campagne arcadienne» au scheme de la cité, en passant

par celle de la montagne, des rivages marins ou de la nature

L'étude du paysage à la chinoise


(3e
chapitre), confirme que la sauvage) en dériveront jusqu'à ce que le modernisme urbanis-

Chine et sous son influence, l'Asie orientale, ont conçu et tique et architectural contribue à « désintégrer » la forme
pratiqué le paysage tout autrement que l'Occident moderne. Du urbaine et la relation qui l'avait motivée. Une évolution dont
sentiment esthétique aux techniques d'aménagement de la remise en cause actuelle fonde les changements de notre

l'habitat,
la découverte de la prégnance de la conscience du paysage raison paysagère. Et de nouvelles motivations. Mais qu'y a-t-il

conduit évidemment à s'interroger sur ce qu'elle est devenue à au-delà du paysage moderne ?

l'heure où elle semble avoir perdu, sous l'impact de la


modernisation, sa capacité de régulation des formes de La mise en scène paysagère (ch. 5) fait donc l'objet d'un
l'environnement. L'occasion peut-être de la découverte de l'une des clés dernier chapitre, prospectif, le plus ambitieux peut-être, puisqu'il

de l'épistémologie d'Augustin Berque: serait-ce justement s'agit d'interpréter finalement la succession des rapports entre

qu'elle aurait confondu raison paysagère et nature elle-même, le sujet et le monde en montrant comment, comme

choisissant d'explorer la relation écosymbolique de l'homme l'annonçait l'article de L'Espace géographique de 1993, les deux
avec les choses, et non l'agencement physique des objets de paradigmes écologique et phénoménal dessinent, dans leur
l'univers entre eux, se rendant incapable de discriminer, à la homologie, l'apparition d'un paradigme général, qu'il

manière européenne moderne, le paysage phénoménal d'une propose d'appeler écouménal. C'est peut-être là, à ce seul

part, des choses de l'environnement de l'autre, plongée qu'elle niveau, que le lecteur restera sur sa faim. Qu'à travers
est dans le paysage. À propos du fengshui, Augustin Berque l'exaltation de la forme, on ait été conduit au post-modernisme

parle de physiologie paysagère. On est dans le principe, et non aboutissant à neutraliser les lieux dans un espace universel, la
dans la médiance. citation décontextualisant les formes qu'elle manipule, que la
représentation elle-même finisse par devenir, ou plutôt

Le paysage de la modernité (ch. 4) en revanche, représente redevienne, autrement, environnement, le sujet post-moderne

l'alternative moderne n'apparaissant en Europe qu'au pouvant créer les mondes qu'il imagine, certes. Nous partageons
xvie
siècle, avec l'émergence d'un autre regard porté sur le volontiers chacun de ces énoncés que nous pourrions ou que

monde. Bacon, Galilée, Descartes, Newton : Augustin Berque nous avons déjà fait nôtres. Le chapitre n'en est pas moins un

associe les quatre noms pour évoquer un même principe, la peu court en considération de ces environnements de
découverte du monde physique en tant que tel, le monde de la synthèse, qu'annonçait également le sous-titre du livre. Le
chose en soi, découplée de la subjectivité humaine (p. 104), lecteur n'en sortira pas moins convaincu de la pertinence de
monde physique qui «n'est pas» souligne Augustin Berque, le la thèse centrale de l'auteur voulant que « le paysage ne peut

monde phénoménal. Les représentations picturales du paysage être géré que si notre société le traite enfin pour ce qu'il est:

ont précédé sa représentation verbale. Mais la langue —


avec une médiation génératrice de lien social parce qu'elle donne
ses landscap, landschap, Landschaft, landscape, paesaggio, apercevoir le sens du monde où nous vivons (Vécoumène) et

paysage (1549), paedaje s'enrichira rapidement —


pour que la société ne saurait se maintenir dans monde privé de
désigner ce que la peinture avait d'abord découvert, qui s'enrichira sens». Dont acte, et bravo encore. —
Jean-Bernard Racine,
lui-même de sa laïcisation d'une part, de la découverte université de Lausanne.

© L'Espace géographique, 1996, n°4

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