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La photo volée. Les pièges de l’ethnographie en cité de banlieue

par David LEPOUTRE

| Presses Universitaires de France | Ethnologie française

2001/2 - Tome XXXVII


ISSN 0046-2616 | ISBN 2-13-051505-3 | pages 89 à 101

Pour citer cet article :


— Lepoutre D., La photo volée. Les pièges de l’ethnographie en cité de banlieue, Ethnologie française 2001/2, Tome
XXXVII, p. 89-101.

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La photo volée
Les pièges de l’ethnographie en cité de banlieue

David Lepoutre
Université de Picardie Jules-Verne

RÉSUMÉ
Lorsqu’il travaille en territoire stigmatisé au sein de sa propre société, l’ethnologue ne peut pas se contenter de mettre en place des conditions
d’enquête qui satisfont les règles méthodologiques habituelles. La dissymétrie et l’inégalité de position entre le chercheur et ceux qu’il étudie
pèsent ici non seulement sur les relations de terrain, mais encore sur la construction de l’objet lui-même. Au-delà de l’intégration de la
relation d’enquête à l’enquête elle-même se pose ici la question de la restitution et de la diffusion des connaissances et des effets qu’elles
sont susceptibles de produire sur les populations concernées et sur le traitement politique et institutionnel dont elles font l’objet.
Mots-clefs : Banlieue. Jeunesse. Photographie. Déontologie. Restitution.
David Lepoutre
Université de Picardie Jules-Verne
Chemin du Thil
80025 Amiens

Il y a déjà fort longtemps que l’on s’est interrogé sur des territoires sociaux stigmatisés et notamment des
la nature de la distance séparant l’ethnologue des popu- groupes de populations qui font figure de point de cris-
lations qu’il étudie. On sait bien aujourd’hui que le tallisation des peurs de la société tout entière. C’est appa-
fameux « regard éloigné » n’est pas seulement fondé sur remment le cas de la jeunesse des cités de banlieue, vers
une simple altérité culturelle « objective », mais qu’il laquelle convergent aujourd’hui tous les regards et qui
s’inscrit également dans le cadre de relations sociales semble porter en son sein bon nombre des malheurs
profondément inégales et dissymétriques. Si la chose du temps. La difficulté consiste alors à ne pas mettre
n’était pas perceptible de manière évidente dans les étu- sur un même plan problèmes sociaux et problèmes
des sur les sociétés exotiques, dont l’existence pouvait sociologiques, afin de pouvoir construire, en rupture
apparaître totalement décalée, c’est-à-dire à l’écart de la avec les problématiques communes qui s’imposent
« civilisation occidentale », il n’en va pas de même pour « naturellement » à l’esprit, des objets scientifiques dignes
les recherches qui portent aujourd’hui sur des unités de ce nom.
sociales contemporaines incluses dans notre propre Si cette question spécifique du regard de l’ethnologue
société. Dans ce contexte, les populations observées se et plus généralement du chercheur en sciences sociales
trouvent en interaction avec l’ensemble des groupes sur la société contemporaine semble avoir été bien mise
sociaux qui constituent la société et notamment avec à plat et débattue depuis un certain nombre d’années,
celui auquel appartient l’ethnologue. il est néanmoins un autre problème qui ne semble pas
S’il travaille en milieu populaire, il lui faudra non avoir été approché dans sa complexité et qui prend pour-
seulement dépasser son propre ethnocentrisme de classe, tant tout son sens dans ce contexte ; c’est celui des effets
mais encore créer les conditions suffisantes pour que des connaissances produites par les chercheurs à la fois
l’enquête ne se borne pas à recueillir une parole socia- sur les groupes qu’ils étudient et sur la société dans
lement contrainte, ce qui aboutirait à pointer les « défi- laquelle ils travaillent et dans laquelle sont compris ces
ciences » déjà maintes fois soulignées des groupes groupes. On peut se demander, d’une part, de quelle
considérés. En la matière, les sociologues de l’éducation manière les membres de ces groupes perçoivent et reçoi-
et les linguistes ont été les premiers à montrer le chemin. vent ces livres dans lesquels les chercheurs dissertent sur
Les choses se compliquent encore d’un degré et l’on leur vie et, d’autre part, quel usage est fait de ces
peut alors sans doute parler de « champs d’investigation « outils » de connaissance pour un éventuel traitement
minés » [Bachmann, 1992] lorsque les études concernent institutionnel et politique de ces populations.

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Ce sont ces questions, relativement liées à celles qui en dehors du collège. Quelques-uns me firent visiter le
précèdent, qui seront examinées ici à la lumière de quel- grand ensemble des Quatre-Mille, d’autres les hauts
ques observations concernant mon propre travail de lieux de leurs activités de tagueurs. L’un d’entre eux,
thèse d’ethnologie portant sur les adolescents d’une cité Sajo, accepta même un entretien formel dans un bistrot
de la banlieue parisienne. local. Les réponses que tous donnaient à mes questions
Rappelons que dans cette thèse, qui a été ensuite étaient lapidaires ou évasives. Ils ne semblaient pas avoir
publiée [Lepoutre, 1997], j’ai décrit et analysé les grand-chose à raconter. Je ne reconnaissais pas du tout
conduites et les relations adolescentes en fonction d’un les adolescents volubiles, incontrôlables, parfois déchaî-
système cohérent, défini comme une version particu- nés et très durs qui perturbaient mes cours d’histoire-
lière de la « culture des rues ». Attachés, au double sens géographie au collège. C’est en tâtonnant que j’en vins,
du terme, à un territoire, celui de la cité, et formant un quelque temps plus tard, à la formule de l’entretien
groupe d’interconnaissance aux limites définies, les jeu- collectif avec deux ou trois adolescents autour d’une
nes de la cité présentent en effet un mode de relation table du parc de La Courneuve. Par la suite, j’abandon-
qui comporte des échanges verbaux spécifiques, sous nai même les entretiens enregistrés, au bénéfice de
forme de joutes oratoires notamment, et une pratique l’observation directe et notamment du recueil de propos
extrêmement valorisée des affrontements physiques et en situation.
de la vengeance. C’est l’honneur, toile de fond des Il ne suffit pas que les inégalités de position entre le
conduites exemplaires, de la plupart des conflits et aussi chercheur et les personnes enquêtées soient prises en
de compétitions sportives et artistiques, qui m’a semblé compte. Au-delà de la méthodologie mise en œuvre,
rendre le mieux compte des enjeux sociaux essentiels c’est la construction même de l’objet scientifique qui
dans le groupe adolescent. Cette valeur centrale donne est en jeu. Or celle-ci est étroitement dépendante des
sa cohérence symbolique au système des représentations, rapports sociaux globaux dans lesquels s’inscrit la recher-
et j’ai considéré la micro-société adolescente comme che. Il importait ici de considérer la place particulière
une certaine forme de société à honneur. qu’occupent les quartiers populaires de banlieue dans la
Il s’agira donc d’un retour réflexif sur les années société française depuis une vingtaine d’années. Espaces
d’enquête ethnographique et de rédaction de la thèse, de relégation pour populations en difficulté, concentrant
sur la préparation et les modalités particulières de la en leur sein les phénomènes de pauvreté, de chômage,
publication de l’ouvrage et enfin sur l’expérience que de délinquance, de toxicomanie, de violence, etc., ces
j’ai eue de sa réception depuis trois ans. quartiers sont l’objet d’un regard sensationnaliste et sou-
vent stigmatisant de la part des médias, mais aussi, dans
une certaine mesure, des chercheurs en sciences sociales.
■ L’ethnologue en territoire dominé Ils sont, pour finir, la cible de mesures politiques spéci-
fiques depuis plusieurs décennies et se trouvent ainsi sous
On insiste souvent, en ce qui concerne les enquêtes une dépendance et un contrôle particulièrement étroits
en milieu populaire, sur la nécessité préalable d’objec- de l’État 1.
tiver, afin de pouvoir en maîtriser les conséquences, la L’alternative difficilement dépassable entre misérabi-
situation de domination sociale qui entre en jeu dans les lisme et populisme qui pèse généralement sur les écrits
relations entre le chercheur et la population qu’il étudie. littéraires et sociologiques concernant les classes popu-
Dans mon étude portant sur la jeunesse des cités, laires, alternative liée à la configuration des rapports
l’inégalité de position entre le chercheur et les personnes sociaux évoquée ci-dessus, a déjà été mise en lumière
enquêtées était assurément très marquée. J’étais membre par les sociologues eux-mêmes [Grignon et Passeron,
de la classe moyenne par ma position d’enseignant du 1991]. Il me semble que si mon analyse du système des
secondaire, affilié à la bourgeoisie par mes origines relations adolescentes a échappé en partie à cette dia-
familiales, adulte, français, enseignant, résident de lectique du mépris et de la fascination, c’est essentiel-
centre-ville. Les membres des groupes que j’observais lement dû à la position spécifique d’observateur qui était
appartenaient pour la plupart aux classes populaires, la mienne. Si mon cursus d’ethnologie a précédé ma
étaient pré-adolescents ou adolescents, presque tous carrière d’enseignant et a toujours primé relativement
issus de familles immigrées, élèves de collège et habi- dans mon esprit sur cette profession, en revanche, dans
tants de périphéries urbaines stigmatisées. Dans une la situation d’enquête, j’étais d’abord un enseignant et,
telle configuration de rapports, toute démarche d’en- ensuite seulement, un observateur. Or, en tant qu’ensei-
quête impliquait une recherche de situations dans les- gnant, j’étais confronté directement et de manière pra-
quelles la domination sociale fût annulée ou au moins tique aux comportements adolescents, ceux-là mêmes
en partie neutralisée. que j’analysais pour ma thèse, mais auxquels il me fallait
Je me souviens de mes premières tentatives ethnogra- d’abord réagir en tant que praticien. Bien souvent, je
phiques auprès d’élèves qui avaient, sans doute par fierté me suis sorti des difficultés de relations que je vivais dans
ou par simple curiosité, accepté de s’entretenir avec moi mon travail au collège en considérant les échecs ou les

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ennuis divers comme autant d’occasions de recueillir des Si j’ai pu saisir l’un des ressorts fondamentaux de l’hon-
données ethnographiques. neur, qui est la préoccupation très forte de l’image de
Il serait en fait bien illusoire de penser que les popu- soi en public, c’est notamment parce que j’ai subi, durant
lations habituellement considérées comme dominées de longs mois, les désagréments bien réels de la pratique
subissent passivement les relations dans lesquelles elles se de l’affichage, qui consiste pour aller vite à « livrer » par
trouvent engagées. Cet aspect des choses a déjà été sou- différents moyens possibles une personne à l’opinion du
ligné, par exemple dans le cas des rapports entre parents groupe, par exemple en hurlant son nom à toute volée
des couches populaires et enseignants des classes moyen- des fenêtres des immeubles, quand elle déambule dans
nes et dominantes, dans les établissements scolaires les rues du grand ensemble.
[Thin, 1998]. Les adolescents dont on parle ici, bien Le refus détourné ou manifeste des adolescents de
qu’ils se trouvent selon toutes les apparences et à bien répondre aux questions de l’ethnographe, les réponses
des points de vue tout en bas de l’échelle sociale, sont de sourds qu’ils lui opposent ou encore les vannes qu’ils
très souvent en mesure non seulement d’échapper à la lui adressent fréquemment, sont autant de moyens
domination, mais encore de la neutraliser, voire parfois de lui résister quand il tente d’imposer une relation
de l’inverser purement et simplement. trop inégale.
Durant les premiers mois d’enquête, je fus ainsi Dans certains cas, les adolescents peuvent faire preuve
confronté durement avec un adolescent, Samir, qui avait de grandes capacités pour manipuler des adultes, y
bien compris les enjeux de ma demande et qui se jouait
de moi, à l’école et dans la cité, par tous les moyens compris ceux qui se trouvent dans des positions sociales
possibles et imaginables. Il ne fait pas de doute que je dominantes. Dans le cadre de la compétition d’honneur
fus à plusieurs reprises, et pas seulement avec lui, l’exem- que se livrent habituellement les groupes de jeunes de
ple parfait du « pseudo-pote pris en otage et roulé dans la différentes cités, compétition qui implique la publicité
farine » [Bachmann, op. cit. : 130]. Samir devint par la des « faits de guerre » et de toutes les formes d’exploits
suite l’un de mes interlocuteurs privilégiés, sur le ter- réalisés, l’utilisation stratégique des journalistes de presse
rain. J’ai conservé avec lui des contacts et noué des et de télévision est un phénomène qui a été remarqué
liens d’amitié jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, il est remar- depuis quelques années en France. Ce fut le cas à la fin
quable qu’à toutes les étapes de notre relation, il ait du mois de décembre 1997, à Strasbourg, où les jeunes
toujours réussi à me faire payer, d’une manière ou d’une qui brûlaient des automobiles rivalisaient d’ingéniosité
autre, même si c’était de façon parfois tout à fait ano- pour attirer les caméras dans leur quartier. Le jeu en
dine, le prix de l’objectivation de sa propre vie et de valait d’autant plus la peine que durant ces quelques
son milieu social. jours, les « feux de bagnoles » furent érigés au rang de
En l’occurrence, j’ai le sentiment d’en avoir appris spectacle national 2. Je n’ai pas particulièrement cherché,
beaucoup plus dans les moments où j’étais moi-même au cours de mon enquête, à recueillir des données pré-
dans une position dominée que dans la situation inverse. cises sur la façon dont les adolescents ont pu se servir

■ Dialogue de sourds
Dans son ouvrage sur les Nuers, Evans-Pritchard relate un Cuol : Très bien. Je suis Cuol. Quel est ton nom ?
extraordinaire dialogue qu’il a eu avec un membre de la tribu Moi : Mon nom est Pritchard.
dans laquelle il tente, avec beaucoup de difficultés, d’effectuer Cuol : Quel est le nom de ton père ?
son enquête. Ce qui est étonnant pour nous, et qui marque Moi : Le nom de mon père, c’est aussi Pritchard.
le décalage épistémologique, c’est que cette « résistance » Cuol : Non, ça ne peut pas être vrai. Tu ne peux pas avoir le même
qu’exprime l’interlocuteur indigène n’est en aucune façon
objectivée par l’ethnographe ; il la considère simplement nom que ton père.
comme un obstacle parmi d’autres : « Pour barrer tout net les Moi : C’est le nom de mon lignage. Quel est le nom de ton lignage ?
questions relatives aux coutumes, [les Nuers] appliquaient une Cuol : Veux-tu savoir le nom de mon lignage ?
méthode que je me permets de recommander à tout indigène incommodé Moi : Oui.
par les curiosités d’un ethnologue. En voici un échantillon : Cuol : Que feras-tu si je te le dis ? L’emporteras-tu dans ton pays ?
Moi : Je ne veux rien en faire. Je veux seulement le savoir puisque je
Moi : Qui es-tu ? vis dans votre camp.
Cuol : Un homme. Cuol : Eh bien, nous sommes Lou.
Moi : Quel est ton nom ?
Cuol : Tu veux savoir mon nom ? Moi : Je ne t’ai pas demandé le nom de votre tribu.
Moi : Oui. Cuol : Et pourquoi veux-tu savoir le nom de mon lignage ?
Cuol : Tu veux savoir mon nom ? Moi : Je ne veux pas le savoir.
Moi : Oui, tu es venu me visiter dans ma tente et j’aimerais savoir Cuol : Alors pourquoi me le demandes-tu ? Donne-moi du tabac. »
qui tu es. [1968 : 27-28]

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de moi. Je peux seulement citer à titre d’exemple le cas mineurs, pour lesquelles il faut nécessairement obtenir
de trois jeunes dont je sais aujourd’hui qu’ils acceptèrent une autorisation parentale.
de se laisser interviewer dans mon studio principalement Toutes les photos de mon livre concernées par ce
dans le dessein de faire un repérage pour un cambriolage droit à l’image provenaient du service photographique
ultérieur – lequel faillit d’ailleurs bien avoir lieu. de la mairie de La Courneuve où j’avais fait quelques
La question du chercheur qui domine les enquêtés journées de recherche et sélectionné quelques dizaines
est plus complexe qu’il n’y paraît. Il faudrait pouvoir d’épreuves se rapportant directement à mes chapitres.
prendre en compte la part importante de projection que C’est donc longtemps après la prise des clichés que je
le chercheur engage lui-même dans ses recherches et partis à la chasse aux autorisations, auprès de familles
dans ses rapports avec les populations étudiées, pour qui n’avaient d’ailleurs jamais vu ces photos et en igno-
comprendre les effets concrets des inégalités de position raient pour la plupart l’existence.
sociale entre enquêteur et enquêtés. Je croyais moi- Deux photographies me donnèrent particulièrement
même m’être débarrassé à bon compte de ce problème du fil à retordre. La première où figuraient quatre ado-
et être arrivé à conduire des analyses suffisamment lescents était prévue pour la couverture et m’entraîna
objectives sur le système de relations sociales adolescent. dans une enquête digne d’un détective. Je ne connaissais
pas toutes les personnes photographiées, et il me fut
notamment difficile de retrouver la trace de l’un d’entre
eux, dont la famille avait émigré entre-temps en Floride.
■ Comment j’ai obtenu certaines photos Finalement, son père, qui avait été joint au téléphone
de mon livre après maintes démarches intermédiaires, refusa et
menaça même de m’attaquer en justice si nécessaire 3.
Mes premières interrogations sérieuses sur les enjeux Le deuxième cliché représente six jeunes Noirs,
et les conséquences de l’enquête sont venues des déboi- posant assis, côte à côte, sur la barrière du terrain de
res survenus après la publication d’une photo. Les foot du grand ensemble. Ravis d’être photographiés, ils
documents, notamment photographiques, tenaient une friment devant le photographe de la ville, les doigts
place assez importante dans le livre (trente planches pointés vers l’objectif, visages hilares. Ce portrait devait
d’illustrations et d’encadrés hors texte). Cela répondait illustrer une partie sur la mise en scène des corps, dans
à la volonté de livrer les matériaux ethnographiques le chapitre « Les conduites exemplaires masculines ». Je
variés que j’avais recueillis et au désir de reproduire connaissais tous ces jeunes directement ou indirecte-
une forme de texte « illustré » que j’apprécie dans les ment. Quatre d’entre eux avaient été mes élèves, deux
publications scientifiques. étaient en plus mes voisins dans la cité, et je connaissais
On sait que l’image sous toutes ses formes a partie leurs parents. Comme pour la photo de couverture, il
liée depuis longtemps avec l’ethnologie, au point de me fallut au moins faire deux visites dans chaque famille.
constituer depuis peu une branche séparée de la disci- Plusieurs rendez-vous furent annulés ou reportés. Un
père, qui m’avait demandé au téléphone combien cela
pline, l’anthropologie visuelle. De fait, bon nombre allait lui rapporter, me posa plusieurs « lapins ». Quand
d’ouvrages d’ethnologie, concernant des domaines je réussis à lui rendre visite, son fils était introuvable,
divers, sont illustrés par des planches photographiques en fugue depuis plusieurs jours. Un autre adolescent,
et parfois, même si cette pratique s’est beaucoup perdue, faisant l’objet d’une mesure judiciaire d’éloignement,
par des dessins de l’auteur. était momentanément interdit de séjour à La Cour-
Si la question générale de la photo en anthropologie neuve. Obstiné, je finis néanmoins par obtenir toutes
et en sciences humaines a été déjà traitée [Banta, Hinsley, les autorisations, dont une par le biais d’un cousin, mais
1986 ; Maresca, 1996], il semble en l’occurrence qu’il je savais qu’elle n’avait pas été signée par les parents 4.
n’y ait guère de réflexion sur les enjeux précis de la Le livre fut publié avec cette photo et presque toutes
publication de portraits dans les ouvrages ou les revues. les autres. J’avais prévu d’envoyer un exemplaire à toutes
Cela est visible à la façon très variable dont sont éditées les familles concernées. Mais, quelques jours après mon
les images et à la manière dont elles sont reliées au texte, premier envoi, je m’aperçus que la photo se trouvait
depuis la simple illustration de couverture jusqu’aux insérée de façon très malencontreuse, tout à la fin de la
photographies en couleurs, insérées dans le texte et partie concernée, juste au-dessus de la suivante, intitu-
abondamment légendées, en passant par les maigres lée : « Les activités délinquantes ». L’effet était bien sûr
cahiers centraux en noir et blanc sur papier glacé, etc. désastreux. Je téléphonai plusieurs fois longuement et
En témoigne surtout l’absence générale d’explication rendis visite à la famille aux Quatre-Mille, pour essayer
concernant les conditions dans lesquelles les images ont de réparer cette erreur. Le garçon qui se trouvait sur la
été obtenues. Si les chercheurs ne se posent pas souvent photo m’accusa d’être venu habiter à La Courneuve
ces questions, le droit les a posées en France depuis « dans le seul but d’espionner ». Son frère ne voulait plus
longtemps sous forme de lois contraignantes, en par- me parler du tout. Quant à leur mère, elle se lamentait,
ticulier pour les publications de photographies de en tentant d’échapper symboliquement à sa condition

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1. Adolescents dans un
commissariat de banlieue
parisienne en 1995, docu-
ment paru dans Libération (©
photo G. Herbaut).

d’habitante d’une cité dégradée à laquelle la renvoyait des adolescents fortement engagés dans des activités de
tout le contenu du livre : « À l’époque de la photo, cela faisait vol ou de racket. Cela ne manqua pas de revenir aux
à peine quelques mois que nous habitions la cité, nous n’en oreilles des porteurs de ces prénoms, après que le livre
faisions pas partie. » eut circulé dans le grand ensemble. Bencham, un des
Il convient de prendre en compte ici la complexité des fils de la famille évoquée ci-dessus, était également
relations qui sont mises en œuvre dans le travail ethno- concerné, dont la mère, en lisant le livre, crut découvrir
graphique, dans les domaines du proche. La position du toutes les activités illicites. Ses garçons furent interdits
chercheur est souvent plus ambiguë dans ces univers de sortie pendant plusieurs semaines, et, comme par le
sociaux que dans d’autres contextes d’enquête. Il occupe fait d’une prophétie, le premier d’entre eux, celui de la
plusieurs rôles à la fois, y compris celui d’ethnographe, photo, fit, quelque temps plus tard, un long séjour
qu’il peut masquer plus ou moins. Dans mon cas, j’étais en prison.
avant tout, aux yeux des adolescents comme à ceux de Les relations de relative confiance que j’avais pu établir
leurs parents, un enseignant du collège local. Mon statut avec mes interlocuteurs sur le terrain m’apparurent
de voisin n’était pas clair. Personne ne comprenait véri- désormais sous un jour différent. Le respect de l’autre,
tablement les raisons qui m’avaient conduit à m’installer qui figure comme un principe moral de base dans la
dans la cité. Quant à mon statut de chercheur, il était démarche ethnographique, semblait ramené au rang de
presque ignoré. C’est donc au « prof », qui, par ailleurs, considération intéressée pour les « informateurs ». Si
écrit un livre, que furent données les autorisations de l’illusion d’une relation équitable avait pu être entrete-
publier ces photos. Sans doute que si ma position avait nue au cours de ces longues années d’enquête, notam-
été plus claire et plus affichée, les familles ne m’auraient ment dans les échanges quotidiens avec les adolescents,
pas accordé la même confiance, et, surtout, je me serais la publication des résultats et les bénéfices de différente
posé d’autres questions. nature qu’elle mettait en jeu semblaient éclairer tout
Je n’en avais d’ailleurs pas fini avec les déconvenues d’un coup la teneur réelle et concrète des rapports entre
de la publication. Pour nommer les personnes figurant l’ethnographe et les populations qu’il étudie.
dans l’ouvrage, j’avais opéré de simples permutations Comme beaucoup d’autres chercheurs avant moi, j’ai
binaires ou ternaires à l’intérieur du lot de tous les pré- ainsi eu le sentiment coupable, mais après coup, d’avoir
noms cités. Pourtant, je ne maîtrisais pas tout à fait pratiqué une certaine forme de vol et même de viol
l’échelle de fréquence des prénoms étrangers. Or, cer- dans mon travail [Schwartz, 1990] ou encore celui
tains prénoms peu usités (« Des Nourdine, y’en a qu’un « d’exacerber les complexes d’infériorité, de mettre le doigt sur
dans toute la cité, c’est moi ») avaient ainsi servi à désigner la plaie » [Fonseca, 1987].

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Certes, il n’y a pas eu de suites judiciaires 5, et les émanant d’associations, de mairies et même d’une pré-
déboires relatés ci-dessus peuvent sembler pour le moins fecture et d’un ministère. J’ai répondu favorablement,
anecdotiques. Pourtant, c’est sans doute de cette quand je le pouvais, à toutes ces demandes, au point
manière banale et très peu visible que s’établissent le que cette activité est devenue, pendant un temps, une
plus souvent les processus de stigmatisation des groupes partie très considérable de mon travail. Un chapitre du
dominés. Il me semble aujourd’hui que l’on pourrait livre a même été adapté pour une pièce de théâtre qui
appliquer à la démarche de publication cette remarque a tourné pendant deux ans dans des établissements sco-
d’un spécialiste du monde urbain sud-américain : « Il laires et des espaces associatifs. Enfin, j’ai été invité à
faut savoir peser, au moment même de la réalisation des obser- une vingtaine de reprises à participer à des séminaires
vations et des interprétations, les effets politiques possibles des de recherche de sociologie ou d’ethnologie et à des
opérations routinières de recherche insérées dans les interactions colloques scientifiques sur des sujets liés au contenu de
sociales du terrain. » [Agier, 1999 : 13] Nous verrons, en l’ouvrage. Pour finir, on peut ajouter que la publication
dernière partie de cet article, que ces effets peuvent être et le « succès » du livre ont largement contribué à mon
analysés à la lumière de la culture et des représentations recrutement à l’université.
du groupe étudié. Il me semble que l’on peut attribuer cet ensemble de
demandes et de retours de natures diverses à un certain
regard social contemporain sur les cités de banlieue,
■ Une société à honneur à dix kilomètres regard que mon travail et d’autres avec lui contribuent
sans aucun doute à renforcer. L’approche développée
de la tour Eiffel dans cette étude correspond comme on l’a vu à une
vision très culturaliste des groupes d’adolescents. Leurs
Si la question de la « protection des enquêtés », sur pratiques sont analysées en fonction d’un système sym-
laquelle nous reviendrons, s’est posée rapidement après bolique autonome et cohérent.
la parution du livre, il m’a fallu plus de temps pour être Ce point de vue sur les adolescents des cités prend
conduit à m’interroger sur les effets de la publication de nettement le contre-pied de la sociologie du désordre
matériaux ethnographiques sur la perception extérieure et de l’anomie, largement en vigueur dans les études sur
et le traitement institutionnel des populations concer- la banlieue et sur la jeunesse populaire dans les décennies
nées. Ce ne sont pas les déboires, cette fois, qui m’y ont précédentes 6. Mais il va également dans le sens du cultu-
amené, mais paradoxalement un certain succès. ralisme ambiant, par lequel on magnifie, en considérant
Il me faut revenir ici brièvement sur l’expérience positivement la culture dont ils sont censés être les por-
« enchantée » que j’ai eue de la publication et de la teurs, toutes sortes de groupes sociaux régionaux, pro-
réception du livre. C’est relativement facilement et sans fessionnels, sexuels, d’âge, etc. Au cours des dernières
transformations majeures du manuscrit original que la années, de nombreux ouvrages sur la « culture » des ban-
thèse fut publiée. En fait, elle avait été rédigée avec l’idée lieues populaires sont parus, dont beaucoup se sont éga-
et l’espoir d’une publication ultérieure. C’est Marc lement bien vendus 7. C’est aussi l’idéologie culturaliste
Augé, mon directeur, qui se chargea de proposer le qui conduit, au niveau du sens commun, à expliquer
manuscrit à Odile Jacob, qui l’accepta. Le sujet intéres- toutes sortes de comportements et de pratiques diverses,
sait l’éditrice au double sens du terme. Il existe en effet y compris parmi les plus déviantes ou les plus délin-
depuis un certain nombre d’années une sorte de « mar- quantes, par les origines ethniques ou nationales.
ché » de la banlieue, qui ne concerne d’ailleurs pas seu- À l’engouement culturaliste, il convient d’ajouter
lement l’édition, mais également le cinéma, la presse, le l’attrait pour l’exotisme, qui comme d’habitude emboîte
travail social, etc. En publiant ce livre, Odile Jacob espé- le pas aux ethnologues, à moins que ce ne soit le
rait faire (je l’ai su par la suite) une bonne « opération ». contraire. Si ce besoin de différence fut pendant long-
Elle fut finalement déçue par les chiffres de vente (pres- temps orienté vers les sociétés lointaines et « primiti-
que 4 000 exemplaires au cours de la première année), ves », puis par la suite vers les populations rurales
qui n’étaient pas à la hauteur de ses espoirs. françaises « traditionnelles », ce sont aujourd’hui les
J’ai eu, après la parution de l’ouvrage, à répondre à espaces urbains, et spécialement les banlieues, qui sem-
toute une série de demandes successives. Il y a eu des blent devoir satisfaire ce désir d’altérité. Le chercheur
interviews de presse écrite, des émissions de radio et n’échappe pas toujours au chant des sirènes. Il serait
deux brèves interventions pour la télévision, au total intéressant d’objectiver par l’enquête – à supposer,
une cinquantaine de participations. Par la suite, j’ai été comme l’affirme Devereux, que « toute recherche est auto-
sollicité une centaine de fois par différentes institutions, pertinente » [1980 : 212] – les facteurs qui déterminent
pour des conférences ou des journées de formation des- le goût et l’attirance de certains sociologues ou ethno-
tinées aux éducateurs, enseignants, policiers, magistrats, logues – dont je fais sans doute partie – pour des terrains
gardiens d’HLM, surveillants de prison, etc. Sont compri- d’étude situés dans les espaces de relégation, de misère
ses dans ces demandes les invitations pour des tables ou de crime. On peut notamment évoquer toute la part
rondes, débats, congrès, salons du livre, déjeuners, etc. de danger, réel ou fantasmé, que comporte le travail de

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2. Double page de l’hebdomadaire Marianne : la vision essentialiste d’une France multiethnique (© Marianne, 4-10 oct. 1995 : 54-55).

l’enquêteur dans ces zones d’ombre. Deux articles consti- liste de thèmes généraux en rapport avec la question for-
tuèrent pour mon travail des sortes de modèle dans mes mulée dans le titre. Ainsi sont traités l’histoire de l’im-
orientations de départ : l’un sur la boxe dans le ghetto migration en France « L’intégration à la française », « La
noir de Chicago [Wacquant, 1989] ; l’autre sur le dimension cachée de la culture », les traits culturels des diffé-
commerce de la drogue à Harlem [Bourgois, 1992]. Je rentes communautés immigrées en France, etc. Ne maî-
me souviens aussi du plaisir ambigu que je ressentais, lors- trisant aucun des sujets abordés, elles ont puisé dans le
que je retournais « parmi les miens » en cours d’enquête, contenu de quelques dizaines de travaux sociologiques,
ou plus tard, lorsque je communiquais mes premiers démographiques, ethnologiques et linguistiques, plus ou
résultats en conférence, à endosser le rôle stéréotypé de moins arbitrairement choisis et auxquels elles renvoient à
« celui qui revient de là-bas », ce « médiateur donnant accès l’occasion. Il en résulte une série de tableaux succincts,
à un univers rare et secret » [Pinto, 1996 : 37]. non dépourvus d’éléments intéressants, mais forcément
La prise de conscience des effets possibles de la publi- très réducteurs et simplistes. La culture est ici envisagée
cation de matériaux ethnographiques sur la jeunesse des en dehors de toute contextualisation historique, sociale
quartiers est évidemment venue de ce retour occasionné et politique. Cette perspective est accompagnée de sug-
par la forte demande sociale et institutionnelle évoquée gestions d’application, dans des rubriques « Que faire en
ci-dessus. L’alarme fut en quelque sorte sonnée un jour classe », qui clôturent chaque partie du manuel et dans
où je reçus par la poste, de deux pédagogues aimable- lesquelles sont fournies des solutions « clé en main »
ment reconnaissantes, un ouvrage intitulé Enseigner aux concernant le comportement à adopter face à tel ou tel
élèves issus de l’immigration, dans lequel j’étais abondam- type d’élève. Une sous-partie est spécialement consacrée
ment cité [Clément, Girardin, 1997]. Dans ce livre, les à la culture des rues, dans laquelle les auteurs proposent,
auteurs, anciennes enseignantes du primaire et du entre autres, quelques moyens de lutte contre les pratiques
secondaire, devenues formatrices, passent en revue une déviantes adolescentes.

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96 David Lepoutre

Cet ouvrage apparaît en fait assez représentatif d’une plus ou moins directement engagés dans des relations de
approche professionnelle, largement en vigueur dans le violence ou de sanction avec les jeunes, en passant par
travail social. Les institutions ont ainsi largement intégré tous les degrés d’adhésion ou de réticence possibles de
cette approche culturaliste dans leur action. Cela va du ceux, par exemple les éducateurs, qui se trouvent dans
saupoudrage ethnique opéré par les « chargés de peuple- des positions plus intermédiaires et d’ailleurs souvent
ment » dans les offices HLM, jusqu’à la lecture racialiste pleines de contradictions. Dans tous les cas, l’adolescent,
orientant certaines pratiques policières, en passant par le c’est-à-dire ici l’Autre, n’est jamais perçu et conçu dans
développement des thèmes « cultures » dans le contenu le cadre d’une relation spécifique, à deux termes. On
des stages de formation des travailleurs sociaux, la péda- veut simplement connaître ses caractéristiques en quel-
gogie culturelle dans les établissements scolaires dits que sorte intrinsèques, afin de pouvoir soit le socialiser
« multi-ethniques », etc. et l’instruire, soit le contrôler et le punir, soit enfin le
Le problème est que ce genre d’approche institution- canaliser et le rééduquer. Le désir de connaissance de
nelle, qui se nourrit, entre autres, des productions de l’Autre n’aboutit qu’à un seul résultat, qui est finalement
l’ethnologie du proche et, en particulier, de celles de de le nier dans son altérité.
l’ethnologie urbaine, renvoie à une représentation du Non content, donc, d’avoir occasionné certains dom-
monde social en termes de natures éternelles et de conte- mages symboliques, personnels et familiaux, en publiant
nus immuables. C’est le travers bien connu de l’essentia- imprudemment certaines photos et en faisant un usage
lisme ou du substantialisme. On oublie toute perspective mal maîtrisé des prénoms, je me suis trouvé finalement
dynamique et relationnelle de la culture. On néglige le renvoyé à la question fondamentale de l’utilité et donc
fait que celle-ci change en permanence et qu’elle est le du sens général de mon travail ethnographique. Je peux
produit de l’histoire et d’un système de relations donné, d’autant moins échapper à cette question de l’usage ins-
lui-même historiquement constitué. On omet enfin de titutionnel des connaissances scientifiques, que j’ai moi-
penser que les institutions sont, dans le contexte parti- même été praticien pendant dix ans dans l’institution
culier dont on parle, des acteurs collectifs à part entière, sans doute la plus concernée par cette relation difficile
au même titre que les « jeunes de banlieue », du pro- avec la jeunesse des quartiers : l’école 8.
cessus de différenciation sociale et culturelle qui a abouti
à la formation progressive d’une culture adolescente
relativement autonome.
L’un des signes frappants de cette nouvelle approche ■ Vers une ethnologie participative ?
est certainement le développement fulgurant, depuis
une dizaine d’années, des métiers dits de « médiation ». Cet ensemble de faits et de remarques pourraient lais-
Le recrutement de ces agents intermédiaires (jeunes du ser croire à une entreprise systématique de dénigrement
quartier, personnels « ethniques », travailleurs de proxi- du travail qui a été accompli. La publication de l’enquête
mité), qui sont conçus un peu comme des interprètes, n’aurait eu finalement pour effet que d’aggraver les rap-
répond à l’idée qu’il faudrait rétablir la communication ports de domination sociale et de renforcer le traitement
et la concorde entre des mondes qui ne se comprennent réifiant et discriminant des populations les plus dému-
plus parce qu’ils seraient séparés par des fossés culturels. nies, en particulier dans une société qui voit, depuis une
Nul doute que la description et l’analyse de la vingtaine d’années, s’accroître les écarts sociaux.
« culture des rues » adolescente qui est contenue dans Il s’agit bien au contraire de considérer les erreurs et
mon étude constitue, dans ce contexte, une sorte de les conséquences imprévues de la recherche comme
pain bénit pour les institutions qui se trouvent confron- autant d’analyseurs possibles de la réalité et ainsi, en
tées aux jeunes des grands ensembles. Les praticiens peu- reprenant à d’autres fins des principes méthodologiques
vent y trouver matière à explication pour des pratiques déjà édictés par les sociologues ou les ethnologues, de
et des comportements qui leur apparaissent plus ou « faire avec les déconvenues » [Bizeul, 1999], ou encore de
moins incompréhensibles et bien souvent néfastes, dan- considérer « le ratage comme heuristique » [Jamin, 1986].
gereux, inacceptables. Précisons d’ailleurs que le malaise que ressent l’ethno-
Je ne dispose pas de données particulières concernant logue ne peut avoir cette valeur heuristique que si la
l’usage qui a pu être fait par des praticiens de mon étude. critique qui en ressort se situe clairement du côté de
Je peux seulement me faire une idée de sa perception à l’épistémologie, sans verser dans la protestation morale
travers les réactions les plus fréquentes que j’ai observées ou politique. C’est le modèle de la « culpabilité transférée »
lors des nombreux stages de formation dans lesquels je qui figure, selon M. Augé, comme l’un des cinq modes
suis intervenu. Cela va de la vision relativement enchan- de renouvellement de la discipline [1994].
tée des enseignants ou des professionnels de la culture, Reprenons donc dans l’ordre les deux difficultés
plutôt satisfaits de redécouvrir, par ce nouvel éclairage, majeures qui ont été abordées précédemment : celle de
une dimension positive et valorisante des conduites ado- la restitution et celle plus générale des effets sociaux de
lescentes, jusqu’aux réactions hostiles et parfois virulen- la recherche.
tes des policiers, magistrats et gardiens de prison, tous Le problème de la restitution des connaissances auprès

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des populations enquêtées, notamment sous forme de du travail publié par les populations enquêtées, il est éga-
livre, a été posé depuis longtemps dans les travaux lement loin d’être simple. Certains auteurs considèrent
américains de sociologie par observation participante qu’il est inévitable que les personnes et les groupes se
[Becker, 1970]. Il a été abordé en France, plus récem- sentent, dans une certaine mesure, trahis par les descrip-
ment et de manière très ponctuelle, dans le contexte de tions et les analyses contenues dans les livres et qu’une
l’ethnologie du proche [Zonabend, 1994]. Il peut être certaine hostilité suscitée par la publication est inélucta-
examiné selon trois axes principaux qui sont celui de la ble [Arborio, Fournier, 1999 ; Zonabend, op. cit.].
déontologie professionnelle, celui de la réception des D’autres évoquent les possibilités d’analyse supplémen-
contenus et enfin celui du rapport général qu’entretient taires que ce retour est susceptible d’offrir. Cela peut
l’ethnologue avec ses informateurs. même impliquer que le chercheur revienne sur le terrain
La principale règle de déontologie, généralement spé- après avoir rédigé son compte rendu afin de soumettre
cifiée dans les manuels, concerne le changement des son manuscrit aux personnes concernées. C’est la
noms des personnes et parfois des lieux cités. Mais la démarche qui fut conduite par L. Wylie, pour son étude
codification n’existe pas dans ce domaine, et la pratique monographique du village de Chanzeaux [1970]. Cet
est très variable, dépendant des objets étudiés et sur- ethnologue revint en effet passer une quinzaine de jours
tout des choix des auteurs, en fait rarement explicités. sur les lieux de son enquête, pour faire lire son texte à
Traitant de la vie privée dans un contexte ouvrier, quelques personnes, notamment du conseil municipal. Il
O. Schwartz a changé non seulement les noms de per- ajouta finalement un chapitre, rédigé à partir des réac-
sonnes et des lieux, mais encore la profession de certains tions enregistrées, avant de publier son ouvrage. Outre le
[op. cit.]. Au pôle opposé, M. Abélès a conservé les patro- fait que ce genre de démarche n’est pas toujours possible,
nymes réels – déjà publics – de ses enquêtés dans son étude elle apparaît comme un procédé assez artificiel, qui
sur la vie politique d’un département français [1989]. Il témoigne peut-être surtout du sentiment de redevabilité
en va de même pour P. Bourdieu, épinglant les person- du chercheur. L. Wylie avait d’ailleurs proposé aux habi-
nalités du monde médiatique dans son pamphlet sur la tants de Chanzeaux d’écrire eux-mêmes les addenda,
télévision [1996]. Certains conservent les noms de lieux, mais ils déclinèrent l’offre.
d’autres pas. Certains remplacent les noms de personnes Ce qui est en jeu ici, c’est en fait plus généralement
par une initiale, d’autres par des patronymes fictifs. la teneur de la relation entre le chercheur et les popula-
Il me semble aujourd’hui que les choix que j’ai faits tions sur le terrain. L’inégalité de l’échange, voire
pour « protéger » mes enquêtés étaient tout à fait ambi- l’absence totale d’échange, a déjà été évoquée à de nom-
gus. J’ai conservé, tout en inversant les noms de quelques breuses reprises. On parle parfois même de rapports
rues, ceux de la commune et du grand ensemble. d’exploitation entre le chercheur et ses informateurs.
Comme je l’ai indiqué, je me suis contenté d’intervertir C’est l’accusation qui fut portée contre le sociologue
les prénoms et de modifier les patronymes quand j’avais américain W. Whyte au sujet de son étude fameuse sur
besoin de les citer. En quelque sorte, j’ai respecté une un quartier italien pauvre de Boston, dans l’entre-deux-
sorte de « minimum déontologique ». Même si j’ai tenté guerres [1995]. Pourtant nombreux sont également les
de m’en défendre tout au long de l’étude, il me semble ethnographes (Whyte en fait certainement partie) qui
que cela correspondait à un désir plus ou moins ont fait l’expérience de relations allant bien au-delà des
conscient de réhabiliter cette jeunesse des quartiers stig- rapports dits « de confiance » que l’on préconise dans les
matisés à laquelle j’étais confronté dans mon travail. guides d’enquête [Beaud, Weber, 1997 ; Maget, 1962].
Cette « perspective » est bien illustrée par le cas d’un Il s’agit de l’amitié, parfois définie comme une « condition
adolescent à qui j’expliquais la pratique des changements sociale de possibilité de la production de données » [Wacquant,
de prénoms et qui me pria alors avec insistance de 1996]. L’amitié permet non seulement d’accéder à la
conserver le sien dans le livre – ce que j’ai d’ailleurs fait, sphère du privé et de l’intime [Schwartz, op. cit.], mais
considérant que rien de ce qui était dit dans le texte ne encore de mieux appréhender la complexité et la varia-
pouvait lui nuire [Lepoutre, op. cit. : 288]. bilité extrême des relations et des représentations au sein
En l’occurrence, il ne suffit pas toujours de changer les d’un contexte social et culturel donné. Ce que l’on omet
patronymes et les toponymes pour assurer la protection cependant de prendre en compte, dans cette dernière
des personnes citées. Cela est d’autant plus vrai à l’inté- perspective, c’est que l’amitié figure aussi et peut-être
rieur du groupe étudié, où les gens ont tôt fait de se surtout comme une conséquence de l’enquête 9.
reconnaître dans les écrits publiés, si bien que les vérités En ce qui concerne mon travail, j’ai eu, depuis que le
dévoilées peuvent avoir des effets négatifs imprévus. « En livre a été publié, un certain nombre de retours variables,
un certain sens, les masques ou grimages que l’ethnographe qui dépendent à la fois du rôle que les personnes occupent
s’emploie à mettre sur le réel fondent et tombent rapidement, de éventuellement dans l’ouvrage et de la position sociale,
sorte qu’à terme ils n’ont plus qu’une valeur conventionnelle, en particulier dans le contexte du grand ensemble. Samir,
une fonction de codage, non point de travestissement. » [Zona- cité plus haut, m’a dit avoir lu l’ouvrage dans son inté-
bend, op. cit. : 9] gralité. Il se considère en fait comme une sorte de héros
Quant au problème de la réception et du jugement du livre, d’autant que son « personnage » occupe le

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98 David Lepoutre

premier rôle dans une pièce de théâtre, Samir et l’ethno- Peut-on s’en tirer si facilement ? Encore une fois, le pro-
graphe, qui en a été tirée par la suite. Nombreux sont les blème n’est pas tant celui de la responsabilité morale
adolescents, parmi la vingtaine que j’ai eu l’occasion de – nécessaire à la prise de conscience – que celui des
rencontrer depuis la publication, qui ont fait des bénéfices épistémologiques d’une telle réflexion. Dans le
commentaires positifs, du type « trop bien », « trop mar- domaine des études exotiques, nous reconnaissons bien
rant », etc. Mais certains d’entre eux se sont au contraire aujourd’hui, à l’issue d’une prise de recul tardive mais
sentis atteints dans leur image. Cela concerne non seule- salutaire, les liens étroits qui ont pu exister entre le regard
ment les jeunes cités à propos de la double affaire de la culturaliste et ethniciste qu’ont porté les premiers ethno-
photo et des changements de prénoms malencontreux, graphes sur les populations indigènes et les modes
mais aussi quelques-uns qui se sont reconnus dans des de domination spécifiques de l’entreprise coloniale
anecdotes où ils apparaissaient de manière assez dévalo- [Amselle, 1990]. Il ne s’agit évidemment pas de fustiger
risée et qui m’en ont voulu d’avoir raconté ce qui n’était les ethnographes d’une époque révolue, mais seulement
guère racontable. Et j’ai entendu dire que quelques « cail- de considérer leur « raison ethnologique » avec distance cri-
leras » 10 de la cité m’attendaient de pied ferme pour me tique et de s’appuyer sur cette base pour construire de
« massacrer » parce que j’avais évoqué les activités illicites nouveaux modes d’approche et d’analyse. Il serait indis-
de la cité. pensable, dans cet esprit, de travailler à l’historiographie
En fait, très peu d’adolescents ont fait une lecture de la diffusion et de l’usage social et politique des
linéaire de l’ouvrage. Ce sont principalement les six connaissances ethnologiques durant cette période. C’est
exemplaires de la bibliothèque du grand ensemble et l’objectif de l’histoire des sciences sociales et en particu-
quelques autres, offerts par la municipalité à des lauréats lier de celle de l’ethnologie quand celle-ci ne se limite
du baccalauréat de 1998, qui ont circulé de main en main pas à l’histoire des théories et des idées.
dans la cité. Ils ont été manipulés et consultés, indivi- S’il est aujourd’hui acquis que la relation d’enquête
duellement ou, plus souvent, en groupe. La lecture qui fait partie de l’enquête elle-même, on considère souvent
en a été faite s’apparente donc, plus ou moins, à celle du que les activités de publication et de diffusion du savoir,
journal dans lequel on se retrouve, avec ses pairs et sur les au-delà des limites de la communauté scientifique, sont
lieux que l’on reconnaît. Le livre semble donc avoir extérieures à la démarche de recherche et qu’elles figu-
fonctionné beaucoup plus comme support de réputa- rent comme un travail supplémentaire et facultatif, par-
tion, négative ou positive selon les cas, que comme fois dit significativement de « vulgarisation ». On ne se
contenu de connaissance et d’analyse à proprement par- soucie pas non plus des retombées et des effets ultérieurs
ler. En somme, il a été réintroduit dans le circuit des de la diffusion des connaissances, sauf à déplorer la chute
relations d’honneur telles qu’elles sont instituées dans le vertigineuse des chiffres de vente des ouvrages de scien-
groupe des pairs adolescents et telles que je les ai en partie ces humaines, depuis une vingtaine d’années, et la dispa-
décrites et analysées dans son contenu même. rition du lectorat cultivé. Pourtant, il serait aussi utile de
Cela nous conduit finalement à nous interroger sur le considérer que cette partie du travail s’inscrit également
sens de la démarche de l’écriture et de la publication en dans le cadre d’une relation de recherche : celle du cher-
ethnologie. Pour qui écrit-on ? Et dans quel(s) but(s) ? cheur avec les « indigènes » à qui il restitue les connais-
S’agit-il de « communiquer des résultats » à l’attention sances produites par l’enquête de terrain ; celle du
exclusive de ses pairs ? Il faudrait, si tel était le cas, ne chercheur avec la société qui l’entoure, qui finance ses
jamais sortir du cadre restreint – mais non clairement activités et à qui il rend compte de ses résultats, notam-
circonscrit – des revues spécialisées 11. En ce qui me ment sous forme de livres. Il conviendrait d’intégrer aussi
concerne, je ne peux pas établir de façon claire la part des cette relation à la construction de l’objet, comme on le
différentes motivations que j’ai nourries, et qui ont d’ail- fait pour la relation d’enquête. Cela éviterait sans doute
leurs varié avec le temps, en écrivant et en publiant mon d’envisager de manière fataliste le rôle de l’ethnologue
étude sur la culture des rues. Était-ce pour obtenir mon comme « décepteur du social » [Zonabend, op. cit. : 10].
doctorat d’ethnologie ? Pour mes collègues sociologues Dans le contexte d’étude dont il est question ici, et
ou ethnologues ? Pour le public cultivé ? Pour les prati- dans d’autres contextes plus ou moins analogues où le
ciens de terrain ? Pour le grand public ? Pour les ado- chercheur enquête sur des populations socialement
lescents du grand ensemble des Quatre-Mille ? Pour dominées, à fortiori sur des faits sociaux difficilement
moi-même ? Il n’y a, bien entendu, aucune réponse sim- accessibles à l’observation, l’une des options possibles
ple ni définitive à ce genre de question. Mais il est cepen- réside peut-être dans une méthodologie de recherche
dant nécessaire de se les poser à un moment ou à un autre. qui intègre une participation plus engagée des popula-
On ne peut pas non plus faire l’économie d’une tions faisant l’objet de l’étude. Je m’appuie ici sur une
réflexion portant sur les effets à plus ou moins long terme double expérience personnelle de recherche actuelle-
de la publication et de la diffusion des connaissances ment en cours. La première porte sur la mémoire fami-
scientifiques. On entend dire souvent que les chercheurs liale des adolescents d’une cité de banlieue. Elle est
ne peuvent pas être tenus pour responsables de l’utilisa- menée depuis trois années dans le cadre d’un atelier
tion – immanquablement détournée – de leurs travaux. d’écriture et de recherche documentaire sur le passé

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familial, dans un collège de la banlieue parisienne. La ancienne, mais beaucoup plus discontinue et nettement
seconde a pour objet les trajectoires vestimentaires de moins affirmée et reconnue en France 12. Dans notre
jeunes étudiants issus des classes moyennes et populaires. double contexte d’étude, l’action qui sous-tend la
Elle est conduite avec des groupes de travaux dirigés recherche est elle-même une démarche de connaissance.
d’étudiants de première année de sociologie, à l’uni- Au collège, l’objectif est en effet pour les élèves d’appro-
versité d’Amiens. Dans ce dernier cas, les étudiants cher autrement, à travers l’étude concrète du passé de
travaillent en binômes au sein desquels ils enquêtent leur famille, la connaissance de l’histoire contemporaine
mutuellement sur la trajectoire vestimentaire de leur par- et la maîtrise de la langue écrite. À l’université, il s’agit
tenaire. Ces deux recherches n’ont pas été conçues tout simplement d’initier les étudiants aux méthodes
comme telles au départ, puisqu’elles sont issues de projets d’enquête qualitatives en sociologie. D’un côté comme
à visée principalement pédagogique. C’est au vu de de l’autre, la collaboration entre le chercheur et les per-
l’intérêt des productions de ces « ateliers » que l’idée est sonnes concernées par l’étude aboutit à un contenu de
venue par la suite de conduire une étude ethnologique à connaissance, le livre publié. Mais c’est une expérience
la fois parallèle et conjointe. Dans les deux cas, l’objectif en cours dont on ne peut pas encore tirer tous les
d’une future publication collective, sous forme de livre enseignements.
à plusieurs « voix », a été explicitement formulé et
annoncé, ce qui a garanti, au yeux des participants, le Si les cités constituent des terrains spécialement piégés
caractère « sérieux » de l’entreprise. pour l’ethnographe, c’est comme nous l’avons vu en rai-
Ces deux « situations d’enquête », comparables entre son de trois types de difficultés qu’elles opposent au tra-
elles bien que relevant de contextes différents, présentent vail de recherche. Le premier piège réside dans le fait que
un certain nombre de caractéristiques avantageuses pour ces espaces et les populations qui les occupent sont déjà
la recherche. Les membres des groupes concernés, enga- sous les feux de la rampe. Ils sont par conséquent l’objet
gés personnellement dans les ateliers en tant qu’auteurs de discours préconstruits qui s’imposent à la pensée et
futurs de textes signés, s’investissent d’une manière évi- orientent – ou désorientent – l’analyse. D’où l’obligation
demment plus importante dans le travail d’écriture et de pour le chercheur non seulement de rompre avec les
production des données. Le chercheur, quant à lui, est en points de vue dominants, y compris avec ceux qui éma-
partie libéré de « l’examen de conscience continu, pendant nent des recherches en sciences humaines déjà produites
et après l’enquête, qui peut se révéler générateur d’angoisses et sur ce type de terrain, mais encore de désapprendre les
de blocages analytiques difficiles à surmonter » [Wacquant, savoirs déjà constitués. Le deuxième consiste à croire que
1996 : 65]. La relation du chercheur avec les enquêtés, le discours ethnologique ou sociologique est situé à
qui sont aussi ses collaborateurs, est instituée autrement l’extérieur de la circulation des discours et peut rester
que dans les enquêtes par observation participante tradi- sans effet sur la réalité sociale considérée. L’une des solu-
tionnelle. Concernant les entretiens d’enquête menés tions peut consister, pour aborder certains objets, à s’en-
par le chercheur en parallèle, la question méthodologi- gager plus en avant, comme on l’a vu ci-dessus, dans les
que de savoir qui accepte de parler ou pourquoi telle ou relations avec les enquêtés et à pratiquer une ethnologie
telle personne accepte de parler est ici résolue de manière non pas des populations considérées, mais avec les acteurs
tout à fait différente. En l’occurrence, tous les partici- eux-mêmes, qui deviennent en partie sujets de la recher-
pants ont accepté le principe de l’entretien. On pourrait che. Cette posture méthodologique permet sans doute
examiner bien d’autres avantages. Il existe également des d’appréhender différemment les ressorts profonds de la
inconvénients de taille : d’une certaine façon, les analyses relation à l’autre, qui est l’une des questions épistémolo-
du chercheur risquent par exemple d’être placées sous giques centrales de la discipline. Le troisième piège serait
« contrôle », du moins pour ce qui concerne le texte qu’il de vouloir établir une posture méthodologique univer-
écrira dans l’ouvrage. Il ne saurait en effet être question selle et définitive. La relation de recherche, à l’instar de
de taire l’identité des personnes concernées par l’en- toutes les relations humaines, est en réalité sans cesse à
quête, puisqu’elles sont elles-mêmes coauteurs du livre. reconstruire, et cet incessant recommencement fait par-
On peut aussi penser aux travers possibles d’une produc- tie intégrante du travail scientifique.
tion de données effectuée « sur commande », dans le En ce sens, sur ce terrain miné que constituent les
contexte particulier d’une relation d’enseignement entre banlieues populaires contemporaines, les mines désa-
professeurs et élèves d’un côté, professeur et étudiants morcées semblent toujours renaître de leurs cendres. Et
de l’autre. l’ethnologue pourrait bien être ici une sorte de démineur
Ce type de travail renvoie en fait au domaine prolifi- permanent du social, en ce sens qu’il doit toujours tra-
que et hétéroclite de la « recherche-action » en sciences vailler avec du temps, de la patience et de la délicatesse,
sociales, domaine qui s’inscrit dans une tradition fort sur un terrain fort risqué, pour lui comme pour l’ensem-
ancienne et permanente aux États-Unis, tout aussi ble du corps social. ■

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100 David Lepoutre

Notes 3. Ce fut finalement une photographie de


Sebastiao Salgado, tirée d’une série de clichés
7. Un exemple parmi d’autres, l’ouvrage
du linguiste J.-P. Goudaillier [1997], qui s’est
qu’il avait faits aux Quatre-Mille dans les vendu à 12 000 exemplaires.
1. L’intégration de la situation d’enquête années soixante-dix, qui fut retenue.
8. Cette question, qui ne concernait jus-
dans la définition de l’objet n’est pas nouvelle 4. Certaines photos de Cœur de banlieue, qu’à ces dernières années que les établissements
puisque certains ethnologues spécialistes des dont je n’ai pas réussi à retrouver les protago- d’enseignement secondaire, est en train de voir
sociétés exotiques avaient déjà procédé de cette nistes, ont été légèrement « floutées » par la le jour au sein même de l’institution universi-
manière dans les années cinquante. Ce fut maison d’édition. Toutes les autres ont été taire, avec l’arrivée récente, dans le contexte de
notamment le cas de G. Balandier qui formula publiées avec une autorisation écrite. Il y a la massification des études supérieures, d’un
pour ses travaux en Afrique noire le concept de quelques années les clichés des jeunes de ban- nombre croissant d’étudiants issus des grands
« situation coloniale » [1955]. Il n’est d’ailleurs pas lieue qui paraissaient dans la presse étaient sou- ensembles populaires.
interdit de penser que le contexte contempo- vent publiées avec des barres noires. De nos
rain des grands ensembles populaires s’appa- jours, nombreux sont les photographes qui pré- 9. Il est significatif que L. Wacquant
rente par certains côtés à celui de la situation inverse dans son article les deux termes de la
fèrent des procédés moins stigmatisants tels que
coloniale. Les cités sont parfois définies comme relation de terrain : « Ceci pour souligner que les
le floutage ou les effets d’ombre et de lumière
des territoires en cours de tiers-mondisation observations que j’ai pu réaliser au sein du ghetto de
(voir photo 2).
[Bachmann et Leguennec, 1998]. Elles font Chicago ne l’ont été qu’au prix d’un long travail de
l’objet de politiques dans lesquelles la notion 5. On se souvient peut-être du procès re-connaissance mutuelle avec ces amis qui devien-
de développement (économique, social) est très auquel fut convoquée Y. Verdier, il y a une dront peu à peu aussi des informateurs. » [1996 :
présente depuis longtemps. Elles sont également vingtaine d’années. Le magasine VSD avait 64] Chronologiquement, c’est sans aucun
conçues et traitées par certaines institutions poli- publié, à la suite de l’enquête sur Minot, en doute le contraire qui est arrivé.
cières comme des espaces de reconquête quasi Bourgogne, la photo d’une vieille femme du 10. « Racailles » en verlan.
militaire [Laurent, 1999]. village, avec cette légende diffamatoire « La cui-
sinière, la voleuse », laquelle faisait directement 11. Sur la question de la diffusion et de la
2. Dans le contexte des grandes villes référence aux représentations populaires analy- vulgarisation des connaissances ethnologiques,
américaines, M. Sánchez-Jankowski a montré sées dans l’ouvrage de l’ethnologue. voir P. Descola [1994].
comment les gangs s’organisent pour contrôler
stratégiquement les informations qu’ils fournis- 6. L’ouvrage emblématique de cette 12. Sur l’histoire de la recherche-action et
sent aux journalistes et comment ils se servent sociologie du désordre, faisant encore aujour- pour un panorama synthétique de ce genre
des reportages de ces derniers pour étendre leur d’hui référence dans ce domaine, est certaine- d’approche, voir J.-P. Resweber [1995]. Sur
aire de renommée, recruter de nouveaux mem- ment celui de F. Dubet [1987]. Pour un aperçu une forme particulière de recherche-action en
bres, adresser des avertissements aux gangs voi- bibliographique sur la question, voir C. Bach- sociologie du travail, aux États-Unis, voir par
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Ethnologie française, XXXI, 2001, 1


Dossier : Bembo f205735\pu139942\ Fichier : eth1-01 Date : 16/5/2007 Heure : 13 : 47 Page : 101

La photo volée 101

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ABSTRACT
The stolen snapshot. The traps for ethnography in the suburbs
An ethnologist working in a stigmatised area within his own society cannot simply be happy with setting up the usual methodo-
logical rules. The asymmetry and the inequality between the researcher and his objects not only appear when it comes to relations
on the field, but also in the definition of the topic itself. Beyond the integration of the research relationship into the project itself,
we are dealing here with the question of the rendering and the diffusion of the knowledge gained and of the effects that these may
produce on the populations concerned and on the political and institutional treatment they receive.
Keywords : Suburbs. Youth. Photography. Deontology. Rendering.

ZUSAMMENFASSUNG
Das gestohlene Foto. Die Fallen der Ethnologie in Vorstadtbezirken
Wenn der Ethnologe innerhalb seiner eigenen Gesellschaft in einem stigmatisierten Bezirk arbeitet, kann er sich nicht damit
begnügen, Untersuchungsbedingungen aufzubauen, die den üblichen methodologischen Regeln entsprechen. Das Ungleichgewicht
und die Ungleichheit zwischen dem Forscher und seinen Objekten wirken sich hier nicht nur auf die Beziehungen am Ort aus,
sondern besonders auch auf den Aufbau des Projektes selbst. Über die Einbindung der Untersuchungsbeziehung in die Untersuchung
selbst hinaus, stellt sich hier die Frage nach der Rückführung und Verbreitung der Erkenntnisse und nach den Auswirkungen, die
dies auf die betroffenen Gruppen haben kann, sowie nach der politischen und institutionellen Behandlung denen diese Erkenntnisse
unterliegen.
Stichwörter : Vorstadt. Jugend. Fotografie. Berufspflicht. Rückführung.

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