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UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

THÈSE PRÉSENTÉE POUR OBTENIR LE GRADE DE


DOCTEURE EN SCIENCE POLITIQUE
DE L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

École Doctorale SP2 : Sociétés, Politique, Santé Publique


SCIENCES PO BORDEAUX
Laboratoire d’accueil : Centre Emile Durkheim

Par Maylis FERRY

L’histoire scolaire comme champ de bataille.


La conflictualité de l’enseignement de l’histoire interrogée à partir des
controverses sur l’histoire de l’esclavage en France et en Angleterre
(décennie 2000).

Sous la direction de M. Yves Déloye

Présentée et soutenue publiquement


Le 29 novembre 2019

Composition du jury :
M. Yves DÉLOYE, Professeur, Sciences Po Bordeaux, directeur de thèse
Mme Sophie DUCHESNE, Directrice de recherche CNRS, Sciences Po Bordeaux
Mme Claire GRIFFITHS, Professeure, University of Chester
M. Charles HEIMBERG, Professeur, Université de Genève, rapporteur
Mme Marie-Claire LAVABRE, Directrice de recherche CNRS, Université Paris Ouest-Nanterre, rapporteure
M. Pascal RAGOUET, Professeur, Université de Bordeaux
RÉSUMÉ

L'affirmation est si souvent répétée qu'elle a peu de chances de surprendre : l'histoire que l'on enseigne à l'école fait
l'objet de polémiques. Par-delà toutes les oppositions que promet cette situation, il y a donc au moins un point sur
lequel s'accordent celles et ceux qui investissent l'enseignement de l'histoire de la sorte : c'est un sujet qui compte et
qui vaut la peine qu'on s'émeuve, s'indigne et s'affronte en son nom.
Il y a au cœur de cette thèse à la fois un inconfort vis-à-vis de cette évidence et un étonnement face à la virulence
qu'ont parfois les débats publics sur l'enseignement de l'histoire. La littérature sur les savoirs scolaires nous donne des
clés pour comprendre ces emballements mais pas toutes. En particulier, les processus par lesquels les questions dites
sensibles le deviennent ont été moins travaillés que les interactions particulières qu'elles génèrent en classe
(perspective qui n'en reste pas moins légitime). En mobilisant des travaux produits dans différents cercles de
discussion académique - didactique de l'histoire, sociologie des curricula, de la mémoire, du nationalisme et des
controverses - la thèse vise à mieux comprendre comment des contenus d'enseignement peuvent devenir polémique à
partir d'une étude de cas.
Il s'agit des débats qui ont porté sur la (ré)introduction de l'histoire de l'esclavage colonial et de la traite négrière en
France et en Angleterre au cours de la décennie 2000. Il est particulièrement illisible si l'on s'en tient à une explication
en termes de conflictualité intrinsèque dont seraient porteurs certains savoirs scolaires. En effet, l'histoire de
l'esclavage et de la traite a été enseignée (ou présente dans les programmes) à différents moments au cours du XX°
siècle dans ces deux pays et cela n'a pas toujours suscité de l'émoi, loin s'en faut.
À l'appui d'une analyse de discours de matériaux divers (archives, presse et autres genres de discours tenus
publiquement, entretiens semi-directifs), la thèse retrace le fil de ces controverses et, chemin faisant, explore les
différentes manières dont peut se dire - ou non - le sens que l'on donne à l'enseignement de l'histoire.
TITLE
School history as a battlefield. The conflict “nature” of history teaching questioned through the controversies on the
teaching of this history of slavery in France and England (2000s).

ABSTRACT
The statement is so often repeated that no one is likely to consider it with wonder: the history which is taught in schools
is an object of controversies. Beyond all the oppositions that are allegedly linked to this situation, there is at least one
thing which those who look at school history in such a way agree upon: it is a subject which matters and which is worth
getting emotional and controversial about.
There is at the heart of this thesis both a discomfort towards this taken-for-grantedness and a wonder at how fierce can
public debates about the teaching of history sometimes be. The litterature dealing with school knowledges provides
some keys to grasp such disagreement spirals, but not all of them. In particular, the processes through which what are
called "sensitive issues" actually become so have been under-investigated compared to the specific class interactions
they produce (which still is a very useful perspective). Drawing on studies that have been led in different academic sub-
fields - didactics of history, curriculum sociology, memory studies, socioliogy of nationalism and controversies - the
thesis aims at better understanding how teaching contents become polemical from one case study.
This is the debates on the (re)introduction of the history of colonial slavery and the slave trade which took place in
France and England during the 2000s. It is strikingly ununderstandable if we stick to an explanation involving the
inherent sensibility of certain issues. Indeed, the history of slavery and the slave trade has been taught (or has been in
the curriculum) for different periods throughout the 20th century in both countries and it has not always triggered
scandals, far from it.
Drawing on a discourse analysis of diverse pieces of material (archives, press and other kinds of publicly held
discourses, semi-directive interviews), the thesis traces back the path of the controversies and, while doing so,
explores the different ways in which the meaning that is given to school history may - or may not - be spoken.

MOTS-CLÉS
Enseignement de l’histoire – Controverses – Questions socialement vives – Nationalisme banal – Conflictualité
mémorielle.
KEY-WORDS
History teaching – Controversies – Sensitive issues – Banal nationalism – Memory conflicts.
Remerciements

Pour m’avoir fait confiance malgré un changement de sujet à mi-parcours en


master ; pour m’avoir accompagnée et soutenue tout au long des cinq années qui ont
suivi ; pour les commentaires et conseils prodigués avec bienveillance et humour ; pour
avoir, pour toutes ces raisons, fait de mon parcours de thèse un temps enrichissant et
même parfois agréable, je remercie chaleureusement mon directeur de thèse, Yves
Déloye. Après une socialisation aux « savoirs » un peu terne via le système scolaire
français, faire travailler conjointement neurones et zygomatiques dans le cadre de cette
thèse a été une vraie libération. Merci beaucoup…

Je remercie vivement tou.tes les membres de mon jury – Sophie Duchesne, Claire
Griffiths, Charles Heimberg, Marie-Claire Lavabre et Pascal Ragouet – pour avoir
accepté de lire et discuter ce travail.

Cette recherche n’existerait pas si un certain nombre de personnes n’avaient


accepté de me consacrer du temps et de l’attention – pour réaliser un entretien ou
m’épauler dans la consultation de catalogues d’archives – et je les en remercie très
sincèrement.

Toute ma reconnaissance va également aux collègues et ami.es qui, dans les


structures qui m’ont accueillies, ont contribué d’une manière ou d’une autre à rendre
possible ou à nourrir ce travail : à Xabier Itçaina, Ronan Hervouet, Vincent Tiberj qui
ont beaucoup œuvré à ce que le Centre Émile Durkheim et Sciences po Bordeaux soient
des espaces PhD-friendly, sur un plan scientifique et professionnel mais aussi humain –
c’est précieux ; aux camarades de l’axe Identifications (futur Crac ou Parasites ?),
Sophie Duchesne, Morgane Jouaret, Glenn Mainguy et Agnès Villechaise, avec qui il
est toujours si agréable de travailler ; à celles et ceux de l’atelier écriture, Emmanuelle
David, Guillaume Rieu, Delphine Thivet et Cécile Vigour pour leurs encouragements et
fines relectures ; à Viviane Le Hay et Laure Squarcioni pour toutes les rencontres
passionnantes qu’elles ont organisées dans le cadre de l’atelier méthodes, leur soutien
constant et conseils avisés (notamment pour les cours !) ; à Caroline Sagat pour toutes

3
les discussions sur la médiation des sciences sociales qui ont alimenté mes réflexions ; à
Angeline Barrett, Kate Hawkey, Marcia Shah et Shawanda Stockfelt qui ont facilité
mon séjour au Center for International and Comparative Research on Education de
l’Université de Bristol, ont pris le temps de discuter mes recherches et m’ont ouvert
leurs carnets d’adresse ; à tout.es les compagne.ons de thèse, de feu l’AJPB ou du
bureau B.017 avec qui il a été agréable, amusant, rassurant de partager cette expérience
singulière, Julie Ambal, Bartolomeo Cappellina, Amaïa Courty, Emmanuelle David,
Fouad El Haddad, Luis Emaldi, Lucas Ormiere (bienvenue dans la fine équipe !), Sina
Schlimmer, Mariame Sidibe, Zoé Tinturier. Un merci spécial à Bartolomeo pour les
encouragements, la bienveillance et les conseils.

Et, bien sûr, un immense merci et beaucoup d’affection à Maroussia Rochigneux


et sa famille, Lionel, Martin, Gaëlle et Claire pour m’avoir intégrée dans leur quotidien
durant les six mois de mobilité passés à Bristol. J’ai hâte de vous retrouver tou.tes sans
thèse à réaliser ! Mille mercis également à Camille Hamidi pour toutes les discussions
sur ma thèse et ses à-côtés, en courant ou par mails interposés et à Sophie Duchesne
pour toutes les perspectives dessinées pour l’après-thèse – il y avait tant de lumières au
bout du tunnel ces derniers mois que je me serais presque crue en plein air !

Un grand merci également aux étudiant.es qui, par leurs retours, leurs idées et leur
enthousiasme y compris lorsque je n’en avais plus beaucoup, ont nourri mes réflexions
et m’ont donné de l’énergie et des envies concernant cette thèse mais aussi tout ce qui
renvoie à la transmission des sciences sociales (en dehors de l’université) : Maëlle
Debeaulieu-Denys bien sûr, Capucine Boquet, Anaëlle Brillard, Antoine Cariou, Manon
Cassoulet-Freyssineau et Anne-Lise Tabaud.

Ma gratitude va enfin aux ami.es et à ma famille sans le soutien et l’affection


desquel.les ce travail serait bien peu de choses. À mes parents, qui ont été formidables
d’écoute, de réconfort et d’aides durant toute la thèse et plus encore lors de ses dernières
semaines ; à Michel, Véronique, Anaïs et Florian pour leurs encouragements constants
et la hotline lors des moments difficiles ; à Marius pour avoir enchanté mes huit derniers
mois de thèse de ses mille sourires ; à Olivier et Anne pour leur présence, leur intérêt
pour ce que je fais et toute leur sagesse concernant la relation au travail, dont je ne
désespère pas que je finisse par m’en imprégner ; à Laure, Julien, Aurélien et Matthieu
pour leur écoute sans faille ; à Manou et Marie-Claire pour toutes leurs attentions (et

4
tous les articles en lien avec mon sujet) ; à Nathalie, Vincent, et Agnès pour leur amitié
et leurs conseils qui m’ont portée jusqu’aux derniers mètres ; à Sophie, Camille et
Muriel Moreau-Beaudrier pour tant de choses et notamment m’avoir rattrapée à temps
avant l’été ; à Marthe et Aaron pour toutes leurs ondes positives rue des Menuts (ou en
direct de Varsovie, ça marche aussi).

5
Sommaire
Remerciements.............................................................................................................3
Sommaire......................................................................................................................6
Introduction.................................................................................................................9
I. « L’origine » du projet.....................................................................................12
II. « History wars and the classroom »: tunnels, sentiers battus et chemins de
traverse....................................................................................................................17
III. Soutiens théoriques......................................................................................21
IV. Question de recherche.................................................................................51
V. Cas d’étude......................................................................................................53
VI. Un point sur la méthode, de la collecte à l’analyse.....................................60
Première partie : Au nom du Commun et de sa grande éternité…............................71
Chapitre I : Distinguer et unir. La longue et triomphante histoire de l’Histoire 81
I. La « foi en l’école » ou l’histoire des titres de noblesse accordés à une forme
particulière d’enseignement.....................................................................................84
II. Enseigner pour quoi faire : retour sur deux enjeux centraux attribués à
l’enseignement (de l’histoire)................................................................................134
Conclusion.............................................................................................................160
Chapitre II : Le silence avant la dispute. Ou comment on tait collectivement les
sujets qui comptent..................................................................................................163
I. De l’indifférence à l’oubli de l’Autre : l’histoire coloniale comme récit par,
pour et à la gloire de la métropole (1800-1920)....................................................170
II. De la découverte de l’Autre en tant qu’Autre (1920-1980)..........................183
III. À l’heure du regret, la parole est aux victimes ?.......................................213
Conclusion.............................................................................................................230
Transition – Arrêt sur la conjoncture de la controverse...........................................233
Chapitre III : Pride & Politics. Le délicat réenchantement de la nation............235
I. L’horizon du familier : le caractère national de l’histoire scolaire dont il
importe de s’inquiéter............................................................................................244
II. Les nouvelles règles du jeu mémoriel : ressources et contraintes pour débattre
de l’histoire scolaire..............................................................................................267
III. Réenchanter la nation par l’histoire scolaire, réinventer les formules pour le
faire… 277
Conclusion.............................................................................................................298
Deuxième partie : Des accords majeurs, désaccords mineurs ?...............................301
Chapitre IV : Au cœur de la querelle. Propos liminaire......................................306
I. Des conflits et de leurs évitements................................................................306
II. Et pourtant, nous polémiquons…..................................................................310

6
III. Polémiques, controverses, débats antagoniques… de quoi parle-t-on ?. . .314
IV. Petit précis sur le déroulé des controverses étudiées en France et en
Angleterre : qui, quoi, comment ?.........................................................................321
Chapitre V : La spirale du verbe...........................................................................347
I. Logiques de coalition, ou comment l’affirmation de l’argumentation creuse
des tranchées et forme des camps..........................................................................352
II. Logiques d’implication, ou comment on rend le conflit possible tout en
essayant de l’éviter................................................................................................381
III. Les règles changeantes de la controverse..................................................407
Conclusion.............................................................................................................418
Chapitre VI : Au nom de la stabilité......................................................................419
I. L’inéchappable fixité de l’histoire ou le lest identitaire des controverses sur
son enseignement...................................................................................................423
II. Des historiens citoyens, pas des politiciens...................................................446
III. Le doute comme vertu...............................................................................472
Conclusion.............................................................................................................480
Conclusion................................................................................................................483
I. En somme…..................................................................................................483
II. De quelques pistes à explorer....................................................................492
Bibliographie............................................................................................................497
Annexe empirique : liste des matériaux de première main.................................523
I. Sources institutionnelles................................................................................524
II. Sources associatives......................................................................................526
III. Sources universitaires................................................................................531
IV. (Auto)Biographies et autres ouvrages.......................................................532
V. Entretiens.......................................................................................................532
VI. Médias.......................................................................................................534

7
8
Introduction

Il est une expérience partagée par de nombreux doctorants 1, y compris en sciences


sociales, que je n’ai jamais vécue. Il s’agit du moment où, après avoir exposé l’objet de la
thèse, la personne qui s’était enquis de son contenu semble être en proie à une certaine
perplexité, avoue à demi-mot se sentir peu compétente pour en discuter davantage et
réaiguille avec une délicatesse variable la conversation vers de plus routinières
interactions. C’est l’inverse qui se produit lorsque je dis travailler sur les polémiques que
fait l’enseignement de l’histoire. C’est moi qui me trouve devoir contenir l’empressement
avec lequel mes interlocuteurs rebondissent sur un sujet qui leur parle bien davantage que
ne le présageait l’idée qu’ils se faisaient d’une « thèse en science politique ».
Généralement, ils se représentent le sujet « enseignement de l’histoire », à partir de leurs
propres souvenirs scolaires, le trouvent important (l’histoire qu’on enseigne aux enfants, ce
n’est pas rien) et sensible (bien entendu cela cause des polémiques). Ces réactions ne
révèlent pas uniquement les bonnes dispositions à l’égard de ce sujet des personnes qui ont
eu la gentillesse de s’intéresser à ce que je faisais. En fait, si on prête attention à la manière
dont la question de l’enseignement scolaire de l’histoire est traitée publiquement, ces
réactions semblent même tout à fait banales. L’idée que l’histoire scolaire est un sujet dont
il est normal de débattre âprement, ou du moins que l’on ne peut pas prendre « à la
légère », nous est en effet régulièrement rappelée dans sa mise en scène médiatique. À la
télévision comme à la radio, des émissions aux titres et accroches évocateurs ne manquent
pas de le souligner : « Quelle histoire ! Pourquoi et comment enseigner l’histoire du
monde ? Ces dernières années de vifs débats opposent historiens, journalistes,
vulgarisateurs et politiques sur la façon d’enseigner l’histoire. [ …] Dans ce contexte

1
Pour alléger le texte, je n’aurai pas recours aux formes d’écritures inclusives qui se pratiquent
habituellement. Toutefois, parce qu’il n’y a pas de raison de penser l’universel au masculin, je
suivrai la proposition d’écriture de Sophie Duchesne et Viviane Le Hay qui consiste à remplacer le
masculin générique par une alternance des genres au cours des paragraphes (Sophie Duchesne et
Viviane Le Hay, « Conter nos méthodes », Bulletin de Méthodologie Sociologique 137-138, no 1
(2018): 3-8.). Du moins c’était le cas dans la première version du manuscrit, les corrections et
ajouts ont par la suite bousculé la régularité de l’alternance.

9
polémique qui mêle pédagogie et idéologie, comment enseigner l’histoire du monde à nos
enfants ? »1 ; « Enseignants VS Gouvernement : Soixante-dix ans de politiques
éducatives »2 ; « Quel est le problème avec l’Histoire de France ? Pourquoi tant de
polémiques ? »3 ; etc. La tendance est identique dans la presse écrite ou les publications à
gros tirage portant sur l’histoire. On y relève régulièrement des articles qui tiennent pour
acquis que l’histoire scolaire nous importe grandement et qu’il faut s’indigner lorsqu’elle
n’est pas enseignée comme on imagine qu’elle devrait l’être 4 car elle remplit des fonctions
nécessaires comme la provision de repères identitaires 5 ou les leçons qu’elle permettrait de
tirer du passé6. Les vignettes suivantes, extraites de la bande dessinée de vulgarisation
historique La balade nationale, en sont des exemples parmi d’autres7. Situées en début et
en fin du premier tome, d’une part comme point de départ consensuel du récit historique
entrepris dans le livre et d’autre part comme ligne de fuite remettant en perspective ce
dernier lorsque lecture en a été faite, elles entérinent une représentation que l’on suppose
familière aux lecteurs (elle ne fait pas l’objet d’une démonstration) : l’histoire et sa
transmission sont des biens précieux, essentiels même, au nom desquels il est normal de
s’émouvoir collectivement.

1
« Grand bien vous fasse ! », France Inter, 23 novembre 2016.
2
« Teachers vs Government : Seventy Years of Education Policy », BBC radio 4, 27 avril 2014, ma
traduction.
3
« Ce soir ou jamais », France 2, 22 mai 2015.
4
« Des pans entiers de l’histoire de France sont sacrifiés », Midi Libre, 09/06/2019. Les articles
cités ici n’ont qu’une visée illustrative. Du reste, ils n’ont pas été sélectionnés pour ce qu’ils
auraient de particulier concernant la manière dont ils présentent l’histoire scolaire, mais parce que
ce sont parmi les derniers, à la date du 10/06/2019, qui ont retenu mon attention dans la veille
médiatique mise en place au début de mon parcours doctoral.
5
« I Capizzoni di Corsica : les élèves réinventent l’histoire de leur île », Corse-Matin, 10
juin2019 ; « Commemorate our past by making history compulsory », The Irish Times, 24
novembre 2018.
6
« What use is history if we do not learn from it », The New Zealand Herald, 9 mars 2019. Le
poids politique de l’idée selon laquelle l’histoire est importante car elle prévient la répétition des
erreurs du passé est par ailleurs analysé dans : Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, À quoi
servent les politiques de mémoire ?, Presses de Sciences Po (Paris, 2017).
7
Sylvain Venayre et Étienne Davodeau, La balade nationale. Les origines, La Découverte, La
Revue dessinée (Paris, 2017), respectivement p.11 et 116.

10
Figure 1 : Passions historiques françaises, extraits de La balade nationale.

La vigilance que certaines invitent parfois à cultiver vis-à-vis des choix politiques
qui façonnent l’histoire scolaire a pour toile de fond une autre idée récurrente dans les
discours sur l’enseignement de l’histoire. Les récits sur le passé que l’on impose aux
enfants dans les salles de classe seraient une arme d’idéologisation des masses relativement
puissante. L’argument est notamment mobilisé – ou suggéré – dans les travaux
universitaires que leurs auteures présentent également comme prises de position dans des
débats extra-académiques. L’ouvrage collectif des historiens Gary Nash, Charlotte
Crabtree et Ross Dunn en est un exemple parlant. Le texte qu’ils co-signent est émaillé de
références aux récupérations idéologico-politiques de l’histoire, qui sont elles-mêmes lues
à l’aune des épigraphes évocatrices qui trônent, sans qu’elles ne soient commentées par la
suite, en tête de chaque chapitre, comme cette citation de 1984 d’Orwell : « Celui qui
contrôle le passé contrôle le futur. Celui qui contrôle le présent contrôle le passé »1. Dans
cette perspective, l’enjeu de l’accès à l’écriture de l’histoire et à ses voies de transmission
institutionnelles est un pouvoir immense, dont on ne peut qu’imaginer et craindre
l’étendue. Que l’histoire et son enseignement soient un « champ de bataille »2 ne fait alors
aucun mystère – comment pourrait-il en être autrement ? En somme, au-delà de tous les
désaccords que semble susciter l’histoire scolaire, il est un point qui fait consensus : elle
est sujette à controverses – le réaffirmer finit même par confiner à la tautologie.

Il y a au cœur de la présente thèse un inconfort, une insatisfaction à l’égard de ce qui


apparaît ici comme une évidence largement partagée. Tout le travail restitué ci-après
consiste à comprendre les emballements conflictuels au cœur desquels se retrouve parfois
1
Gary Nash, Charlotte Crabtree, et Ross Dunn, History on trial. Culture wars and the teaching of
the past, Vintage Books Edition (New York, 2000), p.98.
2
Pour reprendre la formule rendue célèbre par Enzo Traverso (Enzo Traverso, L’histoire comme
champ de bataille. Interpréter les violences du XXème siècle, La Découverte (Paris, 2012).).

11
pris l’enseignement de l’histoire : il s’agit d’aller au-delà de l’évidence de leur existence
présumée mais sans doute également, à cette occasion, d’appréhender les raisons pour
lesquelles on prête à l’histoire scolaire un tel potentiel mobilisateur.

I. « L’origine » du projet
Je n’ai jamais compris ce qu’on attendait de moi en cours d’histoire. Sauf sans doute
au cours des six derniers mois de mon année de terminale, lorsqu’un remplaçant venu
assurer la seconde moitié du programme nous a fait expérimenter cette discipline comme
point de vue critique sur l’état du monde aujourd’hui. Jusque-là, j’apprenais des dates et
des noms pour les interrogations, sans bien saisir l’utilité de la démarche et surtout, en
ayant l’impression de passer à côté d’un élément important. Quelque chose qui semblait
animer certains enseignants, parfois quelques-unes de mes camarades, en tout cas
beaucoup d’adultes autour de moi lorsqu’il était question de « ce que nous fûmes ». Je
butte depuis des années sur l’impression qu’il y a quelque chose de mystérieux dans cette
lumière qui s’allume dans le regard des gens lorsqu’il est question de leur passé, de leurs
racines, de leur histoire.

Les racines, celles sur lesquelles travaille mon père – c’est-à-dire celles qui, en
interaction avec les sols tropicaux, produisent des dynamiques forestières variables – ont
un rapport avec celles que je ne me suis jamais sentie avoir alors que tant de personnes
semblent les chérir. J’ai passé ma petite enfance entre l’Inde et la Guyane et grandi dans un
foyer où sortir des frontières a toujours été investi comme normal, voire nécessaire à une
bonne aération de l’âme. Lorsqu’arrivée en Lorraine, les enfants, les enseignantes, les
parents d’amis m’ont renvoyé – du reste souvent avec bienveillance – que je n’étais pas
d’ici, voire que j’étais de nulle part, j’ai appris que ce que je pensais être normal était en
fait une incongruité. Parce que je suis blanche et que, en remontant deux générations, je
pouvais faire état d’une attache familiale aux Vosges lorraines, je n’ai pas connu les
discriminations qui marquent tristement l’expérience scolaire de nombreux enfants. Par
contre, à ne pas avoir cette précieuse boussole interne qui, en inscrivant les gens dans une
sorte de continuité temporelle et territoriale, semblait également les lier aux autres, j’ai eu
tôt le sentiment de ne pas être comme il est attendu que je sois, voire comme il serait
pourtant très important que je sois.

Je reviens à ce « mystère » régulièrement depuis qu’il m’est possible de choisir les


sujets sur lesquels je travaille. Au lycée, je me suis passionnée pour les mythes de l’origine

12
du monde. Je voulais savoir quelles étaient les variations ou au contraire les thèmes
récurrents dans les récits qui content le commencement de tous les commencements à
différents endroits de la planète. Mais c’est la rencontre avec les sciences sociales lors de
mon cursus à Sciences Po Bordeaux, et toutes les fenêtres de compréhension que cela a
permis d’ouvrir, qui a réellement alimenté cette curiosité à l’égard de la grande valeur
qu’on attribue généralement à l’histoire collective. J’ai découvert avec beaucoup d’intérêt
et à la même période Banal nationalism de Michael Billig, Silencing the past de Michel-
Rolph Trouillot et The Invention of tradition d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger1. J’ai
appris d’un côté que l’une des idéologies les plus internationalement partagées était
l’évidence que le monde est divisé en nations, séparées les unes des autres par des
frontières matérielles et par tout un ensemble d’éléments que l’on apprend à penser comme
des spécificités nationales. De l’autre côté, j’apprenais que ces « spécificités nationales »
n’avaient rien de naturel mais qu’elles étaient, comme beaucoup de mises en sens du
monde, des construits sociaux, et que le passé était un ingrédient clé de la recette.
Hobsbawm et Ranger expliquaient comment il – ou, plus précisément, des récits, voire des
« inventions » le concernant – est régulièrement mobilisé, manipulé par les élites politiques
pour assoir leur légitimité. L’idée qu’il y a derrière, bien qu’elle ne soit pas toujours
clairement exposée, est que le « peuple » adhérerait plus volontiers à un projet politique à
partir du moment où on lui raconte que cela s’inscrit dans une histoire longue, la sienne, et
que ceux qui portent le projet en question se réclament à la fois représenter cette histoire et
lui donner les chances d’un avenir. Trouillot insistait quant à lui sur le fait que les usages
politiques du passé sont nécessairement des opérations de sélection : si, comme l’écrivent
Hobsbawm et Ranger, certains passés sont remémorés, déformés, embellis et pieusement
conservés, d’autres sont au contraire tus, mis de côté et finissent alors par n’exister plus
que par leurs vestiges désinvestis de sens, lorsqu’encore il en demeure des traces
matérielles. J’ai alors travaillé à deux reprises sur les manières dont on fait de certaines
figures des « héros nationaux » tandis que d’autres tombent dans l’oubli.

Par ailleurs, dans le cadre d’un programme d’échange proposé par l’IEP de
Bordeaux, j’ai passé deux ans dans la région caribéenne (un an en Martinique, pour la
licence, un an en Jamaïque, pour le master). J’y ai pris la mesure des souffrances qui
pouvaient être associées à l’impression de ne pas faire partie de l’histoire, celle que l’on
1
Michael Billig, Banal Nationalism, Sage Publications (London, 1995); Michel-Rolph Trouillot,
Silencing the Past: Power and the Production of History, Beacon Press (Boston, 1995); Eric
Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge University Press
(Cambridge, 1983).

13
écrit avec un grand H. J’ai alors été complètement prise dans le sentiment d’injustice qui
était collectivement exprimé à l’égard de cette situation… et donc par l’idée qui en est le
soubassement : pour être quelqu’un qui a de la valeur, il faut appartenir à une communauté,
scellée par une histoire partagée. J’ai beaucoup oscillé, à ce moment et jusqu’à mes
premières années de thèse, entre des interrogations sur les termes dans lesquels il est
possible de faire une place à tout le monde dans les récits légitimes sur « ce que nous
fûmes » (en acceptant donc l’idée que c’est une nécessité) et des retours à mes premières
perplexités quant au fait que l’histoire devrait avoir tant d’importance.

De retour en France hexagonale, j’ai été saisie par l’intensité dramatique de débats
qui avaient trait à l’histoire qu’on enseigne (ou plutôt, celle que l’on n’enseignerait plus) à
« nos enfants ». À quoi sert d’avoir de si rares et belles racines si on les empêche
d’alimenter les bourgeons qui seront nos floraisons demain semblaient dire les uns ;
aucune plante n’est vivace sans le réseau racinaire qui les relie à leurs voisines, il faut donc
reconnaître leurs apports afin de cultiver un monde divers et ouvert répondaient les autres.
Si je percevais mieux à présent qu’on ne badine pas avec le passé, qu’il peut armer
symboliquement les luttes politiques les plus mortifères, il me restait toujours à l’égard de
ces emballements collectifs quelque inconfort. Pourquoi faudrait-il que ce qui s’est passé et
ce que l’on va en raconter ou non aux générations à venir suscite tout ce fracas ? Pourquoi
dire aux gens qu’ils sont les héritiers d’une histoire – longue et rayonnante si possible –
serait forcément un bon argument politique ? Quelles promesses leur fait-on ainsi, de quels
atours revêt-on le passé et sa transmission pour qu’on lui attribue autant d’importance ?
Pourquoi tout le monde s’accorde sur ce point ?

C’est travaillée de ces interrogations que je suis arrivée en thèse. Ayant été formée à
une sociologie de la production de la norme plutôt qu’à d’autres courants qui s’intéressent
à ce que pensent les personnes ordinaires, c’est depuis cette perspective que le travail
restitué dans ce manuscrit a été imaginé. L’hypothèse que je faisais alors est que l’histoire
collective nous est chère parce qu’elle nous permet de nous penser dans un tout qui nous
transcende de deux façons qui, d’ailleurs, s’entrelacent : en faisant de nous les membres de
la communauté dont nous croyons partager le passé (une dimension bien travaillée par la
sociologie halbwachsienne1) et en accédant, par l’inscription de cette dernière dans l’infini
du temps, à un palliatif de la finitude de nos existences ici-bas (les mots du projet de thèse
étaient à ce propos : « la constitution d’un “je” et d’un “nous” qui serait stabilisée par son
1
Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, PUF (Paris, 1950); Marie-Claire Lavabre, Le fil
rouge: sociologie de la mémoire communiste, Presses de la FNSP (Paris, 1994).

14
enracinement dans la durée »). En somme, l’importance assez massivement accordée à
l’histoire tiendrait à ce qu’elle serait investie suivant les deux axes dont on m’avait
expliqué en cours de philosophie qu’ils constituaient les deux racines étymologiques de la
religion : relegere, qui renvoie à l’expérience du sacré (axe vertical ; dans le cas de
l’histoire : transcendance diachronique) et religare, qui renvoie au lien social entre fidèles
partageant la même foi (axe horizontal ; dans le cas de l’histoire : transcendance
synchronique)1.

Il reste tout de même quelques précisions à donner quant au « collectif » auquel nous
attacherait l’histoire et qui rendrait cette-dernière d’autant plus estimée, à cette idée de
transcendance synchronique. Pour le moment en effet – et cela n’est pas sans rapport avec
les chemins, en réalité plus tortueux que ne le donnent à voir les pages qui précèdent 2,
empruntés dans la construction de cette thèse – cette dimension affleure partout tout en
n’étant frontalement discutée nulle part. Les liens horizontaux dont je faisais l’hypothèse
qu’ils étaient en jeu lorsque l’on parle d’histoire « collective » renvoient, pour plusieurs
raisons, à des liens nationaux. Sur un premier plan, les débats sur l’histoire ou son
enseignement tels qu’ils m’avaient interpellé jusque-là portaient essentiellement sur
l’histoire nationale : l’enjeu des discussions semblait souvent être la place que tel groupe
ou tel événement y occupent. Ensuite, j’étais alors marquée par les lectures par lesquelles
j’étais revenue à ce sujet. J’ai évoqué Billig, qui insiste à la fois sur le succès sans égal de
l’idéologie nationaliste et sur les multiples voies par lesquelles elle nous est rappelée
quotidiennement. Trouillot d’une part, Hobsbawm et Ranger d’autre part abordent chacun
à leur manière la construction des récits sur le passé sous un prisme national : en
s’intéressant aux procédés par lesquels des élites façonnent ces passés, leur regard se pose
à « l’étage » où lesdites élites se situent et il s’agit généralement du cadre national 3. Par
ailleurs, les études qui fleurissaient alors, dans le cadre des memory studies, sur les usages

1
Même si j’ai appris depuis que la seconde étymologie était probablement une « invention » des
chrétiens (Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Les éditions de
Minuit, vol. 2. Pouvoir, droit, religion (Paris, 1969)). Qu’importe puisque l’on sait grâce à
Hobsbawm et Ranger que les inventions ont, quand elles ont les moyens d’être imposées, des effets
de réalité, et qu’elles disent par ailleurs quelque chose de la manière dont on veut se raconter.
2
Cela tient notamment à ce que j’ai trouvé être une lutte permanente pour mettre à distance l’idée
qu’il est des formes d’appartenance dont la légitimité, voire la naturalité, ne devraient pas se
questionner.
3
Chez Hobsbawm et Ranger, il est également question de la construction de folklores régionaux
(cf. les deux chapitres qui suivent l’introduction générale, respectivement de Hugh Trevor-Roper et
Prys Morgan), mais il s’agit de montrer comment ces traditions inventées à l’ère de la construction
des identités nationales servent des discours politiques visant à exprimer des aspirations nationales.

15
politiques du passé et dans lesquelles j’avais commencé à me plonger portaient bien
souvent sur des cas de figure où des personnalités publiques – en général hommes ou
femmes politiques – visant à acquérir une légitimité nationale (pour se faire élire par
exemple), se racontaient les héritiers d’une histoire… nationale 1. Mais il n’y avait pas
« que » ces deux éléments dans l’assimilation que je faisais, dans mon hypothèse de départ,
entre nation et légitimité horizontale accordée à l’histoire. Comme évoqué précédemment,
j’ai été plusieurs fois rattrapée, au cours de cette thèse mais durant les années qui l’ont
précédé également, par la seconde évidence à laquelle on se heurte dès lors que l’on
cherche à comprendre les controverses que fait (l’enseignement de) l’histoire. Il s’agit de
l’association qui est établie entre l’importance de l’histoire et le fait qu’elle concerne la
nation, l’évidence que l’une et l’autre auraient un destin lié. Dans ces moments-là,
travailler à l’élucidation des liens qui les unissent potentiellement donne la désagréable
impression de s’épuiser à mettre en évidence ce devant quoi plus personne ne s’arrête tant
il est bien entendu que « c’est ainsi que cela se passe et pas autrement ». Il est alors
salvateur de se rappeler que la différence entre une hypothèse et une évidence ou, dans un
langage plus scientiste, un axiome que l’on accepterait avant de commencer la démarche
d’enquête, est que l’on se donne la possibilité, dans le premier cas, d’envisager comment
les choses pourraient être différentes que telles qu’elles ont été imaginées. Cela implique
d’ouvrir et de rouvrir des yeux étonnés devant la soi-disant normalité et l’inéluctabilité de
ce qui est socialement indiscutable autour de nous. La tâche est assurément fatigante. Mais
je crois qu’elle vaut les efforts qu’elle demande.

1
Allan Megill, « History, memory, identity », History of the Human Sciences 11, no 3 (1998): 37-
62; Robin Wagner-Pacifici et Barry Schwartz, « The Vietnam Veterans Memorial :
Commemorating a Difficult Past », The American Journal of Sociology 97, no 2 (1991): 376-420;
Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre, et Danielle Tartakowsky, Politiques du passé. Usages
politique du passé dans la France contemporaine, Presses Universitaires de Provence (Aix-en-
Provence, 2006); James Booth, « Communities of Memory: On Identity, Memory and Debt », The
American Political Science Review 93, no 2 (1999): 249-63; Jeffrey Olick, States of memory.
Continuities, conflicts and transformations in natioonal retrospection, Duke University Press
(Durham, 2003).

16
II. « History wars and the classroom »1: tunnels, sentiers battus et
chemins de traverse.
Le problème des évidences est qu’elles nous empêchent de penser librement les
objets qu’elles font paraître comme relevant du registre du « bien entendu ». Elles
s’apparentent de ce point de vue à des tunnels de pensée relativement courts : la seule
perspective, lorsqu’on y entre, semble être la sortie que l’on atteindrait d’ailleurs très
rapidement, presque mécaniquement, nous rendant ainsi aveugles à tout ce qui pourrait
valoir le détour au-delà des parois qui le délimitent. Ce sont même des tunnels qui ont un
pouvoir attractif : parce qu’il est normal de les emprunter, on ne se pose même plus la
question de l’intérêt qu’il y a à s’y engouffrer avant de le faire, nos pas nous y mènent
aussi automatiquement que s’il n’y avait pas d’autres cheminements possibles. Et nous
perdons dans l’opération deux belles invitations à réfléchir : réfléchir à tout ce que
l’opacité d’un tunnel occulte nécessairement, mais également réfléchir à ce que peut
vouloir dire l’existence même de ce tunnel sur nos façons de concevoir le sujet auquel il est
censé nous donner un accès privilégié.

1. En regardant les alentours

Il arrive que des consensus soient le produit de débats où différents arguments ont
été avancés, opposés, retravaillés jusqu’à ce qu’une position émerge comme étant la plus
convaincante. Lorsqu’on se pose la question qui était au cœur d’un tel débat, on peut alors
se satisfaire du consensus dès lors qu’il nous semble probant compte tenu des mises à
l’épreuve dont il a fait l’objet. L’idée que l’histoire scolaire est nécessairement polémique
ne relève pas de ce type de consensus. Il s’agit plutôt d’emboîtements d’évidences qui
n’ont pour poids argumentatif que leur autorité d’évidences et ne sont d’ailleurs, à ce titre,
pas toujours explicitement formulées : « l’histoire scolaire est polémique » est bien
davantage le décor tacitement accepté sur fond duquel se jouent les débats cités plus haut
sur ce que l’on enseigne, ou la façon dont cela se fait, qu’elle n’y est mise en discussion.
De même, l’association de ce caractère conflictuel de l’enseignement de l’histoire avec
l’idée que cette dernière a le pouvoir de « nous » dire qui « nous sommes », de « nous »
façonner en tant que citoyens appartenant à la communauté politique dont on raconte
l’histoire, est rarement établie clairement. Elle est plutôt suggérée, comme dans les extraits
de La balade nationale, dont la tonalité générale est du reste tout sauf alarmiste, reproduits
1
Le titre est emprunté à Robert Guyver et Tony Taylor, dont l’ouvrage est discuté plus bas (Tony
Taylor et Robert Guyver (dir.), History Wars and the Classroom. Global Perspectives, Information
Age Publishing, Studies in the History of Education (Charlotte, NC, 2012)).

17
ci-dessus : si des « personnages historiques », ici Jules Michelet en personne, se sont
donnés la peine de traverser les âges, c’est pour une cause qui compte – « beaucoup de
français [ont] un rapport confus à l’histoire de France » – et ce parce qu’elle est au cœur
d’une autre cause qui compte, l’identité : « pour savoir qui ils sont vraiment ils doivent la
comprendre ». Ces évidences emboîtées étant placées hors du champ de ce qui se discute,
on ne s’étonnera pas qu’elles ne soient pas étayées d’éléments de preuves comme pourrait
l’être le renvoi à des études qui auraient montré leur bienfondé. Or, si on résiste ne serait-
ce qu’un instant à fouler les sentiers battus qui mènent droit au tunnel, il paraît pour le
moins légitime de s’interroger sur ce bienfondé.

Pour commencer, l’idée que l’enseignement de l’histoire est intrinsèquement


polémique apparaît discutable. Les recherches qui ont été conduites sur la construction de
l’histoire scolaire donnent en tout cas des éléments qui contredisent cette équation : le
passé que l’on transmet à l’école ne fait pas toujours l’objet de vifs débats, d’ailleurs les
programmes d’histoire sont parfois réformés dans un climat général de relative quiétude,
voire d’indifférence. Lorsqu’il se trouve controversé, il l’est rarement dans son entièreté :
ce sont certains sujets en particulier dans le curriculum d’histoire qui cristallisent les
passions. Du reste, ces controverses ne sont jamais identiques dans leurs déroulements,
points de crispation et intensités1. Mais pour concevoir ces contrastes et diversités de
situations, il faut encore que l’on soit en mesure de mettre en perspective le caractère
fondamentalement polémique de l’enseignement de l’histoire.

De la perspective, c’est également ce qui permettrait d’interroger les évidences qui


sont souvent, et de façon plus ou moins nébuleuse, accolées à celle-ci. Par exemple, celle
qui pose que l’histoire qu’on nous enseigne est un enjeu crucial parce qu’elle formaterait à
grande échelle la manière dont nous répondons aux questions dites fondamentales : « d’où
venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons-nous ? ». Sans même commencer à discuter
du caractère fondamental de ces questions, on peut douter qu’un enseignement prodigué
dans le cadre scolaire ait un tel pouvoir. Les travaux sur la socialisation des enfants ont
montré que tout ne se jouait pas à l’école, loin s’en faut 2 ; ceux qui portent sur les
1
Cette variété de cas de figure dans les investissements publics de l’histoire scolaire est notamment
apparente, même si ce n’est pas là le cœur argumentatif des ouvrages, dans : Patricia Legris, Qui
écrit les programmes d’histoire ?, Presses Universitaires de Grenoble (Grenoble, 2014); David
Cannadine, Jenny Keating, et Nicola Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the
twentieth-century England, Palgrave Macmillan (London, 2011).
2
Anick Percheron, La socialisation politique, Armand Colin (Paris, 1993); Muriel Darmon, La
socialisation. Domaines et approches, Armand Colin (Paris, 2006); Wilfried Lignier et Julie Pagis,
L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Seuil (Paris, 2017).

18
situations d’enseignement ont par ailleurs largement invalidé l’idée que les élèves seraient
des pages blanches sur lesquels les enseignants recopieraient passivement les contenus
scolaires qu’on les a enjoints à transmettre 1. Comme souvent, ce que les personnes qui ont
été à l’école font par la suite de ce qu’elles y ont appris est donc vraisemblablement plus
complexe que ne le laisse imaginer l’hypothèse de l’histoire scolaire comme inoculation
d’une identité. Cela ne signifie pas que cette hypothèse n’a aucun sens, mais simplement
qu’il est possible, voire souhaitable, d’élargir le cadre depuis lequel on envisage ses
conditions de « validité ». En d’autres termes, il semble qu’il y ait, au-delà de la vue
circonscrite que découpe le tunnel, un paysage riche et divers qui vaille la peine d’être
parcouru.

2. Les sciences sociales et la pratique du « pas de côté »2

Il peut sembler excessif de justifier aussi longuement une démarche somme toute
admise dans le milieu académique : prendre de la distance vis-à-vis du « sens commun »3.
La justification est toutefois à la mesure des efforts qu’il a fallu faire, tout au long de la
durée de la thèse, pour ne pas se rendre à l’évidence, pour résister aux propos qui renvoient
d’une manière ou d’une autre à l’inutilité d’une démarche visant à comprendre ce qui ne
fait apparemment pas l’ombre d’un doute. L’histoire scolaire fait polémique bien sûr, parce
que notre histoire c’est nous, c’est notre passé ; et nos enfants, c’est nous aussi, c’est notre
avenir4. Toutes les idées de « sens commun » n’ont pas la même force sociale. Celle-ci
relève sans doute – nous le verrons par la suite – de ce que Bernard Lahire appelle des
« états de fait ». « L’état de fait se présente comme une évidence qui est souvent
‟acceptée” par les acteurs comme une donnée incontournable et quasi naturelle. La
caractéristique principale des états de fait est de ne pas poser la question de la légitimité de
l’existence des faits en question. Ça existe et c’est comme ça : il faut faire avec, s’adapter,

1
Voir par exemple la synthèse proposée par Jean-Claude Forquin : Jean-Claude Forquin,
Sociologie du Curriculum, Presses Universitaires de Rennes, Paideia (Rennes, 2008).
2
L’expression est empruntée à Andy Smith, que je remercie pour nous avoir transmis avec
constance et détermination – à moi et tous ceux qui ont bénéficié de ses enseignements – les codes
du « pas de côté », ainsi que la conviction de son utilité sociale.
3
Quoiqu’en ce qui concerne l’évidence nationale, les sciences sociales ont sans doute des marges
de progression pour envisager l’objet en se défaisant des prismes au travers desquels il est jugé
normal de l’appréhender : Sophie Duchesne, « Who’s afraid of Banal Nationalism? », Nations &
Nationalism 24, no 4 (2018): 841-56.
4
Pour un arrêt – bref mais qui a le mérite d’être là – sur l’émotion que charrient des expressions
comme « notre histoire », « nos enfants », voir l’introduction de : Anna Clark, Teaching the Nation.
Politics and Pedagogy in Australian History, Melbourne University Press (Melbourne, 2006).

19
organiser sa vie en fonction »1. Peut-être alors que, plus encore que ça n’aurait été le cas
pour des sujets moins « évidents », se pencher sur un « état de fait » requiert de s’équiper
d’outils critiques particulièrement résistants, sur lesquels il sera possible de s’appuyer pour
faire et refaire les pas de côté nécessaires. Je me suis beaucoup intéressée, durant mon
parcours doctoral, à la manière dont il était possible de rendre accessibles ces outils
critiques au-delà des murs de l’université (j’y reviendrai en conclusion). Il y a dans cette
démarche comme dans ces lignes une volonté de réaffirmer la nécessité du recours aux
sciences sociales précisément là où on s’imagine que l’on s’en passerait bien. L’enjeu n’est
ni la proposition de solutions pour sortir d’éventuels « problèmes » que l’analyse aurait
permis d’identifier, ni même la formalisation d’une morale de l’histoire. L’enjeu – et je
suis profondément convaincue que cela est utile – est de regagner, le temps d’un détour
critique, un peu de la liberté de penser qu’entrave la marche automatique vers les tunnels.
Pour le dire avec les mots plus élégants de Patrick Boucheron, il s’agit d’une « halte pour
reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d’une conscience – non pas
seulement le siège d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant toute latitude
d’agir ». L’utilité de cette liberté, qui se conquiert de haute lutte et qu’il est difficile de
mesurer précisément, donc de traduire en « gains » à mettre au crédit des sciences sociales,
est qu’elle semble une bien meilleure option que celles auxquelles on a souvent recours
pour anticiper et faire face à des situations humaines parfois catastrophique. Ainsi,
Boucheron ajoute plus loin : « Je me souviens pourquoi j’ai choisi d’enseigner l’histoire :
parce que j’avais d’un coup compris que c’était prodigieusement amusant. Je me souviens
combien il me fut en revanche long et difficile de comprendre qu’elle pouvait aussi se
déployer comme un art de la pensée. Je me souviens de la solitude, et de la manière de lui
fausser compagnie, du désir de s’assembler et de se disperser. Je me souviens qu’il y a des
temps heureux où la mer Méditerranée se traverse de part en part, et d’autres, plus
sombres, où elle se transforme en tombeau. […] Ce qui surviendra, nul ne le sait. Mais
chacun comprend qu’il faudra, pour le percevoir et l’accueillir, être calme, divers et
exagérément libre »2.

1
Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau: Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré,
La Découverte (Paris, 2015), p.36.
2
Patrick Boucheron, « Ce que peut l’histoire » (Leçon inaugurale au Collège de France, 17
décembre 2015).

20
Fort heureusement, on peut s’appuyer pour s’engager dans cette exploration, sur une
littérature qui fournit des outils précieux à qui souhaite comprendre l’évidence des
polémiques autour de l’enseignement de l’histoire.

III. Soutiens théoriques


S’il n’existe pas – à ce jour et à ma connaissance – d’étude approfondie tentant de
comprendre les ressorts de la conflictualité qui entoure par moments l’enseignement de
l’histoire, de nombreux et riches travaux ont balisé le terrain et nous équipent pour affiner
cette démarche. Réciproquement, un tour d’horizon de ces travaux vise à insérer cette thèse
dans le paysage des discussions et productions académiques existantes. J’en présenterai
trois familles principales, particulièrement aidantes pour identifier ce à quoi il s’agit d’être
attentif en investiguant un tel sujet. La première série de travaux porte sur les savoirs
scolaires, la seconde sur les rapports collectifs au passé et la troisième enfin sur les
polémiques. Les discussions qui s’y tiennent respectivement se nourrissant relativement
peu de celles qui animent les deux autres, je les présenterai ici distinctement par souci de
clarté. Pour autant, les usages qui en sont fait dans le corps de la thèse visent à les articuler
et un retour sera fait en conclusion sur les pistes que dégagent ces dialogues.

1. Didactique, histoire des disciplines et sociologie du


curriculum : sens et matérialité des contenus

Pour comprendre la conflictualité qui s’attache parfois à des contenus


d’enseignement particuliers, il semble utile de se pencher sur ce dont sont faits lesdits
contenus : l’histoire scolaire a des chances de ne pas être investie de la même manière que
d’autres savoirs scolaires, les mathématiques par exemple, et les controverses qui les
entourent respectivement de s’en ressentir. Pourtant, il a été longtemps difficile de penser
cette question des contenus. Elle constitue le cœur de l’agenda de recherche de trois
branches disciplinaires qui se rejoignent en partie et se développent depuis les années
1970 : la didactique, l’histoire des disciplines et la sociologie du curriculum 1. La dimension
1
Comme dans d’autres parties de cet « état de la littérature », la présentation succincte de ces
courants ne pourra restituer la quantité de contributions qu’ils comptent ou la remarquable diversité
de points de vue qu’ils abritent. Les labels employés pour les désigner, « sociologie du
curriculum », « didactique », « histoire des disciplines » auront par ailleurs tendance à les réifier.
Mais il n’est pas possible d’entrer ici dans les débats qui ne sont pas directement en rapport avec la
démarche qu’il s’agit de construire. Je ne pourrai que renvoyer, pour qui souhaite en savoir
davantage sur les nuances et subtilités masquées par la focale adoptée, à d’autres travaux. Pour les
courants discutés dans cette section, voir par exemple : Jean-Claude Forquin, Sociologie du

21
potentiellement conflictuelle de ces contenus y est toutefois généralement tenue pour point
de départ de l’analyse plutôt qu’elle n’en constitue l’un des enjeux. Un courant
disciplinairement plus éclectique et qui se donne pour objet l’enseignement des « questions
socialement vives », ou « controversial issues », s’est plus récemment développé pour
traiter des savoirs scolaires lorsqu’ils sont polémiques. On y trouve des travaux fort
intéressants qui invitent à considérer la diversité de cas de figure que cache la catégorie
« question socialement vive ». Ils gagneraient toutefois à être complétés par des analyses
des manières dont une question de ce type peut ou non devenir sensible.

a. La « saveur des savoirs »1

Si l’on met de côté le travail d’Émile Durkheim sur l’éducation 2 (qui n’a d’ailleurs
été réellement investi que tardivement par rapport au reste de ses ouvrages), l’école, objet
pourtant cher aux sciences sociales, a longtemps été pensée sans ses savoirs. Elle est très
investie par ces dernières à l’après-guerre, à une époque où l’institution scolaire connaît
d’importants changements3, dont la massification de ses publics n’est pas des moindres 4.
Les questions de recherche à l’aune desquelles elle est interrogée portent alors davantage
sur les caractéristiques sociales des élèves en début et fin de leur scolarité et les inégalités
que l’école, en général, ne parvient à pas à endiguer, voire qu’elle accroit. Les méthodes
sont volontiers quantitatives, visant à objectiver les propriétés sociales de vastes cohortes
d’élèves5. Dans une perspective affichée comme prenant le contre-pied de ces analyses,

Curriculum, op.cit. ; Jean-Pierre Astolfi et Michel Develay, La didactique des sciences, PUF
(Paris, 2016); Rebecca Rogers et Françoise Laot, Les sciences de l’éducation. Émergence d’un
champ de recherche dans l’après-guerre, Presses universitaires de Rennes (Rennes, 2015);
Antonio Viñao, « Les disciplines scolaires dans l’historiographie européenne. Angleterre, France,
Espagne », Histoire de l’éducation, no 125 (2010): 73-98.
1
Pour reprendre une expression chère à Jean-Pierre Astolfi, didacticien des sciences.
2
Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France, PUF (Paris, 2014 [1938]).
3
C’est du moins le cas dans plusieurs sociétés d’Europe de l’Ouest, sur lesquelles portent ou dans
lesquelles ont été produites les analyses citées ici.
4
Même si cela vaut sans doute pour d’autres champs de recherche, Marlaine Cacouault-Bitaud et
Françoise Œuvrad notent que « l’orientation et le contenu des études sociologiques portant sur le
système d’éducation en France ont été constamment affectés par les enjeux sociopolitiques qui ont
marqué le développement de cette institution ». Marlaine Cacouault-Bitaud et Françoise Œuvrard,
Sociologie de l’éducation, La Découverte (Paris, 2009 [1995]), p.3.
5
Jean-Claude Forquin, « Le “nouvelle sociologie de l’éducation” en Grande-Bretagne :
orientations, apports théoriques, évolution (1970-1980) », Revue française de pédagogie 63 (1983):
61-79; Jean-Claude Forquin, « La sociologie du curriculum en Grande-Bretagne : une nouvelle
approche des enjeux sociaux de la scolarisation », Revue française de sociologie 25, no 2 (1984):
211-32; Jean-Michel Chapoulie, « Premières recherches en sociologie de l’éducation en France
(1960-1973) », in Françoise Laot, Rebecca Rogers (dir.), Les Sciences de l’éducation. Émergence

22
émerge au Royaume-Uni un courant de pensée se donnant pour agenda l’analyse des
contenus scolaires. Présentée d’abord sous l’étendard de « nouvelle sociologie de
l’éducation » puis sous la plus modeste étiquette, toujours d’usage à ce jour, de
« sociologie du curriculum », elle rassemble des auteures dont les inspirations théoriques
sont très diverses. En revanche, ces dernières se retrouvent toutes sur le constat suivant :
l’expérience scolaire passe nécessairement par des rapports aux savoirs qui y sont
enseignés et une sociologie de l’école ne peut pas faire l’économie d’une analyse de ce qui
se joue là : « ce qui appartient à la catégorie ‟savoir scolaire” est problématique »1.
Environ à la même période, un même intérêt pour les contenus d’enseignement occupe des
chercheurs inscrits dans d’autres disciplines ou milieux professionnels : en histoire et en
sciences de l’éducation. En histoire, s’intéresser à l’éducation est une « tradition déjà
largement séculaire »2, mais a été très longtemps adossé à des projets politiques visant à
conter la grandeur de l’institution scolaire 3. Les questions scolaires sont réinvesties au
cours des années 1960-1970 par des historiens qui jouent un rôle actif dans la période de
renouvellement et d’émulation que connaît la discipline historique à ce moment. Elles s’en
trouvent investies depuis des perspectives qui donnent la part belle à la construction sociale
de la réalité et aux acteurs plus anonymes de l’institution scolaire 4. Parmi ces derniers, une
petite frange s’intéresse aux contenus d’enseignement ou, plus spécifiquement, aux formes
disciplinaires qu’ont prises les savoirs au cours du temps 5. Ces premiers travaux, qui seront
plus abondamment alimentés par la suite par des historiennes s’étant confrontées aux

d’un champ de recherche dans l’après-guerre, Presses Universitaires de Rennes (Rennes, 2015),
169-83.
1
Michael Young (dir.), Knowledge and control: new directions for the sociology of education,
Collier-Macmillan (Londres, 1971), p.3, ma traduction.
2
André Chervel, « L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche »,
Histoire de l’éducation, no 38 (1988): 59-119, p.59. Des historiennes du politique se sont également
intéressées à l’école : Mona Ozouf, L’École, l’Église et la République (1871-1914) (Paris: Éditions
Cana / Jean Offredo, 1982); Jacqueline Freyssinet-Dominion, Les manuels scolaires de l’école
libre (1882-1959) (Paris: Presses de Sciences Po, 1969).
3
Par exemple : Gabriel Compayré, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis
le XVIème siècle, Tome I, Delaplane (Paris 1904 [1881]).
4
David Feldman et Jon Lawrence (dir.), Structures and Transformations in Modern British
History, Cambridge University Press (Cambridge, 2011); Joyce Goodman et Ian Grosvenor,
« Educational research - history of education a curious case? », Oxford Review of Education 35, no
5 (2009): 601-16; Pierre Caspard, « Vingt années d’Histoire de l’éducation », Histoire de
l’éducation, no 85 (2000): 73-87.
5
Ivor Goodson, School subjects and curriculum change. Case studies in curriculum history,
Groom Helm (Londres, 1983); André Chervel, « L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur
un domaine de recherche », art.cité.

23
dimensions didactiques de leur profession, ont donc le grand mérite de s’intéresser à ce que
l’on enseigne à l’école, entendu à la fois comme des contenus dont les sens sont construits
socialement et qui ont des effets sur les manières dont les élèves à qui ils sont dispensés
abordent le monde. Dans son article programmatique, André Chervel indique ainsi que
l’histoire des disciplines doit « mettre ces enseignements en relation avec les finalités
auxquelles ils sont assignés, et avec les résultats qu’ils produisent »1. Les sciences de
l’éducation, en pleine structuration à ce moment, sont enfin le troisième espace
disciplinaire dans lequel émerge une réflexion sur les contenus d’enseignement, organisée
aujourd’hui dans le sous-champ de la didactique des disciplines. Elle est d’abord nourrie
par les préoccupations concrètes d’enseignants aux prises avec la transmission scolaire des
savoirs, ce qui n’est pas sans rapport avec la grande diversité théorique qui la caractérise
alors (on y retrouve des influences de l’épistémologie, la psychologie, la linguistique et de
la sociologie notamment2). Leur dénominateur commun est donc au départ le souci d’une
assimilation, dans les meilleures conditions possibles, des savoirs par les apprenants, soit
un point d’entrée par les contenus scolaires et non plus par l’enfant et sa psychologie
comme le proposaient classiquement les travaux en pédagogie 3. Ces ensembles de travaux
qui ont commencé à interroger l’école par ce qu’elle a pour mission de transmettre, les
savoirs scolaires, nous offrent quelques éléments essentiels pour la compréhension des
controverses qui entourent l’enseignement de l’histoire. En raison des angles particuliers
depuis lesquels ils investiguent les savoirs scolaires, ils ne soldent toutefois pas la
question ; ils constituent bien plutôt une invitation à creuser davantage certaines questions,
dont celle de la conflictualité des savoirs enseignés.

L’intérêt, pour notre enquête, de ces travaux et en particulier de ceux, plus


nombreux, produits en didactique des disciplines, est les pistes de réflexion qu’ils invitent
à explorer concernant ce à quoi renvoient des contenus d’enseignement. Il s’agit par-là de
se montrer attentifs aux singularités qu’ils peuvent prendre ainsi que ce qui en est un

1
Ibid.
2
Jean-Pierre Astolfi et Michel Develay, La didactique des sciences, op.cit.; François Victor
Torchon, « Semiotic foundations for building the New Didactics: An introduction to the prototype
features of the discipline », Instructional Science 27, no 1/2 (1999): 9-32; Bernard Lahire, « La
sociologie, la didactique et leurs domaines respectifs », Éducation et didactique 1, no 1 (2007): 73-
82.
3
Michel Develay, « Origines, malentendus et spécificités de la didactique », Revue française de
pédagogie 20, no 1 (1997): 59-66; Bernard Lahire, « Pour une sociologie didactique. Entretien avec
Samuel Johsua », Éducation et Société : Revue internationale de sociologie de l’éducation, no 4
(1999): 29-56.

24
corollaire : la diversité de leurs formes. C’est l’idée, rappelée plus haut, que l’on ne peut
pas considérer par défaut que des contenus d’histoire ou de biologie engagent des
investissements similaires de la part des acteurs ou le « discours devenu classique du
didacticien : il est possible que ce soit pareil d’enseigner la poésie ou les mathématiques,
mais avant de conclure dans ce sens, il faut d’abord se demander ce qui est spécifique aux
mathématiques, ce qui est spécifique à la poésie, et, au-delà, ce qui est spécifique à la
mécanique automobile, au sport, etc. »1. Et il importe de souligner cette prise au sérieux
des savoirs car elle ouvre des voies que la sociologie a longtemps considéré comme étant
en dehors de ses domaines d’investigation, voire qu’il serait quelque peu dégradant
d’emprunter2. Interrogé sur les relations entre la sociologie et la didactique, Samuel Johsua
qu’elles ont été durablement marquées par des oppositions qui lui « semblaient attribuer un
statut subalterne à la réflexion didactique. L’idée même qu’il pouvait y avoir de
l’importance donnée au savoir déplaisait. On a fini par admettre la présence de la
didactique, mais en disant : ‟Qu’elle s’occupe du savoir, nous on va s’occuper de la
vie” »3. En réalité, ouvrir la « boîte noire » des savoirs offre une multitude de possibilités
pour les envisager sous l’angle de la vie.

Pour commencer, les travaux sur les savoirs scolaires ont montré qu’ils étaient des
productions socio-historiques et qu’à ce titre, ils devaient leurs formes disciplinaires, les
enjeux qui y sont attachés et les configurations d’acteurs dans lesquelles ils sont
(re)produits à un temps long peuplé d’humains en interactions. Ce sont les historiens des
disciplines/du curriculum qui ont beaucoup œuvré à mettre ces dimensions en évidence 4.
Dès lors, il apparaît que la catégorie « savoir scolaire » ne renvoie pas à une réalité
homogène à partir de laquelle on pourrait interroger d’autres aspects du monde scolaire
mais des singularités socio-historiques qu’il convient de comprendre par la mise en
évidence de tout ce dont elles ont été investies au cours du temps. Se donner les moyens de

1
Lahire, « Pour une sociologie didactique. Entretien avec Samuel Johsua », art.cité, les propos cités
sont de Samuel Johsua (p.31), l'emphase est de mon fait.
2
Il y a eu en sociologie des sciences un réinvestissement des savoirs environ à la même période et
en opposition à des lectures de la production scientifique à partir de son contexte (pour le dire vite).
Mais il est intéressant de noter qu’on ne trouve pas du tout dans les débats qui en témoignent de
réticence à considérer les savoirs académiques comme un objet digne.
3
Ibid., p.35.
4
Voir par exemple : André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVIIè au XXè
siècle, Éditions Retz (Paris, 2006); Patrick Garcia et Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en
France, Armand Colin (Paris, 2004); Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History.
Teaching the past in the twentieth-century England, op.cit.

25
comprendre ces spécificités met en lumière la grande diversité que masquent a priori
l’étiquette « contenus d’enseignement ». La sociologie du curriculum et la didactique – en
particulier depuis la prise d’une certaine distance d’avec les visées prescriptives associées à
ce champ de recherche à ses débuts1 – ont ainsi montré que ceux-ci n’étaient pas
réductibles aux dimensions par lesquelles ils sont d’ordinaire présentés (les programmes
scolaires en France et, surtout, de façon beaucoup plus partagée, les manuels 2). Au
contraire, les savoirs scolaires peuvent être envisagés sous l’angle du curriculum formel
(les constructions sociales qui sont le résultat des processus de production de la norme
scolaire, on parle aussi de curriculum « prescrit ») ou réel (les savoirs tels que les font
exister les interactions enseignants-élèves en classe), voire caché (tous les codes qui sont
transmis implicitement via la scolarisation, sans, donc, qu’ils n’apparaissent dans les
programmes ou directives curriculaires)3. Les perspectives les plus théoriquement inspirées
de l’anthropologie et de l’ethnométhodologie ont significativement contribué à mettre en
évidence les dimensions matérielle et affective des contenus d’enseignement en analysant
finement leurs transmissions en milieu scolaire 4. Elles ont ainsi montré que des éléments
jusque-là délaissés, comme la disposition des salles de classe ou les enjeux de
reconnaissance en situation d’enseignement (entre élèves, vis-à-vis des enseignants),
coloraient fortement les rapports divers que nous entretenons aux « savoirs ».

1
Voir Astolfi et Develay, La didactique des sciences., op.cit., p.115-122 notamment.
2
Le caractère relativement volumineux des études sur les contenus d’enseignement qui s’appuient
sur les manuels peut donner l’impression que l’objet a plus de poids qu’il n’en a réellement (en
particulier à une époque où les supports pédagogiques numériques sont de plus en plus présents et
mobilisés). Si leur usage en tant que source d’investigation présente toujours l’avantage de
l’accessibilité (Keith Crawford, « The Role and Purpose of Textbooks », International Journal of
Historical Learning, Teaching and Research 3, no 2 (2003): 5-10 ainsi que l'ensemble du dossier
thématique ; Falk Pingel, « UNESCO Guidebook on Textbook Research and Textbook Revision »
(UNESCO, 2010)) surtout là où d’autres traces des enseignements peuvent avoir disparu, il reste
qu’il ne donne qu’une vue partielle de ce que peuvent représenter les savoirs scolaires (voir Laetitia
Perret-Truchot, Analyser les manuels scolaires. Questions de méthodes, Presses universitaires de
Rennes (Rennes, 2015)).
3
Entre autres typologies existantes en sociologie du curriculum, voir pour une présentation plus
détaillée : Forquin, Sociologie du Curriculum, op.cit.
4
Voir par exemple : Guy Brousseau, Théorie des situations didactiques, La Pensée sauvage
(Grenoble, 1998); Bernard Sarrazy, « Les interactions maîtres-élèves dans l’enseignement des
mathématiques. Contribution à une approche anthropo-didactique des phénomènes
d’enseignement », Revue française de pédagogie 136 (2001): 117-32; John Nicholls et Theresa
Thorkildsen, « Intellectual Conventions versus Matters of Substance: Elementary School Students
as Curriculum Theorists », American Educational Research Journal 26, no 4 (1989): 533-44.

26
b. Les controverses comme point de départ

Cependant, ces travaux sur les contenus d’enseignement ne donnent pas toutes les
clés pour penser leur conflictualité. Par certains aspects, ils rendent même difficile son
appréhension en tant qu’objet d’analyse. En effet, on trouve souvent 1 dans les introductions
de travaux qui s’inscrivent en sociologie du curriculum une justification de l’attention
portée dans le reste du propos à la construction du curriculum ou à son enseignement par le
fait qu’ils sont controversés et donc, visiblement, qu’ils ont de l’importance aux yeux des
gens. Par exemple, Isabelle Harlé 2 commence l’ouvrage de synthèse qu’elle a consacré à la
« fabrication des savoirs scolaires » par poser un constat, plutôt nuancé du reste, sur
l’importance sociale des contenus d’enseignement. Et l’un des débouchés de ce
raisonnement est que la question du caractère controversé des savoirs scolaires ne se pose
pas : « Parce qu’elle occupe une fraction particulièrement importante du temps de la
jeunesse, et parce qu’elle dispose des moyens d’une éducation systématique des esprits,
l’institution scolaire garde la haute main sur la formation des jeunes générations. [S’en
suivent quelques phrases qui affinent ce constat – l’école n’étant pas la seule instance
socialisatrice et les élèves des réceptacles passifs de ce qu’on leur enseigne – mais
affirment également son bienfondé]. Cette influence est diffuse mais manifeste dans la
plupart des comportements adultes, quel qu’en soit le registre, économique, sociologique,
culturel, éthique et politique. Il est à cet égard parfaitement logique que les contenus
d’enseignement aient toujours constitué une préoccupation des responsables politiques et
un objet récurrent du débat social, même si les attentes concernant les effets de tel ou tel
type d’enseignement comportent inévitablement leur part d’illusion »3. L’idée que les
passions suscitées par ce que l’on enseigne à l’école soit « parfaitement logique » ne fait
pas que justifier le cœur du propos tenu dans l’ouvrage – qui porte sur la « genèse » ou la
« fabrique » des savoirs scolaires ; elle suggère également qu’il est vain de s’interroger à ce
sujet. Elle participe de ce fait à épaissir l’évidence pointée il y a de cela quelques pages et
selon laquelle l’enseignement (de l’histoire) fait nécessairement polémique. Les
représentations invoquées pour fonder, sur cette évidence, le raisonnement déployé par la
1
Voir notamment : la section « savoirs » de l’ouvrage collectif dirigé par Deauvieau et Terrail
(Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs.
Dix ans après, La Découverte (Paris, 2017)).
2
L’auteure a été socialisée disciplinairement à la sociologie du curriculum mais l’ouvrage cité ici
est une discussion des trois perspectives portant sur les savoirs scolaires : sociologie du curriculum,
didactique, histoire des disciplines.
3
Isabelle Harlé, La fabrique des savoirs scolaires, La Dispute, L’enjeu scolaire 16 (Paris, 2010),
p.9-10, je souligne.

27
suite contribuent elles aussi à solidifier la réputation que font notamment les médias aux
savoirs scolaires. Il en va ainsi de l’image des élèves désincarnés – puisqu’ils ne sont que
des « esprits » – qui seraient modelés par l’école (on pourrait également s’arrêter sur le
glissement qui est opéré de l’école, qui renvoie potentiellement à une foultitude
d’expériences diverses, vers les « contenus d’enseignement »), alors même que le reste de
l’ouvrage invite à envisager tout ce que les rapports des élèves aux savoirs peuvent devoir
à ce qu’ils sont socialement et aux interactions au cours desquelles ils en font l’expérience.
C’est sans doute là l’un des coûts de la justification d’un objet de sciences sociales par
l’importance qu’il a dans le monde réel1 : sans empêcher de développer des réflexions
passionnantes, cela implique au minimum de renoncer à questionner cette importance. Les
travaux d’histoire des disciplines sont également nombreux à prendre comme point de
départ le fracas qui entoure régulièrement les contenus d’enseignement. L’idée est
cependant articulée différemment à l’exposé de l’objet, qui est alors la restitution de faits
passés permettant de mettre en perspective le présent. Les controverses sont évoquées pour
dépasser les diagnostics que l’on pourrait être tentées de faire sur la singularité de notre
temps eu égard auxdites controverses. Au contraire, les travaux en question ont pour
agenda de conter2 l’histoire longue de ces contenus d’enseignement, relativisant ainsi le
caractère inédit que l’on aurait tort d’attribuer trop vite aux polémiques d’aujourd’hui. Ils
rendent ainsi un service à la connaissance des formes que peut prendre la conflictualité
autour des contenus d’enseignement, mais ne facilite pas toujours leur compréhension
puisque, d’une certaine manière, ils contribuent à normaliser cette conflictualité. Le projet,

1
C’est-à-dire le monde hors de l’université, celui qui participe désormais fréquemment à
l’attribution de moyens à la recherche et à qui il faut donc, d’une façon ou d’une autre, rendre
compte de l’intérêt du travail effectué, en particulier lorsque l’on pratique des formes de science
suspectées d’inutilité sociale comme c’est le cas de la sociologie (voire à ce sujet Bernard Lahire,
Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », La Découverte
(Paris, 2016)). Je crois que toutes les « façons » de le faire ont des conséquences sur le regard que
nous posons sur nos objets de recherche. Justifier de les explorer par les intérêts, passions, enjeux
qu’ils suscitent ne fait pas exception.
2
Il s’agit là en fait d’une certaine manière de pratiquer l’histoire, héritière des humanités
classiques, aux côtés de laquelle existent d’autres perspectives. Michel de Certeau résume les
choses en ces termes : « Il y a en effet deux espèces d’histoire […] La première de ces
problématiques examine sa capacité à rendre pensables les documents qu’inventorie l’historien.
Elle obéit à la nécessité d’élaborer des modèles qui permettent de constituer et de comprendre des
séries de documents : modèles économiques, modèles culturels, etc. […] L’autre tendance
privilégie la relation de l’historien avec un vécu, c’est-à-dire la possibilité de faire revivre ou de
« ressusciter » un passé. Elle veut restaurer un oublié, et retrouver des hommes à travers les traces
qu’ils ont laissées » (Michel Certeau de, L’écriture de l’histoire, Gallimard (Saint-Amand, 2011),
p.57-58). Les travaux cités ici ne relèvent pas de façon idéal-typique de la seconde « espèce »
d’histoire, mais par certains aspects s’en rapprochent.

28
du reste extrêmement documenté et utile, de David Cannadine, Jenny Keating et Nicola
Sheldon sur l’histoire de l’enseignement de l’histoire en Angleterre, est ainsi restitué dans
les termes suivants, après un rappel des incessantes controverses sur l’histoire scolaire qui
saturent l’actualité : « notre étude propose une nouvelle approche qui rend compte de
l’histoire telle qu’elle a été enseignée et vécue dans les salles de classe depuis les années
1900, et telle qu’elle a si souvent suscité des controverses. De la sorte, nous envisagerons
les polémiques actuelles dans un plus vaste contexte et depuis une perspective plus large,
et nous montrerons que la plupart des arguments présentés ces dernières années comme
nouveaux et originaux ne sont que les avatars les plus récents d’anciennes prises de
position et de points de vue bien établis »1.

Le renvoi de la conflictualité des savoirs scolaires hors champ de ce qu’il s’agit


d’analyser se joue sur un mode différent en didactique des disciplines. Les questions de
recherche qui y sont formulées – et cela se comprend bien étant donné le contexte
d’émergence et de développement de ce courant – demeurent amarrées à l’institution
scolaire. Les finalités qui sont y assignées aux contenus d’enseignement (être appris /
assimilés / maîtrisés) sont donc moins une source d’interrogation qu’un arrière-plan de
l’analyse. Dans le modèle de la « transposition didactique », emprunté à Michel Verret par
Guy Brousseau et popularisé par Yves Chevallard2, la problématique structurante porte sur
les états par lesquels passent les savoirs au cours d’un processus assez normalisé qui
« transpose » les savoirs savants en savoirs enseignés. Il y a dans ce modèle deux rigidités
qui n’aident pas à comprendre les polémiques que suscitent les contenus d’enseignement.
La première tient au prisme parfois très cognitif à partir duquel est envisagée cette chaîne
ou tuyauterie. L’enjeu de la transposition est la bonne maîtrise des savoirs et les différents
acteurs qui interviennent dans cette chaîne sont appréhendés en tant qu’homo sapiens
génériques. Les savoirs ne sont donc pas investis de sens et de symboliques variables par
des personnes socialement situées, ce qui rend compliquée une appréhension de
l’éventuelle conflictualité qui peut en émerger. Samuel Johsua note ainsi qu’une partie des
didacticiens, peu nombreux mais influents (Brousseau est l’un d’eux), ne considèrent pas
leur discipline comme une science sociale mais comme une branche de celle dont ils
étudient la transposition (il s’agit en général de sciences assez peu sociales : les

1
Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-
century England., op.cit., p.3, ma traduction.
2
Respectivement : Brousseau, Théorie des situations didactiques, op.cit. ; Yves Chevallard, La
transposition didactique, La Pensée sauvage (Grenoble, 1985).

29
mathématiques, la physique, la biologie)1. La seconde rigidité prend quant à elle racine
dans le modèle de la tuyauterie lui-même. La production des savoirs scolaires y est
envisagée à travers ce qui est plus qu’une métaphore : l’idée que ces derniers suivraient un
circuit bien défini dans lequel interviendraient, aux moments opportuns, des acteurs
différents en fonction de leurs compétences propres et univers sociaux d’appartenance.
Dans ce schéma de transposition didactique, la question des savoirs enseignés se révèle
donc mobiliser une grande diversité d’acteurs, bien au-delà du monde scolaire – une
proposition que nous pouvons conserver pour la suite de l’analyse – mais ils sont
davantage appréhendés à l’aune de leur rôle présumé dans cette chaîne que pour interroger
celui-ci. Par exemple, Yves Chevallard et Guy Brousseau intègrent tous deux dans leurs
modèles de transposition didactique l’intervention de personnes a priori non mandatées
pour participer à la construction de contenus d’enseignement, comme des journalistes,
essayistes ou autres personnalités publiques. Le nom des catégories par lesquelles ils les
désignent, « noosphère » chez l’un, « milieux cultivés »2 chez l’autre, et surtout le fait que
ces catégories soient postulées dans le cadre du schéma de la tuyauterie plutôt que
questionnées, contribuent à porter hors de l’analyse tout ce que peut vouloir dire
l’intervention de ces personnes dans les débats sur l’enseignement (de l’histoire).
Fondamentalement, l’étude de la transposition didactique n’a pas pour cap la mise en
évidence des raisons pour lesquelles on se représente les savoirs de telle ou telle manière
mais les effets que cela peut avoir sur les savoirs eux-mêmes. Mais la perspective de la
tuyauterie rend d’autant plus compliquée l’analyse critique des différents investissements
dont ces savoirs peuvent faire l’objet du fait du circuit imaginé d’avance qu’ils sont censés
suivre3.

1
Lahire, « Pour une sociologie didactique. Entretien avec Samuel Johsua », art.cité.
2
Respectivement : Chevallard, La transposition didactique, op.cit. ; Brousseau, Théorie des
situations didactiques, op.cit. L’appellation « noosphère », littéralement la sphère « qui pense », a
du reste un petit côté désagréable par le contraste qu’elle implique avec les autres sphères
concernées par la question des savoirs scolaires où on applique, on fait, mais où, semble-t-il, on ne
pense pas, ou moins.
3
On peut supposer que cette perspective n’est pas sans rapport, dans sa façon d’envisager les
savoirs universitaires par rapport aux savoirs scolaires, avec une conception de la connaissance
héritée de siècles de hiérarchisation dont il sera question dans le chapitre 1.

30
c. Les « questions socialement vives » dans
l’enseignement : investissements récents et pistes à explorer
davantage

Dans le paysage des études s’étant données pour objet les contenus d’enseignement,
il en est qui s’arrêtent spécifiquement sur la conflictualité qui entoure parfois ces derniers.
Elles se sont développées récemment (à partir des années 1990 avec un pic dans la
décennie 2000 dans les mondes académiques francophone et anglo-saxon) et sont riches
des perspectives assez différentes depuis lesquelles sont discutées ces « questions
socialement vives ». Elles sont en particulier alimentées par des enseignantes aux prises
avec la transmission de savoirs qui cristallisent des conflits - notamment dans des systèmes
scolaires où l’école est investie comme lieu de pacification des discussions 1 – et par des
chercheurs s’intéressant à la socialisation à la citoyenneté par la confrontation scolaire à
des « controversial issues »2. Ces études présentent un intérêt certain pour qui s’intéresse
aux polémiques que fait l’enseignement de l’histoire dans la mesure où elles pointent la
dimension conflictuelle, « vive », de certains savoirs scolaires plutôt qu’elles n’en font une
justification de la recherche sur les contenus d’enseignement de manière plus générale 3. Le
constat qu’elles posent sur la vivacité de certains sujets enseignés est en outre parfois
articulé à une invitation à réfléchir au contexte sociétal dont cette vivacité est un produit.
Nicole Tutiaux-Guillon indique par exemple que les tensions qui parcourent la société
française lorsqu’il est question de l’histoire qu’on enseigne à l’école doivent être comprises
dans le cadre de changements dans les rapports collectifs à l’école mais aussi à la
citoyenneté à l’échelle nationale : « Progressivement, la différente entre citoyen et homme,
entre espace public et espace privé se réduit, affaiblissant la spécificité de la citoyenneté
politique. […] Parallèlement, la légitimité de l’École à transmettre des valeurs communes

1
L’enjeu est particulièrement palpable dans les débats académiques tenus en France sur les
« questions socialement vives ». Jean-Pierre Astolfi l’exprime en ces termes : les questions
socialement vives font « courir à l’École républicaine un risque d’éclatement. […] Avec comme
sombre horizon, un développement d’enseignements alternatifs qui ‟recrutent” les élèves sur une
certaine vision du monde ». Jean-Pierre Astolfi, « Introduction », in Alain Legardez, Laurence
Simonneaux (dir.), L’école à l’épreuve de l’actualité. Enseigner les questions vives, ESF éditions
(Paris, 2006), p.9.
2
De fait, cette perspective est nettement plus représentée dans les publications britanniques et
américaines.
3
Christopher Oulton et al., « Controversial Issues: Teachers’ Attitudes and Practices in the Context
of Citizenship Education », Oxford Review of Education 30, no 4 (1 décembre 2004): 489-507;
David Dewhurst, « The teaching of controversial issues », Journal of Philosophy of Education 26,
no 2 (1992): 153-63; Angela Harwood et Carole Hahn, Controversial issues in the classroom, ERIC
(Bloomington, 1990); Alain Legardez et Laurence (dir.) Simonneaux, L’école à l’épreuve de
l’actualité. Enseigner les questions vives, ESF éditeur (Paris, 2006).

31
est contestée, y compris par les enseignants. La nécessité de partager des valeurs pour
construire un lien social, un espace public, c’est-à-dire aussi un espace du politique, est
ainsi ébranlée. On peut y voir la difficulté à construire un projet commun pour le XXI ème
siècle »1. Charles Heimberg propose quant à lui un programme qui envisage aussi bien de
questionner la conflictualité des contenus d’enseignement à l’intérieur du monde scolaire
dans lequel ils existent que d’interroger les investissements dont ils font l’objet dans la
société : « Pour savoir en quoi la question du racisme, de l’antisémitisme et de la
xénophobie correspond bien à une question socialement vive, il faut s’interroger à la fois
sur la manière dont elle est présente et discutée dans la société, ainsi que sur son statut dans
les savoirs de référence des sciences sociales »2. Ces études envisagent enfin différents
niveaux ou échelons de conflit, ce qui est intéressant pas tant pour l’identification précise
de ces niveaux, qui ne me semble pas évidente à opérationnaliser, que pour l’attention que
cela invite à porter à la diversité des cas de figure que ne permet pas forcément de voir la
catégorie lissante de « question socialement vive »3. La littérature sur les « questions
socialement vives » dans l’enseignement ne résout toutefois pas toutes les questions que
l’on pourrait se poser à l’égard des polémiques qu’elles suscitent. Cela tient en partie au
fait qu’elle se soit d’abord développée dans le cadre scolaire : on note ainsi un fort
tropisme, dans l’analyse, vers les questions que pose l’enseignement en classe de ces sujets
sensibles, quelle que soit la ligne d’horizon philosophique de ces analyses (apaiser les
débats ou au contraire les encourager)4. Les invitations précédemment mentionnées à
interroger les conditions sous lesquelles ces savoirs peuvent devenir sensibles sont donc
pour le moment assez peu suivies. Par ailleurs, si certaines auteures rappellent le caractère

1
Nicole Tutiaux-Guillon, « Le difficile enseignement des “questions vives” en histoire-
géographie », in Alain Legardez, Laurence Simonneaux (dir.), L’école à l’épreuve de l’actualité.
Enseigner les questions vives, ESF Éditeur (Issy-les-Moulineaux, 2006), p.122. On trouve une
méta-analyse des changements sociétaux qui expliquent la tissu conflictuel dans lequel serait pris
l’école depuis quelques années dans : Aziz Jellab, Société française et passions scolaires. L’égalité
des chances en question, Presses universitaires du Midi (Toulouse, 2016).
2
Charles Heimberg, « Comment l’apprentissage de l’histoire et des sciences sociales peut-il
prévenir le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie ? », in Alain Legardez, Laurence Simonneaux
(dir.), L’école à l’épreuve de l’actualité. Enseigner les questions vives, ESF Éditeur (Issy-les-
Moulineaux:, 2006), p.147.
3
Jean Simonneaux et Alain Legardez, « L’enseignement de la mondialisation : références,
objectifs, contenus », in Ibid., p. 217-32.
4
Harwood et Hahn, Controversial issues in the classroom, op.cit. ; Oulton et al., « Controversial
Issues: Teachers’ Attitudes and Practices in the Context of Citizenship Education », art.cité ;
Virginie Albe, « L’enseignement des controverses scientifiques », Éducation et didactique 3
(2009): 45-76.

32
socialement construit de la « vivacité » des questions vives, d’autres sont plus promptes à
attribuer cette caractéristique à leur nature – il y a également des travaux dans lesquels le
propos oscille entre ces deux positions 1. Il y aurait ainsi une nette césure entre les contenus
d’enseignement consensuels et ceux qui génèrent du conflit. Cette distinction ne me paraît
poser problème qu’à partir du moment où elle tient lieu de fin de discussion quant aux
raisons pour lesquelles des savoirs particuliers, à des moments particuliers, suscitent des
passions. Car, dans ce cas, le risque est d’épaissir les évidences souvent répétées sur
l’enseignement des questions sensibles, l’histoire en premier lieu plutôt que de les
interroger. Dans un ouvrage de référence de la littérature anglo-saxonne sur les questions
que pose l’enseignement de l’histoire, le caractère sensible de cet enseignement se trouve
ainsi très vite avancé comme non objet : « Durant la majeure partie du vingtième siècle,
l’éducation publique en Amérique a été un champ de bataille où se sont affrontées des
forces concurrentes afin de modeler le curriculum scolaire. Ces conflits n’ont jamais été
aussi âprement menés que sur la scène de l’histoire. Les raisons à cela ne sont pas difficiles
à trouver. Les Américains se soucient beaucoup de l’histoire qu’apprennent leurs enfants.
L’étude du passé, après tout, incarne nombre des messages que nous, en tant que nation,
voulons transmettre à de jeunes citoyens »2.

En m’appuyant sur les propositions de réflexion avancées par ce courant de


recherche hétéroclite sur l’enseignement des questions sensibles, il s’agira donc de
s’interroger sur les manières dont elles le deviennent et de déranger ainsi les évidences qui
entravent cette réflexion.

2. Les usages sociaux du passé : du potentiel polémique de


l’histoire en particulier.

Il est un autre champ d’études, que mobilisent d’ailleurs parfois les chercheurs qui
travaillent sur les rapports aux savoirs scolaires historiques, dans lequel il est possible de
puiser théoriquement pour appréhender les controverses qui entourent l’enseignement de

1
Virginie Albe écrit ainsi qu’une question socialement vive « constitue un enjeu social, mobilise
des représentations, des valeurs, des intérêts qui s’affrontent, fait l’objet de débats et d’un
traitement médiatique », ce qui indique plutôt qu’elle considère que la conflictualité de ces savoirs
leur est attribuée plutôt qu’inhérente. Mais elle ajoute immédiatement après : « Par nature
complexe, une question socialement vive confronte à l’incertitude ». Ibid., p.45.
2
Nash, Crabtree, et Dunn, History on trial. Culture wars and the teaching of the past., op.cit.,
p.xxi, ma traduction.

33
l’histoire. Au sein du paysage vaste, foisonnant et donc moins unifié que ne le laisse
imaginer le label sous lequel elles sont rassemblées 1, des memory studies, un nombre
conséquent de travaux sont en effet consacrés aux investissements divers que l’on fait du
passé. La thématique est massivement réinvestie depuis les années 1970 et continue de
faire couler beaucoup d’encre aujourd’hui. Comme pour la littérature sur les savoirs
scolaires, ces travaux sont riches d’enseignement mais peuvent aussi conduire à des
difficultés auxquelles il s’agira alors de rester vigilant.

a. Le « memory turn »

Si la question de la mémoire est présente dans divers travaux de sciences sociales


dès le début du XXème siècle2, sa constitution en tant qu’objet central de discussion, voire
de leitmotiv académique, est plus récente et remonte approximativement à la décennie
1970. À l’international, ce renouvellement de l’intérêt pour les manières dont on se
souvient et se raconte le passé est articulé au tournant post-moderne que connaissent alors
les sciences sociales3. Contrairement à des conceptions de l’histoire et des rapports que
l’on entretient au passé plus positivistes qui avaient alors encore une certaine légitimité, les
recherches qui se donnent pour objet la « mémoire sociale » montrent que les regards que
nous posons sur le passé sont façonnés par des discours dominants qu’il s’agit donc de
percer à jour. Des travaux s’inspirant à la fois de l’histoire sociale braudélienne 4 et de la
perspective archéologique de Foucault5 s’intéressent alors aux supports via lesquels ces
discours dominants existent et sont reproduits en tant que perspectives normatives sur le
passé. Souvent, le point de vue est très critique et les élites identifiées comme étant à la
source de ces discours s’y trouvent appréhendées comme manipulatrices. Le « tournant
mémoriel » des années 1970-1980 est par ailleurs lié à un contexte politique, sur lequel
j’aurai l’occasion de revenir dans le corps de cette thèse, de contestation des grands récits
nationaux. Cela a sans doute nourri les études révélant les manières dont ces récits en

1
Noa Gedi et Yigal Elam, « Collective memory - What is it? », History and Memory 8, no 2 (1996):
30-50; Jeffrey Olick, « Between chaos and diversity. Is social memory studies a filed? »,
International Journal of Politics, Culture, and Society 22, no 2 (2009): 249-52.
2
Halbwachs, La Mémoire collective, op.cit. ; Frederick Bartlett, Remembering: A Study in
Experimental and Social Psychology, Cambridge University Press (Cambridge, 1932).
3
Barry Schwartz, « Introduction: the expanding past », Qualitative sociology 9, no 3 (1997): 275-
82.
4
Par exemple : Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Seuil (Paris, 1977).
5
Par exemple : Trouillot, Silencing the Past: Power and the Production of History.

34
empêchent d’autres qui fleurissent à ce moment 1. En France, une perspective à rebours de
ces travaux se développe, bien que, d’une certaine manière, également en lien avec ce
contexte, et connait une longue prospérité : il s’agit de l’entreprise attachée au nom de
Pierre Nora et à la série de travaux qu’il a dirigés sous la bannière des Lieux de mémoire2.
Il ne s’agit pas dans ce projet de dénoncer les manipulations dont peut faire l’objet le passé
que de révéler les divers supports par lesquels il nous est rappelé.

Les études sur les rapports au passé ont donc orienté lors des débats qui les ont
structurées dans les années 1970-1980 le regard vers la production des normes
mémorielles. Même si cette tendance a été pointée par des auteures qui, au contraire, se
sont attachées à envisager les relations au passé des individus dans leurs dimensions
sociales3, les usages – voire les manipulations – du passé par les politiques demeurent
aujourd’hui un point d’entrée très couru des memory studies.

b. Apports et impasses

L’idée que ce que nous percevons du passé est davantage inscrit dans les récits qu’on
nous en a faits que dans la réalité de « ce qui s’est passé » est absolument essentielle pour
comprendre les polémiques que peut faire l’enseignement de l’histoire. En effet, elle invite
à prêter attention à deux dimensions du rapport au passé désormais bien établies : 1. il est
socialement construit et, dès lors, le potentiel conflictuel d’un sujet comme l’histoire peut
être lié à ce que des acteurs ou groupes différents en ont des versions contradictoires) 4 et 2.
raconter le passé de telle ou telle manière s’inscrit dans des projets politiques qui ne sont
1
Barry Schwartz et Patrick Hutton y voient en tout cas un lien : Schwartz, « Introduction: the
expanding past »; Patrick Hutton, History as an Art of Memory, NH: University Press of New
England (Hanover, 1993).
2
Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, 1. La République, Gallimard (Paris, 1984) ; 2. La Nation,
Gallimard (Paris, 1986) ; 3. Les France, Gallimard (Paris, 1992).
3
En 1994, Marie-Claire Lavabre écrivait par exemple que « le succès contemporain de la formule
[celle de « mémoire collective »] aboutit paradoxalement à ce que, trop accoutumés à considérer les
usages politiques du passé comme mémoire, nous négligeons de nous interroger sur l’efficacité
sociale des instrumentalisations du passé. À se limiter à l’observation des discours et des pratiques
politiques, on se borne en effet au constat que l’histoire est mise au service du présent, qu’elle n’est
que l’instrument des préoccupations du moment » (Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge: sociologie
de la mémoire communiste, Presses de la FNSP (Paris, 1994), p.17). Pour un panorama des auteurs
qui se sont inscrits dans une perspective visant à réinvestir les rapports ordinaires au passé, voir :
Jeffrey Olick et Joyce Robbins, « Social Memory Studies: From “Collective Memory” to the
Historical Sociology of Mnemonic Practices », Annual Review of Sociology 24 (1998): 105-40.
4
Cela ressort assez clairement dans les ouvrages suivants : Maryline Crivello, Patrick Garcia, et
Nicolas Offenstadt, Concurrence des passés - Usages politiques du passé dans la France
contemporaine, Publications de l’Université de Provence (Aix-en-Provence, 2006); Johann Michel,
Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, PUF (Paris, 2010).

35
pas neutres et, dans ce cas, il importe de comprendre les offices que remplissent ces récits.
Ces deux fils analytiques peuvent toutefois, si on les tire un peu « trop » loin, mener à des
difficultés auxquelles il faudra alors prendre garde. La première tient à l’attribution de
stratégies aux personnes – souvent des élites – qui font usage du passé. Sarah Gensburger a
souligné il y a quelques années déjà les problèmes que posent les perspectives de ce type.
Elle note ainsi que « depuis quelques années, les travaux sur la mémoire développent des
analyses en termes d’utilisation stratégique de l’évocation du passé et de concurrence des
victimes. La mémoire y est conçue comme un outil aux mains d’acteurs collectifs qui y ont
recours et en abusent afin d’obtenir un projet symbolique »1. De fait, deux éléments se
combinent dans cet investissement académique conséquent des questions mémorielles en
termes stratégistes. On y retrouve, en particulier dans les travaux d’inspiration
foucaldienne2, le risque d’attribuer aux actrices – généralement dominantes – qui
produisent des discours sur le passé des intentions quasi exclusivement manipulatoires. Par
ailleurs, certains auteurs ont écrit dans le contexte de ce qu’ils percevaient comme des
concurrences mémorielles et victimaires accrues et se placent alors dans une posture de
dénonciation de ce qui leur semble être des « abus » du registre mémoriel de la part
d’« entrepreneurs » de mémoire et d’identité 3. La difficulté principale est alors qu’ils
établissent que lesdits entrepreneurs font un usage délibérément manipulatoire du passé –
avec l’idée, pas très loin derrière, que eux-mêmes ne sont pas dupes des récits qu’ils
produisent – à partir de l’analyse (voire du postulat) des effets normatifs de leurs discours
mémoriels4. En d’autres termes, ils établissent une stratégie de la part des entrepreneurs
(généralement liée à des enjeux identitaires ou de reconnaissance, mais cela peut être aussi
plus matériel : pour avoir accès à des droits, à des institutions de pouvoir etc.) à partir de ce
qu’ils estiment être les outputs de leurs mobilisations mémorielles. Cette posture pose
également problème dans la mesure où elle est parfois articulée à de réels plaidoyers pour

1
Sarah Gensburger, « Les figures du juste et du résistant et l’évolution de la mémoire historique
française de l’occupation », Revue française de science politique 52, no 2 (2002): 291-322, p.314.
2
Dont l’un des plus centraux est sans doute : Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil
(Paris, 2000).
3
Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Arléa (Paris, 1998); Ricœur, La mémoire, l’histoire,
l’oubli; Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes, génocide, identité, reconnaissance,
Robert Laffont (Paris, 1997); Georges Mink et Laure Neumayer, L’Europe et ses passés
douloureux, La Découverte, Recherches (Paris, 2007).
4
C’est l’une des critiques que formule Wulf Kansteiner à l’égard des memory studies dans : Wulf
Kansteiner, « Finding Meaning in Memory: A Methodological Critique of Collective Memory
Studies », History and Theory 41 (2002): 179-97.

36
la prise en compte prioritaire sinon exclusive du rapport au passé des individus ordinaires 1.
Ne pas faire ce travail de compréhension dès lors que l’on traite de personnes qui ont accès
à la production de la norme mémorielle tend à scinder l’analyse de la mémoire en deux
temps – la production et l’appropriation – et à distinguer les actrices sociales selon qu’elles
sont les protagonistes de la première ou de la seconde étape. Plusieurs auteurs ont déjà
souligné que l’on ne pouvait rendre compte des phénomènes mémoriels de manière
satisfaisante en considérant isolément les cadres sociaux de la mémoire et les souvenirs
individuels. Pour eux, analyser la mémoire engage à saisir concomitamment, selon les
terminologies employées, la mémoire historique et la mémoire vive 2, la mémoire officielle
et la mémoire vernaculaire3, la mémoire publique et la mémoire privée 4. Saisir leur
articulation n’a rien d’évident et le débat quant aux manières dont il est possible de le faire
est loin d’être résolu. Un élément relativement stable me paraît toutefois pouvoir être
dégagé de ce débat pour aborder les polémiques que fait l’enseignement de l’histoire. Il
semble en effet nécessaire d’envisager la construction de récits sur le passé sans présager
des intentions manipulatoires des personnes qui les (re)produisent. En fait, de manière plus
générale, il est très délicat de s’engager dans une discussion des intentions des
« entrepreneurs » de mémoire, ou de quiconque dans ses rapports au passé, à moins de
disposer d’un matériau dense sur ces personnes, ce qui n’est pas toujours aisé lorsqu’elles
gravitent dans des sphères de pouvoir particulièrement inaccessibles. Il reste qu’il y a
beaucoup de choses intéressantes à observer et analyser dans des matériaux a priori plus
superficiels – comme les discours que ces personnes peuvent prononcer publiquement 5 –
mais il convient alors de déplacer la discussion des manières dont on peut se souvenir à
celles dont on peut parler, dans des circonstances particulières, du passé.

Par ailleurs, l’apport de la littérature sur les usages sociaux du passé qui consiste à
rappeler que les récits mémoriels s’inscrivent dans des projets où se jouent d’autres choses

1
Voir la recension qu’en fait Wulf Kansteiner dans Ibid.
2
Lavabre, Le fil rouge: sociologie de la mémoire communiste, op.cit.
3
John Bodnar, Remaking America: Public Memory, Commemoration, and Patriotism in the
Twentieth Century, Princeton University Press (Princeton, 1992).
4
Michael Schudson, Watergate in American Memory: How We Remember, Forget, and
Reconstruct the Past, Basic Books (New York, 1992).
5
Ce qui constitue en fait l’essentiel du matériau sur la base duquel Sarah Gensburger conteste le
« paradigme stratégiste » des études sur la mémoire. Gensburger, « Les figures du juste et du
résistant et l’évolution de la mémoire historique française de l’occupation », art.cité.

37
que simplement le regard qu’on pose sur ce qui n’est plus – en particulier identitaires 1 – ne
doit pas nous faire oublier de rendre compte de cette intrication d’enjeux (plutôt que de la
tenir pour acquise). Les travaux partant du lien fort qui existerait (certains en font la
démonstration) entre histoire/mémoire et identité sont bien trop nombreux pour en donner
ici ne serait-ce qu’une vue d’ensemble2. Toutefois, lorsqu’ils objectivent ce lien plutôt
qu’ils n’en font l’hypothèse, la présence d’enjeux d’identité collective suffit généralement
à répondre à la question des émotions que suscitent les récits mémoriels. Dans ce cas, il est
sous-entendu que les identités collectives sont des sujets qui importent et par conséquent
représentent un terreau particulièrement favorable aux affrontements les plus vifs. On
trouve un exemple de ce raisonnement implicite dans l’un des écrits de Jan Assmann – ce
qui n’empêche pas le propos d’être stimulant par de nombreux aspects. Il y explique d’une
part, comme d’autres l’ont fort utilement fait et en particulier Maurice Halbwachs, qu’il y a
cœur de la question mémorielle celle du « faire groupe » (« remembering as re-
membering » selon la formule efficace de Jeffrey Olick3) et suggère d’autre part qu’il s’agit
là d’un enjeu lourd (c’est un « besoin »). Il écrit ainsi : « la mémoire culturelle assure la
préservation des éléments de connaissance dont un groupe tire la conscience de son unité et
de sa spécificité. Les manifestations objectives de la mémoire culturelle se définissent par
des façons de s’identifier en positif (“Nous sommes cela”) ou en négatif (“Cela est notre
opposé”). […] L’accès à et la transmission de cette connaissance [sur le passé et donc, sur
“ce que nous sommes”] ne sont pas régentés par ce que Blumemberg appelle “la curiosité
théorique”, mais par un “besoin d’identité” comme décrit par Hans Mol »4. Le lien entre
rapport au passé et rapport à « ce que nous sommes » est bien sûr une dimension de
l’analyse qu’il faudra prendre en compte, surtout s’il y a potentiellement là une clé de
compréhension de la vivacité des débats qui entourent l’histoire et son enseignement. Mais
il s’agira alors d’investiguer ce à quoi renvoient ces enjeux identitaires afin de comprendre
les manières dont ils sont articulés aux questions mémorielles et, surtout, les conditions
sous lesquelles ils sont de potentiels leviers de conflictualité – ou non. On se donne par-là
les moyens de questionner les évidences rappelées en début d’introduction selon lesquelles

1
Voir, entre autres pléthoriques publications, Hobsbawm et Ranger, The Invention of Tradition,
op.cit.
2
Megill, « History, memory, identity », art.cité.
3
Jeffrey Olick, « Collective Memory: The Two Cultures », Sociological Theory 17, no 3 (1999):
333-48.
4
Jan Assmann et John Czaplicka, « Collective Memory and Cultural Identity », New German
Critique, no 65 (1995): 125-33., p.130, ma traduction.

38
l’histoire enseignée à l’école importe, émeut, parce que « c’est nous » plutôt que de les
alimenter1.

c. Gros plan sur les guerres mémorielles

Au court des vingt dernières années, une attention particulière a été portée aux
conflits que génèrent les usages sociaux du passé, étant entendu qu’il s’agit de
constructions sociales et qu’il peut en exister plusieurs versions concurrentes 2. Ces travaux
sont utiles et intéressants en ce qu’ils invitent à penser cette pluralité de versions du passé
comme source de désaccord, et parfois de désaccord très vivement exprimé. De plus, la
littérature sur les « passés difficiles » insiste sur les « douleurs » que causent les passés
auxquels sont associés des valeurs morales dépréciatives, ce en quoi ils peuvent se trouver
collectivement occultés3. Cette piste paraît tout à fait intéressante à creuser pour
comprendre les controverses que fait l’enseignement de l’histoire. En revanche, en
caractérisant les particularités des questions mémorielles sensibles (voire en partant du
principe qu’elles existent et en s’attachant alors à exposer les manières dont elles se
manifestent4), comme la littérature sur les questions socialement vives, elle ne donne pas
forcément les clés pour comprendre comment les sujets disputés sont devenus disputables.
Pour mieux comprendre cette dimension processuelle des polémiques liées à
l’histoire scolaire, on peut s’appuyer sur une troisième grande famille de discussion
scientifique, qui porte cette fois sur les moments critiques ou de « radicalisation » des
débats publics sur une question.

1
Ce que, à bien des égards, l’œuvre dirigée par Pierre Nora dans le cadre des Lieux de mémoire
contribue à faire.
2
Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson (dir.), La guerre des mémoires. La France et son
histoire, La Découverte (Paris, 2008); Benjamin Stora, La guerre des mémoires : La France face à
son passé colonial (entretiens avec Thierry Leclere), Éditions de l’Aube (La Tour d’Aigues, 2007);
Vered Vinitzky-Seroussi, « Commemorating a Difficult past: Yitzhak Rabin’s Memorials »,
American Sociological Review 67, no 1 (2002): 30-51; Mary Nolan, « Air Wars, Memory Wars »,
Central European History 38, no 1 (2005): 7-40; Wagner-Pacifici et Schwartz, « The Vietnam
Veterans Memorial : Commemorating a Difficult Past »; Laure Neumayer et al., « Europe : Vision
commune et conflits mémoriels », Savoir/Agir, no 7 (2009): 77-93.
3
Eviatar Zerubavel, The Elephant in the Room. Silence and Denial in Everyday Life, Oxford
University Press (Oxford, 2006).
4
Blanchard et Veyrat-Masson, La guerre des mémoires. La France et son histoire, 2008, op.cit. ;
Stora, La guerre des mémoires : La France face à son passé colonial (entretiens avec Thierry
Leclere), 2007, op.cit..

39
3. Lorsque tout s’emballe…

Des sous-champs de recherche se sont constitués autour de la compréhension de


moments où le cours des choses s’emballe, où des sujets deviennent éminemment
sensibles, où ce qui faisait hier consensus fait soudain l’objet des remises en question les
plus âpres. Ils ne dialoguent du reste pas toujours entre eux. J’examinerai d’abord les outils
dont on peut se munir via la sociologie des moments critiques puis ce que l’on peut
apprendre des études qui ont fait de la controverse un objet d’analyse.

a. Regards critiques sur la crisologie

Il peut arriver, lorsque l’on travaille sur une période de changements soutenus ou sur
une controverse, que les discours de celles qui y participent ou qui l’observent soient
saturés de références à la « crise » qui est en train de se produire. Or il existe des
littératures qui visent à rendre compte de ces moments, en particulier deux que je discuterai
ici : la sociologie des crises politiques qui s’inscrit dans le sillage des travaux de Michel
Dobry d’une part et la littérature mobilisant le concept de « panique morale » de l’autre1.
L’objet qu’elles se proposent de décortiquer, les « crises », n’est pas défini de la même
manière dans chacune de ces deux perspectives, mais surtout il ne recouvre pas ce dont les
acteurs qui sont pris dedans pointent lorsqu’ils parlent de crise. Ce sont plutôt des outils
permettant de prendre une distance critique vis-à-vis de cette rhétorique.

À la fin de l’ouvrage dans lequel il a rassemblé les propositions théoriques qu’il a


développées pour comprendre les crises, Michel Dobry écrit que, au-delà des cas de
« crises politiques » auxquelles on pense de prime abord en ce qu’elles sont les moments
qui sont catégorisés ainsi dans le langage commun (mai 68, la période révolutionnaire par
exemple), son travail doit permettre de comprendre des situations moins exceptionnelles.
Précisément parce qu’il tente de dépasser toute la rhétorique de l’exceptionnalité des
moments critiques, il invite à se saisir des processus d’emballements en dehors des objets
que la science politique a coutume de reconnaître comme étant des crises et en particulier
dans des « phénomènes bizarres [il vient de donner comme exemple les scandales
politiques, les vagues de grèves], que, faute de prise théorique un tant soit peu solide, le
politiste répugne généralement à aborder de front, telles les grandes affaires qui ont
1
Il en existe d’autres (voir par exemple toute la littérature sur les changements de régime et la
transitologie contre laquelle Michel Dobry construit sa sociologie des crises) mais les moments
critiques qu’elles traitent sont assez spécifiques et finalement plutôt éloignés des situations que
peuvent représenter les polémiques liées à l’enseignement de l’histoire : les changements de régime
politique, les révolutions.

40
pimenté la vie des Troisième et Quatrième Républiques »1. Pour lui en effet, il n’y a pas
seulement crise lorsqu’on le commente ainsi mais lorsque l’on peut identifier les
caractéristiques sociologiques de telles situations, c’est-à-dire comme étant « associées à
des mobilisations affectant simultanément plusieurs sphères sociales différenciées d’une
même société » (p.1). L’une des lignes d’horizon principales de l’analyse est alors la
manière dont les crises déstabilisent les frontières instituées d’un monde social divisé en
champs2. Pour rendre compte de ce type particulier d’enchaînement de coups sur
l’échiquier structural, il faut alors passer par une analyse des processus d’emballement pas
à pas, ainsi que des leviers d’action des acteurs qui y contribuent. L’approche de Dobry est
de ce point de vue tout à fait stimulante. Contre les lectures de moments de crise qui
prévalaient alors, il pose que ces conjonctures ne sont pas des épisodes exceptionnels, hors
des dynamiques historiques et sociales dans lesquelles est pris le quotidien, et où
émergeraient figures héroïques et infléchissements inédits du cours de l’histoire. Il affirme
à l’inverse que les moments critiques adviennent dans la continuité de conjonctures
« normales » (il y a donc un vrai travail d’enquête à mener pour saisir de quelle banalité est
fait « l’exceptionnel ») et que l’on n’est jamais aussi contraints qu’en temps de crise parce
que la déstabilisation (voire la désagrégation) des structures connues fait peur et que l’on
se raccroche alors avec d’autant plus de force à nos repères (c’est l’hypothèse de la
régression vers les habitus)3. Les travaux de Dobry ont été beaucoup réinvestis par la
sociologie politique (essentiellement française). Sur différents objets, il a ainsi été montré à
la fois que les crises prenaient racine dans la normalité et qu’elles entraînaient, dans leur
déroulement, une radicalisation et un durcissement des positions produisant des situations
qui, de fait, ne ressemblent plus aux paysages sociaux d’avant crise 4. Cet appareillage

1
Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles,
Presses de Sciences Po (Paris, 2009), p.321-322.
2
Dobry emploie alternativement les termes « champ », « espace social » et « secteur » qu’il définit
assez brièvement après avoir indiqué qu’il adossait son analyse à une lecture bourdieusienne du
monde social institué : « C’est l’existence, dans la plupart des systèmes sociaux modernes, d’une
multiplicité de sphères ou de champs sociaux différenciés, inextricablement enchevêtrés et,
simultanément, plus ou moins autonomes les uns par rapport aux autres qui constitue le fait
structurel fondamental pour l’intelligibilité des processus de crise politique pouvant apparaître dans
ces systèmes », Ibid., p.95.
3
Voir en particulier le chapitre 7 (p.257-283), ibid.
4
Annie Collovald et Brigitte Gaïti (dir.), La démocratie aux extrêmes, La Dispute (Paris, 2006);
Boris Gobille, « L’événement mai 68. Pour une sociohistoire du temps court », Annales. Histoire,
Sciences Sociales 63, no 2 (2008): 321-49. Pour un état des débats sur les discussions et héritages
de la sociologie des crises politiques de Dobry, voir : Myriam Aït-Aoudia et Antoine Roger, La
logique du désordre. Relire la sociologie de Michel Dobry, Presses de Sciences Po (Paris, 2015).

41
théorique n’est cependant pas transposable en l’état dans le cadre d’une étude qui porte sur
les polémiques que fait l’enseignement de l’histoire. Si elle invite de façon tout à fait
intéressante à suivre les controverses pas à pas plutôt qu’à les considérer depuis leur
dénouement (qui n’est du reste souvent qu’une interprétation possible du dénouement), la
perspective de Dobry n’éclaire pas tous les aspects des moments critiques en raison du
regard spécifique qu’elle pose dessus. En effet, comme sa définition de l’objet « crise »
l’indique, l’enjeu principal de la sociologie des crises politiques est de comprendre la
tectonique des plaques structurelles en contexte de crise, la façon dont les espaces sociaux
institués sont ébranlés et les frontières qui les séparent renégociées. Ici, c’est l’idée d’un
monde social structuré en espaces distincts qui constitue la toile de fond de l’analyse et est
à ce titre à la fois un point de départ du propos tenu et ce qu’il s’agit, in fine, de mieux
comprendre. Par conséquent, des dimensions de la crise comme ce que font ces
circonstances à la manière dont on peut s’exprimer sur les sujets en tension ne fait
clairement pas partie de l’horizon analytique de Dobry et ses descendantes. On pourrait
arguer que l’hypothèse de régression vers les habitus donne quelques pistes pour creuser
cette facette du problème : elle pose que ce que les acteurs expriment en situation de perte
(relative) de repères est l’émanation la plus brute de leurs habitus, vers lesquels ils se
réfugient pour se rassurer. Outre le coût empirique phénoménal qu’entraîne la vérification
de cette hypothèse – reconstituer les habitus des parties prenantes d’une crise n’est pas une
mince affaire – elle ne permet pas d’envisager ce que le contexte même de polémique
produit en termes de possibilités d’expression et d’action (en dehors du fait qu’il fait peur
et que cela conduit les individus à se raccrocher à ce qu’ils connaissent déjà).

Les approches en termes de « panique morale », ainsi que la variante « panique


identitaire » proposée récemment par Régis Meyran et Laurence De Cock semblent a priori
plus à même de fournir ces outils. Inspirées par une sociologie plus interactionniste, elles
invitent de fait à prêter attention aux étiquetages de certains objets ou groupes sociaux
comme représentant une menace, des opérations qui sont en particulier observables dans
les discours. Stanley Cohen, dont les travaux sont mobilisés par la suite comme originels
pour ce courant, définit les paniques morales comme des moments où « une condition, un
épisode, une personne ou un groupe de personnes se trouvent qualifiés comme menace aux
valeurs et intérêts sociaux : leur nature est présentée de façon stylisée et stéréotypée par les
médias de masse ; les barricades morales sont tenues par les éditeurs, les hommes d’église,
les politiciens et d’autres personnes de droite ; des experts socialement habilités à le faire

42
interviennent pour avancer diagnostics et solutions ; des manières de faire face sont
développées, ou (plus souvent), réinvesties ; la condition incriminée disparaît ensuite,
submerge ou s’envenime et devient plus visible »1. Des versions moins définitives de ces
processus d’étiquetage ont été proposées à la suite de cette publication (notamment en ce
qui concerne les acteurs qui sont le fer de lance des croisades de moralité, dont d’autres
auteurs s’attachent à montrer d’où ils parlent plutôt que de les poser comme politiquement
conservateurs a priori)2. Laurence De Cock et Régis Meyran suggèrent de distinguer une
forme spécifique de « panique morale », dont la caractéristique centrale est qu’elle est
montée au nom d’identités collectives – en fait, dans toutes les contributions à l’ouvrage
qu’ils ont dirigés, il s’agit plus précisément d’identités nationales – les « paniques
identitaires ». Ils écrivent ainsi que, pour eux, « une panique identitaire est causée par un
groupe donné qui diffuse dans l’espace public un mélange de faits discutables et
d’idéologies, avec l’objectif plus ou moins explicite de canaliser les peurs des individus,
dans le but de convaincre le plus grand nombre de rejoindre leur groupe. Cette démarche
est appuyée par des entrepreneurs identitaires qui entretiennent ainsi une croisade
identitaire, à laquelle on peut supposer qu’ils croient à des degrés divers »3. Sans souscrire
à l’ensemble des critiques adressées par Lilian Mathieu à ce concept 4, il me semble
présenter une difficulté. Il existe des manières de le mobiliser qui donnent une place à la
sociologisation des entrepreneurs de morale plutôt que de les cantonner à une figure – qui
charrie elle aussi son lot de fantasmes – de « patron de presse conservateur épris de
discipline et d’ordre, prompt à exiger la « tolérance zéro » devant le moindre acte
d’incivilité »5. Mais il reste qu’elles adoptent généralement une posture – ou du moins un
vocabulaire qui la rappelle – de dénonciation à l’égard des paniques morales et de ceux qui
les alimentent. Et cela entrave la compréhension de ces moments de panique. En partant
notamment du principe qu’il y a dans les croisades morales (ou identitaires) une visée
stratégique (il s’agit de faire peur), il est plus difficile de penser les façons dont on peut
adhérer à cette peur (comme la « régression vers les habitus » en est une proposition

1
Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics, St Martin’s Press (New York, 1980), p.9, ma
traduction.
2
Par exemple : Nachman Ben-Yehuda, Deviance and Moral Boundaries. Withcraft, Occult,
Science Fiction, Deviant Sciences and Scientists, The University of Chicago Press (Chicago, 1985).
3
Laurence De Cock et Régis Meyran, Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme
des sciences sociales, Éditions du Croquant (Bellecombe-en-Bauges, 2017), p.12-13.
4
Lilian Mathieu, « L’ambiguïté sociale des paniques morales », Sens-Dessous, no 15 (2015): 5-13.
5
Ibid., p.5-6.

43
d’explication dans la sociologie des crises politiques). De plus, empiriquement, cela
demande d’être en mesure de recourir à des indicateurs qui signalent non pas seulement
l’expression d’une crainte mais une volonté de l’imposer à autrui, ce qui est loin d’être
évident. Par ailleurs, la caractérisation des paniques morales/identitaires par les
« exagérations » dont elles seraient faites (« la peur suscitée par la menace est
complètement disproportionnée par rapport à sa réalité, et toutes les données sont
exagérées : nombre de victimes ou d’agresseurs, coût des dégâts matériels, etc. »1) paraît
délicat en ce qu’elle rend moins attentif aux dynamiques d’emballements propres aux
polémiques : les fossés qui se creusent à mesure que s’identifient et se cataloguent
réciproquement les opposants, les positions qui se durcissent, les propos qui se radicalisent.
Et, là encore, cela rend la collecte des matériaux et leur interprétation complexes : à partir
de quel « niveau d’exagération » peut-on considérer que l’on est dans une situation de
panique morale ? La dénonciation des croisades identitaires par le recours au concept de
« panique morale » a du sens politiquement2, mais elle n’outille pas au mieux pour
comprendre ce qui se joue dans une conjoncture déstabilisante.

b. Les dynamiques des controverses

Il existe, en dehors de la sociologie des moments critiques – ou avancés comme tels


– des courants qui se sont très spécifiquement intéressés aux dynamiques de controverses
en elles-mêmes. Il en est un qui est particulièrement vivace en sociologie des sciences.
L’histoire sociale des idées investit par ailleurs cette question depuis fort longtemps avec
des lignes de clivage qui ne sont pas sans rappeler celles qui sillonnent la sociologie des
sciences3. Mais on trouve également quelques travaux en science politique qui ont poussé
l’analyse d’objets à fort crédit démocratique et à ce titre très investis par le reste de la
discipline – le débat, la délibération – vers des horizons nettement moins valorisés comme
la controverse, la polémique, voire le pugilat. La conscience accrue qu’on y trouve de
travailler sur des objets étiquetés comme étant aux marges de la démocratie telle qu’on la

1
Laurence De Cock et Régis Meyran, Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme
des sciences sociales, op.cit., p.11.
2
C’est en grande partie sur ce plan que se positionnent Régis Meyran et Laurence De Cock
lorsqu’ils proposent de développer des outils pour mettre à distance des discours identitaires
alarmistes et de les formuler de sorte à ce qu’ils soient utilisables par toutes, dans et hors
l’université. Faire comme si leur ouvrage avait pour ambition unique d’affûter la théorie des
moments critiques me semble à ce titre manquer de fairplay…
3
Ce n’est sans doute pas un hasard dans la mesure où les objets de ces deux domaines d’étude sont
assez proches.

44
présente d’ordinaire est très intéressante en ce qu’elle invite à penser ce que la possible
perception de cette anormalité de la part des acteurs fait à ce qu’ils s’autorisent ou non à
dire ou à faire. À propos de l’analyse de la « radicalité » en politique, Brigitte Gaïti et
Annie Collovald écrivent ainsi que « les usages du label “radical” entrent dans l’analyse de
la dynamique radicale elle-même »1.

Ces trois espaces de discussion académique (le courant évoqué en science politique
étant beaucoup moins vaste et alimenté que les deux précédents) sont relativement
étanches les uns par rapport aux autres 2. Les présenter ensemble pour en discuter le
contenu n’est donc pas dénué d’artificialité, voire de déformations réifiantes des arguments
en présence. Mais ce n’est pas non plus dépourvu de sens dans la mesure où on y retrouve,
certes, dans des modalités et des nuances qui n’apparaitront pas ici, un clivage, du reste
séculaire en sciences sociales, opposant deux postures : l’une qui donne plus de poids aux
déterminants qui, avant que l’action ne se produise, la contraignent fortement ; l’autre qui
concentre l’essentiel de l’analyse sur le déroulé de l’action elle-même. Pour reprendre les
termes de Cyril Lemieux, il y aurait donc deux grandes manières d’envisager les
controverses.

Dans la première, que l’on peut approximativement qualifier de structuraliste, « le


chercheur pourra se donner pour programme, par la reconstitution des évolutions sociales
et institutionnelles qui ont mené à la dispute ou bien encore, par l’analyse des trajectoires
des acteurs qui s’y sont impliqués et du type de ressources qu’ils ont mobilisées, de rendre
explicables et prévisibles le cours qu’elle a pris et la façon dont elle s’est terminée »3. En
sociologie des sciences, une partie de ce que Terry Schinn et Pascal Ragouet ont nommé la
« perspective différentiationniste », où l’activité scientifique est envisagée comme un
produit du cadre socio-institutionnel dans lequel elle existe, a des affinités avec la posture

1
Annie Collovald et Brigitte Gaïti (dir.), La démocratie aux extrêmes, op.cit., p.23.
2
Quelques ponts sont établis par des auteures entre sociologie des sciences et histoire des idées
mais les débats internes à ces deux branches disciplinaires semblent particulièrement denses et ne
pas laisser beaucoup de place à de potentiels échappées vers ce qu’on en dit dans d’autres espaces
académiques. Cette densité des débats internes est tout à fait tangible dans les ouvrages qui en font
– entre autres – le recensement : Terry Shinn et Pascal Ragouet, Controverses sur la science. Pour
une sociologie transversaliste de l’activité scientifique, Raisons d’agir (Paris, 2005); Dominique
Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, Éditions matériologiques (Paris, 2018 [2003]);
Arnault Skornicki et Jérôme Tournadre, La nouvelle histoire des idées politiques, La Découverte
(Paris, 2015).
3
Cyril Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire
intellectuelle, no 25 (2007): 191-212, p.193.

45
décrite par Lemieux1. En histoire des idées, les tenantes d’une explication des textes
prioritairement par leurs contextes d’écriture présentent des caractéristiques qui les y
rattachent également2. On en trouve également des traces – plus ou moins prononcées –
dans les travaux initiés en science politique autour de l’analyse de la radicalité. La
controverse autour de la loi dite Mekachera de 2005 qu’analyse Romain Bertrand en est un
exemple : les prises de position des parlementaires au cours des débats qui ont conduit à
cette loi y sont expliquées à l’aune de leurs trajectoires et de leurs positions dans les
rapports de force ayant cours au Parlement 3. De même, et malgré la place accordée au
programme interactionniste dans le chapitre introduisant l’ouvrage collectif La démocratie
aux extrêmes, il faut bien reconnaître que la plupart des contributions s’intéressent surtout
aux positions objectives et en grande partie structurellement déterminées des acteurs
étudiés. Au milieu d’un paragraphe d’inspiration très beckerienne, on y lit ainsi que la
visée ultime de l’analyse est de comprendre ce que les processus de radicalisation font aux
positions sociales des étiquetés radicaux : « en modifiant les identités antérieurement
attribuées aux mouvements désormais considérés et perçus comme radicaux, ils [les usages
du label “radical”] modifient également les lignes de conduite à tenir à leur égard et
reconfigurent alors les solidarités et les alliances possibles, les stratégies pensables et, au
bout du compte, leur position dans le jeu politique »4. Si la perspective vise tout de même à
se rendre attentifs aux possibilités de modifications de ces positions, l’enjeu ultime de la
recherche reste très amarré aux règles du jeu socio-politique dont il s’agit d’expliquer les
(re)formations.

Face à ce type d’approche des controverses, nous aurions, écrit Lemieux, des
sociologies qui prennent « beaucoup plus au sérieux, en tant qu’objets en soi, les disputing
processes » : « initiée par les science studies, puis largement reprise à son compte par la
sociologie des épreuves, une seconde approche consiste à voir dans les processus de
dispute des phénomènes sui generis et, plus précisément, des actions collectives conduisant

1
Shinn et Ragouet, Controverses sur la science. Pour une sociologie transversaliste de l’activité
scientifique, op.cit.
2
Skornicki et Tournadre, La nouvelle histoire des idées politiques, op.cit.
3
Romain Bertrand, Mémoires d’empire: La controverse autour du « fait colonial » (Éditions du
Croquant, 2006).
4
Annie Collovald et Brigitte Gaïti (dir.), La démocratie aux extrêmes, op.cit., p.23, je souligne.
Cette perspective est par exemple très présente dans l’analyse que Romain Bertrand (par ailleurs
contributeur de La démocratie aux extrêmes) a consacré à la polémique autour de la loi dite
Mekachera de 2005 : Bertrand, Mémoires d’empire: La controverse autour du « fait colonial »,
op.cit.

46
à la transformation du monde social. Affaires, scandales, polémiques et controverses sont
envisagées ici comme des « moments effervescents » au sens de Durkheim ou, si l’on
préfère, comme des occasions pour les acteurs sociaux de remettre en question certains
rapports de force et certaines croyances jusqu’alors institués, de redistribuer entre eux
« grandeurs » et positions de pouvoir et d’inventer de nouveaux dispositifs
organisationnels et techniques appelés à contraindre différemment leurs futures
relations »1. En histoire des idées, la perspective qui peut être assimilée à cette position
générale – mais de loin étant donné les temporalités de son développement, par rapport à
celui des « sciences studies » et « sociologie de l’épreuve » dont parle Lemieux, qui ne se
superposent pas du tout2 – serait celle qui est dite « classique » et considère que les idées
ont une autonomie et peuvent être analysées pour elles-mêmes. Les travaux qui
s’inscrivent dans ce courant puisent dans la rhétorique classique pour aborder les
controverses en tant qu’échanges d’arguments qui se répondent les uns aux autres et, ce
faisant, s’infléchissent, se durcissent, bref se transforment 3. Les « sciences studies » dont il
est question sont en fait, comme on vient de le voir, une partie d’entre elles, attachées aux
noms de Bloor et de son « Programme fort » ou encore de Callon et Latour 4. Elles invitent
à considérer l’activité scientifique comme n’importe quelle activité sociale et les idées qui
1
Cyril Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire
intellectuelle, no 25 (2007): 191-212, p.194.
2
Tandis que les perspectives évoquées par Lemieux se sont développées relativement récemment
(fin des années 1970 avec un pic au cours de la décennie 1990) en prenant le contre-pied de celles
qui prévalaient alors, l’approche classique en histoire des idées est, comme son appellation
l’indique, celle qui était la plus courante jusqu’à sa remise en question dans les années 1960,
notamment par Quentin Skinner et l’école de Cambridge. Elle se pratique toujours aujourd’hui, en
particulier en philosophie des idées. Voir par exemple les travaux menés au Centre d’Étude en
Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées, à l’Université de Lyon 2.
3
Pour un aperçu de ces perspectives en histoire des idées, voir la brève présentation qu’en font
Skornicki et Tournadre (Skornicki et Tournadre, La nouvelle histoire des idées politiques, op.cit.).
On retrouve une démarche similaire dans des travaux au demeurant passionnants en analyse
rhétorique (Marianne Doury, « La classification des arguments dans les discours ordinaires »,
Langages, no 154 (2004): 59-73) ou en théorie conversationnelle (Cass Sunstein, « Y a-t-il un
risque à délibérer ? Comment les groupes se radicalisent », in La démocratie délibérative :
Anthologie de textes fondamentaux, Hermann (Paris: Charles Girarg et Alice Le Goff, 2000), 385-
440).
4
Ce qui ne signifie pas que ces auteurs suivent des démarches semblables. D’ailleurs, au vu de ce
qu’ils écrivent les uns à propos des travaux des autres, ils n’aimeraient probablement être mis côte
à côte comme ici : Bruno Latour, La Science en action. Introduction à la sociologie des sciences,
La Découverte (Paris, 1989) ; David Bloor, « Anti-Latour », Studies in the history and philosophy
of science 1, no 30 (1999): 81-112). La première différence est que Bloor et ses descendants
théoriques s’intéressent à la « science faite » (les publications notamment) tandis que Latour et
Callon braquent leur projecteur sur la « science en train de se faire ». Pour une clarification, voir le
chapitre 2 de : Shinn et Ragouet, Controverses sur la science. Pour une sociologie transversaliste
de l’activité scientifique, op.cit.

47
y sont produites comme n’importe quelles croyances. Une attention toute particulière y est
portée aux processus concrets de l’activité scientifique et des polémiques qu’elle suscite, à
la matérialité de leurs supports (par exemple les instruments de mesure). On comprend
alors qu’elles aient inspiré quelques travaux qui, au croisement de la sociologie et des
sciences de l’éducation, cherchent à investir les savoirs scolaires en tant qu’ils sont des
savoirs scolaires et ont trouvé dans la démarche latourienne des outils pour sortir d’un
regard surplombant sur l’institution scolaire 1. Pour ce qui nous intéresse ici, ce type
d’approche présente une difficulté liée à la focale fortement grossissante utilisée pour
observer les disputing processes. À ne regarder que l’activité scientifique ou extra-
scientifique en train de se faire et à se refuser d’y déceler des éléments d’interprétation qui
ne soient pas immédiatement observables ou audibles, l’analyse lisse toutes les aspérités du
social. Dans la théorie de l’acteur réseau, remobilisée par Françoise Lantheaume dans ses
premiers travaux sur l’histoire scolaire de la guerre d’Algérie, les individus sont envisagés
en tant qu’ils sont en interrelations les uns avec les autres. Mais rien de ce qu’ils expriment
n’est pris dans l’épaisseur socio-historique de ce qu’ils ont entendu avant à ce sujet, rien de
ce qu’ils font ne doit quelque chose à leurs positions dans des espaces sociaux qui
d’ailleurs n’existent pas, ce qu’il faut comprendre gît dans la matérialité de l’ici et
maintenant. Dans les termes de Latour lui-même, nous vivons dans « un monde plat »2.

Des perspectives ont été proposées pour sortir des impasses auxquelles mènent des
applications trop rigides de chacun des deux modèles grossièrement présentés dans les
paragraphes qui précèdent. C’est le cas – dans les grandes lignes – de l’approche
« transversaliste » de l’activité scientifique proposée par Ragouet et Schinn ou de
l’approche de Quentin Skinner en histoire des idées 3 : même si des lectures ultérieures ont

1
Françoise Lantheaume, « Solidité et instabilité du curriculum d’histoire en France : accumulation
de ressources et allongement des réseaux », Éducation et Société : Revue internationale de
sociologie de l’éducation, no 12 (2003): 125-42; Françoise Lantheaume, « L’enseignement de
l’histoire de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie depuis les années trente : État-
nation, identité nationale, critique et valeurs. Essai de sociologie du curriculum » (Thèse de
sociologie de l’Université de Lyon, 2002).
2
Pour reprendre plus précisément la manière dont il formule cette idée dans l’une des publications
dans lesquelles il l’expose : « Le monde social demeure plat en tous points sans qu’on y observe ce
pliage qui permettrait de passer du “micro” au “macro”. La salle de contrôle du trafic des autobus
parisiens domine bien la multiplicité des autobus, mais elle ne saurait constituer une structure “au-
dessus” des interactions des conducteurs. Elle s’ajoute aux interactions. L’ancienne différence de
niveaux vient seulement de l’oubli des connections matérielles qui permettent à un lieu de se relier
à d’autres et de la croyance en des interactions qui seraient seulement face à face ». Bruno Latour,
« Une sociologie sans objet ? Note théorique sur l’interobjectivité », Sociologie du travail, no 4
(1994): 587-607, p.605.

48
pu la classifier autrement1, ce programme vise explicitement à tenir ensemble contextes et
contenus, structures et individus, permanence et changement, contrainte et liberté, quoique
ces grandes questions y soient généralement abordées sous des formes plus
opérationnelles. Malgré l’horizon assez structuraliste de la plupart des contributions de La
démocratie aux extrêmes, l’ambition est tout de même d’y articuler une analyse des
processus de radicalisation comme ce que Goffman a appelé des « carrières morales »,
« c’est-à-dire la conséquence imprévue d’une série de transformations objectives et
subjectives progressant par étapes successives dont la dernière n’était pas forcément
contenue et annoncée par la première »2. Du reste, les critiques adressées à chacune des
deux postures exposées plus haut sont convaincantes et méritent que l’on en tienne compte.
Cette thèse s’inscrira donc la recherche d’une « troisième voie », mais relativement bornée
en ce qu’elle porte sur une discussion spécifique dont il me faut encore dire quelques mots.

Dans la ligne de fracture entre approches des controverses, il me semble qu’un point
d’achoppement tenace, en ce qu’il a fait couler une encre considérable en sciences sociales
et qu’il fait se rencontrer des points de vue qui paraissent réellement irréconciliables, est la
question du ressort de l’action/de la pensée des gens. On l’a vu, Lemieux écrit que la
sociologie des épreuves, outre qu’elle est attentive aux processus au cours desquels les
propos s’échauffent plutôt que d’en faire dépendre le sens de « déjà-là » sociaux, envisage
ces moments d’incertitude comme « des occasions […] de remettre en question certains
rapports de force et certaines croyances jusqu’alors institués, de redistribuer entre eux
« grandeurs » et positions de pouvoir et d’inventer de nouveaux dispositifs »3. Le propos
engage bien ici une hypothèse sur la capacité des personnes à se libérer, temporairement,
du social qui les contraint, comme les analyses ramenant les prises de position d’agents à
leurs propriétés sociales peuvent contenir une conception de ceux-ci comme étant
finalement très peu libres d’être autre chose que tout ce qu’ils ont appris à être. Le débat
est difficile, passionnant et a toutes les chances d’animer les sciences sociales de longues
années durant. La présente thèse ne se positionne pas sur ce débat. Le cœur du
questionnement tenu ici ne porte pas sur les ressorts de l’action – ou, plus complexe
encore, de la pensée – des personnes en situation d’incertitude mais sur les manières dont

3
Quentin Skinner, « Meaning and Understanding in the History of Ideas », History and Theory 8,
no 1 (1969): 3-53.
1
Skornicki et Tournadre, La nouvelle histoire des idées politiques, op.cit.
2
Annie Collovald et Brigitte Gaïti (dir.), La démocratie aux extrêmes, op.cit., p.22.
3
Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », art.cité.

49
un sujet peut se trouver au cœur de controverses massives car, comme cela a été montré
plus haut, ce champ d’interrogation manque à ce jour d’investissement. Bien sûr, cela
suppose de rendre compte de la manière dont il est investi par des individus, puisque c’est
bien les sens qu’ils leur donnent qui sont l’objet des sciences sociales 1. Cependant,
s’interroger sur les règles et le déroulé du jeu plutôt que sur ce qui pousse les joueuses à
dire ou à faire ce qu’elles font n’a pas les implications empiriques. Le coût empirique de
démarches visant à restituer les alliages particuliers de contextes et d’idées dans les prises
de position de personnes à un moment précis est particulièrement élevé 2, surtout lorsqu’il
s’agit de traiter des controverses qui ont mobilisé à divers degrés un nombre d’individus
assez vaste. C’est d’ailleurs pour cette raison que le « paradigme stratégiste » en sociologie
de la mémoire ou l’approche par les « paniques morales/identitaires » sont si difficiles à
opérationnaliser : elles font une hypothèse forte sur l’intention des acteurs dont il est rare
que nous ayons les moyens de la vérifier. Toutefois, s’engager dans un questionnement sur
« les règles du jeu et son déroulé » ne fait pas échapper au débat sur le degré de contrainte
(ou de liberté) dont on dispose dans des situations sociales particulières – si tant est qu’il y
ait un objet qui y échappe en sciences sociales. Simplement, cela suppose de le traiter sous
un angle différent de celui des ressorts de l’action/pensée3.

IV. Question de recherche


Ce tour d’horizon des travaux qui ont déjà été entrepris en matière d’enseignement,
de récits sur le passé et de processus d’emballement a permis à la fois de mettre en
évidence les éléments sur lesquels ils permettent de s’appuyer et des zones qui restent à
éclairer. Sur cette base, la question à laquelle entend répondre ce travail de recherche est la
suivante : comment comprendre les mises en polémique dont fait parfois l’objet l’histoire
scolaire ? L’attention, cela a été précisé, ne porte donc pas sur la manière dont les individus
se radicalisent dans leurs opinions ou leurs actes mais plutôt sur la façon dont un sujet se
1
Ce qui ne veut pas dire que la réalité derrière les interprétations que l’on analyse n’existe pas,
mais simplement que les sciences sociales ne sont pas les mieux outillées pour en rendre compte.
Elles ont en revanche beaucoup de choses à dire sur les regards que l’on pose dessus.
2
Sur les exigences empiriques conséquentes de la démarche de Skinner visant à rendre compte de
« l’intention » des auteurs, voir par exemple : Jean-Fabien Spitz, « Comment lire les textes
politiques du passé ? Le programme méthodologique de Quentin Skinner », DROITS Revue
française de théorie juridique 10 (1989); Claude Gautier, « Texte, contexte et intention illocutoire
de l’auteur. Les enjeux du programme méthodologique de Quentin Skinner », Revue de
métaphysique et de morale, no 42 (2004): 175-92.
3
Deux justifications à cela sont avancées pour le moment : la principale, qui est qu’il y a un
manque d’analyse à combler concernant une autre dimension des controverses (comment un sujet
devient sensible) et la seconde qui a trait au différentiel de coût empirique des deux entreprises.

50
gorge de conflictualité. Si cela invite, en suivant les voies ouvertes par les didacticiennes,
historiennes et sociologues des curricula, à prendre au sérieux la question dudit sujet, cela
implique aussi de s’intéresser aux acteurs qui investissent ce sujet de sens particuliers et
aux configurations dans lesquelles ils le font. Reste la nécessité, pour tenir compte des
critiques qui ont été formulées à l’égard de versions archétypales des approches par le déjà-
là, l’institué d’un côté ou par l’in situ de l’autre, de se donner les moyens de creuser ces
deux dimensions. La question de recherche me semble conduire à deux grands types
d’interrogation qui recouvrent, schématiquement, ces deux exigences.

Tout d’abord, elle implique de restituer les sens ou les représentations avec lesquels
les sujets controversés arrivent en scène (amenés par des personnes donc). Une hypothèse
raisonnable (car étayée par de nombreux travaux d’inspirations théoriques différentes
rendant compte d’une controverse1) est que, pour être en désaccord sur un sujet, il faut
partager avec ses opposantes rhétoriques un langage et des référents sur la base desquels il
est possible de se disputer. L’hypothèse rencontre du reste un fort écho avec l’évidence
largement partagée selon laquelle l’enseignement de l’histoire est polémique : il y a là un
accord sur fond duquel se jouent les polémiques en question – lorsqu’elles ont lieu. Il s’agit
de comprendre cette toile de fond consensuelle au même titre que le dissensus qu’elle rend
possible. Et même, on peut légitimement s’attendre à trouver dans cette toile des éléments
de compréhension du désaccord : si l’on s’entend largement sur l’idée que l’histoire qu’on
enseigne à l’école vaut la peine que l’on se mobilise en son nom, parce que ça compte (il
faut alors décortiquer ce qu’il y a derrière cette idée), cela permet d’expliquer qu’autant de
personnes se mobilisent avec autant de véhémence sur ce sujet. Mais en partie seulement,
car sinon l’enseignement de l’histoire serait constamment et uniformément l’objet de
polémiques. Il faut donc comprendre également les conditions sous lesquelles le cours des
discussions à son sujet s’emballe.

Pour cela, il s’agira de s’interroger plus précisément sur le « moment » où éclate la


polémique sans – à la suite des enseignements tirés de la sociologie des crises et des
controverses – postuler par avance (ou plutôt, par supposition rétrospective) de son
1
Par exemple (et classés en fonction de la centralité, ou non, de cette affirmation dans l’économie
de leur argumentation : de « c’est le point d’arrivée de la démonstration » à « c’est un préalable
néanmoins tangible dans l’exposition des arguments ») : Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau:
Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, op.cit.; Pascal Ragouet, L’eau a-t-elle une
mémoire ? Sociologie d’une controverse scientifique, Raisons d’agir (Paris, 2016); Camille
Hamidi, « Le scandale n’aura pas lieu ou l’affaire Pechiney saisie par la presse », Revue française
de sociologie 50, no 1 (2009): 91-121; Yves Déloye, École et citoyenneté. L’individualisme
républicain de Jules Ferry à Vichy : controverses, Presses de la FNSP (Paris, 1994).

51
« événement déclencheur », pour reprendre une terminologie venant d’un univers où la
structure des récits suit un cours ordonné et prévisible. Au contraire, il s’agira ici de suivre
la controverse pas à pas, dans ses moments de cloisonnement et de décloisonnement 1.
L’interrogation qui servira de fil rouge à cette investigation est la suivante : qu’est-ce que
la dynamique de controverse fait à ce qu’il est possible, ou non, d’exprimer au sujet de ce
qui fait polémique ? Sans négliger l’état du jeu avant que la partie polémique ne démarre
(de quels sens sont lestés les sujets disputés, qui est autorisé à intervenir et dans quelle
circonstance), l’attention portera sur les échanges discursifs, dans une perspective inspirée
de la rhétorique et de l’interactionnisme2, qui animent la controverse.

Deux hypothèses ont été formulées face à ces deux interrogations. La première,
évoquée en début d’introduction, pose que la grande valeur symbolique attribuée à
l’enseignement de l’histoire renvoie au rôle qui lui a été conféré dans la construction de ces
« unités de survie », pour reprendre le vocabulaire d’Elias, qui ont transformé durablement
l’organisation et le lien politiques à partir du XIX ème siècle : les nations. En tant que récits
qui assurent l’immortalité que les nations promettent à leurs ouailles, l’histoire et son
enseignement seraient dans cette hypothèse construits comme des éléments absolument
nécessaires et qu’il s’agit de chérir collectivement. La seconde hypothèse est un scénario
qui permettrait de rendre compte du caractère non continu de la conflictualité qui entoure
ce sujet. Elle pose qu’il y a des moments « critiques » où ce qui touche à ce que l’on se
raconte être, nationalement, devient particulièrement saillant (notamment parce que
construit comme étant « en danger ») et l’histoire scolaire est alors investie comme moyen
de se rassurer sur ce sujet. La conflictualité dont elle est par moments chargée serait alors
une sorte de « transfert » de ces débats identitaires plus ou moins tourmentés.

1
Ragouet, L’eau a-t-elle une mémoire ? Sociologie d’une controverse scientifique, op.cit.; Claude
Gilbert et Emmanuel Henry, « La définition des problèmes publics : entre publicité et discrétion »,
Revue française de sociologie 53, no 1 (2012): 35-59.
2
L’approche présente des similitudes avec celles qui ont été développées sur la politisation des
discussions (Sophie Duchesne et Florence Haegel, « La politisation des discussions, au croisement
des logiques de spécialisation et de conflictualisation », Revue française de science politique 54
(2004): 877-909; Camille Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation.
Engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de
l’immigration », Revue française de science politique 56 (2006): 5-25.). Il faudra toutefois discuter
de la mesure dans laquelle elles peuvent être mobilisées étant donné les différences entre leurs
objets (et donc leurs matériaux respectifs) et celui qui est travaillé ici.

52
V. Cas d’étude
1. Intérêts d’une étude qualitative de cas

À ce stade du raisonnement, on pourrait envisager traiter la question de recherche de


deux grandes manières : depuis une perspective quantitative ou par une approche
qualitative (pour le dire rapidement)1. Dans la première configuration, il s’agirait de
rassembler un grand nombre de cas de controverses (appréhendées à travers les discours
qui les constituent étant donné l’interrogation sur ce qu’il est possible d’exprimer sur le
sujet controversé – mais il faudrait que ces discours soient suffisamment similaires pour
cohabiter au sein d’une même base de données, ce qui n’a rien d’évident), d’établir par
hypothèse des conditions dont on voudrait voir si leur présence ou absence varient avec les
sens qui sont donnés à l’histoire scolaire. Mais ce n’est pas l’approche que j’ai retenue ici
et ce pour deux raisons principales2. Elles renvoient toutes deux à des spécificités de l’objet
et ce qui me paraît être une nécessité de l’envisager depuis la perspective qui permettra
d’en éclairer les coutures les moins traditionnellement visibles. La première est que,
comme la littérature sur les moments critiques l’a montré, il y a un vrai risque, lorsque l’on
travaille sur une polémique, une controverse ou un scandale, d’en interroger les prémices
depuis ce que l’on sait en être l’issue. La seconde est que, à travailler sur une question dont
on considère généralement qu’elle ne se pose évidemment pas (ou en tout cas que la
réponse va de soi), mieux vaut se munir d’outils analytiques qui donnent leur chance aux
observations auxquelles on ne s’attendait pas. Or, les raisonnements par variables sur un
grand nombre de cas ne procèdent que par validation/invalidation de scénarios anticipés
avant le travail d’analyse3. La perspective retenue ici aura donc un air plus inductif. Un air
seulement, car il n’est pas possible dans les conditions temporelles et matérielles d’une
thèse de réaliser une recherche complètement inductive, comme tend à l’être par exemple

1
On pourrait encore pratiquer les très en vogue « méthodes mixtes » mais se poserait alors la
question de leur articulation (ce qui ne signifie pas qu’il s’agit d’un problème insoluble, mais
simplement qu’il se pose, en témoignent les diverses sections thématiques qui s’attèlent à la tâche
lors des dernières éditions du congrès de l’association française de science politique).
2
Auxquelles on pourrait ajouter une troisième : je ne me suis formée que tardivement et
superficiellement à l’analyse statistique. Dans un monde où il serait possible de réaliser des
recherches doctorales sans contrainte de calendrier, cette justification n’en serait pas une, mais ce
n’est pas le cas et il me semble important de le souligner. C’est aussi une manière de dire que si des
questions de recherche semblables à celle qui est proposée ici sont traitées dans de futurs travaux
de manière quantitative, cela a toutes les chances d’être passionnant.
3
Charles Ragin, « Comparaison, analyse qualitative et formalisation », Revue internationale de
politique comparée 3, no 2 (1996): 383-403.

53
la théorie ancrée1. J’ai procédé par une étude de cas – un cas qui arrête l’attention car les
explications disponibles ne permettent pas bien d’en rendre compte 2 – que j’ai analysé de
façon qualitative (cf. infra la section méthodologique). Il s’agit des controverses ayant
porté, en France et en Angleterre, sur la (ré)introduction de l’histoire de l’esclavage
colonial et de la traite négrière dans le courant des années 2000.

Ce cas présente des intérêts de divers ordres. Outre ma plus grande familiarité avec
ce sujet historique qu’avec d’autres3, il résiste à l’évidence selon laquelle l’histoire qu’on
enseigne à l’école fait nécessairement l’objet de controverses. En effet, l’histoire scolaire
de l’esclavage et la traite n’a pas toujours été polémique. Le cas permet donc dans le même
temps de creuser les marges de la théorie des « questions socialement vive ». On l’a vu,
celle-ci s’est jusqu’à présent concentrée sur les enjeux attachés à la transmission de ces
questions plutôt qu’à la manière dont elles peuvent devenir conflictuelles. La moindre
attention portée à cette problématique, doublée du potentiel réifiant de la catégorie
« QSV » (que l’on trouve ainsi parfois explicitement définies comme « par nature
complexes »4), peut donner l’impression qu’il existe un type « à part » de contenu scolaire,
caractérisé par sa propension à faire polémique. Le cas d’étude choisi ne peut pas se
comprendre si l’on s’en tient à ce schéma. Ce cas présente en outre l’intérêt de permettre
une mise en perspective comparative de l’objet : en effet, l’introduction formelle de
l’histoire de l’esclavage dans le curriculum national a généré des controverses comparables
en France et en Angleterre et du Pays de Galles au cours de la décennie 2000.

1
Barney Glaser et Judith Holton, « Remodeling Grounded Theory », Historical Social Research, no
19 (2007): 47-68; Sally Hutchinson, « Education and Grounded Theory », Journal of Thought 21,
no 3 (1986): 50-68.
2
Camille Hamidi, « De quoi un cas est-il le cas ? Penser les cas limites », Politix, no 100 (2012):
85-98; Jean-Claude Passeron et Jacques Revel, « Penser par cas. Raisonner à partir de
singularités », in Penser par cas, Presses de l’EHESS (Paris, 2005).
3
J’ai suivi à Sciences Po Bordeaux un programme d’études conduit en partenariat avec feu
l’Université Antilles-Guyane et The University of the West Indies où l’histoire de l’esclavage et de
la traite a été abordée à plusieurs reprises, ainsi que les enjeux contemporains (mémoriels,
économiques, géographiques, politiques etc.) y restant attachés. Si ce paramètre ne peut, à lui seul,
tenir lieu de justification pour le choix de ce cas, il était à prendre en compte lorsqu’il a été
question de faisabilité de l’enquête. De fait, certaines entrées sur le terrain (essentiellement pour le
cas français) ont été facilitées en raison de mon parcours et des réseaux d’interconnaissance
auxquels j’ai pu accéder au cours de son déroulement.
4
Virginie Albe, « L’enseignement des controverses scientifiques », Éducation et didactique 3
(2009): 45-76, p.45.

54
Encart N°1 : Présence/absence de l’histoire de l’esclavage et de la traite dans les
programmes scolaires en France et en Angleterre.

En France, l’esclavage et la traite sont inscrits et désinscrits aux programmes


d’enseignement à plusieurs reprises au cours des XX ème et XIXème siècles (ils y figurent
ainsi entre 1969 et 1975, sont sporadiquement intégrés à un chapitre facultatif sur l’Afrique
de 1982 à 2002, et deviennent obligatoires dans les DOM à partir de 2001 et en France à
partir de 2002). La présence ou l’absence de cette histoire dans les programmes suscite peu
d’intérêt jusqu’à l’année 1998, marquée par la commémoration de l’abolition de
l’esclavage. À partir de 2005, l’enseignement de ce passé fait l’objet de vifs débats, dont
une partie de la polémique ayant entouré la refonte des programmes portée par Najat
Vallaud-Belkacem en 2015-2016 est le dernier artefact en date.

Au Royaume-Uni, le choix des contenus d’enseignement appartient officiellement,


jusqu’en 1991, aux Local Authorities et est en général le résultat d’arbitrages opérés à
l’échelle des établissements scolaires. L’accès à ce qui était alors enseigné n’est pas
simple5, mais d’après les sources fragmentaires compilées sur la question, l’esclavage et la
traite ont commencé à être abordés à partir des années 1960 dans le cadre d’une unité
d’enseignement intitulée Black People of the Americas qui occupait une place très variable
dans le curriculum d’histoire, en fonction des écoles et des enseignants. À partir de 1991 6,
des National Curricula sont mis en place à l’échelle des différentes « nations » qui
composent le Royaume-Uni. L’esclavage et la traite figurent explicitement dans le
National Curriculum de l’Angleterre et le Pays de Galles de 2007, dans le contexte du
bicentenaire de l’abolition. L’enseignement de ces questions ou son absence émeuvent peu
jusqu’à l’aube du XIXème siècle. La décennie 2000 est en revanche marquée par des
investissements récurrents du sujet dans les débats publics.

2. Comparaison : de la faisabilité aux gains potentiels

Le cas ne s’est pas livré dans sa dimension comparée d’emblée. En réalité – et tout
ce travail de thèse en porte la trace – c’est la controverse qui s’est déroulée en France qui a
5
Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-
century England, op.cit.
6
Le processus est engagé à partir de 1988 et aboutit à la publication du premier National
Curriculum en 1991.

55
d’abord attiré mon attention. L’envisager au prisme de sa comparaison avec une polémique
s’étant déroulée dans le contexte anglais présentait plusieurs avantages substantiels. Mais
elle était avant tout possible, voire facilitée par de nombreux « précédents ».

La France et l’Angleterre (et non pas le Royaume-Uni – qui ne l’était pas avant
1707) ont été impliquées de manière comparable dans la traite transatlantique et
l’instauration d’économies de plantations esclavagistes dans les Amériques du XVI ème au
XIXème siècle1. En raison de ce passé partagé, elles comptent toutes deux en leur sein une
population issue de leurs anciennes colonies sucrières. La question des mémoires attachées
à ce passé y est redevenue saillante depuis les années 1990 2. Par ailleurs, comme cela a été
évoqué, l’histoire de l’esclavage a été (ré)introduite dans les programmes nationaux de part
et d’autre de la Manche dans le courant de la décennie 2000, ce qui a suscité des
controverses ayant quelques similarités notables (ampleur, arguments en présence, acteurs
impliqués). Pourtant, ces deux sociétés sont régulièrement posées comme deux modèles
antithétiques dans la littérature – fort riche – portant sur les politiques scolaires d’une part
et sur la prise en charge de la « diversité culturelle » d’autre part. De fait, la recherche
produite dans et sur le contexte européen au sujet de l’éducation identifie généralement un
continuum de politiques éducatives selon le degré auquel elles sont prises en charge par
l’Etat. Et, à chacun des pôles balisant cet éventail, on retrouve classiquement la France et
l’Angleterre (ou le Royaume-Uni, la Grande-Bretagne selon les échelles privilégiées par
les auteurs)3.

La mise en perspective de la polémique « française » par son équivalente


« anglaise » est donc rendue possible par la comparabilité des situations au regard de ce
que l’on cherche ici à mettre en évidence 4 (i.e. la conflictualité attachée à une
(ré)introduction de l’histoire de l’esclavage dans les programmes scolaires). Elle est
1
Hilary McD Beckels, « The “Hub of Empire”: The Caribbean and Britain in the Seventeenth
Century », in The Origins of Empire: British Overseas Enterprise to the Close of the Seventeenth
Century, Oxford University Press, vol. 1, The Oxford History of the British Empire (Oxford:
Nicholas Canny, 1998), 218-40; David Geggus, « The French Slave Trade: an Overview », The
William and Mary Quarterly 58, no 1 (2001): 119-38.
2
Renaud Hourcade, « La mémoire de l’esclavage dans les anciens ports négriers européens. Une
sociologie des politiques mémorielles à Nantes, Bordeaux et Liverpool » (Science politique,
Sciences Po Rennes, 2012); Johann Michel, Devenir descendant d’esclave. Enquête sur les régimes
mémoriels, Presses Universitaires de Rennes, Res Publica (Rennes, 2015); Madge Dresser,
« Remembering Slavery and Abolition in Bristol », Slavery and Abolition 30, no 2 (2009): 223-46.
3
Forquin, Sociologie du Curriculum; Marilyn Osborn et Patricia Broadfoot, « A Lesson in
Progress? Primary Classrooms Observed in England and France », Oxford Review of Education 18,
no 1 (1 janvier 1992): 3-15,; Maroussia Raveaud, « L’éducation comparée : nouveaux débats pour
des paradigmes bicentenaires », Revue internationale de politique comparée 14 (2007): 377-84.

56
d’autre part facilitée par l’existence d’une littérature consistante comparant les deux pays
qui ont été le théâtre de ces controverses, contre laquelle il sera possible de s’adosser et
que l’on pourra du reste discuter dans cette recherche. Par ailleurs, cette brève recension
des conditions de comparaison des polémiques française et anglaise autour de
l’enseignement de l’histoire de l’esclavage rend visible deux des intérêts que cette
démarche promet. Le caractère contrasté de la comparaison est le premier. En effet, le fait
que les sociétés française et anglaise se distinguent nettement tant du point de vue de leur
rapport à l’école que de leur rapport à la question multiculturelle permet de cerner les
conditions sous lesquelles l’histoire scolaire de l’esclavage a pu faire polémique avec
davantage de finesse, des événements semblables s’étant joués sur des fonds de décor
notablement différents. Le second gain potentiel de cette mise en regard comparative est en
fait l’autre face de la même pièce : il s’agit de la troublante ressemblance de deux
polémiques dans deux pays qui traitent généralement les enjeux liés à ces controverses de
façon contrastée. Cet état de fait non attendu invite à creuser, afin de comprendre les
conditions d’émergence des polémiques, la dimension conjoncturelle de ces dernières.
Conjoncture que la situation suggère de considérer en sortant d’un cadre d’observation et
d’analyse purement national (notamment en envisageant le contexte européen voire
mondial des controverses).

L’apport principal du regard comparatif réside cependant ailleurs. Sur un sujet dont
nous avons vu plus haut qu’il était émaillé d’évidences et par conséquent très souvent
appréhendé comme naturel, le décalage comparatif est salutaire 1. Si la comparaison « doit
être conçue comme une démarche, un état d’esprit destiné à déplacer le regard du
chercheur »2, elle a en effet toute sa place lorsqu’il s’agit de comprendre un objet vis-à-vis
duquel ce regard est orienté – par conformation inconsciente à des normes de pensée dont
l’assise est particulièrement stable – à ne considérer que certaines caractéristiques. Ayant
4
Comme l’a fort didactiquement exposé Giovanni Sartori dans un article désormais classique, la
comparabilité ne se pense pas « en soi » mais toujours en référence à une question ou des
caractéristiques dont on voudrait voir comment elles se déclinent dans des situations, certes
différentes, mais où ces questions et caractéristiques ont du sens : Giovanni Sartori, « Bien
comparer, mal comparer », Revue internationale de politique comparée 1, no 1 (1994). Voir aussi,
entre autres nombreuses publications sur ces questions de comparabilité : Cécile Vigour, La
comparaison dans les sciences sociales. Pratiques et méthodes, La Découverte (Paris, 2005).
1
Todd Landman, Issues and Methods in Comparative Politics. An introduction, Routledge (Oxon,
2000); Mattei Dogan et Dominique Pelassy, Sociologie politique comparative : problèmes et
persepectives, Economica (Paris, 1982).
2
Cécile Vigour, La comparaison dans les sciences sociales. Pratiques et méthodes, La Découverte
(Paris, 2005), p.21*. [*pagination de la version e-pub de l’ouvrage, qui varie en fonction du niveau
de zoom et de la taille de l’écran…]

57
été socialisée et scolarisée en France, je suis d’autant plus concernée par ce risque de
« naturalisation » de l’objet.

La comparaison à laquelle j’ai eu recours dans cette thèse n’est toutefois pas une
comparaison internationale terme à terme comme on la conçoit habituellement 1. Et ce pour
plusieurs raisons dont la première et sans doute la plus importante est que j’ai construit
mon objet à partir du « cas français ». Cécile Vigour note que « en replaçant son objet dans
une perspective temporelle plus longue ou en le confrontant à d’autres réalités
géographiques et culturelles, le comparatiste étend son champ d’observation »2. Il me
semble que la démarche comparative intervient même potentiellement en amont, au-delà
ou plus profondément que cela. Replacer son objet dans un large éventail de ses
manifestations possibles suppose en fait généralement de repenser cet objet, dans la
mesure où il est peu probable qu’il veuille dire la même chose dans les différents contextes
sociaux, historiques, géographiques etc. dans lesquels on souhaite l’envisager. Le
comparatiste n’étend pas seulement son champ d’observation, il le redessine 3. Or, l’objet a
été ici conçu en immersion complète dans le contexte français, bien que la démarche se soit
également appuyée sur une partie de la littérature académique internationale. Par ailleurs,
la réalisation de la recherche et les données qui en ont émergé ne permettent pas, très
concrètement, de réaliser une comparaison terme à terme. Tout d’abord, ayant été
socialisée en France, il est évident que j’entretiens une bien plus grande familiarité avec ce
contexte socio-politique qu’avec celui que l’on trouve outre-Manche. Et une
consommation sans modération d’ouvrages restituant de différentes manières les réalités
sociales de ce pays n’est pas de nature à combler ce fossé, même si elle peut le
réaménager. De plus, la durée de mon terrain en Angleterre a été à la fois plus courte et
laborieuse que celui réalisé en France (six mois avec le soutien d’une bourse de mobilité)
et je dispose ainsi de données plus parcellaires pour un cas avec lequel je suis moins
1
Landman, Issues and Methods in Comparative Politics. An introduction, op.cit.
2
Cécile Vigour, La comparaison en sciences sociales, op. cit., p.21*.
3
Sur les risques que peut comporter l’antériorité de la construction de l’objet sur la mise en place
d’un dispositif comparatif, voir Régis Malet, « Frontières, traductions et politiques de la
différence : la tâche herméneutique de l’éducation comparée », International Review of Education
57, no 3-4 (2011): 319-35.. Le problème potentiel réside dans le fait que nous pensons nos objets de
recherche depuis la réalité sociale dans laquelle nous évoluons (Speranta Dumitru, « Qu’est-ce que
le nationalisme méthodologique ? Essai de typologie », Raisons politiques 2, no 54 (2014): 9-22), le
travail de déconstruction de cette réalité constituant bien plus souvent la démarche d’analyse que
son point de départ (la nécessité pressentie d’une telle déconstruction peut, en revanche, l’être).
Notre capacité à envisager nos objets dans une perspective fondamentalement comparative ne
dépend alors bien souvent que de notre familiarité – contingente – avec les différents cas comparés
lors de la construction desdits objets.

58
familière et à partir duquel je n’ai pas construit mon objet. Pour toutes ces raisons, la
présente recherche n’est clairement pas un archétype du « terme à terme » avec maîtrise
égale des différents cas considérés. Je ne crois cependant pas que cela retire à la démarche
sa légitimité. Outre les justifications que j’ai déjà évoquées jusqu’à présent, il se joue dans
cette comparaison une question qui renvoie plus spécifiquement au sujet analysé. Il y aurait
en effet une forme de paradoxe à interroger la nécessité du caractère très national donné à
l’histoire et son enseignement tout en ne considérant la question qu’au travers de lunettes
nationales. En fait, plus que le paradoxe qui, en réalité, ne me contrarie pas excessivement,
ce sont ses conséquences qui pourraient être dommageables à l’entreprise de recherche : en
partant de l’idée que le fait de concevoir l’histoire (scolaire) comme un bien éminemment
national nous empêche de l’imaginer d’une foultitude d’autres façons (cf. la première
hypothèse), on peut supposer possible qu’envisager la question de recherche sous un angle
national spécifique aille avec le même genre d’œillères. Plus que sur un autre sujet, il
aurait donc été dommage de ne pas se saisir ici d’une opportunité de sortir des frontières
dans lesquelles on nous enjoint à penser l’histoire scolaire.

VI. Un point sur la méthode, de la collecte à l’analyse1


La question de recherche, abordée à partir du cas d’étude qui vient d’être présenté,
peut être reformulée ainsi : comment comprendre les mises en polémique de l’histoire
scolaire de l’esclavage et la traite négrière qui se sont déroulées, en France et en
Angleterre, au cours de la décennie 2000 ? Pour y répondre2, j’ai procédé comme suit.

1. À propos du matériau

J’ai rassemblé les prises de parole, sans filtre concernant leur support d’expression
(publications écrites, émissions audio-visuelles), qui étaient saillantes dès lors que l’on se
penche sur les controverses dont il est ici question. J’ai ensuite remonté les fils discursifs
qui y étaient apparents : les textes ou autres prises de parole qui y étaient évoqués,
auxquels elles semblaient répondre3. Si on considère en effet que la controverse est un

1
Il s’agit ici d’une vision d’ensemble de la méthode de la thèse. J’explicite dans chaque chapitre le
matériau sur lequel je m’appuie localement et la manière dont il a été investi. Par ailleurs, une
recension détaillée du matériau qui a fait l’objet d’une analyse est disponible en annexe.
2
Une version plus juste serait : après plusieurs réaménagements significatifs de la
« problématique », n’a été retenue pour l’analyse qu’une partie des « données » qui ont été
rassemblées.
3
J’ai suivi la méthode proposée par : Ludivine Balland, « Une mobilisation décalée : les débats
publics autour de la réforme du “collège unique” », in Patricia Legris, Laurent Gutierrez (dir.), Le

59
échange de propos à teneur conflictuelle engageant (par le nombre de personnes qui
prennent la parole ou au nom desquelles elle est prise) une large part d’individus, il
importe de saisir les dialogues qui la constituent, la manière dont les actrices s’affilient à
certaines personnes ou s’opposent à d’autres1. Certains discours étaient publicisés dans des
espaces les rendant aisément accessibles (publications en ligne, ouvrages sur papier,
interventions diverses dans les médias), d’autres étaient tenus dans des espaces de
discussions plus confidentiels et nécessitaient de consulter des fonds d’archives spécialisés
(il m’est par exemple apparu que les prises de position de membres d’associations
enseignantes renvoyaient à des débats tenus « en interne », notamment dans des revues
spécialisées ou lors de congrès associatifs). Chacun de ces procédés de sélection présente
des biais et il faut d’emblée souligner que je ne vais travailler sur les controverses
présentées ci-dessus qu’à partir de leurs traces, quand bien même elles n’ont pas encore eu
beaucoup de temps pour disparaître étant donné le caractère récent des polémiques. Les
biais ne sont pas les mêmes selon les voies qui ont permis d’accéder aux matériaux. Les
documents (ou parfois supports audio-visuels) consignés dans des archives ont fait l’objet
de tris successifs, et de catégorisations répondant à des logiques administratives de
conservation2. Cela commence par les pratiques de versement de dossiers aux services
d’archivage qui varient grandement, à l’intérieur du cadre légal et parfois au-delà, d’une
personne à l’autre, comme cela m’a plusieurs fois été signalé en entretien et comme
quiconque a déjà travaillé à partir d’archives en prend rapidement la mesure. À l’autre
extrémité de la chaîne de « tri », il y a également la question de la possibilité de consulter
certains dossiers, en particulier lorsqu’il s’agit d’accéder à des documents qui y ont été
fraîchement déposés3. Les prises de paroles publiées ou consignées sur internet posent
Collège unique. Éclairages socio-historiques sur la loi du 11 juillet 1975, Presses Universitaires de
Rennes (Rennes, 2018), 161-76; Bernard Lahire, L’invention de l’’illettrisme’, La Découverte
(Paris, 2005).
1
L’étude des controverses en histoire des idées va souvent plus loin puisqu’il s’agit de restituer ce
que les auteurs qui prennent part aux controverses ont pu lire et les arguments auxquels ils peuvent
répondre implicitement lorsqu’ils écrivent (il s’agit généralement de textes). Mais il y a alors une
vraie ambition de compréhension des ressorts de la pensée (des « idées ») qui n’est pas au cœur du
propos ici.
2
Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Édition du Seuil (Paris, 1989).
3
Pour des dossiers déposés à la même date, les critères à partir desquels ils sont jugés consultables
ou non ne sont pas toujours évidents (et ils sont rarement exposés en salle des inventaires). En
consultant un fonds d’archive conservé au Bishopsgate Institute de Londres (cf. annexe), le
directeur du service m’a ainsi expliqué, à voix bien plus basse que ne le requéraient les normes de
communication de la salle et parce que je le lui avais demandé, que deux dossiers qui
m’intéressaient ne pourraient être ouverts que dans 50 et 70 ans en raison des propos racistes qu’ils
contenaient.

60
d’autres questions, que l’on ne peut plus évacuer lorsqu’on travaille sur des controverses
récentes : c’est un fait, ces disputes publiques ne se tiennent plus aujourd’hui que dans les
médias traditionnels. La question donne toutefois vite le vertige ; comme l’écrit Francis
Chateauraynaud, « alors même que l’intérêt pour les controverses bénéficie d’un
incontestable succès mondain, la sociologie qui les a introduites dans les arènes théoriques
et méthodologiques est débordée par la prolifération, sur la toile, de sites de discussion et
de modes d’expression »1. En fait, même si le problème est particulièrement exacerbé pour
les données provenant du web, ce procédé de constitution de corpus repose rapidement la
question de la faisabilité de l’enquête, du point de vue de l’analyse cette fois. Puisqu’il y a
un enjeu à conserver une certaine inductivité dans le traitement d’une question que l’on
peut être trop vite tenté de considérer depuis les évidences entendues à son sujet, une
analyse de discours est plus appropriée qu’une analyse de contenu (j’y reviens plus bas). Et
dans ce cas, le corpus à traiter ne peut pas être démesurément conséquent. Or, avec la
méthode décrite ci-dessus, j’ai d’abord rassemblé un corpus impossible à analyser de cette
manière et dans le temps imparti. Je me suis donc recentrée, pour l’analyse à proprement
parler, sur les discours (entendus ici donc comme prise de parole, quelle que soit sa forme)
qui comportaient au moins une mention explicite de l’histoire scolaire de l’esclavage et la
traite (pas nécessairement formulée en ces termes) ; les autres discours ont servi
d’éléments permettant d’éclairer ceux du corpus restreint, voire ont été partiellement
analysés pour des raisons qui seront alors précisées. L’analyse devient faisable mais c’est
au prix d’une appréhension des discours qui participent à la controverse de façon plus
feutrée, en évitant de le signaler explicitement. Ces deux séries de discours sont présentés
distinctement en annexe.

Ces discours constitutifs des controverses ont été complétés par des entretiens semi-
directifs conduits auprès de personnes les ayant, à un moment donné au moins, alimentées.
De durée inégale (le plus court s’arrête au bout de 25 minutes et le plus long de 3h30,
l’essentiel approxime toutefois l’heure), ces entretiens ont été généralement difficiles à
obtenir et à mener et le traitement qui en sera fait devra en tenir compte. Les personnes
rencontrées s’apparentaient pour la plupart à ce que l’on pourrait appeler des
« dominants »2 et les entretiens se caractérisaient par une relation d’asymétrie que j’ai mis
1
Francis Chateauraynaud, « Trajectoires argumentatives et constellations discursives. Exploration
socio-informatique des futurs vus depuis le nanomonde », Réseaux, no 188 (2014): 121-58, p.121.
2
Hélène Chamboredon et al., « S’imposer aux imposants. À propos de quelques obstacles
rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l’usage de l’entretien », Genèses, no 16
(1994): 114-32.

61
par ailleurs du temps à apprivoiser1. Ayant d’autant moins de temps à m’accorder que leur
quotidien était saturé de préoccupations désormais sans grand rapport avec la controverse
sur l’enseignement de l’histoire de l’esclavage, les propos recueillis sont parfois
particulièrement convenus. J’ai dans ce cas tâché de les analyser comme disant quelque
chose de ce que mes interlocutrices perçoivent comme relevant du propos convenable dans
une interaction de type entretien de recherche. Par ailleurs, la réputation de certaines des
personnes contactées a été particulièrement malmenée au cours des controverses et,
lorsqu’elles ont malgré tout accepté de me rencontrer, il fut souvent difficile d’aborder le
sujet. Contrairement aux situations d’entretien où l’enquêté a déjà investi une partie de sa
vie publique autour du sujet sensible dont on aimerait qu’il parle 2, les personnes dont la
réputation a été abîmée sont parfois plus promptes à éviter par tous les moyens d’interagir
sur la base de ce souvenir. L’entretien pouvait alors se dérouler sur fond de nécessité, pour
elles, de « sauver la face »3, et il m’était particulièrement délicat d’opérer comme le
suggère Sylvain Laurens, c’est-à-dire en mettant les enquêtées face à leurs contradictions
afin d’aiguiller efficacement l’entretien sur les « questions qui fâchent »4. Ces entretiens ne
sont pas inutilisables – les dynamiques d’évitement font d’ailleurs l’objet d’une analyse
spécifique en chapitre 5 – mais il faudra les considérer à l’aune de leur contexte de
production.

Enfin, j’ai rassemblé des documents (archives parlementaires, ministérielles,


d’associations mémorielles ou professionnelles, d’organismes institutionnel) susceptibles
de me donner des informations sur les scènes sur lesquelles se déroulaient les controverses
étudiées, ainsi que sur les personnes qui y prenaient part. Ils ont un statut à part dans la
mesure où je n’en ai pas fait l’analyse, je me suis appliquée à m’en imprégner autant que

1
Une séance de retours d’expérience sur la question, organisée par Viviane Le Hay et Laure
Squarcioni dans le cadre de l’atelier méthodes du Centre Émile Durkheim a été particulièrement
aidante dans ce processus.
2
Ces entretiens posent d’autres questions, et la charge émotionnelle de l’interaction n’est pas des
moindres. On en trouvera une passionnante exploration dans : Coline Salaris, « Mobilisations en
souffrance. Analyse comparative de la construction de deux problèmes de santé publique (familles
victimes du Distilbène ; agriculteurs victimes des pesticides) » (Thèse de doctorat en Science
politique, Sciences Po Bordeaux, 2015).
3
Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Les Éditions de Minuit, vol. 1. La
présentation de soi (Paris, 1973).
4
Sylvain Laurens, « “Pourquoi” et “comment” poser les questions qui fâchent ? Réflexions sur les
dilemmes récurrents que posent les entretiens avec des “imposants” », Genèses, no 69 (2007): 112-
27. À dire vrai, sujet sensible ou non, il me faudra sans doute encore quelques années de formation
avant de pratiquer l’entretien sous cette forme antagoniste, si tant est que d’autres manières de faire
ne soient pas tout autant – et différemment – heuristiques.

62
possible au moment de la collecte (c’est-à-dire, lorsque j’y avais accès dans des salles
d’archives, en résistant à la tentation de photographier un maximum de documents jugés
pertinents à partir de leur titre mais, plutôt, en les lisant et sélectionnant sur place). Ils
correspondent à la catégorie « amont et périphérie des controverses » de l’annexe 2.

Étant donné la grande hétérogénéité de mes sources, je préciserai au début de chaque


chapitre celles qui sont mobilisées et m’arrêterai sur leurs spécificités si besoin. Cela
clarifiera ce qu’elles me semblent permettre, à des titres fort différents donc, de dire – ou
non – sur les sujets dont traite cette thèse.

2. À propos de l’analyse

Les matériaux qui ont été analysés, par rapport à ceux dont j’ai indiqué qu’ils avaient
été lus ou consultés, ont fait l’objet d’une analyse de discours. La catégorie est vaste ; il
s’est agi ici de considérer les discours (dans le sens des propos que tiennent les gens, peu
importe les situations d’élocution ou d’écriture, bien que celles-ci doivent être prises en
compte dans l’analyse des discours eux-mêmes) en tant qu’ils sont des lieux qui donnent à
voir et participent à la construction sociale de la réalité (en « analyse critique du discours »,
on dirait « la construction sociale de la domination » mais ce n’est pas la seule dimension à
laquelle je souhaitais m’intéresser dans ce travail) 1. L’analyse de discours pratiquée dans
cette thèse consiste alors en des interprétations du regard que posent les actrices sur le
monde dans lequel elles évoluent à partir de leurs mots. La prise en considération des
configurations et des points de vue socialement situés depuis lesquelles elles les formulent
nourrit l’analyse, mais demeure le parti pris méthodologique qui consiste à investir les
mots comme point d’entrée principal sur la mise en sens du monde par les gens.

Ce choix s’inscrit toujours dans la démarche qui entend envisager mon objet en
mettant à distance les évidences qui servent d’habitude à le penser. Dans une analyse de
contenu, l’enjeu serait de rendre compte du volume qu’occupent certaines thématiques
dans les discours (qu’il faut donc définir en amont de l’analyse) et d’en déduire des choses
sur les locutrices de ces discours2. Or ici, il s’agit plutôt d’aller à la rencontre des sens que
donnent les acteurs à l’histoire scolaire de l’esclavage et la traite et de saisir les manières
dont ils sont, ou non, articulés à des éléments conflictuels. Le risque est de s’y perdre et il

1
Teun van Dijk, « Principles of critical discourse analysis », Discourse & Society 4, no 2 (1993):
249-83; Charles Antaki et al., « DAOL: Discourse analysis means doing analysis », 1993, art.cité.
2
Laurence Bardin, L’analyse de contenu, PUF (Paris, 2013); Jean de Bonville, L’analyse de
contenu des médias, De Boeck Supérieur (Louvain-la-Nauve, 2006).

63
faut bien reconnaître qu’il n’a pas été tout à fait évité. Cependant, l’usage du CAQDAS
atlas.ti a fait office de boussole précieuse dans cette entreprise. Comme tous les CAQDAS
(Computer Aided Qualitative Data Analysis Software), il s’agit d’un appui pour l’analyse
de données qualitatives mais, par rapport à d’autres logiciels de ce type comme Alceste, il
est davantage adapté à des approches inductives comme le sont, de différentes manières, la
théorie ancrée ou l’analyse de discours 1. Comme le note Thibaut Rioufreyt, « Les
CAQDAS forment une famille de logiciels qui n’ont pas tout à fait la même épistémologie
embarquée. On entend par là une certaine conception de la recherche et de l’analyse qui
oriente la conception du logiciel et se traduit par une série de choix techniques
(algorithmes implémentés, fonctionnalités, ergonomie et intervalle visuelle) et une
terminologie »2. Mais si le logiciel peut faciliter techniquement et épistémologiquement un
ensemble spécifique de manières d’en user, il n’est en aucun cas un moyen de déléguer
l’analyse. Il a été dans ce travail utile pour tout ce qu’il m’a permis de conserver des idées
et interprétations qui ont émergé (y compris celles qui ont été reformulées ou abandonnées
par la suite) au cours de l’analyse. J’ai généralement procédé par induction guidée : je
cherchais dans les différents corpus rassemblés (cf. le tableau cumulatif ci-après et
l’annexe 1) à aller à la rencontre de ce que disent les locuteurs/auteurs de l’histoire
(scolaire (de l’esclavage)) en étant attentive à certaines dimensions en particulier, comme
la présence ou non d’indices qui témoigneraient de l’expression d’une inquiétude par
exemple (cf. le chapitre 3). Du reste, j’ai tâché dans l’écriture du manuscrit de rendre
visible ce travail d’interprétation, en vue de le rendre discutable, en restituant des parties
parfois conséquentes du matériau analysé et en déroulant après ce qu’il m’a paru signifier.

Le tableau cumulatif ci-dessous vise à la fois à donner une vue synthétique de


l’organisation interne de la thèse et à identifier quels types de données sont mobilisés dans
les différents temps de l’analyse, ainsi que, sans rentrer dans les détails, les principes qui
ont présidé à leur sélection.

1
Sophie Duchesne, « Formation CAQDAS », Atelier méthodes, Sciences Po Bordeaux, 21
septembre 2016.
2
Thibaut Rioufreyt, « L’outil et la méthode. Des fonctionnalités techniques des CAQDAS à leurs
usages méthodologiques », Bulletin de Méthodologie Sociologique 143, no 1 (2019): 7-27.

64
Tableau 1 : Vue d’ensemble empirique de la thèse.

Ce que le chapitre Matériaux mobilisés Principes de fabrication du corpus


cherche à creuser

Chapitre 1 – Les représentations dont Sources secondaires en grande majorité. Les sources secondaires ont été
Distinguer et unir. a été investie au cours du Sources institutionnelles (archives rassemblées à partir d’ouvrages faisant
temps long l’histoire gouvernementales : services chargés de la (socio-)histoire de l’enseignement, en
Partie 1 – Au nom du Commun et de sa grande éternité

comme discipline l’écriture des programmes d’histoire). particulier en histoire. Les sources
d’enseignement. primaires ont été collectées dans les
lieux anticipés comme étant le cadre de
productions de normes en ce qui
concerne le sens que l’on devrait donner
à l’histoire scolaire.
Chapitre 2 – Le Les représentations dont Sources secondaires. Entretiens avec Les sources secondaires ont été
silence avant la a été investie au cours du des historiennes de l’esclavage, de la rassemblées à partir d’ouvrages
dispute. temps long l’esclavage/la traite ou de la colonisation et avec des revenant sur les conceptions
colonisation, puis leur personnes ayant œuvré à la européennes de la colonisation et de son
histoire. visibilisation publique d’une mémoire histoire. Les sources primaires ont été
de l’esclavage ; sources institutionnelles intégrées dans le corpus du chapitre sur
(gouvernementales concernant les le critère suivant : elles donnaient à voir
politiques de la « diversité ethnique » à les sens et les enjeux attribués aux
l’école, d’organismes internationaux passés coloniaux et plus
ayant contribué à la normalisation d’un particulièrement à l’histoire de
régime mémoriel de contrition). l’esclavage.

65
Chapitre 3 – Pride La présence (ou non) Discours tenus publiquement Les articles de presse ont été rassemblés
& Politics. d’un « moment » où (essentiellement dans la presse) au sujet par recherches à partir de mots clés
l’histoire scolaire est de l’histoire et de son enseignement au (« histoire / histoire scolaire / histoire
investie avec une cours de la dizaine d’années ayant scolaire esclavage / histoire scolaire
Transition – Arrêt sur la conjoncture de controverse

inquiétude particulière précédé les controverses. colonisation » ; « history / history


concernant « ce que nous teaching / school history / school history
sommes ». slavery / school history colonialism »)
dans les archives de gros quotidiens en
France et en Angleterre, et sur
Europresse et Factiva. Un tri manuel a
été réalisé pour vérifier que les articles
portaient bien sur les sujets listés ci-
dessus et ne les mentionnaient pas « par
hasard ». Lorsque les auteures des
articles font référence à d’autres
discours tenus publiquement (propos de
personnalités politiques notamment,
ouvrages etc.), ils ont été intégrés dans
le corpus.

66
Chapitre 4 – Au Présentation de Discours constituant la controverse : Les discours les plus sonores des
cœur de la querelle. « l’énigme » à travailler prises de parole de professionnels de controverses ont d’abord été identifiés,
dans la partie 2 (pourquoi l’histoire et de son enseignement (dans notamment à l’appui de la littérature qui
Liminaire

les gens entrent en des revues spécialisées ou grand public, s’était intéressée, surtout pour le cas
controverse alors que sur des forums ad hoc en ligne, lors de français, aux emballements « post-
c’est risqué) et conférences ou débats dont il reste des coloniaux » du milieu des années 2000.
présentation détaillée des traces publiées, dans les médias, via À partir de ceux-ci, j’ai remonté le fil
cas étudiés. d’autres types de publications) ; prises des propos ou événements mentionnés
de parole de personnalités politiques comme ayant suscité les discours
Chapitre 5 – La L’entrée en controverse
étant intervenues dans les polémiques initiaux. Puis j’ai tâché d’identifier les
spirale du verbe. de ses parties prenantes
Partie 2 – Des accords majeurs, désaccords

(notamment dans les médias, mais aussi prises de parole qui semblaient répondre
en dépit des risques que
dans des ouvrages) ; sources à ces derniers. Pour cela, je suis allée
cela fait courir à leur
institutionnelles (travaux intermédiaires consulter les lieux où j’estimais
« moi social ».
et rapports produits par des probable que des gens se soient investis
mineurs ?

Chapitre 6 – Au La continuation, voire


commissions chargées de porter une dans les controverses étudiées (par
nom de la stabilité. l’emballement polémique
parole normative sur les débats en exemple des revues enseignantes) et ai
des controverses alors
cours). Ce matériau a été complété par suivi les pistes indiquées dans les
que la plupart des acteurs
des discours tenus hors controverses : matériaux au cours de leur collecte.
s’indignent des
entretiens avec différentes personnes
dommages qu’elles
impliquées dans ces dernières.
génèrent.

67
68
Première partie : Au nom du Commun et de sa
grande éternité…

« Cela fait peur aux gens sans doute qu’un homme puisse vivre sans passé. Déjà les enfants
trouvés sont mal vus… […] Mais un homme, un homme fait, qui avait à peine de pays, pas
de ville natale, pas de tradition, pas de nom… Foutre ! Quel scandale ! »1

1
Jean Anouilh, Le voyageur sans bagage, Éditions de la Table Ronde (Paris, 2017 [1958]), p.21.

69
Il s’agit dans cette première partie de se pencher sur ce qui permet au « scandale »
évoqué par Gaston, l’amnésique du Voyageur sans bagage, d’être un scandale, sur les
raisons pour lesquelles être inscrit dans une histoire et s’acquitter de sa transmission ont
l’importance que l’on semble leur donner aujourd’hui. Pour ce faire, elle restitue l’histoire
sédimentée des cadres dans lesquels se déroulent les controverses analysées dans la partie
2. En d’autres termes, il s’agit de comprendre l’état du jeu lorsque commence la séquence
qui nous intéresse plus spécifiquement : de quels sens est lestée l’histoire scolaire de
l’esclavage et la traite de part et d’autre de la Manche en 2000 ? Cette prise en compte du
temps long a plusieurs intérêts.

1. Des intérêts de la perspective socio-historique


D’abord, elle constitue une occasion de mise à distance critique des évidences tout
à fait précieuse. J’ai déjà insisté en introduction sur les « mesures spéciales », en termes
d’outillage à la fois théorique et méthodologique, que requiert le fait de penser un sujet au-
delà des voies qui ont été expressément tracées pour ne l’envisager que d’une seule façon.
Je ne m’appesantirai donc pas sur ce point et soulignerai simplement ceci : les « détours »
par la longue durée nous rendent un peu de l’imagination à laquelle nous n’avons plus
accès lorsque nous sommes face à un sujet que l’on a été socialisés à considérer comme
évident. Dans ce cas de figure en effet, imaginer ce sujet comme il pourrait être autrement
a un coût cognitif certain1. On imagine bien alors l’aide décisive que représente le fait de
remonter le fil du temps et, ainsi, de se rendre compte qu’il a eu bien d’autres formes et
sens que ce que l’on en perçoit aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement (bien que le service
rendu en terme de compréhension soit déjà appréciable) de prendre la mesure de toutes les
portes qui, au cours du temps, se sont fermées et ont rendu difficile, voire impossible, le
fait de se représenter l’objet « histoire scolaire (de l’esclavage et la traite) » autrement que
dans la gamme somme toute restreinte dans laquelle on peut se l’imaginer. De fait, le
« cours » de l’histoire se comporte de façon tout à fait singulière par rapport aux réalités
géologiques auxquelles renvoie la métaphore, mais donc aussi vis-à-vis de l’image
d’Épinal souvent mobilisée du temps long comme étant immobile, implacable, linéaire. Il
est en fait composé de multiples courants, plus nombreux et plus divers sans doute que ce
1
Norbert Elias montre bien comme ce coût est aussi présent pour celles dont, par ailleurs, le corps
de métier est la mise à distance critique de ce qui peut sembler évident à d’autres, et comment la
prise en compte du temps long est dans ce cas un recours salvateur : Norbert Elias, « The retreat of
sociologists into the present », Theory, Cuture & Society 4 (1987): 223-47.

70
que nous avons les moyens de reconstituer et nous donne ainsi davantage à voir que ce qui
fut avant la « fermeture des possibles, […] la réduction de l’éventail des possibles, [mais
aussi les] points de non-retour »1. Le projet d’une sociologie historique du politique, écrit
Yves Déloye, est de se montrer « attentive à la diversité des espaces, aux évolutions
décalées, parfois discordantes, aux temporalités multiples, aux discontinuités comme aux
persistances »2. C’est la promesse d’occasions variées de réimaginer un sujet tel qu’il aurait
pu être autrement que ce qu’il est et donc, sans doute, moins évident que ce qu’il paraît.

Ensuite, elle a un sens eu égard à la comparaison. Les deux sociétés dans lesquelles
se déroulent les polémiques étudiées sont posées – comme rappelé en introduction –
comme deux modèles antithétiques dans la prise en charge de questions directement en lien
avec l’objet de cette thèse. L’organisation des politiques scolaires d’une part (ainsi que les
rapports aux savoirs qui en découlent au moins partiellement) et le positionnement à
l’égard du débat postcolonial d’autre part, lit-on dans la littérature portant sur ces
questions, sont assez radicalement différents selon que l’on se trouve en France ou en
Angleterre3. Comprendre ces différences, ou peut-être aussi les similitudes que peuvent
masquer ces typifications en « modèles » nationaux antagonistes, a toutes les chances
d’être facilité par un retour sur les évolutions qui y ont conduit. Les manuels de
comparaison en sciences sociales ne font pas toujours grand cas de cette question de la
temporalité en dehors de l’aspect pratique – mais néanmoins essentiel – du bornage
temporel nécessaire à toute entreprise d’enquête 4. Au sein de la branche de recherche déjà
ancienne qui s’est constituée autour de la comparaison des systèmes éducatifs (l’éducation
1
Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau: Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré,
La Découverte (Paris, 2015), p.49. La citation, tronquée, ampute le propos des nuances qu’y avait
apportées l’auteur. Voici ce qui est écrit, au sujet de la « méthode régressive » que Bernard Lahire
entend mettre en place : « [la] méthode régressive, qui reconstruit les conditions de possibilité de ce
qui se présente comme une évidence dans le présente des pratiques, permet de saisir les options
collectives qui ont été prises dans le passé puis oubliées. Sans être linéaire et guidée par un “sens”
particulier, l’histoire des sociétés est aussi celle de la fermeture des possibles et de la réduction de
l’éventail des possibles ; celle aussi des points de non-retour ». Le projet tel qu’il est mis en place
dans Ceci n’est pas qu’un tableau revient cependant en grande partie à faire l’histoire de ce qui ne
sera plus jamais possible.
2
Yves Déloye, « À la recherche de la temporalité perdue », Espaces Temps 76-77 (2001): 16-26,
p.17. Voir aussi : Yves Déloye, Sociologie historique du politique, La Découverte, Repères (Paris,
1997).
3
Pour des vues d’ensemble sur ces considérations, voir respectivement : Forquin, Sociologie du
Curriculum, op.cit.; Erik Bleich, Race Politics in Britain and France. Ideas and Policymaking
since the 1960s, Cambridge University Press (Cambridge, 2003).
4
Vigour, La comparaison dans les sciences sociales. Pratiques et méthodes, op.cit.; Leonardo
Morlino, Comparison. A Methodological Introduction for the Social Sciences, Barbara Budrich
Publishers (Berlin, 2018). Dans le second ouvrage, voir la section “defining the time” p.55-58.

71
comparée), la temporalité a même tendance à disparaître 1. De plus en plus, la priorité est
donnée aux enquêtes sur la base desquelles il soit possible de pratiquer du benchmarking2.
Le « détour » par la sociohistoire est à nouveau aidant à cet égard. Il permet de prendre le
large à la fois par rapport à une perspective résolument présentiste et aux indicateurs de
performance qui y obscurcissent une partie de la réflexion comparatiste.

La prise en compte de l’histoire longue revêt par ailleurs un sens particulier dans le
projet d’ensemble de cette thèse, qui est de comprendre deux controverses en considérant
notamment ce qu’elles remettent en question et ce qu’au contraire elles ne modifient pas.
Dans le débat qui se joue entre approches d’inspiration « constructiviste-relativiste »3 ou
pragmatique d’un côté (même si elles ne se retrouvent pas en tout point) et structuraliste de
l’autre4, l’une des oppositions centrales se joue autour de la question : « la controverse est-
elle un moment de contrainte ou au contraire de libération des possibles ? » Et la focale
utilisée pour entreprendre cette question pèse sans aucun doute sur les réponses qu’on lui
donne. Bernard Lahire, considérant dans une perspective temporelle très longue une
controverse récente sur un tableau de Nicolas Poussin, établit que, contrairement à ce que
l’on perçoit d’abord des polémiques, elles mettent principalement en jeu tout un ensemble
de croyances partagées. Autrement dit, l’étendue de ce qui est remis en question est
absolument microscopique par rapport aux « blocs de certitudes » dans lesquels toutes les
parties prenantes de la controverse sont contraints de la penser 5. Cyril Lemieux à l’inverse,
tout en reconnaissant qu’il y a un intérêt à considérer le passé condensé de l’institué ou du
déjà-là dans l’analyse des controverses, pose que ce n’est pas là que se joue l’essentiel de
l’action, celle dont il faut réellement rendre compte. Il écrit ainsi : « si le poids du passé et
1
Voir par exemple le dossier spécial consacré à un état des lieux de la sous-discipline : Julia
Resnik, Jûrgen Schriewer, et Anthony Welch, « L’éducation comparée aujourd’hui. États des lieux,
nouveaux enjeux, nouveaux débats », Revue de recherche internationale et comparative en
éducation, no 3 (2010): 7-243.
2
Raveaud, « L’éducation comparée : nouveaux débats pour des paradigmes bicentenaires »,
art.cité.
3
Pour reprendre la dénomination employée par Ragouet, L’eau a-t-elle une mémoire ? Sociologie
d’une controverse scientifique, op.cit.
4
Ce « camp »-là étant nettement moins représenté (en sociologie des sciences parce qu’il a été
décrédibilisé par l’arrivée en force du « programme fort » d’une part et de la sociologie latourienne
de l’autre). Il faut peut-être y voir un effet de l’objet : les controverses, comme d’ailleurs les crises,
avec tout ce qu’elles promettent de désaccords, de remises en question de consensus passés et de
changements, semblent un champ d’investigation idéal pour qui s’intéresse au pouvoir des
stratégies ou à « la part d’indétermination et d’inventivité » des individus (Lemieux, « À quoi sert
l’analyse des controverses ? » art.cité, p.193).
5
Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau: Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré., op.cit.,
p.41.

72
de la structure mérite bel et bien d’être reconnu dans l’explication de l’action (comme nous
le rappelle l’approche classique), c’est néanmoins toujours de l’action présente, c’est-à-dire
ici du processus de la dispute conçu en son actualité et son incertitude constitutive, que doit
partir l’analyse (ce à quoi nous oblige le recours au concept d’épreuve) »1. L’incertitude,
l’inquiétude du moment de la controverse, qui effectivement a des chances d’apparaître
lorsqu’on observe ce dernier de près, renvoie en partie à une question d’amplitude du
changement éprouvé. C’est un thème que l’on retrouve dans beaucoup d’écrits sur les
polémiques que suscitent les contenus d’enseignement, et en particulier l’histoire scolaire.
Le changement, que d’aucuns conçoivent comme ce qui a déclenché les désaccords et que
d’autres rattachent à ce que produit la situation même de controverse, est ainsi volontiers
présenté comme « bouleversant »2. Il s’agit ici – dans cette thèse – de saisir ces deux
dimensions des controverses : à la fois le socle commun sur la base duquel il est possible
de se disputer et ce qui est du domaine du discutable, ce qui est permanent et ce qui ne l’est
pas. Il y a de nombreux intérêts à discuter académiquement des outils communs dont nous
disposons pour travailler l’objet « controverse ». Mais sans doute cela ne doit-il pas faire
oublier que toutes les controverses étudiées pour – entre autres – alimenter cette discussion
ne sont pas identiques, sur le fond comme sur la forme. Il est possible en particulier que les
prises de position sur le caractère incertain ou au contraire moulé de certitudes des
polémiques tiennent pour partie au cas de figure choisi pour étudier l’objet
« controverses ». De ce point de vue, comprendre les enjeux d’une controverse dans leur
épaisseur socio-historique est une opportunité de mieux prendre la mesure de leurs
spécificités. De ces différentes façons, la prise en compte du temps long nous donnera les
moyens de contribuer avec le plus d’éléments possibles à la discussion scientifique qui
porte sur le degré d’ébranlement que suscitent les controverses. Dans l’économie de cette
démarche, on peut dire que la première partie vise davantage à creuser la question des
accords à partir desquels il est possible d’être en désaccord. Mais, ce faisant, on se donnera

1
Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », art.cité, p.194.
2
Et ses diverses déclinaisons lexicales (« transformations profondes », « tempêtes », « combats »,
« déstabilisations », « épisodes dramatiques » etc.) : Pierre Nora, « Difficile enseignement de
l’histoire », Le Débat 3, no 175 (2013): 3-6; Hubert Tison, « La bataille de l’enseignement.
L’histoire sous la Vème République », Le Débat 3, no 175 (2013): 18-22; Alain Delissen, « “La
nouvelle bataille des Falaises rouges ?” A propos du manuel commun “Chine ? Corée ? Japon” »,
Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2, no 94 (2007): 57-71; Pascal Dupont et Nathalie Panissal, « Le
genre du débat sur une question socialement vive », Éducation et didactique 9, no 2 (2015): 27-50;
Yoichii Kibata, « History Textbook: Continuing Controversies », Economic and Political Weekly
34, no 44 (1999): 3108-9; Nash, Crabtree, et Dunn, History on trial. Culture wars and the teaching
of the past, op.cit.

73
une chance de mieux cerner les désaccords aussi, puisqu’il sera alors possible de
comprendre le périmètre de ce qu’ils mettent en cause ainsi que les enjeux qui y sont
attachés.

Enfin, le retour sur ce que les controverses doivent au temps long a du sens par
rapport à l’hypothèse qui a été formulée sur l’existence de « moments critiques » au cours
desquels l’enseignement de l’histoire se verrait investie avec une conflictualité particulière
et liée à la conjoncture. Pour que de tels « moments » soient identifiables, il est nécessaire
d’avoir un peu de recul sur les façons dont sont pensés et parlés l’histoire et son
enseignement en conjoncture « routinière ». Voire, de se donner la possibilité d’envisager
de quoi étaient faits les contextes socio-politiques dans lesquels auraient éclaté des
controverses sur l’histoire scolaire avant celles qui nous occupent le cas échéant (et, en
France comme en Angleterre, le cas échoit plus d’une fois1).

La partie comporte deux chapitres qui investiguent respectivement le temps long de


deux dimensions des controverses étudiées par la suite : le rapport aux savoirs scolaires –
et en particulier à l’histoire scolaire ; le rapport à la question coloniale – et en particulier au
passé esclavagiste en France et en Angleterre. Plus le propos remonte loin dans le temps (et
c’est davantage le cas du premier chapitre que du second), plus il est argumenté à partir de
sources secondaires et surtout, d’études historiques diverses – dont je dépends donc du
cadrage. Il me semble nécessaire de dire quelques mots de mon usage de tous ces travaux
« de seconde main » car il fonde une part quantitativement importante de l’argumentation
déployée dans cette thèse.

2. Petit plaidoyer pour une réhabilitation raisonnée des


sources de seconde main

À considérer la tâche qui consiste à remonter les fils socio-historiques d’objets se


trouvant à un moment au cœur d’une controverse, deux sortes de constat interpellent. Le
premier est que le travail empirique qu’elle suppose est titanesque et que le réaliser seul, a
fortiori dans le cadre d’un calendrier contraint, est impossible 2. Interrogé sur la démarche
1
Legris, Qui écrit les programmes d’histoire ?, op.cit ; Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right
Kind of History. Teaching the past in the twentieth-century England, op.cit.
2
C’est du moins le cas lorsque l’objet « principal » de l’enquête est abordé dans ses manifestations
contemporaines, pour lesquelles un travail de collecte de données non négligeable est à prévoir, et
dans ses temporalités plus longues. Lorsque l’intention première d’un travail est de comprendre les
évolutions d’un objet dans le temps, l’essentiel de l’effort empirique peut alors porter sur la

74
rétrospective qu’il prône dans Ceci n’est pas qu’un tableau – et que j’ai présentée plus haut
– Bernard Lahire expliquait qu’il n’avait pu la mettre en pratique qu’à l’appui d’une équipe
de recherche somme toute nombreuse quoique changeante sur les plusieurs années qu’ont
pris la réalisation de ce travail, ainsi qu’à partir de la consultation d’une importante
quantité de sources secondaires1. Le second constat, dès lors que l’on opte pour cette
solution de moindre coût, est que l’usage de ce type de matériau est peu commenté dans les
recherches qui le pratiquent ou les publications de méthodologie. De façon assez logique à
partir du moment où cela n’est pas considéré comme étant du terrain (puisque la
chercheuse ne va pas elle-même à la rencontre du matériau « brut », ou du moins aussi brut
que le sont les formes dans lesquelles il se donne à voir et à entendre là où il s’exprime ou
est conservé), les manuels qui portent sur l’enquête de terrain n’en font pas mention. Dans
celui de Florence Weber et Stéphane Beaud, on peut par exemple lire, dans un encadré
portant sur les lectures d’appui « avant l’enquête, pendant et après l’enquête », le conseil
suivant : « Lisez des études historiques, folkloriques, géographiques sur votre terrain (lieu
ou milieu d’enquête). Les thèses de géographie régionale française, nombreuses et
excellentes de 1920 à 1960, constituent une remarquable introduction au terrain (le fait
même qu’elles sont “datées” vous donne des éléments historiques). Vous avez besoin au
moins du recul d’un siècle, parfois plus, parfois moins, sur votre lieu d’enquête ou sur le
milieu social que vous avez pris comme terrain »2. On pourrait s’arrêter sur l’intéressant
tropisme induit vers les terrains français mais ce n’est pas le propos ; on note en revanche
que les sources secondaires sont des éléments dont il s’agit de s’imprégner pour affuter son
regard sociologique aux réalités que l’on va observer ensuite et qui constituent le réel
matériau de l’enquête. Même dans cette perspective, on pourrait s’attendre à ce que
quelques mots soient dits de la façon dont on peut rendre compte, dans les restitutions dont
feront l’objet l’enquête, de cette densité historico-géographique. En effet, les
interprétations qui en sont faites dépendent en partie de la « digestion » préalable de
sources secondaires. Ce n’est pourtant pas le cas : les sources secondaires accompagnent la
reconstitution de ses manifestations à différentes époques, bien que la tâche soit toujours
potentiellement écrasante et qu’il faille parfois s’aider de sources secondaires. C’est le cas par
exemple dans : Déloye, École et citoyenneté. L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy :
controverses, op.cit. ; Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, Pocket, Agora (Paris, 2009).
1
Séminaire de l’axe Identifications du Centre Émile Durkheim autour de Ceci n’est pas qu’un
tableau, en présence de l’auteur, 26/09/2015. Je précise que la question a été posée parce que, et ce
n’est pas anodin, la démarche rétrospective est longuement justifiée sur le plan théorique mais peu
commentée sur celui de la faisabilité empirique dans l’ouvrage lui-même.
2
Stéphane Beaud et Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, La Découverte (Paris, 2010),
p.49.

75
recherche mais est rarement invitée au cœur de ce qui est scientifiquement discuté – dans
les ouvrages, thèses et articles que j’ai lus en tout cas. Il faut dire qu’elles manquent
d’academic-appeal. Renvoyant à une version patinée et encyclopédique de la recherche,
elles sont vite déconsidérées1. Même dans les travaux historiques qui affichent un réel
souci de transparence quant à la production des analyses qu’ils restituent, les sources
secondaires existent (elles sont citées, des notes de bas de page renvoient à d’autres études
historiques sur des objets ou périodes connexes) mais leur statut demeure peu discuté2.

Je crois pour ma part qu’il est possible d’en faire usage sans rougir ou le taire, à
condition simplement de l’expliciter et d’être consciente de ses limites. Entendons-nous
pour commencer sur ce à quoi renvoient les « sources secondaires », car il est possible que
l’expression revête des sens différents selon la discipline depuis laquelle on la considère.
J’appellerai ici sources secondaires les matériaux (oraux, écrits ou autres) mobilisés par
d’autres études, qu’elles en citent des extraits ou qu’elles disent avoir été nourries de leur
analyse. Dans ce cas, des publications écrites ne sont pas des données secondaires, dans le
sens où elles n’ont pas été pré-filtrées par la spécificité d’un questionnement de recherche
quel qu’il soit. Un premier inconvénient est qu’elles ne supposent pas de sortir de son
bureau ; or, c’est là un service important en termes de décentration que rendent les
pratiques d’enquête immersives. Le second est qu’en sus des opérations de sélection et de
mise en forme de la réalité faites par les acteurs eux-mêmes lorsqu’ils évoquent cette
dernière dans le cadre d’entretiens, de documents d’archives ou d’autres discours
consignés sur divers supports, il faut ici compter avec un second tri, celui de l’enquêteur.
Et il y a une certaine irréductibilité à ces deux problèmes : appréhender des objets sociaux
au travers de ce qu’en disent celles qui les ont articulés dans une réflexion qui leur était
propre ne permet pas de les rencontrer comme le rend possible le contact avec des enquêtés

1
Dominique Raynaud se sert ainsi du critère « se fonde trop sur des sources de deuxième main »
pour délégitimer en partie des travaux qu’il commente sans, en revanche, commenter ce critère.
Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, op.cit.
2
Romain Bertrand en fait un usage récurrent dans Le long remords de la Conquête, mais nettement
moins commenté que ne l’est son usage des sources qu’il a rassemblées lui-même, lesquelles sont
méticuleusement recensées et abondamment discutées. L’enjeu n’est pas mince ; il s’agit, écrit-il,
de donner au lecteur les moyens « d’y observer les engrenages et les échafaudages au moyen
desquels se bâtissent les vérités, modestes et néanmoins robustes, des sciences sociales. Car il ne
s’agit pas ici de l’atelier Potemkine de l’historien – de cette petite section de méthode proprette,
fleurant bon l’encaustique, où l’on convie les lecteurs à une visite guidée sans droit de commentaire
-, mais d’un chantier à ciel ouvert, où volent la sciure et les copeaux. Le lecteur qu’intéressent les
ficelles du métier consultera aussi avec profit, à la fin du livre, la note sur les sources mobilisées et
sur les principes adoptés pour la transcription et la traduction des pièces d’archives. » Romain
Bertrand, Le long remords de la Conquête, Éditions du Seuil (Paris, 2015), p.27.

76
ou des dossiers entiers d’archives ; et quand bien même un auteur explicite avec force
détails la démarche empirique qui a été la sienne, on sait rarement « tout » de ce qui a
motivé ses choix d’enquête et d’analyse. Sans prétendre, donc, que ces sources ont le
même statut que celles qui ont été produites pour cette thèse, il est toutefois possible
d’atténuer les biais de perception du passé que cela peut générer en faisant avec les études
historiques ce que leurs auteurs font avec les sources qu’ils analysent : les « croiser » avec
d’autres. Bien sûr, on ne s’affranchit pas de cette façon de la possibilité que tous les
travaux mobilisés procèdent de filtrages similaires parce que s’inscrivant dans des courants
très proches, on espère simplement la rendre moins plausible. C’est ce que je me suis
efforcée de faire dans les deux chapitres qui suivent. Par ailleurs, les ouvrages mobilisés
traitaient généralement de questions plus larges que celles qui m’intéressaient, ce qui m’a
permis de les envisager dans des cadres plus ouverts que ne le laisse penser l’idée du
double filtre des données secondaires. J’illustrerai parfois le propos en citant des extraits de
matériaux cités eux-mêmes dans les travaux que j’ai consultés (qui ne sont donc qu’une
infime partie de ce que j’appelle des sources secondaires). Mais le mot important est ici
« illustrerai » : ces extraits n’ont pas vocation à faire office de « preuves », pas plus que les
interprétations, limitées, que je peux en faire lorsque je ne dispose pas des documents dans
leur intégralité. Elles restent, me semble-t-il, utiles : pour incarner davantage le récit
analytique, pour l’aérer également.

Cependant, le gain de toute cette entreprise de recours aux sources secondaires


dépasse largement cette question des citations comme illustration : elles nous permettent de
considérer le présent de ce qui est étudié avec bien davantage de perspective que ne
l’autorisent les enquêtes de première main.

La première partie est composée de deux chapitres. Le premier revient sur les enjeux
qui ont été au cours du temps associés à l’histoire et son enseignement (qu’il s’agira de
restituer dans leurs formes et sens changeantes au fil de l’histoire). Le second est consacré
plus spécifiquement aux représentations de l’histoire (scolaire) de l’esclavage et de la
colonisation.

77
Chapitre I : Distinguer et unir. La longue et triomphante
histoire de l’Histoire

Ce chapitre met en perspective socio-historique les enjeux attachés à


l’enseignement de l’histoire en France et en Angleterre. Il ne s’agit pas de restituer dans
leur ensemble et leur chronologie les dynamiques et les contingences qui ont conduit à ce
que l’on envisage aujourd’hui les savoirs scolaires comme on les envisage. Un tel récit
serait beaucoup trop volumineux et écraserait de fait l’analyse du cas d’étude qui est cœur
de cette thèse – en outre, il a été fait ailleurs 1. Plutôt qu’un récit de l’évolution de
l’enseignement (de l’histoire) et de ses représentations, c’est donc une réflexion sur les
caractéristiques générales de nos rapports contemporains à l’histoire scolaire qui est
proposée ici, caractéristiques appréhendées à partir de leur densité socio-historique2.
Il est un premier pas pour investiguer la « véracité » de la première hypothèse, celle
qui renvoie la haute valeur symbolique accordée à l’histoire scolaire au rôle qu’on lui fait
jouer dans la construction et la reproduction d’un monde divisé en nations. L’articulation
entre histoire (scolaire) et nation n’est pas une terra incognita de la recherche.
D’importants travaux en sociologie et histoire de l’éducation s’intéressent en particulier
depuis quelques temps déjà aux manières dont l’histoire et son enseignement ont soutenu
ou continuent de soutenir la nation3. En miroir, des réflexions sur le nationalisme et

1
Parmi les plus généraux : Antoine Léon et Pierre Roche, Histoire de l’enseignement en France,
PUF (Paris, 2012); Michel Rouche, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, Perrin, vol. Tome
1: Vème av. JC-XVème siècle (Paris, 2003); François Lebrun, Marc Venard, et Jean Quéniart,
Histoire de l’enseignement et de l’éducation, Perrin, vol. Tome 2: 1480-1789 (Paris, 2003);
Françoise Mayeur, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, Perrin, vol. Tome 3: 1789-1930
(Paris, 2004); Antoine Prost, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, Perrin, vol. Tome 4:
Depuis 1930 (Paris, 2004); John Lawson et Harold Silver, A Social History of Education in
England, Muethun (London, 1973); Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère, et Dominique
Julia, L’Éducation en France du XVIème au XVIIIème siècle, SEDES (Paris, 1976); J.M.
Goldstrom, The social content of education, 1808-1870, Rowman & Littlefield (New Jersey, 1972);
Ken Jones, Education in Britain, 1944 to the present, Polity Press (Cambridge, 2003); Pierre Riché,
Éducation et culture dans l’Occident barbare, Vème - VIIIème siècle, Éditions du Seuil (Paris,
1995); Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique
scolaire, Presses universitaires de Rennes (Rennes, 2010).
2
Afin de ne pas perdre trop en intelligibilité du propos, je me suis efforcée de malmener le moins
possible la chronologie dans la discussion de ces caractéristiques.
3
Voir par exemple la somme conséquente de travaux rassemblée dans l’ouvrage collectif suivant :
Benoît Falaize, Charles Heimberg, et Olivier Loubes, L’école et la nation, ENS Éditions (Lyon,
2013).

78
l’invention des nations s’arrêtent régulièrement sur ces dernières s’arment de l’histoire et
de sa transmission aux jeunes générations pour assoir leur légitimité, bien que l’argument
soit plus souvent mentionné que réellement étayé 4. En revanche, ces travaux ne
s’intéressent pas spécifiquement à cette articulation par rapport à ce qu’elle nous permet
(ou non) de comprendre de la valeur donnée à l’histoire et son enseignement. C’est ce
sillon qu’entend creuser le présent chapitre.
L’argument central qui y est avancé est le suivant : notre rapport contemporain à
l’enseignement scolaire (de l’histoire) est chargé de l’imposante légitimité acquise par
cette activité sociale, plus que toutes les formes non scolaires de transmissions de savoirs
aux jeunes générations, au cours de l’histoire. Et cette légitimité attribuée aux contenus
d’enseignement, qui est la base d’accord sans laquelle le désaccord de la controverse ne
pourrait se déployer, est un produit de l’histoire. Elle doit beaucoup à deux facteurs en
particuliers : d’une part, aux agents qui ont construit et porté l’enseignement scolaire ainsi
qu’aux moyens d’action qui ont été les leurs et, d’autre part, aux enjeux fortement colorés
émotionnellement qui leur ont été attribués. Les développements qui suivent nuancent donc
d’ores et déjà l’hypothèse principale : ils montrent que l’importance conférée au cours des
siècles à l’enseignement ne procède pas seulement de ses vertus communalisantes mais
également de la qualité qu’on lui prête en tant que moyen de s’élever socialement. Du
reste, ces deux types d’enjeux socio-historiquement associés à l’histoire scolaire précèdent
l’invention des nations et leur essor au XIXème siècle ; celles-ci investissent en revanche
massivement la symbolique qui est alors associée à l’histoire communautaire pour assoir
leur évidence et leur absolue nécessité dans le cœur des gens. Par ailleurs, s’il semble que
la dialectique de l’attachement à la communauté politique s’invite bien dans les
controverses portant sur l’enseignement à partir du XX ème siècle (ou, plus exactement : y a
bien été invitée), elle ne suffit pas à rendre compte de l’irruption de ces polémiques ni de
leur conflictualité.
Le propos s’articule autour de deux discussions, correspondant aux deux types
d’éléments dont dépend la légitimité attribuée aux contenus d’enseignement. D’abord, il
s’agira de rappeler les conditions socio-historiques dans lesquelles a été pensé, organisé,

4
Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780. Programme, mythe, réalité, Gallimard
(Paris, 1992); Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Payot, Bibliothèque historique Payot (Paris,
1989); Guy Hermet, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Éditions du Seuil (Paris,
1996). On trouvera plus d’éléments sur les procédés concrets mis en place par diverses institutions
éducatives (et surtout par les maisons d’édition de manuels scolaires) pour « exalter » la nation
dans : Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Points, Points Histoire 296 (Paris,
2001).

79
discuté, remodelé un enseignement (de l’histoire), c’est-à-dire revenir sur les agents
(individus et institutions) par lesquels sont advenus ces façonnages et les configurations
dans lesquelles ils se trouvaient pris. Par-là, il sera possible de se défaire du filtre
d’évidence et de naturalité à travers lequel on considère souvent aujourd’hui les rapports
que l’on peut entretenir aujourd’hui avec les savoirs scolaires. Dans un second temps, une
attention particulière sera accordée à deux enjeux, à la fois centraux, récurrents et
contradictoires, attribués au cours de l’histoire aux contenus d’enseignement. La mise en
évidence de leurs caractéristiques permettra de mieux cerner l’attachement et la charge
émotionnelle qui lestent nos représentations contemporaines des savoirs scolaires.
Notons enfin que, étant donné la profondeur de champ adoptée pour ce chapitre,
des nuances vont être écrasées, des sous-catégories distinctes au sein d’un même ensemble
vont être peu différenciées sans quoi la restitution des réflexions conduites ici serait bien
trop longue et tortueuse. Cela ne retire pas l’intérêt de la démarche, mais cela en circonscrit
la portée.

Encadré 1 : Les mots pour le dire.

Un problème de langage non négligeable se pose à qui entreprend de saisir et de


restituer ce que le regard qu’on pose sur un objet social doit à des opérations de
délimitation et définition de cet objet par le passé. L’intérêt de la démarche, comme
souligné plus haut, est qu’elle nous permet de réaliser que les notions que l’on cherche à
appréhender (ici, principalement, l’enseignement, ses contenus, l’histoire scolaire) n’ont
pas toujours renvoyé aux mêmes idées, ni aux mêmes phénomènes sociaux. Or,
l’investigation de ces objets du passé au moyen des mots d’aujourd’hui, qui charrient dans
leur sillage des représentations que l’on voudrait précisément mettre à distance pour
mieux les comprendre, complique assez significativement les choses. Didier Lett souligne
par exemple que, « en ancien français, pas moins de cinquante termes désignent le fait
d’éduquer ou d’enseigner : alever, amender, somondre, amonester, doctriner, reprendre,
chastier, discipliner, monstrer, enseigner, endoctriner, conduire, governer… »1, lesquels
renvoient évidemment à des pratiques différentes. Ce qu’il décrit comme une « richesse
sémantique » est surtout, parce qu’elle est manifestement un système d’ordonnancement
du réel qui ne nous est pas tout à fait familier, une invitation à s’interroger
systématiquement sur les idées et les pratiques que cachent les mots, quand bien même ces
1
Didier Lett, « L’éducation et les conceptions pédagogiques au Moyen-Âge », Recherches et
Prévisions, no 57-58 (1999): 85-89, p.85.

80
mots seraient formellement les mêmes d’une époque à l’autre.

Avant de s’engager dans le travail de déconstruction de nos représentations


contemporaines de l’enseignement, il n’est donc pas inutile de passer en revue nos outils
(les quatre principaux) et surtout d’envisager ce que l’on peut en faire au-delà des usages
habituels. Donc, tant que le(s) sens socio-historiquement situé(s) de termes suivants ne
sont pas spécifiés, sera entendu par :

- « enseignement », les pratiques de transmission un tant soit peu organisées


(identifiées comme étant distinctes du reste des activités sociales et associées à
l’existence de rôles spécifiques comme celui de l’enseignant et de l’élève) de
savoirs ;

- « savoirs (-faire / -être) », les discours et pratiques établis à un moment comme


étant une approche légitime (voire la seule) vis-à-vis d’un objet (qui peut être
un problème, une personne, une situation, etc.) ;

- « contenus d’enseignement », « savoirs scolaires », le corpus des savoirs


sélectionnés et mis en forme à des fins d’enseignement. Ils sont en général
sériés en différents domaines ;

- « histoire scolaire », « histoire enseignée », le domaine de savoirs scolaires


spécifiquement consacré à des récits sur le passé, quels que soient les registres
argumentatifs sur lesquels sont fondés ces récits.

I. La « foi en l’école »1 ou l’histoire des titres de noblesse


accordés à une forme particulière d’enseignement
Cette première partie revient sur quatre grands « moments » de l’histoire de
l’enseignement afin de mettre en relief les caractéristiques structurantes des formes qu’il
prend aujourd’hui, ainsi que notre rapport à celui-ci. Elle montre que l’enseignement tel
qu’on l’entend aujourd’hui (comme activité sociale très spécifique, massive, autorisée à
distribuer de la valeur sociale aux individus etc.) a été bâtie contre (par distinction voire
par opposition à) d’autres formes d’enseignement. Parce qu’il a fallu imposer des pratiques
et des représentations particulières de l’enseignement par rapport à d’autres, elles ont fait
l’objet de « campagnes » – plus ou moins organisées et plus ou moins conscientisées – de

1
Daniel Pennac, Chagrin d’école (Paris: Gallimard, 2007), p.57.

81
légitimation. La socio-histoire de l’enseignement (qui, pour rappel, ne sera pas
intégralement déroulée ici) nous renseigne ainsi sur les rapports d’attachement, d’estime
voire de déférence à l’égard de l’institution scolaire qui se manifestent aujourd’hui : ils
sont le produit de siècles d’édiction de normes quant à sa nécessité et à sa désirabilité. De
ce fait, les propos qui suivent remettent en cause l’analyse selon laquelle les controverses
contemporaines sur l’enseignement de l’histoire seraient des sortes de bulles spéculatives,
éphémères par essence1. Il me semble au contraire, à l’appui des détours socio-historiques
qui suivent, que les emballements dont peut faire l’objet l’enseignement (de l’histoire)
procèdent en grande partie de l’activation de représentations de cet objet assez
profondément ancrées2.
Puisque cette partie dépend beaucoup des études réalisées jusqu’à maintenant sur
l’histoire de l’enseignement et que celles-ci font généralement remonter leur investigations
à la même période (l’empire romain et les premières heures du haut Moyen-Âge) 3, nous
n’irons pas plus loin dans le passé. Nous prenons donc l’histoire de l’enseignement en
route, à un moment où de l’importance est déjà accordée à certaines des formes qu’il revêt,
sans que l’on sache précisément comment elles ont acquis cette légitimité. Pour autant, il
ne s’agit pas de se contenter d’une vision de l’enseignement comme activité

1
Laurence De Cock et Régis Meyran, reprenant le concept de « panique morale » de Stanley
Cohen, forgent par exemple celui de « panique identitaire » pour analyser des polémiques sur
« l’identité nationale » (le chapitre de Laurence De Cock porte plus spécifiquement sur ces
polémiques dans le cadre de l’histoire scolaire). Celui-ci se caractérise entre autres par sa
dimension « volatile – pouvant apparaître et disparaître en un rien de temps » (De Cock et Meyran,
Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences sociales, op.cit., p.12.). Du
reste, cette posture analytique a peut-être à voir avec la position défendue par les auteurs durant les
controverses qu’ils analysent : celle d’une prise de recul par rapport au caractère « enflammé » des
débats et qui rappelle la dimension surfaite de ces derniers.
Les analyses de ce type ne sont toutefois pas légion : les travaux partant du principe que
l’enseignement est évidemment une question essentielle de nos sociétés, preuves en sont les
émotions qu’il suscite, sont en fait plus nombreux.
2
Ce qui ne signifie pas que des mécanismes de radicalisation propres à la dynamique de
controverse (Collovald et Gaïti (dir.), La démocratie aux extrêmes.) jouent également – il s’agit
simplement de souligner ici que pour que l’on se dispute sur un objet, il faut partager une
représentation de cet objet comme « valant la peine », et que ce consensus est particulièrement
solide s’agissant de l’école en raison des manières dont elle a été imposée au cours de l’histoire.
3
Sans que l’on soit informé des raisons justifiant cette façon de borner l’histoire de l’enseignement.
S’agit-il d’une question d’accès aux données (il faut qu’il y ait des traces écrites de l’enseignement
ou des discours portant sur celui-ci, ce qui rendrait par exemple délicat la restitution des situations
d’enseignement, essentiellement orales, chez les Gaulois – le recours à des textes écrits par des
Romains dans les quelques paragraphes que Michel Rouche consacre à ces situations (Rouche,
Histoire de l’enseignement et de l’éducation ; op.cit.) pourrait ainsi révéler cette difficulté), ou
d’une révérence à la norme classique voulant que nos « belles lettres » et nos façons de les
transmettre trouvent leurs racines dans la culture gréco-romaine, ou d’autres raisons ?

82
consubstantielle aux sociétés humaines et donc intemporelle 1, mais plutôt d’essayer de
saisir, sans se prononcer sur « l’avant » empire romain, comment ces formes
d’enseignements et le crédit qu’on leur donne ont été (re)construits au fil du temps. Cette
exploration est déjà riche en apprentissages sur le sous-texte socio-historique de nos
rapports aux contenus d’enseignement. Ainsi, un premier détour par la situation de
l’enseignement dans l’occident romanisé fait prendre conscience de la mesure dans
laquelle l’éventail des formes d’enseignement a été réduit pour que ne soient retenues
comme légitimes que certaines d’entre elles (1). Un retour ensuite sur la montée en
puissance des universités médiévales permet de mieux comprendre les processus par
lesquels un rapport aux savoirs comme codifications abstraites du réel et comme objets
sacrés est imposé devant d’autres formes de savoir en ce qu’il s’y joue un temps fort
desdits processus (2). Puis il est possible, en se penchant sur la politisation massive de
l’éducation à la fin de l’époque moderne (XVI ème et XIXème siècles), de saisir la « force de
frappe » (en matière d’étendue de la diffusion et des outils usités pour susciter l’adhésion)
mise au service de la légitimation de ces formes d’enseignement (3). Enfin, un passage par
les dynamiques de structuration d’un espace de l’enseignement au cours du XX ème siècle en
France et en Angleterre donne à appréhender l’épaisseur et la teneur des codes qui
régissent l’enseignement aujourd’hui, et notamment celui de l’histoire (4).

1. Premières réductions de l’éventail des possibles

Les paragraphes ci-dessous montrent que l’enseignement, qui a été un temps un


ensemble de pratiques fort variables, a commencé à être investi comme outil de
communalisation (du reste limitée) avec l’institutionnalisation de l’Eglise chrétienne au
cours du haut Moyen-Âge. Donc, en lieu et place de ce que nous concevons aujourd’hui
comme des déclinaisons d’une même démarche, l’enseignement, il a d’abord été un
ensemble disparate de pratiques de transmission propres à des espaces sociaux fort

1
On en trouve par exemple une version universitaire dans la préface faite par René Rémond à la
série d’ouvrages sur l’Histoire de l’enseignement et de l’éducation (« L’enseignement est une
fonction capitale en toute société : au même titre que la justice, ou la défense, et aussi indispensable
qu’elles. […] Comme le besoin, dit-on, suscite l’apparition de l’organe apte à le satisfaire, à cette
fonction indispensable a correspondu une institution », Ibid., p.7) ou une version de sens commun
sur le blog de Natacha Polony consacré à l’éducation (« Le titre de ce blog [« éloge de la
transmission »] rend hommage à George Steiner, ainsi qu’à tous les maîtres, dans un monde où il
est de bon ton de les vouer au même sort que les dieux. La transmission, l’éducation et
l’instruction, dans toutes leurs nuances, sont les conditions de la survie de toute civilisation ; ce qui
nous prémunit contre la barbarie », http://blog.lefigaro.fr/education/natacha-polony.html, dernière
consultation le 12 mars 2018).

83
différents. Les fonctions assignées à ces pratiques variaient également en fonction des
espaces dans lesquelles elles ont été construites.

a. L’enseignement dans tous ses états

De l’antiquité gréco-romaine jusqu’à la fin du XIX ème siècle, l’une des formes
légitimes et socialement valorisées de transmission de savoirs est, nonobstant le peu de
place que lui confèrent de nombreux historiens de l’éducation 1, une pratique éminemment
privée : le recours aux précepteurs. Sous l’empire romain, ces relations d’enseignement
individualisées sont l’apanage des familles les plus nanties et visent à « nourrir l’âme »
d’adultes en devenir2. Les traces éparses laissées par ce type d’enseignement à cette époque
semblent indiquer une relative hétérogénéité des contenus et pratiques qui le constituaient 3.
Les pédagogues qui ont la charge de cette éducation bénéficient rarement d’un statut très
élevé4 bien que moins dévalué que celui des éducateurs qui officient dans les écoles (cf.
infra). Ils n’étaient donc pas reconnus comme les détenteurs d’une parole légitime
concernant le sens et la forme que devait prendre leur enseignement. Ceux-ci étaient
davantage régulés par les normes de savoirs-être et savoirs-faire encadrant l’exercice de
fonctions prestigieuses – principalement aux sommets de la hiérarchie politique 5 : la
maîtrise de « l’art oratoire » et, par conséquent, du langage écrit 6, à quoi devait donc

1
Cela tient essentiellement, d’après Jean-Luc Le Cam, à ce que « l’histoire de l’éducation s’est
construite originellement comme la mémoire de l’institution sur elle-même, ce qui ne l’incitait
guère à accorder beaucoup d’attention, ni même de bienveillance, à tout ce qui pouvait sembler
entraver la construction d’institutions publiques d’enseignement. D’une certaine façon, le
préceptorat pouvait être considéré comme l’étape antérieure au développement de la forme
scolaire, et donc l’école comme généralisation et démocratisation, dans un sens progressiste, d’une
formule mise au point initialement pour une clientèle privilégiée » (Jean-Luc Le Cam, « Instruction
privée et pratiques préceptorales du XVème au XIXème siècle », Histoire de l’éducation, no 143
(2015): 9-36, p.13-14).
2
Emmanuelle Valette-Cagnac, « Être enfant à Rome. Le dur apprentissage de la vie civique »,
Terrain, no 40 (2003): 49-64.
3
Stanley F. Bonner, Education in Ancient Rome: From the Elder Cato to the Younger Pliny
(Berkeley: University of California Press, 1977).
4
La « profession », qui n’en était pas une sociologiquement parlant dans la mesure où ses
frontières et son contenu étaient peu stabilisés et pouvaient varier considérablement selon les
maisonnées dans lesquelles elle était pratiquée, était dévolue à une grande diversité d’agents dont la
plupart étaient des esclaves n’ayant pas eu eux-mêmes de formation spécifique et quelques-uns des
rhéteurs ayant reçu un enseignement.
5
Du moins, jusqu’à temps que les relations entre le cercle du pouvoir impérial et les rhéteurs et
orateurs ne se gâtent (voir, à ce sujet, Michael Chiappetta, « Historiography and Roman
Education », History of Education Journal 4, no 4 (1953): 149-56).
6
Michel Rouche note ainsi : « L’orateur ne contribuait pas uniquement à l’apparat des cérémonies
puliques, fêtes ou jeux. Il était naturellement délégué auprès de l’empereur pour les missions

84
préparer l’éducation préceptorale. La pratique antique du préceptorat – dont on retiendra le
caractère hétérogène et, corrélativement, l’absence de portes parole – se perpétue en l’état
au moins jusqu’au haut Moyen-Âge.
Sous l’empire romain déjà, ce mode d’éducation coexiste avec des pratiques
d’enseignement qui, partant d’initiatives privées, gagnent en légitimité et finiront par être
investies par le pouvoir public : les écoles (ludi litterarii). A priori ouvertes à tous (dans les
faits en revanche, les coûts que supposent le règlement de l’éducateur et les déplacements
jusqu’aux écoles1 en font un bien de luxe), elles ne visent pourtant pas à transmettre un
bagage culturel au plus grand nombre. Il s’agit d’abord (jusqu’aux dernières années de
l’empire où le pouvoir central finit par s’intéresser un peu à ces institutions) de former,
pour le compte de familles qui entretiennent avec les maîtres des relations quasi-
contractuelles, des enfants à être des « hommes de bien » et, plus tard, à cultiver des
compétences spécifiques (connaissance du droit surtout) chez les futures élites
administratives de l’empire2. Étant donné la situation de relative concurrence3 avec
l’enseignement préceptoral, des éducateurs travaillant dans les écoles tentent de faire valoir
leurs apports spécifiques en soulignant l’intérêt d’une « éducation publique »4. Ce faisant,
ils participent d’une certaine uniformisation des représentations de l’enseignement pratiqué
dans ces écoles. Ils arguent par exemple qu’elles permettent une formation plus en phase
avec les rôles sociaux que devront assumer les apprenants à l’âge adulte. Le caractère
collectif de l’enseignement qui y est délivré est en effet présenté comme une occasion de
mettre en pratique les compétences oratoires que l’on cherche à développer chez l’enfant.
Il n’empêche que les termes même dans lesquels la cause des écoles « publiques » est

délicates intéressant ses compatriotes : remise d’impôt, grâces diverses etc. Le prestige du rhéteur
était tel que le poids de son art et de sa personne pouvait faire pencher la balance en faveur des
suppliants. La carrière politique était ainsi au bout de l’apprentissage littéraire du verbe » (Rouche,
Histoire de l’enseignement et de l’éducation., p.74). Voir aussi Valette-Cagnac, « Être enfant à
Rome. Le dur apprentissage de la vie civique »; Chiappetta, « Historiography and Roman
Education ».
1
Le maillage du territoire de l’empire par ces ludi litterarii était pour le moins aéré… La carte des
centres d’enseignement en Gaule romaine dans l’Antiquité tardive de Michel Rouche (Histoire de
l’enseignement, op.cit., p.90) est tout à fait parlante de ce point de vue-là.
2
Michael Chiappetta, « Historiography and Roman Education », art.cité.
3
Celle-ci est, semble-t-il, essentiellement perçue par les maîtres d’école eux-mêmes.
4
Le terme est d’époque (on le retrouve notamment sous la plume de Quintilien qui fait référence
par-là aux lieux d’enseignement matériellement distincts des intérieurs privés des familles et où un
même maître pouvait recevoir un grand nombre d’enfant) mais n’a, on l’aura compris, rien à voir
avec ce à quoi renvoie ce terme aujourd’hui. Pour ne citer que cette différence, ces institutions ne
reçoivent pas de fonds publics.

85
plaidée rendent manifeste l’hétérogénéité des pratiques et des professionnels par lesquels
elle existe, comme l’exemplifie cet extrait de l’Institution Oratoire de Quintilien1 :

« D’abord je n’entends pas qu’on envoie l’enfant dans une école où il


soit négligé, et ensuite un bon maître ne se chargerait pas d’un nombre
d’élèves au-dessus de ses forces. [S’il est utile de préciser ce qu’un « bon
maître » devrait faire, c’est que tous ne le font pas] Faisons aussi de ce maître
notre intime ami : ce doit être notre premier soin ; car alors l’affection fera
plus en lui que le devoir, et notre enfant ne sera pas confondu dans la foule.
Rapportez-vous-en d’ailleurs à un maître, si légère que soit son instruction,
pour donner des soins particuliers, et dans l’intérêt de sa propre gloire, à
l’élève en qui il distinguera l’amour de l’étude et d’heureuses dispositions. Au
surplus, de ce qu’on doive fuir les écoles trop nombreuses, ce que je n’accorde
même pas quand l’habilité du professeur justifie le concours, est-ce une raison
pour les fuir toutes ? autre chose est de les éviter, autre chose est de les
choisir. »2

Ces pratiques de transmission de savoir-faire et de savoir-être coexistent des siècles


durant3 avec deux autres manières d’envisager l’éducation : des proto-formes de
compagnonnage et une formation religieuse interne à la chrétienté en pleine expansion. Le
compagnonnage (ou les guildes britanniques) comme modalité instituée de passation de
connaissances a réellement émergé au Moyen-Âge et n’intègre pas le marché commun de
l’enseignement avant le XXème siècle4. Dans le paysage relativement éclaté des pratiques
d’enseignement qui caractérise la Rome antique et le haut Moyen-Âge, la formation
pratique d’enfants à la maîtrise de certaines activités (travail manuel, artisanat) est
toutefois fort répandue5. Ces pratiques relèvent en fait davantage d’une « transmission de

1
Le succès (dans les sphères proches du pouvoir impérial) et la postérité du propos de Quintilien,
qui constitue somme toute une réelle tentative de formalisation de l’enseignement dans les écoles
« publiques », a d’ailleurs fort peu de chances d’être représentatif des rapports entretenus à
l’époque avec l’enseignement étant donné la trajectoire atypique de son auteur (C. V. Ouizille,
« Notice sur Quintilien », Institution oratoire de Quintilien, Tome Premier, Paris, Édition par
C.L.F. Panckoucke, 1840, Bibliothèque nationale de France (ci-après BnF), p.10-29).
2
Ibid. (traduction de C.V.Ouizille), p.74.
3
Ce qui ne présage en rien que les formes respectives de ces pratiques et les rapports de force qui
s’établissent entre elles aient été immuables – loin s’en faut.
4
Prost, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, op.cit.
5
Michel Rouche, Histoire de l’enseignement, op.cit. ; John Lawson, Harold Silver, A Social history
of Education, op.cit.

86
travail » ou « d’expérience »1 que de l’inculcation de discours sur ce/tte travail/expérience
et s’adressent à un public scolaire différent de celui qui étudie l’art oratoire à l’école ou
avec un précepteur : les enfants de commerçants et d’artisans. Elles ont donc un statut
moins élevé que les savoirs considérés comme « généralistes »2 et c’est l’argument de leur
dimension « pratique » qui est mobilisé pour les discréditer. Nous sommes cependant loin
d’hériter en droite ligne de cet état du rapport de force entre tenants de transmissions de
pratiques professionnelles d’un côté et d’inculcation de connaissances réflexives de l’autre.
En effet, il ne se traduit pas en tout temps par une domination du savoir réflexif sur les
compétences pratiques, notamment au cours du Moyen-Âge tardif en Angleterre, où les
marchands et leurs guildes ont de réels pouvoir et reconnaissance sociale 3. La légitimité de
ces connaissances pratiques (qui renvoient plus ou moins à ce que l’on appellerait
aujourd’hui « compétences ») sera toutefois assez radicalement contestée par l’imposition,
à laquelle il sera difficile d’échapper étant donné les moyens engagés par l’Eglise puis par
l’Etat, du Xème au XXème siècle, de normes quant à la supériorité des savoirs réflexifs (voir
infra). Enfin, l’enseignement qui se déploie au sein de l’église catholique appelle un
examen particulier puisque c’est dans ce cadre que s’institutionnalisera par la suite une
éducation « générale ».
Il ressort en attendant de cette courte incursion dans la situation d’enseignement
sous l’empire romain et durant le haut Moyen-Âge que les pratiques d’enseignement sont
relativement peu structurées, variées et assez largement dépendantes, dans l’attribution de
valeurs aux biens d’enseignement et aux personnes qui les produisent, de hiérarchies
sociales qui dépassent les milieux où ces pratiques ont cours et auxquels les insiders
desdits milieux ont peu accès.

1
Geneviève Delbos et Paul Jorion, La Transmission des savoirs (Paris: Éditions de la MSH, 1984),
cité dans Bernard Lahire, La raison scolaire. École et pratiques d’écriture, entre savoir et pouvoir
(Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2008), p.26.
2
Il s’agit ici d’un cadrage très spécifique de la généralité : est général ce qui a trait à une maîtrise
particulièrement codifiée du langage, comme cela est visible dans cet extrait de lettre du rhéteur
Eumène au césar Constance Chlore : « il a su comprendre que la science du bien-dire, qui est aussi
celle du bien-faire, relevait de le prévoyante sollicitude de sa majesté ; la divine intelligence de sa
pensée éternelle lui fait savoir que les lettres sont les fondements de toutes les vertus » (cité par
Michel Rouche, Histoire de l’enseignement, op.cit., p.123, je souligne). Nous aurons l’occasion d’y
revenir dans la seconde partie de ce chapitre. Retenons pour le moment que, en dépit du caractère
tout à fait circonscrit des savoirs valorisés sous l’empire romain, ils sont cadrés comme étant
généraux et que c’est au nom de cet argument sur la généralité que la valeur des contenus
d’enseignement est appréciée.
3
M.A. Dalvi, « A Historical Survey of Commercial Education in England 1543-1902 »,
Comparative Education Review 9, no 2 (1965): 170-76.; John Lawson, Harold Silver, A social
history of education, op.cit.

87
b. L’éducation, une pratique religieuse comme les autres

L’expansion de la chrétienté et la situation de concurrence avec d’autres mises en


sens du monde durant la fin de l’empire romain et le haut Moyen-Âge s’accompagnent
d’une formalisation des pratiques de transmission de la foi (et de tout ce qu’elle implique
alors). L’objectif de conversion du plus grand nombre se traduit d’une part par
l’organisation du catéchuménat pour adultes, perçu au sein de l’Eglise comme un levier
efficace pour faire croire à la nécessité de principes éducatifs « qui s’inspirent du
Seigneur »1. D’autre part, l’Eglise s’institutionnalise également par la formation encadrée
d’un personnel religieux2. Les agents qui participent de ce mouvement sont en général
pétris du système de valeurs reproduit par les écoles antiques dont ils sont issus 3 et
envisagent la pérennité de la chrétienté par l’écriture et le respect de références canoniques
(ici au sens propre et figuré). Les mots par lesquels sont codifiés la foi – i.e. les textes
sacrés, les formules liturgiques – apparaissent alors comme de puissants outils pour
structurer la pratique religieuse en interne et la distinguer d’autres pratiques. Cassiodore,
un homme politique du VIIème siècle converti en chrétien actif, souligne ainsi que « chaque
mot dit et transcrit est une blessure infligée à Satan »4. Les membres du clergé doivent
impérativement, dans ces conditions, maîtriser le langage écrit et oral. Cela est encore plus
vrai dans les monastères, dont beaucoup à l’époque sont conçus pour être des lieux retirés
du monde, où les textes religieux (ou considérés comme pourvoyeurs de préceptes moraux)
doivent être l’unique bagage intellectuel des internes. Ce qui, soit dit en passant, en fait des
micro-sociétés pleinement ancrées dans leur environnement social dont elles reproduisent
les normes et les hiérarchies. Le verbe devient donc rapidement la clé de voûte de
l’organisation de la vie monacale, bien au-delà de l’accès aux écrits bibliques :

« Les relieurs doivent revêtir leurs feuillets d’une belle couverture.


Quant aux moines qui ne sont pas capables de bien écrire, qu’ils aillent cultiver
le potager. Ils y liront aussi les Géorgiques de Virgile ou quelque agronome
romain comme Gargilius, Columelle ou Emilien. Bref, l’étude était partout,
jusqu’au milieu des poireaux »5.

1
Monition de Saint Paul, citée par Michel Rouche, Histoire de l’enseignement, op.cit., p.150.
2
John Lawson, Harold Silver, A social history of education, op.cit., p.8-9 notamment.
3
Jacques Paul, Le christianisme occidental au Moyen-Âge IVème - XVème siècle (Paris: Armand
Colin, 2004).
4
Cité par Michel Rouche, op.cit., p.171.
5
Ibid., p.171.

88
L’éducation, entendue ici comme un apprentissage par la répétition, propre à
inculquer aux jeunes recrues une attitude révérencieuse à l’égard de l’habillage langagier
de la foi, est donc, au même titre que l’exégèse ou la prière, une pratique nécessaire à la vie
religieuse. Plus précisément, elle contribue, comme d’autres, à la (re)production d’un
entre-soi de professionnels de la chrétienté. La disparition progressive des écoles antiques
et la renégociation du statut politique de l’Eglise va commencer à changer cet état de fait
au cours du Moyen-Âge. Mais ce processus montre bien que la dimension
« communalisante » de l’enseignement (nous y reviendrons) n’est pas l’une de ses
caractéristiques intrinsèques mais un produit de l’histoire.

c. Entrée en scène du pouvoir politique et mise au pas de


l’enseignement

L’état peu formalisé, disparate de « l’enseignement » qui vient d’être exposé, et


donc la rareté de discours tenus en son nom, ne va pas durer. La socio-histoire de
l’enseignement de l’antiquité à nos jours est en effet celle d’un long processus – toutefois
non linéaire – de normalisation des pratiques, des représentations et des discours qui le font
exister. Cela tient notamment aux logiques d’institutionnalisation dans lesquelles la
chrétienté se trouve prise qui ont été mentionnées et sur lesquelles nous reviendrons. Mais
cela est également dû aux tentatives d’investissement de l’éducation par différents agents
de l’espace du pouvoir politique, lui-même en cours d’institutionnalisation. L’une des
premières1 est l’intervention de Vespasien en faveur des écoles « publiques ». Son soutien
consiste à en accroître le nombre afin d’uniformiser la formation des hauts administrateurs
de l’empire et d’en spécifier les contenus 2. Cela se traduit par la construction de rôles plus
ou moins standardisés (plutôt moins que plus à l’époque) de professionnels de
l’enseignement, qui deviennent les dépositaires d’une parole légitime sur la question.
Concrètement, il s’agit d’abord de rendre plus attractif le statut d’enseignant (en les
exemptant de charges municipales « telles que logement des troupes, sacerdoces
impériaux, levée des impôts ou magistrature urbaine »3) et de réguler la profession (en
créant des chaires financées par le fisc impérial et en organisant des « concours » pour y
accéder). D’autres interventions de ce type émaillent le haut Moyen-Âge telles que celle de

1
Michael Chiappetta, « Historiography and Roman Education », art.cité ; Michel Rouche, Histoire
de l’enseignement, op.cit., p.96.
2
Tout en cadrant ce resserrement autour de savoirs spécifiques tels que la rhétorique comme
l’acquisition de compétences non spécialisées.
3
Michel Rouche, Histoire de l’enseignement, op.cit., p.96.

89
King Alfred en 894 dans le royaume des Saxons de l’Ouest ou de Charlemagne pour
l’empire carolingien en 789. Dans ces deux cas, les gouvernants à l’origine des prises en
main politiques de l’éducation ont reçu l’enseignement de grammairiens et ont intériorisé
la nécessité de la maîtrise des savoirs qui leur ont été transmis pour l’administration de leur
territoire1. Et dans ces deux cas, il s’agit de reconnaître à l’Eglise le statut de pourvoyeur
doctrinaire principal. Elle est en effet bien implantée dans le royaume des Saxons de
l’Ouest – les moines sont d’ailleurs « les plus proches conseillers du roi »2. L’alliance avec
la papauté est encore davantage marquée chez les carolingiens dont l’empire recouvre,
pour la première fois, l’aire géo-culturelle de la chrétienté continentale. Dès lors, les trois
préoccupations majeures de Charlemagne sont « la réforme liturgique pour unifier toute
l’Eglise de l’Empire, la réforme et l’instruction du clergé, enfin la réforme administrative
par la diffusion de l’écrit. »3 Cette volonté de normalisation du culte et du pouvoir
politique (qui forment alors une même communauté) est tangible dans l’ordonnance
impériale qu’il adresse en 789 à ses sujets :

« Nous voulons que soient fondées des écoles où les enfants puissent
[apprendre à] lire. Dans chaque monastère ou évêché, corrigez
scrupuleusement les psaumes, les notes [l’écriture sténographique], le chant
[d’église], le comput [calcul], la grammaire et les livres religieux ; parce que
souvent, ceux qui souhaitent bien prier Dieu le font mal à cause de livres non
corrigés. Ne permettez pas que vos élèves les altèrent, soit en les lisant, soit en
les écrivant ; et s’il faut copier les Evangiles, le psautier ou le missel, que des
hommes d’expérience les transcrivent avec le plus grand soin. »4

Il est cependant à souligner que ces tentatives sont loin de se réaliser conformément
aux ambitions qui les ont commandées5. Si elles renforcent effectivement la légitimité de
l’Eglise à prendre en charge l’éducation et contribue à figer les représentations collectives

1
Ils ne sont donc pas tant les « précurseurs » dont on souligne souvent l’« œuvre éducative » que,
déjà, les héritiers d’une culture scolaire qui s’implante aux sommets des Etats, bien qu’ils
contribuent à, voire accélèrent, l’édification de cette dernière. John Lawson, Harold Silver, A social
history of education, op.cit., p.11-13 ; Pierre Riché et Jacques Verger, Maîtres et élèves au Moyen-
Âge (Paris: Hachette, 2013)., p.31-35 ; Philippe Depreux, « Ambitions et limites des réformes
culturelles à l’époque carolingienne », Revue historique, no 623 (2002): 721-53.
2
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.13, ma traduction.
3
Michel Rouche, Histoire de l’enseignement, op.cit., p.228.
4
Charlemagne, Admonitio Generalis [Exhoration générale], Ressources virtuelles de la BnF.
5
Pierre Riché, Écoles et enseignement dans le haut Moyen Âge (fin du Vème - milieu du XXIème
siècle) (Paris: Picard, 1989). [1979].

90
sur ce que doit être « l’enseignement » (cf. infra), elles ne font pas émerger un espace
social dont la raison d’être serait l’éducation. Cela ne se produira que sur le long cours et
passera par la structuration d’un monde de la connaissance per se au sein des universités.

2. Les prétentions totalisantes de l’université

La seconde « escale » de cette appréhension des enjeux attachés aux contenus


d’enseignement par l’histoire de leurs constructions n’est pas un plan synchronique des
pratiques éducatives à une époque donnée : il s’agit davantage de se concentrer sur un
univers relativement clos et restreint eu égard au nombre de personnes concernées, à savoir
les universités médiévales. En effet, y sont formalisés des rapports au savoir et à
l’enseignement qui auront une force structurante pour les manières dont seront pensées ces
catégories par la suite. Les savoirs, leur segmentation en domaines d’étude et leur valeur
sociale y acquièrent des sens relativement précis et ceux-ci se voient standardisés à
l’échelle de la communauté dont les universités dépendent : la chrétienté. Si les savoirs et
les enseignements que les universités médiévales régulent relèvent principalement de ce
que nous appellerions aujourd’hui « le supérieur », ces institutions n’en imposent pas
moins certains types de rapports au monde comme finalités ultimes de toute éducation et,
par conséquent, normalisent l’enseignement (ce qui mérite ou non d’en faire partie, la
manière dont il doit être dispensé etc.) bien au-delà du « niveau universitaire » proprement
dit. Comme le notent d’ailleurs Pierre Riché et Jacques Verger, « les universités [n’ont pas]
fait disparaître toute autre forme d’école ou d’éducation. Au contraire, celles-ci tendent
même à se multiplier, avec le développement des petites écoles urbaines, des studia des
nouveaux ordres religieux, d’écoles professionnelles de droit ou d’arithmétique
commerciale par exemple. Mais c’était l’université qui donnait le ton. Son autonomie la
mettait à l’abri des pressions directes des pouvoirs, la qualité de ses enseignements attirait
les étudiants par milliers, le prestige de ses diplômes garantissait la position sociale des
gens de savoir issus de ses rangs. Ainsi est né un modèle, à la fois institutionnel,
intellectuel et social, dont le rayonnement, on le sait, dure encore aujourd’hui »1. Cette
sous-partie souligne ainsi que la légitimation des pratiques d’enseignement est devenue
relativement tôt dans l’histoire fonction de la légitimation – voire la sacralisation – de
savoirs.

1
Pierre Riché, Jacques Verger, Maîtres et élèves…, op.cit., p.17. Michel Rouche évoque quant à lui
le « mélange curieux de respect et de méfiance qui entoure les intellectuels universitaires qui ont
fini par symboliser tout l’enseignement » (Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.424).

91
L’éventail des pratiques d’enseignement se resserre – ou, plus exactement, se densifie
autour de certains de ses plis dont les caractéristiques se font de plus en plus précises – à
mesure que progresse l’implantation de l’Église chrétienne et que le corpus de dogmes sur
lequel elle repose se trouve sociologiquement sacralisé. De fait, la structuration de la
chrétienté en organisation religieuse passe par une stabilisation, un durcissement des
savoirs, des pratiques qui la constituent, mais également de leur dimension sacrée,
notamment en vue de leur transmission. Cette dimension sacrée est affirmée par le
renforcement d’un ordre moral dans lequel le laïque est subordonné au religieux et, surtout,
s’en distingue radicalement1. En sus des impératifs de formation du clergé qui ont d’abord
institué des pratiques d’inculcation de savoirs, il s’agit désormais de convertir les masses.
La cristallisation des attitudes et références chrétiennes que cela entraîne est perceptible
dans l’extrait suivant :

« Chy commence le miroir pour ceux qui ont les âmes en cure… à
information des simples chrestiens et especialement des curés qui le commun
peuple ont spirituellement à gouverner. A savoir quelles choses on doit croire et
quelles choses on doit faire et quelles choses on doit eschiever [éviter] et
quelles choses on doit désirer et trémir [craindre] »2.

Le développement d’un enseignement au-delà de l’entre-soi du clergé afin de fortifier


les remparts symboliques de l’Église est renforcé par la disparition progressive des écoles
antiques après la chute de l’empire romain. L’imposition progressive de la chrétienté
comme système moral de référence tend en outre à rigidifier les pratiques de transmission
des connaissances non prises en charge par l’Église telles que le préceptorat ou
l’enseignement familial3. De plus en plus donc, l’idée de transmission des savoirs et les
pratiques auxquelles cela renvoie sont associées à une ambition de formatage des esprits
(et des corps4) et à la sacralisation d’un ensemble de connaissances. Cette nouvelle 5

1
Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, tome I (Les classiques de l’UQAM
[en ligne], 1912).p.42-45.
2
Sermont du prélat Laurent de la Faye, vers 1380, cité dans Hervé Martin, « L’Église éducatrice.
Messages apparents, contenus sous-jacents, Vème - XVème siècles », Histoire de l’éducation, no
50 (1991): 91-117, p.93, je souligne.
3
Michel Rouche, Histoire de l’enseignement, op.cit ; John Lawson, Harold Silver, A social history
of education, op.cit. Le monde de l’apprentissage et du compagnonnage, qui commence à se
structurer comme tel, continue cependant de dépendre d’un système de normes relativement
autonome.
4
Pierre Riché, Jacques Verger, Maîtres et élèves…, op.cit.
5
Elle est davantage « nouvelle » dans sa portée que dans sa nature.

92
dimension que prend le savoir - qui renvoie alors à des révélations sur le monde tel qu’il
est et tel qu’il devrait être auxquelles il s’agit de trouver les moyens d’accéder – rend
légitime l’émergence de professionnels de la connaissance. De fait, le statut des savoirs
« appelle »1 des rôles de gardiens de ces savoirs et de leur sacralité, de personnes habilitées
à faire usage de ces biens symboliques. Dans une dynamique de renforcement mutuel, le
monde académique, justifié par l’existence de connaissances inaccessibles aux profanes,
qui se développe ainsi au Moyen-Âge appuie en retour le statut du savoir : « le savoir de
strictement utilitaire qu’il était au départ devient un but en soi »2. Les nouveaux
universitaires signent ainsi de nombreuses déclarations enthousiastes sur les bienfaits des
savoirs et de leur appropriation comme celle qui suit :

« Dans la ville des villes, à Paris, dans la rue dite du Fouarre, non
seulement on enseigne les sept arts libéraux mais, de plus, la clarté très
agréable de toute lumière philosophique, répandant les rayons de la pure
vérité, illumines les âmes capables de la recevoir. Là aussi l’odeur la plus
suave du nectar philosophique réjouit l’odorat apte à recueillir une émanation
si délicate »3.

Les universités naissent dans un contexte de densification des tissus urbains où des
groupements de métiers se constituent dans les villes – groupements ou jurandes qui
s’octroient rapidement un monopole dans l’édiction de la norme concernant les savoirs qui
encadrent ces métiers. Le monopole revendiqué est d’ailleurs tangible dans le nom donné à
certains de ces groupements : universitas (totalité), qui renvoie à l’ensemble des praticiens
du métier que le groupement est supposé incarner. La (re)production du savoir s’y organise
progressivement au sein de micro-sociétés qui répondent de deux types de codes : celui qui
régit localement les rapports entre membres de l’université et celui qui structure la foi dans
l’Occident chrétien.

1
Il ne s’agit pas d’une relation mécanique mais bien de la manière dont est justifiée la nécessaire
existence de « savants ».
2
Michel Rouche, Histoire de l’enseignement, op.cit., p.245.
3
Jean de Jandun (1323), cité par Jacques Verger dans Pierre Riché, Jacques Verger, Maîtres et
élèves…, op.cit., p.260. Des propos similaires sont rapportés dans Michel Rouche, Histoire de
l’enseignement, op.cit., John Lawson, Harold Silver, A social history of education, op.cit., ou le
dossier « Crossing Boundaries at European Universities », Education and Society in the Middle
Ages and Renaissance 36 (2010).

93
Localement, les universités sont organisées hiérarchiquement en fonction du degré de
proximité des membres avec le savoir. La notion de « savoirs » qui se construit à cette
époque renvoie d’abord à « l’intelligence et à la beauté de l’Écriture [i.e. des écritures
saintes] »1, c’est-à-dire à des énoncés matériellement encapsulés dans des livres, dont la
vérité est non discutable mais dont il s’agit plutôt de percer les « mystères ». Le degré de
proximité des (apprentis) universitaires avec ces savoirs est appréciée par des indicateurs
de plus en plus standardisés – quand bien même ils paraissent ridicules à l’observateur du
XXIème siècle habitué à une situation de concurrence pour l’accès au savoir nettement plus
accrue2 – comme le nombre d’années passées à l’étude ou les examens (où les étudiants
doivent certifier solennellement avoir lu la quantité d’ouvrages attendue par le jury) 3. Cet
extrait des actes d’un Chapitre Général des dominicains au XIVème siècle l’illustre :

« Personne ne doit être envoyé dans un studium generale, que ce soit


dans sa province ou ailleurs, sans avoir réalisé dans les ordres susmentionnés
de progrès suffisants en logique et en philosophie naturelle, et sans avoir
assisté aux séminaires sur les ‘Sentences’ pendant deux ans dans un studium
particulare, et sans que le témoignage du séminariste, de l’enseignant ou du
maître des étudiants n’estiment que ces derniers ont les bonnes dispositions
pour l’office de séminariste »4.

Par ailleurs, les tâches administratives de l’université sont dévolues à des agents qui
n’ont pas ou peu accès au savoir et qui sont contractuellement les obligés du personnel
savant : bedeaux (appariteurs), libraires, copistes5… La hiérarchie en fonction du rapport
au savoir des individus est doublée d’une hiérarchie entre savoirs qui opère quant à elle
selon la congruence de ces derniers avec le message chrétien. Cette pyramide des
connaissances reste également imprégnée de la valeur supérieure attribuée dans la culture

1
Abélard, cité par Pierre Riché dans Pierre Riché, Jacques Verger, Maîtres et élèves…, op.cit.,
p.139. La grande majorité des domaines d’enseignement (doctrina), quand bien même ils ne
relèvent pas tous de l’exégèse d’écritures saintes, recourent à la référence religieuse pour fonder
leurs axiomes.
2
Lorsque John Lawson et Harold Silver qualifient par exemple ce genre de pratiques
d’« informelles », on est davantage renseignés sur les normes de l’examen universitaire du temps
où ils écrivent que sur celles du Moyen-Âge (A social history of education, op.cit., p.28).
3
Jacques Verger, Les universités au Moyen-Âge (Paris: Presses Universitaires de France - PUF,
2013).
4
Cité dans A.G. Little, « Educational Organisation of the Mendicant Friars in England
(Dominicans and Franciscans) », Transactions of the Royal Historical Society 8 (1894): 49-70.,
p.55, ma traduction.
5
Jacques Verger, Les universités au Moyen-Âge, op.cit.

94
romaine aux savoirs non appliqués et « généraux ». Ainsi la théologie et le droit canon
figurent à la tête du système académique en formation (le doyen général de l’université est
élu ou nommé parmi les membres de ces deux facultés – qui sont alors des subdivisions
disciplinaires de la communauté universitaire), puis vient la médecine et enfin les arts
libéraux1.
S’il est possible d’évoquer la structuration des universités du Moyen-Âge dans
l’Occident chrétien en ces termes généraux, c’est qu’elles ne répondent pas uniquement de
principes organisationnels locaux. D’une part, il y a des circulations européennes de
normes quant à la mise en place de ce genre d’institutions : des références aux « modèles »
parisien et bolonais émaillent ainsi des textes composés dans les universités de Toulouse,
d’Oxford, de Cambridge2. John Lawson et Harold Silver écrivent ainsi que, « tandis qu’une
conscience corporative prenait forme chez les maîtres, les coutumes régissant les
communautés académiques, à l’origine influencée par celles de Paris, l’université phare de
la chrétienté, furent formalisées en statuts écrits »3. Mais cela n’est possible que parce que,
d’autre part, les figures de savants académiques qui émergent alors sont construites en
référence aux valeurs d’un groupe, qui existe de plus en plus en tant que communauté, et
qui s’étend sur de nombreux pays de ce qui constitue l’Europe d’aujourd’hui : la
chrétienté. Cette inscription des premières universités dans la communauté chrétienne
rigidifie considérablement le statut sacré des savoirs. Celui-ci ne manque pas d’apparaître
dans le récit que font John Lawson et Harold Silver de l’autorité qui fonde la connaissance
au Moyen-Âge : « En tous cas, dans la pensée orthodoxe médiévale, la vérité ne devait pas
être découverte par l’enquête ou l’expérimentation : elle se trouvait dans les Ecritures
saintes, chez les Pères, Aristote et dans d’autres textes dont l’autorité était alors
indiscutable, et elle devait être extraite puis interprétée suivant les règles de la logique et la
raison au cours de séminaires et de disputations »4.

1
Jacques Verger note ainsi : « La division et la hiérarchie des facultés reproduisaient celles des
disciplines telles qu’elles étaient formulées dans les classifications traditionnelles du savoir, et,
c’est ainsi que, la théologie étant la science supérieure dont la philosophie n’était que la ‟servante”,
les théologiens réclamaient le premier rang au sein de l’université et une sorte de droit de regard
sur leurs collègues, en particulier les jeunes philosophes de la faculté préparatoire des arts » (dans
Pierre Riché, Jacques Verger, Maîtres et élèves…, op.cit., p.204.
2
Jacques Verger, Les universités au Moyen-Âge, op.cit. ; John Lawson, Harold Silver, A social
history of education, op.cit.
3
Ibid., p.27.
4
John Lawson, Harold Silver, A social history of education, op.cit., p.31, ma traduction.

95
Contrastant de ce fait assez fortement avec les périodes et les espaces de
l’enseignement passés, les universités sont le berceau nombreux discours visant à réguler
les pratiques d’enseignement (en spécifiant les contours et les contenus qu’elles doivent
prendre et en leur associant de manière exclusive l’étiquette d’« enseignement »)1. Et,
parce que ce dernier a pour valeur de référence la sacralité des savoirs, les discours en
question véhiculent l’idée qu’un bon enseignant est avant tout quelqu’un qui transmet à ses
élèves le respect, voire la déférence avec lesquels il convient d’aborder la connaissance 2.
De ce fait également, les tâches de dialogue exclusif (perçu comme tel en tous cas) avec le
savoir sont davantage valorisées que celles qui consistent à le transmettre, bien qu’elles
soient quasi systématiquement assurées par les mêmes personnes au sein des universités.
Cette distinction statutaire est donc un produit de l’histoire et non pas une propriété
naturelle de l’enseignement3.
L’enseignement, entendu comme transmission de connaissances généralement
abstraites qu’il convient de révérer en raison de leur statut sacré, devient alors une pratique
spécifique, sur laquelle les universitaires revendiquent un monopole. Cette entreprise de
monopolisation aboutit d’ailleurs quasi intégralement au cours du XIII ème siècle4. Elle est
servie par un processus d’autonomisation de l’espace universitaire vis-à-vis d’une part du
pouvoir politique et, d’autre part, de la hiérarchie religieuse. En effet, bien que les
universitaires soient, en théorie du moins, membres du clergé (ils ont reçu la tonsure), ils
évoluent dans un monde de plus en plus pensé et matériellement organisé comme
spécifique, au sein de celui de la religion. En fait, les universités s’apparentent rapidement
aux institutions totalitaires analysées par Erving Goffman 5 : rituels d’entrée dans
l’institution qui marquent l’endossement d’une nouvelle identité (cérémonie d’initiation,
tonsure, remise du costume), quotidien des membres fortement régulé par un ensemble de
normes leur dictant ce qu’ils doivent faire et être (organisation et contenu des journées,

1
Ibid. ; Michel Rouche, Histoire de l’enseignement, op.cit.
2
Jacques Verger, Les universités au Moyen-Âge, op.cit.
3
Michel Rouche tient par exemple à ce sujet un propos qui durcit la distinction entre rapport au
savoir et rapport aux apprenants et recouvre ainsi d’une couche d’évidence son caractère
socialement construit : « Nous constaterons une fois de plus que l’enseignement n’est pas la
scolarisation et que l’éducation ne se réduit point à la pédagogie. La société médiévale, aux
multiples liens verticaux et horizontaux, l’avait compris », Histoire de l’enseignement, op.cit.,
p.293-294.
4
Michel Rouche, Histoire de l’enseignement, op.cit. ; Jacques Verger, Les universités au Moyen-
Âge, op.cit. ; « Crossing Boundaries at European Universities », op.cit.
5
Erving Goffman, Asiles (Paris: Les éditions de minuit, 2003[1961]).

96
relations autorisées1, nourriture, vêtements2…), résidence en général permanente des
membres dans cet univers auto-régulé. L’adage tiré des Confessions de Saint Augustin et
intégré au XIIIème siècle dans le Décret de l’Université de Paris est de ce point de vue tout à
fait parlant : « Il est honteux qu’une partie ne s’accorde pas avec le tout (universitas) »3.
Cette autonomisation relative n’ôte en rien aux savoirs leur sacralité, dont on a vu qu’ils
continuent d’être amarrés au régime de vérité de la chrétienté. En revanche, celle-ci est
doublée par l’apparat proprement universitaire des savoirs, puisqu’ils deviennent des
moyens de reconnaissance certifiés par l’université et valables également en dehors de ses
murs4.

3. L’école de la nation

L’enseignement, de milieu en voie de structuration adossé idéologiquement à la


chrétienté, va devenir au cours du XVIIIème siècle, et de façon marquée à la fin du XIX ème
siècle, une institution publique de part et d’autre de la Manche. J’entends par « institution »
une forme stabilisée (bien que ses limites et contenus puissent toujours être soumis à
renégociations) de normes et de pratiques 5 et renvoie par « publique » non pas à une prise
en charge par l’Etat mais à la représentation partagée selon laquelle tous les membres
d’une communauté politique sont concernés par ce qui est « public ». Ce processus, ni
unidirectionnel ni régulier, va redistribuer les titres de tutelle de l’enseignement et
considérablement rigidifier cette nouvelle répartition. En effet, parce qu’il est l’un des
produits d’un renouvellement de ce qui fonde le lien politique, qui se traduit par la « mort
1
La proscription du mariage, par exemple, était rarement formalisée dans des statuts écrits mais
pesait de toute sa force de règle sociale collectivement admise et reproduite sur les membres de
l’université : la « conception interne et externe du métier de professeur aboutissait pratiquement à
interdire le mariage. Dans certains cas, si maître ou écolier passaient outre, ils se voyaient en butte
à la risée publique et au charivari, au milieu du tintamarre des poêles à frire et des trompettes,
comme de vulgaires veufs incontinents », Michel Rouche, Histoire de l’enseignement, op.cit.,
p.413.
2
La codification de l’habillement est adossée et entérine l’organisation hiérarchique de l’université,
comme le donne à voir cet extrait relativement précis des statuts de l’Université de Paris rédigés
par Robert de Courçon en 1215 : le maître ès arts se distingue par son vêtement, il doit « avoir une
robe arrondie, noire et tombant sur les talons, au moins quand elle est neuve. Il peut
convenablement porter manteau. Il ne doit pas avoir de souliers lacés, passant sous sa robe
arrondie ; jamais il ne doit s’en permettre qui soient recourbés à l’extrémité ». Cité dans Ibid.,
p.412.
3
Cité dans Ibid., p.413.
4
Pierre Riché, Jacques Verger, Maîtres et élèves, op.cit.
5
Cette définition s’appuie sur les travaux classiques menés en sociologie des institutions (Jacques
Lagroye et Michel Offerlé, Sociologie de l’institution (Paris: Belin, 2011); Virginie Tournay,
Sociologie des institutions (Paris: Presses Universitaires de France - PUF, 2011)).

97
[physique ou symbolique] des rois » et la « naissance de la Nation »1, l’enseignement – ses
missions, ses contenus, son organisation matérielle – va se voir draper de couleurs
nationales. Les pratiques d’enseignement qui se développent dans les établissements
relevant de ces nouvelles perspectives tendent à être instituées comme normes en matière
d’éducation. De fait, les autres pratiques qui existent encore (comme la transmission
d’expérience via le compagnonnage par exemple) s’étiolent en tant que dispositifs
d’apprentissage spécifiques et autonomes. Du reste, les savoirs placés au cœur de ce qui se
dessine alors comme la forme d’enseignement légitime ne perdront pas la dimension sacrée
qui leur a été attachée durant leur première institutionnalisation de grande ampleur dans les
universités médiévales – bien au contraire.

a. Rapports à l’enseignement à la veille de l’éveil national

À l’apogée de l’autonomie des universités médiévales déjà, le pouvoir politique et


les structures d’enseignement entretenaient des rapports de dépendance et d’influence
réciproques. De fait, la royauté avait toute souveraineté sur les territoires sur lesquelles
celles-ci étaient implantées et s’est trouvée à plusieurs reprises en demeure de réglementer
les rapports entre les membres des mondes académiques et le reste des sujets, en amont ou
en aval des nombreux conflits « de voisinage » qui ont émaillé l’histoire des universités 2.
Les arbitrages politiques concernant ces dernières leur étaient du reste généralement
favorables, dans la mesure où elles représentaient de réelles mannes économiques pour les
Etats. Ces interdépendances se durcissent à mesure que l’accès aux postes de pouvoir se
trouve conditionné à un bagage universitaire – un phénomène qui procède de l’intrication
de la valeur grandissante attribuée à l’enseignement par la noblesse d’une part et du
développement des savoirs sur l’« art de la guerre » d’autre part. La profession d’avocat se
trouve ainsi être la première activité séculaire à être enseignée dans le cadre d’une
formation visant explicitement la production de professionnels de la harangue 3. Plus
fondamentalement, ce sont des situations de conflit ou de concurrence qui génèrent des
investissements des cursus d’enseignement de la part des dirigeants. En effet, les
universités et ce qu’elles promettent en terme de rayonnement politique, mais également
économique et militaire (à partir du moment où l’enseignement est envisagé comme
1
Hermet, Histoire des nations et du nationalisme en Europe., op.cit., p.83.
2
Michel Rouche, Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.395 et sqq ; Pierre Riché, Jacques
Verger, Maîtres et élèves…, op.cit., p.188 et sqq ; John Lawson, Harold Silver, A social history…,
op.cit., p.25-26.
3
Ibid., p.38.

98
permettant d’améliorer son industrie et son armée), sont de plus en plus pensées comme
« coups » joués sur l’échiquier des concurrences royales de l’Europe d’alors.
Marc Venard note ainsi que : « plusieurs universités nouvelles […] doivent leur
naissance au conflit entre les couronnes de France et d’Angleterre : à Poitiers et Bourges,
qui récompensent les provinces fidèles au roi de France, répondent Caen et Bordeaux, dans
les possessions du roi d’Angleterre. […] Cette prolifération traduit un changement de
fonction des universités, qui tendent à ne plus être que les centres de formation des cadres
politiques et ecclésiastiques dont les États ont besoin »1.
Par ailleurs, les guerres de religion – dans la mesure où la plupart des Etats
européens sont, jusqu’à la fin du XVIII ème siècle, officiellement liés à des dogmes religieux
– tendent à morceler la communauté des savoirs qui englobait peu ou prou les élites de
l’ensemble de la chrétienté européenne au cours du Moyen-Âge central et tardif. Émergent
donc en lieu et place de celle-ci des espaces d’enseignement davantage bornés par les
frontières des royaumes puisque les séjours universitaires en des territoires acquis à une
confession adverse équivaut, pour le cardinal d’Armagnac (1584), à « tomber dans les
griffes du Diable »2 et, plus prosaïquement (mais tout de même), à s’exposer à de réelles
persécutions. De la fin du Moyen-Âge à l’Ancien Régime en France et la formation du
Royaume-Uni outre-Manche, les foyers de structuration des savoirs et de l’enseignement
légitimes ont donc de plus en plus partie liée avec les tenants du pouvoir politique – ils
sont davantage régulés par lui et assurent de multiples manières son assise et son
développement dans des proportions jusqu’alors inégalées 3. Cela est particulièrement
patent en France où l’absolutisme monarchique met quasiment fin à l’autonomie des
universités. Cette percolation des sphères de l’enseignement d’une part et politico-
religieuse de l’autre, tout en rendant pensable, voire incontournable, l’intervention de l’Etat
dans l’éducation, est toutefois sans commune mesure avec la politisation massive de
l’enseignement qui marque les sociétés française et britannique aux dernières heures du
XIXème siècle.
Le tournant politique de l’enseignement est en réalité un véritable désencastrement
des savoirs (universitaires et scolaires) et de leurs structures de transmission du champ
religieux. Bien que, comme on l’a vu, la relative autonomie dont ont pu jouir les

1
Lebrun, Venard, et Quéniart, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, op.cit., p.185.
2
Cité par Marc Venard, Ibid., p.222.
3
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.164-218 ; François Lebrun, Marc
Venard, Jean Quéniart, Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.185-270 notamment.

99
universités au milieu du Moyen-Âge en faisait des espaces où « le savoir » et son
enseignement étaient considérés comme des fins en soi, la production et la transmission de
connaissances sont, jusqu’à la fin du XIXème siècle, rattachées en Occident au monde
religieux. Et si ce dernier est, du Moyen-Âge au XVIIIème siècle, de plus en plus dépendant
des pouvoirs politiques, il n’en reste pas moins que la légitimité du savoir continue d’être
indexée sur la sacralité du message religieux et garantie par une prise en charge de
l’enseignement par des clercs. En France, l’enseignement est assuré par divers ordres
religieux tout au long de l’Ancien Régime (et au-delà, bien que sous de nouvelles
modalités) avec l’appui de la royauté qui y voit là le meilleur moyen d’assurer la diffusion
et le maintien du message chrétien.
L’ordonnance de Blois (1579) va par exemple dans ce sens. Henri III y salue les
bienfaits de « l’institution des séminaires et collèges… pour l’instruction de la jeunesse
tant aux bonnes et saintes lettres qu’au service divin » et enjoint aux archevêques et
évêques « d’en dresser ou instituer en leurs diocèses et aviser de la forme qui semblera être
la plus propre selon la nécessité et condition des lieux et pourvoir à la fondation et dotation
d’iceux par union de bénéfices, assignation de pensions ou autrement »1.

Et on retrouve cette foi en la nécessité de la connaissance comme contenu religieux –


et donc en sa prise en charge par des professionnels de la religion – à diverses échelles du
pouvoir politique, comme chez le seigneur de Saint-Chamond, qui tente vers 1590 de
convaincre les jésuites de fonder un collège dans sa ville, arguant que « c’est un des
meilleurs moyens pour empêcher à l’avenir que l’hérésie ne prenne pied en ce lieu »2. En
Angleterre, l’Eglise est également la garante symbolique et matérielle de l’enseignement
jusqu’à la seconde moitié du XIXème siècle, bien que cela ne se traduise pas tout à fait dans
les mêmes termes. En effet, la Réforme entreprise au XVI ème siècle rompt les liens du
pouvoir religieux local avec la papauté et la communauté catholique européenne, ce qui
déstabilise les pratiques d’enseignement auparavant adossées à la hiérarchie et au crédo
religieux (Henry VIII interdit par exemple à partir de 1535 l’enseignement de loi canonne

1
Cité par Marie-Madeleine Compère et Dominique Julia, « Les collèges sous l’Ancien Régime :
présentation d’un instrument de travail », Histoire de l’éducation, no 13 (1981): 1-27., p.12. La
prise en charge de l’enseignement par des ordres et congrégations religieux, dans une conception
du savoir comme soutien ou voie d’accès aux mystères de la foi est en outre fortement attestée et
documentée dans le reste de l’article, ainsi que dans : François Lebrun, Marc Venard et Jean
Quéniart, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, tome II, op.cit., p. 239-374 ; Antoine Léon,
Pierre Roche, Histoire de l’enseignement en France, op.cit., p.36-42.
2
Cité par Marc Venard dans François Lebrun, Marc Venard et Jean Quéniart, Histoire de
l’enseignement et de l’éducation, tome II, op.cit., p.347.

100
romaine, mettant ainsi un terme abrupt à l’une des facultés jusqu’alors des plus prospères) 1.
Le pouvoir politique ne remet cependant pas en cause la légitimité des clercs à produire et
à transmettre le savoir, pour peu que celui-ci ne se réfère plus à la papauté, et ils continuent
de fait à assurer ces fonctions. La « parenthèse » puritaine du début du XVIIème siècle va
beaucoup plus loin en termes d’implication de l’Eglise dans l’enseignement que la
reconnaissance tacite de l’indissociabilité entre connaissance et message religieux, entre
enseignement et personnel religieux qui prévalait au moment de la Réforme 2. Nombre de
puritains, dans un climat d’effervescence et de tensions autour de l’éducation, plaident
pour l’instauration d’un système d’enseignement « national », l’enjeu étant le rapport
direct des fidèles avec les textes sacrés (« La Bible avait rendu tous les hommes libres et
dès lors qu’ils pourraient tous lire et en prendre la mesure par eux-mêmes, la vérité
éclaterait et le Royaume de Dieu serait à portée de main »)3.

b. « Pour la Patrie, par l’École » 4

L’émergence et la consolidation d’un système européen de nations au cours des


XVIIIème et XIXème siècles vont de pair avec un formidable mouvement de politisation de
l’enseignement. J’entends par là un réagencement des frontières délimitant et définissant ce
qui relève du politique (ici de l’espace spécialisé de la politique et son administration) par
lequel l’enseignement est mis sous tutelle de cette autorité 5. Il s’agit d’une acception du
terme qui renvoie à la fois à une temporalité relativement longue et à un niveau d’analyse
macrosociologique qui donnent à voir les mécanismes par lesquels l’activité politique en
vient à être différenciée d’autres sphères de pratiques 6, notamment en marquant
matériellement et symboliquement les domaines dont elle est tutélaire. Parce qu’elle
procède d’un mouvement par lequel le lien et la souveraineté politiques sont traduits en
1
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.95.
2
Joan Simon, « The Reformation and English Education », Past & Present, no 11 (1957): 48-65.
3
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.153.
4
Il s’agit là du début de la devise de la Ligue de l’enseignement à ses débuts (Jean-François
Chanet, « Pour la Patrie, par l’École ou par l’Épée ? L’école face au tournant nationaliste », Mil
neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, no 19 (2001): 127-44.).
5
Cette « version » du concept emprunte aux différentes théorisations de la politisation comme
transgression de frontières : Jacques Lagroye, « Les processus de politisation », in La politisation,
Jacques Lagroye (dir.) (Paris: Belin, 2003)., p.360 ; Lionel Arnaud et Christine Guionnet, Les
frontières du politique. Enquête sur les processus de politisation et de dépolitisation (Rennes:
Presses Universitaires de Rennes, 2005)..
6
Yves Déloye et Florence Haegel, « Politisation. Temporalités et échelles », in Sociologie plurielle
des comportements politiques. Je vote, tu contestes, elle cherche..., Presses de Sciences Po (Paris:
Olivier Fillieule, Florence Haegel, Camille Hamidi, Vincent Tiberj, 2017), 331-49.

101
termes nationaux, cette politisation s’accompagne d’une nationalisation et d’une
« nationisation » (la nation devient le cadre de pensée prévalent) de l’enseignement.
La force du nationalisme – ou du sentiment national – est bien souvent présentée
dans les études portant sur ces phénomènes comme étant adossée à une prise en charge
massive de l’éducation par l’Etat-Nation. Ernest Gellner pose ainsi que, « à la base de
l’ordre social moderne se trouve non le bourreau mais le professeur. Ce n’est pas la
guillotine mais le (bien nommé) doctorat d’État qui est l’instrument principal et le symbole
essentiel du pouvoir d’État. Le monopole de l’éducation légitime est maintenant plus
important et plus décisif que le monopole de la violence légitime »1 ; tandis que l’on peut
lire chez Eric Hobsbawm que « les États allaient utiliser des mécanismes de plus en plus
puissants pour communiquer avec leurs habitants, et surtout les écoles primaires, afin de
diffuser l’image et l’héritage de la ‟nation”, d’inculquer l’attachement à cette nation et de
lier le tout au pays et au drapeau, inventant souvent dans ce but des ‟traditions” ou même
des nations »2 ; chez Anne-Marie Thiesse que « l’éducation constitue, bien sûr, une pièce
maîtresse dans [le] dispositif [de nationalisation]. On y apprend non seulement la langue,
l’histoire ou la géographie de la nation, mais aussi comment être et penser nationalement.
L’éducation morale s’insère dans l’apprentissage de la nation »3. Ils n’expliquent toutefois
pas comment cet investissement de l’éducation par les pouvoirs se constituant
progressivement comme les garants de « nations » est rendu possible, comment il prend
forme4. Parallèlement, la plupart des historiens de l’éducation enregistrent les accélérations
de l’investissement politique dans l’enseignement sans nécessairement rattacher ces
observations au contexte de nationalisation de l’Europe occidentale. Ils font régulièrement
usage de termes tels que la « vie nationale », « nationalisation des propriétés », « repli
national »5 pour rendre compte d’événements ou de tendances datant d’avant l’émergence
1
Gellner, Nations et nationalisme, op.cit., [1983], p.54.
2
Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780. Programme, mythe, réalité, op.cit., p.173.
3
Thiesse, La création des identités nationales, op.cit., p.240-241.
4
C’est un peu moins vrai pour Anne-Marie Thiesse, qui revient dans un autre ouvrage sur les
discours qui, dans les manuels scolaires, avaient visiblement pour ambition de faire aimer aux
petits écoliers leurs petites patries et à travers elle « la France » : Anne-Marie Thiesse, Ils
apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Edition de la Maison
des Sciences de l’Homme (Paris, 1997).
5
Respectivement, John Lawson & Harold Silver, A social history of education, op . cit., p. 54 et 91,
François Lebrun, Marc Venard et Jean Quéniart, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, tome
II, op.cit., p. 222. Une recension exhaustive serait ici particulièrement fastidieuse étant donné que
l’objet du propos n’est pas l’inconscient national des historiens de l’éducation. Le lecteur désireux
de prendre plus précisément la mesure du phénomène pourra toutefois se référer aux textes sus-
cités, ou encore à Marie-Madeleine Compère et Dominique Julia dans « Les collèges sous l’Ancien

102
massive des nations modernes sans préciser qu’ils aient pu avoir un contenu différent à
l’époque. Ils n’objectivent pas davantage ce phénomène ni, par conséquent, n’en font une
variable explicative pour rendre compte de l’investissement politique conséquent et
durable dans l’enseignement qui caractérise la fin du XIX ème et l’aube du XXème siècle en
France et en Angleterre notamment. En somme, tout se passe comme si le caractère
national du monde (occidental) tel que nous le connaissons aujourd’hui n’avait pas d’acte
de naissance socio-historique ou du moins comme si celui-ci était éminemment diffus et ne
modifiait pas substantiellement la relation triangulaire Etat-Eglise-enseignement. Or il
s’avère que, non seulement la question de l’accès au savoir a partie liée avec l’émergence
des nations mais aussi que cette dernière tend à renforcer partout en Europe occidentale le
contrôle étatique sur les pratiques de transmission de valeurs, l’école en premier chef. Guy
Hermet, dans l’une des rares études (qui est sans doute plutôt une somme réalisée à partir
de différentes enquêtes) sur la naissances des nations prenant au sérieux les conditions
matérielles et symboliques de la politisation de l’enseignement, rappelle tout d’abord que «
si l’instruction populaire s’est répandue assez tôt dans certains milieux paysans, elle l’a
fait, pour l’essentiel, pour des motifs liés aux luttes de deux confessions [protestante et
catholique] rivales soucieuses de mieux catéchiser leurs ouailles, et non pour des raisons
politiques »1. Cet accès de plus en plus facilité à la connaissance, combiné aux
bouleversements économiques des deux révolutions industrielles, a pour conséquence une
remise en cause marquée du rapport entre gouvernés et gouvernants. Les élites (pour
l’essentiel) qui contestent la royauté tentent de la supplanter (et y parviennent) par une
allégeance à une entité supposément plus englobante : la nation2. En réalité, « le peuple »
qui est censé se fondre dans l’idée de nation n’est qu’une nouvelle catégorie de
légitimation du pouvoir et les masses populaires ne se voient pas plus que par le passé
intégrées aux politiques nationales3. Mais c'est désormais en leur nom que ces dernières
sont conduites. Et le lien politique faisant le ciment des Etats repose alors sur l’idée de
« communauté politique » dans son ensemble. Il faut donc faire exister dans le quotidien

Régime », art. cité ; Joan Simon, « The Reformation and English Education », art. cité ; M. A.
Dalvi, « A Historical Survey of Commercial Education in England 1543-1902 », Comparative
Education Review, Vol. 9, N°2, 1965, p.170-176 ; Antoine Léon, Pierre Roche, Histoire de
l’enseignement, op.cit ; Pierre Riché, Jacques Verger, Maîtres et élèves au Moyen-Âge, op.cit. et
Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France, 1ère partie, Québec, Les classiques de
l’UQAM, 2002 [1938].
1
Guy Hermet, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, op.cit., p.71.
2
Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme, op.cit.
3
Guy Hermet, Histoire des nations…, op.cit., p.89-97 notamment.

103
des membres de ces nouvelles « nations » ce lien qui les unit à tous les autres et les
« nouvelles » élites nationalistes se tournent pour cela vers l’enseignement, en raison du
statut prisé dont il bénéficiait alors déjà (cf. supra)1.

Plan rapproché sur le cas français

En France, où la période des Lumières est symptomatique de la remise en cause de


l’ordre politique fondé sur la sacralité d’une maison royale tout autant qu’elle y participe,
la Révolution est un moment clé dans la redéfinition du rôle de l’Etat vis-à-vis de l’Eglise
et de l’enseignement. La mainmise du religieux sur l’éducation se trouve critiquée, entre
autres pour sa contribution à la légitimation des hiérarchies sociales de la royauté. L’Eglise
est en effet symboliquement et matériellement associée à la domination royale, elle
participe d’un ordre politique légitimé « par en haut », par le pouvoir sacré des rois2. Il est
toutefois intéressant de noter qu’avec l’essor de la rhétorique nationale, la délégitimation
de l’Église procédera par un renvoi de ce qu’elle incarne à l’altérité, voire à l’ennemi,
puisqu’elle sera fréquemment décriée comme étant « un État dans l’État, dirigés de
l’étranger »3.
Les révolutionnaires – en dépit de la disparité et, parfois, de la plasticité des
positionnements de ces derniers, rares sont ceux qui ne soutiennent pas la sécularisation de
l’enseignement – dans leur volonté de faire advenir une société centrée (symboliquement
du moins) sur les individus qui la composent, demandent à ce qu’une éducation
« publique » soit délivrée à tous les citoyens (i.e. les jeunes garçons). Pour Condorcet,
« l’instruction publique est un devoir de la société à l’égard des citoyens ». L’argument
principal avancé en faveur de cette récupération de l’enseignement par la « force

1
Elles ont par ailleurs recours à des outils d’adhésion collective valables à leurs yeux, tels que la
conscription, les rituels politiques, l’invention de traditions communes etc., comme le rappelle
Anne-Marie Thiesse dans L’invention des identités nationales, op.cit., où elle évoque la « check-
list identitaire » dont sont pourvues les nations qui se structurent en Europe occidentale de la fin du
XVIIIème au début du XIXème siècle. Voir aussi Andy Green, Education and State formation. The
Rise of Education Systems in England, France and the USA (London: Macmillan, 1990).
2
James Murphy, « Religion, the State, and Education in England », History of Education Quaterly
8, no 1 (1968): 3-34; Pierre Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d’État. Un modèle de la
genèse du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales 118 (1997): 55-68.
3
François Lebrun, Marc Venard, Jean Quéniart, Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.545 ; voir
aussi John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.164-190.

104
publique » est « l’égalité des citoyens »1, donc l’idée que les Français ne sont plus,
dorénavant, les sujets hiérarchiquement ordonnés du roi mais les membres statutairement
interchangeables d’une communauté politique. Ainsi, de manière assez visible, la charge
portée lors de la Révolution contre l’enseignement religieux se préoccupe davantage de
l’ordre politique qu’il est accusé de consolider que des contenus qu’il véhicule, comme
l’illustre cet extrait plus substantiel des mémoires sur l’éducation de Condorcet :

« Dans les siècles d’ignorance, à la tyrannie de la force se joignait celle


des lumières faibles et incertaines, mais concentrées exclusivement dans
quelques classes peu nombreuses. Les prêtres, les jurisconsultes, les hommes
qui avaient le secret des opérations de commerce, les médecins même formés
dans un petit nombre d’écoles, n’étaient pas moins les maîtres du monde que
les guerriers armés de toutes pièces ; et le despotisme héréditaire de ces
guerriers était lui-même fondé sur la supériorité que leur donnait, avant
l’invention de la poudre, leur apprentissage exclusif dans l’art de manier les
armes. […] Il ne peut plus y avoir de ces doctrines occultes ou sacrées qui
mettent un intervalle immense entre deux portions d’un même peuple. »2

En lieu et place de l’ancien système d’allégeances politiques, il s’agit d’instituer la


supériorité de la Nation et l’enseignement, parce qu’il est déjà perçu à l’époque comme un
foyer d’édiction de la norme, est investi comme outil pour y parvenir. Guy Hermet relève
d’ailleurs que « dans les années 1790, le mot même d’instituteur symbolise ce dessein,
puisqu’il signifie ‟celui qui institue la Nation” »3. Les révolutionnaires mettent donc en
place un dispositif d’assermentation par lequel les personnes pourvoyant à l’éducation des
enfants, qu’elles soient clercs, prêtres ou laïcs, doivent solennellement affirmer leur
« allégeance à la Nation »4. Ce qui se traduit par une « nationalisation » de l’enseignement
à deux niveaux : d’un côté, cela participe de la refondation de l’ordre politique sur ce qui
est censé constituer le corps de la République, à savoir la nation ; de l’autre côté, elle
entraîne un bras de fer de plus en plus tendu avec la papauté qui renforce l’idée qu’il existe
une communauté politique nationale qui se distingue – et même, ici, s’oppose frontalement

1
Les cinq mémoires (200 pages environ) comportent 95 occurrences du terme, toutes les sous-
sections et digressions y étant ramenées par l’auteur.
2
Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, Marquis de Condorcet, Cinq mémoire sur l’instruction publique,
1791 [En ligne], Les classiques de l’UQAC, p.13-14.
3
Guy Hermet, Histoire des nations…, op.cit., p.106.
4
Philippe Portier, L’État et les religions en France : une sociologie historique de la laïcité
(Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2016)., p.37.

105
– de la communauté catholique. Le processus de radicalisation des positions de l’Eglise et
des révolutionnaires (la voie de coexistence pacifique trouvée avec le principe
d’assermentation ne tient pas longtemps et dégénère vite en bain de sang 1) rigidifie
l’existence de l’entité nationale qui s’oppose à Rome.
Cette politisation de l’enseignement dans le sens d’une revendication de contrôle,
par le pouvoir politique, de l’éducation des « citoyens » se fait toutefois d’abord largement
dans les esprits, avec le langage et la loi comme armes dans la mesure où aucun
gouvernement révolutionnaire n’a les moyens de ses ambitions réformatrices 2. Le régime
napoléonien ne modifie pas fondamentalement cet état de fait. La mise en place des
Universités impériales à partir de 1806 vise davantage à absorber l’influence religieuse sur
l’enseignement qu’à la combattre – comme le souhaitaient alors de nombreux juristes –
tout en confirmant de la sorte la légitimité de l’Etat à prendre en charge l’éducation des
administrés.

Napoléon déclare ainsi le 11 mars 1806 au Conseil d’Etat : « Ceux qui


proposent de laisser les frères ignorantins en dehors de l’Université ne
s’aperçoivent pas qu’ils vont contre leur but ; c’est en les comprenant dans
l’Université qu’on les rattachera à l’ordre civil et qu’on préviendra le danger
de leur indépendance. Il ne s’agit pas de savoir si on les établira ; le fait est
qu’ils existent malgré l’administration : je conclus qu’il vaut mieux les
régulariser ; ils ne seront plus dangereux dès qu’ils n’auront plus de chef
étranger ou inconnu »3. Ou encore : « Je veux former une corporation non de
Jésuites qui aient leur souverain à Rome, mais de Jésuites qui n’aient d’autre
ambition que d’être utiles, et d’autre intérêt que l’intérêt public »4.

La renégociation des rapports entre Eglise (dont les agents sont concrètement
insérés dans une multitude de sous-réseaux, constitués bien souvent par des initiatives
privées et locales) et Etat (qui se structure de plus en plus comme machine à administrer
uniformément le territoire sur lequel il a souveraineté) semble de moins en moins
réversible. En effet, même lors de la Restauration puis de la Monarchie de Juillet qui sont
caractérisées par la volonté des dirigeants de restaurer la légitimité de l’Eglise, ceux que

1
Ibid., p.38-39.
2
François Mayeur, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, tome III, op.cit.
3
Pelet de la Lozère, Paroles de Napoléon au Conseil d’Etat, p.161, cité par Françoise Mayeur,
Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.319.
4
Cité par Guy Hermet, dans Histoire des nations…, op.cit., p.108.

106
Philippe Portier appelle « la ligne laïcisatrice »1 poursuivent la politisation de
l’enseignement engagée précédemment. Si la loi Guizot (1833) est souvent rappelée
comme ayant garanti les prérogatives des écoles privées, il faut souligner que, d’une part,
par cette régulation, l’Etat se positionne en chef d’orchestre de l’enseignement et que,
d’autre part, la loi impose dans le même temps aux communes d’avoir une école primaire,
d’entretenir un instituteur et instaure les écoles normales 2 pour assurer la formation de ces
derniers. Du reste, le système d’éducation privée qui continue d’exister en parallèle est
progressivement normalisé en termes de progression scolaire, de contenus et
d’organisation matérielle de la transmission des savoirs, à partir du modèle public 3.
Ce mouvement de fond contribuant à une politisation de l’enseignement est à la fois
accéléré et rigidifié par l’avènement de l’éducation comme politique publique sous la III ème
République. Non seulement l’enseignement primaire est radicalement normalisé sur
l’ensemble du territoire national (dans le sens désormais plus établi où il appartient à la
nation) mais les gouvernants en charge des affaires publiques tendent à baliser ces
dernières comme relevant prioritairement de leurs compétences. L’Eglise est donc peu à
peu cantonnée à une catégorie de la vie sociale qui se construit à mesure qu’est affirmée la
vocation publique de l’Etat : le secteur privé. La laïcisation de l’enseignement et la loi de
séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905 marquent significativement ces processus. Yves
Déloye note ainsi que « la laïcité scolaire, inscrite désormais en tête des programmes de
l’école publique, renforce le mouvement ancien qui tend à la spécialisation des instances
(notamment politiques) et à l’autonomie des différents champs d’activité et de pensée dans
la société française »4. La référence à la Nation comme source de légitimation du pouvoir
et du lien politique est par ailleurs désormais admise puisque c’est même en ces termes que
les hommes d’Eglise, qui, sans surprise, ne se satisfont pas de leur éviction de la
production de l’enseignement, contestent la revendication des politiques à en être les
premiers garants. Cet extrait, loin d’être un cas isolé 5, illustre le recours au registre
argumentatif national (ici exprimé en termes de « patrie ») au sein de l’Eglise :

1
Philippe Portier, L’État et les religions en France…, op.cit., p.75.
2
Le nom donné à ces écoles de formation est en soi révélateur du projet normalisant de l’Etat (elles
avaient été d’abord appelées « écoles modèles » dans l’ordonnance de 1830, et Guizot – ou son
entourage – s’est ravisé en 1833 : Françoise Mayeur, Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.336.
3
Ibid.
4
Déloye, École et citoyenneté. L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy : controverses,
op.cit., p.59.
5
Françoise Mayeur, Histoire de l’enseignement…, op.cit.

107
« Qu’est-ce que la patrie ? Pour le commun des hommes, la patrie est le
champ que déchire la charrue et qui donne au moissonneur le grain dont il se
nourrit ; la patrie est la maison qui abrite la famille, les bois qui bornent
l’horizon, le fleuve qui arrose la plaine, les villages épars sur les coteaux
voisins. (…) Pour le chrétien, c’est plus que cela. Pour lui le champ porte la
bénédiction de DIEU ; le lien de la famille est l’effet d’un sacrement ; le foyer
est un sanctuaire de prières ; le temple est là qui unit les membres de la cité
dans la charité. Pour le chrétien, le sol de la patrie a été trempé du sang des
martyrs ; il porte les monuments des œuvres de ses pères ; sa race a auprès de
DIEU des ambassadeurs qui sont ses saints, et son histoire des faits d’armes
qui sont des luttes de la patrie pour son DIEU. Non, la foi n’éteint pas l’amour
de la patrie ; elle l’éclaire et la fortifie, comme elle élève et grandit tout ce qui
est noble et bon dans la nature. L’homme religieux aime sa patrie en DIEU. »1

Plan rapproché sur le cas anglais

En Angleterre, une tendance similaire de politisation de l’enseignement


accompagne la construction et la fortification d’un État-Nation britannique, bien qu’elle ne
se traduise pas par un même type de prise en charge de l’éducation par les instances
gouvernementales. Les conditions de possibilité de cette politisation sont toutefois à la fois
antérieures et différentes de celles qui ont permis l’émergence du phénomène au XIX ème
siècle en France. La Réforme, ou le « schisme anglican », par laquelle la royauté rompt au
cours du XVIème siècle les liens politiques et doctrinaux avec Rome est sans conteste un
élément important dans l’initiation de ce processus. James Murphy note par exemple
qu’« Henry VIII et ses successeurs immédiats n’avaient aucun doute sur leur droit à
contrôler l’éducation au sein de son royaume, en utilisant l’Église pour mener à bien cette
tâche » et relève que l’on trouve dans des manuels du XVII ème siècle des propos tels que le
suivant :

« Comme sa Majesté a voulu établir son peuple dans un accord et une


harmonie de vraie religion, sa tendre bonté envers la jeunesse et l’enfance de
son royaume doit être élevée suivant une sorte d’apprentissage absolue et
uniforme. »2

1
Yves Déloye, École et citoyenneté…, op.cit., p.78.
2
Cité dans James Murphy, « Religion, the State and Education in England », art.cité, p.9, ma
traduction.

108
John Lawson et Harold Silver font quant à eux état d’une sorte d’absorption
politique du pouvoir religieux à la suite de ce divorce avec la papauté : « le clergé n’était
plus un ordre distinct, et la société en général – y compris l’éducation – s’est faite plus
laïque et séculière ; moins cléricale et ecclésiastique »1. Cette renégociation (musclée) du
rôle de l’Etat dans la prise en charge et l’encadrement des croyances de ses sujets se traduit
notamment, dans le secteur de l’éducation, par un contrôle accru des pratiques
d’enseignement2. L’imposition de l’anglicanisme comme religion d’État ne va toutefois
pas sans soulever de vives oppositions (qui évoluent d’ailleurs à plusieurs reprises en
conflits armés) qui, comme le souligne James Murphy, révèlent que « toutes les parties
prenantes ont accepté le principe selon lequel le gouvernement doit décider quelle religion
et quelle éducation donner au peuple », d’où la nécessité perçue par chacune de s’emparer
de ses structures3. Et de fait, cet acte fort d’affirmation du politique sur le religieux fait
advenir l’enseignement comme nouveau (et sans doute l’un des principaux) champ de
bataille pour assoir la Church of England et lutter contre les autres dogmes, du moins
jusqu’à la fin du XVIIIème siècle où, note James Murphy, « les tentatives d’unification de la
religion anglaise au moyen de l’école ont visiblement été abandonnées – après des pertes
considérables de ressources humaines et des siècles de souffrance et de luttes »4.
Plus tard, la requalification des unités politiques de l’Europe en termes nationaux
renforce les intérêts de l’Etat dans l’éducation. Elle n’est toutefois pas en Angleterre au
cœur d’un projet de centralisation de l’Etat (les rapports de force entre structures et agents
de pouvoirs locaux d’un côté et pouvoir central de l’autre différent assez nettement de ceux
que l’on trouve en France5) et ne se traduit d’abord pas par une prise en charge de
l’enseignement de sa part sur le plan matériel. Tandis qu’en France, la réalité sociale de la
nation est d’abord justifiée sur un plan interne, afin de produire une unité écrasant les
distinctions de classe (ou plutôt, visant à imposer comme nationale la manière dont la
petite bourgeoisie révolutionnaire et ses héritiers envisagent la communauté politique
« française »6), elle est davantage révélée en Angleterre par le contexte de compétition

1
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.92, ma traduction.
2
James Murphy, « Religion, the State and Education in England », art.cité.
3
Ibid., p.12.
4
Ibid., p.15.
5
Nicolas Delalande, « Histoire sociale et économique du Léviathan britannique : État, société et
impôt en Grande-Bretagne aux XIXème et XXème siècles », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, no 54 (2007): 258-64.
6
Guy Hermet, Histoire des nations…, op.cit.

109
inter-national (essentiellement circonscrit au monde occidental) du XIX ème. John Lawson et
Harold Silver analysent la plupart des choix gouvernementaux d’investissement dans
l’éducation (comme la création en 1853 d’un Department of Science and Art qui, fondu
avec le Committee of Council on Education, deviendra en 1856 un ministère proprement
dédié à l’éducation ou encore la construction d’institutions d’enseignement comme la
Governemnt School of Design en 1837) comme étant fondamentalement liés à la volonté
des dirigeants de rendre l’Angleterre compétitive et la faire exister dans le paysage des
nations qui s’affirment partout en Europe. Ils relèvent ainsi les propos tenus par Sir
Bernhard Samuelson dans l’étude qu’il mène pour le compte de la Royal Commission on
Technical Instruction en 1884 : « notre empire industriel est attaqué avec vigueur partout
dans le monde. Nous constatons que nos plus formidables assaillants sont les peuples les
mieux éduqués »1. Ici c’est donc l’interprétation (ou la « symbolisation ») d’une
concurrence qui sert de justification pour donner à l’enseignement un sens national2.
Si le gouvernement délègue à des instances locales la capacité à édicter les normes
en matière d’enseignement et qu’à première vue, ces dernières ont moins de compte à lui
rendre que n’ont à le faire les mairies en France par exemple, il n’en devient pas moins le
tuteur et garant légitime de l’éducation. Le fait que l’Etat légifère et statue sur
l’enseignement entérine par ailleurs aux yeux des administrés l’idée qu’il en est le légitime
référent3. Des School Boards sont ainsi établis en 1870 par le Elementary Education Act
(lesquels deviendront en 1902 les Local Education Authority) et mandatés pour lever
localement les fonds nécessaires à l’entretien des écoles ainsi que pour organiser ces
dernières, tant du point de vue des contenus enseignés que du cadre matériel. Le sens
politique et identitaire (au sens où il pose l’existence d’une « britishness ») qui est donné à

1
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.346. Du reste, les rapports du HMI (Her
Majesty’s Inspectorate) de l’époque comme ceux de Matthew Arnold (Reports on Elementary
Schools 1852-1882, Board of Education online archives) sont émaillés de références à ce que
d’autres pays européens – principalement la France et l’Allemagne – font en matière d’éducation
(en général, il s’agit d’identifier les « points forts » de leurs systèmes d’enseignement afin que
l’Angleterre les « rattrape » au plus vite).
2
Ce qui renvoie aux mécanismes analysés par Elias, La dynamique de l’Occident. et par Pierre
Bourdieu dans « De la maison du roi à la raison d’État », art.cité, à la différence que ce dernier
insiste sur le fait que les dynamiques par lesquelles les États-nations se légitiment en se distinguant
des autres ne constituent pas un processus automatique mais nécessite que des agents habillent
symboliquement cette concurrence perçue. Sur la longue histoire de définitions respectives de la
France et l’Angleterre l’une par rapport à l’autre, voir Krishan Kumar, « English and French
national identity: comparisons and contrasts », Nations & Nationalism 12, no 3 (2006): 413-32.
3
James Murphy, « Religion, the State and Education in England », art.cité ; Goldstrom, The social
content of education, 1808-1870, op.cit.

110
cette organisation décentralisée mais toutefois politisée de l’enseignement ne laisse pas de
transparaître dans les contestations qui se font entendre lorsqu’en 1873 la Church of
England a obtenu temporairement de reprendre la main sur les School Boards :

« Nous avons jeté l’une des opportunités les plus rares et les plus
appropriées, tout d’abord d’inculquer et de diffuser un nouveau sens de la
valeur de l’instruction et… en second lieu, d’approfondir ces habitudes d’auto-
administration locale qui… sont au cœur même de notre avancement politique
supérieur »1.

Après 1870, les bases législatives de l’enseignement sont constamment étendues,


l’Education Act de 1902 constituant un point de repère décisif dans ce processus. De
même, l’autorité de ce qui est désormais un ministère de l’éducation (dont la dénomination
change au gré des réformes et suivant l’ampleur qu’il prend au cours du temps) s’accroit
constamment au cours des 30 dernières années du XIX ème siècle ainsi que son importance
dans la hiérarchie des ministères 2. Et si les écoles sont largement organisées localement, un
service d’inspectorat est mis en place nationalement et a un poids non négligeable sur le
revenu des écoles d’une part et l’emploi des enseignants d’autre part3.

Le lest national des contenus d’enseignement

Cette politisation de l’enseignement a évidemment des conséquences sur les


contenus des savoirs. En France, ils sont de plus en plus chargés de références
républicaines4 ; les enseignements religieux sont sinon remplacés, du moins très fortement
concurrencés par les savoirs séculiers puisque les rapports entre les républicains de la fin
du XIXème et l’Église se durcissent progressivement, de distinction à opposition. L’État y
est alors de plus en plus perçu comme relevant d’un ordre différent de celui de l’Église 5.

1
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.319.
2
Ibid.
3
Ibid. ; James Murphy, « Religion, the State and Education in England », art.cité ; Goldstrom, The
social content of education, 1808-1870.
4
Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op.cit. ; Françoise Mayeur, Histoire
de l’enseignement…, op.cit.
5
Philippe Portier, L’État et les religions en France, op.cit. Yves Déloye fait par ailleurs une
analyse détaillée de la manière dont les débats entre tenants d’un ordre politique fondé sur la
république et la nation d’une part et défenseurs d’une légitimité politique indexée au catholicisme
de l’autre se cristallisent et s’emballent autour des contenus d’enseignement dans École et
citoyenneté…, op.cit.

111
Les choses sont différentes en Angleterre où, précisément, le pouvoir royal est assis sur
une religion officielle à côté de laquelle continuent d’exister d’autres dogmes que l’État, au
XIXème siècle, soutient de la même façon afin de ne pas raviver les coûteux conflits
confessionnels du passé. Les références au système d’allégeance national ne vient donc pas
remplacer ni contredire l’enseignement religieux mais plutôt s’y mêler 1. Le même
inspecteur royal Matthew Arnold relève ainsi tour à tour dans les rapports qu’il remet à sa
Majesté l’horizon d’« accomplissement de grands desseins nationaux » qu’il estime être
celui de l’enseignement et la nécessité d’une éducation religieuse donnant une place à
toutes les confessions chrétiennes, de façon à assurer « un vrai lien d’union dans la mesure
où cela implique une foi en la valeur intemporelle de la Bible »2. De part et d’autre de la
Manche en tous cas, les corpus de savoirs légitimes qui se constituent dans le cadre de ces
reprises en main politique de la transmission organisée de connaissances sont justifiés par
un nouveau registre de légitimation, qui opère, en France, un divorce avec une lecture
religieuse du monde. Il est important de souligner ici que, pour autant, ils conservent une
dimension sacrée. Il s’agit même, plus que de « conservation », de recomposition voire
d’intensification de la sacralité de l’enseignement. De fait, les savoirs scolaires deviennent
la propriété (partagée pour le cas anglais) d’un bailleur dont le statut ne perd rien de la
sacralité qui marquait le domaine des religions, comme le souligne Emilio Gentile : « notre
but, en employant cette expression [religion de la politique], est de définir une forme
particulière de sacralisation de la politique qui se manifeste à l’époque moderne et
s’affirme lorsque la dimension politique, après avoir gagné son autonomie institutionnelle
vis-à-vis de la religion traditionnelle, acquiert une dimension religieuse propre, au sens où
elle prend un caractère sacré autonome lui permettant de revendiquer la prérogative de
définir le sens et la fin ultime de l’existence humaine, tout au moins sur terre, pour
l’individu et la collectivité »3. En fait, on peut distinguer deux mécanismes contribuant à
parer les contenus d’enseignement de ce manteau de légitimité incontestable : le premier
procède d’un transfert de sacré entre l’ancien ordre politique justifié par la chrétienté et le
nouveau, légitimé par la nouvelle religion nationale ; tandis que le second est plus
spécifique au monde de l’enseignement et relève de la reconnaissance de plus en plus
marquée accordée aux savoirs scolaires et universitaires.
1
James Murphy, « Religion, the State and Education in England », art.cité.
2
Matthew Arnold, Reports on Elementary schools…, op.cit., respectivement p.106 et p.263, ma
traduction.
3
Emilio Gentile, Les religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes (Paris: Seuil,
2005), p.14.

112
D’un côté donc, le nouvel ordre politique national qui émerge au XIX ème siècle et
remet en cause les liens politiques et les principes d’allégeance fondés sur la royauté
revendique avec succès (un succès qui se construit sur plusieurs décennies) l’héritage sacré
de l’ère des rois. En France, le bras de fer et l’escalade de la violence révolutionnaire vis-à-
vis des hommes d’Eglise fait d’abord préférer le recours à un tout nouveau système de
croyances – tant il est impensable de ne pas remplacer la chrétienté par quelque chose. Un
certain nombre de propositions (dont les porteurs ont un inégal accès aux leviers politiques
de leurs impositions) participent alors durant la Révolution et jusqu’à l’empire à la
« politique de resymbolisation »1 entreprise par les aspirants au renouvellement du système
politique. Le pouvoir politique cherche à mettre en place, à partir de 1793, un « culte de
remplacement » où la Raison (la majuscule est tout à fait symptomatique de la symbolique
mystique qui lui est alors associée) est placée au cœur du culte (elle est mise à l’honneur
à… Notre-Dame de Paris le 10 novembre 1793 lors d’une célébration qui, note Philippe
Portier, « ironiquement, reprend maints éléments de la liturgie catholique »)2. S’opposant à
ce qu’il considère un « athéisme aristocratique », Robespierre fait quant à lui inscrire dans
la loi du 7 mai 1794 que « Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et de
l’immortalité de l’âme ». De nombreuses « propositions » et contre-propositions visant à
enraciner les nouvelles institutions dans le terreau de la foi, du culte décadaire (faisant
« assemblée chaque décadi autour de la lecture des textes de lois, ponctuée de chants
d’enfants, de prestations de serment d’exercices gymniques ») aux « Adorateurs de Dieu »
en passant par le culte théophilanthropique, se développent dans le sillage de la
Révolution3. Bien que le (saint) patron catholique soit parfaitement reconnaissable sous la
diversité de ces « créations », elles prennent relativement difficilement et sont abandonnées
par Napoléon. Celui-ci rétablit le statut des cultes chrétiens car cela lui semble, d’après ses
prises de position fort pragmatiques sur la question, une condition de son salut non pas là-
haut mais bien ici-bas, la clé de sa légitimité en tant que gouvernant :

« Nulle société ne peut exister sans morale ; il n’y a pas de bonne


morale sans religion ; il n’y a donc que la religion qui donne à l’Etat un appui
ferme et durable »4 ; « Ma politique est de gouverner les hommes comme le
grand nombre veut l’être. C’est là, je crois, la manière de reconnaître la

1
Philippe Portier, L’État et les religions…, op.cit., p.40.
2
Ibid., p.40.
3
Ibid., p.42.
4
Discours aux curés de Milan, le 5 juin 1800, cité dans Ibid., p.45.

113
souveraineté du peuple. C’est en me faisant catholique que j’ai gagné la guerre
en Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Egypte, en me
faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un
peuple juif, je rétablirais le Temple de Salomon »1, admettant d’après Portalis
que « tout ce qui tend à rendre sacré celui qui gouverne est un grand bien »2.

En Angleterre, Linda Coley montre comment la dimension sacrée de la religion


n’est pas contestée au profit de celle de la nation : une continuité entre ces deux ordres
moraux est possible et assurée par la figure du roi et la légitimité nationale se trouve
doublée de celle de la chrétienté3. Dans ce contexte, éduquer est moins une affaire privée
ou communautaire, et d’ailleurs les enfants à qui cette éducation est destinée sont de plus
en plus caractérisés comme bien commun dans lequel il s’agit d’investir. Même l’Eglise
avalise (en France du moins) cette perspective nationale sur l’éducation et son public
(tandis qu’elle y faisait référence par le passé essentiellement dans des termes d’ordres ou
de classes, lorsqu’elle souhaitait par exemple pourvoir à l’éducation « des pauvres »)
lorsqu’elle conteste les inflexions républicaines que tend à lui donner la III ème République.
C’est, comme cela transparaît sous la plume de l’évêque de Troyes dans l’extrait suivant, la
sacralité de la communauté nationale et de ses jeunes pousses qui est désormais mobilisée
pour contester les contenus d’enseignement :

« On sent que l’avenir dépend de l’éducation qui sera donnée à


l’enfance. C’est qu’en effet, Nos Très chers Frères, une nation se recrute sans
cesse par les générations que lui versent les écoles, comme la mer est alimentée
par les fleuves qui se déchargent dans son sein. L’enfant que vous voyez
aujourd’hui aller en classe avec la naïve insouciance de son âge, sera dans dix
ans l’électeur qui, armé du bulletin de vote, désignera les législateurs de la
France, et contribuera pour sa part à la direction des affaires publiques. Vous
comprenez, dès lors, quel puissant intérêt s’attache à la question de
l’enseignement, qui devient nécessairement l’objet de nos craintes
douloureuses ou de nos plus chères espérances, selon qu’il sera religieux ou
impie »4.

1
Allocution au Conseil d’Etat, le 16 août 1800, cité dans Ibid., p.47.
2
Cité dans Ibid., p.62.
3
Linda Colley, Britons: Forging the Nation 1707-1837, Yale University Press (Yale, 1992).
4
Cité dans Yves Déloye, École et citoyenneté…, op.cit., p.204.

114
D’un autre côté, les savoirs conservent la sacralité – et la légitimité y étant attachée
– dont ils avaient été parés au cours de siècles d’enseignement religieux. Par « savoirs », il
faut désormais entendre des types d’interprétation du monde mises en forme par écrit,
produites et d’abord transmises dans des institutions ayant acquis une autorité sociale non
négligeable (les universités et les académies) et perçus comme nécessaires à la pratique des
fonctions sociales les plus reconnues. Cette légitimité progressivement acquise est
notamment perceptible dans la manière dont la noblesse d'épée investit ces savoirs. En
Angleterre, John Lawson et Harold Silver notent ainsi que cette dernière change sa
conception et son rapport à ces produits d’universitaires et d’ecclésiastiques que sont les
savoirs au cours du XVIème siècle :

« L’aristocratie, qui avait principalement vécu pour la chasse et la


guerre et méprisé l’apprentissage livresque des clercs, devint non seulement
alphabétisée mais aussi éduquée au XVIème siècle. […] Nobles et notables
descendaient désormais dans les grammar schools et les universités pour
acquérir cette familiarité avec la littérature classique, l’histoire et les
antiquités nouvellement à la mode »1.

En France on note un investissement semblable 2. L’autorité reconnue de ces savoirs


ne dépend rapidement plus de celle de ses porteurs, tant et si bien que l’on retrouve dans
des cahiers de doléances en France des propos soulignant que certains étudiants, en dépit
de leurs statuts sociaux souvent élevés, ne se montrent pas dignes des savoirs qu’on leur
enseigne :

« Dans les écoles de droit, il n’y a pas la cinquantième partie des


étudiants qui suivent les leçons des professeurs ; les étudiants restent chez eux,
se contentant de faire, à la fin de chaque trimestre, un voyage dans la ville où
est l’université pour s’inscrire sur les tablettes. Ils apprennent quelques
définitions de Justinien qu’ils récitent aux examinateurs qu’ils se sont choisis.
On leur donne une thèse qu’ils n’ont pas eu le temps ou qu’ils ont négligé
d’apprendre : et voilà, sans autres études, des jurisconsultes, des défenseurs de
la veuve et de l’orphelin »3.

1
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.132.
2
François Lebrun, Marc Venard, Jean Quéniart, Histoire de l’enseignement…, op.cit.
3
Cité dans Ibid., p.578.

115
Il transparait de façon assez nette dans ces insatisfactions une confiance dans la
nécessité de posséder des connaissances de type scolaire-universitaire pour exercer des
postes de pouvoir : il semble normal pour ceux qui les formulent de se soumettre à celui
qui possède réellement « le » savoir mais certainement pas à celui qui obtient un titre
universitaire en ne l’ayant que vaguement survolé.

Le caractère politique de l’enseignement, dans le double sens de policy (c’est-à-dire,


ici, comme bien public relevant de la sphère politique) et de polity (en tant que concernant
la communauté politique à laquelle il est transmis) qui semble, comme cela transparait
dans les extraits cités en introduction, d’une banalité évidente est donc finalement un
produit relativement récent de l’histoire occidentale. Et le renforcement du caractère sacré
conféré aux savoirs lors du processus de « nationisation » du monde donne déjà quelques
éléments de compréhension quant à l’émoi que pourra soulever par la suite la mise en
débat des contenus d’enseignement. Toutefois, ces « mises en débat » passent par la
construction socio-historique de scènes et de règles du débat sur l’enseignement. Ce
processus que nous aborderons maintenant s’étale principalement au cours du XXème siècle.

4. Spécification et solidification des règles du jeu scolaire

Nous nous arrêterons ici sur la manière dont s’est constitué ce que j’appellerai une
configuration de l’enseignement en empruntant à la sociologie de Norbert Elias, c’est-à-
dire un ensemble d’interrelations relativement structuré autour de la transmission organisée
scolairement des connaissances1. Les institutions qui sont, de part et d’autre de la Manche,
habilitées à produire, organiser et transmettre les savoirs scolaires y occupent une place
centrale mais elles n’y sont pas les seules.
L’inscription de l’éducation dans le domaine du politique fait suivre à ce secteur
d’activité une trajectoire de bureaucratisation et de relative autonomisation caractéristique
du déploiement institutionnel des Etats modernes au cours des XIX ème et XXème siècles2.
Plus que jamais, à l’issue de cette période, les systèmes éducatifs peuvent s’appréhender,
en France comme en Angleterre, comme de véritables institutions, entendues ici comme
des formes « de ‟rencontre” dynamique entre ce qui est institué, sous forme de règles, de
modalités d’organisation, de savoirs, etc., et les investissements (ou engagements) dans
1
Norbert Elias, La société des individus, Fayard (Paris, 1991); Norbert Elias, Qu’est-ce que la
sociologie ?, Pocket (Paris, 1981 [1970]).
2
Max Weber, Economie et société. Les catégories de la sociologie, Pocket, vol. 1, 2 vol., Agora
(Paris, 1995). [1922], p.292 et sqq.

116
une institution, qui seuls la font exister concrètement. » À condition de rappeler que
« l’institué, en ses formes variées, résulte d’un processus très général, celui de
l’objectivation, qui confère en quelque sorte une existence propre à des produits de
relations humaines selon une temporalité plus ou moins longue. Une règle, ou une
régularité, est, en ce sens, l’objectivation d’un accord – négocié ou imposé – sur les
manières légitimes d’agir dans certaines situations »1. Il ne s’agit pas de prétendre que ce
processus n’a, au fond, pas plus de deux siècles d’ancienneté – les propos avancés
précédemment rappellent suffisamment l’histoire longue et non linéaire de
l’institutionnalisation de l’éducation. Simplement, la densification administrative qui
accompagne la mise sous tutelle publique (et politique) de plus en plus marquée de
l’enseignement contribue à complexifier et à rigidifier les manières dont on peut intervenir
publiquement à son sujet. Par ailleurs, elle permet, par la force de frappe publique qu’elle
organise, à une échelle jusqu’alors inégalée l’imposition de la culture scolaire comme la
forme de transmission et de sanction des connaissances légitimes socialement. Le statut
social des savoirs en ressort plus « rigide » et les débats autour de ce qu’ils contiennent
(eux-mêmes normés quant à leurs règles du jeu et les caractéristiques des joueurs invités à
y prendre part) ne sont possibles que parce qu’il y a « objectivation d’un accord » sur leur
importance, leur nécessité et leur pouvoir.

a. Structuration et autonomisation d’institutions


d’enseignement

L’une des caractéristiques marquantes de l’évolution des dispositifs d’enseignement au


cours des XIXème et XXème siècles est leur structuration – entendue ici comme
accroissement de leurs régulations, sédimentation des pratiques qui le constituent et
rigidification des rôles des agents qui les font exister. Ce processus s’inscrit dans une
bureaucratisation plus générale des services de l’Etat (qui ne se traduit pas nécessairement
par une centralisation de ces derniers 2)3. En France, nous avons jusqu’à la fin du XX ème
siècle un exemple quasi archétypal d’une structuration descendante, entreprise par ceux qui
ont acquis (ou se sont octroyés) le droit de donner à l’éducation ses principales

1
Jacques Lagroye, Michel Offerlé (dir.), Sociologie de l’institution, op.cit., p.12.
2
Paul K. Mackal, « Trends in British Governmental Bureaucratization and Sub-bureaucratization »,
The British Journal of Sociology 23, no 1 (1972): 66-76.
3
Patrick Champagne et al., Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992)
(Paris: Seuil, 2012); Isaac Deutscher et Emmanuel Hérichon, « Les racines de la bureaucratie »,
L’Homme et la société, no 14 (1969): 63-81.

117
orientations, c’est-à-dire les services centraux de l’Etat, et se traduisant par la mise en
place de politiques visant à uniformiser l’enseignement sur l’ensemble du territoire
national. Le cas anglais, par le contraste marqué qu’il offre, fait bien saisir ce cadre
centralisé de l’enseignement en France : il est caractérisé par une bureaucratisation
éminemment locale des professionnels et des structures de l’éducation. Il n’empêche que
ce processus solidifie les règles selon lesquelles les contenus d’enseignement peuvent être
produits et discutés. Il serait long et hors du propos tenu ici de recenser toutes les
« étapes » de ces structurations, mais on peut mentionner trois plans sur lesquels elles se
jouent qui auront un intérêt particulier pour les développements ultérieurs de cette thèse.

Il s’agit tout d’abord de la formation des enseignants de primaire : c’est ce niveau


d’instruction que régulent principalement les institutions éducatives jusqu’à la moitié du
XXème siècle (l’enseignement secondaire ne concerne d’ailleurs que peu de monde jusque-
là)1. De même, c’est l’enseignement primaire qui est perçu en premier lieu comme un bien
commun (national) nécessaire et désirable, comme on peut par exemple le voir dans le
propos qui suit de Ferdinand Buisson, publié en 1910 dans un périodique à l’attention des
instituteurs :

« C’est la notion même d’école primaire qui a singulièrement évolué,


transformation d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas le résultat d’un
plan concerté. Monarchies et républiques, petits pays et vastes empires, peuples
catholiques, peuples protestants […], tous, avec une infinie diversité de formes
se sont rencontrés […] d’accord, sans le savoir, pour venir se dire les uns aux
autres, chacun croyant presque être le seul à avoir fait cette découverte : ‟non
l’école primaire n’est pas ce que nous pensions d’abord. Il nous avait semblé
qu’elle était faite pour l’humble apprentissage du ‘lire écrire compter’”. Elle
tourne à la maison nationale d’éducation ; elle devient l’atelier où tout un
peuple forge son avenir. Et il nous faut l’aménager en conséquence. »2

1
Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op.cit., notamment le chapitre 2.
2
Ferdinand Buisson, « L’école primaire et les temps nouveaux », Manuel général de
l’enseignement primaire, 17 septembre 1910, cité dans Ibid., p.45-46.

118
En France, bien que la création des écoles normales remonte à la loi Guizot 1 (1833), la
régulation effective des agents chargés de l’éducation nationale se met en place
progressivement au cours des XIXème et XXème siècles. En effet, les formations que ces
derniers doivent suivre et les examens auxquels ils doivent se soumettre avant d’exercer
s’allongent et se densifient, du simple brevet accréditant la capacité à enseigner
essentiellement sur base déclarative aux trois années de formation dans les écoles normales
(en passant par des moments de « recul » marqués par le manque de moyens publics pour
l’éducation où l’on ne devenait enseignant que par un « examen de moralité »2, et des
moments « d’accélération » de la structuration comme la spécialisation du corps enseignant
suivant l’essor démographique de l’après seconde guerre mondiale3). Parfois localement,
mais parfois aussi d’une portée nationale, des associations et syndicats enseignants voient
le jour et encadrent le métier en lui prêtant une voix, en se faisant le relais (non neutre) de
« réalités de terrain », en construisant et en défendant des « causes enseignantes ». C’est
par exemple le cas de : « … la Société pour l’instruction élémentaire qui est, entre 1815 et
1848, l’organe de diffusion d’une organisation pédagogique, l’enseignement mutuel ; pour
la Ligue de l’enseignement, organisme de propagande de l’instruction primaire gratuite,
laïque et obligatoire après 1866 ; pour la Société générale d’éducation et d’enseignement,
1
Cela ne signifie pas qu’il n’existait pas, antérieurement aux espaces de formation que normalise la
loi Guizot, des dispositifs de ce type – on en trouvait par exemple dans certaines congrégations
religieuses, plus développées dans certaines localités – ni que le statut d’enseignant ne
correspondait à aucune réalité partagée en différents points du territoire français avant 1833. Il
s’agit simplement de souligner que les caractéristiques associées à la figure de l’enseignant, le
corpus de références communes au métier et les réalités de sa pratique s’uniformisent et se
« durcissent » de façon notable aux XIXème et XXème siècles, participant ainsi du processus de
structuration décrit ci-dessus. Cf. Jean-François Condette, Histoire de la formation des enseignants
en France (XIXème - XXème siècle) (Paris: L’Harmattan, 2007). (Jean-François Condette, Histoire
de la formation des enseignants en France (XIXème-XXème siècle), Paris, L’Harmattan, 2007).
2
Ibid.
3
Antoine Prost note ainsi (Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.201-202) : « Cette évolution
conduit à l’éclatement du corps [des instituteurs], en passant par la spécialisation des formations.
L’ampleur prise par les CEG [Collèges d’Enseignement Général], à partir de 1959, leur
organisation en établissements distincts obligeaient à donner aux instituteurs qui y enseigneraient
une formation supplémentaire. Aussi crée-t-on un certificat d’aptitude à l’enseignement dans ces
classes (CAPCEG) et des centres de formation pour y préparer les maîtres qui restent,
administrativement, des instituteurs (décrets du 21 octobre 1960). Suivant le même processus, on
crée en 1963 (décret du 12 juillet) un certificat d’aptitude à l’enseignement dans les classes de
transition et le cycle pratique, filière faible du premier cycle (décret du 27 juin). Mais, à la
différence de l’enseignement spécial, ou des classes de transition qui remplacent en fait celles de
fin d’études, l’enseignement du CEG est d’un niveau incontestablement supérieur à celui des
classes primaires. Les professeurs de CEG s’efforcent donc de sortir du corps des instituteurs. Ils
obtiennent gain de cause en 1969 : le décret du 30 mai crée le corps académique des professeurs
d’enseignement général des collèges (PEGC), et porte à trois ans au lieu de deux – l’année de stage
comprise – la durée de leur formation ».

119
qui est, après 1868, la réplique des catholiques à la fondation de la Ligue de
l’enseignement. »1
Pour ce qui est de l’enseignement secondaire, les choses sont un peu différentes dans la
mesure où la profession est quantitativement plus marginale et où elle est bien davantage
définie par une culture de disciplines 2 et de programmes que de pédagogie. Contrairement
à l’enseignement primaire qui, dans la continuité des petites écoles d’Ancien Régime, est
assuré par des instituteurs ayant une approche assez générale des savoirs, les maîtres du
secondaire sont plus souvent spécialistes d’un sous-champ du savoir (généralement, les
« humanités classiques », « détentrice[s] des de la légitimité scolaire »3). Il n’empêche ces
professions se trouvent elles-aussi régulées davantage, dans un processus d’ensemble de
structuration des savoirs universitaires (plusieurs établissements visant à encadrer
l’enseignement supérieur et la recherche sont créés de la mi-XIX ème à la mi-XXème siècle
comme l’École Pratique des Hautes Études en 1868 et le Centre National de la Recherche
Scientifique en 19394). Des associations professionnelles sont créées là aussi autour de
disciplines (comme la Société des professeurs d’histoire et de géographie en 1910 par
exemple5) et des exigences de formation sont par ailleurs définies et mises en place par
l’Etat les concernant6.
En Angleterre, le modèle de structuration n’est pas, comme en France, largement
orchestré par l’administration centrale elle-même en cours d’institutionnalisation, mais
n’en est pas moins notable. Le processus de structuration y est souvent impulsé localement
par des agents aux prises avec la réalité concrète de l’éducation. Certains se rassemblent en
groupements, associations, syndicats (surtout à partir de la fin du XIX ème siècle où ce
répertoire d’action collective commence à être largement disponible dans la société

1
Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op.cit., p.40.
2
Le terme est toutefois anachronique puisque ce n’est vraiment qu’après la première guerre
mondiale qu’il ne prend le sens « rubrique qui classe les matières de l’enseignement » : il est
auparavant employé dans des cercles de réflexion sur l’enseignement primaire pour désigner une
« gymnastique intellectuelle » ; « Discipliner l’intelligence des enfants, cela forme l’objet d’une
science spéciale qui s’appelle la pédagogie » écrit en 1873 le linguiste Frédéric Baudry, cité dans
Prost, Histoire de l’enseignement et de l’éducation., p.62 et, pour les autres extraits, p.64 et 62
respectivement.
3
Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op.cit., p.120.
4
Antoine Léon, Pierre Roche, Histoire de l’enseignement, op.cit., p.74.
5
Patricia Legris, « L’écriture des programmes d’histoire en France (1944-2010). Sociologie
historique d’un instrument d’une politique éducative » (Thèse de doctorat en Science politique,
Pairs I Panthéon-Sorbonne, 2010).
6
Antoine Prost, Histoire de l’enseignement…, op.cit.

120
anglaise1) comme le National Union of Teachers créé en 1870. D’autres voient leurs
activités progressivement encadrées par des normes régulant a posteriori des initiatives
prises localement, comme l’établissement et la régulation de centres de formation pour les
enseignants à la fin du XIXème siècle suite aux expériences londonienne et de Liverpool. La
consécration par la norme étatique de ces structurations initiées localement est donc tout à
fait décisive dans l’établissement d’une culture et d’une pratique enseignante similaire
dans les établissements scolaires anglais, en dépit de leur persistante diversité de statuts.
On peut relever en ce sens les régulations portées par Morant dans les premières années du
XXème siècle et visant à encadrer assez précisément la formation des futurs enseignants :
l’examen qu’ils doivent passer pour être employables (assuré par le Board of Education
soit l’ancêtre des ministères de l’éducation, et portant sur la lecture, la récitation, l’anglais,
l’histoire, la géographie, l’arithmétique, l’algèbre, Euclide – pour les hommes et la couture
– pour les femmes), la nature des inspections (opérées par Her Majesty’s Inspectorate
depuis 1856) auxquelles ils doivent se soumettre au long de leur carrière, puis enfin la
durée et le contenu de la formation initiale qu’ils doivent suivre pour être jugés aptes à
devenir professeurs. Les régulations qu’est ainsi amenée à entreprendre l’administration
contribue à son tour à la structuration des organes d’Etat dédiés aux questions
d’enseignement, du Committee of Council de 1839 au Board of Education en 1899, puis au
Ministry of Education en 1944 et aux divers Departments en charge de l’enseignement à
partir de 19642.

La structuration moderne du monde de l’enseignement passe ensuite par


l’établissement de conditions matérielles de transmission des connaissances spécifiques et
semblables (surtout en France) sur l’ensemble du territoire national. En France, les
premières tentatives post-révolution d’implantation d’un système national d’enseignement
posent les bases d’une éducation à deux vitesses selon les publics auxquels elle est
adressée (Condorcet et ses soutiens n’ayant pas, de ce point de vue-là, réussi à imposer leur
conception « égalitaire » de l’enseignement3). Elles – cela commence avec la loi Guizot –

1
David Cannadine, Jenny Keating, Nicola Sheldon, The right kind of history. Teaching the past in
twentieth-century England, Londres, Palgrave Macmillan, 2011.
2
Il ne s’agit pas là simplement de changement de vocables, ces derniers traduisent de véritables
modifications dans la manière de concevoir le rôle de l’État dans l’administration du savoir comme
souligné dans John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit. et Jones, Education in
Britain, 1944 to the present.
3
Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op.cit., chapitre 1 en particulier.

121
consacrent néanmoins une structure commune : autour de l’agencement matériel des salles
de classe et du matériel nécessaire à la transmission de connaissances (les supports écrits
ont une place centrale) et autour de l’organisation du temps scolaire1.
En Angleterre, les études portant sur l’éducation du XIX ème siècle à aujourd’hui
mentionnent peu cet aspect matériel de l’enseignement après les quelques directives
imposées lors de la création du Committee of Council2. On trouve dans les rapports du
HMI ou d’autres enquêtes commandées par le Board of Education quelques remarques
déplorant l’inégale qualité des infrastructures scolaires à travers le pays, comme dans
l’extrait qui suit du rapport Acland (1909), montrant qu’il y a bien une préoccupation
officielle pour la normalisation de l’enseignement d’un point de vue matériel, mais je ne
trouve pas trace des éventuelles prescriptions officielles qui y auraient fait suite.

« Le Comité estime que s’il est vrai – et nous croyons que c’est le cas –
que nos Écoles Publiques Élémentaires ne parviennent pas à donner le degré
d’éducation et d’apprentissage qu’elles devraient, l’une des principales causes
de cet échec est à trouver dans la taille énorme des classes dont les enseignants
ont, seuls, la charge. On trouve fréquemment des classes de 60 enfants ou plus,
et en dépit de l’effort de certaines autorités locales pour doter leurs
établissements plus généreusement d’enseignants que requis par le Code, tant
en ce qui concerne leur nombre que leurs qualifications, il est certain que les
classes nombreuses et difficiles à gérer sont la norme et non pas l’exception. »3

Par ailleurs, les rapports d’inspection pointent des pratiques d’enseignement


essentiellement livresques (voire décrient avec véhémence l’usage de « vieux livres
illisibles et ennuyeux »4) qui semblent largement perdurer (du moins en histoire) jusqu’à la
moitié du XXème siècle.

Enfin, et de façon assez logique au vu de deux points précédents, les contenus des
savoirs et les dispositifs visant à en examiner l’acquisition par les élèves se voient eux
aussi préciser, normaliser et « solidifier ». En France, le gouvernement se pose assez tôt

1
Ibid.
2
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit.
3
The Acland Report, Consultative Committee Report on Attendance, Compulsory or Otherwise at
Continuation Schools, Board of Education archives online, 1909, p.51-52, ma traduction.
4
Cité dans David Cannadine, Jenny Keating, Nicola Sheldon, The right kind of history…, op.cit.,
p.49.

122
(de plus en plus au cours du XIXème siècle et de façon marquée avec la prise en charge de la
question scolaire par la IIIème République) comme l’instance de référence concernant
l’édiction de ce qui doit être enseigné et comment. Il existe avant la III ème République des
conseils chargés de statuer sur les contenus d’enseignement, mais c’est à ses débuts (par la
réforme du Conseil supérieur de l’instruction publique du 27 février 1880) que ce type
d’instance se voit composer par des « représentants de l’enseignement secondaire et de
l’enseignement primaire » et non plus par « les ministres des cultes, les prétendus
représentants des intérêts sociaux », en somme, les anciens propriétaires de
l’enseignement, externes à l’administration scolaire en train d’être bâtie 1. Les républicains
justifient que la force publique (l’État en premier lieu, mais aussi les communes) finance
l’éducation pour tous au nom de la dimension hors norme de l’enjeu (« c’est votre dette
envers l’avenir et envers la démocratie française » dit Jules Ferry à la Chambre en 1882 2),
qui implique dans le même temps que les savoirs enseignés soient conçus par une
administration scolaire spécifiquement dédiée à la tâche. Le procédé a pour ambition
d’extraire les contenus d’enseignement des « ingérences étrangères », des « fluctuations
politiques » qui génèrent des « controverses fâcheuses »3. D’un point de vue sociologique,
il n’aboutit absolument pas à une séparation de l’enseignement et du politique – au
contraire, il consacre les droits de propriété du gouvernement, dont dépendent les
producteurs de programmes, sur les contenus scolaires – mais contribue à qualifier
l’écriture des programmes comme activité a-politique, revenant à des experts en la matière.
Cette organisation de la production de la norme curriculaire, prise en charge donc par le
ministère dédié à l’enseignement en lien avec des Conseils d’experts choisis, a du reste une
longue postérité puisque des procédures de ce type sont vite instituées et structurent
aujourd’hui encore l’écriture des programmes4. Sa caractérisation comme procédure a-
politique fait en revanche davantage débat – nous aurons l’occasion d’y revenir dans les
prochains chapitres. Par ailleurs, les modalités de contrôle des contenus d’enseignement
sont précisées (nombre et nature des épreuves à valider) et uniformisées à l’échelle
nationale au cours du XXème siècle, comme le montre André Chervel au sujet de

1
Françoise Mayeur, Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.591.
2
Cité dans Ibid., p.594.
3
Jules Ferry, cité par Françoise Mayeur dans Ibid., respectivement p.592, 592 et 597. Par
« étrangère », il faut entendre ici « extérieure à l’administration ».
4
Pierre Clément, « Réformer les programmes pour changer l’école ? Une sociologie historique du
champ du pouvoir scolaire » (Thèse de doctorat en Sociologie, Université de Picardie Jules Verne,
2013).

123
l’enseignement du français1. Les dépositaires en sont là aussi des corps administratifs
relevant du ministère de l’éducation nationale (l’Inspection générale de l’Éducation
nationale pour le contrôle de la transmission des savoirs, enseignants et recteurs pour celui
de leur acquisition).
En Angleterre, la structuration de la production des contenus d’enseignement suit une
trajectoire beaucoup moins centralisée. L’État y a historiquement davantage délégué
l’enseignement à des autorités locales et sa contribution au financement des écoles n’est
pas uniforme (elle dépend du type d’école mais est également conditionnée aux
« résultats » des établissements, à des degrés variables au cours des 150 dernières années) 2.
Ces rapports de délégation dans la production et le contrôle des contenus d’enseignement
sont formalisés durant le XXème siècle par la pratique et avalisé par des normes juridiques
de sorte que, comme le note Ken Jones, à partir des années 1960 « les politiques du laissez-
faire qui ont été appliquées aux grammar et aux public schools sont étendues à l’ensemble
des établissements scolaires ; et les groupes d’intérêts particuliers – les Local Authorities,
les pédagogues promouvant l’éducation progressive et certains syndicats enseignants – ont
établi des positions suffisamment solides pour rendre impossibles des changements
orchestrées nationalement sur des sujets qui sont désormais la propriété traditionnelle des
acteurs locaux »3. Les fonctions de contrôle de l’enseignement sont elles aussi
progressivement régulées de manière plus décentralisée qu’en France : en parallèle du HMI
qui continue de rendre des rapports au ministre de l’éducation se développent dans les
Local Education Authorities (LEA) ; HMI qui est finalement remplacé en 1992 par un
organisme ad hoc (Ofsted) chargé non plus de rendre des comptes au gouvernement mais
aux écoles et aux familles. Cette configuration pluripartite et décentralisée de la
construction des savoirs scolaires est toutefois assez significativement remise en cause
pendant « l’ère Thatcher » puisque, désormais, un Curriculum National (toutefois bien
moins prescriptif et détaillé qu’en France) est confectionné par un groupe d’experts
mandatés par le gouvernement et imposé à toutes les écoles anglaises. Cela suscite une
controverse de grande ampleur sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir4.

1
Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVIIè au XXè siècle, op.cit.
2
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit.
3
Ken Jones, Education in Britain…, op.cit., p.52, ma traduction.
4
Robert Phillips, History Teaching, Nationhood and the State. A Study of Educational Politics,
Cassell (London, 1998).

124
b. Logiques d’autonomisation

Cette structuration d’un espace spécifique autour de la transmission scolaire de savoirs


va de pair avec son autonomisation relative aux autres espaces sociaux d’avec lesquels il se
distingue progressivement. Cela passe par la constitution d’un corps d’agents dont les
missions sont toutes entières tournées vers ce champ d’activité (là où les enseignants –
pour ne citer qu’eux – avaient auparavant de multiples fonctions, que ce soit dans
l’enseignement privé ou public1). Des pratiques et des savoirs de référence se développent
alors au sein de cet espace particulier : la « pédagogie » émerge ainsi comme réel objet de
compétences spécifiques. Celle-ci est d’abord nourrie par la psychopédagogie naissante
autour d’auteurs comme Johann Friedrich Herbart (1776-1841) ou, plus tard, Jacques
Piaget (1896-1980) qui s’intéressent à la psychoaffectivité de l’enfant et aux dimensions
biologiques de l’apprentissage. Les théories qu’ils développent autour des « étapes » de
l’apprentissage acquièrent une légitimité et une audience d’abord dans les cercles
universitaires, mais également dans les lieux de formation des enseignants. Pour
l’enseignement primaire (qui constitue l’effort essentiel des politiques d’enseignement
jusqu’à la mi-XXème siècle), la psychopédagogie (et, plus tard, les « sciences de
l’éducation ») constitue rapidement le cœur des savoirs définissant l’activité enseignante.
On peut également relever cette tendance dans l’enseignement secondaire, en France
comme en Angleterre, bien que le phénomène soit plus tardif (dans la mesure où
l’enseignement secondaire ne fait l’objet de régulations et d’investissements publics
massifs qu’à partir du second XX ème siècle2) et que la référence principale pour les agents
qui le font vivre continue d’être la discipline qu’ils enseignent. Toujours est-il que cette
émergence de savoirs de référence qu’il est désormais nécessaire de maîtriser
théoriquement pour se voir reconnaître le droit d’agir et de discourir en matière
d’enseignement contribue d’une part à distinguer un espace d’activités spécifiques autour
de la transmission scolaire de connaissances et, d’autre part, à justifier ce dernier. John
Lawson et Harold Silver notent ainsi que, dès la fin du XIX ème siècle et durant les
premières décennies du XXème, « De nouvelles approches en politiques éducatives sont
perceptibles dans l’intérêt récent pour l’étude de l’enfant et dans le souci de l’établissement
de l’éducation comme science – ceci étant motivé à la fois par les développements de la
psychologie et par le souhait des pédagogues, des enseignants et des organisations

1
Antoine Léon, Pierre Roche, Histoire de l’enseignement…, op.cit. ; John Lawson, Harold Silver,
A social history…, op.cit.
2
Ibid. ; Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France…, op.cit.

125
enseignantes d’améliorer le statut, non seulement de l’enseignant, mais également de
l’éducation »1. Pour nationalisés et relativement autonomes que deviennent ces espaces
d’enseignement au sein des scènes administratives nationales européennes, la spécification
et la légitimation de « domaines réservés » de l’enseignement est un processus commun à
plusieurs pays d’Europe occidentale. En effet, la circulation occidentale des savoirs
académiques et la concurrence entre systèmes scolaires nationaux participent de
l’émergence d’une culture de l’enseignement européenne au cours du XX ème siècle2. La
prise en charge étatique de l’enseignement s’appuie progressivement sur cette culture,
qu’elle co-produit par ailleurs3. Le rapport du Norwood Committee (commandé par le
Board of Education au sujet de l’enseignement secondaire et remis en 1943) est assez
symptomatique de l’incorporation d’un langage et de références psychopédagogiques par
les structures publiques d’enseignement lorsqu’il établit, par exemple, que, « en accord
avec le principe d’éducation centrée sur l’enfant, la définition de l’« éducation secondaire »
devrait être élargie de sorte à ce qu’elle comprenne trois types d’éducation, [l’une centrée
sur] l’élève qui est intéressé par l’apprentissage per se, [l’autre sur] l’élève dont les intérêts
et les capacités relèvent manifestement du champ des sciences appliquées ou de l’art
appliqué [et enfin celle destinée à] l’élève qui est plus familier avec les choses concrètes
qu’avec les idées »4. La composition du corpus de savoirs de référence en matière
d’enseignement est sujette à diverses évolutions au cours du XX ème siècle (les sciences de
l’éducation émergent et absorbent notamment la psychopédagogie, la sociologie devient à
partir des années 1960 une perspective sur les questions d’éducation régulièrement
mobilisée dans l’espace de l’enseignement). Mais cela ne remet pas en cause l’autonomie
et la spécificité qui caractérisent de plus en plus l’enseignement en France et en Angleterre,
au contraire. De plus, en Angleterre, la rhétorique de l’autonomie des enseignantes et de
leur habilitation quasi exclusive à produire les savoirs scolaires légitimes est, en sus de la

1
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.352, ma traduction.
2
Les arguments historiques avancés par Philippe Savoie (dans Philippe Savoie, « L’État et
l’éducation en Europe occidentale. Comparaison et jeux de miroirs », Histoire de l’éducation, no
134 (2012): 5-17.) peuvent en tous cas permettre de le penser.
3
Marguerite Altet, « De la psychopédagogie à l’analyse plurielle des pratiques », in 40 ans de
Sciences de l’Éducation. L’âge de la maturité ? Questions vives (Caen: Presses Universitaires de
Caen, 2009), 31-48; Rogers et Laot, Les sciences de l’éducation. Émergence d’un champ de
recherche dans l’après-guerre.
4
The Norwood Report, London, HM Stationery Office 1943, p.139, p.1-2, consultable sur le site
du projet Education in England qui met à disposition divers documents d’archives sur l’éducation
en Angleterre : http://www.educationengland.org.uk/documents/norwood/norwood1943.html
(dernière consultation le 05/03/2018).

126
réalité de leur professionnalisation et inscription dans un espace spécifiquement consacré à
l’enseignement, constitutive du discours qu’ils tiennent sur eux-mêmes1.
L’autonomisation de l’espace de l’enseignement se manifeste par ailleurs par
l’établissement de hiérarchies internes à cet espace. Et si cela signe un processus
d’autonomisation, cela ne signifie pas que se constitue par là un monde hors sol autour de
l’enseignement : les hiérarchies qui le traversent ne sont pas exclusivement constituées en
son sein, elles sont le produit de renforcements réciproques de normes dans et hors
l’espace scolaire. Elles portent en outre l’héritage de l’histoire longue de la constitution des
disciplines d’enseignement : ainsi, l’enseignement gagne en « noblesse » à mesure que l’on
« s’élève » dans les tranches d’âges des élèves, autrement dit, que l’on se rapproche de
l’essence des savoirs et que l’on s’éloigne de leurs formes vulgarisées. Cette hiérarchie est
l’exemple type de la porosité de l’espace scolaire et des transferts qui existent entre le
système normatif qui y a court et ceux que l’on retrouve dans d’autres espaces sociaux :
elle consacre de fait une préférence pour la connaissance (un certain type de connaissance,
cf. supra) par rapport à sa transmission, une supériorité du savoir vis-à-vis de la pédagogie
que l’on retrouve au-delà de l’espace de l’enseignement. Cette distinction hiérarchisée
entre « savoirs savants » et « savoirs enseignés » se retrouve d’ailleurs dans les biais des
chercheurs dont le regard se porte sur l’enseignement, comme le relève (en le dénonçant)
André Chervel dans l’extrait suivant : « Les disciplines se réduisent, dans cette hypothèse,
à des « méthodologies » : tel est bien, d’ailleurs, le terme qui désigne, en Belgique, et
même parfois en France, la pédagogie. À côté de la discipline-vulgarisation s’est imposée
l’image de la pédagogie-lubrifiant, chargée de graisser les mécanismes et de faire tourner
la machine »2. Par ailleurs, des hiérarchies davantage propres au milieu scolaire organisent
de plus en plus fermement les disciplines d’enseignement entre elles. La constitution de ces
disciplines (entendues comme unités structurées et différenciées de contenus
d’enseignement – étant elle-même relativement récente 3. L’attribution de valeurs relatives
à ces dernières est largement le produit de luttes dans le champ universitaire mais
également de rapports de force au sein de l’administration scolaire entre des partisans

1
Ken Jones, Education in Britain…, op.cit.
2
André Chervel, « L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche »,
Histoire de l’éducation, n°38, 1988, p.68.
3
Le découpage de l’enseignement en domaines d’intérêt n’est lui-même pas récent, quoique ces
domaines aient longtemps pu s’apparenter aux déclinaisons du message chrétien – son
institutionnalisation et la consolidation des frontières inter-disciplinaires par contre datent de l’ère
moderne.

127
d’une école pérennisant les « humanités classiques » et ceux qui préconisent une école
formant de futurs travailleurs et se devant par conséquent de donner aux élèves les bagages
théoriques et pratiques leur permettant d’exercer plus tard des métiers concrets. Les
premiers qui, comme Hyppolite Fortoul en 1855, considèrent l’enseignement tourné vers
l’acquisition de compétences propres à l’exercice d’un métier comme une « éducation à
moitié barbare, étrangère aux éternels modèles des littératures anciennes »1 maintiennent
longtemps dans un statut d’infériorité l’enseignement à visée pratique (bien que les
contours et les contenus de celui-ci évoluent considérablement entre le Second Empire et la
Vème République en France).

c. Autour des institutions

La configuration sociale de l’enseignement comprend, au-delà des institutions scolaires


à proprement parler, des agents ou groupes qui se sont, eux aussi, établi une légitimité à
intervenir en matière d’enseignement. Les auteurs et éditeurs de manuels scolaires sont
sans doute les plus régulièrement visibles d’entre eux. Bien que, en France comme en
Angleterre, la confection de manuels n’ait pas été placée sous la houlette du gouvernement,
la filière se structure au cours du XX ème siècle et, de la grande diversité des productions
écrites de supports à l’éducation en des temps plus reculés 2, on arrive à des formats de
publication relativement standardisés (formes, contenus, qualités recherchées chez les
auteurs de manuels). Ces acteurs occupent une place intéressante dans la configuration de
l’enseignement : leurs discours, publiés sous forme de manuels, font l’objet de diffusions
massives3, sont, en France du moins, le point d’achoppement de nombreuses controverses
et, dans le même temps, ne sont pratiquement jamais engagés individuellement (ou au nom
de la maison d’édition) dans les réactions qu’ils suscitent. En France, où l’incrimination
des manuels est un leitmotiv dès lors qu’il s’agit de contester un contenu d’enseignement,
leurs erreurs sont quasi systématiquement imputées au gouvernement ou aux comités

1
Cité par Jean-Michel Chapoulie dans L’École d’État conquiert la France…, op.cit., p.85.
2
Alain Choppin rappelle par exemple qu’en France, la grande diversité des appellations pour faire
référence à ce que l’on appellerait aujourd’hui « manuel scolaire » renvoie à une hétérogénéité
manifeste des documents eux-mêmes : « Les titres des livres en usage dans les écoles avant la
Révolution renvoient tantôt à leur contenu – syllabaires, alphabets, etc. – à leur rôle directeur –
guide, méthode, etc. – ou bien les présentent comme un mélange – florilège, recueil, hortulus, etc. –
ou un condensé de notions – abrégés, rudiments, etc. » (Alain Choppin, « L’histoire des manuels
scolaires. Une approche globale », Histoire de l’éducation, no 9 (1980): 3-4.
3
Même en Angleterre où l’ethos du bon enseignant (en humanités) voudrait qu’il se passe d’objets
tels que le manuel, ils continuent d’être commandés en nombre (William E. Marsden, The School
Textbook: Geography, History and Social Studies (London: Routledge, 2001)).

128
d’experts mandatés pour donner leur avis ou proposer des moutures de programme
(comme l’ont été le Conseil national des programmes, puis le Haut Conseil de l’éducation
et comme l’est aujourd’hui le Conseil supérieur des programmes). Les auteurs et les
éditeurs de manuels (les premiers étant souvent des enseignants) y ont donc une capacité
socialement reconnue à produire du savoir scolaire sans que cela soit assorti de « droits
d’entrée » dans l’arène de la polémique 1. On peut interpréter cela comme un symptôme de
l’autorité (et l’imputabilité qui va avec) attribuée, en France, aux structures
gouvernementales en matière d’enseignement. D’autres acteurs ont accès de manière plus
individuelle – et nettement moins anonyme – à la configuration de l’enseignement, tels que
des pamphlétaires ou des journalistes. Du reste, la forme de la configuration varie en
fonction des contenus d’enseignement dont il est question. Elle comprend en général
l’université, dont les membres peuvent se positionner sur l’enseignement scolaire en ce
qu’ils sont considérés comme étant à l’extrémité supérieure de la chaîne supposée de la
connaissance et les garants de sa conservation. Dans le cas de l’histoire scolaire, elle inclut
également des associations qui portent des discours sur l’enseignement au nom de liens
particuliers qu’elles revendiquent avec le passé discuté.

L’évolution générale de la configuration d’enseignement en France et en Angleterre


cadre à la fois les processus de production des contenus d’enseignement et ceux de leurs
mises en débat. De fait, l’une comme l’autre de ces pratiques sociales (qui, du reste, se
recoupent parfois) sont régulées, normées par des années de construction et de
consolidation de l’espace d’enseignement. Cela peut se traduire par des procédés
coutumiers, des lignes de conduite qu’il est socialement coûteux de ne pas suivre, mais
aussi par des règles plus formelles, entérinées par des dispositifs légaux comme l’est de
part et d’autre de la Manche le processus d’écriture des programmes et de consultation des
avis que cela suscite. Le schéma suivant vise à rendre perceptible l’architecture de ces
normes qui encadrent, dans la décennie 2000 en France d’une part et en Angleterre de
l’autre, la disputation des contenus d’enseignement.

1
Les échanges radiodiffusés entre Jean-Michel Blanquer et Dimitri Casali (« Quelle histoire
enseigner à nos enfants ? », Répliques par Alain Finkielkraut, France culture, 24/09/2011
https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/quelle-histoire-enseigner-nos-enfants) illustrent
parfaitement cette tendance.

129
II. Enseigner pour quoi faire : retour sur deux enjeux centraux
attribués à l’enseignement (de l’histoire)
Les contenus d’enseignement sont, au cours de l’histoire de leur construction
comme catégorie pratique et de pensée, chargés symboliquement. On leur attribue des
sens, des objectifs, des missions. Or, lorsque l’on se plonge dans cette histoire longue,
deux enjeux, pourtant assez antinomiques, sont particulièrement saillants dans la
caractérisation des savoirs scolaires : distinguer (des catégories sociales les unes par
rapport aux autres) et unir (une même communauté politique autour de repères communs).
Ce second temps de la « désévidentialisation » de l’objet « contenus d’enseignement »
entreprise dans le présent chapitre revient sur ce que recouvrent ces deux enjeux. De la
sorte, il s’agit d’aborder la controverse sur l’enseignement de l’histoire de l’esclavage en
ayant à l’esprit les investissements symboliques des savoirs scolaires les plus admis afin de
se rendre conscients de la manière dont ils peuvent peser sur celle-ci. Ici non plus, il ne
sera donc pas question de faire une socio-histoire un tant soit peu précise et valable des
enjeux de l’enseignement mais plutôt de mettre en exergue, à l’appui des études
disponibles, la prégnance de deux grandes missions assignées aux contenus
d’enseignement en illustrant ponctuellement la manière dont ils ont été investis au cours de
l’histoire. Deux précautions doivent cependant être gardées à l’esprit avant d’entreprendre
cette démarche.
D’une part, se concentrer sur deux caractéristiques saillantes de nos rapports à
l’enseignement à travers l’histoire ne veut pas dire qu’ils se sont toujours exprimés de la
même manière ni qu’on en hérite et qu’on les transmet en « ligne directe ». La première
partie du chapitre rappelle suffisamment ce qu’ils doivent aux conditions sociales dans
lesquelles ils viennent à être formulés. L’objectif de ce second temps de réflexion est
simplement d’approfondir notre appréhension de deux lieux communs récurrents
concernant les savoirs scolaires.
D’autre part, les développements qui suivent portent, comme l’ensemble de la
thèse, sur les représentations construites par le biais desquelles on envisage les contenus
d’enseignement : leur caractère construit ne signifie aucunement qu’elles n’ont pas de
fondement réel. D’abord, parce que le fait de percevoir un objet social d’une certaine
manière et d’agir vis-à-vis de lui en fonction de cela a des effets de réalité qui, à leur tour,
modèlent (plus ou moins profondément) le regard qu’on pose sur eux. Par exemple, nous
verrons dans le (1) que les savoirs scolaires sont investis comme moyen de se distinguer
socialement. Or, si l’on investit collectivement les contenus d’enseignement comme des

130
biens désirables, parce que permettant de s’élever au-dessus d’une hypothétique condition
animale et des figures moins théoriques de ses semblables, et qu’ils permettent par
conséquent l’accès aux situations les plus rémunératrices, matériellement et
symboliquement, la dimension distinctive de l’enseignement sera tout sauf fictive. Et elle
justifiera d’autant plus que l’on envisage les savoirs scolaires comme outils de distinction.
L’objectif n’est pas ici de distinguer ce qui, de nos rapports à l’enseignement, relève de
l’invention de ce qui serait la réalité. Il est d’identifier les manières dont est mise en récit la
réalité. Ensuite, il est fort probable que la réalité ne soit pas exclusivement faite des « effets
de réalité » provoqués par les filtres sociaux au travers desquels on investit le monde –
mais c’est une croyance de ma part ; je n’ai pas les outils sociologiques pour vérifier ou
invalider cela. Je vais donc m’en tenir à l’examen de ces filtres.

1. L’érudition, ou l’usage des savoirs comme outils de


distinction

Que l’école produise de la sélection et de la hiérarchie entre les jeunes individus qui
y transitent ne surprend plus, c’est un fait désormais bien documenté 1. Des études se sont
même penchées sur la manière dont les contenus d’enseignement eux-mêmes contribuent à
ces dynamiques de distinction2. Moins courantes sont celles qui entreprennent de saisir ce
que ces états de fait doivent aux représentations dont font l’objet les contenus
d’enseignement, au sens et à la mission qui leur sont donnés, notamment par les agents qui
les produisent (mais pas que). Nous n’irons pas ici jusqu’à faire le lien entre la vocation de
sélectivité prêtée aux contenus d’enseignement et leur propension effective à hiérarchiser
les élèves mais restituer les grandes tendances de la première afin de comprendre le rôle
qu’elle joue dans les débats sur l’enseignement constitue une première étape. Je rappellerai
d’abord que les savoirs scolaires sont fondamentalement perçus – et ce depuis longtemps –
comme moyen de s’extraire d’une condition primaire (a), puis montrerai qu’ils sont
investis comme outil de distinction sociale dans la mesure où ils ne seraient destinés qu’à
une élite (b) mais également dans le sens où ils permettraient un contrôle des « masses »
(c).

1
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système
d’enseignement (Paris: Les éditions de minuit, 1970); Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les
héritiers. Les étudiants et la culture (Paris: Les éditions de minuit, 1964); Stephen Ball, The
education debate, Policy Press (Bristol, 2017).
2
Bernard Lahire, La raison scolaire…, op.cit. ; Michael Young (dir.), Knowledge and Control.
New directions for the sociology of education, London, Collier-Macmillan, 1971; Jean-Claude
Forquin, Sociologie du curriculum, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

131
a. L’éducation pour « perfectionner l’espèce humaine »1

Au cœur des rapports sociaux2 à l’enseignement et à ses contenus, on relève


aisément la représentation selon laquelle la maîtrise de ceux-ci serait un marqueur de
civilisation3, de mise à distance de sa condition animale et d’affirmation de sa condition
sociale : la littérature sur l’éducation (qu’elle se fasse le relais de voix du passé ou
simplement de ses auteurs) en est saturée. Cette conception colore déjà de façon nette les
mots dont on dispose pour dire et penser l’enseignement : Didier Lett souligne ainsi que le
terme latin educare (ex.ducare), qui est conservé et réinvesti au Moyen-Âge pour désigner
les relations de transmission organisée de connaissances aux jeunes générations, « signifie
littéralement ‘conduire en dehors de’, exercer une direction pour sortir d’un état jugé
inférieur à celui dans lequel on cherche à faire entrer une personne »4. Il rappelle également
comment, pour la grande majorité des « pédagogues » du XVème siècle, « l’éducation se
présente comme la victoire de la culture sur la nature. L’infantia (avant l’âge de sept ans)
retient beaucoup moins leur attention. L’enfant qui les intéresse est donc essentiellement le
puer, celui qui possède « l’âge de raison », « l’âge convenable », étape de la vie qui
marque incontestablement, dans les conceptions pédagogiques en tout cas, une rupture, le
passage d’un monde où il faut plutôt laisser faire la nature à un monde où l’enseignement
contraignant commence »5. Cette perception est particulièrement prégnante chez les
humanistes de la Renaissance, pour qui l’homme est perfectible (selon la formule célèbre
d’Erasme : « On ne naît pas homme, on le devient ») et chez qui l’enseignement est
souvent appréhendé comme la clé de la transformation de l’animalité à l’humanité 6. Et
cette représentation de l’enseignement comme moyen d’élévation n’est pas exclusive au
caractère essentiellement religieux de celui-ci jusqu’à la fin du XIX ème siècle en France et
au XXème siècle en Angleterre. Ou du moins, si le statut sacré de l’enseignement religieux
1
Condorcet, Cinq mémoires sur l’éducation, op.cit., p.18.
2
Les propos tenus ici s’appuient sur une littérature et des données (secondaires) qui portent
essentiellement sur la France et l’Angleterre bien que, certaines de ces sources font plus largement
références à un contexte européen occidental de rapport à l’éducation.
3
Il s’agit d’un nouvel emprunt à la sociologie d’Elias : « La ‟civilisation” désigne un processus ou
du moins l’aboutissement de ce processus. Elle se rapporte à quelque chose de fluctuant, en
‟progression constante” », un processus par lequel, pour se distinguer, on discipline ses mœurs, on
s’adonne à des pratiques qualifiées comme étant sophistiquées et on qualifie ses pratiques de
distinguées » (Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Agora, 2013 [1939], p.14).
4
Didier Lett, « L’éducation et les conceptions pédagogiques au Moyen-Âge », art.cité, p.85.
5
Ibid., p.86.
6
Marc Venard, in François Lebrun, Marc Venard et Jean Quéniart, Histoire de l’enseignement et
de l’éducation, op.cit., p.177.

132
contribue effectivement à le parer de « vertus civilisatrices », ce statut est davantage
conservé – en l’indexant sur de nouveaux dogmes, civils cette fois – qu’il n’est remis en
question lorsque l’éducation devient une affaire civique, suivant des dynamiques de
transpositions similaires à celles exposées au sujet de la « religion nationale ». Les savoirs
scolaires sont ainsi toujours profondément associés à l’élévation de l’individu au-dessus
d’une condition de nature implicitement considérée comme dégradée et dégradante dans
les discours des bâtisseurs de l’école républicaine en France :

Jules Ferry tient par exemple les propos suivants, dans une lettre
adressée aux instituteurs en 1882 : « Ce sera dans l’histoire un honneur
particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux
Chambres françaises cette opinion qu’il y a dans chaque instituteur, dans
chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une
personne dont l’influence ne peut manquer, en quelque sorte, d’élever autour
d’elle le niveau des mœurs. (…) Pour vous, bornez-vous à l’office que la société
vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l’âme des enfants les
premiers et solides fondements de la simple moralité »1.

Cette association de l’enseignement avec l’idée de civilisation continue de marquer


profondément le regard que l’on pose sur les savoirs scolaires2.

b. Distinguer en donnant les outils, les codes de la distinction


aux classes les plus aisées

Norbert Elias a montré combien les processus de civilisation étaient liés à des enjeux
de distinction : fondamentalement, ces dynamiques procèdent de ce qui apparait presque
comme un besoin humain de se distinguer, c’est-à-dire de se concevoir comme différent et
comme supérieur, de ceux qui sont alors constitués en figures de l’altérité 3. Dans ces
processus, la condition animale ou « naturelle » est édifiée comme repoussoir. Ce que l’on
qualifie comme nous en éloignant revêt alors une qualité spéciale, c’est un outil d’élévation

1
Lettre adressée aux instituteurs par M. Jules Ferry, pour application de la loi du 28 mars 1882,
consultée dans Discours et opinions de Jules Ferry, Publiés avec commentaires et notes de Paul
Robiquet, Tome Quatrième, Paris, Armand Colin, 1896, Bibliothèque nationale de France, p.280.
2
Ball, The education debate, op.cit. ; Jellab, Société française et passions scolaires. L’égalité des
chances en question, op.cit.
3
Je précise toutefois que je n’adhère pas à l’idée qu’il s’agit effectivement d’un « besoin » face
auquel nous n’aurions d’autre choix que de le satisfaire. Tout comme il est possible de creuser la
construction sociale du soi-disant « besoin » d’appartenir, on peut restituer ce qu’un « besoin de
distinction » doit en fait à son acceptation sociale comme activité humaine naturelle voire
désirable.

133
par rapport à cette condition, mais également vis-à-vis de ses semblables : la plus ou moins
grande proximité avec la « condition animale » qu’on leur attribue devient alors un critère
pour les créditer ou les discréditer socialement. Il n’est donc pas si étonnant, dans la
mesure où, comme cela vient d’être rappelé, les savoirs scolaires sont assez profondément
perçus comme de tels outils d’élévation, qu’ils soient associés à une entreprise de
hiérarchisation des individus, au sein d’une même société. Et c’est parce qu’on leur
attribue le pouvoir de nous faire tendre vers une condition supérieure et désirable en soi
que la maîtrise des contenus d’enseignement est, très tôt, posée comme un indispensable à
l’exercice des fonctions de commandement1. Harold Silver et John Lawson relèvent ainsi
que « la diffusion de la civilisation romaine au sein de l’empire fut réussie notamment
grâce à un système d’éducation publique conçu pour former une classe gouvernante
autochtone à se mettre au service de l’empire »2. Et à mesure que l’on considère
l’acquisition de certains savoirs comme une condition nécessaire à la vie en société, la
catégorie « savoirs » est redéfinie, stratifiée, de sorte que leur maîtrise différenciée
continue de distinguer les individus : tandis que l’écrit est durant une bonne partie du
Moyen-Âge la compétence des hommes d’églises, dont certains se trouvent être « les plus
proches conseillers du roi »3, on a recours aux images pour convertir le « peuple »4. Sont
établis ainsi des correspondances entre des corpus de savoirs définis et des conditions
sociales. Remettre en question ces ordres de correspondance équivaut à une transgression,
comme on peut le lire en filigrane dans ces instructions pour l’éducation des jeunes nobles
de Ludlow Castle publiées en 1473 selon lesquelles « les fils des nobles, des lords et des
gentilshommes doivent se lever à une heure convenable et écouter la messe et être élevés
dans la vertu ; la grammaire doit leur être enseignée, ainsi que la musique et d’autres
astuces et des exercices d’humanité, qui correspondent à leur naissance et selon leur
âge »5. Ce caractère compartimenté des savoirs en fonction de la condition sociale des

1
Il est intéressant de noter ici que chez les gaulois, pourtant disqualifiés socialement par les
romains dans la mesure où leurs mœurs ne correspondaient pas aux critères romains d’appréciation
du degré de « civilisation » d’une société, d’autres compétences sociales – essentiellement des
aptitudes guerrières – jouent exactement le même rôle d’outil d’élévation, d’extraction de la
condition animale qui continue d’être le repoussoir (Michel Rouche, Histoire de l’enseignement…,
op.cit.).
2
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.7, ma traduction.
3
Ibid., p.13, ma traduction.
4
Voir par exemple Hervé Martin, « L’Église éducatrice. Messages apparents, contenus sous-
jacents », art.cité, p.95 à 97.
5
Cité par John Lawson et Harold Silver dans A social history…, op.cit., p.80. Je souligne.

134
apprenants, et les interdits qui pèsent corrélativement sur les remises en cause de ces
compartiments est encore davantage perceptible dans cette réclamation faite par des
seigneurs terriens de la Chambre des communes sous forme de pétition adressée au roi en
1391 demandant d’« ordonner que (…) nul serf ou vilain ne place désormais son enfant à
l’école pour obtenir de l’avancement par le clergé »1. On le retrouve plus tard et sans doute
de manière moins attendue chez des penseurs identifiés rétrospectivement comme
appartenant au courant des Lumières. Antoine Léon et Pierre Roche recensent : « Pour
Rousseau, “le pauvre n’a pas besoin d’éducation ; celle de son état est forcée, il n’en
saurait avoir d’autre”. Voltaire (1694-1778) considère également que “ce n’est pas le
manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, l’habitant des villes”. Ce que l’on
redoute surtout, dans la généralisation de l’instruction, ce sont les velléités de désertion ou
de promotion qui pourraient germer dans l’esprit des travailleurs manuels. Sans doute
Diderot (1713-1784) affirme-t-il qu’“un paysan qui sait lire et écrire est plus malaisé à
opprimer qu’un autre” et s’efforce-t-il d’apaiser les inquiétudes de ses contemporains en
déclarant que “c’est au législateur de faire en sorte que la profession soit assez tranquille et
estimée pour n’être pas abandonnée”. Mais Montesquieu (1689-1755) exprime bien
l’opinion la plus répandue lorsqu’il écrit : “Il faut que le petit peuple soit éclairé… et
contenu par la gravité de certains personnages” 2. Outre-Manche, Locke n’est pas en reste :
comme le rappellent John Lawson et Harold Silver, ses réflexions sur l’éducation
(consignées dans Pensées sur l’éducation publié en 1693) ne portent que sur les « 3 ou 4
pourcents de la population qui constituent la classe gouvernante », puisque, comme il le
mentionne dans d’autres écrits, « la culture mentale n’est pas pour les hommes de basse
extraction, mais uniquement pour ceux qui disposent de moyens et de loisirs, “qui ont, par
leur caractère industrieux et les legs de leurs ancêtres, été libérés des fardeaux constants
sur leurs dos et leurs ventres” »3. Si les choses ne sont plus formulables de cette manière à
partir du moment où l’idée que l’accès à l’éducation est un droit qui ne peut être dénié à
personne supplante en légitimité celle d’un enseignement exclusivement élitaire (elle existe

1
Cité dans Ibid., p.83. Plus loin, ils notent, en faisant cette fois référence à la société anglaise du
XVIIIème siècle, que « dans une société de fortes traditions et de statuts et standards de vie
relativement inchangés, la scolarisation des pauvres apparaissait généralement comme une
incongruité. Un jeune homme dans cette situation qui essaierait d’améliorer sa condition était perçu
comme une ‘personne mécontente’, qui n’est ‘pas satisfaite de la position dans laquelle Dieu l’a
placée mais, oubliant l’humilité que lui commande sa condition, manigance pour s’élever au-dessus
de la place qui lui revient’ ». Ibid., p.227-228, ma traduction.
2
Antoine Léon et Pierre Roche, Histoire de l’enseignement en France, op.cit., p.80.
3
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.174-175, ma traduction.

135
depuis longtemps mais ne gagne en crédit et ne finit par s’imposer qu’au cours des XIX ème
et XXème siècles en France et en Angleterre), l’enseignement n’en cesse pas pour autant
d’être envisagé comme outil de distinction. Lorsqu’il n’est plus possible de penser (ou à
tout le moins de soutenir publiquement) que l’un des enjeux principaux de l’éducation est
de trier et de hiérarchiser les individus qui la reçoivent, la fonction distinctive attribuée aux
contenus d’enseignement apparaît autrement.
Elle est par exemple tangible dans ce discours de Jules Ferry qui a pourtant pour
objectif de justifier l’égal accès à l’enseignement primaire, ainsi que dans l’extrait du
Norwood report qui le suit.

(Jules Ferry, discours du 13 juillet 1880 à la Chambre) « Je dis,


messieurs, fixant avec quelque précision, je crois, les principes qui doivent
nous servir à résoudre le problème : ‘le devoir de l’Etat en matière
d’enseignement primaire est absolu, il le doit à tous.’ Pourquoi ? Parce que ce
devoir est mesuré par l’intérêt social lui-même, parce que c’est un intérêt de
premier ordre, dans une société comme la nôtre, dans une société
démocratique, qu’un minimum d’enseignement élémentaire soit possédé par
tous. Je dis : ‘possédé par tous’ parce que ce mot implique tout à la fois et la
gratuité et l’obligation. (Très bien ! très bien !) Mais quand on arrive à
l’enseignement secondaire, il n’y a plus la même nécessité et la prétention ne
serait plus admissible si l’on disait : ‘Tout le monde a droit à l’enseignement
secondaire.’ Non : ceux-là seuls y ont droit qui sont capables de le recevoir, et
qui, en le recevant, peuvent rendre service à la société. (Applaudissements à
gauche) »1.

(Norwood Report, 1943) « Dans une économie intelligente de


l’éducation secondaire, les élèves ayant des modes de réflexion particuliers
recevraient la formation la plus adaptée pour eux et cette formation
déboucherait sur un métier où leur capacités seraient employées au mieux […].
De ce fait, les trois profils identifiés plus haut correspondraient à trois
principaux types de cursus scolaires. »2

Au gré des registres argumentatifs et des analyses produites sur l’enfance


disponibles, la justification de la sélection est donc variable (durant le second XX ème siècle,
elle est par exemple prise en charge par la biologie, puisque l’on a recours à des tests
d’intelligence pour aiguiller les élèves vers différents types de curriculum afin que « justice
1
Discours et opinions de Jules Ferry, op.cit., p.71.
2
Norwood Report, op.cit., p.13-14.

136
soit faite à l’éventail capacitaire des enfants »1). La fonction distinctive des contenus
d’enseignement n’est en revanche quant à elle pas remise en cause. Ou, plus exactement,
c’est l’idée selon laquelle les différentes formes qu’ils peuvent prendre correspondent à
différents niveaux de sophistication de l’esprit humain qui persiste.
L’un des avatars récurrents de la dimension civilisatrice attribuée à l’enseignement
est sa déconnection avec toute activité de production : dans cette conception, le savoir tire
une grande partie de sa noblesse de sa relative inutilité en dehors de la pure formation de
l’esprit (i.e. la mise à distance de la condition animale de l’être humain) qui est alors sa
principale finalité. À côté de formes de savoirs présentées comme « dégradées » ou
abaissées au niveau d’un public pensé comme inapte à en recevoir des versions plus
élaborées, se constituent ainsi souvent d’autres types d’enseignement, dont la valeur
provient du fait qu’ils ne préparent pas à la survie économique mais au modelage d’un
« être social », comme le fut un temps l’éducation privée et particulièrement, parmi les
formes qu’elle pouvait prendre, le recours à des gouverneurs :
Jean Le Cam rappelle ainsi la particularité des gouverneurs par rapport au « tout
venant » (pourtant déjà inaccessible à une majorité d’individus) des précepteurs du
XVIIIème siècle en citant l’article qui traite de ce métier dans L’Encyclopédie d’André
Lefèvre (1757), rattaché comme on peut le voir à la catégorie de la « Morale » :
« Gouverneur d’un jeune homme, (Morale.) L’objet du gouverneur n’est pas d’instruire son élève
dans les Lettres ou dans les Sciences. C’est de former son cœur par rapport aux vertus morales, &
principalement à celles qui conviennent à son état ; & son esprit, par rapport à la conduite de la
vie, à la connoissance du monde & des qualités nécessaires pour y réussir. Le gouverneur est
quelquefois chargé de son élève dès l’âge de sept ans ; ce qui n’a guère lieu que chez les princes.
Ordinairement, & chez les gens de qualité, le jeune homme lui est remis, lorsqu’ayant fini l’étude
du latin, il est sur le point de commencer ses exercices, & de faire les premiers pas dans le monde.
On ne le considérera que dans cette dernière époque. »2

1
Spens Report, 1938, cité dans John Lawson et Harold Silver, A social history of Education in
England, op.cit., p.397. Le ministère de l’éducation fait état deux ans plus tôt de sa confiance dans
l’autorité scientifique des garants de ce genre de procédé de sélection : « Des preuves ont été
rassemblées et suggèrent que la valeur de ce qui est connu sous l’appellation de ‘test d’intelligence’
est plus grande que ce qui était supposé, puisque ces tests sont construits, et leurs résultats utilisés,
sous le contrôle d’experts. Il est donc recommandé que de tels tests soient inclus dans tous les
examens visant à attribuer des places spéciales », Memorandum on Examinations for Scholarships
and Free Places in Secondary Schools, Londres, 1928, cité dans Ibid., p.397, ma traduction.
2
André Lefèvre, « Gouverneur », L’Encyclopédie, 1ère édition, 1757, t.7, p.792-798, cité dans Jean
Le Cam, « Instruction privée et pratiques préceptorales du XVème au XIXème siècle », art.cité,
p.26.

137
Si des débouchés concrets sont parfois imaginés dans cette acception non appliquée
des savoirs (sans toutefois que cela ne soit toujours parfaitement assumé ni explicite) il
s’agit du soutien aux fonctions de commandement. D’ailleurs, ce n’est pas tant les savoirs
qui sont envisagés comme des outils mobilisables dans des exercices de prises de décision
(dimension que l’on retrouve dans la notion contemporaine de « compétence » par
exemple) que leur propension à améliorer la teneur morale de l’individu, le faisant de ce
fait entrer dans le cercle très privé des personnes jugées aptes à commander. Antoine Léon
et Pierre Roche notent ainsi : « Cette culture est caractérisée par l’idéal d’une éducation
complète, à dominante littéraire et à forme livresque. Elle se propose, en principe, de
former l’homme en tant que tel, indépendamment des besoins de la collectivité et des
exigences de la fonction professionnelle. En fait, elle saura se mettre au service de l’Etat
sous l’Empire romain, et au service de l’Eglise lorsque celle-ci s’identifiera
progressivement, au cours du Moyen-Âge, à l’ordre social existant »1. L’association
« savoirs scolaires – biens de luxe – absence d’application concrète » se retrouve
fortement, en négatif, dans la dépréciation dont ont pu faire l’objet au cours de l’histoire
les enseignements manuels, souvent étiquetés comme les moins « émancipés » des
fonctions de survie économique. Longtemps tenu en dehors du giron de ce qui mérite la
qualification de « savoir scolaire »2, ils réintègrent ce corpus en éveillant les soupçons et en
suscitant le mépris des gardiens d’un enseignement dit « classique ». Adolphe Thiers est un
parfait représentant de cette position lors des débats de la commission extra-parlementaire
chargée de préparer ce qui allait devenir la loi Falloux :

« Ce que je ne saurais trop combattre, c’est l’institution des écoles


professionnelles [le terme désigne les établissements consacrés à des savoirs
plutôt « appliqués »], c’est le genre d’établissement que je déteste et que je
méprise le plus au monde. Les écoles professionnelles animées d’un esprit
détestable, ne seront bonnes qu’à faire de petits Américains de leurs élèves.
[…] Les belles lettres, selon moi, seront toujours les bonnes lettres […] on me
dira sans doute que pour beaucoup d’élèves, les classes ne s’achèvent pas :
cela est vrai ; mais enfin, j’aime mieux qu’on ait parlé pendant trois ans à un
enfant de Scipion et de Caton que de triangles et d’équerres ; quand la religion
est affaiblie en un pays, la morale s’appuie avant tout sur les grands exemples

1
Antoine Léon et Pierre Roche, Histoire de l’enseignement, op.cit., p.10.
2
Ibid., p.79-80.

138
que donne l’enseignement du passé ; et voilà pourquoi je préfère les études
classiques aux écoles professionnelles »1.

Evidemment, il ne s’agit pas d’affirmer ici que tout le monde, de tout temps, a
toujours considéré que les contenus d’enseignement ne devaient pas seulement permettre
de mettre à distance une condition animale théorique mais également ses semblables (dont
il s’agit alors plutôt de montrer à quel point ils sont dissemblables de soi). Certains usages
des savoirs scolaires comme outils de distinction ont d’ailleurs fait l’objet de critiques,
souvent vives, et à de nombreuses reprises. La période de la Réforme en Angleterre voit
par exemple fleurir de telles critiques, comme le rappellent John Lawson et Harold Silver :
« Le théoricien du politique James Harrington décrivit le soutien aux écoles comme l’une
des premières responsabilités de l’État dans son ouvrage Oceana (1656), et Milton
demanda expressément en 1659 que soient bâties des écoles dans tout le pays afin de
répandre le savoir, la civilité et la piété à travers ‘tous les confins [du royaume] qui
demeurent à ce jour gourds et négligés’ »2. La critique vise même parfois explicitement
« l’inutilité » dont certains parent les savoirs scolaires comme d’une garantie d’extrême
sophistication, comme ici sous la plume de George Snell, directeur d’école de la mouvance
puritaine qui fait entendre ses voix dans l’Angleterre de la mi-XVII ème siècle : « on ne peut
plus apprendre à nos jeunes anglais à ne devenir que de vains nominalistes et verbalistes,
pas plus qu’on ne peut leur dénier la connaissance des choses et matières nécessaires […]
mais [ils doivent] devenir réalistes et matérialistes et doivent apprendre les choses et les
matières mêmes 3». Des puritains plus radicaux font même état de leur « haine de
l’apprentissage universitaire en raison de son inutilité, son association avec les privilèges
sociaux et son inadéquation avec la religion de Dieu, laquelle n’avait d’après eux rien à
voir avec le latin, la logique ou la rhétorique »4. Plus proches de nous, on recense de
nombreuses dénonciations des confiscations élitaires de l’enseignement ces cinquante

1
Commission extraparlementaire de 1849, texte intégral inédit des procès-verbaux, Paris, J. de
Gigord, 1937, p.194, cité par Jean-Michel Chapoulie, dans L’École d’État conquiert la France…,
op.cit., p.80. Chapoulie précise à ce propos que « l’ensemble des interventions de Thiers suggère
une ignorance complète des enseignements qu’il critique » ; ce qui n’efface pas le fait que les
contenus d’enseignement soient légitimement envisageables, par des hommes politiques comme
Thiers et dans un cadre comme celui d’une commission extraparlementaire, en tant qu’éléments
d’élévation morale parce que déconnectés de productions matérielles.
2
John Lawson et Harold Silver, A social history…, op.cit., p.155.
3
George Snell, The Right Teaching of Useful Knowledge, to fit scholars for some honest
profession, 1649, cité dans Ibid., p.155.
4
Ibid., p.160.

139
dernières années. On peut citer, pour illustrer le propos, la déclaration solennelle du
journaliste socialiste Robert Blatchford dans son célèbre ouvrage Merrie England (1894) :

« La première chose dont nous ayons besoin est l’éducation, et la


seconde est un Parti Socialiste » ou celle des portes paroles d’un syndicat de
mineurs à la fin du XIXème siècle, qui soulignent « qu’ils ne veulent pas de plus
gros salaires, ni une diminution des heures de travail ou aucun autre remède
magique de ce type ; mais que la première et la plus importante des choses
qu’ils ont déclaré est qu’ils doivent avoir l’éducation obligatoire pour leurs
enfants »1.

Cependant, ces critiques ne remettent pas en cause le fait que les contenus
d’enseignement soient des moyens d’élévation par rapport à un état, une condition peu
enviable et vis-à-vis de laquelle il s’agit de se distinguer également : ce qu’elles remettent
en cause, c’est que ces contenus d’enseignement ne permettent pas à davantage de monde
de s’extraire de son « incivilité ». Si les critiques de conceptions « élitistes » de
l’enseignement sont à la fois nombreuses et bruyantes au cours de l’histoire
(particulièrement celle des XXème et XXIème siècles concernant la France et l’Angleterre),
elles partagent néanmoins avec les positions qu’elles dénoncent l’idée que « l’ignorance »
est belle est bien « crasse ». Or voilà le point qu’il s’agit de souligner ici : que l’on
considère ou non que les savoirs scolaires dans leur forme la plus « pure » doivent être
réservés à une population dûment sélectionnée, ces derniers sont massivement investis et
réinvestis comme marqueurs de civilisation et par conséquent comme objets de valeur. Et
c’est bien cet accord tacite et largement répandu sur la capacité des savoirs scolaires à
façonner des êtres sociaux valables qui rend possible l’usage qu’en font certains à des fins
de classement des individus entre eux.

1
Cité dans Ibid., p.352.

140
c. Distinguer en stabilisant, voire en verrouillant l’échelle
des positions sociales (contrôle des masses populaires via
l’enseignement)

On retrouve enfin la fonction de distinction sociale attribuée aux contenus


d’enseignement dans la manière dont ils sont parfois pensés et mobilisés comme outils de
contrôle des masses populaires. Un argument souvent avancé lorsqu’il s’agit
d’enseignement est ainsi la nécessité d’inculquer le plus largement des « savoirs validés »
afin d’éviter les « débordements » estimés par certains comme caractéristiques du peuple.
Lawson et Silver relèvent par exemple qu’en 1562, « une loi sur le travail établit un
système national d’apprentissage [il s’agit ici de ce qui s’apparente en France et
ultérieurement au compagnonnage] avec l’intention à la fois d’améliorer la formation à
l’artisanat à tous les niveaux et de faire face aux problèmes de pauvreté et de vagabondage
de plus en plus pesants »1. De même en France, où Marc Venard note qu’au XVI ème siècle,
« Luther et Mélanchthno sont ici les porte-parole de toute une classe montante qui voit
dans l’instruction à la fois le moyen d’asseoir son pouvoir, contre la noblesse militaire qui
dédaigne les lettres, et le moyen de policer les masses populaires. […] Ce que disent fort
bien, en 1564, les magistrats municipaux de Valenciennes : ‘Nous vous disons et faisons
assavoir que ès républiques et villes constituées, a été anciennement très bien pourvu et
politié de commettre et ordonner bons maîtres pour former les enfants dès leur
commencement et les enseigner et instruire en bonnes doctrines, mœurs, droite et honnête
manière de vivre, et les maintenir été accoutumer en toute sujétion et révérence, afin
qu’iceux venus en âge fussent tant plus traitables et prompts à donner au Magistrat tout
honneur et obéissance’ »2. Plus tard et en traversant à nouveau la Manche, Stephen Ball
rappelle les propos de Robert Lowe (Chancelier de l’Échiquier au moment où est votée la
Loi sur l’Education de 1870), pour qui la mise en place d’un système d’éducation à
l’échelle nationale, dans le contexte de l’élargissement significatif du droit de vote en 1867
et des turbulences qui y avaient conduit, était « une question d’auto-préservation » : les
masses doivent selon lui être « éduquées de sorte à ce qu’elles puissent apprécier et
considérer avec déférence la culture supérieure lorsqu’elles s’y trouvent confrontées [et] à
ce qu’elles soient qualifiées pour le pouvoir qui leur a été attribué »3. Cette confiance dans
les contenus d’enseignement pour maintenir les masses populaires à distance contrôlée à la
1
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.123.
2
François Lebrun, Marc Venard et Jean Quéniart, Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.181.
3
Robert Lowe, discours à la Chambre des Communes, cité dans Stephen ball, The education
debate, p.71-72, ma traduction.

141
fois des « débordements » dont elles seraient coutumières et des élites n’est toutefois
certainement pas unanimement partagée. À l’époque de la Réforme en Angleterre dont il
était question plus haut, des nobles s’opposent vivement à ce que le savoir soit trop
largement dispensé, comme en témoigne par exemple ces propos du comte de Newcastle
adressés à un Charles II exilé dans la décennie 1650 :

« La Bible sous le bras de tous les tisserands et les femmes de chambre


nous ont causé de considérables dommages… les universités abondent de trop
d’érudits… Mais ce qui nous causé le plus grand tort est l’abondance de
grammar schools et d’Inns of Court »1.

Rejoignant les positions suivant lesquelles les savoirs scolaires devraient être
réservés à une population très spécifique et socialement dominante, d’autres avancent que
le danger vient en fait de la transgression dont on se rend coupable lorsque l’on enseigne à
des personnes socialement « inaptes » à recevoir ces enseignements. C’est par exemple le
ton qui colore le rapport de la Commission Cross rendue au roi au sujet de l’enseignement
primaire et qui interroge :

« Pensez-vous que sur le long terme nous rendons le moindre service à


un garçon intelligent appartenant aux classes laborieuses si nous l’exposons à
l’Université et l’élevons au-dessus de sa propre condition sociale pour le
placer dans une condition qui ne lui est pas congénitale ? – Si elle ne lui est pas
congénitale, vous lui avez clairement causé un grand tort »2.

2. Les « socles de connaissance », ou les vertus


communalisantes attribuées à l’enseignement

Un autre thème marquant dans les rapports socio-historiquement construits aux


contenus d’enseignement est, en parfaite contradiction avec celui de la distinction inter-
individus, l’appartenance à un groupe ou la « communalisation ». Le terme est emprunté
ici à la sociologie wébérienne : « Nous appelons ‟communalisation” une relation sociale
lorsque, et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde – dans le cas particulier, en
moyenne ou dans le type pur – sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des

1
Cité dans John Lawson et Harold Silver, A social history…, op.cit., p.179, ma traduction.
2
The Royal Commission on Elementary Education, 2 Octobre 1886, The Spectactor Archives,
consultable en ligne à http://archive.spectator.co.uk/article/2nd-october-1886/9/the-royal-
commission-on-elementary-education ; dernière consultation le 9 mars 2018.

142
participants d’appartenir à la même communauté »1. Toutefois ce ne sont pas les éventuels
effets communalisants de l’enseignement (ou les appartenances qu’il contribue à
construire) qui sont l’objet de l’analyse qui suit (ni de cette thèse d’ailleurs) mais bien les
représentations par lesquelles on vient à penser l’enseignement comme terreau de
sentiments d’appartenance. Les premières qualifications de l’enseignement comme ciment
communautaire apparaissent dans le cadre de la prise en charge de ce dernier par l’Église
et sont particulièrement renforcées lorsqu’il est réinvesti aux XIX ème-XXème siècles comme
objet national. Du reste, l’attribution d’un enjeu communalisant à l’enseignement lui
confère une forte coloration émotionnelle. Le cas de l’histoire scolaire est particulièrement
frappant de ces points de vue-là.

a. Enseigner pour convertir

Il faut tout d’abord souligner encore une fois (au vu de la facilité et de la récurrence
évoquées en introduction avec lesquelles on suppose le contraire) que la fonction
communalisante des contenus d’enseignement ne leur est pas consubstantielle : elle leur a
été attribuée au cours de l’histoire. En effet, elle est absente des discours sur
l’enseignement de l’Antiquité et elle n’apparaît pas tout de suite dans le regard que porte
l’Église sur la transmissions de connaissances. Sa première priorité est, sous le Haut-
Empire et dans le contexte des invasions barbares où le credo autour duquel elle se
construit est fortement concurrencé par différents paganismes, « l’édification des dogmes
et de la liturgie » et « la formation des membres du clergé »2. En revanche, lorsque leurs
assises dogmatique et institutionnelle se trouvent mieux assurées, les hommes de la
chrétienté commencent à requalifier l’enseignement comme outil de conversion. Le
Concile de Vaison (529) prescrit ainsi :

1
Max Weber, Économie et société, op.cit., p.78. L’« appartenance » a quant à elle été définie par
Martina Avanza et Gilles Laferté, comme concept opérationnel visant à rendre compte de l’une des
dimensions que cache le terme d’« identité », dans les termes suivants : « L’appartenance relève de
la participation des individus à la chose collective, au groupe, qu’il soit politique, syndical,
familial, amical, participation à la fois produite et productrice des socialisations multiples des
individus. […] Il s’agit d’une autodéfinition de soi ou encore d’un travail d’appropriation des
identifications et images diffusées au sein d’institutions sociales auxquelles l’individu participe »
(Martina Avanza et Gilles Laferté, « Dépasser la “construction des identités”? Identification, image
sociale, appartenance », Genèses 4, no 61 (2005): 134-52.)
2
Antoine Léon, Pierre Roche, Histoire de l’enseignement…, op.cit., respectivement p.13 et 17.
Voir aussi John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit., p.8-9.

143
« … à tous les prêtres chargés de paroisse de recevoir chez eux, en
qualité de lecteurs, des jeunes gens, afin de les élever chrétiennement, de leur
apprendre les psaumes et les leçons de l’Écriture et toute la loi du Seigneur, de
façon à pouvoir se préparer parmi eux de dignes successeurs »1.

On retrouve de plus en plus fréquemment dans la hiérarchie ecclésiale cette


association entre enseignement et fidélisation des masses à la fois au dogme catholique et
aux autres membres de la communauté de croyance au cours Moyen-Âge 2. De sorte que la
concurrence qui s’établit entre Église catholique et réformes chrétiennes à la fin de cette
période se traduit par des surenchères réciproques au sujet de l’éducation : les contenus
d’enseignement y sont clairement envisagés comme outils de conversion des masses.
Antoine Léon et Pierre Roche expliquent ainsi que « Luther (1483-1546) avait, le
premier3, vu dans l’instruction obligatoire la condition indispensable d’une authentique
éducation chrétienne. Au moment où de nombreuses écoles de l’est et du midi de la France
sont touchées par la nouvelle religion, le Concile de Trente (1545-1563) décide de créer,
dans chaque église ‟une petite école dont le maître, précepteur ou régent choisi par
l’évêque, enseignera gratuitement aux enfants pauvres la lecture, l’écriture, la grammaire,
le chant, le calcul” »4.

Cette appréhension des contenus d’enseignement comme instruments de conversion


massive s’adosse souvent à une perception de l’élève, et en particulier de l’enfant, comme
« pâte molle » dans laquelle l’enseignant (i.e. le « bon » enseignant, pas le suppôt d’une
doctrine adverse) a tout pouvoir d’imprimer la marque du savoir. Chez certains, comme
dans l’extrait qui suit, il s’agit en fait du modèle vers lequel il faudrait tendre tandis que
d’autres (qui, généralement, ont une connaissance toute théorique de la réalité des
pratiques d’enseignement) postulent que l’enseignement consiste à inscrire la Vérité sur
des âmes vierges5.

1
Cité dans Antoine Léon, Pierre Roche, Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.17.
2
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit. ; Michel Rouche, Histoire de
l’enseignement…, op.cit. ; François Lebrun, Marc Venard, Jean Quéniart, Histoire de
l’enseignement…, op.cit. ; James Murphy, « Religion, the State and Education in England »,
art.cité.
3
L’avant-gardisme attribué ici à Luther dans la perception de l’éducation comme secteur à fort
enjeu est démenti dans les études (et les sources qu’elles mobilisent) citées dans la note précédente.
4
Antoine Léon, Pierre Roche, Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.30.
5
Pierre Riché, Jacques Verger, Maîtres et élèves…, op.cit., p ?

144
« Le bon étudiant doit être humble et doux, tout à fait étranger aux vains
soucis et aux séductions du plaisir, attentif et vigilant ; qu’il aime se faire
l’élève de tous, ne présume jamais de sa science, fuit comme le poison les
auteurs de doctrines perverses, apprenne à traiter à fond un sujet avant de le
juger, apprenne aussi et cherche, non pas à paraître savant, mais à l’être,
choisisse après les avoir comprises des paroles des sages et s’applique à s’y
regarder comme dans un miroir. Et si d’aventure il ne peut pénétrer quelque
passage obscur, il n’éclate pas pour autant en mépris, sous prétexte que rien ne
peut être bon qu’il ne puisse lui-même comprendre. Telle est l’humilité de la
discipline intellectuelle »1.

Du reste, l’investissement de l’enseignement comme outil de conversion sert à


justifier que l’on transmette des savoirs de nature réflexive sur la religion (connaissance,
même « minimale », du récit chrétien et de sa morale) mais également des savoirs-faire,
des pratiques de la foi comme la prière et autres « obligations religieuses »2.

b. L’enseignement au service du sentiment national

Au XIXème siècle, l’idée selon laquelle les contenus d’enseignement font naître des
croyances et une communauté d’appartenance fondée sur celles-ci semble, dans les sources
consultées, faire l’objet de peu de débats. Elle est admise au sein des congrégations
religieuses qui assurent effectivement des formes d’enseignement, dans les hiérarchies
pontificale et anglicane mais aussi en dehors des milieux des professionnels de la foi 3.
C’est ainsi que l’on trouve durant la révolution française, époque où, aux dires d’Antoine
Léon et Pierre Roche, « jamais l’enseignement ne fut l’objet d’un plus grand nombre de
rapports, de décisions, de décrets »4, des remises en question de l’enseignement tel qu’il se
pratiquait alors et des projets éducatifs empreints de la foi en la capacité de l’instruction à
formater l’âme du « peuple ».
Condorcet fustige par exemple dans ses mémoires sur l’instruction l’apathie et la
dépendance citoyenne qui seraient le résultat de l’enseignement de « croyances » et pose
en même temps que la vraie liberté du peuple, sa pleine réalisation en tant que

1
Hugues de Saint-Victor, Didascalicon (1137), cité dans Ibid., p.153-154.
2
James Murphy, « Religion, the State and Education in England », art.cité, p.8.
3
John Lawson, Harold Silver, A social history…, op.cit. ; Françoise Mayeur, Histoire de
l’enseignement…, op.cit.
4
Antoine Léon, Pierre Roche, Histoire de l’enseignement…, op.cit., p.47.

145
communauté politique, serait conditionnée à ce qu’on lui dispense des savoirs relevant de
« la raison » de « la vérité » (souvent présentées de manière quelque peu dogmatiques mais
à d’autres moments également comme postures critiques vis-à-vis d’énoncés établis) :

« Il ne peut plus y avoir de ces doctrines occultes ou sacrées qui mettent


un intervalle immense entre deux portions d’un même peuple. Mais ce degré
d’ignorance où l’homme, jouet du charlatan qui voudra le séduire, et ne
pouvant défendre lui-même ses intérêts, est obligé de se livrer en aveugle à des
guides qu’il ne peut ni juger ni choisir ; cet état d’une dépendance servile, qui
en est la suite, subsiste chez presque tous les peuples à l’égard du plus grand
nombre, pour qui dès lors la liberté et l’égalité ne peuvent être que des mots
qu’ils entendent lire dans leurs codes, et non des droits dont ils sachent jouir ».
Et, plus loin : « C’est par la découverte successive des vérités de tous les
ordres, que les nations civilisées ont échappé à la barbarie et à tous les maux
qui suivent l’ignorance et les préjugés. C’est par la découverte des vérités
nouvelles que l’espèce humaine continuera de se perfectionner. […] C’est donc
encore un véritable devoir de favoriser la découverte des vérités spéculatives
comme l’unique moyen de porter successivement l’espèce humaine aux divers
degrés de perfection, et par conséquent de bonheur, où la nature lui permet
d’aspirer »1.

L’inscription de l’enseignement dans un registre national aux XIX ème et XXème


siècles, que ce soit du point de vue des instances référentes en matière d’enseignement
qu’en ce qui regarde ses contenus mêmes, vient renforcer dans les représentations la
fonction communalisante des savoirs scolaires, particulièrement en France. L’attribution à
l’enseignement de telles fonctions est à la fois visible dans les discours portés sur ce
domaine d’activité et dans les textes qui servent de supports pédagogiques aux pratiques
d’enseignement.

1
Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, op.cit., respectivement p.14 et 18. Le fait
que l’auteur ait pour horizon « les nations » ou « l’espèce humaine » en termes de communauté
politique doit sans doute à une rhétorique de l’universalité couramment mobilisée pendant la
Révolution (Danièle Lochak, « Introduction », in Le droit et les paradoxes de l’universalité (Paris:
Presses Universitaires de France - PUF, 2010), 9-13.). Cela ne l’empêche de définir comme étant
« étranger » à la communauté politique que doit nourrir l’enseignement les discours en
contradiction avec le message républicain que Condorcet estime légitime (« Tant qu’il y aura des
hommes qui n’obéiront pas à la raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère,
en vain toutes les chaînes auraient été brisées… », Rapport sur l’instruction publique présenté à
l’Assemblée Nationale) – on retrouve alors la thématique de l’Église comme État dans l’État, force
étrangère infiltrée dans la nation également courante à la fin du XVIII ème siècle.

146
Les discours sur l’enseignement établissant, en France, un lien de consubstantialité
entre savoirs scolaires et construction d’une communauté politique (par les valeurs
communes qu’ils lui donnent et, ce faisant, les liens qu’ils forgent entre ses membres) sont
particulièrement saillants lors de l’établissement d’un enseignement laïque aux débuts de la
IIIème République. Comme le note Yves Déloye en effet, « l’objectif essentiel de
l’instruction morale et civique – placée en tête des programmes de l’école primaire par les
élites républicaines – apparaît clairement : encourager et affermir au profit de l’État-nation
un sentiment de loyauté et d’engagement civiques »1. De part et d’autre de la ligne qui
oppose les tenants d’un enseignement républicain aux défenseurs d’un enseignement
religieux, c’est au nom de la sauvegarde de la nation qu’il faut se battre pour imposer ses
vues. Dans l’extrait qui suit des débats parlementaires de 1880 sur ce qui deviendront les
lois Jules Ferry, les partisans du « parti clérical » ramènent les bienfaits de l’enseignement
à sa capacité à véhiculer une allégeance à la communauté et à la morale chrétiennes, tandis
que Jules Ferry les conditionnent à l’édification d’une « société laïque et démocratique » :

« M. le Président du Conseil [Jules Ferry] – […] Nous répondîmes alors


que nous ferions de la morale pratique, de la morale expérimentale, et que nous
enseignerions aux enfants la ‟bonne vieille morale de nos pères”…

M. Buffet – Qui était la morale chrétienne !

M. le Président du Conseil – Appelez-la comme vous voudrez, mais


écoutez comme nous la définissons.

M. Chesnelong – Voilà comment nos pères l’appelaient.

M. le Président – Messieurs, vous pourrez répondre ; mais quant à


présent, veuillez-vous abstenir d’interrompre !

M. le Président du Conseil – ‟Le Rôle de l’instituteur dans


l’enseignement moral. – L’instituteur est chargé de cette partie de
l’enseignement en même temps que des autres, comme représentant de la
société : la société laïque et démocratique a, en effet, l’intérêt le plus direct à
ce que tous ses membres soient initiés de bonne heure et par des leçons
ineffaçables au sentiment de leur dignité, et à un sentiment non moins profond
de leur devoir et de leur responsabilité personnelle […]” »2.

1
Yves Déloye, École et citoyenneté…, op.cit., p.25.

147
En Angleterre, on trouve également (davantage au XX ème siècle) des discours
associant étroitement les contenus d’enseignement à la consolidation de ce qu’est (et est
censée avoir toujours été) la communauté nationale. En revanche, ils ne s’expriment pas
dans le cadre d’une confrontation entre message religieux et message républicain puisque
les rapports entre ces deux ordres moraux y sont beaucoup plus intriqués qu’en France. On
le voit par exemple dans les considérations générales qui ouvrent le rapport Norwood
(1943) :

« La personnalité humaine renferme de nombreuses possibilités ;


certaines méritent d’être développées tandis que d’autres, non ; la tâche de
l’éducation est de développer celles qui le méritent et qui sont bonnes et de
contrôler celles qui sont indignes et viles. Nous estimons que l’éducation ne
peut cesser de reconnaître la finalité ultime et les liens qu’assurent les idéaux
de vérité, de beauté et de bonté et, à toutes les époques et dans tous les lieux,
leur valeur inestimable ; nous ne croyons pas que ces idéaux soient seulement
des commodités temporaires, des objets permettant de faire tenir ensemble la
société jusqu’à ce que, à mesure que le savoir s’étend et l’organisation devient
plus scientifique, l’on puisse s’en débarrasser. De plus, nous posons que la
reconnaissance de ces valeurs implique, pour la plupart des gens du moins, une
interprétation religieuse de la vie, ce qui signifie pour la plupart d’entre nous
une interprétation chrétienne de la vie »1.

Si, au cours du XXème siècle, ce topos de l’enseignement comme garant de la


conservation de valeurs communes et donc de la pérennité d'un sentiment d’appartenance,
ne figure plus toujours, clairement formulé, aux avant-postes des discours sur l’éducation,
il n’en est pas moins présent par maints petits rappels et devient d’ailleurs, sous ces
formes, quasiment incontournable2. Il est d’ailleurs bruyamment repris par les institutions
régionales ou internationales qui sont mises en place à l’issue de de la seconde guerre
mondiale (ONU et Conseil de l’Europe en particulier). Elles rappellent en effet le rôle
essentiel de l’enseignement dans l’édification de sociétés (cette fois, donc, dépassant le
cadre national) unies par des valeurs pacifiques, comme perceptible dans l’acte constitutif
de l’UNESCO par exemple qui pose « que, la dignité de l’homme exigeant la diffusion de
la culture et l’éducation de tous en vue de la justice, de la liberté et de la paix, il y a là,
2
« Interpellations au Sénat », Session extraordinaire du 18 novembre 1880, dans Discours et
opinions de Jules Ferry…, op.cit., p.372.
1
Norwood Report, op.cit., p.9, ma traduction.
2
Antoine Prost, Histoire de l’enseignement…, op.cit. ; Ken Jones, Education in Britain…, op.cit.

148
pour toutes les nations, des devoirs sacrés à remplir dans un esprit de mutuelle assistance »
et « qu’une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques des gouvernements
ne saurait entraîner l’adhésion unanime, durable et sincère des peuples et que, par
conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et
morale de l’humanité »1.

Par ailleurs, l’investissement des savoirs scolaires comme soutien au sentiment


d’appartenance à la communauté politique est manifeste dans les textes conçus pour être
des références dans les situations d’enseignement, comme le sont les manuels scolaires
dans plusieurs disciplines – l’histoire comprise – durant une bonne partie du XX ème siècle.
C’est surtout observable en France ; on manque de données en Angleterre pour se
prononcer sur la question, l’étude des manuels (qui est pourtant le support pédagogique le
plus exploité en sociologie et histoire de l’éducation) s’y apparentant à un « trou noir »2.
Jenny Keating et Nicola Sheldon relèvent néanmoins, dans les synthèses de données
produites dans le cadre d’une enquête sur l’enseignement de l’histoire, que les quelques
manuels auxquels elles ont eu accès et qui remontent aux années 1960, l’histoire du
primaire est « essentiellement britannique (anglaise) »3. En France, les manuels reflètent
assez clairement la visée communalisante donnée à l’enseignement et ce au moins
jusqu’aux années 19704 (où elle devient moins évidemment observable mais ne disparaît
pas pour autant), comme ici dans ces extraits des manuels aussi bien religieux (1) que
républicain (2) datant de la fin du XIXème siècle :

(1) « Le premier élément de la société, c’est la famille. Quelques familles


se réunissent ; elles choisissent, pour s’y établir, un lieu qui leur semble
convenable : il leur offre des terres fertiles, de l’eau, du bois, un air salubre,
des communications faciles avec les groupes d’habitations qui ne sont pas
éloignées. Ces familles y ont donc bâti leurs maisons : maisons modestes, sans
luxe, sans symétrie, sans alignement, qu’importe ? Au milieu s’élève une

1
« Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la
culture », 16 novembre 1945, Archives en lignes de l’UNESCO.
2
William E. Marsden, The School Textbook…, op.cit., p.56.
3
« History text books from 1965 to the present day », Archives documentaires du projet History in
Education (publication principale : The right kind of history…, op.cit.) et disponibles en ligne :
http://www.history.ac.uk/history-in-education/.
4
Pierre Ansart, « Manuels d’histoire et inculcation du rapport affectif au passé », in Enseigner
l’histoire. Des manuels à la mémoire, Henri Moniot (dir.) (Berne: Peter Lang, 1984), 57-76.

149
humble église avec son clocher : voilà un village. (…) Dans une même région,
se sont élevés plusieurs villes et de nombreux villages habités par des
populations de même origine ; ces populations avaient des mœurs communes,
des habitudes semblables, des intérêts de même nature ; elles parlaient la même
langue, elles se sont naturellement unies entre elles, elles ont constitué une
province : ainsi la province de Normandie, la province de Bretagne, la
province de Gascogne, etc. Mais entre plusieurs de ces provinces s’établirent
des relations plus fréquentes, plus étroites : elles avaient une certaine
conformité de mœurs, d’habitudes, ou du moins, elles obéissaient à un chef
commun ; elles ont eu ensemble leurs jours de lutte et leurs jours de triomphe ;
de là, une union de plus en plus intime, de plus en plus profonde. Ces peuples,
désormais, formaient une nation »1.

(2) « Vous êtes réunis ici pour atteindre un but commun, qui est de vous
instruire. De même dans la grande société humaine, on se groupe, on joint ses
efforts, pour atteindre différentes fins, pour se défendre contre les envahisseurs
étrangers, contre les malfaiteurs du dedans ; pour s’assurer toutes les choses
nécessaires à la vie : le logement, les vêtements, la nourriture. (…) Dans la
société, on s’assiste mutuellement : la vie sociale n’est, à vrai dire, qu’un
échange de services. Dans l’école aussi vous vous aidez sans cesse les uns les
autres. (…) Entre la grande société humaine et votre petite société scolaire, il
n’y a guère qu’une différence : c’est qu’ici vous faites tous la même chose ;
vous êtes tous des écoliers ; vous n’avez qu’un but, qui est d’apprendre. Dans
la société, il y a une multitude de métiers différents, parce qu’il a un grand
nombre de fins à atteindre. Les uns labourent la terre, les autres bâtissent des
maisons, fabriquent des vêtements, d’autres sont soldats, magistrats,
professeurs »2.

On le voit dans ces extraits, l’investissement des contenus d’enseignement comme


objets communalisants donne à ces derniers une forte charge affective. Ou, pour être plus
précis et en ayant recours à la boîte à outils théoriques proposée par Isabelle Sommier pour
analyser les émotions, il vise à instituer un rapport sentimental à la nation (et traduit peut-
être le fait que les auteurs de ces invitations à considérer, par l’enseignement, la nation

1
Abbé Lucien Bailleux, Abbé Victor Martin, Nouveau manuel d’enseignement moral et
d’enseignement civique, Nantes, Mazeau, 1882, p.110, cité par Yves Déloye dans École et
citoyenneté…, op.cit., p.102-103.
2
Gabriel Compayré, Éléments d’instruction morale et civique, Paris, Librairie P. Delaplane, 1883,
p.44-45, cité par Yves Déloye dans École et citoyenneté…, op.cit., p.98.

150
sous un angle sentimental se trouvent eux-mêmes dans ce type de relation). Le sentiment
étant entendu comme « réactions affectives de longue durée, positives ou négatives
intervenant dans la socialisation, les motivations et la construction des actions
collectives »1. De même que l’enseignement chrétien était envisagé comme devant
véhiculer des sentiments d’amour, de déférence et de crainte vis-à-vis de dieu,
l’enseignement « national » (dont on a vu qu’il n’était pas nécessairement contradictoire
avec le premier) vise à construire un attachement sentimental à la nation. Tous les contenus
d’enseignement ne sont pas porteurs de la même façon de cette dimension affective : elle
est beaucoup plus perceptible dans les savoirs qui, d’une manière ou d’une autre, mettent
en récit la nation (la littérature, l’histoire, la géographie, l’éducation citoyenne sous ses
différentes appellations de part et d’autre de la Manche), bien qu’elle ne soit pas absente
des autres2. Elle est construite de façon routinière notamment par l’établissement de
parallèles (voire de liens de consubstantialité) entre la nation et la famille, cercle
d’appartenance investi socialement comme relevant (entre autres) de l’affectif 3, comme on
peut le voir dans ces extraits :

« Confondre les instituteurs avec n’importe quels fonctionnaires


préposés par l’État à tel ou tel service public, serait une erreur lamentable,
féconde en désastreuses conséquences. » Et, dans un texte à l’attention de
parents que l’auteur invite « surveiller » l’enseignement délivré par les
hussards noirs de la République : « C’est donc en vérité le sort de la France
que vous tenez entre vos mains, suivant que vous exercerez ou que vous
abdiquerez vos droits, que vous accomplirez ou que vous déserterez vos
devoirs. L’enfant est l’avenir du foyer ; le foyer est le germe vivant de la cité ;
les cités multipliées forment l’État »4.

1
Isabelle Sommier (qui reprend elle-même les catégories conceptuelles dessinées par André Akoun
et Pierre Ansart dans leur Dictionnaire de sociologie), Isabelle Sommier, « 9. Les états affectifs ou
la dimension affectuelle des mouvements sociaux », in Penser les mouvements sociaux, Éric
Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Isabelle Sommier (Paris: La Découverte, 2010)., p.192.
2
Catherine Radtka, « Manuels de sciences et constructions nationales (France, Royaume-Uni,
Pologne) », Colloque Les disciplines scolaire. Miroirs des évolutions contemporaines de la
nation ?, Université Rennes 2, 19-20 mars 2015.
3
Georg Simmel, « Sur la sociologie de la famille », in Philosophie de l’amour (Paris: Rivages,
1988); Pierre Grelley, « Sociologie d’un sentiment. Bibliographie raisonnée de l’approche
sociologique de l’amour », Informations sociales, no 144 (2007): 138-46.
4
Mgr Perraud, respectivement Obligations des familles chrétiennes par rapport à l’instruction
religieuse de leurs enfants, Autun, 1882, p.15 et Les droits et les devoirs des parents, Autun, 1882,
p.47, cités par Yves Déloye dans École et citoyenneté…, op.cit., p.207.

151
« Ces leçons [d’éducation morale] veulent un autre ton, une autre allure
que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime,
de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le
fonctionnaire ; c’est, pour ainsi dire, le père de famille, dans toute la sincérité
de sa conviction et de son sentiment »1.

De manière routinière également, la coloration sentimentale de l’enseignement est


construite par l’emploi de petits mots (« eux », « nous » et déclinaisons possessives) qui
laissent entendre que ce que sont les membres de la communauté nationale est intimement
dépendant de ce qu’elle est, elle, et qu’il faut donc l’aimer. L’usage de tels déictiques dans
les discours sur l’enseignement est extrêmement courant, même, comme on le voit dans
l’extrait ci-dessous, dans des textes officiels où des tournures impersonnelles sont
généralement employées :

« […] Il est donc important que [les écoliers] apprennent des leçons
d’histoire quelque chose de notre nationalité qui les distingue des peuples des
autres pays. Ils ne peuvent pas comprendre cela, cependant, si on ne leur
enseigne pas comme la nation britannique a grandi, et comme la mère patrie a,
à son tour, fait naître des filles par-delà les mers. Les faits généraux relatifs à
cette croissance devraient, lorsqu’ils sont transmis comme il faut, prendre la
forme d’un thème émouvant suscitant le vif intérêt des jeunes citoyens de
l’Empire britannique. […] Pour les enfants des écoles anglaises, l’intérêt
principal en histoire portera fort justement sur les événements émouvants et les
qualités marquantes des figures centrales de notre propre histoire, mais il est
important, lorsqu’il s’agira de traiter des époques de conflit avec d’autres
peuples, que l’enseignement rende justice à ceux qui sont considérés comme
des héros nationaux dans les autres pays »2.

De façon plus exceptionnelle, le substrat affectif attribué à l’enseignement est


particulièrement manifeste lorsque la nation est estimée être en danger ou l’avoir été. Sur
la base des sentiments d’attachement que doit générer la nation, blessés lorsque celle-ci a
été mise à mal, c’est de véritables « émotions », dans le sens d’« excitation vive et limitée
dans le temps, accompagnée de manifestations physiques et culturelles différenciées selon

1
Jules Ferry, « Lettre aux instituteurs », 17 novembre 1883, dans Discours et opinions de Jules
Ferry…, op.cit., p.282.
2
Board of Education, Suggestions for the Consideration of Teachers and Others Concerned with
the Work of Public Elementary Schools, Londres, 1905, p.61, 63, ma traduction.

152
leur contexte social »1, qu’il s’agit alors de susciter par l’enseignement. Yves Déloye
rappelle ainsi que « les manuels de morale et d’instruction civique contribuent, de façon
décisive, à la mise en forme de la mémoire des morts de la première guerre mondiale. Dans
les passages qu’ils consacrent au devoir de mémoire à l’égard des victimes de la Grande
Guerre, les auteurs adoptent un style particulièrement poignant »2.

c. « Remembering [at school] as re-member-ing »3

L’histoire scolaire a un statut particulier lorsqu’il est question des enjeux


communalisants associés à l’enseignement. Cela ne veut pas dire (pas plus que pour les
autres contenus d’enseignement) que c’est là la seule finalité qui est assignée à l’histoire
scolaire. D’ailleurs, Jean Leduc et Patrick Garcia, à la suite d’Annie Bruter, considère que
l’on peut parler d’enseignement de l’histoire à partir du moment où sont transmis
scolairement des récits qui ne sont plus seulement une « morale en action »4. Du reste, et
cela sera amplement abordé dans les chapitres qui suivent, l’historiographie moderne
attribue à ce rapport au passé des finalités bien différentes, en le qualifiant par les discours
et la pratique comme démarche scientifique. Souligner la spécificité de l’histoire s’agissant
de l’usage des savoirs scolaires comme vecteurs de sentiments d’appartenance, c’est
simplement attirer l’attention sur le fait que, parmi les différents contenus d’enseignement,
elle est particulièrement appréhendée comme outil de communalisation. Cela tient sans
doute à ce que sa relative autonomisation (plus marquée – on l’a évoqué – en Angleterre
qu’en France) vis-à-vis du politique est un processus récent. L’histoire savante et l’histoire
enseignée sont de fait longtemps étroitement associés au projet politique consistant à faire
du pouvoir son propre récit (valorisant) afin de légitimer la domination qu’il exerce. En
France, cette relation de dépendance réciproque est déjà patente durant l’Ancien Régime,
comme l’exemplifie cet extrait de l’Instruction sur l’histoire de France par demandes et
réponses de l’abbé Claude Le Ragois (précepteur de l’un des fils de Louis XIV), ouvrage à
gros tirage et réédité de nombreuses fois :

« Demande : Qu’est-ce que l’histoire ?

1
Isabelle Sommier, « 9. Les états affectifs… », chap.cité, p.192.
2
Yves Déloye, École et citoyenneté…, op.cit., p.188-189.
3
Olick, « Collective Memory: The Two Cultures », art. cité, p.342.
4
Garcia et Leduc, L’enseignement de l’histoire en France, op.cit. p.12.

153
Réponse : C’est le récit véritable des événements passés.

D. En quoi l’histoire est-elle utile ?

R. En ce qu’elle nous donne des instructions de politique et de morale.

D. Quelle est l’histoire qu’il nous est le plus nécessaire de savoir ?

R. Celle de notre nation1.

D. Pourquoi ?

R. Parce qu’elle nous donne plus d’usage des choses qui se passent
parmi nous. »2

L’intrication histoire-politique est par ailleurs renforcée au cours du XIX ème siècle
de sorte qu’« on peut parler, avec Gérard Noiriel, de la conclusion d’un véritable ‟contrat
civique” entre les historiens et la III ème République. Les premiers montrent que cette
dernière est le débouché nécessaire de l’histoire de France. La seconde leur donne les
moyens de se constituer en un véritable corps professionnel. Cette configuration influe
grandement sur les attentes exprimées à l’égard de l’histoire. Celle-ci est lestée de lourdes
finalités civiques »3. Il est difficile de ne pas recourir à Ernest Lavisse pour illustrer ce
propos, tout en notant que l’on trouve à son époque des manières de lier l’enseignement de
l’histoire avec la construction d’un sentiment d’appartenance moins lyriques que celle-ci :

« Enseignement moral et patriotique : là doit aboutir l’enseignement de


l’histoire à l’école primaire. S’il ne doit laisser dans la mémoire que des noms,
c’est-à-dire des mots et des dates, c’est-à-dire des chiffres, autant vaut donner
plus de temps à la grammaire et à l’arithmétique et ne pas dire un mot
d’histoire. Rompons avec les habitudes acquises et transmises ; n’enseignons
point l’histoire avec le calme qui sied à l’enseignement de la règle des
participes. Il s’agit ici de la chair de notre chair et du sang de notre sang. Pour
tout dire, si l’écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires
nationales, s’il ne sait pas que nos ancêtres ont combattu sur mille champs de
bataille pour de nobles causes, s’il n’a point appris ce qu’il a coûté de sang et
d’efforts pour faire l’unité de notre patrie et dégager ensuite, du chaos de nos

1
Qui ne renvoie pas tant, à cette époque, à l’histoire du corps politique qu’à celle de ses têtes
couronnées.
2
Cité dans Ibid., p.18.
3
Ibid., p.63.

154
institutions vieilles, des lois sacrées qui nous ont fait libres, s’il ne devient pas
un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son drapeau,
l’instituteur aura perdu son temps »1.

On relève des discours similaires en Angleterre, en tous les cas jusqu’à la Seconde
Guerre mondiale, au Board of Education et chez celles et ceux qui gravitent autour, bien
que l’Etat n’investisse pas les mêmes moyens de diffusion de l’histoire scolaire qu’en
France, en raison de la norme de décentralisation qui y prévaut 2. Dans un Mémorandum
sur l’Enseignement et l’Organisation des Écoles Secondaires publié par le Board of
Education à l’aube de la Grande Guerre, on apprend par exemple que :

« Les événements qui se déroulent aujourd’hui en Europe et la crise à


laquelle la nation doit faire face appellent la connaissance ainsi que le courage
et la dévotion. » Les enseignants d’histoires sont invités à « considérer comme
cela, de même que d’autres sujets d’instruction, pourra de la meilleure façon
servir les intérêts nationaux »3.

L’histoire scolaire apparaît enfin comme porteuse d’enjeux de communalisation par


la manière dont ses contenus sont bornés. En effet, elle est généralement déclinée jusqu’à
la seconde moitié du XXème siècle en France et en Angleterre en histoire chrétienne,
histoire antique (communauté et période avec lesquels est revendiquée une filiation),
histoire de la royauté et histoire nationale (qui inclut fréquemment à partir du début du
XXème l’histoire de l’empire)4.

Conclusion
Au terme de ce chapitre, nous avons une partie des éléments qui permettent de
répondre à la question « comment comprendre les emballements polémiques dont fait non
systématiquement l’objet l’histoire scolaire ? » Comme cela a été pointé au cours des pages
qui précèdent, ces éléments de réponse renvoient à la première hypothèse qui a été

1
Ernest Lavisse, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 1882, p.797, cité par Jean
Leduc et Patrick Garcia dans Ibid., p.72.
2
David Cannadine, Jenny Keating, Nicola Sheldon, The right kind of history…, op.cit.
3
Board of Education, Memoranda on Teaching and Organization in Secondary Schools (Circular
869), London, 1914, p.2, cité dans Ibid., p.57, ma traduction.
4
Ibid. ; Jean Leduc, Patrick Garcia, L’enseignement de l’histoire…, op.cit. ; Abby Waldman, « The
Politics of History Teaching in England and France during the 1980s », History Workshop Journal,
no 68 (2009): 199-221.

155
formulée : l’histoire scolaire émeut car on a appris à la considérer comme quelque chose de
très important en ce que c’est ce qui fait de nous des enfants de la nation. Il s’avère
effectivement que, d’une part, l’histoire et son enseignement (de plus en plus massif via
l’école obligatoire) ont acquis au cours des siècles, tant en France qu’en Angleterre, un
statut de bien collectif précieux. D’autre part, ce caractère précieux doit beaucoup à ce que
l’histoire scolaire est investie comme un moyen d’ancrer durablement les gens dans les
communautés nationales auxquelles il est attendu qu’ils prêtent allégeance : en échange de
l’indexation de leur valeur et de leur identité à la nation, on leur raconte que celle-ci est
éternelle et qu’ils survivront par-delà les siècles à travers elle. En revanche, les percées
socio-historiques entreprises dans ce chapitre ont également mis en évidence une seconde
dimension de l’attachement à l’histoire scolaire que l’hypothèse avancée n’envisageait
pas : elle a acquis une grande valeur symbolique en tant que savoir permettant de se
distinguer. Les humanités classiques, dans lesquelles continuent d’être régulièrement
rangée la discipline historique, sont depuis maintenant plus d’un demi-siècle contestées
dans leur utilité sociale par des sciences plus chiffrées et prédictives, notamment en
Angleterre. Elles n’en gardent pas moins la superbe de ces codes culturels qui donnent
accès aux cimes de la société.

Que l’enseignement de l’histoire soit de façon générale perçu comme important ne


permet toutefois pas de rendre entièrement compte des controverses qu’il suscite. Son
potentiel conflictuel, qui est rappelé à l’envi dans les commentaires journalistiques et
même parfois académiques qui en sont faits, tient peut-être à la teneur polémique de
certains sujets au sein de l’histoire, comme le suggère une partie de la littérature sur les
« questions socialement vives ». C’est ce que nous allons creuser dans le chapitre suivant.

156
157
Chapitre II : Le silence avant la dispute. Ou comment on
tait collectivement les sujets qui comptent

« Lorsque nous regardons une carte du monde, et voyons l’amplitude couverte par
le rouge qui marque l’Empire Britannique, nous pouvons nous sentir fiers. […] Notre race
possède un esprit colonial que les Français, les Espagnols et les Allemands n’ont pas :
l’audace qui conduit les hommes vers des terres lointaines, la pugnacité qui les rend
inébranlables face au besoin et aux difficultés, ce remarquable esprit qui leur confère le
pouvoir sur les races de l’Est, le sens de la justice qui les empêche d’abuser de ce
pouvoir »1.
« Après des périodes de grandes fièvres – soulèvements, guerres, révolutions,
massacres, génocides – les sociétés accumulent des silences pour faire en sorte que tous les
citoyens poursuivent leur vie ensemble. Ce n’est qu’ensuite que les mémoires douloureuses
remontent à la surface des sociétés. Et parfois, alors, des conflits commencent. La
représentation d’une chose passée peut être un acte anodin quand il s’agit de souvenirs
personnels. Mais, dès que ces représentations touchent plus profondément l’individu, dès
qu’elles entrent en contradiction avec les discours officiels, les fondements du droit ou les
souvenirs d’autres groupes de personnes ayant vécu les mêmes événements, la
réminiscence devient moins évidente et plus douloureuse »2.

On considère volontiers aujourd’hui que l’histoire de l’esclavage – et plus


largement celle de la colonisation – est dans les anciennes puissances européennes qui
l’ont pratiqué un « sujet sensible ». Les deux citations mises ici en exergue suggèrent
qu’on peut en dire davantage sur cette question ; au minimum en tout cas, que les manières
dont on a appris aujourd’hui qu’il était délicat, voire extrêmement répréhensible, de parler
de la colonisation n’ont pas toujours encadré les représentations collectives sur ce sujet ; et
que par ailleurs ce n’est pas parce qu’un sujet est sensible qu’il est parlable. Ce chapitre
revient sur les processus qui ont conduit à passer de rapports au fait colonial qui

1
George Townsend Warner, A Brief Survey of British History, Blackie and Son (London, 1899),
p.248-249, cite dans Peter Yeandle, Citizenship, nation, empire. The politics of history teaching in
England, 1870-1930, Manchester University Press (Manchester, 2015)., ma traduction, p.1.
2
Benjamin Stora, « Préface. La France et “ses” guerres de mémoires », in Pascal Blanchard,
Isabelle Veyrat-Masson (dir.), Les guerres de mémoires, La Découverte (Paris, 2008), 7-13.

158
s’apparentaient à ce qu’exprime la première citation, rédigée par un homme d’église dans
un manuel à la toute fin du XIX ème siècle, à l’état de ce qui est régulièrement décrit comme
des « guerres mémorielles », telles qu’évoquées par Benjamin Stora dans la seconde
citation. Ce faisant, il s’agit de mieux comprendre les conditions sous lesquelles ce sujet
peut devenir une question conflictuelle.

La littérature sur les questions que l’on appellera pour le moment « postcoloniales »
pointe depuis une quinzaine d’années une montée en force et en conflictualité des sujets
qui y sont liés1. En particulier, les travaux qui s’intéressent aux relations sociales qui se
configurent autour de la reconnaissance des passés coloniaux insistent sur le
développement, à différents endroits du globe 2 et plus spécifiquement dans le monde
occidental (Amérique, Europe de l’ouest, Australie), de registres victimaires de la part de
celles qui ont souffert de régimes coloniaux, ou qui s’estiment en être les représentantes 3.
Même lorsqu’ils portent très précisément sur ces registres plutôt que sur les configurations
ou oppositions au cœur desquelles ils ont émergé, ces travaux ne manquent pas de
souligner leur caractère délicat : difficiles à dire, difficiles à entendre, on imagine qu’ils ont
un potentiel conflictuel4. On retrouve dans plusieurs de ces recherches une référence au
1
Une partie de cette effervescence tient sans doute à celle qui marque l’espace académique lui-
même, où l’on se passionne, s’émeut et se pourfend au sujet des vestiges – plus souvent
symboliques que matériels – de la colonisation dans les sociétés contemporaines qui l’ont
pratiquée. Elle ne s’y réduit toutefois pas. Le travail d’Anne-Claire Collier a bien montré, pour la
scène académique française, les entrecroisements entre saillance de l’objet et emballements
scientifiques : Anne-Claire Collier, « Le moment français du postcolonial : pour une sociologie
historique d’un débat intellectuel » (Thèse de doctorat en Sociologie, Paris 10, 2018).
2
Ces émergences simultanées sont d’ailleurs aussi analysées en termes de circulation internationale
de relations au passé. Voir par exemple : Ana Lucia Araujo, Politics of Memory. Making Slavery
Visible in the Public Space, Routledge (London, 2012); Sandrine Lefranc, Politiques du pardon,
Fondements de la Politique (Paris: Presses Universitaires de France - PUF, 2002); Patrick Weil et
Stéphane Dufoix, L’esclavage, la colonisation, et après–: France, États-Unis, Grande-Bretagne
(Paris: Presses universitaires de France, 2005).
3
Christine Deslaurier et Aurélie Roger, « Mémoires grises. Pratiques politiques du passé colonial
entre Europe et Afrique », Politique africaine, no 102 (2005): 5-27; Dresser, « Remembering
Slavery and Abolition in Bristol »; Bleich, Race Politics in Britain and France. Ideas and
Policymaking since the 1960s; Astrid Nonbo Andersen, Islands of Regret. Restitution, Connected
Memories and the Politics of History in Denmark and the US Virgin Islands, Publications of the
University of Aarhus, 2014; Charles P. Henry, « The Politics of Racial Reparations », Journal of
Black Studies 34, no 2 (1 novembre 2003): 131-52 ; Hourcade, « La mémoire de l’esclavage dans
les anciens ports négriers européenns. Une sociologie des politiques mémorielles à Nantes,
Bordeaux et Liverpool », opcit..
4
Des sociologues de la mémoire ont d’ailleurs attribué une étiquette aux passés de ce genre qui
supposent « disputes, tensions et conflits », tout comme les didacticiens ont identifié des contenus
d’enseignement plus « sensibles » que d’autres : les « passés difficiles ». Voir : Wagner-Pacifici et
Schwartz, « The Vietnam Veterans Memorial : Commemorating a Difficult Past », art.cité;

159
moins implicite aux raisons pour lesquelles ces passés sont, pour reprendre la formule de
Wagner-Pacifici et Schwartz, « difficiles » : ils touchent à « ce que nous sommes » mais
pas n’importe où, sur des blessures narcissiques collectives. Dans le cas du mémorial pour
la guerre du Vietnam que ces deux derniers auteurs étudient 1, la difficulté tient à ce qu’il
est question d’un passé qui nous empêche de nous raconter ce que nous sommes en tant
que nation (les États-Unis) comme nous en avions l’habitude, et surtout d’une façon qui
nous valorisait.
Dans ce chapitre, je montrerai que pour que de telles situations de délicatesse à
l’égard de passés estimés comme « nous » concernant existent, il faut encore que des voix
discordantes puissent se faire entendre à leur sujet. Par ailleurs, le fait que cette pluralité
(voire opposition) de vues soit disponible n’engendre pas nécessairement le déploiement
de polémiques. Je m’appuierai pour discuter de cette dimension sur des travaux qui se sont
intéressés à la question des « silences » qui émaillent routinièrement nos prises de parole et
sur lesquels il faut dire quelques mots avant d’entrer véritablement dans le cœur du
chapitre.

* * *

Aparté sur le langage : les mots disent, mais ils taisent aussi.

Souvent, lorsqu’un matériau discursif est cité comme faisant per se office d’étai
argumentatif dans une démonstration, c’est-à-dire lorsqu’il est présenté comme parlant de
lui-même, c’est (entre autres) l’implicite suivant qui est alimenté : le signifiant est contenu
dans ce que les acteurs disent. Ce point de départ analytique est du reste largement partagé,
mais de façon plus « assumée », par ceux qui pratiquent la recherche qualitative en
explicitant le sens qu’ils donnent à leur matériau d’enquête 2. Et de fait, ce qui est dit est

Vinitzky-Seroussi, « Commemorating a Difficult past: Yitzhak Rabin’s Memorials », art.cité.


1
Wagner-Pacifici et Schwartz, « The Vietnam Veterans Memorial : Commemorating a Difficult
Past », art.cité.
2
C’est par exemple très manifeste chez les chercheurs en sociologie de l’action publique qui font
un usage informatif ou « informatif-narratif » des entretiens. Pour un panorama de ces usages et
une plongée simultanée dans les débats que cela suscite, lire les deux articles : Philippe Bongrand
et Pascale Laborier, « L’entretien dans l’analyse des politiques publiques : un impensé
méthodologique ? », Revue française de science politique 55, no 1 (2005): 73-111; Gilles Pinson et
Valérie Sala-Pala, « Peut-on vraiment se passer de l’entretien en sociologie de l’action
publique ? », Revue française de science politique 57, no 5 (2007): 555-97.

160
une source extrêmement riche d’interprétations. Toutefois, il serait dommage que cela nous
fasse oublier qu’il y a également beaucoup à apprendre de « ce qui n’est pas dit ».
Avant de s’abîmer dans ce que les mots disent et ne disent pas, un parachute
conceptuel n’est toutefois pas inutile. Je vais dorénavant recourir à la notion de « silence »
pour pointer ce qui, dans les discours, n’est pas dit ou, plus précisément, ce que leurs
auteurs ne semblent pas vouloir dire. Il s’agit d’une traduction littérale, sans doute moins
évocatrice que ne l’est sa version originale, du concept de « silence » développé dans les
memory studies anglo-saxonnes1. Il est des choses que l’on ne dit pas parce qu’elles ne font
pas partie de ce que l’on a appris à connaître et qui sont donc hors du champ de ce que l’on
peut mobiliser lors d’une prise de parole, orale ou écrite. Elles ne correspondent pas à ce
que je vais appeler ici des silences 2. Les silences sont les résultats d’opérations par
lesquelles on traverse, contourne, évite un sujet, donc un sujet auquel, même si c’est
parfois extrêmement coûteux, il est possible d’accéder. Il en est deux grands types. Le
premier regroupe ce que je nommerai les silences de la concorde (présumée) ; le second les
silences de la discorde (potentielle). Cette typifiction est empruntée à Michael Billig, bien
que la ligne de démarcation qu’il dessine entre les deux types ait un autre sens 3. Partant des
catégories de l’inconscient développées par Freud (qu’il revisite complètement), il pose
que certains silences relèvent du pré-conscient, tandis que d’autres de l’inconscient. Dans
le premier cas, nous taisons des choses qui peuvent être envisagées mais nous ne les
pointons pas parce que ce n’est pas la peine : il est attendu que notre interlocuteur les
trouve aussi évidentes que nous. L’exemple donné est celui des idéologies desquelles nous
sommes imprégnés, dont les termes nous sont si constamment et banalement rappelés que
l’on n’y prête plus attention. L’archétype, « par bien des aspects », en est le nationalisme

1
Trouillot, Silencing the Past: Power and the Production of History; Zerubavel, The Elephant in
the Room. Silence and Denial in Everyday Life; Vered Vinitzky-Seroussi et Chana Teeger,
« Unpacking the Unspoken: Silence in Collective Memory and Forgetting », Social Forces 88, no 3
(2010): 1103-22.
2
J’ai discuté ces formes d’oublis ailleurs, bien que certaines propositions avancées alors soient
contradictoires avec le propos développé ici : Maylis Ferry, « Le fil rompu. Les oublis routiniers de
l’esclavage et de la traite négrière vus par les programmes d’histoire (1969-2001) », in Mémoires
déclinées. Représentations, actions, projections, Territoires de la Mémoire (Liège: Geoffrey
Grandjean, Gaëlle Henrard, Julien Paulus, 2016), 31-51.
3
Michael Billig est psychologue social et n’est généralement pas identifié comme contributeur des
memory studies. Il a discuté les « silences » dans le cadre d’un retour critique sur la théorie de
l’inconscient de Freud. La version longue de son argumentaire est développée dans : Michael
Billig, Freudian Repression: Conversation Creating the Unconscious, Cambridge University Press
(Cambridge, 1999). Une version condensée est accessible en ligne à la fin de : Michael Billig, « La
psychologie discursive, la rhétorique et la question de l’agentivité », Semen [En ligne] 27 (2009).

161
banal, que Michael Billig a analysé ailleurs 1. Dans le second cas, nous taisons des choses –
des tabous – parce qu’on nous a appris qu’il ne fallait pas les dire. La répression est donc
réalisée au nom du coût social attaché au bris d’un tabou. Dans le schéma de Billig, c’est
l’accessibilité de ce qui est tu qui distingue les deux catégories de silence : dans le pré-
conscient, elle est aisée, notre attention est simplement aiguillée vers des éléments moins
banals ; dans l’inconscient, elle est plus compliquée, il faut transgresser les interdits dont
nous avons appris à entourer l’objet du silence. Mais il me semble que : 1. l’accessibilité
du tu n’est pas ce qu’il y a de plus simple à mettre en évidence empiriquement et 2. quitte à
démanteler les catégories de Freud pour leur substituer des conceptualisations qui prennent
leur contre-pied, autant se débarrasser des noms qui servaient à les identifier. Une
distinction qui met davantage l’accent sur les raisons pour lesquelles on pratique le silence
(implicite de ce qui est partagé VS contournement de ce qui fâche) me paraît donc plus
opératoire, d’où la proposition des catégories « silences de la concorde (présumée) »,
« silences de la discorde (potentielle) ». Dans le livre stimulant qu’il consacre au silence et
au déni (qui sont, pour lui, des notions interchangeables), Eviatar Zerubavel ne s’intéresse
en fait qu’à ces silences de la discorde. Ces derniers, collectivement produits (Zerubavel
parle de « conspirations de silence »), existent au motif de la douleur, la peur ou l’embarras
dans lesquelles nous serions plongés si d’aventure nous nous risquions à les formuler
explicitement2. Je ferai référence dans cette thèse aux sujets que l’on cherche ainsi à éviter
pour leur potentiel dérangeant comme « tabous ».
C’est une manière parmi d’autres d’envisager les silences : ils sont ici perceptibles
dans les discours et leur analyse ne nécessite donc pas de savoir lire « entre les lignes »3.
Reste simplement à préciser à quels procédés (ou « indicateurs ») il faut prêter attention
lorsque l’on cherche à saisir des silences entendus de la sorte.

 The Sound of Silence

1
Billig, Banal Nationalism.
2
Zerubavel, The Elephant in the Room. Silence and Denial in Everyday Life.
3
Dans Ce que parler veut dire, Bourdieu pose que les non-dits sont à prendre au sens littéral de
non parlé et que, d’ailleurs, l’essentiel de ce qui se joue dans le langage est à appréhender en dehors
des mots, « dans les aspects les plus insignifiants en apparence des choses, […] les manières de
regarder, de se tenir, de garder le silence, ou même de parler (« regards désapprobateurs », « tons »
ou « airs de reproche », etc.) » ; Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges
linguistiques, Fayard (Paris, 1982), p.37.

162
Pour Zerubavel, dont la préoccupation dans The Elephant in the Room n’est
clairement pas méthodologique, les silences nous sautent aux oreilles lorsqu’ils sont brisés,
car cela provoque des réactions violentes de la part des parties prenantes aux
« conspirations de silence ». Mais cela ne nous aide pas vraiment à déceler les
refoulements qui se pratiquent alors que le silence est encore épais. Pour cela, il faut être
attentif à ce qui, dans tous les éléments langagiers qui constituent les discours analysés,
peut être la trace d’activités par lesquelles on indique à ses interlocuteurs que l’on sait qu’il
y a, dans notre propos, un sujet qu’il ne faut pas aborder. Billig 1 donne quelques exemples
de la manière dont on peut signifier cela, à commencer par un thème bien investi par les
psychanalystes : le recours à la négation. Il s’agit alors de se rapprocher, par les mots, du
terrain glissant tout en disant qu’évidemment non, nous ne sommes pas en train de le faire.
Un autre schéma de refoulement est ce qu’il appelle, avec d’autres, « l’effet du tiers » :
toujours en se rapprochant de la no-go zone, il s’agit cette fois de « faire diversion » en
rappelant l’histoire de personnes qui s’y sont aventurées et à qui il est arrivé malheur. De
manière générale, on peut chercher dans les contradictions et les procédés d’atténuation du
propos ce qui relève potentiellement de refoulements. Les silences de la discorde y seraient
repérables par les traces d’anticipation de conflit qu’ils laissent.
La préhension des silences dépend donc, d’une certaine manière, de leur plus ou
moins mauvaise réalisation. Billig et Zerubavel insistent l’un et l’autre – et cela a du reste
été largement documenté en sociologie et en histoire 2 – sur le fait que la faculté à éviter les
tabous n’existe que parce que l’on a été socialisés à ne pas faire ce qui est inconvenant.
Prenant comme exemple les refoulements que l’on pratique par le langage et à propos du
langage (afin de « bien » parler), Billig écrit ainsi que « les locuteurs compétents ne
peuvent pas se contenter de dire ce qu’ils veulent et quand ils le veulent. La conversation
implique la participation à une activité sociale normative. […] Les jeunes enfants doivent
apprendre la discipline nécessaire à l’exercice de la parole en interaction ». Et surtout :
« On ne doit pas seulement résister couramment aux tentations de l’impolitesse, de la
grossièreté ou de l’égoïsme discursif, il faut les réprimer ou les repousser hors de la
conscience. Nous devons apprendre à produire des énoncés polis spontanément, sans
hésiter »3. Si c’est le cas, si un locuteur maîtrise parfaitement le contournement d’un sujet
et finit ainsi par pratiquer ce que Zerubavel appelle le « tact » parce qu’il ne sait même plus
1
Billig, « La psychologie discursive, la rhétorique et la question de l’agentivité », art.cité.
2
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Pocket, Agora (Paris, 2013[1969]).
3
Billig, « La psychologie discursive, la rhétorique et la question de l’agentivité », art.cité, p.9-10.

163
comment faire autrement, il sera sans doute difficile de mettre en évidence les silences de
la façon qui vient d’être proposée. On pourra toujours procéder comme pour analyser ce
que j’ai décrit plus haut comme étant hors champ des silences et qui relève davantage de
l’oubli ou de l’inconnu1. Mais pour l’heure, ce débat n’est pas central car, en fait, le
refoulement imparfait est une activité fort répandue.

* * *

Dans ce chapitre, nous verrons qu’après avoir été un temps placé dans le domaine
de ce que j’ai appelé plus haut l’oubli/l’inconnu ou l’absence de représentation,
l’esclavage, la colonisation et leur histoire ont progressivement glissé dans la catégorie de
« tabou ». Et, de fait, il n’est pas du tout simple d’en parler à la fin du XX ème siècle en
Angleterre comme en France.
Une dernière précision manque concernant le cadrage thématique et temporel qui a
été choisi ici. Afin de prendre au sérieux, comme nous invite à le faire la recherche en
didactique des disciplines, les spécificités des contenus d’enseignement sur lesquels ont
porté nos controverses, il s’agit de restituer ici les représentations qui ont été au cours du
temps associées à l’esclavage colonial et à la traite négrière. Celles-ci sont complètement
fondues en France dans des représentations sur « le fait colonial » dans son ensemble et
très associées à la question de l’Empire en Angleterre. L’esclavage et la traite négrière y
sont ainsi souvent présentés comme une manifestation, une déclinaison de ce qu’ont été les
entreprises coloniales/impériales européennes (bien que, sur un plan historique, cela puisse
se discuter). C’est donc de la construction de vues sur ces sujets que ce chapitre traitera.
Cela a des conséquences sur le cadrage temporel de l’analyse. Afin de comprendre d’où
vient que l’on investit l’histoire de l’esclavage comme on l’investit, mais aussi d’envisager
les variations qui ont pu marquer ces investissements du même sujet, notamment au gré
des configurations socio-politiques au cours desquelles il a été pensé, je suis remontée aux
discours qui ont d’abord fait exister ces réalités dans les consciences européennes. C’est
donc encore une fois à l’appui de données secondaire que cette perspective socio-
historique est possible. Elle est complétée, pour les périodes plus récentes par le matériau

1
Ferry, « Le fil rompu. Les oublis routiniers de l’esclavage et de la traite négrière vus par les
programmes d’histoire (1969-2001) ». Il faut par ailleurs espérer que Vered Vinitzky-Seroussi
publiera les réflexions stimulantes qu’elle avait proposées à ce sujet dans le cadre du programme
« In search for transcultural memory » : Vered Vinitzky-Serrousi, « We hereby neglect : A note on
the texture of social amnesia », Vytautas Magnus University, Lituania, 17 avril 2015.

164
produit pour cette thèse : discours s’inscrivant dans les controverses étudiées, entretiens
avec des historiennes de la colonisation ou de l’esclavage, entretiens avec des
« entrepreneurs de mémoire », archives d’institutions dont certains programmes ont porté
d’une façon ou d’une autre sur le rapport au passé colonial (Unesco, Conseil de l’Europe
par exemple)1…

L’analyse a été découpée en trois temps, qui sont à la fois des propositions
analytiques distinctes et des moments historiques que je bornerai chronologiquement dans
les titres. Ce séquençage temporel n’est toutefois pas dénué d’une certaine artificialité : il
peut donner l’impression que l’on passe d’un régime de représentations sur le fait colonial
à l’autre de façon linéaire et relativement irréversible. Or, ça n’est pas le cas – je tâcherai
de le rappeler au fil de l’argumentation : on observe davantage des recompositions de ces
représentations qu’une sorte de valse où se succèderaient des regroupements cohérents et
bien délimités de celles-ci. Avec ces précautions à l’esprit, nous verrons d’abord que les
enjeux d’identification à la nation ne sont pas une propriété naturelle de l’histoire coloniale
mais qu’ils y ont été attachés dans les décennies qui ont suivi les conquêtes coloniales
européennes du XIXème siècle. Ensuite, je montrerai comment les représentations
nationalistes et valorisantes du fait colonial sont bousculées par l’émergence de récits
alternatifs dans différents espaces sociaux. Enfin, nous aborderons la légitimation d’une
posture de regret vis-à-vis du colonialisme durant les dernières années du XX ème siècle qui,
contrairement à ce que l’on pourrait être tentés de penser, consacre davantage un régime du
silence qu’elle ne favorise la parole, encore moins lorsque celle-ci est conflictuelle.

1
Voir l’annexe.

165
I. De l’indifférence à l’oubli de l’Autre : l’histoire coloniale
comme récit par, pour et à la gloire de la métropole (1800-1920)
En revenant sur le processus de formation des représentations sur les implications
française et anglaise dans l’esclavage, la traite et, plus largement, dans l’entreprise
coloniale, je proposerai les interprétations suivantes : d’une part, cet objet a été très tôt et
fortement associé à l’imaginaire national ; et, d’autre part, cela ne fait pas nécessairement
de ces représentations des sources de conflits/polémiques. Le propos porte ici sur un
moment des histoires française et anglaise où le caractère colonial de ces pays est articulé à
leurs dimensions nationales respectives. Et l’analyse de ce moment permet d’avancer que
le fait qu’un objet (ici, l’histoire/mémoire coloniale et de l’esclavage) soit un support
d’identification à la nation n’est pas une condition suffisante pour qu’il suscite des
polémiques. Au contraire, je soutiendrai ici que cette assignation d’un sens national à un
sujet particulier peut tout autant produire massivement du consensus, et ainsi étouffer les
possibilités de discussion. Autrement dit, faire l’objet de ce que l’on a appelé plus haut des
oublis, ou des mises hors de la conscience de certaines réalités.

1. Inscription des représentations coloniales dans un cadre


national

Il faut commencer par rappeler que l’expansion coloniale n’a pas toujours été intégrée
à l’ensemble des repères destinés à penser la nation ou, pour le dire dans les termes
d’Anne-Marie Thiesse, à la « check-list identitaire » des pays colonisateurs. Aux débuts
des entreprises coloniales française et anglaise en effet, la conquête est davantage conçue
en termes d’expansion militaire, parfois couplée à une ambition « scientifique » de
connaissance des sociétés humaines1. Elle est en outre l’affaire d’un cercle restreint de
professionnels (de l’armée ou du savoir) plutôt qu’une grande aventure engageant ce que
« sont » les nations française et anglaise. Pour le cas anglais, Paul Readman 2 souligne par
exemple que les grands récits établissant, au XIX ème siècle, ce que signifie « être anglais »
laisse de côté la question de l’empire, au profit de symboles pensés comme profondément
locaux (vestiges de l’occupation romaine, constructions celtes, histoire de la royauté). Eric
Savarese3 rappelle quant à lui qu’en France, la dimension coloniale du pays est, au moment

1
Éric Savarese, L’ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine (Paris: L’Harmattan,
1998).
2
Paul Readman, « The Place of the Past in English Culture c. 1890-1914 », Past & Present, no 186
(2005): 147-99.
3
Eric Savarese, L’ordre colonial…, op.cit.

166
de l’essor national de l’Europe, peu publicisée et n’est discutée que par et pour les agents
de la colonisation1. Toutefois, la connexion entre colonialisme et nationalismes français et
anglais est réalisée assez tôt dans l’histoire de ces pays. La construction des nations
européennes et des imaginaires qui y sont associés est à la fois un processus interne
(construction de singularités nationales) et collectif (les nations qui se dessinent sortent du
même patron national ; et les spécificités qu’elles posent chacune comme étant
immémoriales sont dessinées par rapport à celles de leurs voisines) 2. Et c’est dans le cadre
de cette construction nationale relationnelle que le fait colonial va rapidement – et
durablement – devenir une caractéristique essentielle pour penser les nations. D’abord,
comme en témoignent les propos suivants de Tocqueville, avoir un empire colonial devient
un critère (important) à l’aune duquel il convient de jauger la grandeur d’une nation :

« Je ne vois pas que la France puisse songer sérieusement à quitter


l’Algérie. L’abandon qu’elle en ferait serait aux yeux du monde l’annonce
certaine de la décadence »3.

1
Cela vaut dans une certaine mesure également pour les rapports entretenus, en France et en
Angleterre, avec la réalité de la traite transatlantique et de l’esclavage sucrier qui sont d’abord mis
en place par des entrepreneurs privés (éventuellement financés par la royauté). Mais dans une
certaine mesure seulement : à cette époque, le système des nations européen décrit par Eric
Hobsbawm, Ernest Gellner ou Guy Hermet (cf. chapitre précédent) n’a pas encore vu le jour ni,
donc, supplanté les liens politiques d’allégeance des individus vis-à-vis de leur souverain par des
liens de co-nationalité entre individus appartenant à la même communauté politique. Il n’existe
alors pas tant de récits visant à dicter ce que signifie d’être Français ou Anglais que de récits
établissant et glorifiant ce qu’est la royauté.
2
Comme le rappelle Anne-Marie Thiesse dans les premières lignes de son ouvrage sur la
construction des identités nationales (Thiesse, La création des identités nationales, op.cit., p.11) :
« Rien de plus international que la formation des identités nationales. Le paradoxe est de taille
puisque l’irréductible singularité de chaque identité nationale a été le prétexte d’affrontements
sanglants. Elles sont bien pourtant issues du même modèle, dont la mise au point s’est effectuée
dans le cadre d’intenses échanges internationaux ».
3
Cité dans Jennifer Pitts, « L’Empire britannique, un modèle pour l’Algérie française. Nation et
civilisation chez Tocqueville et John Stuart Mill », in Patrick Weil, Stéphane Dufoix (dir.),
L’esclavage, la colonisation, et après... France, États-Unis, Grande-Bretagne, (Paris: Presses
Universitaires de France - PUF, 2005), 55-82., p.57. L’auteure appuie encore le message :
« Tocqueville était prêt à plaider pour la colonisation, quelles que fussent les conséquences
destructrices pour les conquis, parce que la nation française ne pouvait se permettre de ne pas être
une puissance coloniale dominante. Il justifiait l’expansion de l’Empire français pour deux raisons
principales : il croyait qu’une entreprise aussi grandiose pouvait construire une solidarité et un
engagement politique parmi les Français ; et il craignait que la France en perdît son rang et sa
réputation internationale si elle restait à la traîne de la Grande-Bretagne dans la recherche de
possessions outre-mer ».

167
Ensuite, la manière dont on colonise (les missions que l’on se donne, le regard que l’on
pose sur les politiques coloniales de sa nation et celles des autres) permet de se raconter en
tant que nation et de se distinguer de ses rivales.
Eric Savarese note ainsi : « Combien de fois les chroniqueurs de la presse coloniale
n’ont-ils pas [usé], dans le cadre d’un véritable colonialisme comparé, de la catégorie de
tempérament colonial français pour distinguer une colonisation généreuse, humaine et
largement désintéressée – la colonisation française –, d’autres modèles d’administration
coloniale – les modèles anglais, hollandais ou portugais qui, quoique différents, étaient
tous décrits comme associés à des prétentions impériales et des intentions exclusivement
cyniques, comme la défense d’intérêts économiques ou stratégiques »1.

Au nationalisme assumé des Français dans leur approche du fait colonial, les élites
anglaises répondent par un certain mépris et se font fort de préciser que leur aventure
coloniale est d’une autre nature : il s’agirait d’une « entreprise morale », « pour le progrès
humain et non pour la gloire ». Et Jennifer Pitts souligne que c’est là la représentation « la
mieux partagée sur l’échiquier politique anglais, des radicaux aux évangéliques en passant
par les conservateurs les plus durs […] au point que, quels que soient les désaccords sur
des politiques coloniales précises, personne ne mettait en cause le caractère massivement
bénéfique de la colonisation britannique »2. Cette posture désintéressée de nation
émancipatrice du monde, qui se veut distincte du nationalisme à la française – i.e.
conquérant et claironnant – est pourtant, elle aussi, du nationalisme. Il s’agit en effet de
mettre en récit des spécificités (construites) de l’Angleterre – et de les glorifier – dans ses
relations au monde.
Son action coloniale est sans cesse rattachée à sa puissance navale, laquelle est mise
en récit nationaliste en de multiples occasions, comme par exemple ici dans le chapitre
« Trade » de l’Annuaire The Present State of Great Britain dans son édition de 1718 : « À

1
Eric Savarese, L’ordre colonial…, op.cit., p.45-46, souligné dans le texte d’origine. Sur la
construction d’un soi national relationnel (en rapport les autres constructions nationales en cours),
la place qu’y trouve l’argument colonial et la relation de concurrence spécifique entretenue par la
France et l’Angleterre, voir aussi Krishan Kumar, « Nation and Empire: English and British
National Identity in Comparative Perspective », Theory and Society 29, no 5 (2000): 575-608.et, du
même auteur, Kumar, « English and French national identity: comparisons and contrasts »..
2
Jennifer Pitts, « L’Empire britannique… », chap. cité, p.58.

168
côté de la pureté de notre religion, nous sommes la nation la plus considérable du monde
en ce qui concerne l’importance – en volume et en étendue – de notre commerce »1.

Et l’Angleterre est bel et bien le point de départ et d’arrivée de tous les discours portant
sur son action coloniale, en dépit du caractère supposément désintéressé de cette dernière.
Jim English montre par exemple comment l’instauration d’une Journée de l’Empire
dans les écoles britanniques vise explicitement un renforcement du sentiment national des
élèves par une « vénération rituelle et organisée du Union Jack et des leçons et discours
centrés sur la supériorité de la race Anglo-Saxonne et sa mission civilisatrice, l’histoire de
l’empire (garnie de mythes et de héros) et la vaste étendue géographique de l’empire
Britannique »2.

Concernant l’esclavage, c’est, à l’époque de l’essor des nations, son abolition (et
quelques années avant, pour l’Angleterre comme pour la France, celle de la traite) qui est
mise en récit de façon à dire ce que sont les nations anglaise et française. Linda Colley,
pour le cas de l’Angleterre, souligne ainsi que le changement dans les sensibilités qui
conduit à la condamnation de la traite puis de l’esclavage négriers nous renseigne
davantage sur la manière dont les Britanniques se pensaient eux-mêmes que sur leurs
représentations des masses noires vivant à l’autre bout du monde3.
Comme cela a été montré dans le chapitre précédent, l’histoire (scolaire) – qui n’est pas
alors produite dans des espaces relativement autonomes par des agents qui vivraient par et
pour celle-ci4 – est à cette époque investie de part et d’autre de la Manche comme support
pour la construction de récits nationaux 5. L’histoire enseignée à l’école se fait alors assez
logiquement également l’écho des discours qui intègrent la colonisation (dont il s’agit

1
Linda Colley, Britons. Forging the Nation 1707-1837, London, New Haven University Press,
p.59, ma traduction. L’auteure précise que cet annuaire était lu par « pratiquement toutes les
personnes importantes » de Grande-Bretagne à l’époque.
2
Jim English, « Empire Day in Britain », The Historical Journal 49, no 1 (2006): 247-76., p.249,
ma traduction.
3
Linda Colley, Britons…, op.cit., p.351.
4
Voir aussi Jean Leduc, Patrick Garcia, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien
Régime à nos jours, Paris, Armand Colin, 2003 ; David Cannadine, Jenny Keating, Nicola Sheldon,
The right kind of history. Teaching the past in twentieth-century England, Londres, Palgrave
Macmillan, 2011.
5
Pour une brève revue de la littérature qui, dans les champs de la mémoire et du nationalisme,
analyse les usages du passés dans la construction de la nation, voir Jeffrey Olick, Vered Vinitzky-
Seroussi, Daniel Levy, The Collective Memory Reader, Oxford, Oxford University Press, 2011,
p.10.

169
d’être fier) aux récits portant sur la nation. En France, Manuela Semidei relève par
exemple dans les discours scolaires quantité de références laudatives à l’œuvre coloniale
française :

Une instruction ministérielle datée du 20 juin 1923 rappelle ainsi à


l’attention des instituteurs « que la France est une puissance mondiale, qu’elle
possède des colonies dans toutes les parties de la terre, que l’étude de ses
colonies est inscrite au programme du cours moyen »1.

On peut en outre lire dans un manuel scolaire de 1919 : « tous nos


grands hommes d’Etats ont compris qu’un Empire colonial est nécessaire pour
assurer la grandeur et la prospérité de la France ». Manuela Semidai
commente alors (et les guillemets secondaires sont les termes employés dans le
manuel en question) : « Mais hélas ! Louis XV fut un fort mauvais roi et
l’incurie de son gouvernement provoqua un des plus grands ‟désastres” de
notre histoire : la signature du traité de Paris de 1763, par lequel l’Angleterre,
toujours ‟jalouse” de nos colonies, s’emparait de nos deux Empires des Indes
et de l’Amérique du Nord »2.

L’inscription de l’entreprise coloniale dans le patrimoine national (que l’on invite ici
clairement à chérir) est parfaitement visible dans le recours constant aux déictiques
« nous », « nos » et l’importance de cette entreprise rappelée tant par le contenu des propos
tenus que par leur forme (il s’agit de l’« Empire »). En Angleterre, Jim English rappelle la
manière dont les enseignants devaient souligner à l’occasion de la Journée de l’Empire,
combien l’impérialisme de la nation était bel et bien constitutif de celle-ci, de la
Britishness.
Promu par des célébrations festives qui apparaissent comme « les seules gâteries
enfantines » dans des vies « de misère crasse et de pauvreté »3, « l’Empire » y apparaît
comme une nécessité et une fierté nationale dont English note qu’elle laissera des traces :
« quatre décennies de propagande impériale n’ont peut-être pas transformé la classe

1
Programmes et instructions de l’enseignement primaire, 1923-1942, Paris, Bibliothèque
pédagogique, EDSCO, p.15, cité dans Manuela Semidei, « De l’Empire à la décolonisation à
travers les manuels scolaires français », Revue française de science politique 16ème année, no 1
(1966): 56-86., p.58.
2
J. Guiot, F. Mane, Histoire de France des origines jusqu’à nos jours, Paris, P. Mellotée (éd.),
1919, p.134, cité dans Ibid., p.59.
3
Elsie Elizabeth Goodhead, The West End story, Matlock, 1983, p.48, cité dans Jim English,
« Empire Day in Britain… », art.cité, p.250, ma traduction.

170
ouvrière en de fervents impérialistes, mais ont certainement contribué à distiller dans de
nombreux esprits l’idée d’une supériorité britannique sur le monde non discutable et de
l’acceptation de l’Empire comme fait social »1.

2. Produire du consensus : le récit national monochrome

L’attribution d’enjeux d’identification à la nation au fait colonial est une construction


socio-historique. Mais l’attribution de tels enjeux à un objet ne suffit pas à rendre ce
dernier polémique. Une partie de la littérature portant sur le nationalisme véhicule l’idée
que l’identification à la nation est nécessairement une source de conflits. Cela est
évidemment manifeste chez les tenants d’une interprétation du nationalisme comme
« poudrière » (seething cauldron), dont John Bowen2 et Rogers Brubaker3 ont souligné la
tendance éminemment problématique à ne considérer que les cas de violence inter-
ethnique. On retrouve toutefois également l’idée que l’identification à la nation porte en
elle les ingrédients du désaccord social, voire des polémiques et des conflits chez ceux-là
même qui critiquent l’image du « nationalisme poudrière ». C’est explicite chez Brubaker
par exemple lorsqu’il écrit que « les conflits nationaux sont en principe non solvables ; que
la “nation” appartient à cette classe de notions contestée par essence »4. Il veut par-là
insister sur le fait qu’il est illusoire de penser que des conflits nationalistes puissent être
résolus par des réagencements de frontières en phase avec les revendications nationales
(qu’il faut entendre, sous la plume de Brubaker, dans le sens d’ethnicité 5) : il y aura
toujours, nous dit Brubaker, des insatisfaits, des individus ou des groupes qui
(re)formuleront des aspirations nationales contestant ces frontières supposément idéales.
En somme, des voix s’élèveront toujours pour défendre une nation dont les contours
(symboliques et physiques) et les contenus seront différents de celle qui est établie. Or, et
c’est l’argument que j’avancerai ici, ces voix ne peuvent s’élever que dans certaines
conditions sociales. Avant même de discuter de la manière dont, une fois que cette pluralité

1
Ibid., p.252.
2
John Richard Bowen, « The Myth of Global Ethnic Conflict », Journal of Democracy 7, no 4
(1996): 3-14.
3
Rogers Brubaker, « Myths and Misconceptions in the Study of Nationalism », in The State of the
Nation, John Mall (dir.) (Cambridge: Cambridge University Press, 1998), 272-306.
4
Ibid., p.273.
5
Sophie Duchesne et Marie-Claire Lavabre, « Pas de chrysanthèmes pour le “sentiment
national” », in Sociologie plurielle des comportements politiques. Je vote, tu contestes, elle
cherche..., Olivier Fillieule, Florence Haegel, Camille Hamidi, Vincent Tiberj (Paris: Presses de
Sciences Po, 2017), 382-409.

171
de voix se fait entendre et contester publiquement, les rapports entre tenants de discours
sur la nation différents peuvent coopérer (plutôt que forcément s’affronter) 1, il faut en effet
rappeler que cette pluralité peut, dans certaines conditions qu’il s’agira de spécifier, tout
simplement ne pas exister. Les récits nationalisants (ou « nationisants » dans le sens où ils
font exister ces communautés imaginées que sont les nations) peuvent de fait également
étouffer – et ce, fort efficacement – le dissensus et créer, comme l’a montré Michael Billig,
une adhésion massive et invisible car naturalisée à tout un ensemble de représentations 2.
Cela passe, dans le cas des représentations sur le fait colonial en France et en
Angleterre, par la construction de récits, dans les décennies marquant la fin du XIX ème et le
début du XXème siècles, dans lesquels les métropoles coloniales sont les seuls personnages
– les « indigènes » étant alors progressivement relégués au rang d’objet ou de décor. Après
le temps des conquêtes territoriales de la colonisation, on sent poindre une tension qui
s’installe entre le projet consistant à étendre la nation au-delà des mers et la peur de
dissoudre ce faisant une « âme nationale ». Les documents de l’administration coloniale
gardent en France de nombreuses traces de cette crainte de la mixité :

« Urgente aussi est la besogne des ethnographes. Les races de l’AOF,


grâce au développement des voies de communication et aux facilités que donne
notre politique de paix et d’expansion économique, se mélangent de plus en
plus, et l’on peut prévoir le moment où les métis, au sens général du mot,
constitueront la majorité de la population indigène. Il est donc désirable que
l’on procède, dans toutes les régions de l’AOF, à des observations
anthropologiques parfaitement exactes, à des délimitations de races, à des
recherches sur l’habitation, le costume, les tatouages ethniques »3.

En Angleterre, Lionel Caplan décrit des préoccupations similaires, qui se traduisent


en 1909 par la publication d’une circulaire (Crewe circular) qui introduit formellement une
politique de séparation raciale et sexuelle dans les colonies britanniques 4. Du reste, le tabou
qui entoure les « mélanges » entre colons et colonisés est un thème que l’on retrouve dans
1
James D. Fearon et David D. Laitin, « Explaining Interethnic Cooperation », The American
Political Science Review 90, no 4 (1996): 715-35; Rogers Brubaker, Margit Feischmidt, et Jon Fox,
Nationalist Politics and Everyday Ethnicity in a Transylvanian Town (Princeton: Princeton
University Press, 2008).
2
Michael Billig, Banal Nationalism, Londres, SAGE, 1995.
3
Renseignements coloniaux n°1 et 2, additif à L’Afrique française, janvier 1916, p.25, cité dans
Eric Savarese, L’ordre colonial…, op.cit., p.60.
4
Lionel Caplan, « Creole World, Purist Rhetoric: Anglo-Indian Cultural Debates in Colonial and
Contemporary Madras », The Journal of the Royal Anthropological Institute 1, no 4 (1995): 743-62.

172
la littérature de l’époque, pour peu que les auteurs aient séjourné dans les colonies, comme
le souligne Christopher Lane1.
Cette tension entre « extension » et « dilution » de la communauté nationale se
traduit en France et en Angleterre (en dépit des efforts rhétoriques déployés dans ces deux
pays pour avancer la singularité – et la supériorité – de leur manière de gérer les peuples
colonisés), par la construction d’une catégorie générale du colonisé définie par son altérité
vis-à-vis des colons2. La diversité des descriptions des « indigènes » qui marque les
premières années de la conquête militaire et « scientifique » (quoi que celles-ci demeurent
très européo-centrées) est alors progressivement effacée – en particulier dans les discours
sur le fait colonial à destination du grand public – au profit d’une figure indistincte de
l’Autre qui tient lieu de figurant dans les récits triomphants des impérialistes français et
anglais3. L’histoire de la colonisation devient ainsi (quasi) exclusivement celle de la
grandeur impériale4. On observe ce phénomène concernant l’histoire de l’esclavage
également ou plutôt celle de son abolition, puisque c’est celle-ci qui est glorieusement
insérée dans les patrimoines nationaux durant l’essor national de l’Europe. Silyane Larcher
montre bien comment les affranchis disparaissent des discours sur les îles sucrières, qui
deviennent rapidement des mises en scène de la République émancipatrice en France et de
l’impérialisme protecteur en Angleterre5. Cette éviction passe là aussi par la construction
d’une ligne de démarcation claire entre colons et anciens esclaves 6. L’un des chants
mettant en récit cette histoire en Angleterre illustre bien cette construction de récits
coloniaux monochromes écrits par et pour les nationaux métropolitains :
1
Christopher Lane, « Managing “The White Man’s Burden”: The Racial Imaginary of Forster’s
Colonial Narratives », Discourse 15, no 3 (1993): 93-129.
2
Voir notamment Edward Said, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (Paris: Seuil, 1980).
3
Le chapitre 5 de L’ordre colonial…, op.cit. (p.186-230) montre bien ce phénomène d’évincement
de l’Autre. On le voit également poindre dans l’analyse que fait Laure Blévis de la construction
juridique de catégories pour penser la citoyenneté des indigènes dans l’Algérie coloniale (Laure
Blévis, « Les avatars de la citoyenneté en Algérie ou les paradoxes d’une catégorisation », Droit et
Société, no 48 (2001): 557-80.).
4
Plusieurs études ont de fait montré comme « l’exotisme » en vogue à la fin du XIXème, début du
XXème siècle, n’était rien d’autre qu’une mise en récit des métropoles coloniales dans leur rapport
au monde plutôt que des occasions de donner voix à l’Autre colonisé.
5
Silyane Larcher, L’Autre Citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage (Paris:
Armand Colin, 2014).. Larcher ne travaille que sur le cas français ; pour l’Angleterre on pourra se
référer à Linda Colley, Britons…, op.cit., p.350-360 en particulier.
6
Silyane Larcher, L’Autre Citoyen…, op.cit. Jean-Luc Bonniol montre par ailleurs comment cette
ligne se décline dans le cadre d’un système hiérarchique complexe et indexé sur la pigmentation de
la peau dans Jean-Luc Bonniol, « Racialisation? Le cas de la colorisation coloniale des rapports
sociaux », Faire Savoirs, no 6 (2006): 37-46.

173
« Gloire à Britannia, île de justice et de liberté / Sa réprobation a fait
frémir le tyran, l’esclave a perçu son sourire / Vole par les vents pour raconter
l’histoire à l’Afrique / Dit à la mère des pleureurs « réjouis-toi » / Britannia
s’est avancée dans toute sa gloire et sa beauté / Et des esclaves sont nés des
hommes à la musique de sa voix »1.

On n’est ni ici dans le cadre d’un silence de la concorde ni d’un silence de la


discorde, mais plutôt dans une forme « d’inconscientisation » de l’altérité. Le fait que la
Grande-Bretagne soit en relation (où elle apparaît comme conquérante et magnanime) avec
les esclaves n’est pas passé sous silence comme quelque chose dont on peut être tellement
sûr que ceux qui entendront ces mots le savent déjà (silence de la concorde) ; il est au
contraire bien décrit et même artistiquement claironné. Il n’est pas non évoqué à demi-mot,
sans vraiment en parler parce qu’il serait délicat d’aborder le sujet (silence de la discorde) ;
le moins que l’on puisse dire est qu’il y a peu de traces dans cet extrait d’hypothétiques
précautions qu’auraient pris les auteurs pour évoquer la question des esclaves. En
revanche, ces derniers n’ont aucune consistance dans ce récit : il ne parle en réalité que de
Britannia éclairant le monde de ses lumières, les esclaves sont des pantins inertes qui ne
sont mentionnés qu’en tant qu’ils sont touchés par la grâce. En ce sens, leur réalité d’être
humain, la possibilité qu’ils aient une autre version des faits relatés, n’est pas niée : la
chanson ne leur reconnaît tout simplement aucune existence.

À partir du moment où les métropoles française et anglaise sont abolitionnistes et se


racontent comme telles2, l’histoire de l’esclavage – qui faisait du reste auparavant peu de
place aux esclaves puisqu’ils avaient officiellement le statut de « biens meubles » –
s’efface des représentations occidentales sur la colonisation. Dans les colonies sucrières,
l’enjeu est de faire oublier un système désormais proscrit mais sur lequel continuent de
reposer des inégalités majeures. C’est en tous cas l’interprétation que propose Prosper Eve
à partir de l’analyse du cas réunionnais :

« Si les dirigeants et les intellectuels de cette société font à peine


référence au cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, cela n’est pas
étonnant dans la mesure où au même moment ils sont en train d’éliminer tant

1
The Bow in the Cloud; Or, the Negro’s Memorial, 1834, p.405, cité dans Linda Colley, Britons…,
op.cit., p.356.
2
En France, ça n’est le cas que pour la seconde abolition, celle de 1848.

174
bien que mal cette période de l’Histoire de leur mémoire. Ils ne veulent plus
utiliser le mot « esclave » ou rappeler à l’opinion qu’eux-mêmes ou leurs
ancêtres ont pu avoir pratiqué un tel système. Et cela parce que ces possédants
qui disposent du pouvoir économique mènent une lutte terrible entre eux pour
disposer aussi du pouvoir politique. Comme pour être élus, ils ont besoin des
voix des anciens esclaves et de leurs descendants, toute référence à l’esclavage
devient pernicieuse »1.

L’école participe de cette production d’un Autre radicalement différent et


fondamentalement absent des représentations du fait colonial. Elle le fait sur les territoires
colonisés, comme cela est généralement connu en raison des réactions suscitées par
l’enseignement de l’histoire de « nos ancêtres les gaulois » en AOF. Mais c’est parce que
l’école représente pour la petite et moyenne bourgeoisie de couleur de ces territoires un
outil « d’émancipation sociale et raciale, pôle de résistance aux békés les plus nostalgiques
de l’ancien système esclavagiste »2 (c’est en tous cas comme cela qu’elle est perçue) que
cette population s’y investie massivement. Et les savoirs scolaires qui y sont dispensés
véhiculent « un engagement inconditionnel de fidélité envers la France »3 – une France
dans laquelle les individus colonisés n’existent pas en tant que sujet, même lorsqu’il s’agit
de raconter leur histoire4. Cette absence est patente dans le témoignage vibrant de Gaston
Monnerville à l’école de la République :

« J’ai été formé au civisme, à l’amour de la République et de la France,


sur les bancs de l’école publique. Comme tous les enfants de mon pays, j’ai été
élevé à la ‟communale”. C’est là que, dès mon plus jeune âge, j’ai entendu
parler d’un pays d’Europe, situé à près de neuf mille kilomètres de mon petit
coin natal, et auquel, nous disait-on, tous les hommes libres pensaient avec
reconnaissance. C’est là que j’ai appris à découvrir peu à peu un pays et une
nation qui devinrent pour mes petits camarades et pour moi-même – comme ils

1
Prosper Eve, Le 20 décembre et sa célébration à La Réunion (Paris: L’Harmattan, 2000), p.159,
cité dans Michel, Devenir descendant d’esclave. Enquête sur les régimes mémoriels, op.cit., p.23.
2
Edouard Glissant, Mémoires des esclavages (Paris: La Documentation française/Gallimard,
2007), p.103, cité dans Ibid., p.36.
3
Ibid.
4
Une tendance similaire semble à l’œuvre dans les écoles coloniales britanniques, même si je
dispose de moins d’éléments pour étayer ce schéma d’ensemble. On en trouvera quelques-uns dans
Joyce Goodman, « Des enseignantes du secondaire dans l’Empire Britannique. Identités
professionnelles, genre et mission religieuse », traduction Céline Grasser, Histoire de l’éducation,
N°98, 2003, p.109-132 et Anne Spry Rush, Bonds of Empire : West Indians and Britishness from
Victoria to Decolonization, Oxford, Oxford University Press, 2011.

175
l’étaient déjà pour nos aînés – le symbole d’un haut idéal spirituel et humain :
la France, son passé, ses mérites, sa mission. […] Depuis 1848, c’est-à-dire
depuis la Deuxième République, qui avait aboli l’esclavage dans les colonies,
la citoyenneté française leur [aux originaires des colonies sucrières] avait été
reconnue ; notre statut juridique était devenu le même que celui du Français de
la métropole. C’était là une conséquence voulue de la grande œuvre
d’émancipation, menée à bien et avec quel mérite ! par ces démocrates
convaincus qui considéraient que la République n’est réelle et vivante que dans
la mesure où elle est égalitaire et fraternelle. […] L’autre chant, c’était la
Marseillaise, l’hymne national, dont chacun de nous possédait un exemplaire
colorié, encadré de bleu, blanc et rouge et illustré d’images d’Epinal. Ce qui
réjouissait l’œil et enflammait en même temps notre imagination. Est-il
nécessaire d’affirmer que, jeunes républicains nourris des principes égalitaires
de la Révolution française, nous considérions comme ennemi quiconque
paraissait s’opposer aux Droits de l’homme ou à la Liberté, donc à la France,
qui les symbolisait à nos yeux ? ‟Enfants de la Patrie” ; nous l’étions
jusqu’aux entrailles »1.

Là aussi, et même si c’est sous la plume de quelqu’un qui pourrait être susceptible
d’avoir une version de la colonisation différente de celle qui est glorieusement dépeinte
depuis la métropole, l’esclavage n’est pas tu. Il apparaît par contre comme un élément sans
relief dans la saga bleue-blanc-rouge qui est en fait au cœur du propos ; comme s’il était
bouté en dehors de ce que l’on peut se représenter (ou en tout cas dire dans une publication
relativement indélébile comme l’est un article dans un quotidien national à large diffusion)
lorsqu’il est question, pourtant, de ce que fut cette période.

Si ce premier temps de l’argumentation visait à montrer que l’intégration des


représentations sur le fait colonial aux discours nationalistes pouvait étouffer le conflit
plutôt que le provoquer, je voudrais apporter quelques nuances qui permettront de clarifier
cette interprétation. L’avènement de récits présentant la colonisation comme miroir de la
splendeur nationale au cours du XIXème siècle ne signifie pas que qu’aucune contestation
de l’empire ne s’est faite entendre durant cette période. Il y en a eues, en France et en
1
Gaston Monnerville, « Une école à Cayenne au début du siècle », Le Monde, 05/05/1975. Il faut
toutefois souligner que l’effacement des esclaves dans cette histoire de l’abolition par laquelle
Monnerville dit avoir chéri la France peut être surjouée dans la mesure où, dans la socialisation de
Monnerville lui a appris qu’il était préférable, pour exister publiquement, de taire ses particularités
culturelles et de ressembler le plus possible à la figure du Français blanc et masculin respectable en
politique au moment où il écrit ce texte.

176
Angleterre. Mais, d’une part, celles-ci sont très rares, quantitativement, par rapport à la
masse de discours avalisant, au moins passivement, l’idée que les colonies font rayonner la
nation1. Et, d’autre part, comme cela apparaît dans l’extrait suivant de l’un des discours de
Paul Déroulède à la Chambre des députés, ces contestations ne remettent pas en question la
colonisation au nom de ce qu’elle ne donne pas de place aux colonisés en tant que sujets de
l’histoire.

« Avant d’aller planter le drapeau français là où il n’est jamais allé, il


faudrait le replanter d’abord là où il flottait jadis… la trouée des Vosges, ce
n’est pas à grand renfort de sable africain ou de limon d’Asie que nous le
comblerons jamais… Chaque pelletée de terre coloniale me paraît une pelletée
de terre rejetée de l’Alsace-Lorraine en plus… Non, messieurs, ce n’est ni par
des millions de Tonkinois ni par des milliers de Soudanais ou de Dahoméens
que vous pourrez jamais remplacer le million et demi d’Alsaciens-Lorrains »2.

L’argumentation de Déroulède est parfaitement explicite sur le fait que les colonisés
n’ont absolument pas le même statut dans la communauté nationale que des ressortissants
des territoires qui y ont été intégrés au moment de l’essor national européen. Et il n’est pas
question ici non plus de contester, de contourner ou d’aborder avec inconfort le fait qu’ils
soient dans une situation de colonisation : ces hommes et femmes n’ont tout simplement
pas assez de valeur pour que l’on envisage d’en discuter dans ces termes.

II. De la découverte de l’Autre en tant qu’Autre (1920-1980)


Au cours du XXème siècle, un ensemble de facteurs concourent à fissurer l’adhésion
largement répandue à l’idée d’empire colonial comme reflet de la grandeur nationale. Il
s’agit bien de fissures, d’intensité et de portée variables, et pas d’un renversement total de
cette dernière. Des représentations du colonialisme comme miroir valorisant du soi
national continuent d’être transmises dans de nombreux milieux après l’apparition de ces
fissures. Mais elles ne sont pas immuables pour autant puisque l’émergence de voix les
contestant modifie leur coloration symbolique. Les mécanismes au principe de cette remise

1
Eric Savarese, L’ordre colonial…, op.cit., chapitre 6 notamment (p.231-270) ; Claude Liauzu,
Histoire de l’anticolonialisme en France. Du XVI ème à nos jours, Paris, Armand Colin, 2007 ;
Stephen Howe (même si, comme le titre l’indique, l’auteur traite principalement du XX ème siècle,
quelques retours en arrière étayent le début de l’ouvrage), Stephen Howe, Anticolonialism in
British Politics: The Left and the End of Empire, 1918-1964 (Oxford: Oxford University Press,
1993).
2
Paul Déroulède, Chambre des députés, 7 avril 1892, Le Drapeau, 1885, cité dans Claude Liauzu,
Histoire de l’anticolonialisme…, op.cit., p.131.

177
en question de représentations bien établies se déploient sur plusieurs scènes et selon des
temporalités qui ne sont pas toujours identiques. Je les présenterai donc successivement,
bien que, là encore, leur restitution en thèmes distincts n’est pas dénuée d’artificialité :
d’abord parce qu’ils procèdent tous, au moins en partie, des bouleversements engendrés
par la Seconde Guerre mondiale et, ensuite, parce qu’ils ne se déploient pas de façon tout à
fait indépendante les uns par rapport aux autres. Il faut donc garder à l’esprit ces
interrelations avant d’aborder les trois « arrêts sur image » qui suivent : le premier revient
sur les grandes tendances de l’ébranlement d’un récit auto-satisfait de la nation impériale
en France et en Angleterre, lesquelles sont particulièrement préhensibles dans le monde de
la politique professionnelle ; le second détaille les évolutions qui, dans la production de
l’histoire académique, modifient le rapport des historiens au « roman national » et font
émerger de nouvelles approches du fait colonial ; le troisième enfin expose les critiques
pédagogiques qui se développent, dans l’espace scolaire, à l’encontre d’un enseignement a-
critique où les élèves sont décrits comme passifs.

1. La fin du consensus sur le bienfondé de la nation impériale

Contrairement à ce qui est souvent avancé1, la Première Guerre mondiale en elle-même


ne sonne pas le glas de l’impérialisme ni, surtout, de l’attachement aux possessions
coloniales comme miroirs de la grandeur nationale. Les mises en récit du conflit qui
fleurissent dans l’immédiat après-guerre présentent au contraire l’empire comme une
prolongation du soi national et en font une occasion de rappeler ce qui est alors étiqueté
comme les traits distinctifs – et valorisants – de la nation impériale. En Angleterre par
exemple, on peut relever de nombreux discours soulignant sur le ton grave de la
commémoration des morts la nécessité de l’empire et ce qu’il est censé révéler de la
grandeur britannique, comme dans ces propos tenus à l’inauguration de la Journée de
l’Empire à Blackpool en 1924 :

« Il était parfois dit que la guerre fut si terrible qu’il fallait l’oublier ;
mais […] ils devaient y faire face de sorte que leurs enfants s’en souviennent
[…] afin qu’ils se consacrent à la grande entreprise consistant à rendre toute
guerre impossible et à préserver la civilisation. Ce jour était l’Empire Day, et
les garçons dont ils honoraient la mémoire étaient morts au service de
l’Empire, la plus grande confédération des peuples libres que le monde ait

1
La littérature relayant cette idée est présentée, discutée et critiquée dans John Mackenzie,
Propaganda and Empire (Manchester: Manchester University Press, 1986)., p.1-14 en particulier.

178
jamais connue. L’Empire Britannique existait, non pour son seul avantage
égoïste mais pour la promotion continue de la liberté et de la civilisation à
travers le monde »1.

On retrouve tout à fait dans cette commémoration les représentations répandues


quelques années auparavant sur la mission supposément civilisatrice et altruiste de
l’empire britannique.
Comme souvent durant les premières années du XXème siècle, les mentions qui sont
faites des colonisés – lorsqu’elles apparaissent effectivement dans les discours sur le fait
colonial – ne les présentent généralement pas comme sujets mais en tant que supports ou
prétextes pour souligner l’action bénéfique de la métropole outre-mer.
David Olusoga rappelle ainsi que « l’île [de la Jamaïque] et son peuple libre, bien
que largement appauvri, étaient cités comme preuves vivantes de la vertu britannique,
comme ils le furent entre 1838 [date à laquelle les esclaves sont formellement et
définitivement émancipés de leur condition de « bétail »] et l’éclat provoqué par la
Rébellion de Morant Bay en 1865. Dans l’esprit patriotique de 1914, la mémoire de
l’abolition était constamment soulignée et l’histoire de l’esclavage consciencieusement
oubliée »2.

Mais c’est bien suite à la Première Guerre mondiale que les métropoles française et
anglaise se trouvent désormais, de façon relativement inédite 3, compter une population
issue de l’empire, qu’il s’agisse de mobilisés du conflit restés en métropole (peu nombreux
1
Blackpool Gazette and Herald, Fylde News and Advertiser, 27 May 1924, p.3, cité dans Jim
English, “Empire Day in Britain…,” art. cité, p.262, ma traduction. L’association de la
commémoration de la Grande Guerre à des représentations sur la nécessité du fait colonial dans des
discours de type « plus jamais ça » côtoie du reste des points de vue nettement plus conquérants : le
rôle des contingents militaires provenant de l’empire dans la guerre est ainsi parfois avancé comme
justification pour s’étendre davantage outre-mer. Sur ce point et, plus généralement, sur les usages
des représentations de la guerre pour construire un sentiment d’appartenance à la nation, voir :
Michael Rowlands, « Memory, sacrifice and the nation », New Formations, no 30 (1996): 8-17;
Herfried Munkler, « Nation as a model of political order and the growth of national identity in
Europe », International Sociology, no 14 (1999): 283-99.
2
David Olusoga, Black and British. A Forgotten History (London: Macmillan, 2016)., p.429.
3
Quantitativement d’abord (les empires aussi bien français qu’anglais comptent depuis leurs débuts
– et même au-delà – une population provenant de pays colonisés ou avec lesquels ils sont engagés
dans des relations d’échanges plus ou moins inégalitaires) ; mais aussi « qualitativement », dans la
mesure où les manières de percevoir cette population se cristallisent en France et en Angleterre
autour de quelques stéréotypes particuliers en lien avec le contexte socio-économique de ces deux
pays durant l’entre-deux guerres. Voir l’analyse proposée par Bill Schwarz Barry Schwartz, « “The
only white man in there”: the re-racialisation of England, 1956-1968 », Race & Class 1, no 38
(1996): 65-78.), du reste mentionnée dans la suite de mon propos.

179
en France, davantage en Angleterre 1) ou de l’immigration coloniale qui va croissante à
partir des années 1920. Et cette situation de proximité dans les cœurs européens des
empires coloniaux va contribuer à « désévidentialiser » les lieux communs qui existent
alors sur le fait colonial. La présence et l’immigration coloniales en France et en
Angleterre, dans un contexte de difficultés économiques, est vite étiquetée comme néfaste.
En Angleterre, des « émeutes raciales » (race riots) éclatent en divers points du territoire
britannique – et en particulier dans les foyers industriels – quasi systématiquement
provoquées par des affrontements entre ouvriers « du cru » et « de l’empire » au sujet de
l’accès à l’emploi2.
En France, Claude Liauzu rappelle par exemple les propos de Marius Moutet
(SFIO) :

« Cette main-d’œuvre inférieure, sans qualités professionnelles est la


proie de toutes les exploitations ; elle peut créer les plus graves conflits sur le
marché du travail, et nous verrons se développer dans notre pays exactement la
même situation qu’en Afrique : haine de races ; luttes entre ouvriers français et
chinois ».

Il souligne du reste que « Le Peuple et la CGT attribuent aux Nord-Africains des


“âmes primitives” et une “sauvagerie naturelle”. Ces stéréotypes sont partagés au
demeurant par une grande partie du patronat comme le montrent les enquêtes où les
Algériens sont les plus mal notés, seuls les Indochinois se voyant reconnaître une
compétence technique dans certains métiers. La majorité des Africains forment une armée
de manœuvres, et il est significatif que l’une des rares apparitions des Algériens dans le
cinéma soit, dans La vie est à nous (de Jean Renoir [1936]), un laveur de taxis
manifestement malade »3.

Contrairement aux discours qui évoquent l’entreprise coloniale lors de son expansion
massive au début du XXème siècle, la figure du colonisé ou de l’indigène n’existe pas
seulement en tant que décor d’un récit qui ne lui fait aucune place. Elle n’est plus tenue
passivement en dehors de ce qui se conçoit à partir du moment où elle « nous » concerne,

1
Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme…, op.cit.; David Olusoga, Black and British…,
op.cit.
2
Ibid.; Jacqueline Jenkinson, « Black Sailors on Red Clydeside: rioting, reactionary trade unionism
and conflicting notions of “Britishness” following the First World War », Twentieth Century
British History 1, no 119 (2008): 29-60.
3
Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme…, op.cit., p.278-279.

180
« nous » qui sommes contraints de faire avec sa présence. Et il ne semble pas alors que
parler de ceux qui demeurent tout de même des « Autres » soit délicat. Il n’y a pas de tabou
à lever, ni d’ailleurs de polémique à investir (le propos de Moutet n’est pas avancé comme
contre-argumentation d’autres discours : il pose qu’il faut que l’on soit bien au fait, et par
suite d’accord, du danger que représente pour « notre » paix sociale la présence de
travailleurs immigrés).

Ce qui est manifeste dans la production parfois violente de stéréotypes sur les
travailleurs issus de l’empire est qu’il devient plus difficile de cantonner sereinement et
passivement les colonisés à une altérité radicale et lointaine dans cette nouvelle proximité.
L’ébranlement de la posture de non prise en compte tranquille de l’Autre colonisé est
également perceptible dans la construction des mariages (ou relations de concubinage)
« inter-ethniques » comme problèmes nécessitant une intervention (du reste souvent
musclée). En Angleterre, si certains journaux témoignent relativement placidement de cet
état de fait, comme ci-après dans l’extrait de The Times, d’autres contribuent avec
davantage de vindicte à conflictualiser la question :

« Dans le contexte de l’après-guerre, de nombreux [noirs] ont épousé


des femmes de Liverpool et bien que l’on dise que certains d’entre eux ont fait
de bons maris, le mariage d’hommes noirs et de femmes blanches, pour ne pas
parler des relations d’une autre nature, ont provoqué beaucoup
1
d’échauffements » .

« L’une des raisons principales de la colère populaire qui se manifeste


dans les perturbations actuelles est que le nègre moyen est plus proche d’un
animal que l’homme blanc moyen, et qu’il y a des femmes à Liverpool qui n’ont
aucun amour propre »2.

Ce souci de distinction n’est pas seulement le motif de conflits « de rues » mais se


retrouvent au sommet de l’Etat britannique, comme en témoigne cette missive envoyée à
Clement Attlee à l’arrivée du navire Empire Windrush à Tilbury et des 492 immigrants
caribéens à son bord en 1948, et signée par 11 députés travaillistes :

1
The Times, 10 June 1919, cité dans Elazar Barkan, The Retreat of Scientific Racism: Changing
Concepts of Race in Britain and the United States Between the World Wars (Cambridge:
Cambridge University Press, 1992)., p.58.
2
Liverpool Courier, 16 June 1919, cité dans David Olusoga, Black and British…, op.cit., p.459.

181
« Le peuple britannique a le bonheur de vivre dans une profonde unité
sans pour autant que ses modes de vie soient uniformes, et sont bénis par
l’absence de problème de couleur raciale. Une arrivée massive de personnes de
couleur visant à s’établir ici va sans aucun doute altérer cette harmonie, cette
force et cette cohésion de notre peuple et de notre vie sociale et causera
discorde et malheur pour toutes les personnes concernées. Nous osons donc
suggérer au gouvernement britannique, comme l’ont fait des pays étrangers, les
dominions et mêmes certaines des colonies, de contrôler l’immigration – par
recours législatif si nécessaire – dans le plus grand intérêt politique, social,
économie et fiscal de notre population ».

Par ailleurs, l’une des membres du Cabinet de Churchill, la Marquise de


Salisbury, le prévient formellement des risques qu’encoure « le caractère racial
du peuple Anglais » devant l’arrivée de « nombreux noirs »1.

On le voit bien dans ces discours de l’époque : les représentations de l’entreprise


coloniale faisant complètement abstraction du colonisé ne sont plus mobilisables en l’état,
puisqu’il s’agit précisément d’attirer l’attention sur celui-ci et les « dangers » culturels et
économiques qu’il représenterait. Il n’est plus possible de repousser la figure du colonisé
en dehors de la conscience puisqu’il est là. On en parle donc, et dans un registre conflictuel
dans la mesure où il s’agit de dénoncer une situation étiquetée comme problématique.
Cette conflictualité est visiblement le produit d’une incapacité à faire avec l’irruption sur le
sol national de toute cette différence, qui déstabilise non pas les récits que l’on se faisait
d’Eux (puisqu’on ne s’en faisait pas vraiment) mais la manière dont on se concevait
comme nation. Autrement dit, la conflictualité qui charge ici les discours à l’encontre des
immigrés de l’empire est nourrie d’un attachement à ce qui est perçu comme la continuité
et la valeur de « ce que nous sommes ». Pour penser ces « menaces venues de l’empire »,
de nombreux acteurs de l’époque recyclent les catégories qui avaient été produites par les
colons, dans les colonies, durant la première phase d’expansion des empires européens
pour faire des colonisés un Autre indistinct en soi et radicalement différent des européens 2.
Bill Schwarz note ainsi qu’un « vocabulaire symbolique archaïque est alors réemployé
pour donner sens à une situation éminemment moderne : l’impact de l’immigration de
masse. En somme, avec l’immigration, la frontière coloniale est arrivée « à la maison ».
Lorsque cela s’est produit, le langage des colonies a été retravaillé et réimporté. C’est

1
Les deux extraits sont cités dans Ibid., p.498.
2
Eric Savarese, L’ordre colonial…, op.cit.

182
arrivé, et cela constitue sans doute le nœud du problème, à un moment où la grammaire
communément utilisée pour penser l’ethnicité blanche commence à être hantée par l’idée
de « race défaite/battue » [defeated race] – et de fait nourrie par les expériences historiques
des Afrikaners en Afrique du Sud et des blancs dans les Etats du Sud des Etats-Unis (qui
étaient engagés dans une lutte avec le gouvernement fédéral) »1.
Il faut noter en outre que la conflictualité – il faudrait sans doute plutôt parler
d’agressivité – des propos tenus sur l’immigration de (l’ancien) empire ne constitue pas à
elle seule une polémique ; il faut encore que des manières d’envisager les relations entre
« majorités blanches » et immigrations des colonies (devenues indépendantes) différentes
voire contradictoires soient mobilisables.

Le statut non contesté des représentations du fait colonial comme reflet de la grandeur
nationale va se trouver ébranlé par la polarisation politique progressive de ces
représentations. Durant les premières années du XX ème siècle, les premières voix qui
s’élèvent, dans les métropoles anglaise et française, contre l’empire proviennent de
groupes situés à gauche de l’échiquier politique et critiquent le colonialisme au nom de ce
qu’il n’enrichirait que la classe possédante et les capitalistes. Mais cela reste marginal
puisque peu de formations politiques tiennent ce discours (notamment au sein de la gauche
qui est très largement acquise à la cause coloniale 2) et que, pour celles qui le font, il s’agir
rarement là d’une ligne de conduite structurante et pérenne.
Claude Liauzu cite par exemple le cas du Parti Ouvrier Français (POF, créé en 1880)
qui, suite à l’impulsion de Lafargue (gendre de Marx et ayant une trajectoire atypique
expliquant son intérêt pour la question coloniale puisqu’il est socialisé à Cuba et est métis
de juifs caribéens, d’Indiens et de Français), prend en 1895 position contre l’entreprise
coloniale. Pour Paul Lafargue, cela sert « les intérêts matériels immédiats de la classe
ouvrière qui souffre de la dépression économique ». Cependant, le POF n’a eu aucune
influence sur ce point-là au Parlement et cette motion a vite été occultée par les « périodes

1
L’analyse de Bill Schwarz (“’The only white man in there’: the re-racialisation of England, 1956-
1968”…, art. cité) porte essentiellement sur une période postérieure à celle de l’entre-deux guerres
(comme le suggère le titre de l’article). La production active et souvent conflictualisante de
catégories pour penser le « colonisé venu chez soi » va en effet aller croissante au sortir du second
conflit mondial (cf. infra). Toutefois, comme l’indique Bill Schwarz lui-même et comme cela est
confirmé dans d’autres études (Jacqueline Jenkinson, “Black Sailors on Red Clydeside…”, art.
cité ; David Olusoga, Black and British…, op.cit. ; Claude Liauzu, Histoire de
l’anticolonialisme…, op.cit.), cette renégociation de la manière de concevoir le sujet colonial prend
racine dans les années qui suivent la Grande Guerre.
2
Ibid., Stephen Howe, Anticolonialism in British Politics…, op.cit.

183
d’hyperpatriotisme [du POF] qui l’amènent à prendre des positions parfois très favorables
à la colonisation ou à garder le silence »1.

Cette construction d’une polarité politique concernant la question coloniale va


cependant être de plus en plus marquée au cours du XX ème siècle et en particulier après la
Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit pas par-là de dire que « la gauche » a très été
anticoloniale : les gouvernements de gauche ne se distinguent pas vraiment de ceux de
droite, que ce soit en France ou en Angleterre, pour ce qui est de leur implication dans
l’expansion coloniale et l’assujettissement des populations colonisées. Il s’agit en revanche
de souligner que les critiques qui ont émergé (dans des conditions variables) dans le cœur
des métropoles à l’encontre de l’empire ont été formulées dans un langage associant le fait
colonial aux droites et « au capitalisme » et sa dénonciation à « la gauche »2.
En raison de leurs discours sur l’exploitation de l’homme par l’homme, la captation du
pouvoir économique (et donc politique) par une minorité et sur la liberté des peuples à
s’autodéterminer, beaucoup des jeunes gens venus des quatre coins de l’empire étudier en
France et en Angleterre s’investissent par ailleurs dans des mouvements communistes ou
socialistes. Bien que provenant de milieux différents et ayant des expériences
métropolitaines de nature variée, ils se retrouvent autour d’un stigmate perçu comme
commun : le statut infériorisé de colonisé3. Et la réponse qu’ils construisent face à cela est
filée dans l’appareil conceptuel marxisant qui fait sens dans les cercles de sociabilité
politique (tels que l’Union Intercoloniale qui vise à « grouper et guider les indigènes
habitant en France ») dans lesquels ils se trouvent insérés. Cette écriture de la critique anti-
coloniale dans une grammaire de gauche produit des effets sur la manière dont les
mouvements à droite de l’échiquier politique argumentent à leur tour sur le sujet de la
colonisation. Dans le contexte de l’entre-deux guerres, puis de l’après Seconde Guerre
mondiale, où les gauches socialistes et communistes prennent de l’importance, voire

1
Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme, p.184.
2
Les catégories de « gauche » et « droite » sont réductrices et masquent une diversité de postures et
catégorisations de valeurs politiques servant de modèle ou de repoussoir mais il ne me semble pas
utile ici de rentrer dans davantage de détails. On pourra pour cela consulter Claude Liauzu, Ibid.,
ou Stephen Howe, Anticolonialism in British Politics…, op.cit.
3
Dominique Chathuant, « L’émergence d’une élite politique noire dans la France du premier
XXème siècle? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 101 (2009): 133-47; Laurence Proteau,
« Entre Poétique et politique. Aimé Césaire et la “négritude” », Sociétés contemporaines, no 44
(2001): 15-39. Je n’ai que peu d’informations sur la manière dont les choses se passent en
Angleterre. Je constate cependant qu’il y a également attribution d’une polarité politique à
l’entreprise coloniale, et que celle-ci n’est pas vraiment liée aux politiques des gouvernements de
gauche à l’égard de l’empire.

184
s’imposent comme forces politiques majeures (après 1945), leurs opposants répondent à ce
qui leur apparaît alors comme une menace grandissante en affirmant leur attachement à ce
que « la gauche » souhaite faire disparaître – notamment les colonies 1. Défendre l’empire
et ce qu’il représente devient progressivement2 un marqueur politique alors que c’était à
l’aube du XXème siècle une posture banale, non significative d’une quelconque allégeance
politique. Les événements marquants (et surtout la manière dont ils sont vécus) que sont la
Seconde Guerre mondiale et la décolonisation cristallisent de différentes façons cette
polarisation politique du fait colonial. En Angleterre, David Olusoga montre que la
hiérarchisation banale et a-politique (dénuée de couleur politique) des « races » est
ébranlée par les campagnes de lutte contre le nazisme mises en place en premier lieu par le
gouvernement pendant le conflit. Ce dernier y apparaît comme une idéologie raciste,
confisquant la qualité d’être humain à de nombreux individus sur des critères injustes et le
peuple britannique y est alors défini, à l’inverse, comme un garant de l’égalité des peuples
et de la liberté. L’auteur rappelle que cela ne sape pas fondamentalement le bien-fondé des
relations de type impérial3, mais contribue à lester le fait colonial de références
délégitimantes au fascisme combattu par les anglais durant le conflit de 1939-45. Donc à
égratigner le revêtement de conformité qui parait, quelques années auparavant, l’empire
colonial britannique4. En France, la guerre d’Algérie constitue un autre temps fort de
cristallisation de postures divergentes face aux possessions coloniales, et de leur
association à des mouvances politiques. La radicalisation des débats et de la violence du
conflit ont en effet pour conséquence le durcissement des positions et des engagements des
1
Des analyses plus fines de ces lignes de clivage sont disponibles dans : English, « Empire Day in
Britain », art.cité ; Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France. Du XVIème siècle à
nos jours (Paris: Armand Colin, 2007).
2
Cette progression n’est ni linéaire, ni uniforme eu égard aux différents espaces sociaux dans
lesquels on peut la relever.
3
Cela est vrai en France aussi, où le rejet de tout ce qui est associé au nazisme est fortement
exprimé au sortir du conflit. Claude Liauzu cite une enquête d’opinion réalisée en 1949 qui est
éloquente à ce sujet : « Il en ressort que le mythe impérial demeure très présent, renforcé par la
propagande de Vichy comme par celle de la France Libre, qui exalte le rôle de l’Empire dans la
Libération, qui l’associe à la grandeur nationale. Il n’est donc pas étonnant que 81% des personnes
interrogées en novembre 1949 pensent que la France a intérêt à avoir des colonies, 2% seulement
soutenant le contraire. Chez les ouvriers, 3% se déclarent fermement anticolonialistes à cette date.
Mais cet attachement au mythe ne s’appuie pas sur la connaissance des réalités. Dans le même
sondage, 28% des personnes seulement peuvent citer au moins 5 territoires d’outre-mer, 19% n’en
connaissant aucun. Il s’agit là d’une ignorance structurelle, puisqu’en 1962 le quart de la
population est incapable de citer un seul Etat d’Afrique noire. Le tiers des personnes interrogées en
1949 avoue ne suivre aucune information sur les questions coloniales, et 27% seulement y prêtent
un peu d’intérêt. », Histoire de l’anticolonialisme…, op.cit., p.368.
4
David Olusoga, Blacks and British…, op.cit., p.489-490.

185
uns et des autres. Le coût social d’un soutien apporté à l’Algérie française ou à la lutte pour
la décolonisation devient significatif et le degré d’idéologisation des individus qui
s’engagent sur cette question s’en trouve accru 1. Et ce renforcement des polarités politiques
attribuées à des postures vis-à-vis du conflit algérien contribue à fissurer la consensualité
du récit sur le fait colonial comme artefact de la puissance nationale.
Ces catégorisations – dont les processus de construction sont plus complexes que ce
qu’il est possible d’aborder ici – ont une postérité qui mérite d’être soulignée dès à présent.
J’en donnerai deux exemples : le premier montre les procédés d’attribution d’une couleur
politique à l’entreprise coloniale dans le but de délégitimer un adversaire politique et le
second illustre la formalisation de critiques à l’encontre de la question coloniale (qui est,
dans l’exemple, davantage « post »-coloniale) évoquée plus haut.
En 1983, un projet de loi est déposé par Gaston Deferre et Henri Emmanuelli au sein
du nouveau gouvernement afin d’instituer officiellement des dates de commémoration de
l’abolition de l’esclavage. Les débats parlementaires qui s’en suivent sont émaillés de
références à ce qui serait la position intrinsèque de « la gauche » ou de « la droite » vis-à-
vis du fait colonial, comme dans l’extrait suivant de Jacques Brunhes (député
communiste) :

« Or, après un débat obscur, la haute assemblée, par sa majorité de


droite, nous envoie un tout autre texte, où disparaissent la référence à Victor
Schœlcher, l’institution d’un jour férié dans les départements d’outre-mer et la
prise en compte des spécificités de l’histoire locale. En fait, l’Assemblée discute
aujourd’hui un tout autre projet de loi que celui déposé par le Gouvernement,
en conformité avec les engagements pris, dès l’arrivée de la gauche au pouvoir,
l’an dernier. Je ne m’attarderai pas sur les objectifs qui ont pu déterminer
l’attitude de la majorité sénatoriale. Mais chacun constatera qu’une fois de
plus la droite manifeste, par son refus de reconnaître l’histoire propre,
spécifique à chaque collectivité d’outre-mer, son esprit colonialiste. Le groupe
communiste, pour sa part, appuie votre volonté de respecter la spécificité des
départements d’outre-mer car celle-ci renvoie aux luttes des esclaves qui ont
jalonné l’histoire coloniale au XVIIIème siècle et à la première moitié du

1
Sur les conséquences de l’engagement dans la radicalisation des individus (et non l’inverse) dans
un tout autre contexte, voir Paul Cormier, « Engagement des jeunes dans des causes radicales »,
Agora Débats / Jeunesses, no 80 (2018): 85-99.; et sur la manière dont les fossés se creusent, les
positions se figent et les discours se polarisent en contexte de crise, voir Brigitte Gaïti, Annie
Collovald (dir.), La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute,
2006.

186
XIXème siècle, à toutes ces femmes, à tous ces hommes anonymes qui ont payé
de leur vie le droit à la dignité humaine. »1

L’extrait suivant provient d’un document préparant une conférence du parti


travailliste sur « l’exclusion sociale et l’intolérance raciale en Europe » d’octobre 1993 et
est signé par le député Alan Simpson qui commence alors tout juste son mandat pour
Nottingham South :

« Le succès des mouvements racistes, nationalistes et néo-fascistes est,


d’un point de vue politique, davantage un échec de la gauche qu’un triomphe
de la droite. Partout en Europe où l’on remarque une résurgence raciste, un
ensemble de facteurs clés ont pu être facilement identifiés : - la croissance du
chômage de longue durée (particulièrement en ce qui concerne les jeunes) ; -
des coupes budgétaires concernant les infrastructures de services locaux ;
l’échec (historique) de partis « progressistes » à prendre la mesure des
manières dont les communautés minoritaires de migrants ont été exploitées
pour leur bas coût et détestées pour leur présence […]. Durant les dernières
décennies, de nombreux partis de gauche ont succombé aux arguments
droitiers selon lesquels les « forces du marché » sont la réponse à tout. […] Il y
a cependant de forts arguments indiquant que la résurgence de mouvements
racistes et xénophobes fut en réalité un corollaire de la restructuration du
Capital européen. Le Capital a été libéré pour agir comme bon lui semble »2.

La déstabilisation de l’adhésion passive et sans réserve à l’impérialisme colonial est


enfin entérinée, plus tardivement, par des instances internationales qui deviennent des
arènes où éclosent, à partir des années 1960, une pluralité de discours discordants sur le
fait colonial. Ce sont les indépendances de pays anciennement colonisés, qui se succèdent
principalement au cours de la décennie 1960, et l’accès des jeunes Etats à la représentation
internationale dans ces organismes qui en font des espaces où le fait colonial est discuté,
puis contesté. Chloé Maurel rappelle en effet, pour le cas de l’Unesco, le point de vue très
occidentalo-centré de l’institution sur la question coloniale (lorsque celle-ci est abordée –
et ce n’est pas si souvent le cas) durant les premières années de son existence, et ce en
dépit du « sursaut moral » vis-à-vis des « atrocités » qu’elle affiche sans cesse depuis sa

1
Jacques Brunhes, Assemblée nationale – 2 ème séance du 17 décembre 1982, Archives de
l’Assemblée Nationale.
2
Alan Simpson, « The revival of Racist movements in Europe », Bernie Grant’s archives,
Bishopsgate Institute, BGARM7211.

187
création3. Les choses changent avec la vague de décolonisation des années 1960 :
« l’acquisition des indépendances entraîne une accélération du virage des Nations Unies
vers l’aide au développement, sous l’influence des revendications exprimées par les pays
issus de la décolonisation dans des enceintes comme l’Assemblée Générale de l’ONU, la
Conférence Générale de l’Unesco, ou la Conférence des Nations Unies sur le commerce et
le développement (CNUCED), créée en 1964. L’ONU, et notamment la CNUCED […]
deviennent une tribune pour les revendications des pays en voie de développement qui y
créent le « Groupe des 77 ». Il en va de même à l’Unesco, à laquelle ces Etats s’empressent
également d’adhérer »4. L’arrivée du Sénégalais Amadou Mahtar M’Bow à la direction
générale de l’institution en 1974 contribue fortement à donner une légitimité internationale
à des discours très critiques sur la colonisation.

Encore une fois, ces éléments n’ont pas de conséquences uniformes et linéaires dans le
temps sur les représentations disponibles, dans les sociétés française et anglaise,
concernant le fait colonial. Cependant, elles contribuent à fissurer l’adhésion banale à un
récit du colonialisme exclusivement valorisant pour les puissances européennes (ce qui est
différent des discours « décomplexés » d’européens vis-à-vis de leur passé colonial qui se
développent fin du XXème - début du XXIème siècle : si l’on prône une posture
« décomplexée », c’est bien qu’il y a conscience de critiques auxquelles on prête le flanc).
Cette adhésion banale est de moins en moins possible à mesure que se conflictualise
publiquement la question de la colonisation : lorsque cette dernière est clivante, la soutenir
entraîne une catégorisation de l’agent qui soutient et n’est donc plus neutre. Mais
l’évolution des représentations de l’histoire coloniale procède également de dynamiques à
l’œuvre dans des espaces sociaux plus circonscrits.

3
Chloé Maurel a compilé de nombreux témoignages allant dans ce sens, dont celui de Roger
Bordage est un exemple qui interpelle particulièrement. Comme beaucoup de membres du
personnel de l’Unesco, il a été déporté pendant la Seconde Guerre mondiale et écrit à l’issue du
conflit que « la question de la paix devint dans ma vie une préoccupation permanente, même une
obsession. Contribuer à éviter le retour des horreurs de la destruction arbitraire de l’être humain à
cause d’une idéologie néfaste et barbare et à prévenir le retour de la monstruosité des conflits
belliqueux fut une des raisons principales pour moi, de vouloir travailler dans le cadre des Nations
Unies à aider au maintien de la paix ». Lien-Link (revue de l’association des anciens fonctionnaires
de l’Unesco) N°86 : « Comment et pourquoi je suis entré à l’Unesco », par Roger Bordage, cité
dans Chloé Maurel, Histoire de l’UNESCO. Les trente premières années (Paris: L’Harmattan,
2010).
4
Ibid., p.73.

188
2. L’émancipation de l’histoire académique vis-à-vis du
roman national

L’espace de l’histoire académique, dont on a brièvement rappelé dans le chapitre


précédent qu’il se structure et s’autonomise par rapport à l’espace politique au long du
XXème siècle, connaît au sortir de la Seconde Guerre mondiale des évolutions internes qui
concourent à l’émergence d’une histoire critique de la colonisation. À tout le moins, c’est
tangible en France ; en Angleterre, les données et analyses dont je dispose ne me
permettent pas de reconstituer les dynamiques qui marquent l’espace de l’histoire
universitaire sur toute la période dont il est question ici. Elles couvrent en effet des temps
restreints (recomposition des démarches et objets de l’histoire dans les années 1960-70 ;
amorce d’un intérêt pour l’histoire de l’esclavage et développement des postcolonial
studies dans les années 1980-90), là où je peux retracer pour la France les évolutions de cet
espace de façon quasi-continue et pluridimensionnelle sur l’ensemble du XX ème siècle et
sont moins riches que celles sur lesquelles s’appuie mon analyse du cas français. Les
informations traitées concernant la situation outre-Manche semblent toutefois indiquer
qu’on y relève des processus similaires à ceux qui sont présentés ci-après pour la France. Il
n’empêche que ces parallèles seront à considérer avec précaution étant donné le
déséquilibre dans le matériau qui les fonde.
Les deux décennies qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale sont marquées
par un changement de rapport de force dans l’espace de l’histoire académique en France.
Les historiens critiques (pour un panel de raisons qui seraient trop longues à répertorier
ici1) vis-à-vis d’une histoire focalisée sur les événements (concernant en général les têtes
couronnées et autres foyers de pouvoir politique), les « grands hommes » et bornée par les
frontières nationales, qui faisaient de plus en plus entendre leurs voix depuis le début du
XXème siècle, accèdent à ce moment-là à une reconnaissance institutionnelle grandissante.
C’est notamment autour de l’école des Annales que se structure ce nouveau paradigme, qui
privilégie les « civilisations » aux Etats-Nations, les processus aux événements, les
populations aux grands hommes et s’intéresse tout particulièrement au poids des relations
(économiques, culturelles, politiques) internationales dans le développement d’unités
singulières comme les « bassins culturels » ou les nations. Suzanne Citron, enseignante
d’histoire et promotrice convaincue de ce type d’histoire formule une critique de l’ancien
modèle disciplinaire en ces termes :

1
On pourra pour cela se référer à l’ouvrage de Patricia Legris : Qui écrit les programmes
d’histoire ?, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2014.

189
« Bien plus, notre conception de l’histoire continue à procéder d’un
héritage culturel spécifique hérité de la Renaissance, et « primant » la souche
méditerranéenne, identifiant « origines » et Orient-Grèce-Rome. Cette vision
restreinte dans le temps et dans l’espace de l’histoire s’est trouvée renforcée
par l’Européo-centrisme du XIXème siècle, la réduction de l’histoire aux faits
politiques et militaires, la simplification de la trame chronologique en un
« récit continue » privilégiant les « événements », s’accordaient avec les
conceptions étroites des divers nationalismes européens »1.

En Angleterre, David Feldman et Jon Lawrence témoignent du succès de l’école


des Annales dans les années 1960 et de leur renouvellement paradigmatique 2. L’histoire
sociale fait de plus en plus d’émules dans les universités anglaises et son avènement
institutionnel entraîne une décentration analytique vis-à-vis de la nation. Dans de
nombreux discours, la focalisation sur l’histoire nationale dans une perspective
événementielle et stato-centrée est présentée comme rétrograde, l’historien critique et
autonome vis-à-vis du monde politique se devant d’envisager l’histoire des Autres en tant
que sujets et non plus comme décors d’un récit dont le personnage principal serait la
nation.
On le voit par exemple dans cet entretien rétrospectif donné par Marc Ferro en
1982 :

« Jusqu’à présent, le professeur français étudiait les autres pays dans


leur rapport à l’histoire de son propre pays mais les professeurs anglais ou
allemands font de même. Prenons l’exemple de la Perse. Nous connaissons
l’histoire de la Perse pour autant que la perse ait été à l’origine du monde
oriental, de la Grèce, des Romains, de la civilisation occidentale. On
connaissait cette Perse-là, qui mourait avec Xerxès. Ensuite, pour autant qu’on
ait appris que les Arabes ont conquis la Perse, on citait une deuxième fois la
perse en 740 ou en 751. Et puis il n’est plus question de la Perse jusqu’à
l’accord anglo-perse de 1907 parce que l’accord rentrait dans le cadre des
relations internationales que nous étudions, nous Européens, pour autant
qu’alliés de l’Angleterre et de la Russie, on précisait que l’Angleterre et la
Russie étaient deux puissances qui se disputaient le contrôle de la Perse.

1
Suzanne Citron, « Pour l’aggiornamento de l’histoire-géographie par l’avènement des sciences
humaines », Historiens & Géographes, N°206, 1967, p.86-87.
2
David Feldman, Jon Lawrence (dir.), Structures and Transformations in Modern British History,
Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

190
Autrement dit, l’histoire de la perse n’avait d’existence que par rapport à
l’histoire de la France et de l’Europe. C’est de l’européocentrisme type. Je suis
désolé de constater que pendant 15 ans j’ai enseigné l’histoire de telle sorte
que la Perse disparaît de 751 à 1907 ».1

Dans ce contexte académique, les décolonisations des années 1960 ont des
retentissements particuliers. Sophie Dulucq et Colette Zytnicki décrivent ainsi comme « la
majorité des chercheurs africains des années 1960 et 1970, ainsi que certains spécialistes
occidentaux, se démarquent fortement de l’histoire écrite par les « coloniaux » en adoptant
une démarche qui entendait « renverser les rapports de domination ». L’engagement de
nombreux historiens lors de la guerre d’Algérie n’est d’ailleurs pas étranger à cette
approche militante »2. En somme, pour reprendre la formule synthétique de Liauzu, « à
travers les combats idéologiques et scientifiques des années 1950-1960 s’engage une
décolonisation des savoirs »3.
Au croisement de la nouvelle perspective historiographique qui s’impose dans les
décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale (et qui est en réalité davantage un
faisceau de nouvelles perspectives4) et du contexte de sensibilisation accrue aux questions
coloniales, des voix peuvent appeler à s’intéresser davantage aux histoires et cultures des
pays colonisés pour eux-mêmes et à faire une lecture sans complaisance du fait colonial.
L’intérêt pour ces sujets n’est cependant pas une suite « logique » du renouvellement de
ces conditions socio-historiques : les voix en question sont celles d’agents qui ont, par
leurs trajectoires singulières, été sensibilisés à la question coloniale, et trouvent
progressivement dans un paysage paradigmatique en réaménagement des possibilités
d’expression. Du reste, leur construction nécessite souvent une certaine insistance de la
part des agents en question.

1
« Entretien avec Marc Ferro », Historiens & Géographes, N°288, Mars 1982, p.545.
2
Sophie Dulucq, Colette Zytnicki, « Penser le passé colonial français. Entre perspectives
historiographiques et résurgence des mémoires », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, N°86, 2005,
p.63. C’est également ce que souligne Jean Copans, « Pour une histoire et une sociologie des
études africaines », Cahiers d’études africaines 11, no 43 (1971): 422-47, p.438) : « Au niveau
idéologique et politique, la guerre d’Algérie sensibilise directement les étudiants et les intellectuels
aux problèmes coloniaux, de libération nationale et plus largement du sous-développement. A
partir de 1960, on entre dans l’époque des indépendances, et la sociologie africaine, déjà reconnue
au niveau de la recherche (CNRS, EPHE), se voit officialisée avec les Cahiers d’Etudes Africaines
(1960), les certificats de sociologie et d’histoire de l’Afrique tropicale (1963), etc. ».
3
Claude Liauzu, Colonisation : droit d’inventaire, Paris, Armand Colin, 2004, p.5.
4
Patricia Legris, Qui écrit…, op.cit., David Feldman, Jon Lawrence, Structures and
Transformations…, op.cit.

191
En 1982, la revue de l’Association des Professeurs d’Histoire Géographie se fait
ainsi le relai d’une plaidoyer, par Z. Dramani-Issifou, un historien béninois enseignant en
France, pour une prise en compte plus juste de l’histoire de l’Afrique et une dénonciation
du peu de cas qu’en font, au moment où l’auteur écrit, de nombreux chercheurs, même
parmi les tenants d’une analyse critique du monde social :

« La pauvreté scientifique d’une masse documentaire de plus en plus


abondante est aussi l’une des marques de l’histoire de l’Afrique noire, véritable
auberge espagnole où chacun y trouve ce qu’il apporte. C’est peut-être pour
cela qu’on y rencontre tant de clients hétéroclites : ethnologues, sociologues,
journalistes en mal d’exotisme et que des séjours en Afrique, de quelques
semaines ou de quelques mois, transforment en historiens africanistes ou plus
pompeusement en « spécialistes » des questions africaines. Plus pernicieuse
encore est l’abondante production « historique » de certains administrateurs de
l’époque coloniale qui considèrent que leurs longs séjours « aux colonies » leur
confèrent par la grâce de la durée des qualités d’historiens. Certains de leurs
ouvrages servent, hélas, aujourd’hui de référence. […] En 1977, au cours d’un
débat consacré à la crise du développement, Cornélius Castoriadis déclare :
‘Le développement, c’est le développement de type occidental capitaliste. Il n’y
en a pas d’autre jusqu’ici, et on n’en connaît pas d’autre. Ce qui importe, c’est
d’économiser, de produire, de gagner’. Et rendant la structure anthropologique
de l’Inde responsable de son « sous-développement », Castoriadis conclut avec
la même assurance : ‘A cet égard, la situation est la même en Afrique, bien que
l’Inde soit une société historique et que les sociétés africaines comme telles
soient des sociétés préhistoriques’ »1.

Le propos est ici clairement antagonique : il y a identification de pratiques ou de


propos dont il s’agit de dénoncer l’inadéquation et les conséquences néfastes (le décalage
entre la légitimité à parler de l’Afrique que s’octroient certaines personnes et leur manque
de compétences est signalé à plusieurs reprises, et un jugement de valeur négatif est
clairement associé à la description de cet état de fait). Certains « adversaires » sont même
nommément mis en cause.

Les historiens qui commencent à s’intéresser à l’histoire de l’esclavage dans les


années 1970-80 ont en commun une confrontation avec le passé colonial en dehors de leur
formation scolaire et universitaire et un relatif isolement académique en raison de leur
1
« Sur quelques problèmes de l’enseignement de l’histoire africaine en seconde », Historiens &
Géographes, N°292, 1982, p.402-404.

192
objet d’étude – qui, comme on peut le voir dans les extraits suivants, devient pensable à
cette époque mais est loin encore de constituer une évidence ou une nécessité – au début de
leur carrière (le premier ayant eu une carrière essentiellement universitaire et le second
ayant, après avoir eu « des velléités de recherche », opté pour l’enseignement secondaire) :

« Il y avait un mépris ambiant [la question portait sur le milieu


académique], oui, vis-à-vis d’un sujet comme l’esclavage. Mes collègues m’ont
toujours pris pour un rigolo à cause de mes sujets d’étude, c’était “oh toi avec
tes histoires de nègres” »1

« Mais vous voyez, j’savais pas trop où me mettre [discute du choix de


sa recherche de fin d’études]. Donc on va, je sais plus qui, un prof de Paris I,
peut être Droze, Droze, d'ailleurs, qui était un homme remarquable, spécialiste
du monde ouvrier, il m'a envoyé à côté du zoo, à Vincennes 2. Et là j'ai été pris
en charge par René Gallissot, qui est un spécialiste de l'Algérie coloniale […]
j’ai dit que quand j’ai fait ma maîtrise on m’a envoyé à Vincennes : c’est pas
reconnu, c’est-à-dire dans l’université française, métropolitaine, hexagonale,
où, où aborde-t-on cela ? »3

Anne-Claire Collier a montré comment, en revanche, les dernières années du XX ème


siècle sont marquées par un essor de la thématique du « post-colonial » dans les universités
européennes, et en particulier dans les pays qui ont été impliqués dans l’histoire coloniale 4.
Même si elle suscite débats et résistances, cette question du « post-colonial » finit par
occuper une place importante au sein de beaucoup de sous-espaces des sciences sociales5.

1
Entretien du 28/10/2015.
2
Cet entretien, plus que les autres, a été ponctué de références implicites en raison de la complicité
qui s’est rapidement établie avec l’enquêté, ce qui ne facilite pas l’appréhension du propos à l’écrit.
Mon interlocuteur, en évoquant le zoo de Vincennes, indique me semble-t-il que son professeur,
par ailleurs sensible aux causes des dominés, a pensé que le site de l’exposition coloniale de 1931
était l’endroit le plus indiqué pour qui souhaite travailler sur l’esclavage et la traite négrière.
3
Entretien du 24/02/2014.
4
Collier, « Le moment français du postcolonial : pour une sociologie historique d’un débat
intellectuel », op.cit.
5
Ibid. ; Sophie Dulucq et Colette Zytnicki, « Penser le passé colonial français. Entre perspectives
historiographiques et résurgence des mémoires », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2, no 86
(2005): 59-69; Sophie Dulucq, « L’écriture de l’histoire de la colonisation en France depuis 1960 »,
Afrique & histoire 6, no 2 (2006): 235-76; Feldman et Lawrence, Structures and Transformations in
Modern British History, op.cit.

193
3. Critique pédagogique de l’histoire « old school »

En France comme en Angleterre, l’histoire scolaire est investie, lorsqu’elle l’est


effectivement, dans la première moitié du XXème siècle comme un outil de cohésion
nationale.
Une instruction ministérielle publiée en France le 18 août 1920 rappelle ainsi les
missions de l’école, et en son sein, de l’histoire enseignée, dans l’édification d’un
attachement à la patrie :

« Ils [les enseignants] seront, dans chaque commune, les représentants


de l’esprit national, le réseau de nos écoles est l’armature de la patrie […]. Les
écoles normales failliraient à leur devoir si, faute d’un enseignement historique
inspiré par un juste sentiment national, les élèves entraient dans la carrière
d’instituteurs sans aimer le génie de la France »1.

En Angleterre, même si, comme on l’a vu, il convient d’éviter les formes de
nationalisme trop ostentatoires, l’importance de l’histoire scolaire dans la construction
d’un lien entre une communauté nationale et le patrimoine culturel censé la caractériser
(heritage) est encore rappelée au sortir de la Seconde Guerre mondiale : « [Le périodique
Enseigner l’histoire, publié à partir de 1952 par le ministère de l’Éducation] énonçait à son
ouverture en grande pompe que ‟l’enseignement du passé est l’un des éléments communs à
tous les systèmes d’éducation”. En Angleterre, ajoutait-il, ‟on a eu, des siècles durant, le
sentiment général qu’ignorer l’expérience du passé n’est pas seulement une folie mais
encore une impiété” ; et, tout en précisant que ce n’était plus tout à fait là ‟l’état d’esprit
d’aujourd’hui”, il était rappelé que l’histoire devait avoir l’importance qui lui revenait »2.
Cette représentation de l’histoire scolaire va faire l’objet de contestations qui
prennent corps dans l’espace scolaire à l’issue du second conflit mondial. Cette remise en
cause et, avec elle, des représentations sur la question coloniale, ne se construit toutefois
pas de façon isolée, indépendante du contexte extra-scolaire. Du reste, il ne s’agit pas
d’une remise en question uniforme mais davantage d’une convergence de critiques à
l’égard de ce qui est identifié comme l’histoire « à l’ancienne ». Ces critiques portent à la
fois sur le contenu de cette histoire « old school » et sur les manières dont il convient de
l’enseigner et contribuent, quoique de manière différente, à ôter le manteau d’évidence qui

1
Cité dans Garcia et Leduc, L’enseignement de l’histoire en France, op.cit., p.178.
2
Cité dans Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the
twentieth-century England, op.cit., p.111-112, ma traduction.

194
recouvre, dans le milieu scolaire, les récits coloniaux à la gloire nationale. Par souci de
clarté et même si certaines de ces critiques sont portées par les mêmes mouvances, je
présenterai d’abord celles qui portent sur le fond de l’histoire scolaire puis aborderai les
remises en cause de forme. Mais avant cela, je voudrais revenir brièvement sur les
caractéristiques desdites critiques et les conditions sociales dans lesquelles elles émergent.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’avènement d’une histoire sociale,


culturelle, attentive aux différentes « civilisations » et à leurs inter-relations ne se joue pas
seulement sur la scène académique mais également dans le monde scolaire. De même, en
Angleterre de façon plus marquée qu’en France, des réflexions pédagogiques remettant en
cause l’histoire transmettant, de façon descendante et sans engagement actif de la part des
élèves, un récit national sont de plus en plus relayées à partir des année 1960. En réalité,
ces courants réformateurs commencent à se développer dès le début du XX ème siècle. Les
historiens des Annales militent en France relativement tôt pour envisager non pas le fait
colonial (ou le réenvisager comme système de domination) mais les colonisés en tant que
sujets d’histoire, comme en témoigne par exemple cet entretien donné par Marc Bloch en
1921 :

« À côté de nous, en Asie, en Afrique, en Europe même, vivent d’autres


groupes humains, de type bien différents. Ces sociétés-là, rien n’a préparé
notre élève à les comprendre, ni même (ce qui est plus grave encore) à les
sentir dissemblables de nous. Car l’enseignement historique qu’il a reçu,
portant surtout sur des époques rapprochées de lui, n’a rien fait pour lui
donner le sens du différent et, si j’ose dire, de l’exotisme historique […]. Il
conviendrait, à mon avis, d’y attribuer quelques leçons aux civilisations
d’Extrême-Orient, à la civilisation musulmane, considérées désormais non plus
du biais de l’histoire coloniale ou diplomatique, mais en elles-mêmes et pour
elles-mêmes. Le monde est devenu grand. Avoir des idées sommaires, mais
claires et justes, sur la société chinoise, sur l’Inde et l’islam importe
aujourd’hui davantage à un futur citoyen français que de connaître beaucoup
de précision historique diplomatique du XVIIIème siècle ou l’histoire
parlementaire de la Restauration. »1

1
Entretien avec Marc Bloch, « Sur les programmes d’histoire dans l’enseignement secondaire »,
Bulletin de la Société des Professeurs d’Histoire et Géographie, Janvier 1921, p.15-17, cité dans
Patricia Legris, L’écriture des programmes d’histoire…, op.cit., p.73.

195
On note au passage que c’est bien contre l’occultation de la figure de l’Autre
colonisé – ou son cantonnement à un statut de décor/objet – dans l’historiographie
coloniale dont il était question plus haut que s’élève alors Marc Bloch. Les propositions de
réforme didactique ou pédagogique de l’école assez largement inspirées de la psychologie
de Jean Piaget (dont on verra plus précisément en quoi elles bousculent les représentations
du fait colonial dans le milieu scolaire par la suite) se développent également dans les
premières décennies du XXème siècle, notamment en Angleterre où elles trouvent des relais
au sein d’institutions éducatives établies1. Leur diffusion se heurte cependant aux normes
d’enseignement plus « classiques » produites et reproduites par les organismes
gouvernementaux garantissant l’uniformité des examens de fin de lycée (l’équivalent
approximatif du baccalauréat à l’époque) 2. Ainsi, le rapport d’un comité ad hoc chargé de
tracer les évolutions et les perspectives de l’enseignement primaire (Plowden Report)
relève en 1967 le poids du High Majesty’s Inspectorate sur la relative fixité de
l’enseignement de l’histoire jusqu’en 1914 et note que « les écoles qui continuent [durant
l’entre-deux guerres] de promouvoir une version traditionnelle de l’instruction excèdent le
nombre de celles qui errent par excès d’innovation »3. Le boom démographique de l’après-
guerre – qui se répercute (non mécaniquement du reste) sur les bancs de l’école dans les
années 1960-70 – et les demandes pressantes de forces vives pour l’enseignement qu’il
occasionne d’un côté4 et la perte de légitimité de l’impérialisme et du nationalisme de
l’autre5 favorisent la formation d’une nouvelle génération d’enseignants. Cela ne se traduit
pas par une métamorphose des représentations sur l’histoire scolaire ni des pratiques par
lesquelles elle est transmise mais favorise une déstabilisation du caractère établi de
l’histoire telle qu’elle se faisait et pensait auparavant. En France, la « nébuleuse
réformatrice » décrite par Patricia Legris se trouve représentées par des agents qui accèdent
aux principales institutions d’enseignement (associations et organismes publics) tandis
1
Lawson et Silver, A Social History of Education in England, op.cit.
2
De fait, si, en Angleterre, le gouvernement ne produit pas de programmes détaillés
d’enseignement, il normalise les contenus scolaires d’une autre manière, son levier d’action
principal étant les attendus aux examens sanctionnant les différents cycles scolaires. Lawson et
Silver; David Cannadine, « Viewpoint British History: Past, Present - and Future? », Past &
Present 116 (1987): 169-91.
3
Central Advisory Council for Education (England), Children and their Primary Schools ou
Plowden Report, London, 1967, Vol.i, p.189-191, cité dans David Cannadine, Jenny Keating et
Nicola Shledon, The right kind of history…, op.cit., p.149.
4
Garcia et Leduc, L’enseignement de l’histoire en France, op.cit., p.236-7.
5
Françoise Laot, Rebecca Rogers, Les sciences de l’éducation. Émergence d’un champ de
recherche dans l’après-guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

196
qu’en Angleterre, « la plupart des enseignants sont désormais formés aux méthodes
d’apprentissage axées sur l’enfant (child-centred method) […] où l’enjeu, pour les jeunes
garçons et filles, est clairement de découvrir les choses par eux-mêmes dans un cadre
informel, donnant la priorité à l’enquête sur la mémoire, à l’imagination sur
l’instruction »1.

Dans ces conditions, se développe de part et d’autre de la Manche, de manière non


homogène parmi les différentes mouvances qui composent « l’étonnante conjonction » de
réformateurs2 qui conteste l’histoire classique, une critique assez radicale des contenus de
l’histoire scolaire. En France, on l’a vu, c’est l’école des Annales qui porte cette
contestation. Comme manifeste dans l’extrait qui suit, les « civilisations » étant la
préoccupation principale des tenants des Annales, il s’agit davantage pour eux de
réhabiliter l’étude des grandes unités socio-politiques extra-européennes (comme la Chine
et l’Inde, qui reviennent quasi systématiquement dans leurs propos) que de s’intéresser aux
colonisés ou au fait colonial. Il n’empêche que ces plaidoyers pour une décentration
historiographique du point de vue européen sur le monde dérangent le statut d’objet ou de
décor dans lequel les individus colonisés étaient cantonnés jusqu’alors dans l’histoire
scolaire.

« Nous demandons que, par enseignement historique et géographique


largement conçu – j’ajouterais volontiers, pour l’histoire au moins, totalement
refondu, - on s’attache à donner à nos jeunes une image véridique et
compréhensive du monde. Gardons-nous de réduire l’histoire, comme on a eu
tendance à le faire ces dernières années, aux événements purement politiques
d’une Europe, dans le temps, toute proche de nous. Le passé lointain inspire le
sens et le respect des différences entre les hommes, en même temps qu’il affine
la sensibilité à la poésie des destinées humaines. Dans le présent même, il
importe bien davantage à un futur citoyen français de se faire une juste image
des civilisations de l’Inde ou de la Chine que de connaître, sur le bout du doigt,
la suite des mesures par où « l’Empire autoritaire » se mua, dit-on, en
« Empire libéral ». Là encore, comme dans les sciences physiques, un choix
neuf s’impose »3.

1
Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-
century England., p.119, ma traduction.
2
Garcia et Leduc, L’enseignement de l’histoire en France, op.cit., p.242.

197
Il y a ici aussi clairement énonciation d’un propos à teneur conflictuelle : une
situation jugée problématique est dénoncée avec proposition d’alternative qui permettrait
de l’améliorer. Bien qu’il s’agisse toujours en histoire de contribuer au mieux à la
formation du « futur citoyen français », il est nécessaire de lui faire envisager cet
enseignement en regardant plus loin dans le temps et dans l’espace qu’on ne lui intimait de
le faire auparavant. Les arguments, même si l’on sait par ailleurs qu’ils ont été forgés dans
le cadre de débats historiographiques, sont avancés ici au nom de valeurs civiques. Elles
sont présentées comme si on pouvait s’attendre à ce que les lecteurs les partageraient
d’office, comme si personne ne pouvait contester que saisir « le sens et le respect des
différences entre les hommes » et acquérir une « sensibilité à la poésie des destinées
humaines » étaient des objectifs nécessairement importants en matière d’enseignement de
l’histoire. En effet, Bloch s’adresse a priori ici à des collègues qui partagent cette
perspective.

En Angleterre, les réformateurs qui se retrouvent dans le groupe de réflexion qui


s’institutionnalise en 1972, le School History Project (SHP), laissent également plus de
place à l’étude des « Autres ». Cette posture est justifiée au nom de l’esprit critique que
cela permet d’acquérir sur sa propre histoire. La différence entre les deux extraits suivant
est parlante à cet égard. Le premier provient d’un cours d’histoire « à l’ancienne » (qui, du
reste, ne prévoyait pas systématiquement de se pencher sur les possessions britanniques en
Afrique) où les territoires colonisés ne sont abordés que dans le cadre d’un récit sur
l’expansion britannique. Le second est tiré d’un syllabus suggéré par le SHP qui envisage
l’histoire des colonisés avant qu’ils ne l’aient été (bien que l’essentiel de ces suggestions
figurent dans la colonne « optionnel »)1.

3
Marc Bloch, « Sur la réforme de l’enseignement », L’étrange défaite. Témoignages écrits en
1940, Suivie de Écrits clandestins, Tournai, Albin Michel, 1973, p.227, cité par Patricia Legris
dans L’écriture des programmes d’histoire…, op.cit., p.73.
1
Susanne Grindel souligne que la circulation de textes s’inscrivant dans la mouvance naissante des
postcolonial studies au sein des membres du SHP dès ses premières années de fonctionnement.
Voir Susanne Grindel, « The End of Empire: Colonial Heritage and the Politics of Memory in
Britain », Journal of Educational Media, memory & Society 5, no 1 (2013): 33-49.

198
Figure 2 : L’histoire des Autres sans nécessairement qu’elle se rapporte à la « nôtre »
(version SHP d’un syllabus d’histoire à la fin des années 1970).

199
Figure 3 : L’Afrique en tant qu’elle a été colonisée (version « classique » des syllabus
d’histoire à la fin des années 1970).

Figure 4 : L

200
La focale essentiellement britannique de l’histoire scolaire qui était au début du
siècle l’objet d’un si large consensus commence ainsi à faire débat dans plusieurs cercles
de discussion sur les contenus d’enseignement.
David Cannadine, Jenny Keating et Nicola Sheldon montrent notamment comment
« l’histoire mondiale » gagne en légitimité à partir des années 1960 et se traduit en 1971
par la publication d’un rapport ministériel consacré à la question : « Vers une Histoire
Mondiale, qui tente de dessiner les voies que l’histoire pourrait emprunter dans
l’enseignement secondaire. ‟Pendant près d’un siècle”, commence le rapport, ‟nous avons
d’un commun accord enseigné principalement l’histoire constitutionnelle britannique” et
les auteurs ne plaident pas pour l’abandon de ‟l’enseignement de notre propre histoire”,
puisque cela ‟fragiliserait considérablement notre conscience nationale”, laquelle est
constituée par ‟notre mémoire de notre passé”. Mais le rapport souligne que cela ne suffit
plus, car dans le contexte changeant des années 1960, l’histoire britannique devait être
réinscrite dans le panorama plus large de l’histoire du monde, qui devait être plus en phase
‟avec la nouvelle génération, moins insulaire que nous ne l’étions auparavant, à l’esprit
plus international, plus tolérante, plus à même d’apprécier les qualités spécifiques des
personnes et des races différentes” »1.

On peut lire par ailleurs lire dans une édition de The Times datant de la
même époque que : « les étudiants devraient apprendre l’histoire de l’Europe,
qui s’inscrit elle-même dans l’histoire du monde, plutôt que se pencher
étroitement sur l’histoire britannique, qui est par trop commune. Trop
d’enfants français ne sont familiers que des batailles que Napoléon a gagnées
tandis que les enfants britanniques ne connaissent que celles qu’il a perdues.
Personne ne voudrait que des enfants soient exposés à une quelconque
propagande controversée alors même qu’elle fait encore l’objet de disputes
mais les écoles devront, lorsque la controverse se sera apaisée, éduquer à un
futur européen »2.

En France – l’état de mes sources ne me permet pas de dire si c’est également le cas
en Angleterre, ni dans quelle mesure – la remise en cause des contenus de l’histoire telle
qu’elle s’enseignait jusqu’à alors est accentuée par le positionnement d’une partie des

1
Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-
century England, op.cit., p.154, ma traduction.
2
Cité dans Ibid.

201
enseignant d’histoire vis-à-vis des décolonisations 1 et par leur réception de la
problématique tiers-mondiste. Un enseignant témoigne par exemple ci-après des
encouragements qui sont faits à sa profession – ici, dans le cadre des clubs UNESCO –
pour s’intéresser en classe aux pays anciennement colonisés.

« Mais leur souci [celui des membres de la fédération française des


clubs UNESCO] à ce moment, c’était un souci de formation et d’échanges entre
profs, autour d’un projet qu’on qualifierait aujourd’hui de projet tiers-
mondiste. […] Mais l’idée c’était, enfin, je ne faisais pas un cours de plus hein,
on avait des débats, des discussions, parfois des forts désaccords avec les
élèves, c’était intéressant. C’était souvent des élèves jeunes, de 6 ème-5ème, qui se
posaient plein de questions sur le monde, avec très souvent quelque chose
d’assez sympathique chez des enfants jeunes, parfois un peu boyscouts, enfin
cette idée ‟on va vendre des croissants pour l’Afrique” quoi. […] Ils ont fait
pas mal de choses sur tout ce qui était autour, au sens très large, de
colonisation-décolonisation, Nord-Sud, enfin vous voyez on est dans cette, ce
qui pour moi n’est pas un gros mot, cette mouvance tiers-mondiste des années
70-80. »2

Ce témoignage est intéressant car il signe à la fois la conflictualité potentielle qui


est désormais associée, dans certains milieux enseignants du moins, à la question de la
colonisation et des rapports « Nord-Sud » mais aussi le fait qu’elle s’accompagne de
tabous. Je n’essaie pas de suggérer, à partir de cet entretien réalisé en 2014, qu’il y a une
concomitance historique entre l’émergence d’une critique de la place donnée aux
« Autres » anciennement colonisés dans les années 70-80 et l’apparition d’une nécessité de
contourner certaines façons d’en parler. Les propos tenus dans cet entretien doivent sans
doute bien des choses à ce que mon interlocuteur estimait dicible, en 2014, sur la
colonisation et le rapport aux personnes estimées être issues de cette histoire. Par contre je
cherche à illustrer que les acteurs tendent à investir un sujet avec autant de silences que de
verbe dès lors 1. qu’ils savent que le sujet en question (ici la colonisation) peut être investi
de manières différentes, contradictoires même et 2. qu’y sont associés des marqueurs qui
leur font courir le risque d’être catégorisés pour le rapport moral qu’ils entretiennent à
certaines valeurs (comme ici le racisme, la nation, la tolérance). Ce silence (de la discorde)
1
Jean-Michel Chapoulie, Dominique Merllié, « Le recrutement des professeurs de l’enseignement
secondaire. I. Les déterminants objectifs de l’accès au professorat », Revue française de sociologie,
N°16, 1964, p.439-484 ; Patricia Legris, L’écriture des programmes d’histoire…, op.cit.
2
Entretien du 24/02/2014.

202
est ici exprimé de la manière suivante. Le locuteur prévient qu’il sait qu’il s’avance sur un
sujet où on ne peut pas tout dire sans conséquence (il prend d’ailleurs la précaution de
préciser qu’il y avait des débats, des discussions, parfois de forts désaccords avec les
élèves » et que « c’était intéressant »), en matérialisant ainsi des no-go zones (qui sont en
fait plutôt des zones où on ne peut aller qu’en prenant le risque d’être taxé d’une forme de
paternalisme post-colonial). Il insiste ensuite sur la jeunesse, présentée comme une excuse,
ou du moins une raison d’être indulgent, de ceux qui ont eu l’attitude avec laquelle il s’agit
d’afficher une certaine distance. Leur jeunesse est une circonstance atténuante, mais aussi
le fait que leur démarche « tiers-mondiste » partait d’un bon sentiment, que l’auteur du
propos finit d’ailleurs par placer au-dessus de ce qu’il indique être une posture critiquable :
au nom de cette pas-si-mauvaise-disposition à l’égard d’un « Sud » différent et plus mal en
point que « nous », il précise, tout compte fait, que « tiers-mondisme » n’est pas un gros
mot pour lui. Il indique alors une dernière fois (dans l’extrait cité du moins) qu’il sait
qu’on peut attendre de lui qu’il considère cette attitude avec une grande distance critique.

Par ailleurs, l’histoire « classique » fait à compter des années 1960 l’objet de vives
critiques pédagogiques qui conduisent également à « désévidentialiser » les représentations
auto-satisfaites et européo-centrées du fait colonial. En Angleterre, les méthodes
d’apprentissage centrées sur l’enfant inspirées de Piaget 1 font de plus en plus d’émules. La
réflexion pédagogique qui se développe ainsi autour de l’enseignement de l’histoire est
présentée comme une urgence didactique face à l’ère des comprehensive schools qui
s’ouvre alors (des établissements fonctionnant quasi-exclusivement sur fonds publics et
n’opérant pas de sélection sur critères académiques) et au succès grandissant de nouveaux
médias transmettant en masse des discours sur le passé. Les tenants de la « nouvelle
histoire » pointent la nécessité de construire un curriculum au plus près des préoccupations
des élèves, et de les rendre actifs. Or, pour une part non négligeable des enseignants insérés
dans ces réseaux qui exercent dans des poches urbaines où sont concentrées des
populations immigrées venues de l’ex-empire, adapter l’histoire aux préoccupations des
élèves revient rapidement à s’intéresser à ce qui est présenté comme étant « leur » passé.
C’est le cas par exemple de cet enseignant, qui commencera à s’informer sur les activités
du SHP suite à la confrontation avec des élèves caribéens :
1
Jean Piaget (1896-1980) a travaillé sur le développement cognitif et affectif des enfants et est
connu pour ses analyses en termes d’étapes de développement qu’il convient de respecter dans
l’apprentissage : sous les 11 ans par exemple, les enfants sont peu à même de comprendre des
concepts abstraits.

203
« Ce que les écoles ont commencé à faire à ce moment-là c’est […]
demander à ce qu’on regarde l’histoire de façon plus thématique, et à faire de
l’histoire qui aurait plus de sens pour les élèves donc… voilà. Donc, dans les
villes, […] dans les années 80, on a commencé à… quelques enseignants ont
commencé à regarder la black history 1. La traite des esclaves commençait à
être enseignée dans pas mal d’écoles mais c’était juste une leçon en quelque
sorte. C’était une leçon dans l’histoire britannique. Donc ça n’allait pas
vraiment au fond des choses, et si c’était enseigné, c’était plutôt enseigné dans
le sens de William Wilberforce, voilà, et Granville Sharpe, libération des
esclaves et tout. Dans les années 1980, il y a eu plus de recherches historiques
là-dessus, et la recherche a bien montré que ça ne s’est pas passé comme ça.
Wilberforce avait en fait une très basse opinion des noirs, il pensait qu’ils
étaient inférieurs aux blancs. Et donc on a commencé à regarder plus
précisément comment les choses s’étaient passées […]. Parce que j’étais dans
un endroit, dans une école très multiculturelle, donc, approximativement 1/3 de
noirs, 1/3 d’asiatiques et approximativement 1/3 de blancs. Et j’ai commencé à
enseigner là quand le curriculum national a été mis en place… »2.

Dans cet extrait, l’enseignant indique bien qu’il sait qu’il est potentiellement
condamnable de considérer une période comme l’esclavage comme une histoire ne
« nous » concernant pas ou dans laquelle « nous » n’aurions que le beau rôle (dans les
environnements symboliques dans lesquels il évolue et peut-être aussi par rapport à ce
qu’il anticipe qu’il fallait me dire, bien que nous n’ayons quasiment pas discuté de ma
thèse avant de faire cet entretien). D’ailleurs il se désolidarise de ces perspectives et la
reconnaissance de leur existence est une occasion de bien souligner cela. À l’inverse, les
postures à l’égard desquelles il exprime une adhésion sont appuyées par ce que les
« recherches historiques » ont montré (que « nos héros » de jadis étaient en fait racistes) et
la situation multiculturelle des premières écoles où il a enseigné.

L’apport de l’histoire scolaire, par rapport aux autres récits sur le passé proposés
dans des émissions télévisuelles ou radiophoniques, dans les livres ou les journaux, est
requalifié dans cette mouvance réformatrice comme acquisition d’un esprit critique. Là où
il s’agissait auparavant de transmettre aux élèves des contenus, des repères temporels et
affectifs leur rappelant à quoi ils appartiennent, l’histoire est investie à partir des années
1
Faute d’équivalent en français, on conservera ici le terme d’origine.
2
Entretien du 08/03/2016.

204
1960 comme outil de mise à distance critique des discours sur le passé. Il devenait
nécessaire – voire, pour certains, essentiel – de « familiariser l’enfant avec les multiples
façons dont l’histoire est construite – et contestée »1. Cette dimension est clairement mise
en avant dans le document programmatique du School History Project de 1976 :

« Enfin, les adolescents ont besoin de développer leur capacité à penser


de façon critique et à juger les situations humaines. Presque sans exception,
tous les sujets scolaires justifient leur existence par le fait qu’ils développent la
pensée critique. Par conséquent, si l’histoire a une contribution spécifique à
faire dans le développement de l’adolescent sur ce point, cela doit être en
raison des circonstances dans lesquelles s’exerce la pensée historique. De ce
point de vue, l’histoire aide de façon significative à répondre aux besoins de
l’adolescent de deux manières. D’abord, la démarche historique renvoie au
travail sur les actions humaines passées à partir de preuves. Ensuite, elle
implique des opérations de jugement. […] L’élève apprend à questionner et à
documenter les évidences qui sont produites sur tous les événements de nature
sociale et plus particulièrement à différencier la preuve de l’interprétation. Ce
sont là des compétences qu’il est nécessaire d’acquérir à l’âge des médias de
masse »2.

Dans cette perspective, les enseignants invitent les élèves à interroger les discours
et les controverses sur le passé – or, comme cela est tout à fait manifeste dans les
discussions qui animent les associations de professeurs d’histoire, le fait colonial et son
héritage font à partir des années 1970-80 précisément partie des sujets historiques saillants
dans la société britannique. Les récits sur le passé colonial à la gloire de la puissance, de la
générosité et de la supériorité culturelle du Royaume-Uni passent donc, par le truchement
de ce retournement quasi-méthodologique, de contenus à apprendre à matière à discuter.
En France, ces préoccupations pédagogiques existent et se développent également
dans la seconde moitié du XX ème siècle, mais sont moins centrales qu’en Angleterre. Dès
1947, on peut lire sous la plume du pédagogue Roger Cousinet les propos suivants :

« Que devient, dans tout cela, l’histoire nationale ? […] Vont-ils [les
élèves] donc quitter l’école sans rien savoir de Charlemagne, de Jeanne d’Arc,
de Louis XIV, de Napoléon, ni même sans en avoir entendu parler ? […] La

1
Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-
century England., p.165.
2
“A New look at history”, Schools History 13-16 Project, Edinburgh, 1976.

205
plupart des gens ont entendu parler de nos grands personnages historiques,
mais de ces personnages, ils ne savent proprement rien […]. À substituer le
travail historique à l’enseignement de l’histoire, il semble que nous ne
perdrions pas grand-chose […]. Il faut que l’histoire soit, comme toutes les
autres disciplines, un instrument de culture. Le contenu est bien moins utile que
le mode de travail […]. On est cultivé non quand on sait, mais quand on sait
s’informer et utiliser ce qu’on a appris. À cette culture, je crois que le travail
historique peut aider »1.

Ces réflexions pédagogiques sont toutefois de second plan par rapport aux remises
en question de l’histoire « classique » au nom de la discutabilité de ses contenus. Elles
gagneront en densité dans le contexte de concurrence perçue entre histoire académique et
discours mémoriels à partir de la décennie 1990. Les propos de Philippe Joutard, à la tête
du groupe de travail chargé de proposer des nouveaux programmes pour le primaire – ils
paraissent en 2002 –, en sont l’une des manifestations :

« Dans le cas précis des programmes d’histoire, que j’ai suivis


évidemment de très, très près, nous avons eu un but extrêmement précis, qui est
de vouloir faire déjà une première approche, historique, c’ert à dire de vouloir
rompre avec le thème selon lequel à l’école primaire on fait entre guillemets le
‟roman national”. On a voulu se démarquer, d’entrée de jeu, du roman
national. […] C’est pour montrer que l’histoire, c’est pas tout blanc ou tout
noir. L’histoire doit apprendre à lutter contre le manichéisme, et ceci très
jeune »2.

Toutefois ces investissements de l’histoire comme outils critiques ne constituent


pas, en France, les mécanismes par lesquels se fissurent d’abord les récits nationalo-centrés
du fait colonial : ceux-ci sont déjà remis en cause sur le fond par le renouveau
historiographique amené par les Annales puis l’essor des études africaines. L’articulation,
certes tardive, de déligitimations du « roman national » avec des réflexions sur la
dimension pédagogique de l’histoire et sa propension à former les capacités critiques des
futurs citoyens doit néanmoins être gardée à l’esprit pour la suite de l’analyse. En effet,

1
Roger Cousinet, L’enseignement de l’histoire et l’éducation nouvelle, Paris, Presses de l’Ile de
France, 1947, p.143-153, cité par Garcia et Leduc, L’enseignement de l’histoire en France, op.cit.,
p.219.
2
Entretien Philippe Joutard, 03/04/2014.

206
elle permet de comprendre certaines des prises de position sur lesquelles nous reviendrons
dans la deuxième partie.

Ces charges – du reste d’intensité variable – portées à des représentations du fait


colonial comme aventure nationale valorisante, et à la naturalité de ces représentations, ne
sont pas portées unanimement par le monde scolaire ni ne sont mécaniquement acceptées
dans et hors le champ éducatif. De fait, les discours sur la (grande) œuvre nationale – dont
la colonisation est parfois explicitement partie prenante – continuent de se faire entendre
après la vague de leurs remises en questions à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.
L’appel d’Alain Decaux dans Le Figaro Magazine « On n’apprend plus l’histoire à vos
enfants ! » en 1979 en est un exemple 1, comme le sont en Angleterre les critiques portées
dans la presse2 ou les revues plus spécialisées contre les « errements » de la « nouvelle
histoire »3. Mais il ne s’agit pas d’échos du passé, même si c’est ainsi qu’aiment les
présenter leurs détracteurs : ces plaidoyers pour un retour à la fierté nationale, aux « grands
hommes » qui l’incarnent, à la transmission d’une certaine déférence vis-à-vis de contenus
d’enseignement ne peuvent pas faire abstraction des critiques qui ont été faites à cette
version de l’histoire (puisqu’il s’agit précisément de répondre à ces critiques). Dès lors, il
devient difficile de se représenter le fait colonial de manière banale, tranquille, comme une
réussite historique révélant le génie des puissances colonisatrices et où les colonisés n’ont
que peu de consistance. Le champ lexical de la guerre, de la catastrophe et le recours
permanent à des procédés d’indignation dans ces réactions à la remise en cause de
l’histoire classique sont d’ailleurs autant d’indices du rapport inquiet à l’égard des repères
nationaux que développent certains agents. Nous y reviendrons.

III. À l’heure du regret, la parole est aux victimes ?


Les dernières années du XXème siècle sont marquées par un renversement macro-
sociologique dans les rapports au passé qui fait entrer sur le devant de la scène mémorielle

1
Alain Decaux, « On n’apprend plus l’histoire à vos enfants », Le Figaro Magazine, 20/10/1979
(voir surtout l’analyse qu’en fait Patricia Legris, « “On n’enseigne plus l’histoire à nos enfants!”
Retour sur la polémique de l’enseignement de l’histoire en France au tournant des années 1970-
1980 », in Julien Barroche, Nathalie Le Bouëdec, Xavier Pons (dir.), Les figures de l’État
éducateur, L’Harmattan (Paris, 2008)).
2
Voir l’analyse qu’en fait Abby Waldman dans « The Politics of History Teaching in England and
France during the 1980s », History Workshop Journal, N°68, 2009, p.199-221.
3
Par exemple : Helen Kedourie, « Errors and Evils of the New History », Centre for Policy Studies
Papers, 1988; Mary Price, « History in Danger », History, N°53, 1968, p.342-347.

207
la figure de la « victime ». Le constat est bien documenté1 bien qu’analysé au moyen de
concepts différents : les « politiques du regret » de Jeffrey Olick, les « régimes mémoriels
victimaires » de Johann Michel, ou encore les « mobilisations victimaires » en vue
de(ré)écrire l’histoire pour Sandrine Lefranc, Lilian Mathieu et Johanna Siméant 2. Mais
toutes s’accordent sur le phénomène qu’il s’agit d’analyser : un changement dans les
rapports au passé qui voie la légitimité de l’Etat-nation à imposer et à incarner une
mémoire collective glorieuse s’effriter, remplacée par une multiplicité de voix mémorielles
venues « d’en-bas ». Elles sont issues de mobilisations de « victimes » du passé, mais pas
que ou, plus exactement, ces dernières procèdent d’un nouveau cadre de rapport au passé
(un « régime mémoriel » dans la terminologie de Johann Michel) où la
responsabilité/culpabilité des uns va de pair avec la posture de victime des autres 3. Dans ce
cadre, la posture qui est, de plus en plus, attendue de la part des Etats modifie
significativement le rôle qui leur était assigné en matière mémorielle : il ne s’agit plus de
produire un ensemble de récits sur le passé valorisant la nation mais de tendre une oreille
contrite aux demandes de reconnaissance, de la part de groupes qui s’identifient à (ou ont
vécu) des épisodes de brutalisation étatique, des souffrances que ces derniers ont
occasionnées. D’où la prolifération de « politiques du regret ». Certaines analyses
dénoncent cet état de fait4 car il serait le signe de rapports « pathologiques » au passé,
d’une « survalorisation de l’identité » et parce que cela consacrerait des subjectivités
concurrentielles, abolissant de facto les grands récits unificateurs dont on aurait besoin
pour se projeter collectivement. Ce n’est pas là l’enjeu des propos qui suivent : il s’agit
plutôt de montrer ce que fait cette modification globale des rapports au passé aux
représentations sur la question coloniale (sur l’esclavage et la traite négrière en particulier)
et sur les manières dont il est possible ou non d’en parler, en France et en Angleterre.

1
Andrieu, Lavabre, et Tartakowsky, Politiques du passé. Usages politique du passé dans la France
contemporaine, op.cit. ; Mink et Neumayer, L’Europe et ses passés douloureux, op.cit. ; Nonbo
Andersen, Islands of Regret. Restitution, Connected Memories and the Politics of History in
Denmark and the US Virgin Islands, op.cit. ; Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du
traumatisme. Enquête sur la condition de victime (Paris: Flammarion, 2007).
2
Respectivement : Jeffrey Olick, The Politics of Regret – On Collective Memory and Historical
Responsibility, New York, Routledge, 2007 ; Johann Michel, Gouverner les mémoires : les
politiques mémorielles en France, op.cit. ; Sandrine Lefranc, Lilian Mathieu, et Johanna Siméant,
« Les victimes écrivent leur histoire. Introduction », Raisons politiques, no 30 (2008): 5-19.
3
Elazar Barkan, The Guilt of Nations. Restitution and negotiating historical injustices (New York:
Norton, 2000).
4
Tzvetan Todorov, Abus de la mémoire, Arléa (Paris, 1995); Ricœur, La mémoire, l’histoire,
l’oubli, op.cit.; Chaumont, La concurrence des victimes, génocide, identité, reconnaissance, op.cit.

208
On gardera par ailleurs à l’esprit la précaution suivante : il ne s’agit pas de d’avancer
que tout le monde se rallie unanimement à un nouveau modèle mémoriel qui balaierait
complètement ce qui existait avant mais bien de souligner l’émergence d’une nouvelle
norme dans les rapports collectifs au passé.

1. Le cadre international du pardon

Tout d’abord, un cadrage international est donné à la mémoire victimaire du


colonialisme à l’échelle internationale. Plusieurs organismes internationaux relaient et
produisent des discours éclairant d’une légitimité nouvelle le statut de « victime » de
l’histoire (coloniale)1. Je m’arrêterai sur deux d’entre eux ici parce qu’ils sont mentionnés,
plus que d’autres, dans le matériau rassemblé sur l’enseignement de l’histoire de
l’esclavage comme cautions, accréditations internationales pour parler de ce passé : le
Conseil de l’Europe et l’UNESCO.

Conseil de l’Europe
L’histoire scolaire est identifiée dès les premières années de fonctionnement de
l’institution comme levier essentiel dans la mission qu’elle s’est donnée : « créer une plus
grande unité parmi les démocraties parlementaires européennes ». Dans la démarche
d’apprentissage de la paix qu’elle avance comme l’un de ses objectifs premiers, la prise en
compte de l’histoire singulière des opprimés - notamment de la colonisation – procède de
deux dynamiques concourantes : les préoccupations pour l’intégration des migrants par
l’éducation qui se font entendre à partir de la fin des années 1970 et la mise à l’agenda de
politiques du « never again » concernant l’Holocauste datant de la même période.
L’un des premiers dossiers dont se saisit le Conseil de l’Europe concernant la
question migratoire dans l’Europe des années 1970 est celle de la scolarisation des enfants
de migrations. Les groupes de travail qui investissent cette thématique promeuvent
« l’interculturalité » (i.e. « l’acceptation et la mise en valeur des différentes cultures qui
vivent ensemble ») qui commence à être valorisée sur plusieurs scènes locales, nationales
et internationales.

C’est par exemple manifeste dans l’extrait suivant de la première réunion


du groupe de projet « sur l’éducation et le développement culturel des
migrants » (1980-1984) : « puisqu’il s’agit d’une part de développer et

1
Sur la circulation internationale de la catégorie de victime face à l’histoire, voir Lefranc, Mathieu,
et Siméant, « Les victimes écrivent leur histoire. Introduction », art.cité.

209
d’améliorer les activités d’éducation susceptibles de motiver les enfants et les
adultes, d’autre part de développer les activités socio-culturelles concernant
les enfants étrangers et leurs parents, le Groupe constate que l’approche
interculturelle constitue la meilleure voie vers la mise en place de solutions
adéquates »1.

Le personnage principal du récit interculturel est clairement la différence, la


différence culturelle qu’il faut absolument combler et que l’on réifie bien souvent au
passage. Une peur de ce qu’on pourrait appeler la « lutte des races » pour la puissance
évocatrice qu’elle semble avoir mais aussi pour les catégories culturelles figées que cette
peur contribue à reproduire, émaille certains textes sur l’interculturalité. C’est le cas dans
ce témoignage de directeur d’école de la banlieue londonienne, cité dans un document de
travail du Conseil de l’Europe pour appuyer l’idée que le plus grand mal de l’époque est
les affrontements entre jeunes « représentants » de « cultures différentes » :

« Je dois aussi confesser que, lorsque j’entends dire que deux garçons se
sont battus dans la cour de récréation (ce qui se produit même dans les milieux
les plus disciplinés), j’ai un soupir de soulagement lorsque j’apprends qu’il
s’agit de deux jamaïcains ou de deux Irlandais ou de deux Agnlo-saxons qui se
tabassaient. Je crois qu’il est maintenant bien établi que ma véritable fureur de
directeur est réservée aux bagarres entre garçons de communautés différentes ;
les garçons savent aussi bien que moi que ce qui peut commencer comme une
dispute de garçons à propos d’un rien peut dégénérer en une sorte d’émeute
raciale, si on laisse les choses aller leur train, ce que ni eux ni moi ne
souhaitent »2.

La recette pour désamorcer le risque de conflit associé à la différence culturelle


consiste à donner rapidement et abondamment aux élèves migrants les codes culturels de la
société dans laquelle ils arrivent, en leur laissant la possibilité d’entretenir « leur culture
d’origine » - tant que celle-ci reste cantonnée aux groupes formés par les migrants – pour
l’interprétation anglaise du modèle interculturaliste ou en leur demandant d’épouser celle
de la société d’accueil pour une « meilleure intégration » en France. Dans ce cadre,
l’histoire coloniale – et celle de l’esclavage – sont pensées comme faisant partie du

1
Conseil de l’Europe, DECS/EGT (83)62, « L’éducation des enfants migrants. Recueil
d’informations sur les opérations d’éducation interculturelle en Europe », 1983.
2
Ibid., contribution de Robert D. Baynes, p.89.

210
patrimoine culturel des enfants migrants et, à ce titre, un élément auquel il convient de
donner une place, si cela s’avère important pour ces enfants, dans l’histoire normale qui
continue, elle, d’être présentée comme concernant l’ensemble de la « société d’accueil ».
Le directeur d’école qui craignait plus haut les affrontements « inter-raciaux » explique
ainsi les efforts réalisés dans son établissement pour enseigner l’histoire de l’esclavage et
de la traite comme éléments supposés réaffilier ses élèves caribéens à leurs « cultures
d’origine », mais aussi les réajustements opérés par son équipe devant le manque
d’enthousiasme manifesté par les enfants vis-à-vis de ce passé (selon le principe
interculturel qui veut que l’on conserve de la culture des migrants ce à quoi ces derniers
tiennent uniquement) :

« Cette acceptation a eu pour conséquence, tout d’abord que l’on a


étudié les possibilités d’enseignement pratique qu’offrait l’histoire de nos
groupes culturels minoritaires, y compris un projet sur le triangle formé par
l’Afrique de l’Ouest – les Antilles – et West Haringey, l’itinéraire traditionnel
des afro-antillais noirs - Londoniens du Nord. Ces entreprises n’ont pas obtenu
le type de réaction que nous espérions. Le manque d’enthousiasme suscité par
le commerce des esclaves a contrasté avec l’intérêt immédiat suscité par une
leçon très traditionnelle sur l’un des aspects de l’histoire constitutionnelle
anglaise du 17ème siècle, l’emprisonnement de Walter Erle pour avoir omis de
rembourser au roi un emprunt forcé. L’un de nos élèves noirs de la classe de
5ème a été arrêté pour une affaire dont la presse nationale a eu connaissance et
qui soulevait la question de l’Habeas Corpus et de l’arrestation pour ‟être
soupçonné d’avoir l’intention de commettre un crime”. Nous devons
maintenant réexaminer ce qui présente un intérêt véritable »1.

Par ailleurs, le Conseil de l’Europe, fondé comme organe visant à maintenir la


coopération entre les peuples d’Europe suite au désastre humain de la Seconde Guerre
mondiale, se fait vite le relai des mémoires victimaires de cet épisode historique (qui se
constituent comme telles non pas dans l’immédiat après-guerre mais plutôt à partir des
années 1970-802). C’est surtout dans le contexte social des années 1990 3, que la mémoire
de l’Holocauste est investie dans cette grammaire victimaire. Cette perspective donne une

1
Ibid., p.84-85.
2
Olivier Lalieu, « L’invention du “devoir de mémoire” », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 1, no
69 (2001): 83-94.
3
Elisabeth Kuebler, « Holocaust Remembrance in the Council of Europe: Deplorable victims and
evil ideologies without perpetrators », Jewish Political Studies Review 22, no 3/4 (2010): 45-58.

211
place nouvelle et une légitimité européenne aux individus qui disparaissent écrasés par les
rouages de l’histoire, aux « cendres anonymes de plusieurs dizaines de milliers d’hommes,
de femmes, de vieillards, d’enfants »1 ; les grands hommes et Etats qui captaient
auparavant toute la lumière des projecteurs historico-mémoriels se trouvent soudain en
arrière-scène, dans une attitude solennelle et contrite vis-à-vis des victimes qui ont
désormais le premier rôle :

« Nous nous devons tout d’abord d’écouter le témoignage oral des


survivants, de ceux qui ont vu, qui ont vécu dans leur chair l’atrocité des
crimes commis, qui ont vu disparaître leurs proches, de ceux qui ont été
marqués à tout jamais au-delà de l’imaginaire, de ceux qui ont décidé, comme
madame Simone Veil, de témoigner inlassablement »2.

Écouter les victimes n’est pas présenté comme une option : outre le champ lexical
de l’hors-norme, des niveaux paroxysmiques de souffrance atteints, qui jalonnent les
discours sur l’Holocauste, les termes de « devoir de mémoire » et « devoir de vigilance »
sont martelés à chaque mention des crimes nazis 3. Et c’est dans ces termes que s’écrit, à
partir des années 1990 et de façon plus notable après 2000, une histoire victimaire du
colonialisme et de l’esclavage au Conseil de l’Europe. Celle-ci est intégralement comprise
dans les discours généraux sur le « devoir de mémoire » où elle siège aux côtés des
génocides juif, arménien, tzigane, et de manière générale des guerres contemporaines ;
contrairement à l’UNESCO où l’histoire de l’esclavage fait l’objet à cette même période
d’une appropriation spécifique, le Conseil de l’Europe s’intéresse très prioritairement aux
drames « européens » et l’histoire coloniale est estimée ne pas en faire partie.

On peut par exemple lire dans Compass/Repères, le « Manuel pratique


de l’éducation aux droits de l’homme avec les jeunes » du Conseil de l’Europe
que « Pour leurs victimes, les violations massives de droits de l’homme, des
atrocités comme l’holocauste, l’esclavage, le génocide, les guerres et les
nettoyages ethniques, ne sont pas faciles à oublier ni à pardonner. Toutefois, la
mémoire, ce n’est pas seulement se souvenir : c’est conserver un souvenir
vivant et ne pas nous autoriser à fermer les yeux sur les horreurs du passé ».
1
Conseil de l’Europe, DGIV/EDU/MEM, « Journée de la mémoire de l’Holocauste et des crimes
contre l’humanité dans les écoles. Actes du Séminaire Ministériel des Ministres de l’éducation des
Etats », Strasbourg, 18 octobre 2003, p.20.
2
Ibid., p.22.
3
Sébastien Ledoux, Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, CNRS Éditions (Paris,
2016).

212
Les commémorations officielles y sont d’ailleurs présentées comme des
sortes de thérapies collectives : « Pour ceux qui ont été touchés par les terribles
événements du passé, les commémorations officielles témoignent de la
compassion de l’ensemble de la société, qui reconnaît ce faisant leur
souffrance, condamne les actes qui en sont à l’origine et apporte l’assurance
que ceux-ci ne se répèteront pas. De cette façon, le souvenir peut contribuer à
l’apaisement des victimes et leur permettre d’aller de l’avant ».

Ces deux registres de l’interculturalité et de la mémoire victimaire sont souvent


mêlés à partir des années 2000 et mobilisés au sujet de ce qui est identifié comme étant le
problème de l’intégration des minorités afro-caribéennes. Mettre à l’honneur la mémoire
du colonialisme et de l’esclavage (entendue en filigrane comme le passé desdites
minorités) fait en effet régulièrement figure de (jalon vers la) solution face aux difficultés
vécues par les personnes noires. Et surtout, les discours qui soutiennent cette idée scellent
comme absolument indicibles les perspectives qui pouvaient jadis présenter les nations
européennes comme de glorieux symboles de vertus ou suggérer que les populations
estimées comme n’étant pas « du cru » ont une moindre valeur que « nous ».
On en trouve un exemple dans la prise de position suivante du Commissaire aux
droits de l’homme du Conseil de l’Europe au sujet de « l’afrophobie » (le texte date de
2017 et présente donc une version plus récente du modèle interculturel où il est davantage
question de transferts culturels réciproques plutôt que d’une mise à disposition, voire une
imposition, de la culture « majoritaire » pour les/aux nouveaux arrivants) :

« Parallèlement, les autorités nationales doivent intensifier leurs efforts


de lutte contre l’afrophobie et contre les stéréotypes associés aux minorités
noires, en donnant une plus grande place, dans les programmes, à
l’enseignement de l’histoire des personnes d’ascendance africaine et en mettant
en valeur tout ce qu’elles ont apporté aux sociétés européennes. […] Les pays
européens doivent commencer par assumer leur passé. Ainsi, ceux qui ne l’ont
pas encore fait devraient reconnaître publiquement que l’esclavage, le
commerce des esclaves et le colonialisme figurent parmi les principales causes
de la discrimination actuelle envers les Noirs. C’est une condition préalable
indispensable à l’élimination de l’afrophobie »1.

1
Conseil de l’Europe, « L’Europe doit combattre l’afrophobie, née du colonialisme et du
commerce des esclaves », Le carnet des droits de l’homme du Commissaire, Strasbourg,
25/07/2017.

213
Ce propos, en pointant explicitement en direction de l’attitude qu’il convient d’avoir
vis-à-vis de l’histoire de l’esclavage, interdit ou du moins condamne celles qui s’en
éloigneraient par trop. Celles-ci renvoient d’une part au fait de ne pas reconnaître l’histoire
de l’esclavage comme ayant considérablement pesé sur les relations entre « Blancs » et
« Noirs » et d’autre part à des façons de raconter le passé des nations européennes sans
jamais que des personnes noires aient un statut de figures inspirantes.

En somme, le Conseil de l’Europe, par le truchement de la légitimation parallèle de


l’interculturalité et du statut de victime de l’histoire, contribue à requalifier, au niveau
européen, le passé colonial comme attribut culturel douloureux des ex-colonisés vivant en
Europe devant lequel il s’agit de se recueillir. La très haute valeur symbolique attachée au
devoir de mémoire n’est pas ici articulée à l’expression de dissensus ; elle balise en
revanche avec une certaine fermeté ce qu’il n’est pas possible de dire au sujet du passé. À
partir du moment où le fait colonial ou l’histoire de l’esclavage sont étiquetés comme
horreurs du passé, leur commémorations sur un registre victimaire ne souffre aucune
contestation.

L’UNESCO

La perspective de l’UNESCO sur l’histoire coloniale est quelque peu différente


dans la mesure où les agents de cette institution pensent et traduisent les questions qu’ils
traitent dans un langage « mondial » là où la porte d’entrée adoptée au Conseil de l’Europe
est européenne. Chloé Maurel montre en effet comment, dès les premières décennies de
fonctionnement de l’organisme, se développe en son sein une rhétorique de la
« communauté mondiale » qui colore notamment de part en part le « projet Orient-
Occident » mis en œuvre de 1957 à 1966 1. Celui-ci vise à « favoriser le rapprochement et
l’entente entre les peuples d’Orient et d’Occident, grâce à une meilleure appréciation
réciproque de leurs valeurs culturelles ». L’image ci-dessous, qui ouvre le dossier consacré
en 1958 à ce projet, donne le ton : il faut se décentrer de ses repères culturels (sous-
entendus « occidentaux » : l’intégralité du dossier est en fait une déconstruction
pédagogique des stéréotypes dévalorisants que les occidentaux sont estimés entretenir à
l’égard de « l’Orient ») et prêter davantage attention, dans le concert culturel des nations, à
l’ensemble des membres de l’orchestre.

1
Chloé Maurel, Histoire de l’UNESCO…, op.cit., p.228-230 notamment.

214
Figure 5 : Les Autres existent et ont aussi de la valeur (Le Courrier de l’UNESCO, 1958).

Dans ce contexte, les projets qui rappellent, d’une manière ou d’une autre, les
échanges entre pays sont encouragés. La route de l’esclave, lancée en 1994, est l’un d’eux.
Si, comme cela est mis en avant sur toutes les brochures faisant la promotion du projet,
c’est sur proposition d’une représentante d’Haïti qu’est créée cette plateforme d’échanges
autour de la traite négrière et de l’esclavage, l’un des membres du secrétariat général
raconte en entretien :

« La route de la soie venait de se terminer, elle était dirigée par Dougou


Diègne, qui s’est aussi occupé de La route de l’esclave. Il fallait trouver une
autre activité qui soit au niveau mondial. À la fin de La route de la soie ils ont
dit ‟il faut créer d’autres routes”. Il y avait le problème de l’Apartheid […] qui
était toujours d’actualité, la problématique du racisme aussi bien sûr. La
délégation française, les pays africains et Haïti ont soutenu cette idée de route
de l’esclave. Tout le monde était enthousiaste pour ce projet, je me souviens
qu’il a été adopté à 100% en commission générale »1.
1
Entretien avec un ex-membre du Secrétariat Général de l’UNESCO (il s’agit d’un extrait de prise
de notes, l’entretien n’ayant pas été enregistré à la demande de mon interlocuteur), Paris,
22/04/2015.

215
Et d’après le ton avec lequel cet ancien membre du secrétariat général se remémore
l’épisode, mais également l’économie générale de l’entretien, il n’est pas du tout question
pour lui ici de diminuer l’importance de La route de l’esclave en rappelant que, finalement,
elle était une suite logique à d’autres projets similaires. Au contraire, il me semble qu’il dit
là toute l’évidence de la légitimité dont sont à ses yeux parés, d’une part, les dispositifs de
l’UNESCO que sont ces « routes » et, d’autre part, la mise en visibilité de l’histoire de
l’esclavage par ce recours. Si les représentations de l’esclavage qui sont véhiculées et
modelées à l’UNESCO s’inscrivent dans la continuité de la rhétorique mondialisante qui
caractérise l’institution depuis plusieurs décennies déjà, une inflexion victimaire est
cependant tout à fait perceptible dans le choix de l’esclavage comme thème de travail ainsi
que dans sa mise en mots. La comparaison suivante entre les présentations respectives des
routes de la soie et de l’esclave permet de bien l’appréhender (on note au passage que le
titre qui est donné à ce projet – il s’agit de « l’esclave » et pas de « l’esclavage » porte en
lui-même l’attention nouvellement portée aux individus sensibles plutôt qu’aux
thématiques, objets ou concepts historiques) :

« Les Routes de la soie mettent en « ‟Crime contre l’humanité” : la


évidence la dialectique féconde du donner et traite négrière constitue l’un des épisodes
du recevoir dans le dialogue infini des les plus tragiques de notre histoire. Des
civilisations et des cultures. Elles montrent êtres humains capturés, enchaînés, déportés,
comment la circulation des personnes, des vendus comme de la marchandise,
idées et des valeurs a contribué à exploités, torturés. Dix millions ? Vingt
transformer des cultures, voire des millions ? Le nombre exact est inconnu, et
civilisations, que ce soit par la propagation pourrait difficilement rendre sensible
du bouddhisme, du christianisme et de l’ampleur de la catastrophe vécue par ces
l’islam d’Est en Ouest ou vice versa, le individus déshumanisés : des familles
transfert de technologies ou la diffusion des séparées, des populations décimées, un
connaissances scientifiques. À travers ce continent dépossédé de sa plus grande
projet, l’UNESCO a cherché à mettre en richesse. En cette année 2004 [déclarée
lumière le patrimoine commun - matériel et année internationale de la commémoration
spirituel – qui lie les peuples du continent de la lutte contre l’esclavage par l’ONU], il
eurasiatique. Faire prendre conscience des est temps d’accomplir notre devoir de
racines communes des civilisations et mémoire, mais aussi de « porter une
promouvoir l’idée d’un héritage mondial attention renouvelée et respectueuse aux
pluriel englobant les chefs-d’œuvre de la legs nombreux des cultures et civilisations
nature et de la culture dans tous les pays, africaines »2.
c’est, en dernière analyse, favoriser des
attitudes d’ouverture et de tolérance
nécessaires dans un monde essentiellement

216
interdépendant. »1

Outre le contraste de fond entre les deux projets – puisque, dans le premier cas,
c’est une histoire considérée comme non traumatique qui a été investie – il y a des
similarités dans les valeurs que ces deux textes posent comme normes de rapport au passé
et à la culture. Et donc dans les discours que, ce faisant, ils rendent répréhensibles. Il y a
d’abord l’idée que nous sommes tous culturellement divers mais égaux et qu’il est
nécessaire d’accueillir et respecter cet état de fait. Par conséquent, les entreprises de
domination et d’asservissement d’autrui (cela est parfaitement explicite dans l’extrait de La
route de l’esclave) sont hautement condamnables mais surtout, il s’agit alors de faire
résonner un silence grave devant les souffrances qu’ont enduré les victimes. Celles-ci sont
évoquées dans la grammaire du souvenir qui rallie de plus en plus de monde au cours de la
décennie 1990 : mise en avant de l’individu plutôt que de vastes entités comme les nations
ou les civilisations ; exposition de l’horreur et de la souffrance que l’on est fermement
enjoints à regretter plutôt que de récits fédérateurs et valorisants.
Ce nouveau registre mémoriel compassionnel fait encore, à cette époque, l’objet de
traductions scolaires non questionnées. L’UNESCO y participe en produisant tout une série
de matériau pédagogiques visant à rendre sensible aux plus jeunes non pas l’histoire de
l’esclavage mais celle des esclaves, comme on peut le voir dans cet extrait du petit manuel
Il fut un jour à Gorée… L’esclavage raconté à nos enfants écrit par le conservateur de la
maison des Esclaves de Gorée pour l’UNESCO :

« En racontant ce que fut Gorée, en évoquant ce que fut l’esclavage, je


ne m’adresse pas seulement à Birago, Rachida ou Elisabeth. Je voudrais que
tous les enfants du monde pensent aux petits enlevés à leurs parents, aux
gamins attachés les uns aux autres en de longues files. Imagine ton père et ta
mère victimes de cet abominable commerce. Ecoute la plainte qui venait aux
lèvres des plus fragiles. Sois attentif à la révolte qui brûlait dans le cœur des

1
Federico Mayor, Directeur Général de l’UNESCO, introduction à l’« Étude intégrale des Routes
de la Soie : Routes de Dialogue. 1988-1997 », UNESCO, 2002.
2
« The slave trade : a peculiar odyssey », UNESCO, The new Courier, Dec.2004, p.25, ma
traduction.

217
rebelles. Comme les enfants d’Afrique, tu sentiras une brûlure en toi, celle de la
douleur et de l’indignation. »1

Au cas où la mise en situation ne serait pas assez explicite sur ce qu’il convient de
ressentir et d’exprimer lorsque l’on considère l’histoire de l’esclavage, le texte établit très
clairement ce que l’on peut – ce qu’il faut – dire sur ce sujet : la « douleur » et
« l’indignation ».

L’inscription du passé colonial et plus particulièrement, dans le cas de l’UNESCO,


de l’histoire de l’esclavage, dans la grammaire victimaire qui gagne en légitimité à la fin
du XXème siècle place ces sujets dans un régime d’indiscutabilité qu’il faut souligner. En
effet, à l’UNESCO comme au Conseil de l’Europe où il ne semble pas – d’après les
sources à ma disposition – que l’esclavage et le fait colonial soient pensables autrement
qu’en tant qu’incommensurables tragédies à partir des années 1990, il n’est pas de
polémique possible sur la nécessité d’en parler ou non, de l’enseigner ou non.

Encadré n°2 : Reconnaître, commémorer, … réparer ?

Si l’histoire victimaire, le label de « crime contre l’humanité » et la posture de


regret qu’il convient d’avoir vis-à-vis de ces types de passé gagnent en légitimité à la fin
du XXème siècle, notamment au travers des normes mémorielles produites par l’UNESCO
et le Conseil de l’Europe, il est un débat associé par certains à ces sujets qui ne jouit
définitivement pas du même statut inattaquable : celui des réparations. Il est relativement
récent, bien que l’idée de dédommagement ait toujours été plus ou moins explicitement
articulée à l’identification de « victimes » de l’histoire2. Porté à l’international notamment
dans les arènes onusiennes, il est également alimenté en France et en Angleterre par des
agents qui ne manquent pas de rattacher leurs revendications aux discours internationaux
sur les réparations. De nombreuses options différentes sont avancées, les plus courantes
étant : des rétributions matérielles pour les dommages causés par l’esclavage (qui sont
alors souvent chiffrés) à verser aux descendants d’esclaves (certaines demandes étant
adressées à l’État, d’autres visant plus spécifiquement des descendants de négriers) ; des
compensations financières versées à « l’Afrique » (l’annulation de la dette des États
africains est parfois suggérée) au nom des forces vives qui « lui » ont été retirées durant

1
Joseph N’Diaye, Il fut un jour à Gorée… L’esclavage raconté à nos enfants, Paris, Michel Lafon,
2006, p.35.
2
Journée d’études « La question des réparations au titre de l’esclavage : perspectives
internationales », Université Paris-Diderot, 08/01/2015.

218
les trois siècles de traite massive ; une réparation morale ou symbolique sous la forme
d’excuses publiques ou d’engagements pris à entretenir la mémoire de ce passé
douloureux. Une pluralité de contre-arguments répond à cet éventail de revendications : il
est juridiquement impossible d’identifier victimes et coupables ; l’esclavage et la traite
ayant été hautement légitimes et soutenus à l’époque où ils se pratiquaient, il n’est pas
possible de punir rétrospectivement ce qui n’était pas un crime pour ceux qui le
perpétraient ; on n’est pas responsable des erreurs de ses aïeux ; il faut rompre avec les
postures de « repentance ». Et si certains de ces contre-arguments sont clairement associés
à des positions « réactionnaires » (comme le refus de la repentance), d’autres jouissent
d’une grande légitimité et peuvent être mobilisés sans que cela n’entraîne une
identification de celui qui les emploie à un pôle politique particulier. En d’autres termes,
une partie de l’opposition aux réparations pour l’esclavage n’a pas de coût politique
spécifique.

Dans ces conditions, la question des réparations et son potentiel clivant ont un rôle
dans la polémisation de l’histoire scolaire de l’esclavage (j’y reviendrai). Notons pour le
moment que, pour que cette dernière ou, plus largement, la période de l’esclavage ou le
fait colonial soient maintenus dans le régime d’indiscutabilité où les propulse le statut
d’histoire victimaire, il faut qu’une certaine distance soit marquée entre ces questions et
celle des réparations. C’est perceptible dans la manière dont le terme même de
« réparation », qui figure dans la proposition de loi déposée en 1998 par Christiane
Taubira et le groupe socialiste afin de conférer un statut solennel à l’histoire de
l’esclavage, disparait du texte soumis au débat parlementaire, mais aussi des bouches des
députés et sénateurs dès sa première discussion1. C’est également visible en Angleterre, où
la question des réparations, en tant qu’elle est associée à des « valeurs
communautaristes », est, certes, conflictuelle, mais moins tabou qu’en France, lors des
débats parlementaires préparant les commémorations du bicentenaire de l’abolition de
l’esclavage en 2007. Le terme y est très largement évité (3 occurrences pour plus de 6
heures de discussions) et son usage vide la notion des représentations conflictuelles
qu’elle charrie ordinairement en requalifiant ce à quoi doit renvoyer le fait de « réparer » :
« la meilleure manière dont nous puissions honorer le passé et payer des réparations en
son nom, si c’est vraiment ce que l’on souhaite, consiste à se montrer vigilants vis-à-vis de
1
Il est du reste pour le moins interpellant de constater que Christiane Taubira ne revient ni sur
l’usage de ce terme, ni sur son retrait pendant les presque 200 pages et moult digressions
consacrées, dans son autobiographie (Mes météores, Combats politiques au long cours, Paris,
Flammarion, 2012), au parcours parlementaire de la loi du 10 mai 2001.

219
l’esclavage moderne »2. À l’inverse, mentionner des « réparations » dans un débat sur
l’histoire de l’esclavage ou du fait colonial expose à une délégitimation de son propos. Les
lettres reçues par l’ancien Member of Parliament Bernie Grant suite à son discours de
1993 sur les réparations dont devraient s’acquitter le Royaume-Uni au nom des torts
causés aux « africains/noirs » en sont une illustration parlante. En effet, à côté des
missives exprimant un désaccord général vis-à-vis de ce que représente Bernie Grant
(politiquement ou en tant qu’individu), il y a celles – nombreuses – dont la désapprobation
est cristallisée autour du sujet des réparations 3 : « Même si d’habitude j’approuve la
plupart des choses que vous faites politiquement, je dois vous dire que d’après moi, vous
avez complètement tort sur cette question. Un mémorial, certainement, mais des excuses
ou des compensations, pas question » ; « Il y a quelques mois j’ai lu que vous demandiez à
la Grande Bretagne de s’excuser pour le rôle qu’elle a joué dans la traite négrière. Je
suppose que vous allez faire en sorte que les tribus africaines d’origine qui ont vendu les
esclaves pour commencer s’excusent elles aussi ? […] S’il vous plaît Mr Grant, il y a tant
de questions sérieuses qui attendent d’être traitées aujourd’hui et à la résolution desquelles
vous devriez employer votre énergie »4.

Dans la modification des représentations du passé colonial et de l’esclavage qui, au


cours de la décennie 1990, les requalifie en tant qu’histoire victimaire légitime dont on ne
peut que déplorer collectivement les souffrances qu’elle a causées, la question des
réparations apparaît donc comme un élément potentiellement sulfureux. Il y a alors un
enjeu non négligeable à marquer ses distances avec toute velléité de réparation si l’on
souhaite « être pris au sérieux ».

2. Les nouveaux habits du fait colonial en France et en


Angleterre

2
Vincent Cable, House of Commons’debates of the 20th of March, 2007, ma traduction.
3
Ce qui ne veut pas dire que leurs auteurs respectifs ne cachent pas sous leurs critiques des
demandes de réparation des désaccords vis-à-vis de Bernie Grant ou du parti travailliste. En fait je
n’ai pas les moyens d’établir que les désapprobations vis-à-vis des réparations sont une « excuse »
pour adresser une critique à Grant ou au contraire un réel désaccord sur cette question précise, mais
peu importe : il s’agit simplement de souligner ici qu’il est légitime de formuler une critique au
nom de l’illégitimité des réparations.
4
Letters to Bernie Grant, Bernie Grant’s archives, Bishopsgate Institute, BGARM723, datant
respectivement du 07/08/1997 et du 24/11/1997, ma traduction.

220
Si l’on résume : on est passé de formes de représentations de la colonisation où
l’unique personnage pertinent était les nations européennes conquérantes à des situations
où le fait colonial est un sujet clivant. Du côté des « anciens colons » parce que la
« rencontre » avec des personnes issues de l’empire sur les sols métropolitains a été
investie par beaucoup comme dérangeant les lignes le long desquelles les communautés
politiques « d’accueil » avaient coutume de se définir. Du côté des « anciens colonisés »1 et
d’autres réseaux politiques, parce qu’ils contestent la négation d’humanité à parts égales
dont ils font l’objet. Des valeurs morales qui sont singulièrement construites et consolidées
dans le contexte de l’après seconde guerre mondiale (comme par exemple le rejet du
racisme) et des marqueurs politiques sont dans ces circonstances associés aux différentes
positions que l’on peut tenir sur la colonisation et son histoire, ce qui renforce la dimension
clivante du sujet. C’est alors que « se déploient » des normes de rapport au passé, et
notamment lorsque celui-ci implique des souffrances, où l’attitude qu’il convient d’adopter
lorsque l’on se remémore des épisodes douloureux de l’histoire est un silence contrit,
compatissant à l’égard des victimes. Le « silence » n’est pas ici qu’une métaphore, cette
norme de rapport au passé est très chargée moralement et condamne fortement ce que
pourraient être d’autres façons de parler des « passés difficiles ». Je me suis attardée sur la
manière dont ces normes ont été (re)modelées dans deux institutions internationales en
raison de la force légitimante qu’a leur mention dans les débats sur l’histoire de l’esclavage
et de son enseignement. Mais elles sont aussi évoquées avec révérence en France et en
Angleterre dans des discours qui se rapportent au regard que l’on devrait tous porter dans
ces pays (si l’on veut en être digne) sur l’histoire de la colonisation. Je voudrais pour
terminer ce chapitre m’attarder sur quelques-uns de ces discours pour souligner ce en quoi
ils consacrent, en même temps que des « bonnes façons » de parler de l’esclavage et la
traite, ce qu’il n’est pas possible d’en dire. En d’autres termes, comment ils contribuent à
installer des tabous. Afin d’examiner comment cela opère dans les discours eux-mêmes, je
ne commenterai qu’un nombre limité d’entre eux, choisis en raison de l’importance qu’y a
le travail normatif des rapports au passé.

En entretien, un historien de la traite négrière investi dans différents programmes


culturels et de recherche de l’UNESCO (dont La route de l’esclave) m’a raconté avoir été

1
Ces catégories sont caricaturales et ne traduisent pas la diversité des profils qui se sont investis
dans ces débats (les sous-sections qui précèdent en donnent des exemples) : il s’agit de résumer à
gros traits.

221
appelé par l’Élysée au milieu des années 1990 2. « C’était Chirac ». Qui lui dit : « Qu’est-ce
que c’est que cette histoire de l’esclavage ? J’y connais rien, expliquez-moi »3. Bien que
cette version de l’intéressement du chef de l’Etat à l’histoire de l’esclavage soit peut-être
romancée (notamment en raison de la grande valeur symbolique qu’il semble avoir aux
yeux de mon interlocuteur), il témoigne au moins que, depuis sa position de professionnel
de ce passé, il perçoit une véritable prise de mesure officielle de la nécessité d’en parler. Il
explique que, suite à ce premier échange, on lui a demandé d’écrire le discours que Chirac
devait prononcer lors de l’une de ses visites au Congo (discours qui, ajoute-t-il, « a été un
triomphe en Afrique noire »). C’est de ce discours qu’est extrait le texte ci-après :

« Que ne dit-on pas sur l’Afrique ! Depuis quelques années un


pessimisme complaisant s’affiche, prétexte facile au désengagement des pays
riches. On voudrait accuser l’Afrique de tous les maux pour donner du confort
à son propre égoïsme. C’est justement ce contre quoi la France se bat
aujourd’hui.

[…]

Il est temps que l’Occident et l’Afrique acceptent de regarder ensemble


leur passé commun, aussi douloureuses qu’en soient certaines pages. La
dignité des uns et des autres passe par la reconnaissance d’une histoire que
l’Occident ne doit plus ignorer ni taire, celle de la déportation de millions
d’Africains pendant près de trois siècles et demi. »3

On peut distinguer trois temps dans ce propos. D’abord, Chirac établit la figure
repoussoir de ce qu’il ne faut pas faire lorsque l’on est une puissance économique bien
établie : tourner le dos à « l’Afrique » après l’avoir essentialisée comme culturellement liée
à la démunition (les termes employés pour décrire cette posture sont suffisamment
2
La première partie de l’entretien, enregistrée, dure environ 1h30. Mon interlocuteur m’y fait à
plusieurs reprises allusions à « quelque chose » qu’il me racontera après, pour finir, hors micro. Il
s’agit de l’anecdote relatée ici, qui a visiblement une grande valeur symbolique aux yeux de
l’historien – qu’il a du reste su partager : j’avais l’impression en sortant de cet entretien que l’on
m’avait invité à contempler un trésor chéri et caché au fond d’une crypte. En fait, la mention de cet
épisode, et de la force légitimante qu’il avait clairement pour mon interlocuteur, a fait sortir plus de
deux heures de conversations supplémentaires sur toutes les fois où à l’inverse, on l’avait tenu pour
un « guignol » en raison de ses thématiques de recherche. Les extraits de cette seconde partie
d’entretien proviennent des notes que j’ai prises – abondamment certes mais jamais fidèles au point
que peut l’être un enregistrement audio.
3
Entretien du 28/10/2015.
3
Discours de Jacques Chirac devant les deux chambres du Parlement congolais, Brazzaville,
18/07/1996.

222
connotés négativement pour qu’il n’y ait aucune méprise sur la condamnation qu’en fait
Chirac : « pessimisme complaisant », « prétexte facile au désengagement », « donner du
confort à son propre égoïsme »). Après, et surtout à côté, de façon bien contrastée, cette
posture apparemment trop commune de pays riche égoïste, il y a « la France ». La France
qui lutte contre ces attitudes amorales et dont on ne peut donc ignorer la noblesse.
D’ailleurs elle donne le ton quant à la façon dont il convient de rebâtir des relations saines
avec le continent africain, et cela passe par savoir parler de l’histoire de la traite négrière. Il
n’est pas question de parler de coupables ici, car cela ne serait pas digne de l’attitude de
conciliation qu’il faut avoir : si l’on ne « doit plus ignorer ni taire » ce passé douloureux, il
s’agit de le faire « ensemble », autour du « commun ». Le troisième temps est donc
finalement une sorte de mise en quarantaine morale de deux attitudes : d’une part le fait de
ne pas reconnaître l’histoire de l’esclavage et d’autre part le fait de l’investir dans une
démarche d’attribution du statut de victimes aux uns et de condamnation des autres en tant
que coupables (alors que nous avons tous trempé dans ce commerce honteux explicite bien
Chirac hors extrait : Occident et Afrique). En signalant ainsi des tabous dont il précise que
le pays qu’il représente ne les enfreint pas, Chirac contribue à densifier leur existence.

L’extrait suivant est sur la forme très différent, en tant que lieu où l’on peut
percevoir la réactivation d’une norme de rapport à des passés liés aux entreprises
coloniales européennes. Il s’agit d’un passage d’un petit ouvrage sur l’empire britannique
de la série des « Horrible Histories », des livres dessinés de vulgarisation historique au ton
généralement humoristique ayant connu un grand succès depuis la première publication de
1993 (ils sont adaptés pour la BBC « des enfants », CBBC, à partir de 2009)1.

1
Terry Haydn, « A case study of the use of popular history magazines in history teaching in
England », in Commercialised History: Popular History Magazines in Europe. Approaches to a
Historico-Cultural Phenomenon as the Basis for History Teaching, Susanne Popp, Jutta Schumann,
Miriam Hannig (London: Peter Lang, 2015).

223
Figure 6 : Horrible Slavery – Jusqu’où et comment il (n’)est (pas) possible de rire du passé
négrier

Le ton des Horrible Histories est en général très volontiers caustique et tourne
facilement au ridicule les événements relatés. Ici, et je n’ai relevé une telle retenue que
dans le tome consacré à la Seconde Guerre mondiale, c’est moins le cas, ou en tout cas il y
a des limites que l’humour ne semble pas autorisé à franchir. Après chaque
« dédramatisation » du sujet en le ramenant à des situations fictives auxquelles les enfants
du XXIème siècle auxquels s’adresse l’ouvrage sont supposés pouvoir s’identifier (le fait
d’être vendu par l’école en guise de représailles pour avoir crevé les pneus de son
professeur principal ; ou la scène de vente d’esclave dessinée), les auteurs prennent garde à
rappeler que le sujet est grave et qu’il n’est pas autorisé d’en parler avec une complète
frivolité : des femmes étaient vendues comme esclaves pour avoir commis le grand crime
de mettre au monde des jumeaux (au cas où ce ne serait pas clair, les auteurs soulignent
bien que la situation doit être considérée comme très « triste ») ; les esclaves qui
mourraient en grand nombre lors de la traversée de l’Atlantique et ils étaient alors enterrés

224
sans même avoir de nom. Ce procédé peut s’interpréter comme une façon de signaler que
l’on sait qu’il faut manifester au sujet de ce type de passé une posture empreinte d’une
certaine dignité, sinon de contrition.

Conclusion

On a vu dans ce chapitre comment l’histoire de l’esclavage – et plus largement celle


de la colonisation – avait acquis au cours du temps une certaine sensibilité, dans le sens où
il est devenu possible de former à son sujet des vues divergentes. Cependant, cela ne se
traduit pas nécessairement par l’éclatement de conflits. Au cours de la seconde moitié du
XXème siècle, les différents traitements possibles du sujet se sont trouvés associés, en
France et en Angleterre, à des marqueurs moraux et politiques. Très grossièrement,
défendre la colonisation et l’expansion nationale est désormais passible de catégorisations
à droite de l’échiquier politique et défendre le « droit des peuples à disposer d’eux-
mêmes » contre la colonisation est à l’inverse susceptible d’être symboliquement associé à
la gauche. Des confrontations se font jour sur ces questions sur fond d’antagonisme
idéologique. Le crépuscule du XXème siècle et l’aube du XXI ème sont le théâtre d’une
légitimation de rapports de contrition aux passés impliquant souffrances et relations de
domination. Celle-ci consacre un droit de parole des personnes et groupes identifiés
comme victimes et une incitation des puissances « responsables » de leurs souffrances à
investir ces passés dans une attitude pleine du respect dû aux morts et de la conscience que
rien ne saurait justifier les horreurs perpétrées. Ce nouveau « régime mémoriel », comme
l’écrirait Johann Michel, normalisé dans diverses instances internationales, est investi
différemment en France et en Angleterre. En France, c’est en se racontant comme société
désormais colour-blind que l’on se présente comme ayant fait du chemin par rapport à ce
qui a été commis durant la colonisation. En Angleterre, c’est au nom de la multiculturalité
qui caractériserait la Grande-Bretagne que l’on se pose comme nation qui a dépassé ses
errements impériaux. Dans les deux cas, ces normes encadrent ce qu’il est possible et ce

225
qu’il n’est pas possible de dire à propos de l’histoire de l’esclavage et de son
enseignement : le sujet est progressivement semé de tabous dont on peut imaginer qu’il
serait socialement coûteux de les briser. En somme, le fait qu’un sujet devienne
« sensible » peut aussi vouloir dire qu’il est particulièrement risqué de polémiquer sur son
compte.

226
Transition – Arrêt sur la conjoncture de la
controverse

227
Chapitre III : Pride & Politics. Le délicat
réenchantement de la nation

Nous l’avons vu dans les deux chapitres précédents : l’idée selon laquelle certains
savoirs scolaires seraient par essence « sensibles » (importants pour nous et donc sujets à
polémiques) ne résiste pas à l’analyse. Ils sont « sensibles » dans le sens où ils comptent,
où on y est attachés, parce qu’ils ont été lestés, au cours de l’histoire, d’une double mission
sacrée – dont les termes sont du reste parfaitement contradictoires : élever les consciences
les plus dignes de côtoyer le Savoir d’un côté (logique de distinction) et rassembler les
individus au sein d’un imaginaire national partagé de l’autre (logique de communalisation).
Mais le fait qu’ils soient investis comme des sujets qui comptent n’en fait pas
nécessairement des questions « sensibles » dans le sens, cette fois, où ils seraient
conflictuels. Pour qu’ils fassent réellement office de terreau à polémiques, il faut encore
qu’il soit possible d’être en désaccord à leur sujet. Autrement dit, il faut que des
représentations discordantes, sinon concurrentes, de ces objets soient disponibles et qu’il
existe des registres et des espaces dans lesquels ces désaccords puissent être exprimés.

L’une des hypothèses principales de ce travail de thèse portait précisément sur


l’existence d’une conjoncture particulière, à la fin du XX ème siècle en France et en
Angleterre, dans laquelle émergerait ce type de contestations. Il s’agissait de l’idée selon
laquelle les années 1990-2000 seraient le théâtre d’un brouillage des repères qui balisaient
auparavant le sens et les frontières du vivre ensemble et que, dans cette situation, l’histoire
scolaire serait appréhendée comme support de représentations visant à se rassurer sur ce
que « nous sommes ». Pour le dire autrement, en période de « doute identitaire collectif » -
envisagé comme construit social plutôt que comme donné – l’enseignement de l’histoire
serait investi comme moyen de reconstituer les certitudes dont l’assise a été dérangée. La
construction de cette hypothèse a été largement nourrie par la littérature, principalement
francophone, qui porte sur le moment « critique » qu’incarneraient les années charnières
entre XXème et XXIème siècles du point de vue du rapport que les anciennes puissances
coloniales entretiennent avec leur passé impérial et leur rétrogradation statutaire sur la
scène internationale depuis les années 1970. La « guerre des mémoires » que certains ont

228
décrit1, la « crise » des banlieues (et race riots)2, les « bouleversements » des cadres
d’entendement de « la race »3 sont autant de manières d’appréhender la conjoncture
particulière des années 1990-2000 comme moment de déstabilisation et de poser comme
épicentre du séisme la question du rapport aux « postcoloniaux ». La catégorie de « crise »
est toutefois plus généralement mobilisée dans cette littérature pour souligner le caractère
crucial de l’ethnicité comme problème social (et justifier d’en étudier les tenants et les
aboutissants) qu’en vue de s’interroger sur cette conjoncture critique : sur les façons dont
elle se manifeste et sur ce qu’elle fait aux marges d’action et de pensée des acteurs qui sont
pris dedans.

Je me suis donc intéressée aux propositions analytiques qui rendent compte des
dynamiques de « crises » à partir d’objets autres que celui qui nous occupe ici. J’en ai
discuté deux grandes familles en introduction : la sociologie des crises politiques qui
s’inscrit dans le sillage des travaux de Michel Dobry d’une part et la littérature mobilisant
le concept de « panique morale » de l’autre4. Elles présentent toutes deux beaucoup
d’intérêts, notamment pour l’attention qu’elles nous invitent à porter à la manière dont les
crises s’inscrivent et dérangent la normalité de la routine d’une part et au caractère
construit des moments critiques d’autre part. En revanche, il a été pointé deux raisons pour
lesquelles ces perspectives ne sont peut-être pas affûtées au mieux pour traiter le cas qui
nous occupe, à savoir ce que la conjoncture potentiellement particulière des dernières
années du XXème siècle eu égard aux enjeux d’identité fait à ce que l’on peut dire ou non de
1
Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, La guerre des mémoires. La France et son histoire,
La Découverte (Paris, 2008); Benjamin Stora, La guerre des mémoires : La France face à son
passé colonial (entretiens avec Thierry Leclere), Éditions de l’Aube (La Tour d’Aigues, 2007).
2
Valérie Sala-Pala, « Novembre 2005 : sous les émeutes urbaines, la politique », French Politics,
Culture and Society 24, no 3 (2006): 111-29; Ahmed Henni, « Capitalisme de rente et “crise” des
banlieues. Vers une dynamique statutaire dans la société française ? », Lignes, no 19 (2006): 7-14;
Ronni Michelle Greenwood, « “Yesterday Redeemed and Tomorrow Made More Beautiful”:
Historical Injustice and Possible Collective Selves », Political Psychology 36, no 1 (2015): 19-34;
Lawrie Balfour, « Reparations after identity politics », Political Theory 33, no 6 (2005): 786-811.
3
Françoise Lorcerie, L’École et le défi ethnique, ESF-éditeur & INRP (Paris, 2003) ; Bleich, Race
Politics in Britain and France. Ideas and Policymaking since the 1960s, op.cit.; Tariq Modood et
Nasar Meer, « Contemporary Citizenship and Diversity in Europe: The Place of Multiculturalism »,
in Challenging multiculturalism. European Models of Diversity, Edinburgh University Press
(Edinburgh: Raymond Taras, 2013); Stephen Castles, « Globalization, ethnic identity and the
integration crisis », Ethnicities 11, no 1 (2011): 23-26.
4
Il en existe d’autres (voir par exemple toute la littérature sur les changements de régime et la
transitologie contre laquelle Michel Dobry construit sa sociologie de crises) mais elles me semblent
traiter de processus trop éloignés de ceux qui sont analysés ici pour être pertinents.

229
sujets comme l’histoire scolaire de l’esclavage. La sociologie des crises inspirée des
propositions de Michel Dobry s’intéresse moins à ces situations du point de vue de celles
et ceux qui les vivent qu’aux jeux de désectorisation et resectorisation qu’elles produisent.
L’approche en termes de paniques morales porte quant à elle davantage sur comment la
« peur » et les pertes de repères induites par l’impression que « plus rien ne va comme il
faut » sont construites (à des fins idéologiques peu recommandables) qu’à ce qu’elles
peuvent faire au regard que posent les gens sur ce dont ils croient que c’est en train de
disparaître, ou d’être altéré.

Ces deux grands types d’approche ne sont pourtant pas les seules options pour
rendre compte des moments de crise. Entre la focale structurale de la sociologie des crises
politiques et la présomption de stratégisme manipulatoire que contient le concept de
panique morale, il me paraît possible d’envisager ce qu’une conjoncture vécue comme
critique peut faire aux représentations des acteurs et à leurs modalités d’expression. Cela
passe par une redéfinition de l’objet. Pour commencer, il faut s’accorder sur ce que
recouvre le terme de crise. Je l’emploierai ici pour faire référence à un bouleversement (un
changement appréhendé comme brutal, massif et/ou déplaisant) qui génère une crainte de
perte de repères, de fin d’un monde connu. Malgré les désaccords assez fondamentaux qui
existent entre les différentes perspectives sur les processus de crise, il est un point vers
lequel tout le monde semble converger : les moments critiques déstabilisent les habitudes
de pensée et d’agir ainsi que les univers sociaux dans lesquels elles se déployaient et ils les
déstabilisent dans le sens où ils les dérangent mais aussi leur ôte leur confortable
répétitivité. Partant de là, identifier un moment de crise susceptible de modifier les
manières d’envisager l’enseignement de l’histoire à l’aube du XXI ème siècle consiste à
relever, dans les discours qui portent sur cet objet, les marqueurs d’une perte de repères et
d’une inquiétude qui y serait liée (cf. l’encadré méthodologique ci-dessous). Il s’agira alors
de se montrer attentif à ce qu’ils disent de ces repères – ce qu’ils étaient et ce pourquoi on
y tenait, de ce qui est identifié comme la cause de leur ébranlement et des registres dans
lesquels il est possible d’exprimer cela. Empiriquement, la tâche est monumentale : des
discours qui portent sur l’histoire scolaire au début des années 2000, il y en a beaucoup…
J’ai donc fait le choix de sélectionner un corpus de discours publics – dans le sens où ils
avaient vocation à être lus ou entendus au-delà de cadres privés – portant, en France et en
Angleterre, sur l’enseignement de l’histoire et produits de janvier 1995 à 2007. Il s’agit de

230
limiter la masse de matériau à analyser sur le critère suivant : les crises, quelle que soit la
perspective théorique que l’on retient pour les aborder, sont alimentées par la circulation
d’arguments ou d’actes dans des espaces/arènes dé-confinés ; les discours tenus
publiquement sont donc des véhicules prioritaires des potentiels effets d’emballement qui
les caractérisent1.

* * *

Aparté sur les crises : Déceler un contexte critique dans des


discours.

Les balises de l’inquiétude.


Si l’on s’intéresse à l’objet « crise » tel que redéfini ici, il est possible de
l’appréhender dans un matériau essentiellement discursif. Soulignons d’abord l’importance
de la dimension subjective des crises (un changement appréhendé comme brutal, massif
et/ou déplaisant). Même dans des versions plus structurales d’investissement de l’objet,
pour que les acteurs se trouvent, dans leurs « stratégies », contraints de se raccrocher à ce
qu’ils connaissent déjà, il faut bien qu’ils perçoivent d’une manière ou d’une autre que la
routine dans laquelle ils ont l’habitude de penser et d’agir est déstabilisée 2. Ici, on
s’arrêtera à ce niveau d’objectivation de la crise car c’est celui qui nous intéresse : il
s’agira de la chercher dans les discours qui constituent le corpus l’expression d’un
bouleversement perçu, notamment par des références à un « avant » qui n’est plus, ou qui
n’est plus le même. Seconde précision : ces bouleversements devront être, pour qu’ils
indiquent une crise telle que définie ici, présentés comme déstabilisants : je mets donc de
côté ce qui relève du registre du progrès, du changement qui nous emmène graduellement
et/ou de façon engageante vers de meilleurs lendemains. J’en reviens donc aux trois
caractéristiques (qui, du reste, se recoupent) dont j’ai suggéré plus haut qu’elles permettent
d’identifier une crise : un changement appréhendé comme brutal, massif et/ou déplaisant.
1
Romain Bertrand, Mémoires D’empire: La Controverse Autour Du ‘fait Colonial’, Éditions du
Croquant (Bellecombe-en-bauge, 2006).
2
Cette dimension est toutefois souvent la pièce implicite du puzzle de la sociologie des crises
politiques. Pour un réexamen, un peu plus explicite cette fois, de la question, voir le chapitre : Cyril
Lemieux, « L’hypothèse de la régression vers les habitus et ses implications. Dobry, lecteur de
Bourdieu », in Myriam Aït-Aoudia, Antoine Roger (dir.), La logique du désordre. Relire la
sociologie de Michel Dobry, Presses de Sciences Po (Paris, 2015).

231
Pour la première, on tâchera de relever les éléments indiquant que la secousse est investie
comme étant inattendue et donc quelque part, injustifiée dans la mesure où, n’ayant pas pu
nous préparer à ce qu’elle advienne, elle semble nous saisir « en traitre ». Cela peut tenir
aussi à sa dimension massive (perçue comme telle) : c’est à la présentation du changement
comme remettant en cause trop de choses du monde que l’on connaît qu’il faudra alors se
montrer attentif. Et, l’idée est contenue dans le « trop » de choses remises en question, ces
modifications sont investies comme étant déplaisantes. On peut relever cela dans les
propos qui expriment d’une manière ou d’une autre que ce qui est présenté comme ayant
disparu ou été altéré par la survenue d’un changement était précieux, ou en tout cas plus
appréciable que ne l’est la situation amenée par ledit changement ou ce qu’elle présage.

À propos des attachements des acteurs au monde qu’ils connaissent.


En disposant simplement d’éléments indiquant qu’un individu exprime que « c’était
mieux avant », il semble difficile de s’engager dans des interprétations concernant les
raisons de son attachement à ce qu’il présente comme perdu ou altéré : peut-être que le
désagrément tient « juste » à l’inconfort de renoncer à la prédictibilité de la routine 1, mais
peut-être aussi qu’il avait d’autres raisons de tenir à ce qu’il estime ne plus être. Pour
interpréter de la sorte la force de la déstabilisation que représente la crise, il me semble
nécessaire de recourir à des informations portant sur l’univers de perceptions des acteurs
dont on analyse les discours (sont-ils susceptibles d’être attachés à ce qu’ils posent comme
étant en train d’être abîmé et, dans ce cas, de quoi est fait cet attachement ?) et qui ont
donc des chances de se trouver hors de leurs discours eux-mêmes.

L’écume du familier bousculé.


Il est également important, pour repérer l’expression d’un « moment critique » dans
des discours, de s’arrêter sur ce que à quoi renvoie la « crainte d’une perte de repères, de
fin d’un monde connu ». L’idée qu’il y a derrière est que le moment critique est envisagé
comme désagréable parce qu’il sape (au moins partiellement) les assises du familier, qu’il
brouille l’horizon de ce que l’on pouvait supposer éternel ou du moins durable parce que
cela fait partie de nos représentations depuis toujours/longtemps. Pour qu’un
bouleversement soit critique, il faut donc qu’il y ait une forme de proximité entre les
personnes qui expriment un bouleversement et ce qui est bouleversé : il faut que cela soit
appréhendé comme faisant partie de leur monde. Analyser les crises entendues de cette

1
Anthony Giddens, Modernity ans Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Age
(Cambridge: Cambridge University Press, 1991).

232
manière nous dit donc quelque chose de ce que les acteurs présentent comme étant leur
monde et de ce qui se trouve au-delà de ses frontières.

Avoir peur / Faire peur / Exprimer la peur.


Un dernier point nécessite éclaircissement quant à la perspective adoptée ici. Il s’agit
de ce que l’on peut dire (ou non) de l’attitude des acteurs vis-à-vis de la crise à partir des
discours qu’ils tiennent. Dans la sociologie des crises politiques, un intérêt particulier est
porté aux effets qu’ont sur les agents et leurs marges d’action les dérangements des lignes
structurales de l’espace social. Même si, comme souligné en introduction, ce chaînon du
raisonnement est rarement explicite, on y pose que ces dérangements entraînent une
régression vers les habitus parce que, contrairement au monde connu qui semble se
désarticuler, les dispositions incorporées sont rassurantes. Donc, fondamentalement, parce
que les agents ont peur : « dans les moments les plus critiques, […] les agents sociaux
peuvent ressentir le besoin, pour continuer à calculer et à agir, de points d’appui et de
matériaux du calcul qui soient moins institutionnels (puisque ceux-ci se délitent)
qu’incorporés (puisque ceux-là ont davantage d’inertie) »1. Le présupposé retenu dans les
démarches qui recourent au concept de panique morale est tout autre : les acteurs (ou en
tout cas certains d’entre eux : les entrepreneurs de morale) y tentent de faire peur, en
secouant sous le nez des contemporains les épouvantails dramatiques de ce qu’ils
considèrent être une menace à l’ordre moral. Dans les premières versions du concept, et
notamment celle développée par Cohen, les tentatives des acteurs pour susciter la panique
ont clairement une visée stratégiste-manipulatoire2 (il est rarement pris pour point de
départ qu’ils puissent adhérer eux-mêmes à la peur qu’ils essaient de susciter). Cette
« présomption de culpabilité » ayant été au cœur des critiques adressées aux analyses en
termes de panique morale3, des versions plus récentes de mobilisation du concept posent
que les paniques sont alimentées par des entrepreneurs moraux/identitaires « qui
entretiennent ainsi une croisade identitaire [/morale], à laquelle on peut supposer qu’ils
croient à des degrés divers »4. Il reste que leur objectif est clairement de susciter des peurs
sur le registre de la perte d’un principe moral ou identitaire afin de rallier le plus de

1
Lemieux, p.88, je souligne.
2
Ce qui n’est pas sans rappeler la « perspective stratégiste » des memory studies dont Sarah
Gensburger souligne les apories (cf. discussion en introduction générale) : Gensburger, « Les
figures du juste et du résistant et l’évolution de la mémoire historique française de l’occupation ».,
art.cité
3
Mathieu, « L’ambiguïté sociale des paniques morales », art.cité.
4
De Cock and Meyran, op.cit., p.13-14.

233
personnes possible à la cause de la restauration de ce dernier. Empiriquement, la sociologie
des crises politiques comme celle des paniques morales supposent de disposer d’un
matériau particulièrement dense : dans un cas il faut être capable de reconstituer les
dispositions incorporées par les agents au cours de leur socialisation et dans l’autre d’avoir
des éléments indiquant une intentionnalité spécifique 1 d’affoler. Un matériau dense donc,
et surtout qui excède largement celui que constituent des discours écrits ou prononcés sur
un sujet dont on cherche à comprendre s’il est appréhendé à l’aune d’un moment critique.
Heureusement, il y a entre ces deux perspectives une troisième voie qui convient mieux à
l’analyse des crises telles qu’elles sont envisagées ici. Cela consiste à s’intéresser à
l’expression de la peur sans préjuger du fait que ceux qui l’expriment la ressentent ou
tentent de la faire ressentir à autrui.

* * *

Quelques choix opérés pour constituer le corpus méritent tout de même davantage de
précisions. Pour saisir si, au moment où les controverses sur l’enseignement de l’histoire
de l’esclavage éclatent en France et en Angleterre, les représentations de l’histoire scolaire
sont chargées d’un contexte critique, il faut se donner les moyens de saisir la spécificité de
ce moment par rapport à d’autres. J’ai donc choisi de faire remonter l’analyse à 1995 afin
d’avoir environ 10 ans de recul par rapport à la date de « déclenchement » des
polémiques2. Les discours sélectionnés sont essentiellement des extraits de presse, ainsi
que quelques interventions d’hommes politiques au sujet de l’enseignement de l’histoire
(elles ont été intégrées au corpus à partir du moment où elles apparaissaient comme
référence dans d’autres discours publics).

Pour la constitution du corpus, j’ai procédé comme suit (en construisant ce que Jean
de Bonville appelle un corpus intégral, plutôt qu’un échantillon, mais très réduit par

1
Si, comme le soutient Billig, penser c’est argumenter (Michael Billig, Arguing and Thinking. A
Rhetorical Approach to Social Psychology, Cambridge University Press (Cambridge, 1996).), il y a
en plus une vraie difficulté à dessiner la ligne au-delà de laquelle on est dans la « manipulation ».
2
Le choix de la période de 10 ans n’est pas tout à fait dénué d’arbitraire : il s’agit d’un compromis
entre la nécessité d’appréhender la conjoncture de la controverse avec suffisamment de recul
comparatif d’une part et la contrainte de la taille du corpus à traiter de l’autre. De même, le fait de
poser une date à laquelle on considère que les controverses de « déclenchent » a sa part
d’artificialité (comme c’est particulièrement manifeste dans le cas anglais où la controverse étudiée
est en fait assez diffuse : cf. le chapitre 4, préliminaire de la partie 2).

234
rapport aux corpus sur lesquels il suggère de travailler en analyse de contenu 3) : sur les
plateformes Factiva et Europresse, j’ai cherché pour les périodes allant (un peu
arbitrairement donc…) du 1er janvier 1995 au 31 décembre 2007 les publications
correspondant aux mots-clé « histoire », « histoire école », « enseignement histoire »,
« histoire scolaire », « history », « school history », « teaching history » en appliquant des
filtres pour les régions de provenance des sources (France et Grande-Bretagne). J’ai ajouté
aux recherches « histoire scolaire » et « school history » les mots « esclavage/slavery »
puis « colonisation/colonialism » mais ces recherches renvoyaient à des publications qui
apparaissaient généralement dans les premières tentatives. Avec les différentes recherches
sur l’enseignement de l’histoire (et ses formulations déclinées), j’ai obtenu plusieurs
centaines de résultats… Qu’il a donc fallu filtrer à nouveau, et j’ai alors procédé « à la
main ». C’est-à-dire que j’ai réalisé un premier tri à partir des titres (de nombreux articles
commentaient par exemple des rencontres sportives, de football principalement, dont il
était estimé à un moment ou à un autre qu’elles devraient entrer « dans l’histoire » et
qu’elles comportaient des « enseignements » pour le futur) et ai ensuite ouvert les articles
qui avaient passé cette sélection pour voir s’ils correspondaient vraiment à ce que je
recherchais. La constitution du corpus a été relativement longue (plus de deux semaines)
et, bien que j’ai tâché d’être constante dans l’application de mes critères de sélection, on ne
peut exclure que j’aie été plus restrictive à certains moments qu’à d’autres. Après un
dernier tri avec lecture « pré-analytique » (très approfondie) de 88 articles, j’en ai encore
mis de côté car traitant de l’enseignement de l’histoire de façon trop marginale (par
exemple : au détour d’une discussion sur l’enseignement d’une autre discipline). Dans
ceux qui restaient (71), j’ai considéré les propos publics qui étaient cités dans les articles
(vis-à-vis desquels leurs auteures réagissaient donc, ou auxquels elles répondaient) et les ai
intégrés dans le corpus (c’est le cas par exemple du discours de Gordon Brown à la Fabian
Society analysé en fin de chapitre). Sur les 73 discours qui composent le corpus, 42 ont été
produits en Angleterre et 31 en France (l’asymétrie est possiblement un produit de mon
impression de moins bien connaître le cas anglais et à avoir plus de réticences à décrété
que tel ou tel propos est trop éloigné de ce que je cherche pour être pris en compte dans
mon analyse).

Le matériau a été travaillé, comme l’essentiel des données rassemblées dans cette
thèse, en lui appliquant une analyse de discours à l’aide du logiciel atlas.ti. Il ne s’agissait

3
de Bonville, L’analyse de contenu des médias, op.cit.

235
pas d’élaborer une grille de codage a priori et de l’appliquer systématiquement à
l’ensemble du corpus mais d’aller à la rencontre des sens donnés dans les discours
rassemblés à l’histoire scolaire en constituant la grille de codes au fur et à mesure. Je l’ai
construite avec une attention particulière à ce qui me paraissait être des traces de
l’expression d’une inquiétude – ou, au contraire, d’une relative sérénité – dans la façon
dont les auteurs des discours parlent de l’histoire et son enseignement.

L’argument du chapitre est le suivant : on peut effectivement déceler dans les


discours sur l’histoire scolaire une montée de l’inquiétude autour de « ce que nous sommes
nationalement » mais son expression est rendue « compliquée » par le fait qu’elle doit faire
avec les tabous qui ont été installés sur ces sujets. Par ailleurs, la tendance est plus marquée
en France qu’en Angleterre, où les crispations que suscite l’enseignement de l’histoire sont
très liées, notamment chez les professionnels académiques et enseignants de cette
discipline, à la polémique massive qui a entouré, de 1989 à 1991, la nationalisation des
contenus d’enseignement par le gouvernement de Thatcher. L’argument sera restitué en
trois temps : d’abord, nous verrons ce qui transparaît dans les discours étudiés, surtout au
début de la période envisagée, comme relevant du familier en jeu lorsqu’il est question de
commenter l’enseignement de l’histoire ; puis nous nous arrêterons sur la façon dont
l’émergence de propos inquiets concernant l’histoire scolaire se fraient des voies
d’expression qui contournent ou du moins prennent acte des tabous qui balisent le sujet ;
enfin nous nous pencherons sur la verbalisation de justifications spéciales pour s’approcher
des tabous en question, lesquelles densifient la gravité des enjeux perçus aux débat sur
l’enseignement de l’histoire.

I. L’horizon du familier : le caractère national de l’histoire


scolaire dont il importe de s’inquiéter.

Au début de la période étudiée, on est, en matière de conflictualité de l’histoire


scolaire, dans un moment de « creux » en France et dans un immédiat « après-guerre » en
Angleterre, où les braises du Great History Debate rougeoient encore dangereusement (cf.

236
encadré n°3)1. En France, cette situation permet d’apprécier, dans les discours du corpus,
de quoi est constitué le monde connu dans lequel est publiquement discutée l’histoire
scolaire. Ce monde est bordé par la nation. Mais pas une nation que l’on mobilise avec
vindicte ; elle y apparaît plutôt dans une version banale, au sens que lui confère Michael
Billig2, c’est-à-dire que l’enseignement de l’histoire est tranquillement, sans besoin de
hausser le ton, considéré comme propriété, signature, qualité de la nation, comme ces
choses au sujet desquelles il est tellement attendu que nous nous accordions avec nos
interlocuteurs qu’il n’est pas la peine de les discuter et encore moins de les défendre (cela
renvoie aux silences de la concorde tels que présentés dans le chapitre précédent). Il est
banal comme objet hors débat, comme axiome de la pensée politique mais aussi, par
conséquent, comme objet invisibilisé par son acceptation massive. Les discours qui portent
sur l’enseignement de l’histoire en dehors des frontières nationales, par les procédés de
mise à distance qu’ils véhiculent, contribuent eux aussi à rappeler où s’arrête l’histoire
scolaire qui « nous » concerne et pour laquelle il est donc sensé de s’émouvoir. En
Angleterre, bien que l’enseignement de l’histoire ne soit pas investi de façon tout à fait
apaisée (les désaccords portent sur la légitimité à édicter l’histoire que l’on devrait
enseigner à l’école), on retrouve, lorsqu’il s’agit de discuter l’histoire que l’on enseigne
Ailleurs, un investissement banalement nationaliste de la thématique « histoire scolaire »
(1). Lorsque la question de l’enseignement de l’histoire « chez nous » est abordée de façon
non polémique, elle est saturée de références à l’idée qu’elle compte parce que c’est « la
nôtre » et surtout, que c’est là quelque chose qu’il est absolument normal de chérir
profondément (2).

1. Rendez-vous en terre moins connue : l’histoire scolaire dont


on peut ne pas se soucier.

Le début du corpus est marqué par la présence de discours sur l’histoire et son
enseignement dans d’autres pays que ceux où ces discours sont produits (si l’on veut

1
Il s’agit d’un constat établi en analysant le corpus (cf. les développements qui suivent) qui est du
reste convergent avec ce que raconte la littérature qui porte sur l’histoire et son enseignement en
France et en Angleterre :Legris, Qui écrit les programmes d’histoire ?; Laurence De Cock, Sur
l’enseignement de l’histoire. Débats, programmes et pratiques du XIXème siècle à aujourd’hui,
Libertalia (Paris, 2018); Garcia et Leduc, L’enseignement de l’histoire en France; Phillips, History
Teaching, Nationhood and the State. A Study of Educational Politics; Cannadine, Keating, et
Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-century England, op.cit.
2
Billig, Banal Nationalism, op.cit.

237
raisonner en termes d’occurrences – c’est la seule fois où je mobiliserai ce registre dans ce
chapitre – sur les 73 rassemblés de 1995 à 2007, il y en a 5 en 1995 puis plus du tout, sauf
de manière sporadique, 1 en 2001, 1 en 2004). On pourrait interpréter cela comme une
certaine ouverture internationale dans les discussions publiques de l’enseignement de
l’histoire qui cèderait le pas à un recentrage national vers la fin de la période 1. Il y a
effectivement quelque chose qui se rattache à un recentrage national en fin de période, dont
on verra dans les deuxième et troisième parties de ce chapitre qu’il s’agit avant tout de la
montée d’une inquiétude nationale. L’hypothèse de « l’ouverture internationale », avec
tout ce qu’elle charrie d’optimisme quant à la dé-nationalisation des débats, en revanche,
ne résiste pas à l’analyse. Au contraire, l’extériorité avec laquelle ces articles sont écrits et
la manière dont ils mettent en valeur « nos bonnes pratiques » de rapport à l’histoire
(enseignée) colorent intégralement ces propos de nationalisme banal. Et cette extériorité va
de pair avec une grande sérénité dans la manière d’aborder l’enseignement de l’histoire
scolaire. Clairement, la « crise » de « l’identité » collective se fait peu sentir dans le début
du corpus.

Tout d’abord, les articles qui portent sur l’histoire scolaire « ailleurs » n’en parlent
pas comme s’il était normal et naturel de discuter d’un thème – l’enseignement de
l’histoire – peu importe le contexte. Leurs auteurs et avant eux les éditeurs de leurs propos
signalent à l’inverse qu’on ne va pas parler de « nous » mais des Autres, ce qui autorise
une perspective critique et peu concernée sur les problèmes relatés. Lorsque il a été
possible d’identifier la place qu’ils occupent dans les journaux où ils sont publiés, il
s’avère qu’ils sont édités dans les pages consacrées à l’étranger, comme cet article signé
par une grande reporter spécialiste des Etats-Unis en 1995 sur le rapport des Américains à
leur passé2 et publié dans les pages « Horizons » du Monde3. Par ailleurs, ces articles
s’articulent moins que d’autres autour d’un thème central (ou plusieurs) ; ils nous invitent
bien plutôt à venir découvrir, à la manière d’émissions qui font connaître des lieux

1
Certains l’ont fait : Yvette Lapayese, « Toward a critical global citizenship education »,
Comparative Education Review 47, no 4 (2003): 493-201; Keith Barton et Linda Levstik, Teaching
History for the Common Good, Lawrence Erlbaum Associates (London, 2004).
2
Annick Cojean, « Horizons Enquête. Confrontation avec l’Histoire », Le Monde, 29 avril 1995.
3
Dont Julie Sedel souligne la dimension explicitement internationale – et fort limitée en termes
d’espace (Julie Sedel, « “La nouvelle formule du monde”. Contribution à une étude des
transformations du journalisme », Questions de communication 6 (2004): 299-315., p.307 en
particulier).

238
lointains et leurs autochtones, quelques aspects de la vie sociale de ceux qui sont présentés
comme nos Autres culturellement. On le voit par exemple dans cet extrait, où les idées ne
s’enchaînent pas de manière structurée autour d’un argumentaire, ou d’une prise de
position comme c’est le cas dans le reste du corpus, mais en balayant différentes
thématiques permettant au lecteur d’apprécier la situation de l’éducation « là-bas » :

« Les faits, les faits, les faits. Olga Ivanovna, 34 ans, professeur
d’histoire en 11ème à l’école 12-34 de Moscou, une école spéciale dans le centre
de la ville, où l’on met l’accent sur l’apprentissage de l’anglais ou de
l’allemand, ne veut connaître que cela. ‘Avant, nous devions enseigner les
commentaires plus que les faits. Les élèves devaient apprendre par cœur une
certaine interprétation de l’histoire, la version communiste. […] Maintenant,
nous n’enseignons que des choses objectives. Moi, je ne donne jamais mon avis.
C’est aux élèves d’élaborer leur point de vue à partir des éléments que nous
leur fournissons.’

Le problème, c’est de les intéresser. Olga constate qu’ils ne lisent plus


gère de livres. « Ils ont maintenant tous le nez dans les ordinateurs. » […] Pour
cela [pour rendre l’histoire attrayante], les professeurs disposent maintenant
des manuels. Ils peuvent choisir entre plusieurs. Ce sont ensuite les
établissements qui les fournissent aux élèves… dans la mesure où les finances
du ministère suivent.

Des écoles sans grands moyens

Il semble qu’à Moscou la situation soit bonne, mais allez savoir ce qu’il
en est dans la Russie profonde. Déjà, à Moscou, certaines écoles sont
surchargées en élèves, manquent de professeurs, manquent de locaux. L’école
36, installée dans un ancien monastère, étale sa misère [etc.] »1.

Le titre de l’article laisse penser qu’il s’agit de discuter ce que devient


l’enseignement de l’histoire à l’issue d’un régime imaginé en Europe occidentale comme
se servant de l’école en tant qu’outil d’idéologisation des masses. Mais il prévient
également de la dimension « reportage » de l’article. Et, de fait, c’est bien sur ce ton que
l’on passe par des transitions, peu consistantes puisque c’est le relatif exotisme du propos
qui file l’intérêt du lecteur, d’un commentaire sur le caractère objectif de l’enseignement
1
Jean-François Bouthors, « Reportage. Quatre ans après la fin de l’Union soviétique, quelle
histoire enseigne-t-on en Russie ? L’histoire de la Russie en chantier, Moscou de notre envoyé
spécial », La Croix, 11 septembre 1995.

239
de l’histoire au fait que les petits russes sont, après tout, des jeunes techno-perfusés comme
les nôtres à la précarité économique de l’institution scolaire, dont on n’ose imaginer
l’étendue dans « la Russie profonde ».

Tous ces procédés par lesquels est signalée l’altérité des protagonistes des histoires
relatées sont autant de balises qui invitent le lectorat à envisager le contenu du propos avec
distance et donc à ne pas s’en inquiéter. Elles autorisent des postures d’autant plus
critiques et surplombantes que les « Autres » dont il est question sont présentés ou conçus
comme dissemblables. Les deux postulats implicites sont que le lectorat est national (dans
le sens où, appartenant à la communauté politique « nation », il n’est supposé s’intéresser
comme à des pairs qu’à ses concitoyens nationaux) et que le rapport à l’histoire enseignée
ne se conçoit que dans le cadre de frontières nationales. Ce regard distancié sur les démêlés
que l’on peut avoir, ailleurs, avec le passé, qui invite le lecteur à ne pas adhérer aux vives
émotions que cela peut susciter là-bas, est ainsi aisément perceptible dans le langage
national qui sature les discours étudiés, comme par exemple dans l’extrait ci-dessous :

« Mais Hiroshima est un sujet à la teneur émotionnelle unique qui hante


l’histoire américaine moderne et repose en toute inquiétude dans la psyché
nationale. Que cela soit considéré comme un terme nécessaire mis à l’Empire
du Soleil ou comme une brutale monstruosité, il s’agit toujours de court-
circuits historiques. »1

Outre les rappels explicites du caractère national de ce rapport au passé (« l’histoire


américaine moderne », « la psyché nationale »), l’ensemble de l’article vise à prendre de la
distance vis-à-vis d’une relation à l’histoire présentée comme immature, émotionnelle,
partiale et trop politique. Or cette distanciation a pour points de départ et d’arrivée la
« nationité » de l’histoire : c’est parce qu’il s’agit des « américains » qu’il est plus aisé de
pointer la vacuité voire les périls d’un engagement trop partial avec l’histoire mais ce
détour par « leurs » démêlés avec le passé vient appuyer une norme mémorielle de
« dignité » et « d’objectivité » qui, en fait, « nous » concerne (le « nous » est ici
britannique). Les deux extraits suivants (du même article) sont particulièrement chargés de
cet horizon national :

1
« US refuses to face Hiroshima facts », The Observer, 5 février 1995, ma traduction. The
Observer est du reste un quotidien de centre gauche qui n’est pas connu pour ses prises de positions
au vitriol sur des enjeux internationaux : c’est bien d’un nationalisme banal dont il s’agit ici.

240
« L’exposition [visant à présenter des objets liés au bombardement
d’Hiroshima et Nagasaki et dont il vient d’être rappelé qu’elle allait être
accueillie par une institution « vénérable » et « reconnue »], pourtant, n’aura
pas lieu. Elle a été emportée la semaine passée par une vague de rancœur et
d’intrigue politique, victime d’un débat tendu dans lequel chaque camp accuse
son adversaire de pratiquer un révisionnisme toxique. Il y a quelques années,
c’était la gauche qui, le vent en poupe suite à l’élection de Bill Clinton,
réécrivait le passé en tirant les programmes scolaires hors de la civilisation
occidentale et vers ses thématiques favorites de « l’histoire mondiale » et de la
prise en compte de l’ethnicité. Maintenant c’est la droite qui fait prendre à
l’histoire une direction traditionnaliste. De toute façon, les deux histoires de
l’Amérique – radicale et conservatrice – ont perdu de vue toute notion
d’objectivité. »

« Mais quelle histoire est ‘révisionniste’ et quelle histoire est


‘objective’ ? ‘L’histoire est avant tout l’étude de la complexité’ a dit la semaine
dernière la doyenne du débat sur l’enseignement de l’histoire, Hanna Holborn
Gray, de Chicago. ‘La capacité à vivre avec et à accepter la complexité est
sans doute la chose la plus difficile et la plus importe que nous ayons à
apprendre, et nous devons l’apprendre encore et encore’. Dans le parc de
Washington Mall, il n’y a maintenant qu’un monument pour transmettre cette
idée à tous, indépendamment de la couleur politique. C’est le monument aux
morts de la guerre du Vietnam, une liste de noms gravés dans le marbre, des
jeunes Américains dont les vies ont été prises par cette guerre. […] On
s’étonnera peu que le maître de l’histoire objectiviste presque aride, Martin
Gilbert, ait récemment suggéré que le livre ultime au sujet de la Seconde
Guerre mondiale devrait être une simple liste de 6 millions de noms. »1

Le début de l’article, qui fait état d’une guerre (le champ lexical du combat est ainsi
largement mobilisé) présentée comme vaine (les deux camps sont régulièrement renvoyés
dos à dos : l’un comme l’autre commet l’erreur d’être aveuglé par sa partialité) rappelle à
l’envi la nationalité de ces âpres discussions sur le passé. Cette « américanité » des
polémiques relatées, dans laquelle le lecteur de The Observer n’est pas supposé se mirer,
rend possible une critique surplombante et distanciée de ces dernières (l’auteur de l’article
présente les protagonistes de l’intrigue en se situant lui-même en tant que narrateur
1
Ibid., la traduction et les emphases sont de mon fait.

241
omniscient et non directement concerné par leurs combats respectifs). Elle contraste avec
la fin de l’article, qui tend à présenter « la morale de cette histoire » en des termes plus
généraux et incidemment plus nationaux. L’attitude présentée comme étant la seule posture
digne lorsqu’il s’agit de faire face à un passé comme celui d’Hiroshima – prendre la
mesure de l’horreur humaine sans relancer une guerre pleine de partis pris jugés immatures
et dangereux – vaut de fait plus largement que pour la scène américaine sur laquelle se
déroule la controverse décrite avec tant d’extériorité.

On note ainsi le glissement du cas du mémorial de la guerre du Vietnam et des


commentaires d’Hanna Holborn Gray, rattachés au cas de figure américain (« Hanna
Holborn Gray, de Chicago », « Dans le parc de Washington Mall », « des jeunes
américains ») à un cadre apparemment beaucoup plus vaste dans l’ensemble duquel doit
résonner cette norme « digne » de rapport au passé que l’article présente comme la seule
légitime. Ce cadre apparaît plus vaste parce qu’il n’est plus explicitement borné
nationalement, mais il a en réalité une forte coloration britannique. Le « maître de l’histoire
objectiviste », que l’auteur n’éprouve pas le besoin de présenter par sa nationalité, est un
historien britannique et ses propos sur l’attitude que l’on devrait adopter vis-à-vis des
drames du passé, qui est mobilisée comme fin mot de cette histoire par ailleurs américaine,
renvoient à une réalité qui ne manque pas de concerner les britanniques : l’héritage de la
Seconde Guerre mondiale. On se situe ici pleinement dans la version banale du
nationalisme : le cadre national (délimité par la nation et aimé pour cela) dans lequel on
discute le monde est tellement acquis qu’il est tout à fait implicite, ce qui ne l’empêche pas
d’être également implacable, au contraire.

L’immaturité qui signe, dans ces discours sur l’enseignement de l’histoire, le rapport
que les Autres entretiennent vis-à-vis de leur passé et de sa transmission scolaire est parfois
mise sur le compte de leurs spécificités culturelles, qui rappellent qu’il est mieux d’être
« nous » qu’« eux », comme dans l’extrait suivant :

« Après des décennies de certitudes sur leur passé, les Américains


découvrent que l’histoire n’est pas forcément une science exacte, qu’elle peut
être contradictoire et contestée. Le débat sort des milieux académiques où il
était jusqu’ici cantonné, envahit le courrier des lecteurs dans les grands
journaux, déborde dans les émissions radiophoniques. C’est un débat difficile,
souvent pénible, où se mêlent les accusations de “révisionnisme” et
d’“antipatriotisme”.

242
Ici, l’histoire n’a que deux siècles. L’Amérique n’en a pas le même culte
que la vieille Europe, mais depuis quelques années, les Américains
s’intéressent davantage à leur histoire. Les musées et les sites historiques
attirent des nombres record de visiteurs, une chaîne de télévision spécialisée,
The History Channel, a même vu le jour sur le câble. Soudain, les historiens
voient le grand public faire irruption dans leur discipline. Le choc est rude et le
fossé très large : l’électorat, dans sa majorité, est plus conservateur que les
historiens. »1

Contrairement à la « vieille Europe » qui a une longue pratique de l’histoire et où


l’on sait que la sagesse consiste à entretenir avec le passé un rapport posé, dégagé de toute
récupération politique, les Américains sont décrits ici comme étant encore, de ce point de
vue-là, des enfants. Des enfants qui entrent tout juste dans un âge particulièrement
turbulent – celui des controverses au sujet du passé national – et que la journaliste invite à
considérer avec la sympathie et le recul de ceux qui sont déjà passés par là. Ainsi, même
s’ils « découvrent » quelque chose qui nous paraît évident, « l’histoire n’est pas forcément
une science exacte », il faut être indulgent car « ici, l’histoire n’a que deux siècles ». Et
même, le lectorat lettré du Monde est invité à compatir avec ces historiens académiques qui
discutaient hier encore du passé dans un confortable entre-soi d’intellectuels, et qui voient
aujourd’hui « le grand public » et ses déraisonnables aspirations « faire irruption dans leur
discipline ». Or, la démesure de cet investissement populaire du passé national, qui est
dans cet article plutôt délicatement soulignée, doit nous rappeler à l’attitude mature qui est
censée caractériser notre rapport au passé : se situer au-delà de tout investissement
politique, émotionnel, en somme intéressé de quelque manière que ce soit, de l’histoire.
Cette norme de rapport au passé dans laquelle, en France comme en Angleterre, les
nationaux sont présentés comme de meilleurs élèves que les Autres, a son importance : elle
interviendra à nouveau dans la suite des discours analysés dans ce chapitre, mais également
dans les controverses étudiées dans ceux qui suivent. Pour l’heure, on prendra simplement
note que les discours portant sur l’enseignement de l’histoire Ailleurs réactivent le
caractère national de ce sujet et instaure une hiérarchie entre la manière dont on le traite
Ailleurs et celle avec laquelle nous nous y prenons, « nous ».

1
Sylvie Kauffman, “Les Etats-Unis en guerre avec leur histoire”, Horizons Enquête, Le Monde, 24
mars 1995.

243
Le nationalisme banal qui colore ces discours est également perceptible dans les
indicateurs de proximité qui balisent ces derniers fort différemment en fonction de quels
« Autres » on parle. Dans les extraits de l’article suivant, le journaliste exprime une
distance bien plus importante avec les nationaux dont il est question – « les Japonais » -
que celle que l’on peut percevoir dans les articles portant sur les Etats-Unis. La distance est
ici véhiculée avec force déictiques rappelant l’altérité des sujets de l’article (« eux »,
« leurs »)1, mais aussi par le degré de dédain que s’autorise l’auteur vis-à-vis d’un rapport
au passé si évidemment différent « du nôtre », ou plutôt de celui que « nous valorisons » :

« Alors que le reste du monde s’apprête à célébrer le cinquantième


anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale, les Japonais
commémorent l’événement dans un style qui leur est propre [in their own
inimitable way]. Un grand nombre de nouveaux livres envahissent les
rayonnages des kiosques de gare japonais, racontant une histoire de la guerre
très différente de celle que nous connaissons. Sous de clinquantes couvertures,
des douzaines de charlatans ont fait fortune en titillant les lecteurs avec des
récits rocambolesques de la manière dont le Japon a gagné la guerre et a
défait, voire colonisé, l’Amérique. Leurs héros sont des soldats, marins et
aviateurs Japonais idéalistes et altruistes qui libèrent l’Asie du Sud-Est du joug
de la violence [thuggery] occidentale et permettent l’avènement d’une
civilisation nouvelle et supérieure pour leurs frères asiatiques émancipés. »2

L’opposition entre « le Japon » et « le reste du monde » - qui est en fait le monde


occidental au centre duquel le journaliste se situe implicitement ainsi que son lectorat – et
le ridicule qui émane du décalage entre la « réalité historique » (tenue pour sue dans
l’extrait cité, l’auteur en dit quelques mots dans le reste de l’article et ils ne laissent planer
aucun doute sur l’abîme d’horreurs perpétrées par « le Japon » durant la guerre) et la
gloriole revendiquée par certains auteurs japonais concourent à creuser un véritable fossé
entre le lecteur et « ces japonais » pathétiques voire dangereux dans leur démesure. En sus
de consolider l’idée que le monde est divisé en nations et que selon notre appartenance
nationale nous n’avons pas les mêmes valeurs, ni par conséquent la même valeur, ce
discours matérialise implicitement des échelles de proximité « culturelle »/nationale à
l’aune desquelles il est possible de juger les Autres et ce qu’ils font. Notamment le rapport
qu’« ils » entretiennent avec « leur » passé.

1
Michael Billig, Banal nationalism, op.cit.
2
Garth Alexander, « Japan rewrites the war », The Sunday Times, 12 mars 1995, ma traduction.

244
En France comme en Angleterre donc, le début de la période étudiée ici est marqué
par la possibilité de tenir publiquement des discours sur la manière dont l’histoire est
enseignée Ailleurs dans un cadre banalement nationaliste. Quelques années plus tard, ce
type de discours est moins plausible, comme nous y reviendrons : les deux articles du
corpus qui portent sur l’international en 2001 et en 2004 sont, beaucoup plus qu’ici,
taraudés par les enjeux des passés discutés sur la scène nationale. Ce moment de relative
quiétude nationale est par ailleurs manifeste dans la manière dont l’histoire et son
enseignement sont discutés à propos des contextes français et anglais.

2. History’s success story at home

Pour être plus précis, la question de l’histoire scolaire telle qu’elle est abordée dans
les discours du corpus est cadrée, en France, avec une relative sérénité. En Angleterre, la
conflictualité de la controverse autour de l’introduction d’un National Curriculum est
ravivée à la fin de l’année 1995. Les enjeux que soulève la discussion de l’enseignement
national de l’histoire sont donc sensiblement différents dans ces deux contextes et je les
présenterai séparément.

En France, plusieurs articles constatent au début de la période étudiée un


engouement « général » pour l’histoire. Il s’agit notamment de souligner son statut
nouveau (ou renouvelé) de produit de consommation populaire, via les émissions
radiophoniques ou de télévision qui la mettent à l’honneur, comme dans l’extrait suivant :

« Depuis le lancement sur France 3 des « Brûlures de l’Histoire », à


l’automne 1993, de Laure Adler et Patrick Rotman, les émissions de télévision
consacrées à l’histoire se multiplient. […] Il n’est plus une télévision, publique
ou privée, sans oublier le câble et la dernière-née, La Cinquième, qui n’ait son
ou ses rendez-vous historiques. Le phénomène est identique à la radio, même si
la pâte a mis plus de temps à lever. »1

1
Michel Rapoport, « La radio, la télévision et l’histoire », Le Monde, 20 février 1995.

245
On note la relative distance entretenue vis-à-vis de cet engouement populaire
(l’article est publié dans Le Monde, donc est a priori destiné à une intelligentsia de centre
gauche1) dans la manière de présenter l’histoire comme coqueluche des médias, ou par le
recours à une métaphore culinaire (« la pâte a mis plus de temps à lever »). Puisqu’il s’agit
du rapport des masses à l’histoire, le sujet n’est pas tant le savoir historique lui-même que
les bonnes vieilles recettes de ses supports de diffusion. Or, cela signe une relative
quiétude vis-à-vis de ces savoirs historiques. Si l’on peut percevoir dans cet article de
légères notes de préoccupations, elles portent, comme on le sentait déjà poindre dans
l’extrait précédant, sur la « dégradation » de contenu qu’entraînerait une ouverture de
l’histoire au « peuple ». Ces notes sont « légères » de fait : ce type de discours est produit
par et pour des personnes qui, tout en étant prises dans des logiques de distinction vis-à-vis
des « cultures populaires », ne se reconnaissent pas dans la dévalorisation offensive de ces
dernières2. Du reste, l’article ne s’attarde pas sur le public de ces émissions ; les
protagonistes en sont bien davantage les historiens, sociologues et essayistes qui ont une
analyse à produire sur le « couple télé-histoire » dont les relations « ont toujours été
passionnelles », une analyse relatée dans un registre calme et rationnel :

« [Après avoir rappelé les différents épisodes de la relation entre histoire


et télévision : les premiers amours des années 60-70, puis la décennie 1980 sous
le signe de la bouderie.] Aujourd’hui les choses ont changé. L’histoire semble à
nouveau faire recette, si l’on s’en tient au nombre d’émissions qui lui sont
consacrées. […] Mais ne peut-on chercher plus loin [plus loin que
l’identification, par les chaînes télévisées, d’un filon économique à exploiter]
les raisons de cet engouement ? Jean-Noël Jeanneney estime que la disparition
des repères en 1989, chute du mur de Berlin, affaiblissement du binôme
gauche-droite, et sentiment qu’on ne peut plus « diaboliser » l’adversaire
comme auparavant a créé un nouveau désir « non plus de justifier une
simplicité dans la complexité du chaos initial, mais d’aller devant ce chaos
chercher des morceaux d’explication et de renouveler le regard ». À l’appétit
d’un public renouvelé peut aussi répondre un milieu intellectuel et
journalistique formé à l’histoire par l’université.

1
Sedel, « “La nouvelle formule du monde”. Contribution à une étude des transformations du
journalisme », art.cité.
2
Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme
en sociologie et en littérature (Paris: Le Seuil, 1989).

246
L’historien Michel Winock insiste, quant à lui, sur la conjoncture
commémorative et souligne le télescopage de ces deux anniversaires
importants : le Bicentenaire de la Révolution de 1789 et le Cinquantenaire de
la seconde guerre mondiale. Sans oublier d’autres commémorations comme la
rafle du Vel d’Hiv, le D-Day, l’anniversaire de la libération de Paris, et cette
année, le Cinquantenaire de la libération des camps de la mort et de la fin de la
seconde guerre mondiale. De son côté, Patrick Rotman décèle plutôt un « désir
de mémoire », qui affleure à chaque fois que l’on touche aux sujets tabous de
notre histoire. »1

Plusieurs éléments témoignent ici, me semble-t-il, d’un rapport relativement serein à


l’histoire et la manière dont elle est investie par les contemporains de l’auteur. Pour
commencer, l’article restitue différentes analyses du même phénomène qui, si elles ne sont
pas en opposition les unes avec les autres, donnent tout de même l’impression que l’enjeu
est davantage ici de s’interroger sur le rapport à l’histoire que d’assener des certitudes à
son propos. Or, sans parler de « régression vers les habitus » puisque cette grille d’analyse
me semble nécessiter un matériau d’une autre densité que celui dont je dispose ici,
l’inquiétude peut se manifester dans une propension à éradiquer le doute. Assurer
permettrait ainsi de se rassurer, sur un état de fait qui, d’une manière ou d’une autre,
déstabilise. À l’inverse, les sujets que l’on se permet de mettre en doute ou d’investiguer
sous plusieurs angles, sans trancher sur la manière dont il convient de les penser, me
semblent dire quelque chose de la relative assurance avec lesquels ils sont abordés. J’aurai
l’occasion de revenir, dans le chapitre suivant, sur la manière dont la simplification des
termes du débat et l’affirmation de vérités procède d’une inquiétude renvoyant au fond de
ce qui est discuté mais également à la dynamique des controverses elle-même. Ici, on
soulignera simplement que le discours dont il est question, qui d’ailleurs ne dit s’inscrire
dans aucune polémique, fait exister une pluralité d’interprétations quant à ce qui se cache
derrière l’engouement populaire pour les émissions d’histoire. Par ailleurs, ces
interprétations sont, sur le fond et sur la forme, présentées sans emphase ou crispation. Sur
le fond, les différents témoignages d’universitaires relatés ne parlent pas de besoin
compulsif (et dangereux) de récits sur le passé manichéens – comme ce sera le cas
quelques années plus tard – mais du « désir » qu’auraient les gens à s’immerger dans la
complexité de l’histoire et à s’exposer à toutes les remises en question que cela suppose.
On se trouverait ainsi dans une conjoncture inédite de congruence entre une « demande »

1
Ibid.

247
d’histoire critique et une « offre » à même de la procurer (le « milieu intellectuel et
journalistique formé à l’histoire par l’université », dont l’auteur rappelle plus avant qu’elle
est désormais gagnée par les héritiers de Braudel et de l’histoire sociale, loin des
antécédents positivistes de cette discipline).

Les passés évoqués sont loin d’être légers et renvoient en partie à la collaboration
sous Vichy (la rafle du Vel d’Hiv’ et les camps de la mort notamment) – leur caractère
« tabou » est d’ailleurs rappelé. Cependant, il n’est fait nullement état des éventuelles
polémiques qui pourraient s’y rattacher et, d’autre part, le public est décrit comme étant
désireux de « chercher des morceaux d’explication et renouveler le regard » sur ces sujets.
Sur la forme, ces analyses sont avancées dans une architecture argumentative relevant de
l’enquête plutôt que de l’édiction de vérités : « ne peut-on chercher plus loin les raisons de
cet engouement ? » « Jean-Noël Jeanneney estime […] Michel Winock insiste, quant à lui
[…] De ce côté, Patrick Rotman décèle plutôt… ». Même pour les standards du Monde, où
le ton est plus généralement analytique et distancié que péremptoire et enflammé, ce
discours charrie une relative assurance vis-à-vis du sujet « histoire » qui contraste avec
ceux qui affleurent dans le même journal à partir du début des années 2000, comme on le
verra par la suite. Ce qui suscitera alors inquiétudes et discussions animées – la nation – ne
pose d’ailleurs pas l’ombre d’un problème dans cet article, dont le dernier paragraphe
démarre ainsi : « Il reste une question fondamentale : le Français, plus qu’un autre, aime-t-
il l’histoire ? ». L’auteur rappelle ainsi que c’est bien dans un cadre national apaisé (« le
Français » au singulier masculin semble fort bien aller, merci pour lui) que se posent les
questions avancées jusqu’alors sur « notre » rapport à l’histoire.

Un autre type de discours témoigne du terrain peu accidenté sur lequel on s’avance
lorsqu’on parle publiquement d’histoire (scolaire) durant la décennie 1990 : des discours
empreints de douce nostalgie à l’égard de l’école d’autrefois. Les deux extraits suivants en
font partie :

« En attendant l’ouverture, samedi prochain, d’un musée départemental


de l’école publique, Jacqueline Fortin et Jean Combes publient une captivante
histoire de « l’Ecole du bon vieux temps » en Charente-Maritime. Lorsque l’on
se nomme Combes, que l’on est, tout comme le petit père Emile, originaire du
Tarn (et même un parent éloigné), que l’on accomplit à Saint-Jean-d’Angély
une grande partie de sa carrière d’enseignant, puis d’inspecteur de l’éducation

248
nationale, il est presque normal qu’on trempe un jour sa plume sergent-major
dans un encrier, pour écrire l’histoire de l’école du bon vieux temps en
Charente-Maritime. »1

« Comme bien des historiens, j’ai découvert Michelet au cours de cette


exploration de la littérature qu’étaient et que, je l’espère, restent les dernières
années de l’enseignement secondaire. J’ai donc connu l’écrivain, le
visionnaire, le romantique, l’amoureux de la France et de son passé. C’est ce
qu’il est resté pour moi. Après cent cinquante ans de nouvelles recherches, il
serait étonnant que Michelet soit encore pour nous celui qui nous apprend de
l’histoire. L’histoire positiviste de l’Ecole normale et de la Revue historique,
l’histoire érudite de l’Ecole des chartes et de l’Ecole pratique des hautes
études, l’histoire économique et sociale des Annales, ont l’une après l’autre
sonné le glas de l’histoire selon Michelet. […] Il serait cependant injuste de ne
pas lui réserver la place presque légendaire qui est la sienne dans la farandole
des générations d’historiens. Ceux qui le suivent ne l’ont pas fait oublier,
Voltaire est-il moins grand parce que son Siècle de Louis XIV est dépassé ? »2

Il s’agit de mettre en avant un modèle de transmission scolaire – du reste largement


fantasmé3 – centré sur les contenus d’enseignement (dans leur version classique) plutôt que
sur les élèves, où la discipline n’était pas un problème et où la scolarité remplissait une
mission de communion nationale. La nostalgie est ici perceptible à plusieurs niveaux.
D’abord, dans la revendication d’une filiation avec un passé idéalisé (Jean Combes est
présenté comme étant l’héritier symbolique – et même biologique – d’Émile Combes, le
petit père, et avec lui de l’école de la III ème République ; Michelet est successivement
abordé par les historiens interviewés comme étant une source d’inspiration majeure).
Ensuite, dans la douceur du vocabulaire et des représentations mobilisés pour évoquer ce
passé (« l’Ecole [la majuscule a son importance, elle contribue à sacraliser l’institution] du
bon vieux temps », l’image d’Épinal de l’instituteur dévoué corps et âme à la République
qui s’installe à son secrétaire pour « écrire l’histoire de l’école » en trempant « sa plume
sergent-major dans un encrier » ; l’enseignement secondaire est présenté comme une
aventure lyrique, une « exploration de la littérature »). Enfin, dans l’évidence de la

1
Richard Picotin, « Le bon vieux temps de l’école », Sud-Ouest, 19 avril 1995.
2
« Michelet vous a-t-il influencé ? », Dossier, Le Figaro Littéraire, 25 juin 1998. Dans l’article, la
parole est donnée à plusieurs historiens ; les propos cités ici sont ceux de Jean Favier.
3
Garcia et Leduc, L’enseignement de l’histoire en France, op.cit. ; De Cock, Sur l’enseignement de
l’histoire. Débats, programmes et pratiques du XIXème siècle à aujourd’hui, op.cit.

249
révérence de circonstance à l’égard de l’objet de la nostalgie (« il est presque normal »,
quand le destin nous a fait l’héritier d’une histoire comme celle de l’école de la III ème
République, de s’en faire le conteur ; il n’est pas possible de déroger à la référence à
Michelet étant donné la « place légendaire qui est la sienne dans la farandole des
générations d’historiens »).

On pourrait interpréter cette nostalgie comme signant une inquiétude ou du moins un


inconfort dans la manière dont les auteurs de ces discours investissent, au moment où ils
écrivent, l’histoire et son enseignement. Le passé enchanté ferait alors office de refuge
pour échapper les désagréments du présent. Le registre du « c’était mieux avant » affleure
d’ailleurs à plusieurs reprises dans l’article du Figaro Littéraire, publié plus tardivement
que celui de Sud-Ouest (1998). C’est dans le témoignage d’Alain Decaux, qui s’offusque
régulièrement depuis deux décennies déjà de l’état de l’enseignement de l’histoire 1, que
c’est le plus manifeste (« Michelet n’a plus de disciples, l’avant-dernier fut Péguy, le
dernier Jean Guéhenno. Il reste ceux, j’en suis, qui le respirent comme ces patients à qui,
naguère, on recommandait le “bon air” »2). Néanmoins, contrairement aux discours qui
composent la fin du corpus et qui seront analysés dans les parties suivantes, l’enseignement
de l’histoire « old school » qui est valorisé ici n’est pas présenté comme espèce dont il faut
s’inquiéter collectivement de l’extinction prochaine. Il ne s’agit pas de rappeler « tout ce
qu’on a perdu » mais plutôt « tout ce que nous fûmes » et la remémoration semble être plus
douce que douloureuse.

Encore une fois, il ne faut pas conclure de ces analyses que tous les discours tenus
publiquement sur l’histoire ou son enseignement sont colorés de ce camaïeu nostalgique
mais plutôt qu’il est possible, au milieu des années 1990 en France, de formuler un rapport
à l’histoire (scolaire) en des termes sereinement, banalement nationalistes. Et que cela
indique assez bien de quoi est fait le familier dans lequel est investi l’enseignement de
l’histoire et la grande valeur qu’on lui attribue.

Encadré N°3 : Quelques précisions au sujet de l’enseignement de l’histoire en


Angleterre et de son traitement dans les discours publics au cours de la décennie
1990.

1
Legris, Qui écrit les programmes d’histoire ?, op.cit.
2
« Michelet vous a-t-il influencé ? », Dossier, Le Figaro Littéraire, 25 juin 1998.

250
En Angleterre, l’enseignement de l’histoire est chargé d’une conflictualité
particulière suite au « Great History Debate » qui prend place au début des années 1990
sur laquelle il est important de revenir pour mieux saisir les développements qui suivent.
Comme rappelé dans le chapitre 1, les contenus d’enseignement sont, à la fin du XX ème
siècle, essentiellement conçus au niveau des LEA (Local Education Authorities) et des
établissements scolaires eux-mêmes. L’ethos professionnel des enseignants se définit ainsi
autour d’une relative autonomie dans la conception de ce qu’ils transmettent 1. Lorsque
Margaret Thatcher lance une réforme éducative en 1989 dont l’un des éléments centraux
est la création d’un National Curriculum édictant les thèmes à traiter dans les différentes
disciplines du primaire et du secondaire 2, les LEA, les enseignants et leurs associations
protestent vigoureusement contre cette mesure. Indépendamment de l’inégalité de leurs
poids respectifs dans l’enseignement, c’est l’Anglais et l’histoire qui se trouvent au cœur
de la polémique. Des cercles des professionnels de ces disciplines et de leur enseignement
aux ripostes fortement publicisées du gouvernement de Thatcher, les controverses
débordent rapidement le seul monde de l’éducation pour devenir « propriété publique »3.
Elles suscitent ainsi, note l’un de ses observateurs les plus concernés (j’y reviendrai),
Robert Phillips, « littéralement des milliers d’articles, de lettres et d’éditoriaux dans la
presse de qualité aussi bien que dans les magazines à sensation entre l’établissement en
janvier 1990 du Groupe de travail sur le National Curriculum d’Histoire et la publication
de la version revue du Règlement [Statutory Order] pour l’histoire en 1995 »4. Le cœur de
la polémique est ici la prétention du gouvernement à s’octroyer l’édiction de contenus
d’enseignement et ainsi de faire main basse sur ce qui est perçu comme un instrument
puissant d’idéologisation des masses. On peut ainsi lire en 1990 dans The Guardian :
« Margaret Thatcher s’est lancée dans de nombreux combats historiques au nom de ce
qu’elle considère être le futur de la Grande Bretagne. Peu d’entre eux sont pourtant aussi
lourds de sens que celui qu’elle a entrepris pour le contrôle de l’histoire même de la
Grande Bretagne… Ce débat n’est qu’un avatar d’une discussion beaucoup plus vaste au
sujet de l’héritage culturel des années Thatcher. Il s’agit du droit à contester et à débattre
pas seulement l’histoire, mais quantité d’autres affirmations. Si la Première Ministre a la
1
Régis Malet, « Angleterre. Un mythe professionnel en souffrance », Revue internationale
d’éducation de Sèvres 40 (2005): 97-99.
2
Le National Curriculum reste toutefois une forme de prescription curriculaire plus souple et plus
vague que ne le sont les programmes nationaux en France.
3
Phillips, History Teaching, Nationhood and the State. A Study of Educational Politics. p.1
4
Ibid.

251
capacité de changer l’histoire qu’on nous enseigne, elle aura réussi à changer les règles les
plus fondamentales pour la génération à venir. C’est un prix notable »1. La polémique est
alors l’occasion de critiques à l’égard du modèle historique conservateur que tente
d’imposer le gouvernement mais le cœur de l’indignation publique que provoque la
réforme porte sur l’appropriation étatique des contenus scolaires – en parfaite
contradiction avec le démantèlement des services publics qui est par ailleurs entrepris et
affiché par Thatcher et ses ministres. Phillips, en reprenant les commentaires de l’époque,
rappelle ainsi l’agacement que provoque « l’idéologie de la Nouvelle Droite [qui] se
traduisait par les oxymores « entreprise et patrimoine [heritage] » et « choix et contrôle »,
un mélange d’individualisme et de marché néo-libéral et une insistance néo-conservatrice
sur l’autorité, la discipline, la hiérarchie, la nation et la force de gouvernement »2. Les
discours tenus publiquement entre 1995 et 2005-2007 analysés dans le présent chapitre
sont travaillés par ce débat vis-à-vis duquel ils continuent longtemps de se positionner.
L’une de ses répercussions est en particulier l’assimilation de postures défendant une
histoire trop ouvertement et fièrement nationalo-centrée au thatchérisme.

En Angleterre, la controverse autour de la création d’un National Curriculum (NC)


en 1991 a polarisé les arguments qui ont été échangés et les « camps » qui se sont trouvés
les soutenir. Il s’agit, d’un côté, des tenants de la « nouvelle histoire », généralement
internes au champ de la discipline ou de son enseignement, mobilisant l’histoire comme
outil critique de connaissance du monde et partisans d’un apprentissage de la
déconstruction analytique des grands récits sur le passé. De l’autre côté, on aurait les
tenants d’une histoire plus lyrique et à la visée communalisante assumée, évoluant
principalement dans la sphère politique mais pas uniquement : ils ont des appuis
conséquents chez les historiens académiques 3. Non seulement le Great History Debate du
début de la décennie 1990 essentialise ces deux « camps » mais il réinstaure en plus
l’histoire, et en particulier son enseignement, en tant qu’objet de disputation non confiné à
des espaces spécialisés, en tant que « propriété publique »4. Et il s’agit là d’un point
1
Martin Kettly, The Guardian, 4 January 1990, cité dans James Arthur et Robert Phillips, Issues in
History Teaching, Routledge Falmer (London: Arthur, James, Phillips, Robert, 2000)., p.11, ma
traduction.
2
Phillips, History Teaching, Nationhood and the State. A Study of Educational Politics., op.cit.,
p.5.
3
Ibid.
4
Ibid. ; Arthur et Phillips, Issues in History Teaching, op.cit.

252
d’achoppement majeur de la controverse autour du NC d’histoire : alors que la discipline
historiographique d’une part et la pédagogie de sa transmission d’autre part sont
constituées à la fin du XXème siècle comme espaces sociaux autonomes 1 après des années
de collusion entre histoire et politique 2, la création d’un curriculum prescrit est
massivement interprétée comme une tentative de contrôle idéologique voire
d’endoctrinement des jeunes générations3. Sous la bataille pour la légitimité à édicter le
passé qu’il faut enseigner, se joue un débat sur le contenu de l’histoire scolaire : les
historiens et les enseignants étiquetés comme faisant partie de la « nouvelle histoire »
voient dans les tenants de la « nouvelle droite » les chevaliers réactionnaires d’une histoire
qui romance la nation par des récits descendants sur ce que furent ses grands hommes et
ses événements marquants. Et, tandis que la « nouvelle histoire » baigne dans le
renouvellement critique et constructiviste des sciences sociales des années 1970 4, les
versions d’histoire nationale défendues par la « nouvelle droite » paraissent aux yeux de
nombres d’historiens et enseignants comme passablement excluantes vis-à-vis de la
« diversité culturelle ». Les discours tenus publiquement sur l’enseignement de l’histoire
« à la maison » (par opposition à ceux qui portent sur le rapport des « Autres » à « leur »
histoire) au milieu des années 1990 ne sont donc pas sereins en Angleterre et ils charrient
des crispations qui concernent la nation. Cependant, et c’est l’argument que je soutiendrai
ici, la difficulté n’est pas, comme ce sera le cas quelques années plus tard, l’altération de
l’âme nationale. Il s’agit plutôt d’un bras de fer engagé au nom de deux conceptions de
l’histoire radicalement différentes. Le débat est relancé en 1995 par Nicholas Tate, qui
occupe alors le poste de directeur du School Curriculum and Assessment Authority, en
particulier lorsqu’il annonce publiquement que les « programmes » d’histoire manquent de
figures de héros. Il s’en explique dans l’extrait suivant, publié dans un quotidien de centre
gauche :

1
Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-
century England, op.cit.; Keith Crawford, « A History of the Right: The Battle for Control of
National Curriculum History 1989-1994 », British Journal of Educational Studies 43, no 4 (1995):
433-56.
2
Peter Mandler, History and National Life, Profile Books (London, 2002).
3
Crawford, « A History of the Right: The Battle for Control of National Curriculum History 1989-
1994 », art.cité ; Robert Phillips, « History Teaching, Cultural Restorationism and National Identity
in England and Wales », Curriculum Studies 4, no 3 (1996): 385-99; Vivienne Little, « A National
Curriculum in History: A Very Contentious Issue », British Journal of Educational Studies 38, no 4
(1990): 319-34.
4
Feldman et Lawrence, Structures and Transformations in Modern British History, op.cit.

253
« Il y a soixante-dix ans, l’enseignement de l’histoire consistait pour la
plupart des élèves en un déroulé de récits héroïques rythmant la grande fresque
de l’histoire britannique. Les manuels avaient des titres tels que « L’Histoire de
l’Angleterre » et tenaient pour acquis l’appartenance des lecteurs à une même
et durable communauté nationale. Les manuels d’aujourd’hui pourraient
difficilement être plus différents. Ils ont des couvertures brillantes, des
photographies en couleur et proposent de nombreux matériaux ressources
récemment compilés. Ils sont aussi, dans la plupart des cas, plus fidèles à la
réalité historique. On n’y trouve plus l’histoire du roi Alfred et des gâteaux 1,
simplement parce qu’il n’y a pas la moindre preuve qu’elle ait bien eu lieu. Et
c’est ainsi qu’il devrait en être. Mais il manque quelque chose dans la plupart
de ces manuels. […] De nombreux manuels manquent de transmettre une
notion d’affinité avec les gens du passé et avec la Grande-Bretagne ou
l’Angleterre en tant que communauté (sic.). Les épisodes de notre histoire
nationale ayant une importance particulière sont traités de la même manière
que celle de l’Amérique de l’Ouest ou des croyances religieuses des Aztèques.
Le procès et l’exécution de Thomas More, ainsi que ses courageuses dernières
paroles, sont devenus des exercices d’analyse de sources. »2

Ses propos sont commentés dans la plupart des grands journaux de l’époque – les
quotidiens et tabloïds aux lignes éditoriales les plus conservatrices faisant immédiatement
écho aux propos scandalisés dont ils se faisaient le relais quelques années auparavant quant
à la situation catastrophique de l’enseignement de l’histoire 3. Ils sont appuyés par la
mobilisation de registres argumentatifs similaires à celui qu’il déploie lui-même dans les
journaux centristes et de gauche modérée, comme dans l’extrait suivant :

« Cette démystification implicite de ce qui fit un temps partie de


l’identité culturelle britannique était quasi inévitable à une époque où la fierté
nationale est devenue intellectuellement démodée. Certains des récits
historiques qui furent par le passé estimés essentiels pour l’enseignement de
1
Il s’agit d’un récit mettant en scène “King Alfred The Great” dans sa campagne militaire contre
les Vikings. Il romance le soutien indéfectible qu’aurait apporté la population « britannique » à
Alfred et ses hommes (dans l’histoire, il est accueilli par une paysanne qui le nourrit, et lui
demande un jour de surveiller la cuisson de gâteaux confectionnés par elle) tout en rendant
accessible l’héroïsme du résistant à l’oppression ennemie (Alfred laisse brûler les gâteaux et se fait
admonester en conséquence)…
2
Nick Tate, « Heroes have their place », The Independent, 19 septembre 1995, ma traduction.
3
On pourra en trouver une analyse dans Peter Yeandle, « “Heroes into zeroes”? The politics of
(not) teaching England’s imperial past », Journal of Imperial and Commonwealth History 42, no 5
(2014): 882-911.

254
l’histoire ne passent évidemment plus les barrières du politiquement correct :
vanter les exploits des rois de jadis est « élitiste » et « inapproprié » par
rapport au quotidien des enfants de nos villes modernes. Mais, et cela cause
sans doute plus de dégâts, supposer que l’histoire britannique est en soi un
récit héroïque risque d’insulter ces [those] minorités ethniques dont les aïeux
ont pu souffrir du système colonial. […] Le culte du héros est présenté comme
une forme de mythologie qui dévalorise les contributions de la grande majorité
de la population. […] Mais ce truisme banal ne prend pas en compte le rôle du
leadership dans les événements sociaux et celui de la légende dans l’identité
culturelle. […] Il y a de toute évidence un intérêt à enseigner l’histoire des gens
ordinaires : les conditions d’existence d’un paysan au Moyen-Âge peuvent se
révéler fascinantes pour un enfant, et cela constitue vraisemblablement une
part importante de son identité nationale. Mais les pédagogistes
1
[educationists ] qui méprisent la tradition de « rois et de batailles » de
l’historiographie britannique devraient se demander s’ils n’ont pas davantage
mus par une volonté d’attiser la lutte des classes que par la quête de la vérité
historique. »2

Dans les articles dont sont tirés ces deux extraits, les auteurs prennent soin de
formuler leur appel à « plus de héros » dans l’histoire scolaire de sorte à ce que cela ne soit
pas assimilé à une prise de position trop « thatcherisante » (ou plutôt « bakerisante »,
puisque c’est au nom de cet ancien ministre de l’Éducation que reste associée la grande
réforme curriculaire de 1990). Tate affiche une certaine distance avec ce qui transparaît
dans son propos comme une mythologie nationale dont le premier défaut serait d’être
fausse : les « récits historiques », « grande fresque de l’histoire britannique », « ‘L’Histoire
de l’Angleterre’ » ont ici un goût de douces illusions dont on ne serait plus les dupes, tout
comme cette croyance selon laquelle les lecteurs appartiendraient à une communauté
nationale uniforme. La précaution est moins « habitée » dans l’article du Times : l’auteur
rappelle qu’une position défendant des formes de « roman national » n’est pas tenable mais
cette impossibilité ne procède pas comme chez Tate du respect de la vérité historique
brandie en étendard. Il s’agit plutôt de se soumettre au « politiquement correct » dont on

1
Il y a dans l’usage de ce terme le signalement d’une certaine distance à l’égard de ce qui est
identifié comme une clique d’enseignants biberonnés aux sciences de l’éducation et ayant pour
agenda les compétences, l’éveil et l’enfant plutôt que les grands récits, l’autorité sociale des
enseignants et les savoirs scolaires. Même en ayant recours à un néologisme, le terme me semble
difficile à traduire.
2
« Editorial – Land fit for Heroes », The Times, 18 septembre 1995, ma traduction.

255
peut penser que l’auteur le trouve contraignant pour des raisons douteuses. En effet,
l’histoire telle qu’elle se serait pratiquée jadis n’est pas ici considérée avec la distance qui
est affichée dans l’article précédent ; au contraire, l’auteur la présente principalement en
tant qu’elle a eu de l’importance (« de ce qui fit un temps partie de l’identité culturelle
britannique », « récits historiques qui furent par le passé estimés essentiels »). Par ailleurs,
elle se heurte d’après lui à des obstacles qui sont loin d’avoir la même valeur symbolique :
la « mode intellectuelle » et le « politiquement correct ». Du reste, l’auteur semble se
désolidariser des critiques adressées à cette histoire à l’ancienne, ce qu’il signale avec
l’usage de guillemets pour rapporter leurs propos. Avec toute cette réserve, il ne remet
toutefois pas en cause ouvertement la légitimité des changements qu’il observe dans les
rapports collectifs à l’histoire : il concède qu’il n’est « évidemment » plus possible
d’investir le passé comme jadis, il est « quasi inévitable » de le penser autrement. Du reste,
il s’incline devant une représentation qu’il semble politiquement coûteux de contester,
même s’il signale à nouveau qu’il ne s’en veut pas être le porte-parole avec l’emploi du
démonstratif « those » : « mais, et cela cause sans doute plus de dégâts, supposer que
l’histoire britannique est en soi un récit héroïque risque d’insulter ces [those] minorités
ethniques dont les aïeux ont pu souffrir du système colonial ».

On sent donc dans la manière dont ces deux auteurs amènent la position qu’ils
défendent qu’ils s’avancent sur un terrain accidenté. Ils ont conscience qu’en tenant des
propos qui seraient rapidement assimilés à la posture décriée de Thatcher et son
gouvernement quelques années auparavant, ils risquent de poser le pied sur une pente
glissante qui les emmènerait tout droit à la délégitimation. Plutôt que de défendre un
enseignement de l’histoire où la nation et ses héros auraient toute leur place parce que
c’est cela qui compte, ils valorisent un enseignement de l’histoire où la nation et ses héros
auraient toute leur place au nom de quelque chose qui est conjoncturellement beaucoup
moins conflictuel : la vérité historique. Cependant, sous l’argument assumé, ces deux
textes charrient l’idée – non discutée parce que nécessairement admise – selon laquelle,
bien entendu, l’histoire est quand même le récit de la nation. Pour Tate, le nationalisme
vis-à-vis duquel il s’agit de se montrer distant s’arrête au sentiment « d’affinité » qu’il
serait nécessaire d’entretenir à l’égard des siens. Et, contrairement aux arguments qu’il
avance comme tels, il ne justifie pas ici l’importance de cette dimension communalisante
tant elle apparaît indiscutable : « les épisodes de notre histoire nationale ayant une

256
importance particulière sont traités de la même manière que celle de l’Amérique de l’Ouest
ou des croyances religieuses des Aztèques ». Le lecteur saura forcément apprécier la
gravité de la situation, point n’est donc besoin de la lui indiquer. Ce que les
« pédagogues » contribuent à détruire en privilégiant l’appropriation par les élèves de la
démarche historique, c’est la sacralité de la nation, de l’attachement et de la fierté que
« nous » devrions ressentir à l’entendre contée, dont l’éclat réside précisément dans le fait
qu’il n’est pas nécessaire de le mettre en lumière : « le procès et l’exécution de Thomas
More, ainsi que ses courageuses dernières paroles, sont devenus des exercices d’analyse
des sources ». Dans l’article du Times, la finalité nationale de l’histoire est de la même
façon le cadre d’entendement à l’intérieur duquel un débat est pensable. Si les
« pédagogues » - encore eux – font fausse route dans l’histoire scolaire qu’ils promeuvent,
c’est parce que celle-ci manque de nourrir suffisamment « l’identité culturelle »
indiscutablement essentielle à la bonne santé nationale.

Il est intéressant de noter que les discours s’opposant aux préconisations de Nick
Tate ne l’attaquent pas tant sur la version d’histoire qu’il défend que sur sa légitimité à
intervenir sur un débat sur l’enseignement. La critique la plus radicale du corpus – dans le
sens où elle ne fait aucune concession vis-à-vis des propos tenus par Tate et ses soutiens –
porte sur les approximations historiographiques de Tate, dont l’auteur estime qu’elles
invalident l’ensemble de son propos.

« Ces douze derniers mois, Dr Nicholas Tate, Directeur général du


School Curriculum and Assessment Authority, a essayé d’aviver un débat sur la
nature de l’enseignement de l’histoire. La position de Dr Tate est que l’on
devrait, dans les cours d’histoire, se préoccuper davantage de la transmission
d’une identité nationale. Selon lui, depuis la guerre, l’histoire scolaire a perdu
contact avec des formes de récits du passé bien établies et est devenue partiale
et s’est vue détournée de ses missions par la réalisation d’exercices sur thèmes
déconnectés les uns des autres, ainsi que par une trop grande insistance sur les
méthodes d’enquête historique.

[…]

Cependant, Dr Tate fait preuve de nostalgie mal placée. Sa vision de


l’enseignement de l’histoire avant la guerre est largement infondée. En vérité il
n’y a jamais eu d’âge d’or de l’enseignement de l’histoire et les reconstructions

257
de l’histoire scolaire opérées par Tate posent un certain nombre de sérieux
problèmes.

[…]

Si Dr Tate veut vraiment se pencher sur les pédagogies du passé, comme


tous les historiens de l’éducation, il ne doit pas partir du principe que le
contenu des manuels est le reflet de la manière dont l’histoire a été enseignée
par le passé. »1

Ici, le contentieux est la propension de Nick Tate à intervenir publiquement sur un


sujet sur lequel il n’est pas estimé compétent. L’auteur, Patrick Brindle, ne revient pas plus
ici sur la légitimité de l’horizon national de l’histoire enseignée que ça n’était le cas dans
les deux articles précédemment commentés. En fait, il l’évoque encore moins : là où la
mission communalisante de l’histoire était amenée comme une évidence indiscutable dans
The Times ou par Tate, elle est ici tout bonnement hors débat. L’auteur ne semble donc pas
s’y reconnaître et encore moins partir du principe que son lectorat partagerait cet
investissement national de l’histoire. En miroir de l’interprétation faite plus haut des
discours soutenant la réintroduction de héros dans le NC d’histoire, on pourrait avancer
alors que Brindle ne formule pas explicitement de critique à l’égard de l’histoire scolaire
comme enjeu national en ce qu’il tient pour acquis que c’est une ineptie. Mais rien ne
permet d’attester une lecture de la sorte. En effet, il ne me semble à aucun moment
aborder l’horizon national de l’histoire scolaire comme étant évidemment contestable.
C’est en revanche le registre dans lequel il évoque la réduction de la complexité qui
caractériserait les discours politiques. La critique vis-à-vis de cette tendance à se bercer de
douces illusions, plutôt que d’essayer de comprendre le monde tel qu’il est, est du reste
formulée explicitement à différentes reprises et répond sans doute directement aux
délégitimations des sciences de l’éducation et des savoirs critiques opérées par Tate : face
aux connaissances rigoureusement constituées des historiens de l’éducation, Tate est ainsi
présenté comme coupable de « nostalgie mal placée », dont Brindle précise, au cas où cela
nous aurait échappé, qu’elle repose sur des idées « largement infondées » puisqu’en vérité,
« l’âge d’or » rêvé par Tate n’a jamais eu lieu. Et, pour Brindle, c’est précisément ce que
conteste Tate, la propension de certaines disciplines à désenchanter le monde, dont il aurait
besoin pour se défaire de ses présupposés peu sophistiqués : si « Tate veut vraiment se

1
Patrick Brindle, « Education. The golden age that never was », The Guardian, 4 juin 1996, ma
traduction.

258
pencher sur les pédagogies du passé, comme tous les historiens de l’éducation, il ne doit
pas partir du principe que le contenu des manuels est le reflet de la manière dont l’histoire
a été enseignée par le passé ».

En somme, les discours du début du corpus sont, en Angleterre, marqués par la


conflictualité attachée à la question de l’enseignement de l’histoire depuis le Great history
debate. Ils manifestent des lignes d’opposition concernant la légitimité à intervenir
publiquement sur l’histoire que l’on devrait enseigner à un moment où les normes
d’édiction de l’histoire scolaire sont profondément remises en cause par la réforme du NC.
Sous cette opposition, ce sont deux manières de concevoir l’histoire, marquées par les
investissements qui en sont faits selon les espaces sociaux dans lesquels on évolue – roman
national dans le champ politique et savoir critique dans le monde enseignant 1 – qui sont
confrontées et réifiées dans leurs contenus respectifs. « Ce que nous sommes »
nationalement n’est pas à ce moment au cœur de la dispute ; au contraire, cela fait encore
largement partie des évidences partagées dans le cadre desquelles il est possible de penser
des désaccords.

II. Les nouvelles règles du jeu mémoriel : ressources et contraintes


pour débattre de l’histoire scolaire.

En avançant dans le corpus et en se rapprochant du milieu des années 2000, on


relève des crispations quant à « ce que nous sommes » en tant que nations qui viennent
tendre le débat sur l’enseignement de l’histoire. Ce que j’ai appelé ici des « contractions
nationales » sont à la fois produites par et encadrées, dans les manières dont elles peuvent
s’exprimer, par des mutations dans les normes de rapport au passé et à la « diversité
ethnique ». Elles renvoient à l’avènement progressif à la toute fin du XX ème siècle d’un

1
La formulation est schématique et donc nécessairement réductrice. J’aurais l’occasion de revenir
plus en détail sur la pluralité des investissements de l’histoire au sein des mondes enseignant,
politique et académique dans les chapitres suivants. Pour l’heure on peut simplement rappeler que
les représentations de cette discipline comme outil critique d’investigation du passé sont fortement
visibilisées dans l’espace pédagogique à la fin du XX ème siècle, mais il reste difficile d’établir
qu’elles aient été dominantes dans le sens où elles auraient été partagées par un plus grand nombre
de personnes. Voir à ce sujet Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching
the past in the twentieth-century England, op.cit.

259
type de rapports collectifs au passé marqué par la contrition et la reconnaissance « digne »
d’épisodes douloureux de l’histoire (cf. chapitre précédent).

On retrouve dans les discours tenus publiquement sur l’enseignement de l’histoire


des préoccupations à l’égard des normes qu’institue ce nouveau genre de régime mémoriel.
Elles demandent de se positionner différemment vis-à-vis de la nation et de son passé et
cela provoque à la fois des réactions plus ou moins favorables à ces changements et une
reformulation des termes dans lesquels sont dicibles les questions relatives à
l’enseignement de l’histoire. Elles ne sont toutefois pas investies de la même manière de
part et d’autre de la Manche. En France, le débat se cristallise autour du remplacement de
l’histoire nationale officielle (et auto-satisfaite) par des récits mémoriels véhiculant des
versions antagonistes du passé. En Angleterre, c’est la question du traitement réservé aux
« minorités ethniques » qui occupe le devant de la scène. Dans les deux cas cependant,
elles bousculent les rapports à la nation dont les représentations de l’histoire scolaire
étaient le support.

1. De quelques inquiétudes suscitées en France par la


« mémoire »

En France, c’est dans la bouche d’historiens interviewés que devient tangible cette
relative inquiétude vis-à-vis de l’émergence de la mémoire comme catégorie d’action et de
pensée. Plus qu’à d’autres moments, leur parole est alors relayée dans des quotidiens non
spécialisés bien que visant un public « lettré » (La Croix, Le Monde) et les journalistes les
invitent à commenter un « besoin » général de passé qui serait caractéristique de la société
française de la fin du XXème siècle. Les extraits suivants en sont des exemples :

« Quelle hantise nous pousse donc, alors même qu’à l’approche d’une
fin de millénaire il semble impossible de donner une figure prévisible à
l’avenir ? Au moment d’incertitudes majeures sur le destin d’une société multi-
séculaire, le désir de mémoire, la frénésie patrimoniale semblent tenir lieu de
conscience historique par défaut. Autrefois, de grands écrivains, tel Michelet,
savaient donner une forme esthétique de l’Histoire de France et cette forme
parlait à chacun, selon la loi d’une transmission héritée des chroniqueurs
médiévaux. Qu’est-ce qui peut aujourd’hui assurer une telle transmission si

260
c’est le principe même de la transmission qui devient problématique, voire
impossible ?

Si vous voulez expliquer ce besoin de mémoire qui marque si fortement


l’époque, vous ne pouvez le déchiffrer que dans ce rapport troublé que l’époque
entretient avec son propre avenir et, partant, avec son propre passé. […] Je
crois que cet avenir inmaîtrisable a pour symétrique un passé tout aussi
inconnaissable et qui, pour nous Français, est devenu difficile à déchiffrer à
cause des années de la croissance qui nous ont très rapidement coupé d’une
France longtemps restée plus traditionnelle que ses voisins. »1

On retrouve dans ces propos, comme dans d’autres témoignages d’historiens non
cités ici2, le diagnostic d’un moment de malaise dans les rapports collectifs au passé. La
« frénésie », la « hantise », le « désir de mémoire » ou le « besoin de mémoire » dont il est
question renvoient à un état pathologique, « troublé » du regard que pose supposément
uniformément la société française sur « son » passé. Et si cette fièvre mémorielle est
présentée comme le symptôme d’une maladie « de l’époque », les causes de la pathologie
sont une relative perte de repères quant au sens du monde et à la place qu’on y occupe. La
prolifération de la mémoire serait donc une manière de répondre à une incertitude pour le
moins déstabilisante concernant « ce que nous allons devenir » (« impossible de donner
une figure prévisible à l’avenir », « incertitudes majeures », « c’est le principe de la
transmission qui devient problématique, voire impossible », « avenir inmaîtrisable »,
« difficile à déchiffrer »). En creux de l’émergence soudaine de cette mémoire virale, c’est
une conception particulière de la « normalité » des rapports collectifs au passé que dessine,
en partie implicitement, Pierre Nora. En effet, le tournant mémoriel est décrit comme
venant bouleverser une situation apaisée et de toute éternité – ou, du moins, héritée telle
quelle de périodes fort reculées : il s’agit du « destin d’une société multi-séculaire »,
« traditionnelle », dont « l’Histoire » et l’essence avaient pour habitude d’être transmises
dans les règles d’un art nous venant tout droit des « chroniqueurs médiévaux ». Et la
caractéristique sous-jacente de cette relation que « nous » savions entretenir autrefois avec
« notre » passé, outre qu’elle était, comme toutes les bonnes recettes, durable et non

1
Pierre Nora, interviewé par Michel Crépu dans « Nous ne savons plus de quelle histoire nous
sommes les fils », La Croix, 24 juin 1997.
2
Notamment ceux de Marc Ferro, Jean-Noël Jeanneney ou René Rémond dans Francis Cornu,
« Pourquoi faire tant d’histoire ? », Le Monde, 21 juillet 1997 ou de Jacques Le Goff dans Jean-Luc
Pouthier, Robert Migliorini, « L’historien étudie le passé pour le présent », La Croix, 25 février
1999.

261
conflictuelle, est son uniformité et sa « nationité ». Là où aujourd’hui [en 97], « nous
Français » sommes en quête de sens et comblons ce manque par une sur-consommation de
passé, les récits assurés hier par les historiens de la nation, dont Michelet est le parangon,
assouvissaient pleinement tous nos « besoins » en la matière. Nora pointe la « forme
esthétique » de l’histoire telle qu’elle se pratiquait et transmettait jadis (dont on peut
penser, par ce que représente Michelet, qu’elle renvoie à une aventure romanesque et
enthousiasmante, peuplée de héros et de hauts faits) mais il semble que son apport le plus
essentiel est qu’elle savait « parler à chacun ». Autrement dit, le temps de la mémoire et
tous les doutes qu’il charrie sur « ce que nous fûmes » dérange ce qui est implicitement
présenté comme la vertu communalisante de l’histoire à l’ancienne.

Par ailleurs, les discours des historiens commentant fin des années 1990 le
renouveau des rapports collectifs au passé s’inquiètent également du caractère normatif de
cette fièvre mémorielle. Certains laissent entendre, comme ici Nora, que nos rapports au
passé étaient tels qu’ils étaient jadis parce qu’on y croyait librement, d’autres l’affirment
carrément. Contre cette forme d’impensé des politiques mémorielles nationales et
contraignantes, la mémoire serait dangereuse en ce qu’elle serait en fait une injonction
mémorielle. Qui plus est, il s’agirait d’une injonction provenant de groupes
traditionnellement non habilités à imposer le passé ; les historiens s’arrêtent donc sur ce
qui leur paraît être l’émergence d’un registre discursif sur le passé qui conteste leur relatif
monopole. Paul Ricœur s’exprime en ce sens à de nombreuses reprises et sur divers
supports à ce moment ; l’un de ses discours est publié dans Le Monde à l’occasion du
décès de François Furet :

« Mémoire obligée, enfin : ici se ralentit l’allure. Je veux dire combien il


importe de ne pas tomber dans le piège du devoir de mémoire. Pourquoi ?
Parce que le mot devoir prétend introduire un impératif, un commandement, là
où il n’y a à l’origine qu’une exhortation dans le cadre de la filiation, le long fil
des générations : « Tu raconteras à ton fils… » Ensuite, parce qu’on ne met pas
au futur une entreprise de remémoration, donc de rétrospection, sans faire
violence à l’exercice même de l’anamnèse, risquons le mot, sans une pointe de
manipulation ; enfin et surtout, parce que le devoir de mémoire est aujourd’hui
volontiers convoqué dans le dessein de court-circuiter le travail critique de
l’histoire, au risque de refermer telle mémoire de telle communauté historique

262
sur son malheur singulier, de la figer dans l’humeur de la victimisation, de la
déraciner du sens de la justice et de l’équité. C’est pourquoi je propose de dire
travail de mémoire et non devoir de mémoire. »1

Il ne me semble pas nécessaire de commenter la critique portée à l’injonction


mémorielle, assez explicite ici. La fin de l’extrait invite en revanche à ce que l’on s’y arrête
davantage. Le « devoir de mémoire » est alors présenté comme étant en compétition avec
le discours critique des historiens académiques (et en compétition déloyale, l’opération de
« court-circuit » pouvant être interprétée comme le recours à un canal discursif – les
émotions et le récit – plus facile que la démarche critique et conceptuelle de l’histoire
comme science sociale) et, comme si cela en découlait logiquement, comme
communautaire et victimaire. Le regard quelque peu inquiet que pose ici Ricœur sur le
tournant mémoriel s’arrête donc sur le fait qu’il est largement investi par des acteurs qui
revendiquent un droit de parole sur le passé dont ils n’étaient pas crédités auparavant et
qu’il fissure la communauté qui était censée se retrouver jadis dans un récit du passé
collectif partagé. Or, l’emboîtement de ces deux enjeux – redistribution de la légitimité à
intervenir publiquement sur ce dont on doit se souvenir d’une part et mise en danger du
lien qui fait tenir ensemble toutes les « communautés historiques » d’autre part – n’a a
priori rien d’évident. De fait, on pourrait très bien imaginer que des acteurs qui se tenaient
habituellement hors des circuits de production des normes de rapport au passé aspirent à y
entrer sans que cela ne se traduise par un recours à un registre victimaire créant des
tensions inter-communautaires. Il me semble donc qu’il y a derrière cette imbrication
l’idée que les gardiens des discours sur le passé d’avant le tournant mémoriel racontaient
l’Histoire d’une même voix dans laquelle tous les membres de la communauté à qui
s’adressent ces discours – la nation – se retrouvaient et avaient quelque chose à gagner à ce
partage consensuel de racines.

Par ailleurs, on peut noter que Ricœur exprime sa conscience du fait que son propos
n’est pas tout à fait conforme au regard qu’il faudrait poser sur le registre mémoriel et ceux
qui le mobilisent. Son propos est de manière générale précautionneux dans les charges
qu’il porte contre les entreprises mémorielles victimaires et il indique lui-même qu’il prend
un « risque » lorsqu’il émet l’idée qu’il y a probablement une visée manipulatoire dans ces
démarches. Il signale par-là qu’il sait qu’il dit quelque chose qu’il ne faudrait pas dire ou
en tout cas pas en ces termes.

1
Paul Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », Le Monde, 15 juin 2000.

263
L’émergence à la fin du XXème siècle du régime mémoriel, mais aussi, dans une
certaine mesure, des contraintes que sa légitimité croissante fait peser sur les possibilités
d’expression au sujet du passé est donc perceptible dans le corpus. Elle prend dans les
extraits analysés ci-dessus la forme de regards méfiants portés par des historiens vis-à-vis
de ce nouveau type de rapport collectif au passé. Son incompatibilité a priori avec les
procédés légitimes du souvenir collectif en France, dont les caractéristiques principales
sont d’être relativement uniformes et centralisés dans leur production, est ici en cause. En
Angleterre en revanche, ce tournant mémoriel est investi différemment.

2. Incorporation des injonctions à faire de la place à la


diversité des points de vue dans les récits du passé en Angleterre.

Le passé impérial est central dans les discours qui portent sur l’histoire et son
enseignement à la toute fin de la décennie 1990 et au début des années 2000. Tantôt
articulé à des argumentaires visant à pointer les dommages causés par le colonialisme,
tantôt avancé comme période historique qu’il est nécessaire de mieux connaître, il est
cependant fondamentalement mobilisé comme support d’un récit du « nous » national
multiculturel et ouvert à la « diversité ». Les extraits suivants proviennent de journaux à
diffusion relativement large et étiquetés de centre-gauche (The Independent, The
Guardian) – on note donc ici que le débat public sur l’histoire coloniale et son
enseignement est à ce moment essentiellement porté par un entre-soi politico-
journalistique, ce qui est un indicateur du caractère relativement consensuel de celui-ci ; j’y
reviendrai. Le premier extrait provient d’un article plutôt long où le journaliste, spécialisé
dans les questions d’éducation, fait la recension d’un ouvrage d’histoire qui vient alors
d’être publié sur la manière dont les enfants ont été éduqués à la « grandeur » de l’Empire
britannique à la fin du XIXème siècle1. Le second est extrait d’un filet publié dans les pages
« éducation » de The Independent, et signé par le journaliste éditeur de cette section, pour
rapporter la prise de position récente d’un historien sur la place qui devrait être donnée à
l’enseignement du passé impérial britannique.

1
Kathryn Castle, Britannia’s Children: Reading Colonialism through Children’s Books and
Magazines, Manchester, Manchester University Press, 1996.

264
« Les générations d’auteurs de manuels scolaires sur lesquelles elle
[Kathryn Castle, l’auteure du livre recensé dans l’article] se concentre
semblaient avoir une motivation principale : la préservation des intérêts
impériaux britanniques. C’est ce qui explique, suggère Professeur Castle, leurs
récits particulièrement sélectifs et partiaux des événements survenus en Inde,
en Afrique et en Chine, ainsi que leur mépris mal dissimulé des populations
locales.

[…]

L’un des manuels, datant des années 1890, déclarait que les erreurs de
jugement d’Hastings montraient seulement que « lorsque l’on traite avec des
personnes dont les normes morales sont différentes de celles que l’on a en
Europe, l’homme blanc se doit de maintenir les standards blancs… » Les
Africains n’avaient tout simplement pas d’histoire digne de ce nom avant que
les Britanniques n’arrivent pour éradiquer l’esclavage, interviennent de
manière bienveillante dans les guerres locales et fassent bon usage de terres à
l’abandon, voilà la ligne générale des manuels. C’était à l’époque où les
grands musées nationaux de Grande-Bretagne se constituaient leurs collections
ethnographiques à partir de biens venus d’Afrique.

[…]

En 1937, le Ministère de l’Éducation demandait aux enseignants de


nourrir chez leurs élèves le respect des civilisations extra-européennes. Mais il
a fallu attendre les années 1960, écrit Professeur Castle, pour que l’on note de
réelles avancées en termes d’expurgation des documents d’histoire scolaire de
leurs excès de nationalisme. »1

Peter Kingston, l’auteur de l’article, manifeste ici de plusieurs manières sa distance


avec les formes d’endoctrinement scolaire à la grandeur impériale qui caractérisent, écrit-
il, les contenus d’enseignement d’autrefois. Tout d’abord, il présente les agents de cet
endoctrinement comme ayant été, contrairement à une norme de neutralité académique
qu’il rappelle à d’autres moments de l’article, au mieux biaisés et au pire corrompus par
l’« intérêt » qu’ils avaient à maintenir l’empire. Ils étaient de ce fait « sélectifs et partiaux »
et le lecteur est donc invité à considérer leur point de vue sur l’histoire impériale avec
circonspection, voire méfiance. La hiérarchie qu’ils établissent avec les populations
1
Peter Kingston, « Education. In history’s long shadow », The Guardian, 9 avril 1996, ma
traduction.

265
colonisées est par ailleurs condamnée à différentes reprises, mais pas fermement et
systématiquement comme quelque chose de suffisamment légitime pour appeler un contre-
argumentaire serré et efficace. Il s’agit plutôt d’indiquer par quelques termes fortement
connotés ou procédés stylistiques que, comme le lecteur s’en doute forcément déjà, le
racisme latent de ces auteurs est évidemment un problème. Il en va ainsi de « leur mépris
mal dissimulé » (inutile pour Kingston d’en dire plus : le « mépris » dont il est question fait
tout de suite de l’attitude décrite un repoussoir), de l’usage de la ponctuation (Kingston n’a
jamais recours aux guillemets pour rapporter les propos de Kathryn Castle, pour ceux des
auteurs de manuels décriés, en revanche, si ; du reste les points de suspension n’ont pas un
grand intérêt sauf à indiquer que la bêtise des propos relatés se passe de commentaires) ou
encore de l’ironie lorsque Kingston décrit le regard porté sur les interventions de la
Grande-Bretagne en terres coloniales conquises (pour qu’elle fonctionne, Kingston doit
partir du principe que le lecteur a bien en tête la violence et l’horreur de l’entreprise
coloniale, afin qu’il « apprécie » l’effarant fossé creusé entre cette réalité et la version
auto-satisfaite qui en est donnée dans les manuels : « les Africains n’avaient tout
simplement pas d’histoire digne de ce nom avant que les Britanniques n’arrivent pour
éradiquer l’esclavage, interviennent de manière bienveillante dans les guerres locales, et
fassent bon usage de terres à l’abandon »).

Tous ces procédés de distanciation vis-à-vis de la manière dont l’empire était jadis
enseigné aux enfants, plutôt discrets dans la mesure où l’auteur s’attend visiblement à
prêcher des convertis, convergent vers une évidence : aujourd’hui, il n’est plus possible (ou
du moins cela a un coût politique qui n’existait pas hier, cf. chapitre 2) de se raconter la
nation de cette manière. Le voile d’implicite dont est drapée cette évidence est effleuré
lorsque Kingston évoque les « réelles avancées » qui ont été enfin réalisées dans la manière
de concevoir le passé impérial au cours des années 1960 : le rapport qu’il convient d’avoir
collectivement avec le passé colonial est loin en avant par rapport à « l’excès de
nationalisme » (qui semble rimer ici de façon sonore avec obscurantisme) dans lequel
baignaient les porte-paroles de l’histoire scolaire. Pour Kingston, ce rapport – qu’il estime
partager avec son lectorat – se caractérise par une lucidité vis-à-vis des souffrances et des
spoliations engendrées par l’impérialisme britannique, une perception de la différence
culturelle comme légitime et enrichissante (symboliquement) et la conviction que les récits
qui « nous » racontent au passé ne devraient être ni monochromes, ni univoques. Cette
affirmation d’une britannicité multiculturelle est présente, au moins en arrière-fond, dans

266
les différentes prises de parole publiques sur l’histoire et son enseignement durant les
premières années de la décennie 2000. C’est le cas dans l’extrait suivant, qui date de 2003 :

« Le passé impérial britannique devrait être au cœur des programmes


scolaires d’histoire, selon l’historien de renom Professeur Niall Ferguson.

L’auteur de la série de Channel Four TV “Empire : Comment la


Grande-Bretagne a façonné le monde moderne” a déclaré que l’Empire
constituait le “chapitre principal de l’histoire britannique à l’époque
moderne”. Lors d’une école d’été organisée pour les enseignants d’anglais et
d’histoire par le Prince de Galles, le professeur a rejeté la critique selon
laquelle insister sur l’Empire serait une manière de glorifier le passé impérial.

“Il ne s’agit pas de faire comme si tout était Baden-Powell” 1, a-t-il dit.
Au contraire, il est question d’un mélange d’histoire économique, sociale,
politique qui remettrait l’histoire britannique en contexte.

Ses remarques coïncident avec la révision du curriculum d’histoire


demandée par Charles Clarke, le Secrétaire d’Etat pour l’Éducation. Monsieur
Clarke a dit être préoccupé par les plaintes déposées par des universités au
sujet du temps trop long passé par les élèves à entendre parler des Nazis et trop
court sur l’histoire britannique. »2

L’article est assez court (il est reproduit ici dans son intégralité) et rédigé sur un ton
relativement désengagé, comme s’il s’agissait d’un sujet qui n’est pas au cœur des
préoccupations du moment. Cela donne sans doute une première indication du fait que
l’auteur n’estime pas que la proposition de Ferguson relatée ici mérite réellement que l’on
s’y arrête. Du fait de ce non-engagement argumentatif, le propos tenu n’est pas simple à
interpréter. Il me semble qu’on peut le lire de trois manières. La première consisterait à
supposer que l’auteur, Richard Garner, trouve l’idée de Ferguson, selon laquelle parler du
passé impérial ne signifie pas nécessairement se gargariser de sa splendeur, convaincante
(il ne la critique à aucun moment ouvertement et rappelle le crédit de ce dernier avant de
rapporter ses propos : « selon l’historien de renom Professeur Niall Ferguson »). La
1
Il s’agit d’une figure romancée de la « douceur impériale » : mobilisé en Inde, il est le père du
scoutisme et est connu et célébré pour le « sauvetage » de Mafeking, une ville assiégée lors de la
guerre des Boers.
2
Richard Garner, « Call to put Empire at centre of GCSE history », The Independent, 5 juillet
2003.

267
seconde, qui me semble plus probable en raison des prises de position de Garner dans
d’autres articles écrits pour The Independent, serait qu’il tient ses distances vis-à-vis de la
proposition de l’historien. L’argument serait alors qu’en dépit des affirmations de Ferguson
faisant passer la nostalgie impériale pour de l’objectivité scientifique (après tout, il faut
enseigner l’histoire de l’empire parce que, c’est un fait incontournable, il s’agit du
« chapitre principal de l’histoire britannique à l’époque moderne »), le fait de vouloir
mettre l’accent dans le curriculum sur cette partie de l’histoire a des relents d’impérialisme
coupable (dans le texte, cette interprétation est possiblement nourrie par le fait que Garner
prend toujours garde à rapporter les propos de Ferguson avec des guillemets, en les
accompagnant de « selon lui » et de « a-t-il dit » sans jamais montrer le moindre signe
d’adhésion à ce dont il se fait le relais). La troisième interprétation possible est qu’en
rapportant les propos du « Professeur », avec lesquels il entretient d’une part de la distance
mais dont il ne conteste pas frontalement le bienfondé d’autre part, Garner est en fait en
train de dire quelque chose sans le dire : de contourner un silence de la discorde. Michael
Billig écrit, dans ses discussions des théories psychanalytiques freudiennes, que l’un des
procédés que les gens utilisent pour s’approcher d’un tabou tout en manifestant qu’ils
savent qu’il est là et qu’ils ne doivent pas le rompre consiste à nier quelque chose à propos
de soi-même. Il s’agit en fait d’avancer un propos tout en soulignant que nous savons qu’il
ne faut pas le tenir, notamment en soulignant que ce sont en fait d’autres personnes – bien
moins recommandables que nous-mêmes – qui ont osé franchir la barrière. Billig appelle
cela « l’effet du tiers »1. Cette interprétation peut être nourrie par les indices suivants :
après avoir rapporté les propos de Ferguson (accompagnés de ses titres universitaires qui
donnent malgré tout du crédit à ce qu’il raconte), Garner s’empresse de préciser qu’on doit
normalement opposer à ce genre de discours une critique (« vous êtes en train de glorifier
le passé impérial »), puis restitue la riposte argumentative faite par Ferguson, qui va du
reste dans le sens de « plaintes » qui ont été déposées par « des universités » – ce n’est pas
rien – quant au contenu du curriculum d’histoire dans le secondaire. Le tabou que ce
propos rend manifeste (et sans doute contribue à renforcer par la même occasion)
renverrait donc au fait de dire qu’il est souhaitable de réinvestir le passé impérial comme
dimension constitutive de l’âme britannique.

En fait, dans ces trois cas, Garner semble reconnaître (et suggérer sans l’argumenter)
que la bonne manière d’être britannique consiste à entretenir avec sa nation un rapport de
1
Billig, « La psychologie discursive, la rhétorique et la question de l’agentivité », art.cité. Voir
aussi : Billig, Freudian Repression: Conversation Creating the Unconscious, op.cit.

268
fierté mais surtout sans se la représenter de façon manichéenne, en considérant qu’il y a
dans ce que nous sommes et surtout ce que nous avons été des belles choses et des moins
belles. Et cela correspond à ce qu’Anne-Marie Fortier a montré dans une analyse de propos
tenus dans la presse quelques trois années avant celui qui est commenté ici. Il s’agissait de
réactions à la parution du rapport Parekh, qui pointait le racisme persistant de la « société
britannique ». Outragées, ces dernières avançaient que, étant fondamentalement
multiculturalistes (car on s’est bien qu’il faut faire de la place à la diversité culturelle),
nous ne pouvions pas être racistes. Les différents auteurs de ces articles promeuvent ainsi
ce que Fortier appelle une « politique de la fierté » : il s’agit d’enjoindre à se sentir fier
d’être Britannique au motif que c’est un modèle national inclusif et respectueux des
différences ethniques et culturelles. Cette nouvelle grammaire de la britannicité, qui
contournerait les apories du nationalisme à l’ancienne dont on rappelle qu’il doit être
moralement tenu à distance en tant que trop excluant et dominateur, inscrit au cœur de la
nation une « inhérente diversité et une mixité qui abolirait les différences. Le mélange est
alors un principe clé de la Grande-Bretagne multiculturelle et est largement acclamé en
tant qu’antidote à la ségrégation, aux politiques différentialistes et aux menaces que
représentent la violence raciste et les crimes haineux »1.

III. Réenchanter la nation par l’histoire scolaire, réinventer les


formules pour le faire…

Dans les trois à cinq années qui précèdent 2 les controverses en France et en
Angleterre, l’histoire enseignée est en partie investie comme l’un des champs de bataille
sur lesquels il faudrait s’engager pour reconquérir une fierté nationale bousculée. Mais cela
ne peut généralement pas être exprimé en ces termes et les registres dans lesquels il est
possible de le dire sont sensiblement différents selon que les discours sont prononcés/écrits
en France ou en Angleterre.

1
Anne-Marie Fortier, « Pride politics and multiculturalist citizenship », Ethnic and Racial Studies
28, no 3 (2005): 559-78, p.560.
2
Ainsi que dans les « temps morts » des premières années de la controverse en Angleterre, dont la
« polémicité » est nettement moins dense que dans le cas français : cf. infra le chapitre préliminaire
à la partie 2.

269
La montée en légitimité de normes de rapport au passé dans lesquelles les grands
récits nationaux doivent céder à la place à une multiplicité de voix, et notamment celles des
« victimes », se ressent dans les discours sur l’enseignement de l’histoire de deux
manières. Sur le fond, cela suscite des inquiétudes quant aux récits que l’on peut encore
écrire et transmettre sur « nous-mêmes ». Sur la forme, cela change les façons dont il est
acceptable d’exprimer ces inquiétudes. À côté des procédés de négation dont Billig a
rappelé, en discutant des travaux déjà menés en psychanalyse, qu’ils constituaient la
manière classique de passer sous silence certaines « opinions » (en indiquant que l’on n’est
pas en train de dire ce que l’on a l’air d’être en train de dire), il s’agira de souligner ici la
façon dont les actrices justifient le fait de s’approcher de tabous par la mention de causes
plus importantes encore, au nom desquelles il faut prendre tous les risques. Il en ressort
que les causes en question (ici, la sauvegarde de « ce que nous sommes ») paraissent
d’autant plus chères. En France comme en Angleterre, c’est d’atours dont personne ne
discute l’éclat que sont parées les formulations de propos inquiets nécessitant de dire des
choses qui frôlent le politiquement incorrect (cette notion étant relative : le politiquement
incorrect tel quel perçu par les actrices, dans les situations d’énonciation dans lesquelles
elles s’expriment). Simplement, les atours en question sont faits de tissus différents dans
chacun de ces deux pays : en France, c’est le recours à la laïcité qui pose le débat dans des
termes relativement indiscutables ; en Angleterre, c’est le registre de la multiculturalité qui
est mobilisé.

1. Au nom de la laïcité

Dans Sur l’enseignement de l’histoire, Laurence De Cock1 décrit comment la


« laïcité » est devenue courant des années 1990 une solution pour apaiser ce qui était
formulé, au sein de certaines sphères de l’institution scolaire (ou rattachées à elles), comme
des tensions inter-communautaires. C’est en enseignant le « fait religieux » que
commissions ministérielles et associations d’enseignants (pas toutes) estiment que les
religions auront le traitement distancié qu’elles méritent dans un cadre scolaire et que donc
la laïcité y sera préservée. Reprenant les travaux de Thomas Deltombe 2, De Cock note que
la formulation du couple problème-solution en ces termes correspond à un moment de
1
Laurence De Cock, Sur L’enseignement de L’histoire. Débats, Programmes et Pratiques Du
XIXème Siècle À Aujourd’hui, Libertalia (Paris, 2018), voir en particulier p.202-210.

270
confessionnalisation de la question migratoire. La laïcité apparaît alors massivement dans
les débats scolaires comme une espèce à protéger à tout prix. Elle est en effet un thème très
saillant des discours de la seconde moitié du corpus. J’en analyserai ici trois en parallèle
(tous des extraits de presse) car ils me semblent bien incarner à la fois la pluralité des
investissements de cette thématique (avec une gradation dans l’inquiétude dont elle est
entourée) et la révérence obligatoire qui lui est faite : le premier est publié dans Le Monde
en avril 20001, le second dans La Croix en octobre 20032 et le troisième dans Le Figaro en
février 20043.

1. Caractéristiques de l’auteur.e et disposition de l’article dans le journal.

Le Monde, Journaliste régulière du Monde (Nathalie Guibert), à l’époque spécialisée sur


2000 les questions d’éducation.
Article d’analyse substantiel (1040 mots) disposé dans les pages
« Education » du quotidien (p.12).
La Croix, Journaliste régulier de La Croix (Bernard Gorce), occupe la place suivante
2003 dans l’organigramme de l’époque : service « France », adjoint au chef de
service « laïcité ».
Article d’analyse-témoignages substantiel (1114 mots) publié dans la section
« Actualité » (p.4).
Le Figaro, La parole est donnée sous forme de tribune à un professeur d’histoire (Louis
2004 Chagnon) alors poursuivi en justice pour racisme.
Article témoignage substantiel (1200 mots) étiqueté « Éducation » mais
faisant la une du journal, avec multiples renvois à un dossier plus fourni en
p.11-12.

2. Cadrage opéré par le titre et/ou le chapeau.

Le Monde, Balise le propos comme étant l’analyse d’un phénomène sociétal qui

2
Thomas Deltombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France,
1975-2005, La Découverte (Paris, 2005).
1
Nathalie Guibert, « L’école fait face à une montée des revendications identitaires des élèves », Le
Monde, 15 avril 2000.
2
Bernard Gorce, « Quelle histoire enseigner à l’école ? », La Croix, 25 octobre 2003.
3
Louis Chagnon, « Est-il permis de parler de l’islam à l’école ? », Le Figaro, 6 février 2004.

271
2000 met en difficulté « nos » institutions et leurs représentants.

Titre : « L’école fait face à une montée des revendications identitaires


des élèves. »

Chapeau : « Dix ans après les premières affaires de « foulard », les


établissements sont confrontés à des demandes pressantes de la part des
élèves issus de l’immigration. Nourriture, insignes religieux, contenu
des cours : cette quête d’identité prend des formes diverses. Le débat sur
la laïcité est relancé. »

La Croix, 2003 Présente l’article avec davantage de reading-appeal, comme s’il


s’agissait d’assister à un âpre débat, dont on nous présente les jouteurs et
les lignes de tension.

Titre : « Quelle histoire enseigner à l’école ? »

Chapeau : « CONTROVERSES. Fait religieux, guerre d’Algérie,


victimes du goulag, génocides juif et arménien : l’enseignement de
l’histoire suscite parfois des polémiques et des controverses au lycée et
au collège. […] RELIGIONS. L’histoire du christianisme, qui a trouvé
sa juste place dans le secondaire, provoque ici et là des crispations chez
des enseignants de tradition laïque ou des élèves de culture
musulmane ».

Le Figaro, Le paratexte de l’article est très sobre, le titre, sa mise en valeur


2004 graphique (comme un titre de une) et l’absence de chapeau participent à
faire retentir la question indignée qui cadre l’article dans le paysage très
concurrentiel d’une une de journal.

Surtitre : « Éducation. Une tribune du professeur d’histoire accusé de


« racisme antimusulman ». »

Titre : « Est-il permis de parler d’islam à l’école ? »

272
3. Extraits analysés ci-après.

Le Monde, « LE FOULARD n’est plus le seul signe identitaire adressé à l’école par des enfants issus de l’immigration. Ecoles, collèges et
2000 lycées se trouvent depuis peu confrontés à une inflation de demandes d’apparence religieuse, très diverses, mais tout aussi
déstabilisantes pour l’institution que le voile musulman. Des collèges et lycées voient naître des regroupements, à la cantine ou
dans la cour, de jeunes de même religion ou de même origine, séparant juifs et musulmans, ou élèves d’origine marocaine et
turque. Des établissements notent « un retour massif » de la pratique du ramadan, au nom duquel les comportements
dérogatoires s’accentuent : absentéisme, refus de travailler en raison de la fatigue causée par le jeûne, voire prières dans les
couloirs. Des élèves demandent à leur proviseur d’introduire de la viande hallal aux repas de midi.[…]
Enseignants et chercheurs spécialistes de la laïcité voient aussi apparaître des contestations contre certaines sorties scolaires
comme le théâtre […] un enseignant confie qu’il n’ose plus faire une page de Voltaire sur l’athéisme. […] Ces incidents, s’ils ne
sont pas généralisés, plongent nombre de responsables éducatifs dans le désarroi. + tonalité mesurée de l’article
[… En rapportant les propos d’une enseignante :]
« Autant nous savons désormais traiter le voile avec les familles, autant, là, nous sommes en plein désarroi ». Son lycée a engagé
divers projets pédagogiques et lancé, avec enseignants et parents, une réflexion sur la laïcité. »
La Croix, « Chaque année, Annie Luget demande à enseigner à des classes de troisième. Ce n’est pas son choix, mais sa vocation.
2003 Professeur d’histoire-géographie depuis 1986 en Seine Saint-Denis et, cette année, à Paris, elle se passionne pour l’histoire
contemporaine au programme de la dernière année de collège. […] L’enseignante sait pourtant que la situation est devenue plus
difficile depuis quelques années [le journaliste se fait le relais de quelques incidents où le vocabulaire renvoyant aux procédures
judiciaires s’immisce complètement dans celui du monde scolaire]. Mais Annie Luget n’en est que plus attachée à sa mission.
« Ne jamais déroger à la réalité historique. Tout n’est pas relatif. On ne peut pas réécrire l’histoire comme on le veut. Le jour où
je n’oserai plus parler de la guerre d’Algérie par crainte des réactions, alors je me demanderai si je dois encore enseigner ».
Depuis une période assez récente, qu’Annie Luget fait coïncider avec le déclenchement de la seconde Intifada, l’enseignement
de l’histoire subit de plein fouet la montée des réflexes communautaristes en France. Il devient parfois délicat d’aborder le fait
religieux (lire p.6) et, surtout, les sujets d’actualité qui fâchent. C’est précisément pour désamorcer ces crispations que les
programmes scolaires avaient marqué un tournant il y a une vingtaine d’années en introduisant l’étude du monde
contemporain. »
Le Figaro, « Louis Chagnon, 49 ans, professeur certifié d'histoire et de géographie, est poursuivi en justice par le Mrap et la Ligue des

273
2004 droits de l'homme pour avoir dit à ses élèves de 5e du collège Georges-Pompidou de Courbevoie (Hauts-de-Seine), lors d'un
cours sur l'histoire de l'islam, qu'à une certaine époque de sa vie « Mahomet va se transformer en voleur et en assassin ». [… Le
journaliste détaille ensuite ce qu’il présente comme un acharnement institutionnel à l’encontre de Chagnon] Après révélation de
cette affaire, Le Figaro a reçu de très nombreuses lettres de soutien, notamment d'enseignants, à M. Chagnon. Un comité de
soutien a également été créé sur Internet (www.laic.info), qui entend défendre la laïcité à l'école.
[… Puis la parole est donnée à Chagnon :]
Pour ma part, j'estime que le respect commence par la réalité historique, même si elle peut paraître déplaisante. Il y a encore
quelques années, le professeur pouvait éveiller l'esprit critique de ses élèves sur l'islam, il est vrai sur un seul thème, celui de la
condition féminine.
[… S’en suivent des paragraphes qui présentent l’islam comme l’incarnation ultime de l’obscurantisme, et donc l’exacte
antithèse de la République, et qui critiquent de manière acerbe les manuels jugés complaisants avec cette confession rétrograde]
Est-ce que le manuel cache le massacre de la Saint-Barthélemy ? Bien évidemment non, les collégiens ont même droit à
une gravure représentant cet événement, montrant donc des meurtres d'hommes, de femmes et d'enfants par des catholiques.
Cela ne choque personne et aucun parent ne crie au racisme anticatholique. Les représentations de la violence ne concernent
donc que le monde occidental.
Nous en arrivons à une vision parfaitement manichéenne et fausse de l’histoire : le positif relève des civilisations extra-
européennes et le négatif relève toujours de l’Occident. Est-ce là de l’esprit critique ? Est-ce ainsi que l’on doit former les futurs
citoyens ? Les professeurs doivent-ils inculquer aux élèves le mépris de la civilisation qui a inventé la démocratie ? Pour ma
part, je me proclame fier d’appartenir à la culture occidentale où sont nés les droits fondamentaux du citoyen et que l’on ne
compte pas sur moi pour transmettre le mépris de cet immense héritage culturel et de ses valeurs. »

274
Tout d’abord, l’inquiétude apparaît bien dans ces trois extraits dans les évocations
diverses de la survenue dérangeante d’un phénomène qui n’était pas là avant. Guibert
insiste dans Le Monde sur un processus de délitement ayant pour cadre l’école : « le
foulard n’est plus le seul signe identitaire », « une inflation de demandes […]
déstabilisantes pour l’institution », « les comportements dérogatoires s’accentuent ». Gorce
fait de même dans La Croix en associant très explicitement le « début de la fin » avec un
calendrier extérieur à celui de l’éducation nationale, voire à celui de la nation tout court :
« Depuis une période assez récente, qu’Annie Luget fait coïncider avec le déclenchement
de la seconde Intifada, l’enseignement de l’histoire subit de plein fouet la montée des
réflexes communautaristes » ; « la situation est devenue plus difficile depuis quelques
années » ; « il devient parfois délicat ». Le témoignage de Chagnon est tout entier moulé
dans le registre du « c’était mieux avant », bien qu’il n’apparaisse explicitement dans les
extraits reproduits ici que lorsqu’il rappelle ces temps bénis et pas si lointains (« Il y a
encore quelques années ») où il était possible d’exercer la mission pourtant essentielle des
enseignants : « éveiller l’esprit critique de ses élèves ».

Ce que ces bouleversements mettent en danger renvoie dans les trois articles à une
forme de « nous » national bien que cela ne soit pas exprimé dans les mêmes termes. Dans
le premier, on peut d’abord noter qu’au lieu d’ancrer les témoignages dans les eaux
territoriales où ils ont été vécus (en nommant des personnes ou des lieux par exemple),
c’est l’institution scolaire, notre vieille et familière institution, que la vague identitaire
vient heurter, sinon endommager : « adressé à l’école », « déstabilisantes pour
l’institution », « des collèges et lycées voient naître ». Figure par excellence dans
l’imaginaire républicain du cadre de la communion nationale, sa mobilisation
départicularise le propos et semble inviter le lectorat à se sentir concerné. Il y a l’institution
scolaire, mais aussi les références au patrimoine culturel national qu’elle abrite : on peut
supposer, étant donné l’univers de sens que balise Le Monde et le registre analytique et
lettré dans lequel s’exprime l’auteure, que la mention du théâtre ou de Voltaire et de ses
prises de position sur la religion renvoient à des produits culturels rassembleurs et
émancipateurs. À ce compte-là, que des représentants du savoir légitime puissent avoir
peur d’évoquer cet héritage national-républicain résonne comme un signal d’alarme. La
dimension communalisante de cette éducation nationale colore d’autant plus le propos
qu’elle est diamétralement opposée à ce qui est présenté comme l’élément perturbateur de
l’histoire : les velléités identitaires de certains élèves. En effet, en contre-point du caractère

275
rassembleur de « l’école », il est des forces centrifuges qui menacent d’en désagréger
l’unité : « les enfants issus de l’immigration », dont les « origines » non françaises sont
rappelées à plusieurs reprises puisque, par la manière dont ils feraient entrer des
particularismes illégitimes dans l’institution scolaire, ils empêcheraient cette dernière
d’œuvrer à ses missions (référence aux « comportements dérogatoires » comme
« l’absentéisme », le « refus de travailler », « voire prières dans les couloirs », le « voire »
indiquant bien le caractère déplacé de ce genre de pratiques pour l’auteure).

Dans le second article, ce que l’on risque de perdre dans le bouleversement auquel il
est fait référence est à la fois plus discret et plus explicite. Il s’agit de ce que des « réflexes
communautaristes » (le suffixe accentue l’intentionnalité imputée à ceux qui auraient ces
réflexes) sont susceptibles d’abîmer : le vivre ensemble national. Pourtant, ce ne sera pas
faute de zèle du côté de ceux qui apparaissent dans l’article missionnés pour défendre ce
vivre ensemble et l’institution scolaire qui en est le temple. Annie Luget est par exemple
présentée dans un vocabulaire aux connotations sacrées qui ne manque pas de sel dans un
article qui rend hommage à la laïcité : « Ce n’est pas son choix, mais sa vocation »,
« professeur d’histoire-géographie en Seine Saint-Denis [ce qui peut être une manière de
dire qu’elle a la mission d’unification nationale portée par l’école républicaine chevillée au
corps], elle se passionne pour l’histoire contemporaine ». Et, face aux fissurations
nationales provoquées par les revendications identitaires de certains élèves, elle « n’est que
plus attachée à sa mission ».

Dans le troisième article, ce qui est « en danger » renvoie également à la


communauté nationale, mais appréhendée ici dans une perspective plus conservatrice.
L’horizon national (parfois irisé d’occidentalisme) de l’article est en partie rappelé hors des
extraits cités plus haut par de récurrentes allusions à « la civilisation qui a inventé la
démocratie » et « les droits fondamentaux du citoyen », à laquelle Chagnon se « proclame
fier d’appartenir ». Cette civilisation peut, si l’on suit les propos combinés du journaliste et
de Chagnon, se targuer d’être culturellement sophistiquée par rapport à « l’islam » qui lui
est continuellement opposé et encore défendue par des personnes qui l’aiment, elle, ses
valeurs (la laïcité) et ses dignes représentants (comme Chagnon, dont on rappelle la
légitimité académique à intervenir par la mention de ses titres scolaires ainsi que la
quantité de soutiens qu’il a reçus). Tout cela est présenté comme étant mis en grave péril
par la présence de musulmans (dont Chagnon décrit des pratiques qu’il estime rétrogrades
sans que cela n’ait de rapport avec le reste de l’argumentaire soutenu, si ce n’est à les

276
catégoriser dans une altérité à tenir à distance car incompatible avec « ce que nous
sommes »). Mais le problème est qu’ils n’agissent pas seuls (ils sont, aux dires de
Chagnon, une « ultraminorité »). La véritable menace qui semble planer sur l’école de la
République est en fait un ennemi intérieur, qui protège « les musulmans », ménage
indûment leur sensibilité en falsifiant l’Histoire, poursuit en justice des enseignants qui ne
sacrifient pas la noblesse de leur mission au politiquement correct et va même jusqu’à
présenter l’Occident chrétien comme Le responsable de la violence politique exercée ces
deux derniers millénaires. Ce dernier point est intéressant car il n’est pas tout à fait
assumable en ces termes ; ou plutôt, il est contradictoire avec le motif de scandalisation de
Chagnon, qu’il martèle tout au long de son témoignage : « le professeur d’histoire est là
pour transmettre la réalité historique, si gênante soit-elle ». Or, il semble ne pas pouvoir
s’empêcher de déplorer que « les représentations de la violence ne concernent […] que le
monde occidental » et ce parce que cela fait mal à « notre » ego national (si l’on peut se
permettre cet oxymore qui, je crois, dit bien la dette identitaire que les nationaux sont
condamnés à payer à la nation lorsqu’ils y ont été fortement et durablement socialisés). La
crainte de devoir renoncer aux récits qui jadis racontaient aux Français la grande aventure
humaine dont ils faisaient partie (cf. chapitre 2) se double d’une autre perspective
douloureuse. Il faudrait de surcroît assumer d’être le maillon défaillant dans la chaîne de la
transmission de ces récits : « les professeurs doivent-ils inculquer aux élèves le mépris de
la civilisation qui a inventé la démocratie ? » Ces glissements vers un refus de l’idée que la
patrie – dont Chagnon se pose comme un digne enfant – doive faire profil bas disent
quelque chose des blessures nationales qu’active le rapport au passé colonial et à son
enseignement. Ils disent aussi quelque chose de la difficulté à s’offusquer publiquement en
leur nom : le recours à la légitimité de la laïcité et des investissements du savoir
débarrassés de tout parti pris semble beaucoup plus assuré de succès argumentatif. Le
dernier paragraphe cité (qui n’est pas le dernier de l’article, ni d’ailleurs un paragraphe
comme dans l’extrait) est particulièrement frappant par l’enchaînement-emboîtement des
arguments qu’il donne à voir : on part d’une réaffirmation de la nécessaire impartialité de
l’historien (le manichéisme, qui conduit au faux, est alors un repoussoir) et, en passant par
un exemple des dérives vers lesquelles sont censées nous entraîner des lectures morales et
simplistes du passé (« le positif relève des civilisations extra-européennes et le négatif
relève toujours de l’Occident »), on arrive à la proclamation d’un parti pris manifeste.

277
Sans surprise étant donné les vertus qui sont accordées à la laïcité par rapport à
toutes les formes d’idéologisation de l’histoire qui « nous » menacent, les solutions
avancées dans les trois articles pour faire face sont un renforcement de la
rationalité/neutralité dans nos rapports à l’histoire scolaire. L’article de Guibert transmet
cette idée par la tonalité relativement mesurée qui lui est donnée, les rappels au calme
lorsque le lecteur pourrait s’indigner un peu trop fort (par exemple : « ces incidents, s’ils
ne sont pas généralisés »). L’auteure y fait mention de situations scolaires où la réponse
adaptée d’enseignants aux « revendications identitaires » des élèves a été de réfléchir
collectivement à la question de la laïcité. C’est aussi l’idée que véhicule l’article de La
Croix : à travers les mots d’Annie Luget, c’est un refus du renoncement qui est avancé
(« Ne jamais déroger à la réalité historique. Tout n’est pas relatif »). Et d’ailleurs, si jamais
un jour il n’est plus possible d’investir le passé avec le recul laïque et critique qui
s’impose, alors il sera temps, même pour les lieutenants les plus dévoués de l’école de la
république, de rendre les armes (« le jour où je n’oserai plus parler de la guerre d’Algérie
par crainte des réactions, alors je me demanderai si je dois encore enseigner »). Cet horizon
dépassionné et objectif est également convoqué dans le troisième article (qui l’incarne en
revanche assez peu, comme vu plus haut) comme issue aux dangers du communautarisme.
Toutefois, il y semble aussi remplir un autre office argumentatif : distinguer l’attitude
digne qu’il convient d’adopter – et que les français « du sérail » endosseraient fort bien –
lorsqu’on est confronté à des aspects « déplaisants » de « notre » passé : ne pas « crier au
racisme » à tout va et, surtout, ne pas considérer les tribunaux comme succursales des
débats historiques.

En substance, et même s’ils n’investissent pas la laïcité de la même manière, les trois
discours posent comme issue aux temps difficiles que vivrait la laïcité de tenir bon et de
proposer… encore davantage de laïcité. Ce faisant, ils se permettent de s’approcher assez
près de propos sur la prétendue non compatibilité des enfants de l’Islam aux normes
républicaines qu’il n’est plus exactement possible d’assumer comme tels (du moins sans
risquer des catégorisations comme ultra-nationalistes, voire suppôts de l’extrême droite) au
tout début du XXIème siècle.

278
2. Au nom de la multiculturalité

En Angleterre, à la même période, c’est le répertoire de la multiculturalité qui est


légitime pour investir la nation britannique1. Il ne jouit sans doute pas de la même aura
d’indiscutabilité que la laïcité en France. Nasar Meer et Tariq Modood soulignent
notamment les remises en question dont le « modèle » (sans doute davantage imaginé dans
son essentialité que réel) multiculturel fait l’objet suite à des émeutes qui ont lieu dans
quelques villes désindustrialisées du nord de l’Angleterre en 2001, puis des attentats du
métro de Londres en 2005. Des commentateurs qui devaient quelques années auparavant
exprimer leurs perspectives sur la « britannicité » en faisant a minima une révérence de
forme à la multiculturalité, peuvent au début des années 2000 en contester les fondements.
C’est le cas de Trevor Phillips (alors à la tête de la Commission pour l’Égalité et les Droits
Humains) qui déclare en 2004 que la Grande-Bretagne devrait « tuer le multiculturalisme »
dans la mesure où il « suggère la sécession »2. Le multiculturalisme demeure toutefois le
récit du vivre ensemble britannique aux notes les plus neutres en ce début de XXI ème siècle.
J’analyserai ici la manière dont il est mobilisé pour restaurer à la fois la nation et sa
transmission via l’histoire scolaire dans trois discours tenus dans des circonstances fort
différentes que je présenterai donc successivement. Les deux premiers sont prononcés par
des hommes politiques (Tim Collins, alors Shadow Education Secretary et Gordon Brown
lorsqu’il était encore Chancelier de l’Echiquier) : les investissements de l’histoire
enseignée comme support explicite la construction nationale sont surtout de leur fait dans
le corpus analysé ici. Ces deux discours sont des points de référence particulièrement
utilisés dans ceux qui commentent les questions relatives à l’enseignement de l’histoire et
méritent à ce titre que l’on s’y attarde. Le troisième est article de presse publié en 2007
dans un quotidien régional britannique à gros tirage et dont l’alignement politique est
conservateur : le Yorkshire Post. Il est signé par une journaliste indépendante, Jayne
Dowle, et sur laquelle j’ai peu d’informations en dehors de ce qu’elle raconte d’elle en
ligne et des autres articles qu’elle a écrits sur des sujets divers, avec un tropisme toutefois
vers ce qui a trait aux « modes de vie » (logement, intérieurs). Elle a exprimé dans des
articles plus récents que celui qui est analysé ci-après son soutien pour le parti

1
Nasar Meer et Tariq Modood, « The “Civic-rebalancing” of British Multiculturalism, and
Beyond... », in Challenging Multiculturalism. Europeans Models of Diversity, Edinburgh
University Press (Edinburgh: Raymond Taras, 2013).
2
Cité dans Ibid., p.78.

279
conservateur. Je m’arrêterai dessus dans la mesure où il est assez symptomatique des
manières dont les tabous sur les rapports « post-coloniaux » sont approchés discursivement
au moment de la controverse.

Le premier discours date de début 2005. Tim Collins le prononce à l’occasion de la


conférence nationale des écoles catholiques. Il commence par congratuler son audience
pour la bonne santé des écoles représentées et s’arrête en seconde partie de discours sur
l’histoire scolaire, « non pas parce que c’est le seul sujet d’importance, mais parce que la
manière dont il est enseigné pose des problèmes désormais trop graves pour que l’on
puisse les ignorer » :

« De récentes études ont montré à quel point l’ignorance est profonde


parmi tant d’élèves au sujet de notre histoire. Presque un tiers des 11-18 ans
pense qu’Oliver Cromwell a combattu à la Bataille d’Hastings. Moins de la
moitié sait que le navire de l’amiral Nelson à Trafalgar s’appelait le HMS
Victory. 30% ne sait pas que la première guerre mondiale s’est déroulée au
20ème siècle. Et, plus alarmant que tout : tandis qu’un nombre très important de
Britanniques de tous âges s’arrêtent aujourd’hui pour se recueillir sur les
terribles leçons que nous enseigne la Journée de la Mémoire de l’Holocauste,
apparemment 10% de nos concitoyens croient qu’Hitler était un personnage
fictif et non réel.

[…]

Certains diront : pourquoi faire de l’histoire un cas à part ? Pourquoi


est-ce que ça compte ? Pourquoi ne pas laisser la connaissance du passé
devenir optionnelle plutôt qu’essentielle ?

À ceux-là je réponds ceci : rien n’est plus important pour la survie de la


nation Britannique qu’une compréhension par sa jeunesse de notre héritage
partagé et de la nature des combats, à l’étranger et sur le sol national, qui ont
garanti nos libertés. […] Une nation qui perd de vue son passé ne peut plus
s’attendre à apprécier son futur. C’est pour cela que nous devons remettre
l’histoire là où elle doit être : au centre de la vie de nos écoles.

La valeur et la beauté de l’histoire n’est pas qu’elle enseigne une


version du monde ou une perspective sur les événements qui adviennent – mais
qu’elle nous permet à tous, jeunes et vieux, de se plonger dans le débat et de

280
comprendre comment les points de vue différents ont toujours fait partie de
nous.

S’il y a cependant une vérité universelle que nous enseigne l’étude du


passé, c’est sans doute celle-ci : ceux qui croient réalisent toujours de plus
grandes choses que ceux qui ne croient pas. Ceux qui ont foi en Dieu, en eux-
mêmes et dans leur potentiel iront toujours plus loin. Et les communautés sont
plus unies lorsque leurs différences de croyance sont accueillies [embraced] et
non supprimées. »1

On peut noter pour commencer que Tim Collins fait ici état d’une « crise ». Il inscrit
les problèmes qu’il dénonce dans un processus de dégradation sur lequel il serait urgent
d’ouvrir les yeux : ce sont des problèmes « désormais trop graves pour que l’on puisse les
ignorer », que de « récentes études » ont mis à jour. Hors extrait cité, il oppose à
différentes reprises la situation enviable qui prévalait « dans le temps » à un
« aujourd’hui » où, « malheureusement », des choses importantes se sont perdues. Il s’agit
d’une connaissance de ce que nous fûmes, dont les vertus seraient qu’elles nous feraient
croire en nous, en notre potentiel en tant que nation. Collins enfile ainsi une série
d’exemples de ce que les élèves ne savent plus avec une relative sobriété : on peut
supposer que, pour lui, le niveau « basique » des connaissances en question interpellera de
lui-même le lecteur quant à la gravité de la situation. Ces connaissances renvoient à un
ensemble de grands hommes (héros ou au contraire incarnations de l’horreur ici-bas) et
événements de l’histoire insulaire et européenne de la Grande-Bretagne. Savoir « qui nous
sommes » ne semble donc pas ici impliquer de s’intéresser au passé impérial ni activer une
saillance particulière des relations avec les « minorités ethniques » vivant sur le territoire
britannique. En fait, la question du vivre ensemble des communautés culturo-
confessionnelles qui composent la nation affleure de façon intéressante pour légitimer
l’affirmation de la communauté chrétienne britannique. Contrairement aux discours tenus
en France sur la mise en danger de la nation par l’expression en son sein de cultures qui lui
seraient incompatibles, Collins n’identifie pas de coupables. Dans l’hypothèse où la norme
multiculturelle aurait une assise particulière, que rien dans le discours ne permet de rejeter,
il serait en effet politiquement glissant de se lancer dans une mise à l’index de groupes qui
incarnent cette diversité culturelle avec laquelle on se raconte vivre en bonne intelligence.
Mais cette mobilisation du thème de la nation qui invite chacun à vivre ses appartenances
comme bon lui semble (« comprendre comment les points de vue différents ont toujours
1
Tim Collins’ speech, National Catholic Heads conference, 27 January 2005, ma traduction.

281
fait partie de nous » ; « les communautés sont plus unies lorsque leurs différences de
croyances sont accueillies et non supprimées ») arrête le regard en ce qu’elle vise à
réaffirmer la légitimité de la culture dominante. En d’autres termes, la multiculturalité sert
ici de support à l’expression d’une fierté nationale nécessaire à une époque où la nation
s’étiole par la perte de vue de « notre patrimoine partagé ».

L’investissement que fait Gordon Brown de la multiculturalité dans l’extrait qui suit
est différent puisque la question du rapport inter-communautaire est ici au cœur du propos.
Cependant ce thème y rend également possible l’expression d’une fierté nationale qui ne
soit pas assimilable aux nationalismes d’extrême droite. Du reste, le contexte d’énonciation
est différent : Brown revient, à l’occasion de la conférence du Nouvel an du thinktank de
centre gauche Fabian Society, quelques mois après les attentats de Londres (juillet 2005).

« Si on prend le temps de s’arrêter et de regarder en arrière, il apparaît


évident que, pour être à la hauteur des enjeux auxquels doit faire face notre
pays – notre relation avec les États-Unis, l’Amérique et le reste du monde,
comment nous nous équipons pour la mondialisation ; la conduite future de
changements constitutionnels ; l’alimentation d’une citoyenneté moderne ;
l’avenir du gouvernement local et du localisme ; et, bien sûr, nos relations
inter-communautaires et le multiculturalisme et, depuis le 7 juillet, l’équilibre à
trouver entre diversité et intégration, jusque dans la forme de nos services
publics – nous devons avoir une idée claire de ce qu’être Britannique veut dire,
de ce que l’on estime dans le fait d’être Britannique, de ce qui nous donne un
but en tant que nation.

[…]

Considérez aussi la question de l’unité du Royaume-Uni et des parties


qui le composent. Alors que nous avons toujours été un pays composé de
différentes nations et de ce fait de plusieurs identités – un Gallois peut être
Gallois et britannique, tout autant qu’un homme ou une femme des
Cornouailles peut être Cornish, anglais et britannique – et peut-être musulman,
pakistanais ou afro-caribéen et Cornish, anglais et britannique – il y a toujours
un risque, lorsque les gens se sentent en insécurité, qu’ils se relient sur des
identités plus exclusives, ancrées dans des conceptions du sang, de la race et de
l’identité du 19ème siècle – nous les Britanniques devrions nous sentir plus forts

282
et célébrer une identité britannique qui est plus grande que la somme de toutes
ses parties et une union qui est forte parce qu’elle repose sur les valeurs que
nous partageons. […] Et nous ne devrions pas reculer devant notre histoire
nationale – nous devrions plutôt lui donner une place plus centrale dans notre
éducation. Je propose que l’histoire britannique [dont il rappelle longuement
précédemment qu’elle est inclusive et diverse] acquière une place proéminente
dans les programmes – pas seulement des dates, des lieux et des noms, ou
encore un ensemble de faits épars – mais un récit qui englobe notre histoire. »

Tout au long de son discours, Gordon Brown indique qu’il situe son propos comme
une parenthèse réflexive ouverte pour s’extraire d’un moment critique et s’interroger
collectivement sur la meilleure façon d’y réagir. Hors des passages reproduits ici, il
identifie notamment deux sources de déstabilisation contre lesquelles il faut lutter et qu’il
renvoie dos à dos : les poussées de fièvre identitaire dont l’une des expressions les plus
dramatiques a été les attentats de juillet 2005 d’un part ; un repli excluant sur une identité
nationale à l’ancienne face à ces attaques d’autre part. Sa proposition alternative est un
réenchantement de la nation sous les auspices de la diversité culturelle – puisque c’est la
grande force des Britanniques que de savoir unir les particularismes sous un même Union
Jack. Le propos a une saveur particulière dans la bouche de Brown, qui se construit à ce
moment une image publique de représentant, en tant qu’Écossais, des poupées gigognes
identitaires qui caractérisent et sont chapeautées par la Grande-Bretagne 1. Dans ce schéma,
l’histoire ne doit pas seulement enseigner la diversité dont nous sommes faits mais aussi la
fierté que nous pouvons en retirer. Plusieurs formulations renvoient à cette fierté dans
l’extrait : « nous les Britanniques devrions nous sentir plus fort et célébrer une identité
britannique qui est plus grande que la somme de toutes ses parties… », « nous ne devrions
pas reculer devant notre histoire nationale… ». Mais donc cette fierté nationale n’est
exprimable que dans la mesure où elle s’affranchit d’une taxe de multiculturalité sans
laquelle elle ne serait sans doute pas tenable. La référence aux versions rétrogrades,
exclusives et racistes de l’identité qui prévalaient « au XIXème siècle » indique en effet que
Brown souhaite avancer sa proposition de britannicité en prenant soin de l’expurger de tout
soupçon de nationalisme à l’ancienne (ou d’un non-respect d’une norme de
multiculturalité).

1
Gilles Leydier, « Gordon Brown, chantre de la britannicité », Observatoire de la société
britannique [En ligne] 5 (2008): 239-56.

283
L’extrait suivant provient d’un article qui est publié un peu plus tard, à un moment
où la controverse reprend juste en vigueur1. Il fait suite à la parution du rapport Ajegbo,
commandité par ce qui s’appelait alors le Department for Education and Skills suite aux
attentats de Londres commentés plus haut par Brown. Je m’y arrêterai plus longuement
pour mieux mettre en évidence les procédés par lesquels peut s’exprimer une parole qui
s’aventure vers un tabou tout en signifiant que celui-ci est bien pris en considération.

« D’où je viens maman ? » n’est pas une question à laquelle il est facile
de répondre, même au meilleur des moments. Aujourd’hui, c’est plus délicat
que jamais. On ne veut plus venir de Grande-Bretagne2.

[S’en suit une présentation, chiffres de la British Social Trends Survey à


l’appui, de la situation : depuis quelques années, les gens définissent moins
volontiers leur nationalité comme étant britannique. Sauf à l’étranger où,
d’après l’expérience de l’auteure, le label « british » a plus de charme que sur le
sol national. Elle pose ensuite que ces tendances rejoignent les résultats que
« Sir Keith Ajegbo » vient de remettre au gouvernement il y a peu.]

Le rapport Ajegbo a été mandaté par le gouvernement suite aux attentats


du 7 juillet 2005, dans un contexte de craintes concernant l’extrémisme
religieux qui prospèrerait dans nos universités. L’idée était que l’extrémisme
pourrait être évacué si l’on pouvait incluquer aux enfants âgés de 11 à 16 ans
des concepts « britanniques » tels que « la justice » et « la tolérance ». Comme
l’a découvert Sir Keith, ce n’est pas aussi simple que ça. Sa recherche suggère
que le présupposé largement partagé selon lequel l’éducation à la
« citoyenneté » devrait servir à intégrer les enfants noirs et asiatiques dans la
société est erroné.

Les enfants blancs habitant dans des communautés ethniquement mixtes


[mixed-race] se révèlent souffrir autant, si ce n’est plus, de « catégorisations »
et de « discriminations » que les enfants des minorités ethniques. Cela
compromet sérieusement leur façon d’envisager ce que veut dire être
britannique.

1
Jayne Dowle, « Britain’s new identity crisis needs a grassroots solution », Yorkshire Post,
25/01/2007.
2
J’ai traduit « Britain » par Grande-Bretagne bien que cela n’ait pas le même sens, faute
d’équivalent en français. La traduction est déjà un acte d’interprétation, avec tout ce que cela
implique en termes de choix discutables. J’ai précisé entre crochets le terme original lorsque
j’estimais ma traduction trop imparfaite.

284
Le rapport cite l’exemple d’une fille blanche en début d’adolescence qui,
après avoir entendu que d’autres élèves venaient du Congo, du Portugal, de
Trinidad et de Pologne, a conclu qu’elle « ne venait de nulle part ».

J’espère que c’est une jeune fille gentille [nice] qui sait réfléchir et voir
plus loin que les tribulations mesquines de la cour de récréation. Si elle ne l’est
pas, il y a là un embryon de Jade Goody 1, mettant en sourdine sa frustration
jusqu’à ce qu’elle se déverse un jour sur un « étranger » malchanceux qui
croisera son chemin.

[Les deux paragraphes suivants reprennent des propos tenus par Trevor
Phillips, dont il est précisé qu’il est le président de la Commission pour
l’Egalité et les Droits Humains, au sujet de la « classe ouvrière blanche qui vote
pour le British National Party » : ces derniers croient « sincèrement » qu’ils
sont discriminés sur la base de leur couleur.]

Cela [la polarisation de « nos communautés » dont il vient d’être


question] pousse aussi les individus à se retrancher en eux-mêmes et dans le
passé, définissant leur position dans des termes de plus en plus liés à la classe
plutôt qu’à la nationalité. Même si la proportion de ceux qui se croient être de
la « classe ouvrière » a diminué de 64 à 57 pour cent, beaucoup de gens
continuent de se décrire comme étant de la « classe ouvrière » sur la base de
leurs origines et de leur éducation [upbringings], même s’ils ont aujourd’hui
des emplois de « classe moyenne », comme enseignants ou comptables.

L’obsession actuelle de la nation avec la généalogie est un


symptôme de cette dislocation sociale et culturelle ; jamais un
programme de télévision n’a eu un titre aussi pertinent que Qui crois-tu
que tu es ? Nous cherchons tous la réponse et, incapables de la trouver
dans la vie moderne, nous fouillons l’histoire pour la trouver.

Dans cet article, l’auteure me semble passer sous silence une affirmation, en raison
de son coût social au sein de l’espace de discussion dans lequel elle s’exprime, dont on
peut toutefois déceler la présence : à cause des Autres que sont les minorités ethniques
vivant au Royaume-Uni, nous les britanniques du sérail – c’est-à-dire les blancs qui
sommes depuis plusieurs générations born & bred dans ce pays – sommes déstabilisés
dans notre identité et c’est grave.
1
Candidate d’émission de téléréalité impliquée en 2007 dans une polémique pour les propos
racistes qu’elle a tenus à l’encontre de l’une de ses collègues.

285
Un pas en avant, trois pas en arrière

Commençons par la fin de cette affirmation, puisque c’est l’un des premiers
éléments amenés dans l’article. L’idée qu’il « se passe quelque chose de grave » apparaît
dès le paragraphe d’accroche par la mise en tension du caractère critique du moment que
« nous » traversons. Il se distingue de jours plus sereins où le sujet qui est au cœur de
l’article, l’identité, n’était pourtant déjà pas « facile » à traiter. Mais, précisément, cela est
davantage suggéré qu’affirmé. Le titre fait état d’une « crise identitaire », termes qui
peuvent renvoyer à des situations de perte de repères, qui génèrent des craintes quant à la
disparition/altération de ce qui était connu. Et on pourrait très bien imaginer que l’entrée en
matière qui suit ce titre continue dans ce registre, voire le développe ; pourtant ce n’est pas
le cas. L’auteure formule plutôt l’idée que « quelque chose ne va pas » en lui attachant
quelques amarres pour l’empêcher de dériver vers ses dimensions émotionnellement
mobilisatrices de crainte/peur/panique. Elles consistent d’abord à ne pas dire de quoi sont
faits la difficulté qu’il y aurait à répondre à la question « d’où je viens maman ? » ou le
caractère « délicat » [awkward] de l’opération « aujourd’hui ». Ensuite, elles attachent la
discussion tenue dans l’article à un registre de la complexité plutôt que de la
scandalisation : on va parler de l’érosion de la fierté nationale, mais sans pousser des cris
outragés et insultants comme pourraient le faire des individus peu fréquentables 1. Ce
registre aseptise d’autant plus le propos qu’il a pour support une situation loin de
l’agitation du monde politique spécialisé, une situation tout ce qu’il y a de plus routinier et
sympathique : un enfant qui s’interroge et s’en remet à sa mère pour obtenir une réponse.

L’auteure reprend dans la suite de l’article de différentes manières l’argument sur le


caractère insatisfaisant de la situation commentée, mais toujours en recourant aux
contrastes pour indiquer les plots qui balisent la frontière entre le dicible et le non dicible.
Par exemple, elle suggère, lorsqu’elle expose les conclusions du rapport Ajegbo, qu’il y a
de quoi s’inquiéter parce que quelque chose d’important est en jeu. Ainsi, « cela
compromet sérieusement » attire l’attention sur le fait qu’il y a là une aspiration légitime
qui est empêchée à un niveau préoccupant et oriente la lecture du paragraphe suivant,
présenté comme un exemple de ce qui vient d’être énoncé. On peut donc supposer que la
« chute » de l’exemple en question (la petite fille a dit venir « de nulle part »), que
l’auteure ne se risque pas à commenter davantage, est censée être appréhendée comme un
1
Meer et Modood, « The “Civic-rebalancing” of British Multiculturalism, and Beyond... »

286
élément posant problème. Mais le propos est immédiatement suivi d’un scénario étrange,
qui me paraît signaler les postures auxquelles l’auteure ne veut pas que son discours soit
assimilé. On lit dans ce paragraphe un peu de ce qui n’était pas dit dans le silence qui
ponctuait le « venait de nulle part » : ce que cette enfant a dû vivre à l’école pour en arriver
à des conclusions aussi préoccupantes sont des « tribulations mesquines de la cour de
récréation ». Ce qui dit à la fois qu’il y avait motif de vexation/souffrance dans ce
brouillage identitaire provoqué par le contact avec des « Autres » et que la bonne attitude à
adopter est néanmoins de ne pas se laisser atteindre (chaque mot évoque à sa manière le
filet de bave batracien auquel serait bien avisée d’échapper… la blanche colombe). Cette
petite pour laquelle on est invités à avoir de l’empathie, voire, dans les mésaventures de
laquelle on est censés se reconnaître, pourrait aussi se transformer en épouvantail si elle
suivait l’une des voies que semble pour l’auteure ouvrir logiquement ce qu’elle a vécu à
l’école. L’épouvantail, c’est la figure de Jade Goody, qui incarne à l’époque un racisme
publiquement dénoncé. En convoquant cet épouvantail, l’auteure fait exister la no-go zone,
le tabou que serait un racisme assumé (ou presque : la giclée de « frustration » qui pourrait
un jour se déverser sur cet « étranger malchanceux » n’a pas l’air tout à fait maîtrisée).

En fait, en lisant le propos de l’auteure, ou l’interprétation qui en est faite ci-dessus,


on peut contester l’idée que cette dernière refoule une forme de racisme au motif qu’elle
nous paraît, au contraire, avoir les deux pieds dans la zone à risque qu’elle est censée tout à
la fois signaler et éviter. Mais cela révèlerait sans doute surtout l’inadéquation entre
l’étendue qu’est susceptible de couvrir la zone pour un chercheur en sciences sociales et la
matérialité qu’elle revêt pour la journaliste. Autrement dit, elle est allée déjà trop loin par
rapport à ce qu’un social scientist trouvera plausiblement dérangeant. Cette inadéquation
est une invitation à réfléchir davantage à ce que sont des « tabous ». Billig prend l’exemple
du langage qui est un code largement répandu (quoiqu’il ne soit pas uniforme) pour
illustrer les activités de répression de mauvaises façons de dire 1. Le propos de Zerubavel
porte quant à lui implicitement sur le silence de choses qui se sont vraiment passées : des
scandales politiques ou des viols notamment. Son argumentaire commence, termine et
transite par un conte éclairant, qu’Hans Christian Andersen a rendu célèbre : Les Habits
neufs de l’Empereur. Et il insiste sur ce point, la réalité est bien là, imperturbable derrière
les écrans de fumée que nous produisons activement pour nous en épargner la vue :
l’empereur est nu. Or, le cas qui nous occupe ici rappelle que les tabous sont
1
Dans l’article qui synthétise son argument en tout cas : Billig, « La psychologie discursive, la
rhétorique et la question de l’agentivité », art.cité.

287
fondamentalement des lectures culturellement produites de la réalité. Ils peuvent à ce titre
être beaucoup plus localement partagés et les silences être des façons de rendre un discours
acceptable dans des espaces de discussion tout à fait circonscrits. La compréhension de ces
codes sociaux dans leur contenu et leur portée procède d’allers-retours entre ce qui est
repérable dans les discours qui les font exister et ce que d’autres travaux ont pu montrer à
ce sujet. Ici, même si c’est loin de nous donner tous les éléments permettant de comprendre
ce qui serait, pour la journaliste, illégitime en matière de racisme, c’est l’office que
remplissent les études précédemment citées sur l’investissement de la norme
multiculturelle dans les milieux conservateurs britanniques au cours de la décennie 2000.

Au nom de ce que l’on partage

Après avoir posé un diagnostic sur les déboires de la britannicité, l’auteure présente
les « résultats » d’une enquête – celle qu’a conduite Keith Ajegbo – pour avancer un
argument qui ne manque pas d’interpeller (sans doute d’autant plus lorsqu’on a lu
l’enquête en question). En avançant derrière la figure légitimante de « Sir Keith Ajegbo »,
l’auteure pose qu’en matière de discriminations raciales, on s’est trompés de victimes. Ce
ne sont pas les « enfants noirs et asiatiques » qui ne savent plus qui ils sont mais les petits
blancs du cru. Ils apparaissent ici en péril identitaire d’abord parce que personne ne pense à
s’inquiéter de leur sort et ensuite, parce qu’ils « souffrent ». Sans que cela soit formulé
ainsi (l’auteure préfère recourir au registre de la neutralité/objectivité scientifique,
mentionnant la « recherche » qui aide à démentir les raisonnements trop « simples » et les
« présupposés »), les « minorités ethniques » sont donc ici en cause a minima parce
qu’elles absorbent toute l’attention publique sur la question des repères identitaires. Le
paragraphe suivant va un peu plus loin, toujours sous couvert scientifique (c’est l’enquête
qui « révèle »), dans la mise en cause des « minorités ethniques ». En effet, ce sont les
« enfants blancs habitant dans des communautés ethniquement mixtes » qui, en fait,
souffrent « autant, si ce n’est plus, de ‟catégorisations” et de ‟discriminations” que les
enfants des minorités ethniques ». C’est une manière de suggérer que les coupables sont les
minorités ethniques en question, ceux-là même qui font l’objet ou réclament la prévenance
quant aux « catégorisations » et aux « discriminations » (l’interprétation repose notamment
sur l’usage des guillemets). Pointer sans y aller dans la direction d’un racisme anti-blanc
me paraît être le moment de l’article où l’auteure frôle de plus près le tabou autour duquel
elle tourne. On peut dire qu’elle s’en est tout de même approchée de près mais elle le

288
justifie au nom de la gravité du sujet. Dans la suite de l’article notamment, elle revient sur
ce qui est en jeu dans les déstabilisations identitaires dont elle parle.

Après avoir dit, à travers les mots de Trevor Phillips, que les communautés de
Grande-Bretagne se « polarisaient » sur des bases « ethnique » et « religieuse », elle
revient sur la « communauté » dont on oublie trop souvent de se préoccuper : les
britanniques blancs. Elle commence par décrire une situation d’anomie (suggérée par les
« individus » qui sont contraints de se « retrancher en eux-mêmes ») et présente comme
illustration ou point d’orgue de cette tendance inquiétante le fait que les gens se définissent
par leur classe plutôt que par leur nationalité. La manière d’insister ensuite sur le caractère
reconstruit, illusoire, inventé, de cette identité indique que personne ne doit être dupe de ce
réagencement identitaire : ce que l’on perd à ne plus être des nationaux ne saurait être
remplacé par des attaches de classe. Qu’advient-il alors de « nous » ? « Nous » c’est-à-dire
ceux qui peuvent se reconnaître dans cette « nation » qui « nous » incarne et sublime ;
c’est-à-dire pas les Autres, les « minorités ethniques » dont il était question avant,
puisqu’eux n’ont pas de problèmes identitaires. « Nous » sommes frappés d’une maladie
grave (qu’indique le vocabulaire de la pathologie : « symptômes », « obsession ») : la
« disloquite ». Parce que nos repères nationaux sont brouillés, nous ne sommes plus en
mesure de répondre à la question fondamentale « qui suis-je » ?

Or, il me semble qu’il y a là un moment de justification, qui fait écho à d’autres dans
le texte, des frôlements du tabou. Pour Zerubavel, l’un des ressorts principaux de la force
des tabous est la plus ou moins grande proximité que l’on entretient avec les personnes
concernées : « après tout, plus on est socialement “proches” [de ceux qui entretiennent la
conspiration de silence], plus on fait confiance et donc plus on a de chances de se retenir de
parler ouvertement les uns avec les autres »1. La superposition des enjeux de proximité et
de confiance ne me paraît pas la plus opératoire (on peut se sentir proche pour d’autres
raisons que parce qu’on fait « confiance », par exemple parce qu’on a des intérêts en
commun), en particulier dans le cas cité ci-dessus. Par contre, la proximité est un fil
intéressant à tirer. Visiblement, contrairement au moment où l’auteure parle des minorités
ethniques dont on se préoccupe trop souvent, elle exprime ici une identification forte avec
les personnes malades d’être entravées dans le plein ressenti de leur fierté nationale. Alors
que l’article regorge de moments où elle identifie nommément les personnes ou groupes
dont elle rapporte les propos ou postures, on glisse ici d’un « la nation » à la figure

1
Zerubavel, The Elephant in the Room. Silence and Denial in Everyday Life., p.54, ma traduction.

289
indistincte de l’individu national à qui la question « Qui crois-tu que tu es ? » ne manquera
pas de parler, à… « nous tous ». En fait il y a deux éléments qui se recoupent et se
renforcent : l’auteur exprime un fort attachement à ce qui concerne « la nation » et la
question identitaire est un sujet grave. Comme pour discuter des contours que pouvait
avoir, pour l’auteure, le tabou lié au racisme, on peut ici s’intéresser à ce qui a été dit de la
symbolique attachée à la nation. Le nationalisme banal, « par bien des aspects » est
l’exemple-type que donne Michael Billig des silences de la concorde (présumée), de ces
sujets dont il n’est pas besoin, en routine, de dire à quel point ils sont normaux et
importants tellement cela va de soi. Une interprétation possible du silence tel qu’il est
acté/parlé dans cet article serait donc qu’au nom de ce que l’on croit avoir de plus cher et
de plus partagé, il est possible de s’approcher très près d’une transgression de codes
langagiers et donc des représailles qui sont normalement associées à ce genre de
dissidence. Dit autrement : au nom de ce qui est investi comme un élément stable de
concorde, il est possible d’étouffer la discorde attachée à des propos au potentiel
polémique. Cela complèterait les logiques de répression rappelées par Billig et travaillées
plus haut, qui procèdent de la négation. Ainsi, on peut approcher une zone à risque en
disant qu’on ne le fait pas, ou pas autant que d’autres, mais aussi en brandissant une
bannière communalisante derrière laquelle il est attendu que l’on marche sans poser de
questions.

Conclusion
Ce chapitre de transition entre le temps long de la construction des enjeux attachés à
l’enseignement de l’histoire (de la colonisation / esclavage) et le temps court du
déroulement des controverses de la décennie 2000 à leur sujet avait pour but d’appréhender
la conjoncture potentiellement particulière dans laquelle ces dernières ont eu lieu. Il
s’agissait d’interroger la validité de l’hypothèse qui a été émise sur l’existence de
« moments critiques » au cours desquelles « ce que nous sommes » fait l’objet
d’investissements inquiets et où, alors, spéculer sur l’histoire scolaire devient un moyen de
se rassurer. L’analyse du corpus de discours publics rassemblés ici (qui peut se discuter)
montre qu’il y a effectivement à l’aube du XXI ème siècle une forme de saillance particulière
d’inquiétudes identitaires. Ce sui est pointé dans les discours de manière plus ou moins
feutrée comme étant en danger renvoie aux piliers symboliques de la figure de « l’héritier »

290
conceptualisée par Sophie Duchesne à partir d’entretiens avec des personnes ordinaires sur
la manière dont elles concevaient leur citoyenneté : « En s’identifiant à un groupe,
l’héritier emprunte à l’histoire le sens de sa propre existence. Celle-ci est prévue, préparée
par les générations précédentes. En tant qu’élément de l’ensemble, « élément du puzzle »,
il est indispensable. Tant qu’il participe de la préservation, de la transmission d’un capital
historique, artistique, culturel d’une infinie richesse, il n’a pas à s’interroger sur la valeur
de sa contribution individuelle. Le groupe lui procure donc non seulement la quiétude qui
vient de la certitude qu’on est là pour quelque chose, mais aussi la promesse de l’éternité.
De même qu’il entretient, par sa propre existence, le souvenir des morts, de même qu’il
justifie les efforts qu’ils ont fournis en entretenant l’héritage, l’individu identifié à une
communauté croit qu’après lui ses descendants entretiendront son souvenir, perpétueront
son existence en reprenant à leur compte ce qu’il aura lui-même accompli. En tant que
membre de la nation, le citoyen apparaît tout-puissant. La chaîne des générations prolonge
son existence au-delà de la naissance et de la mort, en amont, dans le désir de ses
ascendants, et en aval, dans la mémoire de ses descendants ; l’unité de la communauté le
remplit de la puissance du groupe. Au milieu des siens, il est « chez lui ». Il est en sécurité
car tout lui est connu. » 1

Tout le monde ne s’en offusque pas de la même manière mais les discours de la fin
du corpus expriment une inquiétude face à ce qui est présenté comme l’altération de ces
repères. Ces derniers sont d’ailleurs d’autant moins malléables que s’ajoutent à la stabilité
que promet leur qualité de repère un contenu sur la stabilité – l’éternité même – de la
communauté à laquelle les gens sont enjoints à appartenir. En revanche, l’expression de
cette inquiétude est « rendue plus compliquée » par les tabous dont on a vu dans le chapitre
précédent qu’ils avaient été installés sur l’histoire d’événements dramatiques comme l’a
été l’esclavage. Si on peut imaginer que le sujet se gorge dès lors d’une conflictualité
potentielle d’autant plus marquée, il faut encore comprendre comment on passe de cette
potentialité à la réalité. C’est l’enjeu de la seconde partie.

1
Sophie Duchesne, Citoyenneté à la française, Presses de Sciences Po (Paris, 1997), p.200-201.

291
Deuxième partie : Des accords majeurs,
désaccords mineurs ?

292
« Andromaque : La guerre de Troie n’aura pas lieu, Cassandre !
Cassandre : Je te tiens un pari, Andromaque.
Andromaque : Cet envoyé des Grecs a raison. On va bien le recevoir. On va bien lui
envelopper sa petite Hélène, et on la lui rendra.
Cassandre : On va le recevoir grossièrement. On ne lui rendra pas Hélène. Et la guerre de
Troie aura lieu.
[…]
Andromaque : Cela ne te fatigue pas de ne voir et de ne prévoir que l’effroyable ?
Cassandre : Je ne vois rien, Andromaque. Je ne prévois rien. Je tiens seulement compte de
deux bêtises, celles des hommes et celles des éléments.
Andromaque : Pourquoi la guerre aurait-elle lieu ? Pâris ne tient plus à Hélène. Hélène ne
tient plus à Pâris.
Cassandre : Il s’agit bien d’eux !
Andromaque : Il s’agit de quoi ?
Cassandre : Pâris ne tient plus à Hélène ! Hélène ne tient plus à Pâris ! Tu as vu le destin
s’intéresser à des phrases négatives ?
Andromaque : Je ne sais pas ce qu’est le destin.
Cassandre : Je vais te le dire. C’est simplement la forme accélérée du temps. C’est
épouvantable.
Andromaque : Je ne comprends pas les abstractions.
Cassandre : À ton aise. Ayons recours aux métaphores. Figure-toi un tigre. Tu la
comprends, celle-là ? C’est la métaphore pour jeunes filles. Un tigre qui dort.
Andromaque : Laisse-le dormir.
Cassandre : Je ne demande pas mieux. Mais ce sont les affirmations qui l’arrachent à son
sommeil. Depuis quelque temps, Troie en est pleine.
Andromaque : Pleine de quoi ?
Cassandre : De ces phrases qui affirment que le monde et la direction du monde
appartiennent aux hommes en général, et aux Troyens ou Troyennes en particulier… »1

Il y a dans ces échanges qui ouvrent la pièce de Giraudoux, La guerre de Troie


n’aura pas lieu, les ingrédients principaux de la perplexité que devraient nous inspirer tous

1
Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, Grasset (Paris, 1935).

293
ces moments où des interactions routinières dégénèrent en conflit. La position
d’Andromaque nous rappelle pour commencer ce que, à force de s’intéresser à des
situations d’alerte, controverse, polémique ou crise1, nous risquons de perdre de vue : le
conflit est une perspective que l’on aime généralement mieux éviter. Surtout lorsque le
conflit en question est la triste promesse de nombreuses morts et d’interminables
souffrances. Surtout lorsque l’on s’appelle Andromaque et que l’on n’a rien à gagner à ce
qu’un tel conflit éclate et en revanche, tout à perdre, à commencer par le père de l’enfant
qu’elle attend. Alors bien sûr, prêter à Andromaque ces mots à dimension presque
incantatoire qui font le titre de la pièce, « la guerre de Troie n’aura pas lieu », donne au
propos une intensité dramatique toute particulière. Mais, comme souvent au théâtre, le
personnage d’Andromaque incarne des traits qui ont vocation à paraître plausibles voire
familiers à un vaste public, qui a ainsi des chances d’y reconnaître des situations qu’il a
déjà éprouvées ou vues éprouver bien que – espérons-le – de manière moins idéale-
typique2. Qui aurait envie d’aller réveiller ce tigre qui dort dans la pièce même où l’on se
trouve ? Ou plutôt, car c’est de rapports collectifs au conflit dont il va être question ici, qui
envisagerait cette perspective sans que pèse à un moment sur sa conscience l’interdiction
tacite qu’elle supposerait de transgresser ? Car pour vivre en groupe dans un même endroit
sans être en état d’alerte permanente, il faut pouvoir avoir confiance dans le fait que
personne ne va aller réveiller les tigres qui y sommeillent. En fait, pour y évoluer de
manière relativement sereine, on peut imaginer que les gens qui co-habitent dans cet
espace commun préfèreraient que l’on ne réveille rien du tout de ce qui est là, assoupi, et
qui aurait un potentiel déstabilisant : s’il faut faire avec la proximité de tigres, on aime
évidemment mieux qu’ils dorment puisqu’ils peuvent causer des dégâts mortels, mais c’est
sans doute également vrai pour d’autres espèces dont les canines et les griffes sont moins
acérées.

Et pourtant, prédit Cassandre, la guerre va avoir lieu. Elle ne revendique pour cela
aucune accointance avec les dieux ni aucun accès privilégié à leurs secrets : en tenant
« seulement compte de deux bêtises, celles des hommes et celles des éléments », elle est

1
Pour reprendre une partie du continuum des situations à caractère antagonique inhabituelles
dessiné par Francis Chateauraynaud et Didier Torny (sur lequel je reviendrai plus en détail) :
Francis Chateauraynaud et Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de
l’alerte et du risque, Éditions de l’EHESS (Paris, 1999).
2
Quoique lors des premières années de son interprétation (elle est jouée pour la première fois à
Paris en 1935), la pièce, et en particulier le propos d’Andromaque, ont dû résonner de façon assez
peu métaphorique aux oreilles d’une partie du public.

294
contrainte de percevoir la fatalité de l’engrenage dans lequel elles sont prises,
Andromaque, elle mais aussi Hector, Pâris et tous les Troyens, Hélène et tous les Grecs.
Elle n’a aucun plaisir à l’annoncer et le craint tout autant que sa belle-sœur – avoir ainsi la
capacité d’anticiper le déroulé des choses à partir de l’incontournable et implacable déjà là
est « épouvantable » – mais aussi sûr que un et un font deux « la guerre de Troie aura
lieu ».

C’est là que nous devrions être perplexes. Il est en effet quelque peu mystérieux que,
si comme Andromaque et Cassandre, tout le monde souhaite – en partie au moins – éviter
la guerre, celle-ci soit néanmoins l’inéluctable dénouement de la situation telle qu’elle est
au moment où s’ouvrent les rideaux. Une issue possible à cette perplexité serait d’arguer
qu’en fait, certaines personnes ont intérêt à mettre le feu aux poudres, à réveiller le tigre ou
quelle que soit la métaphore que l’on voudra employer si celle « pour [les] jeunes filles »
ne nous convient pas. Peut-être y a-t-il du vrai là-dedans. Ou plutôt : peut-être que, des
bouleversements dont on peut anticiper qu’ils adviendront à la suite d’une guerre, d’une
crise ou autre épreuve brutale, des individus ou groupes espèrent tirer quelque bénéfice.
Mais l’explication a ses limites. D’une part, cela ne serait pas incompatible avec le fait
d’avoir aussi des intérêts à ce que ces bouleversements n’adviennent pas. D’autre part et en
dépit de la commodité relative à l’identification de responsables que l’on peut
tranquillement ranger dans la catégorie de l’anormal (et, si l’on veut, les y oublier et avec
eux l’éventualité que les troubles qu’ils ont causé ressurgissent à l’avenir), que peuvent
« certaines personnes » si toutes les autres sont résolues à les empêcher d’agir ? Il faut
bien, même dans le cas où des gens auraient sciemment réveillé le tigre, que l’ensemble
bien plus large d’individus qui auront à pâtir de cet élément déclencheur ait été, d’une
manière ou d’une autre, empêché de prévenir le malheur. Qu’ils y aient donc a minima
passivement contribué. En réalité, c’est plutôt dans cette direction, celle d’une calamité
produite collectivement sans que personne n’en maîtrise bien les rennes, que semble
pointer Cassandre. Elle incrimine notamment la bêtise humaine, ce qui est une manière de
dire que tout le monde aura une part de responsabilité dans le drame. Du reste, cela ne nous
aide pas beaucoup à résoudre le paradoxe initial : si la bêtise humaine nous concerne toutes
et tous et qu’elle est par ailleurs, aux dires d’Einstein, plus certainement infinie que
l’univers, qu’est-ce qui, précisément, déclenche les hostilités que tout le monde redoute ?
Cassandre ne nous laisse pas tout à fait dans le flou sur ce point et, comme dans toute
tragédie inspirée de la Grèce antique, les conditions dans lesquelles la machine infernale du

295
destin s’apprête à broyer les protagonistes sont connues dès avant que l’action ne
commence. La sous-catégorie de la bêtise humaine qui aura le rôle principal dans
l’engrenage meurtrier nous est ainsi explicitement annoncée : il s’agit des affirmations. Il
n’en sera plus jamais question dans la suite de la pièce ; après cet échange, Hector va entrer
et malgré toutes les tentatives de la part des Grecs et des Troyens de trouver des issues
pacifiques à leur confrontation, la guerre de Troie aura lieu. Le public ne pourra que
prendre la mesure du caractère inextricable de la toile d’affirmations que tous ces
personnages vont tisser devant lui, consolider et s’y condamner les uns les autres et eux-
mêmes avec. Quant à nous, nous avons là une piste de réflexion qui peut s’avérer fertile.

Afin de creuser ce qu’il s’agit de comprendre dans la situation de « conflit » qui nous
occupe ici et de bien présenter les cas particuliers à partir desquels sera engagée la
réflexion, le chapitre qui suit est une sorte d’antichambre à l’analyse qui est développés
dans les deux derniers de la thèse. Ceux-ci portent en effet sur les dynamiques de l’entrée
en controverse (chapitre 5) et de la continuation, voire de la surenchère polémique
(chapitre 6).

296
Chapitre IV : Au cœur de la querelle. Propos liminaire.

I. Des conflits et de leurs évitements


Nous ne traitons pas ici du déclenchement d’une guerre. Aucun dégât matériel,
aucune mort n’est à mettre au bilan des controverses sur lesquelles nous allons nous
pencher en France et en Angleterre. Mais, bien que la spécificité des situations
conflictuelles soit à prendre en compte pour pouvoir les appréhender sérieusement (les
enjeux attachés à des événements disruptifs comme une dispute, une polémique, une crise
ou une guerre ne sont pas les mêmes et une interprétation qui n’en tiendrait pas compte
poserait nécessairement problème), il peut aussi être intéressant de considérer ce qu’elles
ont en commun. Réintégrer le cas précis des controverses étudiées ici dans un ensemble
plus vaste des situations conflictuelles, c’est d’une part apprendre ce qu’il doit à des
caractéristiques partagées avec d’autres types de discordes (et par là, enrichir la réflexion
par l’apport de toute une littérature qui a été produite pour rendre compte de ces derniers)
et d’autre part se donner les moyens de comprendre ses spécificités.

Georg Simmel, dans son essai sur le conflit, part de l’observation 1 suivante : les êtres
humains semblent être plus confortables dans des expériences d’unité, d’union, d’accord,
de rouages bien huilés. De prime abord, le conflit apparaît comme une rupture de cet état
désirable : il est l’expression d’une dissonance, un grain de sable qui vient enrayer la
machine et, à cet égard, il est perçu comme désagréable. L’ensemble de son texte est
ensuite une invitation à dépasser cette vision qu’il dit restrictive du conflit : en tant que
moyen essentiel par lequel il nous est possible de vivre nos différences et notre diversité, il
est absolument aussi nécessaire que l’entente pour la vie en collectivité. De ce point de
vue-là, il n’est pas tant un perturbateur d’unité que l’une de ses composantes essentielles,
d’une « unité moins superficielle » que celle dont il était question d’abord 2. Néanmoins
nous dit-il, « l’âme humaine » est ainsi faite que l’unité est une situation désirable : l’unité

1
En réalité, il s’agit plutôt d’un postulat de base, présenté comme la manière la plus évidente de
considérer le conflit, que d’une observation au sens empirique, dont Simmel reconnaît par moments
la validité partielle mais vis-à-vis duquel il prend également ses distances.
2
Georg Simmel, Le Conflit, Circé (Oberhausbergen, 1991). Il théorise cela en particulier aux pages
22-23 (et donne de nombreux exemples dans celles qui suivent) : « Nous désignons par le terme
d’unité l’accord et la cohésion d’éléments sociaux, par opposition à leur disjonction, leur exclusion,
leurs dissonances ; mais une unité, c’est aussi la synthèse globale des personnes, des énergies et des
formes constituant un groupe, la totalité finale de celles-ci, dans laquelle sont comprises ces
relations unitaires au sens étroit aussi bien que les relations dualistes ».

297
apparente ou superficielle de l’accord pour la plupart des gens, l’unité plus profonde du
vivre ensemble qui requiert le conflit autant que l’entente pour qui veut bien suivre Simmel
dans son exploration de la thématique. Je reviendrai sur ce dernier point dans la conclusion
générale de la thèse. Pour l’heure, il me semble important de pointer une distinction dans la
catégorie générale sur laquelle Simmel appose l’étiquette « conflit ». Lorsqu’il écrit que la
vie en collectivité serait intenable s’il n’était pas possible d’être en désaccord avec autrui 1,
il renvoie entre autres aux situations de désaccord in petto. Or, ce n’est pas à celles-ci que
nous allons nous intéresser, pas plus qu’elles ne seront identifiées comme
« conflictuelles ». Ici, je ferai référence à des situations de conflit socialement reconnues
comme telles, c’est-à-dire comme des moments où il est publiquement admis qu’un
propos, un acte ou un événement a outrepassé les bornes de la normalité des échanges
routiniers. On peut rapidement reprendre La guerre de Troie n’aura pas lieu pour illustrer
cela. Alors que, malgré la non désirabilité de la guerre et les efforts considérables déployés
par des personnages qui, dans les camps Troyen et Grec, tiennent particulièrement à la
paix, les échanges se tendent, le Grec Oiax entre au palais de Priam (père d’Hector, de
Cassandre et de Pâris). Estimant l’honneur et l’image publique de la Grèce (qui,
visiblement, lui importent beaucoup) bafoués, il veut personnellement se venger du Troyen
qui a osé « voler » la femme du roi de Sparte. Mais c’est Hector qu’il rencontre en premier,
Hector qui est sans doute le plus farouche pacifiste de la pièce. Oiax essaie de le provoquer
afin que celui-ci déclare la guerre aux Grecs et que l’affront de « l’enlèvement » d’Hélène
soit enfin lavé dans le sang. Après avoir insulté Hector, Oiax le gifle, car il voit là un geste
diplomatiquement irréversible : « Si je frappe en plein visage le symbole de sa vanité [celle
de Troie] et de son faux honneur ? ». Ainsi, Oiax rappelle avec application à Hector que
son geste doit être irréparable parce qu’il engage toute une symbolique qui dépasse
largement le désagrément physique et fugace qu’engendre une gifle : un geste comme
celui-ci n’a alors qu’une issue possible, l’entrée dans le conflit. Mais en réalité, il faut pour
cela qu’Hector reconnaisse cette symbolique, sans quoi la gifle ne sera qu’une gifle. Or il
refuse de s’y plier et se laisse gifler. La scène suivante continue de nous faire apprécier la
dimension éminemment sociale du conflit : Démokos, le vieux poète du roi pour qui
l’honneur de Troie est un bien plus précieux que toutes les vies de ses habitants, arrive sur

1
Le postulat sous-jacent – qui du reste paraît raisonnable – est que nous, êtres sociaux, sommes
aussi semblables que dissemblables et qu’il y a autant de raisons de se penser partager une
commune humanité que de la considérer infiniment diverse. Dès lors, il est inévitable que les vues
de chaque composante de cette humanité divergent, voire se contredisent et une situation d’absolue
uniformité serait un étouffoir de cette diversité.

298
les lieux et s’enquiert de ce qui s’est passé – rien répond Hector ; le pire répond Oiax, le
prince de Troie a été giflé. Et la scène tourne autour du statut de cette gifle : si Hector
arrive à faire accepter à Démokos que c’est faux, la gifle peut n’être que le passage brutal
d’une main sur une joue ; si Oiax lui fait reconnaître l’inverse, elle est un casus belli1. Bref,
comme le rappelle également Damien de Blic, les situations conflictuelles ne sont pas
seulement le produit de points de vue qui s’opposent ; il faut encore que ceux-ci soient, à
un moment, publiquement pointés comme discordants2. Or, il a été montré que, pour des
conflits de plus basse intensité que ne le sont des guerres, les gens tendent à s’arranger
pour que cela n’ait pas trop souvent lieu.

Dans les interactions routinières, il apparaît en effet qu’entrer dans un échange


conflictuel ait un coût. C’est notamment toute la démonstration d’Erving Goffman dans La
mise en scène de la vie quotidienne. Il ne s’agit pas tant ici de la contrariété que feraient
subir à l’âme humaine les situations de désunion qu’une conséquence de la manière dont se
déroulent normalement les échanges – du moins dans les sociétés occidentales dans
lesquelles Goffman puise l’essentiel de ses exemples 3. L’un de ses postulats de départ est
que nous vivons dans des environnements dont les différentes composantes ont des valeurs
(collectivement attribuées) différentes ; pour mettre un pied déjà dans la métaphore qu’il
déploie dans ses deux volumes, il s’agit de tous les éléments de décors, costumes et
accessoires à la symbolique variée avec lesquels doivent composer les acteurs lorsqu’ils
jouent. Et sa thèse est la suivante : lorsque nous interagissons, nous sommes en
représentation dans le sens où nous ne sommes pas seuls avec notre conscience mais
soumis au regard d’autrui ; nous mettons donc en jeu une partie de notre image sociale.
Dire à autrui que l’on est en désaccord avec lui (ce qui est généralement présenté sous la
forme plus ou moins explicite du « j’ai raison et vous avez tort » même si l’on pourrait
imaginer que ça ne soit pas le cas) revient alors à écorner son image, à dégrader sa « face »
(dans un monde où avoir raison est plus valorisé que d’avoir tort). Et notre image étant la
manière dont on existe aux yeux des autres, l’abîmer est une offense. Donc dans tous les
enjeux de présentation de soi dont sont cousues nos interactions quotidiennes, il est de bon

1
Acte II, scènes 9 & 10, Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu.
2
Il illustre quant à lui son propos avec une anecdote racontée par Bronislaw Malinowski dans ses
Trois essais sur la vie sociale des primitifs où « l’enchaînement tragique des événements naît de la
révélation publique du crime » : Damien de Blic, « Le scandale, la norme, le sociologue », Sigila,
no 33 (2014): 25-33.
3
Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1973; Erving Goffman, La mise en scène de la
vie quotidienne, Les Éditions de Minuit, vol. 2. Les relations en public (Paris, 1973).

299
ton de performer sur la scène publique tout ce qui relève de l’acquiescement et de garder
pour « les coulisses » disputes et désaccords. Les coulisses sont alors présentées comme
ces espaces de vie sociale dans lesquels nous n’engageons pas notre réputation publique et
dont on peut penser qu’ils sont variables selon les configurations et situations considérées 1.
D’autres travaux ont corroboré l’idée que la conflictualité ou l’opposition ne sont pas des
registres de communication très courus. On peut mentionner le travail ancien déjà
d’Elisabeth Noelle-Neumann sur les « spirales de silence » qui se forment dès lors que les
individus sentent que le propos qu’ils soutiennent leur coûterait leur inclusion dans les
groupes auxquels ils tiennent2. Une partie de la sociologie du rapport à la politique de
citoyens ordinaires a ensuite montré comment, même dans des dispositifs d’enquête visant
à dédramatiser le conflit3, les acteurs tendent à l’éviter et ce de différentes manières4.

En somme, le conflit, même de basse intensité et en dépit de toutes les fonctions


essentielles que plusieurs sociologues lui ont trouvé remplir 5, est routinièrement évité. Si
l’on suit Goffman, c’est parce que l’on attenterait ainsi, non pas à la vie d’autrui comme
dans les guerres, mais à son image et qu’il faudrait alors être disposée à assumer les
conséquences de l’offense.

1
Ibid.
2
Elisabeth Noelle-Neumann, The Spiral of Silence: Public Opinion, our Social Skin, University of
Chicago Press (Chicago, 1984).
3
Comme l’ont fait Sophie Duchesne et Florence Haegel dans les entretiens collectifs à partir
desquels elles ont travaillé sur la politisation des discussions. L’animation des entretiens visait
explicitement à rendre formulable, possible les désaccords : « l’animateur sollicite expressément
les participants et les encourage à faire connaître toute forme d’hésitation à l’égard des phrases
qu’il affiche, qu’il s’agisse d’une incompréhension, d’une nuance ou d’un complément à apporter,
voire surtout d’un désaccord. Un “éclair” (technique utilisée pour visualiser les points
d’incompréhension ou de désaccord) est alors dessiné à côté de la phrase incriminée et fait l’objet
d’une discussion spécifique en fin de séquence – discussion donc centrée sur l’expression des
désaccords. » Sophie Duchesne et Florence Haegel, « La politisation des discussions, au croisement
des logiques de spécialisation et de conflictualisation », Revue française de science politique 54
(2004): 877-909, p.883.
4
Nina Eliasoph, Avoiding Politics. How American Produce Apathy in Everyday Life, Cambridge
University Press (Cambridge, 1998); Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la
politisation. Engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de
l’immigration »; Duchesne et Haegel, « La politisation des discussions, au croisement des logiques
de spécialisation et de conflictualisation ».
5
Le travail de Georg Simmel y contribue d’une certaine façon (Simmel, Le Conflit.) mais on
trouvera des analyses plus résolument fonctionnalistes du conflit dans : Lewis Coser, Les Fonctions
du conflit social, Presses Universitaires de France (Paris, 1982).

300
II. Et pourtant, nous polémiquons…
Nous polémiquons et cela ne manque pas d’être investi par les sciences sociales.
Comme cela a déjà été rappelé à plusieurs reprises, les controverses, en particulier celles
qui portent sur l’histoire, sont loin d’être absentes de la littérature. Dans les memory
studies, beaucoup d’encre a été versée sur le compte des usages antagonistes du passé. Et il
est vrai que, dans les reconfigurations de régimes mémoriels de ces dernières décennies 1,
quiconque prête l’oreille aux récits que les uns et les autres font d’événements passés ne
pourra ignorer les dissonances, voire les véritables cacophonies que produisent la
coexistence de récits contradictoires et parfois leurs mises en opposition. L’analyse de ces
tensions mémorielles semble alors inéchappable, d’autant plus lorsqu’elle cristallise – c’est
le cas dans l’espace académique français du moins – des confrontations théoriques et
interprétatives chez les analystes2. Les registres qui en rendent compte sont volontiers
empreints de l’antagonisme, voire de l’irénisme qui paraît ainsi être un paramètre
irréductible de nombreux rapports au passé contemporains 3. Ces études sont riches de
propositions pour rendre compte des opérations de constructions mémorielles, inscrites
dans des stratégies, des interactions, des structures (selon les perspectives) qui expliquent
que lesdites constructions soient, en fin de compte, à tout le moins divergentes, souvent
concurrentes. Les ressorts de la conflictualisation sont en revanche rarement mis en
lumière. Ils sont parfois implicites, comme si lectrices et auteures ne pouvaient que trouver
logique que les actrices étudiées se disputent, étant donné les caractéristiques de ce à
propos de quoi elles se disputent. En somme, parce que le conflit relève ici de l’évidence.
Un article a récemment attiré mon attention en ce que la démarche qui y était avancée
donnait une réelle place à l’élucidation de la montée en conflictualité de certains passés.
1
Michel, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France.
2
Anne-Claire Collier a par exemple montré dans sa thèse de doctorat comment l’analyse des
confrontations mémorielles a été l’un des terrains principaux de la controverse qui a eu lieux dans
les sciences humaines et sociales françaises autour du « postcolonial ». Dans ce contexte,
s’intéresser aux usages contradictoires du passé colonial, et s’y intéresser sous cet angle spécifique,
était en quelque sorte un checkpoint important pour entrer dans le débat. Collier, « Le moment
français du postcolonial : pour une sociologie historique d’un débat intellectuel ».
3
Les titres sont parlants, c’est certain, mais on ne peut pas exclure que les éditrices y soient pour
quelque chose. La préoccupation pour la dimension agonistique des débats sur le passé, pour
reprendre une catégorie de la rhétorique, dépasse cependant largement le cas des titres, que ce soit
pour la déplorer, soutenir le cri des dominés qu’elle révèlerait enfin, ou « simplement » l’analyser.
Blanchard et Veyrat-Masson, La guerre des mémoires. La France et son histoire, 2008; Stora, La
guerre des mémoires : La France face à son passé colonial (entretiens avec Thierry Leclere), 2007;
Wagner-Pacifici et Schwartz, « The Vietnam Veterans Memorial : Commemorating a Difficult
Past »; Neumayer et al., « Europe : Vision commune et conflits mémoriels »; Taylor et Guyver,
History Wars and the Classroom. Global Perspectives.

301
Nadège Ragaru y revenait sur une polémique s’étant déployée en 2007 autour des manières
dont il est possible de se souvenir en Bulgarie d’un événement particulier : le « massacre
de Batak ». Elle écrit : « En revenant sur cette controverse, l’objectif est double :
premièrement, explorer certains usages politiques du passé ; deuxièmement, mieux cerner
les conditions dans lesquelles, à un moment donné, ces enjeux se transforment en caisse de
résonance de clivages et conflits propres à des champs professionnels ou à des univers
sociaux en cours de reconfiguration »1. Dans la suite de l’article, le fait que le débat touche
à la corde que l’on suppose sensible de « l’identité » bulgare tient cependant lieu
d’explication (parmi d’autres, tout à fait intéressantes, qui portent sur le contexte de la
controverse) qui tient d’elle-même, sans besoin de creuser davantage la question. On part
donc du principe que les idées suivantes sont acceptées : l’identité est quelque chose
d’important, il est possible d’en exprimer de différents types aujourd’hui et il est normal
que cela fasse des étincelles. La fin de cet axiome suppose en outre d’avaliser qu’une
raison importante, ou du moins évidente, pour se permettre de briser la relative tranquillité
d’un consensus apparent est que le contenu du désaccord a trop de valeurs aux yeux des
troubleuses de fête pour qu’elles ne se résolvent pas à le défendre.

De leur côté (puisqu’il faut bien reconnaître que les tenants de ces deux « familles »
académiques se côtoient pour le moment assez peu), les science studies ont largement
investi la question des désaccords, y compris dans leurs formes d’expression les plus
virulentes, qui rythment la vie scientifique. En fait, cela a été d’abord un renoncement.
Comme le rappelle Jean-Louis Fabiani, il a fallu, pour prendre en compte le conflit
académique, faire le deuil d’une vision de la science comme échanges d’arguments et de
contre-arguments qui seraient autant de marches posées pour une élévation collective et
inexorable vers la vérité2. La sociologie des sciences a complètement revisité cette idée au
cours des trois dernières décennies. Si bien qu’aujourd’hui, les études qui s’attèlent à
démêler des controverses scientifiques partent volontiers du postulat inverse : « en règle
générale, celui qui débat ne se bat pas pour la vérité mais pour sa thèse »3. Le propos tenu

1
Nadège Ragaru, « Usages politiques du passé et controverses historiographiques : la cas du
“massacre de Batak” », Le Courrier des pays de l’Est, no 1067 (2008): 82-87, p.82.
2
Jean-Louis Fabiani, « Disputes, polémiques et controverses dans les mondes intelectuels. Vers
une sociologie historique des formes de débat agonistique », Mil neuf cent. Revue d’histoire
intellectuelle, no 25 (2007): 45-60.
3
Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison. La dialectique éristique, traduit par
Dominique Miermont, Mille et une nuits (Paris, 1998), p.10, cité dans Yves Gingras (dir.),
Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales, CNRS Éditions (Paris,
2014), p.8.

302
par Marc Angenot, qui demeure une référence récurrente dans la littérature sur les
controverses scientifiques ou la rhétorique agonistique, selon lequel le débat scientifique
ressemblerait davantage à des « dialogues de sourds » rend même tout à fait désuète et
naïve l’idée que l’argumentation scientifique aurait quelque chose à voir avec
l’établissement de « vérités »1. L’engouement pour les querelles scientifiques a été d’autant
plus nourri que le sujet s’est révélé être un terrain fertile pour le déploiement de deux
courants analytiques qui, s’ils ne se recouvrent pas, ont quelques traits communs. Il s’agit,
d’une part, de ce que l’on peut appeler la sociologie des sciences d’inspiration latourienne,
selon laquelle les scientifiques sont des stratèges comme les autres, insérées dans des
réseaux qui ne sont pas arrêtés par les frontières, même poreuses, qui marqueraient des
espaces sociaux différenciés, puisqu’il n’y en a pas : nous vivons dans un « monde plat »2.
Deux idées fortes sous-tendent ce parti pris analytique (idées que, du reste, Bruno Latour
argumente, notamment dans La science en action)3 : d’une part, l’activité scientifique,
comme toute autre activité sociale, doit être envisagée comme n’importe quelle autre et
non pas comme étant structurée par le fait qu’elle soit « prise » dans un espace
scientifique4 ; d’autre part, les acteurs sont par défaut stratèges et sont mus, en situation,
non pas par des dispositions acquises antérieurement, mais par les intérêts qu’ils perçoivent
comme les leurs. Dans cette perspective, les polémiques, et ce qu’elles promettent
d’échanges de coups argumentatifs liés à la situation, semblent un observatoire privilégié
pour étayer la thèse selon laquelle la réalité est « la conséquence du travail scientifique et
non sa cause »5. L’autre courant analytique ayant des affinités avec l’objet « controverses »
est la sociologie pragmatiste. Critique de traditions plus structuralistes et particulièrement
soucieuse de rendre compte de l’action sociale telle qu’elle se fait plutôt que comme elle
n’aurait pas pu se dérouler autrement, elle invite à envisager les individus comme devant
se mouvoir dans un monde incertain, dont ils disposent de clés de lecture partielles et dont

1
Marc Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Mille et une nuits (Paris,
2008).
2
Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, La Découverte (Paris, 2007).
3
Latour, La Science en action. Introduction à la sociologie des sciences.
4
C’est pourquoi Pascal Ragouet et Terry Shinn classent cette perspective dans les approches non
différentialistes des sciences : Shinn et Ragouet, Controverses sur la science. Pour une sociologie
transversaliste de l’activité scientifique.
5
Bruno Latour et Steve Woolgar, Laboratory Life: the Social Construction of Scientific Facts,
Sage (Los Angeles, 1979), p.186. La critique du principe de causalité de Latour est reprise et
développée dans plusieurs de ses publications ultérieures, en particulier : Latour, La Science en
action. Introduction à la sociologie des sciences.

303
les logiques d’action doivent autant si ce n’est plus aux situations dans lesquelles ils les
déploient qu’à leur socialisation1. Ici encore, les controverses constituent un véritable
laboratoire pour creuser ces types d’interprétations. Elles sont en effet, écrit Cyril
Lemieux, « des “moments effervescents” au sens de Durkheim ou, si l’on préfère, comme
des occasions pour les acteurs sociaux de remettre en question certains rapports de force et
certaines croyances jusqu’alors institués, de redistribuer entre eux “grandeurs” et positions
de pouvoir, et d’inventer de nouveaux dispositifs organisationnels et techniques appelés à
contraindre différemment leurs futures relations ».2 Ces deux courants analytiques ayant
connu un certain succès, il n’est plus possible de dire aujourd’hui qu’à trop vouloir penser
le débat comme constructif, suivant docilement les voies de la rhétorique ouvertes par la
philosophie antique, nous serions collectivement aveugles au désaccord dans toutes ses
formes, y compris les plus laides3. La version « pieuse »4 du débat (scientifique) ne me
paraît toutefois pas vaine et sans avenir. Quand bien même elle prendrait racine dans une
envie de croire que s’il est un groupe de personnes ici-bas qui sont guidées par la raison et
l’amour de la vérité, ce doit être les enfants de l’Académie, elle nous rappelle les voix
d’Andromaque, de Simmel, de Goffman et de Noelle-Neumann que le bruit de la dispute
nous avait fait perdre d’ouïe : les gens, scientifiques compris, ont en routine peu
d’appétence pour le conflit. Sans doute même faudrait-il insister sur le « scientifiques
compris ». Car si les professionnels du savoir savant se montrent réticents à considérer que
leurs collègues5 se livrent parfois à des échanges antagoniques qui comprennent leur lot
d’intérêts inavouables, de coups bas et d’entêtements pour cause de blessures égotiques,
cela nous dit probablement quelque chose du statut social du conflit dans le monde de
1
Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action,
Éditions Métailié (Paris, 1990).
2
Cyril Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire
intellectuelle, no 25 (2007): 191-212, p.192. Voir aussi : Damien de Blic et Cyril Lemieux, « Le
scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique », Politix, no 71 (2005): 9-38.
3
D’après Antoine Lilti, il y avait un vrai conflit entre les tenants de ces deux alternatives il y a
encore une douzaine d’années. Il est en tout cas certain qu’on ne peut pas ignorer l’existence de
l’option qui consiste à prendre au sérieux le conflit. Antoine Lilti, « Querelles et controverses. Les
formes du désaccord intellectuel à l’époque moderne », Mil neuf cent. Revue d’histoire
intellectuelle, no 25 (2007): 13-28.
4
Pour reprendre le qualificatif employé par Jean-Louis Fabiani qui la considère tout à fait
obsolète : Jean-Louis Fabiani, « Controverses scientifiques, controverses philosophiques. Figures,
positions, trajets », Enquête, no 5 (1997): 11-34.
5
Même si ces collègues ont vécu il y a plusieurs années, parfois plusieurs siècles, même s’ils ne
sont pas de la même discipline que la personne qui s’intéresse à eux depuis son bureau
universitaire, ils engagent sans doute une idée de la rationalité scientifique à laquelle il est
probablement douloureux de ne pas croire lorsque l’on s’y reconnaît soi-même.

304
l’université. Goffman analyse de manière générale l’aversion occidentale au conflit, mais
celle-ci est susceptible de varier en fonction des normes qui encadrent la forme et le
contenu des échanges dans des scènes de vie sociales particulières (ou si l’on préfère des
espaces spécifiques). Or il semble que les normes qui régulent les échanges scientifiques,
si on peut considérer que ce qu’écrivent des universitaires au sujet des débats antagoniques
entre d’autres universitaires sont des lieux d’observation de ces normes, posent le conflit
comme une variété d’échange particulièrement répulsive. Et on en revient au « mystère »
initial : comment comprendre que cette variété se déploie si l’on tend à l’éviter ?

III. Polémiques, controverses, débats antagoniques… de quoi


parle-t-on ?
Jusqu’à présent, je ne me suis pas arrêtée sur le flou sémantique relatif avec lequel je
désigne les « échanges » qui font l’objet de cette thèse. Or, comme cela a été pointé plus
haut – on dira que c’est une question de « bon sens » – quoiqu’on utilise parfois les mêmes
termes pour les désigner (conflit, guerre), toutes les manières de s’opposer ne peuvent se
penser de la même façon. Ne faudrait-il pas alors préciser un peu la sous-catégorie de
conflit sur laquelle nous allons nous pencher dans les deux chapitres qui suivent et lui
attribuer de façon stable une étiquette ?

Peut-être, mais il faudrait alors, prévient Cyril Lemieux 1, se garder de commettre


« l’erreur » qui « à l’évidence » nous guette lorsque nous formons des catégories, et encore
plus lorsque celles-ci renvoient à des situations extra-ordinaires (car trop vites investies
d’un moralisme qui aura tôt fait de les transformer en tremplin émancipatoires ou au
contraire en pentes glissantes vers le chaos). Il s’agirait de « substantialiser le terme [choisi
pour rendre compte de la catégorie – il parle ici de celui de « controverse »], en se laissant
aller à imaginer l’existence d’une forme “pure”, idéale et transhistorique ». En fait ce que
Lemieux présente comme une « erreur » peut effectivement nous mettre en difficulté de
deux façons. Prendre un modèle, un idéal-type ou une catégorie conceptuelle pour ce que
nous allons observer empiriquement semble de fait illusoire et risque de se traduire par un
accommodement de la réalité observée à la grille d’analyse prévue pour en rendre compte.
La seconde complication potentielle est plus propre à l’objet considéré et a été bien mise
en évidence par Michel Dobry dans sa Sociologie des crises2. Construire des catégories qui
1
Et d’autres avant et après lui (les tenants de l’hypothèse continuiste dans l’analyse des moments
critiques), mais les propos cités viennent de son article de synthèse sur les controverses : Lemieux,
« À quoi sert l’analyse des controverses ? », p.194-195.
2
Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles.

305
désignent, pas toujours explicitement mais tout de même, des situations hors du commun
(ce qui n’est pas pareil que de dire, comme le fait notamment Goffman, que les gens
tendent à les éviter), c’est risquer de les sortir du champ de la sociologie normale. Ainsi, au
motif que « à problème exceptionnel, outils exceptionnels », les comptes rendus de
moments « critiques », « effervescents » etc. se sont longtemps affranchis des sciences
sociales. Ce qui a généralement conduit, ont expliqué Dobry et d’autres à sa suite, à
alimenter les discours tout à fait normatifs qui sont largement tenus sur ces moments dits
extra-ordinaires, qu’ils soient laudatifs lorsque les fauteurs de trouble ont été déclarés par
la postérité vainqueurs de l’Histoire1, ou excluants lorsqu’à l’inverse ils ont été relégués au
statut de dangers pour notre normalité2. L’hypothèse continuiste que propose Dobry, et que
reprennent les tenants d’une sociologie pragmatiste des controverses, dit au contraire que
les crises sont faites de la même matière que la normalité, elles ne se présentent
simplement pas dans le même état (de solide pour la routine la plus routinière à fluide pour
la crise la plus critique). Dobry invite à prendre en compte cet état plus ou moins fluide des
conjonctures car cela a des effets sur les manières dont les individus se repèrent et
interagissent dans leurs environnements sociaux mais il insiste bien sur l’idée qu’il s’agit
alors de différences de degrés et non de nature. Après avoir puisé l’essentiel des exemples
de sa démonstration dans des crises institutionnelles assez massives, il indique d’ailleurs à
la fin de son ouvrage que sa grille d’analyse peut tout à fait être mobilisée pour étudier des
situations critiques de moindre intensité (des conjonctures molles ou partiellement
fluides ?) comme des scandales politiques.

Francis Chateauraynaud et Didier Torny, qui souscrivent sans réserve à l’hypothèse


continuiste de Dobry, proposent néanmoins de clarifier la sémantique par laquelle on
désigne les moments de turbulence liés au conflit en proposant un continuum de vocables
en fonction de l’ampleur de ceux-ci3. Vigilance, alerte, controverse, procès, polémique,
crise et normalisation sont ainsi précisés comme désignant autant de « régimes
d’épreuves » différents. En suivant leur grille, on pourrait dire que les controverses
étudiées dans cette thèse s’apparentent la plupart du temps à ce qu’ils appellent des
polémiques : « Ce régime se distingue d’abord du précédent par la liste beaucoup plus
1
Comme dans le cas de révolutionnaires installés par la suite sur des piédestaux héroïques
(Dobry.).
2
Comme les personnes et groupes taxés d’extrémisme (Collovald et Gaïti, La démocratie aux
extrêmes.).
3
Un tableau récapitulatif est disponible aux pages 74 et 75 de leur ouvrage : Chateauraynaud et
Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque.

306
hétérogène des protagonistes qui peuvent intervenir, et par l’intense participation des
médias à l’organisation des arènes ou des tribunes dans lesquelles s’expriment les
désaccords. Par ailleurs, surgissent des figures de dévoilement et de dénonciation qui sont
normalement exclues de la controverse au sens strict »1. Seulement voilà, « la plupart du
temps ». Les auteurs nous viennent en aide quelques pages plus loin en soulignant
qu’« aucun des régimes décrits ici n’[est] incompatible avec les autres, au sens où ils
peuvent être concomitants, se recouvrir, se doubler, se croiser constamment »2.

En réalité, pour le cas qui nous occupe, il n’est pas certain qu’une telle classification
conceptuelle soit d’un grand secours. Et ce pour plusieurs raisons : parce que l’argument
continuiste est convaincant, parce que, par définition, des objets comme des
« controverses » (ou autres situations se trouvant quelque part sur le spectre de la dispute
dessiné par Chateauraynaud et Torny) sont susceptibles de changer de forme au cours du
temps, mais aussi parce que, en fin de compte, ces catégories ne permettent pas vraiment
de mettre en lumière les différences qui sont pourtant signifiantes entre les controverses
telles qu’elles se présentent dans le cas français et dans le cas anglais. En effet, comme cela
apparaît ci-après dans la présentation des cas, la controverse française est très concentrée,
en temporalité et en intensité, et les parties prenantes ne se disputent pas seulement avec
les interlocutrices qui sont habituellement les leurs mais également avec (entre autres)
celles qui investissent la polémique depuis des espaces sociaux différents. En Angleterre
en revanche, la controverse est étalée dans le temps, avec quelques points de saillance, est
moins intense dans le sens où les propos et événements qui la constituent sont visiblement
moins appréhendés comme sortant de l’ordinaire de ce que peut être un désaccord public
que ça n’est le cas en France. Elle est très audible dans les médias, elle est investie dans
différents cercles sociaux concernés de près par l’enseignement de l’histoire de l’esclavage
(associations d’enseignantes, d’historiennes, ou d’entrepreneuses de mémoire) mais il
s’agit en fait rarement d’interpellations croisées : les propos exprimés se reprennent peu les
uns les autres. Il n’y a pas non plus de « camps » qui se forment autour de positions
différentes qui deviendraient, au cours des échanges argumentatifs, irréconciliables 3.
Pourtant à bien des égards, ce qui se joue renvoie dans la terminologie de Torny et

1
Ibid., p.82.
2
Ibid., p.86-87.
3
Ce qui est présenté par Annie Collovald et Brigitte Gaïti comme l’une des caractéristiques
principales des controverses, dans leur introduction : Collovald et Gaïti, La démocratie aux
extrêmes.

307
Chateauraynaud à la même catégorie que celle dans laquelle s’insère le cas français (les
« polémiques ») : les habilités à intervenir (quand bien même ce statut serait contesté par
d’autres) sont nombreux et parlent depuis des espaces sociaux divers, les médias
commentent et organisent le débat et on peut identifier des « figures de dévoilement et de
dénonciation ».

Tout ceci pris en considération, l’option choisie pour rendre compte de l’objet de la
thèse est la suivante : les termes employés pour parler des dynamiques conflictuelles
observées ne renvoient pas à une typologie de la dispute particulière et leur variété servira
simplement à éviter de lourdes répétitions. En revanche, je m’appuie dans l’analyse sur
tous les éléments dont les propositions de typologie ou de définition précédemment cités
ont montré qu’ils n’étaient pas sans effets sur ce que les gens disent et font dans des
circonstances plus ou moins critiques, conflictuelles, polémiques etc. Et notamment : à la
perception qu’ont les acteurs de la plus ou moins grande anormalité (à la fois dans le sens
statistique et moral du terme) de la situation qu’ils sont en train de commenter ; à ce qu’ils
mettent en jeu en termes de moi social (notamment en fonction du caractère plus ou moins
public et irrévocable de leurs interventions). J’ajoute à ceci un critère d’appréhension de la
relative spécificité des débats antagoniques qui n’est pas mentionné, à ma connaissance du
moins, dans les diverses théorisations dont les controverses ont fait l’objet. Il s’agit du
« degré » d’écoute qui peut transparaître dans les échanges agonistiques, où la mesure dans
laquelle il est alors possible aux parties prenantes de faire avec des positions et discours
qui divergent des leurs, avec l’idée même qu’il puisse en exister sans que cela pose un
problème fondamental. Il est de fait apparu à l’analyse de mes cas d’étude que le rapport
au désaccord n’était pas le même d’un cas à l’autre, dans chacun d’eux en fonction des
arènes dans lesquelles les acteurs s’expriment, mais encore qu’il variait au cours des
controverses. Or, ce qu’il est possible de dire ou non au sujet de ce qui fait polémique,
ainsi que les dynamiques conflictuelles elles-mêmes, sont sensibles à ces rapports au
désaccord. Marc Angenot nomme les controverses entre savants des « dialogues de
sourds »1 ; je conserverai l’expression puisqu’elle dit bien l’impossibilité d’échanger
réellement, mais en arguant qu’il s’agit d’une modalité particulière de situations
conflictuelles, qui ont des conséquences sur les propos qui les constituent. Comme pour les
autres paramètres qui influent potentiellement sur le contenu et la forme des controverses,
il ne s’agit pas là d’user de la catégorie « dialogue de sourds » comme moyen de ranger la

1
Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique.

308
réalité selon qu’elle est à l’intérieur ou à l’extérieur de ses bornes, mais plutôt de se
montrer attentifs aux situations où l’on se rapproche de ce « type-idéal » sans jamais en
être l’expression pure.

Un dernier point doit être clarifié concernant ces enjeux de définition / de


conceptualisation / de typification des échanges antagoniques : la manière dont ils
s’articulent à l’empirie. Cela renvoie notamment à deux éléments, qui sont du reste
intriqués : ce que, empiriquement, on identifie comme étant l’objet « controverse » et le
bornage temporel qu’on lui associe.

La dimension empirique de la recherche sur des objets de type controverse est peu
abordé, en particulier dans la littérature qui s’efforce de leur donner des amarres
conceptuelles spécifiques1. Or, la « réalité » que l’on observe et dont on interprète qu’elle
renvoie davantage à une situation de controverse, de polémique, de crise ou autre dépend
en première instance de là où on pose le regard, des éléments de réalité que l’on prend en
considération parce qu’ils correspondent à ce que l’on estime être une controverse,
polémique, crise etc. Ce travail n’y échappe pas. J’ai commencé à considérer les cas
français et anglais d’abord à partir de ce que j’avais vu commenter dans la littérature
comme étant des épisodes critiques, c’est-à-dire principalement autour d’emballements
politiques qui ont agité les sphères médiatique, politique et universitaire. Pour reconstituer
les discours qui l’ont composé, je me suis attachée d’une part à remonter, à partir de ce
premier « noyau » de paroles, les fils d’autres discours ou événements auxquels les
premiers semblaient réagir (parce qu’ils y font référence). D’autre part, j’ai cherché pour
des acteurs dont j’anticipais qu’ils auraient pu s’investir dans les controverses et qui ont
laissé des traces de ces potentiels investissements (associations et syndicats enseignants par
exemple) s’ils s’étaient effectivement exprimés – et comment – sur les objets des
polémiques étudiées. Ce faisant, j’ai mis de côté deux types de discours : ceux que j’ai
consultés car j’estimais plausible qu’ils soient des lieux d’implications dans la controverse
et qui se sont avérés ne pas en parler du tout (c’est notamment le cas de la plupart des
revues syndicales consultées) ; ceux que je n’imaginais pas y contribuer. Il s’agit en
particulier de tous les discours qu’ont pu tenir des « invisibles », sur des blogs privés par

1
À l’exception notamment d’un article de Francis Chateauraynaud, qui est clairement étiqueté
comme soulevant des enjeux méthodologiques et présentant du reste un outil d’aspiration et de
traitement de données assez spécifique : Chateauraynaud, « Trajectoires argumentatives et
constellations discursives. Exploration socio-informatique des futurs vus depuis le nanomonde ».

309
exemple ou lors d’événements « tous publics » dont les échanges auraient été consignés
quelque part. Pendant longtemps, ces choix ne m’ont même pas semblé en être mais il
m’est apparu à la fin de l’analyse qu’ils n’étaient en réalité pas neutres. Car les silences
pleins d’acteurs qui auraient pu être sensibles à la controverse en cours disent forcément
quelque chose de cette dernière et de ce qu’elle a mis en jeu 1 ; de même, ce que « les voix
qui ne comptent pas » (dans le sens où elles sont peu reprises par les ténors de la
polémique) ont dit à propos de l’objet de la polémique ont sans aucun doute un intérêt
(sauf à ne s’intéresser qu’à un espace social circonscrit, ce qui n’est pas le cas ici).

Ce cadrage a aussi des implications en ce qui concerne la fenêtre temporelle


considérée. J’ai tâché d’évoquer les controverses qui nous occupent comme s’étant
déroulées « autour » de l’histoire scolaire de l’esclavage (mais cette formulation donne
encore la fausse impression que celle-ci en était le cœur conflictuel) ou ayant emporté dans
ses emballements la question de l’enseignement d’une histoire de l’esclavage. De fait, si
l’on envisage les controverses comme des échanges discursifs à teneur conflictuelle, il est
difficile de les caractériser précisément à partir de ce qui en serait la pierre
d’achoppement : celle-ci est en réalité interprétée de différentes manières par les parties
prenantes et change au cours de la polémique. Par conséquent, mais aussi à partir du
moment où on appréhende les controverses dans une perspective continuiste, il n’est pas
évident non plus d’en identifier clairement un début et une fin2.

Sans, donc, que ce soit tout fait dénué d’artificialité, j’ai borné temporellement les
controverses à partir de ce que je pouvais identifier comme une séquence argumentative
générale dans laquelle s’est trouvée prise la question de l’histoire scolaire de l’esclavage. À
partir des échanges constituant les épisodes critiques identifiés dans la littérature, je me
suis efforcée de remonter en amont et en aval les discours auxquels ceux considérés
initialement semblaient répondre (parce qu’ils les mentionnaient de façon plus ou moins
explicite) ou ceux leur répondaient.

1
Un travail très stimulant sur ces silences pleins a par exemple été entrepris par Cristina Marinho et
Michael Billig à propos des commémorations de la révolution de 1974 au Portugal : Michael Billig
et Cristina Marinho, The politics and rhetoric of commemoration. How the Portuguese Parliament
celebrates the 1974 revolution, Bloomsbury (London, 2017).
2
La question de la fin introuvable des polémiques a été particulièrement travaillée en sociologie
des controverses scientifiques. Yves Gingras note ainsi qu’en général, elles retombent ou s’étiolent
davantage que l’on ne peut dire qu’elles ont une issue claire. Gingras, Controverses. Accords et
désaccords en sciences humaines et sociales.

310
Ces considérations n’invalident pas les analyses qui suivent, mais en précise les
fondations et suggère, pour de futures recherches, que soient pris en compte ces aspects.
Et, en tout cas, qu’il est probablement heuristique de penser davantage la dimension
empirique dans les exercices d’appréhension des objets que sont les controverses ; plus que
je ne l’ai fait durant les premières années de cette thèse, plus, sans doute, qu’on ne le fait
lorsque le regard est habitué à se poser sur le dit plutôt que le non-dit, sur les institutions
plutôt que les quidams.

Les pages qui suivent visent à donner à voir les formes changeantes et différentes
des controverses française et anglaise telles qu’elles ont été appréhendées empiriquement
dans cette thèse.

311
IV. Petit précis sur le déroulé des controverses étudiées en France
et en Angleterre : qui, quoi, comment ?
Cet arrêt sur le déroulé des controverses a principalement une visée didactique. Les
deux chapitres qui suivent étant articulés autour de découpages plutôt analytiques, il
comprend le seul compte rendu détaillé et continu des cas d’étude de cette thèse. En sus de
l’image d’ensemble qu’il permet de s’en faire (et de se figurer, comme cela a été rappelé,
le caractère à la fois changeant et protéiforme de l’objet, tant en France qu’en Angleterre),
il a été pensé comme un moyen supplémentaire pour que l’argumentaire exposé dans les
chapitres puisse faire l’objet de discussions. L’enjeu, comme souvent en didactique, est
que les lectrices disposent d’autant d’éléments que possible pour participer au débat, y
compris pour ne pas être d’accord avec les interprétations que je propose.

Exposer le déroulé de controverses paraît difficile sans en présenter les


protagonistes. S’est posée alors la question de l’anonymisation, à propos de laquelle j’ai
hésité quasiment jusqu’au terme de la rédaction. Les arguments plaidant pour une
évocation nominale desdits protagonistes sont les suivants : en dehors des entretiens, le
matériau rassemblé est essentiellement constitué de discours tenus sur des plateformes
publiques (le « public » étant plus ou moins large mais tout de même) et signés en nom
propre ; les acteurs qui ont participé aux polémiques ont parfois des positions très
particulières (à la tête d’une association ou d’un organisme) et changer leurs noms
implique de modifier également ceux des groupes et structures dans lesquels ils évoluent,
sans quoi la démarche serait purement cosmétique ; modifier tout cela fait de moi
l’interprète quasi incontournable pour accéder aux cas étudiés alors que, ces derniers ayant
impliqué, voire secoué, de nombreuses personnes au sein des espaces académiques, les
lecteurs de cette thèse ont toutes les chances d’en avoir déjà quelque appréhension,
probablement différente de la mienne : soustraire cette possibilité de langage commun,
c’est rendre moins probable tout un pan des échanges que ce travail pourrait susciter. Mais
les arguments en faveur d’une anonymisation me semblaient avoir du sens également. Ou
plutôt, il en était surtout un qui ne pouvait être mis de côté après avoir analysé mon
matériau. De fait, l’un des procédés par lesquels les échanges se chargent de conflit est
l’engagement explicite (via une interpellation nominale par exemple…) de l’image sociale
d’autrui (cf. chapitre 5). Réincarner des oppositions parfois très vives en rappelant en toute
« transparence » les noms de ceux qui y ont pris part, c’était donc potentiellement réactiver
tous les enjeux de solidarité, de réputation, de confrontations qui ont pu y être fortement

312
attachés au cours des controverses. Force est de constater que l’« épreuve de
distanciation »1 qui attend les sociologues souhaitant rendre compte de controverses, en
particulier lorsque celles-ci ont impliqué des pairs, s’en serait trouvée corsée.

Dans le livre qu’il a dirigé sur les controverses en sciences sociales, Yves Gingras
rapporte le point de vue de d’Alembert sur ce que l’on peut apprendre de l’analyse de ce
genre d’échanges antagoniques dans les espaces savants : « Selon d’Alembert, “l’histoire
de nos disputes montre l’abus des mots et des notions vagues, l’avancement des sciences
retardé par des questions de nom, les passions sous le masque du zèle, l’obstination sous le
nom de fermeté”. L’étude des controverses serait donc “la moins utile pour augmenter nos
connaissances réelles” mais serait par contre “la plus propre à nous rendre sage” »2.
Remettre en question, même pour la bonne cause analytique, l’image de collègues – toutes
plus expérimentées que moi – serait faire bien peu de cas de la sagesse que l’on aurait pu
gagner à considérer ce que le conflit doit à l’interpellation nominale des gens. C’est
pourtant l’option qui a été choisie3. Car si la montée en conflictualité dépend de la mise en
cause de la « face », pour réemployer une terminologie goffmanienne, des individus, elle
procède également de la portée que peut avoir cette mise en cause, c’est-à-dire à quel point
elle est publicisée. Or, de ce point de vue-là, une thèse de doctorat (dans sa version
manuscrite en tout cas) semble relativement inoffensive. Par ailleurs, il est espéré que ce
que l’on va perdre en sagesse sera gagné en clarté, et par conséquent en possibilités de
débat.

1
L’expression est empruntée à Pascal Ragouet qui se refuse à investir la sociologie des
controverses scientifiques comme une façon de réhabiliter ceux que l’histoire a décrétés perdants
(ce qui est, dans les grandes lignes, l’agenda des tenants du « programme fort » de Bloor) : « Il
s’agit d’une “épreuve”, dans la mesure où le sociologue doit se garder d’intervenir dans les débats,
se mettre à l’écoute des acteurs de la controverse et de ceux qui, extérieurs à la dispute académique
proprement dite, s’engagent et prennent position, ne pas juger les arguments des uns et des autres
et, surtout, ne jamais céder aux injonctions de ceux qui, ayant choisi un camp, l’accusent toujours
d’être dans l’autre ». Pascal Ragouet, L’eau a-t-elle une mémoire ? Sociologie d’une controverse
scientifique, Raisons d’agir (Paris, 2016), p.12-13.
2
Jean Le Rond d’Alembert, Essai sur les Éléments de Philosophie, Fayard (Paris : 1986), p.15, cité
dans : Gingras (dir.), Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales., p.30-
31.
3
Cela ne concerne pas les entretiens, pour lesquels je m’en suis tenue à ce qui a été explicité dans
l’introduction générale : ne sont nommément citées que les enquêtées qui m’y ont explicitement
autorisée.

313
1. Récit du cas français

La controverse française est relativement dense d’un point de vue temporel


(l’essentiel de « l’action » court sur un an et demi) et de l’intensité des échanges. Le 23
février 2005, est promulguée la loi n°2005-158 « portant reconnaissance de la Nation et
contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Son article 4 stipule : « Les
programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française
outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes
scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer,
notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants
de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit »1.
Jusque-là, la loi qui était pourtant en préparation depuis neuf mois a fait peu de bruit au
sein des deux chambres parlementaires qui ont acté le texte : peu de présents en séance,
débats relativement atones2. Sa publication suscite en revanche de vives réactions. Elles
proviennent notamment du milieu universitaire et scolaire et d’associations à caractère
mémoriel et/ou identitaire.

Commençons par ces derniers (en réalité il n’y a pas de cloison étanche entre ces
différents foyers de contestation, mais par souci de clarté, je les présenterai successivement
avant d’évoquer leurs entrecroisements) : les Indigènes de la République, qui est alors un
mouvement tout récent (leur appel « Nous sommes les Indigènes de la République ! » est
rendu public en janvier 20053), dont les membres pointent les rémanences des relations
coloniales dans la société française contemporaine, dénoncent une loi « imposant aux
professeurs d’histoire de glorifier la colonisation ». Ce qui ne faisait pas initialement partie
de leurs objets centraux d’indignation devient rapidement (à partir de la fin de l’année
2005) un sujet de tribune ou de prise de parole médiatique récurrent 4. D’autres associations
comme le Comité Marche 98 ou Collectif DOM, qui portent la cause de la reconnaissance
1
Voir le Journal Officiel du 24 février 2005.
2
Ces informations sont consultables sur les sites de l’Assemblée Nationale ou du Sénat (où les
comptes rendus des débats sont disponibles) mais aussi, assorties d’une analyse fort intéressante,
dans : Bertrand, Mémoires d’empire: La controverse autour du « fait colonial ».
3
L’appel vise à rassembler ceux qui se reconnaissent sous ce label d’« indigènes de la république »
et à demander qu’une discussion publique et officielle soit organisée au sujet de ce qu’ils vivent,
comme en témoigne le tout début du texte : « NOUS, descendants d’esclaves et de déportés
africains, filles et fils de colonisés et d’immigrés, NOUS, Français et non-Français vivant en
France, militantes et militants engagé-e-s dans les luttes contre l’oppression et les discriminations
produites par la République post-coloniale, lançons un appel à celles et ceux qui sont partie-
prenantes de ces combats à se réunir en Assises de l’anticolonialisme […] ».
4
Voir les archives du site indigenes-republique.fr, dernière consultation le 07/09/2019.

314
du passé colonial sur des tons assez différents (le CM98 dans un registre émotionnel où il
s’agit de reconnaître ses aïeux ; le Collectif DOM plus volontiers dans la scandalisation et
la dénonciation de torts commis par la « République »1) se prononcent contre la loi du 23
février. Le collectif Devoirs de mémoires, rassemblant plusieurs associations antiracistes
fait rapidement de même2. Aux Antilles, de nombreuses voix s’élèvent contre ce qui
apparaît alors comme une grave offense à toutes les souffrances engendrées par la
colonisation (dont celles d’Aimé Césaire, des membres du collectif Respé ou même d’un
rassemblement fédéré autour du combat contre la loi du 23 février : le collectif pour
l’abrogation de la loi de la honte). La Ligue des Droits de l’Homme, en particulier la
section de Toulon se positionne également contre cette loi, et en particulier son article 4.

Mais finalement, sur la scène médiatique hexagonale, ce sont les réactions venant de
l’université qui font le plus de bruit. Claude Liauzu, historien de la colonisation en fin de
carrière et anticolonialiste actif3, rédige une pétition demandant l’abrogation de la loi du 23
février, qui circule dès la fin du mois de mars 2005 4. Il co-signe par ailleurs avec Thierry
Le Bars, juriste, une lettre ouverte aux Parlementaires qu’il fait diffuser dans les milieux de
l’enseignement et universitaires. Publiée dans Le Monde le 24 mars, la pétition
« Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle » est alors signée par
plusieurs historiens reconnus dans la profession : Gilbert Meynier, Gérard Noiriel, Frédéric
Régent, Trinh Van Thao et Lucette Valensi. S’ajoutent bientôt (en l’espace de quelques
semaines) à leurs noms une longue liste de signataires si bien que, aux dires de Claude

1
Audrey Célestine, La fabrique des identités. L’encadrement politique des minorités caribéennes à
Paris et New York, Karthala, Sciences Po Aix (Paris, 2018). Voir notamment les pages 135-143.
2
Christine Deslaurier et Aurélie Roger, « Passés coloniaux recomposés : Mémoires grises en
Europe et en Afrique », Politique africaine, no 102 (2006): 5-27.
3
Laurence De Cock note que la loi aurait sans doute passé inaperçu un peu plus durablement si
Liauzu n’avait pas été alerté par l’une de ses doctorantes, Valérie Escanglon-Morin (qui travaille
« sur les pieds-noirs et rapatriés ») : Laurence De Cock, Dans la classe de l’homme blanc.
L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, Presses Universitaires de
Lyon (Lyon, 2018), p.199.
4
Voir, pour un compte rendu avec parti pris : Claude Liauzu, « Les historiens saisis par les guerres
de mémoires coloniales », Revue d’histoire moderne et contemporaine 5, no 52-4bis (2005): 99-
109. Dans un article qu’il accorde à l’automne 2005 à la revue L’Histoire, Liauzu aurait répondu à
la question « Quelle a été la réaction des historiens devant la loi ? » qu’il a « [lui-]même découvert
cet article 4 en juin 2005 » (« “Non à la loi scélérate !” Entretien avec Claude Liauzu », L’Histoire,
n°302, octobre 2005. Cette date étant discordante avec celles de toutes les autres sources que j’ai
pu rassembler (à commencer par celles de la pétition ou de la lettre ouverte aux Parlementaires),
l’hypothèse qui me paraît la plus vraisemblable est qu’il y a eu une erreur lors de la transcription ou
de l’impression de cette interview.

315
Liauzu, « il a fallu l’arrêter à 1001 signatures, faute de moyens pour gérer cette manne »1.
Ce dernier contacte plusieurs structures associatives et syndicales, en particulier dans
l’enseignement du secondaire, qui relaient la pétition : c’est notamment le cas du SNES-
FSU (Syndicat National des Enseignements du Second degré / Fédération Syndicale
Unitaire) et de l’APHG (Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie).

Les procédés employés par Liauzu et ses collègues pour protester contre la loi dite
« Mekachera » (du nom du ministre délégué aux anciens combattants qui l’a portée au
Parlement) portent le débat en dehors des amphithéâtres et des revues universitaires. Des
historiens qui estiment ne pas partager la position exprimée dans la pétition y répondent
donc sur d’autres plateformes, à l’instar de Guy Pervillé (historien de l’Algérie coloniale),
qui fait publier en ligne par la Ligue des Droits de l’Homme de Toulon son avis mitigé sur
les initiatives de Claude Liauzu et Thierry Le Bars. L’intervention est intéressante ; elle est
une forme de rappel à l’ordre de ce que se doit d’être « l’historien » : s’il descend dans
l’arène publique pour infléchir le cours de ce qui s’y discute/dispute, il doit le faire de
façon politiquement neutre : « Mais l’intervention des historiens (comme celles des
juristes) dans ce débat sera d’autant plus convaincante qu’elle ne donnera pas l’impression
de juger avec deux poids et deux mesures suivant que la loi est “de gauche” ou “de droite”,
“anticolonialiste” ou “colonialiste”. […] Et c’est ce que la pétition des historiens dont
Claude Liauzu a pris l’initiative […] ne fait malheureusement pas […]. Dès lors, le débat
risque de verser dans les polémiques partisanes et de manquer son but, qui doit être de
dépasser la guerre des mémoires et non de l’entretenir »2. À la fin du printemps
(officiellement le 17 juin 2005), une partie des historiens s’étant indignés avec Claude
Liauzu se constituent en association : le Comité de vigilance face aux usages publics de
l’histoire. Ses membres fondateurs sont trois historiens universitaires : Gérard Noiriel
(EHESS), Nicolas Offenstadt (Paris I Panthéon-Sorbonne) et Michèle Riot-Sarcey (Paris
VIII Saint-Denis). En saluant par le nom choisi pour leur association le « comité de
vigilance des intellectuels antifascistes », une organisation politique active au milieu des
années 1930, Noiriel et ses collègues campent une figure de l’historien dans la cité. Celui-
ci est concerné, comme tous les citoyens, par l’actualité politique mais dispose en plus de
connaissances qui lui permettent de prendre du recul par rapport à celle-ci. Il doit donc au
1
Ibid. L’argument est compréhensible : pour signer la pétition, il fallait envoyer un mail à
claude.liauzu@wordonline.fr, une adresse qui a dû vite devenir ingérable.
2
« Guy Pervillé est réservé sur la pétition des historiens », 27/03/2005, disponible dans les archives
du site animé par une partie de l’équipe de la LDH de Toulon (histoirecoloniale.net). La définition
de la neutralité de l’historien n’engage que l’auteur du texte.

316
moins à ses concitoyens, parce qu’il croit à une démocratie dont l’oxygène se nomme
« esprit critique », un partage de ces connaissances. Le manifeste du comité énonce ainsi :
« S’il est normal que les acteurs de la vie publique soient enclins à puiser dans l’histoire
des arguments pour justifier leurs causes ou leurs intérêt, en tant qu’enseignants-chercheurs
nous ne pouvons pas admettre l’instrumentalisation du passé. Nous devons nous efforcer
de mettre à la disposition de tous les connaissances et les questionnements susceptibles de
favoriser une meilleure compréhension de l’histoire, de manière à nourrir l’esprit critique
des citoyens, tout en leur fournissant des éléments qui leur permettront d’enrichir leur
propre jugement politique, au lieu de parler à leur place 1».

Les plumes des journalistes s’agitent sur ces questions, y mêlant une thématique
alors de plus en plus médiatisée : « l’intégration » des descendants de l’empire (i.e. les ex-
colonisés, en particulier les immigrés d’Afrique du Nord, la bonne intégration des
descendants des ex-colons n’étant pas un point de débat) 2. Et de fait, elles contribuent à
publiciser un débat plus ou moins vif qui avait cours au sein de la discipline
historiographique sur le postcolonial3. Des historiens interviennent d’ailleurs en dehors du
sentier tracé par Liauzu, ou par les fondateurs du CVUH, en pointant que la loi du 23
février révèle que la colonisation a désormais bien le statut de « passé qui ne passe pas »4,
et que le travail d’éveil des consciences auquel ils s’emploient depuis quelques années s’en
trouve d’autant plus nécessaire. Pascal Blanchard et Nicolas Bancel par exemple, figures
de proue de l’Achac (Association pour la Connaissance de l’Histoire de l’Afrique
Contemporaine), un groupe de recherche et militant dont le cœur des actions porte depuis

1
Manifeste du CVUH, consultable sur le blog qui a succédé au site de l’association
(cvuh.blogspot.com) ou dans la revue Cahiers d’Histoire : « Manifeste du Comité de Vigilance
face aux Usages publics de l’Histoire (CVUH) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no
96-97 (2005): 191-94.
2
Bertrand, Mémoires d’empire: La controverse autour du « fait colonial ».
3
Terme qui a fait l’objet d’investissements de sens assez différents, et qui plus est changeants entre
1980 et 2005 (voir la première partie de la thèse d’Anne-Claire Collier) mais renvoie, globalement,
au regard que l’on pose aujourd’hui sur la période coloniale, ainsi que ses continuités et
recompositions jusqu’à nos jours.
4
La formule, empruntée à Éric Conan et Henry Rousso (auteurs d’un ouvrage marquant sur la
collaboration durant la seconde guerre mondiale, paru en 1994 et intitulé Vichy, un passé qui ne
passe pas) connaît un large succès dans les milieux lettrés. D’une façon qui n’est pas sans rappeler
la trajectoire du « devoir de mémoire », elle vient désigner, après avoir été chargée de la relative
indiscutabilité qui entoure les condamnations de la Shoah et de ceux qui y ont participé, tout ce qui
touche aux récits qui bousculent un roman national cousu d’épisodes valorisants (Ledoux, Le
devoir de mémoire. Une formule et son histoire.).

317
les années 1990 sur le colonial et ses multiples legs 1, interviennent à plusieurs reprises dans
les médias au cours du printemps 2005. Au moment où ils viennent faire la promotion de
l’ouvrage qu’ils ont coordonné avec Sandrine Lemaire (La fracture coloniale2), l’actualité
politique (Appel des Indigènes de la République en janvier, loi Mekachera en février)
donne aux thèses qu’ils développent au sein de l’Achac un caractère d’urgence.
Commentant en mars 20053 le déferlement de critiques dont l’Appel des IR a fait l’objet (et
dont ils considèrent qu’en dépit de « ses excès et ses erreurs historiques », il a « le grand
mérite de rappeler, fût-ce sur un mode provocateur, que la “culture coloniale” est toujours
à l’œuvre en France aujourd’hui »), ils avancent des arguments qu’ils présentent sans
difficulté comme étant politiques, même si renseignés par leurs connaissances
d’historiens : « Et dans certaines rédactions parisiennes, il n’est pas rare d’entendre, off the
record, qu’“on a assez parlé de tout ça”, qu’il faut “cesser de dénigrer la France et son
histoire” ou que l’important est de “protéger la République des excès de mémoire”. Il faut
en finir avec cette politique de l’autruche. Elle ne peut qu’accélérer la spirale infernale des
faux débats, du type la “République universelle” contre le “communautarisme” »4. Les
discussions, par presse, blogs ou magazines interposées, s’échauffent jusqu’à l’été 2005 et
reprennent à la rentrée. Bien que ceux qui interviennent comme historiens n’expriment pas
toujours les mêmes points de vue, le débat reste majoritairement présenté jusqu’à
l’automne comme se jouant en dehors de l’université : « la France » est malade de son
histoire coloniale et les historiens peuvent contribuer à élaborer un traitement étant donné
les connaissances qu’ils ont sur l’histoire coloniale en question, mais également sur les
enjeux relatifs aux mémoires douloureuses. C’est par exemple sur ce ton que le magazine
L’Histoire publie un numéro spécial sur « La colonisation en procès » en octobre 2005. La
couverture (reproduite ci-après), qui reprend une affiche éditée en 1941 par le secrétariat
d’État aux colonies, pose bien : 1. qu'il y a polémique (en lieu et place du propos à visée
fédératrice de l’affiche originelle – « trois couleurs, un drapeau, un empire » – sont listés
quelques-uns des points indiquant ce en quoi la colonisation est aujourd’hui « en
procès ») ; 2. que la polémique est un problème sociétal/national (il s’agit de ce que fait
1
Voir Collier, « Le moment français du postcolonial : pour une sociologie historique d’un débat
intellectuel »., p.194-207 en particulier.
2
Il paraît en septembre de la même année. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, et Sandrine Lemaire
(dir.), La fracture coloniale, La Découverte (Paris, 2005).
3
La loi et son article 4 ont pour le moment passé inaperçu – ou Claude Liauzu et ses collègues sont
juste en train d’écrire les textes de scandalisation qui paraîtront à la fin du mois.
4
« Comment en finir avec la fracture coloniale, par Nicolas Bancel et Pascal Blanchard », Le
Monde, 17/03/2005.

318
« la France » vis-à-vis de cette diversité qu’elle a un jour essentialisée et soi-disant
absorbée sous l’étendard tricolore) plutôt qu’historiographique (pas de mention de débats
au sein de la profession, les titres annoncent plutôt des éclaircissements à venir sur les
difficultés que traverse la nation). L’éditorial, titré « Mémoires écorchées », poursuit avec
ce message : après avoir établi le diagnostic d’un pays aux prises avec son passé colonial
(la formule de l’Achac, « fracture coloniale » est reprise entre guillemets mais sans aucune
indication qu’elle pourrait susciter des désaccords), il expose le rôle des historiens, corps
uni, comme suit : « L’historien n’est pas le roi Salomon. Son métier est d’établir les faits.
Au-delà, il s’efforce d’expliquer les mouvements de l’histoire, en évitant de considérer ce
qui fut à l’aune de ce qui est. Bien entendu, ce numéro spécial a été inspiré par l’actualité,
et nous n’avons pas cherché à fuir la brûlante question : y a-t-il aujourd’hui dans notre pays
des souffrances et des injustices héritées de la colonisation ? Mais autant nous nous
refusons à cacher les sanies de l’entreprise coloniale, autant nous sommes attentifs à ne pas
tomber dans la polémique et l’anachronisme. Avec la conviction que, si les mémoires sont
plurielles, l’histoire, elle, appartient à tout le monde »1.

1
« Éditorial », L’Histoire, N°302, octobre 2005, p.7.

319
Figure 4 : La polémique lancinante qui ne se joue surtout pas à l’université.

Un autre « scandale » vient se mêler à ces discussions au cours de l’automne-hiver


2005-2006 ; il s’agit de « l’affaire » Olivier Pétré-Grenouilleau. Alors professeur d’histoire
à l’Université Bretagne-Sud, ce dernier publie en septembre 2004 un ouvrage sur les traites

320
négrières dans une perspective très braudélienne d’histoire globale (comme la pratiquait
déjà Serge Daget, son ancien professeur dont il se présente volontiers comme l’héritier) 1. Il
est récompensé en 2005 par plusieurs prix dont notamment le Prix du Sénat du livre
d’histoire, délivré en juin2. Le jury est alors présidé par René Rémond et est composé
d’Hélène Ahrweiler, Jean-Pierre Azéma, Philippe-Jean Catinchi, Marc Ferro, Jean
Garrigues, Jean-Noël Jeanneney, Alain Méar, Claude Mossé, Jean-Pierre Rioux, Maurice
Sartre, Laurent Theis, Pierre Vidal-Naquet, Annette Wievorka. Pétré-Grenouilleau donne
plusieurs interviews dans divers medias au cours du printemps 2005 pour faire la
promotion de cet ouvrage. Dans le cadre de cette « tournée » médiatique, il accorde une
interview au Journal du Dimanche qui est publiée le 12 juin. Une partie de l’échange y est
retranscrit comme suit : « JdD : Votre livre paraît éclairant dans le débat actuel sur les
“peuples indigènes” et l’antisémitisme véhiculé par Dieudonné. OPG : Cette accusation
contre les juifs est née dans la communauté noire américaine des années 1970. Elle
rebondit aujourd’hui en France. Cela dépasse le cas Dieudonné. C’est aussi le problème de
la loi Taubira qui considère la traite des Noirs par les Européens comme un “crime contre
l’humanité”, incluant de ce fait une comparaison avec la Shoah. Les traites négrières ne
sont pas des génocides »3. Claude Ribbe, écrivain et responsable de la commission culture
du Collectif DOM réagit fortement à ces propos. Il publie ainsi le lendemain sur le site du
collectif une lettre ouverte au ton belligérant dans laquelle il estime que les propos de
l’historien devraient lui valoir un procès : « Aujourd’hui, donc, monsieur Pétré-
Grenouilleau ment, bidonne, falsifie et insulte les Africains et les Antillais sous un tonnerre
d’applaudissements hexagonaux. Personne n’a lu son livre, mais tout le monde le cite
comme une référence. Il est invité partout à parler de l’esclavage. Jusqu’où cela ira-t-il ?
[…] Alors, dans l’urgence, simplifions : le livre de monsieur Pétré-Grenouilleau relève
purement et simplement des tribunaux sous le chef de racisme et d’apologie de crime

1
Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières : Essai d’histoire globale, Gallimard (Paris,
2004).
2
Un compte-rendu relativement neutre de « l’affaire » rédigé par Luc Daireaux (« L’affaire Olivier
Pétré-Grenouilleau, Éléments de chronologie », 4 janvier 2006) a longtemps été accessible sur le
blog clionautes.org, mais ça n’est plus le cas. À la date du 09/09/2019, il est encore consultable sur
le site « Humanities and Social Sciences Online », lists.h-net.org, sous le titre suivant : « The Petre-
Grenouilleau Case : Elements of Chronology ».
3
« Les traites négrières ne sont pas des génocides. Entretien avec Olivier Pétré-Grenouilleau, Le
Journal du Dimanche, 12/06/2005. L’intégralité de l’interview est disponible à la fin de l’article de
Catherine Coquery-Vidrovitch, « À propos de l’histoire des traites négrières et, plus généralement,
des positions contrastées des historiens par Catherine Coquery-Vidrovitch »,
www.cvuh.blogspot.fr, 04/03/2007, dernière consultation le 30/05/2014.

321
contre l’humanité »1. Le président du collectif, Patrick Karam, appuie cette lettre ouverte
en signalant le même jour et sur la même plateforme que « le Collectif saisira les autorités
compétentes afin que Olivier Pétré-Grenouilleau soit suspendu de ses fonctions
universitaires pour révisionnisme comme l’a été récemment Bruno Gollnisch, responsable
du Front National, qui contestait le nombre de morts du génocide juif ». C’est chose faite
en septembre : une plainte est déposée au nom du Collectif DOM au tribunal de grande
instance de Paris en s’appuyant sur les dispositions prévues par la loi n°2001-434 (loi
Taubira) au motif que les propos tenus dans l’interview du 12 juin sont une « contestation
de crime contre l’humanité ». Entre temps, le collectif publie et associe de ce fait à sa
cause les propos d’historiens ayant une posture critique vis-à-vis de l’ouvrage de Pétré-
Grenouilleau (par exemple Louis Sala-Molins, qui est à ce moment professeur émérite de
philosophie politique).

À la rentrée scolaire, plusieurs historiens de l’esclavage ou spécialistes des sociétés


antillaises expriment des réserves, voire de franches critiques, du livre de Pétré-
Grenouilleau. Leurs propos restent généralement confinés dans l’université, à l’instar d’une
journée d’étude organisée autour de l’ouvrage ainsi que des résonnances contemporaines
de la mémoire de l’esclavage qui a débouché sur la publication d’un numéro spécial de la
Revue d’histoire moderne & contemporaine fin 20052. La critique qu’en fait Marcel
Dorigny, historien de la traite négrière et de l’esclavage, est en revanche publiée sur la
revue de la Ligue des Droits de l’Homme (Hommes & Libertés) et est reprise en plusieurs
endroits sur internet (notamment sur le site du Collectif Les mots sont importants). Il y
dénonce les partis-pris de Pétré-Grenouilleau en tant que tels (l’idée est que les historiens
doivent être a-idéologiques) et en tant qu’ils sont dangereux politiquement : « On ne peut
que regretter qu’un ouvrage de cette importance s’attache à développer avec autant de
références savantes une thèse qui, sous prétexte de “détruire les poncifs” et de “dépasser
les rancœurs et les tabous idéologiques accumulés, sans cesse reproduits par une sous
littérature n’ayant d’historique que les apparences” (p.10), contribue activement à fonder et
à répandre une autre idéologie, qui veut à toutes fins minimiser la place de la traite négrière

1
« Éloge du révisionnisme ; un historien récompensé », par Claude Ribbe, 13/06/2005,
collectifdom.com, dernière consultation le 15/07/2019.
2
Voir l’ensemble du numéro (52-4 bis, 2005) et, pour une retranscription de la table ronde où
l’ouvrage de Pétré-Grenouilleau est plus spécifiquement discuté (par Christine Chivallon, Bernard
Vincent et Daniel Roche), voir l’article : « Sur une relecture de l’histoire de la traite négrière :
débat », Revue d’histoire moderne et contemporaine 5, no 52-4bis (2005): 46-58.

322
européenne, à la fois face aux autres traites et dans son rôle actif au sein du vaste complexe
colonial dans l’essor de l’Europe entre le XVIème et le XIXème siècle »1.

Aux Antilles et en Guyane, plusieurs associations déjà mobilisées contre la loi du 23


février s’insurgent également contre le livre de Pétré-Grenouilleau. Ce dernier finit par
annuler le séjour qu’il avait prévu de faire en novembre en Guyane pour présenter son
ouvrage. C’est à partir de début décembre que la presse commence à s’emparer de
« l’affaire », qui le devient très publiquement. Il est difficile pour les journalistes de
recueillir le témoignage du principal intéressé, qui s’est retiré depuis quelques semaines de
toutes les arènes publiques dans lesquelles il était descendu pour promouvoir son livre. Les
commentaires de la polémique soulignent le caractère tendu du contexte dans lequel elle se
déploie (elle est parfois présentée comme le dernier épisode de celle qui a commencé avec
la loi Mekachera, mais est aussi articulée dans quelques cas à la crise qui secoue « les
banlieues » et est l’occasion de prêter à nouveau l’oreille aux analyses en termes de
« fracture coloniale »). En décembre, un séminaire est organisé à Sciences Po Paris au sujet
de l’actualité des rapports entre histoire et mémoire. Un appel est rédigé et signé par 19
historiens « de renom », comme cela est rappelé par la suite à chaque mention de « l’appel
des 19 » : Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise
Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza,
Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice
Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. L’appel,
intitulé « Liberté pour l’histoire ! » est daté du 12 décembre et est publié le lendemain par
Libération2. Après avoir précisé tout ce que l’histoire ne doit ni être ni devenir, il demande
l’abrogation de tous les articles des lois qui ont, depuis 1990, contribué à contraindre la
« liberté de l’historien », sans laquelle les fantômes d’une histoire officielle imposée de
façon autoritaire reviendraient hanter la pratique du métier. En voici une version abrégée 3 :
« L’histoire n’est pas une religion. […] L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas
pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique. […] L’histoire n’est pas l’esclave de
l’actualité. […] L’histoire n’est pas la mémoire. […] L’histoire n’est pas un objet
juridique. Dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de
1
Marcel Dorigny, « Traites négrières et esclavage : les enjeux d’un livre récent », Hommes et
Libertés, septembre 2005.
2
« Liberté pour l’histoire. Une pétition pour l’abrogation des articles de loi contraignant la
recherche et l’enseignement de cette discipline », Libération, 13/12/2005.
3
Quoique l’original ne soit pas extrêmement long. On pourra le consulter dans les archives de
Libération, ou sur le site de Liberté pour l’Histoire (www.lph-asso.fr).

323
définir la vérité historique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions,
n’est pas la politique de l’histoire. C’est en violation de ces principes que des articles de
lois successives – notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001,
du 23 février 2005 – ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de
sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et
posé des limites. Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes
d’un régime démocratique ». L’appel est publié sous forme de pétition que l’on peut signer
et circule dans les milieux universitaires ainsi que dans l’enseignement secondaire via
l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie. Il reçoit en quelques semaines
le soutien de plus de 600 signataires. En même temps et pour pérenniser la position
énoncée dans l’appel, une association du même nom, « Liberté pour l’Histoire » est créée,
dont René Rémond assure la présidence jusqu’à son décès en 2007 (c’est Pierre Nora qui
prend sa suite). Le reste du bureau est composé comme suit : Françoise Chandernagor
(vice-présidente), Mona Ozouf (vice-présidente), Hubert Tison (secrétaire général), Pierre
Keleroux (secrétaire général adjoint), Christian Delporte (trésorier). Rémond, Nora, Azéma
et Chandernagor interviennent dans les semaines qui suivent (en dehors de la « trêve » de
Noël) à plusieurs reprises dans les médias (presse, radio, magazines) pour faire valoir la
posture défendue dans l’appel des 19. René Rémond explique ainsi, dans une interview
accordée aux journalistes du quotidien 20 minutes le 21 décembre que « l’affaire Pétré-
Grenouilleau a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : ce très sérieux spécialiste de
l’esclavage est poursuivi par des associations afro-antillaises qui, s’appuyant sur la loi
Taubira, l’accusent de révisionnisme. Son seul tort est d’avoir dit que l’esclavage était
certes un crime contre l’humanité mais pas un génocide »1.

L’appel n’est pas cependant pas reçu avec bonheur par tout le monde. Il est dénoncé
le 20 décembre dans une lettre ouverte intitulée « Ne mélangeons pas tout », signée par 31
personnalités (avocats, essayistes, artistes) associées pour la majorité sur la scène publique
à la reconnaissance de la mémoire des victimes de la Shoah et du génocide arménien (les
deux noms phares qui sont répétés lorsqu’il s’agit d’évoquer cette lettre sont ceux de Serge
Klarsfeld et de Claude Lanzmann), ainsi que quelques historiens. Et les historiens,
universitaires et enseignants, qui avaient commencé à fédérer actions et réflexions sur la
question des usages publics du passé dans le cadre du CVUH (Comité de Vigilance face
aux Usages publics de l’Histoire) expriment publiquement leur désaccord avec « les 19 ».
1
René Rémond, « Contre les lois sur l’histoire », 20 minutes, 21/12/2005. Le texte est également
disponible dans les archives du site de LPH.

324
C’est le début de la mise en scène publique des désaccords qui sillonnent (davantage
présentés comme « qui fracturent ») la « communauté » des historiens.

Gérard Noiriel et Nicolas Offenstadt font la tournée des micros et exposent ce en


quoi ils ne peuvent faire autrement que de se désolidariser de LPH : « l’histoire n’est pas la
mémoire », c’est entendu, « il faut soutenir Pétré-Grenouilleau », évidemment oui, mais
« toutes les lois dites mémorielles oppriment les historiens et devraient être abrogées »,
tout de même pas. Par ailleurs, il est reproché aux 19 de « se draper dans [leur] virginité
d’historien[s] bafouée par l’outrecuidance du législateur »1 alors qu’en fait, leur réaction
relèverait plutôt d’un soutien corporatiste à un collègue en difficulté judiciaire (l’argument
qui revient alors toujours est : où étaient les 19 signataires de l’appel lorsque Claude
Liauzu a donné l’alerte quant à la loi du 23 février 2005 ? Seul l’un d’entre eux s’est
mobilisé alors). Les membres du CVUH insistent en outre sur leur conception du passé
comme appartenant à tout le monde tandis que l’on considérerait à LPH qu’elle est la
propriété des historiens : pour eux le législateur est donc (par voie d’élection) habilité à
porter des paroles officielles sur la posture qu’entretient « la France » à l’égard de passés
divers, tant qu’il n’impose pas aux historiens (universitaires comme enseignants) le sens de
leurs conclusions.

En janvier-février 2006, les dossiers « loi Mekachera » d’une part et « Pétré-


Grenouilleau » de l’autre connaissent des modifications significatives : le président de la
République annonce, le 25 janvier, que l’alinéa 2 de l’article 4 (celui où il était question
d’enseigner le « rôle positif de la colonisation ») sera supprimé par décret ; le 3 février, le
Collectif DOM annonce qu’il « a choisi l’apaisement », « plutôt que développer la haine et
polariser l’hostilité », et qu’il retire sa plainte contre Olivier Pétré-Grenouilleau 2. Dans les
deux cas, c’est au nom de l’entente nationale que l’on propose de faire marche-arrière : « le
deuxième alinéa de l’article 4 suscite des interrogations et des incompréhensions chez
beaucoup de nos compatriotes. Il convient de les lever pour retrouver les voies de la
concorde. La nation doit se rassembler sur son histoire »3 est-il précisé dans le

1
« Les historiens sont libres… quand même ! par Pierre Serna pour le CVUH », blog du CVUH (la
date exacte n’est pas connue).
2
Les auteurs de cet éditorial publié le 03/02/2006 sur le site du Collectif précisent que la sagesse de
leur décision n’est pas tant due aux multiples pressions subies (néanmoins réelles : ils en font la
liste) qu’aux assurances qu’ils ont reçues de la part de la classe politique (Nicolas Sarkozy et Jean-
Louis Debré sont nommés) que la loi Taubira ne serait pas modifiée.
3
Propos rapporté dans : « Jacques Chirac ouvre la voie à la suppression de l’article sur le “rôle
positif” de la colonisation », Le Monde, 25/01/2006.

325
communiqué de l’Élysée tandis que le Collectif DOM indique qu’en tant qu’« interlocuteur
privilégié des pouvoirs publics et de tous les partis politiques », il « ne peut se trouver en
opposition avec toute l’intelligentsia et les décideurs, risquer de perdre sa crédibilité, et
voir opposer les originaires d’Outre-mer aux autres Français »1.

Toutefois les disputes autour de la recherche et de l’enseignement de l’histoire


coloniale, et plus spécifiquement de celle de l’esclavage, ne s’éteignent pas sur ces entre-
faits. Les désaccords qui se sont fait entendre entre membres du CVUH et de LPH
continuent de marquer les échanges qu’ils sont de fait amenés à avoir puisqu’ils côtoient
les mêmes lieux de socialisation professionnelle 2. Alors qu’une enseignante interpelle le
CVUH sur sa position vis-à-vis d’une loi en préparation sur le génocide arménien, qui n’a
pas été exprimé lors des rencontres annuelles de la discipline à Blois 3 (octobre 2006),
Michèle Riot-Sarcey écrit : « Il ne m’a pas été possible de développer tout ceci [à savoir
son point de vue sur ladite proposition de loi] à Blois tant l’hostilité à l’encontre de tout
point de vue critique était manifeste. “Eux” [LPH a été nommément citée dans le
paragraphe qui précède] qui ont largement servi le pouvoir en place se sentent mal
entendus malgré leurs interventions répétées auprès des responsables politiques. Ce n’est
pas la recherche qui compte pour les initiateurs de la pétition mais l’audience politique et
le pouvoir qu’ils exercent dans l’institution universitaire. Heureusement, notre initiative a
de plus en plus d’échos. “Ils” devront désormais compter avec l’esprit critique qui nous
anime »4. Les membres de LPH continuent de demander l’abrogation de loi Taubira et ne
se dé-mobilisent donc absolument pas lorsque l’alinéa 2 de l’article 4 de celle du 23 février
2005 est abrogé.

Du reste, des historiens travaillant de près ou de loin sur la colonisation estiment que
les débats « sociétaux » (alimentés, le cas échéant, par des collègues ayant dérivé vers des
eaux « idéologiques »), qui continuent de se faire entendre au cours de l’année 2006 sur le
regard à poser sur la colonisation, requièrent des interventions de leur part. Daniel
1
Consultable sur le site du Collectif, mais aussi dans l’ouvrage d’Audrey Célestine, où la totalité
de l’éditorial est reproduite p.152-153 : Célestine, La fabrique des identités. L’encadrement
politique des minorités caribéennes à Paris et New York.
2
Legris, « L’écriture des programmes d’histoire en France (1944-2010). Sociologie historique d’un
instrument d’une politique éducative ».
3
Les Rendez-vous de l’Histoire de Blois est un festival organisé autour de cette discipline depuis
1998.
4
« Une réponse de Michèle Riot-Sarcey à une question de Marie-Noëlle Gairaud-Deschamps »,
blog du CVUH, sans date (autour du 25 octobre 2006 vraisemblablement : la question porte sur la
loi qui a été votée voilà « bientôt deux semaines », le 12 octobre).

326
Lefeuvre publie ainsi un essai fin 2006 chez Flammarion intitulé Pour en finir avec la
repentance coloniale. Comme son introduction le rend tout à fait manifeste, il s’adresse à
ses compatriotes plutôt qu’à ses collègues : « Après celle de la guerre d’Algérie, une
nouvelle génération d’anticolonialistes s’est levée. Courageuse jusqu’à la témérité, elle
mène un combat sur les plateaux de télévision et dans la presse politiquement correcte.
Multipliant les appels ou les pétitions en faveur des “indigènes de la République”, elle
exige de la France, de la République et des Français qu’ils expient ce huitième péché
capital traqué avec obstination dans les moindres replis de la conscience nationale : notre
passé colonial et son héritage »1. Les réactions que l’ouvrage suscite, y compris (voire
surtout) chez les historiens sont davantage exprimées via des réseaux associatifs (CVUH,
Ligue des Droits de l’Homme en particulier) que par des publications ou événements
universitaires.

Le monde politique continue par ailleurs à s’impliquer dans l’histoire et à impliquer


les historiens dans les démarches entreprises en ce sens. Une Mission d’information sur les
questions mémorielles, présidée par Bernard Accoyer, est mandatée en 2008 et auditionne
(ou organise des tables-rondes avec) plusieurs des historiens étant intervenus dans la
controverse protéiforme sur l’histoire de la colonisation et son enseignement : Pierre Nora,
Marc Ferro, Gérard Noiriel, Suzanne Citron, Olivier Pétré-Grenouilleau, Hubert Tison 2.
Des rapports sont demandés au récemment créé Comité pour la Mémoire de l’Esclavage 3,
dans lequel siège un tiers d’historiens, concernant ce qu’il convient de faire pour favoriser
la recherche et l’enseignement de ce chapitre de « l’histoire nationale ».

Celui-ci, après des mésententes qui débouchent à ses débuts sur la démission d’une
partie de ses membres4, publie un rapport sous la houlette conjointe de Maryse Condé et
Françoise Vergès faisant un état des lieux sur l’enseignement de l’histoire de l’esclavage
suivi d’une série de recommandations. Le ministère intervient visiblement à la suite de ce
rapport auprès du groupe de travail dirigé par Laurent Wirth chargé de réformer les

1
Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion (Paris, 2006), p.7.
2
Comme pour tous les travaux parlementaires pour les périodes récentes, l’agenda de la Mission
est accessible sur le site de l’Assemblée Nationale.
3
Institué par un décret d’application de la loi Taubira, il est le CPME (Comité Pour la Mémoire de
l’Esclavage) de 2004 à 2009, le CPMHE (Comité Pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage) de
2009 à 2012 et le CNMHE (Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage) depuis
2013.
4
Voir notamment : Michel, Devenir descendant d’esclave. Enquête sur les régimes mémoriels.

327
programmes d’histoire du secondaire1. La publication de ces programmes relance les
débats publics sur la place qui devrait être donnée à l’enseignement de cette histoire. C’est
le dernier temps de la séquence argumentative analysée dans les pages qui suivent.

2. Récit du cas anglais

La controverse étudiée en Angleterre est à bien des égards plus diffuse que celle
considérée en France. En termes d’intensité (les échanges antagoniques y ont une moindre
teneur conflictuelle) mais aussi en temporalité : les « épisodes » qui forment la controverse
sont étalés sur une dizaine d’années et sont liés entre eux par les références qui sont faites,
dans les discours, à ce qui s’est passé précédemment.

Un bref rappel des types de relation au « grand public » auxquels socialise l’exercice
du métier d’historienne à la fin du XXème siècle – évoqués en fin du chapitre 1 – peut être
utile pour mieux comprendre la controverse. La discipline, telle qu’elle se pratique à
l’université, est gagnée à partir de la fin des années 1960 par que l’on peut
approximativement par l’étiquette auto-apposée de « linguistic turn »2. Le regard
historiographique est invité dans ce contexte à se porter davantage sur les représentations
de ce qui fut plutôt que sur ce qui fut ; sur les contraintes qui ont pesé à grande échelle sur
les femmes et hommes du passé plutôt que sur des figures individuelles considérées
relativement isolément ; sur les petites gens plutôt que sur les élites politiques. Peter
Mandler résume cette petite révolution disciplinaire en parlant de « virage à gauche » de la
profession dans les années 1960-703. Elle se traduit d’après lui par une reprise en main,
suivie de complétion, d’un chantier que l’assignation des historiennes au rôle de conteuses
de la nation un siècle auparavant avait considérablement entravé : la construction d’une
tour d’ivoire académique. En tout cas, on peut avoir cette image relativement uniforme de
la profession lorsqu’elle observée de loin ; de près, il est plus difficile de dire que tout le
monde « prend le tournant » en cadence et sans protester. Par ailleurs, toutes les
historiennes n’ont pas déserté soudainement les différentes chaires publiques auxquelles
elles avaient accès. Mandler rappelle ainsi le bras de fer qui a opposé à Cambridge
1
Voir : Legris, « L’écriture des programmes d’histoire en France (1944-2010). Sociologie
historique d’un instrument d’une politique éducative ». Cela m’a du reste été confirmé lors de
séances du séminaire sur l’enseignement de l’histoire organisé en 2015-2016 par un IGEN, Yves
Poncelet, qui était proche de Laurent Wirth.
2
Feldman et Lawrence, Structures and Transformations in Modern British History.
3
Peter Mandler, History and National Life, Profile Books (London, 2002), p.124.

328
Geoffrey Elton, soucieux de construire une discipline historique autonome (vis-à-vis
d’autres disciplines dont elle se distinguerait par des méthodes et approches théoriques
spécifiques et surtout à l’égard des non-universitaires) et John H. Plumb, convaincu à
l’inverse que l’histoire devait être goûtée aussi largement que possible, le partage des
connaissances qui y sont produites incombant aux historiennes. La génération d’étudiantes
qui furent les « protégées » de ce dernier (Simon Schama, Roy Porter, John Brewer, Linda
Colley, David Cannadine, Norman Stone et Niall Ferguson) ont pris très au sérieux cette
exigence : au début des années 2000, plusieurs d’entre elles apparaissent en effet comme
les figures médiatiques de l’histoire 1. David Cannadine, dans un article adressé à ses pairs
en 1987, plaide ainsi avec vigueur pour que la communauté historienne se mobilise
davantage publiquement car le « tournant » des années 1960-70 et ses multiples
déclinaisons et sous-chapelles ont contribué selon lui, pour le plus grand malheur de la
discipline, à ce que les universitaires se retranchent dans des sujets étriqués, des périodes
limitées et, surtout, dans les murs de l’Académie2.

Or, s’engager dans une carrière d’« historien public »3 à la fin du XXème siècle en
Grande-Bretagne revient à un moment ou à un autre à participer à l’entreprise du
« patrimoine » [heritage] en plein essor4 et dont Patrick Wright a souligné à quel point elle
était liée à un projet nationalo-centré de « redécouverte de nos racines communes »5.
Contrairement à l’idée, bien répandue chez les historiens académiques à la fin du XX ème
siècle, que l’histoire comme récit de la nation est désormais une espèce éteinte 6, cette
perspective survit au moins en partie via les historiens impliqués dans le heritage business.
Et des débats que l’on s’imaginait mal revoir animer des salles de conférence ou des revues
spécialisées se font pourtant à nouveau entendre et lire au sein de l’histoire universitaire au
début des années 2000. Ils portent sur les chances de survie de la discipline dans un

1
Ibid., p.138 et suivantes.
2
Cannadine, « Viewpoint British History: Past, Present - and Future? »
3
La formule est volontairement empruntée à Pierre Nora, car cette version d’investissement des
historiens dans les débats publics partage clairement un air de famille avec celle que Nora décrit
incarner sur la « scène française » (Pierre Nora, Historien public, Gallimard (Paris, 2011).
4
Sophie Scott-Brown, « Stranger Memories of Who We Really Are: History, the Nation and the
Historian », in The Histories of Raphael Samuel. A portrait of a people’s historian, ANU Press
(Adelaide, 2017), 201-30.
5
Patrick Wright, On living in an old country, Oxford University Press (Oxford, 2009 [1985]).
6
Mandler, History and National Life.

329
contexte où – déplorent certains, applaudissent d’autres – elle se trouve désarticulée du
projet national1.

Par ailleurs, les attentats qui se déroulent à Londres le 7 juillet 2005 réactivent
puissamment des débats saillants depuis au moins deux décennies sur les rapports entre
« majorité » et « minorités » ethniques2. Au cœur des commentaires médiatiques de
l’événement tragique, c’est la question de la part de responsabilité de la Grande-Bretagne
dans ce qu’il s’est passé qui revient en permanence avec douleur : si, comme c’est très
souvent répété, Germaine Lindsay est né en Jamaïque et que les trois autres terroristes,
Mohammad Sidique Khan, Sehzad Tanweer and Hassib Hussain, sont présentés ad
nauseam comme les « fils d’immigrés pakistanais », les quatre kamikazes ont grandi
« chez nous » (Yorkshire et Buckinghamshire pour être précis), ont été sensibilisés à « nos
valeurs » dans « nos écoles » et pourtant ils s’en sont pris violemment à « la Grande
Bretagne »3. S’engage alors tout un débat sur ce qu’il faudrait faire, mieux que les mesures
qui existaient alors, pour éviter à l’avenir de nourrir ou de laisser se répandre (selon les
perspectives adoptées) une telle détestation du pays dans lequel « nous » aspirons tous à
vivre4. Le 15 mai 2006, le Ministre de l’Enseignement Supérieur et de l’Éducation
Continue (Bill Rammell) annonce lors d’un discours à la London South Bank University
qu’une révision du National Curriculum allait être entreprise afin d’en produire une
version qui prendrait réellement en charge la question de « la diversité » en lien avec les
« valeurs britanniques »5. Il précise par ailleurs que la responsabilité d’une enquête a été
dévolue à Keith Ajegbo, lequel est alors à la tête d’un collège du sud-est de Londres,
laquelle portera sur « la façon dont le National Curriculum couvre les questions liées à la
diversité pour faire face aux besoins des élèves. Elle posera aussi la question de comment
nous pouvons insérer l’histoire sociale et culturelle de la Grande-Bretagne [Britain]
moderne dans le curriculum de citoyenneté dans nos établissements du secondaire »6. Une
commission parlementaire est simultanément chargée de faire une seconde évaluation de
1
Ibid., Scott-Brown, « Stranger Memories of Who We Really Are: History, the Nation and the
Historian ».
2
Meer et Modood, « The “Civic-rebalancing” of British Multiculturalism, and Beyond... »
3
Darren Kelsey, Media, Myth and Terrorism: A Discourse-Methodological Analysis of the « Blitz
Spirit » in British Newspaper Responses to the July 7th Bombings, Palgrave Macmillan (New
York, 2015).
4
Les attentats terroristes sont quasi-unanimement présentés dans cette rhétorique d’une agression
de la nation, cf. Ibid.
5
Bill Rammell, « Community Cohesion », 15 mai 2006, www.dfes.gov.uk/speeches.
6
Ibid.

330
l’enseignement de la citoyenneté (le thème est apparu dans le National Curriculum en
2002 et la commission pour l’évaluer peu de temps après…). Enfin, l’Historical
Association remporte un appel à projets lancé par le DfES [Department for Education and
Skills] pour enquêter sur les difficultés dont on suppose par hypothèse qu’elles sont
rencontrées par les enseignants d’histoire lorsqu’il s’agit d’aborder des sujets
« controversés » ou « sensibles ».

Parallèlement aux travaux entrepris pour le DfES en vue de changer les programmes
d’histoire, la Grande-Bretagne – et surtout l’Angleterre – s’apprête à commémorer en
grande pompe le bicentenaire de l’abolition de l’esclavage (1807) 1. Fin 2006, deux
annonces publiques de représentants du gouvernement sont largement reprises dans la
presse et indique la manière dont ce dernier entend se positionner vis-à-vis des
commémorations à venir : David Lammy, qui est alors Ministre de la Culture en même
temps que député, déclare que l’histoire du trafic négrier apparaîtra comme période
incontournable dans le National Curriculum d’histoire en cours de préparation 2 ; Tony
Blair exprime quant à lui sa « profonde affliction » [deep sorrow] concernant le rôle joué
par le gouvernement britannique dans ce trafic « profondément honteux ». Les deux
annonces, qui sont faites à quelques semaines d’intervalle (16 octobre pour Lammy, 27
novembre pour Blair), sont commentées dans les médias comme deux manifestations d’une
même dynamique. La première est toutefois mieux accueillie que la seconde : l’idée que
l’esclavage et la traite ont été des horreurs humaines est visiblement largement
consensuelle et lui reconnaître un statut spécifique dans le National Curriculum, aux côtés
de l’Holocauste, est à ce moment peu discuté (sauf, dans des sphères non publiques, par les
membres du History Working Group en charge de la révision curriculaire). La seconde
suscite en revanche des réactions très diverses. Tandis que des groupes ou personnes –
notamment les associations dont l’agenda comprend la défense des « identités
minoritaires » et noires en particulier - considèrent que ce n’est pas assez (une mesure plus
appropriée serait de véritables excuses, voire des réparations), d’autres estiment que le
registre du pardon n’est pas adapté ou s’indignent de ce nouveau « mauvais coup » du
« Politiquement Correct » (désigné en tant que mal bien connu du XXI ème siècle sous

1
Pour un compte rendu des principaux événements commémoratifs tenus à Londres, voir la
première partie de : J. R. Kerr-Ritchie, « Reflections on the Bicentennial of the Abolition of the
British Slave Trade », The Journal of African American History 93, no 4 (2008): 532-42.
2
Peu de sujets sont mentionnés comme tels dans le NC, la norme est plutôt de spécifier les périodes
à traiter et les compétences que les élèves doivent acquérir via leur étude.

331
l’acronyme « PC ») contre la liberté de s’exprimer et d’être fier de son passé 1. Les débats
sont d’autant plus animés dans les derniers mois 2006 qu’ils entrent en résonnance avec
des polémiques ayant créé quelque agitation à Liverpool et Bristol plus tôt dans l’année
autour des questions : « est-ce que Bristol et Liverpool devraient s’excuser pour “leur”
passé de ports négriers ? » et « devrait-on renommer les noms de lieux qui rendent
hommage à des marchands qui ont fait fortune dans cet honteux commerce ? »2. De plus,
des instituts du secteur du patrimoine comme English Heritage et le National Lottery Fund
annoncent fin 2006 qu’ils vont faire des efforts pour rendre apparents (au moyen de
plaques commémoratives) les liens qui rattachent les biens immobiliers dont ils ont la
charge au commerce triangulaire. Des historiens se mêlent alors du débat, qu’ils y aient été
incités ou non. La question est abordée dans les pages d’échanges entre comité éditorial et
lecteurs (éditoriaux et section « courrier du lectorat ») du magazine The Historian de
l’Historical Association, où des universitaires pour et par lesquels il existe donnent leurs
opinions sur ces actes de contrition publique. Simon Schama, qui vient de publier un livre
sur les milliers d’esclaves qui se rallièrent à l’Angleterre lors de la guerre d’indépendance
nord-américaine3, raconte quant à lui comment il est prié de donner son avis sur les excuses
que l’Angleterre devrait ou non formuler pour son implication dans la traite négrière lors
de la tournée des plateaux et chaînes médiatiques qu’il effectue pour promouvoir son
ouvrage4.

Mars 2006, le mois de l’anniversaire de l’acte parlementaire de l’abolition, marque


une trêve dans l’antagonisme des débats. La séance consacrée, à la House of Commons, à
1
On pourra en apprendre davantage sur ces deux dernières positions dans : Emma Waterton et
Ross Wilson, « Talking the talk: policy, popular and media responses to the bicentenary of the
Abolition of the Slave Trade using the “Abolition Discourse” », Discourse & Society 20, no 3
(2009): 381-99.
2
L’agitation est d’abord et avant tout celle qui caractérise les « débats citoyens » organisés
respectivement par les mairies des deux villes autour de ces questions, mais finit par trouver
quelques échos dans les médias nationaux. En particulier lorsque les conséquences de ces débats
municipaux pourraient remettre en question un patrimoine perçu comme appartenant à tous les
britanniques : par exemple l’expression « ship-shape and Bristol fashion » (qui signifie que tout est
parfaitement en ordre) que certains ont accusée d’être liée au passé négrier de la ville ; ou encore
« Penny Lane », volontiers décrite comme la rue la plus célèbre de Liverpool depuis qu’elle a été
immortalisée par Paul McCartney, qui s’est trouvée menacée de renaming à l’été 2006 étant donné
son lien avec James Penny, un négrier opulent du XVIII ème siècle qui s’est vigoureusement opposé
à l’abolition.
3
Simon Schama, Rough Crossings. Britain, the Slaves and the American Revolution, BBC Books
(London, 2005).
4
Simon Schama, « The Abolition of the Slave Trade 200 Years On », discours à l’université de
Stanford, 29/10/2007. La vidéo de l’intervention est à la date du 28/08/2019 encore disponible sur
la chaîne youtube de l’université.

332
la présentation de l’agenda gouvernemental des commémorations du bicentenaire est, d’un
point de vue rhétorique, extrêmement consensuelle. Les parlementaires de camps
politiques différents commencent régulièrement leurs prises de parole respectives en
reconnaissant, à leur plus grande surprise voire à leur corps défendant, que, pour une fois,
ils trouvent les propos de leurs adversaires sensés et bienvenus et qu’ils y adhèrent avec
peu de réserves. William Hague (alors MP conservateur de Richmond et auteur d’une
biographie qui paraîtra quelques mois plus tard sur l’abolitionniste Wilberforce) débute par
exemple son discours comme suit : « C’est un grand plaisir d’écouter le Deputy Prime
Minister [i.e. John Prescott, qui vient de présenter la position gouvernementale sur le
compte du trafic négrier et la manière dont on devrait s’en souvenir] et un plaisir immense
de me trouver être en accord avec presque tout ce qu’il a dit. Cela constitue sans doute un
événement rare, mais il est bienvenu. Si William Wilberforce avait pu savoir que, 200 ans
après le vote de la Loi d’abolition, sa commémoration aurait non seulement lieu mais serait
en plus présentée par deux députés du Yorkshire, l’un d’eux représentant Hull, dans un
esprit d’entente pluripartite pour lequel il s’est toujours battu, il serait fier »1. Par ailleurs,
dans la presse et lors des événements commémoratifs eux-mêmes, une rhétorique bien
rodée et peu conflictuelle est mobilisée pour parler de l’histoire dont il s’agit de se
souvenir : la traite négrière était une épouvantable affaire mais, malgré les immenses
profits que les élites marchandes en tiraient, le Parlement britannique l’a courageusement
aboli en 1807 – quoiqu’il faut également avoir une pensée pour les esclaves qui se sont
soulevés à plusieurs reprises contre ce système oppressif, ainsi que tous les abolitionnistes
anonymes britanniques qui ont été sensibles à la cause défendue par Wilberforce, Sharp et
consort – et pour se montrer digne de ce goût précoce pour la défense des droits humains,
la Grande-Bretagne s’engage à faire ce qui est en son pouvoir pour lutter contre les formes
d’esclavage moderne2. Dans des réseaux militants, notamment panafricanistes, des
protestations sont émises à l’égard de ce genre de récits commémoratifs 3, mais elles ont
une audience limitée et sont en tout cas assez peu relayées dont les comptes rendus

1
William Hague, Débat parlementaire autour du bicentenaire de l’abolition de la traite négrière,
House of Commons, 20/03/2007.
2
Waterton et Wilson, « Talking the talk: policy, popular and media responses to the bicentenary of
the Abolition of the Slave Trade using the “Abolition Discourse” ».
3
Renaud Hourcade, « La mémoire de l’esclavage dans les anciens ports négriers européenns. Une
sociologie des politiques mémorielles à Nantes, Bordeaux et Liverpool » (Science politique,
Sciences Po Rennes, 2012), p.125 et sqq.

333
médiatiques au ton très solennel des commémorations : l’heure n’est pas aux querelles,
mais à leur dépassement le temps de partager nationalement ce souvenir.

La publication au cours du premier semestre 2007 du « rapport Ajegbo » et du


rapport « T.E.A.C.H. »1 suscite en revanche davantage de disputes. La couverture du
premier (reproduite ci-après) annonce bien son contenu : pour que ce que nous vivons soit
bien bordé par la nation, il faut que nous puissions être en paix avec celles de nos
caractéristiques phénotypiques qui renvoient à notre « ethnicité » (on renvoie ici aux deux
symboliques du terme « border » : le geste parental – que l’on imagine bienveillant – qui
borde un enfant dans son lit, en lui communiquant ainsi qu’il sera au chaud et en sécurité,
et qu’il peut s’abandonner à la quiétude, au réconfort que procure la sensation d’avoir un
chez-soi dans lequel il fait bon dormir ; les limites et les frontières qui séparent avec netteté
des entités qui en ressortent comme faites de matière différentes, le terme anglais bordure
étant d’ailleurs issu de la même étymologie). En effet, les enfants n’ont graphiquement de
consistance qu’en tant que leur image est à l’intérieur des littoraux britanniques. Leur point
commun « malgré » la diversité qu’ils représentent visiblement (le choix de ne pas les
avoir photographiés en uniformes scolaires renforce cette iconographie du divers) : ils
incarnent tous, dans diverses situations, un certain épanouissement. En interactions ou
seuls, ils ont l’air de ne pas s’excuser d’être là où ils sont et nous renvoient sans difficulté
l’image que l’on peut se faire des graines de la citoyenneté qui doivent germer en eux
(puisque le titre nous prévient que c’est l’un des enjeux du rapport).

1
Pour rappel, il s’agit respectivement : du fruit du travail entrepris par Keith Ajegbo et les
collègues dont il s’est entouré pour chercher des solutions du côté de l’enseignement à ce qui est
analysé à la suite des attentats de 2005 comme le terrorisme que nourrit – a minima par laxisme –
la Grande-Bretagne ; des résultats de l’enquête menée par le groupe de travail de la Historical
Association qui s’est penché sur l’enseignement de questions « vives » en classe.

334
Figure 5 : La diversité bien bordée. Couverture du
« rapport Ajegbo ».

335
Les médias réagissent assez fortement à la publication du rapport, pas tant
concernant le diagnostic qu’il pose sur l’état des relations « intercommunautaires »
(comme cela avait été le cas sept ans plus tôt lors de la parution de rapport Parekh 1) que
vis-à-vis des mesures qu’il préconise en vue d’articuler « diversité » et « citoyenneté »
dans une britishness pleine d’avenir. La « britannicité » n’est pas dans le titre, mais elle est
sur la couverture prise en charge par le visuel employé, et surtout, elle est partout dans le
rapport très explicitement présentée comme l’entité au chevet de laquelle il s’agit de se
pencher collectivement : parce que son ferment unitaire, sans lequel nous serions perdus,
retrouve toute la saveur qu’il avait hier, il faut réinventer la recette. Ou du moins, tenir
compte de la diversification des ingrédients dont on dispose désormais. Pour parvenir à
cette fin, l’équipe d’Ajegbo suggère (entre autres) que le National Curriculum d’histoire
inclue obligatoirement une section d’histoire de l’esclavage et de la traite négrière.

En parallèle, le rapport T.E.A.C.H. est publié par Historical Association. Il est


commenté très diversement dans les médias et les cercles enseignants. Les seconds
dénoncent notamment une bulle spéculative (la énième de cette catégorie) créée par les
premiers sur la sensibilité indépassable de certains sujets, qui conduirait les enseignantes à
ne plus les aborder en classe. Cannadine, Keating et Sheldon notent que, dans le rapport,
« Une attention spéciale fut donnée à deux épisodes historiques extrêmement polémiques,
la Traite Négrière et l’Holocauste »2. L’intensité polémique de ce sujet est toutefois
davantage présente dans les commentaires qui sont faits des rapports collectifs à l’histoire
(scolaire) de l’esclavage que dans les discours qui témoignent de ce rapport.

Après la publication de ces rapports, et l’émoi des commémoration de l’abolition de


la traite étant retombé, les échanges sur l’histoire scolaire de l’esclavage sont de moins en
moins saillants. Au point qu’aujourd’hui, si on continue à aborder ce sujet en signalant
qu’il faut faire attention, car nous sommes sur un terrain sensible, des historiennes de cette
période déplorent le manque d’investissement qu’il suscite3.

1
Fortier, « Pride politics and multiculturalist citizenship ».
2
Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-
century England, p.201.
3
Entretien avec Madge Dresser, 03/03/2016 et entretien du 25/04/2016.

336
Chapitre V : La spirale du verbe

Le titre de ce chapitre est un clin d’œil à l’ouvrage déjà cité d’Elisabeth Noelle-
Neumann, La spirale du silence1. Elle a montré il y a maintenant plusieurs décennies que
ce que les gens appréhendent de ce qui est dicible ou non dans les environnements sociaux
dans lesquels ils évoluent les incitent souvent à taire des choses que, pourtant, ils pensent.
L’enjeu est de s’assurer une dimension de la vie sociale présentée comme élémentaire :
appartenir à des groupes. Pour ne pas s’opposer à ce qui est perçu comme « ce que le
groupe pense » ou « les valeurs du groupe », et ainsi prendre le risque majeur de s’en faire
exclure, les individus tendent à ne pas exprimer ce qui n’y serait pas conforme. Et cela
génère des « spirales de silence » : plus ils matérialisent par leurs silences des normes de
non-expression (ou des tabous), plus ils perçoivent que l'on ne peut pas dire ce qui est
passé sous silence. L’hypothèse massive – pas tant par l’ampleur ou la solidité des
observations sur lesquelles elle repose que par la magnitude de ses conséquences sur le
raisonnement – qui sous-tend ces développements est que faire groupe est d’une certaine
façon peu compatible avec l’existence d’une pluralité d’opinions. Ce chapitre présente à
certains égards un argument inverse à (mais inspiré par) la thèse de la spirale du silence 2.
Dans des situations où les gens appréhendent une potentialité de conflit autour d’un sujet
sur lequel, pour des raisons à expliquer, ils tiennent néanmoins à s’exprimer, ils fortifient
leur propos de sorte à ce qu’il résiste aux vagues anticipées. Ce que perd alors l’expression
de leur point de vue en nuances, contradictions et flexibilité rend leur coexistence avec
d’autres propos – surtout lorsqu’ils font l’objet des mêmes types de fortification – plus
frictionnelle. Et de ces frictions naissent de nouveaux renforcements des termes sous
lesquels les parties prenantes de la dispute qui se développe alors sont entrées dans la zone
conflictuelle, provoquant des séquences d’escalade de la rigidité rhétorique ou des
« spirales du verbe ». Si on peut déceler chez les acteurs un attachement à une idée du
« groupe » comme un cercle auquel il fait bon appartenir, les spirales du verbe vont avec
une (re)construction et une rigidification de camps depuis lesquels s’organise la
participation au conflit. Ne pas en être n’est pas concevable : quand bien même une
personne prétendrait s’avancer sur ce terrain sans vouloir prendre parti, elle aurait tôt fait

1
Noelle-Neumann, The Spiral of Silence: Public Opinion, our Social Skin.
2
Qui, du reste, n’est pas développée pour rendre compte de moments de tension accrue comme
peuvent l’être polémiques, controverses ou crises (etc.).

337
d’être assimilée à l’un des camps institué (ou consolidé) par l’échange de coups
ouvertement antagonique.

En d’autres termes, pour fluides qu’elles apparaissent à un niveau sectoriel (ou


d’espaces sociaux), les situations de controverses sont d’un point de vue rhétorique un
moment de grande rigidité. Une rigidité qui caractérise non seulement les lignes de front
qui se dessinent et se creusent à mesure que les actrices échanges leurs coups
argumentatifs1, mais également ce qu’il s’agit de penser au sein de chaque camp. Là où,
d’ordinaire, la pensée et l’argumentation qui l’exprime (voire, dirait Michael Billig, qui en
est l’essence même) est sinueuse, pas toujours absolument cohérente (rarement, en fait),
elle prend un caractère rigide et définitif en controverse, ce qui alimente considérablement
les emballements conflictuels2. Et donc ces tendances portent autant sur les désaccords que
sur les accords3. J’y ferai référence ici sous le terme de processus d’affirmation. C’est sans
doute une façon de remercier Cassandre qui, sous la plume de Giraudoux, a eu la première
l’intuition qu’il se jouait dans les affirmations quelque chose d’essentiel, quelque chose qui
conduit les vis-à-vis entre humains à des niveaux d’irréconciliation parfois très graves dans
leurs conséquences. Mais le choix du terme procède aussi des différentes dimensions
auxquelles il se veut renvoyer. La première est ce qu’il advient du contenu des propos qui
suivent le cours de processus de ce genre. L’affirmation est de ce point de vue un
renforcement de la cohérence interne du discours, une clarification des lignes de force qui
en constituent le squelette et des limites au-delà desquelles on en sort, voire on en devient
une potentielle détractrice. L’affirmation d’un objet en effet, notamment en arts plastiques,

1
Cette dimension est en partie abordée dans l’ouvrage collectif dirigé par Brigitte Gaïti et Annie
Collovald : Collovald et Gaïti, La démocratie aux extrêmes.
2
Michael Billig, Arguing and Thinking. A Rhetorical Approach to Social Psychology, Cambridge
University Press (Cambridge, 1996 [1987]).
3
Pour analyser sur atlas.ti les discours que j’avais rassemblés comme faisant partie de la
controverse, je me suis d’abord attachée à repérer les éléments d’accords et les éléments de
désaccord, en essayant d’en caractériser le contenu. L’idée était d’aller à la rencontre de ce qui,
dans les propos des actrices, était associé à une posture antagonique ainsi que ce qui, au contraire,
relevait du consensus (et de voir de quelle manière cela était formulé). J’ai d’abord produit 79
codes (ce qui n’est pas énorme du tout lorsqu’on code sans grille a-priori) qui commençaient par la
mention « accord » ou « désaccord » et était suivis d’une caractérisation de ce qui était l’objet du
consensus ou du dissensus. Mais j’ai eu rapidement l’impression de forcer les propos dans cette
alternative binaire alors qu’en réalité, ils renvoient de façon imbriquée à des accords et de
désaccords. Par exemple, le code « accord : la tolérance est une bonne chose » peut aisément se
trouver articulé à la formulation d’un désaccord, lorsque les locutrices disent leur attachement à la
norme « tolérance » pour dénoncer la manière dont d’autres personnes y dérogent d’après elles. J’ai
donc par la suite eu recours au codage pour caractériser l’intensité et la souplesse (ou la rigidité) de
ces alliages entre accords et désaccords.

338
consiste en sa mise en évidence et en relief ce qui, matériellement parlant, passe par en
raffermir la consistance et en accuser les contours. Ensuite, le processus que je désignerai
par ce terme renvoie à des formes d’expression dont l’assertivité est marquée. C’est de
l’usage que l’on fait de « l’affirmation » pour commenter le domaine des échanges
langagiers qu’il est ici question : cela désigne généralement la garantie de véracité que l’on
donne à ce qui est dit en indiquant de diverses manières que l’on y adhère sans réserve.
Enfin, le terme a été choisi pour les connotations positives qu’il véhicule depuis quelques
années, étant donné son association dans les discours à teneur psychologique avec une
estime de soi en « bonne santé ». Les processus d’affirmation tels qu’ils sont envisagés ici
renvoient ainsi également à l’appréciation positive dont ils font a priori l’objet : l’état
« solidifié » des propos (tant sur le fond que sur la forme) qui en sont le résultat est estimé
être une meilleure façon d’argumenter que celle, plus souple et moins cohérente, de nos
échanges routiniers. Sous ces trois angles, les affirmations n’apparaissent pas comme des
tentatives de susciter le conflit (on verra même qu’elles peuvent être articulées à des
projets inverses, visant à anticiper les contradictions et donc à éviter qu’elles
n’adviennent). Bien plutôt, elles sont, lorsque la dispute est imminente ou qu’elle est déjà
là, des façons de consolider sa ligne argumentative de sorte à ce qu’elle résiste aux assauts
dont on imagine qu’elle fera l’objet. C’est en revanche la rigidité des discours que cela
engendre qui enclenche ou alimente la discorde.

Au cours de l’analyse, trois éléments en particulier ont paru soutenir ces processus
d’affirmation et ils seront abordés dans ce chapitre successivement. Les deux premiers ont
été théorisés à partir de l’analyse d’interactions moins effervescentes et plus routinières
que ne le sont des controverses1 mais s’observent également, dans des proportions sans
doute différentes, dans ce cadre. Le premier renvoie à des logiques de coalition :
l’identification d’enjeux conflictuels semble conduire les personnes « prises » dans la
controverse à discipliner leur argumentaire de sorte qu’il se range sous celui d’un groupe.
Et ce que je soutiendrai ici est que cela va de pair avec une mise en cohérence des
arguments. Le second relève quant à lui de logiques d’« implication » - je reviendrai alors
sur ce terme, emprunté à l’analyse des discussions proposée par Sophie Duchesne et
Florence Haegel : l’expression d’accords ou de désaccords procède ici de la manière dont
les acteurs se trouvent « attrapés » (que ce soit « intentionnel » ou non) par la controverse.
1
Duchesne et Haegel, « La politisation des discussions, au croisement des logiques de
spécialisation et de conflictualisation »; Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de
la politisation. Engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de
l’immigration ».

339
Le troisième est une propriété émergente du type particulier de controverse étudiée dans
cette thèse : le mélange des genres ou, pour reprendre la terminologie de Michel Dobry, la
« désectorisation » des univers sociaux dans lesquels se déploie la polémique tend à
orienter l’accord et le désaccord sur des lignes plus sectorielles. Dans ce cas, les
désaccords portent autant sur des contenus argumentatifs que sur la manière dont on
devrait exprimer le désaccord à leur sujet.

Par souci de clarté et pour rendre visible (et donc contestable) le travail analytique
sur lequel reposent ces interprétations, je ne discuterai pas ces différents points en les
exemplifiant à partir de l’ensemble des discours traités. Cela obligerait à ne citer que des
fragments de propos supposés parler d’eux-mêmes et à écraser en grande partie les
différences de configurations dans lesquelles se déploient ces propos. De plus la
comparaison franco-anglaise aurait difficilement conservé son relief dans un exposé de ce
type. J’ai donc préféré procéder par arrêts sur quelques cas dans les cas (les raisons qui ont
présidé à leur choix sont données au fur et à mesure), abordés, donc, plus en détail et en
conservant autant que possible la dimension comparative.

Encadré N°4 : Tenir compte du contenant des discours dans l’analyse des
affirmations.

L’argumentation, comme les autres activités sociales, doit se comprendre dans les
conditions dans lesquelles elle se pratique. Et, ainsi, par rapport aux supports variés sur
lesquels elle est développée. Michael Billig a montré dans une analyse des arguments
échangés lors d’une discussion orale (un entretien collectif) entre des personnes se
connaissant déjà bien et depuis longtemps (membres d’une même famille, en dehors de
l’enquêtrice), que le fait d’exprimer des points de vue tranchés [holding strong views]
n’allait pas nécessairement avec une cohérence particulièrement marquée du propos 1. C’est
même plutôt le contraire : les points de vue tranchés étant en fait une posture rhétorique
d’imposition de « sa » parole (plutôt que l’expression d’opinions préexistantes et
auxquelles les individus adhéreraient particulièrement fermement), la nécessité de
contrecarrer différents arguments au cours d’échanges antagoniques rend les « points de
vue tranchés » finalement assez souples en ce qui concerne le contenu argumentatif.
1
Michael Billig, « The argumentative nature of holding strong views: A case study », European
Journal of Social Psychology 19 (1989): 203-23.

340
Seulement voilà : les échanges discursifs qu’il analyse ont été tenus dans une forme qui
engage moins que d’autres à s’astreindre à la cohérence du propos (l’oral) et dans un cadre
(l’entretien) qui promet que les discours formulés auront peu de conséquences pour les
participants, si ce n’est sur le cours des interactions familiales.

« Verba volant, scripta manent » (les paroles s’envolent, les écrits restent), aurait
affirmé le sénateur Caïus Titus pour inciter à faire attention à nos mots lorsque ceux-ci sont
destinés à se trouver, littéralement à l’époque, gravés dans le marbre. Outre la distinction
« oral/écrit »1, cela invite également à s’interroger sur les différentes formes que peuvent
prendre l’une et l’autre de ces modalités : s’il était effectivement difficile dans la Rome
antique de revenir sur de l’écrit étant donné la façon dont il était enfermé dans la matière et
donc le nombre très limité de propos de ce type en circulation, écrire (mais parler aussi)
peut aujourd’hui passer par une foultitude d’autres supports, changeant de ce fait les sens
que peut avoir la pratique d’écriture. Par exemple : que l’on écrive sur un blog qui
n’existera peut-être plus demain et dont toute trace pourrait être simplement perdue, sur un
article de presse qui, même si l’on pourra continuer à le consulter quelque temps, ne sera
sans doute plus à la pointe de l’actualité à relativement court terme, ou encore dans des
publications imprimées et plus ou moins largement diffusées, l’écriture en tant que telle
n’engage pas de la même façon l’image social de ceux qui tiennent la plume. Cela dépend
également de la manière dont les acteurs, selon les espaces dans lesquels ils évoluent et les
interlocuteurs à qui ils s’adressent, investissent toutes ces formes d’écrit, en fonction
notamment de celles qu’ils perçoivent comme engageant leur réputation.

Il s’agira donc d’être attentives à ce que les supports sur lesquels les actrices
verbalisent sont susceptibles de signifier à leur yeux, notamment eu égard aux manières
variables dont lesdits supports engagent la réputation de ces dernières. Ce qui n’est pas une
tâche empiriquement évidente : les discours eux-mêmes en comportent peu de traces. On
peut tenter d’appréhender cette dimension par comparaison, lorsque certaines actrices se
sont exprimées de plusieurs manières et sur des supports variés, ou recourir à ce que
d’autres travaux ont montré quant aux sens que peuvent avoir certaines formes d’oralité ou
d’écriture, sans prétendre que cela règle la question de manière définitive.

1
Qui a toutefois une grande importance, comme cela a été bien montré notamment dans : Jack
Goody, La raison graphique: la domestication de la pensée sauvage (Paris: Les éditions de minuit,
1979).

341
I. Logiques de coalition, ou comment l’affirmation de
l’argumentation creuse des tranchées et forme des camps.
L’argument de cette sous-partie est le suivant : les processus d’affirmations se
trouvent (souvent1) articulés à une collectivisation du propos à potentiel conflictuel (la
responsabilité de leur élocution est ainsi partagée), et cette articulation contribue à faire
entrer les échanges dans des « dialogues de sourds », tels qu’explicités dans l’introduction
de la partie 2. Il sera développé et discuté à partir des propos tenus dans les publications de
deux associations professionnelles dédiées à l’enseignement de l’histoire(-géographie) :
l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie (APHG) et the Historcial
Association (HA). Elles représentent a priori un cas limite par rapport aux dynamiques de
collectivisation de propos polémiques : elles sont toutes deux de vieilles associations au
fonctionnement et aux règles de membership structurées et connues des adhérents. On peut
donc imaginer que prendre des positions, y compris conflictuelles, dans le cadre d’activités
qui leur sont affiliées « protège » d’emblée la personne qui s’y livrerait. Ladite position a
de fait toutes les chances d’apparaître comme étant appuyée par l’association qui a
sélectionné et publié les propos dans lesquelles elle est tangible. Or, comme nous allons le
voir, ces logiques de coalition sont tout de même apparentes dans ces circonstances. Les
discours analysés dans les paragraphes qui suivent sont, sur la forme, spécifiques : ce ne
sont pas des observations des activités de l’association lors de la controverse (puisque
j’étais loin de faire cette thèse à ce moment), ni des entretiens avec leurs membres (puisque
l’enjeu est d’appréhender les propos qui se sont inscrits et ont nourri les controverses) mais
des publications rattachées aux associations (Historiens & Géographes pour l’APHG, qui
vise un lectorat interne à la profession mais est aussi de façon assumée une vitrine de
l’association pour l’extérieur ; et Teaching History pour HA, qui est essentiellement à
l’usage des enseignants d’histoire dans le secondaire). On peut supposer que publier
quelque chose dans Historiens & Géographes (H&G) ou Teaching History (TH) constitue,
pour les enseignants d’histoire, une mise à l’épreuve de l’image de soi de degré moyen (si
tant est que cette référence à une mesure précise ait du sens). Certes, les propos sont
publiés en nom propre et sont consultables (pour le moment en tout cas) ad vitam eternam,
pour peu que l’on se rende dans les institutions qui en conservent des exemplaires, mais il

1
De fait, à l’analyse, le procédé m’est apparu très présent dans le corpus. Mais mon codage ne vise
pas une quantification de la récurrence de certaines thématiques. Donc l’argument ne porte pas sur
la plus ou moins grande présence d’une articulation entre les processus d’affirmation et la
collectivisation de la posture conflictuelle. Il porte sur la manière dont cette articulation a lieu, dont
elle peut, à partir d’un cas précis mais approfondi, avoir lieu.

342
est possible que les contributeurs aient conscience du lectorat relativement limité de ces
deux revues et, surtout, ce n’est sans doute pas là qu’ils jouent l’essentiel de leur réputation
professionnelle. Même pour les plus engagés dans des activités associatives ou syndicales,
le cadre principal de leurs interactions professionnelles reste l’établissement où ils
officient1. Pour les universitaires qui contribuent également – plus sporadiquement – à ces
revues, la « prise de risque » est a priori encore moindre : bien que constituant des
publications, elles n’ont rien du poids que peuvent avoir, dans les anticipations qu’en font
ces derniers, les revues scientifiques (ou même d’autres formats d’écriture académique,
comme les livres). La valeur attribuée au travail des universitaires étant le produit
d’évaluations diverses par leurs pairs, ce sont les publications qui s’adressent à eux qui ont
le plus de chances d’être engageantes pour leur réputation.

Le choix de la comparaison entre H&G et TH ne se justifie pas seulement par leur


statut de cas limite eu égard à l’argument sur la collectivisation des propos conflictuels qui
accompagne les affirmations. Les revues de ces deux associations (et leur contenu)
présente des similarités et des différences qui rendent la comparaison à la fois possible et
contrastée.Toutes deux créées au début du XX ème siècle (HA en 1906, l’APHG en 1910), à
un moment où de nombreuses associations disciplinaires se constituent en même temps que
se structurent les professions qui s’y voient rassemblées (cf. chapitre 1), elles occupent
aujourd’hui une place centrale dans le paysage de l’historiographie et de ses didactiques
britanniques d’un côté et françaises de l’autre. Central, en tout cas, dans le sens où elles
s’affichent comme les interlocutrices principales, vis-à-vis des institutions décisionnaires
notamment, pour faire valoir les intérêts de tous les enseignants de leurs disciplines. Et, de
fait, bien qu’ayant finalement rarement été les seules associations revendiquant la
représentation de ces intérêts, elles sont depuis longtemps identifiées comme
« partenaires » de négociations incontournables lorsqu’il est question d’enseignement de
l’histoire (et géographie) et sont intégrées dans les procédures institutionnelles classiques
de consultations des « stakeholders »2. HA est présentée sur son site comme étant « la voix

1
Cela a en tout cas été constaté en France : Chapoulie, L’École d’État conquiert la France. Deux
siècles de politique scolaire; Aurélie Llobet et Igor Martinache, « Syndicats et associations
disciplinaires : des engagements concurrents ou complémentaires ? Le cas des enseignants de
sciences économiques et sociales en France au début du XXIème siècle », Histoire de l’éducation
177-198, no 142 (2014).
2
Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-
century England; Legris, Qui écrit les programmes d’histoire ?

343
de l’Histoire » et a vocation à « rassembler toutes les personnes qui partagent un intérêt et
un amour pour le passé »1. L’APHG quant à elle entend « regroupe[r] des professeurs
d’Histoire et de Géographie, de l’école primaire à l’université. Ce n’est ni un syndicat, ni
une courroie de transmission du Ministère de l’Éducation nationale et de la Recherche,
mais bien une association professionnelle responsable et reconnue »2. Il y a toutefois une
différence, dans l’organisation de ces deux associations, dont il a fallu tenir compte dans la
comparaison. Là où l’APHG vise à fédérer toutes les enseignantes d’histoire-géographie
autour d’une publication, Historiens et Géographes (depuis 1965), HA est compartimentée
en sous-univers professionnels selon le « niveau » d’enseignement qui nous concerne
prioritairement et l’essentiel des activités fédératrices conduites par l’association se passe à
l’intérieur de ces sous-univers. Très concrètement, si vous souhaitez devenir membre de
l’association, il vous faudra choisir le statut sous lequel vous vous inscrivez (historien,
enseignant de primaire, enseignant de secondaire, étudiant) et n’aurez pas accès à la même
vie associative ni aux mêmes publications 3. J’ai choisi ici de concentrer l’analyse sur les
propos tenus dans la revue Teaching History (qui existe depuis 1968), qui correspond au
secteur « enseignement du secondaire » de HA. En effet, c’est essentiellement autour de ce
niveau d’enseignement que s’est jouée, en plusieurs actes comme nous l’avons vu, la
controverse qui a « attrapé » dans ses déploiements la question de l’histoire scolaire de
l’esclavage et la traite.

Il y a en outre des différences entre les discours publiés dans TH et H&G qui
donnent des sens assez contrastés aux articulations que l’on peut observer entre processus
d’affirmations et logiques de coalition dans l’un et l’autre des cas. Approfondies dans les
développements qui suivent, elles sont synthétisées dans le tableau suivant, afin de donner
une image de la comparaison avant de plonger dans le premier cas.

Tableau 2 : Les traits saillants de la comparaison APHG – HA.

Historiens & Géographes Teaching History


(APHG) (HA)

1
https://www.history.org.uk/, ma traduction. Dernière consultation le 27/07/2019.
2
https://www.aphg.fr/, dernière consultation le 27/07/2019.
3
J’étais fort marie de cette découverte lorsque j’ai commencé à enquêter sur HA… Pour ce qui
concerne leurs publications en tout cas, le caractère « éclaté » de l’association n’a pas été un
problème : les réserves de la bibliothèque de l’Institute of Education de l’Université de Bristol
conserve des exemplaires de tous les numéros de History, The Historian, Primary History et
Teaching History. Il m’aura toutefois fallu quelques semaines pour en venir à bout.

344
Statut du débat Pas particulièrement L’une des valeurs cardinales
antagonique tel qu’il valorisé : la diversité des de la bonne enseignante
transparaît dans la revue. « branches locales » de d’histoire : son but
l’association est mise en pédagogique ultime est de
avant de façon plutôt donner aux élèves les moyens
décorative, tandis que les de discuter le passé et ses
valeurs et les positions de répercussions, ce qui passe par
l’APHG sont très le désaccord.
apparentes.
Intervention de La revue est le lieu de La revue ne publie pas de
l’association (via la revue) prises de position où est propos où des membres de HA
dans la controverse identifiée et investie la (et encore moins l’association)
étudiée. controverse en cours. s’impliqueraient explicitement
ou implicitement dans la
controverse. Il s’agit plutôt de
commenter, à l’attention des
insiders de HA, les propos
tenus dans les médias sur
l’enseignement de l’histoire.
Type d’articulation entre L’affirmation d’une L’affirmation du propos va de
affirmation et coalition. position relativement rigide pair avec sa collectivisation
sur des sujets afférant à mais de façon plus nuancée.
l’enseignement de l’histoire
de l’esclavage va de pair
avec sa collectivisation et
l’identification de camps
adverses aux contours
plutôt définis eux aussi.

1. Le désaccord unitaire : Historiens et Géographes

Les normes d’expression de l’accord et du désaccord sont assez différentes dans


l’une et l’autre des revues des deux associations étudiées. D’après les numéros que j’ai pu
consulter à l’Institut Français de l’Éducation, l’expression du désaccord franc (et virulent)
est relativement rare et associée aux thèmes de croisade « classiques » de l’association : le
nombre d’heures allouées à l’enseignement de l’histoire-géographie et le statut des
enseignantes. Pour creuser davantage la question de l’expression du désaccord au sujet de
l’histoire scolaire de l’esclavage, je ne restituerai ici que l’analyse d’extraits en lien avec

345
cette question, en comparant des discours qui ont été tenus avant et pendant l’entrée en
controverse afin de mieux mettre en relief les processus d’affirmation à l’œuvre.

Les premiers extraits, publiés quelques années avant le déclenchement très centré de
la controverse en France, donnent à voir une imbrication de l’accord et du désaccord dans
laquelle ce dernier doit avancer de façon plutôt feutrée en dehors donc, des thèmes sur
lesquels il est classique et encouragé de vitupérer. Le premier vient du numéro 362 de la
revue (juin-juillet 1998) et, plus précisément, d’un article de Benoit Fricoteaux, alors
enseignant agrégé d’histoire-géographie en Guadeloupe. Il est annoncé comme faisant un
point sur la situation de cet enseignement en Guadeloupe et plus généralement dans les
Antilles françaises (le titre est « Portraits et représentations d’enseignants d’histoire et de
géographie en lycée aux Antilles »). De fait, la seconde partie de l’article présente les
résultats d’une enquête par questionnaires réalisée par l’auteur auprès d’enseignants, élèves
et parents. La partie introductive, en revanche, finalement fort longue, est une réflexion de
l’auteur. Elle porte, sans être annoncée clairement comme telle, sur la tension générée par
des aspirations locales qui regroupent indistinctement la dénonciation d’une désadéquation
entre histoire-géographie locale et programmes nationaux ainsi que des demandes de
reconnaissance d’un passé victimaire qui pèse encore sur le présent. En fait, elle n’est ni
annoncée en ces termes, ni clairement formulée ainsi dans le corps du texte. La question de
l’articulation entre enseignement local et enseignement national (« le serpent de mer de
l’histoire locale » comme l’écrit Fricoteaux lui-même) est verbalisable dans la mesure où il
ne s’agit pas vraiment d’un combat : en 1998, la position officielle des institutions
éducatives centrales (ministère et inspection générale notamment) est qu’il est tout à fait
légitime de donner une place à l’histoire et la géographie locales, en tant que points
d’incarnation et même de discussion de l’histoire et la géographie nationales 1. Le
« problème » est qu’elle est associée à des revendications nettement moins légitimes et
affiliables à des thématiques qui n’ont pas excessivement bonne presse en France à
l’époque (sans être toutefois identifiées, dans H&G du moins, comme des menaces

1
Michel Youenn, « Un consensus factice : la réforme générale de l’enseignement de l’après-guerre
et l’ouverture de l’école sur le milieu local », Le Télémaque, no 34 (2008). Ce caractère entendu est
d’ailleurs rappelé brièvement par Fricoteaux au début de l’article : « Nous avons été frappé, à cette
occasion [la visite du doyen de l’Inspection Générale et de l’Inspectrice Pédagogique Régionale à
la Guadeloupe], du décalage considérable qui pouvait exister entre d’une part, des enseignants
avides de directives, de limites, et se croyant parfois les victimes, de programmes « colonialistes »
ou à tout le moins négligeant l’histoire locale, et une hiérarchie prônant benoîtement liberté mais
aussi responsabilité et affirmant en dernière analyse que les interdits qui subsistaient étaient bien
dans les têtes, et non dans de prétendues directives liberticides ! ». H&G n°362, p.50.

346
explicites) : mémoire victimaire, communautarisme, dénonciation du colonialisme 1 (terme
que ne reprend Fricoteaux qu’avec des guillemets pouvant indiquer une certaine distance).
La position de Fricoteaux à l’égard de ces tensions qu’il analyse (dont il reconnaît du reste
qu’elles ont sans doute un lien avec le fait qu’il les constate en Guadeloupe, tout en
prévenant immédiatement que « nous n’en tirons a priori, aucune conclusion hâtive »2)
n’est pas facilement identifiable. Les points de désaccord sont tissés dans des toiles
consensuelles, nuancés et régulièrement ponctués du rappel au principe de précaution selon
lequel il ne faudrait pas tirer de son propos des généralisations abusives. L’extrait suivant
me semble intéressant pour ce qu’il laisse voir des articulations entre accord et désaccord :

« Face à la question du positionnement de l’histoire locale dans


l’enseignement général des lycées, nous n’avons pas de réponse politiquement
correcte, sinon en forme d’aporie, pour lui conférer les honneurs dus aux chers
disparus. Et pourtant, nous admettons avec Maurice Agulhon, dans son
ouvrage pionnier [NBP : La République au village] « ne pouvoir expliquer le
village sans l’environnement national, ni l’opinion du peuple sans le voisinage
bourgeois ». Encore faudrait-il avoir le temps de s’occuper du village en
question ! « Toute explication, ajoute-t-il, requiert l’ensemble, toute l’histoire
se voue à l’échec si elle n’aspire à être totale, mais pour peu qu’elle le tente, et
même si l’imperfection du résultat n’est pas à la hauteur de l’ambition, elle ne
sera jamais étroite, elle ne sera jamais « villageoise » ». La perspective
demeure en tout cas très mobilisatrice…

De façon plus polémique, dans un ouvrage collectif, qui fait le point sur
l’histoire culturelle, Jean-Pierre Rioux nous met en garde en précisant, à
propos des entraînements de la mémoire collective, qu’il qualifie de
« rétromanie » que « cette pléthore de signes est sans repères, ces
réappropriations à surface sociale trop émiettée balkanisent le souvenir, ces
enjeux sont largement dénationalisés dans une infatuation du local et de
l’individuel qui recouvre une logique du quant-à-soi bien éloignée des vieilles
idées de pré carré. »

Quant à nous, petit fantassin modeste, nous mesurons le gouffre, qui


sépare le souci roboratif d’une raison légitimante, qui entend faire œuvre utile
en matière sociale, et une passion légitimée par des frustrations diverses, qui
1
Collier, « Le moment français du postcolonial : pour une sociologie historique d’un débat
intellectuel ».
2
H&G n°362, p.49.

347
remontent précisément à l’époque qu’évoque un Edouard Glissant, lorsqu’il
revendique « les chuchotis raclés au fond des gorges, dans les cases de
l’implacable univers muet du servage » ou encore « le droit à l’opacité »
justifié à ses yeux par « la présence transcendante de l’Autre, de son évidence –
colon ou administrateur – de sa transparence mortellement proposée en
modèle, d’où nous est né peut-être un goût de l’obscur »1.

L’auteur l’annonce d’emblée : il n’a pas de position qui serait par défaut
consensuelle (mais la référence au « politiquement correct », qui n’est pas exactement une
vertu explicitement recherchée en histoire, même lorsqu’elle ne se revendique pas critique,
suggère en même temps que ce défaut de consensualité prend sa source dans une démarche
louable de réflexion). Il avance ensuite un point de vue qu’il flèche comme relevant de
l’accord : d’abord avec l’indication « nous admettons » et ensuite avec la référence à un
pilier de la pensée historique, Maurice Agulhon et, plus précisément, à l’un de ses
ouvrages dont Fricoteaux rappelle qu’il a fait date, c’est-à-dire dont la reconnaissance ne
fait pas débat (« son ouvrage pionnier »). Le recours à une citation d’Agulhon nous extrait
du reste du cas précis dont discutait l’auteur jusque-là, même s’il avait déjà exprimé à son
sujet la distance de mise : les revendications, en Guadeloupe, pour la fin de l’occultation de
l’histoire coloniale. Nous pouvons donc laisser de côté les représentations que nous aurions
pu avoir sur la Guadeloupe d’une part et ces revendications d’autre part pour considérer la
question plus abstraite du lien entre « le village » et « la nation », les parties et leur tout.
On relève avec intérêt que, dans cet extrait d’Agulhon, la « totalité » à laquelle il faut
aspirer dans toute entreprise historique est nationale. L’expression d’un désaccord, borné
par deux phrases d’Agulhon est signalée par la contradiction (« encore faudrait-il que ») et
son intensité par le point d’exclamation mais il apparaît sans auteur explicite
(contrairement au « nous admettons »). Du reste, il renvoie à une revendication centrale,
voire constitutive des positions de l’APHG : les enseignantes d’histoire n’ont pas le temps
de remplir leurs missions convenablement. Le paragraphe suivant est intéressant dans la
dynamique d’articulation entre accord et désaccord. Y est exposée une version plus
« hard » de l’idée que les localités doivent être envisagées dans leur environnement
national, et une version qui a plus précisément en ligne de mire le registre des mémoires
victimaires qui « balkanisent le souvenir ». Annoncée « plus polémique » - ce qui indique
qu’auteur et lecteurs sont autorisés à l’envisager avec circonspection – elle est tout de
même associée à un nom respectable de la discipline, dans le sens où l’historien en
1
Ibid., p.51-52.

348
question jouit à ce moment d’une reconnaissance certaine : Jean-Pierre Rioux. L’extrait est
une prise de position fortement antagoniste à l’égard des mémoires victimaires et celle-ci
est exposée plutôt clairement : la « rétromanie » dont il est question est associée à des
revendications qu’on peut supposer identitaires caractérisées par leur superficialité, en
comparaison à la densité nationale qui porte et rassemble. Avec ce paragraphe, Fricoteaux
semble dire « voilà ce que l’on pourrait exprimer, si on n’avait vraiment aucune sympathie
pour les causes mémorielles, mais le procès qui leur ici intenté est, vous me l’accorderez,
peut-être trop définitif, ou agressif ». Et il est ainsi possible d’amener une prise de position
qui ne s’aligne pas vraiment sur celle de Rioux. Quoique « prise de position » suggère une
fermeté que le propos n’a pas ; au contraire, l’auteur rappelle son moindre statut, comme
s’il s’excusait d’intervenir dans le dialogue entre Grands de la discipline ou comme pour
préciser qu’il ne joue pas dans la même cour (« Quant à nous, petit fantassin modeste »).
Après une dernière révérence (un dernier accord donc) avec ce qui a une légitimité a priori
dans l’espace de discussion dans lequel il intervient (qui comprend les lectrices et
contributrices d’H&G), Fricoteaux esquisse l’éventualité qu’il y a dans les mémoires mises
au pilori par Rioux quelque fondement légitime. La formulation est en revanche ici loin
d’être transparente. Toujours par auteur interposé – il s’agit cette fois de Glissant, qui a
moins de chances en 98 d’être, en métropole, connu et associé à la dénonciation du
colonialisme qu’un Aimé Césaire par exemple 1 – il écrit qu’il est en fait sensible 1. aux
souffrances causées par l’esclavage (qu’un lecteur non familier de l’histoire de la
Guadeloupe peut ne pas décoder dans « les chuchotis raclés au fond des gorges, dans les
cases de l’implacable univers muet du servage », le mot « esclavage » n’étant par ailleurs
mentionné nulle part dans l’article, sauf au début en référence au cent-cinquantenaire de
son abolition) et 2. aux raisons que peuvent avoir les guadeloupéens d’agir vis-à-vis du
passé autrement que comme on le penserait acceptable en métropole (c’est en tout cas une
interprétation possible du propos de Glissant rapporté en fin d’extrait et qui me semble
pour le moins rendre hommage à « l’obscurité » dont il est question).

En somme, les éléments potentiellement discordants avec l’agacement généralement


professé, chez les historiens en cette fin de XX ème siècle et notamment dans H&G, à l’égard
des mémoires plurielles (et victimaires) sont avancés prudemment dans des écrins d’accord

1
Je n’essaie pas de suggérer par-là que Fricoteaux avait consciemment ou inconsciemment cela en
tête en citant Glissant plutôt que Césaire (comment le saurais-je ?). L’analyse porte sur
l’agencement argumentatif de son propos et interpréter la symbolique de certaines références y
contribue. Mais je rappelle que je n’ai pas les moyens empiriques de discuter des « intentions » des
auteurs (cf. introduction générale).

349
presque à même de les faire oublier. Ainsi, l’article de Fricoteaux peut tout aussi bien
s’inscrire dans la longue liste des contributions locales d’affiliés à l’association et
participer à un équilibre, que l’APHG se plaît de temps à autre à rappeler, entre vie
associative nationale et régionale. Le numéro 365 de la revue peut paraître renvoyer au
même affichage de diversité. À l’occasion du cent-cinquantenaire de l’abolition de
l’esclavage, l’APHG y « accueille » un dossier spécial produit par l’EGHIN, présentée
comme « l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de la Martinique »1.
Présentée par sa propre présidente d’ailleurs – le bureau n’a pas écrit de message visant à
introduire le dossier ou l’association invités. La présentation de l’EGHIN ne fait pas état
d’affiliations particulières avec l’APHG. Le contenu historique du dossier (qui porte sur
divers aspects de la traite négrière et du système esclavagiste du XVII ème au XIXème siècles)
est déroulé sur un ton particulièrement neutre et sobre. Son amont et son aval sont
également écrits sur un ton plutôt réservé (en ce qui concerne la dimension « désaccord »).
Outre la présentation de l’association, la présidente de l’EGHIN avance tout de même une
position sous forme d’argument (donc pas comme quelque chose qui irait de soi, mais qui
au contraire nécessite un étai argumentatif) : « Nous sommes persuadés […] qu’il y a lieu
de réfléchir sur la mise en place d’un véritable enseignement de l’Histoire et de la
Géographie des Antilles, en l’occurrence. »2 Mais les velléités particularistes qui pourraient
être associées à cette position sont dûment et aussitôt tenues à distance par le registre
universaliste et professionnel qui semble consensuel dans H&G : il s’agit avant tout de
contribuer au « nécessaire devoir d’histoire et devoir d’enseignement ». La reprise a
contrario de la formulation « devoir de mémoire » opère, me semble-t-il une démarcation
très nette entre le registre mémoriel à l’égard duquel il est préférable d’afficher de la
distance et celui de la raison historique qui regarde le passé sans larmes ni revendications.

Le silence, dans le cas de ce dossier spécial, du bureau national (ou, à défaut, de la


rédaction) n’est pas systématique dans H&G, loin s’en faut. Outre les fléchages de lecture
et autres points de vue égrainés au fils des articles, l’espace où l’on peut avoir un accès
privilégié à ses prises de position est, comme dans toute revue, l’éditorial. Celui du numéro
384 (octobre-décembre 2003) est intéressant eu égard aux thématiques qui nous occupent.
Rédigé par Bernard Phan, membre du bureau mais présenté, comme un contributeur
classique, par son identité d’enseignant d’histoire-géographie ((sous-)discipline enseignée
et lieu d’exercice), il a comme première caractéristique d’être long : ce n’est pas une
1
H&G n°365, p.101.
2
Ibid., p.102.

350
exception dans H&G, mais il fait partie des éditoriaux les plus longs en s’étalant sur cinq
pages. Autre spécificité : il fait état d’une petite enquête menée pour le compte du Conseil
de gestion de l’APHG au sujet du contexte dans lequel les enseignants d’histoire-
géographie se trouvent devoir exercer leur métier. Les médias se faisant apparemment le
relais d’« incidents perturbant la vie des classes », l’idée de l’enquête était d’objectiver la
manière dont les enseignantes vivent ces « difficultés rencontrées avec certains élèves »1.
Ce à quoi renvoient ces « difficultés » n’est pas explicité d’emblée, on le découvre au fur et
à mesure de l’article au travers d’exemples : il s’agit de réflexes identitaires a-nationaux de
la part d’élèves ou de parents qui contesteraient en leur nom les contenus d’enseignement
historiques. Cet éditorial interpelle, en lien avec mon interrogation sur les accords-
désaccords et par contraste avec l’extrait du numéro 393 analysé ci-après, sur plusieurs
plans. Par sa longueur, par son statut d’éditorial, par l’association du nom de l’APHG à la
démarche restituée, il se présente sous la forme d’une prise de position de la part de
l’association. D’ailleurs, Bernard Phan fait stylistiquement surnager de la relative diversité
des réponses obtenue via cette consultation par questionnaires les éléments qui semblent
avoir sa franche adhésion, sinon celle de l’APHG, en les mettant en gras : « Que faire ?,
selon les collègues [Titre de paragraphe]. La remarque qui vient spontanément à l’esprit
des collègues sous la forme d’une supplique : “ne pas céder !”. […] Les deux principaux
remèdes auxquels croient les collègues sont d’abord de disposer du TEMPS
nécessaire pour pouvoir bien analyser et expliquer les faits, montrer les nuances, la
complexité des choses, comme dans la guerre d’Algérie par exemple. […] Le
deuxième remède est celui du savoir. La seule façon de garder le contrôle de la
situation est, disent les collègues, “d’être pointus sur le fond et dans la forme” et de ne
pas risquer de se trouver sans pouvoir argumenter »2. Mais en même temps, ces
arguments, présentés donc comme vivement consensuels chez « les collègues », sont,
précisément, toujours annoncés comme étant ceux « des collègues » : ainsi, Phan ne fait
pas réellement sentir dans son propos l’hypothétique solidarité associative qui pourrait
affirmer ces résultats d’enquête en tant que prises de position de l’APHG. D’ailleurs,
comme cela a été évoqué, la diversité irréductible des réponses que l’on obtient en réalisant
des enquêtes par questionnaires (à moins de faire un très mauvais questionnaire) affleure
çà et là dans l’éditorial. Ils restent donc présentés comme des résultats d’enquête et non pas
comme un bloc d’assertions. Enfin, malgré le ton parfois dramatique de la restitution de ce
1
H&G n°384, p.7.
2
Ibid., p.9-10.

351
que pensent « les collègues » (qui en sont tout de même à adresser des « suppliques »), une
posture de réserve digne est rappelée à plusieurs reprises comme étant celle, non plus
seulement des « collègues », mais de tout historien sérieux, par opposition aux médias qui
se régalent de scandales et polémiques. On lit par exemple qu’« il faut insister sur le fait
que les incidents qui perturbent les cours du fait du sujet enseigné sont en nombre
limité. Il faut donc ne pas dramatiser les choses, comme ont trop souvent tendance à le
faire les médias »1. Les « il faut » suggèrent l’argument qui fait l’objet d’un consensus dans
l’ensemble du groupe au nom duquel il est avancé.

Or les argumentations tenues dans H&G prennent une toute autre tournure
lorsqu’« éclate » la controverse. Ou plutôt, lorsque l’APHG y fait son entrée. Le numéro
390 (avril 2005) expose la connaissance, de la part du bureau, qu’un débat est en train de
se former au sujet de la loi du 23 février 2005. Y est en effet publiée, à la section
« Tribune » (plutôt en fin de revue), la « Lettre ouverte à Mesdames et Messieurs les
parlementaires sur l’histoire de la présence française outre-mer » co-signée par Thierry Le
Bars et Claude Liauzu. Elle est précédée de quelques mots de la rédaction : « À la suite du
vote de la loi du 23 février 2005, notre collègue Claude Liauzu nous a communiqué le
texte suivant adressé aux Parlementaires français dont il a pris l’initiative, qu’il a signé
avec Thierry Le Bars. […] L’APHG discute et discutera de ce texte de loi dans ses
instances statutaires, et décidera démocratiquement s’il y a lieu pour elle de prendre à ce
propos plus explicitement et plus longuement position »2. Les deux numéros suivants
donnent peu d’informations sur les contenus et débouchés de ces discussions. Le numéro
393 (février 2006) revient en revanche longuement et de façon très engagée sur la
controverse dans laquelle s’est entre temps fondue « l’affaire Pétré-Grenouilleau ».
L’extrait suivant, signé hors des catégories éditoriales habituelles par le bureau national et
sous le titre « Liberté pour l’histoire », est très révélateur des logiques de coalition
discutées dans cette section :

« Le vote de la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la


Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » a suscité de
vives réactions car son article 4 stipulait :

« Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le caractère


positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et

1
Ibid., p.11.
2
H&G n°390, p.143.

352
accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française
issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. »

Cette « lecture officielle » de l’Histoire ne pouvait laisser indifférents


chercheurs et enseignants alertés par Claude Liauzu (Cf. sa tribune libre
signée avec S. Le Bars [sic.] dans notre revue, Historiens & Géographes n°390,
avril 2005).

Dès le 22 mai, notre Comité national adoptait à l’unanimité une motion


(« Il appartient aux historiens d’écrire l’histoire et aux enseignants de
l’enseigner ») demandant l’abrogation de l’article 4. Cette motion précisait :

« L’APHG

-demande que soit mis fin aux pratiques qui consistent à instrumentaliser
l’enseignement de l’histoire au service des « devoirs de mémoire »,

-rappelle que les contenus d’enseignement en histoire et en géographie


doivent se fonder sur les acquis de la recherche scientifique, pour laquelle
l’Université et le CNRS doivent être dotés de moyens suffisants,

-réaffirme que pour exercer, sur ces bases, la liberté pédagogique que
leur reconnaît la loi, les professeurs doivent continuer à être recrutés à un haut
niveau de compétence scientifique et bénéficier d’une formation continue
universitaire de qualité. »

Avant d’exprimer en son nom et sous une forme plutôt arrêtée (motion)
la position de l’association, les auteurs du texte prennent soin de rappeler qu’ils
s’inscrivent dans un processus de scandalisation qui est légitimé par l’ampleur
des dénonciations dont l’article 4 a fait l’objet. La responsabilité de l’argument
clivant (qui est présenté rétrospectivement comme une demande d’abrogation
de l’article 4, bien que ce ne soit pas tout à fait les termes de la motion elle-
même) est ainsi largement partagée. En même temps, une distance relative est
affichée vis-à-vis de ce concert de protestation, dont peut par exemple
témoigner l’usage des guillemets pour évoquer « l’histoire officielle » que
certains (la formule a notamment été reprise par des associations mémorielles,
mais est très liée à la première lettre ouverte de Liauzu et ses collègues, publiée
dans Le Monde fin mars 2005), avec lesquels « l’APHG » n’est visiblement pas
en symbiose, ou encore le désalignement entre les arguments de la motion et
ceux des « vives réactions ». Le propos est clarifié immédiatement après :

353
« Les graves accusations portées à l’encontre de notre collègue historien
Olivier Pétré-Grenouilleau, spécialiste reconnu des traites négrières, les
procédures judiciaires engagées contre lui, montraient que nos inquiétudes
étaient fondées et conduisaient à réfléchir sur l’utilisation qui pouvait être faite
d’autres dispositions de plusieurs « lois mémorielles » adoptées depuis 1990.
Nous avons appelé à la mobilisation des Historiens (Cf. l’éditorial publié dans
le numéro 392, octobre 2005 d’Historiens & Géographes).

Alors que le débat, amplifié par les médias, s’élargissait, posant de


façon plus globale et polémique les questions des traites négrières, de
l’esclavage, de la colonisation…, 19 grands historiens décidaient, le 12
décembre, de lancer une pétition « Liberté pour l’Histoire » diffusée dans le
monde de la recherche et de l’enseignement supérieur où elle a trouvé un large
écho. Nous en reproduisons le texte ci-après et la liste actualisée des
signataires. Elle rappelle des principes que l’APHG a toujours défendus et
réaffirmés lors des réunions de ses différentes instances : assemblée générale
(2 décembre 2005), Conseil de gestion (24 septembre 2005 et 7 janvier 2006),
Comité national (29 janvier 2006). Les collègues qui le souhaitent sont invités à
signer ce texte, car l’annonce de la suppression d’un alinéa dans l’article 4 de
la loi du 23 février 2005, un premier succès, ne saurait mettre un terme à cette
action. Mme Françoise Chandernagor apporte à ce sujet les éclairages
nécessaires et en précise les dimensions juridiques. Afin d’assurer la défense
des historiens, chercheurs et enseignants, qui, dans leurs activités
professionnelles, seraient mis en cause au nom d’autres lois « mémorielles »,
les initiateurs de la pétition ont décidé de créer une association « Liberté pour
l’Histoire », dont René Rémond assure la présidence. Pour mener des actions
communes, l’APHG a été sollicitée : en conservant toute notre indépendance,
nous avons décidé de nouer des liens étroits avec cette association, dont nous
publions également les statuts.

Le Bureau national de l’APHG. »

Cet extrait exprime à la fois des accords (sur les valeurs qu’il s’agit de défendre) et
des désaccords (sur tout ce qu’il faut combattre) avec force et clarté. Une première
caractéristique significative à cet égard est la cohérence marquée de la position exprimée.
Cette cohérence a plusieurs facettes ; l’une d’elles est l’argument du continuum temporel.
À plusieurs reprises, les membres du bureau revendiquent une consistance dans la position
qu’ils expriment à l’encontre des lois mémorielles et suggèrent (avec force renvois à des

354
numéros antérieurs d’H&G ou à des activités de l’association) que, depuis le début de
l’année 2005, ils ont pris fait et cause contre « l’instrumentalisation » du passé par « la
loi ». La mise en cause judiciaire de l’un de leur collègue n’apparaît donc pas tant comme
un événement déclencheur que comme la confirmation du bienfondé d’« inquiétudes »
antérieurement formulées. Il s’agit de reconstructions a posteriori. Derrière des termes (ou
phrases) qui laissent entendre que la communauté que représente l’APHG a uniformément
et « depuis le début » soutenu le propos qui est ici énoncé, il y a en réalité des hésitations,
des désaccords, de la nuance. On a déjà vu qu’en fait d’une offuscation mécaniquement
provoquée par la loi du 23 février (pour peu, est-il tout de même admis, que Claude Liauzu
sonne l’alarme), comme le laisse imaginer la formulation « ne pouvait laisser indifférents
chercheurs et enseignants », il y a eu publication de la tribune de Liauzu et Le Bars et
interrogations quant à la bonne position à afficher collectivement au sujet de cette loi.
L’éditorial du numéro 392, auquel il est fait mention pour souligner que l’association a très
vite exhorté les historiennes à se montrer vigilantes à l’égard de ce qui est présenté là
comme une atteinte à leur profession, n’est par ailleurs pas porteur de l’uniformité et de la
fougue qui lui est prêté ici. Le point de « vigilance scientifique » qui y apparaît à la toute
fin est en fait une critique adressée aux historiens qui se montraient alors critiques vis-à-vis
du travail d’Olivier Pétré-Grenouilleau : « les scientifiques doivent aussi veiller à ne pas
tomber dans le piège d’une histoire et d’une géographie militantes qui mettrait leurs
savoirs et leurs compétences au service d’une cause, d’une communauté, d’un parti
politique… »1. Je ne cherche pas, en écrivant ces lignes, à pointer pour y porter discrédit
les contradictions sous-jacentes dans le texte du numéro 393 – des contradictions, toutes
les argumentations en comportent. Il s’agit de mieux souligner le travail de lissage des
accords et des désaccords dans leurs configurations « routinières » qui est opéré ici. Le
résultat est la production de lignes assez nettes entre « ce sur quoi on est, parfaitement et
depuis toujours, d’accord entre nous » et « ce sur quoi nous sommes en désaccord avec les
autres ». Le caractère censément « parfait » de l’accord est une autre facette de la mise en
cohérence du propos qui est réalisée ici. En plus de mettre en scène une consistance
diachronique des combats de l’association, le bureau présente sa condamnation des lois
mémorielles comme étant quelque chose de tout à fait structuré et structurant dans les
perspectives de l’association. Or, le contraste entre cette supposée cohérence de fond du
propos et la relative diversité des points de vue exprimés antérieurement au sujet des liens
entre histoire et mémoire, les hésitations que cela pouvait susciter, ne manque pas
1
H&G n°392, p.10.

355
d’interpeller. En fait d’un argument déjà là en l’état que l’affaire Pétré-Grenouilleau aurait
simplement poussé à clamer haut et fort, le Bureau est en pleine opération de construction
d’une opinion solide (dans le sens où elle n’est pas traversée de doutes et qu’elle a été
expurgée de toute dialectique contradictoire). Et cela est servi par une rigidification de
l’identité du groupe qui est censée être en cohérence avec cette opinion, ainsi qu’à la
construction d’une sorte de lobby mémoriel (qui est moins précisément décrit mais dont on
nous informe qu’il est hors de l’université, que ses préoccupations ne sont ni la recherche
de la vérité, ni l’acquisition d’un sens critique mais un rapport déraisonnablement
passionné au passé).

Le propos, en plus d’être construit de différentes façons comme étant « clair », est
vif. Cela transparaît dans les registres mobilisés pour décrire à la fois le haut degré
d’indignation que déclarent ressentir les membres du bureau (« vives réactions », « ne
pouvait laisser indifférents », « les graves accusations », « nos inquiétudes »), ainsi que
l’exceptionnalité des mesures prises ou à prendre pour faire face à cette situation alarmante
(« Nous avons appelé à la mobilisation », « Afin d’assurer la défense… »).

Cette force du discours – tant du point de vue de la consistance et de l’intensité


dramatique qui lui sont conférées – est articulée à un engagement marqué du collectif.
D’abord, l’APHG est très explicitement posée comme le groupe (uni) qui tient la position
exposée. Ce n’est pas anodin : nous avons vu dans d’autres extraits comme le collectif de
l’association pouvait ne pas être engagé comme soutien (ou plus) des propos publiés dans
H&G. Ensuite, ladite position est mise sous la tutelle d’un collectif au-delà de l’APHG (et
qui est présenté comme particulièrement prestigieux : « 19 grands historiens »). Dans le
sillon lumineux tracé par ce collectif il apparaît tout à fait possible de tenir des positions
fermes et explicites. Tout en entretenant l’idée que les membres de l’APHG sont libres de
se positionner comme ils le souhaitent (devant une présentation aussi dramatique de la
situation, il semble toutefois que peu de marge de manœuvre leur soit laissée quant au fait
de ne pas prendre position, ou de se tenir d’une manière ou d’une autre en dehors du
débat), les auteurs leur rendent le ralliement à « Liberté pour l’Histoire » particulièrement
facile. Facile sur le plan symbolique : la légitimité des positions et de ce collectif est
fortement soulignée et l’adhésion du bureau de l’APHG à ce qu’elle défend n’est pas
cachée (l’extrait cité est suivi de sept pages densément peuplées de noms : ceux des 600 et
quelques signataires de l’appel, dont beaucoup ont une notoriété bien établie dans la
discipline, et les statuts de l’association Liberté pour l’Histoire sont publiés, on y apprend

356
ainsi qu’Hubert Tison, secrétaire général de l’APHG s’est aussi engagé à être celui de
LPH) ; mais facile aussi sur le plan matériel : la démarche à suivre pour signer la pétition
est détaillée et, pour celles qui souhaiteraient aller plus loin, un bulletin de demande
d’adhésion à l’association LPH est fourni.

2. Le désaccord discuté : Teaching History

Le cas de HA, et plus particulièrement des enseignantes qui animent sa branche


« enseignement secondaire »1, est très déconcertant pour qui a été socialisé dans le système
scolaire français et vient de passer quelque temps à étudier le fonctionnement et les prises
de parole de l’APHG. En dehors des caractéristiques d’ensemble des deux associations,
rappelées plus haut, qui semblent annoncer une comparaison « de tout repos », il s’avère en
fait qu’elles sont radicalement différentes, surtout en matière d’expression d’accords et de
désaccords. Quelques mots sur la place qu’occupe HA dans les discussions qui ont cours
au Royaume-Uni sur l’enseignement de l’histoire aideront à mieux comprendre ces
dissemblances. Nous avons vu dans le chapitre 1 que la formation des enseignants en
Angleterre est, depuis les années 1970 du moins, beaucoup plus marquée qu’en France par
la psychopédagogie et que l’ethos professionnel qui y est mis en avant renvoie à la prise en
compte d’enfants dans leur « totalité » (whole-child approach). Les enseignantes sont donc
d’abord missionnées à soutenir le déploiement d’individualités, dans toute leur diversité
avant de diffuser des messages communs 2. Dans ce cadre, l’expression de différents points
de vue, notamment en classe, n’est pas nécessairement envisagée comme étant un
problème, c’est même plutôt une richesse « démocratique » à cultiver, la preuve d’un sain
développement des opinions et des capacités argumentatives des élèves. Cette valorisation,
et surtout cette normalisation du débat contradictoire, assez étrange lorsqu’on a comme
point de comparaison l’APHG, est très présente dans les discussions entre professionnelles
de l’éducation également. HA a été motrice de la petite révolution psychopédagogique
qu’a connu l’enseignement en Angleterre au cours des trois dernières décennies du XX ème
siècle. Bien qu’à certains égard plus conservatrice que le mouvement fédéré autour du
School History Project, elle est généralement favorable aux innovations pédagogiques
proposées dans le cadre de ce dernier et des membres du SHP viennent régulièrement
1
C’est seulement à cette branche que je ferai référence dans cette section lorsqu’il s’agira de
« HA ».
2
Pour avoir accès à la manière dont des enseignants de primaire vivent ces missions et se
représenter la façon dont cela peut prendre forme dans des classes, voir : Maroussia Raveaud, De
l’enfant au citoyen, PUF (Paris, 2006). Du reste, cette « philosophie » était très présente dans les
quelques entretiens que j’ai réalisés avec des enseignantes lors de mon terrain en Angleterre.

357
s’exprimer dans les forums proposés par HA. Notamment Teaching History. En somme, il
y a derrière l’unité affichée sur le site de HA, « la voix de l’histoire », une pluralité de
points de vue qui semble assumée et encouragée.

Outre cette différence vivifiante, HA n’a pas participé, via ses publications, à la
controverse qui a en Angleterre pris dans son sillage la question de l’enseignement de
l’esclavage de la même manière que l’APHG en France. TH ne laisse apparaître des prises
de position antagoniques vis-à-vis de controverses qui se tiennent en dehors du somme
toute petit monde de l’enseignement de l’histoire, qu’à partir du moment où la profession
fait l’objet d’attaques ou de remises en question publiques. Par ailleurs, comme relaté dans
l’exposition des cas, la controverse étudiée en Angleterre est plus diffuse que celle qui est
considérée en France.

La restitution de l’analyse de l’argumentation mobilisée pour aborder les points qui


cristallisent, dans la controverse anglaise, les désaccords procèdera, comme pour
Historiens et Géographes, chronologiquement. En revanche, cela implique de considérer
d’abord les discours où l’affirmation joue « à plein » (même dans ce cas, le phénomène est
plus feutré que ce qui a été observé dans H&G), puis de les comparer avec d’autres où, au
contraire, où l’on se trouve dans un alliage d’accord et désaccords plus relâché. Elle
commence par un extrait où, précisément, les contributrices de TH – en l’occurrence, la
rédactrice en chef de cette édition – prend position dans la controverse et d’autres extraits
donnent ensuite à voir les normes du débat en période plus routinière.

Le premier extrait, donc, provient de l’éditorial du numéro 96 de TH (septembre


1999). Il réagit aux charges répétées et dont la presse s’est fait le porte-voix durant tout
l’été, contre l’enseignement de l’histoire, qui ne transmettrait pas assez aux enfants les
« valeurs britanniques ».

« Quand j’ai commencé à enseigner « l’interprétation » en 1991, j’étais


impressionnée par l’impact que cela avait sur l’apprentissage des élèves. Cette
historicisation de nos propres récits nous a fourni un cadre précis et utile pour
traiter tout ce qu’il y a d’immédiat et de personnel dans les identités des élèves
et dans leurs perceptions de celles des autres, en reliant tout ça de façon
critique, dépassionnée même, à la construction des récits. Il s’agit d’un
dispositif curriculaire inspiré. Le dispositif est particulièrement important étant
donné que la perspective d’une histoire complètement consensuelle est
inatteignable. À l’heure où j’écris, la “saison idiote” [silly season :

358
l’expression désigne les quelques mois – d’été en général – durant lesquels les
médias tourneraient en rond et tergiverseraient sans fin sur tout et son contraire]
est particulièrement idiote. Des emportements sans aucun fondement dans la
presse à propos des “changements” dans le curriculum d’histoire font
indûment croire au public que les dates ont disparu, que la chronologie est
morte, et que les enfants Britanniques sont « privés de leur droit fondamental »
à l’étude de l’histoire politique de la Grande-Bretagne. Les enseignants
d’histoire s’étranglent dans leur café en lisant ces exposés perfides qui,
pendant un moment, ont même dupé le DfEE [Department for Education and
Employment à l’époque]. En fait, les propositions ne comptaient aucun
changement particulier en dehors de quelques petits ajustements donnant aux
enseignants plus de flexibilité pour construire les connaissances des élèves plus
efficacement ! Pendant ce temps, QCA [Qualification and Curriculum Authority
à l’époque] reçoit infiniment plus de critiques, d’un genre radicalement
différent. Les difficultés s’amoncèlent devant la récente introduction d’une
longue liste d’“exemples” donnant une vue d’ensemble de l’histoire
britannique très déséquilibrée. La liste elle-même a été introduite avec
empressement pour satisfaire une commande du DfEE et en réponse à un
précédent déchaînement d’absurdité dans la presse au sujet du déclin des faits !
(Est-ce que quelqu’un pourrait enseigner un peu au DfEE ce qu’est la
perspective historique ?) »1

Les désaccords formulés dans cet extrait à l’égard de ce qui se dit dans les médias
sur l’enseignement de l’histoire sont vifs. Il n’y a en tout cas sur la forme pas de doute là-
dessus : les points d’exclamation et le registre hautement dépréciatif dans lequel sont
rapportés ces propos médiatiques (usage de tous les sens de « silly », « emportements sans
aucun fondement », « déchaînement d’absurdités ») donnent la mesure de la force avec
laquelle l’auteure, Christine Counsell, s’oppose à ce qui a été dit dans les médias sur
l’enseignement de l’histoire en Grande-Bretagne. Dans le fond, la question de la vivacité
du désaccord est plus en demi-teinte. D’un côté, le sens des formulations qui viennent
d’être rappelées renvoie bien à une opposition vive – on ne s’étrangle pas dans son café
pour rien. Mais d’un autre côté, elle est contenue par les recommandations de tempérance
formulées à l’égard desdits médias : puisque « la perspective d’une histoire complètement
consensuelle est inatteignable », enseigner une histoire totalisante et uniformisante est une
chimère qu’il est vain de poursuivre et l’entreprise tourne au ridicule quand elle est
1
TH, n°96, p.4, ma traduction. Toutes les traductions des extraits de TH reproduits ici sont de mon
fait. Ils figurent en version originale en annexe.

359
amplifiée par le fracas des croisades médiatiques. Face à cette farandole alarmiste, il
convient d’appliquer ce que les enseignantes d’histoire savent très bien faire puisque c’est
leur métier : prendre de la hauteur par rapport aux débats, saisir les prises de positions – y
compris les nôtres – à partir de leur caractère situé. Counsell rappelle ainsi les vertus de la
distanciation critique en soulignant tous ce qu’elle apporte en termes de compréhension.
Même lorsque l’on a pour interlocuteurs des enfants et même lorsque l’on aborde des
sujets aussi peu légers que leurs « identités » et leurs « perceptions de celles des autres »1.
La tension entre vivacité du désaccord et le message selon lequel la solution consisterait à
ne pas s’emballer est particulièrement tangible dans la question rhétorique en toute fin
d’extrait. Après que le point d’exclamation vient de souligner la profondeur de la
perplexité qu’est censée inspirer les contradictions institutionnelles, la parenthèse dit en
substance que le ministère gagnerait à acquérir quelques compétences élémentaires de
l’historien, celles-là mêmes qui donnent de si bons résultats dans les salles de classe.
L’usage de l’ironie ne correspond en revanche pas tout à fait aux dimensions « critique,
dépassionnée même » qui sont supposées habiter la démarche.

En somme, cet extrait d’éditorial, qui prend position dans un temps de la controverse
où les « valeurs britanniques » sont sur le devant de la scène polémique2, donne à voir un
désaccord exprimé vivement, en l’articulant autant que possible à un message qui dit que,
face aux emballements publics sur l’histoire scolaire, il convient de ne pas être vif. Ces
lests qui retiennent l’expression de l’opposition ont peut-être aussi un rapport avec le fait
que le propos est de manière générale peu limpide. Ou, du moins, peu accessible à des non-
initiées. Il faut en effet avoir suivi les débats médiatiques de l’été sur l’enseignement de
l’histoire, être au fait des critiques adressées au QCA et savoir de quoi il retourne lorsqu’il
est question de la « longue liste d’exemples » de l’histoire britannique qui a été incriminée
pour réellement suivre l’auteure dans ses indignations. De fait, Counsell semble resserrer la
discussion autour de la communauté de personnes au nom de qui elle s’insurge –
néanmoins publiquement – et qui a les codes nécessaires à sa compréhension.

1
La notion « d’interprétation » à laquelle Counsell fait référence a été introduite dans les
compétences à développer par le National Curriculum de 1991 et suggère qu’il est nécessaire que
les élèves sachent rapporter les discours du passé aux contextes de leurs élocutions et à ce qu’ils
savent de leurs locuteurs.
2
La question des rapports de « minorités ethniques » à la « majorité » est alors particulièrement
saillante, voir : Bleich, Race Politics in Britain and France. Ideas and Policymaking since the
1960s; Meer et Modood, « The “Civic-rebalancing” of British Multiculturalism, and Beyond... »

360
Une interprétation possible – même si ce n’est pas la seule, j’y reviens – de cette
façon de créer un entre-soi discursif est que cela s’inscrit dans la construction d’une cause
qui serait ici commune à tous les enseignants d’histoire. S’adresser assez exclusivement à
ses pairs pourrait ainsi être une manière de dire : « nous sommes une communauté
professionnelle qui partageons les mêmes intérêts et point de vue sur ce que l’on dit de
nous ailleurs, nous nous comprenons ». Et cela entrerait en écho avec la construction, dans
le reste de l’extrait (et de l’article), d’un « nous » d’enseignantes et d’un « eux »
regroupant pêle-mêle les institutions centrales (DfEE) et affiliés (QCA) et les médias qui
font des gorges chaudes de tout et n’importe quoi. C’est par exemple explicite dans « les
enseignants d’histoire s’étranglent dans leur café en lisant ces exposés perfides » où il n’est
qu’une réaction possible du groupe « enseignants d’histoire », qui par cette opération existe
en tant que groupe, face aux inepties des « Autres ». C’est beaucoup plus implicite dans la
manière dont les points de bonne conduite et au contraire la dépréciation de certains propos
et attitudes sont distribués dans l’extrait. La perspective qui est présentée de différentes
façons comme étant légitime en matière d’opinion sur l’enseignement de l’histoire est
rattachée aux enseignantes, tandis que les attitudes insensées sont attribuées aux médias et
autres professionnels de l’esclandre. On peut interpréter d’autres manières le quant à soi
qui est produit par les références non explicitées à une actualité que ne sont susceptibles de
maîtriser que des personnes ayant un fort intérêt pour l’enseignement de l’histoire. En
particulier, on pourrait y voir simplement le fait que Teaching History est une revue
destinée exclusivement aux enseignants d’histoire et qu’il est donc normal que les propos
qu’elle contient soient tissés d’implicites que ne comprendrons que les gens du métier.
D’ailleurs il arrive que d’autres éditoriaux portent sur des points assez techniques des
contenus d’enseignement. Cela n’enlève toutefois pas la construction d’une opposition (et
d’une uniformisation des deux camps opposés) entre un « nous » d’enseignantes d’histoire
et un « eux » recouvrant vaguement les politiques et les journalistes.

Dans un contexte plus routinier, les discours tenus dans TH engagent beaucoup
moins l’idée d’une uniformité de pensée de la part de la « communauté » des enseignants
d’histoire. Au contraire, cette dernière est largement investie comme forums où peuvent
s’exprimer différents points de vue sur la manière d’envisager le métier. Le débat, la liberté
d’interprétation mais aussi l’idée que ce sont aux enseignantes, en tant qu’individus, que
revient le droit (voire la mission) de décider du contenu enseigné, sont des valeurs

361
affichées comme étant très importantes (des enquêtes existent à ce sujet 1 et cela m’a été
confirmé par tous les enseignants avec lesquels j’ai été amenée à discuter, en sus
d’affleurer continuellement dans les publications associatives). Si la discussion – y compris
antagonique – est ainsi érigée en valeur pédagogique incontournable, elle n’en est pas
moins insérée dans tout un ensemble de points d’accord, à commencer par l’adhésion aux
normes de la discussion. Un autre « accord » récurrent porte sur la question du
multiculturalisme. La ligne éditoriale de TH est plutôt claire sur ce point : elle promeut un
enseignement qui valorise, aux côté de la diversité des points de vue, la diversité culturelle.
Mais elle l’est « plutôt » seulement dans la mesure où, pour tenir l’idée que les opinions
appartiennent aux individus, elle ne peut avoir l’air imposée ou s’apparenter, même de
loin, à l’épouvantail que constitue la « pensée unique ». Un article tiré du même numéro
que l’éditorial commenté plus haut est particulièrement intéressant à ce sujet. La parole est
donnée à Ian Grosvenor, qui est à ce moment Lecturer en Histoire de l’éducation à
l’Université de Birmingham, donc il ne s’agit pas d’un article de partage de pratiques ou
d’interrogations entre enseignants qui constitue l’essentiel des numéros, mais d’un article
« d’invité ». Grosvenor, qui a fait sa thèse sur le racisme dans les politiques éducatives, y
tient un propos vindicatif et limpide à la fois sur la persistance en Grande-Bretagne d’un
nationalisme raciste qui n’épargne pas le milieu scolaire et sur la nécessité d’y mettre fin.
Ce que la rédaction souligne comme étant le message essentiel de Grosvenor se tient
pourtant en dehors de ces arguments et du débat polémique qu’il engage avec les
représentants du « racisme » de l’époque, dont certains sont nominalement identifiés. On le
voit dans les deux extraits suivants : le premier paragraphe est la présentation faite par la
rédaction de l’article de Grosvenor et le second est la conclusion de ce dernier. La mise en
forme de l’article procède, comme souvent dans des revues, journaux et magazines,
comme suit : l’essentiel du propos apparaît dans des colonnes et certaines phrases, ou
subordonnées, sont reprises en gros caractères et isolées afin d’attraper le regard et/ou de
donner une importance particulière au propos ainsi distingué. Dans le second extrait, je
souligne les mots qui ont fait l’objet de cette mise en forme.

« L’article de Ian Grosvenor souligne tant les dangers et le potentiel


positif du National Curriculum d’histoire. Critique des propositions publiées en
ce qui concerne l’histoire dans le curriculum en vigueur actuellement, il
souligne non seulement le rétrécissement continu des perspectives inscrites
dans la proposition de curriculum mais aussi les raisons pour lesquelles une
1
Malet, « Angleterre. Un mythe professionnel en souffrance ».

362
telle étroitesse quant à la britannicité et à l’anglicité a émergé. Son article
dessine un rôle nouveau et critique pour l’historien dans l’analyse de la
construction de ces perspectives au cours du temps. Ce faisant, il suggère
implicitement une palette d’idées et de propositions pour des enseignants qui
souhaiteraient construire leurs propres connaissances afin de mieux enseigner
l’Élément Clé n°3 du National Curriculum (Interprétations). […] »

« En septembre 1998, David Blunkett a déclaré, lors du dépôt du rapport


final de Groupe Consultatif sur l’Éducation à la Citoyenneté et l’Enseignement
de la Démocratie à l’École, que “l’Éducation à la Citoyenneté est vital pour
raviver et nourrir une société démocratique active dans ce nouveau siècle.
Nous ne pouvons pas laisser faire le hasard”. Le rapport MacPherson
concernant le meurtre tragique de Stephen Lawrence recommandait quant à lui
“que soit considérée la question d’un amendement du National Curriculum
dans le sens d’une valorisation de la diversité et d’une prévention du racisme,
de sorte qu’il reflète mieux les besoins d’une société diverse”. L’éducation à la
citoyenneté, cependant, ne fera pas d’elle-même cesser le racisme violent […].
L’histoire, plus qu’aucune autre discipline, a le potentiel de fournir aux jeunes
les connaissances et la compréhension qui leur permettront de déchiffrer les
questions identitaires alors que nous nous avançons dans une époque nouvelle.
Malheureusement, le contenu proposé dans le “nouveau” curriculum d’histoire
passe à côté de la nation multiculturelle qu’est la Grande-Bretagne
aujourd’hui. Cependant, ce sont les enseignants qui font la différence et non les
structures pilotées par le pouvoir central. “Nous ne pouvons pas laisser faire le
hasard” »1.

Tout en adhérant me semble-t-il2 implicitement à l’idée qu’une nation multiculturelle


est un objectif vers lequel il s’agit de tendre, la rédaction s’évertue à mettre en avant tout
ce qui, dans cette discussion qu’il s’agit donc de ne pas avoir sur le bienfondé du
multiculturalisme, est tout de même la preuve qu’il y a matière à discuter. D’ailleurs, les
inquiétudes de Grosvenor au sujet des relents racistes que contiendrait le nouveau
curriculum ne sont pas présentées comme telles mais plutôt comme une crainte qu’il faut
avoir vis-à-vis du « rétrécissement continu » des points de vue historiographiques et
« l’étroitesse » d’une perspective qui donnerait à voir le passé de façon unidimensionnelle.
Ce qu’il faut au contraire, c’est reconquérir la possibilité de débattre et l’intérêt du propos

1
TH n°96, respectivement p.37 et 40.
2
Sur la base des articles publiés dans TH, même par des auteurs invités comme ici Grosvenor.

363
de Grosvenor n’est donc pas dans la présentation de la rédaction d’arguments en faveur
d’une dé-racisation du curriculum mais d’ouvrir les perspectives – « implicitement », il
faut bien le reconnaître – et de donner « une palette d’idées » pour dépasser la pauvreté de
la pensée unique. On lit aussi dans les deux extraits un rapport ambigu aux prescriptions
curriculaires : il s’agit à la fois de les respecter sans discussion (« afin de mieux enseigner
l’Élément Clé n°3 du National Curriculum », ou, dans le second extrait, les références au
cadre institutionnel permettant d’enseigner la « citoyenneté » et la « démocratie ») et en
même temps de les contester, a minima pour la contrainte qu’elles représentent pour la
liberté pédagogique. En somme le désaccord est ici d’autant plus formulable qu’il a l’air de
s’opposer à une perspective univoque. La conclusion de Grosvenor, et la manière dont elle
est mise en page me paraît également révélatrice de cette façon d’articuler accords et
désaccords. Elle est le point d’orgue de son argumentation et intime très clairement aux
enseignantes d’histoire de prendre la mesure de la responsabilité qu’elles ont, du poids
qu’elles peuvent avoir dans la construction d’une « nation multiculturelle ». Il n’y a aucun
doute possible sur le fait que c’est pour lui l’objectif à atteindre. Néanmoins, c’est le
morceau de phrase « Cependant, ce sont les enseignants qui font la différence » qui est
détachée du reste du propos, comme pour rappeler que, nonobstant la prise de position, ce
qui compte le plus est que chaque enseignant est libre de penser ce qu’il veut.

La question du multiculturalisme ainsi que ce qu’il convient de faire du passé


colonial britannique apparaît régulièrement dans TH comme des sujets où accord et
désaccord sont en forte tension. Si les contributrices qui écrivent là-dessus sèment souvent
des indices qui ne permettent pas de douter de leur adhésion à l’idée de multiculturalisme,
ou de reconnaissance de l’horreur coloniale, elles insistent bien plus fortement sur
l’opportunité qu’offrent de tels sujets pour interpréter, discuter, « construire des opinions »
ou « des connaissances », c’est-à-dire faire le travail qu’elles considèrent être le leur :
enseigner l’histoire. Par exemple, toujours dans le même numéro, lorsqu’Andrew Wrenn
explique qu’il s’est rendu à une exposition à Bristol sur la traite négrière et le rôle qu’y a
joué la ville, qu’il l’a trouvée « tour à tour fascinante et émouvante. Elle était aussi
controversée ! Pour moi, la partie la plus intéressante de l’exposition était les avis du
public consignés à la sortie ». Les avis du public en question incarnent les points de vue
très différents, parfois difficilement conciliables, exprimés face à l’exposition : mais ce
n’est pas un problème, au contraire, Wrenn s’en est servi comme matériau pour développer
une activité en classe (avec ses Year 9) dont l’enjeu était de travailler, avec ses élèves, sur

364
le caractère polémique du passé dans le présent. Dans un autre numéro, le coordinateur
d’un département d’histoire dans l’équivalent d’un lycée 1, Steven Illingworth, revient sur
un dispositif pédagogique qu’il a mis en place pour enseigner les passés « controversés »
(les deux exemples donnés sont l’holocauste et l’esclavage colonial) et c’est bien le terrain
fertile, en termes d’apprentissage de la démocratie, de sujets de ce type qui est mis en
avant. Il va même un peu plus loin que Wrenn : c’est parce que ces sujets ont un fort
potentiel moral et émotionnel qu’ils sont particulièrement adaptés pour creuser les
« aspects “Spirituels, Moraux, Sociaux et Culturels” de l’enseignement et plus
particulièrement l’importance récemment accordée à la Citoyenneté, qui doit faire partie
des sujets obligatoires du National Curriculum à partir de 2002 »2. Le graal pédagogique
continue d’être la construction, par les élèves, de leurs propres connaissances et opinions
(Illingworth insiste sur ce point en présentant l’activité au cœur de son cours : il s’agit de
plusieurs textes d’époques différentes qui tiennent des propos racistes et dégradants sur les
esclaves ; les élèves sont alors censés les remettre en perspective historique, ramener les
contenus des documents à leurs contextes de production). Mais en même temps, la
discussion est clairement orientée vers une condamnation sans appel de l’esclavage, du
racisme et toute exploitation de l’homme par l’homme. Sa perspective prête à discussion
dans le numéro concerné, mais absolument pas en ce qui concerne cette condamnation.
C’est l’idée d’assumer que l’enseignement de l’histoire doit jouer sur le terrain des
émotions qui est discutée : tout le monde n’est pas d’accord sur ce point, preuve de la
bonne santé démocratique de la communauté des enseignantes de TH. Comme on peut le
lire dans l’éditorial en effet (à nouveau pris en charge par Christine Counsell pour ce
numéro) : « En matière de débats et de controverses qui ne s’effacent jamais, le thème de
cette édition – pensée et émotion – va droit au but. Il nous fait également plonger dans un
débat extrêmement sensible politiquement – la citoyenneté. […] C’est le cœur de
l’enseignement de l’histoire – imagination, mise à distance, points de vue, altérité et
(murmurent ceux qui l’osent) empathie. Nous connaissons le territoire. Nous connaissons
aussi les pièges. Les débats sur l’intrication entre sentiments et intellect (comme ceux
concernant les objectifs moraux et historiques qui ont rempli nos pages courrier pendant
l’année 1999) ne peuvent pas s’éteindre parce que nous sommes engagés ici dans une

1
Les enseignants d’histoire d’un même établissement sont fédérés dans un « département » qui
désigne un responsable, chargé alors de donner les grandes orientations des cours d’histoire, de
proposer des activités communes et de favoriser les échanges entre collègues.
2
TH n°100, p.20.

365
démarche qui traite fondamentalement d’humanité [humanness] »1. Plus qu’inévitables, les
désaccords et débats sont presque bienvenus : ils font partie du métier – d’un beau métier
qui porte sur l’humanité et humanité rime avec complexité.

Je donnerai, pour finir temporairement avec Teaching history, une dernière


illustration de la manière dont, malgré toute la valeur qui est attribuée au débat dans l’ethos
professionnel des enseignants d’histoire, l’adhésion souvent tacite à l’idée selon laquelle le
multiculturalisme est plutôt une bonne chose demeure l’horizon des discussions (lorsqu’il
est question d’enseignement de sujets qui touchent au vivre ensemble national). TH
comporte une section intitulée « Cunning Plan », que l’on peut traduire par « Plan malin »,
qui sont des propositions d’organisation de cours (par sujets) généralement concoctées par
des chercheuses en sciences de l’éducation ou des enseignantes expérimentées. Ces
sections se présentent donc davantage comme des sortes de « kits » pour préparer un cours
(destinés en particulier aux jeunes entrants dans le métier) qu’en tant que mises en
discussion de pratiques pédagogiques innovantes, comme c’est plus courant dans
l’essentiel des articles. Le « Plan malin » du numéro 107 porte sur l’unité « Black Peoples
of America » dans le cadre duquel a longtemps été enseignée l’histoire de l’esclavage.
L’idée proposée est de prendre comme fil conducteur la notion de liberté, qui sera discutée
au cours des 18 leçons d’une heure qui constituent, comme c’est généralement le cas pour
des unités comme cela en histoire (le débat, ça prend du temps…) une leçon sur une
séquence historique spécifique. L’image suivante donne à voir le programme proposé pour
le deuxième temps.

1
Ibid., p.2.

366
Figure 6 : « Qui était responsable de l’esclavage ? », Teaching History, n°107, p.53.

Dans la leçon numéro 3, la question sur les acteurs à qui il faut « le plus » reprocher
l’esclavage suggère que le débat, possiblement vif, est attendu de pied ferme. Mais, même
s’il s’agit d’en « discuter », la leçon tend vers le traçage d’une ligne morale entre ce qui est
« acceptable » et ce qui ne l’est pas pour « faire de l’argent » (le terme « reprocher » de la
question laisse imaginer sans difficulté qu’il s’agit pour les élèves, après s’être rendues
compte que les négriers étaient mus par des intérêts économiques, de trouver que le mobile
ne justifiait pas le crime et qu’il faut donc le condamner).

3. Discussion comparée

Les différences observées entre ces deux investissements de la modalité « débat


antagonique » nous permettent de considérer avec plus d’amplitude comment l’articulation
des accords et des désaccords se transforme avec l’entrée en controverse. Malgré un
rapport à la mise en débat contrasté, les alliages entre accords et désaccords sont en
interactions routinières, ou lorsque le propos ne manifeste pas un engagement dans une
quelconque controverse, changeants, peu formalisés et émaillés de petites (ou grandes)
contradictions. En controverse en revanche, il devient difficile de parler d’alliage : accords
et désaccords sont renforcés d’un point de vue argumentatif par une plus grande assertivité
et eu égard au contenu par une mise en cohérence, une uniformisation du propos. D’une
version « molle », diverse et potentiellement volatile des manières de tisser accords et

367
désaccords dans l’argumentation, on passe alors en quelque sorte à un plan de bataille où
les lignes ennemies sont clairement identifiées et les couleurs que l’on défend
(supposément depuis toujours) sont peu bigarrées et bien mises en évidence. Or, et cela va
dans le sens de ce qu’ont observé dans leurs études de la politisation des discussions
Sophie Duchesne et Florence Haegel d’une part et, en creux, Camille Hamidi d’autre part 1,
ce durcissement du propos va de pair avec sa collectivisation, c’est-à-dire avec
l’association de sa responsabilité à un groupe plutôt qu’à des individus (ceux qui
tiendraient la plume par exemple – ou plus vraisemblablement le clavier). Dans les travaux
cités sur la politisation, c’est, dans le cas de groupes de discussion dont les membres ne se
connaissaient pas avant, lorsque des coalitions (momentanées) adviennent que des points
de vue conflictuels peuvent être exprimés 2. Dans le cas d’associations déjà constituées, le
conflit est tenu en dehors du groupe : lors des discussions qui émaillent la vie des
associations, c’est sur des clivages qui ne risquent pas de mettre à mal, sinon le caractère
unitaire, du moins la tranquillité à laquelle est associée l’absence de conflit, qu’il est
possible de se positionner. C’est même tout à fait encouragé à partir du moment où
l’expression de désaccord vis-à-vis d’éléments ou de personnes extérieures au groupe est
en fait un point d’accord totémique pour le groupe, comme dans le cas de cette association
étudiée par Camille Hamidi où « la plupart des conversations politiques ouvertes,
auxquelles participaient toutes les personnes présentes, […] portaient sur Jean-Marie Le
Pen et le Front National, puisque ceux-ci faisaient l’objet d’une détestation unanime et
consensuelle »3. Pour revenir à Goffman, le risque que représente le fait de troubler la
« mise en scène de la vie quotidienne » par l’expression d’un désaccord annoncé comme
tel, dans des sociétés où le conflit ouvert ne doit pas être le mode d’interaction par défaut
en tout cas, semble atténué dès lors qu’il est assumé par un collectif. Voire même : le
risque n’en est plus seulement un si, parce qu’il oppose le groupe en scène avec des
personnes absentes, il représente en fait une opportunité d’être toutes d’accord, à l’intérieur
du groupe, au sujet de cette opposition.

1
Duchesne et Haegel, « La politisation des discussions, au croisement des logiques de
spécialisation et de conflictualisation »; Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de
la politisation. Engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de
l’immigration ».
2
Duchesne et Haegel, « La politisation des discussions, au croisement des logiques de
spécialisation et de conflictualisation ».
3
Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement associatif
et rapport au politique dans des associations locales issues de l’immigration », p.22.

368
L’affirmation du propos (plus marquée dans le cas d’H&G étant donné la plus forte
teneur polémique de l’échange), c’est-à-dire sa rigidification sur le fond, la forme et, pour
cela, sa valorisation en tant qu’argumentaire solide, est donc ici soutenue par sa
collectivisation. Le désaccord ferme – et avec lui des accords qui prennent des formes et
sens tout aussi fermes – émerge avec la constitution ou le renforcement de groupes.
L’interprétation qui est avancée là concernant la « causalité » de ce phénomène est la
suivante : c’est par aversion du conflit et de ses conséquences potentielles en termes
d’image sociale que les actrices consolident leur propos en entrant sur un sujet dont elles
anticipent ou savent qu’il est conflictuel et la collectivisation du propos est l’une des
façons de le consolider. L’aversion au conflit est prise comme point de départ de la
« chaîne de causalité » parce qu’elle apparaît dans les discours qui précèdent les entrées en
controverse mais sans doute aussi en ce qu’elle est étayée par d’autres analyses et en
particulier par le cadre conceptuel de Goffman pour rendre compte des interactions
quotidiennes1. Mais les dynamiques de collectivisation des arguments conflictuels
alimentent en retour leur rigidification. C’est ce sur quoi Brigitte Gaïti et Annie Collovald
insistent lorsqu’elles soulignent l’importance des processus d’étiquetages réciproques entre
« camps adverses » (qui, dès lors, le deviennent de plus en plus)2. Si la possibilité de
l’affirmation d’un désaccord s’appuie sur une collectivisation de sa responsabilité, la
possibilité de l’existence de certains groupes passe aussi par le fait que ses membres se
reconnaissent les unes les autres en franc accord sur des points essentiels. C’est aussi ce
que des travaux menés en sociologie des mobilisations collectives ont montré3.

Le cas des publications d’Historiens et Géographes est d’une certaine façon


exemplaire des logiques de coalition telles qu’elles viennent d’être présentées. En effet,
alors qu’en conjoncture routinière, les propos tenus sont tissés d’accords et de désaccords
formulés avec nuances, hésitations et de manière souvent implicite, l’entrée dans la
controverse est marquée par un fort engagement de l’APHG, au nom collectif duquel sont
posées des positions tranchées. Plus encore, la tutelle collective et prestigieuse que
constitue l’association naissante « Liberté pour l’Histoire » apparaît comme une véritable
caution pour la formulation de désaccords marqués. La façon dont la démarche d’adhésion

1
Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1973.
2
Collovald et Gaïti, La démocratie aux extrêmes.
3
Voir, par exemple : Salaris, « Mobilisations en souffrance. Analyse comparative de la
construction de deux problèmes de santé publique (familles victimes du Distilbène ; agriculteurs
victimes des pesticides) ».

369
à LPH est facilitée rend presque naturel le fait d’endosser les points de vue conflictuels
énoncés : comme si la menace de tempête était amoindrie par l’idée rassurante de monter à
bord d’un gros paquebot, densément peuplé et dont la navigation est entre les mains d’un
équipage de renom. Le cas de Teaching History résiste davantage au schéma type des
logiques de coalitions et me semble à ce titre tout à fait intéressant. La discussion
antagonique faisant partie de la geste professionnelle des enseignantes d’histoire telle
qu’investie par les contributrices de TH, elle a une existence remarquable en conjoncture
routinière. Par contre, elle y est articulée sans qu’un travail de mise en cohérence de la
contradiction soit observable, à des adhésions tacites à la non discussion de certaines idées
(le multiculturalisme par exemple). De plus, les désaccords routiniers, qui relèvent du
débat prisé par les enseignants d’histoire, sont signés en nom propre et ne sont pas
hautement conflictuels (il n’est pas sous-entendu que les positions ou propos avec lesquels
on se trouve en désaccord sont sots ou complètement inadéquat et les personnes contre
lesquelles on argumente apparaissent davantage comme des partenaires de joute que
comme des adversaires). Lorsque les enseignantes d’histoire sont mises en cause dans
l’une des bulles polémiques qui constituent la controverse étudiée en Angleterre, le
désaccord est plus vivement exprimé, les accords plus clairement verbalisés en même
temps que le propos est collectivisé : ce sont lesdites enseignantes qui, comme une seule
femme, sont atterrées du contenu des débats publics sur l’enseignement de l’histoire. Mais
le « groupe » est moins présent que dans la controverse côté français et cela tient en partie
à l’organisation de HA : la bannière générale de l’association ne peut être engagée dans TH
dans un débat concernant l’enseignement de l’histoire sans que l’association ait été
rassemblée dans son ensemble, ou au minimum que son bureau se soit réuni et ait discuté
de la question. Les personnes qui assurent la pérennité de la publication de TH, en dehors
de la petite équipe éditoriale permanente, n’ont pas de mandat leur attribuant d’une
quelconque façon une fonction de représentation des membres de l’association (d’ailleurs,
les fonctions d’éditeur en chef des numéros de TH ne sont pas établies pour plusieurs
années de suite : si une petite dizaine de noms reviennent très régulièrement, les différentes
éditions ne sont pas toujours coordonnées par les mêmes personnes). Une autre différence
peut peser dans l’expression plus ténue de logiques de coalition dans le cas de TH : la
structure de la controverse évidemment qui, comme cela a été expliqué dans l’introduction
de cette partie, est très différente de part et d’autre de la Manche mais aussi, à l’intérieur de
celle-ci, la « nature » des événements sur lesquelles les unes et les autres s’échauffent. Là
où les enseignants d’histoire de HA réagissent à un moment de cristallisation du débat

370
public sur l’enseignement de l’histoire et la transmission de valeurs britanniques (qui a, à
ce titre, une saillance particulière, mais n’est pas sans égal), la polémique dans laquelle le
bureau de l’APHG prend pied est à la fois plus vive (en février 2006, cela fait plusieurs
mois que les relations entre histoire et mémoire sont âprement et publiquement débattues)
et porte sur des événements que nombre d’acteurs investissent comme inédits (et
inacceptables) : la mise en cause judiciaire d’un historien pour révisionnisme.
L’implication des auteures dont nous avons considéré les publications n’est sans doute pas
la même dans les cas de TH et d’H&G. C’est précisément sur cette notion
« d’implication » que nous allons revenir maintenant.

II. Logiques d’implication, ou comment on rend le conflit possible


tout en essayant de l’éviter.
Je reprends ici, en le discutant, un concept tout à fait heuristique pour saisir ce qui se
joue dans la mise en polémique de l’histoire scolaire de l’esclavage et qui a été développé
par Sophie Duchesne et Florence Haegel dans leur étude de la politisation des discussions.
Il s’agit de la dimension individuelle des processus de conflictualisation qu’elles observent
dans leurs groupes de discussion : l’implication, écrivent-elles, renvoie à « la façon dont
chaque membre du groupe prend part (ou non) à une séquence de conflictualisation »1. Les
raisons qui ont présidé au choix de ce terme me paraissent tout à fait intéressantes et
pertinentes dans le cas de l’analyse qui nous occupe : « Nous avons préféré le terme
d’implication pour désigner cette forme de participation conflictuelle à la discussion à celui
d’engagement, dans la mesure où ce dernier renvoie classiquement à l’appartenance à des
organisations politiques. En outre, le terme d’implication ajoute une nuance intéressante du
fait qu’il s’inscrit dans un double univers, celui du droit (impliquer, c’est attribuer à
quelqu’un un certain rôle dans une affaire) et celui de la logique (on dit qu’une proposition
en implique une autre) ; dans les deux cas, l’implication va donc de pair avec les idées de
responsabilité et de conséquence »2. La conflictualisation qui se produit autour de
l’enseignement de l’histoire de l’esclavage procède par l’implication d’un certain nombre
d’acteurs qui se trouvent alors « pris » dans la polémique et ne peuvent s’en dégager sans
conséquence : leur réputation est au moins partiellement en jeu. Sophie Duchesne et
Florence Haegel notent que l’on peut se trouver impliqué dans une discussion sur la base
d’un mouvement volontaire (« le sujet lui [au participant] tient à cœur et il veut faire valoir
1
Duchesne et Haegel, « La politisation des discussions, au croisement des logiques de
spécialisation et de conflictualisation », p.886.
2
Ibid., p.886.

371
son point de vue ») ou selon « une logique d’enrôlement » (« le participant est alors
impliqué dans une séquence de débat conflictuelle parce qu’il se trouve « pris », en
quelque sorte, dans la dynamique de la discussion par les autres, qui lui attribuent une
position en tirant les conséquences de propos qu’il a tenus, sans que lui les ait
nécessairement anticipés, voulus – voire compris »1). Ces deux types d’implication se
retrouvent bien dans les processus de polémisation. Du reste, ils se trouvent souvent
mêlés : d’une implication a priori volontaire, on peut se trouver en quelque sorte dépassé
par les manières dont celle-ci a été interprétée et des mises en cause « inattendues » par
rapport au schéma d’implication initial. Il me semble toutefois que l’on peut repérer, dans
le propos des actrices, la manière dont elles semblent vivre leur implication (volontaire ou
par enrôlement) et que cela n’est pas sans rapport avec le registre sur lequel elles
participent à la controverse (plutôt dans la dénonciation ou plutôt sur la défense
scandalisée).

Ce que je voudrais montrer ici est que, malgré les tentatives d’évitement du conflit
qui apparaissent dans les discours des personnes impliquées de ces deux façons dans les
controverses, leur propos suit un processus d’affirmation (dans tous les sens attribués à ce
terme dans l’introduction du chapitre) et donc tend à enclencher ou nourrir la spirale du
verbe. Dans le cas d’implications de type volontaire, c’est même la façon d’anticiper le
conflit dont pourrait faire l’objet le propos – c’est-à-dire en le consolidant, en identifiant
par avance des positions adverses qui, par conséquent, existent, en l’épurant de ses
possibles failles et en le rendant donc particulièrement rigide – qui rend le conflit possible.
Dans le second type d’implications, s’ajoute potentiellement à cela une rhétorique de
l’alerte (il s’agit d’attirer l’attention sur le fait que « quelque chose de grave est en train de
se passer », qui fait que l’on est attiré à son corps défendant à un conflit que l’on n’a pas
demandé) qui inscrit le propos dans une dramaturgie à potentiel polémique. Parce que la
manière dont les acteurs (se) racontent leur implication a partie liée avec les registres
argumentatifs dans lesquels ils puisent pour la verbaliser, mais aussi par souci de clarté, je
présenterai quatre cas (cf. tableau récapitulatif ci-après), dont deux relèvent principalement
de logiques d’implication volontaire et deux prioritairement de logiques d’enrôlement.
Mais je montrerai aussi comment, dans chacun de ces grands types d’implication, les deux
manières de se sentir avoir une responsabilité dans la tenue d’un débat se mêlent et souvent
se renforcent réciproquement. Les cas ont d’abord été choisis pour les possibilités de

1
Ibid., p.886.

372
comparaison relativement symétriques qu’ils offraient. L’implication « volontaire » avec
laquelle Christiane Taubira et David Lammy entrent dans la controverse est ainsi très
similaire : toutes deux parlementaires, elles avancent dans les arènes où elles assurent un
mandat de représentation des positions dont elles savent qu’elles vont faire l’objet de
débats et dont elles auront à rendre compte. Le cas d’Olivier Pétré-Grenouilleau (historien
qui, pour rappel, a fait l’objet d’une plainte portée en justice pour révisionnisme en raison
de propos tenus dans une interview où il était venu présenter son dernier ouvrage sur les
traites d’esclaves) n’a pas de réel équivalent dans la controverse étudiée en Angleterre. Il
me semblait cependant difficile de ne pas en rendre compte : pour le caractère central
qu’occupe « l’affaire » qui l’entoure dans la controverse en France et pour l’exemplarité du
cas d’implication par enrôlement. Je l’ai mis en parallèle avec le cas de Jerome Freeman en
Angleterre, qui a dirigé le groupe chargé de la réforme curriculaire de 2007 et qui s’est
trouvé mis en cause pour l’écriture de directives qui évacueraient les grandes figures
britanniques du NC d’histoire. La relative symétrie de la comparaison repose donc ici sur
les statuts similaires de « novices » dans la controverse publique (ce ne sont du moins pas
des professionnels du conflit) et dans une certaine réticence partagée à investir des moyens
d’expression publique pour s’investir dans la controverse plus que ne les y ont plongé
autrui.

1. Registres argumentatifs en implication « volontaire »

Les guillemets qui balisent depuis quelques lignes le terme « volontaire » signalent
que l’identification de ce type particulier d’implication procède davantage de ce que cette
dernière est justifiée au nom d’une cause qui doit être défendue qu’elle n’est un produit de
la « volonté » des personnes qui s’impliquent de la sorte. De fait, les éléments empiriques
dont je dispose ne permettent tout simplement pas de m’avancer sur le terrain des
déterminants individuels de l’action ; mon propos porte sur la manière dont se déploie
discursivement la dimension conflictuelle de la controverse. Mais il me semble possible,
dans ce cadre, d’identifier des implications que l’on peut caractériser de volontaires. Elles
sont des entrées dans le débat qui ne sont pas prioritairement justifiées par l’attitude ou les
propos qu’une personne ou un groupe auraient eus et vis-à-vis desquels il n’était pas
possible de ne pas réagir. Ou, pour le dire plus crument, ce ne sont pas des entrées dans le
débat qui procèdent en première instance de l’argument « ce n’est pas moi qui ait
commencé ». Dans les controverses que j’ai étudiées, ces formes d’implication sont en fait
assez rares. En effet, dans l’échange d’arguments et de contre-arguments qui constituent la

373
controverse d’un point de vue discursif, la plupart des « coups » sont avancés en tant que
réponses à d’autres qui auraient déjà été joués1. C’est donc en toute logique plutôt dans les
premiers jalons de la polémique, ceux qui ne sont pas nécessairement posés avec une
anticipation des emballements qu’ils peuvent susciter, que l’on a le plus de chances de
déceler des implications de type volontaire. Du reste, elles sont plus probables dans les
actes et discours de personnes qui ont des raisons routinières d’être engagées dans des
forums d’échange où la prise de position antagonique fait partie du jeu. À ce titre, il n’est
pas surprenant d’en trouver la trace chez des professionnelles du port de causes clivantes
comme le sont les politiques. Les caractéristiques de l’implication volontaire tirées ici de
l’analyse des propos de Christiane Taubira d’une part et de David Lammy d’autre part sont
en partie liées aux rôles professionnels qui sont les leurs au moment de leur entrée dans les
controverses française et anglaise. J’intègrerai cette dimension dans les discussions à
suivre.

Les premiers discours à caractère conflictuel (leurs locuteurs énoncent, en même


temps qu’ils les tiennent, qu’ils savent qu’ils s’avancent sur un sujet où il y a des points de
vue divergents ou oppositionnels) portés sur la question de l’histoire scolaire de
l’esclavage par Christiane Taubira et David Lammy datent respectivement de 1998 et de
2006. En 1998, Taubira est députée depuis cinq ans pour l’une des circonscriptions de la
Guyane. Elle cultive alors une certaine autonomie (comme la plupart des députées ultra-
marines) vis-à-vis du jeu partisan réglant les échanges à l’Assemblée Nationale, étant
donné que son assise locale n’en dépend pas 2. C’est principalement à partir de son
initiative et sous sa houlette qu’est rédigée et déposée une proposition de loi à l’Assemblée
Nationale à la fin de l’année 1998 visant à reconnaître l’histoire de l’esclavage et de la
traite négrière comme crimes contre l’humanité. Un article 2 prévoit que ces questions
aient dans les manuels scolaires et programmes de recherche « la place conséquente qu’ils
méritent »3. David Lammy est quant à lui Membre du Parlement pour la circonscription de
Tottenham. Celle-ci a longtemps été le fief de Bernie Grant, du Labour, assimilé au
combat pour la reconnaissance des discriminations sur une base phénotypique dans lequel

1
Même si sa démarche n’est pas revendiquée comme simplement discursive, on retrouve à la fois
cette définition de la controverse comme échanges de « coups » argumentatifs et la marque, dans le
contenu de ces derniers, de l’attribution du début de la controverse à autrui dans : Ragouet, L’eau
a-t-elle une mémoire ? Sociologie d’une controverse scientifique.
2
Stéphanie Guyon, « Des marges ultra-marines de la république au Parlement: Trajectoires de
députées guyanaises », Parlement[s], Revue d’histoire politique 1, no 19 (2013): 91-106.
3
Proposition de loi n°1297, enregistrée à l’Assemblée Nationale le 22 décembre 1998.

374
il s’est engagé sous l’étendard de ses « racines jamaïcaines ». À la mort de ce dernier en
2000, Lammy est désigné par le parti pour assurer sa succession et il remporte l’élection ad
hoc quelques semaines plus tard) en 2006. Souvent présenté dans la presse de l’époque
comme l’étoile montante du Labour ou le « Black Blair », il est également Ministre de la
Culture depuis 2005. À ce titre, il s’investit dans le programme de commémorations
officielles du bicentenaire de l’abolition de la traite négrière qui se déroulent tout au long
de l’année 2007 et annonce, dans une conférence du 16 octobre 2006, que l’histoire de
l’esclavage est appelé à avoir un statut « obligatoire » dans le National Curriculum.

Leurs prises de position respectives sur l’enseignement de l’histoire de l’esclavage


sont d’abord imprégnées d’un registre du don de soi qui déconflictualise leur potentiel
clivant, qu’ils prennent soin d’exprimer de façon très affirmée. Taubira et Lammy savent
tous deux que, dans les arènes politiques où ils évoluent, les prises de position sont très
souvent jouées sur un registre antagonique, dans le sens où les règles du jeu démocratique
font presque de l’opposition une mission qui doit être remplie. Avant de considérer le
potentiel conflictuel d’un sujet comme l’histoire de l’esclavage (et sa transmission
scolaire), ils sont a priori professionnellement rompus à anticiper les désaccords qui leur
seront opposés. Et leurs discours s’en trouvent d’autant plus renforcés de précautions
indiquant leurs « intentions » pacifiques. Notamment, ils sont emballés dans une rhétorique
du collectif (« ce n’est pas en mon nom propre que j’avance cet argument mais me fais le
porte-voix de tous ceux que je représente »). Lorsque Lammy expose, dans l’une des
interventions qu’il a faites au cours de l’année commémorative de 2007, sa dénonciation
du trop long silence qui a pesé sur l’histoire de l’esclavage et qu’il s’agit désormais de
briser, il rappelle longuement qu’il accomplit là une sorte de mission sacrée que lui ont
conférées les personnes qu’il représente à deux titres : en tant qu’élu et en tant que
descendant de l’histoire de l’esclavage. Ces thématiques saturent par exemple un discours
qu’il a tenu au fraîchement fondé centre de recherche de Hull sur l’histoire de l’esclavage
et de leurs abolition (Wilberforce Institute for the Study of Slavery and Emancipation) en
mai 2007, dont voici un extrait :

« En effet, ma politique, ma raison d’être ici dans cette salle, provient de


l’un de ces mouvements – les mouvements anticoloniaux et indépendantistes qui
ont soufflé à travers tout le Commonwealth, de l’Inde à la Caraïbe et à

375
l’Afrique, en amenant avec eux mes parents en tant qu’immigrés dans ce
pays »1.

C’est donc en reprenant presque par devoir – filial, moral, professionnel – un


flambeau tendu par d’autres qu’il s’agit ici de défendre une cause. Le registre de la
représentation, pour sa légitimité démocratique, a de toute évidence quelque chose à voir
avec les fonctions politiques ici d’un David Lammy. Il n’empêche qu’il déconflictualise
d’une certaine manière la dénonciation qu’il justifie : il ne s’agit pas d’une argutie
mesquine et personnelle mais de rapporter les propos d’une foule silencieuse et
respectable : le peuple (ou du moins, une fraction de celui-ci mais cette dimension est
généralement peu mise en avant). Les propos de Christiane Taubira en 1998, en particulier
lors de la présentation de sa proposition de loi en première lecture à l’Assemblée
Nationale2, sont également très empreints de cette rhétorique de la cause collective dont il
s’agit de se faire la représentante. Plus de quinze ans après les faits, en entretien, après
avoir fait plutôt longuement le point sur tout ce que l’histoire de l’esclavage a pu avoir de
choquant pour elle lorsqu’elle en a pris connaissance (le fait de découvrir par la même
occasion que cette histoire était alors passée sous silence fait partie du choc), elle conclut
de façon plutôt inattendue en disant que sa « rage » personnelle n’a finalement rien à voir
avec son engagement législatif pour faire reconnaître cette période comme crime contre
l’humanité. Elle explique que celui-ci était le résultat nécessaire d’une demande sociale de
« parole solennelle » dont elle prend la mesure lors des commémorations de l’année 1998
(cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en France) :

« Donc moi ma démarche, c’est ça, en tant que députée, depuis 1997,
donc vers juillet, j’organise des colloques, j’organise des événements culturels
etc. Mon souci c’est de montrer que ce n’est pas juste « les Blancs, les Noirs, la
traite négrière, l’esclavage, la souffrance, la libération ». Ce n’est pas ça,
c’est compliqué. […] Donc je fais ça, je suis invitée dans des universités aux
Antilles, dans des universités ici, je vais dans des tas d’endroits, et c’est
progressivement, au fur et à mesure que massivement les gens s’intéressent que
je perçois une souffrance qui est encore tangible, qui est encore très insérée. Et
je réalise qu’il y a une demande de parole solennelle. Je suis plutôt contre
d’ailleurs moi. Je ne vois pas pourquoi, l’esclavage est un crime contre

1
David Lammy, discours prononcé au Wilberforce Institute for the Study of Slavery and
Emancipation, 19 mai 2007.
2
Voir la séance du 18 février 1999.

376
l’humanité d’accord, je ne vois pas pourquoi il faudrait l’inscrire dans la loi.
Ça ne fait pas débat : c’est un crime contre l’humanité. Et au fur et à mesure je
réalise que les gens ont besoin que la parole soit dite »1.

Par opposition au champ lexical émotionnel très présent dans les propos qui
précèdent cet extrait, où il est question de « choc violent », de « rage », de « souffrance »
lorsque Christiane Taubira évoque son expérience de rencontre avec l’histoire de
l’esclavage (alors même, d’ailleurs, que la question ne portait pas sur ce point), la
collectivisation de la cause ôte à son énonciation son potentiel polémique. On entre de fait
dans le domaine du « solennel », du « besoin » « massif » des gens, d’un appel populaire
au devoir de la députée. En fait, cette implication volontaire est plutôt mise en scène en
tant que missions confiées par le plus grand nombre aux porteurs des causes à faire valoir
publiquement, dont ils n’avaient d’autre option que de tâcher d’en être à la hauteur. Par
ailleurs, la dénonciation d’une histoire trop longtemps occultée et qu’il s’agit maintenant
de reconnaître pleinement est, dans les discours de Lammy et Taubira, articulée à de
nombreuses concessions et procédés rhétoriques qui atténuent la charge conflictuelle du
propos. Elle est pour commencer toujours adossée à une révérence à toutes celles et ceux
(en général des figures qui ont un certain rayonnement dans la symbolique discursives de
la démocratie en France et en Angleterre : des héros institutionnels certes, mais
prioritairement les voix oubliées des anonymes populaires) qui ont, avant Lammy et
Taubira eux-mêmes, tenté de dénoncer l’esclavage lui-même ou le silence sur son histoire.
Cela donne d’une part au propos une plus grande légitimité (puisque il est tenu depuis
longtemps par un nombre de personnes non négligeable) et amoindrit la « faute » dénoncée
(l’esclavage d’une part et le fait d’avoir mis de côté son histoire d’autre part), puisque tout
le monde ne l’a pas commise. Lammy commence ainsi le discours dont un extrait a déjà
été cité plus haut par « rendre grâce » à tous ceux, « hommes, femmes et enfants » qui ont
« protesté » contre l’institution esclavagiste en son temps et contre son ignorance par la
suite, qui « se sont levés pour ce en quoi ils croyaient »2. Taubira introduit quant à elle son
propos à l’Assemblée Nationale en exposant qu’il n’a pas la charge conflictuelle que l’on
pourrait lui prêter :

« Le sujet dont nous nous sommes emparés n’est pas un objet froid
d’étude. Parce qu’il s’écoulera encore quelques temps avant que ne
1
Entretien du 22 septembre 2015.
2
David Lammy, discours prononcé au Wilberforce Institute for the Study of Slavery and
Emancipation, 19 mai 2007.

377
s’adoucisse une émotivité inassouvie, parce qu’il peut être rude d’entendre
décrire certains aspects d’une tragédie longue et terrible ; parce que l’histoire
n’est pas une science exacte, mais selon Fernand Braudel “toujours se faisant
et se dépassant” ; parce qu’enfin, la République est un combat comme nous
l’enseigne Pierre Nora, je veux d’abord dire ce que n’est pas ce rapport.

Il n’est pas une thèse d’histoire, ne prétend à aucune exhaustivité et ne


vise à trancher aucune querelle de chiffres mais reprend les seules données qui
ne font l’objet d’aucun litige. Ce rapport n’est pas le script d’un film d’horreur,
faisant l’inventaire des chaînes, des fers, carcans, entraves, menottes et fouets
conçus et perfectionnés pour déshumaniser. Il n’est pas non plus un acte
d’accusation : la culpabilité n’est pas héréditaire et nos intentions ne sont pas
de revanche. Il n’est pas requête en repentance. Nul n’aurait l’idée de
demander un acte de contrition à la République laïque dont les valeurs
fondatrices nourrissent le refus de l’injustice »1.

Cet extrait est particulièrement intéressant parce que l’oratrice commence par
verbaliser le fait que le sujet qu’elle va aborder prête à débat – et à débat potentiellement
explosif (annoncer qu’il « s’écoulera encore quelques temps avant que ne s’adoucisse une
émotivité inassouvie » est entre autres une façon de prévenir du caractère extrêmement
sensible du sujet abordé). Le rappel des multiples interprétations, parfois porteuses de
tensions, dont peut faire l’objet l’histoire de l’esclavage, fait office de justification à
l’exposé qui suit. Celui-ci relève du type d’argumentation mis en évidence par Yves
Gingras dans un autre contexte : il s’agit de faire valoir que si les personnes recevant le
propos le trouvent d’une manière ou d’une autre désagréable, c’est parce qu’elles l’ont mal
compris2. Yves Gingras souligne que les auteures scientifiques qui mobilisent cette
argumentation au cours d’une controverse font, par ce « coup rhétorique », exister en
même temps la supposée véracité du point de vue qu’elles défendent (si possible depuis
toujours) et l’idée, qu’en fait, il y avait plusieurs manières de l’interpréter (beaucoup de
mauvaises et une bonne). Ce faisant, elles participent à la construction de
« l’incompréhension » qu’elles dénoncent. Ici, la contribution de Taubira à la mise en
exergue d’une incompréhension, ou plutôt d’un terrain de luttes symboliques, est beaucoup
plus explicite puisqu’elle pose des mots dessus (dans le premier paragraphe de l’extrait
cité). Le procédé interpelle parce qu’on s’imagine mieux comment il peut être mobilisé,
1
Christiane Taubira, Assemblée Nationale, compte rendu intégral de la séance du 18 février 1999.
2
Yves Gingras, « “Please, Don’t Let Me Be Misunderstood”: The Role of Argumentation in a
Sociology of Academic Misunderstandings », Social Epistemology 24, no 4 (2007): 369-89.

378
comme c’est le cas dans la controverse qu’étudie Yves Gingras, lorsqu’il s’agit de
rétorquer ou dans une situation d’implication par enrôlement. D’après les éléments dont je
dispose (qui demeurent des reconstructions a posteriori des événements par l’auteure,
même si elles sont congruentes1), Christiane Taubira n’investit pas son propos comme
étant une réponse à des mises en accusation qui lui auraient été adressées et du reste, son
intervention ne porte aucune trace de ce qui pourrait s’apparenter à une « réplique ». On
peut alors supposer que son implication dans ce débat sur l’histoire de l’esclavage est
marquée par des retours qu’on lui aurait faits antérieurement, dans le cas d’autres prises de
position de sa part sur le même sujet, ou alors par ce qu’elle a observé de la manière dont
sont habituellement reçus les discours de ce genre (ou les deux). En tout cas, cela montre
bien que les logiques d’implication volontaires ne sont jamais aussi « pures » dans la
pratique que dans leur typification.

Revenons au propos dont Taubira anticipe qu’il peut être polémique pour noter une
chose : la liste de tout ce en quoi le rapport qu’elle s’apprête à défendre (et qui contient une
forme de dénonciation, de propos conflictuel) ne renvoie pas au conflit. S’il n’est pas « une
thèse d’histoire », c’est parce qu’il y a à ce moment une controverse historiographique sur
le nombre de personnes déportées dans le cadre de la traite négrière occidentale et qu’il ne
doit pas être assimilé à une tentative de « trancher » cette « querelle de chiffres ».
D’ailleurs, parmi toutes les interprétations au sujet desquelles les historiens se disputent,
celles qui ont nourri le rapport n’en sont pas : ce sont des « données » et elles « ne font
l’objet d’aucun litige ». « Il n’est pas non plus un acte d’accusation », qui aurait été le
mouvement rhétorique conflictuel par excellence et « Il n’est pas une requête en
repentance ». On peut chercher dans le contexte de l’époque ce que la thématique de la
« repentance » véhicule comme représentations conflictuelles 2, mais elles apparaissent
aussi en creux dans la manière dont Taubira les désamorce dans la suite de son discours.
Dans « Nul n’aurait l’idée de demander un acte de contrition à la République laïque dont
les valeurs fondatrices nourrissent le refus de l’injustice », nous sommes renseignées sur la
transgression que constituerait une « requête en repentance » : elle insinuerait que la
République et sa symbolique, qui valorisent tous les nationaux qui peuvent s’en
revendiquer (patrie des droits de l’homme etc.), aurait des comptes à rendre pour les
politiques iniques des régimes qui l’ont précédée, qu’elle serait pour partie responsable
1
Entretien du 22 septembre 2015 et Christiane Taubira, Mes Météores. Combats politiques au long
cours, Flammarion (Paris, 2012).
2
Michel, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France.

379
d’avoir destin lié à ceux qui ont pratiqué l’horreur avant elle. Le potentiel polémique, ou la
transgression, que constituerait un propos de cette sorte est indiqué par le « Nul n’aurait
l’idée de demander » qui signale une no-go zone : visiblement, des personnes pourraient
tout à fait avoir l’idée de faire cette requête, sans quoi il ne serait pas nécessaire de préciser
qu’il ne s’agit pas de cela ici, mais il faudrait alors le réprouver. Dans ce déroulé
argumentatif, la mention du film d’horreur que le rapport n’est pas non plus peut être
interprété comme suit : le genre du film d’horreur renvoyant aux émotions extrêmes qu’il
est censé soulever dans le cœur du public, préciser que le rapport n’en relève pas est une
manière de le sortir d’un registre passionné, si ce n’est enflammé. Les émotions ne
renvoient pas seulement au potentiel conflit mais c’est en partie le cas. Bref, l’entrée de
Taubira dans le débat sur l’histoire de l’esclavage procède d’un démantèlement assez
minutieux de toute interprétation de ce qu’elle exprime comme étant une agression, et
signale à l’inverse que son propos se veut être digne et pacifique. Et cela contribue à le
rigidifier sur le fond et la forme.

La pacification annoncée est régulièrement mobilisée tant dans les discours de


Lammy que ceux de Taubira pour bien rappeler que s’ils tirent, c’est à blanc et en l’air,
qu’ils n’ont aucune intention de blesser personne : au contraire, leur démarche vise à
rassembler. L’horizon du rassemblement de Lammy est très national : l’enjeu du combat
qu’il mène n’est pas de causer du tort à qui que ce soit en les identifiant comme
responsables (cette vue serait d’ailleurs « réductrice ») mais de réconcilier la nation afin
qu’elle puisse regarder, fraternelle et unie, vers le futur.

« Réduire l’esclavage à une bataille menée sur la base de la couleur de


peau, suggérer qu’il s’agissait seulement de l’oppression de personnes noires
par des personnes blanches est dangereusement simpliste. […] Nous devons
donc expliquer à notre nation entière, noire et blanche, mais en particulier à
nos jeunes, que la traite négrière n’a été ni le commencement ni la fin de
l’histoire africaine mais un chapitre déterminant à l’intérieur de celle-ci. […]
En tant que nation, nous devrions être ouverts aussi bien aux éléments positifs
que négatifs de notre histoire. Nous progressons non pas en refoulant les faits
du passé, mais en apprenant, en tirant des leçons de ceux-ci »1.

Toutes ces références à « notre nation », à « nos enfants » voire, à d’autres moments
du discours, à « notre futur » contribuent en elles-mêmes à placer la démarche de Lammy
1
David Lammy, discours prononcé au Wilberforce Institute for the Study of Slavery and
Emancipation, 19 mai 2007.

380
sous le sceau de la concorde (nationale). Cette dernière est plus explicite encore dans les
extraits cités où les points de possible dissensus (comme « les éléments […] négatifs de
notre histoire ») sont en fait présentés comme une dimension normale voire fondamentale
de la vie nationale : toute relation forte est émaillée de disputes, « nous » n’échappons pas
à la règle, et même « notre » capacité à y faire face et à en apprendre « nous » rendra plus
unis encore. Il est clair que cette déconflictualisation du propos par mentions de projets
politiques communalisants n’est pas complètement indépendante du rôle que joue ici
Lammy : en tant que Membre du Parlement de la majorité et surtout en tant que membre
du gouvernement, il lui est difficile d’assumer un propos dénonçant des institutions dont il
est censé être solidaire. Il reste me semble-t-il que cette déconflictualisation est aussi une
manière, dans une implication volontaire, de réduire le risque de contradiction, voire de
contre-attaques corrosives attaché à l’énonciation d’un propos non consensuel. Au cours de
la seconde lecture, à l’Assemblée Nationale, de la proposition de loi dont Christiane
Taubira est la rapporteure (le 6 avril 2000), l’une de ses interventions est clôturée par des
mots qui interpellent :

« Les mots en silex qui portent nos élans, nos espoirs, nos exigences ont
besoin d’être nivelés et polis pour être traduits en loi, de devenir précis, justes
et parfois même un peu froids pour dire les intentions ainsi que les
conséquences. Nous en convenons, même si c’est avec un peu de tristesse que,
parfois, nous les voyons perdre un peu de leur incandescence. Mais la
combativité que nous investissons dans les causes qui servent les droits de
l’homme et renforcent leur fraternité conserve toute son ardeur. Je vous
remercie tous, vraiment tous, pour tout. (Applaudissements sur tous les
bancs) »1.

L’aveu est aussi intéressant que la profession de foi dans les vertus de la fraternité :
Taubira dit ici que c’est presque avec regret qu’elle ajuste le ton sur lequel elle mène sa
cause à la moindre conflictualité qui lui semble être de mise pour parler de ce sujet-là dans
un cadre législatif. Le deuil de « l’incandescence » dont elle dit qu’elle aurait volontiers
assorti ses mots est toutefois consenti car une grande cause est en jeu : se battre ensemble,
unis sous une bannière dont « nous » nous revendiquons tous, les « droits de l’homme ».
D’ailleurs il est impropre de parler de deuil, puisque la vindicte qui, visiblement, démange
lorsqu’il s’agit de dénoncer l’histoire de l’esclavage et le silence dont elle fait l’objet, est
en fait sublimée en « ardeur », celle qui doit être mise au service de la défense fière et
1
Christiane Taubira, Assemblée Nationale, compte rendu intégral de la séance du 6 avril 2000.

381
passionnée des valeurs qui comptent, des valeurs dans lesquelles « nous » nous
reconnaissons. Si la symbolique fédératrice de l’étendard des « droits de l’homme » n’a
pas à ce moment-là à charmer tous les opposants potentiels à ce que défend Taubira, le fait
de s’adresser à tous, « vraiment tous » et la posture de remerciement (pour avoir su
s’élever au-dessus des luttes partisanes et poursuivre à l’unisson un noble projet) est
rhétoriquement un coup gagnant : « Applaudissements sur tous les bancs ».

En somme, les espaces de parole et les univers professionnels dans lesquels évoluent
David Lammy et Christiane Taubira ont beau donner au désaccord une place légitime (en
politique, le débat antagonique fait partie du jeu), leurs implications volontaires dans ce qui
sera (en France) ou est déjà (en Angleterre) une controverse sur l’histoire scolaire de
l’esclavage sont marquées par un ensemble de procédés rhétoriques qui visent à prévenir
tout retour de flammes. Les registres dans lesquels ils puisent pour ce faire ont, nous
l’avons vu, partie liée à leur rôle politique et institutionnels. Le conflit n’en est pas moins,
dans leur propos, contrôlé avec une grande vigilance, balisé en tant que zone à risques dont
ils ne cessent de rappeler qu’ils n’ont aucunement l’intention de s’en rapprocher. Or cette
posture tend à affirmer le propos, à en rigidifier le contenu et les contours et ainsi à le
rendre moins compatible avec des aménagements ou des renonciations même partielles.

2. Registres argumentatifs en implication par enrôlement

Les deux cas à partir desquels nous allons explorer l’implication par enrôlement ont
des différences qu’il convient de bien avoir en tête avant de plonger dans l’analyse. Elles
renvoient aux rôles que jouent les personnes en question dans les controverses française et
anglaise (les facettes de leurs activités depuis lesquelles ils sont happés dans la controverse
mais aussi les motifs pour lesquels ils s’y retrouvent enrôlés) ainsi qu’aux traces à partir
desquelles il m’a été possible de les appréhender. Jerome Freeman est enseignant d’histoire
de formation et s’est vite investi dans l’administration de cet enseignement (et d’autres
aspects du curriculum) en travaillant pour des LEA (Local Education Authorities). Il
rejoint la QCA (Qualification and Curriculum Authority) en 2000, pour laquelle il
travaillera dix ans (QCA est fondue dans un autre organisme en 2010). Il y est chargé de
superviser tout ce qui concerne l’enseignement de l’histoire : de rendre compte par le biais
d’enquêtes de la manière dont il est conduit en Angleterre et au Pays de Galles, d’effectuer
des veilles bibliographiques pour se tenir informer des « bonnes pratiques » et de faire des

382
propositions d’amélioration. Lorsqu’au milieu des années 2000, la réforme du National
Curriculum annoncée par Bill Rammell est lancée, c’est lui qui a pour mission de piloter
celui qui concernera l’histoire. C’est dans ce rôle-là qu’il est « pris » par la controverse :
son travail en tant que coordonnateur du NC d’histoire, et même parfois son nom, se
trouvent mis en cause, notamment dans la presse en 2007. Il reste peu de traces de ses
prises de position à ce moment : lui-même réticent à s’exprimer dans les médias (en dehors
de deux articles assez courts dans le Times Educational Supplement) il m’a dit par ailleurs
n’avoir pas gardé personnellement les dossiers correspondant au travail pour la réforme du
NC d’histoire. Il m’a renvoyée vers une personne travaillant aux archives
gouvernementales, à qui il semblait avoir eu à faire lui-même pour consigner les
documents produits durant ses années au QCA. La piste s’est néanmoins révélée
infructueuse1. L’essentiel du matériau sur lequel je m’appuie ici pour discuter de
l’implication de Jerome Freeman est un entretien réalisé avec lui ainsi que quelques
articles de presse de l’époque. Olivier Pétré-Grenouilleau est historien de formation.
Étudiant de Serge Daget (qui a investi l’histoire des traites négrières dans une perspective
très braudélienne d’histoire mondiale), il revient à la recherche après quelques années dans
l’enseignement secondaire et réalise une thèse sur le milieu négrier nantais qu’il soutient
en 1994. Il fait ensuite carrière (jusqu’en 2005 en tout cas) à l’université de Bretagne-Sud
où il devient Professeur en 1999. Il publie en 2004 un ouvrage sur les traites négrières 2
(occidentale ; orientale et « interne ») autour duquel il réalise une campagne de promotion
et donne de nombreuses interviews. C’est suite aux propos tenu dans l’une d’entre elles
qu’une plainte est déposée contre lui, à partir de la loi dite Taubira de 2001, pour négation
de crime contre l’humanité. L’implication, et les connotations de responsabilité et de
conséquences qui lui sont attachées a ici réellement un sens juridique : jusqu’en février
2006 où le Collectif DOM retire sa plainte, Pétré-Grenouilleau est mis en cause
juridiquement. J’ai été prévenue par plusieurs personnes qu’il ne souhaitait plus entendre
parler de l’« affaire » dans laquelle il a été impliqué en 2005. Publiant depuis 2010 sous le

1
Le contact donné par Jerome Freeman, Elaine Schollar, m’a répondu dans un mail très
institutionnel que le Département de l’Éducation n’avait pas reçu de versement qui correspondrait
aux dossiers de préparation du NC d’histoire de 2007, mais m’a redonné les éléments de
chronologie dont j’avais pris connaissance par ailleurs quant à cette réforme. J’ai tenté de lui
demander si elle savait à quel autre endroit pourraient se trouver ces dossiers (déjà aux Archives
Nationales par exemple, même soumis à un délai de consultation qui m’aurait rendu leur accès
impossible) mais elle m’a répondu qu’elle était dans « l’incapacité d’attester du fait que ces
documents soient conservés à un autre endroit ».
2
Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard (Paris,
2004).

383
nom d’Olivier Grenouilleau, il a quitté ses fonctions de Professeur des Universités pour
intégrer le corps de l’Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Je l’ai contacté à sa
nouvelle adresse institutionnelle mais n’ai jamais eu de réponse. Le matériau sur lequel je
m’appuie est constitué de ses prises de parole dans diverses arènes avant, pendant et après
la controverse à laquelle il s’est retrouvé mêlé.

Les deux cas ont toutefois ceci de similaire : les propos et positions avancés tant par
Jerome Freeman en 2006-2007 que par Olivier Pétré-Grenouilleau en 2005-2006 ne
visaient apparemment pas à susciter les emballements polémiques qui les ont pourtant
rattrapés l’un et l’autre. Il y a ainsi un refus de la controverse dans leur discours qui,
pourtant, participe à en alimenter la conflictualité. C’est très présent dans le propos de
Jerome Freeman par le contraste entre le travail qu’il décrit comme étant le sien –
consciencieux, technique, a-politique et sans aucun doute a-polémique – et la manière dont
il a été reçu par certaines personnes (ici par les médias) qui non seulement ont tout
exagéré, mais en font une lecture grossièrement simpliste. Il se présente de fait à plusieurs
reprises comme ces « gens honnêtes et ouverts d’esprit » que décrivaient quelques années
plus tôt Robert Phillips, à propos de la controverse autour de l’instauration du National
Curriculum en 1990-91, qui « essaient de faire du mieux qu’ils peuvent la tâche
désespérément difficile et ingrate consistant à essayer de concilier ce qui ressemble à un
flot continu de réclamations sur le passé provenant de différents groupes (pouvons-nous
seulement nous accorder sur ce qui serait véritablement une histoire consensuelle ?) »1.
Dans l’extrait suivant, il explique que, pour commencer, ce qu’on lui reprochera plus tard
(pour le dire vite : d’avoir rendu obligatoire l’enseignement de l’histoire de l’esclavage aux
dépends de celle de grande figures « britanniques » comme Winston Churchill) ne lui est
en fait même pas imputable :

« Il y a eu une paire de fois où ils [Department for Education DfE] nous


ont demandé de mettre plus en avant, vous savez, l’histoire britannique donc on
en a injecté plus, ce qui n’était pas un problème, je pense que personne n’y a vu
un problème. Et la seule interférence, si vous voulez, était que – je vous ai
envoyé l’article – que David Lammy a annoncé un jour, dans la presse, qu’il
allait importer le, qu’on allait inclure pour la première fois dans le curriculum
d’histoire le, vous savez, l’enseignement de la traite négrière, et c’était la
première fois que j’entendais parler de cette histoire. J’ai seulement entendu,

1
Robert Phillips, « Essay Review », Teaching History, n°96, p.47.

384
enfin je l’ai lu dans la presse d’abord et quelqu’un m’en a parlé ensuite…
(rires)

MF : Ah bon !

JF : Oui !!!

MF : Mais vous aviez toujours, est-ce que le DfE a soutenu son…

JF : Je crois… Ils, peut-être qu’ils auraient appelé, mais peut-être…


Peut-être qu’il a fait une annonce publique et qu’il en a parlé après au DfE, qui
ensuite nous l’a dit vous voyez… Et il n’y avait pas de problème là-dessus, mais
c’est… Je pense juste que le curriculum d’histoire, celui de 2007, même
l’actuel, ne met pas en avant de périodes particulières qu’on doit enseigner
autres que l’Holocauste. […]

[Il parle quelques phrases plus tard de la question de la « diversité »,


qu’ils avaient pris soin de mettre en avant, son équipe et lui, dans leur
proposition de curriculum] C’était là comme concept, comme un concept clé, et
c’était là aussi dans le contenu, dans le cadre de l’histoire britannique et aussi
de l’histoire mondiale et c’était à nouveau, vous savez, des traits assez marqués
du curriculum, donc nous avions l’impression d’avoir quand même fait des
améliorations par rapport aux versions précédentes. Mais apparemment les
ministres ont dit qu’ils voulaient voir des mots particuliers là-dedans, et bon je
comprends ça, et, bien sûr ce sont des ministres, ils ont le droit de faire ça je
suppose… »1.

Dans ces extraits, Jerome Freeman indique de plusieurs manières qu’il a fait de son
mieux (par rapport à un idéal d’employé de la QCA qui est présenté comme ne faisant pas
l’objet de débats – j’y reviens), y compris quand il a été question de s’adapter aux
commandes non prévues et de dernière minute de l’exécutif. Avant le début de l’extrait, il
expose de façon plutôt détaillée la manière dont le bureau chargé de réformer le curriculum
d’histoire a procédé pour mener à bien sa mission (ma question portait là-dessus : « quand
on vous a demandé de reprendre le NC en 2007, comment ça a fonctionné ? ») en la
présentant bien comme une mission sur laquelle il n’y a pas à porter un regard critique (soit
qu’il considère que ça ne fait pas partie du métier ou qu’il adhère tout à fait à la feuille de
route qui lui a été donnée, ou encore qu’il préfère ne pas s’engager sur une discussion
critique de son travail à QCA dans le cadre d’un entretien avec moi, ce qui est tout à fait
1
Entretien du 12/02/2016.

385
possible). Dans l’extrait cité, c’est le contraste entre le potentiel polémique attribué aux
interventions des politiques dans la construction du curriculum d’histoire et l’absence de
tout registre conflictuel lorsqu’il s’agit d’évoquer le travail de l’équipe qu’il a dirigée qui
interpelle. Les demandes du DfE pour « mettre plus en avant l’histoire britannique » sont
ainsi évoquées avec la précision « ce qui n’était pas un problème, je pense que personne
n’y a vu un problème ». Comme si, en tant qu’intervention du politique dans un processus
qui ne le serait pas, cela aurait pu être « un problème », quelque chose qui suscite de
désaccords. La caution avancée pour clore le débat sur le potentiel problématique de ces
interventions ministérielles est que « personne n’y a vu un problème » et le « personne »
dont il est question renvoie, je crois, soit, dans une version restrictive, aux « nous » qui
émaillent tout le propos qui précède, à savoir l’équipe chargée de réformer le curriculum,
soit, dans une version extensive, à l’ensemble des associations et ensembles professionnels
ayant été consultés dans la confection de ce dernier et auxquels il a été fait référence avant
le début de l’extrait. En tout cas, il me semble que le caractère non conflictuel (alors qu’il
aurait pu l’être) attribué par Freeman à ces interventions du DfE est décrété au nom des
insiders de l’enseignement de l’histoire, quelles que soient leurs fonctions, qui semblent
quant à eux caractérisés par une certaine neutralité. La superposition du terme
« interférence » avec le sens d’anicroche lorsqu’il est question de l’intervention de David
Lammy (Freeman ne vient pas de dire que le DfE n’est jamais intervenu dans leur travail
mais, finalement, qu’il n’est jamais intervenu de façon problématique) contribue à
renvoyer le conflictuel au monde politique auquel il n’appartient pas et aux commandes
duquel il s’est pourtant tant bien que mal conformé. Deux éléments superposés semblent,
dans l’intervention de Lammy, poser problème. Le premier est que Freeman n’a pas été
mis au courant, qu’il l’a apprise dans la presse, comme tout le monde et que la démarche
apparaît alors comme un coup politique inapproprié au professionnalisme de Freeman et
son équipe (les rires, ainsi que l’interaction « ah bon ! Oui !!! » [Really ! Yeah !!!] que
nous avons ensuite peut s’interpréter comme une manière de souligner qu’il y a quelque
chose d’inapproprié dans ce qu’a fait Lammy). Le second élément est qu’il n’est pas usuel
d’imposer des sujets dans le National Curriculum (en dehors de l’Holocauste). L’idée que
le curriculum doit promouvoir un certain multiculturalisme, qu’il doit présenter la Grande-
Bretagne comme une nation diverse pour le meilleur que l’on admire, et qu’une histoire de
l’esclavage ne doit surtout pas être occultée n’est pas, en soi, présentée comme un élément
de désaccord ou de discussion possible. De fait, « il n’y avait pas de problème avec ça » (le
« avec ça » peut renvoyer aussi à un autre élément, j’y reviens) et d’ailleurs, Freeman

386
explique qu’une partie de leur travail a-politique a consisté à donner une place consistante
à ces questions dans leur proposition de NC. Cette non conflictualité est sanctionnée par la
dimension objective, définitive des « améliorations » réalisées par rapport aux versions
antérieures du curriculum. S’il y a plus de diversité et de multiculturalisme, c’est mieux,
cela ne se discute pas, ils se sont « simplement » employés à implémenter cette dimension
sur laquelle tout le monde est d’accord (version que contesteraient sans doute les personnes
qui ont remis en cause le travail de Freeman). Ce sur quoi il y a matière à buter, en
revanche, est d’imposer l’histoire de l’esclavage comme sujet obligatoire et ainsi, d’une
certaine manière, de ne pas reconnaître les efforts déployés par Freeman et son équipe pour
que tout soit fait dans le NC pour encourager l’enseignement de ce genre de période
historique. En expliquant qu’au fond, le travail qu’il a conduit ne prête aucunement à une
montée en conflictualité, que, si on souhaite vraiment polémiquer, il faut se tourner vers les
« interférences » du monde politique dans leur travail jusque-là marqué par la plus grande
neutralité, Freeman se trouve devoir gérer une contradiction. S'il est un fantassin a-
politique, qui tire sa neutralité de ses fonctions d’exécution (des directives qu’on lui
impose mais surtout de ce sur quoi, bien entendu, tout le monde s’accorderait), il ne peut
pas afficher un désaccord net vis-à-vis des politiques qui « interfèrent ». Tout en soulignant
donc à plusieurs reprises que ce n’est pas tant son travail que les interventions politiciennes
qui méritaient la polémique dans laquelle il s’est trouvé emporté par la suite, il atténue la
contradiction en ponctuant son propos de formulations qui le présentent comme n’étant pas
réellement habilité à juger de ces interventions ministérielles : « et il n’y avait pas de
problème avec ça, mais c’est… Je pense juste que » (le « ça » pouvant aussi renvoyer à
l’intervention de Lammy), « et bon je comprends ça, et, bien sûr ce sont des ministres, ils
ont le droit de faire ça je suppose ».

Dans ces conditions en tout cas, les accusations portées, en particulier par les
médias, à l’encontre du travail réalisé par Freeman et son équipe, sont présentées sous le
jour de l’injustice. L’iniquité dont ont fait preuve certaines journalistes est doublée d’une
autre accusation (portée, cette fois donc, par Freeman au sujet de ses détractrices), qui est
davantage insinuée qu’assumée en tant que prise de position antagoniste. Celle-ci porte sur
la simplification outrancière à laquelle se sont livrées des journalistes dans la présentation
du travail de Freeman, dont il m’a pourtant rappelé le caractère sérieux, appliqué,
systématique, consensuel à maintes reprises. On retrouve là l’argument de type « Please
don’t let me be misunderstood » mis en avant par Yves Gingras dans certaines controverses

387
scientifiques, qui est une manière de refuser d’être impliqué dans une polémique suivant
les termes dans lesquels on y a été convoqué par autrui. La geste rhétorique suit alors le fil
argumentatif suivant (de façon plus ou moins explicite…) : on me met en cause pour une
position X que je n’ai pas eue – vous avez mal compris – ma position est simplement Y et
elle n’est pas attaquable parce que y, y’, y’’ etc. On la retrouve dans une interview donnée
par Olivier Pétré-Grenouilleau en décembre 2005, alors qu’il ne souhaite à ce moment plus
s’exprimer dans les médias au sujet de l’affaire en cours le concernant, à deux membres de
l’APHG (des alliés donc) et publiée en février 2006, juste après le retrait de la plainte
judiciaire contre Pétré-Grenouilleau par le Collectif DOM. Il ne fait explicitement allusion
à sa mise en cause judiciaire à aucun moment 1 et les questions paraissent soigneusement
élusives, même lorsqu’il s’agit du terrain plutôt glissant des liens entre histoire, mémoire et
jugement (l’interview est publiée dans le numéro qui contient la prise de position de
l’APHG en faveur de Liberté pour l’Histoire). On pourrait presque imaginer que
l’interview a été accordée à condition de ne pas aborder le sujet de l’affaire en cours. Elle
est néanmoins très présente par ses absences. Elle est absente, je viens de le dire, d’abord
parce qu’aucun mot ne la fait exister dans la situation discursive (comme pourraient l’être,
par exemple, des références à « ce que vous êtes en train de vivre », « ce qui s’est passé »
ou des mentions des acteurs impliqués comme le Collectif DOM). Absente, elle l’est
également par le refus de Pétré-Grenouilleau de se positionner dans la controverse quelque
part sur le front dessiné par les mises en accusation dont il a été l’objet. Pour rappel, les
accusations sont les suivantes : négation de crime contre l’humanité d’un point de vue
légal ; et racisme, manque de considération à l’égard des descendants d’esclaves dans
d’autres arènes.

On trouve une expression de son contournement de ses mises en accusation dans la


façon dont il exprime qu’il a été mal compris :

« L’un des principaux clichés relatif à la traite réside sans doute dans
l’idée selon laquelle ce phénomène serait entièrement soluble dans le fameux
trafic triangulaire (comme on le voit encore aujourd’hui dans certains manuels
scolaires) […]. Cela dit, quand j’ai commencé mes études, pour les chercheurs,
ce genre de cliché appartenait déjà au passé. Les cours de Serge Daget que j’ai
suivis, comme les livres sérieux que l’on pouvait lire, étaient déjà au-delà de

1
En fait, il s’abstient de tout commentaire explicite sur cette affaire dans tous les propos qu’il a
tenus publiquement à partir du moment où elle a été déclenchée et auxquels j’ai eu accès. Elle les
colore implicitement presque tous en revanche.

388
ces “images d’Epinal”. […] Mais faute d’une véritable transmission des
acquis, les progrès de la recherche n’ont conduit qu’à approfondir encore le
fossé entre savoir académique et représentations du grand public »1.

Ce qui surprend dans ces extraits est que l’incompréhension telle que l’identifie
Pétré-Grenouilleau ne porte absolument pas sur les points sur lesquels il a été sommé de
s’expliquer ou sur lesquels il a été attaqué (on peut voir les choses des deux façons). Ici, il
déplore un manque d’information du « grand public » à propos des réalités que recouvre le
terme « traite négrière » : ce dernier s’imagine que, pour commencer, l’expression s’écrit
au singulier et qu’elle renvoie au commerce d’esclaves qu’ont organisé les européens,
environ du XVIème au XIXème siècles, afin d’exploiter leur force de travail dans les colonies
qu’ils ont établies sur le continent américain. Et il faut bien le dire, il se fourvoie
grandement : il y a eu d’autres traites et Pétré-Grenouilleau n’est pas le seul à le souligner.
Il a été précédé par Serge Daget, dont le nom n’est mêlé à aucune polémique, et par
beaucoup de chercheures, dont le « sérieux » et l’application que l’on imagine tranche avec
la naïveté des « images d’Epinal » que le public a en tête. Le propos de Pétré-Grenouilleau
n’est cependant pas accusateur (à la limite, la seule prise de position véritablement
antagonique est exprimée à l’égard de « certains manuels scolaires » qui donnent une
version déformée de la réalité des traites) ; il s’agit plutôt de prendre acte d’un système de
vases communicants qui, pour un ensemble de raisons qui ne rend personne responsable,
ne communique plus. Il envisage donc tout à fait et sans aigreur apparente que son propos
(qui est qu’il n’y a pas eu une traite, mais des traites et que l’esclavage est un phénomène
plus mondial qu’on ne le croit) puisse être mal compris et le reprécise donc avec force
soutien de références diverses et d’un registre pointant vers la neutralité et la scientificité
de sa démarche. Sauf qu’il ne répond pas du tout alors à des accusations qui auraient pu
naître de ces incompréhensions. Du moins, pas par ce qu’il appelle le « grand public ».
Dans le contexte échaudé de la controverse sur la loi du 23 février 2005, une table ronde a
effectivement été organisée autour du livre de Pétré-Grenouilleau où des critiques ont été
émises sur ces questions historiographiques de l’interprétation de la traite négrière
occidentale dans sa singularité ou au contraire par sa comparaison aux autres systèmes
d’exploitation humaine similaires2. Mais il s’agissait d’un débat entre pairs. Et le propos
1
« Les traites négrières. Entretien avec Olivier Pétré-Grenouilleau », réalisé le 3 décembre 2005
par Pierre Kerleroux et Hubert Tison, Historiens et Géographes, n°393, p.297-300 pour la citation
(les pages 298 et 299 sont des cartes représentant les flux humains des différentes traites négrières).
2
Une partie des débats a été publiée dans un supplément de la Revue d’histoire moderne &
contemporaine. Voir notamment : « Sur une relecture de l’histoire de la traite négrière : débat »,

389
que développe Pétré-Grenouilleau dans Historiens et Géographes, comme pour dissiper les
malentendus qui se sont installés avec le « grand public » est en fait en substance celui
qu’il avait alors adressé à ses collègues1. En expliquant qu’il est possible qu’il ait été mal
compris et en redéfinissant les termes de cette incompréhension, Pétré-Grenouilleau
répond donc à son implication par enrôlement en indiquant : 1. qu’il ne faut pas lui faire
dire ce qu’il n’a pas dit (en concédant tout de même que la méprise peut se comprendre
étant donné les « images d’Epinal » qui persistent malheureusement à nous obscurcir la
vue) et 2. que l’espace d’affrontement tel que l’ont dessiné ceux qui se sont insurgé contre
le discours qu’il a tenu dans le Journal du Dimanche le 12 juin 2005 est nul et non advenu.

Outre les refus, dans ces cas d’implication par enrôlement, d’entrer dans la
controverse sur le sujet sur lequel on y a été appelé (parce qu’il y a eu maldonne,
incompréhension), on peut noter l’expression de désaccords quant à la manière dont les
acteurs se trouvent impliqués. Dans l’entretien avec Jerome Freeman, ce dernier réprouve
ouvertement deux choses : le manque de sérieux du curriculum de 2010 qui n’ont pas été
confectionnés par des experts comme lui mais par des politiques (la critique sonne à ce
moment comme un reproche détourné aux médias qui ont mis en cause son travail : leurs
critiques étaient infondées alors qu’elles auraient pu l’être s’il avait aussi mal travaillé que
ceux qui ont réalisé le curriculum de 2010) ; et le degré jusqu’auquel il a été impliqué. Il
me raconte ainsi :

« Et quand j’étais au QCA, […], j’étais avec mes collègues de


géographie, on avait des boulots qui se ressemblent, on se ressemble, et très
souvent à 5 heures les vendredis ils rentraient chez eux, détendus, et moi j’étais
toujours assis là, à gérer les histoires de médias qui sortaient pour le week-end
et j’y étais toujours à 8h la nuit. Vous savez, j’avais beaucoup plus de travail la
plupart des semaines que mes collègues de géographie, pas toutes les semaines,
mais, de temps à autre, à cause d’histoires et je me souviens même d’avoir dû
en gérer quelques-unes à Noël une fois, d’être assis le soir de Noël à la maison,
accroché au téléphone pour répondre à un journaliste qui posait des questions,
qui était à la recherche d’une histoire à faire révéler pour le Daily Mail, pour
le lendemain je crois [boxing day], voilà, j’étais coincé là. Et, un soir, j’étais
une fois à un match de football, en train de regarder du football en live, et à la
mi-temps j’étais à nouveau au téléphone en train de faire la même chose, et mes
Revue d’histoire moderne & contemporaine, n°52-4bis (2005), p.46-58.
1
Olivier Pétré-Grenouilleau, « Les traites négrières, ou les limites d’une lecture
européocentrique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 52-4bis (2005): 30-45.

390
amis me demandaient ‘pourquoi tu es encore en train de travailler’, j’ai
répondu, eh bien il fallait que ce soit fait, parce que si on ne le fait pas vous
voyez, vous vous retrouvez avec une sale histoire, la presse, donc… L’histoire a
toujours été très controversée… et à tort je pense parce que ce qu’on tend à, je
veux dire, toutes ces critiques simplistes sont si faciles à raconter aux
étudiants… »1.

L’anormalité de la situation (et la plainte qu’il y a derrière) est palpable par le


contraste exprimé entre ladite situation et la vie qu’il aurait dû mener étant donné ses
fonctions. Celle-ci est incarnée d’une part par ses collègues de géographie dont les
missions « ressemblent » à celles que pouvait avoir Freeman – d’ailleurs, « on se
ressemble » – et d’autre part par les références à tous ces rendez-vous de la vie quotidienne
chargés de symbolique familiale (Noël et boxing day) ou amicale (le match de football). Le
contraste porte aussi sur la diversité de ces moments par rapport à la répétitivité de ses
interactions avec les médias, ce qui souligne d’une certaine manière la vacuité de
l’activité : le « et moi, j’étais toujours assis là », « accroché au téléphone » sonne comme
un refrain malheureux entre les couplets variés et à connotation sympathique que sont le
départ décontracté en week-end, les festivités de Noël ou le fait d’aller voir un match de
football. Plus exactement, se retrouver ainsi impliqué dans les débats autour de
l’enseignement de l’histoire n’est pas présenté comme complètement inutile, mais il s’agit
davantage d’empêcher la mer de monter trop haut et de les ensevelir, lui et ses collègues,
sous « une sale histoire », que de réaliser une activité dont il décrirait qu’elle a du sens.
L’amertume liée aux sacrifices multiples que cela a impliqué n’en est que plus marquée.
D’autant que le danger des « sales histoires » est bien rappelé : elles sont « faciles », et y
avoir recours plutôt qu’à la complexité que s’évertuent Freeman et ses collègues à rendre
enseignable apparaît presque alors comme un manque de fairplay. En somme, un
désaccord est exprimé ici sur la manière dont Freeman se trouve impliqué à la controverse.

On trouve chez Olivier Pétré-Grenouilleau aussi, dans les discours qu’il porte après
la controverse et en tout cas après que « l’affaire » le concernant a été close juridiquement
et que les médias ont arrêté de s’en faire le relais, un propos critique quant à la manière
dont il a été impliqué dans la controverse. En fait, plus que critique, il est particulièrement
virulent par rapport à ses prises de parole antécédentes. Mais on peut relever que, toujours
dans sa posture d’évitement de la controverse à laquelle il a été mêlé, il publie ce propos
dans une revue académique (Matériaux pour l’histoire de notre temps) et ne fait aucune
1
Entretien du 12/02/2016.

391
référence explicite à sa mise en cause personnelle. Quelqu’un qui ne connaîtrait pas
« l’affaire » peut ainsi tout à fait lire l’article sans suspecter que son auteur y a été impliqué
d’une manière ou d’une autre, sauf à être intrigué par la véhémence du discours. Il est à la
fois à contre-courant par rapport aux publications habituelles de la revue (qui compte de
nombreuses présentations et discussions d’enquêtes « classiques ») et articulé à la
commande faite pour ce numéro particulier et que Robert Franck expose ainsi dans son
éditorial : « Nous vivons dans un temps de sacralisation extrême de la mémoire. Nombreux
sont les historiens qui tentent de résister à ce mouvement qu’ils jugent dangereux. […] La
rédaction de Matériaux a voulu consacrer un numéro à ce débat et a chargé Régis Meyran
de demander à plusieurs historiens, un sociologue et deux anthropologues de livrer leurs
réflexions sur cette actualité des usages du passé, sous forme d’articles ou d’interviews. Le
lecteur pourra y trouver des points de vue différents, parfois divergents »1. Olivier Pétré-
Grenouilleau commence sa contribution en précisant que les registres mémoriel et
historique, qui se distinguent par « l’honnêteté » avec laquelle on envisage le passé 2, ont
toujours coexisté mais que « nous vivons » une période inédite de lutte entre ces deux
types de rapport au passé. Il s’agit d’une lutte à mort que la mémoire est en train de
gagner : contrairement aux épisodes de tension qui ont pu précédemment exister, les
historiens sont aujourd’hui une espèce menacée : « En conduisant à une essentialisation de
valeurs présentes à partir de la mise en scène de moments choisis du passé,
l’institutionnalisation du devoir de mémoire ne court-circuite pas seulement le travail de
l’historien. Elle en annihile l’idée même. Il n’y a dès lors plus besoin de chercheurs,
seulement de grands prêtres de la vérité »3. Dans cet article où l’historien refuse sur le fond
(aucune mention de son « affaire ») et sur la forme (publication de type académique,
« réflexion » présentée comme universelle, références à des travaux d’historiens même si
son argumentation est clairement un point de vue/témoignage) d’être impliqué dans la
controverse comme il y a été enrôlé, la critique porte notamment sur l’inégalité des forces

1
Robert Franck, « Éditorial. Usages publics de l’Histoire en France », Matériaux pour l’histoire de
notre temps, no 85 (2007): 1-4.
2
Il écrit ainsi : « De la difficulté à regarder le passé en se délestant totalement des lunettes du
présent à l’instrumentalisation volontaire du passé afin de servir des intérêts contemporains il y a,
certes, un immense fossé, celui séparant l’honnête homme de l’individu sans grands scrupules.
Mais ce fossé fut, à l’évidence, maintes fois franchi, de tous temps et en tous lieux ». Olivier Pétré-
Grenouilleau, « Passé / Présent. Quelques réflexions sur une incrustation », Matériaux pour
l’histoire de notre temps, no 85 (2007): 47-53, p.47.
3
Ibid., p.49.

392
médiatiques des historiens et des « porteurs de mémoire ». Cette inégalité apparaît comme
injuste, puisqu’elle oblige l’historien à jouer un jeu où tout a été préparé pour qu’il perde :

« Ajoutons à cela la légitimité politique et civique acquise par le “devoir


de mémoire”, l’avantage en termes médiatiques, de l’émotion sur la raison,
ainsi que la crise plus générale de légitimité du discours scientifiquement
construit par rapport au monde des croyances, et l’on conviendra facilement
qu’en cas de conflit le porteur de mémoire dispose souvent d’un avantage
considérable sur l’historien »1.

La dénonciation de cette injustice passe par une opposition systématique entre un


vocabulaire qui renvoie à une idée d’intégrité et de vérité (« la raison », le « discours
scientifiquement construit », défendus ici par la figure de « l’historien ») et des expressions
qui font appel au contraire à un imaginaire dangereux dont le champion est « le porteur de
mémoire » : parce qu’il est une supercherie (« monde des croyances ») et surtout une
supercherie à laquelle il est plus doux et simple de croire. Le reste de l’article est écrit sur
le même ton : le désaccord est très présent (des positions très claires sont prises contre les
« porteurs de mémoire » dont le tort fondamental est révélé plutôt à la fin : plus que d’avoir
mis en cause l’auteur lui-même – puisqu’il n’en parle pas – ils mettent en péril le bien
présenté comme très précieux qu’est la cohésion nationale) mais n’est pas articulé à une
quelconque implication personnelle dans la controverse.

Or, il faut souligner que les désaccords explicites, et particulièrement relevés dans le
cas d’Olivier Pétré-Grenouilleau, sont exprimés, dans les deux cas d’implication par
enrôlement étudiés ici, ex post. Ce qui apparaît dans leur discours comme une réticence
marquée à l’égard de leurs implications respectives dans des polémiques, qu’ils
n’envisagent pas comme faisant partie de leur métier, se traduit pendant la controverse par
des attitudes de pompiers. Il ne s’agit alors surtout pas d’attiser les désaccords dans
lesquels ils se trouvent pris sans qu’ils ne l’aient demandé mais au contraire d’exprimer du
consensus. Jerome Freeman s’est par exemple exprimé au sujet du National Curriculum
d’histoire dont il a piloté la réécriture dans le Times Educational Supplement en 2008 : il
ne mentionne pas du tout la controverse sur laquelle il revient avec moi en entretien mais y
répond de façon détournée, sans exprimer de désaccord. En effet, il explique comment, sur
le terrain, la mise en place du nouveau curriculum se passe très bien et que ce dernier
permet une grande flexibilité pour les enseignants. Et il me semble que la séquence du

1
Ibid., p.48.

393
curriculum qu’il prend pour exemplifier son propos (l’étude de la Seconde Guerre
mondiale et en particulier de la figure de Churchill) peut être interprétée comme n’ayant
pas été choisie tout à fait au hasard : c’est ce point-là sur lequel son travail avait été mis en
cause et l’article paru dans The Sun qui a ouvert les hostilités est une référence récurrente
et visiblement douloureuse dans les échanges que j’ai eus avec Jerome Freeman 1. La fin de
l’article de Freeman se présente comme suit :

« À travers leur travail dans les cours d’anglais, les élèves ont
développé une plus grande conscience des techniques nécessaires pour écrire
et prononcer des discours percutants. Cela les a aidés dans leurs cours
d’histoire à comprendre comment Churchill s’est appuyé sur ses discours pour
galvaniser le peuple britannique durant la Seconde Guerre mondiale. Ca les a
aussi aidé à comprendre pourquoi les discours de Churchill résonnent aussi
fort pour autant de personnes aujourd’hui »2.

Aucune trace de dissensus ici ou de réponse à des accusations, tout est tourné dans le
sens de l’état des lieux neutre d’un dispositif a-politique qui fonctionne bien. Et si les
détractrices de Freeman ne s’inquiétaient pas seulement de la supposée omission de
Churchill d’un point de vue « historiographique » mais aussi au nom de la britannicité qu’il
est censé inspirer aux jeunes générations, les voilà contredites (ou peut-être rassurées) par
Freeman. Son curriculum permet en effet de comprendre la force symbolique de Churchill
et ses discours pendant la Seconde Guerre mondiale mais aussi l’attachement qu’il peut
susciter encore aujourd’hui. Dans l’interview qu’il donne aux représentants de l’APHG au

1
En entretien, après être revenu assez longuement sur le processus de larges consultations que ses
collègues de QCA et lui ont mis en place pour reformer le curriculum, voici les mots avec lesquels
il évoque la réception de leur travail par la presse: « un journaliste de The Sun a décidé que ça ferait
une histoire croustillante et ça a été le cas. Ca a fait office de distraction pour quelques jours. Et
c’est bien dommage, parce que je pense que ce curriculum était bon et d’ailleurs il a été très bien
reçu par les principales parties prenantes, les enseignants et le secteur du patrimoine. […] Donc
tout ça a été bien reçu et c’était fondé sur cinq années de recherche minutieuse vous savez, ce
n’était pas un document qu’on a juste fait apparaître comme ça […]. On avait vraiment fait des
recherches, des recherches méticuleuses pendant cinq ans et, […] on a fait des enquêtes auprès des
enseignants, on a fait des enquêtes auprès des élèves, on a suivi des focus groups, on avait des
questionnaires, on avait des réunions à n’en plus finir, on a consulté des recherches qui remontaient
jusqu’au début du National Curriculum, on a dépouillé les archives du QCA vous savez, et on a
présenté des résultats sur lesquels les gens, les gens étaient d’accord vous savez, ils convergeaient
dans ce qu’ils disaient sur le curriculum, et nous avons pris en considération ce qu’ils voulaient
dans notre version du National Curriculum. Mais le jour de sa publication, tout ce dont parlaient les
médias était qu’il n’y avait pas de Winston Churchill. Et on a dit “en fait, il n’y a jamais été” mais
ça n’intéressait personne. Donc c’était vraiment trop bête mais bon… ». Entretien du 12/02/2006.
2
Jerome Freeman, « History – Something to remember », Times Educational Supplement, n°4809,
10 octobre 2008.

394
beau milieu de « l’affaire » dont il est l’objet, Olivier Pétré-Grenouilleau n’emploie pas
davantage le registre fortement dissensuel avec lequel il écrit plusieurs mois après, lorsque
l’affaire est close, l’article pour Matériaux pour l’histoire de notre temps. Il ne distingue
pas, pour commencer, avec autant de consistance deux types de rapport au passé dont l’un
serait caractérisé par les émotions et leurs manipulations malhonnêtes et l’autre par la
raison et l’intégrité. Il rappelle notamment par petites touches que lui aussi est sensible en
tant qu’être humain à la violence du passé sur lequel il travaille néanmoins avec sérieux,
comme par exemple lorsqu’on lui demande pourquoi il a choisi de travailler sur les traites
négrières. Là où, avant que n’éclate la controverse, il répondait que c’était dans un souci de
poursuivre l’œuvre de Serge Daget, son professeur, et le projet braudélien d’une histoire
mondiale1, il précise en pleine controverse : « C’est aussi parce que ce sujet n’est pas
comme les autres. Étudier les traites c’est s’intéresser à des déportations d’êtres humains.
Personne ne peut y demeurer insensible »2. Plus tard, alors que l’un des interviewers lui
donne élégamment (dans le sens où il élude l’affaire en cours) une occasion de dénoncer le
traitement judiciaire et médiatique dont il fait l’objet, Pétré-Grenouilleau répond dans une
phraséologie du meilleur effet consensuel :

« HG : Que peut faire l’historien face aux mémoires traumatiques qui


cherchent à instrumentaliser l’histoire ?

OPG : L’historien doit prendre en compte la demande sociale,


notamment lorsqu’elle est légitime. L’histoire scientifique est en plein essor, un
nombre prodigieux d’articles et d’ouvrages est publié chaque année. […] En
revanche, il y a déficit en matière d’enseignement, donc déficit dans la
transmission de ce savoir académique. Dans les programmes scolaires, on
aborde la question de l’abolition de l’esclavage, de Schœlcher et de 1848, alors
que l’on n’aborde pratiquement pas, auparavant, l’esclavage lui-même. Cela
pose évidemment problème.
1
Laurent Lemire, « Nantes, capitale de la traite. Trois questions à Olivier Pétré-Grenouilleau,
membre de l’Institut universitaire de France, professeur à l’Université de Bretagne-Sud », Le
Nouvel Observateur, n°2104, 3 mars 2005. L’échange est le suivant : « vous travaillez depuis
quinze ans sur la traite des Noirs. Qu’est-ce qui a motivé votre intérêt pour ce sujet ? OPG :
Lorsque j’étais étudiant, j’avais un professeur d’histoire maritime et d’histoire de l’Afrique. Il
s’appelait Serge Daget et il était le spécialiste de la traite des Noirs. C’est lui qui m’a fait découvrir
ce domaine où il était question d’histoire globale. Son enseignement et son approche prenaient en
compte les éléments culturels, sociaux, économiques et politiques. Pour moi, ce fut une ouverture
immense. J’ai donc continué sur ses traces jusqu’à la publication de cet essai d’histoire globale sur
les traites négrières ».
2
« Les traites négrières. Entretien avec Olivier Pétré-Grenouilleau », réalisé le 3 décembre 2005
par Pierre Kerleroux et Hubert Tison, Historiens et Géographes, n°393, p.297.

395
HG : On l’aborde au collège, sous la forme du commerce triangulaire,
mais on n’y revient pas au lycée.

OPG : Effectivement. D’où le déficit, à combler, en laissant pour cela


entière liberté à la Commission Nationale des Programmes. Comme pour tout
autre sujet, les personnes concernées doivent pouvoir travailler en toute
liberté »1.

Il n’est pas ici question de s’opposer à la « demande sociale » (surtout si l’on


concède qu’il lui arrive d’être « légitime »), d’ailleurs il est d’accord avec l’un des points
avancés par ses détracteurs et par la loi Taubira, au nom de laquelle il est mis en
accusation : il y a un déficit d’enseignement de l’histoire de l’esclavage. Cette réponse très
consensuelle cache tout de même un désaccord implicite, même si Pétré-Grenouilleau
suggère qu’on peut comprendre les errements de la « demande sociale » dans la mesure où
elle n’a pas accès aux derniers raffinements de la recherche : le déficit concerne la
transmission en dehors de l’université de vérités bien implantées dans le monde
académique. Autrement dit, « la demande sociale » fait fausse route lorsqu’elle s’en prend
aux chercheurs, qui font leur part du travail. Un deuxième soupçon de désaccord est
perceptible, servi sous une couche de consensus, lorsqu’il invite les autorités compétentes à
combler ce déficit qui cause tant de troubles injustifiés en rappelant immédiatement qu’il
ne s’agit pas de leur dire ce qu’elles doivent faire, puisqu’elles sont souveraines en la
matière et que, « comme pour tout autre sujet », à chacun son métier et sa liberté de
l’exercer. À bon entendeur…

En somme, dans ces deux cas, les implications par enrôlement sont investies comme
justifiant des prises de position antagoniques (puisqu’on n’avait « rien demandé ») mais se
traduisent, au cours de la controverse, par une résistance à l’entrée dans le conflit. Cela
n’est pas sans rapport avec les caractéristiques de la controverse (envisagées depuis les
points de vue fort différents des actrices qui y sont mêlées), sur lesquelles je vais donc
revenir maintenant.

III. Les règles changeantes de la controverse


La montée du conflit, le durcissement des manières d’exprimer accords et
désaccords qui adviennent pendant la controverse peuvent continuer à ce stade
d’interpeller : finalement les prises de position franchement antagoniques ne sont pas si

1
Ibid., p.306.

396
faciles à assumer, même lorsque l’on a été impliqué dans la polémique à son corps
défendant. Il y a toutefois une dimension de la controverse qui affleure çà et là depuis le
début de ce chapitre et sur lequel il faut s’arrêter un moment pour comprendre le processus
de mise en polémique : la controverse ne laisse pas ses parties prenantes s’excuser de leur
manque de participation conflictuelle et sortir de scène comme cela. Revenons à Goffman.
Dans La mise en scène de la vie quotidienne, il écrit : « quand un acteur se trouve en
présence d’un public, sa représentation tend à s’incorporer et à illustrer les valeurs sociales
officiellement reconnues, bien plus, en fait, que n’y tend d’ordinaire l’ensemble de son
comportement. Il s’agit là, en quelque sorte, en adoptant le point de vue de Durkheim et de
Radcliffe-Brown, d’une cérémonie, d’une expression revivifiée et d’une réaffirmation des
valeurs morales de la communauté. Bien plus, dans la mesure où l’on finit par regarder
comme la réalité même l’expression qu’en donnent les représentations, on confère à ce que
l’on tient à ce moment-là pour le réel une sorte de consécration officielle. […] Le monde,
en vérité, est une cérémonie »1. On peut, jusqu’à présent, trouver dans les controverses
étudiées dans les pages qui précèdent, des éléments qui font écho à cette description de la
réalité : les prises de parole des différentes actrices évoquées, dans les différents
(sous-)espaces dans lesquels elles s’expriment sont des mises en forme de la pensée
conformes aux propos que l’on peut y tenir2. Il manque toutefois, dans cette histoire de
représentation, au moins un élément : le public. En fait Goffman revient longuement sur
cette dimension de la « mise en scène de la vie quotidienne » dans la suite de son ouvrage
et attire même l’attention sur les personnes qui ne sont pas conviées à la représentation.
C’est un élément important car il invite à s’interroger sur les caractéristiques du public
plutôt que de considérer par défaut qu’il pourrait être tout un chacun. Il écrit ainsi, plus
loin : « Dans le cadre d’une représentation déterminée, on a distingué trois rôles
fondamentaux, d’après leur fonction : le rôle de ceux qui donnent une représentation, le
rôle de ceux à qui l’on donne la représentation et le rôle des personnes extérieures qui ne
participent pas à la représentation et ne l’observent pas non plus »3. La question de
l’audience est très importante dans les controverses étudiées ici. Les cas et les extraits sur

1
Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, p.41.
2
Encore une fois, je n’essaie pas de suggérer par-là que ces « pensées » n’existeraient pas en
dehors des situations dans lesquelles elles sont exprimées. Quoique la position de Michael Billig à
ce sujet me paraisse très intéressante, je n’ai pas les moyens empiriques dans cette thèse de
m’engager dans ce débat (Billig, « La psychologie discursive, la rhétorique et la question de
l’agentivité ».).
3
Ibid., p.140.

397
lesquels je me suis arrêtés jusqu’à maintenant étaient généralement des discours tenus ou
publiés dans le cadre d’entre-soi de pairs (revues spécialisées) ou au cours d’interactions
dont la portée publique est appréhendée comme limitée (entretiens avec une doctorante 1),
quoi qu’il a aussi été question de scènes d’exposition de soi beaucoup moins confinées. On
peut penser aux débats parlementaires, ou aux quelques prises de position dans la presse
(ou encore à l’évocation de la difficile mise à distance des médias par Jerome Freeman). Il
est en est parfois ressorti que la discussion antagonique n’est pas forcément un mal que
tout le monde cherche à éviter, elle peut au contraire être mise en scène comme une sorte
d’affrontement captivant non pas seulement pour le sujet sur lequel il y a des points de vue
antagoniques mais pour l’affrontement lui-même, les échanges de coups qu’il promet, les
trophées à aller décrocher. C’est un peu dans ce sens que Cyril Lemieux aborde les
controverses : « les conflits qui nous sont présentés comme étant des “controverses” ont
toujours une structure triadique : ils renvoient à des situations où un différend entre deux
parties est mis en scène devant un public, tiers placé dès lors en position de juge [il ajoute
en note de bas de page : « Ce qui ne veut pas dire […] que ce juge tranche effectivement le
différend qui lui est exposé »] »2. Si le conflit n’émerge donc pas toujours des propos des
actrices impliquées dans la controverse, il est toutefois mis en scène, en particulier par des
personnes ou groupes qui ont un intérêt à ce que se constitue un public autour du conflit,
un public qui souhaitera connaître la fin de l’histoire.

1. La mise en scène médiatique de la controverse

Les médias sont un acteur essentiel de ces démarches de scandalisation. Il n’est pas
possible de restituer une analyse approfondie de tous les procédés de mise en scène du
conflit et j’ai donc choisi ici de revenir plus spécifiquement sur la manière de nommer les
propos tenus dans la controverse et de les mettre en forme (titres, « chapeaux » et mise en
page). Je me concentrerai par ailleurs sur les groupes de presse généralement associés à un
journalisme plutôt analytique ou en tout cas qui ne sont pas connus pour être friands de

1
Christiane Taubira avait l’air en tout cas de considérer cet entretien comme tout à fait limité dans
les conséquences qu’il pouvait avoir sur sa réputation publique, quoiqu’elle m’ait tout de même
précisé avec un certain détachement que j’aurais « des comptes à rendre » si je ne faisais pas mon
travail « correctement » (ce que j’ai compris comme : si d’aventure je déformais ses propos).
Jerome Freeman s’est d’abord montré très méfiant et est resté, tout au long de nos échanges (y
compris ceux qui ont suivi, par courriels interposés, notre entretien) dans le contrôle de son
discours eu égard aux risques de diffusion que je pouvais représenter.
2
Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », p.195.

398
conflictualité (j’ai donc mis de côté la presse à scandale et polémiste) 1. Les articles pris en
compte ici proviennent, après filtrage, des groupes de presse suivants (par ordre
alphabétique) : BBC, Bristol Evening Post, Daily Mail, La Croix, Le Figaro, Le Monde, Le
Nouvel Observateur, Libération, Ouest-France, The Daily Telegraph, The Guardian, The
Independent, The Observer, The Times.

Une analyse des titres et des « chapeaux » (lorsque les articles sont mis en forme de
cette manière) fait sans surprise apparaître une tendance à vivifier le contenu de la
controverse (par rapport à la façon dont ceux qui y sont mêlés s’expriment, mais pas
forcément par rapport au propos tenu dans les articles eux-mêmes 2). Ils suggèrent souvent,
pour commencer, l’expression de positions tranchées, notamment par l’apposition de ce
qui s’apparente à un verdict après mention du sujet suivi de deux points (le procédé donne
en tout cas l’impression que le jugement formulé après les deux points est l’élément
principal, voire unique, à retenir sur le sujet abordé) : « Le passé colonial de la France : un
écueil historique »3, « Colonisation, la tentation de la pénitence »4 (le mot « tentation » est
connoté négativement puisqu’il implique qu’il importe de résister à ce qui est tentant ; le
titre suggère ainsi que l’article exprime une critique de la posture de « pénitence », du reste
son contenu n’est pas décevant à cet égard…), « Héritiers d’esclavagistes : Presque 200
ans après l’abolition de l’esclavage par la Grande-Bretagne, son legs est partout »5 (la mise
en avant d’un point de vue tranché ne fonctionne pas là tout à fait de la même manière : le
1
Le tri que j’ai ainsi opéré peut se discuter. Il me semble déjà important de rappeler qu’il est
possible que ce type de presse (presse à scandale, polémiste) soit déjà filtré en partie par les
algorithmes d’Europresse et de Factiva, par le biais desquels je suis passée pour constituer
l’essentiel de mes corpus de presse. Des articles provenant de The Sun par exemple (tabloid) sont
beaucoup moins fréquents que ceux de The Guardian et, ne maîtrisant pas les algorithmes en
question (je ne suis d’ailleurs pas certaine que l’on puisse y accéder librement), je ne peux être tout
à fait sûre que cette relative sur-représentation de la presse « analytique » tient à ce qu’elle porte
plus volontiers sur des sujets comme l’enseignement de l’histoire que ne le fait la presse à scandale.
Il y a ensuite les filtres que j’ai mis en place : je n’ai retenu pour l’analyse de cette sous-partie que
des publications qui se présentent et sont présentées comme n’étant pas le relai privilégié de « hot
news », de scandales ou de faits croustillants. Pour cela, j’ai regardé la manière dont les journaux,
revues ou sites étaient présentées par leurs équipes éditoriales respectives (en général sur leurs
sites) et me suis également aidée des classifications proposée par Le Courrier International qui,
pour pertinentes qu’elles me paraissent, posent le problème de ne pas être « contrôlables » (les
critères sur lesquels sont faites ces portraits de journaux sont rarement donnés). Voir pour
davantage de détails l’annexe 2.
2
En effet, il arrive que celui-ci soit plus virulent que ne l’aurait laissé penser le titre, ce qui est une
première invitation à nuancer l’idée selon laquelle la mise en scène du conflit est forcément un
argument de vente pour les médias et/ou qu’ils y ont recours systématiquement.
3
« Le passé colonial de la France : un écueil historique », Le Monde de l’Éducation, 1er juillet
2005.
4
Max Gallo, « Colonisation : la tentation de la pénitence », Le Figaro, 30 novembre 2005.

399
jugement est posé d’abord et expliqué ensuite). Par ailleurs, on peut relever des termes clé
dans les titres qui renvoient à des clivages (par énonciation d’une critique ou mention de
désaccords) : « Une ville agonise au sujet des excuses pour l’esclavage : Les passions sont
déchaînées à Bristol pour savoir si la ville devrait demander pardon pour son passé »1,
« Bonjour les enfants, la leçon d’aujourd’hui consistera à vous faire un lavage de cerveau
sur la diversité »2, « Les historiens font feu de toute loi »3, « Un universitaire poursuivi par
des Antillais »4. D’autres titres annoncent clairement des discussions (avec, on suppose,
l’expression de points de vue différents), à défaut de tonner des opinions tranchées, en
formulant des questions (et parfois en donnant la réponse qu’y donnent des actrices dont
les propos sont alors rapportés dans l’article) : « Est-ce que le politiquement correct
menace notre pays ? »5, « Des leçons de britannicité ? Pas pour nous, disent les élèves »6,
« Esclavage, est-il venu le temps de l’excuse ? »7, « Peut-on comparer les traites ?
L’“affaire” Pétré-Grenouilleau »8. Ces manières de styliser les arguments exprimés durant
la controverse participent de toute évidence à la faire exister en tant que controverse, ou a
minima point de crispation. Et elles accréditent l’idée que, si les acteurs sur scène ont peu
d’appétence pour la discorde, elle est un élément que le public aime à voir figurer dans le
synopsis. Cependant, les controverses n’existent pas seulement dans ces formulations où
l’exergue est réservée à leur dimension polémique : certains titres annoncent de fait plutôt
une réflexion, une dédramatisation d’un sujet par ailleurs sensible : « Ne sous-estimez pas
l’impact de l’empire sur notre identité : Deux anniversaires vont nourrir cette année notre
sens de la remise en question, mais aussi nous offrir une occasion pour faire un point sur la

5
Andy Beckett, « HEIRS TO THE SLAVERS : Nearly 200 years after Britain abolished slavery its
legacy is all around. As the PM sidesteps a state apology, Andy Beckett talks to descendants of
slave traders. And prominent black Britons speak out », The Guardian, 2 décembre 2006.
1
Amelia Hill, « City agonises over slavery apology : Passions are running high in Bristol over
whether it should say sorry for its past », The Observer, 7 mai 2006.
2
Rod Liddle, « Good morning, class – today’s lesson is on diversity brainwashing », The Times, 28
janvier 2007.
3
Antoine de Baecque, « Les historiens font feu de toute loi », Libération, 21 décembre 2005.
4
Yann Lukas, « Un universitaire poursuivi par des Antillais », Ouest-France, 1er décembre 2005.
5
« Is political correctness threatening our country? », Bristol Evening Post, 5 janvier 2006.
6
Fran Yeoman, « Britishness lessons? Not for us, say pupils », The Times, 27 janvier 2007.
7
Cahal Milmo, « Slavery, is it time for an apology? », The Independent, 11 mai 2006.
8
« Peut-on comparer les traites ? L’“affaire” Pétré-Grenouilleau », Le Monde, 9 janvier 2006.

400
réalité »1, « Traite négrière, esclavage : les faits historiques »2, « Aux sources de
l’obsession du passé »3. Ces invitations à la réflexion font tout de même exister la
controverse en partant du constat qu’il y a quelque part des gens qui investissent le sujet
dont il va être question avec passion ou conflit. Simplement, ces titres semblent vendre
qu’il va être question de prendre de la hauteur vis-à-vis de ces prises de position.

À l’intérieur des articles, la controverse existe d’une manière qui n’est pas toujours
(voire rarement) conforme à la réalité des échanges argumentatifs (lorsqu’il s’agit vraiment
d’échanges) en dehors des pages des journaux. Ils présentent souvent différents « points de
vue », avec quelques citations choisies à l’appui, qui apparaissent alors comme contribuant
à une conversation qui, souvent, n’a pas existé dans ces termes. Certains articles
formalisent même ces confrontations argumentatives en les étiquetant comme telles
(exemple de la BBC ci-dessous) ou en le mettant en page de sorte qu’elles apparaissent
comme des dialogues (exemple de Libération ci-dessous) :

En novembre 2006, la BBC publie un « face à face » au sujet de la sortie récente de


Tony Blair sur le passé négrier de « la Grande-Bretagne », au nom de laquelle il a exprimé
son « affliction » [sorrow]4. Immédiatement sous le titre, est présenté de façon très
synthétique le sujet faisant l’objet de la confrontation, en suggérant un contexte
particulièrement sensible pour l’évoquer : « Le Premier Ministre Tony Blair a déclaré
ressentir “une profonde affliction” concernant l’implication de la Grande-Bretagne dans la
traite négrière dans un article pour le journal New Nation. Sa déclaration, qui anticipe le
bicentenaire de l’abolition de la traite de l’année prochaine, a mis un terme à l’idée
d’excuses pleines et entières et a divisé l’opinion ». L’article restitue ensuite les propos
d’Esther Stanford, alors vice-présidente de la Coalition Panafricaine pour des Réparations,
qui considère que Blair en a fait trop peu et ceux de David Lammy, alors ministre de la
culture, pour qui Blair en a fait bien assez. Le face-à-face n’existe pas dans les propos de
l’un et de l’autre qui ne se répondent pas mais prend corps dans leur mise en scène
confrontationnelle par les journalistes de la BBC. Ce quotidien crée d’ailleurs de l’échange
antagonique par d’autres moyens, notamment en invitant le lectorat à se prononcer sur un

1
Madeleine Bunting, « Don’t overlook the impact of empire on our identity: Two anniversaries
will feed into our national sense of self-doubt this year, but also offer a chance for a reality check »,
The Guardian, 01/01/2006.
2
« Traite négrière, esclavage : les faits historiques », Le Monde, 10/01/2005.
3
« Aux sources de l’obsession du passé », Le Monde, 29/09/2006.
4
« Head-to-head : Slavery ‘sorrow’ », BBC, 27/11/2006.

401
sujet qui est de ce fit présenté comme potentiellement clivant comme dans les deux
exemples ci-dessous1.

Figure 7 : Ce débat qui, sans vous, n’existerait pas (autant)

L’article reproduit ci-après (publié dans Libération fin 2005) procède de façon
similaire dans la mise en scène « fictive » d’une confrontation. Fictive en tout cas dans la
mesure où elle n’existe pas ici dans un échange discursif entre Taubira et Luca, même si on
comprend en lisant l’article que cette confrontation s’est probablement tenue autre part :
lorsque Taubira fait référence au « débat d’aujourd’hui à l’Assemblée » où elle a entendu
« des députés qui portent en eux la conviction que la colonisation était une belle aventure,

1
Les images sont toutes deux extraites du même article : « Schools “must teach Britishness” »,
BBC, 25/01/2007.

402
une grande œuvre », on imagine que Luca en était et que leurs points de vue divergents ont
pu s’opposer à cette occasion.

Figure 8 : Face à Face médiatique sur la loi du 23 février 2005.

403
2. Un « footing » compliqué

Les différentes manières dont les personnes impliquées dans les controverses sont
parfois à leur corps défendant associées à la polémique – dont les mises en scène
médiatiques font partie – ont des effets sur la teneur conflictuelle de leurs propos. On peut
noter dans leur discours, au-delà des désaccords « de fond », des désaccords sur la manière
dont on devrait pouvoir exprimer son désaccord, ou des refus de se disputer selon des
règles qui ne sont plus celles auxquelles on était habitués dans les espaces sociaux dans
lesquels on débattait auparavant de sujets comme l’histoire (scolaire) de l’esclavage. De
fait, dans la situation de relatif mélange des genres qui caractérise une controverse qui
traverse plusieurs « secteurs » (pour reprendre les termes de Dobry) complique ce que
Goffman a appelé le « footing » (et que l’on peut imparfaitement traduire par
« tâtonnements) des actrices. Camille Hamidi l’explique en ces termes : « Goffman
propose la notion de footing pour désigner cette forme de compréhension implicite de la
situation, par analogie avec le fait que lorsqu’on avance sur un sentier, on engage à chaque
pas une compréhension du terrain qui reste le plus souvent implicite et à laquelle on
s’adapte »1. On trouve par exemple cette difficulté de footing exprimée dans les propos de
Jerome Freeman analysés plus haut, lorsqu’il est confronté à la façon dont les médias, et
même les politiques, l’impliquent dans une controverse régulée par des normes de
confrontation vis-à-vis desquelles il éprouve un inconfort. Mais c’est de manière générale
plutôt dans le cas français que les acteurs renchérissent en conflictualité au motif que les
conventions du débat antagonique auxquelles ils adhèrent ne sont pas respectées. La
référence à ces conventions du conflit qui se trouvent malmenées par la situation brouillée
qu’est la controverse y est quasi systématique, et est avancée par tous les « camps ».

Je m’arrêterai ici simplement sur deux extraits qui ramassent l’argument en peu de
mots, relativement à d’autres discours du moins. Le premier est un extrait d’un débat entre
Jean-Pierre Azéma publié dans l’Express en février 20062 où Azéma justifie le fait que ses
co-signataires de l’appel LPH et lui-même aient protesté si tardivement contre la loi

1
Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement associatif
et rapport au politique dans des associations locales issues de l’immigration »., p.23, à partir de
Erving Goffman, « Footing », Semiotica, 25, 1979, p.1-29 et, du même auteur, Forms of Talk,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1981.
2
« Faut-il abroger les lois mémorielles ? », L’Express, 02/02/2006.

404
Taubira. Le second est tiré d’une conférence donnée par Catherine Coquery-Vidrovitch
dans le cadre des activités du CVUH en juin 20073.

« Jean-Pierre Azéma : J’ai soutenu Madeleine Rebérioux et Pierre


Vidal-Naquet lorsqu’ils ont estimé que la loi Gayssot présentait le risque
d’établir des vérités historiques. Certains articles de la loi Taubira nous
avaient alertés, nous ne nous étions pas mobilisés. Mais avec la mise en cause
et l’assignation en justice d’un historien, Olivier Pétré-Grenouilleau, à travers
son ouvrage sur les traites négrières par le Collectif des Antillais-Guyanais-
Réunionnais, cela suffit ! Nous avons écrit au juge et lancé une pétition de
soutien auprès des enseignants du supérieur et du secondaire. Mais pour éviter
que ce genre de terrorisme intellectuel ne se répète contre les historiens dès
qu’ils sortent du politically correct, nous sommes en train de monter une
association pour pouvoir ester en justice et défendre les collègues attaqués. »

Catherine Coquery-Vidrovitch, après avoir dit qu’il ne fallait pas croire


tout ce que l’on voit à la télévision ou lit sur internet : « Mais à l’inverse, il est
exaspérant de lire comme argument contradictoire supposé scientifique, comme
je l’ai lu récemment chez un pourtant excellent historien, l’accusation d’avoir
trop de succès dans les médias. Lisez attentivement nombre de spécialistes
actuels de la question coloniale, notamment mais pas seulement chez les
historiens : accuser un auteur d’avoir du succès ou de faire parler de soi dans
les médias (ce qui d’ailleurs est tout relatif sauf pour un nombre très limité
d’intellectuels vedettes) est devenu peu ou prou preuve de culpabilité. […] Je
pense qu’en ce domaine Gérard Noiriel a bien raison : les médias font de plus
en plus les opinions, mais ce qui me navre, c’est que beaucoup de chercheurs
scientifiques en sont victimes comme les autres : ils confondent l’interprétation
médiatisée de théories avec la théorie elle-même, qui du coup est rejetée avant
d’être étudiée ou analysée sérieusement. »

Il s’agit dans ces deux extraits de contester des pratiques d’expression du désaccord
qui ne correspondent pas à ce que leurs auteurs estiment être les façons légitimes de croiser
le fer. Légitimes par rapport à des normes de différents ordres : là où Azéma invoque les
règles qui devraient encadrer les rapports sociétaux au passé (ce qui comprend la manière
dont on peut se disputer à son sujet), Coquery-Vidrovitch se réfère quant à elle à ce que
l’on devrait pouvoir attendre du débat scientifique. Il reste que dans les deux cas, on
3
Catherine Coquery-Vidrovitch, « La France postcoloniale en question : enjeux et action », CVUH,
14/06/2007.

405
retrouve un étiquetage des règles de désaccord contestées comme ayant fait indument
irruption au sein de celles qui prévalaient hier encore. Azéma évoque le « risque » qui était
contenu dans les premières lois mémorielles à l’égard duquel il aurait sans doute fallu plus
vigoureusement « alerter », le point de non-retour qui a été atteint avec l’assignation de
Pétré-Grenouilleau en justice (« cela suffit ! ») et enfin le « terrorisme intellectuel » que
constitue, entre autres, une vénération aveugle et juridiquement armée du « politically
correct ». Le « terrorisme » ne renvoie pas seulement à l’idée que des dommages
considérables peuvent ainsi être causés mais à l’illégalité de ce genre de pression. Et la
formulation du « politiquement correct » – qui a déjà une saveur aigre d’entrave illégitime
à la pensée – en anglais ne manque pas d’interpeller : elle sonne comme un rappel qu’il
s’agit d’une règle du débat qui n’est pas « de chez nous » et qui n’est donc pas adaptée à
« nos » habitudes d’échange.

Coquery-Vidrovitch fait quant à elle référence à des tendances qui ont


« récemment » altéré les bonnes pratiques de la discussion scientifique : le fait de juger
négativement les travaux de collègues universitaires à l’aune de leur succès médiatique
(lequel « est devenu peu ou prou [une] preuve de culpabilité »). Cette pratique est là aussi
renvoyée à son extranéité par rapport aux règles qui sont censée encadrer la joute
académique : si, comme le dit Noiriel, « les médias font de plus en plus les opinions », les
chercheurs devraient se montrer un peu plus perspicaces. Sans cela, ils sont « navrants », et
se montrent indignes de ce qui devrait être leur mission première : « analyser
sérieusement » les productions de leurs collègues avant de se permettre d’en discuter.

Or, dans les deux cas également, ces indignations vis-à-vis du brouillage des façons
dont on peut être en désaccord au sujet du passé vont avec une conflictualisation et une
affirmation du propos. Le désaccord y est en effet exprimé avec une vigueur toute adossée
à l’exagération d’une situation où l’on se dispute n’importe comment et en pratiquant des
coups que l’on avait coutume de considérer comme fort bas.

406
Conclusion
Ce chapitre visait à comprendre comment, malgré le manque d’appétence que les
gens manifestent classiquement à l’égard du conflit et en dépit du caractère
particulièrement risqué, socialement parlant, de polémiquer sur des questions chargées en
tabous, les controverses ont pu être « déclenchées » dans les deux cas étudiés. L’analyse
d’inspiration rhétorique et interactionniste montre que la possibilité d’un affrontement
argumentatif procède d’affirmations : de rigidifications du discours sur le fond (propos à la
cohérence interne plus travaillée, moins compatible avec d’éventuelles contradictions), sur
la forme (propos plus assertif ou plus vif) à laquelle est associée l’idée que c’est là une
meilleure façon d’argumenter (que c’est comme cela que le moi social que l’on engage
derrière nos mots est le mieux protégé). Les risques particulièrement saillants qui pèsent
sur l’expression de vues clivantes sur l’histoire scolaire de l’esclavage se traduisent par la
construction de carapaces argumentatives qui font exister de façon très peu souple : des
positions arrêtées sur ce sujet, des camps depuis lesquels les coups sont échangés, des
fossés qu’il est délicat de combler… Cette « spirale du verbe » est par ailleurs accentuée
par les mises en scène médiatiques de la polémique et le brouillage des règles sectorielles
dans le cadre desquelles les différentes parties prenantes de la controverse avaient
l’habitude de discuter (et éventuellement de se disputer au sujet) de l’histoire scolaire de
l’esclavage.

Toutes ces dynamiques sont toutefois moins marquées dans le cas anglais où, d’une
part, la controverse est à la fois moins vive et moins dense et où, d’autre part, le débat
antagonique n’est pas considéré comme dangereux dans les milieux enseignants, bien au
contraire.

407
Chapitre VI : Au nom de la stabilité
Si le chapitre précédent rend compte des manières dont, d’un point de vue
rhétorique, les conflits prennent forme, celui-ci porte plutôt sur comment ils perdurent. Il a
été montré que les rigidifications argumentatives qui soutiennent les entrées dans ce qui est
anticipé comme un sujet conflictuel sont au cœur de la mise en orbite de la polémique.
Autrement dit, que la perspective de s’aventurer sur un terrain sensible (cf. les chapitres 2
et 3), conjuguée à des « volontés » d’éviter les représailles que pourraient susciter cet acte
imprudent, conduisent à donner au contenu et à la forme des discours une rigidité qui les
rend difficilement compatibles avec des propos qui s’en éloigneraient un peu. Ce qui
contribue à rendre les affrontements argumentatifs inévitables. Il s’agira de montrer ici que
s’il y a dans les tentatives d’évitement d’un conflit aux enjeux appréhendés comme lourds
l’un des ingrédients clé de leur déploiement, il y a dans la manière dont les parties
prenantes s’emploient à le résoudre l’une des raisons de leur continuation. L’argument peut
se décomposer de la manière suivante : 1. dans l’état de rigidité dans lequel sont formulés
les propos qui marquent une entrée en terrain potentiellement conflictuel, il est difficile
d’ignorer qu’il y a désaccord, d’autant plus lorsque ceux-ci sont verbalisés haut, fort et
publiquement ; 2. face à ce qui apparaît alors comme une (ou plusieurs) ligne(s) de front,
les acteurs investissent la survie de leurs arguments comme étant menacée par l’existence
de propos qui ne leur sont pas tout à fait conformes (l’horizon implicite de ces
anticipations est que la résolution du conflit passe par l’imposition de l’une des positions
avancées et l’écrasement des autres) ; 3. l'enjeu devient alors la mise hors-jeu de ceux qui
sont perçus comme des concurrents, ce qui ne manque pas de susciter des ripostes et
d’alimenter le conflit. J’arguerai par ailleurs, en inscrivant le propos dans un débat qui
anime en particulier la sociologie des controverses (cf. infra), que les tentatives
d’élimination symbolique des arguments « adverses » passent par l’expression de
l’attachement à des normes de divers ordres, qui se trouvent ainsi (ré)instituées par la
dispute.

Au tout début de sa réflexion sur le conflit, Georg Simmel écrit les lignes suivantes :
« Dans les faits, ce sont les causes du conflit, la haine et l’envie, la misère et la convoitise,
qui sont véritablement l’élément de dissociation. Une fois que le conflit a éclaté pour l’une
de ces raisons, il est en fait un mouvement de protection contre le dualisme qui sépare, et
une voie qui mènera à une sorte d’unité, quelle qu’elle soit, même si elle passe par la

408
destruction de l’une des parties – un peu comme les symptômes les plus violents de la
maladie, qui bien souvent représentent justement l’effort de l’organisme pour se délivrer de
ces troubles et de ces maux. […] En lui-même, le conflit est déjà la résolution des tensions
entre les contraires ; le fait qu’il vise la paix n’est qu’une expression parmi d’autres,
particulièrement évidente, du fait qu’il est une synthèse d’éléments, un contre autrui qu’il
faut ranger avec un pour autrui sous un seul concept supérieur »1. Pour lui, les conflits –
qui renvoient à des situations d’affrontement entre différentes perspectives – ne sont pas en
soi un problème puisqu’il s’agit de moments de remise en ordre du monde. Le vrai
problème réside dans « les causes du conflit » qui tendent à être, d’après les exemples
donnés, des états matériels ou psychologiques dont il n’y a rien de bon à attendre : « la
haine et l’envie, la misère et la convoitise ». Ce chapitre prend le contre-pied de l’argument
de Simmel, tout en lui reconnaissant un grand intérêt. Il ne nie pas que ce qui est en jeu
dans le conflit (plutôt que ses « causes ») ait quelque chose à voir avec la manière dont il
se déroule, mais insiste sur le rôle que jouent les tentatives de remise en ordre du monde
dans l’emballement conflictuel. Et le propos de Simmel dit très bien, sans que ce soit
l’argument qu’il défend, comment la résolution de ce qui est à ses yeux le problème peut
en fait contribuer à faire de l’échange une confrontation : l’issue anticipée du conflit est
l’unité. L’unité à tout prix, y compris si elle implique « la destruction de l’une des
parties ». Ce que je soutiendrai ici est que c’est en investissant le conflit comme une lutte à
mort (symbolique), engagée contre les arguments d’autrui, que la nécessité de rétorquer et
de contre-attaquer (plutôt que d’entendre la critique) devient capitale pour les personnes
impliquées. Or, on pourrait envisager la résolution d’un conflit autrement : par exemple en
prenant acte qu’il y a différentes perspectives qui existent sur le sujet disputé. Mais l’idée
que le désaccord, ou la coexistence de points de vue contradictoires – à partir du moment
où il n’est pas possible de faire comme si on ne les percevait pas – est un état ingérable et
qu’il aboutira nécessairement au couronnement d’un vainqueur et probablement à
l’anéantissement des perdants rend la poursuite de la lutte incontournable.

La seconde partie de l’argument est que les actrices croisent le fer argumentatif au
nom de normes d’ordres divers, de repères dont elles estiment qu’ils sont ou devraient être
largement partagés. La délégitimation des propos d’autrui procède alors d’une mise en
évidence de la manière dont ils contreviennent à ces normes, dont ils sont indignes de ces
choses dont nous devrions toutes être convaincues qu’elles sont essentielles. En exprimant

1
Georg Simmel, Le Conflit, Circé (Oberhausbergen, 1991), p.19-20.

409
comment leur manière de porter les couleurs de ces normes prévaut sur celles des autres et
qu’il s’agit là d’une bonne raison pour qu’elles sortent gagnantes du conflit, elles
renforcent le pouvoir normatif des normes en question. Cet argument renvoie à un débat
qui anime une partie de la sociologie des controverses (dans la littérature française en tout
cas).

Cela a déjà été mentionné : l’un des points de désaccord structurant dans ce sous-
espace de discussion scientifique est à quel point les controverses remettent en cause le
cours des choses tel qu’il se donnait à voir avant la controverse. De la position de Bernard
Lahire, où les controverses sont des épiphénomènes sur une trame de fond héritée de
siècles d’histoire humaine et qui, implacable, impose aux actrices une manière très
circonscrite d’envisager ce sur quoi elles se disputent, à celle d’un Bruno Latour où, quelle
que soit la séquence d’action humaine considérée, rien n’est joué d’avance et le monde est
tel qu’il se construit au cours de ces séquences, l’éventail d’options est relativement large 1.
La proposition de Cyril Lemieux qui, dans son article « À quoi sert l’analyse des
controverses ? » du moins, entend dessiner les contours d’un programme qui réconcilie ces
deux pôles, tout en reconnaissant que la sociologie pragmatiste qu’il défend a plus
d’affinités avec le second, amène un élément sur lequel les uns et les autres peuvent
s’accorder : si la controverse ne change vraiment rien au (petit) monde dans lequel elle se
déroule, dans le sens où elle ne redistribuerait ni « grandeurs » ni « positions de pouvoir »,
et qu’au contraire elle renforce celles qui lui préexistaient, elle aura au moins eu cet effet 2.
Dès lors, il n’est pas raisonnable de faire fi du « disputing process » en tant que tel.
D’ailleurs, même s’il prend position contre la sociologie pragmatiste et la sociologie
d’inspiration latourienne, c’est bien là l’argument de Bernard Lahire dans l’étude qu’il a
consacrée à la controverse sur le tableau de Nicolas Poussin « La Fuite en Égypte » : tout
en ayant des arguments très différents et en tentant de faire valoir des perspectives
irréconciliables sur le tableau en question (« c’est un faux », « c’est une copie » ou « c’est
l’original »), toutes les parties prenantes à la controverse contribuent à renforcer un monde
où l’Art relève de l’ordre du sacré et est par-là un instrument de domination. Dans cette
thèse, l’interrogation principale ne porte pas tant sur ce que les controverses instituent que
sur le « comment » de leur déploiement et ce que cela révèle de ce qui est en jeu lors de
disputes sur l’enseignement de l’histoire. Mais l’analyse de ces dimensions amène à se
1
Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau: Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré; Latour,
La Science en action. Introduction à la sociologie des sciences.
2
Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? »

410
pencher sur l’important travail de (re)normalisation du monde qui est à l’œuvre au cours
des controverses, voire qui en constitue pour partie la trame. En effet, les tentatives de mise
hors d’état de nuire des arguments d’autrui passent par l’expression d’attachements à des
normes (qui sont interprétées différemment selon le locuteur). Il s’agit de souligner à leur
propos : 1. qu'elles sont très importantes et 2. que nos « adversaires » sont en train de les
fouler au pied. Ici, il s’avère non seulement que les acteurs opèrent des travaux de re-
normalisation (sur ce que l’on peut dire des sujets controversés mais aussi sur la manière
dont on peut le dire) de ce que la controverse a dérangé, mais ces activités de re-
normalisation jouent elles-mêmes un rôle dans l’emballement polémique. Le terme « re-
normalisation » suggère en partie à tort que les acteurs se « contentent » de renforcer des
normes qui préexistait à la controverse dans les mêmes termes que ceux dans lesquels ils
expriment qu’ils y adhèrent. En réalité, en les investissant avec une fermeté dont ils
n’auraient sans doute pas fait preuve s’ils ne les avaient pas perçues comme étant en
danger, en leur attribuant une longévité et une nécessité qu’elles n’avaient pas forcément,
ils les font exister sous de nouvelles formes. D’une certaine manière, cela les rigidifie et les
rend moins compatibles aux petites conciliations, qui riment alors vite avec
compromission, et entretient la conflictualité des échanges.

L’analyse, restituée dans ce dernier chapitre, de la mise en mots au cours de la


controverse d’éléments renvoyant à ce sur quoi les gens voudraient que l’on se mette
d’accord, fait émerger une image du rapport à la norme en situation de controverse moins
monochrome que ne le sont les versions radicales proposées dans la littérature (les actrices
ne font que redire leur incapacité à voir les choses autrement que telles qu’elles ont été
structurellement socialisées à les voir VS les polémiques sont des moments décidément
très « effervescents » et les actrices reconstruisent symbolique le monde de façon fluide 1).
En effet, on peut dégager plusieurs « niveaux » de normes que les parties prenantes des

1
En réalité, la radicalité de ces perspectives existe davantage dans les sections d’ouvrages ou
d’articles où il s’agit pour l’auteur de prendre position vis-à-vis de la littérature existante que dans
les moments où il commente son enquête à proprement parler : il y a bien de l’indétermination et
du changement dans le cas qu’étudie Bernard Lahire et des repères partagés voire structurants dans
ceux dont rend compte Bruno Latour. Ce qui nous rappelle que les chercheurs en sciences sociales
n’échappent pas, dans la manière d’échanger leurs arguments dans les espaces balisés comme
relevant de la joute académique (par exemple : les « états de l’art »), aux processus de solidification
des désaccords (et accords) qui accompagnent les débats antagoniques. S’il en reste partiellement
convaincu, le lecteur pourra se (re)plonger dans la lecture de l’ouvrage dirigé par Yves Gingras sur
les controverses en sciences sociales : Gingras, Controverses. Accords et désaccords en sciences
humaines et sociales.

411
controverses font exister au cours de leurs échanges argumentatifs conflictuels. Ces
niveaux renvoient à ce que l’on pourrait appeler la force sociale des normes dont il est
question : certaines idées semblent ainsi plus largement partagées et moins échappables
que d’autres. On peut s’appuyer sur plusieurs types d’indicateurs pour tenter de cerner la
portée sociale des normes en jeu dans les controverses : des indicateurs de type quantitatif
(par exemple : est-ce que les normes en question sont perceptibles dans tous les discours
considérés, ou seulement dans une partie d’entre eux) ou des indicateurs de type qualitatif
(par exemple : est-il fait référence auxdites normes en tant qu’arguments d’autorités ou
qu’éléments consensuels qui ne souffrent aucune contradiction ou bien au contraire comme
quelque chose qui doit être argumenté, étayé). Étant donné la démarche analytique adoptée
dans cette thèse, j’ai été plutôt attentive à la seconde série d’indicateurs. J’ai identifié ici
trois « niveaux » de normes que les controverses viennent dé-routiniser 1 et qui servent
d’armes argumentatives pour remettre en ordre ce qui a été déstabilisé par la situation
polémique. Le chapitre est découpé en suivant ces trois niveaux : des normes transverses ;
des normes relatives à des socialisations professionnelles particulières ; et des normes plus
localisées.

I. L’inéchappable fixité de l’histoire ou le lest identitaire des


controverses sur son enseignement
Il est dans les discours étudiés une norme qui semble structurante ou incontournable
dans le sens où, à un moment ou à un autre, leurs auteures les mentionnent comme horizon
indiscutable de leur propos. Dans l’économie d’une analyse dont j’ai dit qu’elle était très
qualitative, le point qui étaye l’argument est l’idée d’« horizon indiscutable du propos ».
On peut percevoir la force sociale de cette norme dans les façons dont elle est mobilisée
sans besoin de la justifier, comme un état de fait dont, toutes, nous reconnaissons
l’évidence et la nécessité. Et il s’agira de montrer comment le recours à ces normes (qui ne
sont jamais que des interprétations situées de normes au sujet desquelles il peut donc y
avoir des désaccords) a valeur de coup ultime pour récuser définitivement des propos
adverses et imposer les siens.

La norme transverse dont il est question ici renvoie à l’idée que le fait d’appartenir
durablement est une sorte de droit inaliénable de tout individu. Si elle apparaît ainsi
comme boussole des débats, même dans des discours où on s’attendrait le moins à le voir
1
Ce qui ne signifie pas que ce chiffre ait quoique ce soit de définitif ou qu’il convienne à d’autres
situations de controverses : des stratifications plus fines peuvent être établies, ainsi que des images
d’ensemble plus homogènes peuvent être dessinées.

412
reconnaître (dans des discours où elle est peu compatible, voire pleinement contradictoire,
avec le reste du propos tenu), elle est exprimée dans le cadre d’argumentations fort
différentes. Afin de restituer ces différences et la manière dont elles s’insèrent dans le
cours du débat antagonique, je ferai ici des gros plans analytiques sur des séquences
argumentatives particulières, en France et en Angleterre. L’idée est, ce faisant, de donner à
voir la rhétorique du recours à cette norme du vivre ensemble dans le cadre de coups et de
contre-coups argumentatifs. Or, à cet égard, les séquences prises en considération en
France et en Angleterre ont des dissemblances qu’il est important de souligner avant de
rentrer dans le vif du sujet. Dans le cas français, la séquence présentée ci-après est
relativement dense, tant du point de vue de la temporalité que de la vivacité des propos
tenus et de la petite communauté discursive qui est identifiée comme impliquée dans la
boucle argumentative. Dans le cas anglais, la séquence est plus étirée, par rapport aux
mêmes critères : temporalité, conflictualité de l’échange, identification d’un pool de co-
polémistes. Les formes et contenus des argumentations s’en ressentent, notamment en ce
qui concerne la manière dont les unes et les autres brandissent ou mentionnent avec moins
de ferveur la norme du vivre-ensemble pour soutenir leurs vues et invalider celles des
autres. Elles ont cependant été choisies et mises en parallèle en ce qu’elles impliquent des
personnes qui défendent des positions a priori incompatibles avec la nécessité de cette
norme de vivre-ensemble.

1. La constance identitaire : le cas français

Les paragraphes suivants présentent l’analyse d’une séquence argumentative 1 qui


s’est déroulée en 2005-2006, qui a surtout impliqué des historiennes professionnelles (dont
beaucoup comptent parmi les profils dont on aurait pu s’attendre à ce qu’ils entretiennent
de la distance avec l’idée qu’il est nécessaire d’appartenir à une communauté politique
nationale pour avoir de la valeur). Il y a au cœur du désaccord des visions différentes de la
place qui devrait être donnée à l’histoire de la colonisation (et notamment de l’esclavage
mais pas que). Je soulignerai que le recours à l’argument « il est capital pour être une
personne valable de communier dans la nation, c’est-à-dire lui appartenir et rendre possible
son caractère uni », et à son corollaire non discuté « il faut donc avoir une place dans
l’histoire nationale », appuie dans les échanges les propos des locutrices (qui disent alors
œuvrer pour atteindre cet état normal du vivre-ensemble) et est utilisé comme arme pour
1
Le terme renvoie, sans que cela soit totalement dénué d’artificialité, à des échanges qui ont une
certaine unité quant au fond de ce qui est débattu et aux personnes qui sont identifiées par les
parties prenantes comme participant au débat.

413
délégitimer ceux des autres (qui, eux, s’en montrent indignes). Ce faisant, la force sociale
de la norme en question gagne en rigidité, mais c’est également le cas de l’intensité
polémique des échanges, dans la mesure où il s’agit de répondre à des charges qui
paraissent alors graves (bafouer une norme très importante).

Comme vu dans le déroulé chronologique des controverses, on peut considérer que


l’entrée dans une forme d’échange antagonique au sujet de l’enseignement de l’histoire de
l’esclavage date de la campagne de scandalisation lancée par Claude Liauzu et quelques-
uns de ses collègues à l’encontre de la loi dite Mekachera, dont l’article 4 enjoignait à
enseigner le « rôle positif » de la colonisation dans les écoles françaises. Les premiers
textes qu’ils font circuler la lettre ouverte « à Mesdames et Messieurs les parlementaires »
(co-signée par Claude Liauzu et Thierry Le Bars), sont très marqués par les deux
arguments suivants : la loi du 23 février est contestable juridiquement (« car le rôle de la
loi n’est pas de proclamer des sentiments ou des hommages ; c’est, vous le savez bien, de
créer des règles et uniquement cela ») et surtout historiquement (il n’y a pas consensus au
sein de la communauté des historiens pour dire que la colonisation a eu des aspects
essentiellement « positifs », il est même insultant de l’affirmer « quand on en connaît les
aspects les plus révoltants […] les massacres des conquêtes, les tortures, les dépossessions,
le travail forcé, les lois dites de l’indigénat, les trois siècles et demi de traite et
d’esclavage »)1. Y est toutefois articulée une idée qui signe la gravité de ce qui est en jeu
dans ce qu’ont fait les parlementaires et qui renvoie au projet commun qu’est censé servir
l’histoire. Il est d’abord question, au début du texte, de l’iniquité que représente le fait de
tenir certains passés (et, consubstantiellement, les personnes ou groupes qui ont un rapport
identitaire avec ceux-ci) en dehors de « l’histoire » : « Rendre justice aux nombreux
témoins ou acteurs de la période coloniale et de la décolonisation est louable. Très souvent,
quel que soit le bord auquel ils appartiennent, ils ont le sentiment d’être des oubliés de
l’histoire »2. Ce sentiment est présenté ici comme une injustice qu’il n’est pas soutenable
de laisser courir.

À la fin du texte, on trouve un autre rappel, au ton grave lui aussi mais relativement
bref, à l’idée que l’enjeu des récits que l’on fait du passé relève du vivre ensemble
1
Thierry Le Bars, Claude Liauzu, « Lettre ouverte à Mesdames et Messieurs les parlementaires sur
l’histoire de la présence française outre-mer. À propos de l’article 4 de la Loi du 23 février 2005 »,
reproduite dans Historiens et Géographes, n°390, p.143-144.
2
Ibid., p.143.

414
aujourd’hui : « Vous avez pris le risque d’exacerber les passions dans un domaine où
toutes les blessures ne sont pas encore refermées. On doit respect aux morts, on ne doit que
la vérité aux vivants, disait Anatole France. Cette vérité est indispensable pour permettre
aux enfants qui vivent ici de comprendre pourquoi et comment ils sont appelés à bâtir
ensemble leur avenir »1. On peut s’arrêter sur les deux temps de l’argument, qui illustrent
bien le sens rhétorique du recours à une norme transversale. Il y a d’abord l’accusation,
l’indication que les personnes à qui l’on s’adresse se sont mal conduites : « vous avez pris
le risque… ». Ensuite vient ce au nom de quoi ces dernières sont mises à l’index, la règle
qu’elles se sont permises de malmener : ce qu’il s’agit de rendre possible, d’encourager et
de renforcer avec l’histoire est le partage de repères, le fait d’avoir en commun avec les
gens avec qui on est amenés à faire société (ici, étant donné le cadre national du débat : les
compatriotes) des récits sur ce que nous fûmes qui ménagent la sensibilité des uns et des
autres. Sans quoi l’horizon se voit chargé de nuages : il ne sera pas possible de « bâtir
ensemble » un « avenir » qui soit nôtre. Mais dans cet argument en deux temps (coup de
sifflet pour avoir transgressé une règle ; mention de la règle bafouée), il n’y a finalement
que l’accusation qui est étayée (parce qu’elle ne va pas de soi, et parce qu’elle a des
chances d’être mal reçue), la règle évoquée n’a rien d’un élément sur lequel une discussion
est envisagée. L’enjeu de l’histoire scolaire est de comprendre d’où on vient, un point c’est
tout.

Cet argument est renforcé au cours des affrontements argumentatifs qui suivent la
première pétition largement signée dans le monde académique et enseignant pour
demander l’abrogation de l’article 4 de la loi. La requête n’aboutissant pas dans les
premiers mois de mobilisation2, le « front » de contestation mené par Claude Liauzu
intervient publiquement de façon répétée pour insister sur l’irrecevabilité de la loi
Mekachera. Début 20063, ce dernier soumet ainsi un projet de tribune « sur les enjeux du
passé colonial et les usages publics de l’histoire » qui, tout en réitérant son indignation face

1
Ibid., p.144.
2
Bertrand, Mémoires d’empire: La controverse autour du « fait colonial ».
3
La date exacte de son écriture m’est inconnue, tout comme celle à laquelle la proposition de
tribune est envoyée au Comité de Vigilance face aux Usages Publics de l’Histoire (CVUH) : elle a
été, comme beaucoup d’autres activités du CVUH, publiée a posteriori sur le blog du Comité en
2007. Apparaissant après des textes datés de fin 2005 et sachant que la tribune dans sa version finie
est publiée en juillet 2006, on peut supposer que la proposition date de début 2006, sans certitude
toutefois.

415
aux usages publics du passé par les politiques, marque plus qu’auparavant ce qu’il
reproche, au fond, aux politiques lorsqu’ils s’adonnent à ce genre de pratiques : l’éviction
des victimes de l’histoire et des récits contredisant une forme glorieuse de roman national.
On trouve en début et en fin de tribune (cette place dans l’argumentation compte aussi :
c’est le point de départ et l’horizon indépassable du propos) deux mentions à la fois claires
et assertives de la norme de vivre ensemble dont on ne peut tout simplement pas se
permettre d’ignorer qu’elle est en danger. Ce danger que court la cohésion sociétale, qui
clairement, renvoie à la cohésion nationale, ce sont les récits sur le passé qui ne feraient de
place qu’à certains groupes, jugés dominants qui en sont responsables :

« La surenchère victimaire, comme le refus de toute histoire critique du fait national ou


colonial, nient des enjeux tels que la pluralité, les métissages, le passé à partager. […] Les
questions ne peuvent pas non plus être posées et moins encore résolues dans un dialogue des
historiens occidentaux avec eux-mêmes, le colonisé d’hier demeurant objet du débat. C’est une
histoire croisée de la situation coloniale, de ses héritages et prolongements qui s’impose, avec les
écoles nationales qui ont accumulé des connaissances souvent ignorées au Nord. Avec aussi des
passeurs de rives de plus en plus nombreux, des diasporas que les histoires nationales laissent sans
passé, comme on dit sans papiers »1.

S’il paraît a priori peu surprenant que des personnes qui défendent des récits
uniformes et monochromes sur le passé le fassent au nom d’une identité collective dont il
s’agit de bien border les contours, le lien établi ici entre « pluralité », « métissages » d’une
part et ce que l’on a en commun (« le passé à partager ») est moins attendu. C’est
néanmoins la pierre angulaire de l’argumentation de Liauzu selon laquelle il est temps de
se pencher collectivement et sans utilitarisme sur le passé colonial, y compris sous ses
angles les moins agréables à contempler. Pour vivre ensemble (et cet objectif n’est pas
présenté comme contestable : il n’est pas argumenté), il faut vivre divers et cela passe par
faire de la place à tout le monde (du moins, au monde concerné par une version de
l’histoire nationale plus extensive qu’elle n’est conçue ailleurs) au sein de notre passé. La
dimension dramatique des situations où ce droit à être inséré dans le passé d’un groupe
serait dénié à des personnes est rappelée par la formule évocatrice « des diasporas que les
histoires nationales laissent sans passé, comme on dit sans papiers ». S’il n’y a pas de sol
commun dans lequel mêler nos racines, nous n’avons aucune légitimité à le fouler et
1
Claude Liauzu, « Projet de tribune sur les enjeux du passé colonial et les usages publics de
l’histoire », publié sur le blog du CVUH le jeudi 8 mars 2007 (le texte est annoncé comme ayant
été relu par Myriam Cottias, Gilbert Meynier, Jean Marc Regnault, Colette Zytnicki « en
particulier »).

416
n’avons aucune existence reconnue aux yeux de la communauté qui revendique être de
cette terre-là. On semble alors condamnés à devenir ces « âmes errantes » qu’a décrites
Tobie Nathan des années plus tard1.

Les réponses des parlementaires à des mises en cause comme celle qui est ici portée
par Liauzu reprennent de façon plus attendue la rhétorique de l’unité nationale comme
enjeu fondamental de l’histoire et de son enseignement 2. Cela contribue tout de même à
renforcer la place centrale qu’a dans le débat la sauvegarde d’une norme de vivre ensemble
(même si, contrairement à la manière dont elle est présentée par les parties prenantes, elle
est interprétée différemment selon les perspectives depuis lesquelles ces dernières les
envisagent). Mais c’est lorsque la séquence argumentative lancée par Liauzu et ses
collègues est réinvestie par d’autres historiens que l’on voit à quel point l’idée qu’il est
nécessaire de préserver une forme d’unité nationale est devenue le centre de gravité d’un
débat qui pourrait pourtant se dérouler autrement. Les historiens en question ont sans doute
– eu égard à leurs trajectoires et leurs positions au moment de la controverse (cf. le
chapitre préliminaire de la partie 2) – davantage d’affinités avec cet argument que d’autres,
qui interviennent régulièrement pour défendre des positions anticolonialistes ou
antinationalistes3. Mais il est intéressant de noter comment, en fait, c’est en répondant à des
accusations portées à leur encontre sur leurs supposées tentatives d’ébranler les conditions
du vivre-ensemble pour des motifs bassement corporatistes qu’ils en viennent à proclamer
haut et fort leur attachement à cette norme.

Suite à la mise en cause judiciaire d’Olivier Pétré-Grenouilleau, un colloque


extraordinaire est organisé à Sciences Po le 3 décembre et aboutit à la publication de
l’appel « Liberté pour l’Histoire ! » signé par 19 historiens bien établis dans la discipline.
Se constitue autour du noyau dur des signataires une association portant le même nom que
l’appel et dont René Rémond prend la tête. Il s’en explique dans un numéro spécial de la
revue L’Histoire en ces termes :

« Pourquoi me suis-je associé à l’initiative de 18 de mes collègues historiens ? Je ne suis


ordinairement pas prodigue de ma signature, mais la cohérence intellectuelle de la position
1
Tobie Nathan, Les âmes errantes, L’Iconoclaste (Paris, 2017).
2
Voir notamment : Bertrand, Mémoires d’empire: La controverse autour du « fait colonial ».
3
Gérard Noiriel publie par exemple suite aux mobilisations de 2005-2007, et notamment aux
réflexions développées au sein du CVUH un livre très critique de l’idée d’identité nationale :
Gérard Noiriel, À quoi sert « l’identité nationale » ?, Agone (Marseille, 2007).

417
adoptée a emporté ma conviction. Je n’aurais pas signé un texte qui aurait limité son objet à
l’abrogation de l’un ou l’autre des textes de loi contestés : c’eût été faire un choix proprement
politique. Réclamer l’abrogation de l’ensemble, c’était au contraire obéir à des considérations
plus essentielles.

[…]

Qu’ils soient chercheurs ou enseignants, ou les deux, les historiens


exercent par délégation de la société une fonction qui leur crée plus de
responsabilités que de droits. Aussi les motivations des signataires ne sont-elles
pas corporatives. S’ils ont cru devoir rappeler que ce n’est pas aux politiques
d’établir la vérité en histoire, c’est par référence à un impératif scientifique, à
une règle juridique, à une exigence civique.

[…] Outre que rien ne prépare les élus à trancher des points délicats et
complexes, la loi met entre les mains de groupes dont le souci de distinguer le
vrai du faux n’est pas nécessairement la préoccupation première un pouvoir
redoutable.

La crainte de poursuites judiciaires conduira immanquablement à


déserter les sujets à risques et à se censurer. Des pages entières de l’histoire
resteront donc blanches, ou plutôt le vide sera comblé par des vérités d’Etat.

[…]

Contrevenant au principe qui veut que la loi soit aussi universelle que
possible, la prolifération incontrôlée de lois adoptées pour des catégories
particulières sous la pression entraîne la fragmentation de la législation.

La compétition entre catégories qui aspirent toutes à faire reconnaître


les torts qu’elles ont pu subir par le passé et à en obtenir réparation entraîne la
segmentation du corps social et porte en germe son démembrement. C’est aussi
le fractionnement, pour ne pas dire le dépècement de la mémoire collective.

Ainsi, en signant ce texte, j’ai eu le sentiment d’agir, autant qu’en


intellectuel pour qui les droits de la vérité sont imprescriptibles, en démocrate
qui ne souffre pas qu’il y ait des vérités confisquées et qui plaide le droit pour
chacun d’accéder à la connaissance de la complexité de l’histoire, et en citoyen
attaché au fonctionnement régulier des pouvoirs publics et soucieux de

418
préserver l’unité nationale, bien trop précieux pour être sacrifié à des
revendications particulières »1.

La norme communalisante de l’histoire est ici à la fois plus centrale (dans le sens où
elle habite presque chacun des arguments avancés) et différemment articulée que dans les
propos de Claude Liauzu. Là où ce dernier la mobilisait pour intimer l’inclusion de récits
divers, voire difficiles à concilier, dans une même communauté de destin, afin de bâtir
ensemble des projets d’avenir, René Rémond la martèle précisément pour souligner les
dangers que représentent l’éclatement des perspectives sur le passé au sein d’une même
communauté politique (comme chez Liauzu, celle-ci me semble être implicitement
nationale puisque c’est à ce cadre-ci que renvoient la « législation » dont il est question où
les « responsabilités » sociétales que les historiennes endosseraient de fait vis-à-vis du
collectif humain qui l’emploie). Rémond se pose d’abord comme représentant désintéressé
(et dévoué) de l’intérêt général (ces « considérations plus essentielles » que l’on ne peut
réduire à des « motivations […] corporatives », ces « impératif scientifique », « règle
juridique », « exigence civique » qui sont, par contraste avec le corporatisme, présentés
comme partagés par tous). Il agirait ainsi dans une perspective singulièrement différente de
celle qui animent les groupes mémoriels ou identitaires qui, par leurs réclamations
stratégistes (le « souci de distinguer le vrai du faux [n’étant] pas nécessairement [leur]
préoccupation première » puisque celle-ci est bien davantage « politique », le terme étant
ici peu crédité de noblesse ou d’altruisme), abîment le lien précieux qui fait de « nous »
une société qui a des chances de perdurer. L’horizon national du propos est parlé dans un
langage très français où la nation est aveugle aux différences – d’ailleurs, ses valeurs ne
sont même pas particulières en tant qu’elles sont nationales mais universelles :
« Contrevenant au principe qui veut que la loi soit aussi universelle que possible, la
prolifération incontrôlée de lois adoptées pour des catégories particulières sous la pression
entraîne la fragmentation de la législation ». Il est à nouveau présent (puisque c’est
toujours dans le cadre national que se joue la « compétition » victimaire à laquelle Rémond
fait référence) sans besoin de le nommer – comme le sont en principe les silences de la
concorde – dans le scénario horrible qui est décrit dans l’avant-dernier paragraphe :
l’intégrité du « corps social » et de sa « mémoire collective » est sérieusement menacée. La

1
René Rémond, « Contre les vérités officielles », L’Histoire, N°306, p.84. Son propos est introduit
par quelques mots de la rédaction pour le présenter – si besoin en était – qui contribuent déjà à
placer l’auteur comme héros d’une pratique de l’histoire comme, peut-être, il faut craindre que
l’avenir n’en portera plus : « Autorité intellectuelle et morale incontestée, membre de l’Académie
française, René Rémond a accepté de présider l’association Liberté pour l’Histoire ».

419
métaphore biologique (entre le « germe » malin qui se déploie et les « démembrement » et
« dépècement ») ne fait pas douter un seul instant du caractère dangereux, douloureux et
hautement handicapant de ce qui est en train de se passer. Malgré tous ces renvois
implicites au « nous » qui est en train de partir en confettis sous les assauts répétés de
séparatistes mémoriels, le texte se termine sur un point d’orgue dont la dimension nationale
parfaitement explicite semble à la hauteur du péril qu’il s’agit de dénoncer : c’est en
citoyen « soucieux de préserver l’unité nationale, bien trop précieux pour être sacrifié à des
revendications particulières » que René Rémond se permet – se doit – d’intervenir.

Mais l’attachement, la soumission bien naturelle même, qu’exprime ici Rémond vis-
à-vis de « l’unité nationale » est ici mise en avant avec d’autant plus de fermeté qu’il s’agit
de contrecarrer une accusation qui a été faite à leur encontre, et qui était précisément de ne
pas jouer le jeu de la communalité nationale. C’est en tout cas une interprétation plus que
plausible au vu de la manière dont Rémond entre dans son propos, en précisant que,
contrairement à d’autres mais surtout contrairement à ce que l’on a reproché aux « 19 »
(jouer la carte du corporatisme), il s’investit, lui à qui l’on ne peut reprocher d’user de « sa
signature » pour un oui pour un non, pour des « considérations [très] essentielles ».
Lesquelles n’ont en fait pas besoin, comme cela vient d’être rappelé, d’être dévoilées dans
leur caractère essentiel, puisque cet argument est posé comme un coup assurément
gagnant.

Les réponses de la part des historiens à l’égard du coup argumentatif porté par les
« 19 » et leurs porte-paroles principaux sont nombreuses. Le CVUH en publie un certain
nombre, étant donné l’opposition qui s’établie et se renforce rapidement entre les membres
du comité et celles qui se reconnaissent dans les positions défendues par LPH 1. L’extrait
suivant provient d’une lettre adressée par Marcel Dorigny (historien académique) à la
rédaction de la revue L’Histoire, pour avoir publié l’appel des 19 ainsi qu’avoir donné
tribune à leurs principaux porte-voix (comme René Rémond dans l’extrait ci-dessus ; le

1
Patricia Legris rapporte ainsi les propos d’Alice Cardoso (enseignante d’histoire proche du
CVUH), avec qui elle a réalisé un entretien, sur les rapports qui s’établissent entre les deux groupes
d’historiens : « On n’est pas sur les mêmes positions, les relations n’étaient pas très bonnes, du
coup on ne les a pas vus beaucoup. […] C’est arrivé qu’on se croise en des occasions et puis sur le
colloque on va les inviter bien entendu… ». Patricia Legris, « L’écriture des programmes d’histoire
en France (1944-2010). Sociologie historique d’un instrument d’une politique éducative » (Thèse
de doctorat en Science politique, Pairs I Panthéon-Sorbonne, 2010), p.544.

420
numéro comporte par ailleurs un entretien assez long de Françoise Chandernagor qui fait
partie du triumvirat qui représente et organise à ses début l’association LPH).

« Vouloir abroger la loi Taubira, au nom de la prétendue atteinte à la liberté de l’historien,


est le signe manifeste d’une dramatique méconnaissance des réalités des sociétés d’outremer
d’aujourd’hui, dans leurs revendications identitaires profondes, lesquelles ne dépendant pas des
jugements portés par les historiens ; c’est ignorer combien cette loi a été l’aboutissement des
nombreuses et anciennes revendications de ces sociétés, à travers leurs élus, leurs syndicats et
leurs associations. En prétendant obtenir l’abrogation de cette loi, les signataires veulent-ils
mettre le feu aux îles et renforcer les rangs de ceux qui parmi les originaires des DOM refusent
aujourd’hui l’appartenance des Antilles, de la Guyane et de la Réunion à la République française
en proclamant que cette République n’a jamais fait de place à leur histoire singulière dans sa
mémoire nationale ? Il faut être lucide : revenir sur cette reconnaissance par la loi des pratiques
criminelles de la traite négrière reviendrait à ouvrir un boulevard aux discours populistes et
démagogiques de personnages troubles et dangereux, dont chacun peut mesurer les effets pervers
des propos outranciers tenus sur les ondes ou diffusés à travers pamphlets et manifestes.

[…]

« Il n’est pas possible de vouloir se « débarrasser » de législations – votées à l’unanimité


des représentants du peuple – qui sont de véritables actes de politique internationale de la France
(en direction des Arméniens, des Antillais, des Guyanais et des Réunionnais, mais aussi des Noirs
du continent américain dans son ensemble), sous prétexte d’éliminer du même coup cet article
honteux qui fait de la France la risée du monde entier, car personne aujourd’hui, hors les lobby
habituels, n’ose voir dans les conquêtes coloniales un fait positif ! »1

Tout en défendant une position en partie antagonique à celle de LPH (qui demandent
l’abrogation de toutes les lois qu’ils appellent « mémorielles », dont en particulier la loi
Taubira, au nom de laquelle Olivier Pétré-Grenouilleau s’est vu assigner en justice), on
note ici que la norme d’une histoire à fonction communalisante est réaffirmée avec force.
C’est même presque le même argument que chez Rémond sur le danger séparatiste des
groupes mémoriels et identitaires qui sert ici à protéger la loi Taubira plutôt que demander
son retrait. En effet, ce que ne semblent pas voir les adversaires de Dorigny est que la loi
en question n’est pas tant le fruit indu de demandes particularistes que « l’aboutissement de
nombreuses et anciennes revendications », en d’autres termes une émanation de la volonté
générale de ces sociétés ultra-marines. Et c’est à l’inverse l’attitude qui consiste à retirer
1
« Lettre adressée à la rédaction de la revue L’Histoire (2 janvier 2006) par Marcel Dorigny
(Université de Paris 8) », reproduite sur le blog du CVUH le 9 mars 2007 (cvuh.blogspot.com),
dernière consultation le 17 août 2019.

421
cette reconnaissance nationale qu’est la loi qui menacerait la paix collective : ce serait jeter
de l’huile sur un feu que des groupes identifiés comme ayant effectivement pour agenda la
fissuration de ce qui « nous » unit s’emploient à aviver et vis-à-vis desquels Dorigny
exprime une distance certaine (dans le contexte du propos, on peut penser que les
« discours populistes et démagogiques de personnages troubles et dangereux, dont chacun
peut mesurer les effets pervers » renvoient à des positions comme celle de Dieudonné, dont
les « outrances » sont impliquées dans le déclenchement de l’affaire Pétré-Grenouilleau, ou
encore des Indigènes de la République, dont il est de bon ton dans les cercles académiques
de pointer la démesure). Ce dont se rendent coupables les « 19 » et leurs soutiens apparaît
ainsi comme relativement grave (même si c’est en raison d’une « dramatique
méconnaissance », ce qui n’est tout de même pas un défaut léger pour des historiennes) :
contrairement à ce qu’ils avancent, ils participent à la fissuration du « corps social » dont
parlait Rémond et qui, souligne Dorigny avec emphase, est le principe sacré au nom duquel
le texte dont Taubira était rapporteure a été inscrit dans la loi (« vot[é] à l’unanimité des
représentants du peuple »). En sus de l’unité nationale qui est visiblement en jeu lorsqu’il
est question d’inclure les blessures du passé dans le récit qu’on en fait aujourd’hui, le débat
a une autre implication importante en matière de « ce que nous sommes » : il s’agit de
l’image de la France sur la scène internationale. D’une part, abroger la loi Taubira et les
autres lois « mémorielles » serait une forme de soufflet à l’encontre « des Arméniens, des
Antillais, des Guyanais et des Réunionnais, mais aussi des Noirs du continent américain
dans son ensemble ». Et d’autre part, écrire dans la loi des erreurs historiques colossales
(puisque « personne » de sérieux – « hors les lobby habituels » que l’expression ne crédite
précisément d’aucun sérieux – ne considère les « conquêtes coloniales » comme « un fait
positif ») fait de « la France la risée du monde entier ». Il y va doublement de l’identité
nationale donc, et cela rend visiblement les choses sérieuses.

Cet argument réapparaît au cours des échanges qui animent la controverse, en


particulier dans la bouche de personnes qui par ailleurs affichent une grande distance avec
l’idée d’identité nationale. Par exemple, lors d’un face à face entre Gérard Noiriel (CVUH)
et Jean-Pierre Azéma (LPH) publié dans l’Express en février 2006, c’est curieusement
Noiriel qui abat cette carte :

« GN : Entre une loi qui prétendait présenter les aspects positifs de la


colonisation et celles qui dénoncent le racisme, l’antisémitisme ou l’esclavage,
il y a quand même une différence fondamentale ! Beaucoup de gens ont été

422
choqués qu’on les considère de la même manière. Et nous sommes la risée de
l’opinion internationale !

JPA : Nous ne sommes pas la risée quand nous demandons le toilettage


des lois mémorielles. »1

Le sérieux de la situation (quoiqu’elle fasse bien rire à l’étranger, c’est de notre


image nationale dont il est question et qui pourrait accepter que l’on nous prenne pour des
idiots ?) est d’ailleurs acté par la réaction d’Azéma, qui répond tout de suite que l’attitude
qu’il défend, avec ses collègues de LPH, est au contraire tout à fait noble et ne manquera
pas de redorer le blason national.

De références parfois ponctuelles ou d’arrière-plan implicite, la question des termes


du vivre-ensemble devient un leitmotiv explicite dans des échanges qui, au nom pourtant
des mêmes normes, se font de plus en plus ouvertement antagoniques. Le propos d’un
Pierre Serna, par ailleurs peu amène à considérer l’identité nationale comme une bonne
chose, en est traversé de part en part lorsqu’il prend position contre l’appel des « 19 » dans
la tribune dont des extraits sont reproduits ci-après :

« Et ce que l’on masque sous l’élégance de la plume (le refus de la norme qui constituerait
un objet de reconnaissance nationale dans le but de partager en commun l’histoire de toutes les
minorités qui constituent la France), ne cacherait-il pas le même refus d’accepter des règles
communes pour le bon fonctionnement de valeurs partagées par le plus grand nombre au nom d’un
élitisme intellectuel, qui pour ne pas se dévoiler, s’affirme dans les faits ? Les sauvageons ne sont
peut-être pas ceux que l’on croit.

[…]

La loi ne dit pas l’histoire. Elle sert à rendre public, dans un contexte précis, dans un
contexte délicat de construction permanente de la nation, ce que la communauté citoyenne peut
entendre de son passé. Elle peut servir à exprimer la possibilité pour tout un chacun de pouvoir se
saisir de son droit lorsque, pour des raisons le plus souvent racistes, la réalité historique établie
par des historiens est niée, dans le but de discréditer ou d’humilier une partie des citoyens
français.

[…]

Il ne suffit plus de se draper dans sa virginité d’historien bafouée par l’outrecuidance du


législateur mais de se demander comment faire en sorte que l’enseignement de l’histoire puisse

1
« Débat : faut-il abroger les lois mémorielles ? », L’Express, 2 février 2006.

423
créer les conditions d’acceptation intellectuelle et culturelle d’un passé commun et douloureux
mais connu, dévoilé, objet de réflexion et donc sujet de cohésion et non de division dans la société
française. Point n’est besoin de manipuler le passé français en édifiant un mythe de la violence
d’une guerre civile permanente, d’autant plus sécurisant qu’il permet en retour la construction
néfaste de la république sécuritaire… »1

La charge est claire : nous sommes enjoints à ne pas nous laisser endormir par
l’esthétique agréable du verbe avec lequel les « 19 » dénoncent les « lois mémorielles » car
ils sont en fait coupables d’alimenter la fragmentation de la société française. Et c’est
grave. Cette attitude dont, à nouveau, il n’est pas besoin de convaincre autrui qu’elle est un
repoussoir (il est question de « sauvageons »), est présentée comme étant profondément
égoïste. En fait, il s’agit pour les « 19 » de conserver une exclusivité élitiste (à plusieurs
reprises mentionnée avec une pointe d’ironie : « ce que l’on masque sous l’élégance de la
plume […] ne cacherait-il pas le même refus d’accepter des règles communes » ; « il ne
suffit plus de se draper dans sa virginité d’historien bafouée par l’outrecuidance du
législateur ») sur les récits sur le passé. Ainsi, au nom d’un corporatisme d’autant plus
désagréable qu’il provient de celles qui ont déjà tout – statut, reconnaissance – les
historiennes se rendent coupables de ne pas vouloir jouer le jeu du vivre ensemble, dont la
nécessité apparaît indiscutable. Le champ lexical de la communalité est particulièrement
pesant dans le propos cité ici (sans doute à la mesure d’une charge difficile à porter
puisque les porte-paroles de LPH ont pour eux d’être reconnus comme des dignes
représentants d’une école historique française) : Serna martèle ainsi que donner de la place
aux récits divers qui constituent le passé national n’a rien d’un projet séditionniste mais
renvoie à « partager en commun l’histoire de toutes les minorités qui constituent la
France », à la « construction permanente de la nation », à la « communauté citoyenne »,
aux « citoyens français » qu’il est profondément indigne de « discréditer ou d’humilier », à
l’« acceptation intellectuelle et culturelle d’un passé commun et douloureux »…

En somme, quel que soit le camp dans lequel on joue, quand bien même les valeurs
que l’on défend sont a priori antinationalistes, les coups argumentatifs sont échangés au
nom d’une idée qui apparaît à toutes les parties prenantes comme indiscutable. Sa mention,
d’abord relativement discrètement convoquée dans les argumentaires, se voit, avec le

1
Le texte (« Les historiens sont libres… quand même ! par Pierre Serna pour le CVUH ») est
publié sur le blog du CVUH avec toute leurs premières séries de prises de parole en mars 2007
mais date vraisemblablement du tout début de l’année 2006 : il est déjà question de toute la
publicité qu’a eu l’appel « Liberté pour l’Histoire » mais pas encore de la fin de l’affaire judiciaire
en cours avec Pétré-Grenouilleau (le collectif DOM retire sa plainte en février 2006).

424
raidissement croissant des échanges, presque hurlée. Les vues qui sont ainsi confrontées ne
font pas état de tentatives de conciliation des différentes perspectives défendues ; l’enjeu
paraît au contraire l’imposition d’une manière de voir les choses – la meilleure bien sûr –
et donc l’élimination symbolique des autres. Et le recours à la norme transversale de l’unité
nationale apparaît comme une arme ultime dans ce combat, dont la légitimité se trouve du
reste redorée à chaque révérence que lui fait l’une des personnes impliquées dans la
controverse. Il est donc une chose qui semble bien certaine à l’issue de cette séquence
argumentative, plus encore qu’à son début : avoir une identité qui compte, c’est avoir un
passé et c’est un droit imprescriptible en tant que condition nécessaire pour faire partie
d’une communauté politique qui survivra aux individus qui la composent (si elle a un
passé, elle peut avoir un avenir).

La nécessité d’inscrire des requêtes ou des causes identitaires dans ce langage


communalisant (qui rime visiblement, en France du moins, avec nationalisant) m’est,
quelques années après la controverse et par quelqu’un qui s’en est tenu à distance au
moment des faits, d’ailleurs exprimée très ouvertement. Le propos tenu ne faisant pas
partie de la controverse, il ne s’agit pas en le mentionnant de poursuivre l’analyse de la
séquence argumentative dont il était question plus haut mais de donner un éclairage
complémentaire sur la valeur symbolique qu’a pu avoir la norme de communalité nationale
dans la controverse française. Sans que cela permette de trancher d’une quelconque la
manière la question de savoir si elle croit elle-même en ce langage anti-communautariste
ou si elle prend simplement acte que c’est celui qu’il faut parler pour être entendue,
Françoise Vergès1 m’explique ainsi que s’il y avait un écueil à éviter à tout prix lorsqu’il
s’agissait de trouver une date nationale de commémoration de l’esclavage et la traite
négrière, c’était de faire apparaître cela comme une démarche particulariste :

« Ce que, si vous voulez, le truc sur lequel j’insistais, moi, c’était qu’il y ait une date
nationale au sens d’une date pour les français, au sens de, si vous voulez, que ce ne soit surtout
pas perçu comme une date ultra-marine ou une date de noirs. Parce que là, je me disais, paf, ça va
continuer comme toujours. C’est-à-dire les français vont s’en foutre. Ça ne va pas les concerner.
Donc c’était comment trouver une date qui allait dire que ce jour-là, la société française se

1
Elle est alors présidente du Comité National pour la Mémoire de l’Esclavage (ancien Comité pour
la Mémoire de l’Esclavage, constitué en 2005 suite à la loi Taubira et futur Comité National pour la
Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage) et, à l’approche des dix ans de la loi Taubira, essaie de
résoudre des querelles de dates internes au Comité.

425
penchait sur cette histoire. Et qu’il ne s’agissait pas d’être ultra-marin, descendant d’esclave,
descendant de négrier, tout le monde était concerné »1.

On ne peut manquer de relever que ce qui semble être associable de facto à des
particularismes ou du moins ne pas avoir une dimension nationale est le fait d’être « ultra-
marin » ou « noir ». En tout cas, le propos est très clair sur ce point et confirme ce qui
transparaissait de l’analyse d’une séquence argumentative de la controverse de 2005-2006 :
la référence à l’idée que la dignité des individus d’une part et la survie des communautés
politiques auxquelles ils sont en droit d’appartenir d’autre part nécessite que l’on
reconnaisse leur cohérence et leur continuité temporelle est quasi totémique dans les débats
sur l’histoire et son enseignement. Sous des formes pourtant assez différentes, on retrouve
un lest national ou du moins communalisant dans la controverse étudiée en Angleterre.

2. Cette diversité qui nous définit : le cas anglais

Dans le cas anglais, le caractère plus dilué de la controverse, ainsi que de la


séquence argumentative présentée ci-après, rend les usages d’une norme transversale (qui
se joue là aussi autour de la question du vivre ensemble) moins insérés dans des tentatives
de faire taire ses « adversaires ». De fait, comme montré dans le chapitre précédent, les
processus d’affirmation des propos échangés sont moins marqués que dans le cas français
et l’identification rigide de figures antagoniques dont il s’agit de saper les arguments y est
également plus diffuse. On retrouve néanmoins dans les échanges des références à une
norme du vivre ensemble qui, interprétée diversement par les différentes parties prenantes,
est mobilisée sans besoin de la justifier pour soutenir les propos avancées par ces dernières.
Il s’agit de dire à quel point il est important de se retrouver nationalement autour de repères
identitaires partagés et l’un d’eux étant que nous sommes une nation multiculturelle.

Comme cela a été vu dans le chapitre 3, Gordon Brown replace au centre de


l’actualité la question du vivre ensemble et de la « britannicité » après les attentats de
Londres en juillet 2005 et, aux dires de certains commentateurs, comme argument politique
visant à faire de lui, l’Écossais, un représentant potentiel de la nation britannique,
notamment à l’approche de trois-centenaire de l’acte d’union entre l’Écosse et
l’Angleterre2. Des historiens reprennent ses propos pour pointer ce qui empêche une vraie
transmission du goût de vivre ensemble par l’enseignement de l’histoire, comme par

1
Entretien du 13/06/2016.
2
Voir Leydier, « Gordon Brown, chantre de la britannicité ».

426
exemple le très en vue Tristram Hunt (charismatique, il tient une émission télévisée de
vulgarisation de l’histoire de la Révolution Protestante sur la chaîne BBC4), qui s’exprime
ainsi dans les pages du Daily Express, suite à la publication du rapport Ajegbo, commandé
par le DfES pour répondre aux inquiétudes gouvernementales sur la transmission d’une
certaine cohésion sociale :

« C’est un enseignement de type plateau de sushis – beaucoup de différents plats sans aucun
sens de ce qui les rassemble en tant que repas historique.

[…]

Cependant, tandis que les Britanniques espéraient qu’ils ne seraient jamais « des esclaves »,
il existait simultanément une économie esclavagiste au sein de l’Empire Britannique. Cette année
ne marquera pas seulement les trois-cent ans de l’Acte d’Union mais aussi les deux-centième
anniversaire de l’abolition de la traite négrière.

[…]

Donc le XVIIème et le XVIIIème siècles méritent d’être davantage déployés


dans les salles de classe. Mais la tendance bureaucratique d’aujourd’hui,
d’examens et d’objectifs pédagogiques, rend la chose presque impossible.

Face aux évaluations et à la paperasse, il y a de moins en moins


d’espace pour un récit de l’histoire aux multiples facettes de cette île.

Nous nous en retrouvons d’autant plus appauvris. Dans un climat de


tensions croissantes entre communautés, une réelle appréciation des passés
pluriels de la Grande-Bretagne est essentielle »1.

Le danger d’un délitement national n’est pas ici, contrairement à ce qui est observé
pour le cas français, associé à des forces culturo-identitaires centrifuges qui menaceraient
l’unité présumée du récit national. C’est plutôt l’éclatement de ce qui est mis au menu
historiographique des écolières qui est pointé du doigt comme ne permettant pas de
construire ce qui semble pourtant important : un récit du passé dans lequel les nationaux se
retrouvent tous et sur la base duquel ils puissent savoir par quels chemins ils sont arrivés à
la communauté nationale qu’ils connaissent aujourd’hui. Le caractère important de ce bien-
là est davantage le cadre implicite de l’argumentaire qu’il n’en fait réellement partie (à
l’exception des deux dernières phrases de l’extrait et de l’article qui formalisent si besoin

1
Tristram Hunt, « Why have schools wiped out 200 years from our history ? », The Daily Express,
08/01/2007.

427
était l’alarme qu’il s’agit de ressentir vis-à-vis d’une situation qui est loin d’être bénigne).
Il est suggéré par un ensemble de contrastes opérés avec des éléments qui, au contraire,
sont présentés comme ayant peu d’intérêt ou de profondeur. Par exemple la référence à
l’enseignement « de type plateau de sushis » [sushi style of teaching] qui me semble
renvoyer (étant donné le ton général de l’article et, par ailleurs, les prises de position de
Hunt) à un mode de rapport à la nourriture plutôt consumériste (la version middle-upper
class du consumérisme – si ces propos de Hunt ont été moyennement bien reçus par les
enseignantes, on peut imaginer quelles vexations une comparaison de leur travail avec une
chaîne de fastfood moins raffinée que ne peuvent l’être les sushis aurait causées). Le
contraste qu’offre la juxtaposition de cette image avec celle d’un repas qui aurait du sens,
dont le passage d’un plat à l’autre suivrait un cours cohérent, voire respectant la naturalité
de la digestion, signale que l’auteur déplore l’absence d’un récit national dans les cours
d’histoire : ce que l’on perd semble profond et précieux. Et, bien que je ne pense pas qu’il
faille lire la référence aux « sushis » comme l’expression d’un racisme larvé (l’article
défend tout de même une idée de la Grande-Bretagne comme épicentre de la
multiculturalité), il est difficile de ne pas noter que l’image d’un rapport à la nourriture
plutôt consumériste ou relevant du papillonnage n’est pas une référence culinaire du cru.
On ne peut davantage exclure l’hypothèse qu’elle incarne aussi une forme de
standardisation mondiale des pratiques contre des recettes nationales qui ont fait leur
preuve par leur longévité et qui comptent de toute façon pour la place qu’elles ont dans le
cœur des personnes qui ont grandi en les comptant comme faisant partie du familier.

La référence à la nécessité de faire communauté nationalement, et que nous le


fassions en respectant le principe de diversité d’une nation multiculturelle qui se respecte,
est ici encore relativement discrète. Elle présente toutefois déjà la double caractéristique de
ne pas être appuyée d’une démonstration, en tant que principe accepté d’avance par les
interlocutrices anticipées, et d’appuyer un mouvement rhétorique visant à légitimer le
propos de l’auteur et à dénoncer des pratiques qui contreviennent à cette norme.

Quelques enseignantes, visiblement agacées par la facilité avec laquelle leur


profession se trouve trop souvent tenue pour (co-)responsable des affres identitaires que
traverseraient la société britannique, réagissent aux propos de Hunt. Son attaque est sans
doute d’autant moins bien accueillie qu’elle provient d’un représentant de la discipline
(perçu comme tel en tout cas), quand bien même elle est beaucoup moins acérée que
peuvent l’être d’autres (au fond, Hunt pointe davantage les apories liées à un système

428
éducatif dont on a trop sacrifié les missions de fond au nom de la rentabilité qu’il ne met en
cause les enseignants)1. Mais ces réactions restent cantonnées à des cercles de discussion
peu accessibles à de larges audiences et l’essentiel de la controverse qui se reforme alors
autour de l’enseignement de l’histoire porte davantage sur le rapport Ajegbo qui vient
d’être publié. Pour rappel, l’enquête dont le rapport fait état est confiée à Sir Keith Ajegbo
par le DfES et vise à répondre à la question qui taraude en 2005 les milieux politiques :
comment la nation britannique, qui a vu grandir en son sein les terroristes de juillet, a-t-elle
pu nourrir la haine qui a conduit au meurtre d’une cinquantaine de « fellow citizens » par
quatre jeunes gens « born and bred » en Angleterre2 ? La citation de Gandhi mise en
épigraphe du rapport résume bien le propos qui y est tenu : « La capacité à atteindre l’unité
dans la diversité sera la beauté et le test de notre civilisation »3. Sans grande surprise étant
donné le cahier des charges qui était celui d’Ajegbo et de ses collègues, le rapport est tout
entier imprégné du vivre ensemble national vers lequel il est – sans interrogation aucune –
absolument nécessaire de tendre. Le rapport souligne que, ce dont la Grande-Bretagne a
besoin pour être « une société cohésive au XXIème siècle »4, est d’apprendre aux enfants à
être les citoyens d’une communauté diverse (d’un point de vue « religieux, culturel,
identitaire et des valeurs »5) mais unie précisément par sa tolérance à la diversité qui est
ainsi transformée en identité ou valeur par excellence, chapotant toutes les sub-cultures qui
compose le Royaume-Uni. Et, quitte à ce que le multiculturalisme soit le nouvel étendard
de la britannicité, autant lui associer une histoire, et l’enseigner afin de continuer à être ce
que « nous sommes » aujourd’hui et depuis toujours : « le Royaume Uni est historiquement
un État multinational, et en tant qu’État poly-ethnique, sa population a été brassée au cours
des siècles par des flux périodiques, avec un grand nombre de groupes différant les uns des
autres d’un point de vue religieux et ethnique, notamment depuis l’immigration de masse
qui a suivi la Seconde Guerre mondiale »6. Y est ainsi recommandé d’apprendre aux
enfants les épisodes historiques qui donnent à voir, sinon expliquent, la diversité de la

1
Voir par exemple Teaching History, N°122.
2
Trois sont « born and bred » pour être exacte et le quatrième est juste « bred ». Pour un point sur
le contexte socio-politique ayant conduit à la mise en place de l’équipe coordonnée par Keith
Ajegbo, voir : Audrey Osler, « Citizenship Education and the Ajegbo Report: Re-Imagining a
Cosmopolitan Nation », London Review of Education 6, no 1 (2008): 11-25.
3
Ajegbo Report, « Diversity & Citizenship », p.5.
4
Ibid., p.16.
5
Ibid.
6
Ibid.

429
société britannique actuelle (l’histoire de l’esclavage et de la traite négrière est donnée
comme exemple) ainsi que les valeurs qui en caractériseraient l’âme (qui donc, de fait,
apparaît comme transcendante au présent et au quotidien dans lesquels sont pris les gens) :
la tolérance, le respect des croyances d’autrui, la justice etc. L’horizon national du propos
est parfois assumé dans des moments prospectifs où il est question de bâtir ensemble une
belle nation, riche et diverse mais est renvoyé dans d’autres passages à des perspectives
excluantes de la nation (qu’évoque généralement le terme de nationalisme »). Celles-ci
sont alors condamnées, car incompatibles avec la « nationité » ouverte et accueillante qui
est censée dorénavant caractériser le Royaume-Uni, même s’il s’agit au fond de remplacer
une identité nationale par une autre : « De toute évidence, pour reconnaître la diversité
comme il se doit, le curriculum doit procurer des sources qui promeuvent les “identités
collectives” et questionnent les idéologies qui produisent les construits sociaux de “la
nation” ou de “l’identité nationale” en excluant les groupes minoritaires »1.

Il faut souligner ici (comme, tout de même, c’est souvent le cas dans des rapports
produits à la demande d’administrations) qu’Ajegbo et ses collègues ne s’engagent pas
clairement en controverse : ils délégitiment les positions hypothétiques qui valoriseraient
une « identité nationale » à l’ancienne, centrée sur le groupe majoritaire, au nom de ce que
nous sommes, en Grande Bretagne, une nation multiculturelle, mais ils ne le font pas en
répondant à des propos précis qu’il s’agirait de contrer. La charge est plutôt présentée
comme préventive, ou une manière de dire « à bon entendeur… ». Le propos qu’ils
tiennent met toutefois au cœur de la séquence argumentative qui s’ouvre à sa publication la
question de la façon dont il convient de vivre ensemble.

Malheureusement pour eux, leur rapport a été réinvesti par la suite comme support
de ce nationalisme « excluant » du « groupe majoritaire » contre lequel il s’agissait de
mettre en garde. Notamment par celles qui considèrent que l’identité britannique blanche
est malmenée par une supposée situation déconcertante de brouillage ethnique que
traverserait la Grande-Bretagne en ce début de XXI ème siècle. Il est du reste apparu par trop
nationaliste aux yeux d’acteurs ayant a priori plus d’affinités politiques avec les signataires
du rapport. Toutefois, ils parlent tous la même langue du vivre ensemble, unis dans une
même communauté de croyances ; leurs désaccords portent sur la manière dont il s’agit
d’arriver à cet objectif indiscutable. L’extrait suivant est publié dans The Guardian2, un

1
Ibid., p.38.
2
« How to be British », The Guardian, 30/01/2007.

430
quotidien national britannique à gros tirage et dont l’alignement politique est social-libéral
(gauche modérée). Il s’agit d’un commentaire du rapport Ajegbo à partir d’interviews
réalisées auprès d’enseignants par John Crace, un journaliste politique du Guardian. Sans
remettre en cause l’idée que la société britannique a besoin d’être (re)soudée, les
commentaires portent de façon critique sur les deux messages inattendus du rapport : il
faudrait transmettre des « valeurs britanniques » à l’école d’une part et les petits blancs
sont autant en déroute identitaire que les enfants dits des minorités ethniques d’autre part.

« Maintenant, c’est comme si le gouvernement était en train de changer


les règles du jeu en plein match pour inclure [dans l’Éducation à la
Citoyenneté, une matière inscrite dans le curriculum à la fin des années 1990]
la cohésion sociétale et communautaire ainsi qu’une compréhension de valeurs
partagées. Il n’y a pas de problème pour moi s’agissant d’amener de l’histoire
dans les leçons de citoyenneté quand on discute des demandeurs d’asile, mais
les attaques du 7 juillet n’étaient pas une question de valeurs, mais de
politique. Donc j’ai l’impression que les leçons de citoyenneté sont tirées vers
quelque chose qui n’avait pas été pensé comme ça au départ. Par ailleurs, c’est
par l’émancipation [empowerment] des élèves qu’on construit la cohésion
sociale plutôt que par la discussion de valeurs ».

Le rapport – et la manière dont il est repris par le gouvernement (Alan Johnson, alors
ministre de l’Éducation, insiste sur la nécessité de transmettre aux enfants un ensemble
déterminé de valeurs britanniques1) – est critiqué parce qu’il impose une vision de la
britannicité alors que, même si le journaliste convient que les valeurs en question (« la
liberté de parole, la tolérance et le respect de la loi ») sont inspirantes et qu’on ne peut les
renier (« On ne pourrait ergoter avec ces idées »), il demeure compliqué de percevoir ce
que ces valeurs « ont d’uniquement britannique »2. Les enseignants interviewés, comme
celui qui s’exprime dans l’extrait cité, considèrent en outre que leur rôle n’est pas de
transmettre des savoirs pré-déterminés que les élèves n’auraient qu’à ingurgiter
passivement mais de les inciter à être des citoyens actifs, à se « former leurs propres

1
Il déclare à la presse à la publication du rapport qu’« il faut en faire avantage pour renforcer le
curriculum afin que l’on enseigne de façon plus explicite aux élèves pourquoi les valeurs
britanniques de tolérance et de respect sont si importantes dans la société et comment nos identités
nationale, régionale, religieuse et ethniques se sont développées au cours du temps. […] Je crois
que les écoles peuvent et devraient être motrices dans la construction d’une plus grande cohésion
communautaire. Les valeurs que nos enfants apprennent à l’école vont modeler le type de pays que
deviendra la Grande-Bretagne ».
2
« How to be British », The Guardian, 30/01/2007.

431
opinions ». En somme, l’injonction d’un enseignement de valeurs britanniques est en
contradiction avec un ethos professionnel où la mission d’éveil des consciences est tout à
fait incontournable. En revanche, ce que ni le journaliste ni les interviewés ne contestent,
est la finalité communalisante de l’enseignement. Cette norme est même reprise comme
étant bien naturellement désirable et fait office d’indiscutable justification du fait que ce
qu’ils avancent est important. Simplement, il est pointé que c’est plutôt par
« l’émancipation », la « pensée critique » et même « se faire une idée de nos racines [que
doit permettre] le curriculum d’histoire » qui sont les meilleurs moyens de construire
ensemble une société à laquelle chacune se sentira appartenir et sera de ce fait encline à
participer plus activement.

En parallèle de, ou en lien avec, ces débats sur ce qu’il faudrait enseigner aux petits
britanniques pour qu’ils aient envie de continuer ensemble la route communautaire, le
DfES confie à l’Historical Association la conduite d’une étude sur l’enseignement des
« sujets sensibles », considérant que, l’identité nationale (qui n’est pas appelée comme ça,
ce serait trop ouvertement nationaliste) traversant une zone de turbulence, tout ce qui
touche à la britannicité de l’histoire est un terrain glissant. Le rapport qui fait suite à cette
commande, « T.E.A.C.H. »1, est très marqué par l’attention particulière que portent les
enseignantes d’histoire aux pédagogies de l’éveil, de la mise en débat dans les classes
plutôt que de l’imposition de récits pré-digérés. Ses signataires commencent par prendre
acte de la diversité possible des récits sur le passé plutôt que d’insister sur l’existence
d’une bonne version de l’histoire britannique, sans hiérarchiser les récits en question et
d’ailleurs sans impliquer que certains d’entre eux seraient plus dominants que d’autres.
Ainsi, la « définition opératoire » qu’ils donnent aux sujets d’histoire « sensibles,
émotionnels ou controversés » est la suivante : « L’étude de l’histoire peut être sujette à
émotions ou à controverses dès lors qu’a été commis une injustice à l’encontre de
personnes par d’autres individus ou groupes dans le passé, que celle-ci soit réelle ou perçue
comme telle. Cela peut être aussi le cas lorsqu’il y a des disparités entre ce qui est enseigné
en histoire à l’école et les histoires transmises au sein des familles, communautés ou
autres »2. Mais la flexibilité, voire la liberté de penser et de se former ses propres opinions
qui se trouve d’une certaine manière sanctifiée par cette approche qui ne décerne à aucun
1
« T.E.A.C.H. Teaching Emotive and Controversial History 3-19 », The Historical Association,
04/09/2007.
2
Ibid., p.4.

432
récit particulier une médaille de vérité reste toutefois amarrée à l’idée familière du
bienfondé de l’identité et de l’appartenance. Celle-ci y est d’ailleurs clairement verbalisée
– l’extraction du propos de formes de silences de la concorde pour en donner une
expression explicite peut se comprendre à l’aune de plusieurs facteurs (je n’ai pas
d’élément pour trancher, et peut-être d’ailleurs tous trois jouent-ils un rôle concomitant) :
la publication du rapport intervient à un moment de la controverse où l’importance de
l’identité (nationale) n’est plus un élément de décor qu’il n’est pas la peine de mentionner
mais l’un des points de discussion ; il est la réponse à une commande ministérielle qui ne
cache pas le caractère crucial attribué par l’institution aux repères identitaires ; l’explicite
du propos sur l’identité est à la mesure du degré jusqu’auquel les signataires du rapport se
permettent de remettre en question une certaine hiérarchie des récits sur le passé pour
insister plutôt sur le fait que chaque élève est libre de penser l’histoire comme elle
l’entend. Ainsi, le rapport présente d’emblée, parmi les éléments liés à l’enseignement de
questions sujettes à « émotions et controverses » qui sont des points de stabilités et valent
pour tous les cycles d’apprentissages (key stages), la nécessité que les élèves sachent qui
ils sont et dans quelles lignées ils s’inscrivent :

« L’engagement personnel des élèves a beaucoup plus de chances


d’advenir lorsque les étudiantes sont elles-mêmes encouragées, via
l’enseignement de l’histoire, à saisir leur propre identité personnelle ainsi que
leur place dans le monde.

Enseigner l’histoire sujette aux émotions et aux controverses est mieux


réalisé lorsque les étudiants savent quelles sont leurs propres loyautés, leurs
multiples intérêts et identités, et qu’ils reconnaissent le fait que tout le monde
est à la fois un insider* ou un outsider* de quelque chose et que leurs valeurs
peuvent être conflictuelles et changeantes »1.

Dans toute l’indétermination que suppose la discussion du passé, des versions


concurrentes qui en existent, plutôt qu’une transmission d’un « récit vrai », il y a donc au
moins un point sur lequel on peut se retrouver : il n’est de débat serein et stimulant sur les
sujets sensibles de l’histoire qu’à partir du moment où l’on appartient à un groupe, où l’on
comprend quelles racines collectivement partagées nourrissent ce que nous sommes.

Ainsi, dans le cas anglais, la construction argumentative de la controverse qui porte


plus explicitement sur des questions identitaires que ça n’est le cas dans la polémique
1
Ibid. *En anglais dans le texte original.

433
étudiée en France, ce qui semble être une évidence sur laquelle il n’est pas nécessaire de
s’arrêter avant la controverse – l’enseignement de l’histoire a une importance toute
particulière en ce qu’il permet d’ancrer les individus dans une histoire et une communauté
qui les a faits tels qu’ils sont et qui leur donnera les moyens de faire exister ces dernières
au-delà de leurs existences finies – devient rapidement un sujet très parlé. Ce faisant,
certains désaccords le concernant se font jour mais, comme dans le cas français, il est une
norme devant laquelle s’inclinent tous les discours, même ceux qui sont les plus critiques
vis-à-vis de la fixité et de l’uniformité dans la manière d’envisager le rapport à soi et le
rapport aux autres : une personne sans passé à partager avec d’autres est une personne sans
autres avec lesquels construire une communauté qui les dépasse, petite particule de passage
dans un univers dénué de sens, situation dont la triste immanence ne peut manquer
d’émouvoir. Et c’est au moins en partie de ça qu’il s’agit lorsqu’il est question de débattre
de l’enseignement de l’histoire.

Dans de moindres proportions que dans le cas français, étant donné une densité
polémique qui n’est pas la même, la référence récurrente à cette norme appuie les propos
défendus et délégitime les positions considérées comme leur étant adverses. Et sa
mobilisation récurrente comme éteignoir ultime de contradictions argumentatives renforce
son statut central dans le débat, quand bien même toutes les parties prenantes ne
l’investissent en fait pas tout à fait de la même manière.

Il est d’autres normes qui apparaissent dans les discours étudiés qui sont plus
circonscrites : si elles encadrent bien les échanges, les points d’accord et de désaccord qui
se construisent au cours de la controverse, elles sont davantage propres à des cercles de
discussion particuliers, comme l’est par exemple la profession d’historienne ou
d’enseignante d’histoire. C’est ce sur quoi nous allons nous arrêter maintenant.

II. Des historiens citoyens, pas des politiciens


Une caractéristique commune des deux controverses étudiées en France et en
Angleterre est que les historiennes (académiques ou enseignantes du secondaire, voire
parfois les deux) se trouvent impliquées, à des degrés différents (on a vu qu’il n’y avait pas
en Angleterre l’équivalent du cas d’Olivier Pétré-Grenouilleau), dans des échanges qui
suivent d’autres règles que celles qu’elles connaissent dans leurs univers professionnels.
Par ailleurs, les controverses font émerger des désaccords au sein de ces professions. Dans
un contexte donc où les repères concernant la gestion du dissensus sont mis à l’épreuve,

434
sinon ébranlés, en interne et par la confrontation avec des débats externes au milieu
historien, les normes qui sont censées encadrer la pratique professionnelle de l’histoire sont
parlées à voix de plus en plus haute. Dans les controverses française et anglaise, ces
normes font a priori l’objet de consensus dans la mesure où sont mentionnées dans la
plupart des discours des insiders de la profession, mais cela cache en réalité des manières
fort différentes, voire opposées, de concevoir ces normes. C’est d’ailleurs parfois au nom
des mêmes normes que se discréditent réciproquement des « collègues ».

1. Faire de l’histoire pour prendre de la hauteur : le cas


français

Dans la controverse qui se déploie en France, les tensions dans la communauté des
historiennes académiques sont particulièrement vives, en particulier à partir de la fin de
l’année 2005, lorsque se creusent deux sillons marquant des visions différentes du métier et
dans lesquels se construisent des agendas et des réclamations non conciliés : le premier
correspond au mouvement de protestation contre la loi du 23 février 2005 et qui se
structure dans le CVUH et le second à celui qui se forme suite à l’assignation en justice de
Pétré-Grenouilleau avec l’association LPH. De plus, ces sillons sont publiquement creusés,
ce qui fait une différence, dans les possibilités d’implication dans la controverse, par
rapport à des débats qui resteraient confinés dans des espaces de confrontation
universitaires très codifiés1. Ainsi, les échanges antagoniques entre historiens sont
exprimés sur les plateformes qui sont la vitrine des associations CVUH et LPH mais
également dans la presse ou d’autres médias, via des tribunes ou des interpellations
publiques. La manière dont les réputation et crédibilité des parties prenantes sont ainsi
variablement engagées dans les débats pèse à la fois sur la vivacité des propos tenus mais
également sur les normes du métier d’historienne qui se trouvent être au cœur des
échanges. En effet, celles-ci sont très fortement imprégnées de la question : quelles
relations doivent entretenir les professionnels de l’histoire avec le reste de la société ?

Pour commencer, plusieurs coups sont échangés au nom d’un impératif de neutralité
supposément partagé mais qui est en fait investi différemment par les unes et les autres. Un

1
Voir par exemple les deux premiers chapitres de l’ouvrage dirigé par Yves Gingras sur les
controverses en sciences sociales : Dominique Laperle, « Aristote au Mont-Saint-Michel : une
polémique très médiatique », in Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et
sociales, CNRS Éditions (Paris, 2014), 35-63; Maude Lajeunesse, « Identité raciale et guerres
culturelles dans le champ intellectuel américain : la controverse autour de Black Athena », in
Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales, CNRS Éditions (Paris,
2014), 65-109.

435
échange entre Catherine Coquery-Vidrovitch et Daniel Lefeuvre au sujet du livre publié
par ce dernier en 2006 (Pour en finir avec la repentance coloniale) est particulièrement
révélateur de ces usages différenciés (et ce faisant, de ces remodelages) de normes
considérées comme étant partagées. Coquery-Vidrovitch fait d’abord une recension non
conventionnelle de l’ouvrage de Lefeuvre, dans le sens où elle n’est pas publiée en tant que
telle dans une revue scientifique mais sur le blog du CVUH et qu’elle est écrite sur un ton
plutôt vindicatif qui s’émancipe fortement des codes de la recension universitaire
classique1. En voici un extrait (il s’agit des premiers paragraphes de l’argumentaire) :

« En qualité d’historienne, je récuse absolument ce terme de repentance,


qui n’a été utilisé par aucun historien sinon pour en attaquer d’autres et qui est
injurieux à l’égard de collègues dont la conscience professionnelle est
indéniable mais dont, pour des raisons diverses, à mon avis essentiellement
politiques (mais qu’il est de bon ton d’appeler “idéologiques”), on ne partage
pas certaines interprétations.

De la part d’un polémiste, on peut tout attendre, et les colères peuvent


avoir leurs raisons et leurs effets, voire leurs enseignements. Mais de la part
d’un historien, l’ouvrage de Daniel Lefeuvre est surprenant.

D’abord les règles élémentaires d’un historien ne sont pas respectées. À


qui s’adressent les critiques de l’auteur, et qu’est-ce qu’un “Repentant” ?
Apparemment, celui qui n’est pas d’accord avec lui sur son interprétation de
l’histoire coloniale. L’ouvrage de Lefeuvre ne viserait donc pas les historiens,
car l’histoire est affaire de savoir et non de morale : je parle d’historiens de
métier et de conscience, qui appliquent avec le plus de rigueur possible les
méthodes des sciences sociales. Celles-ci, par définition, ne peuvent pas non
plus éviter une certaine subjectivité, celle du point de vue auquel on se place ou
plutôt où l’on est placé par les hasards du temps et de l’espace. Comme tous les
historiens, l’historien de la colonisation examine les faits, les restitue dans leur
réalité la plus probable, et surtout les interprète, chercher à en comprendre les
raisons, le fonctionnement toujours complexe et les effets. Il peut exister de
bons ou de mauvais historiens ; j’aurais tendance à penser qu’un mauvais
historien n’est pas un historien du tout, s’il se laisse guider par sa subjectivité
au lieu de la connaître et donc de la contrôler ».

1
« Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006. Par
Catherine Coquer-Vidrovitch (professeur émérite à l’Université de Paris 7) », CVUH
(cvuh.blogspot.com), 29 mars 2007.

436
L’entrée en matière est très claire quant à la charge portée à l’encontre du livre de
Lefeuvre : c’est depuis une place légitime et reconnue de praticienne de l’histoire que
l’auteure est autorisée à dire ce qui, chez son adversaire « n’est guère digne d’un collègue
sérieux »1. Elle commence ainsi par pointer que le terme clé de l’argumentation de
Lefeuvre, « repentance », ne devrait pas se trouver sous la plume d’un historien qui a bien
compris où était la limite entre l’irrémédiable caractère situé du regard de l’analyste et le
fait de se laisser aveuglément happer par des considérations politiques. En effet, elle
suggère que ce terme n’a rien d’un concept ou d’une catégorie qui décrirait avec une
certaine neutralité la réalité en soulignant qu’il n’a jamais été employé par des historiens,
sauf par ceux qui, se laissant aller à l’invective injurieuse de collègues dont, par ailleurs
« la conscience professionnelle est indéniable », ne méritent pas leur titre professionnel.
D’autant que ces reproches seraient formulés entre autres au nom de positionnements
politiques qui ne semblent pas présentés comme étant tout à fait légitimes à intervenir ici.
En fait, l’auteure a une position qui, pour être très familière aux chercheuses en sciences
sociales, n’en est pas moins, d’un point de vue argumentatif, ambivalente (ou nuancée) à
l’égard de la dose politique que peut supporter un discours scientifique d’historien avant
d’en altérer par trop les composantes. Si les « bons historiens » (les seuls qui méritent le
titre) semblent devoir faire montre d’une certaine neutralité à l’égard de ce sur quoi ils
travaillent (et, donc, de se garder de reprendre des termes signalant des partis pris sans
aucun rapport avec ce que l’on peut tirer d’une analyse sérieuse, comme « repentance »),
ils auraient tort de se considérer comme complètement émancipés de considérations
politiques. Il y a d’abord la référence aux démarches qu’il est « de bon ton d’appeler
“idéologiques” » : elle signale que, tout en trouvant que les partis pris politiques n’ont pas
leur place dans l’historiographie, elle sait aussi que ce genre d’argument est utilisé pour
discréditer la parole d’historienne. Et même, la manière dont l’idée est exprimée peut
suggérer que des mises en procès pour cause d’« idéologie » seraient typiquement le genre
d’activité à laquelle se livrerait volontiers son adversaire ici, Daniel Lefeuvre (qui utilise
effectivement le terme à quelques reprises dans son livre, mais c’est loin d’être le seul à
l’époque). On sent donc une certaine mise à distance, sinon une désapprobation, vis-à-vis
des accusations d’« idéologie ». Peut-être parce que le discrédit qu’elles charrient est
sévère, mais de manière plus certaine parce que cela trahirait une posture tout à fait
illusoire sur l’indépendance que pourraient avoir les historiennes vis-à-vis du monde social
dans lequel elles sont prises. Elle clarifie ce point quelques phrases après : les personnes
1
Ibid.

437
qui se revendiquent d’une démarche de sciences sociales « ne peuvent pas non plus éviter
une certaine subjectivité, celle du point de vue auquel on se place ou plutôt où l’on est
placé par les hasards du temps et de l’espace ». Donc, plus que le regard politique que l’on
peut poser sur le monde – puisque s’il peut être « contrôlé » il ne peut visiblement pas être
supprimés : les historiens sont des êtres sociaux qui travaillent sur le social – c’est
l’inconscience de ce genre de biais qui est un véritable danger pour la neutralité que se doit
d’adopter l’historien. Car les gens qui ne se réclament pas de cette neutralité apparaissent
finalement comme ayant une démarche plus claire et donc plus saine (« De la part d’un
polémiste, on peut tout attendre, et les colères peuvent avoir leurs raisons et leurs effets,
voire leurs enseignements »). Mais l’historien qui croit être neutre en ne reconnaissant pas
ne pas l’être absolument transgresse tout à fait la norme de neutralité telle qu’elle est
présentée par Coquery-Vidrovitch.

Face à ce rappel à l’ordre de la manière dont les historiennes peuvent mobiliser leur
insigne et leur savoir-faire professionnel pour participer à des débats qui agitent la société
dans laquelle elles vivent, Lefeuvre riposte en revenant lui aussi abondamment sur cette
norme de neutralité. Voici quelques extraits qui illustrent cette tendance :

« Victime d’un “positivisme simplificateur”, je m’attacherais à compter un par un le


nombre des victimes des conquêtes coloniales en ignorant – volontairement ou par bêtise – “la
complexité des facteurs historiques”. Sur ce plan, le débat est effectivement d’ordre
méthodologique. Ce mépris pour le “positivisme” dont C. Coquery-Vidrovitch témoigne, justifie
qu’on puisse dire tout et n’importe quoi. Elle ne s’en prive d’ailleurs pas, dans Le livre noir du
colonialisme (p.560), lorsqu’elle affirme que la guerre d’Algérie aurait fait un million de victimes
parmi la population algérienne musulmane. C. Coquery-Vidrovitch, qui me reproche d’ignorer les
travaux d’André Prenant, sait pertinemment qu’elle énonce, là, un mensonge grossier, forgé par la
propagande du FLN et qui sert, aujourd’hui encore, à conforter le pouvoir des dictateurs
algériens : tous les travaux des démographes et des historiens français (d’André Prenant à
Charles-Robert Ageron, de Benjamin Stora à Guy Pervillé et Gilbert Meynier) ont infirmé ce
chiffre et proposé des estimations beaucoup plus basses : 250 000 morts environ, parmi lesquels,
selon Gilbert Meynier, environ 200 000 auraient été victimes de l’armée française et 50 000 du
FLN.

[…]

Contrairement à C. Coquery-Vidrovitch, sur tous ces points – bilan des victimes des guerres
coloniales ; bilan de l’exploitation économique des colonies et des populations colonisées ; rôles
des soldats coloniaux durant les guerres mondiales, etc. ; rôle de la main-d’œuvre coloniale dans

438
la croissance française – je crois en effet que le premier devoir de l’historien est d’établir les
données les plus précises possibles […]. C’est seulement à partir de ce socle de connaissances
“positives” que des interprétations peuvent être proposées. Et, toujours contrairement à mon
censeur, je ne pense pas qu’on puisse faire dire ce que l’on veut aux statistiques, dès lors qu’elles
sont honnêtement construites.

[…]

Le relativisme dans lequel C. Coquery-Vidrovitch se complet actuellement, adossé à – ou


rendu nécessaire par – un tiers-mondisme qui l’amène à minimiser le poids que la charia fait peser
sur les femmes de “deux ou trois provinces” du Nord du Nigéria et à justifier la propagande des
dictateurs algériens – conduit à tourner le dos aux principes fondamentaux de la discipline
historique »1.

La neutralité dont se revendique Lefeuvre, ou en tout cas la distance qu’il se veut


entretenir avec tout parti-pris politique, apparaît tout d’abord dans la litanie de chiffres
égrainée dans l’ensemble de l’article (au demeurant assez long pour une réponse à un
compte rendu : plus d’une dizaine de pages) et le recours constant au registre du factuel.
Dans le premier paragraphe reproduit ici, il revient d’ailleurs très explicitement sur la
valeur que représentent ses arguments chiffrés, et notamment sur leur gage de neutralité.
Ainsi, il réaffirme la vertu du « positivisme » dont on l’accuse en montrant comment son
adversaire, qui en manque (voire qui « se complet » dans une posture décrite comme
hautaine vis-à-vis d’une façon de faire de la science qui ne prend pas au sérieux la
complexité du social), se trouve prise en flagrant délit de dire « tout et n’importe quoi ».
Ainsi, en s’affranchissant du respect des « faits » qui, présentés ainsi, sont davantage des
éléments de réalité auxquels se heurteront forcément les chercheuses qui auront la bonne
foi de les prendre en considération plutôt que de les enjamber allègrement, Coquery-
Vidrovitch se laisse « avoir » par ce qui apparaît pourtant comme un dispositif
moyennement subtil de maquillage de la réalité : « la propagande du FLN ». Le
positivisme comme bonne pratique de la neutralité du chercheur en sciences sociales –
surtout lorsque celui-ci travaille sur un sujet semé de discours idéologiques – consisterait
donc d’abord à ne pas se laisser aveugler par les manipulateurs de chiffres de tout poil en

1
La réponse de Daniel Lefeuvre est publiée dans la revue en ligne « études coloniales », qui
s’apparente davantage à un site savant qu’à une revue scientifique, il s’agit des publications de
l’Association Études Coloniales créée en 2006 dans le contexte d’échauffement étudié dans cette
thèse. Leurs membres fondateurs y voient un symptôme de la méconnaissance de ce qui touche à
l’histoire coloniale (Daniel Lefeuvre est au centre de l’entreprise jusqu’à sa disparition en 2013).
« Réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch », etudescoloniales.canalblog.com, 18/05/2007.

439
établissant les faits tels qu’ils sont (les fameuses « connaissances “positives” » qui,
« honnêtement construites », contiennent une irréductible part de vérité). Le travail
d’interprétation de ces faits ne semble alors plus poser aucune difficulté : à moins que l’on
ne soit agie à nouveau par des biais de lecture incontrôlés (le « isme » du « tiers-
mondisme » dont Coquery-Vidrovitch serait coupable signale une attitude générale où le
regard analytique est corrompu par une tendance à voir la réalité comme on aimerait
qu’elle soit plutôt que comme elle est), interpréter des données ne peut conduire à en
donner une vision sans aucun fondement.

En somme, au nom de la nécessité de se garder, lorsque l’on s’adonne à des activités


d’historienne académique, de faire intervenir tout jugement de valeur ou agenda politique
que l’on aurait plus ou moins formellement en tête, Lefeuvre et Coquery-Vidrovitch
descendent en flèche leurs travaux respectifs (Pour en finir avec la repentance coloniale
pour Coquery-Vidrovitch, et un panel plus large des différents travaux de cette dernière
pour Lefeuvre). L’un et l’autre ne mettent pas la même chose derrière cette « nécessité »
mais l’invoquent tous deux comme principe cardinal du métier d’historienne. Ce faisant, ils
renforcent cette norme, mais pas en la reproduisant implicitement dans la manière de
formuler leurs arguments. Attaqués sur le bienfondé de leurs « qualités » respectives
d’historiens (Coquery-Vidrovitch fait en fait l’objet de critiques assez sévères de la part de
Lefeuvre dans son livre sur la « repentance coloniale » ; de la sorte, sa « recension » est
déjà une contre-attaque), ils reviennent l’un et l’autre très explicitement sur ce qui
constitue à leurs yeux cette « qualité ». Le renforcement de la norme de neutralité va donc
avec une explicitation de ce à quoi elle renvoie et donc à sa re-formation ou dé-formation
dans le cours de la controverse.

Il en va de même pour une autre norme professionnelle, qui touche elle aussi, en
partie du moins, à ce que se doivent d’être les historiennes vis-à-vis des sociétés dans
lesquelles elles s’insèrent. Il s’agit d’une norme d’érudition. Elle est en général avancée
pour exprimer un devoir qu’auraient ces dernières à l’égard de la société de prendre un peu
de hauteur par rapport au sens commun mais aussi de restituer à cette dernière les
connaissances produites à l’université. Il y a là l’idée que l’une des missions des historiens
à l’égard du « débat public » (avec qui il est donc sous une forme de contrat implicite) est
de l’éclairer, ce qui suppose nécessairement de trouver les moyens d’activer des sources de
lumière auxquelles les non-historiens n’ont a priori pas accès. En d’autres termes, de s’en
distinguer « par le haut ». On retrouve l’expression de cette idée même sous des plumes

440
qui se mobilisent par ailleurs beaucoup pour défendre des conceptions non-élitistes de
l’histoire, notamment lorsqu’il s’agit de dénoncer, au cours d’échanges antagoniques, la
façon dont des adversaires argumentatifs se montrent indignes de cette norme. Laurence
De Cock publie ainsi un texte sur le blog du CVUH où elle comment un article du Monde
signé par Barbara Lefebvre1 où cette dernière établit une forme de continuité entre « la
haine de l’Autre » que « l’école de la République » nourrirait en n’imposant pas de limites
claires à la « sédimentation identitaire » qui s’y trame (sont visés les jeunes de confession
musulmane des quartiers défavorisés, « notre » cancer républicain) et les meurtres de
Sohane Benziane en 2002 ou encore d’Ilan Halimi en 2006 2. L’existence de faits tragiques
tels que ces meurtres prennent racine, d’après Lefebvre, dans la violence du langage dans
lequel s’expriment les interactions routinières de ces jeunes et que l’institution scolaire ne
sait pas (plus) réguler. La critique de Laurence De Cock, qui est en profond désaccord avec
le diagnostic posé par Lefebvre et se refuse à faire d’adolescents de confession musulmane
des ennemis de la République, commence cependant par pointer le défaut d’érudition dont
fait preuve l’essayiste-enseignante :

« Que le langage soit porteur d’une dimension performative va de soi ; mais que l’on
s’improvise linguiste pour user sans complexe et sans pudeur de citations bien choisies aux fins
d’étayer simplement une thèse mensongère et infamante relève de l’imposture intellectuelle peu
digne d’un enseignant »3.

Plus exactement, le défaut d’érudition est associé ici à une certaine malveillance
prêtée à Barbara Lefebvre qui rend le premier péché d’autant plus honteux. « L’imposture
intellectuelle » apparaît ici comme une accusation grave (puisqu’elle ternit d’une certaine
manière l’image des enseignantes qui doivent au savoir et à son honnête construction
davantage de respect). Et le fait que ce détournement indigne de savoirs linguistiques
constitués par une personne qui n’a pas les qualités requises pour en user (des années

1
Barbara Lefebvre, « Des barbarismes à la barbarie », Le Monde, 07/03/2006.
2
Les responsables de ce marasme communautariste extrêmement violent sont clairement identifiés
par Lefebvre : « Bienvenue dans le ghetto scolaire fabriqué par nos élites progressistes, adeptes de
la contre-culture, surtout quand elle ne vient pas se frotter de trop près à leurs enfants à l’abri dans
des établissements prestigieux ou privés. Merci à l’angélisme pédagogique des chercheurs des
années 1980 et autres sociologiques qui ont contribué à ringardiser la fonction d’éduquer en
expliquant que l’école est d’abord “lieu de vie” où nous sommes tous, adultes comme élèves, des
égaux. Bienvenue dans l’école de Babeuf ! » Ibid.
3
« “Ma parole !” en réponse à Barbara Lefebvre par Laurence De Cock, professeure d’histoire-
géographie au lycée Joliot Curie de Nanterre et formatrice à l’IUFM de Versailles », blog du
CVUH (la publication suit vraisemblablement de quelques jours le texte de Barbara Lefebvre, mais
est basculé sur l’actuelle version du blog le 9 mars 2007).

441
d’apprentissage de cette discipline) serve une cause présentée comme nauséabonde (la
thèse qui est avancée « sans pudeur » est « infamante ») rend le tout encore plus
méprisable. L’idée qu’il y a derrière est que cette intervention dans le débat public au nom
de savoirs dont la maîtrise est complètement usurpée a des chances d’être utilisée dans le
déroulement de ce dernier. Barbara Lefebvre pêche donc par deux fois à l’égard de la
norme de prise de hauteur des historiens vis-à-vis du sens commun : non seulement elle ne
s’assure pas de la qualité des « connaissances » qu’elle mobilise, mais en plus elle se
permet de peser sur la manière dont sont considérés publiquement les jeunes musulmans
sur la base de cette « thèse mensongère » plutôt que d’éclairer le débat public.

Dans une démarche similaire (dans le sens où il s’agit d’une réaction aux propos
d’un professionnel de l’histoire pour l’une de ses interventions dans le débat public, ici via
une recension d’ouvrage dans Le Monde des livres1), Christine Peyrard s’insurge contre la
propension de certaines personnes à s’auto-décerner le droit de commenter des collègues
sérieux alors qu’elles-mêmes manient très mal le savoir dont elles revendiquent la maîtrise.
Elle commence ainsi par citer Balzac sur les « rienologues », catégorie qui lui semble avoir
été taillée avec un peu d’avance pour Philippe-Jean Catinchi qu’elle critique :

« La page a l’air d’être pleine, elle a l’air de contenir des idées ; mais quand l’homme
instruit y met le nez, il sent l’odeur des caves vides. C’est profond, mais il n’y a rien : l’intelligence
s’y éteint comme une chandelle dans un caveau sans air. Le Rienologue est le dieu de la
Bourgeoisie actuelle ; il est à sa hauteur, il est propre, il est net, il est sans accidents. Ce robinet
d’eau chaude glougloute et glouglouterait in soecula soeculorum sans s’arrêter (…) »2.

L’estocade est sévère, d’autant qu’elle mobilise une référence érudite (et en même
temps non circonscrite à des cercles de spécialistes de l’histoire révolutionnaire : il s’agit
plutôt d’une référence commune à l’intelligentsia cultivée qui a des chances de lire Le
Monde des livres : la mise en cause de l’historien vise donc à être goûtée au-delà de la
communauté professionnelle) pour exposer au grand jour l’absence de réelle érudition de
Catinchi malgré le mal qu’il se donne pour en afficher l’apparence. Cette incapacité
pointée à se montrer digne de la profondeur qui est la réelle marque de fabrique des savoirs
historiographiques est particulièrement désagréable parce qu’elle contribue à former, dans
l’esprit du « grand public » de mauvaises idées. Or, en l’occurrence, celles-ci concernent le

1
Philippe-Jean Catinchi, « Expliquer la Révolution », Le Monde, 09/02/2006.
2
« Le savant et le rienologue par Christine Peyrard (professeur d’histoire moderne à l’Université de
Provence) », blog du CVUH, 20/02/2006. Les propos cités viennent (d’après la référence donnée
dans le texte de Christine Peyrard) de Balzac, Monographie de la presse parisienne.

442
travail d’un historien révéré de la communauté – Michel Vovelle – dont le livre de
vulgarisation La Révolution française expliquée à ma petite fille est au cœur de la critique
de Catinchi. Ce dernier est alors implicitement accusé de tenter de parler à l’oreille du
lectorat instruit pour l’empêcher d’entendre le message pourtant éclairant que Vovelle a
écrit à son intention. À la fin de son texte, Christine Peyrard s’interroge ainsi : « Comment
transmettre à la génération suivante notre passion de l’Histoire avec autant de générosité,
de science et de nuances que celle que nous avons reçue ? C’est une question qui, pour
nous, enseignants et chercheurs, est toujours présente. Et quand on a eu la chance d’être
formée par Michel Vovelle, on mesure sans cesse l’immensité de cette tâche. […] Aux
lecteurs du Monde de le découvrir et de l’offrir à leurs enfants, petits-enfants ou neveux :
ils apprendront les diverses séquences de la Révolution française et découvriront le
bonheur de la lecture et le goût de l’Histoire ». Il y a donc une sorte de mission qui
incombe à ceux qui ont accès au savoir savant, ici historique, pour peu qu’ils s’emploient à
se hisser jusqu’à lui au lieu de raconter à tout le monde qu’ils l’ont fait : faire vivre la
flamme, intéresser les « profanes » à ces savoirs, voire leur donner des outils de
compréhension du monde plus fins que ceux qu’ils manipulent classiquement. Ce faisant,
la norme d’érudition que Peyrard contribue à renforcer participe à construire les savoirs
comme sanctuaire : n’est pas habilité à y pénétrer qui veut car ce qu’il contient est
lumineux, délicat et puissant dans les effets que cela peut avoir.

Ces batailles ou remises au point au nom de l’érudition nécessaire de l’historienne


sont donc une manière, à l’intérieur de la discipline, de rappeler ce à quoi engage la
pratique historiographique qui rejoint, même s’ils n’envisagent pas le métier de la même
façon et sont en désaccord sur beaucoup de points, la frontière entre historiens et profanes
que contribue à former quelqu’un comme René Rémond. Dans ses échanges avec François
Azouvi qu’il publie en 20061, il souligne à quel point les parlementaires ne « sons pas
qualifiés à cette fin » (dire l’histoire) et comment le fait de parler au nom de cette
discipline requiert de longues années de formation qui, chez certains (par exemple le
conglomérat d’émérites que forment les signataires de l’appel Liberté pour l’Histoire ?),
finit par devenir un véritable « sixième sens de l’historien » permettant de porter « un
jugement global et circonstancié » sur tout ce qui touche au passé et à ses usages.

Une troisième norme devant laquelle, en dépit des points de vue peu conciliables
exprimés au cours des échanges, les professionnels de l’histoire et de son enseignement

1
René Rémond, Quand l’État se mêle de l’Histoire, Stock (Paris, 2006).

443
s’inclinent (en lui donnant cependant des saveurs variables) est celle de la raison (plutôt
que du registre sentimental ou émotionnel à l’égard duquel il s’agit de garder ses
distances). Elle est abondamment renforcée par les discours qui émanent des porte-parole
et soutiens de Liberté pour l’Histoire, dont la cause principale de mobilisation (telle qu’elle
est affichée par ses membres en tout cas) est la nécessité de libérer la pratique de l’histoire
de toute entrave de nature émotionnelle (qui a trait à la sensibilité de groupes ou personnes
à certains passés). Dans un registre très juridique (après tout, c’est son corps de métier),
Françoise Chandernagor explique ainsi dans une interview donnée à la revue L’Histoire en
2006 que la raison a ses raisons que le cœur ignore et que ce dernier serait bien avisé, par
conséquent de ne pas intervenir :

« Question de la rédaction (à propos de la loi Taubira) : Donc, ce que


les signataires de l’appel souhaiteraient, ce n’est pas l’abrogation intégrale de
cette loi, mais une nouvelle formulation ?

FC : Les signataires aimeraient surtout, je crois, que le Parlement ne se


mêle plus de dire la vérité en histoire. Plus jamais ! […] Alors je pose la
question : qu’arrivera-t-il si les parents d’un collégien estiment que le
professeur d’histoire n’a pas consacré à l’esclavage dans ses cours une place
assez “conséquente” ? Et qu’est-ce qu’une place “conséquente”, compte tenu
de l’ampleur des programmes ? Un quart d’heure ? Deux heures ? À moins
qu’on n’abroge ou déclasse cet article, c’est un tribunal qui tranchera… […]
Nul doute que si, après le vote, cette loi ait été déférée au Conseil
constitutionnel, comme la Constitution le prévoit quand le Parlement sort de sa
compétence, le Conseil aurait déclassé cet article. Il en aurait été de même,
bien sûr, pour l’article 4 de la loi de 2005 qui n’est pas de la compétence
constitutionnelle du Parlement. Mais ni le gouvernement ni les partis politiques
n’ont saisi les Neuf Sages. […] Depuis ving-cinq ans, des associations ont
acquis, dans divers domaines, le droit d’engager l’action pénale à la place de
la puissance publique : on leur a permis de se présenter directement comme
“victimes” et de se porter partie civiles. Dans tout ce qui touche aux périodes
douloureuses du passé, ces associations sont nombreuses et actives. […] Tenez,
en avril 1995, L’Histoire avait consacré un dossier au “massacre des
Arméniens” : aujourd’hui, votre magazine pourrait être attaqué en justice pour

444
avoir employé le mot “massacre”, qui constitue, soutiennent certains, une
“négation du génocide” »1.

Dans cet entretien, Chandernagor situe la raison dans le fait de pouvoir s’engager
dans la considération de passé sans se laisser emporter par des élans émotionnels qui
conduiraient nécessairement à les envisager avec partialité, et sans doute aussi
partiellement. Et il y a danger à partir du moment où ces manières de se pencher sur le
passé entendent contraindre les historiennes à prendre
en compte les souffrances qui leur sont associées.
D’autant qu’elles ont désormais les moyens de le faire :
elles peuvent compter avec la compromission de la
puissance publique qui, par démagogie ou manque de
professionnalisme (hors extrait, l’interviewée souligne
que ces « lois mémorielles » ont été votées
« “distraitement” ou rapidement »), n’a pas su contenir
la vague victimaire-mémorielle. L’image de la raison
assiégée par les sentiments à qui l’on a donné les
moyens de nuire est reprise par un certain nombre
d’illustrations ponctuant l’interview comme celle qui
est reproduite ici. L’expression « épée de Damoclès »
est employée par Chandernagor elle-même et le dessin
rend justice au caractère scandaleux qu’elle trouve à
cette situation : l’historien, déconfit dans ses livres et
son honnêteté intellectuelle semble si petit à côté du
pouvoir de nuisance conféré à la mémoire qui a pour
elle le soutien de la loi (on note au passage que
l’illustrateur n’a pas inscrit sur la lame « lois
mémorielles » mais « article 4, loi février 2005 »,
conformément non pas à la position de Chandernagor
mais à ce qui semble faire consensus au sein de la profession : cet article doit être retiré car
il impose aux chercheures et aux enseignantes ce Figure 9 : Les historiens sous
qu’elles doivent trouver/dire). pression mémorielle (Revue
L’Histoire, N°306, 2006, p.78)

1
« Le Débat de L’Histoire, avec Françoise Chandernagor. “Laissons les historiens faire leur
métier !” », L’Histoire n°306, Février 2006, p.82-83.

445
La norme de la raison est tout autant mobilisée par des gens du métier qui sont en
désaccord avec la position avancée sous l’étiquette de « Liberté pour l’Histoire », voire
avec la manière dont leurs tenants défendent cette norme. Bruno Belhoste, historien
académique, écrit par exemple une lettre à l’un des signataires de l’appel des 19 dont voici
quelques extraits :

« Cher collègue et ami,

J’ai lu hier l’appel des 19 historiens que vous avez signé, intitulé
“Liberté pour l’Histoire”. Je voudrais vous dire pourquoi, en tant qu’historien
comme en tant que citoyen, je n’approuve pas le contenu de cet appel, en dépit
des noms très éminents et respectables qui l’ont lancé.

[Il revient sur le cas des trois premières lois dites « mémorielles » par les 19, et
notamment sur celui de la loi Taubira] Le crime contre l’humanité étant imprescriptible,
trouvez-vous si scandaleux de définir ainsi le traitement infligé aux ancêtres (pas si lointains) de
certains de nos compatriotes (le Statut de Rome de la cour pénale internationale place l’esclavage
parmi les crimes contre l’humanité) ?

[…]

J’estime, pour ma part, qu’un Parlement a le droit et probablement aussi le devoir de


déclarer, au nom des citoyens qu’il représente, quels sont les génocides et les crimes contre
l’humanité. Qui pourrait d’ailleurs le faire légitimement à sa place ? Et j’estime que l’histoire que
l’on enseigne dans nos écoles est aussi un enseignement de civisme et qu’il n’est pas scandaleux de
demander aux enseignants de donner à des pages douloureuses de notre histoire l’importance
qu’elles méritent. L’historien travaille dans un autre registre. Je ne vois rien dans les lois que vous
dénoncez ce qui peut gêner réellement son travail. Car l’historien n’a pas à juger, il n’a pas à dire
ou à nier que tel ou tel évènement est un crime contre l’humanité, il doit comprendre, et
éventuellement instruire ceux qui auront, dans la sphère du droit, à qualifier les faits qu’il étude et
analyse »1.

S’il est d’accord avec l’idée que « l’historien » inscrit son activité dans le cadre
raisonnable de l’analyse, de l’étude, de la compréhension plutôt que de considérations
émotionnelles ou encore l’émission de jugements de valeur, Belhoste n’a pas l’impression
que les lois « mémorielles » (à l’exception de l’article 4 de celle de 2005, dont il souligne
hors extrait qu’il est « incomparable » et « incommensurable ») l’empêche de mener à bien
1
La lettre est reproduite apparemment dans son intégralité sur le blog du CVUH, l’identité du
destinataire n’étant pas révélée : « Lettre adressée par Bruno Belhoste le 14 décembre 2005 à l’un
des signataires de l’appel des 19 », cvuh.blogspot.

446
de telles missions. Et même, lorsque ses collègues engagent un face à face avec le
Parlement ou d’autres institutions dont le rôle est d’émettre des jugements moraux, ils se
mettent à parler une langue qui n’est pas celle de l’historien, qui « n’a pas à juger, [ni] à
dire ou à nier que tel ou tel évènement est un crime contre l’humanité ». Ils sortent ainsi du
cadre raisonnable des activités qui leur sont assignés car, pour reprendre les termes de
Nicolas Offenstadt et Gérard Noiriel, « ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire, mais ce n’est
pas aux historiens de faire la loi »1.

Cette norme de « raisonnabilité » est même mobilisée, comme ici pour rappeler à
l’ordre une représentante de la discipline, mais par des non-historiennes dans le cadre
d’une conférence à destination du « grand public » au sujet de l’histoire de l’esclavage.
Françoise Vergès2 raconte ainsi avoir rencontré une vive opposition dans l’une de ses
conférences et associe cela au type de public qui y assistait et au type de conférence que
c’était :

« J’ai rarement rencontré d’hostilité. Une ou deux fois. Et en général,


avec les gens éduqués. Enfin, ce que je veux dire éduqués : c’est-à-dire des
profs, plutôt que… ce n’est pas que les gens des associations ne sont pas
éduqués… Mais ce que je veux dire c’est que j’avais en face de moi des gens
qui se présentaient comme des universitaires, cadres, etc. C’est-à-dire que plus
je montais, plus c’était hostile. C’est ça que je veux dire.

MF : Ah bon ?

FV : Ca s’attaquait à l’idée qu’on se fait de la France, de la


République… La question du racisme est absolument, pratiquement impossible
à soulever. Du racisme anti-noir, elle est pratiquement impossible à soulever,
dans son rapport avec la traite et l’esclavage. Pratiquement impossible. En fait
je me souviens, devant une assemblée extrêmement chic, très bien, comme ça,
c’était à un dîner-débat, au dîner il n’y avait que ce qu’il fallait, vin rouge, vin

1
« Les historiens et les autres. Sur le rôle des historiens dans les débats publics récents en France.
Une lecture, par Gérard Noiriel (EHESS) et Nicolas Offenstadt (Paris 1) », texte probablement
publié dans le courant de l’année 2006, mis en ligne sur le blog du CVUH le 8 mars 2007.
2
Elle a en réalité plusieurs « casquettes » et n’est pas une historienne classiquement formée à la
discipline. Elle a d’abord été journaliste et éditrice avant de réaliser une thèse de science politique à
l’université de Berkeley. Ses activités à son retour son diverses et les publications estampillées
comme relevant de la recherche académique n’en sont qu’une partie. Cependant, elle intervient
dans l’événement relaté dans l’extrait cité en tant que présidente d’un organisme qui s’apparente à
un émissaire publiquement soutenu de la recherche sur l’histoire de l’esclavage : le Comité pour la
mémoire et l’histoire de l’esclavage.

447
blanc, le repas : l’entrée, le dessert, enfin tout était très… dans un très bel
endroit [inaudible] il y avait un parc autour, enfin je veux dire… Et c’était,
enfin c’était la situation où j’ai été le plus attaquée. Et les gens se sont énervés,
mais se sont engueulés même entre eux ! Sur euh, que j’exagérais, que je
prenais les choses de manière trop littérale, que “nègre” c’était aussi une
manière de parler, que je trahissais les codes de l’époque enfin… toutes les
conneries qu’on entend »1.

L’analyse rétrospective que fait Françoise Vergès de cet événement (qui impacte la
manière dont elle raconte) est que plus on s’élève socialement, plus on se rapproche du
cœur des élites françaises, plus on rencontre de réticence et de résistance à l’idée que
l’esclavage comme période historique abominable a bien existé et qu’il a été organisé et
cautionné par de nombreux gouvernements français. Je n’ai pas les moyens de m’engager
dans une interprétation sur ce sujet mais note que l’outil de délégitimation du propos qui
est mobilisé à l’encontre de Vergès par ce public fort animé est la norme de la raison qui
doit caractériser les discours scientifiques sur le passé. Là où on attend d’elle qu’elle
entretienne avec l’objet de son propos une certaine distance et qu’elle en parle d’un ton
lisse, sans jugement de valeur (surtout si « l’esclavage était une horreur » est inentendable),
elle se laisse prendre par la morale d’aujourd’hui qui condamne. Le rappel à l’ordre
apparaît ainsi comme un rappel aux règles du métier (interprétées, comme toujours) et il
est significatif alors que celles-ci soient mobilisées par des interlocuteurs qui sont, sinon
des enseignants eux-mêmes, du moins des gens qui ont des affinités sociales avec les
cercles universitaires.

Ces trois normes, qui se recoupent par certains aspects et que les échanges
antagoniques parmi les gens du métier (historiennes académiques et enseignantes)
contribuent à renforcer tout en tentant de leur donner des formes qui sont parfois peu
conciliables, contribuent à définir les règles que doivent suivre les historiens dans leurs
rapports avec la société. S’ils sont pris dedans et que leurs objets d’étude sont parfois
saturés des usages que peuvent en faire le commun des non-historiens (que ceux-ci soient
émotionnels, politiques, intéressés…), il leur incombe de se tenir à une certaine distance de
toute cette agitation. S’ils interviennent dans les débats publics, ce doit donc être soit pour
partager leurs savoirs (plutôt que leurs convictions), soit en tant que citoyens (il vaut alors
mieux pour leur légitimité scientifique qu’ils ne laissent pas planer le doute sur la qualité
au nom de laquelle ils interviennent, sans quoi on pourra leur rappeler l’interférence
1
Entretien du 22/06/2016.

448
d’intéressements à leurs sujets autres que scientifiques). Si, en Angleterre, on peut
constater une même réaffirmation de normes encadrant les activités des professionnelles du
passé, celles-ci ne sont pas tout à fait les mêmes que celles observées dans le cas français.

2. Faire de l’histoire pour prendre part au débat public : le


cas anglais

Dans la controverse telle qu’elle se déploie dans les cercles des professionnels de
l’histoire et de son enseignement en Angleterre, les échanges sont moins virulents que dans
le cas français. La verbalisation de ce qui relève du non-dit dans les échanges routiniers –
soit parce que cela renvoie à des idées que l’on est censées toutes partager, soit parce qu’il
s’agit, au contraire, de choses qu’il serait coûteux d’évoquer – y est donc moins saillante
que ce qui a été observé dans la controverse française. Néanmoins on relève, dans quelques
échanges antagoniques de basse intensité, l’expression de désaccords et des principes au
nom desquels ceux-ci sont légitimés. Et s’il s’avère que les points de vue exprimés sont, à
certains égards, clairement en opposition, les échanges sont réglés par l’adhésion commune
à des normes concernant ce que se doit d’être un historien, ou un enseignant d’histoire.
Celles-ci sont rendues plus tangibles lorsque les auteures ou locutrices s’engagent dans des
discussions antagoniques puisqu’il s’agit de justifier, d’une certaine manière, ce qui leur
permet de déroger à la règle tacite selon laquelle les échanges doivent être plutôt
consensuels, en particulier au sein d’une même profession qui forme ses membres à des
types de débat relativement policés (cela vaut en tout cas pour les historiens académiques ;
le cas des enseignants du secondaire est un peu différent, comme nous l’avons vu et
reviendrons dessus ultérieurement).

L’une des normes qui se retrouve « parlée » au cours d’échanges antagoniques a trait
au rôle de passeur que se doit d’avoir l’historien vis-à-vis de la société. Elle apparaît par
exemple, entre autres choses, dans une discussion qui s’engage, via des publications dans
la revue destinée aux universitaires de l’Historical Association, entre David Starkey et
Marjorie Reeves. Historien de la monarchie (en particulier les Tudors), le premier est
connu en 2001, au moment de la publication du texte dont des extraits sont reproduits ci-
après, comme une figure de proue de la profession dans les médias, où il intervient
régulièrement et s’emploie à faire goûter au « grand public » les délices des grands récits
historiques1. La seconde est historienne de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance et

1
Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-
century England.

449
pédagogue. Elle est particulièrement reconnue pour son travail en tant que formatrice
d’enseignantes d’histoire au St Gabriel’s Training College, puis à St Anne’s College, où
elle est très active dans la mise en place d’innovations pédagogiques destinées à rendre
l’histoire moins poussiéreuse pour ses étudiantes. En 2001, l’Historical Association remet
à David Starkey la « médaille Medlicott », une distinction dont elle honore chaque année
depuis 1985 une historienne pour « services rendus à l’histoire ». Comme à l’accoutumée,
le discours du médaillé est publié dans le journal The Historian. Étant donné le ton plus
polémique que d’ordinaire de ce dernier, l’équipe éditoriale propose, dans les deux
numéros qui suivent sa publication, de lancer un débat à son sujet en faisant un « appel aux
commentaires sur le discours de Dr Starkey »1. Lorsque l’article de Marjorie Reeves est
publié trois numéro après celui de David Starkey, l’éditrice en chef souligne toutefois qu’il
s’agit d’une réponse spontanée au discours de Starkey car il est « arrivé avant que
l’éditorial [du numéro 72, le premier dans lequel il est question d’« appel à
commentaires »] ne paraisse ».

Extraits du discours de David Starkey lors de la remise de sa médaille Medlicott2 :

« Ce que je veux dire, c’est que la nation a créé l’histoire, que l’on ne peut pas avoir
d’histoire sans nation [nationhood]. Je pense que la réciproque est vraie ; la nation et l’histoire
sont inextricablement liées. Ce qui nous amène à notre petit avorton de XXI ème siècle. Que se passe-
t-il ? Il me semble que deux choses se sont passées qui, toutes deux, remettent sérieusement en
question la nation [nationhood] et l’histoire. La première a été la professionnalisation de l’histoire.
Le vingtième siècle a commencé avec un coup de clairon proclamant que “l’histoire est une
science”. […] Il faut dire que la professionnalisation de l’histoire a produit, je pense, de très belles
choses. Cela a conduit à une bien meilleure compréhension des différences entre nous et des
époques antérieures, une bien plus grande sensibilité à la différence de valeurs, à appréhender
l’idée que le passé est un autre pays, et qu’ils font les choses différemment là-bas. Cela a été
immensément utile. Mais cela a aussi conduit l’histoire à devenir une conversation privée entre

1
Le discours de Starkey est publié dans le numéro 71 de la revue The Historian. Dans l’éditorial du
numéro 72, Muriel E. Chamberlain, éditrice en chef, termine en écrivant : « Le discours de David
Starkey n’a pas suscité l’approbation inconditionnelle de nos membres and nous sommes
favorables à entendre les points de vue contradictoires que quiconque souhaiterait avancer ».
L’éditorial du numéro 73 poursuit sur ce point : « Les répercussions du discours de David Starkey
lors de sa remise de la médaille Medlicott continuent de faire du bruit. La suggestion proposée par
l’éditrice dans le dernier numéro indiquant qu’un article de réponse serait bienvenu ne s’est pas
encore révélée fructueuse mais des lettres (de soutien et de désaccord) continuent d’arriver et nous
envisageons d’en publier certaines ».
2
« The English Historian’s Role and the place of History in English National Life », An edited
version of the Medlicott Lecture by Dr David Starkey delivered after the Annual General Meeting
of the Historical Association held on 7 April 2001, The Historian, N°71, 2001, p.6-15.

450
historiens, qui sont les seuls qui peuvent se comprendre – ce qui est catastrophique. […] La
seconde chose est qu’il y a eu un continuel délitement de la notion, tout d’abord, de Grande-
Bretagne et, plus spécifiquement, d’Angleterre.

[…]

Je suis désolé, mais je ne vois pas quelles sont les issues de la situation à laquelle nous
sommes arrivés. Je ne vois tout simplement pas. Je ne sais pas comment l’histoire, de toutes les
manières dont je peux l’envisager, peut survivre alors qu’elle n’est pas articulée à un récit
national. Je ne sais pas, en gardant à l’esprit nos performances contemporaines, cette fois en tant
que profession, comment nous pouvons survivre. […] J’aimerais en un sens que nous partions et
que nous réfléchissions : réfléchir à pourquoi vous êtes si nombreux à enseigner l’histoire ;
réfléchir à pourquoi vous la lisez tous ; réfléchir à pourquoi vous faites partie à l’Historical
Association et ce à quoi elle sert vraiment, ce qu’elle devrait faire en ce moment. Je fais la même
chose. Je peux proposer des réponses crues – l’histoire a l’air de bien se vendre. C’est très
populaire, si l’on en juge par le nombre de personnes qui regardent les séries historiques à la
télévision ou achètent des livres. Mais ce n’est pas assez. Où nous allons, comment nous
assemblons l’ensemble du puzzle, je ne le sais tout simplement pas. Mais ce que je sais c’est que, si
nous arrivons à cet assemblage, l’histoire et les historiens – mais pas toute la profession
historienne probablement – devra être au centre du processus ».

Extraits de la réponse de Marjorie Reeves au discours de Starkey1 :

« Dr David Starkey a récemment décrit “l’histoire publique”


(clairement distincte de “l’histoire académique”) comme facteur clé de la
construction de l’identité nationale. Il dessine avec éloquence un tableau
fascinant de la manière dont “l’anglicité” s’est développée, en atteignant sa
première apogée dans le ferment du nationalisme qui a caractérisé la période
des Tudors. Mais il termine en se demandant pourquoi tout cela s’est évaporé.
Quelle est la place de l’histoire dans la vie nationale Anglaise aujourd’hui ? Il
craint qu’elle ait été circonscrite à “une conversation privée entre historiens”.
Il demande pour finir si les historiens (mais probablement pas toute la
profession historienne) ont un rôle public à jouer à l’avenir. […] La réponse à
la question de Starkey est qu’au cours du dernier siècle, un autre “rôle public”
est advenu pour l’histoire : le passé comme histoire personnelle, un élément
vital pour sustenter les gens dans la société. Durant les dernières décennies une
nouvelle perception de ce qu’est l’histoire s’est manifestée à deux niveaux :

1
« The Uses of History in the Twenty First Century » by Marjorie Reeves, The Historian, N°74,
2002, p.6-10.

451
d’abord par un glissement du politique vers le personnel dans les sujets sur
lesquels écrivent les historiens ; ensuite, par la manière dont un public avide
s’est approprié ce qu’un journaliste contemporain appelle “le régime le plus
nourrissant de tous – l’histoire”. [… Après avoir évoqué des événements
récents susceptibles de susciter chez celles et ceux qui ont été concernés par eux
« des cycles de violence et de revanche »] Après le 11 septembre 2001, Fergal
Keane a écrit : “Il y avait appels après appels de la part de ceux qui étaient
coincés dans les vols condamnés ou dans les tours du World Trade Centre en
train de s’effondrer. Messages après messages ils disaient à ceux qu’ils
laissaient derrière eux : ‘Je t’aime’. Ces trois mots sont les plus importants de
notre langue”. De telles réponses face à la calamité révèlent une vérité toute
simple à propos de l’humanité : nous sommes “des membres les uns des
autres”, des personnes qui trouvent le vrai sens de leur existence via les
relations et les réseaux d’appartenance. On peut rappeler une célèbre phrase
de Martin Luther King, qui disait que nous sommes inextricablement pris dans
“une inéchappable toile de mutualité”. Et, fondamentalement, les relations ont
des histoires.

[…]

Le premier usage de l’histoire aujourd’hui commence avec une


recherche de nos racines. […] L’intérêt de l’histoire aujourd’hui est de nous
rendre familière notre commune humanité dans un monde globalisé. Cela ne
peut pas rester une prérogative d’universitaire ».

Les deux auteurs sont ici en désaccord quant à la loyauté que se doit d’avoir
l’historien vis-à-vis de cette forme assez particulière de communalité qu’est la nation (aussi
loin qu’aille Marjorie Reeves dans la remise en cause de cette manière très nationalo-
centrée d’envisager le passé, l’histoire lui semble jouer un rôle particulièrement important
dans la vie des gens dans la mesure où il les fait appartenir à des choses plus grandes
qu’eux et qui leur donne potentiellement envie de se tenir la main pour en entreprendre
d’autres). D’un côté, David Starkey avance qu’histoire et nation sont historiquement liées
l’une à l’autre (un argument corroboré par d’autres travaux, même s’il ne les cite pas 1) et
surtout, diagnostique que la nation est, en ce début de XXI ème siècle, en danger (la nation
« Grande-Bretagne » d’une part, qui est rongée de l’intérieur par des sous-identités
régionales – Starkey évoque avec une pointe d’amertume le succès d’une sorte de Celtic

1
Colley, Britons: Forging the Nation 1707-1837; Mandler, History and National Life.

452
revival en Écosse et au Pays de Galles – et surtout la nation « Angleterre » que plus
personne n’ose considérer avec fierté). De ce diagnostic alarmant découle alors la question
lancinante : quid de l’histoire et des historiennes ? Starkey confesse être perdu sur ce point
tant il apparaît que l’histoire telle qu’elle a du sens pour lui a été affaiblie et notamment par
les insiders de la profession qui ont succombé au vent « post-moderniste » (le –iste
donnant un indice de l’intérêt que porte l’auteur aux pensées qui se sont développées dans
ce courant). Hors extrait, il explique de fait que les historiens ne se sont pas contentés
d’assister à la démolition de la nation mais ont, « bien sûr, rejoint le gang des casseurs ».
La perspective de Reeves ne saurait être plus différente, concernant cette articulation entre
histoire et nation. On peut toutefois noter que l’expression du désaccord est relativement
feutrée, ou contenue : Reeves commence par souligner les qualités de l’exposé de Starkey,
maniant avec une certaine élégance l’art de la concession 1, et ne dit pas par la suite avoir
une position tout à fait opposée à celle de son collègue fraîchement distingué par la
médaille Medlicott mais plutôt qu’elle a une suggestion de réponse à l’interrogation
existentielle sur laquelle Starkey termine son discours. À un moment où la controverse est
plutôt dans un creux et où les historiennes académiques s’émeuvent particulièrement peu
des questions relatives au traitement public de l’histoire et de son enseignement, une
attaque des propos de Starkey au vitriol a en effet peu de chances d’être formulée, encore
moins dans le cadre routinier de publications savantes de The Historian2. Malgré tout, c’est
bien une position opposée à celle de Starkey que défend Reeves. Face aux rappels
malheureusement récurrents des catastrophes humaines où peuvent conduire la
construction de tranchées infranchissables entre des « nous » et des « eux », il est pour elle
plus important que jamais de travailler sur tous les ponts qui existent entre ces îlots qui,
n’en déplaise à ceux qui les défendent corps et âmes, font partie d’une commune humanité.
Ce que peut l’histoire, alors, consiste à donner de la profondeur temporelle à tout ce qui
nous unit les unes aux autres, et ce à toutes les échelles, quoique Reeves développe
davantage les deux « niveaux » qui prennent le plus à rebrousse-poil l’argumentaire de
Starkey : les relations inter-individuelles et l’humanité. Le fait de savoir que nous sommes
pris dans une « toile de mutualité », qui est « inéchappable » parce ce qu’il s’agit d’un

1
Art de la concession dont Helga Kotthoff a montré il y a quelques temps déjà qu’il s’intégrait
pleinement dans des démarches de contre-argumentations : Helga Kotthoff, « Disagreement and
Concession in Disputes: On the Context Sensitivity of Preference Structures », Language in Society
22, no 2 (1993): 193-216.
2
Même s’il ne s’agit pas d’une revue académique, le magazine est clairement fait par et pour les
universitaires.

453
héritage venu du fond des âges, est pour Reeves la contribution de l’histoire à la
construction d’un monde meilleur, où l’envie de connaître l’Autre, dont on sait qu’il nous
est aussi Commun, remplacera la haine de la différence.

Deux tableaux fort différents donc. Au-delà des effets de politesse qui tendent à
mettre davantage en avant, dans le second texte, ce en quoi les deux propos s’accordent, il
y a toutefois une idée que partagent Starkey et Reeves. L’historienne, en tant qu’elle
dispose d’un savoir qui a des implications fortes sur la manière dont les citoyens peuvent
faire communauté, a un rôle public à jouer dans la construction de « nous » politiques.
Starkey l’affirme à plusieurs reprises, bien que sa version de l’historien-nourrissant-le-
peuple soit très dépendante de l’idée nationale : si l’on ôte à l’historien le récit de la nation,
il n’a plus de raisons d’être, ce qui est grave. Un monde, comme celui que l’avènement de
« la science » a irrémédiablement conduit à former, où les historiennes seraient
condamnées à converser entre elles est un monde où la profession n’a aucun avenir puisque
sa raison d’être, fondamentalement, est d’être l’assise lettrée de communautés qui croient
en leurs chances de faire des choses ensemble car c’est la grande œuvre à laquelle
s’emploient leurs aïeux depuis des générations. Si, comme le relève Reeves pour –
vraisemblablement – indiquer sa désapprobation de cette manière de distinguer certains
émissaires pour représenter les intérêts de la profession, tous les membres du métier n’ont
pas besoin de s’impliquer dans la bataille qu’il faut alors mener pour redonner un sens à ce
dernier, il est nécessaire que ses figures de proue s’y investissent urgemment. Pour Reeves,
l’histoire publique n’est pas morte avec le déclin de la nation ou avec le déploiement d’une
culture académique qui inscrirait la légitimité historiographique dans la grande distance
avec laquelle il s’agirait de considérer les problèmes qui préoccupent les non-scientifiques
– et pour cause, elle ne reprend à son compte aucun de ses deux constats. L’histoire a
toujours sa place en tant que récit ou puits de réflexions où l’on peut donner du sens à qui
« nous sommes », d’où « nous venons » et où « nous allons ». Il y va d’abord du bien-être
des individus, pour qui l’accès à leurs racines est présenté comme roboratif (de fait, si l’on
veut pousser la métaphore, c’est par leurs biais que les végétaux s’alimentent en substances
vitales). Il y va ensuite du bien-vivre-ensemble des communautés au sein d’une même
humanité puisque, au-delà des différences culturelles, l’histoire a pour mission cruciale – et
surtout fondamentalement publique – de « nous rendre familière notre commune humanité
dans un monde globalisé ». En somme, si l’un déplore son délitement car il signe l’arrêt de
mort de la profession historienne et l’autre loue les services absolument nécessaires qu’elle

454
continue et continuera à rendre, la mission civique des historiennes, en tant que ferment
des « je » et des « nous » des sociétés dans lesquelles ces dernières évoluent, est une norme
devant laquelle chacun des deux auteurs s’inclinent.

Cette manière d’envisager la profession historienne comme, d’une certaine façon,


missionnée par des « besoins » sociétaux est du reste assez présente, même hors moments
d’échanges antagoniques où il s’agit de justifier ce au nom de quoi on contredit son
interlocutrice, en particulier chez les membres de la profession qui ont eu l’impression de
devoir se battre pour donner une assise à des recherche sur des « subalternes ». Historienne
féministe de l’empire britannique et épouse de feu Stuart Hall, dont elle explique qu’il l’a
sensibilisée à l’histoire de la Jamaïque et des personnes ayant quitté cette île en nombre
après la seconde guerre mondiale en rêvant d’une meilleure vie en Grande-Bretagne,
Catherine Hall me raconte ainsi en entretien ce que ses premiers intérêts pour la
postcolonialité devaient au contexte politique dans lequel elle évoluait. Après avoir évoqué
la période des années 1970 et 1980 comme un moment où les « Black Britons » étaient en
pleine recherche identitaire, elle établit un lien direct entre ce qui lui apparaît alors comme
une demande sociale de leur part et la manière dont elle a construit son premier projet de
recherche :

« Donc vraiment, c’était un impératif politique qui m’a fait faire ce


travail. […] Il y a beaucoup de tâches dans lesquelles on peut s’engager pour
transformer la manière de penser l’histoire du public de façon générale. Et de
toute évidence, faire un travail académique est une voie mais bon… vous savez,
il n’y a pas tant de gens que cela qui lisent l’histoire académique. Donc si vous
voulez intervenir plus largement, il y a beaucoup d’autres voies que l’on peut
emprunter. Et dans le projet sur l’héritage négrier [slave ownership legacy], on
a vraiment fait explicitement le choix de s’engager dans l’histoire publique,
autant que de faire du travail académique. Donc on a eu de l’argent pour faire
ça, cela faisait partie de nos intentions dès le début »1.

Le projet auquel elle fait référence dans cet extrait, qui a couru via deux dispositifs
de financement de 2009 à 2015, m’est à plusieurs reprises présenté comme un dû de la
communauté des historiens à la société britannique aux prises avec son passé négrier,
comme l’ont rendu particulièrement manifeste les débats autour du bicentenaire de
l’abolition. L’engagement politique (et le sous-entendu, constant dans l’entretien qu’un

1
Entretien (via Skype) du 03/05/2016.

455
engagement politique lorsqu’on est praticienne des sciences sociales veut forcément dire
être à gauche) de mon interlocutrice apparaît presque ici comme un silence de la concorde :
le fait qu’une situation qui semble injuste ou douloureuse et qu’un peu d’histoire est
supposée pouvoir améliorer existe apparaît comme justifiant évidemment que l’historienne
retrousse ses manches et se mette au travail. Si Catherine Hall ne prenait pas généralement
la parole lors de colloques ou d’interventions « publiques »1 (le public qui se déplace pour
écouter dans des lieux représentants l’académie une Professeur d’histoire reste
probablement assez proche socialement des historiens universitaires eux-mêmes) en
exprimant toute l’évidence qu’ont pour elle les traits d’union qui existent entre « histoire
critique », « politique » et « gauche », on pourrait penser que le propos qu’elle m’a tenu
dépend pour beaucoup de la situation particulière d’entretien. Après tout, en faisant
l’hypothèse que malgré la solidité de son statut (matériel et symbolique) dans le monde
universitaire (et, plus largement, dans la société britannique), elle prenne garde à aménager
son discours en fonction de ses interlocutrices, le fait de connaître mon objet de recherche
et/ou que j’aie pris contact avec elle en exprimant une certaine révérence à l’égard de ses
travaux, auraient pu la conduire à considérer que nous partagions la même manière de voir
les choses. Et donc qu’il était bien entendu entre nous qu’un « cri » de la société
demandant la reconnaissance d’une histoire particulière ne puisse pas rester sans réponse
de la part des historiens à qui incombe une mission civique qu’il n’est pas nécessaire
d’expliciter. Cependant, ce n’est pas le cas : Catherine Hall tend à tenir ce genre de
discours dans d’autres circonstances et devant d’autres auditrices. Il faut dire qu’elle et son
mari font partie de la génération qui a activement contribué à la construction du
« tournant » postmoderne et postcolonial, au nom notamment d’arguments politiques :
redonner une dignité aux dominés et aux petites gens (Suart Hall s’est longtemps présenté
comme « sociologue marxiste » et Catherine Hall comme « historienne féministe »). Et on
voit bien dans l’échange entre David Starkey et Marjorie Reeves que l’engagement
politique de l’historienne n’est pas nécessairement une évidence pour tous les insiders de
la profession. La mission civique qui leur incombe semble en revanche perdurer comme
norme encadrant l’investissement du métier, d’autant qu’elle est aujourd’hui explicitement
appuyée par les institutions de financement de la recherche. Ce qui ne rend pas les choses

1
Voir par exemple deux interventions dont les vidéos sont encore accessibles en ligne à la date du
27/08/2019, l’une à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (Catherine Hall, « The Black
Atlantic : New perspectives », 08/11/2016, accès possible via canl-u.tv) et l’autre au
Tropenmuseum d’Amsterdam (Catherine Hall, « Shared History », 19/09/2018, accès possible via
la chaîne youtube du musée : RCMC).

456
extrêmement simples car il est également une autre norme que les échanges entre
historiennes rend saillante : une relative autonomie.

Celle-ci n’est pas professée de manière routinière comme marqueur de l’ethos


professionnel de l’historienne ; elle est plutôt verbalisée lorsqu’elle semble en danger.
L’une des raisons pouvant expliquer cela est qu’il y a visiblement une possibilité, pour les
historiens en Grande-Bretagne, d’être interpellés ou de s’exprimer publiquement sur des
sujets ayant trait au passé sans engager leur identité disciplinaire. Simon Schama raconte
par exemple, alors en conférence à l’université de Stanford sur la manière dont le
bicentenaire de l’abolition a été célébré en Grande-Bretagne en 2007 (incidemment, il avait
publié un livre sur les résistances au système plantationnaire l’année précédant les
commémorations1), qu’on lui a demandé à plusieurs reprises, lorsqu’il était invité sur des
plateaux de télévision ou, plus fréquemment, à la radio, ce qu’il pensait du débat qui avait
cours à ce moment sur les excuses publiques qui devraient – ou non – être formulées pour
le rôle joué par le pays dans l’esclavage. Et, pour ce qu’il en raconte, il n’a pas répondu en
tant qu’il est un professionnel de l’histoire ou des relations que l’on entretient avec le passé
mais en tant que citoyen à qui l’on demanderait son point de vue sur la question et, plus
précisément, en tant que représentant lui-même d’un groupe de victimes de l’histoire (il
vient d’une famille juive ayant fui l’Europe de l’Est avant la seconde guerre mondiale) :

« Et, pour ce que ça vaut, enfin j’ai juste pensé, vous savez, si un
Allemand vraiment décent venait me voir et me disait “je suis très désolé pour
Auschwitz” [rires de l’assemblée], eh bien je dirais que le compte n’y est pas
franchement. C’est absurde à quel point c’est à côté de la plaque, ça me donne
l’impression en quelque sorte que l’énormité et l’atrocité de ce qui s’est passé
durant la traite négrière est de façon tellement pathétique et inadéquate, pas
résolue, mais même pas non plus touchée du doigt par une forme de, vous
savez… [avec un haussement d’épaules] “dis pardon” »2.

Bref, l’argument avancé pour se positionner contre l’hypothèse d’une excuse


officielle pour l’esclavage et la traite négrière ne fait aucunement appel à l’étiquette du

1
Simon Schama, Rough Crossings. Britain, the Slaves and the American Revolution, Vintage
Books (London, 2005).
2
Simon Schama, « The Abolition of the Slave Trade 200 Years On », discours à l’université de
Stanford, 29/10/2007. La vidéo de l’intervention est à la date du 28/08/2019 encore disponible sur
la chaîne youtube de l’université.

457
professeur d’histoire ; il s’agit plutôt de se mettre à la place de la personne à qui l’on
viendrait présenter les excuses en question. Bien qu’il raconte ces épisodes devant une
audience qui, si elle n’en fait pas intégralement partie, a des affinités certaines avec le
monde universitaire, puisque sa conférence se déroule à Stanford, on pourrait penser que
l’expression par Schama d’une opinion de citoyen lambda (ou plutôt de victime lambda)
doit quelque chose à la situation dans laquelle elle est formulée. En effet, lorsque l’on est
un historien public vedette comme l’est déjà Schama en 2007 1, on n’intervient pas
nécessairement à la radio ou à la télévision pour tenir des propos chevillés à la méthode
historique et aux discussions internes à la discipline. Mais en fait, on retrouve l’expression
de prises de position similaires de la part d’historiennes, cette fois dans des espaces de
discussion beaucoup plus circonscrits, comme par exemple la revue dédiée aux débats
académiques de l’Historical Association. Dans un éditorial de The Historian, le très a-
médiatique Trevor James écrit ainsi :

« Un débat fait rage pour savoir si nous, en Grande-Bretagne [Britain],


devrions nous excuser pour l’esclavage qui a été soutenu et pratiqué par nos
ancêtres. Mon opinion personnelle est que, si l’on peut être embarrassés et
choqués par ce que la plupart d’entre eux considéraient comme acceptable
dans leurs tractations liées à l’esclavage, nous ne pouvons pas être tenus pour
responsables du fait qu’ils considéraient acceptable ce que nous trouvons
abominable. Mon arrière-arrière-grand-père Henry Martin était un fabricant
de cigares et de tabac à priser au Bishopsgate de Londres. Au recensement de
1851, il employait trente hommes, donc ça devait être une entreprise plutôt
importante. Rétrospectivement, il est clair que ses cigares et tabac ont dû faire
de vrais dégâts sur la santé de beaucoup de ses clients mais je ne suis pas sûr
qu’une excuse, de la part de quelqu’un qui n’a jamais fumé de sa vie, ferait
vraiment une différence. Ce que nous devons faire, c’est comprendre les leçons
et les configurations de l’histoire afin que cela informe nos futures actions »2.

James n’ouvre pas un débat d’historiens pour la revue, il ne laisse entendre en


aucune façon que HA ou lui-même en tant que membre de l’association et/ou de la
profession devrait faire entendre « la voix de l’histoire » (comme l’indique le slogan de
HA) sur la question des excuses pour l’esclavage. Au contraire, il précise, parce qu’il est
visiblement possible de s’exprimer en tant qu’individu ayant des opinions dans une revue
1
Justin Champion, « Seeing the past: Simon Schama’s “A History of Britain” and Public History »,
History Workshop Journal, no 56 (2003): 153-74.
2
Trevor James, « Editorial », The Historian, N°93, 2007, p.5.

458
affichée comme vitrine de l’histoire, y compris lorsqu’on est le dévoué éditeur en chef de
la revue en question, qu’il avance ici son « opinion personnelle ». Personnel, l’exemple
qu’il déplie ensuite l’est éminemment aussi. S’il est donc possible de s’engager dans des
débats publics sans y mêler la profession et que, par ailleurs, il apparaît que la raison d’être
de l’historienne soit articulée à la relation qu’elle entretient avec la société, on pourrait
s’attendre à ce que le métier soit investi comme relativement hétéronome ou en tout cas
pas du tout comme un vœu d’abstinence politique. Or ce n’est pas tout à fait aussi clair que
cela. L’autonomie, ou du moins la spécificité (et l’utilité d’une telle spécificité), de
l’histoire et de son enseignement est un élément que l’on voit affleurer dans les discours
lorsqu’elle se trouve remise en question par des extérieurs à la profession (en général, des
politiques). C’est une situation dans laquelle, il faut bien le reconnaître, se retrouvent plus
fréquemment les enseignantes d’histoire du secondaire que les universitaires au cours de la
décennie 2000 et de la controverse autour de l’histoire de l’esclavage et son enseignement.
Chris Culpin, enseignant d’histoire très impliqué dans la pédagogie 1, revient par exemple
là-dessus lorsqu’il reçoit en 2007 la médaille Medlicott lui aussi (ce qui est toutefois
beaucoup plus rare pour quelqu’un qui a fait carrière dans l’enseignement, du secondaire
qui plus est). Il termine avec ces mots un discours dont la tonalité globale est assez amère
en raison du manque de crédit public dont les enseignants d’histoire feraient l’objet :

« Pour ceux qui ne sont pas des enseignants du secondaire et qui ont une
opinion sur l’histoire dans l’enseignement – c’est-à-dire à peu près tout le
monde dans le pays – je dirais : rejoignez-nous. Renseignez-vous sur ce qui se
passe vraiment. Lisez le National Curriculum. Lisez les syllabus du GCSE [≈
brevet] et du A level [≈ bac], ce sont tous des documents publics vous savez, et
non un secret. N’écoutez pas ce que les soi-disant “journalistes de l’éducation”
voudraient que vous croyiez. Pour eux, l’enseignement est juste une poursuite
de disputes politiques par d’autres moyens »2.

Le propos entérine d’abord le fait que l’on se mêle de l’histoire (que l’on enseigne à
l’école) plus largement qu’au sein des cercles restreints de ceux qui en ont fait leur métier.
Culpin ne s’en scandalise pas à proprement parler, mais si la pluralité des discours sur ces
1
Il est notamment l’un des fondateurs du School History Project, un réseau de réflexion sur les
diverses façons dont il est possible d’engager les élèves dans de réelles démarches d’appropriation
de l’esprit critique, a contribué à la rédaction de nombreux manuels et a participé à l’écriture de
plusieurs National Curricula pour l’histoire. Voir : Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind
of History. Teaching the past in the twentieth-century England.
2
Chris Culpin, « What kind of history should school history be? The Medlicott Medal Lecture
2007 », The Historian, N°95, 2007, p.13.

459
sujets est acceptée comme règle du jeu, le fait que certains d’entre eux disposent de
moyens de diffusion beaucoup plus frappants apparaît comme un coup bas. En effet, la
voix des enseignants d’histoire qui, quand même, ne sont pas trop mal placés pour avoir
quelque idée des enjeux et réalités de l’enseignement de cette matière, se trouve étouffée
par les politiques et, ici, les « soi-disant “journalistes de l’éducation” ». Voire même, elles
sont tournées en ridicule lorsque, au mieux, aucune compétence spécifique ne leur est
reconnue. D’où l’appel de Culpin à ceux qui, sans être enseignants, s’intéressent à
l’histoire ou la pratiquent à l’université, pour faire corps derrière l’intérêt d’un point de vue
à part sur les questions relatives à l’histoire et sa transmission scolaire – un point de vue de
spécialistes – puisque ces sujets ne devraient pas seulement être « une poursuite de
disputes politiques par d’autres moyens ». L’idée que les métiers d’histoire devraient faire
corps autour d’une certaine révérence aux « faits » (d’où la portée de l’injonction à lire par
soi-même le NC ou les syllabus du GCSE/A Level. Cela alimente une norme
professionnelle de rapport au passé arimée à la réalité plutôt qu’aux idéologies. Dans le
même temps, le propos renforce un antagonisme entre celles qui se reconnaissent dans
cette norme et celles qui ne s’y conforment pas.

III. Le doute comme vertu


Si l’on continue à ouvrir les poupées gigognes des accords sur lesquels les parties
prenantes des controverses tentent d’appuyer leurs désaccords, on trouve une autre
référence commune dans les cercles des professionnels d’histoire (et surtout de son
enseignement) qui s’opposent à des investissements de leur discipline comme narration de
la nation. Il s’agit de donner une grande valeur à l’indétermination, ou du moins aux
démarches qui consistent à ne pas trop s’accrocher à des idées que l’on se fait du monde et
ainsi à accepter de les soumettre régulièrement que possible à des formes de « contrôles
techniques » qui protègent la pensée de la rouille. Dans les controverses considérées en
France et en Angleterre, ce statut accordé au doute, à la remise en question est exprimé de
façon très similaire dans des cercles de discussion spécifiques (ce pourquoi le découpage
de cette sous-partie procèdera par thématiques plutôt que par « cas nationaux ») : des
historiennes et enseignantes d’histoire impliquées dans des associations ou groupes
promouvant l’histoire comme perspective critique sur le monde et sa transmission scolaire
comme une mise à disposition de ces outils critiques plutôt que comme transfert de
connaissances. La valeur du doute qu’elles expriment sera analysée à partir d’une
thématique : la posture multiculturelle qui veut que les prétentions définitives des idées que

460
l’on se fait du monde s’arrêtent là où commencent celles des autres (il s’agit, en d’autres
termes, d’une situation de coexistence pacifique entre des convictions différentes qui, de ce
fait, ôte un peu de leur rigidité auxdites convictions). Ce gros plan sur l’argumentation de
sous-groupes impliqués dans les controverses qui donnent à l’incertitude une valeur
particulière est justifié pour son statut de cas limite. Étant donné l’importance conférée à
l’indétermination dans leurs prises de parole, on pourrait en effet s’attendre à ce que leurs
formes de participation à la controverse soient moins rigides et définitives que d’autres. Or,
il s’avère que ça n’est pas le cas. On verra dans les paragraphes qui suivent qu’en fait, la
référence au doute sert à armer des argumentaires assez définitifs concernant certains
points de vue dont il s’agit de récuser le bien-fondé.

1. Au nom de la relativité culturelle

Une première façon de valoriser l’indétermination, ou du moins la valeur relative des


idées que l’on se fait sur le monde, est exprimée dans le cadre de propos défendant un
enseignement multiculturel. Dans ces perspectives, le fait d’avoir des repères identitaires
est aussi important que de prendre la mesure de leur caractère relatif (pour renvoyer à une
certaine idée de fixité, les « identités » ne sont pas les mêmes d’une personne à l’autre et
cette diversité est une richesse) et changeant (les repères identitaires propres à chacun ne
sont pas immuables et, là encore, ce renouvellement est signe de vitalité, de bonne santé
identitaire). On la trouve par exemple en France exprimée dans les discours de Laurence
De Cock. L’une des causes au nom desquelles elle intervient régulièrement dans divers
espaces publics de discussion1 est la nécessité d’arrêter de produire, notamment via l’école
et les discours que l’on porte sur elle, du « nous » (français du sérail) contre du « eux » (la
jeunesse « issue de l’immigration » du Maghreb dont la « culture » viendrait par trop
dénaturer « la nôtre »). On a vu notamment plus haut qu’elle avait réagi, via le CVUH, à
un article publié par Barbara Lefebvre qui établissait une continuité entre des pratiques
langagières jugées inappropriées par les jeunes musulmans dans les zones d’éducation
prioritaires et les meurtres de Sohane Benziane et d’Ilan Halimi. Dans sa réponse à
Lefebvre, Laurence De Cock dénonce assez clairement l’aporie en termes de réflexion,

1
Notamment par des publications visant à rendre accessibles au plus grand nombre des arguments
développés dans diverses recherches de sciences sociales, comme l’ouvrage qu’elle a co-signé avec
Régis Meyran : De Cock et Meyran, Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme des
sciences sociales. Par ailleurs, sa thèse portait sur le regard posé, via les prescriptions curriculaires
d’histoire, sur l’Autre colonisé, puis ex-colonisé, puis immigré : De Cock, Dans la classe de
l’homme blanc. L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours.

461
mais surtout le danger politique vers lesquels nous font courir la pensée définitive et sans
nuance :

« Le fait que certains enseignant perpétuent ouvertement une forme


manichéenne de rapport à l’autre par la réactivation du schéma de l’ennemi
intérieur ne fait que conforter le malaise actuel ressenti par la profession face à
une indispensable éducation interculturelle. Penser sereinement le conflit,
valoriser la posture du doute et l’exigence de diversité, telles sont les gageures
à venir de notre système éducatif si l’on veut contrer ces velléités essentialistes
qui ne laissent aucune place à l’ambivalence. Pour ce faire, les populations
scolaires de ces zones dites “prioritaires” doivent être préalablement
reconnues comme membres à part entière d’une société plurielle et créolisée »1.

Ainsi ce que le manichéisme comme forme très catégorique de réflexion (dans le


sens où cela crée des catégories mais aussi dans le sens où cela en rigidifie les contenus et
les frontières) produit, sur un plan presque cognitif, un appauvrissement de la pensée
complexe (il est un boulet extrêmement pesant pour qui veut appréhender « le conflit », qui
est dans l’article présenté comme une dimension irréductible de nos sociétés
contemporaines et qu’on ne peut donc pas simplement ignorer, les nuances et la
« pluralité » du monde dans lequel nous vivons). Sur le plan politique, il renforce un
« malaise », que Laurence De Cock décrit comme étant partagé par les membres de la
communauté des enseignants d’histoire, car il ne donne pas de solutions à la question de la
gestion des « différences culturelles », au contraire, il accroit le problème. Il crée des
camps et, dès lors, l’idée de la confrontation n’est pas loin (dans l’article de Lefebvre, il
s’agit surtout, pour le camp « occidental républicain » de mater avant qu’elle n’abîment
trop irrémédiablement les tissus sociaux dans lesquels elle s’est installée, la gangrène
culturelle que seraient le jeunes musulmans de banlieue) ; d’ailleurs, il est question de
« l’ennemi intérieur », épouvantail d’autant plus efficace (et donc dangereux) qu’il est déjà
bien implanté et qu’il n’a qu’à être « réactivé ». Mais il est intéressant de noter que, dans le
texte, les deux dimensions – cognitive et politique – ne sont pas présentées comme telles
ni, donc, dissociées l’une de l’autre. La vraie distinction qui est manifeste est opérée entre :
d’une part, le manichéisme, le schéma de l’ennemi intérieur, le malaise actuel, les velléités
essentialistes et la relégation de certaines populations scolaires à des zones dont on

1
« “Ma parole !” en réponse à Barbara Lefebvre par Laurence De Cock, professeure d’histoire-
géographie au lycée Joliot Curie de Nanterre et formatrice à l’IUFM de Versailles », blog du
CVUH.

462
prévient qu’elles abritent des individus à surveiller plus que les autres, qu’elles sont
« prioritaires » ; d’autre part, l’indispensable éducation interculturelle, la pensée sereine du
conflit, le doute et l’exigence de diversité, l’ambivalence et la société plurielle et créolisée.
Il y a donc un lien de consubstantialité entre la nuance comme outil de pensée et la
tolérance et l’ouverture aux autres comme valeurs politiques (dans l’idée, tout de même,
que nous formions une société qui tient ensemble, mais dont l’unité dépendrait, contre-
intuitivement, de son caractère chatoyant). On retrouve dans d’autres discours de la même
auteure cette idée qu’interpréter le monde à gros traits définitifs est le terreau de
l’incapacité politique à vivre à côté, ou carrément avec, de ce qui nous semble différent de
« nous » (voire il s’agit tout simplement de l’autre face de la même pièce). Elle termine par
exemple un commentaire du film Indigènes, et de la manière dont sa promotion a été faite
dans les médias, par le paragraphe suivant :

« Plutôt que de fournir un modèle d’appartenance, je préfère construire


avec eux [mes élèves] les outils d’affiliation : partir d’un projet combinatoire
qui croise les regards, se débarrasse au passage d’un encombrant pathos,
rendre sa place aux “subalternes” dans l’histoire, et privilégie la vision
synchronique qui, elle seule, permet l’exploration des univers mentaux.
J’espère voir mes élèves sortir de cours animés par plus de questions que de
réponses parce qu’est une saine grille de lecture du monde »1.

Là où « l’appartenance » apparaît comme une façon extrêmement rigide (et donc


excluante) de vivre et de penser le rapport aux autres, l’affiliation serait à la fois garante
d’une façon moins fixiste d’être en lien avec les membres de la société (le « projet
combinatoire ») dans laquelle il s’agit quand même de vivre ensemble (puisqu’elle
n’impose pas que tout le monde vienne se fondre dans un même moule mais est plutôt une
sorte de recette surprise et sans fin dans laquelle chacune amène continuellement des
ingrédients différents) et d’une démarche intellectuelle critique qui consiste à remettre en
question plutôt qu’à affirmer. C’est une question de bonne hygiène mentale. Accueillir la
différence et lutter contre les formes de pensée familières, répétitives et anesthésiantes que
sont les poncifs ou les idées reçues, relèvent donc de la même démarche : il s’agit, au fond,
de secouer l’auto-référencement irréductible de la perception qu’on a du monde en le

1
« Entre ciné-réalité et histoire-spectacle : à propos de la sortie du film Indigènes et de son
(possible ?) usage scolaire par Laurence De Cock, pour le CVUH », la page est publiée avec
beaucoup d’autres le 8 mars 2007 sur le blog du CVUH mais le texte est sans doute contemporain
du moment d’effervescence médiatique autour de la sortie du film (fin septembre 2006) qu’elle y
commente.

463
confrontant à ce qui est autre, voire contradictoire. Ainsi, on s’empêche de se laisser
enfermer dans des schémas d’appréhension des choses qui, s’ils sont rassurants,
apparaissent comme tout à fait sclérosant à la longue.

En Angleterre, ce type d’argumentation est très perceptible dans les propos tenus au
sein des cercles d’enseignants d’histoire. Toutefois cette façon de présenter les choses
porte un peu à confusion puisque, précisément, il est dans les espaces de pédagogie de
l’histoire outre-Manche beaucoup moins argumenté. En effet, le multiculturalisme y est,
comme on a eu l’occasion de le voir à plusieurs reprises et comme dans d’autres espaces
d’expression publique en Grande-Bretagne, une norme peu discutable : les locutrices qui
s’expriment dans ces configurations peuvent donc partir du principe qu’elle est partagée
par les personnes à qui elles s’adressent. L’enseignement de la pluralité des points de vue
(et donc de l’idée que l’étendue et la robustesse de chacun est limitée) est une valeur
cardinale du renouveau pédagogique amené (ou du moins fortement développé) dans les
années 1970 dans l’enseignement de l’histoire 1 et qui irrigue les discussions tenues dans
Teaching History ou les activités du School History Project. Dans un contexte où les
enseignants d’histoire sont « accusés » d’éviter les sujets qui suscitent des polémiques (et
donc qui suggère que, peut-être, la norme multiculturelle, la norme critique et leurs
intrications méritent d’être un peu plus explicitement avancées) 2, des membres actifs de la
branche de HA qui concerne le secondaire concoctent un numéro de Teaching History où
est plus visiblement exprimé un lien entre la nécessité d’enseigner de façon multiculturelle
et l’impératif d’une démarche critique de la part des élèves, de sorte à ce qu’ils interrogent
le monde dans lequel ils vivent. L’image qui fait la couverture de ce numéro (et qui aurait
pu faire celle de cette thèse !) annonce en partie la perspective qui y est développée.

1
Cannadine, Keating, et Sheldon, The Right Kind of History. Teaching the past in the twentieth-
century England.
2
Après la publication du rapport T.E.A.C.H., entrepris par HA sur mandat du ministère, plusieurs
journaux commentent la question de l’enseignement des sujets à controverses comme étant un
véritable obstacle sur la route quotidienne des enseignants et qu’une bonne partie d’entre eux fait
s’en sort en évitant de les aborder. Voir par exemple : « Schools “avoid Holocaust lessons” », BBC,
02/04/2007; « No lessons on the Holocaust », The Telegraph, 02/04/2007.

464
Figure 10 : Sense & Sensitivity, Couverture de Teaching History, N°127

Le diagnostic semble clair en tout cas : ce qu’est la Grande-Bretagne (car c’est bien
sa représentation graphique qui est au cœur de la leçon du jour) est très délicat à aborder :
le terrain est hérissé de pointes métalliques sur lesquelles on voit mal comment on pourrait
ne pas se blesser. C’est le pied d’une enfant, l’une de celles que l’on a à sa charge lorsque
l’on enseigne l’histoire à l’école, qui est ici en passe de s’empaler. Le pied porte les
attributs de l’insouciance due au jeune âge (vernis à ongles rose, bracelet en perle ou en

465
tissu coloré) et, par ailleurs sans protections, il n’a pas du tout l’air « préparé » à affronter
ce qui l’attend. Personne n’a envie de voir ce qui va se passer si, prise dans un jeu ou
n’imaginant pas trouver à ses pieds un parterre aussi dangereux, l’enfant marche ou saute
par mégarde sur ce sujet miné. Le scénario semble être plutôt un appel aux enseignants
pour intervenir, accompagner ces rencontres qui, sans eux, se termineraient visiblement
mal entre élèves et sujets difficiles. Le titre peut être interprété comme pointant dans la
même direction. Reprenant celui du premier roman publié de Jane Austen, Sense &
Sensibility, où il est question des alliages entre raison et sentiments dans le cadre de
relations amoureuses, il suggère qu’un bon équilibre est à trouver (et que c’est possible)
entre intellection et les enjeux potentiels de souffrance, de peur, de honte etc. auxquels
renvoie le caractère « sensible », délicat ou difficile d’une situation ou d’un sujet. La
couverture de ce numéro de TH indique ainsi à la fois qu’il y a des sujets scolaires qui sont
difficiles à aborder – il est impossible de faire comme si le problème n’existait pas (le gros
plan sur le contact possible entre ce pied enfantin et les pointes acérées semble vouloir dire
« let’s face it ») – mais que cela ne veut pas dire qu’il est sans espoir, bien au contraire : les
enseignantes vont se mobiliser pour que cela se passe au mieux et trouver avec leurs élèves
un moyen d’articuler « raison » et « sensibilité » afin de s’engager dans la difficulté sans
que cela n’implique de s’écorcher les plantes de pied.

À l’intérieur du numéro, on nous confirme fermement que les enseignants sont prêts
à déployer toutes leurs ressources de pédagogues et d’historiens pour faire face à ces sujets
qu’il est « sensible » d’aborder plutôt que de les fuir. Car c’est leur métier ; s’engager dans
la controverse n’a rien d’inhabituel en ce sens, c’est même au cœur de ce à quoi l’histoire
scolaire devrait servir. Les articles expliquent ainsi les uns après les autres que faire de
l’histoire, c’est rendre compte d’un monde complexe, où il y a toujours différents points de
vue ou perspectives sur une même réalité, et que ceux-ci soient parfois contradictoires est
inévitable. Mais il est intéressant de noter que, toujours, il est crucial de faire comprendre
aux élèves la relativité de ce qui important pour eux parce que, précisément, c’est
important et que s’ils étaient amenés à penser que c’est là la seule manière d’envisager les
choses, ils écraseraient le droit d’autres personnes à considérer de leur façon ce qui sera,
nécessairement, tout aussi important pour eux. En somme, c’est le contenu des récits
importants qui est relatif, pas du tout le fait que ce soit important. Et, pour que cela soit
moins abstrait, c’est d’identité qu’il s’agit.

466
L’article co-signé par Jamie Byrom et Michael Riley, tous deux enseignants dans le
secondaire et membres plutôt actifs de HA, dans le même numéro est tout à fait
représentatif de cet argument. Pour l’introduire, la rédaction pointe très explicitement dans
la direction d’une valorisation de l’incertitude comme moyen d’aller à la rencontre du
point de vue d’autrui. C’est une condition sine qua non à la bonne pratique de l’histoire, et
plus largement de toute citoyenne désireuse de contribuer à ce qui rend possible la
démocratie (« si nous voulons équiper les élèves de sorte à ce qu’ils deviennent des acteurs
informés, critiques et rationnels ») :

« Dans cet article, Jamie Byrom et Michael Riley s’intéressent à ce que


veut dire réfléchir à l’identité d’un point de vue historique ; en s’appuyant sur
l’histoire des rencontres entre l’Occident et l’Islam dans toute leur complexité,
ils suggèrent que l’histoire peut “secouer” des façons de concevoir l’identité
simplistes et au singulier, et ainsi aider les élèves à pense de manières
complexe et plurielle »1.

Le contenu de l’article consacre effectivement une révérence au divers, à la pluralité


des points de vue en matière culturelle pour lutter contre un dépérissement de la pensée par
perte de ce que le citoyen critique a de plus précieux, c’est-à-dire sa capacité à interroger
les certitudes :

« Nos élèves grandissent dans un monde de tensions croissantes entre


Occident et Islam. Cette discorde est sous-tendue, voire entretenue, par des
manières de pensée l’identité au singulier et comme des entités fixes. […] De
notre point de vue, un curriculum d’histoire qui ignore les relations entre
l’Occident et l’Islam, qui envisage cette question sous l’angle de deux cultures
en conflit, ou qui explore la relation seulement depuis une perspective
occidentale, présente le risque de renforcer sans le vouloir des identités
singulières. Par ailleurs, il ne rend pas justice à la richesse et à la complexité
de l’histoire des rencontres matérielles et intellectuelles entre l’Occident et le
monde musulman »2.

Pourtant le point d’arrivée de l’exercice est d’ancrer [root] et de stabiliser des


identités chez les enfants dont on ne conteste pas l’absolue nécessité : elles doivent en
revanche être plurielle (ainsi, un élève qui ressortirait de ces leçons avec une perception de

1
TH N°127, p.22, ma traduction.
2
Ibid., p.23.

467
son identité comme étant monochrome aurait manqué l’objectif pédagogique qui leur était
assigné).

Le doute est donc investi dans ces sous-groupes de discussions, qui se retrouvent
entre autres autour de la valeur qui y est accordée à cette démarche, comme un moyen
d’accéder à des perspectives plus diverses et accueillantes de la réalité mais aussi stables.
Autrement dit, le doute comme norme locale est ici renforcé en tant que moyen plutôt que
fin.

Conclusion

Ce chapitre portait sur les dynamiques de continuation / emballements des


controverses. Il a été argumenté qu’au cours des moments de relatif désordre normatif que
sont les disputes, les acteyurs tendent à « régler » le conflit précisément en rappelant à
l’ordre normatif ceux qu’ils envisagent comme leurs adversaires argumentatifs. Ces
rappels à l’ordre donnent autant à voir la pluralité des sens qui sont donnés aux normes
qu’il s’agit pour toutes les parties prenantes de défendre qu’une conception du débat
antagonique comme ayant pour horizon la mise hors-jeu des arguments jugés
incompatibles avec les siens. Or, force est de constater qu’il y a là une condition clé des
emballements conflictuels qui les font perdurer, voire empirer. La discussion proposée par
Albert O. Hirschman à la fin de Deux siècles de rhétorique réactionnaire fournit à ce
propos matière à penser : « Deux notions précieuses se dégagent des travaux consacrés ces
derniers temps à la démocratie [le terme est entendu ici dans un sens délibératif : la
possibilité de former et formuler des idées diverses et contradictoires]. La première est
d’ordre historique et éclaire les origines des démocraties pluralistes ; la seconde, théorique,
porte sur les conditions susceptibles d’assurer durablement la stabilité et la légitimité des
régimes de ce type. On s’accorde désormais de plus en plus à penser que le pluralisme
politique contemporain a pour origine, en règle générale, non pas quelque large consensus
préétabli sur les “valeurs fondamentales”, mais la reconnaissance forcée, par chacune des
factions engagées depuis longtemps dans une lutte à mort, de son impuissance à imposer sa
domination. De ce face-à-face entre forces implacablement hostiles allaient émerger à la
longue la tolérance et l’acceptation du pluralisme. Si c’est ainsi que nait un régime

468
démocratique, ce n’est pas de très bon augure pour sa stabilité future. […] Il reste ainsi
beaucoup de chemin à faire pour passer de l’intransigeance meurtrière du discours
traditionnel à un mode de débat plus “philodémocratique”. Pour qui voudrait s’avancer
dans cette direction, il n’est sans doute pas inutile de se familiariser avec certains signaux
de danger – comme, par exemple, certains arguments qui ne sont en fait qu’autant d’engins
spécialement conçus pour interdire tout dialogue, toute délibération »1. Ici, les manières
dont les actrices tendent à s’engager dans les controverses sont en elles-mêmes de tels
« signaux de danger » qui, en visant « l’interdiction » de futures délibérations, contribuent
en fait à alimenter l’échange, de façon de plus en plus conflictuelle.

1
Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire (Paris: Fayard, 1991)., p.267 et
269 respectivement.

469
470
Conclusion

Conclusion

I. En somme…
Cette thèse visait à comprendre les emballements polémiques dont fait régulièrement
– mais pas toujours – l’histoire que l’on enseigne à l’école à partir de l’examen approfondi
d’un cas limite : les controverses qui ont entouré l’histoire scolaire de l’esclavage et la
traite en France et en Angleterre. Il s’agissait d’aller au-delà de l’évidence dans laquelle est
généralement tenu cet état de fait : de comprendre au nom de quoi l’histoire et sa
transmission devraient être un bien si précieux et dans quelles conditions cela peut faire
l’objet de disputes. Pour poser cette interrogation, le postulat de départ était double et
proposait de s’arrêter sur les deux évidences emboîtées auxquelles on se heurte lorsque
l’on considère les enjeux attachés à l’enseignement de l’histoire. D’abord, il n’y a pas de
nécessité absolue à ce que l’histoire et sa transmission aient l’immense valeur symbolique
qu’on leur prête. Ensuite, ce n’est pas parce que quelque chose nous importe beaucoup que
le conflit à son sujet est inévitable, loin s’en faut. En lien avec la littérature portant sur
l’histoire, son enseignement et les situations d’emballements polémiques, deux hypothèses
ont été formulées pour aiguiller l’interrogation de ces évidences. La première était que
l’histoire scolaire doit la grande valeur qui lui est attribuée à la fonction essentielle qui lui a
été conférée au cours du temps eu égard à la construction de communautés politiques
nationales. En tant que récits qui donnent à ces dernières l’éternité qu’elles promettent à
leurs membres en échange de leur allégeance, l’histoire et son enseignement seraient ainsi
parés d’une dimension essentielles socio-historiquement construite et non pas naturelle. La
seconde hypothèse était une proposition de scénario expliquant le fait que l’on en vienne
parfois, mais pas systématiquement, à polémiquer vivement au sujet de l’histoire que l’on
enseigne à l’école. L’hypothèse classiquement avancée dans la littérature selon laquelle
certains sujets sont « par essence » plus sensibles que d’autres n’étant pas tout à fait
satisfaisante, c’est vers l’existence de « moments critiques » que j’ai proposé de diriger
l’attention. L’idée était que, dans certains contextes socio-politiques, les questions touchant
à « ce que nous sommes » en tant que communauté politique deviennent saillantes et que
l’histoire scolaire est alors largement investie – y compris par des acteurs à qui l’on ne
reconnaît pas habituellement la légitimité pour intervenir sur ces questions – comme façon

471
Conclusion

de se rassurer collectivement à ce sujet. Le cas à partir duquel ces questionnements et


hypothèses ont été travaillés est « limite » dans le sens où l’hypothèse classique en termes
de sensibilité inhérente à certains contenus d’enseignement ne permet pas d’en rendre
compte : l’histoire de l’esclavage colonial et de la traite négrière est apparue à plusieurs
reprises dans les syllabus (plus ou moins formels) du secondaire en France et en
Angleterre, parfois dans l’indifférence générale et, au cours de la décennie 2000, en
suscitant des conflits marqués. Il permettait en outre de réaliser une comparaison qui
paraissait utile au moins pour les possibilités de décentration qu’elle promettait. Le recours
à la comparaison était en effet, dans la démarche qui consiste à interroger des phénomènes
que tout le monde semble tenir pour acquis, particulièrement aidant. Et si le fait de ne
pouvoir réaliser une comparaison parfaitement « équitable » du fait de ma moindre
familiarité avec le cas anglais comportait des inconvénients – exposés dans l’introduction
de la thèse – la situation a pu aussi présenter des intérêts. En particulier, le fait de toujours
me demander, pour chaque interprétation reposant sur ce que j’étais capable d’imaginer
des enjeux liés à l’enseignement de l’histoire « mais est-ce que les choses se passent de la
même manière dans le cas anglais ? » était un garde-fou précieux pour ne pas se faire
(r)attraper par les évidences qui recouvrent l’objet. Du reste, c’est par les contrastes
qu’offraient la comparaison qu’il a été possible de penser la plupart des analyses restituées
plus haut.

1. Le tempo de la thèse

La question a été abordée depuis des échelles temporelles assez différentes. La


première partie, prenant en compte le temps (très) long, revient sur les conditions de
possibilité des émois collectifs dont tout le monde pense qu’il est normal que l’histoire
scolaire les suscite, et en particulier, au sein de cette dernière, des sujets étiquetés comme
naturellement « sensibles » comme l’histoire de la colonisation. En lien avec l’hypothèse
qui a été formulée sur l’existence de circonstances socio-politiques particulières qui
formeraient un terreau favorable à l’émergence de disputes sur un sujet comme l’histoire
scolaire de l’esclavage, un temps d’arrêt est ensuite consacré à la conjoncture des années
2000. Celle-ci est appréhendée à partir de la manière dont les gens parlent, dans le cadre de
discours publics, de l’enseignement de l’histoire : les thématiques, événements, points de
vue qui sont incrustés dans ces discours disent quelque chose de l’environnement

472
Conclusion

symbolique qui encadre les représentations de l’histoire scolaire, ainsi que des façons dont
on peut en parler (ou non). La seconde partie, concentrée quant à elle sur un temps très
court (cinq années pour le cas français, une petite dizaine pour le cas anglais), revient dans
une perspective qui prend ses appuis théoriques à la fois dans l’interactionnisme et la
rhétorique sur les échanges qui constituent les controverses elles-mêmes. Comme exposé
dans les introductions de ces deux parties, la prise en compte de l’une et l’autre de ces
échelles est justifiée eu égard aux caractéristiques de l’objet de la thèse. Le temps long est
d’abord d’un recours précieux pour « désévidentialiser » un sujet saturé de représentations
selon lesquelles il est normal qu’il soit comme il est : revenir sur sa construction socio-
historique permet à l’inverse d’interroger les sens qui lui sont donnés et de saisir une partie
de ceux avec lesquels on ne peut plus l’investir. Par ailleurs, il est un « détour »
particulièrement utile pour comprendre les règles suivant lesquelles les acteurs sont
contraints de jouer les controverses sur lesquelles se concentre la seconde partie. La prise
en compte du temps court permet à l’inverse de saisir ce que ces derniers font réellement
de ces règles, comment ils jouent effectivement la partie. De plus, si la première partie rend
compte des manières dont l’enseignement de l’histoire a été au cours du temps lesté
d’enjeux qui en font aux yeux de beaucoup de personnes quelque chose qui a de la valeur,
et donc a priori quelque chose pour laquelle on serait prêts à se mobiliser, elle montre
aussi que le sujet est semé de tabous à la fin du XX ème et au début du XXIème siècles. Il est
en particulier difficile (dans le sens où le terrain est « chargé) d’aborder des récits sur le
passé qui remettent directement en cause les fondements des discours sur « ce que nous
sommes » (une communauté d’exception) qui ont nourri et armé le nationalisme
conquérant pendant plus de deux siècles, comme l’est notamment l’histoire de l’esclavage.
Or, briser des tabous a un coût social non négligeable. En outre, les interactions
conflictuelles ne sont pas a priori les modalités d’échanges les plus courues par les acteurs.
Il était donc nécessaire de faire un gros plan analytique sur le déroulé des controverses,
pour comprendre comment se déclenche et s’entretient la dynamique polémique. Au-delà
des intérêts que peuvent avoir, par rapport à ce qu’elles nous apprennent l’une et l’autre, la
prise en compte de ces deux échelles, c’est leur articulation au sein d’un même travail qui
s’avère utile. L’un des points de discussion principaux en sociologie des controverses porte
sur ce que ces dernières changent ou non du cours habituel de la pensée et des actes des
personnes qui s’y trouvent impliquées. Or, les différentes interprétations proposées dans
ces travaux ne sont pas sans rapport avec la focale adoptée pour rendre compte des
controverses. Ceux qui insistent sur le caractère instituant, incertain, bouleversant de ces

473
Conclusion

moments de remise en question de l’existant s’appuient en général sur une analyse fine de
l’événement disruptif. Tandis que ceux qui concluent sur les occasions que sont les
controverses de réactiver la force contraignante de structures desquelles nous ne pouvons
pas nous échapper reposent à l’inverse sur une prise en compte du temps très long au cours
duquel ont été construites et imposées lesdites structures. L’articulation de ces deux
échelles – à condition de vraiment considérer les controverses pour ce qu’elles sont et pas
« seulement » à l’aune de ce que l’on sait déjà qu’elles devraient réinstituer – permet alors
d’envisager avec davantage d’éléments la question de ce que changent ou non ces
moments particuliers que sont les polémiques. Par ailleurs, plus en lien avec les
préoccupations qui sont au cœur de cette thèse, la prise en compte simultanée du temps
long et du temps court permet à la fois de rendre compte, au cours de la dispute, de ce sur
quoi les parties prenantes s’accordent et des points sur lesquels se cristallise le dissensus et
de saisir le relief socio-historique de ces accords et désaccords. Il ne s’agit ainsi pas
seulement de comprendre comment on en arrive à s’émouvoir de façon collective et
conflictuelle au sujet de l’enseignement de l’histoire en considérant les propos qui
véhiculent ces émois mais également la densité et l’épaisseur des représentations charriés
dans leur sillage.

Ce faisant, la thèse a permis de poser les éléments suivants, qui sont autant de
réponses intriquées – même si elles ne sont ni absolues ni définitives – à la question qui
était au cœur de ce travail : comment comprendre que l’enseignement de l’histoire suscite
par moments de tels accrochages ?

2. L’histoire scolaire compte (depuis longtemps)

La première partie confirme d’une certaine manière l’évidence largement partagée


selon laquelle l’histoire que l’on enseigne aux enfants, à nos enfants, est quelque chose qui
compte. Mais elle présente quelques éléments sociohistoriques qui permettent d’envisager
le caractère construit de ce lien souvent posé comme naturel entre histoire scolaire et émoi
collectif, ce qui rappelle pour commencer que les choses pourraient être autrement.
L’enseignement de l’histoire a été en effet chargé d’une double et forte légitimité au cours
du temps, dont les dimensions sont contradictoires mais contribuent néanmoins à lui
donner une grande valeur symbolique. La première renvoie à la distinction que promet
l’accès aux savoirs. Ces derniers ont été consacrés dans l’Occident chrétien comme moyen
d’accéder à la Révélation et, ainsi, de se déplacer vers le haut sur une échelle allant de la

474
Conclusion

basse immanence de notre condition animale à la transcendance du divin. L’Église


(catholique en France et anglicane en Angleterre à partir du XVI ème), qui organise
l’essentiel des fonctions éducatives, contribue largement à donner une valeur symbolique
très forte aux savoirs (et à les hiérarchiser entre eux, selon qu’ils sont bassement pratiques
ou au contraire qu’ils n’ont d’autres applications que de se rapprocher de Dieu). Il y a un
glissement progressif dans les principes qui organisent cette légitimité des savoirs
lorsqu’au XIXème siècle, partout en Europe, le nationalisme succède à la royauté. D’une
part, il y a un transfert de sacralité des savoirs : l’idée qu’il revient aux « sachants » de
diriger le monde n’est pas remise en question. D’autre part en revanche, le type de
connaissances que la chrétienté tenait pour essentielles est peu à peu remplacé par des
savoirs qui soutiennent l’idée de nation et les hiérarchies qui sont progressivement
installées entre lesdits savoirs tendent à consacrer ceux qui permettent la floraison et
l’expansion des pouvoirs nationaux. La seconde symbolique associée aux savoirs est celle
de l’appartenance. Ici, les savoirs sont envisagés comme le socle commun de ce qu’il faut
penser ou chérir pour faire partie du même groupe. C’est là aussi un héritage de la manière
dont la chrétienté a pris en charge l’enseignement au cours du Moyen-Âge : l’enjeu était de
sécuriser la communauté de croyants, de les prémunir des affres dans lesquelles le contact
avec des dogmes concurrents ferait incontestablement plonger leurs âmes. Les savoirs sont
ainsi posés comme étant l’accès privilégié aux valeurs et croyances totémiques autour
desquelles se rassemblent les sociétés : Dieu lorsque la chrétienté organisait la symbolique
et la légitimité politique, la nation depuis le XIX ème siècle. L’hypothèse centrale
(l’enseignement de l’histoire soulève des enjeux liés à un bien symbolique qui a une valeur
considérable aux yeux des gens, ce que les nations leur promettent en échange de leurs
identités : l’éternité et la gloire, la gloire pour l’éternité) semble à ce stade partiellement
vérifiée. Partiellement car, en fin de compte, cette légitimité communalisante, c’est-à-dire
dont la valeur procède de ce qu’elle fait accéder tous les membres d’une nation au même
titre à une destinée commune, en « cache » une autre (ou plus exactement : elle la rend
plus acceptable) qui repose sur une logique tout à fait inverse. Par ailleurs, la révérence qui
semble accordée à l’histoire et à son enseignement est quelque peu amoindrie au cours des
dernières décennies du XXème siècle. Si elle a eu longtemps une place révérée en tant que et
au sein des humanités classiques, l’autorité qu’elle en tirait s’est trouvée ces cinquante
dernières années en partie concurrencée par d’autres domaines de la connaissance : les
savoirs chiffrés et leurs dérivés. Ceux-ci revendiquent (en réalité : des personnes
revendiquent en leur nom) une plus grande propension à assurer à ceux qui les détiennent

475
Conclusion

le contrôle de la marche du monde. Si l’histoire est loin d’être une discipline en disgrâce en
France et en Angleterre, elle n’y est plus non plus reine. Le nationalisme conquérant perd
par ailleurs une partie de sa superbe au cours des catastrophes humaines dont la vieille
Europe qui en était le foyer n’a pu ignorer l’ampleur : nazisme, fascisme, totalitarismes…
Raconter le fabuleux destin de « ce que nous fûmes, sommes et serons » n’est plus
exactement possible dans les termes qui prévalaient autrefois. La légitimité de l’histoire au
nom de sa qualité de sceptre de la nation est ainsi remise en cause au crépuscule du XX ème
siècle : il faut désormais penser son bienfondé autrement, de façon moins associée à
l’impérialisme et à la guerre.

3. L’histoire scolaire divise (souvent, mais pas toujours)

On a donc ici une partie des éléments qui peuvent nous permettre de comprendre
comment l’enseignement de l’histoire est une affaire qui compte, l’épaisseur des enjeux
qui sont soulevés lorsqu’il est question de toucher au curriculum d’histoire. Mais ce n’est
pas parce que quelque chose a de la valeur (symbolique) que c’est nécessairement un objet
de disputes. Il faut pour cela qu’il soit possible d’être en désaccord. C’est-à-dire, d’une
part, que des versions différentes, voire contradictoires, du même objet soient pensables –
ce qui, longtemps, n’a pas été le cas concernant les récits de la colonisation : le fait que
l’Europe était dans son droit voire son devoir en soumettant la moitié du monde était assez
largement considérée comme allant de soi, d’autant qu’aucune voix n’était donnée aux
« indigènes ». Mais cette façon relativement monochrome d’envisager la question
coloniale est remise en question au cours des dernières décennies du XX ème siècle. Il y a
d’abord l’ébranlement déjà évoqué du nationalisme conquérant, dont l’horreur de la
Seconde Guerre mondiale a ternis l’éclat auparavant indiscuté (ou presque). Ensuite, les
mouvements de décolonisation, et le fait qu’ils mobilisent pour se légitimer l’étendard de
la « liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes » dont le monde Occidental se targue
d’être à l’origine, contribuent à abîmer la symbolique des nationalismes qui ne savent pas
s’arrêter là où comment celui des autres. Cela ne veut pas dire qu’il ne se trouve plus
personne pour justifier des dominations de ce style, et encore moins que l’on cesse de les
pratiquer. Simplement que, au nom de valeurs dont la vieille Europe aime à se raconter être
le berceau, l’asservissement d’autrui est désormais un sujet potentiellement clivant. Au
cours des années 1960-70, la France et l’Angleterre sont le théâtre de contestations
virulentes de la colonisation elle-même et surtout du racisme qui l’a symboliquement
armée : elles comptent en effet sur leur territoire des personnes qui sont issues de feu leurs

476
Conclusion

empires et qui élèvent la voix contre la citoyenneté de seconde zone qu’elles y


expérimentent. Les discours discordants sur la colonisation et ses legs sont toutefois
atténués au cours des années 1990 par de nouveaux récits (bricolés à partir d’éléments déjà
là) des rapports qu’entretient la nation avec les « minorités ethniques » qu’elle a jadis
maltraitées : en France, il s’agit de dire que « nous » sommes une République « colour-
blind » et qu’à ce titre « nous » ne pratiquons pas la discrimination ; en Angleterre,
« nous » sommes plutôt une communauté politique multiculturelle où toutes les différences
ont droit de cité. Dans ce contexte, ce qui fit autrefois l’objet de silences de la concorde
(présumée) relève désormais des silences de la discorde (potentielle) : parler des difficultés
que pourraient vivre les descendants de l’empire (côté colonisés) en raison, notamment,
des héritages de ce passé tend à être évité car c’est un propos qui n’est pas bon à entendre,
qui est associé à des possibilités de conflit. S’il faut donc, pour que l’on puisse se disputer
à propos d’un sujet qui, par ailleurs, a une grande valeur symbolique, que des points de vue
divergents puissent se frayer un chemin dans les « consciences » des individus, il est
encore nécessaire que ceux-ci soient exprimables de façon ouvertement antagonique – or
c’est en général loin d’être évident. Et la grande valeur que l’on peut attribuer à
l’enseignement de l’histoire ne garantit en aucun cas que soient imaginables et formulables
cette diversité de vues ou ces contradictions. C’est même plutôt le contraire : les choses qui
sont considérées comme tout à fait fondamentales et naturelles sont peu parlées (ce n’est
pas la peine : il ne fait pas l’ombre d’un doute que nous sommes d’accord à leur sujet) et
lorsqu’elles viennent à être remise en question, le coût social de l’expression de
discordances les concernant fait que l’on tend à les éviter. L’équation, répétée à l’envie et
sur le ton de l’évidence dans les commentaires journalistiques et même parfois
scientifiques sur l’histoire scolaire, selon laquelle on se dispute sur le passé que l’on
transmet à l’école parce que c’est quelque chose d’important s’avère donc très
insatisfaisante.

Ensuite, il s’agissait de creuser l’hypothèse formulée sur l’existence de moments


« critiques », où les questions identitaires seraient d’une saillance particulière et où
l’enseignement de l’histoire serait alors investi comme un moyen de se rassurer sur « ce
que nous sommes ». Elle n’est que très partiellement vérifiée. S’il y a bien, dans les
discours qui, dans la France et l’Angleterre des années 2000, portent sur l’histoire scolaire,
une montée de l’inquiétude concernant ce qu’est la nation et la manière dont elle devrait
être racontée, cela n’est pas suffisant pour rendre compte du déploiement des controverses.

477
Conclusion

En effet, les silences qui recouvrent les versions antagoniques qui peuvent exister au sujet
de la place à faire, au sein de la nation, à ceux que l’on ne considérait pas hier comme étant
« des nôtres » sont coûteux à briser. D’une part, parce que faire fi d’un tabou social est
susceptible d’attirer de virulentes condamnations de la part de ceux qui voient ainsi
apparaître les stratégies d’évitement du tabou qu’ils appliquaient consciencieusement
comme étant des signes d’indifférence coupable, de manque de discernement voire de
lâcheté. D’autre part, lorsque les enjeux attachés à ce qui est passé sous silence ne sont pas
« légers », briser un tabou revient à s’exposer à des turbulences d’autant plus marquées.

4. Les manières d’échanger sur un sujet qui compte et qui divise


renforcent sa propension à compter et à diviser

C’est en fait l’analyse des discours qui constituent la controverse qui donne des
éclaircissements sur le « mystère » persistant de l’éclatement de conflits que tout le monde
(ou presque) a intérêt à éviter. Précisément parce que les personnes qui s’expriment sur un
sujet potentiellement conflictuel anticipent les contestations dont elles pourraient faire
l’objet (leurs discours portant des traces argumentatives remarquables de ces anticipations,
du type « ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit »), elles renforcent leur propos de
sorte qu’il devient beaucoup plus rigide que ne l’est habituellement l’expression de la
pensée. Cette rigidité concerne le fond du propos (le contenu « idéel » ou argumentatif), sa
forme (la vivacité ou l’assertivité avec laquelle il est exprimé) mais aussi l’identité
présumée du locuteur. C’est-à-dire que les discours qui sont alors des prises de position
marquées sont émaillés des « valeurs » clairement identifiées qu’il s’agit de défendre, qui
disent quelque chose de ce pour quoi se battent leurs auteurs et qui caractérisent en négatif
leurs opposants. Cela contribue, avec la tendance marquée à entrer sur un terrain
conflictuel de façon groupée (ce qui est à la fois une manière de légitimer par le nombre le
propos défendu et d’assumer plus collectivement les représailles qu’il peut susciter), à
créer des camps en dehors desquels il n’est rapidement plus possible d’entrer dans la
controverse. Sous cette forme plus rigide à la fois des parties prenantes et des termes du
débat, les frictions apparaissent parfois précisément où les acteurs, en renforçant leur
propos, cherchaient à les éviter. Et elles tendent à perdurer, voire se renforcer, notamment
en raison d’un fort attachement des acteurs à la stabilité. Il s’agit d’abord de la stabilité de
leurs arguments : étant donné la forme rigide des propos énoncés pour « entrer en
controverse » et leur plus grande rigidification encore au cours des échanges antagoniques,
une contrainte à la cohérence plus forte pèse sur eux. Certains acteurs s’enferment ainsi de

478
Conclusion

façon très significative dans un « comme je le dis depuis le début » qu’il semble de moins
en moins possible d’aller déranger. Mais il est aussi question de la stabilité des façons dont
ils avaient l’habitude de discuter de ce qui est controversé : les disputes sur l’enseignement
de l’histoire de l’esclavage sont des moments où les parties prenantes expriment leur
attachement à des normes, des choses sur lesquelles tout le monde devrait être d’accord (en
général, dans un monde professionnel particulier, dans un groupe qui se retrouve autour de
certaines valeurs). Cet attachement est justifié au nom de ce que ces normes organisaient
(ou auraient dû le faire) le monde avant que la controverse ne vienne le déstabiliser. Les
acteurs disent combien en même temps combien ces normes sont importantes et comment
leurs « adversaires » argumentatifs les bafouent, en nous mettant ainsi tous en danger de
n’être plus régulés par elles. L’enjeu est la mise hors d’état de nuire des arguments
considérés comme antagoniques à ceux du locuteur (ce qui signifie que l’on n’arrive pas à
imaginer l’issue du conflit autrement que comme l’imposition d’une « vérité » unique et
unie), mais aussi de cette situation où, d’une façon que l’on ne peut ignorer, des vues
contradictoires coexistent sur un même sujet. Ce qui transparaît de façon transversale dans
ces attachements à la stabilité, la manière dont ils sont exprimés comme quelque chose
d’évidemment nécessaire, est une difficulté collective à envisager l’indétermination. Et
c’est sans doute d’autant plus marqué que l’un des sujets qui est au cœur de la dispute – la
thématique identitaire – d’une part compte beaucoup pour les parties prenantes de la
polémique et, d’autre part, renvoie lui-même à une problématique du contrôle de l’inconnu
et de la différence.

5. Donc…

Le point d’arrivée (temporaire) de cette réflexion, ou si l’on préfère la thèse de la


thèse, est donc que, de bout en bout, la conflictualité d’un sujet dit sensible comme
l’histoire scolaire de l’esclavage ne doit pas tant à ce que l’on exprime le concernant des
vues antagoniques qu’aux immenses difficultés des acteurs de la controverse à faire avec la
discontinuité, la contradiction, la différence, l’inconnu. Parce que, dans les deux cas
étudiés, on donne à l’histoire et à son enseignement une valeur symbolique immense, en
tant que gardienne de l’identité et de l’immortalité de la communauté politique à laquelle
nous devons appartenir mais aussi en tant que moyen de se distinguer en son sein ; parce
que sa remise en question est investie comme quelque chose qui doit susciter des
inquiétudes majeures ; parce qu’au cours des controverses qui ont concerné l’histoire
scolaire de l’esclavage, les arguments des uns et des autres se sont considérablement

479
Conclusion

rigidifiés ; parce que lors de ces échanges, les parties prenantes luttent pour et avec des
versions de plus en plus définitives de ce que devrait être la bonne et unique façon de
penser le sujet controversé ; pour toutes ces raisons qui renvoient à une certaine aversion
du divers et du changeant – qui n’a rien d’une nécessité – nous nous sommes vivement
disputés au sujet de l’enseignement de l’histoire de l’esclavage en France et en Angleterre
au cours de la décennie 2000. En d’autres termes, il y a au cœur du conflit (tel
qu’appréhendé à partir de ces cas d’étude) et de tout ce en quoi on estime généralement
qu’il pose problème (vexations et souffrances engendrées, difficultés à s’entendre
notamment) non pas la survenue d’éléments perturbateurs – d’éléments de désunion dirait
Simmel – mais une difficulté qui va croissante à lâcher prise sur ce que l’on croit chérir,
connaître et incarner.

II. De quelques pistes à explorer


Même temporaire, le point « d’arrivée » de cette thèse est surtout le potentiel point
de départ de bien d’autres projets. Ils se déclinent pour moi sur deux plans, que j’évoquerai
successivement : pour ce qui est souvent considéré comme étant le cœur d’activité du
monde académique, à savoir la recherche ; et pour ce qui concerne une dimension du
travail universitaire qui n’a pas le même crédit scientifique mais qui me semble essentielle,
c’est-à-dire la transmission de ses démarches et résultats, en particulier en dehors des murs
de l’université.

1. Pour la recherche

Il y a en particulier deux types de pistes qu’il serait intéressant de creuser davantage


au terme de ce travail. D’abord, ce sont celles qui permettraient de dépasser les limites
inhérentes à ce dernier. Ayant discuté tout au long du manuscrit ce que les limites ou
difficultés « périphérique » au cœur du propos tenu ici appellent en termes de travaux com-
ou supplémentaires, je ne reviendrai maintenant que sur les propositions de dépassement
des limites centrales. Ensuite, ce sont celles qui sont en lien avec là où « arrive » cette
thèse.

La thèse reposait sur l’étude extensive d’un cas limite, les controverses des années
2000 sur l’histoire scolaire de l’esclavage, qui ne pouvaient pas simplement s’expliquer par
le caractère fondamentalement « sensible » de ce sujet. Le cas n’est pas seulement limite, il

480
Conclusion

est aussi limité et l’on pourrait très bien discuter des résultats (ou démarches) développés
dans ce travail à partir d’autres cas (d’autres controverses sur un objet similaire, comme il
en a existé par exemple aux États-Unis, ou des controverses sur d’autres sujets). En
revenant, dans l’introduction générale, sur la littérature sur laquelle s’est appuyée la
réflexion développée ici, il a notamment été question d’un apport de la didactique à la
compréhension de ce qui se joue autour des contenus d’enseignement : cette discipline
invite à prendre au sérieux le contenu des savoirs. Or, si je me suis efforcée de rendre
compte des représentations dont l’histoire scolaire de l’esclavage a été lestée au cours du
temps et de la controverse, il reste que la spécificité de ces contenus en particulier serait
mieux creusée par un recours à la comparaison avec des disputes au sujet d’autres contenus
scolaires. Je suis revenue par ailleurs en introduisant la partie 2 sur les choix qui ont été
faits pour constituer le corpus des discours qui « font » la controverse : je me suis
concentrée sur les propos des acteurs susceptibles de s’impliquer dans la controverse, sur
ceux qui l’ont fait très publiquement et ai remonté dans l’un et l’autre cas le fil des
discours auxquels ceux que j’avais d’abord rassemblés semblaient répondre. Il est
cependant tout à fait possible que cela ait exclu de nombreuses prises de parole, de la part
de personnes sans doute moins coutumières des projecteurs médiatiques, dont il reste peu
de traces dans la partie émergée de la controverse. En ligne, une foultitude d’espaces
d’expression ont pu par exemple permettre à des anonymes de participer aux échanges
antagonique. Mais on peut également penser à des réunions ou autres rassemblements – si
tant est qu’il en reste des traces – qui, insérés dans le quotidien de personnes ordinaires,
portaient sur les sujets controversés. Il en a notamment eu en Angleterre (à Bristol et à
Liverpool notamment) plusieurs « débats citoyens » organisés autour du bicentenaire de
l’abolition de la traite négrière. Une manière de pallier ce manque et de considérer l’objet
« controverse » sous de plus nombreuses coutures serait donc de considérer les manières
dont on se dispute en fonction des espaces de parole dans lesquels on s’engage dans le
débat antagonique.

Par ailleurs, la thèse conclut notamment sur deux points qui me semblent appeler
d’autres travaux. Le premier est l’attachement à l’idée qu’il faut appartenir à une nation
pour être quelqu’un de valable, qu’il faut lui appartenir et pour ça fixer ses racines dans les
siennes. Le second est l’attachement à l’idée que les oppositions de point de vue sont
forcément un moment de fièvre dont l’issue est l’imposition de l’un d’entre eux et
l’annihilation des autres. Son corollaire sur le plan pratique est que les disputes sont

481
Conclusion

investies comme croisades contre les arguments adverses plutôt que comme des occasions
d’entendre, précisément, différents points de vue… Considérant l’emprise de ces deux
« idées » dans le cas étudié, il serait intéressant d’investiguer plus avant la manière dont
elles sont transmises – et pas seulement dans le cadre scolaire.

2. Ce que peuvent les sciences sociales critiques

Sur un autre plan, il est un impératif dont les chercheurs en début de carrière ne
peuvent ignorer qu’il va constituer une partie du métier du (social) scientist : rendre d’une
manière ou d’une autre son travail accessible voire utilisable en dehors de l’université. Or,
je crois que sous certaines conditions, cette démarche peut avoir beaucoup de sens,
notamment eu égard à ce qui a été montré dans cette thèse. Plus précisément, les analyses
développées dans ce travail laissent imaginer à la fois la grande nécessité et la grande
difficulté d’une transmission des perspectives critiques des sciences sociales au-delà des
laboratoires qui les produisent.

Nous avons vu les manières dont l’emprise de certaines représentations du monde


(comme le fait de croire en l’absolue nécessité d’appartenir à une communauté et à son
histoire pour avoir de la valeur) pèse sur notre imagination sociale et politique. Mais aussi
comment ces œillères (et d’autres) peuvent devenir plus opaques encore au cours de débats
que l’on ne sait pas (plus) investir autrement que comme une lutte pour l’imposition d’une
nouvelle vérité uniforme. Les sciences sociales sont, je crois, un formidable antidote contre
ces formes d’enfermement de la pensée qui peuvent avoir, s’il est nécessaire de le rappeler,
des conséquences bien plus tangibles que ne l’est l’idée de cognition étriquée. Il est dans
cette thèse question des vexations, et même parfois de la souffrance que produisent la
délégitimation publique, la déconsidération et l’exclusion. Mais l’histoire et l’actualité sont
tristement traversées de quantité d’exemples de situations où l’enfermement dans des
schèmes d’explication du monde extrêmement rigides et dont la remise en cause relève du
blasphème mène à des dommages bien plus considérables. Les sciences sociales nous
ouvrent les yeux sur tout ce que nos actes et nos idées doivent à l’univers socialement
construit dans lequel nous sommes pris et, réciproquement, sur tout ce que l’univers
socialement construit dans lequel nous sommes pris doit à nos actes et nos idées. Ce
faisant, elles sont une rare occasion de nous défaire des carcans depuis lesquels nous
percevons le monde et surtout de les concevoir, même pour un instant, comme non

482
Conclusion

nécessaires, naturels, définitifs. Même Pierre Bourdieu, que l’on ne peut pas accuser
d’optimisme débordant au sujet des marges de manœuvre que nous avons pour échapper au
social, l’admettait dans ces termes : « la sociologie sert à rendre moins inéluctable et moins
désespérant le monde social tel qu’il est »1. Ce que montre (dans le sens de « ses
résultats ») la sociologie – en fait les sciences sociales critiques – est en effet une première
occasion d’envisager ce que l’on croyait évident et nécessaire, et auquel on s’accrochait
pour ça, comme étant en fait socio-historiquement contingent. Mais surtout (même si je
crois que je n’aurais plus ici le soutien de Bourdieu), c’est la démarche qui consiste à
s’interroger sur ce qu’on tient pour vrai et normal qui est un outil particulièrement efficace,
et inoxydable avec cela, pour ne pas s’enferrer dans des modes d’action et de pensée
arrêtés, pour apprendre à déprendre. Les résultats des sciences sociales (comme de toute
autre démarche de connaissance qui donne une place importante au doute) sont appelés à
être continuellement discutés, affinés mais aussi contestés, sans quoi elles ne seraient plus
critiques. En revanche, la démarche qui consiste à interroger ce que l’on tient pour
définitivement normal est un flux continu d’alimentation de l’imagination et, avec elle, une
possibilité d’échapper aux certitudes qui conduisent trop souvent à des drames humains.

Pour toutes ces raisons, il me semble capital de partager le plus largement possible
« ce que peuvent les sciences sociales »2. Mais pour toutes ces raisons aussi, il est très
compliqué de le faire. Pour les avoir un peu pratiqués en parallèle de la thèse, les espaces
de ce qu’il est de bon ton désormais d’appeler la « médiation scientifique »3 ne me
semblent pas offrir pour le moment de réelles opportunités pour entreprendre ce genre de
démarche. Les cahiers des charges des événements de médiation scientifique comportent
généralement des exigences qui rend en effet l’exercice difficile : il faut que ce soit court
(parce que les gens ont paraît-il une attention limitée) ; il faut que ce soit « vraiment »
scientifique – il faut entendre ici « a-politique » (parce que si la politique relève du
domaine de l’opinion et qu’en démocratie les gens pensent ce qu’ils veulent, la science
relève du vrai et on peut donc la leur inoculer sans forcer la porte de leur conscience
citoyenne) ; il faut qu’à la fin de l’intervention, « la » science ait raison (pour que le public

1
Pierre Bourdieu et Roger Chartier, Le sociologue et l’historien (Marseille: Agone, 2010).
2
La formule est empruntée à Patrick Boucheron, dans sa leçon inaugurale au Collège de France
déjà citée en introduction.
3
Je ne rentrerai pas ici dans les débats qui ont conduit à l’adoption de ce terme, mais il faut quand
même bien dire qu’il pose le double problème 1. d'être abscons et 2. une fois passée la brume
sémantique qui en entoure le sens, de renvoyer à une image de « la » science comme connaissance
« dure » et neutre qu’il s’agirait juste de rendre disponible.

483
Conclusion

puisse à l’avenir distinguer le bon grain de l’ivraie si d’aventure il était exposé aux fake
news, aux lobbies d’homéopathes et autres imposteurs de tout poil). Outre la difficulté de
la tâche qui consiste à proposer à des personnes d’échanger une partie de ce qu’elles
considèrent comme stable, vrai et maîtrisé contre du doute, de l’interrogation et – tout de
même ! – la réouverture de l’imagination, les cadres dans lesquels a été développée la
médiation scientifique rendent donc compliqué le partage de la démarche critique des
sciences sociales.

D’autres formes de « médiation scientifique » peuvent toutefois être inventées. Et


même, je crois qu’il est très important que les praticiens des sciences sociales (ou des
personnes qui ont été formées par elles) investissent plus avant ce chantier. Car dans un
monde où on tend le micro aux sciences pour qu’elles assurent et qu’elles rassurent, dans
un monde où renoncer à remettre en question ce que l’on fait et ce en quoi on croit conduit
trop souvent à souffrir ou faire souffrir, il serait socialement très utile que d’autres voix que
celle de Leonard Cohen rappellent que « there is a crack in everything : that’s how the
light gets in ».

484
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Zerubavel, Eviatar. The Elephant in the Room. Silence and Denial in Everyday Life.
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509
510
Annexe empirique : liste des matériaux de première
main
Pour rappel, la logique qui a présidé à la collecte du matériau, lorsque ma question
de recherche s’est resserrée autour des controverses suscitées par l’histoire scolaire de
l’esclavage (avant cela, j’ai réalisé plusieurs terrains – notamment des observations dans
des collèges et secondary schools des cours sur et autour de l’histoire de l’esclavage et de
la traite – dont je ne fais finalement rien dans cette recherche si ce n’est qu’elles ont été des
occasions utiles d’être confrontée à la force de l’évidence selon laquelle l’histoire
enseignée a une très grande valeur symbolique) est la suivante : rassembler les propos dans
lesquels se donnent à voir le sens que les actrices donnent à l’histoire (scolaire (de
l’esclavage)) avant et au cours des controverses qui ont pris dans leurs emballements ce
sujet au cours de la décennie 2000 en France et en Angleterre. Partant, la quantité de
matériau à traiter est potentiellement infinie. En sus des filtres liés à ma capacité – qui,
elle, n’est pas infinie – à imaginer les lieux physiques et virtuels dans lesquels j’étais
susceptible de trouver les discours que je cherchais, il a donc fallu de faire des choix de
filtres pour que les corpus obtenus puissent être analysés sur le temps contraint d’une
recherche doctorale. J’ai procédé comme suit : pour les discours constituant la controverse,
je suis partie de ceux qui étaient les plus visibles (médiatiquement et, pour le cas français,
dans les recherches qui portent sur la fièvre « post-coloniale » du milieu des années 2005)
et j’ai remonté, en amont, le fil de ceux auxquels les premiers faisaient référence et, en
aval, de ceux qui semblaient y répondre. Il faut toutefois noter que la reconstitution de ces
« fils » argumentatifs était souvent dépendante de moteurs de recherche (en ligne ou ceux
des catalogues des salles d’archives et bibliothèques) et des points de vue situés des
personnes à qui j’ai pu parler en entretien. Pour replacer ces discours constitutifs des
controverses dans un cadre plus large qui me permettrait de mieux les appréhender, j’ai
également rassemblé des propos tenus sur l’histoire, son enseignement et la période de
l’esclavage et de la traite avant et après les controverses (par manque de temps, mais aussi
parce qu’ils étaient une opportunité de poursuivre les questionnements soulevés dans cette
thèse plutôt que de les traiter en première instance, je ne rends pas compte dans ce
manuscrit de l’analyse des discours tenus après les controverses). Ainsi, je suis passée
d’une infinité potentielle à une masse plus finie de matériaux mais absolument démesurée
étant donné le temps que requiert l’analyse de discours avec laquelle je souhaitais travailler

511
Annexe

ces derniers. J’ai donc procédé à un tri supplémentaire et n’ai gardé pour l’analyse à
proprement parler que les discours dans lesquels on pouvait « vraiment » percevoir des
significations prêtées à l’enseignement de l’histoire (de l’esclavage). Les critères de
sélection – qui peuvent se discuter mais sans lesquels il n’aurait tout simplement pas été
possible de procéder à une analyse de discours telle qu’elle a été entreprise ici – étaient les
suivants : mention explicite de l’histoire enseignée (ce qui ne veut pas dire que les extraits
cités et commentés dans le corps du manuscrit soient ceux où cette mention apparaît) et/ou
de l’histoire de l’esclavage ; mention explicite du caractère polémique de l’enseignement
de l’histoire ; relative centralité du sujet « enseignement de l’histoire / histoire (scolaire) de
l’esclavage » dans le propos (j’ai par exemple mis de côté des discours qui portaient
essentiellement sur l’enseignement de la biologie à l’école et établissaient une comparaison
avec la situation de la discipline historique). Comme cela a été évoqué dans le chapitre
liminaire de la partie 2, ces opérations de sélection mettent hors champ de l’analyse les
façons de ne pas parler de l’enseignement de l’histoire, ce qui est pourtant potentiellement
un matériau tout à fait informatif. Mais c’était trop pour cette recherche, d’autres pourront
creuser cette piste davantage que je ne l’ai fait.

Les sources rassemblées sont listées ci-dessous par catégories. Celles qui ont fait
l’objet d’une analyse approfondie sont marquées d’une puce (ᴥ). Les autres ont été
utilisées comme familiarisations avec l’objet – je les ai toutes lues ou écoutées – mais
n’ont pas le même statut de point d’appui de la recherche restituée dans cette thèse.

I. Sources institutionnelles
1. Archives nationales françaises

ᴥ AN20120058-5 – Dossier Collège 2002-2003 : Relecture des Programmes, Pôle


« Humanités » (Notes internes).

ᴥ AN20120058-58 – Dossier Commission Européenne + racisme et intolérance (Bureau


des contenus d’enseignement, 2004).

ᴥ AN20120058-35 – Dossier Crise des manuels scolaires (2005).

ᴥ AN20120058-58 – Dossier Préparation du Comité interministériel sur la mémoire de


l’esclavage (Réunion du 24 juin 2005)

512
Annexe

ᴥ AN20120058-58 – Dossier Propositions du Comité interministériel sur la mémoire de


l’esclavage (2005).

ᴥ AN20120058-58 – Dossier DGESCO « Traite des Noirs / Esclavage / Réunion APHG »


(2005).

2. Commission européenne

« Green Paper on the European Dimension of Education », Brussels, 29 September 1993.

« Livre blanc sur l’éducation et la formation. Enseigner et apprendre, vers la société


cognitive », Bruxelles, 1995.

« Réunion du Sous-comité Education scolaire (Procès-verbal), Bruxelles, 11 juin 2004.

ᴥ « Livre vert : Migration et mobilité : enjeux et opportunités pour les systèmes éducatifs
européens », Bruxelles, 3 juillet 2008.

« Rapport de la Commission au Parlement Européen et au Conseil : La mémoire des


crimes commis par les régimes totalitaires en Europe », Bruxelles, le 22 décembre 2010.

3. Conseil de l’Europe

ᴥ Documents afférant à la 6ème conférence sur la révision des manuels scolaires, 1958.

« L’éducation des enfants migrants. Recueil d’informations sur les opération d’éducation
interculturelle en Europe », Strasbourg, 1983.

« Conseil de la coopération culturelle – Atelier de recherche pédagogique sur l’éducation


en faveur des minorités. Bautsen (Saxe) », Strasbourg, 8 juin 1994.

ᴥ « Stratégies pour une éducation civique dans une perspective interculturelle, aux niveaux
de l’enseignement primaire et secondaire. Timisoara (Roumanie) », Strasbourg, 1994.

ᴥ « Enseignement de l’histoire et conscience européenne. Delphes (Grèce) », Strasbourg,


1994.

« Histoire locale et minorités. Spisska Nova Ves (République slovaque) », Strasbourg,


1994.

« Séminaire de formation continue pour enseignants sur l’éducation aux droits de


l’Homme. Tyumen, Fédération de russie », Strasbourg, 1994.

513
Annexe

ᴥ « Teaching local history in a European perspective : approaches and challenges for the
1990s. European Teachers’ Seminar, Trondheim (Norway) », Strasbourg, 1994.

ᴥ « Journée de la mémoire de l’Holocauste et des crimes contre l’humanité dans les


écoles », Strasbourg, 18 octobre 2002.

« L’histoire des Roms enseignée à l’école en Europe », Strasbourg, 2003.

ᴥ « Enseigner la mémoire pour vivre dans une Europe de liberté et de droit », Strasbourg,
novembre 2008.

4. Institutionnel divers

ᴥ ÉduSCOL (DGESCO) : « Quelles pratiques pour enseigner des questions sensibles dans
une société en évolution ? Actes du séminaire européen », Paris, les 14 et 15 décembre
2005.

ᴥ « Programmes des manifestations nationales », Cent-cinquantenaire de l’abolition de


l’esclavage, Ministère de la Culture, 7 avril 1998.

ᴥ Ofsted : “History in the balance. History in English schools” (2003-2007).

ᴥ QCA: Annual reports for the years 2006, 2007, 2008, 2009.

5. Parlement

ᴥ House of Commons debates transcript, 20/03/2007.

ᴥ Textes de préparation, débats et rapports ayant abouti à la loi dite Taubira portant
reconnaissance de l’esclavage et de la traite négrière comme crimes contre l’humanité,
10/05/2001.

ᴥ Documents et auditions (vidéos) de la Mission de l’Assemblée-Nationale sur les


questions mémorielles (2006-2009).

II. Sources associatives


1. APHG

Historiens et Géographes, du numéro 206 (Octobre 1967) au numéro 418 (Mai 2012). Les
articles ayant fait l’objet d’une analyse approfondie (outre les éditoriaux) sont les suivants
(on peut donc considérer que tous les textes listés ci-après sont marqués d’une ᴥ) :

- N°359 « Médaille René Cassin ».

514
Annexe

- N°362 « Portraits et représentations d’enseignants d’histoire et de géographie


en lycée aux Antilles » par Benoît Fricoteaux ».
- N°365 « Dossier 150enaire de l’Abolition de l’esclavage du 22 mai 1848.
DEVOIR D’HISTOIRE, DEVOIR D’ENSEIGNEMENT ».
- N°366 « Le document mémoire et la valeur culturelle et citoyenne de l’histoire
par Pierre-Marc Renaudeau » ; « Reconstruire l’identité britannique par Keith
Robbins ».
- N°370 « Devoir de Mémoire(s) ou Devoir d’Histoire ? Les questionnements et
les débats d’une université d’été par Franck Schwab »
- N°373 « Programmes : 1932… 2000 : quel changement ! Vous croyez, par Jean
Peyrot » ; « L’adaptation du programme d’histoire-géographie dans les
Départements d’Outre-Mer ».
- N°375 « On parle de la guerre d’Algérie en Terminale, par Francis Maure »,
« De la mémoire à l’histoire par Catherine Gervois ».
- N°377 « Entretien avec Marc Ferro sur “Histoire de France” le 6 septembre
2001 ».
- N°378 « L’histoire et la géographie au cœur du débat civique » ; « Patrimoine,
citoyenneté et devoir de mémoire : Sauvegardons un site français : le lieu de
naissance des “Droits de l’Homme et du citoyen” en 1789. Référence
universelle de la Démocratie, par Catherine Chadefaud ».
- N°388 « Les pratiques historiennes aux prises avec le devoir de la
transmission : un défi pour la mémoire nationale » ; « La France coloniale :
analyse d’une image publicitaire, par Edouard Catton ».
- N°390 « Lettre ouverte à Mesdames et Messieurs les parlementaires sur
l’histoire de la présence française outre-mer par Thierry Le Bars et Claude
Liauzu » ; « Décoloniser l’histoire par André Nouschi ».
- N°392 « Liberté pour l’Histoire » ; « Association “Liberté pour l’Histoire” » ;
« Entretien avec Françoise Chandernagor par Pierre Kerleroux » ; « Mémoire de
la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions » ; « Les traites négrières.
Entretien avec Olivier Pétré-Grenouilleau, par Pierre Kerleroux et Hubert
Tison ».
- N°396 « Histoire et historiographie de l’esclavage et des abolitions par Bernard
Gainot ».

515
Annexe

- N°400 « Rappel de principes. Mémoire, Histoire, Liberté en pédagogie, par


Jean Peyrot » ; « À propos de la dernière lettre de Guy Môquet à ses parents » ;
« Refusons le formatage des héros. Entretien d’Historiens & Géographes avec
Jean-Pierre Azéma » ; « Apprendre et enseigner les colonisations, par Marc
Vigié » ; « Les enjeux du passé colonial et les usages publics de l’histoire, par
Claude Liauzu ».

2. Historical Association

Teaching History, du numéro 88 (Juillet 1997) au numéro 142 (Mars 2011). Les articles
ayant fait l’objet d’une analyse approfondie (outre les éditoriaux) sont les suivants (on peut
donc considérer que tous les textes listés ci-après sont marqués d’une ᴥ) :

- N°88 « Multi ethnic history at Key Stage 3, by Marika Sherwood », « National


Curriculum History: Key concepts and controversy, by Robert Guyver ».
- N°89 « Colonies, colonials and World War II, by Marika Sherwood », « History
beyond conventional limits, by Quentin Deakin ».
- N°91 « Emotional response or objective enquiry? Using shared stories and a
sense of place in the study of interpretations for GCSE, by Andrew Wrenn »
- N°92 « What if… What if… What if we had all been less sniffy about
counterfactual history in the classroom?, by Andrew Wrenn », « ‘A lot of guess
work goes on’ Children’s understanding of historical accounts, by Peter Lee ».
- N°93 « Learning about the Holocaust: moral or historical question?, by Nicolas
Kinloch », « The Hopi is different from the Pawnee: using a datafile to explore
pattern and diversity, by Dave Martin ».
- N°95 « Pride and delight : motivating pupils through poetic writing about the
First World War, by Gill Minikin », « Who wants to fight? Who wants to flee?
Teaching history from a ‘thinking skills’ perspective, by Jon Nichol »,
« Letters ».
- N°96 « Culture, identity and the politicising of school history in the USA, by
Robert Phillips », « In a Nutshell: The Citizenship Proposals », « Cunning Plan
for the teaching of citizenship through Key SDtage 3 history », « Build it in,
don’t bolt it on: history’s opportunity to support critical citizenship, by Andrew
Wrenn », « Letters ».

516
Annexe

- N°97 « History and the perils of multiculturalism in 1990s Britain, by Ian


Grosvenor », « Substantial sculptures or sad little plaques? Making
‘interpretations’ matter to Year 9, by Andrew Wrenn », « Letters ».
- N°100 « In a Nutshell: Empathy », « Hearts, minds and souls: Exploring values
through history, by Steven Illingworth », « Letters ».
- N°101 « Mummy, Mummy… What is a heritage? », « Letters ».
- N°102 « ‘Let’s see what’s under the blue square…’: getting pupils to track their
own thinking, by Suzie Bunyan and Anna Marshall ».
- N°104 « ‘Do Mention the War’ The impact of a National Curriculum study unit
upon pupils’ perceptions of contemporary German people, by Paul Coman »,
« Moral dilemmas: history, teaching and the Holocaust, by Paul Salmons »,
« Parallel catastrophes? Uniqueness, redemption and the Shoah, by Nicolas
Kinloch ».
- N°106 « Mummy, Mummy… Who is the Jamie Oliver of history? »,
« Thinking hurts, by Michael Riley », « What is good citizenship education in
history classrooms?, by Ian Davies, Geoff Hatch, Gary Martin and Tony
Thorpe », « New opportunities fort history: implementing the citizenship
curriculum in England’s secondary schools – a QCA perspective, by Jerome
Freeman », « ‘Don’t worry, Mr Trimble. We can handle it’ Balancing the
rational and the emotional in the teaching of contentious topics, by Alan
McCully, Nigel Pilgrim, Alaeric Sutherland and Tara McMinn ».
- N°107 « Cunning Plan for ‘Black Peoples of America’ », « Equiano – voice of
silent slaves?, by Andrew Wrenn ».
- N°108 « Hitting the right note: how useful is the music of African-Americans to
historians?, by Evelyn Sweerts and Jacqui Grice », « In a Nutshell: Spiritual
development ».
- N°109 « Why we must change history GCSE, by Chris Culpin ».
- N°110 « The hidden crisis in GCSE history, by John Dixon », « Promote the
past, celebrate the present: putting your history department in the news, by Dan
Collins ».
- N°112 « In a Nutshell: Moral History », « ‘Britain was our home’: Helping
Years 9, 10 and 11 to understand the black experience of the Second World
War, by Helena Stride », « History’s future: facing the challenge, by Trevor

517
Annexe

Fisher », « A complex empire: National Archives Learning Curve takes on the


British Empire, by Ben Walsh », « Cunning plan for teaching about empire… to
everybody ».
- N°113 « Polychronicon – Interpreting the interpreters: slavery in twentieth-
century America ».
- N°114 « Empathy without illusions ».
- N°116 « In a Nutshell: Sense of place ».
- N°120 « Move me on, The problem page for history mentors. This issue’s
problem: Tom Payne is confused and concerned about the role he’s expected to
play in contributing to the cross-curricular teaching of Citizenship »,
« Uncovering the hidden histories: black and Asian people in the two world
wars, by Rupert Gaze », « ‘You hear about it for real in school.’ Avoiding,
containing and risk-taking in the history classroom », « A need to know :
Islamic history and the school curriculum, by Nicolas Kinloch ».
- N°121 « Interpretations and history teaching: why Ronald Hutton’s Debates in
Stuart History matters, by Gary Howells », « English, history and song in Year
9: mixing enquiries for a cross-curricular approach to teaching the most able, by
Mandy Monaghan and Tony McConnell ».
- N°122 « Integrating Black British History into the National Curriculum, by Dan
Lyndon », « More than just the Henries: Britishness and British history at Key
Stage 3, by Robert Guyver », « Why don’t the Chinese play cricket? Rethinking
progression in historical interpretations through the British Empire ».
- N°124 « Mummy, Mummy… What’ collective memory? ».
- N°125 « Mummy, Mummy… What are forgotten voices? », « Making history
meaningful : helping pupils see why history matters, by Richard Harris and
Amanda Rea », « Creating controversy in the classroom: making progress with
historical significance, by Matthew Bradshaw ».
- N°127 « Music, blood and terror: making emotive and controversial history
matter, by Andrew Wrenn and Tim Lomas », « Teaching controversial issues…
where controversial issues really matter, by Keith Barton and Alan McCully »,
« Identity-shakers: cultural encounters and the development of pupils’ multiple
identities, by Jamie Byrom and Michael Riley », « ‘You should be proud about
your history. They made me feel ashamed’: teaching history hurts ».

518
Annexe

- N°128 « Building a better past: plans to reform the curriculum, by David


Nicholls », « Is it time to forget Remembrance?, by Geoff Lyon ».
- N°129 « Move mo on. The problem page for history mentors. This issue’s
problem: Ajmal Khan feels out of his depth teaching controversial issues »,
« Seeing a different picture: exploring migration though the lens of history, by
Rosie Sheldrake and Dale Banham », « New alchemy or fatal attraction?
History and citizenship, by Peter Lee and Denis Shemilt ».

The Historian, numéros 68, 71, 74 et 93.

3. Medley

ᴥ Comité Marche 98 (CM98) : Communiqués en ligne : cm98.fr

ᴥ CM98 : « Nanm a Bwa Fouye. Pour un devoir de mémoire »

ᴥ CM98 : Serge Romana, « Mémoire de l’esclavage : réconciliation », Le Monde,


10/05/2013.

ᴥ Comité de Vigilance face aux Usages Publics de l’Histoire (CVUH) : contenu du blog
jusqu’à 2010 (cvuh.blogspot.fr).

ᴥ Liberté pour l’Histoire (LPH) : contenu du site (lph-asso.fr).

III. Sources universitaires


Olivier Pétré-Grenouilleau, « Les identités traumatiques. Traites, esclavage, colonisation »,
Le Débat, N°136, 2005, p.93-107.

Dans le numéro 52-4 bis de la Revue d’histoire moderne et contemporaine (2005), les
contributions suivantes :

- Claude Liauzu, « Les historiens saisis par les guerres des mémoires
coloniales », p.99-109.
- Olivier Pétré-Grenouilleau, « Les traites négrières, ou les limites d’une lecture
européocentrique », p.30-45.
- « Sur une relecture de l’histoire de la traite négrière : débat », p.46-58.

Conférence débats des journées Mémoire, Histoire, Identités, Institut Français de


l’Éducation (bandes sons), octobre 2006.

René Rémond, « L’histoire et la loi », Études, Tome 404, 2006, p.763-773.

519
Annexe

Numéro spécial de la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps sur « Les Usages
publics de l’Histoire en France », N°85, 2007.

IV. (Auto)Biographies et autres ouvrages


Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, Marquis de Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction
publique, 1791 [En ligne], Les classiques de l’UQAC.

Dimitri Casali, L’histoire de France interdite. Pourquoi ne sommes-nous plus fiers de


notre histoire ?, Paris, Jean-Claude Lattès, 2012.

Charlemagne, Admonitio Generalis, Ressources virtuelles de la BnF.

Discours et opinions de Jules Ferry. Publiés avec commentaires et notes de Paul Robiquet,
Tome Quatrième, Paris, Armand Colin, 1896, BnF.

William Hague, William Wilberforce. The life of the great anti-slave trade campaigner,
London, Harper Perennial, 2008.

David Lammy, Out of the Ashes. Britain after the Riots, London, Guardian Books, 2012.

Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006.

J. Stuart MacLure, Educational Documents. England and Wales 1816 to the present day,
London, Methuen, 1965.

Eric Mesnard, Marie-Albane de Suremain (dir.), Enseigner les traites, les esclavages, leurs
abolitions et leurs héritages. Regards croisés pour une histoire globale, Paris, Karthala,
coll. « Esclavages », 2015.

Abdul Mohamud, Robin Whitburn, Doing Justice to History. Transforming Black history
in secondary schools, London, UCL Press, 2016.

Pierre Nora, Historien Public, Paris, Gallimard, 2011.

Christiane Taubira, Égalité pour les exclus. La politique face à l’histoire et à la mémoire
coloniales, Paris, Éditions Temps Présent, 2009.

Christiane Taubira, Mes météores. Combats politiques au long cours, Paris, Flammarion,
2012.

Françoise Vergès, L’homme prédateur. Ce que nous enseigne l’esclavage sur notre temps,
Paris, Albin Michel, 2011.

520
Annexe

V. Entretiens
Anonyme, enseignant d’histoire du secondaire et formateur, membre du programme
Ciresc, 24/02/2014.

Serge Romana, ancien président de l’association mémorielle CM98, 27/02/2014.

Philippe Joutard, historien académique, coordonnateur de la refonte des programmes du


primaire de 2002 en histoire, 03/04/2014.

Myriam Cottias, responsable du programme Ciresc et présidente du CNMHE, 29/06/2015.

Christiane Taubira, rapporteure de la loi du 10 mai 2001, 22/09/2015.

Anonyme, historien académique de l’esclavage et de la traite, 28/10/2015 (première partie


de l’entretien enregistrée, seconde conservée via la prise de notes).

Anonyme, enseignant d’histoire du secondaire et membre actif du SHP, 12/01/2016.

Chris Culpin, membre fondateur du SHP et membre des groupes de travail chargé de
construire un National Curriculum pour l’histoire en 1991 et 2007, 02/02/2016 (entretien
par skype).

Jerome Freeman, membre du QCA et coordonnateur de la refonte du NC d’histoire en


2007, 15/02/2016.

Anonyme, enseignant d’histoire du secondaire, 02/03/2016.

Madge Dresser, historienne académique de l’esclavage et de la traite, 03/03/2016 (entretien


non enregistré).

Anonyme, enseignant d’histoire du secondaire, 08/03/2016.

Robin Whitburn, historien de l’éducation impliqué dans la proposition de ressources pour


enseigner une histoire « juste » de l’esclavage, 15/03/2016.

Anonyme, historienne académique impliquée dans des activités de diffusion au grand


public de l’histoire de l’esclavage, 25/04/2016.

Anonyme, historienne académique impliquée dans le programme Ciresc pour l’université


de Hull, 29/04/2016.

Catherine Hall, historienne féministe des legs de l’esclavage (entre autres), 03/05/2016
(entretien par skype).

Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences en civilisation américaine, 30/05/2016.

521
Annexe

Anonyme, membre du Bureau des programmes, DGESCO, 31/05/2016.

Françoise Vergès, politiste et ancienne présidente du CNMHE, 22/06/2016.

Serge Mam Lam Fouk, historien de l’esclavage en Guyane (entre autres), 09/11/2016
(entretien non enregistré).

VI. Médias
1. Presse

US refuses to face Hiroshima facts The Observer (05/02/95)


La radio, la télévision et l’histoire Le Monde (20/02/95)
Japan rewrites the war The Sunday Times (12/03/95)
Les Etats-Unis en guerre avec leur histoire Le Monde (24/03/95)
Le bon vieux temps de l’école Sud Ouest (19/04/95)
Confrontation avec l’Histoire Le Monde (29/04/95)
Dans le laboratoire de l’histoire Le Monde (30/06/95)
Quatre après la fin de l’Union soviétique La Croix (11/09/95)
Land fit for Heroes The Times (18/09/95)
Heroes have their place The Independent (19/09/95)
No place for Britain’s heroes in the English classroom (19/09/95)
In history’s long shadow The Guardian (09/04/96)
The golden age that never was The Guardian (04/06/96)
Just below the dignity of history The Times (09/01/97)
Nous ne savons plus de quelle histoire nous sommes les fils La Croix (24/06/97)
Pourquoi faire tant d’histoire? Le Monde (21/07/97)
Pour refonder l’Histoire comme discipline critique Le Monde (13/03/98)
Michelet vous a-t-il influencé ? Le Figaro (25/06/98)
Have we all been diddled ? The West Briton (27/08/98)
Education: l’idéologie au pouvoir Le Figaro (05/02/99)
Interpeller le passé « pour redonner à nos ancêtres leur dignité perdue » Le Monde
(19/02/99)
Esclavage : une mémoire à peu de frais Le Monde (23/02/99)
L’historien étudie le passé pour le présent (25/02/99)
Des programmes squelettiques Le Figaro (05/04/2000)

522
Annexe

L’école fait face à une montée des revendications identitaires des élèves (14/04/00)
An argument about our island story of more than historical (21/04/00)
L’écriture de l’histoire et la représentation du passé Le Monde (15/06/00)
Les américains et nous. Histoire récente, mémoire courte La Croix (14/11/00)

Le retour de la chronologie Le Monde (23/03/2001)


Penitence for slavery overdue Financial Times (20/08/2002)
A future for our past The Times (16/10/2002)
Our fawning court historians The Guardian (18/10/2002)
Unenlightened days when racism was thought to be trendy The Scotsman (13/01/2003)
British schools ought to dwell on the 2nd World War (17/02/2003)
Romans did not civilise us The Western mail (21/02/2003)
Clarke orders review of school history teaching The Independent (16/06/2003)
Call to put Empire at centre of GCSE history The Independent (05/07/2003)
Quelle histoire enseigner à l’école La Croix (25/10/2003)
L’école ne peut pas faire l’impasse sur l’héritage religieux Libération (22/11/2003)
Entretien avec Gérard Noiriel L’Humanité (21/01/2004)
Est-il permis de parler d’islam à l’école Le Figaro (06/02/2004)
Algérie : cesser le feu des passions Le Figaro (15/04/2004)
Enquête sur l’enseignement de l’histoire en Algérie Le Monde (28/10/2004)
François Fillon, ou l’école rendue au people Le Figaro (20/11/2004)
Manifeste pour l’histoire Le Monde diplomatique (01/12/2004)
Tim Collin’s speech National Catholic Heads (27/01/2005)
History exams seriously flawed The Independent (02/03/2005)
Tudors, Nazis and the rest of history The Guardian (15/06/2005)
More exams, less education The Spectator (18/06/2005)
It’s tales of Kings and battles that make history come alive Daily Express (23/06/2005)
Le passé colonial de la France Le Monde de l’éducation (01/07/2005)
Le passé colonial de la France : un écueil historique. Interview croisée d’Esther Benbassa
et Nicolas Bancel Le Monde de l’éducation (01/07/2005)
Making up history The Guardian (27/10/2005)
Easy to see the effects of ignorant education policies Herald Scotland (12/11/2005)
Colonisation: la tentation de la penitence Le Figaro (30/11/2005)

523
Annexe

Napoléon boycotté, l’Histoire amputée Le Figaro (01/12/2005)


Ils l’accusent de nier un crime contre l’humanité. Un universitaire poursuivi par des
Antillais Ouest France (01/12/2005)
Mémoire de l’Outre-mer soutient Olivier Pétré-Grenouilleau. L’historien de l’UBS devant
la justice Ouest France (10/12/2005)
Histoire ni en blanc ni en noir Libération (13/12/2005)
Les historiens pris sous le feu des mémoires Le Monde (17/12/2005)
À toutes les gloires de la France Le Figaro (19/12/2005)
Starkey wants boring history left in the past Daily Express (21/12/2005)
Les historiens font feu de toute loi Libération (21/12/2005)
Don’t overlook the impact of empire on our identity: Two anniversaries will feed into our
national sense of self-doubt this year, but also offer a chance for a reality check. The
Guardian (01/01/2006)
Is political correctness threatening our country? Bristol Evening Post (05/01/2006)
Gordon Brown’s speech Fabian Society (14/01/2006)
Brown wants Nazi history to be taught in schools The Sunday Times (15/01/2006)
Why slave history is important Bristol Evening Post (21/01/2006)
Ignorance of the past makes us impotent before the present The Daily Telegraph
(17/02/2006)
The Empire is back in history lessons Daily Mail (15/04/2006)
City agonises over slavery apology: Passions are running high in Bristol over whether it
should say sorry for its past The Observer (07/05/2006)
The end of history? The Guardian (09/05/2006)
Can a city really say sorry – especially for something that happened two centuries ago?
The Guardian (10/05/2006)
Letter We need to remember Sunday Mirror (11/06/2006)
From reading methods to carpet sweepers The Guardian (27/06/2006)
Peut-on comparer les traites ? L’« affaire » Pétré-Grenouilleau Le Monde (09/01/2007)
Traite négrière, esclavage : les faits historiques Le Monde (10/01/2007)
Apologising for the slave trade would be a futile gesture & Slavery, is it time for an
apology? The Independent (11/05/2006)
‘What British values should I teach my tutor group of children from 11 countries, some
newly arrived here?’ The Independent (08/06/2006)

524
Annexe

Kneeling in chains, a Briton apologises for his ancestor’s role in the slave trade Daily Mail
(22/06/2006)
Parents enraged as black boys are cast as monkeys The Times (23/06/2006)
History repeats itself, when you don’t know any The Independent (07/07/2006)
Slave trade research unit in Wilberforce birthplace The Guardian (07/07/2006)
Renaming row darkens Penny Lane’s blue suburban skies The Guardian (10/07/2006)
The name game The Independent (16/07/2006)
It’s time someone apologised to us The Daily Telegraph (23/09/2006)
Education: Learn: Sorry story: For Black History Month, students can look at slavery and
its modern incarnation, human trafficking The Guardian (03/10/2006)
Slavery lessons ‘should be part of schooling’ Yorkshire Post (17/10/2006)
Slavery could become compulsory subject The Telegraph (17/10/2006)
Slaves to the PC Brigade Daily Mail (26/10/2006)
Chains are link to our slavery past Hull Daily Mail (07/11/2006)
Head-to-head: Slavery ‘sorrow’ BBC (27/11/2006)
Heirs to the slavers: Nearly 200 years after Britain abolished slavery its legacy is all
around. As the PM sidesteps a state apology, Andy Beckett talks to descendants of slave
traders. And prominent black Britons speak out. The Guardian (02/12/2006)
Olivier Pétré-Grenouilleau décrit les traites négrières à l’UTL. Voyage dans l’enfer des
esclaves. Ouest France (27/01/2007)
Les historiens craignent pour leur liberté. L’affaire Pétré-Grenouilleau ou la chronologie
d’un emballement Deux plaintes ont été déposée, au civil et au pénal, à l’encontre de
l’historien. La Croix (31/01/2007)
On l’accusait de révisionnisme. Pas de procès pour l’historien. Nouvel Observateur
(09/02/2007)
De la repentance à l’Apartheid ? & Aux sources de l’obsession du passé. Le Monde
(29/09/2007)

2. Autres

« Integrating Black British History into the National Curriculum » by Dan Lyndon, AST,
Head of History, Henry Compton School, Fulham, Blog « Black history 4 school ».

525
Remerciements.................................................................................................................3
Table des Matières...........................................................................................................6
Introduction......................................................................................................................9
I. « L’origine » du projet.........................................................................................12
II. « History wars and the classroom »: tunnels, sentiers battus et chemins de
traverse.........................................................................................................................17
1. En regardant les alentours................................................................................17
2. Les sciences sociales et la pratique du « pas de côté »....................................19
III. Soutiens théoriques..........................................................................................21
1. Didactique, histoire des disciplines et sociologie du curriculum : sens et
matérialité des contenus...........................................................................................21
a. La « saveur des savoirs »......................................................................................................22
b. Les controverses comme point de départ.............................................................................27
c. Les « questions socialement vives » dans l’enseignement : investissements récents et pistes
à explorer davantage.......................................................................................................................31
2. Les usages sociaux du passé : du potentiel polémique de l’histoire en
particulier.................................................................................................................34
a. Le « memory turn »..............................................................................................................34
b. Apports et impasses..............................................................................................................35
c. Gros plan sur les guerres mémorielles..................................................................................39
3. Lorsque tout s’emballe….................................................................................40
a. Regards critiques sur la crisologie........................................................................................40
b. Les dynamiques des controverses.........................................................................................45
IV. Question de recherche......................................................................................51
V. Cas d’étude...........................................................................................................53
1. Intérêts d’une étude qualitative de cas.............................................................53
2. Comparaison : de la faisabilité aux gains potentiels........................................57
VI. Un point sur la méthode, de la collecte à l’analyse..........................................60
1. À propos du matériau.......................................................................................61
2. À propos de l’analyse.......................................................................................64
Première partie : Au nom du Commun et de sa grande éternité…............................71
1. Des intérêts de la perspective socio-historique................................................72
2. Petit plaidoyer pour une réhabilitation raisonnée des sources de seconde main
77
Chapitre I : Distinguer et unir. La longue et triomphante histoire de l’Histoire.....81
I. La « foi en l’école » ou l’histoire des titres de noblesse accordés à une forme
particulière d’enseignement.........................................................................................84
1. Premières réductions de l’éventail des possibles.............................................86
a. L’enseignement dans tous ses états......................................................................................87
b. L’éducation, une pratique religieuse comme les autres........................................................91
c. Entrée en scène du pouvoir politique et mise au pas de l’enseignement..............................92
2. Les prétentions totalisantes de l’université......................................................94
3. L’école de la nation........................................................................................101

526
Annexe 6

a. Rapports à l’enseignement à la veille de l’éveil national...................................................101


b. « Pour la Patrie, par l’École » ............................................................................................105
Plan rapproché sur le cas français................................................................................................108
Plan rapproché sur le cas anglais..................................................................................................112
Le lest national des contenus d’enseignement.............................................................................115
4. Spécification et solidification des règles du jeu scolaire...............................120
a. Structuration et autonomisation d’institutions d’enseignement.........................................121
b. Logiques d’autonomisation................................................................................................129
c. Autour des institutions........................................................................................................132
II. Enseigner pour quoi faire : retour sur deux enjeux centraux attribués à
l’enseignement (de l’histoire).....................................................................................134
1. L’érudition, ou l’usage des savoirs comme outils de distinction...................135
a. L’éducation pour « perfectionner l’espèce humaine ».......................................................136
b. Distinguer en donnant les outils, les codes de la distinction aux classes les plus aisées....138
c. Distinguer en stabilisant, voire en verrouillant l’échelle des positions sociales (contrôle des
masses populaires via l’enseignement)........................................................................................145
2. Les « socles de connaissance », ou les vertus communalisantes attribuées à
l’enseignement.......................................................................................................147
a. Enseigner pour convertir....................................................................................................147
b. L’enseignement au service du sentiment national..............................................................149
c. « Remembering [at school] as re-member-ing »................................................................157
Conclusion..................................................................................................................160
Chapitre II : Le silence avant la dispute. Ou comment on tait collectivement les
sujets qui comptent......................................................................................................163
Aparté sur le langage : les mots disent, mais ils taisent aussi......................................................165
I. De l’indifférence à l’oubli de l’Autre : l’histoire coloniale comme récit par, pour
et à la gloire de la métropole (1800-1920).................................................................170
1. Inscription des représentations coloniales dans un cadre national.................171
2. Produire du consensus : le récit national monochrome..................................176
II. De la découverte de l’Autre en tant qu’Autre (1920-1980)...............................183
1. La fin du consensus sur le bienfondé de la nation impériale.........................183
2. L’émancipation de l’histoire académique vis-à-vis du roman national.........194
3. Critique pédagogique de l’histoire « old school ».........................................199
III. À l’heure du regret, la parole est aux victimes ?............................................213
1. Le cadre international du pardon....................................................................214
2. Les nouveaux habits du fait colonial en France et en Angleterre..................226
Conclusion..................................................................................................................230
Transition – Arrêt sur la conjoncture de la controverse...........................................233
Chapitre III : Pride & Politics. Le délicat réenchantement de la nation.................235
Aparté sur les crises : Déceler un contexte critique dans des discours........................................238
Les balises de l’inquiétude......................................................................................................238
À propos des attachements des acteurs au monde qu’ils connaissent.....................................239
L’écume du familier bousculé.................................................................................................239
Avoir peur / Faire peur / Exprimer la peur..............................................................................240
I. L’horizon du familier : le caractère national de l’histoire scolaire dont il importe
de s’inquiéter..............................................................................................................244

527
Annexe 6

1. Rendez-vous en terre moins connue : l’histoire scolaire dont on peut ne pas se


soucier....................................................................................................................245
2. History’s success story at home.....................................................................252
II. Les nouvelles règles du jeu mémoriel : ressources et contraintes pour débattre de
l’histoire scolaire........................................................................................................267
1. De quelques inquiétudes suscitées en France par la « mémoire ».................268
2. Incorporation des injonctions à faire de la place à la diversité des points de vue
dans les récits du passé en Angleterre....................................................................272
III. Réenchanter la nation par l’histoire scolaire, réinventer les formules pour le
faire… 277
1. Au nom de la laïcité.......................................................................................278
2. Au nom de la multiculturalité........................................................................287
Conclusion..................................................................................................................298
Deuxième partie : Des accords majeurs, désaccords mineurs ?...............................301
Chapitre IV : Au cœur de la querelle. Propos liminaire..........................................306
I. Des conflits et de leurs évitements.....................................................................306
II. Et pourtant, nous polémiquons….......................................................................310
III. Polémiques, controverses, débats antagoniques… de quoi parle-t-on ?........314
IV. Petit précis sur le déroulé des controverses étudiées en France et en
Angleterre : qui, quoi, comment ?..............................................................................321
1. Récit du cas français.......................................................................................323
2. Récit du cas anglais........................................................................................337
Chapitre V : La spirale du verbe................................................................................347
I. Logiques de coalition, ou comment l’affirmation de l’argumentation creuse des
tranchées et forme des camps.....................................................................................352
1. Le désaccord unitaire : Historiens et Géographes..........................................356
2. Le désaccord discuté : Teaching History.......................................................367
3. Discussion comparée......................................................................................377
II. Logiques d’implication, ou comment on rend le conflit possible tout en essayant
de l’éviter....................................................................................................................381
1. Registres argumentatifs en implication « volontaire »...................................383
2. Registres argumentatifs en implication par enrôlement.................................393
III. Les règles changeantes de la controverse.......................................................407
1. La mise en scène médiatique de la controverse.............................................409
2. Un « footing » compliqué...............................................................................415
Conclusion..................................................................................................................418
Chapitre VI : Au nom de la stabilité..........................................................................419
I. L’inéchappable fixité de l’histoire ou le lest identitaire des controverses sur son
enseignement..............................................................................................................423
1. La constance identitaire : le cas français........................................................424
2. Cette diversité qui nous définit : le cas anglais..............................................437
II. Des historiens citoyens, pas des politiciens.......................................................446

528
Annexe 6

1. Faire de l’histoire pour prendre de la hauteur : le cas français......................446


2. Faire de l’histoire pour prendre part au débat public : le cas anglais.............461
III. Le doute comme vertu....................................................................................472
1. Au nom de la relativité culturelle...................................................................473
Conclusion..................................................................................................................480
Conclusion.....................................................................................................................483
I. En somme….......................................................................................................483
1. Le tempo de la thèse.......................................................................................484
2. L’histoire scolaire compte (depuis longtemps)..............................................486
3. L’histoire scolaire divise (souvent, mais pas toujours)..................................488
4. Les manières d’échanger sur un sujet qui compte et qui divise renforcent sa
propension à compter et à diviser...........................................................................490
5. Donc…...........................................................................................................491
II. De quelques pistes à explorer.........................................................................492
1. Pour la recherche............................................................................................492
2. Ce que peuvent les sciences sociales critiques...............................................494
Bibliographie................................................................................................................497
Annexe empirique : liste des matériaux de première main......................................523
I. Sources institutionnelles.....................................................................................524
1. Archives nationales françaises.......................................................................524
2. Commission européenne................................................................................525
3. Conseil de l’Europe........................................................................................525
4. Institutionnel divers........................................................................................526
5. Parlement........................................................................................................526
II. Sources associatives...........................................................................................526
1. APHG.............................................................................................................526
2. Historical Association....................................................................................528
3. Medley............................................................................................................531
III. Sources universitaires.....................................................................................531
IV. (Auto)Biographies et autres ouvrages............................................................532
V. Entretiens............................................................................................................532
VI. Médias............................................................................................................534
1. Presse..............................................................................................................534
2. Autres.............................................................................................................537

529

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