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Chocs de langues et de cultures ?

un discours de la méthode
« Culture et Société »
collection dirigée par
Claude Duchet

Dernier volume paru :


Violaine Roussel (dir.), Les Artistes et la politique. Terrains franco-
américains, 2010.

© PUV, Université Paris 8, Saint-Denis, 2011


ISBN : 978-2-84292-277-1
ISBN ebook epub : 978-2-84292-634-2
ISBN ebook PDF : 978-2-84292-312-9

Illustration de couverture :
Choque cultural © Remed, for Choque Cultural (www.remed.es). Œuvre
reproduite avec la gracieuse autorisation de l’artiste.
Sous la direction de Marie-Christine Bornes Varol

Chocs de langues et de cultures ?


un discours de la méthode

Ouvrage publié avec le concours de


l’UMR 8099 Langues-Musiques-Sociétés
(CNRS-Université Paris Descartes)

Culture et Société
Presses Universitaires de Vincennes
I.
INTRODUCTION
INTERDISCIPLINARITÉ

S’il y a beaucoup de discours généraux sur l’interdisciplinarité,


il y a peu d’études de sa mise en œuvre concrète.
D. Vinck (2000)

Présentation générale
Le volume qui est ici présenté est, au-delà des dix articles qui composent
les études de cas, une synthèse des résultats obtenus par un groupe de
chercheurs appartenant à différentes disciplines au sein du laboratoire
Langues Musiques Sociétés (UMR 8099 CNRS-Paris V). Les
anthropologues, linguistes, ethnomusicologues, psychanalyste du groupe de
travail intitulé « Processus d’Identification en situation de contact1 » étaient
d’abord pressés de réfléchir ensemble en raison de la complexité des
situations qu’ils rencontraient sur leurs terrains d’études et qui leur posaient
des problèmes de description. Ils souhaitaient savoir comment ces
phénomènes d’interactions de langues, de cultures, de musiques, de plus en
plus fréquents, ces objets scientifiques complexes souvent écartés des
études parce qu’ils mettaient en jeu trop de paramètres, étaient pris en
compte (ou non) par les différentes disciplines, analysés et catégorisés par
elles, afin de mieux les comprendre et de glaner, le cas échéant, des savoirs
et des méthodes utiles à leur traitement. Personne ne souhaitait transiger sur
sa discipline, mais nous partagions le souci de ne pas réduire nos objets
d’étude à de simples cas servant d’illustration à une théorie quelle qu’elle
soit. Une approche interdisciplinaire nous semblait de nature à permettre la
prise en compte de cette complexité.
Notre expérience de travail doit beaucoup au cadre institutionnel du
laboratoire Langues Musiques Sociétés et aux orientations données par son
directeur Frank Alvarez-Pereyre. La description de notre expérience
s’appuie sur sa réflexion dans le cadre de son ouvrage L’Exigence
interdisciplinaire (2003), où il distingue pluridisciplinarité,
interdisciplinarité et transdisciplinarité. Ici, le premier terme concerne
plutôt la juxtaposition des différents regards disciplinaires, le second la
dynamique interactive entre les différentes disciplines, le troisième
l’émergence d’une réelle compétence théorique et méthodologique
interdisciplinaire.
Le fait de travailler en commun supposait la reconnaissance par les uns
des compétences des autres. Le fait de raisonner sur des terrains et des cas
qui nous étaient étrangers supposait non seulement le respect préalable pour
le travail des spécialistes, mais aussi la confiance dans la rigueur de leurs
démarches2. Comme la suite le montrera, ce n’est une évidence que dans le
principe.
Nous partions donc, a priori, du principe de la pertinence et de la
cohérence des observations faites par chacun des spécialistes sur le cas
particulier qu’il étudiait sur son terrain. En focalisant sur les processus
d’identification en œuvre dans les situations de contact, communs à tous ces
spécialistes, il devait être possible de mettre ces cohérences en
concordance, à un niveau supérieur, interdisciplinaire.
Si toutes les disciplines n’étaient pas aussi théoriquement démunies les
unes que les autres face aux problèmes de contact, elles avaient toutes des
difficultés de description fine des phénomènes complexes, des problèmes
pour intégrer différents niveaux d’analyse pour un même objet et pour
catégoriser les phénomènes observés. Elles partageaient le même
questionnement méthodologique par rapport aux descriptions en synchronie
de phénomènes interagissant en diachronie, et les difficultés pour rendre
compte par des descriptions forcément statiques (en un moment T) de
situations dynamiques.
L’une des questions partagées était : si l’on doit tenir compte dans la
description d’une culture des interférences dues à d’autres cultures,
comment le fait-on et jusqu’à quel point ?
Ainsi, pendant les six années de rencontres de travail, une vingtaine de
contributeurs stables (pour la plupart)3 ou occasionnels4 ont participé à cette
recherche.
Nous avons procédé à partir d’études de cas dont une dizaine sont réunies
dans cet ouvrage : les situations de multilinguisme complexe de part et
d’autre de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, de nombreux
processus d’emprunts linguistiques faits par les Judéo-Espagnols d’Istanbul
au turc dans une situation multilingue, les interférences des systèmes
linguistiques chinois sur le français d’apprenants sinophones dans des
classes associatives à Paris, la notion de nkukuma avant et après la
colonisation allemande chez les Beti du Cameroun, la pathologie
d’identification d’un enfant de migrants dans un institut médico-éducatif de
la région parisienne, l’emprunt d’un rituel de circoncision par les Baka du
Cameroun, les rapports sociaux et les renégociations identitaires des
catégories serviles haalpulaaren en Mauritanie, l’évolution de l’ensemble du
répertoire musical des Maalé d’Éthiopie, l’évolution du sens du terme
criollo en Amérique latine avant et après les indépendances, le répertoire
dansé des Yéménites israéliens et son insertion dans un folklore national.
Toutes ces situations n’avaient en commun que la complexité, la variation,
la relativité et l’instabilité.
Ce qui frappera d’emblée est, outre la variation disciplinaire et la
diversité des approches à l’intérieur de chaque discipline, l’absence de
terrain d’étude commun (en termes d’aires géographiques), la diversité des
objets étudiés (un groupe social, une fonction, un rituel, une pathologie
individuelle, un système graphique, une petite unité linguistique, un
ensemble de musiques, un répertoire dansé…). On notera la différence
d’échelle des observations qui vont, en nombre, d’un individu à un groupe
puis à une société tout entière, et en temps : d’une cinquantaine d’années
(Fürniss) à un siècle (Laburthe-Tolra), voire à quatre (Cuche). Certains
assistent à la naissance du phénomène causé par un événement historique
récent : S. Fürniss, par exemple, recueille le témoignage de la décision du
père du circonciseur d’enseigner aux gens de son village un rituel observé
auprès de voisins, et assiste à son enracinement dans le système rituel baka.
L’émigration massive des Juifs du Yémen en Israël fait émerger le
phénomène décrit par M.-P. Gibert. H. Ferran constate sur son terrain les
modifications entraînées dans le sud de l’Éthiopie par l’arrivée des
missionnaires protestants. O. Leservoisier montre la négociation
interindividuelle de l’identification en situant son observation au moment
du conflit. Enfin, la nature des contacts varie énormément : de contacts
internes au sein d’une société à des migrations individuelles ou collectives,
voire à des diasporas.
Cette hétérogénéité maximale, au-delà des difficultés réelles qu’elle
représentait, s’est révélée être un atout théorique important en ce qu’elle a
polarisé notre attention sur les méthodologies et les problèmes théoriques et
a porté d’emblée le débat à un niveau interdisciplinaire qui a fait de notre
groupe lui-même un laboratoire pour l’étude des « Processus
d’identification en situation de contact ». Ainsi, le fonctionnement de notre
groupe se révèle-t-il comme la onzième étude de cas exposée dans cet
ouvrage.
Si l’identification de la situation de contact était à la base de notre
rassemblement, le premier problème interdisciplinaire auquel nous avons
été confrontés a été celui de la polysémie du terme « identité » ou
« identification » qui faisait partie de notre énoncé5. Nous avons dû
repenser la notion en fonction de ses deux acceptions principales qui étaient
diversement prises en compte par les différentes disciplines :
1. la reconnaissance d’une identité entre deux objets ou d’une
équivalence entre objets,
2. le positionnement d’un sujet ou d’un groupe par rapport à un autre.
Dans les sciences mathématiques « identité » ou « identification »
suppose la découverte d’une égalité ou d’une équivalence totale et porte sur
des objets, tandis que dans les sciences humaines identification renvoie
plutôt à la notion de sujet. L’identité est définie en anthropologie par
rapport à la culture comme « l’ensemble des répertoires d’action, de langue,
de culture qui permettent à une personne de reconnaître son appartenance à
un certain groupe social et de s’identifier à lui » (Warnier 1999 : 9-10) et en
relation avec des valeurs communes qui échappent à tout échange et à tout
commerce (Godelier 1996). Certains contributeurs prennent en compte les
deux significations : M-C. Bornes Varol parle d’identité formelle entre un
morphème et un autre et d’identité subjective d’une communauté à travers
sa langue ; les ethnomusicologues du groupe identifient des répertoires, des
pièces, au sens de repérage des unités. L’étendue des cas étudiés va donc de
l’identification, faite par le chercheur, d’un objet à un autre à l’identification
de soi par soi. L’ambiguïté n’est que relative dès lors que l’on considère
qu’il ne peut y avoir d’identité de soi (et donc d’identification) sans Autre et
que l’identification ne peut pas être absolue. L’identité est un moment
artificiellement isolé dans un continuum identificatoire qui consiste en
l’identification permanente des convergences (équivalences) et des
divergences de soi et des autres et le traitement dynamique subjectif et
collectif de ces phénomènes. Le psychanalyste Z. Strougo a défini
l’identification comme un processus permanent de construction de soi,
l’anthropologue O. Leservoisier a montré que les identifications étaient
réversibles.
Pour cette raison, le terme « identité » doit être entendu comme
« identification » ou « suite d’identifications ». On trouvera donc également
le terme d’« identifications plurielles » (c’est-à-dire à des niveaux
différents), et le terme de « contre-identification » (repérage de l’altérité de
l’autre et refus). On parlera également d’« identifications contradictoires »,
pour traiter des contradictions en matière d’identification interne au groupe
(chacun s’identifiant différemment) ou externe au groupe (lorsque les
identifications proposées ne sont pas prises en compte et que le projet
identificatoire échoue).

Le fonctionnement interdisciplinaire ou le groupe des


chercheurs comme miroir de leur objet d’étude
1. L’attitude face au contact
Pour emprunter (en ce cas, des savoirs et des méthodes aux autres) il faut
avoir une attitude favorable à l’emprunt. Cette condition était dès le départ
remplie si l’on considère l’interdisciplinarité déjà intégrée aux disciplines
pratiquées par les chercheurs du groupe. M.-C. Bornes Varol se définit
plutôt comme ethnolinguiste et sociolinguiste (sous-catégorisations de la
linguistique) ; A. Bergère combine le point de vue du linguiste qui analyse
et décrit un système avec le point de vue du didacticien qui analyse des
processus d’apprentissage et du psycholinguiste qui analyse les
fonctionnements cognitifs ; Z. Strougo, psychanalyste, travaille sur le
langage et sur le corps et participe aux recherches sur les techniques du
corps avec des anthropologues. S. Fürniss est ethnomusicologue (une autre
discipline « à tiret »6), elle s’intéresse aux musiques ainsi qu’aux rituels, et,
phonéticienne de formation, elle emprunte des notions à la linguistique.
D. Cuche, anthropologue, a une démarche comparable à celle de M. López
Izquierdo, linguiste. Celle-ci est plutôt ethnolinguistique : il analyse la
modification en diachronie du sens du mot criollo, elle cherche à construire
un rapport entre les dénominations des catégories de population issues du
contact, les différents processus migratoires, les regards croisés des uns sur
les autres. Pour M. López Izquierdo et M.-C. Bornes Varol, la dimension
diachronique de l’évolution d’un système n’est jamais séparée de son étude
synchronique, ce qui n’est pas une position généralisée en linguistique.
P. Laburthe-Tolra analyse le contenu sémantique d’un mot et son évolution
en corrélation avec une approche historique de la colonisation ; M.-
P. Gibert, anthropologue qui cherche à étudier les rapports de pouvoir entre
société dominante et groupes minoritaires, analyse les répertoires dansés
avec les méthodes des ethnomusicologues de notre laboratoire. H. Ferran se
définit comme ethnomusicologue et anthropologue : l’analyse musicale est
à la base de son travail, mais il a pour but de comprendre l’organisation
sociale et rituelle des Maalé. L’approche d’O. Leservoisier est
sociopolitique et recourt à la terminologie qui désigne les catégorisations
autochtones internes et externes.
Cette interdisciplinarité individuelle des chercheurs du groupe se situe
dans l’héritage d’une dynamique interdisciplinaire déjà opérative dans leurs
disciplines au XXe siècle. Le courant de l’ethnomusicologie représenté dans
notre laboratoire a ainsi souvent fait appel à la linguistique saussurienne
(Arom 1991 : 69) ; l’anthropologue R. Bastide, qui figure souvent dans les
références bibliographiques de cet ouvrage, a articulé sa réflexion aux
analyses de la psychanalyse et à la sociologie de l’école de Chicago qu’il a
contribué à introduire en France (Cuche 2006) ; la familiarité de Z. Strougo
avec ses théories rejoint l’intérêt que R. Bastide portait lui-même à la
psychanalyse.
Il s’agit là d’exemples d’interdisciplinarité au sens d’intégration des
disciplines7, laissant de côté la pratique, plus courante, de la
pluridisciplinarité, comme collaboration et juxtaposition des études
disciplinaires sur un même objet.

2. La co-construction de soi par le regard de l’autre


Comme dans toute situation de contact, chaque discipline s’est forgé une
représentation d’elle-même et des autres disciplines qui interagissent sur sa
façon de percevoir et d’analyser les discours des autres. Avant même
d’aborder le discours de chaque discipline sur les phénomènes de contact
qu’elle avait à connaître et à étudier et la façon dont elle les théorisait, il a
fallu déconstruire l’image que chaque discipline avait des autres et qui
produisait un filtre déformant l’écoute et la compréhension de leur discours
scientifique. Ce n’était pas que ce discours fût inaccessible, mais pour
atteindre toute son efficacité il fallait qu’il fût reformulé dans les termes de
chacune des disciplines participantes. À titre d’exemple, comme on le verra
discuté et développé plus bas, la recherche par les linguistes et les
ethnomusicologues d’une « structure de base » était ressentie, par les
anthropologues, comme statique et réductrice, par référence à certaines
applications des théories structuralistes.
Il faut également prendre en compte le fait que les disciplines ne sont pas
homogènes. D’un côté les anthropologues du groupe, de l’autre les
ethnomusicologues partageaient certains principes d’analyse et certaines
orientations théoriques communes en raison de leur formation, de leur
appartenance à une école ou à un groupe de recherches (ainsi que le
paragraphe sur les orientations théoriques de la recherche disciplinaire le
montrera), ou de leur communauté de travaux au sein du laboratoire
LMS. Les linguistes du groupe sont, pour leur part, issus de traditions
différentes et ne partageaient pas forcément les mêmes orientations. C’est le
regard des autres disciplines sur la linguistique qui l’a posée comme
homogène. De la même façon les linguistes du groupe tendaient à parler de
l’ethnomusicologie en général alors qu’ils n’avaient affaire qu’à une
branche particulière et clairement identifiée de celle-ci, au sein d’une
discipline parcourue par divers courants. Il en allait de même avec
l’anthropologie en général. Chaque discipline n’a en commun que son objet
de recherche au sens le plus large du terme, les spécifications entraînant le
passage à des sous-catégorisations. On a vu plus haut le rôle de l’intégration
d’autres disciplines dans la linguistique entraînant les sous-catégorisations
« à tirets » : ethno-psycho-socio-linguistique ; on pourrait ajouter les
qualificatifs par domaine (comparative, générale, appliquée,
pragmatique…) ou par école (générativiste, structurale, guillaumienne,
fonctionnaliste…). Le regard des autres a construit une unité de la
linguistique qui a eu des effets sur nous. Face aux autres, après avoir
confronté nos divergences internes, plutôt que de les cultiver de façon
identitaire comme cela se fait souvent lorsque l’on reste à l’intérieur d’une
discipline, nous avons privilégié les convergences et favorisé l’émergence
d’un discours linguistique homogène.
Le fait que les anthropologues et les ethnomusicologues du laboratoire se
retrouvent entre eux, respectivement, sur des problématiques disciplinaires,
assurait leur cohésion en dehors du groupe. Il est important de signaler que
les trois linguistes du groupe ont éprouvé le besoin de se retrouver pour des
discussions communes (formelles et informelles) afin de procéder à des
réglages théoriques internes8. Le travail interdisciplinaire a donc suscité une
nécessité d’approfondissement disciplinaire.

3. La confrontation des identités ou l’accent mis sur les divergences


La confrontation a obligé chaque discipline à reconsidérer les a priori
théoriques qui la fondaient de façon plus ou moins assumée et explicite. Les
linguistes et les ethnomusicologues, à la lumière des critiques des
anthropologues, ont dû considérer que la description de la structure de base,
si elle était nécessaire, n’était pas une fin en soi. En ce qui concerne les
linguistes, il leur a fallu également préciser que, pour eux, la pensée ne se
réduisait pas au langage. Ils ont été sommés par le psychanalyste
d’expliciter comment se faisait, en linguistique, la prise en compte du sujet.
Les ethnomusicologues ont forcé les autres disciplines à distinguer les
niveaux d’analyse entre le point de vue du chercheur et le point de vue
interne à la culture. Ils ont dû relativiser leur recherche du modèle dont la
surestimation les éloignait de l’utilisation que la culture en faisait. Les
anthropologues ont été questionnés sur leur résistance à décrire les
constantes systémiques, privilégiant l’exposé d’une complexité que les
autres leur reprochaient de présenter comme chaotique.
Des affrontements théoriques et idéologiques ont eu lieu de manière
interdisciplinaire sur les orientations dominantes (supposées ou
partiellement vérifiées) des différentes disciplines : le structuralisme de la
linguistique, l’universalisme de la psychiatrie, l’essentialisme de
l’ethnomusicologie, le relativisme de l’anthropologie. Les positions de
chacun s’en trouvaient parfois faussées, les spécialistes mis en cause
justifiant les positions théoriques critiquées plus qu’ils ne l’auraient dû ou
voulu, justification faite parfois au détriment de l’exposé de l’ensemble de
leurs pratiques, plus complexes et diversifiées. Ces confrontations
théoriques, parfois pénibles, ont fait naître de la gêne chez les spécialistes
vis-à-vis des « manquements » de leur discipline, mise en cause par les
autres. Dans une phase suivante cependant (cf. infra 7.), ces débats leur ont
permis avec l’aide de leurs collègues de s’affranchir de positions étriquées
et de mieux rendre compte de leurs pratiques effectives.

4. La recherche des convergences interculturelles


Le retour au terrain
Ce premier obstacle, issu de nos différentes cultures scientifiques, a été
dépassé en nous centrant sur l’analyse des situations de terrain, en revenant
aux objets et aux données concrètes de la recherche. Tous les chercheurs du
groupe, quelle que soit leur discipline, partagent – comme on l’a vu – une
expérience de la complexité dans l’étude des situations de terrain et une part
de formation dans une autre discipline que la leur, élargissant le regard
porté sur leur objet d’étude. À moins de réduire l’observation à un
phénomène microscopique, ou à l’étude d’un corpus nettement circonscrit,
il est rare que nous fassions abstraction des données qui sortent des
paramètres dont nous tenons compte ordinairement dans le cadre de nos
études disciplinaires. Sur le terrain, dans la pratique, les chercheurs ne
peuvent faire abstraction des données qui leur parviennent enchevêtrées à
leur objet, comme « un ensemble hétérogène de données » pour reprendre
les termes des ethnomusicologues9. Ils sont obligés d’en tenir compte ne
serait-ce que pour isoler leur objet, en poser les limites, et estimer la
pertinence relative des données qu’ils vont dégager par l’analyse. La
perception initiale de la globalité de l’ensemble culturel comme un tout doté
d’un sens évite, ne serait-ce que de manière intuitive, la décontextualisation
totale des données étudiées et les erreurs d’interprétation fondamentales.
Isolant artificiellement les phénomènes qu’ils doivent décrire d’un
ensemble plus large qui leur donne sens, l’anthropologue, le linguiste,
l’ethnomusicologue, prennent la mesure de l’artifice et justifient leurs choix
de découpages, souvent intuitifs et justement fondés parce qu’ils sont
intuitifs (cf. infra, 8.). Ces chercheurs ont développé sur le terrain des
méthodologies pour surmonter les obstacles pratiques, ont questionné leur
propre discipline, ont interrogé les autres. En posant les problèmes de
manière non conflictuelle, nous avons donc utilisé l’expérience du terrain et
de l’étude pratique de cas comme voie de passage vers un discours
scientifique partagé. L’accord théorique autour de la description des cas a
permis les avancées vers les autres disciplines. Les réponses aux
questionnements de ces dernières sur des points précis du relevé des
données ou de leur analyse ont permis l’assouplissement des positions
théoriques, une exploitation plus poussée des données et l’élargissement de
la portée des résultats dégagés. Enfin, dans une dynamique de convergence
interdisciplinaire, nous sommes sortis quelquefois du spécifique (à la fois
du terrain et de la discipline) pour exposer un phénomène plus facilement
observable, un exemple du même terrain, mais faisant appel à une autre
discipline. Cette recherche de la convergence est également passée par la
validation d’observations disciplinaires portant sur les terrains propres aux
spécialistes du groupe, par comparaison avec des observations rapportées
aux terrains des autres chercheurs. Nous avons trouvé sur nos terrains, ou
dans notre expérience personnelle au sens le plus large, des phénomènes
comparables à ceux décrits par nos collègues et, par analogie, nous les
avons formulés dans leurs termes, nous appropriant ainsi leurs concepts.

Les synthèses des points d’accord


La tentation de ramener l’ensemble des disciplines au plus petit
dénominateur commun partagé, en l’occurrence « l’ethnologie », a été
dépassée avec difficulté. Mais même si chacun a, dans un premier temps (et
il reste des traces de ces approches dans un certain nombre d’articles), mis
l’accent sur les paramètres ethnologiques de sa recherche (focalisation sur
les raisons anthropologiques d’une dénomination, description du rituel
primant sur la matière musicale), il a ensuite recentré son attention sur les
éléments proprement disciplinaires de la situation étudiée. La sortie par une
troisième discipline a parfois été utilisée : la sociologie, la philosophie
(notamment, pour P. Laburthe-Tolra, la réflexion sur la diachronie menée au
sein du groupe a rencontré ses propres réflexions sur « l’avenir du passé »),
l’histoire, ont alors fonctionné comme une aire transitionnelle (cf. infra),
une médiation entre deux disciplines.
Toutes les séances ont donné lieu à des comptes rendus précis et détaillés,
à partir des notes de séance d’un participant différent, appartenant à l’une
des quatre disciplines du groupe. Ce travail de rédaction auquel il s’est
soumis a été l’un des lieux de l’élaboration de la convergence
interdisciplinaire. Les comptes rendus étaient relus par tous et amendés lors
de la réunion suivante, permettant des points de synthèse et des
reformulations critiques. Ils ont servi à l’élaboration des rapports exposant
les bilans de nos travaux à l’ensemble du laboratoire et constituent la
matière de la présente introduction.

Les discussions terminologiques


La terminologie spécifique versus le jargon disciplinaire
Des points terminologiques disciplinaires ont été obligatoires à
différentes étapes du travail de groupe. Aussi avons-nous inclus, dans le
présent ouvrage, les clarifications indispensables à la lecture par d’autres
d’articles dont la terminologie pouvait être très pointue. Nous n’avons ainsi
pas renoncé à nos spécificités disciplinaires ni essayé de réduire la
complexité de nos catégorisations. Les ethnomusicologues et les linguistes
ont exemplifié, défini et expliqué les catégories qui leur sont nécessaires
pour analyser les unités musicales et linguistiques, afin que l’obstacle du
jargon ou de la langue de spécialité n’empêchât pas la compréhension.
L’élucidation du vocabulaire technique a parfois pris la forme d’un véritable
dictionnaire lexical.

La terminologie commune
Un certain nombre de notions sont ordinairement utilisées par toutes les
sciences humaines et souffrent d’une polysémie gênante (Alvarez-Pereyre
2003 : 15). On a évoqué plus haut l’exemple du terme « identité », celui de
« culture » a donné lieu aux mêmes difficultés. Au-delà des savoirs
partagés, les anthropologues ont dû expliciter la signification qu’avait
exactement pour eux le terme « acculturation », à savoir : ‘tout type
d’interférence entre deux cultures’, l’usage qui en est fait dans d’autres
études de sciences humaines renvoyant parfois de manière très ambiguë à
l’élimination d’une culture par une autre. Le psychanalyste a entrepris
d’élucider les relations spécifiques théorisées par la psychanalyse entre les
notions de « sujet » et d’« objet » que les autres disciplines utilisent de
manière non marquée, dans un sens très général. Certains termes sont très
investis par une discipline tandis que leur banalisation dans les usages
courants les vide de leur sens, ce qui engendre nombre de malentendus.
Ainsi a-t-on achoppé plusieurs fois (entre psychanalyse et linguistique) sur
les termes de « sens » ou de « signification ». Là où les linguistes parlaient
indifféremment du « sens du signe » ou de sa « signification » pour parler
en fait plus exactement du « signifié d’un signe linguistique » (i.e. : ‘la face
du signe qui est dotée d’un sens’), les autres disciplines s’en tenaient à la
définition de la « signification » comme ‘sens d’un mot’. Les différences de
niveaux d’analyse envisagés par les uns et par les autres perturbaient
fortement la communication : au lieu de nous concentrer sur la théorie
émise, nous focalisions sur une utilisation, ressentie comme erronée, d’un
mot. Les autres disciplines ont à nouveau soupçonné les linguistes de
limiter la question du sens au seul langage, malentendu que la définition du
« phonème » (i.e. ‘la plus petite unité dépourvue de sens’) ne faisait que
conforter. C’est l’avancée des discussions autour des articles qui a permis
de lever bien des malentendus. Les précisions qu’A. Bergère était, pour son
analyse, tenue d’apporter, montraient que le « sens », en phonétique comme
en graphie, ne se limitait pas à la « signification ». M. López Izquierdo et
M.-C. Bornes Varol mettaient en avant le fait que le « signifiant » (par
définition dépourvu de sens), voire un simple phonème composant ce
signifiant, pouvait avoir une valeur symbolique (jouant un rôle dans le
système linguistique), c’est-à-dire ce que les autres appelaient un sens. Les
reformulations ont permis d’identifier les causes de la rupture. Pour les
linguistes comme pour les autres, la question du sens excède largement le
cadre du langage. Pour Z. Strougo, le langage comme la musique sont un
travail sur le sens. Pour les anthropologues – et a fortiori ceux de notre
laboratoire qui participaient au groupe de travail « Matière à penser »10 – le
sens existe en dehors du langage. Pour les linguistes, les mots ont un sens et
pour les musicologues, les signes musicaux n’ont pas de sens sémantique,
mais ont un sens symbolique : une formule rythmique « signifie » un
événement auquel elle est associée, on parle de « signifiant » sonore d’un
événement social, mais le sens symbolique va bien au-delà.
Le terme « sens » a donc été gardé pour l’abstraction, la plus large et
générale possible. Le sens peut être véhiculé par un rituel, une danse, un
mot, un geste… en œuvre dans « la mise en sens » d’un élément ou d’un
ensemble…. La « signification » a été utilisée pour des données plus
contingentes, particulières ou contextualisées, comme le sens d’un mot ou
d’un rituel spécifique. L’usage de « signifié » a été conservé dans le seul
cadre linguistique en liaison avec le « signifiant ». Bien entendu, au-delà de
l’accord sur la terminologie, l’accord sur la question du sens dans les
différentes disciplines a permis aux linguistes de se laver du soupçon
d’impérialisme disciplinaire. Un tel soupçon était nourri, comme on l’a vu,
tant par le poids théorique de cette discipline dans le courant structuraliste
de l’anthropologie que par les discours de certains théoriciens du langage,
confondant langage et pensée. Selon ces derniers, seule l’étude du langage
(et des langues) permettrait l’accès au sens. Faire sauter ce verrou
idéologique était dans notre situation de contact spécifique particulièrement
important.

Les reformulations et les transferts terminologiques


Chaque discipline dans cet exercice a donc confronté ses catégorisations
avec celles des autres en élaborant un métalangage en partie commun. Mais
plutôt que de chercher à homogénéiser l’ensemble des termes et des
concepts, il nous est apparu plus productif de travailler à leur convergence
en utilisant des passerelles et des équivalences. Une fois dégagés les termes
spécifiques et les spécificités disciplinaires du vocabulaire commun – les
deux démarches ne présentant pas les mêmes types de difficultés –, nous
avons mis en commun certains termes et certaines définitions, abandonné
l’usage de certains termes à une discipline, établi des équivalences entre
termes et expressions spécifiques à une discipline. La notion de « transfert »
en linguistique (très neutre et générale) est différente de la notion de
« transfert » fortement théorisée (très spécifique) en psychanalyse ; le terme
a donc été évité en dehors du champ de la psychanalyse. Le terme
« emprunt », en revanche, qui paraissait impropre ou ambigu, au début, aux
anthropologues11, a fini par être adopté par tous et la notion a été travaillée
en commun. Le travail sur le métalangage ne passe pas forcément par
l’adoption par chacun d’un terme élaboré en commun, mais plutôt par la
définition des conditions d’emploi que chacun fait du terme.
Pour voir un exemple développé de ce travail, nous reviendrons sur la
notion de « structure » (et la notion de « système » qui lui est liée) qui a été
une pierre d’achoppement. Si elle a été l’objet de critiques, elle a été
également l’objet de discussions et de négociations entre les disciplines.
L’ethnomusicologie et la linguistique avaient absolument besoin de cette
notion, alors que son utilité et son contenu scientifique étaient critiqués par
les anthropologues. Issues du structuralisme, les notions de « structure » et
de « système » cristallisaient à la fois le reproche d’une détermination
externe à la culture, d’une approche de type essentialiste et d’une
représentation figée, statique, loin de la dynamique des processus. La mise
au point de la structure d’un système est une part essentielle de l’analyse
pour les premiers qui ont dû convaincre les seconds qu’elle ne constituait
pas une fin en soi, mais une étape ; par ailleurs, les seconds ont accepté de
présenter leurs résultats en termes de systèmes structurés. Aussi S. Fürniss
a-t-elle disposé les résultats de l’analyse de P. Laburthe-Tolra en tableau
regroupant la structure du concept de nkukuma avant la colonisation, lors de
la colonisation et après la colonisation. La co-construction de la notion de
« structure » a amené, dans un premier temps, à définir :
• une « structure profonde », armature, stable bien que flexible, qui n’est
pas forcément verbalisée ou catégorisée par la culture, mais qui est
néanmoins pertinente ;
• une « structure de surface », plus instable et sujette à variation, formée
d’éléments plus disjoints et plus adaptables, plus accessible à la
conscience des locuteurs, verbalisable et parfois verbalisée par la
culture.
Les métaphores de « structure de surface » et « structure profonde » se
sont finalement avérées gênantes en raison de l’usage particulier qui est fait
de ces formulations par la linguistique générative. Nous avons alors recouru
à la métaphore de « structures articulées de plusieurs niveaux », plus
définies par les articulations mouvantes des unités entre elles que par la
fixité d’une armature. Nous nous sommes mis d’accord sur le fait que la
structure ne pouvait être appréhendée que par l’analyse du processus de sa
mise en œuvre ; qu’elle pouvait changer ; que les éléments qui la
composaient pouvaient changer, mais que, pour certains d’entre eux, le
réseau formé par les liens qu’ils entretiennent restait plus stable. Le terme
de « structure », enfin, très employé au début, ne figure plus dans aucun
article du présent volume, y compris dans ceux des contributeurs qui y
étaient le plus attachés. On lui a substitué le terme « système », moins
marqué et plus souple. Cette étape théorique et terminologique a joué un
grand rôle dans la théorisation des notions de « réseaux », de « liens », de
« faisceaux de traits », de « noyau dur ». Elle a obligé les
ethnomusicologues à exposer avec profit pour tous la façon dont les notions
de « paramètre », « critère » et « traits » (Arom 2009) intervenaient dans
leurs analyses.
Tous les articles traitent de processus, mais l’idée de système est sous-
jacente dans tous. Le débat interdisciplinaire a permis aux anthropologues
de sortir d’une posture réactive due au débat théorique interne à leur
discipline et aux linguistes et aux ethnomusicologues d’assouplir et de
nuancer explicitement la focalisation de leurs disciplines sur l’analyse
structurale. De la même façon les régularités n’ont plus été envisagées
comme des « règles » en œuvre dans des « structures », mais plutôt comme
des « modèles » en œuvre dans des « systèmes ».

5. La construction du discours commun


L’élaboration commune des projets d’article, leur discussion, les exposés
des contributeurs ainsi que de nombreux autres exposés traitant de cas de
contact qui nous ont été présentés, ont été le lieu de l’élaboration d’aires
interculturelles. Certaines disciplines comme la philosophie, les sciences de
la communication, ont parfois servi d’aires transitionnelles permettant
d’établir des passages entre les différentes théories et catégorisations. Nous
avons consulté à cette étape les dictionnaires spécialisés et les
encyclopédies, fait nombre de lectures communes commentées, échangé
des références bibliographiques, mis en commun des savoirs et recherché
des passerelles. Pour cette raison, certaines pages de cet ouvrage pourront
paraître trop détaillées, notamment aux spécialistes des différentes
disciplines, mais les reformulations et explications se sont avérées
nécessaires au travail interdisciplinaire.
C’est dans cette phase de travail que les listes de critères à prendre en
compte quelle que soit la discipline ont été collectivement élaborées. Des
typologies partielles ont vu le jour (cf. infra, les pôles de l’emprunt et la
situation médiane). Des parallèles ont été tracés entre des processus
communs mis au jour dans les différentes disciplines (cf. infra, les
phénomènes de latence ou boucles de rétroaction). Les synthèses que nous
avons dû faire pour les autres membres du laboratoire lors des présentations
de résultats des axes de recherche et les rapports d’étape rédigés pour le
renouvellement de l’équipe de recherche ont été des moments d’élaboration
collective et d’enregistrement des cohérences interdisciplinaires dégagées.
Au-delà des textes diffusés, elles ont permis de faire également le point sur
les problèmes communs à résoudre. En ce qui concerne la dynamique de
notre groupe, ces étapes ont confirmé que si le travail interdisciplinaire et
commun était plus lent que le travail disciplinaire et individuel, il était aussi
plus productif. Elles ont eu raison de quelques craintes et renforcé la
cohésion. On peut comparer ces phases où l’on privilégie la cohérence et la
convergence aux phases de simplification des systèmes complexes où les
différences non essentielles se trouvent marginalisées.
La dynamique de cette étape a également bénéficié de la participation à
un autre travail interdisciplinaire commun : la réflexion sur la catégorisation
menée dans notre laboratoire au sein de l’axe thématique « catégorisations
et systèmes de signes »12. Tous les membres de notre groupe participaient
également à l’autre et la rédaction des communications pour chacun des
deux ouvrages s’en est trouvée influencée.

6. La rédaction des articles et le repli identitaire


Au moment de la rédaction individuelle des articles, la dynamique des
échanges et les audaces théoriques ont disparu, par frilosité peut-être, mais
aussi par nécessité d’un recentrage disciplinaire. La rédaction d’une
communication individuelle est un exercice solitaire où se repose la
question de l’identité, car la question de la reconnaissance par les pairs se
pose à cet endroit. Au moment de produire un article, un spécialiste ne peut
se passer d’employer certains termes, de procéder à certains découpages de
son objet sous peine d’encourir la critique. On écrit d’abord pour les
spécialistes de sa propre discipline, et ce sont alors les différences qui sont
mises en avant à tous les niveaux, que ce soit les références, la
terminologie, le style ou même l’appareillage scientifique (notes et
bibliographies). L’article répondant (explicitement ou non) aux articles et
aux études qui ont précédé est recontextualisé à l’intérieur de la discipline.
La spécificité ne concernait pas seulement le contenu, mais aussi la
forme. Au niveau du discours, par exemple, le psychanalyste s’est avéré
opposé au discours linéaire, les linguistes attachés à des formulations de
type presque mathématique, plus proche des « sciences dures », les
ethnomusicologues rodés à la présentation des résultats sous forme de
tableaux, les anthropologues réservés face à toute forme de
« schématisation ».
Nous nous sommes rendu compte du fait que des évidences
« scientifiques » comme la situation précise (maniaque pour d’autres) de
n’importe quelle allusion théorique à un auteur ayant marqué la discipline
(œuvre, date, page, numéro de note parfois) ne passait (pour d’autres) que
pour de la cuistrerie pseudo-scientifique dans le meilleur des cas, un
manque de probité envers l’auteur cité dans le pire. Cette pratique que
certains d’entre nous ne songeaient même pas à remettre en question ou,
tout du moins à relativiser, nous est apparue (face au comportement d’autres
traditions scientifiques, consistant à citer largement la théorie utilisée après
avoir indiqué simplement la référence à l’auteur dont les œuvres utiles
figurent en bibliographie) beaucoup moins scientifique qu’il n’y paraissait.
Z. Strougo a notamment critiqué les citations précises auxquelles il
reprochait d’être partielles, de ne pas tenir compte du contexte de la citation
et de l’ensemble théorique auquel elle appartenait, permettant ainsi de
l’infléchir de manière contraire à une démarche scientifique ou tout
simplement de bon sens. Les anthropologues ont imposé la nécessité d’un
index des noms propres, des noms de lieu et des notions dont l’utilité, a
priori, n’avait pas frappé les ethnomusicologues ni les linguistes. Nous
avons découvert d’autres façons de présenter les résultats de la recherche ou
de les articuler sur les recherches précédentes, qui ont modifié notre
perception de nos propres pratiques disciplinaires.
Cette phase, qui a mis à nouveau l’accent sur les divergences, a brouillé
la transversalité des articles, gommé les constructions communes et
complexifié l’ensemble de l’ouvrage.

7. La relecture et la discussion des articles


La reprise et la mise en forme des acquis théoriques
La relecture critique de chaque contribution par l’ensemble des auteurs a
été une phase difficile du travail. Il s’agissait pour les membres du groupe
de s’assurer que chaque communication était compréhensible d’une
discipline à l’autre, qu’elle créait des ponts suffisants avec les autres
contributions, qu’elle précisait en quoi le travail au sein du groupe avait fait
évoluer la perception de l’objet, qu’elle réutilisait des concepts élaborés en
commun. Des précisions, des renvois, des reformulations ont été demandés.
Des propositions nouvelles d’organisation de l’information, de
développements explicatifs, d’appareillages critiques (tableaux, cartes,
citations, schémas…), de compléments de données de terrain, ont été faites
et ont été suivies. Il a été décidé que les études de cas constitueraient la
deuxième partie de l’ouvrage, montrant à la fois comment s’était élaborée la
première partie, théorique, de celui-ci et comment le travail commun se
déclinait dans chaque article. La première partie de l’ouvrage synthétiserait
les acquis (y compris ceux que cette réécriture collective mettait au jour) et
les mettrait en perspective en s’appuyant sur les études de cas.
Émergence de nouveaux objets d’étude
Au-delà du cadre strict de nos contributions, l’interrogation
interdisciplinaire a attiré notre attention sur des objets d’étude nouveaux.
Le travail de terrain de M. López Izquierdo a mis l’accent sur la notion
de frontière politique comme donnée pertinente dans certaines situations
d’observation. L’objet est commun à O. Leservoisier et à M. López
Izquierdo, mais, si l’on y regarde bien, il est également opératoire sur le
terrain de M.-C. Bornes Varol avec la déterritorialité et la reterritorialisation
(au moment de l’émergence des nouveaux États-nations) qui a une
incidence sur la dialectalisation versus la standardisation du judéo-espagnol.
Le rapport entre langue et corps est visible dans les trois articles
linguistiques qui concernent en tout ou en partie la portée identificatoire des
phénomènes phonétiques. Ceci a confirmé l’importance capitale de la
phonétique comme lieu de l’incorporation de la langue dans l’identification
linguistique13.
La nécessité de prendre en compte dans l’analyse des éléments non-
pertinents au niveau systémique a fait émerger le besoin de catégoriser de
nouveaux éléments ; on trouvera (infra) l’exemple du « phone ».

La validation interdisciplinaire
La rencontre de phénomènes semblables ou comparables d’un champ
disciplinaire à un autre constitue une validation pour les résultats de la
recherche. Pour reprendre l’exemple précédent, certains sons présents dans
des termes empruntés sont considérés comme sons étrangers. Bien que ne
faisant pas partie du système phonologique de la langue ils sont nécessaires
à sa description. De la même façon S. Fürniss rencontre des expressions
musicales rituellement intégrées, mais non-intégrées musicalement,
considérées comme « étrangères », mais nécessaires à une description
complète du système musical. À partir de cette réflexion est né le
questionnement sur la description du système phonologique ou musical
d’une langue ou d’une musique en un temps T, et sa qualification (le cas
échéant) comme intersystème : « interlangue », « intermusique »,
« interculture ». C’est le psychanalyste qui a perçu la prise en compte de la
subjectivité dans l’étude de cas linguistique, alors que le linguiste ne la
percevait pas forcément comme telle, intégrant naturellement les paramètres
subjectifs à son étude comme faisant de la prose sans le savoir. D’implicite,
cette pratique est alors devenue explicite pour le linguiste.
La réflexion interdisciplinaire a rendu les chercheurs vigilants quant aux
données issues de leur terrain, celles qu’ils n’étaient pas habitués à prendre
en compte, et celles qu’ils ne traitaient pas directement, mais qu’il leur
semblait intéressant de soumettre aux autres disciplines.
Parmi les premières on notera comme exemple que l’analyse du
processus d’évolution des systèmes rituel et musical bakas a obligé
S. Fürniss à prendre en compte l’individu-musicien et sa part d’influence
dans la modification des pratiques collectives.
À propos des secondes, on remarquera que certains phénomènes dont une
discipline (ou une étude disciplinaire) ne sait pas quoi faire parce qu’ils sont
hors de son champ d’analyse, mais que, paradoxalement, l’observation et
l’analyse de terrain ont mis en évidence, peuvent se révéler d’un grand
intérêt pour une autre discipline (ou un autre terrain) : ainsi en va-t-il par
exemple pour le psychanalyste des « hallucinations auditives » des
apprenants chinois mises en évidence par A. Bergère (le « phonème
fantôme » dans son article). La différenciation opérée par l’étude de cette
dernière entre les processus de reconnaissance phonique et les processus en
jeu dans le graphisme éclaire pour M.-C. Bornes Varol certains problèmes
de graphie en jeu sur son terrain. Le métasystème graphique élaboré par les
Judéo-Espagnols, en effet, ne correspond pas exactement à leur
métasystème phonologique (Neuman 2006)14.

8. L’ouvrage commun : une étape de cohésion et d’interdisciplinarité


maîtrisée
La rédaction de l’introduction est le temps de la synthèse, de la
mutualisation des données et de la publication des résultats. L’expérience
interdisciplinaire a profondément changé notre perception de nos objets, de
notre discipline et des autres disciplines. Même si chacun est peu enclin à
reconnaître l’apport précis d’une autre discipline à la sienne, il éprouve le
sentiment d’un enrichissement personnel. Il semble y avoir à ceci deux
causes très distinctes, la première est due à la dynamique de la convergence
intersystémique et la seconde à la difficulté de quantifier les résultats d’un
métasystème en termes de système initial. Les transpositions
interdisciplinaires et la construction des convergences demandent aux
chercheurs de rechercher quel aspect de leur discipline, quelle étude de cas,
quelle théorie ou quel auteur aborde le problème posé par une autre. Pour
cela il doit sortir de l’appareillage critique et théorique qu’il s’est bâti à
l’intérieur de sa discipline pour reconsidérer des éléments qu’il n’avait pas
sélectionnés et qui en quelque sorte ne font pas partie de sa « synchronie
disciplinaire personnelle ». Si les convergences actualisent, développent
certains éléments de son propre système, il est très difficile au chercheur de
le qualifier et de le quantifier, ces procédures cognitives restant largement
intuitives, c’est-à-dire non formalisées explicitement, ou non-verbalisées15.
L’effort de formalisation et de verbalisation demandé par l’élaboration d’un
ouvrage interdisciplinaire prend alors la forme d’une recherche
épistémologique. La coïncidence est saisie, son expression par le détour du
vocabulaire de chaque discipline s’apparente à une marche en arrière. De
l’illumination de la convergence (Eurêka !) on passe à une laborieuse mise
à plat qui est d’un autre type, elle apparaît longue et empruntée16, peu
créative. La recherche des éléments qui ont permis l’identification entraîne
vers des phases antérieures de la recherche disciplinaire, rétablissant une
diachronie qui communique aussi l’idée (trompeuse) de la répétition, que
tout a été dit, qu’il n’y a rien de nouveau, ce qui est peut-être vrai en termes
de système, mais qui est faux en termes d’intersystème, là où se situe
l’innovation. D’autre part, la coïncidence est souvent évasive, elle s’appuie
comme dans les cas de contact entre situations typologiques éloignées sur
quelques traits communs seulement. La formalisation qui verbalise ce flou
amoindrit paradoxalement le bénéfice de l’identité17 qui a été construite,
elle n’est en effet satisfaisante ni dans une discipline ni dans l’autre, mais
elle l’est en intersystème et par le fait qu’elle matérialise le processus de
conceptualisation d’un métasystème.
Le gain apparaît comme peu quantifiable en termes disciplinaires. Il ne
l’est que dans l’exercice de la transdiciplinarité. S’en est ensuivi pour nous
que, lorsqu’ils formalisaient leurs démarches interdisciplinaires, tous les
membres du groupe avaient à la fois l’impression de rabâcher des choses
anciennes, de recourir à « de vieilles lunes », de redire des choses déjà dites,
et, à l’inverse, affirmaient de façon contradictoire qu’ils n’auraient jamais
écrit cet article de cette façon sans l’expérience du travail interdisciplinaire
mené. De fait, il semble que nous soyons passés plusieurs fois de
l’interdisciplinarité préconisée à la transdisciplinarité souhaitée. Peut-être
s’agit-il alors de l’élaboration d’une nouvelle discipline qui ne peut être
décrite qu’en recourant à une terminologie propre.

9. Limites de l’expérience interdisciplinaire


Les limites institutionnelles
Comme le remarque F. Alvarez-Pereyre, l’interdisciplinarité est parfois
comprise comme la mise à disposition d’une science humaine ancillaire par
une science dite dure ou fondamentale. Il ne s’agit pas d’interdisciplinarité,
mais d’une pluridisciplinarité très limitée, l’une des sciences commandant
un service à l’autre. Il n’y a même pas de confrontation disciplinaire sur un
même objet, peu ou pas de dialogue. Cependant, même dans ce cas de
figure, la construction d’une convergence minimale est nécessaire à
l’utilisation des résultats.
Notre expérience est plus riche, mais elle reste somme toute limitée au
cadre des sciences humaines, aucune discipline des sciences dures ne
faisant partie de notre groupe. Or, au-delà de leurs divergences, vues des
sciences dures, les sciences humaines partagent un certain nombre de
caractéristiques et un objet commun, l’être humain. On peut penser que les
difficultés pour établir une convergence entre les domaines scientifiques
éloignés sont beaucoup plus grandes, comme entre les systèmes
typologiquement très éloignés. Peut-être est-ce en partie pour cette raison
que les travaux en interdisciplinarité de ce type parlent souvent de dialogues
juxtaposés ou, dirions-nous, d’alternance codique. Les tentatives plus
difficiles à mettre en œuvre échouent le plus souvent. Cependant, l’étude de
nos objets le prouve, il existe des stratégies agissant à plusieurs niveaux
permettant de surmonter cet obstacle : l’emprunt partiel, comme on le verra,
y est moins performant que le calque.
Enfin, beaucoup de disciplines des sciences humaines sont absentes de
cette expérience, limitée au cadre de notre laboratoire. Cependant,
contrairement aux positions de départ où la profusion des disciplines en
contact nous faisait redouter l‘échec, l’ajout de disciplines ne nous apparaît
pas comme une complication supplémentaire, mais comme la possibilité de
simplifier, d’affiner, de valider, d’approfondir ce qui a été fait, en générant
de nouvelles passerelles, de nouvelles équivalences ou en en confortant
d’autres. Nous avons déjà vu la sollicitation de la philosophie et de la
sociologie comme aires transitionnelles au cours de notre travail. Nous
avons aussi souvent déploré l’absence de sociologues, d’économistes, de
géographes et, bien sûr, d’historiens dans notre groupe.

Les limites théoriques


Tous les contributeurs ont pris en compte les données extra-disciplinaires
de leur champ en insistant sur celles qui étaient pertinentes pour l’étude de
leur objet. Cette attitude a des limites. Un linguiste, un anthropologue, un
musicologue ou un psychanalyste est capable de voir jusqu’à quel niveau
d’analyse il doit descendre pour rendre compte de son objet, et de quelle
variable il peut faire raisonnablement abstraction sans nuire à son étude. Il
choisit explicitement ou non une méthode et une ou plusieurs théories qu’il
bricole de manière pertinente (Alvarez-Pereyre 2003) parce qu’il a une
vision globale des enjeux théoriques des méthodes et de l’épistémologie de
sa discipline. Par contre, on ne peut s’attendre à ce qu’il ait les mêmes
aptitudes dans les disciplines annexes. Il vaut donc mieux renoncer à la
tentation encyclopédique ou à celle d’une multidisciplinarité entendue
comme compétence à part égale dans plusieurs disciplines. À moins que
dans sa pratique scientifique il ait éprouvé toutes les approches
disciplinaires (ce qui est rarement le cas en raison du cloisonnement des
disciplines et du temps de formation requis pour être vraiment compétent),
il ne peut faire l’économie d’une approche strictement disciplinaire, qu’elle
soit une fin en soi ou une simple étape dans son étude de l’objet. Tout en
prenant en compte les critiques, les biais, les questionnements possibles
introduits sur sa méthodologie descriptive et sa théorie explicative, il ne
peut faire l’économie d’une analyse disciplinaire de son objet.
L’interdisciplinarité ne peut être pratiquée que par des chercheurs très
pointus dans leurs disciplines, capables d’expliciter leurs choix théoriques
et méthodologiques par rapport à leur propre discipline et conscients des
découpages qu’ils ont opérés parmi les possibilités, de leurs avantages et de
leurs limites.

10. Conclusion provisoire sur la pratique de l’interdisciplinarité


Les bénéfices de la démarche
Tout d’abord, une évidence : chacun de nous connaît maintenant bien
mieux la discipline de l’autre, ses catégories, ses méthodes, les courants qui
la traversent, son évolution récente. Mais cela n’était pas précisément le but
recherché, ce n’est qu’une conséquence du travail commun d’explicitation
des positions théoriques de chacun.
Le deuxième chapitre de cette introduction et la troisième partie (Une
méthodologie pour l’étude des situations de contact) vaudront comme
validation de l’expérience. Une conclusion cependant risque par sa
généralité de passer inaperçue : nous n’avons plus de réticences envers
l’interdisciplinarité. Notre attitude face à la confrontation des savoirs
disciplinaires s’est modifiée, les inconvénients (la lenteur du processus
interdisciplinaire par rapport à la rapidité du processus disciplinaire) nous
semblent négligeables au regard des acquis et des avancées permises
(l’élargissement du regard porté sur l’objet d’études, la relecture critique
des théories disciplinaires). Nous avons acquis des compétences
(reformulations, repérage des convergences et des divergences, et stratégies
pour les exploiter ou les dépasser) et une certaine audace. Z. Strougo
attribue par exemple à l’expérience qu’il a menée au sein du groupe
l’écriture d’un article sur les convergences entre la théorie de
l’identification du psychiatre D. W. Winicott et celle de l’anthropologue
R. Bastide sur le « principe de coupure », en dépassant les limites
disciplinaires (le débat théorique intra-disciplinaire) que chacun des deux
chercheurs a connues18. M.-C. Bornes Varol, a, dans le cadre d’une
réflexion menée sur les sources écrites et les sources orales en histoire
médiévale19, introduit son point de vue de linguiste spécialiste d’une culture
contemporaine et l’a confronté (lors de tables rondes qu’elle a contribué à
organiser) à celui d’historiens (médiévistes ou non), de folkloristes, de
spécialistes de littérature orale et de littérature écrite, d’anthropologues, ce
qui s’est avéré pour tous très profitable. Sans l’expérience de l’organisation
d’un travail interdisciplinaire, elle aurait hésité à le faire, craignant
l’éparpillement et la confusion. Le succès de l’entreprise a reposé sur la
compétence acquise à articuler ces discours et ces savoirs entre eux.

Conseils pour sa mise en œuvre


Ce qu’il nous semble important de retenir de notre pratique de
l’interdisciplinarité, c’est d’abord, au niveau des principes de sa mise en
œuvre, la validation des recommandations faites par les auteurs qui ont
abordé récemment le sujet de manière concrète (Alvarez-Pereyre 2003 ;
Vinck 2000).
Le « dialogue des disciplines » (que nous appellerons ici
interdisciplinarité) doit être préféré à la « juxtaposition des disciplines »
(que nous appellerons pluridisciplinarité) ainsi que F. Alvarez-Pereyre le
montre à travers l’exposé d’exemples précis.
Comme l’écrit D. Vinck, le soutien institutionnel est nécessaire à sa mise
en œuvre. Sans l’existence du laboratoire LMS et le soutien de son
directeur, sans la nécessité de théoriser notre démarche et d’en rendre
compte, sans la valorisation de notre travail par nos pairs, nous n’aurions
pas mené cette expérience, ou, du moins pas de façon aussi constante et
poussée.
Le respect et la confiance mutuelle entre les spécialistes des différentes
disciplines investis dans le travail interdisciplinaire sont un préalable
nécessaire. Ils peuvent ne pas être présents au départ, mais ils peuvent et
doivent alors être construits en mettant à plat si nécessaire les aspects
conflictuels.
Si le débat conceptuel et l’échange méthodologique sont le but à
atteindre, le débat ne doit pas porter d’emblée sur les aspects théoriques,
mais doit passer par les objets d’étude. Cette expérience a fonctionné parce
que chacun a bien voulu s’intéresser au travail de terrain des autres et
raisonner à partir des cas décrits par leurs collègues. Le détour par le
terrain, la discussion théorique à partir de cas concrets, limitent les
malentendus20.
En matière de terminologie, rien n’oblige à recourir systématiquement à
un métalangage commun, rien ne s’y oppose non plus, mais ce métalangage
commun éventuel, loin d’être un préalable, ne peut être qu’une construction
progressive négociée. Les disciplines gardent leur vocabulaire spécifique en
ayant soin de l’élucider. Les termes spécifiques dans une discipline et
généraux dans les autres sont à éviter. Au lieu de chercher à utiliser un
même terme qui ne satisfait personne, mieux vaut recourir à la terminologie
spécifique en établissant des passerelles entre les concepts et en montrant
les équivalences. Lorsqu’un phénomène commun peut être désigné sans
embarras par un terme commun on préférera un terme consensuel, non
marqué, large, pouvant contenir plusieurs définitions complémentaires du
phénomène, à un terme précisément défini dans une ou plusieurs disciplines
ou ayant été particulièrement investi par une école théorique. Ce principe
est également mis en œuvre dans la constitution des bases de données,
consultables par des spécialistes de diverses écoles, afin que les
phénomènes présentés restent repérables et accessibles et ne soient pas a
priori mis en forme par un discours spécifique.

1. C’est-à-dire A. Bergère, M.-C. Bornes Varol, H. Ferran, S. Fürniss, M.-P. Gibert, P. Laburthe-
Tolra, O. Leservoisier, M. López Izquierdo, Z. Strougo, qui ont participé à la construction de cet
ouvrage.
2. Nous ne pouvons que souscrire à l’opinion exprimée par Vinck (2000 : 104) : « Le succès de la
recherche ou de projets interdisciplinaires dépend autant de la “synchronisation” des humeurs et des
affinités sociales que de celle des concepts et des modèles (Wohl R., « Some observations on the
social organization of interdiciplinary social science research », in Social Forces, n°33 [1955] : 374-
383) ; la construction de la confiance, de la convivialité et du respect mutuels sont si importants que
nous sommes tentés de les mettre avant tout cadrage épistémologique et institutionnel. Ils facilitent le
dialogue et le désir d’apprendre à mieux se connaître mutuellement. La confiance et l’affinité influent
sur la capacité à construire un consensus sur des objectifs ou sur des mécanismes de régulation. »
3. Il s’agit ici de Francis Affergan, Pascal Bacuez, Guillaume Berland, Denys Cuche, Nathalie
Fernando, Sylvie Le Bomin, Jean-François Macé, Fabrice Marandola, Vanessa Pfister, Magali de
Ruyter, qui ont participé à nombre de réunions du groupe et soumis leurs situations de terrain à la
réflexion collective.
4. Jean-Marie Essono, Gabriel Ménendez, Yishaï Neuman, Emmanuelle Olivier, Denis-Constant
Martin nous ont, par exemple, présenté leurs travaux lors d’une conférence et ont débattu avec le
groupe.
5. Cf. Handler (1996) et l’article de Brubaker (2001) intitulé « Au-delà de l’identité ».
6. Pour reprendre la traduction de l’anglais « hyphen disciplines » utilisée par notre collègue Takuya
Nishimura.
7. Sur la distinction entre pluridisciplinarité et interdisciplinarité et leurs implications respectives cf.
supra (Alvarez-Pereyre 2003).
8. Cette démarche a abouti, à leur demande, à la création au sein du laboratoire d’un nouvel axe de
recherche, disciplinaire, réunissant les linguistes.
9. Dans l’article commun qu’ils ont écrit pour le volume Catégories et catégorisation (Arom,
Fernando, Fürniss, Le Bomin, Marandola et Molino 2009).
10. Dirigé par J.-P. Warnier.
11. Notamment en raison du fait que dans la littérature anthropologique la notion d’« emprunt » peut
supposer une hiérarchisation en termes de valeurs, les cultures qui « empruntent » étant alors
considérées comme inférieures par rapport aux cultures « prêteuses ». Cette connotation n’apparaît
pas dans les autres disciplines.
12. Un volume (où l’on trouve les contributions de la plupart des auteurs du présent ouvrage) a paru,
sous la direction de F. Alvarez-Pereyre (2009).
13. C’est cette prise de conscience qui a permis aux linguistes d’envisager leur participation à un
autre groupe de travail du laboratoire « pratiques corporelles » auquel participaient par ailleurs trois
des auteurs de cet ouvrage (M.-P. Gibert, S. Fürniss et Z. Strougo).
14. Alors que dans le métasystème phonologique l’opposition entre/d/et/ð/ fricatif n’a pas de
pertinence en judéo-espagnol dont le système phonologique suit plutôt celui du turc, le système
graphique tend à les distinguer, reprenant par là un trait phonétique marqué par un signe diacritique
dans le système graphique hébraïque. /d/ et /ð/ s’opposent en arabe (ancienne langue de contact),
mais également en grec moderne et cette opposition est graphiquement marquée (par un signe
diacritique sur le d en arabe et dans sa transcription hébraïque, respectivement par ντ et δ en grec
moderne). Les règles graphiques du judéo-espagnol restent celles de l’hébreu même lorsqu’il est écrit
en caractères latins.
15. La question apparaît directement posée dans un de nos comptes rendus en ces termes : « Nous
percevons des transversalités, mais ces transversalités sont-elles formulables en d’autres termes que
des récits d’impressions ? ».
16. Bien souvent l’adjectif « scolaire » est apparu dans ces phases de description laborieuses.
17. Ici au sens d’équivalence.
18. L’article, intitulé « Principe de coupure, acculturation formelle et faux-self » a fait l’objet d’une
publication dans la revue Migrations – Santé (Strougo 2006).
19. Dans le cadre de Homo Legens, Projet International d’Études Avancées de la Maison des
Sciences de l’Homme & Columbia University at Reid Hall, sous la direction de Svetlana
Loutchitskaya.
20. D. Vinck (2000 : 209) arrive à la même conclusion, il conseille en effet de « préférer le détour par
le terrain au savoir pur ».
LES TRADITIONS D’ÉTUDES
DU CONTACT : ÉCHANGES THÉORIQUES
ET MÉTHODOLOGIQUES

Ce chapitre traitera des points de départ de la réflexion interdisciplinaire


commune de notre groupe de recherche et des transferts théoriques et
méthodologiques qui se sont produits d’une discipline à une autre (ou aux
autres). Nous examinerons dans un premier temps nos acquis théoriques et
méthodologiques disciplinaires. Dans un deuxième temps nous verrons
quelles méthodologies et quels apports théoriques ont été empruntés,
partagés, explicités, dégagés, mis en commun. Nous donnerons enfin un
bref glossaire établi en commun.

Contextualisation épistémologique des études sur le contact


Les notions d’identité et de contact n’ont pas été posées de la même
façon ni même avec autant d’acuité par une discipline ou par une autre.
Celles-ci ne partagent pas les mêmes habitudes en matière d’étude et de
description du contact. L’anthropologie en traite plus et depuis plus
longtemps que ne le fait l’ethnomusicologie par exemple, pour prendre les
deux extrêmes, entre lesquels se situeraient la linguistique (avec la
sociolinguistique, la créolistique, l’apprentissage des langues secondes) et
la psychanalyse (avec l’ethnopsychiatrie). Les chercheurs réunis dans ce
groupe ont eu soin de faire l’historique des notions développées et des
problèmes posés et étudiés autour de l’identité et du contact et de les
présenter aux autres en se situant eux-mêmes dans les courants d’études.
C’est ce travail qui a permis de déterminer que l’on avait ici affaire à un
groupe homogène (en terme d’appartenance à un courant théorique) en
anthropologie et en ethnomusicologie et à un groupe hétérogène en
linguistique.

1. Identité et contact pour l’anthropologie


Pour l’anthropologie de la fin du XIXe siècle, le contact entre les cultures
est envisagé sous l’angle de la comparaison interculturelle destinée à faire
émerger des invariants. Les phénomènes de contact, en tant que tels, ne
constituent pas un sujet d’étude. On recherchait des sociétés « archaïques »
ou « primitives » ayant eu le moins de contacts possibles avec d’autres
groupes. Dans cette perspective, si contact il y a, il est forcément négatif car
il « altère » la pureté originelle de la culture. La pensée évolutionniste de
l’époque considère que les différentes sociétés humaines se trouvent à
différentes étapes d’une même évolution sociale et culturelle. Les stades
d’évolution seraient liés au déterminisme géographique et au déterminisme
économique. Les sociétés archaïques témoignent dans cette perspective de
l’« homme primitif ». Nul ne pense encore le contact culturel quand il se
déroule en synchronie. C’est le diffusionnisme du début du XXe siècle qui
postule un développement fait d’emprunts se répandant d’une aire culturelle
à une autre. Mais il s’intéresse aux résultats de ces contacts plutôt qu’à leurs
processus. Lorsque l’on passe de la culture aux cultures avec le relativisme
culturel de F. Boas (Race, Language and Culture), le contact est considéré
comme une altération due à la Civilisation et le rôle de l’anthropologue
serait de reconstruire autant que faire se peut la société originelle.
Bronislaw Malinowski marque un tournant : il est le premier à s’intéresser à
l’évolution culturelle ainsi qu’aux changements que peuvent entraîner les
contacts entre cultures. Il propose en effet de juxtaposer l’étude de chacune
des deux cultures, ainsi que la troisième résultant du contact, sans envisager
encore les interactions entre ces trois systèmes.
La première théorisation du contact interculturel est celle du
Memorandum for the Study of Acculturation de R. Redfield, R. Linton et
M. Herskovits (1936 : 149). L’« acculturation » y est définie comme
« l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct
entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des
changements dans les modèles (patterns) culturels initiaux de l’un ou des
deux groupes » (cité par Cuche 1996 : 53). Les auteurs du Memorandum
prennent en compte autant les processus que leurs résultats. Ils considèrent
que l’acculturation affecte de façon réciproque les deux cultures en contact,
sans pour autant négliger les rapports de pouvoir et en prenant en compte le
contexte des contacts. Cette perspective dynamique va dominer en
anthropologie où elle sera reprise et développée, en France, par R. Bastide
puis G. Balandier qui mettent l’accent sur le rôle des individus dans le
contact. En 1967, dans Les Amériques Noires, R. Bastide critique le terme
de « syncrétisme », tel qu’il est employé dans les sciences sociales pour
désigner une troisième culture issue du contact entre deux cultures. Il
propose une analyse plus fine en introduisant les concepts de « principe de
coupure », puis ceux d’« acculturation formelle » et d’« acculturation
matérielle ». Plus près de nous, dans les années quatre-vingt dix,
F. Laplantine préférera le terme de « métissage » entendu comme une
« composition dont les composantes perdent leur intégrité » (1997 : 8-9).
J. L. Amselle utilise le terme de « logique métisse » (1997) et plus tard celui
de « branchement » (2001), pour souligner les continuités culturelles qu’il
nomme « chaînes de culture » (1997 : 10). Le terme de « transculturation »
est quant à lui utilisé (dès les années quarante) par les anthropologues
latino-américains dans la lignée de F. Ortiz pour insister sur la dimension
réciproque des phénomènes de contact de cultures.
Le terme d’« identité » pose des problèmes, notamment en raison de son
suremploi et de son ambiguïté essentialiste (Handler 1996 ; Brubaker 2001).
Dans le Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie de Bonte et
Izard (1991) par exemple, la notion d’identité renvoie à celle d’ethnie, et ne
figure pas dans le dictionnaire. P. Laburthe et J.-P. Warnier (2003 : 378)
rappellent que « l’identité ou les identifications sont des principes de
cohésion intériorisés par une personne ou un groupe. Ils leur permettent de
se distinguer des autres, de se reconnaître et d’être reconnus ». La lecture de
M. Mauss invite à définir l’identité à partir de l’échange (des femmes, des
paroles et des biens). M. Godelier, dans L’Énigme du don (1996), montre
qu’une société s’identifie surtout, non tant par ce qui est échangé que par ce
qui échappe aux échanges, ce qui est inaliénable : le fondement de l’identité
est ce que l’on ne peut ni échanger, ni donner, ni vendre. Pour P. Laburthe,
l’identification a lieu par la mise en contact et l’échange avec l’Autre, soit
par assimilation de quelque chose de l’Autre (ontogénèse), soit par refus de
l’Autre et dissimilation (schismogénèse). C’est la schismogénèse qui
explique par exemple la multiplication des langues à Bornéo.
Pour F. Barth, l’ethnicité est issue de processus dynamiques et
relationnels de formation et de maintien de frontières entre groupes
d’individus. Cet auteur préfère à une typologie des formes des groupes
ethniques et de leurs relations une étude des processus impliqués dans la
genèse et le maintien des groupes ethniques. Il prône une focalisation sur
les frontières ethniques (ethnic boundaries) et leur entretien plutôt que sur
la constitution interne et l’histoire des groupes considérés séparément (1995
[1969] : 205-206).
Les textes des anthropologues présentés ici s’inscrivent très nettement
dans la conception dynamique à la fois de l’identité – que l’on préférera
alors appeler « identification » ou « constructions identitaires » – et des
contacts de culture tels que leur analyse a été développée par R. Bastide et
G. Balandier. Aussi, l’approche choisie par les auteurs de cet ouvrage est-
elle constructiviste : c’est dans leur dimension dynamique que les
phénomènes de construction identitaire en situation de contact culturel sont
étudiés, puisque c’est à une renégociation et à une redéfinition permanente
des identités que l’on a affaire. Néanmoins, la description des processus ne
peut se faire que par la description des groupes en présence même lorsque
l’on se focalise, comme le fait O. Leservoisier, sur un phénomène de
négociation. Les anthropologues rencontrent ici le psychanalyste sur
l’intérêt porté aux interactions entre les sujets.
Une telle approche s’articule autour de trois axes plus ou moins travaillés
selon les articles : le premier porte plus précisément sur le caractère sans
cesse en évolution des processus de construction et d’entretien des
« frontières » ; le second s’intéresse plus spécifiquement au « contenu
culturel » de ces constructions ; le troisième enfin se propose de mettre en
place plusieurs niveaux d’analyse de l’identité (groupal, national,
international).

2. Identité et contact en linguistique


Pour la majorité des branches de la linguistique, l’identité n’est pas une
question qui se pose explicitement à propos des objets. L’identification
d’une langue par rapport à une autre ne pose pas de problème de principe.
La classification des langues selon des critères typologiques et aréaux à
partir de leur description est une des fonctions que la linguistique s’assigne.
La question se pose cependant pour la détermination des frontières entre
langues : en diachronie, quand une nouvelle langue, issue d’une autre,
apparaît-elle ? Quand a-t-on affaire à une langue à part entière, à un
dialecte, à un pidgin ou à un créole ? Les critères sont sujets à débat. La
sociolinguistique a notamment insisté sur le fait que la catégorisation
comme langue ou comme dialecte était souvent plus politique que
linguistique (Calvet 1987). Dans les faits, il est souvent difficile de
déterminer les frontières entre les variétés dialectales d’une langue ou deux
langues contiguës, et on a plus affaire à la notion de continuum (théorisée
par Schuchardt 1979 [1883]) qu’à des systèmes clairement définis, surtout
sur des aires contiguës. Pour cette raison, on a eu tendance à comparer
plutôt des abstractions linguistiques (langue standard ou normée), en
écartant la variation, que des dialectes « de frontière ». Le judéo-espagnol et
le yiddish sont ainsi considérés tantôt comme des langues juives, tantôt
comme des dialectes de l’espagnol pour le premier et de l’allemand pour le
second, selon les critères pris en compte.
Ce domaine disciplinaire a connu des postures que les anthropologues
qualifieraient d’essentialistes. Des représentations de la langue comme une
identité correspondant à un peuple et à un territoire s’interdéfinissant ont
émergé quelquefois. Elles ont donné lieu à des traditions d’étude prenant en
compte, à l’encontre de l’évolution de la langue et surtout de la réalité de la
variation et des contacts interlinguistiques, une recherche toujours plus
exigeante d’états de langue « purs, non contaminés ». Dans le but de
reconstruire des langues disparues on a recherché les membres les plus âgés
de communautés le plus coupées possible de tout contact, considérées
comme les plus « authentiques ». Le cours de linguistique de Saussure
(1916), au début du XXe siècle, permet de dépasser l’évolutionnisme en
situant la description d’une langue en synchronie. Saussure pose la langue
comme un système de signes eux-mêmes constitués par le rapport arbitraire
qu’entretiennent un « signifiant » et un « signifié » (cf. supra), entretenant
des rapports stables entre eux. Cependant, les systèmes sont considérés
comme clos. Leur évolution reste majoritairement considérée comme
tributaire de facteurs internes (purement linguistiques) qui modifient et
régulent les liens des unités entre elles et résolvent les contradictions
systémiques, sans sortir du système.
Dans les années soixante, l’étude des langues créoles prend vraiment son
essor. Les linguistes qui les décrivent posent la question du contact de
langues et du rôle des facteurs sociohistoriques dans leur genèse et ils
redonnent du sens à la notion de substrat. Cependant, les créoles ne sont pas
considérés comme de « vraies langues » (Hazaël-Massieux 2005). Les
contacts de langues ne forment toujours pas l’objet de la linguistique, tout
au plus celui de la « créolistique ».
C’est l’émergence de la sociolinguistique dans la lignée de l’école de
Chicago (dans les années 1960-1970) avec W. Labov (1972) qui
renouvellera l’approche dialectologique de la variation. W. Labov met en
avant des processus extra-linguistiques de diffusion de variantes qui se
standardisent. À partir de son travail de terrain dans l’île de Martha’s
Vineyard, il théorise la notion de « marqueur identitaire ». Il démontre en
effet comment la saturation symbolique d’un trait de prononciation –
archaïsant – qui allait à l’encontre de l’évolution régulière (interne) de la
langue anglaise, constatée ailleurs, servait à marquer une affirmation
identitaire d’appartenance à l’île.
La sociolinguistique s’attaquera à la catégorisation des interférences
linguistiques avec U. Weinreich. Son ouvrage Languages in Contact (paru
pour la première fois en 1953 et très diffusé dans les années 1960-1970)
reste une référence pour tous ceux qui étudient les phénomènes de contacts
de langues. Les « types d’interférences » comme l’emprunt, le calque,
l’alternance codique, s’ils ne sont pas nettement définis, sont évoqués et des
processus comme l’intégration des emprunts y sont décrits. Tous les
ouvrages postérieurs s’y réfèrent.
Une partie de la sociolinguistique, très représentée aujourd’hui,
s’intéresse à la dynamique des langues et des codes linguistiques en
présence (cf. Heller 1988). Elle étudie les rapports sur un même espace
entre une langue dominante (majoritaire) et une langue dominée
(minoritaire) et ce qui découle de leur contact en matière d’usage
linguistique. Les études abordent notamment la conceptualisation de la
diglossie (Ferguson 1959), la fonction macro-linguistique de différents
codes (Gumperz 1982), les politiques linguistiques et la mort des langues
(Calvet 1987). Le contact de langues est aujourd’hui un domaine important
de la linguistique, que celle-ci cherche à typologiser les situations de
contact, les langues issues de contacts (pidgin, créole, lengua-media,
interlangue, code-mixing…) ou les phénomènes linguistiques de contact
(emprunt, alternance codique, calque…). Les travaux de D. Sankoff et
S. Poplack (1981) entendent dégager les règles de l’alternance codique et
caractériser les types d’emprunt pour écrire une « grammaire » du contact
de langues. La nature des interférences est pour eux principalement
contrainte par la typologie des langues en contact. À l’inverse, pour
S. Thomason et T. Kaufman (1988) qui recherchent l’articulation entre les
situations de contact et l’effet du contact sur les langues, le résultat
linguistique du contact de langues est déterminé par l’histoire
sociolinguistique des locuteurs et non par la structure de leurs langues. Les
premiers se veulent plus linguistes que les seconds.
Les derniers courants en matière de description de contact de langues, et
les plus fructueux, consistent à croiser les résultats des différentes études
sociolinguistiques sur les contacts de langues, les études sur l’apprentissage
des langues secondes, les apports de la créolistique et les études sur la
dynamique dialectologique. Cependant, la mise en perspective de ces
différents types de travaux est encore loin d’avoir abouti et la négociation
entre leurs différents apports s’apparente encore à une confrontation
conflictuelle de points de vue.
Les linguistes de notre groupe viennent d’horizons de formation
différents. M. López Izquierdo a une formation de linguistique diachronique
qui la rend sensible aux convergences entre les facteurs internes et les
facteurs externes du changement linguistique. Elle est plus sensible à la
variation en diachronie et en synchronie qu’à la posture structuraliste
cherchant à extraire de la variation un système, ce qui la rapproche des
anthropologues du groupe. M.-C. Bornes Varol, formée à une approche
plutôt stucturaliste de la linguistique, s’attache à la description systémique,
mais son terrain de recherche (une communauté plurilingue) fait qu’elle a
dû chercher ses outils du côté de la sociolinguistique. A. Bergère a surtout
une approche de didacticienne des langues et recourt à la psycho-
linguistique pour la compléter. Si elles se sont quelquefois affrontées sur
l’usage que telle ou telle école théorique faisait de tel auteur, elles partagent
néanmoins de nombreuses références, ainsi que leur bibliographie en fait
état. Il a fallu un certain nombre de réglages, comme le retour commun aux
textes des auteurs dont l’interprétation posait problème, pour que ces
approches soient mises en complémentarité.

3. En ethnomusicologie
En ethnomusicologie, les notions « identification », « identité » et
« contact » ne sont pas théorisées en tant que telles. Alors que le concept
d’identification n’est pas utilisé, celui d’identité transparaît directement ou
indirectement dans tout travail sur « la musique des X ». C’est l’approche
fondatrice de l’ethnomusicologie, appliquée, encore aujourd’hui, autant à la
pratique musicale ou à sa signification symbolique qu’au langage musical
d’une culture donnée. Elle s’appuie largement sur les utilisations qu’en fait
l’anthropologie1. Le concept de contact y apparaît parfois en creux, par
l’exclusion de ce qui viendrait expressément de l’extérieur de la culture
musicale étudiée2.
Un courant plus récent centré autour de la notion d’identité – présidé
principalement par des études américaines – s’oriente vers l’étude du
métissage, du syncrétisme et de la globalisation. Ces études partent du
constat que le contact infléchit fortement les (ou une des) cultures se
rencontrant, ou qu’il est à l’origine de l’émergence de nouvelles pratiques
musicales. Dans la grande majorité des cas, il s’agit d’études sur des
musiques urbaines, caractérisées par la rencontre – due au partage d’un
espace de vie commun – de différentes cultures et de strates sociales. Tout
comme certaines études en psychologie de la musique à propos des
préférences musicales dans les pays industrialisés (Macdonald, Hargreaves
& Miell 2002), ce courant ethnomusicologique se situe du côté de la
sociologie de la musique, comme le montrent les travaux de D.-C. Martin
sur le métissage (1992, 2002)3.
La prise en compte par les scientifiques des « musiques populaires »,
voire des « musiques noires », introduit implicitement l’enjeu de l’identité
et de l’identification. Les études questionnent des identités locales ou
nationales, voire socio-culturelles/raciales, par exemple « arabe » ou
« noire » (Rahier 1999). Dans ce contexte, on constate un certain malaise
face au terme d’identité : « ceux qui l’utilisent encore paraissent naïfs ou
dépassés » (Stokes 2004 : 371). De par sa sémantique, il inclurait, de façon
sous-jacente, l’opposition entre « eux » et « nous » qui le rapproche des
notions – récusées, car postcoloniales – de race et d’ethnicité4.
Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que le terme « identité » fait sa première
apparition dans un ouvrage à visée théorique (Stokes 1997), toujours
appliqué au contexte de mondialisation et à la rencontre, dans les pays
industrialisés, de cultures issues d’ailleurs. La production scientifique dans
ce domaine est prolifique et concerne essentiellement la symbolique
associée à la pratique de la musique et à son contexte de production. Plus
rares sont les travaux analysant la musique elle-même et interrogeant les
mécanismes musicaux de métissage (Lundberg, Malm & Ronström 2003 ;
Arom & Martin 2006).
Un autre courant de l’ethnomusicologie, moins marqué par la sociologie,
concerne la folklorisation, c’est-à-dire le figement d’une tradition musicale
– réelle ou supposée – dans le but d’une représentation « officielle » de la
culture. Elle est alors sortie de son contexte initial de production et participe
du vaste complexe de la patrimonialisation (Charles-Dominique 2007). De
par ses pratiques et les transformations qu’elle connaît, ce type d’activité
musicale est à rapprocher de l’invention de la tradition (Hobsbawm &
Ranger 1983).
Ce n’est que dans les dernières années que le contact en tant que plate-
forme d’échange a été abordé dans un contexte rural comme un phénomène
non pas lié à la modernisation, voire à la globalisation, mais intrinsèque aux
dynamiques des rencontres de cultures dans des régions éloignées des
grands centres urbains (Arom & Fernando 2002 ; Olivier 2004 ; Le Bomin
& Bikoma 2005). Dans le domaine français et particulièrement dans
l’ethnomusicologie pratiquée au sein de notre laboratoire, ce type d’étude
gagne en importance en ce qu’elle relie les procédés d’identification à
l’analyse formelle du langage musical qui en est le support.

4. Pour la psychanalyse
La psychanalyse a pour sa part théorisé l’identification comme processus
permanent de construction de soi dans la relation à l’Autre et aux Autres.
Elle apporte l’idée fondamentale pour elle qu’il n’y a pas d’identification
sans contact. Elle catégorise des modes d’identification du sujet, d’abord
considérés comme pathologiques : hystérique, narcissique, mélancolique…
Elle ne parle pas d’identités, mais d’identification et s’attache plutôt à en
décrire les processus et à en étudier les pathologies. Pour cette raison, elle a
longtemps ignoré le terme d’identité. C’est après les années soixante,
lorsque la psychanalyse a identifié la montée en puissance de nouvelles
pathologies (états border-line, dysharmonies d’évolution, pathologies du
narcissisme…), qu’elle s’est tournée vers l’étude de la construction de
l’identité. Certains psychanalystes ont commencé à développer des concepts
définissant plus finement l’identité à travers le « self » (Winnicott 1999), le
« Moi-peau » et la théorie des « enveloppes » (Anzieu 1994), le « Soi » de
Kohut (1974). Il ne peut y avoir de développement du Moi et d’existence
sociale que si, en amont, l’identité subjective est construite. L’idée
essentielle est que le devenir social et culturel d’un individu présuppose
l’établissement de l’identité : on ne peut procéder à des identifications
saines qu’à partir du moment où le sentiment d’identité est établi.
La psychanalyse s’est implicitement intéressée au rôle de la culture dans
la construction identitaire. Celle-ci est présente à travers les parents qui la
véhiculent, à travers les valeurs qu’ils transmettent aux enfants. Cependant,
si la culture est présente, elle n’est pas problématisée en tant que telle. Les
notions d’« inconscient collectif », transindividuel, et de « transmission
d’inconscient à inconscient » ont été travaillées dans une perspective
freudienne, à partir de l’intérêt de la psychanalyse pour les phénomènes de
groupes et institutionnels (Anzieu 1999 ; Kaës 2005 ; Bion 1961, 1974).
Le contact de cultures n’a pas intéressé la psychanalyse en tant que telle.
Cette dimension est prise en compte et développée par les travaux de
G. Devereux, en relation avec le courant anthropologique de R. Bastide, qui
amènent à la fondation de l’ethnopsychiatrie et, plus récemment, avec
T. Nathan, à l’ethnopsychanalyse. La contribution de G. Devereux aide à la
compréhension des processus cognitifs ou mentaux individuels ou
collectifs, conscients ou inconscients. Il examine l’interaction de ces
processus, et montre la conséquence de ces identifications croisées pour
l’élaboration des repères mentaux et de la construction du monde entre
universel et particulier.
Dans son article, Z. Strougo présente le débat qui oppose les
« universalistes » et les « relativistes » représentés par une certaine
ethnopsychiatrie.

Les échanges théoriques et méthodologiques dégagés en


interdisciplinarité
1. La contextualisation des données de terrain
Une grille de paramètres communs
Nous avons en commun le fait de travailler sur des données relevées en
situation sur des terrains. Sur ces terrains, nous étions d’emblée confrontés
à la complexité, due notamment à la multiplicité des variantes individuelles,
avant même que ne soit prise en compte la situation de contact. Cela a
requis l’élaboration de méthodologies empiriques, influencées par
différentes disciplines, que nos échanges ont contribué à rendre explicites et
à théoriser.
Les exposés ont fait apparaître que nous contextualisions tous (plus ou
moins) nos données de terrain en fonction de paramètres empiriques intra et
extra-disciplinaires. Selon les cas d’études, ces éléments sont absolument
nécessaires à la compréhension du phénomène décrit (par exemple dans la
situation étudiée par O. Leservoisier), ou bien ils interviennent directement
dans l’analyse, ou encore ils servent à esquisser des explications ou à
confirmer des hypothèses. S’appuyant sur les travaux de la
sociolinguistique, M. López Izquierdo a proposé une liste de paramètres
communs à prendre en compte obligatoirement dans la description de toute
situation de contact, en dehors de ceux qui sont pertinents pour chaque
discipline. Cette grille systématisée de paramètres a été acceptée et
appliquée par tous les contributeurs. Toute étude de situation de contact doit
prendre en compte :
le nombre de groupes en présence : il faut distinguer s’il existe deux
groupes ou plus ; même dans les cas où l’on observe principalement un
groupe en contact avec un autre il est important de signaler quels autres
groupes sont présents et de quelle manière ils interfèrent (ou non) ;
les modalités géographiques du contact : il faut prendre en compte le
voisinage territorial ; s’agit-il d’une population de frontières ; les groupes
partagent-ils ou non un même territoire ? s’agit-il d’une migration, d’une
diaspora… ? y a-t-il eu des déplacements de population ? le groupe étudié
vit-il en contexte urbain ou rural ? quelles sont les données démographiques
concernant les différents groupes ?
la sociologie du contact : sont ici considérés les types de rapport
qu’entretiennent les groupes concernés (les rapports de force « dominant-
dominé » par exemple) ; l’importance numérique, politique, économique
des groupes en présence ; les hiérarchies sociales, l’accès à l’instruction…
l’histoire de la situation de contact : non seulement l’histoire des
populations concernées, mais aussi l’histoire de leur contact, sa durée,
l’évolution de leurs rapports dans le temps…
les caractéristiques identitaires des groupes en présence : la façon dont
ils se perçoivent et la façon dont ils perçoivent les autres, et,
éventuellement, la façon dont ils sont perçus par les autres, c’est-à-dire les
regards réciproques des uns sur les autres.
Au cours de l’analyse des situations de contact, ces paramètres ont quitté
leurs ancrages disciplinaires pour intégrer les méthodologies disciplinaires,
et, d’une discipline à l’autre, ils apparaissent comme particulièrement
pertinents pour l’étude du contact (comme on le verra dans la troisième
partie : Une méthodologie pour l’étude des situations de contact).

La prise en compte de la variation individuelle : du sujet au groupe


et du groupe au sujet
Nos échanges ont également porté sur la place à accorder aux variantes
individuelles dans nos analyses. Il a fallu trouver une position raisonnable
entre l’atomisation des descriptions et la généralité systémique, afin de
mettre de l’ordre dans le chaos sans substituer la rigidité au dynamisme. Or,
selon les disciplines, mais aussi selon les objets d’étude considérés, la
focalisation était différente. Cela a nécessité les réglages et les ajustements
qui vont être exposés et qui ont finalement débouché sur la modélisation de
la troisième partie de cet ouvrage.
En ce qui concerne nos disciplines, si la prise en compte du sujet est une
évidence pour la psychanalyse, elle n’est pas une exigence pour la théorie
linguistique. En rupture avec la dialectologie, la science linguistique n’a pu
naître, nous l’avons dit, qu’en s’extrayant de la description atomisée des
variantes, pour dégager ce qui leur était commun. Ce n’est qu’à partir des
études sociolinguistiques que la variation individuelle est redevenue un
objet d’étude. W. Labov (1972) a ainsi décrit le processus d’apparition puis
de dissémination d’un trait phonétique ayant acquis du prestige (une
variante sociolectale), jusqu’à devenir une prononciation majoritaire, puis
une norme. C’est à partir de la négociation collective de variables
individuelles que les choix linguistiques s’imposent.
Dans nos études, selon l’objet considéré, le moment de l’observation, le
niveau de l’analyse, les variantes individuelles sont plus ou moins
observables, plus ou moins nombreuses, plus ou moins importantes.
Cependant, nos échanges théoriques nous ont tous amenés à prendre en
compte la variation individuelle. En effet, considérer que c’étaient les
individus qui entraient en contact – et non les cultures, les musiques ou les
langues – permettait d’éviter des erreurs dans la description des processus,
en n’écartant pas d’emblée de l’analyse systémique des phénomènes
considérés comme marginaux. On verra ainsi, dans la troisième partie, que
la prise en compte de la variation individuelle revalorise, par exemple, des
notions peu travaillées comme la notion de mini-système (Meillet 1931).
Dans plusieurs articles de notre ouvrage, la dialectique entre le sujet et le
groupe est directement étudiée. Elle est évoquée, par exemple, sous deux
formes dans l’article de S. Fürniss. On y voit un individu (un maître)
introduire un rituel observé dans une autre population (emprunt aujourd’hui
intégré) et, au sein de ce rituel, un autre individu proposer un chant repris
par tous qui sera peut-être transmis (phénomène de mode). Les articles de
M. López Izquierdo et O. Leservoisier montrent quelles stratégies
individuelles se négocient pour devenir des stratégies de groupe, sans que
se dégage encore une tendance véritablement dominante. Z. Strougo traite,
quant à lui, du parcours identitaire d’un seul sujet.
Cependant, si les chercheurs du groupe ont partagé le souci de ne pas
éliminer les variantes individuelles de leurs études, ils ont aussi admis la
nécessité de dégager les dynamiques principales et les constantes des
processus qu’ils observaient. Si l’étude du psychanalyste se centre sur un
seul sujet, le chercheur n’oublie pas pour autant de préciser que ce sujet est
aussi un individu social, ce qui suppose qu’il ait intériorisé le système
propre à sa société d’appartenance. La variante individuelle témoigne alors
à la fois de ce qui est partagé par l’ensemble de la société, des tendances
systémiques concurrentes (partagées ou non par son groupe) et des
innovations personnelles qui lui sont propres.

2. La méthode comparative et la multiplication des niveaux de


comparaison
Il peut sembler évident de recourir à la comparaison lorsqu’on analyse les
phénomènes de contact et leurs effets, il est moins évident d’y recourir en
matière de description systémique. Insistant sur l’aspect dynamique, en
analysant non des « identités » définies, mais des « processus
d’identification », nous avons dû constater que nous procédions par
comparaisons d’états successifs pour mesurer les modifications de nos
objets, sous l’effet du contact. Il est rapidement ressorti de nos échanges
que, tous, nous appréhendions les processus à partir de la comparaison de
leurs effets ou résultats à différents moments de l’observation. Le rôle des
sujets se dégageait de la comparaison entre les variantes individuelles ; le
rôle de la négociation collective se dégageait de la comparaison entre
plusieurs variantes et de la comparaison entre leurs états successifs à
l’intérieur d’une même synchronie ; l’évolution d’un système se dégageait
de la comparaison entre plusieurs temporalités de ce système, en synchronie
et en diachronie. Il nous est donc apparu nécessaire d’expliciter davantage
nos méthodes, quelle que soit notre discipline et son rapport (explicite ou
implicite) avec la méthode comparative.

De la comparaison intersystémique à la comparaison


intrasystémique
En didactique des langues, l’étude contrastive des systèmes linguistiques
est une donnée de départ ainsi que l’expose A. Bergère dans son article.
C’est également le cas en linguistique générale et, a fortiori, en linguistique
« comparée ». En ce qui concerne l’anthropologie, M.-P. Gibert précise en
note dans son article que si la comparaison est constitutive de la méthode
anthropologique, elle donne rarement lieu à une réflexion épistémologique
sur son rôle. Quand cette réflexion existe, elle porte plutôt sur les cas
d’études de contacts interculturels. Or, avant d’être rendue obligatoire du
fait de la situation de contact, la comparaison intersystémique a été
théorisée par certaines disciplines pour lesquelles elle est la base du travail.
Si nous considérons le terme « intersystémique » comme désignant le
rapport entre plusieurs systèmes linguistiques, musicaux, culturels,
appartenant à différentes langues, musiques ou cultures, nous opposons le
terme à « intrasystémique ». Or, cet « intrasystème » est appréhendé
également de manière comparative. Il nous est, en effet, apparu que toutes
nos descriptions relevaient de la comparaison intersystémique à un niveau
ou à un autre, en ce qu’elles mettaient en jeu, à l’intérieur d’une même
culture, un système culturel et un système musical, deux ou plusieurs
systèmes groupaux, différents systèmes individuels et, au minimum, le
système du chercheur et celui de son objet.
Même lorsque la description linguistique se veut strictement
intrasystémique, elle recourt à des comparaisons. Le linguiste, par exemple,
procède pour décrire une langue nouvelle à partir de catégories issues de la
description d’autres langues dont il vérifie la validité et qu’il ajuste à son
objet.
Le sujet lui-même, qui parle de sa langue, de sa musique, de sa culture,
n’explicite que ce qui est verbalisable et/ou verbalisé par sa culture. S’il
veut atteindre la partie implicite, non consciente du système qu’il met en
œuvre dans ses réalisations, mais qu’il ne verbalise pas, il doit, tout comme
un chercheur externe à la culture, s’en extraire pour l’analyser de dehors en
se servant de catégories d’analyse établies par ailleurs (en tout ou en partie).
Toute description de système exige une sortie de ce système, aussi la
comparaison fait-elle partie de la méthodologie d’analyse de n’importe quel
objet culturel. Puisque nous ne pouvions éviter de recourir à la comparaison
intersystémique, il nous a semblé nécessaire de relever tous les niveaux
auxquels cette méthode comparative agissait et se trouvait utilisée. Nous en
donnerons ici trois exemples :
• Comparaison entre objets différents à l’intérieur d’une même culture :
l’article de H. Ferran montre comment l’analyse du système musical
recoupe l’analyse du système social hiérarchique des Maalé. Il a
examiné ses données musicales à la lumière de la disposition sociale
en « maisons » de la société Maalé. Le recoupement entre les données
sociales et les données musicales constitue une forme de validation.
• Comparaison entre plusieurs états d’un même objet en diachronie : tant
dans l’article de P. Laburthe-Tolra que dans celui de M.-C. Bornes
Varol on a recours à la diachronie du système. Dans le premier cas on
compare le contenu d’une même notion Nkukuma de part et d’autre de
la fracture que constitue la colonisation. Dans le second cas, on
compare l’espagnol des Juifs de part et d’autre de la fracture que
constitue l’expulsion d’Espagne, dans la mesure où le judéo-espagnol
est rapporté à l’espagnol médiéval, pour lequel on dispose de données
diachroniques. M.-P. Gibert essaie, quant à elle, de reconstituer un état
passé de la danse yéménite auquel comparer les évolutions récentes
envisagées, elles, en synchronie.
• Comparaison entre les variantes d’un même objet en synchronie :
O. Leservoisier et M. López Izquierdo montrent comment à l’intérieur
d’un même groupe, d’une même famille parfois, naissent des conflits
d’identification qui donnent lieu à des recompositions ou à des
négociations intergroupales. Leur évolution ne peut être saisie qu’à
travers une observation très fine de leurs états successifs.

La validation par la méthode comparative :


le croisement des données issues des différents plans de comparaison
Le comparatisme sert aussi dans nos études à la validation des résultats
de l’analyse. Si l’architecture systémique et les règles implicites sont
inaccessibles, a priori, au chercheur comme aux tenants de la culture (qui
pourtant les utilisent), la méthodologie d’analyse est de nature à les dégager.
Pour ce faire, elle alterne les observations du système tel qu’il est actualisé
en un temps T dans une culture X et les observations sur les réalisations
hors système, soit produites par erreur, soit par expérimentation, explorant
les limites de la variation admissible. Dans les études linguistiques,
musicales ou anthropologiques de ce volume, les réalisations ratées ou
critiquées, les « fautes », sont, comme les « innovations », des
approximations précieuses à la part inconsciente du système, comparables
en cela aux « lapsus » en psychanalyse qui permettent l’accès au discours et
à la prise de conscience des unités enfouies (ou refoulées). L’étalon
construit à partir de la méthode comparative et de l’analyse est soumis au
groupe pour validation. Les jugements qu’il suscite permettent de voir se
dessiner l’architecture abstraite qui est mise en œuvre dans les réalisations.
Si tous les contributeurs ont eu peu ou prou, sur leur terrain, recours à cette
méthode empirique, il revient aux ethnomusicologues du groupe d’en avoir
montré le rôle et l’utilité et d’avoir explicitement établi ses conditions de
mise en œuvre.
Le modèle, construit à partir de ce que les gens font, est comparé
également avec les catégorisations autochtones et les discours sur les
productions qui permettent de l’optimiser et il est également soumis à la
validation du groupe étudié. Les différents discours sur l’objet, le discours
savant, le discours vernaculaire, se confrontent et se complètent.
Une bonne illustration de ce que produit le croisement des données
obtenues par différents types de comparaison est donnée par l’article de M.-
P. Gibert. Elle compare entre elles des variantes individuelles, groupales
et/ou collectives qui existent en synchronie, et issues du contact réciproque
entre la danse israélienne et la danse yéménite. Les variantes sont
rapportées à un modèle reconstruit permettant de réintroduire de la
diachronie dans les comparaisons en synchronie. L’auteure peut alors voir
les incidences en matière d’évolution de l’objet « danse yéménite » tant sur
le plan de son évolution systémique interne qu’externe. Les quatre variantes
conservent des traits distinctifs de leur modèle, mais ce ne sont pas les
mêmes et il y a une différence de sélection des traits distinctifs entre la
variante des Israéliens non-yéménites et celles des Israéliens yéménites. Les
deux groupes n’ont pas sélectionné les mêmes.

Un niveau supplémentaire de comparaison


La validation par comparaison avec une autre discipline est ici construite
par le travail de groupe interdisciplinaire. Comme on l’a dit dans le chapitre
précédent, ce qui est cohérent dans un domaine des sciences humaines
gagne à être comparé à ce qui est cohérent dans les autres. Les différents
types d’identification décrits par la psychanalyse (moïque, en faux-self et
symbolique) recoupent par exemple les pôles que nous avons déterminés
pour l’emprunt : emprunt 0 (refus d’emprunter quoi que ce soit), emprunt
total (passage à un autre système) et emprunt partiel (d’extension variable)
négocié, intégré, etc. (cf. Troisième partie).

3. La méthodologie de l’analyse systémique


La distinction des niveaux d’analyse
Le recours à une méthode comparative mutipliant les points de
comparaison nous a logiquement amenés à préciser une méthodologie
destinée à éviter de confondre les plans de pertinence. Pour ne pas mélanger
les niveaux d’analyse nous avons dû les définir explicitement et les séparer
« artificiellement » du moins dans un premier temps. Nous ne pouvions, en
effet, mettre une règle écrite sur le même plan qu’une observation de
terrain, un résultat d’analyse sur le même plan qu’une innovation
individuelle, ce qui est interne à la culture avec ce qui lui est externe, ce qui
est implicite et ce qui est explicite, ce qui appartient à une collectivité, à un
groupe en son sein, à un seul individu, à une autre collectivité, même si les
uns comme les autres interviennent dans l’analyse de l’objet. Cette
prudence méthodologique était d’autant plus importante que, dans les
situations de contact, les niveaux de comparaison se trouvent multipliés et
les phénomènes à décrire complexifiés.
Le travail de groupe a procédé à l‘inventaire puis au classement des
niveaux d’analyse, en utilisant le critère du degré de conscience que les
sujets ont de leur culture. Nous avons pour cela relevé la part individuelle
ou collective qu’ils y prennent, ce qu’ils en disent et ce qui est verbalisable
ou ne l’est pas. Ce travail, qui a abouti à la modélisation de notre Troisième
partie sur les différents niveaux de connaissance qu’un sujet a de lui-même
et de sa culture, permet de voir ce qui est directement accessible (ou non) au
chercheur et lui permet de ne pas confondre, par exemple, les observations
sur le langage, sur la langue, sur la parole, sur le métalangage…

Dénomination et catégorisation
Dans les situations de redéfinition identitaire qui mettent en jeu la
tradition vécue et la tradition représentée, ou qui donnent lieu à des luttes de
catégorisation remettant en jeu les liens entre les sujets et le groupe et entre
les groupes entre eux, comme dans l’article d’O. Leservoisier, on voit tout
l’intérêt qu’il y a à bien distinguer les niveaux d’analyse. Les notions
abordées autour de la dénomination (partielle) comme accès à la
catégorisation prouvent la nécessité de bien distinguer dans l’analyse le
niveau du discours de celui de la pratique. Notre attention a souvent été
attirée sur les décalages entre la pratique effective des sujets et les discours
qu’ils tenaient sur cette pratique.
Dans cette étape du travail, la méthodologie mise en œuvre par les
ethnomusicologues du groupe s’est avérée très utile, notamment pour les
linguistes, qui ne savent pas toujours comment intégrer à leur description
les catégories internes à la culture. En effet, si les ethnolinguistes et les
sociolinguistes sont habitués à recueillir les catégories autochtones (quand
elles existent, ce qui n’est pas souvent le cas en linguistique) et les discours
et représentations métalinguistiques, ce n’est pas, chez les linguistes, une
pratique très largement répandue. Quand le discours et la pratique se
contredisent, parce qu’ils sont situés sur des plans de pertinence différents,
leur prise en compte dans l’analyse pose des problèmes difficiles à régler.
En sociolinguistique, par exemple, le décalage entre ce que les locuteurs
pensent ou disent faire et ce qu’ils font effectivement a été fréquemment
relevé (dans les études sur la pratique des langues en famille et en société
par exemple), mais théorisé dans très peu d’études. Pour cette raison nous
nous sommes appuyés sur les travaux de S. Arom (1991, 2002) et des
ethnomusicologues du laboratoire, notamment ceux de S. Fürniss, qui
relèvent ces données et qui les traitent.
L’importance de la dénomination dans la catégorisation des identités en
contact se lit dans les articles d’O. Leservoisier, D. Cuche, M. López
Izquierdo, H. Ferran, P. Laburthe-Tolra et, dans une moindre mesure, dans
la conclusion de l’article de M.-P. Gibert. Cependant, la catégorisation ne
peut s’arrêter à la simple dénomination. Les problèmes de polysémie et de
synonymie se posent en effet en ethnomusicologie comme en linguistique.
Ce point faisant l’objet d’un autre volume interdisciplinaire de notre
laboratoire (Alvarez-Pereyre 2009), nous nous en tiendrons ici aux seules
études de ce volume.
La dénomination est une expression de la catégorisation interne à la
culture. Cependant, si toute dénomination est une forme de catégorisation,
toutes les catégories ne sont pas forcément nommées. Il existe des
catégories implicites. Dans certains cas, il existe des dénominations
concurrentes (quelquefois en conflit). Une même dénomination peut aussi
recouvrir des signifiés opposés en tout ou en partie, comme on le voit dans
les articles de M. López, D. Cuche et O. Leservoisier. Cependant, la co-
construction de l’identité par des groupes différents d’une société donnée
implique que les traits identificatoires soient les mêmes dans deux
catégorisations/ dénominations en conflit, mais avec une valeur symbolique
différente. Elles se recouvrent et elles s’opposent, à des niveaux d’analyse
différents. Il convient de bien distinguer qui produit et qui emploie la
dénomination, dans quel sens, avec quels traits, à propos de qui (ou de
quoi). Une des phases de l’analyse a donc consisté à paramétrer avec soin
nos objets d’étude.

L’analyse de l’objet : des paramètres au trait pertinent


Ethnomusicologie et linguistique partagent la méthode d’analyse de
l’objet en traits pertinents, fonctionnant sur des oppositions, issue du
courant structuraliste. M.-P. Gibert montre le parti que l’on peut tirer de
cette méthodologie dans d’autres domaines de l’anthropologie. L’analyse
formelle des pièces dansées est un niveau d’analyse plus fin que leur
identification ordinaire. Elle permet de descendre au niveau des traits
communs distinctifs présents dans le modèle, qu’elle construit par l’analyse
structurale. Par comparaison entre celui-ci et les variantes dansées, elle peut
montrer la nature exacte des variables en jeu dans la variation.
Les ethnomusicologues du laboratoire LMS (Arom et alii 2009) ont
théorisé les notions de base de la catégorisation, que nous avons reprises
plus ou moins explicitement dans nos analyses. S. Fürniss en a fait la
synthèse suivante.
Le paramètre permet de décrire un objet et de comparer entre eux
plusieurs objets. Concernant les patrimoines musicaux, il concerne les
spécificités musicales des répertoires (formation instrumentale et/ou vocale,
structure métrique, procédés polyphoniques, traitement des paroles, etc.),
mais aussi les dénominations vernaculaires, les circonstances d’exécution et
les fonctions symboliques associées. À ce stade de la description un grand
nombre d’informations est retenu, en attendant d’évaluer leur pertinence
pour la singularisation des répertoires.
Selon l’objectif de la recherche (anthropologique, organologique,
sociologique, musicologique), le processus de catégorisation demande la
sélection de certains paramètres qui deviennent alors les critères de la
classification.
La mise en série de l’ensemble des répertoires en fonction des critères
retenus permet de dégager le trait distinctif qui singularise chacun d’entre
eux et qui permet de le qualifier de catégorie musicale. C’est ce que la
linguistique nomme le trait pertinent. Ce trait peut être :
• la présence ou l’absence d’un critère (ex. : un seul répertoire est
accompagné de harpe ; un seul répertoire interdit toute matérialisation
de la pulsation),
• des valeurs différentes pour un même critère (ex. : tous les répertoires
sont accompagnés du même tambour, mais celui-ci joue une formule
rythmique différente pour chacun d’eux ; toute musique est jouée par
un orchestre de flûtes, mais les orchestres se distinguent par la matière
des flûtes),
ou encore
• un faisceau de critères. Dans ce cas aucun critère n’est distinctif à lui
seul puisqu’il apparaît dans plusieurs catégories. C’est le regroupement
de plusieurs critères en un faisceau spécifique qui singularise chacune
des catégories musicales au sein du patrimoine en question (ex. : trois
catégories chantées a cappella par des femmes combinent ces critères
avec d’autres que l’on retrouve ailleurs dans le patrimoine : paroles
déclamées, paroles chantées, métrique binaire, métrique ternaire…)5.
L’originalité vient de ce que l’analyse à la fois comparative et contrastive
des données relatives aux patrimoines musicaux s’appuie sur les données
musicales comme sur les données culturelles. L’analyse prend en compte,
comme on l’a vu, les erreurs, les innovations, les variantes, qu’elle
confronte aux dénominations et aux discours sur la catégorisation
vernaculaires. Elle valide enfin sa pertinence auprès des tenants de la
culture. Au-delà de sa fiabilité scientifique, une telle démarche a le mérite
de ne pas détacher l’objet culturel étudié de son contexte et de dégager des
ensembles culturellement pertinents. Ce faisant, elle permet d’atteindre
l’organisation des unités telle que la culture la pense et que les membres du
groupe la partagent. Elle peut servir de base à des études comparatives (en
synchronie comme en diachronie) solides.
C’est cette méthode de paramétrage que S. Fürniss a transférée en
anthropologie pour disposer en tableau les notions recouvertes par le terme
Nkukuma, en fonction de la diachronie et selon les paramètres issus de
l’analyse des données. Elle fait apparaître clairement la constance de
certaines valeurs, leur inversion et leur glissement de sens, tout comme la
variabilité des éléments porteurs de sens (cf. article de P. Laburthe-Tolra).

Le recours au modèle comme phase de l’analyse


La comparaison des variantes individuelles permet d’extraire un modèle
dont l’importance en matière d’étude systémique est soulignée dans divers
travaux de cet ouvrage. S. Fürniss a montré comment l’ethnomusicologie
(pratiquée par l’équipe de S. Arom) avait systématisé cette méthode. Nous
nous sommes notamment référés au texte « Modélisation et modèles dans
les musiques de tradition orale » (Arom 1991). A. Bergère modélise et
compare la manière dont différents apprenants analysent les syllabes qu’ils
doivent écrire. M.-P. Gibert, nous l’avons dit, reconstruit un modèle ancien
de danse, devenu inaccessible, à partir à la fois des variantes d’une sélection
de pièces dansées lors de performances internes au groupe des Yéménites et
de documents d’archive. Sa démarche est comparable à la reconstruction
d’un étymon indoeuropéen à partir des variantes d’un même terme dans
plusieurs langues qui en découlent, à cette précision près qu’il s’agit pour
elle d’une simple hypothèse de travail provisoire et d’un outil, destiné à
servir d’étalon de mesure lors de la comparaison entre d’autres variantes,
enregistrées en synchronie. Le modèle extrait n’est pas une fin en soi, mais
un outil dans l’analyse de systèmes complexes et mouvants (cf. infra),
analyse qui a elle-même une finalité anthropologique propre.
M.-P. Gibert explique elle-même dans son article que cette démarche,
courante chez les ethnomusicologues ou les linguistes, a des implications
méthodologiques importantes : elle demande de porter une attention
particulière « aux critères de pertinence qui président au choix des traits à
comparer » afin de construire « l’étalon » qui permet la comparaison. Sa
contribution aux discussions du groupe nous a poussés à nous interroger sur
la nature des « modèles » et leur rôle. Nous avons comparé la notion de
« modèle » avec les notions de « stéréotype », « d’archétype », de
« prototype », de « matrice », « d’épure » (Le Bomin 2004). Au cours de
cette mise au point, pour le groupe de travail, S. Fürniss a défini la matrice
comme ce qui est transmis lors de l’apprentissage et l’épure comme le
résultat d’un processus de simplification. Elle est le minimum nécessaire
pour la reconnaissance d’une pièce ou d’une partie polyphonique ou
polyrythmique, dépouillée des ornements. Le modèle, extrait par les
ethnomusicologues des épures des pièces représentées, est ce qu’il y a de
plus profond au niveau fonctionnel, ce dont on ne peut plus rien retirer. Le
modèle ainsi défini se distingue de l’« archétype » en ce que ce dernier
prétend être un modèle ancien, archaïque, originel. Nous avons utilisé le
terme de « prototype » dans le sens de meilleur exemplaire d’une catégorie
considérée, le terme « stéréotype » n’a été employé dans nos études que
pour signifier une typification réductrice et figée6.
Cette discussion terminologique a été associée à la réflexion
interdisciplinaire sur la place que devaient tenir les modèles dans nos
études. L’une des critiques majeures formulée envers le recours au modèle
était son aspect statique et la réification dont il était souvent l’objet dans
certains travaux disciplinaires. Or, la prise en compte des sujets, donc de la
variation, supposait que l’on ne confonde pas le modèle avec l’objet étudié.
Le modèle dégagé par l’analyse structurale a aussi le défaut d’éliminer les
éléments marginaux qui peuvent devenir des traits pertinents ou
partiellement pertinents, notamment dans les situations de contact
interculturel. D’un autre côté, exclure les reconstructions de modèles
revenait à nier le rôle que nous concédions à la transmission et à la
diachronie, et à négliger de précieuses données (descriptions anciennes,
contact réduit ou limité dans le temps sur une aire géographique
particulière, documents…). La reconstruction de modèles offrait, comme
nous l’avons vu, la possibilité de comparer l’objet étudié à ses états
antérieurs et d’en mesurer l’évolution. Nous nous sommes donc accordés
sur l’utilité du modèle, à condition de relativiser son importance, en ne le
considérant que comme l’une des variantes possibles. La réflexion sur la
nature du modèle, sur sa construction, sur son rôle dans l’analyse n’est
cependant pas achevée. Il s’agit d’un travail en cours, inscrit dans nos
perspectives de recherche dont nous ne livrons ici que l’état provisoire au
moment où se clôt cet ouvrage.
La schématisation des résultats
Tant dans les études de ce volume (cf. P. Laburthe-Tolra ; M. López-
Izquierdo ; M.-C. Bornes Varol ; M.-P. Gibert ; H. Ferran) que pour la
synthèse finale (cf. Troisième partie), nous avons eu recours à des
schématisations, dont on peut penser qu’en montrant plus des résultats
qu’une dynamique, elles simplifient et réduisent les objets. Cela est d’autant
plus problématique que nous souhaitons mettre en relief des processus.
Les tableaux et schémas de nos études ne sont que des aides à la
compréhension ou des coupes à un moment précis du travail. Ils sont
destinés à mieux montrer comment divers niveaux d’analyse interfèrent. Ce
sont des simplifications qui ne prétendent pas illustrer l’entier du système
(en mouvement) décrit, mais une partie des articulations pertinentes de ce
système en un temps T. Ils ne sont pas le but du travail d’analyse, mais un
moment, une étape de ce travail.

Conclusion : la complémentarité des approches


La méthodologie collectivement validée, mise en œuvre différemment
selon les disciplines, a été généralisée à toutes les études de ce volume par
le retour critique des lectures croisées des travaux, les questionnements
complémentaires, les retours sur le terrain, les précisions données, les
vérifications faites. La méta-théorisation s’est faite à propos des objets et
des terrains, sans jamais s’éloigner des études concrètes. C’est par
réflexions et commentaires théoriques des uns sur les objets des autres et
réciproquement que se sont élaborées les convergences théoriques et la
méthodologie commune. Jusque dans la rédaction finale de l’étude de
synthèse (Troisième partie), les reformulations, objections, précisions et
corrections ont été permanentes jusqu’à l’obtention d’un texte satisfaisant
les exigences de tous les participants dans le respect des acquis scientifiques
des différentes disciplines qui retrouvent ainsi leurs racines communes.
L’idée fondamentale que ce sont les sujets qui entrent en contact et non
les objets ou les systèmes a permis la prise en compte de la variation dans
ce qu’elle a de plus insaisissable – la variation individuelle – et de l’intégrer
à l’analyse des données. La complexification des descriptions qui s’ensuit et
la multiplication des niveaux de comparaison ont rendu nécessaire la mise
en place d’une méthodologie exigeante et précise. Celle-ci prévient le
croisement de données appartenant à des niveaux d’analyse différents et
permet d’éviter les confusions.
La méthode va ainsi d’une approche très générale qui paramètre les
données contextuelles à une approche très fine qui prend en compte la
variation individuelle.
Admettre que le contact était la condition de l’identification, et qu’il était
donc inhérent à toute description d’un processus d’identification, a permis
de comparer les processus de contact en œuvre à l’intérieur d’une même
culture avec ceux qui étaient en œuvre entre des cultures différentes.
Le discours interne à la culture à propos des phénomènes observés a été
pris en compte tout au long de l’analyse et intégré à celle-ci. À son début, le
chercheur recueille et étudie les discours qu’ont les tenants de la culture sur
leurs pratiques, leurs jugements explicites sur les « erreurs » et les
« innovations ». Il relève celles des catégorisations internes que les tenants
de la culture produisent et que les dénominations rendent accessibles. Il
sollicite leur jugement au cours de l’analyse pour aider à valider les
reconstructions et les modèles qu’il a élaborés.
L’observation des variantes va de pair avec l’élaboration d’un modèle.
Celui-ci se construit sur la base de l’extraction des traits distinctifs d’un
objet. Parmi les paramètres largement relevés, le choix s’opère de façon
plus restrictive en fonction des critères de l’analyse. Les paramètres
sélectionnés sont considérés comme les plus pertinents pour celle-ci. Le
modèle construit est à son tour confronté à la fluctuation des variantes, afin
d’en apprécier les limites potentielles en un moment donné de l’étude.
L’établissement d’un modèle permet en diachronie d’apprécier
l’évolution du système et les dynamiques qui l’animent. La confrontation de
ces différents états et leur comparaison permettent d’accéder à la fois aux
éléments les plus stables et les moins explicites du système et aux éléments
les plus instables et les plus explicites qui se produisent en synchronie. La
comparaison de ces différents états du système permet d’accéder à sa
dynamique et de comprendre les tendances qui le dominent, les tensions qui
l’animent et les processus qui se dégagent en creux.
Le discours scientifique se construit dans un va-et-vient permanent entre
les sujets et les groupes, entre les données contextuelles les plus larges et les
observations les plus fines, entre les constantes et les variables, entre des
états et des processus. Ces approches ne sont pas contradictoires, mais
complémentaires.
Il s’agit de contrebalancer l’extrême polarisation disciplinaire que
suppose l’analyse de la matière musicale, rituelle, chorégraphique,
linguistique, etc., analyse dont la précision est la condition même de la
scientificité. Entrent en jeu :
• le franchissement des limites étroitement disciplinaires que les études
supposent, en ne désolidarisant pas l’objet étudié de la culture qui l’a
produit,
• le franchissement des barrières culturelles que les études supposent, en
prenant en charge à la fois la catégorisation savante et la catégorisation
vernaculaire,
• la transgression des barrières temporelles par la prise en compte
dialectique de la diachronie et de la synchronie du système,
• la transgression des barrières théoriques, en articulant la description
d’états et la description de processus.
La mise en perspective des résultats produits par ces démarches est de
nature à rétablir la complexité et la dynamique dans l’analyse.
L’analyse systémique s’est révélée indispensable, comme une étape dans
l’appréhension de l’objet, mais elle ne peut être une fin en soi et ne prétend
pas épuiser l’objet visé dont elle ne présente qu’un état limité à une
synchronie et à une schématisation. Une langue décrite ne peut, par
exemple, être limitée à ses seuls traits pertinents à un moment donné de son
histoire, abstraction faite de tous les éléments semi-pertinents (non-
pertinents pour l’instant, mais qui l’ont été et ne le sont plus ou qui ne le
sont pas encore, mais qui peuvent le devenir). Les résultats de l’analyse
doivent tenir compte des marges floues et des dynamiques. Pour cela ils
doivent être :
• confrontés à leur contextualisation sociale, anthropologique,
historique…,
• relativisés par la prise en compte de la variation, de l’erreur, de
l’innovation, de l’emprunt…,
• commentés et validés par les tenants de la culture au fur et à mesure de
l’analyse,
• observés dans leur évolution, leur transmission, leur diffusion.
Cette méthodologie commune nous a été particulièrement utile dans une
entreprise qui consistait à comparer des systèmes en contact entre eux et les
tranferts qui s’opéraient de l’un à l’autre, ajoutant un niveau supplémentaire
– métasystémique – aux niveaux d’analyse déjà dégagés, ce qui apparaîtra
plus nettement dans la synthèse de la Troisième partie.

Les définitions élaborées en commun


Comme nous l’avons dit en introduction, l’échange autour des
définitions, des concepts et des catégories utilisés a pris beaucoup de temps
et nous a amenés à nuancer et reformuler les notions entre ce qu’elles
avaient de particulier à une discipline et de commun entre toutes. Nous
avons donc défini, traduit, précisé, nuancé, sans jamais réduire.
Nous avons ensuite travaillé à partir d’un certain nombre de ces concepts
redéfinis en commun. Certaines des définitions ont été présentées en
exemple dans le chapitre 1 (La terminologie commune) parce qu’elles ont
fait l’objet de discussions complexes (comme « sens » par rapport à
« signification », ou la notion de « système ») et parce qu’elles
représentaient des enjeux théoriques. Ces définitions élaborées au cours des
confrontations interdisciplinaires ne seront pas reprises ici et l’on se
reportera aux paragraphes indiqués dans le glossaire qui suit et à l’index
final des notions en fin de volume.
Lors de l’exposition, dans ce même chapitre 2, des méthodologies
utilisées, nous avons été amenés à définir les notions de « modèle » (Le
recours au modèle comme phase de l’analyse) et celles de « traits »,
« paramètres » et « critères » (L’analyse de l’objet : des paramètres au trait
pertinent), parce qu’elles représentaient des enjeux méthodologiques et
qu’elles avaient fait l’objet de transferts théoriques d’une discipline aux
autres.
On trouvera dans la synthèse ou Troisième partie les notions redéfinies
par ce travail commun ou de nouvelles notions qui sont apparues.
Nous donnons ici, en complément, les notions abordées qui ont fait
l’objet d’une élaboration commune et ont été utilisées par tous de façon
comparable.

Marie-Christine Bornes Varol.


1. Cf. Bohlman (1988). Martin Stokes fait un rapide survol de cette évolution dans l’ouvrage
Ethnicity, Identity, and Music : The Musical Construction of Place (1997) et dans l’article « Musique,
identité et “ville-monde”. Perspectives critiques » (2004).
2. Cf. dans le récent article d’Anthony Seeger, intitulé « Chanter l’identité » : « Les Suyá se piquent
d’imiter parfaitement la musique du Haut-Xingu, qui repose sur des principes différents de la leur.
Pour la clarté de mon propos, je limiterai cependant mes observations à la musique qu’ils considèrent
comme leur appartenant en propre : “les chants des Anciens” » (2004 :139).
3. Cf. aussi sa communication faite dans le cadre de notre groupe de travail : « Classification et
construction d’identité : le cas des Coloureds dans la ville du Cap en Afrique du sud. La musique des
métis du Cap ».
4. Cf. aussi Amselle & Mbokolo 1985.
5. S. Fürniss, Approche interdisciplinaire des musiques pygmées, thèse d’Habilitation, université
Paris X-Nanterre, 2007.
6. Il faut cependant noter que le terme « modèle » a été employé quelquefois dans nos contributions
avec un sens très général. Il est écrit par exemple que « les Judéo-Espagnols semblent disposer de
modèles (patterns) selon lesquels transférer des éléments d’un système dans un autre ».
GLOSSAIRE COMMUN

ALTERNANCE CODIQUE ou CODE-SWITCHING


L’alternance codique consiste, en sociolinguistique (Poplack 1980), à
introduire, à des fins discursives, un élément assez important d’une
langue B dans une langue A. Entre deux phrases, ou à l’intérieur d’une
même phrase, le locuteur plurilingue change de code.

CALQUE
Terme utilisé pour l’emprunt de structures, de signifiés ou de traits
sémantiques, difficilement repérables.

CONTACT
Nous avons pris le terme « contact » au sens le plus large. Il n’y a pas de
conscience d’une spécificité culturelle sans connaissance d’une culture
autre, pas de notion de sujet sans confrontation avec un autre. Le
contact peut être intraculturel ou interculturel. Nos études traitent de
contacts interculturels, que la situation de contact soit actuelle ou
passée. Dans ce dernier cas (qui est notamment celui traité par
O. Leservoisier), il s’agit de contact entre groupes sociaux issus d’une
ancienne situation de contact interculturel.

CULTURE
Les anthropologues nous ont proposé une définition de la culture fondée
sur E. Tylor (1871) : « La culture ou civilisation est cette totalité
complexe qui comprend les connaissances, les croyances, les arts, les
lois, la morale, la coutume, et toute autre capacité ou habitude acquises
par l’homme en tant que membre de la société » (Laburthe-Tolra &
Warnier 1993). C’est ce qui distingue l’acquis de l’inné. Jean-Pierre
Warnier (1999 : 11) la définit comme « la capacité à mettre en œuvre
des références, des schèmes d’action et de communication. C’est un
capital d’habitudes incorporées qui structure les activités de ceux qui le
possèdent ».

EMPRUNT
Nous employons ici le terme d’emprunt au sens générique utilisé par
toutes les disciplines de notre groupe pour désigner tout phénomène de
transfert intersystémique en situation de contact. Dans le cas d’un
contact entre un système A et un système B, emprunt désigne tout
élément pris de B (prêteur) par A (emprunteur). Il s’applique aussi bien
à la reprise par un sujet de A d’un élément produit par un sujet de B,
qu’à un élément du système de A qui procéderait, de manière ancienne,
du système B, en dehors de toute conscience de son origine. Nous avons
repris et transposé d’une discipline à une autre les catégorisations telles
qu’elles ont été établies par la sociolinguistique : alternance codique (cf.
définition), emprunt spontané (personnel et non repris par le groupe),
emprunt balisé (signalé par des guillemets ou des pauses ou
explicitement signalé comme emprunt) ; emprunt intégré (entré dans le
système de A, partagé par le groupe et, le plus souvent, non perçu
comme un emprunt) ; calque (cf. définition).

IDENTITÉ-IDENTIFICATION
Cette notion a fait l’objet d’un développement spécifique dans la
Première partie, chapitre 1, auquel nous renvoyons ici. (cf. également
Introduction, chapitre 2, Contextualisation épistémologique des études,
pour les développements disciplinaires).

INDIVIDU (cf. infra SUJET)

INTERFÉRENCE
Les anthropologues donnent au terme « acculturation » la définition :
« tout type d’interférence entre deux cultures » ; nous avons préféré
parler d’emprunt au sens large. Weinreich (1953) préfère parler
d’interférence, plutôt que d’emprunt, dans les situations de bilinguisme,
dans la mesure où tout emprunt entraîne une réorganisation des deux
systèmes en contact. Par la suite, le terme interférence a, en
sociolinguistique, un sens ambigu, quelquefois abstrait et général,
quelquefois matériel et défini. Dans le deuxième cas, nous avons préféré
« emprunt », dans son sens le plus large. Dans notre synthèse,
« interférence » a le sens très général de tout type de contact, qu’il
relève de la simple perception d’une altérité ou qu’il ait une influence
concrète.

NOYAU DUR et DYNAMIQUE SYSTÉMIQUE


La notion de NOYAU DUR fait appel à la notion de SYSTÈME. Nous
définissons le « système » en terme « d’élément plus stable d’un
ensemble dont nous reconnaissons qu’il varie ». La notion de
« système » appelle des éclaircissements sur une notion commune
dégagée et utilisée par tous, qui est celle de « noyau dur ». Nous l’avons
définie collectivement comme « ce qui, toutes choses variant, reste
relativement stable ». Le « noyau dur » peut être un élément structurel
de l’ordre d’un contenant ; un principe de traitement de la matière
musicale, linguistique, etc. qui s’applique à n’importe quel élément ; un
réseau de relations (parfois métaphoriquement caractérisé comme une
armature, stable bien que flexible) qui relie entre eux les éléments. Le
terme de noyau dur ne recouvre rien de prédéfini. Il désigne une
stabilité (relative) et quelconque dans une situation de changement. Le
« noyau dur » n’est en aucun cas un invariant ni un ensemble
d’invariants, mais une stabilité d’ensemble, de type systémique. Il se
distingue de l’invariant parce qu’il ne se situe pas au même niveau
d’abstraction (cf. Troisième partie, Une modélisation interdisciplinaire).
Cf. également Troisième partie, Le « noyau dur » métasystémique.

PHONÈME
La plus petite unité de langue, dépourvue de sens. Le phonème
appartient à un système abstrait, il est différent du « son »
matériellement perceptible parce qu’il fait partie d’un système abstrait :
le système phonologique d’une langue qui fait qu’à partir d’un nombre
réduit d’unités distinctives on peut constituer et reconnaître tous les
signes d’une langue. Les sons produits par les locuteurs sont marqués
par les variations individuelles ou contextuelles (étudiées par la
phonétique). Le phonème est une abstraction mentale partagée (établie
par la phonologie) qui permet aux locuteurs d’interpréter les signes de
leur langue au-delà des réalisations différentes qu’ils en perçoivent.
Notre travail commun aborde la question du « phone », son pertinent
dans un intersystème ou un mini-système, mais n’ayant pas (ou pas
encore) de pertinence en langue ; il aborde aussi la question du
« phonème fantôme », projection d’une unité pertinente dans une langue
A sur une langue B où elle ne l’est pas, si bien que les locuteurs de A
repèrent et croient entendre une opposition phonétique dans B alors
qu’elle n’existe pas. Enfin A. Bergère parle de « grapho-phonologie-
syllabique ».

SENS
Les linguistes, dans leurs articles, ne distinguent pas toujours le
« signifié » = « face dotée d’un sens » du signe linguistique (notion
abstraite), de la « signification » d’un mot (concrète et contextualisée),
qui concerne le lexique d’une langue. « Signifié », « sens » et
« signification » se trouvent souvent superposés du fait de la nature de
leur objet d’étude. Ils ont conservé dans leurs articles leur terminologie
spécifique. Pour les autres disciplines, le sens excède largement le seul
sens sémantique des signes linguistiques et la signification des mots
d’une langue. Pour le psychanalyste, le langage comme la musique sont
un travail sur le sens. Pour les anthropologues, le sens existe hors du
langage (Warnier 1999b). Pour les ethnomusicologues, les signes
musicaux n’ont pas de sens sémantique, mais ont un sens symbolique
qui va bien au-delà de la « signification » entendue comme la
contextualisation de tel ou tel rituel.
Nous avons préféré le terme « sens » pour l’abstraction, la plus large et
générale possible. Le « sens » peut être véhiculé par un rituel, une
danse, un mot, un geste… en œuvre dans « la mise en sens » d’un
élément ou d’un ensemble…
Le fait qu’un phonème par définition, privé de « sens » (de
« signification » pour les anthropologues et le psychanalyste), puisse
avoir un « sens » symbolique est abordé par deux études linguistiques
de cet ouvrage. Les linguistes préfèrent alors utiliser le terme de
« valeur symbolique ».
Le sens symbolique, en ce qu’il met en corrélation les systèmes
linguistiques, musicaux, rituels, artistiques, est plus que tout autre
sollicité dans les situations de contact. Il y sert notamment de
plateforme pour l’intégration des emprunts.

SIGNIFICATION
Est strictement entendu par les non-linguistes du groupe de recherche
comme « sens d’un mot du lexique ». Les linguistes, pour leur part, ont
tendance à superposer « sens » (sémantique) et « signification »
(lexicale), qui ne s’opposent pas forcément dans leur objet d’étude. Le
terme « signification » a été utilisé, en général dans les articles, pour des
données plus contingentes, particulières ou contextualisées, comme le
sens d’un mot ou d’un rituel particulier.

SIGNIFIÉ
Pour la linguistique (Saussure 1916), le signifié (la face du signe qui est
dotée d’un sens) est indissociable du signifiant (face sonore du signe).
C’est le rapport indissociable du signifiant au signifié qui constitue le
signe linguistique. Les linguistes, dans leurs articles, ne distinguent pas
toujours le « signifié » et le « sens » du signe linguistique (notion
abstraite) de la « signification » d’un mot (concrète et contextualisée),
qui concerne le lexique d’une langue. « Sens » (toujours
« sémantique ») et « signification » se trouvent souvent superposés du
fait de la nature de leur objet d’étude.

SIGNIFIANT
Pour les linguistes, le « signifiant » est la face sonore du « signe »
linguistique indissociable de son « signifié » ou « sens sémantique
abstrait ». Pour les ethnomusicologues de notre groupe, une formule
rythmique « signifie » un événement auquel elle est associée. Utilisant
la notion de signe linguistique, ils parlent alors de « signifiant » sonore
d’un événement social (qui correspondrait ici au signifié). Ils
distinguent donc le « signifié » du signe musical, du « sens », toujours
symbolique, de la musique qui va bien au-delà de la contextualisation
d’un de ses éléments.
Pour les linguistes du laboratoire, le signifiant a une facette acoustique
physiologique et une facette symbolique (qui peuvent se trouver
modifiées de manière indépendante). Il fonctionne sur plusieurs plans :
fonctionnel, social, symbolique.

STRUCTURE
Dans notre groupe, l’ethnomusicologie et la linguistique avaient
absolument besoin de cette notion, alors que son utilité et son contenu
scientifique étaient critiqués par les anthropologues). Issues du
structuralisme, les notions de « structure » et de « système » cristallisent
à la fois le reproche d’une détermination externe à la culture, d’une
approche de type essentialiste et d’une représentation figée, statique,
loin de la dynamique des processus. La mise au point de la structure
d’un système est une part essentielle de l’analyse pour les linguistes et
les ethnomusicologues. Elle ne constitue pas, cependant, une fin en soi,
mais une étape. La co-construction de la notion de « structure » a
amené, dans un premier temps, à définir :
– une « structure profonde », armature, stable bien que flexible, qui
n’est pas forcément verbalisée ou catégorisée par la culture, mais qui est
néanmoins pertinente ;
– une « structure de surface », plus instable et sujette à variation, formée
d’éléments plus disjoints et plus adaptables, plus accessible à la
conscience des locuteurs, verbalisable et parfois verbalisée par la
culture.
Les métaphores de « structure de surface » et « structure profonde » se
sont finalement avérées gênantes en raison de l’usage particulier qui est
fait de ces formulations par la linguistique générative. Nous avons alors
recouru à la métaphore de « structures articulées de plusieurs niveaux »,
plus définies par les articulations mouvantes des unités entre elles que
par la fixité d’une armature. La structure ne peut être appréhendée que
par l’analyse du processus de sa mise en œuvre ; elle évolue ; les
éléments qui la composent peuvent changer, mais, pour certains d’entre
eux, le réseau formé par les liens qu’ils entretiennent reste relativement
stable.

SUJET
Compte tenu de l’importance de la notion de « sujet » pour la théorie
psychanalytique, nous n’avons pas repris l’extension qu’a le terme dans
cette discipline. Nous opposons simplement le « sujet », c’est-à-dire
l’individu considéré dans sa dimension psychique singulière, le sujet
humain pris dans son histoire personnelle, à « l’individu », c’est-à-dire
tout membre d’une collectivité, d’un groupe, d’une culture qui en
actualise les propriétés partagées. Pour une même personne, le terme
« sujet » renvoie à l’individualité et à la singularité, tandis
qu’« individu » renvoie à sa part socialement et culturellement
construite. Le sujet est en jeu dans la production des variables
subjectives, de l’innovation, de la création. L’individu est en jeu dans
l’actualisation des règles sociales, culturelles, du groupe. Selon les
besoins, l’individu sera aussi désigné comme tenant ou usager de la
culture, locuteur d’une langue, membre d’un groupe. Le sujet pourra
être désigné comme acteur, créateur…

SYSTÈME
Les ethnomusicologues et les linguistes du groupe utilisent volontiers le
terme de « structure » qui a donné lieu à des définitions poussées (cf.
supra NOYAU DUR). Les contributeurs ont préféré dans leurs articles le
terme « système », moins marqué et plus souple. Les linguistes parlent
de système linguistique, phonologique, sémantique pour toute
organisation abstraite et mentale des unités de langue. Le terme de
« système » est relié aux notions de « réseaux », de « liens », de
« faisceaux de traits », de « noyau dur ». Les ethnomusicologues parlent
de système musical. Ils ont exposé la façon dont les notions de
« paramètre », « critère » et « traits » intervenaient dans leurs analyses
des systèmes. Le psychanalyste parle de « système identificatoire ». La
notion de système linguistique, culturel, musical, symbolique… comme
ensemble des éléments partagés par un groupe ou une collectivité de
sujets, est utile à la description des contacts « intersystémiques ».
La notion d’interlangue a été théorisée en didactique des langues, la
notion d’interculture a été partiellement traitée par l’anthropologie (cf.
Introduction, chapitre II) et la notion d’intermusique est nouvelle en
ethnomusicologie.
« Intersystèmes ». Si les systèmes et mini-systèmes sont plutôt, dans nos
études, des régularités intra-culturelles, les intersystèmes s’entendront
plutôt dans cet ouvrage comme la régulation des convergences et
divergences entre deux systèmes linguistiques, culturels, musicaux,
symboliques… distincts.
Nos études recourent à la notion de « mini-système » ; comme
M. López Izquierdo le rappelle opportunément dans son article, en
s’appuyant sur A. Meillet (1931) et Y. Malkiel (1994), la variation
individuelle, l’innovation, l’emprunt, créent des « mini-systèmes »
concomitants, parallèles au système général, fonctionnant selon des
principes différents et qui pourraient expliquer les irrégularités
phonétiques, notamment. La création de mini-systèmes qui mettent en
relation des convergences partielles sur la base de traits non-
systémiques et la persistance des liens entre les unités formant ces mini-
systèmes permettent d’éclairer la façon dont se trouvent réactualisés en
synchronie des systèmes qui ont existé en diachronie, et ce après un
temps de latence. En contact intersystémique, les mini-systèmes
marginaux deviennent un recours en cas de divergences systémiques.
« Métasystème » s’entendra comme : ensemble abstrait de régulations
partagées par une collectivité de sujets, leur permettant l’usage conjoint
de deux ou plusieurs systèmes.

TRANSFERT
Employé par les premiers travaux sociolinguistiques sur les contacts de
langues (Weinreich 1953), « transfert » désigne aussi bien un processus
qu’un résultat, comme l’emprunt, par exemple. Parce qu’il suppose une
conscience de celui qui « transfère » un élément de A dans B ou de B
dans A, nous avons quelquefois gardé ce terme pour désigner les
opérations ou les processus d’emprunt. Cependant, la notion de
« transfert » en linguistique (très neutre et générale) est différente de la
notion de « transfert » fortement théorisée (et très spécifique) en
psychanalyse, et le terme a donc été, en général, évité en dehors du
champ de la psychanalyse.
II.
ÉTUDES DE CAS
DE L’IDENTITÉ DANS LA LANGUE
À L’IDENTIFICATION D’ÉQUIVALENCES
INTERLINGUISTIQUES EN SITUATION
DE CONTACT
Les processus et les limites de l’emprunt
en judéo-espagnol (Turquie)

Marie-Christine Bornes Varol

Le judéo-espagnol est la langue des Juifs expulsés d’Espagne en 1492 et


réfugiés dans l’ex-Empire ottoman. Après avoir examiné la façon dont se
pose l’articulation entre langue et identité aux « marges » de la linguistique
(sociolinguistique, ethnolinguistique) et l’avoir rapportée à l’exemple des
Judéo-Espagnols et du judéo-espagnol sur la base d’études antérieures, nous
chercherons dans quelle mesure il est possible d’aborder la question de
l’identité dans la langue sur le plan proprement linguistique et comment se
pose alors le problème, en nous appuyant sur l’analyse d’un cas d’emprunt
morphologique. Passant de l’identité au sens de définition de soi (ou
perception subjective de l’identité) à l’identité au sens mathématique du
terme, nous montrerons comment ces différents niveaux d’analyse peuvent
être mis en relation. Nous analyserons comment se fait l’identification d’un
élément linguistique comme équivalent dans deux systèmes différents,
c’est-à-dire comment se crée une équivalence d’un système à l’autre,
quelles sont les limites à l’adoption par la langue de cet élément, ou, en
d’autres termes, quelles sont les limites de cette identification. Nous
observerons comment ces processus proprement linguistiques s’articulent
avec les données socio- et ethnolinguistiques.

Comment se pose le problème du rapport entre langue et


identité en judéo-espagnol
En linguistique, l’identité (comme processus d’identification) peut être
considérée à différents niveaux de la langue et de la parole. Plusieurs
approches sont donc possibles.
La première, que nous appellerons sociolinguistique, examinera dans
quelle mesure le fait de parler la langue judéo-espagnole est le support de
l’identité judéo-espagnole et quel rôle joue la production d’identité dans
l’évolution de la langue.
La seconde, ethnolinguistique, étudie l’encodage de la culture et de
l’identité dans et par la langue. Elle étudie ce que l’on peut apprendre des
représentations communes au groupe en observant la langue dont il se sert.
La troisième, à proprement parler linguistique, ne s’interroge pas sur le
rapport de la langue au groupe qui la parle, mais sur les caractéristiques
typologiques définitoires de cette langue par rapport à celles des autres
langues qui l’entourent, et à la compatibilité/l’incompatibilité de systèmes
grammaticaux différents en contact.
Dans les deux premières approches, il s’agit de lier une identité de
groupe, externe à la langue, à un système culturel, la langue, produit par ce
groupe. L’approche sociolinguistique et l’approche ethnolinguistique se
posent la question de savoir dans quelle mesure ce système culturel joue un
rôle dans l’identité et la question de l’influence de l’identité sur le système
linguistique. La troisième, l’approche proprement linguistique, est une
approche interne à la langue et entend « identité » comme « “spécificité”
linguistique de la langue A par rapport à d’autres langues B, C, D… » et
l’« identification » comme « rapprochements opérés par les locuteurs entre
des caractéristiques linguistiques de A et des caractéristiques linguistiques
de B ». Notre hypothèse est que ces rapprochements, ces identités repérées
ou construites, préalables au transfert d’éléments de B dans A, ainsi que les
processus d’adaptation de ces éléments et les limites qu’ils rencontrent,
disent quelque chose de la perception que les locuteurs ont de ce qui, dans
leur système linguistique, est identitaire. La démarche illustrera la
complémentarité des apports de chacune des trois approches aux deux
autres.
L’approche sociolinguistique étudiera la place du judéo-espagnol pour les
Judéo-Espagnols par rapport aux autres langues qu’ils parlent et comment
l’emprunt aux langues de contact est considéré par les locuteurs ;
l’approche ethnolinguistique étudiera ce que la langue elle-même dit
explicitement de l’identité et du contact et implicitement à travers les choix
linguistiques qu’elle opère, tant en judéo-espagnol que dans les langues de
contact ; l’approche linguistique (ou systémique) cherchera quelles identités
(au sens mathématique du terme) les locuteurs bilingues établissent entre un
système linguistique et un autre, leur permettant d’insérer des éléments de
l’une dans l’autre, comment ils procèdent pour les insérer, quelles limites
éventuelles ces opérations rencontrent.
Qu’est-ce que ces trois approches différentes de la langue judéo-
espagnole en Turquie nous apprennent sur la façon dont le contact de
langues est perçu par les locuteurs et sur la façon dont il fonctionne ? Pour
que la question soit significative, nous insisterons ici plutôt sur le contact
avec le turc, parce qu’il est la langue de l’Autre, massivement en contact sur
le même territoire, et parce qu’il est typologiquement très différent du
judéo-espagnol1. Cependant, il sera nécessaire de recourir ponctuellement
aux autres langues en contact, car dans une situation plurilingue chacune
des langues contribue à construire la représentation de l’autre et les identités
(au sens d’équivalences) qui se créent entre une langue et une autre
s’appuient souvent sur d’autres identités entre d’autres langues du code
plurilingue.

L’approche sociolinguistique : le judéo-espagnol comme


élément d’un code plurilingue
1. Parler judéo-espagnol est-ce un trait identitaire de la communauté
judéo-espagnole de Turquie ?
Oui, puisque seuls les Judéo-Espagnols (à de rares exceptions près) le
parlent. Et non, car ce n’est pas seulement le fait de parler judéo-espagnol
qui est identitaire, mais le fait de posséder un code multilingue à divers
degrés, dont le judéo-espagnol fait mentalement partie, quel qu’en soit
l’usage effectif qu’en fait un membre singulier de cette communauté.
On peut ne parler couramment que le turc, mais conserver le regret de ne
pas connaître le judéo-espagnol, le souvenir de l’avoir entendu, et quelques
petits marqueurs expressifs, comme des exclamations, un accent de phrase.
C’est le cas notamment de beaucoup de jeunes Judéo-Espagnols d’Istanbul
qui déclarent ne parler que le turc, mais comprennent à divers degrés le
judéo-espagnol, ont un discours sur le rôle de cette langue dans leur identité
(qu’ils déplorent son abandon ou le justifient) et qui sont capables de
produire (pour s’en moquer ou pour marquer leur connivence) des variétés
de turc influencées par le judéo-espagnol.
Si toute personne parlant le judéo-espagnol est considérée comme judéo-
espagnole (Malinowski 1982 : 13), sa pratique n’est pas nécessaire à
l’affirmation de l’identité judéo-espagnole. Le judéo-espagnol n’est jamais
la seule langue parlée par ses locuteurs, il fait en général partie d’un code
plurilingue à Istanbul (français – judéo-espagnol – turc).
Enfin le judéo-espagnol peut fonctionner à l’intérieur du turc comme
marqueur identitaire au sein d’une variété de turc considérée comme juive
(Altabev 1996). Elle consiste à reporter dans le discours en turc quelques
traits linguistiques du judéo-espagnol. Ceux-ci concernent des éléments de
plusieurs niveaux : phonétique, syntaxique, lexical (tels les termes judéo-
espagnols empruntés). La proportion du mélange varie (Altabev 1996).
La production de ces marqueurs suppose un savoir partagé sur la nature
de la langue judéo-espagnole et une analyse empirique de ce qui en
constitue l’identité par rapport au turc ou en opposition avec lui. Parmi les
éléments d’opposition entre les deux langues, les phénomènes décrits plus
haut mettent en jeu la différence des deux accents de phrases, très
« chantant » en judéo-espagnol, monotone et peu marqué en turc, et l’ordre
des mots du turc où l’objet précède le verbe tandis qu’en judéo-espagnol il
le suit. En phonétique on remarquera le renforcement par vélarisation [h] >
[x] des [h] aspirés initiaux des termes turcs. Le système phonologique du
judéo-espagnol compte en effet seulement un /x/ vélaire et pas de /h/. Ces
points sont autant d’indices de la connaissance des différences de
fonctionnement entre les deux systèmes linguistiques, de la part de
locuteurs qui peuvent produire un turc très turc ou un turc judéo-hispanisé,
dans certaines circonstances.
2. Les connotations des langues dans le répertoire plurilingue des
Judéo-Espagnols
Ce que partagent les Judéo-Espagnols d’Istanbul en matière de langue et
d’identité, c’est leur savoir sur les langues, leur contenu identitaire (social et
historique), leurs connotations, les controverses qui les entourent. Pour
résumer, quelle que soit la position personnelle de chaque locuteur, les liens
entre langue et identité judéo-espagnole se cristallisent autour de la nature
du judéo-espagnol comme mélange d’éléments provenant de sources
diverses retraçant l’histoire du groupe et de sa diaspora. Ces traits sont ceux
qui apparaissent dans les discours (nombreux et passionnels) tenus sur les
langues sources ou prêteuses, comme sur le judéo-espagnol, leur résultante
supposée. Cela se trouve confirmé par l’observation et l’étude des
conversations (le plus souvent plurilingues) tenues par les Judéo-Espagnols.
Différentes études sociolinguistiques (Bunis 1982, 1993 ; Harris 1982,
1994 ; Malinowski 1982 ; Schwarzwald 1999 ; Bornes Varol 1992), portant
sur la nature des emprunts et des alternances codiques, la valeur stylistique
des variétés plus ou moins turquisées, francisées ou hébraïsées de judéo-
espagnol, ont confirmé les résultats suivants.
La base du judéo-espagnol est l’espagnol médiéval, la langue de la
communauté historique, expulsée d’Espagne en 1492. Elle est considérée
comme la part la plus authentique (halis, « véritable ») et ancienne de leur
langue qui diffère de l’espagnol moderne par certains traits. Au nombre de
ceux-ci, les Judéo-Espagnols citent la fricative vélaire /x/ (cf. infra) et
quelques divergences lexicales2.
L’hébraïco-araméen biblique et michnique (que nous appellerons ici
désormais par commodité l’hébreu) est pour les Judéo-Espagnols la langue
sacrée, de culture, de référence absolue, liée aux études religieuses et aux
textes écrits. Sa connaissance est rejetée par eux dans un passé idyllique où
ils étaient plus instruits ou plus juifs. De fait, l’hébreu est peu connu des
Judéo-Espagnols. Son influence sur le judéo-espagnol est cependant assez
bien identifiée en ce qui concerne la plupart des termes, expressions ou
marques morphologiques empruntés.
Le turc, langue des Autres, des « maîtres du pays », langue politique,
administrative, de travail et enfin d’enseignement n’a cessé d’accroître son
domaine d’influence. Pour les locuteurs les plus âgés il est la langue du
travail, et plutôt une langue des hommes. Pour les locuteurs moins âgés il
est aussi langue d’enseignement, donc propre à exprimer la modernité. Pour
les plus jeunes il est la langue principale. Pour tous, parler bien le turc de
manière non-identifiante, sans accent juif, est un des buts recherchés et
assignés actuellement à l’école.
Le français que les locuteurs les plus âgés ont appris dans les écoles de
l’Alliance Israélite Universelle est considéré comme une langue neutre,
d’enseignement, de savoir, connotant la bonne éducation et la modernité du
judaïsme. Remplacée par le turc comme langue d’enseignement après les
années trente, elle est considérée comme un peu surannée et précieuse, ce
qui en fait une langue de prestige idéale pour les réunions et conférences
communautaires, et la langue des femmes. Marqueur de bonne éducation au
même titre que la danse et le piano, elle a continué en effet d’être étudiée
par les jeunes filles dans des écoles françaises, alors que les jeunes gens
étudiaient de préférence dans des écoles turques et anglaises. Le français
dans sa variété judéo-espagnole de Turquie est considéré comme une norme
à part entière, « le français de Turquie ».
Face à ces langues qui sont à la fois langues de contact et langues sources
d’emprunts, le judéo-espagnol est perçu comme une langue chère et
affective ; une langue de l’intimité du foyer et de la famille ; une langue
maternelle (avec toutes les conséquences découlant de cette métaphore) ;
une langue parlée et non écrite ; une langue populaire, expressive et
gouailleuse, mais dépourvue de registre savant, voire une langue vulgaire ;
une langue mélangée, mixte, pleine d’emprunts au turc et à l’hébreu3, voire
un « ignoble jargon » dépourvu de grammaire ; il est considéré comme une
variété d’espagnol qui est propre aux Judéo-Espagnols (el espanyol
muestro, ‘notre espagnol à nous’ ou el djudyó ‘le juif/judéo-espagnol’ qui
s’oppose à l’espagnol halis de la Spanya ‘véritable d’Espagne’) ; enfin,
selon les sentiments linguistiques des Judéo-Espagnols toujours, c’est une
langue morte ou mourante qui n’est plus parlée que par de très vieilles
personnes (des femmes âgées et ignorantes de préférence, considérées
comme parlant un judéo-espagnol plus authentique), qui n’est plus
comprise des jeunes gens.
Le fait que le judéo-espagnol soit jugé comme une langue de vieille
femme illettrée (ce qui est une fiction car les filles sont systématiquement
scolarisées depuis la fin du XIXe siècle) montre un certain mépris pour la
langue, jugée vieillotte et dépourvue de registre écrit et savant (ce qui est
également une représentation erronée). Cependant, cela confirme aussi son
rôle de patrimoine affectif et domestique puisque l’oralité reste considérée
comme l’apanage des femmes, dont la transmission est dévolue aux femmes
expertes, notamment aux grands-mères. Le fait d’ignorer que les hommes et
beaucoup de jeunes gens la parlent, est aussi une représentation de sa
fragilité et de la menace qui pèse sur elle. Le fait que les vieilles dames
détentrices du judéo-espagnol soient présentées comme monolingues est un
report idéal de la langue unique et identitaire sur une tradition maternelle.
On a d’un côté la langue écrite identitaire et perdue, l’hébraïco-araméen des
textes religieux, transmis et enseigné par les hommes dans les écoles
religieuses, et, de l’autre, la langue orale identitaire et quasiment perdue,
transmise à la maison par les femmes.
À l’appui de cette analyse on peut adjoindre des constatations sur le
fonctionnement cryptique des langues. Si l’hébreu apparaît dans nombre de
récits judéo-espagnols anciens comme une langue cryptique qui permet de
se comprendre entre soi sans que les Autres vous comprennent, c’est le
judéo-espagnol qui fonctionne bien souvent aujourd’hui comme langue
cryptique ou de connivence pour échanger entre soi des remarques en
public, sans être compris des Autres.
Ce fonctionnement cryptique pousse également les Judéo-Espagnols à
remplacer en public les termes judéo-espagnols qu’ils pensent
compréhensibles par les Turcs. Ainsi kahvé ‘café’ emprunt au turc
identifiable est-il remplacé par amargo, ‘amer’ ; turko ‘turc’ par vedre ‘vert’
ou par une périphrase (par exemple, uno de la nasyón del k’está a mi lado,
‘un d’entre ceux de la nation de celui qui est à mes côtés’). Ermení (du turc)
‘Arménien’ est remplacé par ratón ‘souris’ ou el de al yan ‘celui d’à côté’
(avec un jeu de mots, sur la finale en -ian des noms de famille arméniens),
entre autres exemples.
Les études récentes et les enquêtes dans la communauté juive d’Istanbul
ont montré qu’à côté de ces langues de contact les Judéo-Espagnols
identifient une variété de judéo-espagnol spécifique, celle des textes écrits
appris par cœur à l’école religieuse, de certaines prières et chants liturgiques
et de la Haggadah, récit de la sortie d’Égypte lu à Pâques. Comme elle
contient des termes qui ne sont plus connus et des structures inhabituelles,
cette langue est jugée bizarre et pas toujours compréhensible, mais elle est
souvent prise par les locuteurs plus jeunes comme une modalité écrite et
archaïque du judéo-espagnol. Les locuteurs ignorent, en revanche, pour la
plupart, que cette modalité nommée ladino par la littérature savante (Révah
1970 ; Séphiha 1973) est un calque terme à terme de l’hébreu qui prête au
judéo-espagnol de nombreuses expressions, des tournures syntaxiques et
des particularités lexicales. Ce calque à fonction pédagogique existait déjà
en Espagne où il est attesté à l’écrit depuis au moins le XIIIe siècle.
Quant aux emprunts à l’hébreu, quel que soit leur degré d’intégration, ils
sont identifiés parfaitement par les locuteurs de judéo-espagnol si ces
derniers disposent d’un signifiant emprunté. Ils ne repèrent ni les
modifications des signifiés lexicaux introduites par l’hébreu ni son
influence syntaxique. Sans doute parce que la plupart des Judéo-Espagnols
ne connaissent pas suffisamment l’hébreu.
Ainsi la pratique des langues et les savoirs sur ces langues aboutissent-ils
à un ensemble de représentations communes élaborées par le groupe auquel
tout savoir nouveau sur celles-ci devra se confronter. C’est une abstraction
commune et commode, la définition du judéo-espagnol, qui n’est la
définition de personne, mais celle de tout le monde, élaborée collectivement
et collectivement tenue pour vraie.
Ce savoir partagé est important car au-delà des attitudes et des choix
personnels il explique les tendances de la langue en matière d’évolution en
contact, les dynamiques les plus productives en matière d’emprunts et de
calques et certaines raisons de leurs limites.
Si l’on se situe au niveau de la langue judéo-espagnole elle-même, on
constate que le mélange linguistique dit bien l’hétérogénéité d’un parcours
collectivement perçu comme bousculé entre une origine et une langue
idéales perdues (l’hébreu) et un quotidien d’étrangers protégés (le turc),
exilés par une ingrate terre d’adoption qui avait abrité l’âge d’or de leur
communauté (l’espagnol médiéval), modernisés par la langue de
l’émancipation des Juifs, une langue de culture enseignée dans des écoles
modernes (le français). La répartition des usages linguistiques qui voit le
judéo-espagnol cantonné au domaine privé et à la famille de sang, le
français ou le turc (des Juifs) utilisé par les institutions communautaires, le
turc (des Turcs) rapporté à la société globale turque et aux échanges avec
l’Autre, dit aussi une perception du judéo-espagnol comme langue de soi
par excellence, langue de la liberté d’expression (voire de la revanche
verbale) face à la coercition du groupe et de la société globale, cette
dernière étant ressentie comme faisant peser une menace grave.
Il existe, par exemple, une attitude culturelle partagée face à l’emprunt :
qu’on le déplore ou qu’on le loue, l’emprunt plurilingue est un des traits
identitaires du judéo-espagnol. On aboutit donc à un parallèle, d’ailleurs
risqué par plusieurs locuteurs, entre une identification complexe (rapportée
aux définitions politiques étroites des États-nations) et une langue complexe
et fortement « mélangée ».
Enfin l’existence d’un turc des Juifs, qui projette dans la langue de
l’Autre des éléments de soi, cette fois les traits judéo-espagnols sur le turc,
permettant la reconnaissance entre soi et dessinant une frontière avec les
Autres, montre que quelques traits, voire un seul, peuvent assumer la
différenciation identitaire. Là encore, même si la langue parlée est le turc,
c’est le mélange de langues et surtout la trace du judéo-espagnol dans le
turc qui se révèlent identitaires.

3. Le multilinguisme comme trait identitaire dans la langue elle-même :


l’exemple du phonème /x/, un emprunt identitaire ancien
En judéo-espagnol, /x/ graphié h ne fait pas partie du système
phonologique de l’espagnol de l’expulsion. En effet, la vélaire fricative, qui
apparaît seulement à la fin du XVe siècle en Espagne, n’est véritablement
attestée et généralisée qu’au XVIIe siècle. Elle est cependant présente dans
un certain nombre d’arabismes communs sans doute aux Juifs et aux
Musulmans d’Espagne, dans les textes aljamiados4 du Moyen Âge : alhad
/alxád/, ‘dimanche’, hazino /xazíno/, ‘malade’, amahar /amaxáR/, ‘adoucir,
soulager’. Il existe également dans les termes d’hébreu, pouvant aussi
converger avec des termes arabes, les deux langues étant proches, qui
préexistent de manière identitaire, ou techniquement nécessaire, ou
cryptique, dans la langue des Juifs d’Espagne avant l’expulsion. Dans
l’Empire ottoman le stock s’enrichit des emprunts au turc parfaitement
identifiés quelquefois, reprenant d’autres fois un terme arabe du turc,
proche d’un hébraïsme. Ainsi hınzır /ɦɨnzɨr/ ‘porc’ en turc donne-t-il en
judéo-espagnol hinzir /xinzír/ qui coexiste avec hazir /xazír/ ‘porc’
également qui vient de l’hébreu. Beaucoup de termes turcs qui commencent
par un h aspiré /ɦ/ devant voyelle évoluent en judéo-espagnol vers une
vélarisation. Ainsi par exemple le terme turc hamal /ɦamal/ ‘portefaix’
devient-il hamal /xamál/ en judéo-espagnol (souvent /xammál/ avec
réduplication intensive du m). [x] est donc un son distinctif étranger à
l’espagnol médiéval, commun à l’hébreu et à l’arabe, introduit dans la
langue espagnole. Identifié comme un son étranger à l’espagnol, il n’a
aucun mal à s’introduire dans les termes empruntés au turc. Son étrangeté
même encourage peut-être l’adoption d’emprunts au turc comportant ce
phonème (qui devient un facteur d’intégration à l’élément juif du judéo-
espagnol) ; plus, il amène la réanalyse phonétique de sons du turc en [x],
notamment la réanalyse des [ɦ] aspirés initiaux du turc. Enfin il entraîne
l’évolution du son [ɦ] initial dans certains termes espagnols comme
haragán /ɦaragan/ ‘paresseux’ prononcé /xaragán/ en judéo-espagnol.
Loin d’être senti comme un phonème étranger au judéo-espagnol le
phonème /x/ est au contraire perçu comme un marqueur de judaïté parce
que :
1. il est présent dans un nombre non négligeable de termes hébreux ;
2. il est absent de l’espagnol médiéval (phénomène dont les locuteurs
sont conscients) ;
3. il est présent en Espagne arabo-andalouse dans certains termes
empruntés à l’arabe par les Juifs (je renverrai ici aux études sur
l’arabophonie des Juifs d’Espagne au Moyen Âge) dont alhad (cf.
infra).
L’apparition de listes importantes de termes présentant le son [x] fait que
des paires minimales se créent. Le son entre ainsi dans le système
phonologique où le linguiste le reconnaît aussi comme trait particulier au
judéo-espagnol. Cela n’empêche en rien qu’il continue d’y être perçu
comme un marqueur « étranger » à la langue A, ou base, qui, de ce fait se
définit comme l’espagnol des Chrétiens par rapport à l’espagnol des Juifs.
On voit que le trait choisi comme marqueur identitaire satisfait à toutes
les représentations que les Judéo-Espagnols se font de leur langue et de
celle des autres : spécificité juive, mélange de langues… On voit aussi qu’il
est judéo-espagnol parce qu’il n’est pas un trait pertinent de l’espagnol qui
leur sert de référence, c’est-à-dire l’espagnol médiéval présenté souvent par
eux comme kris(t)yano, ‘chrétien’.

L’identité dans la langue, l’approche ethnolinguistique


L’identité est prise ici comme l’ensemble des particularités culturelles
propres à un groupe.
La langue n’est pas un système indépendant ; elle est étroitement liée aux
autres objets (ensembles/systèmes) culturels, aux conditions sociales et
historiques de son développement, aux systèmes de valeurs développés par
le groupe qui la parle, etc. Elle nomme certaines techniques et pas d’autres,
elle détaille un champ sémantique de préférence à un autre, elle choisit de
nommer certaines choses plutôt que d’autres, de simplifier (synthétiser,
automatiser, ou, en linguistique, grammaticaliser) certaines opérations de
pensée plutôt que d’autres. En cela une culture donnée charge son système
de communication d’exprimer a priori certaines choses. La langue ne décrit
pas le monde ni la réalité, mais ce qu’une culture donnée a jugé bon de
nommer, de définir a priori, de catégoriser, de façon consciente et explicite
pour elle-même5.
Dans cet ordre d’idées on remarquera que les stocks linguistiques d’où
procèdent les emprunts sont conformes aux besoins spécifiques de la langue
judéo-espagnole et aux connotations culturelles et symboliques des langues
de contact qui prêtent au judéo-espagnol.
L’étude du lexique montrera que d’importants ensembles de concepts
religieux viennent de l’hébraïco-araméen biblique et michnique. Des noms
de fêtes et de cérémonies : la milá (hébreu, ‘circoncision’), Pessah (hébreu,
Pâque), Purim (Fête des sorts, ou fête d’Esther), el minyán (hébreu,
assemblée de dix fidèles mâles adultes nécessaires à la célébration d’un
office religieux), el seder (hébreu, repas en commémoration d’une fête ou
d’une nécessité religieuse, par excellence le repas de Pâque ; des noms
d’objets rituels : los tefilim, hébreu ‘les phylactères’, el sefer torah (hébreu,
livre de la Loi, Pentateuque). De façon plus discrète non perçue par les
locuteurs, l’hébreu prête à certains termes de source espagnole des valeurs
sémantiques appartenant aux termes hébreux correspondants. Ces calques
sémantiques sont introduits par les traductions calques (en ladino) dont il a
été question plus haut. Ainsi le terme gueso, qui signifie ‘os’ en espagnol
comme en judéo-espagnol, signifie-t-il également ‘essence’ en judéo-
espagnol, comme le terme ‘os’ en hébreu, compte tenu de toutes les
connotations métaphoriques prises par ce terme dans les commentaires
religieux. On trouve donc en judéo-espagnol l’expression ser gueso ajeno
‘être un os étranger’ i.e. ‘être d’une essence étrangère’ pour désigner un
membre d’une famille alliée par mariage. Cette valeur sémantique est
absente de l’espagnol.
Si l’on joint à ces remarques le fait qu’un terme espagnol peut être
amendé ou évité pour des motifs religieux on conclura que l’espagnol est
perçu comme kris(t)yano ‘chrétien, catholique’ tandis que le judéo-espagnol
est considéré comme une langue juive, comme son nom, djudyó, djidyó
‘juif’, l’indique. Ainsi le s étymologique de Dios ‘Dieu’, senti comme une
marque de pluriel, est-il ôté en judéo-espagnol où Dyo est en outre le plus
souvent précédé de l’article el (el Dyo), contrairement à l’espagnol, afin de
bien insister sur l’unicité de Dieu que, d’après les Judéo-Espagnols, les
Chrétiens mettent à mal. Les termes domingo ‘dimanche’ et virgen ‘vierge’
sont aussi éliminés de la langue au profit de l’arabisme alhad ‘premier jour’
et du terme novya ‘fiancée’ (M. Weinreich 1980 ; M. L. Wagner 1930).
Bref, la langue de l’Autre, ici « l’espagnol des Chrétiens » ou espanyol
kris(t)yano, devient la langue de soi, le judéo-espagnol ou djudyó, au prix
de quelques aménagements dont une judaïsation du lexique.
À ce titre les emprunts à l’hébreu sont donc naturels et moins stigmatisés
en judéo-espagnol que les autres. Ils sont aussi pour la plupart anciens et
préexistaient à l’expulsion d’Espagne.
L’examen des listes d’emprunt au turc ou au français en judéo-espagnol
confirme ce qui est dit ailleurs de sa nature mixte et mélangée ainsi que les
valeurs fondamentales accordées aux langues de contact par les locuteurs.
Cette analyse est assez facile à mener en sémantique lexicale, mais elle
devient plus difficile lorsqu’on analyse la morphologie ou la syntaxe où les
valeurs sémantiques n’apparaissent pas nettement. Or, si l’on admet que les
cultures produisent des représentations, on peut admettre qu’elles cherchent
par économie à automatiser ou à synthétiser certaines opérations qui seront
alors dotées de raccourcis. Ce qu’elles estiment bon de spécifier a priori
pourra donner lieu à l’émergence de catégories linguistiques
grammaticalisées demandant un moindre investissement expressif.
L’analyse ethnolinguistique recourt ici à l’analyse linguistique pour mesurer
ce qui dans la langue de l’autre est devenu nécessaire à la langue de soi.
L’acquisition par le plus-que-parfait judéo-espagnol de la valeur modale
a-testimonielle, médiative ou médiaphorique du turc, qui permet d’exprimer
la non-adhésion, la distance, la non-implication, l’absence de garantie
personnelle donnée dans le récit d’un événement au passé, modifie
totalement le système des temps du passé en judéo-espagnol. Le passé
simple (parfait ou prétérit) qui lui est opposé se trouve en effet, par voie de
conséquence, chargé d’assumer la modalité testimonielle, assertive
(adhésion, responsabilité du sujet dans ce qu’il énonce, garantie donnée par
le locuteur, témoignage direct, certitude…) (Varol 2001 ; 2009). Le judéo-
espagnol procède par imitation de cette opposition très importante en turc
(où il existe un mode médiatif sur l’ensemble des temps) et le restreint au
modèle assertif/non assertif appliqué au seul récit d’informations portant sur
le passé. Là où l’espagnol dit se izo doktor ; lo mataron, ‘il est devenu
docteur’ ; ‘on l’a tué’ ; le judéo-espagnol peut distinguer entre se izo doktor
(il l’a vu, il en témoigne) et se aviya etcho doktor (il l’a entendu dire, il l’a
appris par quelqu’un d’autre) ; lo mataron suppose qu’il a assisté à
l’assassinat, qu’il l’a vu à la télévision, qu’il l’a lu de source sûre, lo aviyan
matado (au plus-que-parfait, litt. ‘on l’avait tué’), qu’il ne fait que citer ce
que d’autres ont dit, ‘il paraît que…’6. Le judéo-espagnol exprime par cette
nouvelle répartition le souci de mieux définir le degré de certitude d’un
élément rapporté, de préciser le rôle du témoin (direct ou indirect), ce qui
n’est pas surprenant dans une culture où la juridiction rabbinique a produit
des textes complexes sur la validité des témoignages.
Il s’agit ici d’une nouvelle possibilité modale introduite dans le système
verbal judéo-espagnol grâce à l’acquisition d’une catégorie modale existant
en turc. Si les locuteurs repèrent la valeur nouvelle prise par le plus-que-
parfait en judéo-espagnol et font souvent le lien avec une traduction en turc
où figure la modalité médiative, ils ne la considèrent pas comme un
emprunt au turc dans la mesure où aucune séquence morphologique du turc
n’intervient dans la langue. Pour les locuteurs, l’identité de la langue n’est
donc pas affectée par le calque (au sens large du terme) ni par des
modifications dues à l’influence d’une langue de contact. En revanche, le
système linguistique est profondément modifié pour le linguiste. Cela induit
que la forme phonique et le lexique sont plus perçus par les locuteurs
comme essentiels à l’identité de cette langue que la syntaxe.

L’identité linguistique intersystémique


1. La dynamique des transferts linguistiques d’une langue à l’autre
Si le mélange linguistique est la caractéristique la plus identitaire du
judéo-espagnol, on peut faire l’hypothèse que c’est la linguistique
comparée, celle du contact de langues et du passage de certains éléments de
A dans B qui sera l’approche la plus productive en matière d’analyse des
processus d’identification. Ceux-ci montrent en effet ce que la langue
emprunte et ce qu’elle n’emprunte pas. Ce qu’elle incorpore au système de
la langue et ce qui reste comme marqueur, recours ponctuel en discours, ou
élément périphérique contenu dans certaines limites.
Pour S. Thomason et T. Kaufman (1988 ; 1995), n’importe quel élément
d’une langue peut être intégré dans une autre à n’importe quel niveau. La
condition est qu’il existe un nombre conséquent d’emprunts présentant la
même structure au point de permettre une systématisation de celle-ci dans la
langue emprunteuse. Le changement linguistique, pour eux, dépend de
causes sociolinguistiques. Pour C. Silva Corvalán (1993 ; 1995), les
emprunts morphosyntaxiques sont limités par des lois linguistiques. On ne
peut emprunter que des éléments qui ne désorganisent pas le système
linguistique préexistant. Un bon candidat à l’emprunt obéit de préférence à
des exigences restrictives formulées en terme de contraintes ou de
principes : la contrainte d’autonomie, par exemple, ou le principe d’unicité
« une forme, un sens », qui est opérative (cf. Winford 2003 : 7.7) tant dans
les facteurs internes (linguistiques) que dans les facteurs externes
(sociolinguistiques) du changement linguistique.
La position que j’illustrerai ici est plus nuancée. On a vu plus haut le
fonctionnement sociolinguistique de l’emprunt, considéré comme
témoignage du multilinguisme. Mais la familiarité même de ces
plurilingues avec des systèmes linguistiques différents les conduit à repérer
des convergences et des divergences inter-systémiques à un niveau très
concret (cf. supra les emprunts lexicaux) ou très abstrait (cf. supra le cas de
la modalité médiative). Les stratégies mises en place sont variées et
complexes (calques, emprunts, imitations partielles, réanalyses…), mais
bien dominées, ce qui facilite les transferts. Le calque syntaxique qui
constitue une mutation systémique profonde, moins repérable, n’est l’objet
d’aucune discrimination, contrairement à l’emprunt au turc dont
l’intégration dans la langue est empêchée par la connaissance de celle-ci et
le savoir sur les langues des Judéo-Espagnols. L’obstacle à la généralisation
de l’emprunt dépend alors autant de critères culturels que de critères
linguistiques. En étudiant un cas d’emprunt il doit être possible de voir
quelles sont ces limites.

2. L’emprunt morphologique
Pour U. Weinreich (1963 : 8), on peut distinguer entre l’emprunt
immergé, c’est-à-dire intégré à la langue, devenu transparent en tant
qu’emprunt pour les locuteurs (comme ‘redingote’, en français, qui vient de
l’anglais riding coat) et l’emprunt « émergé », ou emprunt non intégré,
reconnaissable comme tel. Une telle distinction n’est pas possible chez les
plurilingues que sont les Judéo-Espagnols d’Istanbul. En effet, ils sont
toujours conscients de l’origine turque d’un emprunt7 et prêts à l’analyser,
avec un taux d’erreur assez faible. Leurs intuitions sont en général tout à
fait fondées même s’ils ne disposent pas toujours du métalangage
nécessaire pour les expliciter en des termes précis ou techniques.
Si l’on peut emprunter des unités de n’importe quel niveau (un phonème,
un son, du lexique, un morphème, un élément de syntaxe, une valeur
sémantique, une valeur modale…), l’emprunt obéit néanmoins à des règles
de convergence, de transposition, d’adaptation, qui supposent la
reconnaissance d’une identité totale ou partielle de comportement
syntaxique, une convergence entre l’élément emprunté et les règles logiques
de la langue d’accueil. Pour qu’il y ait emprunt, il faut qu’il y ait
identification, au sens de la perception d’une équivalence, d’une identité au
moins partielle entre l’élément transféré et un élément aussi abstrait soit-il
de la langue d’accueil. Il faut avant tout qu’il s’insère dans le sens de la
phrase énoncée et qu’il ne fasse pas obstacle à la compréhension. Pour un
item lexical, l’intégration syntaxique dans une langue où la position des
termes donne la fonction constituera un minimum d’adaptation, la
cohérence de l’énoncé étant avant tout sémantique.
L’identité linguistique s’entendra alors comme signe =, ‘identique à’. Les
processus d’identification en situation de contact linguistique analyseront
comment une structure, un élément, un trait, de la langue B est reconnu par
les locuteurs de la langue A comme identique à une structure, un trait, un
élément de la langue A, ou comme compatible avec les structures de même
niveau dans la langue A.
Nous étudierons ici comment se fait le transfert de l’un à l’autre, par quel
processus mental, en général peu apparent et non explicite ; comment
l’étude de la langue peut rendre certaines de ces démarches apparentes.
Nous chercherons ce qui gouverne le choix de cet élément et non d’un
autre, en l’absence, a priori, de considérations ethnologiques, sociologiques
évidentes8 ; nous nous demanderons ce que le choix, le transfert, la nature
de l’adaptation, la réanalyse et l’expansion ou la limitation de l’unité dans
la langue d’accueil nous apprennent des opérations mentales invisibles
auxquelles se livrent les locuteurs en tant que communauté parlante ;
comment fonctionne cette grammaire mentale faite d’approximations, de
liens, de mémoire individuelle et de mémoire collective ; que nous apprend-
elle de la perception que les locuteurs ont de leur langue et de la langue des
autres, des convergences qui les unissent, mais aussi des divergences qui les
séparent et donc des limites aux processus d’identification (le sens
mathématique du terme rejoignant ici son sens large) en situation de
contact. Pour ce faire nous choisirons un emprunt complexe, celui d’un
morphème, catégorie réputée difficilement empruntable parce que très liée à
la syntaxe. La morpho-syntaxe qui gouverne les relations des unités entre
elles à l’intérieur d’une langue est en général considérée comme le noyau
dur du système linguistique.

3. Étude d’un cas d’emprunt morphologique : le formant des noms de


métier du turc -djí, -djú…
L’usage lexical du formant emprunté
L’étrangeté morpho-syntaxique de cet élément est limitée. En effet, bien
que non-latin, il fonctionne cependant en turc comme un suffixe ordinaire
dans les langues latines. Il a de plus l’avantage d’être facilement
reconnaissable et sécable. Sa valeur sémantique dominante et son
comportement morphologique sont clairs : ‘celui qui s’occupe de,
spécialiste de + substantif’ sert à former un substantif dérivé exprimant une
profession à partir d’un substantif9. Les phonèmes qui le composent font
partie du système phonologique de la langue base et il n’en coûte qu’une
simplification et une légère adaptation de la loi d’euphonie du turc qui
comporte huit formes (-çi -çu -çı -çü, -ci, -cu, -cı, -cü), réduites à deux ou
quatre en judéo-espagnol (-djí -djú -tchí -tchú), les deux dernières étant
rares.
L’adoption de l’emprunt obéit à des règles établies précédemment (U.
Weinreich 1963) : pour qu’un trait de la langue B apparaisse dans la langue
A il faut qu’il figure dans un nombre important de termes empruntés à B
par A. C’est le cas de -djí, -djú qui apparaît dans un grand nombre de noms
de métiers empruntés au turc. Ils sont intégrés phonétiquement au judéo-
espagnol sous quatre formes : tchí, tchú, djí, djú. Ils sont intégrés
morphologiquement par l’attribution d’un genre (le turc n’en possédant pas)
marqué par le déterminant et d’une forme féminine spécifique dans certains
cas. Le turc kapı ‘porte’ donne en turc kapı-cı, ‘portier, concierge’, adopté
par le judéo-espagnol sous la forme el kapudjí, la kapudjiya10. Beaucoup de
termes de cette série empruntés au turc par le judéo-espagnol sont très
nettement sécables par les locuteurs : kave-djí, ‘cafetier’ ; faeton-djú
‘cocher de fiacre (phaëton)’ ; lokanta-djí (de l’italien) ‘restaurateur’, limon-
djú (même substantif de base en espagnol) ‘vendeur de citrons’…
À côté de cette liste conséquente d’emprunts lexicaux présentant le
formant d’origine turque, on trouve en judéo-espagnol le suffixe accolé à
des termes de source non-turque. Certes, limón ‘citron’ est commun au turc
et à l’espagnol, aussi limondjú ‘vendeur de citrons’ se trouve-t-il en turc et
en judéo-espagnol, mais melondjú ‘vendeur de melons’ est une création
lexicale hybride propre au judéo-espagnol melón + -djú. Sur une base
lexicale espagnole on trouve encore arenadjí, ‘vendeur de sable à récurer’,
profession des Gitans du quartier de la Londja qui parcouraient les rues du
faubourg juif de Balat en criant arena… !, ‘sable… !’. Dans l’argot des
marchands, les dollars portaient naguère le nom judéo-espagnol de
pacharós ‘les oiseaux’ (‘parce qu’ils s’envolaient à l’étranger’), les
changeurs de dollars au noir s’appelaient les pacharodjús. Papel-djí,
‘escroc’, est aussi passé dans l’argot turc (papel ‘papier’ en judéo-espagnol
désigne argotiquement ‘l’argent’ en turc). Ce sont les seuls termes à base
espagnole enregistrés par l’usage. Encore le métier d’arenadjí a-t-il disparu
avec la modernité.
Le suffixe se trouve aussi ajouté à des bases turques pour former des
néologies inexistantes en turc. Le terme judéo-espagnol el atechdjí, du turc,
ateş ‘le feu’, désignait ‘l’allumeur de feu’, métier exercé par les Turcs du
quartier de Balat pour le compte des Juifs qui ne peuvent pas allumer de feu
le jour du shabbat.
Sur le grec palyaruha ‘vieux chiffon’, le judéo-espagnol crée le terme
paryaruhadjí ; sur l’hébreu goral, ‘destin’, le judéo-espagnol crée goraldjí,
‘devin’ ; sur l’hébreu hechbón, ‘compte’, le hechbondjú, celui qui s’occupe
des comptes.
Des noms de métiers turcs ne présentant pas ce formant, comme aktar,
‘droguiste’, vont parfois être empruntés avec ce formant ajouté erronément,
aktar-ci, par hypercorrection peut-être. En revanche, les termes
traditionnels espagnols de métiers ne vont pas se voir adjoindre le formant :
sapatero, ‘savetier, cordonnier’, ornero, ‘propriétaire d’un four à pain,
boulanger’, karnesero, ‘boucher’. Ils contiennent en effet un des formants
correspondants en espagnol (-ero), dont l’identité/équivalence est reconnue
par les Judéo-Espagnols (cf. infra).
Identification des fonctions abstraites (grammaticales) du suffixe
turc et usage morphosyntaxique de l’emprunt
Le formant turc n’a pas qu’un usage lexical. Il a aussi une fonction
grammaticale. Il sert à former des noms d’action et des dérivés de verbes.
De la notion de métier, par extension, découle la notion plus abstraite de
‘celui qui est, qui éprouve, qui pratique telle ou telle qualité ou défaut’ : it-
mek ‘pousser’> it-i-ci ‘qui repousse, repoussant’. Cette notion pourtant plus
complexe est également reconnue, utilisée et transposée en judéo-espagnol.
Un locuteur âgé dit ainsi : mozós semos haram yeyi-djí-s, ‘nous sommes des
mangeurs de péché’. Il préfère ici l’expression turque que l’on trouve
pourtant parfois traduite en judéo-espagnol sous la forme kome-dor-es de
pekado, ‘mangeurs de péché’, qui calque le turc11. Cette identification, au
sens de reconnaissance d’une identité entre éléments (ici le suffixe -djí et le
suffixe -dor) appartenant à deux systèmes linguistiques différents, est
facilitée par le fait que l’évolution grammaticale du suffixe turc est la même
que celle en judéo-espagnol de -(V)dor12. Ce formant de nom de métier sert
aussi à la formation d’adjectifs verbaux indiquant une habitude ou une
action définitoire. Il sert à dériver des noms de métiers à partir de verbes et
donc à former les noms d’agent.
De l’hébreu gava ‘l’orgueil’, on passe en judéo-espagnol à gavadjí, ‘qui
pratique l’orgueil, orgueilleux’ (que l’on comparera à orgolyo > orgolyozo,
de même sens et de source latine). Gusma, de l’hébreu, signifie ‘prétention’
et gusmadjí, ‘le prétentieux’, est une création lexicale ironique qui a le sens
de ‘spécialiste de la prétention’. Le sens d’habitude rapproche ce suffixe des
suffixes de noms de métiers espagnols -dor, et -dero. Le substantif et/ ou
adjectif kapak-tchí/-tchiya ‘personnage sombre, fâcheux’, qui n’existe pas
en turc, est formé à partir du sens figuré du terme turc kapak, ‘couvercle
(sous-entendu du cercueil)’ et meter kapak, ‘rendre triste, attrister les gens’,
il signifie littéralement : ‘(un) metteur de couvercle = (un) rabat-joie’. De la
même façon, batak-tchí, employé par deux locuteurs lors d’une interaction,
n’existe pas en turc, mais signifie en judéo-espagnol ‘tricheur, mauvais
payeur’, sur la base turque batak ‘bourbier’> ‘embourbeur’ en quelque
sorte.
Cette valeur factitive du formant -djí est donc identifiée par les Judéo-
Espagnols. Elle contribue sans doute à identifier davantage le formant -
(V)dor de l’espagnol, dont le judéo-espagnol fait un emploi qui excède les
applications de l’espagnol, avec le formant -djí. Historiquement il est à
noter que cette productivité du formant -(V)dor, était une des
caractéristiques partagées par les textes aljamiado moriscos et aljamiado
hebreos13. Pour R. Kontzi (1978 : 327), ce formant abonde surtout en
espagnol aljamiado où il remplit la fonction d’un participe présent, et
calque l’arabe comme l’a démontré A. Galmès de Fuentes : el que + verbe ;
ex. : el que dijo > el decidor, ‘celui qui a dit > le diseur’ ; el que cayó > el
caedor, ‘celui qui est tombé > le tombeur’.
En judéo-espagnol (et pas seulement en Turquie) on peut constater cette
productivité du formant (grâce à un grand nombre d’exemples) et son
extension plus grande qu’en espagnol. Certains de ces substantifs gardent
une nature proche de l’adjectif et sont construits avec un autre substantif ou
le verbe ‘être’ : ijo miyo ganador, litt. ‘mon fils gagneur = qui gagne’ ; es
gastador, ‘il est dépenseur = dépensier, il dépense beaucoup’ ; son
vengadores, ‘ils sont vengeurs = ils se vengent’ ; el gayo es kantador, ‘le
coq est chanteur = le coq chante’ ;
Là où le judéo-espagnol va encore plus loin, c’est en employant les
termes dérivés avec ce formant dans des syntagmes nominaux complexes
avec des compléments où le substantif a une forte valeur verbale et où
l’adjectif permet d’éviter l’adverbe. On trouve par exemple dans les corpus
les emplois suivants : los ke son konosidos tomadores de parte ‘ceux qui
sont des preneurs de parti bien connus’ pour de los ke toman parte komo es
savido ‘de ceux qui prennent parti, comme on le sait bien’ ; ay yevadores de
mal, ‘il y a des apporteurs de mal = des gens qui apportent le mal’ ; […]
komo azedor de buenas ovras, ‘[…] comme faiseur de bonnes œuvres’.
On l’a vu plus haut, les Judéo-Espagnols n’ont aucun mal à traduire
l’expression turque haram yeyidjís, en komedores de pekado, litt. ‘mangeurs
de péché’ pour ‘pécheurs’. Par contre on ne trouvera jamais le formant -djí
dans une construction complexe (de type de celle de -(V)dor, supra)
impliquant des termes espagnols. Il y a donc une limite à son extension et à
ses applications dans la langue qui l’adopte même s’il y a identité reconnue.

Économie de l’emprunt du suffixe -djí, -djú… et obstacles à sa


généralisation
Si -(V)dor est bien perçu comme identique à -djí, dans son sens, son
usage, sa fonction, pourquoi alors l’emprunter ? et si on l’emprunte,
pourquoi l’emploi n’en est-il pas systématisé ?
Compte tenu des limitations de l’usage du formant -djí en judéo-
espagnol, on peut penser à une spécialisation. -djí est en effet un formant
très net de noms de métier qui n’entre pas, en turc, en compétition avec
d’autres. Il offre donc une régularité et une simplicité qui vont dans le sens
des principes d’économie d’une langue. En espagnol (comme en français de
même, qui, langue prêteuse y compris de noms de métiers modernes,
contribue à augmenter la confusion en judéo-espagnol) il est en concurrence
avec :
– d’autres formants partiellement homonymes dont le fonctionnement est
complexe, par exemple -or, -dor, -tor qui posent des problèmes de
découpage : kantador, ‘chanteur’ ; djugador, ‘joueur’ ; byenfaitor,
‘bienfaiteur’ ; profesor, ‘professeur’ ; servitor/ servidor, ‘serviteur’, etc.
– d’autres formants repris par le judéo-espagnol en -ista/-isto : un
pyanisto ‘pianiste’ ; -(V)nte, assez productif > kantante, lavorante
(versus kantador/lavorador) ‘chanteur, travailleur’ ; -ndero, a (non
productif) > lavandera ‘lavandière’ ; -ero > sapatero, ornero, (cf. supra)
qui n’est plus très productif quoique clairement identifiable : il donne
notamment gazetero en compétition avec gazetadjí (turc gazeteci) et
jurnalisto, tous ces termes signifiant ‘journaliste’.
La grande hétérogénéité des suffixes permettant de créer des noms de
métiers dans les langues latines contraste donc avec l’homogénéité permise
par le turc.
De tous ces formants seul -(V)dor reste très performant (c’est-à-dire bien
identifié, et massivement choisi au détriment d’autres recours) dans la
création d’adjectifs et de périphrases adjectives.
On peut donc penser qu’il pourrait y avoir une spécialisation des usages
reportant sur -djí la possibilité de créer de nouveaux noms de métiers ou de
rôles sociaux. Cependant ce formant, on le voit, reste cantonné aux
emprunts non hispaniques, ou à des créations lexicales limitées à des
phénomènes interculturels, argot des marchands turcs faisant appel au
judéo-espagnol ; Gitans de la Lonca vendant du sable aux habitants du
faubourg juif de Balat ; chiffonniers grecs ou ramassant des chiffons dans le
quartier grec voisin de Fener ; Turcs allumant le feu chez les Juifs du
quartier.
Pourtant ce formant est reconnu par sa valeur sémantique et sa fonction
comme équivalent de -(V)dor ; son usage en judéo-espagnol est réduit à la
formation du nom de métier. Il est analysé et découpé selon une opération
commune aux processus linguistiques du turc et du judéo-espagnol. Il
correspond tout à fait aux suffixes des langues latines. Il est plus considéré
comme un suffixe nominal formant un nouveau substantif à partir d’un
autre substantif que comme un suffixe adjectival. Il est élargi à des
situations interculturelles pour former des néologies souvent
expressivement très marquées.
-djí est intégré au système linguistique espagnol, il est considéré comme
masculin et reçoit une forme féminine ; sa variation selon les lois
phonétiques du turc est simplifiée en fonction des lois phonétiques du
judéo-espagnol. Cependant, si le féminin passe plus inaperçu, l’étrangeté du
formant masculin est évidente. Il n’est pas conforme aux règles générales
de l’espagnol dont les termes finissent par a, o, e ou par une consonne, très
rarement en u et en i qui ne figurent que dans de rares emprunts et dans des
termes savants (les noms de famille arabes en í accentué, par exemple). Le
phonème /dž/ que l’on trouve à l’initiale de termes judéo-espagnols : djente,
djiruelos, djudyó, ne se rencontre pas en fin de terme et ne fait partie
d’aucun formant de source latine ou dérivée du latin.
En heurtant l’image sonore de la langue, les termes contenant ce formant
sont donc reconnus immédiatement comme emprunts, ils sont accentués sur
la dernière syllabe, et donc marqués. L’altérité du formant, son identité
turque lui restent attachées malgré le degré d’abstraction de la convergence
établie entre les formants des deux langues, et l’intérêt de l’adoption du
formant turc pour la simplification et la clarification de la formation des
noms de métier. Cet emprunt conserve au-delà de son intégration partielle
au judéo-espagnol un trait « étranger » ou « turc » ou « emprunté » qui reste
pertinent.
De fait, parmi les formants empruntés par le judéo-espagnol aux langues
de contact, seuls ceux qui offrent une ressemblance de signifiant (qui peut
n’être que partielle) avec un formant de source latine intègrent vraiment la
langue. C’est le cas de -ud, formant hébreu des noms abstraits, judéo-
espagnol haraganud ‘*paressitude’ qui rejoint les dérivés français du latin -
itudo, « solitude », « gratitude », « habitude »14…

La place de cet emprunt dans le système plurilingue des Judéo-


Espagnols
S’il ne tend pas à résoudre le problème posé par l’hétérogéneité des
formants de noms de métier en judéo-espagnol selon un principe
d’économie, si son étrangeté phonétique l’empêche de s’étendre et de se
systématiser comme recours linguistique du judéo-espagnol, à quoi sert
alors d’emprunter ce formant ? De ce qui précède on peut retenir deux
réponses :
L’identification de -djí comme suffixe n’est pas forcément une démarche
active, elle est une manifestation de la compétence langagière ordinaire des
locuteurs de judéo-espagnol habitués à découper les termes et à isoler les
séquences phoniques identiques et systématiquement placées en tête ou fin
de mots dans les listes lexicales, et à repérer pour ces séquences des
régularités de sens ou de fonction. Le turc et le judéo-espagnol fonctionnent
de manière identique dans ce cas. Il y a donc bien un repérage d’identité qui
se trouve être pertinent.
L’identification de -djí comme suffixe doté d’une fonction et d’un sens
est donc passive, mais la quantité importante d’apports lexicaux de noms de
métiers turcs nouveaux ou précédemment inconnus et la souplesse du
suffixe qui permet d’en former à volonté en font un outil identifié du code
multilingue des Judéo-Espagnols qui l’intègrent de façon marginale à leur
poétique de l’emprunt15. On a vu que l’emprunt était culturellement
identitaire pour eux. Ils prouvent avec l’usage translangues du suffixe
accolé à du turc, de l’hébreu, du grec, de l’espagnol, de l’italien, qu’ils
savent mélanger les langues et en jouer à des fins expressives. Remarquons
dans les créations l’ironie, l’argot, l’accentuation d’une spécificité qui
confine à l’absurde : gavadjí ‘spécialiste de la prétention’ en est un bon
exemple. Il montre une connotation particulière du suffixe.
-djí offre des recours nouveaux, complémentaires à la néologie : la
possibilité de créer instantanément un terme immédiatement compris
comme ‘vendeur de’ ou ‘spécialiste de’, mais ne perd pas le trait « turc » et
une connotation drôle ou populaire : petits métiers, pauvres gens, rabbins
lisant l’avenir en hébreu (pratique aujourd’hui déconsidérée). Les
connotations sont conformes à l’une des valeurs du turc, langue des
hommes, du travail, de l’argot, de l’interculturalité dans le quartier
populaire (cf. supra sociolinguistique).

On voit apparaître avec les limites de l’emprunt du suffixe -djí une


séparation assez nette entre éléments espagnols de source latine qui ne se
voient presque jamais appliquer le formant et éléments allogènes de sources
turque, grecque, hébraïque qui le reçoivent plus volontiers. Malgré la
grande quantité d’emprunts entrés dans la langue judéo-espagnole et
l’existence de variétés judéo-espagnoles des langues de contact, les codes
linguistiques restent parfaitement identifiés par les Judéo-Espagnols (dans
le cas des emprunts du moins). Au premier niveau, socioculturel, ce mixage
de langues est conscient, identitaire et maîtrisé. Au deuxième niveau,
linguistique, le cantonnement de certains éléments empruntés à la
périphérie de la langue, la limitation de leur rôle et de leur extension, leur
assemblage plus libre avec les éléments non-hispaniques disent quelque
chose de plus de l’élément espagnol comme composant inaltérable de la
langue judéo-espagnole, de la conscience abstraite diffuse qu’ont les
locuteurs de judéo-espagnol de son importance centrale dans leur langue.
On voit ici se concrétiser un obstacle culturel à la perméabilité des
systèmes.
On voit également la suprématie de la forme sonore sur le sens, du
signifiant sur le signifié. L’identité dans la langue, est attachée à la forme
sonore, sa partie la plus intime, celle qui est incorporée au sens d’inscrite
dans le corps.
L’analyse des processus d’emprunt, qui concerne la part proprement
systémique du contact de langues rejoint ici les analyses sociolinguistiques
et ethnolinguistiques sur la nature identitaire de la langue dans son entier
(langue à base espagnole, langue mélangée) et sur les valeurs des
composantes du code multilingue. L’identité judéo-espagnole se révèle
comme un jeu complexe à plusieurs niveaux. La langue est profondément
espagnole dans son essence, mais judaïsée par ses emprunts y compris
phonétiques à l’hébreu, langue identitaire perdue, mais support de la culture
juive. C’est une langue mixte et mélangée dont les locuteurs sont
multilingues, et dans laquelle ils peuvent introduire et retirer à loisir des
emprunts qu’ils continuent d’identifier comme tels. Ce faisant, ils peuvent
introduire des nuances nouvelles, des connotations annexes, des jeux
stylistiques fondés sur les connotations symboliques des composantes du
code multilingue. Cela leur permet de jouer sur les registres en jouant sur
les langues-sources des emprunts. Enfin le judéo-espagnol est la plus intime
des composantes du code plurilingue identitaire dont les différents codes
sont tous nécessaires à l’expression de leur identité complexe. Le turc, qu’il
soit emprunté ou qu’il soit marqué par le judéo-espagnol, est à la fois la
langue de soi et la langue de l’Autre, comme le français ou le grec.
L’hébreu est à la fois profondément identitaire, puisqu’on peut lui
emprunter un phonème, et allogène puisqu’on peut lui adjoindre sans
problème le suffixe turc.
Le processus d’identification des convergences intersystémiques, au sens
de création d’identités d’une langue à l’autre en contexte plurilingue, étaye
donc et permet d’affiner les conclusions des études socio- et
ethnolinguistiques sur les rapports entre langue et identité chez les Judéo-
Espagnols de Turquie. Ils permettent de montrer comment les jeux
d’identification complexes, parfois apparemment contradictoires, se
retrouvent à des niveaux abstraits, comme des processus cognitifs qui ne
sont pas immédiatement explicitables par les locuteurs, dont les
phénomènes de contact linguistiques sont le révélateur.

Tableau récapitulatif

-DJI en turc -DJI -(V)dor en


en judéo-espagnol judéo-espagnol
Trait Endogène Exogène (emprunté) Endogène
identitaire
Catégorie Suffixe Suffixe Suffixe (nominal/ adjectival)
(nominal/adjectival) (nominal/adjectival)
Fonction Dérivation Dérivation Dérivation
- base nominale - base nominale -Ø
> nom/adj. > nom/adj.
- base adverbiale -Ø -Ø
> nom/adj.
- base adjectivale -Ø -Ø
> nom/adj.
- base verbale > - base verbale - base verbale
nom/nom d’agent/ > nom/ adj. > nom/nom d’agent/adj./ participe
adj./participe
Sémantique Nom de métier (formant Nom de métier (en Nom de métier (en concurrence
unique) concurrence avec avec d’autres)
d’autres)
Nom d’agent (en Ø Nom d’agent (formant unique)
concurrence avec
d’autres)
Adjectif (spécialiste Adjectif (spécialiste Ø
de…) de)
Adjectif/participe (en Ø Adjectif/participe (en concurrence
concurrence avec avec -(v)nte)
d’autres)
Habitude de + Verbe Ø Habitude de + Verbe (en
concurrence avec -dero)
Morphologie Adaptation aux lois Adaptation à la loi Adaptation de la voyelle
d’euphonie du turc > d’euphonie du turc + thématique selon la base verbale (3
8 formes phonologie du JE > formes)
4 formes
Ø Modification au Modification au féminin
féminin
Combinaison avec une Combinaison avec Combinaison avec une marque de
marque de nombre : une marque de nombre : marquage du pluriel (-es,
marquage du pluriel (- nombre : marquage s) (liaison/confusion des marques
ler, -lar) du pluriel (-s) de nombre)
Syntaxe Accepte un complément Ø Accepte un complément
déterminatif (quand il déterminatif
est construit sur une
base verbale)

Rentabilité du formant

-dji en turc -djí en judéo-espagnol -(V) dor en judéo-espagnol


Nom de métier Ouverte Limitée Limitée
Adjectif (spécialiste de…) Ø Ø Ouverte
Nom d’agent Ouverte Ø Ouverte

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1. L’hébreu, ou plutôt l’hébraïco-araméen biblique et michnique, fait aussi partie des langues de
contact du judéo-espagnol, mais en tant que langue sacrée propre aux Juifs ; le français, introduit
comme langue d’enseignement dans les écoles judéo-espagnoles de Turquie vers 1860, est une
langue romane comme le judéo-espagnol.
2. Il s’agit ici de la sélection par les locuteurs de ces critères, tels qu’ils apparaissent dans leurs
discours explicites sur la différence entre les deux langues ; ou dans les histoires drôles à thème
linguistique confrontant un Judéo-Espagnol à un Espagnol lors d’un voyage en Espagne (Varol
1992b) ou dans les imitations qu’ils en font ; ou dans les tentatives d’hispanisation de leurs discours
en situation d’interaction, etc.
3. Il est étonnant que le français, pourtant premier prêteur, ne soit jamais cité.
4. Textes en espagnol, mais écrits en caractères hébreux (aljamiados hebreos) ou en caractères arabes
(aljamiados moriscos), issus de ces communautés d’Espagne médiévale.
5. On se reportera aux catégorisations auxquelles les dénominations donnent accès qui sont traitées
ici-même dans les articles de M. López Izquierdo et D. Cuche. Sur les classifications opérées par la
façon dont les Judéo-Espagnols d’Istanbul s’auto-dénominent et dénominent les autres, voir M.-
C. Bornes Varol (1999).
6. Le français et le judéo-espagnol peuvent utiliser le conditionnel, ‘on l’au- rait tué’, lo matariyan,
mais il s’agit d’une forte mise en doute requérant des précisions du type ‘d’après certaines
sources…’, selon ce que l’on m’a rapporté…’, ‘selon ce que j’ai entendu dire…’, a lo ke me
dicheron…, asigún sentí…, pour rendre un médiatif.
7. Au sens strict du terme emprunt, c’est-à-dire celui d’un signifiant turc plus ou moins intégré au
judéo-espagnol.
8. On peut penser que le résultat linguistique du contact de langues est uniquement déterminé par
l’histoire sociolinguistique des locuteurs et non par la structure de leurs langues comme l’avancent
S. Thomason et T. Kaufman (1988). Mais la motivation de l’emprunt peut être un manque dans la
langue des locuteurs ou un besoin accru d’expressivité qui fait rechercher l’effet intensif d’une
structure empruntée…
9. Son maniement ne demande pas un grand degré de compétence linguistique. Les francophones de
Turquie connaissant (un peu) le turc forment facilement des noms de métiers à partir de termes
français : par exemple, pour ‘marchand de stylos’ le stylodju, ‘marchand de cahiers’ le cahierdji.
10. Il est à noter que les terminaisons en – í accentué existent en espagnol où elles procèdent de
l’arabe. Il existe une classe d’adjectifs de nationalité, marroquí, israelí, bengalí… dérivés des noms
gentilices arabes. Normalement, indique Lapesa (1991 : § 36, 2), -í au singulier et -íes servent pour le
masculin et le féminin (hurí, huríes ‘une houri, des houris’), mais on a des exemples en espagnol
médiéval de féminins en -ía (< de l’arabe -iyya), -ías : doblas d’oro marroquías, ‘des doublons (f)
d’or marocains’ ; dos ollas tortoxías, ‘deux marmites de Tortosa’. Il est intéressant ici de voir que
c’est le féminin d’origine arabe qui est attribué au suffixe terminé en -í accentué.
11. T. yeyi-djí ‘mangeur’ du v. yemek ‘manger’ ; JE kome -dor du v. komer ‘manger’.
12. -(V)dor, (V) désigne la voyelle thématique des trois groupes de conjugaison : a, e, i.
13. Cf. supra note 4.
14. Les noms contenant le formant -tud en espagnol sont des termes savants intro- duits pour la
plupart à partir de la fin du XVe siècle.
15. Pour reprendre la jolie expression inventée pour le judéo-espagnol par A. Münch (1996) à partir
de la poétique de H. Meschonnic.
PROCESSUS D’IDENTIFICATION
DANS L’APPRENTISSAGE
D’UN NOUVEAU SYSTÈME D’ÉCRITURE

Amandine Bergère

Il y a plusieurs types d’écritures, tous les spécialistes du domaine


s’accordent à le dire, sans toujours s’entendre sur les critères présidant à
l’élaboration des typologies. Ainsi le Dictionnaire de linguistique et des
sciences du langage édité par Dubois (1994 : 165-170) propose de
distinguer quatre types : les pictogrammes et les idéogrammes d’une part et
les écritures syllabiques et alphabétiques d’autre part. Sampson (1985 : 7)
quant à lui, propose six types : les systèmes syllabiques, les écritures
consonantiques, les alphabets, les systèmes fondés sur les traits pertinents,
les systèmes logographiques et les systèmes mixtes. Plus récemment,
Coulmas (2003 : IX) a proposé cinq types, aux dénominations originales :
les signes de mots (qui représentent des morphèmes), les signes de syllabes,
les signes de segments (qui représentent des phonèmes comme dans la
plupart des écritures alphabétiques) et les systèmes mixtes.
Au-delà des divergences concernant les critères de classification, que
nous n’analyserons pas en détail, les auteurs s’accordent à trouver tout à la
fois de l’identique et du différent au cœur de l’objet qui les occupe ; il s’agit
bien d’écriture dans tous les cas et chaque écriture relève d’un type défini.
Qu’en est-il alors d’un individu confronté à l’apprentissage d’un système
d’écriture typologiquement éloigné de celui qu’il connaît déjà ? Comment
appréhende-t-il les éléments identiques et différents ?
Sans prétendre traiter la totalité de la question, nous allons parler ici de
l’apprentissage du système d’écriture français en France par des adultes
scolarisés en Chine. Nous rendrons compte des premières observations
concernant leurs stratégies d’identification des diverses composantes de
l’écriture française. Nous traiterons de deux aspects de l’identification : la
mise en équivalence des systèmes français et chinois d’une part, et
l’appropriation d’éléments a priori différents dans les deux systèmes d’autre
part.
Pour ce faire, dans un premier temps, nous présenterons les classes dans
lesquelles s’est déroulée notre étude, puis les profils des apprenants, du
point de vue de leurs répertoires linguistiques et de leur scolarisation. Dans
un deuxième temps nous focaliserons notre réflexion sur les processus en
jeu lors du passage de l’écriture chinoise à l’écriture française, pour en tirer
enfin des pistes pédagogiques.

Terrain d’étude
L’étude s’est déroulée à Paris, dans des associations qui proposent des
cours de français à des migrants adultes sinophones.
Ces associations offrent généralement trois niveaux, d’environ 70 heures
chacun. Le premier niveau, appelé chūjí (初级), propose une initiation à la
lecture et à l’écriture alphabétiques, aux particularités morphologiques du
français ainsi qu’à quelques compétences de communication de survie.
À l’issue de ce premier niveau, les apprenants devraient maîtriser la
quasi-totalité des compétences écrites nécessaires à l’obtention du Diplôme
Initial en Langue Française, qui correspond au niveau A1.1 du Cadre
Européen Commun de Référence pour les langues (Conseil de la
coopération culturelle 2001). Les compétences orales sont plus développées
aux niveaux intermédiaires et supérieurs, respectivement zhōngjí (中级) et
gāojí (高级), qui amènent à un niveau A1, parfois A2.1.
Nos observations de classes, les entretiens, la passation des
questionnaires et des tests ont été effectués dans les classes de chūjí, où l’on
accompagne les premiers pas des apprenants dans leur apprentissage du
français oral comme du français écrit.
Apprenants : scolarisation antérieure et répertoires
linguistiques
Dans le domaine de la psychologie ou de la psycholinguistique
expérimentales, la question des parcours antérieurs des sujets testés
(répertoires linguistiques et scolarisation) est souvent évoquée de façon
lapidaire. Dans notre cas, l’étude ne se déroulant pas dans des conditions
expérimentales, mais en milieu dit « écologique », la question des acquis
antérieurs des apprenants nous semble fondamentale, puisqu’elle permet de
savoir à partir de quels types de savoirs se construisent les représentations
de l’écriture française.
Les données sociologiques concernant les migrants sinophones en France
sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus précises ; Hommes et
Migrations a consacré le numéro de mars-avril 2005 aux Chinois de
France, tandis que Migrations Société a consacré son numéro de
septembre-octobre 2003 aux Migrations chinoises en Europe. Outre ces
articles, depuis la parution du Que Sais-Je ? de Trolliet sur La Diaspora
chinoise (1994), plusieurs ouvrages documentés traitent du phénomène
migratoire chinois (par ex. Pann 1999 ; Ma Mung 2000).
Cependant, pour ce qui nous intéresse, les études qui rendent compte des
répertoires linguistiques des migrants en France restent insatisfaisantes.
Certains travaux aux données très détaillées (Hassoun & Tan 1986) sont
trop anciens pour prendre en compte des changements récents dans la
migration en provenance de Chine continentale, en particulier l’arrivée des
Chinois du Nord et des mégapoles. D’autres études, plus récentes, se
focalisent sur des populations peu représentées dans les lieux où nous avons
fait nos relevés : la migration de langue chinoise en provenance du Sud-Est
asiatique (Zheng 1995a ; b) ou les adolescents (Saillard & Boutet 2001).
D’autre part, la scolarisation des migrants, du point de vue de sa durée et
surtout du point de vue de ses contenus, ne semble pas avoir fait l’objet
d’une recherche approfondie, même si elle est parfois mentionnée pour
différencier deux types de flux migratoires en provenance de Chine (Levy
2005 : 45 par ex.).
C’est pourquoi nous avons procédé à une enquête par questionnaire1, qui
vient compléter les données recueillies en observation participante au cours
de notre pratique d’enseignement depuis 1999 dans trois associations
différentes, les entretiens personnels avec les apprenants en marge de la
classe et les entretiens avec des enseignants.
Ces données nous ont permis d’arriver à une appréhension relativement
stable de la composition des classes, ainsi que du parcours migratoire et
scolaire des apprenants.
La moyenne d’âge des apprenants en classe de chūjí se situe aux
alentours de 30 ans, il y a à peu près autant de femmes que d’hommes. La
durée de leur séjour en France varie de 1 jour à 16 ans, pour une moyenne
de 5 ans.
Tous sont sinophones, mais on peut cependant distinguer trois grands
groupes (cf. carte page suivante) :
• les Chinois de la province du Zhèjiāng (浙江) (parcours 1 sur la carte) ;
• les Chinois du Nord (Heilongjiang, Jilin, Liaoning, Hebei, Shandong)
et des mégapoles (Beijing, Shanghaï…), tels que définis par Cattelain
et ses collègues (2002) (parcours 2) ;
• et enfin, un troisième groupe, numériquement plus faible, rassemble
des apprenants qui résidaient dans un pays du Sud-Est asiatique avant
leur arrivée en France, mais dont la langue de communication en
famille est une langue régionale chinoise (parcours 3).
Les deux premiers groupes se caractérisent par une trajectoire migratoire
directe de la Chine vers la France, même si quelques-uns ont séjourné
temporairement dans un autre pays européen. La langue première des
Chinois du Zhèjiāng et de certaines mégapoles est une langue de leur région
d’origine (wēnzhōuhuà, shanghaïen etc.), mais ils ont été scolarisés en
chinois standard (appelé communément « mandarin »). Les Chinois du
Nord ne parlent que le chinois standard.
Ce n’est pas le cas des apprenants du troisième groupe, qui se
caractérisent par une trajectoire migratoire plus complexe, incluant des
installations de longue durée dans plusieurs pays du Sud-Est asiatique.
Leurs répertoires linguistiques sont plus variés. Ils maîtrisent à des degrés
divers jusqu’à quatre langues chinoises ainsi qu’une ou plusieurs langues de
la péninsule indochinoise.
Figure 1. Trajets migratoires des populations sinophones implantées en France

Tous sont scolarisés, en moyenne huit ans selon les questionnaires. D’une
manière générale, plus la personne est jeune, plus il y a de chances que sa
scolarité ait été longue. Les quadragénaires et quinquagénaires ont souvent
eu une scolarité plus courte et perturbée par la Révolution Culturelle (1965-
1969). Il est à noter que les plus scolarisés (de 10 à 14 ans) se retrouvent
surtout parmi les apprenants originaires du Nord et des mégapoles, tandis
que les moins scolarisés (de 2 à 5 ans) sont très généralement originaires du
Zhèjiāng.
En classe, on observe des comportements de scripteurs-lecteurs
compétents : les apprenants savent tenir un stylo, ouvrir un cahier ou un
livre dans le bon sens, à la bonne page. Ils sont capables d’identifier des
écrits fonctionnellement différents (facture, lettre, affiche publicitaire, etc.).
Ils recherchent des mots dans leurs dictionnaires bilingues, écrivent les
traductions et organisent leurs notes. Lors de la passation des questionnaires
en chinois, seuls les moins scolarisés ont demandé de l’aide à leurs voisins
pour certaines questions, toutefois ils ont été capables de répondre par écrit
à la question ouverte (您为什么学习法语 ? – Pourquoi apprenez-vous le
français ?) sans aide et de façon appropriée.
Ces apprenants ne sont pas analphabètes, au sens où ils ont été scolarisés
et sont capables de produire un texte simple portant sur des situations de
leur vie quotidienne. Bien plus, la scolarisation chinoise implique
généralement la familiarité avec trois systèmes graphiques différents : les
écoliers apprennent non seulement à lire et à écrire les caractères chinois,
mais également à utiliser la transcription officielle du chinois standard en
lettres latines, le pīnyīn (拼音). Pour ceux qui sont allés au collège, à ces
deux systèmes graphiques vient s’ajouter l’écriture anglaise.
Cependant, on constate que les apprenants des classes associatives se
sont inscrits volontairement à des cours dont une partie des contenus est
proche de ceux proposés par une classe de cours préparatoire en France, car
ils ne maîtrisent pas ou mal le principe alphabétique qui régit l’écriture
française.
Si les apprenants ne connaissaient que le système d’écriture chinois,
personne ne s’étonnerait de cette situation, cette écriture obéissant à des
principes différents de ceux de l’écriture française. Mais le système
scriptural anglais, lui, est proche du français, et le pīnyīn semble, à première
vue, fonctionner comme une transcription alphabétique.
Dans notre étude des processus d’identification mis en jeu dans
l’apprentissage de l’écriture française par des apprenants sinophones, nous
avons donc dû mettre en lumière avec plus de précisions les compétences
qu’ils avaient pu acquérir au cours de leur parcours antérieur.

Langues, écritures et compétences cognitives associées


Comme le soulignent Cheung, McBride-Chang et Chow (2005), ce sont
bien moins les principes généraux des systèmes que les formes
d’enseignement desdits systèmes qui déterminent le type de compétences
cognitives maîtrisées par les lecteurs.
C’est pourquoi, au-delà de la nécessaire description des systèmes, nous
évoquerons également la façon dont ces systèmes sont enseignés, autrement
dit, les procédures intellectuelles que les sinophones ont apprises lors de
leur scolarisation afin de maîtriser les écritures chinoises et anglaises, ainsi
que la transcription pīnyīn.
Cette partie descriptive des systèmes s’ouvrira par le système cible : le
français, ce qui permettra d’évaluer les compétences requises pour son
apprentissage. Le système source principal, l’écriture chinoise, sera vu dans
une deuxième partie. Enfin, on verra que les deux autres systèmes
théoriquement à disposition des apprenants, nommément le pīnyīn et
l’anglais, ne sont pas aussi unanimement maîtrisés que le chinois.

1. Français
Le système scriptural français se range parmi les systèmes alphabétiques,
que nous définirons ainsi :
– les unités graphiques représentent des unités sonores (et non pas des
unités significatives) ;
– les unités sonores représentées sont des phonèmes (et non pas des
syllabes) ;
– tous les phonèmes sont représentés graphiquement (et non pas, par
exemple, uniquement les consonnes) ;
– les unités graphiques se suivent dans le même ordre que les phonèmes
(si un phonème vient en premier lieu dans le temps, le graphème qui le
représente sera écrit en première place dans l’espace graphique, que ce soit
une consonne ou une voyelle).
En outre, le système français présente deux autres caractéristiques :
1) Les correspondances entre les graphèmes et les phonèmes ne sont pas
bi-univoques :
• Un même phonème peut être représenté par un ou plusieurs graphèmes,
/i/ par exemple peut s’écrire <i>2 dans midi, <y> dans stylo, <Î> dans
dîner, ou même <ee> dans week-end.
• Plus rarement, une suite de lettres peut représenter un ou plusieurs
phonèmes, <en> par exemple peut se lire /ɛ/̃ dans cent, /ã/ dans
examen ou encore /ɛn/ dans cyclamen.
2) Tout ce qui est prononcé est écrit, mais l’inverse n’est pas vrai : ce qui
est écrit ne se prononce pas toujours. Ainsi, certains graphèmes n’ont-ils
pas de valeur phonique, mais renvoient à un morphème particulier, parfois
encore ils cumulent les deux valeurs :
• Lorsque plusieurs graphèmes sont possibles pour un même phonème,
c’est le graphème permettant de rappeler les séries dérivationnelles qui
est utilisé. Par exemple pour sain, <ain> est utilisé plutôt que <in>,
<im>, <aim>, <ein> ou <eim>, ce qui permet de rappeler le <a> de
santé et sanitaire3. De fait, les 133 graphèmes répertoriés pour
transcrire les 37 phonèmes de la langue française (Catach 2003 : 35)
permettent une différenciation graphique des homophones.
• Certaines lettres ne se prononcent que dans certaines conditions, mais
sont toujours écrites. Par exemple, le <s> de petites /pǝtit - pǝtitz/ ne se
prononce que si le substantif qu’il qualifie commence par une voyelle,
par exemple dans petites économies. Par ailleurs, certaines lettres ne se
prononcent pas, mais donnent un indice des formes dérivées. Par
exemple, le <t> du substantif chocolat laisse présager la forme de
l’adjectif chocolaté. Enfin, plus rarement, certaines lettres ne se
prononcent pas et n’ont pas de lien avec la variation ou la dérivation
morphologique. Toutefois, ces lettres ont pour effet d’accélérer
l’identification visuelle du mot. Par exemple, dans vingt, la lettre <g>
permet de le différencier de vint.
C’est pourquoi, au sein du groupe des écritures alphabétiques, le français
est rangé dans le sous-groupe des écritures alphabétiques profondes (cf. par
ex. Jaffré & Fayol 2005).
On peut distinguer deux grands types de méthodes utilisées pour
enseigner la lecture aux enfants français : les méthodes dites analytiques et
les méthodes dites synthétiques (Campolini et al. 2000).
Dans le premier cas, l’enseignement se focalise d’abord sur les unités
signifiantes (mots, phrases ou récit) pour amener les apprenants à extraire
les unités non-signifiantes du système scriptural : les graphèmes. On parle
également dans ce cas de conception idéographique de l’écriture.
Dans le deuxième cas, l’enseignement se focalise d’abord sur les unités
non-signifiantes (lettres, phonèmes, syllabes) pour amener ensuite les
apprenants à faire du sens dans les textes qu’ils déchiffrent.
Généralement, les approches des enseignants mêlent des méthodes
analytiques et synthétiques, on parle alors de méthode mixte.
Ces deux types de méthodes d’enseignement et d’apprentissage de la
lecture correspondent aux deux voies d’accès au lexique interne identifiées
par les psycholinguistes :
• la voie analytique4, qui passe par une étape de décodage des
correspondances grapho-phonématiques pour accéder ensuite au
signifié,
• la voie globale, appelée également voie directe, puisque l’image
globale du mot est associée directement à son signifié (cf. par ex.
Butterworth 1997).
Un lecteur compétent passe généralement par la voie globale, et non plus
par le déchiffrage, sauf si le mot qu’il rencontre lui est inconnu. Cependant,
la maîtrise de la voie analytique est fondamentale lors des premiers
apprentissages de la lecture alphabétique.
Or, pour être en mesure de repérer les correspondances grapho-
phonématiques, il faut, à l’oral, pouvoir isoler les phonèmes à l’intérieur
des syllabes. Mais ce n’est pas une compétence qui se développe
naturellement ; il apparaît que la conscience phonologique, et, plus
précisément, la capacité à manipuler à l’oral des unités inférieures à la
syllabe, est une compétence à la fois nécessaire pour – et engendrée par –
l’apprentissage de la lecture alphabétique (cf. par ex. Sprenger-Charolles
1996, Chauveau 1993, Gombert 1992).

2. Chinois
De nombreux penseurs occidentaux ont été fascinés par la langue et
l’écriture chinoises, parce qu’elles entretiennent des relations d’une très
grande simplicité. Les unités significatives de la langue chinoise, les
morphèmes, sont invariables et presque toujours monosyllabiques. De plus,
chaque morphème est représenté par un seul caractère. On a donc une
correspondance parfaite entre une unité significative invariable (le
morphème), une unité sonore (la syllabe) et une unité graphique séparée par
des blancs (le caractère chinois).
Paradoxalement, c’est cette pureté des correspondances entre les
différents éléments qui nourrit le débat autour de la qualification et la
classification de l’écriture chinoise dans les différentes typologies :
puisqu’un caractère représente un morphème, Gernet qualifie l’écriture
chinoise d’idéographique (Gernet 1963), tandis que Geoffrey Sampson
préfère utiliser le terme de logographique (Sampson 1985). Mais un
caractère représente également une syllabe, on peut donc considérer
l’écriture chinoise comme une sorte de syllabaire. Cependant, peut-on
véritablement parler de syllabaire quand aucune des syllabes homophones
n’est représentée de la même manière ? C’est pourquoi John DeFrancis
propose le terme de morphosyllabique pour résumer en un mot les deux
particularités de ce système graphique (DeFrancis 1984).
Sans entrer dans un débat autour des différentes dénominations de
l’écriture chinoise, nous proposons de décrire les traits généraux des
éléments avec lesquels les caractères sont construits :
• Les éléments graphiques qui composent les caractères chinois peuvent
être affectés de deux valeurs : une valeur sémantique ou une valeur
phonique, l’une excluant l’autre. La position de l’élément graphique à
l’intérieur du caractère détermine généralement le type de valeur qui
lui sera affecté. Prenons par exemple l’élément <人> : il a pour valeur
phonique {ren} et pour valeur sémantique « personne, personnel,
humain ». Dans le caractère 从 {cóng} « suivre, à partir de », < 人>
redoublé a une valeur sémantique : Deux personnes se suivent5. Dans
le caractère 认 {rèn} « reconnaître », <人> a une valeur phonique.
Un caractère peut contenir plusieurs éléments à valeur sémantique,
comme on l’a vu dans l’exemple ci-dessus.
• Certains caractères sont composés uniquement d’éléments à valeur
sémantique. Par exemple, le caractère 明 {míng} « lumineux » est
composé de 日 à valeur sémantique « soleil » et de 月 « lune ».
• Les valeurs sémantiques des éléments peuvent n’entretenir aucune
relation évidente avec le signifié du morphème. Par exemple, le
caractère 笨 {bèn} « sot, idiot » est composé de 竹 {zhú} « bambou »
et 本 {ben} « racine ». Si 本 est sans conteste un élément à valeur
phonique, la présence de <竹> « bambou » en élément sémantique est
assez difficile à expliquer, du moins d’un point de vue synchronique.
• Un caractère ne peut contenir qu’un seul élément à valeur phonique,
tous les autres éléments ont une valeur sémantique, quel que soit leur
nombre. Ainsi, dans l’exemple ci-dessus, il est exclu que < 竹 >
« bambou » ait une valeur phonique, puisque 本 {ben} « racine »
remplit déjà cette fonction.
• Toutes les valeurs phoniques des éléments sont syllabiques, et jamais
phonématiques.
Dans bien des cas, s’il y a indication phonique, elle est très imprécise,
même si elle est très souvent circonscrite à un nombre limité de possibilités.
Par exemple, le caractère 且 {qiě} a une valeur phonique dans 趄 {qiè}
« incliné », 姐 {jiĕ} « sœur aînée », 租 {zū} « louer », 组 {zŭ} « groupe »,
祖 {zŭ} « ancêtre », 阻 {zŭ} « bloquer » et également dans 助 {zhù}
« aide ».
On le voit, lorsqu’on descend à un niveau inférieur à l’unité graphique
que constitue le caractère chinois, la régularité des correspondances
disparaît pour laisser place à une grande variété. Les unités graphiques
composant les caractères ne fonctionnent pas en système général, mais en
un grand nombre de sous-systèmes locaux6. Parallèlement, contrairement au
système français, les unités phoniques de niveau inférieur à la syllabe ne
sont pas représentées.
Ce type d’organisation pourrait sembler aberrant, et a conduit certains à
prédire la disparition prochaine de l’écriture chinoise. Mais la distinction
graphique maximale qu’on observe dans l’écriture chinoise relève d’un
principe d’économie différent de celui qui prévaut au sein des systèmes
alphabétiques. Comme dans beaucoup d’écritures syllabaires, en chinois,
les formes phonétiquement proches ont tendance à être graphiquement
éloignées, ce qui permet une meilleure distinction graphique des syllabes
homophones et donc, une lecture accélérée.
Pour enseigner la lecture aux enfants chinois, on utilise une méthode que
l’on pourrait qualifier d’analytique, en ce qu’elle se focalise sur le sens.
Cependant, le système scriptural chinois ne permet pas d’opposer, comme
dans les écritures alphabétiques, des méthodes centrées sur le sens à des
méthodes centrées sur le code phonographique. Par ailleurs, les techniques
d’aide à la mémorisation sont bien plus perfectionnées qu’elles ne le sont
dans les méthodes analytiques françaises. En effet, chaque caractère est
abordé selon plusieurs points de vue, graphique et sémantique (Huang
1996) :
– le nombre, l’angle et l’ordre de ses traits ; par exemple < 天 > {tiān}
« ciel, nature » est constitué de quatre traits, deux traits horizontaux, un trait
oblique vers la gauche et un trait oblique vers la droite. On commence par
écrire le trait du haut, puis le second trait horizontal, etc. ;
– la valeur et la position des différents éléments qui le constituent. Par
exemple, < 天 > est composé de l’élément < 大 >, signifiant « grand »,
surmonté d’un trait. Le ciel, c’est « Ce qui se trouve au-dessus d’une
personne de grande taille ». On notera que les petites histoires
mnémotechniques comme celle-ci font partie intégrante de l’enseignement
des caractères chinois. Elles permettent de mémoriser la composition des
caractères, en rassemblant les différents éléments autour d’un récit. Cette
technique tend à re-sémantiser les éléments à valeur phonique ;
– ce qui le différencie des caractères quasi-homographes. Par exemple : <
天> est différent de <大>, il a un trait de plus, il est également différent de
<夫>, où le trait oblique dépasse ;
– les unités de lexique dans lesquelles il est utilisé, par exemple « 天气 »
{tiān qì} « le temps qu’il fait », « 天然 » {tiān rán} « nature, naturel », « 冬
天 » {dōng tiān} « l’hiver », etc. ;
– les homophones avec lequel il ne faut pas le confondre. Par exemple
« 天 » {tiān} « ciel » est différent de « 添 » {tiān} « ajouter ». L’enseignant
propose des phrases ou des unités de lexique à l’oral et demande aux élèves
de déterminer s’il faut utiliser le caractère 天 {tiān} pour écrire ces unités.
Compte tenu des particularités de l’écriture chinoise, il est impossible
pour l’apprenant débutant de connaître la prononciation d’un caractère7, il
est toujours dépendant d’une autorité compétente : l’enseignant, le manuel
ou le dictionnaire. C’est pourquoi, outre ces procédés mnémotechniques, la
répétition tient une très grande place dans l’enseignement et
l’apprentissage. Les écoliers écrivent des lignes de caractères. L’enseignant
écrit les caractères au tableau et fait répéter leur prononciation à de
nombreuses reprises.
Du côté de l’acquisition de la lecture, il apparaît que les compétences de
discrimination visuelle et la conscience morphologique (i.e. savoir isoler un
morphème dans la chaîne orale) sont plus importantes en chinois que dans
les écritures alphabétiques. Parallèlement, les compétences de manipulation
phonématique sont bien moins importantes que la capacité à identifier une
syllabe.
Or, la conscience syllabique semble se développer naturellement
(Cheung, McBride-Chang & Chow 2005), alors qu’on l’a vu, la conscience
phonématique nécessaire à l’apprentissage de la lecture alphabétique est
une compétence qui s’acquiert beaucoup plus difficilement.
En résumé, les systèmes chinois et français se rejoignent dans le fait que
la graphie permet de discriminer visuellement des homophones aux
signifiés différents, ce que Blanche-Benveniste et Chervel appellent
l’écriture du signifié (Blanche-Benveniste & Chervel 1969) ; les deux
écritures instaurent une différenciation visuelle des unités graphiques,
parfois en dehors de tout attachement à la dimension phonique. Elles ont un
même penchant pour les graphies extra-ordinaires, qui ne sont peut-être pas
économiques à écrire8 ou à apprendre, mais qui augmentent la vitesse de
lecture.
En revanche, elles ont fait des choix différents dans le domaine de
l’écriture du signifiant. En chinois, la saisie graphique du flux sonore est
syllabique, avec des indications de prononciation parfois floues, voire
même inexistantes. En français, la graphie représente chaque phonème, un à
un et dans l’ordre de succession de l’oral.
L’identification du phonème à l’oral et sa mise en correspondance avec
une unité graphique est ce qui caractérise le principe alphabétique. Cette
opération n’est pas nécessaire pour l’apprentissage de l’écriture chinoise.
Par contre, elle est nécessaire à la maîtrise du pīnyīn, dont nous allons
maintenant analyser les caractéristiques.

3. Pīnyīn
« L’épellation du chinois » hàny ǔ pīnyīn (汉语拼音), que nous appelons
ici pīnyīn, a été adoptée officiellement en 1958 (Alleton 1978 : 9).
Initialement, cette construction scientifique en caractères latins était
destinée à remplacer l’écriture chinoise. Aujourd’hui, le pīnyīn ne sert pas à
communiquer. Pour l’essentiel, il est l’outil de diffusion de la prononciation
standard des caractères chinois et de l’uniformisation linguistique. À
l’école, il est enseigné dans les premières semaines du primaire, puis
indiqué au-dessus des caractères nouveaux jusqu’à la fin du primaire (Hoa
1978 : 94). La lecture ne se fait pas en pīnyīn, car aucun signifié n’est
affecté aux syllabes transcrites par ce biais.
Dans toutes les langues sinitiques, les positions des phonèmes à
l’intérieur des syllabes sont très contraintes. La structure fondamentale
d’une syllabe comporte trois éléments : une voyelle noyau, à laquelle peut
s’ajouter à gauche une des consonnes du système phonologique, mais une
seule. À droite de la voyelle, ne peut se trouver qu’un nombre limité de
consonnes occlusives. On a donc une structure du type : (Consonne) +
Voyelle + (Consonne occlusive). Dans les deux langues les plus
représentées dans les classes : chinois standard et wēnzhōuhuà, les
consonnes finales ne peuvent être que des nasales /n/ ou /ŋ/. Cette
combinatoire restreinte donne un ensemble – variation tonale non comprise
– d’environ 400 syllabes en chinois standard (pour 8 000 en anglais).
Ce nombre est suffisamment bas pour qu’un apprentissage global des
syllabes représentées par le pīnyīn puisse être envisagé, sans le recours à
l’économie d’une analyse phonématique. Dans le temps limité qui leur est
imparti, les écoliers entraînés à mémoriser globalement les graphies
complexes des caractères chinois font probablement de même pour les
syllabes du pīnyīn.
Nos observations et nos entretiens avec certains apprenants nous laissent
penser que les techniques d’enseignement du pīnyīn ont varié de la méthode
analytique la plus stricte à la méthode synthétique en fonction des
générations, des écoles (ville ou campagne) et des enseignants.
Cela est confirmé par les tests de transcription effectués au cours de la
première séance d’une session de chūjí, où les résultats ont été très
variables. Une partie de la classe, environ les deux tiers, a eu de très
grandes difficultés ou s’est avérée incapable de transcrire en pīnyīn la
totalité des treize caractères proposés.
Dans ces productions, on observe des interférences des langues
premières, par exemple une confusion des deux finales nasales {n} et {ng}
du chinois standard, chez la plupart des sinophones de langue maternelle
wēnzhōu : <mèn> pour {mèng}, etc. Ce type d’erreur n’affecte pas le
principe de la transcription, au contraire, puisque qu’il s’agit bien d’une
notation de la forme sonore.
Mais on trouve également des erreurs qui révèlent une mauvaise maîtrise,
voire une incompréhension du système : des transcriptions très éloignées de
la forme prévue : <ĭn > pour {mèng}, des inversions de lettres : <lèi> pour
{liè} ou encore des omissions : <lo> pour {luò}. On remarque également
un nombre très élevé d’erreurs portant sur les marques tonales, lorsqu’elles
ont été représentées.
Plus révélateur encore, certains ne transcrivent que quelques caractères,
disant « j’ai oublié » pour les autres. Or, ils n’ont pas oublié ces caractères
puisqu’ils sont capables de les prononcer et qu’ils en connaissent le sens, ils
ont oublié comment ils se transcrivent. En d’autres termes, ils ne sont pas
en mesure de passer par les correspondances grapho-phonématiques pour
proposer une transcription, même approximative. Les transcriptions
proposées par ailleurs par ces apprenants peuvent sembler parfaites. Mais
elles sont le produit de la mémorisation d’un ensemble graphique associé à
une syllabe orale sans découpage phonématique, un peu comme si un
Français associait « grande barre verticale, petit rond » à la syllabe /lo/, sans
associer « grande barre verticale » au phonème /l/ et « petit rond » au
phonème /o/.

4. Anglais
L’anglais est enseigné au collège depuis la fin des années 1950 en Chine.
Son écriture appartient sans conteste au groupe des écritures alphabétiques,
mais également, comme le français, à celui des écritures dites profondes et
présente des correspondances moins régulières que dans beaucoup
d’écritures alphabétiques. Les quarante phonèmes environ de l’anglais
seraient représentés par 1 120 différents graphèmes, soit une moyenne de 28
graphèmes par phonème (Nyikos cité par Coulmas 2003).
Ainsi <a> peut se prononcer /eı/ dans cake « gâteau », /ɑː/ dans arm
« bras », /e/ dans many « plusieurs », /ɔ/ dans equality « égalité », /ɔː/ dans
all « tous », /æ/ dans adult « adulte », /i/ dans village « village », /ei/ dans
patient « patient », /ǝ/ dans company « entreprise » ou encore /ø/ dans
distance « distance » (exemples de Coulmas 2003 : 186). Certains
spécialistes comme Sampson (1985) vont d’ailleurs jusqu’à affirmer que
l’orthographe anglaise est une « graphie de mots » au même titre que le
système scriptural chinois.
Outre le fait que seule une partie des apprenants interrogés a appris
l’anglais plus d’un an, les discussions avec eux montrent qu’ils ne
maîtrisent pas du tout cette langue. Il semblerait qu’en Chine, la méthode
globale soit utilisée également pour l’apprentissage de l’anglais au collège.
Les Chinois de trente à quarante ans que nous avons interrogés nous ont
confirmé ne jamais avoir appris la prononciation de graphèmes isolés au
cours de leur apprentissage de l’anglais en Chine, alors que les plus jeunes
semblent y avoir été initiés.
En résumé, le pīnyīn et l’anglais assurent aux apprenants chinois une
bonne maîtrise de la graphie des lettres, en production graphique comme en
discrimination visuelle, mais ne garantissent en rien leur maîtrise du
principe alphabétique9, c’est-à-dire la capacité à mettre en correspondance
des graphèmes et des phonèmes.
Sachant désormais à quel niveau se situent les compétences
indispensables à l’apprentissage de l’écriture du français et quelles
compétences les apprenants chinois peuvent mobiliser, nous pouvons
déterminer comment se font ces apprentissages.

Identification comme mise en équivalence – Réduction de


l’inconnu au connu
Dans une première étape, nous avons opté pour une démarche
ethnographique et observé les classes de niveau chūjí, espérant ainsi être
témoin de dialogues et de situations qui révéleraient les différentes formes
d’identification des apprenants.

1. Données ethnographiques : représentations et techniques


d’enseignement et d’apprentissage
Toute écriture renvoie au signifié d’une part et au signifiant d’autre part.
Cependant, les modes de codages sont différents à chaque fois. Ceux-ci
déterminent à leur tour des techniques d’enseignement et d’apprentissage
différents. Nous avons tenté d’organiser nos relevés ethnographiques autour
de la question de ces techniques et de ce qu’elles révélaient des
représentations de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture chez les
apprenants sinophones.

Le rapport au signifié
Un phénomène marquant dans les classes de sinophones et qui constitue
un des sujets d’agacement des enseignants est lié à la prépondérance de la
dimension sémantique sur la dimension phonique. Les apprenants « sont
toujours fourrés dans leurs dictionnaires », « veulent tout traduire », « font
du mot à mot ».
Ainsi, contrairement à d’autres publics confrontés à l’apprentissage de la
lecture et de l’écriture alphabétique (enfants, adultes illettrés ou
analphabètes en langue maternelle), les apprenants scolarisés en Chine ne
doutent pas que l’écriture permette d’accéder à du sens et savent que
chaque unité graphique entourée d’un blanc correspond à un signifié bien
défini. Devant un mot nouveau, ils veulent retrouver les informations
sémantiques et pragmatiques très fournies qui accompagnent
l’apprentissage des caractères chinois.
Nous avons pu observer une formatrice chinoise enseignant le français en
France, qui procédait à la manière chinoise, avec un léger ajustement au
français. Elle désignait un mot français, le traduisait et en donnait la nature
(nom, verbe…), puis l’insérait dans plusieurs phrases en indiquant en
chinois les situations dans lesquelles ces phrases pouvaient être utilisées. Le
moment du découpage phonologique ne venait qu’après, où elle transcrivait
les graphèmes français à l’aide de l’Alphabet Phonétique International. Elle
prononçait ensuite le mot et, en donnant le rythme en claquant des doigts,
incitait la classe à répéter après elle. En dernier lieu, elle désignait chacun
des apprenants pour qu’il lise individuellement et corrigeait les
prononciations déviantes.
Lors de cette observation, un apprenant a proposé une lecture d’un des
mots avant que l’enseignante ne l’ait présenté. Celle-ci l’a – très gentiment
– rabroué, en lui signifiant qu’il ne devait pas lire les mots à voix haute
avant la phase de répétition collective et que son tour viendrait.
Dans toutes les autres classes que nous avons pu observer, l’enseignant
est français et les apprenants se plaignent de la rapidité de l’enseignement
ou de leurs difficultés d’apprentissage. On entend régulièrement « La tête ça
va pas » ou « Moi vieille/vieux », et surtout « jìbuzhù (记不住 – Je n’arrive
pas à mémoriser) », une phrase qui revient comme un leitmotiv.
En effet, lorsque l’enseignant ne le leur propose pas d’emblée, les
apprenants réclament des séances de mémorisation par répétition collective.
Ici, le terme « réclamer » que nous avons fini par choisir ne retranscrit
qu’en partie le mode de négociation adopté : il en décrit l’intensité, mais
pas la nature.
De fait, les apprenants ont recours à des stratégies qui évitent de passer
par la communication méta : ils ne disent pas « Faites-nous répéter », même
lorsque l’enseignant parle chinois ou a pris soin de leur enseigner le terme
en français. En revanche, ils utilisent des modes de communication
analogiques de façon répétée et insistante.
Par exemple, lorsque l’enseignant français demande de lire quelque
chose qu’il n’a pas encore lu à voix haute pour la classe, le premier
apprenant auquel il fait la demande refuse, invoquant la timidité, mais un
deuxième, puis un troisième refusent également. Il arrive parfois qu’un
apprenant dise explicitement « Vous d’abord ». L’enseignant donne alors le
modèle et obtient enfin une « lecture », qui n’est autre qu’une répétition.
S’il demande de lire un autre élément inconnu, la situation se répète,
jusqu’au moment où il renonce à l’idée de faire lire des éléments textuels
inconnus et fait répéter l’ensemble des éléments à toute la classe. Les
apprenants se plient alors volontiers à l’exercice, dans un chœur fluide,
harmonieux et rythmé.
En conséquence de quoi, même s’ils ne l’admettent qu’avec réticence au
cours des entretiens, les enseignants, dans leur grande majorité, ont recours
à la répétition chorale lorsqu’ils enseignent à des classes constituées
exclusivement de sinophones10.
Or, la répétition chorale ne fait pas partie du répertoire usuel des
techniques d’enseignement des Français, surtout s’ils ont été formés dans
des cursus universitaires de français langue étrangère (licence, maîtrise ou
master FLE), où les techniques d’enseignement traditionnelles sont
explicitement déconseillées, voire dénigrées.
L’idée leur vient pourtant, pour une raison simple : les apprenants
répètent spontanément, sans sollicitation, parfois même dans des contextes
pédagogiques où la répétition est exclue. Ainsi, dans un exemple extrême
qui nous a été relaté, l’enseignant s’adresse à un apprenant en lui disant « Je
m’appelle X, et vous ? », l’apprenant réplique « Et vous ? ». L’enseignant
tente alors de reformuler sa question : « Quel est votre nom ? ». Et
l’apprenant de rétorquer « Quel est votre nom ? » et ainsi de suite. Le
passage par l’explicitation de la consigne et par la traduction ne fait pas
sortir l’apprenant et l’enseignant de l’impasse.
Que se passe-t-il lorsque l’enseignant refuse d’adopter la technique de la
répétition chorale ? Une minorité des enseignants rencontrés a résisté à la
pression collective des classes de sinophones, au nom des principes
pédagogiques acquis au cours de leur formation. Ils en gardent un souvenir
cuisant d’atmosphères chargées d’hostilité. L’enseignement en devenait
quasi impossible, car en retour, les apprenants refusaient catégoriquement
de se plier aux techniques d’enseignement proposées par l’enseignant.
Celui-ci ne restait pas longtemps dans les associations chinoises, non
seulement parce qu’il ne trouvait plus de plaisir dans la situation de classe,
mais parce que, suite aux plaintes des apprenants ou à leur défection, il était
remercié par le responsable de l’association.
Dans les cas où l’enseignant accepte d’utiliser la répétition chorale, en
revanche, les apprenants se prêtent plus volontiers aux exercices des
approches communicatives préconisées par les cursus universitaires de
FLE, bien qu’ils n’en perçoivent pas l’utilité au premier abord. Certains
enseignants utilisent d’ailleurs la répétition chorale délibérément, avant ou
après l’introduction d’une nouvelle technique d’enseignement-
apprentissage, afin de renforcer ou de restaurer la confiance de la classe
dans ses capacités d’enseignant.
Il y a dans la répétition chorale un enjeu fort, qui semble dépasser celui
d’une simple technique d’enseignement-apprentissage. Quel est-il ?
On l’a dit précédemment, c’est une technique pédagogique profondément
liée aux caractéristiques de l’écriture chinoise : l’apprenant débutant ne peut
pas connaître la prononciation d’un caractère au travers de l’analyse de ses
composants. La mémorisation par la répétition des signifiés et des
signifiants associés aux caractères est l’unique moyen de se constituer un
stock suffisant de caractères pour savoir lire.
Or, l’ensemble de nos observations nous permet de postuler que les
migrants chinois identifient la situation de classe qu’ils vivent dans les
associations à celle qu’ils ont vécue en Chine. Ils identifient les mots
français aux caractères chinois et s’attendent à les apprendre de la même
manière.
Dès lors, on peut penser que lorsque l’enseignant refuse d’utiliser la
répétition chorale, les apprenants l’interprètent comme un refus de leur
donner l’accès au savoir-lire.
Or, ce qui fait défaut à un lecteur compétent en chinois, sans qu’il le
réalise, c’est la compréhension du rapport qu’entretient l’écriture française
avec les unités sonores de la langue. C’est cet aspect de l’apprentissage que
nous allons aborder maintenant.

Le rapport au signifiant
On trouve dans bien des dictionnaires franco-chinois en version papier11
des tables qui font correspondre des caractères chinois à quelques syllabes
françaises, et dont nous reproduisons un extrait ci-dessous.
Figure 2. Extrait du Tableau de transcription phonétique, Dictionnaire français-chinois
(1978 : 1494)

Il faut le lire ainsi, selon le principe du B + A = ba :


b (布 {bù}) + a (阿 {ā}) = {bā} (巴 ou 芭) ;
p (普 {pú}) + a (阿 {ā}) = {pà} (帕) ;
d (德 {dé}) + a (阿 {ā}) = {dá} (达), etc.

Le procédé utilisé ici consiste à mettre en équivalence stricte les syllabes


du chinois standard et du français.
Cependant, cette identification a ses limites, puisque les structures
syllabiques des deux langues sont très différentes. Contrairement à ce qui se
passe dans les langues sinitiques, les suites de consonnes sont possibles en
français, comme par exemple dans arbre ou strict, et les syllabes peuvent
être fermées par toutes les consonnes du système.
Cela engendre évidemment des difficultés de transposition, qui ne
peuvent être résolues sans faire subir à la structure syllabique du français
des altérations importantes.
On a un aperçu des difficultés qu’implique cette manière de faire
lorsqu’elle s’applique à des phrases, comme on peut le voir dans un manuel
d’auto-apprentissage du français à destination des sinophones :
Extrait de 说法语 (shuō făyŭ)
Parle français (Tian 2006 : 53)

Les deux premières lignes de l’extrait présentent une phrase chinoise et


sa traduction en français. Les troisième et quatrième lignes indiquent
comment prononcer la phrase française, d’abord avec des caractères,
ensuite avec leur transcription en pīnyīn.
La phrase française comporte dix syllabes, tandis que son pendant
chinois en comporte seize :

Nombre de syllabes
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
françaises
Transcription API du
/pu ve vu ã vw a je sɛt lɛ tr pur mwa/
français
Transcription pīnyīn du
{bù wēi wù áng wă ā yē sài te lái te he bù he mù ā}
chinois
Nombre de syllabes 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 1 13 14 15 16

Ce dernier chiffre s’approche beaucoup plus du nombre total de consonnes


et de semi-consonnes (15) contenues dans la phrase française. En effet,
chacun de ces phonèmes consonantiques a donné lieu à un nouveau
caractère. Ainsi envoyer /ã.vwa.je/ est transcrit {ang. wa.a.ye} tandis que
lettre /letr/ est transcrit {lai.te.he}.
L’identification totale du français au chinois impose bon nombre d’ajouts
de voyelles après les phonèmes consonantiques et semi-consonantiques, au
point que ces « phrases », prononcées à des Français, sont totalement
incompréhensibles.
Ce procédé, que l’on retrouve sous différentes formes dans la majorité
des outils pédagogiques d’enseignement du français d’édition chinoise, est
également très commun chez les apprenants. Pendant la classe, certains
transcrivent les mots et les phrases français à l’aide de caractères chinois,
pour en noter la prononciation.
Pour les apprenants maîtrisant plusieurs langues sinitiques, cette stratégie
est compliquée par le fait qu’ils affectent aux caractères tantôt une
prononciation en chinois standard, tantôt une prononciation dans leur
langue maternelle (wēnzhōu shanghaïen, etc.), sans l’indiquer de manière
claire. La relecture à plusieurs jours d’intervalle donne des résultats assez
éloignés de la prononciation du mot telle que l’apprenant avait souhaité la
noter, et totalement opaque pour un interlocuteur français.
Ceux qui persistent dans cette voie, malgré les conseils de leur
enseignant, sont souvent ceux qui ont le plus de difficultés à comprendre le
système alphabétique. On observe que ce n’est qu’en abandonnant
l’identification stricte des syllabes chinoises aux syllabes françaises et la
« transcription » du français à l’aide de caractères chinois qu’ils réussissent
à apprendre à lire et à écrire en français.
Dans le même ordre d’idées, une des demandes souvent exprimée par les
apprenants est de mémoriser toutes les combinaisons consonne-voyelle
possibles.
Certains semblent être conscients que l’écrit note le signifiant, sans
toutefois identifier la taille de l’unité phonique pertinente. Ainsi, lors d’une
discussion informelle après la classe, un apprenant nous a confié ses
difficultés à apprendre à lire. Puis il s’est mis à chantonner « ba be bi bo bu,
da de di do du… ». Il semblait que pour lui, apprendre à lire consistait à
mémoriser toutes les syllabes orales du français et les graphies
correspondantes.
Cette stratégie d’apprentissage est assez peu économique au regard de
l’économie du système alphabétique. Dans un esprit de convergence,
cependant, les enseignants des classes associatives chinoises proposent des
apprentissages de syllabes occasionnellement et de façon transitoire afin
d’amener les classes à repérer des récurrences de niveau inférieur.
Toujours du côté de l’identification des unités sonores pertinentes pour
l’apprentissage du système alphabétique, lorsqu’on demande aux
apprenants de repérer si une voyelle est présente dans un mot, leurs
réponses laissent penser qu’ils n’arrivent pas à isoler ce phonème s’il est
inclus dans une syllabe complexe. Par exemple, si on leur demande s’ils
entendent /a/ dans maman /ma.mã/, ils répondent par la négative. Par
contre, si on leur demande si /a/ est présent dans ananas /a.na.nas/ ils
répondent par l’affirmative, probablement en raison de la première syllabe,
où /a/ est isolé.
Mais une partie des apprenants les moins scolarisés ne semble pas savoir
que l’écrit français note les valeurs phoniques de l’oral. Ainsi, nous avons
pu observer un apprenant qui ne s’appuyait pas du tout sur les valeurs
phoniques des lettres pour proposer une lecture. Par exemple, pour <ma>, il
lisait /se/. Si l’enseignant tentait de l’aider en allongeant exagérément la
prononciation du nom des deux lettres l’un après l’autre (èmmm aaa),
l’apprenant ne s’en trouvait pas mieux et proposait une lecture peut-être
différente de la première, mais tout aussi étonnante, comme si les indices
fournis par l’enseignant n’étaient pas phoniques. On peut penser que cet
apprenant utilise uniquement des indices graphiques pendant la lecture et
tente de se souvenir de la façon de prononcer les syllabes ou les mots sans
passer par les valeurs grapho-phonologiques.
On comprend ainsi la tension qui peut parfois exister entre les groupes-
classes et les enseignants. Ceux-ci tentent de passer à un niveau inférieur au
mot ou même à la syllabe : le graphème associé à un phonème, tandis que
les apprenants insistent pour qu’on les aide à mémoriser globalement le
sens et la prononciation des mots qu’ils rencontrent.
Deux techniques d’enseignement-apprentissage s’opposent, l’une fondée
sur la mémoire, l’autre sur l’analyse. Or, pour qu’il y ait analyse, il faut
qu’il y ait corpus et donc une grande quantité d’éléments nouveaux pour
des non-francophones, quantité qui peut conduire à une saturation
cognitive.
De fait, il y a malentendu : l’un pense enseigner des graphèmes en
contexte et une technique d’analyse économique, quand l’autre pense
apprendre des mots et souhaite les insérer dans des énoncés immédiatement
utilisables.
Ultime ironie, c’est parce que les migrants sinophones sont scolarisés
qu’ils ont des difficultés à apprendre la lecture et l’écriture en français. Ils
établissent un rapport d’identité entre la situation de classe qu’ils ont vécue
enfants et celle qu’ils vivent aujourd’hui.
Ils n’ont pas tort sur un point : on se trouve bien au niveau des
apprentissages premiers, mais à des plans d’analyse différents : le
morphème en Chine, le phonème en France. Cette différence en implique
une autre du point de vue des techniques d’apprentissage : en français, il est
bien plus économique d’apprendre la totalité des graphèmes possibles et
leur combinatoire que de mémoriser globalement toutes les représentations
graphiques des morphèmes et leurs multiples variantes formelles (beau,
beaux, bel, belle, belles ; veux, veut, voulons, voulez, veulent…).
Les représentations de l’enseignement et de l’apprentissage de l’écriture
des apprenants et des enseignants auraient mérité une étude plus
approfondie, que nous n’avons pas poussée plus avant.
Nous voulions comprendre par quelles étapes passent les apprenants qui
parviennent à comprendre le principe alphabétique. Il nous a fallu trouver
un moyen de mettre à jour les processus en jeu dans ces apprentissages et
pour ce faire, nous nous sommes tournée vers les techniques des
psycholinguistes.

2. Données psycholinguistiques : conceptualisation des rapports


graphie-phonie
Les chercheurs qui s’intéressent à l’apprentissage du principe
alphabétique chez les enfants pré-lecteurs (de trois à cinq ans) procèdent,
dans leur très grande majorité, à des entretiens où ils demandent à chaque
enfant d’écrire des mots, puis de les relire et d’expliquer comment ils s’y
sont pris pour écrire (Ferreiro 1988 ; Chauveau 2001).
Mais ce protocole de recueil des données implique de rencontrer les
sujets en tête-à-tête, après la classe ou en marge de la classe en prenant sur
le temps d’apprentissage. Les conditions qui prévalaient dans les
associations où nous avons fait nos relevés ne le permettaient pas. Nous
avons donc imaginé un test qui peut être pris en charge par l’enseignant
pendant la classe, en grand groupe et qui revêt la forme d’un exercice
identifiable à un exercice scolaire : une dictée.
Là où le protocole se distingue d’une dictée classique, c’est que l’on
demande aux apprenants d’indiquer le nombre de sons qu’ils ont entendus.
Cette indication, qui s’apparente au commentaire oral recueilli dans le
protocole dont nous nous sommes inspiré, nous permet de comprendre plus
aisément les productions écrites.
Nous avons délibérément choisi une dictée de syllabes et non de mots,
afin de limiter les productions de graphies de mots mémorisées
globalement. Certaines syllabes correspondent à des mots français, mais
compte tenu de leur fréquence dans la langue, il est fort peu probable que
les apprenants les aient jamais rencontrés. Pour limiter les difficultés de
transcription, le noyau syllabique est toujours /a/, seuls le nombre et la
position des consonnes varient.
Deux dictées légèrement différentes ont été utilisées, contenant toutes les
deux le même type de syllabes : une syllabe à deux phonèmes, sept syllabes
à trois phonèmes, deux syllabes à quatre phonèmes. Pour les phonèmes en
position finale, nous avons surtout sélectionné des continuants, comme /r/,
/m/, /l/, etc. pour limiter les effets de vocalisation post-consonantique
fréquents avec les occlusives (par ex. [sakø] ou [sakə] pour /sak/).
Cependant, il était impossible d’éliminer totalement la possibilité que les
enseignants produisent des vocalisations post-consonantiques, puisqu’il
s’agit d’une variante normale du français.
La première dictée a eu lieu après 24 heures de formation au niveau
chūjí, dans une classe de 13 apprenants. La seconde a eu lieu après 12
heures de formation au niveau chūjí, dans une classe de 13 autres
apprenants.

Figure 3. Syllabes dictées par les enseignants

La consigne a été donnée en chinois standard : « Nous allons faire une


dictée de syllabes, ne vous préoccupez pas du sens, mais des sons. Après
avoir écrit chaque syllabe, indiquez le nombre de sons que vous avez
entendu ». Un ou plusieurs exemples ont été donnés, avec des syllabes non
présentes dans les deux dictées.
Dans l’analyse qui va suivre, nous avons utilisé le terme ‘son’ pour
désigner des unités sonores intersystémiques relevées par les apprenants,
correspondant en français à des phonèmes, des syllabes, des unités
phoniques non-distinctives, etc.
Voici un exemple de production d’apprenant :
Figure 4. Un exemple de production pour les cinq premières syllabes de la dictée n° 1

Pour l’analyse, nous avons considéré que chaque production constituait


une proposition cohérente en soi. Lorsqu’une syllabe écrite donnait lieu à
plusieurs interprétations possibles, ce sont les autres syllabes qui nous ont
permis de lever l’ambiguïté. Dans la grande majorité des cas, cet examen
d’ensemble a permis de décider de la nature de la lettre ou du groupe de
lettres ambigu.
Par exemple, pour /larm/ écrit <lareme>, l’auteur a estimé qu’il y avait
cinq sons, alors qu’il y a en tout six lettres. Il nous était impossible de
déterminer si c’était l’une des voyelles interconsonantiques ou la voyelle
finale qui avait été écartée lors de l’estimation. Au vu du reste de la
production, où deux voyelles finales ont été comptabilisées et cinq autres
n’ont pas été comptabilisées, nous avons considéré que c’était la voyelle
finale qui avait été écartée du comptage.
Pour dégager des types différents, nous avons fait le décompte du nombre
total des lettres pour chaque production, ainsi que du nombre total de sons
estimés. On peut en voir un exemple dans le tableau ci-dessous :

DICTÉE PRODUCTION DE POUR ANALYSE


L’APPRENANT12
Syllabes dictées Nombre de Syllabes Estimation du nb Décompte du nb de
(dictée n° 2) phonèmes écrites de sons lettres
/par/ 3 Par 3 3
/ar/ 2 Air 2 3
/lam/ 3 Lamie 3 5
/mal/ 3 maLes 3 5
/larm/ 4 Laremie 4 7
/lar/ 3 Lar 3 3
/ral/ 3 Riles 3 5
/tap/ 3 Taphi 2 5
/pam/ 3 Pamn 3 4
/parm/ 4 Parmi 4 4
TOTAL 31 30 44

Figure 5. Exemple de décompte pour analyse

Nous avons mis en rapport le nombre de sons estimé (ici 30) avec le
nombre de phonèmes dictés (ici 31), nous avons également mis en rapport
le nombre de lettres écrites (ici 44) avec le nombre de sons estimé. Le
recoupement de ces trois paramètres pour chaque production a permis de
dégager neuf types distincts :
Type A : le nombre de sons estimé par l’apprenant est supérieur à 31, mais
il y a moins de lettres sur la totalité de la production. Par exemple, pour la
syllabe /ra/, l’apprenant indique 4 sons, mais n’a écrit que 3 lettres : <han>
(Dictée n° 1).
Type B : le nombre de sons estimé par l’apprenant est strictement égal au
nombre de lettres écrites, mais supérieur à 31. Par exemple, pour la syllabe
/rap/, l’apprenant indique 5 sons après avoir écrit 5 lettres : <raBer> (Dictée
n° 1).
Type C : le nombre de sons estimé par l’apprenant est supérieur à 31 et il y
a encore plus de lettres sur la totalité de la production. Par exemple, pour la
syllabe /lars/, l’apprenant indique 5 sons après avoir écrit 6 lettres : <larese>
(Dictée n° 1).
Type D : l’apprenant estime qu’il y a 31 sons et écrit 31 lettres au total. Par
exemple, pour la syllabe /paf/, l’apprenant écrit <baf> et indique 3 sons
(Dictée n° 1).
Type E : l’apprenant estime qu’il y a 31 sons, mais écrit plus de 31 lettres.
Par exemple, pour la syllabe /las/, l’apprenant indique 3 sons après avoir
écrit 5 lettres : <lasse> (Dictée n° 1).
Type F : l’apprenant estime qu’il y a moins de 31 sons et écrit encore moins
de lettres. Ce type de productions n’est pas apparu dans les dictées que nous
présentons ici, mais nous l’avons observé ailleurs13.
Type G : le nombre de sons estimé par l’apprenant est strictement égal au
nombre de lettres écrites, mais inférieur à 31. Par exemple, pour la syllabe
/lars/, l’apprenant écrit 3 lettres <lrs> et indique 3 sons (Dictée n° 1).
Type H : l’apprenant estime qu’il y a moins de 31 sons et écrit plus de
lettres. Par exemple, pour la syllabe /larm/, l’apprenant indique 3 sons après
avoir écrit 6 lettres : <LaRame> (Dictée n° 2).
Type I : l’apprenant n’indique pas combien de sons il entend.

RAPPORT LETTRE-SON
SONS ESTIMÉS
nb lettres < nb sons nb lettres = nb sons nb lettres > nb sons
sons estimés > 31 A /ra/ : <han> 4 B /rap/ : <raBer> 5 C /lars/ : <larese> 5
sons estimés = 31 pas de production D /paf/ : <baf> 3 E /las/ : <lasse> 3
/lam/ : <lm> 2
sons estimés < 31 F et G /lars/ : <Lrs> 3 H /larm/ : <LaRame> 3
/parm/ : <prm> 4
Pas d’estimation I /tap/ : <table>

Figure 6. Classement des productions en fonction du nombre de lettres et du nombre de


sons estimé

Identifications d’éléments
Dans les productions, on remarque immédiatement que certaines lettres
sont utilisées avec leurs valeurs en transcription pīnyīn, conséquence
graphique d’identifications phonologiques.
Par exemple, la lettre <h>, qui note /x/, une fricative vélaire en chinois,
est souvent utilisée pour noter /r/, une fricative française d’articulation
proche (uvulaire) [4 productions dans la dictée n° 1 ; 2 productions dans la
dictée n° 2]. Ce type de production est le résultat d’une identification
phonique, (/r/ = /x/) et de l’inclusion, dans le système graphique français, de
valeurs de la transcription pīnyīn.
On constate de la même manière que les phonèmes /p/ et /t/ sont
identifiés à des phonèmes non-aspirés du chinois standard ou de langues
régionales et qu’on trouve souvent des graphies <b> et <d> en lieu et place
de <p> et <t>.
En effet, en français, les séries de phonèmes occlusifs s’opposent par leur
trait de voisement : /p/ et /t/ sans vibration des cordes vocales, s’opposent à
/b/ et /d/ avec vibration des cordes vocales. En chinois standard par contre,
les phonèmes occlusifs s’opposent par un trait d’aspiration : /p/ et /t/ non-
aspirés s’opposent à /p‘/ et /t‘/ aspirés. /p/ peut être réalisé [b], l’essentiel
étant qu’aucune aspiration ne soit perçue.
Le même processus est observé avec les accents : la lettre <a> est
accentuée dans certaines productions, mais on peut penser que la valeur qui
est affectée à l’accent n’est pas l’une de celles qui prévalent en français.
En effet, en français, les accents peuvent avoir deux fonctions différentes.
Dans le premier cas, la présence de l’accent est associée à une différence
phonique. C’est le cas avec la lettre <e>, par exemple de et dé se
prononcent différemment. Dans le second cas, l’accent a uniquement une
fonction de distinction graphique des homophones ; la lettre accentuée ne se
prononce pas différemment de la lettre non-accentuée. Par exemple, ou se
prononce comme où.
Par contre, en pīnyīn, les accents notent une variation tonale : l’accent
plat <ā> indique un ton haut continu, l’accent grave <à> indique un ton
descendant, l’accent aigu <á> indique un ton montant, et enfin, l’accent
creux <ă> indique un ton bas descendant-montant.
Au terme de douze à vingt-quatre heures d’enseignement, les apprenants
qui ont effectué les dictées ont certainement déjà pu observer que le
système scriptural français comportait un bon nombre d’accents, mais n’ont
pas nécessairement compris leurs fonctions, il est assez probable qu’ils
affectent à ces accents la valeur tonale qui prévaut dans le système pīnyīn.
En effet, les apprenants sinophones sont extrêmement sensibles aux
variations mélodiques. Lorsque les enseignants proposent des activités de
discrimination de phonèmes dans des paires minimales, les apprenants
tendent à repérer surtout des variations suprasegmentales.
On peut donc penser que les accents observés dans les dictées
correspondent moins à des marques à fonction de distinction graphique
comme c’est le cas en français, qu’à des marques de modulations tonales
telles qu’elles existent dans le système pīnyīn.
Ce phénomène d’identification interlinguistique portant sur les éléments
constitutifs des syllabes a longuement été étudié, en linguistique
fonctionnelle (Weinreich 1970) comme en linguistique générative (Eckman
1977), aussi ne nous appesantirons-nous pas plus.

Identification comme exploration de l’inconnu


La difficulté majeure que doivent surmonter les apprenants dans leurs
apprentissages réside d’abord dans l’appréhension de la structure syllabique
française, qui accepte un nombre plus important d’éléments que la structure
syllabique des langues sinitiques.
De fait, les syllabes françaises contenant des groupes consonantiques
(/larm/, /lars/, /parm/ ou /parf/) et celles qui finissent par des consonnes
simples (/ral/, /las/ etc.), inconnues dans cette position en chinois standard
et en wēnzhōu, ont donné lieu à des remaniements. Dans bien des cas,
chaque consonne française est identifiée à une consonne chinoise. La règle
qui semble s’appliquer dans ces cas pourrait se résumer ainsi : « S’il y a une
consonne, elle débute une syllabe, donc elle est suivie d’une voyelle
noyau ».
En effet, comme on l’a vu, dans les systèmes phonologiques du chinois
standard et du wēnzhōu, les consonnes (à l’exception de /n/ et /ŋ/) se
trouvent systématiquement à l’initiale et ne peuvent pas constituer le noyau
de la syllabe (à l’exception de /ŋ/ en wēnzhōu).
Cela explique qu’on trouve, par exemple /tap/ écrit <dabo> (Dictée n° 1),
<taphi> (Dictée n° 2) ou <daper> (Dictée n° 1). Généralement, c’est un <e>
qui est écrit et comptabilisé, par exemple dans /las/ prononcé [lasə] écrit
<lase> où <e> est comptabilisé (Dictée n° 1).
Mais en français la lettre <e> en position finale ne représente pas un
phonème14, c’est une lettre-outil ; une bonne partie des lettres
consonantiques finales ne devant pas être prononcées, <e> indique qu’elles
doivent l’être, par exemple pour part et parte. Elle peut également avoir
une fonction distinctive, comme pour fil et file.
Cependant, nous l’avons déjà mentionné plus haut, il n’est pas rare que
les locuteurs français fassent suivre les consonnes finales d’une émission
vocalique, non pertinente phonologiquement. Dans certaines conditions
sociolinguistiques, cette émission peut même apparaître après une voyelle
finale, par exemple, chez certains Parisiens, où le dernier mot d’une phrase
est très souvent suivi d’un schwa légèrement nasalisé, ça va ? est
prononcé : [savaːə]̃. Certains apprenants sinophones identifient donc cela à
une unité phonologique, où le [ə] du français est considéré comme une
voyelle noyau.
Ce phénomène d’identification est encore plus frappant dans les syllabes
qui contiennent des groupes consonantiques, où par exemple /lars/ est écrit
<larese> (Dictée n° 1) et où l’apprenant a compté cinq sons. Ce que le
comptage révèle, c’est que certaines graphies, apparemment correctes,
contiennent ces « sons fantômes » (type A). Ainsi on a /lars/ écrit <lars> où
l’apprenant a comptabilisé cinq sons (Dictée n° 1).
Dans tous ces exemples, on constate que le schéma « consonne donc
voyelle » est maintenu à tout prix. Les apprenants peuvent s’appuyer sur
des productions phonétiques ou encore réarranger totalement la réalité
acoustique. Nous avons d’ailleurs eu l’occasion de discuter avec l’auteur du
<dabo> ci-dessus et d’un /parf/ écrit <parefes>. Il disait « mais je les
entends, vraiment, je les entends. Comment se fait-il que je les entende ? ».
Ce phénomène connu de « phonème fantôme » conduit les hispanophones à
produire /espesjal/, tout en étant convaincus d’avoir produit /spesjal/.

1. Productions extrêmes15
Seuls les types de productions D et E ne présentent pas cette
identification des consonnes finales du français à des consonnes initiales du
chinois. Ce sont celles où les apprenants indiquent 31 sons correspondant
aux 31 phonèmes dictés.
Les productions de type D s’apparentent à des transcriptions
phonologiques plus qu’à des écritures en ce sens que les correspondances
entre les lettres et les sons sont bi-univoques : l’apprenant compte 31 sons
et écrit 31 lettres.
Dans les productions de type E, on s’approche d’une écriture comme le
français, où une partie des lettres d’un mot n’a pas de correspondant sonore.
Parmi ces productions, certaines présentent des syllabes qui respectent les
principes orthographiques du français, par exemple/lam/est écrit <lamme>
(Dictée n° 2) comme gamme, tandis que d’autres ne respectent ces règles
que partiellement, par exemple/ral/est écrit <hral> (Dictée n° 2) alors que le
groupe <hr> n’est pas habituel en français.
Pendant la dictée, certains auteurs de productions de type D et E avaient
un regard très complice avec l’enseignant, parce qu’ils identifiaient
immédiatement les inversions et les ajouts de phonèmes de la dictée : /sal/,
/las/, /lars/, /lar/, /ral/, etc. Ils souriaient à chaque nouvelle syllabe, comme à
une blague un peu simpliste.
De fait, les apprenants qui ont produit des productions de type D ou E
sont parfaitement capables d’isoler les phonèmes dans la chaîne orale et de
jouer avec leurs positions. Pour eux, comme pour tout lecteur-scripteur
compétent dans une langue à écriture alphabétique, /ral/ est identique à /lar/,
simplement, les éléments en sont inversés.
Ces productions représentent l’étape ultime du processus qui mène à la
maîtrise du système scriptural français. Inversement, certaines des
productions du type I sont celles qui se rapprochent le plus d’une
identification totale du mot français au caractère chinois.
En effet, pour ces dernières, ce sont moins les structures phonologiques
des langues sources et de la langue cible qui sont en cause, mais plutôt le
rapport qu’entretiennent les unités de l’oral et les unités de l’écrit. Ainsi on
trouve /ral/ écrit <Has>, /lars/ écrit <large>, /tap/ écrit <table> ou encore
/paf/ écrit <bath> (Dictée n° 1).
On peut en dire trois choses. Tout d’abord, on peut raisonnablement
penser que <bath> et <Has> sont des mots anglais, tout comme peuvent
l’être <large> et <table>. L’apprenant semble avoir établi des
correspondances entre le français et l’anglais, où l’anglais fonctionne
comme langue pivot pour apprendre le français.
Ensuite, on peut penser que la dictée de syllabes a été comprise comme
une dictée de mots, puisqu’on a des orthographes normées et aucune
indication de comptage, la consigne semblant perçue comme absurde et/ou
incompréhensible. Cela confirme – à nouveau – que la connaissance de
l’anglais pour les apprenants chinois n’est pas nécessairement un gage de
connaissance du principe alphabétique.
Enfin, il est intéressant de constater que dans ces productions, une partie
de la réalité acoustique est prise en compte. On peut aisément mettre en
parallèle cette manière de considérer les valeurs phoniques de l’écrit avec
ce qui se passe dans l’écriture chinoise : Dans les caractères contenant des
éléments à valeur phonique, celui-ci ne fait que délimiter un champ des
possibles, sans précision phonématique stricte. Il semblerait que dans les
productions dont nous parlons, les valeurs phoniques des graphèmes du
français soient identifiées aux valeurs phoniques des éléments à valeur
phonique des caractères chinois. Autrement dit, leur « prononciation » n’est
pas totalement fixée.
Nous venons d’identifier deux pôles dans le processus d’apprentissage
des apprenants : l’identification totale du mot français à un mot chinois à
une extrémité (type I), le repérage des phonèmes français et leur mise en
correspondance avec des graphèmes à une autre extrémité (types D et E).
Nous allons maintenant dégager les différentes étapes intermédiaires. Les
paramètres que nous avons choisis à fin d’analyse tendent à gommer à la
fois la diversité des propositions individuelles et, au sein des productions,
les différentes hypothèses qui y coexistent, mais c’est un passage obligé. Il
ne s’agit pas de dire que ces étapes sont nécessaires ou qu’elles se
succèdent les unes aux autres, il se pourrait même que certains apprenants
des classes associatives chinoises ne débutent pas toujours par le point
représenté par le type I, et à l’inverse, il arrive malheureusement que
certains ne parviennent pas au point représenté par les types D et E.
Les différents types de productions présentés ici constituent seulement
des étapes possibles, des instantanés de parcours intellectuels toujours
uniques et constamment en évolution.

2. Productions intermédiaires
En dehors des types de productions qui constituent deux pôles de
représentations de l’écriture française, on dégage six types de productions
(A, B, C, F, G et H), qui se subdivisent en deux grands groupes caractérisés
par le mode de comptage adopté. Pour les types A, B et C, les apprenants
indiquent plus de 31 phonèmes, tandis que pour les types F, G et H, ils en
indiquent moins.
Dans le premier groupe (A, B et C), les apprenants adoptent un comptage
à tendance phonématique, ils indiquent tous les sons qu’ils entendent, y
compris les « phonèmes fantômes », ce qui explique qu’ils indiquent plus
de 31 sons.
Dans le second groupe (F, G et H), les apprenants adoptent un mode de
comptage à tendance syllabique, et, bien souvent, le nombre de sons
indiqué par les apprenants se rapproche du nombre de phonèmes
consonantiques dictés (21), ce qui explique qu’ils indiquent moins de
31 sons.
Nous avons déjà mentionné que c’était les apprenants qui persistaient
dans des stratégies de type I qui se trouvaient le plus en difficulté dans les
classes. Il y a également une forte corrélation entre les difficultés
d’apprentissage constatées dans les classes et le mode de comptage adopté
pendant le test : les apprenants qui proposent un comptage à tendance
syllabique (F, G et H) sont plus en difficulté que ceux qui proposent un
comptage à tendance phonématique (A, B et C).
En effet, on peut penser que ceux pour qui « son » signifie « syllabe » (F,
G et H) ont encore des difficultés à isoler les unités sub-syllabiques à l’oral.
Ils ne maîtrisent pas tout à fait la conscience phonologique nécessaire à la
maîtrise du système scriptural français. À l’inverse, ceux qui identifient
plus de « sons » que de phonèmes dictés sont capables de manipuler des
unités sub-syllabiques, y compris les « phonèmes fantômes » qu’ils isolent
et comptabilisent.
Dans ces deux groupes, cependant, deux types peuvent être mis en
parallèle : les types B et G où les apprenants ont compté les lettres qu’ils
avaient écrites au lieu de compter le nombre de sons qu’ils avaient
entendus. Le nombre de lettres est strictement identique au nombre de sons
comptabilisés, sur la totalité de la production de chaque apprenant. Par
exemple, pour le type B, /rap/ est écrit <raBer> et l’apprenant indique 5
sons (Dictée n° 1). Pour le type G, /parf/ est écrit /prf/ et l’apprenant
indique 3 sons (Dictée n° 1).
Ces productions donnent l’impression que les apprenants ont oublié le
processus qui les a conduits à l’écriture des syllabes. Ils écoutent, écrivent
ce qu’ils entendent, mais lorsqu’ils doivent compter le nombre de sons, ils
comptent les lettres.
Ces deux profils sont proches de certaines productions du type I dans leur
représentation du processus qui va du mot entendu au mot écrit. En effet, à
la fin d’une dictée, un apprenant qui n’avait pas mentionné le nombre de
lettres (type I ; Dictée n° 2) a été interrogé. Il a déclaré « 几个字母就几个
声音 » (il y a autant de sons que de lettres), ce qui l’apparente aux types B
et G.
Pour lui, la consigne n’avait pas de sens, car l’enseignant pouvait
compter le nombre de lettres qu’il avait écrites. On doit ajouter que,
pendant la classe, ce même apprenant refusait de lire si l’enseignant n’avait
pas donné de modèle préalable. Il se trouve capable d’écrire sous dictée des
non-mots, mais pas de lire des mots inconnus, comme si le chemin qui
mène de l’oral à l’écrit n’était pas de même nature que celui qui va de
l’écrit à l’oral.
Il est probable que les apprenants qui présentent des productions de type
I, G et B, n’aient qu’une très faible conscience du processus qui les a menés
de l’audition d’un mot à son écriture, c’est pourquoi, pour eux, la procédure
n’est pas réversible : ils ne peuvent pas partir des lettres pour arriver aux
phonèmes.
Les apprenants qui ont indiqué un nombre de sons différent du nombre de
lettres qu’ils ont écrites (types A, C, F et H) ont une conscience plus claire
des relations graphème-phonème du système scriptural français. Mais ils
doivent résoudre une difficulté majeure : compte tenu des interférences de
la structure phonologique du chinois, il y a pour eux parfois moins de lettres
que de « sons » dans les mots qu’ils rencontrent habituellement. Ainsi,
selon cette perspective, sac entendu [sa.kø] peut être interprété comme une
écriture mixte, tantôt phonématique quand <sa> correspond à /sa/, tantôt
syllabique quand <c> correspond à [kø].
Dans les productions de type H, le nombre de sons indiqué est inférieur
au nombre de phonèmes dictés, en revanche le nombre de lettres est
supérieur au nombre de sons indiqué, et bien souvent également supérieur
au nombre de phonèmes dictés. Ainsi pour la syllabe /lam/ un apprenant
écrit <lami> et compte deux sons (Dictée n° 2). Les productions
manifestent une très forte identification de la structure syllabique française
à la structure syllabique chinoise et une très forte tendance au comptage
syllabique, associée à une transcription à tendance alphabétique : tous les
« sons » entendus tendent à être écrits.
Pour ces apprenants, les « phonèmes fantômes » sont un frein à la
conceptualisation des rapports grapho-phonologiques du français, car
l’écriture française leur semble très lacunaire, ils y voient moins de
graphèmes qu’ils n’y entendent de sons. Ils ont des difficultés à faire
correspondre leur conception de l’écriture avec les règles de lecture. Ce
sont souvent des apprenants qui peuvent déchiffrer un mot, mais ne le
reconnaissent que lorsqu’ils l’ont prononcé à voix haute, car à voix haute,
ils rétablissent les « phonèmes fantômes ».
Dans les productions de type F, l’apprenant indique moins de 31 sons et
encore moins de lettres ; on trouve souvent des syllabes écrites sans lettre
vocalique. Ainsi, pour la syllabe /parm/, l’apprenant écrit <prm> et indique
4 sons. Il est évident que le mode de comptage adopté pour cette syllabe est
de type phonématique et que l’une des lettres consonantiques a une valeur
syllabique : soit <p> vaut pour /pa/, soit <r> vaut pour /ar/. Pour la syllabe
/lam/, le même apprenant écrit <lm> et indique 2 sons. On peut penser ici
que le type de comptage adopté est de nature syllabique et que les deux
lettres ont une valeur syllabique : <l> vaut pour /la/ et <m> vaut pour /mø/.
De même, dans les productions de type A, malgré des graphies en
apparence correctes, le comptage montre que certaines consonnes ont des
valeurs syllabiques. Par exemple, pour la syllabe /lam/, l’apprenant écrit
<lam> et indique 4 sons [Dictée n° 2]. Il est probable que <la> vaut pour
/la/ et <m> vaut pour /mø/. La transcription est ici nettement de type mixte :
une lettre a une valeur tantôt phonématique, tantôt syllabique.
Enfin, les transcriptions de type C présentent des caractéristiques très
proches de l’écriture française : l’apprenant écrit tous les sons qu’il entend
et ne comptabilise pas certaines lettres qui restent « muettes ». Ainsi, un des
apprenants écrit <bamme> pour /pam/ et indique 4 sons. Ces productions se
différencient de celles du type E en ce que la structure syllabique du
français n’est pas encore entièrement maîtrisée.
Pour résumer, on voit que le principe commun à l’écriture chinoise et à
l’écriture française – des graphies se rapportant au signifié plus qu’au
signifiant – est repéré par les apprenants sinophones, à tel point que cela
peut leur masquer le principe le plus fondamental de l’écriture française :
l’écriture du signifiant, comme on l’a vu dans les productions de type I, G
et B.
Une fois que les apprenants ont compris que les lettres et les sons
entretiennent des rapports privilégiés, il leur faut découvrir quel type
d’unité phonologique est représenté. Leur tâche est compliquée par la
prégnance de la structure phonologique chinoise, qui les conduit à affecter
une valeur syllabique à certaines lettres, comme on peut le voir dans les
productions de type A, F et H.
Ce n’est qu’après avoir résolu les deux questions – et elles ne peuvent
être résolues que de façon corrélée – que les apprenants sont capables de
produire des graphies correspondant au principe alphabétique, comme dans
les productions de type C, D ou E.

Remédiation
Certains pédagogues qui liraient cet article pourraient être choqués par le
fait que nous ayons choisi de procéder à une dictée pour mettre à jour les
stratégies d’appropriation des principes du système scriptural français par
les apprenants sinophones.
En effet, la culture professionnelle du milieu de la formation des adultes
en France réprouve l’utilisation d’exercices trop scolaires par respect pour
les apprenants, car on fait de l’andragogie et pas de la pédagogie. Or, la
dictée est considérée comme l’exercice le plus scolaire qui soit, et bon
nombre de formateurs d’adultes désapprouvent son utilisation en classe
d’alphabétisation ou de FLE.
Par extension, le travail intensif sur le code alphabétique, tel qu’il est
pratiqué dans les écoles associatives chinoises, n’est pas toujours favorisé
ailleurs. On y préfère un travail qui passe d’abord par la compréhension et
l’appréhension globales des documents écrits, pour arriver, en fin de
parcours, au code. En d’autres termes, c’est l’approche analytique (dite
« globale ») qui est favorisée dans le domaine de la formation des adultes.
Or, on le voit avec les sinophones, les techniques alternatives à celles qui
portent spécifiquement sur le code – celles de l’apprentissage analytique,
surtout dans sa variante la plus stricte – peuvent ne jamais conduire les
apprenants à la découverte des correspondances grapho-phonologiques. En
effet, la structure syllabique de la langue source, très éloignée de celle du
français, la complexité de l’orthographe française et ses points de
ressemblance avec l’écriture chinoise, ainsi que les techniques
d’apprentissage des apprenants (la transcription en caractères chinois, la
focalisation sur les syllabes) concourent à masquer la régularité des
relations qu’entretiennent les graphèmes et les phonèmes.
Par ailleurs, les enseignements de type analytique confortent les
apprenants scolarisés en Chine dans l’idée qu’ils pourront apprendre à lire
et à écrire en français de la même manière qu’ils ont appris, plus jeunes,
l’écriture chinoise. Guider les apprenants vers des représentations
différentes de l’apprentissage implique de les confronter à des techniques
différentes.
Si l’on fait abstraction du style d’enseignement autrefois associé à la
dictée, cet exercice reste l’un des seuls qui permette de pousser les
apprenants à dépasser l’identification de mots dans leur globalité pour
commencer à associer phonie et graphie. Il donne également la possibilité,
si la correction se fait en groupe et suit immédiatement la dictée, de
travailler sur les différentes hypothèses formulées par chacun.
Le terme « dictée » peut recouvrir une grande variété d’exercices
consacrés à la mise en correspondance des unités phoniques et graphiques :
retrouver un mot entendu à l‘oral dans une liste de mots inconnus, dictées
« à trous » de voyelles ou de consonnes (par exemple : Complétez avec <i>
ou <a> : _l est m_d_ et qu_rt), etc. Les auteurs des manuels Trait d’union 1,
proposent quelques exercices qui vont dans ce sens dans le cahier
complémentaire Lire (Adami 2004 : 47-53), par ex. :
Désignez les mots où vous entendez le son [i]
lettre - fenêtre - cahier - lit- rouge - gris - pneu - vélo - livre - plante - bouton- arbre - Paris
téléphone - stylo - bricolage - mère - liste - poste - plier - île- aile - il - elle - trottoir - Lyon

Figure 7. Extrait du manuel Trait d’union 1. Lire

Au-delà de la compréhension des rapports qu’entretiennent l’oral et


l’écrit, les apprentissages phonologiques nécessaires à l’approche du
système alphabétique exigent un accompagnement qui est rarement proposé
dans les matériaux pédagogiques prévus pour l’alphabétisation des migrants
en général ou spécifiquement conçus pour les migrants sinophones dans les
écoles associatives chinoises.
Très peu de manuels destinés à des adultes proposent des exercices de
manipulation phonématique ou d’identification d’unités sub-syllabique en
dehors de tout rapport à l’écrit, exercices qui sont pourtant proposés aux
enfants scolarisés en France16 et qu’il y aurait avantage à développer avec
les adultes allophones, sur des supports adaptés à leurs besoins fonctionnels
d’adultes.
On remarquera cependant que des tentatives de cet ordre ont été
amorcées dans l’unité zéro de Savoir lire au quotidien (Benoît-Abdelkader
& Thiébaut 2005 : 7-18), où les apprenants doivent indiquer, par exemple,
où se situe le phonème dans la chaîne orale :

Figure 8. Extrait du manuel Savoir lire au quotidien

Il est évident que les besoins linguistiques et communicatifs des


apprenants adultes allophones sont différents de ceux des enfants
francophones lorsqu’ils font leurs premiers pas dans l’écrit. Cependant,
leurs besoins cognitifs peuvent se comparer et certains types d’exercices
pourraient être transposés pour les adultes pour faciliter la compréhension
du système alphabétique.

Les apprenants des classes associatives chinoises de premier niveau


(chūjí) viennent y apprendre à lire et à écrire le français. L’écart typologique
entre l’écriture chinoise et l’écriture française n’est pas le seul facteur à
prendre en compte pour comprendre leurs besoins.
En effet, ils établissent un rapport d’identité entre cette situation
d’apprentissage et celle qu’ils ont connue en Chine lors de leur
scolarisation. Elle se situe aux niveaux pédagogique et cognitif, les deux
étant intimement liés. De fait, les techniques d’enseignement chinoises sont
destinées à aider les écoliers dans leur apprentissage de l’écriture chinoise
et consistent à leur faire mémoriser la prononciation et le sens des
caractères pris globalement.
Certains aspects de l’écriture française entrent en résonance avec les
apprentissages premiers des apprenants. Mais le principe fondamental qui la
régit, à savoir le principe alphabétique, implique des stratégies différentes,
tant sur le plan pédagogique que sur le plan cognitif.
Les apprenants qui ne parviennent pas à se détacher de l’identification
stricte des mots français aux caractères chinois et de la structure syllabique
française à la structure syllabique chinoise sont fréquemment en échec. Ce
n’est qu’en explorant de nouvelles possibilités, par approximations
successives, qu’ils parviennent à maîtriser la lecture et l’écriture.
Nos observations indiquent qu’il n’y a pas qu’une seule voie qui mène à
cet apprentissage, mais qu’elle doit impérativement passer par la
conceptualisation des relations qu’entretiennent les unités graphiques et les
unités sonores et, de façon corrélée, par l’identification des phonèmes et la
maîtrise de la structure phonologique française.
On remarque cependant, jusqu’à des niveaux très élevés de compétence
en langue comme en écriture et en lecture françaises, une forte prégnance
de la structure phonologique chinoise dans les productions orales des
sinophones.
C’est ce que nous avons pu observer lors d’un travail d’initiation aux
principes de la morphologie compositionnelle en français dans une classe
du niveau intermédiaire zhōngjí (中级), immédiatement au-dessus de celui
étudié ici. Les deux exemples proposés par l’enseignant étaient télévision et
révision, pour montrer que vision était commun. Un apprenant a proposé
*livision [livizjõ] pour compléter la liste. Après discussion, il s’avère que
cette forme correspondait à livraison [livrɛzõ]. Autre exemple, au niveau
zhōngjí (中级) : lors d’une séquence consacrée à la géographie de la France,
l’enseignant a nommé la Corse [lakɔrs]. Un apprenant a alors désigné son
polo et dit « C’est comme [lakɔs] », signifiant Lacoste [lakɔst].
Comme dans les dictées expérimentales présentées dans cet article, on
constate des identifications phonématiques (/ɛ/ identifié à /i/), mais
également que la structure syllabique a été remaniée, de manière à obtenir
une alternance consonne-voyelle sans groupe consonantique. Cependant,
contrairement à ce qui se passe dans la dictée, les apprenants ont supprimé
une partie des consonnes des groupes consonantiques, plutôt que de rajouter
des voyelles interconsonantiques.
D’une manière générale, les deux stratégies sont à l’œuvre dans
l’interlangue des apprenants sinophones en production spontanée. Ainsi,
certains apprenants prononcent madame [madamʊ] pour /madam/ en
ajoutant une voyelle, et République [ebʊlik‘ɤ] pour /repyblik/ en omettant
/r/, en retirant une syllabe et en insérant une voyelle dans le groupe
consonantique /bl/.
Il est possible que la façon dont les groupes consonantiques sont traités –
ajout ou suppression d’éléments – varie en fonction de plusieurs facteurs,
dont le nombre de syllabes, les phonèmes qui les composent et les voyelles
qui entourent les groupes consonantiques. Nous avons également remarqué
que chez les locuteurs sinophones très compétents en français (niveau B2 et
au-delà), c’est essentiellement l’ajout de voyelles qui perdure.
Ces observations posent deux questions, l’une relative à l’évolution des
apprentissages phonologiques, l’autre relative à l’apprentissage initial de la
lecture et de l’écriture en français.
D’abord, on doit se demander comment évolue la maîtrise de la structure
phonologique et quelles sont les stratégies favorisées par les sinophones
dans leurs apprentissages.
Ensuite, il semble évident que ces données doivent nous conduire à
nuancer nos conclusions relatives à la nécessité de la maîtrise de la structure
phonologique du français pour l’acquisition de la lecture et de l’écriture. Il
est évident que la capacité à isoler le phonème dans la chaîne sonore est
essentielle, mais au-delà de cette compétence fondamentale, il semblerait
que seule une certaine forme de maîtrise de la structure syllabique soit
nécessaire et suffisante pour garantir l’acquisition du principe alphabétique.
Il reste à en déterminer la nature et le degré.

Conventions de notation

« panne » : le terme est considéré sous l’angle du signifié


<panne> : le terme est considéré sous l’angle graphique
/pan/ : transcription phonologique
[panə] : transcription phonétique API
{pan} : transcription pīnyīn

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wēnzhōuhuà). 中国语文 (Zhōnguó yŭwén/Lettres chinoises), n° 168 : 28-60.

1. 85 questionnaires ont été renseignés dans trois associations différentes. Les questions ont été
rédigées en chinois standard. Après pré-testing, nous avons opté pour 13 questions fermées et 1
question ouverte. Les questions fermées portent sur la durée de la scolarisation en Chine, les langues
apprises, le séjour dans d’autres pays que la France, la durée du séjour en France, le type de contacts
avec les Français et la durée de la formation en français avant de répondre au questionnaire. La
question ouverte était « Pourquoi apprenez-vous le français ? ».
2. Les crochets <…> indiquent que le signe est considéré sous son aspect graphique.
3. Il est évident qu’une partie des variantes graphémiques est intimement liée à l’évolution
phonologique de la langue. Nous privilégions cependant une analyse synchronique du système
scriptural français.
4. On notera que le terme analytique est utilisé différemment par les psycho-linguistes et par les
spécialistes de l’enseignement. Pour les premiers, la voie analytique utilisée par le sujet lecteur est
celle qui s’appuie sur le décodage des unités non signifiantes (phonèmes et graphèmes) pour accéder
à son lexique interne. Pour les seconds, la méthode analytique d’enseignement s’appuie sur la
mémorisation d’unités signifiantes (mots, phrases écrites, etc.) pour arriver à l’appréhension d’unités
non signifiantes du système (graphèmes, lettres).
5. On remarquera que les composants ne correspondent pas à des sémantèmes.
6. On peut rapprocher ce fonctionnement de celui du genre en français, qui présente également un
grand nombre de sous-systèmes locaux. Ainsi, les noms de fruits sont souvent féminins, tandis que
les noms d’arbres fruitiers sont masculins (la pomme, le pommier), les mots finissant en [sjon] sont
féminins (la passion, l’institution), etc. Mais aucune règle générale ne permet de déterminer le genre
d’un nom à coup sûr.
7. Cela ne vaut que pour les lecteurs débutants. Un lecteur compétent peut déduire le sens d’un
caractère inconnu en s’appuyant sur les éléments à valeur sémantique et/ou phoniques ainsi que sur le
contexte phrastique ou textuel. S’il connaît le mot à l’oral, il en déduira sa prononciation. Il est
intéressant de noter que les auteurs du Dictionnaire de logopédie (Campolini et al. 2000) indiquent
que, pour les systèmes alphabétiques, « la méthode analytique est inopérante lorsqu’il s’agit
d’identifier des mots rencontrés pour la première fois par écrit. ». Ce qui est valable pour le chinois
l’est également pour les écritures alphabétiques.
8. La dernière réforme de l’écriture chinoise a d’ailleurs consisté à réduire le nombre de traits des
caractères, plutôt qu’à harmoniser les éléments à valeur phonique au sein des caractères avec la
prononciation actuelle du chinois standard.
9. Cette particularité des migrants sinophones explique pourquoi ils sont peu présents dans les
structures de formation linguistique classiques. Les procédures de positionnement permettant de
répartir les apprenants en classe d’alphabétisation ou de FLE évaluent la capacité à copier et
s’appuient sur le nombre d’années de scolarisation. Pour les populations venant du Maghreb ou
d’Afrique sub-saharienne, le test de copie est efficace : une personne qui recopie bien un modèle est
généralement une personne qui sait lire. Ce n’est malheureusement pas le cas des migrants
sinophones, dont le niveau est systématiquement surévalué, et qui, par conséquent, se trouvent très
rapidement en situation d’échec.
10. Les enseignants qui ont vécu les deux situations notent que lorsque des apprenants d’autres aires
culturelles, même deux ou trois, sont présents dans une classe composée majoritairement de
sinophones, la pression exercée par les apprenants est bien moindre, voire disparaît.
11. Dans les dictionnaires chinois, les caractères se retrouvent par l’ordre et le nombre de traits. Cela
explique que les migrants sinophones préfèrent les dictionnaires électroniques, la plupart d’entre eux
ne connaissant pas l’ordre alphabétique.
12. Nous avons gardé la casse d’origine des caractères : les majuscules reproduisent donc les
majuscules écrites par l’apprenant.
13. Il s’agit de dictées où, contrairement à celles que nous présentons ici, il était demandé de compter
le nombre de sons entendus avant d’écrire. Nous n’y avons relevé qu’une seule production de type
F. Pour la plupart des syllabes, il n’y avait pas de lettre vocalique, et le comptage des sons ne prenait
généralement en compte que les consonnes, par exemple, pour la syllabe /lam/, l’apprenant a écrit
<lm> et a indiqué 2 sons. Deux exceptions expliquent que le nombre total des sons estimé soit
inférieur au nombre de lettres écrites : /par/, qui est écrit <br>, mais où l’apprenant indique 3 sons, et
/parm/, qui est écrit <brm>, mais où l’apprenant indique 4 sons.
14. On notera que dans beaucoup de méthodes syllabiques d’enseignement de la lecture aux enfants,
<e> en position finale est considéré comme un noyau syllabique. Ainsi France /frãs/ sera
découpé en deux syllabes : fran – ce. Cependant, les formateurs des vingt-six apprenants de cette
étude n’ont pas enseigné le découpage syllabique de cette manière : <e> en position finale a
spécifiquement été désigné comme ne correspondant pas à un noyau syllabique et ne devant pas être
pris en compte lors du découpage, ainsi France /frãs/ correspond à une seule syllabe, septembre à
deux syllabes : sep-tembre, etc.
15. Pour les descriptions qui vont suivre, on se reportera à la figure 6 présentant les différents types
de productions.
16. Voir à ce sujet les travaux de l’Observatoire National de la Lecture : http://on.inrp.fr/ONL/garde
(dernière consultation le 6 novembre 2006).
PSYCHOPATHOLOGIE
DANS LA MIGRATION
ET PROCESSUS IDENTIFICATOIRE

Zaki Strougo

À partir de la présentation d’un cas clinique, celui d’un jeune Maghrébin


étiqueté psychotique par différents lieux de consultation et de soins, cet
article se propose d’illustrer trois hypothèses :
1) la pathologie psychologique des enfants de migrants (enfants appelés
couramment de « seconde génération ») ne peut se comprendre qu’aux
points de rencontre de la problématisation de l’appartenance culturelle, due
à la situation migratoire des parents, et de facteurs psycho-individuels
relevant de leur histoire personnelle. Les deux ordres de détermination
s’imbriquent en un écheveau singulier et se surdéterminent mutuellement.
À notre avis, la non-prise en compte des dimensions culturelles
impliquées dans la psychopathologie individuelle suffit à elle seule, dans
bon nombre de cas, à expliquer l’échec des prises en charge thérapeutiques,
en cure ambulatoire ou en milieu institutionnel ;
2) quelle que soit la clôture apparente du sujet au sein de sa famille et sa
participation au surinvestissement défensif des signes identitaires de la
culture d’origine, ce repli identitaire est traversé de part en part par une
quête d’ouverture et de cheminement, aussi pénibles soient-ils, vers la
culture du pays d’accueil.
Surinvestissement « défensif », écrivons-nous, tant il nous paraît évident
que celui-ci vise, bien souvent, à échapper au doute qui envahit certains
migrants quant à la valeur de leur code culturel, doute qui fait planer, pour
certains, la menace de destruction de leurs repères identificatoires les plus
fondamentaux.
On n’a que trop insisté, nous semble-t-il, sur la souffrance de ces enfants
de migrants, sacrifiés à représenter et à symptomatologiser le deuil
inélaboré de parents en rupture de racines, occultant, ce faisant, le fait que
cette souffrance se soutient, s’alimente et s’amplifie de leur difficulté à
appréhender et à intérioriser les significations et valeurs du milieu culturel
où ils vivent et où, souvent, ils ont vu le jour ;
3) le travail thérapeutique avec de tels patients n’a de chances d’être
mené à bien que si trois conditions sont remplies :
– permettre au sujet, par delà les deux tentations opposées qui le
guettent, à savoir la crispation identitaire versus le déni de ses racines
dans des identifications en « faux-self » (pour la définition de ce
concept le lecteur pourra se reporter au renvoi [9], en fin de chapitre),
de se réapproprier son rapport aux origines, en son nom propre, et dans
un mouvement de réaffiliation à la culture des parents dont il est issu ;
– se servir de la situation thérapeutique comme espace de transition et de
passage d’une culture à l’autre ; cette aire transitionnelle étant
également le lieu où il pourra élaborer un projet identificatoire qui
emprunte à l’une et l’autre cultures ce dont il a besoin pour parvenir à
s’instituer historien d’une histoire à lui personnelle ;
– ce qui suppose et nécessite, enfin, que sa problématique culturelle soit
prise en compte, aussi, comme effet et expression des avatars, des
ratés, et des défaillances de sa construction subjective singulière.
À la suite du développement du cas exposé, nous tenterons de camper les
termes des différents questionnements théoriques qu’il suscite : le
relativisme culturel versus l’universalisme, les théories et pratiques
ethnopsychiatriques versus celles de la psychiatrie classique occidentale,
enfin la diversité et la fixité des « identités culturelles » versus ce noyau dur
du fonctionnement psychique, l’Identification en tant que processus
permanent de construction de soi.
Présentation clinique
Appelons-le Ragab N… De parents tunisiens arrivés en France il y a une
vingtaine d’années, il a environ seize ans quand il intègre l’institution, un
IME de la région parisienne qui accueille des adolescents et jeunes adultes
de 14 à 21-22 ans. Le père est maçon, la mère est femme au foyer. Il est
l’aîné d’une fratrie de cinq enfants, deux garçons et trois filles.
Ragab parle le tunisien, langue privilégiée dans les échanges intra-
familiaux, mais il ne le lit, ni ne l’écrit. Il a une très bonne maîtrise du
français, s’y exprime avec aisance et dans un vocabulaire riche.
L’institutrice spécialisée chargée d’évaluer ses aptitudes scolaires indique
que la lecture est acquise et d’un niveau très satisfaisant, mais que, de toute
évidence, la signification de ce qui est lu lui demeure étrangère. Ainsi, si la
langue française, dans ses aspects formels, est bien intégrée, elle n’est pas le
lieu où peut s’originer, s’appréhender et se communiquer le sens.
L’orthographe est également correcte ; toutefois, les mots ne sont pas
détachés les uns des autres. En mathématiques, elle note des carences
importantes de la pensée logique. Ainsi, une consigne de catégorisation
simple (telle que classer des objets en « grands », « moyens », « petits »), le
confronte à une difficulté insurmontable.
Anticipant sur ce qui va suivre, on peut déjà suggérer que le symptôme
dysorthographique constaté laisse pressentir, en règle générale, un non-
accès à la castration et une problématique relationnelle à la figure
paternelle ; de même, la difficulté à catégoriser pourrait refléter la perdition
de Ragab dans le symbolique, défini ici comme étant ce qui légifère sur
l’ordre de la place dans la généalogie. Fermons cette parenthèse
anticipatrice.
Son admission dans l’établissement ne s’est pas faite sans de nombreuses
hésitations de la part des membres de l’institution ayant effectué les
premiers entretiens avec le jeune et sa famille ; ils ont considéré Ragab
comme un cas se situant aux limites du projet institutionnel d’un IME. et
pensé qu’il relevait plutôt d’un placement en hôpital de jour.
Par ailleurs, au cours de la semaine d’observation qui précède toute
admission définitive, ce jeune homme inquiéta beaucoup les éducateurs :
son comportement était insolite, il se cognait la tête contre les murs, était
inattentif jusqu’à se mettre en danger, tenait souvent des propos incohérents
ou non adaptés à la situation. Par moments, et sans raison apparente, il
poussait des hurlements et oscillait violemment la tête de gauche à droite.
Plus inquiétant encore : son discours, par moments, prenait des allures
délirantes et se cristallisait autour des thèmes de l’Islam et de l’arabité,
thèmes récurrents et qui seront présents de manière envahissante dans ses
échanges avec autrui.
En dépit de ce tableau psychopathologique qui semblait excéder les
capacités soignantes de l’institution, Ragab est admis, après la semaine
d’observation, tant les parents parurent à la fois désemparés et réticents à
l’indication d’hôpital de jour et parce que lui-même suscita, chez ceux qui
l’ont côtoyé, un intérêt certain et un sentiment d’attachement.
Pendant les trois ou quatre mois qui suivirent son admission dans
l’institution, et avant de démarrer le travail thérapeutique, les éducateurs qui
en ont la charge signaleront que Ragab avait du mal à « prendre racine »,
qu’il semblait dans une errance institutionnelle permanente, se comportant
tous les jours « comme s’il venait de débarquer la veille » et qu’il avait
beaucoup de difficultés à construire ses repères.
Quant aux parents, bien qu’ils soient en France depuis plus de vingt ans,
leur intégration à la société d’accueil semble toujours problématique.
Il apparaîtra progressivement qu’il s’agit d’une famille vivant dans la
crispation d’un repli identitaire qui fait penser à ces migrants à propos
desquels Z. Dahoun écrit : « On peut dire que ces migrants préservent une
idéalisation et un agrippement coûte que coûte à leur “là-bas” comme
moyen de survie. Le passé est pour eux figé, un état stationnaire idéal, un
fondement originel, remède à tous les maux d’ici. Ce sont parfois de
véritables fortifications cimentées par tout ce qui rappelle l’origine. »
Concernant les problèmes de son fils, M. N… dira régulièrement qu’il a
du mal à croire ce que lui ont dit divers « spécialistes » français à la suite de
plusieurs consultations dans différents hôpitaux parisiens, à savoir que la
pathologie de Ragab est d’ordre psychologique ; il se plaindra du fait que
les différents examens effectués n’aient pas permis d’identifier une
quelconque « cause objective » à la maladie de son fils.
Il affirmera qu’il demeure, pour sa part, convaincu de l’existence d’une
« raison concrète » expliquant les troubles de Ragab et finira, un jour, par
dire qu’il croit avoir trouvé celle-ci, quelques mois plus tôt, lors d’un séjour
de vacances en Tunisie : un marabout consulté aurait diagnostiqué la
possession de Ragab par un « djinn », plus exactement « une dame
blanche ». Le traitement préconisé par ce marabout consiste en quelques
amulettes à placer autour du lit de son fils et en la lecture quotidienne de
certains versets du Coran.
M. N… indiquera, toutefois, qu’il n’est pas tout à fait convaincu de la
« vérité » de ce que dit et préconise l’homme de l’art tunisien, mais qu’il
essaye quand même, en désespoir de cause, la science occidentale ayant,
pour sa part, échoué à produire des résultats.
Dans l’anamnèse, on retrouve les éléments suivants : si Ragab est l’aîné
de la fratrie, sa naissance a en fait succédé à celle d’un premier enfant, un
garçon, décédé à l’âge de quelques mois de mort subite.
Lui-même, à l’âge de 21 jours, aura, selon la mère, frôlé la mort de près :
lors d’une tétée, il « s’étouffera » et perdra connaissance pendant plusieurs
minutes. L’angoisse maternelle, générée par cet incident, fut telle que
Mme N… résolut de ne plus allaiter son fils. Peu de temps après, le
symptôme céphalogyre, signalé précédemment fera son apparition : de
temps en temps, Ragab, spontanément et sans motif apparent, oscillera
violemment la tête de gauche à droite, accompagnant quelquefois ces
oscillations de cris stridents.
L’entrée à l’école maternelle sera « catastrophique » : Ragab ne s’y
adaptera pas, restera le plus souvent isolé, aura du mal à participer aux
activités collectives et, surtout, manifestera au contact des autres enfants
une peur frisant la panique.

Comme il a été souligné précédemment, M. et Mme N. appartiennent à


cette catégorie de migrants qui, faute d’avoir réussi à établir des liens, à
construire des médiations entre les deux référentiels culturels1 (ceux du
pays d’origine et ceux du pays d’accueil), vont progressivement
s’acheminer vers leur clivage radical : celui-ci, dans de tels cas de figure,
risque de se transformer pour eux, et de se transmettre à la génération
suivante, pour peu que le terrain psychologique s’y prête, sous la forme
d’un clivage du Moi, au sens où on entend ce terme dans son acception
freudienne.
Vivant dans la nostalgie d’un « là-bas » idéalisé où leur désir est resté en
otage, où leur mémoire est demeurée enkystée, ne produisant dans le pays
d’accueil que des souvenirs déshistoricisés, les parents de Ragab ne
pourront habiter le temps de l’« ici » comme un temps vivant d’élaboration
d’une histoire nouvelle, en continuité avec un passé révolu qu’ils intègrent
dans le remaniement d’un projet de vie pour leur avenir et celui de leurs
enfants ; le temps de l’« ici » apparaît, au contraire, comme un temps en
suspens, temps vide encastré entre deux moments de ponctuation de
l’histoire entre lesquels aucun texte ne peut s’écrire : le moment,
douloureux, du départ et de l’abandon traumatique de (et par) sa société
d’origine et celui d’un retour, le plus souvent imaginaire, régulièrement
évoqué, mais jamais réalisé. Ainsi, au sein de l’institution, Ragab dira que
son père parle fréquemment d’un « retour » au pays, mais s’étonnera en
même temps qu’au niveau de la réalité rien ne vienne jamais en donner des
signes tangibles.
Cet imaginaire du retour semble souvent s’articuler en une représentation
qui a fonction contra-phobique, protégeant d’un environnement vécu
comme hostile et menaçant. Ragab se plaindra, par exemple, de s’être
toujours vu interdire, depuis tout petit, de sortir jouer avec les autres enfants
du quartier, par crainte du « racisme » et pour ne pas être au contact
d’autres jeunes aux croyances discutables ; aussi, en dehors des temps de
présence dans l’institution, il passera ses journées à la maison… à regarder
la télévision tunisienne.
Il rapportera, d’autre part, des propos paternels tels que « les chrétiens
sont des menteurs, la Bible dit des mensonges, le Coran dit la vérité », etc.
Propos qu’en apparence il reprend à son compte (« je suis d’accord avec
mon père ») dans une espèce d’écholalie aliénante, mais sans jamais donner
l’impression d’y adhérer véritablement. Il y a, là, ce que D. Anzieu décrit
comme un « envahissement du Moi par le Moi de l’entourage » qui entraîne
une « relation d’inclusion » pouvant être étouffante et avec laquelle, comme
on le verra, Ragab se débat désespérément. Ce qui explique aussi le
sentiment que l’on a, lorsqu’on est en sa présence, d’être en face d’un
« tonneau des Danaïdes » où tout s’engouffre, mais rien ne se conserve :
espace psychique béant dans lequel rien ne vient s’inscrire, s’intérioriser ou
se subjectiver. Cette impossibilité de constituer des objets psychiques
internalisés et dotés d’une certaine permanence rend compte, aussi, de la
nécessité pour Ragab de revenir inlassablement (quitte à lasser l’autre) sur
la Tunisie, les Arabes, l’Islam, comme s’il cherchait, à travers ce retour
lancinant d’un discours enlisé dans la « mêmeté » de son propos, à se saisir
d’une identification tantalisante, qui se dérobe sitôt approchée et qu’il faut
toujours tenter de ressaisir pour ne pas sombrer dans le néant.
Dans une perspective tenant essentiellement compte de la problématique
culturelle de cette famille, on peut se demander si, à travers sa pathologie,
ce patient ne vient pas occuper cette place particulière, celle de « l’enfant
symptôme » de la souffrance paternelle et scénariser le clivage d’un père
déchiré entre pays d’origine et pays d’accueil :
– d’une part, on peut penser que la symptomatologie de Ragab, premier
enfant né en terre d’accueil, exprime ce qu’on peut appeler le
« syndrome de dépossession » d’un père en rupture d’origine, en perte
de racines. M. N. insistera souvent, au cours des entretiens avec les
membres de l’institution qui le reçoivent, sur l’« étrangeté » de son fils
et dira régulièrement qu’il « ne le comprend pas », qu’il le trouve
« bizarre » ; et ce n’est probablement pas un effet du hasard que le
« djinn » qui exerce son emprise sur ce dernier soit une « dame
blanche » ;
– d’autre part, cette hypothèse étiologique d’une possession par un
« djinn/dame blanche », de par son inscription dans le référentiel
culturel du pays d’origine, vient faire de Ragab l’enfant « sacrifié à
représenter la nostalgie de la terre perdue » (Douville ; Galap) et à
supporter le déni de cette perte. Ainsi, M. N. exprimera beaucoup de
réticences à l’égard de la thérapie de son fils (qu’il laissera, cependant,
se faire) en affirmant, contradictoirement avec ses autres propos, qu’il
est « le seul à pouvoir le comprendre », qu’il « parle beaucoup avec
lui » et qu’il est « son meilleur confident ». En d’autres termes, qu’il
reste enclos dans l’univers de référence paternel.
Aussi, étant tout à la fois, l’enfant de « l’ici » (l’enfant étranger) offert en
don ou en sacrifice au pays d’accueil et l’enfant du « là-bas » qui ne peut se
voir assigner une place dans la société où il a vu le jour et où évolue son
existence, ni faire siennes les significations et les valeurs de celle-ci, Ragab
est-il condamné à mettre en symptôme le clivage paternel de deux mondes
déconnectés et exclusifs l’un de l’autre.

Quand on parlera à Ragab de la possibilité d’un travail thérapeutique et


qu’on invoquera mon nom, il acceptera d’emblée la proposition. Une
relation pré-transférentielle, spontanée et massive s’instaurera dès avant
notre première rencontre. Ragab posera aux adultes de l’institution de
nombreuses questions sur moi, interrogera le psychiatre et les éducateurs
sur mes origines. Quand on lui apprendra que je viens d’Égypte, son intérêt
pour la psychothérapie redoublera. Pendant les deux à trois mois précédant
le début de celle-ci, chaque fois qu’il me rencontrera, il viendra vers moi en
courant pour me demander : « Quand est-ce qu’on se voit ? » Lorsque enfin
un rendez-vous sera pris, Ragab arrivera avec vingt minutes d’avance.
Dès la première séance, il inscrira, pour ainsi dire, dans l’espace
thérapeutique les trois termes essentiels qui articulent sa problématique et
qui énoncent l’impasse identificatoire avec laquelle il se débat et dont il
cherche les voies de dégagement :
– la question des origines (« qui suis-je exactement ? ») ;
– la quête, qu’on peut dire « passionnelle » du père symbolique (« la
vérité du discours existe-t-elle et quelle est la figure idéalisée qui
garantirait cette vérité ? ») ;
– l’instauration de la thérapie dans le registre de la transitionnalité
(« entre mon pays d’origine et le pays où je vis, où je me situe et
comment faire avec les deux ? »).
Lors des premières minutes de cette séance inaugurale, Ragab demandera
une feuille de papier, prendra les feutres posés sur mon bureau et dessinera
un personnage dont il dira : « C’est mon père ». Il rajoutera un second
personnage, en tous points identiques au premier, et commentera : « C’est
moi. »
Je lui suggère de dater et de signer son dessin. Il me regardera avec un
grand sourire et me dira : « Je signe tout mon nom ? Parce que j’ai un
deuxième nom, il est secret ; je ne l’ai dit à personne ». Je lui réponds par
l’affirmative et l’invite à inscrire « tout son nom ». Il prendra soin de cacher
ce qu’il écrit en posant sa main à la verticale de la feuille, puis me la tendra
et je lirai : « Ragab Zaki Strougo N. ».
Au cours de cette même séance, il m’adressera une question qui jaillit
spontanément, comme s’il n’en contrôlait pas l’émission : « Je veux que tu
m’expliques comment on fait les enfants. » À mon renvoi de la question sur
ce qu’il en sait lui-même, il pointera l’index vers le haut : « Rabbi… c’est
mon père qui me l’a dit. » Cette interrogation reviendra à différentes
reprises au cours des semaines suivantes et ce, en dépit des explications
« anatomo-biologiques » que je n’ai pas hésité, tant bien que mal, à lui
fournir, mais dont, de toute évidence, il savait déjà quelque chose.
Aussi, la récurrence de cette question (« comment naissent les
enfants ? ») donne-t-elle à penser qu’elle renvoie à cette autre, plus
fondamentale : « pourquoi suis-je né ? » ; ou encore : « de quel désir de mes
parents suis-je la représentation et la concrétisation sur la scène du monde ?
2 ».

Comme l’écrit P. Castoriadis, « la réponse à cette question constitue le


texte du premier paragraphe de l’histoire dans laquelle il (le sujet) doit
pouvoir se reconnaître, puisqu’elle seule peut doter d’un sens la succession
des positions identificatoires qu’il peut tour à tour occuper ».
Que ce paragraphe inaugural de l’histoire du sujet ne puisse rester en
blanc sans gravement endommager la psyché se justifie aussi du fait que
« la signification qui rend sensée au Je son existence est la seule qui peut
rendre conjointement sensées les expériences par lui éprouvées »
(Castoriadis).
Or, pour Ragab, le désir de ses parents le concernant demeure
énigmatique et illisible. Né après le décès d’un premier enfant dont le deuil
n’avait probablement pas été élaboré, il n’a été que l’enfant-substitut,
n’existant que pour occuper une place qui ne lui revenait pas en propre, et
qu’il ne pouvait être destiné qu’à être le « revenant » appelé à assurer le
retour du même3.
Pour l’enfant, dans ces conditions, il devient impossible de s’inscrire
dans un temps nouveau dont il serait l’origine, dans une histoire inédite
dont il pourrait être l’historien : car, en effet, sa naissance ne peut que venir
barrer, chez ses parents, cette inéluctable évidence que le passé ne peut faire
retour et que leur désir du même est irréalisable.
Au cours de la thérapie, quelques mois plus tard, Ragab abordera pour la
première fois le thème de son frère décédé. À ma question « comment
s’appelait-il ? », il me regardera, comme interloqué, puis répondra : « je
crois qu’il s’appelait Ragab comme moi ».
Succédera à cette séance un épisode qui durera deux mois environ et
qu’on peut qualifier de « quasi hallucinatoire » et qui inquiètera beaucoup
tous les membres de l’institution (j’écris quasi hallucinatoire car sa manière
d’évoquer ce qu’il « voyait », sur un ton ludique et distancié, donnait à
penser qu’il s’agissait moins de véritables hallucinations que de
l’élaboration scénarisée d’un aspect de sa problématique identificatoire,
qu’il livrait en dépôt dans l’espace thérapeutique). Il me dira, semaine après
semaine, qu’au cours des jours qui viennent de précéder la séance, il a vu
« des frères siamois », tantôt sur le quai de la gare, tantôt dans la rue, tantôt
dans un magasin, etc. Il posera beaucoup de questions à ce sujet : comment
vivent les siamois ? Sont-ils séparables ? L’opération s’accompagne-t-elle
de beaucoup de sang ? Survivent-ils ou meurent-ils tous les deux ? Que
devient celui qui survit ? Etc.
Quand au cours d’une séance je me hasarde à formuler une
interprétation : « les siamois dont tu me parles sont peut-être toi-même et
ton frère qui est mort avant ta naissance », il dément mes propos, se touche
l’épaule gauche, puis l’épaule droite, en me disant : « tu vois, je n’ai pas de
siamois ». Au moment de nous quitter, cependant il se retournera
brusquement pour me demander : « est-ce que toi aussi, quand tu étais petit,
tu avais un frère siamois ? ». La référence aux frères siamois disparaîtra
radicalement de son discours par la suite.

Un autre thème majeur va occuper une grande place au cours de


nombreuses séances : celui qui articule la problématique identificatoire de
Ragab à la question du rapport avec la figure paternelle et ce, à travers son
discours sur l’appartenance culturelle.
Pendant de long mois, il saisira toute opportunité (article d’un journal
posé sur mon bureau, émission télévisée vue dans la semaine, problème
quelconque dans tel ou tel pays) pour poser les mêmes questions : « Y a-t-il
des Musulmans en Chine ? Y a-t-il des Arabes au Brésil ? Combien y a-t-il
de Musulmans en Amérique ? », etc. Ces questions lancinantes se
prolongent généralement par des commentaires abondants sur les textes
coraniques, sur la guerre du Proche-Orient, ou sur les événements qui
surviennent dans les pays du monde arabe.
Son discours résonnera en permanence comme une tentative désespérée
de s’abriter dans une enveloppe culturelle et religieuse contenante qui, faute
d’une enveloppe psychique suffisamment constituée, le protégerait de
l’angoisse du vide intérieur4.
Ici, la figure paternelle est omniprésente, sa parole envahissante. La
formule « mon père m’a dit que… » revient fréquemment : « mon père m’a
dit que c’est “haram” de regarder “les feux de l’amour” à la télévision » ;
« mon père m’a dit que les Juifs sont méchants » ; « mon père m’a dit qu’il
croyait ce que le voyant a dit en Tunisie », etc. À chacun de ces énoncés il
ajoutera : « moi aussi, je pense la même chose ».
La relation de Ragab à ce père qui se propose à son fils comme
omniscient semble donc se caractériser par une spécularisation aussi
insistante que défaillante ou, plus exactement, aussi insistante parce que
défaillante. Tout se passe comme si les énoncés-miroirs constituant le
discours paternel ne permettaient jamais de fixer une image stabilisée
servant de support identificatoire : ce qui prédomine dans cette spécularité,
c’est moins l’image qu’elle peut refléter que sa perpétuelle évanescence qui
la rend insaisissable, et ce en dépit de son omni-présence.
Pour dire les choses autrement, existe chez Ragab une soumission
absolue à la figure paternelle, qui rappelle l’identification au « père
grandiose » (Gutton), lequel, contrairement au père idéal, n’est que le
substitut de la figure maternelle, qui a été vécue, depuis la naissance jusqu’à
la fin du développement, comme insatisfaisante, et qui n’a pas permis
l’instauration, chez l’enfant, du dispositif de pare-excitations nécessaire à
l’établissement des distinctions entre le soi et l’autre, l’intérieur et
l’extérieur. Il s’ensuit une panne du processus identificatoire, de par
« l’identification caméléonesque » (Kahn) à ce père grandiose, qui
empêche, de fait, la conflictualisation et l’intériorisation de l’Œdipe.
Ainsi, faute de l’internalisation de la fonction maternelle comme
enveloppe psychique protectrice, prédominera la confusion des repères
identificatoires, qui laissera la psyché de l’enfant ouverte, sans possibilité
de résister aux intrusions et aux implantations du discours, de la pensée et
des affects paternels. Nous y reviendrons.
L’hypothèse peut être suggérée, ici, que le stade du miroir décrit par
Lacan ne remplit sa fonction de structuration des identifications imaginaires
et de point d’ancrage des énoncés identificatoires du sujet que s’il vient
d’abord parachever et objectiver (sous l’égide du visuel) les identifications
primaires antérieures : notamment les images sonore et pellique de soi5.
Au regard de cette hypothèse, on peut penser que l’incident survenu à
l’âge de 21 jours, à savoir « l’étouffement » de Ragab et le coma qui
s’ensuivit lors d’une tétée, a eu pour conséquence traumatique de fragiliser
ou de faire voler en éclats une relation mère-fils qui, à peine ébauchée, vit
se profiler l’angoisse d’une seconde mort de l’enfant déjà perdu, affectant
gravement, du même coup ce qui pouvait rester de la qualité narcissisante et
identifiante des soins maternels dispensés à l’enfant. Dans une telle
configuration, la quête identificatoire à travers la relation spéculaire
confrontera celui-ci à l’image d’un tiers idéalisé, ici le père, vers lequel
s’épanchera, comme en une hémorragie interminable, le narcissisme sans
ancrage du sujet. Aussi, la reprise incessante des propos paternels par
Ragab peut-elle se comprendre comme tentative de ressaisie de soi, de
« réappropriation d’une partie du narcissisme projeté sur la voix idéalisée
grâce à laquelle le Je pourra préserver ce minimum d’auto-investissement
indispensable à son existence » (Castoriadis).
Signalons, enfin, que cette absence de limites (qui signe la défaillance,
que nous avons déjà évoquée, du pare-excitations) entre le père et le fils
s’atteste sur le plan comportemental et somatique par des récits d’épisode
tels que : « hier mon père était très en colère contre ses sœurs de Tunisie ;
moi aussi je me suis mis en colère contre mes sœurs », ou encore « quand
mon père est nerveux, je suis nerveux aussi », ou enfin « ce week-end j’ai
eu mal au ventre, mon père aussi avait mal au ventre », etc.
En résumé, on peut dire que si Ragab se perd en tant que sujet dans le
discours paternel, celui-ci, cependant, à travers ses références à la
thématique culturelle et religieuse, lui offre les repères identificatoires
minimaux qui le protègent de l’éclatement psychique.

Le travail thérapeutique avec Ragab peut être décrit comme ayant


traversé trois phases (cette organisation du déroulement de la cure est
quelque peu arbitraire et est à entendre en termes de tendances dominantes ;
nous n’y avons recours que pour projeter une certaine rationalité sur une
réalité obligatoirement plus complexe et aux contours plus imprécis).
1) La première phase, qui dura environ un an est celle qui vient d’être
décrite. Au cours de celle-ci, Ragab aura parlé inlassablement de son
« djinn », du voyant qu’il a consulté en Tunisie, de l’Islam et du Coran, de
son pays d’origine, des prouesses, réelles ou fabulées, de l’équipe
tunisienne de football. Ses dessins représenteront régulièrement une
mosquée, un imam, ou des personnages du monde arabe qui font
l’actualité : Ben Laden, Saddam Hussein, Yasser Arafat, etc.
Dans le même temps il évoquera des bruits qu’il entend dans sa chambre,
le soir, quand il se met au lit et qui témoignent, selon lui, de la présence du
« shitane » (le diable) qui le guette, ou des « khials » (des ombres) qui
fondent sur lui pour lui enserrer la gorge et l’étouffer.
2) La deuxième phase verra se déployer sur la scène thérapeutique ce qui
était présent dès le départ, mais qui est demeuré en quelque sorte neutralisé,
amorti par l’insistance emphatique de la figure paternelle : un amour de
transfert qui frise ce que Racamier appelle « l’adoration » et qui est, dans la
plupart des cas, bien plus embarrassant, problématique, et difficile à manier
que l’inverse, le « mépris » dont certains patients font preuve à l’égard de
l’analyste : « l’adoration de transfert, nous risquons fort de n’avoir pas à
son endroit l’attitude la plus pertinente. On sait combien le mépris… se
révèle éprouvant pour l’analyste… ; ô surprise, l’adoration l’est plus
encore ; le mépris vous taraude, mais l’adoration vous sidère. Il faut à
l’analyste du tact pour l’accueillir, la reconnaître et ne point la repousser, ni
banaliser, ni capturer » (Racamier).
Je n’insisterai pas ici sur les différentes manifestations de ce transfert :
questions qu’il me pose ou pose à d’autres sur moi, vifs encouragements
donnés à certains de ses camarades d’entreprendre une thérapie avec moi,
empressement à venir à ma rencontre dès qu’il me voit hors de l’espace
thérapeutique etc.
Cette relation transférentielle atteindra son apogée lors d’une séance qui
deviendra, en quelque sorte, matricielle des changements qui vont suivre. Je
décrirais les choses ainsi : tout s’est passé comme si Ragab était, depuis
longtemps, dans l’attente d’un événement, d’un signe, qui lui permette de
procéder à ce à quoi il aspire : le décollement, voire l’arrachement violent
de cette enveloppe qui l’enserre, tissée par les mots-miroirs du père, qui ne
lui renvoient qu’une image en laquelle il a peine à se reconnaître.
Cette séance se déroule lors de la première semaine du Ramadan. Ragab
rentrera dans la pièce et percevra immédiatement la pipe et le tabac posés
sur mon bureau. Stupéfait, il me demandera : « Tu ne fais pas le
Ramadan ? » S’ensuivront quelques explications de ma part sur le fait que
les croyances et les pratiques religieuses sont affaire personnelle, qu’en
marge de la diversité des religions certains hommes se posent des questions
sur l’existence divine, etc. Ragab ne dira pas un mot jusqu’à la fin de la
séance.
A-t-il pressenti, perçu intuitivement, à ce moment, mes origines juives ?
Peut-être. Toujours est-il qu’à la séance suivante, il évoquera le point
suivant : « ma mère m’a dit de ne pas parler avec toi de la Palestine ». Ce
sera la première fois, depuis le début de la thérapie, que la figure maternelle
et son discours apparaîtront dans le champ de notre relation6.
À ma question sur ce qu’il pense de ce que sa mère lui suggère, il
répondra : « moi je veux continuer à en parler, j’aime bien parler de tout
avec toi ». Il ajoutera : « Mon père m’a dit que les Juifs et les Palestiniens
sont des frères, c’est “haram” qu’ils se tuent entre eux ; ils devraient faire la
paix. » Ce commentaire sera réitéré à plusieurs reprises par la suite.
Enfin, Ragab m’informera, information banale en apparence et à laquelle
je n’accorderai pas, sur le coup, une quelconque importance, qu’il a été
malade la semaine précédente. J’apprendrai par la suite, par un éducateur
qui s’en occupe, que Ragab a décidé, le lendemain de la séance précédente,
d’interrompre le jeûne du ramadan. En plus, à la cantine, il aura mangé pour
la première fois… un plat à base de viande de porc. Il vomira abondamment
dans l’après-midi, éprouvera des douleurs violentes à l’estomac et sera
ramené chez lui. Il s’absentera de l’institution jusqu’à la fin de la semaine.
Ce voyage transgressif dans l’« autre » culture, comme tentative de
dégagement de l’emprise paternelle, se poursuivra sous d’autres formes au
cours des séances suivantes.
Lambeau par lambeau, Ragab arrachera progressivement cette enveloppe
qui l’enserre sans qu’il n’ait, vraisemblablement, jamais pu, quant à lui, la
faire sienne. Il dira ainsi, sur un ton de provocation, qu’il n’est pas
musulman, que « le voyant est un voleur, tout ce qu’il veut c’est prendre
l’argent de mon père » ; il me demandera si je crois au « shitane » et sans
attendre ma réponse : « Moi je n’y crois pas », etc. Il m’apprendra par
ailleurs, ce dont il n’aura jamais parlé jusqu’ici, qu’il arrive à son père « de
boire de l’alcool », ce qui met sa mère très en colère. « Je ne comprends pas
qu’il fasse ça, c’est “haram” puisque le Coran dit qu’il ne faut pas boire
d’alcool. » Il ajoutera que son père est « un menteur » et qu’il « dit souvent
des bêtises ».
Il s’inventera également un nouveau prénom, « Jacques », et devant ma
surprise dira simplement, avec un sourire : « comme Jacques Chirac ».
Enfin, lors d’un séjour, organisé par ses éducateurs, dans une ville de
province, la visite d’une cathédrale eut lieu, dont Ragab me fit le récit
suivant : « quand on est rentrés dans l’église, j’ai fait dans ma tête le signe
de la croix et j’ai prié comme les chrétiens ».
Arrivés à ce point de la thérapie, plusieurs questions se posent quant à la
démarche de l’analyste et à la manière de poursuivre son travail :
– comment éviter que le clivage du Moi, qui s’étaye sur le clivage de
deux codes culturels, ne le maintienne dans un écartèlement
identificatoire insupportable le conduisant à ne pouvoir vivre son
appartenance à un monde que dans une exclusion violente de l’autre
monde ? En d’autres termes, au point où nous en sommes arrivés dans
la thérapie, comment éviter l’installation du sujet dans le désaveu,
psychotisant, de ses racines culturelles et lui permettre d’être dans un
mode d’organisation névrotique d’un conflit d’identifications non
disjointes ?
– comment préserver la figure paternelle d’une disqualification qui serait
aussi dommageable que son idéalisation aliénante ?
– comment, enfin, aider le sujet à s’individuer, à se dégager d’un
discours parental qui ne lui laisse aucun espace psychique d’autonomie
sans qu’il ne sombre, ne se reperde, le transfert aidant, dans une autre
aliénation, celle qui ferait de l’analyste la nouvelle voix idéalisée
détentrice et garante de toute vérité ?
C’est ici que la perspective proposée par D. Sibony prend toute sa
pertinence : « C’est peut-être l’essentiel de certains actes thérapeutiques :
faire une greffe d’origine pour en libérer le sujet. Comment aimer assez ses
origines pour leur signifier qu’elles sont dignes d’être quittées. Le nerf de
l’acte thérapeutique est, peut-être, de permettre un investissement suffisant
des origines pour que leur inhibition ne soit pas délabrante. »
Ce voyage de retour vers le lieu de ses origines, là où ses identifications
n’avaient pu s’instaurer de manière stable et durable (la reprise massive du
discours paternel n’ayant pour fonction que de masquer – mal – le vide
identitaire), prit pendant quelques semaines différentes formes que je ne
détaillerai pas ici : réhabilitation du père pour qui je n’hésitais pas, par
moments, à prendre parti en tentant de mettre du sens sur ses propos et ses
comportements qui semblaient incompréhensibles ou contestables à Ragab ;
discussions autour de la justification et de la relativité culturelle de certains
préceptes et de certaines règles des différentes religions, dont ceux et celles
de l’islam ; échanges sur l’histoire de la Tunisie en fonction de ce que nous
en savions l’un et l’autre ; et, sur un mode plus ludique, consultation de
brochures de voyages qui nous permirent, dans un plaisir partagé, de rêverie
en rêverie, d’errer entre Hammamet et Sousse en passant par Djerba, le tout
dans le cadre de cette aire de jeu, de cet espace potentiel propice, selon
Winnicott à la création de soi et de la réalité.
3) La troisième phase, qui se poursuit à l’heure actuelle, est
essentiellement marquée par l’émergence et le début d’élaboration d’une
vie imaginaire personnelle, qui signent le colmatage de cette « faille
primaire de l’imaginaire »7 caractéristique de Ragab et qui est due, tout à la
fois, à son envahissement par un imaginaire paternel saturé en thèmes
culturels et religieux et à l’absence probable d’un imaginaire maternel
l’ayant concerné en propre, à l’orée de sa vie.
Cette activité imaginaire de Ragab s’articule en premier lieu autour des
voyages : en compulsant les brochures touristiques, il vagabondera de lui-
même au fil des pages : « Plus tard, quand j’aurai de l’argent, j’irai en
Égypte ; je veux voir les pyramides. » Mais d’autres pays, le Mexique, la
Chine (« pays des bouddhistes ») l’intéressent ; puis « j’irai au “hidjaz”
(pèlerinage à la Mecque) peut-être… si j’ai envie ».
Des projets professionnels commencent aussi à germer. Il se demande s’il
vivra « dans un foyer avec d’autres jeunes » ou en appartement et demande
à l’institution de prévoir pour lui des stages de formation professionnelle en
jardinage.
Les prémisses d’une triangulation et d’un imaginaire œdipien
commencent à prendre forme ; la figure maternelle est de plus en plus
présente dans son discours. « Par moments, je ne peux pas m’empêcher de
caresser les joues de ma mère ; elle rigole, elle me dit que c’est parce que je
l’aime. »
Son symptôme céphalogyre semble avoir disparu ; la « dame blanche »
aussi.
L’institutrice chargée de son suivi scolaire signale que, de plus en plus,
Ragab s’avère capable de restituer correctement le sens des textes lus en
français8.
Enfin, il parle d’une jeune fille, de nationalité étrangère et de religion
catholique, récemment arrivée dans l’institution : « C’est ma petite amie ;
mon père dit que je dois marier une tunisienne, que c’est “haram” de marier
une catholique, mais c’est moi qui déciderai ».
Quand il lui arrivera d’évoquer les disputes, fréquentes, entre ses parents,
il dira régulièrement : « C’est ma mère qui a raison… Je la défends ; quand
il est en colère, mon père dit beaucoup de bêtises ; en plus, il crie très fort ».
Et il rajoutera : « mais c’est mon père… », accompagnant cet énoncé d’un
geste désabusé de la main, comme pour signifier « c’est comme ça, je n’y
peux rien » (précédemment, quand il faisait référence à ces disputes, il
décrivait conjointement l’angoisse désorganisatrice qu’il éprouvait à ces
moments : « J’ai très peur, je me bouche les oreilles, ou je vais dans la salle
de bains et je me mets sous la douche. » Conduites d’évitement qui le
protégeaient de « l’intrusivité » de la voix paternelle.
Il y a quelques semaines, à peu de distance des vacances estivales, Ragab
m’informera qu’il doit aller à Paris, avec son père, afin de déposer un
dossier pour l’obtention de la carte nationale d’identité française.

Pour des raisons tenant à la fois à leur organisation psychique et aux


conditions de vie qu’ils rencontrent dans le pays d’accueil, certains
migrants ne parviennent pas à élaborer cet « entre-deux qui à la fois relie et
sépare deux rives » (Dahoun). Nous assisterons, alors, à l’instauration, puis,
de déceptions en frustrations, à l’exacerbation d’un repli identitaire,
dommageable pour eux-mêmes et inducteur de pathologies pour leurs
enfants.
Comme l’écrit P. Castoriadis, « la relation qu’entretient le couple parental
avec l’enfant porte toujours la trace de la relation du couple au milieu social
qui l’entoure… On a insisté de différents côtés, ces dernières années, sur le
caractère clos de certaines familles de psychotiques qui préservent un
équilibre instable qui ne se maintient tant bien que mal qu’aussi longtemps
qu’il peut éviter tout affrontement direct avec le discours des autres, grâce à
la mise au silence de ce qui se parle au dehors. Le risque que court alors le
sujet est d’être dans l’impossibilité de trouver hors famille un support lui
facilitant sa démarche vers l’obtention de cette part d’autonomie nécessaire
aux fonctions du Je. C’est là, non pas la cause de la psychose, mais
certainement un facteur inducteur souvent présent » dans la famille du
psychotique.
Cette réflexion qui porte sur la psychose en général nous semble encore
plus pertinente s’agissant de certains enfants de migrants, psychotiques ou
pas, et ce, du fait de la disqualification radicale et sans appel qui affecte le
discours hors famille.
Il est notoire, depuis Freud, qu’entre la normalité et les états
psychopathologiques la différence est de degré, non de nature. Névroses,
psychoses et autres pathologies psychosomatiques ne font qu’exprimer avec
plus d’acuité et d’évidence des problèmes qui débordent largement la seule
spécificité des états psychopathologiques.
Aussi nous semble-t-il que le cas de Ragab est exemplaire d’une
problématique psycho-socio-culturelle qui concerne toute une frange de
jeunes issus de la migration : celle d’une impasse identificatoire qui, pour
peu qu’elle entre en résonance avec des traumas et fragilités psychiques
inhérents à leur histoire personnelle, tourne à la faillite identitaire.
Dans la présentation de ce cas, chemin faisant, nous avons rencontré une
autre dimension, qui nous semble fondamentale, du désarroi de ces jeunes :
l’effondrement de la figure paternelle. Sous les effets conjugués de son
isolement culturel et de sa dévalorisation sociale, son discours, désarrimé de
ce fond syncrétique et muet qu’est le cadre culturel constitutif du sentiment
d’identité, et non relayé (quand il n’est pas contredit), conforté et attesté par
le discours de l’ensemble, perd de sa consistance et de sa signifiance.
Déconnecté, en quelque sorte, en terre étrangère, de la généalogie qui fonde
et assure sa place paternelle, n’ayant pas réussi à inventer une nouvelle
forme de paternité, ce père-non père ne pourra laisser à ses enfants que
deux voies possibles : soit la sauvegarde, par la « folie », de ce qui reste du
narcissisme paternel délabré, condition essentielle à la survie narcissique
minimale du sujet lui-même, soit la quête transgressive, et aux risques
mortifères pour le père et le fils, d’une autre paternité hors famille. Nous
avons vu que Ragab a traversé tour à tour les deux registres, avant de
commencer à cheminer dans une voie tierce.
Pour terminer, une dernière question se pose, que nous avons abordée en
pointillés à différents moments : le cas présenté au cours des pages qui
précèdent s’inscrit-t-il, en toute rigueur, dans le diagnostic de psychose ?
Bien que le tableau clinique ne semble laisser aucun doute à ce sujet,
l’interrogation mérite attention du fait de plusieurs constatations :
– que Ragab réserve l’essentiel de ses « hallucinations » au milieu
familial (attaque par un « shitane » qui lui enserre la gorge, vécu
hallucinatoire de « khials » qui l’envahissent, etc., sont des
phénomènes qui ne surviennent qu’à la maison, plus rarement
ailleurs) ;
– que par une interprétation (celle formulée, par exemple, à propos des
frères siamois) on ait raison d’une « hallucination » ;
– que par les nombreuses questions qu’il pose sur ce qui « est vrai » et ce
qui « ne l’est pas », sur ce qui « existe » et ce qui « n’existe pas », il
manifeste une quête insistante de sens et la présence d’un doute
permanent immanent à son discours ;
sont autant d’éléments qui invitent à se demander si dans certains cas, bien
vite étiquetés comme « psychotiques » du fait de leur étrangeté, la
surdétermination d’une vulnérabilité psychologique par une fragilité
spécifique à la situation transculturelle ne conduit pas à des formes de
pathologies qui viennent trébucher aux portes de la psychose, empruntant à
celle-ci ses modes de manifestation et d’expression, sans pour autant que la
structure soit véritablement psychotique. En d’autres termes, ne peut-on
formuler, au terme de cette présentation clinique, l’hypothèse que
« l’exposition au risque transculturel » (Moro) de certains jeunes issus de la
migration, venant s’imbriquer avec une problématique identificatoire
relevant de leur histoire personnelle, conduit à donner à celle-ci des
résonances de faillite identitaire d’allure psychotique ?9
Un dernier point est à évoquer avant de clore cette présentation clinique :
celui du rôle que joue l’institution dans de telles prises en charge
thérapeutiques. Il est clair, pour nous, que le travail thérapeutique avec de
tels patients est grandement facilité quand il se déroule dans un contexte
institutionnel qui est lui-même inéluctablement, du fait de la composition de
la société française, traversé par l’interculturel (aussi bien au niveau des
soignants qui y travaillent que des patients qui y sont accueillis.)
Outre les fonctions de l’institution, connues depuis les différentes
analyses du courant institutionnaliste, à savoir les fonctions d’actualisation
et de représentation des instances psychiques et celles de contenance des
parties archaïques de la personnalité, elle en remplit d’autres, essentielles,
auprès de patients dont la pathologie a à voir avec la conflictualité
interculturelle.
Ainsi, le respect par l’ensemble de l’équipe des aspects culturels
spécifiques (tels que certaines prescriptions au plan alimentaire, la tolérance
de certaines absences lors des fêtes religieuses, etc.), mais tout en
maintenant le cadre institutionnel, ses règles de fonctionnement et ses
exigences, confronte le jeune issu de la migration à un système
sociosymbolique qui métaphorise pour lui, sur la scène de la réalité, la
culture d’accueil et qui lui signifie qu’il y a sa place sans avoir, pour autant,
à renier ses origines.
D’autre part, la rencontre d’autres jeunes de différentes cultures, qui
souffrent comme lui, qui éprouvent des difficultés analogues ou identiques,
permet, en quelque sorte, de dé-culturaliser la souffrance, de la subjectiver,
de l’assumer en son nom propre et d’en reconnaître la dimension trans-
individuelle. Pour illustration, Ragab, évoquant les « bêtises » qu’énonce le
voyant sur la « dame blanche » qui aurait pris possession de sa tête ajoutera,
au cours d’une séance, qu’il n’ignore pas pour autant que c’est bien dans sa
tête « que ça ne va pas ».

Des spécificités culturelles à l’universalité du fonctionnement


psychique
Avant d’aborder les problèmes que pose au clinicien la psychopathologie
des migrants et celle de leurs enfants (souvent appelés, improprement,
« deuxième génération de migrants »), une rapide incursion sur le terrain de
l’ethnologie est nécessaire.
De manière schématique, on peut dire que cette discipline connaît depuis
quelques décennies un débat qui oppose deux courants de pensée qu’on
peut qualifier, pour le premier de relativiste, pour le second d’universaliste
(précisons, toutefois, que ces deux courants ne sont pas constitués en
systèmes théoriques identifiables en tant que tels ; ils traversent l’un et
l’autre les différentes écoles de pensée en ethnologie). De cette
confrontation scientifique féconde, aux multiples implications théoriques et
méthodologiques, nous ne retiendrons très sommairement que les aspects
qui ont à voir avec notre propos, et qui ont exercé une certaine influence sur
l’abord psychothérapeutique des patients en situation interculturelle.
Le courant relativiste tend à considérer chaque culture comme un
système clos sur lui-même, concret, localisé dans l’espace et dans le temps ;
système qui a son harmonie, sa cohérence, sa logique propre, sa manière
spécifique d’appréhender le rapport au monde et d’organiser les relations
sociales. Chaque culture aurait ainsi ses traits singuliers qui la rendent
unique et incomparable à toute autre culture. Les tenants du relativisme se
posant, par ailleurs, comme les éminents défenseurs de la tolérance et du
respect des différences, les pourfendeurs de l’« ethnocentrisme », suprême
péché de la pensée ethnologique et qui, de plus, recèlerait des tentations
racistes ou « néo-colonialistes ».
Or, n’est-ce pas « le discoureur qui alimente le relativisme ? » se
demandait Dan Sperber. Et si le relativiste avait pour idéal d’épurer sa
pensée de tout soupçon d’ethnocentrisme, n’est-ce pas au profit d’un
narcissisme projeté sur son objet d’étude ? Pour utiliser un concept
psychanalytique, convoqué pour l’occasion, non dans sa fonction
explicative, mais comme simple métaphore, on pourrait dire, en retour, que
le suprême péché du relativiste serait, en quelque sorte, de constituer la
culture qu’il décrit (et à laquelle il consacre souvent l’essentiel de son
existence scientifique) en objet-fétiche, le terme de « fétiche » étant
entendu, ici, dans son sens freudien de ce qui se donne à voir comme
évidence de complétude, et qui ne tire sa brillance que d’être incomparable.
Déjà en 1955, C. Lévi-Strauss, avec humour, pourfendait les
pourfendeurs, en écrivant dans Tristes Tropiques :
C’est un métier, maintenant, que d’être explorateur ; métier qui consiste, non pas, comme on
pourrait le croire, à découvrir au terme d’années studieuses des faits restés inconnus, mais à
parcourir un nombre élevé de kilomètres et à rassembler des projections fixes ou animées, de
préférence en couleurs, grâce à quoi on remplira une salle, plusieurs jours de suite, d’une foule
d’auditeurs auxquels des platitudes et des banalités sembleront miraculeusement transmutées en
révélations pour la seule raison qu’au lieu de les démarquer sur place, leur auteur les aura
sanctifiées par un parcours de 20 000 kilomètres.

Les universalistes, pour leur part, ne s’intéressent aux différences


culturelles qu’en tant que point de passage obligé vers ce qui,
inéluctablement, les transcende, à savoir la culture en tant que phénomène
universellement humain. Il n’y a de science que du général et il existerait,
selon G. Devereux par exemple, un modèle culturel universel autour duquel
les sociétés humaines improviseraient des variations plus ou moins décalées
et plus ou moins harmonieuses. Cet auteur, comme le rappelle J. Cochin, a
énoncé à ce sujet trois principes fondamentaux. Le premier, « principe des
possibilités limitées », affirme que la variabilité des contenus culturels ne se
décline pas à l’infini, en tant qu’elle est doublement bornée : par la
nécessité de vivre en société d’une part, par les contraintes, universelles,
inhérentes à la vie psychique, d’autre part. Le second principe, dit de
« compensation », suggère que la non-présence observable d’un trait dans
une culture donnée, trait jugé distinctif pour une autre culture, ne signifie
pas son absence au sein de la première : ainsi, par exemple, un
comportement toléré dans une société, mais interdit dans une autre,
continue à hanter cette dernière et s’exprime à travers les rêves, les
fantasmes ou les mythes. Le troisième principe, celui d’« équivalence »,
énonce qu’à partir de l’analyse clinique d’un seul individu, on retrouve les
mêmes matériaux psychiques que ceux que l’on rencontre à travers
l’enquête anthropologique de par le monde.
Il y aurait, ainsi, une grande cohérence et une congruence des différentes
productions psychiques de l’individu humain, quelle que soit son aire
culturelle d’appartenance.
G. Devereux soutient, en outre, que dans le domaine de la santé et de la
maladie mentales, les critères de normalité sont absolus et n’admettent pas
de variations selon la culture : il s’agit de la maturité affective, du sens du
réel, de la rationalité et de la capacité de sublimer, et ce, quels que soient les
mythes, croyances, l’irrationnel partagé, propres à toute société.
Par ailleurs, du côté des recherches empiriques, J. Cochin souligne que
les études récentes semblent donner l’avantage aux universalistes et
démontrent que les arguments factuels en faveur du relativisme apparaissent
de moins en moins convaincants. « Qu’il s’agisse des rôles dévolus à l’un et
l’autre sexe, des modalités de passage de l’adolescence à l’âge adulte, du
découpage pratique dans le continuum des couleurs, ou encore de la
classification des espèces animales et végétales, force est de reconnaître que
les récents travaux concluent en faveur d’un haut degré de similitude
interculturelle. Les ressemblances s’avèrent beaucoup plus importantes que
les dissemblances ».
Autre argument majeur des universalistes : si les variations culturelles,
qui peuvent se dénombrer à l’infini, étaient si radicales qu’elles rendraient
les différentes cultures incomparables les unes par rapport aux autres, si
chacune de celles-ci produisait ses catégories de pensée, ses modalités de
mise en sens du monde, singulières et irréductibles, comment l’ethnologue
pourrait-il, avec ses catégories de pensée à lui, les appréhender et nous en
restituer la compréhension ?
Si nous avons fait ce bref détour par l’ethnologie, en insistant de manière
quelque peu sommaire, en forçant certainement le trait et en exagérant les
arguments qui les opposent, sur la confrontation qui s’y déroule entre
universalistes et relativistes, c’est parce qu’en miroir de ce débat et en
synergie avec lui, des divergences similaires agitent le monde de la
psychiatrie des migrants, avec un mélange analogue d’arguments
scientifiques et d’arguments polémiques.
La question qui se pose au clinicien est la suivante : que doit-il
comprendre quand la souffrance du patient, migrant ou enfant de migrants,
se donne à entendre comme souffrance de l’identité culturelle et que, de
surcroît, elle emprunte, pour s’exprimer et s’expliquer, les oripeaux de la
culture d’origine (sorcellerie, possession, « dame blanche », « mauvaises
influences », etc.) ?
En réponse à cette question deux grandes tendances en matière de
psychopathologie se dessinent ; certains praticiens vont être tentés par
l’évacuation de tous les éléments qui apparaissent comme relevant des
spécificités culturelles pour n’en référer qu’à une nosographie dite
« classique », abstraite et considérée comme universelle : les structures
psychopathologiques sont en nombre limité (névroses, psychoses,
dépressions) et se retrouvent partout les mêmes, dira-t-on. D’autres vont se
découvrir une passion ethnologique, pour les besoins de la cause, et
considéreront qu’on ne peut comprendre – et travailler avec – des patients
d’origine non occidentale qu’en accordant la priorité à leur « identité
culturelle ». La réflexion de ces thérapeutes prend sa source, le plus souvent
très superficiellement, dans un courant de la psychiatrie, l’ethnopsychiatrie,
courant élaboré par T. Nathan, qui en représente la figure autant
charismatique que décriée.
Reprochant à la psychiatrie dite scientifique d’« organiser sa
mondialisation », et de le faire « selon la façon dont se répandent dans le
monde les produits industriels fabriqués en Occident, c’est-à-dire en
disqualifiant les produits locaux et en faisant naître par tous les moyens une
demande spécifique chez les nouveaux consommateurs », il surcharge la
fonction soignante de la psychiatrie des migrants en lui confiant une
mission qu’on pourrait qualifier d’« éthique » et en la constituant en
rempart contre l’ethnocentrisme de la psychopathologie occidentale.
Quant aux techniques thérapeutiques, l’ethnopsychiatrie se propose de
considérer « sur le même plan et avec un égal respect » les thérapies
occidentales et les techniques de guérissage locales, « en créditant les
théories des guérisseurs de la possibilité de rendre compte, au moins en
partie, de leur pratique ».
Les options essentielles de l’ethnopsychiatrie, telles qu’elles sont
énoncées par T. Nathan, peuvent se définir ainsi : 1 – s’interdire de
disqualifier les psychopathologies locales ; 2 – mettre en valeur les
implicites « théoriques » des pratiques culturelles de soins ; 3 – produire la
démonstration que ces pratiques peuvent apporter des solutions aux
problèmes techniques rencontrés fréquemment par les thérapeutes
occidentaux ayant affaire à des patients issus d’autres aires géographiques.
Ouvrons une parenthèse : il est vrai que l’une des raisons du succès de
l’ethnopsychiatrie et de l’attrait théorique qu’elle exerce sur certains
cliniciens tient au désarroi qui les affecte face au patient migrant. Celui-ci
est le plus souvent dû à leur difficulté à établir avec lui un lien
thérapeutique durable, à la perception de sa méfiance à l’égard du dispositif
psychothérapeutique, à la culpabilité qu’ils éprouvent à le « catégoriser », à
l’enfermer dans une nomenclature psychiatrique classique, comme si, ce
faisant, on l’aliénait en déniant ce qui, en lui, constitue l’essentiel de lui-
même : son identité culturelle. Cet attrait est, chez certains, d’autant plus
intense que la méthodologie et la pratique ethnopsychiatriques, chargées de
mystère, leur échappent irrémédiablement. Alors que chez d’autres,
adversaires résolus de l’ethnopsychiatrie, dont ils discréditent sans appel et
les théories et les pratiques, l’animosité est souvent si violente qu’elle finit
par en être suspecte. Quant à nous, il nous semble que les uns et les autres
ne font qu’exprimer, chacun pour sa part, l’un des deux termes de
l’ambivalence inhérente à la catégorie psychique de la fascination. Ici, celle
exercée par la perception qu’il existerait un lieu où pourrait se réaliser le
fantasme thérapeutique irréalisable, autant qu’irréductible, qui anime le
désir de tout clinicien : celui d’une rencontre absolue avec l’Autre,
l’étranger en soi, qui parle une langue de lui seul connue et qui deviendrait,
ainsi, absolument familière. Fermons cette parenthèse.
Un des problèmes majeurs posés par l’ethnopsychiatrie est celui
consistant à réduire l’individu à son identité culturelle, voire de considérer,
plus radicalement, que l’identité ne se définit que par ses déterminations
culturelles, qu’elle se subsume entièrement dans ce qu’on peut appeler son
« être-ethnique », nous ramenant, ainsi, aux vieux démons de la
substantification de la culture. Dans cet ordre d’idées, T. Nathan souligne
dans « L’héritage du rebelle » (À qui j'appartiens ? Écrits sur la
psychothérapie, sur la guerre et sur la paix) que l’ethnopsychiatrie
s’intéresse plus à la langue qu’au langage : « […] et comme il est évident
que la langue est l’un des systèmes qui contribue le plus fortement à la
structuration de l’individu, on peut en conclure que le groupe fabrique un
objet (dixit la langue) qui, par la suite, fabrique un à un les individus du
groupe. » De tels propos ont de quoi laisser pantois, tant ils attestent de la
prise en compte de l’identité dans ses déterminations culturelles exclusives
de toute autre détermination, les individus étant, ainsi, interchangeables
puisque porteurs de la même « marque de fabrique ». C’est oublier que,
pour le clinicien, il n’y a de langue que parlée, que la parole est ce qui
définit le rapport singulier de chacun à sa langue, et du même coup à sa
culture. Aussi, le thérapeute, confronté à un patient issu de la migration,
serait-il invité par l’ethnopsychiatrie, non seulement à écouter la souffrance
exprimée en référence à sa différence culturelle, mais encore à l’entendre,
pour ainsi dire, au pied de sa lettre sémantique. Ce qui signifie une
méconnaissance de ce qui fait l’essentiel de l’enseignement freudien, à
savoir que la parole est ambiguë et opaque par nature, que celui qui parle
croit dire ce qu’il dit, alors qu’il ne sait pas de quoi il parle, ni ce qui le
parle ; que le sujet, pour reprendre une formule lacanienne qui résume le
propos, est irrémédiablement divisé.
L’immigré serait, ainsi, parce qu’il est immigré, le seul sujet que le
clinicien créditerait de la capacité de dire ce qu’il pense et de penser ce
qu’il dit, sans équivoque aucune, son identité culturelle faisant foi de la
vérité de son discours.
En d’autres termes, l’ethnopsychiatrie se propose d’être une psychiatrie
qui panse les plaies de l’identité culturelle (ce qui peut, des fois être
nécessaire, mais qui n’est, en aucun cas, suffisant) qu’elle hypostasie,
entretenant auprès du migrant l’illusion qu’il peut la conserver, ici comme
là-bas, telle qu’en elle-même, annulant de ce fait et, ce qui est plus
préoccupant, de son propre chef, et les raisons et les effets de l’exil. À cet
égard, T. Nathan n’hésite pas à écrire : « Dans les sociétés à forte
émigration, il faut favoriser les ghettos – oui, je le clame haut et clair – afin
de ne jamais contraindre une famille à abandonner son système culturel. »
On ne peut, ici, que rappeler, comme le fait avec beaucoup de pertinence
R. Rechtman, que la clinique se détache de l’anthropologie en ce qu’elle
redouble la différence culturelle d’une différence subjective soumise à la
causalité psychique10 et que ce qui l’intéresse dans le rapport thérapeutique
avec des migrants, c’est moins la différence entre occidental et non
occidental que celle entre malade et non malade. Et il est à peine besoin
d’invoquer ce constat d’évidence : que l’exil n’est pas pathogène par
essence, et que bon nombre d’immigrés, ainsi que leurs enfants, sont
exempts de toute pathologie. S’il est indéniable que la rupture de la
transmission culturelle, la non-observance de certains rituels difficiles à
effectuer dans le pays d’accueil, le non-respect de certaines valeurs jugées
importantes, la perte des repères et des liens traditionnels, la confrontation à
un univers sociorelationnel qui n’est pas toujours, d’emblée,
compréhensible, sont autant de facteurs qui favorisent l’éclosion d’une
souffrance et conditionnent une fragilisation psychique, on ne peut en
déduire que le paradigme migratoire suffit, à lui tout seul, à saturer
l’étiologie d’une pathologie. Car, resterait, dans ce cas, à expliquer
pourquoi d’autres, qui se sont soumis à ce même paradigme du
déplacement, ne chutent pas du côté de la maladie mentale.
Le fait d’accréditer, en toute innocence et sans le moindre « soupçon »
(car, pour reprendre une formule de Paul Ricœur, la clinique est une
« herméneutique du soupçon » quant au dire de l’autre), le discours de la
souffrance quand il s’énonce en référence à l’identité culturelle, pose
d’autres problèmes. La majorité des immigrés sont des sujets qui, de par
leur exil (quels qu’en soient les motifs), ont aussi pris une certaine distance
par rapport aux coutumes, croyances, pratiques de leur pays de naissance, et
qui mettent en jeu un désir dont l’errance ne peut être exclusivement, et
dans tous les cas, attribuée à la seule blessure identitaire. Et ce, même
quand il s’agit de familles qui fonctionnent sous l’égide de ce que nous
appelons une « contre-identification » aux modèles identificatoires qui
prévalent dans leur nouvelle terre d’asile, et qui surinvestissent, des fois
jusqu’à la caricature, des modes de vie et des croyances qui ont connu
souvent des évolutions dans leur propre pays d’origine. En d’autres termes,
la fameuse identité culturelle n’est, dans bien de cas, qu’une construction
élaborée, en « contre-identification », en pays d’asile et qui ne peut
s’expliquer par la seule nostalgie, ou le désir de faire retour sur le perdu de
leurs origines, mais s’inscrit aussi dans la dynamique de la conflictualité
identificatoire qui marque leur rapport aussi bien à la culture d’origine11
qu’à la culture d’accueil. Prédomine quelques fois le sentiment tantalisant
d’identifications désirées, mais qui sans cesse se dérobent (que ce soit pour
des raisons psycho-individuelles, mais également économiques, sociales,
confortées et renforcées aussi par le regard, les attitudes et comportements
des autres à leur égard), obligeant le sujet à faire repli sur des repères
identificatoires, quand bien même ils seraient, quelquefois, obsolètes, et ce
pour se protéger d’un environnement vécu comme hostile.
Une autre critique fréquemment adressée à l’ethnopsychiatrie concerne le
dispositif de soins qu’elle met en place. T. Nathan écrit, par exemple : « En
dehors de certains dispositifs tels que l’os de poulet, la sorcellerie ou la
transe, il est impossible d’établir une relation de type psychothérapique
avec des sujets originaires de cultures non occidentales. » Mais une chose
est d’interroger, d’analyser, et ce faisant, d’accréditer les dispositifs locaux
quant à leurs conditions d’efficacité et leur fonctionnement symbolique
congruent avec le système de signifiants propre à une culture, autre chose
est de les mettre soi-même en pratique, de façon décontextualisée, dans un
mimétisme malencontreux qui actualise « des cosmogonies et des
nosologies ancestrales » (Douville) et ce d’autant plus qu’on n’est pas, soi-
même, « initié » à ce genre de pratiques. Pourtant les consultations
ethnopsychiatriques existent, il est probable qu’elles obtiennent des
résultats, il n’y a pas de raisons d’en douter, ni de contester que bon nombre
de patients issus de la migration qui s’y adressent y trouvent leur compte.
La question est d’ordre théorique : comment peut-on identifier l’autre à sa
seule « identité culturelle » et se situer soi-même en état d’apesanteur par
rapport à sa propre culture ? Comment prétendre qu’on peut échapper à sa
propre « marque de fabrique » culturelle et fonctionner dans le paradigme
d’une culture autre, tout en déniant la même capacité à l’autre ?
D’ailleurs, les patients apportent eux-mêmes, régulièrement, la
démonstration de cette capacité, en entreprenant un travail thérapeutique à
l’« occidentale », tout en consultant, dans le même temps qui un « voyant »,
qui un « guérisseur ». Il est probable qu’il s’agit là d’un effet de ce que
R. Bastide a décrit à travers le concept de « principe de coupure » : celui-ci
définit un mécanisme, spécifique des situations interculturelles, qui facilite
pour l’individu sa négociation de la tension intrapsychique due à sa double
appartenance culturelle. Comme l’écrit D. Cuche dans son étude de ce
concept, « ce n’est pas l’individu qui est “coupé en deux”, c’est lui qui
découpe la réalité en plusieurs compartiments étanches dans lesquels il a
des participations différentes » ; ce mécanisme de défense lui permet
d’« éviter le conflit entre deux systèmes culturels contradictoires », qui
sont, l’un et l’autre, siens dans des proportions variables d’un sujet à l’autre.
Aussi, quand T. Nathan écrit que l’ethnopsychiatrie est, dans le
traitement des migrants, « un champ expérimental de médiation » (c’est
nous qui soulignons) entre les thérapeutiques qui leur sont familières et les
dispositifs existant en France, on est tenté d’y souscrire. C’est même
probablement là, dans sa fonction médiatrice, que se trouve sa condition de
possibilité et d’efficacité, quoi qu’en disent ses nombreux détracteurs :
parvenir à restaurer, ce qui est nécessaire avec certains patients, le sens
ancien, ce faisant, réparer le tissu psychique troué, permettant, ainsi, au
sujet de se relancer dans l’aventure identificatoire dont il a tenté le pari en
quittant sa terre d’origine. Mais encore faut-il, en disant cela, ne pas
disqualifier, dans le même temps et par goût de la provocation (mais
souvent, il est vrai, en réponse à des provocations venues de l’autre bord),
l’un des deux termes qu’il s’agit de médiatiser, et ne pas faire que renvoyer
au migrant : « telle est ta langue, telle est ta culture, telle est ton identité.
Elles seules définissent ce que tu es ».

Quand les adversaires de l’ethnopsychiatrie reprochent à celle-ci de


substituer à la spécificité du fait psychopathologique une spécificité
ethnique et qu’elle réduit celui-là à un simple fait culturel, on ne peut
qu’être d’accord. Quand les mêmes affirment que les structures
psychopathologiques sont universelles et que, comme l’écrit H. Ellenberger
« les maladies mentales sont bien, fondamentalement, les mêmes partout
sur la surface du globe », on veut bien, par acte de foi occidental (et jusqu’à
preuve convaincante du contraire) être encore d’accord. Mais de telles
formulations font quelque peu illusion en tant qu’elles omettent de signaler,
au passage, les difficultés et les incertitudes qui caractérisent la psychiatrie
et la psychopathologie des pays développés. Des débats et des désaccords,
anciens et insistants, existent quant à la définition des structures
psychopathologiques et quant à leur étiologie. De même, des pathologies
plus récemment identifiées, telles que les états-limite, les pathologies
psychosomatiques, les perversions narcissiques, continuent à alimenter les
discussions quant à leur pertinence nosographique et à leur statut de
« structures » psychopathologiques.
Pour prendre le cas le plus patent, celui de la psychose, souvent citée en
exemple, nous nous contenterons de laisser parler un auteur qui fait autorité
en la matière, P. Castoriadis. Constatant qu’on s’arroge généralement le
« droit » de parler de la psychose ou de la structure psychotique, elle
commente : « On est frappé, dès qu’il s’agit de psychose, de la facilité avec
laquelle on s’accorde le droit d’opérer un amalgame dans lequel se
retrouveront, pêle-mêle, des concepts freudiens, kleiniens, lacaniens, et plus
récemment, ceux que l’on doit à Bateson, Bion, etc. Un autre glissement
dans les théories de la psychose ou des psychoses paraît, inévitablement, se
frayer une voie : mettre entre parenthèses les questions que la psychose
pose au profit d’une question plus abordable et que dès lors on identifiera à
la cause ; ce qui permettra de déclarer secondaires celles pour lesquelles on
n’a pas de réponses. »
Il en va de même de l’autisme qui connaît un même imbroglio théorico-
clinique. Référons-nous à ce qu’en écrit J. M. Gauthier : « Outre les
ambiguïtés diagnostiques et pronostiques, les imprécisions, les lacunes et
contradictions des critères actuels laissent supposer que parfois on tend
aussi à confondre diagnostic, le descriptif, et explication/interprétation,
l’éthiopathogénique. On comprend dès lors comment, malgré l’aspect
“épuré” des critères actuels, une subjectivité certaine se glisse dans
l’appréciation que nous pouvons faire des manifestations cliniques de
l’autisme. »
Et de telles imprécisions et incertitudes conduisent bien souvent la
psychiatrie occidentale à poser des diagnostics qui se révèlent spécieux par
la suite. C’est ainsi qu’on s’est plu, pendant longtemps, à étiqueter
d’« autistes » certains jeunes enfants de migrants qui manifestaient un
mutisme et une inhibition rebelles. Jusqu’à ce que certains auteurs, comme
Zerdalia Dahoun, viennent faire parler ces symptômes qui n’avaient d’autre
sens que l’attachement de l’enfant à une mère dont le deuil, inélaboré, de
son pays d’origine se redoublait de l’angoisse de « livrer » son fils ou sa
fille au pays d’accueil. De même, de nombreux diagnostics de psychose se
sont vu récusés, plus ou moins rapidement, l’état « psychotique » du sujet
disparaissant, comme par magie, au détour d’une situation quelconque qui a
permis que soit dépassé le clivage non pathologique qui caractérisait son
fonctionnement psychique.
Nous n’avons abordé, très brièvement, ces quelques exemples que pour
rappeler aux anti-ethnopsychiatrie, ardents tenants de la « scientificité » de
la psychopathologie occidentale, que les certitudes psychiatriques sont,
somme toute, bien plus problématiques qu’on ne veut bien l’admettre.
On ne peut, enfin, passer sous silence le nouveau débat, que nous
n’évoquerons ici que d’une phrase : celui qui oppose les tenants d’une
nosographie inspirée de la psychanalyse et les adeptes d’une nosographie
empirique, caractéristique d’une psychiatrie « moderne » qui s’affirme et
s’affiche « a-théorique ».

Médiation, espace intermédiaire, espace transitionnel, entre-deux. Quels


que soient les termes que l’on utilise, le travail thérapeutique avec des
patients issus de la migration (qu’il s’agisse de migrants de la « première
génération » ou de leurs enfants) ne peut se concevoir que comme faisant
doublement pont : entre deux systèmes identificatoires hétérogènes
proposés par deux cultures différentes, d'une part, entre le conflit
identificatoire qui se joue sur le terrain culturel et la conflictualité
psychique singulière, propre au sujet, dans sa confrontation aux figures de
la triangulation œdipienne, d'autre part. À n’insister, comme on le fait très
souvent, que sur la médiation ou l’entre-deux culturel, privilégiant ainsi le
seul conflit spécifique de la situation interculturelle, on risque de ne voir
que l’arbre des symptômes de l’identité culturelle qui cache la forêt des
vicissitudes identificatoires et des impasses identitaires inscrites dans
l’histoire du sujet.
Disons-le clairement : en matière de psychopathologie, si de l’universel il
y a, c’est toujours en référence à une donnée psychique fondamentale,
l’Identification en tant que processus permanent de construction de soi dans
la relation à l’Autre et aux autres. Et si l’on peut dire que les deux grandes
catégories psychopathologiques, névroses et psychoses, sont des structures
universelles, c’est en tant que les premières renvoient à une pathologie des
identifications (conflit identificatoire, une fois le Moi constitué), les
secondes à une pathologie de l’identité (du fait d’un dysfonctionnement des
identifications primaires constitutives du Moi). Le contenu des symptômes,
la forme culturelle qu’ils prennent, les modes d’expression qu’ils
empruntent ne changent rien à cette donnée essentielle.
Condamné à s’identifier : tel serait le destin de tout sujet humain, d’être à
l’origine d’un processus identificatoire qui, en retour, « l’origine » en tant
que sujet, dans une recherche permanente et jamais achevée d’une
coïncidence avec lui-même, entendue comme espoir de retrouvailles avec
un perdu de soi qui, sans cesse, se dérobe.
Ainsi, on peut dire que l’universalité du fonctionnement psychique se
caractérise comme une quête d’un retour à l’origine qui meut la psyché et la
propulse dans le défilé interminable des identifications, ce que
P. Castoriadis appelle le « projet identificatoire ». Elle définit celui-ci
comme « cette auto-construction du Je par le Je, nécessaire pour que cette
instance puisse se projeter dans un mouvement temporel, projection dont
dépend l’existence même du Je ».
Le projet identificatoire est la construction, toujours renouvelée, d’une
image idéale de soi que le Je se propose à lui-même et qui maintient ouvert
l’accès au futur en tant que projection de la rencontre « avec un état et un
étant passés ». On peut dire que le projet identificatoire est, tout à la fois, le
présent qui anticipe le futur et le futur comme promesse du passé.
Mais une condition nécessaire à la survie du Je est qu’entre lui et son
projet persiste un écart, jamais comblé. « Le futur ne peut coïncider avec
l’image que le sujet s’en forge dans le présent. Cette non-coïncidence, dont
le sujet fait l’expérience quotidienne, doit néanmoins substituer à la
certitude perdue l’espoir d’une coïncidence future possible, afin que
l’investissement d’un devenir, auquel le Je ne peut se soustraire, garde toute
sa force… Ce temps futur une fois rejoint, devra devenir source d’un
nouveau projet, dans un renvoi qui ne se terminera qu’avec la mort. Ce que
le Je pense doit faire preuve d’un en moins, toujours là, par rapport à ce
qu’il souhaite devenir. Entre le Je futur et le Je présent doit persister une
différence, un x représentant ce qui devrait s’ajouter au Je pour que les deux
coïncident. Cet x doit rester manquant » (Castoriadis).
Le projet identificatoire est donc cette passerelle entre des identifications
anciennes auxquelles le Je a dû renoncer pour vivre, et des identifications
futures à atteindre, dans l’espoir qu’elles permettent de réaliser le retour aux
premières.
Nous avons fait ce détour par le concept de « projet identificatoire » tel
que le définit P. Castoriadis pour faire ressortir ce constat d’évidence pour
le clinicien : la quête d’un retour à l’origine, l’espoir jamais éteint de
retrouvailles avec le passé quitté, caractérisent le fonctionnement psychique
de tout individu humain. Les identifications ne sont que la forme
processuelle qu’emprunte la psyché pour ouvrir un dialogue permanent
avec le perdu originel. La situation migratoire ne fait que renouveler ce
dialogue de manière inédite, et quelquefois lancinante, pour le sujet. Aussi,
une lecture restrictive de l’ethnopsychiatrie, à laquelle elle se prête
volontiers par certaines de ses formulations, peut légitimement reprocher à
celle-ci d’accréditer, auprès du migrant, l’illusion qu’entre lui et son
« origine » idéalisée l’écart peut être annulé ; ce faisant, on confine le
patient dans un monde narcissiquement clos, réduit à un espace minimal, où
ne subsistent que deux termes : le sujet et un miroir qui lui reflète son
identité originelle accomplie. Ce qu’au contraire de l’ethnopsychiatrie,
D. Sibony définit du terme d’« impasse identitaire » : « Je nomme ainsi le
fait d’être pris dans une image de soi, dans un cadre identitaire dont on ne
peut se dégager… Le sujet, individu ou collectif, est alors réduit à ce cadre,
incapable de reprendre son évolution, son processus identitaire où il
pourrait, dans le jeu de la vie, assumer certaines images, mais aussi changer
de jeu et se créer d’autres images. »
Rappelons encore une fois ce qui devrait aller de soi si l’on s’en tient au
constat empirique, mais qui n’est pas toujours pris en compte au niveau des
écrits théoriques : toute situation migratoire n’est pas, en elle-même,
pathogène. Ni pour celui qui effectue le déplacement, ni pour ses enfants.
Bon nombre de migrants, après un temps d’errance, parviennent à trouver
dans le système identificatoire que propose la culture d’accueil de quoi
ressourcer et mobiliser leur projet identificatoire, sans renoncement, ni
reniement du système d’identifications constitutives de ce qu’ils sont. Le
principe de coupure, précédemment évoqué, en représente une modalité
possible. Mais d’autres modalités existent, de remaniement de certaines
identifications et/ou d’élaboration d’identifications nouvelles, souvent après
une période de mise en doute des valeurs culturelles et des modèles
identificatoires d’origine. Il est important, à ce point du débat, d’affirmer,
sans restrictions, que le processus identificatoire, et l’économie pulsionnelle
qui le soutient, empruntent les voies offertes par la culture au sein de
laquelle ils se déploient. En aucun cas ils ne s’y fondent.
Vont basculer du côté de la maladie mentale ceux pour qui le trauma du
déplacement va venir redoubler, raviver et actualiser d’autres traumas
singuliers en rapport avec leurs expériences subjectives de perte. À moins
qu’ils ne parviennent à préserver un état de santé mentale précaire, en
déposant dans la psyché d’un ou de plusieurs de leurs enfants (en général,
l’aîné est le plus vulnérable) l’essentiel de leur pathologie et de leur
souffrance identificatoires, dans le cadre d’une relation parent-enfant
fonctionnant sous l’égide du mécanisme de l’identification projective,
mécanisme prévalent dans ce qu’il est convenu d’appeler la transmission
psychique inconsciente12. Nous espérons, là aussi, l’avoir suffisamment
illustré à travers le cas que nous avons présenté.
Quand M. R. Moro écrit que le déchirement de l’enveloppe culturelle
conduit au déchirement de l’enveloppe psychique, on ne peut qu’être
d’accord. À condition de rajouter que ce double déchirement n’est ni
inéluctable, ni inéluctablement pathogène à terme. Les cas de figure
psychiatriques ne se retrouvent que là où les identifications primaires
permettant la constitution de l’enveloppe psychique ont été problématiques
dès le départ du sujet dans la vie, dans sa relation à ses objets
d’investissement primordiaux. En d’autres termes, il n’y a de pathologie de
l’identité culturelle ou ethnique que s’il y a pathologie de l’identité tout
court, et non l’inverse.
Enfin, accueillir, accepter et entendre les explications culturelles que
donne le sujet de sa souffrance comme faisant partie intégrante de sa vie
subjective est, à la fois, une évidence clinique et une nécessité
méthodologique. Les rejeter ou ne pas les prendre en compte, considérant
qu’il s’agit de « théories » étiologiques farfelues, exotiques, irrationnelles et
donc très peu « scientifiques » conduit, inéluctablement, à la mésaventure
que beaucoup connaissent : le non-établissement ou la rupture assurée du
lien thérapeutique.
À l’inverse, la lecture ethnologique des symptômes qui empruntent, dans
un certain nombre de cas, les formes d’expression que leur octroie la culture
d’origine, lecture à laquelle ont recours, de manière souvent superficielle ou
quelquefois documentée, de nombreux cliniciens, n’est, dans la plupart des
cas, pas d’un grand secours thérapeutique. Sinon pour leur permettre de se
soulager de tout ce qu’ils ne comprennent pas de la singularité de la
problématique de leur patient. On oublie, du même coup, que face à tout
patient de quelqu’origine qu’il soit, migrant ou non migrant, ce qui échappe
est toujours plus important que ce qui paraît intelligible, et que c’est, peut-
être, dans ces espaces de non-savoir que se déploie la capacité d’évolution
du sujet.

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1. Nous n’aborderons pas, ici, les raisons de cette difficulté, qui tient autant à la structure ou aux
fragilités psychiques du migrant qu’aux conditions économiques, sociales, dans lesquelles il vivra
dans le pays de migration, ainsi qu’à la manière dont celui-ci l’accueille, le perçoit, l’assigne à une
place prédestinée d’« étranger », renforçant, ainsi, quand elle ne l’induit pas, la crispation identitaire.
2. On peut noter, également, que Ragab a beaucoup de mal à se situer dans la généalogie. Par
exemple, il ne saura pas dire quelle est sa place dans la fratrie, affirmera au cours d’une même
séance, à quelques minutes d’intervalle, qu’il est l’aîné, puis qu’il a un frère plus grand que lui. De
même, parlant de ses grands-parents, il ne parviendra pas à distinguer ceux de la lignée paternelle de
ceux de la lignée maternelle ; ou encore il évoquera son grand-père paternel en disant « le grand-père
de mon père », etc.
Sa difficulté à classer les objets en « grands-moyens-petits » acquiert ici un éclairage évident : il est
le plus grand des frères et sœurs vivants, il est plus petit que son frère aîné décédé dont il est, en
quelque sorte la (ré) incarnation ; comment se situer dans la généalogie quand on est, tout à la fois,
plus grand, plus petit et le même.
3. On peut aussi se demander si l’impasse identificatoire dans laquelle se trouve enfermé Ragab ne
tient pas au redoublement du deuil inélaboré de l’enfant mort et de celui, tout aussi inélaboré,
provoqué par la migration, et qu’il vient symptomatologiser aussi bien l’un que l’autre.
4. Ragab, qui participe comme tous les jeunes de l’institution, à différents ateliers (menuiserie,
poterie entre autres), étonnera les éducateurs par ses productions marquées par la présence régulière
d’une béance : il réalisera, par exemple, des bateaux dont les parois latérales sont bien construites,
mais dont le fond ouvre sur le vide, faute de plancher.
5. Certains auteurs ont déjà souligné le rôle fondamental des relations mère-enfant lors de l’étape
spéculaire. En plus de Winnicott (« le rôle de miroir de la mère ») on peut citer G. Mercier et
J. Bergeret qui écrivent : « À l’école du miroir, on peut opposer que l’enfant ne parvient à percevoir
une image jubilatoire de lui-même dans une glace anonyme que s’il a d’abord perçu dans les yeux
non glacés de sa mère une marque suffisante de fonctionnement positif de l’imaginaire de celle-ci à
son égard. »
De même, P. Castoriadis décrit trois moments dans l’expérience spéculaire :
« – le surgissement dans le miroir d’une image que la psyché reconnaît comme sienne ;
– le détournement du regard vers le regard de la mère où est lu un énoncé disant que cette image est
l’objet de son plaisir, qu’elle est l’image de l’aimé, du bon, du beau… ;
– le retour du regard à l’image présente dans le miroir et qui, dès lors, sera constituée par la jonction
entre l’image et la légende la concernant telle qu’on l’a perçue dans le regard maternel. »
Il est vrai, cependant, que ces auteurs continuent de donner la prééminence au seul visuel au
détriment des autres sens qui sont, tout autant, vecteurs identificatoires dans le registre du primaire,
anticipant et préparant l’avènement de l’étape spéculaire.
6. Jusque-là, la mère était étonnamment absente du discours de Ragab. Il pouvait dire, par exemple :
« ce week-end j’ai été faire les courses avec mon père », la suite de nos échanges indiquant que sa
mère et une de ses sœurs étaient également présentes. On assiste ici à quelque chose qui est de l’ordre
de la forclusion des signifiants maternels.
7. Le concept de faille primaire de l’imaginaire a été proposé par J. Bergeret ; il rendrait compte de
cette invasion de la psyché de l’enfant par l’imaginaire d’un autre (père ou mère) dont les
conséquences seraient la sidération de tout imaginaire propre et le court-circuit de la liaison entre le
réel et le symbolique.
8. Il me faut, ici, évoquer un aspect de la thérapie dont je n’ai pas parlé jusqu’ici : dès le départ,
Ragab initiera nos échanges en utilisant la langue arabe qu’il présuppose, à juste titre, nous être
commune. J’accepterai volontiers, estimant important de répondre à sa quête de reconnaissance sur
ce site linguistique de son appartenance culturelle, là où ses identifications sont à la fois
fondamentales et vacillantes. Très vite, cependant, cette enveloppe linguistique, supposée nous
inclure l’un et l’autre et nous permettre de nous identifier dans une certaine spécularité, montrera ses
limites ; des difficultés tenant aux différences de vocabulaire et de prononciation, dont nous nous
amuserons, nous obligeront à avoir recours à une langue tierce, le français, qui fonctionnera entre le
tunisien et l’égyptien comme l’entre-deux langues nous permettant de nous comprendre. Cette
« migration » constante du sens de la langue arabe à la langue française fera progressivement de
celle-ci un lieu où se retrouvent et se traduisent les significations véhiculées par nos dialectes arabes
respectifs, et où pourra commencer à s’inscrire et se dire le désir, à commencer par le désir de
communiquer.
9. À cet égard, Ragab est exemplaire des difficultés et incertitudes du diagnostic quand on est
confronté à certains migrants ou à leurs enfants. Le caractère insolite de certaines de leurs
manifestations psychopathologiques, la saturation de leurs symptômes par des thèmes prévalents
dans leur culture, peuvent conduire, quelquefois, à percevoir comme hallucinatoires ou délirants les
symptômes dont ils font état, et qui ne sont, en fait, que les cris de détresse d’un soi entravé dans son
développement ou dans ses capacités d’expression. Sans entrer dans les détails du diagnostic
différentiel, qui seraient ici inutiles et fastidieux, contentons-nous de préciser qu’en ce qui concerne
notre patient, la présentation que nous en avons faite présupposait le diagnostic d’état limite. D’autre
part, un certain nombre de traits identifiés par D. Anzieu comme caractéristiques des états limites
permettent de le situer dans cette famille psychopathologique :
– l’incertitude quant à ce qu’il ressent ; en effet, à la moindre critique, réelle ou supposée, il réagit
immédiatement avec inquiétude en disant : « non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire » ;
– le vécu flou et mixte de lui-même, sur lequel nous avons déjà beaucoup insisté ;
– la difficulté à accéder à un raisonnement abstrait, dans un collage aux sensations et émotions dans
sa vie mentale ;
– l’aptitude importante à un transfert immédiat et massif ;
– la préoccupation importante concernant les désirs et les affects de l’autre, dans une volonté
d’adaptation à ce qu’il suppose être ses demandes ou ses attentes : ainsi, il va acquiescer facilement à
tout ce que peut lui dire son interlocuteur : « oui, tu as raison, c’est ça » (même si lui-même vient de
dire le contraire l’instant d’avant) est une formule qu’on retrouve régulièrement dans sa bouche. De
même, il ne manifeste jamais aucune opposition aux exigences des adultes (éducateurs,
enseignantes), ceux-ci se demandant toujours si ce qu’il accepte l’intéresse, lui plaît, ou pas.
Ce dernier trait, entre autres, n’est pas sans évoquer l’organisation en « faux-self » de la vie
relationnelle, qui participe très fréquemment à la pathologie des états limites. Un bref développement
est ici nécessaire : le « faux-self » peut être défini comme un style relationnel où le factice l’emporte
sur l’authentique. Sa fonction, essentielle pour le sujet, est de faire écran afin de préserver et de
protéger le « vrai self », lequel reste enfoui dans la psyché, en mal d’affirmation et d’expression. Le
« faux-self » se caractérise par une hyper-adaptabilité aux désirs, attentes, discours de l’autre, et par
des comportements de docilité qui frisent la soumission. Reste masqué le profond désarroi du sujet,
qui le pousse à des relations quasi adhésives avec des objets dont il ne peut se différencier, et ce,
faute d’avoir pu vivre, au moment où il le fallait, un lien fusionnel à la mère suffisamment étayant et
réparateur.
Rappelons les circonstances qui ont permis à Winnicott d’avancer et d’élaborer le concept de « faux-
self » : ayant en thérapie un patient dont l’analyse évoluait de manière remarquable, qui poursuivait,
pour ainsi dire, une trajectoire analytique idéale, il éprouvait cependant une insatisfaction qu’il avait
du mal à comprendre. Au lieu de se réjouir des progrès du sujet, son contre-transfert était dominé par
un malaise qui le surprenait. Jusqu’au jour où, au cours d’une séance, l’intuition d’une évidence
s’imposa à lui : son patient imitait à la perfection une vraie psychanalyse plus qu’il ne l’effectuait
véritablement.
Il est clair que l’organisation de la personnalité en « faux-self » sera une tentation « adaptative » à
laquelle céderont bon nombre de migrants, dans leur confrontation à une culture d’accueil dont ils
sentent qu’elle les presse d’adhérer à ses normes, ses coutumes, son système de valeurs. On trouvera
le « faux-self » également chez ceux qui, dès avant leur départ, avaient fortement idéalisé le système
culturel du pays qu’ils souhaitaient rejoindre. Toutefois, il nous semble fondamental de distinguer ce
que nous appellerons le « faux-self culturel » de ces migrants, qui est souvent provisoire, non
pathologique, passage obligé vers des remaniements identificatoires ultérieurs, et le « faux-self »
pathologique que l’on rencontre chez d’autres. Celui-ci ne se développe que quand la problématique
migratoire, l’écartèlement entre deux cultures et les exigences adaptatives qui s’imposent à eux
entrent en résonance, comme nous l’avons déjà souligné, avec les failles de leur construction
identitaire personnelle, failles qui renvoient à leur histoire singulière et à leurs rapports avec les
objets de leurs investissements primaires. Dans cette configuration, qui fut celle de notre patient
pendant de longs mois au cours de sa thérapie, les identifications en « faux-self » concernent aussi
bien l’une que l’autre culture : quel que soit le système culturel dans lequel le sujet puise ses repères
identificatoires, ceux-ci ne seront ni stabilisateurs ni structurants, laissant entière la quête d’un lieu de
résidence psychique.
10. « L’ethnopsychiatrie doit apprendre à se pencher, en premier lieu, sur la personnalité du patient et
en second lieu seulement sur la culture. S’il agit autrement, il se transforme, lui aussi, en machine à
stéréotyper » (G. Devereux).
11. « Car, dans l’histoire du migrant, je tiens que l’appartenance culturelle du sujet ne prend sens que
dans la mesure où, à travers sa trajectoire singulière, elle permet de repérer là où elle a manqué, là où
ses déchirures, ses failles, ont permis l’émergence du symptôme » (R. Berthelier).
12. Le lecteur désireux de se pencher sur le problème de la transmission psychique inconsciente et le
mécanisme d’identification projective qui y préside pourra lire avec intérêt l’ouvrage de A. Ciccione,
cité en bibliographie.
CHICANO : LA QUÊTE D’UN NOM
Les formes anthropologiques et linguistiques
d’une représentation

Marta López Izquierdo

Dans ce travail, je m’intéresse à une situation linguistique de contact et à


ses formes historiques, ethnologiques et sociales. Les comportements
linguistiques des communautés hispaniques dans le Sud-Ouest des États-
Unis s’inscrivent dans un cadre énonciatif complexe qui demande une
approche multidisciplinaire. Je m’intéresserai ici, concrètement, à un terme
identitaire utilisé par certains membres de ces communautés, chicano, dont
l’émergence et les emplois ne peuvent être compris sans prendre en compte
les multiples facteurs intervenant dans le processus d’innovation
linguistique.
Les communautés hispaniques dans le Sud-Ouest des États-Unis
présentent une grande diversité par leur origine géographique, par la date et
les modalités d’entrée dans le pays d’accueil, par leur lieu et leurs
conditions d’implantation.
Pour certaines de ces communautés, la présence sur ces terres remonte à
la période hispanique, voire préhispanique, car les territoires allant du Texas
à la Californie appartenaient à la Nouvelle-Espagne, puis au Mexique, après
son indépendance de l’Espagne en 18211. Après l’annexion au XIXe siècle
par les États-Unis, les Mexicains habitant ces territoires, et parlant
l’espagnol ou une langue amérindienne, purent rester sur leurs terres et
devenir citoyens américains ou les abandonner et se replier vers le Sud du
Mexique. À ces populations, il est venu s’ajouter grand nombre
d’immigrants, du Mexique ou d’autres pays de l’Amérique Latine, tout au
long du XIXe et du XXe siècle, fuyant les guerres ou cherchant à améliorer
leurs conditions de vie.
Les « Hispanics »2 représentaient en 2010 16,3 % de la population du
pays. En Californie, 37,6 % de la population se dit être de cette origine. Les
Mexicains forment le groupe le plus important (onze millions sur un total
de treize millions de Hispanics en Californie sont d’origine mexicaine). À
ces chiffres, il faut ajouter un nombre non déterminé d’immigrants illégaux,
non recensés. Selon les dernières estimations, il y aurait huit millions
d’immigrants clandestins aux États-Unis, dont la moitié en provenance du
Mexique3.
Le contact linguistique qui résulte de cette situation peut se produire
selon des circonstances extrêmement variées. L’hétérogénéité des
populations hispaniques aux États-Unis a justement été mise en relief par de
nombreux auteurs, mais elle semble s’organiser en profondeur selon un
continuum à la fois historique, géographique, ethnique et culturel, qui
reproduit des processus cycliques sur plusieurs générations.
Par ailleurs, la diversité des parcours individuels ne peut pas se réduire
aux variables sociolinguistiques généralement appliquées, comme l’âge, le
sexe, l’origine sociale ou socioéconomique4. L’apparition dans ces
communautés de pratiques bilingues et de certains termes, comme chicano,
répond à des stratégies identitaires en construction, d’où le besoin d’inclure
dans leur étude des catégories ethnologiques, comme l’origine ethnique, le
rapport à l’histoire de la communauté, le degré de métissage culturel et
linguistique…

Continuités historiques
1. Premiers colons
En Californie, la présence hispanique remonte à 1769, date qui marque le
début de la colonisation espagnole de la région5. Les terres jusqu’alors
habitées par des Indiens de différentes ethnies et parlant plusieurs dizaines
de langues différentes6 sont progressivement occupées par les missionnaires
du père Junípero Sierra et ses successeurs qui, en l’espace de cinquante ans,
fondent vingt et une missions le long de la côte californienne : San Diego
de Alcalá (aujourd’hui la ville de San Diego), Nuestra Señora de Los
Angeles (aujourd’hui Los Angeles), Santa Bárbara, Monterrey, San José,
San Francisco, Sonoma… Le gouvernement espagnol entendait ainsi faire
avancer leurs frontières, tout en s’appropriant les terres indiennes et en
convertissant les natifs.
Les premiers colons sont des métis très pauvres, originaires du Mexique,
à qui le gouvernement espagnol a promis du bétail. La région suscitait
néanmoins peu d’attrait : à la veille de l’Indépendance du Mexique, en
1821, quelques trois mille Mexicains habitaient la Californie. À leur tête,
des Espagnols, propriétaires de grandes extensions de terre, les ranchos ou
haciendas, obtenues en récompense pour leurs services dans l’Armée
espagnole, et que l’on appelait les (E) Californios7. La masse des
travailleurs était composée de Métis et « en bas de l’échelle » se trouvaient
les Indiens, mal payés, endettés par le système de la (E) tienda de raya des
haciendas8, comme dans les autres régions du Mexique et de l’Amérique
espagnole.
Commence alors un mouvement migratoire des États-Unis vers la
Californie. Des hommes seuls, d’abord, qui, bien accueillis par l’élite
espagnole, se naturalisent et se convertissent au catholicisme. Ils contractent
des mariages mixtes et accèdent à la propriété terrienne. Mais à partir de
1840, ce mouvement migratoire s’intensifie : ce sont maintenant des
groupes d’Américains, des familles entières qui s’établissent dans la région
et prétendent transformer le pays en accord avec leur propre culture. Ce
processus aboutira en 1846 à la rébellion du « Drapeau de l’Ours » [(A)
Bear Flag], tentative de prise de pouvoir par les nouveaux colons. À la
même époque, et conformément aux idéaux de la « destinée manifeste »
[(A) Manifest Destiny]9, commence également l’occupation du Texas. Les
affrontements entre les États-Unis et le Mexique se concluront, après deux
années de guerre, par le traité de Guadalupe-Hidalgo en 1848.
Le traité garantissait aux Mexicains en territoire maintenant américain le
droit de citoyenneté et la possibilité de garder leurs possessions. Dans la
pratique, ils deviendront des « étrangers sur leur propre terre10 » : lorsque le
Sénat américain ratifie le traité, l’article 10, où s’affirmait le respect des
propriétés mexicaines, est remplacé par un protocole qui « permettait »
(mais ne garantissait pas) la validation des titres de propriété mexicains par
les tribunaux nord-américains. Dans les faits, les titres de propriété des
anciens Mexicains ne sont pas reconnus par les cours de justice américaines
ou seulement après des longs procès ruineux (d’une durée moyenne de dix-
sept ans).
À la fin des années 1840, la ruée vers l’or fait des Mexicains une
minorité de plus en plus marginalisée en Californie. Au début du XXe siècle,
leur prolétarisation est quasiment achevée : ils travaillent comme ouvriers
sur les terres des nouveaux maîtres, ou dans l’élevage, la construction des
chemins de fer, les mines…
Dans cette histoire de dominations successives qui se prolonge depuis
des siècles (les Indiens dominés par les Espagnols dominés par les
Américains), un point d’inflexion semble se produire. Dans une
modification des rapports de force, les Mexicains, métis d’Indiens et
d’Espagnols, voient s’accroître leur nombre, leur présence culturelle, leur
influence politique. Face à cette montée en nombre, beaucoup d’habitants
de la Californie sentent le mode de vie et la suprématie socioculturelle du
modèle blanc anglo-saxon menacés. Depuis plus d’une décennie, des
mesures dites « défensives » sont votées dans l’État californien : en 1987,
l’anglais est déclaré langue officielle de l’État11 ; en 1994, on refuse l’accès
aux soins et à l’éducation aux immigrants sans papiers (initiative
paradoxalement appelée SOS [Save Our State]), 1996 : interdiction de la
(A) affirmative action (discrimination positive) ; 1998 : interdiction de
l’éducation bilingue12… Ces mesures annulent les lois de protection des
minorités approuvées suite aux revendications des activistes des Chicanos
dans les années soixante13.

2. Les routes vers el Norte


Au départ des États mexicains de Jalisco, Tabasco, Michoacán ou de plus
loin encore : El Salvador, Nicaragua, Colombie… une marée humaine se
dirige vers le nord, par bateau, par avion, par les routes, beaucoup, les plus
pauvres, à pied. Ils suivent des routes migratoires très anciennes, qui
traversent la Mésoamérique et convergent vers les deux villes-frontière de
Tijuana et Ciudad Juárez. Fin de parcours pour beaucoup. Trous de misère.
Les routes vers le nord sont des chemins ancestraux. Les Indiens
nomades du Nord du Mexique, ceux que les Aztèques, oublieux de leur
propre passé, considéraient comme des sauvages14, allaient et venaient, au
gré des saisons, de Basse en Haute Californie. Les commerçants de la Vice-
Royauté du Mexique allaient de la capitale vers les États du Nord, riches en
mines, et au-delà, jusqu’à Santa Fé (Nouveau Mexique)15. Aujourd’hui,
coupant ces routes, s’élève un mur en tôle, construit avec les résidus d’une
piste d’atterrissage utilisée dans le désert irakien, pendant la première
guerre du Golfe. Ce mur est l’aboutissement d’une politique migratoire de
plus en plus restrictive de la part des États-Unis. Pour l’administration
Clinton qui l’a fait construire, c’est (A) Gatekeeper, le gardien des portes.
Pour les migrants et leurs descendants, c’est (E) la línea, la ligne, ou encore
(A) the hyphen, le tiret, ce qui voulant séparer, réunit, ce qui rend composite
et hybride, comme dans « mexico-américain ».
¿Quién le pone puertas al campo? Qui peut mettre des portes aux
champs ?, demande un proverbe espagnol. Malgré l’instauration d’une
nouvelle frontière par le traité de Guadalupe-Hidalgo, dans un premier
temps les Mexicains suivent librement leur route vers le nord. Pendant la
révolution mexicaine de 1910 et la guerre qui s’ensuit jusqu’en 1920, les
Mexicains traversent par milliers la frontière. Le besoin de main-d’œuvre
étrangère s’interrompt brusquement en 1929 et des rapatriements forcés
s’appliquent à des familles entières, y compris aux enfants et aux jeunes nés
aux États-Unis.
Cet épisode marque le début d’une politique migratoire qui tente
d’endiguer le flux des populations. Les deux pays, le Mexique et les États-
Unis, signent des accords pour employer une main-d’œuvre paysanne de
façon temporelle, les (E) braceros, entre 1942 et 1964. Beaucoup d’autres,
ne pouvant pas obtenir l’autorisation de travail nécessaire, décident de
traverser illégalement : à partir des années cinquante, les (E) mojados
‘mouillés’ ou, en anglais, wet back, ‘dos mouillés’, traversent à la nage le
Río Grande, appelé aussi Río Bravo, fleuve frontière à double face, comme
ses riverains. Dans un enchaînement presque inévitable, à l’apparition du
mojado succède celle de la police américaine de frontière : (A) border
patrol (surnommée par les Mexicains (E) la migra), puis celle du (E) coyote
ou passeur.
En 1964, les statuts migratoires se complexifient. Ils provoquent une
inégalité de plus en plus grande parmi les migrants : l’immigrant avec une
carte verte est autorisé à travailler et à résider de façon permanente sur le
territoire des États-Unis tandis que le (A) commuter se retrouve avec un
permis de travail permanent, mais sans autorisation de résidence. Ils sont
des milliers à rentrer chaque jour au Mexique après le travail : les files
d’attente se prolongent parfois pendant des heures à Tijuana, Nogales,
Ciudad Juárez… tout au long de la línea, ce mince miroir où se regardent
face à face les villes prospères du Nord et leurs doubles tourmentés du Sud.
Pour la société des États-Unis, la migration devient le grand problème
national à partir des années 1980, tout comme la « menace terroriste » après
2001. Des mouvements « nativistes », anti-immigrants et à caractère raciste,
surgissent en Californie. Pour continuer à employer une main-d’œuvre à
faible coût, tout en limitant l’entrée des immigrants, le gouvernement des
États-Unis, en accord avec le Mexique, finance des usines d’assemblage sur
territoire mexicain, le long de la frontière. L’accord est baptisé (A) PIB ou
Border Industrialization Program. Ainsi sont nées les (E) maquiladoras (de
l’espagnol médiéval maquila ‘portion de farine que le meunier reçoit en
échange de son service’), des entreprises hybrides, ce qui correspond à leur
condition frontalière, à capital majoritairement américain, parfois aussi
canadien, japonais ou coréen, mais dont les salaires et les conditions de
travail des employés seraient inacceptables dans ces pays. Échange inégal
qui laisse une maigre maquila à l’ouvrier, au prix d’une forte pollution et de
maladies graves liées à la manipulation de substances dangereuses.
L’exode se poursuit jusqu’à aujourd’hui, malgré les mesures migratoires.
Des hommes, des femmes et des enfants contournent le mur à Tijuana et
s’aventurent dans le désert, suivant les consignes de passeurs peu
scrupuleux. Les morts sont nombreux.
Les témoignages des migrants de retour dans leur pays, les contacts avec
les membres de la famille, du village, installés de l’autre côté de la
frontière, le mirage des richesses à la portée de tous, fonctionnent comme
un puissant appel depuis des générations : les braceros de 1947, de retour
dans leurs villages, provoquent l’admiration de leurs voisins par leurs
habits, leur argent, leurs récits sur le pays du nord. En 2004, une jeune
femme mexicaine, installée aux États-Unis, me raconte le rôle déterminant
que des récits semblables, mais deux générations plus tard, ont joué dans sa
décision de départ.
Cette migration ininterrompue, dans son mouvement continu vers le
nord, génère pourtant des figures « hispaniques » très diverses, selon
qu’elles descendent des premiers Californiens, ou d’immigrants de
première, deuxième ou troisième génération, selon qu’ils sont autorisés à
résider dans les États-Unis ou qui doivent traverser chaque jour la frontière
après le travail. Souvent, au sein d’une même famille, les générations
successives mènent des vies de va-et-vient, entre un petit village mexicain à
Jalisco et Boyle Heights, le quartier hispanique de Los Angeles. Toutes les
combinaisons sont possibles : un grand-père mexicain immigré aux États-
Unis, un père né aux États-Unis et un fils né au Mexique puis élevé aux
États-Unis ; des parents rentrés au Mexique à l’âge de la retraite ; des frères
et sœurs de nationalités différentes, avec des visas de séjour plus ou moins
long selon leur année de naissance, très souvent séparés par une frontière ;
quatre frères d’une famille de Tijuana, dont le plus jeune est américain et
veut devenir membre de la migra, police de frontière ; des immigrants
enrichis qui achètent une maison secondaire en Baja California (Mexique),
près de la mer, et s’y rendent chaque week-end…

3. Le déclin du dieu Coyotl


Avec les migrants, grand nombre d’éléments culturels se transforment au
contact des diverses communautés. Ainsi, l’image du coyote, élément de la
culture indienne que se sont réappropriés les nouveaux habitants.
Le coyote, du nahuatl16 coyotl, est une espèce endémique de l’Amérique
du Nord, considérée comme une divinité dans les mythologies indigènes de
ce continent. En Basse Californie (Mexique), les Indiens font coïncider
l’origine du monde avec l’apparition du dieu meltí-ʔipá-jalá(u) ‘coyote-
gens-lune’, arrivant au milieu de la nuit un sceptre à la main. De l’autre côté
de la frontière, chez les Indiens Hopi ou Navajo, par exemple, il est le
protagoniste de nombreux récits mythologiques.
Selon le chercheur américain K. L. Luckert, le rôle du coyote dans la
cosmogonie indienne se dégrade au moment où l’homme blanc entre en
contact avec les Indiens : dans une première étape, avant l’arrivée de
l’homme blanc, le coyote est placé au-dessus de l’homme, comme un dieu
ou un héros. Par la suite, il devient l’égal de l’homme, et représente un
personnage ambigu, astucieux, mais tricheur. À l’époque où s’achève la
destruction des communautés indiennes, le coyote occupe une place infra
humaine et est associé aux excréments et aux cadavres.
Au Mexique et aux États-Unis on a donné du coyote une représentation
ambiguë. Au Mexique, on appelle coyote un quémandeur ou un vendeur de
devises au marché noir. Ser coyote ‘être coyote’ ou coyotear ‘faire le
coyote’ s’applique aux pique-assiettes. Le proverbe No hay que abrirle los
ojos al coyote ‘il ne faut pas ouvrir les yeux du coyote’ conseille de ne pas
donner à notre ennemi des informations qu’il pourra utiliser pour nous
vaincre. Aux États-Unis, la Warner Brothers crée le dessin animé (A) Road
Runner and Wile E. Coyote (Will le Coyote, en français), qui met en scène la
chasse toujours frustrée du coyote dans les déserts du Sud-Ouest du pays17.
Son créateur, Chuck Jones18, caractérise le personnage du coyote par son
ineptie et par l’inefficacité de ses ruses. L’astuce mythique du chasseur est
ainsi tournée en ridicule par un simple oiseau à l’allure stupide, d’où
évidemment le comique du dessin animé. Signalons finalement que le nom
de coyote s’utilise au Nouveau-Mexique pour désigner le métis d’origine
hispanique et anglo-saxonne.
La frontière crée aussi sa propre image du coyote, mais l’inscrit dans ce
même processus de déclin, poursuivant la dégradation du mythe indien.
Lorsque commence l’immigration illégale aux années cinquante, un
élément devient clé : le (E) contratista ou (E) enganchista, c’est-à-dire,
l’employeur, mexicano-américain et hispanophone, qui organise les
déplacements d’illégaux, obtient des faux-papiers et crée des camps cachés
pour les loger.
Plus tard, apparaît la figure du passeur. On l’appelle le coyote, et ses
clients, parfois ses victimes, sont des (E) pollos, des ‘poulets’. Avec la
surveillance accrue de la frontière par les services d’immigration
américains, leurs méthodes se font de plus en plus périlleuses : les
immigrants sont attachés sous les véhicules, cachés dans les coffres des
voitures, ou tout simplement abandonnés à leur sort au milieu du désert
avec de vagues indications sur le chemin à suivre. Si autrefois ces coyotes
jouissaient d’une certaine considération, parce que « leur courage et leur
astuce permettaient à beaucoup de gens d’accéder à une vie meilleure », dit
un ancien coyote, aujourd’hui ils « ne respectent plus les règles », leurs
« tarifs » sont de plus en plus élevés en échange d’une intervention limitée,
de moins en moins fiable. L’image ambiguë que l’on associait par le passé
au coyote, d’admiration mêlée de méfiance, semble être devenue, pour les
immigrants de la frontière, la figure du dernier recours.
Dans sa continuité et ses transformations, l’image du coyote est à la fois
le reflet du passé indien et du contact entre les communautés des deux côtés
de la frontière. Beaucoup d’autres éléments culturels se nourrissent de cette
même tension : le style musical Nortec, mélange de musique techno et du
genre musical (E) norteño ‘du nord’, traditionnel, de la région de Tijuana ;
le style architectural (A) Mission, avec des éléments hispanisants adaptés
aux réalités californiennes ; les fresques murales de tradition mexicaine
comme forme de revendication politique dans les villes des États-Unis.

Stratégies identitaires et innovation linguistique


Dans ce contexte multiforme, aux tensions en même temps destructrices
et créatrices, les communautés « hispaniques » élaborent aux États-Unis des
structures identitaires, des stratégies pour se définir en tant que groupes, en
tant qu’individus. Les associations communautaires, la réappropriation des
espaces urbains ou encore la construction d’une dénomination identitaire en
sont autant d’exemples.

1. « Pour la race et par la race »


Dans les populations d’origine mexicaine, l’organisation en sociétés
d’entraide commence au début du XIXe siècle. Depuis, des associations,
souvent locales ou régionales, se sont multipliées jusqu’à nos jours,
montrant une grande hétérogénéité de principes et d’objectifs. Certaines
prêchent l’intégration et l’assimilation totale dans la société américaine ;
d’autres, à l’extrême opposé, affichent une attitude militante et se réclament
de culture mexicaine. Entre les deux pôles, nombreux sont ceux qui
défendent la possibilité d’une société pluriculturelle et qui cherchent à
améliorer les conditions socioéconomiques des Mexico-Américains.
Les plus anciennes sociétés, les (E) mutualistas, les ‘mutuelles’,
fleurissent dans tous les anciens États mexicains annexés en 1848. Sous leur
devise (E) « Por la raza et para la raza », ‘par la race et pour la race’19,
elles entendent se protéger contre les abus des nouveaux gouvernants et
constituent pour cela des réseaux de solidarité ethnique qui proposent des
aides financières ponctuelles à des individus en difficulté (hospitalisations,
funérailles, prêts à faible intérêt).
Pendant la seconde guerre mondiale, les Mexico-Américains sont
surreprésentés au front. Pour beaucoup, il s’agit d’un moyen d’obtenir la
citoyenneté américaine. Le conflit permet aussi l’accès de ces populations,
notamment des femmes, à des postes de travail peu accessibles jusqu’alors.
Il s’ensuit une amélioration de leur situation socioéconomique et une
meilleure intégration. Après la guerre, les vétérans créent des associations
ayant pour but l’assimilation de leur communauté par leur participation
dans la vie politique et sociale du pays, comme le montrent les noms
choisis : (A) Mexican American Political Association, American
G. I. Forum, Political Association of Spanish-Speaking Organizations…
La génération suivante voit émerger une classe moyenne, dont les enfants
ont accès aux universités. C’est ici que naissent les organisations militantes
des jeunes mexico-américains qui reprennent à leur compte la dénomination
de Chicano20. Dans un premier temps, ils exigent l’application de mesures
de discrimination positive à leur égard, comme c’était le cas pour les
populations noires. Le (E) Movimiento Estudiantil Chicano de Aztlán
(Mecha) demande également la création de départements d’études
consacrées à l’histoire, la culture, la langue des Chicanos. Les universités
américaines les plus prestigieuses comptent aujourd’hui un département de
Chicano Studies, ainsi que de Black Studies, Women Studies… Suivront
d’autres revendications politiques, comme celles conduites par le
syndicaliste César Chávez, fondateur de l’(A) United Farm Workers de
Californie21. À cette époque, le (A) Bilingual Education Act reconnaissant
le droit à l’éducation bilingue pour les descendants d’hispanophones entre
en vigueur22. Ce renouveau d’intérêt pour la culture mexicaine conduit à la
floraison d’un mouvement artistique chicano important, qui se prolonge
jusqu’à aujourd’hui23.

2. La vie de quartier
L’organisation de la communauté se fait également par l’appropriation de
l’espace urbain qui leur est imposé dans un premier temps.
La création dans les villes de (E) barrios, c’est-à-dire de ‘quartiers
hispaniques’, répondait à une volonté de ségrégation raciale agissant dès la
fin du XIXe siècle. On y a construit des écoles pour les enfants des
Mexicains, destinées à former des ouvriers et à limiter leur progression
sociale.
Avec le temps, ces barrios deviennent l’espace de reconstitution d’une
identité collective, où la colonia mexicana, ‘la communauté mexicaine en
exil’, garde ses festivités. Ainsi, celle du 16 septembre, jour de
l’indépendance mexicaine de la couronne espagnole (elle est aujourd’hui
reconnue comme fête nationale sous le nom paradoxal de « Jour de
l’héritage hispanique »). Les cafés, les marchés, les églises avec les (E)
santitos mexicains, la Virgen de Guadalupe, Vierge mexicaine, à la peau
basanée, l’emploi dominant de l’espagnol, mais aussi de l’anglais
représentent autant d’éléments recontextualisés, qui permettent de
réinventer une nouvelle mexicanité de l’autre côté de la frontière24.

3. De mexica à chicano : les avatars d’un peuple


Au croisement de multiples regards, l’acte de nommer l’autre, de se
nommer, met en présence un ensemble varié de termes, anciens et
nouveaux, aux sens constamment réactualisés. Dans la rue, les journaux, les
écrits administratifs ou académiques, les noms de latino, chicano, pachuco,
hispanic, pocho, mexicano, Mexican-American, pinto, cholo, californios,
spanish, greasers… redéfinissent, chacun à leur manière, cet ensemble de
populations, vaste et peu homogène, dont le seul trait commun est d’avoir
une ascendance hispanique. « L’autre » est de son côté appelé le
norteamericano, le gringo, le gabacho, le yankee, l’anglo…
À l’origine de ces noms, on trouve une réalité multilingue, faite de
langues indigènes et de différentes variétés d’espagnol et d’anglais. Ils
reflètent, dans les usages qu’en font les locuteurs depuis leur apparition
jusqu’à aujourd’hui, autant de quêtes identitaires qui se poursuivent encore.
L’histoire du mot chicano est particulièrement représentative de cette
identité en devenir, comme en témoigne son évolution en même temps
phonétique et sémantique. La double face du signe linguistique est entraînée
par une succession de modifications opérant à grande vitesse (à peine un
siècle) et montrant la plasticité du matériau linguistique dans les mains, ou
devrions-nous dire, les bouches, des locuteurs.
Son origine nous fait remonter à l’adjectif espagnol mexicano
‘Mexicain’, dérivé du nom que les Aztèques se donnaient en parlant d’eux-
mêmes [me'ʃika]25 et que les Espagnols au XVIe siècle ont transcrit comme
[meʃi'kano]. À la fin du XVIe siècle, la palatale fricative sourde [ʃ], proche
du phonème nahuatl, disparaît de la langue espagnole et est remplacée par
une vélaire fricative sourde [x], écrite <j> ou <g>. Ainsi, en espagnol
standard contemporain, on prononce [mexi'kano], écrit partout mejicano
sauf au Mexique, où on a conservé l’ancienne graphie avec <x>, mexicano,
comme un signe identitaire, en souvenir, disent certains, de la tradition
nahuatl.
Ce sont précisément des locuteurs bilingues espagnol-nahua qui semblent
être à l’origine du terme chicano. C’était le cas des premiers braceros,
entrés aux États-Unis dans les années 1930, lesquels se nommaient dans
leur dialecte [meʃi:'kanos], ré-introduisant la fricative palatale sourde du
nahua [ʃ], à la place du [x] espagnol. Utilisé alors pour désigner une
appartenance ethnique de façon non connotée26, ce nom adopte une forme
raccourcie, chicano [ci’kano], phonétiquement hispanisée par le
durcissement de la palatale initiale, qui passe de fricative [ʃ] à l’affriquée
espagnole [c]27.
Très tôt, chicano a servi à désigner de façon péjorative les Mexicains
nouvellement arrivés, originaires des milieux ruraux pauvres, et plus
proches de la culture mexicaine indienne que mexicaine espagnole. Le
terme permettait ainsi de les opposer aux citoyens américains d’origine
mexicaine, installés de longue date dans le pays du Nord.
Les connotations négatives du mot se sont ramifiées lorsqu’il entre dans
le jargon des bandes de jeunes pachucos28, d’origine mexicaine, dans les
bas quartiers des villes. Il devient alors un marqueur générationnel, porteur
d’identité pour les jeunes, et au contraire stigmatisant pour la génération
ancienne :
Les Chicanos sont des Mexico-Américains qui ne pensent pas à l’avenir, qui sont paresseux et
manquent d’ambition.
C’est un mot comme Pachuco, sauf que maintenant ils [les jeunes] n’utilisent plus Pachuco, mais
Chicano29.
Déclarations citées par Galván (1973)

Le sens négatif est profondément inscrit dans la structure phonétique du


mot, selon R.A. Galván30, qui y voit des références scatologiques latentes :
chi rappelle l’expression hacer chi ‘faire pipi’, usitée au Texas et au
Mexique, et connue également avec ce sens dans le langage infantile en
Espagne (chis) ; ca est utilisée souvent dans le langage populaire à
l’intérieur d’expressions détournées qui renvoient au verbe cagar ‘chier’ :
me caso littéralement ‘je me marie’, mais de façon latente ‘je chie sur…’,
‘ça me fait chier’, me cacho, mecachis, formes comparables à la précédente,
avec ca et chis ensemble dans le deuxième cas, etc. Finalement, le suffixe -
ano qui permet de dériver des adjectifs dénominaux souvent gentilices en
espagnol (E) México > mexicano, América > americano…) coïncide par sa
forme avec le substantif ano ‘anus’.
Sans que ces associations nous paraissent impossibles, il est intéressant
de souligner comment Galván, en cherchant à justifier les connotations
négatives apparues progressivement pour ce terme, nous en révèle
l’intensité. Et cela au moment même où chicano connaît un nouveau
revirement d’emploi, lié à partir des années soixante à des attitudes
identitaires revendicatives :
Il [le terme chicano] évoque un sentiment de fierté dans la culture, la langue et la couleur
mexicaines… le mot chicano peut être assimilé à l’identification à une cause commune.
Il fait ressortir les efforts actuels des Mexico-Américains pour l’amélioration de leur condition.
(Ibid.)

Le mouvement chicano est marqué par une nouvelle génération de jeunes


qui accèdent maintenant aux universités. Les revues qu’ils fondent à cette
période, (E) El Grito ‘Le Cri’, Aztlán31, se font l’écho des organisations
politiques et syndicales dont il a été question plus haut. Le nom de chicano
adopte une forme anglaise [tʃi'kɑ :nəʊ], [ʃi’keinəʊ] et il est très vite utilisé
par la presse nationale (en anglais) pour parler de ces jeunes militants :
Personne ne représente le sombre passé des Chicanos, le présent actif et les possibilités d’avenir
mieux que César Chávez.
Times (4 juillet 1969, 17/1).
Gagnant le vote noir pour la première fois dans un premier tour, ainsi que celui des Chicanos.
Newsweek (19 juin 1972, 23/3).

Malgré l’intention des organisations chicanas, le terme trouvera dans leur


engagement même une limite à son extension. Trop connoté par l’activisme
de ses défenseurs, il deviendra inapte à représenter une population aux idées
politiques variées et se chargera une fois de plus de valeurs négatives.
Ainsi, un Chicano peut être vu comme :
Un Américain d’ascendance mexicaine insatisfait, dont les idées sur sa place dans le système
social ou économique sont considérées en général comme progressistes ou radicales, et dont le
discours et les actions sont souvent extrêmes et même violents.
Edward Simmen, op. cit., p. 55-56.

Le terme est ressenti aujourd’hui par ceux qui continuent de le revendiquer


comme le seul pouvant les distinguer à la fois des Mexicains du Mexique et
des Nord-Américains d’ascendance non mexicaine.
Il existe une grande tension au sein de cette population entre ceux qui sont nés au Mexique et se
considèrent comme des hôtes de passage aux États-Unis et leurs descendants, nés aux États-Unis,
acculturés aux normes générales de la société américaine par la scolarisation, et qui ne se sentent
pas obligés par les mêmes liens que la génération des migrants mexicains. […] Ce groupe de
personnes ressent un grand besoin de se différencier en même temps de la société nord-américaine
et de leur « culture maternelle » mexicaine, si peu encline à accepter les « fils prodigues ». (C’est
un véritable groupe à part, dans la mesure où il est fortement attaché et en même temps fortement
discriminé par les deux cultures dominantes « parentes ». Il s’est ainsi créé une remarquable
nouvelle culture qui requiert son propre nom et sa propre identité.)
www.azteca.net

Chicano est ainsi souvent utilisé comme un synonyme de Mexican-


American, mais avec une nuance en plus, comme le montrent les
dictionnaires récents d’espagnol mexicain et d’anglais :
Citoyen des États-Unis d’Amérique, d’origine mexicaine, qui milite pour la défense de ses droits
sociaux, du travail, culturels et linguistiques en tant que minorité de ce pays.
Lara, 2002, s/v chicano.
Une personne née au Mexique ou d’ascendance mexicaine, résidant aux États-Unis
(principalement dans les régions annexées en 1848), particulièrement celui qui est fier de ses
origines mexicaines et engagé dans l’amélioration de la situation des Mexicains aux États-Unis ;
un Mexico-Américain.
Oxford English Dictionary on Line, Oxford University Press, 2005.

C’est cette nuance qui explique le rejet que ce terme connaît encore
aujourd’hui par une partie des descendants des Mexicains :
Bien qu’aujourd’hui Chicano continue d’être utilisé en rapport avec des concepts positifs tels que
fierté raciale/culturelle, autonomie, pouvoir politique et égalité sociale, certains Mexico-
Américains sont encore mal à l’aise avec ce terme.
Polkinhorn, 1986, s/v chicano.

L’homme ancien Mexica, redéfini par le monde hispanique et le Mexique


moderne comme Mexicano, se transforme dans son parcours vers le nord en
Chicano, et réussit à se projeter ainsi dans le prisme multiethnique que se
veut la société nord-américaine, dont il fait désormais partie. Le
néologisme, en même temps anglais et espagnol ou, devrions-nous dire,
spanglish, comporte une double face, sonore et sémantique, capable
d’intégrer selon les usages, des éléments changeants, modulables.
Figure 1. Évolution phonétique : de mexica à chicano

Ainsi, chicano, selon la période, le point de vue, les connotations


identifiées, peut englober plusieurs définitions sémiques différentes :

Figure 2. Sémantique de chicano

Deux traits stables apparaissent dans la définition sémique du terme


étudié : [résident aux USA], [ascendance mexicaine]. Ils constituent le
noyau sémantique du signe, mais s’associent à d’autres traits dénotatifs et
connotatifs variables, dérivés des usages identitaires du terme :
identification interne (auto-désignation) ou externe (la désignation de
l’autre, différent de soi) ; identification intériorisante (englobant d’autres
individus que l’on veut identiques à soi) ou extériorisante (rejet de toute
identification avec l’autre) ; à connotations positives (+) et/ou négatives (-).
Ces différentes représentations sémiques de chicano, bien qu’apparaissant
en succession chronologique (de A à F dans la figure 2), peuvent coexister
de nos jours, à l’exception de A, confondue aujourd’hui avec B.

4. Le ch au front
Le <x> de (E) México ‘le Mexique’ et (E) mexicano ‘mexicain’,
emblématique de l’identité mexicaine au sein du monde hispanique, se mue
en <ch> dans son avancée vers le nord. Comme dans chicano, d’autres
noms identificateurs, (E) pachuco, cholo, pocho, ou même (E) gabacho,
gachupín, présentant tous le phonème palatal affriqué /c/, dénomment des
groupes ou des sous-groupes de population en introduisant un trait
stigmatisant.
L’écrivain mexicain A. Reyes est l’auteur d’un recueil d’essais32 sur
l’identité mexicaine, emblématiquement contenue, selon lui, dans
l’ancienne graphie <x> de México. Comme le montre le tableau des
phonèmes espagnols ci-après, les phonèmes médiévaux /ʃ/ et /ʒ/ se
confondent à la fin du Moyen Âge en /ʃ/, qui modifie un siècle plus tard son
point d’articulation pour devenir une fricative vélaire sourde /x/. Les
anciennes graphies pour /ʃ/, le <x>, et pour /ʒ/, le <j>, s’utilisent alors
indistinctement pour les mots comportant désormais le même phonème /x/.
C’est seulement au XIXe siècle que l’Académie limite l’usage de <x> pour la
séquence /ks/ et de <j> pour le phonème /x/. Mais tandis que le monde
hispanique se met à utiliser la graphie Méjico selon les nouvelles normes, le
Mexique conserve et prône l’usage de la forme ancienne México.
Système des stridentes en espagnol à la fin du Moyen Âge et évolution postérieure :
Cette persistance graphique est probablement liée aussi au fait que, encore
aujourd’hui, au Mexique, le phonème /x/ se confond parfois avec la variante
allophonique de /s/, [ʃ]. C’était le cas du nom mexicano, prononcé
[meʃi'kano] par des locuteurs indiens, comme nous l’avons vu plus haut.
Avec la transformation de mexicano en chicano, le <x> identitaire
disparaît, mais laisse à sa place le phonème /c/, dont l’emploi dépasse à son
tour le plan du signifiant, et représenté par le digraphe <ch>33.
[ʃ] et [c] apparaissent, en espagnol du Mexique, dans les emprunts
aztèques ou d’autres langues indiennes. Ainsi, le phonème des langues
tarasques /tʃ/, avec graphie – tz –, est prononcé en espagnol [ts], [s] ou [c].
Les tableaux suivants montrent l’adaptation phonique des emprunts
aztèques :
Système des sibilantes en nahuatl (période classique)34

fricative affriquée
dentale s ts
palatale ʃ tʃ

Adaptation phonétique des phonèmes nahuatl en espagnol du Mexique (emprunts)

Nahua espagnol mexicain


/ʃ/ [x], [s], [ʃ]
/tʃ/ [s], [c], [ts]

Pour la plupart des cas, l’espagnol du Mexique a appliqué aux emprunts


nahuatl avec phonèmes /ʃ/ et /ts/ les mêmes transformations qu’aux
phonèmes espagnols médiévaux correspondants : /S/> /x/, /ts/> /s/. Il s’agit
dans ces cas d’une hispanisation complète des mots aztèques : (N) xiotl
[ʃi'otl] > (E) jiote [xi'ote] ‘cou-de-pied’ ; (N) tzopilotl [tso'pi'tlotl] > (E)
zopilote [sopi'lote] ‘type d’oiseau de proie’. Mais dans certains cas, on peut
encore trouver des réalisations phonétiques conditionnées par le substrat :
(E) Quetzalcóatl [ketsal'koatl], (N) tsictli ['tsiktli] > (E) chicle ['cikle]
‘chewing-gum’. Les sons [ʃ] et [c] apparaissent souvent associés à des
termes toponymiques ou anthroponymiques : Xochimilco avec son [ʃ]
conservé, (N) [pitso'kalko] > (E) Pichucalco [picu'kalko]…
Il ressort de ce que nous venons de voir que les sons [ʃ] et [c] peuvent
porter, en espagnol mexicain, la trace d’une origine indienne. Présents dans
des anthroponymes et des toponymes, ils adoptent une fonction de
marqueurs identitaires, aptes à signaler l’identité originaire, le passé indien,
mais pas seulement. Nous y reviendrons.
Dans l’espagnol du Sud-Ouest des États-Unis, et plus particulièrement au
Nouveau Mexique et en Arizona, la distribution des ces variantes
phonétiques fait apparaître des particularités intéressantes :
Espagnol du Sud-Ouest des États-Unis

[ʃ] – variante phonétique de /c/ dans la conversation rapide et en position intervocalique ;


– emprunt nahua d’introduction ancienne : /ʃa'ʃal/ > esp. S.O. USA [ʃa'ʃal], esp. mex. jajal
[xa'xal] ;
– variante phonétique de /s/ dans des mots hypocoristiques, en particulier les noms propres :
(E) Vicente [bi'sente] > ['ʃente].

[c] – réalisation standard du phonème espagnol /c/ ;


– variante de /s/ dans des emprunts nahua : (N) cenzuntli > (E) sinsonte [sin'sonte] > (E)
chinchonte [cin'conte] ‘oiseau chanteur’ ;
– variante de /s/ dans des noms propres hypocoristiques, en particulier en contact avec /i/ : (E)
Encarnación [enkarna'sion] > ['ʃon], ['con] ;
– variante des phonèmes anglais /ʒ/ et /tʃ/, surtout avec les noms propres : (A) Georges > (E)
Chochis ['cocis], (A) Jimmy > (E) Chimes ['cimes], (A) Charles > (E) ['cales].

On peut souligner d’un côté l’alternance des sons [ʃ]/[c] dans un certain
nombre de contextes et de l’autre leur association à deux types de termes :
– des emprunts (nahuas ou anglais),
– des dénominations identificatrices, les noms propres, surtout lorsqu’on
leur associe une valeur hypocoristique.
Si dans le cas des emprunts nahuas en espagnol du Mexique, l’apparition
de [ʃ] et [c] dans des toponymes et anthroponymes indigènes pouvait
s’expliquer par le caractère conservateur propre à ce type de mots, il n’en
va pas de même pour l’utilisation de ces mêmes sons en espagnol du Sud-
Ouest des États-Unis. Ici, leur apparition permet l’adaptation d’emprunts et
la formation d’anthroponymes, tout en intégrant une charge affective. Dans
cette optique, la transformation de mexicano en chicano n’est rien d’autre
qu’une classification anthroponymique dérivée d’un toponyme réinterprété.
Cependant, le phénomène dépasse la possible influence du nahua dans
ces choix. En espagnol standard, le phonème /c/, ainsi que sa variante
dialectale [ʃ], occupent une place particulière dans les usages des locuteurs
hispanophones en général, au point qu’on a pu leur attribuer des fonctions
« phonosymboliques ».
5. Son, sens et innovation
Le phonosymbolisme reconnaît à certains phonèmes une dimension
signifiante par un mécanisme non onomatopéïque : tandis que dans le cas
des onomatopées, le phonème est associé à un concept sonore, à un référent
acoustique, dans le phonosymbolisme, le phonème est associé à une idée ou
concept non sonore.
Le caractère symbolique de certains phonèmes a été décrit pour l’anglais
par Bloomfield, qui en fait par ailleurs une description générale, et pour
plusieurs langues par Otto Jespersen. Selon ce dernier auteur, par exemple,
le phonème /i/ apparaît dans grand nombre de langues associé aux idées de
petitesse, de jeunesse, ou à la rapidité de mouvements. Il entre ainsi dans la
formation de diminutifs dans beaucoup de langues différentes.
En espagnol, le phénomène a été décrit par Fernando Lázaro Carreter
comme une capacité des sons à évoquer une catégorie non acoustique, mais
ayant trait au mouvement ou à une autre caractéristique physique ou
morale, souvent défavorable. À propos du son [c], María Moliner (1998, s/v
ch) écrit :
Le son représenté [par le ch] est hautement expressif ou imitatif, c’est-à-dire qu’il forme des mots
qui ne sont pas, ou pas seulement, représentativo-objectifs, mais qui expriment une attitude
affective ou intentionnelle du sujet (ils servent surtout à marquer du mépris ou à appeler), ou bien
ils imitent ou suggèrent un son, un mouvement, etc.

Plus récemment, J.A. Díaz Rojo s’est intéressé à l’origine du


phonosymbolisme en espagnol. Dans le cas du /c/, il répertorie des usages
en même temps péjoratifs (ou dysphémistiques) et mélioratifs ou affectifs :
ainsi, le ch caractérise autant des termes considérés vulgaires, faisant
allusion à l’organe sexuel féminin (chocho, chichi, chiribiqui, chivo,
chumino, chirla, chuqui….), que des appellations hypocoristiques, souvent
réservées aux femmes (Chusa, Chefa, Chus, Merche, Conchi, Chelo,
Charo…), mais aussi possibles pour les hommes (Chechu, Chimo,
Chendo…). Ce pouvoir évocateur ambivalent est la preuve, selon Díaz
Rojo, que le phonosymbolisme ne dérive pas d’une qualité intrinsèque du
son, mais d’un transfert sémantique opéré a posteriori :
Par conséquent, nous concevons le phonosymbolime comme l’évocation d’un concept au moyen
d’un son, non directement, mais comme le résultat de l’intervention au préalable de phénomènes
en rapport avec le transfert sémantique.
Toujours selon cet auteur, l’usage fréquent du ch par et pour les enfants
dans une variété de langue spécifique (ou babytalk)35 aurait permis un
transfert affectif vers le phonème qui, plus tard, exploitera cette charge
affective sous son double versant, positif et négatif.
Il est nécessaire, à mon sens, de relier ces exemples à valeur
phonosymbolique avec l’ensemble du lexique espagnol présentant ce même
son. Une étude des termes de l’espagnol standard avec [c] montre qu’ils
peuvent se regrouper en trois types :
1. termes patrimoniaux, d’origine latine : la palatale affriquée est une
création romane régulière à partir du latin et suit les lois phonétiques
décrites dans la formation de l’espagnol : latin octu(m) ['oktu] > (E)
ocho ['oco] ;
2. emprunts de langues étrangères en contact avec l’espagnol : la palatale
affriquée est une adaptation phonique d’un phonème palatal fricatif ou
affriqué. Exemple : cheslón [ces'lon], du français ‘chaise longue’ ;
3. formations expressives par invention ou modification d’un terme
préexistant : chicha ['cica] ‘chair’, dans le langage des enfants.
Les types 2 et 3 ne répondent pas aux lois phonétiques diachroniques de
l’espagnol, ils représentent des cas d’innovation dans lesquels les locuteurs
mettent en œuvre des principes spécifiques. Antoine Meillet proposa
l’existence d’un mini-système phonique, parallèle au système général, qui
fonctionnerait selon des principes différents et qui serait à l’origine des
irrégularités phonétiques.
S’inspirant de cette hypothèse, Y. Malkiel postule une pluralité de mini-
systèmes concomitants qui agiraient de façon particulière dans les cas des
emprunts, des termes avec dissimilations et des termes à valeur
phonosymbolique, entre autres. Ainsi, si la tendance en espagnol est de
conserver le s- initial latin, l’apparition de cas qui contredisent cette règle
illustrerait des mini-systèmes phoniques à l’œuvre, dans le cas des
arabismes, par exemple, ou de mots d’origine latine ayant intégré une
charge phonosymbolique : sin arabe : esp. méd. çaga /'tsaga/ (esp. mod.
zaga /'θaga/) ‘arrière’ ; lat. sibilare > (E) silbar ‘siffler’, chiflar ‘aimer à la
folie’, chillar ‘crier’.
Il est intéressant de constater la proximité du traitement réservé aux
emprunts et aux termes avec charge phonosymbolique dans les exemples
étudiés par Malkiel. Comme si ces mini-systèmes alternatifs à l’évolution
générale réunissaient des éléments méritant une caractérisation à part. Ce
regroupement, nous l’avons vu, s’effectue également en espagnol
contemporain, au Sud-Ouest des États-Unis. Cela suggère qu’emprunt et
charge phonosymbolique sont des éléments pouvant se recouper et se
conditionner mutuellement. L’emprunt provoque l’apparition dans la langue
d’une « irrégularité » sur un double plan : d’un côté, par son phonétisme
étranger exigeant un processus d’adaptation ; de l’autre, par son sémantisme
spécifique et nouveau, au moins en partie, pour la langue emprunteuse.
L’emprunt est donc porteur sur un double niveau phonique et sémantique
d’une charge particulière. Il n’est pas étonnant que des phénomènes de
phonosymbolisme aient pu se développer à partir de certains emprunts,
particulièrement favorables aux extensions expressives.
L’élément phonique [c] dans chicano, difficile à expliquer par les lois de
l’évolution phonétique régulière de la langue espagnole, fait partie de ces
cas à part, de ces mini-systèmes, que les locuteurs d’une langue conforment
au cours des siècles. Rien d’étonnant à cela, si l’on considère son origine
d’emprunt suite à une situation de contact (nahuatl Mexica > espagnol
mexicano > locuteurs plurilingues nahua/espagnol ou espagnol/anglais
chicano), si l’on considère également sa parenté, en tant que gentilice, avec
les noms propres, avec lesquels il partage une fonction identificatrice qui
s’accompagne souvent, comme nous l’avons vu, de développements
hypocoristiques et de transferts phonosymboliques.
Identifier n’est pas « juste » nommer ; la formation de termes
identificateurs et, à plus forte raison, de termes identitaires, tels que
chicano, repose sur des principes spécifiques d’innovation linguistique, à
nature multifactorielle, qui constituent des sous-ensembles lexicaux (et
probablement aussi grammaticaux) de type irrégulier. Cette irrégularité est
la trace même de leur portée identitaire.
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WRIGHT, Esmond (1995). A History of the United States of America. Vol. II : An Empire for Liberty.
Oxford/Cambridge, Mass. : Blackwell.
1. Le Mexique s’est vu privé de près de la moitié de son territoire par l’expansion du puissant voisin
du nord. D’abord, par la perte du Texas, en 1836. Plus tard, après la guerre de 1846-1848 entre le
Mexique et les États-Unis, par la perte de ce que sont aujourd’hui les États de l’Arizona, de l’Utah,
du Nevada, du nord de la Californie et d’une partie du Nouveau Mexique, le Colorado et le Wyoming
(cf. carte). Le Traité de Guadalupe-Hidalgo, signé à la fin de la guerre entre les deux pays,
garantissait le respect des droits et des propriétés des nouveaux citoyens (cf. infra).
2. Terme employé par l’administration américaine pour toute personne se reconnaissant de langue
espagnole ou descendant d’hispanophones. À partir de 2000, on trouve aussi le terme Latino à côté
de Hispanic. Cf. www.census.gov. Autres provenances pour les Hispanics : Amérique du Sud,
Amérique Centrale, Cuba, Porto Rico.
3. Vagnoux 2003 : 269.
4. W. Labov considère que l’ethnicité ne peut pas être considérée comme un principe général de
changement linguistique : « If there is a general principle to be extracted from the study of ethnicity
in New York, Boston, Grand Rapids, and Philadelphia, it is a negative one. Despite the fact that
ethnicity is logically linked to the differentiation of language behavior through use and knowledge of
the immigrant language, it has proved to be weaker and less general in its effects than gender, age,
and social class, which have no inherent connection with linguistic differentiation » (Labov 2001 :
259).
5. Avant cette date, une expédition avait été envoyée par Hernán Cortès après son arrivée au Mexique
en 1519.
6. Appartenant à plusieurs familles de langues différentes, dont la famille Athabaskan-Eyak-Tinglit,
la famille Uto-Aztèque, et la famille Yuman-Cochimi (Mithun 1999).
7. Abréviations utilisées : (A) : anglais, (E) : espagnol.
8. Magasin d’approvisionnement à l’intérieur des (E) haciendas, où les travailleurs étaient obligés
d’acheter, ce qui conduisait à leur endettement chronique.
9. La progression des colons nord-américains vers l’Ouest prend appui sur le principe de la « destinée
manifeste », explicitement énoncée pour la première fois par le journaliste et diplomate John
L. O’Sullivan en 1845. Selon cette idée, la Providence a fait de l’Amérique le dépôt des idéaux
démocratiques, qu’elle se doit de répandre sur tout le continent.
10. Acuña 2000 : 20.
11. L’anglais a été traditionnellement considéré comme la « langue commune » du pays. C’est très
récemment que des initiatives pour faire de l’anglais la langue officielle des États-Unis ont vu le
jour : une proposition fédérale approuvée par le Congrès en 1997 (The Bill Emerson English
Language Empowerment, 1996) fut rejetée par le Sénat plus tard.
12. Toutes ces mesures ont fait l’objet de référendums suite à des propositions de loi faites
généralement par des groupes conservateurs.
13. Cf. infra.
14. Les Aztèques étaient la dernière des sept tribus nahuas à entrer dans l’Anáhuac. Elles recevaient
le nom de Chichimecas, ‘barbares’.
15. Des caravanes régulières de mulets entre Chihuahua et Santa Fé transportaient des produits
manufacturés par les Indiens du Nord (peaux, couvertures…). Santa Fé se trouvait sur la route vers le
nord, voie d’accès aussi aux territoires français du Mississippi.
16. Langue des anciens Aztèques, que nous représenterons désormais par (N). L’ensemble des
dialectes de cette langue, parlés encore aujourd’hui, sont regroupés sous le terme de nahua [(NA)
dans notre texte].
17. Le premier épisode Fast and Furry-ous apparaît en 1949.
18. Chuck Jones, 1989.
19. L’emploi du mot espagnol raza ‘race’ représente pour les descendants des Mexicains une identité
ethnique mixte, née de la rencontre des Indiens américains et des Espagnols. La fête du (E) Día de la
raza ‘jour de la race’ célèbre ainsi l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique et la rencontre de
deux peuples. Aujourd’hui, dans le langage courant des Mexico-américains, la raza désigne ‘nos
gens’, définis en termes d’appartenance culturelle plutôt que raciale et comporte une forte
composante de revendication politique. Cf. Nova 2003 :20-21.
20. Sur l’origine et les divers emplois de cette forme, cf. infra.
21. À la même époque, d’autres leaders chicanos apparaissent dans les autres États à forte présence
mexicaine : Reies López Tijerina au Nouveau Mexique, Rodolfo « Corky » González au Colorado,
José Angel Gutiérrez au Texas.
22. Rappelons qu’il a été récemment annulé en Californie, cf. supra.
23. Citons quelques noms d’écrivains : Richard Vásquez, Jose Antonio Villarreal, Sergio Elizondo,
Bruce-Novoa, Luis J. Rodríguez, Denise Chávez, etc.
24. Une jeune femme à San Diego, à qui j’ai demandé de se définir ethniquement, se disait
« Mexicaine ». À ma demande de précisions, elle répond : « Mais Mexicaine d’ici (États-Unis), pas
comme ceux de là-bas (Mexique). »
25. Suivant les usages le plus répandus en linguistique, je représente les transcriptions phonétiques et
les sons entre crochets, [ ], les transcriptions phonologiques et les phonèmes entre barres, / /, et les
graphies entre parenthèses, < >.
26. « The term then was merely a term of ethnic identification and not meant in any way a demean »,
Edward-Simmen, 1972 ; « In the 1920s and 1930s it was an in-group term used by Americans of
Mexican descent to refer to themselves and was not derogatory. Some time afterwards the meaning
changed and became somewhat disrespectful », H. Polkinhorn et al., s/v Chicano.
27. J’utilise le symbole [c] pour représenter la prépalatale affriquée espagnole, monophonématique,
et la différencier de la linguo-alvéolaire affriquée anglaise, [tʃ].
28. Adolescent mexico-américain appartenant à une bande urbaine.
29. Cités par Galván (1973). Ma traduction, comme pour toutes les autres citations, originairement en
anglais ou en espagnol.
30. Ibid.
31. Nom de la ville légendaire d’où seraient originaires les Aztèques et qu’on a essayé de situer en
Californie.
32. La x en la frente, 1952.
33. D’origine française, adopté en espagnol pour représenter la nouvelle palatale romane au
e
XII siècle.
34. Lope Blanch (1967).
35. J. A. Díaz Rojo ne propose aucun exemple de ce [c] typique du babytalk. Nous pensons à des cas
comme chi à la place de sí, ‘oui’, ou tengo chueño pour tengo sueño, ‘j’ai sommeil’… Dans ces
exemples, le son [c] apparaît comme une variante du phonème /s/.
LES TRANSFORMATIONS DE L’IDENTITÉ
CRÉOLE AU PÉROU : ENJEUX SOCIAUX
ET JEUX D’IDENTIFICATION

Denys Cuche

Définir l’identité créole péruvienne ne semble pas poser de problème a


priori. En effet, depuis le milieu du XVIe siècle, le sens du mot espagnol
« criollo » (d’où sera issu au XVIIe siècle le français « criole », puis
« créole ») est clairement fixé au Pérou : il désigne une personne
d’ascendance espagnole née aux Indes occidentales, c’est-à-dire en
Amérique. Autrement dit, les Créoles sont des Hispano-Américains qui sont
différenciés des Espagnols métropolitains.
Cependant, derrière cette définition apparemment simple, se cachent des
enjeux sociaux complexes qui ne vont pas cesser d’évoluer et de faire
évoluer l’identité créole au cours de l’histoire coloniale et républicaine du
Pérou. Au point qu’aujourd’hui, il est difficile à l’observateur extérieur de
se faire une idée précise de ce que recouvre exactement le terme « criollo »
au Pérou. Le langage commun, la littérature, la presse y font constamment
référence sans en expliciter le contenu, comme si cela allait de soi. Quant
aux sciences sociales, elles n’ont jamais beaucoup exploré la culture et
l’identité créoles du Pérou contemporain, alors que celles-ci sont au
fondement de la définition légitime de la « peruanidad » (péruanité) et
qu’elles représentent un enjeu déterminant dans les luttes de classements
sociaux et ethniques propres à la société péruvienne. Seuls quelques rares
anthropologues nord-américains se sont consacrés à cette question
spécifique (cf. infra la présentation de quelques-uns de leurs travaux), qui
ne pouvait apparaître comme un thème de recherche aussi noble que celui
des cultures et des sociétés indigènes, objet privilégié de l’anthropologie
depuis toujours, et plus particulièrement de l’anthropologie américaniste.

L’invention du « criollo ». La tache originelle


Contrairement à une idée reçue, le terme « criollo » n’a pas été créé pour
désigner les Espagnols d’Amérique et ce ne sont pas les Espagnols (ni les
Portugais) qui l’ont créé. Il s’agit pourtant bien d’un néologisme qui
apparaît au moment de la colonisation du Nouveau Monde. Mais, au début,
c’est-à-dire dès les premières décades du XVIe siècle, le mot est inventé par
les esclaves africains pour désigner les esclaves noirs nés sur la terre
américaine, qui sont d’emblée distingués de ceux qui arrivent directement
d’Afrique, eux-mêmes appelés « bozales » (bossales) par leurs maîtres.
Selon les recherches linguistiques les plus récentes, le mot trouve son
origine dans la langue portugaise particulière que parlaient les esclaves du
Brésil.
Comme le remarque B. Lavallé, dont les travaux sur les Créoles du Pérou
à l’époque coloniale font autorité, cette origine, aujourd’hui oubliée, était
connue des Péruviens du XVIe siècle (Lavallé 1986), comme, par exemple,
de Garcilaso de La Vega, que l’on peut considérer comme le premier auteur
péruvien et qui écrivait ceci dans ses fameux Comentarios reales de los
Incas :
Les enfants d’un Espagnol et d’une Espagnole nés là-bas (en Amérique) sont appelés Créoles.
C’est un nom qui a été inventé par les Noirs […]. Entre eux, il signifie Noir né aux Indes ; ils l’ont
inventé pour différencier ceux qui viennent d’Afrique, nés en Guinée, de ceux qui naissent là-bas,
parce qu’ils se considèrent plus honnêtes et d’une qualité plus élevée, du fait d’être nés dans la
mère patrie, que leurs enfants à cause de la naissance de ceux-ci en terre étrangère. Et les parents
s’indignent si on les appelle Créoles. Les Espagnols, par imitation, ont introduit ce nom dans leur
langage pour désigner ceux qui sont nés là-bas. (cité par Lavallé 1986)

Il apparaît donc clairement qu’à l’origine, le terme « criollo » va de pair


avec une connotation franchement négative. La distinction qu’opèrent les
esclaves ne joue pas en faveur du Noir créole, né aux Indes occidentales,
mais, au contraire, en faveur du Noir né sur la terre africaine. Traiter
quelqu’un de « Créole » s’apparente à une offense, à une forme de mépris.
Pour les Africains, cette distinction sémantique était sans doute une forme
de protestation symbolique contre leur arrachement à la terre natale, contre
leur déportation dans les Amériques et contre leur réduction à l’état
d’esclaves, avec toutes les conséquences dramatiques que cela entraînait,
notamment la rupture des liens sociaux et culturels traditionnels1.
Mais pour les Espagnols, qui empruntent aux esclaves le mot et sa
signification qui oppose la Mère Patrie à la terre américaine, l’enjeu est tout
autre. Cet emprunt survient – ce n’est pas un hasard – dans une période de
grande tension entre les Hispano-américains et la Métropole, qui se méfie
de plus en plus d’eux et de leurs ambitions. En recourant au terme
« criollo », les Espagnols métropolitains du Pérou inventent donc une
nouvelle catégorie d’Espagnols, des Espagnols « de seconde catégorie » en
quelque sorte, dont la dévalorisation sociale doit permettre la subordination
politique. À la connotation négative originelle du mot « criollo » s’ajoute
désormais une association péjorative, peut-être inconsciente, mais loin
d’être sans conséquences, qui rapproche symboliquement les Créoles
espagnols des Créoles noirs.
Dans le système de représentation espagnol, la distinction majeure est
celle qui oppose la Métropole à l’Amérique, ce qui est de Métropole à ce
qui est d’Amérique. De ce point de vue, le Créole d’ascendance espagnole
se trouve placé du même (mauvais) côté de cette frontière symbolique que
l’Indien et le Noir esclave. Et bien qu’en Espagne, au XVIe siècle, le mot
« criollo » ne soit pas encore en usage, il existe sur place un terme propre
pour désigner les Hispano-américains, celui d’« indiano », dont la
proximité sémantique avec celui d’« indio » (Indien, au sens d’indigène)
indispose profondément ces derniers. « Criollo » les rapproche des Noirs,
« indiano » des Indiens, mais le résultat est le même : ils ne peuvent pas
faire partie de l’élite, du fait de leurs origines américaines.
Lavallé observe que le premier usage connu au Pérou du terme
« criollo » apparaît dans une lettre du Gouverneur au Président du Conseil
des Indes, datant de 1567, dans laquelle les Créoles sont présentés comme
des Espagnols décadents, à la loyauté douteuse, influençables par les
agitateurs de toutes sortes et, en outre, souvent pauvres, voire miséreux
(Lavallé 1986). La description péjorative cherche à imposer une
représentation négative d’un ensemble d’individus constitué en catégorie
sociale pour mieux les discréditer collectivement. Si l’association des
Créoles avec les Noirs et les Indiens n’est pas directement explicite dans le
discours dominant, en revanche, dès le XVIe siècle, les métropolitains les
associent ouvertement aux mulâtres et aux métis, prétendant même que ces
trois catégories s’unissent pour former des groupes socialement dangereux.
On le voit, l’identité créole au Pérou est au départ une identité assignée et
une hétéro-identité, c’est-à-dire une identité définie par les autres : être
créole, c’est être nommé par les autres. Elle est construite d’emblée comme
une identité négative. Elle est marquée irrémédiablement par la tache
originelle de l’usage premier du terme « criollo » par les esclaves africains
pour désigner avec dédain les Noirs américains.

La construction « scientifique » de la catégorie « criollo »


L’invention de la catégorie « criollo » n’est pas suffisante. Elle permet,
certes, aux Espagnols métropolitains de renforcer leur domination sur les
colonies d’Amérique en disqualifiant socialement tous les autres groupes
présents sur la terre américaine, y compris leurs compatriotes nés au Pérou.
Cependant, la manœuvre pourrait paraître grossière et arbitraire.
Les Espagnols vont donc s’employer à donner un fondement scientifique
à la catégorie qu’ils ont créée artificiellement, pour faire en sorte qu’elle se
convertisse en réalité indiscutable. Pour cela, ils vont recourir aux théories
de la science de l’époque, du XVIe et du XVIIe siècles. Il est significatif que
l’argumentation utilisée soit la même que celle qui avait déjà servi dans le
cas des Indiens pour définir leur humanité prétendument particulière2. Cette
argumentation, dans laquelle on peut voir une des premières mises en forme
d’une théorie raciale, explique les différences entre les groupes humains par
le déterminisme tellurique et climatique. Comme pour les Indiens, on
prétend donc que les Créoles connaissent un affaiblissement physique du
fait de l’influence néfaste du milieu naturel américain. Pour preuve, on
avance qu’ils tombent plus facilement malades et qu’ils meurent plus jeunes
que les Espagnols péninsulaires. On mentionne aussi leur teint plus foncé –
donc leur enlaidissement, selon les canons de l’époque – du fait de la
chaleur et du soleil. Le climat propre aux Indes favoriserait aussi un mode
de vie plus relâché, ce qui explique l’avilissement moral des Créoles, qui se
traduit par leur indolence, leur paresse, leur agressivité, leur tendance à la
dissimulation, etc.
On a cherché en outre à discréditer les Créoles en laissant entendre qu’ils
étaient tous plus ou moins métissés, donc abâtardis du fait des unions avec
des Indiennes. Mais cette accusation collective était manifestement abusive,
la plupart des Créoles prenant précisément un grand soin à ne pas se
mélanger, car ils participaient des mêmes préjugés que leurs compatriotes
métropolitains. Alors, plus subtilement, on a évoqué une sorte de
« métissage invisible » qui serait une des causes de la supposée
dégénérescence des Créoles et qui les apparenterait aux métis et aux
mulâtres. En effet, faisait-on valoir, ils ont pratiquement tous été nourris par
le lait des nourrices indiennes ou noires. Or, selon les conceptions de
l’époque, par le lait se transmettent aux enfants les défauts et les vices des
nourrices.
Ce mode d’argumentation, fondé sur l’idée d’un déterminisme tellurique
et climatique, a été poussé à l’extrême par certains auteurs espagnols qui en
sont arrivés à se demander si, à terme, les Créoles n’allaient pas connaître
une sorte d’« indianisation » totale et finir par se confondre avec les
Indiens. Bien sûr, ils n’envisageaient cette mutation que sur le long terme,
mais le fait même de l’envisager indiquait clairement comment ils
interprétaient le devenir des Créoles, qui ne pouvait être à leurs yeux qu’une
dégénérescence de plus en plus accentuée.

La réaction première des Hispano-américains : le refus de


l’identification créole
Les Hispano-américains du Pérou ont tout de suite compris ce qui était en
jeu dans leur identification comme « criollos » par leurs compatriotes
métropolitains. Ils ont perçu qu’ils étaient renvoyés par ces derniers du côté
des groupes dominés. Ils se sont donc employés à tout faire pour échapper à
la marginalisation et à la disqualification sociales.
Dès lors, il n’est pas surprenant que tout au long du XVIIe siècle, ils
n’aient eu de cesse de refuser le qualificatif de « criollos » et qu’ils aient
constamment exigé, mais sans succès, d’être appelés tout simplement
« Espagnols » et de voir reconnues leur pleine et entière hispanité, et par là
même l’intégralité de leurs droits, à égalité avec les Espagnols d’Espagne.
Les Créoles ne se contentent pas de revendiquer l’égalité. Dès le
XVIe siècle, ils affirment même leur légitimité sociale, qu’ils jugent plus
avérée que celle des métropolitains sur cette terre espagnole d’Amérique,
car ils sont les descendants des conquistadors et des premiers colons,
fondateurs de la colonie espagnole des Indes. Cela leur confère, à leurs
yeux, des droits spéciaux sur la possession et l’administration des terres du
Vice-Royaume du Pérou. Pour eux, les Espagnols péninsulaires présents en
Amérique ne sont que des nouveaux venus, des « chapetones », comme ils
les nomment par dérision, qui ne devraient pouvoir prétendre à aucune
priorité dans l’occupation des emplois de la Vice-Royauté3.
Mais dans cette compétition entre frères ennemis, les Créoles sont moins
bien placés que les Espagnols métropolitains, qui sont plus proches, à tout
point de vue, du pouvoir central et qui ont plus de facilité à maintenir actifs
des réseaux d’influence auprès des plus hautes autorités de la Couronne
d’Espagne. Progressivement, pendant la période coloniale, les Créoles,
tenus en suspicion par l’administration royale, verront leur échapper, au
profit des métropolitains, les plus hautes charges et dignités civiles,
militaires et ecclésiastiques du Pérou. Les Hispano-américains, nés sur cette
terre espagnole des Indes, finiront presque par se sentir « comme des
étrangers dans leur propre patrie », selon le mot amer de l’un d’entre eux au
XVIIe siècle.

L’émergence d’une identité créole positive et le développement


du « criollismo » colonial
Si les Hispano-américains, dans leur grande majorité, ont refusé d’être
considérés comme différents « par essence » des Espagnols, cela ne les
empêchait pas pour autant de considérer que, du fait de l’histoire, celle de la
Conquête du Pérou, ils se distinguaient de ces derniers et qu’ils étaient
fondés à se voir reconnaître des droits spécifiques.
Très tôt, certains ont même poussé plus loin l’idée d’être des pionniers,
les fondateurs d’un monde nouveau. Déjà au XVIe siècle, on voit apparaître
au Pérou une sorte de proto-nationalisme créole qui prend une forme
messianique. Il ne s’agit alors que d’un mouvement très minoritaire, qui a
l’allure d’une secte, mais le thème central, qui annonce le triomphe du
Nouveau Monde, d’où viendra le Salut, sur l’Ancien Monde, deviendra un
thème récurrent dans l’idéologie créole américaine jusqu’à l’époque
contemporaine (Bastide 1963).
Concrètement, ce mouvement messianique, dirigé par des Pères
dominicains qui prétendaient recevoir leurs visions prophétiques des anges,
est à la fois un messianisme blanc et un messianisme créole. Messianisme
blanc, car il justifie, en recourant à la Bible, la domination des Blancs et
l’asservissement des Indiens ; et messianisme créole, car il fait l’apologie
de la société créole et de ses mœurs qui s’opposent à l’ordre social
hispanique fondé sur une conception rigoriste du catholicisme. Le
mouvement légitime par des arguments religieux la polygamie des Blancs,
le mariage des religieux, le métissage des Espagnols et des Indiennes. Il
transpose ainsi dans un rêve mystique certains aspects de la société créole
en formation aux lendemains de la Conquête. Et surtout, ce qui paraît le
plus important à noter, comme le souligne Roger Bastide, c’est que la
différenciation entre la société créole et la société métropolitaine se
transforme en une proclamation anti-espagnole qu’on peut qualifier de
proto-nationaliste. Et, finalement, le message prophétique annonce que
l’Europe sera détruite : elle s’écroulera sous l’avalanche des Turcs. Le
Christ reviendra, mais cette fois en Amérique, pour y fonder le Ve Empire.
Autrement dit, ce qui est annoncé, c’est le destin triomphal des Créoles.
Tout cela ne pouvait qu’inquiéter les autorités espagnoles. En 1578,
l’Inquisition mettra un terme à ce mouvement prophétique en condamnant
au bûcher son leader, le Père Francisco de La Cruz (Bastide, 1963).
Ce que ce mouvement messianique reflète d’une façon plus générale,
c’est l’émergence, dès la deuxième moitié du XVIe siècle, d’une conscience
identitaire commune chez les Créoles du Pérou. Celle-ci évoluera de
différentes façons tout au long de la période coloniale et donnera naissance
à ce qu’on a appelé le « criollismo » (créolisme), courant d’idées qui se veut
une apologie de la culture et de l’identité créoles, c’est-à-dire une forme de
réaction collective contre le mépris des Espagnols péninsulaires.
Incapables, du fait de la domination symbolique et politique des
métropolitains, d’empêcher l’usage discriminatoire du qualificatif
« criollo », les Hispano-péruviens vont changer de stratégie et s’employer
désormais à en inverser le sens. En décidant de s’approprier l’identité
créole, ils vont s’efforcer de la transformer en identité positive. Reprenant
les arguments de leurs adversaires pour les démonter, ils vont tenter de
démontrer que, loin d’être défavorable, l’influence du milieu naturel
américain est particulièrement bénéfique aux êtres humains, comme du
reste à tous les êtres vivants. Ainsi que le note Lavallé, à partir des années
1630, s’opère un virage dans l’affirmation de l’identité créole et dans les
formes d’expression de sa revendication. Désormais, tous les ouvrages
péruviens d’une certaine importance consacrent de longs passages à
l’exaltation de la terre et de la nature américaines et de leurs bienfaits
(Lavallé 1983 ; cf. également Demélas 1983). Si le milieu naturel américain
est proche de la perfection, on doit en conclure que ceux qui sont nés et ont
grandi dans ce milieu, les Créoles, sont dotés de qualités physiques et
intellectuelles de toutes sortes.
L’éloge de l’identité créole par les Créoles eux-mêmes est un exemple
presque parfait du phénomène bien connu de retournement du stigmate.
Mais, pour opérer ce retournement, les Créoles ont été obligés d’adopter la
problématique de ceux qui les dénigraient et de recourir à leur tour aux
thèses du déterminisme climatique et tellurique, tombant à leur tour dans le
naturalisme et l’essentialisme qu’ils dénonçaient auparavant. Par là même,
ils confirmaient involontairement leur condition dominée.
Ce qui est nouveau et lourd de conséquences, c’est que l’identité créole
péruvienne devient de plus en plus une identité revendiquée, une « auto-
identité », définie par les siens et non plus par les autres. C’est cela le
« criollismo », c’est-à-dire le développement d’une conscience collective
créole qui va de pair avec l’accroissement des revendications créoles. Ces
revendications prennent de plus en plus une tournure politique : de la
dissidence on glisse peu à peu vers le séparatisme ; du patriotisme créole,
qui est surtout l’expression d’un attachement affectif à la terre natale, on
s’achemine progressivement vers le nationalisme.
Et pourtant, l’ambiguïté reste la caractéristique la plus évidente de
l’identité créole à l’époque coloniale et même au-delà4. Si les Hispano-
américains revendiquent leur américanité, qui est une façon d’affirmer leur
particularité vis-à-vis des métropolitains et aussi leur aspiration à une
certaine autonomie, ils ne renient pas pour autant leur hispanité, qui leur
permet d’entretenir l’illusion qu’ils font partie de l’élite de la société
coloniale et aussi de marquer la distance avec les groupes minorisés, les
Indiens et les Noirs. Du reste, leurs stratégies matrimoniales sont en parfaite
concordance avec leurs stratégies identitaires. Malgré la compétition, et
même la haine, qui pouvaient exister au Pérou entre les deux communautés,
créole et métropolitaine, les Créoles, pendant toute l’époque coloniale, se
sont arrangés pour faire épouser leurs filles par des Espagnols chaque fois
qu’ils en avaient la possibilité (Demélas 1992 : 48). Selon les situations,
selon les interlocuteurs, les Créoles jouaient de leur identité composite,
accentuant tantôt son caractère américain, tantôt son caractère hispanique
en fonction de leurs intérêts du moment et du lieu.
L’ambiguïté était inscrite dès l’origine dans la définition même du
« criollo » : Espagnol né en Amérique. Espagnol donc, mais tout à la fois
américain, péruvien. Il n’est, par conséquent, pas étonnant que cette
ambiguïté se retrouve dans l’identité que revendiquent les Créoles. Tout en
affirmant leur américanité, ils n’entendent rien lâcher de leur hispanité –
source de profits matériels et symboliques non négligeables à l’époque de la
Colonie – dont ils s’efforcent de donner des gages manifestes, comme, par
exemple, le soin qu’ils mettent à parler un castillan châtié ou leur insistance
à se prévaloir d’une pureté de sang espagnol. Il est probable, comme
l’analyse B. Lavallé, que cette défense acharnée de leur hispanité a retardé
l’émergence d’un véritable projet créole de nation et d’État souverain
(Lavallé 2002).

L’indépendance du Pérou et la revanche inaboutie des Créoles


Le Pérou devient indépendant en 1821, mais il doit son indépendance
moins à une insurrection des Créoles péruviens, pas encore totalement
détachés de l’Espagne à ce moment-là, qu’à l’action des armées venues du
Rio de La Plata et de Colombie et dirigées par des généraux fils des
Lumières5. Parmi ces généraux, il en est un, le plus célèbre, Simon Bolivar,
qui était parfaitement conscient du caractère paradoxal de l’identité et du
statut des Créoles, allant jusqu’à affirmer ceci :
Nous ne sommes ni Indiens ni Européens, mais une espèce intermédiaire entre les légitimes
propriétaires du pays et les usurpateurs espagnols. En somme, étant Américains par naissance et
nos droits étant ceux de l’Europe, nous devons disputer ceux-ci aux autochtones et nous maintenir
dans le pays contre l’invasion des envahisseurs. Nous nous trouvons ainsi dans la situation la plus
extraordinaire et la plus compliquée. (Bolivar 1815)

L’indépendance, même si elle n’est pas due directement à leur initiative, va


tout de même être immédiatement perçue positivement par les Créoles du
Pérou. Ces derniers comprennent le bénéfice inestimable qu’elle représente
pour eux. Débarrassés de la tutelle de la Couronne d’Espagne, ils sont
désormais les seuls maîtres du pays. Et ils sont aussi débarrassés de la
domination sociale des Espagnols métropolitains. L’indépendance anoblit,
en quelque sorte, les Créoles (et le terme qui les désigne), qui forment
dorénavant une oligarchie très fermée.
Les idéaux républicains et démocratiques des héros de l’indépendance,
les Libertadores, sont rapidement trahis par les Créoles péruviens, qui
confisquent le pouvoir et qui marginalisent socialement et politiquement la
masse des Indiens et des Noirs. Les promesses faites à ceux-ci, en échange
des services rendus pendant la guerre de libération, sont vite oubliées. Les
Indiens verront même leur situation s’aggraver au cours du XIXe siècle et les
esclaves noirs devront attendre jusqu’en 1854 pour connaître l’abolition de
l’esclavage qui, d’ailleurs, ne signifiera pas la fin de leur condition servile
(Cuche 1981). L’indépendance se traduit donc par l’avènement de ce qu’on
a appelé « la République créole », que certains auteurs ont pu définir
comme une « démocratie restreinte ». L’indépendance politique ne
s’accompagne pas d’une décolonisation interne ; elle s’apparente à un coup
d’État. Les Créoles se substituent aux Espagnols dont ils assument
l’héritage sans partage.
Sans doute doit-on à Flora Tristan une des meilleures descriptions et
analyses de la société créole des débuts de la République6. Cette jeune
femme française, au destin exceptionnel, fait un séjour prolongé au Pérou,
plus précisément à Arequipa et à Lima, les deux plus grandes villes créoles
du pays, de septembre 1833 à avril 1834. De ce séjour elle rapportera une
relation très vivante dans son livre Pérégrinations d’une paria (1837). Fille
d’un aristocrate créole péruvien, Mariano Tristan y Moscoso, décédé à Paris
où il vivait avec son épouse française, alors qu’elle-même n’avait que
quatre ans, Flora Tristan juge sans complaisance les contradictions de
l’oligarchie créole, plus préoccupée par ses intérêts propres que par le bien
public :
[…] au Pérou, la haute classe est profondément corrompue, son égoïsme la porte, pour satisfaire sa
cupidité, son amour du pouvoir et ses autres passions, aux tentatives les plus anti-sociales. (Tristan
1837/2000 : 32)

De même, F. Tristan saisit avec perspicacité que la république est une


fiction au Pérou : les gouvernants gardent leur esprit aristocratique et se
conduisent en despotes, peu soucieux de construire une nation
démocratique :
S’ils avaient voulu réellement organiser une république, ils auraient cherché à faire éclore, par
l’instruction, les vertus civiques jusque dans les dernières classes de la société ; mais comme le
pouvoir, et non la liberté, est le but de cette foule d’intrigants qui se succèdent à la direction des
affaires, ils continuent l’œuvre du despotisme […]. (Tristan 1837/2004 : 278)

La critique sans concession des pratiques et des valeurs de l’oligarchie


créole vaudra à l'effigie de F. Tristan, lors de la parution au Pérou de son
ouvrage, dont la vente et la reproduction sont immédiatement interdites,
d’être brûlée au théâtre municipal de Lima et sur la Place d’Armes
d’Arequipa7.
Comme le remarque F. Tristan, la hiérarchie sociale et ethnique de la
société péruvienne n’est absolument pas remise en cause par
l’indépendance. Le critère racial reste déterminant. La République créole
est une pigmentocratie :
Au Pérou, comme dans toute l’Amérique, l’origine européenne est le grand titre de noblesse ; dans
le langage aristocratique du pays, on appelle Blancs ceux dont aucun des ascendants n’est Indien
ou nègre. (Tristan 1837/2004 : 323)

C’est ce que constatera également, au milieu du XIXe siècle, un autre


voyageur français, Adolphe de Botmiliau :
La race blanche est restée jusqu’à ce jour la race supérieure, la race aristocratique de sangre azul
(de sang bleu), comme on dit à Lima. En dépit de l’égalité proclamée par les constitutions
républicaines de l’Amérique du Sud, le culte de l’aristocratie y a survécu à toutes les révolutions.
Comment pourrait-il en être autrement ? L’aristocratie régnante est celle de la couleur, la plus
exclusive de toutes par conséquent. (Botmiliau 1850 : 13)

Le seul reclassement social et ethnique qui se produit alors est celui qui
inverse les positions des Créoles péruviens et des Espagnols. Ces derniers,
du moins ceux qui décident de rester sur place et qui ne se fondent pas dans
le groupe créole, sont « déclassés » au profit des premiers, qui constituent la
nouvelle élite du pays. Et, désormais, ce seront les Espagnols qui arrivent
d’Espagne – car il y aura au cours du XIXe siècle des immigrants espagnols,
quoique peu nombreux, à faire le choix de s’établir au Pérou – qui seront
considérés comme constituant une catégorie inférieure par rapport aux
Créoles. Ainsi s’opère la revanche des Créoles sur les Espagnols et, en
particulier, sur les chapetones qu’ils détestaient.
Mais cette revanche restera inaboutie. Car elle ne s’effectue que sur le
plan interne de la société péruvienne ou, tout au plus, des nations sud-
américaines. Quant au jugement des Européens sur les Créoles, lui n’a
pratiquement pas varié. Le discrédit des Créoles dans la pensée européenne
est même, sans doute, plus profond au XIXe siècle qu’au temps de la colonie.
L’image du Créole demeure négative, car il est avant tout perçu par les
Européens comme un métis, avec tous les préjugés que cela implique. La
pensée dominante au XIXe siècle, y compris la pensée scientifique, considère
en effet le métissage comme un fléau. Au début des années 1850, dans un
essai au grand retentissement en Europe et en Amérique du Sud, le Comte
de Gobineau, qui avait résidé comme diplomate au Brésil, exposait une
théorie, très répandue à l’époque, qui expliquait l’instabilité politique
chronique des jeunes nations ibéro-américaines par les conséquences
catastrophiques du métissage, et notamment du métissage de ses élites
créoles :
L’Amérique du Sud, corrompue dans son sang créole, n’a nul moyen désormais d’arrêter dans leur
chute ses métis de toutes variétés et de toutes classes. Leur décadence est sans remède. (Gobineau
1853-18558)

Darwinisme social à la créole


Les Créoles, déjà victimes à l’origine d’une forme de « racisation » de la
part des Espagnols coloniaux, ne pourraient-ils donc jamais échapper à cette
malédiction de la « race » ? Le premier siècle d’indépendance est le siècle
de tous les questionnements identitaires. Les Créoles, désormais au pouvoir,
s’interrogent sur l’identité nationale péruvienne. Ils élaborent alors le mythe
fondateur de la nation : celle-ci doit son existence à la lutte des
Libertadores créoles qui ont su affranchir le pays du joug espagnol. Ne sont
donc considérés comme Péruviens à part entière, c’est-à-dire ayant accès à
la pleine citoyenneté, que les seuls membres des familles créoles blanches.
Au Pérou, au XIXe siècle, comme substantif, « criollo » ne s’applique qu’à
ces dernières. L’adjectif « criollo » peut, quant à lui, continuer à être accolé
au substantif « negro » : dans ce cas, il indique surtout les liens culturels (du
fait de l’acculturation, en partie réciproque) et sociaux qui lient les Noirs à
leurs maîtres. Mais les Blancs se considèrent comme les seuls authentiques
Créoles, ce qui revient à dire les seuls vrais Péruviens, ceux qui ont fondé la
nation péruvienne républicaine.
Cependant, avec un tel mythe fondateur, comment penser le devenir des
Indiens et des Noirs, exclus de la citoyenneté ? Comment envisager, au sein
de la nation, les relations du groupe des Créoles, numériquement très
minoritaire, avec les masses indigènes et noires, dont ceux-là redoutent
l’hostilité ? Les Créoles trouveront, à partir du dernier tiers du XIXe siècle,
une réponse à ce dilemme dans les thèses, alors florissantes en Europe et en
particulier en France, du darwinisme social. Le « darwinisme à la créole »
(Demélas 1980) va connaître un grand succès auprès des élites latino-
américaines. Le darwinisme social se révèle, en effet, une théorie très
efficace dans les sociétés multiraciales que sont les jeunes nations
américaines, d’où le succès de sa diffusion, notamment au Pérou. Il prétend,
en effet, démontrer la supériorité des « races blanches » dans tous les
domaines, ce qui permet de légitimer la confiscation du pouvoir et du plein
exercice de la citoyenneté par l’oligarchie créole. Ainsi, les Créoles, qui
appartiennent pourtant à un groupe qui a lui-même souffert d’une forme de
discrimination raciale, useront eux aussi de la « racisation » pour fonder
leur domination sur les autres groupes ethniques et accentuer leur
marginalisation.
Dans certaines de ses versions, le darwinisme social annonce même le
dépérissement progressif des « races inférieures », la sélection naturelle
favorisant à terme les « races supérieures ». En 1897, Clemente Palma, dans
une thèse soutenue à la Faculté des Lettres de Lima, intitulée L’Avenir des
races au Pérou9, affirme ceci, sans que le moindre doute ne l’effleure :
Tout peuple inférieur est fatalement appelé à s’effacer en présence d’un peuple supérieur […]. À
mesure que la civilisation pénètrera dans la sierra et les montagnes, l’élément purement indigène
disparaîtra progressivement, comme cela se produit aux États-Unis avec les Peaux-Rouges. (Palma
1897 : 3)

Toutefois, les Créoles du Pérou sont conscients de leur faiblesse


démographique et, par conséquent, des difficultés qu’ils rencontreront pour
imposer la civilisation dans le pays. Or, dès les lendemains de
l’indépendance, ils ont pensé l’avenir de la nation péruvienne sur le modèle
d’une nation européenne, pas seulement sur le plan politique et
institutionnel, mais aussi sur le plan du peuplement. C’est pourquoi, très
rapidement, les gouvernants décident de favoriser une immigration
européenne pour réaliser la recomposition ethno-raciale de la société.
L’objectif est le blanchiment progressif de la population. Cette exigence fut
constamment rappelée, tout au long du XIXe siècle, par les élites créoles.
C’est exactement ce que préconise, dans sa thèse universitaire, le même
C. Palma, qui réclame une immigration sélective d’individus de « races
supérieures », de préférence anglo-saxons, et qui appelle de ses vœux une
législation destinée, selon lui, à
assurer la virilité et la santé du peuple avec un soin comparable à celui des éleveurs, en s’efforçant
de veiller à la sélection des races. (Palma 1897 : 3)
Quelques années plus tard, un essai, exclusivement consacré à la politique
d’immigration du Pérou, défendra la même orientation :
Pour résoudre avec succès le problème de l’immigration et de la colonisation, on ne doit pas perdre
de vue que son objectif principal doit être l’augmentation rapide de la population blanche suivant
un plan réfléchi, scientifique et de caractère général. (Sacchetti 1904 : 29)

Cependant, pratiquement toutes les mesures incitatives pour encourager


l’immigration européenne au Pérou se sont révélées vaines. L’immigration
des Européens est restée marginale au Pérou. Les conditions pré-capitalistes
de production, l’instabilité politique, la position géographique du pays
(ouvert sur le Pacifique et non sur l’Atlantique, comme l’Argentine et le
Brésil), nombreux sont les facteurs qui contribuent à décourager les
candidats éventuels. La plupart des immigrants que le Pérou réussira à
attirer seront asiatiques, chinois (les coolies) et puis japonais. Mais, dans
leur cas, l’immigration n’était conçue officiellement que comme une
immigration de main-d’œuvre, strictement conjoncturelle en principe, et
surtout pas de peuplement.
Finalement, à la fin du XIXe siècle, les Créoles au pouvoir se retrouvent
face à une situation interethnique encore plus complexe qu’aux lendemains
de l’indépendance, du fait d’une présence de très nombreux immigrants
asiatiques. Par ailleurs, le traumatisme de la défaite du Pérou face au Chili,
dans la Guerre du Pacifique (1879-1883), a fortement ébranlé leur
confiance en eux-mêmes et dans l’avenir de leur nation. Conformément aux
théories scientifiques de l’époque, les Chiliens ont attribué leur victoire à
leur « race », prétendument supérieure à celle des Péruviens : au Chili,
l’immigration de nombreux Européens anglo-saxons aurait contribué à
améliorer la « race ». Inversement, au Pérou, comme du reste en Bolivie
(alliée du Pérou et vaincue comme lui), les Créoles se lamentent du
caractère par trop hétérogène du pays sur le plan racial, cause de la défaite
(Demélas 1980 : 18). Même un intellectuel de renom, également grand
propriétaire terrien, Ricardo Palma, n’hésite pas à écrire ces lignes, dans
une lettre adressée en 1881 à Nicolas de Pierola, alors au pouvoir au Pérou :
À mon avis, la cause principale de notre grand désastre tient au fait que la majorité de la nation
péruvienne est formée d’une race abjecte et dégradée, à laquelle vous avez voulu rendre sa dignité
et sa noblesse. L’Indien n’a pas le sentiment de la patrie ; peu lui importe d’être Chilien ou Turc. Je
ne m’explique qu’ainsi que des bataillons entiers aient rendu leurs armes à l’ennemi à San Juan
sans brûler une seule cartouche. (cité par Piel 1982 : 26)
Le doute créole va encore être accentué par l’analyse que font les savants
français des difficultés des jeunes nations d’Amérique du Sud. Étant donné
l’influence considérable de la pensée française sur les élites créoles, qui
n’ignorent pratiquement rien de ce qui se publie en France et qui peut les
concerner, ces analyses auront un impact décisif. Les scientifiques français
de la fin du XIXe siècle reprennent les arguments déjà développés
antérieurement par Gobineau, mais en s’appuyant désormais sur le
darwinisme social.
Un des auteurs français les plus lus en Amérique latine à la fin du
XXe siècle est le philosophe G. Le Bon. Dans son ouvrage, Les Lois
psychologiques de l’évolution des peuples, paru en 1894, qui connaît
aussitôt un immense succès et sera rapidement traduit en espagnol, il prédit
un sombre avenir à toute l’Amérique latine (à l’inverse des États-Unis), en
proie à une « sanglante anarchie », parce que, selon lui, les Créoles se sont
laissés aller au métissage, que les populations de « races inférieures » y sont
trop nombreuses et aussi que la « race » qui domine est la « race latine »,
elle-même en pleine décadence, contrairement à la « race anglo-saxonne »,
triomphante aux États-Unis, qui s’est préservée de tout métissage. À cela
s’ajoute, d’après Le Bon, un facteur aggravant : l’invasion récente de
groupes d’immigrants inférieurs qui viennent menacer les « races
supérieures » (Le Bon 1894).
Parmi les intellectuels sud-américains qui fréquentent assidûment Le Bon
au cours de leur séjour à Paris se trouve le Péruvien Francisco García
Calderón. Vers 1910, il prépare un ouvrage sur les nations latino-
américaines et souhaite le publier dans la prestigieuse collection que dirige
alors Le Bon, la « Bibliothèque de philosophie scientifique ». Il soumet
donc son projet et son plan à ce dernier qui lui fait part de son scepticisme
quant à l’avenir de l’Amérique du Sud :
Avec des métis, avec des mulâtres, on ne peut construire une civilisation stable. On retourne
fatalement à la barbarie. (propos rapportés par García Calderón, 1911/1954 : 114)

Dans son livre, Les Démocraties latines de l’Amérique (1912), dont il


obtiendra finalement la publication (grâce à l’adjonction d’une préface de
Raymond Poincaré) dans la collection de Le Bon, malgré le peu de
considération de ce dernier pour l’Amérique latine, García Calderón se fait
en grande partie le propagateur des thèses du philosophe français.
Cependant, à la différence de celui-ci, il pense que si la « race latine » est
décadente en Europe, elle est pleine de promesses en Amérique du Sud,
compte tenu de la jeunesse des nations américaines, à condition de se
renforcer et de se renouveler par l’immigration européenne :
Au Brésil et en Argentine, les immigrants allemands et italiens abondent, mais dans les autres pays
le nécessaire courant des races supérieures n’existe pas. […] Dans l’Amérique du Sud, la
civilisation dépend de la domination numérique des conquérants espagnols, du triomphe de
l’homme blanc sur le mulâtre, le nègre et l’Indien. (1912 : 337)

Pour García Calderón, la situation du Pérou est préoccupante, comme celle


des autres pays où prédominent les Indiens et les Noirs. Le seul espoir
réside dans une forte immigration européenne, qui apparaît toutefois de plus
en plus improbable.
Il ne faudrait pourtant pas croire que cette interprétation pessimiste du
devenir des nations latino-américaines soit le fait des seuls auteurs
ouvertement racistes. Il s’agit alors, et pour longtemps encore, d’un mode
de pensée très répandu chez les intellectuels européens et sud-américains.
M. Mauss lui-même, dans l’essai qu’il consacrera à la question nationale au
cours des années 1919-1920 (mais qu’il ne publiera jamais), écrira ceci :
Les sociétés plus ou moins métissées de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud s’étagent à
des degrés extrêmement divers dans une hiérarchie de peuples et de nations. Les unes sont des
États de type européen et forment déjà des nations jeunes, encore plus ou moins faibles par la
population, mais déjà grandes par les énormes territoires où elles règnent, le Brésil, l’Argentine, le
Chili. Les autres sont composites, arriérées, à trop petite quantité d’Européens, trop pleines de
métis, de nègres et d’Indiens et de divers métis de diverses races entre elles ; elles doivent plutôt
leur indépendance au fait que les grands États se désintéressent d’elles ou que leurs dimensions,
leur turbulence, leur éloignement rendent toute intervention permanente impossible. (Mauss 1919-
1920/1956 : 21)

Le doute de la plupart des Créoles péruviens quant au futur de leur société,


en raison de son caractère multiracial, gagnera aussi des intellectuels
progressistes. Même un penseur critique et souvent perspicace comme José
Carlos Mariategui, fondateur du Parti Socialiste du Pérou, se désole, encore
en 1928, du « caractère hétéroclite et bigarré de notre composition
ethnique », écrivant ces lignes :
Le croisement de l’envahisseur avec l’indigène n’avait pas produit au Pérou un type plus ou moins
homogène. Au sang ibérique et quechua s’était mêlé un gros torrent de sang africain. Plus tard,
l’importation de « coolies » devait ajouter à ce mélange un peu de sang asiatique. Par conséquent,
il n’y avait pas un type, mais divers types de Créoles, de métis. La fusion d’éléments ethniques
aussi dissemblables s’accomplissait, d’autre part, sur un morceau tiède et languissant de basse
terre, où une nature indécise et négligente ne pouvait imprimer sur le produit inconsistant de cette
expérience sociologique une forte empreinte individuelle. (Mariategui 1928/1973 : 243)
Pour J. C. Mariategui, cela explique que les Créoles n’aient pas réussi à
créer une nation. L’État péruvien existe, la nation reste à construire. Les
Créoles se sont montrés incapables de créer une communauté nationale, ce
qui aurait supposé le dépassement des antagonismes raciaux séculaires et le
démantèlement des barrières raciales. Pour J. C. Mariategui, l’esprit créole
reste pénétré d’esprit colonial espagnol. Et il va même jusqu’à mettre en
question l’identité du Créole, qui prétend représenter le Péruvien
authentique, mais dont la propre identité reste mal définie :
Le Créole ne représente pas encore la nationalité. On constate presque uniformément, depuis
longtemps, que nous sommes une nationalité en formation. On observe actuellement, pour préciser
cette notion, la persistance d’une dualité de race et de mentalité. En tout cas, on convient
unanimement que nous n’avons pas encore atteint un degré au moins élémentaire de fusion des
éléments raciaux qui cohabitent sur notre sol et qui composent notre population. Le Créole n’est
pas nettement défini. Jusqu’à maintenant le mot « créole » n’est presque rien de plus qu’un terme
qui nous sert à désigner de façon générique une pluralité très nuancée de métis. Notre Créole est
dépourvu du caractère que nous trouvons, par exemple, chez le Créole argentin. L’Argentin est
facilement identifiable dans n’importe quelle partie du monde. Le Péruvien non. Cette opposition
met en évidence qu’il existe déjà une nationalité argentine, tandis qu’il n’existe pas encore, avec
des traits particuliers, une nationalité péruvienne. (Mariategui 1928/1973 : 330)

Et J. C. Mariategui résume, avec beaucoup de lucidité, la situation nationale


de la façon suivante :
Le Pérou côtier (créole), héritier de l’Espagne et de la Conquête, domine depuis Lima le Pérou de
la sierra ; mais il n’est pas démographiquement ni spirituellement assez fort pour l’absorber.
L’unité péruvienne reste encore à réaliser. (Mariategui 1928/1973 : 20).

La réhabilitation du métissage et le nouveau mythe national


péruvien
Face à l’échec de la formation d’une nation créole péruvienne, conçue
comme une nation européenne d’Amérique, quelques intellectuels créoles,
bien qu’encore très minoritaires, ont entrepris, dès la fin du XIXe siècle, de
repenser la nation en prenant en compte la composante indigène de la
population. Déjà, en 1886, un universitaire péruvien, Carlos Wiesse, dans
son discours inaugural de l’année scolaire à l’Université nationale San
Marcos de Lima, avait dénoncé le caractère réactionnaire et raciste du
darwinisme social, affirmant :
Cette théorie a été formulée par ceux qui avaient intérêt à maintenir certaines classes en infériorité,
afin de mener à bien leurs propres projets de domination. […] Affirmer qu’il y a des races
supérieures conduirait à nier aux autres individus leur qualité d’hommes. (cité par Demélas 1992 :
369)
Quant à lui, il proposait une conception de l’histoire et de l’évolution de
l’humanité marquée par un relativisme racial, qu’il justifiait par une
argumentation religieuse :
Les races ont été, sans nul doute, formées par la volonté de Dieu pour préparer le progrès […].
L’histoire ne peut accepter l’existence de ces races (prétendument) privilégiées ; toutes sont élues,
parce que chacune vient à son tour jouer un rôle important dans la marche de la civilisation, selon
son propre caractère. (cité par Demélas 1992 : 369-370)

Logiquement, C. Wiesse fondait donc sur la pluralité raciale et la diversité


culturelle du Pérou l’espoir d’un devenir prometteur pour la nation
péruvienne.
À la suite de Wiesse, au Pérou, comme du reste au même moment en
Europe et aux États-Unis, des doutes de plus en plus nombreux
commencent à être formulés quant à l’exactitude des thèses du darwinisme
social. D’une part, il semble chaque jour plus évident que les Indiens ne
vont pas disparaître physiquement par « sélection naturelle ». D’autre part,
la notion de « race » commence elle-même à être contestée, ainsi que la
conception négative du métissage. En 1916, le même García Calderón, qui
se faisait quelques années plus tôt le propagateur au Pérou des idées de Le
Bon, prend ses distances avec ce dernier, remarquant :
Décline le prestige de la notion biologique de race, fatalité intrinsèque inéluctable comme le destin
antique, que révèlent la forme du crâne et la couleur de la peau. Les sociologues renoncent à
découvrir du sang pur dans des nations confuses et ne reconnaissent pas la prééminence héréditaire
qu’on attribue à certains groupes ethniques. (1916/1954 : 239)

Cependant, la critique du darwinisme social au Pérou procède moins d’une


analyse scientifique désintéressée que d’une tentative de réhabilitation de la
société péruvienne pluriethnique. Les Créoles ressentent la fragilité du pays
et sont amenés à redéfinir « l’essence » de leur nation. Ils prennent
conscience que la nation reste à fonder et qu’il n’est plus possible de penser
cette fondation en faisant abstraction des indigènes et des autres groupes
dominés. Mais, en même temps, ils ne sont pas prêts à s’effacer devant les
Indiens, les Noirs et les métis, numériquement très majoritaires.
L’exaltation du métissage apparaît alors comme la réponse idéologique
adéquate au doute créole. À la dénonciation du métissage, propre aux
théories raciales du XIXe siècle, les Créoles opposent désormais l’éloge du
métissage, source de bienfaits selon eux, car il permettrait le cumul des
qualités complémentaires des « races » fusionnées. La promotion du
métissage biologique présente plusieurs avantages pour les Créoles.
D’abord, elle leur permet d’assumer, enfin, la réalité, plus ou moins attestée
et visible selon les cas, de leur propre métissage. Ensuite, elle leur apparaît
comme la résolution définitive du problème indien : le métissage généralisé
permettra de dissoudre l’élément indigène dans une « race »
authentiquement nationale. Le peuple existera enfin, unifié et nationalisé, et
pourra s’avancer dans la voie du progrès. Et la paix raciale assurera la paix
sociale. Enfin, elle conforte le nationalisme des Créoles qui peuvent ainsi
affirmer une identité nationale spécifique face aux nations européennes et
aux États-Unis.
La valorisation du métissage n’est donc pas la conséquence d’une
revendication collective de la masse des métis, c’est-à-dire des individus
catégorisés comme tels au Pérou (les « mestizos »). Elle n’est qu’une
idéologie créole, servant exclusivement les intérêts des Créoles. Et une
idéologie de Blancs, puisque, presque toujours, l’aboutissement prévu du
métissage est le blanchiment de la population.
Une version extrême de l’apologie créole du métissage tournera au
messianisme : la « race » métisse sera la « race » supérieure qui apportera le
salut à l’Amérique latine. Plus présente au Mexique qu’au Pérou, elle ne
restera pas sans échos dans ce dernier pays où l’ouvrage du Mexicain José
Vasconcelos, La raza cosmica (1925), connaîtra un grand succès.
J.C. Mariategui a fait une analyse critique pertinente de cette nouvelle
idéologie messianique :
L’avenir de l’Amérique latine dépend, selon la majorité des pronostics d’aujourd’hui, du résultat
du métissage. Au pessimisme hostile des sociologues de la tendance Le Bon sur le métis, a succédé
un optimisme messianique qui place dans le métis l’espérance du continent. […] Le métissage
qu’exalte Vasconcelos n’est pas précisément le mélange des races espagnole, indigène et africaine,
déjà réalisé sur le continent, mais la fusion et refusion purificatrices desquelles naîtra, après un
travail séculaire, la race cosmique. Le métis actuel, concret, n’est pas, pour Vasconcelos, le type
d’une nouvelle race, d’une nouvelle culture, mais tout juste sa promesse. La spéculation du
philosophe, de l’utopiste ne connaît pas de limites de temps ni d’espace. Les siècles ne comptent,
dans sa construction idéale, que comme moments. Le travail du critique, de l’historien, du
politique est d’une autre nature. […] Le métis réel de l’histoire, non celui, idéal, de la prophétie,
constitue l’objet de sa recherche. (Mariategui 1928/1973 : 339-340)

Au mythe fondateur originel de la République se surajoute donc désormais


un nouveau mythe national qui légitime le métissage et qui fait la part belle
aux « origines » incas du Pérou. Les élites créoles se font maintenant les
chantres de la grandeur de l’Empire inca, ce qui leur permet tout à la fois
une sorte de captation d’héritage historique, un ancrage de la nation dans un
passé lointain – le but étant de donner une profondeur historique maximale
à la nation, à l’instar des vieilles nations européennes, pour renforcer la
légitimité de son existence – et aussi la réhabilitation du métissage hispano-
indien des débuts de l’époque coloniale.
Ce nouveau mythe n’a évidemment pas pour fonction de favoriser
l’intégration, ne serait-ce que symbolique, des indigènes dans la nation. Les
Indiens contemporains, tout comme la grande masse des métis et des Noirs,
ne sont pas pris en compte dans cette mythologie nationaliste qui ne remet
pas en question les hiérarchies et les barrières socioraciales établies. Ce
bricolage idéologique est fondamentalement destiné à renforcer la légitimité
du pouvoir des Créoles et de leur mainmise séculaire sur le Pérou, en les
présentant en quelque sorte comme les héritiers des Incas10. Ainsi, le
dilemme de Bolivar est-il enfin résolu : les Créoles ne sont pas issus des
conquérants usurpateurs ; ils se présentent comme d’authentiques
Américains qui, par leur lutte de libération contre le pouvoir colonial, ont su
rétablir la continuité avec le Pérou précolombien, rompue par la Conquête
espagnole11.

Identité et culture créoles dans le Pérou actuel


Dans le Pérou des débuts de la République, le terme « criollo » avait un
sens social et ethnique relativement précis. Il renvoyait principalement à un
groupe très fermé, l’oligarchie blanche. Encore au milieu du XXe siècle,
H. Tschopik, un des premiers anthropologues nord-américains à s’intéresser
à la question, pense pouvoir affirmer que ce qu’on désigne alors au Pérou
sous l’appellation de « cultura criolla » représente une culture de classe,
celle de la vieille aristocratie des grandes villes de la côte, notamment de
Lima, Arequipa, Trujillo et Piura. Cette culture ne se confond pas, selon lui,
avec la culture ibérique archaïque, mais dérive de la culture espagnole de la
fin du XVIIIe siècle, à laquelle se sont mêlées de fortes influences françaises
(Tschopik 1948). La description de Tschopik était juste historiquement,
mais il a commis l’erreur de la croire toujours actuelle au moment où il
publiait son étude, alors que le contenu de ce que les Péruviens entendaient
alors par « culture créole » avait considérablement évolué depuis
l’indépendance.
Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue qu’à la version aristocratique de
la culture créole a toujours correspondu au Pérou une version populaire.
C’était déjà le cas au temps de l’esclavage, même si la culture des maîtres
était alors reconnue comme la seule culture créole légitime. L’influence des
pratiques culturelles propres aux Noirs sur la culture créole péruvienne est
indéniable. Elles ont laissé leur empreinte plus particulièrement sur la danse
et la musique, et aussi sur la cuisine, même si l’historiographie officielle et
l’opinion commune n’ont reconnu que récemment cet apport. Et même
encore aujourd’hui, pour ne citer qu’un exemple significatif, rares sont les
Péruviens qui savent ou admettent que la marinera, considérée au Pérou
comme la danse créole emblématique, est directement issue de la
zambacueca (ou zamacueca), danse d’origine bantoue introduite dans le
pays par les esclaves africains, très en vogue chez les Noirs au XIXe siècle
avant d’être adoptée par les Créoles blancs. Ces derniers décideront, à la fin
du XIXe siècle, de la rebaptiser marinera, sans doute pour effacer ses
origines africaines et se l’approprier définitivement (Cuche 1981 : 136-
139). D’une façon générale, avec la consolidation de la République et les
transformations que connaîtra la société péruvienne au cours du XXe siècle,
la version populaire de la culture créole s’imposera de plus en plus comme
une expression de la « peruanidad ».
Aujourd’hui, au Pérou, se référer à la culture créole n’est plus une façon
d’évoquer le mode de vie des vieilles familles aristocratiques d’origine
hispanique. Du reste, le fait que la culture créole au sens actuel soit
largement partagée dans ce pays profondément métissé a conduit un autre
anthropologue nord-américain, J. Gillin, à affirmer que celle-ci désigne la
culture des métis péruviens et qu’elle a des caractéristiques assez
semblables à celles des autres cultures de métis des pays voisins. Cette
culture créole métisse constituerait, selon lui, « la culture moderne de
l’Amérique latine » (Gillin 1947 et 1949). Cette interprétation
excessivement large, sans grande utilité analytique, ne correspond pas à la
réalité. En effet, ne serait-ce qu’au Pérou, tous les métis ne partagent pas
une seule et même culture, d’une part, et, d’autre part, il n’existe pas une
unique culture métisse péruvienne : les cultures des différents groupes
ethniques péruviens sont toutes, à des degrés divers, des cultures métisses,
mais elles ne sont pas toutes des cultures créoles, au sens péruvien du
terme. Au Pérou, la catégorie socioethnique « criollo » ne se confond pas
avec la catégorie « mestizo », qui était, à l’époque coloniale, une catégorie
quasi juridique. Par ailleurs, il est nécessaire de préciser que l’identité et la
culture créoles ne représentent pas aujourd’hui en Amérique latine une
réalité uniforme. Les évolutions divergentes des différentes nations latino-
américaines depuis leurs indépendances ont entraîné des reformulations,
également divergentes, par chacune d’entre elles, de ce qui doit être
considéré comme authentiquement créole.
En ce qui concerne le Pérou, on se condamne à ne rien comprendre à la
notion de « cultura criolla » si on ne perçoit pas que, dans ce pays, elle est
toujours utilisée en opposition à la notion de « cultura indigena ». Plus
précisément, ce qui est « criollo » renvoie au Pérou à ce qui est lié à
l’univers de la côte pacifique et s’oppose à ce qui est « serrano » (de la
sierra, des Andes). Déjà, au temps de la Colonie espagnole, la côte, d’où les
Indiens avaient disparu très tôt, décimés par la Conquête et ses
conséquences, se distinguait fortement du reste du pays où la population
autochtone était restée numériquement majoritaire. L’indépendance a
accentué la domination économique, sociale et politique de la côte et de ses
grandes villes sur le reste du pays et, par là même, a renforcé les
oppositions entre criollos et serranos. Être reconnu comme Créole, comme
participant de la culture créole, est la meilleure façon de ne pas être pris
pour un Indien et d’échapper à la stigmatisation qui frappe les indigènes.
Il est probable, comme le pense O. G. Simmons, que la migration de plus
en plus massive des Indiens, quittant les Andes pour Lima ou d’autres
grandes villes de la côte au cours du XXe siècle, ait poussé les populations
côtières, perçues et définies comme principalement « mestizas » (hormis
l’élite blanche), à affirmer avec emphase leur identité créole pour se
démarquer des indigènes dont elles pouvaient craindre la concurrence
(Simmons 1953). La nécessité de délimiter clairement les frontières
ethniques entre costeños (originaires de la côte) et serranos (Indiens) au
moment où les frontières spatiales tendent à s’estomper, du fait de l’exode
rural andin, a contribué de façon déterminante au développement du
« criollismo » populaire.
La notion de « criollo » est donc aujourd’hui au Pérou une notion qui
permet des classements sociaux selon différents critères : un critère
géographique : ce qui est « criollo » renvoie à la côte ; un critère ethnique
par défaut : ce qui est « criollo » n’est pas indien ; et un critère culturel : ce
qui est « criollo » dérive en grande partie de la culture espagnole et la
langue des criollos est l’espagnol parlé avec l’accent et les tournures de la
côte. Sont considérés par les Péruviens comme expression emblématique de
ce qu’ils appellent le « criollismo », autrement dit le style de vie des gens
de la côte, la jarana (un certain type de fête très décontractée entre amis),
certaines musiques et certaines danses dont principalement la marinera et la
valse créole, les courses de taureaux, les chevaux de dressage (caballos de
paso), les combats de coqs, la cuisine créole, souvent assez épicée, sans
oublier le pisco (marc de raisin), dégusté en toute occasion. On le voit, les
symboles les plus marquants du criollismo sont tous liés à la fête. Le
criollismo est effectivement présenté comme découlant d’un état d’esprit
caractéristique d’un tempérament extraverti. Le criollo est défini d’ailleurs
autant par ses attitudes générales que par sa culture. Un individu sera
qualifié de criollo s’il est fêtard, bon vivant et bon danseur. Le criollo est
censé être jovial, hâbleur, séducteur, élégant, sensuel ; mais aussi vif,
astucieux, voire rusé ; il a le sens de l’humour et de la repartie. Cette
représentation collective, en forme d’autoportrait, a été élaborée par les
Créoles en contraste absolu avec celle de l’Indien, du serrano, qu’ils
présentent comme balourd, maladroit, lent, renfermé et même taciturne.
Dans le Pérou contemporain, l’Indien constitue l’antithèse même du Créole.
Sur la côte, dans les classes populaires, on admire ceux qui sont
débrouillards, même quand leurs agissements sont à la limite de la
malhonnêteté. Ceux qui gagnent sans effort, mais aussi ceux qui sont
courageux et qui n’ont pas peur de se battre physiquement sont présentés
comme des « criollazos », autrement dit comme des super-criollos qui n’ont
pas froid aux yeux12. Le qualificatif « criollo » ne recouvre donc pas une
réalité parfaitement définie ni totalement homogène. D’un usage
aristocratique, il a été de plus en plus étendu à un usage populaire, mais
l’idée fondamentale est toujours la même : il s’agit dans tous les cas
d’affirmer une identité positive, jugée supérieure, face à d’autres groupes
ethniques qu’on dénigre.
Pourtant le glissement progressif de l’aristocratique vers le populaire a
entraîné une certaine ambivalence dans le jugement à l’égard du criollismo,
dont les classes sociales supérieures et aussi, quoique à un moindre degré,
les classes moyennes dénoncent les excès, notamment la roublardise et
l’absence de sens de l’effort. Elles stigmatisent les pratiques douteuses,
notamment dans les affaires et en politique, en les qualifiant d’agissements
« a la criolla » (on utilisera aussi dans le même sens l’expression « una
criollada »), ce qui indique qu’elles relèvent de l’intrigue, de la combine et
de toutes sortes d’arrangements suspects. Aujourd’hui, du reste, la
bourgeoisie ne fait plus tellement état de son identité créole. Elle s’est
éloignée des valeurs créoles au fur et à mesure que celles-ci se sont
popularisées. Et elle s’est efforcée de maintenir la distance sociale qui la
sépare des autres classes sociales en adoptant un style de vie et de
consommation de plus en plus nord-américain. Ce qui, en retour, lui vaut
d’être critiquée par les Péruviens des classes subalternes, qui l’accusent de
trahir la « peruanidad » et de ne plus être fidèles à la culture péruvienne
authentique.
Actuellement, au Pérou, la notion de « criollo » est donc une notion à
fonctions multiples et à géométrie variable selon les situations concrètes de
relations interethniques et de rapports sociaux. « Criollo » peut recevoir un
sens national, voire nationaliste : il désigne dans ce cas ce qui est péruvien
par opposition à ce qui est étranger ; un sens régional : « criollo » est alors
synonyme de « costeño » (de la côte) ; un sens ethnique : le criollo est un
individu qui affiche sa complète différence avec les Indiens et les
« cholos », ces Indiens (ou métis d’Indiens) culturellement plus ou moins
désindianisés, qui ont émigré récemment vers les villes, en particulier les
villes de la côte pacifique ; enfin, un sens social, dans la mesure où être
reconnu comme criollo c’est échapper à la disqualification et à la
marginalisation les plus accentuées.
Le caractère relativement flou de la notion en permet un usage souple et
explique que, même si elle sert fondamentalement à établir des frontières
entre les groupes, ces frontières peuvent être franchies assez facilement par
les individus (mais pas par les groupes). La référence à une origine
géographique et ethnique pour définir le Créole semble indiquer qu’on est
créole par essence. Et c’est bien l’idée qu’une certaine idéologie raciale, qui
n’a pas tout à fait disparu, avait voulu imposer. Mais dans les faits,
n’importe qui, même un étranger, peut devenir un criollo et être reconnu
comme tel, à condition d’adopter le mode de vie et de comportement des
Péruviens de la côte et de réussir à faire oublier ses origines propres : le
verbe péruvien « acriollarse » (se créoliser) rend précisément compte de ce
processus de transformation culturelle.

Créolisation et/ou « cholification » du Pérou ?


Dans le Pérou contemporain, on n’assiste pas à un phénomène de
créolisation13 généralisée de la société, ni sur le plan culturel ni sur le plan
identitaire. Autrement dit, l’identité créole reste une identité distinctive et
non intégrative. Et la culture créole ne joue pas au Pérou le rôle fédérateur
que certains intellectuels martiniquais prétendent trouver aux Antilles dans
ce qu’ils dénomment « la créolité » (Bernabé, Chamoiseau & Confiant
1989)14. Dans la société péruvienne, ce qui est « criollo » est particulier,
distinct, voire, dans certains cas, distingué (au sens commun du terme), et
s’oppose toujours à ce qui caractérise la population indigène. La notion de
« criollo » demeure une notion classificatoire et discriminante, et non une
notion consensuelle. Car il s’agit d’une notion qui renvoie à un passé de
violence, de conquête et de hiérarchies socioraciales rigides. Certes, à partir
de l’indépendance, la créolisation progresse et concerne de plus en plus
d’individus, notamment les immigrants étrangers et surtout leurs
descendants (Cuche 2000), mais les frontières ethniques avec les
populations indigènes n’en sont pas pour autant supprimées15.
Parallèlement à ce processus partiel et limité de créolisation se produit au
Pérou un autre processus, lui aussi partiel et limité, celui de la
« cholification ». Le terme, introduit par F. Bourricaud et conçu à partir du
mot péruvien « cholo » qui désigne l’Indien « acculturé », indique la
transformation rapide, sociale et culturelle, du monde indigène dans le
Pérou contemporain, son ouverture et son adaptation à la modernité :
Tout Indien un tant soit peu débrouillé, qui parle l’espagnol, qui a vu du pays, est non seulement
pour les autres un cholo, mais peut se reconnaître lui-même sous cette dénomination. Le cholo,
c’est l’Indien en voie d’ascension et de mutation. […] L’importance du groupe cholo, son
dynamisme, nous persuade que ce qui caractérise la vie indigène aujourd’hui c’est le mélange et le
changement. (Bourricaud 1962 : 26)

Autrement dit, le trait le plus spécifique du cholo, c’est la mobilité, dans


tous les sens du terme, en particulier sociale et spatiale. L’émigration de
plus en plus massive des Indiens vers les villes à partir des années 1950 n’a
fait qu’accélérer le processus de « cholification ».
En définitive, ce qui sépare les cholos des criollos, ce n’est pas
principalement la différence culturelle. Un cholo qui a immigré sur la côte,
qui travaille en ville et qui vit dans un quartier populaire ou une barriada
(bidonville), peut avoir adopté, en tout ou en partie, le style de vie créole.
Mais il ne devient pas pour autant un Créole. La frontière est ethnique et
identitaire. Pour les Créoles, tout individu originaire de la sierra, et connu
comme tel, est et restera un cholo, marqué à tout jamais par son hérédité et
son héritage indiens. Au Pérou, les deux processus de créolisation et de
« cholification » ne risquent pas de se confondre. Le criollo et le cholo ne
sont pas prêts de fusionner dans un même creuset, du fait des luttes de
classements socioethniques sans cesse réactivées.

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1. Par un retournement de valeur dont les jeux d’identification sont familiers, c’est l’identité créole
qui va devenir progressivement l’identité positive chez les Noirs des Amériques. Le retournement est
dû au fait que les maîtres blancs privilégient les esclaves créoles du fait de leur plus grande proximité
culturelle avec eux. Inversement, ils considèrent les Noirs bossales comme stupides, incultes, voire
sauvages. Les esclaves vont adopter peu à peu les jugements de valeur des Espagnols, que ce soit
pour se rapprocher de leurs maîtres dans l’espoir d’un traitement plus favorable ou que ce soit par
aliénation culturelle. Toujours est-il que dans la littérature orale des Noirs d’Amérique latine, le héros
des contes traditionnels est toujours le cadet, qui représente le Noir créole, malin, rusé et
débrouillard, alors que l’aîné, représentant le Noir bossale, apparaît comme balourd, maladroit et
malchanceux.
2. Pour tout ce développement, je m’appuie principalement sur l’article de Bernard Lavallé : « Del
indio al criollo : evolucion de una imagen colonial », 1990 (cf. également Demélas 1983).
3. « Chapetón » est dérivé de « chapeta » qui désigne des joues rouges. Le « criollo », au teint
supposé mat, se distingue donc du « chapetón », défini lui aussi par une caractéristique physique : le
« chapetón » serait reconnaissable à la rougeur de son visage.
4. Ici encore, j’emprunte à B. Lavallé et à son article « Americanidad exaltada/ hispanidad
exacerbada : contradicción y ambigüedades en el discurso criollo del siglo XVII peruano » (2002).
5. En ce qui concerne l’analyse de l’indépendance du Pérou, voir l’ouvrage de M.-D. Demélas :
L’Invention politique. Bolivie, Équateur, Pérou au XIXe siècle (1992). Et sur la question de l’identité
créole dans les pays andins au XIXe siècle, cf. les différentes publications de Demélas.
6. Cf. mon essai : « Une étrange étrangère au Pérou ou le Pérou de Flora Tristan : du rêve à la
réalité » (1988).
7. Aujourd’hui, au Pérou, F. Tristan est considérée comme une héroïne nationale. À Lima, une rue
porte son nom. En 1971, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de l’indépendance, les
Pérégrinations d’une paria ont été rééditées au Pérou dans une traduction espagnole – symbolique
reconnaissance posthume – avec une préface qui rend justice à la lucidité de l’auteur. Et récemment,
en 2003, un des plus grands écrivains péruviens contemporains, Mario Vargas Llosa, a consacré un
roman, El paraiso en la otra esquina, à la vie de Flora Tristan.
8. Contrairement à Gobineau, F. Tristan, quant à elle, ne fonde pas sa critique des Créoles sur des
arguments pseudo-raciaux. Sa critique est purement sociale et politique. Même si son jugement peut
paraître parfois sévère, il ne l’empêche pas d’envisager avec optimisme le devenir de l’Amérique du
Sud en général et du Pérou en particulier : « L’avenir est pour l’Amérique », écrit-elle en préambule
de son livre.
9. Dans le même ouvrage, C. Palma tient des propos d’un racisme « primaire » sur les Noirs, alors
que lui-même a une ascendance noire, sa grand-mère paternelle étant une mulâtresse « quarteronne ».
Sa thèse constitue donc une illustration de plus des ambiguïtés et des contradictions des Créoles du
Pérou.
10. Ce thème n’est pas absolument nouveau. Certains leaders créoles l’avaient déjà introduit comme
arme idéologique contre les Espagnols à la veille de l’indépendance (Demélas 1992 : 358), ainsi que
dans les premières années de la République (Demélas 1983 : 125). Mais ce qui est nouveau, c’est
qu’il devient au début du XXe siècle un mythe national quasi officiel.
11. Je n’évoque ici que les positions idéologiques de la classe dirigeante créole. Cependant, il faut
signaler que commence à émerger, à la même époque, un courant « indigéniste » radical
d’intellectuels créoles progressistes comme M. Gonzalez Prada, bientôt suivi par P. Zulen, L. E.
Valcarcel, J. C. Mariategui, R. Haya de La Torre, L. A. Sanchez, pour n’en citer que quelques-uns.
12. Sur ce point, voir l’étude anthropologique de R. Patch (1967), concernant un quartier populaire
mal famé de Lima.
13. Je donne ici au terme « créolisation » une acception très large : la créolisation, c’est tout
simplement le phénomène de diffusion de la culture créole dans la société péruvienne et son adoption
par des individus de plus en plus nombreux. Il ne s’agit donc pas de l’acception des linguistes qui
désignent par ce mot un processus d’autonomisation d’une langue composite par rapport au système
linguistique dominant dans les débuts du procès de syncrétisation, acception étendue par certains
chercheurs à tout phénomène culturel syncrétique qui répond au même principe.
14. Voir l’analyse critique qu’a faite M. Giraud de cette conception de la créolité dans son article :
« Les identités antillaises entre négritude et créolité » (1994). Dans les Antilles françaises, le sens du
mot « créole » a aussi beaucoup évolué depuis le XVIIe siècle. Au début du XXe siècle, il désignait
encore principalement les descendants des colons blancs, numériquement minoritaires. Alors
qu’aujourd’hui, il est plutôt associé à la majorité noire et mulâtre de la population. D’où l’erreur, tout
de même surprenante, d’un journaliste de la radio « France Inter », qui s’étonnait, en janvier 2003,
dans son commentaire d’un film récent, de voir Isabella Rosselini, actrice blanche, tenir le rôle de
Joséphine de Beauharnais, « la belle Créole ». Pour lui, qui ignorait tout de l’histoire de la Martinique
et qui ne savait même pas que Joséphine était la fille d’un grand planteur de l’île, une Créole ne
pouvait être que noire ou mulâtresse. Car, s’excusait-il, quelques jours plus tard, dans un rectificatif
qui ne faisait qu’ajouter à la confusion, il était persuadé que « créole » était synonyme d’« indigène »
[sic] !
15. Cette distinction fondamentale entre Créoles et Indiens se retrouve, à quelques variantes près,
dans d’autres pays andins, en particulier en Bolivie, l’ancien Haut-Pérou. Récemment, en juin 2004,
Gabriela Oviedo, jeune Créole blanche, élue Miss Bolivie, a déclenché une polémique durant le
concours de Miss Univers, qui avait lieu à Quito en Équateur, autre pays andin à forte population
indienne. Interrogée en anglais par des journalistes étrangers sur son pays, elle se désolait que la
Bolivie soit perçue comme un pays indien : « Malheureusement, les gens qui ne connaissent pas bien
la Bolivie pensent que nous ne sommes tous que des Indiens de l’Ouest du pays, de La Paz ; et la
seule image qu’ils ont de nous est celle de gens pauvres, petits et Indiens. Je suis originaire de l’autre
partie du pays, la partie orientale. Il n’y fait pas froid, il y fait très chaud et nous sommes grands,
blancs, et nous savons parler anglais. Aussi, l’idée reçue selon laquelle la Bolivie ne serait qu’un
pays “andin” est fausse. La Bolivie a beaucoup à offrir, et c’est mon travail comme ambassadrice de
mon pays de faire connaître aux gens la grande diversité qui est la nôtre. »
ENJEUX DE CLASSEMENT ET
RÉVERSIBILITÉ DES IDENTIFICATIONS
CHEZ LES CATÉGORIES D’ORIGINE
SERVILE HAALPULAAREN (MAURITANIE)

Olivier Leservoisier

Au cours de ces dernières années, les problèmes liés à la persistance de


formes extrêmes de dépendance (Condominas 2000) se sont posés de
manière récurrente en Mauritanie, comme en témoignent la dernière
abolition officielle de l’esclavage de 1981, l’émergence de mouvements
d’émancipation parmi les descendants d’esclaves des sociétés maure et
négro-africaine (wolof, haalpulaar, soninké), ou le développement des
conflits sociaux et politiques qui ont suivi le processus de démocratisation,
enclenché au début des années 1990.
Dans la société haalpulaar, les hiérarchies traditionnelles entre les nobles
libres (rimße), les groupes professionnels (neenyße) et les esclaves
(maccuße) trouvent ainsi à se réactualiser dans bon nombre de situations1,
non sans susciter cependant des résistances de plus en plus fortes chez les
groupes subordonnés. Les contestations de ces groupes, contre la
persistance de discriminations, s’accompagnent de revendications
identitaires qui sont révélatrices de nouveaux jeux de positionnement social,
mais aussi – comme on le verra – du caractère réversible des identifications.
C’est dans ce contexte que l’on constate ces dernières années que de plus en
plus de personnes rejettent l’appellation de maccuße pour se déclarer
Saafaalße Hormankooße (littéralement en peul : les Maures Hormans), et
parfois hrâtîn (affranchis de la société maure), manifestant ainsi leur
volonté de prendre leur distance avec l’ordre hiérarchique haalpulaar.
Le cas des Saafaalße Hormankooße apparaît pour le moins singulier dans
la stratification sociale des Haalpulaaren et s’avère particulièrement
intéressant à analyser au regard de la problématique des processus
d’identification en situation de contacts. Selon la version la plus répandue,
ils descendraient de populations noires qui auraient été razziées par des
bandes de guerriers marocains Hormans2 (d’où leur appellation), présents
dans la vallée du Sénégal au début du XVIIIe siècle et qui, par la suite,
auraient fui de chez leurs maîtres pour se réfugier au Fuuta Tooro3. Mais
plus largement, ce terme désigne l’ensemble des hrâtîn qui se sont assimilés
à la culture pulaar. Bien que ces groupes aient la réputation d’être affranchis
depuis longtemps, les catégories nobles ne les estiment guère différents des
maccuße et les considèrent d’ailleurs comme une composante du groupe
servile. Ce sentiment est renforcé par la tendance récente chez les maccuße
à se déclarer Saafaalße Hormankooße, ce qui du reste ne va pas sans
susciter le mécontentement des familles qui se perçoivent comme les
descendantes légitimes des Hormans.
Pour bien comprendre les raisons et les enjeux de ces nouvelles
identifications, ainsi que les conflits qu’elles peuvent engendrer au sein de
la catégorie servile, il convient de retracer brièvement l’histoire des
relations qui, depuis le XIXe siècle, ont existé entre les hrâtîn et les
Haalpulaaren, car la plupart de ceux qui aujourd’hui revendiquent avec
force ces identités sont issus des populations hrâtîn qui se sont intégrées au
milieu pulaar. L’analyse des modalités de contact entre ces groupes
permettra ainsi de s’intéresser à la manière dont des personnes qui ont subi
une « acculturation forcée4 » recherchent aujourd’hui à revendiquer une
nouvelle appartenance culturelle. Elle conduira par ailleurs à s’interroger
sur la fabrication de traditions identitaires et sur les luttes de classement au
sein d’une catégorie servile hétérogène.
Les modalités d’intégration des hrâtîn dans les villages
haalpulaaren du Fuuta Tooro5
L’examen des conditions du contact entre les hrâtîn et les Haalpulaaren
ne peut être entrepris sans tenir compte du profil des groupes serviles de la
société maure (abîd, esclaves et hrâtîn, affranchis), tant il conditionne la
nature de leurs relations, ainsi que la manière dont les uns et les autres se
perçoivent aujourd’hui. Ces groupes sont dans leur immense majorité
d’origine négro-africaine et ont été culturellement arabisés à la suite de leur
rattachement forcé auprès des tribus maraboutiques et guerrières de leurs
maîtres bidân (Maures blancs)6. Cette caractéristique leur valut, sous la
colonisation, d’être désignés par les Français de Maures noirs en opposition
aux Maures blancs, distinction que l’on retrouve dans le dialecte arabe
hassâniyya parlé par les Maures, sous les termes sudân (Noirs) et bidân7.
Cette main-d’œuvre servile était utilisée pour différentes tâches : travaux
domestiques, surveillance des troupeaux, cueillette de la gomme arabique,
et surtout agriculture (cultures d’oued, de décrue ou phéniculture), qui
venait en complément des activités pastorales des maîtres bidân. Du fait de
leur proximité géographique, les groupes serviles de la société maure
installés sur les terres de décrue de la vallée du Sénégal ont été en première
ligne pour établir des contacts avec les populations négro-africaines
réparties sur les rives du fleuve. Ces relations ont été motivées
principalement par des raisons politiques et économiques. De nombreux
hrâtîn ont ainsi fui leur tribu de rattachement pour trouver refuge dans les
villages du Fuuta Toro. Ce fut notamment le cas, dès le XVIIIe siècle, dans la
région du Brakna, où des hrâtîn Zemarig se sont mis sous la protection des
Haalpulaaren Haleyße auprès desquels ils ont obtenu des terres en échange
du paiement de droits de redevances (Marty 1921 : 338). Ces déplacements
vers les villages de la vallée sont devenus massifs à la suite de la conquête
coloniale des Français, engagée en 1854 le long du fleuve Sénégal et
poursuivie au sud du territoire mauritanien au tout début du XXe siècle. La
présence française dans le sud du pays a en effet incité de nombreux
dépendants à se réfugier près des postes militaires et administratifs dans ce
qui prit le nom de « quartiers ou villages de liberté » (Aleg, Boghé, Kaédi,
Mbout, Sélibaby)8. Elle a surtout favorisé la réoccupation des terres de la
rive droite par les populations négro-africaines qui avaient dû massivement
se réfugier, depuis la fin du XVIIIe siècle, sur la rive gauche pour se protéger
de la menace des émirats guerriers maures (Trarza, Brakna, Tagant) dans le
sud de la Mauritanie. Or, le défrichement croissant des terres par les
familles haalpulaaren revenues sur la rive mauritanienne « pacifiée » a été
un facteur décisif dans la venue de groupes hrâtîn dans la vallée. Ceux-ci
ont répondu au besoin en main-d’œuvre des Haalpulaaren pour mettre en
valeur les nombreux terrains dont ces derniers disposaient. Ils furent le plus
souvent utilisés comme métayers et durent s’acquitter auprès des maîtres de
la terre du rempeccen (litt. cultiver et partager), équivalent au tiers ou à la
moitié de la récolte.
Si la mise en culture des terrains de la rive droite a été déterminante dans
la fixation des populations hrâtîn dans les villages de la vallée, elle a
également été décisive dans le développement des migrations saisonnières
des groupes sudân. Ces deniers venaient louer leurs services au moment des
récoltes de mil, vers les mois de mars et avril, avant de regagner l’intérieur
du pays au moment de l’hivernage (juillet). À ces migrations saisonnières
agricoles se sont ajoutées des migrations de travail vers les escales et les
villages du Fleuve, où les hrâtîn étaient employés à différentes tâches
(manœuvres, coupeurs de bois, domestiques, gardes de troupeaux, etc.). Ils
occupèrent également les places laissées vacantes dans les villages par les
Négro-africains, partis cultiver l’arachide au Sénégal (Delaunay 1984 :
176). Beaucoup de ces migrants ont fini par s’installer en milieu pulaar.
On le voit, les raisons et les conditions de la venue des groupes hrâtîn
dans la vallée (refuge dans les quartiers de liberté, fixation sur les terres de
décrue, migrations saisonnières agricoles, migrations de travail, etc.) ont été
diverses. Cependant, ce déplacement n’aurait jamais été aussi important s’il
n’avait été fortement encouragé par les Haalpulaaren. En 1918, P. Marty
(1921 : 339) notait à ce sujet que : « Les Toucouleurs ne se font pas faute
d’attirer plus que jamais leurs frères noirs, serviteurs ou vassaux des
Maures. » En réalité, loin de répondre à une quelconque « solidarité
fraternelle », la captation de hrâtîn leur permettait de compter sur une main-
d’œuvre facile à soumettre et sur laquelle ils prélevaient des redevances.
Ainsi les hrâtîn tombaient-ils le plus souvent dans une nouvelle dépendance
en se mettant sous la protection des Haalpulaaren. Pour ceux qui n’avaient
pas totalement rompu leurs liens avec leurs anciens maîtres, la situation
était pire. Ils étaient soumis à une double dépendance, devant payer des
redevances à la fois aux Haalpulaaren et à leur tribu d’appartenance. Mais
la captation de hrâtîn par les Haalpularen n’a pas répondu qu’à des objectifs
économiques et fonciers. Elle a également pu servir des intérêts politiques,
en leur permettant de compter sur une force militaire pour se protéger
contre d’éventuelles razzias des Maures9, ou pour rétablir des rapports de
force dans les conflits inter-villageois10.
En résumé, si l’implantation au Fuuta Tooro a permis, dans la plupart des
cas, une prise de distance d’avec les anciens maîtres, qui a pu favoriser une
certaine émancipation, dans le même temps, les liens avec les habitants de
la vallée ont souvent été synonymes de nouvelles dépendances, qui
s’expliquent par les relations instrumentales d’ordre politique et
économique que les Haalpulaaren ont eu le plus souvent avec les groupes
serviles de la société maure. Il reste que la plupart de ces groupes ont connu
une forte acculturation en milieu Haalpulaar, au point qu’aujourd’hui, la
plupart de leurs descendants ne parlent plus le hassâniyya et ont perdu toute
habitude maure. Ils sont devenus ainsi des « Hormankooße », prenant au
contact des Haalpulaaren de nouveaux patronymes (Sy, Ba, Lih…). Dans la
région du Gorgol, les hrâtîn qui ont conservé leur culture arabe appellent
ces « Hormankooße » les « Mîtgneleb », « les transformés », afin de
signifier que ces derniers ont adopté la culture pulaar11. Bien qu’il soit
impossible au premier abord de les distinguer des autres Haalpulaaren, ces
« transformés » souffrent cependant de discriminations liées à leur origine.
Ils restent perçus par la société haalpulaar comme les descendants des
anciens captifs des Maures venus se réfugier par le passé dans leurs
villages. C’est ce qui fait dire à certains Hormankooße sur un ton quelque
peu résigné : « Ko leggal ßoyi e diyam ko fof wattataa dum nooro »,
« Quelle que soit la durée du séjour d’un tronc d’arbre dans l’eau, il ne
deviendra jamais un crocodile… ». Par ce proverbe, ils résument ainsi les
limites de leur intégration dans une société haalpulaar où, comme chez les
Maures, l’origine et la généalogie occupent une place déterminante dans le
système hiérarchique et dans la manière dont les individus se voient
attribuer un statut. Ces critères expliquent que la plupart d’entre eux sont
« assimilés » aux groupes sociaux les plus dévalorisés et qu’ils occupent un
rôle subalterne sans pouvoir décisionnaire dans les différents leyyi (sing.
leynol, communauté politique) haalpulaaren, auxquels ils ont été rattachés.
Ils permettent également de comprendre pourquoi ces hrâtîn « pulaarisés »
n’ont eu souvent comme possibilité d’alliance que de se marier avec des
maccuße. Le statut servile étant transmis par la mère, selon le Coran, les
descendants des unions entre les hrâtîn et les femmes horße12 ont été
considérés par les maîtres haalpulaar comme des maccuße.
C’est à la faveur des transformations socioéconomiques et politiques que
connaît le pays, que l’on assiste ces dernières années à l’émergence de
mouvements de contestation de Hormankooße, visant à mettre un terme aux
discriminations dont ces derniers sont victimes. L’exemple de la montée de
ce mécontentement à Kaédi, capitale de la région du Gorgol, mérite que
l’on s’y attarde car c’est dans cette ville que l’affirmation d’un retour à une
identification hrâtîn parmi les Hormankooße a été la plus spectaculaire et
que les divisions internes à la catégorie servile ont été les plus marquées.

Le mouvement des Saafaalße Hormankooße à Kaédi


Deux facteurs ont été déterminants dans le déclenchement de
mouvements de contestation des Hormankooße et dans la décision de
certains d’entre eux de s’affirmer comme hrâtîn. Le premier a trait au
processus de démocratisation amorcé dès 1986 à Kaédi avec la mise en
place d’élections municipales13, qui ont posé la question de la participation
politique des groupes subordonnés. L’éviction de représentants
Hormankooße sur les listes de conseillers municipaux éligibles a été ainsi
une étape importante dans la montée de la contestation sociale. Le second
renvoie aux événements de 1989 entre la Mauritanie et le Sénégal, liés en
grande partie aux enjeux de l’aménagement des terres de la vallée. Ces
événements se sont soldés par l’exode de plusieurs milliers de personnes de
part et d’autre du fleuve Sénégal et par l’accentuation des tensions
interethniques entre les Maures et les Négro-africains14 (Leservoisier 1994).
Face aux exactions dont ont été particulièrement victimes en Mauritanie les
Haalpulaaren, de nombreux Hormankooße ont décidé de s’identifier comme
hrâtîn. De tels agissements étaient reconnus au niveau national par le
mouvement d’émancipation El Hor, dirigé par des hrâtîn de culture arabe.
Les événements de 1989 et 1990 ont en fait révélé que de nombreux Haratines s’étaient
« assimilés » à des communautés négro-africaines, surtout pulaar. Les exactions, dont cette
communauté a été victime, ont contraint ces « assimilés » à se découvrir pour échapper au
massacre ou à la déportation15.

La revendication par certains Hormankooße de leur origine hrâtîn révèle


à la fois la fragilité de leur intégration dans la société pulaar et leur volonté
de marquer une rupture avec leur milieu d’adoption. Elle illustre par ailleurs
de manière exemplaire le caractère réversible des identifications. Dans leur
grande majorité, les Haalpulaaren ont vécu ce revirement identitaire comme
une trahison. Leur mécontentement a été d’autant plus fort que les violences
perpétrées durant les événements de 1989, au niveau national, contre les
Négro-africains, ont été le fait essentiellement de populations hrâtîn
déshéritées et manipulées par des nationalistes arabes. L’installation de
milliers de hrâtîn sur les terres des agriculteurs haalpulaaren, expulsés ou
réfugiés sur la rive sénégalaise, n’a fait que creuser davantage le fossé entre
eux.
C’est dans ce contexte de crise nationale que les Hormankooße ont donc
choisi de rompre avec l’ordre hiérarchique haalpulaar. Cette décision a
conduit, dès 1991, à la création de leur propre leynol, qui a eu une portée
politique et symbolique forte, car il impliquait que les Hormankooße
quittent les leyyi haalpulaar auprès desquels ils avaient été rattachés jusque-
là. Cette « sortie » délibérée de leur groupe de rattachement a pu se réaliser
avec la bienveillance de l’administration, qui voyait dans la constitution du
leynol un signe d’affaiblissement et de division des Haalpulaaren16. Dans
leur action, les Hormankooße ont pu par ailleurs compter sur l’aide de
personnalités politiques hrâtîn de culture arabe, intéressées à les récupérer
politiquement.
En 1986, lors des élections municipales, nous étions liés avec les Haalpulaaren. On voulait à cette
occasion que soit présent sur les listes électorales un de nos représentants, mais on nous l’a refusé.
C’est ce qui a créé notre frustration. En n’acceptant pas notre représentant, ils nous ont fait savoir
qu’on n’avait pas le droit à notre part. Ils nous ont ramené à nos véritables origines. C’est à partir
de ce moment que l’on a pris conscience et que nous sommes allés voir les personnalités politiques
hrâtîn, qui nous ont très bien reçus et nous ont assuré de leur appui. L’un deux nous a dit « Enlevez
votre couverture (dévoilez-vous) et coordonnez-vous avec nous et nous allons faire ce que nous
devons faire17.

En 1991, ce jeu d’alliances s’est traduit par la cooptation de certains


représentants Hormankooße par le mouvement El Hor de Messoud ould
Boukhreir. Selon l’un d’eux, les intentions d’El Hor étaient des plus
claires : « Ma mission était de rapprocher les Hormankooße des hrâtîn18. »
Si ce rapprochement suscite, comme on le verra, de profonds désaccords
chez les Hormankooße, il manifeste cependant clairement la volonté à la
fois de revendiquer une nouvelle appartenance culturelle et de compter sur
de nouvelles alliances politiques, qui puissent déboucher à terme sur
l’attribution de postes à responsabilité au niveau local. C’est dans cette
perspective que plusieurs d’entre eux se déclarent « Hormankooße
hrâtîn »19, ou parfois simplement hrâtîn. Le souhait de se rapprocher d’un
mode de vie maure, qui dans la majorité des cas leur est souvent éloigné, se
traduit également par le choix de nouveaux lieux d’habitation. Ils sont ainsi
de plus en plus nombreux à quitter leur ancien lieu de résidence pour
s’installer dans le quartier dit « haratiin » de Kaédi qui, comme son nom
l’indique, est habité essentiellement par des populations maures. Leur
stratégie identitaire les conduit également à multiplier les alliances avec des
femmes hrâtîn arabisées. C’est ce même souci d’apparaître en conformité
avec leur revendication culturelle qui explique que, lors de la présentation
de leur généalogie, ils s’attardent sur leurs parents hrâtîn, alors que les
ascendants de statut servile haalpulaaren sont passés sous silence, ou sont
au mieux évoqués de manière évasive.
La volonté de tendre vers la culture maure l’emporte ainsi souvent sur la
réalité des faits. Même si la plupart des membres du leynol n’ont conservé
que peu ou pas de traces de coutumes maures, l’essentiel ici est de se penser
différent et de revendiquer une altérité culturelle. Il apparaît, dès lors, que
c’est davantage ici « la frontière ethnique qui définit le groupe » que « le
matériau culturel qu’elle renferme » (Barth 1995 : 213).
Quels que soient les écarts manifestes de comportement entre les membres du groupe, cela ne fait
aucune différence – s’ils se disent qu’ils sont des A, en contraste avec une autre catégorie B du
même ordre, cela signifie qu’ils entendent être traités comme des A et voir leur conduite
interprétée et jugée en tant que A et non en tant que B ; en d’autres termes, ils déclarent leur
allégeance à la culture partagée par les A. Les effets de tout ceci peuvent alors par comparaison
avec d’autres facteurs qui influencent de fait les comportements, devenir l’objet d’investigation
(Ibid. : 212).

L’allégeance des Hormankooße à la culture arabe s’est ainsi manifestée


avec éclat, en 1993, à l’occasion de la cérémonie d’investiture du Farmbaal,
l’un des quatre chefs traditionnels haalpulaaren de Kaédi. L’intronisation du
chef des Mbaalnaaße leur a en effet permis de s’afficher publiquement et de
marquer les esprits en offrant au Farmbaal un cadeau hautement symbolique
de leur positionnement identitaire.
Après la création de notre leynol, il y a eu le couronnement du Farmbaal Hamidou Diop en 1993.
On s’est réuni. On a dit que c’était une occasion à ne pas manquer. Certains ont dit : « Nous allons
montrer ce que nous sommes ! ». On a décidé de participer à l’intronisation du Farmbaal. Notre
cadeau se devait de marquer notre appartenance, notre existence.
On a choisi un chameau comme cadeau. On a pris le chameau chez l’un des nôtres. On a apporté
ce cadeau en cortège accompagné de musique maure. Nous avons apporté le chameau, alors que
les autres, les Seßße (guerriers) et les Subalße (pêcheurs)20 avaient amené des moutons et un
taureau.
L’intronisation a eu lieu dans la plaine de Gataga. C’était devant tout le monde, l’administration
était là. On est arrivé en délégation. Comme c’était public, les Mbaalnaaße ne pouvaient pas nous
rejeter, ils ne pouvaient pas nous empêcher de venir. Ils nous ont accueillis, ils nous ont installés.
J’ai pris la parole. J’ai parlé de notre appartenance maure, j’ai parlé de notre participation
symbolique (le chameau) pour leur dire une fois pour toute que nous sommes des Maures. Le
Farmbaal s’est levé. Il a remercié les hrâtîn Hormankooße pour leur cadeau. Il nous a remerciés
sur le moment car il ne pouvait pas faire autrement devant tout le monde21.

On le voit, quel que soit l’écart entre l’identité affichée et la réalité


culturelle vécue, cela n’entame en rien la détermination des intéressés dont
la motivation essentielle est de créer une ligne de démarcation. Il reste
qu’au regard de la société de rattachement, l’orientation culturelle prise par
certains Hormankooße apparaît quelque peu en contradiction avec le
positionnement identitaire défendu par les hrâtîn de culture arabe. En effet,
à la différence des Hormankooße qui tendent à tourner le dos à leur culture
haalpulaar d’adoption, les hrâtîn attachés à la société maure ne remettent
pas en cause leur arabité, y compris lorsque certains d’entre eux prônent un
« séparatisme » avec les bidân. Dans ce cas, l’argument défendu pour
justifier une spécificité repose sur l’association de leur origine négro-
africaine et de leur culture arabe. On comprend que pour les Hormankooße
vivant dans la société haalpulaar, marquer leur différence en faisant
référence à leur origine négro-africaine n’aurait pas de portée. C’est donc
sur l’aspect culturel qu’ils cherchent à se démarquer en revendiquant une
appartenance hrâtîn qui les conduit à privilégier de plus en plus une identité
arabe plutôt que pulaar. Interrogés sur le rapport singulier qu’ils
entretiennent avec leur culture de rattachement, en comparaison de ce que
l’on observe chez les hrâtîn arabisés, les Hormankooße répondent par
l’argument revisité de l’origine qui justifie, selon eux, à elle seule, leur
positionnement : « Nous sommes les descendants des populations hrâtîn
arabisées qui avons perdu notre culture au contact de la société pulaar ! ».
Le fait que les hrâtîn de la société maure aient eux-mêmes subi une
acculturation forcée au contact des bidân ne semble rien changer à leur
détermination : « Moi, je m’arrête à hrâtîn, le reste ne m’importe pas.
Même s’il est vrai que les hrâtîn sont d’origine négro-africaine, cela ne
m’importe pas. Ce qui compte pour moi, c’est de se dire hrâtîn, c’est
tout22 ! » De tels propos sont révélateurs de la conception essentialiste que
les Hormankooße ont de l’identité hrâtîn, donnant ainsi à celle-ci une
connotation ethnique plutôt que statutaire.
En réalité, il convient de ne pas exagérer la croyance des individus envers
cette identification qui, comme on l’a vu, répond avant tout à des objectifs
sociaux (manifester une altérité avec les Haalpulaaren) et politiques
(acquérir des postes). Or, sur ce dernier point, il faut reconnaître que
l’action des Hormankooße a porté ses fruits. C’est ainsi que l’un de leurs
représentants a été présenté comme candidat député aux élections
législatives de 1996, sur la liste d’opposition du parti Action pour le
Changement (AC), dirigé par Messaoud ould Boukhreir. Bien que battu au
second tour avec 38 % des voix face au candidat du parti au pouvoir – le
Parti républicain démocratique et social (PRDS) –, sa candidature a été
vécue comme une victoire pour les Hormankooße. Par la suite, les
dissensions internes à l’opposition23 et les contacts établis par des
personnalités hrâtîn, proches du pouvoir en place, ont conduit ce
représentant et bon nombre de Hormankooße à entrer, dès 1997, au
PRDS24. Cette flexibilité dans les alliances politiques, qui est loin d’être
propre à ce groupe, témoigne des sollicitations dont ils sont l’objet, ainsi
que des stratégies et des ambitions personnelles de certains. Le repli
catégoriel et identitaire des Hormankooße semble donc avoir été payant,
comme il l’a été pour d’autres groupes sociaux, et s’affirme comme l’un des
faits marquants du jeu démocratique (Leservoisier 2003). La participation
politique apparaît ainsi subordonnée à l’appartenance à un groupe social,
tant il est vrai que les individus n’ont de chance d’être écoutés que s’ils
s’identifient et sont identifiés en tant que groupe. Comme le confirme l’un
des membres actifs de leur leynol, la création de leur mouvement et le
rapprochement avec les hrâtîn ont donc été déterminants pour attirer
l’attention des partis politiques et obtenir des responsabilités politiques au
niveau de la ville : « Si j’ai mon siège de conseiller municipal aujourd’hui
et que je suis deuxième adjoint au maire, c’est parce que je suis hrâtîn
Hormankooße et non en tant que pulaar »25. De même, l’électorat politique
que représentent les familles Hormankooße explique l’intérêt manifesté
aujourd’hui par le pouvoir en place pour les récupérer politiquement, dans
une ville où les Haalpulaaren sont majoritaires.
Aujourd’hui, ce sont les Maures blancs qui ont confiance en nous. On nous a contacté directement
pour les dernières élections présidentielles de 2003, alors qu’avant on ne comptait pas lorsque l’on
était dispersé dans nos leyyi respectifs26.
Forts de cette reconnaissance, les représentants du leynol cherchent à
étendre leur mouvement, notamment dans les autres villes de la vallée, mais
les limites de leur action se posent clairement au regard des orientations
identitaires affichées et de la politique de fermeture appliquée à l’encontre
des maccuße qui souhaitent les rejoindre.

Une catégorie servile clivée


La revendication hrâtîn est loin de faire l’unanimité parmi les
Hormankooße. Plusieurs d’entre eux ont ainsi décidé de quitter le leynol
pour protester contre l’orientation culturelle prise ces dernières années. Ces
contestataires sont essentiellement issus des familles les plus anciennes des
Hormankooße. Bien qu’ils soient incapables d’expliquer comment ils se
rattachent aux Ormans, présents dans la vallée au XVIIIe siècle, un assez
large consensus semble néanmoins régner parmi les habitants de la ville
pour reconnaître leurs familles comme les plus légitimes. Cependant, ces
dernières sont elles-mêmes divisées et certains de leurs membres sont
d’ailleurs fortement impliqués au sein du leynol. Ceux qui, au contraire,
rejettent l’actuel positionnement identitaire le font en avançant des
arguments d’ordre statutaire et culturel.
Avec la politique, certains se sont rapprochés des hrâtîn. C’est là que nous n’avons plus suivi. On
était contre cet élargissement. Nous (ma famille), nous sommes des Hormankooße, mais on ne se
dit pas hrâtîn. Nous sommes des Haalpulaaren.
On n’a pas voulu rester dans le leynol car on n’a rien à gagner. Les autres ont à y gagner, mais
nous, on a à perdre si on reste dedans, car on ne veut pas être assimilé à des hrâtîn. D’autant que
dans le leynol certains sont d’anciens maccuße qui se disent Hormankooße.
Nous, nous avons toujours été affranchis. Dans la société haalpulaar on a toujours eu le statut libre,
alors que se dire hrâtîn, cela sous-entend qu’on est devenu affranchi dans la société haalpulaar27.

Rester dans le leynol est donc vécu par certains comme un déclassement
tant l’appellation hrâtîn revient, selon eux, à être identifiés comme
d’anciens esclaves des Maures. Or, ces personnes revendiquent avec force
le fait que leurs ascendants étaient affranchis avant leur arrivée chez les
Haalpulaaren. Il s’agit là d’un argument essentiel qui révèle l’importance
accordée à l’ancienneté de l’affranchissement dans les jeux de
positionnement. En d’autres termes, ces Hormankooße se considèrent d’un
plus haut statut que les hrâtîn – et a fortiori que les maccuße – car ils ne
doivent pas leur affranchissement à leur société de rattachement.
L’argument culturel apparaît également fondamental pour justifier
l’opposition à l’identification hrâtîn. Pour les familles opposées au leynol,
leur appartenance à la société haalpulaar ne peut être discutée. Ce
positionnement ne répond pas uniquement à une réalité culturelle, mais
renvoie également à un choix stratégique. Devant le peu de considération
que le terme hrâtîn suscite en milieu pulaar, nombreux sont ceux qui, parmi
les Hormankooße, refusent de faire référence à leur origine hrâtîn pour se
présenter exclusivement comme Haalpulaaren. Ce choix est condamné par
les membres du leynol qui le jugent contradictoire, voire suspect.
Les Hormankooße sont des hrâtîn. Celui qui dit qu’il n’est pas hrâtîn alors pourquoi il s’appelle
Saafalße. Celui qui dit qu’il n’est pas hrâtîn et qui se dit Hormanke c’est un ancien maccudo
(singulier de maccuße)28.

Ainsi, loin d’être stigmatisante comme le pensent certains, la revendication


hrâtîn est, au contraire, pour les membres du leynol, le moyen de
revendiquer une autre appartenance culturelle et d’affirmer ainsi qu’ils ne
sont pas sous la dépendance des Haalpulaaren, comme peuvent l’être les
maccuße. Devant l’argument identitaire défendu par les partisans du leynol,
les Hormankooße, qui leur sont opposés, répondent que, tout en
reconnaissant l’idée que leur ancêtre a pu être Saafaalße, ils sont
Haalpulaaren, au même titre que certains lignages maraboutiques (torooße,
sing. torodo) qui se donnent une origine arabe, et qui n’en sont pas moins
des Haalpulaaren.
Précisément, l’attachement au milieu pulaar est particulièrement fort chez
les familles Hormankooße qui, grâce à l’ancienneté de leur
affranchissement, mais aussi dans certains cas de leur réussite économique,
ont pu établir des alliances avec des groupes nobles, notamment torooße.
En règle générale, les familles maraboutiques liées aux Hormankooße sont
d’origine modeste (Camara 1993 : 29)29. Les descendants de ces unions,
lorsqu’ils ne se déclarent pas directement torooße, se considèrent comme
les « plus nobles » parmi les Hormankooße. Cependant, depuis la création
du leynol et de l’amalgame qui est fait avec les hrâtîn, ils sont de plus en
plus nombreux à préférer se présenter comme marabouts, afin de se défaire
d’une appellation qu’ils estiment avoir été salie.
Notre mère est torodo et notre père est Hormanke. Moi je revendique le fait d’être Hormanke, mais
mes frères eux se disent torooße. Mon père aussi ne préfère plus se dire Hormanke. Mes frères
étaient contre la création du leynol car elle était dévalorisante à leurs yeux30.
Ces changements d’identification sont révélateurs de l’importance des
enjeux de distinction qui se posent au sein d’une catégorie sociale
hétérogène. En posant ouvertement la question de la définition de la
catégorie sociale, la création du leynol a ainsi suscité des luttes de
classement entre ses différentes composantes. La revendication identitaire
hrâtîn n’engage donc pas uniquement les membres du leynol et les groupes
dirigeants haalpulaar, mais est aussi l’objet d’âpres discussions parmi ceux
qui se réclament Hormankooße. Les débats ont été ainsi particulièrement
vifs lorsque s’est posée la question de l’attitude qu’il convenait d’adopter
face aux demandes de maccuße de rejoindre le leynol. Les membres de
l’association ont été confrontés à un cas de conscience qui s’est résumé à
l’alternative suivante : faut-il leur ouvrir le leynol ou au contraire le leur
fermer ? Rappelons que les hrâtîn qui se sont installés en milieu pulaar ont
très souvent épousé des femmes chez les maccuße. Ceux qui parmi les
esclaves s’identifient aujourd’hui comme Hormankooße mettent en avant
cette parenté pour revendiquer une autre appartenance sociale et culturelle
qui leur permette d’échapper à leur statut. L’enjeu est important car les
Hormankooße, bien que faisant partie des catégories sociales défavorisées,
ont, comme on l’a vu, la réputation d’être affranchis depuis longtemps. Il
reste que les revendications identitaires de ces maccuße ont souvent une
portée plus psychologique que sociale car leur place dans la société est
connue de tous, ce qui explique les fortes réticences des membres du leynol
à l’arrivée de ces « nouvelles recrues ». Finalement, face au risque d’être
assimilés aux maccuße, les partisans de la thèse de la fermeture l’ont
emporté et ont refusé, lors d’une réunion tenue en 1990, qu’un maccudo,
qui en avait fait la demande, fasse partie du cercle de décision de leur
association31.
Nous, on ne veut pas d’amalgame avec les maccuße. Ceux qui ont été esclaves de souche, qui se
rachètent peuvent prétendre à devenir Hormanke, mais nous, nous n’en voulons pas. On ferme les
portes à ces gens-là32.

Ainsi s’établit une hiérarchie entre les Safaalße Hormankooße qui, du fait
de la prétendue antériorité de leur affranchissement, se considèrent
supérieurs aux hrâtîn, qui eux-mêmes se positionnent au-dessus des
maccuße. Ces lignes de démarcation sont entretenues à l’occasion des
alliances matrimoniales par le refus des Hormankooße de donner leurs
femmes aux hrâtîn, lesquels évitent à leur tour de marier des femmes chez
les maccuße33. Or, ironie de l’histoire, de tels mariages étaient fréquents
dans le passé. La tendance actuelle au repli sur soi apparaît donc pour le
moins singulière au regard de la proximité sociale et généalogique des
groupes concernés. Cette situation est souvent à l’origine de configurations
familiales originales. Aussi n’est-il pas rare de rencontrer des parents
proches se revendiquer hrâtîn, tandis que d’autres se déclarent
Hormankooße ou maccuße (Leservoisier 2000 ; Kamara 2001). Ceux qui,
aujourd’hui, reconnaissent leur statut d’« esclave », regrettent les divisions
qui s’instaurent ainsi au sein des mêmes familles et rejettent l’idée que le
chemin de l’émancipation doive passer par le reniement de l’origine
sociale34 : « Les Saafaalße Hormankooße, à part quelques familles, c’est la
même chose que les maccuße. Ce sont nos parents. Ils se disent
Hormankooße parce qu’ils ne veulent pas se dire maccuße »35. Or, force est
de constater que la plupart des membres du leynol ont effectivement dans
leur généalogie des parents d’origine servile, ce qui ne les empêche pas
cependant de se prévaloir comme de dignes représentants des
Hormankooße. Face à cette situation et à la politique de fermeture
appliquée aux maccuße, il semble donc que la condition essentielle pour
être accepté dans le leynol est avant tout d’être reconnu par ses membres,
l’origine des aïeux n’ayant en définitive que peu de pertinence. On constate
ainsi que les lignes de démarcation entre ces catégories subordonnées se
fondent moins sur des différences culturelles objectives fortes que sur leur
positionnement identitaire et la reconnaissance mutuelle de leurs membres
respectifs. Il ressort, par ailleurs, que le franchissement des frontières
sociales est d’autant plus difficile à réaliser que les groupes concernés sont
socialement et généalogiquement proches.

L’analyse des luttes de classement des catégories sociales subordonnées


de la société haalpulaar aura permis de montrer le caractère dynamique et
réversible des identifications. L’exemple de la revendication hrâtîn de
certains Hormankooße est de ce point de vue édifiant et conduit à
s’interroger sur la fragilité de l’acculturation lorsque les groupes ont connu
une intégration par le bas. C’est ainsi que le retour à une origine hrâtîn et le
rapprochement vers un mode de vie culturelle maure, chez des personnes
ayant toujours vécu en milieu pulaar, sont à comprendre autant comme la
volonté d’obtenir une reconnaissance sociale et politique dans le contexte
national mauritanien que comme la décision de mettre un terme aux
discriminations subies dans leur société de rattachement. Mais cette
orientation culturelle est également l’expression des divisions qui traversent
les catégories sociales d’origine servile. De fait, la distinction identitaire
affichée par les membres du leynol des Hormankooße ne sert pas
uniquement à manifester une altérité vis-à-vis des catégories sociales
dominantes, mais est également destinée à un usage interne : éviter en
particulier tout amalgame avec les maccuße. Dans ce jeu de distinction, il
est intéressant de remarquer comment les groupes, qui se jugent d’un
niveau social supérieur, reprennent à leur compte les fondements
hiérarchiques (origine et généalogie) de la société. On a ainsi vu comment
les différences entre les Hormankooße, les hrâtîn et les maccuße se
justifient largement, selon les intéressés, par l’argument de l’antériorité de
l’affranchissement, qui permet de revendiquer une appartenance ancienne à
une lignée libre. Dans le cas des Hormankooße hrâtîn, cette reprise d’un
modèle hiérarchique dominant dans leurs stratégies de distinction est
d’autant plus intéressante à observer qu’elle est révélatrice de l’ambiguïté
de leur mouvement. Elle témoigne en effet une fois de plus de leur
rattachement à la société haalpulaar, de laquelle ils prétendent pourtant se
détacher.

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1. L’utilisation que je fais dans le texte des termes « nobles » (rimße) et « esclaves » (maccuße),
renvoie donc à un statut et à un usage locaux.
2. Une autre version recueillie auprès des intéressés en fait les descendants directs de ces guerriers
marocains : ils seraient des Arabes venus du Maroc.
3. Entité régionale et politique haalpulaar de la moyenne vallée du Sénégal.
4. Comme l’a défini Bastide (1998 : 85), l’acculturation forcée intervient dans des cas comme ceux
de l’esclavage ou de la colonisation « dans lesquels il y a bien volonté de changer la culture des natifs
pour la plier aux besoins du groupe dominant […] ».
5. Cette partie reprend partiellement certains éléments présentés dans Leservoisier (2000).
6. Comme l’a souligné A. Wedoud Ould Cheikh (1985), l’essentiel des acquisitions en esclaves ne
provenait pas des sociétés négro-africaines de la vallée. Bien que le souvenir de razzias reste ancré
dans les mémoires de ces populations, celles-ci n’ont en effet jamais constitué pour les Maures leur
source principale d’approvisionnement en captifs. Elles ont même parfois participé activement à leur
commerce, comme l’ont signalé les travaux de P. Curtin (1975) et de J. Webb (1995). Les esclaves
provenaient principalement des régions du haut fleuve Sénégal (Bundu, Bambuk). Un grand nombre
de Bambaras a ainsi été vendu sur le marché mauritanien, à la fin du XIXe siècle, à la suite des guerres
saintes menées par Al Hajj Umar Tall et par Samori.
7. Ces appellations traduisent en réalité moins une couleur de peau qu’un statut social et une origine
raciale. On rencontre, en effet, des harâtîn qui sont clairs de peau et des bidân au teint noir.
8. Voir à ce sujet les travaux de Denise Bouche (1968) qui ont montré le traitement peu enviable que
l’administration française réserva aux esclaves réfugiés dans les villages de liberté. Les esclaves en
fuite, lorsqu’ils n’étaient pas tout simplement rendus à leur maître, étaient ainsi soumis aux tâches les
plus pénibles, au point que les populations autochtones leur donnèrent le surnom de « captifs de
Blancs ».
9. Ce fut le cas aux alentours de Boghé où les Halayße ont largement encouragé, au XIXe siècle,
l’installation des hrâtîn Jeyjuba en leur distribuant des terres sur le jeejegol (la limite du waalo et du
jeeri). Les Jeyjuba ont ainsi formé une ceinture de protection autour de la plaine de Boghé et ont
contribué à renseigner les Halayße sur tous les mouvements de razzia qui parcouraient la région à
cette époque (Jah 1986 : 46).
10. Ce fut notamment le cas dans la région du Gorgol entre les villages de Dao et de Dolol, où les
habitants de cette dernière localité recrutèrent massivement des hrâtîn pour s’assurer d’une protection
contre leurs voisins (Leservoisier 1994).
11. Dans la basse vallée du Sénégal, les hrâtîn qui se sont implantés en milieu wolof sont appelés
« Bzouga ». S’ils ont souvent changé leur patronyme au contact de ce milieu (Sall 1986), il semble
cependant, selon les personnes interrogées à Kaédi, qu’ils aient conservé des traits culturels maures,
notamment vestimentaires.
12. Terme désignant en pulaar les femmes de statut servile.
13. Les premières élections après le coup d’État militaire de 1978 ont été les municipales de 1986,
qui ne concernaient, à l’époque, que les capitales régionales. Le processus démocratique a été
véritablement enclenché avec l’adoption d’une nouvelle constitution, approuvée par référendum le
12 juillet 1991, suivie la même année par une ordonnance relative à l’instauration du multipartisme.
14. Terme consacré localement.
15. Manifeste du 5 mars 1993 intitulé : Les Haratines… Contribution à une compréhension juste de
leur problématique (1993 : 7).
16. Le leynol n’aurait pu être créé sans le soutien de l’administration car au lendemain des
événements de 1989, il fallait la reconnaissance et l’autorisation de l’administration pour pouvoir se
réunir.
17. Entretien avec B. M., Kaédi, février 2004.
18. Entretien avec M.C., Kaédi, février 2004.
19. Dans son article Ousman Kamara (2001) ne semble pas prendre en compte le fait que bon nombre
de Hormankooße se disent également hrâtîn et que seule une fraction des Hormankooße à Kaédi
refuse cet amalgame.
20. Les Seßße et les Subalße appartiennent à l’ordre noble des rimße.
21. Entretien avec M. K., Kaédi, février 2004. Pour la petite histoire, signalons que dès la nuit
tombée le chameau a été égorgé par les Haalpulaaren, officiellement pour donner à manger aux
invités !
22. Entretien avec A. D., Kaédi, décembre 2003.
23. L’opposition a en effet été affaiblie par le conflit entre les hrâtîn d’El Hor et l’ancien maire
soninké Tijane Koita, qui a décidé de quitter l’AC pour créer son propre parti, l’UNDD (Union
Nationale pour la démocratie et le développement).
24. Certains ont néanmoins choisi de rester dans l’opposition. Cependant, la solidarité des membres
du leynol n’est pas remise en cause par ces divergences politiques car la défense de l’organisation
reste prioritaire.
25. Entretien avec Abou Cissé, Kaédi, février 2004.
26. Entretien avec A. A., Kaédi, février 2004.
27. Entretien avec M. B., Kaédi, février 2004.
28. Entretien avec A. B., Nouakchott, février 2004.
29. En outre, conformément à l’interdiction de mariages hypogamiques faite aux femmes nobles, ce
sont les hommes torooße qui le plus souvent épousent les femmes hormankooße, généralement
comme quatrième épouse. Par le passé, ils pouvaient les choisir comme simples concubines (taara).
30. Entretien avec M. B., Kaédi, février 2004.
31. Le même refus s’est produit en 1994 à Nouakchott dans une autre association de Hormankooße.
32. Entretien avec M. D., Kaédi, décembre 2003.
33. La transgression des interdits matrimoniaux peut conduire à des exclusions. Tel est le cas de cet
Hormanke qui, après s’être marié avec une femme kordo (plur. Horße) de mère hrâtîn, a dû quitter la
ville pour échapper aux réprimandes de sa famille. Ce n’est qu’à la naissance de son premier enfant
qu’il a pu se réconcilier avec ses parents et revenir à Kaédi.
34. Signalons que ceux qui aujourd’hui reconnaissent leur statut de maccuße sont loin d’être les plus
passifs politiquement. Beaucoup d’entre eux sont ainsi engagés dans des mouvements sociaux pour
faire valoir leurs droits et obtenir une reconnaissance sociale (Leservoisier 2003).
35. Entretien avec M. Marega, Nouakchott, décembre 2003.
L’EMPRUNT D’UN RITUEL

Susanne Fürniss

Introduction
Le présent article se propose de traiter de l’emprunt du rituel de
circoncision bèkà par les Baka du Cameroun1. Il sera question autant du
système rituel – notamment de la musique qui en est le support, des acteurs
et de leurs fonctions – que du système musical.
D’un point de vue théorique, des questions se posent tant au niveau
ethnomusicologique qu’à celui du contact entre cultures. La première est
celle de la variabilité au sein même d’une culture de tradition orale. Il s’agit
d’une approche relativement nouvelle en ce qui concerne l’Afrique centrale.
En effet, les études ethnomusicologiques relatives à cette région ont
longtemps négligé l’aspect dynamique des musiques supposées homogènes,
fonctionnelles et ancestrales. Cependant, D. V. Joiris (1996) a été la
première, dans le domaine des rituels, à démontrer et à souligner
l’importance de la variation intraculturelle. La pertinence de son approche a
été corroborée par D. Tsuru (1998 ; 2001). Leurs études mettent en évidence
de fortes variantes – que je qualifierais de « dialectales » – autour de
principes structurels communs. Ces connaissances dans le domaine des
rituels encouragent un travail ethnomusicologique différencié sur la
variabilité du système musical – synchronique et diachronique.
Dans le cadre de cet article, cette variabilité est étroitement liée au
phénomène d’emprunt à une autre culture. De ce fait, une deuxième
question théorique traitée ici est celle de la réélaboration de l’emprunt pour
en faire un élément identitaire baka. Afin de comprendre les mécanismes et
la profondeur de l’intégration de l’emprunt – inégale sur les plans musical
et rituel –, on situera le rituel de circoncision d’abord dans le contexte
interethnique de l’Est camerounais, puis dans les systèmes rituel et musical
baka ; on mettra alors en lumière les principales caractéristiques du rituel tel
qu’il est actuellement pratiqué par les Baka ; puis, on examinera le
comportement innovateur propre à cette culture ainsi que le rituel de
circoncision original avant d’approfondir les aspects de son appropriation
par les Baka.

1. Rapports entre les Baka et leurs voisins


Les Baka vivent dans le sud-est du Cameroun, dans une zone de forêt
tropicale qui s’étend sur environ 350 kilomètres d’est en ouest entre la
frontière de la République Centrafricaine et Sangmelima. Du nord au sud,
ils vivent entre Bertoua et la frontière avec la République du Congo et le
nord du Gabon. Ils font partie d’un ensemble de populations « pygmées »2
qui se caractérisent entre autres par l’activité de chasseurs-collecteurs et le
chant polyphonique en contrepoint. Dans leur large zone d’habitation, ils
côtoient étroitement plusieurs populations villageoises avec lesquelles ils
partagent un grand nombre d’activités, qu’elles soient économiques,
sociales ou religieuses. Bien qu’il faille différencier la situation selon le lieu
et le contexte ethnique, les Baka sont les principaux fournisseurs de viande
de chasse et de main-d’œuvre pour les Villageois. De par le caractère
mobile de leur mode de vie ancestral, les Baka sont moins intégrés dans la
société moderne et souvent considérés comme inférieurs aux Villageois.
Cependant, leur grande connaissance de la forêt leur confère une supériorité
incontestée dans la manipulation des forces spirituelles, que ce soit dans les
domaines thérapeutique, magique ou divinatoire.
Zone d’habitation des Baka et des principales ethnies voisines (d’après Joiris 1997-1998 :
13)

Les données qui vont être présentées ici ont été collectées entre 1999 et
2002 à Messéa et à Njela, deux villages à 70-90 km de la ville de Lomié à
l’ouest du pays baka. Cette région est occupée par des Nzimé que les Baka
côtoient depuis la fin du XIXe siècle (Leclerc 2001 : 138). La majorité de ces
Baka est venue de l’est, de la piste qui longe la frontière centrafricaine, à
plusieurs journées de marche de leur actuel lieu de vie3. Encore
aujourd’hui, d’autres Baka y sont établis dans un territoire qu’ils partagent
avec d’autres populations, dont les Bangando et les Kwelé sont les plus
importants pour la présente étude. Une courte mission de prospection
ethnomusicologique en pays bangando et kwelé, en 2006, m’a permis de
collecter les premières données musicales pour une étude comparative à la
fois intraculturelle qu’interethnique.
Comme cela a été examiné en détail par S. Bahuchet (1993a), la
mosaïque ethnique est doublée d’une mosaïque linguistique d’une
quinzaine de langues, juxtaposant des langues oubanguiennes – tels le baka
et le bangando – et des langues bantoues – comme le nzimé et le kwelé
(Bahuchet 1992 : 48).

2. La circoncision et sa ritualisation
Chez les Baka, la circoncision est la condition pour l’accès à l’activité
sexuelle et au mariage. La coutume ancestrale comporte une circoncision
informelle et sans activité rituelle particulière4. À l’est du pays baka, les
garçons sont très souvent circoncis hors contexte baka, lors de rituels bèkà
menés par les Villageois (Joiris 1997-1998 : 308 ; Tsuru 1998 : 65), mais
ceci n’est pas une obligation (Joiris 1997-1998 : 312). L’innovation que
représente la pratique du bèkà à Messéa et dans ses environs ne réside donc
pas dans l’acte de circoncision lui-même, mais dans sa mise en forme, à
savoir son inscription dans un contexte spirituel et social renforcé. Les Baka
du Gabon connaissent une danse de circoncision ébèkà qui, selon les
enquêtes de S. Le Bomin, est accompagnée d’un tambour et de chants sur
des paroles touchant à la sexualité5. S’il est fort probable que le terme
(é)bèkà ait rayonné depuis le triangle Centrafrique-Congo-Cameroun, il ne
semble cependant pas être associé, au Gabon, à une ritualisation comme elle
est examinée ici.
En effet, comme cela est décrit en détail dans Fürniss & Lussiaa-Berdou
(2004), la cérémonie de circoncision bèkà chez les Baka occidentaux est
une manifestation importante. Elle mobilise souvent les habitants de deux
villages, puisque les candidats viennent d’un large rayon autour de Messéa
et sont alors soutenus par les habitants de leur propre village. Trois jours
durant, une succession complexe de chants, de danses et d’actes rituels non
musicaux accompagnent les préparatifs des espaces de circoncision et de
guérison avant d’aboutir à l’opération elle-même.
Les Baka de Messéa disent avoir emprunté leur rituel bèkà auprès des
Bangando il y a environ deux générations. Lors de leur migration vers
l’ouest, ils l’auraient « importé » dans la région dans laquelle ils vivent
aujourd’hui. L’emprunt étant parfaitement identifié, récent et traçable d’un
point de vue historique, nous avons la chance d’observer la période de son
installation, sa réinterprétation et son intégration.
Il convient alors de poser la question de savoir quels sont les éléments
correspondant au rituel d’origine et dans quelle mesure les Baka ont
modifié la référence bangando pour mieux l’intégrer dans leur propre
système symbolique. Afin de pouvoir appréhender ces questions, c’est donc
le système rituel et musical baka qui sera décrit en premier.

Le patrimoine rituel et musical des Baka


1. Les associations dans le système rituel
Comme le décrit en détail D. V. Joiris (1997-1998 : 43 sq.), le système
rituel baka est fondé sur des associations rituelles qui se regroupent autour
d’esprits tutélaires apparaissant sous forme de masques. Une association
rituelle comporte des membres ordinaires et d’autres occupant des postes de
responsabilité, les ngàngà. Ces derniers remplissent les fonctions de maître
du masque (« gardien »), de détenteur des savoirs spirituels et
thérapeutiques et de « spécialiste de chanter en avant » (ibid. : 62).
Les rituels font pratiquement tous référence à la chasse, bien qu’ils ne
soient pas toujours organisés au moment d’une grande campagne de chasse
collective. D. V. Joiris insiste sur la proximité fonctionnelle entre thérapie et
chasse, « la danse de ʔàbàlɛ,̀ par exemple, n’étant pas seulement le cadre
d’un rite de divination destiné à la guérison, mais plutôt une cérémonie qui
combine des rites thérapeutiques et cynégétiques, les cérémonies organisées
dans le cadre de ces associations rituelles remplissant, rappelons-le,
plusieurs fonctions en même temps : guérison, résolution de conflit,
sorcellerie, chasse, etc. » (ibid. : 57).
La force d’un acte rituel réside dans la complémentarité du masculin et
du féminin. Ainsi, les acteurs rituels agissent-ils en couples : « Les
fonctions du ngàngà ne sont pas exercées par un individu isolé ni seulement
par les hommes. En général, mari et femme sont associés dans le cadre
d’une association rituelle » (ibid. : 59). Cette dualité opère dans toutes les
associations, qu’elles soient masculines ou féminines.
Les rituels collectifs sont toujours associés à une importante activité
musicale dont l’exécution requiert un grand nombre de personnes. Les
participants sont des membres d’un même lignage et leurs conjoints, ce qui
revient souvent à la totalité des membres d’un campement ou de personnes
de plusieurs campements apparentés.
2. Systématique musicale
Examinons ici l’ensemble des répertoires musicaux baka à l’exception de
ceux qui sont expressément identifiés comme étant des emprunts6.
La musique baka est principalement vocale. Les instruments –
rythmiques ou mélodiques – ont pour fonction d’accompagner des chants.
Ces derniers contenant toujours au moins deux parties vocales, ils sont donc
conçus pour être chantés à plusieurs7.
Pour pratiquement toutes les manifestations musicales collectives, le
chant est assuré par un chœur de femmes, mené par des aînées, spécialistes
du répertoire. Les chants mixtes ou exclusivement masculins sont rares. Les
hommes interviennent comme instrumentistes et danseurs, mais puisque la
majorité des danses fait appel à un petit nombre de danseurs seulement, les
hommes – en tant qu’acteurs musicaux – sont souvent en retrait lors des
cérémonies collectives. Ils sont par contre impliqués dans l’organisation de
leur déroulement, tout particulièrement quand il y a apparition d’un
masque. Ce dernier est en effet toujours assisté et entouré d’initiés mâles.
Les danses sont accompagnées de deux tambours et, le cas échéant, de
lames ou de baguettes entrechoquées, de hochets ou de sonnailles8. Des
instruments mélodiques interviennent uniquement dans des répertoires non
dansés.
Les instruments jouent des rythmes complémentaires et se combinent en
une formule polyrythmique. Conformément à la grande majorité des
musiques d’Afrique centrale (Arom 1985 : 486 sq.), chaque danse baka
comporte sa propre formule polyrythmique qui permet de l’identifier à la
seule écoute. En cela, la formule polyrythmique est le trait d’une catégorie
musicale comme elle est définie par Arom et al. (2009). Cette dernière
correspond à un ensemble de pièces, identifié en tant que tel par la culture,
et qui se distingue des autres ensembles par un trait musical manifeste à
travers toutes les pièces qui le composent. En guise d’exemples, une même
formule rythmique spécifique accompagne tous les chants de la catégorie
èbùmà ; l’absence d’accompagnement rythmique et le chant contrapuntique
en technique de yodel singularise la catégorie yélī, etc.
Les rythmes s’inscrivent dans un cadre métrique régulier de quatre ou
huit pulsations, subdivisées chacune de manière ternaire en trois valeurs
minimales. Les mélodies s’insèrent dans le même cadre métrique et
s’appuient sur une échelle musicale pentatonique anhémitonique : cette
dernière comporte cinq degrés au sein d’une octave, distants les uns des
autres d’un ton (seconde majeure) ou d’un ton et demi (tierce mineure) en
excluant le demi-ton.
D’un point de vue formel, les chants sont polyphoniques, faisant
intervenir deux parties constitutives qui se déploient soit simultanément en
contrepoint, soit en alternance responsoriale. Dans le premier cas, la
première partie se nomme wà mbɛlī, « la première », et la seconde wà sīdī,
« la seconde », « celle qui suit ». Dans le second cas, l’antécédent chanté
par un(e) soliste se nomme kpó njàmbā, « cueillir entonner », le répons du
chœur nā jā, « prendre ». Il se réalise en deux tessitures simultanées dont on
nomme líɛ̀ nā tè, « voix de petit », celle qui est réalisée plus aiguë et ngbɛ̀
líɛ̀, « la grande voix », celle réalisée plus grave9.

3. Les musiques rituelles


Dans la région occidentale de l’aire baka – qui nous concerne ici –, on
peut compter une vingtaine de catégories musicales rituelles, associées
essentiellement à la propitiation pour la chasse, à la guérison, aux
funérailles et à la levée de deuil, ainsi qu’à la circoncision.
Les rapports entre circonstance rituelle et catégorie musicale dans la
culture baka sont complexes. En effet, l’une des particularités de cette
culture est la polyfonctionnalité des musiques rituelles. Une même
catégorie musicale peut intervenir dans plusieurs circonstances d’exécution
et une même circonstance peut faire appel à plus d’une catégorie musicale.
La raison en est que certaines musiques interviennent à des phases précises
d’un rituel complexe – comme c’est le cas des catégories relatives à la
circoncision –, d’autres sont porteuses d’une fonction symbolique
spécifique nécessitée dans des circonstances différentes. Comme pour les
associations rituelles, on retrouve ici la proximité des fonctions
symboliques de la musique. Elles se rejoignent dans la seule notion
d’« équilibre des chances » : c’est l’équilibre relationnel entre vivants et
entre les vivants et les esprits des défunts marchant aux côtés du gibier, qui
donne accès à la forêt (Joiris 1997-1998 : 43-44). Il n’est donc pas étonnant
de constater que les catégories symboliques renvoyant à la cohésion sociale,
à la thérapie, au succès à la chasse et à la communion avec les esprits se
chevauchent, ce qui explique la polyvalence de certaines catégories
musicales : « Chez les Baka, àbàlè est une catégorie musicale fondée sur le
trait de la formule polyrythmique et de la formation instrumentale. Elle a
comme fonction l’établissement du contact avec les ancêtres dans le but de
s’assurer leur protection. À ce titre, elle est associée à plusieurs
circonstances : départ à la grande chasse, funérailles, veillée de levée de
deuil où elle se trouve toujours en combinatoire variable avec d’autres
catégories » (Arom et al. 2009 ; les catégories musicales rituelles des Baka
sont détaillées et commentées dans l’annexe de cet article).
À part les cérémonies associées à la chasse, celles liées aux funérailles ou
à la levée de deuil fournissent des exemples pour l’intervention de
catégories musicales différentes lors d’une même circonstance. En effet, à
part des danses spécifiques – māngélēbò pour les funérailles et èbùmà pour
la levée de deuil – elles font appel à des pièces issues de plusieurs
catégories musicales dont le choix dépend du sexe, des activités ou de la
personnalité du défunt qui est alors honoré à travers les musiques qui
permettent de retracer son champ d’action personnel. À ce titre, les chants
de circoncision avec tambour, bè ā ndùmù, peuvent également intervenir
lors du deuil si le défunt était, de son vivant, membre de l’association
rituelle bèkà.

Le rituel de circoncision bèkà


À Messéa, la circoncision est effectuée dans le cadre des activités de
l’association rituelle masculine des wà bèkà, « gens de la circoncision »10,
association détenant la fonction d’assistant collectif aux côtés du
circonciseur. Les membres de l’association sont responsables de la
préparation des espaces rituels, notamment de l’enclos de circoncision – qui
est constitué d’un siège d’opération adossé à un arbre planté au milieu de la
place du village et en une paroi en branches feuillues qui protège le siège
des regards – et de l’enclos de guérison à l’écart des maisons.
Mais la principale fonction de l’association est d’instaurer un cadre
psychologique d’agressivité. En effet, les membres sont assimilés à des
« soldats », sōjà, qui forment une « armée » avec un règlement dont les
transgressions sont sanctionnées. Les soldats affirment de façon guerrière
leur statut d’hommes initiés : ils portent des imitations d’armes et des képis
confectionnés en raphia ; ils se soumettent à un certain nombre d’activités
martiales qui ponctuent la cérémonie à plusieurs reprises, notamment des
défilés, des simulations de batailles contre les femmes, ainsi que l’énoncé
rituel du nom du circonciseur qui leur a conféré des « galons ». Tout au long
de la cérémonie, les soldats manifestent leur force par des devises scandées
qui glorifient l’épreuve de la circoncision et font appel au courage des
candidats. Outre ces scansions, les soldats assurent d’autres activités
sonores spécifiques : les chants qui leurs sont réservés, le jeu de la trompe
mbùlì qui signale l’événement et accompagne toutes ses phases, ainsi que
celui des tambours ndùmù pour les chants de danse que les hommes
exécutent ensemble avec les femmes.
L’association rituelle est encadrée par des responsables, détenteurs de
fonctions particulières dont le circonciseur et le maître de l’esprit mòngàlà
sont les plus importants. Tous sont sous la tutelle spirituelle du mòngàlà qui
vient mettre les candidats à l’épreuve11 et reçoit leurs dons pour sceller leur
adhésion à l’association. Un trésorier gère les fonds récoltés qui servent
essentiellement à acheter de l’alcool lors des cérémonies. Les épouses des
responsables tiennent un rôle important dans la préparation des remèdes et
dans l’application d’actes magiques aux candidats et à leurs parents.
Sous la direction de la femme du maître de l’esprit ou de celle du
circonciseur, les autres femmes contribuent largement au déroulement
harmonieux de la cérémonie en assurant le chant, en purifiant les espaces et
les chemins et en préparant une nourriture abondante. Ce sont elles qui
donnent le signal de l’opération en allant chercher le circonciseur tout en le
protégeant d’éventuelles forces néfastes sur le chemin vers l’espace
d’opération, permettant ainsi une intervention chirurgicale et spirituelle en
toute sécurité pour les candidats et le circonciseur. Il convient de
mentionner particulièrement la jeune « marraine » – nyīɛ̀ bèkà ou nyīɛ̀
mbóní, « mère de la circoncision, de l’initié » – qui s’occupe du nouveau
circoncis le temps de la guérison de la plaie en lui apportant de l’eau et de
la nourriture.
Une activité musicale féminine importante est le mɛ̀ngbàā, consistant en
des chants marchés de long en large à travers le campement. Comme dans
d’autres rituels, le mɛ̀ngbàā sert, selon les explications des Baka, à remplir
des phases vides entre des actes rituels et à maintenir les participants sur
place. Dans le bèkà, cette marche chantée a également comme fonction de
dissiper l’attention qui se concentre sur l’épreuve en préparation. Puisque
les mères sont particulièrement affectées par les douleurs que devront
supporter leurs fils, le mɛ̀ngbàā prend en charge leurs inquiétudes et les
transforme en énergie de soutien collectif. Qui plus est, l’analyse des
paroles des chants montre que – de par leur thématique liée aux affaires du
couple – ils créent un lien entre les jeunes femmes et les futurs circoncis,
partenaires potentiels pour certaines d’entre elles12.
Ponctuée d’activités collectives destinées à créer la cohésion nécessaire à
la réussite de la circoncision – ronde dansée, partage d’alcool et de
nourriture –, la cérémonie fait appel à l’exécution de plusieurs répertoires
musicaux. Certains d’entre eux interviennent à des moments précis et/ou
sont réservés à l’un ou l’autre des groupes d’acteurs. L’ensemble du corpus
comprend, à ma connaissance, au moins trente-deux chants qui se
répartissent sur les six répertoires suivants :
bè ā ndùmù, « chants à tambour », les chants mixtes avec tambours dont la formule polyrythmique
– spécifique à la circoncision – s’appelle en général précisément bèkà, quoiqu’elle porte un nom
propre, njòmbò. Elle accompagne la ronde dansée et les travaux des soldats,
bè ā sōjà, « chants des soldats », les chants marchés des soldats auxquels les femmes peuvent se
joindre le cas échéant,
mɛ̀ngbàā, les chants marchés des femmes,
gàlō, « galons », l’énonciation parlée-chantée du nom de leur circonciseur par les soldats,
nkìyàà yàkà, « circonciseur, viens », le chant de recherche du circonciseur par les femmes,
ainsi que deux chants spécifiques qui accompagnent l’habillage et la présentation des candidats :
āyē sɛ̄ ngbé ho kōnāngè, « En haut, la jupe du candidat, ho ! », et āyē kò bōmā jénjékù, « J’aime la
mort qui me tamponne ».

Il convient de mentionner deux autres chants n’entrant pas dans ces


catégories et qui sont qualifiés par les Baka, en français d’Afrique, de
« chants de chamane ». Ils ont des caractéristiques particulières et seront
traités plus loin (cf. « Le chant : exécutants, forme, échelles musicales »).
Le tableau 1 ci-après présente le synopsis de la cérémonie de trois jours
détaillée dans Fürniss & Lussiaa-Berdou (2004). Un événement mentionné
dans ce tableau n’a pas encore été introduit, à savoir la possibilité qu’ont les
Nzimé de faire circoncire leurs garçons auprès des Baka à l’occasion d’une
cérémonie bèkà. Une telle démarche est considérée comme une prestation
de service pour laquelle le circonciseur et les membres de l’association
rituelle sont dûment rémunérés. Cependant, il ne s’agit pas d’une co-
initiation des garçons nzimé, puisqu’ils ne bénéficient que de la partie
chirurgicale des actes rituels. En effet, ils subissent l’opération sans
protection et fortification magiques et sans présentation à l’esprit mòngàlà.
De ce fait, ils ne seront pas initiés à l’association et ne partageront pas de
connaissances rituelles avec les Baka. Cette expérience commune crée
néanmoins des liens socioéconomiques forts entre les garçons co-circoncis
et leurs lignages respectifs.
Convergence de comportements innovateurs
1. Création rituelle
Comme l’illustrent les travaux de D.V. Joiris (1997-1998) et tout
particulièrement de D. Tsuru (1998 ; 2001), force est de constater que le
patrimoine musical et rituel baka comporte un fort goût pour l’innovation,
qui témoigne de la plasticité non seulement des expressions individuelles ou
récréatives, mais aussi du système rituel au cœur même de la culture. En
effet, il n’est pas rare de voir la création d’associations et de masques sur la
base de modèles existants. Faisant preuve d’une grande curiosité pour les
savoirs ésotériques, les Baka créent de nouvelles expressions combinant des
éléments connus : masques et leurs matières, chorégraphies, significations
spirituelles (Tsuru 1998 : 76). Les auteurs des études citées ci-dessus n’étant
pas ethnomusicologues, ils ne renseignent pas sur la création de chants et de
formules de rythme qui – nous l’avons vu plus haut – sont porteuses de
l’identité des musiques de danses. Les données collectées en 2006 dans les
zones d’étude de D. V. Joiris et de D. Tsuru semblent confirmer la création
musicale sur la base d’éléments rythmiques connus.
Tableau 1. Synopsis de la cérémonie de circoncision à Njela, 16-18 février 1999.

2. Fragmentation du patrimoine et foyers de rayonnement


Par sa répartition sur un territoire forestier de grandes dimensions, la
culture baka montre un certain fractionnement local ou régional des
patrimoines rituel et musical. Comme illustration, le tableau 2 ci-après met
en parallèle mes données concernant les rituels avec esprit avec celles
relevées par Daisuke Bundo (2003 : 89, 99-101) à l’ouest, ainsi que par
D.V. Joiris (1997-1998 : 45) et D. Tsuru (1998 : 66) à l’extrême-est près de
la frontière centrafricaine et celles collectées par Le Bomin (comm. pers.)
au Sud auprès des Baka du Gabon.
Au sein de la fragmentation du patrimoine, on reconnaît tout de même un
noyau dur de rituels omniprésents sur l’ensemble du territoire (àbàlè,
èbùmà, jɛ̄ ngì, mòkìlà, māngélēbò, líkòbō, grisés dans le tableau), alors que
d’autres couvrent seulement deux régions, voire sont spécifiques à une
seule. Comme on peut le constater, certains rituels sont pratiqués dans un
seul village. Ces rituels ne se retrouvent ni dans les autres villages de la
région (Joiris), ni même dans ceux se situant sur la même piste (Fürniss). Le
dernier aspect a largement été abordé dans Tsuru (2001).
Cette disparité géographique doit être recoupée avec le phénomène de la
fragmentation du savoir en fonction de la répartition des lignages et des
alliances comme l’a démontré Leclerc (2002) avec son étude détaillée de la
composition du village de Messéa. Les Baka se déplacent beaucoup sur leur
territoire, que ce soit en tant qu’individus seuls ou en petits noyaux
familiaux constitués d’un couple et de ses enfants. Les axes de mobilité sont
essentiellement les pistes lignagères parentales et alliées (Leclerc 2002 :
109 sq. ; 237 sq.).
La circulation des personnes dans le contexte des alliances matrimoniales
favorise la circulation des savoirs et savoir-faire musicaux. On peut, par
ailleurs, supposer une certaine spécialisation lignagère, puisqu’on connaît –
même pour les rituels les plus importants sur l’ensemble du territoire – des
foyers de rayonnement autour d’une personne ou d’un lignage
particulièrement compétent.
N.B. Sont consignés les seuls noms des rituels avec esprits et leurs variantes. Quand on peut supposer
une équivalence des rituels, le terme est précédé d'un ~ ?. Bundo et Tsuru ne mentionnant ni les tons
des termes, ni d'éventuelles voyelles ouvertes, leurs données figurent ici en italiques. Ceci est
également le cas pour certains termes collectés par Le Bomin. *Pas d'intervention d’esprits observée.
Tableau 2. Fragmentation du patrimoine rituel : les rituels avec esprits à travers l’aire
baka.

3. Le rôle de l’individu dans la transmission et l’innovation


Qu’il s’agisse de rituels fondateurs de la culture baka ou de rituels
récemment créés, des spécialistes charismatiques sont à l’origine de
l’échange de compétences entre campements. Ils sont les principaux acteurs
auxquels on fait appel en cas de besoin et c’est auprès d’eux que les
personnes intéressées se forment pendant longtemps avant de pouvoir à leur
tour prendre en charge des rituels. Dans la région qui nous concerne ici, la
maîtresse spirituelle et musicale du rituel de protection magique de femmes,
yélī, habite Mbengmbeng, à 13 km de Messéa et celle de l’association
équivalente mòngòmbī, à Bizam, distant de 3 km. Messéa est le haut lieu de
la circoncision bèkà, de la danse de levée de deuil èbùmà et de la guérison
de blessures graves èdíò. Le rituel de circoncision a été introduit par le père
de l’actuel maître-circonciseur qui, lui, est le véritable promoteur de ce
rituel auprès des Baka de sa région.
Bien qu’il y ait souvent transfert de compétences d’une génération à
l’autre au sein d’une même famille, le savoir spirituel et musical n’est pas à
proprement parler héréditaire. Ainsi, les maîtres transmettent-ils leur savoir
autant à leurs enfants intéressés qu’à toute autre personne talentueuse qui en
est digne et disposée à recevoir l’enseignement musical, chorégraphique,
mais surtout spirituel. L’apprentissage des secrets rituels est long et
l’implication dans les actes rituels se fait de façon graduelle en fonction de
l’avancement et de la maturité du disciple. On peut ainsi voir des adultes
âgés être encore considérés comme des apprentis d’un maître ou d’une
maîtresse rituelle.
La création d’associations rituelles et des esprits correspondants est
également l’œuvre d’un individu, souvent d’un homme (Tsuru 1998 : 53),
mais pas exclusivement, comme le montre D.V. Joiris (1997-1998). Il s’agit
toujours d’un rapport étroit entre une personne aux dons spirituels
particuliers et un esprit qui lui apparaît de visu en forêt ou en rêve (Joiris
1997-1998 : 75) et lui fait découvrir la musique qui accompagnera son
apparition, ainsi que les matériaux et les pas de danse relatifs au masque qui
le représentera. Ces nouvelles connaissances spirituelles, chorégraphiques
et musicales sont ensuite enseignées à d’autres personnes qui formeront le
noyau d’une nouvelle association rituelle.
Les personnes se déplaçant d’un campement à l’autre emportent et
apportent souvent les chants et danses « en vogue » dans leur région
d’origine. En effet, on peut constater des phénomènes de mode où, pendant
un certain temps, on dansera une danse particulièrement appréciée et on
laissera à l’écart toutes les autres. Si cela semble être le propre des danses
de divertissement, ce phénomène est pourtant semblable pour certains
rituels destinés aux esprits secondaires (Tsuru 1998 : 72). De la même
manière, certains voyageurs apportent des musiques apprises auprès des
voisins qui sont, si elles plaisent, ensuite intégrées dans le répertoire local.
Il est indéniable que la fragmentation du patrimoine et l’innovation
intraculturelle dans le domaine des rituels constituent une prédisposition
favorable à l’emprunt auprès de l’une des nombreuses populations
environnantes.

Emprunt du rituel bangando


1. Contexte de l’emprunt
Afin d’évaluer les motivations et le contexte dans lequel s’est effectué
l’emprunt, il est nécessaire d’examiner un certain nombre de facteurs
externes aux systèmes musicaux et rituels des populations respectives. La
pratique de la circoncision bèkà est attestée auprès de quelques populations
villageoises vivant à l’extrême sud-est de l’aire baka, notamment chez les
Bangando et les Kwelé. D.V. Joiris a étudié le bèkà en pays kwelé dans le
cadre de ses recherches sur les alliances interethniques que les Baka
entretiennent avec leurs voisins (1997-1998 : 308-311 ; 414-423). Dans son
travail, elle regroupe les informations kwelé et bangando puisque les
associations rituelles respectives auraient sensiblement le même
fonctionnement. Ce sont ses résultats de recherche qui sont exposés ici, le
cas échéant complétés par mes propres données collectées chez les
Bangando en 2006.
D.V. Joiris retrace l’histoire de la société rituelle bèkà qui aurait été
adoptée par les Kwelé au nord Congo, aux environs de 1915, afin de
supplanter les pactes de sang régionaux qui furent interdits par les colons
dès 1920. C’est alors que la circoncision a pris de l’ampleur dans le
dispositif rituel de la région. Un Baka est invité à se faire circoncire avec un
allié villageois afin de renforcer les anciens liens entre les Baka et leurs
voisins par des alliances préférentielles, de la pseudo-parenté et des
obligations mutuelles, liens que la circoncision réactualise (ibid. : 311).
Toutefois, au sein du rituel de circoncision bangando et kwelé, les Baka
restent passifs et subissent la circoncision et l’initiation correspondante : le
circonciseur « est traditionnellement kwelé, jamais baka » (ibid. : 418). Les
Baka n’accèdent pas au rang d’acteurs rituels, le savoir thérapeutique et le
pouvoir spirituel restant entièrement dans les mains des Villageois.

2. Le rituel d’origine
Nous allons faire un bref résumé de l’organisation de l’association
rituelle villageoise, des principaux actes magiques et thérapeutiques, ainsi
que du déroulement d’une cérémonie, tels que décrits par D.V. Joiris (1997-
1998 : 414-423). N’ayant pas assisté à une cérémonie bangando, il ne nous
est pas possible de dresser un tableau détaillé de la musique ayant servi de
référence à l’emprunt qui nous intéresse ici. Les informations étant
lacunaires, nous sommes parfois obligés de détecter les éléments exogènes
en creux dans la pratique actuelle des Baka en la comparant aux autres
musiques de leur patrimoine.
Les initiés les plus importants sont rassemblés dans un « bureau » et une
« banque », les dénominations de leurs fonctions puisant dans les termes
civils ou militaires de l’administration coloniale13. Un « claironnier » mène
les chants ; un responsable de la caisse veille à ce que les membres de
l’association payent une amende en cas de faute de comportement et
attribue des prêts aux membres nécessiteux. Le circonciseur est assimilé au
gorille « comme partout dans l’Est » (Joiris 1997-1998 : 415), et
l’association est sous la tutelle de deux masques mwangala et de son
interprète. Les membres de l’association se réunissent régulièrement dans
un enclos sacré interdit aux femmes.
À part la sœur puînée du candidat, qui l’accompagne et qui participe à un
« rituel de caractère sexuel14 » dans l’enclos (Joiris 1997-1998 : 416),
aucune femme n’intervient en tant qu’acteur rituel. Le groupe des femmes
organise certaines danses et a la responsabilité du chant et de la préparation
de grandes quantités de nourriture qui serviront à gaver le circoncis. Ce
dernier est encadré par un « parrain » ou « gardien » et d’un homme qui le
nourrit tout au long de la période rituelle. Chez les Bangando, une jeune
parente collecte des dons au candidat alors que les femmes de sa famille
font la même danse marchée que le mɛngbàā des Baka.
La cérémonie, qui dure trois jours et trois nuits, comporte des séquences
secrètes et des séquences publiques. La rencontre avec les esprits tutélaires
se fait en ouverture des festivités, mais à l’exclusion des femmes. Ces
dernières n’interviennent que le lendemain lors d’une « sorte de joute au
cours de laquelle les femmes, d’un côté, et les hommes de l’autre, se
disputent un long bâton » (Joiris 1997-1998 : 419). La fabrication des jupes
des candidats, leur habillage et un premier traitement occupent l’après-midi,
et la soirée est consacrée à une veillée récréative « durant laquelle les
candidats, suivis de leurs petites sœurs, arpentent sans relâche la cour du
village au rythme cadencé du gardien » (ibid. : 420). Au matin du jour de
l’opération, des danses d’êtres masqués – un chimpanzé mâle et des
chimpanzés femelles – ont lieu dans l’enclos du « bureau ». Lors de ces
danses, le chimpanzé mâle, assisté du claironnier comme interprète,
procède au questionnement rituel des noms des candidats et de leur
ascendance mâle. L’après-midi débute par une simulation de bataille entre
les jeunes initiés et les femmes pour les tenir à une certaine distance de
l’espace de circoncision, mais pas trop loin non plus, puisqu’elles chantent
jusqu’au moment de l’opération. Chez les Bangando, on habille le circoncis
d’une longue jupe en raphia dont la ceinture est ajustée trop large. Durant la
période de gavage, l’homme doit grossir de sorte à remplir entièrement la
ceinture sous peine de honte pour lui et la famille qui l’a nourri. Commence
alors une période de semi-réclusion de plusieurs semaines lors desquelles le
nouvel initié doit consommer des quantités énormes de nourriture, car bèkà
signifie « élever pour que quelqu’un atteigne la corpulence d’un homme »
(ibid. : 422)15.
En ce qui concerne les éléments musicaux et paramusicaux du rituel –
tant kwelé que bangando –, on peut mentionner l’utilisation de deux
tambours comme accompagnement rythmique et d’une cloche en tant
qu’objet de signalement. Il existe plusieurs chants et danses spécifiques,
tout comme des répertoires de chants masculins, féminins et mixtes. Il faut
souligner l’importance du silence : la rencontre des masques ainsi que
l’opération elle-même se déroulent dans un silence absolu. Chez les
Bangando, ce dernier phénomène met en évidence l’important enjeu moral
et social de la circoncision. Un autre élément renforce cet aspect :
l’opération a lieu publiquement, soustraite aux yeux des non-initiés par la
seule barrière que forment les hommes initiés autour du candidat. Au
moindre signe de faiblesse de ce dernier, les hommes s’écarteront, le
donneront à voir nu et l’abandonneront à la honte.

Appropriation par les Baka


La pratique de la circoncision ritualisée est aujourd’hui parfaitement
intégrée dans le système rituel baka des environs de Messéa. L’introduction
de cette innovation et son rayonnement sont menés par les gens de ce
village qui sont toujours les spécialistes et la référence en ce qui concerne le
déroulement de la cérémonie et les chants qui l’accompagnent. On constate
l’adoption d’un certain nombre d’éléments exogènes à la culture baka, tant
au niveau musical que rituel.

1. Intégration partielle de traits musicaux exogènes


On peut relever, dans les musiques associées à la circoncision bèkà, un
certain nombre de traits musicaux et paramusicaux étrangers qui sont plus
ou moins bien intégrés dans le système musical baka.

La formule rythmique
Du point de vue de la systématique musicale, la première caractéristique
à relever est celle de la formule polyrythmique bèkà dont la principale
composante est un rythme asymétrique totalisant neuf valeurs
opérationnelles minimales (2+2+2+3), représentées ici par des croches :

Il est joué par le deuxième tambour, lɛ̀ ndùmù. Ce même rythme se retrouve
dans le divertissement collectif mbàlà, lui aussi clairement identifié comme
étant un emprunt, mais auprès des Nzimé, voisins actuels des Baka
occidentaux.
Comme nous avons vu plus haut, la métrique baka est fondée sur la
subdivision ternaire des pulsations. Théoriquement, une période de neuf
valeurs minimales pourrait donc donner lieu à trois pulsations (3+3+3), ce
que suggère d’ailleurs le schéma accentuel du rythme du premier tambour,
nyīɛ̀ ndùmù :

Mais ceci irait à l’encontre d’un autre trait du système métrique baka, à
savoir celui de la périodicité à quatre pulsations ternaires, en général
exprimées par des battements de mains. Rappelons que la notion de
pulsation sous-entend un découpage isochrone de la période : le temps
écoulé entre deux pulsations conjointes est rigoureusement identique. Le
jeu du deuxième tambour – quoique fondé sur quatre accents – ne
correspond donc pas à des pulsations, puisque les accents ne sont pas
répartis de façon régulière et isochrone : 2 2 2 3. Afin de comprendre
l’aménagement de la formule empruntée, nous sommes obligés de laisser de
côté les ratios simples qui régissent quasiment toutes les musiques
africaines. En effet, les quatre pulsations isochrones semblent un trait
identitaire si puissant qu’elles sont appliquées telles quelles à cette période
de neuf valeurs rythmiques minimales. Elles sont couramment matérialisées
sous forme de battements de mains réguliers :

Voilà donc un formidable problème d’arithmétique16 ! La formule


polyrythmique qui en résulte, bien que fondée sur une structure formelle
complètement étrangère à la musique baka, est toujours utilisée dans le
contexte de la circoncision ou lors des cérémonies entourant le deuil d’un
membre de l’association rituelle bèkà. En cela, comme toute autre formule
polyrythmique du patrimoine musical, sa forme sonore signifie en elle-
même l’événement rituel ou une allusion à celui-ci, ce qui conforte son
statut d’élément exogène intégré.
Mais la formule n’est intégrée qu’au niveau de sa signification
symbolique. La question de l’intégration de sa structure formelle dans le
système musical baka reste posée à long terme, puisqu’à l’heure actuelle,
seuls des rythmes expressément identifiés comme étrangers comportent une
formule asymétrique totalisant neuf valeurs opérationnelles minimales.
Certains indices laissent cependant supposer la possibilité d’une
absorption progressive de ce paramètre exogène. Les deux formules
rythmiques similaires, bèkà et mbàlà, interviennent dans des contextes forts
différents et indépendants l’un de l’autre, l’une signifiant un rituel, l’autre
un divertissement. Il y a donc diversification de la fonction symbolique
associée à l’élément exogène. D’un point de vue temporel, son introduction
a eu lieu dans la première moitié du XXe siècle, après l’installation dans la
zone de résidence actuelle des Baka occidentaux. La rencontre avec la
formule de neuf valeurs remonte au temps précédant la migration est-ouest,
mais ce n’est qu’après la migration et au moment de la rencontre avec une
autre formule ayant cette spécificité qu’elle est intégrée dans la musique
baka. L’appropriation des deux formules rythmiques d’origines ethnique et
géographique différentes dans un même espace-temps illustre alors la
convergence dans l’acceptation de cet élément formel exogène qu’est la
périodicité de neuf valeurs minimales.
Dans le cas du mbàlà nzimé, l’acceptation va même au-delà de la
périodicité en ce qu’elle introduit l’irrégularité métrique : les quatre
pulsations des battements de mains se synchronisent avec le rythme
asymétrique et épousent donc sa forme de pseudo-aksak (Arom 2004 : 31) :
Ce phénomène d’irrégularité métrique reste un élément à surveiller. On peut
en effet émettre l’hypothèse qu’au fil du temps, et la mémoire de l’emprunt
s’estompant, elle mènera à la complexification du système métrique
musical baka.
Un tel phénomène d’oubli progressif peut déjà être observé pour le
répertoire rituel que nous avions écarté de la systématique musicale baka
plus haut (cf. note 6). Il s’agit du rituel èdíò que les Baka de l’Ouest
effectuent pour la guérison de blessures graves. Bien que la mémoire de son
introduction dans la région de Messéa soit encore vivante, son origine
exogène n’est plus relevée. On pourrait donc croire que c’est un des
éléments intraculturels qui circulent dans l’ensemble de l’aire baka. Or,
nous l’avons relevé plus haut, l’échelle musicale, ainsi que les paroles des
chants, sont des indices forts pour un emprunt. Cette présomption se trouve
consolidée par les enquêtes à l’est de l’aire baka : Stéphanie Rupp (2001 :
49) insiste sur le fait que « …díò is the central ritual of Bangando men’s
spiritual initiation, participation, and death ». En 2006, il est pratiqué autant
par les Bangando que par les Kwelé. Mes données collectées auprès des
derniers soulignent la grande exception que représenterait la participation
d’un Baka à ce rituel. Le passage dans la culture baka de la « danse »
bangando ʔèdiò est mentionné par D.V. Joiris (1997-1998 : 56) qui lui prête
la fonction de « divination/guérison de maladie ». Avec l’appropriation de
ce rituel, une échelle musicale avec demi-tons a été introduite dans la
systématique musicale baka. Bien que le chercheur puisse encore retracer
son origine, les Baka de l’Ouest l’ont intégrée dans leur pratique et elle
n’est plus accompagnée d’un commentaire relatif à son origine étrangère. Il
est donc tout à fait possible que, dans un avenir proche, il en soit ainsi pour
la périodicité à neuf valeurs opérationnelles minimales, voire pour
l’irrégularité métrique qui point derrière la formule rythmique du bèkà.

Le chant : exécutants et échelles musicales


La cérémonie du bèkà regroupe une bonne trentaine de chants dont la
majorité sont collectifs. Certains sont réservés aux hommes, fait rare dans la
culture baka, qui, en dehors de la circoncision, ne connaît que deux
ensembles de chants exclusivement masculins17. Quelques chants sont
exécutés en solo par l’un ou l’autre des acteurs rituels principaux.
Les chants de circoncision sont fondés sur une échelle musicale
pentatonique anhémitonique (sans demi-ton, cf. supra). En cela, ils
correspondent parfaitement aux autres chants baka. Au stade actuel des
connaissances, il n’est pas possible d’évaluer cette similitude au niveau de
l’échelle musicale et de la forme : est-ce une convergence de traits entre les
patrimoines bangando et baka ou y avait-il une divergence qui aurait été
adaptée au système baka ?
L’un des « chants de chamanes » solistiques mentionnés plus haut, en
revanche, ainsi qu’un des chants collectifs, témoignent de différences non
négligeables. D’un point de vue scalaire, la différence est essentielle en ce
qu’ils sont fondés, l’un sur une échelle pentatonique avec demi-ton et
l’autre sur une échelle heptatonique (sept sons à l’octave) qui exprime deux
intervalles mélodiques de demi-ton. Ces chants diffèrent également par leur
conduite mélodique et ont gardé l’ensemble ou une partie importante de
leurs paroles d’origine, au point qu’elles ne sont plus comprises – « ça, on
ne sait pas, c’est du bangando » – ou que des traductions contradictoires ont
été données au fil des années. Leur caractère exogène est parfaitement
identifié, mais il reste autour d’eux un discours flou : pas d’explication sur
leur place au sein du rituel, ni sur leur signification ou fonction : « C’est
comme ça ».
Théoriquement, il est po ssible que des catégories musicales d’un même
patrimoine se distinguent par des échelles musicales différentes. Il ne serait
donc pas à exclure que le patrimoine bangando original en fasse autant.
Mais indépendamment de ces questions d’origine et bien que les chants du
rituel èdíò aient parfaitement intégré le demi-ton mélodique, on est ici loin
d’une mise en signe intégrée comme celle des phénomènes métriques
évoqués plus haut. En effet, ces deux chants ne semblent pas avoir de
fonction particulière, puisqu’ils sont issus d’une seconde couche temporelle
d’emprunt, postérieure à l’introduction initiale du rituel : chacun d’eux n’est
maîtrisé que par une seule personne qui l’a entendu auprès d’une autre
population de l’Est, l’a trouvé joli et l’a apporté tel quel à Messéa. De ce
fait, les chants ne font pas partie de l’emprunt de référence qui, lui, est
continuellement transmis. Ils semblent plutôt l’agrémenter selon les
humeurs et capacités des individus présents et relèvent de variantes
individuelles dont on ne peut pas prédire ce qu’il en adviendra une fois les
chanteurs décédés. Pour le critère musical particulier d’une échelle
musicale incluant le demi-ton, on pourrait donc parler d’alternance codique
– terme emprunté à la linguistique18 –, puisque la musique caractérisée par
l’échelle heptatonique reste circonscrite à une fonction comparable à la
citation au sein d’un cadre rituel spécifique.

2. Réélaborations et processus d’appropriation


La confrontation de la pratique rituelle baka avec les observations en
pays bangando-kwelé permet d’avancer que l’emprunt n’a pas été effectué
tel quel, mais qu’il a été accompagné d’un important aménagement du
dispositif rituel selon la vision du monde spécifique des Baka.

Couples rituels : valorisation du rôle des femmes


Comme mentionné plus haut, l’action des femmes, dans le système rituel
baka, est indispensable pour établir l’équilibre nécessaire à l’harmonie entre
les vivants et les esprits. Il n’est donc pas étonnant de voir que, au cours de
l’appropriation du bèkà, les femmes ont acquis des rôles importants
d’acteurs rituels. En effet, contrairement au modèle kwelé-bangando où
elles jouent un rôle mineur, elles complètent ici les actions du maître du
masque, du circonciseur et du meneur des soldats.
Ainsi, la femme du circonciseur partage ses secrets et responsabilités en
effectuant elle-même une partie des actes rituels. L’épouse du maître du
masque, la « mère de l’esprit », ou à défaut celle du meneur des soldats,
dirige le groupe des femmes et supervise leur chant pour garantir une
efficacité rituelle maximale. Elle purifie le chemin du circonciseur, ainsi
que tous les participants avec l’« eau du bèkà » et veille à la bonne
distribution des remèdes, de la nourriture et de l’alcool.
En ce qui concerne la jeune « marraine », il semble y avoir là un
déplacement important de l’original villageois où une sœur accompagne le
candidat qui, une fois circoncis, est ensuite pris en charge par un homme
marié. En effet, chez les Baka, c’est de préférence une potentielle future
épouse qui s’occupe du circoncis. Elle forme ainsi, avec l’impétrant, un
autre couple rituel, orienté vers l’avenir et rappelant la finalité de la
circoncision, à savoir l’accès à la sexualité et au mariage.

Langue rituelle et thématiques des chants


Toute parole énoncée au cours de la cérémonie l’est en langue baka. Les
discours formels, le questionnement rituel et la majorité des paroles des
chants sont compréhensibles à tout un chacun, à l’exception de paroles
isolées au sein de quelques rares chants. Il s’est avéré en 2006 que ces
derniers sont des déformations de chants en bangando, pas plus
compréhensibles aux Bangando qu’aux Baka.
S’il n’est pas vérifiable à ce jour que les paroles des chants
compréhensibles sont de simples traductions du bangando ou des
(re)créations en baka, le fait qu’elles expriment des thématiques en rapport
avec le courage, la circoncision et le mariage établit leur cohérence par
rapport à l’événement.
Les chants des hommes glorifient l’homme chasseur-soldat.
• « J’aime la mort qui me tamponne ». • « Les soldats sont courageux, grand-père. Les initiés vont
vers le siège de circoncision. Ils sont soldats parce qu’ils sont initiés ». • « Les soldats sont en
colère, ils sont fâchés ». • « C’est honteux de ne pas être circoncis ».

Les chants mixtes annoncent la cérémonie,


• « Le tambour a parlé. » • « Le sonneur de trompe appelle à la cérémonie. » • « Le chant du bèkà
résonne partout. » • « Rythme de la circoncision, viens ! » • « L’écho du chant des initiés. »

évoquent les étapes de la cérémonie,


• « Candidats, préparez-vous ! » • « Mon frère, viens, en route pour le siège de circoncision ! » •
« Tiens ce tambour, je vais vers ce couteau de circoncision. » • « Circonciseur, on rencontre la
panthère. » [On affronte l’épreuve.] • « On rencontre une chose étrange. » • « Circonciseur,
viens ! » •« Maintenant c’est à moi de couper ! » [Le circonciseur a beaucoup d’élèves, chacun
veut s’entraîner.] • « Oh maman Ndokila ! » [Le candidat crie et appelle sa mère à l’aide.] •
« Assieds-toi et attends qu’on te lave à l’eau chaude. » • « Le tourbillon des profondeurs du
marigot est dangereux. » [On y puise de l’eau pour le remède qui guérit la plaie.]

ou racontent des mésaventures et les mystères du circonciseur.


• « Mutokoli, est-ce vrai ? » [Autrefois, pour prouver qu’il a lui-même subi l’épreuve de la
circoncision, le circonciseur devait monter sur un arbre dans l’espace de guérison et se montrer nu.
On découvre que Mutokoli n’est pas circoncis ; il est alors circoncis de force.]
• « Deux fois, on coupe le prépuce deux fois. » [Biba est déjà circoncis. Mais il se présente à
nouveau à une cérémonie avec un pénis non circoncis19.]

Les chants des femmes traitent de la circoncision et des affaires de couple :


du mɛngbàā,
• « Femmes, allez tout droit, faites le mɛngbàā ! » • « Les femmes vont et viennent pour semer le
trouble. » • « Bija a les pieds liés » [la circoncision est finie, parce qu’il ne peut pas continuer le
mɛngbàā : il s’est pris les pieds dans une corde.]

de la détermination des candidats face à l’épreuve,


• « Face au danger, l’homme-soldat avance doucement. » • « Sifflet du devin, les candidats veulent
la circoncision. » • « C’est vrai, couteau viens, candidats préparez-vous ! » • « Va vers la
circoncision, ton cœur bat déjà, tu es déjà inquiet. »
de la séduction devenue possible,
• « Ami, ne joue pas à l’indifférent, prends la femme par le bras ! » • « Nous allons nous rencontrer
dans la nuit. » • « Maye, viens chez moi à la maison ! »

ainsi que des disputes et du désenchantement au sein du ménage.


• « Sami, rends-moi mon argent que tu as pris pour la circoncision ! » • « On fait lit à part. » •
« Ma co-épouse, tu as un gros vagin » [insulte]. • « Mon mari, j’ai commis l’adultère. »

Événements sonores autres que musicaux


Les soldats de l’association baka, nous l’avons dit plus haut, manifestent
leur présence et aguerrissent les candidats par des devises dont la scansion
se fait en alternance entre un meneur et le groupe des autres soldats :
• « Hé hé hé, la circoncision – Vise tout droit ! » • « Tchac, on coupe brusquement ! – Wa ! » •
« Tchac, les soldats ! – Ho ! » • « Tchac, j’ai envie ! – Wa ! Wa ! Wa ! »

Ces devises sont lancées tout au long de la cérémonie, dès que l’action des
soldats est engagée. Elles sont doublées du jeu de la trompe qui remplace la
cloche de signalement bangando et en remplit les mêmes fonctions. Selon la
phase de la cérémonie, les scansions sont plus ou moins espacées, soit le
meneur lance une des quatre formules individuellement, soit il les enchaîne
et les répète jusqu’à constituer un fond sonore quasi continu lors de
l’opération.
C’est à ce moment qu’un aménagement significatif du rituel d’origine est
à relever. En effet, l’opération est le moment du climax sonore et de la plus
grande densité de rassemblement de personnes dont la disposition et les
expressions entourent littéralement le candidat et le circonciseur d’une
intense enveloppe sonore : les soldats et les tambours sont à l’intérieur de
l’enclos, alignés le long de la paroi, le frappement des tambours et le jeu de
la trompe sont ininterrompus et les scansions de devises frénétiques. En
même temps, toutes les femmes tournent autour de l’enclos de circoncision
en chantant de toute leur force. Le maintien de l’intensité et la continuité de
leur chant sont surveillés par le maître du masque qui est le seul homme, à
ce moment-là, à être à l’extérieur de l’enclos. La clameur qui résulte de ce
magma sonore, ainsi que la proximité physique des sources sonores et des
candidats, créent un puissant anesthésiant qui permet aux candidats de
supporter l’épreuve dans un état second.
Si l’épreuve de l’opération est de la supporter sans émettre un cri – le
rituel bangando est impitoyable par son silence absolu à ce moment précis
et la menace de l’abandon du candidat peureux –, les Baka ont néanmoins
créé un dispositif censé couvrir les éventuels cris des garçons : un jeune
initié, nommé « Le Chimpanzé », grimpe sur l’arbre qui soutient le siège de
circoncision et lance des cris aigus tout au long de l’opération. Dans le
discours baka, il évite ainsi la honte aux candidats qui n’auraient pas pu se
contrôler. Mais ce dispositif s’adresse aussi aux mères pour qu’elles ne se
laissent pas emporter par l’inquiétude pour leurs fils, disposition
psychologique néfaste pour l’opération.
On voit ici une attitude primordiale des sociétés pygmées : la prise en
charge de l’individu par la communauté entière20. Non seulement beaucoup
de personnes sont physiquement très proches des candidats, mais en plus,
les cris du « Chimpanzé » externalisent les peurs et les douleurs qui
deviennent alors plus supportables21.

L’association rituelle, une armée


Alors que la société secrète qui est associée à la cérémonie du bèkà
reflète les structures hiérarchiques des notables bangando, on constate, chez
les Baka, une concentration remarquable sur les fonctions militaires : les
membres ordinaires de l’association sont des « soldats ».
Cette symbolique guerrière est en principe complètement étrangère aux
Baka, ces derniers ayant toujours été à l’écart des guerres tribales
auxquelles ils ont néanmoins participé en tant qu’alliés des Villageois
(Joiris 1997-1998 : 273 sq.). Elle renvoie à un double emprunt, celui, direct,
auprès des Bangando et celui, indirect, auprès des colons allemands. En
effet, la colonisation allemande a apporté dans la région l’organisation
militaire avec uniformes et grades. L’« armée » baka fait appel à une grande
panoplie d’attributs de soldats : uniforme, galons, képi, armes, exercices
militaires, etc. Bien que des interludes de confrontation entre les femmes et
les initiés existent de manière semblable chez les Bangando, cette
symbolique ne semble pas être aussi explicite dans la version villageoise du
rituel. Les Baka ont non seulement adopté une organisation hiérarchique
autour de fonctions copiées sur l’administration coloniale, mais ils ont aussi
fortement amplifié la théâtralisation par la concentration sur l’aspect
militaire. L’interprétation qui m’a été donnée à Messéa relie cette
symbolique martiale au mode de vie baka : le soldat – comme le Baka – est
un chasseur, particulièrement un chasseur d’éléphants22. De même que
celui-ci doit être courageux puisque son activité fait couler le sang et
implique le risque de sa propre mort, le candidat doit se montrer fort pour
affronter sa circoncision, son sang et ses douleurs.
Le lien symbolique entre le guerrier et le circoncis se cristallise dans le
rituel chanté gàlō qui a pour objectif de vérifier rituellement que tous les
participants masculins ont bien eux-mêmes subi l’épreuve et qu’ils sont
donc autorisés à assister à l’opération. Il y a ici réaménagement complet du
questionnement rituel bangando qui concerne les candidats et leur
ascendance mâle. Le rituel baka consiste en la répétition d’un chant – àbɛ̀
gàlō, « Je n’ai pas de galons, j’ai pris des galons » – et en l’enchaînement
d’une question rituelle que le circonciseur pose à chaque initié à tour de
rôle : « Quelle est la personne qui t’a donné des galons ? », c’est-à-dire :
« Qui t’a circoncis ? ». Cette interrogation se fait dans des dispositions
spatiales variées dont l’une illustre la profondeur de l’intégration de l’image
du soldat : pendant le chant, les initiés se frappent eux-mêmes les épaules
en mouvement croisé main droite/ épaule gauche, puis main gauche/épaule
droite, montrant ainsi les galons aux épaulettes de l’uniforme imaginaire.
Enfin, la créativité baka dans la confection des attributs des soldats a déjà
mené à la modernisation du rituel depuis son introduction, reflétant par là la
globalisation du marché des armes. Alors que les premiers Baka à
accomplir ce rituel ont pris l’exemple sur les soldats qu’ils ont vus défiler
dans les sous-préfectures et se sont fabriqué des imitations de fusils de
chasse, les jeunes du début du XXIe siècle s’inspirent des reproductions
d’armes dans les magazines spécialisés qui circulent jusqu’au fin fond de la
forêt équatoriale. On est ici très loin du modèle bangando et on peut y
entrevoir à la fois la grande adaptabilité des Baka, leur goût pour la mise en
scène, mais aussi leur volonté de s’affirmer citoyens contemporains.
Utilisant le raphia comme matériel de base, ils confectionnent maintenant
des mitraillettes et des grenades pour participer symboliquement à la grande
communauté internationale des militaires.

Le présent article s’inscrit dans un ouvrage qui interroge les processus


d’identification en situation de contact. À travers les données
ethnographiques présentées ci-dessus, nous sommes à même de donner
quelques éléments de réponse à la question de savoir comment faire de
l’identitaire avec de l’étranger, tant dans le domaine du social que dans
celui du musical. De même, nous mettons en lumière certains aspects du
mécanisme d’emprunt.
La circoncision a toujours existé chez les Baka, mais l’emprunt du bèkà a
introduit sa mise en œuvre par un rituel fortement théâtralisé. L’emprunt
aurait-t-il alors comblé un vide ? En effet, la prise en charge collective de la
circoncision en fait une socialisation qui auparavant était intime. Sa
ritualisation et son inscription dans le cadre d’une association rituelle à
l’image des autres associations baka créent un surcroît de sens. Par l’appel à
un esprit puissant, la cérémonie participe de l’ensemble des expressions
spirituelles, ce qui renforce la mise en sens des actes au sein de la société
baka. La circoncision porte ainsi la marque d’un rite de passage public au
cours duquel le jeune doit montrer son courage face aux épreuves, physique
et spirituelle, qui feront de lui un homme. Il prendra ensuite une place au
sein du collectif et s’identifiera lui-même au guerrier initié aux secrets de
l’association rituelle.
Bundo (2001 : 96), dans son étude sur les relations sociales incorporées
dans les danses, bè, souligne leur importance pour la construction d’une
identité baka. Comme il n’y a plus de chasse collective, les manifestations
dansées, et notamment les rituels, sont la seule occasion de réunir les
membres d’une communauté : « For that reason, be is the main occasion
where social relationships manifest themselves. The Baka learn their
identities as members of the community through participating in be ».
On peut formuler des hypothèses quant aux motivations de cet emprunt.
Nous avons vu plus haut le goût des Baka pour les innovations dans le
domaine des rituels. Il aurait pu être tout à fait imaginable qu’un rituel
accompagnant la circoncision eût été créé au sein même de la culture baka.
Mais cela n’a pas été le cas. À la place, certains Baka ont eu recours à
l’emprunt d’une cérémonie exogène, toute faite. Il y a là probablement un
aspect esthétique qui vise la complexité et un certain aspect théâtral dans
l’origine villageoise, puisque l’esthétique est le seul aspect conceptualisé
dans le discours sur le processus d’emprunt : « Alimé a vu ce rituel chez les
Bangando. Il l’a trouvé bien et il l’a enseigné aux Baka de Messéa » ;
« Kongodi et Yoka ont entendu tel chant et l’ont ramené de là-bas ».
Le patrimoine musical s’est ainsi vu enrichi de plusieurs catégories
musicales – organiquement associées à la circoncision de par les
thématiques traitées dans les chants – dont une est fondée sur une formule
polyrythmique particulière. L’utilisation de cette dernière comme signifiant
sonore d’un événement social en fait une expression symbolique au même
titre que les autres formules de rythme baka. La catégorie musicale
correspondante a donc pris place, au sein du patrimoine, dans une niche
inoccupée auparavant. Cependant l’intégration de ces catégories participe à
la diversification dialectale du patrimoine musical puisque tous les Baka ne
les considèrent pas comme faisant partie de leurs musiques rituelles : ceux
de l’Est sont presque incrédules quand on leur présente ce bèkà purement
baka.
Au-delà de l’esthétique, on peut émettre l’hypothèse que l’emprunt est
significatif au niveau symbolique en ce qu’il comporte une intensification
en raison de son caractère exogène et innovateur, ce qui pourrait avoir un
effet d’accroissement de l’efficacité rituelle. Par ailleurs, ce nouveau rituel
confère aux Baka un surcroît de pouvoir dans leur environnement ethnique.
Cette hypothèse est à mettre en perspective avec les rapports
interethniques mis en œuvre dans les deux cérémonies, villageoise et baka.
Le modèle villageois de l’Est intègre les Baka pour renforcer les alliances
mutuelles. La version des Baka de l’Ouest reprend cette création rituelle de
liens interethniques en rendant possible la co-circoncision de Baka et de
leurs voisins nzimé, ce qui entraîne, par la suite, des obligations d’entraide
mutuelles entre les co-initiés. Toutefois, on observe ici un changement
fondamental par rapport à ce qui se passe encore aujourd’hui dans l’est du
pays baka. En effet, les Nzimé, comme les Baka de l’Est, ne connaissent
pas de circoncision ritualisée. Ce sont donc eux qui viennent en demandeurs
en se soumettant aux gestes rituels assurés en totalité par des Baka. En
envoyant leurs fils se faire circoncire chez et avec les Baka, ils renversent
complètement le rapport de pouvoir entre Villageois et Baka.
L’emprunt vient renforcer une représentation que les voisins se font des
Baka et qui fonde leur statut ambigu à la fois supérieur et inférieur.
Rappelons qu’ils vivent à l’écart de la société moderne du Cameroun. Étant
particulièrement familiarisés avec le monde de la forêt, ils sont partout
considérés comme des spécialistes du domaine spirituel. Ils sont les grands
maîtres des pratiques rituelles et, par corollaire, de la musique. Cela est un
des aspects essentiels de la « culture pygmée » que les Baka partagent avec
les autres populations pygmées. L’introduction d’un rituel supplémentaire
est conforme à l’image qu’ont les Villageois des Baka. Le réaménagement
des rapports de pouvoir du rituel d’origine permet d’asseoir cette
représentation de force spirituelle face aux populations économiquement et
socialement considérées comme mieux intégrées dans la société moderne.

Références bibliographiques
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THOMAS, Jacqueline M. C., BAHUCHET, Serge, EPELBOIN, Alain (depuis 1993) et FÜRNISS, Susanne
(depuis 2003) (dir.) (1981 ssq.). Encyclopédie des Pygmées Aka. Louvain-Paris : Peeters (17
volumes dont 14 publiés à ce jour).
TSURU, Daisaku (1998). Diversity of ritual spirit performances among the Baka Pygmies in
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TSURU, Daisaku (2001). Generation and transaction processes in the spirit ritual of the the Baka
Pygmies in Southeast Cameroon. African Study Monograph, suppl. n° 27 : 103-123.
1. Je remercie les collègues qui ont bien voulu lire la première version de ce texte et dont les
remarques pertinentes ont permis de l'améliorer considérablement : les membres du groupe de travail
« Processus d’identification en situation de contact », ainsi que F. Alvarez-Pereyre et S. Arom.
2. En ce qui concerne l’« invention » du concept de « Pygmée », cf. Bahuchet 1993b. Ce terme se
réfère à des populations vivant le long de l’équateur africain, parlant des langues de groupes
linguistiques différents : les Mbuti – constitués des sous-groupes Efe, Asua et Kango – du Congo
Démocratique, les Twa du Rwanda, les Aka de Centrafrique, les Baka, Bakola/Bagyieli et Bedzan du
Cameroun, ainsi que les Babongo et les Bakoya du Gabon ; quelques Baka vivent au Gabon sous
l’appellation de Bibayak. J. Thomas et S. Bahuchet (1981 sqq.) les distinguent des populations de
« Grands Noirs », terme auquel je préfère avec C. Leclerc (2001 :18) celui de « Villageois ».
3. Ce mouvement est-ouest correspond à la direction principale de la migration baka considérée sur
une large échelle de temps. Toutefois, les travaux de C. Leclerc (2001 :144-145) montrent que
certains ancêtres des habitants de Messéa avaient été installés plus à l’ouest dans la deuxième moitié
du XIXe siècle, mais se sont repliés vers l’est sous la pression esclavagiste des Bulu.
4. Tsuru (1998 : 57) mentionne également la circoncision au cours du rituel d’initiation jengi.
Toutefois, la coïncidence de jengi avec cette opération n’a été observée nulle part ailleurs.
5. Je remercie vivement S. Le Bomin d’avoir mis à ma disposition les notes de ses enquêtes réalisées
auprès des Baka du canton de Minvoul (septembre/ octobre 2000).
6. Parmi les trente-quatre répertoires recensés à Messéa, outre ceux liés à la circoncision, deux danses
de divertissement (mbàlà, àmpír) sont identifiées comme exogènes et un autre répertoire rituel (èdíò)
comporte des indices forts d’un emprunt (échelle musicale, paroles).
7. À propos de la conceptualisation des parties vocales et des modalités de leur agencement (cf.
Fürniss 2005).
8. Il y a trois exceptions : une danse avec un seul tambour, deux autres avec trois.
9. Dans l’orthographe des termes baka, je fais une exception à la notation strictement phonétique afin
de correspondre à l’orthographe établie par Brisson & Boursier (1979 : vii) : le phonème noté ici /j/
se prononce dans la région d’étude [dj].
10. La circoncision en tant qu’opération se dit également njàngò (Brisson & Boursier 1979) ou
njāngò, « tranchant d’un outil, côté tranchant d’une lame, danse de la circoncision, circoncision »
(Brisson, à paraître).
11. Affronter la présence de l’esprit – qui se montre aux seuls hommes sous forme d’un masque en
branches de raphia –, supporter son regard et le regarder à son tour fait partie des épreuves de
courage qui marquent le passage du jeune homme vers l’âge adulte.
12. Les thématiques concernant la vie en couple, l’amour, voire le sexe, sont récurrentes dans le
patrimoine chanté et dansé baka (Bundo 2001, Fürniss 2005).
13. Dont le « chef du village (koukouma) ». Ce terme est également utilisé par les Baka orientaux
pour désigner le chef de bande officiel qui représente le groupe vis-à-vis de l’administration de
l’État : « Kokoma is a nominal leader for external affairs, and does not have any authority within the
band » (Tsuru 1998 : 51). À Messéa, cette fonction se nomme móbālā.
14. Joiris ne donne pas de précisions quant à la nature du rituel et de sa composante sexuelle.
15. Ceci est illustré par la photo 7 publiée dans l’annexe de Bahuchet 1993a : « Circoncision beka,
adoptée des Bangando : les jeunes hommes sont gavés et engraissés, pendant une période de
réclusion ».
16. Le résultat arithmétique ne ressemble à rien de connu jusqu’à présent, puisque le dénominateur
commun entre les 4 pulsations et les 9 impacts rythmiques est la valeur minimale virtuelle – non
opérationnelle, puisque jamais exprimée – d’1/36e de la période pendant laquelle la noire pointée est
exécutée au tempo de 156 à la minute ! Je remercie beaucoup Simha Arom et Guillaume Berland
pour leurs précieuses remarques à ce sujet et développerai en un autre lieu les implications théoriques
et cognitives de ce procédé d’adaptation particulier.
17. Il s’agit des répertoires associés aux sociétés secrètes masculines dɔ̀dì et èdíò, ce dernier étant
également un emprunt comme nous venons de le voir.
18. Je remercie M.-C. Bornes Varol pour l’initiation à la linguistique de contact.
19. Serait-ce une allusion à la recirconcision bangando à l’âge adulte dont parle Rupp (2003 : 48) ?
20. Le CD-Rom Pygmées Aka. Peuple et musique (Arom et al. 1998) comporte de multiples
exemples d’une telle attitude chez les Aka de Centrafrique, notamment le chant ndósí adressé à
l’enfant non sevré dont la mère est à nouveau enceinte et le répertoire pour harpe-cithare bògóngó
dont les chants collectifs expriment l’amour et le désir sexuel de l’homme marié pour son épouse.
21. Je remercie Z. Strougo pour son regard pertinent sur les aspects psychologiques qui transcendent
les paroles et les actes.
22. Cette acception large de « chasseur de grand gibier », qui assimile les hommes aux grands
mammifères et de ce fait regroupe les soldats et les chasseurs dans une même catégorie de personnes,
semble répandue dans le Bassin du Congo. Il en est de même chez les Lia de Lukolela en République
Démocratique du Congo auprès de qui mes collègues et moi-même avons pu mener des enquêtes en
1990.
VARIATION SÉMANTIQUE
DU NKUKUMA (« CHEF »)
État initial, renversement et réinvestissement
d’une notion, sous impact étranger,
chez les Beti du Cameroun

Philippe Laburthe-Tolra

Situation des Beti face à la mondialisation


Au sud du fleuve Sanaga et de part et d’autre du Nyong, les Beti forment
un groupe qui peuple la savane-parc à trois cents kilomètres de la côte du
Cameroun actuel, dont ils étaient séparés par la grande forêt équatoriale.
Cet obstacle jadis presque infranchissable fut vaincu par les premiers
explorateurs européens à la suite du protectorat établi sur le pays en 1884
par l’Empire allemand. Le 15 janvier 1888, le capitaine Kund, le lieutenant
Tappenbeck et le savant naturaliste Weissenborn atteignirent le site qui
devait devenir celui de la capitale actuelle de Yaoundé. Il fut décidé en mars
1889 d’y fonder un poste avancé. Décision à l’origine de nombreux contre-
coups.
Les Prussiens qui dominent l’Allemagne ont alors une conception
centralisatrice et autoritaire du pouvoir. L’empereur, chef suprême des
armées, décide souverainement des grands axes de la politique, surtout
extérieure, avec le chancelier qu’il nomme ou qu’il révoque : c’était alors
Bismarck, le « Chancelier de Fer » qui, après les victoires sur l’Autriche, le
Danemark et la France, avait fait proclamer empereur d’Allemagne le roi de
Prusse. Le Parlement ou Reichstag, élu démocratiquement, ne traite que de
questions secondaires ou considérées comme telles (c’est pourquoi on lui
abandonnera facilement l’examen des affaires liées à la colonisation). Mais
dans les colonies mêmes, les Allemands, qui sont prêts à admettre toutes
sortes de solutions fédérales, croient spontanément que chaque communauté
sociologique possède à sa tête un responsable – chef, magistrat ou roi –
dont l’autorité permet de faire régner un minimum de discipline, de paix et
d’ordre dans l’ensemble du groupe. Même si l’on est décidé à lui laisser une
large autonomie (selon le principe affirmé du gouvernement indirect), ce
responsable deviendra alors le relais de l’autorité coloniale qui transmettra
les consignes de Berlin pour le développement de la production et des
échanges économiques. Car tel est le but visé, selon la conception de la
mondialisation rationnelle qui est alors celle des Européens.
C’est dire à quel point les nombreuses sociétés africaines dénuées de
pouvoir central vont déconcerter ces Prussiens. Comment la paix et l’ordre
peuvent-ils y régner ?
Tel est le cas des Ewondo (= allemand Jaunde), sous-groupe d’environ
cinq cent mille Beti dépourvus d’institutions politiques communes, mais
riches d’un sentiment d’appartenance au même ensemble. Ce sentiment
n’est pas lié à l’occupation d’un territoire, car le mot beti est le pluriel de
nti, « seigneur, homme noble ou indépendant », et ces conquérants-
chasseurs n’ont valorisé l’agriculture que plus tard, sous l’impact colonial.
Ce qu’ils partagent, c’est une communauté de langue, de mœurs, de
croyances et de rituels typiques des « Seigneurs », par opposition aux
mœurs des dépendants et des belobelobo – onomatopée employée pour
rendre le bruit de l’eau qui bout, et qui évoque le discours indistinct des
« barbares » étrangers.
On dira en bref, avant de préciser en quoi cela consistait, que ces Beti
constituaient une société lignagère segmentaire.

La notion de nkukuma avant la colonisation


L’organisation sociale de ces « nobles » ou hommes libres reposait
essentiellement sur les lignages. L’ethnie n’était cadre d’aucune
organisation vitale politique ou administrative. Le lignage majeur (ayon)
constitue au contraire une structure dynamique et autonome, lieu
traditionnel de toutes les activités fondamentales, regroupant des
« maisons » (traduction exacte de menda, de même qu’on parle de
« maisons nobles » en français – la maison des Bourbons ou celle des
Hohenzollern –, mais on devrait plutôt dire « maisonnées » ou « lignages
mineurs »). Chacune de ces maisons vit sous l’autorité d’un fils ou frère
marié, appelé nkukuma, avec prééminence entre eux de celui qui jouit du
prestige le plus fort, qui peut être l’aîné (ntol), mais pas nécessairement, ou
celui qui parle avec le plus d’autorité (ndzoé). On se rassemble au sein du
lignage majeur pour les palabres, les fêtes, deuils, alliances et rituels, les
parties de chasse et les jeux de la guerre.
L’importance du lignage mineur est venue de la nécessité de resserrer les
liens autour d’un nkukuma lors des migrations. Sa taille est définie par deux
exigences : ne pas être en trop grand nombre pour pouvoir circuler en
commun ; ne pas être en trop petit nombre pour pouvoir se défendre. Il
s’agit donc de concilier la mobilité et la sécurité.
À l’intérieur du lignage majeur, les différenciations sont dues à
l’initiative d’hommes entreprenants et féconds qui fondent les lignages
secondaires. Ils recrutent une clientèle grâce à leur prestige et à leur
« richesse » (akuma, d’où nkukuma, au sens propre : « le riche »). Cette
richesse consiste à accumuler des femmes, car dans cette société sans
monnaie et sans grand esclavage domestique, c’est en concédant des
épouses et en contrôlant les mariages qu’un homme se constitue d’une part
des alliés sociaux (belles-familles), d’autre part, des clients. Ce mot
approximatif de « client » tente de rendre en français une institution que les
Beti partageaient avec leurs voisins du Nord (les « Vouté » ou
« Babouté ») : quand un jeune homme n’avait pas de sœur appariée à
échanger contre une épouse, il restait ainsi nkoé, mot qui signifie à la fois
« célibataire » et « pauvre » ; il pouvait alors aller se placer librement
comme serviteur – on disait aller « s’asseoir » (tobo) – chez un nkukuma
qui, en échange de ses services, lui concédait l’usage d’une épouse dite
« languissante », car son mari « ne la regardait plus » : les enfants qui
résultaient d’une telle union avec ce client (ntobo) étaient réputés être
enfants légitimes du mari légal. Leur géniteur ne pouvait cependant jamais
épouser ces enfants, bien entendu. Libre de quitter le nkukuma s’il le
désirait, il devait lui laisser la « richesse » qu’il lui avait procurée…
Le succès d’un nkukuma est consacré lorsque son nom devient celui d’un
lignage étendu et prospère, soumettant éventuellement des ensembles de
populations résiduelles présentes sur son champ d’expansion.
Ce qui empêche de tels personnages de se transformer en chefs de bandes
arbitraires, entre lesquels ne règnerait que la violence, c’est (et c’est
uniquement) l’adhésion sans faille de la société à des croyances
symboliques et représentations communes, en particulier en la justice
immanente, sous la forme d’une religion selon laquelle la transgression de
certaines normes est automatiquement sanctionnée par l’action de
puissances invisibles.
Le nkukuma doit faire preuve de grande diplomatie pour régler la vie
interne du lignage, alimentée par des dissymétries sociales, causes
d’antagonismes qui tentent de s’équilibrer avec les solidarités.
À cette époque où les aînés étaient les détenteurs du savoir, les
prééminences se fondaient aussi sur la séniorité, sur une certaine
gérontocratie appuyée par l’autorité des ancêtres, instance suprême
garantissant l’ordre social et moral.
Cette structure du pouvoir entraînait pour les jeunes un processus lent
d’accession aux responsabilités réelles. Outre les populations résiduelles
asservies, quatre catégories sociales étaient maintenues par la tradition dans
un « statut » inférieur : les esclaves, les clients, les femmes, les garçons non
initiés. Le jeune homme restait soumis à une longue tutelle : obligé très tôt
de participer à la production des biens matériels (défrichage, chasse…), il
n’avait pas de possession à titre personnel, pas de part aux affaires
publiques. Assujetti à l’initiation (appelée So), le jeune devait attendre la
naissance de son premier fils pour atteindre une pleine majorité. Sous la
colonisation, les aînés ont tenté de retarder cette majorité grâce aux délais
apportés au mariage par le jeu des « enchères » dotales (cf. la comédie de
Guillaume Oyono, Trois prétendants, un mari, 1964). À présent, la liberté
sexuelle, traditionnelle mais gérée autrement, a multiplié les paternités
irresponsables et les maternités précoces.
L’élément le plus frappant est que jadis ce jeune homme accédait tout de
même à une sorte d’indépendance remarquable. Une fois en âge de se
marier, par échange de sa ‘sœur appariée’, son père l’avait installé avec sa
première épouse à une distance d’un à plusieurs kilomètres de chez lui, en
lui donnant mission de « percer la brousse ». Ses autres frères seront à leur
tour leurs propres maîtres, formant une sorte de glacis protecteur devant le
village paternel (c’était l’un des moteurs de la migration). À la mort du
père, ils deviennent autant de souverains, libres en particulier d’émigrer
plus au loin. Le droit d’aînesse ne donne qu’une prééminence d’honneur et
non une autorité, le partage de l’héritage se faisant à égalité entre tous les
fils légaux. Les jeunes peuvent donc jouer un rôle important, ce qui est rare
en Afrique.
L’absence de pouvoir organisé met ces groupes à la merci de personnages
« charismatiques ». Dans sa catégorie (même âge, même statut), chacun est
en principe l’égal de l’autre. Mais les dons particuliers sont valorisés et
distingués : le sage, l’expert en palabre, l’expert en rituel, le devin, le
guérisseur ou la guérisseuse, sont des notables ; comme dans la plupart des
sociétés traditionnelles, les artistes sont rabaissés, quoique reconnus et
récompensés (de même en Russie, les musiciens restaient pris parmi les
serfs jusqu’aux années 1830).
Un jeune homme pauvre (c’est-à-dire sans sœurs à échanger), s’il n’a pas
choisi d’aller « s’asseoir » chez un « riche », peut se faire distinguer par un
père et recevoir des femmes pour ses talents de chasseur, de guerrier, de
lutteur, de danseur, ou tout simplement pour son esprit ou pour sa beauté.
L’idéologie égalitaire s’accommodait par ailleurs de très grandes
inégalités de statuts entre hommes et femmes, vieux et jeunes, riches et
pauvres, maîtres et serviteurs ou esclaves, lignages étrangers soumis, même
si l’ascension sociale (ou son inverse) restait possible pour les hommes
libres. La hiérarchie sociale était en particulier marquée par les interdits et
prescriptions alimentaires.
Les groupes opprimés trouvaient certes l’occasion de se défendre. Les
lignages soumis donnent des prêtres et des guérisseurs. Les femmes, en
particulier, au sein de leurs sociétés secrètes, s’affirment la source de toute
richesse, puisqu’elles produisent les enfants. La protestation sociale
s’exprimait, tantôt ouvertement, lors de certains rituels, tantôt
symboliquement par le biais des soupçons ou accusations de sorcellerie (qui
subsistent jusqu’à nos jours). Mais les tensions ainsi créées aussi bien que
les transgressions inévitables engendraient une culpabilité diffuse que
tentaient d’évacuer les rituels.
L’une des expressions les plus originales de cette culpabilité est que
l’initiation des garçons, appelée So, et propre aux Beti, était toujours liée à
l’expiation d’un interdit transgressé. Elle ne comportait aucune
« instruction » conceptuelle. C’était un « enfantement masculin » à la vie
sociale par une série d’épreuves et de démystifications qui (tout en
constituant un entraînement à la vie solitaire en brousse) restauraient avec
les ancêtres l’alliance brisée par la transgression. Les néophytes devenaient
là « épouses » des morts, menant, vêtus en femmes et en morts blancs, une
vie inversée d’« esprits ». Les hommes initiés restaient liés entre eux par le
secret rigoureux qui couvrait les épreuves pénibles (bastonnade
quotidienne, bains dans la fange, passage piégé parfois mortel à travers un
souterrain bourré de fourmis et d’épines, etc.).
Comme le So, l’un des liens entre les « Seigneurs » était l’importation de
certains rituels particuliers inconnus, voire choquants aux yeux des
populations soumises, telle la danse funèbre de l’esani autour d’un défunt,
que ses compagnons d’initiation insultent en mimant ses exploits. Cette
danse constituait aussi une ordalie destinée à détecter les responsables du
décès. Aucune mort n’étant considérée comme naturelle, les femmes et les
esclaves accusés d’avoir tué le chef par leur sorcellerie l’accompagnaient
dans la tombe.
Les échanges monétaires purement commerciaux étaient inconnus.
« Owog na akuma, vë bot », disait l’adage : « Si tu entends parler de
‘richesse’, il ne s’agit que d’êtres humains. » Comme pour Jean Bodin, le
capital, l’unité de référence dans le troc et dans le calcul des « richesses »,
c’était l’homme. Le véritable échange était l’échange social, sous la forme
tantôt du commerce sexuel (réglementé dans l’échange matrimonial de
filles ou de sœurs, mais aussi en dehors), tantôt des palabres, de la guerre,
utile pour capturer des femmes et des esclaves, tantôt des fêtes avec dons et
contre-dons de cadeaux, tantôt des rituels, commerce avec les êtres
invisibles. Le jeu de hasard prenait pour mise des femmes, des dépendants,
des esclaves, ou le joueur lui-même (qui engageait sa liberté). L’épouse
comme l’enfant pouvaient servir de caution et être mis en gage. Lorsqu’au
sein de ces échanges – « dot », compensation juridique, sacrifice –
intervenait l’objet ou l’animal (lancettes de fer, chèvre, chien), il
n’apparaissait jamais que comme un pis-aller, un substitut de l’être humain,
homme ou femme.
D’où une totale identification de la « richesse » et du pouvoir politique.
Le « riche », nkukuma, est donc le polygyne qui dispose du plus grand
nombre possible de gens à son service et à ses ordres. L’économique et le
politique sont indissociables à la faveur notamment de l’alliance
matrimoniale : c’est pourquoi on peut inclure le mariage dans les
« éléments de l’économie ». Pour le jeune Beti d’autrefois, initié et doté
d’une première femme par son père, le but de la vie sera d’acquérir par
échange, capture ou engendrement (d’où l’importance de la sexualité), le
plus grand nombre possible de sujets : femmes, enfants, esclaves, qui
constitueront sa « richesse » et lui vaudront le prestige politique, l’afflux
d’une « clientèle » de serviteurs ou de groupes résiduels cherchant sa
protection, le poids dans l’organisation des mariages et la tenue des palabres
où pourront s’affirmer ses dons oratoires, l’abondance des produits des
champs, de la cueillette, de la chasse ou de la pêche, la constitution d’une
force de guerriers redoutable, l’aura de pouvoirs mystérieux liés à la chance
et à la sorcellerie. Le « chef-riche » n’est pas tant celui qui possède que
celui qui crée, donne, distribue et protège. Le vrai chef doit être à la fois
ayog « d’un courage implacable », et akab « généreux », partageur (de kab
« partager »).
Si un tel chef gouverne avec habileté et discernement, les puissances
invisibles lui assureront, à lui et à tous les siens, mvoè, la « bonne santé » au
sens physique et social, la force et la paix dans la prospérité.

Le renversement de la notion nkukuma sous l’impact étranger


Une autre croyance des Beti à l’époque, d’ailleurs assez générale en
Afrique et ailleurs (cf. Mannoni), est que les morts deviennent blancs, sont
les dispensateurs des richesses, et que la mer est le fleuve qui entoure leur
domaine.
Les premiers explorateurs allemands ont donc été accueillis dans
l’ensemble avec enthousiasme, comme des revenants porteurs de biens
matériels, et l’on était prêt à accepter les transformations qu’ils apportaient.
À Yaoundé, le chef Essono Ela (d’après Morgen) assurait à tous que les
ancêtres avaient prédit leur retour et qu’on les attendait.
Ces Allemands, représentants d’un Empire de cinquante-cinq millions
d’habitants, confient donc en mars 1889 la fondation du poste qu’ils
appellent « Jaunde » au lieutenant Tappenbeck.
Celui-ci a tout juste vingt-huit ans et meurt en juillet, emporté par la
bilieuse hématurique. Ce poste isolé, qu’on ne gagne depuis la côte que par
un sentier de forêt plein d’embûches, sera maintenu difficilement durant
cinq ans par un Européen seul, Georg Zenker – un civil de trente-quatre ans
en 1889 – qui ne survivra qu’en devenant un nkukuma, l’époux de plusieurs
femmes africaines, père de petits métis, et chef de quarante « clients », à
savoir les porteurs-soldats originaires d’Afrique de l’Ouest (Togo,
Dahomey, Lagos) qui formaient le résidu de son expédition.
Il est remercié en 1895, quand l’administration allemande s’offusque de
découvrir qu’elle tolère la polygamie comme méthode de gouvernement.
Les maladresses de ses successeurs entraînent un soulèvement général où
les Beti vont déployer leurs qualités guerrières. En pareil cas, les solidarités
se mobilisent comme dans les autres sociétés segmentaires. Le lignage le
plus nombreux des Beti, où l’on s’entre-déchirait par des guerres
endémiques, sut quatre ans plus tard, en 1899, et 100 kilomètres plus loin,
en pays bënë, unir contre les colonisateurs allemands plusieurs milliers
d’hommes qui leur menèrent une guérilla très rude durant des mois. Au
pays ewondo, en fin 1895 et début 1896, la répression conduite par le
commandeur von Kamptz est brutale.
Lui succède le véritable début de la colonisation, avec l’arrivée d’un
lieutenant de vingt-cinq ans, Hans Dominik.
L’un des grands soucis de cet excellent organisateur est d’appliquer le
principe de l’administration indirecte, selon la célèbre formule lancée par
Eugen Zintgraff dans son Nord-Kamerun en 1895 : « L’Afrique aux
Africains, les Africains pour nous ! » Il faudra repérer quels sont les chefs
naturels de la société et leur déléguer le maximum possible de pouvoir.
Ici, on voit tout de suite que le « chef », chez les Beti, c’est le nkukuma.
Mais on va assister à un véritable renversement de la notion.
Ce nkukuma est normalement avant tout un polygame, un procréateur, un
créateur de pouvoir par des moyens illégitimes aux yeux du droit occidental
(prêt de femmes à des géniteurs, polygamie, etc.). Sa préoccupation n’est
pas le « bien commun », ou plutôt le bien commun se confond avec son
intérêt domestique.
Deuxième souci pour les nouveaux-venus, l’égalité théorique entre tous
ces chefs de famille.
On va donc créer une hiérarchie à trois niveaux qui n’auront de sens que
dans la langue coloniale : 1) chef de village (mod dzal « l’homme du
village »), 2) chef de groupement ou de canton (ehedeman, du pidgin
headman, « chef de tribu »), 3) chef supérieur ou de région (nkukuma nnen,
« grand chef, chef supérieur »). Avec uniformes kaki, insignes, casquette à
bande rouge entourée d’un, deux ou trois galons également reproduits sur
les manches, selon le grade.
C’est un bouleversement de la vieille société.
En utilisant le concours de l’un des premiers « lettrés » du pays, le jeune
et intelligent Karl Atangana, le lieutenant Dominik va choisir des individus
pour en faire des chefs à l’allemande.
Les gouvernements coloniaux ont partout utilisé de tels cadres, même
quand ils étaient plus strictement politiques, en les chargeant de fonctions
nouvelles : perception des impôts, recrutement de main-d’œuvre,
recensement, directives économiques et sociales, rôle judiciaire. De ce fait,
les pouvoirs des chefs se sont accrus en apparence, mais leur légitimité a été
minée par la sécularisation de leur fonction, et par la défection ou la révolte
des cadets.
Chez les Beti, ce sont les jeunes éléments lettrés, parés du prestige de
l’enseignement colonial écrit, qui prennent le pouvoir. Ils récusent l’autorité
ancienne ou la récupèrent à leur profit. Ils ont adopté le catholicisme à
l’école des missionnaires (et l’enseignement public allemand inclut de toute
façon une instruction religieuse). Le baptême remplace pour ces jeunes
l’initiation qu’ils n’ont pas subie.
Non sans provoquer des contre-coups, leur monogamie fait scandale.
C’est le paradoxe d’Atangana nommé en 1910 chef supérieur, nkukuma
nnen, alors qu’il n’a qu’une seule épouse et deux enfants – autant dire qu’il
est quasiment célibataire, car le même mot, nkoé, signifie donc à la fois
« pauvre » et « célibataire ». Autant dire qu’il est l’inverse du vrai
nkukuma, « riche-polygame » ! D’où la devise-surnom ironique de Karl
Atangana sur le tambour d’appel : « Bien que pauvre (=célibataire), on t’a
donné le pays ! » Inversion du sens.
On va en outre trouver que deviennent avares ces « riches » qui, au lieu
de partager et de donner avec générosité, viennent au contraire prendre,
percevoir l’impôt ; et conserver la richesse pour eux au lieu de la distribuer,
thésauriser égoïstement, grâce à ce nouveau bien non fongible, non
périssable, qu’est la monnaie, l’argent.
L’un des moyens de pression les plus couramment employés par les
tenants de l’ordre traditionnel était (et reste) l’accusation de sorcellerie
maléfique (mgbë). Ce sera la lutte à mort entre Atangana et les vieux chefs,
qui le maudissent au cours d’une cérémonie d’exécration en forêt. Le jeune
homme (qui n’a alors que vingt-cinq ou vingt-six ans) fera pendre huit des
plus grands chefs païens de Yaoundé en 1907, pour conspiration mystique
contre l’Empire. Le message brutal est clair : il faut abandonner l’initiation
et la vision du monde passées. Reste le souci qu’ont les lettrés promus de
« compenser » leur non-polygamie par la construction de maisons à étages,
la spéculation foncière, l’investissement économique, la constitution d’une
cour de dépendants et d’une nombreuse domesticité : Atangana a sa fanfare
personnelle, instruite par un ancien tambour-major de la milice allemande ;
il construit à côté de son palais un ensemble résidentiel (Nsimeyong, mot-à-
mot : « l’effroi des peuples ») pour réunir là périodiquement les chefs qui
lui sont subordonnés.
Cependant, le souvenir de l’ancien sens de nkukuma reste sous-jacent et
redeviendra prégnant.

La résurgence moderne de la notion de nkukuma


Parallèlement à la mise en place par la colonisation française (à partir de
1916, mandat de la SDN en 1919) d’un système de type « républicain »,
c’est-à-dire occidental, avec des administrateurs (préfets, sous-préfets)
désignés par le vocable générique de ngomena (de l’anglais government), le
mot de nkukuma sera partiellement, mais notablement, réinvesti par son
ancienne signification.
Dès le début, en effet, à ces nouveaux jeunes chefs qui circulent pour
récupérer l’impôt, il devient bien difficile de refuser toujours les avances
féminines. Selon l’usage, les sujets qui veulent leur alliance leur offrent des
relations avec des femmes et filles de leur dépendance.
Le scandale éclatera en 1930, lorsque la mission catholique s’aperçoit
que certains chefs supérieurs ne la soutiennent si généreusement que grâce à
une main-d’œuvre surtout féminine qui restaure en cachette pour eux les
avantages de l’ancienne polygynie.
Le prestige d’un chef se mesurera ensuite de nouveau ouvertement au
nombre de gens qui constituent sa clientèle (au sens romain du mot cette
fois), c’est-à-dire en particulier à l’importance de la foule qui
l’accompagne, qui va le chercher à la gare ou à l’aéroport lors de ses
déplacements. La richesse matérielle n’acquiert aucun sens hors du pouvoir
politique. Et celui-ci se manifeste par une nouvelle forme de redistribution,
à savoir le contrôle qu’exerce le nouveau chef sur les emplois et sur les
nominations, pour lesquels il est devenu le conseiller des autorités
gouvernementales supérieures.
L’initiation était pour une part un séjour chez les morts, un « passage sur
l’autre rive » pour reprendre une expression relevée par Carl Einstein.
Il devient essentiel à l’aura charismatique du chef moderne d’avoir
connu la consécration d’un séjour par delà les mers : la légende d’Atangana
lui attribue un déjeuner avec l’empereur d’Allemagne et une bénédiction
reçue du Pape à Rome. (En fait il aura aperçu en 1912 Guillaume II qui a
failli lui parler, et Pie X, âgé de soixante-dix-sept ans et souffrant, avait
suspendu ses audiences lors du passage à Rome du jeune Beti.)
Après la seconde guerre mondiale et encore aux débuts de
l’Indépendance, les chefs beti, tous « convertis », tiennent à recevoir
l’onction des pèlerinages conseillés par l’Église catholique à Rome et à
Lourdes.
Cependant, l’acculturation forcée, dont l’influence coloniale imprègne la
notion de nkukuma, ne se dissout pas pour autant : le système politique tel
qu’il a été instauré dans les années 1900 est devenu et resté indépendant de
l’ancienne initiation, de l’expérience de la sagesse ancestrale, que prétend
remplacer le kalara, c’est-à-dire le « livre » et sa connaissance (le mot
dérive de l’anglais clerk, pidgin « kala », et plus lointainement du latin
charta).
Le réseau des lettrés ou des évolués devient la voie de l’accès au pouvoir,
avec pour chaque nouveau riche la constitution d’une nouvelle clientèle
aussi nombreuse que possible.
La reprise de la polygynie met rarement en cause l’indépendance
conquise par les femmes, et leur égalité de droits civiques avec les hommes.
Cette néo-polygamie connaît des formes modernes bien éloignées de
l’organisation villageoise passée : les « épouses » ou concubines peuvent
cohabiter, mais aussi occuper des logements distincts, en jouant des rôles
différents (il y a la deuxième femme brillante qu’on a voulu épouser parce
qu’on a réussi, mais sans abandonner la première, moins lettrée, laissée
ailleurs…) ; jouir de nombreuses maîtresses (surnommées « roues de
secours », « deuxième bureau », etc.) peut conférer du prestige. L’égalité
des femmes engendre certains cas de polyandrie : de riches commerçantes
ont des « harems » de garçons (même tendance au Togo, où les « mamies
Benz » qui maîtrisent le commerce des pagnes sont souvent illettrées).
Sur le plan « mystique », la recherche de charismes se développe par
l’accès à de nouvelles sociétés (franc-maçonnerie, Rose-Croix, Nouveaux
Mouvements Religieux – NMR).
Ces traits dégagent cependant toujours un paramètre invariant, celui du
patron qui regroupe ou cherche à regrouper sous sa dépendance un très
grand nombre de personnes.

En définitive, à travers cette réinterprétation ou cette boucle de rétro-


action que décrit bien Warnier, un noyau dur ou paramètre identitaire est
quand même resté au centre de la notion, celui que le nkukuma est l’homme
apte à diriger beaucoup de personnes et à en disposer, ce qui correspond
bien à « chef » en français, allemand « Haupt », d’où Haüptling,
l’équivalent allemand de headman, « chef de tribu ». Par rapport à cette
aptitude, la formation intellectuelle joue en tant que processus
identificatoire (comme jadis la classe d’initiation) parmi le réseau des co-
scolarisés, mais elle est secondaire par rapport au pouvoir (nous avons
connu à Paris des mandataires des Halles et grossistes de la Villette quasi
analphabètes).
L’entreprise coloniale avait rencontré une société particulièrement
plastique, ouverte au changement, d’abord par son semi-nomadisme, puis
par la capacité donnée aux jeunes de créer leur propre segment lignager.
Ces jeunes étaient désireux de s’identifier au colonisateur et d’accéder aux
secrets de son pouvoir : d’où leur adhésion rapide au christianisme et leur
promotion effective. Mais il y a désormais résurgence…
Pour nous résumer, 1) au départ, la notion de nkukuma désigne un
« polygyne » disposant de la « richesse », akuma, faite d’hommes, femmes,
enfants, clients, esclaves en nombre, nanti de la « chance » à la guerre, au
jeu, ainsi que d’autres « forces » charismatiques ; ce pouvoir sur les
hommes donne le sens dérivé de « chef » (= riche), qui s’oppose à nkoé,
« célibataire » (= pauvre) ; 2) dans un deuxième temps, grâce au processus
de contact externe, le sens du mot paraît s’inverser : le pouvoir politique
passe au jeune monogame dont la richesse consiste en monnaie fiduciaire et
en biens matériels, et dont l’autorité repose sur l’instruction et le baptême
apportés par l’étranger ; 3) le troisième temps inverse l’inversion, réinvestit
la notion par le biais des réseaux de nominations politiques : c’est le reflux
de la tradition, transformée cependant par le fait que la masse de ses clients
suiveurs, la visibilité de ses biens matériels, et une polygynie plus ou moins
masquée permettent d’évaluer l’importance du nouveau « chef ».

Tableau. Notions entrant dans la description du concept de nkukuma :


lecture du texte de P. Laburthe-Tolra par S. Fürniss
Terminologie vernaculaire beti
akuma = richesse ; nkukuma = le riche ; nkukuma nnen = chef supérieur ;
nkoé = pauvre, célibataire ; kalara = livre ; ngomena = gouvernement (de
l’anglais government), administrateur civil (préfet, sous-préfet, etc.).

Légende
grisé clair et = éléments de renversement.

grisé foncé = noyau dur ; éléments résistant au changement, bien que


modifiés en apparence.
[entre crochets] = [informations sous-entendues dans le texte.]

Notions entrant dans la description du concept de nkukuma : lecture du texte de P. Laburthe-


Tolra par S. Fürniss
Références bibliographiques
EINSTEIN, Carl (1917). Sterbelied der Fang. Leipzig : Aktion.
ESSONO, Jean-Marie et LABURTHE-TOLRA, Philippe (2005). L’Ancien Pays de Yaoundé. Paris :
Maisonneuve et Larose.
LABURTHE-TOLRA, Philippe (1977). Minlaaba. Histoire et société traditionnelles chez les Beti du
Cameroun Méridional. 3 vol. Paris : Honoré Champion.
LABURTHE-TOLRA, Philippe (1981). Les Seigneurs de la Forêt. Minlaaba I. Paris : Publications de la
Sorbonne.
LABURTHE-TOLRA, Philippe (1985). Initiations et Sociétés secrètes au Cameroun : les mystères de la
nuit. Minlaaba II. Paris : Karthala.
LABURTHE-TOLRA, Philippe (1999). Vers la lumière ou le Désir d’Ariel. Minlaaba III. Paris :
Karthala.
MANNONI, Octave (1950). Psychologie de la colonisation. Paris : Le Seuil.
MORGEN, Curt (von) (1893). Durch Kamerun von Süd nach Nord. Leipzig : Brockhaus. Traduction :
À travers le Cameroun du Sud au Nord. Paris : L’Harmattan (2009).
OYONO, Guillaume (1964). Trois prétendants, un mari. Yaoundé : CLE.
WARNIER, Jean-Pierre (2004). La Mondialisation de la culture. Paris : La Découverte.
ZINTGRAFF, Eugen (1895). Nord-Kamerun. Berlin : Gebrüder Paetel.
LA CONSTRUCTION D’UN « YÉMÉNITE
ISRAÉLIEN » PAR LA DANSE

Marie-Pierre Gibert

En termes de contacts culturels, la situation israélienne est


particulièrement intéressante, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, parce
que la population de ce pays provient de régions et pays très variés, situés
aux quatre coins du globe. Ensuite, parce que cette population est issue
d’une forme particulière de migration, volontaire et organisée. Et enfin,
parce que cette situation de contact a fait – et fait encore quoique de
manière moins aiguë – l’objet de très nombreux processus de construction
et de transformation planifiés dans le cadre idéologique de la création et du
développement d’une identité culturelle pour ce pays.
Dans ce cadre, l’étude des pratiques corporelles, et plus spécifiquement
des pratiques dansées, s’avère un outil particulièrement efficace pour
accéder aux processus de construction des identités collectives en situation
de contact.

Migration et idéologie : « rassemblement » et « fusion des


exilés »1
L’État d’Israël, créé officiellement en 1948, naît du passage de la théorie
à la pratique, de l’élaboration d’une idéologie, le sionisme2, à la
construction d’un appareil politique et étatique. Ce qui se concrétisera dans
le sionisme est le résultat d’un lent processus de transformation du regard
que les Juifs portent sur eux-mêmes à partir du XVIIIe siècle3, mais sa
naissance officielle comme mouvement national politique date de 1897, lors
du 1er congrès sioniste mondial organisé à Bâle et dirigé par Theodor Herzl.
S’élabore alors l’idée d’un nécessaire retour vers la Palestine dans le but
d’y établir un foyer national et/ou culturel juif4 qui s’accompagne assez
rapidement d’un phénomène de migration vers la Palestine d’alors. Entre
1881 et 1948, cette immigration est presque exclusivement5 constituée de
Juifs venus d’Europe orientale (Russie, Pologne, Roumanie
essentiellement) et d’Europe centrale et occidentale (Allemagne, Autriche,
France). Puis l’immigration s’intensifie après la création de l’État d’Israël
grâce à la « Loi du retour » dont le premier article stipule que « Tout Juif a
le droit d’immigrer en Israël ». Déjà inscrite dans la Déclaration
d’Indépendance, cette loi est ensuite adoptée par le Parlement israélien en
juillet 1950. Le projet de « rassemblement des exilés » (kibboutz ha-
galouyot)6 sera alors au cœur du programme politique du nouveau
gouvernement. Face à cette immigration massive et extrêmement rapide7,
s’élabore une politique de « fusion des exilés » (mizoug ha-galouyot) qui
tente de mener à bien l’« absorption » (klita) des nouveaux immigrants, tant
sur le plan social que culturel8. Rescapés de la Shoah et populations
déplacées d’Europe orientale et des Balkans sont donc accueillis dès 1948.
À partir de 1949, ce sont les Yéménites, Syriens, Libyens, Irakiens,
Iraniens, Égyptiens et Indiens qui arrivent à leur tour. Au début des années
1960, Juifs tunisiens, et surtout marocains, arrivent en masse, les Algériens
préférant quant à eux profiter de leur nationalité française pour partir vers la
France. Au cours des années 1980 arrivent de nouveaux immigrants
d’Europe de l’Est (URSS essentiellement), ainsi qu’une partie des Juifs
venus d’Éthiopie, les Beta Israel (les derniers rejoindront Israël au début
des années 1990). Enfin, depuis l’ouverture du rideau de fer, une nouvelle
vague d’immigration venue des nouvelles républiques qui constituaient
l’URSS a repris.
Les danses populaires israéliennes. Homogénéisation culturelle
et régénérescence physique
Cette « fusion des exilés » passe notamment par l’adoption par tous
d’une culture qui serait spécifique à ce nouvel État-Nation et identique pour
tous, quel que soit leur pays d’origine. La construction d’une culture
israélienne devient alors l’objectif explicite et réfléchi d’un certain nombre
d’individus. Cette création culturelle est donc investie d’une mission, celle
de transformer les nouveaux arrivants en un « Hébreu Nouveau »,
radicalement différent des Juifs ayant vécu en diaspora, et s’inscrivant au
contraire dans une certaine continuité idéologique avec l’époque biblique9.
En effet, un enjeu central domine cette construction, celui d’un
refaçonnement de l’Histoire, qui prône l’oubli – voire la négation – de la
vie en diaspora, au profit des références à la Bible comme source de
données culturelles et historiques10.
C’est dans ce cadre qu’au début des années 1940 émerge une nouvelle
forme de danse, les Rikudéi Am (« danses populaires »11). D’abord
imaginée par quelques individus isolés désireux de recréer les fêtes agraires
mentionnées dans la Bible12, elle est rapidement accueillie au sein de la
Histadrout13 (en 1944), ce qui fait d’elle une forme de danse fortement
institutionnalisée dès les premières années de sa création. Un comité est
ainsi fondé qui se charge de juger du caractère « israélien » des pièces
dansées créées, d’organiser des réseaux d’enseignement de ces pièces, et de
former des professeurs.
Outre ce rapport particulier à l’Histoire, qui tente de « faire un bond » par
dessus deux mille ans14, la dimension corporelle est particulièrement
présente dans la réflexion des idéologues sionistes du début du XXe siècle, et
en particulier chez M. Nordau. Selon eux, les risques physiques quotidiens
qui ont longtemps menacé les Juifs se seraient profondément inscrits dans
leurs corps, les affaiblissant à outrance. Pour cette raison, la
« régénérescence corporelle » fait également partie de la transformation en
Hébreu Nouveau. Mais l’appel de Nordau à un « judaïsme musclé »
(Muskeljudentum) n’est pas uniquement physique, il lie au contraire corps,
esprit, caractère et sentiments moraux (Presner 2003). Cette transformation
corporelle qui passerait par la pratique de la gymnastique et du sport en
général permettrait alors, selon lui, de renforcer l’honneur des Juifs en leur
donnant respect et fierté d’eux-mêmes (Berkowitz 1993 : 105-109). La
création d’une forme de danse israélienne permet donc de répondre à la fois
à la nécessité d’élaborer une culture spécifiquement israélienne et à
l’injonction d’une pratique physique renforcée destinée à reconstruire le
corps « israélien ».
On peut distinguer deux temps dans ce processus de construction d’une
culture israélienne, qui suivent les deux périodes du développement
sociopolitique d’Israël. D’abord, depuis les années qui précèdent la création
de l’État jusqu’au début des années 1970, il s’agit de construire une identité
israélienne unique pour tous, gommant les différences culturelles
antérieures. Dans un deuxième temps, l’accent est mis sur le
pluriculturalisme, notamment à la suite d’un large mouvement de
revendications socioculturelles mené pendant les années 1960-1970 par les
Juifs venus d’Asie et d’Afrique15. La spécificité et la richesse de l’identité
israélienne ne réside plus alors dans son unicité, mais au contraire dans ce
qu’elle est constituée de multiples facettes culturelles. Sur le plan de la
danse, cette deuxième étape se traduit de deux manières : d’une part par la
diversification des chorégraphies créées en danse folklorique israélienne ; et
d’autre part par le développement de troupes dites « ethniques »16 qui
mettent en scène les patrimoines dansés d’une communauté spécifique.

Danse(s) yéménite(s)
Si l’on réduit encore la focale pour se centrer plus particulièrement sur un
groupe de la population israélienne, celui des Juifs venus du Yémen, il est
surprenant de constater que, tandis que les patrimoines dansés apportés par
cette population au début des années 1950 sont très diversifiés17, une seule
pièce dansée est évoquée ou décrite par tout Israélien interrogé sur « la
danse yéménite ». Une analyse approfondie des différentes formes de danse
coexistant aujourd’hui en Israël (danse folklorique israélienne, troupes de
danse yéménites et pratiques communautaires) montre alors que cette pièce
dansée, qui correspond à l’origine à ce que dansaient les hommes venant
des régions Centre et Sud du Yémen, se retrouve aujourd’hui dans ces trois
formes de danse, mais dans des versions présentant des différences plus ou
moins grandes.
C’est sur les différentes exécutions de cette pièce dansée et les raisons de
sa sur-représentation que portera cet article18. Leur comparaison permettra
de mettre au jour les différents processus d’emprunts réciproques et
d’innovations touchant un répertoire dansé et résultant de la situation
sociopolitique israélienne. Deux espaces de contact sont ainsi pris en
compte :
– celui de la danse folklorique israélienne comme résultat du contact
entre les pratiques dansées des différentes commu– nautés (juives et
non juives) composant la société israélienne et le processus volontaire
de construction culturelle israélien ;
– celui des troupes « ethniques » yéménites comme résultat d’un contact
entre danse folklorique israélienne et pratiques dansées des Juifs venus
du Yémen.
On assiste ainsi à la construction, par la danse19, d’un personnage que je
nomme le « Yéménite israélien », qui est tantôt commun à tous les
Israéliens, tantôt spécifique aux membres de la communauté d’origine
yéménite en Israël. Ainsi, en étudiant cette prise en charge collective de la
construction israélienne du Yéménite par la danse, la question du contact
est envisagée en termes de phénomène dynamique réciproque.
Le texte s’organise en deux parties : présentation analytique des
différentes versions d’abord, puis ouverture sur un commentaire théorique.
Si ce découpage peut paraître trop artificiel a priori, il se justifie par une
volonté non seulement d’analyser un phénomène de contact particulier,
mais aussi de démontrer la capacité heuristique de l’étude des pratiques
dansées dans la compréhension des phénomènes sociaux. En effet, passer
par une analyse précise des différentes dimensions constitutives des
pratiques dansées (dimensions formelle, corporelle, musicale, contextuelle,
etc.) permet d’accéder aux différentes formes que peuvent revêtir les
processus de construction et de reconstruction identitaires (opposition entre
assimilation et différentiation, dialectique entre regard intérieur au groupe et
regard extérieur, identités « gigognes » ou multiples).

Présentation analytique des pièces comparées


Dans un premier temps, il s’agit de distinguer les traits convergents et les
traits divergents entre les différentes exécutions de cette même pièce dansée
et une sorte de « modèle » construit par le chercheur à partir de différentes
sources. Les différentes versions analysées surviennent dans deux contextes
de danse distincts :
– la danse folklorique israélienne dans sa modalité de spectacle ;
– les troupes dites « ethniques » présentant les danses des Juifs venus du
Yémen.

1. Reconstruction de travail ou « modèle »


Ce que je nomme ici reconstruction de travail correspond à la mise en
mots, par le chercheur, d’une référence culturelle commune aux différents
acteurs, mais non verbalisée. C’est parce qu’une telle référence implicite
existe que l’on peut considérer les pièces que l’on compare comme des
exécutions différentes d’une même pièce dansée20. Elle a été élaborée grâce
au recoupement de plusieurs sources : d’une part, un travail de terrain mené
sur ce que les Juifs yéménites en Israël pratiquent aujourd’hui et ce dont ils
se souviennent de la vie au Yémen ou en Israël pendant les premières
décennies qui suivent leur arrivée ; et d’autre part des sources de seconde
main (ouvrages et vidéos) sur ces mêmes périodes21. Les situations de
recueil et d’élaboration des matériaux sont donc très différentes en termes
de lieu et de situation historico-politique ; de plus, certaines données
ressortent de la diachronie (vidéos, archives, écrits des chorégraphes,
articles de journaux, etc.), tandis que d’autres relèvent de l’observation sur
le terrain pendant une période temporelle relativement courte (cinq ans).
Cet aspect hétéroclite peut paraître contraire à une entreprise
comparatiste22, mais ses risques ont tenté d’être neutralisés par un travail
précis d’identification des acteurs, des cadres de référence et des enjeux de
ces différentes situations de danse23. Une dernière précision, essentielle,
s’impose : il ne s’agit en aucune manière de considérer ce modèle comme
une version « originelle » de la pièce. Celui-ci est au contraire construit
dans une perspective dynamique, qui intègre les divers changements
survenus récemment – bouleversements socioculturels causés par l’arrivée
en Israël en particulier –, ou dans un passé plus lointain – évolution des
patrimoines dansés au cours des siècles passés au Yémen. Cette approche
explique l’emploi qui sera fait des termes « traditionnel », « folklorique »,
« perpétuation » et « création » : la notion de changement y est considérée
comme intrinsèque – ce qui n’est pas le cas dans l’emploi classique du
terme « tradition » et le rend alors inopérant à mon sens –, si bien que
l’opposition faite entre « traditionnel » et « folklorique » ne se pose plus en
termes de changement/non-changement, mais repose sur la volonté qu’ont
ou n’ont pas les acteurs d’introduire du changement. Dans cette perspective,
est « traditionnel » ce que les acteurs n’ont pas la volonté de transformer,
mais au contraire de « perpétuer » ; « folklorique », ce qui est au contraire
volontairement transformé et résulte d’un processus de « création »
explicite24.
Au travail d’identification anthropologique des différentes pratiques
dansées s’est ajoutée une analyse formelle des pièces dansées25. Cette
double analyse se retrouve dans le tableau destiné à faciliter le travail de
comparaison (cf. Annexe 1). J’en reproduis ici la première colonne intitulée
[danse masculine en paire – Centre-Sud]26 c’est-à-dire celle qui sert de
mesure à l’aune de laquelle les autres exécutions vont être jaugées.

La [danse masculine en paire – Centre-Sud]

Place de la pièce dansée dans un événement global :


– la [danse masculine en paire – Centre-Sud] est exécutée lors des soirées de réjouissance dans
divers événements du cycle de vie (naissance, brit milah27, bar mitzvah28, mariage), du cycle de
l’année religieuse (motzaei shabbat29 ; Simẖat Torah30, etc.), ou lors d’événements ponctuels (visite
d’un hôte de marque ; inauguration d’une nouvelle maison, etc.).

Protagonistes :
– hommes,
– de tous âges,
– habitants ou originaires de la région Centre-Sud du Yémen.

Organisation temporelle :

– la pièce est constituée d’une succession de trois séquences31 :


* nashid (« chant » en arabe ; pl. nishwad) = courte pièce chantée (4 à 11 vers) caractérisée par une
modalité de chant (a cappella), un rythme non mesuré, un tempo lent.
Au cours de cette séquence, un danseur se lève et va inviter un partenaire32. Elle est en général
accompagnée d’une gestuelle lente qui n’est pas qualifiée de « danse » par les participants.
*shira (« poème » en hébreu ; pl. shirot) = pièce chantée centrale, composée de nombreuses
strophes parfois entrecoupées de quelques vers, les tawshikh33. Elle peut être effectuée sur des
tempi différents, successifs, dont la vitesse augmente peu à peu.
C’est ici que débute la pratique corporelle qualifiée de « danse » par mes interlocuteurs.
* halel (« prière » en hébreu ; pl. halelot) = courte pièce chantée non mesurée.
= la pratique corporelle « danse » s’arrête à la fin de la shira ; le halel est chanté par les danseurs,
qui accompagnent éventuellement ce chant de gestes des mains qui ne sont pas qualifiés de
« danse » par les participants.

Organisation spatiale :

– une à trois paires34 de danseurs seulement ; plus rarement, une configuration en trios est
observable,
– les paires ou les trios s’ouvrent parfois pour former une ligne,
– il n’existe pas de front particulier (le « public » que constitue l’assemblée est assis tout autour des
danseurs),
– les déplacements se font dans un espace réduit (quelques mètres carrés).

Structure de la pièce :
– il s’agit d’une succession de motifs dansés choisis au fur et à mesure par les danseurs dans un
stock relativement fini de motifs chorégraphiques.

Dimension corporelle :

– les mouvements35 sont d’amplitude réduite,


– gestes et motifs nombreux (cf. tableau en annexe),
– les danseurs peuvent être successivement face-à-face, dos-à-dos ou côte-à-côte. Les mains sont le
plus souvent tenues (en opposé lorsque les danseurs sont face-à-face ; en escarpolette lorsqu’ils sont
côte-à-côte ; etc.).

Dimension musicale et vocale :


– chant a cappella pour le nashid et le halel,
– chant et instruments percussifs pour la shira,
– musiciens et chanteur sont toujours présents, situés non loin des danseurs,
– musiciens et chanteur sont des hommes puisque la pièce dansée est exécutée par des hommes,
– enchaînement de plusieurs tempi (nashid = tempo lent ; shira = tempo moyen puis rapide puis
éventuellement très rapide ; halel = tempo lent).

Habillement :
– les hommes sont vêtus de la tenue quotidienne de certains hommes de la région centre-sud, c’est-
à-dire une galabia (« djellaba ») blanche ou grise, en général rayée de noir ou de gris foncé. Leur
tête est coiffée d’un bonnet de feutre noir entouré d’un foulard de tissu similaire à celui de la
galabia, dont dépassent les pe’ot ou papillotes (mèches de cheveux descendant le long des tempes).

2. Spectacles des troupes dites « ethniques »


Comment se présente cette pièce dansée dans le contexte des troupes
« ethniques » yéménites ? Nées pour la plupart au début des années 1970,
ces troupes sont issues d’une double volonté : d’une part, à l’intérieur d’une
communauté donnée, la revendication d’une spécificité culturelle et le désir
de transmettre cet héritage aux générations suivantes ; et d’autre part une
volonté extérieure de chercheurs et de chorégraphes israéliens désireux de
« sauver de l’oubli » ces patrimoines dansés, et de « faire redanser » les
membres des différentes communautés36. Cela étant, les danseurs,
musiciens et chanteurs qui composent ces troupes sont toujours yéménites ;
en revanche, les managers et les chorégraphes qui s’en occupent ne le sont
pas toujours.
Le programme de spectacle des troupes yéménites est généralement
constitué de plusieurs « scènes » ou « tableaux ». Pour les construire,
certaines troupes font appel à un chorégraphe – le plus souvent d’origine
yéménite –, tandis que d’autres privilégient une élaboration collective entre
danseurs, à charge ensuite pour le manager ou un chorégraphe de passage
de fixer le résultat de ce travail préparatoire. Une analyse des différents
programmes dans leur totalité a permis de déterminer plusieurs types de
construction de ces scènes :
– soit les pièces dansées sont présentées sans être replacées dans le
contexte d’exécution au Yémen. C’est ce que je nomme « danses
musées » car la pièce est sortie de son contexte d’exécution pour être
présentée de manière isolée ;
– soit les pièces dansées présentent un moment de vie particulier. Je les
nomme alors « danses pédagogiques » car elles ont entre autres pour
fonction d’expliquer à quoi ressemblait la vie au Yémen. On peut
encore distinguer deux types de scènes parmi les danses
pédagogiques : présentation d’une circonstance où l’on dansait
(mariage ; fête religieuse, etc.) ; ou présentation d’événements issus de
la vie quotidienne au Yémen, qui ne contenaient pas de danse (travaux
quotidiens des femmes ; enseignement de la Torah aux jeunes garçons,
etc.) (Gibert 2004 ; à paraître).
Trois versions de la [danse masculine en paire – Centre-Sud] ont pu être
observées dans différentes troupes « ethniques » et vont donc être
comparées. Il s’agit des trois scènes suivantes :
– « Danse des hommes » (Rikoud Gvarim), exécutée par la troupe du
moshav Amka37. La majorité des danseurs de cette troupe sont
originaires de la région de Ta’iz, Centre-Sud du Yémen ;
– « Nostalgie de la terre d’Israël » (Ga’agouim Eretz Israel), présentée
par la troupe de Kiriat Ekron. La majorité des danseurs sont cette fois
originaires de la région de ∫eydan, au nord du Yémen ;
– « Nostalgie de Jérusalem » (Ga’agouim Yeroushaleym), exécutée par la
troupe du moshav Shaar Efraïm. Une large partie des danseurs vient de
la région de Awad, Centre-Sud du Yémen.

Convergences avec le « modèle »


Ces scènes sont très proches de la reconstruction de travail sur différents
plans :
– éléments kinesthésiques : la gestuelle est très proche (mouvements de
translation de haut en bas du centre de gravité ; hochement des épaules
et de la tête qui marquent la pulsation ; etc.) ; un certain nombre de
motifs chorégraphiques sont similaires (« pas yéménite », [pivot],
[escargot]), quoique souvent moins diversifiés que ce que l’on trouve
dans le modèle ;
– configuration des danseurs : les danseurs sont placés en paires et/ou en
trios qui se rejoignent de temps à autre pour former des lignes ;
– musique et contexte musical d’exécution : chants et accompagnement
musical sont issus des répertoires chantés adéquats. Seuls le chant et la
percussion sont utilisés, à l’exclusion de tout instrument mélodique38.
Enfin, les musiciens sont présents sur scène.

Divergences
Un certain nombre de divergences peuvent être constatées dans les trois
versions :
– toutes procèdent à un raccourcissement de la durée des séquences
dansées ;
– l’organisation dans l’espace est plus diversifiée : un « face public » est
instauré ; d’autres configurations des danseurs sont ajoutées ; les
motifs dansés sont effectués dans toutes les directions ;
– la succession des motifs dansés est fixée préalablement et est identique
pour tous les danseurs ;
– un même costume est adopté par tous, qui n’est pas forcément celui
qu’ils portaient dans leurs régions respectives : la longue robe de coton
(galabia) et le bonnet de feutre noir auquel sont fixées de fausses
papillotes (pe’ot) lorsque les danseurs n’en portent pas véritablement.
D’autres divergences sont encore observables, mais qui ne concernent
cette fois que l’une ou l’autre des versions.
Dans « Nostalgie de la terre d’Israël » (troupe de Kiriat Ekron), c’est
avant tout le changement des protagonistes qu’il faut souligner. En effet, les
danseurs de cette troupe sont originaires d’une autre région du Yémen et
sont identifiés comme tels par le nom même de la troupe dont le sous-titre
indique « Patrimoine des Juifs du Nord du Yémen ». Outre l’origine
régionale des danseurs, c’est aussi sur le sexe que peut se faire la
divergence. Ainsi, cette pièce est parfois exécutée par une fillette seule,
revêtue de vêtements féminins venant de la région Centre-Sud. En termes
d’accompagnement musical, on note l’absence du halel – dernière séquence
de la succession musicale. D’autre part, la quantité des motifs gestuels et
chorégraphiques exécutés est réduite.
Dans « Nostalgie de Jérusalem » présentée par la troupe du moshav
Shaar Efraïm, la principale divergence concerne également les
protagonistes de la scène. Ici, c’est avant tout en termes de sexe des
danseurs que cette version diverge du « modèle » : une partie des exécutants
sont des femmes, dont certaines sont déguisées en hommes. D’autre part,
l’organisation spatiale est assez largement modifiée puisque les
danseurs/danseuses ne sont qu’exceptionnellement en paire, mais plutôt en
cercle ou en lignes ; et du point de vue des motifs chorégraphiques et de la
gestuelle, certains éléments ont été ajoutés. En outre, comme dans le cas
précédent, seules les deux premières séquences de la succession musicale
(nashid et shira) sont effectuées. Enfin, cette pièce est présentée de manière
isolée, sans restituer le contexte de son exécution au Yémen (il s’agit donc
de ce que j’ai appelé une « scène-musée »).

Spectacle d’une troupe israélienne


La séquence analysée ici provient du spectacle proposé par la troupe
Karmei Machol, qui dépendait de la municipalité de la ville de Karmiel à
l’époque de ce spectacle (1993). Elle est appelée « Danse yéménite »
(Rikoud teimani).
Quelques traits convergents permettent d’affirmer qu’il s’agit bien d’une
version de la pièce dansée qui nous intéresse : les protagonistes exécutent la
danse en paire puis en trio ; ce sont des hommes ; ils utilisent des motifs
chorégraphiques et gestuels identiques ou proches ; enfin, la danse est
exécutée sur une mélodie yéménite.
Les divergences sont cependant très nombreuses.
– les danseurs ne sont que rarement d’origine yéménite – et si par hasard
ils le sont, ils ne sont de toute manière pas identifiés comme tels, mais
comme les membres d’une troupe israélienne ;
– un petit nombre seulement de mouvements différents est utilisé ; ils
sont également stylistiquement un peu modifiés, en particulier en
termes d’amplitude du mouvement qui est nettement plus large ici que
dans le « modèle » ;
– l’ensemble de l’exécution est caractérisé par une large occupation de
l’espace : les deux danseurs remplissent toute la scène, notamment en
exécutant de grandes traversées du plateau ;
– un « face public » est institué ;
– du point de vue musical, seule la partie centrale (shira) de la
succession musicale est conservée, et exécutée sur un tempo unique,
très rapide. On note également que la pièce n’est pas chantée, et qu’ont
été introduits des instruments mélodiques. De plus cette musique
provient d’une bande sonore et non de musiciens présents sur scène ;
– enfin, la pièce constitue une séquence isolée, sans indication de la
circonstance d’exécution.
Au terme de cette première phase d’analyse, on voit apparaître trois types
d’exécution parmi les quatre versions observées sur le terrain :
• un type que je qualifierai de « traditionnel chorégraphié ». C’est le
cas de la « Danse des hommes » de la troupe du moshav Amka.
Effectuée par une troupe dont les membres viennent de la région dont
est originaire cette danse, elle fait partie du patrimoine dansé qu’ils ont
apporté avec eux lors de leur venue en Israël et non d’un emprunt
survenu plus tard. Ce type est très proche du modèle et est
explicitement revendiqué comme s’inscrivant dans la continuité de
celui-ci (maintien de la succession des séquences nashid-shira-halel,
motifs chorégraphiques similaires, et enfin présentation de la pièce
dans le cadre d’un événement global, un mariage) – d’où la
dénomination de « traditionnel » que j’utilise pour le qualifier39.
Ce type d’exécution comporte cependant un certain nombre de
divergences qui justifient mon emploi de l’adjectif « chorégraphié » puisque
celles-ci renvoient essentiellement à des changements dus aux conditions de
spectacle, et qui sont récurrents dans l’ensemble des troupes yéménites40 :
diversification des configurations de danseurs et organisation dans l’espace,
raccourcissement du temps de chaque séquence, et fixation de la succession
des motifs.
À cela s’ajoute enfin un changement en termes de vêtements : le costume
adopté (galabia) ne correspond pas à celui qui était porté au Yémen par les
membres de la troupe du moshav Amka ou leurs parents. De plus, de
fausses papillotes sont portées par tous les danseurs.
• je nomme le deuxième type « variante des protagonistes ». Il
correspond à ce que proposent les troupes yéménites de Kiriat Ekron et
du moshav Shaar Efraïm.
Cette version est relativement proche du modèle. Elle s’en approche tout
particulièrement par le maintien du contexte musical et la similitude dans
les motifs gestuels et chorégraphiques. En revanche elle se caractérise par
un changement important en termes de protagonistes : des femmes (troupe
du moshav Shaar Efraïm) ou des Yéménites se revendiquant issus d’une
autre région du Yémen (troupe de Kiriat Ekron) exécutent une pièce dansée
appartenant à un répertoire masculin, du Centre-Sud. Ces remarques
prennent tout leur sens si l’on compare l’exécution de cette pièce avec
l’ensemble des pièces proposées par les troupes yéménites (et non plus
seulement la [danse masculine en paire Centre-Sud]). En règle générale, les
troupes se revendiquant d’une région particulière ne présentent
normalement que des pièces dansées appartenant au patrimoine de cette
région ; de même, le genre des protagonistes est parfaitement respecté : les
femmes ne sont jamais habillées en hommes et vice-versa. La contradiction
entre protagonistes du « modèle » et protagonistes de l’exécution ne
survient donc que pour la pièce dansée qui est étudiée ici. Un traitement
particulier semble donc réservé à cette pièce, c’est à en comprendre les
raisons et les enjeux que s’attachera la partie suivante.
• enfin un type « israélien » qui correspond ici à ce qui est proposé par
la troupe de danse folklorique israélienne de Karmiel.
Cette version est la plus éloignée du modèle. Elle est construite à partir
d’une sélection de quelques traits pertinents, qui balaient différentes
dimensions : costume, protagonistes, mouvements, configuration des
danseurs et dimension musicale.
Les divergences communes aux autres versions se retrouvent ici
(modifications spatiales et temporelles liées à la situation de spectacle ;
costume), et d’autres s’y ajoutent encore : transformation du contexte
musical, transformation du style corporel (en particulier augmentation de
l’amplitude des mouvements et de l’espace utilisé), et non-inscription dans
le contexte d’exécution.
La question de la nature des protagonistes est traitée différemment : ce
sont bien des danseurs hommes, en revanche ils sont identifiés comme
« Israéliens » et non comme « Yéménites », a fortiori pas comme
« Yéménites du Centre-Sud ».
Cinq points reviennent donc de manière récurrente dans les trois types de
représentation de la [danse masculine en paire
– Centre-Sud] :
– le costume ;
– les caractéristiques des protagonistes ;
– les éléments kinesthésiques ;
– la configuration des danseurs ;
– l’accompagnement musical.
Tentons à présent de comprendre comment les processus d’emprunt et le
traitement formel qu’ont subis les matériaux dansés s’articulent autour de
différents enjeux anthropologiques mis en lumière par la récurrence de ces
traits.

Le « Yéménite israélien » : entre construction d’une catégorie


au service de la Nation et revendication interne d’une
spécificité communautaire
1. Construction d’un archétype du « Yéménite israélien » par la danse
folklorique israélienne
Lorsque les premiers chorégraphes de danse folklorique israélienne
décident de créer cette nouvelle forme de danse, leur inscription dans les
principes idéologiques de l’époque les pousse à interroger la Bible comme
source d’information. Ils y trouvent des thèmes, des personnages ayant
dansé, des circonstances de danse, mais aucune description des
mouvements ou de la musique41. Ils se tournent alors vers les pratiques
dansées des différentes communautés juives et non-juives présentes sur le
territoire, et particulièrement vers deux groupes, les Arabes palestiniens et
les Juifs yéménites. Cherchant à retrouver d’éventuels mouvements ayant
pu être dansés il y a deux mille ans par les Hébreux vivant alors en
Palestine, ils considèrent que les pratiques dansées des Arabes palestiniens
(chrétiens, musulmans et druzes) qui vivent depuis des siècles dans cette
région sont susceptibles d’être proches de celles de ces « Hébreux des
temps bibliques »42. Dans la même perspective – et plus fortement encore
parce qu’il s’agit cette fois d’une population juive –, ils se tournent vers les
Juifs venus du Yémen, les considérant comme les descendants directs de
ces « Hébreux des temps bibliques », dans la mesure où ils ont vécu dans un
pays dont la situation géographique et le climat sont assez semblables à
ceux de la Palestine, et qu’on les imagine avoir vécu dans une sorte d’isolat
total43 qui aurait permis de conserver leurs pratiques culturelles intactes
depuis cette époque biblique tant désirée. Ainsi le parallèle entre Juifs
yéménites et « Juifs des Temps bibliques », qui pare les Juifs du Yémen
d’une forte valeur symbolique, devient très courant en Palestine-Israël dès
les années 1920 et se perpétue jusqu’à aujourd’hui44, souvent repris par les
Juifs d’origine yéménite eux-mêmes.
D’un point de vue formel, un certain nombre d’éléments (motifs
chorégraphiques, modèles de configuration des danseurs, structure des
pièces dansées, motifs musicaux, instruments de musique, etc.) sont
empruntés par les chorégraphes aux pratiques dansées et musicales de ces
deux groupes. Un certain nombre d’emprunts est également fait aux autres
communautés présentes. Pour autant, les créateurs ne souhaitent pas faire
apparaître la dimension yéménite, arabe ou encore roumaine de ces
emprunts, mais au contraire ils cherchent à en extraire un caractère « supra-
judaïque » ou « biblique » qui transcenderait ces origines culturelles
particulières. Pour parvenir à cela, ils procèdent à une sélection de
mouvements isolés qu’ils réinsèrent ensuite dans une structure nouvelle.
Ainsi, selon plusieurs des premiers chorégraphes, ce qui caractérise la danse
folklorique israélienne, c’est ce processus de création lui-même, et non la
provenance des éléments utilisés :
The most important fact is not that we Israelis used the Arab debka or Yemenite steps or were
influenced by the landscape. The artist’s personality is the most important, more so than the steps
he uses, which are the really means of expression just as the crayons for the drawing are the
painter’s tools. Giving names to theses steps does not describe them, nor explain why the creator
uses them or why he puts the steps and rhythms together in the way that he does to make
something so convincing in its simplicity and so beautiful that it is accepted at once by an entire
people. (Rivka Sturman, citée par Ingber 1974 : 16)
Le traitement des matériaux dansés se fait ainsi à l’image de ce que
souhaitent opérer les dirigeants politiques de l’époque : la fusion des
différentes populations dans le creuset d’une nation israélienne en devenir.
Cette première phase de contact a donc la particularité d’être organisée,
réfléchie et argumentée par les créateurs eux-mêmes et mène à la
dissolution des patrimoines spécifiques dans une « israélité » globale.
À partir des années 1960-1970 se produit un changement de perspective
dans la représentation d’une identité nationale israélienne plurielle qui se
retrouve dans le travail des chorégraphes de danses folkloriques
israéliennes. Puisque c’est désormais cette dimension pluriculturelle de
l’identité nationale qui est valorisée, le programme de spectacle de chaque
troupe israélienne tente d’illustrer ce multiculturalisme : il s’agit alors pour
les chorégraphes d’offrir un panorama des communautés coexistantes en
Israël, chacune devant pouvoir être représentée par une séquence dansée45.
Le programme de chaque troupe de danse consiste alors en une succession
de ces différentes séquences46. Les pièces dansées ainsi construites sont
chargées de caractériser une communauté spécifique, ce qui conduit à une
matérialisation de l’image que les chorégraphes ont des pratiques dansées
de la communauté ainsi représentée47. La séquence analysée dans cet
article, « Danse yéménite » proposée par la troupe de Karmiel, correspond à
cette deuxième période. Les choix qui président à sa construction illustrent
donc certains enjeux, ceux du contact entre une population israélienne prise
depuis plusieurs décennies dans un processus de renouveau culturel qui
renforce les phénomènes de représentation collective et de réification d’un
groupe donné, et les spécificités culturelles de la communauté yéménite.
Reprenons alors les cinq traits qui ont émergé de la comparaison, et tentons
de saisir ces enjeux à travers eux.
– Choix d’un costume unique : les différences vestimentaires qui
distinguaient les habitants d’une région du Yémen à une autre, mais
aussi celles qui existaient entre l’habit porté à l’occasion des jours de
fête et celui de la vie quotidienne ne sont pas ou très peu connues par
les chorégraphes de danse folklorique israélienne, ou bien sont
volontairement ignorées par eux. Elles disparaissent complètement au
profit d’un costume unique, le seul jamais porté (à ma connaissance du
moins) par les danseurs de troupes folklorique israéliennes, la longue
galabia blanche ou grise, souvent rayée, et le petit bonnet de feutre
noir. Ce choix d’un habillage unique entraîne l’effacement des
différences ethnographiques (régionales et circonstancielles) qui
existent ou existaient parmi les pratiques dansées yéménites, et
contribue à la mise en place d’une représentation unique du Yéménite,
qui serait l’une des facettes de la société israélienne.
L’ajout des papillotes renvoie quant à lui à une autre dimension de cette
image israélienne du Juif yéménite, celle de la religiosité. En effet, ces
mèches de cheveux signifient, pour celui qui les laisse pousser, qu’il est
particulièrement respectueux des règles religieuses juives48. Or cette grande
religiosité fut l’un des traits qui, aux yeux des Israéliens, identifiait les Juifs
venus du Yémen lors de leur arrivée en Israël et participait de cette idée
qu’ils étaient « les plus juifs des Juifs49 ». C’est pourquoi puisque
aujourd’hui la quasi-totalité des Juifs d’origine yéménite ne portent plus ces
papillotes, l’ajout de fausses mèches fixées dans la calotte est l’un des
éléments obligatoires dans la constitution d’un costume de « Yéménite
israélien ». Il se trouve en outre que, au Yémen, le port des pe’ot servait
déjà de marqueur identitaire puisqu’il permettait de distinguer les Juifs des
Musulmans au premier coup d’œil50. Cette sélection d’un trait de
l’apparence physique pour symboliser « le » Yéménite en Israël correspond
ainsi au réinvestissement d’un même trait d’identification par une nouvelle
forme d’opposition : de la distinction entre Juifs et Musulmans dans le
cadre yéménite, on passe à celle qui distingue Juifs Yéménites et Juifs non
Yéménites dans le contexte israélien.
– Protagonistes : dans le fait que seuls des hommes exécutent cette pièce
dansée on retrouve sans doute, quoique de manière moins directe
cependant, une référence à l’image de Juifs yéménites observant
strictement les prescriptions de la religion juive. En effet, les règles
juives qui enjoignent une séparation entre espace des hommes et
espace des femmes étant rigoureusement observées au Yémen, les
répertoires musicaux et dansés masculins et féminins sont très
différents51. Dans le cadre des spectacles donnés par les troupes
yéménites, cette distinction entre hommes et femmes est en général
soigneusement entretenue, à la fois spatialement (ils ne dansent pas
ensemble) et formellement (ils ne dansent pas les mêmes pièces). Elle
disparaît en revanche dans les pièces eretz israeli (« israéliennes ») de
la danse folklorique israélienne, où les pièces dansées ne sont plus
sexuées et où tous les acteurs dansent ensemble. Ainsi, le fait que la
scène intitulée « Danse yéménite » ne soit effectuée que par des
hommes dans le spectacle de la troupe israélienne de Karmiel (et dans
tous les autres spectacles de ce type qu’il m’a été possible d’observer)
peut être mis sur le compte de la construction spécifique d’un
Yéménite respectueux des règles religieuses.
En revanche, l’origine géographique (ou « ethnique » diraient certains)
des danseurs n’est pas importante ici, au contraire. En effet, le fait que les
troupes de danse israélienne présentent un panorama des différentes
communautés ne signifie surtout pas que seuls les individus issus de ces
communautés peuvent les exécuter : tous doivent au contraire être capables
de tout danser. La représentation dansée d’une identité plurielle doit ainsi
permettre à chacun d’inscrire dans son corps cette diversité : être d’origine
européenne et « danser yéménite », c’est être israélien !
– Éléments kinesthésiques : quantitativement, gestuelle, motifs dansés et
connections entre les danseurs ne sont pas aussi diversifiés que dans le
modèle, cependant tous en proviennent, aucun élément extérieur n’a
été ajouté. Qualitativement en revanche, les mouvements sont
effectués avec une amplitude beaucoup plus large et la nature syncopée
de la danse (produite par un décalage avec la musique) disparaît.
Parmi les éléments choisis pour représenter « le » Yéménite, l’un d’entre
eux est particulièrement illustratif du processus d’isolement d’un élément
en vue de construire une image unifiée que je nomme « Yéménite
israélien » : le « pas yéménite » (tsa’ad temani) selon la terminologie
utilisée en danse folklorique israélienne. Cet élément n’est qu’une petite
fraction du riche patrimoine yéménite, mais il est élevé au rang de symbole
unique à la fois par la dénomination qui lui a été donnée (qui fait référence
à son origine nationale globale et ignore complètement sa spécificité de
répertoire masculin de la région du Centre-Sud), et par le fait qu’il fut,
pendant toute la première période de développement de la danse folklorique
israélienne, l’un des deux seuls éléments empruntés dans les patrimoines
dansés yéménites52. En effet, ce pas commence à être utilisé dans la danse
israélienne à la fin de l’année 1948, il est finalement utilisé par deux
créatrices de la danse israélienne et devient rapidement l’un des éléments de
base du vocabulaire kinesthésique utilisé jusqu’à aujourd’hui dans cette
forme de danse53. Il y est légèrement modifié formellement : la succession
des appuis qui le composent est conservée, mais le décalage entre danse et
musique (syncope) disparaît. Dans la version israélienne, les appuis
coïncident parfaitement avec les temps musicaux, permettant ainsi son
utilisation sur toutes sortes de mélodies et non plus seulement yéménites.
En outre, l’enchaînement des appuis est moins lié, et la tenue corporelle
générale moins souple que celle des Yéménites.
– Configuration en paires : quoique cette configuration ne soit pas la
seule que l’on trouve dans le modèle, elle y est la plus courante et elle
est reprise scrupuleusement à chaque fois que « la » danse yéménite
est représentée par les troupes israéliennes. Dans la mesure où cette
configuration en paires d’hommes n’existait vraisemblablement pas
dans les autres patrimoines dansés (hormis ceux d’autres répertoires
yéménites justement, notamment ceux des hommes de la région de
H̱aban) dans lesquels puisent les premiers créateurs de la danse
israélienne, on peut supposer que ce choix renvoie cette fois à une
véritable spécificité yéménite vécue comme telle à la fois à l’intérieur
de la communauté yéménite et à l’extérieur de celle-ci.
– Mélodie yéménite : en termes de musique et d’accompagnement
musical, le minimum de ce qui permet encore de dire « c’est
yéménite » semble être l’utilisation d’une mélodie empruntée aux
patrimoines musicaux yéménites : seule cette dimension est maintenue
dans la scène « Danse yéménite » de la troupe de Karmiel – ou dans
toutes les représentations israéliennes de « la » danse des Juifs venus
du Yémen –, et non pas le rythme ni les données d’ordre para-musical
(présence des musiciens, types d’instruments de musique, sexe des
musiciens/chanteurs, etc.). Or, il est intéressant de remarquer que, lors
de la création de la danse folklorique israélienne, l’une des dimensions
considérée comme particulièrement caractéristique de cette nouvelle
forme de danse par les créateurs eux-mêmes était d’être exécutée sur
des mélodies eretz israeli54. De fait, pendant la première période de
création et de développement de la danse folklorique israélienne, il n’y
a quasiment pas d’emprunts musicaux aux répertoires yéménites55. À
l’inverse, lorsqu’à partir des années 1970 l’influence yéménite se doit
d’être affirmée directement, c’est le choix d’une mélodie dans les
répertoires musicaux yéménites qui devient le marqueur de cette
spécificité yéménite56.
En outre, cette sélection de la mélodie comme trait signifiant de
« yéménité » renvoie à une autre dimension de l’image israélienne des
Yéménites, celle qui les représentent comme ayant des qualités
exceptionnelles de musiciens et de danseurs. Quoique cette image soit en
partie justifiée57, elle devient caricaturale lorsque toute une communauté est
réduite à cet élément58.
Ainsi, la construction par la danse folklorique israélienne d’un stéréotype
dansé « yéménite », qui met en exergue certains éléments tandis qu’elle
gomme les différences de région d’origine et de circonstance de danse et
ignore les spécificités du contexte musical, contribue à la cristallisation
d’un personnage unique que j’appelle le « Yéménite israélien » puisque
c’est le contexte de construction nationale israélienne qui le façonne en lui
donnant une homogénéité et en sélectionnant des éléments qui renvoient
aux principes idéologiques qui sous-tendent cette construction. Dans ce
cadre, la représentation israélienne de « la » danse yéménite s’élabore selon
un double processus : alors que toute référence spécifique à la provenance
des éléments utilisés est bannie (tout doit être « israélien »), une image du
« Yéménite » se construit pourtant peu à peu, qui transforme une diversité
de pratiques en une représentation collective unique et donc forcément
simplifiée.

2. Les troupes ethniques : Mise en scène des pratiques internes et


réintégration du regard extérieur
En retour, quelques décades plus tard, de la situation de contact entre la
danse traditionnelle yéménite – ou plutôt les danses traditionnelles
yéménites – et la danse folklorique israélienne, naît ce que l’on peut
observer dans les « troupes (de danse) ethniques » (leakot etniot).
Le double objectif de ces troupes – revendication d’une spécificité
culturelle face au rouleau compresseur israélien et transmission d’un
héritage aux générations suivantes – apparaît lorsque l’on analyse ce type
de spectacle. Il se lit dans la tentative des créateurs de trouver un équilibre
entre deux pôles que sont la volonté de conserver un Yémen « intact » et le
désir de plaire aux spectateurs. L’enjeu de revendication d’une richesse et
d’une différence culturelle entraîne une présentation volontairement « au
plus près de ce qui se faisait au Yémen », qui passe alors par une grande
exigence ethnographique : choix des événements à mettre en scène et
respect du contexte musical. À l’inverse, la nécessité de plaire aux
spectateurs entraîne certaines concessions aux « règles de la scène »59 :
transformations formelles en termes de temps et d’espace, destinées à
raccourcir la durée de la pièce, à l’exécuter face au public, ou encore à
diversifier les configurations des danseurs. Ces transformations visent en
effet à satisfaire les attentes d’un public qui ne connaît de la culture
yéménite que l’image unifiée du « Yéménite israélien » donnée par la danse
folklorique israélienne, d’où le choix du costume, et la nécessité de
présenter cette pièce dansée quelles que soient les entorses faites en termes
de genre ou d’origine régionale des danseurs.
Dans ce cadre, le type « variante des protagonistes » devient une sorte de
plate-forme commune de la « yéménité » puisque les traits convergents de
ce type avec le « modèle » existent à la fois dans le type « traditionnel
chorégraphié » et le type « israélien ».
Ainsi, au niveau supérieur qui englobe toutes les troupes yéménites, ce
qui est caractéristique avant tout, c’est cette volonté de la part de tous les
Yéménites d’inclure la [danse masculine en paire – Centre-Sud] dans leur
programme, y compris lorsque la troupe revendique une autre origine
régionale ou bien que l’effectif masculin de la troupe ne permet pas
d’exécuter cette pièce dansée sans avoir recours à des femmes déguisées en
hommes. Posséder cette pièce dansée dans son programme semble alors
plus important que de respecter la différence entre répertoires régionaux ou
sexués. Pour autant, cette acceptation du stéréotype « yéménite » passe
uniquement par la décision de présenter cette pièce dansée, et non par une
modification substantielle des dimensions corporelles ou structurelles elles-
mêmes. L’analyse montre en effet que dans le type « variante des
protagonistes », il y a adoption d’une forme au plus près du modèle et non
du type « israélien » : la plupart des données formelles et des données
ethnographiques y sont similaires (respect du contexte musical, de
l’organisation temporelle et de la dimension corporelle). Ainsi, ce qui est
construit par le regard extérieur puis emprunté par les troupes yéménites,
c’est le marqueur identitaire que représente ce personnage du « Yéménite
israélien » en train de danser en paire, et non l’expérience corporelle ou la
structure interne de la pièce dansée. En outre, en acceptant cette image
unificatrice destinée à illustrer une facette de la culture israélienne, ces
danseurs œuvrent avant tout à leur reconnaissance en tant que communauté
faisant partie à part entière de la société israélienne en sacrifiant le niveau
de spécificité culturelle plus fin que constituent les différences régionales et
sexuées.
En revanche, dans le cas du groupe (Moshav Amka) identifié à la région
Centre-Sud d’où provient cette pièce dansée, le contact entre danse
folklorique israélienne et danse traditionnelle yéménite se négocie
différemment et soulève d’autres enjeux. Pour les tenants de ce répertoire
spécifique, il ne s’agit plus seulement de marquer son appartenance à la
communauté yéménite dans son ensemble pour des spectateurs extérieurs à
cette communauté, mais d’être identifiés, au sein même de la communauté
yéménite, comme les détenteurs de la « vraie forme » ou de la « forme
canonique » de la [danse masculine en paire – Centre-Sud]. Cependant, ce
maintien de la différenciation entre grandes régions du Yémen (Nord,
Centre-Sud, Sud-Est) étant déjà suffisamment coûteux dans le contexte
israélien, ils ne peuvent se permettre de maintenir des différences à un
niveau encore plus local. C’est pourquoi hormis les transformations
communes à toutes les situations de spectacularisation, ils font une seule
véritable concession au stéréotype proposé par la danse folklorique
israélienne, celle d’adopter le costume unique.
Cette version « traditionnelle chorégraphiée » est donc particulièrement
illustrative de cette tentative de maintenir intact ce qui dépend des
caractéristiques ethnographiques (sexe des danseurs, du chanteur et des
musiciens ; dimension musicale) et formelles (danse en paire ou en trio ;
structure interne de la pièce ; organisation temporelle en trois séquences)
signifiantes, tout en se pliant aux contraintes liées à la situation de spectacle
(réduction de la durée des pièces musicales ; réorganisation dans l’espace,
etc.).
Ainsi, le programme de spectacle de chaque troupe renvoie-t-il à un
processus de différentiation à deux niveaux :
– à un premier niveau, il distingue les Juifs d’origine yéménite dans leur
ensemble du reste de la population israélienne. Les spécificités intra-
communautaires sont alors mises en veilleuse au profit d’une
récupération interne de l’image globale des « Yéménites israéliens » ;
– à un second niveau, c’est au contraire la revendication d’une
spécificité intra-communautaire qui dirige.

La sur-représentation de cette pièce dansée à la fois dans la société


israélienne dans son ensemble et au sein même de la communauté yéménite
renvoie à un double processus d’identification en situation de contact qui
devient apparent lorsque sont analysées les différentes versions observables
de cette pièce.
Dès ses premières années d’existence, la danse folklorique israélienne
entraîne l’élaboration progressive d’une image « du » yéménite, résultat
d’une forme de contact planifiée entre pratiques dansées yéménites et
principes idéologiques qui sous-tendent la construction culturelle
israélienne. Puis un second mouvement de contact s’opère, cette fois entre
la danse folklorique israélienne et les pratiques dansées yéménites
traditionnelles : les Juifs d’origine yéménite se réapproprient cette image
d’eux forgée par l’extérieur, le « Yéménite israélien », et l’utilisent comme
marqueur identitaire dans les spectacles offerts par les troupes « ethniques »
à un public israélien et/ou international. Ce réinvestissement souligne
combien la version « israélienne » de la [danse masculine en paire, Centre-
Sud] a acquis un statut de stéréotype véritablement efficace : si l’on veut se
dire « véritable Yéménite », ou du moins être reconnu comme tel par
l’extérieur, il faut exécuter cette danse. Pour autant, ce n’est que dans le fait
de présenter cette pièce dansée que réside le processus d’identification au
« Yéménite israélien », et non dans la forme que prendra cette exécution. En
revanche, cette question de la forme devient signifiante lorsque les enjeux
se situent à un niveau intra-communautaire yéménite.
Les noms donnés à la pièce dansée, qui diffèrent d’une troupe à l’autre,
laissent eux aussi apparaître le rapport qu’entretiennent les différents
acteurs avec cette pièce. Dans le cas de la troupe yéménite dont les
membres proviennent de la région Centre-Sud (dont est issue cette pièce
dansée), elle est simplement nommée « danse des hommes » puisque ce qui
est signifiant pour eux, c’est avant tout l’opposition entre répertoires
masculins et féminins. Dans le cas des troupes yéménites ne venant pas de
cette région, nommer cette pièce dansée est problématique puisqu’elle
n’existait pas chez eux. Le choix se porte alors sur l’une des images
caractéristiques représentant les Juifs yéménites en Israël, celle d’une
communauté extrêmement religieuse et désireuse de revenir en
Palestine/Israël qu’ils expriment grâce à la notion de « nostalgie ». Enfin, la
troupe de danse folklorique israélienne utilise le titre « danse yéménite », ce
nom devenant lui-même source d’unification des différentes pratiques
dansées au profit d’un « Yéménite israélien » unique.
L’étude des pratiques dansées dans la compréhension des phénomènes
sociaux offre ainsi une capacité heuristique pour la mise en lumière de
plusieurs dimensions des processus de constructions identitaires qui
coexistent et se répondent dans la création de cette image du « Yéménite
israélien » et dans ses ré-élaborations. En outre, l’enchâssement des
différentes appartenances d’un même individu (régional ou sexué au sein de
la communauté yéménite ; géographique au sein de la société israélienne
dans son ensemble ; religieuse dans le processus de découverte/construction
d’une « danse spécifiquement juive » qui sous-tend cette attention
particulière portée aux Juifs yéménites) permet une articulation de
différentes identités dans une même exécution de la pièce dansée.
Deux processus sont particulièrement en action dans cette identification à
l’image d’un « Yéménite israélien ». Le premier est celui d’une dialectique
entre assimilation à l’Autre et différenciation : d’une part le marqueur
identitaire « danse en paire » est accepté puisque cette pièce dansée est
présentée en réponse aux attentes du spectateur non yéménite, mais d’autre
part, une distinction est maintenue volontairement par le traitement formel
des matériaux chorégraphiques.
Le second phénomène mis en lumière par ce travail correspond à la
cristallisation de la représentation d’une identité collective : celle-ci
s’effectue par une série de mouvements de convergence vers un stéréotype,
à la fois dans une construction extérieure et dans sa réappropriation par les
intéressés. Créer et/ou mettre en scène une pièce dansée nécessite en effet
une matérialisation de cette représentation collective, dont les enjeux sont
ensuite saisis grâce à une mise en relation des analyses formelle et
ethnologique de la danse.
Annexe
Tableau synoptique des différentes exécutions
1. Dans le tableau des pages suivantes, ce qui est indiqué en italiques gras correspond aux
divergences par rapport au modèle.
2. La convention typographique indiquée dans le corps de l’article est valable ici aussi : les termes
indiqués en italique sont une transcription des mots en hébreu ou en arabe, leur traduction française
(quand elle est possible) est placée entre guillemets à côté ; les expressions placées entre crochets ont
été forgées par moi-même pour désigner des entités distinguées par mes informateurs, mais non
nommées.
3. Afin de distinguer plus facilement les configurations homme-homme, femme-femme ou homme-
femme, j’emploie le terme de « paire »lorsqu’il s’agit de deux danseurs du même sexe et « couple »
lorsqu’ils sont de sexe différent.

[danse masculine en paire « Danse des « Nostalgie de la « Nostalgie de « Danse


– Centre-Sud] (modèle) hommes » (Région terre d’Israël » Jérusalem » yéménite »
Centre-Sud Yémen (Région Nord (Région Centre-Sud (Troupe de danse
/ moshav Amka) Yémen / Kiriat Yémen / moshav folklorique
Ekron) Shaar Efraim) israélienne
Karmiel)
Événement - exécutée lors des soirées - la pièce dansée - la pièce dansée - la pièce dansée - la pièce est l’une
global de réjouissance dans divers est inscrite dans constitue une des constitue une des des séquences
événements du cycle de vie une séquence plus séquences du séquences du séparées qui
(naissance, brit mila, bar longue du spectacle ; spectacle ; constituent le
mitzva, mariage), du cycle spectacle - elle peut - elle peut programme d’un
de l’année religieuse (= présentation éventuellement être éventuellement être spectacle.
(sortie de shabbat ; Simßat d’un événement inscrite dans une inscrite dans une L’ensemble des
Torah, etc.), ou lors particulier et des séquence plus séquence plus séquences illustre
d’événements ponctuels activités qui lui longue du longue du la diversité des
(visite d’un hôte de sont associées). spectacle spectacle (= types de danses
marque ; inauguration (= présentation présentation d’un présentes en Israël
d’une nouvelle maison, d’un événement événement (« hora »,
etc.). particulier et des particulier et des « ladino »,
activités qui lui activités qui lui « hassidique »,
sont associées). sont associées). « debka »,
« gitan »,
géorgienne », etc.).
- dans le premier - dans le premier - absence du lien
cas, absence du cas, absence du avec le contexte
lien avec le lien avec le d’exécution
contexte contexte
d’exécution d’exécution
Protagonistes - hommes - hommes - hommes ou 1 - hommes + - hommes
- de tous âges fillette (costume de femmes (déguisées
femme) en hommes)
+ femmes
(costumes de
femmes)
- habitants ou originaires - danseurs - danseurs - danseurs - danseurs qui ne
de la région centre-sud du originaires de la originaires de la originaires de la sont pas
Yémen. région centre-sud région nord du région centre-sud nécessairement
du Yémen. Yémen, près de la du Yémen. d’origine
ville de H̱eydan. yéménite.
Organisation - la pièce est constituée - succession - succession - succession - uniquement shira
temporelle d’une succession de trois nashid/shira/ halel. nashid/shira qui nashid/shira qui = suppression des
séquences : respecte la respecte la
*nashid : courte pièce distinction distinction gestuelle séquences du
chantée (4 à 11 vers) gestuelle lente lente/danse ; chant nashid et du halel.
caractérisée par une /danse ; chant a a cappella/chant
modalité de chant (a cappella/chant accompagné mais
cappella), un rythme non accompagné mais absence de halel.
mesuré, un tempo lent. = absence de halel.
Au cours de cette
séquence, un danseur se
lève et va inviter un
partenaire. Elle est en
générale accompagnée
d’une gestuelle lente qui
n’est pas qualifiée de
« danse » par les
pratiquants.
*shira : pièce chantée - raccourcissement - raccourcissement - raccourcissement - raccourcissement
centrale, composée de de la durée des de la durée du de la durée des de la durée des
nombreuses strophes chants. chant. chants. chants.
parfois entrecoupées de
quelques vers, les
tawshikh. Elle peut être
effectuée sur des tempos
différents successifs dont la
vitesse sera de plus en plus
grande.
= C’est ici que débute la
pratique corporelle
qualifiée de « danse » par
mes interlocuteurs.
*halel : courte pièce - lors de - pas d’invitation - pas d’invitation - pas d’invitation
chantée non mesurée. l’exécution par la des danseurs. des danseurs. des danseurs.
= La pratique corporelle première paire,
« danse » s’arrête à la fin invitation d’un
de la shira, le halel est danseur par un
chanté par les danseurs qui autre.
accompagnent
éventuellement ce chant de
gestes des mains non
qualifiés de « danse ».
Organisation - une à trois paires de - de 1 à 4 paires de - hommes en paires - essentiellement - paire puis trio ;
spatiale danseurs seulement ; plus danseurs. ou bien fillette lignes ou cercles ; pas de ligne.
rarement, une seule. exceptionnellement
configuration en trios est solo d’un danseur
observable. ou d’une paire de
danseurs
- les paires ou trios - les paires + certaines
s’ouvrent parfois pour s’ouvrent parfois configurations
former une ligne. pour former une absentes du
ligne. modèle.
- les différents - les différents - les différents - les différents
motifs sont motifs sont motifs sont motifs sont
effectués dans effectués dans effectués dans effectués dans
toutes les toutes les toutes les toutes les
directions. directions. directions. directions.
- pas de front particulier (le - front : face - front : face - front : face - front : face
« public » que constitue public. public. public. public.
l’assemblée est assis tout
autour des danseurs)
- déplacements dans un - déplacements - déplacements - déplacements - utilisation d’un
espace réduit (quelques dans un espace dans un espace dans un espace large espace :
mètres carrés). réduit. réduit. réduit. grandes traversées
de la scène.
Structure - succession de motifs - succession fixe de - succession fixe de - succession fixe de - succession fixe de
de la pièce dansés choisis au fur et à motifs dansés motifs dansés motifs dansés motifs dansés
mesure dans un stock choisis choisis choisis choisis
relativement fini de motifs préalablement par préalablement par préalablement par préalablement par
chorégraphiques. le chorégraphe. le chorégraphe. le chorégraphe. le chorégraphe.
Dimension - mouvements (gestes + - mouvements - mouvements - mouvements - mouvements de
corporelle transferts) d’amplitude d’amplitude d’amplitude d’amplitude large amplitude.
réduite. réduite. réduite. réduite.
Motifs : - motifs et Motifs : Motifs :
- tawshir (= abaissement gestuelle très peu - temani - temani
rapide du centre de gravité nombreux : (« yéménite ») (« yéménite »)
par fléchissement des Motifs : syncopé (sur les syncopé (sur les
genoux), - temani côtés ou en côtés ou en
- temani (« yéménite ») (« yéménite ») avançant) ; avançant) ;
syncopé (sur les côtés ou syncopé (sur les - [escargot], - [pivot],
en avançant), côtés ou en - [pivot], - [tours sur soi-
- [escargot], avançant) ; - [tours sur soi- même]
- [pivot], - [tours sur soi- même], - tawshir (=
- [saut sur la taille d’un même], - [descente lent, 1 abaissement raide
autre danseur], - [descente lent, 1 genoux posé à du centre de
- [tours sur soi-même], genoux posé à terre]. gravité par
- [descente lent, 1 ou 2 terre]. + da’assa fléchissement des
genoux posés à terre], etc. (répertoire genoux),
féminin) - [saut sur la taille
+ autres motifs d’un autre
absents du modèle danseur].
Gestuelle : Motifs, Gestuelle : Gestuelle : Gestuelle :
Pendant toute la durée de Gestuelle, Cf. modèle Cf. modèle Pendant toute la
l’exécution : et durée de
- mouvements de Position réciproque l’exécution :
translation de haut en bas des danseurs : - mouvements de
du centre de gravité + Cf. modèle translation de haut
hochements des épaules en bas du centre de
(qui marquent la gravité
pulsation), + hochements des
- hochements de la tête, épaules (qui
marquent la
pulsation),
- hochements de la
tête,
Lors de certains motifs : Lors de certains
- claquements de doigts, motifs :
- formation d’un cercle - claquements de
dans l’espace avec le doigts,
majeur levé (avant-bras, - hochement des
coude, épaule et parfois bras (coudes
buste suivent ce geste), fléchis, avant-bras
- hochement des bras niveau haut,
(coudes fléchis, avant-bras paumes ouvertes
niveau haut, paumes vers le haut), etc.
ouvertes vers le haut), etc.
Positions réciproques des Positions […] : - Positions […] : Positions […] :
danseurs et tenue des (fillette seule) en paire, toujours - en paire, toujours
mains : les danseurs ou toujours en en face en face à face.
peuvent être face à face. à face. - en trio :
successivement face-à- placement en étoile
face, dos-à-dos ou côte à mains droites
côte. tenues ; mains non
Les mains sont le plus tenues.
souvent tenues (en opposé
lorsque les danseurs sont
face-à-face ; en
escarpolette lorsqu’ils sont
côte à côte ; etc.).
Dimension - chant a cappella pour le - chant a cappella - chant a cappella - chant a cappella - absence chant.
musicale et nashid et le halel. pour le nashid et le pour le nashid. pour le nashid. - instruments
vocale - chant et instruments halel. - chant + - chant + mélodiques.
percussifs pour la shira. - chant + instruments instruments
- musiciens et chanteur instruments percussifs pour la percussifs pour la - bande sonore.
sont toujours présents, percussifs pour la shira. shira.
situés non loin des shira. - présence des - présence des
danseurs. -présence des musiciens et du musiciens et du
- musiciens et chanteur musiciens et du chanteur à côté des chanteur à côté des
sont des hommes puisque chanteur à côté des danseurs. danseurs.
la pièce dansée est danseurs. - le chanteur est un - le chanteur est un
exécutée par des hommes. - chanteurs et homme ; mais les homme ; mais les
musiciens sont des musiciens sont des musiciens sont des
hommes. femmes. femmes.
– enchaînement de - enchaînement de - enchaînement de - enchaînement de - un seul tempo,
plusieurs tempi (nashid = plusieurs tempi plusieurs tempi plusieurs tempi très rapide.
tempo lent ; shira = tempo (nashid = tempo (nashid = tempo (nashid = tempo
moyen puis rapide puis lent ; shira = tempo lent ; shira = tempo lent ; shira = tempo
éventuellement très moyen puis rapide moyen). moyen puis rapide).
rapide ; halel = tempo puis
lent). éventuellement très
rapide ; halel =
tempo lent).
Objets Vêtements quotidiens de galabia (=djellaba) - hommes : galabia - hommes + galabia (=djellaba)
associés ; certains hommes de la blanche ou grise (=djellaba) blanche femmes déguisées : blanche ou grise
Costumes région centre-sud = rayée + bonnet de ou grise rayée galabia (=djellaba) rayée + bonnet de
galabia (=djellaba) blanche feutre noir + bonnet de feutre blanche ou grise feutre noir.
ou grise (en général rayée (attention60 : noir. rayée + bonnet de
de noir ou de gris foncé) + différent du feutre noir.
bonnet de feutre noir vêtement des
entouré d’un foulard de hommes de la
tissu similaire à celui de la région d’où
galabia, dont dépassent les viennent les
pe’ot ou papillotes (mèches hommes d’Amka).
de cheveux descendant le
long des tempes).
+ ajout de faux + ajout de faux + ajout de faux + ajout de faux
favoris. favoris. favoris. favoris.
- fillette : robe - femmes : robes
courte et pantalon blanches, pantalon
collant noirs ; collant blanc et
bonnet pointu noir foulard blanc noué
orné de galon et/ou sur les cheveux.
de pièces de
monnaie autour du
visage (=vêtements
quotidiens des
femmes de la
région centre-
sud).

Références bibliographiques
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Filmographie
1949 Flight to Freedom
Production : William Zimmerman – Joint Distribution Commitee
Additional film, 11 min.
1962 Rikoudei Yehoudei Teiman [« Danses des Juifs yéménites »]
Production : Gourit Kadman, 19 min., filmé en 1951.
1973 Captation du Festival Boï Teiman [« Viens Yémen »], Israël.
1992 Teiman : Music of the Yemenite Jews
The Israel Music Heritage Project, 28 min.
1995 The Last Jews of Yemen
Production : Larry Frisch, 43 min.
s. d. Shirat Teiman [« Le chant-poésie du Yémen »]
s. d. Kumi Teiman [« Lève-toi Yémen »]

1. Sur ces expressions « kibboutz ha-galouyot » et « mizoug ha-galouyot », voir infra.


2. Terme construit sur le nom biblique de Jérusalem, Sion, pour désigner le mouvement de
renaissance nationale juive en Palestine.
3. Ce processus s’enracine à la fois dans des changements internes – Lumières Juives (Haskala) – et
externes – Émancipation et montée des nationalismes européens. Puis il est contraint par des
événements extérieurs (exacerbation et matérialisation de l’antisémitisme) de passer de l’élaboration
théorique à la construction politique. À ce sujet, voir notamment Dieckhoff (1993) et Cohen (1987).
4. De manière générale, les historiens s’accordent pour parler de deux conceptions du projet
nationaliste juif : le « sionisme politique » ou « sionisme d’État » tel que le conçoit T. Herzl, et le
« sionisme spirituel » ou « sionisme de culture » préconisé par Aßad Ha-Am notamment (cf.
Dieckhoff 1993 : 29 sqq.).
5. Notons toutefois qu’environ dix mille Juifs du Yémen arrivent dès la fin du XIXe siècle.
6. L’emploi de cette expression biblique (Dt 30, 3-5) est un exemple particulièrement éclairant du
double travail de sécularisation et de politisation de la Bible dans la situation contemporaine de l’État
d’Israël.
7. En trois ans, la population juive doublera, passant de 650 000 habitants en 1948 à 1 400 000 en
1951.
8. À ce sujet, voir notamment Smooha (1978), Cohen (1983), Segev (1986), Cohen (1990),
Dieckhoff (1993), Charbit (1996).
9. Sur ce personnage de l’« Hébreu Nouveau », voir notamment Zerubavel (1994 ; 1995 ; 1998), ainsi
que le chapitre « Zionist Heroes and New Men » de Berkowitz (1993).
10. Voir en particulier Kimmerling (2001) et Zerubavel (1994 ; 1995 ; 1998).
11. Littéralement « danses du Peuple » ou « de la Nation ». Quoique la traduction littérale soit au
pluriel, la traduction anglaise utilisée régulièrement par les acteurs de ce mouvement est au singulier :
Israeli Folk Dance. Dans cet article, j’utiliserai indifféremment les deux formulations, « danses
populaires israéliennes » et « danse folklorique israélienne », la deuxième formulation ayant
l’avantage, par sa forme au singulier, de rendre mieux compte de l’unité de cette forme de danse
spécifique, mais l’inconvénient de refléter mon analyse de cette forme de danse comme résultat
d’une transformation volontaire (cf. supra).
12. Dès la fin des années 1930, la recherche d’éléments culturels « hébraïques » passe par la
recréation des festivals bibliques dans leur dimension agraire. Ainsi les trois festivals ou pèlerinages
apparaissant dans la Bible et ayant été associés, pendant l’Exil, à des événements religieux et
historiques, sont repris dans une version agraire par les kibboutznikim : Souccot (Fête des récoltes,
automne), Shavouot (Fête de la Moisson ou Offrande des Prémices ; printemps) et Pessaß (Fête du
printemps). Sur ce lien entre danse et sécularisation de la Bible, voir Ingber (1974) ; Ashkenazy
(1985) ; Zerubavel (1995).
13. Fondée en 1920, cette « Organisation générale des Travailleurs Hébreux de Palestine » est aussi
l’organe central de l’appareil politique palestinien puis étatique israélien si bien qu’elle fait à la fois
office de syndicat et de plus grand employeur du pays.
14. Selon D. Ben Gourion « il est possible de bondir vers l’avant, et il peut y avoir des sauts dans
l’histoire […] ce que nous avons fait en Terre d’Israël est un bond en avant dans l’histoire juive »
(1957, cité par Gorny 1995 : 125).
15. Les années 1960-1970 sont marquées par une transformation profonde de la réalité sociopolitique
du pays. Ainsi, d’autres raisons – politiques, religieuses, économiques ou idéologiques – se joignent
à ces revendications socioculturelles pour faire de cette période le point d’articulation entre, d’une
part, les périodes d’émergence et de construction de l’État sous l’égide de l’idéologie sioniste, et, de
l’autre, « l’ère du post-sionisme » (Cohen 1995).
16. Terminologie israélienne qui serait à discuter plus longuement dans la mesure où elle n’est pas
appliquée à toutes les communautés, mais uniquement aux Juifs venus d’Afrique et d’Asie (appelés
aussi abusivement « Orientaux »). Elle est sous-tendue par une association conceptuelle entre
« ethnicité » et « folklore » : tandis que les modes de vivre ou de penser des Juifs venus d’Europe et
d’Amérique sont nommés « culture » et correspondent à des « modes de vie normaux », les Juifs
venus d’Asie ou d’Afrique (qualifiés de « communautés ethniques » (edot)) ne possèdent que des
« traditions » ou du « folklore ». Sur l’utilisation problématique de cette terminologie, voir
notamment Goldberg (1977 ; 1987) ; Kimmerling (2001) et Dieckhoff (2002).
17. L’enquête de terrain a permis de distinguer une quinzaine de pièces dansées différentes en ce
début du XXIe siècle. Elles diffèrent selon les régions d’origine, le genre des danseurs, et les
circonstances. Pour l’étude formelle et ethnographique de ces pièces, voir Gibert (2004).
18. Cet article s’appuie sur une recherche de terrain menée entre 1999 et 2004 dans le cadre de ma
thèse de doctorat en anthropologie (Gibert 2004).
19. C’est ce qui nous intéresse ici, mais d’autres dimensions interviennent dans cette construction, en
premier lieu la musique et les costumes, mais aussi la nourriture, l’artisanat, etc.
20. Pour cette raison, je laisse ce terme « modèle » entre guillemets car il ne s’agit pas d’une
modélisation telle que l’envisagent certains ethnomusicologues (Arom et al. 2009). Il ne s’agit pas
non plus d’un modèle au sens lévistraussien du terme, c’est-à-dire d’une construction abstraite du
chercheur qui mettrait en lumière une structure inconsciente des acteurs (Lévi-Strauss [1958] : 331
sq.).
21. À l’exception de quelques films et de vagues mentions du type « puis ils dansèrent toute la nuit »,
les sources historiques sur les pratiques dansées des Juifs au Yémen sont extrêmement minces.
22. Quoique la comparaison soit constitutive de la méthode anthropologique, ses fondements
épistémologiques ne sont encore que trop rarement questionnés (Affergan 1999 ; 2003 ; Fabietti
1999 ; Kilani 1994). Et même lorsque c’est le cas, les réflexions existantes envisagent plutôt la
comparaison dans une perspective interculturelle, comme une « méthode spécifique qui consiste à
effectuer, après un détour par les autres sociétés ou cultures, un retour sur la société industrielle
majoritaire » (Kilani 1994 [1992] : 41). Or le travail entrepris dans cet article porte au contraire sur
des éléments appartenant à une même culture – les trois formes de danse étant largement
interdépendantes comme on le verra –, si bien qu’une partie des risques signalés, en particulier la
différence des « origines sociales et culturelles » des mondes comparés (Affergan 2003 : 123) ou des
logiques ou systèmes de pensée, ne s’appliquent pas directement au dispositif mis en place ici. Pour
autant, une attention particulière a été portée à la construction de l’« étalon » qui permet la
comparaison, et tout particulièrement aux critères de pertinence qui ont présidé au choix des traits à
comparer.
23. Concrètement, il s’est d’abord agi de dresser le tableau complet des pièces exécutées en
cherchant à saisir les critères d’organisation pertinents pour les tenants de cette tradition dansée. Les
pièces ont donc été organisées en fonction des contextes, circonstances d’exécution, lieux d’origine
au Yémen, protagonistes (sexe, âge, génération, etc.), période d’existence des pièces (au Yémen, en
Israël à leur arrivée puis au moment de l’observation) et inscription temporelle de la pratique dansée
dans un cadre global (cf. Gibert 2004).
24. Cette discussion est développée plus longuement ailleurs (Gibert 2003 ; 2004), et s’appuie
notamment sur les travaux de Pouillon (1975 ; 1993) ; Bouju (1995) ; Hobsbawm et Ranger (1983) ;
Lenclud (1987 ; 1994) ; Boyer (1986).
25. Un passage en revue de plusieurs systèmes de notation et d’analyse de la danse a notamment
permis de distinguer ses différentes composantes formelles. Puis l’inventaire des différentes formes
de danse rencontrées en Israël et leur notation à partir d’un système choisi (la notation Laban), ont
permis de mener un travail d’analyse formelle indissociable de celui de la notation (Gibert 2004 ;
2009a).
26. Une convention typographique a été adoptée tout au long de cet article : ce qui se trouve entre
crochets [ ] renvoie à mes propres appellations ; les dénominations vernaculaires apparaissent en
italiques ; les traductions sont placées entre guillemets « ». L’intitulé [danse masculine en paire –
Centre-Sud] répond à un souci de description exhaustive des traits signifiants de cette pièce dansée et
fait alors appel à des paramètres qui traversent l’ensemble des pratiques dansées étudiées : répertoire
masculin, configuration des danseurs, région d’origine.
27. En hébreu, littéralement « alliance de la circoncision » : circoncision.
28. En hébreu, littéralement « fils du commandement » : accès à la majorité/ maturité religieuse pour
les garçons.
29. En hébreu, littéralement « sortie de shabbat » : fin de shabbat, à la tombée de la nuit du samedi
soir.
30. En hébreu, littéralement « Joie de la Torah » : fête qui marque la fin du cycle annuel de lecture de
la Torah et son recommencement. Elle est célébrée à la fin de la fête de Soukkot.
31. L’ensemble des informations données ici provient des travaux de plusieurs ethnomusicologues.
Voir en particulier Bahat & Bahat (1995), ainsi que Tobi & Seri (1988) ; Idelsohn (1929 : 364-371) ;
Shiloah (1992 : 186-189).
32. Une étude approfondie du « qui danse avec qui » (liens de parenté, hiérarchies sociales, etc.) reste
à faire, mais n’est guère évidente car cette pièce n’est plus beaucoup dansée en contexte
communautaire.
33. Cette forme n’est jamais décrite exactement de la même manière, ni avec les mêmes termes selon
les auteurs. On trouve parfois le terme de girdle (angl. « ceinture ») dans les textes anglophones, car
cette partie « donne l’impression au lecteur qu’il ceint le corps du couplet » (Idelsohn 1929 : 368). Il
semble cependant que cette forme provienne d’un répertoire poétique arabe, le muwaššaẖ, dont on
trouvera une présentation brève et claire dans Lambert (1997 : 76-78).
34. Afin de distinguer plus facilement les configurations homme-homme, femme-femme ou homme-
femme, j’emploie le terme de « paire » lorsqu’il s’agit de deux danseurs du même sexe et celui de
« couple » lorsqu’ils sont de sexes différents.
35. Le terme « mouvement » renvoie à l’ensemble des « gestes » et des « transferts » tels que les
définit R. Laban : transferts = déplacement de la totalité de la matière ; gestes = changement des
relations entre les segments du corps.
36. Le « Projet de promotion des danses des communautés ethniques » (Maf’al le tipouaß rikoudei
ha edot) est ainsi mis en place en 1971 par Gurit Kadman (l’une des créatrices de la danse folklorique
israélienne) au sein de la Histadrout et en collaboration avec le ministère de l’Éducation et de la
Culture et l’Université Hébraïque de Jérusalem. Il regroupe des chercheurs universitaires (Zvi
Friedhaber, Pamela Squires, puis Edwin Seroussi notamment) et des acteurs de la danse israélienne
(dont Shalom Hermon, Tirza Hodes, etc.). Voir Kadman 1969, 1972 ; Gibert 2004, et documents non
publiés issus des archives de Z. Friedhaber. Ce projet comprend les deux axes suivants : « a./ the
keeping in life and/or reviving the dances of the ethnic communities (edot) in cooperation with the
Folk Dance Committee of the Histadrout (The Worker’s Organization), and b./the collection,
preservation, and research of these dances in cooperation with the Folklore Research Center of the
Hebrew University of Jerusalem » (Kadman 1972 : 2).
37. Les trois lieux mentionnés (moshav Amka, Kiriat Ekron et moshav Shaar Efraïm) sont les lieux
d’habitation actuels, en Israël donc, de la majorité des membres de ces troupes. Cette référence à la
localisation israélienne fait également partie des éléments utilisés par les acteurs eux-mêmes pour
caractériser les différentes troupes.
38. L’une des caractéristiques des répertoires musicaux des Juifs au Yémen était l’absence
d’instruments de musique mélodiques. Plusieurs explications ont été avancées sans qu’aucune ne soit
vraiment certaine : selon les Juifs Yéménites eux-mêmes ainsi que certains chercheurs, il s’agirait du
strict respect de l’injonction talmudique qui interdit l’usage d’instruments de musique en signe du
deuil de la destruction du second Temple de Jérusalem (70 après J.-C.). À ce propos, voir A. Shiloah
(1993). D’autres chercheurs avancent l’hypothèse que cette interdiction serait liée au pouvoir
dirigeant au Yémen. Dans ce cas, soit il s’agissait d’une interdiction spécifique aux Juifs de par leur
statut de dhimmi ; soit c’est l’une des conséquences de l’interdiction de la musique non religieuse par
l’Islam en général – et le puritanisme du zaydisme en particulier – qui aurait alors touché tous les
habitants du Yémen, Juifs et Musulmans. Sur cette interdiction de la musique non religieuse pour les
Yéménites musulmans, voir J. Lambert (1997 : 139-172).
39. Sur l’usage de la notion de « tradition » et « traditionnel », cf. supra.
40. Plus largement encore, ce type de transformations semble caractériser le travail de mise en scène
des patrimoines dansés traditionnels un peu partout dans le monde. À ce propos, voir notamment
Shay (2002) et Nahachewsky (2003).
41. Il n’y a pas non plus d’iconographie disponible puisque le respect du Deuxième Commandement
empêche toute représentation figurée : « Tu ne te feras point d’idole, ni une image quelconque de ce
qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre » (Exode
XX, 4).
42. Sur l’utilisation de la danse traditionnelle du Moyen-Orient, la debka (héb.)/dabke (ar.), dans la
construction de la danse israélienne, voir Kaschl 2003.
43. Ce qui n’est pas le cas puisqu’ils ont entretenu des contacts avec la population yéménite
musulmane, ainsi qu’avec d’autres populations juives ailleurs dans le monde. Voir notamment Tobi
(1999).
44. Au début des années 1930, la danseuse étoile russe Rina Nikova fonde une compagnie intitulée
« Ballet Biblique », composée en quasi-totalité de danseuses d’origine yéménite et dont les pièces
sont largement inspirées de la vie de la communauté yéménite. Soixante-dix ans plus tard, en 2002,
lorsque Shimon Peres est invité à une émission télévisée en hommage à la chanteuse d’origine
yéménite Ofra Haza (décédée à l’âge de quarante et un ans le 23 février 2000), il débute son discours
par : « Qui mieux que les Yéménites peuvent représenter le Tanakh [la Bible] ? » (Émission
« Hommage à Ofra Haza », 7 septembre 2002, Arutz 2).
45. Cette diversification devient officielle au début des années 1970 comme l’explique ce
chorégraphe : « Today I think we have developed the idea of community dance but we should
reconsider the idea of creating festivals with dances. I also feel we should look more deeply into the
matter of the dances of the Jewish ethnic communities such as the Yemenite and Kurdish Jews. This
will add to our authenticity and enrich our cultural resources. One step to encourage folkdancers in
this direction was taken by the government ministries concerned with folk dance. We ruled that each
group going abroad must present two or three dances of the Jewish edot [ethnic tribes or
communities] in their programs. I am convinced this will make a contribution and even stimulate the
kind of creations still needed in our folk dance » (Shalom Hermon cité par Ingber 1974 : 43).
46. Auxquelles s’ajoutent plusieurs hora et quelques chorégraphies ne renvoyant pas à une
communauté spécifique, mais à un thème (« Mariage au kibboutz », « Jeux d’enfants », « Exodus »,
« Fleurs ») ou bien encore à une idée artistique ou esthétique (« Flying »). Depuis une dizaine
d’années environ, on observe un troisième mouvement : le programme des troupes semble
essentiellement composé de chorégraphies renvoyant à un thème ou travaillant une dimension
esthétique, les séquences eretz israeli ou « panorama d’Israël » ne représentant plus qu’une petite
partie d’un spectacle.
47. On trouve ainsi des séquences dites « yéménite », « ladino » (Juifs chassés de l’Espagne en 1492
et installés sur le pourtour méditerranéen), « ẖassidique » (membres d’un mouvement religieux
spécifique au sein du judaïsme) ou « arabe ».
48. Cette prescription renvoie au verset biblique « Vous ne tondrez pas en rond le bord de votre tête
et tu ne supprimeras pas le bord de ta barbe » (Lv 19, 27), que la loi orale a élaboré pour parvenir à
l’interdiction, pour les hommes, de se raser les favoris et de supprimer les bords de la barbe.
49. De fait, l’une des premières actions visant à « s’intégrer » à la nouvelle société israélienne était
pour les Juifs Yéménites de couper leurs papillotes (Rieger 1953 : 87). Cela pouvait être le fait d’une
action volontaire, ou au contraire être mené de manière plus ou moins forcée par les Israéliens non
Yéménites (Segev 1986 : 229-230).
50. Selon les époques, un certain nombre de décrets spécifiques aux Juifs seulement ou à tous les
dhimmi sont édictés et/ou suspendus (cf. notamment Tobi 1999). Parmi eux figure un décret qui
obligeait les Juifs à se rendre visibles par le port des papillotes afin de pouvoir être distingués
immédiatement des Musulmans (Parfitt 1996 : 15-16). Toutefois, soulignent plusieurs auteurs, si les
signes distinctifs d’habillement sont d’abord imposés aux Juifs de l’extérieur, ils sont ensuite en
partie repris à leur compte par les Juifs désireux eux aussi de se différencier de la population
musulmane (Lewis 1986 : 51 ; Tobi 1984).
51. Cette séparation entre hommes et femmes dans de nombreux domaines provient de l’effet
conjugué des lois dites de « pureté familiale » (niddah) et des règles de « modestie » (tzionout)
(Goiten 1951 ; 1953 ; Sharvit 1980 ; Katzir 1983, Storper-Perez 1985 : 278). Cette différenciation des
sphères masculine et féminine touche à la fois l’organisation spatiale et le contenu même de ces
sphères d’activités. Dans le domaine de la culture notamment, les répertoires chantés et dansés se
distinguent par un ensemble de critères ethnographiques (lieu de danse, langue des chants, textes des
chants semi-religieux/profanes, écrit/oral, thèmes, accompagnement musical, etc.) et formels
(configuration des danseurs, pas, mouvements, mélodies, rythmes, etc.).
52. Certains créateurs sont conscients de cette simplification, mais ils n’en tiennent cependant pas
compte (Kadman 1976 : 6).
53. Quoique ayant séduit ces chorégraphes depuis plusieurs années déjà, il paraissait encore
impossible à effectuer par les danseurs israéliens en 1947 (Kadman 1969 : 23). Les deux premières
danses folkloriques israéliennes utilisant des éléments yéménites (« pas yéménite » et/ou da’assa)
sont créées pendant l’hiver 1948 par Sarah Levi-Tanai (« el ginat egoz » et « ana halakh dodekh »),
et suivies peu de temps après par « ita milevanon » et « dodi li » par Rivka Sturman (1949) (in Ingber
1974 : 18).
54. Sur la création de nouvelles formes musicales dans la communauté juive de Palestine, puis Israël,
voir Hirshberg 1995 ; Seroussi & Regev 2004.
55. Ce que montre G. Kadman lorsque, analysant 131 pièces dansées, elle en trouve 24 qui dénotent
une influence yéménite dans les éléments corporels, mais seulement 4 qui sont chorégraphiées sur
une musique yéménite (Kadman 1969, mentionnée par Ingber 1974 : 15).
56. Pour la plupart des chorégraphes actuels de la danse folklorique israélienne, la mélodie est LE
critère principal de reconnaissance d’une chorégraphie d’« influence yéménite » et non pas les
éléments kinesthésiques (conversation informelle). De même, lorsque le chorégraphe de l’une des
troupes de danse israélienne de Jérusalem décrit la chorégraphie d’inspiration yéménite composée
pour sa troupe, il précise qu’elle est « purement yéménite » à cause de la musique : « Tout venait de
Léa Avraham [chanteuse arrivée du Yémen à la fin des années 1940], c’était d’origine : elle joue du
tambour, elle chante, elle fait tout. Ensuite j’ai rajouté plus de musiciens et un arrangement musical,
mais c’est elle qui a tout fait. » (Interview menée à Jérusalem en novembre 1999.)
57. Depuis le début du XXe siècle, les Juifs d’origine yéménite sont particulièrement présents dans le
domaine artistique musical et chorégraphique en Israël : le pourcentage de chanteurs d’origine
yéménite est ainsi largement supérieur à celui que représente cette communauté dans l’ensemble de
la population israélienne (entre 5 et 10 %). Parmi ceux qui construisent ou adoptent un style intégrant
des éléments de la tradition musicale yéménite dans le but de construire un « folklore national » se
trouvent Bracha Zéfira (1911-1990) et Shoshana Damari (1922-2006), puis Zoav Argov, Ofra Haza,
Noa, Eyal Golan, etc. Sur les rapports entre chanteurs d’origine orientale et société israélienne, et

plus particulièrement sur le trajet d’un chanteur d’origine yéménite, ∫ayyim Moshé, voir Seroussi,
Squires-Kidron & Halper (1992).
58. Comme en témoigne l’une des rares « histoires drôles » israéliennes portant sur les Juifs d’origine
yéménite : « Pourquoi les Yéménites ne peuvent-ils pas travailler dans un garage ? – Parce qu’ils se
mettraient à taper sur les bidons et commenceraient à chanter et à danser au lieu de travailler » [L’un
des seuls instruments de musique utilisés par les hommes yéménites est un bidon de fer blanc, le
paß].
59. Selon les termes de Shmulik Gov-Ari, chorégraphe d’origine yéménite parlant du travail de la
troupe du moshav Amka (interview menée à Naharaya, 23 février 1998).
60. Ici le processus d'identification ne se fait pas en transformant un élément du modèle, mais au
contraire en tentant de s’y conformer.
IDENTIFICATION MUSICALE DES MAALE
D’ÉTHIOPIE MÉRIDIONALE

Hugo Ferran

Les Maale du Sud de l’Éthiopie ont longtemps voué un culte à leurs


ancêtres et pratiqué un patrimoine musical qu’ils rattachaient à ces
derniers1. Mais au début des années 1960, un grand nombre de Maale se
convertit à la religion protestante évangélique et les nouveaux baptisés
s’interdisent l’exécution de la musique traditionnelle. Dans ce contexte, les
protestants maale s’approprient un patrimoine musical emprunté aux
protestants de communautés voisines. La société se scinde alors en deux
ensembles religieux qui s’affrontent idéologiquement sur un grand nombre
de plans, notamment musicaux, mais aussi politiques et économiques. Par le
jeu d’un patrimoine musical inédit, désigné par le terme Zamure
(‘psaume’)2, les Maale protestants (Amano, ‘croyants’)3 revendiquent une
nouvelle identité et s’opposent ainsi aux Maale traditionalistes (Alamo, ‘non
croyants’)4 qui, de leur côté, continuent à vénérer leurs ancêtres et à
pratiquer la musique dite ancestrale.
Dans le présent article, on se demandera comment et dans quelle mesure
la musique a participé à la construction des identités protestantes et
traditionalistes, et s’est placée au centre du conflit opposant ces deux
catégories religieuses. De telles interrogations nous amèneront à réfléchir à
la façon dont la musique protestante est apparue en pays maale, à la
manière dont celle-ci a évolué et a influencé la musique traditionnelle
préexistante, et enfin aux processus de formation de chacune des
communautés religieuses dont l’identification est passée par l’appropriation
de formes musicales distinctes.
Pour ce faire, nous commencerons par décrire les situations de contact
qui ont posé la question de l’identité en pays maale de 1894 à nos jours.
Puis, on s’intéressera à l’apparition de l’identité traditionaliste, au
traitement musical de cette identification, et nous mettrons en regard les
enjeux musicaux des traditionalistes par rapport à ceux des protestants.
Nous essaierons alors de trouver les raisons qui expliquent l’émergence de
l’identité protestante et reviendrons sur les conséquences musicales de cette
identification : rejet de la musique traditionnelle et appropriation de
musiques empruntées par les nouveaux convertis. Enfin, nous partirons à la
recherche de l’identité musicale maale contemporaine, qui ressortira de la
comparaison des musiques traditionnelles et protestantes, et qui se révèle
être fondée sur un grand nombre de traits partagés entre les deux
communautés.

Situations de contact et conséquences musicales


Au XIXe siècle, la moitié méridionale du territoire que nous appelons
aujourd’hui Éthiopie était occupée par une quarantaine de groupes
ethniques, chacun d’eux étant placé sous l’autorité d’une formation
politique et rituelle plus ou moins indépendante. Chaque ethnie possédait
une langue, une culture et une musique totalement ou partiellement
différente, et chaque ethnonyme désignait une identité singulière, qui se
distinguait sur les plans politiques, rituels, linguistiques, musicaux, etc.
L’identité maale faisait partie intégrante de cette mosaïque identitaire, et se
distinguait des sociétés voisines par un nom (en l’occurrence l’ethnonyme
Maale), certaines pratiques (notamment musicales) et certains discours (qui
portaient entre autres sur la musique).
À partir de 1890, le ‘roi des rois’ d’Éthiopie, Menelik II, entreprend la
conquête de cette région méridionale. En 1894, les Maale sont incorporés
pacifiquement à l’empire chrétien orthodoxe de ce roi5. Des seigneurs et des
militaires s’installent dans la région. Ces ‘nouveaux venus’ sont appelés
Gali par les Maale. Les Gali n’ont pas pour ambition de convertir les Maale
à leur culture, à leur langue (amharique), à leur religion (chrétienne
orthodoxe d’Éthiopie) et à leur musique. Ils souhaitent seulement étendre
les frontières de leur empire, incorporer les sociétés conquises dans le
système impérial étendu et prélever des taxes aux populations soumises par
le biais des rois et chefs traditionnels, devenus intermédiaires entre l’empire
et leur peuple. Quelques seigneurs et militaires s’installent en pays maale,
mais ne pratiquent pas ou peu leurs musiques, ni celles, d’ailleurs, des
populations conquises. Le contact entre musiques gali et musiques maale
est donc très faible.
Les premiers missionnaires évangéliques de la Sudan Interior Mission6
atteignent l’Éthiopie en décembre 1927. En l’espace de quelques années, la
SIM devient la plus importante mission protestante de l’Éthiopie7. Entre
1928 et 1937, elle ouvre seize centres, principalement parmi ceux qu’elle
appelle les « peuplades païennes et musulmanes du Sud8 ». Les premiers
autochtones sont baptisés vers 1932-1933. Ils cessent alors de jouer leur
musique traditionnelle et s’approprient les Gospels américains que les
premiers missionnaires occidentaux leur enseignent dans des versions
traduites en langue amharique9. Il faudra attendre le début des années 1960
pour que les chrétiens évangéliques atteignent le pays maale pour la
première fois10.
Les Italiens fascistes de Mussolini envahissent l’Éthiopie en 1936 et
arrivent chez les Maale l’année suivante. Ces nouveaux venus sont appelés
Ts’alian et sont accueillis en héros libérateurs. À l’instar des Gali, les
Ts’alian ne pratiquent ni leurs musiques ni celles des populations
colonisées. Le contact entre musiques maale et musiques italiennes est donc
quasi inexistant.
Peu de temps avant la conquête italienne, le gouverneur (ras) Teferi
Makonen avait été couronné à deux reprises : une première fois en 1928 où
il devint le ‘roi d’Éthiopie’ (negus) et prend le nom de Haile Selassie, et une
seconde fois en 1930 où il acquit le titre de ‘roi des rois’ (negusa nagast).
Haile Selassie s’exile pendant les cinq années d’occupation italienne et
récupère son trône en 1941. Les Gali réinvestissent alors le territoire maale.
Mais le roi des rois, qui souhaite réformer et moderniser le système
impérial, remplace les traditionnels seigneurs et militaires par des
administrateurs et policiers. Certains des seigneurs et militaires gali qui
occupaient le pays maale avant d’être déchus de leurs fonctions s’y
installent définitivement avec leurs descendants. Certains de ces
descendants se déclarent Maale à part entière, d’autres optent pour l’identité
gali, d’autres encore revendiquent une identité à deux facettes. Ceux qui se
disent Gali ne pratiquent pas ou guère leur musique traditionnelle,
contrairement à ceux qui se disent Maale et qui adoptent la musique
traditionnelle maale. Là encore, le contact entre musiques gali et musiques
maale n’a donc pas lieu.
Tous les missionnaires de la SIM avaient été expulsés de l’Éthiopie en
1938 par les autorités coloniales italiennes, laissant derrière eux environ
soixante-quinze croyants baptisés11. Le départ des Italiens leur donne
l’occasion de poursuivre leur mission évangélisatrice. Mais à leur retour en
1942, ils découvrent que le nombre de convertis a considérablement
augmenté en leur absence et que, de ce petit début, un mouvement avait vu
le jour, ayant pour résultat des milliers de conversions et plus de cent
congrégations12. La SIM accorde alors son soutien aux nouvelles églises
fondées par les autochtones et le mouvement continue à se développer dans
le sud et le sud-ouest. En 1956, les Éthiopiens évangéliques forment avec
les croyants appartenant à la Baptist General Conference une association
qu’ils nomment Fellowship of Evangelical Believers. Cette même année, un
nom amharique (Kale Heywet, ‘Parole de la Vie’) est donné à cette antenne
éthiopienne de la SIM13.
Au début des années 1960, des prêcheurs évangéliques atteignent le
territoire maale pour la première fois. Ils sont originaires du pays welaita,
situé au Nord de la société maale, et ont eux-mêmes été convertis par des
prédicateurs d’origine welaita qui avaient repris à leur compte l’entreprise
évangélisatrice des premiers missionnaires occidentaux14. Dans le même
temps, un couple d’Américains s’installe à Bako – ville administrative
régionale de l’époque située à l’ouest de la région maale – et s’attache à
convertir les populations locales (Maale compris) entre 1961 et 197015.
De cet effort évangélisateur, deux nouvelles identités émergent
simultanément : l’identité protestante qui est désignée par le terme
amharique Amane, signifiant ‘le croyant’, et l’identité traditionaliste Alame,
littéralement ‘le non croyant’, qui apparaît en réaction à celle, émergente et
grandissante, des protestants. La catégorisation vernaculaire ne s’opère
donc plus sur des critères ethniques, mais bien sur des critères religieux.
Qu’ils soient Maale ou Gali, tout le monde peut devenir protestant (Amane)
ou traditionaliste (Alame), indépendamment de son origine ethnique. En
outre, la situation de contact diffère du temps des Gali de Menelik II, des
Ts’alian de Mussolini ou des Gali de Haile Selassie. Il ne s’agit plus de
conquérants impériaux, de libérateurs coloniaux ni de dominants
modernisateurs, dont les projets respectifs sont d’élargir l’empire, de
coloniser l’Éthiopie, ou encore d’administrer les populations constitutives
de l’État-Nation éthiopien formé au début du XXe siècle. L’enjeu, clairement
affiché, est différent et de taille. Le défi des protestants est de miser sur le
changement : de religion, de mode de vie (vestimentaire, alimentaire, rituel,
etc.), et notamment de musique. Une fois convertis, les Maale renient leur
patrimoine musical traditionnel et commencent à exécuter de nouvelles
musiques, venues de communautés protestantes voisines, et qu’ils nomment
Zamuro (déformation du terme amharique Mazmur qui signifie ‘psaume’).
On est donc bien cette fois-ci en présence d’un contact musical entre les
patrimoines traditionnels et protestants. La musique se place alors au centre
de la lutte idéologique et identitaire qui, elle, résulte du contact entre
religion traditionnelle et religion protestante.
Dès la fin des années 1960, un petit nombre de commerçants musulmans,
originaires de Jimma et des pays borana, gofa et gamo, arrive sur le
territoire maale. Ces nouveaux venus sont appelés Nagade et s’installent à
proximité des marchés dans l’intention de commercer. Ils pratiquent
rarement leurs musiques, toujours entre eux, et près de leur lieu de
résidence. Les patrimoines musicaux des musulmans n’entrent donc pas
véritablement en contact, ni en concurrence, avec ceux des traditionalistes
et des protestants, le principal enjeu des musulmans ne se situant pas sur le
plan musical, mais bien sur le plan économique.
En 1974, la révolution marxiste-léniniste éclate dans la capitale. De
vastes campagnes armées sont entreprises l’année suivante par des étudiants
révolutionnaires d’Addis Abeba pour convertir l’ensemble du pays à ce
nouveau mode de vie. Contrairement à Menelik II, à Haile Selassie et aux
Italiens qui autorisaient les systèmes politiques et rituels traditionnels des
populations conquises, les marxistes-léninistes s’engagent à mettre fin à ces
systèmes qui, selon eux, ont trop longtemps opprimé le peuple. Dans ce
contexte, des chants révolutionnaires sont utilisés pour véhiculer les idées
marxistes et léninistes et exprimer l’identité émergente qui leur était
associée16. Plus encore : à cette époque, seules les musiques
révolutionnaires et chrétiennes orthodoxes sont autorisées et de rigueur, les
marxistes-léninistes ayant été obligés de composer avec la puissante église
orthodoxe. Cette période est donc caractérisée par l’abolition des pratiques
musicales, religieuses et rituelles des traditionalistes, des protestants et des
musulmans. Les milices n’ont cependant aucun moyen d’empêcher les
occupants des campagnes maale les plus reculées de pratiquer les musiques
prohibées par le seul parti au pouvoir. Pendant la période communiste, le
contact se produit donc de manière officieuse entre les musiques
révolutionnaires, traditionnelles, orthodoxes, protestantes et, dans une
moindre mesure, musulmanes. La musique apparaît à cette époque comme
l’un des enjeux du pouvoir, du (re-)positionnement identitaire, dans un
contexte qui s’est considérablement complexifié depuis le début du
XXe siècle.
Le régime du dictateur marxiste-léniniste Haile Mariam Mengistu est
renversé en 1991 par le Front Démocratique Révolutionnaire du Peuple
Éthiopien (FDRPE). On assiste alors à l’arrêt des musiques révolutionnaires
et à la recrudescence des musiques traditionnelles (surtout depuis la
ratification de la constitution ethno-fédérale en 1995), des musiques
protestantes et des musiques musulmanes.
Depuis quelques années, une religion syncrétique, résultant du contact
entre la religion traditionnelle et la religion protestante, fait son apparition
et se propage progressivement à travers l’ensemble du pays maale. Les
tenants de cette nouvelle croyance se nomment Azazo (‘commandants’). Ils
continuent à croire au Dieu unique des protestants, mais abandonnent les
interdits drastiques liés à l’exercice de la religion évangélique (qui portent
notamment sur l’alcool, le tabac, la polygynie, le culte des ancêtres, la
musique traditionnelle, etc.)17. Les Azazo pratiquent donc la quasi-totalité
du patrimoine musical traditionnel.
Dans le même temps, certains protestants ont renoué avec la religion
traditionnelle et revendiquent maintenant l’identité traditionaliste. Selon
moi, la revalorisation des pratiques traditionnelles par le gouvernement
actuel (qui est au pouvoir depuis 1991) a contribué à ce phénomène de
réversibilité identitaire18.
En résumé, les traditionalistes cohabitent aujourd’hui avec les
protestants, les orthodoxes, les musulmans et les syncrétistes.
Traditionalistes Alamo et protestants Amano représentent chacun un peu
moins de 50 % de la population totale. Ils sont donc majoritaires en nombre.
Quant aux musulmans, orthodoxes et syncrétistes, ils font figure de
minorités religieuses. À l’heure actuelle, seules les musiques traditionnelles,
pratiquées par les traditionalistes Alamo et les syncrétistes Azazo, et les
musiques protestantes, dont les tenants sont les ‘croyants’ Amano, entrent
en compétition, celles des musulmans et des orthodoxes se situant en dehors
de l’arène politique/identitaire.
En définitive, deux types de situations de contact ont eu lieu en pays
maale au cours du XXe siècle. Le premier type de contact n’a pas fait
intervenir la dimension musicale, tandis que dans le second, la musique est
apparue comme l’un des enjeux de l’identification.

Passage de l’identité maale à l’identité traditionaliste


Le sentiment d’appartenance au traditionalisme est né du contact entre
les religions traditionnelle, protestante et musulmane. Pour faire face au
nombre croissant de protestants et à l’arrivée des commerçants musulmans,
les Maale qui souhaitaient conserver leur identité et rester ‘les mêmes’, ou
encore ceux qui ne voulaient pas perdre le statut privilégié qu’ils
possédaient dans l’ancien système, ont revendiqué leur nouvelle identité de
traditionalistes.
Pour les anciens, les communautés protestantes menaçaient de détourner d’eux les jeunes gens et
donc de saper la loyauté de leurs plus proches suivants. Pris entre les commerçants immigrants et
les protestants maale, les anciens de Bala se battaient pour maintenir en vigueur le vieux système,
et leur position spéciale à l’intérieur de ce système (Donham 1985 : 35, notre traduction).

Comme on le verra ci-dessous, les missionnaires occidentaux incitaient


les convertis à combattre leurs propres traditions. Les Maale qui ne
souhaitaient pas changer leur mode de vie ont été contraints de s’opposer
aux nouveaux baptisés et de lutter pour préserver leurs traditions menacées
par les protestants modernistes. Ce combat s’est ressenti à tous les niveaux
de la société. Les membres de nombreuses familles ont été amenés à vivre
séparément car les positions des uns et des autres devenaient trop
conflictuelles. Les convictions religieuses ont opposé des parents et leurs
enfants, mais aussi des époux et leurs épouses, des frères et leurs sœurs, etc.
Ces scissions, qui sont d’ailleurs toujours d’actualité, ont poussé les
protestants à se regrouper en communautés. Les antagonismes ont été si
forts qu’aujourd’hui, les membres d’une même communauté religieuse se
marient entre eux. Il est donc rare de voir un Maale traditionaliste épouser
une Maale protestante.
Avant l’arrivée du protestantisme en terres maale, la musique, qu’elle soit
chantée ou non, avec ou sans paroles, avait pour fonction de ‘faire un éloge’
(ershane)19. En effet, les Maale distinguaient deux catégories de personnes :
les ‘enfants’ et leurs ‘parents’. En termes culturels, était ‘enfant’ tout
individu qui se trouvait, dans la hiérarchie sociale, un rang au-dessous d’un
autre individu. Les ‘enfants’ avaient le devoir de louer leurs ‘parents’ par la
musique (cette action étant désignée par le verbe ershane et, en retour, les
‘pères’ avaient l’obligation de bénir leur ‘progéniture’ (cette autre action
étant désignée par le verbe ots’ane, qui signifie ‘bénir’). La fonction de la
musique était donc de véhiculer l’éloge que les ‘enfants’ adressaient à leurs
‘géniteurs’. La musique se plaçait alors au centre d’un système d’échanges
généralisé qui participait au maintien du système politique traditionnel. En
continuant à pratiquer la musique maale, les traditionalistes ont exprimé
leur volonté de conserver le système d’éloges et de bénédictions, et ainsi de
maintenir en place l’organisation sociale traditionnelle.
En résumé, la lutte idéologique et religieuse qui agite la société maale
depuis plus de quarante ans s’explique en termes d’enjeux. L’enjeu des
traditionalistes est la conservation et la perpétuation d’un système social,
rituel et musical dit ancestral. Celui des protestants est le changement
radical de société, aussi bien au niveau religieux que politique, économique
et musical.

Construction de l’identité protestante


1. Une opportunité identificatoire
Pour expliquer la rapidité de l’expansion chrétienne évangélique et le
succès de cette religion chez les Welaita du Sud de l’Éthiopie, Donald
L. Donham écrit :
Dans les années 1890, le peuple welaita a été sauvagement battu par les armées éthiopiennes du
Nord. Des milliers de Welaita ont alors été tués et mis en esclavage ; leur roi a été emprisonné et
destitué. Ayant perdu tout pouvoir de contrôle sur leur région, les Welaita sont soudainement
devenus des moins que rien. En réponse à ce contexte, la chrétienté fondamentaliste a offert une
identité nouvelle et puissante – une possibilité de se séparer de la tradition welaita du passé (qui ne
garantissait aucune protection), un moyen d’échapper à leurs conquérants chrétiens orthodoxes du
Nord (qui les considéraient comme des sous-esclaves) –, et leur permettait de devenir des citoyens
lettrés de la nation (en connexion avec des étrangers prestigieux et riches) (Donham 1999 : 101,
notre traduction).
À maints égards, ce qui est vrai pour les Welaita l’est également pour la
majorité des peuples d’Éthiopie méridionale. La religion protestante aurait
en effet apporté aux Éthiopiens du Sud un moyen de se repositionner par
rapport aux forces locales et globales, une possibilité de devenir éthiopiens
sans toutefois adopter la religion de leurs conquérants, et l’opportunité
d’entrer en relation avec une religion mondiale puissante (Donham 1999 :
95). Au niveau local, les couches inférieures de la hiérarchie sociale
auraient adhéré en plus grand nombre au protestantisme car elles auraient
trouvé en cette nouvelle identité religieuse une échappatoire leur
garantissant une vie plus égalitaire et des horizons plus prospères. En effet,
la société traditionnelle est extrêmement hiérarchisée et n’offre pas la
possibilité à ceux qui se situent au plus bas de l’échelle sociale de se
dégager de l’emprise de cette structure.
Plus d’un informateur m’a fait remarquer que c’étaient surtout les jeunes gens qui se
convertissaient au protestantisme, et en particulier les frères cadets, qui ne s’attendaient qu’à
hériter très peu de biens de leurs pères. Dans les communautés protestantes autour de Bala, les
jeunes hommes ayant quelques années de scolarité avaient pas mal d’influence, ce qu’ils n’auraient
pas eu dans l’ancien système maale (Donham 1985 : 35, notre traduction).

Dena Freeman (2002 : 168) a montré, à travers l’exemple des Gamo du


Sud-Ouest éthiopien, qu’un système culturel dont les éléments sont
fortement imbriqués ne peut changer qu’en se complexifiant ou en se
désagrégeant. À l’inverse, un système dont les éléments sont moins
fortement liés et interdépendants a, selon elle, la capacité de se transformer.
Notre analyse vient conforter cette idée. Le système traditionnel des Maale,
extrêmement hiérarchisé, ne s’est pas transformé en situation de contact.
Face à la rigidité de celui-ci, de nouveaux systèmes sont apparus, dont celui
des protestants. Autrement dit, parce que le système hiérarchique social des
Maale traditionnels était trop hiérarchisé, les protestants ont intégré un
système plus égalitaire, qui allait de pair avec un nouveau système musical.

2. Rejet de la musique traditionnelle


Pour les fondamentalistes américains du début du XXe siècle, la
conversion des Éthiopiens à la religion chrétienne ne se réduisait pas au
simple rite du baptême. Donald Donham (1999 : 95-96) a bien montré
qu’en Amérique du Nord, les fondamentalistes s’interdisaient toute attitude
dite moderniste, dont la consommation de tabac et d’alcool faisait partie, et
prétendaient retrouver la religion chrétienne authentique. Par le changement
de leurs comportements, ils adoptaient ce qu’ils appelaient une vie morale.
En Amérique, les fondamentalistes chrétiens faisaient donc figure d’anti-
modernistes et de traditionalistes.
Paradoxalement, les protestants du Sud de l’Éthiopie sont apparus, aux
yeux des non convertis, comme des modernistes et des anti-traditionalistes.
Les missionnaires, qui associaient tous les rites des non chrétiens à des
« cultes sataniques » (Donham 1999 : 96), ont en effet poussé les nouveaux
baptisés à rejeter leurs traditions de manière radicale et massive. Ils
prônaient l’arrêt de la polygynie, de la religion et de la musique
traditionnelle, du tabac et de l’alcool, etc. Plus encore, les missionnaires
incitaient les nouveaux protestants à persuader les non convertis du
caractère maléfique de leurs pratiques traditionnelles.
Dès son apparition, l’identité émergente des chrétiens évangéliques est
donc entrée en contradiction, si ce n’est en conflit, avec les identités
préexistantes. Ce contexte de (re-)positionnement identitaire a aussitôt
engendré des luttes idéologiques et politiques prononcées, qui sont encore
d’actualité aujourd’hui.
À la différence d’autres régions d’Afrique où les croyances chrétiennes étaient mélangées à des
croyances indigènes, aucune solution de coexistence sereine n’a été trouvée en Éthiopie
méridionale. Les croyants [autochtones] essayèrent eux-mêmes d’exterminer les pratiques
traditionnelles, des plus enracinées aux plus superficielles (Donham 1999 : 100, notre traduction).

En plaçant la musique traditionnelle au rang de tabou, les protestants ont


affirmé leur nouvelle identité musicale, mais aussi religieuse, politique et
économique.

3. Appropriation de musiques empruntées


Un article intitulé Songs that Build Faith, extrait du magazine
évangélique Serving In Mission Together 9820, montre que les
missionnaires de la SIM ont bien conscience que « la musique a le pouvoir
de façonner l’âme ». L’auteur explique que la musique utilisée à des fins
évangélistes est telle une langue. Pour être comprise, elle ne doit pas être
étrangère aux personnes auxquelles elle s’adresse21 :
Supposez que tous les chants chrétiens que vous ayez toujours entendus sonnent pour vous dans un
style totalement étrange – voire même laid. Vous ne voudriez probablement pas fredonner ces
chants lorsque vous vous rendez sur votre lieu de travail quotidien, et vous ne penseriez pas à les
enseigner à vos enfants. Les paroles, qui pourtant se destinent à guider votre culte et à façonner
votre théologie, ne résonneraient pas dans votre esprit. Historiquement, ceci était souvent vrai des
chants que les missionnaires chrétiens enseignaient aux nouvelles églises. Mais maintenant, les
éclaircissements apportés par l’ethnomusicologie à travers le monde aident les croyants à
composer et à chanter des chants, dans leur propre style culturel, et permettent ainsi de donner
naissance à leur foi (Serving In Mission Together 98 : 6, notre traduction).

Un missionnaire qui travaille en Éthiopie a observé que les chanteurs


étaient les prêcheurs/théologiens les plus influents du pays : « Vous pouviez
aller de hutte en hutte et vous entendiez les mêmes chants chrétiens rugir
des lecteurs de cassettes et des radios alimentées par des piles » (ibid. : 6,
notre traduction).
En Éthiopie, les premiers convertis au protestantisme ont commencé par
chanter des gospels américains, que les missionnaires occidentaux leur ont
enseignés, après les avoir traduits en amharique22. Puis, ils se sont mis à
chanter les psaumes des chrétiens orthodoxes d’Éthiopie (wudase mazmur),
avant de créer leurs propres mazmur issus du mélange des gospels et des
wudase mazmur.
Par la suite, les mazmur protestants ont évolué différemment dans chaque
société éthiopienne. Les paroles ont été traduites en langue locale, avant que
d’autres soient inventées, et de nouvelles mélodies ont été composées en
intégrant des éléments de musique traditionnelle. C’est ainsi, par exemple,
qu’est née la musique protestante welaita, résultant du métissage entre
gospels américains, wudase mazmur éthiopiens et musique traditionnelle
welaita. C’est cette nouvelle musique protestante welaita que les
missionnaires évangéliques originaires du pays welaita ont enseigné aux
Maale au début des années soixante.
Les premiers protestants maale ont ainsi emprunté les mélodies et les
paroles (en amharique et en welaita) de leurs nouveaux guides spirituels. Ils
ont ensuite traduit la plupart de ces chants en langue maale, puis composé
de nouvelles mélodies et de nouvelles paroles en s’inspirant du Livre des
Psaumes, des Évangiles et de l’Ancien Testament. C’est ainsi qu’ils
donnèrent le jour au répertoire des bayle zamuro (‘psaumes
traditionnels’)23.
En l’espace de quarante ans, les protestants maale n’ont cessé d’adapter
des mazmur amhara en langue maale (à partir de cassettes, de chants
entendus à la radio…), d’inventer de nouveaux psaumes, de créer de
nouveaux répertoires et d’intégrer des instruments venus d’ailleurs tels que
la lyre à six cordes (krar), le tambour (karabo), le sistre (tsenatsel), la
guitare, voire le synthétiseur arrivé très récemment dans l’église de Koybe.
Conséquence de cette création débordante, on dénombre aujourd’hui plus
de quatre cents psaumes, répertoriés dans une dizaine de catégories. Cet
élan compositionnel n’est pas prêt de s’arrêter avec un nombre croissant de
compositeurs (au moins deux par église) appartenant à la nouvelle
génération.

Origines de la musique protestante maale

À la recherche de l’identité musicale maale contemporaine


Le schéma ci-dessus retrace les différentes étapes qui ont conduit à
l’émergence de la musique protestante maale. On voit bien dans ce schéma
que les zamuro sont le fruit de contacts successifs entre gospels américains
et wudase mazmur éthiopiens, entre mazmur protestants et musique
traditionnelle welaita, et enfin entre mazmur welaita et musique
traditionnelle maale. Théoriquement, il doit être possible de retrouver dans
les zamuro les traces des différentes musiques qui ont participé à leur
façonnement. En pratique, l’absence d’études systématiques sur chacun de
ces patrimoines musicaux rend impossible un tel travail de type « archéo-
musicologique ». Les recherches que nous menons depuis six ans sur la
société maale font figure d’exception et permettent de comparer les
musiques traditionnelles et protestantes maale, afin de mettre en évidence
les traits qu’elles ont en commun. Dans cette partie, on s’attachera donc à
faire ressortir la communauté de traits sur laquelle repose l’identité
musicale maale contemporaine.

1. Musiques traditionnelles et protestantes24


Les Maale traditionalistes et protestants ont en commun des échelles à
cinq degrés sans demi-tons (pentatoniques anhémitoniques) et partagent la
monodie ainsi que certaines techniques de contrepoints vocaux. En
revanche, les traditionalistes sont les seuls à utiliser le hoquet voco-
instrumental, l’hétérophonie vocale, la polyrythmie et la majorité des
techniques de contrepoint vocal et instrumental.
La lyre est commune aux traditionalistes et aux protestants, mais ne
possède pas le même nombre de cordes ni la même facture. Ainsi la lyre
traditionnelle à cinq cordes et à caisse de résonance hémisphérique (golo) se
distingue de la lyre à six cordes et à caisse de résonance trapézoïdale (krar),
que les protestants ont empruntée aux Amhara. À l’exclusion de la lyre, les
instruments de musique traditionnels sont : la poterie (oti) et les tambours
(darbo) funéraires, l’orchestre de flûtes (pilo), la flûte en bambou à quatre
trous de jeu (shulungo), la flûte en corne de chamois à un trou de jeu
(malkiti), la flûte globulaire (umburko), le hochet (utubudo) et les blocs de
bois entrechoqués (gaylo). Les instruments spécifiques aux protestants
sont : le tambour appelé karabo, le jerricane (tambour de substitution
portant le même nom), la guitare (gitaro), le synthétiseur (syntetizor) et le
sistre (tsenatsel).
Les psaumes des protestants sont principalement chantés en langue
maale. Il existe cependant certains psaumes en amharique, en kamba et en
ari. Quant aux traditionalistes, ils ne chantent qu’en langue maale.
Comme nous l’avons montré ailleurs (Ferran 2005), la musique
traditionnelle a pour fonction de faire l’éloge des aînés généalogiques et
territoriaux. La musique protestante a la même fonction, à la différence près
qu’il ne s’agit plus ici de faire la louange des aînés traditionnels, mais celle
de Dieu, de Jésus et des saints chrétiens. Les paroles sont le plus souvent
tirées du Livre des Psaumes, de l’Ancien Testament et des Évangiles.
Les chorégraphies traditionnelles sont caractérisées par de petits pas
(komane), des sauts à la verticale (pulane), des rondes (shirane), et des
danses qui consistent à se déplacer en ligne en marchant vers l’avant puis à
reculons vers le point de départ (turo adane). La plupart des chants
protestants ne sont pas dansés, mais exécutés en position assise ou debout.
Seule la catégorie densitsi zamuro, apparue récemment, est dansée : les
chanteurs, disposés autour du soliste et du tambourinaire, exécutent une
danse individuelle qui consiste à sautiller sur place, en déplaçant le poids de
son corps de gauche à droite.
Les protestants et les traditionalistes partagent certaines circonstances
d’exécution, comme le mariage, le deuil, le rite d’alliance amicale, les
assemblées politiques, le travail agricole, le meulage, le bercement, le
divertissement et le gardiennage des champs et des troupeaux, mais les
autres circonstances sont strictement distinctes. Les traditionalistes
exécutent de la musique lors des fiançailles, des secondes et troisièmes
funérailles, de l’intronisation du roi, de l’investiture d’un chef de région, de
l’investiture d’une épouse-mère au titre de mère de maison, de l’investiture
d’un chasseur ou d’un guerrier au titre de héros et, de manière générale, lors
de toutes circonstances entraînant la consommation d’alcool. De leur côté,
les protestants chantent à l’occasion de la messe dominicale, des fêtes
chrétiennes (Nouvel an éthiopien, Noël, Pâques…) et des réunions
nocturnes (pendant lesquelles les jeunes apprennent à chanter les psaumes
de chaque répertoire).
Les lieux d’exécution communs sont les champs, les pâturages et les
maisons. En ce qui concerne les spécificités de chacun : les protestants
chantent dans les églises, et les traditionalistes dans les forêts sacrées où ont
lieu certaines cérémonies traditionnelles.
Bien que les pièces, les catégories, les danses et les thématiques des
chants protestants et traditionalistes soient presque toutes différentes25, on
constate que les critères de catégorisation utilisés par les uns et les autres
sont en grande partie identiques.
En effet, les protestants catégorisent leurs pièces sur la base de critères26 :
– musicaux : Densitsi (‘soulever [contrepoint vocal]’) ;
– thématiques : Yershitsi (‘glorifier [Dieu]’), Galata (‘remercier
[Dieu]’), Shibitsi (‘prier’), Woza (‘exprimer sa joie’), Mare (‘demander
pardon’), Zoro (‘donner un conseil’) ;
– circonstanciels : Epi (‘mariage’), Yeepi (‘deuil’), Yesuse ko aybi
(‘pâque [résurrection du Christ]’), Yesuse ko shointi (‘naissance du
Christ’), Galata (‘remercier [Dieu] pour la nouvelle année [calendrier
éthiopien]’) ;
– historiques : Bayle (‘psaumes traditionnels [premiers psaumes apparus
en pays maale]’).
Et les traditionalistes catégorisent leurs pièces sur la base de critères27 :
– musicaux : Pele (‘hoquet voco-instrumental produit par un orchestre
de flûtes’), Golo (‘contrepoint instrumental de lyre, avec ou sans
monodie ou contrepoint vocal’), Wontsi (‘contrepoint vocal à deux
parties nommées accompagné d’une meule’), Olize (‘contrepoint vocal
accompagné d’une polyrythmie instrumentale’), Shulungi (‘monodie
instrumentale exécutée par une flûte en bambou à quatre trous de jeu’),
Wumburko (‘monodie instrumentale exécutée par une flûte
globulaire’), Nay malkiti (‘monodie voco-instrumentale utilisant une
flûte en corne de chamois à un trou de jeu’), Guditsi (‘monodie vocale
yodelée’), Geshi (‘monodie vocale non yodelée’), Merti (‘alternance
d’un solo vocal masculin et d’ululements féminins’), Sorayti
(‘alternance d’un solo vocal masculin et d’un répons mixte constitué
d’un contrepoint masculin et d’ululements féminins’), Dulo
(‘contrepoint vocal à trois parties nommées’), Maale zoro
(‘contrepoint vocal à cinq parties nommées’) ;
– thématiques : Kotsi (‘éloge des membres lignagers de l’époux de la
soliste’), Ala (‘éloge des membres lignagers de la soliste’), Sio (‘éloge
d’une épouse de chasseur ou de guerrier’), Dami (‘éloge d’un grand-
père ou d’une grand-mère’), Maaki (‘éloge d’un chasseur de léopard’),
Meni (‘éloge d’un chasseur de buffle’), Zobi (‘éloge d’un chasseur de
lion’), Asi (‘éloge d’un guerrier’), Tooki (‘éloge des personnes
prestigieuses d’un clan’), Dorba (‘éloge des personnes prestigieuses
d’une région’), Goda (‘éloge d’un chef de région’), Kati (‘éloge du
roi’), K’aye (‘éloge d’un défunt’), Beli (‘éloge d’un allié décédé’), Ade
(‘éloge d’un père défunt’) ;
– circonstanciels : Amali (‘jeu, divertissement’), Buki (‘réunion festive’),
Ushki (‘consommation d’alcool’), Belanti (‘alliance amicale’),
Ziyatitsi (‘investiture d’un chasseur ou d’un guerrier au titre de héros’),
Shutshi deitsi (‘fiançailles’), Epi (‘mariage’), Shoi (‘naissance’), Laali
bayitsi (‘investiture d’une épouse-mère au titre de mère de maison’),
Yeepi (‘premières funérailles’), Dami (‘secondes funérailles’), Kessi
(‘troisièmes funérailles’), Godatitsi (‘investiture d’un chef de région’),
Katatitsi (‘intronisation du roi’), Madi (‘travail agricole’), Wontsi
(‘meulage’), Geshi (‘bercement’), Goshi (‘gardiennage des champs’),
Bato-Waaro-Marato (‘gardiennage des troupeaux’) ;
– chorégraphiques : Geli (‘sauts en allers-retours’), Goylitsi (‘sauts sur
place’).

Tableau récapitulatif

Traits communs entre Traits distinctifs de la Traits distinctifs de la


musiques musique musique protestante
traditionnelles et traditionnelle
protestantes
Échelles Pentatoniques – –
anhémitoniques.
Procédés Monodie, certaines Hoquet voco- –
compositionnels techniques de instrumental,
contrepoints vocaux. hétérophonie vocale,
polyrythmie, la
majorité des techniques
de contrepoint vocal et
instrumental.
Instruments de Lyre. Lyre à cinq cordes, Lyre à six cordes,
musique poterie et tambours tambour appelé karabo,
funéraires, orchestre de jerricane, guitare,
flûtes sans trou de jeu, synthétiseur, sistre.
flûte en bambou à
quatre trous de jeu,
flûte en corne de
chamois à un trou de
jeu, flûte globulaire,
hochet, blocs de bois
entrechoqués.
Langues Maale. – Amharique, Kamba,
Ari.
Thématiques des Louange. Louange des aînés Louange de Dieu, de
paroles lignagers et territoriaux Jésus et des saints
chrétiens.
Circonstances Travail agricole, Fiançailles, secondes Messe dominicale,
d’exécution meulage, bercement, funérailles, troisièmes fêtes chrétiennes,
deuil, mariage, funérailles, réunions nocturnes.
divertissement, alliance intronisation du roi,
amicale, assemblées investiture d’un chef de
politiques, gardiennage région, investiture
des champs et du d’une épouse-mère au
troupeau. titre de mère de
maison, investiture
d’un chasseur ou d’un
guerrier au titre de
héros, consommation
d’alcool.
Lieux d’exécution Champs, pâturages, Forêts sacrées. Églises.
maisons.
Chorégraphies Musiques non dansées. Petits pas, sauts à la Sautillements.
verticale, rondes,
danses en ligne (allers-
retours).
Critères catégoriels Musicaux, thématiques, Chorégraphiques. Historiques.
circonstanciels.

Les traditionalistes et les protestants ont l’identité maale en commun,


c’est pourquoi ils partagent un même noyau musical qui apparaît dans la
deuxième colonne du tableau ci-dessus. Quant aux traits distinctifs, ils font
ressortir la singularité musicale de chacune des identités, à savoir l’identité
traditionnelle d’un côté, protestante de l’autre (cf. les deux colonnes de
droite).
Ainsi, malgré les discours identitaires qui ont tendance à exacerber les
différences entre les musiques traditionnelles et protestantes, l’analyse a
montré que celles-ci partagent un grand nombre de traits sur lesquels repose
l’identité maale qu’ils ont en commun. Or, dans le contexte actuel de conflit
identitaire qui oppose les communautés religieuses, cette identité partagée a
tendance à être oubliée ou passée sous silence.

2. Une identité musicale composite


En perspective, on pourrait montrer que la musique protestante maale
gravite autour de trois noyaux musicaux et que chacun d’eux est associé à
un pôle ou référent identitaire distinct, pourtant enchevêtré aux autres :
– noyau musical des chrétiens d’Éthiopie associé à l’identité chrétienne
éthiopienne (orthodoxes, protestants, catholiques) ;
– noyau musical des protestants d’Éthiopie correspondant à l’identité
protestante éthiopienne (la musique protestante partage néanmoins un
certain nombre de traits avec les musiques traditionnelles) ;
– noyau musical des Maale traditionalistes associé à l’identité maale
telle qu’elle existait avant 1960 (la musique traditionnelle maale est
elle aussi caractérisée par des emprunts à la musique protestante).
On verrait ainsi que la convergence de ces trois noyaux musicaux a
donné naissance à la musique 1) chrétienne 2) protestante 3) maale comme
expression d’une identité triplement composite, celle des chrétiens
protestants maale. Cependant, l’absence d’études systématiques sur ces
musiques ne me permet pas de vérifier cette hypothèse par le biais d’une
analyse rigoureuse.

La musique fait aujourd’hui l’objet d’un traitement politique et religieux


par les communautés protestantes et traditionalistes. Depuis plus de
quarante ans, leurs musiques se placent au centre des discours et des
pratiques identificatoires. Pour les traditionalistes et les protestants, l’acte
musical est un acte identitaire. Exécuter de la musique, c’est prendre
position dans les luttes de pouvoir et d’idéologie, c’est en quelque sorte
choisir son camp, son identité politique et religieuse.
Les traditionalistes se battent pour conserver et perpétuer le système
social, rituel et musical dit traditionnel. Les protestants ont au contraire
l’ambition de changer la société à tous les niveaux, aussi bien religieux que
politique, économique et musical. C’est parce qu’elle était trop hiérarchisée
que l’organisation sociale traditionnelle s’est figée, au lieu de se
transformer et d’intégrer de nouveaux éléments au contact de l’identité
protestante émergente. Une nouvelle organisation sociale a donc
progressivement vu le jour pour finalement co-exister avec celle que
défendent les traditionalistes. Cette scission de la société s’est ensuite
répercutée à tous les niveaux, dont le niveau musical.
L’objectif initial de la quatrième et dernière partie de cet article était de
montrer que le système musical des Maale protestants s’est construit sur la
base d’au moins deux systèmes musicaux préexistants et a puisé en chacun
d’eux un certain nombre d’éléments. Il aurait alors été aisé de montrer que
les éléments empruntés constituent des traces qui permettent au chercheur,
mais aussi aux tenants du système né en situation de contact, d’identifier les
différentes origines – avec leurs réseaux symboliques respectifs – de ce
système. Mais l’état actuel de nos connaissances ne permettait pas de
vérifier cette hypothèse à travers l’exemple de la musique protestante
maale. Les sources dont on dispose aujourd’hui ont néanmoins permis de
montrer que les musiques traditionnelles et protestantes ne sont pas si
différentes que les Maale le prétendent, ce qui ressort clairement des traits
qu’elles ont en commun et qui fondent l’identité musicale maale
contemporaine. Mais il faudra attendre que des études systématiques soient
menées sur les mazmur chrétiens et protestants d’Éthiopie, pour vérifier la
validité de l’hypothèse selon laquelle l’identité des protestants maale
graviterait autour des trois identités chrétienne, protestante et maale, qui
seraient chacune associées à un noyau musical distinct, pourtant enchevêtré
aux autres.

Références bibliographiques et discographiques


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1. Sur les quatre-vingts groupes ethniques recensés à l’échelle nationale (Central Statistical Authority
1996), plus de quarante occupent la moitié méridionale de l’Éthiopie, et plus précisément, l’une des
neuf provinces ethno-fédérales appelée « Nations, nationalités et peuples du Sud ». La société maale
fait partie de cet ensemble hétéroclite. Son territoire de 600 km² s’élève à des altitudes comprises
entre 700 et 2 800 mètres. Les linguistes classent la langue maale dans la branche sud-ometo de la
famille omotique. Elle serait parlée par plus de 46 000 locuteurs (CSA 1996). Nous avons effectué
cinq enquêtes de terrain dans l’une des quatre aires culturelles et dialectales qui composent le pays
maale (février-avril 2001 ; février-mars 2002 ; décembre 2002-janvier 2003 ; novembre-décembre
2003 ; juillet-septembre 2006), en son centre géographique, politique et rituel, grâce au concours du
ministère des Affaires étrangères, de l’Ambassade de France, du Centre Français des Études
Éthiopiennes, du laboratoire Langues Musiques Sociétés (UMR 8099 CNRS – Paris Descartes) et de
l’Unesco. Qu’ils en soient ici sincèrement remerciés.
2. Zamure (sing.), Zamuro (plur.).
3. Amane (sing.), Amano (plur.).
4. Alame (sing.), Alamo (plur.).
5. Donham (1986 : 80-81).
6. Né en 1872 dans une famille méthodiste, Rowland Victor Bingham émigre rapidement au Canada.
Il fonde la Sudan Interior Mission (SIM) à Toronto en 1893 avec Walter Gowans et Thomas Kent. Un
siècle plus tard, en 1998, les organisations appelées Sudan Interior Mission, Andes Evangelical
Mission, International Christian Fellowship et Africa Evangelical Fellowship fusionnent pour former
la Serving In Mission (SIM), autrement appelée Société Internationale Missionnaire (SIM) en langue
française. Jusqu’en 1998, l’acronyme SIM a donc désigné la Sudan Interior Mission et sert
maintenant d’abréviation à la Serving In Mission ou Société Internationale Missionnaire. Dans le
présent article, nous utiliserons uniquement ce sigle en référence à la Sudan Interior Mission, sauf
indication contraire de notre part.
7. « En 1935, il y avait dix missions protestantes différentes dans le pays, mais la SIM faisait plus de
trois fois la taille de toutes les autres » (Donham 1999 : 201 note 21, notre traduction). Voir
également l’article Protestant Missions during and after the Italo-Ethiopian War, 1935-1937 (Lass-
Westphal 1972 : 89-101).
8. Lettre de prières et d’informations de la SIM 2005 : 11, www.simorg.fr, consultée le 28 mars 2005.
9. Carolyn Ford (missionnaire américaine de la SIM), communication personnelle ; et Wole Yesus
(missionnaire kambatta œuvrant pour l’église éthiopienne évangélique Kale Heywet), communication
personnelle.
10. Donham (1999 : 110).
11. SIM, Éthiopie, Un peu d’histoire, http://home.sysco.ch/sim/chfsite/histoire.htm, consulté le 19
avril 2005.
12. « Ce fut particulièrement le cas en pays welaita, où les missionnaires avaient laissé cinquante
convertis tout au plus en 1937, alors qu’en 1944, il en existait près de quinze mille » (Donham
1999a : 98, notre traduction).
13. SIM, Éthiopie, Un peu d’histoire, http://home.sysco.ch/sim/chfsite/histoire.htm, consulté le 19
avril 2005.
14. Donham (1999 : 101).
15. Ibid. (1999 : 109).
16. La photographie qui se trouve sur la couverture du livre Marxist Modern de D. Donham (1999)
témoigne de l’exécution de l’un de ces chants.
17. Cf. infra. On pourra également se référer à Donham (1994 : 159-60) et à Ferran (2002 : 50) pour
saisir l’importance de la bière dans la société maale traditionnelle.
18. On retrouve ici le thème abordé par O. Leservoisier dans cet ouvrage.
19. Ce sujet est traité de façon détaillée dans la notice du disque Éthiopie méridionale. Musique des
Maale : éloges et bénédictions (Ferran : 2005).
20. Serving In Mission Together, Strengthening the Church, Issue 98,
http://www.sim.org/magazine/mag98.pdf, consulté le 24 avril 2005.
21. Ce sujet est également discuté par T. L. Baldridge (1997).
22. Ces informations et celles qui suivent ont été recueillies au cours de plusieurs entretiens menés en
pays maale et à Addis Abeba auprès d’informateurs maale, amhara, kambatta, welaita et américains.
Je me suis également référé aux rapports de terrain non publiés de Balew Baye et Bitew Kassaw (cf.
bibliographie).
23. « Les missionnaires welaita sont arrivés en 1960. Au début, les premiers protestants maale ne
faisaient que prier. Puis, ils ont commencé à chanter des zamuro en langue welaita. Les missionnaires
venus du Nord chantaient le solo et les Maale leur répondaient en chœur [sous forme d’ostinato],
même s’ils ne comprenaient pas les paroles. Les Maale ont ensuite traduit ces chants dans leur langue
et en ont appris d’autres en langue ari, après les avoir traduits ou non. Plus tard, ils se sont mis à
composer leurs propres zamuro, en maale et en amharique. Quelle que soit la langue utilisée, tous ces
chants [de forme responsoriale] sont appelés bayle zamuro (‘psaumes traditionnels’). Les Maale se
sont également approprié certains zamuro amhara à partir de cassettes ou de chants entendus à la
radio. Dans certains cas, ces chants étaient repris tels quels. Dans d’autres, on traduisait les paroles en
maale en modifiant ou non la mélodie. De nos jours, un grand nombre de compositeurs maale (au
moins deux par église) créent des zamuro. Les paroles maale ou amhariques sont soit complètement
inventées, soit inspirées d’un passage de l’Ancien Testament, des Évangiles ou du Livre des
Psaumes, soit encore directement extraites de l’un de ces livres bibliques et mises en musique. Une
fois composée, la mélodie originale est adaptée aux différents instruments dont on dispose. Notre
intention est de publier un recueil d’une centaine de zamuro maale » (Entretien effectué le
11/08/2006 à Koybe auprès de Asfaw, missionnaire maale travaillant pour la mission The Word for
the World, dirigée en pays maale par le Sud-Africain Kobus van Aswegen, en partenariat avec
l’église Kale Heywat et la SIM).
24. Comme les traditionalistes, les protestants représentent aujourd’hui près de 50 % de la population
maale. La musique protestante est donc aussi répandue que la musique traditionnelle.
25. La catégorie densitsi zamuro des protestants fait figure d’exception. En effet, les protestants ont
composé récemment cette catégorie en s’inspirant des chants traditionnels contrapuntiques.
Conséquence de cet emprunt musical, les traditionalistes – et surtout les jeunes générations de
traditionalistes – pratiquent régulièrement les pièces de cette catégorie. Ainsi, bien que chaque
communauté religieuse affirme jouer exclusivement le patrimoine qui lui est associé, il est fréquent
de voir les traditionalistes chanter des pièces protestantes. Mais la réciproque est plus rare, la
musique traditionnelle étant considérée comme l’œuvre de Satan par les protestants.
26. Bien entendu, une même pièce peut être catégorisée de plusieurs façons et appartenir ainsi à
plusieurs catégories.
27. Ce sujet est traité de façon détaillée dans l’article « Désignation et catégorisation vernaculaires
des pièces musicales maale » (Ferran 2009). Ici aussi, une même pièce peut être catégorisée de
plusieurs façons et appartenir à des catégories différentes.
III.
UNE MÉTHODE POUR L’ÉTUDE
DES SITUATIONS DE CONTACT
L’étude des processus d’identification en situation de contact porte sur la
façon dont une culture réagit aux perturbations créées par le contact. Les
études présentées dans ce volume sont guidées par une ou plusieurs des
interrogations suivantes : comment un sujet perçoit-il l’Autre à partir de lui-
même et de sa propre culture ? Comment les sujets évaluent-ils la
différence/la ressemblance entre leur culture et celle des Autres ? Comment
cette prise de conscience individuelle modifie-t-elle collectivement la
culture ? Comment la collectivité culturelle prend-elle conscience d’elle-
même à travers la diversité de l’Autre et du traitement qu’elle fait de cette
différence ? Enfin, comment le regard porté par l’Autre (ou plutôt par les
Autres en tant que sujets porteurs d’une culture différente) sur elle affecte
ou non la perception que cette culture a d’elle-même ?
Ces questions interfèrent les unes avec les autres et les étudier demande
de ne pas perdre cet aspect global de vue, quel que soit le découpage auquel
on se livre ou le point de vue que l’on adopte sur cet objet d’étude
complexe. Le contact ne se fait pas d’une culture à l’autre, mais d’un sujet à
un autre à l’intérieur d’une même culture ou dans plusieurs cultures
différentes. Se pose alors une autre question : qu’est-ce qui distingue les
processus d’identification en contact interculturel des processus
d’identification intraculturels ? Si, nous fondant sur la similitude entre les
deux processus, nous abordons la question du contact entre deux cultures
comme un cas particulier de contact interindividuel au sein d’une même
culture, est-ce que nous ne réduisons pas notre objet à l’excès ? Et si les
résultats des contacts interculturels ne sont analysés que comme une somme
infinie de contacts entre un nombre (fini, mais très important) de sujets
appartenant à des cultures différentes (avec toutes les variantes
individuelles que cela représente), est-il encore possible de dire quelque
chose sur les cultures en contact ? Nous avons choisi une position de bon
sens qui prenne en compte des ensembles culturels et leurs rapports sans
pour autant nous écarter de la notion de sujet. De fait, nos études de cas
concernent tour à tour un seul sujet, plusieurs sujets d’un même ensemble,
des groupes de sujets au sein d’une société, une société tout entière.
Les études de cas que nous avons présentées dans la deuxième partie de
ce volume ont été soumises à des présentations discutées et à des relectures
critiques dont les conclusions ont été intégrées aux textes, selon un
fonctionnement que nous avons abordé en introduction (chapitre I). Cette
étude finale reprend donc, de façon plus théorique, la confrontation de nos
méthodes et de nos problématiques à partir de ce qu’en disent nos
disciplines, telles que nous les avons situées en introduction également
(chapitre II), et à propos des objets d’étude qui nous étaient propres.
Rappelons ici que nous ne représentons que quelques disciplines et encore,
pour chacune d’elles, ne représentons-nous pas tous les courants de cette
discipline. Pour cette raison les membres du groupe de recherche ont bien
pris soin de préciser à quelle école de pensée ils se rattachaient. Il s’agit
simplement, dans ce chapitre, de rendre compte de la progression
interdisciplinaire de notre réflexion commune et de nos discussions, d’en
concrétiser les étapes et les résultats aussi loin que faire se peut à ce stade
de notre réflexion. Ce faisant, nous sommes conscientes de ce que nos
remarques ici présentées croisent ou rejoignent en bien des points des
travaux sur la sociologie de la connaissance ou la philosophie des sciences,
mais notre but ici n’est pas d’élaborer une théorie dans ces domaines. Les
études que nous présentons sont des cas particuliers, elles sont en nombre
insuffisant, elles relèvent d’approches disciplinaires, et ne peuvent en
conséquence permettre d’élaborer une théorie unifiée.
Cependant, la confrontation des savoirs et des études a amené les
chercheurs du groupe à un travail méthodologique et théorique s’appuyant
sur des convergences et cherchant à résoudre et transcender les divergences,
comme dans d’autres cas de contacts. Le traitement des frontières des
disciplines, leur repérage, leur maintien ou leur effacement ont produit un
discours transdisciplinaire dont nous jugeons qu’il constitue un progrès
pour l’étude des rapports complexes de contact entre les sujets et les
cultures. Il relève les points importants qui doivent obligatoirement être pris
en compte lors de l’étude d’une situation de contact, présente une première
typologie comparée des situations de contact et des phénomènes d’emprunt,
décrit les processus et dynamiques en jeu et en propose une explication. Il
extrait enfin de la lecture croisée des études de cas une modélisation
provisoire de l’identification du sujet à sa culture, utile au paramétrage des
situations de contact. Ce sont ces points de réflexion commune que nous
souhaitons ici soumettre à la communauté scientifique afin de les confronter
à de nouveaux exemples et à de nouvelles disciplines.

Facteurs internes et facteurs externes : vers une typologie des


situations de contact
1. Facteurs externes déterminant les situations de contact
Après s’être concentrée sur les phénomènes ou les résultats dus au
contact dans les langues (Weinreich 1963), la sociolinguistique américaine a
travaillé, ces dernières années, dans la perspective ouverte par S. Thomason
et T. Kaufman (1988), à des modélisations des situations de contact qui
associent à l’étude des facteurs internes celle des facteurs externes ou
sociolinguistiques. D. Winford (2003), qui en récapitule les résultats et les
grands courants, insiste sur le fait que la nature du contact et ses
circonstances déterminent en grande partie les processus en jeu, les
phénomènes dominants et les résultats linguistiques. La première distinction
qui s’impose à ces chercheurs est celle des cas de contact linguistique
menant au remplacement d’une langue par une autre et celle des cas où, en
contact linguistique, les deux langues se maintiennent.
Comme nous l’avons précisé dans le chapitre sur la méthodologie
commune, nos collaborations ont fait apparaître rapidement la nécessité de
prendre en compte les cadres contextuels du contact, de manière intra- et
extra-disciplinaire. Si nous reprenons la liste des paramètres (établie en
introduction), nous pouvons, dans nos études, en voir la pertinence en
fonction des cas étudiés. Ces paramètres se recoupent en plusieurs points, si
bien que les mouvements de population que sont les migrations et les
diasporas se trouvent en partie étudiés sous les modalités géographiques du
contact, sous la sociologie du contact ou sous l’histoire du contact, selon
l’angle abordé.
Ajoutons à ces facteurs qu’il peut s’avérer nécessaire de prendre en
compte également la position du chercheur par rapport aux systèmes en
contact. En effet, dans certains cas, il représente un troisième facteur de
contact, introduisant alors un niveau supplémentaire dans l’analyse. Il faut
donc déterminer si la position du chercheur se confond avec celle d’un des
groupes en contact. À titre d’exemple, la position d’A. Bergère, professeur
française de français, se confond avec celle du groupe avec lequel les
Chinois Wenzhou sont en contact et elle est acteur et médiateur dans la
situation de contact qu’elle étudie. De même, Z. Strougo en tant que
psychanalyste est à la fois représentant de la culture d’accueil, médiateur,
acteur et observateur du processus d’identification. De façon tout à fait
différente, O. Leservoisier (2005) a été sur son terrain d’études impliqué en
tant qu’ethnologue dans les conflits d’identification qu’il décrivait.

Les modalités géographiques et démographiques du contact


On percevra à la lecture des articles d’O. Leservoisier et de M. López ce
que la situation de frontière géographique ou sociale imprime aux processus
d’identification en situation de contact. De part et d’autre de la frontière,
selon qu’elle est franchie ou non, on observe une multiplication des
processus d’identification, une instabilité de type chaotique, une grande
labilité des phénomènes, une grande variation due à la négociation des
stratégies individuelles. L’accent se porte là sur des microsystèmes, niveau
d’observation le plus pertinent pour ce type d’étude. Ces études se situent
en synchronie à un moment de rupture. Les phénomènes de négociation
identitaire, les conflits de dénomination, l’instabilité des identifications,
voire leur réversibilité, les réanalyses prolifèrent car l’observation se situe à
un point de fracture géographique et temporelle. La frontière entre deux
entités politiques permet de jouer sur deux systèmes identificatoires
concurrents et, éventuellement, de se soustraire aux contraintes sociales ou
de les contourner. Cependant, les stratégies individuelles divergentes
tendent à se regrouper et à dessiner des ensembles convergents car les choix
ne sont pas illimités et sont contraints en partie par l’efficacité sociale des
identifications.
Les études examinant les situations de migration ont mis au jour
l’importance de l’échelle du déplacement en termes de distance et de
nombre de migrants. Ces facteurs ont des impacts différents sur la nature
des stratégies mises en œuvre. En contexte de mondialisation, de migrations
transcontinentales, même si le destin des populations migrantes est massif
et comparable, les stratégies restent individuelles ou ressenties comme
telles. Il ne semble pas y avoir de modèle collectif a priori permettant de
penser l’identification en situation de migration. Les deux exemples retenus
dans les articles de Z. Strougo et A. Bergère sont très différents, ce qui ne
permet pas de tirer des conclusions générales, mais ils portent tous deux sur
des cas où les stratégies des migrants (appartenant pourtant à de grands
groupes) restent individuelles. Le premier montre un sujet qui échoue dans
sa quête identificatoire, auquel l’analyste propose des convergences
intersystémiques fondées à la fois sur son histoire singulière et sur le
contenu effectif des bribes culturelles (appartenant à deux systèmes
différents) dont il dispose, pour lui indiquer la voie d’une dynamique
identificatoire. Le deuxième cas présente un groupe culturellement
homogène (des adultes chinois originaires d’une même région de Chine,
émigrés en région parisienne), dans une situation de contact identique (une
classe d’apprentissage du français) mettant en jeu des stratégies cognitives
individuelles plus ou moins performantes.
En contexte de migration régionale, en revanche, il semble y avoir une
plus grande prise en charge collective du positionnement par rapport au
contact. L’élargissement du territoire habité par une société, comme le
décrit l’article de S. Fürniss, ne crée pas de rupture avec ceux de ses
membres restés dans la région d’habitation originale. Chez les Baka,
l’emprunt d’un rituel auprès des anciens voisins et son introduction dans la
nouvelle zone d’habitation renforcent au contraire la conscience de l’origine
géographique et maintiennent ainsi symboliquement le lien avec ceux qui y
habitent toujours. C’est le déplacement dans un environnement ethnique où
ce rituel n’est pas pratiqué qui a fait émerger la nécessité de cet emprunt
originaire d’une zone de contact laissée en arrière.
Différente de la situation de migration, la situation de diaspora est
pertinente pour l’étude de M.-P. Gibert et celle de M.-C. Bornes Varol. Dans
ces deux cas de diaspora, une population (minoritaire dans l’espace qu’elle
occupe) possède une référence abstraite à un espace et un temps communs
qui pose une unité symbolique originelle du groupe fragmenté. La
dynamique entre cette supra- identité posée et la diversité culturelle de fait
constitue un modèle pour penser le contact, intrinsèque à la définition de
chaque groupe et propre à son identité. Les groupes culturels distincts
formés par les Juifs de la diaspora ont en commun l’idée d’une variation
due à la dispersion géographique et aux contacts prolongés avec des
populations culturellement différentes d’une part, et d’une unité fondée sur
des principes (religieux, culturels ou symboliques) anciens, de l’autre. Les
Judéo-Espagnols conservent explicitement des traits culturels de leurs
divers environnements et cultivent un discours sur l’emprunt et
l’appartenance multiculturelle qui est un de leurs traits identitaires. Ils
s’opposent aux Autres environnants par le fait qu’ils « ressemblent à…
mais ne sont pas… », qu’ils viennent toujours d’Ailleurs, qu’ils sont par
conséquent multiples (multilingues, multiculturels…) alors que les Autres,
qui sont d’Ici, ne sont qu’Un (monolingues, monoculturels…). Il est
intéressant de voir que les Yéménites (dans l’article de M.-P. Gibert)
reconduisent à usage interne cette différence intrinsèque alors même qu’ils
sont invités à transcender cette différence pour en tirer de l’unicité. Le
retour réel au centre géopolitique abstrait de la diaspora, Israël, n’implique
pas pour eux une dynamique sensiblement distincte de celle jusque-là mise
en œuvre « en exil », alors que l’identité israélienne émergente leur propose
un modèle d’identification fondé sur des traits supposés convergents,
tendant à une identification mono-culturelle dans un espace unique.
Contrairement à ce qui est attendu, ils ne choisissent pas les traits
identificatoires convergents qui leur sont proposés et conservent des traits
divergents, identitairement marqués, préservant ainsi une identité
multiculturelle.

La sociologie du contact
Majorités/minorités. Cette variable est liée à la précédente par le fait que,
tant dans la migration que dans la diaspora, le groupe qui entre en contact
avec un autre est minoritaire et n’a, en général, pas de pouvoir
démographique, politique ou culturel dominant. Le contact est donc
asymétrique et l’on peut déduire que si l’impact du contact sur les
populations migrantes ou en diaspora est fort, il n’affectera que peu la
société qui les reçoit. Il est donc utile de poser la question de la taille
relative des groupes comparés, même si ce questionnement n’est pas
suffisant, une majorité pouvant être socialement soumise à une minorité
comme c’est notamment le cas des Baka du Sud-Est du Cameroun.
Le nombre de groupes en présence. On voit dans les études que la
multiplication des groupes en contact produit des effets de multiplication
des variantes. C’est surtout dans les effets du contact sur les systèmes que
ce facteur a été étudié (ici par D. Cuche et M.-C. Bornes Varol). Son
incidence est donc prise en compte lorsque nous examinons les effets du
contact intersystémique.
La réciprocité/la non-réciprocité du contact est un paramètre important
pour l’évaluation de la situation de contact. La symétrie domine entre
l’influence de A sur B et de B sur A dans le cas d’un multilinguisme ou
d’un multiculturalisme partagé. On constate une asymétrie importante dans
le cas des Chinois apprenant le français (A. Bergère), dans la mesure où la
réanalyse qu’ils opèrent du français n’affecte en rien (ou a peu d’incidence
sur) la perception de cette langue par ses locuteurs et la façon dont ils la
parlent, si l’on exclut le cas de l’enseignante locutrice de français. La
réanalyse du système linguistique du turc par les Judéo-Espagnols (M.-
C. Bornes Varol) a beau produire une variété particulière de turc (le turc des
Juifs), cette variété, en raison du rapport numérique très déséquilibré entre
les populations turcophones et la population judéo-hispanophone, n’affecte
pas le turc de manière signifiante. Dans le cas des Baka (S. Fürniss), les
Bangando auprès de qui ils ont emprunté leur rituel ne sont même pas au
courant de cet emprunt et de ses réaménagements, les Baka qui le pratiquent
ayant quitté le territoire bangando.
Le rapport dominant-dominé. Le rapport asymétrique entre des langues
partageant un même territoire peut être lu en termes sociopolitiques de
rapport entre dominant et dominé1. Analysant les effets de ce rapport
asymétrique, S. Thomason et T. Kaufman (1988) opposent les situations de
multilinguisme partagé aux cas « d’alternance sous shift », qui désignent les
cas de remplacement progressif d’une langue par une autre. Pour le
psychanalyste, c’est la situation conflictuelle ou non conflictuelle existant
entre le sujet, sa famille et la société qui s’avérera pertinente. Une telle
situation peut produire des cas d’acculturation forcée où la transmission de
la culture d’origine n’est plus assurée, où il y a une rupture entraînant le
remplacement d’une langue ou d’une culture par une autre.
L’acculturation progressive peut mener à l’assimilation sans qu’il y ait de
violence exercée par un groupe sur un autre. En général, il y a cependant
dans ce cas asymétrie (numérique, sociale, symbolique…) des groupes en
présence. Louis-Jean Calvet, dans La Guerre des Langues (1987) affirme la
primauté du rapport de force des groupes en présence sur les effets du
contact.
Une des situations-limite de l’étude des situations de contact interculturel
est l’ethnocide, entendu comme la disparition d’une culture, « absorbée »
par une autre (cf. infra les bornes de l’emprunt).
Prestige et pouvoir. L’emprunt semble avoir une fonctionnalité
spécifique tant pour les Judéo-Espagnols que pour les Baka. On remarque,
dans le cas des seconds, la forte fonction symbolique de l’élément emprunté
qui présente une expressivité accrue : il est reconnaissable, il appelle
l’attention, il a un marquage symbolique particulier « exogène » parmi tous
les autres éléments culturels. L’emprunt du rituel entraîne un surcroît de
pouvoir (S. Fürniss parle d’intensification), reconnu à la fois à l’intérieur du
groupe et à l’extérieur (dans l’environnement interethnique), celui de
l’efficacité de la procédure rituelle. Dans le cas des Judéo-Espagnols,
l’emprunt confère un surcroît d’efficacité verbale2. L’efficacité verbale de
leurs créations (papeldji et pacharodjú) transcende les frontières du groupe
et les termes sont passés dans l’argot des marchands turcs. Ils affirment par
là une aptitude à la conversion des monnaies et à leur transfert (compétence
économique située dans une marginalité relative par rapport au pouvoir) que
les Autres leur reconnaissent (ou leur assignent).

L’historicité du contact : ancienneté et contacts répétés


La durée du contact. La durée du contact, l’épaisseur temporelle parfois
mesurable, comme la réitération du contact sont, dans la plupart des cas, des
paramètres importants qui ont notamment une incidence sur le degré
d’enracinement de l’emprunt en rapport avec l’effacement de la mémoire de
son origine. La durée du contact est un paramètre important à croiser avec
la nature du contact ainsi que nos discussions l’ont souvent mis en avant,
rejoignant par là certains travaux sur le contact de langues (notamment ceux
qui portent sur les pidgins et les créoles). Bien sûr la diachronie peut ne pas
être un paramètre pertinent, mais on ne peut en être certain qu’après l’avoir
considérée.
La répétition de situations de contact semblables n’entraîne pas les
mêmes résultats parce que l’épaisseur diachronique, d’une situation à une
autre, est différente. La re-situation du phénomène de contact dans le temps
fait partie de la réflexion dans la plupart des études, et pour certaines, elle
constitue l’objet étudié. M. López et D. Cuche prennent en compte les
différentes strates migratoires qui constituent leur objet. La diachronie est,
dans ces deux études, un paramètre d’analyse qui permet de dégager le trait
opératoire qui reste subconscient. Pour O. Leservoisier, la situation
antérieure à l’esclavage et les migrations de population sont une des
données essentielles, un enjeu du conflit identitaire.
L’histoire comme critère de la construction identitaire. En situation de
contact, le rapport à la diachronie, l’épaisseur du temps, l’histoire, peut
devenir un trait distinctif, un paramètre sélectionné et investi comme
marqueur identitaire. M.-P. Gibert montre ainsi que les Yéménites sont
censés – pour les folkloristes israéliens, mais aussi pour eux-mêmes –
représenter un état ancien des sociétés juives et voient ce trait d’ancienneté
devenir un trait distinctif dans une procédure d’invention de la tradition (cf.
infra). On peut rapprocher de ce phénomène la notion d’« authenticité » qui
fait appel à la dimension diachronique (c’est toujours ce qui est le plus
ancien qui est désigné comme le plus « authentique » donc « meilleur »).
Cette notion est opérationnelle non seulement dans certains cas d’invention
de la tradition, mais aussi dans le cadre de l’intervention sur la transmission
d’un patrimoine, telle que la folklorisation.
Dans l’article d’O. Leservoisier, on voit la surdétermination du passé en
œuvre dans les conflits de catégorisation. Qu’elle soit revendiquée ou
refusée, c’est le rapport à l’ancienne catégorisation, soit en esclaves ou
serviles, soit en hommes libres, qui continue à fonctionner après l’abolition
de l’esclavage. Les descendants des hommes libres s’obstinent à catégoriser
les descendants des anciens esclaves en rapport avec ce trait tandis qu’eux
acceptent n’importe quelle catégorisation sauf celles qui leur assignent ce
trait. C’est autour d’une catégorie ancienne, a priori obsolète en synchronie,
que se joue le conflit identificatoire. La notion d’« esclave » continue donc
d’être centrale et de fonctionner symboliquement et sémantiquement.
M. López montre qu’un phonème du XVIe siècle qui ne fait plus partie du
système phonologique de la langue continue d’y jouer un rôle symbolique
très important. H. Ferran recherche les traces des éléments musicaux
originaux historiquement en contact pour reconstruire l’évolution du
répertoire musical protestant maale.

Habitude du contact, attitudes et prédispositions


L’habitude du contact. On peut voir dans le cas des Judéo-Espagnols
comme dans le cas des Pygmées Baka l’importance de la mobilité
géographique : on a une population en diaspora dans le premier cas, et une
population migratoire se déplaçant beaucoup et parcourant de vastes régions
dans le second. L’importance du contact interethnique sur plusieurs
générations semble entraîner des phénomènes comparables. On remarque
par exemple leur propension commune à l’emprunt. De la même façon, les
Ewondo (article de P. Laburthe-Tolra) sont une civilisation de migration qui
intègre aisément les coutumes et les dieux des Autres, ce qui confère à leur
culture beaucoup de souplesse et de capacité d’adaptation. À l’inverse, J.-
P. Warnier3 a présenté le cas d’une société, les Mankon du Cameroun, qui
se garde des contacts avec l’extérieur afin de préserver son identité.
L’attitude vis-à-vis du contact. La conscience du contact et sa
théorisation par la culture permettent une multiplication des emprunts et des
processus en jeu dans les dynamiques de contact. Elle peut même devenir
un facteur identificatoire. Pour les Judéo-Espagnols d’Istanbul, il apparaît
que le multilinguisme est un trait identificatoire les distinguant des Autres,
considérés comme monolingues (Varol 2007 : 225). L’article de H. Ferran
montre, de la même façon, comment l’attitude face à l’acculturation (au
sens le plus large et le plus neutre du terme) dessine dans la société maale
des sous-groupes bien identifiés. L’attitude face au contact devient le
paramètre essentiel de l’identification et contribue à structurer les groupes.
Les prédispositions à l’emprunt. Les Judéo-Espagnols comme les Baka
semblent disposer de modèles performants pour intégrer les emprunts à leur
culture, selon des processus que nous étudierons plus bas. La capacité à
emprunter sans que l’emprunt ne constitue une rupture est une aptitude
importante qui se rapproche de la capacité à innover et suppose une bonne
connaissance des systèmes en contact et une grande maîtrise de leurs
processus d’évolution. Les Baka et les Judéo-Espagnols semblent partager
une expérience de ces processus qui renforce leur attitude innovante face au
changement, donnant l’image d’une société s’adaptant rapidement à son
environnement, intégrant les innovations, et plastique tout en étant
fortement cohésive et structurée.
L’ouverture face au contact et la prédisposition à l’emprunt semblent
déterminantes sur les terrains en amont des processus d’emprunt, qu’elles
viennent d’une expérience répétée des contacts et d’une attitude dynamique
face à l’innovation, ou du fait qu’un certain type de contact fait sens dans
les réseaux de mise en sens propres à la culture. Dans le cas des Beti,
comme nous l’analyserons plus bas, l’arrivée des missionnaires blancs,
nouveauté perturbante pour leur culture, est aisément intégrée à leur
système symbolique (sur la base d’un trait culturel induisant une
convergence : les ancêtres sont blancs), ce qui permet une continuité
systémique identitaire.
Ces exemples montrent l’existence de deux dynamiques opposées qui
peuvent caractériser une société donnée, mais qui, le plus souvent, sont en
œuvre de manière alternative selon l’histoire des sociétés : à des périodes
« centripètes » de repli sur soi peuvent succéder des périodes « centrifuge »
d’ouverture où l’on adopte des traits extérieurs en grande quantité. Les deux
dynamiques coïncident le plus souvent dans une même culture, en un même
moment, portées par des individus différents et elles font l’objet de
négociations individuelles ou collectives.

2. Les facteurs internes pertinents pour l’étude des situations de


contact
Du sujet au système et du système au sujet
Pour Z. Strougo, si toute culture – à sa façon spécifique – organise et
soutient le processus de structuration psychique, notamment en introduisant
à la différence (celle des sexes et des générations, celle de la langue), c’est-
à-dire au système de significations dans lequel s’ancrera la parole singulière
du sujet, la culture, cependant, n’introduit pas à la représentation de sa
propre relativité. Au contraire, chaque culture se représente comme
universelle et s’offre comme telle à tout sujet qui y fait son entrée dès avant
sa naissance. C’est la raison pour laquelle on peut dire que si les rencontres
intersexuelles et intergénérationnelles se focalisent autour d’enjeux
identificatoires, la rencontre interculturelle, elle, concerne et implique, en
plus, des enjeux identitaires. Ce qui fait dire à R. Kaès (2005) que dans
toute rencontre interculturelle une certaine violence est inéluctablement
présente, qu’elle soit consciente ou inhibée, reconnue ou déniée.
Dans le cas du migrant, de celui qui quitte le pays où plongent ses racines
pour aller ailleurs, la violence est, certes, celle qu’il peut subir au sein de la
société d’accueil, mais elle est plus radicalement la violence qui s’impose à
lui ou qu’il s’impose à lui-même du fait que la migration l’oblige à un
remaniement de son système identificatoire tout en le confrontant au risque
de déconstruction de ce fonds culturel (collectif et implicite) constitutif de
son sentiment d’identité. Chez le migrant, après le départ, une sorte de flou
identitaire s’instaure et s’alimente dans l’incertitude d’appartenance à l’un
ou à l’autre monde. Le parcours identitaire de l’immigré suit une trajectoire
qui, dans l’idéalité de sa représentation, va de l’errance à l’intégration de
l’identité double, en passant par de multiples formes selon des variables
liées à l’histoire du sujet et à sa structure subjective, et des variables liées au
pays d’accueil ou au fait migratoire4.
Comme on le voit dans le cas que Z. Strougo traite dans son article (qui
fait en partie écho sur ce point au cas traité par A. Bergère), la complexité
vient du fait que le conflit identificatoire se situe, certes, entre le sujet et son
entourage (de l’individu au groupe), mais qu’il se double d’un conflit entre
deux systèmes identificatoires fondés sur des cultures différentes.
Les stratégies cependant, pour être individuelles, ne sont pas en nombre
infini, elles sont en effet contraintes par les cadres contextuels (historico-
ethno-sociologiques) dont elles dépendent et dans lesquelles elles prennent
sens.
L’ensemble des travaux tient compte du fait que ce sont les sujets parlant
la langue A ou interprétant la musique A qui perçoivent, analysent,
interprètent la langue B parlée, la musique B interprétée par d’autres sujets.
Les multiples stratégies (parfois communes à tout un groupe) visant à la
préservation de l’identité subjective se retrouvent, notamment dans les
articles des linguistes, autour des transferts phonologiques de la langue A
opérés sur la langue B. Les locuteurs wenzhou réanalysent le système
phonématique français selon les découpages syllabiques de leur langue
(A. Bergère).

Les frontières systémiques


Les descriptions dynamiques des systèmes, a fortiori des systèmes en
contact, obligent à prendre en compte les phénomènes de rupture
systémique, de continuité ou de superposition. Ces phénomènes sont liés
aux notions de variation et de mini-système (cf. infra).
La notion de « continuum linguistique » a été théorisée par les créolistes
et les romanistes dans la ligne des travaux de H. Schuchardt (1883) et
d’Antoine Meillet (1908). J.-L. Amselle en anthropologie a, de manière plus
récente (1997), théorisé l’existence de continuums culturels qu’il nomme
« chaîne de cultures » (cf. introduction, chapitre II). M.-C. Bornes Varol
(2003) a défini pour son propre terrain les bornes de la langue judéo-
espagnole ou plutôt la place du judéo-espagnol dans un continuum
systémique trilingue. M. López Izquierdo place à une extrémité linguistique
le mexicain (espagnol) à l’autre l’américain (anglais). À l’intérieur de ce
continuum on peut trouver le spanglish (ou espanglés), qui a la particularité
d’être parlé par des bilingues. Cependant, une très grande quantité de
modulations est possible, selon que l’une des deux composantes est plus ou
moins mise en jeu.
Étudier une situation de contact revient donc à découper des segments
dans un continuum. Le bornage imprécis de ce continuum, défini en termes
de pôle + ou pôle –, nous est apparu comme une opération préalable
nécessaire à l’étude des phénomènes de contact. En effet, la description
comparée des systèmes et des effets (ou résultats) de leur contact nécessite
l’établissement de frontières systémiques. Selon les phases du travail, les
observations portent, de manière complémentaire, tant sur le continuum
(matériellement ici, les zones où les systèmes se confondent, se recoupent
ou convergent) que sur les frontières (points ou zones où les systèmes
divergent, ne coïncident pas ou, même, se contredisent).
Ces théories du continuum et notre approche commune des phénomènes
de contact nous amènent à penser que le découpage systémique ne prend en
compte que l’un des aspects du contact, l’opposition systémique. Cela
constitue une approche externe, en quelque sorte, qui se focalise plus sur
l’hétérogénéité systémique que sur la dynamique qui permet aux sujets de la
traiter. La rupture systémique a été traitée en linguistique dans les travaux
sur l’usage de deux langues chez des bilingues qui ne les mélangent pas. En
anthropologie, R. Bastide a traité du « principe de coupure » qui permet à
un individu possédant deux cultures d’être pleinement lui-même dans
chacune des deux, quand bien même elles sont, par bien des points, en
contradiction, sans donner lieu à un conflit identificatoire. Le sujet est
capable de passer d’un système à l’autre comme si l’autre n’existait pas.
Mais, toujours pour Bastide, le principe de coupure n’est qu’une étape, et
inéluctablement le sujet passe de la « coupure » à l’« acculturation
formelle » où les emprunts à l’autre culture modifient profondément la
culture emprunteuse. À l’appui de notre travail commun, Z. Strougo, dans
un article récent (Strougo 2006), revient sur le concept « d’acculturation
formelle » de R. Bastide comme dépassement d’un « principe de coupure »
qui essentialiserait les cultures. Z. Strougo montre comment le continuum
se crée par la construction de passerelles entre les systèmes, qui permettent
au sujet de les mélanger et de se construire au-delà des frontières
systémiques.
Si la démarche du migrant est individuelle, celle des groupes qui entrent
en contact avec d’autres est collective, mais elle suit la même logique5. Les
implications en sont que, tant au niveau de l’individu qu’à celui du groupe
ou de la société, l’identification suppose le maintien d’une continuité du
sens, quel que soit le degré de bouleversements contextuels. Cette poursuite
par les sociétés humaines de la continuité du sens introduit un principe
d’ordre dans le chaos. L’adaptabilité suppose que l’individu (comme le
groupe) trouve ou construise cette continuité à partir des systèmes en
contact. Ce principe pose donc la question de la continuité au-delà de la
frontière intersystémique. Nous traiterons infra dans « processus » et dans
« phénomènes » de ces stratégies de construction de la continuité du sens
(au sens le plus général du terme).

Incidence de l’écartement ou de la proximité typologique des


systèmes
Plusieurs études linguistiques laissent supposer que la proximité
typologique des systèmes favorise les phénomènes d’emprunt et
d’alternance codique, voire l’élaboration d’intersystèmes souples ne
produisant que peu de modifications dans les noyaux durs systémiques.
Dans ce cas, la compatibilité des éléments favoriserait leur adoption en tant
qu’emprunt (cf. infra théorie de l’emprunt). À l’inverse, on peut supposer
que l’écartement typologique des systèmes en contact rendra plus difficile
la construction d’une continuité intersystémique et plus complexes les
procédés pour l’obtenir. Les cas de contact entre systèmes typologiquement
éloignés engageront donc les individus dans des stratégies dont il est
raisonnable de penser qu’elles entraîneront des modifications dans le noyau
dur.

Nombre de systèmes en contact


S’il y a co-construction de l’identité dans le contact et si ces
constructions internes et externes se conjuguent et se modifient les unes les
autres, la multiplication des regards et des systèmes pousse à une plus
grande complexité. Deux langues, apprises de manière comparable, peuvent
se trouver juxtaposées et fonctionner selon des moments, des interlocuteurs,
des circonstances d’emploi différents sans que les locuteurs établissent
forcément de passerelles ou d’équivalences ou de comparaisons entre elles
(par le biais notamment de traductions).
À partir d’un certain nombre de langues et d’autant plus si ces langues
sont divergentes sur un grand nombre de points, les phénomènes deviennent
plus complexes et leurs résultats plus imprévisibles. On peut penser que,
fonctionnant comme un principe d’économie, un ensemble de règles
communes soit généré afin de réduire le coût des procédures
d’apprentissage ou de mobilisation des formes actualisées dans la
conversation. Le niveau d’abstraction est d’autant plus élevé qu’il y a de
systèmes en présence.

La hiérarchie des éléments systémiques


On constate une hiérarchie entre les éléments d’un même système allant
des phénomènes de surface, les plus labiles, au noyau dur, les plus stables.
Lorsque deux systèmes entrent en contact on peut supposer que les
éléments les plus labiles sont plus vite et plus facilement affectés par le
contact que les phénomènes les plus stables.
À l’inverse, ainsi que le montrent plusieurs de nos articles (notamment
A. Bergère, M.-C. Bornes Varol, S. Fürniss), c’est la situation de contact qui
révèle l’appartenance au noyau dur de certains éléments par l’examen des
endroits où le système résiste à l’adoption d’un élément étranger. Ces
phénomènes seront étudiés plus en détail infra.
Cela ne suppose pas que la variation (y compris individuelle) soit
éliminée de l’étude, car c’est au niveau des sujets que les innovations sont
les plus nombreuses et ce sont eux qui entrent en contact et y réagissent. Le
rôle des variantes sera examiné plus bas lors de l’étude de l’émergence de
mini-systèmes.

Les effets du contact sur les systèmes


Il est important ici de bien avoir à l’esprit l’attitude de la société et des
individus face à l’interaction des systèmes en contact parce qu’elle
détermine non seulement leur ouverture à des éléments exogènes, mais
aussi la façon dont ils se les approprient, ainsi que le type d’appropriation
de ces éléments. Dans tous les cas que nous avons étudiés, la rencontre des
éléments exogènes a donné lieu à des formes d’emprunt à un niveau ou à un
autre. Nous avons préféré ne pas recourir au terme général
d’« interférence » parce qu’il évoquait plutôt des processus de contact entre
systèmes, et utiliser « emprunt » qui suppose une volonté individuelle ou
collective, d’une manière assez générale. C’est pour cette raison qu’avant
de catégoriser les différents types d’emprunt rencontrés, nous revenons à la
question de l’attitude face au contact, qui va déterminer les marges des
situations que nous prenons en compte dans cet ouvrage.

1. Théorie de l’emprunt
Nous employons ici le terme d’emprunt au sens générique utilisé par
toutes les disciplines de notre groupe pour désigner tout phénomène de
transfert intersystémique en situation de contact ainsi qu’il a été défini
supra dans le glossaire commun.
Le fait qu’une société (un groupe, un individu) ait une disposition à
l’emprunt, voire qu’elle instrumentalise sa capacité à emprunter dans une
situation d’enjeux identificatoires suppose qu’elle sache délimiter les
systèmes. Elle fait intervenir ce qui peut ou non être emprunté, à qui,
pourquoi, et surtout dans quelles limites. En effet, l’existence de situations
où un système est remplacé par un autre pose le problème de savoir
jusqu’où l’on peut emprunter sans devenir l’Autre. Dans certaines situations
de contact, ces questions sont explicitement posées et font l’objet
d’affrontements et de négociations.
Z. Strougo et M.-C. Bornes Varol ont proposé deux bornes aux situations
d’emprunt, un pôle négatif défini comme l’emprunt zéro, celui où rien
n’est pris par une société de la culture de l’Autre (si ce n’est la conscience
de constituer une culture distincte), et un pôle positif défini comme
l’emprunt total, c’est-à-dire le passage à un autre système, l’assimilation
au système de l’Autre et la disparition de la culture ou de la langue
antérieure du groupe. Ce dernier pôle correspond aux cas d’acculturation
subie ou forcée, d’ethnocide culturel (Jaulin 1970 ; 1974) et aux cas de
changement de langue distingués par les travaux de Thomason & Kaufman
(1988) sous le nom de « language shift ». Entre ces deux pôles se
trouveraient des situations d’emprunt d’extension variable. Toutefois, les
deux pôles considérés constituent des situations limites, dont la réalité
effective peut être mise en doute. En effet, toute culture emprunte forcément
quelque chose à une autre, qu’elle le veuille ou non, et toute culture qui
disparaît laisse forcément une trace dans celle qui l’absorbe. Cependant, les
cas de refus de contact culturel et de disparition de cultures existent et sont
des cas sociologiquement problématiques.
La schématisation précédente est certes abstraite et hypothétique, mais il
est intéressant de constater que les théorisations issues des études sur les
contacts de langue rejoignent ici les limites posées aux processus
d’identification par différents travaux de psychanalyse. Elles ont été
transposées par Z. Strougo au cas des migrants. Cette superposition dessine
une première typologie, assez sommaire certes, qui conduit M.-C. Bornes
Varol et Z. Strougo à la définition commune des trois cas de figure
suivants :
– l’emprunt zéro ou l’identification en « contre-identification » ;
– l’emprunt total ou l’identification en « faux-self » ;
– l’emprunt partiel intégratif ou l’identification structurante.
L’emprunt zéro correspond au cas des migrants qui, face à la société
d’accueil, réagissent par une crispation de l’identité culturelle d’origine et le
surinvestissement exacerbé de celle-ci. Ces familles ne communiquent pas
avec l’extérieur, se sentent menacées et se créent leur propre frontière pour
se préserver de la nouveauté qui les désoriente. La frontière est maintenue
grâce à un processus actif de résistance à l’acculturation et ces familles ne
supportent pratiquement aucun élément de la culture d’accueil dans leur
quotidien qu’elles organisent autour de la réactivation, de la reviviscence
(parfois quasi hallucinatoire) des signes identitaires de leur culture
d’origine. Z. Dahoun a étudié cette forme de contact (que nous nommons
« emprunt zéro ») et a décrit dans son livre Les Couleurs du silence (2006)
ses effets dévastateurs en matière de santé mentale tant au niveau de la
première que de la deuxième génération de migrants (mutisme des enfants,
troubles psychosomatiques, psychoses).
L’emprunt total correspond à ce que Z. Strougo appelle
« l’identification en faux-self »6. Cliniquement, le faux-self se caractérise
par un certain nombre de traits : l’absence de symptômes
psychonévrotiques francs ou de manifestations caractérielles pathologiques,
un comportement bien adapté, en apparence, à l’environnement, une
soumission aux exigences de la réalité. La labilité des identifications est
frappante et celles-ci peuvent changer au gré des situations. Pour utiliser un
terme anglo-saxon très parlant, on est ici dans une parfaite compliance à
l’environnement et à l’Autre. Dans le cas du migrant qui s’identifie en faux-
self, on peut voir sa difficulté à parler de son pays d’origine, ou bien, quand
il en parle, que son discours n’est infiltré d’aucune émotion décelable. Tout
au plus exprime-t-il des pseudo-affects sur le mode des stéréotypes sociaux
les plus banals. Le sujet est donc comme déconnecté de sa réalité
psychique, coupé de ses racines et de son histoire, vivant dans un état
d’apesanteur par rapport à sa culture d’origine. Les identifications qu’il
« emprunte » au système identificatoire du pays d’accueil ne sont que de
façade et ne sont pas véritablement subjectivantes.
L’emprunt partiel intégratif (ou l’identification structurante) suppose
un investissement de la culture d’accueil, probablement dès avant l’exil, ce
qui fait dire à Z. Strougo que l’étranger qui émigre est, dans certains cas, en
quelque sorte étranger en son propre pays et à sa propre culture. Il y a ici un
« désir identificatoire pré-transférentiel », c’est-à-dire d’avant la rencontre,
qui préexiste au contact et l’appelle de ses vœux. L’emprunt partiel
intégratif suppose une certaine distance, un regard critique qui ne sont pas
cependant synonymes de reniement ou de déni d’identité. Le sujet n’est pas,
ici, dans une logique de fidélité/trahison comme dans les deux autres cas,
mais dans une logique de transgression. Il fait, en quelque sorte, la traversée
de sa culture d’origine dans une recherche d’un au-delà de cette culture. Sa
recherche d’identification est exploratoire et n’est pas une déshérence.
L’emprunt identificatoire ne vient pas se substituer aux identifications
antérieures ou cohabiter avec elles dans une relation d’extériorité à
l’intérieur de soi. Il les traverse, les modifie, les parachève. Cela n’empêche
pas que la migration s’accompagne d’une souffrance plus ou moins
importante et génère un sentiment de perte. Mais peut-être que celui qui
part cherche, à travers son exil, à organiser cette perte pour s’inscrire en
propre dans son histoire.
Si l’identification symbolique (correspondant à la situation où l’emprunt,
accepté, n’entraîne pas de disparition de la culture, de réduction de soi à
l’Autre) est non pathologique, les deux autres situations sont considérées
comme pathologiques. La coïncidence entre ces théorisations disciplinaires
et leurs applications nous a conduits à considérer que l’emprunt en situation
de contact était un fonctionnement régulier et adapté des individus, des
groupes et des sociétés et que le refus d’emprunter ou l’emprunt total
comme identification à l’Autre étaient des situations pathologiques ou des
dysfonctionnements pour les individus, les groupes et les sociétés. Toute
évolution nécessite une négociation, il n’existe pas de possibilité d’inventer
sans dialectique avec sa propre identité d’origine.

2. Typologie des phénomènes résultant du contact


Nous avons relevé un certain nombre de ces phénomènes et de ces
processus pour lesquels nous avons recouru aux dénominations mises en
place et couramment utilisées par les sociolinguistes qui reprennent celles
d’U. Weinreich (1953). Nous avons employé à divers degrés selon les
intervenants les termes d’« alternance codique » (pour les changements de
codes sans adaptation), d’« emprunt » proprement dit (pour l’emprunt de
formes ou de signifiants visibles plus ou moins signalés, reconnaissables ou
intégrés), de « calque » (pour l’emprunt de structures, de signifiés ou de
traits sémantiques, difficilement répérables).

L’alternance codique, l’emprunt spontané et l’emprunt balisé


Nous reprenons ici les définitions exposées dans le glossaire commun à
la fin du deuxième chapitre de l’introduction.
L’alternance codique consiste, en sociolinguistique, à introduire à des
fins discursives un élément assez important d’une langue B dans une langue
A. Entre deux phrases, ou à l’intérieur d’une même phrase, le locuteur
plurilingue change de code. Dans l’alternance codique les éléments
empruntés ne sont pas linguistiquement intégrés7.
L’emprunt spontané est de l’ordre de l’innovation relevant du sujet.
L’emprunt balisé s’en distingue en ce qu’il est repris par le groupe (il a une
fréquence supérieure) et qu’il commence à être négocié. Cependant, il n’est
pas intégré linguistiquement à la langue A et il y est donc repérable et
repéré par les locuteurs de A comme par les locuteurs de B. En cela il
ressemble à l’alternance codique, mais il en diffère par le fait qu’il concerne
une petite unité tandis que l’alternance codique concerne des unités plus
grandes : phrases, propositions, groupes de mots. Cette distinction, qui
porte plutôt sur la taille de l’élément emprunté, ne nous semble pas ici
pertinente. Du moins, n’en avons-nous pas perçu la pertinence pour nos
études de cas. L’emprunt balisé est signalé par des pauses, reste
reconnaissable et identifié et signalé comme emprunt.
Compte tenu des critères appliqués dans la catégorisation des emprunts,
l’alternance codique fonctionne comme une citation ou peut être considérée
comme le passage à un autre système.
Certains cas présentés ici, ne relevant pas de la linguistique, permettent
d’établir des parallèles dans d’autres domaines. Ainsi, pour Z. Strougo, la
« coupure » identifiée par R. Bastide, correspond assez bien, pour le sujet, à
la situation d’alternance codique : il identifie les deux systèmes et passe de
l’un à l’autre sans les modifier. Pour S. Fürniss, cette terminologie convient
bien aux « chants de chamane » empruntés par les Baka aux Bangando. Ils
sont rituellement intégrés de façon superficielle (leur place, leur fonction,
leur signification au sein du rituel ne sont pas définies). Ils ne sont pas
encore socialement intégrés (ils viennent d’être introduits par des individus
et ne sont pas encore repris par le groupe ; on ne sait pas s’ils seront
transmis). Ils ne sont pas intégrés linguistiquement (les paroles sont en
bangando même si celui-ci est très altéré). Ils ne sont pas intégrés
musicalement (ils ont une échelle musicale différente des chants baka ou
une conduite mélodique particulière). Enfin leur caractère exogène est
clairement identifié. Ils fonctionnent comme des changements de langue ou
des « variantes individuelles ». La catégorisation établie ici par S. Fürniss à
partir d’un matériel ethnomusicologique peut être rapprochée des catégories
sociolinguistiques de l’emprunt spontané ou de l’alternance codique.

L’emprunt intégré
Ce n’est pas tant la nature des éléments empruntés, leur nombre ou leur
extension qui importe ici, mais les processus d’emprunt et le traitement que
les emprunts reçoivent dans la culture emprunteuse. Pour la
sociolinguistique, l’emprunt intégré s’insère linguistiquement dans la
langue emprunteuse et devient même, au dernier stade de son intégration,
transparent pour les locuteurs de la langue. L’intégration systémique
(intraculturelle) de l’emprunt fait resurgir la question des strates du signe
qui vont au-delà du musical pour une musique, au-delà du linguistique pour
une langue, au delà du rituel pour une société.
Le degré de transparence de l’emprunt (ou le degré de conscience que les
groupes en ont) est une donnée essentielle de la typologie de l’emprunt. Elle
nécessite également une épaisseur historique, l’intégration se faisant
progressivement.
Les traits permettant de distinguer entre emprunt intégré et alternance,
pour S. Fürniss, sont :
– la profondeur historique (l’emprunt peut être daté ; au-delà d’une
génération, l’emprunt intégré suppose une transmission aux générations
suivantes tandis que l’alternance est un phénomène synchronique) ;
– l’opposition collectif/individuel (l’alternance codique stylistique est
plutôt du ressort de la variation individuelle ; l’emprunt intégré du côté du
code partagé).
À cela s’ajoute le critère de la perception de l’élément emprunté comme
endogène ou exogène par les tenants de la culture. Le chercheur peut avoir
une perception différente du phénomène en fonction de sa connaissance
différente du système et de son histoire. À titre d’exemple, le philologue
sait que le terme français « redingote » vient de l’anglais riding-coat, mais
le locuteur l’ignore la plupart du temps. De même, S. Fürniss établit
l’origine exogène d’un rituel de guérison dont les Baka ignorent qu’il a été
emprunté, grâce à sa connaissance du système musical baka. Cet emprunt,
totalement intégré, est un emprunt établi.
L’emprunt d’une forme (sonore, matérielle…) est plus concret et plus
facilement reconnaissable que celui d’un sens. Les traits divergents d’une
forme sonore ou matérielle, d’une mélodie, d’un mot, d’un rituel empruntés
sont en effet immédiatement repérables à l’oreille ou à la vue, ‘ils sautent
aux yeux’ en quelque sorte. Ce sont des données d’expérience directement
accessibles à la conscience.
P. Laburthe-Tolra montre que l’un des critères de l’intégration de
l’emprunt est sa mise en sens dans le système culturel qui l’emprunte.
Comme on le verra infra l’opération de réanalyse et de remotivation de
l’emprunt est l’un des processus de son intégration au système symbolique
de la culture, ce qui, pour Z. Strougo, dans son article, correspond aux
« remaniements » identificatoires que le sujet opère.
Les exemples donnés montrent que le degré d’intégration de l’emprunt
peut affecter diverses composantes de l’élément emprunté, qui peuvent se
situer à des profondeurs différentes. L’emprunt peut être totalement intégré,
partiellement intégré, voire très superficiellement intégré selon que telle ou
telle de ses composantes est affectée. Il sera donc nécessaire de paramétrer
finement quelles composantes sont affectées par le processus d’intégration,
à quel niveau elles sont situées et à quel degré elles sont intégrées.
Si nous reprenons le cas décrit par S. Fürniss, dans leur grande majorité
les chants empruntés sont rituellement intégrés (fonctions rituelles),
socialement intégrés (ils sont transmis depuis deux générations),
symboliquement intégrés (ils sont conformes aux valeurs esthétiques du
groupe et à son goût pour l’innovation), intégrés linguistiquement (les
paroles sont traduites en baka) et partiellement intégrés musicalement par
l’accompagnement instrumental (jeu de la trompe et formule
polyrythmique) ; mais il subsiste une particularité de leur structure formelle
qui ne correspond pas au patrimoine emprunteur.
Dans la catégorisation des emprunts on peut placer l’emprunt établi
comme borne de l’emprunt (le point où l’extra-culturel devient intra-
culturel) puisqu’il est totalement intégré, validé par la transmission et qu’il
n’est plus perçu comme un emprunt par le groupe. En cela il se situe à
l’opposé de l’alternance codique qui constitue l’autre borne systémique.

Le calque
Autant les tenants de la culture identifient facilement l’emprunt, autant
l’identification du calque leur est difficile : en effet, il est dans sa nature
même d’être transparent. La notion de calque n’est peut-être perceptible que
dans le domaine linguistique ; à notre connaissance il n’a pas été identifié
dans d’autres domaines. Cependant, il peut certainement se rencontrer dans
les cas de syncrétisme, par exemple lorsqu’un rituel garde son déroulement,
mais acquiert un sens « emprunté » tout à fait différent. Son étude
permettant de le différencier des autres types d’emprunt requiert de
descendre à un niveau d’analyse inférieur et d’examiner les procédures qui
permettent de différencier le calque de l’emprunt. Son repérage est, dans
tous les cas, le résultat d’une opération complexe car l’absence de traits
sonores ou visuels repérables immédiatement lui confère une naturalité
formelle. Il n’est en effet reconnaissable ni par les uns, ni par les autres.
Quelque chose a bien été emprunté, mais il est difficile pour les tenants de
la culture de dire exactement quoi. Cet emprunt associe des éléments
systémiques abstraits de A avec des éléments systémiques abstraits de B. Le
processus du calque témoigne d’une activité métasystémique qui se situe en
dehors de la zone de conscience des sujets : il est implicite8.
C’est encore le paramétrage qui permet de distinguer ce qui relève de la
forme de ce qui relève du sens. En linguistique, le calque repose en effet sur
la dissociation (en tout ou en partie) du signifiant et du signifié9.
L’organisation syntaxique d’un énoncé, ou une valeur modale, empruntées
sans séquence phonique de support (ou sans emprunt de signifiant) n’est
perceptible qu’à un second niveau d’analyse et demande une comparaison
intersystémique. De la même façon, la valeur sémantique d’un mot, si elle
est empruntée à un mot d’une autre langue, intervient à un niveau
symbolique et abstrait. Par exemple, en judéo-espagnol, le signifié
« essence » du mot gueso ‘os’, est calqué sur la valeur sémantique de
l’hébreu etsem, à la fois ‘os’ et ‘essence’. La forme sonore de l’hébreu n’est
pas empruntée, mais sa valeur sémantique est transférée au mot judéo-
espagnol (qui n’a jamais ce sens en espagnol).

Résumé typologique
Seuls les cas d’alternance codique matérialisent une frontière, une
rupture systémique, encore cette frontière ne se situe-t-elle que sur le plan
du code linguistique utilisé. Les sociolinguistes (Gumperz 1982) ont en
effet montré que, sur le plan discursif, l’emploi de deux codes alternés avait
des usages pertinents. On a donc, dans la langue, une unité discursive, mais
une rupture codique (limitée à son aspect stylistique). L’emprunt balisé
focalise également l’attention sur la frontière systémique. L’intégration de
l’emprunt, en revanche, contribue à effacer les frontières codiques. Le
calque crée l’illusion d’une unité codique même lorsqu’il transgresse les
frontières systémiques.

Dynamique et processus de contact


La typologie provisoire de l’emprunt que nous venons d’établir dépend
bien évidemment, comme nous l’avons dit, de l’interaction entre facteurs
internes et facteurs externes du changement systémique. Mais les résultats
que nous avons catégorisés s’inscrivent dans des dynamiques et dépendent
de processus que nous allons tenter de décrire ici. Nous parlerons d’abord
des processus de repérage des convergences et divergences interculturelles,
mis en œuvre par les sujets de manière consciente ou inconsciente. Nous
parlerons ensuite des processus qu’ils mettent en place pour traiter ces
convergences et divergences. Ils procèdent, notamment par le biais de la
réanalyse de leur propre système en fonction des catégories allogènes, de
l’adaptation de ces dernières aux leurs et des leurs aux autres, de façon à
fabriquer de l’identitaire – c’est-à-dire de l’intraculturel avec de
l’extraculturel, de l’endogène avec de l’exogène, du Moi avec de l’Autre.
Cette partie traite de dynamiques. Lorsque l’on étudie les procédures en
œuvre dans le contact au-delà des stratégies individuelles, en prenant en
compte ce qu’elles ont en commun, on cherche à relever et à comprendre
les transformations qui se sont produites, se produisent, ou vont
éventuellement se produire au niveau systémique d’une langue, d’une
musique, d’une culture.

1. Repérage des convergences et des divergences intersystémiques


Principe de cohérence
Lorsque nous avons évoqué les discussions sur le « sens » et la
« signification », nous nous sommes accordés sur l’idée que tout élément
d’une culture produisait du sens. Ce sens n’est pas donné a priori. Il se
négocie dans les interactions entre les sujets appartenant à une même
culture (ou à des cultures différentes). C’est ce que nous appellerons ici le
« principe de cohérence », selon lequel tout élément d’une culture doit
entretenir des liens de cohérence avec les autres. Cela ne suppose pas qu’il
n’y ait pas de contradictions, mais cela suppose que tout un chacun
recherche une mise en cohérence des éléments nouveaux avec l’ensemble
des éléments préexistants, qu’il recherche des convergences et qu’il cherche
à réduire les divergences ou les contradictions, à quelque niveau que ce soit.
Il s’agit bien sûr de processus individuels, s’articulant à des processus
collectifs, supposant des choix à l’intérieur des possibles et une perpétuelle
recherche et même création de cohérence. Cette cohérence peut se trouver
au niveau symbolique seulement ou opérer sur deux niveaux différents qui
peuvent s’avérer incompatibles entre eux, par exemple les niveaux
symbolique, taxonomique ou pragmatique peuvent être en contradiction10.
C’est ce travail de mise en cohérence qui suppose les processus
d’identification des divergences et des convergences.
Cependant tout n’est pas renégocié tout le temps par tout le monde de
façon anarchique et contradictoire, il y a des axes ou des orientations dans
les processus, des régularités, des périodes stables ou de statu quo. Ceci
semble confirmé par les théories de la communication (Sperber 1996) : pour
qu’une représentation se partage il faut qu’elle partage un certain nombre de
traits avec les représentations dominantes. Les théoriciens des sciences de
l’éducation montrent qu’un enseignement scientifique qui contredit les
croyances du groupe a peu de chances de s’imposer de par sa seule autorité.
Il existe des critères de compatibilité, de convergence, de vraisemblance,
d’adaptabilité, de cohérence… à l’introduction d’un nouvel élément dans un
système quel qu’il soit. L’existence de traits symboliques permettant de
fonder une convergence, favorise l’emprunt de certains traits plutôt que
d’autres. P. Laburthe-Tolra montre par exemple que les emprunts faits aux
missionnaires blancs par les Camerounais du Sud sont favorisés par
l’existence et le fonctionnement de leurs mythes. Dans le système
symbolique des Beti, les morts reviennent parmi les vivants sous forme
d’êtres blancs. Les Européens sont donc assimilés à la réincarnation des
ancêtres. L’initiation traditionnelle consiste à subir une mort symbolique
vécue comme un voyage. Le christianisme est accepté par les Beti comme
une initiation par les Blancs dont la pratique des pèlerinages permet
d’accomplir ce voyage symbolique dans l’au-delà qui conditionne l’accès
au statut d’être à part entière.

Réanalyse, illusion d’identité et repérage de lacunes systémiques


Le principe de cohérence suppose que les sujets en contact avec une autre
culture cherchent à établir une cohérence entre ces deux systèmes, qu’il y
ait ou non convergence évidente. En quelque sorte, ils analysent les
éléments de B (l’autre système) en fonction de A (leur système).
L’exemple développé ci-dessus illustre la façon dont les Beti ont cherché
dans le système des Blancs ce qu’ils reconnaissaient comme convergent
avec leur système religieux propre.
Cette construction de convergences passe par une analyse des traits de la
culture des missionnaires à partir de la culture des Beti. Leur analyse du
système étranger mène à l’identification d’équivalences et
d’incompatibilités entre les deux systèmes. Ces « incompatibilités
systémiques » sont les éléments « incohérents » par rapport à leur système.
On trouve ici ce qui est appelé « réanalyse » dans les écrits scientifiques,
notamment à propos des contacts de langues. Les processus de réanalyse
d’un système phonologique B par des locuteurs de A, ont été étudiés par U.
Weinreich (1953 : 14-20). Les études sur les fautes des apprenants de
langue seconde et leur remédiation ont éclairé finement la réanalyse de la
morphologie et de la syntaxe de B par des locuteurs de A (Weinreich 1953 :
39 ; Corder & Roulet 1972 ; 1977). Les modalités de ces réanalyses font
apparaître que les locuteurs se livrent à des découpages plus inattendus et
subtils que ceux que l’analyse structurale reconnaît, comme on le voit dans
l’article d’A. Bergère. Nous reparlerons plus bas de ce phénomène.
C’est à ce moment du processus qu’intervient aussi l’illusion de
l’identité, lorsque la réanalyse de B en fonction de A aboutit à la création
d’une identité alors que celle-ci n’est qu’approximative ou partielle, fondée
sur quelques traits communs. Ces identités illusoires, très fréquentes dans
des contacts entre systèmes proches, s’avèrent particulièrement difficiles à
dépasser. Elles contribuent à la cohérence des intersystèmes et a fortiori à
leur figement, voire à leur fossilisation, comme dans certains cas
d’interlangues de migrants.
Intervient également ici ce que l’on peut appeler le repérage des lacunes
systémiques, qu’il soit conscient, comme par exemple lorsqu’un terme
manque pour nommer un objet, ou inconscient, lorsque la présence dans B
d’un élément qui n’existe pas en A entraîne son adoption. Ces éléments
viennent dans les deux cas occuper une place en creux dépourvue jusque-là
de concrétisation, comme, par exemple, une absence de rituel de
circoncision (S. Fürniss), ou celle d’un suffixe spécialisé dans les noms de
métiers (M.-C. Bornes Varol).

2. Traitement des convergences et des divergences : construction


d’intersystèmes
Les cas des systèmes proches et des systèmes éloignés
Nous avons formé l’hypothèse que la proximité/ l’écartement des
systèmes en contact pouvait être un facteur à prendre en compte lors de
l’étude des situations de contact. L’étude de la formation d’intersystèmes
confirme cette hypothèse.
Quand le nombre des convergences excède largement le nombre des
divergences, dans une stratégie d’emprunts et d’innovation, l’intégration de
l’emprunt se trouve facilitée.
Dans l’exemple baka (S. Fürniss), l’intégration de l’emprunt d’un rituel
de circoncision montre que son intégration au système symbolique et social
est possible même lorsqu’il y a divergence systémique musicale importante.
Cela confirme que l’un des niveaux autochtones de l’analyse empirique de
la structure musicale est sa fonction rituelle.
Mais souvent, en cas d’écartement important des systèmes, d’autres
stratégies doivent être développées. L’alternance codique peut être un
recours, mais elle n’est pas le seul possible dans ce cas. En effet, le calque
permet la naturalisation de constructions allogènes et les mini-systèmes
permettent de créer des ponts de convergence à partir de fragments
systémiques.
La contribution d’A. Bergère montre à quel point la non-correspondance
entre les systèmes phonétiques et graphiques du chinois et du français
rendent problématiques les stratégies individuelles d’établissement
d’équivalences intersystémiques valides. Aussi complexes soient-elles, les
tentatives échouent, le plus souvent, devant l’irréductibilité conjuguée des
correspondances entre découpage en phonèmes (du français) et découpage
en syllabes (du chinois) et les systèmes graphiques qui en résultent. Ici, ni
les unités de base des deux systèmes ne correspondent, ni les règles
phonologiques, ni la morphologie, ni les conventions graphiques, encore
moins le lien que ces différents éléments entretiennent. La complexité des
paramètres à prendre en compte et le degré de finesse des éléments
d’analyse auxquels il faut descendre pour commencer à trouver des
identités approximatives compliquent l’identification des divergences
intersystémiques et la mise en place de stratégies propres à les dépasser. Les
stratégies nécessaires à l’apprentissage de chacun des deux systèmes
graphiques recèlent des contradictions telles qu’elles s’excluent les unes les
autres sur bien des points. Et pourtant…
L’identification des divergences et des convergences et la construction
des convergences sont facilitées lorsqu’il se trouve (comme nous l’avons dit
plus haut) un médiateur entre les deux systèmes, surtout en cas de fort
écartement (réel ou supposé). Z. Strougo donne à cet espace entre deux
cultures le nom d’« espace transitionnel ». Pour le psychanalyste qui
analyse un processus d’identification entre deux cultures, c’est la cure qui
est cet espace où s’élabore le projet identificatoire qui emprunte à l’une et à
l’autre. A. Bergère, quant à elle, montre que lorsque le professeur et les
élèves ne parviennent pas à ménager un « espace transitionnel » entre deux
traditions linguistiques et didactiques très différentes, le processus
d’acquisition/identification échoue. Lorsque les deux référentiels culturels
sont très éloignés, une médiation est nécessaire si l’on veut éviter le clivage
culturel.

Intégration des emprunts


Comme nous l’avons vu plus haut, l’emprunt peut être intégré à
différents niveaux. Pour cette raison il peut être explicitement marqué,
repéré, identifié comme emprunt et peut à ce titre fonctionner de manière
particulière : comme innovation, comme intensif, comme curiosité, comme
rupture… On voit en judéo-espagnol un emprunt garder sa forme d’origine,
être repéré comme emprunt et fonctionner comme intensif de prestige ; ou
bien être progressivement intégré jusqu’à ce que les locuteurs eux-mêmes
perdent la notion d’emprunt qui lui était attachée.
L’adaptation de l’emprunt à la culture emprunteuse est l’objet d’une
négociation collective du même type que celle de l’intégration d’une
innovation aux règles culturelles ou linguistiques. Ainsi, par exemple, lors
de son introduction dans leur culture, le rituel de circoncision bangando
emprunté par les Baka est modifié de façon à s’adapter au système rituel
baka. Les femmes, absentes du rituel bangando en tant qu’officiantes, se
voient investies de fonctions rituelles importantes, car – chez les Baka – il
n’y a pas d’efficacité rituelle qui ne s’appuie sur l’action conjointe de
couples.

Le recours au calque
C’est la stratégie adoptée qui permet de différencier l’emprunt intégré du
calque. En effet, si l’emprunt traite une divergence reconnue en lui
construisant une convergence systémique, le calque prend acte d’une
divergence et ne cherche pas à adapter l’emprunt au système, mais à
introduire de force un élément systémique de B et à lui donner l’apparence
formelle de la naturalité. Dans la construction d’un intersystème
linguistique, le calque grammatical consiste à naturaliser en surface un
élément de la langue B, même lorsqu’il viole la grammaire de la langue
A. Le calque sémantique consiste à conférer à un élément de A un sens ou
une valeur symbolique qui appartient à B et qui lui est, avant cet emprunt,
étranger.
Comme nous l’avons vu plus haut, cette naturalité lui est conférée par la
dissociation du signe entre signifiant sonore et signifié. Le signifiant sonore
est conforme à la langue emprunteuse A alors que son sens ou sa fonction
sont conformes à la langue B. Devant l’irréductibilité de la syntaxe du
judéo-espagnol à celle du turc et de celle du turc à celle du judéo-espagnol
les locuteurs de judéo-espagnol empruntent un ordre des mots du turc
incompréhensible en espagnol : ainsi la formulation amiga de mi ermana la
madre, littéralement ‘amie de ma sœur la mère’, signifie-t-elle ‘la mère de
l’amie de ma sœur’. Le vocabulaire, la phonétique et la morphologie sont
ceux de l’espagnol, mais l’ordre des mots et le sens qui en résulte sont ceux
du turc. On peut analyser le « phonème fantôme », dont parle A. Bergère,
en termes de calque : il s’agit pour les locuteurs de A (chinois) d’introduire
un élément du système phonologique de A (une règle implicite du chinois)
dans le système phonologique de B (français).

Le recours à l’alternance codique


Si l’adaptation d’un système à un autre se révèle problématique, la
rupture est une autre stratégie possible. Le passage d’un système à un autre,
ou alternance codique (cf. supra ), fonctionne comme une citation
extraculturelle dans un discours intraculturel. Cela est à rapprocher des
remarques de S. Poplack et D. Sankoff sur la grammaire de l’alternance
codique (Sankoff & Poplack 1981) : quand deux langues sont
syntaxiquement très éloignées, l’intégration de segments de l’une dans
l’autre est rendue très difficile et l’on a recours à la citation.

La création de mini-systèmes
Confrontés à de grandes failles intersystémiques, les sujets construisent
des ponts à partir de fragments de systèmes : ils privilégient un trait dans un
ensemble pour fonder une convergence, se servent d’éléments devenus non
systémiques en diachronie, ou marginalisés en synchronie (variations
individuelles). Les anthropologues ont d’ailleurs pour cette raison attiré
l’attention sur le fait que le changement se produisait le plus souvent aux
marges du système.
Mini-systèmes variationnels. Comme M. López Izquierdo le rappelle
opportunément dans son article en s’appuyant sur A. Meillet (1931) et Y.
Malkiel (1994), la variation individuelle, l’innovation, l’emprunt, créent des
« mini-systèmes » concomitants, parallèles au système général,
fonctionnant selon des principes différents et qui pourraient expliquer les
irrégularités phonétiques, notamment.
Diachronie et mini-systèmes. Tous les éléments non systémiques ne
disparaissent pas, même si leur fonctionnalité est annulée ou invalidée en
synchronie. Les réseaux métaphoriques des mots, les anciennes oppositions
phonétiques qui rendent sensibles à telle ou telle articulation d’un phonème,
telles variantes de réalisation d’un rituel, d’un mythe, d’une danse,
continuent à exister en synchronie même après avoir perdu leur pertinence
systémique et restent disponibles, aux marges du système. Par exemple, un
élément a cessé d’être systémique, mais il a gardé certaines propriétés qui
l’ont empêché de disparaître tout à fait. Dans le cas analysé par M. López,
le trait symbolique et le trait graphique <x> sont liés dans le maintien
partiel du phonème /∫/ dans l’espagnol du Mexique. J.-M. Essono nous a
donné avec l’ewondo l’exemple d’une langue bisyllabique, devenue
monosyllabique, mais dont le ton de la syllabe disparue continue de jouer
un rôle en système (Essono & Laburthe-Tolra, 2005). Nous avons vu plus
haut que la diachronie pouvait constituer un cas de contact en synchronie et
une source de variation.
Situation de contact et mini-systèmes. De la même façon, des « traces »
d’une ancienne situation de contact peuvent subsister à la périphérie d’un
système. C’est le cas des substrats disparus, en linguistique diachronique.
M.-C. Bornes Varol (2001) a rapporté le fait que l’acquisition dans un jeune
âge de la modalité médiative du turc par un bilingue (turc-français) devenu
monolingue (français), avait créé chez ce locuteur un usage spécifique des
temps du passé en français, le médiatif continuant à y jouer un rôle de
catégorie fantôme. Ces fragments de systèmes et d’intersystèmes anciens
peuvent constituer des fragments disponibles, sollicités pour la construction
des convergences.
La situation de contact (a fortiori lorsque ces contacts sont multiples)
offre de nombreuses possibilités intersystémiques et permet de créer de
nouveaux mini-systèmes. Elle peut remotiver un élément marginalisé qui
redevient pertinent comme support d’une convergence. Ainsi, dans la
musique des Baka occidentaux, la structure formelle exogène du rythme
bèkà (bangando) rencontre celle du rythme de divertissement mbàlà
(nzimé). Le double emprunt d’un même rythme exogène le sort de sa
marginalité, l’ancre dans le système musical des Baka occidentaux et
constitue un mini-système par rapport à la musique des autres Baka qui
n’ont pas intégré ce rythme.
Traces mnésiques et phénomène de latence. Ce processus explique en
partie les phénomènes de latence (en linguistique) ou de résurgence d’un
trait ancien (en anthropologie) qui font écho au retour du refoulé (en
psychanalyse), que nous avons rencontrés sur nos terrains. Des stratégies ou
des solutions anciennes à des problèmes linguistiques ou sociaux qui
semblaient avoir été écartées du système au cours du temps réapparaissent
en système. Pour le psychanalyste, l’idée de trace mnésique qui serait
réactualisée en fonction d’événements présents fait sens. Cela a été expliqué
par le fait que les problèmes de sens ou de cohérence systémiques ne sont
jamais totalement réglés et que les contraintes et contingences de tous
ordres limitent le nombre des solutions possibles. On en revient donc à
essayer des solutions semblables de manière cyclique. Chacune, parce que
son adéquation (ou sa cohérence avec les autres éléments systémiques)
n’est que partielle, provoque des déséquilibres (ou des contradictions)
nouveaux dont la compensation (ou la résolution) entraîne de nouveaux
choix.
La réintégration d’un élément ancien peut aussi venir du fait que, si cet
élément systémique s’est trouvé d’abord marginalisé puis éjecté du système
(dynamique de la variation), les liens (symboliques ou de dépendance…)
qu’il entretenait avec d’autres éléments du système se sont maintenus. Ce
sont ces liens maintenus de manière sous-jacente qui font que l’élément n’a
pas tout à fait disparu et reste disponible aux marges du système. Ces
fragments systémiques abandonnés qui peuvent retrouver leur pertinence en
diachronie sont particulièrement sollicités lors de la création de mini-
systèmes destinés à soutenir une convergence intersystémique en situation
de contact.

3. Limites de la création de convergences


Compte tenu de la complexité des situations de contact d’une part et de
celle des systèmes de l’autre, il est possible qu’une construction de
convergence échoue, soit interrompue, soit abandonnée ou bien encore soit
relativisée.

Refus de modification du système ou l’évidence du « noyau dur »


Si la construction de convergence est perçue comme de nature à modifier
un élément essentiel du système, elle peut être arrêtée dans son évolution.
C’est ici le cas traité dans l’article de M.-C. Bornes Varol. Quoique
pratique, utile et très utilisé, le suffixe des noms de métier emprunté au turc
n’entre cependant pas dans la langue judéo-espagnole. Il reste marqué
comme un corps étranger, parce que sa forme phonique y contredit les
règles de la constitution des mots, et il reste à la périphérie.
Ce trait permet d’ailleurs de faire apparaître les règles non explicites des
systèmes. Par exemple l’intersystème phonologique dans le cas décrit par
A. Bergère : les règles, non explicites, qui apparaissent chez les apprenants
au contact du français, se formulent sur un mode négatif : « il n’y a
jamais », « on ne peut pas », « ça ne se fait pas ». Par exemple on énoncera
la règle : « en chinois, après une consonne, il n’y a jamais d’autre
consonne », ce qui est un usage assez peu répandu dans les descriptions
linguistiques jusqu’ici11. Dans le cas du judéo-espagnol, la résistance à
l’intégration de certains éléments allogènes fait émerger l’existence d’un
noyau dur de principes (ou de régularités implicites partagées) faisant
obstacle à cette intégration. Pour les Judéo-Espagnols, la présence d’un /i/
ou d’un /u/ en finale du morphème turc empêche son intégration dans la
langue judéo-espagnole. Cet échec met en exergue la connaissance
empirique, identitaire, des lois phonétiques du système partagées par
l’ensemble des locuteurs, connaissance fondée sur la fréquence et la
distribution des phonèmes d’où procèdent les régularités de la composition
des signifiants.
De même les Baka, en empruntant un rythme sur 9 valeurs, lui
superposent une subdivision de quatre pulsations. Le traitement acharné
pour faire cadrer ce rythme avec leur grammaire musicale rend sensible la
règle sous-jacente : leur langage musical requiert des périodicités de 4 ou 8
pulsations égales.
Dans le premier cas, on abandonne la rentabilité du formant emprunté et
on bloque son entrée dans le système. Dans le deuxième cas, la stratégie
consiste à modifier le rythme emprunté de façon à ce qu’il se conforme à la
grammaire musicale.
Une autre stratégie aurait consisté à introduire un système divergent qui
pourrait être l’amorce d’un nouveau paradigme. En ce cas, la grammaire
musicale baka ou la langue judéo-espagnole aurait été modifiée.

Construction de divergence
Renforcement des divergences et marquage identitaire. Nous avons traité
jusqu’ici de la construction de convergences intersystémiques permettant
aux tenants d’un système A d’appréhender un système B, afin d’y prélever
des éléments ou de l’acquérir. Toutefois il ne faut pas oublier que dans
certains cas, des stratégies identitaires conduisent à la construction de
divergences, notamment lorsque les systèmes en contact sont très proches.
Dans cette démarche centrifuge, les divergences intersystémiques sont
repérées, valorisées et chargées de sens. Lorsque ces traits sont peu
nombreux, un trait différentiel peut se trouver surchargé de sens et devenir
un marqueur identitaire.
Ainsi, dans l’article de H. Ferran, les Maale protestants focalisent sur les
éléments non-traditionnels de leur musique, pour l’opposer à celle des
Maale traditionnalistes.
« Dé-(s)-intégration » de l’emprunt. Dans le cas complexe de groupes
multilingues ou multiculturels dont le système propre consiste en la
possession de plusieurs systèmes, en la capacité à en jouer et à construire et
dé-construire des intersystèmes, le dynamisme des processus de contact est
si grand qu’il est à la source d’infinies variations. C’est notamment le cas
lorsque le contact existe depuis longtemps. Ainsi un emprunt ancien, très
intégré à la langue au point de s’y être fondu, peut-il en être à nouveau
détaché, être pour ainsi dire « dé-(s)-intégré ». Des locuteurs multilingues
peuvent choisir de remplacer (pour une raison ou une autre y compris
pragmatique) un emprunt établi par un emprunt non intégré. Ce jeu, de
l’ordre de la variation individuelle, marque le fait que la conscience de
l’origine de l’emprunt ne s’est pas perdue. Le terme kömür ‘charbon’ du
turc est par exemple intégré en judéo-espagnol sous la forme kimur (de
façon banale depuis le début du XVIIIe siècle, au moins), mais un locuteur
peut choisir de le prononcer kömür, pour bien faire remarquer qu’il connaît
l’origine turque du mot ou pour appuyer l’idée que le judéo-espagnol est
une langue « métisse » ou « mélangée », ou encore pour introduire un
doublet sémantique (kimur sera alors le charbon que l’on brûle et kömür la
taxe ou la charge locative liées au charbon). Cela suppose que le contact
linguistique avec les locuteurs de turc est maintenu en synchronie. On peut
à l’inverse choisir d’occulter un emprunt en l’intégrant davantage. Dans les
cas de multilinguisme stable, les stratégies deviennent explicites et
permettent des jeux stylistiques ou de la variation individuelle.
Dans son article, O. Leservoisier insiste sur le caractère réversible de
l’identification. On voit des hrâtîn très intégrés à la culture pulaar se « dé-
pulaariser » en se focalisant sur les éléments maures de leur culture, voire
en acquérant des marqueurs de la culture maure. Dans le cas qu’il étudie, la
connaissance des systèmes identificatoires différents permet aux sujets des
jeux et des stratégies individuelles complexes.
Changement de système ou substitution d’un système à un autre
Nous avons fait de ce cas l’un des pôles de notre théorie de l’emprunt (cf.
supra ). Quel que soit l’écartement ou la proximité entre les systèmes en
contact, le changement de système peut être imposé par l’Autre, comme
dans les cas extrêmes d’acculturation forcée, dans les situations d’esclavage
ou de colonisation par exemple, tels qu’évoqués dans notre ouvrage par
O. Leservoisier. Mais il est possible de rencontrer des cas d’acculturation
volontaire aboutissant au remplacement d’une langue par une autre ou
d’une culture par une autre. En dehors des « ethnocides culturels », ont été
décrites des disparitions de culture par assimilation volontaire à la culture
de l’Autre ou des cas de « mort » de langues que leurs locuteurs jugent
désormais comme marginalisantes ou non adaptées à la modernité. Le
judéo-espagnol est d’ailleurs considéré par certains auteurs (Harris 1994)
comme un cas de mort de langue (ce qui semble avéré en ce qui concerne la
communauté de Seattle, où la pratique effective de la langue a disparu, mais
n’est pas – tout au moins, pas encore – le cas à Istanbul).

4. Contact et création : des processus semblables


Les processus décrits ci-dessus agissent, on le voit, tant sur l’axe des
facteurs internes que sur celui des facteurs externes qui avaient été dégagés
plus haut. À l’exception du calque, nos analyses n’ont pas mis en exergue
des processus d’évolution systémiques propres aux situations de contact.
Ces dernières génèrent les mêmes processus que les innovations intra-
systémiques en développant le système, en en remplissant les vides, en
créant du sens et de la cohérence, ou en offrant de nouvelles possibilités.
L’exemple des Baka montre que le goût de l’innovation et la valorisation de
la créativité individuelle vont de pair avec la propension à l’emprunt extra-
culturel.
Tout comme l’évolution interne des systèmes est issue des négociations
entre les variantes individuelles et de la création de mini-systèmes,
l’évolution par contact est issue de négociations intersystémiques et de la
création d’intersystèmes.
Toutefois, le contact complexifie les interactions et accélère la
(re-)formation permanente du système. Il augmente les perturbations et les
possibilités offertes en surface à chaque individu par la multiplication des
modèles ou des choix dont il dispose. Par conséquent, les effets des
remaniements que l’on doit attendre du contact sont aussi plus complexes et
profonds que ceux qui procèdent de la diversification par la variation.
Le dynamisme des processus de contact conjugué aux stratégies
individuelles démultipliées confère une grande plasticité aux systèmes
individuels ou culturels, lorsque le contact fait partie de leurs données
fondamentales. Les sujets inventent alors des procédures complexes
permettant de passer d’un code à un autre dans un continuum de sens.
Z. Strougo montre ainsi comment le sujet migrant invente une continuité
entre sa singularité et l’altérité de la société globale, ce qui est la condition
de son intégration sociale.

Interaction des systèmes en contact : du système au


métasystème
1. Intersystèmes
Du mini-système à l’intersystème
Lorsque l’on prend en compte l’aspect dynamique des processus, lorsque
l’on tient compte à la fois des facteurs micro-systémiques et du contexte des
situations de contact, on mutiplie les points de vue sur l’objet à décrire.
Lorsque, sans renoncer à la complexité, on recherche des liens (ou des
identités) intersystémiques, et les processus par lesquels les individus les
construisent, on se dirige vers une théorisation en termes de
« métasystème ».
Il découle de ce qui précède que le contact interculturel relativise
l’évidence des acquis et des règles systémiques et les rend partiellement
discutables. Il crée des prises de conscience de l’implicite systémique par
comparaison ou par traduction. Les locuteurs d’une langue qui a des articles
et des genres qui entrent en contact avec une autre qui n’en utilise pas, sont
obligés de relativiser l’existence de la notion d’article ou de genre et de se
poser la question de leur utilité.
Si la notion d’interlangue a été théorisée en didactique des langues, la
notion d’interculture a été partiellement traitée par l’anthropologie (cf.
Introduction, chapitre II) et la notion d’intermusique est nouvelle en
ethnomusicologie. Il s’agit d’une notion émergente en cours de
conceptualisation. O. Leservoisier décrit les jeux d’identité des
Hormankooße hrâtîn et la construction de leur identité qui sont seulement
possibles parce qu’ils connaissent les systèmes pulaar et maure. Ils
définissent leur propre identité de façon intersystémique en tant que hrâtîn
arabisés acculturés par les Haalpulaaren. O. Leservoisier montre comment
cette identification se fait par la dialectisation des divergences
intersystémiques. C’est également en termes d’intersystème musical
qu’H. Ferran décrit la musique chrétienne protestante maale, enchevêtrant
trois noyaux musicaux distincts pour produire une musique en rapport avec
une identité elle-même également triplement composite. Le figement de
cette intermusique pour des raisons identitaires rappelle les cas de
figements d’interlangues identitaires.

Variation et labilité des intersystèmes


Nous avons montré supra comment les sujets se livraient à l’analyse des
convergences et des divergences intersystémiques et comment le traitement
qu’ils leur appliquaient aboutissait à des créations d’intersystèmes.
Cependant, ces intersystèmes sont complexes, variables, chaotiques et
fortement individualisés, comme on le voit notamment dans l’article
d’O. Leservoisier. Ils ne sauraient être analysés à partir de l’étude des seuls
systèmes A et B, c’est-à-dire de la seule comparaison du noyau dur de A
avec celui de B.
Comme nous l’avons vu plus haut, le contact entre un « système A » et
un « système B » est une hypothèse de laboratoire qui ne se pose jamais en
ces termes sur le terrain. Les anthropologues et le psychanalyste du groupe
rappellent avec raison que – comme l’ont dit très justement l’anthropologue
R. Bastide ou le sociolinguiste L.-J. Calvet – ce ne sont pas des systèmes
qui entrent en contact, mais des sujets.
Les sujets n’ont pas la même interprétation de A, mais ils en partagent un
nombre plus ou moins grand de convergences (noyau dur). Cependant, ils
ne peuvent appréhender directement le noyau dur de B. Ils n’ont accès
qu’aux variantes de B que leur proposent les sujets avec lesquels ils sont en
contact, ce qui les pousse à réinterpréter ou réanalyser B à travers le filtre
de leur propre système A. Ils recréent donc collectivement et par
négociation avec les Autres et entre eux une version B’ de B, qui est ce
qu’ils perçoivent de B en fonction des variétés qu’ils en rencontrent et en
fonction de leur propre noyau dur de A. Cette version B’ est confrontée à A,
qui est analysé à son tour en fonction de ses convergences/divergences par
rapport à B’. De cette comparaison est issue A’ : une réanalyse de A par les
locuteurs de A, en fonction de B’.
L’intersystème qui résulte de ces opérations peut à son tour devenir la
base d’un contact renégocié entre An et Bn ou se figer comme un code
indépendant. Ces processus, enfin, sont réversibles.

Figements d’intersystèmes
Certaines situations de contact peuvent aboutir à des figements
d’intersystèmes12. On a évoqué le cas où la proximité trop grande des
systèmes rendait difficilement dépassable l’illusion de l’identité, entraînant
le figement d’interlangues de migrants, par exemple. Mais les interlangues
se figent le plus souvent pour des raisons extra-linguistiques (historiques,
anthropologiques, sociologiques), fortement identitaires. La finalité est ici
différente : loin d’être une étape d’appropriation de B (multiculturalisme),
ou d’utilisation de fragments de B dans la construction de A (innovation ou
enrichissement basé sur l’emprunt), l’intersystème est élaboré ou choisi
comme expression spécifique d’une identité nouvelle.
En linguistique, des intersystèmes de types très différents ont été
identifiés, dont la plupart ont donné lieu à de nouveaux codes linguistiques,
à des langues nouvelles. Les pidgins peuvent être considérés comme des
intersystèmes minimaux, obtenus à partir d’une simplification systémique
de A (par les locuteurs de A et selon les règles de A) dans le but de créer un
intersystème accessible aux locuteurs de B. Il est à noter que ces
intersystèmes minimaux peuvent devenir des systèmes à part entière,
comme c’est le cas de certains pidgins. Certaines interlangues non
stabilisées sont des réélaborations partielles et individuelles de A et B
(code-mixing) ou des entrelacements pragmatiques de codes (code
intertwining) comme l’espanglés ou spanglish, dont la fonction peut être
identitaire. D’autres sont des réélaborations totales à partir de fragments de
différentes langues parlées (par des esclaves) et d’un intersystème (celui des
contremaîtres) ayant la langue des maîtres comme composante : c’est le cas
des langues créoles qui naissent dans les plantations (Hazaël Massieux
2005 ; Robillard 1997). D’autres interlangues particulières sont devenues
des langues, pour des raisons identitaires également, comme la lengua-
media du Pérou (Muysken 1997) obtenue par systématisation du processus
de calque (elle a la phonétique et la morpho-syntaxe du quechua et le
lexique de l’espagnol).
Les articles de cet ouvrage montrent que ce phénomène n’est pas limité
aux langues. Les cas linguistiques de réélaboration complète en contact font
écho pour Z. Strougo aux situations que l’on rencontre dans le processus
identificatoire interculturel. De même, dans l’article de H. Ferran, la
musique des protestants maale est une réélaboration musicale
intersystémique destinée à représenter une identité composite distincte de
l’identité des traditionalistes. Dans l’article d’O. Leservoisier, l’identité
Hormankooße hrâtîn est une élaboration intersystémique culturelle destinée
à fonder de manière volontaire une identité composite nouvelle. Ces
systèmes recomposés ne diffèrent que par le degré de conscience qu’ont
leurs usagers des processus et des buts qui les ont créés.

2. Métasystèmes
La constitution d’un métasystème à partir des intersystèmes successifs
(A’B’ ; A’’ B’’ ; etc.) mis en place correspond au même processus qui amène
les variations individuelles à se régulariser, se systématiser, puis constituer
un « noyau dur ».

Des découpages plus fins


Comme développé plus haut, l’étude des réanalyses systémiques faisait
apparaître que les opérations de découpage (pour leur plus grande part
inconscientes) auxquelles se prêtaient les sujets dans les situations de
contact étaient plus complexes et subtiles que celles que l’analyse
systémique reconnaissait. En effet, certains traits pertinents en système ne
constituent plus, en intersystème, une unité, mais doivent être découpés en
unités plus petites.
Les processus de réanalyse, parce qu’ils recherchent des convergences
partielles, contribuent à segmenter les unités linguistiques, musicales,
culturelles, plus finement que ce qui est ordinairement admis comme
nécessaire par la culture13. Ce traitement spécifique des unités de leur
système est une trace de l’activité métasystémique des tenants de la culture
qui élaborent de nouveaux mini-systèmes intersystémiques pour accroître la
convergence et les passerelles, dans un va-et-vient incessant d’un code à
l’autre, d’un intersystème à un autre.
Le « noyau dur » métasystémique
Comme nous l’avons vu dans l’étude de l’élaboration des inter-systèmes
à partir de mini-systèmes (cf. supra ), on peut observer des phénomènes de
cumul de propriétés intersystémiques qui rendent des unités pertinentes en
métasystème, alors qu’elles ne le sont pas dans les systèmes sources.
À partir des interlangues, des intercultures, des intermusiques construites
par les sujets et négociées par le groupe, se constitue un ensemble de règles
abstraites, automatisées, implicites, une « grammaire » intersystémique.
Comme cette grammaire est établie à partir du traitement que les sujets font
des convergences/ divergences entre deux ou plusieurs systèmes, on peut
qualifier cette grammaire intersystémique de métasystème. Ce dernier est
fondé sur de nouvelles règles implicites partagées qui en font un « noyau
dur » à un degré d’abstraction supérieur.
La notion de « noyau dur » métasystémique se retrouve en psychanalyse
dans l’idée de l’uniformisation des inconscients : dans un groupe, l’un parle
de A, l’autre de B, l’autre de C et à travers ces discours on retrouve un
élément α, le fantasme partagé par le groupe. Z. Strougo et M.-C. Bornes
Varol ont ainsi pris en compte le fait que A, B et C ne produisait pas A + B
+ C, mais une abstraction commune à A, B et C.
Ce métasystème ne peut être extrait que de la pratique des sujets, de leurs
initiatives et de leurs créations intersystémiques, et du discours explicite sur
ce que cette pratique produit : commentaires, analyses, retraductions, etc.
Le contact fait émerger, on l’a vu, une conscience plus grande de leur
système d’origine chez les sujets, et introduit des modifications plus
rapidement et en plus grand nombre dans le noyau dur de ce système
d’origine. L’analyse de ces modifications et le discours des sujets sur leur
système et sur les autres systèmes permettent également d’appréhender le
fonctionnement et la nature de ce métasystème. Poser l’existence d’un
métasystème est enfin de nature à éclairer le processus du calque.
Ce métasystème peut évoluer jusqu’à permettre la régulation de l’usage
de deux ou plusieurs codes indépendants dans les situations de bi- ou
plurilinguisme ou d’appartenances culturelles multiples. Il permet alors de
mélanger les codes ou de les séparer en fonction des besoins des usagers.

Émergence de nouveaux objets et gain de pertinence d’objets


marginaux
Les processus en jeu dans les situations de contact créent de nouveaux
objets et/ou de nouvelles propriétés de ces objets ; quelquefois la situation
de contact elle-même agit comme un révélateur de propriétés déjà
existantes, mais non perçues. Les processus rendent en effet pertinents des
traits qui ne l’étaient que relativement, au sein de mini-systèmes
intraculturels, soit parce qu’ils chargent de sens symbolique certains traits
qui deviennent des marqueurs identitaires, soit parce qu’ils permettent la
création de nouvelles identités intersystémiques. Enfin, ils mettent en jeu (et
donc en évidence) des processus intraculturels inconscients qui modifient la
perception que les usagers ont de ce système.
En linguistique, il en va ainsi du « phone ». Le « phone » est un son sans
opposition pertinente dans le système phonologique qui pourtant deviendra
probablement pertinent, compte tenu de son appartenance à des sous-
systèmes marginaux, de sa charge symbolique ou de nouvelles oppositions
nées du contact de langues. Cet élément non systémique, phonétique et non
phonologique pour le chercheur (parce qu’il ne détermine pas d’opposition
pertinente) modifie pourtant le système tel qu’il est perçu par les
locuteurs14. Le phone ouvre la voie à l’apparition d’évolutions systémiques,
qui se produiront ou non. Il est une étape, en ce qu’il fait sauter un verrou.
Ainsi le phone /x/ – phonologique en arabe et en hébreu, mais non
phonologique en espagnol médiéval – est-il devenu phonologique en judéo-
espagnol contemporain, au contact du turc. Les emprunts ont fait apparaître
de nouvelles paires minimales. Il est devenu un marqueur identitaire et il a
servi à intégrer des emprunts du turc (Varol 2008 : 100).
Une des conséquences de l’approche interdisciplinaire et de l’étude des
processus de contact est de revaloriser l’intérêt pour les phénomènes laissés
à la marge dans différentes disciplines, mais que l’interdisciplinarité révèle
comme pertinents. Ainsi, en linguistique, les travaux de T. Todorov (1974),
Y. Malkiel (1994), I. Fonagy (1983)15 sur le symbolisme phonétique et les
limites à l’arbitraire du signe prennent-ils une nouvelle pertinence
heuristique à la lumière des travaux sociolinguistiques sur les marqueurs
identitaires. On voit leur opérativité en œuvre tant dans l’article de
M. López Izquierdo que dans les articles d’A. Bergère et M.-C. Bornes
Varol. Le signifiant a une facette acoustique physiologique et une facette
symbolique (qui peuvent se trouver modifiées de manière indépendante) et
fonctionne sur plusieurs plans : fonctionnel, social, symbolique.
A. Bergère parle de l’émergence d’unités phoniques complexes. Elle
décrit aussi des unités mixtes : représentation phonique d’un signifiant
associée à une représentation graphique, une « grapho-phonologie
syllabique ». La réanalyse intersystémique du français par les Chinois fait
apparaître des objets complexes pertinents à l’intérieur du système français
et non perceptibles a priori. Le chercheur est habitué à distinguer graphie et
phonie qui obéissent à des ordres différents même si les deux sont en partie
liés. A. Bergère montre l’exemple d’un enseignant-chercheur qui vient d’un
monde où l’on a tout intérêt à les séparer, confronté à un monde
d’apprenants qui ont eu tout intérêt à les mélanger. La représentation que le
chercheur a de son système de référence en est bouleversée.

Le sens symbolique
Ainsi que le montrent les exemples linguistiques examinés plus haut, le
fonctionnement intersystémique – en mettant l’accent sur des niveaux
d’analyse non pertinents pour le chercheur qui s’avèrent pertinents pour les
tenants d’un système – met en exergue un niveau d’analyse, le niveau
symbolique. Ce dernier est peu pris en compte jusque-là par certaines
disciplines, notamment par la théorie linguistique. La théorie saussurienne
du signe en linguistique ne prend d’abord en compte que le signifiant et le
signifié. Le lien entre le signe et le référent a été également analysé, mais
les chercheurs n’ont pas considéré la composante symbolique du signe (aux
quelques exceptions près citées plus haut). De même, M.-P. Gibert montre
dans son article que l’analyse de la danse (par le chorégraphe israélien) ne
tient pas compte de la nature des instruments ou du sexe des musiciens qui
sont pourtant pertinents pour les Yéménites.
La nécessité de prendre systématiquement en compte ce niveau d’analyse
s’est imposé à tous grâce au travail interdisciplinaire. Plus ou moins laissé
de côté par chacun des chercheurs sur son propre terrain au début de sa
recherche, il s’est avéré pertinent pour tous au cours de notre réflexion.
C’est ce qui nous a amenés à poser dans un premier temps un « principe de
cohérence » (cf. supra ) assez général.
L’étude des situations de contact a montré que le trait symbolique figurait
jusque dans la plus petite unité dépourvue de sens, le phonème, et lui en
conférait un. Nos études montrent la pertinence de ce trait y compris à des
niveaux d’analyse et dans des domaines disciplinaires où on ne l’attendait
pas : si on l’attendait en anthropologie, on ne l’attendait pas en effet en
phonétique, ni en musique.
Le sens symbolique excède largement le cadre étroit des disciplines et
contribue à l’identité de la culture en ce qu’il unifie et donne sens à des
éléments disjoints : des sonorités, un élément de la culture matérielle, un
invariant abstrait, un mot de la langue, un geste… Le sens symbolique, en
ce qu’il met en corrélation les systèmes linguistiques, musicaux, rituels,
artistiques, sociaux, est plus que tout autre sollicité dans les situations de
contact. Il y sert notamment de plate-forme pour l’intégration des emprunts.
La possibilité d’insérer l’élément emprunté dans un réseau de sens est aussi
l’une des conditions de son emprunt, comme nous le voyons de façon
approfondie dans les articles de P. Laburthe-Tolra et de S. Fürniss.

L’identification
1. Co-construction identitaire
La notion d’identification, pour reprendre et développer ce qui a été dit
en introduction (chapitre II) est inhérente à toute situation de contact, même
interne à une culture. Il n’y a pas d’identification sans Autre, et
l’identification est forcément réciproque. Cependant, elle peut affecter
différemment l’Un et l’Autre. Nous la définissons donc, collectivement,
comme processus de perception empirique (souvent implicite) par les
individus, de la convergence et de l’absence de convergence entre deux
individus, deux ensembles, deux systèmes (au minimum) et le traitement
qu’ils font de ces différences.
Les articles de D. Cuche et d’O. Leservoisier montrent comment le
regard de l’Autre, ses catégorisations, les dénominations et les propriétés
qu’il attribue à l’Un, influent sur sa façon de s’identifier, que celle-ci soit
centripète (convergente) ou centrifuge (divergente). Ainsi, dans l’article
d’O. Leservoisier, l’identité des hrâtîn consiste-t-elle principalement à fuir
les identifications externes restrictives. Ce faisant, ils dégagent un trait
intersystémique convergent, la place déterminante de l’esclavage (pourtant
aboli) comme trait identificatoire, assigné par les Autres et refusé par les
Uns.
Le regard de l’Autre sur un système met parfois en avant des
caractéristiques systémiques qui passent pour secondaires ou qui ne sont
pas perçues, parce que leur prise en compte par la culture est marginale ou
non explicite. Pourtant ces traits peuvent, en contact, fonder une élaboration
intersystémique : ainsi, dans l’article d’A. Bergère, le rôle principal de la
graphie complexe du français qui est la distinction graphique des
homophones, très nombreux dans cette langue, est-il directement perçu et
reconnu par les apprenants chinois comme une convergence, une identité,
au sens large, partagée par le français et le chinois. La discrimination
visuelle est fonctionnelle dans les deux langues, mais ne repose ni sur les
mêmes mécanismes d’analyse, ni sur les mêmes principes.
La complexité de cet échange croisé et la réciprocité des effets n’est pas
le cas dans les situations où le contact n’a des effets visibles qu’à sens
unique (l’organisation sociale des colons allemands n’est pas
particulièrement affectée par celle des Beti, le judéo-espagnol n’affecte pas
– ou très peu – le turc, la musique bangando n’est pas affectée par les
modifications que lui apportent les Baka), cependant elle relativise tout de
même leur identité.
Plus que jamais, dans le cas des contacts interculturels, il est nécessaire
d’observer les précautions préconisées par les ethnomusicologues de notre
groupe en matière de spécification précise des niveaux d’analyse auxquels
le chercheur se situe.

2. Invention, création, figement de la tradition


Les processus décrits permettent d’analyser de manière plus fine les
processus en œuvre dans l’invention de la tradition, concept développé par
les anthropologues E. Hobsbawm et T. Ranger dans leur ouvrage Invention
of Tradition (1983). Des exemples d’invention de la tradition ont été donnés
en ethnomusicologie par M. Stokes (1997). Ce concept n’est pas utilisé en
linguistique, même si la réhispanisation du judéo-espagnol à travers le
remplacement des emprunts anciens par des termes castillans actuels peut
être analysé comme un cas d’invention de la tradition. Dans notre ouvrage,
l’invention – ou plutôt la création d’une tradition – apparaît à travers des
exemples relevant de stratégies opposées, l’une servant d’intégration,
l’autre d’éloignement de traditions vivantes.
Ainsi M.-P. Gibert expose-t-elle le cas de contact d’une tradition
ancienne « véritable » (les danses des Juifs yéménites) avec une tradition
« inventée » (les danses folkloriques israéliennes). Cette dernière est
investie d’une idéologie – le folklore national comme identité collective
partagée – qui instrumentalise les variables en contact. Le principe abstrait
d’une convergence des traditions juives est posé et théorisé par la culture
israélienne. Il s’agit d’une convergence construite et fantasmée qui se
réclame d’une métatransmission : il doit être possible d’extraire, à partir des
traditions spécifiques des peuples juifs en diaspora, des traits communs de
« judéité », traces d’un très ancien passé commun partagé. La culture
israélienne se fonde donc sur la création explicite et théorisée d’un
métasystème, sur une base certes idéologique, mais qui repose sur une
représentation partagée par toutes les sociétés juives de la diaspora.
Cette situation de contact est dissymétrique et aboutit à un conflit
d’identifications qui réduit la dynamique réciproque du contact et décide
unilatéralement des points de convergence. Le point de vue yéménite est
affecté par celui des Israéliens, mais le contraire n’est pas vrai, le point de
vue des Israéliens n’est pas vraiment affecté par celui des Yéménites. Cette
contradiction met en exergue les processus qui sont en œuvre dans
l’invention de la tradition. Ceux-ci ne sont pas différents de ceux régissant
naturellement la normalisation (ou la standardisation) qui procède aussi par
simplification, en éliminant les traits divergents au profit des traits
convergents. Mais dans l’invention de la tradition, le processus de
régulation s’accompagne d’une décontextualisation des variantes, de
l’isolation et de la sélection de quelques traits seulement d’un système
dynamique. Ceux-ci sont extraits de leur réseau signifiant et stylisés de
manière consciente. On voit que cette construction ne se fait pas à partir de
rien (en ce sens elle dépend tout de même d’une tradition), mais qu’elle
confère à quelques traits, privés de liens avec les autres, la force d’un
marqueur identitaire. Ainsi en va-t-il dans l’article de M.-P. Gibert de la
danse par paires et du pas yéménite, que les chorégraphes israéliens sur-
généralisent et surchargent de sens en les considérant comme des marqueurs
identitaires de la danse des Juifs yéménites.
Il y a ici deux processus en un, la création d’un folklore israélien et la
patrimonialisation de ce folklore. Les processus de patrimonialisation – que
l’on retrouve dans la folklorisation – correspondent, eux, à des figements
volontaires et conscients d’une tradition vivante (cf. J.-F. Bayart, L’Illusion
identitaire, 1996 : 43). Ces processus conjugués aboutissent à la création
d’un objet nouveau, doté néanmoins de quelques traits de l’objet initial,
mais figés, ayant perdu toute possibilité dynamique. Le point de vue des
danseurs yéménites sur leurs propres productions, c’est-à-dire interne à la
culture, est éliminé du processus qui est univoque et artificiel.
De leur côté, les Yéménites négocient avec la culture israélienne
dominante, ce qui les conduit à adopter des aménagements et à abandonner
certains traits de leur tradition, mais ils sélectionnent d’autres marqueurs
identitaires que les chorégraphes israéliens et leur mise en sens est
différente. En fin de compte on aboutit à deux systèmes différents, la danse
yéménite israélienne et la variante yéménite, interne au groupe, de cette
danse.
L’invention de la tradition est à considérer plutôt comme une intervention
idéologique, consciente, sur la mémoire, modifiant le cours de la
transmission naturelle, que comme une création anhistorique et novatrice.
Elle instrumentalise la mémoire, elle l’infléchit, mais elle n’invente pas. La
substitution de cette nouvelle tradition à une autre suppose l’adhésion des
membres de la communauté à ce projet, puisque celui-ci pose la question de
ce qui doit être transmis. H. Ferran illustre l’émergence d’une nouvelle
tradition musicale maale simultanément à une ancienne, portées par des
groupes sociaux (les protestants et les traditionnalistes) qui ne partagent pas
la même attitude vis-à-vis de ce qui doit être pratiqué et transmis.

Une modélisation interdisciplinaire


Notre ouvrage concerne l’étude des phénomènes de contact. Toutefois,
avant de déterminer les effets du contact d’un système avec un ou plusieurs
autres, il nous a semblé nécessaire de bien définir quel était le
fonctionnement interne d’un système. La modélisation qui suit est une
tentative d’abstraire des études de cas présentées et mises en perspective les
principes qui président à la dynamique des systèmes, tels que les études sur
le contact les dessinent en creux.
Nous rappelons encore une fois que dans ce travail toutes les disciplines
ne sont pas impliquées ni surtout tous les courants des disciplines
représentées. Ce modèle tient compte cependant des discussions menées
dans le groupe de travail – et, plus largement, au sein de notre laboratoire –
sur le verbalisable et le verbalisé, sur l’implicite partagé, l’inconscient
collectif, les phénomènes de surface et le noyau dur, la dynamique des
systèmes…, et constitue à ce titre une formalisation transdisciplinaire des
résultats de nos travaux. Il doit être entendu que, même si nous traitons de
processus cognitifs, nous ne proposons en aucun cas un modèle de
fonctionnement du cerveau. Nous rejoignons par là G. Tiberghien (2007)
pour qui les études cognitives ne sauraient se résumer à l’étude du
fonctionnement du cerveau.
Comme nous l’avons vu (cf. Introduction, chapitre II), la méthodologie
mise en place a introduit la nécessité de séparer les niveaux d’analyse, en
distinguant ce qui est accessible à partir du discours des tenants de la
culture sur ce qu’ils font, de ce qui est accessible par l’observation de ce
qu’ils font. De même, le modèle créé par le chercheur doit-il être distingué
du système implicite partagé par les tenants de la culture. Ce qui est interne
à la culture doit être, dans l’analyse, séparé des observations externes à
celle-ci.
Il est apparu que la production et l’usage des objets culturels que nous
étudiions relevaient autant du faire que du dire, de l’implicite que de
l’explicite, de l’individuel que du collectif, de l’éphémère que du
permanent, du stable que du variable. Nous avons tenté de schématiser les
plans et les niveaux en œuvre de façon à faire apparaître plus clairement sur
quel point particulier portaient nos analyses de cas et à quel niveau de
l’analyse de données nous nous référions lorsque nous rendions compte de
nos résultats.
La modélisation présentée ici ne concerne que le fonctionnement d’un
seul système. Nous avons mis en exergue plus haut que les processus
relevant du contact de cultures étaient tout à fait semblables aux processus
intraculturels d’innovation ou de changement. Cependant, si les processus
sont comparables, les résultats relevant du contact sont plus nombreux, plus
variés, plus rapides que ceux qui résultent de processus intraculturels. En
effet, dans la situation de contact, ce n’est pas un, mais deux, voire
plusieurs de ces modèles qui se superposent (en tout ou en partie) en
synchronie. La description du métasystème qui s’en dégage relève donc
d’un niveau de complexité supérieur, celui qui voit notre modèle dynamique
entrer en contact avec un ou plusieurs autres.
Pour faciliter la lecture, nous avons retiré ici du schéma tout ce qui
pourrait concerner le contact culturel. Nous restons conscients cependant du
fait que, même dans une société qui se conçoit comme indépendante des
contacts culturels, ces derniers existent néanmoins et produisent des effets.
Niveaux d’accès du Sujet à son système culturel

1. Description du modèle
Différents degrés de conscience : de l’explicite à l’implicite
Il est apparu qu’il était indispensable de tenir compte, dans l’analyse du
discours tenu par chaque individu sur sa culture et ses objets, des différents
degrés de conscience allant de l’explicite à l’inconscient inaccessible.
Le premier niveau (1), le plus accessible, disponible, est celui des
discours explicites, partagés, consciemment transmis. On trouve là les
catégorisations courantes verbalisées (dénominations) ou facilement
verbalisables, et les savoirs qui recourent au métalangage pour la
formulation des règles et leur enseignement. Ce niveau est explicite autant
pour les tenants de la culture que pour le chercheur ou les Autres. C’est le
niveau du discours sur la langue, sur la musique ou sur la société.
Le second niveau (2) concerne des opérations qui ne sont pas
spontanément verbalisées, mais que le chercheur peut mettre en évidence à
partir de l’observation de ce que font les gens. Ces opérations sont
implicites, mais l’interaction entre le chercheur et les acteurs permet de les
dégager. À partir de la variation dans le traitement par la tradition des objets
qu’il étudie, le chercheur établit un modèle et repère à partir des erreurs, des
commentaires, des jugements de valeur sur les innovations… quelles sont
les marges de réalisation admises par la culture.
Ce niveau de conscience (2) très important et paradoxalement flou est la
zone intermédiaire entre ce qui est inaccessible à la conscience (sinon par
une distanciation que permet un médiateur, l’analyste ou le chercheur) (3),
et ce qui est disponible, explicite et facilement verbalisé (1). À quel
moment un élément de surface cesse-t-il d’être perçu comme tel et devient-
il inconscient ? Cette zone est à nos yeux le lieu par excellence de
l’interaction entre le chercheur et le groupe étudié pour co-construire le
discours sur l’objet et appréhender sa nature. Dans une perspective
dynamique, pour les besoins de notre réflexion, nous distinguons
empiriquement deux niveaux relevant de processus inverses, pertinents en
contact interculturel.
Le niveau 2a représente un niveau de transformation des phénomènes de
surface en régularités et de leur mémorisation conduisant à des
automatismes. Il s’agit là d’un premier niveau de sélection et de classement
des unités proposées en surface, d’une première intégration au système des
éléments nouveaux retenus ; c’est une première phase de leur
systématisation. En linguistique on peut penser aux premiers stades de
grammaticalisation d’une unité lexicale, ou à la formation d’un paradigme
ou d’une règle implicite. Il s’agit d’un mouvement descendant de
systématisation d’éléments nouveaux, à l’interface entre le verbalisé et le
verbalisable. Ce niveau est accessible au chercheur par l’analyse externe
qu’il fait des objets et peut être appréhendé par les réactions, les jugements,
les commentaires qu’il provoque en soumettant au groupe son modèle ou
ses analyses.
Le niveau 2b représente l’interface entre le système automatisé, implicite,
partagé, mais inaccessible à la conscience des tenants de la culture (3) et la
part floue et verbalisable du système, partiellement accessible (2a). Ce
niveau 2b est essentiellement activé, de manière ascendante, dans le cas
particulier des contacts interculturels. De manière interne à la culture, dans
cette zone se négocie aussi la contradiction éventuelle entre une règle
établie et implicite (3) et une règle en cours d’élaboration partielle à partir
d’une régulation des éléments de surface (2a). Une incohérence systémique
intraculturelle de ce type donne lieu à des renégociations collectives du
système. Son traitement entraîne des phénomènes de réanalyse et de
remotivation des éléments du noyau dur qui se trouvent inclus dans de
nouvelles combinaisons, et peuvent mener à des reformulations de règles
(1).
Le niveau 3 représente l’ensemble des modes de fonctionnement internes
à la culture, le système implicite et partagé, intériorisé par les sujets. C’est
la part la plus stable de l’ensemble même s’il peut bien évidemment voir
certaines de ses règles conscientisées et renégociées (remontant en 2b) ou
accueillir de nouvelles règles systématisées (venant de 2a). Cet ensemble
mémorisé et transmis implicitement par le groupe est très difficile à
atteindre pour le chercheur ou à mettre en évidence pour les membres du
groupe. L’avantage des situations de contact ou de changements de système
est de le faire remonter à un niveau de conscience supérieur permettant de
l’appréhender. Enfin on peut poser que les objets étudiés actualisent tout ou
partie de cet ensemble de règles que l’analyse des réalisations de surface,
combinée avec les verbalisations de différents degrés, permet d’abstraire.
Les situations de bouleversement systémique (qu’ils soient dûs au contact
avec une nouvelle culture ou à un accident de l’histoire) sont de nature à les
faire apparaître. C’est au niveau 3 que se situe le noyau dur que nous avons
défini plus haut (cf. glossaire commun). Il conditionne l’accès au
symbolique pour une culture donnée.
Le niveau 4, théorisé par les sciences humaines à divers degrés et d’une
manière spécifique, plus développée, par la psychanalyse, est celui des
invariants qui sont propres à l’espèce humaine et qui formatent toutes les
données de l’expérience des individus en deçà de la variété des cultures.
L’invariant est un contenant formel comprenant des éléments qui diffèrent
en fonction des cultures : à titre d’exemple, l’Œdipe est un invariant, mais
son expression varie d’une culture à l’autre. On trouve à ce niveau la faculté
de langage qui préexiste à toutes les langues ; on trouve également là le
processus psychique archaïque qui prédispose et conditionne l’accès au
symbolique et à la culture. C’est à ce niveau que la linguistique générative
situe la grammaire élémentaire de toutes les langues humaines et
l’anthropologie les invariants de la nature humaine, toutes cultures
confondues. Cependant, ce niveau antérieur à toute culture et à toute
subjectivation ne peut que rester inaccessible à la conscience qui en est
issue16.
Pour la théorie freudienne, le refoulement primaire, bénéfique, concerne
le niveau 4, archaïque, et le refoulement secondaire le niveau 3. Le
médiateur, psychanalyste, chercheur, peut permettre au sujet d’accéder à ce
niveau 3 et l’amener vers les niveaux 2 et 1 selon une prise de conscience
progressive.

L’individu, le groupe, la collectivité


Le sujet est en partie construit par la culture dans laquelle il est inscrit
dès avant sa naissance, et la culture se modifie ou s’élabore à partir des
échanges et des contacts entre les sujets se réclamant de cette culture (et
bien évidemment entre des sujets se réclamant de cultures différentes).
Ce sont les sujets porteurs d’une culture qui l’actualisent et la modifient
en innovant ; ce sont également eux qui entrent en contact avec des sujets
d’une autre culture. Il est donc nécessaire de considérer l’articulation du
sujet au groupe, selon les divers niveaux de conscience que nous avons
posés.
C’est évidemment dans les niveaux 1 et 2 que la part du sujet est la plus
importante. Au niveau 1, l’individu personnalise et marque son discours.
Lorsqu’il propose, qu’il explique, qu’il juge, le sujet s’affranchit en partie
des limites étroites du système et se permet de ne pas s’en tenir à la simple
reproduction de celui-ci. L’innovation peut être le fait d’un individu ou d’un
groupe, mais pour qu’une réalisation épiphénoménale puisse devenir un
acquis du groupe, il faut qu’il y ait une opération de généralisation
engageant une communauté plus grande, puis l’ensemble de la société.
On peut a priori poser que plus on avance vers un niveau de régulation
profond, plus la part de la régulation collective s’agrandit et celle de
l’individu s’amenuise. Les jugements que portent les sujets sur les
productions des autres en termes d’« erreur », ou de conformité (2a),
relèvent de cette mise en œuvre des règles implicites (3) du système. Les
innovations qui constituent une transgression des règles du système ont a
priori plus de chance d’être éliminées que d’être conservées. Cependant
l’identification des incohérences systémiques par des individus peut aussi
mener à une renégociation collective du système (2b) et à son
réaménagement (3).
Évidemment, comme on l’a vu plus haut, des règles issues de différents
systèmes (social, rituel, musical, esthétique, linguistique, etc.) coexistent et
peuvent interférer dans l’évaluation des innovations. Si nous prenons
l’exemple des rapports sociaux, il est bien clair que les positions
hiérarchiques de pouvoir régissent le statut des sujets, qui ne sont pas
toujours équivalents : l’enfant et le maître, le dirigeant et le dirigé, le maître
et l’esclave ne sont pas en mesure d’imposer de la même manière leurs
innovations. Souvent l’innovation de l’apprenti est une faute pour le maître
qui actualise le savoir collectif du groupe en matière de norme recevable.
Pour qu’une variante se diffuse, il faut, la plupart du temps, qu’elle acquière
du prestige et ce prestige est socialement négocié17 (Labov 1976 : 48). Cela
est particulièrement vrai en situation de contact.
Plus le niveau d’abstraction systémique est grand, moins il est accessible
à la négociation directe par les sujets et plus la part de la collectivité est
grande. La négociation interindividuelle, groupale ou sociétale, la prise en
compte du contexte et de ses changements, interviennent directement aux
niveaux 1 et 2 de notre schéma, indirectement au niveau 3. Leur pression
est directe aux niveaux conscients, explicites, et va décroissant au fur et à
mesure que des choix collectifs, implicites ou inconscients sont faits.
Le niveau 3 est celui où la culture dans ce qu’elle a de plus collectif est
inscrite dans le corps du sujet, où elle a été incorporée par lui. C’est le
moment où les règles sociales, les gestes et les postures, le timbre et la
structuration du temps musical, sont, en principe, acquis de manière
implicite par le petit enfant dans ses interactions avec son cercle familial et
son environnement matériel. En ce qui concerne la langue, la perception et
la discrimination des sons de la langue (ou des langues) de son groupe, la
capacité à les reproduire, l’association des termes et des objets et les règles
d’articulation de ces unités entre elles sont acquises. Le sujet actualise ses
capacités cognitives innées dans le cadre d’une culture donnée (ou de
plusieurs cultures dans le cas des sociétés mixtes).
Il y a, à tous les niveaux, interaction entre le sujet et le groupe, mais la
part laissée au sujet dans sa spécificité et son unicité y est de plus en plus
réduite au fur et à mesure que l’on considère la part partagée, systémique,
implicite, de la culture.

L’articulation de la diachronie et de la synchronie


Tout cet ensemble de niveaux artificiellement détachés ici de façon
linéaire et stratifiée est entièrement synchronique, superposé et global. Il y a
cependant dans ce modèle des niveaux qui renvoient à la diachronie en ce
qu’ils relèvent d’une épaisseur temporelle plus ou moins grande : le noyau
dur (3) contient l’histoire du système, la mémoire collective, l’expérience
automatisée, tout ce qui précède l’individu ; mais il est actualisé, en
synchronie, dans tout acte d’un individu appartenant au groupe (1). À titre
d’exemple, tout acte de parole engageant tout locuteur fait intervenir la
grammaire et le lexique d’une langue donnée.
La variation de surface (1), surtout lorsqu’elle est individuelle, relève de
l’instant. La généralisation d’une innovation à un groupe ou à une
collectivité (2a) suppose un temps plus large. L’intégration de l’élément
nouveau, choisi par le groupe, au système général préalablement acquis,
suppose un temps plus long, et ainsi de suite. Le niveau 3 suppose une
épaisseur de temps plus grande et met en jeu non seulement le temps de la
mémoire, mais celui de l’histoire, les éléments hérités et transmis du
système, ou encore l’histoire du lien que les éléments nouveaux tissent avec
les éléments anciens. Le niveau 4 concerne des invariants archaïques,
relevant de l’origine de l’humanité et de ses développements anciens.
La temporalité du système n’est pas la même pour tous ses éléments ni
pour tous ses usagers. Le temps affecte différemment les unités, les
processus, la conscience des individus. L’effacement progressif, dans la
conscience des sujets, des processus par lesquels un élément nouveau est
entré dans le système peut être plus ou moins lent, plus ou moins collectif.
L’oubli de l’origine d’un emprunt varie en fonction des facteurs relevant de
sa nature, mais aussi de la nature des usagers. Ainsi, le linguiste
diachronicien se souvient-il de l’étymologie et de l’évolution d’un terme du
lexique tandis qu’un autre usager de ce terme n’en a pas conscience.
Cependant ils font partie de la même synchronie.

2. Usage du modèle
Des états aux processus
À chaque fois que le chercheur rencontre son terrain, il observe des états
dont la mise en relation permet de dégager des processus. Lors de la
construction de son objet d’étude, il privilégie l’observation d’un niveau par
rapport à un autre, ou d’un aspect par rapport à un autre, alors que tous les
niveaux et aspects interagissent simultanément dans le système culturel
dont chaque sujet est issu.
Tous les niveaux conscients et inconscients sont confondus et actualisés
lorsque le chercheur observe un phénomène à partir d’un sujet.
Cependant, la temporalité du sujet n’est pas celle de la société ni du
système culturel. La diachronie du système interfère en synchronie et les
innovations sont en partie cadrées par le système culturel. De même, la
représentativité du sujet au sein de la collectivité culturelle est variable.
Enfin, les discours de la culture sur les phénomènes enregistrés par le
chercheur ne se situent pas tous au même niveau d’élucidation. Ils peuvent
en effet dépendre d’autres facteurs non pris en compte et appartenir à des
plans de pertinence différents, se contredire les uns les autres, voire
contredire les faits observés. La réalisation nouvelle, la réalisation erronée,
la réalisation normée se produisent simultanément en un temps T dans une
culture X, où tous les niveaux que nous avons soigneusement distingués co-
agissent et se co-construisent mutuellement. Le cumul et la superposition de
plusieurs états produisent les processus.
Tous ces éléments opèrent en synchronie dans une culture donnée, et cela
peut créer des cas de micro-contacts intraculturels (cf. supra) : un cas
particulier de contact intraculturel par diachronie interposée a été, par
exemple, évoqué par J.-M. Essono. Lors de l’établissement des Jaunde-
Texte (Essono et Laburthe-Tolra 2005), le linguiste de l’ewondo s’est tourné
vers les locuteurs actuels de la langue afin de comprendre ce qui n’était plus
compris, compte tenu de l’évolution rapide de la langue. Il a recherché les
locuteurs les plus âgés, les plus proches de l’état de langue des textes,
rendant de la sorte sensibles à tous les locuteurs les changements
intervenus.
Cependant nous pouvons également poser comme hypothèses des
fonctionnements réguliers, observables à travers nos études de cas. Nous
supposerons que plus on est près des discours, de la synchronie, des
éléments de surface, de l’actualisation du système, plus les phénomènes
sont variables et labiles, plus la part du sujet y est grande, plus elle est
verbalisable. À l’inverse, plus on va vers la partie immergée du système qui
organise peu ou prou l’ensemble, plus on peut poser que l’on a affaire à des
éléments liés les uns aux autres, stables, ne variant que peu ou lentement,
partagés par le plus grand nombre, et difficiles à verbaliser voire non
verbalisables.

Situation des études de cas en fonction du modèle


Les phénomènes étudiés par les chercheurs, dans notre ouvrage, ne sont
pas tous situés au même niveau. S. Fürniss lorsqu’elle voit émerger une
règle implicite à travers les difficultés pour intégrer un emprunt, focalise
son étude sur le niveau 2b : l’emprunt fait resurgir un ensemble de règles
systémiques implicites (la période musicale comporte quatre pulsations)
lorsque l’emprunt d’un rythme à neuf valeurs est à tout prix intégré à cette
règle, malgré la difficulté arithmétique ; le noyau dur du système (niveau 3)
remonte partiellement vers une forme de conscience. De la même façon,
l’emprunt par le judéo-espagnol (M.-C. Bornes Varol) du formant turc qui
souscrit à de nombreuses règles morphologiques implicites est rejeté en
partie (du moins un frein est-il mis à sa généralisation) parce qu’il heurte
une règle phonotactique implicite. L’observation des stratégies de
positionnement social par O. Leservoisier se situe entre 1 et 2a, où les
créations individuelles et les innovations se regroupent selon des mises en
sens systémiques dont le maintien ou le succès vont dépendre en partie de
leur conformité avec une règle non dite (niveau 3) : la condition libre/
servile et l’ancienneté de l’affranchissement restent un marqueur identitaire
fondamental par rapport auquel l’appartenance sociale se joue, bien que
l’esclavage ait disparu. L’observation de terrain de M. López Izquierdo se
situe au même niveau, dans l’articulation de 1 à 2a. Z. Strougo décrit une
situation où le thérapeute amène son malade à passer d’un plan de
conscience à un autre en rendant accessible (niveau 2) ce qui était
inconscient (niveau 3) grâce à la verbalisation (niveau 1). C’est également
le cas d’A. Bergère.
Cette modélisation est particulièrement utile lorsque le chercheur se
trouve être l’un des acteurs de la situation : médiateur (comme le thérapeute
et le pédagogue) dans les cas d’A. Bergère et Z. Strougo, ou producteur de
catégorisation sociale dans le cas d’O. Leservoisier, par sa présence au
moment de la négociation sociale. Dans le cas de M.-C. Bornes Varol et de
S. Fürniss, le chercheur est externe à la situation dans laquelle il
n’intervient que peu, mais il contribue néanmoins par ses questions et ses
expérimentations à rendre conscients les phénomènes, à les faire passer du
niveau 3 au niveau 2 et enfin au niveau 1.
Le modèle peut servir au paramétrage précis des données préalables à
l’étude des contacts intersystémiques, indépendamment de la discipline
dans laquelle l’étude s’inscrit. Bien que chaque étude ne décrive pas des
processus situés aux mêmes niveaux, ils font ressortir l’aspect dynamique
de l’ensemble puisque tous ces niveaux sont liés.
Pour reprendre le discours sur la situation dynamique que crée la
confrontation entre le système du chercheur et le système qui est l’objet de
sa recherche, en le rapportant à notre modèle, disons que le chercheur
collecte et collationne les phénomènes des niveaux 1 et 2. Il les confronte
entre eux et avec son propre système interprétatif et descriptif, créant ainsi
un métasystème qui se situe à un niveau d’abstraction supérieur. Il cherche
à décrire le niveau 3 et/ou la dynamique qui est engagée entre les niveaux 1,
2 et 3. Le niveau 4 est ce qui est commun au chercheur, aux Autres et aux
tenants de la culture, en raison de leur humanité partagée.
Si l’objet à décrire est une langue A, la faculté de langage qui la rend
possible comme toute autre langue est en 4. Le métalangage (études de
grammaire, description de la langue, dictionnaires, jugements normatifs…)
se situe au niveau 1. Le niveau 2a concerne la parole (ou le discours) et la
transformation de la parole en langue ainsi que l’actualisation de la langue
dans la parole. Le niveau 3, c’est la langue A telle que chaque locuteur de A
la partage sans même pouvoir dire en quoi consiste cet ensemble partagé.
Si l’objet à décrire est la musique des A : les discours sur la musique se
situent au niveau (1) et la taxinomie musicale se situe entre 1 et 2a. Les
pièces jouées d’où le chercheur extrait son modèle se situent en 2a, domaine
de l’actualisation. Le modèle du chercheur (approximation de 3) est soumis
à la validation des tenants de la culture A : cette expérimentation se situe au
niveau 2b. La grammaire musicale A, possession de tout sujet de la culture
A, système dont la description est visée par le chercheur, se situe en 3. La
sensibilité à la musique et la capacité à en produire sont en 4.

3. La modélisation à l’épreuve du contact


En regard de la modélisation qui précède, on constate que le contact
s’effectue par l’intermédiaire des réalisations individuelles, au niveau 1.
Même si les sujets qui n’ont pas la même interprétation de leur propre
système A partagent le niveau 3 de celui-ci, ils ne peuvent appréhender
directement le niveau 3 du système B. Nous pouvons poser que le contact
modifie, a priori de manière indirecte, le niveau 3, mais que cette
modification ne peut être saisie et analysée qu’à partir des phénomènes, des
processus, des commentaires saisis par le chercheur aux niveaux 1 et 2.
En effet, les convergences et les divergences systémiques donnent toutes
lieu à des réalisations individuelles (niveaux 1 et 2) qui sont évaluées par le
groupe, négociées, retenues, transmises ou non (niveau 2). Ces innovations
intersystémiques donnent lieu à leur tour à des régulations paradigmatiques
dont les effets peuvent se répercuter jusqu’au niveau 3. Ils entrent alors
dans la partie partagée du code linguistique, musical ou culturel, qui
constitue le noyau dur linguistique, musical ou culturel de A. Selon leur
extension, ces innovations modifient le système initial du groupe de façon
plus ou moins importante.
Le contact intersystémique remet donc en question des fonctionnements
implicites de A. La réanalyse comparative rend ces fonctionnements plus
conscients, ce qui les place au niveau 2b. Cela rend les éléments remontés
du noyau dur négociables et permet aux locuteurs de créer de nouvelles
identités intersystémiques, de nouveaux mini-systèmes qui rendent
possibles des innovations telles que l’emprunt, au sens le plus large du
terme. C’est donc le niveau 2b de notre schéma qui est le plus activé dans
les cas de contact interculturel.
Si nous récapitulons les effets des contacts sur le système, nous pouvons
classer les emprunts selon une gradation allant de l’emprunt spontané et de
l’alternance codique18 (niveau 1) au calque (niveau 3), en passant par
l’emprunt balisé (2a), et l’emprunt intégré (3). Ce dernier résulte d’un
emprunt spontané individuel (niveau 1) qui est repris par le groupe (2a) et
inséré dans le système emprunteur à différents niveaux (de 2a à 3). C’est
parce qu’il est transparent que le calque, quant à lui, se situe au niveau 3.
La spécificité du calque (cf. supra 3.2.3) requiert une explication
particulière. Ayant pour but de résoudre une inadéquation systémique entre
les règles de niveau 3 de A et de B, il résulte d’une opération abstraite qui
ne peut être analysée que par référence à un métasystème. Il opère en effet
une dissociation des signes en séparant entre la forme (A) et le sens (B)
(calque sémantique) ; entre un ensemble de signes (A) et la règle syntaxique
qui régit leur agencement (B) (calque syntaxique) ; entre une forme
grammaticale (A) et sa fonction (B) (calque grammatical). Pour reprendre
l’exemple déjà cité (amiga de mi ermana la madre), c’est en effet l’activité
métasystémique qui permet de dissocier les signes judéo-espagnols, l’ordre
syntaxique du turc et le sens attribué en turc à cet ordre des mots, pour créer
un ensemble nouveau ayant la naturalité phonétique, lexicale et
morphologique de l’espagnol tout en violant ses règles syntaxiques et
syntactico-sémantiques. Dans le cas de la métaphore de l’hébreu transférée
en judéo-espagnol (gueso, ‘os’= ‘essence’), la naturalité phonique du
signifiant espagnol permet d’insérer en judéo-espagnol une métaphore de
l’hébreu et son sens, étrangers à l’espagnol. Dans les deux cas, la forme
phonique des signes ne possède aucune marque de l’emprunt. Le contact
entre les systèmes produit donc ici l’insertion directe d’un élément de
niveau 3 de B au niveau 3 de A, si nous considérons que l’ordre syntaxique
et le sens font bien partie du noyau dur de la langue au même titre que la
phonologie et la morphologie. Il n’y a pas de passage par la renégociation
des règles (niveau 2a). En revanche, deux règles d’ordre des mots se
trouvent alors juxtaposées, ce qui est de nature à en faire émerger la
conscience relative. Cette conscience qui relativise les règles acquises et les
remet en question se situe au niveau 2b, et elle est surtout due aux
phénomènes de contact.

Pour une approche cognitive des phénomènes de contact


Les articles présentés dans cet ouvrage mettent tous en exergue, comme
le précise explicitement D. Cuche dans le sien, l’universalité du besoin de
construction identitaire. Ces processus d’identification parallèles présentent
une homogénéité : l’identification suppose toujours un contact de quelque
sorte qu’il soit ; leur dynamique met en jeu des intersystèmes concurrents et
labiles dont la dialectisation sélectionne des régularités qui évoluent plus
lentement et se stabilisent relativement ; enfin, ils sont fortement implicites.
Cette homogénéité des processus nous oriente vers un fonctionnement
cognitif. Le processus d’identification existe à l’échelon de l’individu, du
collectif d’individus, d’un groupe, d’une société et organise leurs
productions culturelles. Au cours de ces processus parallèles d’une grande
complexité, les variantes des identifications collectives croisent les
variantes individuelles, ce qui amène Z. Strougo à parler d’identifications
emboîtées. Ces processus sont difficiles à appréhender car ils procèdent de
l’implicite, de l’automatisme, de l’inconscient partagé. Seules les
démarches volontaires de construction du sens, la transmission explicite, la
fabrication de répertoires, l’invention de la tradition, les remédiations aux
défauts d’apprentissages et aux crises identitaires grâce au recours d’un
médiateur, permettent de les expliciter ou de les rendre conscients.
La prise en compte du rôle du sujet dans l’élaboration de l’identification
pose la question de l’élaboration mentale de procédures d’analyse, de
réanalyse, de remotivation, de construction de sens, de traduction… Ces
procédures doivent être des aptitudes partagées et, pour être opératives,
elles nécessitent une interface entre individus et société qui permette de
passer du particulier au général, de l’identité personnelle à l’identité
collective. Elles vont de pair avec des fonctionnements de diffusion des
idées permettant la communication des modèles et leur généralisation.
L’individu qui propose une innovation s’extrait du groupe et tend à la
singularisation individuelle, il est suivi ou imité par le groupe selon une
dynamique visant la fabrication d’une convergence groupale d’où émerge à
son tour une innovation, selon des phases successives. Le réglage groupal
des individualités, constaté par le psychanalyste, fait écho au réglage global
des singularités groupales constaté par les sociologues. Tous deux
contribuent à la construction d’une identité collective étudiée, quant à elle,
par les ethnologues.
Qu’ils concernent les individus ou les sociétés, les résultats des processus
complexes d’identification en situation de contact ne sont pas prévisibles.
Ils peuvent conduire, on l’a vu, à la création de nouveaux systèmes, à la
transformation progressive de l’un ou des deux systèmes en contact ou à
l’adoption progressive du système de l’Autre comme système de Soi.
L’identité apparaît généralement comme ce qui se transmet. Il n’y a pas
d’identité sans mémoire, mais cette mémoire opérative est surtout implicite.
La mémorisation – non seulement des unités liées, mais des réseaux de liens
existant ou ayant existé entre ses unités – et la possibilité de hiérarchiser des
sous-systèmes sont à l’origine de la variation et de la labilité des identités
en contact. Elles permettent d’expliquer leur éventuelle réversibilité, la
plasticité des réanalyses partielles, la capacité à percevoir les airs de famille
entre des ensembles reliés de manière discontinue.
La création de mini-systèmes, la hiérarchisation des systèmes et la
mémoire des réseaux successifs d’organisation des unités, enchâssés en
synchronie et situés à des niveaux d’analyse différents, permettent
d’envisager une variation dynamique suscitant des innovations en marge du
système.
La régularité de ces processus de réglages collectifs et leur observation
dans différents champs des sciences humaines posent, nous l’avons dit,
l’existence de fonctions cérébrales partagées, de procédures identiques quel
que soit l’objet envisagé : l’élaboration (ou la réélaboration) d’une langue,
d’un mythe, d’une danse, d’une musique, d’un rituel, d’un texte, d’un
habitus social. Nos travaux montrent l’existence à la fois d’une conscience
collective et d’une fragmentation individuelle qui supposent une continuité
existant à un niveau supérieur permettant de les relier.
Une tentative de créer cette unité est l’abstraction métasystémique. Elle
se révèle dans la tentative des individus et des sociétés de créer des
constructions intersystémiques et des processus de régulation qui
permettent de dégager par delà les contradictions et la multiplication des
variantes une unité nouvelle, générant de l’ordre et du sens pour réguler le
chaos. L’étude de cette activité métasystémique, plus abstraite que les
processus intersystémiques mis en œuvre, ne peut être appréhendée que par
ses résultats, les opérations qui y conduisent n’étant pas observables
directement.
Le contact interculturel, en complexifiant et en accélérant les processus,
révèle des activités collectives de régulation intersystémique, rapides et
implicites. À partir d’un certain niveau de complexité en effet, le temps
nécessaire à l’analyse, à la négociation, à la diffusion, à l’intégration sociale
d’une variable est condensé à l’extrême. L’accélération des procédures
abstraites et leur efficacité ne peuvent en effet reposer que sur une
automatisation qui ne permet pas que les sujets en prennent conscience et
l’explicitent. Les systèmes complexes générés par les sujets auraient donc
entre eux des articulations abstraites et complexes dont la mécanique
échappe aux sujets qui les ont générés.

Retour sur l’interdisciplinarité


Les processus que nous avons rencontrés sur nos terrains rejoignent ceux
qui ont été mis en œuvre dans la situation de contact interdisciplinaire. Les
variantes intradisciplinaires sont négociées, la confrontation
extradisciplinaire accentue leurs convergences ou crée de nouvelles
divergences. La négociation de l’identité face à l’Autre, le regard des autres
disciplines sur les objets et les méthodes de chacune, modifient la vision
qu’une discipline a d’elle-même. Elle engendre des renégociations internes
à la discipline. Les spécialistes créent des ponts de convergence
intersystémiques, repèrent des divergences qui sont des points de réflexion
à travailler et mettent en place des procédures de nature à les surmonter. Ils
réanalysent leurs pratiques et leurs résultats en fonction des pratiques et des
résultats des autres. Ce faisant, ils acquièrent la conscience de leurs
fonctionnements implicites. Ils ont tour à tour une dynamique centripète (de
convergence) ou centrifuge (se repliant alors sur des divergences
identitaires érigées en marqueurs).
Ce regard de différentes spécialités sur un même phénomène – et non sur
un même objet d’étude – est différent du regard encyclopédique qui
consiste à juxtaposer des discours disciplinaires. Dans cette
interdisciplinarité constructive d’équipe, sans instrumentalisation d’une
discipline par une autre, le discours de chaque discipline n’aboutit pas à la
prééminence d’un discours sur les autres, ni à une construction
artificiellement pensée du type de l’invention de la tradition, ni à une
juxtaposition de discours, mais à un discours commun se dégageant de
l’ensemble, par delà la fragmentation des disciplines. On voit là, au niveau
de l’équipe de recherche, une actualisation interdisciplinaire de la notion de
métasystème évoquée à propos des situations de contact. La cohérence est
en effet recherchée à un niveau d’analyse supérieur, un métasystème tenant
compte de l’altérité, le groupe passant de l’interdisciplinarité à la
transdisciplinarité.
Cependant, les processus d’identification sont, nous l’avons vu,
réversibles, et les sujets sont pris dans des contextes sociaux concurrents ou
se trouvent être des enjeux de pouvoir. Certains chercheurs sont ainsi
soumis à des rapports de force, parfois exacerbés, entre les disciplines,
d’autant plus si les institutions qui les réunissent en collectivités ne
valorisent pas leur démarche. Ils font alors le choix de postures
individuelles et renoncent à ce qu’ils ont construit avec rigueur et
endurance. D’autres érigent eux-mêmes leur transdisciplinarité en marqueur
identitaire. C’est, on l’aura compris, cette dernière option qu’ont choisie les
signataires de cette synthèse.

Marie-Christine Bornes Varol et Susanne Fürniss.

1. Cf. les travaux sur la diglossie de Charles A. Ferguson (1959).


2. De fait, le judéo-espagnol apparaît comme le vecteur privilégié d’une revanche sociale (Varol
2001).
3. Conférence « Le Roi-pot. Corps, culture matérielle et technologies du pouvoir » présentée par
Jean-Pierre Warnier au laboratoire LMS. Cf. Warnier (2007 & 2009).
4. L’ensemble du passage qui théorise l’articulation de l’identification du sujet à la culture et la façon
dont la situation de contact interculturel implique le sujet est entièrement dû à Z. Strougo.
5. Nous avons distingué plus haut les situations de migration de celles de diaspora où le contact est
théorisé et où la continuité du sens repose sur des éléments d’identification abstraits, transcendant la
situation de contact.
6. Winnicott, qui a théorisé le concept de faux-self, a insisté sur le fait qu’il ne fallait pas le
considérer comme une structure de personnalité. On ne peut le comprendre que dans son rapport de
couplage au vrai-self.
7. Le célèbre article de S. Poplack (1980) qui décrit le fonctionnement de l’alternance codique (en
anglais code switching) porte le titre emblématique « Sometimes I’ll start a sentence in spanish y
termino en español – toward a typology of code-switching ».
8. Nous suivons ici ce qu’écrivent à propos des calques grammaticaux, qu’ils nomment
« grammatical replications », B. Heine et T. Kuteva (2005 : 3) : « they are suggestive of a fairly
complex cognitive process : rather than a simple transfer of meaning from a language to another, they
presuppose some kind of equivalence relation that is transferred […]. »
9. Certains travaux linguistiques s’efforcent à l’heure actuelle d’affiner l’analyse du « calque » et
d’en dégager les différentes catégories. Cf. à ce sujet B. Heine, Mechanisms of Contact Induced
Language Change, communication au séminaire axe 11 (2b) « Contacts de Langues » de la
Fédération de Typologie et Universaux Linguistiques, le 29 juin 2007, Villejuif. Notre groupe
envisage également d’affiner la catégorisation du calque afin d’en calculer la possibilité de transfert
aux autres disciplines.
10. La baleine, au niveau métaphorique du langage et des représentations, est l’archétype du gros
poisson (cf. la baleine de Jonas), elle n’en est pas moins un mammifère dans un autre ordre de
cohérence et ce pour un même sujet.
11. D’où la puissance descriptive de la théorie de l’optimalité (Prince & Smolensky 1993/2002 ;
Kager 1999) qui part de contraintes restrictives, d’interdits et les hiérarchise pour aboutir à ce qui est
permis par le système (Tranel 2000).
12. Nous ne voulons pas dire par là que ces intersystèmes n’évoluent plus ou qu’ils ne sont pas
dynamiques, mais qu’ils deviennent des systèmes à part entière, qu’ils passent de l’interculturel à
l’intraculturel et en adoptent les processus (plus lents) d’évolution.
13. S. Fürniss rapproche ce phénomène de ce qui se produit lors de la confrontation des catégories
scientifiques analytiques et des catégories vernaculaires.
14. À titre d’exemple, Y. Neuman (2006) montre que des considérations phono-graphiques anciennes
qui ont perdu leur pertinence peuvent devenir identitaires et maintenir (voire même rétablir) une
distinction graphique devenue phonétiquement (et graphiquement) non pertinente.
15. Pour une bibliographie complète, cf. Hinton, Nichols et Ohala (2006).
16. Pour la psychanalyse cette inaccessibilité est la condition de l’humanité de l’Homme : c’est parce
que l’archaïque est inaccessible que l’on peut accéder à la culture.
17. W. Labov cite une phrase empruntée à E. Sturtevant dans un ouvrage de linguistique paru en
1947 : « Avant qu’un phonème ne puisse se diffuser de mot en mot […], il est nécessaire que l’un des
deux rivaux acquière une certaine forme de prestige. »
18. Cependant le maniement systématique de l’alternance codique par certaines sociétés plurilingues
constitue un cas différent. Le fait même d’alterner les codes fait alors partie de l’identité linguistique.
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Index des noms de populations
Allemand : 9, 251,320, 327, 328, 334-336, 341-344, 473.
Américain : 204, 206, 207, 211, 214, 217, 219, 236, 242, 398, 400, 406, 408.
Amhara : 408, 411.
Anglo : 216.
Arabe : 45, 101, 167, 172, 175, 265, 268, 272, 274, 275, 277, 278, 282, 367, 368, 370.
Arménien : 84.
Asiatique : 221, 249.
Aztèque : 208, 211, 217, 219.
Babouté : 329.
Beti : 9, 327-329, 332-336, 338, 341-345, 434, 451, 452, 473.
Blanc : 207, 211, 212, 235, 240, 245, 247-249, 251, 255, 257, 260, 263, 269, 270, 334, 434, 451, 452.
Bidân : 269.
Californios : 206, 216.
Camerounais : 451.
Aka : 290, 319, 324.
Asua : 290.
Babongo : 290.
Bagyieli : 290.
Baka : 10, 289-294, 297, 299-301, 303-308, 310, 312, 313, 315, 316, 319-325, 428-431, 433, 434,
445, 446, 455, 458, 460, 462, 473, 532.
Bakola : 290.
Bakoya : 290.
Bangando : 291-293, 306-309, 313, 316, 320, 322, 430, 445.
Bedzan : 290.
Bibayak : 290.
Bulu : 292.
Efe : 290.
Kango : 290.
Kwele : 291, 292, 306, 307, 313.
Lia : 320.
Mbuti : 290.
Nzimé : 291, 292, 301, 302, 310, 323, 458.
Pygmée : 290, 319, 324, 325, 433, 532.
Twa : 290.
Chicano : 204, 205, 215-223, 225, 228-231.
Chichimecas : 208.
Chinois : 29, 113-115, 123, 128, 148, 159, 160, 249, 426, 428, 430, 470, 472.
Cholo : 216, 222, 262, 264.
Chrétiens : 88, 90, 167, 177, 341, 368, 397, 398, 405-408, 410, 412, 416-418.
Créole : 233-244, 246-250, 252, 253, 255, 257-260, 262-265.
Créole péruvien : 240, 243, 244, 246, 248, 252, 253.
Créole argentin : 253.
Créoles blancs : 258.
Criollo : 10, 13, 233-237, 239, 241, 243, 247, 257, 259-266.
Espagnol : 82, 206, 207, 214, 217, 233-244, 246, 247, 257.
Éthiopien : 399, 402, 405, 406, 416.
Européen : 243, 246, 249, 250, 252, 327, 328, 334, 373, 451.
Ewondo : 328, 335, 433.
Français : 114, 119, 127, 130, 131, 135, 146, 165, 181, 185, 208, 244, 245, 250, 251, 269, 270, 337,
341-344, 349, 426.
Gabacho : 216, 222.
Gali : 397-400.
Gamo : 406.
Gitan : 96, 100.
Greaser : 216.
Gringo : 216.
Haalpulaar [en] : 10, 267-276, 278-282, 285, 286, 464.
Hébreu : 349-351, 367, 368.
Hispanic : 204-216.
Hispano-américain : 233, 235, 236, 238, 239, 242.
Hispano-péruvien : 241.
Hispanophone : 146, 204, 215.
Hormankooße : 268, 272-286, 464, 466.
Hrâtîn : 268-276, 278-286, 461, 464, 466, 472.
Ibéro-américain : 246.
Indien : 205-208, 211, 212, 214, 221, 224, 236-238, 240, 242-245, 247, 250-252, 254, 255, 257, 259,
260, 262-264, 349, 497.
Indiens Hopi : 211, 230.
Navajo : 211, 230.
Israélien : 55, 347, 350, 352, 353, 366, 369, 371, 381, 392, 474.
Italien : 251, 398, 399, 401.
Judéo-Espagnol : 9, 29, 61, 77, 79-85, 88, 90, 92, 97-99, 102-104, 108, 428, 430, 431, 433, 434, 459.
Juif : 10, 53, 77, 79, 85-88, 97, 101, 109, 172, 177, 348, 349, 351-354, 362, 363, 367, 368, 370-372,
375, 376, 379-381, 390, 393, 428, 430, 473, 474.
Kambatta : 398, 408.
Ladino : 370.
Latino : 204, 216, 231.
Latino-américain : 39, 247, 251, 259.
Maale : 10, 13, 53, 395-400, 403, 404, 406, 408, 409, 411, 417-419, 460.
Mankon : 433.
Maure : 268-274, 276, 278, 280, 281, 287, 464.
Mestizo : 255, 259.
Métis : 45, 206, 212, 236, 238, 246, 251-253, 255-259, 262, 334.
Métropolitain : 233, 235-243.
Mexicain : 204, 206, 207, 209-211, 213-217, 220-222, 256.
Mexican-american : 209, 214, 216, 217, 231.
Mexicano : 216-218, 221-223, 225, 228, 231.
Mexicano-américain : 212.
Mexico-américain : 209, 214, 218-220.
Mulâtre : 236, 238, 248, 251, 263.
Musulman : 86, 172, 177, 362, 368, 371, 372, 398, 401-403.
Nahua : 208.
Nègre : 245, 251, 263, 265.
Negro : 247.
Négro-africain : 267, 269-271, 274, 275, 278, 279, 287.
Noir : 45, 215, 219, 221, 234-236, 238, 242, 244, 247, 248, 251, 255, 257, 258, 263, 268, 270, 290.
Nord-Américain : 206, 207, 220, 221, 234, 257, 258, 261.
Norteamericano : 216.
Orthodoxe : 397, 401-403, 405, 408, 410, 416.
Pachuco : 216, 218, 222.
Palestinien : 177, 350, 367, 368.
Péruvien : 233, 234, 241,242, 244-255, 258-263, 265.
Pinto : 216.
Pocho : 216, 222.
Portugais : 234.
Protestant : 10, 395, 396, 398, 400-409, 411-413, 416-419, 466, 475.
Prussien : 327, 328.
Pulaar : 268, 271, 272, 274, 275, 278, 280-283, 285, 461, 464.
Sinophone : 9, 112-115, 117, 126, 128, 129, 131, 133, 134, 137, 144, 146, 152-154, 156, 157.
Soninké : 267.
Spanish : 216.
Sud-américain : 246, 251, 252.
Ts’alian : 398, 400.
Tunisien : 163, 165, 175, 180, 349.
Turc : 84, 86, 97, 101, 240, 250, 431.
Turcophone : 430.
Twa : 290.
Vouté : 329.
Welaita : 400, 405, 408, 409, 410.
Wenzhou : 426, 436.
Wolof : 267, 272.
Yankee : 216.
Yéménite : 10, 55, 60, 347, 353, 354, 359, 360, 362, 364-368, 370-381, 383, 387, 388, 390-393, 429,
432, 471, 473-475.
Index des noms de lieux
Afrique : 128, 234, 286, 289, 295, 324, 331, 334, 335, 351, 352, 407, 419, 493, 532.
Centrale : 289, 295, 324.
de l’Ouest : 334.
Sub-saharienne : 128.
Afrique du Sud : 45.
Allemagne : 327, 338, 348.
Amérique : 39, 172, 214, 233-237, 239, 240, 242, 245, 247, 251, 253, 265, 352, 406.
Centrale : 204, 252.
du Nord : 206, 211.
du Sud : 204, 245, 246, 247, 250-252.
Espagnole : 206.
Latine : 10, 107, 204, 235, 250, 251, 256, 258, 259, 265, 498, 531.
Andes : 259, 398.
Arequipa : 244, 245, 257.
Argentine : 249, 251-253.
Arizona : 204, 224.
Asie : 113-115, 286, 351, 352.
Balkans : 349.
Beijing : 114, 115.
Berlin : 328.
Bolivie : 243, 250, 263-265.
Brésil : 172, 234, 246, 249, 251, 252, 497.
Californie : 203-208, 210, 211, 213, 215, 219, 533.
Cameroun : 9, 10, 289, 290, 293, 304, 324, 325, 327, 335, 345, 429, 433, 498, 532.
Bele : 291, 304.
Bertoua : 290, 291.
Bizam : 291, 304, 305.
Lomié : 291.
Mbengmbeng : 305.
Messéa : 291-293, 295, 298, 302-305, 308, 310, 313, 315, 320, 323.
Messok : 291, 304.
Mikel : 291, 304.
Ndimako : 291, 304.
Ngola : 291, 304.
Njela : 291, 302.
Pays Bangando : 292, 315, 430.
Pays Kwele : 292, 315.
Salapoumbe : 291, 304.
Samis : 304.
Sanga : 291, 304.
Sangmelina : 290, 291.
Canada : 397.
Chihuahua : 208.
Chili : 249, 250, 252.
Chine : 112-115, 127-129, 132, 137, 154, 156, 158, 159, 172, 179, 428.
Ciudad Juàrez : 208, 209.
Colombie : 208, 243.
Colorado : 204, 215.
Dahomey : 334.
El Salvador : 208.
Equateur : 243, 263, 265.
Espagne : 53, 77, 82, 83, 85-87, 90, 204, 218, 236, 238, 239, 243, 246, 253, 370.
États-Unis (d’Amérique) : 9, 203, 204, 206-213, 216, 217, 220, 224, 225, 228, 229, 231, 248, 250,
254, 255.
Éthiopie : 10, 349, 395, 397-400, 404-408, 410, 416, 418, 419.
Addis Abeba : 401, 408, 418.
Bako : 400.
Bala : 403, 405.
Jimma : 401.
Koybe : 409.
Pays Borana : 401.
Pays Gamo : 401.
Pays Gofa : 401.
Pays Maale : 395-404, 408, 409, 413.
Pays Welaita : 399, 400, 408.
Europe : 113, 115, 240, 243, 246-248, 251, 253-256, 265, 342, 348, 349, 352.
France : 13, 39, 112-116, 130, 137, 145, 153, 155, 157, 163, 164, 195, 202, 247, 250, 327, 348, 349,
395, 494, 496.
Fuuta Tooro : 268-270, 272, 286.
Gabon : 290-293, 303, 495.
Doumassi : 291, 304.
Minvoul : 293.
Ovang Alem : 291, 304.
Heilongjiang : 114, 115.
Istanbul : 9, 80, 81, 84, 89, 93, 107-109, 433, 462, 498.
Jalisco : 208, 211.
Jilin : 114-115.
Kaédi : 270, 273, 274, 276-281, 283, 284, 286, 287.
Lagos : 334.
Liaoning : 114, 115.
Lima : 244, 245, 248, 253, 254, 257, 259, 261, 266.
Mauritanie : 10, 267, 270, 271, 274, 285-287.
Mésoamérique : 208.
México : 218, 222, 223, 230, 231.
Mexique : 9, 179, 203-206, 208-212, 216-218, 220-225, 229, 231, 256, 457.
Michoacán : 208.
Mississippi (territoires français du) : 208.
Monterrey : 205, 230.
Nevada : 204.
Nicaragua : 208.
Nogales : 209.
Norte (el) : 208, 213.
Nouveau Mexique : 212, 215, 224.
Nouvelle Espagne : 203.
Nuestra Señora de Los Angeles : 205.
Palestine : 176, 348, 350, 367, 368, 375, 380, 390, 391.
Pays Ewondo : 335.
Pérou : 233-240, 242-266, 466.
Prusse : 227.
République centrafricaine : 290, 292, 293, 303, 319.
République démocratique du Congo : 290, 293, 307, 320.
Lukolela : 380.
République du Congo : 290, 293, 307.
Río Grande : 209.
Rwanda : 290.
San Diego de Alcalá : 205, 216.
San Francisco : 205.
San José : 205.
Santa Bárbara : 205.
Santa Fé : 208.
Seattle : 462.
Sénégal : 268-272, 274, 275, 286, 287.
Shandong : 114, 115.
Shangaï : 114, 115.
Sonoma : 205.
Soudan : 397, 398, 418.
Tabasco : 208.
Texas : 203, 204, 206, 215, 218.
Tijuana : 208, 209, 210, 211, 213.
Togo : 334, 339.
Toronto : 397.
Tunisie : 165, 167, 172, 174, 175, 179.
Turquie : 77, 79, 80, 83, 95, 99, 104, 109.
URSS : 349.
USA : 221, 222, 225.
Utah : 204.
Wyoming : 204.
Yaoundé : 327, 334, 337, 345, 494.
Yemen : 10, 348, 352-355, 357, 360-363, 365, 368, 370-372, 375, 377, 379, 383-389, 391-393.
Zhèjiang : 114-116.
Index des langues
allemand : 41, 328, 339, 497.
américain : 437.
amérindiennes (langues) : 204.
amharique : 397-400, 408, 409, 411, 415.
anglais : 13, 43, 93, 116, 117, 126-128, 148, 206, 207, 209, 216-221, 225, 226, 229, 263, 264, 286,
337, 338, 340, 350, 437, 444, 446, 493, 499.
arabe : 29, 86, 87, 96, 98, 101, 180, 228, 269, 357, 358, 382, 469.
ari : 411, 415.
bangando : 292, 314, 316, 445.
bantoues (langues) : 292.
chinois : 29, 112-117, 120-126, 128-130, 132-136, 139, 143, 145, 147, 148, 151-156, 158, 160, 454,
456, 459, 472.
chinoises (langues) : 115.
chinois standard : 114-116, 125, 126, 134, 135, 139, 143, 145.
mandarin : 115.
wenzhouhua : 115, 126, 127, 135, 145, 160.
shanghaïen : 115, 135.
espagnol : 41, 53, 54, 82, 83, 85-91, 96-101, 204, 206, 210, 216-218, 220, 223-229, 233, 260, 264,
437, 449, 456, 457, 466, 469, 488.
castillan : 242, 473.
espagnol standard : 217, 225, 227.
mexicain : 219, 224, 437.
spanish : 107, 108, 214, 230, 444, 496, 497.
espanglés : 437, 466.
ewondo : 457, 484.
français : 9, 79, 80, 82, 83, 85, 90, 91, 93, 95, 100, 102, 112-114, 116-119, 122, 125, 127, 128, 130-
139, 143-147, 151-160, 163, 180, 212, 227, 233, 329, 339, 382, 398, 426, 428, 430, 436, 446,
454, 456, 457, 459, 470, 472, 495, 498.
grec : 29, 97, 103, 104.
hébraïco-araméen : 79, 82, 89.
hébreu : 29, 79, 82-90, 97, 98, 102-104, 108, 357, 358, 382, 449, 469, 488.
indiennes (langues) : 223.
italien : 96, 103.
judéo-espagnol : 27, 29, 41, 54, 77-93, 95-106, 108, 109, 431, 437, 449, 455, 456, 459-462, 469, 473,
485, 488, 496, 498.
juives (langues) : 41, 108, 109, 498.
kamba : 411, 415.
ladino : 85, 89, 108.
latin : 29, 95, 98, 101, 102, 116, 125, 227, 228, 338.
latines (langues) : 95, 98, 100-103.
maale : 395, 409, 411, 415.
nahua (dialectes) : 211, 217, 224, 225, 229.
nahualt : 211, 217, 223, 224, 228.
oubanguiennes (langues) : 292.
portugais : 234.
pulaar : 273.
quechua : 466.
sinitiques (langues) : 126, 134, 135, 145.
spanglish : 221, 437, 466.
tarasques (langues) : 223.
tunisien : 163, 180.
turc : 9, 29, 79-91, 93, 95-98, 100-106, 108, 109, 430, 456, 457, 459, 460, 461, 469, 473, 485, 488,
498.
welaita : 408, 409.
yiddish : 41, 109.
Index des notions
A
ACCUEIL, 94, 162, 164, 166, 168, 181, 184, 185, 193, 196, 197, 203, 231, 265, 325, 426, 436, 442,
443.
ACCUEIL
culture d’, 184, 185, 200, 426, 442, 443.
société d’, 164, 435, 442.
ACCULTURATION, 20, 34, 39, 69, 247, 269, 272, 278, 285, 338, 392, 430, 434, 438, 441, 442, 462,
493, 497.
ACCULTURATION
forcée, 269, 278, 338, 430, 462.
formelle, 34, 39, 438, 497.
volontaire, 462.
ACCULTURÉ, 264.
ADAPTATION, 78, 93, 94, 95, 184, 223, 225, 227, 228, 264, 311, 433, 444, 450, 455, 456.
ADAPTATION
d’emprunt, 225.
processus d’, 78, 228.
AFFIRMATIVE ACTION, 207.
AGRICULTURE, 270.
ALIÉNATION, 178, 235.
ALLIANCE, 273, 276, 332, 333, 337, 357, 412, 414, 415.
ALTÉRITÉ, 12, 69, 101, 277, 279, 285, 463, 492.
ALTERNANCE CODIQUE, 32, 43, 68, 69, 107, 315, 430, 438, 441, 444-446, 448, 449, 453, 456,
488.
ANALYSTE (psychanalyste), 7, 12, 16, 20, 25, 28, 29, 32, 41, 51, 71, 73, 175, 178, 426, 427, 430,
454, 458, 464, 478, 480, 490.
ANCÊTRE, 122, 282.
ANCIEN, 60, 61, 86, 195, 213, 221, 263, 276, 279, 282, 337, 403, 406, 432, 458, 461, 474, 494.
ANCIENNETÉ, 281, 282, 431, 432, 485.
ANTHROPOLOGUE, 12, 13, 17, 32, 34, 38, 258, 465.
AÎNÉ, 163, 165, 170, 200, 235, 329.
APPARTENANCE, 11, 14, 38, 43, 51, 161, 172, 178, 180, 188, 193, 194, 214, 217, 269, 272, 276-
279, 281-283, 286, 328, 378, 403, 428, 435, 440, 469, 485.
APPARTENANCE
culturelle, 161, 172, 180, 193, 194, 214, 269, 276, 282.
multiculturelle, 428.
sociale, 283, 485.
APPRENTISSAGE, 12, 38, 44, 61, 112, 113, 117, 119, 120, 124-126, 128, 129, 132-134, 136-138,
148, 149, 153, 154, 156-159, 305, 428, 439, 454, 495.
APPROPRIATION, 112, 153, 215, 290, 312, 313, 315, 396, 440, 465.
ASSIMILATION, 40, 214, 354, 381, 430, 441, 462.
AUTHENTICITÉ, 432.
AUTHENTICITÉ
authentique, 82, 83, 184, 253, 261, 406, 432.
AUTRE, 12, 40, 47, 79, 82, 84, 86, 90, 104, 191, 197, 381, 423, 428, 429, 431, 433, 441-444, 450,
462, 465, 472, 478, 486, 490, 491.
AUTRUI (échanges avec), 164.

B
BILINGUE, 208, 215, 457.

C
CALQUE, 32, 43, 69, 85, 91, 93, 97, 98, 108, 444, 448, 449, 453, 455, 456, 462, 466, 468, 488.
CATÉGORIE, 59, 61, 91, 95, 166, 190, 226, 235-237, 246, 259, 268, 273, 277, 280, 283, 296, 297,
320, 323, 331, 367, 412, 433, 457.
CATÉGORIE
fantôme, 457.
musicale, 59, 296, 297, 323.
(-s) musicale(s), 296, 297, 314, 323.
modale, 91.
psychique, 190.
quasi-juridique, 259.
(-s) de pensée, 188.
(-s) ethnologique(s), 205.
(-s) linguistique(s), 90.
servile, 59.
(-s) noble(s), 268.
sociale, 236, 283.
CATÉGORISATION, 17, 25, 41, 43, 56-60, 65, 163, 324, 389, 390, 400, 412, 413, 419, 432, 445,
447,449, 486, 493.
CATÉGORISATION
catégoriser, 9, 28, 88, 163, 190, 432, 440.
conflits de, 432.
CHANGEMENT, 44, 70, 92, 205, 264, 323, 339, 340, 356, 359, 363, 365, 366, 369, 400, 404, 406,
434, 441, 450, 456, 462, 476.
CLASSEMENT, 56, 269, 283, 285, 478.
CLASSIFICATION, 41, 59, 111, 121, 188, 225.
CLIVAGE CULTUREL, 454.
CODE, 43, 68, 79, 80, 102, 104, 107, 123, 153, 162, 444, 446, 449, 463, 465-467, 487, 497.
CODE
culturel, 162.
intertwining, 466.
linguistique, 449, 487.
phonographique, 123.
plurilingue, 79, 80, 104.
switching, 444, 497.
COHÉRENCE, 8, 24, 94, 186, 188, 316, 450, 451-453, 458, 462, 471, 492.
COHÉRENCE
principe de, 450, 452, 471.
COLONISATION, 9, 13, 23, 53, 205, 234, 249, 269, 320, 328, 329, 331, 335, 337, 462.
COLONISATION
colon, 341.
colonie, 239.
coloniser, 400.
COMMUNAUTÉ, 11, 14, 44, 80, 82, 84, 85, 94, 108, 160, 205, 214, 215, 253, 273, 274, 319, 321,
322, 328, 352, 353, 360, 368, 370, 374-376, 378-381, 392, 404, 410, 413, 425, 462, 475, 481.
COMPATIBILITÉ, 78, 438, 451.
COMPATIBILITÉ (critères de), 451.
COMPLEMENTARITÉ, 44, 63, 79, 294.
COMPLEXE, 9, 46, 68, 86, 95, 97, 99, 100, 104, 115, 136, 175, 203, 249, 293, 297, 423, 448, 461,
472.
CONDITION (libre, servile), 244, 485.
CONFLIT, 10, 58, 178, 194, 197, 198, 202, 214, 279, 294, 396, 407, 416, 432, 433, 436, 437, 474.
CONFLIT
d’identifications, 178, 474.
d’identifications identitaire, 416, 432.
CONNOTATION, 22, 103, 235, 279.
CONNOTÉ, 219.
CONQUÊTE, 270, 397, 398.
CONSCIENCE, 23, 27, 28, 56, 68, 69, 72, 74, 103, 120, 124, 150, 151, 240, 241, 255, 266, 275, 283,
407, 423, 428, 433, 441, 446-448, 461, 463, 467, 468, 477-481, 483, 485, 489, 491, 492.
CONSCIENT, 103, 243, 453, 486.
CONSTRUCTION, 7, 8, 12, 14, 23, 24, 30-32, 35, 36, 45, 47, 48, 58, 62, 72, 99, 125, 162, 163, 185,
193, 197, 198, 205, 207, 213, 256, 322, 337, 347-349, 351-355, 360, 367, 368, 373, 376, 380,
381, 396, 432, 438, 439, 452, 454, 455, 457, 459, 460, 464, 465, 472, 474, 483, 489, 492, 496.
CONSTRUCTION
auto-, 198.
co-construction de l’identité, 58, 439.
de convergence, 452, 459, 460.
identitaire, 40, 47, 185, 432, 472, 489.
scientifique, 125.
subjective, 162.
CONTACT, 7, 9, 11-14, 21, 24, 29-31, 33, 34, 37-52, 55-57, 62-64, 66, 68, 69, 71, 74, 77, 78-80, 83,
84, 85, 89-92, 94, 95, 102-105, 108, 109, 160, 166, 167, 203, 204, 211, 213, 225, 227, 228, 268,
269, 272, 278, 289, 297, 315, 321, 340, 347, 353, 369, 370, 377, 378-380, 396-403, 406, 417,
418, 423, 425, 426, 428-444, 446, 449, 450, 452, 453, 457-469, 471-479, 481, 482, 484, 487,
488-492, 497, 498, 519.
CONTACT
attitude face au, 12, 434, 440.
culturel, 38, 40, 441, 477.
culturel
interculturel, 39, 62, 68, 424, 431, 436, 463, 478, 487, 491.
durée du, 431.
effets du, 429, 431, 440, 475, 519.
interindividuel, 424.
intersystémique, 74, 429, 487.
langue de, 29, 91.
linguistique, 94, 105, 204, 426, 461.
musical, 400.
théorisation du, 39.
CONTEXTE, 26, 39, 45, 46, 49, 60, 104, 124, 137, 185, 213, 268, 275, 285, 290-292, 303, 306, 312,
357, 359, 360, 362, 363, 366, 372, 376-379, 383, 395, 401, 405, 407, 416, 427, 428, 463, 482.
CONTINUITÉ, 166, 213, 257, 319, 350, 365, 434, 436, 438, 439, 463, 491.
CONTINUUM, 12, 41, 188, 204, 436, 437, 463.
CONTRAINTE, 43, 92.
CONTRAINTE
d’autonomie, 92.
CONTRE-IDENTIFICATION, 12, 193, 442.
CONVERGENCE, 18, 19, 21, 25, 30, 31, 32, 93, 101, 136, 312, 314, 381, 417, 451, 452, 454-456,
458, 459, 467, 472-474, 490, 492.
CONVERGENCE
construction de, 452, 459, 460.
CONVERGENT, 208, 434, 437, 452, 472.
CONVERSION, 341, 406, 431.
CORRESPONDANCES, 118, 120,-122, 127, 147, 148, 153, 454.
COUPURE (principe de), 34, 39, 194, 200, 202, 437.
CRÉATION, 15, 73, 74, 96, 98, 100, 104, 179, 215, 227, 275, 277, 280, 282, 283, 347-351, 356, 369,
375, 381, 409, 451, 452, 456, 459, 462, 469, 473-475, 490.
CRÉATION RITUELLE, 301, 305, 323.
CRÉOLE, 41, 43, 233, 235, 236, 238-248, 250, 253-256, 258-266.
CRITÈRE, 23, 56, 59, 73, 245, 260, 315, 375, 432, 446.
CULTURE, 9, 11, 16, 19, 22, 23, 34, 38-40, 45-47, 52-54, 56-58, 60, 64, 65, 68, 72, 73, 78, 82, 85,
88, 91, 104, 153, 161, 162, 177, 183-188, 191-195, 200, 201, 206, 211, 214, 215, 217, 219, 220,
233, 241, 256-262, 265, 268, 269, 271, 272, 274-278, 289, 290, 296, 297, 301, 303, 305, 310,
313, 314, 322, 324, 345, 348, 349, 351, 352, 355, 372, 377, 378, 389, 391, 397, 423, 425, 426,
430, 431, 433, 434-436, 438, 441-443, 446-448, 450, 452, 455, 461, 462, 467, 471-473, 475-
480, 482, 484, 486, 487, 494, 495, 498.
CULTURE
créole, 41, 43, 233, 235, 236, 238-250, 253-256, 258-266.
créole
cultura criolla, 257, 259.
cultura indigena, 259.
d’accueil, 184, 185, 200, 426, 442, 443.
d’origine, 161, 189, 193, 201, 430, 442, 443.
encodage de la, 78.
métisse, 259.
tenants de la, 54, 60, 64, 65, 446, 448, 467, 476, 478, 479, 486, 487.
CULTUREL(LE), 17, 38, 40, 41, 47, 52, 53, 60, 68, 73, 78, 86, 103, 112, 162, 167, 168, 172, 175,
179, 180, 182, 184, 185, 188-195, 197, 198, 200, 204, 205, 207, 214, 220, 235, 254, 260, 262,
264, 265, 269, 276-278, 280-283, 285, 347-349, 353, 354, 360, 370, 377-380, 390, 406, 408,
423, 428, 429, 434, 435, 441, 442, 447, 454, 462, 465, 466, 477, 484, 487, 495.
CULTUREL(LE)
système culturel, 52, 78, 184, 185, 406, 447, 477, 484.

D
DANSE, 21, 54, 55, 60, 71, 83, 258, 292, 294, 295, 298, 299, 305, 306, 308, 313, 332, 350-358, 360,
361, 364-369, 371-381, 383, 384, 390, 391, 412, 457, 471, 474, 475, 491.
DANSE
folklorique, 350, 352-354, 366, 367, 369, 371-373, 375-380, 383.
DÉCONTEXTUALISATION, 17, 474.
DIACHRONIE, 9, 13, 18, 30, 41, 44, 52, 53, 55, 60, 62, 64, 65, 74, 355, 432, 456, 457, 459, 482,
484.
DIACHRONIQUE, 13, 44, 290, 432, 457.
DIALECTE, 41, 217, 269.
DIASPORA, 49, 81, 109, 160, 349, 428, 429, 433, 438, 473, 498.
DIFFÉRENCIATION, 29, 86, 118, 125, 240, 372, 379, 448.
DIGLOSSIE, 43, 430.
DISCOURS, 7, 14, 15, 18, 21, 24, 25, 34, 36, 54, 55, 57, 60, 64, 80-82, 92, 164, 167, 169, 172, 173,
175-179, 181, 182, 184, 192, 193, 219, 236, 254, 314, 316, 319, 322, 328, 368, 391, 397, 416,
417, 425, 428, 442, 456, 468, 476-478, 481, 484, 486, 492.
DISCOURS
dominant, 236.
sur, 55, 60, 80, 172, 322, 428, 478, 486, 492.
DISCRIMINATION, 93, 124, 128, 144, 207, 215, 248, 472, 482.
DISCRIMINATION
positive, 207, 215.
DISSOCIATION (DU SIGNE), 455.
DISTANCE, 90, 128, 181, 193, 242, 261, 268, 272, 309, 331, 427, 443.
DISTANCIATION, 478.
DISTINCT(E), 263, 416, 418, 429, 441, 466.
DISTINCTION, 14, 56, 93, 123, 144, 235, 236, 263, 269, 283, 285, 372, 381, 384, 426, 445, 469,
472.
DIVERGENCE, 314, 363, 453, 455, 460.
DÉNOMINATION, 18, 57, 58, 213, 215, 264, 365, 373, 427.
DÉNOMINATION
auto-désignation, 222.
DOMINATION, 237, 240, 241, 243, 248, 251, 254, 259.
DOMINATION
dominant, 49, 216, 236, 262, 269, 286, 429, 430.
dominé, 49, 184, 430.
DÉVALORISATION, 182, 235.
DYNAMIQUE, 8, 12, 13, 18, 22, 24, 25, 30, 39, 40, 43, 44, 51, 62, 64, 65, 69, 72, 92, 193, 285, 289,
329, 353, 355, 427, 428, 434, 437, 458, 463, 474-478, 486, 489, 490, 492.
DYNAMIQUE
des systèmes, 475, 476.
identificatoire, 427.

E
ÉCHANGE, 11, 35, 40, 46, 66, 210, 213, 244, 270, 305, 311, 330, 331, 333, 343, 404, 473.
EFFICACE, 128, 247, 347, 380.
EFFICACITÉ, 14, 194, 195, 316, 323, 427, 431, 455, 491.
ÉLITE, 206, 236, 242, 246, 260.
EMPRUNT, 10, 12, 22, 24, 32, 43, 51, 55, 65, 68, 69, 74, 77, 79, 84, 86, 90-95, 97, 99-103, 108, 228,
235, 289, 290, 293, 295, 306, 307, 310, 313-315, 320, 322-324, 353, 365, 367, 413, 425, 428,
430, 431, 433, 434, 438, 440-449, 451, 453, 455, 457, 458, 461, 462, 466, 471, 483, 485, 487,
488.
EMPRUNT
balisé, 69, 444, 449, 488.
intégration de l’, 447, 453.
intégré, 69, 446, 455, 488.
limites de l’, 103.
motivation de l’, 94.
partiel, 32, 55, 442, 443.
spontané, 69, 444, 445, 488.
total, 55, 441-443.
zéro, 441, 442.
EMPRUNTER, 12, 55, 92, 93, 99, 102, 104, 434, 441, 443.
ENDOGÈNE, 446, 450.
ENJEU(X), 32, 45, 66, 132, 202, 233, 235, 268, 274, 283, 309, 350, 355, 366, 367, 370, 377, 378,
380, 381, 396, 400-404, 432, 435, 441, 492.
ENJEU(X)
sociaux, 233.
ÉNONCÉ, 11, 94, 180, 181, 187, 298, 449.
ENVELOPPE, 172, 173, 176, 177, 180, 200, 319.
ÉQUIVALENCE, 11, 31, 77, 94, 97, 112, 129, 134, 188.
ÉQUIVALENCE
mis(e) en équivalence, 112, 129.
ESCLAVAGE, 244, 258, 267, 269, 286, 329, 405, 432, 462, 472, 485.
ESCLAVES, 234-236, 244, 258, 265, 267, 269, 270, 281, 283, 284, 286, 330, 332, 333, 340, 342,
405, 432, 466.
ESPACE, 43, 45, 118, 162, 167, 169, 171, 176, 178, 179, 186, 197, 199, 205, 215, 256, 299, 309,
312, 317, 358, 362, 364, 365, 366, 372, 377, 379, 385, 387, 397, 409, 428, 454.
ESPACE
intermédiaire, 197.
transitionnel, 197, 454.
ÉTAT-NATION, 10, 41, 84, 210, 243, 245, 247-250, 252-257, 261, 262, 266, 274, 275, 285, 348,
376, 389, 391, 393, 405, 473.
ETHNICITÉ, 40, 46, 205, 286, 352, 493.
ETHNIQUE, 159, 191, 195, 201, 204, 205, 214, 217, 245, 246, 252, 257, 260, 262, 264, 277, 279,
291, 292, 312, 323, 373, 400, 428.
ETHNIQUE
origine, 205, 400.
ETHNOCIDE, 431, 441, 495.
ETHNOLOGUE, 188, 426.
ÉVALUATION, 430, 481.
ÉVALUER, 59, 117, 163, 306, 314, 340.
ÉVOLUTION, 10, 13, 28, 33, 38, 41-43, 45, 47, 49, 52, 54, 55, 62, 64, 66, 78, 85, 87, 98, 118, 149,
157, 199, 201, 202, 216, 223, 228, 250, 254, 266, 286, 355, 433, 434, 444, 459, 462, 465, 483,
484.
ÉVOLUTION
systémique, 55, 462.
EXIL, 192, 193, 201, 202, 215, 286, 429, 443.
EXOGÈNE, 312-314, 322, 323, 431, 445, 446, 450, 458.
EXPLICITE, 16, 28, 52, 53, 56, 88, 94, 236, 320, 349, 356, 468, 472, 474, 476-478, 489.
EXTRACULTUREL, 450.

F
FACTEUR, 87, 156, 181, 250, 271, 426, 429, 433, 453.
FACTEUR
-s externes, 44, 92, 306, 425, 450, 462, 519.
-s internes, 42, 44, 92, 425, 435, 450, 462.
FAUX-SELF, 34, 55, 162, 184, 442, 497.
FIGEMENT, 46, 453, 464, 465, 473.
FOLKLORE, 10, 352, 376, 473, 474.
FOLKLORISATION, 46, 432, 474.
FONCTION, 10, 11, 43, 48, 59, 60, 64, 72, 79, 84, 85, 94, 95, 97-99, 101, 102, 122, 126, 143-146,
148, 157, 167, 173, 178, 184, 186, 187, 189, 202, 224, 229, 242, 256, 294, 295, 297-299, 303,
305, 308, 312-315, 336, 344, 355, 361, 404, 411, 426, 431, 445, 446, 450, 452, 453, 456, 458,
465, 466, 468, 470, 472, 480, 483, 485, 488, 492.
FONCTION
distinctive, 146.
grammaticale, 97.
rituelle, 453.
symbolique, 297, 312, 431.
FONCTIONNALITÉ, 431, 457.
FOSSILISATION, 453.
FRACTURE, 53, 427.
FRAGMENTATION, 303, 306 491, 492.
FRONTIÈRE, 9, 27, 41, 86, 208-213, 216, 236, 264, 277, 290, 292, 303, 426, 438, 442, 449.
FRONTIÈRE
ethnique, 277.
géographique, 426.
maintien de, 40.
symbolique, 236.
traitement des -s, 425.

G
GÉNÉRALISATION, 93, 99, 481, 483, 485, 490.
GÉNÉRATION, 161, 166, 186, 197, 210, 214, 218-220, 305, 355, 409, 442, 446.
GÉNÉRATIONNEL(LES), 218, 435.
GÉNÉALOGIE, 163, 170, 182, 273, 276, 284, 286.
GRAMMAIRE, 43, 83, 94, 455, 456, 460, 468, 480, 483, 486, 487.
GRAMMAIRE
intersystémique, 468.
musicale, 460, 487.
GRAMMATICALISATION, 478.
GRAPHIE, 20, 29, 125, 128, 138, 154, 217, 222, 223, 470, 472, 496.
GRAPHIQUE, 10, 29, 118, 119, 121-123, 125, 127-130, 143, 144, 158, 223, 457, 469, 470, 472.
GRAPHO-PHONOLOGIE, 70, 470.
GROUPE, 7, 9, 10-15, 17-19, 21, 24, 25, 27, 28, 31, 32, 34, 37, 40, 44, 45, 49-51, 54-57, 60, 61, 68,
71-73, 78, 81, 85, 86, 88, 114, 115, 119, 122, 127, 138, 140, 147, 149, 154, 157, 191, 204, 213,
220, 246, 247, 257, 264, 268, 269, 275, 277, 279, 289, 308, 316, 318, 327, 328, 341, 352, 354,
370, 378, 424-431, 436, 438, 440, 441, 444, 445, 447-449, 451, 464, 468, 473, 475, 478-483,
487-490, 492, 493.
GROUPE
histoire du, 81.
identité de, 78.
servile, 268.
social, 10, 11, 279.
-s subordonnés, 267, 274.

H
HIÉRARCHIE, 245, 252, 284, 332, 335, 404, 405, 439.
HIÉRARCHIE
système hiérarchique, 273, 406.
HISTOIRE, 18, 34, 40, 43, 49, 65, 73, 81, 94, 161, 162, 166, 170, 171, 179, 182, 183, 185, 193, 197,
205, 207, 215, 216, 233, 239, 254, 256, 263, 265, 268, 278, 284, 286, 307, 345, 351, 399, 419,
426, 427, 432, 434, 436, 443, 446, 479, 483.
HISTOIRE
du contact, 426.
du système, 483.
personnelle, 73, 161, 182, 183.
HISTORICITÉ, 391, 431.
HISTORIQUE, 10, 13, 38, 65, 81, 82, 204, 256, 293, 446.
HOMOPHONE, 118, 121, 123-125, 144, 472.

I
IDENTIFICATION, 9-12, 27, 30, 34, 40, 41, 44-47, 51, 54, 55, 58, 64, 77, 78, 86, 94, 95, 97, 102,
104, 112, 117, 119, 125, 129, 134-136, 143, 144, 146-148, 151, 154-156, 160, 167, 173, 193,
200, 217, 219, 222, 235, 238, 268, 273, 279, 281, 283, 289, 321, 333, 355, 356, 372, 379-381,
396, 403, 423-427, 429, 434, 436, 438, 441-443, 448, 451, 452, 454, 461, 464, 472, 481, 489,
490, 492.
IDENTIFICATION
conflit d’, 178, 474.
contre-, 12, 193, 442.
interlinguistique, 144.
interne, 12, 222.
jeux d’, 104, 235.
processus d’, 9, 51, 64, 78, 92, 94, 95, 104, 117, 268, 379, 380, 424, 426, 451, 454, 489, 492.
structurante, 442, 443.
supra-identité, 428.
IDENTIFICATIONS, 12, 40, 47, 48, 92, 143, 157, 162, 173, 178, 180, 193, 197-201, 268, 275, 285,
427, 442, 443, 472, 474, 489.
IDENTIFICATIONS
élaboration d’, 200.
emboîtées, 489.
imaginaires, 173.
instabilité des, 427.
primaire(s), 173, 198, 200.
IDENTIFICATOIRE(S), 12, 27, 58, 73, 162, 169-175, 178, 182-185, 193, 197-200, 339, 405, 417,
427, 429, 433, 435-437, 441, 443, 447, 454, 461, 466, 472.
IDENTIFICATOIRE(S)
désir, 443.
impasse, 169, 171, 182.
processus, 173, 198, 200, 339, 466.
projet, 12, 162, 198-200, 454.
repère(s), 162, 173, 175, 193, 194.
système, 73, 200, 435, 443.
IDENTITÉ, 11, 12, 19, 25, 31, 37, 39-42, 44-47, 58, 77-81, 88, 91-94, 97, 99, 101, 102, 104, 137,
156, 181, 182, 189-195, 197-199, 201, 202, 214-216, 218, 220, 222, 224, 233, 235, 236, 239,
241-243, 247, 253, 255, 259-263, 278, 347, 351, 369, 373, 381, 389, 390, 396, 397, 399, 400-
403, 405, 407, 410, 416-418, 428, 433, 435, 436, 439, 442-444, 452, 464-466, 471-473, 488,
490, 491, 493-498.
IDENTITÉ
affichée, 278.
assignée, 236.
auto-, 241.
co-construction de l’, 58, 439.
collective, 215, 381, 473, 490.
composite, 242, 466.
culturelle, 189-194, 197, 201, 347, 442.
déni d’, 443.
illusion d’, 452.
linguistique, 92, 94, 488.
multiple double, 435.
nationale, 247, 255, 369, 389.
négative, 236.
positive, 235, 241, 261.
revendiquée, 241.
subjective, 11, 47, 436.
IDENTITAIRE, 15, 25, 40, 42, 47, 51, 56, 79-81, 84, 86-88, 92, 102-104, 161, 162, 164, 166, 178,
179, 182, 183, 185, 193, 199, 203, 213, 217, 223, 229, 240, 262, 264, 275-279, 281-283, 285,
290, 311, 321 339, 371, 378, 380, 381, 390, 397, 401-403, 407, 416, 417, 427, 432-435, 450,
460, 466, 469, 472, 474, 485, 489, 492, 493.
IDENTITAIRE
crispation, 162, 166.
dénomination, 213.
discours, 416.
pratique, usage, 20-23, 43, 44, 72, 74, 80, 95-97, 99-101, 103, 108, 222, 227, 236, 241, 261, 262,
285, 286, 330, 337, 362, 365, 429, 437, 457, 459, 468, 476.
repli, 25, 161, 164, 181.
revendication, 283.
réversibilité, 402.
trait, 80, 86, 311.
IDENTITÉ, 301, 322.
IDENTITÉS, 40, 45, 47, 51, 57, 78, 79, 104, 163, 263, 265, 268, 347, 354, 381, 396, 400, 407, 416,
418, 452, 454, 463, 469, 487, 490.
IMAGE, 14, 101, 120, 173, 174, 198, 199, 211-213, 246, 263, 321, 322, 324, 367, 369, 370-373, 375,
376-381, 434.
IMAGE
de soi, 199.
IMMIGRÉ, 191, 211, 264, 435.
IMMIGRANT, 205, 209.
IMMIGRATION, 160, 212, 248-251, 287, 348.
IMMIGRATION
services d’, 212.
IMPLICITE, 28, 52, 53, 56, 354, 435, 448, 456, 463, 472, 476-479, 482, 485, 489, 490.
IMPLICITE
partagé, 476.
INCONSCIENT, 47, 453, 467, 476-478, 485, 489, 493.
INCONSCIENT
collectif, 47, 476.
uniformisation des -s, 468.
INCONSCIENT(E), 47, 54, 200, 201, 236, 354, 450, 453, 467, 476,-478, 485, 489, 493.
INDIVIDU, 10, 29, 47, 51, 56, 73, 112, 188, 191, 194, 199, 260, 262, 264, 294, 303, 305, 319, 381,
404, 436-438, 441, 463, 477, 480, 481, 483, 489, 490.
INDIVIDUEL(LE), 10, 13, 25, 50, 51, 56, 63, 74, 94, 161, 185, 252, 412, 423, 438, 440, 446, 457,
461, 462, 476, 483, 488, 490, 491.
INFLUENCE, 29, 69, 78, 82, 85, 91, 186, 202, 207, 225, 237, 239, 241, 250, 258, 338, 344, 375,
406, 430.
INITIATION, 112, 156, 292, 301, 307, 313, 315, 331, 332, 336-339, 342, 451.
INNOVATION, 30, 56, 65, 73, 74, 203, 213, 226, 227, 229, 292, 301, 305, 306, 310, 353, 434, 444,
447, 453, 455, 457, 462, 466, 476, 481, 483, 490.
INSTABILITÉ, 10, 246, 249, 427.
INSTABLE, 23, 72, 181.
INSTITUTION, 122, 163, 164, 166-169, 171, 172, 177, 179, 180, 183, 185, 329.
INSTITUTIONNEL, 8, 35, 161, 164, 185, 248.
INSTRUMENTALISATION, 492.
INTÉGRATION, 290, 293, 312, 321, 323.
INTENSIFICATION, 323 431.
INTERACTION, 48, 82, 98, 440, 449, 478, 482.
INTERCULTURALITÉ, 103.
INTERCULTURE, 28, 74, 464.
INTERCULTUREL(LE), 38, 39, 62, 68, 185, 186, 188, 197, 355, 424, 435, 436, 463, 465, 466, 478,
487, 491.
INTERDISCIPLINARITÉ, 7, 8, 12-14, 31-34, 470, 492.
INTERFÉRENCE, 20, 69, 440.
INTERLANGUE, 28, 43, 74, 157, 464.
INTERMUSIQUE, 28, 74, 464.
INTERSYSTÉMIQUE, 30, 52, 53, 68, 74, 92, 429, 438, 439, 440, 449, 459, 464, 466, 468, 470, 472,
487, 491.
INTERSYSTÈME, 28, 30, 70, 455, 459, 463-467.
INTÉGRATION, 14, 15, 43, 71, 85, 87, 93, 94, 101, 164, 214, 256, 269, 273, 275, 285, 435, 446,
447, 449, 453, 455, 456, 459, 461, 463, 471, 473, 478, 483, 491.
INTÉGRATION
de l’emprunt, 447, 453.
facteur d’, 87.
résistance à l’, 459.
sociale, 463, 491.
systémique, 446.
INTRACULTUREL, 68, 450, 456, 465, 484.
INVARIANT, 70, 339, 471, 480.
IRRÉGULARITÉ, 228, 229, 312, 313.

J
JUGEMENT, 64, 246, 247, 261.
JUGER, 350.

L
LABILITÉ, 427, 442, 464, 490.
LANGAGE, 12, 16, 20, 21, 45, 46, 56, 71, 111, 159, 160, 191, 214, 218, 227, 233, 235, 245, 451,
460, 480, 486.
LANGUE, 11, 19, 27-29, 41-44, 53, 56, 65, 68, 70-73, 77-95, 99-105, 109, 113-115, 118, 120, 126,
127, 129, 131, 133, 135, 138, 139, 148, 153, 156, 159, 163, 180, 191, 195, 204, 207, 211, 215,
217, 219, 227, 228, 234, 260, 262, 316, 328, 335, 372, 395, 397, 398, 407-409, 411, 426, 430,
433, 435-437, 441, 444-446, 449, 450, 452, 455-457, 459-462, 464, 466, 471, 472, 478, 482-
484, 486, 488, 491, 498.
LANGUE
cible, 148.
cryptique, 84.
de communication, 114.
de contact, 29, 91.
de prestige, 83.
d’accueil, 93, 94.
d’enseignement, 82, 83.
emprunteuse, 92, 228, 446, 456.
étrangère, 131.
évolution de la, 42, 78.
maternelle, 83, 127, 129, 135.
mort de, 462.
pivot, 148.
première, 115.
principale, 82.
prêteuse, 100.
régionale, 114.
source, 153.
LATENCE, 24, 74, 458.
LEXICAL, 19, 80, 94, 95, 97.
LEXIQUE, 70-72, 89, 90, 91, 93, 119, 120, 124, 227, 466, 483.
LINGUISTIQUE (ADJECTIF), 10, 12, 13, 15, 16, 20-23, 27, 28, 37, 41-44, 50, 52, 53, 57-59, 65,
70-74, 77-79, 82, 85, 88, 90-92, 94, 95, 101-103, 108, 109, 111, 126, 128, 145, 158, 159, 180,
203-205, 213, 216, 217, 229, 262, 292, 315, 426, 430, 436, 437, 445, 446, 448, 449, 455-458,
461, 466, 469, 470, 473, 478, 480-482, 487, 488, 495, 497, 498.
LOCUTEUR, 68, 73, 81, 91, 97, 444, 446, 457, 461, 483, 486.
LOGOGRAPHIQUE, 121.

M
MAJORITÉ, 41, 45, 131, 135, 138, 140, 193, 239, 250, 256, 263, 269, 275, 276, 292, 295, 314, 316,
331, 357, 361, 405, 411, 415, 429, 447.
MAÎTRE, 51, 270, 294, 299, 305, 315, 316, 319, 481.
MARGE, 114, 138, 176, 470, 490.
MARGE
du système, 490.
MARGINALITÉ, 431, 458.
MARQUAGE, 106, 431, 460.
MARQUER, 43, 80, 226, 242, 275, 277, 278, 378.
MARQUEUR, 42, 80, 87, 88, 92, 218, 371, 375, 378, 380, 381, 432, 460, 469, 474, 485, 492.
MÉDIATEUR, 426, 454, 478, 480, 485, 489.
MÉLODIE, 364, 375, 409, 447.
MÉLODIQUE, 314, 315, 362, 445.
MÉMOIRE, 94, 137, 166, 313, 431, 475, 483, 490.
MÉMOIRE
collective, 94, 483.
MÉMORISATION, 120, 123, 127, 130, 132, 478, 490.
MÉTASYSTÈME, 29, 30, 463, 467, 468, 474, 476, 486, 488, 492, 519.
MÉTASYSTÉMIQUE, 66, 70, 448, 467, 468, 488, 491.
MÉTIS, 39, 45, 207, 236, 238, 246, 251-253, 255-259, 262, 334, 461, 493.
MÉTISSAGE, 39, 45, 46, 205, 238, 240, 246, 250, 253-256, 408.
MÉTISSÉ, 237,252, 258.
MÉTRIQUE, 58, 59, 296, 310, 311, 312, 313.
MIGRANT, 166, 189, 190, 192, 193, 195, 199, 201, 435, 438, 442, 463.
MIGRATION, 49, 113, 159, 160, 166, 171, 180, 182, 183, 185, 191, 194, 197, 210, 259, 292, 293,
312, 331, 347, 348, 427, 428, 429, 433, 435, 438, 443.
MIGRATION
régionale, 428.
saisonnière(s), 271.
MIGRATOIRE, 113, 114, 115, 161, 184, 192, 199, 200, 206, 208, 209, 433, 436.
MINORITÉ, 131, 159, 207, 220, 429.
MINORITAIRE, 43, 240, 247, 428, 429.
MISSION, 189, 276, 292, 331, 337, 349, 398, 399, 409.
MISSIONNAIRE, 398, 408, 409.
MOBILITÉ, 264, 303, 329, 341, 433.
MODALITÉ, 84, 91, 93, 200, 354, 357, 384, 457.
MODÈLE, 16, 55, 58, 60, 61, 62, 64, 66, 91, 128, 131, 150, 187, 207, 248, 286, 315, 321, 323, 354,
355, 361-366, 373, 374, 377, 378, 383, 385, 386, 427, 428, 475-479, 482, 485, 486, 493.
MODÉLISATION, 50, 56, 354, 425, 475, 476, 485, 487.
MODERNITÉ, 82, 96, 107, 264, 389, 462, 496.
MONDIALISATION, 46, 189, 327, 328, 345, 427, 498.
MONOLINGUE, 457.
MORPHÈME, 11, 93, 95, 118, 120-122, 124, 137, 460.
MORPHOLOGIE, 90, 156, 452, 454, 456, 488.
MORPHOLOGIQUE, 77, 91, 93, 95, 119, 124, 488.
MORT, 43, 165, 171, 174, 198, 199, 300, 316, 320, 331, 332, 337, 451, 462.
MOTIVATION, 94, 278.
MÉTRIQUE, 58, 59.
MULTICULTURALISME, 369, 430, 465.
MULTILINGUE, 9, 80, 102, 104, 216.
MULTILINGUISME, 9, 86, 92, 430, 433, 461.
MUSICAL, 10, 28, 45, 46, 52, 53, 72, 73, 213, 289, 290, 293, 294, 296, 301, 303, 305, 310, 312,
313, 315, 322, 323, 362-364, 366, 367, 372, 374, 375-378, 395, 396, 400-402, 404, 406, 413,
416-418, 433, 446, 458, 460, 464, 481, 482, 487.
MUSICAL
système musical, 28, 52, 53, 289, 290, 310, 312, 406, 417, 446, 458.
MUSIQUE, 20, 28, 44-46, 53, 59, 71, 72, 213, 258, 277, 289, 295, 297, 306, 307, 312, 315, 319, 324,
353, 362, 364, 367, 368, 373-376, 395-400, 402-404, 406-413, 415-418, 436, 446, 450, 458,
460, 464, 466, 471, 473, 478, 486, 491, 495, 496.
MUSIQUE
traditionnelle, 395, 396, 398, 399, 402, 406-408,
410, 411, 413, 415, 417.
MUTATION, 93, 238, 264, 389.
MYTHE, 212, 247, 253, 256, 257, 457, 491.

N
NATION, 84, 243, 245, 247-250, 252-257, 266, 389, 405.
NATIONAL, 10, 41, 210, 253, 256, 261, 262, 274, 275, 285, 348, 376, 391, 393, 473.
NÉGOCIATION, 10, 41, 44, 50, 52, 130, 194, 427, 444, 455, 465, 482, 486, 491.
NIVEAU D’ANALYSE, 32, 58, 449, 470, 471, 492.
NOM, 89, 96, 98, 101, 105, 122, 123, 131, 132, 136, 162, 168, 169, 185, 208, 212, 216, 217, 219,
220, 223, 234, 245, 270, 276, 298, 300, 330, 344, 348, 363, 380, 397-399, 411, 441, 454.
NORMALISATION, 474.
NOYAU, 23, 69, 73, 95, 126, 139, 145, 146, 163, 222, 303, 306, 339, 340, 416-418, 439, 440, 459,
464, 465, 467, 468, 476, 479, 483, 485, 487, 488.
NOYAU
dur, 23, 69, 73, 95, 163, 303, 339, 340, 439, 440, 459, 464, 465, 467, 468, 476, 479, 483, 485, 487,
488.

O
OBJET D’ÉTUDE, 12, 17, 34, 71, 72, 186, 423, 483, 492.
OBSERVATEUR, 233, 426.
OPPOSITION, 29, 46, 70, 81, 91, 184, 253, 259, 262, 269, 279, 281, 328, 354, 356, 372, 380, 437,
446, 469.
OPTIMALITÉ, 459, 498.
ORDRE, 50, 70, 81, 89, 118, 123, 125, 133, 136, 155, 163, 165, 176, 177, 194, 240, 268, 272, 275,
277, 281, 328, 330, 337, 375, 438, 444, 451, 456, 461, 488, 491.
ORDRE
des mots, 81, 456, 488.
ORIGINE, 45, 69, 85, 93, 96, 115, 141, 161, 165, 166, 168, 169, 171, 175, 178, 189, 193, 195, 196,
198-205, 211, 213, 215-218, 220, 224, 226-229, 234, 235, 242, 245, 247, 258, 262, 269, 270,
273, 275, 278, 281, 282, 284, 285, 293, 305-307, 313, 314, 318, 322, 324, 327, 349, 352, 353,
355, 356, 360, 363, 364, 368, 371, 373, 375, 376-380, 383, 400, 428, 430, 431, 442-444, 446,
455, 461, 468, 483, 490.
ORIGINE
culture d’, 161, 189, 193, 201, 430, 442, 443.
géographique, 203, 262, 373, 428.
retour à l’, 198, 199.
sociale, 205, 284.

P
PARADIGME, 192, 194, 460, 478.
PARAMÈTRE, 23, 58, 63, 73, 312, 339, 430-432, 434.
PARAMÉTRER, 58, 447.
PARAMÉTRAGE, 60, 425, 448, 486.
PARCOURS, 51, 85, 113, 114, 117, 149, 153, 187, 205, 208, 221, 435.
PAROLE, 56, 78, 172, 191, 277, 316, 435, 483, 486.
PASSAGE, 15, 18, 55, 92, 112, 131, 149, 162, 184, 185, 188, 195, 220, 299, 313, 322, 332, 338, 342,
348, 356, 360, 409, 436, 441, 445, 456, 488.
PATRIMOINE, 59, 83, 294, 300, 301, 303, 306, 307, 312, 314, 323, 365, 366, 373, 395, 400, 402,
413, 432.
PATRIMOINE
fragmentation du, 303, 306.
PATRIMONIALISATION, 46, 474.
PÉRIPHÉRIE, 103, 457, 459.
PERPÉTUATION, 356, 404.
PERTINENCE, 8, 17, 29, 56, 57, 59-61, 70, 178, 192, 196, 285, 290, 355, 426, 445, 457, 458, 469,
470, 471, 484.
PHILOLOGUE, 446.
PHONE, 28, 70, 469.
PHONÈME, 20, 29, 70, 71, 87, 93, 101, 104, 118, 125, 127, 136, 137, 145, 146, 151, 155, 158, 217,
222, 223, 225-227, 296, 433, 456, 457, 471, 482.
PHONÈME
fantôme, 29, 70, 146, 456.
PHONÉTIQUE, 20, 27, 29, 50, 70, 80, 81, 102, 133, 158, 216, 218, 224, 225, 228, 296, 456, 466,
469, 470, 471, 488.
PHONIE, 138, 154, 470.
PHONIQUE, 29, 91, 118, 121, 122, 125, 129, 136, 143, 144, 148, 223, 227, 228, 449, 459, 470, 488.
PHONOLOGIE, 70, 106, 160, 470, 488, 498.
PHONOLOGIQUE, 28, 29, 70, 73, 81, 86, 88, 95, 118, 120, 126, 130, 146, 150-152, 156-158, 433,
452, 456, 459, 469.
PHONOTACTIQUE, 485.
PIDGIN, 41, 43, 335, 338.
PLASTICITÉ, 216, 301, 463, 490.
PLURICULTURALISME, 351.
PLURILINGUE, 44, 68, 79-81, 86, 102, 104, 108, 444.
POLYFONCTIONNALITÉ, 297.
POPULATION, 13, 49, 51, 204, 219, 220, 222, 248, 249, 252-254, 256, 259, 263, 315, 347, 349,
352, 368, 370, 372, 376, 379, 402, 411, 426, 428, 430, 432, 433.
POSITIONNEMENT, 11, 128, 267, 277, 278, 281, 285, 402, 407, 428, 485.
POUVOIR, 13, 39, 120, 168, 170, 178, 206, 220, 227, 239, 244, 245, 247-249, 257, 273, 275, 279,
287, 293, 305, 307, 323, 324, 327-331, 333, 335, 336, 338-340, 342, 343, 362, 369, 372, 401,
402, 405, 407, 417, 419, 429, 431, 433, 481, 486, 492.
PRAGMATIQUE, 15, 451, 461.
PRATIQUE, 14, 17, 26, 28, 33, 34, 45, 46, 57, 80, 85, 97, 98, 103, 114, 188, 190, 194, 207, 292, 306,
307, 310, 313, 315, 348, 351, 355, 358, 384, 410, 451, 459, 462, 468, 495.
PRÉDISPOSITION, 306, 434.
PRESTIGE, 50, 83, 255, 329, 333, 336, 338, 339, 455, 481, 482.
PRINCIPE, 8, 34, 36, 39, 41, 70, 92, 102, 116, 123, 125, 127, 128, 133, 138, 148, 152, 153, 156, 158,
187, 194, 200, 202, 205, 206, 249, 262, 320, 328, 331, 335, 437, 438, 439, 450, 452, 471, 473,
482.
PRINCIPE
de cohérence, 450, 452, 471.
de coupure, 34, 39, 194, 200, 202, 437.
d’économie, 102, 123, 439.
d’unicité, 92.
PROCESSUS, 9, 12, 22-24, 28, 29, 31, 33, 38-43, 47, 48, 50, 51, 59, 61, 62, 64, 65, 72-74, 77, 78,
92, 94, 101, 104, 112, 117, 138, 144, 147, 148, 150, 151, 163, 173, 197, 198-200, 203, 204, 206,
212, 228, 262, 264, 265, 267, 268, 274, 315, 321, 322, 330, 339, 340, 347, 348, 351, 353, 354,
367, 369, 370, 373, 376, 379-381, 396, 423-426, 433-435, 438, 440-442, 444, 446-452, 454,
458, 461-463, 465-469, 472-474, 476, 478, 480, 483, 484, 486, 487, 489, 490-492, 495, 519.
PROCESSUS
cognitif, 48, 105, 476.
de créolisation, 264.
d’acquisition, 454.
d’emprunt, 9, 74, 104, 353, 367, 434.
d’identification, 9, 51, 64, 78, 92, 94, 95, 104, 117, 268, 379, 380, 424, 426, 451, 454, 489, 492.
d’innovation, 203.
PROTESTANTISME, 404, 405, 408.
PSYCHANALYSE, 13, 20, 22, 38, 47, 50, 54, 55, 74, 184, 185, 441, 458, 468, 480.

R
RACE, 46, 213, 214, 245, 247, 249-251, 253-256.
RÉAMÉNAGEMENT, 321, 324, 481.
RÉANALYSE, 87, 94, 430, 447, 450, 452, 465, 467, 470, 479, 487, 489.
RÉCIPROCITÉ, 430, 473.
RÉÉLABORATION, 290.
RÉFÉRENCE ABSTRAITE, 428.
REFOULÉ, 458.
REFOULEMENT, 480.
REGARD (de l’autre), 472.
REGARD extérieur, 354, 378.
RÉGULARITÉ, 122.
RELATION, 11, 47, 48, 74, 77, 122, 167, 168, 172, 174, 176, 181, 194, 197, 200, 201, 231, 244, 325,
381, 405, 443, 448, 483.
RELATION
mise en, 381, 483.
RELATIVITÉ CULTURELLE, 179.
RELIGIEUX, 84, 89, 179, 240, 350, 372, 395, 400, 404, 417, 428, 452.
RELIGION, 108, 180, 330, 372, 395, 397, 400, 402, 405, 406.
RELIGIOSITÉ, 371.
REMANIEMENT, 166, 200, 435.
REMÉDIATION, 452.
REMOTIVATION, 447, 479, 489.
REMPLACEMENT, 426, 430, 462, 473.
RENÉGOCIATION, 40, 481, 488.
RÉPERTOIRE, 295, 306, 313, 319, 358.
RÉPÉTITION, 321.
REPÉRAGE, 11, 12, 34, 102, 148, 425, 448, 450, 452, 453.
REPRÉSENTATION, 14, 22, 46, 72, 79, 83, 150, 167, 170, 185, 212, 236, 260, 324, 353, 367, 369,
371, 373, 376, 379, 381, 435, 451, 470, 474.
REPRÉSENTATION
système de, 236.
REPRÉSENTER, 118, 162, 168, 217, 219, 223, 253, 368, 373, 432, 466.
RÉSURGENCE, 337, 340, 458.
RETOUR DU REFOULÉ, 458.
REVENDICATION, 213, 214, 241, 255, 275, 276, 280, 282, 283, 285, 360, 367, 377, 379.
RÉVERSIBLE, 151, 268, 275, 285, 461.
RÉFÉRENT, 226, 416, 471.
RÉGLAGE GROUPAL, 490.
RÈGLE, 56, 122, 123, 163, 228, 282, 366, 456, 459, 460, 478, 479, 485, 488.
RÈGLE
implicite, 456, 478, 485.
RÉGULARITÉ, 100, 154, 490.
RÉGULATION, 8, 74, 468, 474, 479, 481, 491.
RÉITÉRATION (du contact), 431.
RITUEL, 10, 18, 21, 28, 51, 71, 289, 290, 292-295, 297, 298, 301, 303, 305-310, 312-316, 318-325,
331, 390, 395, 400, 404, 417, 428, 430, 431, 445-448, 453, 455, 457, 481, 491.
RÉÉLABORATION, 466, 491.
RÉPERTOIRE, 10, 59, 131, 353, 356, 366, 373, 378, 386, 409, 412, 433.
RÉPÉTITION, 30, 124, 130-133, 432.
RÉSEAU, 23, 70, 73, 338, 339, 344, 471, 474.
RUPTURE, 20, 50, 162, 168, 192, 201, 235, 275, 427, 428, 430, 434, 436, 437, 449, 455, 456.
RÉVERSIBILITÉ, 402, 427, 490.
RYTHME, 130, 301, 308, 310, 312, 323, 357, 375, 384, 458, 460, 485.
RYTHMIQUE, 21, 59, 72, 296, 309, 310, 313.

S
SÉMANTIQUE, 121.
SENS, 10, 11, 13-15, 17, 20, 21, 26, 31, 42, 58, 60, 61, 66, 68-72, 77, 79, 91, 92, 94, 95, 97-100, 102,
104, 105, 116, 119, 123, 124, 127, 129, 130, 139, 147, 150, 154, 156, 163, 166, 170, 174, 178-
180, 183, 187-189, 193, 195, 216, 218, 226, 227, 233, 236, 241, 257, 258, 260, 261, 263, 264,
322, 329, 334-338, 340, 354, 356, 366, 424, 434, 436, 438, 440, 447, 448, 450, 455, 456, 458,
460, 462, 463, 469-475, 485, 487-489, 491, 498.
SENS
continuité du, 438.
mise en, 21, 71, 188, 322, 434, 447, 475.
social, 257, 262.
symbolique, 21, 71, 469-471.
SEXE, 188, 205, 298, 300, 355, 358, 363, 375, 379, 471.
SIGNE, 20, 29, 70-72, 94, 118, 169, 174, 176, 177, 216, 217, 222, 275, 309, 315, 362, 446, 455, 470.
SIGNE
strates du, 446.
SIGNIFIÉ, 20, 21, 42, 70-72, 104, 120, 125, 129, 152, 449, 456, 471.
SIGNIFIANT, 20, 21, 42, 71, 72, 85, 93, 100, 102, 104, 123, 125, 129, 130, 133, 136, 152, 157, 223,
312, 323, 375, 380, 400, 449, 455, 470, 471, 474, 488.
SIGNIFIANT
système de -s, 194.
SIGNIFICATION, 19, 21, 45, 66, 70, 71, 163, 170, 235, 312, 314, 337, 445, 450.
SIGNIFICATION
système de -s, 435.
SIGNIFIÉ, 122, 126, 158.
SÉMANTIQUE, 13, 21, 46, 71-73, 88-90, 93, 95, 101, 121, 122, 124, 129, 191, 216, 221, 222, 227,
228, 235, 236, 449, 455, 461, 488.
SOCIÉTÉ, 10, 13, 38, 40, 51, 53, 57, 58, 68, 86, 164, 166, 168, 185, 187, 188, 210, 214, 220, 221,
234, 240, 242, 244-246, 248, 252, 255, 258, 262, 265, 267, 269, 272, 275, 278, 281, 283, 285,
287, 291, 307, 320, 322, 324, 328-330, 335, 336, 339, 342, 345, 353, 355, 371, 376, 378, 379,
381, 389, 391, 392, 395, 400, 402-404, 408, 410, 417, 419, 424, 428, 429, 430, 433, 434, 435,
438, 440-442, 446, 463, 477, 478, 481, 484, 489, 490.
SOCIOLINGUISTIQUE, 37, 41-44, 48, 57, 68, 69, 77-80, 92, 94, 103, 425, 444, 446.
SOCIOLOGIE DU CONTACT, 49, 426, 429.
SON, 28, 70, 72, 87, 88, 93, 138-143, 146, 147, 149-152, 154, 155, 224-227, 314, 469, 471, 482,
493, 498.
SONORE, 72, 101, 104, 117, 121, 127, 133, 136, 138, 156, 158, 173, 221, 226, 298, 312, 318, 319,
323, 447-449, 455, 494.
SONORE
activités, 298.
concept, 226.
correspondant, 147.
enveloppe, 318.
face, 72, 221.
flux, 125.
forme, 104, 127, 312, 447, 449.
image, 101.
de la langue, 173.
de soi, 173.
unité -(s), 117, 121, 133, 136, 138, 156.
SONORITÉS
bande sonore, 364.
chaîne sonore, 158.
climax sonore, 318.
événements sonores, 318.
fond sonore, 318.
magma sonore, 318.
signifiant sonore, 323, 455.
sources sonores, 319.
traits sonores, 448.
unités sonores, 117, 121 133, 136, 138, 156.
STANDARDISATION, 27, 474.
STÉRÉOTYPE, 61, 192, 376, 378, 379, 380, 381.
STRATÉGIE, 108, 135, 136, 241, 276, 453, 455, 456, 460.
STRUCTURE, 14, 16, 22, 23, 43, 58, 68, 72, 92, 94, 126, 134, 145, 151-153, 156-158, 166, 183,
196, 218, 311, 312, 329, 330, 354, 368, 378, 379, 405, 436, 442, 447, 453, 458.
SUBJECTIVATION, 480.
SUBSTRAT, 42, 224, 496.
SUJET, 11, 16, 20, 34, 38, 47, 50, 51, 53, 56, 68, 69, 73, 91, 120, 155, 161, 162, 170, 171, 173-175,
178, 181, 182, 184, 185, 187, 188, 191-193, 197-199, 201, 226, 270, 271, 348, 349, 404, 407,
413, 423, 425, 427, 430, 435-437, 443-445, 447, 449, 451, 463, 480-482, 484, 487, 489, 495.
SURFACE, 23, 72, 195, 439, 455, 463, 476, 478, 479, 483, 484.
SYMBOLE, 217, 373.
SYMBOLIQUE, 20, 43, 45, 46, 55, 58, 71-73, 163, 169, 179, 194, 226, 235, 236, 241, 256, 257, 275,
277, 278, 293, 297, 312, 320, 323, 341, 368, 428, 430, 431, 433, 434, 443, 447, 449, 451, 453,
455, 457, 469, 470, 471, 480.
SYMBOLIQUE
système, 293, 341, 434, 447, 451, 453.
SYMBOLISME (PHONÉTIQUE), 470.
SYNCHRONIE, 9, 30, 38, 42, 44, 52, 54, 55, 60, 61, 64, 65, 74, 427, 433, 456, 457, 461, 476, 482-
484, 490.
SYNCRÉTIQUE, 182, 262, 402.
SYNCRÉTISME, 39, 45, 448.
SYNTAXE, 90, 92, 93, 95, 452, 456, 466.
SYSTÈME, 10, 12, 20, 22, 23, 28-30, 42, 44, 51-55, 61, 63-66, 68-70, 72-74, 77-79, 81, 86, 88-92,
95, 101, 102, 112, 116-123, 126-128, 134-136, 143, 144, 147, 150, 151, 153-155, 184-186, 192,
194, 200, 206, 219, 228, 236, 262, 273, 289, 290, 293, 294, 301, 310-315, 325, 337, 338, 341,
343, 356, 397, 399, 403, 404, 406, 417, 430, 433-437, 439-441, 443, 445-447, 450-453, 455-
465, 467-470, 472, 474-479, 481, 483-490, 519.
SYSTÈME
cible, 117.
source, 117.
de référence, 470.
graphique, 10, 29, 121, 143.
phonologique, 28, 29, 70, 81, 86, 88, 95, 126, 433, 452, 456, 469.
politique traditionnel, 404.
-s complexes, 25, 61, 491.
-s culturels contradictoires, 195.
sociosymbolique, 185.
SYSTÉMATISATION, 92, 466, 478.
SYSTÉMIQUE, 28, 44, 50, 51, 54, 55, 60, 65, 69, 79, 93, 104, 434, 436, 437, 446, 448-450, 453,
455, 457, 458, 463, 466, 467, 469, 479, 482, 488.

T
TAXINOMIE, 486.
TAXONOMIQUE, 451.
TEMPS, 10, 18, 23, 28, 29, 33, 37, 49, 54, 56, 62, 63, 66, 72, 74, 90, 112, 118, 124, 126, 138, 165-
167, 171, 175, 186, 194, 195, 198, 200, 209, 213, 215, 216, 220, 221, 226, 246, 255, 256, 258,
259, 272, 292, 294, 299, 306, 311-313, 319, 340, 351, 354, 362, 365, 368, 374, 377, 398, 400,
402, 428, 432, 446, 451, 457, 471, 481, 482, 483, 484, 491.
TERRITOIRE, 42, 49, 79, 204, 207, 209, 210, 270, 292, 303, 305, 328, 367, 395, 397, 399, 400, 401,
428, 430.
THÉÂTRALISATION, 320.
THÉRAPEUTE, 191, 485.
TRACE, 86, 181, 224, 229, 441, 458, 467.
TRACE
mnésique, 458.
TRADITION, 46, 56, 60, 84, 213, 217, 289, 324, 330, 340, 355, 356, 365, 376, 389, 391, 393, 404,
405, 432, 473-475, 478, 489, 492, 493.
TRADITIONALISME, 389, 403.
TRADITIONALISTE, 396, 400, 402-404.
TRAIT, 29, 43, 50, 58, 59, 66, 80, 86, 88, 94, 95, 101, 103, 123, 124, 143, 184, 187, 188, 216, 222,
226, 264, 274, 296, 297, 311, 372, 375, 432, 433, 434, 456-460, 471, 472.
TRAIT
distinctif, 59, 432.
identificatoire, 433, 472.
intersystémique, 472.
opératoire, 432.
pertinent, 58, 59, 66, 88.
-s linguistiques, 80.
sonores, 448.
symbolique, 457, 471.
TRANSDISCIPLINAIRE, 425, 476.
TRANSDISCIPLINARITÉ, 8, 31, 492.
TRANSFERT, 22, 68, 74, 78, 94, 175-178, 184, 227, 305, 431, 440.
TRANSFORMATION, 223, 225, 262, 264, 347, 348, 350, 351, 366, 478, 486, 490.
TRANSFORMÉS, 272.
TRANSGRESSIF, 177.
TRANSGRESSION, 65, 284, 330, 332, 443, 481.
TRANSMISSION, 47, 62, 66, 83, 192, 200, 201, 305, 377, 391, 430, 432, 446, 448, 473, 475, 489.
TRANSMISSION
rupture de la, 192.
TRANSPOSITION, 93, 134.
TRILINGUE, 437.
TYPOLOGIE, 40, 43, 425, 441, 446, 449, 519.
TYPOLOGIQUE, 155, 438, 449.
TYPOLOGIQUE
écartement, 439.
proximité, 438.

U
UN, 19, 21, 25, 32, 33, 46, 55, 92, 97, 118, 120-122, 124, 129, 139, 140, 157, 172, 183, 184, 191,
196, 219, 250, 260, 264, 269, 299, 301, 307-309, 313. 331, 345, 350, 356, 362, 366, 368, 397,
399, 407, 408, 429, 472, 496.
UNICITÉ, 90, 92, 352, 429, 482.
UNIFORMISATION, 126, 468.
UNIVERSALITÉ, 186, 198, 489, 493.

V
VALIDATION, 18, 28, 33, 34, 53, 54, 55, 207, 486.
VARIABILITÉ, 60, 187, 289, 290.
VARIABLE, 32, 55, 261, 297, 429, 441, 476, 484, 491.
VARIANTE, 50, 51, 55, 139, 153, 223, 226, 227, 365, 377, 378, 475, 481.
VARIANTE
dialectale, 226.
individuelle, 51.
VARIATION, 10, 23, 41, 42, 44, 50, 54, 58, 62, 63, 65, 72, 74, 101, 119, 126, 144, 290, 427, 428,
436, 440, 446, 457, 458, 461, 463, 478, 483, 490, 496.
VARIÉTÉ, 80, 83, 84, 122, 154, 227, 430, 480.
VERBALISABLE, 23, 53, 56, 72, 476, 478, 479, 485.
VERBALISATION, 30, 485.
VIOLENCE, 201, 263, 330, 430, 435.
Présentation des auteurs
Amandine BERGÈRE, linguiste sinologue, est spécialiste de l’apprentissage du français par les
migrants chinois adultes (notamment les systèmes d’écriture), sujet auquel elle a consacré sa thèse,
soutenue en 2008 sous la direction de Frank Alvarez-Pereyre. Elle dirige aujourd’hui le projet
MALIN (Mutualisation et analyse des ressources pour la formation linguistique des adultes). Elle a
également contribué au volume, dirigé par Frank Alvarez-Pereyre, Catégorisation et système de
signes (Peeters, 2009).

Marie-Christine BORNES VAROL, spécialiste reconnue de langue, littérature et civilisation judéo-


espagnoles est Professeur à L’INALCO. Membre fondateur de l’axe « Contacts de Langues » de la
Fédération de Typologie et Universaux Linguistiques du CNRS, elle a constitué l’archive orale du
judéo-espagnol (Ministère de la Culture) et dirigé l’axe 2 « Processus d’identification en situation de
contact » du laboratoire Langues Musiques Sociétés (LMS) de 2000 à 2010. Elle a consacré de
nombreux articles, ouvrages, ainsi que sa thèse d’habilitation, aux contacts de langues et à leurs
effets. Elle co-dirige le projet international ALIENTO et la revue éponyme. Derniers ouvrages parus :
Le Judéo-espagnol vernaculaire d’Istanbul. Étude linguistique (Peter Lang, 2008), Manual of judeo-
spanish. Language & Culture (University Press of Maryland, 2008), Le Proverbier glosé de Mme
Flore Gueron Yeschua (Geuthner, 2010).

Denys CUCHE, Professeur de sociologie et d’anthropologie à l’université Paris-Descartes, est


actuellement membre statutaire de l’UMR 196 CEPED (Centre Population et Développement), où il
poursuit ses recherches sur les relations interethniques et interculturelles et sur les migrations
internationales. Il est l’auteur de l’ouvrage La Notion de culture dans les sciences sociales (La
Découverte, 1994), quatre fois édité (version revue et augmentée en 2010) et traduit en huit langues.
Il est aussi l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur les populations allogènes d’Amérique latine,
les migrations et les diasporas, et membre du comité de rédaction de la Revue Européenne des
Migrations Internationales.

Hugo FERRAN est actuellement ATER en ethnomusicologie à l’université Jean-Monnet de Saint-


Étienne et docteur en anthropologie sociale et ethnologie (EHESS). Il a soutenu, en 2010, sa thèse
intitulée Offrandes et bénédictions. Une anthropologie musicale du culte des ancêtres chez les Maale
du Sud-Ouest éthiopien sous la direction de Frank Alvarez-Pereyre. Auteur d’une dizaine d’articles et
d’un CD sur la musique maale, il a participé à plusieurs projets de recherche visant à dresser un
inventaire des musiques éthiopiennes (MAE, UNESCO) et à (ré-) écrire l’histoire de la Corne de
l’Afrique (ANR).

Susanne FÜRNISS est ethnomusicologue. Directrice de Recherche au CNRS, elle a dirigé l’axe
« Catégorisation » du laboratoire Langues Musiques Sociétés dont elle est l’un des membres
fondateurs. Auteur de très nombreux articles et publications multimédia consacrés aux Pygmées (Aka
et Baka), elle est co-auteure et co-éditrice de l’Encyclopédie des Pygmées Aka et participe à plusieurs
projets de recherche internationaux.
Marie-Pierre GIBERT est anthropologue. Spécialiste de la danse/musique et des questions de
migration/mobilité transnationale, elle est docteur en anthropologie sociale et ethnologie de
l’EHESS, et membre associé du laboratoire Langues, Musiques, Sociétés. Elle était jusqu’en 2009
« Research Fellow » pour le programme financé par le Arts and Humanities Research Council
(AHRC Program), Diasporas, Migrations & Identities, à l’université de Southampton (Royaume-
Uni). Elle a rejoint en 2009 le département d’Anthropologie de l’université Lumière-Lyon 2 comme
Maître de conférence.

Philippe LABURTHE-TOLRA, anthropologue, est membre honoraire du laboratoire Langues, Musiques,


Sociétés, Professeur et doyen honoraire de l’université René Descartes-Sorbonne. Il est spécialiste du
Cameroun, comme en témoigne son abondante bibliographie. Président jusqu’en 2008 de la Société
des Africanistes, il a dirigé un grand nombre de revues. Il est l’auteur, avec Jean-Pierre Warnier, du
manuel Ethnologie Anthropologie (Paris, PUF, 1993 ; « Quadrige », 2003) et de Vers la lumière. Le
désir d’Ariel, (Karthala, 1999). Biographie complète sur Who’s Who in France.

Olivier LESERVOISIER, Professeur en anthropologie, dirige actuellement le département


d’anthropologie de l’Université Lyon 2. Il est membre associé du laboratoire Langues, Musiques,
Sociétés après en avoir été membre statutaire. Ses domaines de spécialisation concernent les
questions foncières et de l’esclavage dans la vallée du fleuve Sénégal, auxquelles il a consacré de
nombreux articles et ouvrages. Son dernier ouvrage L’Anthropologie face à ses objets : nouveaux
terrains ethnographiques, écrit en collaboration avec Laurent Vidal, a paru en 2007 aux Éditions des
Archives Contemporaines.

Marta LÓPEZ IZQUIERDO, Maître de conférence en linguistique hispanique, co-dirige actuellement le


département d’Études Hispaniques de l’université Paris 8. Elle a été en 2006-2007 professeure
invitée à l’Université de Santa Barbara (Californie). Elle est membre statutaire du laboratoire
Langues, Musiques, Sociétés et a signé un article remarqué dans le volume Catégorisation.
Spécialiste de la variation et du changement linguistique en espagnol, elle a publié de nombreux
articles et dirigé plusieurs ouvrages : Pandora, n° 7 (« Répertoires », 2007), Modelos latinos en la
Castilla Medieval (Iberoamericna/Vervuert, 2010).

Zaki STROUGO est aujourd’hui membre honoraire du Laboratoire Langues, Musique, Société.
Ingénieur d’études au CNRS, il s’est intéressé dans le cadre de sa pratique psychanalytique à la
pathologie des migrants. Il a également collaboré aux travaux du groupe de recherches en
anthropologie Matière à Pensée, dirigé par Jean-Pierre Warnier. Ses travaux sur les pathologies de la
migration et son expérience de terrain ont apporté une nouvelle dimension disciplinaire aux
recherches du laboratoire.
Table des matières

I. Introduction

Interdisciplinarité
Les traditions d’études du contact : échanges théoriques et méthodologiques
Marie-Christine BORNES VAROL

Glossaire commun

II. Études de cas

De l’identité dans la langue à l’identification d’équivalences


interlinguistiques en situation de contact. Les processus et les limites de
l’emprunt en judéo-espagnol (Turquie)
Marie-Christine BORNES VAROL

Processus d’identification dans l’apprentissage d’un nouveau système


d’écriture
Amandine BERGÈRE

Psychopathologie dans la migration et processus identificatoire


Zaki STROUGO

Chicano : la quête d’un nom.


Les formes anthropologiques et linguistiques d’une représentation
Marta LÓPEZ IZQUIERDO
Les transformations de l’identité créole au Pérou : enjeux sociaux et jeux
d’identification
Denys CUCHE

Enjeux de classement et réversibilité des identifications chez les catégories


d’origine servile Haalpulaaren (Mauritanie)
Olivier LESERVOISIER

L’emprunt d’un rituel


Susanne FÜRNISS

Variation sémantique du Nkukuma (« chef »).


État initial, renversement et réinvestissement d’une notion, sous impact
étranger, chez les Beti du Cameroun
Philippe LABURTHE-TOLRA

La construction d’un « Yéménite israélien » par la danse


Marie-Pierre GIBERT

Identification musicale des Maale d’Éthiopie méridionale


Hugo FERRAN

III. Une méthode pour l’étude


des situations de contact

Facteurs internes et facteurs externes : vers une typologie des situations de


contact
Les effets du contact sur les systèmes
Dynamique et processus de contact
Interaction des systèmes en contact : du système au métasystème
L’identification
Une modélisation interdisciplinaire
Marie-Christine BORNES VAROL et Susanne FÜRNISS
Bibliographie générale

Index des noms de populations


Index des noms de lieux
Index des langues
Index des notions

Présentation des auteurs


Maquette de couverture Sandrine Javelle
Ouvrage composé par Valérie Guillou
pour les Presses Universitaires de Vincennes

Presses Universitaires de Vincennes (PUV)


Université Paris 8
2, rue de la Liberté
93526 Saint-Denis Cedex
http://www.puv-editions.fr

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128, av. du M de Lattre-de-Tassigny - 77403 Lagny-sur-Marne
Tél. 01 60 07 82 00 - Fax 01 64 30 32 27

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