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Essais

Revue interdisciplinaire d’Humanités

14 | 2018
Plurilinguismes en construction
Apprentissages et héritages linguistiques

Mariella Causa et Valeria Villa-Perez (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/essais/281
DOI : 10.4000/essais.281
ISSN : 2276-0970

Éditeur
École doctorale Montaigne Humanités

Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2018
ISBN : 979-10-97024-06-2
ISSN : 2417-4211

Référence électronique
Mariella Causa et Valeria Villa-Perez (dir.), Essais, 14 | 2018, « Plurilinguismes en construction » [En
ligne], mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 25 septembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/essais/281 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.281

Essais
Revue interdisciplinaire d’Humanités

Plurilinguismes en construction :
apprentissages et héritages linguistiques

Études réunies par


Mariella Causa et Valeria Villa-Perez

Numéro 14 - 2018
(2 - 2017)

ÉCOLE DOCTORALE MONTAIGNE-HUMANITÉS


Comité de rédaction
Jean-Luc Bergey, Marco Conti, Inès Da Graça Gaspar, José Luis de Miras,
Chantal Duthu, Rime Fetnan, Jean-Paul Gabilliet, Stanislas Gauthier, Eleonora Lega,
Maria Caterina Manes Gallo, Nina Mansion Prud’homme, Myriam Métayer,
Vanessa Saint-Martin, Marco Tuccinardi

Membres fondateurs
Brice Chamouleau, Bertrand Guest, Jean-Paul Engelibert, Sandro Landi,
Sandra Lemeilleur, Isabelle Poulin, Anne-Laure Rebreyend, Jeffrey Startwood,
François Trahais, Valeria Villa

Comité scientifique
Anne-Emmanuelle Berger (Université Paris 8), Patrick Boucheron (Collège de
France), Jean Boutier (EHESS), Catherine Coquio (université Paris 7), Phillipe Desan
(University of Chicago), Javier Fernandez Sebastian (UPV), Carlo Ginzburg
(UCLA et Scuola Normale Superiore, Pise), German Labrador Mendez (Princeton
University), Hélène Merlin-Kajman (Université Paris 3), Dominique Rabaté
(Université Paris 7), Charles Walton (University of Warwick)

Directeur de publication
Sandro Landi

Secrétaire de rédaction
Chantal Duthu

Les articles publiés par Essais sont des textes originaux. Tous les articles font l’objet d’une double
révision anonyme.
Tout article ou proposition de numéro thématique doit être adressé au format word à l’adresse
suivante : revue-essais@u-bordeaux-montaigne.fr
La revue Essais est disponible en ligne sur le site :
http://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/ecole-doctorale/la-revue-essais.html

Éditeur/Diffuseur
École Doctorale Montaigne-Humanités
Université Bordeaux Montaigne
Domaine universitaire 33607 Pessac cedex (France)
http://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/ecole-doctorale/la-revue-essais.html
École Doctorale Montaigne-Humanités
Revue de l’École Doctorale
ISSN : 2417-4211
ISBN : 979-10-97024-06-2 • EAN : 9791097024062
© Conception/mise en page : DSIN - Pôle Production Imprimée
En peignant le monde nous nous peignons nous-mêmes, et ce faisant
ne peignons « pas l’être », mais « le passage »*. Dialogues, enquêtes, les
textes amicalement et expérimentalement réunis ici pratiquent active-
ment la citation et la bibliothèque. Ils revendiquent sinon leur caractère
fragmentaire, leur existence de processus, et leur perpétuelle évolution.
Créée sur l’impulsion de l’École Doctorale « Montaigne-Humanités »
devenue depuis 2014 Université Bordeaux Montaigne, la revue Essais
a pour objectif de promouvoir une nouvelle génération de jeunes
chercheurs résolument tournés vers l’interdisciplinarité. Essais propose
la mise à l’épreuve critique de paroles et d’objets issus du champ des
arts, des lettres, des langues et des sciences humaines et sociales.
Communauté pluridisciplinaire et plurilingue (des traductions
inédites sont proposées), la revue Essais est animée par l’héritage de
Montaigne, qui devra être compris comme une certaine qualité de
regard et d’écriture.
Parce que de Montaigne nous revendiquons cette capacité à s’exiler
par rapport à sa culture et à sa formation, cette volonté d’estrange-
ment qui produit un trouble dans la perception de la réalité et permet
de décrire une autre scène où l’objet d’étude peut être sans cesse refor-
mulé. Ce trouble méthodologique ne peut être disjoint d’une forme
particulière d’écriture, celle, en effet, que Montaigne qualifie de façon
étonnamment belle et juste d’« essai ».
Avec la revue Essais nous voudrions ainsi renouer avec une manière
d’interroger et de raconter le monde qui privilégie l’inachevé sur le
méthodique et l’exhaustif. Comme le rappelle Theodor Adorno (« L’essai
comme forme », 1958), l’espace de l’essai est celui d’un anachronisme
permanent, pris entre une « science organisée » qui prétend tout expli-
quer et un besoin massif de connaissance et de sens qui favorise, plus
encore aujourd’hui, les formes d’écriture et de communication rapides,
lisses et consensuelles.
Écriture à contrecourant, l’essai vise à restaurer dans notre
communauté et dans nos sociétés le droit à l’incertitude et à l’erreur,
le pouvoir qu’ont les Humanités de formuler des vérités complexes,
Édito
dérangeantes et paradoxales. Cette écriture continue et spéculaire, en
questionnement permanent, semble seule à même de constituer un
regard humaniste sur un monde aussi bigarré que relatif, où « chacun
appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».
C’est ainsi qu’alternent dans cette « marqueterie mal jointe »,
numéros monographiques et varias, développements et notes de lecture,
tous également essais et en dialogue, petit chaos tenant son ordre de
lui-même.

Le Comité de Rédaction
* Toutes les citations sont empruntées aux Essais (1572-1592) de Michel de Montaigne.
Plurilinguismes Dossier
en construction :
apprentissages et
héritages linguistiques
Dossier coordonné par
Mariella Causa
Valeria Villa-Perez
Avant-propos

Mariella Causa, Valeria Villa-Perez

« […] chacun, où qu’il soit, devrait prendre connais-


sance et conscience à la fois du caractère complexe de
son identité et de son identité commune avec tous les
autres êtres humains. »1

Ce numéro pluridisciplinaire de la revue Essais se propose de croiser les


réflexions de doctorants et d’enseignants-chercheurs autour d’une probléma-
tique commune : l’impact que les contacts des langues et des cultures ont sur
l’apprentissage et la construction d’identités plurilingues et pluriculturelles.
La thématique que nous proposons se veut d’emblée à la fois complexe
– pour reprendre le terme employé par Édgar Morin cité ci-dessus – et étendue.
Complexe car elle tente d’articuler les différentes formes de plurilinguismes
(individuel, familial, social) ainsi que les différentes formes de transmission
des langues – quels que soient leurs statuts, fonctions, formes et objectifs – en
contexte institutionnel et non-institutionnel. Étendue puisqu’elle demande
l’apport de champs disciplinaires multiples tels que la sociologie, la linguis-
tique, la sociolinguistique, la psychologie sociale, les sciences de l’éducation,
le droit, etc.
Le « plurilinguisme », concept largement étudié en contexte français (et
pas seulement) depuis la fin des années 1990, est souvent associé ou opposé au
« multilinguisme ». À la suite des travaux du Conseil de l’Europe, on distingue
alors « le plurilinguisme comme compétence des locuteurs (capables d’em-
ployer plus d’une langue), du multilinguisme comme présence des langues sur
un territoire donné : on passe ainsi d’une perspective centrée sur les langues
(un État peut être dit monolingue ou multilingue) à un autre centrée sur les
locuteurs »2. Cette définition rappelle ce que Georges Lüdi et Bernard Py,

1 Édgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Éditions du Seuil, 2000,
p. 15.
2 Jean-Claude Beacco, Mickael Byram, De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue. Guide
8 Mariella Causa, Valeria Villa-Perez

dans l’ouvrage de référence Être bilingue publié il y a plus de trente ans, affir-
maient à propos du plurilinguisme individuel, à savoir que « le plurilingue
n’est pas une exception, il n’a rien d’exotique, d’énigmatique, il représente
seulement une possibilité de normalité »3. Le plurilinguisme est donc la règle
et le monolinguisme l’exception4, puisque les locuteurs possèdent des réper-
toires langagiers « pluriels » que ce soit au niveau des registres et des langages
sectoriels d’une même langue, ou encore de la connaissance (et non de la
maîtrise) de plusieurs langues.
Notre propos ne sera pas ici de traiter cette thématique de manière exhaus-
tive, ce serait trop ambitieux, mais d’essayer de mieux comprendre, à travers
des regards croisés et des approches variées, le sens à donner à cette complexité
en adoptant une vision foncièrement dynamique des parcours humains et
sociaux tels que les contributeurs les abordent dans leurs articles. Les contri-
butions réunies dans ce volume décrivent ainsi quelques aspects cruciaux liés
aux plurilinguismes individuels, aux politiques linguistiques et éducatives, en
France ou à l’étranger, étroitement imbriqués aux phénomènes migratoires et
à leurs relations avec les langues en contact.
Pour situer les relations qui s’établissent entre le(s) plurilinguisme(s) et les
apprentissages, nous nous sommes focalisées sur trois éléments, d’ordre différent
mais complémentaires, qui nous ont paru particulièrement porteurs : l’école,
l’individu et les phénomènes migratoires en allant de la sorte de l’institution
au groupe en passant nécessairement par l’individu avec toute sa complexité.
Le choix de ces trois éléments met par ailleurs l’accent sur la dimension tempo-
relle de cette relation et la nécessaire articulation entre le présent et le passé.
Le binôme plurilinguisme-école n’est pas récent, l’intérêt pour le pluri-
linguisme dans l’enseignement des langues remontant aux années 1970. En
France, on voit apparaître l’association entre « didactiques et plurilinguisme »5
en 1986 dans le célèbre ouvrage coordonné par Jacqueline Billiez en hommage
à Louise Dabène. La didactique du plurilinguisme se présente comme une
nouvelle perspective, ayant (entre autres) pour but de mettre en valeur les
compétences plurielles et plurilingues des élèves souvent mal- ou mé-connues.
Elle se positionne par conséquent moins dans l’enseignement d’une langue et
davantage sur le rôle du contact des langues dans la construction de compé-
tences plurilingues6. Cette approche de la pluralité linguistique met claire-

pour l’élaboration des politiques linguistiques et éducatives en Europe, Strasbourg, Conseil de


l’Europe, 2007, p. 10.
3 George Ludi, Bernard Py, Être bilingue, Bern, Lang, 1986, p. 11.
4 Pierre Martinez, Danièle Moore, Valérie Spaëth, Plurilinguismes et enseignement. Identités en
construction, Paris, Riveneuve Éditions, 2008, p. 11.
5 Jacqueline Billiez, De la didactique des langues à la didactique du plurilinguisme. Hommage à
Louise Dabène, Grenoble, LIDILEM, 1986.
6 Laurent Gajo, « Décrire et enseigner le français en contexte et en contact : avènement d’une
Avant propos 9

ment l’accent sur la complexité de la coexistence des langues et sur la manière


dont les langues que l’on parle, l’on apprend, l’on côtoie peuvent « être solli-
citées et devenir des traits caractérisant les identités des acteurs sociaux »7.
Pour ces raisons, l’apprentissage de la (les) langue(s) et de la/des culture/s du
pays d’accueil doivent être pensées en étroite relation avec le passé, le vécu des
sujets (dans sa dimension individuelle et groupale), et avec le présent par le
biais du partage des cultures (sociale, économique, d’apprentissage) et d’une
réflexion plus explicite sur l’inclusion et l’intégration scolaires, donc sociales.
Ce débat reste d’actualité et demeure un enjeu sociétal majeur, par exemple,
avec l’augmentation des derniers flux migratoires ou encore avec la scolarisation
des enfants issus de cette immigration. Si la prise en compte de leurs compé-
tences plurilingues ou tout simplement des compétences acquises dans le pays
d’origine peut paraitre une évidence, force est de constater qu’il y a encore des
progrès à accomplir à l’école dans la manière d’exploiter/de gérer/de s’appuyer
sur ces compétences qui restent souvent implicites. La multiplication des travaux
dans ce domaine, la création de diplômes universitaires toujours plus profes-
sionnalisants dans les champs des langues étrangères et secondes et l’apparition
progressive du concept de « plurilinguisme » ou de « pluralité » dans les intitulés
de ces formations, témoignent de ce besoin. Par conséquent, les questions que
nous venons d’évoquer, concernant l’intégration (ou la peu ou non intégration)
par la langue et les formats d’apprentissage et d’acquisition de cette langue,
représentent des points cruciaux dans la réflexion que, en tant qu’enseignants-
chercheurs-formateurs8, nous souhaitons approfondir dans ce volume.
Le deuxième élément que nous avons questionné dans ce numéro
concerne l’individu. Chez le sujet en mobilité, le plurilinguisme renvoie non
seulement à la compétence à parler plusieurs langues mais aussi à une valeur
transmise par la famille, l’école, l’institution9, valeur qui forme le citoyen de
demain. Ce serait par ailleurs surtout cet aspect plus global et holistique du
plurilinguisme que le système éducatif et les politiques linguistiques natio-
nales et européennes devraient davantage diffuser et assurer10. En reprenant
l’expression de Jean-Claude Beacco, le plurilinguisme devrait être abordé

sociolinguistique des langues et du plurilinguisme », in Jean-Marc Defays et al., Transversalités.


20 ans de FLES : Statuts et diffusion du FLES, Bruxelles, EME, 2015.
7 Jean-Claude Beacco et alii, op. cit., p. 5.
8 Cf. entre autres Mariella Causa, Stéphanie Galligani et Monica Vlad (éds), Formation et
pratiques enseignantes en contextes pluriels, Riveneuve Éditions, coll. « Actes académiques, série
Langues et perspectives didactiques », 2014.
9 Jean-Claude Beacco, Michael Byram, Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éduca-
tives en Europe. De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue, Strasbourg, Conseil de
l’Europe, 2007.
10 Jean-Claude Beacco, Michael Byram, ibid.
10 Mariella Causa, Valeria Villa-Perez

principalement comme « manière d’être aux langues »11. Aborder le plurilin-


guisme comme « manière d’être » signifie repenser cette notion dans le sens de
construction identitaire de l’individu dans sa trajectoire personnelle mais aussi
comme moyen de catégorisation de soi-même et des autres (ou par les autres)
par le biais de traits langagiers, donc identitaires12. Rappelons par ailleurs que,
selon l’auteur, « la langue identitaire est une variété linguistique choisie et/ou
assumée destinée à signifier ou à désigner l’appartenance à une communauté :
ce n’est pas une réalité sociolinguistique. »13. Elle n’est, de ce fait, pas prédic-
tible. Parler de trajectoire, de choix, d’appartenance, signifie avant tout que
le processus d’identification d’un individu ne peut se limiter à l’opération de
catégorisation suivante : une langue = une identité, il demande au contraire la
prise en charge du sujet dans cette définition par le biais, entre autres, de l’éva-
luation et de la représentation qu’il se fait de son identité à un moment donné
de son parcours de vie. La question à se poser – et qui fait écho à la position de
Bernard Lahire14 – est alors la suivante : comment passer d’une vision fonciè-
rement monolingue à une vision résolument plurilingue du sujet dans laquelle
les contacts entre différentes langues-cultures tout au long de la vie en sont les
traits distinctifs ? Dans le processus évolutif et dynamique que sont les migra-
tions et les mobilités, la relation qui s’établit entre langue(s) et identité(s) se
doit alors d’être (ré)interrogée. Cette question nous amène tout naturellement
au troisième élément évoqué, à savoir les phénomènes migratoires.
Dans la littérature de référence, les discours sur le plurilinguisme sont
très souvent associés aux phénomènes migratoires. En effet, les migrations
favorisent l’accroissement du multilinguisme sociétal, ce que Jan Blommaert15
dénomme la « superdiversité », autrement dit une présence extraordinaire de
langues différentes au sein d’un territoire. Les processus migratoires se diversi-
fient tout comme les langues. En guise d’exemple, nous citerons ici un phéno-
mène qui se développe en France depuis quelques années : la réapparition de
l’italien en tant que langue d’origine chez des individus issus de la migration.
Il est plus précisément question d’une deuxième migration, entreprise après
une longue résidence dans le premier pays d’accueil pour des raisons profes-
sionnelles et économiques, qui se rajoute à une première migration : du pays
d’origine à l’Italie, puis vers un autre pays de l’UE16. C’est le cas des Italo-
Maghrébins en France17 mais aussi des Italo-Pakistanais en Grande-Bretagne.

11 Jean-Claude Beacco, op. cit., p. 21-22.


12 Jean-Claude Beacco, op. cit., p. 6.
13 Jean-Claude Beacco, op. cit., p. 11.
14 Bernard Lahire, L’homme pluriel, Paris, Armand Coli, coll. Pluriel, 2011.
15 C’est nous qui traduisons. Cf. Jan Blommaert, op. cit., p. 82.
16 Fondazione Migrantes, Rapporto italiani nel mondo Roma, Tav Éditrice, 2016, p. 18.
17 Cf. Valeria Villa-Perez, « Médiation et contact des langues à l’université. Les cas d’étudiant-e-s
italien-ne-s issu-e-s de l’immigration et nouvellement arrivé-e-s en France », communication
Avant propos 11

Ces exemples sont une bonne illustration du fait que nos sociétés se caracté-
risent par une différenciation des migrants par origines nationales, langues,
motivations, parcours et dynamiques d’intégration sociale, ce qui entraîne
une évolution du paradigme migratoire18. Non uniquement, des exodes forcés
donc, mais des migrations individuelles et choisies tout au long de la vie.
L’apparition des nouvelles « catégorisations » des migrations et des mobili-
tés internationales19 montre également l’exigence d’en reconfigurer la cartogra-
phie et de reconsidérer les termes utilisés pour les définir. Serait-il par exemple
plus approprié de dénommer les différentes catégories de migrants avec des
termes distincts, moins connotés ? Ou alors cela voudrait-il dire stigmatiser
davantage les migrations contraintes ? Et comment qualifier les différentes
étapes de ce parcours à travers des termes reflétant l’hétérogénéité de ces trajec-
toires complexes ? L’on voit par ailleurs que figer les termes renvoyant à ces
populations et à aux mobilités revient à les catégoriser dans un espace immuable
qui ne correspond pas véritablement à la réalité qui, elle, est changeante et
multiple. C’est pour cette raison que, dans l’étude des trajectoires migratoires,
l’un des dangers réside dans le fait de ne pas prendre suffisamment en compte
le présent en tant que générateur de comportements positifs, lorsqu’il engendre
des différences minimales, ou, au contraire, de comportements négatifs, lorsqu’il
engendre des différences maximales – donc l’inhibition ou le refoulement – par
rapport aux schèmes d’action incorporés et activés jusqu’alors20. Il s’ensuit que :
« Ce que l’acteur perçoit, voit, sent ou se représente de la situation présente et
ce qu’il y fait ne se saisit qu’au croisement des propriétés (objectivables) de la
situation en question et de ses propriétés incorporées (dispositions mentales
et comportementales plus ou moins cohérentes ou contradictoires formées au
cours des expériences socialisatrices passées). »21
Les questions définitoires et terminologiques restent par conséquent consti-
tutives du thème de la migration et de la prise en compte de son évolution, mais
deviennent source de débat (voire de conflit) dès lors qu’elles ne sont pas suffi-
samment analysées et contextualisées. C’est l’un des aspects qui fait polémique
dans les recherches sur l’intégration. À ce propos, il nous semble absolument
nécessaire de considérer le rôle des instances énonciatives qui utilisent les termes
faisant débat et d’opérer une distinction entre leur emploi chez les résidents du

présentée au Colloque ACEDLE, Université Bordeaux Montaigne, 19, 20, 21 Janvier 2017 ;
Rispail Marielle, Villa-Perez Valeria, « Migrer, migrants, migrations », in Rispail Marielle (éd.),
Abécédaire de sociodidactique - 65 notions et concepts, 2017, Saint-Étienne, PUSE.
18 Jan Blommaert, Ben Rampton, Massimiliano Spotti, « Language and superdiversity », Diversities,
vol. 13, n° 2, 2011 ; Jan Blommaert, « Commentary: Superdiversity old and new », Language and
Communication, 2015, 44, p. 82-88.
19 Catherine Withol de Wenden, La question migratoire au XXIe siècle : migrants, réfugiés et rela-
tions internationales, Paris, Presses universitaires de Sciences Po, 2017.
20 Bernard Lahire, op. cit., p. 87 et sqq.
21 Bernard Lahire, Le monde pluriel, Paris, Seuil, coll. La couleur des idées, 2012, p. 31.
12 Mariella Causa, Valeria Villa-Perez

pays d’accueil (ceux qu’on nommera les autochtones) et chez les populations
entrantes : le regard et les représentations sur cette délicate question ne sont en
effet pas les mêmes.
Un dernier point, de taille, qui mérite d’être mentionné dans ces quelques
pages est la relation entre les phénomènes migratoires et la langue du pays d’ac-
cueil. Rappelons qu’« une bonne connaissance de la langue officielle/nationale
est considérée signe d’intégration culturelle, laquelle justifie la naturalisation,
qui constitue la forme juridique d’intégration. »22. En France, la connaissance
et la compétence en langue devient un enjeu majeur pour les migrants ; c’est
surtout à partir de la loi de 200423 que la maîtrise du français fait partie des
compétences professionnelles requises et permet en retour le financement de
formations linguistiques à destination des citoyens étrangers. Cela peut néan-
moins donner lieu à une double lecture : soit la connaissance de la langue du
pays facilite et favorise « une intégration efficace des nouveaux arrivants dans la
vie professionnelle », soit la bonne connaissance de la langue du pays garantit
« la préservation de l’homogénéité culturelle de la communauté nationale. »24.
Dans les deux cas, la lecture serait partielle pour au moins deux raisons que
nous allons exposer. Premièrement, « il n’existe pas de relations directes entre
l’apprentissage de la langue, l’emploi et l’intégration », de plus, si on prend
l’exemple de l’intégration professionnelle, elle n’engendre pas automatique-
ment « des compétences en langues »25. En d’autres mots, la question posée
par Luc Biichlé, à savoir « est-ce parce que l’on ne « maîtrise » pas la langue
du pays d’immigration que le contact avec la nouvelle société ne se fait pas
ou est-ce plutôt parce que ce contact ne se fait pas que l’on ne « maîtrise » pas
cette langue ? »26, reste toujours ouverte même si des éléments de réponses
commencent à être apportés27. Deuxièmement, une focalisation exclusive (et
monolingue) sur l’apprentissage de la langue nationale comporte un oubli du
plurilinguisme constitutif de nos sociétés, de la présence des langues minori-
taires et minorées dans le répertoire linguistique des locuteurs28.

22 Jean-Claude Beacco, op. cit., p. 16.


23 Il s’agit de la loi n° 2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au
long de la vie et au dialogue social, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JO
RFTEXT000000613810&categorieLien=id.
24 Jean-Claude Beacco, op. cit., p. 16.
25 Jean-Claude Beacco, et alii, op. cit., p. 7.
26 Luc Biichlé, « La langue et le réseau social, Écarts d’identité, 2008, p. 94.
27 Voir à titre d’exemple l’étude statistique de Grin et Furst se fondant sur une enquête auprès de
40 000 jeunes gens en Suisse sur les attentes et les attitudes à l’égard de l’altérité linguistique
et culturelle, cf. François Grin, Guillaume Furst, « Quels sont les facteurs qui renforcent l’exi-
gence d’apprentissage par les migrants de la langue du pays d’accueil ? », in Jean Claude Beacco
et alii, L’intégration linguistique des migrants adultes. Les enseignements de la recherche, Berlin, De
Gruyter, 2017.
28 Cf. Valeria Villa, Les dialectes des migrants. Représentations sociolinguistiques et dynamiques
Avant propos 13

Si l’on adhère à cette perspective d’ouverture et de tolérance linguistiques,


il ne nous semble pas inutile de revenir sur la notion de « langue personnelle
adoptive » élaborée par le collectif d’intellectuels réuni par la Commission
Européenne et présidé par Amin Maalouf en 2008 dans le rapport intitulé Un
défi salutaire29. Dans l’idée que l’intégration ne signifie pas effacer la diversité,
mais la préserver et que la mobilité n’est pas gage d’individualisation mais
désir d’aller vers l’autre et apporter au patrimoine commun (ou que l’on va
construire ensemble) sa propre contribution, cette notion renvoie au fait d’en-
courager tout Européen à « choisir librement une langue distinctive, différente
de sa langue identitaire », à choisir de son propre gré une langue qui deviendrait
en quelque sorte la seconde langue « maternelle » (ou première), qui viendrait,
entre autres, contrecarrer la puissance de l’anglais langue de la communication
internationale et qui éviterait surtout l’enfermement dans le monolinguisme30.
Le point sur lequel nous voudrions nous arrêter à partir de cette définition
et de notre contexte n’est pas tellement son côté pragmatique, à savoir que
les sujets gèrent (doivent gérer) tant bien que mal le contact entre langues
différentes (principalement la langue d’origine et la langue du pays où ils vont
s’installer et auxquelles peut s’ajouter pour des besoins communicatifs l’anglais
lingua franca) mais l’idée que, dans les trajectoires de plus en plus diversifiées
vécues par les individus, on peut adopter une langue (ou plusieurs). Plus préci-
sément, ce qui nous intéresse est le déplacement de l’attention qui n’est plus
portée aux besoins communicatifs prédéterminés par la société d’accueil31 mais
plutôt à la motivation psychique du sujet qui devient le point de départ de ce
mouvement. Adopter une langue (dans son étymologie latine composée de ad
et optare : se porter vers quelque chose32) reviendrait, dans les contextes décrits
dans ce volume, à choisir de manière délibérée la manière d’aller vers cette
langue. Il s’agirait d’un processus plus égalitaire – tout au moins du point de
vue psychologique – que celui selon lequel la langue du pays doit être apprise
pour qu’on puisse s’intégrer. Adopter une langue correspond à une démarche à
la fois sociale, personnelle et réfléchie, dans laquelle l’individu est pleinement
responsable : il s’approprie cette langue dans son processus global d’intégration
et non pas l’inverse, il s’approprie cette langue de manière plus constructive
selon les besoins communicatifs auxquels il est confronté et le projet de vie

d’intégration territoriale dans l’Italie contemporaine, thèse de doctorat, Université Bordeaux


Montaigne, 2014.
29 Amin Maalouf (éd.), Un défi salutaire. Comment la multiplicité des langues pourrait consolider
l’Europe, Commission européenne, 2008.
30 Ibid., p. 10.
31 Voir à cet égard Aurélie Bruneau, « Langues et insertions : pluralité des parcours et des percep-
tions », in Jean-Claude Beacco et alii, L’intégration linguistique des migrants adultes. Les ensei-
gnements de la recherche, Berlin, De Gruyter, 2017, p. 289-295.
32 https://www.littre.org/definition/adopter.
14 Mariella Causa, Valeria Villa-Perez

qu’il a « ensemble et avec les autres »33, il s’approprie enfin cette langue en l’in-
tégrant légitimement à son répertoire linguistique sans déprécier la/les langue/s
d’origine ou les autres langues qu’il connaît.
Cette façon d’appréhender la relation entre langue(s) et identité(s) entraîne
un changement profond dans le regard que la société a sur de tels phénomènes :
on ne s’identifie plus à une seule langue (la langue nationale et/ou officielle)
mais on accepte consciemment le fait que l’identité est plurielle, comme les
langues et les cultures que nous côtoyons et vers lesquelles nous allons. Et c’est
cette position que nous retrouvons d’ailleurs chez François Grosjean, autorité
en matière de bilinguisme et biculturalisme, dans un ouvrage récent dans lequel
il insiste à plusieurs reprises sur le caractère dynamique de l’identité culturelle
et linguistique de l’individu, caractère qui va à l’encontre des catégorisations
auxquelles nous sommes habitués et qui, souvent, nous sont imposées34.
Les principes de la valorisation de la diversité linguistique deviennent alors
la pierre angulaire de ce volume.
C’est en effet sur ce point que nous souhaitons ouvrir le débat avec la
contribution de Pierre Escudé, qui problématise l’apprentissage des langues
étrangères dans le contexte français et notamment à travers l’« étanchéité
des apprentissages » des langues. Pour contrer ce paradigme monolingue
dominant dans l’enseignement en France, l’auteur propose de didactiser le
contact des langues et notamment la « méthodologie de l’intercompréhen-
sion » qui aurait l’avantage de prendre véritablement en compte la diversité et
la variation interlinguistique.
La variation fait l’objet également d’une problématisation didactique
dans l’article de Marine Totozani et de Sandra Tomc, qui fait état d’une RAF
(Recherche-Action-Formation) conduite à Saint-Étienne dans des classes de
Français Langue Seconde (FLS) à partir d’observations et d’entretiens avec les
enseignants observés. L’approche proposée par les auteures s’avère intéressante
dans la mesure où les données recueillies permettent d’analyser la gestion de la
variation dans la phase interactive de la classe, d’une part, et, d’autre part, les
dires des enseignants sur les (éventuelles) pratiques pédagogiques employées
(ou pas) à cette fin, l’objectif de l’enquête étant de formaliser des fiches péda-
gogiques pour les enseignants travaillant dans ces contextes multilingues.
La gestion de la variation en classe est également traitée, cette fois-ci tant
du côté des apprenants que du côté des enseignants de mathématiques et d’his-
toire-géographie, dans l’article de Elisabeth Faupin sous forme de marques
transcodiques35. La question qui se dégage est la manière dont les langues des

33 Aurélie Bruneau, ibid., p. 293.


34 Grosjean François, 2015, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris : Albin Michel.
35 Ce concept a été introduit par George Lüdi et Bernard Py, Être bilingue, Berne/Frankfort-s,
Main/New York, 1986.
Avant propos 15

élèves pourraient être utilisées par l’enseignant en classe pour véhiculer le savoir
disciplinaire et comme tremplin vers la langue de scolarisation, dans ce cas le
français. Accepter la langue des élèves pourrait, selon l’auteure, être une étape
du processus de scolarisation et, plus largement, d’intégration scolaire et sociale.
L’évolution des choix terminologiques pour désigner le public des allo-
phones est illustrée par Catherine Mendonça Dias qui présente également les
dispositifs pour leur prise en charge, les idéologies implicites (assimilation, inté-
gration et/ou inclusion), les choix didactiques et les approches pédagogiques. Il
est précisément question d’une analyse terminologique de l’accueil des élèves
allophones de l’Éducation Nationale au cours de ces dernières décennies.
Le maintien des langues d’origine et des plurilinguismes individuels est
crucial dans les recherches sur la migration. L’article d’Antoine Pascaud rend
compte de ce phénomène chez trois communautés de migrants, à savoir les
Portugais, les Espagnols et les Grecs par le biais d’entretiens recueillis auprès
de locuteurs appartenant à différentes périodes migratoires (première généra-
tion, une génération et demie, seconde génération) dans la région bordelaise.
Sa contribution soulève une question centrale concernant la transmission
intergénérationnelle de ce bagage linguistique (elle fait donc le lien entre le
présent et le passé) et, forcément, identitaire. Nous verrons que la relation
avec la langue d’origine ainsi que son enseignement plus ou moins institu-
tionnel peut aboutir à un large éventail d’attentes et de représentations chez
les enquêtés : du désintérêt à la reconnaissance en passant par des formes de
repli, voire de tension.
Avec l’article de Malika Pedley nous passons à un autre contexte : la
promotion de l’apprentissage des langues au Royaume-Uni. Dans un pays
marqué par une incontestable prédominance de l’anglais, de nouvelles poli-
tiques linguistiques et éducatives essayent d’inverser cette tendance. C’est le
cas du projet scolaire Mother Tongue Other Tongue, mis en œuvre en Écosse,
terrain d’enquête de cette recherche doctorale, un concours de poésie multi-
lingue visant la valorisation de l’apprentissage des langues à l’école et du pluri-
linguisme des élèves allophones.
En partant des travaux du sociologue Pierre Paillé qui définit l’ap-
proche qualitative comme une « méthodologie de la proximité », l’article de
Marielle Rispail, Marine Totozani et Valeria Villa-Perez explore les manifes-
tations d’une telle méthodologie en sociolinguistique et en sociodidactique.
L’analyse de deux enquêtes de terrain devient un lieu propice pour combiner
des considérations plus générales d’ordre épistémologique et méthodologique
à propos des recherches sur la migration et le plurilinguisme : quelle méthodo-
logie de recherche employer pour être au plus près des phénomènes étudiés ?
La dernière contribution de ce volume, issue d’une conférence donnée
en 2015 à l’Université Bordeaux Montaigne dans le cadre des Horizons de la
recherche, est signée par le sociolinguiste-didacticien Pierre Martinez. Tout
16 Mariella Causa, Valeria Villa-Perez

en retraçant ses trajectoires scientifiques à l’international, l’auteur problé-


matise les différents domaines et continents dans lesquels il a construit sa
carrière universitaire, en montrant la spécificité de chaque contexte didactique
mentionné. De ce fait, cette spécificité comporte une didactique « contex-
tualisée », consciente des évolutions rapides des sociétés et qui se nourrit
d’approches pluridisciplinaires. Les dimensions, que l’on peut qualifier de
réflexives, se situent dans une dense étude épistémologique du champ de la
didactique des langues étrangères et secondes.
Il nous plait enfin de clore l’avant-propos de ce numéro avec une réflexion
de Pierre Martinez : « le chercheur doit être conscient qu’il est investi d’une
responsabilité, parce que les résultats de son travail sont attendus et, s’ils en
valent la peine, seront entendus. »36, un appel aux jeunes chercheurs sur l’im-
portance de l’implication et de l’imbrication entre la recherche, la décision
politique et l’action éducative en sciences humaines et sociales.

Mariella Causa
Clle ERSSàB UMR 5263
Université Bordeaux Montaigne
maria.causa@u-bordeaux-montaigne.fr
Valeria Villa-Perez
CELEC EA 3069
Université Lyon UJM Saint-Étienne
valeria.villa@univ-st-etienne.fr

36 Pierre Martinez, ici même.


Intégrations, « force d’intercourse »,
identités

Pierre Escudé

Désormais, ne pas reconnaitre que les mobilités (« sociales, économiques,


juridiques, culturelles » comme la thématique de cette journée d’études le
précise) sont des forces agissantes sur les langues et leurs locuteurs relèverait
d’une extrême inattention aux réalités du monde.
On notera pourtant que notre didactique des langues reste assez forte-
ment ancrée sur la définition que toute autre langue est étrangère, que son
être est essentiellement de l’ordre de l’altérité. Rejetant toute altérité « à l’exté-
rieur » de la sphère du soi, cette didactique a longtemps induit que les langues
se bâtissent dans l’étanchéité – on ne dira plus la pureté – et que les appren-
tissages, les constructions, les locutions… et les identités sont hors du champ
des mobilités.
La mobilité est un phénomène extérieur aux langues : cependant, les
langues, réputées se trouver dans des territoires distincts, se trouvent en
contact du fait que leurs locuteurs sont en état de mobilité. Cette mobilité
extérieure a pour conséquence une autre mobilité, intérieure celle-ci, que l’on
pourrait désigner sous le terme de circulation : les langues en contact sont
en circulation, qu’on le veuille ou non, qu’on en soit conscient ou pas, et en
chaque individu – qu’il soit mobile ou pas.
Or, du lapsus aux productions régulières pour certaines agrammaticales
que font les très jeunes locuteurs à l’intérieur même de leur propre langue1,
jusqu’à l’interlangue2, passage obligé de tout apprenant vers la « langue étran-
gère », notre didactique ne sait pas comment traiter ces circulations, internes
ou transverses, et n’ose pas encore les reconnaître comme éléments fondamen-
taux de tout apprentissage, de toute réalité langagière.

1 I *runned faster than you ; il a *mouru ; vous *disez…


2 Espace entre deux langues normées, qui va de l’agrammaticalité au translanguaging observé par
Ofelia Garcia, cf. « La langue française et les autres », L’Éducation bilingue en France. Politiques
linguistiques, modèles et pratiques, Christine Hélot et Jürgen Erfurt (éd.), Lambert Lucas, 2016,
p. 9-13.
18 Pierre Escudé

Nous rappellerons le cadre de la didactique des langues en milieu scolaire :


cadre originellement contraint par un conflit entre des potentialités non
reconnues et des impératifs de gestion de groupes ; entre des données d’ordre
psycholinguistique relevant du potentiel de l’individu face à la multitude des
groupes et de leurs langues, et des données d’ordre sociolinguistique d’organi-
sation de groupes les uns face aux autres.
Nous tâcherons de voir que ce cadre bouge notamment parce que le milieu
scolaire, longtemps réputé unique sinon supérieur pour l’apprentissage langa-
gier, s’avère en crise du fait de la multitude des expériences de contact de
langues, individuelles, collectives, numériques ou dans le quotidien de nos rues.
Inclusion scolaire et intégration sociale sont certes liées dans le discours poli-
tique. Mais tandis que dans l’espace scolaire la circulation des langues continue
à être déniée, réduite ou freinée, dans l’espace social elle s’accélère, fermente,
et passe parfois du contact au conflit, que l’on traite alors sous le syntagme figé
de confrontation identitaire, de fait sans dialogue ou sans résolution possible.
Nous verrons alors sur quelles bases et de quelle manière une didactique
légèrement nouvelle permettrait d’organiser, de didactiser ces circulations et
ces contacts afin de préserver tout à la fois les nécessités parfois contraires de
l’intégration et de l’identité.

Les fondements de notre didactique des langues

Langage, langues, potentiel plurilingue

On connaît l’histoire de Victor-l’enfant-sauvage, que présente par deux


photogrammes et un petit texte illustratif le document 1, grâce à deux rapports
que relate Itard, médecin à l’Institut des sourds-muets. C’est lui qui recueille
l’enfant, l’adopte et tâche de l’éduquer dans le Paris post-révolutionnaire3.
Malgré tous les efforts, l’affection et le guidage d’Itard, Victor ne parviendra
pas à entrer dans le domaine de la langue française. Trouvé à l’âge de douze ans
environ dans une forêt languedocienne, miraculeusement resté vivant alors
qu’il y a vécu dans des conditions animales, éloigné de toute société humaine,
Victor meurt à vingt-cinq ans environ à Paris, Ville-lumière, au plein cœur de
la société des hommes. S’il n’est jamais entré dans la langue française ou dans
tout autre, c’est que Victor n’est jamais entré dans la phase du langage.

3 Jean Itard, Mémoire [1801] et rapport [1806] sur Victor de l’Aveyron, in Lucien Malson, Les
Enfants Sauvages, mythes et réalités, 10/18, 1964.
Intégrations, « force d’intercourse », identités 19

Document 1 : Manuel « J’apprends par les langues, 8-12 ans », leçon n° 19, p. 3, SCEREN,
Conseil de l’Europe, cf. www.euro-mania.eu.

En effet, l’enfant sauvage n’a pas pu, de sa naissance à ses deux ans, discri-
miner les sons humains, les reproduire, puis en produire afin de concevoir
l’espace symbolique qui relie notre position dans le monde et au milieu des
autres hommes. Or, si Victor n’avait pas été abandonné, il parlerait la langue de
son milieu : l’occitan, et sûrement aussi un peu de français. Si Victor avait été
élevé par des Chinois, il parlerait chinois ; par des Anglais, il parlerait anglais,
avec l’accent de ses parents et de son milieu éducatif. Bref, et sauf handicaps,
tout enfant à sa naissance à la capacité de discriminer tous les sons entendus,
de filtrer et reproduire les sons pertinents, d’en produire à son tour. À sa nais-
sance, le petit homme est un être potentiellement plurilingue. Dans la majorité
des cas, il le demeure. Dans nos sociétés scolarisées, il ne l’est pas4. Pourquoi ?

La langue n’existe pas sans représentation de la langue

La langue répond à d’autres raisons que celles de ce potentiel plurilingue.


Les sons en contact, les langues en contact, sont discriminés, sélectionnés,
abandonnés ou au contraire travaillés en vertu de l’intérêt – pragmatique,
affectif, etc. – que lui prête l’organisation sociale où ces sons, ces langues
sont employés. Nos sociétés occidentales se sont bâties sur une modélisation
monolingue. Dans cette modélisation de l’unicité, le modèle d’État-nation
français est particulièrement abouti : une Nation indivisible, une langue, une
histoire, un peuple, etc. Ce modèle, qui point à l’époque absolutiste (« le
grand siècle »), se réalise à l’époque républicaine grâce à l’École. Et de même
qu’on a pu dire que la 3e République avait créé l’École pour tous, de même
on ne saurait nier que l’École républicaine a fermement transmis en tous cette
conception unitariste5.

4 Claude Hagère, L’Enfant aux deux langues, Paris, Odile Jacob, 1996.
5 Tant et si bien qu’à l’heure où nous rédigeons cette communication (fin octobre 2015), le
20 Pierre Escudé

Document 2 : Carte des nations européennes (2007).

Rien ne nous choque dans le document 2 : la représentation des états


européens est conforme à ce « dallage d’États-nation6 » qui selon Claude Truchot
organise l’espace politique européen, à ces « environnements cartographiés
que l’on appelle patries7 », cette « territorialisation qui tout à la fois enferme
les groupes linguistiques en communautés idiosyncratiques (…) et institue
une coexistence de monolinguismes sans relation entre eux.8 » Chaque entité
nationale apparaît figée dans une unité consubstantielle définitive.
En France et à partir des années 1960 notamment, certains intellectuels
ont remis en cause ce schéma montrant à quel point il était faussé tant dans ses
bases culturelles et linguistiques que dans son projet politique9. Leur discours

Sénat vient de rejeter la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires
(dont le processus a été lancé en 1999 par le gouvernement Jospin). La même journée, sur
deux radios nationales, un intervenant (le traducteur André Markowitz sur France-Culture)
estime qu’il est heureux que le Sénat ait agi ainsi : car « donner des droits a 70 langues, c’est
créer des communautarismes », se prononçant par ailleurs sur l’inexistence de l’occitan, à
rebours de la seule existence « du provençal, du gascon » ; tandis que sur RFM, les animateurs
daubent le personnel politique français, « ces gens incapables de bien parler et prononcer
l’anglais ». Le rapport de l’un à l’autre n’est jamais perçu ensemble.
6 Claude Truchot, Europe : l’enjeu linguistique, Paris, La Documentation française, collection
Études, 2008, p. 47.
7 Emily Apter, « L’Humanisme d’Edward Saïd », Zones de traduction. Pour une nouvelle littérature
comparée, Paris, Fayard, 2015, p. 92.
8 Id., « Rien n’est traduisible », p. 128.
9 On peut penser aux innombrables travaux de Robert Lafont qui inlassablement a pensé la
France dans la dynamique d’une dialectique unissant l’un et le divers : La révolution régionaliste,
Paris : Gallimard collection idées, 1967 ; Sur la France, Paris : Gallimard collection les essais,
1968 ; Décoloniser en France. Les régions face à l’Europe. Paris : Gallimard collections idées, et
Le Sud et le Nord, dialectique de la France. Toulouse : Privat, 1971 ; Autonomie, de la région à
l’autogestion, Paris, Gallimard, 1976.
Intégrations, « force d’intercourse », identités 21

était alors inaudible puisque considéré comme « régionaliste », en contradic-


tion avec le seul lieu de légitimité scientifique et historique qui est celui de
l’étymon national, seul dispensateur de vérité scientifique. Un même discours,
de même nature mais provenant de sources externes à notre propre étymon,
nous amène à concevoir ce qu’a été ce nationalisme européen. Il a figé une
conscience étroite mais forte, fondatrice des représentations et autoreprésenta-
tions de ce que nous sommes, comme de la conception de la langue nationale
unique et des « langues étrangères ». L’École a été le médium de cette trans-
mission, d’une part dans la conception d’un contenu radicalement unifiant :
« L’École de la 3e République a nourri des générations de petits Français d’un
roman national qui met en scène des Figures Symboliques Idéales appelées
aussi « lieux de mémoire » de la Nation. Cela a duré des années 1870 aux
années 1960. Des générations de professeurs d’histoire ont enseigné avec
ardeur le Grand récit laïc fondateur de la République une et indivisible de la
Nation ainsi construite.10 »
Et dans le même mouvement, l’École a été le lieu d’une méthode radicale,
stigmatisant, éradiquant toute trace d’altérité dans le sujet en construction :
« J’ai suivi l’école jusqu’à la troisième année de Lycée, sous le fascisme, et le
patois était interdit de la manière la plus absolue. (…) On nous obligeait à
parler italien, mais avec un subtil raffinement sadique : le signe. Le signe,
c’était un petit bout de bois sculpté que je devais passer au copain dès que je
l’entendais dire un mot en patois. (…) Le soir, dans le dortoir, avant d’aller se
coucher, le préfet des études demandait : « Qui a le signe ? ». Et celui qui l’avait
devait rester une heure, une heure et demie, debout, pendant que les autres
s’en allaient dormir.11 »
On retrouve, transposées dans l’Italie mussolinienne, les mêmes méthodes
d’effacement des savoirs et des langues « populaires » comme des autres langues
que l’unique langue nationale d’État, que celles qui furent en pratique dès
l’instauration de l’École de Jules Ferry jusque dans les années 1960 en France12.

10 Mohamed Arkoun, La question éthique et juridique dans la pensée islamique, Paris, Vrin, 2010,
p. 35.
11 Tullio De Mauro, Andrea Camilleri, La langue bat où la dent fait mal, Lambert Lucas, 2017
[Laterza, 2013], 86, Pierre Escudé (éd.).
12 « Le patois est le pire ennemi de l’enseignement du français dans nos écoles primaires. La ténacité
avec laquelle, dans certains pays, les enfants le parlent entre eux dès qu’ils sont libres de le faire, au
désespoir de bien des maîtres qui cherchent par toutes sortes de moyens, à combattre cette fâcheuse
habitude. Parmi les moyens il en est un que j’ai vu employer avec succès dans une école rurale de
haute Provence… Le matin, en entrant en classe, le maître remet au premier élève de la division
supérieure un sou marqué d’une croix faite au couteau… Ce sou s’appelle : le signe. Il s’agit pour
le possesseur de se signe (pour le « signeur « comme disent les élèves) de se débarrasser du sou en
le donnant à un autre élève qu’il aura surpris prononçant un mot de patois. Je me suis pris à réflé-
chir au sujet de ce procédé. C’est que je trouve, à côté de réels avantages, un inconvénient qui me
semble assez grave. Sur dix enfants, je suppose qui ont été surpris à parler patois dans la journée,
seul le dernier est puni. N’y a-t-il pas la une injustice ? J’ai préféré, jusque-là, punir tous ceux qui se
laissent prendre. » Correspondance générale de l’Inspection primaire, Barcelonnette, 15 octobre 1893.
22 Pierre Escudé

Une didactique de l’unicité et de l’étanchéité

Notre didactique des langues est induite de fait par ces principes d’éradica-
tion des potentiels plurilingues natifs et de fondation sociale d’une conscience
linguistique unitaire et close sur elle-même. Toute langue autre que la langue
de l’étymon national est étrangère. L’altérité commence au-delà des limites de
notre langue.
Aussi, je pars de zéro quand je rentre dans une nouvelle langue. Je ne peux
faire aucun transfert par peur de provoquer des interférences, de rencontrer
des « faux-amis », d’entrer dans le domaine mixte de l’interlangue, et bien sûr
de mal prononcer, de faire des erreurs, de faire des fautes.
Les langues sont donc sans contact. Leur rapport est vertical, entre grandes
langues, petites langues, non langues. Ces définitions sont tournantes en fonction
de l’étymon national. Mais pour le français, seule une langue d’au moins même
assiette symbolique peut se prévaloir du statut de « langue vivante 1 » : l’anglais,
bien sûr, à moindre niveau l’allemand. Le chinois, depuis quelques années et
avant la déstabilisation actuelle du cours du yuan peut également prétendre à
ce statut de premier rang. Les langues romanes, langues du sud, plus « faciles »,
sont reléguées alors au statut de rang deux. De la même manière, on monte de
la « non langue » (« argot, patois, dialecte ») vers la Langue unique, sacrée, par
un cheminement initiatique aménagé par l’école laïque13.
Les langues, enfin, sont définies par un idéal de contenu : elles portent une
substance qui les vitalise. La langue française, intrinsèquement, est la seule
langue qui puisse dire l’idéal national dont le sésame est la vertu laïque qui fait
figure de sacré républicain. Sur trois siècles, on trouvera des traces imposantes
de cette vertu unique, depuis l’époque de la Convention en passant par les
pères fondateurs de la 3e République, jusqu’aux « débats » si engagés qui ont
fleuri à l’époque des premiers épisodes du feuilleton de la (non) ratification
par la France de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires14.

13 Les Instructions Officielles de l’Éducation Nationale, identiques de 1923 à 1972, soit de la


période la plus faste du nationalisme triomphant à la cinquième République, encadrent de la
sorte l’enseignement de la langue française : « LA LANGUE FRANCAISE – Nul n’ignore les difficul-
tés que rencontre l’instituteur dans l’enseignement de la langue française. Lorsque les enfants
lui sont confiés, leur vocabulaire est pauvre et il appartient plus souvent à l’argot du quartier, au
patois du village, au dialecte de la province, qu’à la langue de Racine ou de Voltaire. Le maître
doit se proposer pour but d’amener ces enfants à exprimer leurs pensées et leurs sentiments,
de vive voix ou par écrit, en un langage correct. Enrichir leur vocabulaire, habituer les élèves
à choisir exactement et à prononcer distinctement le mot propre, puis les amener peu à peu à
grouper logiquement leurs pensées et leurs expressions, voilà un programme qui, en dépit de
sa modestie, n’est pas de réalisation facile. Nos instituteurs affronteront, pour le remplir, tous
les obstacles car ils sentent bien que donner l’enseignement du français, ce n’est pas seulement
travailler au maintien et à l’expansion d’une belle langue et d’une belle littérature, c’est fortifier
l’unité nationale ».
14 « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l’émigration et la haine de la République
Intégrations, « force d’intercourse », identités 23

Une polarité binaire s’instaure où d’un côté la langue, unique et unifiante,


rationnelle, fait face à un maquis de langues, communautaristes, réaction-
naires, larvaires. Nous concevons que notre langue nationale est d’autant plus
forte qu’elle concentre une substance unique, universelle, rationnelle, laïque.
Ernst-Robert Curtius a pu résumer, depuis l’Allemagne, ce mouvement d’au-
tocélébration de notre langue nationale :
« Toutes les prétentions de l’universalisme ont été transférées à l’idée nationale,
et c’est en servant son idée nationale que la France prétend réaliser une valeur
universelle.15 »
Nous pouvons vivre actuellement un double dégrisement par rapport à
ce qui a été construit dans ce long mouvement de politique scolaire : notre
langue, pas plus qu’une autre d’ailleurs, n’est universelle ; elle a par ailleurs été
détrônée sur le marché de la langue la plus prisée au monde, la plus « progres-
siste ». Elle entre dans un cycle de prédation où elle peut connaître « à l’étran-
ger » le sort qu’elle réserve aux langues minorées, provincialisées, à l’intérieur
même de leur propre territoire historique.

Organiser la circulation des langues

Un espace multilingue

Nous voyons dans le document 3 le même espace européen mais cartogra-


phié de manière différente que par le document 2. La représentation de l’espace
historié change considérablement. Qu’observe-t-on ? Deux éléments majeurs.
D’abord, dans chaque état se trouvent toujours d’autres langues histo-
riques. Ainsi, en France : le breton, seule langue celtique du continent ; des
langues germaniques (flamand, alsacien) ; des langues romanes (sur un tiers
du territoire national : l’occitan, mais aussi le catalan, le corse, et de manière
beaucoup moins vive le franco-provençal), et cette langue ne relevant d’aucune
grande famille européenne, le basque.

parlent allemand, la contre-révolution parle italien, et le fanatisme parle basque. » Barère,


1794 ; « Jamais un musulman qui sait le français ne sera un musulman dangereux. (…) Le
fanatisme est impossible en français. (…) Ce ne sera jamais non plus une langue réactionnaire. »
Ernest Renan, « Conférence faite à l’Alliance pour la propagation de la langue française » en
1888, Œuvres Complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947-1961, t. II ; « En France et dans le monde,
le français a été la langue raisonnable qui a fait sauter la tenaille constituée d’un côté par le latin
et l’arabe cléricaux et de l’autre par les dialectes désunis. » L’Union des Athées, France Culture,
dimanche 10 novembre 1999. Et ainsi, le même André Markowitz peut déclarer (cf. note 3)
que « les régionalistes bretons étaient solidaires des nazis ». Une conception vitaliste des langues
les définit unanimement : la langue des Lumières ne peut qu’être bonne, juste, vertueuse,
progressiste. Les langues marginales ne peuvent qu’appartenir au parti de l’ombre. Par voie
de conséquence, jamais un Français ne saurait être un collaborateur, jamais un locuteur d’une
langue régionale ne saurait être résistant.
15 Ernst-Robert Curtius, Essai sur la France, Paris, Grasset , 1932, p. 27.
24 Pierre Escudé

Ensuite, une langue en situation d’unilinguisme (français en France,


portugais au Portugal, castillan en Espagne, italien en Italie) déborde toujours
de l’État qui semblait en être identifié dans le document 2. Ainsi d’une part le
français est une langue parlée en Belgique, au Luxembourg, en Suisse, où elle
a rang de langue officielle et nationale : y occupe-t-elle le même rôle essen-
tialiste ? Est-elle également langue laïque, universelle, rationnelle ? Change-
t-elle de statut symbolique en cessant d’être parlée par des Français ? D’autre
part, le français, l’italien, l’espagnol, le portugais, plus loin le roumain, mais
également le galicien, le catalan et le valencien, l’occitan, le corse et le sarde,
appartiennent à un même système linguistique : les langues ne sont jamais
isolées absolument, mais existent en continuum uni et dégradé.

Document 3 : Carte des langues d’Europe © M. Bolloré, www.eurominority.org.

Loin d’être une marqueterie d’états-nations monolingues, l’Europe poli-


tique s’organise en trois grandes familles linguistiques (romanes, 48 % de sa
population ; germaniques, 30 % ; slaves, 19 % ; les langues d’autres familles
représentant 5 % du total16) identifiées chacune par une dynamique de conti-
nuum. L’Europe est un espace multilingue, chaque état est également multi-
lingue. Ces langues ne sont jamais étanches les unes envers les autres mais
fonctionnent à l’intérieur de systèmes déterminés.

16 Pierre Escudé et Pierre Janin, L’intercompréhension, clef du plurilinguisme, Paris, CLE interna-
tional, 2010, p. 17. Du fait du Brexit, le rapport devient encore plus fort en faveur des langues
romanes dans l’espace politique européen.
Intégrations, « force d’intercourse », identités 25

Une approche plurilingue

Si cette représentation est partagée, on mesure ce qu’elle induit dans l’évo-


lution de notre didactique des langues. Dans un contexte géographique, histo-
rique et politique multilingue, notre didactique semblerait naturellement menée
à travailler la circulation des langues, leur dynamique, leur lignes de continuité
et de diffraction comme des éléments fondamentaux dans les apprentissages.
C’est cette didactique qui est proposée dans un des textes fondateurs du Conseil
de l’Europe, le Cadre européen commun de référence des langues :
« L’approche plurilingue met l’accent sur le fait que, au fur et à mesure que
l’expérience langagière d’un individu dans son contexte culturel s’étend de la
langue familiale à celle du groupe social puis à celle d’autres groupes (que ce soit
par apprentissage scolaire ou sur le tas), il/elle ne classe pas ces langues et ces
cultures dans des compartiments séparés mais construit plutôt une compétence
communicative à laquelle contribuent toute connaissance et toute expérience
des langues et dans laquelle les langues sont en corrélation et interagissent.17 »
La corrélation et l’interaction sont des figures dynamiques et positives
de l’apprentissage : cela signifie que toute expérience langagière renforce une
didactique globale de l’apprentissage. Apprendre quelque chose d’une langue
nouvelle renforce évidemment cette langue nouvelle, renforce également la
langue première, mais renforce en retour et conséquemment le principe même
d’apprendre. Tout phénomène de langue est porteur de sa propre identité, en
retour, il éclaire sur ce qu’est le phénomène langagier : c’est le rapport à une
langue seconde, ou tierce, qui seul peut favoriser la compétence métalinguis-
tique. C’est par triangulation, effet de miroir, conscientisation réflexive que
je peux mieux m’approprier ma langue source. Par ailleurs, la langue n’étant
jamais dissociée de ce qu’elle dit – même dans un cas d’extrême poéticité où
elle serait enroulée autour de sa propre émergence –, c’est bien en agissant en
langue, selon le principe assez naturel finalement de la perspective actionnelle,
que je peux valider si ma compréhension et/ou ma production en langue est
pertinente ou pas. Tout travail en/de langue participe de la consolidation
de compétences cognitives18. Bref, il s’agit de didactiser la circulation des

17 Chapitre 1-3, « Qu’entend-on par plurilinguisme? », 11. Le CECRL a été l’objet d’un travail
collaboratif entre 1991 et 2001, il est depuis août 2005 le texte d’appui de toute la politique
linguistique scolaire du Ministère de l’Éducation Nationale. Si certains éléments proposés par le
Cadre ont été assimilés : niveaux-seuils et à moindre degré l’intégration de la « méthode action-
nelle », d’autres éléments semblent moins perçus : la circulation dynamique entre les cinq acti-
vités (compréhension orale, écrite, production orale, orale en interaction, écrite), voire même
peu perçus, à l’instar du chapitre introductif que nous citons. Toute didactique des langues n’a
de sens que dans un contexte de rapport de langue à langue, soit de didactisation de contacts.
18 Ce travail d’éclaircissement du sens du texte, de compréhension du contenu ou du concept
toujours médiatisé, passe donc par la remédiation, le transfert et la circulation didactisée des
langues : « L’authentification consiste, elle, à montrer que la langue n’existe pas en dehors
de contenus, d’enjeux « non linguistiques » qu’elle contribue à façonner et, par conséquent,
26 Pierre Escudé

langues, et ce que les langues mobilisent dans leur circulation. Reconnaissons


le pas didactique en avant de grande importance que fait l’institution scolaire
lorsqu’elle définit, comme premier des cinq domaines du socle, « les langages
pour penser et communiquer ». Reste à expliciter aux acteurs de la société
scolaire (professeurs et élèves en priorité) la différence entre langage et langues ;
et sans doute rappeler que les langues servent avant tout à conceptualiser (plus
que penser) et à faire (plus que communiquer).

Proximité et distance

C’est à cette lumière que l’on peut reconsidérer le document 1 qui intro-
duisait cette contribution. Ce document a une valeur tout à la fois descrip-
tive (il supporte et étaye un contenu de savoir) et procédurale. Une fois le
document explicité, le texte en « langue étrangère » qui le constitue devient
transparent. La distance posée comme telle du simple fait que ce texte n’est
pas rédigé en français s’atténue et, ici, peut simplement disparaître. L’étrangeté
ontologique du texte s’efface car elle ne résiste pas à la réalité des faits :
- cette langue n’est plus étrangère car elle porte des éléments que j’intègre
dans mon système cognitif : « Victor, Itard, Avairon ». Je peux formuler
et valider l’hypothèse que le texte, en vis-à-vis des deux photogrammes,
met en mots l’histoire de Victor déjà glosée. Le texte reformule un
contexte déjà éclairci.
- Le texte reformule avec des variantes graphiques, lexicales, morpholo-
giques, un prétexte qui ne m’est pas inconnu. Je peux, avec des élèves
de 8 à 12 ans, et plus facilement encore avec des élèves de collège, de
lycée, d’université, faire émerger que la syntaxe est identique, la morpho-
logie parallèle, le lexique transparent… jusqu’à un certain point : c’est ce
point qui est le premier temps de mon apprentissage. Le lexique nouveau
(« demèst, capita ») et son fonctionnement (« salvajon »), les éléments
morphologiques (pas de pronom sujet, la désinence des verbes), seront
ici les vrais éléments d’apprentissage.
- Le texte ne vient jamais seul mais avec un paratexte (les photogrammes),
et un contexte (que je peux, ici ou par ailleurs, explorer ou faire explorer
dans la langue première de scolarisation). Jaillit ici tout l’intérêt d’une
éducation prenant en compte la transversalité des apprentissages.
C’est selon le principe de la pierre de Rosette, par triangulation conscien-
tisée entre ce que connait déjà l’apprenant et ce qu’il va/doit apprendre, que
l’apprentissage de la langue nouvelle confirme, développe, dit autrement, ce
que peut valider dans sa propre langue cet apprenant.

elle vise à thématiser les faits linguistiques dans le cadre de ces contenus et pour ceux-ci. »
Laurent Gajo, « Enseignement d’une DNL en langue étrangère : de la clarification à la concep-
tualisation », Tréma 28 (2007), Plurilinguisme et enseignement.
Intégrations, « force d’intercourse », identités 27

La question de la distance est donc hautement fondamentale ici. Entre


occitan (langue du texte du document 1) et français, cette distance semble
finalement bien étroite : le document 3 le confirme, qui montre que nos
deux langues sont dans un continuum serré dans le vaste système des langues
romanes. En revanche, si la distance linguistique n’est pas élevée, la distance
sociolinguistique peut l’être. Ici, une autre distance, autrement plus complexe
à résoudre, a pu être levée : celle, symbolique, qui sépare deux langues au
statut et à la conception vitaliste inconciliables pour qui est baigné par un
système de politique linguistique monolingue.
Se débarrasser des préjugés sociolinguistiques est donc un préalable premier
pour entrer dans une nouvelle didactique des langues : les comportements
de « bienveillance19 » langagière sont prioritaires. Resterait alors la distance
linguistique : alphabet, formation des termes porteurs de sens, constructions
morphologiques, organisation de la phrase, découpage du monde (temps,
aspects, mode duel ou pas, etc.) qui sont indissolublement liés à la façon
d’organiser dans telle forme langagière l’idée que telle langue se fait du monde.
Notons que nous commençons à trouver dans certains manuels de LVE
(langue vivante étrangère) des éléments didactiques jusque-là inédits, parce
que tabous :
- la langue existe dans la variation (les accents, notamment) : « J’ai pas
un bon accent » – « En anglais comme en français, il y a plein d’accents
différents. L’important est de te faire comprendre, or mal prononcer un
mot peut le rendre incompréhensible » ;
- on doit se décentrer quand on entre dans une langue nouvelle, et ôter des
complexes sociolinguistiques qui entravent l’entrée dans les compétences
linguistiques : « Quand j’essaie de bien prononcer, j’ai l’impression d’être
ridicule » – « Trouves-tu ridicule Scarlett Johansson ou Justin Timberlake
lorsqu’ils parlent français ? » ;
- les langues ne sont pas étanches entre elles (même l’anglais et le français…) :
« Tu peux identifier les mots déjà connus, les mots transparents, les noms
propres, peut-être certains nombres ou dates » ;

19 La « bienveillance » apparait en filigrane dans le CECRL et comme une condition d’intelligibilité


(p. 172). D’autres textes européens développent cette valeur, notamment ceux rédigés par Jean-
Claude Beacco : « Respecter les langues de ses interlocuteurs, faire l’effort d’apprendre et d’utili-
ser, même partiellement, les langues de ses voisins, de ses partenaires, de ses interlocuteurs, quels
qu’ils soient, sont des conditions de la citoyenneté démocratique, car ce sont des manifestations
de la bienveillance linguistique. », De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue : Guide pour
l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe, Conseil de l’Europe, 2007 ; Relancer
l’éducation multilingue (Commission Européenne, Éducation et Formation, 2010) : « bienveil-
lance linguistique : forme de la civilité sociale et de la sensibilité interculturelle qui conduit à ne
pas avoir de réaction de rejet pour une langue inconnue et pour ceux qui l’emploient. ». Cette
définition (2010) est reprise du document pré-cité (2007) du Conseil de l’Europe qui précisait :
« … sensibilité interculturelle qui conduit à accepter une langue telle qu’elle est utilisée (accent,
erreurs, régionalismes…) par un autre locuteur (non natif ou natif )… ».
28 Pierre Escudé

- le paratexte est une aide importante pour entrer dans le texte (il n’y a plus
d’autorité absolue de l’écrit dans la langue) : « Regarde d’abord tout ce
qu’il y a autour : les illustrations, le titre, le nom de l’auteur… : ce sont
autant d’aides pour comprendre le texte.20 ».

Multilinguisme : pidgin, diglossie, bi/plurilinguisme

Le contact des langues, s’il n’est pas didactisé, peut mener à différents
traitements. Il peut d’une part être refusé, et les zones de contact se « balka-
nisent » dans la mesure où se referment des « nations monolingues [qui]
contrôlent leurs frontières linguistiques internes21 ». Cette situation de guerre
de tous contre tous est le chiffon rouge agité par les nations monolingues
installées contre toute reconnaissance de droits aux langues de même domaine
politique : reconnaître le bilinguisme serait ouvrir la porte au séparatisme.
Tout régionalisme est un nationalisme en herbe. Ce qui en retour signifie que
tout nationalisme est un régionalisme qui a réussi, et ne légitime pas plus,
sinon par le droit du plus fort, le statut d’une langue au-dessus d’une autre.
Le contact non didactisé peut mener à des « pidgins », ces langues qui
fonctionnent par greffes lexicales, morphologiques, syntaxiques, de langues
diverses : langues de transition où se jouent sans se dénouer les conflits des
plaques langagières en jeu22.
Ce contact mène également aux situations les plus courantes dans nos
espaces multilingues non didactisés : situations de diglossie. Les langues alors
se partagent en fonction des espaces sociaux de pouvoir, d’autorité, d’affec-
tivité, etc. Les langues qui s’installent dans les zones d’autorité (zones de
transmission de pouvoir : administration, école, formes artistiques, média-
tiques, géographiques « hautes ») assurent leur pérennité et de fait rejettent à
la marge de ces zones23 les langues devenues basses. En France, on n’entendra
jamais langues et cultures régionales dans les radios nationales ou publiques.
Les situations de diglossie peuvent toucher l’ensemble des langues, même et
y compris les langues réputées hautes. Ainsi, le français disparaît-il dans les
textes primaires de la Commission Européenne au profit de l’anglais.

20 E for English, manuel de 3e (A2-B1), Mélanie Herment et alii, éditions Didier, 2014, respecti-
vement aux pages p. 46 et p. 34.
21 Emily Epter, « Babel dans les Balkans : zones de traductions, zones de combat », op. cit., p. 187-188.
Ces nations internes, si elles développent des phases d’expansion, peuvent caresser le destin des
empires ou des « grandes nations ». Le français, originairement, était dialecte d’oïl d’île de France.
22 Un exemple célèbre de locuteur de pidgin est Salvatore, l’un des personnages les plus pitto-
resques du Nom de la Rose, roman d’Umberto Eco, Paris, Grasset, 1982. Cet « hérétique », aux
yeux de l’Inquisition orthodoxe, promouvait une forme radicale du « poverettisme » : en guerre
contre tous les états, tous les pouvoirs, il était proche des « pauvres » que ces états asservissent.
Il parlait toutes les langues mais n’en parlait bien aucune.
23 Zone, dont l’étymologie signifie ceinture : cordon de sécurité autour du corps. Ce qui est rejeté
en marge ne sera jamais intégré dans le corps.
Intégrations, « force d’intercourse », identités 29

Français Anglais Allemand Autres langues


1986 58 26 11 5 (+ Espagne, Portugal)
1991 48 35 6 11
1997 40,4 45,3 5,4 8,9 (+ Finlande, Suède, Autriche)
2002 29 57 5 9
2007 12,3 73,5 2,4 11,8 (+ Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne,
République Tchèque, Slovaquie, Hongrie,
Slovénie, Chypre, Malte, Bulgarie, Roumanie)
Tendance - 45,7 +47,7 -8,6 +6,8
Document 4 : évolution en pourcentage sur 20 ans des textes rédigés dans les principales langues
de la Commission Européenne.

Si l’on ne régule pas les contacts de langue, le français disparaît de l’espace


européen où il était cependant langue co-officielle et fondatrice. De la même
manière, dans l’espace scolaire, la non régulation mène de fait à la satura-
tion de l’espace linguistique par une langue hyperdominante au détriment des
autres – qui cependant ici ont même statut de langue nationale, culturelle, etc.
On observe la même tendance dans un autre système, celui de l’évolu-
tion des parts des langues vivantes au sein de l’Éducation Nationale française
(document 5). L’allemand, qui bénéficie d’un statut protégé suite aux accords
Chirac-Schroeder de 1995, subit une chute de 10 points en l’espace de 10 ans.
Les autres « grandes langues » déclinent vers un état d’invisibilisation24 dans
le système. On remarque que les écoles privées sous-contrat ont une avance
par rapport au système public, la demande parentale s’imposant comme seul
critère de régulation de politique linguistique scolaire : en ce cas, le monolin-
guisme (de la langue la plus haute) s’impose plus radicalement encore comme
seule formulation didactique.

24 Cf. Pierre Escudé, « De l’invisibilisation et de son retroussement. Étude du cas occitan : norma-
lité de la disparition, ou normalisation du bi/plurilinguisme ? », in Les minorités invisibles :
diversité et complexité (ethno)sociolinguistiques, sous la direction de K. Djordjevic Léonard,
Michel Houdiard (éd.), 2014, p. 9-22.
30 Pierre Escudé

Document 5 : évolution en pourcentage sur 10 ans de la place des langues vivantes étrangères
dans le système d’Éducation Nationale.

La dernière alternative didactique possible reste celle du bi/plurilin-


guisme. Profitant de la réalité de langues de territoire, ou de la migration de
langues externes à l’intérieur de l’espace national, le système éducatif pourrait
traiter de cette circulation de langues en contact pour construire des compé-
tences procédurales bi/plurilingues. Dans un article trop peu considéré par
les décideurs de politique linguistique des états monolingues, Victor L. Aracil
développait une thèse a priori paradoxale : le bilinguisme n’est qu’un mythe
dans la mesure où il n’est proposé qu’aux locuteurs en état de diglossie25. La
langue dominante permet que les locuteurs ayant une autre langue accèdent
à la « grande langue » en conservant, par le biais du bilinguisme la langue
dominée. Dans le système de circulation de langues, la langue dominée ne
sera pratiquée que dans le cadre d’échanges langagiers entre locuteurs de
langue dominée : le bilinguisme n’est qu’un habile moyen d’accompagner
vers la diglossie et/ou vers l’extinction la langue dominée. Pour que le bilin-
guisme ne soit pas un mythe, il faut qu’il soit une réalité également pour les
monolingues de « langue dominante » : c’est l’unique moyen de faire circuler
les compétences de langues en dehors d’un cercle infini de prédation.

Intégrations, « force d’intercourse », identités

Intégration des langues

En 1913, dans sa thèse sur La syntaxe du provençal moderne26, le linguiste


Jules Ronjat décrit la procédure pragmatique de compétence d’intercompré-
hension en en inventant et le mot et le concept27 :

25 Victor Louis Aracil, « El bilingüisme com a mite », Conflicte lingüístic i normalització lingüística
a l’Europa nova, Papers de socio-lingüística, Barcelona, La Magrana, 1982 [1966], p. 39-57.
26 Jules Ronjat, La syntaxe du provençal moderne, Paris, Champion, 1913.
27 Cf. Pierre Escudé, « Origine et contexte d’apparition du terme d’intercomprehension dans sa
premiere attestation (1913) chez le linguiste francais Jules Ronjat (1864-1925) », O conceito
Intégrations, « force d’intercourse », identités 31

« Les différences de phonétique, de morphologie, de syntaxe et de vocabulaire


ne sont pas telles qu’une personne possédant pratiquement à fond un de nos
dialectes ne puisse converser dans ce dialecte avec une autre personne parlant
un autre dialecte qu’elle possède pratiquement à fond. (…) On a le sentiment
très net d’une langue commune, prononcée un peu différemment ; le contexte
fait saisir les sons, les formes, les tournures et les vocables qui embarrasseraient
s’ils étaient isolés ; tout au plus a-t-on quelquefois ci répéter ou à expliquer
un mot, ou à changer la tournure d’une phrase pour être mieux compris. (…)
L’écriture grossit les différences dialectales en représentant des sons voisins
par des signes dissemblables (…). Néanmoins l’unité fondamentale apparaît
assez nettement. (…) En lisant ou débitant à haute voix, les gens de culture
peu étendue transposent généralement dans leur dialecte propre les sons et les
formes du dialecte dans lequel le morceau lu ou débité est écrit. Pour constater
ce fait d’intercompréhension il suffit de posséder pratiquement à fond un parler
provençal quelconque28 ».
Un dialecte n’est jamais isolé : il appartient à un continuum langagier qui
fait système. Un locuteur pratiquant à bon niveau son dialecte peut interagir,
dans une perspective actionnelle où la langue répond à une intentionnalité,
avec tout autre locuteur d’un autre dialecte mais partageant cette même inten-
tionnalité. Ronjat définit les principes de ce qui est une pratique intuitive
fonctionnant avant (ou malgré) la constitution d’espaces et de conceptions
politiques et didactiques monolingues : entre divers dialectes, on retrouve une
syntaxe commune, une morphologie parallèle, un lexique souvent transpa-
rent. Malgré des variations qui créent les conditions d’une étrangeté entre ces
dialectes, les dialectes sont en continuum : « on a le sentiment d’une langue
commune ». Ronjat insiste également sur l’intentionnalité : parler, c’est faire
ou/et concevoir ensemble.
Partant de l’expérience dialectale de l’occitan, langue qui correspond à un
tiers de l’espace politique français et, dans l’avant-guerre de 1914, à un quart
de sa population, Ronjat définit les conditions d’une conscientisation de la
langue commune, cette « individuation » partagée qui fait si souvent défaut
aux langues sans État et donc sans école. La pratique de dialectes en intercom-
préhension donne donc conscience et pratique d’une langue commune.
Le saut qualitatif d’une intercompréhension entre dialectes issus d’une
langue commune à une intercompréhension de langues issues d’un même
système linguistique a été opéré didactiquement à partir des années 1990
par des équipes universitaires européennes – notamment françaises29. Cette

de intercompreensão: origem, evolução e definições, Redinter, 2010, p. 103-124 ; « Intégrer les


langues au cœur des apprentissages. Politique, économie et didactique de l’intercompréhen-
sion », Passages de Paris 8, 2013, p. 42-61.
28 Jules Ronjat, p. 9-11.
29 On citera les équipes d’Aix-en-Provence, autour de Claire Blanche-Benveniste (programme
Eurom4, puis Eurom5 à la suite des travaux menés par Elisabetta Bonvino) ; de Grenoble,
autour de Louise Dabène puis de Christian Degache, autour des programmes Gala et désor-
32 Pierre Escudé

date correspond à l’intégration politique de l’espace européen qui permet de


sauter la barrière des monolinguismes nationaux et d’induire la conscience
de systèmes linguistiques communs, retrouvant naturellement les premiers
travaux des philologues européens du début du XIXe siècle.

Force d’intercourse

À la même époque des travaux pionniers de Jules Ronjat, paraissent


les Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Les travaux du
maître suisse qui vient de disparaître croisent ceux du romaniste alors exilé à
Genève30. Saussure développe sous le chapitre de la « propagation des ondes
linguistiques » une conception pionnière que l’on peut lire à l’égal d’une loi
structurale pour tout fonctionnement humain, et pour le fonctionnement de
toute langue en particulier :
« La propagation des faits de langue est soumise aux mêmes lois que n’importe
quelle habitude, la mode par exemple. Dans toute masse humaine deux forces
agissent sans cesse simultanément et en sens contraires : d’une part l’esprit
particulariste, « l’esprit de clocher » ; de l’autre, la force « d’intercourse ». (…)
C’est par l’esprit de clocher qu’une communauté linguistique restreinte reste
fidèle aux traditions qui se sont développées dans son sein. Ces habitudes
sont les premières que chaque individu contracte dans son enfance ; de là leur
force et leur persistance. Si elles agissaient seules, elles créeraient en matière
de langage des particularités allant à l’infini. Mais leurs effets sont corrigés
par l’action et la force opposée. (…) [La force d’intercourse] est un principe
unifiant qui contrarie l’action dissolvante de l’esprit de clocher31. »
Une première lecture laisserait accroire que « force d’intercourse » et « esprit
de clocher » sont pour l’une la loi de fusion entre dialectes séparés, une sorte
de force de normalisation, et pour l’autre la loi de diffraction, « action dissol-
vante » qui est à l’œuvre dans la fragmentation de la langue – sous formes de
dialectes, sociolectes, géolectes, génératiolectes, etc.
À bien y penser, la « force d’intercourse » n’est en rien la normalisation
autoritaire et verticale qui s’oppose à la dialectalisation et ne représente pas la
réalité ou la nécessité d’une langue unifiée, seul rempart contre la dissolution

mais Miriadi de Toulouse avec le programme www.euro-mania.eu mené par les équipes de
Pierre Escudé.
30 Dès la proclamation de la guerre de 1914, Jules Ronjat est contraint de s’exiler à Genève, cf.
Pierre Escudé, introduction à la seconde thèse de Jules Ronjat, Le développement du langage
observé chez l’enfant bilingue, Peter Lang, 2013, 4. Privat-docent à l’université, Ronjat va parti-
ciper de très prêt à l’édition des derniers cours donnés par Saussure à l’université de Genève
avant sa mort en 1913, travaux qui vont devenir les Cours de linguistique générale : « Nous
exprimons aussi nos plus vifs remerciements à M. Jules Ronjat, l’éminent romaniste, qui a
bien voulu revoir le manuscrit avant l’impression, et dont les avis nous ont été précieux », cf.
« Préface de la première édition », Genève, juillet 1915, Charles Bally et Albert Sechehaye,
Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1998 [1916], p. 8.
31 Cf. Cours de linguistique générale, p. 281.
Intégrations, « force d’intercourse », identités 33

et la fragmentation de la langue en dialectes épars. Pour nous, la « force d’inter-


course » est sans nul doute le « fait d’intercompréhension » dont parle Ronjat
dans sa première thèse de 1913. Dans sa seconde thèse sur le Développement
du langage observé chez l’enfant bilingue, également éditée en 1913, Ronjat
explicite mieux encore ce qu’est la « force d’intercourse ». Dans ce travail, là
encore pionnier, Ronjat décrit par le menu le comportement de son fils Louis
à qui la mère ne parle qu’allemand et lui-même que français. Louis, éduqué
de manière bilingue par un procédé paritaire précoce, construit les doubles
compétences d’un locuteur français et allemand natif. Ronjat insiste sur la
qualité de la langue française et de la langue allemande qui sont données à
Louis dès sa naissance :
« Mon français et celui de la plupart de nos parents et amis de langue française
est ce français moyen (parisien dégagé de particularités qui étonnent l’audi-
teur en dehors d’une zone plus ou moins limitée autour de Paris, telles que a
fermé dans paille, casser, Pasteur, conservation, etc., consonnes géminées dans
addition, grammaire, etc.) qui se répand de plus en plus comme une koinè à
l’usage des classes cultivées – ou se croyant telles – un peu partout, et peut-
être spécialement dans nos pays, qui font historiquement partie du domaine
linguistique franco-provençal. C’est comme une monnaie de change sans
empreinte et qui a cours partout. Tandis que le parisien pur nous choque
comme un langage affecté, pointu – j’entends ici noter une impression incon-
testable, et non critiquer une prononciation parfaitement légitime en soi –,
notre français ne détonne ou n’étonne pour ainsi dire nulle part : dans les pays
français les plus divers on nous dit que nous parlons sans accent, et il n’y a guère
que les spécialistes qui sachent nous situer au moyen de quelques particularités
comme o ouvert ou moyen dans pot, mot, gigot, etc., ou comme percerette au lieu
de vrille, coulant au lieu de rond de serviette, etc. (…) L’allemand de ma femme,
de ma belle-mère et de ma belle-sœur (Louis a vu et entendu sa grand’mère et sa
tante pendant environ huit mois en tout en quatre ans, et cela à des phases très
diverses de son développement) est une koinè comparable à mon français.32 »
La « force d’intercourse » est donc la koinè d’une langue, cette « monnaie
de change sans empreinte et qui a cours partout », langue commune qui n’est
en rien particulariste, et permet l’intercompréhension entre chaque dialecte,
chaque phénomène langagier « d’esprit de clocher ».

Identités

Si cette langue qui « ne détonne ou n’étonne » nulle part est cette force
d’intercourse, langue qui permet à tous de comprendre et d’être compris
malgré la multitude de variations langagières au sein de la langue (« accents
légitimes » de chaque « esprit de clocher »), quel est alors le statut de ce
français normalisé, vertical, que l’école a transmis pour se substituer à « l’argot

32 Cf. Le développement du langage observé chez l’enfant bilingue, op. cit., p. 38.
34 Pierre Escudé

du quartier, au patois du village, au dialecte de la province33 » avec la volonté


farouche de les effacer comme autant de parlures illégitimes ?
Ce français hypergrammaticalisé qui à chaque génération laisse à la marge
de sa pleine maîtrise toujours plus de locuteurs34, cette langue née du français
de cour et devenue français des concours administratifs35, n’est pas « force
d’intercourse » mais bien l’un des nombreux « esprits de clocher » de la langue
française – celui des meilleurs quartiers.
L’un des effets terroristes de la langue est d’imposer un « esprit de clocher »
en « force d’intercourse » : un dialecte/une langue s’impose aux autres au point
de s’auto-sacraliser en langue haute, unique, universelle, et de dénier aux autres
le statut même de langue, délégitimant leurs locuteurs, niant l’univers culturel
véhiculé, interdisant toute transmission, toute conscience et toute mémoire
d’une histoire, d’une littérature, d’un savoir savant ou populaire.
Le grand et sans doute seul enjeu de la didactique des langues réside alors
en cette capacité d’entrer dans la langue « force d’intercourse », en intercom-
préhension des différentes variations du système de la langue sur l’ensemble
de ses territoires et de ses pratiques, et de pouvoir tout autant développer des
compétences dans telle ou telle variation.
Le sens du mot « identité » réside dans tout cet apparent paradoxe : l’iden-
tité est tout à la fois ce qui me rend identique aux autres, dans la capacité de
comprendre et produire avec des formes et des signes communs, et tout autant
de me distinguer des autres par une variation qui est ma propre marque, qui
m’assigne à un groupe, qui est signe de mon appartenance propre.

33 Cf. note 13.


34 « Les écoliers font en moyenne quatre erreurs de plus (14,7 contre 10,7) en 2007 qu’en 1987
pour la même dictée. La proportion d’élèves faisant plus de 15 erreurs a fait un bond : elle a
atteint 46 % en 2007 contre 26 % vingt ans plus tôt. », « La dictée, une passion française », Le
Monde, daté 27 septembre 2015, p. 10.
35 « Les hommes et les femmes de ce temps (les lettrés du XVIIe siècle) vivaient dans un milieu
très étroit, fermé, dans une Cour tout éprise de bon usage, où un mauvais mot vous déclassait,
où la correction du langage se pratiquait comme une vertu. (…) Malgré les découvertes de la
linguistique moderne, le concept fondamental n’a pas changé. L’idée que la langue est fixée
reste debout, dans sa fausseté séculaire. Et par là s’explique cette étroitesse de doctrine qui fait
condamner pêle-mêle les déformations corruptrices et les nouveautés heureuses. Partout des
barricades de toile d’araignée ferment les avenues où l’usage s’avance, souverain et irrésistible.
Au lieu d’une loi de vie, d’un code souple, adapté, à jour, on réimprime une ordonnance
de police, pleine de prohibition, de restrictions, de chicanes, sur laquelle veillent quelques
commissaires de bonne volonté, qui croient sauver la tradition nationale », Ferdinand Brunot,
La pensée et la langue, 1926, p. 11.« Au XIXe siècle, avec le développement de l’enseignement
primaire est né le culte de l’orthographe. Il faut s’en féliciter : elle a été un élément d’ordre.
Mais ç’a été pour elle un périlleux honneur. Devenue dans de nombreux examens et concours
le critère déterminant, devenue la loi, elle a attiré l’attention sur ses propres inconséquences et
ses caprices. On s’est aperçu que sa rigueur dissimulait bien des faiblesses, ce qui est fâcheux
pour un critère. », Rapport Général sur les modalités d’une simplification éventuelle de l’ortho-
graphe française, Paris, Didier, 1965, p. 7.
Intégrations, « force d’intercourse », identités 35

Ne pas développer la capacité de mobilité est alors un véritable handicap.


Un locuteur figé dans un sac langagier, l’un de ces innombrables « esprits de
clochers » de la langue, sera figé dans le rôle assigné par cette locution – quel
que soit l’idiolecte en question, à commencer pour un certain nombre de
jeunes de nos écoles par le « parler des cités » qui fige ces locuteurs dans le
statut avilissant de « jeunes de banlieues », interdisant toute mobilité sociale,
culturelle, économique, géographique, etc.
Le véritable défi éducatif consisterait donc à développer une capacité à la
mobilité linguistique : pouvoir traverser la langue dans son continuum, en
comprendre les mécanismes « d’esprit de clocher », de « l’argot » jusqu’à la
« langue de Racine et de Voltaire36 », en maîtriser la « force d’intercourse »,
développer, comme le préconisait Tullio De Mauro, inventeur de l’Educazione
Linguistica Democratica, la capacité « d’excursion » langagière.
À l’exemple du manuel d’anglais cité plus haut, on ne peut que préconiser
une approche langagière spécifique (pour chaque langue) tout en construi-
sant une approche langagière « globale » : la langue fonctionne dans la varia-
tion interne et dans le contact avec d’autres langues. Avoir conscience de ces
éléments communs serait un préalable important à l’éducation. Concevoir
ensuite que l’on ne peut s’approprier les disciplines scolaires qu’avec des
compétences langagières est un second pas important : la langue sert à
conceptualiser des notions de mathématiques, de physique, de géographie,
de sport tout comme elle sert à faire les activités dans l’ensemble des disci-
plines. L’éducation langagière globale (et démocratique, comme le rappelait
constamment le regretté Tullio De Mauro) est en ce sens l’une des clefs de la
réussite d’une école que l’on veut inclusive.
Le philologue et romaniste juif allemand Léo Spitzer, dans son exil turc que
le nazisme lui imposa, se mit à apprendre la langue turque. Il en déduit que
« Toute langue est humaine avant d’être nationale : le turc, le français et l’alle-
mand appartiennent d’abord à l’humanité, et seulement ensuite aux peuples
turc, français et allemand.37 »
La langue « étrangère » n’appartient pas aux « étrangers », mais appartient
à tout homme. Il y a donc cette capacité de mobilité en chaque langue que
chacun doit mobiliser. Tel Victor, enfant qui n’aurait pas été sauvage, nous
pouvons (pourrions) développer ce potentiel plurilingue qui nous est donné
à la naissance. Par ailleurs, cet idéal de transparence doit être tempéré par
la réalité des obstacles que la langue découvre à chaque pas : même entre
deux locuteurs de même langue, il y a parfois, et souvent si on le désire ainsi,
de l’incommunicabilité.

36 Cf. note 11.


37 Léo Spitzer, Apprendre le turc, 1934.
36 Pierre Escudé

C’est ce que Jacques Lacan synthétise par ces aphorismes qui lui sont
familiers : « Il n’y a pas de dialogue », « il n’y a pas de rapport sexuel38 ».
Certes, il y a toujours de l’altérité dans la langue : car elle m’est toujours
étrangère, et je suis toujours étranger à elle. C’est sans doute d’ailleurs ce qui
provoque que nous parlons : nous nous « approximons39 » d’un sens, d’un lieu
du vrai, etc. à chaque fait de langue… car nous ne sommes pas arrivés au point
que vise la langue, et que seul sans doute le silence validerait. Souvenons-
nous cependant qu’intercourse signifie rapport, également dans sa dimension
sexuelle : la « force d’intercourse » saussurienne est cette fusion d’un sens entre
deux locuteurs qui transcende leur altérité.
La langue est tout à la fois ce lieu qui me rapproche de l’autre, et du sujet
de notre parole, et tout autant qui m’en sépare. La langue est le lieu infini de sa
propre glose. Elle ne peut jamais englober le monde, ni surtout elle-même, et
reste toujours dans le désir de se projeter vers l’inconnu, de ce qu’il y a à dire.
C’est ainsi que se délectait Victor Segalen de sa confrontation avec l’extrême
altérité :
« Partons donc de cet aveu d’impénétrabilité. Ne nous flattons pas d’assimiler
les mœurs, les races, les nations, les autres, mais au contraire réjouissons-nous
de ne le pouvoir jamais : nous réservant ainsi la perdurabilité du plaisir de
sentir le Divers.40 »

Pierre Escudé
LACES EA4140
ESPE d’Aquitaine / Université de Bordeaux
pierre.escude@u-bordeaux.fr

Résumé
Le mode d’enseignement des langues est induit par la représentation que les systèmes d’ensei-
gnement ont forgé des langues. Cette représentation est éminemment politique. Parler de
langues étrangères revient à rejeter toute altérité au-delà de la sphère de notre propre langue.
Or, linguistiquement et socialement, la langue existe, se développe et se définit dans la varia-
tion ; par ailleurs, les mobilités nous rappellent que la diversité des langues est une réalité de
plus en plus forte et évidente. De ce point de vue, l’enseignement/apprentissage des langues
pourrait s’apparenter davantage à une didactisation du contact des langues, prenant en compte

38 L’aphorisme « il n’y a pas de rapport sexuel » apparaît dans le Séminaire XX, (1972-1973) Paris,
Seuil, p. 14. Elisabeth Roudinesco cite ensemble ces deux formules dans son Jacques Lacan,
Paris, Fayard, 1993, p. 439. Traitant de l’intraductibilité irréductible de toute langue, Lacan a
encore ce bon mot dans la préface à l’édition de ses Écrits en japonais, en 1970 : « Le monde
n’a pas le bonheur de parler chinois dans sa propre langue ».
39 Nous employons ici une manière de parler qui appartenait à Claire Benveniste : l’approxima-
tion, a priori le contraire du « parler vrai », ou du « parler juste », est en fait la mobilisation
d’une dynamique de langue qui cherche à se rapprocher toujours plus de son but.
40 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme. Une esthétique du divers, 1918, p. 25.
Intégrations, « force d’intercourse », identités 37

leur diversité et leur variabilité. Dans ce cadre, la réalité de l’intercompréhension, devenue


depuis quelques temps une méthodologie d’apprentissage, est particulièrement dynamique :
véritable « force d’intercourse » selon le mot de Ferdinand de Saussure, elle permet de relier
des parlers qui resteraient étanches entre eux.
Mots-clés
Plurilinguisme, didactisation du contact des langues, identités nations, intercompréhension.
Abstract
The way languages are taught is a reflexion of the representation at the core of teaching systems. This
representation is strikingly political. The notion of a foreign language rejects otherness well beyond
the sphere of our own language. However, linguistically and socially, languages exist, develop
and are defined through variation. Besides, geographic mobility reminds us that the diversity of
languages is an increasingly solid and self-evident reality. Bearing this in mind, teaching/learning
languages could be viewed as a didactisation of the interface between languages taking into account
their diversity and their changeability. The reality of intercomprehension, which has become a
learning methodology, is particularly dynamic in that context. This true “force of intercourse”,
in the words of Ferdinand de Saussure, makes it possible to connect dialects that would otherwise
remain tightly compartmentalized.
Keywords
Multilingualism, didactisation of language interaction/language contact, identities, nations, inter-
comprehension.
Pluralité linguistique en classe
de français langue seconde :
quid de la variation ?
Des représentations aux attitudes
des enseignant.e.s
Marine Totozani, Sandra Tomc

En nous appuyant sur les travaux menés en sociolinguistique et didac-


tique des langues sur la pluralité linguistique et culturelle et la variation socio-
linguistique, nous nous proposons, dans cet article, d’étudier la place de la
variation sociolinguistique en classe de français langue seconde1. Ici, c’est le
point de vue didactique que nous faisons prévaloir, même si les apports de la
sociolinguistique restent incontournables.
Les questions qui ont présidé à cet article sont nées sur le terrain d’une
recherche-action-formation (RAF) portant sur la prise en compte et la valo-
risation de la pluralité linguistique et culturelle en classe de français langue
seconde dans des établissements scolaires des 1er et 2nd degrés à Saint-Étienne.
Dans le cadre de cette recherche, des observations de classes menées dans le
but de repérer les pratiques enseignantes à succès en ce sens ont dévoilé en
même temps l’existence d’une vision parfois très « normée » de cette plura-
lité linguistique et culturelle se limitant souvent aux « langues » de l’élève et
aux « langues » étrangères enseignées dans l’établissement. Ce constat a été
le déclencheur d’un questionnement sur la place de la variation en classe de
français langue seconde : quelle « conscience » de la variation les enseignant.e.s
de français langue seconde développent-ils/elles ? quelle est leur perception
de la pluralité linguistique et de la place qu’y occupe la variation ? que disent
leurs discours sur ces phénomènes (socio)linguistiques vis-à-vis desquels ils/
elles manifestent une certaine frilosité dans leurs pratiques ?

1 Cet article est issu en partie d’une communication présentée par Marine Totozani et
Sandra Tomc : « Pluralité linguistique en classe d’accueil : quelle place pour la variation ? » au
colloque Pluri-l, « Contributions au développement de perspectives plurilingues en éducation
et formation », Nantes, 2014. Par ailleurs, nous avons préféré abandonner l’acronyme UPE2A,
plutôt opaque et un peu trop technique, au bénéfice de « classe de français langue seconde »
qui permet par ailleurs de mieux situer notre recherche.
40 Marine Totozani, Sandra Tomc

« L’arc en ciel de nos langues. Jalons pour une école plurilingue »

La recherche-action-formation « L’arc-en-ciel de nos langues. Jalons pour


une école plurilingue » poursuivait deux objectifs principaux : il s’agissait d’abord
de repérer les pratiques pédagogiques et didactiques à succès d’enseignant.e.s
recevant dans leurs classes des enfants issus de l’immigration dans le but de les
formaliser, puis de les diffuser auprès du plus grand nombre. L’émergence des
nouvelles vagues migratoires et la complexité linguistique qui les accompagne
peuvent s’avérer parfois déconcertantes pour les enseignant.e.s, ce qui renforçait
ce besoin de partage. C’était aussi un geste de reconnaissance de la passion et
de l’énergie que déployaient tou.te.s ces enseignant.e.s désireux.euses de faire de
leurs classes de véritables pépinières de la mise en œuvre d’une pédagogie inclu-
sive. Ce travail contribuerait en même temps à faire évoluer les représentations
des enseignant.e.s des 1er et 2nd degrés sur l’intégration des élèves allophones en
classe ordinaire. L’ouvrage issu de cette recherche en est le reflet2.
Quant à la thématique de la variation, à travers le recueil des discours
des enseignant.e.s sur ce sujet, notre objectif était d’obtenir des éléments de
réponse par rapport à ce que les enseignant.e.s croient ou pensent à ce propos,
mais aussi sur le rôle que la didactique des langues et l’école peuvent exercer
sur les pratiques pédagogiques, sur les apprentissages.

« Pluralité linguistique » et « variation » en sociolinguistique et


en didactique des langues

Pluralité linguistique et variation sociolinguistique : quels rapports ?

Avec Véronique Castellotti, nous allons « envisager la pluralité linguistique


dans une forme de globalité […] [en la concevant] aussi bien entre les langues
diverses qu’à l’intérieur d’une même « langue », voire les deux à la fois3 ». De
ce point de vue, un contexte de pluralité linguistique s’avère beaucoup plus
complexe qu’une simple cohabitation de plusieurs langues. Il conviendrait,
par conséquent, parler plutôt de « françaiS » au pluriel que de « la » langue
française à enseigner et à apprendre.
L’organisation interne de cette pluralité linguistique n’est pas moins complexe :
« envisager la pluralité linguistique dans une forme de globalité, implique […] de
s’intéresser davantage aux relations qu’aux langues elles-mêmes4 ». Or, nonobs-

2 Isabelle Graci, Marielle Rispail et Marine Totozani, (éds), L’arc-en-ciel de nos langues. Jalons
pour une école plurilingue, Paris, L’Harmattan, 2017.
3 Véronique Castellotti, « Réflexivité et pluralité/diversité/hétérogéneité : soi-même comme des
autres ? », in Didier De Robillard (éd.), « Réflexivité, herméneutique. Vers un paradigme de
recherche ? », Cahiers de Sociolinguistique n° 14, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2009, p. 132.
4 Véronique Castellotti, ibid.
Pluralité linguistique en classe de français langue seconde : quid de la variation ? 41

tant ces aller-retours qui caractérisent la vie des langues, le pouvoir politique et
par conséquent l’école en ont de tout temps décidé autrement, en privilégiant
certaines formes au détriment des autres, comme nous le rappellerons dans le
paragraphe qui suit.

Langue(s), norme(s), variations et représentations

L’intérêt pour la variation dans le cadre de l’enseignement/apprentissage


du français langue maternelle, étrangère ou seconde n’est pas récent5. Alors
que la norme en classe de français langue seconde fait penser avant tout au
« bon français »6, la variation consiste en la prise en compte des multiples
réalisations langagières au sein d’un groupe social. La forte adhésion à une
idéologie proche du purisme ne permet pas toujours le constat de la diver-
sité. Pourtant la « langue », concept majeur (et en même temps remis en
cause) de la sociolinguistique, en opposition avec la vision structurale des
langues de Saussure, est un fait social, non-systématique, hétérogène et pluri-
normé7. L’identification des variétés et de leur hiérarchisation est détermi-
nante pour repérer les représentations des locuteur.trice.s, dans notre cas des
enseignant.e.s, matérialisées dans des discours. Rappelons que par représen-
tations, nous entendons une forme de connaissance, socialement élaborée et
partagée, ayant une visée pratique8. Notre réflexion s’inspire des typologies
de Françoise Gadet9, de nature sociolinguistique, et de Daniel Coste et alii10,
à la fois sociolinguistique et didactique, et de ce fait, davantage adaptée au
contexte de la classe.

5 Citons, par ordre chronologique, les deux numéros de la revue Repères : « Ils parlent autrement :
pour une pédagogie de la variation langagière » en 1985, puis « Éléments pour une didac-
tique de la variation langagière » de 1988 ; Stéphanie Costa-Galligani et Cécile Sabatier, « La
cour de récréation : zone d’intersection linguistique entre les quartiers et l’école », in Louis-
Jean Calvet et Auguste Moussirou-Mouyama (éds), Le plurilinguisme urbain, Actes du colloque
international « Les villes plurilingues », Québec, Institut de la francophonie, 2000, p. 357-368 ;
Josiane Boutet et Françoise Gadet, « Pour une approche de la variation linguistique », in Le
français aujourd’hui, n° 143, 2003, p. 41-44 ; Françoise Gadet, « Quelle place pour la variation
dans l’enseignement du français langue étrangère et seconde ? », in Pré-textes franco-danois,
Université de Roskilde, 2004, <halshs-00114390>, qui l’aborde du point de vue de la socio-
linguistique ; plus récemment, les travaux réunis par Laurence Buson et Emmanuelle Guérin,
dans le numéro 50 de Lidil « Variation stylistique et diversité des contextes de socialisation.
Enjeux sociolinguistiques et didactiques », 2014 ; et plus récemment encore l’article de
Lucile Cagnon, Laurence Buson et Cyril Trimaille, « Développer la souplesse stylistique intra
et interlinguistique : exploration d’une approche croisée en classe de CP-CE1 », in Carnets
D’atelier De Sociolinguistique, 2015.
6 Voir à ce propos Évelyne Charmeux, Le « bon français » et les autres, Toulouse, Éd. Milan, 1989.
7 William Labov, « Hypercorrection by the lower middle-class as a factor in linguistic change »,
in William Bright, (éd.), Sociolinguistics, Mouton, 1966.
8 Denise Jodelet, Folies et représentations sociales, Paris, Les Presses universitaires de France, 1989.
9 Françoise Gadet, La variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2003.
10 Daniel Coste, (éd.), Les langues au cœur de l’éducation. Principes, Pratiques, Propositions, Fernelmont,
E.M.E. Éditions, coll. Proximités Sciences du Langage, 2013.
42 Marine Totozani, Sandra Tomc

Du terrain au terrain

Le choix de mener une recherche-action-formation pour développer la


prise en compte et la valorisation du plurilinguisme en classe de français
langue seconde est lié au caractéristiques de cette recherche : « recherche-
action-formation collaborative avec des enseignants, en partant de leurs
préoccupations, en co-construisant pas à pas avec eux une réflexion sur les
représentations sociolinguistiques et leurs conséquences et en les accompa-
gnant pour qu’émergent d’autres façons de travailler la langue de scolarisa-
tion »11 et plus globalement, la pluralité des langues présentes en classe. Notre
méthodologie combine observations de classe et entretiens semi-directifs
effectués lors de la phase initiale de cette recherche avec les enseignant.e.s qui
y ont participé et d’autres enseignant.e.s volontaires. Les réponses obtenues
nous ont permis de récolter leurs discours sur la variation. Nous avons choisi
d’y repérer le contenu et la place que les enseignant.e.s attribuaient à la varia-
tion dans leurs cours (pratiques déclarées), ce qui nous a permis de développer
nos réflexions sur la place de la variation en classe de français langue seconde.

« Conscience » de la variation ?

En appliquant à notre cas la notion de « conscience linguistique » déve-


loppée par Eric Hawkins pour désigner « l’importance pour enseignants et
éducateurs, d’une bonne connaissance de la nature et du fonctionnement
du langage12 », peut-on parler d’une « conscience de la variation» chez les
enseignant.e.s ? Le développement d’une certaine conscience de la pluralité
linguistique13, va-t-il de pair avec une conscience de la variation ? Quelles sont
les représentations des enseignant.e.s sur la variation ?14

Discours et représentations des enseignant.e.s sur la variation : entre


reconnaissance et méconnaissance

La reconnaissance de la pluralité linguistique en classe sous l’angle de la


variation est difficile à concevoir. Pluralité linguistique et variation sont le plus

11 Stéphanie Clerc et Claude Richerme-Manchet, « La recherche-action-formation : une stratégie


glottopolitique en terrain scolaire », in Romain Colonna (éd.), Des paroles, des langues et des
pouvoirs, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 135.
12 Marie-Thérèse Vasseur, « Présentation », in Michel Candelier, Gina Ioannitou, Danielle Omer
et Marie-Thérèse Vasseur, Conscience du plurilinguisme, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2008, p. 9.
13 Michel Candelier, Gina Ioannitou, Danielle Omer et Marie-Thérèse Vasseur, ibid.
14 Voir à ce propos les travaux de Hélène Romian, « Quel(s) traitement(s) pédagogique(s) de
la variation et des normes langagières ? » in Jacques Treigner et Hélène Romian (éds), Ils
parlent autrement. Pour une pédagogie de la variation langagière, Repères, n° 67, INRP, 1985.
Jacques Treignier, Agnès Meray, « I parlent pas bien français, les Arabes. Normes évaluatives
des enfants et des enseignants à l’école primaire », in Jacques Treigner et Hélène Romian (éds),
Ils parlent autrement. Pour une pédagogie de la variation langagière, Repères, n° 67, INRP, 1985.
Pluralité linguistique en classe de français langue seconde : quid de la variation ? 43

souvent perçues séparément. La pluralité linguistique est envisagée comme


une présence de plusieurs langues en classe, et malgré une certaine reconnais-
sance de la pluralité interne à la langue de scolarisation et aux autres langues
de la classe, la place cette dernière au sein de cette pluralité plus large semble
discutable. Par ailleurs, si la pluralité est souvent reconnue d’emblée comme
une richesse, les phénomènes variationnels font l’objet de jugements de divers
ordres que nous essaierons d’analyser ci-après.
Mais quelle(s) ouverture(s) sur la variation linguistique en classe de français
langue seconde ? Peut-on repérer, dans les discours des enseignant.e.s une accep-
tabilité de la variation ? Le français « légitimé » est souvent convoqué par les
enquêté.e.s, comme cela apparait à travers les propos de l’une des enseignantes
interrogées15 :
moi je confonds le é et le è // je viens du sud // je leurs dis / faites pas comme
moi / écoutez bien les gens de Saint-Étienne (B).
Dans cet exemple, la variation phonique est saillante. Elle renforce la
représentation d’une nécessité de bien prononcer, contextualisée par l’axe
géographique. Le régiolecte se noie sous le poids de la norme et dévoile une
forme d’insécurité puisque la locutrice considère sa propre pratique linguis-
tique comme non conforme à l’idée qu’elle se fait de cette norme16.
Malgré ce constat, on peut déceler une certaine conscience de la variation
dans ses aspects phonologiques et lexicaux et moins dans celui syntaxique.
Cette idée se renforce à travers les discours des autres enquêté.e.s, comme
la locutrice A, pour laquelle cette conscience s’actualise dans le fait qu’il est
interdit de formuler des jurons au sein de l’école :
parce que moi / ils m’entendent parfois dire merde et ça m’échappe / et je leur
explique qu’est ce qui faut dire à la place // est ce que vous avez des mots pour
remplacer ce vilain mot que je viens de dire / alors on dit zut flûte mince (A).
La variation est investie alors d’une valeur symbolique puisque l’enseignante
en question choisit de se conformer à une norme situationnelle. Rappelons, à
cet effet, avec Philippe Blanchet que
« l’acceptabilité d’un usage linguistique ne se définit pas dans l’absolu et
pour lui-même, mais de façon sociale en fonction de paramètres contextuels
nombreux ; c’est donc dans la prise en compte de la pluralité possible et sa
confrontation avec un contexte précis et un objectif de relation que les choix
d’acceptabilité ou non (car on peut jouer la contre-norme) se font ».17

15 Conventions de transcription : (A) identification des locuteurs ; CAPITALE : intonation


forte / pause courte // pause plus de deux secondes /// pause plus de cinq secondes.
16 Louis-Jean Calvet, Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon, 1999.
17 Philippe Blanchet, « Post-face en forme de coup de gueule : pour une didactisation de l’hé-
térogénéité linguistique contre l’idéologie de l’enseignement normatif et ses discriminations
glottophobes », in Valentin Feussi, Mylène Eyquem-Lebon, Auguste Moussirou-Mouyama et
Philippe Blanchet, (éds), « Hétérogénéité sociolinguistique et didactique du français. Contexte
44 Marine Totozani, Sandra Tomc

Cependant, il est intéressant de se pencher sur les termes auxquels les


enseignant.e.s ont recours pour désigner les phénomènes variationnels afin de
mieux peaufiner le profil de cette conscience de la variation. D’un.e enseignant.e
à l’autre, le flou s’installe au niveau des dénominations utilisées : « registre »,
« niveau », « langage » sont les termes qui reviennent le plus souvent :
pour les salutations / je pars de leurs mots à eux d’abord // les mots qu’ils utilisent
eux / eux ils font pas la distinction entre le langage familier et le langage standard (A) ;
moi / je préfère parler de niveau de langue / parce que registre au lycée / ça va
être autre chose (B).
Confusion ou méconnaissance ? ou tout simplement une vision imprécise
de la variation sociolinguistique ?

De quelle(s) variation(s) parle-t-on ?

Les enseignant.e.s ont une certaine conscience de la variation en français


et de ce fait, ils/elles reconnaissent des sphères d’influence propres à la langue
dite standard et à la variation comme il ressort des propos de l’enquêté suivant
à deux moments de l’entretien :
dans la communication / dans l’oral qu’ils apprennent en dehors de nous / c’est
dans les interactions avec les copains dans la cour etc. (A) ;
eux / ils font pas la distinction entre le langage familier et le langage standard (A).
Pour lui, dans le cas des élèves allophones, la difficulté majeure semble
tenir au fait qu’ils/elles doivent vivre entre deux cultures : la culture d’origine,
de la famille d’un côté et la culture du pays d’accueil, de l’école de l’autre côté,
comme l’atteste l’extrait suivant :
et surtout dans le cercle familial / parce que c’est pris comme une espèce de
distance / au contraire c’est pris comme à l’inverse de ce que nous on veut / de
ce qu’on ressent // tu mets une distance entre les gens qui t’ont fait passer le
sel ou le pain et eux ils prennent comme si t’étais des étrangers du coup (A) ;
non / c’est pas qu’ils sont impolis // c’est que dans leur culture on dit pas s’il te
plait et merci à tout bout de champ (A).
Cette conscience de la variation est aussi relevée en langue et culture d’ori-
gine notamment par le biais d’usages situés, comme dire « bonjour » en arabe :
et par exemple / quand tu parles avec des arabophones // comment on dit
bonjour en arabe // la plupart des enfants / ils vont te dire salamalekum // je leur
dis / mais enfin les enfants y a quand même d’autres façons de saluer quelqu’un
que de dire salamalekum / y quand même une connotation religieuse (A).

francophones plurilingues », Cahiers de Linguistique n° 35/2, 2009, p. 165-183.


Pluralité linguistique en classe de français langue seconde : quid de la variation ? 45

La variation se manifeste aussi sous le paradigme du genre18. Les théma-


tiques genrées semblent particulièrement prégnantes en classe de français
langue seconde19. De ce fait, comme cela a souvent été le cas, la classe de
français langue seconde peut être considérée une nouvelle fois comme une
loupe par rapport à la classe ordinaire. L’usage linguistique apparait comme
un marqueur identitaire déterminant, l’établissement de deux groupes distincts
[les deux pôles que sont l’homme et la femme entrainant] un effet d’organisa-
tion sous forme d’opposition20 :
un élève qui va dire une meuf / c’est un provocateur lui /// je lui ai dit que
c’était pas adapté / je lui ai fait répéter / j’ai dit pardon / j’ai // j’ai pas bien
compris ce que tu as dit / ben il a répété / alors je luis dis simplement / non je
pense que c’est pas adapté ce que tu dis (B).

Des représentations aux attitudes : un tableau en clair-obscur

Avant de passer de l’étude des représentations à l’étude des attitudes, nous


allons définir ces dernières comme une dimension évaluative des représentations
sociales21. Il s’agit donc de saisir la « position (plus ou moins cristallisée) d’un
agent (individuel ou collectif ) envers un objet (personne ou groupe, situation
ou événement) »22. Ici, nous cherchons à circonscrire les attitudes enseignantes
à l’égard de la variation au travers des jugements émis par les enseignant.e.s
qui sous-tendent jusqu’à une certaine mesure leurs pratiques de classes. Nous y
parviendrons à l’aide du repérage d’attributs qui nous permettent de formuler
l’hypothèse selon laquelle on pourrait considérer ces attitudes comme un tableau
en clair-obscur dans lequel se croisent notes optimistes et moins optimistes.
Ainsi, à côté d’attitudes traduisant une certaine tendance de déni voire de
dénigrement vis-à-vis de la variation sociolinguistique en classe, nous avons
pu repérer des attitudes d’ouverture et même d’efforts allant dans le sens d’une
didactisation.

18 Sandra Tomc et Grâce Ranchon précisent que le genre est un marqueur privilégié pour identi-
fier les processus relationnels et les rapports de pouvoir. Les études sur le genre s’intéressent à la
manière dont se composent pour les êtres humains, le féminin et le masculin, comment s’orga-
nisent les relations sociales, les rapports de pouvoir et les hiérarchies entre les femmes et les
hommes, voire à la déconstruction du paradigme de la bicatégorisation. « Identités/marquage/
genre », in Marielle Rispail (éd.), Abécédaire de sociodidactique - 65 notions et concepts, Saint-
Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2017, p. 60-61.
19 Ces thématiques ont déjà été abordées entre autres dans un article co-écrit par Sandra Tomc et
Marine Totozani, « Être fille ici et là-bas », in Sandra Tomc, Marine Totozani, Grâce Ranchon
et Mireille Baurens (éds), « Genres Langues et Pouvoirs », Cahiers de Linguistique. Revue de
sociolinguistique et de sociologie de la langue française, Fernelmont, E.M.E. Éditions, 2013.
20 Sandra Tomc, Sophie Bailly et Grâce Ranchon, (éds), Pratiques et Langages du genre et du sexe :
déconstruire l’idéologie sexiste du binarisme, E.M.E. Éditions, Collection Proximités, 2016, p. 10.
21 Pascal Molinier, Images et représentations sociales, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble,
1996.
22 Gilles Ferreol, « Attitude », in Gilles Ferreol et Guy Jucquois (éds), Dictionnaire de l’altérité et
des relations interculturelles, Paris, Armand Colin, 2003, p. 34-35.
46 Marine Totozani, Sandra Tomc

Déni, dénigrement ?

Même si les données recueillies ne nous permettent pas de généraliser les


attitudes de déni de la variation, celles-ci se manifestent parfois à travers l’atta-
chement à une norme linguistique idéale, proche de l’écrit. L’autre versant
de cette attitude conduit l’enquêté dans l’exemple qui suit, à nier l’existence
d’une dimension communicationnelle :
euh // non mais / y en a un qui a dit ça m’intéresse pas // alors je lui dis / ça
ne m’intéresse pas (C).
En reprenant son élève : ça ne m’intéresse pas, l’enseignant en question
légitime la norme écrite au détriment de l’oral alors qu’il emploie lui-même ça
au lieu de cela. Dans la suite de l’exemple, la particule adverbiale ne pas n’est
pas actualisée dans c’est pas dit, ils ont pas de maison, ils sont pas censés :
y a des roms qui parlent le langage de la rue comme par exemple j’m’en fous
fiche moi la paix / c’est pas dit méchamment / ils vivent dans la rue ils ont pas
de maison donc ils parlent le langage de la rue / ils sont pas censés le savoir je
leur dis c’est des bêtises tu peux pas parler comme ça (C).
Notons que paradoxalement, C est dans la variation quand il utilise y a
pour il y a, c’est des bêtises au lieu de ce sont. Il accepte néanmoins le « langage
de la rue » mais le qualifie de bêtises en ne contextualisant pas ses propos et ne
fournissant pas d’explicitations par rapport aux usages sociaux. C’est la langue
légitimée qui est souvent mise en en avant :
j’accorde de l’importance au français standard // ils doivent être capables de se
débrouiller à la cantine / dans la rue / on fait des sketches / des mimes de situa-
tion / par exemple le Petit Chaperon Rouge on mime le bonjour grand-mère (C).
mais norme versus variation sont parfois abordées de pair aussi, même si
timidement :
ce que je fais / je leur dis / je leur dis // écoutez // enfin // pour ceux qui sont un
peu plus curieux / bon / vous savez qu’il y a plusieurs niveaux de langue // dans
votre pays / dans toutes les langues il y a des niveaux de langue / je vous le dis /
je vous le dis / en tant qu’enseignante / voilà ce qu’on dit en langage soutenu /
je préfère que vous le sachiez / (…) je le fais / et sans avoir honte quoi // non /
non / je le dis / sans me dire qu’il faut pas (B).

Des ouvertures ?

Connaitre une langue c’est en connaitre ses usages langagiers et savoir


s’adapter aux situations de communication variées pour lesquelles elle est
sollicitée. C’est le cas de A qui invite ses élèves à mener une enquête en famille
sur leurs répertoires plurilingues, suivie d’un moment de réflexion en classe :
et je dis / ben // demandez à vos parents comment on peut dire bonjour autrement
que par Salamalekum /// allez interroger vos parents / et en arabe y a un autre mot y
a que je prononce mal mais un mot du type Meraba euh qui veut dire bonjour (A).
Pluralité linguistique en classe de français langue seconde : quid de la variation ? 47

ou qui les sensibilise aux usages sociaux de la langue :


qu’ils prennent conscience que c’est des choses qu’on peut pas dire avec n’importe
qui n’importe où / dans n’importe quelles circonstances / on essaie à un moment
donné de pouvoir en parler parce qu’il faut bien le mettre sur la table (A) ;
j’accorde de l’importance au français standard car je sais trop que les mots
qu’ils vont utiliser vont avoir des connotations sociales TERRIBLES (A).

Vers une didactisation de la variation ?

De quelle part de liberté, les enseignant.e.s bénéficient-ils/elles pour ensei-


gner la variation ? Subissent-ils/elles une pression institutionnelle pour ensei-
gner ou a contrario refouler la variation sociolinguistique en classe ?
y a le BO / nous on est FLSco // c’est tellement vague // on est complètement
tranquille / l’inspecteur ne s’y connait pas // il me l’a dit // c’est vous les profes-
sionnels / moi je regarde sur internet je suis libre (B).
A priori non, sauf pour le DELF où on revient à la langue normée / légitimée :
je suis obligée parfois de garder les élèves deux ans dans ma classe /// c’est à
cause du DELF (B).
Pour amener les enquêté.e.s vers l’idée de la didactisation de la variation
sociolinguistique, l’entretien s’est révélé un véritable outil de formation des
enseignant.e.s. Les échanges entre enquêtrice et enquêté.e.s ont déclenché un
travail réflexif chez ces derniers. Ainsi, dans l’extrait qui suit, au début, l’ensei-
gnante affirme ne pas avoir fait de séquence sur ça / si je l’ai fait une fois (B)
avant de déclarer que finalement ah / mais c’est pas une mauvaise idée finale-
ment que de prévoir des séquences sur la variation :
(B) dans mon enseignement tu veux dire / j’accorde de l’importance aux registres /
je suis obligée / c’est dans les programmes /// il faut que les élèves connaissent les
niveaux de langue / mais je ne consacre pas probablement de séquence sur ça //
si / je l’ai fait une fois / une séquence à propos de l’interrogation où j’avais travaillé
une fois sur les niveaux de langue / tu vois / familier / standard / soutenu euh ;
(Enquêtrice) d’habitude donc / tu ne fais pas d’activités plus précises que ça euh // ;
(B) je pourrais, je pourrais /// ah / mais c’est pas une mauvaise idée finalement.

Des pratiques à formaliser et à diffuser

Le degré de prise de conscience de la variation s’accroit au fur et à mesure


de l’enquête. A explique faire seulement des commentaires :
jamais le laisser passer sans qu’il y ait un commentaire dessus // les ta gueule /
fous le camp (A)
avant finalement d’affirmer pouvoir se réappuyer là-dessus, l’idée étant de faire
quelque chose avec :
48 Marine Totozani, Sandra Tomc

dans la communication / dans l’oral qu’ils apprennent en dehors de nous //


c’est dans les interactions avec les copains dans la cour etc. / là où ils font très
vite des progrès c’est dans les insultes // après / en classe il faut pouvoir se
réappuyer là-dessus (A).
De fait, l’essai de didactisation de la variation à travers les albums favorise
largement l’entrée dans la langue de scolarisation :
j’essaie, à travers certains albums de traiter des insultes // « La princesse
grenouille » / princesse transformée en grenouille qui insulte / elle le traite de
goinfre / d’idiot / qu’il connait pas les manières / de sauvage (A).

Quid de la variation en classe de français langue seconde ?

La réponse s’avère nuancée : si les enseignant.e.s développent une certaine


conscience de la variation, leur conceptions de la variation et la terminologie
utilisée pour la désigner sont parfois floues et imprécises. De ce fait, si la plura-
lité linguistique est perçue comme une richesse à développer, des tensions se
révèlent dans les attitudes à l’égard de la variation : celle-ci est tantôt ignorée,
voire rejetée comme impure, tantôt reconnue et exploitée.
À quoi peut-on imputer cet état de fait : à une insuffisante prise en compte
de la variation dans les programmes d’enseignement des langues en France,
dont le français ? à la formation des enseignant.e.s ? au poids de la norme ?
Depuis plus de vingt ans déjà, sociolinguistes et didacticien.ne.s insistent
sur l’importance de la prise en compte la variation en classe de langue. Si l’on
considère la diversité comme base fondamentale de l’humain […] qui se maté-
rialise dans des formes de pluralité et d’hétérogénéité23, ne devrait-on pas se
soucier davantage de la place de la variation dans la formation des enseignant.e.s
de langue ?

Marine Totozani
CELEC (EA 3069)
Univ Lyon UJM Saint-Étienne
marine.totozani@univ-st-etienne.fr
Sandra Tomc
CELEC (EA 3069)
Univ Lyon UJM Saint-Étienne
sandra.tomc@univ-st-etienne.fr

23 Véronique Castellotti, « Diversité(s), histoire(s), compréhension… Vers des perspectives relation-


nelles et alterdidactiques pour l’appropriation des langues », in David Bel et Emmanuelle Huver,
« Prendre la diversité au sérieux en didactique / didactologie des langues », Recherches en didac-
tique des langues et des cultures Les cahiers de l’Acedle, 12-1, 2015, p. 3-4.
Pluralité linguistique en classe de français langue seconde : quid de la variation ? 49

Résumé
L’existence d’une conscience de la pluralité linguistique chez les enseignant.e.s de français
langue seconde serait-elle exclusive d’une conscience de la variation intralinguistique comme
partie constitutive de cette pluralité ? Il se nourrit des travaux menés en sociolinguistique et
didactique des langues sur le plurilinguisme et la variation (socio)linguistique. Les réflexions
développées ici prennent appui sur les résultats d’une enquête effectuée lors d’une recherche-
action-formation portant sur la valorisation de la diversité linguistique et culturelle dans les 1er
et 2nd degrés à Saint-Étienne.
Mots-clés
Pluralité linguistique, variation, enseignant.e.s de français langue seconde, représentations,
attitudes.
Abstract
French as a Second Language teachers are aware of linguistic plurality, but runs this counter to
them being aware of intralinguistic variation as a constitutive part of this very plurality? The
analysis is grounded on existing work on language variation and plurilingualism in sociolinguistics
and language education/didactics. The data was collected through a study articulating an action-
based research and a training session promoting linguistic and cultural diversity in primary and
secondary schools in Saint-Étienne, France.
Keywords
Linguistic plurality, variation, French as a Second Language teachers, representations, attitudes.
Les marques transcodiques dans
les disciplines non linguistiques
Comment les enseignants gèrent-ils l’appa-
rition des langues premières chez les élèves
allophones scolarisés au collège ?
Elisabeth Faupin

Avec les mouvements de populations qui s’accélèrent sur l’ensemble de


la planète, chaque territoire se trouve peuplé par des individus aux origines
et aux profils variés. Les motifs de déplacements sont multiples (opportunité
professionnelle, conflits armés, expérience personnelle, départ précipité ou
mûrement réfléchi, etc.) et ils engendrent évidemment des situations diverses.
Ce sont souvent des familles entières qui sont amenées à vivre sur un nouveau
territoire, dans une nouvelle langue et selon des mœurs différentes. Dans nos
sociétés privilégiées, les expériences volontaires à l’étranger sont vues comme
une opportunité, tant au niveau professionnel pour les adultes que pour la
formation linguistique et culturelle des enfants. Cette valorisation de l’autre
langue/culture comme bagage culturel ne concerne pourtant pas au même
degré tous les territoires et toutes les langues. Notre ethnocentrisme, qu’il soit
volontaire ou non, établit des hiérarchies dans la reconnaissance des langues
et des cultures.
L’Éducation nationale, qui se charge d’accueillir et de former les élèves
allophones nouvellement arrivés en France (EANA) n’échappe pas à cette
problématique. Des élèves non ou partiellement francophones à leur arrivée
en France doivent être scolarisés en français le plus rapidement possible pour
poursuivre leurs études dans les meilleures conditions. Ces élèves sont inscrits
dans les premier et second degrés et de nombreux paramètres entrent en jeu
dans leur adaptation à l’école en français et leurs chances de réussir (âge, scola-
rité antérieure, projet familial dans le nouveau pays, etc.).
C’est dans cette perspective que nous avons centré notre recherche sur le
cas des élèves allophones scolarisés depuis moins de deux ans au collège en
France. Aujourd’hui, de nombreux établissements du second degré ont mis
en place une structure d’accueil qui permet aux élèves allophones à la fois de
suivre des cours de français avec un enseignant spécialisé en français langue
52 Elisabeth Faupin

seconde/langue de scolarisation1 et d’être inscrits en parallèle dans une classe


ordinaire (avec des élèves francophones) qui correspond à leur âge2.
La question de la formation des élèves allophones en français se pose
depuis plusieurs décennies et l’absence de matériel pédagogique adéquat a
longtemps laissé les enseignants dans l’isolement. Plusieurs auteurs ont publié
des manuels consacrés au français langue seconde en France3. Par ailleurs, des
chercheurs comme Nathalie Auger, Fatima Chnane-Davin, Christine Hélot,
Catherine Klein, Danièle Moore et Cécile Sabatier4 ont montré que ces élèves,
qui doivent acquérir le français, n’arrivent pas en France vierges de tout savoir.
Ils possèdent une langue et une culture, parfois plusieurs. Selon leur pays d’ori-
gine, leur langue première de scolarisation a pu être valorisée comme langue
d’expression orale et écrite, comme langue d’acquisition de savoirs savants ;
arrivés au collège en France, l’objectif prioritaire devient la maîtrise de la
langue française. Les élèves peuvent valoriser leurs connaissances en mathé-
matiques, par exemple, à partir du moment où leur niveau en français le leur
permet, mais les langues maternelles et/ou les langues de première scolarisation
font rarement partie du processus d’apprentissage. On ne s’appuie pas sur les
langues connues des élèves pour poursuivre leur formation, créant ainsi une
rupture alors que la scolarisation en France de ces élèves pourrait être vue
comme une étape dans un projet plus général de formation d’un adulte en
devenir.
C’est dans cette perspective que notre recherche sur les interactions orales
en situation didactique au niveau du collège nous a amenée à observer les
prises de parole des EANA dans les classes afin d’analyser le contexte des
apparitions de langues autres que la langue de scolarisation (ici le français)
durant les cours ainsi que l’accueil réservé par les enseignants à ces interven-
tions allogènes.

1 Note de service n° 2004-175 du 19 octobre 2004. Attribution aux personnels enseignants des
premiers et second degrés relevant du MEN d’une certification complémentaire dans certains secteurs
disciplinaires.
2 Circulaire n° 2012-141 du 2 octobre 2012. Organisation de la scolarité des élèves allophones
nouvellement arrivés. BO n° 37 du 11 octobre 2012.
3 Brigitte Cervoni, Fatima Chnane-Davin et Manuela Ferreira-Pinto, Entrée en matière,
La méthode de français pour adolescents nouvellement arrivés, Paris, Hachette FLE, 2005 ;
Elisabeth Faupin et Catherine Théron, Enseigner le FLS par les textes littéraires, Paris, Cahiers
de Villes-École-Intégration du CNDP, coll. Outils pédagogiques, 2006 ; Dominique Levet,
Français langue seconde, Paris, Belin, 2012.
4 Nathalie Auger, Élèves nouvellement arrivés en France – Réalités et perspectives en classe, Paris,
Éditions des archives contemporaines, 2010 ; Fatima Chnane-Davin (éd.), Le français langue
seconde en milieu scolaire français. Le projet CECA, Grenoble, PUG, 2011 ; Christine Hélot, Du
bilinguisme en famille au plurilinguisme à l’école, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Catherine Klein (éd.),
Le français comme langue de scolarisation. Accompagner, enseigner, évaluer, se former, Futuroscope,
CNDP, 2012 ; Danièle Moore et Cécile Sabatier, Une semaine en classe d’immersion française
au Canada. Le projet CECA au Canada, Grenoble, PUG, 2012.
Les marques transcodiques dans les disciplines non linguistiques 53

Nous avons réalisé des enregistrements en classe d’accueil (UPE2A)5 et


en classe ordinaire avec des élèves débutants intégrés, arrivés depuis moins de
deux ans, en cours de français, de mathématiques et d’histoire-géographie.
Le premier résultat émanant de nos observations en classe ordinaire est
l’absence totale de prise de parole des élèves EANA sans sollicitation de l’en-
seignant : nombre d’élèves peuvent ainsi passer des journées entières au collège
sans prononcer un seul mot en classe.
Parmi les pistes existantes pour aider ces élèves à participer aux interac-
tions en classe, nous souhaitons poser ici la question de la place des langues
d’origine des élèves, autrement appelés langues maternelles ou encore langues
premières, dans les classes.
Pour poser le contexte et dans un premier temps, nous proposons de
présenter rapidement les modalités de scolarisation des EANA ; puis nous
reviendrons sur les notions de biographie langagière et de bilinguisme afin de
cerner les perceptions du bilinguisme par les acteurs de l’Éducation nationale.
Une deuxième partie de notre cadre théorique sera consacrée au système des
interactions didactiques et à leur fonctionnement classique. L’intérêt de cette
recherche réside dans l’observation de l’écart entre les interactions didactiques
classiques et celles enregistrés en présence d’élèves allophones. Pour ce faire,
nous analyserons des cas d’apparition de langues autres que le français en
DNL6 (mathématiques et histoire-géographie) en classe d’accueil.

Modalités d’accueil des élèves allophones nouvellement arrivés


en France

La scolarisation des élèves allophones a connu plusieurs décennies d’hésita-


tions et de textes officiels imprécis. Aujourd’hui, c’est la circulaire n° 2012-141
du 2 octobre 2012 relative à l’organisation de la scolarisation des élèves allo-
phones nouvellement arrivés qui oriente les établissements dans leur mission.
Les élèves doivent bénéficier d’une double inscription, dans une structure
d’accueil et d’emblée dans une classe ordinaire, affirmant ainsi la nécessité
d’inclure les élèves dans des classes correspondant à leur âge de manière à
maintenir les possibilités d’orientation pour leur avenir. Ils doivent suivre
douze heures de français au minimum ainsi que des heures d’enseignement

5 Unité pédagogique pour les élèves allophones arrivants. Pour un commentaire sur la déno-
mination des élèves allophones, voir Elisabeth Faupin, « Les élèves nouvellement arrivés au
collège en France : prendre la parole en classe lorsque l’on débute en français. Analyse des
interactions didactiques pour les élèves en immersion », INITIO, 4, Minorités en éducation et
dans le monde du travail, 2014, p. 35.
6 Nous utilisons par commodité l’appellation « discipline non linguistique » (DNL) pour les
matières scolaires dont l’objectif premier n’est pas l’enseignement de la langue bien que cette
dénomination ne considère pas l’aspect linguistique de chaque enseignement au collège.
54 Elisabeth Faupin

spécifiques (mais la circulaire ne précise pas le nombre d’heures à allouer).


Dans les faits, les établissements que nous avons visités offrent entre 12 heures
et 30 heures de cours pour les élèves allophones, le plancher de 12 heures étant
le plus fréquemment observé. Les enseignants qui interviennent dans les cours
de FLS sont généralement diplômés ou pourvus d’une solide expérience dans
la scolarisation des élèves migrants. En revanche, parmi les quatre-vingt-dix-
sept enseignants d’autres disciplines consultés, seuls 10 % ont déjà participé à
une formation sur la scolarisation des EANA. Les professeurs accueillent donc
des élèves allophones dans les classes ordinaires sans avoir été formés pour le
faire, sans avoir eu l’occasion, par exemple, de s’informer sur l’évolution des
définitions du bilinguisme et sur la notion de biographie langagière.

Biographie langagière et bilinguisme

Cette absence quasi totale des langues premières des élèves à l’école pose
la question les pratiques langagières en situation didactique. Les acteurs du
système scolaire ont pourtant conscience que parmi les élèves scolarisés en
France, nombreux sont ceux qui parlent une autre langue que le français.
En 1994, Christine Deprez estimait déjà « qu’en région parisienne environ
un enfant sur quatre parle ou comprend une autre langue que le français »7.
De nombreux élèves ont donc des capacités dans deux ou plusieurs langues,
autrement dit ils ont une biographie langagière riche et le plus souvent, leurs
professeurs l’ignorent. La tradition monolingue, si bien installée en France,
ne nous permet pas de prendre conscience comme l’écrivent Georges Lüdi et
Bernard Py que « [p]lus de la moitié de l’humanité est plurilingue ou vit dans
un environnement multilingue »8. Cette notion de biographie langagière nous
amène à examiner les différentes définitions du bilinguisme car bien souvent,
les enseignants ne voient pas dans ces langues parlées dans les familles des
élèves un atout ; elles sont plutôt considérées comme des obstacles à l’appren-
tissage du français. Et bien que la définition du bilinguisme ait largement
évolué ces dernières décennies, nous vivons encore les conséquences de la
définition établie par L. Bloomfield qui soutenait en 1935 que le bilinguisme
correspond à la « connaissance de deux langues comme si elles étaient toutes
deux maternelles »9. Or, l’acception actuellement admise découle de la défi-
nition de François Grosjean qui, en 1984, proposait une signification plus
fonctionnelle : « est bilingue la personne qui se sert de deux langues dans la
vie de tous les jours et non qui possède une maîtrise semblable (et parfaite)

7 Christine Deprez, Les enfants bilingues : langues et familles, Paris, Didier, 1994, p. 15.
8 Georges Lüdi et Bernard Py, Être bilingue, Bern, Peter Lang, 1986-2003, p. 1.
9 Leonard Bloomfield, Language, Londres, Allen & Unvin, 1935. Le langage, Paris, Payot (trad.
fr. 1970), p. 57.
Les marques transcodiques dans les disciplines non linguistiques 55

des deux langues »10. Cette vision permet d’établir le plurilinguisme comme
une norme dans le monde.

Les perceptions du bilinguisme : interférences et interlangue

En didactique des langues étrangères, la prise en compte du réper-


toire verbal des apprenants est une notion qui s’est développée récemment.
La formation continue des enseignants étant bien insuffisante, peu d’entre
eux ont accès à ces nouvelles orientations. On peut faire l’hypothèse que la
prédominance dans la deuxième moitié du XXe siècle des théories de l’analyse
contrastive influence encore les enseignants de langue en poste actuellement.
Pour l’analyse contrastive, la mise en parallèle de deux langues, la langue source
et la langue cible, doit permettre de prévoir toutes les difficultés rencontrées
par les apprenants. « Ce qui est proche ou semblable est facile à apprendre,
ce qui est différent donne lieu à un transfert négatif et donc à des fautes »11
explique Martine Marquilló Larruy dans son ouvrage sur l’interprétation de
l’erreur. Ce point de vue sur l’apprentissage des langues a donné naissance
à la notion d’interférence selon laquelle la langue 1 est envisagée comme un
obstacle à l’apprentissage de la langue 2 dans la mesure où elle risque d’induire
des erreurs.
Pourtant, on sait depuis longtemps que des personnes bilingues pratiquent
un « mélange des langues »12. C’est pour analyser ce phénomène, que
John Gumperz a développé la notion de « code-swiching »13 ou « alternance
codique »pour qualifier l’alternance des langues.
Les critiques de l’analyse contrastive finissent par déboucher dans les
années 1970 sur la notion d’interlangue, définie comme « l’ensemble des
connaissances intermédiaires qu’un sujet a d’une langue seconde qu’il est en
train d’apprendre »14 ; la langue 1 n’est plus envisagée comme un obstacle
mais comme une référence. Dans cette perspective, si l’objectif de la
didactique des langues est de construire une compétence plurilingue, comme
l’encourage aujourd’hui le Conseil de l’Europe, l’alternance des langues n’est
plus considérée comme une absence de compétence dans la langue cible mais
comme un bilinguisme en devenir. Avant les années 1960, les chercheurs
sur l’apprentissage des langues avaient souvent conclu au désavantage du
bilinguisme sur le plan cognitif. Depuis plusieurs années, tous s’accordent
pour reconnaître les atouts du bilinguisme.

10 François Grosjean, Le bilinguisme : vivre avec deux langues, TRANEL, 7, 1984, p. 16.
11 Martine Marquilló Larruy, L’interprétation de l’erreur, Paris, Clé International, 2003.
12 Georges Lüdi et Bernard Py, Être bilingue, Bern, Peter Lang, 1986, 2003, p. 141.
13 John J. Gumperz, Language and social identity, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.
14 Lüdi et Py, op. cit., 1982, p. 114.
56 Elisabeth Faupin

Parallèlement à ce consensus de la part des chercheurs, nous devons


interroger la vision des enseignants sur le terrain car elle ouvre un nouveau
questionnement : comment encourager les enseignants de toutes disciplines à
évoluer en direction de ces représentations afin d’étayer les apprentissages des
élèves allophones ?

Un bilinguisme invisible

Notre corpus montre que malgré un fort pourcentage d’élèves concernés


par le bilinguisme, les langues de première socialisation des élèves sont très peu
présentes dans les classes. Ce phénomène a été étudié par Christine Hélot, qui
parle pour ces élèves, de « bilinguisme invisible »15. On peut y voir une forme
de rejet de ces compétences langagières de la part de l’école car le plus souvent
les enseignants n’ont pas conscience des compétences acquises par leurs élèves.
Fatima Chnane-Davin a montré que ce phénomène est vu, non comme la
construction de plusieurs compétences, mais comme le passage d’un mono-
linguisme à un autre monolinguisme :
« L’école exige que la socialisation et la scolarisation ne se fassent qu’en français
sans prendre en compte le fait qu’abandonner une langue pour aller vers une autre
crée une rupture entre deux mondes linguistiques, culturels et sociaux constitutifs
de l’identité de l’individu. Par conséquent, on passe d’un monolinguisme dans la
langue d’origine à un monolinguisme en français. […]
Dans cette situation d’enseignement-apprentissage, il manque, évidemment, une
étape intermédiaire qui consiste en un travail de contact de la langue maternelle et
de la langue seconde (Auger, 200516) pour se construire une (nouvelle) biographie
langagière. L’absence de cette étape plurilingue fait que l’élève n’arrive pas à lier les
connaissances linguistiques de sa langue maternelle et celles de la langue seconde17. »
En classe, l’enseignant attend des élèves allophones qu’ils entrent dans la
langue française sans pouvoir ni montrer qu’ils possèdent d’autres connais-
sances ni s’appuyer sur ces savoirs acquis antérieurement.

Analyser les irruptions de langue 1 dans les interactions didactiques

Nous avons donc voulu observer comment se déroulent les échanges


didactiques lorsqu’un élève ressent le besoin d’utiliser une langue autre que le
français. Certains chercheurs, comme Simona Pekarek18, ont analysé les irrup-
tions des langues premières en classe de langue étrangère en contexte scolaire

15 Christine Hélot, Du bilinguisme en famille au plurilinguisme à l’école, Paris, L’Harmattan,


2007, p. 12.
16 Nathalie Auger, Comparons nos langues, Montpellier, Scéren, 2005.
17 Fatima Chnane-Davin, Le français langue seconde en milieu scolaire français. Le projet CECA,
Grenoble, PUG, 2011, p. 45 et p. 53.
18 Simona Pekarek, Leçon de conversation : dynamiques de l’interaction et acquisition de compétences
discursives en classe de langue seconde, Fribourg, Éditions universitaires de Fribourg, 1999.
Les marques transcodiques dans les disciplines non linguistiques 57

dans le cas où l’enseignant a une langue en partage avec les élèves : les profes-
seurs, qui cherchent souvent à éviter l’apparition de la langue 1, s’interrogent
sur le déroulement des échanges en classe et plus précisément sur le moment
où les élèves cessent de parler dans la langue cible pour passer en langue 1.
Parallèlement il existe des recherches sur l’utilisation de deux langues par les
locuteurs bilingues dans la vie ordinaire. Danièle Moore affirme par exemple
que l’irruption de la langue première dans une conversation en langue 2 ne
doit pas forcément être interprétée comme un manque, une lacune dans
la connaissance de la langue 2. Elle appelle « bouées transcodiques »19 ces
moments où les élèves de cours de langue vivante reviennent à la langue 1 :
ces « bouées » fonctionnent selon l’auteure comme des balises du dysfonction-
nement, autrement dit, elles permettent la focalisation sur le lieu de détresse
et l’appel à l’aide, mais surtout elles permettent de maintenir le contact, elles
évitent la rupture dans la communication.
Pour observer le fonctionnement des interactions, nous nous appuyons
également sur une tradition d’analyse des interactions et plus particulière-
ment des interactions didactiques qui ont pour particularité de fonctionner
dans un contexte dans lequel les positions des participants aux échanges sont
asymétriques.
Ces recherches sur les interactions didactiques ont montré depuis long-
temps que l’interaction classique prenait la forme d’une séquence IRE20 :
 initiative
 réponse
 évaluation
Ce schéma prend une forme ternaire : l’enseignant pose une question
(initiative), un élève répond et l’enseignant valide, ou pas, la réponse apportée
par l’élève. Bien que découverte il y a plusieurs décennies, cette séquence IRE
est très présente dans notre corpus. Ce schéma reste donc très fréquent en
contexte scolaire.
Dans les conversations en situation exolingue, l’asymétrie de la position
des locuteurs peut se transformer en situation didactique si une forme de
contrat est acceptée par les participants à l’échange. Jean-François De Pietro,
Marinette Matthey et Bernard Py21 ont mis en lumière les « séquences poten-
tiellement acquisitionnelles » ou SPA qui prennent la forme suivante au cours
de l’échange :

19 Danièle Moore, « Bouées transcodiques en situation immersive ou comment interagir avec


deux langues quand on apprend une langue étrangère à l’école », AILE, 7, 1996, p. 95-122.
20 John McHardy Sinclair et Malcolm Coulthard, Toward an analysis of discourse: the English used
by teachers and pupils. London, Oxford University Press, 1975.
21 Jean François De Pietro, Marinette Matthey et Bernard Py, « Acquisition et contrat didac-
tique : les séquences potentiellement acquisitionnelles de la conversation exolingue », in
Dominique Weil et Huguette Fugier (éds), Actes du troisième colloque régional de linguistique,
1989, Strasbourg, Université des sciences humaines et Université Louis Pasteur, p. 99-119.
58 Elisabeth Faupin

 obstacle d’encodage
 intervention-proposition
 reprise
Ces séquences interviennent dans la conversation entre un natif et un non
natif, lorsqu’une forme de « contrat didactique » entre les deux participants
se met en place : l’asymétrie des positions étant acceptée, le locuteur natif
peut corriger ou reprendre le locuteur non natif pour l’aider à progresser. Si
le locuteur natif accepte l’aide proposée au cours de la conversation, il peut
faire de nouvelles acquisitions dans la langue cible. Ces séquences prennent
également une forme ternaire : le locuteur non natif ne connaît pas un mot
dans la langue 2 (obstacle d’encodage) ; le locuteur natif donne le mot dans
la langue 2 (intervention-proposition) et le locuteur non natif le reprend, le
répète éventuellement pour le retenir. Ces deux séquences, IRE en contexte
scolaire et SPA en situation exolingue, reposent toutes deux sur un contrat
didactique ; néanmoins ce contrat n’est pas comparable : en situation scolaire
le contrat est imposé par l’institution alors que dans la conversation exolingue,
le contrat est reconnu par les participants.
L’analyse des interactions didactiques de notre corpus révèle qu’il contient
à la fois des séquences IRE et des SPA ; ces apparitions s’expliquent par le
contexte particulier aux classes d’accueil des élèves allophones. Nous sommes
à la croisée des deux situations décrites plus haut : une situation à la fois
didactique et exolingue (réellement exolingue, ce qui n’est pas le cas des cours
de langue vivante en collège dans lesquelles l’enseignant parle la langue 1 des
élèves). Ce contexte donne ainsi naissance à une nouvelle séquence qui prend
une forme hybride :
 initiative
 obstacle d’encodage-réponse en langue 1
 réponse en langue cible
Nous sommes donc face à une séquence ternaire qui est à l’initiative de
l’enseignant, schéma classique de la situation didactique ; l’élève rencontre
un problème pour formuler sa réponse et utilise sa langue 1. La séquence se
termine par une réponse donnée par l’enseignant en langue cible.
Pour rendre ces considérations théoriques plus concrètes, nous propo-
sons d’observer quelques exemples d’échanges enregistrés dans les classes de
collèges. Comme nous l’avons dit, les langues 1 des élèves arrivants n’appa-
raissant jamais en classe ordinaire, tous les exemples avancés ci-dessous sont
extraits de cours d’histoire-géographie et de mathématiques en classe d’accueil,
classes dans lesquelles tous les élèves sont allophones et récemment arrivés en
France. Dans ce cadre, les enseignants de DNL qui interviennent auprès des
publics d’UPE2A préparent leurs cours de façon autonome, sans concours du
professeur de FLS.
Les marques transcodiques dans les disciplines non linguistiques 59

Analyse d’extraits du corpus : l’apparition des langues 1 en cours


de DNL

Les cas d’acceptation

Extrait 1 : cours d’histoire « La fondation de Rome »22

Dans un cours d’histoire pour les élèves UPE2A, le professeur a pour


objectif de préparer les élèves à suivre rapidement les cours d’histoire-géogra-
phie dans leur classe-mère. Ce jour-là, l’enseignant commence une nouvelle
leçon pour des EANA et explique le terme « fondation » :
285 P voilà ici vous notez s’il vous plaît // en un /// la fondation (27s) comment est-ce
qu’on appelle ça en français> / vous savez> / euh par exemple la fondation / y a
d’autres mots / quand : un : / une personne / arrive au monde / comment est-ce
qu’on appelle ça< // quand quelqu’un arrive au monde / un bébé / Joao Joao
Pedro
286 G Nascimento
287 P nacimiento on dit comme ça en espagnol et en portugais : non> c’est la nais-
sance> / la fondation c’est la naissance / c’est un synonyme> / c’est / un nom qui
veut dire la même chose
Dans cet exemple, nous sommes en situation didactique : l’enseignant
prend l’initiative établissant un parallèle avec le mot « naissance » pour expliquer
« fondation ». Ce faisant, il introduit la question, très intéressante, de l’utilisa-
tion du lexique dans des acceptions différentes selon les disciplines. On observe
une gradation de l’étayage pour aider les élèves à trouver le terme : « fonda-
tion » / « quand une personne arrive au monde » / « un bébé ». La réponse de
l’élève apparaît en langue 1 (portugais), ce qui n’est pas conforme au contrat
didactique (les enseignants demandent que les élèves ne parlent pas une langue
inconnue du professeur) et dans la troisième intervention, c’est l’enseignant
qui donne la réponse en français « c’est la naissance ». Cette séquence illustre le
schéma annoncé ci-dessus : initiative, obstacle d’encodage (qui engendre ici une

22 Conventions de transcription
P professeur
G élève garçon
F élève fille
Cl classe
-G même locuteur qu’à l’avant dernier tour
/ pause courte
(27s) pause de 27 secondes
: allongement de la syllabe
> intonation montante
< intonation descendante
[ chevauchements
A accentuation
60 Elisabeth Faupin

réponse en langue 1) et réponse par l’enseignant en langue cible. Par ailleurs, on


voit que cet enseignant est à l’aise avec l’irruption d’une langue étrangère, une
langue autre que la langue de scolarisation, qui pourrait pourtant venir désta-
biliser son statut de meneur de jeu, de détenteur du savoir : il répète un mot
dans une langue étrangère, ce qui est un phénomène rarissime dans les classes.

Extrait 2 : cours de géographie « Les domaines »

Ce deuxième exemple est extrait d’un cours de géographie sur les domaines
avec le même enseignant ; l’obstacle d’encodage est traité différemment par
le professeur :
155 P des f- des sapins effectivement forêt de sapins / alors comment est-ce qu’on
appelle ce: cet euh cet endroit / situé entre deux montagnes / dans un un paysage
de montagnes / Nelson>
156 G le val
157 P la vallée / c’est ça c’est exactement ça c’est la vallée / effectivement
Du point de vue de l’élève, la situation est identique : pour répondre à la
question de l’enseignant qui cherche à faire émerger le mot « vallée », il fait le
pari que le terme dans sa langue sera proche du mot français et fait une tenta-
tive « le val » (« o val » en portugais, langue première de l’élève). L’enseignant
reformule directement et la réponse de l’élève fait l’objet d’une évaluation
positive du professeur « c’est ça c’est exactement ça c’est la vallée / effective-
ment » sans remarque concernant la langue de formulation. L’emploi de la
langue première de l’élève n’a pas causé de rupture dans la communication
grâce à l’acceptation par cet enseignant d’une langue qui ne fait pas partie du
contrat didactique généralement admis au collège. Pourtant, en règle générale,
les élèves intègrent très rapidement l’interdiction de l’utilisation de la langue 1
ou l’incongruité de sa présence en classe, même dans les structures d’accueil ;
à plusieurs reprises dans notre corpus, les élèves manifestent leur gêne (en
riant, par exemple) lorsque l’un d’entre eux utilise une langue que l’enseignant
ne connaît pas. Ils développent donc des stratégies pour tenter de palier un
obstacle d’encodage lorsqu’ils souhaitent répondre à une question du profes-
seur dont voici deux exemples.

Les cas d’évitement de la langue 1

Extrait 3 : utilisation d’une forme francisée

La transcription ci-dessous correspond à un extrait de cours de géographie


pour UPE2A sur les grandes métropoles avec un autre enseignant. Après avoir
travaillé sur la ville de Paris, ils étudient New York. Pour ce faire, l’enseignant
montre, sur Google Earth, des espaces caractéristiques de la ville :
Les marques transcodiques dans les disciplines non linguistiques 61

468 P qu’est-ce que c’est ça vous arrivez à voir c’est peut-être [pas net / chut
469 F [des
escaliers
470 P qu’est-ce qu’on a là sur le DEVANT de la [maison
471 F [c’est des escaliers
472 P sur le DEVANT de l’immeuble […] oui
473 G les escaliers d’émergence
474 P d’émergence / ha: les escaliers d’émergence alors en français on dit pas
d’émergence
475 G je sais pas comment s’appelle
L’enseignant indique un élément sur l’image et une fille répond « des
escaliers » mais le professeur ne valide pas cette intervention et reformule sa
question (470). L’élève répète sa réponse mais le professeur l’ignore car il s’agit
d’un cas d’auto-sélection qui crée un chevauchement. L’enseignant n’a pas
donné la parole à cette élève, il n’accepte pas la réponse « c’est des escaliers »
qui est d’ailleurs partielle. En 472, le professeur sélectionne un garçon dont
la langue 1 est le portugais qui tente une traduction du mot « emergencia »
(« urgence ») C’est pour lui un moyen, comme le montre D. Moore pour le
cours de langue 2, de maintenir la communication sans la briser.
Néanmoins, le mot « émergence » est prononcé avec une intonation fran-
çaise (473), et l’enseignant accepte partiellement la réponse car il répète le mot
erroné à trois reprises (474) afin d’amener les élèves à compléter la réponse par
étayages successifs. L’apparition du mot ne représente pas une mise en diffi-
culté de l’enseignant car la prononciation est typiquement française. Malgré
l’alternance codique, la communication didactique n’est pas rompue, et, par
la suite, une élève portugaise donnera le terme attendu (escalier de secours).
L’échange est de forme IRE c’est-à-dire identique à un échange monolingue :
 question du professeur
 réponse mi-langue 1/mi-langue 2
  évaluation négative du professeur (suivi d’une nouvelle question qui
renouvelle la séquence ternaire)
L’échange se termine avec un aveu d’ignorance « je sais pas comment s’ap-
pelle » (475), qui peut ressembler à une forme d’appel de la part de l’élève
mais qui est également une manière de dire « Je le sais dans ma langue »,
situation qui est représentée explicitement dans l’exemple suivant enregistré
durant le même cours :

Extrait 4 : dire qu’on sait

589 P regardez / dans les vIlles< / au États-Uni:s / hein à New York à Chicago à Los
Angeles où vous voulez / hé ben quand on regarde la ville d’en haut / on s’aper-
çoit que les rues> / sont / vous l’avez pas fait en mathématiques / encore ça /
non / ça a pas l’air
62 Elisabeth Faupin

590 G je sais le mot en portugais mais en français


591 P ah tu le sais en portugais / bon ben on va l’apprendre en français alors
592 G Quartier
593 P Répète
594 G Quartier
595 P quartier> tu dis> / non on parle de QUAdrillage
Dans cette séquence, l’élève ne tente pas une traduction pour répondre
à la question de l’enseignant mais le sollicite pour montrer qu’il sait. Il veut
montrer qu’il connaît la notion même si le mot français lui fait défaut ; il
s’agit aussi d’une manière de poursuivre le jeu interactionnel didactique et de
jouer son rôle d’élève qui répond aux questions de l’enseignant. Pourtant, il ne
s’autorise pas à dire le mot en langue 1 : il a déjà intégré les codes interaction-
nels de l’enseignant, qui, contrairement au précédent, n’envisage pas l’appa-
rition des langues d’origine dans son cours. Du point de vue de l’élève, cette
situation est à rapprocher de la frustration dont parle Jim Cummins lorsqu’il
explique que pour les élèves allophones, ne pas pourvoir « communiquer leur
intelligence, leurs sentiments, leurs idées et leur humour aux enseignants et
aux pairs »23 peut être frustrant.
Mais l’accueil qui est fait aux langues autres que la langue de scolarisation
dans les classes dépend aussi de la proximité de l’enseignant avec ces diffé-
rentes langues.

Le degré de xénité

Extrait 5 : une intervention en russe

Dans un cours de mathématiques pour les EANA en classe d’accueil, un


enseignant souhaite introduire le vocabulaire des formes géométriques. Dans
l’exemple qui suit, le mot attendu émerge en langue 1 qui est le russe :
469 P alors je vais peut-être commencer par les plu:s simples // est-ce que quelqu’un
connaît ça>
470 G Quadra
471 P alors (rire) oui mais moi j’aimerais le mot français
472 Cl (rires)
473 F Quatre
474 G Heu
475 F *carré
476 P Comment
477 F heu un carré
478 P un carré d’accord un carré

23 Jim Cummins, Favoriser la littératie en milieu multilingue, Secrétariat de la littératie et de la


numératie, Monographie n° 5, Juin, Ontario, 2002, p. 3.
Les marques transcodiques dans les disciplines non linguistiques 63

Après la question de vocabulaire de l’enseignant, le réflexe linguistique


d’un garçon de la classe est d’utiliser le mot dans sa langue 1 (470). On peut
faire l’hypothèse que le rire de l’enseignant qui suit (471) est l’expression
d’une gêne, car dans ce même cours d’autres occurrences d’apparitions d’in-
terventions en langues 1 entraînent un petit rire systématique de l’enseignant.
D’ailleurs, les rires des autres élèves en 472 montrent que les camarades ont
déjà intégré les codes de l’école française quant au statut des langues d’origine.
Dès lors, ces rires signifient à l’élève que l’usage du russe est incongru dans
le contexte de la classe. Il faut signaler que ce professeur de mathématiques
débute avec les UPE2A sans formation préalable. Malgré sa volonté de bien
faire, il n’a probablement pas eu le loisir de réfléchir sur le rôle et le statut des
langues d’origine. Dans cette séquence, même en l’absence de connaissance
du russe, il était possible de prendre en compte la réponse de l’élève en s’écar-
tant un peu de la planification pour mieux y revenir en s’appuyant sur la base
latine du mot russe « quadra » pour enseigner finalement le terme français.

Extrait 6 : une intervention en anglais

C’est parfois l’enseignant qui est à l’origine de l’apparition d’une langue


autre que la langue de scolarisation dans le cas par exemple où il souhaite
vérifier la compréhension. Dans ce même cours de mathématiques pour
UPE2A, le professeur veut expliquer la différence entre « cercle » et « disque » ;
pour cela, il a besoin de l’adjectif « vide » :
588 P alors le cercle / il n’y a rien dedans / d’accord c’est vide / vous comprenez> vide>
589 G Non
590 P Empty
591 G empty ha yes
592 P hein heu vide heu /// ma boîte est vide / d’accord vide il n’y a rien dedans // il
n’y a rien à l’intérieur // par contre / ici
593 -G ici il y a
594 P ici ce n’est pas vide
595 -G ah ouais
596 P d’accord alors ça porte un autre nom / ça s’appelle un disque
587 G Disque
598 P un disque / comme pour la musique
L’enseignant tente d’utiliser l’adjectif « vide » en 588, mais un élève signale
son incompréhension « non ». La traduction « empty » proposée par l’ensei-
gnant engendre immédiatement l’assentiment d’un garçon en 591 « empty ha
yes ». Mais on peut se demander s’il n’y a pas là un risque de laisser de côté les
élèves qui ne sont pas anglophones. On voit que l’enseignant est conscient de
la nécessité de ne pas en rester là et de proposer une explication de l’adjectif
« vide » pour l’ensemble de la classe. Il poursuit donc en montrant une boîte
vide (592) « rien à l’intérieur » avant d’introduire le lexique de la géométrie
« disque » et de proposer un parallèle avec le disque de musique (598).
64 Elisabeth Faupin

Ces extraits montrent bien, que lorsque les enseignants connaissent des
langues étrangères, leur attitude face à l’emploi de langues autres que le
français est modifiée : l’alternance codique peut alors intervenir dans le cours
à l’initiative du professeur.
Pourtant cet enseignant invoque lui-même l’anglais tandis que l’apparition
du russe dans son cours provoque une gêne. Pour expliquer ce phénomène, on
peut faire appel à la notion de « degré de xénité »24, décrite par Louise Dabène
en 1994, pour montrer que toutes les langues étrangères ne nous sont pas
également étrangères. Pour cet enseignant, il semblerait que l’anglais comme
langue d’apprentissage scolaire et langue véhiculaire soit légitime en classe,
mais le russe n’y a pas sa place.

Éléments de conclusion : quel traitement pour les langues pre-


mières des élèves dans les cours de DNL ?

Les exemples d’apparition d’une langue étrangère en classe de mathé-


matiques ou d’histoire-géographie pour les élèves allophones permettent de
proposer quelques éléments de classification des situations étudiées. Ces appari-
tions peuvent être envisagées selon le point de vue de l’enseignant ou de l’élève.
Du point de vue de l’enseignant :
  La langue 1 peut être tolérée mais les réponses des élèves sont exigées
en français.
  La langue 1 peut être acceptée et reprise par l’enseignant.
  La langue 1 peut être acceptée et suivie d’une reformulation par
l’enseignant.
  Une langue étrangère (valorisée par notre système scolaire) à l’initia-
tive de l’enseignant peut être convoquée, le plus souvent dans des cas
d’élucidation d’un mot de vocabulaire.
Les interventions des élèves prennent des formes variées :
  Intervention en langue 1.
  Intervention en langue 1 francisée.
  Demande d’autorisation de donner une réponse en langue 1.
  Autocensure : cas le plus fréquent mais qui n’apparaît pas en tant
que tel dans les enregistrements dans la mesure où c’est l’absence des
langues 1 en classe qui prédomine.
Ces exemples soulèvent également la question du statut des langues des
élèves et de l’impact de cette autocensure sur leur construction cognitive
et sociale. Les enseignants ne pouvant pas connaître les langues de tous les

24 Louise Dabène, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues, Paris, Hachette FLE,
1995, p. 35.
Les marques transcodiques dans les disciplines non linguistiques 65

élèves migrants, il serait opportun de leur proposer des formations d’éveil aux
langues comme Michel Candelier en développe pour les enfants afin de leur
faire percevoir les problématiques des échanges exolingues.
Pour une conclusion à visée plus large, on peut se demander dans quelles
conditions est réalisée l’inclusion des élèves allophones dans des classes ordi-
naires lorsqu’ils viennent d’arriver en France sans aucune connaissance des
langues et culture françaises. Le risque dans la situation actuelle est de voir des
élèves rester silencieux durant de longs mois.

Elisabeth Faupin
CUEFLE université Nice Sophia Antipolis
Elisabeth.Faupin@unice.fr

Résumé
Dans cette contribution nous analysons les marques transcodiques dans les cours de mathéma-
tiques et d’histoire-géographie en collège. La question qui se dégage ici est la manière dont les
langues des élèves pourraient être utilisées par l’enseignant en classe pour véhiculer le savoir
disciplinaire et comme tremplin vers la langue de scolarisation afin de faciliter le processus
d’intégration scolaire et sociale.
Mots-clés
Marques transcodiques, français langue de scolarisation, intégration scolaire et sociale.
Abstract
In this paper we analyze “translinguistic markers” used in mathematic, history and geography
classes in secondary schools. The main point of this study is to show how teachers could use pupils’
native languages as means to convey disciplinary knowledge and as a springboard towards French
language learning, facilitating school and social integration.
Keywords
Translinguistic markers, French as second language, school and social integration.
Le poids des mots pour trouver
sa place dans l’espace scolaire

Catherine Mendonça Dias

Au moins 37 200 élèves allophones sont arrivés en France au cours de


l’année scolaire 2014-20151. Enfants ou adolescents, ils ont été amenés à
quitter leur pays et les voici désormais en France, devant poursuivre leur scola-
rité avec une langue inconnue ou peut-être familière suivant qu’ils sont issus
de pays ou de cellules familiales francophones2, ou qu’ils ont étudié précédem-
ment le français en tant que langue vivante.
En fonction de leurs besoins d’apprentissage et des capacités d’accueil des
dispositifs, certains jeunes rejoignent des Unités Pédagogiques pour élèves
Allophones Arrivants (UPE2A) au sein desquelles ils bénéficient d’un appren-
tissage intensif du français dans lequel « la langue française n’y est pas seule-
ment objet d’étude mais aussi outil d’apprentissage des autres objets d’étude »3,
suivant une didactique et une pédagogie facilitant l’accès aux compétences
visées par leur cycle. Cette UPE2A n’est pas régie par un programme, parti-
cularité singulière dans le paysage scolaire français, comme nous l’avions déjà
souligné dans une recherche antérieure4, et un seul référentiel officiel a été publié
en 20005 pour spécifier l’organisation de l’enseignement, initialement référé
comme situation d’enseignement du « français langue seconde »6 ou encore,

1 Juliette Robin et Mustapha Touahir, « Année scolaire 2014-2015 : 52 500 élèves allophones
scolarisés dont 15 300 l’étaient déjà l’année précédente », Note d’information n° 35, octobre
2015, Direction de l’Évaluation de la Prospective et de la Performance.
2 Jean-Pierre Cuq, Le Français Langue Seconde. Origines d’une notion et implications didactiques,
1991, Paris, Hachette.
3 Catherine Marcus, Français Langue Seconde, lectures pour le collège, CDRP de l’Académie de
Grenoble, La collection 36, Delagrave, 1999, p. 12.
4 Catherine Mendonça Dias, Les progressions linguistiques des collégiens nouvellement arrivés en
France, Villeneuve d’Ascq, Publication ANRT, 2012.
5 Bertrand Denis, Alain Viala, Gérard Vigner (éds), Le Français Langue Seconde, Centre National
de Documentation Pédagogique (CNDP), Collège-repères, publication du Ministère de
l’Éducation Nationale, 2000.
6 Gérard Vigner, Le français langue seconde, comment apprendre aux élèves nouvellement arrivés.
Paris, Hachette Éducation, 2009.
68 Catherine Mendonça Dias

en tant que « langue de scolarisation »7 où l’objectif d’apprentissage du français


pourrait être concomitant avec le développement de compétences plurilingues,
en s’appuyant sur des approches plurielles8, par exemple à travers la comparai-
son des langues9. Plus récemment une collection est parue intitulée « Cap sur le
français langue de scolarisation »10, pour apporter des repères aux enseignants.
Quelques recherches universitaires récentes ont apporté un éclairage sur diffé-
rentes disciplines étudiées en langue seconde : la didacticienne Fatima Davin-
Chnane a mis en évidence la nécessité de ralentissement didactique11 tandis
que pour les mathématiques, Karine Millon-Fauré a analysé les liens entre la
communication usuelle et la langue de spécialité12 ou encore, Elisabeth Faupin
s’est interrogée sur la production orale à travers les disciplines scolaires13.
Quand bien même les élèves sont inscrits pédagogiquement dans une
UPE2A, ils suivent aussi un cycle régulier, dans une classe ordinaire, telle
que les politiques inclusives le recommandent malgré des obstacles qui ne
manquent pas de se trouver14 quelles que soient les académies15. Où qu’ils se
trouvent, les exigences multiples scolaires, disciplinaires, langagières, sociales…
se déploient autour d’eux. Être nouveau parmi d’autres nouveaux, où l’ailleurs
banalisé s’est fondu dans le quotidien de l’établissement, ce n’est pas évident
surtout si l’on tend à aller vers l’autre, avec une langue véhiculaire balbutiante
qui impatiente parfois l’interlocuteur. Comment les élèves, engagés dans une
trajectoire migratoire intime, se doteront-ils de compétences linguistiques
suffisantes pour évoluer de façon autonome dans un nouvel espace scolaire où
il leur faut trouver leur place ?

7 Michèle Verdelhan-Bourgade, Le français de scolarisation, pour une didactique réaliste, 2002,


PUF.
8 Se reporter au cadre de référence pour les approches plurielles des langues et des cultures dispo-
nible sur : http://carap.ecml.at/.
9 Nathalie Auger, Comparons nos langues. Démarche d’apprentissage du français auprès d’Enfants
Nouvellement Arrivés (ENA), [DVD vidéo], Montpellier, CRDP Académie de Montpellier,
2005.
10 Catherine Klein (éd.), Le français comme langue de scolarisation. Accompagner, enseigner, évaluer,
se former, Collection Cap sur le français de la scolarisation, Scéren, CNDP-CRDP, 2012.
11 Fatima Davin-Chnane, Didactique du FLS en France : le cas de la discipline « français » enseignée
au collège, Villeneuve d’Ascq, publication ANRT, 2005.
12 Karine Millon-Fauré, Les répercussions des difficultés langagières des élèves sur l’activité mathéma-
tique en classe : le cas des élèves migrants. Thèse de doctorat, sous la direction d’Alain Mercier,
Université Aix-Marseille I, 2011.
13 Elisabeth Faupin, Prendre la parole en classe : une gageure pour les élèves allophones arrivants : le
cas des cours de français, mathématiques et histoire-géographie, Doctorat en sciences du langage,
Jean-Pierre Cuq (éd.), 2015. Voir aussi Faupin ici même.
14 Guy Cherqui, Fabrice Peutot, Inclure : français de scolarisation et élèves allophones, Paris,
Hachette FLE, 2015.
15 Delphine Guédat-Bittighoffer, Les élèves allophones à l’épreuve de l’apprentissage d’une langue
seconde : des politiques éducatives au processus de compréhension, Doctorat en sciences du langage,
Frédéric Tupin et Marie-Ange Dat (éds), Université de Nantes, 2014.
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 69

Pour apporter quelques éléments de réponses, nous aborderons trois aspects.


D’abord, nous allons définir le champ de notre public dont les circonscriptions
ont varié dans le temps : c’est pourquoi nous nous intéresserons aux termino-
logies à travers lesquelles l’institution a construit des représentations portant
sur des espaces scolaires alloués aux élèves arrivants. Puis, nous examinerons
les processus par lesquels des facteurs, extérieurs ou en réaction aux conditions
de scolarisation, peuvent freiner l’implication de l’enfant ou de l’adolescent
dans son apprentissage de la langue française alors que celle-ci devrait faciliter
sa socialisation dans l’espace scolaire. Enfin, il s’agira d’évoquer le moment à
partir duquel l’élève acquiert une autonomie en langue française pour commu-
niquer librement dans son milieu scolaire. Pour faire apparaitre des rythmes
d’acquisition, nous présenterons des performances en français des élèves pris
dans une dynamique d’acquisition. En écho à cette analyse, nous mettrons en
lien nos conclusions avec les résultats en cours d’analyse du projet de recherches
EVASCOL16, financé par le Défenseur Des Droits et porté par le GRAHPES17, dont
les résultats concourront à caractériser la scolarisation des élèves allophones arri-
vants, tout en prenant compte les aménagements spécifiques dans la prise en
charge pédagogique et les performances linguistiques et scolaires.

Les implications des terminologies associées aux élèves

La caractérisation des élèves aujourd’hui désignés comme « allophones


arrivants » a évolué à travers les terminologies, porteuses d’enjeux pour leur
prise en charge pédagogique spécifique. La circulaire de 197018 initie la mise en
place officielle de dispositifs ; Claude Cortier nous en rappelle ici le contexte :
« À partir des années 1970, après le choc pétrolier et la crise économique qui
s’en est suivi, la migration des travailleurs étrangers est progressivement stoppée
tandis que l’on organise le dispositif légal de regroupement familial. C’est ainsi
que, d’une immigration de travailleurs adultes, on passe progressivement à
une immigration familiale. Dans le même temps, la réglementation scolaire
commence à prendre en compte de façon spécifique les enfants étrangers, et
à “déroger” ainsi d’une certaine façon aux principes républicains, notamment
celui de l’égalité de traitement de tous les enfants, codifiés par la loi de 1882
sur l’obligation scolaire »19.

16 EVASCOL, « Étudier, voir et analyser la scolarisation des enfants migrants et itinérants » (https://
evascol.hypotheses.org) est une recherche financée par le Défenseur Des Droits, portée par le
GRHAPES de l’INSHEA avec la coordination par Maïtena Armagnague et Isabelle Rigoni
et soutenue par Claire Cossée, Catherine Mendonça Dias et Simona Tersigni, membres de
l’équipe pluridiscipinaire de coordination scientifique.
17 Groupe de recherche sur le handicap, l’accessibilité et les pratiques éducatives et scolaires
(EA 7287 Grhapes)
18 Circulaire n° IX 70-37 du 13 janvier 1970, Classes expérimentales d’initiation pour enfants étrangers.
19 Claude Cortier, « Dispositifs et classes pour les nouveaux arrivants allophones », in Diversité,
n° 153, été 2008. Le principe d’hospitalité, 2008, p. 15-16.
70 Catherine Mendonça Dias

Les flux migratoires varient, la société et les projets de société aussi. Les mots
portent une charge sémantique dont la connotation évolue dans le temps. Il a
été nécessaire de nommer pour désigner et organiser l’enseignement en réponse
à des besoins identifiés par des équipes éducatives. En nous interrogeant rétros-
pectivement sur l’évolution terminologique à travers les circulaires20, comme
Gabrielle Varro21 avec son regard de sociologue ou Stéphanie Galligani22 en
sciences du langage et didactique des langues, nous cherchons pour notre part
à définir notre public tout en faisant apparaitre les représentations institution-
nelles qui ont été construites sur ces élèves arrivants et qui motivent les orien-
tations pédagogiques. Et comme l’écrivait Michèle Verdelhan-Bourgade, qui a
contribué au développement du concept de français langue de scolarisation :
« Point n’est besoin d’être linguiste averti pour comprendre l’importance de la
désignation d’un objet : le nom donné ne sert pas seulement à repérer l’élé-
ment, à le cerner dans l’espace et le temps ; il lui affecte une dimension, une
valeur, parfois politique, parfois affective. »23

Des terminologies juridiques et sociales

De 193624 à 198625, les textes officiels citent les élèves « étrangers ».


Pourtant, un grand nombre d’arrivants est français, par filiation ou de nais-
sance dans le cas du retour d’expatriés26. À titre d’exemple, en 200027, les classes
d’initiation comportaient 30 % d’élèves de nationalité française. Inversement,
une majorité d’élèves de nationalité étrangère, nés sur le sol français de parents
étrangers ou installés en France très jeunes, ont effectué toute leur scolarité
obligatoire en France28. Ainsi, le critère de la nationalité est inopérant et révèle
une méconnaissance du groupe d’élèves pris en charge.

20 http://www.francaislangueseconde.fr/recherches-sur-le-fls/textes-officiels/.
21 Gabrielle Varro, « La désignation des élèves étrangers dans les textes officiels », Mots, décembre
1999, n° 61, p. 49-66.
22 Galligani Stéphanie, « L’identification de “l’enfant étranger” dans les circulaires de l’Éducation
nationale depuis 1970. Vers la reconnaissance d’un plurilinguisme ? », in Pierre Martinez,
Danièle Moore et Valérie Spaëth (éds), Plurilinguismes et enseignement. Identités en construction.
Paris : Riveneuve Éditions, 2008, p. 113-126.
23 Verdelhan-Bourgade, op. cit., p. 13.
24 Loi du 9 août 1936, Journal Officiel du 13 août 1936.
25 Circulaire n° 86-120 du 13 mars 1986, Accueil et intégration des élèves étrangers dans les écoles,
collèges et lycées.
26 Claire Schiff (éd.), Non scolarisation, déscolarisation et scolarisation partielle des migrants, Ministère
de l’Éducation Nationale. Programme interministériel de recherche sur les processus de désco-
larisation, 2003, Paris.
27 Ministère de l’Éducation Nationale, Repères et références statistiques sur les enseignements, la
formation et la recherche, Paris : DEPP, 2006, p. 84-85.
28 Ministère de l’Éducation Nationale, Repères et références statistiques sur les enseignements, la forma-
tion et la recherche, Paris : DEPP, 2008, p. 29 et p. 135 : pour le second degré en 2008-2009 on
recense 163 881 étrangers alors que les élèves nouvellement arrivés sont estimés à 17 765.
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 71

Dans la circulaire de 1976, on privilégie l’appellation d’« enfants de


migrants ». Le nom d’« enfant » efface le degré de xénité et ramène à l’éty-
mologie d’« infans », celui « qui ne parle pas »29. Ces enfants sont considérés
par rapport au projet migratoire des parents, ce qui soulève un autre besoin
supposé dans le cas d’une migration économique temporaire : celui de pour-
suivre l’apprentissage de la langue d’origine en vue du retour au pays, d’où
la mise en place d’un enseignement de la langue et de la culture d’origine
(ELCO) initié avec le portugais en 197330, pointé du doigt par le Haut Conseil
à l’Intégration en 201131 et restructuré en Enseignements Internationaux de
Langues Étrangères (EILE) depuis 201632.
La désignation concurrente d’enfants de « travailleurs immigrés » est aussi
utilisée. Remarquons qu’aujourd’hui, l’expression se révèlerait inappropriée au
vu des nombreux demandeurs d’asile (qui, de par leur statut, ne sont pas autori-
sés à travailler sur le sol français tant que dure la procédure et qu’ils ne sont pas
reconnus réfugiés) et des jeunes mineurs non accompagnés (MNA), arrivant
sans parent en France33 et pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) :
les exilés qui fuient une situation tragique, les mandatés envoyés par la famille
notamment pour continuer leurs études, les exploités victimes de la traite, les
fugueurs et les errants34. D’autres enfants encore viennent rejoindre un membre
de la famille. Et certains d’arriver simplement pour un échange scolaire.
Par ailleurs, pour revenir au-delà de 1970, du parent travailleur à
l’enfant ouvrier, le glissement a parfois cours si l’on en croit la journaliste
Dalila Kerchouche qui, dans le roman documentaire portant sur sa famille,
raconte qu’à la fin des années 60, en Lot-et-Garonne, « [les petits harkis]
n’ont parfois que deux heures d’enseignement par jour. Les élèves suivent des
cours de maths et de français le matin, et, l’après-midi, ils font du sport et des

29 Véronique Castellotti, La langue maternelle en classe de langue étrangère, Paris, CLE internatio-
nal, 2007, p. 50.
30 Circulaire n° 73-10008 du 2 février 1973, Enseignement du portugais à l’intention des élèves
portugais scolarisés dans l’enseignement élémentaire.
31 Haut Conseil à l’Intégration, Les défis de l’intégration à l’école et Recommandations du Haut
Conseil à l’intégration au Premier ministre relatives à l’expression religieuse dans les espaces publics
de la République, Rapport au Premier ministre pour l’année 2010, collection des rapports offi-
ciels, p. 23 à 29 et p. 147. La recommandation n° 46 est de « supprimer le dispositif des ELCO ».
32 http://cache.media.education.gouv.fr/file/DP_rentree_2017_NVB/96/8/2017_preparer_la_
rentree_F5_728968.pdf.
33 La Défenseure des Enfants, Actes du colloque Mineurs étrangers isolés, vers une harmonisation des
pratiques pour l’intérêt supérieur des enfants, 20 juin 2008 [en ligne]. Disponible sur : http://
defenseurdesenfants.fr/pdf/Actes_MEI.pdf.
34 Cette catégorisation figure dans le rapport suivant : Étiemble Angelina et Zanna Omar, 2013,
Des typologies pour faire connaissance avec les mineurs isolés étrangers et mieux les accompagner,
Convention de recherche n° 212.01.09.14, « Actualiser et complexifier des motifs de départ du
pays d’origine des mineurs isolés étrangers présents en France », Topik/Mission de Recherche
Droit et Justice.
72 Catherine Mendonça Dias

travaux pratiques. Négligeant la théorie au profit du manuel, les instituteurs


les destinent à devenir ouvriers. »35.
Enfin, un enfant « d’immigrés » peut être né sur le sol français et n’avoir
jamais connu de pays étranger, ni d’autre langue que le français. La circu-
laire de 197836 considère l’appréhension du public en fonction des parcours
migratoires des parents et des difficultés en français, que l’enfant soit né ou
non en France : les préconisations ne se limitent pas aux élèves arrivants mais
concernent aussi les « enfants [qui] sont nés en France ou y résident depuis
un temps suffisant pour parler notre langue » et qui sont repérés en difficul-
tés. Les terminologies élargissent ou restreignent la prise en charge spécifique
des élèves et les Français natifs peuvent être concernés pour peu qu’ils soient
issus de l’immigration et avec une maîtrise insuffisante du français, ce qui sera
remis en question, à travers les circulaires ultérieures.

Des terminologies temporelle et géographique

Où situer l’Autre sans l’exclure, ni le catégoriser à travers des stéréotypes ?


Plus neutre, l’expression « primo-arrivant » a traversé les années 90 jusqu’aux
années 200037. Toutefois, l’appellation perdrait sa popularité au début des
années 2000 car le préfixe « primo » rappellerait « primo-infectieux »38, ce qui fait
écho à une anecdote de l’enseignante Nadine Croguennec-Galland : « Quand
il me croisait et qu’il était seul Pedro me disait bonjour, quand il était avec des
camarades de sa classe, il m’ignorait. Il fuyait son passé de “primo-arrivant”
comme une maladie, une sorte de “primo-infection” »39…
La circulaire de 2002 désigne les « élèves nouvellement arrivés en France »40
(ENAF), dénomination concurrencée par celle de « nouveaux arrivants »41, ce
qui décrit un procès temporaire soit révolu (arrivé), soit en cours (arrivant).
Depuis 201242, la dernière lettre de l’acronyme ENAF a disparu et la mention

35 Dalila Kerchouche, Mon père ce harki, Seuil, 2003, p. 139.


36 Circulaire n° 78-238 du 25 juillet 1978 : Scolarisation des enfants immigrés.
37 Circulaire n° 90-270 du 9 octobre 1990, Missions et Organisation des CEFISEM. Circulaire
DMP/CI1 n° 99-315 du 1er juin 1999, Circulaire relative à la mise en place du dispositif d’accueil
des primo-arrivants. On retrouve l’expression aussi dans les textes régissant le Contrat d’Accueil
et d’Intégration et différents supports édités par l’Éducation Nationale.
38 Nathalie Auger, Élèves nouvellement arrivés en France, Réalités et Perspectives pratiques en classe,
Paris Éditions des archives contemporaines, 2011, p. 18.
39 Nadine Croguennec-Galland, La classe au bout du voyage, Le quotidien de jeunes migrants
raconté par leur professeur, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 56.
40 Circulaire n° 2002-100 du 25 avril 2002, Organisation de la scolarité des élèves nouvellement
arrivés en France sans maîtrise suffisante de la langue française ou des apprentissages.
41 Expression figurant, par exemple, dans la circulaire n° 77-447 du 22 novembre 1977,
Enseignement de leur langue nationale aux élèves yougoslaves scolarisés dans l’enseignement élémen-
taire (serbo-croate, slovène, macédonien…).
42 Circulaire n° 2012-141 du 2 octobre 2012, Organisation de la scolarité des élèves allophones
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 73

de la France ne figure plus, ce qui redéfinit une fois de plus les limites du
public : par exemple, les élèves de la France d’outre-mer dont des besoins en
français sont avérés peuvent alors relever des dispositifs lorsqu’ils arrivent en
métropole, bien qu’ils aient effectué leur scolarité dans le système éducatif
français.
Enfin, une autre expression « enfants venus d’ailleurs » se définit aussi
en rapport avec cette arrivée inédite mais elle engage une décentration sur le
départ et la situation antérieure non identifiés… ce que Cécile Goï élucidera
dans un ouvrage du même nom43 ou encore Marie-Rose Moro avec une
approche en éthnopsychanalyse44.

Des terminologies liées aux compétences en français

La place allouée se fonde donc sur des critères juridiques (« étranger »),
sociaux (« enfant de travailleur immigré ») pour une durée indéterminée
ou pour une durée déterminée encore que confuse (« arrivant », « arrivé »).
Pour toutes ces appellations qui permettent l’identification, la caractérisation
commune est le degré de maîtrise en langue française. Dès la première circu-
laire, en 197045, la dimension linguistique apparait avec la référence aux étran-
gers « non francophones ». C’est ce besoin implicite constaté par (et pour)
les équipes éducatives qui a justifié une catégorisation spécifique au sein de
la population scolaire pour organiser des dispositifs qui favorisent une acqui-
sition rapide de la langue française et déjouent des risques d’échec scolaire.
Cette appellation toutefois négative pointe la carence, le manque, la distance
par rapport à une norme. Elle nous conduit à deux remarques si on la ramène
à notre actualité. Tout d’abord, elle suscite le débat de la durée, qui persiste
à travers les appellations : pendant combien de temps l’élève peut-il justifier
d’une prise en charge spécifique ? Pour le moins, ici, cette phase de « non
francophonie » est particulièrement temporaire : dès quelques semaines, des
élèves se débrouillent en français, mais on mesure davantage les progrès à
réaliser plutôt que les progrès réalisés. En second lieu, des élèves issus de pays
francophones peuvent disposer de compétences satisfaisantes en production
orale et être en situation proche de l’illettrisme, non pas pour des raisons
intellectuelles, mais parfois en conséquence à leurs conditions d’apprentissage
antérieures. C’est d’ailleurs ce qui avait conduit l’académie de Paris à mettre
en place des dispositifs de Français Langue Écrite Renforcée (FLER).

nouvellement arrivés, Bulletin Officiel n° 37 du 11 octobre 2012.


43 Cécile Goï, Des élèves venus d’ailleurs, Orléans, CRDP d’Orléans, Les cahiers de Ville École
Intégration, 2005, rééd. 2015.
44 Marie-Rose Moro, Enfants d’ici venus d’ailleurs, naître et grandir en France, La Découverte,
Paris, 2002.
45 Op. cit.
74 Catherine Mendonça Dias

Les circulaires ultérieures vont plutôt référer à l’insuffisance de la maîtrise


de la langue. C’est quelque peu forcé avec le texte de 1978 dans la mesure où
la catégorisation ne se fait pas sur le seul critère de l’arrivée récente puisque
des élèves nés en France d’un parent immigré peuvent être concernés, quand
leurs compétences en français sont jugées insuffisantes. Si le critère n’est pas
celui d’une arrivée en cours de scolarité, il concerne plutôt le degré de maîtrise
du français en lien avec un bilinguisme avéré. De ce fait, la problématique
de la maîtrise de la langue s’élargit au fil des années et il devient nécessaire
de redéfinir les missions du service du rectorat en charge de ce dossier, les
Centres régionaux de formation et d’information pour la scolarisation des
enfants de migrants (CEFISEM), créés en 197646 et restructurés en centres
académiques pour la scolarisation des nouveaux arrivants et des enfants du
voyage (CASNAV), par la circulaire de 2002. Cette année-là, les circulaires
se centrent sur les nouveaux arrivants « sans maîtrise suffisante de la langue
française ou des apprentissages », ce qui peut alors effectivement englober la
catégorie des élèves issus de pays francophones. La circulaire de 2012 crée
une décentration en imposant une autre épithète : « allophone », qui fait
valoir non pas le manque, mais une différence en contexte liée à la langue
première et à l’arrivée récente. Toutefois, la compréhension de « allophone »
par les enseignants est variable et certains de l’utiliser comme synonyme de
« non francophone » (d’où des expressions comme « un élève est encore un
peu allophone » ou « n’est plus du tout allophone » après quelques mois
d’immersion). Le terme dont l’emploi était réservé à la phonologie en tant
que variante combinatoire d’un phonème n’apparait que dans ce sens dans
des dictionnaires de sciences du langage47 et est absent de dictionnaires des
noms communs. Il est utilisé dans des ouvrages pédagogiques progressive-
ment. Ainsi, Catherine Marcus, enseignante de français et formatrice en FLS,
l’emploie pour évoquer l’élève dans ses relations aux langues en prise à la
migration : « En situation de rupture, d’exil, l’élève allophone assiste à ce
que A. Khatibi appelle “le silence de la langue maternelle” tout au moins
pendant le temps de l’enseignement »48 et plus loin, lorsqu’elle propose des
pratiques pédagogiques désignées aujourd’hui en tant qu’approches plurielles,
qui s’appuient les langues d’origine : « Notre propos n’est pas de survaloriser
les langues des élèves allophones, mais de leur accorder la place qui est la leur

46 Circulaire n° 76-387 du 4 novembre 1976 portant sur la création des Centre régionaux de forma-
tion et d’information pour la scolarisation des enfants de migrants (CEFISEM).
47 Jean Dubois, Giacomo Mathée, Louis Guespin, Christiane Marcellesi, Jean-Baptiste Marcellesi
et Jean-Pierre Mevel, 1994, Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Larousse ;
Oswald Ducrotet Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Points,
éditions du Seuil, 1972 ; Robert Galisson et Daniel Coste(éds), Dictionnaire de didactique des
langues, Hachette, 1976.
48 Catherine Marcus, op. cit., p. 52.
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 75

dans la multiplicité des langues »49. À cette période, le terme apparait dans
les documents d’accompagnement des programmes de 1996 et 1999 : par
exemple, pour les classes de 5e et de 4e, il est fait mention que « le français
langue seconde concerne les élèves allophones, souvent plurilingues ». Le
terme « allophone » figure avec sa signification actuelle dans le dictionnaire
dirigé par Jean-Pierre Cuq : « le terme bénéficie d’une acceptation plus large,
employée pour catégoriser un public qui parle une langue “autre”. Au Québec,
par exemple, il désigne les élèves immigrés qui doivent suivre un enseignement
spécifique […] il souligne la différence linguistique, aux dépens de l’apparte-
nance linguistique et culturelle. Aussi, dans la relation enseignant-apprenant,
l’enseignant gagnera-t-il toujours à se demander qui est l’allophone de qui »50.
Toutefois, au Québec, le terme d’allophone est étendu aux élèves nés au
Québec mais dont la langue maternelle n’est ni le français (voire ni l’anglais)51
tandis qu’il parait restreint – par l’usage – aux élèves récemment arrivés alors
que le terme d’alloglotte émerge pour désigner les élèves nés en France ayant
une langue maternelle autre que le français.

La prise en compte de la variété des besoins éducatifs particuliers

En revenant sur la circulaire de 2002, l’acception retenue prend aussi en


compte l’insuffisance des « apprentissages scolaires » en relation avec le cursus
antérieur ou le parcours individuel. Cette terminologie justifie la mise en
place d’un enseignement spécifique, déjà développé précédemment, qui ne se
limite pas à la langue française : par exemple, des collèges proposent des cours
de mathématiques pour les élèves qui n’ont pas étudié la géométrie dans leur
pays d’origine ou qui ont été peu scolarisés ou qui sont en difficultés. Quoique
cette caractérisation n’ait pas été maintenue dans la circulaire de 2012, cela n’a
pas modifié la conception des dispositifs proposant un enseignement spéci-
fique dans plusieurs disciplines, même si la question de la langue demeure
prépondérante. La dernière circulaire, de 2012, considère les élèves comme « à
besoins éducatifs particuliers » (EBEP), ce qui est pressenti dans la circulaire
de 2002, lors de l’université d’automne à Vichy52 ou encore en 2007 dans un
encart53 qui recense les structures pédagogiques spécifiques.

49 Ibid., p. 53.
50 Jean-Pierre Cuq (éd.), Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et langue seconde,
Paris, CLE International, 2003, p. 17.
51 Françoise Armand, « Les élèves immigrants nouvellement arrivés et l’école québécoise », in
Santé, Société et Solidarité, n° 1, Immigration et intégration, 2005.
52 Actes de l’université d’automne, Le système éducatif français et les élèves à besoins éducatifs parti-
culiers, 30 octobre 2003, collection À Propos.
53 Encart 2007 : énumération des structures pédagogiques prévues aux décrets du 25 mai 1950 modifiés.
76 Catherine Mendonça Dias

Des besoins éducatifs particuliers à l’évocation du handicap

L’expression « élèves à besoins éducatifs particuliers » (EBEP) tisse des


liens ténus avec le handicap. Pour mémoire, les élèves éprouveraient « des
difficultés spécifiques dues à un handicap linguistique diffus et à une insertion
partielle dans le milieu culturel français », indique-t-on dans la circulaire de
1978 qui fait un constat commun aux élèves allophones natifs et arrivants.
L’évocation du « handicap » est alors critiquée, la même année : « tout se passe
comme si l’enfant étranger était effectivement un handicapé »54. Signalons que
les premiers dispositifs Dans le Livre Vert sur la scolarisation des enfants de
migrants, au niveau européen, on rencontre 13 occurrences de « handicap »
et ses dérivés, pour des handicaps linguistiques mais aussi socioéconomiques.
Quel statut accorder aux aphasies des premiers temps ?
La redéfinition du public comporte des enjeux : par exemple, elle laisse
entrevoir la possibilité du tiers temps pour la passation d’examens55. Une
proposition va dans ce sens, dans le rapport des Inspections Générales56 s’ap-
puyant sur cette association : « les ENAF sont fortement “handicapés” lors
des examens par leur manque de maîtrise de la langue française ». Les auteurs
du rapport évoquent les aménagements opérés en Angleterre où des épreuves
différentes sont proposées aux élèves.
Toutefois, du handicap linguistique au handicap mental, la frontière est
parfois mince. Les orientations surreprésentées vers les sections spécialisées
demeurent inquiétantes. En 1996, les sociologues Louis-André Vallet et Jean-
Paul Caille constatent que « l’enseignement spécial [avait] pu être détourné
de sa vocation initiale pour scolariser des enfants que l’on ne savait scolariser
ailleurs ». Une étude dirigée par Claire Schiff57 fait apparaitre des conclusions
similaires et, en 2008, un rapport européen dresse le même constat, au niveau
de l’Europe, cette fois de façon plus large, pour les enfants de migrants : ceux-ci
sont surreprésentés dans les filières de l’enseignement spécialisé, réservé aux
élèves présentant d’importantes difficultés scolaires liées par exemple à des
handicaps58.

54 Claudine Gruwez, « Comment poser le problème », in Patrick Besenval (éd.), Dans toutes nos
classes, des enfants d’immigrés, Le Français aujourd’hui, revue trimestrielle, n° 44, 1978.
55 Décret n° 2005-1617 du 21 décembre 2005, version consolidée au 18 octobre 2009, Décret
relatif aux aménagements des examens et concours de l’enseignement scolaire et de l’enseignement
supérieur pour les candidats présentant un handicap.
56 Catherine Klein et Joël Sallé, op. cit., p. 173.
57 Claire Schiff, op. cit.
58 Friedrich Heckmann (éd.), Education and migration, strategies for integrating migrant children
in European schools and societies, NESSE report, European Commission, 2008, p. 8.
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 77

L’évolution des dispositifs

Ces terminologies influencent celles des dispositifs. Les premières structures


d’accueil s’appelaient classes d’adaptation59, ce qui n’est pas sans évoquer les
structures homonymiques de l’époque, dédiées aux élèves en grandes difficultés
scolaires (compétences inférieures au cycle 3) et, dans le rapport des Inspections
générales de 200960, puis confirmée avec la circulaire de 2012, s’impose l’UPE2A
dont les deux premiers termes sont harmonisés avec l’UPI (Unité Pédagogique
pour l’Intégration) réservée aux élèves présentant un handicap mental, visuel,
auditif ou moteur. Ironie du sort, les UPI venaient d’être rebaptisées Ulis61, ce
qui fit manquer le rendez-vous des acronymes harmonisés.
Entre temps, se sont développées diverses organisations de dispositifs62
pour lesquels il a fallu combiner moyens humains et moyens budgétaires en
fonction du flux d’arrivées et en dépit du manque parfois avéré de formation
des enseignants. Les contraintes structurelles mais aussi les représentations
ont conduit à la création de dispositifs fermés à l’encontre des préconisa-
tions initiales dès la circulaire de 197363 mais aussi des dispositifs ouverts
tels que recommandé (les élèves sont obligatoirement rattachés à une classe
ordinaire dans lesquelles ils suivent quelques heures) ou mixtes (les élèves
quittent progressivement un dispositif fermé pendant quelques semaines,
pour rejoindre progressivement une classe ordinaire). Actuellement, il est
préconisé que l’élève soit inscrit dans une classe ordinaire du cursus régulier
et éventuellement, dans une UPE2A ouverte et ce, pendant une année en
moyenne (voire deux pour les élèves ayant des écarts de compétences en raison
d’une scolarité antérieure discontinue), le critère de la durée prévalant sur
celui des compétences pour éviter des rétentions abusives d’élèves en dispositif
et pour des contraintes de nombre de places. Par ailleurs, la relation école-
famille est davantage prise en compte à travers des parcours formatifs destinés
aux parents eux aussi allophones, de sorte qu’ils puissent mieux accompagner
la scolarité de leurs enfants64.

59 On trouve l’évocation de « Classes d’adolescents non francophones », qui correspondrait aussi


à l’acronyme de CLAD, in Jean Clevy (éd.), Questions - réponses sur la scolarisation de enfants de
travailleurs migrants, Les éditions de ESF, Collection SE (Science de l’éducation), 1976.
60 Catherine Klein et Joël Sallé, La scolarisation des élèves nouvellement arrivés en France, Paris,
Ministère de l’Éducation Nationale, Ministère de l’Enseignement Supérieur, 2009.
61 Circulaire n° 2010-088 du 18 juin 2010.
62 Catherine Mendonça Dias, op. cit., p. 116-134.
63 Circulaire n° 73-383 du 25 septembre 1973 : Scolarisation des enfants étrangers non franco-
phones, arrivant en France entre 12 et 16 ans.
64 Circulaire n° 2008-102 du 25 juillet 2008, Opération expérimentale, « Ouvrir l’École aux parents
pour réussir l’intégration ».
78 Catherine Mendonça Dias

Des terminologies au regard des autres

« Va te faire intégrer ! », peut-on entendre dire65. Les regards et les mots des
autres construisent la représentation identitaire du jeune qui s’y réfère. Étranger,
enfant de travailleurs migrants, non francophone, allophone, arrivant puis
arrivé, l’élève peut éventuellement être perçu plus étranger que les enfants de
nationalité étrangère, davantage dépossédé de compétences langagières malgré
son plurilinguisme, parfois déclassé socialement (c’est le cas d’enfant de jour-
nalistes, d’enseignants… dont les parents se retrouvent dans des emplois subal-
ternes), en difficultés scolaires malgré son parcours brillant, etc. À lui de trouver
sa place dans un nouvel établissement scolaire, en ajustant son propre regard sur
lui-même et en acceptant celui porté par les autres, plus ou moins bienveillants.
Les circulaires figent, un mot pèse, les phrases réduisent, le discours est pragma-
tique et instaure des cours spécifiques à un public qui se redéfinit sous le facteur
commun du « manque » dans la biographie langagière. Maintenant que nous
avons vu le regard porté par l’institution sur ces élèves, décentrons-nous pour
envisager le regard que portent ces élèves sur cette institution, à travers leur
rapport à la langue. Nous allons évoquer des difficultés autres que linguistiques
qui tendent ou distendent la relation à la langue française.

Les obstacles à l’apprentissage du français liés à la trajectoire


migratoire

Pour profiter pleinement de l’enseignement dispensé, l’élève doit adopter


une posture d’apprenant volontaire et actif. Or, des facteurs individuels, parfois
conjoncturels, peuvent entraver l’entrée dans la langue française. En effet, la
trajectoire migratoire imprime une stabilité ou une instabilité du projet de
séjour, du lieu de résidence et, de façon plus ou moins liée, draine et entraine
des effets psychologiques, voire physiques (maux de tête, au ventre, grandes
fatigues, prise ou perte de poids rapide…) qui en sont la cause ou la manifes-
tation. Nous allons reprendre les cas de figure rencontrés pour comprendre la
complexité de l’apprentissage du français en l’envisageant plus globalement,
du pôle de l’enfant.
Pour ce faire, nous utilisons quatre procédés méthodologiques qui tiennent
compte des compétences des élèves pour s’exprimer en français : nos analyses
s’appuient sur des notes (les élèves notent leur scolarité, à plusieurs reprises
dans l’année), des dessins (les élèves se représentent en France et dans leur pays
d’origine), des entretiens semi-dirigés (avec captation ou non d’images) et des
productions écrites (à travers un sujet d’imagination sur la rentrée scolaire).

65 Nathalie Auger, « Le rôle des représentations dans l’intégration scolaire des enfants allo-
phones », in Jean-Louis Chiss (éd.), Immigration, école et didactique du français, Paris, Didier,
2007, p. 215.
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 79

Il a été intéressant de renouveler la même passation d’activités avec les élèves


durant deux années scolaires pour observer leur ressenti, leur regard qui évolue
sur le même sujet (à savoir, leur arrivée en France dans un nouveau cadre
scolaire dont ils ne maîtrisaient pas la langue) et le lien avec l’apprentissage.

Les incidences de la stabilité ou de l’instabilité du séjour et du domicile

L’apprentissage scolaire et l’adaptation au nouvel environnement peuvent


être conditionnés par le projet migratoire. Que celui-ci relève du regroupe-
ment familial, de la demande d’asile, de l’accueil chez un membre de la famille,
de l’arrivée en tant que mineur non accompagné, de l’obtention d’un contrat
de travail des parents, du retour de Français, de venue pour soins médicaux,
de l’adoption ou encore d’échanges scolaires, le projet n’est pas anodin vis-à-
vis de l’inclusion scolaire. Il entraîne une stabilité ou une instabilité du séjour
et du domicile, ce qui complexifie l’intégration scolaire : comment trouver sa
place quand on va et vient, on vient et revient en France au gré des contrats
de ses parents ou lorsqu’après quelques semaines, au cours de la procédure de
la demande d’asile, on est obligé de changer d’hôtel, puis de foyer… ? Miguel
est arrivé au collège un peu comme un touriste. Au bout de quelques mois, il
s’est tourné vers le travail et s’est investi, commençant à construire son projet
professionnel, hésitant sur le choix de son futur lycée… puis il est reparti un
mois au Mexique, et puis il est revenu, il a rattrapé le travail, s’est concentré et
un jour, il a appris qu’il quittait définitivement la France. Le lendemain. Voici
sa lettre d’au revoir à l’enseignante : « Bonjour madame. Je vous remercie pour
toute votre aide. Bon… Le première jour que j’arrive dans ce collège je suis
enchanté de language français, j’adore la politesse. Et je vais partir à Mexique
avec beaucoup de connaissance française. […] C’est très difficile pour moi,
c’est la chose plus difficile jamais faite dans ma vie. Mais je dits tout change
pour le mieux ». Le retour est parfois imprévu, soudain, déstabilisant, comme
le fut parfois l’arrivée : dans certaines familles, on ne dit pas forcément les
choses aux enfants, quelques uns pensent venir une semaine en vacances chez
une tante et ne reviendront pas au pays avant leur majorité.
En ce qui concerne le rapport entre le domicile et l’établissement, remar-
quons que le fonctionnement de l’UPE2A peut instaurer une séparation entre
l’environnement scolaire et le quartier : en effet, le dispositif regroupe parfois
des élèves qui relèvent de différents secteurs et prennent des transports avant
de parvenir dans leur collège (cette modalité ne s’applique pas au niveau de
l’école, l’enfant étant trop jeune). Deux conséquences : le quartier n’est pas
connu via le milieu scolaire et, quand la période d’inscription en UPE2A
arrive à terme au bout d’une année, il faut regagner un collège de secteur
inconnu où reconstruire de nouveaux repères et un réseau d’amis, tout en
revivant, autrement, l’expérience d’être nouveau. Pour Esteban, collégien
80 Catherine Mendonça Dias

de 12 ans, lorsqu’il se représente au Mexique, on le voit dans son école, un


bâtiment avec des élèves et lorsqu’il se représente en France, il figure dans un
bus : la scolarité pour lui est un voyage, celui qui l’a amené du Mexique aux
États-Unis, puis des États-Unis en France et puis, sur Bordeaux, dans ce bus
qui rythme ses journées entre le collège et son domicile.

Document 1 : Esteban se représente au Mexique (test 2).

Document 2 : Esteban se représente en France (test 2).

Phénomènes psychologiques et physiques

Cette instabilité est relativement problématique en fonction de la person-


nalité, du parcours antérieur et des perspectives migratoires, en raison desquels
l’enfant peut avoir été fragilisé. Ainsi, si l’élève doit s’adapter « à une autre
culture d’apprentissage, à d’autres rituels scolaires, tout en apprenant la langue
de scolarisation au plus vite »66 dans un cadre à la violence symbolique (au sens

66 Fabienne Leconte, Clara Mortamet, « Les représentations du plurilinguisme d’adolescents


scolarisés en classe d’accueil », dans Fabienne Leconte, Sophie Babault, Construction de compé-
tences plurielles en situation de contacts de langues et de cultures, Rouen, Glottopol n° 6, juillet
2006, p. 22-57.
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 81

de Bourdieu) accrue par l’éloignement culturel, on ne peut ignorer plusieurs


phénomènes psychologiques qui freinent parfois le processus comme l’évoque
Cécile Goï 67 : « À l’école, beaucoup se confrontent à l’altérité, à la différence
et pour eux, il est très possible d’éprouver une certaine peur d’apprendre »
pour des motifs complexes tels que la honte, le conflit de loyauté, l’obligation
au secret, le tabou, le mutisme, s’autoriser à réussir, etc. En effet, l’élève peut
ne pas réussir à s’impliquer dans l’apprentissage du français. Rappelons que
ce n’est jamais l’enfant qui a choisi de migrer mais ses responsables. Ce que
Gilles Verbunt remarquait au sujet des adultes peut s’appliquer aux jeunes :
« Ce n’est pas parce qu’un étranger se trouve en France qu’il ressent le besoin
d’apprendre la langue française »68. Le départ du pays initie parfois une période
de grande tristesse comme pour Catarina, jeune Portugaise qui se représente le
visage couvert de pleurs et qui, pour reprendre l’expression portugaise intra-
duisible qui rythme le fado, éprouvera la saudade.

Document 3 : Catarina en France.

Parmi les phénomènes identifiés, relevons celui de « conflit de loyauté » cité


par Cécile Goï 69. Ce concept, issu des situations de divorce où l’enfant se sent
obligé de prendre parti pour son père ou sa mère, est transférable à l’enfant qui se
sent obligé de choisir entre sa culture d’origine et la culture d’accueil. Est-ce que
parler la langue française n’est pas une trahison par rapport aux siens demeurés
au pays ? Le jeune Esteban, dont nous avons présenté des dessins, a laissé son
père au Mexique et lorsqu’il a réalisé la première fois les dessins dans lesquels il
se représente, il n’avait pas choisi l’école mais des symboles sociaux, traités avec
l’ironie « Bienvenido! ». Au Mexique, une arme et en France, une moto.

67 Cécile Goï, op. cit., p. 65.


68 Gilles Verbunt, Apprendre et enseigner le français en France, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 14.
69 Cécile Goï, op. cit.
82 Catherine Mendonça Dias

Document 4 : Esteban se représente au Mexique (test 1).

Document 5 : Esteban se représente en France (test 1).

En ce qui concerne la discordance entre culture d’origine et culture d’ac-


cueil, elle peut se manifester à travers un mutisme électif des enfants en milieu
extra-familial, ce que constatent des éthnopsychologues comme Isam Idris70 :
des jeunes s’expriment librement en milieu familial, mais se taisent à l’école.
Gilles Verbunt71 rapporte quant à lui une situation où deux enfants turcs ne
s’expriment pas, ni en français, ni en turc : le père, bien inséré, leur impose
de parler le français tandis que la mère, désireuse de repartir, leur impose de
parler en turc… Et d’observer qu’« il se peut que dans une famille, il y ait des
stratégies contradictoires relatives au retour au pays » (ibid.). Autre silence,
celui qui est lié au secret : pour des enfants de demandeurs d’asile ou des
mineurs isolés, l’éducation au silence les a rendus silencieux. La parole risque
de trahir, dénoncer, menacer, humilier.

70 Isam Idris, « Du culturel au thérapeutique : la vulnérabilité spécifique des enfants de migrants


comme outils de réussite », Les Conférences du CASNAV, Académie de Paris, t. 3, recueil des
actes 2004 à 2005, 2005, p. 88.
71 Gilles Verbunt, op. cit., p. 50.
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 83

D’autres enfants vont être silencieux, à la maison et à l’école, passifs et


comme dépressifs, sans que des événements extérieurs autre que l’installation
en France aient troublé la cellule familiale. Nous pouvons évoquer le cas d’une
jeune fille tamoule, Piraï, originaire du Sri Lanka. Près de deux ans après son
arrivée, elle s’est dessinée dans un même cadre inchangé, pour le Sri Lanka
et la France. Notons que Piraï habite en milieu urbain en France. L’année
suivante quand elle se représente en France, elle ne figure plus sur le dessin :
ne reste que le paysage et sa ligne d’horizon.

Document 6 : Piraï se représente au Sri Lanka.

Document 7 : Piraï se représente en France.

Cette jeune fille n’est pas entrée dans la langue française : au bout de
deux ans, le niveau A1 n’est pas atteint à l’oral. Elle demeure très passive, sans
interaction avec ses pairs. Lors de sa troisième année, elle parvient au début
du niveau A2. Son cas n’est pas isolé.
Dans cette présentation des extrêmes, quand ce n’est pas la langue fran-
çaise qui est rejetée, c’est la langue maternelle qui est écartée, refoulée ou
oubliée (cas du bilinguisme soustractif ) : cette attitude est observable par
exemple chez des enfants adoptés comme l’auteur-illustrateur Sik-Jun Jung
84 Catherine Mendonça Dias

qui, dans une bande dessinée autobiographique, se représente enfant criant


« Chuis plus coréen, chuis plus coréen ! »72.

Document 8 : Extrait de Couleur de peau : miel.

Toutefois, s’il est vrai que paradoxalement l’objectif de l’apprentissage de la


langue seconde, spécifiquement en contexte métropolitain et dans la tradition
française, est bien souvent de l’amener à un statut de langue première, quitte
à tendre vers le monolinguisme73, on peut alors poser la question du devenir
plurilingue. Conscients du difficile équilibre à trouver, les acteurs de l’Éduca-
tion Nationale se sont interrogés sur la distinction entre l’intégration et l’assi-
milation : « Par le français, l’élève doit pouvoir s’intégrer dans une nouvelle
communauté de vie et de travail, sans pour autant renoncer à être lui-même
ni perdre ses propres repères »74. Perte de repère, enrichissement culturel…
l’« entre-deux » est cet espace entre la sphère d’origine et le nouveau contexte
parfois chargé d’insécurité, où l’on est tout à la fois le même et différent. Ce
qui est certain sur le terrain, c’est qu’aucun profil d’élèves, aucun récit de vie ne
peuvent laisser présager du rapport ultérieur à la langue seconde et d’ailleurs,
en ce qui concerne les migrations traumatisantes pour lesquelles on pourrait
supposer des phases de silence, de deuil linguistique ou de rejet, le concept de
résilience développé par Boris Cyrulnik75 prend tout son sens et c’est parfois
avec de grands éclats de rire que l’élève s’accapare de sa nouvelle langue.
Par exemple, nous retrouvons plusieurs dessins où l’élève se représente
dans un cadre identique, avec une posture, une expression et une activité
identiques. Cette représentation n’est pas forcément symbolique du même

72 Jun Jung-Sik Jun, Couleur de peau : miel, Quadrants, 2007, p. 50.


73 Jean-Pierre Cuq, 1991, op. cit., p. 140.
74 Denis Bertrand, Alain Viala et Gérard Vigner, op. cit., p. 5.
75 Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, éditions Jacob, 1999.
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 85

processus : pour Piraï, c’est effectivement la fixation dans le temps et le deuil


du pays d’origine ne s’est pas réalisé, en même temps qu’elle n’acquière la
langue française qu’à force d’immersion. Le quartier, les amis, la famille
manquent et elle attend un retour qui ne surviendra pas. Ismaïl, un adolescent
albanais, est arrivé dans le cadre de la demande d’asile avec les siens dans des
conditions difficiles sur le plan psychologique, renforcées par les conditions
de séjour, avec des périodes dans la rue. En quelques mois, alors qu’il est non
francophone à son arrivée, il arrive en tête de classe ordinaire, grâce aux solides
compétences qu’il avait développées. Il ne laisse rien apparaître des obstacles
et difficultés qu’il rencontre.

Document 9 : Alban se représente en Albanie.

Document 10 : Alban se représente en France.

Ainsi, l’entrée dans la langue française peut être spectaculaire comme


elle peut être différée de plusieurs semaines, de plusieurs mois, sans que cela
ne soit forcément conscient de la part de l’enfant, ni forcément compris par
l’enseignant qui juge à l’aune des compétences scolaires attendues. Difficile
alors de comparer les élèves entre eux comme s’il existait un rythme unique
d’apprentissage. Pourtant, la prise en charge spécifique ne tient pas en compte
des compétences individuelles atteintes.
86 Catherine Mendonça Dias

L’apprentissage d’une langue seconde et le silence forcé

Quels qu’en soient les motifs, la période d’attente avant de communi-


quer en français coïncide avec une obligation de silence et de monologues
intérieurs suppléant l’incapacité à s’exprimer de façon abstraite. Ci-dessous,
on peut voir dans le dessin de Carlos, adolescent portugais, sa représentation
dans le groupe d’amis, jouant en foot en bas des immeubles, tandis qu’on l’en-
trevoit à la fenêtre, au 3e étage d’un immeuble, enfermé dans sa chambre en
France, occupé à jouer aux jeux en réseau. Les relations virtuelles compensent
les relations amicales de l’adolescence.

Document 11 : Carlos se représente au Portugal.

Document 12 : Carlos se représente en France.

Quelques mois ou années après leur arrivée, les élèves peuvent mettre des
mots sur des émotions distanciées. Guillemette, collégienne arrivée en France
suite à une adoption, se souvient, un peu plus de deux ans après son arrivée en
France : « Moi, quand la première fois je suis arrivée ici, je trouvais l’école fran-
çaise très nulle. Je n’avais ni amis ni famille. Je me sentais toute seule, comme
si dans une salle j’étais toute seule, qu’il faisait très noir et comme si j’appelle,
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 87

je crie, je hurle… mais personne ne m’entend… »76. Un espace révélateur à


observer est la cour de récréation après le temps du réfectoire : c’est alors qu’on
voit se répartir les groupes d’amis et l’isolement de s’imposer lorsque le groupe
n’est plus régi par la cohésion de l’enseignant. Remarquons aussi que lorsque
la communication ne passe pas par les mots, le contact physique et le non-
verbal peuvent compenser, sous différentes formes, les moyens d’expression,
plus ou moins bien accueillis par les adultes qui les jugent.

Le rapport aux autres à partir du dispositif

Pour certains élèves, le dispositif linguistique a alors un double enjeu, à


la fois dans la construction des compétences en français mais aussi l’intégra-
tion dans un groupe de pairs qui lui reconnaissent une histoire commune. Il
est alors complémentaire de l’inclusion. Une collégienne Monique, résidant
en France depuis près de 3 ans, explique : « Dans notre établissement et un
peu partout, ils ont installé des cours des fle pour des personnes qui ont de
difficultés […] dans les classes des fle, tu feras connaissance de beaucoup
d’autres personnes comme toi. » : ce n’est pas tant l’apprentissage du français
qui marque les souvenirs de cette collégienne, mais le partage d’expériences
qui rompt avec la singularité parfois gênante de son histoire. Il arrive que le
rattachement dans la classe ordinaire soit mal vécu.

Document 13 : Les élèves notent leur collège.

En effet, des collégiens très peu francophones ont apporté leur ressenti
et leur jugement sur leur environnement scolaire à travers des notes, au fil
de l’année. Il est apparu qu’ils avaient une image très positive de leurs ensei-
gnants mais un regard plutôt négatif sur leur intégration en classe ordinaire :
au mois de mai, lorsque les élèves notent leur classe de rattachement, celle-ci
n’obtient même pas la moyenne. Par exemple, Sali, élève d’origine bulgare,
attribue un 20 quelques jours après son arrivée, puis le restant de l’année,

76 Catherine Mendonça Dias, op. cit., p. 74.


88 Catherine Mendonça Dias

note sa classe de rattachement entre 0 et 5. De rares élèves notent très favora-


blement leur classe ordinaire : Souleymane, lusophone scolarisé en inclusion
avant de bénéficier quelques heures en dispositif, demeure très positif vis-à-vis
de sa classe ordinaire où il s’est parfaitement bien intégré d’autant qu’il parti-
cipe à la section foot. Aujourd’hui, l’école fait le pari de l’inclusion. Toutefois,
celle-ci s’organise et se prépare notamment à travers la formation des ensei-
gnants sensibilisés aux problématiques de l’éducation interculturelle. Que ce
soit avec l’appui d’un dispositif ou partiellement ou directement en inclusion,
la qualité sociale et le bien-être facilite cet apprentissage de la langue, auquel
cas plusieurs leviers peuvent être envisagés, notamment à travers la relation
école-famille et la formation continue des enseignants. Ces besoins éducatifs
particuliers ne peuvent être envisagés qu’avec du temps et dans le temps, ce que
vont faire apparaître des rythmes d’apprentissage que nous présentons ci-après.

L’acquisition de compétences en français pour une intégration


réussie

Les élèves, marginalisés ou distingués en raison de leur apprentissage récent


de la langue française, vont entrer progressivement dans la langue française,
plus ou moins rapidement, plus ou moins aisément, plus ou moins volon-
tairement, en interaction avec les locuteurs natifs ou en utilisant le français
comme langue véhiculaire dans le groupe d’élèves d’allophones. Nous allons
mettre maintenant en évidence des rythmes d’apprentissage77.

Présentation de l’échantillon

Nous nous appuyons sur une cohorte au départ constituée de 190 collé-
giens, arrivés entre septembre 2008 et juin 2009 dans une même académie. Il
s’agit de 97 garçons et 93 filles, âgés de 10 à 17 ans, originaires de 45 pays, les
plus représentés étant ici la République Démocratique du Congo, la Turquie
et le Maroc78. Les raisons de leur arrivée sont diverses : près des trois quarts,
de nationalité française ou non, viennent rejoindre leurs parents, voire un
membre de famille, tandis que les autres arrivent dans le cadre de demande
d’asile, de contrats de travail des parents, d’adoption, d’échanges scolaires ou
des isolés se retrouvent pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance.
Locuteurs de 48 langues, 70 % étaient scolarisés antérieurement avec leur
langue première et 30 % avaient commencé leur scolarité avec une langue
seconde. Tous connaissaient l’alphabet latin, utilisé pour leur langue de
scolarisation ou leur langue vivante (généralement l’anglais). Ils avaient une

77 Catherine Mendonça Dias, op. cit.


78 Sur le plan national, il s’agissait alors du Portugal, de la Turquie et de la Chine, au collège (cf.
Catherine Klein et Joël Sallé, op. cit., p. 18).
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 89

connaissance variable du français : moins de la moitié n’en avait aucune


connaissance en arrivant tandis que les autres se débrouillaient plus ou moins,
avec un niveau inférieur au B1 d’après le CECRL (Cadre Européen Commun
de Référence pour les Langues)79, qu’ils aient eu le français comme langue de
scolarisation ou comme langue vivante étudiée à l’école (dans ce dernier cas,
le niveau était plutôt le A1).
Près des trois quarts ont suivi des cours de français dans un dispositif
spécifique tandis que les autres étaient soit éloignés géographiquement, soit
avec un niveau en français similaire à des élèves francophones natifs. Dans
l’académie de l’étude, l’inscription dans un dispositif n’était pas limitée dans
le temps, alors les élèves ont pu suivre les cours jusqu’à ce qu’ils n’en aient
plus besoin ou jusqu’à leur orientation en lycée pour les plus âgés. Ainsi,
quand nous avons retrouvé 114 élèves80, près de trois ans après leur arrivée,
67 élèves d’entre eux bénéficiaient encore de cours dans un dispositif, à raison
de quelques heures.

Les outils pour évaluer des performances linguistiques

Pour estimer le niveau linguistique atteint au cours des trois premières


années, nous nous appuyons sur trois indicateurs. Le premier concerne les
compétences initiales, évaluées en langue de scolarisation d’origine, à l’arrivée
des élèves en France par un formateur du CASNAV. Cette évaluation initiale
permet de repérer quelques compétences en compréhension écrite, ainsi qu’en
mathématiques comme l’indique Mickaël Rigolot, formateur : « il s’agit avant
tout de conduire une observation précise du patrimoine scolaire de l’élève et
d’apprécier sa proximité avec les propositions et les attentes de l’école fran-
çaise, informations utiles aux professeurs ainsi qu’aux personnels de direction
et de vie scolaire »81. Cette identification est d’autant plus importante quand
il s’agit d’élèves non ou peu scolarisés antérieurement, parfois repérés tardi-
vement82. Les résultats permettent d’apporter des données quant aux compé-
tences scolaires à l’arrivée.

79 Conseil de l’Europe, Division des politiques linguistiques, 2000, Cadre européen commun de
référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer, Strasbourg.
80 Concernant les élèves « non retrouvés », 4 étaient déscolarisés, 7 étaient retournés dans leur
pays, 22 avaient déménagé hors de l’académie et 43 élèves avaient changé d’établissement mais
n’ont pas été retrouvés dans l’établissement d’accueil indiqué, principalement en lycée. Cette
mobilité en fait un public difficile à suivre.
81 Mickaël Rigolot, « Construire la connaissance autour de l’élève nouvellement arrivé en
France », in Klein Catherine (éd.), Le français comme langue de scolarisation. Accompagner,
enseigner, évaluer, se former, Collection Cap sur le français de la scolarisation, Scéren, CNDP-
CRDP, 2012, p. 58.
82 Catherine Mendonça Dias, « Les progressions linguistiques et scolaires par les collégiens nouvel-
lement arrivés, non ou peu scolarisés antérieurement », Revue Recherches en didactique des langues
et des cultures (RDLC) : les cahiers de l’Acedle, vol. 10, n° 1, octobre 2013, p. 159-175.
90 Catherine Mendonça Dias

Le second indicateur s’appuie sur les résultats au DELF scolaire (Diplôme


d’Études de Langue Française), examen de français facultatif, passé par
106 élèves de la cohorte, au cours de leurs trois premières années en France.
Il permet d’évaluer les compétences communicatives en compréhension et
production écrites et orales.
Le troisième indicateur correspond à un test linguistique que nous avons
créé et soumis à 80 élèves de la cohorte, lors de leur troisième année en France,
en 2011. Encore collégiens ou devenus lycéens, de la 5e à la 2nde, ils étaient
répartis dans 28 établissements, la plupart en zones RAR (Réseau Ambition
Réussite) ou RRS (Réseau de Réussite Scolaire). Nous leur avons fait passer un
test linguistique d’une durée de 50 minutes, composé d’un exercice à closure,
d’une compréhension de texte (extrait de PISA) et d’une rédaction. Afin de
situer leur niveau, les mêmes exercices ont été proposés à 77 élèves natifs,
scolarisés en classe type.

Les progrès en français

En observant les résultats au DELF, lors de la 2e année, 77 % des élèves


inscrits (soit 55 candidats) réussissent le niveau A2, voire B1, alors que les 16
autres candidats n’obtiennent pas la moyenne ou sont au niveau A1. Toutefois,
ces pourcentages ne font pas état des élèves non inscrits car leur niveau était
insuffisant, élèves que nous retrouvons parfois l’année 3, inscrits au DELF A1
ou A2 (12 cas dans notre cohorte).
Observons maintenant les résultats de notre troisième indicateur : le test
linguistique, soumis lors de l’année 3. Plus de 20 % des élèves de la cohorte,
qui ne connaissaient généralement pas le français à leur arrivée en France,
obtiennent une note inférieure à 5 sur 20 (ce qui n’est pas arrivé avec les collé-
giens natifs qui ont réalisé les mêmes exercices). Leurs copies se caractérisent
par un encodage phonétique de mots et l’incapacité à exprimer sa pensée en
français, à l’écrit. Ces élèves se répartissent en trois catégories : les peu scolari-
sés antérieurement, ceux en échec scolaire dans leur pays d’origine et ceux qui
utilisent très peu le français oral hors de l’école, n’adhérant pas toujours au
projet migratoire, d’après leurs enseignants.
En revanche, l’écart n’est pas significatif entre les notes insuffisantes, entre
5 et 10. De même, l’écart parmi les meilleures copies, au-dessus de 15, est
plus réduit. En moins de trois années de scolarisation, un groupe d’élèves
parvient à atteindre un niveau comparable aux natifs et parmi les plus bril-
lantes copies, tout profil confondu, on compte 3 élèves qui ne connaissaient
pas un mot de français à leur arrivée. L’hétérogénéité caractérise leur profil sur
le plan de la langue (bulgare, chinois, edo), de l’âge (12 et 15 ans), du projet
migratoire (demande d’asile, regroupement familial) et du niveau social. Seul
point commun : de bons résultats lors du test initial en langue d’origine. On
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 91

retrouve cette corrélation entre la progression linguistique et les compétences


scolaires initiales avec les élèves ayant eu français en langue vivante, scolarisés
régulièrement : ceux qui avaient de bonnes compétences en compréhension
écrite et en mathématiques dans leur langue d’origine obtiennent de meilleurs
résultats en français. Ils rattrapent un niveau proche de celui des élèves issus
des pays francophones.

La relation entre les progressions linguistiques et les parcours scolaires

Gérard Vigner estime que le brevet nécessite d’avoir un niveau compris


entre le B2 et le C1, d’après le CECRL (Vigner, 2008 : 39). Les niveaux
atteints par la cohorte sont moindres mais le niveau B1 écrit est toutefois suffi-
sant et représentatif des élèves obtenant le brevet ; à l’inverse, ceux qui quittent
le collège sans brevet ont un niveau inférieur au B1, sauf exceptions83. Ce
niveau est avéré par les résultats au DELF et/ou au test linguistique, sachant
que le niveau B1 était nécessaire pour obtenir la moyenne au test linguistique.
Les élèves qui réussissent le brevet ne sont pas seulement ceux qui avaient
le français comme langue de scolarisation dans leur pays d’origine, loin s’en
faut car les élèves qui avaient étudié le français en langue vivante réussissent
en majorité le brevet, mieux que les élèves au départ non francophones à leur
arrivée, dont la maîtrise du français est encore insuffisante pour cet examen,
que ce soit lors de leur 2e année en France ou leur 3e année.

Elèves qui avaient le Elèves qui n’avaient


Elèves qui avaient
inscrits en 3e, suivis

français comme langue aucune compétence en


Nombre d’élèves

étudié le français en
de scolarisation dans leur français à leur arrivée
tant que langue vivante
pays d’origine en France
NON ADMIS NON ADMIS NON ADMIS
ADMIS OU NON ADMIS OU NON ADMIS OU NON
INSCRIT INSCRITS INSCRITS

AN 2 37 6 5 5 6 4 11

AN 3 40 7 6 8 2 5 12

Document 14 : L’obtention du brevet par 35 élèves de la cohorte, lors de leur 2e ou 3e année en France.

Cependant, si l’obtention du brevet est liée au niveau atteint en langue


française, elle est aussi corrélée aux compétences scolaires initiales. Plus l’élève
avait de bons résultats à l’évaluation initiale (en langue scolaire d’origine),
meilleures semblent ses chances d’obtenir le brevet. De plus, les élèves admis
étaient plus nombreux à avoir une connaissance de la langue anglaise, atout

83 Des élèves admis au DELF B1 et ajournés au brevet n’avaient été, en fait, « pas inscrits » au
brevet par leur établissement, de peur de compromettre le passage en filière générale.
92 Catherine Mendonça Dias

précieux pour la validation du brevet. Observons enfin que, dans cet échan-
tillon, les filles réussissent mieux que les garçons, ce qui ne déroge pas aux
statistiques nationales.
Cette réussite s’accompagne d’une orientation en filière générale ou en
bac professionnel par choix personnel. Les autres élèves, qui sortent du collège
sans le brevet, s’orientent en filière professionnelle, généralement en Certificat
d’Aptitude Professionnelle (CAP), ou sont pris en charge par un dispositif
de la Mission Général d’Insertion (MGI), aujourd’hui rebaptisée Mission
de Lutte contre le Décrochage Scolaire (MLDS). On relève quelques cas de
déscolarisation liée au rapport à la culture scolaire plutôt que résultant de
difficultés linguistiques. En effet, ces élèves – des garçons (sauf une jeune fille
devenue mère et une autre, malade) – se déscolarisent pour entrer dans la vie
active alors qu’ils atteignent un niveau linguistique supérieur à d’autres, peu
scolarisés antérieurement et parfois proches de l’illettrisme, qui réussissent
ensuite leur diplôme de CAP.

La question du temps et de l’âge

L’apprentissage du français nécessite du temps. Un niveau B1 est au moins


requis pour aspirer à une orientation en filière générale. Ce niveau B1 est acces-
sible plutôt à partir de la deuxième ou troisième année suivant la connaissance
antérieure du français et sur la base de compétences initiales satisfaisantes. Les
circulaires prennent en compte un décalage de deux ans par rapport à l’âge de
référence. On se rend compte que, pour le cas de cette cohorte, cette mesure
est profitable, non pas que les plus âgés apprennent moins vite que les plus
jeunes, au contraire car ils obtiennent, en moyenne, des résultats meilleurs au
test linguistique que leurs cadets, mais, en raison de leur âge et des impératifs
d’orientation, ils sont soumis à une plus grande urgence et exigence pour accéder
à la voie scolaire qu’ils souhaitent. Le décalage d’âge se retrouve avec le brevet.
Certes, sur le plan national, l’âge de passation du brevet de 15 ans pour la très
grande majorité des collégiens84 et plus l’élève est âgé, moins il parvient à valider
le brevet. De façon générale, les études nationales concluent sur l’incidence
du retard scolaire85 et le redoublement touche plus les enfants de migrants86.
Pourtant, en ce qui concerne la cohorte, non pas d’enfants de migrants issus

84 Par exemple, à la session de 2014 pour le brevet général, seulement 13 % des candidats avaient
plus de 15 ans. DEPP, RERS édition 2015.
85 Aude Vanhoffelen, Les bacheliers du panel 1995 : évolution et analyse des parcours, Note d’infor-
mation 10-13, Ministère de l’Éducation Nationale, DEPP (Direction de l’Évaluation, de la
Prospective et de la Performance), 2010.
86 Jean-Paul Caille et Louis André Vallet, « Les élèves étrangers ou issus de l’immigration dans
l’école et le collège français, une étude d’ensemble », Les dossiers de l’Éducation et formations du
MEN, 1996, n° 67.
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 93

de l’immigration mais d’enfants migrants, la tendance s’inverse et on se rend


compte que la très grande majorité des élèves admis a plus de 15 ans (21 élèves
ayant plus de 16 ou 17 ans, contre 14 de 15 ans ou moins). Ici, le décalage d’âge
caractérise aussi les parcours de réussite d’élèves récemment arrivés.

La question de la durée des « besoins éducatifs particuliers »

Établir une durée unique serait inadapté à l’hétérogénéité des apprenants,


ce qui rejoint la conclusion des Inspections Générales : « ces “besoins parti-
culiers” sont propres à chaque élève et ne peuvent être traités par des mesures
uniformes dans une durée limitée. »87 Effectivement, le rythme d’apprentis-
sage n’est pas le même. Il est ralenti suivant la connaissance antérieure du
français (les non francophones ont besoin de plus de temps), la durée de scola-
risation antérieure (cas des élèves peu scolarisés antérieurement), la qualité
de la scolarisation antérieure et le projet d’intégration ainsi que le rapport
à l’école, au pays, à la langue, comme nous l’avons évoqué. Parmi les élèves
les plus en difficultés, se trouvaient des jeunes qui n’avaient aucun échange
authentique avec les élèves natifs francophones.
En revanche, le rythme est accéléré en fonction des compétences scolaires
acquises dans le pays d’origine (les élèves en réussite scolaire dans leur pays
d’origine progressent plus vite) et de l’âge (les élèves les plus âgés et dans les
classes supérieures, obtiennent en moyenne de meilleurs résultats que leurs
cadets). Nous constatons une corrélation entre le niveau scolaire préalable et
la progression linguistique, de même nous retrouvons la corrélation du niveau
linguistique atteint et de l’orientation dans le cursus scolaire. La facilitation
liée à la proximité linguistique de la langue d’origine n’est pas systématique et
dépend des compétences scolaires initiales.
Les résultats démontrent l’insuffisance d’une année d’apprentissage et
l’impossibilité de préconiser une durée unique d’apprentissage. De ce fait,
il est plus pertinent de parler d’un niveau linguistique à atteindre. Le niveau
minimum qui caractérise les élèves orientés en filière générale correspond
au B1 acquis, d’après le CECRL. Accepter le temps nécessaire permet alors
d’accompagner au mieux les réussites des élèves récemment arrivés en France,
qu’ils aient été peu scolarisés antérieurement puis orientés en CAP ou qu’ils
aient été de brillants élèves dans leur pays d’origine et optent pour une filière
générale, technologique ou professionnelle.

87 Catherine Klein et Joël Sallé, op. cit., 2009, p. 182.


94 Catherine Mendonça Dias

Conclusion et perspectives

À travers cet article, nous avons questionné des représentations sur des
rapports identitaires entre la langue et les élèves. Notre approche n’a pas été
exhaustive, loin s’en faut. L’accueil de l’Éducation Nationale a évolué au cours
de ces dernières décennies, au gré des choix terminologiques dont l’analyse
révèle la variation du champ du public (primo-arrivants, enfants nés en France
issus de l’immigration, Français d’outre-mer), les types de prise en charge
(dispositifs fermés, ouverts, mixtes, absence de dispositifs) et les idéologies
qui les sous-tendent (assimilation, intégration, inclusion), les choix didac-
tiques (enseignement des langues d’origine via les ELCO, cours d’autres disci-
plines que le français, option d’un enseignement de type langue étrangère
ou langue de scolarisation ou soutien scolaire) et les approches pédagogiques
(place de l’interculturel, de la langue d’origine, pédagogie du projet, simu-
lation globale…). Difficile ici d’envisager tous les paramètres complexes qui
lient accueil institutionnel, trajectoires migratoires, caractères individuels,
effet enseignants, effets dispositifs, progrès des élèves… En 2009, suite à une
enquête de la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO), coor-
donnée notamment par Catherine Klein, il a été possible de mieux connaitre,
du point de vue institutionnel, l’organisation de la scolarisation de ces élèves
et l’enseignement mis en œuvre dans les dispositifs. Récemment, le nombre
de recherches universitaires portant sur ces questions augmentent.
Actuellement, en réponse d’un appel à projet du Défenseur des droits, un
projet vient d’être lancé : EVASCOL88 s’inscrit dans les problématiques que
nous venons d’énoncer. Il étudie les conditions de scolarisation des enfants
allophones, en cherchant à repérer les freins et les leviers à un parcours scolaire
réussi. L’étude est articulée autour de 3 axes. Le premier concerne la connais-
sance sur les conditions effectives de scolarisation depuis l’arrivée en France à
l’entrée en classe et, éventuellement, dans le dispositif. Le second axe identifie
différentes organisations pédagogiques de dispositifs, mises en œuvre par les
enseignants. Des exercices sont proposés aux élèves pour repérer les progrès en
langue française et en mathématiques, de sorte à obtenir des indicateurs sur
les performances89. L’axe 3, quant à lui, cherche davantage à évaluer la qualité
de l’intégration des élèves dans leur établissement, à travers le point de vue
de l’enfant, son ressenti et son vécu, pour dépasser le point de vue construit
par l’adulte. L’association de chercheurs relevant de différentes disciplines
(sociologie, anthropologie, sciences politiques, sciences de l’éducation, didac-

88 https://evascol.hypotheses.org/.
89 Catherine Mendonça Dias, « Le rythme d’apprentissage des élèves allophones arrivants :
présentation d’un protocole de recherches », Dialogues et cultures, n° 63, septembre 2017.
Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire 95

tique des mathématiques et du français…) offre l’opportunité de confronter


les points de vue tout en révélant la complexité de l’apprentissage dans une
approche holistique de l’enfant qui arrive en France.

Catherine Mendonça Dias


DILTEC EA 2288
DFLE, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
catherine.mendonca-dias@univ-paris3.fr

Résumé
Cet article présente des rythmes dans l’appropriation du français par les élèves récemment
arrivés en France. Nous questionnons d’abord les terminologies institutionnelles retenues
depuis les années 1970. Puis, nous mettons en évidence quelques caractéristiques individuelles
liées à la trajectoire migratoire, qui peuvent aussi avoir une incidence sur l’apprentissage.
Enfin, nous communiquons des résultats liés au suivi de cohorte de collégiens nouvellement
arrivés qui nous donnent des indicateurs sur le rythme d’appropriation de la langue française
et interrogent les représentations que l’institution peut en avoir.
Mots-clés
Français langue seconde (FLS), apprentissage du français, politiques éducatives, élèves nouvel-
lement arrivés.
Abstract
This article presents rhythms of French language acquisition by students recently arrived in France.
We first question the institutional terminologies chosen since the 1970s. Then, we highlight some
individual characteristics related to the migration paths, which may also have an impact on
learning. Finally, we report results related to a cohort of new arrivals followed for 3 years, which
gives us indicators the French language learning and question the representations that the institu-
tion may have on these students.
Keywords
French as an additional language, French learning, educational policies, new arrivals.
Paroles de migrants
Enquêtes sur la place de l’école dans le
plurilinguisme des migrants portugais,
espagnols et grecs de la région bordelaise

Antoine Pascaud

À partir d’enquêtes que nous avons réalisées entre 2009 et 20131, nous
proposons dans cet article d’interroger la place de l’école dans la conservation
des langues d’origine chez des migrants d’origines variées, bien que commu-
nautaires. Ainsi, les communautés portugaise, espagnole et grecque de la
région bordelaise, elles-mêmes divisées en différentes catégories selon leurs
histoires et leurs générations d’immigration seront au centre d’une analyse
qui laissera la parole aux premiers concernés par le phénomène : les migrants.

Choix méthodologiques

Le choix des communautés

La dimension européenne est ici volontaire. Le contexte d’ouverture des


frontières au sein de l’Union Européenne, et, par conséquent de l’effacement
de celles-ci, mais aussi des débats très actuels autour de la gestion du multilin-
guisme européen font de ce choix de langues-témoins un support pertinent
à étudier. Ainsi, afin de garder une certaine homogénéité dans l’analyse et
dans l’approche comparative de cette dernière, le choix méthodologique de
travailler à partir de communautés linguistiques ayant une origine géogra-
phico-culturelle proche de celle de la France, mais aussi entre elles, paraît
apporter une certaine cohérence à l’ensemble du travail. Pour précision, nous
utilisons ici le concept de « communauté linguistique » dans son sens clas-
sique : « (…) groupe qui partage les mêmes normes quant à la langue »2 tout
en étant conscient de la complexité de la notion, souvent trop englobante3,

1 Antoine Pascaud, « Langues d’immigration et rapport au territoire. Le cas des communautés


migrantes européennes dans l’agglomération de Bordeaux », thèse de doctorat en linguistique,
Université Bordeaux Montaigne (non publiée), 2014, 483 p.
2 William Labov, Sociolinguistique, Éditions de Minuit, Paris, 1976.
3 Christine Deprez, « Langues et migrations : dynamiques en cours », in La linguistique,
98 Antoine Pascaud

et des débats existants quant à sa réalité sur le terrain4. Par conséquent, les
langues parlées par les migrants issues d’autres pays que ceux de l’Union
Européenne seraient tout aussi intéressantes à étudier mais il semble que pour
bien comprendre le phénomène de la migration linguistique et de ses consé-
quences sur les représentations et les attitudes des locuteurs des langues en
question, le point de départ européen d’un ensemble d’analyse de ce type est
peut-être plus prudent.
De plus, et il n’est plus question ici de l’Union Européenne mais du
Conseil de l’Europe, par le biais de sa Charte Européenne des langues régionales
ou minoritaires de 19925 (désormais Charte), la question des langues dites
d’immigration a déjà été posée dans un tel contexte européen, même si cette
Charte excluait a priori les « langues des migrants » pour reprendre la déno-
mination utilisée dans cette dernière, et que par « langues des migrants » était
compris l’ensemble des langues issues de l’immigration, quelles que soient
leurs origines. Néanmoins, la question des langues parlées par les migrants
et d’origine européenne a pu trouver grâce à cette Charte un écho particulier.
En effet, la dénomination « langues historiques de l’Europe », reconnue par
la Charte, a permis à certains États ayant ratifié celle-ci (ce qui n’est pas le cas
de la France, qui l’a néanmoins signée en 1999) d’intégrer à son processus
de protection et de promotion des langues minoritaires des langues issues de
l’immigration intra-européenne, que cette immigration soit ancienne ou plus
récente6. Par exemple, la Roumanie protège au titre de la Charte la langue
grecque parlée dans son pays. La présence grecque dans cet État est certes
historique mais relève avant tout d’une immigration. Ainsi, dans le Rapport
d’évaluation du Comité d’experts de la Charte du 30 Novembre 2011, disponible
sur le site officiel du Conseil de l’Europe, et consacré à la Roumanie, il est clai-
rement stipulé que le grec de Roumanie est issu d’une immigration, en partie
relativement récente, mais qu’il sera tout de même protégé en Roumanie au
titre de « langue historique ».
Pour revenir à l’Union Européenne et au droit communautaire, la
libre circulation des citoyens européens à travers les États membres est un
argument à prendre en compte également. Les conditions d’entrée sur les
différents territoires de l’Union offrent aux citoyens européens certaines faci-
lités pour se déplacer d’un État membre à un autre. Une des hypothèses de
travail initiale de notre thèse a donc été la volonté de vérifier si cette facilité de

n° 2005/2, vol. 41, p. 9-22.


4 Carmen Alén Garabato, Alexia Kis-Marck, « Le concept de “communauté linguistique” face à
la réalité du terrain », in Lengas, Revue de Sociolinguistique [En ligne] n° 77, 2015, consulté le
19 octobre 2017 : http://lengas.revues.org/866.
5 http://www.coe.int/t/dg4/education/minlang/default_fr.asp.
6 Salih Akin, « La charte européenne des langues, les “langues des migrants” et les “langues
dépourvues de territoire” », in Lengas, Revue de Sociolinguistique, n° 59, 2006, p. 51-66.
Paroles de migrants 99

circuler et de s’installer dans un État membre de l’Union Européenne pour un


citoyen européen était suivie de ces mêmes facilités en terme linguistique, par
le biais de l’enseignement / transmission de la langue d’origine et par le biais
des retours au pays facilités par le statut européen des deux pays en question
(d’accueil et d’origine).
Ce choix a aussi été opéré car l’un des objectifs de cette analyse était la
volonté de comparer et de mettre en relation les communautés entre elles.
Pour ce faire, et bien qu’une approche comparative entre deux communautés
que tout semble opposer peut soulever des questions aussi pertinentes que
dignes d’intérêt, le choix est de se focaliser essentiellement sur des commu-
nautés, et donc des populations, proches historiquement et sociologiquement
entre elles, mais aussi et surtout avec la France, pays d’accueil. Cette volonté
permet de prendre en compte l’histoire commune des deux États d’origine
et d’accueil, et même de deux des États d’origine lorsqu’il a été question de
comparer deux communautés migrantes. L’histoire commune tout comme la
culture et la langue, souvent proches, de ces pays et populations sont autant
de marqueurs qui semblent, a priori, jouer en la faveur de ces communautés
lorsque celles-ci immigrent en France. Les langues au centre de l’analyse sont,
pour rappel, le portugais, l’espagnol et le grec, langues qui pourraient tout à
fait, au même titre que le grec en Roumanie, être choisies par la France comme
« langues historiques ». L’immigration grecque en France est, en partie, la
même que celle ayant eu lieu en Roumanie, et les immigrations portugaises
et espagnoles peuvent trouver des arguments prouvant leur historicité dans le
territoire hexagonal.
Le choix de travailler à partir de ces langues s’est également opéré pour
des raisons statistiques et géopolitiques. Des trois communautés linguistiques
choisies, les Portugais7 sont représentatifs du premier groupe de migrants
européens dans la région (et en France), les Espagnols, du deuxième groupe
de la région et les Grecs, certes bien moins nombreux, se placent dans une
configuration différente des deux autres communautés : celui de la diaspora.
Ainsi, trois types de communautés seront étudiées : une diaspora avec les
Grecs, une migration purement économique avec les Portugais et une migra-
tion « hybride », à la limite des deux autres puisqu’à la fois politique et écono-
mique, mais aussi, et surtout, frontalière, et donc dans une certaine continuité
territoriale, avec les Espagnols.

7 Par commodité, les informateurs seront catégorisés selon leur nationalité, réelle ou d’origine.
100 Antoine Pascaud

Les enquêtes

L’ensemble de l’échantillon analysé se compose de 68 informateurs :


25 membres de la communauté portugaise, 18 de la communauté espa-
gnole et 25 de la communauté grecque. Les enquêtes, semi-directives et
réalisées en français, ont été construites selon une double méthode. Après
des prises de contact associatives mais aussi institutionnelles (consulats)
et religieuses (Église orthodoxe grecque de Bordeaux), un réseau d’infor-
mateurs s’est mis en place de lui-même, nos informateurs nous en faisant
rencontrer de nouveaux. Cette méthode, si elle a porté ses fruits pour les
communautés portugaises et grecques, ne nous aura pas permis de rencon-
trer un panel totalement représentatif de la communauté espagnole en
présence dans la région bordelaise. Des différentes associations contactées
lors de nos recherches liminaires, seule une association composée d’anciens
Républicains et de descendants de Républicains a accepté de nous rencon-
trer. Le consulat d’Espagne de Bordeaux n’a, de plus, pas donné suite à
nos demandes. Ainsi, à partir de cette association, nous avons construit
l’ensemble de notre échantillon. Par conséquent, celui-ci est certainement
trop centré sur la migration espagnole consécutive à la guerre civile et à la
dictature franquiste.
En partant de questions simples sur l’offre pédagogique, publique mais
aussi associative, dans les langues d’origine, et après avoir présenté notre
méthodologie, en particulier en ce qui concerne le choix des communau-
tés, une réflexion directement issue des paroles de nos informateurs sera
menée sur l’enseignement de ces langues déracinées en France. Le point
de vue de ces apprenants sera, par la même occasion, confronté à leurs
propres pratiques linguistiques et à leurs propres attitudes et représen-
tations de la langue du pays d’accueil, d’une part, et de la langue d’ori-
gine ou d’héritage, d’autre part. En conclusion, une vision plus globale
de l’apprentissage des langues d’immigration sera mise en exergue princi-
palement par le biais de la transmission intergénérationnelle de la langue
et sur la concurrence que cette dernière oppose aux enseignements plus
traditionnels.

La parole aux migrants

Notre titre l’indique, notre choix s’est porté sur une attention directe
de l’avis des migrants sur le sujet de l’école, de l’enseignement et de
la transmission de la langue. De larges extraits issus de nos enquêtes
seront soumis à discussion ; cette dernière se concentrera sur les dires
des Portugais, Espagnols et Grecs de Bordeaux sur les différents sujets
Paroles de migrants 101

touchant de près ou de loin l’enseignement de leurs langues d’origine (ou


d’héritage) respectives. Les paroles de chaque communauté seront analy-
sées distinctement et une synthèse comparative essayant de comprendre
ces représentations scolaires sera proposée en fin d’étude. Bien que cette
comparaison, pour un tel sujet, ne semble pas d’une pertinence absolue,
la dimension démographique (Portugais versus Grecs) et l’offre pédagogique
proposée par la France (enseignement de l’espagnol versus enseignement du
grec) jouant un grand rôle sur la place que ces langues peuvent avoir à travers
le spectre de l’école, elle nous semble tout de même intéressante à envisager à
travers une analyse de la représentation sociolinguistique que les locuteurs de
ces langues dites d’immigration peuvent avoir.
Pour terminer avec la méthodologie employée, il est important de mettre
en avant notre neutralité dans les propos qui vont être présentés. Même si
nous ne nous interdisons pas d’éclaircir certains points évoqués par nos infor-
mateurs, notre but dans cette tentative d’analyse des représentations scolaires
chez les migrants est de comprendre leurs comportements face à l’école, au
sens large du terme. Leurs propos ne seront donc pas remis en cause, sauf cas
de contradictions importantes. La discussion qui suivra les retranscriptions
de leurs déclarations sera simplement construite afin d’obtenir un maximum
d’informations quant à leur approche de l’apprentissage de leurs langues
respectives (d’origine ou d’héritage), et peut-être y déceler des indices sur la
pratique effective de ces dernières et des moyens qui y contribuent.

La communauté portugaise : entre repli communautaire et


méconnaissance

Pour essayer de comprendre l’attitude des Portugais de notre échantillon


face à l’école et à l’offre qu’elle propose à ces derniers en matière d’enseigne-
ment de la langue portugaise, nous avons sélectionné quatre informateurs
dont les réponses nous ont paru assez représentatives de la communauté : un
de première génération, deux de la génération « un et demi » et enfin, un de
deuxième génération8.
Le hasard de nos enquêtes, mais aussi la structure sociologique de la
communauté, a fait qu’aucun de nos informateurs de première génération
n’élèvent encore aujourd’hui ses enfants. Il est alors logique de retrouver dans
les réponses à nos questions sur l’école un certain manque d’informations,

8 Pour information, notre réseau d’informateurs, construit au fil des enquêtes et à travers toute
l’agglomération de Bordeaux (voir plus haut), ne nous a pas permis de rencontrer des informa-
teurs issus de la troisième génération en capacité de répondre à nos questions, soit parce qu’ils
étaient encore trop jeunes (mineurs), soit parce que leur pratique du portugais était nulle, l’un des
prérequis dans le choix de nos informateurs étant une pratique, au moins minimale, de la langue.
102 Antoine Pascaud

voire d’intérêt, ces derniers n’étant plus concernés par la problématique de


l’enseignement de la langue portugaise à leurs enfants. Néanmoins, il est
possible de trouver des témoignages sur l’enseignement tel qu’il était proposé
à l’époque où leurs enfants étaient susceptibles d’assister à ces cours. De plus,
leur expérience de parents, mais aussi de lusophones, peut nous permettre
d’obtenir certaines informations sur d’éventuels dysfonctionnements de cet
enseignement scolaire. Ainsi, l’informatrice de première génération que nous
présentons ci-dessous a été sélectionnée car elle semble être représentative de
notre échantillon9 :
Est-ce que vous avez un avis sur l’enseignement du Portugais sur la région bordelaise ?
Mes enfants ne vont plus à l’école, je ne fréquente plus personne.
Comme vos enfants n’ont plus l’âge d’y aller, vous ne vous y intéressez plus tellement ?
Mon fils a été à l’école jusqu’à 22 ans, mais ce n’était pas une école portugaise,
c’était une école française. Mon fils de 33 ans, à l’âge de 16 ans, ne voulait plus
aller à l’école, donc je lui ai fait faire des stages, il a fait un CAP dans le bâtiment.
Est-ce que vous pensez qu’au niveau de l’enseignement du portugais à Bordeaux et
en France plus généralement, il y aurait des choses à changer pour que ce soit plus
accessible, pour un meilleur enseignement ?
Je pense que oui. La voisine était satisfaite de l’enseignement du portugais
pour ses filles. Moi je n’étais pas du tout satisfaite avec mon fils. Il faisait
quelques heures de portugais à l’école, quelques fois par semaine, 1h30-2h00,
mais c’est le seul de mes enfants qui a pris ces cours. Pour les deux autres,
c’était dû à des problèmes de santé et je n’ai pas voulu leur imposer, comme ils
manquaient déjà beaucoup à l’école française (…).
Comment pensez-vous que cela pourrait s’organiser ? Qu’il y ait plus de choix dans
les langues à l’école ?
Que l’enfant choisisse lui-même.
POR17, 59, F, 1g, cuisinière/femme de ménage10.
Cette informatrice, qui fait un lien direct entre l’école et sa socialisation,
ne semble plus s’intéresser à l’offre pédagogique proposée en portugais depuis
que ses enfants ont quitté l’école. Cette posture, partagée par la quasi-tota-
lité de nos informateurs non concernée directement par l’enseignement de la
langue portugaise, est tout de même significative du désintérêt de la commu-
nauté portugaise à propos de l’apprentissage de la langue par le biais de l’école.
Il semble, pour cette informatrice, et pour une grande partie de l’échantillon
que nous avons construit, qu’il n’y ait pas de prise de conscience collective
autour de cette question, l’immense majorité des réponses à nos questions sur
le sujet le prouvant aisément. Néanmoins, elle nous indique aussi qu’elle n’était
« pas du tout satisfaite » de cet enseignement lorsque son fils y prenait part, se

9 Les éléments importants et repris en dessous ont été mis en évidence (en gras) pour plus de
lisibilité.
10 Lire : informateur(rice) portugais(e) numéro 17, 59 ans, femme, première génération d’immi-
gration.
Paroles de migrants 103

plaignant du manque d’heures et du manque de régularité de celles-ci. Cette


déception peut aussi expliquer ce désintérêt. Enfin, elle termine cette partie
de l’entretien en nous disant qu’idéalement, ce serait à l’enfant de choisir la
ou les langue(s) qu’il souhaite apprendre. Cette assertion est très intéressante
à mettre en perspective avec l’absence de prise de conscience collective remar-
quée dans notre échantillon sur cette question.
À l’inverse de l’informatrice de première génération ci-dessus, une infor-
matrice de la génération « un et demi » – arrivée en France avant l’âge de
10 ans11 – mère de plusieurs enfants toujours à la maison, a un avis bien
plus détaillé sur cet enseignement de la langue portugaise. Elle avoue ainsi s’y
intéresser seulement parce que ces derniers lui en ont fait la demande :
Est-ce que vous êtes au courant de l’enseignement du portugais sur la région bordelaise ?
Oui, parce que les grands m’ont demandé. Il y a des cours à Mérignac le
mercredi après-midi. Au début les deux grands ont été à Lormont parce
qu’à Mérignac, les horaires ne m’intéressaient pas. Alors, je les ai emmenés à
Lormont le samedi après-midi. J’ai demandé au consulat. Mais maintenant, à
la municipalité, le lieu où se trouve le cours est affiché.
POR7, 46, F, 1,5g, agent technique.
Ainsi, après renseignements, cette informatrice a appris qu’il existait, au
moins, deux villes où l’enseignement du portugais était possible. Il est inté-
ressant de noter qu’elle déclare avoir été aidée par le consulat du Portugal de
Bordeaux et que la municipalité contribue à informer les parents à propos de
ces cours, information que nous n’avons quasiment jamais entendue chez les
autres informateurs de notre échantillon. Cette donnée, qui met en évidence
le fait qu’il existe des enseignements du portugais à Bordeaux et que des orga-
nismes publics sont capables d’aiguiller et d’aider les membres de la commu-
nauté dans leurs recherches éventuelles de cours de langue, tend à prouver,
une fois de plus, ce que nous avons appelé plus haut l’absence de prise de
conscience collective de cette communauté sur le thème de l’enseignement de
la langue d’origine (ou d’héritage). En effet, sur les 25 informateurs que nous
avons rencontrés et qui ont acceptés d’être enregistrés, seuls l’informatrice
POR7 et un autre informateur, non présenté ici et élu au sein du Conseil des
Communautés Portugaises12, nous ont permis de récolter ce genre d’informa-
tions sur les aides existantes au niveau de l’enseignement.
Dans la suite de l’entretien, et à propos de l’enseignement en lui-même,
cette informatrice reprend les mêmes critiques que la majorité des répondants
de notre enquête, à quelques différences près :

11 Mark Ellis et Jamie Goodwin-White, « 1.5 generation internal migration in the US: dispersion
from states of immigration? », in The International migration, n° 40/4, 2006, p. 899-926.
12 Créé par la Loi n° 66-A/2007 du 11 décembre, le Conseil des Communautés Portugaises (CCP)
est un organisme consultatif du Gouvernement pour les politiques relatives à l’émigration et
aux communautés portugaises à l’étranger.
104 Antoine Pascaud

Que pensez-vous de cet enseignement ?


C’est bien et ce n’est pas bien, parce que ça ne va que jusqu’au CM2. Après
c’est des cours par correspondance. Ou alors, il faut le mettre dans un collège
où il y a la langue portugaise.
Par rapport aux horaires, ce n’est pas un frein que les cours soient en même temps
que le sport ?
Elles sont arrangeantes. Pour L.13, plutôt que d’y aller de 16h à 17h, parce que
son cours de sport était de 16h à 17h, il y allait avant. C’était avec les petits
mais c’était plus ou moins la même chose parce que c’est juste une initiation.
Ils n’apprennent pas à écrire une lettre. Il ne va pas m’écrire une lettre si je lui
demande. C’est bien pour ne pas que les enfants perdent. L’enseignante parle
en portugais, ils répondent en portugais, il faut qu’ils essaient de construire
une phrase. Ce n’est pas terrible, parce que c’est seulement du CP au CM2 et
une seule fois dans la semaine.
POR7, 46, F, 1,5g, agent technique.
Elle déclare donc, à l’image de ce qui nous a été rapporté très fréquem-
ment sur ce sujet, que le principal problème des cours de portugais est le
faible niveau proposé aux élèves (« c’est juste une initiation ») ainsi que le
peu d’heures à disposition (« une seule fois par semaine »). Malgré tout, elle
positive en admettant qu’ils permettent aux enfants de ne pas perdre leur
langue d’origine (ou d’héritage) – sous-entendu ici que ce n’est pas par le
biais de l’école que l’apprentissage de la langue est réellement effectif – et
que les horaires semblent être « arrangeantes » pour les parents et les enfants.
Néanmoins, et malgré les critiques qu’elle a pu émettre à propos de cet ensei-
gnement et de son organisation, elle ne changerait rien à ce dernier :
Si vous en aviez le pouvoir, qu’est-ce que vous changeriez pour améliorer
l’enseignement ?
Je changerai rien du tout, parce qu’il n’y a pas assez de Portugais. Si j’avais
voulu, je l’y aurai mis, parce qu’il y en a deux ou trois à Bordeaux, mais il aurait
fallu l’habituer à y aller. Cette année, c’est une prof d’arabe, il y a plus d’Arabes
que de Portugais au collège.
Est-ce que un enseignement du portugais à l’école, pendant le temps scolaire serait
intéressant ?
Oui pourquoi pas. Je ne suis pas convaincue… mais oui…
Pourquoi vous n’êtes pas convaincue ?
C’est la volonté des parents de le mettre le mercredi après-midi. Mais l’enfant,
s’il vous dit non, qu’il ne veut plus y aller, vous faites quoi, vous le forcez à y
aller ? Déjà ils ont l’anglais, l’espagnol, le portugais, le latin, le grec…
Justement, si c’est dans le temps scolaire, ce serait à la place d’une de ces langues-
là…
Il a déjà l’anglais, l’espagnol et le latin… Plus le portugais ? Les devoirs, ça
ferait beaucoup à la maison…
Mais si on remplaçait espagnol par portugais par exemple ?

13 Prénom de l’enfant.
Paroles de migrants 105

Oui. Le portugais est la troisième langue mondiale, mais l’espagnol est devant.
POR7, 46, F, 1,5g, agent technique.
Ses réponses, très pragmatiques, s’appuient sur la faible présence de
Portugais à Bordeaux et sur la concurrence avec d’autres langues qui semblent
plus importantes à ses yeux, comme l’anglais ou l’espagnol. Elle s’inquiète de
la présence du portugais à l’école, dans une hypothétique insertion dans le
programme scolaire, par le surplus de travail que cela engendrerait pour ses
enfants (« Les devoirs, ça ferait beaucoup à la maison »). Cette inquiétude est
mêlée aussi à une volonté de ne pas forcer l’enfant dans l’apprentissage de la
langue des parents ou des grands-parents. Cette langue ne semble donc pas
être perçue comme une matière d’enseignement classique.
Avant de passer aux informateurs de la deuxième génération, il est inté-
ressant d’analyser un autre informateur de la génération « un et demi ». Ce
dernier, s’il ne dénote pas de l’ensemble de l’échantillon sur sa connaissance de
l’enseignement du portugais dans la région de Bordeaux en déclarant qu’il ne
s’y intéresse pas beaucoup et en admettant le faible rayonnement de la langue
en France mais aussi à travers le monde, a néanmoins une réflexion curieuse, ici
poussée à l’extrême, sur la langue portugaise et sur son apprentissage en France :
Est-ce que tu souhaiterais que le portugais soit enseigné à l’école, avec un enseigne-
ment compris dans le temps scolaire ?
Non.
Pourquoi ?
Parce que d’autres personnes qui ne sont pas portugaises iront apprendre
notre langue. Et quand il y aura un problème un jour, par exemple la guerre,
mais c’est un peu trop, pour ne pas qu’ils comprennent comment on réagit.
Pour ne pas qu’on se fasse éliminer. Il faut que ce soit une question de géné-
tique, on n’est pas trop pour le partage. Mais sinon, on est respectueux de la
personne. Ce qui nous appartient reste à nous.
Cela te dérange que des non Portugais apprennent le portugais ?
Oui, enfin ça dépend. Si c’est pour vivre avec quelqu’un de Portugais ou pour
vivre au Portugal, ça ne me dérange pas. Si c’est juste pour apprendre quelques
mots, connaître notre histoire, et savoir pourquoi on a cette mentalité, alors
ça me gêne… Chacun garde ses atouts.
POR9, 22, H, 1,5g, agent de maintenance.
Certes, cette vision de la langue et des Portugais, totalement hors du
temps, est extrêmement minoritaire mais elle est néanmoins remarquable à
analyser. Cet informateur semble penser que l’enseignement du portugais en
France entraînerait un afflux d’apprenants non originaires du Portugal qui,
grâce à cet apprentissage linguistique, comprendraient la façon de penser des
Portugais. Le lien entre langue et pensée est donc ici évoqué ; nous ne le déve-
lopperons pas mais il est tout de même intéressant à prendre en compte dans
le cadre d’une analyse de l’école et de ses représentations auprès de la commu-
106 Antoine Pascaud

nauté. Il dénote en effet un certain repli sur soi de la part de la communauté


portugaise, phénomène largement développé ailleurs14.
Les informateurs de deuxième génération présents dans notre échantillon
ont tous peu ou prou répondu la même chose à l’interrogation principale sur
leurs connaissances de l’enseignement de la langue portugaise dans la métropole
bordelaise. L’informateur que nous avons sélectionné ici en est le témoin parfait :
Est-ce que vous êtes au courant de l’enseignement du portugais sur la région bordelaise ?
Un petit peu. Je sais qu’il y a le lycée Magendie qui a une option portugais. Je
ne connais que ça.
Est-ce que vous seriez favorable à un enseignement du portugais à l’école, c’est-à-
dire compris dans le temps scolaire ?
Le souci c’est que le portugais n’est pas comme l’anglais, ce n’est pas une
langue qui est parlée partout. Dans l’enseignement ce serait bien, mais je
pense qu’ils ne peuvent pas mettre un professeur de portugais dans chaque
lycée ou collège, ou même en primaire. Pour ceux qui veulent apprendre le
portugais dans leur scolarité, s’il y a déjà un ou deux établissements où c’est
enseigné, autant qu’ils aillent là-bas.
Pour les petits, comme on sait que maintenant ils font de l’anglais voir de l’alle-
mand dès l’école primaire, s’il y avait au choix plusieurs langues dont le portugais…
Cela ne se fera jamais. Ce serait bien parce qu’on est quand même beaucoup,
surtout sur Bordeaux. Ils ne le feront pas parce qu’il faudra trouver beaucoup
de profs et n’y aurait pas autant d’élèves qu’en anglais ou l’allemand, qui sont
imposés. Il faut une seconde langue et je pense que l’espagnol est beaucoup
plus parlé que le portugais. C’est compréhensible.
POR10, 2g, H, 24, conducteur de travaux.
À l’instar de la plupart des informateurs précédemment présentés, nous
retrouvons chez ce dernier une méconnaissance globale de l’offre éducative en
portugais sur Bordeaux et ses alentours. Cet informateur, et il n’est pas le seul
dans notre échantillon, n’a visiblement jamais assisté à des cours de langue
portugaise durant ses années scolaires. Or, les migrants de deuxième généra-
tion représentent la première génération de descendants de Portugais présents
en France depuis leur naissance, c’est donc avec eux que l’enseignement de la
langue d’héritage, celle de leurs parents, aurait dû commencer réellement. Il est
alors surprenant de constater que l’immense majorité de notre échantillon ne
connaisse que peu de choses sur l’organisation de son enseignement. De plus,
si notre informateur déclare que « ce serait bien » que cette langue soit ensei-
gnée, il admet que le faible rayonnement du portugais est un réel frein pour son
entrée à l’école. Cette vision, une fois de plus, très pragmatique de la question
reste récurrente. L’école ne semble pas avoir une place importante, pour la
communauté portugaise de Bordeaux, dans l’apprentissage de la langue.

14 Albano Cordeiro, « Les Portugais, une population invisible ? », in Immigration et intégration,


l’état des savoirs, La Découverte, Paris, 1999, p. 106-111.
Paroles de migrants 107

La communauté espagnole : entre mécontentement et incompréhension

Comme nous l’avons précisé plus haut, les Espagnols présentés dans
les extraits qui vont suivre sont relativement âgés, en tout cas retraités, et
ne peuvent être totalement représentatifs de la communauté prise dans son
ensemble, la migration économique des années soixante étant quasiment
absente de notre échantillon. Néanmoins, cette structure sociologique est tout
de même relativement fidèle à la communauté des Espagnols de Bordeaux,
ceux-ci étant, a priori, et d’après nos observations, majoritairement issus de
cette migration républicaine.
L’ensemble de l’échantillon n’est pas satisfait de l’enseignement de la
langue espagnole dans la région bordelaise. Ce mécontentement peut paraître
paradoxal car cette dernière est l’un des choix offert à tous les collégiens de
France à partir, au moins, de la classe de quatrième. En effet, si ces derniers
semblent mieux lotis en matière d’enseignement que les membres des deux
autres communautés de notre étude, il y a pourtant, à leurs yeux, beaucoup
de points qui mériteraient amélioration :
Que pensez-vous de l’enseignement de l’espagnol aujourd’hui dans la région bordelaise ?
Je trouve qu’il n’est pas assez répandu car c’est le pays juste à côté, ça devrait
être la langue principale et c’est l’anglais qu’ils ont mis dans le monde, ici à
Eysines aussi. L’empire anglais, on s’est laissé faire.
ESP14, 1g, F, 83, retraitée (aide-soignante).
Deux déclarations sont donc à mettre en avant dans les propos de cette
informatrice de première génération en rapport avec la problématique de
l’enseignement de l’espagnol : la concurrence avec l’anglais et le rapport de
proximité entre la France, en particulier Bordeaux, et l’Espagne. D’après cette
dernière, il est dommageable que cet enseignement ne soit « pas assez répandu »
au regard de la proximité entre les deux pays. Et, si l’on interprète ses dires,
cette absence d’importance de la langue espagnole dans le paysage éducatif
français viendrait directement de la concurrence de la langue anglaise, langue
mondiale. Par ailleurs, cette concurrence ne serait pas forcément du fait de
la langue en elle-même, mais plutôt de l’empire qui se cache derrière, sous-
entendu les États-Unis. Elle voit dans cette hégémonie linguistique un acte
politique et/ou économique et c’est cela, semble-t-il, qui lui pose le plus gros
problème vis-à-vis de la langue espagnole. À aucun moment, elle n’évoque le
besoin linguistique15 éventuel des migrants et de leurs descendants.

15 Alain Viaut, « La notion de besoin linguistique et les langues minoritaires », in Altérité et identité,
itinéraires croisés. Mélanges offerts à Christian Coulon, Bruylant, Bruxelles, 2010, p. 401-416.
108 Antoine Pascaud

Constatant le même paradoxe quant à la proximité géographique des


deux pays et l’enseignement insuffisant de l’espagnol, l’informatrice suivante
y voit d’autres causes, davantage liés à son expérience personnelle :
Est-ce que vous avez un avis sur l’enseignement de l’espagnol sur la région borde-
laise au niveau des collèges et lycées ou au niveau associatif ?
Je trouve que nous sommes très près de l’Espagne et je trouve que peut-être
l’espagnol n’est pas suffisamment enseigné alors que nous sommes presque
à la frontière. On lui donne pas suffisamment d’importance et je ne sais pas
pourquoi. Ça s’est peut-être un peu amélioré mais il fut un temps, parler
espagnol, c’était pas très chic, c’était une bêtise de la région je pense, je sais
pas pourquoi. Je sais pas si les professeurs d’espagnol ne se sont pas suffi-
samment bagarrés pour implanter davantage cette langue en Aquitaine (…).
ESP13, 1,5g, F, 80, retraitée (employée de préfecture).
D’après elle, la cause de cette insuffisance viendrait plutôt d’une mauvaise
représentation de la langue espagnole dans la société française, et en particu-
lier aquitaine : « il fut un temps, parler espagnol, c’était pas très chic, c’était
une bêtise de la région je pense ». Cette réflexion est à mettre en relation
avec les difficiles conditions de vie des Républicains ayant fui le régime fran-
quiste et subissant certainement des actes xénophobes de la part de la popula-
tion française16. Par la même occasion, elle rejette la faute, dans une certaine
mesure, aux enseignants d’espagnol, coupables à ses yeux de ne pas s’être assez
« bagarrés pour implanter cette langue en Aquitaine », en creux face à l’anglais,
première langue enseignée en France.
Totalement à l’inverse, l’informateur suivant, qui a été enseignant d’es-
pagnol à une époque, évoque d’autres problématiques auxquelles il a été
confronté durant sa carrière pour expliquer la carence dans l’enseignement de
l’espagnol dans la région :
Est-ce que vous avez un avis sur l’enseignement de l’espagnol sur la région bordelaise ?
En tant qu’intervenant en espagnol, [je sais qu’] il y a eu à un moment donné
un programme d’initiation aux langues étrangères. Ensuite, ce qu’il s’est
produit, c’est que c’est devenu un enseignement des langues étrangères et il
fallait qu’il y ait une continuité, ce qui semble logique, et dans l’élémentaire,
dans certains secteurs, on n’a pas pu poursuivre l’enseignement de la langue
espagnole puisqu’il n’y avait pas continuité avec le collège, où la langue espa-
gnole n’était pas enseignée en sixième comme première langue. Là, pour moi,
il y avait un problème parce qu’on avait des enfants qui étaient demandeurs.
J’avais des enfants demandeurs. C’était majoritairement l’anglais mais sur une
classe d’une trentaine élèves, j’avais deux ou trois élèves qui étaient deman-
deurs (…). Ce sont des choix qui ont été bafoués quelque part (…).
ESP11, 2g, H, 61, retraité (professeur des écoles).

16 Geneviève Dreyfus-Armand, « L’accueil des enfants espagnols en France pendant la guerre


d’Espagne et après la victoire franquiste », in Documents pour l’histoire du français langue étran-
gère ou seconde, n° 46, 2011, p. 105-122 ; Vincent Parellio (2012), « Réactions xénophobes à
l’égard des réfugiés espagnols de la guerre civile dans le département de l’Hérault », in Bulletin
hispanique, n° 114/2, 2012, p. 919-935.
Paroles de migrants 109

Selon cet informateur, si l’enseignement de l’espagnol n’est pas satisfai-


sant dans l’agglomération, et en France, c’est parce qu’il y a un problème
de « continuité » entre ce qu’il peut se faire, par endroits, en école primaire
(« élémentaire ») et en collège. Le fait que l’espagnol ne soit pas proposé (ou
très rarement) en première langue vivante (LV1) au collège est un frein à un
enseignement précoce de la langue. S’il trouve la problématique de la conti-
nuité « logique » dans l’offre pédagogique proposée aux enfants, il regrette
profondément que l’éventail de LV1 ne soit pas élargi à la langue espagnole,
même pour « deux ou trois élèves ». Il va plus loin encore en fin de citation en
déclarant que les envies des élèves sont « bafoués » par ce système.

La communauté grecque : entre scission et manque de reconnaissance

La communauté grecque de Bordeaux, très peu nombreuse (entre 20017 et


38018 familles selon les sources), est structurée de manière assez surprenante
de prime abord. Afin de comprendre cette configuration, il est bon de rappeler
que l’immigration grecque en France (mais aussi ailleurs) est la conséquence
de trois vagues principalement : une première, à l’appel de la France, durant
la Première Guerre Mondiale ; une deuxième consécutive aux évènements
tragiques d’Asie Mineure dans les années vingt et enfin, une troisième durant
la période 1945-1975 marquée par une guerre civile, un coup d’État et la
dictature des colonels19. Ces trois vagues migratoires sont le reflet de la struc-
ture sociologique de la communauté grecque de Bordeaux qui, en réalité, n’est
pas une mais deux. Les Grecs de Bordeaux sont effet scindés en deux entités.
Cette scission, causée par un désaccord sur la place de la religion orthodoxe,
a entrainé la création de deux sous-communautés, une dite « ancienne » ou
« vieille » et une autre dite « nouvelle »20 ; les « Anciens » provenant principa-
lement des deux premières vagues et les « Nouveaux » de la troisième. Bien
évidemment, la séparation entre les deux sous-communautés, si elle paraît
consommée sur plusieurs points d’importance tels que l’enseignement ou la
religion, est en réalité mince et il ne fait pas de doute que des migrants de la
troisième vague peuvent se retrouver dans la communauté dite « ancienne »
et inversement.

17 Chiffre avancé par le consul honoraire de Grèce à Bordeaux lors d’une entrevue (13 novembre
2011, non enregistrée).
18 Chiffre avancé dans un article du journal Sud-Ouest reprenant un discours du Pope de l’église
orthodoxe de Bordeaux à la mairie de Bordeaux (15 février 2011, http://www.sudouest.
fr/2011/02/15/un-coeur-franco-grec-318967-625.php).
19 Michel Bruneau, « Une immigration de longue durée : la diaspora grecque en France », in
Espace, populations, sociétés, n° 2/3, 1996, p. 485-495.
20 Ces appellations ne sont pas de notre fait mais de celui des « Grecs » de Bordeaux eux-mêmes,
les « Nouveaux » surtout.
110 Antoine Pascaud

Il n’en reste pas moins que deux sous-communautés ont des désaccords
profonds sur de nombreux sujets. L’enseignement du grec en est un. En
effet, jusqu’en 2010, un enseignant fonctionnaire de l’État grec était envoyé
à Bordeaux afin de dispenser des cours de langue et civilisation aux enfants,
mais aussi aux adultes, selon les accords signés entre la France et la Grèce
dans le cadre européen des Enseignements de Langues et Cultures d’Origine
(ELCO)21. La crise économique traversée par la Grèce et le faible nombre de
Grecs présents à Bordeaux a néanmoins obligé l’État grec à rapatrier cet ensei-
gnant. Avec le départ de l’enseignant, la fracture entre les deux communautés
devint plus grande, l’une et l’autre n’arrivant pas à s’accorder sur les stratégies
éducatives liées à la langue, les « Anciens » préférant globalement l’enseigne-
ment du Pope de l’église orthodoxe de Bordeaux alors que les « Nouveaux »
penchaient pour un enseignement plus moderne. Une fois de plus, la réalité
est un peu plus complexe que cela mais ce « schisme » a nettement été mis
en avant lors de nos entretiens avec les membres des deux communautés.
Si certains semblent satisfaits de l’offre éducative en grec, la question de la
connaissance réelle de cette dernière peut se poser au vu de leurs réponses à
nos questions :
Que pensez-vous de l’enseignement du grec sur la région bordelaise ?
Je pense que c’est bien le fait que celui qui le désire puisse apprendre le grec.
Moi, je me suis mis au grec, quand j’ai sympathisé avec le prof de grec (…).
Est-ce que vous êtes au courant des cours qui sont donnés aujourd’hui ?
Non pas du tout. T. donnait des cours, je sais pas s’il en donne toujours… J’y
allais à ses cours, c’était sympa, mais je sais pas s’il en donne toujours. Mais je
regrette de ne pas y être allé plus, ça m’aurait plus perfectionné !
GRE19, 2g, H, 77, retraité (maître d’hôtel).
Au niveau de l’enseignement du grec sur la région bordelaise, est-ce que vous avez
un avis ?
Je suis un peu au courant par mes nièces. Je pense que c’est pas mal ce qui
se fait. Il y a de l’enseignement à la fac, et je crois que ça commence à être
assez riche.
GRE13, 2g, H, 59, éleveur de chiens.
Ces deux informateurs, issus des deux sous-communautés, ne semblent
pas, ou plus, concernés par l’enseignement du grec. En effet, le premier
d’entre eux déclare, outre sa satisfaction à propos des cours de grec qu’il a
connu quand il y assistait (« c’était sympa »), qu’il n’est pas au courant « du
tout » du fonctionnement de cet enseignement aujourd’hui. Il ne sait pas si
l’enseignant qu’il a connu donne toujours des cours (ce qui est le cas). Dans

21 Nous avons, de plus, appris, lors de nos discussions avec les membres des communautés
grecques, qu’à une époque il y avait deux enseignants de grec à Bordeaux, rémunérés par
la Grèce.
Paroles de migrants 111

le même ordre d’idée, le deuxième informateur modalise beaucoup ses propos


(« je pense », « je crois »), ce qui semble signifier qu’il n’est pas forcément
au fait de l’enseignement et des mécanismes en place et ne mentionne que
le dispositif universitaire dans l’agglomération au sujet de la langue. Cette
posture, entre satisfaction et méconnaissance globale, est relativement peu
présente dans notre échantillon, le reste de nos informateurs ayant un avis
bien plus précis au sujet de l’enseignement de leur langue. Ainsi, la plupart des
Grecs de la (des) communauté(s), sont généralement plus sceptiques quant
aux dispositifs en place à propos de l’enseignement du grec. Seulement un de
nos informateurs a évoqué sa pleine satisfaction :
Que pensez-vous de l’enseignement du grec sur la région bordelaise à l’heure
actuelle ?
Je sais que le pope est instituteur de grec pour les petits enfants et qu’ils
donnent des cours pour adultes, pas forcément Grecs. Mes enfants sont allés
à un lycée où il y avait le grec comme deuxième langue, le lycée Montesquieu
à Bordeaux avec [nom du professeur] qui est professeur de grec moderne. Ils
avaient l’option grec moderne. À la fac, il y a aussi l’option grec moderne. Il y
a aussi un autre prof qui dirige des thèses sur la littérature grecque moderne
[il cite les noms des professeurs]. Normalement, il y avait un autre profes-
seur jusqu’il y a deux ans, après je ne sais plus parce que mes enfants n’y
allaient plus, qui venait donner des cours d’un niveau supérieur au pope. Je
ne sais plus s’il vient encore, comme je n’ai plus d’enfants. Il faudrait demander
à [présidente association] s’il vient encore. En tout cas, quand mes enfants
étaient petits, on faisait en sorte qu’ils aient du grec de tous les niveaux,
jusqu’au lycée.
L’enseignement donné vous satisfait-il ?
Oui, [nom enseignant] avait un niveau lycée. C’était bien. On a eu des profes-
seurs de tous les niveaux donc on était content.
GRE24, 1g, H, 52, professeur de psychologie.
Ce dernier énumère une liste impressionnante des différents moyens
d’apprendre le grec dans l’agglomération bordelaise. D’après lui et son expé-
rience personnelle en tant que père, il est totalement possible d’assister à des
cours de langue grecque pour chaque niveau d’apprentissage : des tout-petits
jusqu’à l’université. Il semble être parfaitement au courant de tous les établis-
sements bordelais où le grec est proposé ainsi que des noms des enseignants.
Néanmoins, et à l’image d’un comportement déjà évoqué pour d’autres infor-
mateurs, grecs ou non, il fait un lien entre sa qualité de parent et sa connais-
sance de ces dispositifs : « après je ne sais plus parce que mes enfants n’y
allaient plus ». Malgré cela, et sans surprise, il déclare qu’il est pleinement
satisfait de l’enseignement de sa langue maternelle dans la région, même s’il
n’évoque pas le collège dans ses déclarations. Cependant, et pour contrebalan-
cer cet état de fait, il faut préciser que certains de ces enseignements ne sont
pas accessibles à tous (établissements privés) et d’autres sont plus ou moins
critiqués par les membres la communauté, et en particulier de la part de la
112 Antoine Pascaud

sous-communauté des « Nouveaux ». Les trois informateurs que nous allons


présenter en suivant sont donc moins, voire bien moins, satisfaits par l’ensei-
gnement de cette langue :
Que pensez-vous de l’enseignement du grec sur la région bordelaise ?
Ça, je ne sais pas. Je ne peux pas vous dire, je ne suis pas dedans. Il y a
quelques années, j’amenais mes petits une fois par semaine, c’était le samedi.
Maintenant, les enfants, ils ont grandi. Moi, je n’y vais plus. Je ne veux surtout
pas critiquer parce que les gens qui essaient d’apprendre le grec aux autres,
c’est des gens qui font leur possible. Moi, je ne me sens pas capable de dire si
c’est bon ou mauvais (…).
Sans juger s’il est bon ou pas, est-ce que vous pensez qu’il y a assez d’enseignement ?
Assez ? Certainement non, parce que quand vous faites une heure par
semaine… Mais j’en connais pas beaucoup qui approfondissent vraiment le
grec. Donc la personne qui enseigne, elle se retrouve automatiquement privée
par ce temps, par manque de temps libre des élèves, ils sont obligés de se
contenter du minimum.
GRE14, 1g, H, 75, retraité (laveur d’éponges).
Pour cet informateur – qui n’est plus vraiment au courant de la situation
de l’enseignement aujourd’hui, ses enfants ont grandi et n’assistent plus aux
cours – l’enseignement du grec n’est certes pas parfait mais a le mérite d’exister.
Il déplore les conditions auxquelles sont confrontés les enseignants : le manque
de temps en premier lieu (« une heure par semaine ») mais aussi le manque de
suivi dans cet enseignement (« j’en connais pas beaucoup qui approfondissent
vraiment le grec »). En conclusion, il déclare que les apprenants « sont obligés
de se contenter du minimum », ce qui est une représentation de l’enseignement
totalement inversée par rapport à l’informateur précédent. Cet avis, plutôt fata-
liste, sur l’enseignement de la langue grecque est partagé par beaucoup d’infor-
mateurs de notre échantillon et de la communauté en général :
Toujours sur l’enseignement, à l’échelle bordelaise, qu’en pensez-vous à l’heure
actuelle ?
Il n’y a quasiment rien. C’est une catastrophe, mais la communauté n’est pas
très importante, et le grec n’est parlé qu’en Grèce. Ce n’est pas illogique que
ce soit difficile de trouver (…).
GRE23, 3g, H, 44, opticien.
Cet informateur, à l’image de la communauté, n’est pas très optimiste sur
la question de l’enseignement. S’il comprend l’insuffisance de ce dernier par
le fait que la langue ne possède pas de rayonnement politique, économique
ou culturel de rang mondial ou par le fait que la communauté grecque borde-
laise ne soit pas très importante numériquement parlant, il semble tout de
même touché par le peu de possibilités offertes aux apprenants : « c’est une
catastrophe », utilisant un terme possédant une résonance particulière pour les
Grecs car faisant référence à la « Catastrophe d’Asie Mineure » ou « Grande
Catastrophe » marqué notamment par un échange de population entre la
Paroles de migrants 113

Grèce et la Turquie suite à de nombreuses exactions commises par les deux


camps dans la guerre qui les opposa22.
Enfin, un dernier témoignage, totalement opposé à celui de GRE24 plutôt
satisfait de l’enseignement du grec dans la métropole bordelaise, vient à notre
avis bien résumer le malaise que nous avons constaté lors de nos enquêtes sur
ce sujet bien précis de l’école.
Qu’est-ce que tu penses de l’enseignement du grec aujourd’hui sur la région bordelaise ?
Il n’y a rien [soupir]. Enfin… c’est… je sais que j’allais à l’école quand j’étais
petite, à l’école grecque le samedi après-midi, c’était une heure ou deux heures.
Moi j’en ai retenu qu’on apprenait toujours la même chose, c’est-à-dire que le
truc basique, et pourtant j’en ai fait neuf ans je crois donc… C’est « bonjour,
comment ça va ? », c’est la conversation typique. Donc je trouve que c’est pas
très très bien. Après au lycée, il y a du grec [ancien], c’est bien qu’il y ait du
grec [ancien] mais après je trouve ça dommage qu’il n’y ait plus rien. Je pense
qu’il y a peut-être des gens qui voudraient faire du grec moderne, et je trouve
ça dommage qu’il n’y en ait pas à la fac…
GRE16, 3g, F, 21, étudiante.
L’informatrice semble être un témoin privilégié de la situation actuelle
autour de l’enseignement du grec dans l’agglomération. En effet, elle a assisté
aux cours donnés pour les plus jeunes durant une période de « neuf ans ».
Son ressenti au sujet de ces derniers est extrêmement négatif : « on apprenait
toujours la même chose, c’est-à-dire le truc basique », ce qui contrebalance
sévèrement les propos de GRE24 mais qui nous semble être bien plus proche
de la réalité, ou du moins de celle que nos autres informateurs ou contacts
nous ont expliqué lors de nos enquêtes. De plus, elle déplore l’absence d’ensei-
gnement du grec à l’université et le seul enseignement du grec ancien au lycée.
Si ses derniers propos sont à pondérer par l’existence de quelques cours de grec
à l’université Bordeaux Montaigne, il reflète tout à fait le paysage éducatif en
langue grecque de la région bordelaise.

Quelles alternatives pour l’apprentissage de la langue ?

Les trois communautés étudiées ont donc des avis et des demandes bien
différentes au sujet de l’enseignement de leurs langues d’origine ou d’héri-
tage : les Portugais ne semblent pas privilégier le support de l’école pour l’ap-
prentissage de la langue portugaise à leurs enfants en ne s’intéressant que très
peu à son enseignement, les Espagnols se désolent de la place qu’ils n’estiment
pas assez importante de la langue espagnole dans le panel des langues ensei-
gnées en France et les Grecs, s’ils semblent concernés par l’enseignement de
la langue grecque, sont très partagés sur les dispositifs mis en place à l’heure

22 Georges Contogeorgis, Histoire de la Grèce, Hatier, Paris, 1992.


114 Antoine Pascaud

actuelle. Néanmoins, et malgré cet état des lieux peu réjouissant sur l’ensei-
gnement de ces langues en situation de migration, la pratique de ces dernières
est réelle et ce, même après plusieurs générations (jusqu’à quatre, pour nos
enquêtes). Des alternatives existent alors pour l’apprentissage linguistique de
ces trois communautés.
Ces alternatives semblent être nettement privilégiées pour les Portugais de
notre échantillon, leur peu d’intérêt et de considération pour l’enseignement
du portugais trouve ici peut-être sa cause. En effet, ils semblent être plus actifs
sur la langue et sa transmission aux jeunes générations par le biais des associa-
tions qui contribuent à sa pratique :
Vous êtes dans une association franco-portugaise, quel rôle joue cette association
pour la langue portugaise ?
Je pense que ça fait une sorte de lien (…) pour ne pas oublier les origines.
C’est vrai qu’on fait beaucoup de bals, avec les musiques portugaises qu’on a
l’habitude d’entendre là-bas. Ça fait un lien et un retour aux sources quand
on est dans ces bals. C’est le moment où on se retrouve et où on se rappelle
un peu notre pays, car dans la vie de tous les jours, on ne pense pas toujours
à notre famille qui est là-bas, à nos coutumes etc… On est en France, on vit
avec le système français. Ça fait un retour aux sources, ça fait du bien. Enfin
pour moi c’est ça.
POR6, 2g, F, 19, étudiante.
Si la langue n’est pas directement mentionnée dans ce témoignage, elle est
néanmoins présente par le biais de l’association et de ses activités culturelles.
Le « retour aux sources » et aux « origines » est un élément important pour les
Portugais et la présence de la langue portugaise, nous en avons été témoin, est
nettement majoritaire lors de ces rencontres.
De même, la transmission intergénérationnelle est très importante à leurs
yeux et représente sans doute le biais le plus utilisé pour l’apprentissage de la
langue :
Est-ce que vous pensez qu’un enfant apprend mieux le portugais à la maison avec
ses parents ou à l’école ?
À la maison.
Pourquoi ?
Parce qu’à la maison on parle tout le temps couramment, alors qu’à l’école,
c’est une fois par semaine.
POR14, 1g, F, 54, employée de maison.
Pour les Espagnols de notre échantillon, les associations semblent égale-
ment être le lieu privilégié pour pratiquer la langue et donc la transmettre, en
même temps que la mémoire collective des immigrés espagnols de France, ici
de Bordeaux :
Est-ce que vous avez un avis sur le rôle que joue les associations sur la langue
espagnole ?
Paroles de migrants 115

(…) Oui c’est très important, il ne faut pas oublier cette langue. Il ne faut pas
que les enfants oublient cette langue et en plus de ça nous avons un besoin de
mémoire car toute la mémoire a été effacée pendant toute la dictature et c’est
à nous de reconstruire tout ça et c’est pour ça que je suis dans cette association
d’Ay Carmela qui fait un gros travail (…).
ESP13, 1,5g, F, 80, retraitée (employée préfecture).
De même, et à l’instar des Portugais, la transmission intergénération-
nelle semble importante à leurs yeux car plus exhaustive en matière d’ap-
prentissage que l’école. Si l’école n’est pas totalement rejetée, elle n’est pas le
meilleur moyen, pour les Espagnols, d’apprendre une langue correctement.
L’immersion familiale est donc un complément absolument nécessaire à la
bonne pratique d’une langue, en particulier d’une langue d’héritage :
Est-ce que vous pensez que les enfants apprennent mieux la langue à l’école ou à
la maison ?
Là, c’est un peu compliqué. Pour moi, c’est la vie quotidienne donc à la
maison. À l’école, c’est les classiques, c’est littéraire. Les littéraires, c’est
bien beau d’apprendre les verbes mais le courant de la vie, on l’apprend à la
maison. Les phrases de tous les jours, c’est à la maison. Je pense qu’à l’école,
on apprend la prononciation, quoi qu’on l’apprend aussi à la maison, écrire
vete avec un v ou un b c’est ça l’école, on t’apprend à écrire correctement.
ESP3, 1g, H, 68, retraité (maçon).
Enfin, nous l’avons vu, les Grecs sont très concernés par l’enseignement
de leur langue dans la métropole bordelaise mais n’en sont pas satisfaits dans
l’ensemble. Ici aussi, à l’image des deux autres communautés, les associations
prennent ce rôle de lieu de pratique de la langue grâce aux activités culturelles
et grâce aux rencontres qu’elles permettent :
On va parler du rôle que jouent les associations grecques, franco-grecques, hellé-
niques sur la langue grecque dans la région de Bordeaux…
(…) Disons que sur la langue grecque, elles n’ont pas un grand pouvoir fédé-
rateur. (…) Par contre, il peut y avoir des soirées cinéma avec des films en grec
donc là, effectivement là, il y a quand même une action sur la langue. Il y a
aussi des échanges avec des familles grecques (…) par le biais de l’église et des
associations. On peut dire que les associations ont quand même une action
sur la langue.
GRE13, 2g, H, 59, éleveur.
Comme nous l’avons vu pour les deux autres communautés, la transmis-
sion intergénérationnelle est un vecteur important pour la pratique et l’ap-
prentissage de la langue :
Est-ce que pour un enfant grec qui vit en France, vous pensez qu’il apprendra
mieux le grec à la maison ou à l’école ?
116 Antoine Pascaud

À la maison. (…) Parce que à la maison, c’est le quotidien, c’est toutes les
petites choses qui font qu’on comprend mieux les langues… parce qu’à
l’école, une fois par semaine, où il y a un texte où on apprend la grammaire…
À la maison, c’est beaucoup mieux je pense.
GRE7, 1g, F, 34, œnologue.
Est-ce que tu penses qu’un enfant apprend mieux le grec à l’école ou alors à la
maison ?
À la maison. Si les parents ont un bon grec, il apprendra tout aussi bien à la
maison puisqu’il aura grandi dedans. Après si les parents n’ont pas un très bon
grec, il apprendra tout autant à l’école.
GRE16, 3g, F, 21, étudiante.
Comme cela a été largement mis en évidence, il semble que l’école en
tant qu’institution, publique ou associative, permettant l’apprentissage de
la langue ne soit pas le moyen préférentiel utilisé par les trois communautés
soumises à nos enquêtes. En effet, soit elles ne s’y intéressent que très peu (les
Portugais), soit elles déplorent sa mauvaise organisation (les Espagnols et les
Grecs). Les trois communautés ont donc mis en place différentes alternatives à
l’institution scolaire en lui préférant nettement l’usage de la pratique familiale
(transmission intergénérationnelle) ou amicale (associations culturelles) dans
la transmission de la langue d’origine, et donc d’héritage, à leurs enfants.

Antoine Pascaud
UMR 5478 IKER
Université Bordeaux Montaigne
antoine.pascaud@u-bordeaux-montaigne.fr

Résumé
À partir d’enquêtes réalisées auprès des communautés portugaise, espagnole et grecque de
Bordeaux, nous proposons d’interroger la place de l’école dans le bilinguisme français/langue
d’origine chez les migrants. Certaines alternatives mises en place par les communautés (asso-
ciations) ou par les migrants eux-mêmes (transmission intergénérationnelle, retour dans le
pays d’origine) seront également examinées.
Mots-clés
Langue d’immigration, école, Portugais, Espagnols, Grecs.
Abstract
From surveys carried out with Portuguese, Spanish and Greek communities of Bordeaux, we propose
to interrogate the role of school in the French/heritage language bilingualism among migrants. Some
alternatives developed by communauties (associations) or by migrants themselves (intergenerational
transmission, return to the country of origin) will also be discussed.
Keywords
Immigration languages, school, Portugueses, Spaniards, Greeks.
Promouvoir l’apprentissage des
langues en Écosse
Exemple d’un projet scolaire qui valorise
les identités plurilingues

Malika Pedley

La situation linguistique du Royaume-Uni est marquée par une dichoto-


mie : face à un multilinguisme qui se justifie par la présence de nombreuses
langues allochtones et par la protection de langues autochtones, le mono-
linguisme de l’anglais reste un fait incontestable et assumé pour une grande
partie de la société britannique. L’apprentissage des langues en milieu scolaire
restant marginal témoigne entre autres d’un manque de motivation à maîtri-
ser des langues autres que l’anglais. Des politiques linguistiques éducatives en
adéquation avec les objectifs de plurilinguisme européen sont mises en œuvre
pour tenter de contrer cette tendance.
Cette double réalité linguistique constitue le fil conducteur de notre
article : dans un premier temps, nous nous poserons la question suivante :
dans une telle situation, comment et par quels moyens peut-on promou-
voir l’apprentissage des langues à l’école ? De cette question découleront les
suivantes : comment cette dynamique de promotion de l’apprentissage des
langues peut-elle nous renseigner sur le multilinguisme en tant que système
au Royaume-Uni ? Comment les représentations vis-à-vis du multilinguisme
évoluent-elles avec cette dynamique ?
Pour comprendre cette problématique, il convient de préciser le cadre de
recherche dans lequel elle s’inscrit : la recherche doctorale dont il est question
ici a pour objet d’étude le multilinguisme au Royaume-Uni, qu’elle entend
considérer comme un système global et participatif ; en d’autres termes, plutôt
que de caractériser le multilinguisme de cet État en distinguant des catégories
de langues, l’objectif est davantage de le voir comme un tout, afin de démon-
trer que sans faire abstraction de la diversité des situations qui caractérisent les
langues en présence, il peut y avoir suffisamment de points communs entre
celles-ci pour considérer le multilinguisme, comme un ensemble hétérogène
mais cohérent qu’il convient d’exploiter comme une ressource culturelle,
économique et linguistique pour la société.
118 Malika Pedley

Ainsi, après avoir présenté les caractéristiques linguistiques et politiques


du Royaume-Uni, nous nous intéresserons à la stratégie pour promouvoir
l’apprentissage des langues qui consiste à faire du multilinguisme latent une
ressource ; dans cette deuxième partie, nous prendrons le temps de présen-
ter le projet Mother Tongue Other Tongue, qui relève de cette stratégie et qui
constitue l’enquête de terrain de la recherche doctorale dont il est question
ici. Enfin, nous présenterons nos objectifs de recherche vis-à-vis de ce projet
semi-scolaire en troisième partie, à savoir étudier son déroulement pour
comprendre le multilinguisme tel qu’il est perçu par des enfants plurilingues.

Le Royaume-Uni : situation linguistique et politique

Six langues sont aujourd’hui reconnues langues régionales ou minoritaires


au Royaume-Uni selon la charte du Conseil de l’Europe1 : le gallois au Pays de
Galles, le gaélique écossais et le scots en Écosse, l’irlandais et l’ulster-scots en
Irlande du Nord et le cornique en Cornouailles (comté d’Angleterre). Sur ces
territoires, les pratiques linguistiques restent minoritaires mais l’enseignement
de ou en langue régionale ou minoritaire est en pleine expansion (Conseil de
l’Europe, 2014). Le gallois est la langue qui présente la vitalité la plus promet-
teuse, avec 19 % de la population galloise qui se déclare capable de parler cette
langue en 20112. Deux de ces langues ont un statut d’officialité : le gallois au
Pays de Galles et le gaélique écossais en Écosse. Toutes ces langues ne bénéficient
cependant pas du même degré de protection et de promotion par la charte. À
l’heure actuelle, d’autres parlers comme le geordie dans le Nord de l’Angleterre
revendiquent une certaine légitimité mais n’ont pas été reconnus en tant que
langues. Les langues régionales ou minoritaires seraient donc les seules langues
autochtones mis à part l’anglais toujours présentes au Royaume-Uni.
Outre ces langues, des centaines de langues allochtones sont parlées à
travers le Royaume-Uni. Depuis 2011, conséquence de la vague migratoire
des années 2000, le polonais est unanimement la première langue parlée après
l’anglais. Viennent ensuite les langues du sous-continent indien (panjabi,
ourdou) jusqu’en 2011 première langue après l’anglais (bengali, gujarati) pour
l’Angleterre et le Pays de Galles ainsi que pour l’Écosse, puis l’arabe, le français
et les langues dites « chinoises » (cantonais, mandarin…)3.

1 La Charte inclut le mannois dans la liste de langues du Royaume-Uni. Or, l’île de Man est
politiquement indépendante du Royaume-Uni mais toujours sous la souveraineté britannique.
Ici, puisque nous traitons exclusivement du Royaume-Uni, nous nous permettons d’évincer le
cas de cette langue. CONSEIL DE L’EUROPE, Third report of the Committee of Experts in respect of the
United Kingdom, European Charter for Regional or Minority Languages, 4th monitoring cycle,
2014, https://www.coe.int/t/dg4/education/minlang/Report/EvaluationReports/ UKECRML4_
en.pdf, 22/10/2015.
2 OFFICE FOR NATIONAL STATISTICS, http://www.ons.gov.uk/ons/dcp171778_297002.pdf, 2013,
22/10/2015.
3 Pour plus de détails, consulter les publications respectives concernant les recensements de
Promouvoir l’apprentissage des langues en Écosse 119

La diversité linguistique et culturelle qui marque le Royaume-Uni


aujourd’hui est en fait une situation tout à fait contemporaine. Certains
évènements du siècle passé permettent de comprendre l’évolution sociolin-
guistique et politique de cet État.
La pratique de langues allochtones sur le territoire britannique s’explique
par différentes vagues migratoires durant le XXe siècle, conséquentes d’un
besoin de renouvellement de population au lendemain de la Seconde Guerre
Mondiale, de conditions d’accès au sol britannique facilité pour les « citoyens
du Commonwealth » lors de la chute de l’Empire colonial, et de politiques
d’immigration plus ou moins accueillantes selon les périodes successives4.
La chute de l’Empire colonial a également eu des conséquences sur le senti-
ment d’appartenance nationale des Britanniques. En effet, si la construction
de l’Empire a favorisé un certain nationalisme britannique au XVIIIe siècle
fédérant gallois, écossais ou anglais, la désillusion conséquente de l’échec de
ce projet a conduit à un repli identitaire. L’émancipation des divers peuples
constitutifs du Royaume-Uni s’est accompagnée de revendications linguis-
tiques, culturelles, identitaires et politiques5.
Le Royaume-Uni a signé et ratifié la Convention Cadre pour la Protection
des Minorités Nationales du Conseil de l’Europe6 et reconnait ainsi en son
sein l’existence de minorités nationales, dont la définition reprend celle de
« groupe racial » (« racial group ») : « groupe de personnes défini par la couleur,
la race, la nationalité (y compris la citoyenneté) ou les origines ethniques
ou nationales »7. En ce sens, les langues parlées par les minorités (dont font
partie par exemple les Gallois et depuis 2014 les Cornouaillais, mais aussi
les communautés dites « visibles » comme les Antillais, les Pakistanais ou les
Indiens) doivent être protégées en tant que langues de minorités nationales.

population de 2011 : Office for National Statistics, 2013; National Records of Scotland, 2013,
http://www.scotlandscensus.gov.uk/documents/censusresults/release2a/StatsBulletin2A.pdf,
22/10/2015 ; Northern Ireland Statistics & Research Agency, 2013, http://www.nisra.gov.uk/
census/detailedcharacteristics_stats_bulletin_2_2011.pdf, 22/10/2015.
4 Vincent Latour, Le Royaume-Uni et la France au test de l’immigration et à l’épreuve de l’intégra-
tion : 1930-2012, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2014.
5 Anne Judge, « Linguistiques politiques, langues collatérales et langues différenciées dans le
cadre du Royaume-Uni », in Jean-Michel Éloy(éd.), Des langues collatérales : problèmes linguis-
tiques, sociolinguistiques et glottopolitiques de la proximité linguistique, L’Harmattan, Paris, 2004,
p. 145-160.
6 CONSEIL DE L’EUROPE, Rapport soumis par le Royaume-Uni en vertu de l’article 25, paragraphe 1
de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, 1999, https://www.coe.int/t/
dghl/monitoring/minorities/3_fcnmdocs/PDF_1st_SR_UK_fr.pdf, 22/10/2015.
7 Notion définie en premier lieu dans le texte Race Relations Act, 1976 (dernière édition) luttant
contre la discrimination raciale au Royaume-Uni. Définition extraite de la version française du
texte du Conseil de l’Europe (1999). Race Relations Act, 1976, http://www.legislation.gov.uk/
ukpga/1976/74, 22/10/2015.
120 Malika Pedley

Ainsi, il semble maintenant évident que, malgré des divergences quant à leurs
origines et quant aux rapports entretenus avec le territoire britannique, la
vitalité de ces langues autres que l’anglais est étroitement liée.
D’un point de vue politique, le Royaume-Uni est aujourd’hui un État
formé de quatre nations (l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande
du Nord) dont chacune dispose depuis la dévolution du pouvoir de l’État
en 1998 d’une certaine autonomie politique notamment en ce qui concerne
l’éducation et les questions linguistiques. Chacune des nations possède son
propre système scolaire (avec non équivalence entre les niveaux et différents
examens terminaux). Chaque nation gère aussi ses propres recensements de
population8.
Les quatre nations sont marquées par certains traits communs comme la
suprématie de l’anglais et l’ordre des langues allochtones les plus parlées. En
revanche, l’éventuelle présence de langue(s) régionale(s) ou minoritaire(s) et la
proportion variable d’individus plurilingues ou pour qui l’anglais n’est pas la
langue première confèrent à chacune des nations sa propre identité culturelle
et linguistique. Ainsi, si l’ordre des langues allochtones les plus importantes
semble le même d’une nation à l’autre, la pluralité linguistique ne prend pas
les mêmes proportions : en Écosse, 4,3 % des écoliers utilisent une langue
autre que l’anglais à la maison ; en Angleterre, 16,6 % (école primaire) et
12,5 % (école secondaire) des enfants disposent d’une autre langue que l’an-
glais ; et en Irlande du Nord, pour 3,1 % de la population, l’anglais n’est pas
la langue principale.9 Notons ici l’écart entre les différentes formulations des
résultats (traduites par nos soins) : les nuances qu’elles présentent en termes
de compétences et de pratiques linguistiques, ainsi que les différentes tranches
d’âge évoquées rendent encore plus difficile la comparaison entre nations.
À travers les quatre nations, une inadéquation demeure entre un multilin-
guisme avéré et un enseignement des langues en berne dans l’éducation. Afin
d’inverser cette tendance et conformément aux objectifs de plurilinguisme
européen, différentes stratégies sont mises en place à travers l’État pour
promouvoir l’apprentissage des langues à l’école.

8 Voir note 2.
9 Ibid.
Promouvoir l’apprentissage des langues en Écosse 121

Faire du multilinguisme latent une ressource pour le plurilinguisme

Démocratisation des langues dans l’enseignement

Nuffield Foundation, organisme qui finance et produit de la recherche en


politiques éducatives et sociales, a publié en 2000 le rapport « Languages:
The Next Generation » dénonçant l’état déplorable de monolinguisme du
Royaume-Uni comme étant en partie responsable d’un affaiblissement
économique10. Il devient urgent de se tourner vers la richesse multilingue du
pays pour gagner en compétitivité mondiale : ce constat présente enfin une
opportunité de donner, dans le cadre scolaire, davantage de légitimité et de
visibilité aux langues autres que l’anglais parlées au Royaume-Uni11.
Il s’agit là d’une proposition qui a fait débat plusieurs fois au Royaume-
Uni et qui est ainsi remise au goût du jour. En 1970, le gouvernement publie
Bullock Report dans lequel il est entre autres question des langues autres que
l’anglais parlées par les communautés12 : ce texte annonce l’importance de
conserver les langues d’héritage des communautés. Il ne propose cependant
aucune mesure pour assurer leur sauvegarde. Ce n’est que quinze ans plus tard,
qu’un texte viendra apporter une réponse : Languages for All, plus connu sous
le nom de son auteur, Swann Report13, déclare que la responsabilité de sauve-
garder et d’enseigner ces langues revient aux communautés. En conséquence,
les premières « community language schools » voient le jour dans les différents
centres urbains du Royaume-Uni. Ces structures de type associatif offrent
entre autres un enseignement de langues de familles hors temps scolaire. En
réalité, ces structures existaient déjà parmi les communautés dites ethniques
minoritaires et dispensaient des enseignements jugés manquants par les
communautés à l’école britannique : des cours de religion mais aussi des cours
liés aux cultures et traditions du territoire d’origine (musique, chant, danse,
etc.). L’ajout de cours de langues dans ces structures associatives a renforcé
l’identité de ces communautés autour d’une langue14. Une étude faite dans le

10 NUFFIELD FOUNDATION, Languages: The Next Generation, 2000, http://www.nuffieldfounda-


tion.org/sites/default/files/languages_finalreport.pdf, 22/10/2015.
11 Jim Anderson, Charmian Kenner et Eve Gregory, « The National Languages Strategy in the UK:
Are Minority Languages Still on the Margins? », in Christine Helot et Anne-Marie DeMeja
(éds), Forging Multilingual Spaces: Integrating Perspectives on Majority and Minority Bilingual
Education, Multilingual Matters, Bristol, England, 2008, p. 183-200.
12 Alan Bullock, A language for Life, 1975, http://www.educationengland.org.uk/documents/
bullock/bullock1975.html, 22/10/2015.
13 Lord Swann, Education for All, 1985, http://www.educationengland.org.uk/documents/
swann/swann1985.html, 22/10/2015.
14 Joanna McPake, « Mapping the languages of Edinburgh », SCOTLANG Seed Project 6, Scottish
CILT, 2002, http://www.scilt.org.uk/Portals/24/Library/publications/SCILT_2002_McPake_
Mapping_finalreport.pdf, 22/10/2015, 132 p.
122 Malika Pedley

cadre du projet de recherche « Valuing All Languages in Europe »15 a recensé


61 langues enseignées dans le cadre de « community language schools » au
Royaume-Uni en 2005 (Anderson et al., 2008, p. 194).
Depuis Swann Report, aucun texte d’une telle ampleur n’a été publié. À
l’échelle des nations ou bien de localités, on a pu assister à certaines inclu-
sions de langues minoritaires dans le cursus scolaire. Dans l’agglomération de
Londres, de 1983 à 1989, des langues minoritaires parlées localement ont pu
être enseignées à l’école en tant que matières mais aussi en tant que disciplines
non linguistiques (Anderson et al., 2008). Précisons que le caractère multicul-
turel de Londres est perçu globalement comme un des facteurs conférant à la
capitale une place centrale dans le marché économique mondial : Philip Baker
et John Eversley16 (2000 : p. 71-72) insistent sur cet argument dans leur
ouvrage consacré à la diversité linguistique de Londres. On y trouve entre
autres un extrait d’un discours prononcé par Tony Blair en 1999 : « London’s
diversity helps it to compete in today’s global market place »17.
Aujourd’hui, certaines de ces langues peuvent faire l’objet d’épreuves aux
examens GCSEs en Angleterre (équivalent des brevets des collèges) : l’offre
dépend des municipalités et reste très rare18. Aussi, avec les textes de loi Welsh
Language Act19 ou Gaelic Language (Scotland) Act20, le gallois au Pays de Galles
et le gaélique écossais en Écosse peuvent ou sont aujourd’hui enseignés à l’école.
En réponse au rapport de Nuffield Foundation, Jim Anderson et al. proposent
que les langues parlées au Royaume-Uni autres que l’anglais soient démocrati-
sées dans l’enseignement, au même titre que les « modern foreign languages »21.
L’institutionnalisation de l’enseignement d’une langue qui jusque là pouvait
être enseignée dans un cadre associatif, (ou alors n’était pas du tout enseignée)
engendrerait forcément des mutations d’ordre pédagogique et psycho-sociales.
Pour rester dans un objectif de démocratisation de l’enseignement d’une langue,
il faudrait pouvoir le proposer à tout enfant, que cette langue soit sa langue
première ou une langue inconnue. Il y aurait donc des aménagements didac-
tiques à penser afin que l’enseignement soit bénéfique pour tous.

15 Joanna McPake et Teresa Tinsley (éds), Valuing All Languages in Europe, Strasbourg / Graz :
Council of Europe / European Centre for Modern Languages, 2007, http://archive.ecml.at/
mtp2/publications/Valeur-report-E.pdf, 22/10/2015.
16 Philip Baker et John Eversley, Multilingual Capital: the languages of London’s schoolchildren and
their relevance to economic, social and educational policies, Battlebridge publications, London, 2000.
17 Notre traduction : La diversité de Londres contribue à sa compétitivité dans le marché écono-
mique mondial d’aujourd’hui.
18 Voir les derniers résultats concernant l’inclusion des langues dans le système scolaire anglais
(British Council, 2015)
19 Welsh Language Act, 1993, http://www.legislation.gov.uk/ukpga/1993/38, 22/10/2015.
20 Gaelic Language (Scotland) Act, 2005, http://www.legislation.gov.uk/asp/2005/7, 22/10/2015.
21 Jim Anderson et al., op. cit. Équivalentes aux langues vivantes étrangères en France ; il s’agit
principalement du français, de l’espagnol et de l’allemand.
Promouvoir l’apprentissage des langues en Écosse 123

En tout cas, pour ces auteurs, si ce projet doit réussir, il est nécessaire
que l’école adopte une vision sympathisante du multilinguisme, au travers
d’un discours positif envers les langues minoritaires. D’autres stratégies pour
atteindre le plurilinguisme existent, sur critères économiques (langues les plus
demandées sur le marché du travail mondial ; langues les plus parlées dans le
monde), géographiques (renforcement de l’enseignement des langues de pays
limitrophes), mais leur passage en revue n’est pas le propos de cet article. Dans
tous les cas, avant même d’élaborer un plan de stratégie pour le plurilinguisme
sur la base d’un choix de langues, il nous semble que s’impose une étape visant
à changer les mentalités vis-à-vis du plurilinguisme. C’est ce que fait le projet
Mother Tongue Other Tongue dont il est question ci-après.

Mother Tongue Other Tongue : prendre conscience du multilinguisme


environnant

Routes into Languages est un consortium d’universités anglaises et galloises


qui travaille avec les établissements scolaires primaires et secondaires pour
valoriser et promouvoir l’enseignement des langues. En 2014 est lancée la
première édition de Mother Tongue Other Tongue, un concours de poésie
multilingue dans les écoles primaires et secondaires de Manchester. L’objectif
premier de ce projet était de promouvoir l’apprentissage des langues à l’école :
en valorisant les langues parlées ou apprises par les enfants, le projet avait
pour ambition de faire évoluer les mentalités vis-à-vis des langues, de leurs
pratiques et de leur apprentissage22.
Le concours est divisé en deux catégories d’entrées : Mother Tongue
accueille des textes créés de toute pièce ou repris (chanson, poème,
comptine…) en langue maternelle (sans distinction23) ; Other Tongue est
dédiée aux poèmes écrits en langue étrangère enseignée dans le cadre d’une
classe de « modern foreign language ». Le projet est proposé à l’ensemble des
écoles de l’agglomération. Les enseignants qui s’inscrivent peuvent prendre la
responsabilité du concours à l’échelle de leur établissement. La participation
aux deux catégories est bien entendue envisageable.
Chaque enfant participant propose un texte (ou poème – nous revien-
drons plus en détails sur ce qui est entendu par « poème ») pour la caté-
gorie correspondante. Celui-ci est accompagné d’un texte rédigé en anglais,
qui explique ses choix, les circonstances de rédaction du poème ou bien une
anecdote liée au poème. Ce travail est en principe assez libre et c’est à l’enfant
de choisir ce qu’il veut écrire.

22 ROUTES INTO LANGUAGES, https://www.routesintolanguages.ac.uk/index.html, 22/10/2015.


23 Cette année à Glasgow ont été évoqué l’inclusion de langues des signes ainsi que l’écriture en
braille d’un poème en français.
124 Malika Pedley

En parallèle de la préparation qui a lieu en classe avec l’enseignant, sont


proposés pendant l’année des ateliers animés par des écrivains et artistes pour
les élèves ou pour les enseignants afin d’ouvrir aux processus de création en
langues, sur le travail de poésie par exemple.
Un jury composé des membres organisateurs du concours ainsi que des
intervenants poètes ou artistes sélectionne ensuite les meilleurs poèmes. Une
cérémonie de remise de prix est organisée. Il y a bien sûr des gagnants, mais la
notion de compétition est à relativiser. Comme le disent les organisateurs du
concours en Écosse qui ont remis l’an passé vingt-cinq prix pour cent entrées,
« plus qu’une compétition, il s’agit d’une célébration des langues »24.
Depuis son succès à Manchester en 2014, Mother Tongue Other Tongue
a été repris aux quatre coins du Royaume-Uni par des organismes locaux :
en Angleterre et au Pays de Galles, le projet reste sous l’égide de Routes into
Languages qui dispose de sous-branches locales ; en Écosse, Mother Tongue
Other Tongue est pris en charge par le SCILT (Scottish National Centre for
Languages), organisme financé par le gouvernement écossais offrant du conseil
aux professionnels de l’enseignement et de l’information aux familles.
Il est encore trop tôt pour savoir si Mother Tongue Other Tongue a atteint
son objectif premier. En revanche, ce concours s’est présenté à chaque fois
comme une véritable opportunité pour des enfants plurilingues de s’exprimer
au sujet de et par le biais d’une langue qui jusque là était ignorée à l’école.
C’est dans un tel contexte que vont se révéler des attitudes et des représenta-
tions vis-à-vis du multilinguisme environnant.

Mother tongue other tongue : (re)trouver sa voix25

Présentation du concours en Écosse

La première édition de Mother Tongue Other Tongue en Écosse a eu lieu en


2015 dans la ville pilote de Glasgow. Sur environ quatre-vingts écoles démar-
chées, vingt se sont inscrites au projet, et dix d’entre elles l’ont suivi jusqu’à
son terme. Parmi ces dix écoles, neuf étaient des écoles primaires, la dixième
étant une école secondaire. Une classe a participé à la catégorie Other Tongue,
celle de l’école secondaire, à l’initiative de l’enseignant de français (les parti-
cipations étaient donc en langue française). Toutes les autres participations
entraient dans la catégorie Mother Tongue, à l’initiative d’enseignants d’EAL
(anglais comme langue seconde) ou d’anglais (comme discipline). Comme
nous l’avons déjà évoqué ci-dessus, le concours a reçu cent entrées et vingt-
cinq d’entre elles ont reçu un prix.

24 Propos recueillis lors d’une mission à Glasgow en septembre 2015 (détaillée ci-après) : « More
than a competition, it is a celebration of languages ».
25 Inspiré du slogan du SCILT pour Mother Tongue Other Tongue : « Find your voice ».
Promouvoir l’apprentissage des langues en Écosse 125

Dix huit langues ont concourues : l’arabe, le mandarin, des langues nigé-
rio-congolaises (edo, igbo, yoruba, swahili), le sindebele (langue parlée au
Zimbabwe et en Afrique du Sud), des langues du subcontinent indien (cinga-
lais, ourdou), des langues d’Europe de l’Est (polonais, slovaque et géorgien),
des langues d’Europe (français, italien, portugais, castillan et grec) et le scots,
langue régionale ou minoritaire parlée en Écosse. L’ensemble de ces langues
est représentatif de la diversité linguistique et culturelle de la ville de Glasgow,
ville la plus multiculturelle en Écosse (National Records of Scotland, 2011).
Une classe de gaélique avait commencé le projet mais ne l’a pas suivi
jusqu’au bout. Comment expliquer l’absence du gaélique et la présence
marquée du scots, les deux langues régionales ou minoritaires en Écosse ?
D’après les organisateurs26, il est difficile de sensibiliser le public d’apprenants
du gaélique car cette langue bénéficie de soutiens indépendants privilégiés et
les défenseurs de cette langue tendent à s’écarter des mouvements en faveur de
la promotion des langues en général. Les organisateurs aimeraient cependant
voir cette langue s’ajouter au panel de langues représentées.
Le scots, pratiqué sur le territoire de l’Écosse, a longtemps été perçu
de manière négative mais les attitudes envers cette langue sont en train de
changer et l’école l’intègre dans son programme. En revanche, le scots n’est
pas enseigné dans un cours de langue, mais il fait partie des « Scottish studies »,
il est ainsi intégré dans les cours de littérature comme « spécificité régionale »
(Conseil de l’Europe, 2014)27. Les entrées en scots ont donc été motivées par
des enseignants d’anglais (littérature).28
Les autres langues représentées par la catégorie Mother Tongue ne bénéfi-
cient pas d’un enseignement à l’école. Certaines sont cependant enseignées
dans des « community language schools » en marge du système scolaire.
La configuration linguistique et urbaine de Glasgow en fait un terrain
tout à fait intéressant pour nos recherches qui tentent de considérer le multi-
linguisme dans sa globalité : deux langues régionales ou minoritaires, qui
ne bénéficient ni du même statut ni du même degré de promotion et qui
n’ont pas la même image auprès des écossais, sont en contact avec des langues
allochtones d’immigration récente (polonais) ou plus ancienne (ourdou).

26 Entretien réalisé le 06/03/2015 à Glasgow.


27 Propos confirmés lors de l’entretien avec le SCILT à Glasgow le 06/03/15.
28 Notons que l’anthologie des poèmes lauréats de 2015 sépare les poèmes en scots des deux autres
catégories de concours. Les organisateurs expliquent ce choix par une volonté de promouvoir
le scots, en nominant l’ensemble des poèmes présentés dans cette langue. Les organisateurs de
l’édition 2016 sont indécis quant à la catégorie dans laquelle le scots doit entrer cette année
(Mother Tongue ou Other Tongue ?).
126 Malika Pedley

Le poème comme forme d’expression

Mother Tongue Other Tongue a choisi la poésie comme moyen d’expres-


sion, sans pour autant définir ce champ. Le projet ne s’inscrit pas dans un
programme scolaire précis. En revanche, le SCILT a diffusé sur son site une
liste de compétences et d’approches scolaires qui s’en trouveraient favorisées,
parmi lesquelles une approche créative de l’apprentissage des langues, un
travail sur des textes au programme (la poésie scots et la chanson gaélique sont
données comme exemple) et le travail d’expression écrite. Il s’agit avant tout
de donner aux élèves une opportunité de s’exprimer sans contrainte. Libre
cours à l’enseignant de présenter le travail de poésie comme il le sent.
En septembre 2015, nous nous sommes rendue à Glasgow dans le cadre
d’un atelier proposé aux enseignants participant à l’édition 2016. Mené par une
poétesse écossaise, le but de cet atelier était d’activer le potentiel de créativité
dont nous disposons tous par le biais de l’écriture. À l’issue, les enseignants sont
libres de puiser dans cette expérience les éléments à réitérer dans leur classe.
L’étude de l’anthologie de l’édition 2015 montre que des contraintes de
rédaction ont pu être imposées par certains enseignants29. C’est le cas des
entrées pour le scots qui suivent un modèle de rédaction, et dont le texte
explicatif semble répondre à une matrice de questions. D’autres enseignants
semblent beaucoup plus ouverts à la forme que doit prendre la prose de
l’enfant. Par exemple, cette année, certains ont évoqué l’idée de laisser les
enfants s’exprimer par le rap. Le SCILT a répondu de manière positive à cette
idée et a proposé de développer en conséquence d’autres moyens de diffusion
(comme la vidéo) en parallèle de l’écrit qui reste indispensable pour conserver
une forme d’expression commune.
Le but pour les organisateurs n’est donc pas la poésie en soi mais plutôt
de mettre à disposition le maximum d’outils pour que les enfants se sentent
libres de s’exprimer au sujet de et dans leur langue. L’analyse sociolinguis-
tique de cette forme de création nécessitera très certainement des outils faisant
appel à l’interdisciplinarité. Nous ne cachons pas l’attrait et la stimulation
qu’a suscités l’aspect artistique de Mother Tongue Other Tongue.

Analyse des premiers poèmes – Glasgow, édition 2015

Afin d’illustrer l’anthologie de l’édition 2015 de Glasgow, voici un extrait


présentant le poème d’une jeune fille qui alterne habilement l’anglais et
l’ourdou, accompagné de son texte explicatif rédigé en anglais.

29 SCOTLAND’S NATIONAL CENTRE FOR LANGUAGES (SCILT), Mother Tongue Other Tongue 2014-
2015, Anthology, 2015, http://www.scilt.org.uk/Portals/24/Library/MTOT/Celebration %20
event/mtot %20anthology %20final.pdf, 22/10/2015.
Promouvoir l’apprentissage des langues en Écosse 127

Figure 1 : Extrait de l’anthologie de Mother Tongue Other Tongue, (SCILT, 2015, p. 19).

L’étude de cette anthologie a permis de mettre en avant certaines caractéris-


tiques communes. Tout d’abord, nombreuses sont les entrées qui témoignent
d’un sentiment d’appartenance identitaire ou d’un attachement aux territoires
d’origine et d’adoption (à travers le poème ou le texte explicatif ). Dans l’extrait
ci-dessus, l’enfant exprime son désir de rendre compte de la beauté de l’Écosse
en été, de donner l’envie au lecteur étranger « d’y passer son été ». Le territoire
adopté est à l’honneur. Dans un autre poème, un enfant a choisi de présen-
ter l’hymne national de Pologne comme entrée de compétition, symbole fort
d’un attachement au territoire d’origine (SCILT, 2015, p. 12) ; une autre
jeune fille présente un poème écrit en version bilingue anglais-polonais. Pour
elle, « dom » (titre du poème en polonais – signifiant « la maison » en français)
fait référence à la Pologne. Elle évoque dans son argumentaire des souvenirs
de la maison qu’elle a connue plus jeune en Pologne (SCILT, 2015, p. 17).
C’est là la deuxième caractéristique commune : il semblerait que le recours
à la langue d’héritage invite aux souvenirs de famille et à l’évocation d’un vécu
dans le territoire d’origine. Une jeune fille a choisi de reprendre une chanson
128 Malika Pedley

que sa grand-mère lui chantait plus jeune et qu’elle continue de chanter avec
ses parents en polonais : ce choix montre l’importance affective et familiale
qu’occupe la langue maternelle (SCILT, 2015, p. 14).
Certains enfants ont choisi de profiter de cette occasion de s’exprimer
en langue maternelle pour faire connaitre la culture, l’histoire ou l’actualité
marquant leurs origines, tout en reliant ce contexte à leur vie actuelle à Glasgow.
C’est ce qu’ont choisi de faire deux jeunes sœurs Iraqi, en racontant les raisons
pour lesquelles leurs parents ont décidé de fuir le pays (SCILT, 2015, p. 18) :
« We enjoyed writing our poem. We wrote this poem about Iraq. We wanted
people to know how dangerous Baghdad was when we lived there. It is even
more dangerous in Mosul, so my family moved from Mosul to Baghdad. There
is lots of fighting in Mosul and in Baghdad, so we are happy in Glasgow with
our parents and brother, but we miss our other family in Iraq. »30
D’un point de vue linguistique, les poèmes ont mis en avant des compé-
tences variables en langues mais une certaine créativité et ingéniosité à les
utiliser. Le cadre non normatif du concours signifie que l’enfant est libre de
créer un poème à partir d’une langue qu’il maîtrise plus ou moins bien. Les
poèmes créés de toute pièce témoignent de l’inventivité dont font preuve les
enfants, notamment pour gérer certaines lacunes. En lisant le poème en alter-
nance codique (anglais/andou) plus haut, on peut se demander si l’enfant a
utilisé cette technique pour pallier à des difficultés, alliant pour le meilleur
ses compétences dans chacune des deux langues. Or, le texte explicatif nous
indique plutôt qu’il s’agit d’un choix esthétique. On peut d’ailleurs remarquer
la régularité de l’alternance : le poème est construit sur une base syntaxique
de l’anglais, l’enfant insère des éléments lexicaux en ourdou (syntagmes
nominaux). D’autres auteurs qui ont choisi d’écrire en deux langues précisent
leurs difficultés linguistiques et le recours conséquent à une aide familiale,
comme cette auteure qui a écrit le poème bilingue anglais-polonais « Dom » :
« This is the first poem that I made. I wrote a poem in English. I found it hard
to write in Polish. My brother helped me spell the words in Polish. He knows
most of the words. »31.
À travers les propos des textes explicatifs, on note une certaine conscience
métalinguistique de la part de ces enfants plurilingues. La jeune fille, dont

30 Notre traduction : Nous avons aimé écrire notre poème. Nous avons écrit ce poème à propos de
l’Irak. Nous voulions que les gens sachent à quel point c’était dangereux à Bagdad lorsque nous
y vivions. C’est encore plus dangereux à Mossoul, alors ma famille a déménagé de Mossoul à
Bagdad. Il y a beaucoup d’affrontements à Mossoul et Bagdad, nous sommes donc heureuses à
Glasgow avec nos parents et notre frère, mais le reste de notre famille (ou notre autre famille)
nous manque en Irak.
31 Notre traduction : Ceci est le premier poème que j’ai écrit. J’ai écrit un poème en anglais. J’ai
trouvé cela difficile d’écrire en polonais. Mon frère m’a aidé à écrire les mots en polonais. Il
connait la plupart des mots.
Promouvoir l’apprentissage des langues en Écosse 129

le poème fait figure d’illustration plus haut, montre une grande ouverture
d’esprit vis-à-vis des langues, une capacité de réflexion sur les langues : elle
a « aimé » « entendre » un poème en allemand, elle a trouvé l’expérience
globale « amusante » car elle n’a pas l’habitude d’« entendre » des poèmes dans
« d’autres langues » (notre traduction). Son texte met aussi en avant des atti-
tudes extrêmement positives de la part de ses camarades de classe vis-à-vis de
ses compétences linguistiques, ce qui semble être une des réactions souhaitées
de la part des organisateurs pour réaliser le premier objectif du concours.
D’autres enfants déclarent dans leur texte explicatif qu’ils se sentent plus
créatifs, plus libres dans une langue que dans l’autre. C’est le cas de certaines
entrées en scots (rappelons toutefois la forme répétitive de ces entrées qui laisse
penser qu’une sorte de matrice a été imposée dans la rédaction des poèmes et
des textes explicatifs) :
« I don’t think they go well together in English but in Scots they do. Writing in
Scots was fun because you could write about what you wanted. »32
« I used Scots words because I thought it would open up my imagination and
be much more effective to the reader. »33
« I liked writing in Scots because it was much funnier than writing in English.
(…) I wrote more in my Scots poem than I would have in English. »34
En revanche, un poème laisse transparaitre des attitudes encore négatives
vis-à-vis du scots : « It was a bit weird writing in Scots because I don’t normally
speak in Scots. Sometimes my dad uses Scots words and I give him a row! »35 On
peut aussi interpréter cette réaction comme celle de l’enfant en phase de déni-
grement du bilinguisme familial.
Enfin, on note l’importance de l’implication familiale dans ce projet
d’écriture. Les enfants évoquent dans leur texte explicatif la participation
normative d’un parent dans le projet, aidant à combler certaines faiblesses
linguistiques : « My poem is about mothers. My mum helped me to write
it. »36 ; « I wrote the poem and then mum checked it for me »37. Mise à part cette
relecture des parents, aucune lecture à visée normative n’est fournie par le jury
(dont les membres ne présentent pas forcément les compétences linguistiques
adéquates). Le parent participe ainsi à la fois en soutenant l’enfant dans sa

32 Notre traduction : je ne trouve pas que [ces mots] vont bien ensemble en anglais mais en scots,
si. Écrire en scots était amusant parce que l’on pouvait écrire à propos de ce que l’on voulait.
33 Notre traduction : J’ai utilisé des mots scots parce que je pensais que cela pourrait développer
mon imagination et avoir beaucoup plus d’impact sur le lecteur.
34 Notre traduction : J’ai aimé écrire en scots car c’était beaucoup plus drôle qu’écrire en anglais
(…) J’ai écrit plus dans mon poème en scots que je ne l’aurais fait en anglais.
35 Notre traduction : C’était bizarre d’écrire en scots parce que normalement je ne parle pas en
scots. Parfois mon père utilise des mots scots et alors je le fâche !
36 Notre traduction : Mon poème est à propos des mères. Ma mère m’a aidé à l’écrire.
37 Notre traduction : J’ai écrit le poème, puis ma mère l’a corrigé pour moi.
130 Malika Pedley

démarche et en jouant le rôle de jury normalisateur, rôle qu’il n’a pas forcé-
ment l’habitude de jouer, puisqu’aucun renseignement n’est donné quant à
l’apprentissage formel ou informel que l’enfant suit dans sa langue maternelle.
Seule une enquête complémentaire permettra de le déterminer. C’est là l’objet
de notre prochain chapitre.

Éléments de méthodologie de l’enquête en cours – Édition 2016

Une enquête de terrain est envisagée de manière imminente afin de suivre


le travail évolutif des enfants participant à l’édition 2016 du concours en
Écosse. Nous nous rendrons dans des écoles primaires et secondaires situées
à Glasgow, Édimbourg, Dundee et Inverness. Il s’agira de suivre l’évolution
du projet Mother Tongue Other Tongue et de voir comment celui-ci influence
les représentations et attitudes des participants vis-à-vis de la diversité linguis-
tique et de leur plurilinguisme. Pour cela, nous procèderons à l’observation des
ateliers et cours menés autour de l’élaboration des poèmes, et nous complète-
rons celle-ci d’entretiens oraux semi-guidés avec les enseignants et les enfants
au fil du projet.
D’autres méthodes d’investigation sont prévues une fois les poèmes finaux
rendus : l’observation du jury (les critères de sélection étant encore flous, nous
aimerions pouvoir étudier la manière dont les organisateurs gèrent l’aspect
encore aléatoire et expérimental du projet) ; l’observation de la remise des
prix (où tous les acteurs seront présents, organisateurs, enseignants, enfants,
parents) ; enfin, une analyse linguistique et fonctionnelle (en cas d’alternance
des langues par exemple) des poèmes produits cette année appuyée par tout
le travail effectué au préalable (éditions 2015 et 2016). Dans le cadre de cet
article, nous nous limitons à la présentation des méthodes d’investigation
précédant la remise des productions finales.
Observer la classe en pleine élaboration des projets Mother Tongue Other
Tongue permettra dans un premier temps de se familiariser avec le groupe. Aussi,
lors de cette observation, nous pourrons être amenée à noter certains points qui
pourront ensuite être éclairés lors d’entretiens. L’étude du discours de l’ensei-
gnant et des interactions avec les enfants révèlera des attitudes des deux parties
vis-à-vis du multilinguisme, des différentes langues en présence et de la créativité
en langue autre que l’anglais. Une observation sur plusieurs séances accompa-
gnée d’entretiens avec enseignants et élèves nous permettra en outre de mesurer
l’influence de l’enseignant tant sur le processus de création des enfants et sur
leurs productions que sur leurs attitudes et représentations linguistiques.
Après avoir recueilli certains éléments permettant de contextualiser la
classe, les entretiens oraux semi-guidés auprès des enseignants auront pour
but de faire émerger de leurs discours des représentations et attitudes vis-à-vis
du multilinguisme britannique, de la compétence plurilingue, et des langues
Promouvoir l’apprentissage des langues en Écosse 131

présentes dans la classe. Pour ce faire, nous les inviterons à expliquer les raisons
ayant motivé leur choix de participation, la façon dont Mother Tongue Other
Tongue s’intègre dans une démarche professionnelle personnelle ; nous leur
demanderons de s’exprimer au sujet d’éventuelles attentes vis-à-vis du projet,
des approches pédagogiques et philosophiques adoptées et de préciser le temps
qu’ils envisagent de consacrer à Mother Tongue Other Tongue. À l’approche du
rendu des poèmes, un autre entretien viendra leur demander de dresser un
bilan de leur expérience ; ils pourront à ce moment évoquer des surprises,
des évolutions dans les comportements ou attitudes des enfants, et il leur sera
demandé ce que l’expérience globale leur a apporté d’un point de vue person-
nel. L’analyse ultérieure des discours produits viendra rendre compte de leurs
représentations et attitudes et des possibles évolutions de celles-ci au cours de
Mother Tongue Other Tongue.
Le guide d’entretien auprès des élèves sera davantage centré sur le poème
choisi par l’enfant. En partant de ce support et toujours de manière semi-
guidée, l’objectif de ces entretiens sera de faire émerger des discours produits
les représentations et attitudes de l’enfant vis-à-vis du multilinguisme envi-
ronnant, de la/des langue(s) dont il dispose dans son répertoire linguistique.
Ainsi, il lui sera demandé de s’exprimer au sujet du processus de création
suivi, de prendre du recul sur le poème produit ou en cours de production,
d’expliquer ce qui relie le poème à son auteur, de s’exprimer au sujet de la
relation entretenue avec la langue utilisée, d’évaluer le rapport entre cette
langue et l’anglais, et entre cette langue et Glasgow. À l’approche du rendu
des poèmes, un deuxième entretien viendra demander à l’enfant de dresser un
bilan de l’expérience, d’expliquer les différentes étapes personnelles traversées
durant ce travail, d’évoquer certaines éventuelles réactions, et de commenter
l’argumentaire accompagnant le poème.
Pour faire émerger des représentations du discours de l’enfant, nous l’inci-
terons à s’exprimer de manière assez libre au sujet de son vécu des langues. En
racontant des expériences personnelles ou l’histoire linguistique de la famille,
l’enfant construit des récits langagiers38. Ces récits sont traités en termes narra-
tifs et à l’aide des outils de l’analyse du discours. Nous nous intéresserons tant
au contenu de ces énoncés pour déceler des représentations qu’à l’organisation
de cet énoncé, témoignant de la façon dont l’élève gère son vécu et reconstruit
sa vision des choses dans le discours et en fait un objet discursif. Plusieurs
entretiens permettront de voir l’évolution des représentations.
La comparaison entre discours de l’enseignant et discours de l’élève, tout
en tenant compte de l’évolution observée pendant les ateliers, nous permettra
d’évaluer l’influence du discours de l’enseignant sur celui de l’élève, ce que
l’analyse seule des poèmes ne peut mesurer entièrement.

38 Sofia Stratilaki, Discours et représentations du plurilinguisme, Peter Lang, Francfort, 2011, 495 p.
132 Malika Pedley

L’enquête entend ainsi vérifier l’impact de l’école sur les représentations de


l’enfant. Nous formulons l’hypothèse suivante, à savoir que l’enfant est le lieu
de contact entre deux conceptions de la langue : l’école et la famille. L’ensemble
des représentations de l’enfant est sous l’influence du cadre formel d’apprentis-
sage dans lequel il est inscrit et du cadre informel que constitue sa famille et son
entourage proche39. Mother Tongue Other Tongue, en offrant une opportunité aux
enfants de s’exprimer au sujet de et dans leur langue maternelle, intervient dans
cette dichotomie qui régissait jusqu’alors les représentations liées aux langues.

Dans un État marqué par une telle dichotomie linguistique (monolin-


guisme assumé versus multilinguisme avéré) et par un enseignement des
langues peu performant et peu demandé, il semble évident qu’avant de
modifier les cursus d’enseignement, une vision plus positive et ouverte sur le
plurilinguisme soit nécessaire au sein de la société. Utiliser le multilinguisme
latent comme une ressource tant pour favoriser une prise de conscience des
avantages du plurilinguisme que pour en atteindre les objectifs de compé-
tences semble être une solution viable.
Cette démarche écologique (au sens de Louis-Jean Calvet40) est néanmoins
tout à fait contemporaine et anticipatrice d’un avenir de plus en plus métissé
et assumé en tant que tel. Elle favorise un décloisonnement des frontières entre
langues au niveau des représentations collectives. Notre démarche personnelle
se trouve en adéquation avec celle-ci : considérer toutes les langues présentes
sur un même plan pour comprendre le multilinguisme au Royaume-Uni
comme un système global et participatif.
Pour répondre à cet objectif de recherche doctorale, précisons qu’outre le
champ de l’éducation, d’autres niveaux de lecture du multilinguisme sont pris
en compte, tels que les discours des politiques et juristes. Ceux-ci sont marqués
par des usages variés d’un nombre foisonnant de notions qui catégorisent les
langues. S’ils présentent des enjeux différents, les différents niveaux de lecture
du multilinguisme (la politique, le droit, l’école, la presse, la société) sont tout de
même inter-reliés et peuvent s’influencer mutuellement. La dynamique actuelle
de promotion du plurilinguisme au Royaume-Uni par le biais d’une valorisation
du multilinguisme présent mérite d’être étudiée avec attention, car elle pourrait
influencer bien plus que la sphère de l’éducation. En effet, nous serons amenée
à voir si cette dynamique peut avoir des répercussions au niveau juridique et
politique de l’État, si elle affectera le recours à la catégorisation des langues.

Malika Pedley
IKER UMR 5478
Université Bordeaux Montaigne
malika.pedley@universite-bordeaux-montaigne.fr

39 Hypothèse au cœur du mémoire de Masters soutenu en juin 2012.


40 Louis-Jean Calvet, Pour une écologie des langues du monde, Plon, Paris, 1999.
Promouvoir l’apprentissage des langues en Écosse 133

Résumé
L’article pose les jalons d’une enquête menée en Écosse entre 2015 et 2016. Mother Tongue
Other Tongue est un concours de poésie multilingue inscrit dans une démarche de promotion
de l’apprentissage des langues à l’école. En exposant et en valorisant la réalité multilingue
locale, toutes langues confondues, nous faisions l’hypothèse que ce concours permet aux
enfants d’adopter une approche plus positive et inclusive des langues en situation minoritaire ;
une vision nécessaire pour l’apprentissage des langues dans un monde où la mobilité est un
phénomène de plus en plus courant et de plus en plus complexe.
Mots-clés
Politiques linguistiques, éducation, plurilinguisme, multilinguisme, écriture créative.
Abstract
This paper precedes fieldwork conducted in Scotland between 2015 and 2016. Mother Tongue
Other Tongue is a multilingual poetry competition which aims to promote language learning at
school. By exposing and valuing local multilingual reality, all languages included, our hypothesis was
that this competition enables children to adopt a more positive and inclusive approach to languages
in a minority situation –a necessary vision for language learning, in step with a world where mobility
as a phenomenon becomes more and more commonplace and more and more complex.
Keywords
Language policies, education, plurilingualism, multilingualism, creative writing.
Pour aller plus loin…
Pour une méthodologie de la
proximité ?
Les enquêtes de terrain en sociolinguistique
et didactique des langues

Marielle Rispail, Marine Totozani, Valeria Villa-Perez

Introduire l’idée de « proximité »…1

En interrogeant une hypothèse du sociologue Pierre Paillé à propos des


approches qualitatives considérées comme des « méthodologies de la proxi-
mité », nous développerons dans cet article une réflexion sur ses manifesta-
tions/réalisations en sociolinguistique et en sociodidactique des langues. Une
telle méthodologie prend place dans :
« une logique de proximité [qui] s’exerce au plus près des phénomènes qu’elle
souhaite mettre en lumière, des acteurs qui les incarnent, des contextes qui
les portent, mais aussi du chercheur qui les examine avec toute sa sensibilité
théorique et expérientielle2. »
Selon Pierre Paillé, cette logique est le trait commun à toutes les approches
qui se réclament de la lignée qualitative. De façon plus détaillée, cette proxi-
mité est à entendre dans le sens de proche :
- de la vie dans sa complexité et sa mouvance telle qu’elle se donne et
s’appréhende ;
- de l’expérience telle qu’elle peut être directement observée en dehors de
toute manipulation ;
- de la parole, de son énonciation, de son organisation en action ;
- des contextes immédiats des expériences ou des phénomènes étudiés ;
- du sens des expériences tel qu’il peut être appréhendé ou construit ;
- du vécu des personnes dans leur monde intime, social ou culturel ;
- de la subjectivité du chercheur ;
- des témoignages recueillis et des observations amassées qui sont analy-
sées en l’état ;

1 Nous remercions Rosa Pugliese pour sa relecture et la richesse de nos échanges.


2 Pierre Paillé, « Les conditions de l’analyse qualitative. Réflexions autour de l’utilisation des
logiciels », in Sociologies, La recherche en actes, Champs de recherche et enjeux de terrain, mis en
ligne le 06 juillet 2011, consulté le 22 juin 2017 : http://sociologies.revues.org/3357.
138 Marielle Rispail, Marine Totozani, Valeria Villa-Perez

- des interactions à travers lesquelles se construit la réalité ;


- d es phénomènes étudiés, qui sont mis en récit et parfois racontés directement.3
La réflexion sur le concept de « proximité » a été menée jusqu’ici dans le
champ des sciences humaines et sociales mais aucune recherche ne s’est occupée,
à notre connaissance, de l’intérêt d’aborder les phénomènes langagiers à l’école
et dans la société sous cet angle et dans une perspective sociolinguistique et
sociodidactique. En effet, l’étude des phénomènes langagiers se singularise par
la difficulté à cerner un objet par essence fluide, changeant, mobile, caractérisé
par sa circulation dans le temps et l’espace. C’est en l’observant « à la loupe »,
au plus près de ses émergences et de ses nuances, qu’on pourra peut-être rendre
compte de sa dynamique et de ses évolutions. Cela suppose qu’on ne cherche
ni à réduire leur subtilité, ni à généraliser nos résultats. Une certaine honnê-
teté éthique demande aussi qu’on fasse appel à la « solidarité scientifique » en
favorisant les rencontres avec d’autres champs de recherche que le nôtre (les
Sciences du langage), s’ils peuvent nous aider à éclairer les phénomènes inte-
ractifs par lesquels on appréhende les langues dans leur manifestation sociale.
On en verra quelques exemples dans la deuxième partie de ce texte.
Étudier au plus près la vie du langage dans les situations scolaires et
sociales qui sont nos terrains d’observation demande aussi qu’on s’interroge au
préalable sur la notion de « terrain »4 que rencontre d’emblée notre tentative
de proximité. On est en effet pris par la double exigence de ne pouvoir étudier
les phénomènes langagiers sans référence au « terrain » tout en rencontrant de
grandes difficultés à le définir. Qu’est-ce qu’un « terrain de recherche » pour
qui étudie la vie des langues ? Que veut dire « faire du terrain » ? La question
soulève des interrogations méthodologiques et éthiques, comme le soulignent
Véronique Fillol et Philippe Le Meur5 et invite le/la linguiste à regarder du
côté de l’ethnologie, de l’anthropologie et des enquêtes ethnographiques.
Loin d’une vision simplificatrice qui voudrait séparer le terrain « concret » des
réflexions que peut susciter sa description, nous nous inscrivons dans la concep-
tion dialectique qui propose que le terrain, dans ses dimensions géographique,
temporelle et sociale, intègre le/la chercheur.e dans un « réseau d’interactions
humaines et sociales »6 et d’influences réciproques qui interdisent finalement

3 Pierre Paillé, « La recherche qualitative une méthodologie de la proximité », in Henri Dorvil


(éd.), Problèmes sociaux. Théories et méthodologies de la recherche, t. 3, Québec, Presses des
Universités de Québéc, 2007, p. 432-433.
4 Marielle Rispail, « Terrain », in Marielle Rispail (éd.), Abécédaire de Sociodidactique. 65 Concepts
et notions, Saint-Étienne, PUSE, 2017, p. 122-123.
5 Véronique Fillol et Philippe Le Meur, « Introduction : enquête de terrain et décolonisation
dans le Pacifique sud. Science, politique, éthique », in Véronique Fillol et Philippe Le Meur
(éds), Terrains Océaniens : enjeux et méthodes, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 9-26.
6 Philippe Blanchet, « Nécessité d’une réflexion épistémologique », in Patrick Chardenet (éd.),
Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures. Approches contextualisées, Paris,
Les archives contemporaines, 2015, p. 13.
Pour une méthodologie de la proximité ? 139

de postuler qu’il pré-existerait à toute recherche, et imposent au contraire l’idée


que le/la chercheur.e7 construit son terrain autant que le terrain construit le/la
chercheur.e. Dans ce sens, Laplantine8 écrivait déjà en 1996 : « Il n’existe donc
pas, à proprement parler de données ethnographiques, mais d’emblée partout
et toujours (…) l’interaction entre un chercheur et ceux qu’il étudie. C’est
précisément cette rencontre qui mérite d’être appelée “terrain” ». On perçoit
toute la subjectivité assumée que suppose cette approche. Dans le même ordre
d’idées, Michel Agier interroge et complexifie dans toutes ses recherches9 la
notion de terrain pour « (remuer) la terre séchée des évidences »10, remettre
en question l’éternelle dichotomie altérité/identité et nous renvoyer à notre
humilité : le chercheur dit moins ce qu’il voit que comment il le voit. Dans ce
jeu de distanciation, restent finalement le plaisir et le jeu de la rencontre.

La proximité à l’épreuve : deux exemples issus du terrain

Étant donné que toute méthodologie est constituée à la fois par la démarche
du recueil de données et par leur analyse, nous situerons nos discours sur ces
deux niveaux. Pour ce faire, nous examinons dans un premier temps deux exemples
tirés d’enquêtes « de terrain » par entretiens : la première est extraite d’une étude
fondée sur des entretiens sociolinguistiques avec des migrants et la seconde est
une recherche-action-formation en didactique des langues où prennent place des
entretiens avec des enseignant.e.s. Dans un second temps, nous nous question-
nerons sur les enjeux de la « proximité » appliquée à nos domaines de recherche,
à savoir la sociolinguistique et la didactique des langues.

L’entretien sociolinguistique et le positionnement du chercheur

Dans cette section, nous étudions la logique de la proximité en termes


de « positionnement du chercheur » par rapport à son objet de recherche
et à l’entretien sociolinguistique (notamment la phase de transcription des
données et leur analyse).

Définition de l’objet d’étude et problématique

Pour ce faire, nous abordons le concept de proximité en analysant des


extraits issus d’entretiens menés lors d’une enquête de terrain à propos des
représentations sociolinguistiques et des connaissances des migrants sur la

7 Notre réflexion sur l’écriture inclusive nous amène à utiliser alternativement le masculin et le
féminin pour désigner dans des cas syntaxiques qui accepteraient les deux.
8 François Laplantine, La description ethnographique, Paris, Nathan, 1996, p. 38.
9 Michel Agier, Anthropologues en danger. L’engagement sur le terrain, Paris, éd. Jean-Michel Place,
1997.
10 Michel Agier, La sagesse de l’ethnologue, Paris, L’œil neuf, 2004, p. 6.
140 Marielle Rispail, Marine Totozani, Valeria Villa-Perez

langue italienne et sur les dialectes en Italie pour questionner leur rôle dans
les dynamiques d’intégration sociale.11 Ces extraits montrent des phénomènes
conversationnels inattendus qui se sont vérifiés lors des entretiens et que nous
analyserons en tenant compte des réflexions théoriques sur la proximité.

Posture du chercheur

Rendre compte d’une posture de la proximité revient paradoxalement


à se distancier de son objet de recherche afin de comprendre les raisons qui
conduisent le chercheur à l’étudier. Cette attitude implique de construire et
d’adopter une posture « alter-réflexive » en acceptant « que sa propre histoire
sociolangagière fait pleinement partie du répertoire des expériences qui parti-
cipent à la construction de son regard, de ses interprétations »12. Elle demande au
chercheur.e intervenant.e « de se considérer comme un élément du “contexte”,
avec son positionnement personnel, son évolution, son expérience de vie, et à ce
titre d’en détailler les paramètres constituants dans sa recherche ».13 Autrement
dit, l’intérêt et la sensibilité pour un champ d’étude, pour la sociolinguistique,
par exemple, ou pour un sujet comme la minoration des langues a sans doute
un lien avec le vécu du chercheur. Pour le dire avec Louis-Jean Calvet :
« La science n’est jamais neutre, elle est nécessairement compromise, et il nous
faut sans cesse jeter un regard épistémologique sur ce que nous faisons. Il ne
suffit pas de de nous demander “qu’est-ce que faire de la sociolinguistique ?” ou
“qu’est-ce que faire de la linguistique ?”, il faut sans cesse nous interroger sur la
dimension politique de ce que nous faisons, de ce que nous ne faisons pas ou
de ce que nous faisons mal »14.

Le chercheur et le choix de la méthode d’enquête

Revenons donc au recueil des données, phase centrale de la recherche.


Nous prenons en considération l’exemple de l’entretien ; ce dernier est une
forme particulière d’interaction où le pouvoir conversationnel des participants
est normalement inégalitaire puisque c’est le chercheur qui définit les objectifs
et rythme les questions.

11 Les données sur lesquelles nous nous appuyons dans cette contribution sont issues de la thèse
doctorat de Valeria Villa, Les dialectes des migrants. Représentations sociolinguistiques et dynamiques
d’intégration territoriale dans l’Italie contemporaine, Université Bordeaux Montaigne, 2014.
12 Aude Brétegnier, « Sociolinguistique alter réflexive. Du rapport au terrain à la posture du
chercheur », in Didier De Robillard (éd.), Réflexivité, herméneutique. Vers un paradigme de
recherche ? Cahiers de Sociolinguistique, n° 11, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
13 Marielle Rispail, « Pouvoir d’agir, intervention », in Marielle Rispail (éd.), Abécédaire de
Sociodidactique. 65 Concepts et notions, Saint-Étienne, PUSE, 2017, p. 102.
14 Louis-Jean Calvet, « Le sociolinguiste et le pouvoir politique », in Romain Colonna (éd.),
Les locuteurs et les langues : pouvoirs, non-pouvoirs et contre-pouvoirs, Limoges, Lambert-Lucas,
2014, p. 25.
Pour une méthodologie de la proximité ? 141

De ce fait, il est possible que l’informateur ait l’impression de subir un


« interrogatoire » – surtout lors de la phase initiale dans l’enchainement de
questions d’ordre informatif comme prénom, âge, pays d’origine, etc. – ou
de passer presque un « examen » dont il ne possède pas toutes les réponses. Il
arrive souvent qu’on entende « je ne sais pas, cela ne me vient pas à l’esprit,
je suis désolé »15. Néanmoins, il est indispensable de guider l’informateur
puisque la réflexion métalinguistique n’est pas un sujet de conversation ordi-
naire des locuteurs : on entendra difficilement des individus discuter dans
la vie courante de leur prononciation des consonnes, des diphtongues, etc.
Provoquer ce type de réflexions chez l’informateur devient alors une nécessité
pour répondre aux questions de la recherche16.
Le chercheur doit donc avoir à cœur de créer un climat détendu et un
environnement favorable non seulement à la prise de parole de l’informateur
mais surtout à la co-construction de l’entretien qui se manifeste par exemple
dans la flexibilité du format de l’interview semi-dirigée. Cela peut déboucher
sur des changements dans la répartition de la parole, comme on le verra dans
les extraits 1 et 2 analysés plus loin.

Traitement des données

La question de la « proximité » se pose ensuite lors de la phase de trans-


cription des entretiens sociolinguistiques. On rappellera qu’il s’agit d’une
étape importante et non pas d’une simple représentation de l’interaction
orale. Comme le souligne Mondada17, la chercheure se positionne par rapport
à la « politique de la représentation », dans la mesure où
« la question éthique est inséparable des questions scientifiques : en plus du
sens qu’ils donnent à leurs expériences, les participants dans le cours de leurs
actions construisent aussi leur identité et la transcription est précisément un
moyen de la rendre disponible à l’analyse ».
Parmi les questions liées aux politiques de représentation, il y a les choix
concernant « l’identification des locuteurs ». Loin d’être une pratique neutre,
ces choix entrainent des conséquences sur la catégorisation des locuteurs
(âge sexe, profession, classe sociale, rôle institutionnel, etc.). L’identification
des participant.e.s à une interaction est l’un des premiers choix du / de la
chercheur.e mais aussi la toute première information qui apparait sur la

15 Gabriele Iannaccaro, Il dialetto percepito. Sulla reazione di parlanti di fronte al cambio linguis-
tico, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2002, p. 109.
16 Op. cit., p. 107-108.
17 Lorenza Mondada, « Pratiques de transcriptions et effets de catégorisation », in Bruno Bonu
(éd.), Transcrire l’interaction, Cahiers de praxématique, Université Paul Valery Montpellier,
n° 39, 2002, p. 48.
142 Marielle Rispail, Marine Totozani, Valeria Villa-Perez

ligne initiale de la transcription18. Cette question, peu problématisée par les


analystes de la conversation, est pourtant pertinente en sociolinguistique (et
en sociodidactique) puisque décider de l’identification des participant-e-s ou
des façons dont on leur donne la parole concerne « les débats sur les marqueurs
identitaires des locuteurs et sur leur pertinence pour l’organisation de leurs
conduites notamment langagières. »19 La réflexion sur ce détail descriptif de la
transcription, loin d’être marginale, nous rappelle en outre que :
les catégories des participants ne sont pas à définir à priori par l’analyste mais
sont construites par les participants dans le déroulement de l’interaction, et
par le fait que c’est dans et par l’organisation de distance l’interaction que ces
catégories émergent et deviennent pertinentes, contribuant à définir réflexive-
ment le contexte, qui peut lui-même se transformer durant le cours d’action20.
Par conséquent, si l’on décide de figer la personne interrogée dans son rôle
d’informateur, d’une part on présuppose sans doute qu’il/elle ne pourra pas
avoir une autre place dans l’interaction, d’autre part on crée une distance entre
celui qui gère l’échange et celui qui le subit.
Or l’extrait que nous allons examiner montre que l’entretien21, en tant
qu’évènement communicatif, peut au contraire provoquer des situations inat-
tendues. C’est le cas de l’inversion des rôles interviewer/interviewé.e quand
on assiste au bouleversement de la structure rigide et asymétrique dans l’attri-
bution des tours de paroles (question-réponse) et dans le temps de parole
accordé aux informateurs.
Extrait 1
Tak. Non so questo è dialetto bolognese o no?
Je ne sais pas il s’agit du dialecte bolognais ou pas ?
Val. Si si!
Oui oui
Tak. Non so +++ sorbole che mi diceva sempre quando veniva qui e poi:::
adesso non mi ricordo che::: +++ ad esempio lei qualcosa qualche
dialetto?
 Je sais pas +++ « mince » elle me disait toujours quand il venait ici et
puis:: maintenant je me souviens pas que::: +++ par exemple vous quelque
chose en dialecte ?
Val. 
Ma io::: un po’ di dialetto bolognese:::+++ perché io in realtà non sono
di Bologna:: io sono [pugliese

18 Op. cit., p. 48.


19 Op. cit., p. 49.
20 Op. cit., p. 57.
21 Conventions de transcription adoptées : Abc. Identification des locuteurs avec trois lettres minus-
cules en début de ligne ; [ ] chevauchements ; CAPITALE volume fort de la voix ;: prolongement
d’un son ;. intonation descendante, conclusive ; , intonation continuée ; ? intonation ascen-
dante ; ! intonation animée ; ↑ montée et ↓ descendante intonative ; + pause ; (notes) sur les
comportements verbaux et non verbaux ; italique mots en dialecte.
Pour une méthodologie de la proximité ? 143

 Mais moi ::: je connais peu le dialecte bolognais::: +++ parce que moi en
réalité je ne suis pas de Bologne::: je suis [des Pouilles
Tak. Sì::]
Oui:::]
Val. Quindi il dialetto che conosco di più è quello della Puglia::: sai del sud
dell’Italia +++ però ho vissuto in questa regione diversi anni +++ ho
studiato qui ma adesso ti ho detto sono in Francia:: lavoro a Bordeaux
ma è per questo che conosco un po’
 Donc le dialecte que je connais davantage est celui des Pouilles::: tu sais
celui du sud de l’Italie +++ mais j’ai vécu dans cette région plusieurs
années +++ j’ai étudié ici mais maintenant je suis en France comme je te
disais je travaille à Bordeaux mais c’est pour cela que je connais un peu
Tak. Sì::: sì:::per questo che hai imparato un po’ di dialetto
Oui::: oui::: c’est pour cela que tu as appris un peu de dialecte
Val. Sì capisco [soprattutto
Oui je comprends [surtout
Tak. Ma anche] io::: pure io:::pure io così capisco quando dicono loro ma
io diciamo non so quasi niente:::
 Mais moi:: aussi] moi aussi::: moi aussi je comprends comme ça quand eux
ils disent mais disons que je ne sais presque rien::
Dans le premier tour de cet extrait, l’informateur Tak. devient le metteur
en scène de l’interaction en posant d’abord une question pour avoir une
confirmation de la chercheure (« non so questo è dialetto bolognese o no? »),
puis en l’interrogeant sur sa connaissance des dialectes italiens (« ad esempio
lei qualcosa qualche dialetto? »). Durant cette séquence de l’interview, les rôles
s’inversent pendant 6 tours et la « chercheure » est interviewée par « l’infor-
mateur ». Quelques détails soulignent ce renversement de situation comme
l’invitation de Tak. à poursuivre l’explication, le dernier mot du quatrième
tour de Tak. « pugliese (ligne 6) » se chevauche avec la réponse sì (ligne 7) de
Val. Le même phénomène se répète dans les tours suivants (sì::: sì:::per questo
che hai imparato un po’ di dialetto), jusqu’à donner l’impression d’une conver-
sation informelle sur le thème de la compétence dialectale.

Analyse des données

Venons-en maintenant à un autre aspect saillant de la méthodologie : quel


type d’analyse suppose de rendre compte du concept de proximité ? Interroger
la situation d’émergence des récits des informateurs est sûrement une dimen-
sion importante car l’entretien est un processus communicatif où les réponses
sont difficilement séparables du contexte dans lequel les données ont été
produites22. Un exemple est proposé par les marqueurs de relation entre le

22 Valeria Villa-Perez, « Les mauvaises langues des migrant.e.s : citoyenneté et migrance en


région Émilie-Romagne », in Vanessa Deluge (éd.), avec la collaboration de Gudrun Ledegen,
Mauvaises langues. Migrations et mobilités au cœur des politiques, des institutions et des discours,
144 Marielle Rispail, Marine Totozani, Valeria Villa-Perez

langage et l’espace (par exemple « sorbole che mi diceva sempre quando veniva
qui »), les éléments de deixis référés aux lieux professionnels des informateurs
où les échanges en dialecte avec des Italiens se sont vérifiés.
Pendant l’entretien, un positionnement de proximité avec son interlocu-
teur peut aussi favoriser un climat favorable à la prise de parole ; l’échange se
transforme en un récit d’épisodes linguistiques ou de vie vécus dans le pays
d’accueil ou d’origine. Cet aspect est constitutif de la recherche qualitative
puisqu’il permet de faire émerger des singularités, des histoires individuelles,
ce qui ne serait pas visible dans une démarche quantitative et statistique.
En guise d’exemple, une question sur la langue d’origine provoque une
réponse portant sur les conflits linguistiques entre les Moldaves et les Russes, en
Moldavie. Il s’agit de l’entretien avec Rai, une auxiliaire de vie pour personnes
âgées, moldave, interrogée à Bologne :
Extrait 2
Rai.
Da noi sono tanti russi e non vogliono imparare la lingua moldava +++
abitano da cinquanta anni nel nostro paese e no vogliono imparare
 Chez nous les Russes sont très nombreux et ils ne veulent pas apprendre la
langue moldave +++ ils habitent depuis cinquante ans dans notre pays et
ils ne veulent pas apprendre
Val. perché?
Pourquoi?
Rai. 
perché? Perché sono loro:::: e quando sono andata io a casa l’anno
scorso sono andata al mercato e ho chiesto un paio di scarpe ↓ eh:: ho
provato una scarpa e allora dico::: eh:: mi può dare anche la seconda?
In lingua moldava e ho parlato che lei era una signora di cinquantacin-
que anni russa! E io dico in lingua moldava e lei fa finta che non mi
ha sentito! Io ancora lingua moldava dico:: per piacere mi dai l’altra
scarpa? E lei dice::: +++ non capisco e io dico ma come! A questa età?
Quanti anni ha lei qui? Ma cosa c’è:: quando vai in Russìa::: eh:: Russia
quale lingua parli? In Russia↓ A questa età io dico che non sei venuta da
ieri in Moldavia ++ sei venuta da trenta quaranta anni! Allora è ora↓ per
sapere per la lingua nostra !++ e lei non mi ha voluto dare+ la seconda
scarpa!
 Pourquoi? Parce que c’est eux::: et quant moi j’ai été chez moi l’année
dernière je suis allée au marché et j’ai demandé une paire de chaussures ↓
eh :: j’ai essayé une chaussure et alors je dis : eh :: peux-tu me donner la
deuxième ? en langue moldave et j’ai parlé parce qu’elle était une dame de
cinquante cinq ans russe ! et moi je dis en langue moldave ET ELLE FAIT
COMME SI ELLE NE M’AVAIT PAS ENTENDUE ! moi encore langue moldave je
dis :: s’il te plaît peux-tu me donner l’autre chaussure ? et elle dit :: +++
je ne comprends pas et moi je dis mais comment ça ! À ton âge ? ça fait
combien d’années que tu es là ? mais qu’est-ce qu’il y a :: quant tu vas en

Paris, L’Harmattan, 2018, p. 25-37.


Pour une méthodologie de la proximité ? 145

Russie ::eh :: Russie quelle langue parles–tu ? EN RUSSIE↓ À cette âge là moi
je dis que tu n’es pas arrivée hier en Moldavie ++ tu es venue depuis trente
ou quarante ans ! alors c’est le moment ↓ pour savoir notre langue !++ et
ELLE n’a pas voulu me donner + l’autre chaussure !

La demande de clarification (« pourquoi ») sur les raisons qui poussent


les Russes à refuser l’apprentissage de la langue moldave déclenche un long
récit très animé où Rai. raconte un fait qui s’est produit dans un marché de
sa ville. La non compréhension en moldave affichée par son interlocutrice,
une commerçante, est interprétée par Rai. comme un refus de parler et de
comprendre le moldave.
Un thème apparemment anodin, et non prévu dans le guide d’entretien,
peut ainsi permettre au/à la chercheur.e de formuler des hypothèses sur la
représentation des langues dominantes/dominées chez un locuteur, quand il
sera dans sa phase d’analyse des réponses.
On a voulu montrer, dans la limite de ces quelques exemples, combien
une méthodologie de la proximité, qui se veut attentive aux discours qu’elle
récolte et à ceux qui les produisent au moins autant qu’aux questions et hypo-
thèses initiales de la chercheure, a des chances de faire surgir des éléments
inattendus et féconds pour la recherche. Mais il faut pour cela avoir fait des
choix rigoureux dans le dispositif de recherche, choix qui laissent place à l’im-
prévu, à des trajectoires discursives différentes, à des parenthèses narratives
difficilement prévisibles car elles émergent naturellement au fil de la conver-
sation, en essayant « d’instaurer une relation d’écoute active et méthodique,
aussi éloignée du pur laisser faire de l’entretien non directif que du dirigisme
du questionnaire »23. Si un telle relation de proximité est instaurée lors de
l’interview, on peut essayer de réduire « au maximum la violence symbolique24
qui peut s’instaurer à travers elle »25.
Il s’agit donc des aspects constitutifs de l’enquête de « terrain », contri-
buant à la problématisation de cette notion qui
« souffre paradoxalement d’un déficit de théorisation » non seulement en
sociolinguistique26 mais aussi en sociodidactique alors que « toute recherche
sociodidactique commence par étudier la spécificité du terrain où elle s’inscrit,
avant de chercher à mettre au jour des corrélations parfois généralisables ou
transférables entre les différents paramètres qui la composent. »27

23 Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 1393.


24 C’est nous qui soulignons.
25 Ibid.
26 Didier De Robillard et Marc Debono, « Le sociolinguiste est-il (sur) son terrain ? Problématisations
d’une métaphore fondatrice », in Philippe Blanchet et alii (éds), Pluralité linguistique et démarche
de recherche. Vers une sociolinguistique complexifiée, Cahiers internationaux de sociolinguistique,
n° 2, 2012, Paris, L’Harmattan.
27 Marielle Rispail et Philippe Blanchet, « Principes transversaux pour une sociodidactique dite
“de terrain” », in Philippe Blanchet et Patrick Chardenet (éds), Guide pour la recherche en didac-
146 Marielle Rispail, Marine Totozani, Valeria Villa-Perez

La « proximité » : au cœur de la recherche-action-formation28 en


didactique des langues et des cultures

Pour notre second exemple, nous commencerons par nous tourner vers
le domaine des sciences de l’éducation où la recherche-action a été définie
comme une recherche dans laquelle « il faut qu’il y ait à la fois désir de “trans-
former la réalité” “et mise en place d’un dispositif permettant de produire
des connaissances concernant ces transformations” »29. En poursuivant cette
réflexion par rapport à la place et aux objectifs de la recherche-action en didac-
tique des langues et des cultures, Stéphanie Clerc précise :
« La visée […] n’est pas de généraliser la portée des phénomènes observés
mais d’approfondir nos connaissances des effets des pratiques d’enseignement
des langues sur l’apprentissage de celles-ci, de transformer des représentations
(des langues, de l’apprentissage, de l’enseignement) et d’envisager des trans-
positions du terrain vers des savoirs pour nourrir ensuite des réflexions sur
des transpositions possibles des connaissances mises au jour, moyennant des
précautions de recontextualisation incluant les dimensions socio-éducative,
économique, politique, idéologique des nouveaux terrains envisagés.30 »
Cette précision est particulièrement importante dans le cas de la recherche-
action sur laquelle nous nous penchons ici, car elle affiche clairement une visée
formative outre celle de la transformation de la réalité, d’où son appellation de
recherche-action-formation.
Par ailleurs, notre réflexion méthodologique sur la « proximité » nous a
amenées à avancer vers ce qu’on appelle « la nouvelle recherche-action »31 qui
« intègre plus largement l’approche ethnographique et les perspectives des acteurs
sociaux32. »

tique des langues et des cultures. Approches contextualisées, Paris, Les archives contemporaines,
2011, p. 66.
28 Désormais RAF.
29 Jean-François Berthon, « Mode et méthode spécifiques de la recherche en sciences humaines :
sa pertinence dans le domaine de la formation et de l’éducation », document électronique,
in Site des Recherches-Innovations de l’Académie de Lille, 2000. Disponible sur http://www2.
ac-lille.fr/pasi/bibliographie/recherche-action.pdf ).
30 Clerc Stéphanie, Vers une didactique de la pluralité sociolinguistique. Cheminement de la didac-
tique du français langue étrangère à la sociodidactique des langues, Synthèse d’HDR, vol. 1,
Université de Provence, 2011, p. 129.
31 D’après William Carr et Stephen Kemmis, in Georges Lapassade, 1993, Familles de recherche-
action. De l’ethnographie de l’école à la nouvelle recherche-action, Document dactylographié,
Université de Paris 8.
32 Stéphanie Clerc, « La recherche-action : ancrages épistémologique, méthodologique et
éthique », in Philippe Blanchet et Patrick Chardenet (éds), Guide pour la recherche en didac-
tique des langues et des cultures. Approches contextualisées, Paris, Édition des archives contempo-
raines, 2015, p. 115.
Pour une méthodologie de la proximité ? 147

Définition de l’objet d’étude et problématique

Que faire des langues et des cultures « autres » rencontrées dans nos
classes ? La recherche-action-formation (désormais RAF) L’arc-en-ciel de nos
langues - Jalons pour une école plurilingue dont est issu l’ouvrage éponyme a
réuni pendant près de 3 ans des enseignant-e-s-chercheur-e-s de l’Université
Jean Monnet et des enseignants des 1er et 2nd degrés à Saint-Étienne autour
de cette question. L’objectif de la recherche était de récolter, formaliser puis
diffuser des pratiques enseignantes à succès dans la mobilisation des langues et
des cultures des élèves allophones en classe, afin de mettre ainsi à disposition
des enseignant-e-s le travail fait par d’autres enseignant.e.s.

Le choix de la méthode d’enquête

Outre les observations de classes et enregistrements de séquences pluri-


lingues, des moments d’entretiens avec les enseignants pour qu’ils/elles éclair-
cissent leurs projets et leurs réflexions sur ce qu’ils/elles font en classe ont
rythmé le travail de récolte et d’analyse des données. Ces entretiens et extraits
d’interactions, ainsi qu’un va-et-vient entre analyses et éclairages théoriques
sur la recherche-action nous ont permis, comme nous allons le voir, de mieux
saisir la logique et la richesse d’une méthodologie de la proximité sur trois plans :
le plan de la relation au « terrain », le plan méthodologique et celui de la
construction de l’objet d’étude.

Terrain et proximité

Comme dans le cas de toute recherche-action, la « multidimensionalité » du


terrain de recherche est la première caractéristique directement liée à la logique
de « proximité » lors de la RAF susmentionnée. Elle découle de la relation
établie entre trois terrains habituellement étanches : le « terrain » de la recherche
étant en même temps celui de la classe de langue et devenant tout en même
temps celui de la formation des enseignants de langues. Les traits d’union
reliant les termes qui forment l’appellation triangulaire de ce type de recherche :
recherche-action-formation, sont par ailleurs un reflet de la contiguïté entre ces
trois terrains qui se confondent et se fondent pour n’en faire qu’un.
Pour les acteurs participant à la recherche, cette manière de « faire de la
recherche » [et] d’« être au terrain », [permet, par voie de conséquence,] la diffu-
sion des connaissances scientifiques dans le monde social33, comme le souligne
Stéphanie Clerc, ajoutant ainsi une nouvelle dimension au terrain de la recherche.

33 Stéphanie Clerc, « Recherche-action-formation-intervention », in Marielle Rispail (éd.),


Abécédaire de Sociodidactique. 65 Concepts et notions, Saint-Étienne, PUSE, 2018, p. 109.
148 Marielle Rispail, Marine Totozani, Valeria Villa-Perez

La « proximité » des terrains facilite les échanges et la circulation entre


les acteurs de la recherche qui se traduit, sur le plan méthodologique, par un
« brouillage » des rôles et une collaboration accrue et spécifique qui mérite une
réflexion particulière.

Place des acteurs/trices-chercheur.e.s et proximité

Ainsi, il n’y aurait pas de rôles dévolus dès le départ du fait du statut social
et professionnel des personnes participant à la recherche. Dans la RAF, L’arc-
en-ciel de nos langues, tout le monde est chercheur.e et acteur/trice du terrain à
la fois. Cette situation peut sembler invraisemblable et trop optimiste, surtout
au début, lorsque les participant.e.s arrivent sur le terrain de la recherche
avec des rôles sentis comme « inévitablement » prédéterminés du fait de leur
statut professionnel. Or, la proximité qui s’établit entre eux/elles au cours de
la recherche contribue à modifier cette perception initiale et par conséquent
à neutraliser cette hiérarchie supposée de leurs rôles. Ce n’est donc pas une
recherche menée sur des personnes, mais avec des personnes, ce qui confère
un caractère foncièrement collaboratif à chaque étape de son déroulement :
« (1) une co-observation-description-compréhension du contexte, sur laquelle
on revient régulièrement (suite par exemple à l’introduction de nouvelles
pratiques) ; (2) une co-construction de l’objet de recherche avec des acteurs
du terrain pour (identification de manques ou problèmes perçus) ; (3) une
co-élaboration d’une ou d’action(s) innovante(s) pour le terrain investi ;
(4) une co-analyse-évaluation des effets de ce qui a été mis en œuvre.34 »
Pour illustrer le travail effectué lors de la « co-observation-description-
compréhension du contexte » pendant la RAF qui s’est déroulée à Saint-
Étienne, penchons-nous sur trois extraits tirés de deux entretiens réalisés vers
la fin de la 1re année : le premier avec un enseignant n’ayant pas participé à
la RAF (désigné par E1), le second avec une enseignante ayant participé à
la RAF (E2). On peut constater que deux discours opposés sur la variation
linguistique émanent de leurs propos :
Extrait 3
E1. y a des Roms qui parlent le langage de la rue comme par exemple j’m’en
fous fiche moi la paix + c’est pas dit méchamment + ils vivent dans la rue ils
ont pas de maison donc ils parlent le langage de la rue + ils sont pas censés le
savoir je leur dis c’est des bêtises tu peux pas parler comme ça.
E1 affiche une vision étriquée de la variation linguistique qui se résume
pour lui à des mots et expressions appartenant à certains registres « extras-
colaires » chez les élèves. De bonne volonté, mais non dépourvu d’idées
préconçues sur l’origine de ses élèves à qui il impute ce langage de la rue, il

34 Ibid.
Pour une méthodologie de la proximité ? 149

semble adopter une attitude puriste vis-à-vis de la langue de l’école et sépare


les sphères d’activités de différents registres de langue.
E2, au contraire, pose un regard complexe sur la pluralité linguistique
en classe et adopte une attitude ouverte à l’égard de la variation linguistique
(dans toutes les langues il y a des niveaux de langue /), même si c’est plutôt par
obligation professionnelle (je suis obligée + c’est dans les programmes). Malgré
une confusion entre « registre » et « variation », tout au long de l’entretien, elle
évolue d’une simple réflexion sur les registres vers l’idée d’une didactisation
(des activités plus précises que ça euh ++ je pourrais, je pourrais +++ ah + mais
c’est pas une mauvaise idée finalement) de la variation :
Extrait 4
E2. ce que je fais + je leur dis + je leur dis ++ écoutez ++ enfin ++pour ceux
qui sont un peu plus curieux + bon + vous savez qu’il y a plusieurs niveaux de
langue ++ dans votre pays + dans toutes les langues il y a des niveaux de langue+
je vous le dis +je vous le dis + en tant qu’enseignante + voilà ce qu’on dit en
langage soutenu + je préfère que vous le sachiez + (…) je le fais + et sans avoir
honte quoi ++ non + non + je le dis + sans me dire qu’il faut pas.
E2. dans mon enseignement tu veux dire + j’accorde de l’importance aux
registres + je suis obligée + c’est dans les programmes +++ il faut que les élèves
connaissent les niveaux de langue + mais je ne consacre pas probablement de
séquence sur ça ++ si + je l’ai fait une fois + une séquence à propos de l’interro-
gation où j’avais travaillé une fois sur les niveaux de langue + tu vois + familier +
standard + soutenu euh (…) des activités plus précises que ça euh ++je pourrais,
je pourrais +++ ah + mais c’est pas une mauvaise idée finalement.
Ce cheminement vers une didactisation de la variation, rendu possible
grâce à la proximité entre les différent-e-s acteurs/trice.s de la recherche, s’ob-
serve au niveau des analyses du matériau récolté aussi. C’est ainsi que celui-ci
fera l’objet d’une modélisation, puis d’une formalisation pour donner lieu
enfin à l’ouvrage collectif publié chez L’Harmattan.

Proximité et construction de l’objet d’étude

La relation avec l’objet d’étude – les langues présentes en classe – s’inscrit


sous le signe de la proximité elle aussi. Dans le cadre de la RAF, la proximité
a permis aux acteur/trice.s de prendre le contrepied des stéréotypes ambiants
en proposant un renversement de regard sur les langues des élèves souvent
considérées par les enseignant.e.s comme un problème ou un obstacle pour
l’apprentissage du français. Il s’agissait donc de les considérer comme une
ressource et une richesse et d’en faire la démonstration.
Un tel changement de regard sur les langues peut se saisir à l’aide des extraits
suivants. Le premier est tiré d’entretiens réalisés au début de la RAF. Le second
est constitué d’interactions enregistrées lors de la phase de récolte des données
dans les classes. Au début, l’idée, selon laquelle l’utilisation des langues d’ori-
gine à l’école serait un facteur d’exclusion émerge des propos récoltés :
150 Marielle Rispail, Marine Totozani, Valeria Villa-Perez

Extrait 5
E4. En récré ? … plus ils parlent roumain dans la cour, moins ils ont des
copains français car ça les exclut des autres…
Notons tout de même que si une tendance dévalorisante se dessine à travers
les discours récoltés lors de cette phase, les discours valorisants ne sont pas pour
autant absents de la réflexion des enseignant.e.s. De plus, à la fin de la 2e année
de la RAF, la tendance semble s’inverser comme en témoignent les interactions
enregistrées lors d’une activité portant sur le conte Le Petit Chaperon Rouge en
plusieurs langues (l’élève est désigné par A1, l’enseignante par E) :
Extrait 6
E aujourd’hui nous avons invité D + qui est albanaise comme G et M + qui va
raconter l’histoire du Petit Chaperon rouge + c’est une histoire que vous allez
écouter en albanais + langue de vos deux copains de classe et que vous vous
mettiez du coup à la place de M et G + qui ne comprenaient pas du tout le
français quand ils sont arrivés en classe au début.
E qu’est-ce qu’il y a dans le panier du petit chaperon rouge en albanais.
A1 une galette et du miel.
E en français on met quoi.
La proximité de la langue de l’autre devient ainsi une occasion pour déve-
lopper l’empathie et l’ouverture culturelle dans la classe et un objet d’étude
pour les acteurs de la RAF.
Comme nous avons tenté de le montrer, la proximité a été au cœur des
différentes phases de la recherche : elle a permis de construire un corpus
complexe et qui prenne en compte l’évolution des acteurs, d’aboutir à des
résultats nuancés, d’interroger la place des acteurs/trices dans leur dynamique.

Les enjeux d’une méthodologie de la proximité

Nous pouvons à présent tirer quelques conclusions sur la pertinence d’une


méthodologie de la proximité dans des études portant sur les langues, leurs repré-
sentations et leurs contacts. Tout en n’étant que de simples échantillons de plusieurs
de nos recherches en cours, il nous semble que les exemples proposés dans notre
texte vont dans le sens d’une adéquation féconde du concept de proximité aux
études portant sur les phénomènes et répertoires linguistiques. Il rassemble en
effet plusieurs facettes de nos démarches et donne une unité à leur diversité :
- en donnant d’abord la parole aux acteurs sociaux au lieu de les figer dans
des catégorisations a priori ;
- en respectant, voire en encourageant, la mise au jour de leurs diffé-
rences au lieu de les écraser au nom de conclusions qu’on souhaite
généralisables ;
- en donnant la priorité à l’imprévu plutôt qu’au prévisible dans nos
analyses et résultats.
Pour une méthodologie de la proximité ? 151

Ce faisant, deux conséquences méthodologiques apparaissent, qu’il faudrait


affiner dans de futures recherches :
- la nécessité de passer la réalité observée au tamis le plus fin possible de
notre regard : l’individu, des moments précis de sa vie, le commentaire de
micro-évènements, le partage de détails, sans lesquels on risque de passer
à côté des méandres et rouages dans lesquels se déroule le fil langagier de
nos vies (nous parlions de « loupe » dans notre introduction) ;
- l’abandon, partiel ou définitif, du recours à des hypothèses de travail, qui
préfigurent les résultats à obtenir et risquent de défigurer les discours observés.
Adopter une méthodologie de la proximité suppose alors qu’on accepte
d’être étonné par ce qu’on découvre dans l’épaisseur langagière et affective, ou
émotionnelle, du corpus étudié, et d’être renvoyé, comme en rebondissant,
d’un thème de recherche prévu à un autre imprévu. Une recherche de Marielle
Rispail sur des entretiens faits avec R., jeune Marocaine berbère, témoigne de
cet étonnement accepté :
« On a ainsi assisté, dans les discours de R. et les commentaires qui les ont
accompagnés, à la construction d’un sujet particulier, une jeune fille de 18 ans,
à travers ses langues, transmises, enseignées, rencontrées, rêvées. On a pu appré-
cier la force d’une parole imagée, réflexive, enracinée, savante parfois dans ses
perceptions sans être conceptuelle dans son expression, voire s’étonner du peu
d’hésitation de la locutrice, de la longueur de ses répliques, de l’aisance de ses
développements qui passent avec souplesse de l’idée à l’exemple et vice-versa.
Cela nous amène à nous interroger non sur les propos tenus mais sur les moda-
lités de leur émergence : un entretien est un “évènement” interactionnel, au
sens du “evenio” latin, ce qui sort, ce qui advient35. »
L’entretien est comme un moment privilégié, un temps de suspens et
d’action où on se demande : que va-t-il se passer ? Pas n’importe quel entre-
tien toutefois ! Il reste la voie royale pour réaliser une proximité de principe,
surtout si on l’entend dans le sens du philosophe François Jullien :
« (Je crois que) l’entretien a comme fonction de déclore l’un et l’autre, de les
déborder et donc de faire que ce qui était au départ l’un et l’autre ne soit plus
comme cela. »36
Mais on peut aussi se demander si des « enquêtes de proximité » ne pour-
raient pas inventer d’autres accès à l’autre que ce type de dialogue prévu et
préparé. Germaine Tillon disait, faisant le bilan de son travail d’anthropo-
logue, que le meilleur travail d’enquête était peut-être celui où le chercheur
se tait et regarde, enregistre, écoute, sans intervenir, le travail de « l’entretien

35 Marielle Rispail, « Les langues c’est une souffrance. Les vicissitudes d’une jeune berbère en
France », in Leila Messaoudi, Marielle Rispail (éds), Des langues minoritaires en contexte pluri-
lingue francophone, Mélanges en hommage à Ahmed Boukous, Cahiers de Linguistique, 42-1,
Louvain-La-Neuve, Ème Éditions, 2016, p. 251.
36 Entretien non publié avec François Jullien réalisé par Claude Fintz à Grenoble.
152 Marielle Rispail, Marine Totozani, Valeria Villa-Perez

muet », sans question. Sa réflexion ouvre la voie à de nouvelles façons de voir


et d’écouter, d’engranger les actions langagières dont nous faisons notre miel,
sans les décoller, ou le moins possible, des situations qui leur ont donné nais-
sance, sans les déraciner de leur « terreau », pour reprendre une problématique
de notre introduction.
La prudence et la discrétion deviendraient alors les maitres-mots de nos
enquêtes, sans lesquelles la proximité risque de nous échapper, au profit d’un
de ses simulacres : la conversation vaine ou l’interrogatoire imposé. Si on se
donne pour objectif d’être « proche », de pouvoir agir et observer parce qu’on
est proche, on se doit de concevoir aussi des recherches qui ont le temps, qui
prennent le temps de la connaissance et de la rencontre. « Apprivoise-moi »
disait le renard au Petit Prince. Le temps de l’apprivoisement deviendrait alors
le temps fort de toute enquête, la phase nécessaire pour se donner le droit de
dire, faire dire ou laisser dire. Il faut peut-être entrer dans un espace-temps
ralenti pour mériter la proximité.
C’est vers une « posture de la proximité », comme dit plus haut, que nous
aimerions nous acheminer, posture de l’attente et de la veille, voire d’une
vigilance éthique. La fragilité de cette posture lui donne sans doute sa valeur,
comme elle pare d’intérêt les détails qu’elle met en lumière, déplaçant parfois
l’enjeu de la recherche de son objet de départ vers la richesse des relations
établies à son arrivée. Il transforme le travail de recherche en véritable engage-
ment, humain peut-être avant d’être scientifique. Les conditions de cet enga-
gement seraient une autre voie de recherche à explorer et décrire.
L’approche proposée a fort à voir avec la sociodidactique – qui met
l’accent sur l’enracinement social et sociolinguistique des questions didac-
tiques – et les approches contextualisées théorisées par Philippe Blanchet pour
affirmer combien tout ce qui est dit ne peut se comprendre qu’en rapport
étroit avec le tissu humain, relationnel et situationnel qui l’actualise, le cher-
cheur étant compris dans ce contexte. C’est dans une optique parallèle que
Marielle Rispail affirme :
« Ce sont donc des discours que le chercheur offre à la société, mais des
discours agissants. En effet, dans l’analyse de ses motivations profondes, de ce
qui le “meut”, le/la chercheur.e ne peut pas occulter ses croyances, convictions,
valeurs. »37

37 Marielle Rispail, « Pouvoir d’agir, intervention », in Marielle Rispail (éd.), Abécédaire de


Sociodidactique. 65 Concepts et notions, Saint-Étienne, PUSE, 2018, p. 102.
Pour une méthodologie de la proximité ? 153

Mais elle a aussi à voir avec les éclairages, jamais trop divers ou nuancés,
que peut lui apporter le faisceau convergent des Sciences humaines et de leurs
corollaires les plus fins. Ce travail interdisciplinaire n’est pas une des moindres
promesses ouvertes par la proximité.

Marielle Rispail
CELEC (EA 3069) et DIPRALANG (EA739) Montpellier 3
Université Lyon UJM Saint-Étienne
marielle.rispail@univ-st-etienne.fr
Marine Totozani
CELEC (EA 3069)
Université Lyon UJM Saint-Étienne
marine.totozani@univ-st-etienne.fr
Valeria Villa-Perez
CELEC (EA 3069)
Université Lyon UJM Saint-Étienne
valeria.villa@univ-st-etienne.fr

Résumé
Dans cette contribution nous présentons des réflexions sur les manifestations des méthodo-
logies de la proximité en sociolinguistique et en sociodidactique des langues. Ces réflexions
méthodologiques et épistémologiques s’appuient sur deux recherches : une enquête de terrain
réalisée en Italie auprès de migrants adultes et une recherche-action-formation menée dans
différentes écoles de la ville de Saint-Étienne avec des enseignants et des élèves allophones
nouvellement arrivés.
Mots-clés
Proximité, approche qualitative, enquête de terrain, recherche-action-formation, migrants.
Abstract
In this paper we present some considerations on how the “methodologies of proximity” manifest
themselves in languages’ sociolinguistics and sociodidactics. These methodological and epistemologi-
cal considerations are based on two studies: a field survey conducted in Italy with adult immigrants
and an action research carried out in different schools of Saint-Étienne with teachers and allophone
children who had recently arrived in the country.
Keywords
Proximity, qualitative approach, field research, action research, immigrants.
Rencontre
Vieux démons, nouveaux défis
dans l’enseignement des langues
Vers une didactique réticulaire

Pierre Martinez

Langues vivantes :
Les malheurs de la France viennent de ce qu’on n’en
sait pas assez.
Innovation :
Toujours dangereuse.
G. Flaubert, Dictionnaire des idées reçues.

À l’origine, l’idée de donner ce texte à une revue scientifique de la qualité


des Essais, à l’Université Bordeaux Montaigne, m’a paru difficile à concrétiser.
Deux raisons à cela. D’une part, la conférence qui avait été à l’origine de la
proposition relevait d’un genre oral à l’évidence spécifique et le passage à l’écrit
en laisserait voir bien des imperfections et des insuffisances. Ainsi, des ques-
tions abordées lors de cette intervention à l’Université Bordeaux Montaigne
avaient donné lieu à des échanges qui ne figureraient pas ici. D’autre part,
beaucoup de thèmes abordés (la médiation, le contexte, l’historicité…)
demandaient à être creusés et cet approfondissement ne peut guère trouver sa
place que dans des textes plus longs et plus étayés, qui sont d’ailleurs, pour ce
qui me concerne, en voie de publication.1
Le projet même sur lequel nous nous étions mis d’accord, les organisa-
teurs et moi-même, tenait en revanche toujours aussi solidement.2 Ni dans la

1 Pierre Martinez, La Didactique des Langues Étrangères, Paris, PUF, 1996. Une 8e édition de cet
opuscule, fortement remanié dans ses orientations scientifiques, est parue en novembre 2017,
ainsi que, début 2018, un ouvrage intitulé Un regard sur l’enseignement des langues. Des sciences
du langage aux NBIC, Paris, Éditions des Archives Contemporaines. Le titre lui-même dit assez
quel déplacement épistémologique est opéré dans ce dernier volume : le concept de didactique
réticulaire, esquissé dans le présent article, y est, bien entendu, plus largement explicité.
2 Qu’il me soit permis de remercier particulièrement la Professeure Mariella Causa, respon-
sable au plus haut niveau de ce qui peut faire avancer la connaissance du champ didactique à
l’Université Bordeaux Montaigne et le Professeur Sandro Landi, directeur de l’École Doctorale
Montaigne-Humanités.
158 Pierre Martinez

conférence, ni dans le présent article, l’objet de la réflexion ne serait de retracer


l’archéologie de la didactique, ce qui a déjà été fait dans de bons ouvrages.3
Il ne serait pas non plus, bien entendu, de se livrer à un exercice autobiogra-
phique tel qu’un universitaire émérite (encore directeur de thèses, mais disons,
étymologiquement, sorti des cadres de l’enseignement) pourrait en concevoir
avec gourmandise l’intention égocentrique.
Le propos est à la fois plus simple et plus ambitieux. Il consiste à dégager
et mettre en lumière, dans ses grandes orientations, la problématique actuelle
de la didactique des langues étrangères et secondes (désormais DLES), un
domaine scientifique qui vise à faciliter l’appropriation des langues et à donner
aux acteurs de ce domaine les moyens d’optimiser cette appropriation.
Pour cela, il m’a semblé judicieux d’associer deux parcours. Il s’agit, d’un
côté, de dessiner l’itinéraire du professionnel que j’ai été pendant longtemps,
immergé ou plutôt « embarqué » (Pascal rejoint Montaigne), vivant les
vicissitudes d’un champ théorico-pratique, ancré dans la formation humaine
et professionnelle, dans l’intervention sociale. De l’autre, c’est bien de ces
vicissitudes qu’on voudrait retracer quelques temps forts, et la didactique
des langues en a été, dans les quatre ou cinq dernières décennies, riche en
exemples : des méthodologies traditionnelles, fondées sur la grammaire,
le texte littéraire et la traduction interlinguale, jusqu’aux approches
communicatives et actionnelles qui ont fait pencher le balancier vers d’autres
zones d’attente, on peut repérer bien des évolutions, des contradictions, des
avancées aussi. Une partie de cette dynamique tient au fait suivant : si la
DLES peut être considérée, à certains égards, comme une discipline, que ce
soit en fonction de sa désignation académique ou parce qu’elle constitue bien
une communauté de pratiques de recherche, elle est davantage à mes yeux un
domaine scientifique qui définit son identité par la diversité des polarités vers
lesquelles il s’est tourné et par les ressources auxquelles il a recours. Certes, ce
sont les sciences du langage qui viennent aussitôt à l’esprit, mais bien d’autres
aussi, de l’ethnographie de la communication et des sciences sociales en
général, jusqu’aux technosciences numériques et cognitives de notre temps, et
j’insisterai donc fortement sur cette diversité.
La DLES a été depuis plusieurs décennies en voie de construction, de
durcification (comme on dit aux Antilles), de solidification. Elle est à la
recherche de son équilibre, ou plutôt de son centre de gravité, et elle continue
de le faire, justement parce qu’elle est vivante et qu’elle n’existe qu’en situation.
Il m’apparaît vain – j’en montrerai dans ce qui suit immédiatement quelques
raisons – d’essayer de parler de la didactique sans tenir compte du contexte
dans lequel elle est opératoire. Une didactique hors du contexte, décontextua-

3 Par exemple : Christian Puren, Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues, Paris,
Nathan-CLE international, 1988. Claude Germain, Évolution de l’enseignement des langues :
5000 ans d’histoire, Paris, CLE international, 1993.
Vieux démons, nouveaux défis dans l’enseignement des langues 159

lisée (ou, pis encore, atopique, sans contexte) ne fait pas sens. C’est l’ornitho-
logie sans l’air et sans la pesanteur. On le comprendra mieux par la suite, mais
les exemples que l’expérience de terrain peut en fournir ne manquent pas, à
commencer par celui que donnent, à l’heure actuelle, l’Union Européenne et
son texte-phare (pour ne pas dire son mantra), le CECRL.4
Le discours de la DLES reste donc en voie de formation, il n’est ni figé
sur une théorie (fût-elle le nec plus ultra actuel que semble être l’approche
actionnelle), ni passéiste en ce qu’il regretterait la perte de ses fondamentaux
anciens, notamment la relation historique du pédagogue, du maître (magister)
à son élève (discipulus). Il me resterait à expliquer le choix de mon titre, mais
peut-être les mots « vieux démons, nouveaux défis » parleront-ils tout seuls au
long des pages : promesses et dangers, pour et contre, avant et après, contra-
dictions, questions non résolues, difficultés en vue.
Pour en venir à l’organisation de mon propos, j’adopterai très simple-
ment quatre angles d’approche. Ils correspondent au trajet personnel que j’ai
mis en regard de l’évolution du domaine de la DLES.5 À travers quatre types
d’expériences, longues et prenantes, sur le plan des savoirs et, plus encore,
des contacts et des enrichissements culturels et scientifiques, j’entends ainsi
donner l’idée de ce que j’ai pu vivre sur quatre continents, comme enseignant,
chercheur et formateur d’enseignants. Si la diversité des contextes conditionne
l’intervention, il m’appartiendra de mettre en évidence, de donner à sentir, à
partir d’une série d’exemples regroupés thématiquement, comment la didac-
tique s’attache non pas à commander l’humain, mais à organiser les choses.6
Il me semble que le dégagement de la problématique dont j’ai parlé plus
haut sera peut-être utile aux jeunes chercheurs, en master ou en thèse, en ce
qu’il illustre une posture ou une position de recherche qui réunit expertise
(toujours imparfaite) et expériences (toujours à poursuivre). À l’instar de son
objet, le discours tenu dans ce texte, loin de trop grandes certitudes, reste
toujours en évolution, ouvert à un horizon d’attente mais certainement pas à
une quelconque doxa. Il sera, je l’espère en tout cas, une occasion d’approfon-
dir leur réflexion pour ceux qui s’engageront dans cette voie et dans ce métier
(au sens de ministerium, autant une vocation qu’une fonction) aux facettes
variées, leur faisant se souvenir toujours des mots de Dante Alighieri, qui
n’aimait pas moins le doute que les certitudes.7

4 CECRL : Cadre Européen Commun de Référence pour les langues, Conseil de l’Europe, Division
des Politiques Linguistiques, Strasbourg, 2001.
5 La linéarité chronologique est évidemment parfois mise de côté au profit du regroupement
thématique.
6 Pierre Martinez, « Contextualiser, comparer, relativiser : jusqu’où aller ? », in Philippe Blanchet
et Patrick Chardenet (éds), Guide de recherche en didactique des langues et des cultures : une
approche contextualisée, Paris, EAC, édition 2011, p. 509-517.
7 « Che non men che saper, dubbiar m’aggrada. », Enfer, XI.
160 Pierre Martinez

Une permanence des questions s’impose donc. J’en retiens trois. D’abord,
la question théorique, qui pousse à constater l’extension épistémologique
d’un domaine dont les objets, les processus et les méthodes sont en constante
redéfinition au fil des mutations. Ainsi, il y a la DLES avant et après l’appa-
rition du numérique, qui fait que l’apprenant n’est plus tout à fait le même
en face-à-face et dans un dispositif collaboratif ; il y a les interrogations qu’on
éprouvera au vu de sa diversité : il s’agit aussi de savoir par quel bout prendre
les connaissances, les phénomènes, les opérations, avec le sentiment qu’on
a toujours plus d’information mais toujours moins de compréhension ; il y
a, enfin, les problèmes que pose sa transmission, dans la médiation, dans la
formation. En somme, la grande quantité des variables relatives à l’extension,
à la diversité, à la transmission (même si cette quantité de variables est certes
assez commune dans les sciences qui touchent à l’humain) donne bien l’im-
pression d’appréhender – métaphore certes assez policière – les contours d’un
domaine dont la complexité se refuse à l’analyse.
Or le mouvement de complexification s’est accéléré brutalement avec de
récentes transformations qui ne sont pas que de surface, et une offre méthodo-
logique élargie renouvelle ces thèmes de réflexion ou en impose de nouveaux,
naguère insoupçonnés. Ainsi en est-il des interactions dans le processus de
transmission des savoirs et de leur traitement quand il fait intervenir à la fois
le formateur, l’apprenant, la machine, le réseau social (qui fait quoi à quel
moment et pourquoi ?). Ainsi en-est-il également de l’évaluation des perfor-
mances en langue étrangère quand on passe de la copie, de la dissertation ou du
Questionnaire à Choix multiple (QCM) à des productions qui font intervenir
des dispositifs autonomes ou informels, fondés sur la mobilité, la collaboration
ou la pédagogie de projet (comment évaluer un stage ou un travail de groupe ?).8

Penser la DLES…

Avant tout, peut-être convient-il de préciser ce qu’on entend dans ces lignes
par langue étrangère et langue seconde, car cette démarcation est de celles qui
amènent, au premier chef, à distinguer des contextes, des interventions et des
théorisations différentes et contribuent à la complexité évoquée ci-dessus. Le
lecteur bien informé de ces questions me pardonnera cette précaution.
Il faut partir de l’ancrage social des termes pour bien comprendre leur
signification et leurs effets sur le répertoire linguistique des individus et les
contextes d’apprentissage évoqués plus loin dans cet article. Classiquement,
on désigne comme langue première celle qui a été acquise chronologique-

8 J’ose à peine mentionner le rôle que pourraient prendre les métadonnées (analyse du processus
d’apprentissage et des conditions de production de la performance) et les mégadonnées (« big
data » autour de l’apprenant) dans l’évaluation actuelle d’une performance langagière.
Vieux démons, nouveaux défis dans l’enseignement des langues 161

ment avec le développement du langage. Comme, dans un certain nombre de


sociétés, l’éducation est le fait de l’environnement maternel, on parle commu-
nément de langue maternelle pour désigner la langue première. Une simple
observation montre quelle valeur psychoaffective acquiert pour chacun cette
langue maternelle, quelle part constitutive de l’identité et de la personne elle
recouvre. Toute langue acquise ou apprise sera à la suite qualifiée de seconde.
Cependant, langue seconde a pris une acception spécifique, quand le terme
est employé collectivement et c’est le cas, notamment pour le français, dans
des conditions historiques précises.
D’une part, il est arrivé qu’un des parlers en usage se soit vu conférer par
un pouvoir dominant une place particulière dans le répertoire verbal, une
légitimité et un pouvoir symbolique,9 avec un environnement favorable à son
apprentissage et à son utilisation, comme ce fut ou est encore le cas dans les
situations coloniales et postcoloniales des gouvernorats, ceux des Antilles, de
l’Océan Indien, du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne ou de l’ancienne
Indochine, ou du raj britannique en Inde, etc. On a pu parler d’une « logis-
tique » de la langue seconde (souvent promue langue officielle dans l’ensemble
des langues locales ou nationales en usage), qui fait référence à des emplois
administratifs, commerciaux, médiatiques et, bien sûr scolaires.
D’autre part, on connaît en France même, un français langue seconde
désignant le statut que revêt la langue d’accueil pour des populations immigrées
temporairement ou non, migrants, réfugiés ou étudiants, dans la mesure où,
là encore, les conditions de l’apprentissage et de l’emploi sont affectées par des
situations relationnelles ou institutionnelles particulières.10
Maintenant, penser la DLES, face à cette complexité dont mon préambule
a voulu avertir le lecteur, cela va ressembler à ce qu’a dû ressentir Montaigne
en rédigeant son chapitre des Essais intitulé les Cannibales. La question qui
va hanter la modernité, celle de la Différence, amène, on s’en souvient,
Montaigne à penser l’homme que l’on prétend sauvage, « le Sauvage » qui
arrivait sur les quais de Bordeaux, non selon des catégories reçues (le canon
du civilisé et du barbare), mais autrement : en termes d’originalité et simul-
tanément de spécificité et d’humanité. C’est en ces termes d’une découverte
sans préjugés que je voudrais traiter des points forts et des préoccupations qui
peuvent retenir l’attention en DLES.
Les quatre groupes de contextes présentés permettent d’adopter des angles
d’approche consécutifs et différents. Ce processus fait apparaître des polarités,
liées à des zones scientifiques et culturelles. Il n’y a rien d’inquiétant à ce que

9 Référence, bien entendu, à l’ouvrage fondateur de Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire.
Économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.
10 Sur la notion de langue seconde : Jean-Pierre Cuq, Le français langue seconde. Origine d’une
notion et implications didactiques, Paris, Hachette, 1991. Pierre Martinez (éd.), Français langue
seconde : apprentissage et curriculum, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003.
162 Pierre Martinez

se construisent deux images qui finissent par se confondre. Avec l’humilité qui
convient, c’est ainsi que ma représentation de l’évolution de tout un domaine
scientifique a évolué avec ce qui pouvait m’apparaître, de New York à Pointe-
à-Pitre, d’Alger à Hanoï, de Paris 8 à Djibouti, acteur – parmi d’autres – de
ce domaine.
Par commodité, j’énumère ces ensembles qui seront, successivement :
1) L’Occident, entendu comme intégrant l’Europe et l’Amérique du Nord
et des zones périphériques pour lesquelles l’analogie est possible.
2) Les mondes créoles, limités en l’occurrence, à mon expérience aux
Antilles, à la Réunion, à l’Ile Maurice et à Haïti.
3) L’Afrique, avec le Maghreb, l’Éthiopie, Djibouti et l’Afrique de l’Ouest.
4) Enfin, une partie de l’Asie, celles du Sud-Est et du Nord-Est surtout,
comprenant l’Inde, la Corée, le Japon et le Vietnam.
Au delà des simplifications qu’impliquent ces regroupements (les pays
du Maghreb offrent beaucoup de similitudes mais aussi de différences), la
réflexion portera sur ce qu’ils ont pu m’aider à comprendre après coup, bien
sûr, dans quatre secteurs essentiels, étant entendu que des questions tout aussi
importantes ont dû être mises ici de côté :
1) La conceptualisation d’une épistémologie (l’épistémè est, on le sait, le
processus de fabrication, de construction du savoir d’un domaine :
objets, méthodes, résultats.)
2) L’au-delà des frontières disciplinaires, ensuite, qui autorise à étendre
l’empan de l’observation et à opérer un dessillement du regard, comme
dit Péguy.
3) D ans un troisième temps, les problèmes d’ingénierie éducative de terrain,
sur lesquels j’ai eu particulièrement l’occasion de travailler autour de
projets de développements économiques et culturels internationaux.
4) Enfin, autour de la notion de « contexte », même si le mot met mal en
valeur sa richesse sémantique, trois types de questions s’agrègent : le
géopolitique, le cognitif notamment dans sa dimension ethnologique,
le numérique. J’y reviendrai plus loin.

OCCIDENT. La tentation épistémologique

La DLES s’est constituée épistémologiquement comme une praxéologie,


c’est-à-dire qu’elle englobe un logos (un discours raisonné) et une praxis (un
agir social). Elle fonctionne comme un dispositif de production, de justifica-
tion et d’intelligibilité des techniques de formation, ainsi que l’avait montré
plus tôt Chevallard pour les mathématiques. Conduisant à des conclusions
opératoires, elle contribue à transformer les pratiques des acteurs et, en retour,
s’enrichit des observations qu’elle fait de ces pratiques. Dans les années 1960-
Vieux démons, nouveaux défis dans l’enseignement des langues 163

1970, deux expériences consécutives me permettent, d’abord en formation au


Centre de Linguistique Appliquée de Besançon, puis comme lecteur aux États-
Unis (université de l’État de New York, New Paltz), de connaître ce qui était
encore la linguistique appliquée, et plus tard, de m’initier à une ethnographie
de la communication dont on sait quelle influence elle eut sur les méthodes et
les approches communicatives en enseignement des langues.

Le CLA de Besançon, New Paltz (NY) et les fondamentaux

Le CLAB était alors, avec quelques autres institutions en France, dont le


renommé Crédif rattaché à l’ENS de Saint-Cloud,11 l’un des meilleurs lieux
d’exploration et de recherche qu’on pût imaginer pour l’enseignement des
langues. Fondé par un lexicologue, Quemada, à la fin des années 60, le CLAB
affichait ses liens avec ce développement de la linguistique dite « appliquée »
dont Suso Lopez écrit, citant Puren, 1988 : « Quant à l’université française,
elle reste en général hostile ou étrangère à ce mouvement, et c’est dans une
petite université de province que Bernard Quemada fonde en 1961 le troi-
sième grand organisme de ce type ».12 On implique et on applique donc
la linguistique au CLAB. On y réfléchit avec S. Moirand, R. Porquier et
J. Montredon, sur des données de départ qui sont celles des méthodes struc-
turo-globales audiovisuelles, dans une étroite subordination à la linguistique
distributionnelle et à la psychologie béhavioriste : correction des erreurs, labo-
ratoire de langue, dialogue en situation, exercice structural, film fixe sont les
ingrédients de cette méthodologie qui se rattache historiquement aux appren-
tissages rapides destinés, pendant la seconde guerre mondiale, aux militaires
américains des opérations extérieures (ASTP). Peu de réalité sociale, sinon
bien convenue, alors, au fil des leçons. Quand nous travaillons sur la méthode
C’est le Printemps, en 1972, voilà qu’apparaît une image hors du commun
de la société française : un auto-stoppeur quittant sa Bretagne natale pour
trouver du travail, poussé vers la ville par l’exode rural. Enfin, la vraie vie entre
dans l’enseignement des langues. Il est vrai que la mort est toujours absente
des manuels, qu’on n’y enterre personne, qu’on n’y souffre même jamais de
maladie grave, au pire un rhume passager. Avec la sociolinguistique et l’eth-
nographie de la communication (Hymes, Goffman, Hall sont, peu après,
traduits en français), une logique d’introduction du réel fait surgir un autre
monde où vont se produire des interactions, où les personnages, peu à peu, se
font acteurs sociaux.13

11 Crédif : Centre de recherche et d’études pour la diffusion du français.


12 Javier Suso Lopez, Anales de Filología Francesa, n° 1/1, 2002-2003, note 10, http://revistas.
um.es/analesff/article/viewFile/19491/18821.
13 Les stéréotypes survivent pourtant bien : récemment encore, je relevais dans un manuel de
Corée du Sud vingt-sept images de la Tour Eiffel…
164 Pierre Martinez

Il est alors étrange, pour moi, d’éprouver sur le terrain, aux États-Unis,
combien cette approche est minoritaire : la DLES dominante à New York m’y
apparaît empreinte de linguistique bien plus que d’innovation méthodologique
et de recherche de la différence culturelle. Ou du moins, si elle s’intéresse à la
figure de l’autre, c’est sous l’angle des stéréotypes, presque sous l’angle de l’exo-
tisme, l’image de la langue française étant celle du bon goût, d’un « chic » que
je retrouverai en Asie bien des années plus tard. La passion des intellectuels de
l’époque pour la French Theory, la lecture de Roland Barthes, de Jacques Derrida,
de Jean-Michel Foucault et le capital culturel français (Langlois vient parler à
New Paltz de la Cinémathèque et de la Nouvelle Vague) domine la pratique de
la langue elle-même, dans un Département universitaire qui fédère, dans une
heureuse ouverture d’esprit, les études de Romance Languages.14
Parallèlement, en France, on est passé successivement à une méthodolo-
gie audio-visuelle de deuxième génération et, comme au XIXe siècle, où les
méthodes de Berlitz étaient nées quand on put sillonner l’Europe en chemin
de fer, c’est dans les années 75-80 qu’apparaissent des programmes européens
de langues étrangères destinés aux migrants et à la mobilité des travailleurs. La
DLES oblige à aller voir ailleurs, se déporter vers d’autres réalités, du côté, du
sociétal, de la politique et de l’économie.

Université Paris 3, nommer la didactique

L’université Paris 3 est alors un foyer passionnant où l’on apprend à


nommer tout ce qui constitue la DLES (et, banalement, nommer, c’est toujours
dominer).15 Quand le monde anglophone, plus pragmatique peut-être, parle de
Language Learning and Teaching, nous disons, avec Robert Galisson, « didac-
tologie », et Swiggers, en Belgique, invente « didaxologie ». L’hyperonyme
Didactique, qui combine les moyens, les pratiques et la théorisation qui en est
faite, pourra sembler suffisant.

CREDIF - ENS Saint-Cloud, de la recherche au terrain

Dans ses activités, le Crédif-ENS Saint-Cloud compte une forma-


tion longue à l’ingénierie éducative, vouée à préparer à la conception et à
la direction de projets et de programmes, parmi lesquels ceux de l’Éduca-
tion Nationale et du Ministère des Affaires Étrangères. C’est de cette arti-
culation entre la théorie élaborée dans les écoles doctorales et les séminaires,
d’une part, et l’action sur le terrain, d’autre part, que la didactique a besoin

14 James Simpson (éd.), The Handbook of Applied Linguistics, Abingdon. Routledge, 2011. Voir
spécialement : Scott Thornbury, « Language Teaching methodology », p. 185-199.
15 Daniel Coste et Robert Galisson (éds) publient en 1976 un dictionnaire – fondamental – de
didactique des langues.
Vieux démons, nouveaux défis dans l’enseignement des langues 165

pour développer une approche qui va envahir rapidement le champ : celle


du communicatif. Cependant, il manquerait à cette articulation un cadre
conceptuel plus large et c’est ce cadre que développe, autour du professeur
Daniel Coste, l’Équipe d’Accueil Plurilinguisme et Apprentissages avec laquelle
j’ai pu travailler plusieurs années. Sur le plan théorique, les formes du pluri-
linguisme individuel y sont étudiées et situées dans leur spécificité, le rôle de
l’équipe et particulièrement du professeur Coste s’inscrivant dans la construc-
tion d’un plurilinguisme attendu au niveau européen. Associer formation,
terrain et recherche me semble un idéal auquel on parvient rarement.

Inalco, langues et cultures distantes en dialogue

À partir du début des années 80, L’Institut National des Langues et


Civilisations Orientales de Paris va être pour moi l’occasion de contribuer, avec
une anthropologue et sous l’autorité du Professeur Pierre Vérin (vice-président,
professeur de malgache), à la création de la section de français langue étrangère
(FLE). L’Institut est un creuset rendu magique par le contexte linguistique et
culturel qu’il offre : la possibilité d’une rencontre avec des étudiants de toutes
origines, au contact de près de 95 langues, typologiquement souvent si diffé-
rentes. Ces langues peuvent se répondre et se contredire ainsi dans l’individu,
qui est, comme on le sait depuis Uriel Weinreich, le lieu où vit le plurilinguisme,
et des cultures distantes entrent ainsi en dialogue avec le français et autour de
son apprentissage, en particulier des cultures éducatives, des manières d’être à
la langue. Les diplomations de FLE qui venaient d’être mises en place dans les
universités françaises (licence, maîtrise dont j’étais responsable en parallèle à
l’Université d’Orléans) me donnaient l’opportunité d’une réflexion méthodo-
logique que j’allais ensuite amplifier en quittant l’Inalco.16

Paris 8, Sciences du langage, Cadre Européen, et recherches doctorales

À l’université Paris 8, la linguistique s’ouvre à des champs nouveaux et le


terme de Sciences du Langage s’impose communément. La composante didac-
tique s’est développée avec E. Companys, puis B. Grandcolas et R. Vivès, les
travaux de psycholinguistique avec C. Perdue et la revue Aile (Acquisition et
Interaction en Langue Étrangère). Les collaborations avec les réseaux euro-
péens se multiplient. J’ai l’occasion de travailler en Europe de l’Est et jusqu’en
Sibérie, avec l’université d’Irkoutsk. Mais c’est en sociolinguistique, alors
que se diffusent les apports fondateurs de Labov, Haugen, Bernstein et de
l’école française de Paris V où j’ai fait ma thèse avec Louis-Jean Calvet, que
je reprends contact avec les problématiques africaines, créoles, arabophones et

16 La Professeure Geneviève Zarate allait y créer l’équipe de recherche multilingue Plidam dont
j’accompagnerais bien plus tard les travaux.
166 Pierre Martinez

celles des aires postcoloniales. Paris 8 est une université-monde où les étudiants
apportent autant qu’ils prennent : diriger des thèses pour le Congo, l’Égypte, la
Palestine ou le Niger est source d’un élargissement scientifique incomparable.
Puis un peu inopinément, survient en 1998 le Processus de Bologne d’har-
monisation des enseignements supérieurs et naît l’ambition européenne du
Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL). Le corpus
théorique de la DLES incline rapidement à s’appuyer alors sur une politique
européenne des langues qui va lui donner de nouveaux outils et de nouvelles
thématiques, et changer partiellement ses objectifs et ses orientations. Les
descripteurs, les échelles de compétences, l’approche nouvelle dite « action-
nelle », faisant l’hypothèse que l’apprenant va employer socialement la langue
apprise, le concept d’apprenant acteur de sa mobilité ont-ils à ce jour provoqué
une véritable révolution ? On en jugera difficilement. La diversité linguistique
passe pour devenir un mode d’être à l’Europe multilingue et multiculturelle.
En tout état de cause, la DLES est vue comme une discipline d’interven-
tion sociale.17 L’esprit qui est celui de l’université Paris 8, ancrée au nord de la
capitale, va bien dans cette direction. Enseigner, didaskein en grec et in-signare
en latin, c’est, très concrètement, signaler, donner du sens, donner un sens.
Non pas lire son manuel devant une classe glacée. Faire de la langue une langue
vivante. Ces années à Paris 8 (qui n’est pas le seul lieu, bien sûr, où les choses se
soient passées ainsi), c’est aussi, avec le Département FLE/Communication,
le temps de relire les précurseurs, Carl Rogers, Célestin Freinet, John Dewey,
la démarche de projet, les pédagogies dites alternatives qui explorent d’autres
voies. Les sciences du langage restent bien présentes, mais l’esprit est ouvert, au
delà des territoires académiques. Dans les bureaux, à côté du mien, des collè-
gues de sciences de l’éducation, un psychanalyste… Molière, à la rescousse :
Laurent, ne serrez pas ma haire avec ma discipline…

AUF, une diversité francophone

J’ai vécu à l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), basée à


Montréal et à Paris, un dernier moment de cette ouverture épistémologique
vers d’autres horizons. Si le français, à n’en pas douter, tient un rang hono-
rable sur la carte politique des langues du monde, le rôle de l’AUF va bien au
delà de la diffusion linguistique. Ce qui me semble le plus fécond encore dans
son action d’envergure transnationale est le projet de développer les sciences
et les technologies à travers le français et de ne pas considérer la langue comme
une fin en soi. Coordonner un réseau francophone international de socio-

17 Pour un point de vue général : Dominique Macaire, Jean-Paul Narcy-Combes et Henri Portine
(éds), Interrogations épistémologiques en DDL, Le français dans le monde, Recherches et Applications,
n° 48, 2010.
Vieux démons, nouveaux défis dans l’enseignement des langues 167

linguistique de l’AUF tel que « Dynamique des langues et Francophonie »,


Programme « Diversité linguistique et culturelle », m’a fait rencontrer d’autres
pratiques, d’autres manières de concevoir la transmission des langues, et
surtout comprendre que la langue ne loge pas dans une case désignée, mais se
prête à ouvrir toutes les portes. C’est ainsi que fonctionne depuis deux ans, en
Afrique de l’Ouest, une des Écoles doctorales de l’AUF. Elle regroupe chaque
année des étudiants de troisième cycle venus de neuf pays différents, spécia-
listes de langue, de littérature ou de didactique qui, avec notre équipe de
six universitaires africains et français, échangent leurs pratiques de recherche
et finalisent leurs travaux.

MONDES CRÉOLES. Au delà des disciplines

Il faut passer à un deuxième temps de notre parcours commun. Celui-ci


aidera à prendre conscience de la réalité des frontières, et sans doute de leur
intérêt, comme l’a montré Régis Debray,18 mais aussi de l’importance qu’il
y a à savoir les dépasser quand elles deviennent des obstacles à la pensée. La
notion de discipline reste évidemment de celles-là pour la réflexion en DLES.
On sait comment, à la différence de la Renaissance et l’époque encyclo-
pédique des Lumières, le travail scientifique du XIXe et du XXe siècles aura
consisté en un long effort de circonscription, de bornage du champ de la
connaissance, à travers des disciplines distinctes. Nous vivons un autre
temps : celui d’un décloisonnement et d’une rupture assumée, avec d’autres
approches. Sera ainsi qualifié d’interdisciplinaire un processus d’articulation
de plusieurs disciplines intervenant dans l’étude d’un même objet ; de pluri-
disciplinaire une approche de complémentarité dans l’étude d’un objet abordé
sous différents points de vue ; de transdisciplinaire, une posture épistémolo-
gique d’étude d’un même objet dans sa complexité.19 Il y aurait à citer un mot
de Goethe sur la question, un mot que rappelle Régis Debray : « L’inconnu se
trouve aux frontières des sciences, là où les professeurs se “mangent” entre eux,
comme dit Goethe. » Debray ajoute : « Je dis “mangent” mais Goethe n’est pas
si poli. »20 L’idée d’indiscipline va avec ce « dissentiment » dans le savoir que
décrivait Lyotard comme un signe historique de la postmodernité.21
Aux Antilles, à la Réunion, à l’Ile Maurice, j’ai eu l’occasion de sentir le
prix de l’Histoire. J’y ai approché des sociétés plurilingues et pluriculturelles
où une réalité post-esclavagiste pesait encore de tout son poids sur les attitudes

18 Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010.


19 Je reprends simplement, pour faire bref, la distinction opérée par Patrick Chardenet, in
Philippe Blanchet et Patrick Chardenet (éds), Guide pour la recherche en didactique des langues
et des cultures, Paris, EAC/AUF, 2014 (2e éd.).
20 Régis Debray, op. cit., p. 68.
21 Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
168 Pierre Martinez

et les comportements, fût-ce avec bien des anachronismes : la Martinique


département français depuis plus de trente ans, ne pouvait être vue dans les
années 80 comme au temps de la Rue Case-Nègres, mais Zobel était étudié
dans les classes, le film d’Euzhan Palcy venait de réanimer le texte et le discours
du passé, dans un climat politique tendu, était toujours vivant. La situation
sociolinguistique était celle d’un Français Langue Seconde qui divisait une
société antillaise où l’hypercorrection linguistique était courante. Toute une
classe moyenne, solidement éduquée, s’ouvrait à l’anglais du Black Power des
États-Unis comme à l’espagnol de Cuba et de José Marti. En pleine diglossie,
la minoration linguistique était telle que, dans une de mes enquêtes, certains
des répondants oubliaient de mentionner le créole, leur langue maternelle,
comme faisant partie de leur répertoire.
Ma thèse, en cours alors, portait sur Saint-Martin, île où la communi-
cation sociale se partage entre français, anglais vernaculaire, néerlandais et
langues de l’immigration. Elle me donnait à réfléchir à ce que pourraient être
les voies d’une éducation multilingue quand le statut politique et le cadre
administratif ne s’y prêtent encore guère. Responsable d’un CEFISEM en
Guadeloupe22, je voyais aussi quels enjeux culturels étaient ceux de la langue
de scolarisation que constituait le français et quel était son impact identitaire
chez des enfants venus de Dominique, d’Haïti, de Saint-Domingue, arrivant
dans des conditions d’intégration difficiles aux Antilles françaises.
Bien plus tard, travaillant en Haïti pour un programme d’évaluation de
la coopération régionale, j’ai pu mesurer les enjeux éducatifs et le rôle qui est
celui des langues dans le développement. L’école haïtienne vit un bilinguisme
français-créole qui a été théorisé par les intellectuels et pris en compte par les
politiques, depuis au moins la réforme Bernard voici quarante ans bientôt.
Paradoxalement, coexistent une production littéraire brillante (en partie liée
à l’émigration de l’élite) et un analphabétisme considérable de la population,
avec des « sur-âgés », des enfants de quatorze ou quinze ans encore à l’école
primaire. La situation après le séisme de 2010 ne s’est guère améliorée, semble-
t-il. Une langue étrangère ou seconde est une condition de l’emploi, parfois
de la vie, de la survie.
Mon retour en Haïti m’a fait ressentir tellement de différences avec les
Antilles françaises où j’avais travaillé presque dix ans, et tellement, bien sûr,
avec des îles comme Maurice et la Réunion où la question linguistique prend
avant tout un caractère plus identitaire.23 Encore une fois, les approches
globales, à la fois historique, géolinguistique, ethnologique, économique, sont

22 CEFISEM : structure académique d’appui à la scolarisation des enfants de migrants,


aujourd’hui remplacé par les CASNAV.
23 Écart entre la langue de l’école et celle de la famille : pourquoi, à la Réunion, certains enfants
sont-ils des « petits-parleurs » ?
Vieux démons, nouveaux défis dans l’enseignement des langues 169

nécessaires. Et les choses évoluent vite. Je ne me risquerais pas à parler d’un


biotope comme celui de la Guyane, où le multilinguisme a tellement changé
de l’immigration surinamienne que j’ai connue à la présence brésilienne d’au-
jourd’hui et je serais tout autant circonspect, en dépit de la connaissance que
j’en ai eue, sur la situation dans l’île de Saint-Martin.24

AFRIQUE. L’ingénierie de terrain

Maghreb, la transition postcoloniale

Dès le lendemain des indépendances, l’ingénierie éducative va entrer dans


la stratégie de développement des pays africains. Elle va les amener à refondre
les curriculums en langues et à réviser leurs partenariats d’éducation et de
recherche. Dès 1975, j’ai la chance de participer à l’effort de l’Algérie pour se
reconstruire. Des voies ont été explorées, parfois lacunaires, parfois fautives,
sous la férule des courants idéologico-politiques dominants : l’arabisation à
outrance (en littéral, non pas en dialecte), pour laquelle manquent un envi-
ronnement, des formateurs qualifiés, un esprit (quid des langues berbères ?).
La volonté même d’éradiquer la culture de l’ancien colonisateur fait imaginer
un enseignement « culture-free », comme on dirait en anglais. Une circulation
humaine et théorique entre la France et l’Algérie montre bien que les fils ne
sont pas coupés même si les situations ne sont plus les mêmes et si elles conti-
nuent à évoluer. Aux années sombres que va ensuite vivre le pays succédera
une embellie. L’école doctorale franco-algérienne en sera un moment fort.
Le cas du Maroc et celui de la Tunisie sont, certes, encore différents, moins
heurtés. La scolarisation globale y est meilleure. Une mission d’évaluation des
universités met en lumière à mes yeux les disparités des situations, entre la
Manouba de Tunis, Sfax ou Sousse et Gabès. La position du français et des
langues, l’arabe (les arabes), et l’anglais aussi qui suscite l’engouement d’une
jeunesse entreprenante, induisent encore une fois la nécessité de didactiques
diversifiées, qui prendraient en compte ces disparités. Or les manuels sont
souvent généralistes, rédigés pour des publics irréels ou supposés.

Éthiopie et Djibouti, curriculum et autonomie universitaire

Si l’on compte les points positifs, le contexte éthiopien est remarquable-


ment favorable à la diffusion du français : il y a, historiquement, la présence
religieuse, le chemin de fer qui relie Addis Abeba à Djibouti la francophone,
le lycée Guebre Mariam, l’Union Africaine et ses diplomates, le renommé

24 Pierre Martinez, Langues et société aux Antilles. Saint-Martin, Paris, Maisonneuve et Larose,
1994.
170 Pierre Martinez

Centre français d’études éthiopiennes, etc. L’extension du Département de


français dans une université largement vouée à la langue anglaise, la nomi-
nation d’une directrice désormais titulaire d’un doctorat de didactique, la
patiente création d’un curriculum adapté aux besoins et aux ambitions, telles
devaient être les étapes du développement pour l’AAU. Mais l’Éthiopie, où
vécut Arthur Rimbaud, ne s’en tient pas là et ailleurs encore peuvent naître
d’autres initiatives, au fil des créations de nouvelles universités dans les régions.
À Djibouti dans les années où j’y ai vécu, un embryon d’université fonc-
tionnait sans autonomie, liée dans une étroite dépendance par des accords de
partenariats léonins : polycopiés arrivant par bateau et professeurs français
missionnaires et examinateurs en tournées périodiques par avion, qui
donnaient des cours intensifs, en droit, en histoire, en lettres, à des étudiants
(afars et somalis), plusieurs heures par jour. Surcharge cognitive, chaleur de
classes surchauffées, distances rendaient peu efficace un tel dispositif, coûteux
aussi pour l’État djiboutien. La décision politique est prise en 2005 de passer à
une méthodologie hybride, de renégocier la coopération et de s’appuyer massi-
vement sur les moyens numériques (par ailleurs disponibles dans un excellent
centre informatique dédié). À la Faculté de lettres, la politique d’appui en
bourses de la coopération française avait, au fil des années, permis la forma-
tion en France de plus d’une poignée de docteurs compétents. Ils allaient
enfin trouver leur place dans le nouveau dispositif. Aujourd’hui, une ingé-
nierie éducative moderne est au service une Université de plein exercice où le
français est vecteur de développement. Une coopération « sud-sud » (selon la
formule consacrée) entre l’Éthiopie, Djibouti et les pays de la Mer Rouge a été
établie. Il y a là un exemple clair de ce que peut être aussi la DLES.

ASIE. Pluridimension des contextes

Géopolitique des langues, innovation technologique, approche cognitive :


ces questions se posent avec une acuité croissante à l’heure actuelle en Asie
sous l’effet de deux facteurs qui jouent à grande échelle. D’une part, pour ce
qui est de la géopolitique, ce sont les conséquences qu’a eue la remise en cause
des limites des États et des pouvoirs en place hérités d’un ordo mundi de 1945,
puis de la décolonisation (Yalta et Bandoeng ayant été des prémices ou des
temps forts de cette recomposition)25 ; et d’autre part, c’est la globalisation des
technosciences, et le développement de la communication par internet, qui
ne laisseront bientôt aucune zone de la planète à l’écart : toute une partie de
l’Asie, comme l’Afrique, d’ailleurs, a sauté l’étape de la cabine téléphonique
pour passer directement au smartphone.

25 Voir généralement : Pei-Tseng Jenny Hsieh, Education in East Asia, Londres, Bloomsbury,
2013.
Vieux démons, nouveaux défis dans l’enseignement des langues 171

Inde, la diversité linguistique

Un projet auquel j’ai été brièvement associé me semble de nature à


éclairer la façon dont est abordée aujourd’hui la mise en place d’une diffu-
sion linguistique : le montage d’une formation de Master plurilingue à l’uni-
versité de New Delhi. L’idée de départ est assez proche de celle qui régit la
pensée européenne actuelle en matière de plurilinguisme : il s’agit d’organiser
un tronc commun de formation en didactique de deux ans (en anglais) puis
de permettre aux futurs enseignants une spécialisation par le jeu d’options
(anglais, français, espagnol, allemand). C’est une bonne entrée en matière vers
la diversité linguistique et la capacité de la penser ensemble.

Corée, une culture éducative

Mon expérience coréenne sera plus longue et plus complexe. L’histoire


du pays, où j’ai enseigné trois ans à la Faculté d’Éducation de l’Université
nationale de Séoul (SNU), reste marquée par l’occupation japonaise, la sépa-
ration du nord et du sud, puis, brutalement, l’avènement de la démocratie.
Il faut souligner comme y coexistent un fond culturel imprégné de confucia-
nisme et le sentiment d’une accélération de la modernité, une omniprésence
de la technologie avec un usage quotidien du numérique.26 Cela se traduit,
dans l’enseignement des langues, par l’impossibilité presque absolue, pour un
étudiant, de poser une question au professeur (car ce serait remettre en cause
sa parole ou tenter de se distinguer dans la classe), tandis que, presque dans le
même temps, on vérifie qu’on a bien compris et on cherche des compléments
sur son smartphone. De même, la méthodologie académique, du moins en
sciences humaines, rend difficile la publication d’une pensée qui sorte des
sentiers battus. L’évolution n’en est pas moins rapide, l’intérêt pour les langues
étrangères, manifeste (par exemple, à l’égard d’un français pour l’Afrique fran-
cophone, mais aussi pour le japonais et le chinois… qui attirent de plus en
plus). À la SNU, une coopération régionale et une mutualisation scientifique
intense se mettent en place avec le Japon, la Chine ou encore Singapour.

Japon, l’homogénéité

J’ai retrouvé plus tard au Japon cette volonté de voir s’enrichir l’offre de
formation en langues étrangères, de développer une culture éducative ouverte,
qui rompe avec la compétition entre langues européennes dans des pays où elles
ont du mal à se faire une place. En Asie, l’étudiant.e a d’abord un large choix à
faire entre les langues asiatiques elles-mêmes avant de songer à apprendre une

26 Pierre Martinez (éd.), Dynamique des langues, plurilinguisme et francophonie. La Corée, Paris,
Riveneuve, 2013.
172 Pierre Martinez

langue européenne autre que l’anglais, ou plutôt l’anglo-américain. Comme en


Corée, ce ne sont pas les moyens de diffusion technologiques qui manquent,
mais on observe la persistance d’un conformisme, le poids d’une culture
éducative qui a, bien sûr, aussi de grandes qualités, mais s’avère peu propice
à l’innovation, avec une place excessive donnée à l’évaluation. Dans cet esprit
d’indigénation qui a tant servi le pays depuis Meiji, un grand penseur de la
modernité japonaise comme Fukuzawa aurait su, sans doute, imaginer quelque
solution originale à ce problème.27 Le Japon vit toujours face à des choix diffi-
ciles, que n’a pas rendu plus aisés la présence américaine depuis 1945.

Vietnam, l’élargissement

Il me manquerait de ne pas dire un mot de l’Asie du Sud-Est, et en parti-


culier du Vietnam. Depuis le doi moi de 1989, le pays s’est ouvert sur ses
voisins, et un fait marquant me paraît être la coopération éducative qui se
déploie entre pays du Mékong, ancienne Indochine et Thaïlande. L’action
du CREFAP/OIF, celle de l’AUF régionale28 (pour ce qui est, encore une
fois, d’une langue française qui ne serait plus celle la domination, mais de la
coopération et de l’appui au développement) font prendre conscience que des
glissements sont possibles, que de nouvelles pistes sont offertes. Sans pouvoir
se substituer l’une à l’autre, les médecines occidentales et orientales peuvent se
rencontrer. Les cultures éducatives, aussi.
De ces pays où j’ai passé tantôt des mois, tantôt des années, nous devons
apprendre la relativité de nos théories et la richesse de la confrontation des idées.

…Ou repenser la DLES

Comment interpréter ce parcours sinon comme un retour vers le futur ?


La DLES apparaît comme une praxéologie prête à tous les renoncements s’ils
sont raisonnables. Sa résilience au changement m’apparaît indispensable. Il
procède d’une bonne dose d’empirisme et non d’une logique préétablie. La
didactique se refuse à répéter obstinément, comme la Toinette du Malade
Imaginaire : « Le poumon, vous-dis-je, le poumon ! ».
Une deuxième élément me semble déterminer la constitution scientifique
du domaine : c’est une forme d’émergentisme, c’est-à-dire que le tout n’y est
pas représenté par l’ensemble des parties mais que le système est, dans son

27 Yukichi Fukuzawa, Plaidoyer pour la modernité, Paris, CNRS, 2008. On lira plus commodé-
ment : Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui,
Paris, Gallimard, 2016.
28 CREFAP/OIF : Centre Régional Francophone Asie-Pacifique, Organisation Internationale de
la Francophonie, Ho Chi Minh Ville. http://crefap.org/accueils.html ; AUF régionale Asie-
Pacifique, Bureau de Hanoï. https://www.auf.org/asie-pacifique/.
Vieux démons, nouveaux défis dans l’enseignement des langues 173

ensemble, fonction du moment, des conditions, des intrants : ainsi l’appari-


tion du numérique, longtemps retardée par la résistance au changement, par
l’inertie assez naturelle des systèmes éducatifs et parfois des hommes, est en
passe nolens volens de bouleverser le dispositif de la transmission des langues.
C’est pourtant une difficulté, et c’est sans doute plus souvent le cas dans les
sciences du corps ou de l’esprit que dans les sciences dites « dures », d’accepter
des remises en question qui portent sur des processus et des interactions, sur
la relation entre un enseignant et son élève, ou sur les rôles respectifs dévolus
à l’homme et à la machine. Cette remise en question, je l’ai posée comme un
principe de l’action ; elle affecte le cloisonnement disciplinaire, qui ne tient
plus face à l’épreuve du terrain.
Cette réflexivité, cette posture critique inhérente à la DLES a des consé-
quences sur bien des plans. Je me limiterai à trois d’entre eux.
En matière d’ingénierie éducative, elle contraint à une veille technologique
permanente, qui ne peut plus passer par les seuls fonds des bibliothèques et
doit s’ouvrir à une pensée globale. Une thèse devrait comporter une sitogra-
phie aussi importante que la bibliographie. Une thèse d’un doctorant de tel
pays devrait également inclure une biblio-sitographie de sa propre production
nationale : quelle forme de néo-colonialisme s’exerce sur l’esprit quand on
laisse à croire que rien n’a été pensé, dit ou écrit dans le pays sur lequel d’ail-
leurs porte souvent la recherche ?
En matière de géolinguistique, cette réflexivité doit prendre la mesure des
enjeux contemporains. Ainsi, en Asie, la multiplication de campus délocalisés
(campus offshore) où l’enseignement, mais aussi toute la vie académique se
font en anglo-américain induit une stérilisation de la pensée, fait oublier la
notion même de structures mentales et culturelles originales au profit d’un
risque de clonage de la pensée, de la recherche et de l’expression.
Enfin, l’esprit critique qui anime la DLES la rend attentive et réceptive
à l’innovation contrôlée. Les technosciences, sous l’acronyme des NBIC29,
nous guident vers des modes d’apprentissage qui seront ceux de notre siècle.
Ce ne sont certes pas le Tableau Blanc Interactif, ni le Powerpoint qui vont
révolutionner notre enseignement des langues, mais l’Intelligence artificielle,
les robots omniprésents déjà dans tous les secteurs de l’activité humaine, la
santé, la politique, les médias, le commerce. C’est une approche plus fine de
l’apprenant, dans son profil, ses stratégies, ses spécificités individuelles mais
aussi ethnoculturelles qui entre aussi dans cet ordre de réflexion.30 C’est la
connaissance de la cognition et l’amélioration de nos capacités humaines

29 NBIC : Nano-biotechnologies, Informatique et Communication.


30 Miao Lin-Zucker, Elli Suzuki, Nozomi Takahashi et Pierre Martinez (éds), Compétences d’en-
seignant à l’épreuve des profils d’apprenant. Vers une ingénierie de formation, Paris, EAC, 2011.
174 Pierre Martinez

(cette hominiscence dont parle Michel Serres)31, c’est le soldat augmenté, dont
la mémoire, la vision, la fatigue sont déjà modifiées, transformées, par les
nootropiques, vitamines, molécules de synthèse, puces intradermiques et
entraînement : rêve ou cauchemar ? On n’en jugera pas ici.32
Voici donc, comme les fantômes de Murnau, qui attendaient Nosferatu
de l’autre côté du pont, les vieux démons de la DLES. Regardons-les.
D’abord, une épistémologie « plate », parce qu’elle souffre à mon sens,
de ne pas se frotter à la comparaison avec d’autres mondes. Construire une
théorie générale imposerait qu’on veuille bien se glisser entre énonciation
(conditions de la production, en situation historique et ethnoculturelle) et
cognition (dans un processus multifactoriel : âge, genre, biographie, motiva-
tion, finalités de l’apprentissage, etc.).
La DLES lutte encore contre la monoculture scientifique qui a fait d’elle un
domaine trop longtemps « discipliné ». Heureusement, les choses évoluent, à la
faveur de la troisième révolution qui l’affecte, celle des NBIC après la linguis-
tique et les sciences sociales du XXe siècle. Elle semble avoir admis la complexité,
qu’elle analyse (décompose) pour être capable de résoudre et d’anticiper.
Enfin, la DLES doit se forcer parfois à accepter l’innovation, et l’éduca-
tion en langues n’échappe pas aux résistances qu’avait dévoilées, voici long-
temps, Everett Rogers. Comme une économie de la connaissance ne suffit
pas, il faut savoir, interpréter et diffuser.33 Il resterait à évaluer dans quelle
mesure le présent moment de la vie de la DLES correspond à une de ces
phases du paradigme que Thomas Kuhn appelle la « science extraordinaire »,
où la recomposition du paradigme en crise est en train de s’opérer.34 Je le crois
personnellement, parce qu’il ne me semble pas envisageable que soit prolongé
longtemps le modèle épistémologique que nous avons connu. On peut bien
sûr penser autrement. J’appelle cela se mettre la tête dans le sable.
J’en viens à l’épilogue d’un parcours. De retour à Dante et à son goût pour
le doute plus que pour le savoir, ce parcours amène à se poser des questions,
qui sont autant de défis :
1) Quelle est la valeur actuelle de notre éducation en langue étrangère ?
Qu’apporte-t-elle ? Permet-elle d’entendre l’altérité, de rencontrer l’autre ?
Quel doit être le rôle des éducateurs médiateurs de cette rencontre dans les

31 Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2013. Michel Serres, Le gaucher boiteux.
Figures de la pensée, Paris, Le Pommier, 2015.
32 Éric Sadin, L’humanité augmentée, Paris, L’Échappée, 2013. Séminaire militaire, Paris, 19 juin
2017 : https://iatranshumanisme.com/2017/06/14/seminaire-sur-le-soldat-augmente/.
33 Everett M. Rogers, Diffusion of Innovations, NYC, Free Press, 1962, 2003. Ouvrage recensé
dans Essais 1/I, 2012. Pierre-Yves Citton, L’avenir des humanités. Économie de la connaissance
ou cultures de l’interprétation ?, Paris, La Découverte, 2010.
34 Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Champs Flammarion, 1962, éd.
fr., 1983.
Vieux démons, nouveaux défis dans l’enseignement des langues 175

nouveaux environnements d’apprentissage ? Et si l’on admet l’idée d’une


science participative ou collaborative,35 qu’est-ce que les étudiants (« bénéfi-
ciaires », usagers, acteurs) ont à en dire ? Une des questions les épineuses est
que, contrairement à bien d’autres domaines scientifiques, en sciences dites
« dures » mais même en sciences humaines qui le seraient moins, la valida-
tion expérimentale est difficile, voire parfois impossible. Comment évaluer la
pertinence qu’aura eue une démarche pédagogique et didactique sur le plan
des compétences actionnelles à long terme ou sur son impact dans la trans-
formation culturelle ou identitaire chez un apprenant (et pire encore chez
un grand nombre d’apprenants) ? La validation expérimentale d’une mesure,
d’une méthode ou d’un programme, après coup, ex post facto,36 est le fonde-
ment d’une scientificité. Elle doit s’imposer à nous et nous devons apprendre
aux jeunes chercheurs à en faire le trébuchet de leurs travaux.
2) Quelles finalités pouvons-nous assigner à l’apprentissage des langues au
XXIe siècle ? Allons-nous adopter des objectifs instrumentaux (voyager, travail-
ler), culturels ? Philosophiques (par exemple la recherche d’une humanité ou
d’une identité) ? En tout état de cause, l’éducation en langues constitue un
dispositif social avec ses conséquences sur l’humain, dont on ne saurait faire
l’économie.37
3) Quelles transitions, à partir des nouvelles conditions de l’apprentissage,
vers une autre didactique et comment opérer ces transitions ? Concrètement,
s’imposent trois contraintes : une connaissance systémique des environnements
de cet apprentissage (souvent hybride ou nomade) ; une exploitation intégrative
des ressources (par exemple, ne pas limiter le numérique à une fonction ancil-
laire) ; enfin, à travers le curriculum, l’inclusion fonctionnelle des acquis de
l’expérience et de l’innovation pour une organisation rationnelle des moyens.
4) Enfin doit-on se demander ce que peut être un chercheur en didactique
des langues, et la question passe par une réflexion sur le positionnement (insti-
tutionnel) et sur la posture (professionnelle) de celui-ci, entre objectivation et
implication. Il est clair qu’une recherche totalement impliquée relève du mili-
tantisme, qu’elle est ascientifique, et il peut arriver qu’on ait à dire à un docto-
rant qu’il faut savoir établir un rapport ou une proportion entre expérience et/
ou réflexivité. Dans ce registre, qui confine à l’éthique, se pose la question du
local (ce qui est possible) et du global (ce qui est non pertinent). Le chercheur
doit être conscient qu’il est investi d’une responsabilité, parce que les résultats
de son travail sont attendus et, s’ils en valent la peine, seront entendus.

35 Rapport François Houllier, Les sciences participatives en France, MEN, 2016.


36 Ex post facto. Voir Louis Cohen et al., Research Methods in Education, London, Routledge,
7th Ed., 2011, p. 303.
37 La tentation est grande pour certains pays, en Asie, en Europe même, de rendre facultative
l’étude, fût-ce d’une seule langue étrangère dans le cursus.
176 Pierre Martinez

Les nouveaux défis traînent à leur suite, on le voit, bien des préalables
à l’intervention didactique. Je tirerais de ce programme de travail, qui peut
sembler un peu de l’ordre de l’incantation, un principe dominant : il doit
conduire à développer et articuler toujours plus efficacement la recherche
universitaire, la décision politique et l’action éducative.
Au delà de ces défis – la valeur, les finalités, la transition, la recherche – il
est périlleux de dessiner l’avenir. S’il fallait se risquer à pointer du doigt un
dénominateur commun de la pensée occidentale contemporaine en matière
d’éducation en langues, ce serait, à mon sens, du côté de la construction de
l’individu, de la personne, qu’on pourrait chercher. L’hypothèse me semble
pouvoir être étayée par notre histoire culturelle, la romanitas, qui ne se fonde
pas sur une seule langue, la diversité politique de la France du Traité de Verdun
à l’abbé Grégoire, le goût pour le plurilinguisme, avec latin, français, anglo-
américain successivement érigés en lingua franca, au fil du temps, etc. D’autres
visions humanistes de l’étude des langues étrangères peuvent se rapprocher
de celle-ci à certains égards, mais s’en détachent profondément à d’autres :
traditions de la medersa arabo-islamique, force de l’écrit qui fait le lettré dans
le monde des sinogrammes, esprit confucéen jouant sur les hiérarchies et les
apprentissages. Il me semble avoir côtoyé ces différences, mesuré ces écarts, un
peu compris ces différences.
Parce que l’horizon d’attente de ma réflexion, on l’aura compris, est orienté
non par une méthodologie qui serait la panacée (éternellement) espérée, mais
par une philosophie de l’éducation en langues, l’hypothèse de travail que je
soumets pour la DLES est celle d’une didactique organisée en réseaux. J’ai,
de ce point de vue, le sentiment que les propositions d’un physicien mais
aussi un grand penseur que fut Werner Heisenberg, peuvent nous aider à y
voir clair.38 Cette philosophie fonctionnerait sur la base de réseaux de réalité
analysés comme système. Tel qu’Heisenberg le représente, le monde n’est pas
fait de choses « matérielles » mais seulement de connexions nomologiques,
pas de substances, mais d’objets en relation. Seul l’agencement de ces objets
(les moyens, les concepts) permet de construire une représentation du réel et
cette façon de penser la DLES dans une approche connexionniste, je l’appelle
didactique réticulaire.
Elle renvoie aussi à ce que dit Antoine Compagnon de la théorie, qui ne
doit pas être un système de réponses mais un cadre de questions.39 Si ce texte
peut donc ouvrir sur quelque conclusion, c’est à une constante restructuration
de notre domaine qu’il invite et non à une théorie toute faite. Cette DLES
en mouvement, donnant sens et réalité à ses moyens et à ses concepts en les

38 Werner Heisenberg, Le manuscrit de Nuremberg, 1942, rééd. Paris, Allia, 2010, p. 13-14.
39 Antoine Compagnon, Une question de discipline. Entretiens avec Jean-Baptiste Amadieu, Paris,
Flammarion, 2013, p. 121.
Vieux démons, nouveaux défis dans l’enseignement des langues 177

mettant en réseaux, s’appuierait fondamentalement aujourd’hui sur le numé-


rique, les neurosciences et l’architecture curriculaire. Elle ne saurait se satis-
faire d’ajustements au coup par coup, comme nous y sommes trop souvent
invités, en fonction des innovations qui arrivent sans perspective intégrative
et qui poussent à l’éclectisme méthodologique désordonné, ou à l’asservisse-
ment à une seule finalité primaire de l’éducation en langues (par exemple, son
utilité). Elle relève d’une conception de l’homme et de son éducation.

Pierre Martinez
Professeur émérite Université Paris 8 - Saint-Denis
Sciences du Langage et Didactique des Langues
pierre.martinez@univ-paris8.fr
http://site-pierrealainmartinez.strikingly.com/

Résumé
Ce texte met un trajet personnel, professionnel et scientifique, en regard avec celui qu’a connu
depuis plusieurs décennies la Didactique des Langues Étrangères et Secondes. Dans un même
mouvement, des points de vue – épistémologie, disciplines, ingénierie, contextes – et des
horizons linguistiques et culturels de nature à les éclairer sont présentés. Trois révolutions
ont impacté le domaine : sciences du langage, sciences humaines et sociales, technosciences
cognitives et informatiques. Mon hypothèse actuelle est que seule une didactique de mise en
réseaux (« réticulaire »), appuyée sur le numérique, peut structurer une éducation en langues
intégrative et cohérente.
Mots-clés
Langues étrangères et secondes, paradigme, didactique réticulaire, éducation en langues.
Abstract
This text matches a personal, professional and scientific path with that experienced for several
decades in the Teaching of Foreign and Second Languages. In a same movement, points of view
–epistemology, disciplines, engineering, contexts– and linguistic and cultural horizons that can
enlighten them are presented. Three revolutions impacted the field: language sciences, human and
social sciences, cognitive and computer technosciences. My hypothesis is that only a didactic of
networking (“reticular”), supported by digital means, seems now able to structure an integrative
and coherent TFSL.
Keywords
Foreign and second languages, paradigm, reticular didactics, language education.
Varia
La complexité énonciative et
structurelle dans les romans de
la première moitié du XXe siècle
À travers L’Atlantide de Pierre Benoit
et L’Immoraliste d’André Gide
Imène Djebbar

:‫ﻣﻠﺧص‬
‫ وﺑﺎﻟرﺳﺎﻟﺔ ﻋﻧﮫ‬،‫ﺑﻣﺎ أن اﻷدب ﻓﻲ اﻟﻧﺻف اﻷول ﻣن اﻟﻘرن اﻟﻌﺷرﯾن ﻛﺎن أﻗل اھﺗﻣﺎﻣﺎ ﺑﺎﻟﻣﺣﺗوى اﻟﺧﯾﺎﻟﻲ ﻣﻧﮫ ﺑﺑﻧﯾﺔ اﻟﻧص‬
.‫ ﯾﻘﺗرح ھذا اﻟﺑﺣث دراﺳﺔ اﻟﺗﻌﻘﯾد اﻟﻣﺗﻌﻠق ﺑﮭذه اﻷﺧﯾرة و ﻛذا ذﻟك اﻟﻣﺗﻌﻠق ﺑﺑﻧﯾﺔ اﻟرواﯾﺔ ﻓﻲ اﻟﻔﺗرة اﻟﻣذﻛورة‬،‫ﺑﺎﻟوﺿﻌﯾﺔ اﻟﺗواﺻﻠﯾﺔ‬
‫ ﯾﻌﻧﻰ اﻟﻣﻘﺎل اﻟﺗﺎﻟﻲ ﺑدراﺳﺔ اﻟﺻﻠﺔ ﺑﯾن اﻟﺳرد واﻟﺷﻛل واﻟﺑﻧﯾﺔ ﻋﻠﻰ ﻣﺳﺗوى رواﯾﺗﯾن ﻻﻣﻌﺗﯾن ﻣن اﻟﻧﺻف اﻷول ﻣن‬،‫ﻣن أﺟل ھذا‬
.‫ "اطﻠﻧطس" ﻟﺑﯾﺎر ﺑوﻧوا و "ﻟﯾﻣوراﻟﯾﺳت" ﻷﻧدرﯾﮫ ﺟﯾد‬:‫اﻟﻘرن اﻟﻌﺷرﯾن‬

.‫ اﻟﻮﺣﺪة اﻟﻤﺴﺘﻘﺒﻠﺔ‬،‫ ﺗﻌﺪد اﻻﺣﺘﻮاء اﻟﺘﻮاﺻﻠﻲ‬،‫ اﻟﺸﻜﻞ‬،‫ اﻟﺒﻨﯿﺔ‬،‫ ﻋﺪم اﻟﺘﺠﺎﻧﺲ اﻟﺘﻮاﺻﻠﻲ‬،‫ اﻟﺒﻮﻟﯿﻔﻮﻧﯿﺎ‬:‫اﻟﻜﻠﻤﺎت اﻟﻤﻔﺘﺎﺣﯿﺔ‬

Comme la littérature du XXe siècle s’est remarquablement intéressée à


la structure, le contenu du texte littéraire ne pouvait, en cette période, avoir
sens indépendamment de sa forme. C’est ainsi que l’écriture fictionnelle était
devenue une « morale de la forme1 ». Les questions esthétiques intéressaient
tant, ce qui avait exigé un travail sur le langage. D’ailleurs, avec l’avènement
du « courant de conscience » à la première moitié du XXe siècle, les écrivains
s’intéressaient à la découverte de terrains nouveaux et cela avait favorisé l’em-
prise du terrain de la psyché. Dans cette perspective, la langue était conçue
pour s’apercevoir des transformations psychiques, pour restituer conscience et
perceptions. Par conséquent, le langage romanesque s’apparentait au langage
poétique du moment où les écrivains de cette période s’intéressaient tant, non
pas à la langue véhiculant l’intrigue, mais à la langue-intrigue.
Nous comprenons que l’intérêt porté aux questions formelles était en
croissance à cette époque. Une nouvelle notion en relation avec le domaine
de la structure avait été introduite : la « mise en abyme » d’André Gide. La
structure romanesque tendait, de plus en plus, vers la complexité grâce aux
diverses techniques narratologiques telles que : la polyphonie, l’emboîte-
ment, la division du sujet énonciateur, le décalage énonciatif, etc. Ces tech-

1 Denis Labouret, Littérature française du XXe siècle, Armand Colin, Paris, 2013.
182 Imène Djebbar

niques qui semblent contribuer également à la « complexité énonciative2 »


du texte littéraire, nous en remarquons l’abondance dans deux romans de
la première moitié du XXe siècle : L’Immoraliste d’André Gide et L’Atlantide
de Pierre Benoit. Il nous semble important de traiter la diversité des outils
narratologiques dans ces deux romans et leur relation avec la structure afin
de montrer en quoi consiste la complexité narrative et structurelle de chacun
d’entre eux. Pour ce faire, nous nous intéresserons à la situation d’énoncia-
tion et à ses deux protagonistes : auteur/lecteur (par rapport au niveau empi-
rique), au narrateur/narrataire (par rapport au niveau diégétique) du moment
où chaque discours s’inscrit dans « la condition d’intersubjectivité 3 ». Nous
aborderons aussi la fonction de communication de Gérard Genette.
Puisque nous remarquons la présence de multiples voix narratives dans les
deux romans, nous allons nous intéresser, dans un premier temps, à l’étude
de la polyphonie au niveau de l’instance narratrice et sa répercussion sur la
structure. Aussi, puisque la « polarité » est la condition du discours, selon
Émile Benveniste, la présence d’un partenaire susceptible d’être désigné par
un tu est indispensable. Ainsi, nous discuterons, dans un deuxième temps, le
processus de réception caractérisé par la multiplicité de l’instance réceptive.
Nous établirons, dans un dernier temps, le lien existant entre les deux phéno-
mènes précédents et aborderons la situation d’énonciation et son dédouble-
ment qui débouche sur la mise en abyme énonciative.

La structure au service de l’hétérogénéité énonciative

Outre la fonction narrative inhérente à toute instance narratrice et qui


correspond à l’aspect histoire du récit, il ne faut pas négliger la fonction de
régie suite à laquelle le discours du récit bénéficie d’une organisation interne
grâce aux « indications de régie4 ». Il se trouve qu’une telle fonction est bien
nécessaire dans un roman comme celui de L’Atlantide ou de L’Immoraliste de
par leur type polyphonique. La pluralité des voix narratives (ou, pour le dire
comme Mikhaïl Bakhtine, la « construction hybride5 ») dont fait preuve ce
type de roman exige l’intervention du narrateur dans un souci d’organisa-
tion narrative et ainsi structurelle. Il est, avant tout, à rappeler qu’à l’orée du
XXe siècle la manière selon laquelle le récit est disposé était aussi, ou même

2 Jacqueline Authier-Revuz, dans son article « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », Revue Langages,


vol. 19, n° 73, sous la direction de Laurent Danon-Boileau, 1984, p. 98.
3 Émile Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale, 1,
Tel, Gallimard, Paris, 1966, p. 266.
4 « … ces organisateurs du discours, que Georges Blin nommait des “indications de régie”,
relèvent d’une seconde fonction que l’on peut appeler fonction de régie. » Gérard Genette,
Figure III, Seuil, Poétique, Paris, 1972, p. 262.
5 Cité dans Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978, p. 139.
La complexité énonciative et structurelle dans les romans de la première moitié du XXe siècle 183

plus, importante que la matière même du récit. À cet effet, la multiplication


des instances narratrices ainsi que le caractère polyphonique de ce dernier ne
peuvent être que reflétés au niveau de sa forme et de sa structure.
Dans le roman de L’Atlantide, le signataire de la lettre liminaire, auteur du
manuscrit accompagnant, se sert généralement de la division en sections de
son récit afin d’épouser la forme au fond (et aussi à la narration). D’ailleurs,
Mikhaïl Bakhtine refuse de considérer la forme comme un élément extérieur
au contenu et indépendant de lui, et il lui fournit la définition suivante :
« La forme artistique, c’est la forme d’un contenu, mais entièrement réalisée
dans le matériau, et comme soudée à lui […] la forme étudiée ne doit en aucun
cas être interprétée comme forme d’un matériau, ce qui fausserait totalement
la compréhension, mais seulement comme forme réalisée à partir du matériau,
et avec son aide, et à cet égard déterminée non seulement par son but esthé-
tique mais aussi par la nature de ce matériau6. »
À cet effet, nous remarquons que la nature polyphonique du matériau de
ce roman a exigé une certaine disposition formelle. Cela s’explique d’abord
par la répartition que le narrateur premier effectue au niveau structurel et qui
consiste généralement en l’attribution d’un nouveau chapitre à, pratiquement,
chaque nouvelle voix. Ferrières, le narrateur du récit au 1er degré se confie visi-
blement la tâche de l’agencement interne de son récit du moment où il avoue,
dans sa lettre liminaire, être l’auteur des pages qui suivent. Cependant, et
puisque ce dernier (Ferrières) délègue la voix à un deuxième narrateur (Saint-
Avit), il apparait qu’il ne détient pas le pouvoir absolu d’aménagement du
récit. D’ailleurs, il avoue recevoir le récit second fragmenté lorsqu’il intervient
au début du chapitre XIV pour annoncer :
« C’était la nuit que Saint-Avit aimait à me conter par le menu sa prestigieuse
histoire. Il me la débitait en petites tranches, rigoureuses et chronologiques,
n’anticipant point sur les épisodes d’un drame dont je connaissais par avance
la tragique issue7. »
Il convient de dire, par conséquent, que le récit de L’Atlantide est l’objet d’une
co-production, d’un travail de narration et d’agencement à la fois, qu’inaugure
le narrateur premier et qu’achève le second. Puisque, sur le plan chronologique
de narration, le récit de Saint-Avit se place en premier lieu par rapport à celui
de Ferrières, force est-il de constater que le premier ayant eu accès à ce travail de
production est bien Saint-Avit. Pour cela, le terme de co-production semble ne
pas convenir assez dans ce contexte car il ne s’agit nullement de deux activités
qui, sur l’axe chronologique de l’histoire, sont simultanées mais plutôt de deux
productions qui se succèdent. Cela s’explique comme suit :

6 Ibid., p. 69.
7 Pierre Benoit, L’Atlantide, ENAG, Jeune, Algérie, 1988, p. 195. (Nous soulignons)
184 Imène Djebbar

1) Saint-Avit, premier narrateur : il ne se contente pas de remplir la seule


fonction de narration mais il la transcende à une autre, celle de régie.
2) Ferrières, deuxième narrateur : son travail vient succéder à celui de
Saint-Avit. Il se confie à son tour la double fonction (de narration et de régie).
Son rôle consiste au parachèvement et à la finalisation du récit avant de le
confier à Châtelain qui le confiera à son tour à M. Leroux.
Alors, nous pouvons dire que ce récit fait l’objet d’une réécriture et une
première révision (ou révision au premier niveau). Cela est dû à la présence
remarquable d’un second réviseur, ou relecteur, qui se manifeste à travers les
notes de bas de pages8 qu’il annexe de temps en temps à certains chapitres tout
en étant suivies de l’indication suivante : « note de M. Leroux ». Ce dernier,
étant le plus proche parent du lieutenant Ferrières, le manuscrit lui a été destiné
afin qu’il en fasse l’objet d’une publication posthume. Avant de procéder à
cela, il semble que M. Leroux a eu le temps nécessaire (grâce au délai de 10 ans
fixé par Ferrières comme condition de publication de son écrit) pour effec-
tuer, au texte, une relecture ainsi qu’une dernière mise au point à son niveau.
Aussi, il est à noter que ces annotations situées en aval des chapitres dénotent
de l’intervention de M. Leroux en tant que tiers. Cependant, l’inscription
« note de M. Leroux » en elle-même, ne serait-elle pas la note d’un troisième
réviseur ? La présence de ce dernier au sein du roman est indiquée par le biais
de trois notes9 dont l’auteur n’est pas indiqué et dont la plus importante est
celle de la page 19. Cette note se charge d’expliquer les raisons pour lesquelles
la publication du manuscrit avait pris du retard et détaille l’acheminement
du récit de son auteur (Ferrières) jusqu’à « la publication dont il s’agit10 », ou
pour le dire autrement, jusqu’à son éditeur (fictionnel). Il est donc à constater
que la troisième révision était réalisée par l’éditeur fictionnel du récit qui lui a,
manifestement, effectué une relecture.
Ainsi, de tels signes décèlent, outre le caractère polyphonique interne du
récit (au sein de la diégèse), son caractère polyphonique externe (extérieur
à la diégèse mais toujours au sein de la fiction). L’analysant sous une autre
optique, ce récit fait l’objet d’une polyphonie à la fois narrative (lors de l’acte
narratif ) et post-narrative (après l’achèvement de la narration). Ce phénomène
est reconnaissable grâce à la trace que laisse, derrière elle, chaque voix ayant
effectué un quelconque passage dans le récit. Il s’agit d’indices formels visibles
parfois, dissimulés d’autres fois, mais souvent éloquents pour un lecteur averti.
Une phrase comme la suivante de la part du narrateur dénonce clairement le
travail de reproduction (et de réécriture) qu’aurait effectué ce dernier pour faire
arriver à son narrataire la version finale de son récit :

8 Ibid., p. 84, 95, 122, 136, 163, 194, 218.


9 Deux notes p. 19 et une note p. 244 de L’Atlantide, op. cit.
10 Pierre Benoit, L’Atlantide, op. cit., p. 19.
La complexité énonciative et structurelle dans les romans de la première moitié du XXe siècle 185

Il se recueillit une seconde, et commença ce récit dont je regrette de ne pouvoir


reproduire qu’imparfaitement le savoureux archaïsme. (L’Atlantide, p. 179)
Par cette phrase Saint-Avit introduit le récit de l’Hetman de Jitomir (récit
censé être mené à la première personne). Or, comme nous l’avons vu plus
haut, tout travail de réécriture laisse une trace et parfois sans même se rendre
compte. La trace dans ce dernier cas consiste en la voix du narrateur placé
au niveau inférieur (Saint-Avit). Elle s’insinue, délicatement dans le récit
second en se plaçant derrière la voix apparente du narrateur du niveau supé-
rieur (L’Hetman de Jitomir). À propos de cela, Mikhaïl Bakhtine écrit dans
Esthétique et théorie du roman :
« Ainsi, les paroles “d’un autre”, sous une forme dissimulée (c’est-à-dire sans
indication formelle de leur appartenance à “autrui”, directe ou indirecte), s’in-
troduisent dans le discours (la narration) […]11 »
Dans cette perspective, il convient de constater que la polyphonie dans le
récit de L’Atlantide est présente au niveau du récit premier (celui de Ferrières)
comme au niveau du récit second (celui de Saint-Avit) vu qu’ils sont construits
à base de récits rapportés (emboîtement de récits). Pour mieux expliquer ce
phénomène de polyphonie au niveau de l’instance organisatrice (ou rapporteuse)
du discours, nous citons ce passage tiré de Lire le théâtre II d’Anne Ubersfeld :
« Dans ce cas, l’émetteur E1 et l’émetteur E2 coïncident : le conteur (ou le
narrateur dans notre cas), organisateur de la représentation, est à la fois l’émet-
teur E1 du discours de la fiction, l’émetteur E2 des divers protagonistes ; il
contient en lui les diverses voix […]12 »
Il convient de noter que la voix du sujet énonciateur du récit primaire
semble accompagner, ne serait-ce que discrètement et malgré l’effacement
énonciatif, la voix énonciatrice du récit rapporté. Il s’agit, selon l’expression de
Mikhaïl Bakhtine, d’un discours « hybride bivocal13 ». C’est ainsi que le phéno-
mène d’imbrication de voix ait lieu. Il donne naissance à l’hétérogénéité énon-
ciative14 qui se définit par l’existence de diverses « voix » au sein d’un même
énoncé. Cette dernière veille à inscrire « “de l’autre” dans le fil du discours15. »
En revenant à la diégèse du récit, nous remarquons que l’architecte
responsable de la composition discursive, qu’il soit Ferrières ou Saint-Avit,
veille à ce que le changement de narrateur soit clairement exhibé. Pour ce
faire, il recourt, comme nous l’avons vu, à des frontières formelles (comme le

11 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 124.


12 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, Belin, Belin sup, Paris, 1996, p. 159. (Nous ajoutons ce qui
est entre parenthèses)
13 Expression citée dans Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 178.
14 Théorisé par Jacqueline Authier-Revuz dans son article, « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », op.
cit., p. 98-111.
15 Ibid., p. 98.
186 Imène Djebbar

découpage des chapitres) mais aussi à certains caractères typographiques (tels


les deux points, les guillemets, les tirets, sauts de ligne, blanc, etc.) de sorte
que la polyphonie narrative soit interprétée au niveau de la structure. Il ne
faut pas oublier les verbes introducteurs (anticipant une séquence de discours
direct) que le narrateur-architecte utilise à chaque fois qu’il cède la parole à un
narrateur nouveau.
Ainsi, nous remarquons qu’hormis la lettre liminaire (qui est monopho-
nique16 suite à la présence d’une seule voix : celle de Ferrières), tous les chapitres
du manuscrit accompagnant sont polyphoniques. Ce qui accentue encore plus
cette polyphonie est l’hétérogénéité énonciative produite lors du croisement
des voix : voix du narrateur 1, voix du narrateur 2 et voix du narrateur 3 (ou
du personnage). Il s’agit de la forme marquée de l’hétérogénéité montrée (selon
Jacqueline Authier-Revuz) du moment où l’insertion de l’autre voix est remar-
quable et bien explicite dans le discours (comme nous avons vu plus haut).
Aussi, faisant partie des romans à construction non linéaire, L’Atlantide
est le prototype du récit polyphonique dont les voix se multiplient par le
biais de l’enchâssement. Le récit de Ferrières constitue la matrice au sein de
laquelle vient s’insérer un autre récit, matriciel à son tour, mais à un niveau
supérieur (celui de Saint-Avit). Il est à noter que le roman de Pierre Benoit,
construit selon le principe d’emboîtement à l’infini, s’apparente aux poupées
folkloriques russes. Chaque récit inséré est susceptible d’en accueillir un autre
mettant ainsi en place une série de voix narratrices (d’où le caractère polypho-
nique du récit). Or, cette technique de construction par enchâssement s’ap-
plique, comme nous l’avons vu, au plan micro-textuel (au sein d’un chapitre,
d’un dialogue, d’un récit inséré) comme sur le plan macro-textuel (au niveau
de la structure globale et du récit principal). En outre, le roman possède la
caractéristique d’enchâsser différentes formes de discours : un récit dans un
autre, un dialogue dans un autre, un récit dans un dialogue et inversement.
De la même manière, quoique moins compliquée, le roman de
d’André Gide semble aussi faire partie des romans à tendance polyphonique.
Nous y trouvons, avant tout, la voix de l’auteur empirique dans la préface. Vient
y succéder, par la suite, la voix de l’ami de Michel (auteur de la lettre liminaire)
puis la voix de Michel (narrateur de l’auto-récit). À cet effet, l’hétérogénéité
énonciative s’effectue grâce à l’emboîtement des situations d’énonciation qui
entraîne forcément la superposition des voix énonciatives (narratrices) : la voix
de l’auteur raconte que l’ami de Michel raconte que Michel se raconte par sa

16 Nous écartons, dans un souci de simplification, l’hétérogénéité constitutive propre à tout


discours, selon Jacqueline Authier-Revuz, et qui exprime son caractère forcément pluriel.
Chaque discours est selon elle un interdiscours du fait que « ça parle toujours, avant, ailleurs
et indépendamment ». (Selon Michel Pêcheux, cité dans Jacqueline Authier-Revuz, op. cit.,
p. 100)
La complexité énonciative et structurelle dans les romans de la première moitié du XXe siècle 187

propre voix. Nous constatons que le discours de ce roman n’est pas, non plus,
monodique même si « à certains moments il peut y avoir une fusion presque
totale des voix17. »
Aussi, il est important de signaler que le type d’hétérogénéité énonciative
trouvé dans le roman d’André Gide est le même que celui trouvé dans le roman
de Pierre Benoit. Il consiste en l’hétérogénéité montrée marquée. Cela est dû à
l’insertion explicite de chaque voix à l’aide de caractères typographiques (une
section pour chaque voix) : la préface pour la voix extérieure de l’écrivain, la
lettre pour la voix de l’ami de Michel et le récit principal avec ses trois parties
pour Michel (1re partie : voyage de Michel et à sa maladie/guérison, 2e partie :
retour de Michel de son voyage, 3e partie : maladie de Marceline et reprise du
voyage). En outre, l’instance responsable de l’organisation interne du récit in
entenso serait l’ami de Michel car il transcrit un récit oral. Le statut « conteur »
et « narrateur second » de celui qui prend en charge la narration du récit oral
l’empêche de remplir une fonction organisatrice du récit.
Nous remarquons, d’après ces deux romans, que la structure intéressait
tant au début du XXe siècle ; elle intervient dans l’organisation du contenu
et l’aménagement interne du récit. En observant la diversité des outils struc-
turels qu’utilisaient les auteurs de cette période dans la construction de leurs
fictions, nous comprenons qu’ils veillaient à ce que leur récit soit reçu sans la
moindre confusion ou dénaturation. Pour ce faire, ils ne trouvaient pas mieux
que les techniques structurelles pour que le contenu de leurs fictions advienne
à leur lectorat de la manière la plus correcte possible. À cet effet, il convient
de dire que les auteurs de cette partie du siècle s’intéressaient aussi bien à l’ins-
tance réceptive qu’à l’instance narratrice.

Processus de réception et multiplicité des instances réceptives

Comme il est temps d’aborder le deuxième protagoniste de la situation


narrative, il convient de noter que les narrateurs des deux récits du corpus ne
manquent pas d’interpeller le narrataire au cours de leur narration et, par consé-
quent, rappeler sa présence. À cela correspond la fonction de communication
proposée par Gérard Genette18 qui concerne le rapport narrateur/narrataire. Ce
rapport semble être si étroit qu’il empêche de les placer à des niveaux diégé-
tiques différents. Le narrataire, ou « l’agent de réception interne d’un récit19 »,

17 Cité dans Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 136.
18 Gérard Genette classe les deux fonctions jakobsoniennes « phatique » et « conative » sous
l’appellation générique de fonction communicative étant donné qu’elles concernent les deux
protagonistes de la situation narrative. Figure III, op. cit., p. 262.
19 Lucien Dallenbäch, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Seuil, Poétique, Paris, 1977,
p. 29.
188 Imène Djebbar

différent et du lecteur empirique et du lecteur virtuel20, « se place nécessaire-


ment au même niveau diégétique [que le narrateur]21. »
Dans le récit de Ferrières et au moment où il donne la parole à Châtelain,
il devient destinataire du récit dont ce dernier prend en charge la narration.
Pour narrataire qu’il soit, il est intradiégétique du fait qu’il appartient au
second niveau narratif au même titre que son narrateur. La même chose est
également constatée pour les récits qui suivent : celui de Saint-Avit, celui de
Morhange, etc., où le statut du narrataire est toujours intradiégétique mais
occupant à chaque fois un niveau diégétique différent au prorata de celui de
son narrateur. Or, les narrataires principaux du récit de Pierre Benoit sont au
nombre de deux : Ferrières et Saint-Avit. Ces deux personnages, occupant le
statut de narration parfois, celui de réception d’autres fois, se procurent le
statut de narrataire à plusieurs reprises22.
L’interpellation du narrataire est une pratique très fréquente dans l’œuvre de
Pierre Benoit, L’Atlantide. La présence du second protagoniste de l’acte narratif y
est, au même titre que celle du premier, assez importante et ne risque guère d’être
ignorée. D’ailleurs, cette technique (d’interpellation de narrataire) implique
deux fonctions communicatives que Gérard Genette résume comme suit :
« À l’orientation vers le narrataire, au souci d’établir ou de maintenir avec
lui un contact, voire un dialogue (réel, […], ou fictif, […]), correspond une
fonction qui rappelle à la fois la fonction « phatique » (vérifier le contact) et la
fonction « conative » (agir sur le destinataire) de Jakobson23. »
La fonction phatique est celle qui fera l’objet de cette étude. En effet, dans
le but d’assurer le contact avec le narrataire, chaque personnage se confiant
la tâche de narration dans le récit de Pierre Benoit reprend contact avec son
interlocuteur d’une manière récurrente. Nous citons à titre d’exemple des
expressions que Saint-Avit utilise lors de sa narration afin de contrôler le
maintien de contact avec son auditeur (Ferrières) : « tu le vois » (p. 51), « te
dis-je » (p. 89, p. 120), «n’attends pas de moi que… » (p. 198), « je te prends
à témoin que… » (p. 203), « laisse-moi te parler de… » (p. 240), etc. Aussi,
et puisque le narrateur (Saint-Avit) se trouve parfois contraint à se justifier
auprès de son narrataire, il utilise, afin de s’innocenter, une expression telle :

20 Les deux instances (narrataire, lecteur virtuel) sont différentes mais peuvent se confondre dans
le cas d’un narrataire extradiégétique. Gérard Genette le confirme dans Figure III, op. cit., p. 266.
21 Ibid., p. 265.
22 Ferrières occupe le statut de narrataire dans le récit de Saint-Avit (récit principal) et aussi dans
le récit de Châtelain (récit secondaire). Quant à Saint-Avit, il est narrataire dans chacun des
récits suivant : celui de Morhange, celui de M. Le Mesge, celui de l’Hetman de Jitomir, celui
de Rosita et celui de Tanit-Zerga.
23 Gérard Genette, Figure III, op. cit., p. 262.
La complexité énonciative et structurelle dans les romans de la première moitié du XXe siècle 189

J’étais pensif, uniquement pensif, je le jure. Dès ce moment, je n’en voulais


plus à Morhange. Et pourtant, mon silence les persuada que je lui conservais
de la rancune. Et tous, tu m’entends, tous, se sont dit24… (p. 56)
Chaque narrateur présent dans le récit de Pierre Benoit veille à ce que l’in-
terpellation de son interlocuteur soit explicitement révélée lors de sa narration.
Il est à noter que la présence, à chaque niveau narratif, des deux protagonistes
de la narration ne donne pas lieu uniquement au dialogisme Bakhténien mais
tend aussi à créer un emboîtement et une mise en abyme au niveau des situa-
tions énonciatives. Afin de mieux expliquer le processus de réception dans le
récit de L’Atlantide, nous proposons le schéma suivant :
Lecteur*

Editeur fictionnel (Relecteur2)

M. Leroux Narrataire extradiégétique


(Relecteur1)
SE111

Ferrières
(Auditeur puis narrateur)

Châtelain SE11

Grandjean
Saint-Avit
(Auditeur puis conteur)
SE1 SE1
SE1 SE1 SE1 SE1
Morhange / M. Le Mesge / l’Hetman de Jitomir / Rosita / Tanit-Zerga / Cegheïr-ben-Cheïkh

SE : situation d’énonciation, l’indice accompagnant (n’étant pas un chiffre) indique le


niveau narratif et la fréquence de mise en abyme.

*La situation d’énonciation auteur/lecteur est SE1111


Figure 1 : Processus de réception dans/du récit de L’Atlantide

Le récit d’André Gide L’Immoraliste fait également preuve d’interpellation


de l’’interlocuteur mais de manière moins compliquée. D’abord, tout comme
L’Atlantide, le roman d’André Gide commence par une lettre qui semble venir
en réponse à une précédente car elle commence ainsi : « Oui, tu le pensais bien :

24 C’est nous qui soulignons.


190 Imène Djebbar

Michel nous a parlé, mon cher frère25. » Le destinataire y est incessamment


interpellé : « Je t’écris sous un azur parfait… », « C’était… mais pourquoi
t’indiquer déjà ce que son récit va te dire. », « Je t’adresse donc ce récit », etc.
Puisqu’il s’agit d’une lettre accompagnatrice, elle introduit puis clôture le récit :
« Le récit qu’il nous fit, le voici. Tu l’avais demandé ; je te l’avais promis26… ».
Avant d’entamer son récit, Michel s’adresse à son audience : « Mes chers amis,
je vous savais fidèles… J’ai besoin de parler, vous dis-je… Écoutez-moi27 ».
Au cours de sa narration, Michel ne manque pas d’attirer l’attention de ses
auditeurs en s’adressant fréquemment à eux. Nous citons l’exemple suivant :
« […] vous, que je considérais déjà comme mes seuls amis véritables, n’étiez
pas à Paris et n’y deviez pas revenir de longtemps. Eussé-je pu mieux vous
parler ? M’eussiez-vous peut-être compris mieux que je ne faisais moi-même ?
Mais de tout ce qui grandissait en moi et que je vous dis aujourd’hui que savais-
je ? » (L’Immoraliste, p. 103-104)
Grâce aux interpellations récurrentes qu’effectue le narrateur, nous remar-
quons qu’il veille à maintenir un contact permanent avec ses auditeurs au
point qu’il est difficile pour le lecteur d’ignorer la présence de l’interlocuteur
dans le récit. L’existence de plusieurs niveaux narratifs n’entraîne pas seule-
ment une multiplication des instances narratrices et réceptrices mais aussi un
emboîtement au niveau des situations d’énonciation. Pour mieux comprendre
le processus de réception dans le récit de L’Immoraliste nous proposons le
schéma suivant :

Figure 2 : Processus de réception dans/du récit de L’Immoraliste

25 André Gide, L’Immoraliste, Mercure de France, Folio, Paris, 1902, p. 10.


26 Ibid., p. 10.
27 Ibid., p. 15.
La complexité énonciative et structurelle dans les romans de la première moitié du XXe siècle 191

Nous remarquons que la technique narrative de l’écrivain est la même que


celle du narrateur premier et du narrateur second. Tous les trois ont préféré
s’adresser à leurs destinataires avant de commencer leur narration : le premier
(l’auteur) par le prologue, le second (narrateur premier) par la lettre intro-
ductive, le troisième (narrateur second) par son discours introductif en « je
narrant ». Et c’est ainsi que s’explique la mise en abyme existante au niveau
de l’énonciation.

Dédoublement de la situation d’énonciation

En réalité, la présence de plusieurs narrataires dans le récit ne peut être


indépendante du phénomène de polyphonie qui en est à l’origine. Cette
dernière, ayant pour conséquence formelle l’emboîtement (dans le cas de nos
deux romans), va jusqu’à amener le roman à ressembler, en matière de récep-
tion, aux scènes théâtrales. Cela s’effectue à travers le principe de la double
énonciation (ou de la double situation de communication). Autrement dit,
l’emboîtement des deux situations d’énonciation au sein desquelles s’inscrit
toute production fictionnelle. Selon Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre I, le
discours théâtral se constitue de deux sous-ensembles : le discours rapporteur
(ou en langage théâtral : situation scénique) et le discours rapporté (ou situa-
tion représentée). Si le premier est le produit du sujet immédiat28 (autrement
dit, l’auteur) le second est le produit du sujet médiat (c’est dire le narrateur).
Si le premier s’inscrit dans une situation de communication extra-diégétique
(concrète) dont les protagonistes ne font pas partie du monde de la diégèse
(auteur/lecteur pour le roman, scripteur et praticiens/spectateurs pour le
théâtre), le second appartient à une situation de communication intra-diégé-
tique (imaginaire) dont les protagonistes relèvent du monde fictionnel (narra-
teur/narrataire pour le roman, entre personnages pour le théâtre). Il en résulte
alors des personnages (narrataires) qui assistent, à l’intérieur du récit, aux
évènements de la diégèse et qui font, à leur tour aussi, objet de réception sur
le niveau empirique (celui du lecteur).
Cette double énonciation est présente dans les deux romans (L’Atlantide
et L’Immoraliste) de façon claire et dénotative29. Nous remarquons que chacun
des deux romans commence par une lettre dont l’émetteur est le narrateur
premier du récit. Il rejoint à son courrier le manuscrit contenant le récit second
(emboîté dans le premier) et ce dernier devient le récit principal du roman.

28 Sujets Immédiat et médiat, appellations d’Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre I, Belin, Belin
Sup, Paris, 1996, p. 187-188.
29 Nous préférons l’utilisation de ce terme en se basant sur la précision apportée par Tzevetan
Todorov : « … la connotation se ramène alors aux propriétés exprimées par un nom, par oppo-
sition à la dénotation qui désigne la relation entre le nom et ce qu’il dénomme. », in Littérature
et signification, Larousse, Langue et langage, Paris, 1967, p. 29. (Nous soulignons)
192 Imène Djebbar

Le procédé de la lettre connote30 alors une fonction autre que sa fonction


principale (celle de véhiculer un message) : la fonction communicative. Son
but est l’incarnation d’une situation de communication calquée sur celle d’un
auteur réel qui s’adresse à son lecteur par le biais de sa production fictionnelle.
L’objectif de ce procédé est de dédoubler la situation d’énonciation empirique
et en faire l’image au sein du roman à travers une situation fictionnelle (et
imaginaire) qui lui est semblable. Généralement, cette technique de dédou-
blement est souvent utilisée dans l’intention de remplir une fonction conative
(dans le but d’influencer le lecteur).
L’autre propriété que le théâtre peut partager avec le roman est celle du
« théâtre dans le théâtre » ou pour le dire avec un langage adapté à la situation
narrative : « le récit dans le récit ». Nos deux romans semblent partager avec
le théâtre sa caractéristique fondamentale qu’Anne Ubersfeld indique dans
son Lire le théâtre II comme suit : « Ce qui est donné dans l’espace théâtral,
ce n’est jamais une image du monde, mais l’image d’une image31. » Dans le
sillage de cette perspective, nous pouvons constater que ce qui est présenté
dans le roman de L’Atlantide ce n’est pas une fiction tout court mais la fiction
d’une fiction (et en raison de l’emboîtement multiplié : la fiction d’une fiction
d’une fiction… et ainsi de suite) car ce n’est pas l’histoire de Ferrières (narra-
teur premier) qui est racontée, mais c’est celle de Saint-Avit (narrateur du récit
second). La même chose est remarquée dans le roman de L’Immoraliste dont
l’histoire principale fait l’objet d’un récit du récit. Le récit de Michel (narra-
teur second) est inséré dans le récit du narrateur premier auteur de la lettre
introductive (autrement dit : l’ami de Michel).
Outre la figure narratrice et auctoriale dans les deux romans, nous remar-
quons la présence de la figure du conteur. En effet, dans chacun des deux
romans le récit est développé à partir d’un récit oral. La situation d’énonciation
du second récit mime la situation d’énonciation du premier qui, à son tour,
mime la situation d’énonciation empirique. Pour le dire autrement, il s’agit
d’une mise en abyme énonciative produite par la réduplication de la situation
énonciative (destinateur-destinataire) de la manière suivante : récit oral (ou
conte) produit par une situation d’énonciation orale (ra-conteur/auditeur) qui
s’insère dans un récit écrit (situation d’énonciation écrite : narrateur/narra-
taire) qui s’insère à son tour dans une situation épistolaire (destinateur/desti-
nataire) impliquée par la lettre accompagnatrice qui s’insère évidemment dans
la situation d’énonciation réelle (auteur/lecteur). Contrairement aux mises en
abyme qui « réfléchissent le résultat d’un acte de production », les mises en

30 Nous justifions notre utilisation de ce terme par l’indication de Tzevetan Todorov : « On


parlera de connotation chaque fois qu’un objet est chargé d’une fonction autre que sa fonction
initiale. » Ibid., p. 30.
31 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, op. cit., p. 63.
La complexité énonciative et structurelle dans les romans de la première moitié du XXe siècle 193

abyme de l’énonciation « mettent en scène l’agent et le procès de cette produc-


tion même »32. La mise en abyme de l’énonciation met en exergue le contexte
conditionnant la production/réception. Elle est considérée comme l’énoncé
de l’énonciation de l’énoncé 33 du moment où elle donne lieu à la constitution
d’un modèle méta-énonciatif (ou exemplum selon les termes de Dällenbach34)
dédoublant la situation d’énonciation empirique. En fait, le recours à une
telle technique indique l’intention de nos deux auteurs à dissocier, plutôt qu’à
associer, les deux réceptions interne et externe du récit.
Aborder ici ce type de mise en abyme relève de l’effet qu’elle implique sur
la production comme sur la réception du récit. La mise en abyme des instances
productrices implique forcément une mise en abyme au niveau des instances
réceptives. Outre le procédé de la lettre qui met en évidence la présence de
l’interlocuteur, la pratique du conte oral accorde, à son tour, une grande
importance à l’instance responsable de la réception. D’ailleurs, les raconteurs
(ou causeurs), selon Rodgers (cité par Gérard Genette dans Figure III), sont
ces narrateurs « toujours tournés vers leur public et souvent plus intéressés
par le rapport qu’ils entretiennent avec lui que par leur récit lui-même35. »
La stratégie narrative consistant en l’insertion du récit oral au sein du récit
écrit ne vise pas uniquement à mettre au jour la présence de trois figures
distinctes de production : conteur, narrateur et auteur. Elle a aussi pour but
de mettre en exergue la présence de trois figures réceptives devant être prises
en considération : auditeur, narrataire, lecteur. Selon Émile Benveniste, tout
procès de communication est fondé sur la polarité des personnes dont il est la
« conséquence pragmatique ». Cette polarité se conçoit par rapport aux deux
instances complémentaires : le « moi » et son écho (cette personne extérieure
à moi « auquel je dis tu et qui me dit tu »36). Pour cela, nous remarquons que
le récit oral, du moment où il exige et marque la présence de l’auditeur, tend à
révéler cette propriété qu’a le texte à s’inscrire dans un contexte de communi-
cation où la présence de l’interlocuteur est aussi pesante que celle du locuteur.
Dans cette même perspective, Florence Goyet propose le terme d’« auralité »
pour désigner les textes inscrits dans un processus de réception. Il les qualifie
de « textes auraux, façonnés dans et par la présence d’un public37… ».
La présence de l’instance conteuse dans ces deux récits montre que le début
du XXe siècle n’est pas la période qui assiste à l’exclusion de la voix conteuse
ou celle qui vient mettre fin à sa présence jusqu’alors prégnante. Il apparait

32 Lucien Dallenbäch, Le récit spéculaire, op. cit., p. 100.


33 Ibid., p. 176.
34 Ibid., p. 108.
35 Gérard Genette, Figure III, op. cit., p. 262.
36 Émile Benveniste, op. cit., p. 260.
37 Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Honoré Champion, Paris,
2006, p. 561.
194 Imène Djebbar

que cette voix constitue une figure de justification de l’œuvre, un dispositif


réaliste présentant la situation de contage comme source de la narration écrite.
Elle constitue aussi une source de crédibilité et de légitimité pour l’œuvre du
moment où « le conteur a sa place parmi les maîtres et les sages. [Qu’] il est de
conseil […] Car il lui est donné de pouvoir se rapporter à toute une vie. (Une
vie, en outre, qui comprend en elle non seulement l’expérience personnelle
propre, mais aussi une part substantielle de celle des autres. Ce qu’il entend
par ouï-dire s’ajoute chez le conteur à ce qui lui est le plus propre.)38 » Et c’est
exactement ce que fait Saint-Avit, le conteur dont l’histoire n’aurait pu être
construite sans les histoires des autres (M. Morhange, Le Mesge, L’Hetman de
Jitomir, Tanit-Zerga…).
Cependant, de par la restriction de ses fonctions, le conteur est incapable
de se charger de la transcription du récit et impuissant, de par la restriction
de son champ de savoir, à prendre en charge la totalité du récit. Il est rapide-
ment considéré comme « narrateur insuffisant39 » auquel un narrateur second
doit succéder pour prendre le relais de la narration et agir comme instance de
contrôle et d’organisation. Puisque, d’un récit à l’autre, « la marque du conteur
reste attachée au récit comme celle de la main du potier sur le vase en grès40 »,
il est à ne pas négliger le caractère polyphonique suite auquel les voix des
émetteurs des récits rapporteur et rapporté se joignent (comme nous l’avons vu
supra) engendrant ainsi des instances réceptives inter-identifiables : le lecteur
du récit de L’Atlantide peut s’identifier au récepteur de la lettre liminaire, ce
dernier peut s’identifier à Ferrières (narrataire du récit encadré) qui, à son tour,
peut s’identifier à Saint-Avit (auditeur du récit de L’Hetman de Jitomir). Le
même processus de réception peut s’appliquer au récit de L’Immoraliste dont le
lecteur peut s’identifier au destinataire de la lettre liminaire (Monsieur D. R.)
qui peut s’identifier en lisant le manuscrit à/aux ami(s) de Michel auditeur(s)
du récit oral de ce dernier. Il semble que les auteurs du XXe siècle se servaient
de ce processus d’identification au profit de la fonction conative dans le but de
canaliser l’effet produit sur le lecteur en veillant à lui déterminer, à l’avance, le
sens vers lequel doit se diriger son pathétisme.

Pour conclure, il est avant tout important de désigner l’élément majeur qui
se trouve à l’origine de la complexité énonciative et structurelle caractérisant
les deux romans de notre corpus. Ce faisant, nous réussirons à discerner l’une
des raisons qui contribuent à la complexité au niveau structurel de la plupart

38 Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, suivi de Le conteur et La tâche du traducteur, traduit


de l’allemand par Cédric Cohen Skalli, Payot & Rivages, Paris, 2011, p. 105.
39 Victoire Feuillebois, « Du conteur au narrateur », Cahiers de littérature orale [En ligne],
75-76 | 2014, mis en ligne le 29 avril 2015, consulté le 16 novembre 2017, http://clo.revues.
org/1894 ; DOI : 10.4000/clo.1894.
40 Walter Benjamin, op. cit., p. 71.
La complexité énonciative et structurelle dans les romans de la première moitié du XXe siècle 195

des textes littéraires. D’abord, il convient de rappeler que le côté formel du


roman est en relation étroite, comme nous l’avons vu, avec son contenu et que
ce dernier se trouve être le produit de l’acte narratif. Ainsi, nous remarquons
qu’un lien s’établit entre la narration, la forme et la structure. À cet effet, nous
pouvons constater que la cause principale se trouvant derrière la complexité
structurelle dont fait preuve notre corpus est la polyphonie énonciative.
En effet, de par la multiplicité que ce phénomène implique au niveau
de l’instance narrative, il profère une structure complexe au roman. Cette
complexité se traduit, d’abord, par la présence de multiples instances récep-
tives découlant de ce phénomène et entraînant la multiplication des situations
d’énonciation. Puisque la narration dans les deux textes procède par enchâsse-
ment et que chaque situation d’énonciation se trouve calquée sur la précédente,
cela entraîne une mise en abyme qui contribue à la complexité énonciative
au niveau des deux romans. Cette dernière vient alors accentuer le caractère
complexe du texte qui adopte forcément, à cause des récits qui s’y emboîtent,
une structure superposée. Aussi, pour exprimer leur caractère polyphonique,
les deux romans ont eu recours à différents procédés narratifs comme la lettre,
le récit oral, etc., qui ont exigé certaines dispositions formelles et structurelles.
Par conséquent, nous comprenons que le texte littéraire agit comme un tout
cohérent à construction causale dont la seule rectification de l’un des éléments
constitutifs engendre une série de modifications au niveau de la chaine struc-
turelle. Ainsi, du moment où la structure constitue la face sur laquelle se reflète
tout changement interne, elle peut être considérée comme l’élément majeur
garantissant la transparence d’un texte. D’ailleurs, elle n’est jamais indépen-
dante du contenu mais elle agit en interaction avec lui, l’exprime, l’interprète,
le complète et travaille à nous fournir les outils nécessaires pour accéder à
son fond. Il convient de souligner, à l’instar de nos deux auteurs, le caractère
important de la structure qui s’avère aussi significative que le contenu même
du texte. C’est pourquoi, le texte littéraire était conçu comme forme et fond
en interaction et en complémentarité à l’orée du XXe siècle.

Imène Djebbar
Université Bordeaux Montaigne
Oran 2 Mohamed Ben Ahmed
djebbarimene@yahoo.fr
196 Imène Djebbar

Résumé
Puisque la littérature de la première moitié du XXe siècle s’intéressait moins au contenu
fictionnel qu’à la structure de l’œuvre, moins à l’énoncé qu’à la situation d’énonciation, cette
recherche se propose d’étudier la complexité énonciative et structurelle dont faisait preuve le
roman de cette période. Pour cela, il s’agit dans cet article d’interroger le lien existant entre
narration, forme et structure dans deux romans illustres de la première moitié du XXe siècle :
L’Atlantide de Pierre Benoit et L’Immoraliste d’André Gide.
Mots-clés
Polyphonie, hétérogénéité énonciative, structure, forme, mise en abyme énonciative, instance
réceptive.
Abstract
Since the literature of the twentieth century first half was interested to the structure of the novel
more than its fictional content, to the situation of enunciation more than the statement itself, this
research proposes to study the enunciative and structural complexity of early twentieth century novel.
For this purpose, this article examines the relationship between narrative, form and structure in
two illustrious novels of the 20th century first half: L’Atlantide of Pierre Benoit and L’Immoraliste
of André Gide.
Keywords
Polyphony, enunciative heterogeneity, structure, form, enunciative mise en abyme, réceptive
instance.
Comptes rendus
Comptes rendus

Isabelle Graci, Marielle Rispail, Marine Totozani, L’Arc-en-ciel de nos


langues. Jalons pour une école plurilingue, Paris, L’Harmattan, 2017, 292 p.

Le constat d’une inadéquation entre la formation des enseignant.e.s et la


réalité des classes comme des espaces plurilingues et pluriculturels est à l’origine
de l’ouvrage, L’arc-en-ciel de nos langues, dirigé par Isabelle Graci, enseignante de
français langue seconde et coordinatrice du Dispositif d’Accueil et de Scolarisation
des Élèves Allophones de la Loire, Marielle Rispail et Marine Totozani, ensei-
gnantes-chercheures à l’Université Jean Monnet Saint-Étienne. Il s’adresse aux
enseignant.e.s et formateur/trice.s intéressé.e.s, intrigué.e.s par la présence d’ha-
bitudes linguistiques et culturelles différentes dans leur classe. Il est le fruit d’un
travail collectif mené pendant trois ans à Saint-Étienne.
Comment faire pour que la pluralité linguistique et culturelle qu’ac-
cueillent nos écoles aujourd’hui devienne une richesse qui profite à tou.te.s les
élèves ? Cette question fut le point de départ d’une recherche-action-forma-
tion, menée par les trois coordinatrices de l’équipe et de l’ouvrage. Elles ont
accompagné le déroulement de ce projet avec une quinzaine d’enseignant.e.s,
depuis sa conception jusqu’à la rédaction de cet ouvrage qui a pour but de
« proposer des outils de formation pour faire au plurilinguisme et au pluri-
culturalisme une place de choix dans nos classes et ainsi de faire évoluer les
représentations des enseignants du 1er et 2nd degrés sur l’intégration des élèves
allophones en classe ordinaire. » (p. 12). Il est en effet « devenu urgent de
former les enseignants des classes ordinaires à des approches pédagogiques
prenant en compte les allophones débutants. » (p. 41). Ce volume, appuyé sur
des expériences de terrain récoltées dans les classes, a pour ambition d’appor-
ter des pistes pédagogiques allant dans ce sens. Il est composé de trois parties
précédées d’un entretien savoureux avec S. Origlio. Cet ancien principal de
collège, qui a donné lieu à de nombreux reportages médiatiques et sujets d’ou-
vrages pédagogiques, pour son travail novateur dans son collège d’une ZEP
grenobloise, a accepté de partager son expérience et ses souvenirs.
200 Essais - Numéro 14

La première partie offre quelques éclairages théoriques sur des questions autour
du plurilinguisme que l’on se pose en tant qu’enseignants. Le discours tenu est
volontairement accessible aux non-linguistes curieux, qui pourront s’approprier
avec aisance les quelques concepts clefs du plurilinguisme. Cette première partie
veut faire un tour d’horizon de diverses questions liées à la rencontre des langues
dans la classe : en commençant par un aperçu de quelques préjugés ambiants
pour les déconstruire peu à peu et faire affleurer de nouvelles questions.
La deuxième partie compile des fiches pédagogiques issues d’activités
ponctuelles en classe, qui peuvent servir de base pour travailler concrètement
selon l’âge des enfants mais aussi pour réfléchir en équipe sur les pratiques ou
évitements didactiques liés à la pluralité des langues qui désarçonnent souvent
les enseignants au lieu de les stimuler.
La dernière partie livre quelques projets déroulés dans le temps, mis en place
avec passion et conviction par les participant.e.s à cette recherche. Ils montrent
que tout est possible, qu’on peut tirer parti des contacts des langues et des
cultures de nos élèves, au lieu de les voir comme un obstacle : on débouche sur
de nouvelles compétences, tout est à créer, le champ des possibles est illimité.
La modestie des acteurs de l’ouvrage, qui met en avant le travail de terrain
des enseignant.e.s ne doit pas masquer qu’il s’agit d’une réflexion assumée,
revendicatrice d’une volonté de communication entre les langues et cultures
grâce au développement des compétences plurilingues et métalinguistiques
communes. Réflexion qui semble visionnaire, difficile à partager peut-être
pour celles et ceux qui aspirent à une société basée sur des concepts au singu-
lier, alors que les acteurs et auteur.e.s ici appellent à les mettre au pluriel.
Cet ouvrage n’est pas qu’un engagement idéalisé de chercheur.e.s et
enseignant.e.s prônant un vivre ensemble utopique mais un recueil d’outils
didactiques concrets permettant de mettre en lumières des trésors linguistiques
et culturels enfouis sous des préjugés d’ignorance. Rien n’est plus à l’encontre
des propos tenus dans cette ouvrage que la revendication de l’hégémonie des
cultures dites « fortes » parce qu’isolées les unes des autres. On nous propose
une approche innovante dont il reste sans doute à évaluer les effets, pour en
déterminer l’efficacité sur l’apprentissage d’une nouvelle langue, ici le français
pour des enfants allophones, et leur intégration dans une nouvelle société.
Peut-être que ce n’est pas dans « l’efficacité » didactique que l’on pourra juger,
sur le long temps, la démarche, mais en voyant si elle œuvre pour la construc-
tion d’une société plus juste, plus tolérante et plus fraternelle en dessinant les
contours d’un modèle alternatif qui permettrait à l’école d’être le ferment de
l’intégration sociale, à la fois des enfants, des parents et des familles.
Nicolas Caussé
CELEC (EA 3069)
Université Lyon UJM Saint-Étienne
n.causse.eh@gmail.com
Comptes rendus 201

Mario Sibilio, La Didattica Semplessa, Napoli, Liguori Editore, 2014.

In La Didattica Semplessa Maurizio Sibilio, docente di “Didattica e


Pedagogia speciale” dell’Università di Salerno, propone una visione semplessa
della didattica. Elaborato dal fisiologo francese Alain Berthoz nel 2011, cui si
deve anche la prefazione al volume, il concetto di semplessità si fonda sull’as-
sunto che le soluzioni elaborate dagli organismi viventi per decifrare e fronteg-
giare la complessità possano essere considerate valide ed applicabili all’intera
classe dei sistemi complessi adattivi. L’ analogia operata da Sibilio tra sistema
didattico e sistema vivente sollecita la riflessione sulla possibile estensione al
discorso sulla formazione e sull’educazione dei principi e delle proprietà che
Berthoz attribuisce agli organismi viventi.
Sibilio propone una visione del sistema didattico come “sistema complesso
adattivo” e nella sua dettagliata argomentazione sostiene una visione di sistema
la cui struttura “reticolare” è costituita da unità composite che sono, a loro
volta, sistemi complessi adattivi con legami ed interazioni di tipo non lineare.
Questa analogia gli consente di creare le condizioni per costruire un modello
di descrizione del fenomeno didattico. Le suggestioni semplesse risolvono la
questione relativa alla dimensione fattuale e operativa di una nuova literacy
metodologico-didattica orientata a leggere coscientemente le scelte meto-
dologiche e a ripensare le strategie didattiche sulla base dei meccanismi di
azione. In particolare, la proiezione semplessa del fenomeno didattico induce
a spostare il locus del controllo del sistema sull’atto, quale forma “incarnata”
e “situata” della cognizione, in cui si realizza una sintesi di percezione e azione
non priva di ricadute sul processo di insegnamento-apprendimento.
La rinnovata prospettiva visione del rapporto tra percezione, azione e cogni-
zione che ne consegue contribuisce, tramite una specifico studio sui significati e
sulle funzioni dell’atto in campo didattico, alla comprensione della complessità
del fenomeno didattico. L’atto, in quanto rivolto ad uno scopo e sostenuto da
un’intenzione, consente di organizzare sia la percezione sia il mondo perce-
pito, per orientare il processo di insegnamento-apprendimento verso finalità
educative. L’atto –come Sibilio aveva già sostenuto nel 2012– è, nel contempo,
espressione di decisioni riconducibili tanto ai saperi della cultura di apparte-
nenza, quanto ai personali modelli di interpretazione che si integrano, nella
dimensione didattica, con i modelli pedagogici e didattici impliciti.
Ciò rafforza l’idea di una transdisciplinarità percorribile tra biologia,
pedagogia e didattica nel riconoscimento di una sintesi coerente di nature e
nurture che definitivamente si risolve nell’atto, quale fondamento del senso
educativo e didattico. Il lavoro di ricerca di Alain Berthoz ha avuto il merito
di attivare la riflessione sul riscontro, nel sistema didattico, di proprietà e
principi che regolano il processo di adattamento dei soggetti che determinano
202 Essais - Numéro 14

con il proprio agire i processi di insegnamento-apprendimento in una dimen-


sione autopoietica della formazione. In un sistema didattico che si caratterizza
per complessità e naturale tendenza all’adattamento, le proprietà didattiche
semplesse possono essere interpretate come modalità di interazione, ovvero
schemi delle relazioni che si generano tra le componenti del sistema didattico
a loro volta regolati da principi che influenzano la specifica organizzazione. Le
proprietà costituiscono, in questo senso, i presupposti funzionali dell’azione
didattica nella sua interazione con l’ambiente e, conseguentemente, i principi
semplessi dell’azione didattica rappresentano regole semplici sulle quali si
fondano i modelli adattivi dell’agire didattico che consentono di decifrare e
fronteggiare la complessità formativa. Riconoscendo questa assoluta centralità
dell’azione, gli studi sulla possibile declinazione della semplessità in didattica
riportano necessariamente ad una riflessione più ampia sulla formazione.
Arginati i rischi di una deriva esclusivamente descrittiva della complessità,
una lettura semplessa consente di individuare principi trasferibili in diversi
campi d’azione, la cui consapevolezza aiuta ad orientare anche il processo
formativo verso finalità educative. Dallo studio di specifiche modalità inte-
rattive derivanti da schemi funzionali all’adattamento, emerge una possibile
impostazione dell’azione didattica che implica meccanismi decisionali a livello
cosciente e subcosciente, che si giocano in uno spazio-tempo molto ridotto,
ma protraggono i propri effetti in dinamiche di sviluppo. In questo senso la
semplessità consente di riconsiderare i possibili significati del processo forma-
tivo e le sue implicazioni nella conquista dell’autonomia personale, sollecitata
costantemente dai sillabi e dalle diverse indicazioni ministeriali, fulcro delle
istituzioni educative e presupposto per la piena affermazione del soggetto e
per l’esercizio dei suoi diritti di cittadino. Nell’immaginario comune sono
la scuola e l’università a dover rimuovere gli ostacoli alla piena affermazione
della persona, mentre in una logica sistemica è la capacità di adattamento del
soggetto a consentire il superamento della complessità della vita e il districarsi
nelle diverse situazioni problematiche che caratterizzano le diverse esperienze.
Se da un lato l’evoluzione della conoscenza e l’inarrestabile progresso
tecnologico sembrano offrire la risoluzione a molte delle complessità della
vita quotidiana, dall’altro creano ulteriori livelli di complessità, che a loro
volta richiedono da parte dell’individuo un costante processo di adattamento
e la messa a punto di soluzioni sempre più raffinate. La rapidità e l’efficacia
nell’operare in diverse situazioni problematiche; la flessibilità e la capacità di
accogliere il cambiamento; la capitalizzazione delle esperienze pregresse per
prevedere gli effetti e prevenire le conseguenze delle proprie azioni; il ricorso a
schemi codificati a livello generale nelle diverse situazioni problematiche sono
indispensabili in tutti i campi dell’esperienza. Si tratta di strategie di adatta-
mento potenzialmente trasferibili a tutti gli ambiti dell’attività umana, che
rappresentano un patrimonio adattivo di tutti gli esseri. Di fatto è lo sviluppo
di capacità metacognitive che porta a riflettere e sviluppare conoscenza sulle
abilità richieste per fronteggiare la complessità e non esserne sopraffatti.
Comptes rendus 203

In questa prospettiva, le istituzioni educative e formative, pur nel rispetto


delle proprie prerogative istituzionali e senza sottovalutare la complessità del
processo formativo, dovrebbero promuovere interventi formativi finalizzati a
costruire e/o sviluppare in azione capacità e competenze per fronteggiare la
complessità.
L’autore porta quali argomenti a favore della propria tesi una rilettura
delle Indicazioni nazionali per il curricolo della scuola dell’Infanzia e del primo
ciclo di istruzione del 2012 in chiave semplessa. Il Regolamento è il contributo
della scuola italiana all’allineamento con le Raccomandazioni del Parlamento
Europeo e del Consiglio d’Europa del 2006 e recepisce gli indirizzi relativi
alla necessaria costruzione di specifiche competenze trasferibili nei diversi
contesti di vita cercando di capitalizzare i risultati della formazione scolastica
nelle possibili situazioni problematiche e favorire un processo di autonomia
adeguato al grado di complessità della vita nel XXI secolo.
Sibilio rileva nel documento europeo che individua le competenze chiave
un orizzonte alquanto complesso che si esplica nell’aspettativa che le condi-
zioni indispensabili al superamento di situazioni problematiche si creino
attraverso lo svolgimento dell’esperienza formativa. Altrettanto complesso è
il profilo sistemico e la visione della scuola e del processo di insegnamento-
apprendimento che emana dalle Indicazioni nazionali.
Gli aspetti della complessità del sistema didattico italiano sono reperiti
anche nell’affermazione dell’Autonomia scolastica. La legge 59 del 1997 e il
successivo Decreto del Presidente della Repubblica n°275 del 1999, annovera
tra le varie sue finalità quella di liberare le enormi potenzialità dell’agire didat-
tico attraverso un’autonomia amministrativa, didattica e organizzativa della
scuola, che ridetermina le relazioni e le interazioni all’interno di un sistema
complesso adattivo come quello educativo-didattico.
Gli sforzi compiuti dalla ricerca educativa per ridefinire la rete di vincoli,
propositi, professionalità, attori, fini, condizioni, materiali, tendenze centra-
lizzatrici e spinte locali del sistema educativo, non hanno tuttavia prodotto una
fattiva progettualità didattica, spesso limitandosi alla mera descrizione della
complessità del sistema. L’autonomia scolastica avrebbe dovuto rappresen-
tare una preziosa occasione per riflettere sulle reali possibilità e sulle eventuali
modalità di innovazione culturale, strutturale e funzionale delle istituzioni
scolastiche e della didattica, rispondendo ai principi normativi ed utilizzando
proprietà adattive di tipo sistemico, in grado di favorire e promuovere l’espe-
rienza formativa.
La coesistenza tra autonomia didattica e libertà di insegnamento del
docente, da un lato, e obiettivi e indicazioni definiti centralmente dalla
struttura ministeriale, dall’altro, rende particolarmente complessa l’azione
didattica. Il dettato normativo riconosce una rinnovata responsabilità della
204 Essais - Numéro 14

professione docente, la quale implica un modello di formazione professionale


dell’insegnante, traducibile in percorsi formativi per l’acquisizione di sofisti-
cate capacità che aiutino ad identificare soluzioni didattiche efficaci.
Tuttavia le disposizioni sull’autonomia, secondo Sibilio, non si sono
dimostrate in grado di “liberare la didattica” e realizzare l’auspicata circola-
rità prassi-teoria-prassi nella promozione degli apprendimenti. È mancata
quella promozione di adeguate competenze professionali dei docenti, grazie
alla quale la legge avrebbe potuto agevolare lo sviluppo dei sistemi di qualità
dell’istruzione e della formazione, attribuendo nuove proprietà di carattere
sistemico che avrebbero garantito una costante funzione adattiva della didat-
tica e una ricaduta positiva sulle relazioni tra insegnamento-apprendimento in
una logica competence-based.
Nel campo della formazione docente l’adozione del concetto di semples-
sità, la trasferibilità e l’esercizio dei suoi principi potrebbero costituire
un’originale opportunità per riconsiderare i presupposti e le modalità delle
competenze didattiche del docente.
Uno studio pilota finalizzato a rilevare in che modo gli insegnanti fronteg-
giano la sfida della complessità del processo di insegnamento-apprendimento,
condotto dall’équipe del Prof. Sibilio, ha fatto emergere il grado di consape-
volezza nell’agire didattico. L’indagine si è proposta di esplorare quanto le
convinzioni dei docenti relative al processo di apprendimento aderissero a
modelli teorici e a metodi e strumenti sviluppati nell’ambito di tali modelli, e
quanto questa adesione fosse consapevole ed esplicita. L’obiettivo era di indivi-
duare un lessico comune ai docenti coinvolti sulla natura, sulle caratteristiche
e sulle funzioni del fenomeno e dell’azione didattica; il tipo di legame che il
docente ritiene di stabilire nel processo di insegnamento-apprendimento; i
presupposti teorici e i meccanismi che sottendono all’interazione del processo
di insegnamento-apprendimento; gli atteggiamenti professionali prevalenti
finalizzati a consentire l’auto-organizzazione dell’azione didattica dei docenti
coinvolti. Con queste premesse, l’indagine si è inserita funzionalmente nel
filone di ricerca sulla semplessità in didattica e ha cercato di stabilire a) in che
termini la formazione docente o l’esperienza sul campo costituissero risorse
epistemologiche capaci di attribuire all’azione didattica proprietà semplesse;
b) se l’attività di insegnamento si riferisse coscientemente a specifici principi
o regole da cui derivare modelli didattici.
Il ricorso a un approccio quali-quantitativo tramite somministrazione di
un questionario ha consentito di effettuare un’indagine sulle conoscenze e
sulle concezioni personali di un gruppo di docenti circa il processo di inse-
gnamento-apprendimento. Sono stati raggiunti 615 docenti, distribuiti nel
territorio della Campania e provenienti da ogni ordine e grado di scuola. Dai
risultati è stato possibile identificare in che misura l’epistemologia personale
dei docenti fosse riconducibile ad un quadro teorico consapevole ed in che
Comptes rendus 205

termini questo influenza, in ambito didattico, le scelte decisionali e l’imposta-


zione didattica. Il docente sembra costruire una personale rete di risorse episte-
mologiche e di buone pratiche più o meno consapevole ed orientata da principi
guida. Gli esiti dello studio pilota sembrano recepire le sollecitazioni derivanti
dalla proposta scientifica di Berthoz nell’interpretare l’esigenza di riconoscere
proprietà e principi regolativi in grado di fronteggiare le complessità dell’espe-
rienza formativa. Lo studio sembra, infatti, giustificare un esplicito parallelo
tra l’agire del docente, che seleziona e mette in campo strategie volte a conse-
guire obiettivi formativi in contesti la cui complessità non è determinabile a
monte, e l’agire dell’organismo, che affronta la complessità semplicemente
attraverso l’azione. L’agire didattico risulta caratterizzato da una riduzione
significativa di qualsiasi complessità precostituita e dall’introduzione di una
complessità accessoria, relativa alla situazione locale, rispondendo al principio
semplesso della deviazione. Le continue deviazioni che il docente opera, nel
tentativo di semplificare, generano ulteriore complessità.
La semplessità in questo senso, come insieme di principi semplificativi,
appare una pista decisamente promettente, non soltanto come chiave inter-
pretativa del fenomeno didattico, ma soprattutto come linea guida per la
formazione docente, in grado di recepire e soddisfare, a livello di sistema, la
necessità di risolvere complessità alla base dell’intervento didattico.
Per gettare le fondamenta teoriche di una didattica semplessa, Il saggio
offre altresì delle piste per una necessaria verifica di applicabilità dei principi
semplessi alla ricerca e alla pratica didattica e, nel contempo ridefinire confini
e modalità per una formazione docente in grado di costruire competenze atte
a fronteggiare la complessità formativa.
Nelle pagine di Sibilio si illustrano a grandi linee alcuni progetti, elaborati
e sperimentati dal gruppo di ricerca didattica dell’Università degli Studi di
Salerno in collaborazione con l’Università Suor Orsola Benincasa di Napoli
in diversi ambiti della ricerca didattica, che condividono l’orizzonte teorico
della semplessità in didattica e ne rappresentano una prima applicazione
sperimentale. I progetti descritti si propongono di indagare sulla fruibilità
didattica della semplessità, attraverso specifiche ricerche traducibili in speri-
mentazioni di dimensione nazionale ed internazionale. I percorsi di ricerca
descritti sono finalizzati, inoltre, a riconsiderare il significato della formazione
docente in campo didattico, ancorata in molti casi in Italia a modelli lineari
tra teoria e prassi, oggi inadeguati a rispondere alla complessità del processo
di insegnamento-apprendimento.
1. Il progetto “Corpo e movimento per una didattica semplessa” eviden-
zia la dimensione semplessa nell’uso del corpo in movimento, in particolare
del gesto, nel processo di insegnamento-apprendimento che costituisce, sul
piano metodologico, una deviazione per il fronteggiamento della comples-
sità formativa, al fine di integrare e ampliare l’agire didattico dei docenti.
206 Essais - Numéro 14

Nello specifico, una metodologia centrata sul corpo in azione può: a) affian-
care le modalità di insegnamento già in uso da parte dei docenti; b) integrare
e ampliare l’agire didattico; c) rappresentare una modalità alternativa alla
propria metodologia di insegnamento.
2. Obiettivo del progetto “La semplessità del Transmedia Digital Storytelling
per promuovere l’apprendimento della lingua inglese negli studenti disles-
sici” è suggerire eventuali applicazioni semplesse alla pedagogia e alla didat-
tica speciale, nella prospettiva inclusiva adottata dalla scuola italiana. Il focus
del progetto è l’utilizzo delle potenzialità del transmedia digital storytelling
all’interno di una possibile metodologia didattica semplessa per facilitare l’ap-
prendimento della lingua inglese in soggetti con bisogni educativi speciali. Il
progetto si concentra, in particolare, sulla manipolazione dello spazio “perce-
pito, vissuto e concepito” per sostenere la concettualizzazione (che è la base
dell’elaborazione linguistica) e sulle modalità attraverso le quali è possibile
spazializzare gli stessi concetti attraverso media differenti.
3. Il progetto “Acchiappanuvole” mira invece a progettare e sviluppare
un exergame che faciliti lo sviluppo della lateralizzazione, nel contesto dei
disturbi specifici di apprendimento legati all’elaborazione visuo-spaziale e al
deficit motorio-percettivo. L’attuale stato del progetto ha portato alla crea-
zione di un exergame, basato sulla tecnologia Microsoft Kinect, in cui il gioca-
tore controlla i movimenti di un avatar sullo schermo. Il target di riferimento
sono i bambini che frequentano la scuola primaria.
4. Il focus del progetto “Spazialità didattiche: misurare l’empatia nel processo
di insegnamento-apprendimento” è il rapporto tra empatia e Game-Based
Learning, al fine di individuare parametri utlili a misurare l’empathetic embodi-
ment. Seguendo l’approccio fenomenologico, l’empatia è un meccanismo molto
più complesso di simpatia, perché richiede un cambiamento di prospettiva e una
qualche forma di “out of body experience” per separare noi stessi mentalmente
dal nostro corpo e viaggiare nel corpo altrui. Il progetto presenta le linee guida
alla base della concezione e dello sviluppo di un gioco narrativo progettato con
lo scopo di misurare la capacità di assumere una diversa prospettiva.
In definitiva La didattica semplessa auspica percorsi formativi che esercitino
a selezionare tra le azioni possibili quelle maggiormente idonee ad affrontare
le diverse situazioni problematiche. Sul piano metodologico-didattico, Sibilio
immagina l’istituzione di laboratori semplessi della meta-cognizione attorno
all’utilizzo di principi di semplificazione trasferibili ai diversi contesti. La
conquista dell’autonomia personale, evocata dalle Indicazioni nazionali e dai
curricula scolastici, si risolverebbe dunque nella capacità di riconoscere l’im-
portanza di principi semplessi come: rifiutare ed inibire; specializzare e sele-
zionare; anticipare e prevedere in ragione della propria esperienza; deviare da
una soluzione per scegliere un’alternativa; cooperare ed utilizzare le medesime
strategie risolutive in situazioni differenziate.
Comptes rendus 207

Inoltre la semplessità ripropone un’idea di formazione fondata sul moni-


toraggio e l’autoregolazione di semplici regole di adattamento messe a punto
dall’evoluzione. Una volta riconosciuta l’importanza di queste strategie meta-
cognitive, scuola e università dovrebbero promuovere metodologie didattiche
in grado di costruire, sviluppare ed applicare queste capacità di fronteggia-
mento della complessità attraverso esperienze formative grazie alle quali
possano emergere e tradursi in azione schemi adattivi semplificatori.

Mario Pasquariello
Università Cattolica del Sacro Cuore Milano
Université Bordeaux Montaigne
mario.pasquariello@unicatt.it
Numéros parus
Numéro 1 Varia
Numéro 2 Aux marges de l’humain
Études réunies par Jean-Paul Engélibert
Numéro 3 Narration et lien social
Études réunies par Brice Chamouleau
et Anne-Laure Rebreyend
Hors série L’estrangement

Revue interdisciplinaire d’Humanités


Retour sur un thème
de Carlo Ginzurg
Études réunies par Sandro Landi
Numéro 4 Éducation et humanisme

ESSAIS
Études réunies par Nicole Pelletier
et Dominique Picco
Numéro 5 Médias et élites
Études réunies par Laurent Coste
et Dominique Pinsolle
Numéro 6 L’histoire par les lieux
Approche interdisciplinaire des espaces
dédiés à la mémoire
Études réunies par Hélène Camarade
Hors série Création, créolisation, créativité
Études réunies par Hélène Crombet
Numéro 7 Normes communiquées, normes communicantes
Logiques médiatiques et travail idéologique
Études réunies par Laetitia Biscarrat
et Clément Dussarps
Numéro 8 Erreur et création
Études réunies par Myriam Metayer
et François Trahais
Numéro 9 Résister entre les lignes
Arts et langages dissidents dans les pays
hispanophones au XXe siècle
Études réunies par Fanny Blin
et Lucie Dudreuil
Numéro 10 Faire-valoir et seconds couteaux
Sidekicks and Underlings
Études réunies par Nathalie Jaëck
et Jean-Paul Gabilliet
Hors série Usages critiques de Montaigne
Études réunies par Philippe Dessan
et Véronique Ferrer
Numéro 11 Fictions de l’identité
Études réunies par Magali Fourgnaud
Numéro 12 Textes et contextes : entre autonomie
et dépendance
Études réunies par Maria Caterina Manes Gallo
Numéro 13 Écologie et Humanités
Études réunies par Fabien Colombo,
Revue interdisciplinaire d’Humanités

Nestor Engone Elloué et Bertrand Guest


Hors série Stanley kubrick. Nouveaux horizons
ESSAIS

Études réunies par Vincent Jaunas


et Jean-François Baillon
Hors série La bande dessinée, langage pour la recherche
Études réunies par Nicolas Labarre
et Marie Gloris Bardiaux-Vaïente
Numéro 14 Plurilinguismes en construction :
apprentissages et héritages linguistiques
Études réunies par Mariella Causa
et Valeria Villa-Perez

La revue Essais est disponible en ligne sur le site :


http://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/ecole-doctorale/la-revue-
essais.html
Direction du système d’information et du numérique
Pôle production imprimée
Mise en page - Impression - Décembre 2018

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