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Fragments d’une enquête dans un bidonville de Casablanca

par Abdelmajid ARRIF

| Presses Universitaires de France | Ethnologie française

2001/2 - Tome XXXVII


ISSN 0046-2616 | ISBN 2-13-051505-3 | pages 29 à 39

Pour citer cet article :


— Arrif A., Fragments d’une enquête dans un bidonville de Casablanca, Ethnologie française 2001/2, Tome XXXVII, p.
29-39.

Distribution électronique Cairn pour les Presses Universitaires de France.


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Fragments d’une enquête


dans un bidonville de Casablanca
Abdelmajid Arrif
IREMAM

RÉSUMÉ
Mener une enquête ethnologique auprès d’une population soumise à une opération de relogement et marquée par sa dépendance des autorités
publiques intervenant sur le cours de son destin résidentiel recèle des difficultés et des pièges que la vigilance méthodologique ne peut suffire
à surmonter. Le rapport au pouvoir affecte les prises de paroles et les jugements, et brouille le statut du chercheur soucieux de trouver la
bonne distance.
Mot-clefs : Bidonville. Relogement. Pouvoir. Écriture. Maroc.
Abdelmajid Arrif
IREMAM
5, rue du Château-de-l’Horloge
13094 Aix-en-Provence

« Tu sais, moi si je pouvais tomber sur quelqu’un qui puisse – Donne-leur du pain et du thé, qu’ils s’en aillent à
me comprendre [rwani, litt. “me boire”] et que je le l’école. » (Extrait d’un entretien)
comprenne et qu’il rapporte mes dires au M’âlem [le “roi”],
je serais vraiment heureux et me sentirais soulagé. Mais il n’y « Terrains minés », terrains sensibles, terrains qui exi-
a personne qui puisse te comprendre et qui te donne un peu gent une vigilance constante pour repérer et éviter les
de son temps pour t’écouter. Toute personne à qui je raconte pièges qui parcourent le cheminement de l’enquête(ur).
mon histoire s’en va sans me donner le temps de... Si quelqu’un Mais l’un des pièges que le chercheur peut se tendre à
te laissait le temps de parler et pouvait t’aider, tu lui dirais lui-même est justement cette conscience aiguë, parfois
même tes secrets. Les gens ferment les yeux et ne t’apportent poussée jusqu’aux limites de la paranoïa, qu’il peut avoir
aucune aide. Celui qui tombe sur un vieux ou un analphabète, d’être menacé quant à l’« intégrité scientifique » de sa
il le maltraite. C’est ça qui me dérange l’esprit, me rend malade démarche. La restitution de ce cheminement, parsemé
et me tend les nerfs ; et je me dis si seulement quelqu’un d’obstacles et de tentatives d’instrumentalisation, risque
pouvait prendre le temps de m’écouter je m’en foutrais pas mal alors de verser dans une narration de la pratique de l’en-
du travail et de mon chômage. Mais ce qui me pousse à... Tu quête qui emprunte les registres de l’héroïsme, de
sais, je ne dors plus, je réfléchis tout le temps. Pourquoi crois-tu l’introspection, de la mise en scène de soi face aux autres,
d’un sur-décodage de la réalité et des interactions pro-
que le médecin a écrit sur le papier [il me montre un cer- pres à l’enquête pour éviter les dérives de l’épique.
tificat médical] qu’il s’agit d’une maladie psychique parce La vigilance méthodologique, l’exigence de la distan-
que, tu vois, je refuse d’accepter tout ce qui m’arrive. Est-ce ciation et de l’objectivation des relations intersubjectives
que Dieu ne nous a pas en sa bénédiction ? Ne nous a-t-il propres à l’espace-temps de l’enquête ne devraient pas
pas accordé sa miséricorde ? Nous aussi il nous a installé une occulter une dimension importante de cette pratique, à
porte au paradis mais qui t’ouvrira la voix du repentir ? Qui savoir l’incertitude, l’à-peu-près, le bricolage qui se tra-
te comprendra ? duit souvent par un réajustement permanent des ques-
Il y en a beaucoup comme toi qui s’intéressent aux problèmes tionnements, de la démarche et des positions face aux
des gens mais personne ne te comprendra, personne ne interlocuteurs et à leur perception des raisons qui ani-
t’aidera... » ment la présence du chercheur sur leur territoire.
Il s’adresse à sa fille de quatorze ans : L’intrusion de l’enquêteur dans la vie privée ou publi-
« Fatima, est-ce que tu as apporté le pain ? que des enquêtés peut être elle-même source d’embarras
– Oui. et risque de « miner » leurs positions. La présence du

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chercheur sur un terrain donné, justifiée par une volonté à la nécessité de contextualiser et de mettre en perspec-
de savoir, rencontre d’autres enjeux qui dépassent ceux, tive la parole des habitants de Hay Moulay Rachid. Ils
intellectuels et académiques, propres à cette volonté. avaient constamment le bidonville à l’esprit dans leur
Or, l’enquêteur, tout en se défendant d’être l’un des interprétation et positionnement par rapport à leur pas-
acteurs pris dans les enjeux qui parcourent son terrain, sage d’une forme territoriale et résidentielle à une autre.
intervient dans le déroulement des choses, non seule- La qualité du lieu et les ressources sociales, symboliques
ment à travers la position qu’on lui assigne et la repré- et affectives, que ces habitants lui attachaient m’ame-
sentation que l’on se fait de son rôle, de son identité et naient à rechercher le registre adéquat pour en rendre
de l’objet même de sa présence, mais aussi à travers sa compte sans succomber aux écueils du misérabilisme ou
propre pratique d’enquête – entretiens, photos, relevés, de l’enchantement ethnologique du vécu de ces per-
transcriptions, enregistrements, etc. – qui peut susciter sonnes. Les habitants procédaient eux-mêmes aux réa-
appréhension et malentendus et requiert dans tous les justements discursifs nécessaires pour juger les gains
cas un rapport de confiance. matériels et symboliques de cette mutation résidentielle.
Sur le terrain, l’activité de recherche scientifique Le résultat de ce travail est paradoxal. Les jugements sont
s’inscrit dans le cadre de la communication ordinaire et moins tranchés balançant entre le sentiment nostalgique
de ses multiples interactions et rituels (hospitalité, socia- d’une perte des qualités humaines du bidonville, tout
bilité, rapports statutaires de type générationnels, par en appréciant l’amélioration des conditions d’habitation,
exemple), mais également dans un rapport de pouvoir et une volonté de rupture et d’affranchissement de cette
où l’oral et l’écrit sont primordiaux, où les prises de mémoire synonyme d’une identité stigmatisée et d’un
paroles des enquêtés peuvent représenter une menace rapport d’exclusion de la ville.
pour eux et pour leur sécurité. Ils peuvent déployer des Ancré dans un territoire donné, Hay Moulay Rachid
stratégies discursives en manipulant les informations et s’inscrivait dans un entre-deux, un espace-temps de
en recourant aux ruses de la duplicité, du double langage transition où la parole mettait au présent le passé pour
et de la « servitude volontaire » pour se protéger. juger de ce présent et envisager l’avenir. Il s’agissait
d’une situation de rupture et de recomposition qui affec-
tait tout à la fois les formes territoriales, l’habitat, les
relations sociales, les identités et les catégories symboli-
■ Un terrain en mouvement ques de jugement et d’interprétation. L’enquête, elle-
même, a été prise et saisie par ce mouvement : elle s’est
Ces considérations méthodologiques générales peu- déroulée sur le lieu du relogement, à savoir le lotisse-
vent être précisées et illustrées à partir d’une recherche ment de Hay Moulay Rachid, tout en opérant un détour
qui a été effectuée dans le cadre de la préparation d’une par le bidonville de Ben M’sik.
thèse portant, entre 1988 et 1992, sur une opération de L’histoire du bidonville de Ben M’sik, apparu à la fin
relogement d’une population du bidonville de Ben M’sik des années dix au voisinage des premières installations
situé à Casablanca [Arrif, 1992]. Ce travail a été mené en industrielles de la période coloniale, est jalonnée de
marge de cette opération dans le sens où il n’avait aucune déplacements, de refoulements sanctionnés par des dahirs
portée opérationnelle orientée vers l’action. (« décrets ») municipaux sous couvert de « salubrité
Après avoir effectué, en 1985, une première recher- publique ». Il s’est agrandi au cours de ces déplacements
che portant sur les formes de sociabilité dans un bidon- dans la ville en accueillant plusieurs petits bidonvilles
ville casablancais, Douar El Wasti, proche du quartier disséminés sur le territoire urbain. S’il a fait l’objet de
où j’ai grandi, j’ai poursuivi en choisissant délibérément quelques modestes aménagements, il a été toujours
un terrain en mouvement inscrit dans une logique de maintenu dans une situation de précarité.
changement. D’où la recherche ethnologique portant « Tu vois, si je devais tout te raconter et dire la vraie vérité,
sur le bidonville de Ben M’sik qui faisait l’objet d’une nos parents nous disaient que la ville de Casablanca est fondée
opération de relogement [Arrif, 2000]. Travailler sur à partir des bidonvilles. Le bidonville, selon les gens qui s’en
cette mutation résidentielle, le passage du bidonville au souviennent encore, était situé près du marché au blé pas loin
lotissement Hay Moulay Rachid, me semblait une du palais. On l’a déplacé de près du palais vers Karyân Carlotti
manière de ne pas m’enfermer dans un territoire donné, [“bidonville Carlotti”], et de Karyân Carlotti ils l’ont ins-
ni enfermer ce territoire dans une perspective qui sou- tallé près de l’usine de phosphate en bas de Derb Mila
vent le traite en tant qu’enclave marginale dans la ville, [“Milan”], et de Derb Mila ils l’ont installé près de l’ancien
une sorte de ghetto témoin des formes traditionnelles, cimetière, et de l’ancien cimetière au cimetière des Chouhadas
voire archaïques des relations sociales, et opposé à la [“Martyrs”], et de là ils l’ont “poussé”. Remarque d’où ils
modernité urbaine. l’ont déplacé petit à petit : ils l’ont “poussé”, parce que tu sais
Le regard ethnologique porté sur le bidonville à tra- ce qui est arrivé au bidonville ? On dirait quelqu’un que tu
vers la restitution de la mémoire résidentielle de ses refoules, que tu expulses de ton pays ; tu lui marches dessus
ex-habitants ne répondait pas à un souci ou à un impé- par-ci, tu le repousses par-là. C’est ce qui est arrivé au bidon-
ratif d’archivage de cette mémoire, mais correspondait ville de Ben M’sik. Avant, le bidonville n’était pas comme

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ça. Maintenant, il est mieux. C’est la France qui a fait un urbanistes, architectes, agents d’autorité liés à la préfec-
plan pour le bidonville et l’a réglementé. Les baraques sont ture et à la police, etc.) et ses conséquences en termes
rangées dos à dos. Il y a plusieurs rues. De toute façon, là où de perturbation et de déstructuration des propriétés
il y a des rues et des blocs, ça veut dire qu’il y a eu un plan. locales du territoire, le chercheur risque de succomber
Le bidonville, on l’installait dans des jardins ; et les gens à une sorte de déterminisme. Il peut ainsi être amené à
abattaient les arbres pour construire leurs baraques. Ils utili- imputer les différents changements, réajustements et
saient les bidons américains, ils se servaient des bidons qu’ils ruptures, à l’intervention de ces acteurs, sorte de
aplatissaient. Le problème actuel du bidonville c’est qu’il a été démiurges décideurs qui seuls impriment à l’action son
entouré de constructions en dur ; il s’est sali. On le considère sens et son orientation. Cela recoupe l’idée, avancée par
comme de la saleté, comme une ordure parce que situé au centre P. Bourdieu et A. Sayad, de « loi ethnologique » qui associe
de la ville propre. Comme si tu as, par exemple, quelque chose de façon déterministe la destruction du support mor-
de propre dont le centre est sale. » (Un habitant de Hay phologique (territoire, habitat) d’un groupe social et la
Moulay Rachid) déstabilisation de ses fondements culturels, symboliques
Il faut attendre 1982 pour voir le début d’une opé- et sociaux. « Tout se passe comme si le colonisateur retrouvait
ration de relogement des habitants de Ben M’sik à la d’instinct la loi ethnologique qui veut que la réorganisation de
suite d’un projet avorté de restructuration in situ qui ne l’habitat, projection symbolique des structures les plus fonda-
résistera pas aux troubles et aux émeutes de juin 1981 1. mentales de la culture, entraîne une transformation généralisée
Ce projet initié avec l’aide de la Banque mondiale et de du système culturel. M. Lévi-Strauss remarque par exemple
l’USAID (US Agency for International Development) que les missionnaires ont vu dans la transformation de l’habitat
sera écarté au bénéfice d’une opération classique de relo- imposée aux Bororo le moyen le plus sûr d’obtenir leur conver-
gement. Ce revirement trahit une volonté de maîtriser sion. La réorganisation de l’espace habité est donc obscurément
l’opération et de contrôler la population concernée. saisie comme une façon décisive de faire table rase du passé en
L’administration chargée de l’aménagement optera pour imposant un cadre d’existence nouveau en même temps que
une gestion plus centralisée, administrative et autoritaire, d’imprimer sur le sol la marque de la prise de possession. »
marquant le projet de sa présence. Le relogement [1964 : 26-27]
devient un enjeu politique fort. Au moment de l’en- Cette « loi ethnologique » est opérante tant que nous
quête, seule une partie des habitants de Ben M’sik, qui nous plaçons du côté de la logique des « reformulations
compte 80 000 habitants, a été relogée dans les premières exogènes violentes », pour reprendre les termes de
tranches réalisées du lotissement. F.P. Lévy et de M. Segaud [1983]. L’observation du
Ma recherche sur la mutation résidentielle s’inscrivait changement du point de vue émique m’a au contraire
dans un espace-temps tendu entre un avant (le bidonville amené à relativiser cette « loi » et à lui trouver des failles.
de Ben M’sik) et un après (Hay Moulay Rachid, espace À travers celles-ci s’exprime la compétence du sujet à
de relogement). C’est ainsi que j’ai effectué quelques se saisir du lieu, et se produisent des pratiques d’écart.
visites, observations et entretiens à Ben M’sik de façon De même, le rapport au passé du bidonville qu’instau-
plus flottante qu’à Hay Moulay Rachid. Ce mouvement rent ces « reformulations » n’est pas synonyme d’amnésie
d’itération a été facilité par la nature du relogement, qui et de rupture totale avec le passé. En privilégiant cette
avait les caractéristiques d’une « opération tiroir » : elle vision restituée de l’intérieur d’un groupe résidentiel
s’est déroulée sur plusieurs années, selon une logique saisi à partir d’un territoire localisé et en cherchant à
d’écrémage privilégiant les habitants les plus solvables. mettre en valeur les pratiques d’écart déployées par les
C’est sur ce « passage » que je me suis interrogé. S’agis- habitants dans un cadre normatif contraignant (règles
sait-il d’un passage linéaire, vers plus de progrès, de présidant à la construction et à l’extension de l’habitat),
confort et de normalisation d’une situation « habitante » j’ai été confronté aux enjeux sociaux et aux rapports de
marquée par la précarité, l’exclusion et la stigmatisation ? pouvoir liés à l’enquête.
Ou ce passage représentait-il un événement, au sens que
M. Sahlins donne à ce terme 2, qui met en relation des
rationalités d’actions et d’interprétations contradictoi-
res ? En adoptant cette position, il s’agissait pour moi ■ L’enquête, un dialogue à trois voix
d’analyser cette mutation résidentielle, non pas du point
de vue des institutions, mais du point de vue des habi- Mon travail de terrain a été souvent pris dans une
tants à travers le faisceau de significations, leur manière relation triangulaire, une sorte de dialogue à trois voix :
de s’inscrire dans le projet de relogement, les retourne- l’enquêté, l’enquêteur et un tiers absent – mais dont la
ments de perspective intervenus à l’occasion de cet évé- présence est permanente – qui réfère au contexte de
nement dans la redéfinition des rapports sociaux et l’action et au contexte plus général des formes des pos-
résidentiels, dans les pratiques d’habiter et dans les for- sibilités de prise de parole et des conditions d’expression
mes d’expression des identités. d’une opinion publique. Il réfère également à la
Face à une intervention lourde des acteurs institution- mémoire des rapports qu’éprouvent, notamment dans
nels (administrations, services techniques de l’urbanisme, le bidonville, les habitants et les différents acteurs liés

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directement ou indirectement à l’exercice du pouvoir différents échelons pour m’enquérir de l’avancement de


au sens large du terme. l’enquête.
La mémoire des relations que les habitants du bidon- Si j’évoque cette autorisation, c’est parce qu’elle joue
ville entretiennent avec le pouvoir témoigne de leur un rôle paradoxal dans les relations que j’entretiens avec
exclusion, de leur « délégitimation » en tant que citadins mes « informateurs ». Ces derniers connaissent l’exis-
et de la non-reconnaissance institutionnelle de leur pré- tence de cette enquête et les m’qadem les ont sensibilisés
sence sur le territoire urbain. L’un des moyens de pour la réclamer et « éventuellement » signaler la pré-
contrôler et de subordonner cet espace, c’est d’abord de sence de l’enquêteur sur leur territoire. Elle joue un rôle
lui dénier toute valeur d’urbanité et de le confiner dans ambigu dans la mesure où elle parasite le statut du cher-
la « pseudo-clandestinité », ainsi que de le frapper d’illé- cheur en faisant planer le doute sur sa proximité avec
galité. Cette situation marque, comme nous l’avons vu, les autorités, mais en même temps elle peut rassurer les
l’histoire particulière des bidonvilles qui – du déména- habitants quant à la latitude qui leur est donnée de
gement à l’interdiction – limite, voire entrave, l’accès de s’entretenir avec moi sans risquer d’être sanctionné. Les
la population à la ville en tant que droit. habitants m’ont souvent réclamé cette autorisation, alors
Il est essentiel de retenir que la précarité du bidonville que, tout au long de mon enquête, je n’ai pas eu à
est institutionnellement construite : illégal et illégitime, justifier ma présence aux autorités qui quadrillent ce
le bidonville est soumis à des actions d’expulsion dont territoire. Cette attestation représente pour certains un
les motivations sont multiples (foncière, réglementaire, gage leur permettant de me parler et de rompre avec un
hygiénique). La non-reconnaissance du droit de pro- discours convenu et normatif qui, derrière des formes
priété et l’interdiction d’aménager le bidonville ou ritualisées d’échange verbal, leur évite de se prononcer
d’améliorer les baraques, et partant les conditions de vie et de donner un avis, tout en invoquant leur incapacité,
des habitants, participent de ce processus de précarisa- due à leur manque d’instruction, à comprendre l’objet
tion institutionnellement défini. D’autre part, le bidon- de ma démarche.
ville représente un espace perçu comme politiquement Cette stratégie discursive est liée à une parole qui
sensible dont les « humeurs » peuvent s’exprimer par des n’arrive pas à s’énoncer sur la scène publique. C’est la
émeutes et des « perturbations » de l’ordre public. « parole enjeu » menacée, sanctionnée, c’est la « parole
Je ne pouvais ignorer cette mémoire et ce contexte acte » périlleuse. Elle se lit en creux et s’entoure de
dont les manifestations concrètes lors des entretiens silence ou de formules divines, « Dieu le veut », « Dieu
étaient multiples et contribuaient à brouiller mon iden- soit loué », pour signifier un processus plus complexe,
tité et la perception de ma présence. La prise de parole enraciné dans le réel de la production urbaine et du
dans un « espace dominé », mis constamment aux épreu- rapport au pouvoir et à ses institutions. C’est une parole,
ves de l’autorité et du contrôle, actualise ce rapport au fond, ambivalente : faite de simulacre, elle joue de la
social qui mine la position de l’enquêteur soucieux de polysémie, de l’incertitude que permettent le proverbe,
marquer sa distance avec cette situation et d’instaurer la formule rituelle, le sens commun. Elle se réfère à la
une relation de confiance, voire d’empathie avec les fatalité, au destin, à l’ignorance, et se révèle excessive-
enquêtés. Le choix d’une approche non institutionnelle ment dominée, servile. C’est l’expression trompeuse
de cette opération de relogement et le fait de privilégier d’une « servitude volontaire ».
l’approche des pratiques d’écart déployées par les habi- Mais ce ne sont que des apparences, des mécanismes
tants ont rendu mon entreprise plus difficile et m’ont d’autodéfense dans un contexte dialogique qui « pour-
confronté à plusieurs obstacles. J’essaierai d’en présenter rait » actualiser des rapports de pouvoir. C’est en cela
quelques exemples. que l’entretien est un rapport social particulier, non
coupé des relations sociales qui prévalent dans la société
globale où il s’inscrit. Cette parole court-circuite le pro-
cessus et fait l’économie de l’analyse du réel en privilé-
■ Autorisation d’enquête, giant la forme tautologique (« Les choses sont là parce
autorisation de parler qu’elles sont là ») qui le naturalise. Ainsi, on aboutit à un
récit mythique.
Au Maroc, accéder au terrain requiert une autorisa- Aux différentes questions introductives à un entretien
tion délivrée par la préfecture après une longue enquête que j’ai eu avec un habitant de Hay Moulay Rachid,
menée sur le chercheur par différents agents d’autorité : j’ai obtenu les réponses suivantes : « On mange ce que
m’qadem 3, commissaires, administratifs du ministère de Dieu nous procure. C’est tout ce qu’il y a, Dieu soit loué. Ce
l’Intérieur et à différents échelons territoriaux : le quar- qu’on mange on le mange tranquillement. Ce qu’on trouve on
tier, le voisinage de l’enquêteur, le lycée, et les traces le mange et ce qu’on ne trouve pas on s’en passe. C’est tout
des faits et gestes consignés ou non dans les archives ce que j’ai à dire, je n’ai rien d’autre à dire. » Ou : « Je ne
délocalisées de ce ministère. L’attente peut durer plus peux pas t’en parler, car je ne suis pas instruit, je ne suis pas
de un an. J’ai souvent été amené, pour essayer d’accé- allé à l’école. Ce sont ceux qui sont allés à l’école qui peuvent
lérer le déroulement de cette procédure, à parcourir ces t’en parler. L’analphabète ne peut rien dire. » Ou : « Le pauvre

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c’est le pauvre. » « Je ne comprends rien. Comment ? Non, boutique, prétendait-elle, ne se trouvait pas loin. Je l’ai
non je ne comprends rien à tout ça, je ne sais pas en parler. » suivie et nous sommes arrivés devant un garage où
Plus tard, à l’occasion d’autres rencontres, l’auteur de s’affairaient des hommes en uniforme. J’ai compris que
ces propos a justifié son attitude : « Je sais bien, j’ai bien nous nous trouvions dans le local des « forces auxiliaires »
compris ta démarche, ce que tu fais. Je sais, mais si le serpent à qui j’ai expliqué les événements. La femme leur a
te mord ne serait-ce qu’une fois, tu as peur après même d’une présenté le papier et a avancé sa volonté de coopérer
corde. » avec les agents de l’autorité en contrôlant ce qui se
Ces affirmations éclairent une stratégie d’ignorance passait dans son quartier. Ces derniers ont contacté leur
et illustrent le jeu de simulacre. L’homme m’a expliqué supérieur par radio, qui leur a demandé de me rendre
qu’il avait été l’objet de harcèlements de la part des mon autorisation et de ne pas l’« embêter avec ces histoires ».
autorités, à la suite d’un entretien qu’il avait accordé à Ils m’ont expliqué que la réaction de cette femme était
un journaliste de la radio officielle au sujet du projet de normale et qu’elle faisait partie des traditions marocaines
relogement. Dans ce cas, c’est l’autorisation d’enquête de surveillance du voisinage. « Les enfants ne contrôlent-ils
qui a permis de désamorcer les choses et de changer pas les passants étrangers au quartier, et ne chassent-ils pas les
le registre du discours. L’autorisation fait, en quelque intrus qui s’attardent près des fontaines publiques [fréquentées
sorte, intervenir en permanence l’interlocuteur institu- par les femmes] ? Les hommes ne signalent-ils pas la présence
tionnel trop présent malgré son absence physique, mais d’intrus dans leurs rues ou leur quartier au m’qadem ? »
convoqué en permanence, lors des entretiens. Ceci fait
de l’enquête un dialogue à trois voix.
D’autres incidents peuvent être plus significatifs de
l’instrumentalisation de l’autorisation d’enquête et de la ■ L’écrit comme relation d’autorité
« convocation » de ce tiers « absent-présent ». Ainsi, une
femme qui, après un long entretien que j’ai passé avec Ces quelques éléments relatifs à l’autorisation d’en-
un homme âgé vivant seul, au rez-de-chaussée de la quêter soulignent un autre aspect important dans la
maison qu’elle habite, m’a interpellé. J’avais remarqué relation d’enquête. Il s’agit du rapport à l’écrit comme
ses allées et venues et sa libre circulation dans la maison véhicule et symbole du pouvoir et comme référence à
de l’homme. Elle donnait à manger aux poules dans la la loi. Ceci est d’autant plus sensible que mon terrain
cour de celui-ci, étendait le linge, jetait un regard dans est surinvesti physiquement et symboliquement par les
la pièce où se déroulait notre entretien. L’homme a fini représentants de la loi. Leur présence est liée, d’une part,
par m’expliquer le conflit qu’il avait avec sa voisine du à des considérations de maintien de l’ordre dans le cadre
dessus et qu’ils étaient en procès. Elle, profitant de l’âge d’une opération de relogement socialement sensible, et,
avancé et de la solitude de cet homme, s’était approprié d’autre part, à la nature même du projet qui impose des
une partie de la maison. Dans ces conditions, mon intru- normes de construction et contraint à respecter un plan
sion avec mon attirail – stylo, papier, magnétophone, type 4. Celui-ci a force de loi et bénéficie de l’appui de
appareil photo – n’a pas manqué d’attirer l’attention de l’appareil juridique et technique d’un urbanisme auto-
la femme, voire de l’inquiéter. Elle m’a donc attendu à ritaire et réglementaire. Il permet, du point de vue des
la sortie pour s’enquérir de ma présence et de l’intérêt acteurs institutionnels, de limiter la marge d’initiative
que je portais à ce vieil homme dont elle s’occupait. des habitants – qu’ils considèrent, du point de vue de
Profitant de cet échange, je lui ai proposé un entretien. leurs pratiques et de leurs trajectoires résidentielles, en
Elle m’a demandé de lui montrer mon autorisation marge de la légalité et participant au « désordre » et à
d’enquête. Ce que j’ai fait, pensant désamorcer la ten- l’« anarchie urbaine » – à travers le contrôle et la maîtrise
sion. Elle a pris le papier et a remonté précipitamment de l’habitat et de son évolution [Arrif, 2000].
les marches qui mènent au premier étage de la maison. Demander aux habitants de parler du plan qu’ils sou-
Se tenant à bonne distance, elle m’a demandé d’attendre haitaient comme je les ai invités à le faire me semblait
le retour de son mari ou celui de son frère, arguant devoir susciter chez eux une parole qui investit l’ima-
qu’elle était analphabète et incapable de déchiffrer le ginaire et qui exprime leur subjectivité. Mais, pour
papier. Toujours naïvement, je lui ai proposé de le lui l’enquêté, parler du plan, c’est parler du concret, de la
lire. Face à son refus, j’ai dû moi-même faire référence maison qu’il occupe. C’est aussi susciter des suspicions
au côté « sacré » de ce papier que lui confèrent l’en-tête quant au regard (inquisiteur ?) de l’enquêteur dont le
de la préfecture, la signature, le tampon, et au risque statut et la situation restent ambigus, eu égard à sa proxi-
qu’elle pouvait encourir si elle le détériorait. mité (supposée) avec les autorités administratives avec
La comédie a duré plus de une demi-heure, moi qui il partage la « puissance du maniement du stylo ».
debout au pied de la première marche, évitant la « vio- L’enquêteur c’est « l’homme au stylo » à qui l’on confère
lation de domicile », et elle me tenant à bonne distance. un pouvoir lié à l’écrit et donc aux détenteurs de cet
Face à mon impatience et à mes menaces, qui partici- écrit que ceux-ci peuvent transformer, éventuelle-
paient au comique de la scène, elle s’est décidée à mettre ment, en sanction ou en droit, souvent assimilé à un
sa djellaba et à me conduire chez son frère, dont la passe-droit.

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34 Abdelmajid Arrif

La référence au manque d’instruction, pour justifier – Oui.


l’incapacité intellectuelle 5 à établir un plan, était redon- – Où est-ce que tu l’as laissée ?
dante. Elle trahit ce rapport social dont nous avons parlé, – Je n’ai pas trouvé de parking alors je l’ai laissée près d’un
qui est caractérisé par la rupture entre le concepteur du café.
plan et l’habitant. Ce dernier accepte de se situer en – La prochaine fois tu n’as qu’à la laisser chez nous, tu ne
position de dominé dont la passivité et la conformité à craindras rien du tout. Tu sais, c’est chez nous que l’agent de
la règle sont abondamment citées et soulignées. Prendre la RAD [Régie de distribution de l’eau] laisse sa sacoche
cette parole au premier degré, c’est conclure à une pra- avec parfois de l’argent dedans. Ma femme la met dans
tique banale dans sa « normalité » et sa servilité devant l’armoire qu’elle ferme à clé. C’est chez nous qu’il la laisse,
la loi du plan. Ce surinvestissement de la normalité et uniquement chez nous. Et si tu as besoin d’un verre de thé,
le discours qui l’accompagne cachent mal les pratiques tu le demandes à mon enfant et il te l’apporte. Tu sais ici il y
d’écart, de détournement et de non-réalisation du plan a des gens qui ne t’offriraient même pas un verre de thé”. »
type relevées par l’observateur. L’écart se love dans le (Notes du carnet de terrain)
silence que l’enquêteur risque de rendre public et, donc, Tout au long de l’entretien, il m’a fait comprendre
passible de sanction. Ces pratiques d’écart ne réclament qu’il a de bonnes relations avec les gens de l’autorité et
ni la reconnaissance ni la légitimité que confère l’expres- de l’administration. D’ailleurs son invitation était due,
sion publique. Je ne pouvais pas conclure à l’incompé- entre autres, à son désir de connaître quelqu’un qui
tence de l’habitant qui ne savait pas se saisir de son espace pourrait faire partie de ceux qui écrivent, donnent des
ni le faire exister. Les silences ne sont pas des « vides », papiers, interdisent et autorisent à coups de signatures
mais réfèrent à l’interdit qui frappe tel ou tel usage ou et de tampons.
à l’évidence – la naturalisation – de l’usage.
L’un des moments sensibles de l’enquête, où le rap-
port à la norme était prégnant, c’était celui où je pro- ■ Le bidonville, un terrain d’enquête
cédais au relevé du mobilier et où j’essayais de confronter
le plan type aux configurations architecturales réelles de surinvesti
l’espace habité et de son aménagement et, partant, de
confronter la parole aux actes des habitants. Ceci a Le bidonville, nous l’avons vu, est un territoire mar-
contribué parfois à brouiller mon statut et à susciter des qué par la présence des autorités publiques, que ce soit
attentes particulières. C’est ainsi que j’ai été pris pour dans le quotidien ou plus fortement à l’occasion de
un architecte, et que l’on m’a demandé des conseils pour projets, avortés ou réalisés, d’intervention : expulsion,
aménager telle ou telle pièce. Est ainsi parfois renforcé destruction, restructuration, relogement.
le pouvoir accordé à l’enquêteur. Ce territoire a été arpenté lors de ces divers événe-
Il n’est pas insignifiant de relever l’insistance de cer- ments par différents types d’enquêteurs relevant soit du
taines personnes sur leur rapport de proximité avec des ministère de l’Intérieur ou de l’Habitat, soit de l’USAID
représentants de l’autorité. En témoigne l’exemple impliqué dans le financement de projets. Des enquêtes,
suivant. des sondages, des recensements ont été effectués pour
« Tout d’abord, monsieur Kha me dit qu’il s’entend bien collecter des informations sur les ressources de la popu-
avec le m’qadem et le caïd et qu’il a toujours bien reçu les lation et sur son habitat. Les habitants doivent, parfois
enquêteurs qui font le recensement ; et que quand il a besoin en présence du m’qadem, répondre aux enquêteurs sans
d’un papier administratif ils lui rendent service. D’ailleurs, le rien savoir des orientations, du projet d’intervention et
m’qadem est venu le voir pour qu’il l’accompagne dans la des enjeux des informations qu’ils fournissent. L’éva-
démarche qu’il fait auprès des habitants pour les inciter à luation des ressources des habitants et de leur capacité à
participer financièrement à la construction de la grande mosquée épargner pour répondre aux impératifs financiers liés au
de Sa Majesté Hassan II. Implicitement, ces informations me projet de relogement est un enjeu fort, auquel les habi-
sont adressées. On ne sait jamais, je suis peut-être quelqu’un tants doivent faire face sans savoir comment ruser : sur-
du Makhzen. évaluer les ressources pour faire partie des premiers
Il m’appellera tout au long de notre entretien “si l’fquih” : relogés, les sous-évaluer pour ménager l’avenir et dimi-
homme religieux détenteur de l’écriture qui a un pouvoir nuer la valeur de la maison, donc des traites à payer, ou
magico-religieux, et qui peut, entre autres, confectionner des s’aligner sur les réponses du voisin pour faire corps face
talismans et protéger des forces malveillantes. Le maniement à l’enquêteur.
du stylo et la transcription de notre dialogue ne sont pas étran- Nous avons été très surpris par la diversité des réponses
gers à une telle dénomination. Que peut-il attendre de moi ? données à notre question ayant trait à l’enquête qui avait
La même chose qu’il attend d’un fqih : guérir, donner une été effectuée dans le cadre du relogement. L’essentiel de
parcelle de baraka. Quelle baraka un homme assimilé à un ce qui en a été retenu par les habitants – cinq ans après –
fonctionnaire de l’État peut-il lui procurer ? renvoyait à la capacité financière de la population à sup-
On me propose beaucoup de choses : porter le coût du relogement. La question posée : « Si
“Tu es venu en mobylette ? vous deviez payer un loyer combien pourriez-vous

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Fragments d’une enquête dans un bidonville de Casablanca 35

payer ? » reste souvent pour l’enquêté une abstraction démarche auprès des autorités, on n’a contacté ni préfet ni caïd,
dont il mesure mal les contours, mais dont il ressent, en on attendait le jugement [la décision] de Dieu le glorieux
revanche, l’enjeu. « Des instituteurs sont arrivés pour le jusqu’à ce qu’on atteigne cette terre heureuse [i.e. Hay Moulay
recensement, ils nous demandaient : “Qui es-tu ? Qui vit avec Rachid]. On n’espérait pas tant. C’est grâce à Dieu et à Sa
toi ? Quel travail fais-tu ? Combien gagnes-tu ?” Et d’autres Majesté qu’on a pu atterrir ici. »
choses encore. Ils ne discutaient pas avec nous, ils ne nous Face à cet « espace blanc » pénible à supporter, les
expliquaient rien. Plus tard, une commission est passée [sans habitants ont essayé de reconstituer le puzzle et de don-
doute la cellule de Ben M’sik, s’occupant du suivi de ner sens à leur attente et à leur destin par une sorte de
l’opération] ; elle marquait sur un papier nos réponses aux sémiologie et surtout par la rumeur. La rumeur et la
questions du type : “Habites-tu ici ? Depuis quand ?” Puis confusion qui s’ensuivent n’étant que le corollaire de
on nous demandait : “Combien peux-tu payer ?” Sans insister l’absence d’information. Pour mieux rendre compte de
mais on ne nous a pas prévenus. Si on nous avait dit depuis ce « travail sémiologique » et de leur tentative de s’ins-
le début qu’on allait payer 4 000 DH 6, puis 4 000 DH et crire dans le projet malgré leur exclusion, je citerai un
2 000 DH comme avance, personne n’aurait accepté, sois-en passage d’entretien : « Il y avait beaucoup de rumeurs. Au
sûr. Personne n’aurait accepté. Si on avait su qu’il fallait début des enquêteurs sont arrivés, puis d’autres plus tard encore.
d’abord faire une avance de 10 000 DH et 1 000 DH avant Ils nous avaient demandé combien on pouvait payer en cas de
d’être relogés et en plus dans une maison dont la construction relogement, combien on gagnait d’argent ; puis un an passe
n’est pas achevée. » sans que rien n’advienne, on commençait à douter. Puis ils
Dans ces enquêtes institutionnelles, les habitants ne sont revenus pour relever la surface des baraques, on s’est dit
sont pas informés de « ce qui se trame autour d’eux » et de qu’on affecterait à chacun une maison dont la surface corres-
ce qui engage leur avenir. Étant en marge du projet, ils pondrait à celle de sa baraque. Certains se sont mis alors à
se trouvent dans l’obligation de développer leur capacité acheter une ou plusieurs baraques plus grandes que celles qu’ils
à décoder les agissements des « forces obscures » inter- occupaient [...]. Ils ne nous ont rien expliqué. Les gens ayant
venant sur leur destin, et d’être à l’affût des moindres remarqué la construction de certains lotissements à Sidi
signes de la présence des autorités et des techniciens. Mas’oûd ou à Hay Inara se sont dit que c’était destiné au
Dans les entretiens, nous n’avons décelé aucune trace relogement des habitants de Ben M’sik. Les gens n’ont été
de sensibilisation de la population au projet, et de son rassurés que lorsqu’ils ont vu les maisons échantillons construi-
information. Les seuls contacts que celle-ci a pu avoir tes près de la faculté. Il s’agissait de trois plans de maisons
sont tributaires des enquêteurs. Leurs passages sont des différents, mais aucun n’a été retenu. Nous on a été relogés
moments dramatiques, dans la mesure où ils contribuent
à déstabiliser les habitants, à défaut de les informer. parmi les premiers, on a reçu des mains de Sa Majesté les clés
N’oublions pas que les habitants dépendent fortement de nos maisons, on nous a même vus à la télévision. »
du politique pour sortir du bidonville. Même si leur Celui qui bénéficie d’un logement presque achevé ne
espoir a été souvent frustré, leur attente n’en était pas considère pas cela comme un « droit » à disposer d’un
moins forte. Face à l’absence angoissante de « message logement décent, mais comme une chance, un « don
institutionnel », la parole des habitants comblera ce vide. divin ». L’usage fréquent et excessif de la forme indéfinie
Elle est faite de rumeurs, de messages contradictoires, « on », « ils » et celui du passif « on a été » dénotent la
dont la référence est obscure ou s’appuie sur un mot, manière dont les habitants se situent par rapport au pro-
une confidence, le décryptage d’un message émanant jet et celle dont ils appréhendent les intervenants, admi-
d’un enquêteur ou d’un m’qadem. « Le m’qadem a dit nistrateurs ou techniciens. Parmi les premiers relogés,
aux gens : “Peut-être.” Il était au courant, mais il ne voulait certains interprétaient cette chance, ce « don du ciel »
pas confirmer aux gens la réalité du projet de relogement. Il comme une rétribution (au sens religieux du terme) de
parlait du relogement, mais ne désignait pas le bloc qui serait leurs bonnes intentions, et de leur confiance à l’égard
le premier concerné. » des autorités responsables du projet de relogement. « On
Entre l’enquête (1980) et le premier relogement n’a pas été informés, les autorités ne nous informaient point.
effectif (1984), les habitants du bidonville – au lieu de On ne savait que par ouï-dire, que par la rumeur. On apprenait
participer activement à la dynamique du projet – seront que le bloc 17 allait être relogé et tout d’un coup un jour ils
déstabilisés, atomisés, vivant le relogement non pas en viennent t’ordonner de te préparer à déménager pour le lende-
tant que destin collectif, mais individuel et dépendant main [...]. Les rumeurs allaient bon train. Il y en avait qui
du bon vouloir des autorités et de la chance. Ceci est disaient qu’on n’allait pas nous reloger. Certains ne voulaient
d’autant plus problématique quand on sait que chaque pas quitter leurs baraques avant de savoir ce qui allait arriver
ménage a versé 10 000 DH d’apport initial. « On était à ceux qu’on faisait déménager. Les gens qui y ont cru et qui
très inquiets. Certains disaient que ceux qui n’auraient pas avaient de bonnes intentions, comme nous, ont été relogés parmi
d’argent à avancer seraient renvoyés à la campagne. C’étaient les premiers. Les autres qui n’y ont pas cru et avaient de
des rumeurs. Certains étaient très inquiets, voire proches de la mauvaises intentions sont restés parmi les derniers à être relogés.
folie. Ils se voyaient perdre leur logement ; ils ne pouvaient Ils étaient méfiants et pensaient qu’il s’agissait de mensonges,
savoir si on les relogerait ou pas [...]. On n’a entrepris aucune qu’on allait voler aux gens leur argent. Ils n’y ont cru que le

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36 Abdelmajid Arrif

jour où ils ont vu arriver les papiers nous autorisant à À l’occasion de mes déambulations et de mes pre-
déménager. » mières prises de contact, j’ai pris quelques photographies
Ainsi, la relation de dépendance des habitants vis-à-vis de baraques et de scènes de la vie du bidonville. Les
des différents acteurs institutionnels – agents de l’auto- habitants étaient, dans un premier temps, sur la défensive
rité, agents de recensement, enquêteurs – connaît une pour ne pas dire hostiles. J’ai été souvent interpellé,
sorte d’« enchantement », dans le sens où l’intervention essentiellement par les hommes, et j’ai dû expliquer
institutionnelle est perçue en référence au religieux, en pourquoi je faisais des photos. Certains ont exigé que
termes de sacré et de merveilleux, et comme une « lote- je leur présente une autorisation, invoquant le m’qadem
rie du destin ». L’« irrationnel », loin de s’opposer aux à l’appui de leur requête, car ce dernier leur aurait dit
formes autoritaires du modernisme, le renforce 7. Ce de procéder ainsi et de l’en informer. D’autres ne pou-
don divin est exprimé par le passage de l’enfer, le bidon- vaient concevoir ma démarche qu’en l’associant à celle
ville, au paradis, le lieu de relogement. Ce passage étant d’un journaliste qui vend ses photos à des journaux
de l’ordre de l’inaccessible par la seule force des habi- étrangers (occidentaux, bien sûr) et qui salit l’image du
tants, seules certaines forces politiques détentrices de la pays. « Le bidonville, c’est pas le zoo », m’a-t-on dit. Ce
puissance du sacré et aidées par la force divine pouvaient qui en dit long sur la violence symbolique qu’un tel acte
l’accomplir. L’enjeu pour chacun est énorme : achever peut receler. Si l’on conçoit plus ou moins qu’un étran-
le cycle citadin, relégitimer sa présence dans le territoire ger, souvent assimilé à un touriste, puisse prendre des
urbain malgré une longue implantation (le bidonville photos, on conçoit mal qu’un Marocain le fasse, car cela
date de la fin des années dix), passer du bidonville au suppose qu’il a « traversé la frontière » et que son regard
b’ni (le « dur »), s’affranchir – ne serait-ce que symboli- n’est plus familier de cette culture, mais distancié et
quement – de la misère et d’une identité stigmatisée. synonyme de rupture. « Il se prend pour un touriste », dit-
on. Loin de correspondre à l’idée, souvent véhiculée,
que l’image est interdite dans les sociétés musulmanes,
ces réactions posent plus la question du statut du regard
■ Garder les distances et de celui des frontières de l’espace de l’« intimité col-
lective ». Elles posent également la question des condi-
Mon travail de terrain ne pouvait faire abstraction de tions d’exposition du soi individuel ou collectif à un
ce contexte et des relations que les habitants avaient regard extérieur « médiatisé » par un appareil photo.
établies avec les différents acteurs institutionnels qui tra- J’ai éprouvé la même difficulté quand mes questions
versaient leur espace pour les contrôler, réduire leur portaient sur des aspects de la culture et des pratiques
marge d’initiative ou les interroger et les sonder pour d’habiter qui relevaient, pour les personnes interrogées,
éventuellement les reloger et influer sur leur destin rési- de l’évidence et de la naturalisation des usages et des
dentiel. Cela exigeait de ma part un réajustement per- représentations. Le chercheur n’est-il pas censé le savoir
manent de ma position, toujours inconfortable, dans le et en faire autant ? Ne partage-t-il pas la culture de ses
souci de marquer mes distances par rapport aux appro- concitoyens ? Ou tente-t-il de se définir comme étran-
ches (au double sens du terme) des institutionnels et de ger ? Cette perception rend le statut de l’ethnologue
rompre avec leur registre de discours et de légitimité. suspect et peut provoquer une réaction négative de la
En même temps, cette distance était instable, car souvent part de ses interlocuteurs ou au moins une réaction
les habitants ne saisissaient ma démarche qu’en la rap- d’incompréhension.
portant à leur expérience en tant qu’enquêtés dans un Parfois, dans mes tentatives pour expliquer ma démar-
cadre institutionnel. L’ethnologue était alors associé à che et donner les raisons de mon enquête – un étudiant
l’exercice d’un pouvoir réel ou symbolique et en por- préparant une thèse en France –, le rapport social s’est
tait les « stigmates » : le registre de langue, l’écrit, inversé. « Mon fils, que Dieu t’aide et t’apporte son soutien !
l’instruction. Que tu réussisses tes examens et que tu rentres dans ton pays
D’autre part, observer, interroger en tant qu’ethno- trouver du travail ! » Les formes d’adresse changeaient et
logue marocain, participait à instaurer une distance avec ils utilisaient des formes ritualisées de communication
les enquêtés. Cela ressortit à la difficulté d’exercer qui sont propres aux grands-pères face à leurs petits-fils
l’endo-ethnologie et de porter un « regard éloigné » sur ou aux pères face à leurs fils. De même, ils compatis-
sa propre société. Exercice d’autant plus difficile que saient et me soutenaient dans ce qu’ils percevaient
l’ethnologie pâtit encore des conditions historiques de comme étant « une épreuve de l’exil » en France, faisant
sa pratique dans les anciennes colonies, et qu’elle est référence à la situation de l’immigré telle qu’ils l’avaient
associée à une folklorisation et à une tradition d’exo- vécue directement ou indirectement (famille, voisins,
tisme. La société marocaine ne reconnaît pas son image connaissances, médias).
dans ce miroir et interprète cette démarche comme un L’entretien a parfois donné lieu à des formes d’inter-
déni de modernité et d’historicité. Le chercheur est alors actions inattendues. L’ethnologue est alors pris au
l’objet d’un malentendu qui peut s’exprimer de diffé- dépourvu, déstabilisé. Le temps, alors, ne s’inscrit pas
rentes manières. dans un mouvement pendulaire rythmé par le jeu des

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Fragments d’une enquête dans un bidonville de Casablanca 37

« questions réponses ». D’autres événements interfèrent, rester raisonnable. Elle est restée tranquille tout au long
ponctuent et interrompent l’entretien. En voici un de l’entretien collectif, et ne faisait que confirmer les
exemple : je frappe à la porte d’une maison, on appelle réponses données par le voisin et sa femme.
une vieille dame âgée d’au moins soixante-quinze ans. Celui-ci m’a reçu dans la pièce des invités, qui est
Elle me parle comme si je faisais partie de son cercle aussi utilisée par la famille. Sachant qu’il est né à Ben
familial ou comme si j’étais l’une de ses connaissances. Ahmad, je lui dis qu’il est m’zabi comme moi. Cette
Elle me demande des nouvelles de ma famille, me ques- information l’a intéressé. « Je suis des Oulad l’Maârif, près
tionne sur ma santé, etc., s’assoit sur le seuil ; je l’imite de Sid Zbir. » « Que Dieu nous fasse profiter de sa baraka.
et tente de lui expliquer le motif de ma visite. Je vois Comme ça tu es m’zabi comme moi. On est oulad l’âm
qu’elle ne comprend rien à mon histoire. Elle saisit la [“cousins”]. » Cette proximité tribale donne un autre
première question pour me parler de tout autre chose : sens à l’entretien et lui confère une forte charge sym-
d’elle-même, de son âge, de sa fatigue, de sa maladie, bolique et sociale. Car notre affinité tribale est supposée
de sa pauvreté, de ses enfants qui ne l’aident pas. (c’est l’ethnologue qui prend ses distances et neutralise
J’essaie de reprendre la maîtrise de l’entretien et je cette affinité) nous rapprocher et réactiver les ressorts de
pose une autre question. Elle refuse de répondre avec la solidarité et des rapports symboliques de cousinage.
précision, et explique ce fait par son âge avancé, sa Cette découverte fera basculer l’entretien dans des rap-
maladie. Elle fait des raccourcis vertigineux de sa vie : ports plus amicaux, voire familiers. La tante de son
elle était à la campagne, elle s’est mariée, son mari est épouse entre et me voit en train de transcrire les paroles
mort, que Dieu le bénisse, son enfant est devenu aveu- de Mohamed. Elle me dit : « Qui es-tu mon fils ? Qu’écris-
gle. Il habite au bloc 4 et l’autre fils travaillait en France, tu ? » Les autres s’empressent de lui dire : « C’est un
maintenant il est au chômage. À chaque fois, elle s’arme M’zabi de Oulad Zbir. » J’essaie de lui répondre en lui
de formules rituelles pour répondre à des questions qui faisant comprendre que je n’ai qu’une modeste pratique
la concernent personnellement et qui touchent à son de la campagne et de Oulad l’Maârif. Elle me parle du
passé et à son vécu. « J’ignore tout ça, je suis vieille, regarde pays avec nostalgie et des gens du M’zab comme si ceux
mon ventre : c’est l’amertume et les enfants qui m’ont délaissée d’aujourd’hui ne valaient rien et que les anciens étaient
qui sont responsables de ma maladie. » Elle avait une sorte les seuls dignes de porter le nom d’hommes.
de poche qui s’avançait un peu, au niveau du nombril. Ces affinités donnent plus de chaleur à l’entretien. Sa
Elle me répond dans son langage et refuse ma façon de femme intervenait sans que cela pose problème. Peut-
mener l’entretien. être parce que j’étais assimilé à un fqih et que je faisais
Cet entretien se déroulant dans un espace semi-public partie de la même tribu. Elle travaillait la laine comme
en présence des voisins m’a permis de converser avec le faisait sa tante maternelle, qui avait au moins quatre-
un homme qui habitait au premier étage. Il s’est mis à vingts ans et qui habitait chez eux. Alors que Mohamed
rire quand il m’a entendu parler de ressources avec cette me parlait des problèmes de couple qu’avait eus sa fille
femme et m’a dit : « Elle mange du pain et du thé. Que et qu’il me disait préférer garder ses filles chez lui plutôt
cherches-tu ? Parfois c’est moi qui lui donne à manger. Elle que de les marier à quelqu’un qui les maltraiterait, la
est dans le besoin. » Elle ne s’est pas gênée pour me tante me demanda :
demander de l’argent, que j’ai gentiment refusé de lui « Es-tu marié ?
donner. Le voisin m’a invité à monter chez lui, pour – Oui.
me signifier qu’il n’y avait rien à tirer d’elle et qu’elle – As-tu des enfants ?
ne comprenait rien à ma démarche. Ce que j’ai fait sans – Non, pas encore.
hésitation. « Tu sais cette femme, la pauvre, c’est moi qui la – Tu sais, sa fille est très soigneuse, travailleuse et sérieuse. »
prends en charge de temps en temps. Je n’ai pas voulu te le Elle a répété cette dernière phrase au moins trois fois.
dire devant les autres gens. Ça ne se fait pas. Ici, tu peux tout J’ai fait la sourde oreille et continué à parler à Mohamed.
lui demander si lafqih. » 8 La vieille dame insistait : « Est-ce L’enquêteur est un acteur dont l’idéal est de voir sans
que je vais tirer quelque chose de cet entretien ? Tu sais ce être vu et d’établir un rapport de transparence avec la
logement est un bien de Dieu et du roi, que Dieu prolonge sa réalité qu’il observe dans le sens où il a le souci de ne
vie et ainsi que la vie des gens comme toi mon fils. Est-ce que pas interférer dans le cours ordinaire des choses qu’il a
je vais avoir un peu d’argent ? Tu vois mon fils, je suis seule, vues et observées.
pauvre et le pain, je le demande parfois au voisin. » J’ai essayé, Cet entre-deux pose le problème de la nature et du
à plusieurs reprises, de lui expliquer que je n’avais pas degré d’engagement dans l’espace-temps de l’enquête.
de pouvoir et que ce travail je le menais dans un intérêt Ceci je l’ai éprouvé maintes fois et plus particulièrement
personnel, dans le cadre de l’université, ce qu’elle n’a à l’occasion de situations socialement et humainement
pas dû croire, puisqu’elle a continué à demander, d’une dramatiques que ce soit dans le bidonville ou là où les
façon directe et franche : « Donne-moi de l’argent, je sens habitants du bidonville seront relogés. Quel ajustement
que ta venue est bénéfique et les paumes de mes mains sont opérer, quel truchement discursif et quelle ruse adopter
excitées à l’idée de recevoir de l’argent. » Je tentais de dissi- face à des hommes et des femmes qui portent les stigmates
muler ma gêne. C’est le voisin qui lui a demandé de de la précarité et du dénuement ? Quelles ressources

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38 Abdelmajid Arrif

peut-on puiser en soi et en sa discipline pour affronter expérience montre que les canons méthodologiques de
les rues du bidonville dont l’odeur pestilentielle m’aurait l’enquête ethnologique sont parfois battus en brèche,
amené, dans d’autres conditions, à les éviter ? Comment et rappelle l’enquêteur à la modestie. Je dirais que la
garder certains entretiens cohérents alors qu’ils se trou- pratique de l’enquête est de nature paradoxale. Car
vent parfois saisis par d’autres interactions : l’interviewé qu’est-ce qu’il y a de plus artificiel comme registre de
répondant par le silence ou par l’énervement aux solli- communication que celui de l’enquête ? Qu’est-ce qu’il
citations de ses enfants affamés ; l’arrivée du percepteur y a de plus paradoxal que l’intrusion temporaire de
exigeant le paiement des factures d’eau et d’électricité. l’ethnologue dans une population dont il veut s’assurer
Un sentiment étrange d’irréalité et de dédoublement : la sympathie et la collaboration en la soumettant à des
être ici et maintenant, tout en étant ailleurs, préoccupé questions qui exigeraient dans d’autres types d’interac-
de l’utilisation des propos recueillis et des situations tion la discrétion, la distance et le respect de la vie
observées. Une sorte de rapport instrumentaliste traverse privée ?
parfois la « scène » de l’enquête, enquête qui révèle une J’ai toujours été frappé par la disponibilité que me
expérience humaine faite d’hésitation, de réajustements manifestaient souvent mes interlocuteurs malgré mon
des discours et des positions. C’est une expérience qui intrusion dans leur vie privée ou publique et malgré la
parfois s’apparente au dédoublement de la personnalité, perception floue qu’ils avaient des raisons de ma pré-
au mensonge par omission, où l’on se laisse emporter par sence et de mon identité. Je reste convaincu que ma
le hasard des rencontres, par le profil psychologique et le démarche était restée, dans la plupart des cas, incomprise
caractère de chacun des interlocuteurs. de mes interlocuteurs. J’étais pour eux une sorte de
La restitution de quelques moments de cette « SENI », un « sujet enquêtant non identifié » 9. ■

Notes 3. Le m’qadem intervient à l’échelle du


quartier qu’il maîtrise à travers un réseau
historique de Bologne : « La politique n’a alors
de sens que comme moyen d’action sur le sacré pour
d’informateurs lui rendant compte des faits et accroître la manne céleste et récolter son dû. Ce qui
1. Elles ont été provoquées par les premiè- gestes des habitants. compte réellement c’est le sacré dont les politiciens et
res mesures du Programme d’ajustement struc- 4. Les logements de Hay Moulay Rachid administrateurs ne sont que les serveurs. » [Legé,
turel (PAS). Le gouvernement de l’époque sont des « cellules-embryonnaires », dites aussi Althabe, Sélim, 1984]
augmenta les prix des denrées alimentaires de « évolutives » donc susceptibles d’extension 8. Lafqih : le mot renvoie à une personne
base. La grève qui s’ensuivit, le 20 juin 1981, horizontale et verticale (mono ou bi-famille). très respectée du fait de son savoir et de ses
dégénéra en une série de très violentes émeutes Sur une parcelle de 60 m2, seulement 25 m2
dans les bidonvilles et les quartiers populaires compétences, liés au champ du sacré.
sont bâtis, comprenant une pièce, une cuisine
de Casablanca [Abouhani, 1999 : 355]. qui n’est dotée d’aucun élément lui donnant 9. Ceci est accentué par le statut qu’a
2. « Un événement n’est pas seulement quel- cette fonction et des toilettes. Il manque les l’ethnologie au Maroc. Absente de l’enseigne-
que chose qui se passe dans le monde, c’est une finitions (menuiserie, peinture, crépi, etc.), le ment universitaire ou enseignée comme
relation entre un certain phénomène et un système sol est de terre battue. Une cour est située en matière annexe de la sociologie, l’ethnologie
symbolique donné. Et, bien qu’un événement fond de parcelle. Il est interdit de la couvrir souffre encore de son statut de science auxiliaire
pour garantir la lumière et l’aération. Toute du colonialisme, sa visibilité en est brouillée et
entendu comme une occurrence possède des propriétés
extension est soumise au contrôle du ministère reste nulle pour le plus grand nombre, lettré ou
“objectives” et des raisons d’être provenant d’autres de l’Habitat et doit se conformer au plan type.
mondes (d’autres systèmes) que le sien, ce ne sont non. Lors de mes démarches entreprises auprès
pas ces propriétés en tant que telles qui lui donnent 5. L’enquête a montré par la suite que de la préfecture au sujet de mon autorisation
son effet, mais leur signification projetée par un cette « incapacité intellectuelle » est factice, d’enquête, un administratif, docteur en sciences
schème culturel particulier. L’événement est une puisque l’observation et le relevé de plans nous politiques, m’a manifesté tout l’intérêt que le
occurrence interprétée, et nous savons combien les révèlent une capacité réelle à s’approprier ministère de l’Intérieur portait à cette discipline
interprétations peuvent varier. » [Sahlins, 1989 : l’espace, à le réaménager et à le qualifier. notamment pour désigner ses cadres et les caïds
158-159] Il écrit plus loin que « les événements dans les différentes régions du Maroc, ceci afin
6. Un franc français équivaut à 1,60 dir- d’améliorer les rapports que l’administration
ne peuvent ainsi s’interpréter en dehors des valeurs ham (DH).
qui leur sont attribuées : c’est-à-dire en dehors de la entretient avec les tribus. L’ethnologie colo-
signification qui transforme une simple occurrence en 7. Ces observations rejoignent celles qu’a niale, décriée par ailleurs, retrouve ainsi droit
une fatale conjoncture » [ibid.]. faites B. Legé sur la réhabilitation du quartier de cité.

Références bibliographiques L’urbain dans le monde arabe. Politiques, instruments et acteurs, Paris,
Éd. du CNRS.
ABOUHANI A., 1999, « Le rôle des amicales dans le fonctionne- ALTHABE G., B. LEGÉ, M. SÉLIM, 1984, Urbanisme et réhabilitation
ment et la restructuration des quartiers d’habitat clandestin au symbolique, Paris, Anthropos.
Maroc », in P. Signoles, G. El Kadi, R. Sidi Boumedine (eds), ARRIF A., 1992, Le passage précaire. Anthropologie appliquée d’une

Ethnologie française, XXXI, 2001, 1


Dossier : Bembo f205735\pu139942\ Fichier : eth1-01 Date : 16/5/2007 Heure : 13 : 47 Page : 39

Fragments d’une enquête dans un bidonville de Casablanca 39

mutation résidentielle. Le cas de Hay Moulay Rachid à Casablanca, BOURDIEU P. et A. SAYAD, 1964, Le déracinement. La crise de
doctorat nouveau régime, Aix-en-Provence, Université Aix- l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit.
Marseille 1.
– 2000, « Compétences habitantes : plans en projet, plans en PAUL-LÉVY F. et M. SÉGAUD, 1983, Anthropologie de l’espace, Paris,
acte », in Agnès Deboulet, Isabelle Berry-Chkhaoui (sous la Centre Georges Pompidou.
dir. de), Les arts de faire du citadin ordinaire : compétences et appren-
tissages de la ville dans le monde arabe, Paris, Karthala (à paraître). SAHLINS M., 1989, Des îles dans l’histoire, Paris, Gallimard/Seuil.

ABSTRACT
Fragments of a research project in a Casablanca slum
An ethnological research project concerning a population subjected to relocation and marked by a dependence on the public
authorities that set the course of its residential destiny harbours difficulties and traps which methodological vigilance alone cannot
overcome. To deal with power affects statements and judgements, and confounds the status of the researcher who tries to find his
proper distance.
Keywords : Slums. Relocation. Power. Writing. Morocco.

ZUSAMMENFASSUNG
Fragmente einer Untersuchung in einem Elendsviertel von Casablanca
Die Durchführung einer ethnologischen Untersuchung über eine Gruppe, die einer Umsiedlung unterworfen wird und von den
Behörden in Bezug auf die ihnen zugewiesenen Unterkünfte abhängt, ist voller Schwierigkeiten und Fallen, die eine methodologische
Wachsamkeit allein nicht überwinden kann. Die Beziehung zu den Autoritäten beeinflusst Äusserungen und Beurteilungen und stört
den Forscher bei seinem Bemühen, den richtigen Abstand zu finden.
Stichwörter : Elendsviertel. Umsiedlung. Behörden. Schrift. Marokko.

Ethnologie française, XXXI, 2001, 1

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