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Ileana Neli Eiben

Sur une visibilité de l’autotraducteur :


Dumitru Tsepeneag et Felicia Mihali
Coordonator colecţie: Georgiana Lungu-Badea

Tehnoredactare: Florin Fâra


Copertă: Dana Marineasa

© 2017 Editura Universității de Vest, pentru prezenta ediție

Editura Universității de Vest


str. Paris nr. 1
3000003, Timișoara
E-mail: editura@e-uvt.ro
Tel./fax: +40 256 592 681

Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României


Studii de traductologie românească. - Timişoara : Editura
Universităţii
Eiben, Ileana de Vest,
Neli
2017
2 vol.
    SISBN
ur une978-973-125-465-4
visibilité de l'autotraducteur : Dumitru Tsepeneag et Felicia
Vol. /2Eiben
Mihali : Încercare de cartografiere
Ileana Neli. a cercetării
- Timişoara : Editura în domeniu
Universităţii de Vest,/ 2017
coord.:
     Georgiana Lungu-Badea. - 2017. - Conţine
Conţine bibliografie. -
bibliografie
ISBN 978-973-125-526-2
    ISBN 978-973-125-492-0
I.821.135.1.09
Lungu-Badea, Georgiana (coord.)

81

2
Georgiana Lungu-Badea
Ileana Neli Eiben
(coordonator)

Sur une visibilité de l’autotraducteur :


Dumitru Tsepeneag
Studii de et Felicia Mihali
traductologie românească
ii

Încercare de cartografiere
a cercetării în domeniu

In honorem magistrae Elena Ghiță

Editura Universității de Vest


Timișoara, 2017

3
À mes enfants,
Maria et Filip
SIGLES ET ABRÉVIATIONS

Sigles et abréviations des romans analysés


CN = Cuvîntul nisiparniţă
CO = Confession pour un ordinateur
D = Dina
MS = Le Mot sablier
PF = Le Pays du fromage
PV = Pigeon vole
PZ = Porumbelul zboară!...
SSC = Sweet, sweet China
ȚB = Țara brînzei

Sigles et abréviations des dictionnaires


DCR = Dicţionar de cuvinte recente [Dictionnaire de mots récents]
DELR = D  icţionar etimologic al limbii române [Dictionnaire
étymologique de la langue roumaine]
DEN = Dicţionar esenţial de neologisme al limbii române [Dictionnaire
essentiel de néologismes de la langue roumaine]
DEX = Dicţionar explicativ al limbii române [Dictionnaire explicatif
de la langue roumaine]
DN = Dicţionar de neologisme [Dictionnaire de néologismes]
MDN = Marele dicţionar de neologisme [Grand dictionnaire de
néologismes]
NDESL =  Nouveau Dictionnaire Encyclopédique des Sciences du
Langage
PR = Petit Robert
TLFi = Trésor de la langue française informatisé

Autres sigles et abréviations


LC = langue cible
LS = langue source
TC = texte cible
TS = texte source
Table des matiÈres

INTRODUCTION / 17

CHAPITRE 1 BILINGUISME D’ÉCRITURE ET


AUTOTRADUCTION LITTÉRAIRE. REPÈRES THÉORIQUES / 29
1.1. État des lieux des recherches antérieures / 30
1.2. Définitions du bilinguisme (d’écriture) et de l’autotraduction
littéraire / 33
1.2.1. Mise au point terminologique des deux concepts / 33
1.2.2. Définitions dans quelques dictionnaires et encyclopédies
spécialisés / 35
1.2.2.1. Définitions du bilinguisme (d’écriture) / 36
1.2.2.2. Définitions de l’autotraduction littéraire / 38
1.2.3. Définitions contextuelles / 39
1.2.3.1. Définitions du bilinguisme (d’écriture) / 40
1.2.3.2. Définitions de l’autotraduction littéraire / 43
1.3. Le bilinguisme d’écriture / 49
1.3.1. Une nouvelle catégorie d’écrivains / 49
1.3.2. Déplacement et extraterritorialité / 54
1.3.2.1. Exil et migration / 56
1.3.2.2. Figures du sujet en mouvement / 58
1.3.3. Choix d’une nouvelle langue d’écriture / 60
1.3.3.1. Langue maternelle vs. langue étrangère / 61
1.3.3.2. Changement de langue et interférence / 65
1.3.3.3. La chance d’écrire en français / 70
1.3.4. Spécificités du texte écrit en langue étrangère / 76
1.3.4.1. Parcours thématiques / 77
1.3.4.2. L’écriture comme traduction / 81
1.4. L’autotraduction littéraire / 84
1.4.1. Statut de l’auteur‑traducteur / 85
1.4.2. Le processus d’autotraduction / 86
1.4.2.1. Lecture du texte à traduire / 86
1.4.2.2. Interprétation du texte à traduire / 90
1.4.2.3. Reformulation du TS en LC / 95
1.4.3. Spécificités du texte autotraduit / 101

9
1.4.4. Typologie de l’autotraduction / 104
1.4.4.1. Typologie de l’autotraduction selon le moment
de production / 104
1.4.4.2. Typologie de l’autotraduction selon le degré d’implication
du sujet traduisant / 105
1.4.4.3. Typologie de l’autotraduction selon les langues en contact
et le public visé / 106
1.4.4.4. Typologie de l’autotraduction selon l’unité globale du texte
autotraduit / 107
1.4.4.5. Typologie de l’autotraduction selon le degré de
transformation du texte autotraduit / 108
1.4.5. Autotraduction littéraire et traduction allographe / 109
1.4.5.1. Similitudes entre autotraduction littéraire et traduction
allographe / 110
1.4.5.2. Différences entre autotraduction littéraire et traduction
allographe / 110
CHAPITRE 2 BILINGUISME D’ÉCRITURE ET
AUTOTRADUCTION LITTÉRAIRE CHEZ LES ÉCRIVAINS
ROUMAINS D’EXPRESSION FRANÇAISE.
REPÈRES HISTORIQUES / 113
2.1. Autotraduction et bilinguisme d’écriture. Perspectives diachroniques
(du XVIIIe au XXe siècle) / 114
2.1.1. Contextes historique et politique / 115
2.1.2. Contextes linguistique et littéraire / 118
2.1.3. Pratiques d’autotraduction et d’écriture / 125
2.1.3.1. Du XIXe au XXe siècle / 126
2.1.3.2. À l’époque communiste / 133
2.2. Autotraduction littéraire et bilinguisme d’écriture en Roumanie à la
fin du XXe et au début du XXIe siècle / 134
2.2.1. Nouveaux contextes politiques et éditoriaux après 1989 / 134
2.2.2. Retour des écrivains exilés et importation de capital littéraire
« étranger » en Roumanie / 140
2.2.3. Migration et exportation de capital littéraire roumain
à l’étranger / 143
CHAPITRE 3 BILINGUISME D’ÉCRITURE. LE CAS DE
DUMITRU TSEPENEAG ET DE FELICIA MIHALI / 151
3.1. Le Mot sablier de Dumitru Tsepeneag / 154
3.1.1. Le Mot sablier, présentation générale / 155
3.1.1.1. Genèse du Mot sablier / 155
3.1.1.2. Le Mot sablier, un métaroman / 157

10
3.1.2. Visibilité de l’auteur‑écrivain roumain dans le texte français / 159
3.1.3. Visibilité de la langue‑culture roumaine dans le texte français / 163
3.2. Dina de Felicia Mihali / 168
3.2.1. Dina, présentation générale / 169
3.2.2. Visibilité de l’auteur‑écrivain roumain dans le texte français / 170
3.2.3. Visibilité de la langue‑culture roumaine dans le texte français / 176
3.3. Confession pour un ordinateur de Felicia Mihali / 185
3.3.1. Confession pour un ordinateur, présentation générale / 185
3.3.2. Visibilité de l’auteur‑écrivain roumain dans le texte français / 187
3.3.3. Visibilité de la langue‑culture roumaine dans le texte français / 193
CHAPITRE 4 L’AUTOTRADUCTION CHEZ DUMITRU
TSEPENEAG ET FELICIA MIHALI / 199
4.1. Pigeon vole [Porumbelul zboară!...] de Dumitru Tsepeneag / 203
4.1.1. Pigeon vole [Porumbelul zboară], présentation générale / 204
4.1.2. Visibilité de l’auteur‑traducteur « français » dans le texte
roumain / 207
4.1.3. Visibilité de la langue‑culture française dans le texte roumain / 219
4.1.4. Analyse comparée : original/autotraduction/traduction
allographe / 227
4.1.5. Remarques critiques / 233
4.2. Le Pays du fromage [Țara brînzei] de Felicia Mihali / 237
4.2.1. Le Pays du fromage [Țara brînzei], présentation générale / 238
4.2.2. Visibilité de l’auteur‑traducteur roumain dans le texte français / 240
4.2.3. Visibilité de la langue‑culture roumaine dans le texte français / 247
4.2.4. Analyse comparée : original/autotraduction/traduction
allographe / 251
4.2.5. Remarques critiques / 256

CONCLUSIONS / 263
INDEX DES AUTEURS CITÉS / 285
BIBLIOGRAPHIE / 289
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE / 289
BIBLIOGRAPHIE SPÉCIALISÉE / 304
ENCYCLOPÉDIES ET DICTIONNAIRES / 311

11
AVANT‑PROPOS
Deux types d’autotraduction :
du français et en français
chez D. Tsepeneag et F. Mihali

L’ouvrage Sur une visibilité de l’autotraducteur. Le cas des


écrivains Dumitru Tsepeneag et Felicia Mihali prend sa source dans
une thèse de doctorat que j’ai coordonnée, et dont le titre‑palimpseste
est calquée sur celui de Lawrence Venuti, The translator’s invisibility
(New York, Routledge, 1995). Plusieurs approches se profilent dans
l’étude que propose Neli Ileana Eiben : traductologique, linguistique,
littéraire, sociologique, agissant toutes sur le bilinguisme d’écriture
qui est cause de bi‑textualisation. L’autotraduction littéraire chez
Tsepeneag et Mihali se reporte aux multiples contextes qui influent sur
les deux écrivains et sur (les raisons de) leur décision de procéder à la
traduction : multiple démarche génétique, contrôle traductif, privilège
d’auteur ou autre. Mettant à profit les renseignements sur la pré‑écriture,
l’écriture (texte d’origine) et la réécriture (autotraduction), N. I. Eiben
s’appuie sur la doxa traductologique pour étudier la conception que les
écrivains ont sur l’autotraduction, l’usage qu’ils en font, les résultats
qu’ils obtiennent. L’impact de telles expériences où le rapport du Propre
et de l’étranger sont un Même, dans les recherches universitaires,
est significatif. Fascinée par la coprésence des identités écrivante et
traductive dans un Même responsable de l’éventuelle trahison produite
lors de la réécriture, l’auteure examine le sujet traducteur, alter‑ego de
l’écrivain, qu’elle situe au carrefour de la création littéraire et de la
recréation traductive (une métamorphose méliorative, parfois). Fondée
sur l’étude de deux cas de figures, cette vision autorise à situer l’ouvrage
à la frontière de la critique de traduction – subsidiairement de la critique
littéraire –, et de la théorisation en autotraduction littéraire. Ancrant sa
recherche dans la francophonie et l’autotraduction, l’universitaire met
en valeur et valide (de manière théorique et pratique) les particularités
des autotraducteurs ayant appris le français en dehors du foyer et l’effet
qu’a cet acquis sur leur vie, leur création et la réception de celle‑ci.

13
Les deux parties que comporte l’ouvrage, un clin d’œil au
titre de Michaël Oustinoff (Bilinguisme d’écriture et autotraduction,
L’Harmattan, 2001), sont quasi symétriquement intitulées : Bilinguisme
d’écriture et autotraduction littéraire. Repères théoriques et
historiques et Bilinguisme d’écriture et autotraduction chez Dumitru
Tsepeneag et chez Felicia Mihali. La première partie est consacrée à
l’incontournable état des lieux du phénomène de l’autotraduction, aussi
bien aux conceptions et acceptions du terme d’« autotraduction » qu’à
la syntagmatique du terme et au statut de l’autotraduction (traduction,
réécriture). La seconde partie, dédiée à la francophonie littéraire, est
centrée sur l’étude de l’autotraduction chez Dumitru Tsepeneag et
Felicia Mihali, écrivains roumains d’expression française, dont les
noms sont annoncés dans le sous‑titre.
S’arrêtant sur le moment où ces écrivains décident d’activer
leur bilinguisme passif, consécutif, N. I. Eiben observe deux types
d’expériences d’autotraduction : du français, langue d’adoption, vers
le roumain, langue maternelle, chez Dumitru Tsepeneag ; et, un cas
plus fréquent dans le monde de l’autotraduction littéraire, de la langue
maternelle vers la langue étrangère, en l’occurrence du roumain vers le
français chez Felicia Mihali.
Chez Tsepeneag, l’autotraduction n’équivaut pas à la
thanatopraxie du texte écrit en français (Romane de gare, Pigeon
vole), mais à un moyen de réintégrer ses origines linguistiques et, par
cela, de s’inscrire dans la littérature roumaine. À l’instar de Beckett,
Nabokov, Pessoa, Green, etc., Tsepeneag s’autotraduit pour limiter les
dévaluations (pertes, dégradations, amoindrissements) d’une traduction
allographe. Néanmoins, les entropies sont inhérentes à tout transfert
interlingual, y compris à la traduction auctoriale (Lungu‑Badea,
L’Architecture processuelle d’une œuvre…, EUV, 2006). L’auteure
montre que, par son autotraduction décentrée, Tsepeneag potentialise
la réécriture et la lecture et développe de nouvelles relations intra‑ et
inter‑textuelles, en recomposant « une tapisserie, comme une tour Babel »
(Gyurcsik, 2005).
N.I. Eiben fait remarquer que Tsepeneag et Mihali, comme
« écrivains‑traducteurs » incarnent non seulement le lien entre deux
langues, mais aussi un « lieu de contact » des langues. Ces deux
écrivains voient dans l’acte d’autotraduction, acte nécessairement
solitaire comme l’acte de création, une bonne occasion de réécrire

14
certaines vues, de reconsidérer certaines perspectives ou de corriger les
éventuelles imperfections (Michael Oustinoff 2001).
Riche en détails et de promesses, bien ordonné et agréable à
lire, le livre Sur une visibilité de l’autotraducteur. Le cas des écrivains
Dumitru Tsepeneag et Felicia Mihali contribue aux recherches
actuelles en traductologie, offrant un éclairage intéressant sur deux
types d’autotraduction (recréation) où les principes d’évaluation sont
sensiblement modifiés lorsqu’on accepte qu’un auteur‑autotraducteur
peut se trahir comme bon lui semble.
Georgiana I. BADEA

15
INTRODUCTION

La motivation qui nous a amenée à entreprendre un travail


de recherche sur l’autotraduction et le bilinguisme d’écriture chez
Dumitru Tsepeneag et Felicia Mihali dérive de l’importance et de
l’actualité scientifique de la thématique abordée. Ce n’est que depuis
une vingtaine d’année que l’autotraduction littéraire constitue un
véritable objet d’étude pour les traductologues. Auparavant, elle était
associée soit au bilinguisme d’écriture soit à la traduction littéraire sui
generis. Il faut aussi souligner le fait que l’étude de l’autotraduction
et du bilinguisme d’écriture peut contribuer à l’étude de la traduction
littéraire : elle informe, entre autres, sur la relation que l’autotraducteur
a avec l’original et la façon dont celui-ci choisit de le sacraliser ou non.
Maintenant la situation commence à changer de sorte qu’on
assiste à une multiplication et à une diversification des approches
en la matière. L’autotraduction littéraire constitue un objet de
recherche privilégié pour les traductologues et d’autres chercheurs.
À titre d’exemple nous pouvons mentionner : plusieurs numéros de
différentes revues de spécialité : 210/2002 de Quimera, 7/2007 de la
revue roumaine Atelier de traduction, 16/2009 de Quaderns, 5/2011
de Oltreoceano ; des ouvrages, individuels ou collectifs : Bilinguisme
d’écriture et autotraduction : Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir
Nabokov (2001) de Michaël Oustinoff, The Bilingual Text, History and
Theory of Literary Self‑Translation (2007) de Jan Walsh Hokenson et
Marcella Munson, L’autotraduction aux frontières de la langue et de la
culture (2013), sous la direction de Christian Lagarde, Helena Tanqueiro
et avec la collaboration de Stéphane Moreno. Dans l’espace roumain
il faut signaler le livre de Dumitru Chioaru, Bilingvismul creator
[Le bilinguisme créateur] (2013).
Dans le cadre de la recherche en traductologie, on a affaire à
une grande diversité de discours sur la traduction, rangés dans plusieurs
typologies, selon les traductologues qui s’en occupent (Larose, 1989 ;
Steiner, 1998 ; Oséki‑Dépré, 1999 ; Stefanink, 2000 ; Ladmiral, 2003 ;
Lungu‑Badea, 2005 ; Guidère, 2008 ; Pop, 2013). En grandes lignes

17
leurs catégorisations se ressemblent et se recoupent, mais d’autres fois
ils utilisent des appellations différentes ou décident de ranger dans des
cases distinctes certaines approches théoriques de la traduction.
En ce qui concerne les théories de la traduction littéraire, Inês
Oséki‑Dépré (1999) établit trois catégories : les théories prescriptives,
les théories descriptives et les théories prospectives. Les frontières
entre les trois classifications n’étant pas fixes, il est difficile de faire un
encadrement exact des différents discours traductologiques. L’étude
de l’autotraduction pourrait s’inscrire et dans la deuxième et dans la
troisième catégorie. À la différence des théories prescriptives, les théories
descriptives ne fournissent de jugement de valeur qu’en dernière instance,
leur principal but étant de rendre compte de l’opération de traduction
(Oséki‑Dépré, 1999 : 45). Les théoriciens de la troisième catégorie
envisagent la traduction comme « une activité ouverte et, pourquoi pas,
artistique » (Oséki‑Dépré, 1999 : 97). On a affaire à des traductions « qui
passent souvent par un détour et toujours par des transformations de
l’original » (Oséki‑Dépré, 1999 : 99) (souligné dans le texte).
Notre approche de l’autotraduction et du bilinguisme d’écriture
s’inspire à la fois des théories descriptives et des théories prospectives. En
situant l’autotraducteur au cœur de notre analyse, nous nous proposons
d’éclairer son rapport à l’écriture, à l’original, à la langue maternelle,
aux langues étrangères et son rôle en tant que médiateur culturel. De
même, pour nous, il n’est pas question de juger de la conformité entre
l’original et le texte autotraduit, mais d’évaluer son degré de créativité
qui lui permet d’acquérir le statut de nouvel original.
La double figure de l’autotraducteur, un auteur‑écrivain qui
produit une « traduction sans original » (Lievois, 2007 : 236) et un
auteur‑traducteur qui traduit ses propres textes de la langue maternelle
vers la langue étrangère ou inversement, a déterminé la double
perspective de notre recherche.
Dans une perspective littéraire, nous investiguons le statut
de l’auteur‑écrivain, sa présence (par sa biographie, son style) dans
le texte qu’il crée et les enjeux du processus d’écriture en langue
étrangère. Dans notre démarche, nous nous appuyons sur des textes
d’autres écrivains translingues (Nancy Huston, Julien Green, Julia
Kristeva, Andreï Makine, Leila Sebbar, Vassilis Alexakis) qui font de
la verbalisation des expériences scripturaires en langue étrangère une
constante de leurs écrits.

18
Dans une perspective traductologique, nous analysons les
stratégies de traduction (littérale ou ethnocentrique) adoptées par les
auteurs‑traducteurs, les transformations subies par le TS lors de son
acheminement vers la LC, le degré de créativité du TC et sa courbe de
déviation par rapport à l’original.
Par notre travail, nous nous proposons de valider l’hypothèse
selon laquelle l’autotraducteur ne s’efface pas derrière le texte qu’il
produit. Au contraire, celui‑ci porte l’empreinte de son créateur. En
qualité d’auteur‑écrivain, l’autotraducteur écrit un texte où il est visible
par sa biographie qu’il fictionnalise, par sa vision littéraire et par son
style. Quand il s’attache à traduire son propre texte, il y est visible par
la stratégie de traduction adoptée et les choix de traduction. En répétant
l’acte d’écrire dont l’original est issu, l’autotraducteur réécrit le texte
en y actualisant les traits distinctifs de son style. Pour lui, l’original
n’est pas immuable, donc il est libre d’opérer des transformations qu’un
traducteur allographe ne se permettrait pas.
Notre recherche poursuit plusieurs objectifs. Notre premier
objectif est de voir en quoi les deux notions, bilinguisme d’écriture et
autotraduction, se ressemblent ou se distinguent. Le deuxième objectif
est de prouver l’influence de l’extraterritoarialité sur les actes d’écrire
et de traduire. Le troisième objectif est de présenter en diachronie
(du début du XIXe jusqu’au début du XXIe siècle) les manifestations
du bilinguisme d’écriture et de l’autotraduction chez les écrivains
roumains d’expression française. Notre quatrième objectif est de voir
par des analyses concrètes comment la « présence » de l’autotraducteur
se manifeste dans le texte dont il est le (re)créateur.
Dans notre démarche, nous partons d’un corpus constitué des
œuvres de deux écrivains roumains d’expression française : Dumitru
Tsepeneag et Felicia Mihali. Pourquoi cette association ?
D’abord tous les deux, bien qu’appartenant à des générations
d’auteurs différentes (Dumitru Tsepeneag a fait ses débuts littéraires
avant 1989 alors que Felicia Mihali a publié son premier livre après
la chute du communisme), ils se sont traduits après 1989, période de
grands changements économiques, politiques et sociaux en Roumanie.
Ensuite, dans les deux cas, l’activité de traduction et d’écriture
est reliée à l’extraterritorialité, dans le sens qu’ils ont écrit et traduit
une bonne partie de leurs textes à l’extérieur de leur pays d’origine.
De même, dans les deux cas, il s’agit d’un bilinguisme consécutif, car

19
ils ont appris le français comme langue seconde à l’école, après avoir
maîtrisé le roumain. En plus, ils ont effectivement parlé français non
pas dans leur pays d’origine (où le français a longtemps joui d’un statut
privilégié), mais à l’étranger.
Enfin, la mise en commun de leurs œuvres nous permet
d’aborder des aspects relatifs et au bilinguisme d’écriture et à
l’autotraduction. En plus, une approche de leurs œuvres autotraduites
nous permet d’explorer, d’une part, les spécificités de la traduction
vers la langue maternelle (Dumitru Tsepeneag) et, d’autre part,
les défis d’une traduction vers une langue étrangère (Felicia
Mihali). La direction de traduction est importante aussi. Dans le
cas de Felicia Mihali, l’autotraduction équivaudrait à un processus
de littérarisation lui permettant d’accéder à un espace littéraire
plus puissant. À l’opposé, Dumitru Tsepeneag, en choisissant
de se traduire vers la langue maternelle, cherche à souligner son
appartenance, son désir d’intégrer la littérature roumaine d’où il
avait été banni par son exil.
Nous ne nous proposons pas d’analyser toutes leurs
productions littéraires, tâche qui dépasserait largement les limites de
notre recherche. Pour parler du bilinguisme d’écriture, nous avons
choisi parmi les œuvres de Dumitru Tsepeneag écrites en français le
roman Le Mot sablier (1984) et la version bilingue Cuvântul nisiparniţă
(2005). De la création littéraire de Felicia Mihali nous avons retenu :
Dina (2008) et Confession pour un ordinateur (2009). Notre analyse
des œuvres autotraduites porte sur Pigeon vole (1989) de Dumitru
Tsepeneag, texte qu’il a écrit en français et qu’il a traduit en roumain
sous le titre Porumbelul zboară!... (1997). En sens contraire, le roman
Țara brînzei (1999) de Felicia Mihali, écrit en roumain et traduit en
français, Le Pays du fromage (2002), permet de saisir les enjeux du
processus d’autotraduction vers une langue étrangère.
Pour examiner les œuvres du corpus nous avons élaboré une
grille d’analyse qui se compose de deux volets. Dans le premier volet
sont rangés les indices de la visibilité de l’autotraducteur (la biographie,
le style, la stratégie de traduction), au niveau textuel et péritextuel,
et dans le deuxième volet figurent les indices de la visibilité de la
langue‑culture actualisée dans le texte (les « signaux » de la présence
étrangère : mots de la LS, noms propres et interférences, c’est‑à‑dire
l’empreinte que la LS met sur la LC).

20
La bibliographie sur laquelle s’appuie notre recherche réunit
des ouvrages de plusieurs domaines : littérature, théorie littéraire,
traductologie et sociolinguistique. Pour ce qui est des ouvrages en
roumain et en anglais, nous avons dû traduire en français les extraits
cités, de sorte que toutes les traductions en français nous appartiennent,
sauf en cas de mention particulière.
La terminologie que nous utilisons emprunte des termes de
la sociolinguistique (bilinguisme, langue maternelle, langue étrangère,
idiolecte, changement de langue, alternance codique, emprunt de
parole, interférence), de la théorie littéraire (auteur, création littéraire,
créativité, style) et de la traductologie (autotraduction, traduction
allographe, langue‑culture source, langue‑culture cible, TS, TC, etc.).
Notre étude est organisée en deux parties, chacune d’entre
elles comprenant deux chapitres.
La première partie, Bilinguisme d’écriture et autotraduction
littéraire. Repères théoriques et historiques, se compose de :
Chapitre 1 : Bilinguisme d’écriture et autotraduction littéraire. Repères
théoriques
Chapitre 2 : Bilinguisme d’écriture et autotraduction littéraire chez
les écrivains roumains d’expression française. Repères
historiques
La deuxième partie, Bilinguisme d’écriture et autotraduction
chez Dumitru Tsepeneag et Felicia Mihali, vise à illustrer, par des
exemples concrets, les notions théoriques développées dans la première
partie. Elle comprend :
Chapitre 3 : Bilinguisme d’écriture. Le cas de Dumitru Tsepeneag et
de Felicia Mihali
Chapitre 4 : L’autotraduction chez Dumitru Tsepeneag et Felicia Mihali.
Le premier chapitre Bilinguisme d’écriture et autotraduction
littéraire. Repères théoriques est divisé en quatre sections. La première
section, État des lieux des recherches antérieures, est un panorama
des études sur l’autotraduction et le bilinguisme d’écriture qui ont
précédé la nôtre et qui nous ont servi de point d’appui dans notre
recherche. Dans la deuxième section, Définitions du bilinguisme
d’écriture et de l’autotraduction littéraire, nous passons en revue
différentes définitions glanées, d’une part, dans les dictionnaires et les
encyclopédies de spécialité, et, d’autre part, dans les ouvrages et les
articles des traductologues et des autotraducteurs qui se sont penchés

21
sur les deux pratiques : d’écriture et de traduction. Il apparaît ainsi que
pour certains chercheurs (Bueno Garcia, 2003 ; Mavrodin, 2007, 2009)
les deux notions se recoupent dans le sens que toute communication
en langue étrangère peut s’interpréter comme une autotraduction.
D’autres traductologues (Oustinoff, 2001 ; Chioaru, 2013) considèrent
que l’autotraduction littéraire se distingue du bilinguisme d’écriture
par le fait qu’elle représente, d’une part, le processus de traduction par
lequel un auteur traduit son propre texte, et, d’autre part, le résultat de
l’opération autotraductive, à savoir le texte ainsi obtenu.
Le bilinguisme d’écriture fait l’objet de la troisième section
dans laquelle nous présentons l’importance de l’extraterritorialité
pour la création littéraire en langue étrangère. Deux formes
d’extraterritorialité, l’exil et la migration, ont retenu notre attention.
Les deux formes de déplacement sont en étroite relation avec les
événements politiques qui ont eu lieu en Roumanie à la fin du XXe
et au début du XXIe siècle : communisme, chute du communisme,
ouverture des frontières et libre circulation des personnes. Le voyage
à l’étranger occasionne la rencontre avec une autre langue que les
écrivains adoptent pour rédiger leurs textes.
Il nous a semblé essentiel d’investiguer la question des
deux langues, la langue maternelle et la langue étrangère, le contact
des deux idiomes et les facteurs susceptibles d’influencer le choix de
l’auteur‑écrivain. Dans le cas de l’autotraduction et du bilinguisme
d’écriture, l’empreinte que l’emploi de l’une met sur l’emploi de
l’autre doit être évaluée positivement comme marque d’une écriture
créative qui dépasse les frontières d’un seul et même idiome. Les
spécificités du texte écrit en langue étrangère sont mises en évidence
par un passage en revue des différents parcours thématiques et une
investigation de cette « écriture d’étranger » (Berman, 1995, 66) qui
s’apparente à la traduction.
La quatrième section est réservée à l’autotraduction littéraire.
Nous y abordons le statut de l’autotraducteur qui fait partie de la
catégorie des auteurs « traduits », c’est‑à‑dire déplacés, dans le sens
qu’ils vivent et écrivent à l’extérieur de leur lieu de naissance. Nous
y faisons une présentation des étapes du processus d’autotraduction
(lecture du texte à traduire, interprétation et reformulation du TS en
LC) et des rapports qui s’établissent entre original et texte autotraduit.
La discussion relative aux différents paramètres susmentionnés

22
(autotraducteur, processus de traduction, texte autotraduit) permet
d’établir plusieurs types d’autotraduction et de discerner les similitudes
et les différences entre autotraduction et traduction allographe.
Le deuxième chapitre Bilinguisme d’écriture et autotraduction
chez les écrivains roumains d’expression française. Repères historiques
répond à la nécessité de revenir en arrière pour mieux comprendre les
faits dans le présent. Pour réaliser notre périple diachronique, nous
prenons en compte deux périodes historiques séparées par la révolution
de 1989. Chaque fois nous nous rapportons aux contextes historiques,
politiques, sociaux, linguistiques et littéraires, ayant favorisé ces
pratiques d’écriture et de traduction.
Du début du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle, des
écrivains tels : Alecu Russo, Dimitrie Bolintineanu, Alexandru
Macedonski, Panait Istrati, ont exercé une double activité. Ceux‑ci
ont pratiqué et le bilinguisme d’écriture, en écrivant certains de
leurs textes en français, et l’autotraduction littéraire, en transposant
certaines de leurs œuvres soit du roumain vers le français, soit du
français vers le roumain.
Après 1989, des écrivains tels Dumitru Tsepeneag, Felicia
Mihali, Irina Egli, ont fait appel à l’autotraduction soit pour importer
dans leur pays natal des œuvres écrites précédemment en français,
soit pour exporter à l’étranger des livres écrits en roumain. De même,
ils ont fait appel au français, une langue possédant un pouvoir de
consécration supérieur à celui du roumain, pour faire leur entrée sur
la scène littéraire mondiale.
Intitulé Bilinguisme d’écriture. Le cas de Dumitru Tsepeneag et
de Felicia Mihali, le troisième chapitre met en évidence les enjeux du
choix d’une nouvelle langue d’écriture et les défis que l’auteur‑écrivain
devra relever pour rédiger ses œuvres en une langue étrangère. Abandonner
sa langue maternelle pour en adopter une autre ne va pas de soi. Il y a,
d’une part, les attentes du nouveau public et, d’autre part, les tentatives
de l’écrivain pour s’exprimer dans un nouveau code linguistique, non
pas dans les tâches quotidiennes, mais à des fins littéraires. Sa langue
d’expression garde l’empreinte de la langue maternelle qui refait surface
et rend visibles ses origines étrangères. L’autotraducteur ne s’efface
pas derrière le desideratum de lisibilité. Au contraire, il imprègne et la
thématique et la langue de son texte de son étrangéité pour amener le
lecteur vers des contrées que celui‑ci ne connaît pas, peut‑être.

23
Le Mot sablier de Dumitru Tsepeneag rend compte de
l’acheminement de son auteur vers la langue française. Au début,
le lecteur a l’impression de lire un récit référentiel dans le sens
que l’écrivain s’explique sur la difficulté d’abandonner sa langue
maternelle pour écrire en français. En plus, il est possible de saisir une
certaine ressemblance entre la biographie de Dumitru Tsepeneag et
son double fictionnel : les deux sont roumains, leur langue maternelle
est le roumain, ils n’avaient publié des livres qu’en traduction, ils
doivent se mettre à écrire en français, etc. Or, cette « confession » est
interrompue par la question « qui parle ? ». À partir de ce moment‑là
les pistes de lecture sont inlassablement brouillées de sorte qu’il
est presque impossible de savoir si c’est l’auteur, le narrateur ou le
traducteur qui parle.
Pour l’édition de 1984, l’auteur a dû opter pour une réception
monolingue de son texte en faisant traduire en français la partie rédigée
en roumain. Les versions ultérieures, surtout celle de 2005, respectent
le caractère bilingue du texte où le roumain et le français cohabitent.
Le texte commence en roumain et, par une alternance codique, d’abord
intraphrastique (des mots, des syntagmes en français sont introduits
dans le texte roumain) et ensuite interphrastique (des phrases et des
paragraphes en français alternent avec des phrases et des paragraphes
en roumain), le texte se transforme en un texte en français.
Les deux romans de Felicia Mihali, Dina et Confession pour
un ordinateur, témoignent du désir de l’auteur de « traduire » devant le
public québécois des tranches de vie roumaine. En revenant par la fiction
dans son pays natal, la Roumanie, et dans son passé, elle présente des
aspects de la réalité roumaine que le public québécois n’est pas censé
connaître. Dans le texte et le hors‑texte il y a des indices qui renvoient
à l’existence réelle de l’écrivain (par exemple sur la couverture du
roman Dina il y a un collage de photos de Felicia Mihali), mais le récit
référentiel est brouillé par des effets de fiction.
La langue‑culture roumaine y est présente par des mots
roumains insérés dans le texte français (coliva, colac), par des noms
propres (toponymes et anthroponymes) et par l’influence exercée
par la langue roumaine sur la langue française. Felicia Mihali choisit
d’expliquer les mots en roumain et les noms propres renvoyant à
différents aspects de la culture roumaine dans des notes en bas de page
ou dans un glossaire placé à la fin du livre.

24
L’autotraduction littéraire fait l’objet du quatrième chapitre,
L’autotraduction chez Dumitru Tsepeneag et Felicia Mihali. Si dans le
cas du bilinguisme d’écriture le texte prend la forme d’une « traduction
sans original » (Lievois, 2007 : 236), cette fois‑ci il s’agit de transférer
soit vers la langue maternelle, soit vers la langue étrangère, un texte
déjà publié.
Selon une « logique palimpsestueuse » (Oustinoff, 2001 :
26), il est possible de saisir la relation qui unit le roman Pigeon vole
de Dumitru Tsepeneag à sa version roumaine Porumbelul zboară!....
Comme dans un palimpseste, la strate supérieure en roumain dévoile
la strate inférieure en français. L’auteur‑traducteur réécrit son texte
en roumain en y mettant son empreinte. Il opère des ajouts, des
suppressions, et il fait tout un travail sur la langue. Il se sert de mots
exotisants, il recourt à l’étymologie et il cherche à compenser les pertes
de traduction en recréant en roumain la musicalité du texte.
Pour ce qui est de la langue‑culture française, elle refait
surface par des mots et des syntagmes reportés tels quels dans le TC,
par le report des noms propres et par des procédés de traduction directe
(traduction mot‑à‑mot, calque, emprunt). L’origine commune des deux
langues en contact et le haut degré de familiarité de l’écrivain avec son
propre texte produisent parfois des maladresses (faux sens, contre sens)
sans pour autant entraver la lecture en LC.
Il en est de même pour le roman Țara brînzei et sa version
française Le Pays du fromage de Felicia Mihali. L’auteur‑traducteur se
permet d’opérer des transformations qu’un traducteur allographe ne se
permettrait pas. Il ajoute des informations, il supprime des paragraphes, il
s’attache à reconstruire en LC les figures de style de la LS ce qui témoigne
de sa capacité à manier une langue étrangère dans la réécriture. Toutefois,
malgré une certaine tendance à « naturaliser » le texte, à l’annexer aux
règles grammaticales de la LC, l’original roumain ne disparaît pas.
Nous le retrouvons dans les mots roumains ayant résisté à la traduction
(opinca, colac, tzuica), dans les noms propres et dans les tournures qui
« heurtent » le lecteur québécois. Ces résidus de transfert prouvent que
la langue française actualisée dans le texte, quoique semblable à celle
des Français de France, en est séparée par un abîme (Berman, 1984 : 19)
puisque Felicia Mihali lui a imprimé le sceau de son étrangéité.
Pour conclure, nous pouvons dire que le nombre croissant
de contributions théoriques sur le bilinguisme d’écriture et sur

25
l’autotraduction littéraire enregistrées ces derniers temps prouve que
les deux concepts suscitent l’intérêt des critiques et des théoriciens
littéraires, des sociolinguistes, des traductologues, qui tous y trouvent
de la matière première pour leurs recherches.
La rédaction et la publication de cet ouvrage n’aurait pas été
possible sans le précieux concours de nombreuses personnes auxquelles
nous exprimons ici notre sincère gratitude. Nous remercions d’abord
notre famille : notre mère, Farîmă Ileana, notre mari, Eiben Robert
Răducu et notre belle‑mère, Eiben Elena. Nous pensons aussi à nos
professeurs : professeur des universités, Georgiana Lungu‑Badea qui
a eu l’amabilité et la patience de coordonner notre thèse de doctorat,
le pré‑texte de ce livre, professeurs des universités, Maria Ţenchea et
Eugenia Arjoca‑Ieremia, dont les conseils et les encouragements nous
ont beaucoup aidée tout au long de notre travail, aux membres de notre
jury de thèse, professeur des universités, Margareta Gyurcsik, professeur
des universités, Mariana Ionescu et professeur des universités, Anda
Rădulescu, dont les remarques et les suggestions nous ont permis de
continuer nos recherches et d’avoir une vue élargie sur la thématique
abordée dans notre thèse. De peur de ne pas oublier quelqu’un nous
remercions collectivement tous nos collègues et ami(e)s pour leur
soutien et appui tout au long de ce projet.

26
PREMIÈRE PARTIE

BILINGUISME D’ÉCRITURE
ET AUTOTRADUCTION LITTÉRAIRE.
REPÈRES THÉORIQUES
ET HISTORIQUES
CHAPITRE 1
BILINGUISME D’ÉCRITURE ET
AUTOTRADUCTION LITTÉRAIRE.
REPÈRES THÉORIQUES

L’autotraduction littéraire et le bilinguisme d’écriture relèvent


d’une pratique ancienne, mais, malheureusement, les deux concepts
n’ont pas toujours joui d’un grand intérêt de la part des traductologues.
C’est la raison pour laquelle nous avons considéré utile de nous pencher
dans ce chapitre sur différents aspects concernant les deux pratiques :
d’écriture et de traduction.
Dans un premier temps, nous essayerons de voir comment
les deux termes ont été définis dans les dictionnaires et les
encyclopédies spécialisés, mais aussi par différents théoriciens et
praticiens : Rainier Grutman, Michaël Oustinoff, Antonio Bueno
Garcia, Irina Mavrodin, etc..
Dans un deuxième temps, nous aborderons des aspects
représentatifs pour le bilinguisme d’écriture : le déplacement et
l’extraterritorialité, le choix d’une nouvelle langue d’écriture et les
spécificités du texte écrit en langue étrangère.
Dans un troisième temps, nous aborderons différents
paramètres de l’autotraduction littéraire : le statut de l’auteur‑traducteur,
les particularités du processus d’autotraduction et les liens qui unissent
les deux textes (source et cible). De même, nous passerons en revue
différents types d’autotraduction selon plusieurs critères (le moment
de production, le degré d’implication de l’auteur‑traducteur, les
langues en contact, l’unité globale du texte autotraduit et les degrés de
transformation du texte autotraduit). Ce chapitre se clôt par un inventaire
des similitudes et des différences qui existent entre autotraduction et
traduction allographe.

29
1.1. État des lieux des recherches antérieures1
Signaler la rareté des études sur l’autotraduction est devenu un
topos des divers discours traductologiques.
Au tout début des années 1980, dans Autotraducerea : un
tip particular de traducere [L’autotraduction : un type particulier de
traduction], Alexandru Niculescu signalait déjà une certaine sécheresse
des études sur l’autotraduction : « Parmi les différents types de
traduction, il y en a un auquel la théorie de la traduction s’est assez
peu intéressé : la traduction faite par l’auteur même ou, autrement dit,
l’autotraduction »2 (1980 : 84) (nous traduisons)3. Pour lui, ce désintérêt
s’expliquerait par l’opinion erronée comme quoi traduire son œuvre ou
celle d’autrui seraient « des opérations identiques, qui supposent des
mécanismes linguistiques et des équivalences textuelles similaires »4
(Niculescu, 1980 : 84).
Dans la première édition de Routledge Encyclopedia of
Translation Studies [Encyclopédie Routledge des études sur la
traduction] (1998), Rainier Grutman explique le peu d’attention que les
traductologues prêtent à l’autotraduction par le fait qu’elle appartiendrait
plus à la sphère du bilinguisme qu’à celle de la traduction sui generis5
(1998 : 17). Dans la deuxième édition de la même encyclopédie et
dans d’autres articles publiés ultérieurement, le traductologue canadien
revient sur ses propos et signale un virage qui s’est produit dans ce

1 Des fragments de ce chapitre ont été publiés dans : Eiben, Ileana Neli,
« Le discours traductologique actuel : nouvelles directions et approches de
l’autotraduction littéraire », in Revue Internationale d’Études en Langues
Modernes Appliquées/International Review of Studies in Applied Modern
Languages, Supplément au numéro 8/2015, Cluj‑Napoca, Risoprint, p. 27‑34.
2 En original : « Printre tipurile diferite de traducere există unul de care teoria
s‑a ocupat destul de puţin : traducerea făcută de autorul însuşi sau, după cum
se mai poate numi, autotraducerea ».
3 Toutes les traductions en français nous appartiennent, sauf mention
particulière.
4 En original : « Lipsa de preocupări teoretice asupra acestui tip de traducere
a fost justificată şi de opinia că a traduce propria operă sau a traduce opera
altuia ar fi operaţiuni identice, care pun în mişcare mecanisme lingvistice și
echivalenţe textuale egale ».
5 En original : « Translation scholars themselves have paid little attention
to the phenomenon, perhaps because they thought it to be more akin to
bilingualism than to translation proper ».

30
domaine par une multiplication et une diversification des approches :
« Longtemps négligée parce que tenue pour un épiphénomène […],
l’autotraduction est en passe de devenir un objet digne d’étude »
(Grutman, 2007 : 219).
Outre‑Atlantique, du côté des traductologues anglophones,
Jan Walsh Hokenson et Marcella Munson commencent leur ouvrage
The Bilingual Text, History and Theory of Literary Self‑Translation
[Le texte bilingue, Histoire et théorie de l’autotraduction littéraire],
en justifiant la nécessité d’un pareil périple chronologique et théorique
par le fait que, longtemps, les autotraducteurs ont été ignorés et par
l’histoire de la littérature et par celle de la traduction6 (2007 : 1).
Selon les auteurs, deux raisons seraient susceptibles d’expliquer
cette « absence » : la première concernerait l’activité des défenseurs
de la pureté linguistique pour qui le texte (auto)traduit serait inférieur
à l’original, en ignorant ainsi une partie significative de l’activité de
ceux qui ont été les promoteurs des canons littéraires. En plus, il y
aurait en Occident, depuis la Renaissance et se retrouvant également
dans le romantisme allemand, une fascination de la langue maternelle,
du monolinguisme, ce qui aurait comme conséquence « l’effacement
des origines interculturelles de l’innovation littéraire »7 (Hokenson,
Munson, 2007 : 2). La deuxième raison serait de nature conceptuelle
dans le sens que le texte bilingue, appartenant simultanément à deux
systèmes linguistiques différents, ne respecte pas les catégories d’auteur
et d’œuvre originale qu’on utilise en général pour parler d’un texte
littéraire8 (Hokenson, Munson, 2007 : 2).
Du côté des traductologues espagnols, Antonio Bueno Garcia,
se penchant sur le concept d’autotraduction, justifie les limites de son
analyse par un « manque d’études rigoureuses et approfondies sur cette
réalité et sur les cas particuliers des auteurs » (2003 : 272). De même,
Patricia López López‑Gay, dans son article sur le rôle de l’autotraduction

6 En original : « Such self‑translators have long been neglected in literary


history and translation theory, and it is still often assumed that they are just
rather idiosyncratic anomalies, mostly preening polyglots or maladaptive
immigrants ».
7 En original : « For centuries, theories of nation and genius erased the
intercultural origins of literary innovation ».
8 En original : « Since the bilingual text exists in two language systems
simultaneously, how do the monolingual categories of author and
original apply ? ».

31
« dans l’éternel débat de la traduction » (2007 : 131), montre qu’elle est
injustement associée plus au bilinguisme qu’aux études littéraires et
à la traductologie. Pour le chercheur espagnol, « l’autotraduction est
traduction (traduction sui generis, mais indiscutablement traduction) »
(López López‑Gay, 2007 : 131). C’est pourquoi, avec les autres membres
de l’équipe d’AUTOTRAD, elle propose d’aborder l’autotraduction
dans une perspective traductologique.
De même, dans l’avant‑propos à l’ouvrage, L’autotraduction
aux frontières de la langue et de la culture, Christian Lagarde s’étonne
« qu’un phénomène aussi ancien et généralisé n’ait donné lieu que très
récemment (milieu des années ‘80, soit quelques vingt‑cinq ans à ce jour)
à des approches critiques suffisamment nombreuses et approfondies »
(2013 : 10). Il se demande aussi pourquoi un champ de recherche aussi
utile et prometteur a été, en quelque sorte, frappé d’interdit jusqu’ici
(Lagarde, 2013 : 10).
Toutefois, les vingt dernières années, la situation a bien
changé de sorte que les publications portant sur l’autotraduction se sont
multipliées9. Nous voulons signaler à cet égard : plusieurs numéros de
différentes revues de traduction (210/2002 de Quimera, 7/2007 de la
revue roumaine Atelier de traduction, 16/2009 de Quaderns, 5/2011
de Oltreoceano). Plusieurs ouvrages, individuels ou collectifs, ont été
publiés en la matière : Bilinguisme d’écriture et autotraduction : Julien
Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov (2001) de Michaël Oustinoff,
The Bilingual Text, History and Theory of Literary Self‑Translation [Le
texte bilingue, histoire et théorie de l’autotraduction littéraire] (2007)
de Jan Walsh Hokenson et Marcella Munson, le recueil Autotraduzione,
Teoria ed esempi fra Italia e Spagna (e oltre) [L’autotraduction.
Théorie et exemples de la littérature italienne, espagnole et d’autres]
(2012), Marcial Rubio Arquez et Nicola D’Antuono (éds.). L’une des
plus récentes et détaillées approches de cette question, L’autotraduction

9 Depuis la soutenance de notre thèse en décembre 2014, d’autres ouvrages


et numéros de revue ont été publiés. Nous nous limitons à mentionner ici
quelques publications en français parues après cette date : Christian Lagarde
(éd.), Glottopol, « L’autotraduction : une perspective sociolinguistique », N°
25/2015 ; Paola Puccini (éd.), Interfrancophonies, « Regards croisés autour
de l’autotraduction », N° 6/2015. URL : http ://www.interfrancophonies.
org/index.php ?option=com_content&view=category&id=24&Itemid=118,
Ferraro, Alessandra & Rainier Grutman (éds.), L’autotraduction littéraire :
perspectives théoriques, Paris, Classiques Garnier, 2016.

32
aux frontières de la langue et de la culture, est parue en 2013, sous la
direction de Christian Lagarde, Helena Tanqueiro et avec la collaboration
de Stéphane Moreno.
Dans l’espace roumain il faut mentionner le livre de Dumitru
Chioaru, Bilingvismul creator [Le bilinguisme créateur] (2013),
où l’auteur fait une présentation de plusieurs écrivains roumains
d’expression française du XIXe jusqu’au XXe siècle.
À part ces contributions théoriques, il faut aussi saluer
l’initiative de quelques chercheurs de l’Université de Barcelone parmi
lesquels il faut citer en premier Francesc Parcerisas I Vázquez, Helena
Tanqueiro, Natalia Novosilzov et Patricia López López‑Gay, membres
fondateurs du groupe AUTOTRAD qui depuis 2002 se donnent pour
objectif de « proumouvoir l’étude de l’autotraduction sous une optique
traductologique » (2007 : 91‑92).
Les contributions précitées prouvent qu’à l’aube de ce nouveau
millénaire, l’autotraduction n’est plus une terra incognita (Lagarde,
2013 : 9) ni son étude un phénomène sporadique, mais, au contraire, sa
théorisation est au centre des préoccupations de nombreux chercheurs
qui en abordent les différentes facettes dans leurs approches théoriques
et pratiques.

1.2. Définitions du bilinguisme (d’écriture) et de


l’autotraduction littéraire
Qu’est‑ce que l’autotraduction ? Qu’est‑ce que le bilinguisme
d’écriture ? Dans les lignes suivantes nous nous proposons de répondre
à ces deux questions en présentant différentes définitions du bilinguisme
d’écriture et de l’autotraduction, glanées dans les dictionnaires et les
encyclopédies de spécialité, dans les contributions des auteurs ayant
réfléchi sur leur propre pratique et dans les études les plus récentes en
la matière.

1.2.1. Mise au point terminologique des deux concepts


Selon certains chercheurs (Bueno Garcia, 2003 : 265 ;
Mavrodin, 2009 : 167), on peut utiliser le terme d’autotraduction
pour désigner et le bilinguisme d’écriture et la traduction auctoriale
proprement dite. D’autres (Oustinoff, 2001 : 46 ; Chioaru, 2013 : 12‑13)
croient qu’il faut distinguer le recours à une autre langue pour créer un
texte littéraire de la traduction faite par l’auteur même du texte original.

33
Pour nous, il y aurait des ressemblances et des différences entre
autotraduction et bilinguisme d’écriture. Nous considérons que, dans le
cas du bilinguisme d’écriture, il s’agit aussi d’une forme de traduction.
Même en l’absence d’un texte antérieur, l’auteur‑écrivain doit transférer
au‑delà de la frontière linguistique entre les deux langues (la langue
maternelle et la langue étrangère) un message. La forme que prend ce
message en LC apparente le texte ainsi obtenu à un texte traduit grâce
à l’interaction des deux langues dans l’écriture. Celui‑ci ne respecte
pas les mêmes critères de « lisibilité » : la LC porte l’empreinte de la
LS de sorte que l’écriture des écrivains migrants s’apparente plus à la
réécriture du traducteur et moins à l’écriture des écrivains autochones.
Il s’agit d’un transfert interlingual qu’on peut représenter
comme suit :

Les productions littéraires qui naissent de l’interaction entre


deux langues portent en elles la marque de leur « étrangéité » à laquelle
s’ajoute le désir de l’auteur‑écrivain de laisser voir ses origines. Celui‑ci
répond ainsi aux attentes d’un public qui souhaite lire des histoires
« exotiques » venant de territoires lointains.
La traduction auctoriale correspond pour nous à un transfert
interlingual qu’on peut représenter comme suit :

34
À la différence du bilinguisme d’écriture, l’auteur‑traducteur
doit transférer cette fois‑ci non pas un message dépourvu d’une
forme écrite, mais un texte qu’il doit recréer, reformuler en LC. Cette
opération correspond à une transformation qui, par le changement de la
langue d’écriture et par des modifications infligées à l’original, favorise
l’obtention d’un nouveau texte à partir d’un texte antérieur représentant
son noyau de base.
Entre les deux textes s’établit une relation hypertextuelle
« unissant un texte B ([…] hypertexte) à un texte antérieur A ([…]
hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle
du commentaire » (Genette, 1982 : 13). L’hypertexte peut évoquer
l’hypotexte « plus ou moins manifestement, sans nécessairement parler
de lui et le citer » (Genette, 1982 : 13). Cette capacité d’évocation,
la manière dont le TC donne à voir le TS, nous l’appelons visibilité.
Il y a, bien sûr, selon les choix de l’autotraducteur, différents degrés
d’intensité pouvant aller d’une visibilité 0, indice d’un désir exacerbé
de « naturaliser » le texte par effacement de toute influence étrangère,
ou ce que Lawrence Venuti (1995) appelle « translator’s invisibilty »10
[« invisibilité du traducteur »], jusqu’à une visibilité très accentuée qui
laisse transparaître le TS dans son étrangéité. Entre ces deux extrêmes
s’étalonne toute une gamme de degrés de visibilité.
On remarque aussi qu’en français le terme « auto‑traduction »
a changé de graphie, dans le sens qu’il ne s’écrit plus avec un tiret : le
préfixe « auto‑ » et le substantif « traduction » se sont soudés en formant
le mot autotraduction, forme qu’on retrouve dans les publications les
plus récentes. Ces mises au point sont nécessaires car l’emploi d’une
terminologie inadéquate risque « d’estomper la spécificité des textes
auto‑traduits » (Oustinoff, 2001 : 21).

1.2.2. Définitions dans quelques dictionnaires et encyclopédies


spécialisés
Le survol de quelques dictionnaires et encyclopédies spécialisés
permet de voir comment les deux termes, bilinguisme (d’écriture) et
autotraduction, ont été définis par des linguistes, des sociolinguistes

10 En original : « Under the regime of fluent translating, the translator


works to make his or her work „invisible”, producing the illusory effect
of transparency that simultaneously masks its status as an illusion : the
translated text seems „natural”, i.e. not translated » (1995 : 5).

35
et des traductologues. À cet égard, nous avons retenu : Nouveau
dictionnaire encyclopédique des sciences du langage (1995) d’Oswald
Ducrot et Jean‑Marie Schaeffer ; Sociolinguistique, Les concepts de
base (1997), coordonné par Marie‑Louise Moreau ; les éditions de
1998 et de 2009 de Routledge Encyclopedia of Translation Studies
[Encyclopédie Routledge des études sur la traduction], Mona Baker
et Gabriela Saldanha (dir.) ; Encyclopedia of Literary Translation into
English [Encyclopédie de la traduction littéraire vers l’anglais] (2000),
Olive Classe (ed.), et l’édition de 2012 de Mic dicţionar de termeni
utilizaţi în teoria, practica şi didactica traducerii [Petit dictionnaire
des termes utilisés dans la théorie, la pratique et la didactique de la
traduction] de Georgiana Lungu‑Badea.

1.2.2.1. Définitions du bilinguisme (d’écriture)


À l’entrée « Multilinguisme » du NDESL, on apprend qu’un
individu « est dit multilingue (bi‑, trilingue…) s’il possède plusieurs
langues, apprises l’une comme l’autre en tant que langues maternelles »
(Ducrot, Schaeffer, 1995 : 141). On apprend aussi que « polyglotte »
n’est pas forcément synonyme de « multilingue », les deux termes
renvoyant à des formes d’apprentissage différentes : un apprentissage
« naturel » et un apprentissage « scolaire ».
Pour le linguiste qui se penche sur ce problème théorique, il
importe « de savoir si, et dans quelle mesure, la situation de plurilinguisme
influence la connaissance de chacune des langues concernées » (Ducrot,
Schaeffer, 1995 : 142). Cette influence, « quand elle existe, n’est pas
toujours apparente (le bilingue peut „parler parfaitement” les deux
langues), mais peut se jouer à un niveau relativement abstrait : système
phonologique […], règles grammaticales appliquées […], catégories de
pensée » (Ducrot, Schaeffer, 1995 : 142).
Dans l’ouvrage collectif Sociolinguistique, Les concepts
de base, William F. Mackey attire l’attention sur un certain « flou
terminologique » (1997a : 61) concernant le mot bilinguisme. Selon lui,
certains le réservent pour désigner l’utilisation de deux langues,
et distinguent les situations de bilinguisme, de trilinguisme, de
quadrilinguisme et de plurilinguisme. […] D’autres auteurs – les plus
nombreux – considérant que toutes les questions touchant la présence
de deux langues dans la société et dans l’individu sont applicables
à trois, quatre, cinq langues ou plus, font du bilinguisme un emploi
générique (Mackey, 1997a : 61) (souligné dans le texte).

36
Le sociolinguiste canadien distingue deux types de
bilinguisme : un bilinguisme collectif et un bilinguisme individuel. Seul
le deuxième nous intéresse ici.
Le comportement et la compétence bilingue d’un individu
sont influencés par de nombreux facteurs extérieurs. Il importe de
savoir : où et comment il a appris la langue étrangère (dans la famille,
dans la rue ou à l’école, par contact ou par instruction), à quel âge il
a appris la langue étrangère (comme adulte ou comme enfant), s’il a
appris les deux langues en même temps (bilinguisme simultané) ou
consécutivement (bilinguisme consécutif), dans quel but il a appris la
langue étrangère (intégration dans une autre communauté, pour s’en
servir dans sa profession, etc.) et combien de temps il s’est servi des
deux langues maîtrisées (Mackey, 1997a : 63).
Il est rare qu’un individu possède une compétence égale
dans les deux langues (équilinguisme, bilinguisme équilibré). Il peut
arriver que « dans l’une des langues, son bagage réponde seulement à
des besoins sociaux (semilinguisme). Par exemple, une des langues est
parfois dominante dans l’expression orale, l’autre dans la lecture ou
l’expression écrite. On peut remarquer une prononciation supérieure
dans une langue à côté d’un vocabulaire plus étendu dans l’autre »
(Mackey, 1997a : 63).
Dans l’article « Bilingvism » [« Bilinguisme »] de Mic
dicţionar de termeni utilizaţi în teoria, practica şi didactica
traducerii [Petit dictionnaire des termes utilisés dans la théorie, la
pratique et la didactique de la traduction], Georgiana Lungu‑Badea,
après avoir passé en revue plusieurs types de bilinguisme, s’attarde
plus longuement sur celui du traducteur. Elle montre que, dans le
cas de la traduction, le bilinguisme peut être créateur dans le sens
que l’individu ne favorise pas la LS au détriment de la LC (2012 :
30). En même temps, il s’avère être un obstacle pour la traduction
surtout lorsque les réalités extralinguistiques de la LS manquent
d’équivalent en LC (Lungu‑Badea, 2012 : 30). L’auteur fait aussi
référence au bilinguisme d’écriture ou de création : « Dans le cas
de l’autotraduction, on parle de „bilinguisme d’écriture” ou de
création »11 (Lungu‑Badea, 2012 : 31).

11 En original : « Când se realizează autotraducerea, se vorbeşte despre


„bilingvism de scriitură” sau de creaţie ».

37
1.2.2.2. Définitions de l’autotraduction littéraire
Ce sont les traductologues anglophones qui ont eu l’initiative
de définir l’autotraduction. Dans Dictionary for the Analysis of Literary
Translation [Dictionnaire pour l’analyse de la traduction littéraire],
Anton Popovic la présente comme la « traduction d’une œuvre originale
dans une autre langue faite par l’auteur même »12 (Popovic, 1976 : 19).
Cette définition a été reprise et complétée par Rainier
Grutman dans les articles « Auto‑translation » (Grutman, 1998 : 17‑20)
et « Self‑translation » (Grutman, 2009 : 257‑260), parus dans les deux
éditions de Routledge Encyclopedia of Translation Studies [Encyclopédie
Routledge des études sur la traduction], celle de 1998 et celle de 2009.
Les titres des deux articles mettent en évidence la concurrence entre les
termes « auto‑translation » et « self‑translation » dont le deuxième a fini
par s’imposer dans la littérature de spécialité anglophone.
Pour le traductologue canadien, le terme « autotraduction »
renvoie à la fois au processus de traduction et à son résultat13
(Grutman, 1998 : 17 ; 2009 : 257). Cette définition rappelle celle de la
traduction allographe, définie par Jean‑René Ladmiral comme suit :
« La „traduction” désigne à la fois la pratique traduisante, l’activité
du traducteur (sens dynamique) et le résultat de cette activité, le TC
lui‑même (sens statique) » (1994 : 11).
Il résulte des deux définitions qu’il y a une certaine synonymie
entre les mots : les deux termes se recouvrent partiellement, permettant
ainsi de considérer l’autotraduction comme étant de la traduction
avec la différence fondamentale que le transfert interlingual est
opéré par l’auteur même du texte original (v. § 1.4.). Nous avons dit
« fondamentale » parce que séparer l’activité de l’écrivain de celle
du traducteur (Oustinoff, 2001 : 17) est devenu une habitude dans le
domaine de la littérature. Et cette habitude « semble à tel point ancrée
dans les esprits que même lorsque ces deux activités sont effectuées par
la même personne, plutôt que de parler d’autotraduction, on a tendance
à s’en remettre aux termes de ce qu’on pourrait appeler la dichotomie

12 En original : « The translation of an original work into another language by


the author himself ».
13 En original : « The terms auto‑translation and self‑translation refer to the
act of translating one’s own writings or the result of such an undertaking »
(1998 : 17) ; « The term “self‑translation” can refer both to the act of
translating one’s own writings into another language and the result of such
an undertaking » (2009 : 257).

38
primitive qui oppose les deux pôles que sont l’écriture d’un original et
sa traduction » (Oustinoff, 2001 : 17) (souligné dans le texte).
Dans le deuxième volume de Encyclopedia of Literary
Translation into English [Encyclopédie de la traduction littéraire vers
l’anglais], dans l’article « Self‑translators » [« Les autotraducteurs »]
(2000 : 1250‑1252), Kristine J. Anderson présente le phénomène de
l’autotraduction et considère que malgré le grand nombre d’écrivains
qui ont traduit leurs propres œuvres, peu cependant en ont fait une
pratique régulière. Pour illustrer ses propos, elle ne retient que les noms
de Samuel Beckett, Vladimir Nabokov et Karen Blixen.
Kristine J. Anderson montre qu’on peut analyser les textes
autotraduits, d’une part, au niveau de leur production et, d’autre
part, au niveau de la réception. En tant que métatextes (fruits de
l’interprétation et du commentaire de l’original), les textes traduits,
résultant d’un processus qui se déroule en deux étapes (la lecture du
TS et sa reformulation en LC), représentent la répétition d’un produit.
À l’opposé, les autotraductions apparaissent comme la répétition d’un
processus qui serait le même que celui de l’écriture de l’original14
(Anderson, 2000 : 1251).
Dans Mic dicţionar de termeni utilizaţi în teoria, practica
şi didactica traducerii [Petit dictionnaire des termes utilisés dans
la théorie, la pratique et la didactique de la traduction], Georgiana
Lungu‑Badea définit l’autotraduction comme « une traduction faite
par l’auteur (l’émetteur) du TS »15 (2012 : 26). Comme synonymes,
le traductologue roumain indique : traduction auctoriale, traduction
autographe, traduction d’auteur (2012 : 16).

1.2.3. Définitions contextuelles


Les deux termes, bilinguisme (d’écriture) et autotraduction
littéraire, ont été aussi définis par les écrivains qui ont réfléchi sur leur
propre pratique d’écriture (en deux ou plusieurs langues) et par des
spécialistes du domaine.

14 En original : « According to some theories, translations are metatexts –


texts that interpret and comment on the original text. Normal translation,
however, is the result of a two‑stage process of reading‑writing, whereas
self‑translation is the re‑enactment of the act of writing which produced the
original text. In other words, ordinary translation is the reproduction of a
product, whereas self‑translation is the repetition of a process ».
15 En original : « Traducerea efectuată de autorul (emiţătorul) TS ».

39
Les représentations que les écrivains se sont fait de leur
bilinguisme et la mise en discours de cette expérience permettent de
pénétrer dans le huis clos de l’écriture et de comprendre le phénomène de
l’intérieur. Ces écrits illuminent d’une lumière nouvelle le phénomène
du bilinguisme et peuvent servir de base à une conceptualisation des
connaissances en la matière.
Les définitions de l’autotraduction glanées dans différents
ouvrages et articles parus les vingt dernières années illustrent la façon
dont cette pratique est perçue, d’une part, par les théoriciens (Michaël
Oustinoff, Antonio Bueno Garcia, etc.) et, d’autre part, par les praticiens
ayant réfléchi sur leur propre pratique de traduction (Irina Mavrodin).

1.2.3.1. Définitions du bilinguisme (d’écriture)


Le traducteur ne se sert pas de ses compétences linguistiques
pour communiquer, mais pour les mettre au service de l’écriture et
de la traduction (Delisle, 1980 : 36). Il s’ensuit que les deux termes,
bilinguisme et traduction, en tant que « manifestations du contact des
langues résultant de la communication entre groupes linguistiques »
(Delisle, 1980 : 34), sont intimement liés l’un à l’autre.
Parmi les écrivains francophones ayant réfléchi sur leur
pratique d’écriture en langue étrangère nous avons retenu les noms de
Julien Green et de Nancy Huston.
Dans Le langage et son double (1987), Julien Green parle de
son bilinguisme. Il raconte que, pendant son enfance passée à Paris,
il a d’abord maîtrisé le français. L’anglais, la langue dont la famille
se servait au foyer, n’a pas été acquis systématiquement. Par exemple,
l’auteur relate qu’à un certain moment, lorsqu’il écoutait sa mère lire la
Bible, la King James Version, selon un rituel préétabli, il s’est aperçu
qu’il comprenait les mots sans pouvoir cependant s’expliquer d’où lui
venait cette appréhension du sens.
De même, il croit que le parfait bilingue est « un oiseau très
rare, une sorte de merle blanc » (1987 : 169). Le caractère illusoire du
« parfait bilingue » renvoie à une répartition inégale des affinités pour
les langues maîtrisées. D’ailleurs, le français représente pour lui « la
langue dans laquelle j’ai appris à peu près tout ce que je sais de plus
durable, c’est‑à‑dire, selon une définition célèbre, ce qui nous reste
quand nous avons tout oublié » (Green, 1987 : 207). Au contraire, sa
relation avec la langue anglaise a été tumultueuse et témoigne d’une
sorte d’expérience parallèle : « J’avais l’impression qu’en m’enseignant

40
ces paroles nouvelles (anglais), on voulait, en quelque sorte, dédoubler
l’univers qui, pour moi, était un univers français » (Green, 1987 : 207).
Plus tard, après avoir terminé son premier livre en anglais, il l’a regardé
avec détachement éprouvant face à cette œuvre les mêmes sentiments
« que pourrait avoir une poule en voyant des canetons dans sa couvée »
(Green, 1987 : 229).
Dans Nord perdu (1999), Nancy Huston s’exprime sur sa
condition d’expatriée en France, sur son contact avec la langue et la
culture françaises, sur les joies et les affres qui en découlent. Elle offre
l’une des plus éclaircissantes descriptions du fonctionnement cognitif
des sujets bilingues. Par sa plume, l’auteur donne une forme littéraire
au sentiment de trouble, de « nord perdu », de perte des repères, qui
hante tout exilé d’un pays, d’une langue.
Pour l’écrivain canadien, le bilinguisme représente une
« stimulation intelectuelle » (1999 : 46) puisque « celui qui connaît
deux langues connaît forcément deux cultures aussi, donc le passage
difficile de l’une à l’autre. Et ça a toutes les chances d’être quelqu’un de
plus fin, de plus „civilisé”, de moins péremptoire que les monolingues
impatriés » (1999 : 37).
Nancy Huston établit deux catégories de bilingues, les vrais et
les faux. Les vrais seraient ceux qui
pour des raisons géographiques, historiques, politiques, voire
biographiques […], apprennent dès l’enfance à maîtriser deux langues
à la perfection et passent de l’une à l’autre sans état d’âme particulier.
Il arrive […] que les deux langues occuppent dans leur esprit des places
asymétriques : ils éprouvent par exemple un vague ressentiment envers
l’une – langue du pouvoir ou de l’ancienne puissance coloniale, langue
imposée à l’école ou dans le monde du travail – et de l’attachement
pour l’autre, langue familiale, intime, charnelle, souvent dissociée de
l’écriture. N’empêche qu’ils se débrouillent, et fameusement (1999 : 53).
La deuxième catégorie, celle des faux bilingues, dont Nancy
Huston croit faire partie, se caractérise par une compétence inégale dans
les deux langues. L’auteur décrit comme suit l’alternance du français et
de l’anglais dans son esprit :
Depuis longtemps, je rêve, pense, fais l’amour, écris, fantasme et
pleure dans les deux langues tour à tour, et parfois dans un mélange
ahurissant des deux. Pourtant, elles sont loin d’occuper dans mon
esprit des places comparables : […] j’ai souvent l’impression qu’elles

41
font chambre à part dans mon cerveau. Loin d’être sagement couchées
face à face ou dos à dos ou côte à côte, loin d’être superposées ou
interchangeables, elles sont distinctes, hiérarchisées : d’abord l’une
ensuite l’autre dans la vie, d’abord l’autre, ensuite l’une dans mon
travail. Les mots le dise bien : la première langue, la „maternelle”,
acquise dès la prime enfance, vous enveloppe et vous fait sienne, alors
que pour la deuxième, l’„adoptive”, c’est vous qui devez la materner,
la maîtriser, vous l’approprier (1999 : 60‑61).
Les deux catégories de bilingues (vrais et faux)
correspondraient en fait à l’opposition « multilingue » et « polyglotte »
de Ducrot et Schaeffer (1995 : 141) (v. § 1.2.2.1.). On observe que chez
le vrai bilingue, les deux langues occupent des positions égales et sont
apprises en tant que langues maternelles, alors que chez le faux bilingue
elles occupent des positions asymétriques, distinctes.
Une expérience complètement différente est décrite par George
Steiner qui, parlant de son plurilinguisme, mentionne sa difficulté à
s’identifier à une première langue et à établir par la suite sa primauté sur
les autres qu’il maîtrise. Il parle à cet égard d’une « matrice polyglotte »
(1998 : 174) et offre l’image concrète de ce que Julien Green considérait
un « merle blanc » (1987 : 169) :
Je n’ai pas le moindre souvenir d’une première langue. Autant que
je puisse m’en rendre compte, je suis aussi à l’aise en anglais qu’en
français ou en allemand. Les autres langues que je possède, qu’il
s’agisse de les parler, de les lire ou de les écrire, sont venues par
la suite et sont marquées par cet apprentissage conscient. Mais je
ressens mes trois premières langues comme des centres parfaitement
équivalents de moi‑même. Je les parle et je les écris avec la même
facilité (Steiner, 1998 : 173).
On a ainsi un bel exemple d’équilinguisme ou bilinguisme
équilibré, cas de figure assez rare (Mackey, 1997a : 63). D’ailleurs,
les différentes expériences susmentionnées mettent en évidence le fait
que ceux qui ne se situent pas à équidistance des deux langues qu’ils
connaissent sont bien plus nombreux. Leur compétence bilingue n’étant
pas égale, ils ajoutent aux langues des valeurs différentes en fonction
des contextes dans lesquels ils les ont apprises et ils les emploient.
En général, dans le cas des écrivains cités plus haut (Nancy Huston,
Julien Green), il s’agit d’un bilinguisme consécutif consistant dans
l’apprentissage d’une langue seconde après avoir déjà acquis une

42
première langue qui peut être la langue maternelle ou la langue officielle
du pays de résidence.
Il s’ensuit des remarques ci‑dessus que « le comportement
social du bilingue, quelle que soit sa compétence, peut varier d’un
interlocuteur à l’autre » (Mackey, 1997a : 63). Certains bilingues font
un emploi distinct des deux langues. Chacune d’entre elles occupant
une case différente, ils peuvent « passer continuellement d’une langue à
l’autre sans les confondre (alternance bilingue) » (Mackey, 1997a : 63).
À l’opposé, il peut arriver que d’autres bilingues confondent
les deux langues et que le discours dans une des langues contienne des
éléments provenant de l’autre langue (interférence bilingue) (Mackey,
1997a : 63). Par exemple, Julia Kristeva avoue que son nouvel
idiome, pétri « à la croisée de deux langues, et de deux durées au
moins » (1995), jouit de ne jamais être content de soi : il exaspère les
autochtones, ceux du pays d’origine comme ceux du pays d’accueil
puisque « sous l’apparence lisse de ces mots français polis comme
la pierre des bénitiers [se chachent] les dorures noires des icônes
orthodoxes » (Kristeva, 1995).

1.2.3.2. Définitions de l’autotraduction littéraire


L’ouvrage de Michaël Oustinoff, Bilinguisme d’écriture et
auto‑traduction : Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov
(2001), représente l’une des premières contributions françaises à
l’étude de l’autotraduction. Pour le traductologue français, la différence
essentielle entre le mélange des langues dans un même texte et
l’autotraduction est « l’existence, dans le cas de l’auto‑traduction […],
d’un comparant et d’un comparé. Dans le cas d’un écrivain „capable
d’écrire ce qu’il pensait dans une ou autre langue”, il est souvent
difficile, sinon impossible de distinguer la part de l’une ou l’autre
langue » (Oustinoff, 2001 : 46).
En ce qui concerne la terminologie, le traductologue français
précise : « le terme d’auto‑traduction mérite pourtant que l’on s’y
attarde, et qu’on ne lui substitue pas trop hâtivement tantôt le terme
d’„œuvre bilingue” (ou un équivalent), tantôt le terme de traduction
comme s’il s’agissait simplement d’un rapport du tout (l’œuvre bilingue
ou la traduction) à la partie (l’auto‑traduction) » (Oustinoff, 2001 : 21).
Michaël Oustinoff énumère aussi quelques traits distinctifs
de l’autotraduction littéraire qui permettent de la distinguer de la
traduction allographe.

43
Une première caractéristique de l’autotraduction est que les
deux textes, émanant du même auteur, sont investis de la même autorité
auctoriale. C’est cette auctorialité qui permet au texte autotraduit de
se soustraire au reproche qu’on fait en général à la traduction, à savoir
que ce n’est pas l’original ou identique à l’original. Ou comme le dit
Antoine Berman : « Il se veut écrivain, mais il n’est que ré‑écrivain. Il
est auteur – et jamais l’Auteur. Son œuvre de traducteur est une œuvre,
mais n’est pas l’Œuvre » (1984 : 19).
Or, dans le cas de la traduction auctoriale, « traduire l’original
comme l’auteur l’aurait exprimé s’il avait écrit directement dans la
langue traduisante, ce n’est plus une asymptote. C’est une donnée
initiale » (Oustinoff, 2001 : 19) (souligné dans le texte). Dans le cas
de l’autotraduction, la secondarité, cette « tare originaire » (Berman,
1995 : 42) du texte traduit, et l’asymétrie entre auteur/Auteur, œuvre/
Œuvre, mise en évidence par l’emploi des minuscules et des majuscules,
sont d’ailleurs anéanties car « à partir du moment où ils se traduisent
eux‑mêmes, les traductions ainsi réalisées font donc, par le fait même,
texte » (Oustinoff, 2001 : 21) (souligné dans le texte).
Un deuxième aspect concerne le caractère transdoxal de
l’autotraduction. Partant du concept bermanien de « visée traductive »,
c’est‑à‑dire l’ensemble des objectifs et des normes caractéristiques
d’une époque, Michaël Oustinoff montre que l’autotraduction se situe
en deçà de la doxa traductive contemporaine et qu’elle ne se plie pas à
ses contraintes. L’auteur ayant tous les droits sur son texte, il est « libre
de se conformer à telle ou telle doxa, voire à plusieurs » (Oustinoff,
2001 : 23). Par son caractère transdoxal, l’autotraduction serait plus
proche de la période des Belles Infidèles où les mots d’ordre étaient
« embellissement » et « perfectionnement ».
Un troisième trait distinctif du texte autotraduit est sa
« logique palimpsestueuse » (Oustinoff, 2001 : 26). Une logique
tout à fait particulière qui permet de l’analyser, d’une part, comme
une traduction (v. plus loin la position des chercheurs du groupe
AUTOTRAD) et, d’autre part, comme une véritable recréation grâce
au travail créatif de l’autotraducteur. L’autotraduction s’avère être un
« véritable révélateur de la genèse et de l’évolution du style comme
de l’œuvre, par la comparaison des versions successives écrites en
passant d’une langue d’écriture à une autre » (Oustinoff, 2001 : 26).
Cette « logique palimpsestueuse » (Oustinoff, 2001 : 26) permet de

44
« dépasser les interrogations sur le statut à accorder au texte auto‑traduit
qui aboutissent trop souvent à considérer la question sous le seul angle
de la dichotomie primitive alors même que cette dichotomie s’abolit
lorsque l’auteur et le traducteur ne font qu’un » (Oustinoff, 2001 : 29).
Dans son article, « Le concept d’autotraduction », paru en
2003, dans Traductologie, linguistique et traduction (Michel Ballard et
Ahmed El Kaladi, éds.), Antonio Bueno Garcia définit l’autotraduction
comme étant l’expression d’« une seconde voix dans l’expérience
créative de l’auteur » (2003 : 267). Elle surgit de la tension entre
les deux Moi qui s’y superposent : « le moi „écrivain” ou usager de
la LS et le moi „traducteur”, usager principal de cette même langue,
ou moi de l’expérience dans la LC. Deux moi dans la conscience
communicative plurielle d’un même auteur » (Bueno Garcia, 2003 :
266). L’autotraduction apparaît ainsi comme l’expression d’une
multiplicité d’énonciations réalisée par une seule instance d’abord
écrivante et ensuite traduisante.
Un peu plus loin, le traductologue espagnol s’appuie sur
l’étymologie du mot « autotraduction » et sur l’analogie avec d’autres
mots contenant le préfixe auto‑ et il affirme :
la présence de l’autos [sic], du moi (du traducteur écrivain) dans le travail
de réécriture serait l’effet le plus important à considérer. Tout comme
l’autobiographie est l’œuvre biographique du moi, l’autotraduction est
la traduction du moi. Non pas tant de l’expérience vitale ou personnelle
du moi […] mais de l’identification métaphorique de l’individu à son
propre langage (Bueno Garcia, 2003 : 266).
Dans son propos, Antonio Bueno Garcia indique aussi une
acception plus large du terme, dans le sens que « toute utilisation d’une
langue étrangère engendre […] un problème d’autotraduction » (2003 :
265) et que la « notion de bilinguisme serait certes à réviser » (2003 :
265), aspects que nous aborderons plus loin (v. § 1.3. ; § 1.4.).
En 2007, Jan Walsh Hokenson et Marcella Munson ont publié le
livre The Bilingual Text, History and Theory of Literary Self‑Translation
[Le texte bilingue. Histoire et théorie de l’autotraduction littéraire].
Comme le titre l’indique, cet ouvrage donne, d’une part, des repères
théoriques pour ce que les deux auteurs appellent le « texte bilingue » et,
d’autre part, offre un aperçu diachronique allant du Moyen Âge au XXe
siècle en Europe de l’Ouest. Ici, nous n’allons retenir que la définition
placée en tête de leur étude et qui présente ce type de texte comme une

45
autotraduction réalisée par un écrivain qui peut créer dans deux langues
différentes et qui traduit lui‑même son texte d’une langue vers l’autre16
(Hokenson, Munson, 2007 : 1). Les deux auteurs mettent en parallèle
deux notions : le bilinguisme d’écriture (« a writer who can compose
in different languages ») et ce qu’on pourrait appeler l’autotraduction
proprement dite (« a writer who translates his or her texts from one
language into another »).
Du côté des praticiens, Irina Mavrodin, à la fois traductrice
et autotraductrice, s’appuie sur sa riche expérience pour donner son
point de vue, d’abord dans un article, « L’autotraduction : une œuvre
non simulacre » (p. 51‑56), publié dans le numéro 7/2007 de la revue
Atelier de traduction, et plus tard, dans une interview, « Irina Mavrodin
sur l’autotraduction », réalisée par Muguraș Constantinescu et parue
dans Quaderns, 16/2009 (p. 165‑168).
Sa contribution s’inscrit dans ce qu’on pourrait
appeler, en paraphrasant Antoine Berman (1989 : 672), « un
discours‑sur‑l’autotraduction ». De telles verbalisations de l’expérience
sont très importantes : par leur truchement, on peut accéder au
processus d’autotraduction pour mieux le comprendre. À cet égard,
Irina Mavrodin avoue : « je sens puissamment la différence entre
mon faire de traducteur et mon faire d’autotraducteur. Je sens cela de
l’intérieur, cela relève d’une connaissance globale, indistincte, plutôt
intuitive, mais que je peux, en changeant de perspective, „analyser”,
en me séparant en quelque sorte de mon propre faire, en devenant un
„autre” par rapport à lui » (2009 : 166).
Pour ce qui est de la définition de l’autotraduction, elle adopte
une terminologie tout à fait originale en associant le préfixe négatif
« non » et le mot « simulacre » ayant les acceptions : « apparence sensible
qui se donne pour une réalité », « fantôme », « illusion », « apparence »
(Mavrodin, 2007 : 52). Ces innovations linguistiques auxquelles s’ajoute
l’orthographe par l’emploi des majuscules lui permettent de présenter le
statut du texte autotraduit en opposition avec le texte traduit.
Selon Irina Mavrodin, la traduction allographe ne serait qu’une
« apparence sensible [d’un original, d’une ŒUVRE] qui se donne

16 
En original : « What is the bilingual text ? […], the bilingual text is a
self‑translation, authored by a writer who can compose in different languages
and who translates his or her texts from one language into another ».

46
pour une réalité, une belle illusion qui fonctionne très bien pendant
un certain temps mais qui dit être remplacée par une nouvelle illusion
(par une nouvelle traduction), par un nouveau simulacre, produit par un
auteur‑simulacre » (2009 : 166).
Au contraire, le texte résultant du processus d’autotraduction,
n’est plus un simulacre, mais un autre original, une autre ŒUVRE.
Ainsi, l’opposition initiale entre original et texte traduit s’efface‑t‑elle.
La superposition dans l’acte traductif des deux voix, de l’auteur et
du traducteur, confère aux deux écrits la même autorité et les met
sur pied d’égalité. Malgré tout désir d’objectivation de son travail,
l’auteur‑traducteur va forcément glisser « dans ce qu’on nomme
couramment „infidélité”, par un processus – parfois quasiment
insaisissable – de réécriture » (Mavrodin, 2009 : 167).
Irina Mavrodin va encore plus loin dans son essai de définition
et, comme Bueno Garcia (v. supra), considère qu’on pourrait attribuer
le terme d’autotraduction à tous les textes écrits en français par
des écrivains étrangers. En généralisant davantage, elle croit qu’on
pourrait dire comme Proust que « tout auteur ne fait que traduire, par
son œuvre, pour les autres, par un discours qui n’est que le sien, ce qui
se trouve au plus profond de sa conscience » (Mavrodin, 2009 : 167)
(souligné dans le texte).
Notre inventaire des différentes définitions de l’autotraduction
serait incomplet sans la réflexion des membres17 de l’équipe
AUTOTRAD de l’Université de Barcelone. Ce groupe d’universitaires
a fait de l’autotraduction un domaine de recherche privilégié et souhaite
promouvoir son étude dans une perspective traductologique. Pour
ce faire, ils tâchent de prouver, de différentes manières (colloques,
publications), qu’il y a des similitudes entre les deux types de transfert
interlingual, la traduction allographe et l’autotraduction (v. § 1.4.5.1.).
Pour épauler ce point de vue, ils apportent toute une série d’arguments :
mise en pratique des mêmes stratégies de traduction, subjectivité des
deux instances traduisantes, original immuable, créativité, connaissance
des deux langues, des deux cultures.
Dans l’article collectif « L’autotraduction littéraire comme
domaine de recherche » (p. 91‑100), paru dans Atelier de traduction,

17 Parmi les membres permanents il faut compter : Francesc Parcerisas Vázquez,


Helena Tanqueiro, Natalia Novosilzov et Patricia López López‑Gay. Xosé
Dasilva et Claude Murcia jouissent du statut de membres associés.

47
7/2007, les auteurs Patricia López López‑Gay, Natalia Novosilzov,
Francesc Parcerisas I Vázquez, Helena Tanqueiro, considèrent que
L’étude de l’autotraduction devrait être privilégiée dans la Théorie de
la traduction littéraire, du fait que traducteur et auteur sont une même
personne, et qu’en conséquence sont éliminées une grande partie des
difficultés rencontrées dans l’analyse de traductions : celles qui sont
liées à la double subjectivité qui entre en jeu dans la traduction littéraire
(la subjectivité de l’auteur et la subjectivité du traducteur). D’ailleurs,
il serait fascinant, […] d’explorer en profondeur la façon dont ces
écrivains interprètent leur propre intention : l’autotraduction constitue,
ainsi, une deuxième actualisation de l’intention (s’il y en a une) de
l’auteur. Ce dernier adapte librement son texte au nouveau récepteur,
mais il le fait tout de même dans le respect des contraintes qui font que
l’autotraduction est traduction (2007 : 97).
Les travaux de ces chercheurs ont pris aussi la forme d’un
colloque, Autotraduction : frontières de la langue et de la culture,
organisé en 2011, en collaboration avec ceux du Centre de Recherches
Ibériques et Latino‑Américaines de l’Université de Perpignan.
L’ouvrage collectif L’autotraduction, aux frontières de la langue et de
la culture (2013) qui a suivi à cette rencontre regroupe leurs réflexions
sur la traduction auctoriale. Dans l’Avant‑propos, Christian Lagarde
revient sur ce qu’on pourrait appeler le « credo » de ces chercheurs. Il
affirme que l’autotraduction est une « forme particulière de la traduction
fortement ancrée de l’exercice de la traduction, rendu nécessaire par
la multiplicité des langues et la „barrière” à l’intelligibilité qu’elles
constituent les unes pour les autres » (2013 : 9).
Des nombreuses définitions analysées ci‑dessus, il s’ensuit
que le terme d’autotraduction renvoie en principal à la traduction faite
par l’auteur lui‑même et ce avec toutes les implications qu’une telle
initiative suppose : liberté de [ne pas] respecter la doxa contemporaine
et de réécrire son texte pour obtenir un nouvel original qui bénéficiera
de la même autorité que le TS dont il découle. Il peut aussi renvoyer à la
création qui naît d’une naturalisation de la langue étrangère permettant
de s’en servir pour « traduire » littérairement ses pensées. De même,
à l’instar de la traduction allographe, le terme d’autotraduction peut
renvoyer dans un sens dynamique au processus de traduction et dans
un sens statique au résultat de ce même processus, le nouveau texte
qui en résulte.

48
En tant que « traduction privilégiée » (Tanqueiro, 2007 ; 2009),
elle contribue à la compréhension de la traduction sui generis ; c’est
pourquoi elle devrait être abordée dans une perspective traductologique
et non seulement sociolinguistique comme c’était le cas auparavant.
Pour Irina Mavrodin (2007, 2009), qui présente le phénomène de
l’intérieur en s’appuyant sur sa propre expérience, l’autotraduction se
distingue de la traduction allographe par le fait qu’elle a comme résultat
un texte non‑simulacre, c’est‑à‑dire une ŒUVRE et non pas une œuvre.

1.3. Le bilinguisme d’écriture


Écrire dans une langue étrangère n’est pas une pratique
récente ; au contraire, elle date depuis belle lurette. Si l’on pense à la
Bible et à sa diffusion, on pourrait considérer l’Évangile selon Marc,
avec, bien sûr, une certaine dose de réserves à cause de la nébulosité
qui caractérise les premières sources chrétiennes, comme un exemple
d’écriture translingue : ce serait un texte présenté en grec, à Rome, par
un judéo‑chrétien (Combet‑Galland, 2008 : 57‑84).
Ce qui est nouveau dans la pratique de cette écriture à la
charnière des siècles, c’est le nombre croissant des écrivains qui
changent de langue d’écriture, la reconnaissance dont ils commencent
à jouir et la multiplication des incursions des universitaires et des
critiques dans l’univers de leurs œuvres. De 1990 à nos jours, plusieurs
de ces écrivains comptent parmi les récipiendaires des différents prix :
Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis, etc. Plus encore, ils ont uni leurs
voix pour écrire le manifeste littéraire Pour une littérature monde qui
souligne le désir d’affirmation de cette nouvelle communauté d’auteurs.

1.3.1. Une nouvelle catégorie d’écrivains


Sous le chapeau « francophonie » on regroupe « tous ceux qui
parlent français » (TLFi) sans faire une distinction entre les communautés
dont la langue française est la langue maternelle (Québec, Belgique,
Suisse), celles où elle est langue d’usage ou officielle (anciennes
colonies françaises) ou encore langue privilégiée (Europe Centrale
et Orientale) (Gauvin, 2004 : 255). Dans ce contexte, la littérature
d’expression française devient l’affaire d’une collectivité d’auteurs qui
ont en partage le français sans obligatoirement appartenir à la France.
Situées en dehors de la France hexagonale, les littératures
francophones ont été nommées aussi régionales, périphériques,

49
mineures. En tant que littératures périphériques, « elles ont tendance à se
marginaliser dans l’espace qui est le leur et du coup à se soustraire aux
forces légitimantes qui ont leur siège dans la capitale française et qui
régentent non seulement les emplois linguistiques mais aussi les canons
esthétiques » (Bertrand, Gauvin, 2003 : 15). Or, la domination exercée
par le centre comporte aussi des avantages, dans le sens qu’il devient
un point de repère par rapport auquel elles affirment leur différence.
De même, l’écart géographique entre Paris et les autres points de
l’espace francophone (Belgique, Suisse, Québec, Caraïbes, Afrique) est
favorable au « paradoxal épanouissement » (Bertrand, Gauvin, 2003 :
15) des littératures francophones. Celles‑ci ont la chance d’être en
contact avec d’autres cultures et d’autres langues et, par conséquent,
de générer « des imaginaires et des formes irréductibles aux modèles
français » (Bertrand, Gauvin, 2003 : 15).
En rejetant les adjectifs susmentionnés, Lise Gauvin
propose le syntagme « littératures de l’intranquillité » (2004 : 259)
où « intranquillité » renvoie « à la pratique langagière de l’écrivain
francophone, qui est fondamentalement une pratique du soupçon »
(Gauvin, 2004 : 259). Le chercheur canadien montre qu’au cœur de
la problématique identitaire de ces littératures sied une « réflexion
sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports langues/
littératures dans des contextes différents » (Gauvin, 2004 : 256). À cause
de sa situation, l’écrivain francophone est condamné à penser la langue
(Gauvin, 2004 : 257) qui devient ainsi objet de discours (v. 1.3.4.1.).
Selon Margareta Gyurcsik, l’appelation de « littérature
mineure » appliquée aux littératures francophones « rend compte de
leur spécificité à un moment historique donnée, notamment au moment
où elles ont ressenti douloureusement leur „handicap” par rapport à
la culture française » (2004 : 23). La modernité représente en ce sens
la période où les « périphéries culturelles » (Gyurcsik, 2004 : 20) ont
manifesté un désir accru de rompre avec la métropole. Contestation,
subversion, provocation, destruction, déconstruction, rupture, invention,
transformation sont, selon l’auteur, les notions qui servent à définir « la
modernité des écrivains francophones et la manière dont ils affirment leur
identité culturelle » (Gyurcsik, 2004 : 20). La langue, à laquelle on fait
violence, devient le lieu et l’outil pour exprimer la différence culturelle.
Lors de la postmodernité, cette tendance va s’atténuer et « la
manière de „(re)conquérir” la langue française va perdre de sa violence

50
et calmer son désir de contestation radicale » (Gyurcsik, 2004 : 23).
L’adoption de stratégies postmodernes d’écriture et une réévaluation
« de la relation entre poétique et politique, entre langue d’écriture et
réalité extérieure » (Gyurcsik, 2004 : 23) permettent la création d’un
« tiers‑espace » francophone (Gyurcsik, 2004 : 20).
Les relations de type hiérarchique entre centre et périphérie
culturelle cèdent la place à « un modèle horizontal de relations „en
réseaux” » (Gyurcsik, 2004 : 23). Celui‑ci est « de type syntagmatique,
décentré, fondé sur des rapports topologiques – axiologiques censés
rapprocher les cultures » (Gyurcsik, 2004 : 24). La relation des écrivains
francophones à la langue française témoigne d’une « liberté plus grande à
l’intérieur d’une langue „ autre” qu’à l’intérieur de la langue maternelle »
(Gyurcsik, 2004 : 25). Cette dernière, « Plongée dans la rivière du
métissage […] en ressort revigorée et cesse d’être une „passion fétiche” à
laquelle on n’ose pas toucher » (Gyurcsik, 2004 : 25).
La France cesse ainsi d’être le centre de l’espace littéraire
francophone. Les signataires du manifeste Pour une « littérature‑monde »
en français (2007) parlent à cet égard d’une « révolution copernicienne »
dans le sens que :
le centre, ce point depuis lequel était supposée rayonner une littérature
franco‑française, n’est plus le centre. Le centre jusqu’ici […] avait eu
cette capacité d’absorption qui contraignait les auteurs venus d’ailleurs
à se dépouiller de leurs bagages avant de se fondre dans le creuset de
la langue et de son histoire nationale : le centre, nous disent les prix
d’automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la
francophonie. Et naissance d’une littérature‑monde en français (2007).
Libérée d’un certain « impérialisme culturel », cette
littérature écrite en français permet d’assister à la « formation d’une
constellation […], où la langue libérée de son pacte exclusif avec la
nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et
de l’imaginaire, n’aura pour frontières que celles de l’esprit » (2007)
(souligné dans le texte).
La modernité a marqué le début d’une rupture, d’un divorce,
d’une fragmentation. À l’intérieur de l’aire linguistique francophone
se sont constituées plusieurs régions littéraires entre lesquelles il y a
des relations horizontales et non plus hiérarchiques. La décentralisation
littéraire a eu comme conséquence la disparition du centre et la
constitution d’une « pluralité des centres » (Nepveu, 1999 : 211).

51
Le centre ne pouvait plus tenir puisque la langue française avait cessé
d’être la propriété des seuls Français. Au cœur de la francophonie
littéraire ne sied pas l’unité, mais la différence, une différence
constructive qui ramène ensemble des auteurs en quête d’une langue
d’accueil, en l’occurrence le français (Grutman, 2013).
Si les littératures francophones sont mineures, périphériques,
régionales etc., on peut à juste titre se questionner sur la place qu’y
occupent les créations des écrivains venus d’ailleurs qui, s’établissant
dans un pays ou dans une région francophone, adoptent le français
comme langue d’écriture.
Au Québec, ils ont été groupés dans différentes cases : écriture
ethnique, écriture métisse ou métissée, immigrée et/ou immigrante,
hybride, littérature néo‑québécoise (De Vaucher Gravili, 2012) ou
bien, « littérature des communautés culturelles » (Harel, 2005 : 37).
L’inconvénient de ces syntagmes est qu’on « fait référence à la mise
en forme de l’ethnicité, qui devient du même coup la transcription
d’une réalité sociale » (Harel, 2005 : 37). L’« immigrant », en tant
que porte‑parole de toute une communauté, devait prendre une allure
ethnoculturelle et raconter des histoires « sur l’expérience et la réalité
même de l’immigration, de l’arrivée au pays et de sa difficile habitation »
(Nepveu, 1999 : 233).
Ultérieurement, ces formules ont été remplacées par celle
d’« écriture migrante » qui a fini par s’imposer. On retrouve chez
Daniel Chartier une subtile distinction entre écriture migrante et autres
concepts qui lui sont apparentés :
la littérature ethnique, qui renvoie à des éléments biographiques liés
à l’appartenance culturelle, sans qu’il y ait pour autant nécessité
d’un passage migratoire ; la littérature de l’immigration, un corpus
thématique qui traite des problématiques migratoires ; la littérature de
l’exil, qui peut prendre, selon les cas, la forme de la biographie, de
l’essai ou du récit de voyage ; la littérature de diaspora, œuvres produites
par des émigrés dans différents pays, mais qui rattachent aux rouages
de l’institution littéraire du pays d’origine ; la littérature immigrante,
corpus socioculturel transnational des écrivains qui ont vécu cette
expérience traumatisante, mais souvent fertile de l’immigration
et enfin, la littérature migrante, qui se définit par des thèmes liés au
déplacement et à l’hybridité et par des formes particulières, souvent
teintées d’autobiographie, et qui est reçue comme une série dans la
littérature (2002 : 305).

52
Par « écriture migrante » on désigne « un microcorpus
d’œuvres littéraires produites par des sujets migrants : ces écritures sont
celles du corps et de la mémoire ; elles sont, pour l’essentiel, travaillées
par un référent massif, le pays laissé ou perdu, le pays réel ou fantasmé
constituant la matière première de la fiction » (Berrouët‑Oriol, Fournier,
1991). Dans cette structure, l’adjectif « migrante » sert à mettre en
évidence « le mouvement, la dérive, les croisements multiples que
suscite l’expérience de l’exil » (Nepveu, 1999 : 234).
L’écrivain migrant a fait son apparition dans la société
québécoise « au moment où les conditions symboliques de son apparition
furent consensuelles » (Harel, 2005 : 66). Plus exactement, c’est à
partir des années 1980 qu’on confère une signification particulière aux
productions littéraires des diverses communautés culturelles composant
la société québécoise moderne.
Selon Pierre Nepveu, cet engouement s’explique par deux
faits majeurs :
–– le premier est que « l’imaginaire québécois lui‑même s’est largement
défini, depuis les années soixante, sous le signe de l’exil (psychique,
fictif), du manque, du pays absent ou inachevé et, du milieu même
de cette négativité s’est constitué en imaginaire migrant, pluriel,
souvent cosmopolite » (1999 : 201) ;
–– le deuxième est la coïncidence entre l’écriture migrante et « tout un
mouvement culturel pour lequel […], le métissage, l’hybridation, le
pluriel, le déracinement sont des modes privilégiés, comme sur le
plan formel, le retour du narratif, des références autobiographiques,
de la représentation » (1999 : 201).
Pour résumer, nous pouvons dire que le syntagme « écriture
migrante » pointe vers une pratique esthétique et suppose « une
modification du sujet dans l’élan même de la création qui s’apparente à
une écriture en mouvement » (Harel, 2005 : 37).
Dans les études plus récentes qui portent en particulier sur
des aspects linguistiques ou de traduction, on regroupe les écrivains
venus d’ailleurs dans la catégorie « écrivains translingues » (Grutman,
2013 : 40). Ce sont des auteurs ressortissants de communautés dont
le français n’est pas la langue première, c’est‑à‑dire presque toute la
francophonie sauf la Belgique francophone, la Suisse romande et le
Canada français. Ceux‑ci, ils s’appellent « translingues » car, comme
l’indique le préfixe trans‑, « le changement de langue se double d’un

53
passage de frontière (linguistique, nationale ou les deux à la fois) »
(Grutman, 2013 : 40).
En d’autres mots, ces écrivains appartiennent à une communauté
qu’on ne peut identifier ni à la métropole, ce qui devrait passer pour
un centre, ni aux « périphéries », Canada, Belgique, Suisse ou autres
territoires. Les membres de cette collectivité sont alors les habitants
d’une marge, ils occupent une position paratopique qui « n’est donc
pas l’absence de tout lieu, mais plutôt une difficile négociation entre le
lieu et le non‑lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité
même de se stabiliser » (Maingueneau, 1993). D’ailleurs, il serait vain de
vouloir « enfermer les écrivains dans des passeports » (Rushdie, 1991 :
84) puisqu’ils sont « inéluctablement des écrivains internationaux dans
une époque où le roman est plus que jamais une forme internationale »
(Rushdie, 1991 : 31).

1.3.2. Déplacement et extraterritorialité


Au XXe siècle, une nouvelle forme d’écriture apparaît, c’est
« l’écriture d’un voyage, d’une rencontre, d’une découverte par un poète
français d’un espace „français” et pourtant étranger, fondamentalement
étrange : bel exemple de comparatisme „intérieur” » (Pageaux, 1994 :
25). La littérature devient ainsi l’expression de ce voyage et « redit la
possibilité et la volonté du voyageur de regarder l’espace et le temps
d’autres hommes pour saisir l’unité de l’esprit humain et la diversité
des sociétés et des solutions de vie collective : le voyageur est l’une des
clés interprétatives du monde et de l’histoire » (Pageaux, 1994 : 32).
En tant que « gens de voyage », les individus modernes sont
« sensibles aux déplacements que notre histoire récente et nos territoires
nouveaux nous obligent à vivre, sans plus d’ancrage ni d’arrimage
qu’au bord des mots et des regards qui nous emportent bien plus qu’ils
ne nous fixent » (Ouellet, 2003 : 9). En dehors de son pays d’origine,
chacun vit sa propre expérience de l’extraterritorialité qui est singulière
et n’équivaut pas à celle des autres. « Habiter » se charge alors d’une
valeur « assez déroutante et équivoque : [car] on n’habite jamais ce
qu’on est habitué à appeler habiter. Il n’y a pas d’habitat possible sans
la différence de cet exil et de cette nostalgie » (Derrida, 1996 : 112‑113).
Dans son ouvrage Bilingvismul creator [Le Bilinguisme
créateur], Dumitru Chioaru attire l’attention sur le rôle du voyage dans
l’activité littéraire des auteurs bilingues :

54
Un écrivain peut produire des textes bilingues aussi dans son propre
pays, mais sans trop de chances de se faire connaître à l’étranger et
surtout pour les œuvres écrites en langue étrangère. C’est pourquoi il
doit assumer son départ et la résidence temporaire ou définitive dans un
autre pays, en général, un centre cosmopolite, qui lui permette d’entrer
en contact avec le milieu littéraire/culturel de la langue d’adoption »18
(Chioaru, 2013 : 6).
De même, dans Note despre limba exilată [Notes sur la langue
exilée] (2003), Norman Manea explique les enjeux de l’extraterritorialité
pour la traduction :
Quand on représente le statut incertain d’un écrivain disloqué, la
traduction devient pourtant, dans le nouveau pays (et non seulement
là‑bas), une sorte de visa d’entrée, non seulement pour obtenir la
citoyenneté, mais aussi pour accéder à la littérature ; le transit vers
une nouvelle appartenance, beaucoup plus ambiguë, la résidence d’un
„alien”, terme dont les autorités américaines désignent le nouvel arrivant.
Cela permet de se légitimer linguistiquement mieux que dans
les conversations quotidiennes, on a une chance plus profonde, ne
serait‑ce qu’imparfaite, de communiquer avec les nouveaux concitoyens
et surtout avec les possibles nouveaux confrères littéraires19.
En avançant qu’il y a une différence entre les productions
littéraires des écrivains autochtones et celles des écrivains migrants,
nous tenterons de voir dans les lignes suivantes comment des facteurs
situationnels, le changement forcé ou facultatif de résidence, et des
facteurs linguistiques, le choix d’une autre langue, influencent les
activités de création et de traduction.

18 En original : « Un scriitor poate scrie bilingv şi în propria ţară, dar fără
şanse prea mari de‑a fi (re)cunoscut în afara ei mai ales pentru literatura
scrisă în limbă străină. De aceea, el trebuie să‑şi asume plecarea şi stabilirea
temporară sau definitivă în altă ţară, de regulă, un centru cosmopolit, pentru
a intra în contact cu mediul literar/cultural al limbii de adopţie ».
19 En original : « Cînd întruchipezi statutul incert al unui scriitor dislocat,
traducerea devine, însă, în noua ţară de domiciliu (şi nu doar acolo), un
fel de viză de intrare, nu doar cetăţenească, ci şi literară, tranzitul spre o
nouă apartenenţă, incomparabil mai ambiguă, rezidenţa unui „alien”, cum
numesc autorităţile americane noul venit.
Te poţi legitima lingvistic mai bine decît în convorbirile oarecari ale
cotidianului, ai o şansă de comunicare mai profundă, fie şi indirectă
sau imperfectă, cu noii conlocuitori, dar şi, mai ales, cu virtualii noi
confraţi de scris ».

55
Parmi les différentes formes de déplacement nous ne retiendrons
que l’exil, relié à la contrainte de quitter son pays, et la migration,
correspondant à un choix assumé. Ces deux types de translation
correspondent aux parcours des écrivains roumains d’expression
française des cinq dernières décennies dont Dumitru Tsepeneag et
Felicia Mihali font partie. Lors de la période du communisme, les
écrivains ont été contraints à l’exil, mais après la révolution de 1989
et l’ouverture des frontières, ils ont eu la liberté de choisir leur pays
d’accueil et d’émigrer. Cette distinction facilite la compréhension et
l’interprétation des textes des deux auteurs soumis à l’analyse. La
rencontre de l’Autre sous‑entend la rencontre d’une autre langue. Le
choix d’une nouvelle langue d’écriture n’est pas neutre surtout quand
deux langues asymétriques, comme, par exemple, le roumain et le
français, y sont impliquées. Dans ce cas l’autotraduction équivaut à
un processus de consécration permettant à l’autotraducteur de devenir
visible dans un espace littéraire plus puissant.

1.3.2.1. Exil et migration


Des différentes formes de déplacement qui caractérisent notre
monde moderne en mouvement, nous n’avons retenu que l’exil et la
migration pour présenter deux catégories d’auteurs d’origine roumaine
de la fin du XXe et au début du XXIe siècle. Ce choix s’explique aussi
par des raisons d’ordre historique représentatives pour deux étapes
distinctes de l’évolution de la Roumanie contemporaine : avant et après
la révolution de 1989.
L’exil, défini dans les dictionnaires comme « expulsion de
quelqu’un hors de sa patrie, avec défense d’y rentrer ; situation de
la personne ainsi expulsée » (PR) ou comme « peine qui condamne
quelqu’un à quitter son pays, avec interdiction d’y revenir, soit
définitivement, soit pour un certain temps » (TLFi), a représenté
la voie de salut de nombreux écrivains roumains. Ceux‑ci (Mircea
Eliade, Emil Cioran, Eugène Ionesco, etc.), pour échapper aux
mesures drastiques prises par les communistes arrivés au pouvoir, se
sont exilés en Occident. Ils ont continué à y écrire leurs œuvres qui
étaient, pour la plupart, interdites en Roumanie. Il a fallu attendre la
chute du régime communiste pour que ces exilés puissent revenir en
Roumanie (ceux qui étaient encore en vie et désiraient le faire) et pour
qu’on entame, par la traduction, un processus de rapatriement de leurs
textes (v. § 2.2.2.).

56
Après l’ouverture des frontières et la conquête de la liberté
d’expression, le syntagme « littérature de l’exil », utilisé pour désigner
les textes écrits par les écrivains exilés, perd toute sa signification.
On ne peut plus l’utiliser pour caractériser une littérature écrite par
des Roumains en dehors de leurs pays d’origine. Par exemple, pour
Dumitru Tsepeneag, lui‑même un représentant de cette communauté
d’exilés, cette expression est « dépourvue de sens, puisque n’importe
qui peut publier en Roumanie » (Simuţ/Tsepeneag, 2005 : 71). Et il
enchaîne : « aujourd’hui, même la notion d’exil n’a pas à être utilisée.
Qui est encore en exil ? C’est‑à‑dire qui peut prétendre rester à l’étranger
parce qu’on lui interdit de rentrer au pays ? Je pense que cela n’est
plus valable, même pas pour le Roi20 qui est retourné dans son pays à
plusieurs reprises » (Simuţ/Tsepeneag, 2005 : 71).
Après 1989, ce sont d’autres formes de déplacements qui
caractérisent les déambulations du sujet écrivant à travers le monde.
La migration, à la différence de l’exil, n’est agrémentée ni
d’une contrainte, celle de quitter son pays, ni d’une interdiction, celle
de rentrer dans son pays. Elle correspond à un acte assumé : le migrant
prend lui‑même la décision de partir, il n’y est pas obligé par des
autorités politiques. En quittant son pays pour aller s’établir dans un
autre, définitivement ou temporairement, il devient un émigrant. S’il
atteint son objectif, s’il réussit à entrer et s’établir dans le pays étranger,
il devient un immigrant.
Ces quelques remarques permettent de décrire un phénomène
qui s’est produit dans la société roumaine postcommuniste : après des
années de claustration, les Roumains ont enfin pu jouir de la liberté de
voyager, d’aller voir ce qui est au‑delà des frontières. C’est, d’ailleurs,
ce qu’ils ont fait poussés en partie par la curiosité et en partie par les
difficultés économiques que la Roumanie a traversées après 1989. De
même, aux aubes du nouveau millénaire, l’Ambassade du Canada
en Roumanie a beaucoup encouragé l’immigration, une immigration
sélective qui permettait à de jeunes intellectuels roumains de chercher

20 Dumitru Tsepeneag y fait référence au roi Mihai I de Roumanie qui en


janvier 1948, contraint par un contexte politique défavorable, s’est réfugié
en Occident et s’est établi en Suisse. Après la chute du communisme, le
président Ion Iliescu lui a interdit de rentrer dans son pays d’origine, faisant
une seule exception en 1992, pour les fêtes de Pâques. C’est en 1997 que
le président Emil Constantinescu lui a accordé la citoyenneté roumaine et
depuis, le roi peut revenir librement en Roumanie.

57
leur bonheur ailleurs. C’est ainsi que dans la foulée des émigrants se
sont retrouvés des médecins, des ingénieurs, des économistes, des
enseignants, des journalistes, des écrivains et la liste pourrait continuer.

1.3.2.2. Figures du sujet en mouvement


Le voyage à l’étranger, qu’il soit géographique, linguistique
ou littéraire, « trahit toujours, d’une certaine façon, une idéologie de
la Relation » (Bourjea, 1986 : 231). Deux choix se présentent alors
au pèlerin : il peut éprouver « la tentation de se glisser dans l’Autre »
(Bourjea, 1986 : 231), mais aussi « celle de l’absorber » (Bourjea,
1986 : 231). Ainsi, on aurait, d’une part, le renoncement, le sacrifice
personnel, et d’autre part le bonheur d’une nouvelle rencontre,
d’une découverte.
Selon Julia Kristeva, il y a deux catégories d’étrangers :
D’une part, ceux qui se consument dans l’écartèlement entre ce qui
n’est plus et ce qui ne sera jamais : les adeptes du neutre, les partisans du
vide ; durcis et larmoyants, mais toujours désillusionnés ; pas forcément
défaitistes, ils donnent souvent les meilleurs des ironistes. D’autre part,
ceux qui transcendent : ni avant ni maintenant, mais au‑delà, ils sont
tendus dans une passion certes à jamais inassouvie, mais tenace, vers
une autre terre toujours promise, celle d’un métier, d’un amour, d’un
enfant, d’une gloire. Ce sont des croyants, qui mûrissent parfois en
sceptiques (1988 : 21).
Il s’ensuit que, quelle que soit l’attitude du migrant, nostalgie
d’un pays auquel il n’appartient plus ou quête inassouvie d’une terre
promise, c’est toujours une absence qu’il doit combler selon ses propres
ressources spirituelles : désillusionnement, ironie, passion inassouvie, etc.
Les deux attitudes sont aussi présentées par Janet Paterson
(2009). Le chercheur canadien, s’intéressant au sujet en mouvement de
la seconde moitié du XXe siècle, établit une distinction entre le sujet
migrant et le sujet transnational. Le sujet migrant « s’inscrit dans le
discours en mettant en évidence une identité qui se fonde sur le double
„je suis Autre”, l’écart „Je suis étranger” et la dépossession identitaire
„je suis exilé” » (Paterson, 2009 : 13). Son expression témoigne d’un
douloureux clivage identitaire et d’un positionnement dans un entre‑deux
qui l’empêche d’appartenir complètement à la culture d’accueil. Le sujet
transnational est, lui aussi, « un émigrant qui a soit choisi soit été forcé
de quitter son pays d’origine. Mais […] il rejette la notion d’une identité
formée à partir des critères de race ou de lieu d’origine au profit d’une

58
identité complexe, mouvante souvent multiculturelle et hors de l’enclos
des souvenirs » (Paterson, 2009 : 15‑16).
L’identité migrante est ainsi associée à l’exil qui correspond à
l’expulsion de quelqu’un hors de sa patrie avec interdiction d’y revenir
(§ 1.3.2.1.). L’exilé vit son départ sur le mode négatif et il garde au
fond de lui la douleur de cette rupture et la nostalgie d’un espace d’où
il a été abusivement arraché. Quant à l’identité transnationale, elle est
reliée à la migration qui est une forme de déplacement volontaire, le
sujet déplacé prenant lui‑même la décision de quitter son pays. Cet acte
assumé, il traverse les frontières et il vit son expérience plutôt sur le
mode positif avec un désir d’ouverture et d’intégration dans un autre
espace géographique, linguistique et culturel.
En ce qui concerne les deux écrivains soumis à l’analyse, on
pourrait coller l’étiquette « identité migrante » à Dumitru Tsepeneag.
Contraint par les autorités communistes à adopter un autre pays et une
autre langue, l’écrivain a du mal à guérir la blessure de cette séparation.
Quand cet exil prend fin, à savoir en 1989, il revient à la langue roumaine
comme langue de création.
Quant à Felicia Mihali, elle représenterait plutôt le deuxième
cas de figure, à savoir l’identité transnationale. En choisissant de quitter
son pays natal, elle construit son nouveau parcours identitaire sur
les bases de son vécu antérieur sans pour autant y rester ancrée. Son
expérience illustre l’idée de mutualité suggérée par Paul Ricœur, selon
qui, il « faut être l’ami de soi‑même pour être l’ami de l’autre » (1990 :
215). C’est en acceptant ses origines, en faisant la paix avec soi‑même
qu’on parvient à accepter l’autre tel qu’il est. Questionnée par Mariana
Ionescu sur ce que le départ de Roumanie a signifié pour elle, Felicia
Mihali s’explique :
Changer de pays et de langue reste une expérience traumatisante
pour n’importe qui, surtout pour ceux qui ont vécu la moitié de leur
vie ailleurs. J’ai immigré à 33 ans, et pour le meilleur ou pour le pire,
je suis le produit presque fini d’une autre culture. Ce qui advient par
après s’ajoute à un certain fond culturel et idéologique très solide et,
par conséquent, très résistant aux transformations. Il faut vraiment une
grande volonté et ouverture d’esprit pour continuer à apprendre et à ne
pas se bercer dans l’illusion que tout ce qu’on sait est incontestable.
Moi aussi, je voudrais être autre, meilleure, mais je suis celle que je
suis, et le mieux serait d’accepter qu’il y a aussi de bons côtés à mon
éducation et à mon origine (Ionescu/Mihali, 2013 : 98).

59
En guise de conclusion, nous pouvons dire que l’exil, par son
caractère contraignant, absence de liberté de décision et défense de
retourner dans le pays d’origine, favorise la formation d’une identité
migrante, étiquette qu’on pourrait coller, par exemple, à Dumitru
Tsepeneag vu son embarras à se départir de la langue roumaine.
À l’opposé, l’identité transnationale prouve une certaine capacité
d’ouverture vers l’Autre et parvient ainsi à mieux s’habituer à la culture
d’accueil. Ce serait, croyons‑nous, le cas de Felicia Mihali qui, jouissant
du droit de décision, a choisi d’émigrer et de s’installer dans un autre
pays, en l’occurrence le Canada.
Or, la rencontre de l’Autre est obligatoirement la rencontre
d’une autre langue. Pour l’écrivain, la langue, à comprendre la langue
maternelle, représente une véritable religion. Alors comment pourra‑t‑il
l’abandonner et emprunter une autre, étrangère, dont il ne maîtrise pas
encore tous les secrets ? Et surtout quels sont les facteurs susceptibles
d’influencer ce choix ? C’est ce que nous nous proposons d’illustrer dans
les lignes suivantes en discutant les rapports entre extraterritorialité,
statut des langues et création littéraire.

1.3.3. Choix d’une nouvelle langue d’écriture


Il est vrai que la traduction « ne fait pas que mettre des
littératures en contact. Elle ne met pas des langues en contact. Quand il
est question de littérature, c’est le travail des œuvres sur les langues, et
des langues sur les œuvres, que la traduction traduit quand elle s’invente
comme rapport » (Meschonnic, 1999 : 95‑96). Il est également vrai
que « la question de la littérature est évidemment et directement liée,
quoique par des liens très complexes, à celle de la langue » (Casanova,
2008 : 75). Il résulte des deux citations ci‑dessus que toute approche du
bilinguisme d’écriture resterait incomplète sans une investigation du
statut des langues qui s’y rencontrent.
Louis‑Jean Calvet soutient que « la notion de langue est une
notion abstraite, utile pour le linguiste, et qui n’a pour fondement que la
régularité de certains traits, de certains procédés, que l’on peut repérer
dans les productions des locuteurs » (1999 : 14). Selon lui, les langues
constituent des pratiques sociales traduisant le besoin de communiquer
des êtres humains (Calvet, 1999 : 24).
Du côté des écrivains, Nancy Huston pense que les langues
sont des world views, c’est‑à‑dire des « façons de voir et de comprendre
le monde » (1999 : 51) recelant ainsi une certaine part d’intraduisible.

60
Pour Julien Green, par exemple, les langues représentent l’espace où se
manifeste l’identité d’une personne de sorte que « si l’on nous apprend
à penser des pensées françaises, il est inévitable que tôt ou tard nous
soyons français, [car] une langue est avant tout un mode de penser »
(1987 : 213). En tant qu’écrivain préoccupé par l’influence de la langue
sur sa création, il s’interroge : « Il a existé jusqu’ici comme écrivain
français, pourra‑t‑il exister comme écrivain anglais ? » (Green, 1987 :
159). De même, Nancy Huston (1999 : 47) se demandait non pas qui
elle était, mais qui elle était en français.
Et puisque « la pratique, c’est la théorie » (Meschonnic, 1999 :
61), nous nous tournons vers les œuvres signées par des « intermédiaires
transnationaux » (Casanova, 2008 : 43) pour aborder les rapports des
langues dans le transfert interlingual. Polyglottes, ceux‑ci incarnent
de « nouveaux êtres de langage » (Kristeva, 1995) qui se sont servi de
plusieurs langues pour créer ou exporter « d’un espace à l’autre des
textes dont ils fixent, par là même, la valeur littéraire » (Casanova,
2008 : 43). Nous y glanerons nos exemples car ces médiateurs, « des
sortes d’agents de change, des „cambistes” » (Casanova, 2008 : 43), ont
transformé la réflexion sur la langue dans un topos de leurs discours.

1.3.3.1. Langue maternelle vs. langue étrangère


En fouillant dans les représentations que les écrivains se
sont forgées quant à leur bilinguisme, on peut découvrir les rapports
qui s’établissent entre la langue maternelle et la langue étrangère dans
l’écriture, les relations que l’écrivain entretient avec les langues qu’il
connaît, s’il se trouve à égale distance des deux langues ou s’il en
préfère l’une au détriment de l’autre. Nous limitons notre recherche à
quelques aspects relatifs au bilinguisme individuel et nous investiguons
la cohabitation des deux langues – maternelle et étrangère chez
l’écrivain qui, pour différentes raisons, décide à un certain moment
d’écrire dans une langue étrangère. Nous nous proposons de voir quelle
est la relation des écrivains migrants avec leur langue maternelle et
leurs autres langues, en l’occurrence le français. Notre attention portera
seulement sur les écrivains chez qui le changement de langue suppose
un déplacement et un changement de public, et non pas sur les écrivains
issus de communautés bilingues.
Notre tentative se heurte de prime abord à la difficulté de
définir la langue maternelle. Louis‑Jean Calvet croit qu’il est question
d’un mythe car « il n’y a pas transmission automatique de la langue

61
„maternelle”, voire „paternelle”, et […] la langue dominante dans le
milieu pénètre parfois la cellule familiale et s’y impose » (1999 : 188).
Dans la même optique, William F. Mackey montre que
La réalité sous‑jacente à la notion de langue maternelle est variable
et instable, quand elle n’est pas confuse et sans valeur pratique. En
effet, la langue maternelle n’est pas la première langue de la mère ou
du père ; ce n’est même pas toujours leur langue principale. Même
si elle a la même appellation que la langue enseignée à l’école, il
peut s’agir d’un dialecte, apparenté à cette dernière par son origine,
mais en réalité si éloigné d’elle qu’il est presque inintelligible pour
l’enseignant (1997b : 184).
La soi‑disant langue maternelle ne serait, en fait, qu’un
amalgame « de dialectes qui se fondent les uns dans les autres et
parfois se confondent avec des langues voisines ou apparentées »
(Mackey, 1997b : 184) de sorte que « décider où une langue commence
et où elle finit, est une démarche souvent arbitraire, qui repose parfois
sur des considérations géographiques, historiques ou politiques »
(Mackey, 1997b : 184).
Selon Vassilis Alexakis, l’emploi même du singulier pour
parler de la langue serait impropre :
Les langues ne sont pas le produit d’un pays. Le français n’est pas le
produit de la France ni des Français. C’est le produit d’une centaine de
langues. Déjà au départ, il s’agit d’une langue latine, donc étrangère. Le
français a emprunté énormément au grec, à l’italien, au germanique, à
l’arabe, à l’anglais. Penser la langue comme la propriété des personnes
qui la pratiquent est une illusion suspecte promue par les politiques.
La même chose est vraie du grec qui a beaucoup pris au phénicien, au
pélagien et à d’autres langues encore. La moitié des dieux de l’Olympe
portent des noms étrangers qui sont incompréhensibles pour les Grecs.
La réflexion aboutit toujours à constater que chaque peuple doit
énormément à d’autres peuples  ; elle ne peut donc déboucher que sur le
dialogue et l’ouverture (Makhlouf/Alexakis, 2014).
De même, George Steiner souligne le caractère hétérogène
d’un idiome malgré l’homogénéité des locuteurs qui s’en servent dans
leurs échanges langagiers et soutient que « la langue d’un groupe, aussi
uniforme qu’en soit le profil social, est une accumulation inépuisable
de particules linguistiques, de significations uniques et, en dernier lieu,
sans commune mesure » (1998 : 87).

62
La langue dite « maternelle » n’échappe non plus à ces
influences étrangères de sorte qu’on peut retrouver dans les propos d’une
personne des mots originaires d’aires géographiques très lointaines. Par
exemple, Robert Richard présente le mot bazar que sa mère utilisait
sans en connaître les origines : « Le mot français bazar que je pouvais
entendre de la bouche de ma mère, est‑ce qu’elle le savait, elle, qu’il
transportait avec lui une certaine saveur propre au mot persan bâsâr
dont il est issu ? Bien sûr que non. Puis, de quelle langue oubliée ce mot
persan bâsâr venait‑il ? Tant et tant de langues que le français de ma
mère charriait dans son cours… » (2011 : 74).
Il apparaît que les idiomes servant à la communication ne sont
pas purs et que, se trouvant en convergence ou en concurrence dans une
galaxie, ils « se multiplient, se croisent, varient, s’influencent » (Calvet,
1999 : 35). C’est pourquoi on en fait un usage tantôt politique par les
dirigeants qui détiennent le pouvoir, tantôt esthétique par la plume des
écrivains qui s’en servent pour écrire de la littérature.
Et pourtant « un homme peut parler couramment une
demi‑douzaine de langues, et ne se sentir chez lui que dans une seule,
celle de ses pensées intimes » (Green, 1987 : 167). En opposition avec
la « matrice polyglotte » de George Steiner (1998 : 174) et les différents
strates d’une seule et même langue, on voit se dessiner l’image d’un
idiome préféré qui « plonge en nous une racine qui ne peut jamais
être arrachée » (Green, 1987 : 161). Cette racine « fait résonner
dans nos têtes les notions douces et réconfortantes de sein maternel,
d’amour maternel, d’instinct maternel, de sang maternel mais aussi
un attachement patriotique » (Delbart, 2005 : 17) qui nous rappelle le
territoire, le pays auquel nous appartenons.
C’est bien cette « langue mère » (Huston, 1999 : 51), endormie
aux tréfonds de nous‑mêmes, qui refait surface et nous vient en aide
dans des circonstances difficiles :
Je n’ai pas perdu ma langue maternelle. Elle me revient, de plus en
plus difficilement, je l’avoue, en rêve ; ou quand j’entends parler ma
mère et qu’au bout de vingt‑quatre heures d’immersion dans cette eau
désormais lointaine, je me surprends à nager assez convenablement ;
ou encore quand je parle un idiome étranger le russe ou l’anglais par
exemple , et qu’en perte de mots et de grammaire, je me cramponne à
cette vieille bouée de sauvetage soudain offerte à ma disposition par la
source originelle qui, après tout, ne dort pas d’un sommeil si profond.
Ce n’est donc pas le français qui me vient à l’aide quand je suis en

63
panne dans un code artificiel, pas plus que si, fatiguée, je sèche sur mes
additions et multiplications, mais bien le bulgare, pour me signifier que
je n’ai pas perdu les commencements (Kristeva, 1995).
Le retour à la langue maternelle comme bouée de sauvetage
quand d’autres idiomes lui font concurrence est une constante de toute
expérience bilingue. On observe, par exemple, chez l’apprenant de
langue seconde la tendance à faire appel à sa langue maternelle chaque
fois qu’un mot lui manque dans la LC. Il est encore plus intéressant de
remarquer que « les emprunts augmentent sous l’effet de la fatigue et du
stress » (Hamers, 1997b : 138).
Voyons maintenant ce qui se passe lorsque la langue maternelle
est concurrencée par une autre langue qu’on appelle généralement
langue étrangère ou langue seconde. Comme son nom l’indique, on peut
se servir de deux appellations pour désigner « ce qui figure à l’extérieur
du champ délimité […] comme étant celui de la langue maternelle et de
la langue première » (Mackey, 1997b : 184). Depuis les années ‘60 on
emploi en général le terme « langue seconde » pour définir « une langue
qui bien que n’étant pas langue première, possède une ou plusieurs
fonctions dans le milieu à titre de langue véhiculaire, langue de culture,
langue scolaire ou deuxième langue officielle » (Mackey, 1997b : 185).
Quant à nous, nous préférons utiliser dans notre étude le
syntagme « langue étrangère ». Ce choix terminologique s’explique
d’abord par le fait que nombreux écrivains translingues sont originaires
de pays où la langue qu’ils adoptent n’est pas une langue officielle,
mais une langue apprise à l’école ou même à l’âge adulte. Plus encore,
la plupart d’entre eux l’ont approfondie et parlée effectivement au
moment de l’émigration quand ils se trouvaient à l’étranger. Ensuite,
nous préférons « langue étrangère » parce que, selon nous, c’est cet
adjectif qui qualifie le mieux les rapports entretenus par les écrivains
avec le nouvel idiome. Celui‑ci reste pour eux, selon leurs propres
témoignages, « étranger ».
Par exemple, Nancy Huston croit que « dans une langue
étrangère aucun lieu n’est jamais commun : tous sont exotiques »
(1999 : 46) (souligné dans le texte). Et cet exotisme refait surface
quand il s’agit de s’en servir non pas dans les tâches quotidiennes mais
pour écrire. « Elle était froide, et je l’abordais froidement » (1999 : 64),
avoue l’auteur du Nord perdu en parlant de ses prises avec le français.
Et malgré cette froideur elle ne s’est pas découragée ; en puisant dans

64
une « substance lisse et homogène, autant dire neutre » (Huston, 1999 :
64) les ressources de ses récits, elle a fini par jouir d’une « immense
liberté dans l’écriture » (Huston, 1999 : 64). Mais on ne peut pas jouir
impunément d’une trop grande liberté : « la langue française ne m’était
pas seulement égale, elle m’était indifférente. Elle ne me disait rien,
[…]. Elle ne me parlait pas, ne me chantait pas, ne me berçait pas, ne
me frappait pas, ne me choquait pas, ne me faisait pas peur. Elle n’était
pas ma mère » (Huston, 1999 : 64).
Notre incursion dans l’imaginaire linguistique des écrivains qui
changent de langue en changeant de pays nous a permis d’appréhender
de l’intérieur la complexité des rapports qu’ils entretiennent avec
leurs langues de création. En assumant le risque de leur étrangeté, ils
défendent leur langue maternelle qu’ils risqueraient en cas contraire de
perdre. Et cette perte est inquiétante : « une petite absence de mémoire
n’est pas un drame, mais pour un homme de culture, chaque mot de
sa langue maternelle fait partie d’un héritage qu’il doit préserver dans
son intégralité. Oublier l’un de ces mots est une cause d’inquiétude et
de tristesse, parce que cela veut dire que quelque chose d’une valeur
incalculable vient d’être menacé » (Green, 1987 : 159). En même
temps, ils doivent s’ouvrir à l’élément étranger et se l’approprier pour
le transformer en objet esthétique.

1.3.3.2. Changement de langue et interférence


Pour Julia Kristeva ne pas parler sa langue maternelle serait
synonyme d’habiter « des sonorités, des logiques coupées de la mémoire
nocturne du corps, du sommeil aigre‑doux de l’enfance. Porter en soi
comme un caveau secret, ou comme un enfant handicapé – chéri et
inutile –, ce langage d’autrefois qui se fane sans jamais vous quitter »
(1988 : 27). En se fanant il cède la place à un nouvel idiome qu’on
assimile en deux étapes : il y a d’abord une guerre et ensuite une invasion
de la nouvelle langue qui « vous a recouvert comme une marée lente, de
mortes eaux » (Kristeva, 1988 : 29). Alors, à la personne « happée par
la langue étrangère » (Kristeva, 1988 : 28), il ne reste qu’une certaine
anesthésie dont l’effet risque pourtant de disparaître.
Si une langue représente une certaine vision du monde, on
pourrait supposer que « l’individu qui passe d’un idiome à un autre
change d’identité, devient autre. Il rompt avec une partie de lui »
(Delbart, 2005 : 17). Quand à nous, nous considérons que changement
de langue n’équivaut pas à changement d’identité. L’écrivain qui

65
adopte une autre langue n’est pas autre, il est peut‑être différent de celui
qu’il était jadis et ailleurs – écrire en roumain n’est pas la même chose
qu’écrire en français par exemple – mais il est toujours lui‑même.
Cette affirmation pourrait sembler frondeuse, c’est pourquoi
nous allons la détailler à partir d’un fragment de Pilote de guerre d’Antoine
de Saint‑Exupéry. L’auteur y raconte un événement remarquable : en
Espagne, il a vu un homme qui, après avoir passé quelques jours sous
les décombres d’une maison écrasée par une torpille, en a été sauvé. En
s’empressant autour de lui, les gens lui demandaient ce qu’il avait éprouvé,
pensé, fait, lors des moments terribles passés sous les décombres. À ces
questions, il donnait des réponses plus ou moins exactes, en se servant
« de l’homme qu’il était pour ressentir son univers, fût‑ce l’univers d’un
éboulement dans la nuit » (Saint‑Exupéry, 1942 : 66). Or, « à la question
fondamentale, que nul ne savait lui poser, mais qui gouvernait toutes les
tentatives : Qui étiez‑vous ? Qui a surgi en vous ? » (Saint‑Exupéry, 1942 :
67), il n’a rien pu répondre, sinon : « Moi‑même… » (Saint‑Exupéry,
1942 : 67). Et un peu plus loin on lit : « Je n’aurai pas le droit de parler
d’apparition soudaine, en moi, d’un autre que moi, puisque cet autre que
moi, je le bâtis » (Saint‑Exupéry, 1942 : 68).
Il en est de même pour l’écrivain migrant ; celui‑ci, malgré
ses déambulations à travers les territoires et les langues, ne se meut
pas en autre chose, il reste toujours Écrivain et continue à écrire avec
les ressources linguistiques qu’il a à sa portée. Il n’est pas question
pour lui d’abandonner complètement une langue pour en adopter
une autre, mais bien de les faire cohabiter dans l’écriture. Il doit se
servir de l’écrivain qu’il était pour continuer à écrire. « Je n’écris ni en
français ni en anglais, mais „en écriture” […], l’écriture n’étant le fait
d’aucune langue, mais bien de toutes les langues. […] Proust n’écrit
pas en français, ni Rimbaud. Proust écrit „en Proust” et Rimbaud „en
Rimbaud” », avoue Robert Richard (2011 : 76). Écrire en écriture, voici
le défi à relever.
Or, la langue maternelle ne répondant plus aux besoins
expressifs de l’écrivain, celui‑ci doit s’approprier un autre idiome
auquel il ne pourra pas s’identifier parfaitement :
Vous pouvez devenir virtuose avec ce nouvel artifice qui vous procure
d’ailleurs un nouveau corps, tout aussi artificiel, sublimé – certains
disent sublime. Vous avez le sentiment que la nouvelle langue est votre
résurrection : nouvelle peau, nouveau sexe. Mais l’illusion se déchire

66
lorsque vous vous entendez, à l’occasion d’un enregistrement, par
exemple, et que la mélodie de votre voix vous revient bizarre, de nulle
part, plus proche du bredouillis d’antan que du code d’aujourd’hui
(Kristeva, 1988 : 27).
L’écrivain continue à porter en lui le langage d’autrefois qui
se fane (Kristeva, 1988 : 27), mais qui ne disparaît pas. Ce langage se
tait. Entre les deux idiomes s’étend le silence, « non pas de la colère
qui bouscule les mots au bord de l’idée et de la bouche ; mais silence
qui vide l’esprit et comble le cerveau d’accablement tel le regard de
femmes tristes lové en quelque inexistante éternité » (Kristeva, 1988 :
29). C’est de ce « silence du polyglotte » (Kristeva, 1988 : 27) que surgit
un nouvel idiome. Une langue dans la langue que l’écrivain translingue
s’est forgée pour couler dans le moule de l’écriture le trop‑plein de son
expérience excentrique.
Briser le silence n’est pas du tout facile, comme le témoigne
Felicia Mihali :
En immigrant, vous perdez justement l’outil que vous utilisez le plus ;
acquérir un autre langage et le maîtriser à la perfection, cela implique
non seulement de grands efforts, mais également des renoncements. Je
pense qu’aucun auteur ne sera capable des mêmes prouesses à l’écrit
dans une autre langue et qu’il n’y a rien qui remplace la dextérité et la
facilité à s’exprimer dans la langue maternelle. Dans la nouvelle langue,
la forme du texte est toujours pire que dans la langue maternelle. Mais
ce que l’on perd d’un côté, on le gagne de l’autre. Si la forme est plus
pauvre, le contenu est sûrement plus riche. Et cela vous pousse vers
l’avant. On se résigne à ce que la langue de création soit un amas de
clichés que l’on apprend petit à petit, avec beaucoup de pratique et
d’application (Steiciuc/Mihali, 2007 : 16‑17).
Changer de langue d’écriture n’est pas du tout évident surtout
pour ceux qui choisissent le français. On sait qu’en France on met l’accent
sur la pureté de la langue. Rappelons, à cet égard, le cas déjà fameux
d’Andreï Makine qui, pour s’y faire publier, a fait passer ses textes
pour des traductions. Selon une opinion fort répandue, les traductions
ne doivent pas obéir aux mêmes canons de pureté linguistique qu’une
œuvre originale écrite en français. Toutefois, devrait‑on y rechercher à
tout prix des fautes de langue, indice d’une méconnaissance de la LC ou
de son maniement ? D’une part, les puristes pourraient voir dans cette
« impureté » les traces d’une maîtrise insuffisante de la langue, mais,

67
d’autre part, ces collages linguistiques pourraient aussi répondre à un
besoin identitaire (Calvet, 1999 : 41).
Dans son ouvrage La république mondiale des lettres, Pascale
Casanova, s’attardant sur la « tragédie des „hommes traduits” » (2008 :
359), présente deux catégories d’écrivains excentriques : les assimilés
et les dissimilés. Souhaitant pénétrer dans un espace littéraire plus
puissant, ceux‑ci manifestent deux types d’attitudes : l’assimilation
et la révolte. Les premiers « toujours dans un rapport d’étrangeté et
d’insécurité à l’égard de la langue dominante, cherchent, par une sorte
d’hypercorrection, à faire disparaître et à corriger, comme on fait pour
un accent, les traces linguistiques de leur origine » (2008 : 361). Les
derniers, au contraire, « qu’ils aient ou non à leur disposition une autre
langue, vont chercher, par tous les moyens, à creuser un écart, soit en
créant une distance distinctive avec l’usage dominant (et légitime) de
la langue dominante, soit en créant ou en recréant une nouvelle langue
nationale (potentiellement littéraire) » (Casanova, 2008 : 361).
En détournant les mots d’Emil Cioran on pourrait même dire
qu’au contact du français, l’écrivain translingue doit apprendre « à
être malheureux gentiment » (1980 : 65) (souligné dans le texte). Il est
guetté par une certaine dose de culpabilité, celle de devoir changer de
langue, mais en même temps il n’a pas d’autre solution, il ne peut pas
faire autrement, il doit changer de langue pour continuer à écrire.
L’identité linguistique de l’écrivain translingue se construit
sans cesse sans pour autant occulter la juxtaposition des différentes
couches qui la composent. La stratification linguistique où une langue
apprise et approfondie petit à petit vient se greffer sur les dépouilles
d’une autre langue est à merveille décrite par Julia Kristeva. Parlant de
son expérience où le français se superpose au bulgare comme dans un
palimpseste, elle avoue :
Et pourtant, le bulgare est déjà pour moi une langue presque morte.
C’est dire qu’une partie de moi s’est lentement éteinte au fur et à mesure
que j’apprenais le français chez les dominicaines, puis à l’Alliance
française, puis à l’université ; et qu’enfin l’exil a cadavérisé ce vieux
corps, pour lui en substituer un autre d’abord fragile et artificiel, ensuite
de plus en plus indispensable, et maintenant le seul vivant, le français.
Je suis presque prête à croire au mythe chrétien de la résurrection quand
j’ausculte cet état bifide de mon esprit et de mon corps. Je n’ai pas fait
le deuil de la langue infantile au sens où un deuil „accompli” serait
un détachement, une cicatrice, voire un oubli. Mais par‑dessus cette

68
crypte enfouie, sur ce réservoir stagnant qui croupit et se délite, j’ai bâti
une nouvelle demeure que j’habite et qui m’habite, et dans laquelle se
déroule ce qu’on pourrait appeler, non sans prétention peut‑être, la vraie
vie de l’esprit et de la chair (1995).
Interférence est le mot qui sert à caractériser le contact des
deux langues présentes dans le mental de tout être bilingue. En général,
il est difficile, sinon impossible de distinguer la part de l’une ou l’autre
langue. On peut cependant constater une influence exercée par la
langue première, la langue maternelle, plus forte, sur la langue seconde,
étrangère, qui, à son tour, ne sort pas intacte de ces contacts.
En sociolinguistique, l’interférence « réfère aussi bien à
l’interaction de deux processus psycholinguistiques, qui fonctionnent
habituellement de façon indépendante chez un individu bilingue, qu’au
produit linguistique non conscient de cette interaction. Ce produit se
définit dans tous les cas comme une déviation par rapport aux normes
des deux langues en contact » (Hamers, 1997c : 178).
Pour les traductologues, l’interférence est une faute de
traduction résultant « d’une ignorance ou d’un défaut de méthode qui
consiste à introduire dans le texte d’arrivée un fait de langue propre à la
langue de départ » (Delisle, 2012 : 44).
Dans le cas des textes autotraduits ou écrits directement en langue
étrangère, l’empreinte d’une langue sur l’autre ne doit pas être interprétée
négativement. Elle n’est pas une déviation par rapport aux normes des
deux langues en contact ou l’indice d’une connaissance limitée de la
nouvelle langue d’écriture. Au contraire, elle témoigne du désir de l’auteur
d’ajouter au texte « une touche d’identité, afin de rappeler des origines qui
deviennent peu à peu mythiques et se trouvent ainsi momifiées, fossilisées
dans quelques mots, quelques expressions » (Calvet, 1999 : 41).
Il convient alors d’évaluer l’interférence positivement
(Oustinoff, 2001 : 55) et de voir comment elle peut être employée à
des fins créatrices. S’attacher à relever à tout prix des fautes de langue
serait une tentative vaine. Dans le cas des textes autotraduits, il serait
plus utile « de situer en quoi l’empreinte d’une langue sur l’autre peut
façonner l’écriture, voire le style d’un auteur. À la faute pure et simple
il faut opposer l’effet de style (volontaire ou involontaire) et invoquer
si besoin est la licence poétique » (Oustinoff, 2001 : 44).
Dans les textes des écrivains migrants, l’interférence n’est pas
forcément un indice de la déviation par rapport aux normes lexicales,

69
grammaticales, orthographiques d’une langue. Au contraire, elle peut
contribuer à la « genèse d’un style particulier » (Oustinoff, 2001 : 45),
à l’affirmation d’une appartenance à un groupe social. En refusant
de prendre racine dans une langue quelconque, ils transforment
le métissage linguistique en marque de leur écriture. « Vivre à la
périphérie de leur langue d’origine et vivre en marge de leur langue
d’adoption » (Gasquet, 2007 : 8) semble être la condition de ces
auteurs. Ils ne jouissent pas d’un confort linguistique stable, mais d’une
« impossible appartenance » (Maingueneau, 1993) à l’une ou autre
langue de sorte que, pris dans cette dynamique interlinguale, ils sont
condamnés au « trans » de « traduits », « transfuges », « transplantés »,
« transnationaux », « translingues » et ainsi de suite.

1.3.3.3. La chance d’écrire en français


Le déplacement, avec les deux formes, exil et migration (v. §
1.3.2.1.), est un des facteurs qui déterminent l’adoption d’une nouvelle
langue d’écriture. Nous y ajouterions un autre facteur, à savoir le
pouvoir de consécration d’une langue.
Pour écrire, les écrivains migrants doivent choisir leur outil
de travail, à savoir la langue d’expression artistique, une langue
qu’ils perçoivent comme « étrangère » (v. § 1.3.3.1.). Face à ce choix
douloureux, mais nécessaire, ils ont deux options : ils peuvent « soit
affirmer leur différence et se „condamner” à la voie difficile et incertaine
des écrivains nationaux (régionaux, populaires, etc.) écrivant dans de
„petites” langues littéraires et pas ou peu reconnues dans l’univers
littéraire international, soit „trahir” leur appartenance et s’assimiler
à l’un des grands centres littéraires en reniant leur „différence” »
(Casanova, 2008 : 259). Par exemple, un romancier martiniquais peut
choisir d’écrire en créole et, dans ce cas, il manifeste son identité, mais
il peut aussi choisir d’écrire en français, ce qui lui permet de toucher à
un public considérablement plus vaste (Calvet, 1999 : 75).
En fait, il est difficile de quantifier l’importance d’une langue et
dire si elle est « petite », « minoritaire » ou « majoritaire », « dominante »
ou « dominée », « majeure » ou « mineure ». Qu’est‑ce donc que langue
minoritaire, minorée ou majoritaire, « qui est/serait en droit de mesurer
l’importance des langues, d’établir leur grandeur ou leur petitesse »
(Lungu‑Badea, 2012 : 35) ? Pour Georgiana Lungu‑Badea, les critères
selon lesquels on peut juger des rapports qui se tissent entre deux ou
plusieurs idiomes sont « fluctuants » (2012 : 34). En ce qui concerne

70
l’opposition entre « langue minoritaire » et « langue majoritaire », elle
croit qu’il n’est pas très clair « si le concept de „langue minoritaire”
se réfère à une langue parlée : par une petite nation (le hongrois,
l’albanais, le polonais, le tchèque, le roumain etc.) ; dans une région ou
une province par un nombre réduit d’usagers (le basque, le catalan, le
provençal, le breton) ; dans un petit pays (la Serbie, le Monténégro, la
Croatie, la Slovénie, la Slovaquie etc.) » (Lungu‑Badea, 2012 : 34‑35).
Par exemple, se penchant sur le cas de la langue roumaine, elle indique
qu’on peut la considérer « minoritaire »
dans des provinces roumaines anciennes, où vit encore une population
qui emploie couramment le roumain (telle la région du Timoc, en Serbie
[…]) ou dans des pays dans lesquels des communautés d’immigrants
roumains entendent préserver leur parler, sans que le roumain y
devienne pour autant langue officielle à parité avec d’autres langues
(Lungu‑Badea, 2012 : 36).
De même, elle croit que le concept de « langue majoritaire »
est utilisé « dans un certain nombre de situations : pour représenter une
culture très connue, exponentielle et référentielle pour le monde entier
[…] ; pour désigner une langue parlée par de nombreux usagers […]
ou une langue que le pouvoir économique d’un pays l’impose […], l’a
imposée » (Lungu‑Badea, 2012 : 35).
Selon Louis‑Jean Calvet, une langue « se valorise d’autant plus
qu’elle est plus utilisée » (1999 : 12). Il pense que certains locuteurs,
« s’ils apprennent une autre langue que la leur, vont sélectionner dans
leur environnement linguistique, dans le champ des possibilités, celle
qui y joue un rôle intéressant pour eux » (1999 : 75‑76). En transposant
ces affirmations dans l’univers littéraire, on peut considérer que plus
une langue a des utilisateurs qui s’en servent à des fins littéraires,
plus elle augmente son pouvoir de consécration en attirant davantage
d’écrivains. Par conséquent, plus une langue a de la valeur littéraire,
plus elle en acquiert.
Pascale Casanova pense que « seule la puissance invisible dans
la croyance qui s’attache à certaines langues et l’effet de „dévaluation”
qui en caractérise d’autres peuvent „contraindre” sans aucune coercition
apparente, certains créateurs à changer la langue de leur œuvre » (2008 :
394). Elle envisage l’espace littéraire mondial comme un continuum
et croit que « les oppositions, concurrences, formes de dominations
multiples, empêchent le dessin d’une hiérarchie linéaire » (2008 : 129).

71
À cet égard, elle montre que l’équivalent en français de
l’adjectif « klein », utilisé par Kafka pour parler d’une littérature
émergente, serait « petit » et non pas « mineur » comme il a été proposé
par Marthe Robert, l’un des traducteurs français, et détaillé par Gilles
Deleuze et Félix Guattari (1996). Selon l’auteur, on doit à Kafka la
distinction entre « grandes » littératures « caractérisées par leur
patrimoine, c’est‑à‑dire leur histoire accumulée » (Casanova, 2008 :
290) et « petites » littératures « définies par leur culture populaire »
(Casanova, 2008 : 290). Pascale Casanova croit que Kafka, dans ses
pages de journal réservées à ce sujet, parle
de „petites” littératures, c’est‑à‑dire d’univers littéraires qui n’existent
que dans leur relation structurale et inégale avec de „grandes”
littératures ; il les décrit comme des univers d’emblée politisés et insiste
sur l’inévitable caractère politique et national des textes littéraires qui
s’y écrivent et ce, non pas pour déplorer ou dévaluer les productions
littéraires issues de ces univers, mais au contraire pour tenter d’en
comprendre la nature, l’intérêt („la joie”) et les mécanismes qui les
génèrent et les rendent nécessaires (2008 : 291).
Bien davantage, elle croit que le commentaire de ces pages
de journal réalisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari21 opère « une
réduction de la spécificité littéraire en appliquant à la littérature –
notamment à partir de la notion très ambiguë de „littérature mineure”
des schémas politiques bruts et anachroniques qui en déforment le
sens » (Casanova, 2008 : 291).
L’auteur de La République mondiale des lettres propose une
typologie des « petites » langues où il range :
–– les langues orales ou dont l’écriture, non fixée, est en voie de
constitution. Dépourvues d’écriture, celles‑ci ne possèdent pas de
capital littéraire.

21 
Gilles Deleuze et Félix Guattari pensent qu’« une littérature mineure
n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité
fait dans une langue majeure » (1996 : 29). Selon les deux auteurs, il y
a trois caractéristiques qui la distinguent d’une « grande » littérature :
« la déterritorialisation de la langue, le branchement de l’individuel sur
l’immédiat‑politique, l’agencement collectif d’énonciation » (Deleuze,
Guattari, 1996 : 33). Par conséquent, ils considèrent que l’adjectif
« mineur » ne qualifie plus « certaines littératures, mais les conditions
révolutionnaires de toute littérature au sein de celle qu’on appelle grande
(ou établie) » (Deleuze, Guattari, 1996 : 33).

72
–– les langues de « création » ou de « recréation » récente, devenues, au
moment de l’indépendance, langue nationale (le catalan, le coréen, le
gaélique, l’hébreu, le néo‑norvégien…) ;
Ces langues ont peu de locuteurs, peu de productions à offrir, sont
pratiquées par peu de polyglottes et n’ont pas de tradition d’échange
avec d’autres pays, elles doivent acquérir peu à peu une existence
internationale en favorisant les traductions.
–– les langues de culture et de tradition ancienne qui, liées à de « petits »
pays, comme le néerlandais ou le danois, le grec ou le persan ;
Ces langues ont peu de locuteurs, sont peu pratiquées par les
polyglottes, ont une histoire et un crédit relativement importants, mais
sont peu reconnues en dehors des frontières nationales, c’est‑à‑dire
peu valorisées sur le marché littéraire mondial.
–– les langues de grande diffusion qui peuvent avoir de grandes
traditions littéraires, mais qui sont peu connues et reconnues sur
le marché international et sont par conséquent dominées au centre,
comme l’arabe, le chinois ou l’hindi (Casanova, 2008 : 362).
Par exclusion, les autres sont des langues qui, grâce à leur
patrimoine littéraire, exercent un certain pouvoir de consécration en
attirant vers le centre, vers les capitales littéraires, des écrivains venus
de territoires plus démunis.
On pourrait coller au roumain l’étiquette de « petite » langue,
si l’on tient compte qu’il a relativement peu de locuteurs, qu’il n’est
pas pratiqué par beaucoup de polyglottes et qu’il est peu valorisé en
dehors de ses frontières. En opposition, le français, ne correspondant
à aucune des quatre catégories, serait ipso facto une langue puissante,
associée à un espace littéraire puissant. Bien davantage, il jouit d’un
grand prestige culturel, accumulé dans le temps grâce à l’activité de
nombreux hommes de lettres et sous l’influence de nombreux facteurs
historiques, économiques et politiques. Par conséquent, il possède un
pouvoir de consécration supérieur à d’autres langues qui ne peuvent
pas offrir les mêmes privilèges. Selon cette logique, la France, et plus
exactement Paris, attire les écrivains qui ont tout intérêt à s’y faire
consacrer car ils accèdent non seulement à la littérature française, mais
aussi à l’univers littéraire mondial.
Il apparaît que les écrivains qui adoptent le français comme
langue d’écriture, accèdent à un espace littéraire plus puissant. Du coup
ils contribuent à l’enrichissement du patrimoine littéraire français et ils

73
ont l’opportunité de passer « de l’inexistence à l’existence littéraire »
(Casanova, 2008 : 190). Ce passage de l’invisibilité à l’état de littérature,
Pascale Casanova l’appelle « littérarisation ».
Il y a trois opérations (la traduction, l’autotraduction ou
l’écriture directe en langue dominante) qui permettent à un texte venu
d’une contrée démunie littérairement de parvenir « à s’imposer comme
littéraire auprès des instances légitimes » (Casanova, 2008 : 203).
L’autotraduction et le bilinguisme d’écriture équivaudraient ainsi à un
processus de consécration permettant à l’autotraducteur d’être visible
dans un espace littéraire plus puissant.
En vertu de la puissance invisible attachée au français qui
permet aux écrivains roumains de devenir visibles dans l’espace
littéraire mondial, on peut comprendre leur métamorphose en
écrivains d’expression française. Les enjeux de ce changement sont
énormes pour eux : échapper à la littérature roumaine en s’inscrivant
non pas dans la littérature francophone, mais dans la littérature
universelle par le biais du français, une langue capable de réaliser
cette consécration.
Dumitru Tsepeneag explique sa propre conversion linguistique
comme suit : « Je voulais écrire en français, langue d’une littérature
majeure s’il en est, et je n’osais pas vraiment » (2013 : 13). Et un peu
plus loin, il se sert de la même opposition entre majeure/mineure pour
illustrer d’autres cas de figures de la littérature roumaine et universelle :
Pourquoi a‑t‑il [Cioran] quitté la langue roumaine ? Parce qu’elle
était une langue mineure, d’une littérature marginale et [sic] très peu
connue… […] On ne quitte pas une langue majeure, dominante. Beckett
est une exception qui, comme on dit, confirme la règle. Bien que le
français ne soit plus qu’une ancienne langue dominante, je ne connais
aucun écrivain français qui se soit mis à écrire dans une autre langue.
En revanche, même des poètes ont fui le roumain : d’abord Benjamin
Fondane […], puis toute une série de poètes surréalistes avec, à leur
tête, Gherasim Luca (Tsepeneag, 2013 : 15).
Georgiana Lungu‑Badea, prenant comme exemple le cas de
Dumitru Tsepeneag, affirme que la prise de conscience
sur le plan de l’autofiction de l’acte d’écrire et de l’acte de traduire
[…] trahit et traduit l’inquiétude de l’écrivain, […] sortant d’une
culture méconnue car non‑bénéficiaire d’une langue de circulation, de
ne pas entrer, faire partie de la Littérature, avec une capitale, donc de

74
la littérature universelle, et de rester ancré et oublié dans une littérature
périphérique (2012 : 40).
Pour Felicia Mihali, l’appartenance à l’espace littéraire
roumain aurait équivalu à creuser des puits, alors qu’en se faisant
consacrer dans un pays francophone, elle a dû apprendre à nager au
large (Ionescu/Mihali, 2013 : 98).
Emil Cioran considérait que « l’orgueil d’un homme né dans
une petite culture est toujours blessé » (cité par Pascale Casanova,
2008 : 263) et il souhaitait « une Roumanie avec la population de la
Chine et le destin de la France » (cité par Tsepeneag, 2013 : 15). Pour
guérir de cette blessure, l’écrivain peut emprunter un autre idiome et en
faire son outil de travail. Pour le philosophe roumain, celui qui renie sa
langue pour en adopter une autre, est « héroïquement traître » (Cioran,
1956 : 63).
Après avoir fait leur entrée sur le marché littéraire mondial, les
écrivains translingues ont le choix entre plusieurs variantes : retourner à
la langue maternelle, le roumain dans notre cas (par exemple, Dumitru
Tsepeneag revient à la langue roumaine pour marquer son identité et
son appartenance à la littérature roumaine), ou changer encore une
fois de langue, vers une autre plus puissante, en l’occurrence l’anglais
(comme c’est le cas de Felicia Mihali).
Il s’impose de mentionner que Dumitru Tsepeneag continue à
se servir du français pour ses écrits théoriques, mais il préfère le roumain
pour écrire des textes littéraires. Il y a chez lui un emploi distingué des
deux langues, emploi qui caractérise aussi l’activité d’autres écrivains
dont nous rappelons Mircea Eliade. Celui‑ci se servait du roumain
pour ses récits fantastiques et du français et de l’anglais pour ses textes
théoriques.
Quant à Felicia Mihali, dans une interview avec Mariana
Ionescu (2014 : 103), elle avoue aussi avoir traduit en roumain
certains de ses livres. Il s’agit de ses romans The Darling of
Kandahar et Dina mais qui, encore en chantier, n’ont pas été publiés
en Roumanie, excepté quelques fragments22. Dans ce cas, il n’est

22 La version roumaine du chapitre “Vendredi” de Dina a paru dans la revue


Dialogues francophones, « Estitudes », n° 19/2014 : 126‑139. De même,
l’incipit du roman The Darling of Kandahar a été traduit en roumain par
l’auteur et publié dans Translationes, « Les âges de l’histoire de la traduction »,
n° 7/2015 : 135‑144.

75
pas question d’un retour définitif à la langue roumaine, mais d’un
emploi alternatif dans l’écriture.
Les écrivains translingues sont pris dans une contradiction
dramatique qui les oblige « à choisir entre la traduction dans une
langue littéraire qui les coupe de leur public national mais leur donne
une existence littéraire, et le retrait dans une „petite” langue qui les
condamne à l’invisibilité ou une existence littéraire tout entière réduite
à la vie littéraire nationale » (Casanova, 2008 : 363). Le bilinguisme
d’écriture et l’autotraduction en tant que processus de littérarisation
leur permettent d’accéder à la Littérature, avec une majuscule. Par le
truchement du français, ils se transforment d’écrivains « non‑traduits »
car appartenant à une « petite » littérature en écrivains « traduits », non
seulement dans le sens de déplacés, mais dans le sens d’auteurs de
textes transportés vers l’universel.

1.3.4. Spécificités du texte écrit en langue étrangère


« Pour se supporter ailleurs, pour creuser en soi une nouvelle
altérité, pour domestiquer la nostalgie et mettre à distance l’inquiétante
étrangeté du dedans‑dehors » (Robin, 1993 : 209), l’écrivain migrant
se met à traduire et à écrire. La traduction et l’écriture acquièrent une
valeur salvatrice et peuvent « servir de protection dans des moments de
détresse » (Huston, 1999 : 92). Par exemple, Nancy Huston conseille :
quand vous vous trouvez dans une soirée de persiflage „typiquement
français”, où il s’agit de manifester de l’esprit en se moquant de tout et
en s’évertuant à ne rien montrer de soi. Si cela vous fait souffrir […] il
suffit de vous mettre, in petto, à traduire dans votre langue pour vous
sentir tout de suite mieux : vos amis imaginaires seront aussi consternés
que vous par cette méchanceté gratuite.
Mais il y a un hic. […] C’est que les interlocuteurs réels sont infiniment
moins patients, polis et disponibles que les interlocuteurs imaginaires.
Ce n’est pas sûr que, même traduites, et même bien traduites, ils les
trouvent palpitantes, vos préoccupations. Alors voilà.
Il vous reste toujours l’écriture (1999 : 92).
Or, pour écrire, l’écrivain migrant doit changer sa langue
d’expression artistique ce qui l’oblige à traduire dans le sens de
s’exprimer, communiquer non plus dans le confort de la langue
maternelle, une langue mère, mais dans celui d’une « langue marâtre »
(Huston, Sebbar, 1986 : 13). Il produit un texte original en LC : il écrit
dans une langue étrangère en traduisant ses pensées. De cette activité

76
résulte une création qui a la forme d’une « traduction sans original »
(Lievois, 2007 : 236).
Antoine Berman, parlant de l’ambivalence du traducteur qui
veut « forcer sa langue à se lester d’étrangeté, [et] forcer l’autre langue
à se dé‑porter dans sa langue maternelle » (1984 : 18), la compare à la
position des écrivains non français écrivant en français. Dans une note
en bas de page il explique : « Nous regroupons ces productions sous la
catégorie du „français étranger”. Elles sont écrites en français par des
„étrangers”, et portent la marque de cette étrangeté dans leur langue et
dans leur thématique » (1984 : 18).

1.3.4.1. Parcours thématiques


Le brassage des cultures et le bilinguisme sont devenus des
composantes de la vie quotidienne d’une grande partie de la population
mondiale. Dans ce contexte la langue a acquis une importante fonction
identitaire et permet de rattacher un locuteur/scripteur à une certaine
communauté linguistique. Pour ces raisons, nous avons considéré
utile d’aborder trois aspects qui caractérisent les textes des écrivains
translingues : la quête identitaire, la réflexion sur la langue et le transfert
de l’ailleurs.

1) Quête identitaire
Habitant des marges, l’écrivain translingue se questionne
sur la position qu’il occupe au sein de la communauté d’accueil. Par
exemple, Régine Robin s’interroge :
Qui suis‑je à présent et quelle place puis‑je me faire dans cette
société […] ? Quelle place, non pas au sens économique encore que
l’institution littéraire qui, comme toutes les institutions littéraires a ses
propres traditions, et surtout quelle place identitaire et imaginaire, ou
pour le formuler autrement comment vais‑je contribuer à transformer
l’imaginaire d’ici ? (1993 : 209).
Pour répondre à ces questions, l’écrivain doit introduire l’Autre
dans son schéma identitaire. L’identité ne peut être appréhendée qu’en
rapport avec l’altérité. Le « soi‑même comme un autre » de Paul Ricœur
« suggère […] que l’ipséité du soi‑même implique l’altérité à un degré
si intime que l’un ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’un passe
plutôt dans l’autre » (1990 : 14). La compréhension de soi passe par la
compréhension de l’Autre, l’amour de soi passe par l’amour de l’Autre,
de sorte que l’ipséité se définit par ouverture et fonction découvrante.

77
Selon Paul Ricœur, la permanence dans le temps représente
un étalon qui permettrait de distinguer une identité qualitative (quête
d’un invariant relationnel qui, en rapport avec l’Autre, met en évidence
ce qui est immuable au fond de soi‑même) d’une identité numérique
(permettant de reconnaître une chose, la même chose, 2 fois ou
n fois). À cet égard, le sujet migrant doit découvrir « le meilleur de
soi, appelé plusieurs fois pensée ou intellect (nous), ou même âme, à
savoir ce qui en soi‑même est le plus durable, le plus stable, le moins
vulnérable au changement des humeurs et des désirs, ainsi qu’accidents
de la fortune » (Ricœur, 1990 : 216). C’est d’ailleurs ce qui l’aidera à
chercher non pas « une réduplication du moi, un autre moi, un alter ego,
mais véritablement un autre que moi » (Ricœur, 1990 : 212).
Pour Salman Rushdie, être écrivain indien dans la société
anglaise « c’est affronter quotidiennement des problèmes de définition »
(1991 : 28). Il se sert des équivalences étymologiques du verbe traduire
(du latin traducere, « faire passer », « mener au‑delà ») pour désigner
la catégorie des auteurs transplantés qui, comme lui, quittent leur lieu
de naissance et se déplacent physiquement d’un endroit à un autre
(Rushdie, 1991 : 28). Ceux‑ci, en tant que personnes « traduites »,
transportés, perdent quelque chose, perte inhérente à toute traduction,
quelle que soit son acception, mais gagnent en contrepartie une autre
façon de voir le monde, une nouvelle expérience.
Dans leur traversée, les écrivains déplacés sont confrontés,
sous une forme ou sous une autre, à la question, en quelque sorte
inévitable, de la traduction. Traduction, translation, transfert, sont des
termes dont on se sert pour définir les nouvelles acceptions du concept
d’identité. On y retrouve le même trans qui suggère une transgression
des frontières et des différences. Il n’est pas surprenant alors que ces
écrivains soient considérés des êtres « traduits ». Ces passeurs de
frontières, ces écrivains « traduits », écrivent dans le passage continuel
d’une langue à l’autre. Ils font de la traduction la métaphore et de leur
déplacement et de leur activité de création.

2) Réflexion sur la langue


Il est incontestable que « la question de la littérature est
évidemment et directement liée, quoique par des liens très complexes,
à celle de la langue » (Casanova, 2008 : 75). En ce qui concerne les
littératures francophones, leur dénominateur commun est de « proposer,
au cœur de leur problématique identitaire, une réflexion sur la langue et

78
sur la manière dont s’articulent les rapports langues/littérature dans des
contextes différents » (Gauvin, 2004 : 256).
L’écrivain francophone est « condamné à penser la langue »
(Gauvin, 2004 : 257), c’est‑à‑dire à la transfomer en objet de son
discours. Les relations entre les différentes langues engendrent une
« surconscience linguistique » (Gauvin, 2004 : 256). La langue apparaît
comme « lieu de réflexion privilégié, comme territoire imaginaire à la fois
ouvert et contraint » (Gauvin, 2004 : 256). Écrire devient « un véritable
„acte de langage”, car le choix de telle ou telle langue d’écriture est
révélateur d’un „procès” littéraire plus important que les procédés mis
en jeu » (Gauvin, 2004 : 256). Les métadiscours langagiers témoignent
« d’une situation vécue le plus souvent de façon douloureuse, ou à tout
le moins problématique » (Gauvin, 2004 : 259). Pour cette raison, Lise
Gauvin forge le mot « langagement » désignant ainsi l’« engagement
dans la langue » (Gauvin, 2004 : 259) des écrivains francophones.
Margareta Gyurcsik (2004 : 25) montre que, dans le cas des
littératures francophones, la postmodernité se caractérise par la tendance
à « dédramatiser » la relation à la langue et à la culture française. Selon
elle, la question que l’écrivain francophone se pose est : « comment
peut‑on être écrivain francophone en évitant les deux attitudes extrêmes :
révérer la langue française, comme ceux qui continuent à croire que
tous les chemins de la francophonie mènent à Paris ou se méfier de la
langue française, comme ceux qui continuent à y voir une langue de
domination ? » (Gyurcsik, 2004 : 30‑31).
Ce dilemme hante aussi les esprits des écrivains translingues
qui ne se résument pas à emprunter un nouvel idiome et à s’en servir
dans leurs créations littéraires. Ils font de leur bilinguisme un sujet de
réflexion et l’emblème de leur écriture.
Nancy Huston se demande : « Qui suis‑je en français ? » (1999 :
47). Et elle répond « Je ne sais pas ; tout et rien sans doute » (Huston, 1999 :
47). De même, d’autres écrivains « traduits » ne cessent de se questionner
sur leur place, leur rôle et leur contribution à l’imaginaire du pays d’accueil.
On remarque que ce qui tracasse ces auteurs ce n’est pas
seulement leur position au Québec et respectivement en France : ce n’est
pas le territoire qui est difficilement habitable, mais la langue. Située à
la croisée de plusieurs langues, la création littéraire francophone naît de
ce questionnement identitaire où une place importante est occupée par
la langue, le principal outil de travail des écrivains.

79
3) Transfert de l’ailleurs
Les écrivains translingues souhaitent imprimer le sceau de
leur étrangeté dans la thématique de leurs œuvres (Berman, 1984 : 18).
En racontant des histoires d’ailleurs ils manifestent leur appartenance à
un univers culturel étranger vers lequel ils souhaitent amener le public
récepteur. On attend de ces « agents de change, des „cambistes” »
(Casanova, 2008 : 43) qu’ils traduisent, dans le sens qu’ils transposent
devant le public cible des histoires que les autochtones ne sont pas censés
connaître. Simon Harel, dans son ouvrage concernant les « passages
obligés de l’écriture migrante», surtout en contexte québécois, affirme :
C’est aussi cela que le collectif québécois demande aux écrivains
migrants : qu’ils racontent d’étranges histoires – des histoires venues
d’ailleurs. Plus précisément, qu’ils racontent des histoires que les
autochtones ne comprennent pas et qui demandent pour cette raison
l’exercice d’un traducteur, c’est‑à‑dire d’un auteur apte à effectuer
le passage du récit dans une langue d’arrivée qui est celle de la
communauté d’accueil (2005 : 64).
Pour ce faire, très souvent, ils s’inscrivent dans le discours
et se cachent derrière un narrateur qui se sert du « je » pour réaliser la
mise en intrigue. Ils mettent dans une forme romanesque des bribes
de leur propre existence et subséquemment de leur communauté
d’origine. Ils deviennent les personnages de leur texte et sous cette
forme fictionnalisée ils racontent leur déchirement entre deux univers
linguistiques et culturels distincts. Entre les lignes, on peut aussi
déchiffrer le récit de leur propre acheminement vers le français.
Par exemple, dans Le Mot sablier, Dumitru Tsepeneag tente de
surprendre sa propre transformation en écrivain d’expression française
(§ 3.1.1.). Il commence son texte en roumain par des réflexions sur la
difficulté d’abandonner la langue maternelle pour en adopter une autre,
et, dans les pages suivantes, il tente de montrer comment l’adoption
d’une nouvelle langue d’écriture se produit : il insère d’abord par ci par
là des mots français, il ajoute ensuite des syntagmes en français et en fin
de compte il offre au lecteur un texte en français.
Quant à Felicia Mihali, elle revient dans le passé, lors de son
enfance et de son adolescence. Ce retour en arrière et dans son pays
natal lui permet de faire connaître aux lecteurs cibles une contrée, la
Roumanie, et une période temporelle, le communisme, dont ils ne
savent pas grand‑chose ou qu’ils ignorent carrément.

80
1.3.4.2. L’écriture comme traduction
Dans la Postface de son complexe ouvrage, Après Babel, George
Steiner affirme : « la traduction est, sur le mode implicite, toute entière
comprise dans la communication la plus rudimentaire. On la découvre
explicite dans la coexistence et les contacts réciproques des milliers de
langues parlées à la surface de la terre » (1998 : 633). La conscience de
soi, doublée de la capacité de communiquer avec autrui, se trouve à la
base de toute initiative de (se) traduire car « tout acte de pensée devient un
acte de traduction du soi par soi‑même et, enfin, pour d’autres. Autrement
dit, s’exprimer c’est traduire » (Oustinoff, 2001 : 54). Si tout acte de
langage peut s’interpréter comme traduction, le lien entre communication
(littéraire, dans notre cas) et traduction est d’autant plus évident lorsque
deux ou plusieurs idiomes cohabitent dans l’esprit d’une personne. On
peut alors avancer qu’« Une œuvre véritablement littéraire se déploie
toujours dans un horizon de traduction » (Berman, 1984 : 23‑24).
Pour mieux comprendre le « lien ombilical de l’écriture à
la traduction » (Berman, 1988 : 25), nous considérons utile, dans un
premier temps, de jeter un court regard dans le jardin de l’Histoire qui
« d’époque en époque, expose à nos yeux la richesse déroutante de la
traduction et de son Idée » (Berman, 1995 : 61).
On apprend ainsi qu’à la Renaissance le phénomène de
la traduction a pris une telle ampleur que « non seulement l’écriture
[venait] de la traduction, mais elle ne cess[ait] d’y retourner » (Berman,
1988 : 25) (souligné dans le texte). Intimement liées l’une à l’autre, la
traduction était à la fois « origine et horizon de l’écriture en langue
maternelle » (Berman, 1988 : 24) (souligné dans le texte). L’activité
littéraire des hommes de lettres du XVIe siècle se présente sous une
forme triangulaire : écrire en langue étrangère, en l’occurrence le latin,
traduire de la langue étrangère et écrire en langue maternelle. Le lien de
l’écriture avec la traduction « se fonde sur une pratique bi ou polylingue
de l’écriture : la maîtrise de la langue à traduire, en effet, s’acquiert
en écrivant dans celle‑ci. En d’autres termes, l’exercice du thème (au
sens large : écrire dans une langue autre que la sienne propre) permet
la version, et celle‑ci permet à son tour d’écrire en langue maternelle »
(Berman, 1988 : 24) (souligné dans le texte).
L’intérêt pour la traduction dans tous ses états qu’a connu la
Renaissance (« accroissement de la masse des textes traduits » (Ballard,
1992 : 91) et émergence d’une réflexion sur la traduction) n’aura

81
d’équivalent que dans la période qui a suivi la seconde guerre mondiale.
À cette époque, la multiplication des traductions est allée de paire avec
un développement des réflexions qui ont abouti à la formation d’une
nouvelle discipline, la traductologie. C’est surtout après 1980, année qui
coïncide avec l’essor des études postcoloniales, que les traductologues
et les critiques littéraires ont fait appel à la métaphore de la traduction
pour parler de l’écriture en général et postcoloniale en particulier, aspect
qui nous occupe ici au premier chef.
Au fil des années les deux processus, de création et de
traduction, ont été intimement liés l’un à l’autre. Ils ont de nombreux
points en commun et leur comparaison peut aider à mieux comprendre la
littérature contemporaine dont l’étude peut tirer profit des approches qui se
développent dans le domaine de la traductologie23 (Tymoczko, 1998 : 20).
Dans le cas particulier du bilinguisme d’écriture le rapport
intime entre écriture et traduction s’accentue davantage et rend compte
de l’interaction de l’écrivain et du traducteur qui font résonner leurs
voix à l’unisson. Ce ne sont plus alors deux instances distinctes
qui s’expriment, écrivent, traduisent, mais bien deux faces d’un
Janus Bifrons dont l’énonciation constitue une pratique bilingue et
bi‑culturelle. Cette double instance, à la fois écrivante et traduisante,
crée, grâce à la traduction mentale, un TC où le lien entre écriture et
traduction apparaît avec une grande acuité. À cet égard, Katrien Lievois
affirme : « en introduisant la notion d’étrangeté, la traductologie a en
effet établi les fondements d’une comparaison entre les traductions et
les textes postcoloniaux » (2007 : 232).
Les textes écrits par ces « exilés du langage » (Delbart, 2005)
font écho au désir de ne pas laisser le lecteur tranquille et de l’amener
vers la langue et la culture étrangères (Schleiermacher, 1999 : 49). Ils
sont l’expression d’un certain « écart face à la norme, sorte d’exotisme
qui fait que l’usage du code se modifie sans pour autant faire table rase
d’une certaine forme d’héritage » (Harel, 2005 : 17).
Les écrivains migrants, désireux d’imprégner à leurs textes
l’empreinte de leur extranéité, pensent à la réception de leur œuvre.
Ayant en tête l’image d’un lecteur virtuel, ils écrivent en se servant

23 En original : « The comparison of literary translation and post‑colonial


writing is particularly apt to shed light on the latter more recent literary
phenomenon, an understanding of which can benefit from the body of
knowledge that has been built up in translation studies ».

82
d’une langue qui dérange le confort de lecture du public cible. Par là,
leur activité s’apparente à celle des traducteurs qui, tournés vers la
langue‑culture source, non seulement dénaturalisent la langue‑culture
cible, mais en même temps l’enrichissent de sonorités nouvelles.
La langue de ces écrivains quoique semblable « au français des
Français de France » (Berman, 1984 : 18), en est pourtant séparée par « un
abîme plus ou moins sensible » (Berman, 1984 : 18) ; elle porte la marque
de cette étrangéité. C’est pourquoi leurs créations se distinguent de celles
des écrivains autochtones et s’apparentent plutôt aux traductions. Leur
écriture ressemble à celle du traducteur qui « confronté à un texte „autre”,
est simultanément tenté de défendre sa langue (surfrancisation) et de
l’ouvrir à l’élément étranger » (Berman, 1984 : 19).
Dans Pour une critique des traductions : John Donne, Antoine
Berman reprend l’idée de l’étrangeté de la langue et il qualifie de
« miraculeuses » les zones de texte où l’on se trouve en présence « d’une
écriture qui est une écriture‑de‑traduction, écriture qu’aucun écrivain
français n’aurait pu écrire, une écriture d’étranger harmonieusement
passée en français, sans heurt aucun (ou, s’il y a heurt, un heurt
bénéfique) » (1995 : 66).
Le transfert de l’ailleurs a aussi des implications linguistiques
car en parlant d’une culture on est obligatoirement amené à évoquer des
aspects qui la caractérisent. À cet égard, Georgiana Lungu‑Badea précise :
La traduction de la distance culturelle externe amplifie les difficultés
de compréhension et de réexpression du message, du fait qu’il est peu
probable que le lecteur cible possède un bagage cognitif identique avec
celui du lecteur source. Il est souhaitable que le traducteur n’attribue
pas aux destinataires de la traduction des qualités (que ceux‑ci ne sont
pas censés avoir) et, en vertu de ce jugement, qu’il ne traduise pas les
culturèmes (2009b : 43).
Le traductologue roumain montre aussi que « les références
culturelles obligent le traducteur à repérer la ligne de démarcation
entre les lecteurs exclus et les lecteurs complices, à tracer le plan
des connaissances et de l’ignorance culturelle dans la culture cible
et à ajuster „l’ignorance culturelle” »24 (Lungu‑Badea, 2004 : 87).

24 En original : « Referinţele culturale îi impun acestuia să repereze linia de


demarcare dintre cititorii excluşi şi cititorii complici, să definitiveze harta
cunoaşterii şi a ignoranţei culturale în cultura ţintă, să ajusteze „ignoranţa
culturală” ».

83
C’est pourquoi l’auteur‑écrivain qui traduit sa culture source devant
le public cible sera mis devant les mêmes problèmes de traduction
inhérents au transfert interlingual sui generis et il les résoudra en
utilisant des procédés dont les traducteurs se servent, en général.
Pour conclure, nous pouvons dire que nombreux sont les
écrivains qui, contraints par des circonstances politiques, économiques
ou autres à vivre à l’étranger, restent attachés par des ficelles linguistiques
et mémorielles à leur pays d’origine. Cette affiliation les ramène en
arrière, mais en même temps ils se laissent charmer par la langue d’accueil
qu’ils décident de s’approprier. Le processus d’« écriture‑traduction »
(Bandia, 2001 : 136) permet ainsi de saisir les mécanismes profonds
qui régissent tout processus de dé‑ et re‑construction identitaire dans
un espace‑temps régi par d’autres normes linguistiques. Leurs œuvres
sont le lieu où se manifeste peut‑être avec un maximum d’acuité la
parenté entre traduction, écriture et questionnement identitaire. Ayant
en commun la question de la langue, tous ces liens se sont beaucoup
accentués ces dernières décennies sur le fond des flux migratoires dus à
des changements politiques, économiques et sociaux.
Appartenant à un corpus « périphérique », les textes des
écrivains translingues font écho à leur déchirement en tant qu’habitants
de « patries imaginaires » (Rushdie, 1991). Écrites en un français
« périphérique » (Berman, 1984 : 18), ces œuvres sont traversées par
des questions concernant la place de ces auteurs dans l’institution
littéraire du pays d’accueil et leurs rapports souvent dramatiques avec
la nouvelle langue d’écriture qu’ils adoptent au détriment de la langue
maternelle qu’ils ont dû abandonner.

1.4. L’autotraduction littéraire


Le terme d’autotraduction peut renvoyer, d’une part, au
processus de traduction réalisé par l’auteur même du texte à traduire et,
d’autre part, au résultat de cette activité, le texte qui en résulte (v. § 1.2.2.2 ;
§ 1.2.3.2.). Ici, nous nous proposons d’aborder des aspects relatifs aux
deux acceptions. En ce qui concerne le processus d’autotraduction nous
montrerons que l’autotraducteur parcourt les mêmes étapes (lecture,
interprétation, reformulation du TS en LC) que le traducteur allographe.
Pour mieux apprécier le travail des écrivains‑traducteurs il ne faut pas
séparer l’activité traduisante de l’activité créatrice proprement dite

84
puisqu’elles concernent l’élaboration du texte dans son ensemble. Dans
le cas de l’autotraduction, l’auteur jouit d’une connaissance approfondie
de son propre texte. Il est par conséquent un traducteur privilégié, a
priopri, le meilleur des traducteurs possibles, puisqu’il « connaît le
mieux les secrets de la création et le seul à pouvoir en déchiffrer toutes
les énigmes » (Bueno Garcia, 2003 : 268).

1.4.1. Statut de l’auteur‑traducteur


Si, pour les créations littéraires, il est tout à fait naturel qu’on
s’interroge sur les rapports intimes qui se tissent entre la biographie
de l’auteur et son Œuvre, de nos jours « il devient de plus en plus
impensable que le traducteur reste ce parfait inconnu qu’il est encore
la plupart du temps » (Berman, 1995 : 73). Étudier la personnalité d’un
traducteur et ses activités contribue « à nuancer les connaissances des
relations littéraires entre pays et continents » (Pageaux, 1994 : 45).
La « recherche » du traducteur représente « l’une des tâches
d’une herméneutique du traduire » (Berman, 1995 : 73). Alors, pour
faire son portrait il importe de savoir toute une série d’informations :
sa nationalité (par exemple, s’il est français ou étranger), combien de
langues il maîtrise, de quelles langues il traduit et quels sont ses rapports
avec ces langues, s’il a réfléchi sur les œuvres qu’il a traduites ou sur
sa pratique de traducteur et sur les principes qui la guident (Berman,
1995 : 73). Tous ces aspects doivent être pris en compte par celui qui se
propose d’analyser les textes autotraduits et partir ainsi à la recherche
de l’autotraducteur.
L’auteur‑traducteur incarne un écrivain au moins bilingue
sinon trilingue ou plurilingue qui traduit lui‑même ses textes écrits
précédemment dans une langue qui peut être soit sa langue maternelle
soit une langue étrangère.
Se penchant sur des aspects relatifs à l’extraterritorialité de
l’autotraducteur et à l’asymétrie des langues en contact, Rainier Grutman
souligne le fait que « la traduction de soi s’accompagne souvent d’une
translation, d’un déplacement dans l’espace, voire d’un changement de
pays » (2013 : 40). L’autotraducteur serait alors un être « traduit » et
trouverait sa place parmi les écrivains translingues qui sont amenés à
vivre en dehors de leur lieu de naissance.
Devenir autotraducteur « c’est d’abord voyager » (Pym, 1997 :
63). Comme le disait Michelle Bourjea : « traduire, c’est se promener
en pays étranger. C’est voyager. Plus que lire, cette activité témoigne

85
des capacités de l’être à établir des relations à l’Autre, révèle la qualité
de ces relations, leurs motivations profondes » (1986 : 231). Le voyage
dans l’espace, d’un lieu à autre, s’accompagne d’un déplacement
métaphorique entre deux langues, deux nations ou mieux encore, deux
langues nationales (Pym, 1997 : 23). À force de voyager entre les
langues, entre les cultures, entre les textes, l’autotraducteur finit par
être un « genre particulier de Blendling, genre particulier de héraut »
(Pym, 1997 : 63).

1.4.2. Le processus d’autotraduction


Pour transférer un texte vers une autre langue et vers une autre
culture, le traducteur procède « de manière plus ou moins consciente
et ordonnée, à l’interprétation et à l’analyse des particularités du texte
de départ, à l’application de procédés de traduction, à la dissociation
des langues en présence, à l’exploration des ressources de la langue
d’arrivée, au choix des moyens d’expression et à la vérification de la
pertinence des équivalences retenues » (Delisle, 2012 : 53‑54).
Quant à l’auteur‑traducteur, il est censé respecter les étapes
de tout processus de traduction : lecture, interprétation et reformulation
du TS en LC. Il y a cependant un facteur qui fait la différence entre
le travail du traducteur et celui de l’écrivain qui se traduit. Il s’agit
de la coïncidence des deux instances discursives et la connaissance
approfondie que l’auteur a de son propre texte. C’est la proximité et
le droit de propriété sur son texte qui changent les coordonnées du
parcours de traduction entrepris par l’autotraducteur. Toutefois, son
parcours de traduction n’est pas sans embûches, et l’autotraducteur doit
se munir des ressources nécessaires pour les surmonter.

1.4.2.1. Lecture du texte à traduire


Lire c’est « déchiffrer visuellement des signes graphiques qui
traduisent le langage oral » (TLFi) ou « suivre des yeux en identifiant (des
caractères, une écriture) » (PR). Lire, c’est plus que déchiffrer, lire c’est
aussi interpréter car la perception visuelle du texte écrit s’accompagne
d’une activité mentale intense. La lecture est, en effet, la raison d’être
d’un texte. L’acte de lire aide un texte « à vivre réellement » (Iser, 2012 :
9). Le texte, de par sa nature, a besoin de quelqu’un pour fonctionner :
il « postule son destinataire comme condition sine qua non de sa propre
capacité communicative, concrète mais aussi de sa propre potentialité
significatrice. En d’autres mots, un texte est émis pour quelqu’un

86
capable de l’actualiser – même si on n’espère pas (on ne veut pas) que
ce quelqu’un existe concrètement ou empiriquement » (Eco, 1985 : 64).
Wolfgang Iser parle, à cet égard, de « l’appel du texte » qui « n’acquiert
sa réalité effective que par l’opération du lecteur réagissant à ce que le
texte lui propose » (Iser, 2012 : 17‑18).
Si la coopération du lecteur aide un texte à exister, on peut
alors se demander quelles sont les particularités de la lecture faite par
le traducteur et, en l’occurrence, l’autotraducteur, vu que leur objectif
est d’assurer le transfert d’un texte vers un autre univers linguistique
et culturel.
La lecture est une étape essentielle de la traduction en général
et de l’autotraduction en particulier. Dans le cas de la traduction
allographe, il est impossible de traduire un texte sans l’avoir lu et,
en même temps, le texte ainsi obtenu sera lu par un public cible qui
lui garantira son succès. Il s’ensuit que la lecture se situe en amont et
en aval du transfert interlingual. Selon Freddie Plassard, tout acte de
traduire commence
par la lecture d’un déjà‑écrit, le texte, lecture qui, interceptée par un
lecteur‑traducteur, se concrétise par une nouvelle écriture, elle aussi
destinée à une lecture, celle du destinataire de la traduction ou lecteur
final, en une succession d’étapes sur la double chaîne de l’élaboration du
texte et de sa transmission. […] Ici, la lecture procède de l’écriture, mais
aussi la précède. Traduire c’est dès lors lire un écrit préexistant dans la
finalité particulière de le réécrire ; c’est […] lire pour écrire (2007 : 21).
Dans le cas de la traduction allographe, la lecture et
l’analyse textuelle qui en découle sont déterminées par le fait que le
traducteur envisage de traduire le texte (Berman, 1984 : 248). Lire,
c’est « illuminer le texte d’une lumière qui n’est pas de l’ordre de
l’herméneutique seulement, c’est opérer une lecture‑traduction – une
pré‑traduction » (Berman, 1984 : 248). Par conséquent, cette lecture
se situant dans « l’horizon de la traduction » (Berman, 1995 : 68),
est révélatrice du travail fait par le traducteur avant de commencer
la traduction proprement dite. Les mots soulignés et les passages qui
posent des problèmes de traduction constituent « les lignes de crête de
l’étrangeté de l’œuvre, ou sa ligne de résistance à la traduction. Et cette
ligne coïncide en grande partie avec le système original de l’œuvre dans
sa langue. De là, est possible une certaine lecture de l’œuvre, qui peut se
transformer en lecture „critique” » (Berman, 1984 : 249).

87
Au premier contact avec le texte à traduire le traducteur « se
comporte d’abord comme un lecteur pour devenir [ensuite] un écrivain,
un rédacteur » (Hurtado Albir, 1990 : 70). La lecture lui offre l’occasion
de le comprendre, d’en saisir le sens.
Dans le cas particulier de l’autotraduction, une question que
tout auteur est censé se poser à la fin du processus de création serait
« Qu’est‑ce que je veux faire de ce texte ? ». Ce n’est pas sûr que la
réponse spontanée soit « le traduire », peut‑être il n’y avait pas pensé
en cours de route. Ce n’est devenu une option qu’après, en fonction
d’autres facteurs externes tels : émigration, désir de s’adresser à de
nouveaux lecteurs, souhait de remporter certains prix et ainsi de suite.
Lorsqu’il se fixe comme objectif la traduction, l’auteur
devient d’abord le lecteur de son propre texte et ce n’est qu’ensuite
qu’il en devient le traducteur. Il revient sur son propre texte pour en
débroussailler, en quelque sorte, tous les recoins. En fait, il les connaît
mieux que tout autre lecteur car il est leur propre créateur. Voici, par
conséquent, quelques questions que nous nous sommes posées et
auxquelles nous tenterons de répondre : L’autotraducteur doit‑il (re)lire
son livre avant de le traduire ? Si oui, quelles sont les particularités de
son parcours de lecture ? Est‑il lecteur ou Lecteur Modèle ?
Plus haut, nous avons montré qu’il est impossible de traduire
sans avoir lu le texte et cela même en cas de coïncidence des deux
instances discursives. Bien que l’auteur soit déjà revenu sur son texte
lorsqu’il l’a écrit, il est censé le relire avec l’œil du traducteur. Bien
davantage, une fois l’acte de création terminé, l’auteur s’en est distancé
et cette distance l’oblige à y revenir par la (re)lecture.
À titre d’exemple, nous pouvons citer Felicia Mihali qui
avoue : « Mes livres étaient ce que j’avais amené de plus important
dans mes bagages et j’étais pressée de les faire revivre. En les lisant
en roumain, je vous avoue sincèrement que je ne les aimais plus :
ils me semblaient fades par rapport à la nouvelle réalité » (Steiciuc/
Mihali, 2007 : 17). On remarque ainsi qu’entre la rédaction en langue
maternelle et l’autotraduction en langue étrangère s’interposent des
événements qui influencent la vie de l’écrivain, à savoir l’émigration
et tous ses tracas.
Plus illustratifs et forts utiles sont les propos de Julien Gracq
quant à la perception que l’écrivain a de sa propre œuvre et celle
qu’un lecteur extérieur peut en avoir. Il met en évidence une différence

88
majeure entre les deux modes de lecture : trop imbu des contenus de son
livre lors de la rédaction, une fois l’acte de création terminé, l’auteur
s’en est détaché. Son œil rétrospectif serait enclin à ne plus identifier la
griffe de son style, à ne plus apprécier le fruit de son travail :
Médiocre valeur du coup d’œil rétrospectif que l’écrivain jette sur ses
livres : leur contenu, trop remâché en cours de confection, ne lui est
plus de rien ; s’aiguise au contraire chez lui exagérément au fil des
années la sensibilité aux mutations de la forme („Je n’écrirais plus ainsi
aujourd’hui”). Tous les signes du mûrissement, ou de vieillissement,
qu’apporte un simple intervalle de quelques années, sont perçus,
enregistrés par lui avec une subtilité alerte (Gracq, 1980 : 259).
Sur le versant de la réception, le lecteur, au contraire,
chercherait à retrouver ce qui ne change pas, les bouts de phrases et les
tournures qui soulignent l’originalité de l’œuvre :
Le lecteur, lui, a une tendance inverse à ramener les parties successives
de l’œuvre sous un éclairage uniforme et intemporel ; sa préférence va
au constat réitéré de l’identité, acquise avec délectation à la tyrannie
unificatrice de la signature („c’est bien de lui!”). L’écrivain devant ses
livres, est sensible surtout à son évolution, le lecteur à ses constantes. Un
auteur est toujours, […], naïvement surpris quand il constate l’aisance
d’un lecteur sans expérience critique particulière à le détecter derrière
un fragment de quelques lignes pris au hasard dans ses livres. Il ne se
savait pas si ressemblant à lui‑même, parce que ses propres livres n’ont
jamais pu vraiment lui tendre un miroir ; s’il les rouvre, il voit bien en
eux ce qui les embue, les raye ou les écaille, non ce qu’ils réfléchissent
d’indéformable (Gracq, 1980 : 259‑260).
En regardant de plus près les deux citations on constate que
dans un cas comme dans l’autre il ne s’agit pas d’une lecture, mais d’une
relecture. Par exemple, le lecteur dont parle Julien Gracq ne pourrait
pas s’écrier « c’est bien de lui! » s’il n’avait pas parcouru auparavant
d’autres livres du même auteur dont il décèle l’empreinte dans l’écrit
qu’il a sous les yeux.
Helena Tanqueiro pense que l’autotraducteur « ne fait pas
autant de lectures qu’un autre traducteur » (2007 : 107). En fait, le
nombre de lectures faites par l’autotraducteur n’est pas inférieur à
celui des lectures faites par un traducteur, avec la mention qu’elles
s’inscrivent dans des temporalités différentes. Autrement dit, l’écrivain
est déjà revenu sur son texte en cours de route, lors de la rédaction et

89
devant le produit fini il n’est pas obligé de répéter l’acte de lire autant
de fois qu’un autre traducteur. Quant au traducteur, il prend contact
avec le texte par la lecture. Par conséquent, il doit le parcourir plusieurs
fois pour mieux le comprendre. On pourrait alors dire que les lectures
faites par l’autotraducteur se situent plutôt en amont du produit fini, le
texte à traduire, tandis que les lectures faites par le traducteur se situent
plutôt en aval.
Quelle serait cependant la différence entre la lecture du
traducteur et celle de l’autotraducteur ? Selon nous, la lecture en
autotraduction se caractérise par le fait que l’auteur, devenu le lecteur
de son texte, ne le relit pas seulement à partir d’un « intertexte inconnu »
(Riffaterre, 1981 : 4), mais à partir de plusieurs lectures qui ont ponctué
son trajet de création. Par exemple, lors du processus de création
textuelle il est peut‑être revenu en arrière pour relire, modifier certains
fragments et de même, à la fin, il l’a certainement relu en entier avant et/
ou après la publication. De même, lorsqu’il envisage de le traduire, il a
déjà lu les comptes rendus qui ont été publiés dans les revues et journaux
de spécialité, il a pris connaissance de ce que les autres en pensent et
cela peut lui servir dans sa démarche (cette lecture complémentaire est
aussi nécessaire dans le cas de la traduction allographe).
Pour ce qui est du temps de la lecture, le traducteur est obligé
à parcourir le texte petit à petit et le découvrir au fur et à mesure qu’il le
lit en y retrouvant des bribes textuelles. À l’opposé, l’auteur, grâce à des
contacts répétés avec son texte, possède déjà une vue d’ensemble avant
de se mettre à relire pour traduire. Il est possible de comparer la lecture
de l’autotraducteur à la réception esthétique qu’on a, par exemple, d’un
tableau (Nabokov, 1983). Dans ce cas, le mouvement des yeux n’est
pas influencé par le vecteur temporel : on appréhende simultanément
tous les détails d’une œuvre d’art et on peut les savourer. Le traducteur,
au contraire, ne peut avoir qu’une appréhension fragmentée du texte,
scandée par le temps. Ce ne sera qu’à partir d’autres lectures qu’il
pourra jouir de l’ensemble.

1.4.2.2. Interprétation du texte à traduire


Selon les représentants de l’école interprétative de traduction,
« toute lecture est une compréhension de textes ; [et] dans ce sens, le
lecteur doit développer un processus interprétatif […] dont le produit
est son sens compris » (Hurtado Albir, 1990 : 69). De même, « tout
processus de compréhension déclenche donc immanquablement une

90
exégèse, une interprétation » (Hurtado Albir, 1990 : 59). En effet, il ne
s’agit pas de comprendre des mots ou des énoncés détachés les uns
des autres, mais d’« une activité globale difficilement subdivisible en
phases distinctes » (Lederer, 1994 : 32) qui suppose une compétence
linguistique et, simultanément, un savoir encyclopédique.
La connaissance des deux langues est nécessaire pour qu’il y ait
traduction. Elle doit s’entendre « non pas comme la capacité de se livrer
à une analyse linguistique, strate par strate, mais comme la maîtrise de
son usage en fonction de circonstances d’énonciation » (Plassard, 2007 :
68) vu que « les „mots” ne comptent plus en tant que tels, mais comme
pierres prises dans le mortier du texte » (Plassard, 2007 : 68).
Puisque « tout mot d’un énoncé renvoie simultanément au
système de la langue duquel il tire sa signification et à un ensemble de
paramètres non linguistiques qui lui confèrent sens » (Delisle, 1980 :
72), le traducteur doit faire appel à des connaissances complémentaires
pour la réussite de son parcours de lecture et implicitement de
compréhension. Son « bagage cognitif »
n’est pas fait de notions articulées entre elles de façon cohérente et
nommées individuellement ; il est constitué de souvenirs […], de faits
d’expérience, d’événements […]. Le bagage cognitif, ce sont aussi des
connaissances théoriques, des imaginations, le résultat de réflexions, le
fruit de lectures, c’est encore la culture générale et le savoir spécialisé. Il
s’agit d’un tout contenu dans le cerveau sous une forme déverbalisée dans
laquelle chacun puise pour comprendre un texte (Lederer, 1994 : 37).
De même, muni d’une « compétence de lecture », c’est‑à‑dire
de « la capacité de trouver dans un texte l’information que l’on y
cherche, […] d’interroger un écrit et d’y repérer des réponses, […]
de comprendre et d’interpréter les documents de manière autonome »
(Moirand, 1993 : 22), le traducteur pourra accomplir des opérations
interprétatives (reconnaître des similitudes, prendre en considération
certains jeux, etc.) et coopérer de la sorte à l’actualisation des
potentialités significatrices du texte.
Pour George Steiner, le mouvement herméneutique comporte
quatre étapes. Tout d’abord, le traducteur, grâce à sa générosité absolue,
admets par avance « qu’il doit y avoir quelque chose » (Steiner, 1998 :
403), que le texte véhicule un sens. Cet « élan de confiance » traduit
le « penchant de l’homme à considérer le monde comme symbolique,
constitué de rapports dans lesquels „ceci” peut remplacer „cela” et doit

91
effectivement être à même de le faire pour qu’existent significations
et structures » (Steiner, 1998 : 404). Ensuite, il se poursuit par la
deuxième étape qui est un moment d’« agression », d’incursion dans le
TS et d’extraction du sens (Steiner, 1998 : 405). Le traducteur fait ainsi
violence au texte : il « envahit, extrait et rapporte » (Steiner, 1998 : 405).
À l’agression succède l’« incorporation » du matériau nouvellement
acquis qui peut aller « d’une naturalisation totale, […] jusqu’à l’étrangeté
jamais démentie et au caractère marginal d’une invention » (Steiner,
1998 : 406). Enfin, la quatrième, celle de restitution, de compensation, a
le rôle de remédier au déséquilibre créé par les trois étapes précédentes.
Elle est nécessaire pour que la boucle soit fermée :
On „penche” vers l’adversaire, le texte : il n’est pas de traducteur qui
n’ait ressenti cette inclinaison du corps, cette tension en direction de
la cible. Puis on encercle et envahit par l’intellect. On revient chargé,
encore une fois en position instable, après avoir bouleversé l’équilibre
du système de part en part soustrayant à „l’autre” et en ajoutant, parfois
avec des conséquences mitigées, à ce qui est sien. Le système tout entier
ne tient plus que par un fil. Il faut que l’acte herméneutique établisse
une compensation. S’il se veut authentique, il doit se faire l’agent d’un
échange et d’une parité restaurée (Steiner, 1998 : 407‑408).
Se référant toujours à l’étape de pré‑traduction, Antoine Berman
croit qu’il y aurait une distinction à faire entre l’interprétation qui « vise
toujours un sens » et la traduction qui « dépend si peu d’une captation totale
du sens qu’à la limite, il faut toujours traduire des textes et des langues
qu’on ne „comprend” pas entièrement » (Berman, 1984 : 248). Selon le
traductologue français, l’acte de traduire « produit son propre mode de
compréhension de la langue et du texte étrangers, qui est différent d’une
compréhension herméneutico‑critique » (Berman, 1984 : 248).
L’objectif de la lecture en traduction étant la compréhension
du texte à traduire, ne serait‑il pas superflu d’en parler dans le cas de
l’autotraduction lorsque le lecteur s’avère être l’auteur même du livre ?
Comprendre le texte dont on est le créateur semble être de l’évidence
même. Toutefois, nous avons décidé d’aborder ici cette question pour
deux raisons : essayer d’en saisir les mécanismes et montrer que les
choses sont plus compliquées qu’elles ne paraissent.
L’écrivain qui se traduit serait a priori un « récepteur idéal »,
celui qui connaît le mieux le vouloir‑dire de l’émetteur, celui qui possède
les mêmes connaissances extralinguistiques, et, par conséquent, celui

92
qui pourra réaliser une adéquation parfaite entre son sens compris et
l’intention du texte. On arrive ainsi à la question que nous nous sommes
posée tout à l’heure, à savoir si, en tant que lecteur empirique, l’auteur
se retrouve dans le portrait du Lecteur Modèle qu’il avait non seulement
espéré, mais imaginé, construit lors de la rédaction (Eco, 1985 : 69).
Pour atteindre ce statut, le lecteur doit remplir deux conditions : être
« capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui,
l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui
a agi générativement » (Eco, 1985 : 68). Voyons alors si l’autotraducteur
serait en mesure de le devenir.
En nous rapportant aux propos des deux écrivains
susmentionnés (Felicia Mihali et Julien Gracq) (v. § 1.4.2.1.), on peut
déduire que l’effet qu’ils ressentent en lisant leurs livres pourrait ne
pas correspondre à l’intention qui les animait quand ils les ont écrits.
Seraient‑ils moins enthousiastes, moins motivés qu’un autre lecteur ?
Si l’on avance que pour eux le texte ne se présente plus comme « un
tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir » (Eco, 1985 : 63), laissés
intentionnellement en blanc, on pourrait conclure qu’ils semblent
plus paresseux à accomplir les mouvements coopératifs nécessaires à
l’actualisation des potentialités significatrices du texte.
On pourrait même croire que, dans ce cas, l’effet esthétique
atteindrait un degré zéro. Pour l’auteur il n’y a pas de « non‑dit », de
vides, de relations implicites à tisser car il sait ce qui lie chaque aspect à
d’autres. Comme le texte lui oppose une « somme accrue de certitudes
– qu’elles soient idéologiques ou utopiques » (Iser, 2012 : 27), il court le
risque de s’ennuyer. Seuls les vides permettent au lecteur « de participer
à la constitution du sens de l’événement. Si un texte lui octroie cette
possibilité, le lecteur ne considérera plus seulement l’intention du texte
qu’il a conçue comme une probabilité mais bien comme une réalité
[…]. Quoi qu’il en soit, les vides d’un texte se révèle bel et bien la
condition première d’une participation du lecteur » (Iser, 2012 : 27‑28).
Pour Umberto Eco il y a aussi deux raisons qui expliquent la
nécessité de ces « non‑dit » :
D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique)
qui vit sur la plus‑value de sens qui y est introduite par le destinataire ;
et ce n’est qu’en des cas d’extrême pinaillerie, d’extrême préoccupation
didactique ou d’extrême répression que le texte se complique de
redondances et de spécifications ultérieures – jusqu’au cas limite où

93
sont violées les règles conversationnelles normales. Ensuite parce que,
au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction
esthétique, un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative,
même si en général il désire être interprété avec une marge suffisante
d’univocité (1985 : 63‑64).
Il apparaît que la proximité de l’auteur avec son propre
texte l’empêche de réagir à ses contenus. Subséquemment il est privé
d’initiative interprétative et il ne peut pas lui apporter une plus‑value.
Il n’est pas un lecteur haletant et heureux qui, au détour d’une corniche
battue par les vents, rencontre le grand artiste et, tombant l’un dans les
bras de l’autre, ils demeurent unis à jamais (Nabokov, 1983 : 39). Bien
au contraire, il pourrait apparaître comme un mauvais interprète qui ne
s’implique que très peu dans la reconstruction de l’univers fictionnel de
son livre.
En fait, l’interprétation limitée de l’auteur se plie parfaitement
à celle qu’il avait programmée. De plus, si l’on accepte qu’un texte
se présente comme « un système de nœuds ou de „joints” […] – à
quels nœuds – la coopération du Lecteur Modèle est attendue et
stimulée » (Eco, 1985 : 84), on doit aussi accepter l’idée que l’auteur
a plus de chances de réaliser « l’ensemble de conditions de succès ou
de bonheur (felicity conditions), établies textuellement, qui doivent
être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son
contenu potentiel » (Eco, 1985 : 77). Il est de ce point de vue un
lecteur privilégié qui « effectue le travail d’exégèse convenable et
identifie son sens compris au vouloir dire de l’émetteur, ressentant
l’effet qui correspond à l’intention de celui‑ci » (Hurtado Albir, 1990 :
89). C’est, d’ailleurs, ce qui lui permettra de ne pas s’éloigner des
entrelacs qu’il avait prévus, de ne pas se perdre dans la texture de
son tissu et se dissoudre, comme une araignée, dans « les sécrétions
constructives de sa toile » (Barthes, 2000 : 126).
Le parcours herméneutique de l’autotraducteur se distingue
de celui du traducteur et des autres lecteurs. Pour lui, le texte ne se
présente plus comme un tissu de non‑dits, de vides dont le rôle serait de
stimuler la participation du lecteur, participation qui suit un trajet tracé
d’avance lors de la genèse du texte. On suppose qu’il sait d’avance
ce qui se cache derrière les mots, et même plus, qu’il est conscient
de l’ampleur des vides qui ponctuent son texte. Par conséquent, il a
plus de chances d’accomplir les mouvements de lecture qu’il avait

94
programmés lors de la rédaction du texte. À la différence de tout autre
traducteur, sa compréhension inclut « la connaissance du contexte
situationnel, du contexte verbal, du contexte cognitif et du contexte
général socio‑historique » (Hurtado Albir, 1990 : 51). Et c’est cette
connaissance approfondie qui lui permet de réaliser une deuxième
actualisation de l’intention qui avait régi la création première.

1.4.2.3. Reformulation du TS en LC
Pourvu de l’aptitude à « se fondre dans la peau du lecteur
modèle construit par le texte original » (Plassard, 2007 : 56),
l’autotraducteur doit se munir aussi de l’aptitude à « se positionner
comme auteur‑modèle du texte ainsi approprié » (Plassard, 2007 : 56)
et trouver l’équivalence recherchée en LC. Or, le grand défi pour lui
est justement d’atteindre cette équivalence en résistant à la tentation de
réécrire le texte.
Pour nous, il ne s’agit pas de voir en quelle mesure le texte
autotraduit s’éloigne de celui qui le précède, mais de voir ce qu’il
parvient à être en tant que nouvelle version issue de la plume du même
auteur. Toute tentative de vouloir juger de la défectivité de l’un par
rapport à l’autre serait malvenue : compte tenu du caractère transdoxal
de l’autotraduction, on ne peut pas l’évaluer selon les critères d’une
doxa traductive contemporaine.
Si la préexistence de l’original permet de considérer
l’autotraduction comme une traduction, la coïncidence des deux instances
auteur et traducteur en la personne de l’auteur‑traducteur l’autorise
également à transformer son texte en prétexte pour une nouvelle création.
Plus encore, confronté à sa propre création, l’auteur, quoique censé
traduire le texte, n’échapperait pas à la tentation d’y intervenir pour
continuer son travail de création. Cela nous autorise à croire que toute
autotraduction recèle simultanément une dose de traduction et une dose
de réécriture, comme le souligne d’ailleurs Irina Mavrodin en s’appuyant
sur sa propre expérience du traduire :
avec l’autotraduction on est toujours devant un cas de réécriture, qui
appartient à l’auteur même, devant un cas d’œuvre nonsimulacre,
d’œuvre au sens fort du terme. Car, même s’il veut se laisser contraindre
par son propre texte déjà écrit dans une autre langue, l’auteur qui est
devenu son propre traducteur ne peut jouer jusqu’au bout le jeu de ce
dédoublement, qui devrait être ici celui d’une contrainte totalement
assumée. Il veut s’imposer la règle de la contrainte mais il sait pourtant

95
qu’il se trouve devant sa propre œuvre, sur laquelle – il le croit, du
moins, dans son inconscient le plus profond – il a tous les droits (encore,
car il est en vie) (2007 : 55).
De même, pour les chercheurs d’AUTOTRAD, l’auteur
« adapte librement son texte au nouveau récepteur, mais il le fait tout de
même dans le respect des contraintes qui font que l’autotraduction est
traduction » (2007 : 97) (souligné dans le texte).
À la différence du bilinguisme d’écriture, l’autotraduction
suppose un texte antérieur sur lequel vient se greffer le texte autotraduit.
Le texte ainsi obtenu est le résultat d’une série de transformations que
l’auteur opère sur l’original. Ces transformations peuvent porter sur la
structure du texte et sur la forme de l’expression.
Quand un écrivain reprend une œuvre antérieure, cette
reprise peut être influencée par deux tendances opposées : la réduction
et l’amplification. Les procédés de réduction textuelle « travaillent
directement sur leur hypotexte pour lui imposer un procès de réduction
dont il reste la trame et le support constant » (Genette, 1982 : 341) sans
entraîner inévitablement une diminution de valeur. Bien au contraire
« on peut éventuellement „améliorer” une œuvre en en supprimant
chirurgicalement telle partie inutile et donc nuisible » (Genette, 1982 :
323). Parmi ceux‑ci nous ne retenons que l’(auto)excision définie comme
« l’amputation ou l’élagage du texte non pas certes par lui‑même – ce
serait pourtant l’idéal – mais, à défaut, par son propre auteur » (Genette,
1982 : 326). Ce dernier, en revenant sur son texte, peut l’alléger (soit
par sa volonté personnelle, soit suite à la recommandation d’un éditeur)
en supprimant des fragments ou parfois mêmes des chapitres, pour en
obtenir une nouvelle version. Les procédés d’amplification contribuent
à augmenter le texte. De la liste proposée par Gérard Genette nous
ne retenons que l’extension qui, en tant que contraire de la réduction
par suppression massive, se définit comme « une augmentation par
addition massive » (Genette, 1982 : 364). L’auteur peut ajouter des
parties entières à son texte ou même mélanger à doses variables deux
ou même plusieurs hypotextes, ce que la poétique connaît sous le terme
de contamination (Genette, 1982 : 370).
Pour reformuler son propre texte dans une autre langue,
l’écrivain doit surmonter bon nombre d’obstacles. Il ne s’agit pas
d’un simple exercice de transfert de données, mais d’un parcours de
traduction où sont mises à l’épreuve les notions mêmes de fidélité et

96
de créativité. Alors, nous nous sommes posé la question qui hante et
a toujours hanté les esprits des traductologues : À quoi doit être fidèle
l’auteur qui entreprend de se traduire, au public, au texte, à la langue ?
En analysant la question de la fidélité en traduction sous tous
ses aspects, Amparo Hurtado Albir montre que le traducteur doit obéir
à un triple impératif : il doit être fidèle au « vouloir dire » de l’auteur, à
la LC et au destinataire de la traduction.
Le « vouloir dire » de l’auteur signifie « la connaissance du
contexte verbal où chaque mot est inséré, du contexte cognitif […]
et du contexte situationnel et général » (Hurtado Albir, 1990 : 115).
En raison d’une trop grande familiarité de l’auteur avec son propre
texte, il lui manquerait une certaine « distance objective envers les
faits linguistiques et artistiques signalés » (Bueno Garcia, 2003 : 275).
Or, cette distance serait nécessaire pour opérer convenablement le
transfert vers la LC.
Les deux autres paramètres de la fidélité sont, selon Amparo
Hurtado Albir, la fidélité à la LC et la fidélité au destinataire, les deux
découlant de la nouvelle situation de communication instaurée par la
traduction. En qualité de pontifex, le traducteur dresse des ponts entre
la LS et la LC en choisissant soit de laisser « l’écrivain le plus tranquille
possible et [faire] que le lecteur aille à sa rencontre », soit laisser « le
lecteur le plus tranquille possible et [faire] que l’écrivain aille à sa
rencontre » (Schleiermacher, 1999 : 49).
Dans le premier cas de figure, on a affaire à un grand respect
de l’original et de la LS, ce qui est une caractéristique de la traduction
savante ou « philologique »25, mais en s’attachant à la langue, le
traducteur court le risque d’aboutir à une littéralité contraignante ou
déformante. À l’opposé, se situent ceux qui considèrent qu’il faut trahir
les mots et traduire le sens. Dans ce cas, le traducteur doit être un créateur
qui tienne compte dans la réexpression de son message de ce que le
destinataire sera en mesure de comprendre. Pour ce faire, « il utilisera
nécessairement des formulations qui s’éloignent de celles de l’original »
(Hurtado Albir, 1990 : 118), c’est‑à‑dire « les ressources propres à la LC,
dans sa spécificité proprement idiomatique » (Ladmiral, 1998 : 151).

25 Katharina Reiss considère que le but de la traduction savante « est de faire


sentir au lecteur qu’il lit un auteur étranger. Le lecteur doit ainsi découvrir
des pensées et des moyens d’expression qui jusque‑là ne lui étaient pas
familiers » (2002 : 127).

97
Les ciblistes, dans la terminologie de J.R. Ladmiral, privilégient « la
parole, le discours ou le message, le texte, c’est‑à‑dire l’œuvre » (Ladmiral,
1998 : 150) (souligné dans le texte) au détriment de la LS qui illustre
« par définition ce qui est perdu avec la traduction, irrémédiablement
perdu » (Ladmiral, 1998 : 146) (souligné dans le texte).
Il est alors conseillé de faire un travail de deuil, mais un deuil
par construction où la créativité du traducteur soit mise à l’œuvre. C’est
elle qui lui permettra de masquer la blessure infligée par le changement
de langue et, en l’occurrence, de destinataire car traduire c’est « écorcher
vif une entité dans laquelle la forme et le contenu ne font qu’un. C’est
lui arracher la peau qui était née de lui, pour lui en revêtir une autre qui
collera plus ou moins bien » (Wuilmart, 1990 : 241).
En fonction du choix du traducteur de se placer du côté du lecteur
ou du côté de l’auteur, il favorisera soit la LS26 en sauvegardant les traces
de la présence étrangère, soit la LC en soumettant le texte à un processus
de naturalisation. Il va de soi qu’en se traduisant, l’auteur entreprend
aussi un travail de réécriture, il doit trouver le mot juste, balancer le
rythme d’une phrase, mais ce qui le distingue des autres traducteurs c’est,
croyons‑nous, le degré de « fidélité ». Pour obtenir « non seulement un
texte „linguistique”, mais un texte „littéraire” valable » (Woodsworth,
1988 : 124), le traducteur doit rester « fidèle à l’auteur qu’il admire, tout
en restant fidèle à sa propre créativité » (Woodsworth, 1988 : 124). Et ce
sont les traces de cette fidélité à la créativité, à « ce que le texte dit ou
suggère en rapport avec la langue dans laquelle il est exprimé » (Eco,
2006 : 16), qu’il est recommandé de respecter.
La créativité est la capacité des êtres humains d’innover
(Delisle, 2012 : 202). Elle représente, en général, l’apanage des artistes
(peintres, sculpteurs, compositeurs, écrivains) ou « des membres de
certaines professions ayant une forte composante artistique (publicitaires,
designers, concepteurs graphiques) » (Delisle, 2012 : 202).
Condamné à travailler sur un matériau déjà existant, l’original,
le traducteur ne peut pas faire preuve de « créativité pure », mais

26 C’est la traduction de la Lettre théorisée par Antoine Berman (1999), alors


que J.R. Ladmiral condamne le littéralisme et le considère soit une utopie
soit un cas‑limite : « La traduction implique qu’on fasse le deuil de la
langue‑source, par construction. Il n’y a d’alternative à cette nécessité que
dans l’imaginaire théorique des sourciers (et je serais tenté de parler plutôt
en l’occurrence de fantasme), ou alors du côté des cas limites qui, à vrai
dire, sortent des limites de l’épure » (1998 : 146).

98
d’une créativité redevable à une synthèse « d’éléments déjà présents
à l’esprit » à laquelle conduisent « les chemins tortueux des processus
associatif, analogique, [et] onirique » (Delisle, 2012 : 202). Son talent
créateur « prend la forme d’une sensibilité exacerbée au sens du texte
de départ et d’une grande aptitude à réexprimer ce sens dans un autre
texte cohérent et de même force expressive » (Delisle, 2012 : 202). Il
en résulte que le processus créateur se déroule en deux étapes : une
première lors de laquelle on résout les problèmes liés au décryptage
du TS et une deuxième consacrée au traitement des problèmes liés à la
reformulation en langue étrangère du texte à traduire.
C’est en exploitant son potentiel et ses moyens linguistiques
que le traducteur pourra « dire presque la même chose » (Eco, 2006)
qu’en LS. C’est à l’aune de ce « presque » que se mesure sa faculté,
d’une part, de négocier avec les potentialités interprétatives du texte à
traduire et, d’autre part, de mobiliser de grandes ressources expressives
lors de la réexpression.
Pour mieux cerner les rapports entre autotraduction et
réécriture, il s’impose d’aborder un dernier aspect, à savoir la
différence linguistique entre les deux langues en contact qui se
joint à la liberté de l’auteur d’intervenir dans son propre texte pour
le transformer à son gré. Alors, si l’on accepte que « la langue,
faite d’éléments verbaux et non verbaux, n’est pas la même ; [que]
les images véhiculées par les mots ne sont pas les mêmes » (Bueno
Garcia, 2003 : 267), force nous est d’accepter que les deux textes
rejoignant les deux pôles du processus d’autotraduction, la source et
la cible, ne sont pas les mêmes. Sur les rives de l’autre langue, le
texte revêt une nouvelle forme, une forme qu’on pourrait considérer
comme améliorée, puisqu’« un roman reraconté devient plus beau car
il devient un „autre” roman » (Eco, 1985 : 74).
De toute façon, devant leur propre texte, mais écrit dans une
autre langue, les auteurs découvrent, à leur grande surprise, qu’il n’y a
pas de ressemblance entre ce qu’ils avaient écrit ou ce qu’ils auraient
pu écrire dans une langue et ce qu’ils souhaitent écrire dans une autre.
Le dédoublement linguistique est tel qu’on pourrait même croire qu’il
s’agit de deux œuvres différentes.
Nancy Huston, confrontée au résultat de son activité scripturaire
translingue, constate : « le plus grand vertige, en fait, s’empare de moi
au moment où, ayant traduit un de mes propres textes – dans un sens ou

99
dans l’autre – je me rends compte, ébahie : jamais je n’aurais écrit cela
dans l’autre langue! » (1999 : 52) (souligné dans le texte).
Du même étonnement nous fait part Julien Green. Celui‑ci,
après avoir abandonné son projet d’écrire un livre en français aux
États‑Unis, livre qui risquerait de n’être lu que par un nombre réduit de
lecteurs ou pire encore, par personne, s’empare de la langue anglaise
en se proposant de traduire son texte. Et là, l’inattendu arrive, comme
témoigne l’auteur :
Sachant très bien ce que je voulais dire, je commençais mon livre,
écrivis une page et demie, mais en me relisant, je m’aperçus que
j’écrivais un autre livre, un livre d’un ton si complètement différent du
texte français que tout l’éclairage du sujet était transformé. En anglais,
j’étais devenu quelqu’un d’autre. Je continuai. De nouveaux trains de
pensées démarrèrent dans mon esprit, de nouveaux convois d’idées
se formèrent. La ressemblance entre ce que j’écrivais maintenant en
anglais et ce que j’avais écrit en français était si petite qu’on aurait pu
douter que ce fût du même auteur (1987 : 175).
En guise de conclusion nous pouvons dire que, dans le cas de
l’autotraduction, les frontières entre traduction et réécriture ne sont pas
nettes de sorte que tout texte autotraduit réunit, grâce à la subjectivité du
sujet traduisant, les deux aspects. L’intervention de l’auteur sur son propre
texte, malgré toute tentative ou désir d’impartialité, permet d’obtenir sur
l’autre rive, par le concours heureux de nombreux facteurs scripturaires,
un texte à la fois différent et semblable à celui dont il dérive.
L’autotraduction devient ainsi une écriture au second degré,
autrement dit, la réécriture d’une écriture. À la différence du traducteur
qui réécrit en respectant les contraintes de l’original, l’écrivain qui
se traduit répète l’acte même d’écrire qui avait généré l’original. Les
textes situés aux deux pôles du processus d’autotraduction partagent
ainsi un certain air de famille : le TC fait semblant de ressembler au TS,
mais il peut aussi être lu indépendamment de lui. Complémentaire, il
vient l’enrichir et lui assurer la perpétuité et surtout la pérennité dans un
autre espace, dans une autre culture.
L’autotraducteur, par sa liberté, fait œuvre de création,
mais il travaille à partir d’un original qui apparente l’autotraduction
à la traduction sui generis. Les transformations qu’il opère lui
permettent de faire du neuf avec du vieux et d’obtenir « des objets
plus complexes et plus savoureux que les produits „faits exprès” »

100
(Genette, 1982 : 556). Sa création littéraire ressemble ainsi à un
palimpseste « où l’on voit, sur le même parchemin, un texte se
superposer à un autre qu’il ne dissimule pas tout à fait, mais qu’il laisse
voir par transparence » (Genette, 1982 : 556).

1.4.3. Spécificités du texte autotraduit


La traduction et, en l’occurrence, l’autotraduction, comprise(s)
ici comme résultat de l’acte de (se) traduire (v. les définitions de
l’autotraduction § 1.2.2.2. ; § 1.2.3.2.), supposent l’existence d’un TS
dont elle(s) découle(nt). Selon une opinion communément admise,
instaurée par toute une tradition européenne, la traduction doit servir
cette œuvre qui l’engendre. C’est pourquoi on exige de sa part une
certaine équivalence faute de laquelle on lui reproche de ne pas être
comme l’original.
Pour ce qui est de l’autotraduction, elle se soustrait à de
telles critiques puisque les deux textes, émanant de la même source
auctoriale, sont investis de la même autorité auctoriale. L’auteur peut
se permettre des libertés interdites aux autres traducteurs sans se faire
accuser d’infidélité. Cependant, le texte autotraduit, en tant que texte
second, est redevable au TS dont il dérive.
Au risque de reprendre des truismes, on peut dire que « le
traducteur […] traduit toujours des textes » (Eco, 2006 : 53). Toutefois,
il ne serait pas dépourvu d’intérêt de voir quelles sont les spécificités de
ce texte d’origine.
Dans le TLFi et le PR le texte original est défini par opposition
à « traduction » comme « texte dans la langue où il a été écrit par
l’auteur ». Il apparaît ainsi comme l’origine, la source du texte traduit.
Émanant d’un ou plusieurs auteurs, il s’inscrit
au sein d’un espace linguistique et d’une tradition culturelle, parmi
d’autres textes, c’est‑à‑dire dans une intertextualité qu’il pourra
mobiliser à divers degrés ; ce faisant il est constitué par une double
dimension, celle du code linguistique et celle du type de culture qui
en sont comme les cadres généraux, sans qu’on puisse véritablement
dissocier ces deux aspects ; il s’inscrit en outre dans cette double
dimension à tel moment d’une histoire et son existence même y joue le
rôle d’événement. Mais, à cette double dimension, force est néanmoins,
d’en ajouter une troisième, celle de l’intervention du ou des auteurs au
sein de cet espace culturel et au cœur même du code qu’ils mobilisent
(Launay, 2006 : 27‑28).

101
Il apparaît ainsi que le texte est l’espace où se donnent
rendez‑vous une langue et une culture par le truchement d’un auteur qui
y met son empreinte. Rappelons aussi que le texte, en tant qu’expression
d’un acte de communication, postule l’existence d’un lecteur (récepteur
= R1) qui reçoive ce texte (§ 1.4.2.1.).
En signant le texte et en y mettant son empreinte l’auteur obtient
droit de propriété intellectuelle sur sa création, propriété qui ne lui a pas
été toujours respectée, si l’on regarde en arrière. Depuis l’Antiquité la
notion de texte original a été investie de différentes acceptions de sorte
qu’elle « demeure particulièrement floue » (Guidère, 2008 : 26) jusqu’à
l’époque moderne.
Si nous avons vu auparavant comment le texte original a été
défini dans les dictionnaires et par différents chercheurs, il conviendrait
de s’interroger aussi sur la relation qui s’établit entre celui‑ci et
le texte qui en résulte après le processus de traduction en général
et d’autotraduction en particulier. On se pose alors la question de
l’équivalence entre les deux versions de la même œuvre, équivalence
difficile à obtenir. L’obstacle vient du fait que
les mots de deux langues n’ont pas la même surface conceptuelle, mais
aussi de ce qu’il faut accorder entre elles selon leurs propres lois les
unités lexicales auxquelles on aboutit : un énoncé est régi par le potentiel
morphosyntaxique de ses termes et par la dynamique qui en résulte. En
traduction cette dynamique est de plus gouvernée par la présence d’une
forme de départ par rapport à laquelle il faut mesurer les limites que
l’écart ne saurait dépasser (Ballard, 2004 : 16).
En ce qui concerne l’autotraduction, les choses se compliquent
davantage à cause du statut particulier du traducteur qui est aussi auteur du
texte à traduire. Il jouit alors d’une plus grande liberté pouvant intervenir
dans le texte et « opérer tous les changements qu’il souhaite, quitte à aboutir
à une véritable recréation » (Oustinoff, 2001 : 24). La superposition dans
l’acte traductif des deux voix, de l’auteur et du traducteur, confère aux
deux écrits la même autorité et les met sur pied d’égalité. On obtient ainsi
un texte palimpseste qui est la création d’un écrivain qui traduit lui‑même
sa propre œuvre d’une langue vers une autre.
Quant à l’autonomie des deux textes co‑présents dans
l’autotraduction Michaël Oustinoff affirme :
Considérer que l’auto‑traduction relève d’une logique palimpsestueuse
singulière permet de dépasser les interrogations sur le statut à accorder

102
au texte auto‑traduit qui aboutissent trop souvent à considérer la
question sous le seul angle de la dichotomie primitive, alors même
que cette dichotomie s’abolit lorsque l’auteur et le traducteur ne font
qu’un. Une vision doxale de l’auto‑traduction risque de ce fait même de
s’avérer inopérante (2001 : 29).
Par les deux aspects : celui de la réécriture traduisante et
celui de l’autorité auctoriale, le texte autotraduit, à la différence de la
traduction, n’est plus périssable, il ne vieillit pas avec le temps et ne
demande pas à être actualisé. Par exemple, pour Michaël Oustinoff
l’autotraduction « a donc cette vertu qui lui est spécifique de clore
l’œuvre sur elle‑même, puisqu’elle est à la fois version de l’œuvre et
œuvre de l’auteur » (2001 : 31). Toutefois, des exemples concrets de la
littérature roumaine contredisent cette affirmation. Il suffit de suivre les
éditions de Kyra Kyralina pour voir que la tentative de Panait Istrati de
se traduire (1926) n’a pas empêché le traducteur roumain Eugen Barbu
d’en offrir une nouvelle version en 1962.
Le texte autotraduit peut être lu de deux façons : on peut le lire
pour lui‑même, en tant que texte autonome, ou en relation avec l’original
d’où il a puisé sa matière première. Ce type de lecture, Gérard Genette,
empruntant, selon ses propres dires, le syntagme à Philippe Lejeune,
l’appelle « lecture palimpsestueuse » (Genette, 1982 : 556). Le TC peut
inciter le lecteur avisé à juger des similitudes qui en transparaissent
à cause de sa parenté avec le TS tout comme on s’essaye à décrypter
les différentes couches d’écriture d’un palimpseste. De même, par sa
qualité d’« œuvre non‑simulacre » (Mavrodin, 2007 : 55), il peut se
donner à lire comme une nouvelle création, fruit d’une réénonciation où
l’auteur, libéré des contraintes d’un texte sur lequel il a tous les droits,
peut s’en éloigner pour le réécrire.
En guise de conclusion, nous pouvons dire que le texte
autotraduit dérive d’un texte antérieur qui constitue son noyau de base,
mais dont il se détache cependant grâce à une série de transformations
inhérentes à tout transfert interlingual. Y interviennent en doses inégales
le bilinguisme, le biculturalisme et surtout la liberté de l’autotraducteur,
ce qui confère à l’autotraduction un double statut : celle‑ci est à la
fois version d’une œuvre source et œuvre de l’auteur car investie de
l’autorité auctoriale.
L’autotraducteur remplit une double fonction – il est à
la fois auteur de l’original et auteur de la traduction, raison pour

103
laquelle le texte autotraduit, issu de la plume de la même instance
créative, se détache du TS et acquiert sa propre autonomie, en
faisant lui‑même texte.

1.4.4. Typologie de l’autotraduction


Dans ce sous‑chapitre nous nous proposons de faire une
classification des textes autotraduits en fonction de plusieurs critères.
Dans un premier temps nous verrons quels types d’autotraduction
on pourrait établir selon le critère temporel, à savoir le moment de
production, dans un deuxième temps selon le degré d’implication du
sujet traduisant dans le processus d’autotraduction, dans un troisième
temps selon des critères linguistiques, dans un quatrième temps selon
l’unité globale de l’autotraduction et dans un cinquième temps selon les
degrés de transformation du texte autotraduit.

1.4.4.1. Typologie de l’autotraduction selon le moment de production


C’est Rainier Grutman qui fait une première classification des
autotraductions en fonction du moment de production. Il distingue entre
simultaneous auto‑translation [autotraduction simultanée] et delayed
auto‑translation [autotraduction distancée] (Grutman, 1998 : 20)27. Le
premier type correspondrait à une création en parallèle, l’autotraducteur
abordant alors de double front le texte qu’il crée et traduit à la fois.
Comme exemple, nous pouvons mentionner Samuel Beckett
qui a souvent écrit alternativement en français et en anglais. Selon
Francesc Parcerisas I Vázquez, cette pratique tend à se généraliser en
Espagne où se manifeste une certaine asymétrie entre les publications
en espagnol occupant une position dominante et les autres langues
officielles (le catalan, le galicien, le basque) :
La parution d’une œuvre remarquée (pour ses qualités ou pour son
impact commercial) dans l’une des littératures minoritaires implique
le besoin de diffusion immédiate, dans tous le pays, de sa traduction
en espagnol. Ce „juste” désir mercantile, consistant à donner la plus
grande diffusion possible à une œuvre en faisant coïncider la parution
de l’„original” minoritaire et de la „traduction ou autotraduction” dans

27 En original : « There appears to be a fundamental difference between what


could be labeled simultaneous auto‑translations (that are executed while
the first version is still in process) and delayed auto‑translations (published
after completion or even publication of the original manuscript) » (souligné
dans le texte).

104
la langue majoritaire, est devenue une pratique courante, qui a permis,
en outre, d’„inverser l’ordre des choses” : des auteurs qui publient
habituellement leur œuvre en catalan présentent, par exemple, à un
grand prix littéraire espagnol, doté d’une récompense économique très
importante, un „original” en espagnol, original qui, s’ils gagnent le
prix, est publié simultanément (ou presque) avec son autotraduction en
catalan (Parcerisas I Vázquez, 2007 : 114‑115).
Selon le chercheur espagnol, et dans le contexte qu’il décrit,
cette façon d’agir ne permettrait pas de savoir si l’original était en
espagnol ou en catalan, si les deux sont le résultat d’une autotraduction
simultanée ou encore pire, si l’original catalan n’est resté « dans le
fond d’un tiroir jusqu’à ce que le prix ait été attribué à l’autotraduction
espagnole » (Parcerisas I Vázquez, 2007 : 115).
Le deuxième type d’autotraduction qu’on a qualifié de
« delayed » [distancée] suppose un écart, parfois même minime, entre
les deux versions de l’œuvre. De toute façon, l’écrivain entreprend de
se traduire une fois terminé ou publié l’original.

1.4.4.2. Typologie de l’autotraduction selon le degré d’implication


du sujet traduisant
Le syntagme « degré d’implication du sujet traduisant » peut
sembler équivoque si on ne le clarifie avant de le prendre pour un critère
de classification des textes autotraduits. L’autotraduction se définissant
comme une traduction faite par l’auteur même du texte original,
comment serait‑il possible d’envisager des degrés d’implication de
celui‑ci dans le processus même d’autotraduction ? À cet égard, Bueno
Garcia (2003) signale un cas de figure particulier, celui où l’écrivain
ne travaille pas en solitaire mais collabore avec un tierce, soit un
professionnel de la traduction, soit quelqu’un qui connaît bien la langue
et la culture cible.
Pour ce dernier cas de figure il est encore possible
d’envisager deux situations : la première où l’autotraducteur travaille
conjointement avec d’autres personnes (par exemple José Saramago
a traduit son œuvre en espagnol avec l’aide de sa femme) et la
deuxième où un traducteur professionnel transpose le texte en LC
et l’écrivain surveille de près son travail. Cet autotraducteur qui
participe tangentiellement à l’enfantement de son propre texte en
LC, Bueno Garcia l’appelle « indirect » (2003 : 268). Il serait ainsi
possible de distinguer entre autotraduction directe, ce qu’on admet

105
comme résultant uniquement de la main de l’auteur même du texte, et
autotraduction indirecte pour désigner le travail fait en tandem avec
un collaborateur. Cette dernière façon de traduire aurait des retombées
positives sur la réussite de l’activité de traduction : les « conseils » de
l’auteur contribuent à faciliter la compréhension du TS et par voie de
conséquence à favoriser une reformulation plus adéquate en LC.
Il se pose alors une autre question : quelle sont les limites de
cette intervention de l’auteur, où commence et où s’arrête le travail
de l’autre ? Se limite‑t‑il à réviser, corriger le texte ou intervient‑il
davantage ? Par exemple, Irina Mavrodin évoque la participation active
d’Emil Cioran à la mise en français de son texte Lacrimi şi sfinţi/Des
larmes et des saints. Il s’agirait, selon elle, d’une
autotraduction masquée, nondéclarée par une signature qui assume, car
cette traduction n’est signée que par Sanda Stolojan. Or, à l’occasion
de cette traduction, Cioran procède à de nombreuses suppressions et
modifications, qu’il accomplit à travers sa traductrice et qui ont en
vue le lecteur français, un lecteur dont la mentalité spécifique (selon
Cioran : de type cartésien) se situe au pôle opposé par rapport à la
mentalité du lecteur roumain (auquel s’était adressé le texte original,
écrit en roumain) (Mavrodin, 2007 : 53‑54).
À l’opposé, en décrivant sa propre expérience, en tant
que traductrice en roumain de : Précis de décomposition et de La
Chute dans le temps, elle signale une complète liberté de traduction,
l’auteur n’influençant aucunement son travail, attitude qu’elle tente de
s’expliquer « ou bien par un changement de conception vis‑à‑vis de la
traduction, ou, ce qui est plus probable, par le fait qu’il se rapportait
cette fois‑ci à un autre type de lecteur, à savoir au lecteur roumain »
(Mavrodin, 2007 : 54).

1.4.4.3. Typologie de l’autotraduction selon les langues en contact


et le public visé
Il est possible d’aborder la problématique de l’autotraduction
sous l’angle des langues en contact et des publics visés par les textes
autotraduits, comme le prouve d’ailleurs de nombreuses recherches
actuelles (Grutman, 2000, 2003, 2007a, 2007b) et le suggère aussi
les membres du groupe AUTOTRAD. La proximité des langues, leur
asymétrie, ou encore le choix de l’autotraducteur de traduire de ou vers
la langue maternelle sont autant de critères qui servent à analyser le rôle
des langues dans l’éternel débat de l’autotraduction.

106
Les chercheurs espagnols, ceux de l’équipe AUTOTRAD,
croient qu’il serait souhaitable « d’explorer la façon dont le rapport que
l’auteur entretient avec sa langue d’écriture détermine son labeur de
traduction. Néanmoins ce paramètre reste incertain, du fait qu’il n’existe
pas de consensus sur ce qu’est langue maternelle et ce qu’est langue
étrangère » (2007 : 95). C’est pourquoi de la multitude des aspects
linguistiques nous n’allons retenir ici qu’un seul cas de figure présenté
par Rainier Grutman dans plusieurs de ses études (2003, 2007).
Le traductologue canadien présente deux catégories
d’autotraducteurs : endogènes et exogènes. Il utilise les mêmes adjectifs
pour faire une distinction entre : bilinguisme d’écriture endogène et
bilinguisme d’écriture exogène. Le premier type serait représentatif
pour les « auteurs issus de sociétés marquées par un contact prolongé,
et le cas échéant par un conflit, entre les langues » (Grutman, 2007b :
39). Ces écrivains ayant grandi dans une communauté bilingue « n’ont
jamais été à l’abri de la diversité linguistique, dont ils ne peuvent dès lors
plus faire la découverte sur le tard, avec l’émerveillement propre aux
„translingues” » (Grutman, 2007b : 39). Le deuxième type est pratiqué
par les écrivains translingues, ces passeurs de langue (Grutman, 2007b :
38) qui, se trouvant à l’extérieur de leur pays natal, emploient comme
langue de création non pas la langue maternelle, mais une autre.
Par extension, nous considérons qu’on pourrait envisager deux
types d’autotraduction : les autotraductions endogènes qui prennent
forme en situation diglossique où « une minorité d’individus [est] à même
de fonctionner dans plus d’un code linguistique » (Grutman, 2003). Dans
ce cas, les écrivains traduisent leurs textes sans forcément changer de
pays. À titre d’exemple, nous pouvons mentionner les écrivains ibériques
(§ 1.4.4.1.) qui soit traduisent, soit écrivent leurs textes en espagnol et
en catalan sans qu’on puisse établir avec exactitude laquelle des deux
langues a eu le dessus dans le processus de création. Et les autotraductions
exogènes qui sont le fruit d’une expérience de l’extraterritorialité, les
écrivains traduisant ou écrivant leurs œuvres en terre étrangère et dans
une langue qui est, pour eux, étrangère (v. § 1.3.3.).

1.4.4.4. Typologie de l’autotraduction selon l’unité globale du texte


autotraduit
Il se peut aussi que, pour différentes raisons,
l’autotraducteur ne traduise pas son texte en entier, mais seulement
quelques chapitres ou quelques fragments de son livre. On parle

107
alors d’autotraduction d’œuvres complètes qui consiste à rendre
intégralement le TS en LC (c’est la situation la plus fréquente) et
d’autotraduction fragmentaire ou partielle lorsque l’auteur décide
de ne traduire que partiellement son texte.
À titre d’exemple, on peut signaler le cas de George
Semprun qui, mettant en français ses œuvres Le Grand Voyage, La
deuxième mort de Ramón Mercader et L’Algarabie, a inséré aussi
des extraits en allemand, en anglais et respectivement en espagnol.
Un autre exemple serait l’autotraduction faite par Fernando Pessoa
qui s’est résumé à ne traduire que les quatre premières pages de son
œuvre Le Banquier Anarchiste. Et plus récemment, dans le numéro
19/2013 de la revue Dialogues francophones on peut lire le chapitre
« Vendredi » du roman Dina de Felicia Mihali traduit en roumain par
l’auteur même.

1.4.4.5. Typologie de l’autotraduction selon le degré de


transformation du texte autotraduit
La traduction auctoriale annule les oppositions traditionnelles
entre original et traduction (v. § 1.4.3), la primauté du premier exigeant
qu’il soit respecté en toutes lettres, et entre auteur et traducteur (v.
§ 1.4.1.) dont le deuxième ne serait que l’ombre du premier. Cette
annulation lui permet de transgresser la doxa traductive existante
(Oustinoff, 2001 : 23).
L’adjectif doxal sert à caractériser « toute traduction qui se
conforme à une visée traductive donnée, sans préjuger de la valeur de
celle‑ci » (Oustinoff, 2001 : 23). Par opposition, transdoxal illustre la
nature plurielle de l’autotraduction qui serait « libre à se conformer à
telle ou telle doxa, voire à plusieurs » (Oustinoff, 2001 : 23). L’étude de
l’autotraduction offre ainsi l’occasion de « refuser […] toute inféodation
du traduire à un quelconque discours conceptuel qui, directement ou
non, lui dirait „ce qu’il faut faire” » (Berman, 1995 : 69) (souligné dans
le texte). En effet, l’autotraduction étant de la traduction, il est possible
d’analyser sa déviation par rapport au TS dont elle découle, mais il
serait illusoire de vouloir dresser la liste de toutes les transformations
possibles. Cependant Michaël Oustinoff établit une tripartition des
textes autotraduits que nous reprenons ici :
–– l’autotraduction naturalisante « consiste à plier le texte à traduire
aux seules normes de la langue traduisante en éradiquant toute
interférence de la langue „source” » (Oustinoff, 2001 : 29).

108
« Naturalisante » est ici synonyme d’« ethnocentrique », adjectif
qui illustre la tendance à tout ramener « à sa propre culture, à
ses normes et valeurs, et considère ce qui est situé en dehors de
celle‑ci – l’Étranger – comme négatif ou tout juste bon à être
annexé, adapté, pour accroître la richesse de cette culture »
(Berman, 1999 : 29).
–– l’autotraduction décentrée ; Michaël Oustinoff emprunte le terme
décentrement à Henri Meschonnic, mais il en fait un emploi différent
« en le rapportant non plus seulement à la distinction entre texte
et non‑texte (inopérante en l’occurrence) mais en la définissant
en termes de doxa » (Oustinoff, 2001 : 32). Par conséquent « est
décentrée toute (auto‑)traduction qui s’écarte des normes d’une doxa
traduisante donnée indépendamment de tout jugement de valeur »
(Oustinoff, 2001 : 32).
–– l’autotraduction (re)créatrice : l’autotraducteur introduit des
modifications majeures au texte original de sorte que le grand écart
textuel incite à remettre en question l’identité même de l’œuvre,
certains allant jusqu’à considérer les deux versions comme autonomes
et non pas comme deux versions d’un même texte (Oustinoff, 2001 :
33). Irina Mavrodin croit que « celui qui s’autotraduit ne peut
échapper à la tentation de réécrire un texte qu’il a écrit lui‑même, de
le réécrire parfois avec une désinvolture qui peut transformer le texte
d’origine dans un simple prétexte » (2007 : 56).
Pour conclure, nous pouvons dire que la diversité des
typologies inventoriées ci‑dessus révèle la complexité du phénomène
autotraductif qui, comme Michaël Oustinoff (2001) l’a déjà souligné, se
soustrait à la doxa traductive traditionnelle et exige qu’on la juge selon
des critères qui lui soient propres.

1.4.5. Autotraduction littéraire et traduction allographe


L’écrivain qui se traduit, quoique censé respecter l’original,
ne peut s’empêcher d’y intervenir pour le réécrire (§ 1.4.2.3.).
Toutefois, il œuvre à partir d’un texte antérieur qui impose certaines
contraintes, limites, à son élan créateur. C’est la préexistence de
l’original qui confère à l’autotraduction le statut de traduction et
permet de repérer, dans un premier temps, les similitudes entre
traduction auctoriale et traduction allographe et, dans un deuxième
temps, les différences.

109
1.4.5.1. Similitudes entre autotraduction littéraire et traduction
allographe
« Les autotraducteurs agissent‑ils comme des traducteurs ? »
(Tanqueiro, 2007 : 103). En y répondant par l’affirmative, nous allons
énumérer les points communs aux deux démarches :
–– l’autotraducteur, tout comme le traducteur, doit posséder une
compétence bilingue et biculturelle pour être en mesure de traduire
le texte ;
–– l’autotraducteur, tout comme le traducteur, travaille à partir d’un TS
qui guide, en quelque sorte, son parcours de traduction ;
–– l’autotraducteur, tout comme le traducteur, suit les mêmes étapes
(v. § 1.4.2.) du processus de traduction : lecture, interprétation et
reformulation du TS en LC ;
–– l’autotraducteur, tout comme le traducteur, met en œuvre des
stratégies de traduction selon les objectifs qu’il s’est fixés ;
–– pour traduire, l’autotraducteur, tout comme le traducteur, fera usage
de différents procédés de traduction ;
–– le travail de l’autotraducteur, tout comme celui du traducteur, n’est
pas sans risques, car il peut commettre des fautes : de traduction ou
de langue (v. § 4.1.5 ; § 4.2.5.) ;
–– l’autotraducteur, tout comme le traducteur, dépend, pour la publication
de son texte, d’un éditeur qui peut lui suggérer des corrections ou
des modifications à faire, c’est‑à‑dire les deux doivent honorer une
commande de traduction.
La liste ci‑dessus, sans être exhaustive, offre une image des
caractéristiques qui rapprochent l’autotraduction de la traduction
allographe, mais il est également vrai que les deux manières de traduire
possèdent des caractéristiques particulières permettant de les opposer.

1.4.5.2. Différences entre autotraduction littéraire et traduction


allographe
En dépit des nombreuses ressemblances qui apparentent
le travail de l’autotraducteur à celui du traducteur (§ 1.4.5.1.), il y a
cependant des différences entre les deux pratiques de traduction. Parmi
celles‑ci nous pouvons mentionner :
–– l’autotraducteur se sert de son bilinguisme pour traduire son propre
texte, alors que le traducteur le met au service d’autrui ;
–– pour des raisons stylistiques l’autotraducteur peut user
intentionnellement de l’interférence, celle‑ci étant alors connotée

110
positivement, alors que dans les textes traduits elle risque d’avoir
plutôt une connotation négative, étant considérée comme une faute
de traduction ;
–– l’autotraducteur a une connaissance plus approfondie du texte qui
remonte dans le passé jusqu’aux aubes du processus de création ; plus
encore, en le rédigeant, il a déjà lu le texte plusieurs fois ; en se mettant
à le traduire il a une vue d’ensemble du texte proprement dit allant
de la genèse de celui‑ci jusqu’au produit final, le livre (§ 1.4.2.1.) ;
le traducteur découvre le texte en le lisant (c’est souvent son premier
contact avec celui‑ci) et construit sa compréhension à partir des
seules informations qui lui sont offertes par le texte (ultérieurement
il pourra faire un travail de documentation si nécessaire) ;
–– l’autotraducteur n’est pas censé respecter à la lettre le TS, pouvant
s’en éloigner sans pour autant se faire sanctionner ; il peut intervenir
pour le corriger, ajouter, supprimer des fragments ou même lui infliger
des transformations plus complexes dans le but de modifier l’univers
fictionnel de l’œuvre ; au contraire, le traducteur est censé suivre de
près le texte à traduire, lui étant interdit de faire de telles modifications ;
–– l’autotraducteur a droit de propriété sur son texte, ce qui lui offre
le privilège d’une créativité hors contraintes pouvant aller jusqu’à
l’obtention d’un texte complètement autre ; la créativité du traducteur
est une créativité à partir des possibilités offertes par la richesse de la
LC et son talent à en manier les tournures ;
–– l’autotraducteur peut choisir de conférer à son texte le statut de
traduction ou celui d’original tandis que le texte traduit sera toujours
considéré comme une ombre de l’original, la trace la plus évidente de
cette filiation étant la mention « traduit du…par » ;
–– dans certains cas d’autotraductions (simultanées), les deux moments,
traduction et rédaction coïncident, alors que dans le cas de la
traduction allographe il y a toujours un certain décalage temporel,
même si parfois il n’est pas long ;
L’inventaire des différences énumérées ci‑dessus souligne le
fait que « tout en restant traduction, l’autotraduction permet de mettre
en pratique une récriture qui se veut potentiellement créative dans son
adaptation au nouveau système culturel » (López López‑Gay, 2007 :
142). C’est par sa dualité (traduction et réécriture) que le texte autotraduit
offre de la matière première tantôt aux études sur la traduction, tantôt
aux études littéraires.

111
Conclusion
Bien que l’autotraduction ait été longtemps considérée un
épiphénomène, elle commence à susciter de plus en plus l’intérêt
des traductologues qui y trouvent des ressources extraordinaires pour
aborder le rapport des langues impliquées dans le transfert interlingual,
le rapport des textes et le statut même du traducteur. Certains chercheurs
(Popovic, Grutman) définissent l’autotraduction comme la traduction
faite par l’auteur même de l’original ainsi que le texte qui en résulte.
D’autres (Bueno Garcia, Mavrodin) proposent d’utiliser ce terme
pour désigner aussi la traduction mentale dont chacun se sert pour
traduire le flux de ses pensées. Parmi les paramètres qui favorisent
l’appréhension du concept d’autotraduction, il faut mentionner : le
statut de l’autotraducteur qui est à la fois auteur de l’original et auteur
de la traduction, les liens qui se tissent entre le TS et le TC et le contact
des langues, à savoir la langue maternelle et la langue étrangère.
Autotraduction, réécriture traduisante et traduction allographe sont des
notions qui ont en commun un certain nombre de caractéristiques, mais
en même temps elles se distinguent les unes des autres par toute une
série de particularités.

112
CHAPITRE 2
BILINGUISME D’ÉCRITURE ET
AUTOTRADUCTION LITTÉRAIRE
CHEZ LES ÉCRIVAINS ROUMAINS
D’EXPRESSION FRANÇAISE.
REPÈRES HISTORIQUES

Dans ce chapitre, nous nous proposons de voir comment


l’autotraduction littéraire et le bilinguisme d’écriture ont évolué dans
l’espace roumain depuis Dimitrie Cantemir jusqu’au début du XXIe
siècle. Nous nous limiterons aux écrivains dont l’œuvre se compose et de
textes écrits directement en français et de textes traduits par eux‑même
du roumain en français ou inversement. Notre but n’est pas de faire une
investigation exhaustive de leurs œuvres complètes, mais de focaliser
notre attention sur les textes résultant de l’activité de création et de
traduction en français. Nous nous étendrons plus longuement sur les
écrits des deux écrivains qui font l’objet de notre recherche : Dumitru
Tsepeneag et Felicia Mihali.
Nous essayerons de relier l’autotraduction au contexte
politique, économique et culturel de chaque époque car il est quasiment
impossible de séparer l’histoire de la traduction de celle des langues,
des cultures, des littératures, des religions ou des nations. En fait, il
ne s’agit pas de tout mélanger, mais de « montrer comment à chaque
époque, ou dans chaque espace historique donné, la pratique de la
traduction s’articule à celle de la littérature, des langues, des divers
échanges interculturels et interlinguistiques » (Berman, 1984 : 12‑13).
Pour ce faire nous interrogerons l’histoire de la culture, de la langue et
de la littérature roumaines.
Il y a eu au fil des temps des fluctuations de la traduction, et
de l’autotraduction, des moments plus favorables que d’autres, et ce
sont ces aspects qui retiendront notre attention. Pour mieux saisir ces
fluctuations, nous distinguons deux grandes périodes séparées par la

113
révolution de 1989, un événement marquant de l’époque contemporaine.
C’est un moment de grands changements politiques et sociaux : chute
du communisme et ouverture vers l’Europe occidentale.

2.1. Autotraduction et bilinguisme d’écriture.


Perspectives diachroniques (du XVIIIe au XXe siècle)
L’histoire de la traduction – celle de l’autotraduction ne serait
qu’un de ses nombreux champs de recherche – « suit chez un peuple
les méandres de l’évolution de ses goûts et de ses intérêts et révèle une
ouverture ou une fermeture aux autres. […] Les traductions à travers
les âges nous renseignent, en effet, sur la façon dont une collectivité
définit, assimile ou repousse l’étranger ou tout ce qui lui apparaît
inhabituel, non conforme à ses us et coutumes » (Delisle, 2010 : 24).
Elle est, en effet, le reflet de l’évolution ou, au contraire, de l’involution
d’un peuple. Jean Delisle remarque à juste titre qu’« Une diminution du
nombre de traductions […] est généralement suivie d’une période de
sclérose intellectuelle et artistique » (2010 : 24).
En Roumanie, l’histoire de la traduction suit de près celle de la
langue roumaine littéraire, en particulier, et celle de la culture roumaine,
en général (Lungu‑Badea, 2008 : 24 ; 2013 : 23). Pour cette raison, nous
essayerons de surprendre l’évolution du bilinguisme d’écriture et de
l’autotraduction en étroite liaison avec leur contexte de parution. Nous
nous limiterons à présenter quelques figures d’écrivains qui se sont
servi de la langue française pour écrire et pour traduire leurs textes.
Notre investigation du passé commence au XVIIIe siècle.
Avant cette date, la langue roumaine n’avait pas assez de ressources
pour encourager une véritable création littéraire en roumain. La langue
roumaine littéraire était « cultivée par quelques œuvres originales
(surtout des documents et des lettres) et par les quelques traductions et
textes religieux imprimés surtout en Transylvanie »28 (Munteanu/ Țâra,
1983 : 9).
Le premier document en roumain, la lettre de Neacșu de
Câmpulung adressée à Hanăș Beagnăr de Brașov, date de 1521. Après
cette année, les écrits en roumain se multiplient, mais au ralenti.

28 En original : « Acum limba română est cultivată prin puţine scrieri
originale (în special documente și scrisori) și prin destul de rarele traduceri
și tipărituri bisericești apărute mai ales în Transilvania ».

114
Les textes littéraires les plus représentatifs pour la deuxième moitié du
XVIIe siècle sont ceux des chroniqueurs Miron Costin, Nicolae Costin
et Ioan Neculce. Cette littérature de la première heure, malgré « la
raideur, l’obscurité et la prolixité d’un style inexpérimenté » (Eliade,
1898 : 322), a eu le mérite d’ouvrir la voie aux écrivains ultérieurs.
En ce qui concerne les traductions, ce n’est qu’à la fin du XVIIe
siècle qu’on commence à traduire des textes de différents domaines :
philosophie, géographie, médecine, astronomie, mathématiques
(Lungu‑Badea, 2007 : 151). On enregistre maintenant quelques textes
laïques tels : le roman populaire Alexandria [Alexandrie] (1620), le livre
de divination Gromovnic (1639), et l’une des plus anciennes traductions
en roumain d’un poème d’amour Cântec românesc de dragoste scris
[Poème roumain d’amour] (1672).
Pour ce qui est de l’autotraduction, aucun cas de figure n’a été
enregistré pour cette période, absence qui pourrait s’expliquer, entre
autres, par le retard économique, politique et culturel des principautés
roumaines.

2.1.1. Contextes historique et politique


En Moldavie et en Valachie, le XVIIIe siècle correspond, en
grande partie, à la période des règnes phanariotes (1711‑1821). En
Transylvanie il est marqué par l’intégration de cette région à l’Empire
austro‑hongrois.
La période des princes Phanariotes est considérée en général
comme une période de décadence intellectuelle. Toutefois, l’un des
quelques mérites de ces hospodars et représentatif pour notre recherche
est celui d’avoir fait du plurilinguisme non seulement une mode,
mais aussi une nécessité. Ils se sont rendu compte que « pour arriver
un „boyard instruit”, ou comme on disait „avec du livre” (cu carte),
il fallait posséder „les trois langues” (le grec, l’italien, le français), et
surtout avoir fréquenté un professeur français » (Eliade, 1898 : 162).
Ces hospodars représentent l’une des voies de pénétration de l’influence
française dans les deux principautés : ils y arrivaient accompagnés de
secrétaires français que la Sublime Porte leur avait imposés.
Ces premiers germes de l’influence française se développeront
ultérieurement grâce à plusieurs vagues d’immigrants français.
Nombreux d’entre eux deviennent les enseignants des enfants des
grandes familles de boyards ; ils leur apprennent à parler des langues
étrangères et surtout ils leur donnent une éducation française. Avoir

115
son « émigré » devient une condition sine qua non des grandes familles
du pays qui commencent à avoir des vues différentes en politique
(Eliade, 1898 : 270).
Au début du XIXe siècle, les boyards enverront leurs enfants
étudier en Occident, en France spécialement, ce qui leur permettra
d’avoir un contact direct avec la langue française et de découvrir des
peuples plus émancipés. Appelés « bonjuriști »29, ces jeunes gens formés
en France importeront dans leur pays des valeurs culturelles françaises,
et représenteront un facteur de progression et d’émancipation de l’esprit
public en Roumanie.
En Transylvanie, la situation était un peu différente car dans
cette région les Roumains, quoique majoritaires, avaient un statut
inférieur par rapport aux Hongrois, aux Saxons et aux Sicules. Ils
étaient pour la plupart des iobagi, des serfs assujettis à la glèbe et leur
religion, l’orthodoxie, n’était pas reconnue officiellement. Il n’est pas
étonnant de voir le facteur émancipateur y pénétrer par voie religieuse :
après l’occupation de cette province par les armées autrichiennes,
les Jésuites ont démarré une forte propagande religieuse à la suite de
laquelle plusieurs prêtres roumains se sont convertis au catholicisme.
On leur avait promis, en échange de leur conversion, de pouvoir célébrer
l’office en roumain et d’octroyer aux prêtres le droit de se marier.
Le gouvernement autrichien n’a pas respecté toutes ses promesses, mais
cette conversion a eu cependant de bons effets : « elle profita beaucoup
à l’élément ecclésiastique qui allait former une élite instruite parmi
les roumains transylvains ; elle donna enfin des chefs intelligents au
peuple » (Eliade, 1898 : 292).
Il faut souligner le mérite des prêtres « unionistes », Inocenţiu
Micu Klein, Gheorghe Şincai, Petru Maior qui, dans/par leurs
travaux, ont mis en évidence l’origine latine de la langue roumaine, la
persistance des Roumains sur le territoire de la Dacie et la communauté
d’origine des Roumains de Transylvanie, de Moldavie et de Valachie.
Ainsi prendra naissance tout un mouvement qu’on nommera « Şcoala
ardeleană » [« L’École de Transylvanie »] et qui représentera le stimulus
du dévellopement culturel du peuple roumain. La foi catholique
représentait pour eux le lien et le moyen nécessaires pour unir tous les

29 « Bonjourist » est un mot pour désigner les jeunes gens qui, au XIXe siècle,
après avoir fait des études en France, sont revenus en Roumanie et se
saluaient en se disant « bonjour » et non pas « bună ziua » (DEX en ligne).

116
Roumains. En se rendant compte qu’un tel projet est impossible, certains
d’entre eux abandonneront l’état ecclésiastique (Gheorghe Şincai) et,
animés par un vif patriotisme, poursuivront leur activité intellectuelle
de traduction et surtout de création.
Ultérieurement, ces idées pénétreront aussi dans les deux
autres principautés où elles stimuleront l’intérêt des boyards pour la
langue roumaine et les livres imprimés en roumain.
Le XIXe siècle est une période de changements politiques dans
les principautés roumaines. L’influence française sur l’esprit public
devient de plus en plus évidente. Les bruits de la révolution française
arrivent chez les boyards roumains qui commencent à s’intéresser aux
« affaires de l’Europe ». Ils prennent ainsi connaissance des valeurs de
la Révolution telles : les droits de l’homme, l’égalité et la liberté.
Il n’est pas étonnant alors de voir éclater en 1821 la révolution
sous Tudor Vladimirescu qui mettra fin aux règnes phanariotes. Une
vingtaine d’années plus tard, sur le fond des révolutions européennes de
1848, une autre révolution se produira dans les principautés roumaines.
La conséquence majeure de ces mouvements politiques et sociaux fut
l’union en 1859 de la Moldavie avec la Valachie sous la présidence
d’Alexandru Ioan Cuza. On franchit ainsi le premier pas vers la Grande
Union qui ne se réalisera qu’au début du XXe siècle, en 1918, avec
l’annexion de la Transylvanie.
Au point de vue historique, le XXe siècle est une période
mouvementée, marquée par les deux guerres mondiales suivies par de
grands changements politiques, économiques et artistiques. Dans les
pays de l’Europe Centrale et de l’Europe de l’Est, ce sont les régimes
communistes qui arrivent au pouvoir ; en Roumanie, sous la présidence
de Nicolae Ceauşescu, le communisme prendra une forme totalitaire
et s’achèvera en décembre 1989 à la suite d’une révolution non pas de
« velours », mais sanglante.
La révolution de 1989 a symbolisé pour les Roumains non
seulement la chute du communisme, mais aussi le début d’une nouvelle
époque où la liberté d’expression engendra une véritable « fête de la
lecture » (Jeanrenaud, 2005 : 203). Les livres communistes sont brûlés,
les livres interdits auparavant sont publiés, les livres « en exil » sont
rapatriés. Les gens peuvent enfin assouvir leur soif de lecture qui avait
été contrôlée et calmée à petites doses pendant plusieurs décennies.
Pour l’espace éditorial roumain, une nouvelle période commence.

117
2.1.2. Contextes linguistique et littéraire
À la charnière du XVIIe et du XVIIIe siècle, on fait la
connaissance de la première grande figure de l’autotraduction
en Roumanie : le prince et homme de lettres, Dimitrie Cantemir
(1673‑1723). Dans l’économie de notre recherche nous ne lui avons pas
réservé un sous‑chapitre à part car il n’a pas traduit ses textes du français
ou vers le français ce qui était notre objectif premier. Cependant, vu ses
mérites et ses contributions, nous avons considéré utile de nous attarder
quelque peu sur son activité d’autotraduction.
Personnalité marquante de l’histoire et de la culture roumaines,
l’érudit moldave surprend non seulement par la multitude des langues
qu’il maîtrisait (grec, slavon, turc, arabe, persan, italien, latin, français,
russe, polonais), mais aussi par la diversité de ses connaissances
dans différents domaines : musique, philosophie, religion, histoire,
géographie, cartographie, etc. Esprit humaniste, il a rédigé ses textes
en plusieurs langues : latin, grec, roumain, turc etc. en devenant ainsi le
premier autotraducteur dans l’espace roumain.
Parmi ses écrits de jeunesse, il faut mentionner Divanul seau
gâlceava înţeleptului cu lumea sau judeţul sufletului cu trupul [Le Divan
ou la Dispute du sage avec le monde ou le Jugement de l’âme avec le
corps]. Deux versions de ce texte, en grec et en roumain, datent de 1698.
Selon différentes interprétations, les deux écrits ont été attribués soit à
l’auteur même, soit à un traducteur extérieur. On a longtemps hésité sur
la primauté de l’une ou l’autre des deux versions : tantôt on considérait
la version roumaine comme étant l’original, tantôt la version grecque.
Dans Istoria literaturii române [Histoire de la littérature
roumaine], George Călinescu écrit : « Cantemir, en se traduisant du grec,
voulait enrichir la langue roumaine de phrases élégantes représentatives
pour l’écriture d’un érudit. Il convient d’apprécier ses efforts étant donné
qu’il devait créer lui‑même un vocabulaire philosophique »30 (2003 :
41). Pour lui, les phrases tortueuses et les déductions trop touffues
seraient un indice de l’activité de traduction de Dimitrie Cantemir.
À l’opposé, Virgil Cândea (1969 : XL), après avoir comparé
les deux versions, roumaine et grecque, conclut que les deux textes

30 En original : « Cantemir, traducându‑se din greceşte, voia să aducă în


limba natală toate graţiile unei fraze de cărturar. Sforţarea lui se cade
preţuită, având mai ales în vedere că trebuia să scoată din nimic un
vocabular filosofic ».

118
n’appartiennent pas au même auteur et que c’est la version roumaine
qui représente l’original. Comme arguments pour épauler ses points
de vue il énumère : la répétition des erreurs du texte roumain à cause
d’une traduction mot‑à‑mot, des différences sémantiques dues à une
compréhension erronée du TS, des omissions par rapport au TS, des essais
pour corriger ou compléter le texte en roumain, l’emploi de la Septante
pour la version grecque et de la Vulgate pour la version roumaine.
L’activité littéraire de Dimitrie Cantemir se poursuit par
la rédaction d’autres livres écrits tantôt en roumain, tantôt en latin
ou même en d’autres langues. Parmi les plus importants il faut
mentionner : Sacrosanctae Scientiae Indepingibilis Imago [L’Image de
la science sacrosainte impossible à décrire] (1700) et Istoria ieroglifică
[L’Histoire hiéroglyphique] (1705).
Un événement tout à fait remarquable pour l’auteur en
particulier et pour la culture roumaine en général a été sa réception à
l’Académie des Sciences de Berlin en 1714. Entre 1714 et 1716, sur
demande de la part de l’Académie, il écrit d’autres ouvrages portant
sur l’histoire de Moldavie, Descriptio Moldaviae [Description de
Moldavie] et sur celle de l’Empire ottoman, Historia incrementorum
atque decrementorum Aulae Othomanicae [Histoire de la croissance et
de la décroissance de l’Empire ottoman].
Parmi ses derniers travaux, il faut mentionner Hronicul
vechimei a Romano‑Moldo‑Vlahilor [L’historique de l’ancienneté des
Roumano‑Moldo‑Valaques] publié à Saint Petersburg en 1717. Ayant à
sa base une ample documentation (environ 150 sources bibliographiques
en latin, grec, polonais et russe), le livre présente l’histoire des Roumains
dès ses origines jusqu’à la fondation des principautés danubiennes de
Moldavie et de Valachie. Entre autres, Dimitrie Cantemir y soutient
l’origine latine de la langue roumaine, ce qui deviendra plus tard l’un
des principaux objectifs des érudits transylvains (v. § 2.1.1.).
On apprend dès la page de titre que ce texte a été d’abord écrit
en latin, mais comme il s’agissait d’un livre de grand intérêt pour le
public roumain, l’auteur a choisi de le traduire en roumain31. De même,
dans Precuvântare ou Pridoslovie [Avant‑propos], Dimitrie Cantemir
fait référence à la double rédaction, en latin d’abord et en roumain
ensuite : « Puisque nous avons écrit et créé ce texte d’abord en latin,

31 En original : « Întâi pre limba lătiniască izvodit, iara acmù pre limba
româniască scos cu truda şi osteninţa lui Dimitrie Cantemir ».

119
nous avons considéré injuste et même il serait dommage que ce soit
plutôt les étrangers qui le lisent et non pas nos compatriotes. Alors
nous nous sommes efforcé de le traduire du latin vers le roumain »32
(1901 : 180). La version roumaine serait censé rappeler aux Roumains
leur passé et leurs ancêtres qui ont préféré mourir dignement plutôt que
vivre indignement.
Hronicul vechimei a Romano‑Moldo‑Vlahilor [L’historique
de l’ancienneté des Roumano‑Moldo‑Valaques] représente le premier
exemple incontestable d’autotraduction dans l’espace roumain.
Désirant assurer la réception de son texte dans son pays d’origine,
Dimitrie Cantemir le met en roumain car c’est aux Roumains qu’il
s’adressait en premier lieu. L’auteur assume ouvertement son activité
d’autotraduction et devient ainsi le premier autotraducteur roumain.
Entre Orient et Occident, entre ancien et moderne, Dimitrie
Cantemir a créé une œuvre monumentale qui ne se laisse pas
« apprivoiser », « une sorte de continent mystérieux et peu exploré,
une sorte d’Australie, aux formes de relief exotiques, habité par des
animaux bizarres, ni oiseaux, ni mammifères, ni reptiles, mais un
peu de tout »33 (Tănăsescu, 2001). Il annonce par ses préoccupations
historiques et linguistiques celles des générations suivantes qui joueront
un rôle primordial dans la formation de la langue roumaine en essayant
de prouver les origines latines de cet idiome.
La période des règnes phanariotes (1711/1716‑1821) est
pauvre en créations littéraires et en traductions. Les publications, bien
que plus nombreuses qu’au siècle précédent, ne sont guère que :
des Vieux et Nouveaux Testaments, des Psautiers, des Évangiles,
des Actes des Apôtres, des livres d’Heures, des « Minées »…, le tout
traduit du slavon ou du grec. […] À part cela, rien! À peine si deux ou
trois fois dans le siècle, quelque boyard s’avise de rédiger une courte
chronique de son temps, où il vante le règne de son maître dans un

32 En original : « Însă acésté toate, fiind de noĭ în limba lătinĭască scrise, şi
alcătuite, socotit‑am, că cu strâmbătate, încă şi cu păcat va fi, de lucrurile
noastre, deciĭa înnainte, maĭ mult streiniĭ, de cât aĭ noştri să ştie. De care
lucru acmu de iznoavă osteninţă luând, din limba lătinĭască ĭarăşĭ pre cé a
noastră româniască le prefacem ».
33 En original : « acestei opere uriaşe, diverse, dificile, semănând cu un
continent puţin explorat şi încă misterios, un fel de Australie, cu reliefuri
exotice şi populat cu făpturi stranii, nici păsări, nici mamifere, nici reptile,
ci din toate câte ceva ».

120
manuscrit qu’il fait circuler à dessein, ou bien l’accuse de tous les
crimes dans un manuscrit qu’il cache soigneusement. Mais ces écrits,
heureusement aussi courts que rares, sont dépourvus à tous les points
de vue, de valeur : ni sincérité, ni vérité historique, ni imagination
(Eliade, 1898 : 325).
On doit à Samuil Micu et Gheorghe Şincai la première
grammaire de la langue roumaine, Elementa linguae daco‑romanae
sive valachicae [Principes de la langue daco‑roumaine ou valaque]
parue à Vienne en 1780. On leur doit aussi des manuels, des histoires,
des chroniques, des traductions de textes religieux et laïques et une
précieuse contribution à l’émancipation et au développement de
l’enseignement en langue nationale.
La conséquence immédiate a été une intensification de l’activité
typographique et un développement significatif de l’enseignement en
roumain, la figure la plus importante étant Gheorghe Lazăr. Grâce à lui,
on voit paraître une nouvelle génération de jeunes intellectuels qui, à
l’image de leur maître, seront animés de vifs sentiments patriotiques.
Parmi ses disciples on retrouve Ion Heliade Rădulescu ; celui‑ci, par son
activité théorique, typographique, linguistique et littéraire, a beaucoup
contribué au « réveil » du peuple roumain.
Au cours du XVIIIe siècle, « les textes laïques, créations
originales ou traductions, prédominent sur les textes religieux qui
détenaient la suprématie depuis des siècles »34 (Munteanu/Țâra, 1983 :
10). Vers la fin de ce siècle il se produit un grand changement dans
les habitudes des boyards : on les retrouve toujours allongés sur leurs
divans, mais un livre à la main. Démunis de tout critère d’évaluation,
ils prennent pour de la littérature de qualité tout ce qui vient de France.
Leurs choix de lecture ne concernent pas les grands noms de la littérature
universelle en général et française en particulier. Par exemple, Florian
et Marmontel sont deux écrivains ayant contribué au réveil littéraire en
Roumanie : les boyards, attirés par la clarté de la langue française, en
ont traduit les œuvres en roumain (Eliade, 1898 : 333).
Or, traduire n’était pas une activité facile à cette époque‑là : la
langue roumaine manquait de tournures, de structures syntaxiques, pour
restituer ce qui était clairement formulé en français. Ils s’aperçoivent

34 En original : « anii 1780‑1840. În această etapă, scrierile laice, originale


sau traduse, înlătură supremaţia de veacuri a textelor religioase ».

121
qu’il y a en français des mots à peu près synonymes et pour lesquels
il faut trouver plusieurs mots dans sa langue, ils voient tout de suite
ce que signifie tel ou tel mot, mais, après bien de recherches, des
réflexions, des questions posées à droite et à gauche, ils constatent
qu’il n’y a point d’équivalent en roumain. […] devant ces œuvres
françaises, étonnamment claires en elles‑mêmes, quand il ne s’agit
que de les comprendre, mais étonnamment difficile quand il s’agit
de les rendre dans leur langue, ces grands écoliers de la Moldavie et
de la Valachie se sentirent bien souvent embarrassés, apprirent à être
surtout modestes et furent tout à fait fiers quand ils parvinrent à les
traduire (Eliade, 1898 : 353‑354).
Dans ce paragraphe Pompiliu Eliade saisit une double prise de
conscience : au contact du français, les boyards traducteurs se rendent
compte des insuffisances de la langue roumaine et de la nécessité de
créer une langue roumaine littéraire.
Au XIXe siècle, les transformations politiques, le « réveil »
des Roumains, vont de pair avec la renaissance d’une littérature
« sous‑développée » à cause de la période ténébreuse des règnes
Phanariotes. Or, entre 1830 et 1860, le concept même de littérature
subit des modifications (Cornea, 1966 : 65). Les premiers écrivains (Ion
Heliade Rădulescu, Gheorghe Asachi) conseillaient une littérature à
visée étique dont le but premier était celui d’éduquer. Les années d’après,
le concept de littérature devient plus laxiste : le livre qui avait été un
moyen d’édification culturelle et de philanthropie, devient maintenant
une marchandise ; son succès dépend du nombre d’exemplaires vendus35
(Cornea, 1966 : 68).
La traduction était censée contribuer à la formation de l’esprit
public des Roumains. Paul Cornea (1966), faisant un ample inventaire
des textes traduits lors de cette période, montre que le nombre élevé des
traducteurs (300) est un indice de l’intérêt public pour ce phénomène.
Il est vrai que nombre d’entre eux n’ont traduit qu’un seul texte, preuve
d’un manque de professionnalisme en la matière, mais il faut souligner
quand même leur désir d’inclure dans le patrimoine culturel roumain
des œuvres étrangères.

35 En original : « Cartea fusese odinioară mijloc de edificare şi filantropie,


acum se transformă în marfă ; ca atare, condiţia existenţei ei era să
placă, iar câtimea plăcerii se măsura foarte simplu : după numărul
exemplarelor vândute ».

122
Faute d’un critère de sélection rigoureuse des textes à
traduire, on retrouve cohabiter pêle‑mêle des écrivains tels Lamartine,
Voltaire, Byron et bien d’autres qui au fil du temps se sont perdus dans
l’anonymat. L’engouement pour une littérature de moindre qualité
et le désir des imprimeurs de tirer profit d’une pareille entreprise ont
engendré une dévaluation des textes traduits. Quant aux traducteurs,
ils se permettaient d’opérer des modifications majeures : supprimer des
détails, ajouter des périphrases ou même des fragments entiers, changer
le sens du message. D’où la nécessité de mettre les bases d’une politique
culturelle visant deux aspects :
D’abord, on devait éveiller et maintenir l’intérêt du public non avisé,
dans une sorte de tentative d’éradiquer l’analphabétisme littéraire,
vu que les aristocrates et les intellectuels lisaient en original les
livres importants de l’époque. Ensuite, on devait avoir un contrôle
des traductions, du flux des livres du type best‑seller qui, à cause de
l’attention et de la disponibilité du public moins instruit encourageait,
en fait, la sous‑littérature (Antofi, 2009 : 56).
Ce serait dans ce sens qu’il faudrait comprendre les attitudes des
principaux intellectuels de l’époque par rapport à la traduction. D’une
part, dans son argument de Dacia literară36, Mihail Kogălniceanu (1840)
s’érige contre les traductions et souligne la nécessité d’encourager une
production littéraire nationale. En fait, il voulait surtout sensibiliser les
lecteurs contre les mauvaises traductions qui avaient envahi le marché.
D’autre part, une autre figure marquante de la culture roumaine, à savoir
Ion Heliade Rădulescu, par son projet de « Bibliothèque universelle »,
envisageait d’offrir aux Roumains de véritables valeurs de la culture
mondiale : Hérodote, Suétone, Montesquieu, Tacite, Kant, Schelling,
Aristote, et sa liste était bien longue.
Après une période de transition (1780‑1840), la langue
roumaine connaît un véritable développement. La période de 1840
à 1900 représente l’acte de naissance d’une langue roumaine qui
s’imposera et durera, avec peu de modifications, jusqu’à nos jours.
Cette période est riche en discussions théoriques, en solutions concrètes
concernant la problématique des emprunts et leur assimilation, les
ressources populaires de la langue littéraire, l’orthographe à caractères

36 Dacia literară est une revue roumaine publiée pour la première fois le 30
janvier 1840, à Iassy, sous la direction de Mihail Kogălniceanu.

123
latins et une uniformisation de l’alphabet37 (Munteanu/Țâra, 1983 : 10).
Le progrès enregistré par la société roumaine atteint son apogée par la
fondation de l’Académie Roumaine en 1879.
À la fin du XIXe siècle la langue roumaine représente un
véritable outil de travail pour les écrivains : elle est standardisée et
munie d’une orthographe phonétique capable de rendre tous les sons du
roumain (en 1862 on remplace l’alphabet de transition par l’alphabet
latin). La preuve serait qu’au début du XXe siècle on voit paraître une
nouvelle génération d’auteurs (Mihail Sadoveanu, Camil Petrescu,
Hortensia Papadat‑Bengescu, Liviu Rebreanu, George Coşbuc, etc.)
romanciers, poètes, dramaturges dont les œuvres reflètent les vertus
artistiques de la langue roumaine.
Au XXe siècle, la période communiste se caractérise par un
monopole d’état sur les maisons d’édition et une activité suivie de près
par les autorités politiques. Les livres faisaient l’objet d’une censure
draconienne qui « autorisait » ce qui devait et pouvait être publié en
Roumanie, et aussi traduit et exporté à l’étranger. Deux institutions
avaient en charge la surveillance des textes publiés : Direcţia generală
a presei şi a tipăriturilor [Direction de la presse et des publications]
et Consiliul Culturii şi Educaţiei Socialiste [Conseil de la Culture
et de l’Éducation Socialiste]. Ainsi la liberté d’expression était‑elle
limitée pour ne pas dire anéantie et elle représentera l’une des grandes
conquêtes de la révolution de 1989 (v. § 2.2.1.).
Pour ce qui est de l’extraduction, Ioana Popa (2010 : 15‑21)
présente cinq circuits d’exportation des valeurs littéraires des pays
communistes : un circuit officiel, un circuit patrimonial, un circuit
semi‑officiel, un circuit parallèle et un circuit direct. Par les circuits
officiel et patrimonial on permettait l’exportation de livres bénéficiant
d’un avis favorable de la part des institutions censoriales et certains de
ceux parus auparavant et faisant partie du patrimoine littéraire du pays.
Les trois autres circuits sont en étroite relation avec la censure : frappées
d’interdit, certaines publications empruntent des voies parallèles pour
voyager à l’étranger. C’est le cas des œuvres interdites après publication

37 En original : « Cea de‑a doua perioadă cuprinsă între 1840 și 1880, reprezintă
etapa căutărilor de soluţii privitoare la îmbogăţirea și codificarea limbii,
etapă caracterizată prin discuţii teoretice și propuneri concrete, în centrul
lor situându‑se problema împrumuturilor, a adaptării lor, a bazei populare a
limbii literare, a ortografiei cu litere latine și a unificării formelor ».

124
(circuit semi‑officiel), des samizdats (circuit parallèle) et des œuvres
parues seulement en traduction (circuit direct).
Ioana Popa affirme que les décennies 1970 et 1980 se
caractérisent par « un renforcement de l’espace non autorisé de
traduction » (2010 : 471). Le contrôle strict de l’exportation du capital
littéraire engendre une intensification des pratiques « illicites » de
sorte que pour la littérature roumaine le circuit direct « représente
même la modalité principale de traduction » (Popa, 2010 : 468). Il
faut rappeler que la pratique du samizdat s’est développée surtout
en Pologne et en Tchécoslovaquie alors qu’elle a été presque
complètement ignorée en Roumanie.

2.1.3. Pratiques d’autotraduction et d’écriture


Après les contributions spectaculaires et innovatrices de
Dimitrie Cantemir, la littérature roumaine connaît malheureusement
une période ténébreuse, pauvre en créations littéraires. Sur le plan
politique, c’est la période des princes phanariotes, une période de
décadence sociale et intellectuelle (v. § 2.1.2.). Heureusement, au
bout d’un siècle de régression, le XIXe siècle se remarque par la
présence de gens désireux de faire des changements sous l’influence
des nouvelles idées venues d’Occident et en particulier de France.
Les boyards roumains voulant offrir à leurs enfants une éducation
occidentale, envoient leur progéniture directement à la source (§
2.1.1.). Le contact des jeunes générations avec l’Occident produit un
changement non seulement dans les us et coutumes (mode, manière
de s’habiller), mais aussi dans les mentalités. C’est une nouvelle
génération aux principes innovateurs qui apparaît et qui cherchera à
réaliser la modernisation de la société roumaine.
Rappelons aussi les contributions majeures des érudits de
Transylvanie qui cherchent des arguments historiques et linguistiques
pour prouver l’origine latine de la langue roumaine. La parenté avec
d’autres langues romanes, en l’occurrence le français, constitue un point
central de leurs préoccupations théoriques. Ils soulignent la nécessité
de mettre les bases d’une langue roumaine littéraire pour réaliser
l’émancipation culturelle de tous les Roumains. Ce sont les prémices de
la période moderne de l’histoire de la langue roumaine littéraire qui se
caractérise, entre autres, par la primauté des écrits laïques sur les écrits
religieux, indice de la tendance de laïcisation de la culture roumaine
écrite (Munteanu/Țâra, 1983 : 142).

125
2.1.3.1. Du XIXe au XXe siècle
En ce qui concerne les pratiques d’autotraduction et d’écriture,
nous pouvons mentionner les noms de quelques personnalités
marquantes de la culture roumaine : Alecu Russo, Dimitrie Bolintineanu
et Alexandru Macedonski.

1) Alecu Russo (1819‑1859)


Alecu Russo est une figure particulière de la littérature
roumaine. Nicolae Manolescu le caractérise comme suit : « En tant
que citoyen il a partagé le destin de la plupart de ses compatriotes
(exil, prison), en tant qu’écrivain il s’en est différencié, il ne s’est pas
impliqué dans les campagnes de son temps, sauf celles qui étaient
d’ordre linguistique, auxquelles il a participé activement en provoquant
des répliques irritantes »38 (2008 : 268). Son œuvre, composée de textes
en roumain et en français, n’a été publiée en volume qu’en 1908,
plusieurs années après sa mort.
Amoureux de la langue française (apparemment, ses derniers
mots avant de mourir, ont été toujours en français), il a commencé
ses études en français à l’âge de 12 ans et il les a approfondies par
des lectures françaises. Rappelons que le bilinguisme a été un trait
fondamental des premiers romantiques roumains dont la plupart
lisaient et rédigeaient des livres en français. C’est aussi le cas d’Alecu
Russo. Il s’est servi de la langue française pour écrire La Pierre du
Tilleul, Le Rocher du Corbeau, Iassy et ses habitants et Soveja, l’un
des premiers journaux intimes de la littérature roumaine. Sa tentative
de rassembler les textes en français dans un volume, Mœurs moldaves,
a échoué. Ce sont ses amis et ses admirateurs (Vasile Alecsandri,
Alexandru Odobescu, Mihail Sadoveanu) qui ont traduit et réuni ces
textes, nombreux d’entre eux parus dans différentes revues et sans la
signature de l’auteur. À cet égard, Nicolae Manolescu fait la remarque
suivante : « Il est regrettable que Russo ne nous ait pas offert lui‑même
la version roumaine de ces premiers textes, comme il a procédé pour
d’autres œuvres »39 (2008 : 270).
Mihai Zamfir va encore plus loin et soutient que

38 En original : « Deşi, ca om, a împărtăşit soarta majorităţii (exil, închisoare),


ca scriitor a adoptat o conduită diferită, neamestecat în campaniile vremii,
cu excepţia acelora pe teme lingvistice şi a stârnit replici iritante ».
39 En original : « E regretabil că Russo nu ne‑a oferit el însuşi, cum a procedat
cu alte scrieri, versiunea românească a acestor prime texte ».

126
Les pages les plus intimes, rédigées en français, sont restées en
manuscrit ; il est probable que les écrits publiés en roumain avaient
aussi connu une première version en français, et l’auteur avait traduit
par la suite son propre texte, en l’adaptant aux exigences d’une autre
langue (comme c’est le cas de la fameuse Cântarea României [Chant
de Roumanie])40 (2008).
Il parle aussi d’un dédoublement de l’auteur de sorte qu’il y
aurait deux figures d’Alecu Russo : l’écrivain d’expression française
qui, se détachant de l’objet de son analyse, la Moldavie natale, la
regarde avec l’œil d’un étranger, et l’écrivain d’expression roumaine
qui parsème ses textes d’archaïsmes et de régionalismes en coulant
ses pensées dans une syntaxe apparentée à celle des textes religieux.
Et les deux écrivains cohabitent et se complètent mutuellement pour
la réalisation d’un projet commun : la recherche de ce qui représente
l’essence nationale du peuple roumain.
Cântarea României [Chant de Roumanie] est l’œuvre d’Alecu
Russo la plus connue, mais plusieurs fois la paternité lui a été contestée.
Le texte, signé avec les majuscules de l’auteur, a été publié pour la
première fois à Paris dans la revue des émigrants roumains România
viitoare, original qui a été perdu. Une version roumaine a été publiée
par Nicolae Bălcescu qui avoue avoir trouvé le manuscrit dans un
monastère sans en connaître l’auteur.
Faute d’original, il est impossible de tirer une conclusion nette
en ce qui concerne l’autotraduction de ce texte. On peut cependant
reconnaître le mérite d’Alecu Russo d’avoir légué des écrits en français
qui cohabitent avec des écrits en roumain pour former une œuvre
« fragmentaire » (Zamfir, 2008), prématurément interrompue par la
mort de l’écrivain. Mihai Zamfir (2008) avance même que ce sont
les textes en français qui révèlent la véritable image de leur auteur,
celui‑ci s’exprimant plus aisément en français qu’en roumain. En ce
qui concerne la langue roumaine, il a puisé ses ressources stylistiques
dans le folklore roumain sans ignorer pour autant les grands noms de la
littérature française : Rabelais, Voltaire, Pascal, Rousseau, Lamartine,
Hugo, Alexandre Dumas père, Balzac et ainsi de suite.

40 En original : « Cele mai personale pagini, redactate în franceză, au rămas în


manuscris ; probabil că şi scrierile publicate de Russo în româneşte au avut o
primă variantă franceză, iar autorul şi‑a tradus apoi propriul text, acomodându‑l
exigenţelor altei limbi (aşa cum a făcut cu celebra Cântare a României) ».

127
2) Dimitrie Bolintineanu (1819‑1872)
Dimitrie Bolintineanu fait partie de la catégorie des « voyageurs
romantiques » (Vianu, 1973 : 75), à côté de Grigore Alecsandrescu,
Vasile Alecsandri, Ion Codru‑Drăguşanu. En 1845, il est arrivé pour la
première fois à Paris. Les années d’après, il y est revenu plusieurs fois
et il y a passé de longs séjours. Participant à la révolution de 1848, il a
été arrêté le 13 septembre et il a été proscrit.
L’exil représentera pour l’auteur non seulement une bonne
occasion pour voyager, mais aussi un stimulus pour la création poétique.
Il ira de nouveau à Paris et, en revenant au pays, à Cladova, en 1851, il
lui sera interdit de revoir sa sœur Caterina. Il continuera son voyage vers
l’Orient et il découvrira ainsi la Turquie, l’Israël, la Syrie, l’Egypte, etc.
Il ira aussi en Grèce et en Macédoine. Toutes ces pérégrinations lui ont
inspiré l’une des meilleures parties de son œuvre : Florile Bosforului
[Les Fleurs du Bosphore] et Macedonele [Les Macédoniennes].
C’est en 1857 qu’il lui sera permis de rentrer au pays et
c’est en Moldavie qu’il ira. En 1858 il sera le rédacteur en chef de
la publication politique et littéraire Dâmboviţa qui paraîtra à Bucarest.
Sous le règne d’Alexandru Ioan Cuza il occupera plusieurs fonctions
dans l’administration publique. Malheureusement, criblé de dettes
accumulées lors de l’exil, il finira sa vie dans la misère.
En ce qui concerne son œuvre, deux recueils de poésies
Cântece şi plângeri [Chants et plaintes] (1852) et Poesiile vechi şi
noue [Poésies anciennes et nouvelles] (1855) ont été publiés grâce à
son ami G. Sion. Les livres Florile Bosforului [Les Fleurs du Bosphore]
et Macedonele [Les Macédoniennes] évoquent ses voyages en Orient ;
le poète y décrit des villes visitées et dépeint plusieurs portraits de
femmes : la belle Almelaiur, Ioana, une roumaine de Macédoine,
Esmé, Leilé, Nadine, Rabié, etc. Il convient aussi de mentionner les
recueils Basme [Contes] et Legende naţionale [Légendes nationales].
Ce dernier sera reintitulé Legende istorice [Légendes historiques] ou
Bătăliile Românilor [Les Batailles des Roumains]. Il a écrit aussi des
drames et deux romans Manoil et Elena qui sont « moins impossibles
qu’on se serait imaginé »41 (Călinescu, 2003 : 229).
Comme la plupart de ses compatriotes, Dimitrie Bolintineanu
était un bilingue chevronné grâce à son éducation et à ses séjours

41 En original : « Romanele Manoil, Elena nu sunt chiar aşa imposibile cum
ne‑am aştepta ».

128
prolongés à Paris. Le français représentait pour lui la langue qui lui avait
permis de consolider sa culture littéraire et politique. N. I. Apostolescu
décrit comme suit l’attachement du poète roumain à la langue et à la
culture françaises : « Bolintineanu a une culture complètement française,
fait un long séjour à Paris, est très attaché aux Romantiques français, se
sert même assez souvent d’une langue roumaine très francisée, ce qui
nuit parfois à la pureté du langage » (1909 : 219).
En ce qui concerne l’activité journalistique de Dimitrie
Bolintineanu, il a publié en français deux brochures : Les principautés
Roumaines, en 1854, et L’Autriche, la Turquie et les Moldo‑Valaques,
en 1856. Les deux publications prouvent que leur auteur maîtrisait
suffisamment le français pour être à même de rédiger en une langue
étrangère un discours historico‑politique. De même, elles ont eu des
retentissements favorables parmi les intellectuels français qui ont
prononcé des plaidoyers en faveur des Latins d’Orient.
Pour ce qui est de l’autotraduction, le poète a mis en français un
grand nombre de ses poèmes rassemblés dans le volume Brises d’Orient
édité en 1866 chez Dentu. Comprenant Fleurs du Bosphore, Légendes
historiques de Roumanie, Basmes, Macédoniennes et Rêveries, ce
recueil fait suite à un autre, Poesii [Poésies], paru en 1865 à Bucarest,
et contenant presque les mêmes poèmes : Florile Bosforului, Legende
istorice, Basme (tome 1) et Macedonele, Reverii, Diverse (tome 2).
Sa poésie O fată tânără pe patul morţii [Jeune fille mourante]
ouvre le volume Reverii [Rêveries] qui comprend différentes méditations
sur l’amour, la fuite du temps, la mort, le sens de la vie qui lui semble
inutile de vivre et ainsi de suite (Călinescu, 2003 : 217‑218). À propos de
la traduction de ce poème, N.I. Apostolescu affirme : « la forme roumaine
semble supérieure à la traduction française – due à l’auteur lui‑même, au
point de vue de l’harmonie qui s’en dégage, parce que les vers roumains
y sont strictement rythmés et parce que le rythme y est amphibrachique,
c’est‑à‑dire le plus musical qui soit » (1909 : 207) (souligné dans le texte).
Les « défaillances » de traduction ne devraient pas nous
surprendre si l’on accepte le fait que Dimitrie Bolintineanu semble
« laisser publier ses œuvres telles qu’elles naissaient de la première
inspiration » (Apostolescu, 1909 : 211), sans qu’elles fassent l’objet
d’une révision rigoureuse.
Malgré l’écart entre les différentes versions roumaines et
françaises, le volume Brises d’Orient a joui d’un accueil positif de

129
la part du public français. Dans la préface, Philarète Chasles vante
l’élégance et la souplesse des vers :
Élégance, verve, souplesse, facilité de versification, ces qualités lui
sont communes avec plus d’un poète vivant de notre race. Mais ce qui
me touche particulièrement dans son œuvre, c’est le caractère ; ce qui
me charme surtout dans ces chants, à la fois exquis et populaires, c’est
la spécialité de leur accent. Un accent nouveau!...Cet accent, un écho
lointain qui a passé sur les flots bleus du Bosphore, nous apporte dans
les mystères du rythme et du mètre un murmure échappé aux forêts
de la Macédoine et aux vieilles tours en ruines qui gardent le Danube
(Chasles cité par Apostolescu, 1909 : 209‑210).
En plus des obstacles dûs à la différence entre les deux langues,
celui qui traduit des vers doit aussi faire face à des difficultés liées au
rythme et à la rime. En ce sens, Dimitrie Bolintineanu est non seulement
un traducteur muni de compétences linguistiques, mais il est aussi un
poète qui opère au niveau du contenu et de l’expression pour ajouter,
supprimer ou modifier des détails. Ces transformations lui permettent
d’obtenir en fin de compte un nouveau poème qui frayera son propre
trajet vers un nouvel espace de réception.

3) Alexandru Macedonski (1854‑1920)


Alexandru Macedonski est une figure particulière de la
littérature roumaine. Paradoxalement, il est « un poète très connu en tant
que poète inconnu » (Călinescu, 2003 : 460). Se considérant incompris
et insuffisamment apprécié par le public roumain, il a passé toute sa
vie à se lamenter (Călinescu, 2003 : 459). Le rejet et l’attitude hostile
des lecteurs roumains le poussent à chercher la gloire à l’étranger, en
l’occurrence, en France qui représente pour lui « la seule patrie des
intellectuels » (Macedonski cité par Chioaru, 2013 : 25).
En 1884, mécontent de sa réception en Roumanie, il va à Paris.
Il cherche à fréquenter les cercles littéraires parisiens et à intégrer la
communauté littéraire française. Il prend aussi la décision d’écrire
en français pour devenir un poète mondial (Călinescu, 2003 : 460).
À cause des problèmes financiers, en 1885, il revient dans son pays
natal. Toutefois, il reste en contact avec les écrivains et les journalistes
rencontrés dans la capitale française.
En 1897 il fait paraître à Bucarest le volume Bronzes. Ce
recueil a été envoyé à l’étranger et Pierre Quillard en a fait un compte
rendu dans Mercure de France.

130
Alexandru Macedonski poursuit son activité d’écriture en
français et, en 1906, il publie à Paris Le calvaire de feu. Ce roman a
connu un certain succès en tant que roman exotique et érotique. Il a
été traduit en roumain par l’auteur même sous le titre Thalassa. En
ce qui concerne la pièce de théâtre Le fou ?, en vain a‑t‑il essayé de
la faire mettre en scène à Paris. Déçu, il revient en Roumanie où il
continue à écrire des poésies, le recueil Flori sacre [Fleurs sacrées]
(1912) se distinguant par une vision et une expression poétique tout à
fait originales.
Pour Nicolae Manolescu, « les versions françaises sont
inférieures aux versions roumaines, même si le petit roman Le calvaire
du feu, par exemple, est antérieur à Thalassa qui constitue, en fait,
une traduction »42 (2008 : 536). Selon Dumitru Chioaru, le poète a dû
quand même faire l’expérience du bilinguisme d’écriture, s’inspirer des
formes poétiques d’une littérature riche en œuvres littéraires, pour faire
la preuve de son talent poétique.
Tudor Vianu est parmi les premiers à avoir reconnu la valeur
artistique des écrits romanesques d’Alexandru Macedonski, son originalité
et son influence sur les générations futures. À cet égard, il affirme : « Il est
impossible de comprendre la genèse de toute une catégorie de prosateurs
roumains modernes si l’on ne fait pas référence aux audacieux procédés
stylistiques de Macedonski qu’il a créés dans une œuvre presque inconnue
pour le grand public et à laquelle la critique et l’histoire littéraire n’ont
pas accordé la place qu’elle méritait »43 (1973 : 254).

4) Panait Istrati (1884‑1935)


La rencontre de Panait Istrati avec la langue française s’est
produite en Suisse alors qu’il était hospitalisé à Leysin. Au sanatorium,
muni d’un dictionnaire, il s’est mis à lire les classiques. Il a découvert
ainsi les œuvres de Romain Rolland qui, ultérieurement, l’a aidé et l’a
beaucoup encouragé à écrire.

42 « Versiunile în franceză sunt inferioare celor româneşti, chiar dacă micul
roman Le calvaire du feu, de exemplu, este anterior Thalassei, reprezentând
propriu vorbind o traducere ».
43 En original : « Un sector întreg al artei prozatorilor români mai noi nu poate
fi explicat în geneza lui dacă nu ne referim la îndrăzneţele procedee stilistice
ale lui Macedonski, practicate într‑o operă rămasă aproape necunoscută
marelui public şi căreia nici critica şi istoria literară nu i‑au dat pînă acum
locul pe care îl merita cu atâtea titluri ».

131
Le premier texte en français a été le récit Nikolaï Iziganov, titre
modifié par la rédaction de L’Humanité à l’insu de l’auteur. L’intitulé
original était Nikolaï Tziganou. Ultérieurement, d’autres textes (Kyra
Kyralina en 1923, Oncle Anghel en 1924, Présentation des haïdoucs en
1925 et Domnitza de Snagov en 1926), réunis dans le recueil Les récits
d’Adrien Zograffi, ont été publiés en français.
Le succès de presse dont Kyra Kyralina a joui dès sa parution,
a incité l’écrivain à continuer son travail de création en puisant dans la
spiritualité roumaine les ressources pour écrire en français. À cet égard,
Panait Istrati précise : « Ma sensibilité, qui s’exprime aujourd’hui en
français par un hasard extraordinaire, jaillit d’une source roumaine »
(Istrati cité par Constantinescu, 2007 : 193). « Écrire étranger » (Berman,
1995 : 66) devient ainsi la marque de ses textes : le lecteur y retrouve
des mots tels hora, haïdoucs, coudrou, gospodar, ou des expressions
telles « partir en haïdoucie », « dans le cerveau des monts », etc.
La langue française, teintée de ces résidus de transfert, donne
un air exotique à ses textes. L’auteur de Kyra Kyralina « ne neutralise
jamais le terme culturellement marqué » (Hetriuc, 2009 : 52). Il recourt à
des procédés de traduction directe (emprunt, calque, traduction littérale)
pour exprimer en français des particularités de la culture roumaine : les
coutumes, les plats traditionnels, les monnaies, etc.
Malgré la renommée acquise en France et dans d’autres pays
d’Europe, ses livres étant traduits dès leur parution en plusieurs langues,
Panait Istrati a voulu en offrir aussi une version roumaine. Mécontent
de la version de Kyra Kyralina faite par un traducteur anonyme il en
a donné sa propre variante. « Je vais te donner d’elle, non pas une
traduction, mais une version roumaine, où je vais tenter une véritable
recréation », écrit‑il à I.G. Hertz (Istrati cité par Constantinescu, 2007 :
192). Cependant, Muguraş Constantinescu croit que « L’autotraduction
qu’Istrati déclare et nomme réécriture et recréation est loin d’être une
traduction très libre, une adaptation où l’original soit simplement un
point de départ, comme on aurait pu s’attendre et comme les termes
réécriture et retraduction le laissent comprendre » (2007 : 197).
Mécontent et méfiant vis‑à‑vis des traducteurs, Panait Istrati
a continué à se traduire en roumain et il a donné aussi une version de
Oncle Anghel [Moş Anghel]. Son désir d’intégrer la littérature roumaine
ne s’accomplira pas. George Călinescu dans son histoire de la littérature
roumaine le range dans la catégorie des écrivains roumains d’expression

132
étrangère et il précise : « Quoique Panait Istrati ait traduit en roumain
ses livres écrits en français, il ne sera jamais considéré comme un
écrivain roumain parce que la spontanéité et la traduction littérale des
idiotismes qui produisent un effet exotique en français manquent aux
versions roumaines »44 (2003 : 883). Toutefois, ces derniers temps on
constate un intérêt croissant pour ses textes qui attirent l’attention et des
critiques littéraires et des traductologues.

2.1.3.2. À l’époque communiste


Se penchant sur la littérature de l’exil d’après la deuxième
guerre mondiale, Ion Simuţ distingue trois vagues de départs : la
première va de 1941 jusqu’à 1947, la deuxième est comprise entre
1948 et 1964 et la troisième couvre le régime de Nicolae Ceauşescu
(1965‑1989). Cette périodisation a l’avantage de suivre l’enchaînement
des événements politiques en Roumanie, les périodes difficiles pour
les intellectuels roumains, mais aussi celles de dégel. En fait, les deux
premières périodes pourraient fusionner pour n’en former qu’une
seule ; elles se caractérisent par une fermeture presque hermétique des
frontières qui entravait toute tentative de sortir du pays.
Les attachés culturels, les attachés de presse ou les étudiants
béficiant de bourses d’étude à l’étranger décident de ne plus revenir au
pays. Parmi les personnalités les plus marquantes de cette période il
faut mentionner : Mircea Eliade, Emil Cioran, Eugen Ionescu, Vintilă
Horia, Monica Lovinescu, Virgil Ierunca, Gherasim Luca, etc.
Entre 1948 et 1964 il y a très peu d’intellectuels qui réussissent
à s’échapper de Roumanie. C’est une période d’arrêts et de persécution
atroce. Ion Simuţ mentionne un seul nom, celui de Petru Dumitriu dont
la fuite en Allemagne avait surpris tout le monde.
Les écrivains ayant quitté la Roumanie lors du régime de
Nicolae Ceauşescu sont bien plus nombreux. Parmi ceux qui se sont
réfugiés en France nous retenons : Dumitru Tsepeneag, Virgil Tănase,
Paul Goma, Matei Vişniec.
Il est intéressant de remarquer le fait que les écrivains de
l’exil ont choisi d’écrire en français leurs textes sans pour autant se
traduire. Cioran, par exemple, a même renié sa langue maternelle

44 En original : « Cu toate că Panait Istrati a dat şi versiuni române ale operei
sale franceze, el nu va fi niciodată scriitor român, deoarece versiunilor le
lipsesc spontaneitatea şi traducţia aceea servilă a idiotismelor ce fac în
franţuzeşte efect exotic ».

133
en choisissant de s’exprimer uniquement en français. Il est possible
de retrouver des « bribes » roumaines traduites en français, mais
l’autotraduction littéraire n’a pas constitué une pratique régulière
pour ces écrivains exilés.
La chute du communisme en 1989, grâce à l’ouverture des
frontières, a permis la libre circulation des personnes. Une nouvelle
période commence pour la Roumanie et pour la littérature roumaine.

2.2. Autotraduction littéraire et bilinguisme


d’écriture en Roumanie à la fin du XXe et au début
du XXIe siècle
La Roumanie postcommuniste se caractérise par une suite
de modifications et de transformations qui ont eu des conséquences
significatives pour le marché du livre. Les nouveaux contextes
politiques et éditoriaux ont eu de l’impact sur l’accumulation de capital
littéraire. Un premier aspect représentatif pour le marché du livre de
cette période est le « rapatriement » des œuvres écrites par les écrivains
de la diaspora. L’autotraduction apparaît dans ce contexte comme une
stratégie d’importation de capital littéraire « étranger » en Roumanie.
Un deuxième aspect à prendre en considération est l’ouverture des
frontières et la libre circulation des personnes. Cela a permis à de
nombreux intellectuels de quitter leur pays et d’élire domicile ailleurs.
Ce sera aussi le cas de plusieurs écrivains roumains qui, s’établissant
dans des pays francophones, entament par la traduction auctoriale un
processus d’exportation de leurs œuvres écrites en roumain.

2.2.1. Nouveaux contextes politiques et éditoriaux après 1989


La chute du communisme en décembre 1989 et la fin de
la dictature de Nicolae Ceauşescu ont été suivies par de grands
changements politiques et économiques dans un pays qui n’était pas
tout à fait préparé à leur faire face. Pour une meilleure appréhension des
aspects qui nous intéressent ici nous allons suivre seulement l’évolution
des événements politiques qui ont eu des conséquences immédiates sur
le champ culturel en général et le marché du livre, en particulier.
En tête de liste, il faut signaler la création du Ministère de la
Culture qui prend naissance par le Décret‑loi n°12 du 28 décembre1989
et remplace l’ancien Conseil de la culture et de l’éducation socialiste.

134
Malheureusement, l’avenir de cet organe politique n’est pas du tout
lumineux lors de cette période à forte instabilité politique et économique :
la succession des gouvernements va de pair avec la succession des
ministres de la culture, instabilité qui atteint son apogée entre 1992 et
1996 (6 ministres se sont succédé pendant 4 ans).
La conséquence immédiate est un ralentissement de la
réforme qui tarde à porter fruit. Dans le rapport national de 1999,
Programme européen d’examen des politiques nationales, La politique
culturelle en Roumanie, que l’on trouve sur le site du Conseil de
l’Europe (http ://www.coe.int/t/dg4/cultureheritage/culture/reviews/
CC‑CULT99‑33ARomania_FR.pdf), on explique ce retard par quelques
raisons :
–– le changement extrêmement rapide des cadres de décision ce qui a
conduit d’une part au limogeage de certains employés responsables
de la rédaction des projets d’actes normatifs et, d’autre part, à des
modifications de la forme (le plus souvent) ou du fond (moins
souvent) des projets ;
–– le changement permanent du cadre législatif de la Roumanie : entre
le 22 décembre 1989 et le 8 décembre 1991 le pays a manqué de
Constitution, ce qui a eu pour effet que, par exemple, certaines lois
adoptées par le Parlement entre le 20 mai 1990 et le 8 décembre
1991 aient été, après cette dernière date, non constitutionnelles.
Tout changement de ce cadre produisait un véritable carrousel de
changements dans les projets soumis aux avis, et évidemment, dans
les lois existantes.
Par conséquent, il faut attendre 1997 pour qu’une véritable
réorganisation de l’activité du Ministère de la Culture soit mise en
place, en accord avec le nouveau développement du pays.
La période 1996‑2000 se caractérise par une quelconque stabilité
dans le sens que malgré trois gouvernements successifs (Victor Ciorbea
de 1996 à 1998, Radu Vasile de 1998 à 1999 et Mugur Isărescu de 1999
à 2000), Ion Caramitru parvient à rester à la tête de ce ministère. Cela
permet de démarrer une série de réformes concernant une adéquation du
cadre législatif aux réalités de la vie sociale. On réussit à mettre sur les rails
une politique culturelle visant le raccordement à un contexte intégrateur
européen et mondial. Elle se caractérise par un désir d’ouverture vers le
circuit mondial des valeurs culturelles, l’un des objectifs du Ministère de
la Culture étant « d’amplifier la présence des représentants des institutions

135
culturelles roumaines aux forums mondiaux et européens, la participation
aux programmes multilatéraux » (Rapport, 1999).
Grâce à la période de stabilité politique qui a suivi, la Roumanie
a obtenu l’accord du Conseil de l’Europe d’être incluse à partir de 1998
dans le programme d’Évaluation de la politique culturelle nationale.
Elle fera ainsi partie de plusieurs projets et programmes internationaux,
elle accueillera en 2006 le Sommet de la Francophonie et sera signataire
de la Convention de l’UNESCO pour la protection et la promotion de la
diversité de l’expression culturelle.
Un autre aspect important à signaler est la création en 2003
de Institutul Cultural Român [Institut Culturel Roumain] grâce à une
réorganisation de deux institutions fondées antérieurement : Federaţia
Culturală Română [Fédération Culturelle Roumaine] et Editura
Federaţiei Culturale Române [Éditions de la Fédération Culturelle
Roumaine]. Sa mission, comme on peut lire sur son site (http ://
www.icr.ro/bucuresti/), est de promouvoir la culture et la civilisation
roumaines au niveau national et international et de rendre visibles à
l’étranger les valeurs culturelles roumaines. Pour réussir, on met en
place un réseau de 17 instituts établis dans 16 pays en s’inscrivant ainsi
dans un ensemble plus vaste, celui des instituts culturels nationaux de
l’Union Européenne (EUNIC).
Par sa maison d’édition, l’institut contribue à l’accumulation de
capital symbolique : on y édite des ouvrages de référence dans plusieurs
domaines (littérature, beaux arts, sciences) et on cherche à établir des
partenariats avec d’autres institutions roumaines et étrangères.
Par les programmes : TPS – Translation and Publication
Support Programme, qui a commencé en 2006, et „20 de autori“
[20 auteurs], lancé en 2005, on vise à exporter du capital littéraire
roumain, avec un taux plus élevé vers les langues‑cultures dominantes
(l’anglais, le français, l’allemand), mais aussi vers d’autres langues
moins puissantes (le hongrois, le bulgare, le suédois). On finance
ainsi la publication par un éditeur étranger des livres d’auteurs
roumains en traduction, pour la plupart contemporains. S’y ajoute
un autre programme, PUBLISHING ROMANIA qui, ayant démarré
en 2007, encourage la publication à l’étranger d’ouvrages (albums,
anthologies, numéros de revue etc.) concernant différents aspects de
la culture roumaine. Il faut mentionner que ces publications peuvent
être soit traduites, soit rédigées directement dans la LC.

136
En ce qui concerne le marché du livre, il a été lui aussi fortement
influencé par l’instabilité économique et politique du pays, surtout les
premières années qui ont suivi la révolution de 1989. Mais pour mieux
comprendre le boum éditorial des années 90, il faudrait mentionner trois
aspects très importants : deux d’entre eux sont de nature spirituelle (la
conquête de la liberté d’expression et la soif de culture des Roumains)
et le troisième concernerait la non‑implication de l’État45 dans l’activité
éditoriale et la privatisation des maisons d’édition.
L’importance de ces aspects n’apparaît que lors d’un retour
en arrière, à l’époque du communisme, et à la lumière des événements
qui l’ont caractérisée. L’anti‑intellectualisme avait pris la forme des
arrestations, déportations et autres traitements drastiques infligés
aux intellectuels de sorte qu’on souhaitait non pas limiter la liberté
d’expression et implicitement de pensée, mais l’annuler. Pour échapper
justement aux pressions politiques certains hommes de culture, de
lettres ou même des scientifiques, avaient choisi l’exil (§ 2.1.3.2.)
comme voie de salut contre la dictature et comme opportunité de
continuer leur travail de création ou leurs recherches. Plus encore, la
chasse aux intellectuels allait de paire avec un contrôle rigoureux de
l’activité éditoriale. La production culturelle remplissait « une fonction
de légitimation du régime » (Jeanrenaud, 2005 : 202) de sorte que les
livres servant à la propagande du Parti étaient publiés en priorité.
En ce qui concerne l’activité éditoriale proprement dite, « elle
se déroulait dans la non‑concurrence, elle était planifiée, les prix des
livres étaient fixes et accessibles à tous et les tirages considérables »
(Jeanrenaud, 2005 : 202). De même, à l’époque communiste, il était
défendu de faire des bénéfices, par conséquent « un éventuel succès de
librairie devait être compensé par l’édition d’un ouvrage invendable »
(Constantin, 1992 : 127).
Confrontés à de nouveaux contextes économiques et
politiques, les éditeurs des pays ex‑communistes doivent s’habituer
à la concurrence et devenir rentables sur un marché instable, même
chaotique. Pour pouvoir suivre le rythme d’une inflation galopante où
les prix augmentent du jour au lendemain, ils doivent vite apprendre les
règles d’une économie de marché qui commence à se mettre en route.

45 Il faut mentionner qu’après 1990 toute tentative d’implication de l’État


aurait été perçue comme une tentative de manipulation et aurait rappelé la
censure et les horreurs de la période communiste.

137
Après 1989, la production culturelle entre dans une nouvelle
étape : elle doit « se définir et se renégocier dans un nouvel espace,
marqué par le désengagement de l’État et par la dévalorisation
brutale de l’ancien capital littéraire » (Jeanrenaud, 2005 : 202). Parmi
les conséquences directes de cette libération de l’édition il faut
mentionner : l’explosion du nombre de maisons d’édition (selon les
statistiques on a enregistré presque 4000 maisons d’édition dont de
nombreuses ont cessé leur activité après deux ou trois parutions),
la chute des tirages et une concentration de la production dans la
capitale du pays. La multiplication des maisons d’édition engendre
une diversification de l’offre.
Les premières années après 1990, on retrouve, « à côté des
ouvrages antérieurement interdits ou censurés, tirés et vendus en grand
nombre » (Jeanrenaud, 2005 : 203), des « genres „bas de gamme”, romans
de gare, romans policiers, récits d’aventures ou de science‑fiction, romans
d’amour pour femmes » (Jeanrenaud, 2005 : 203). Le but des éditeurs est
d’obtenir vite du profit sans grand souci pour la qualité de l’impression
et de la traduction. Par exemple, l’une des premières tâches que la
maison d’édition Humanitas, fondée en février 1990, s’est assignées était
« Revenirea cărţilor din exil » [Retour des livres en exil].
Ce marché presque saturé de livres où le sérieux côtoye le
dérisoire, répond en quelque sorte à une soif de lecture trop longtemps
nourrie à petites doses. Magda Jeanrenaud caractérise cette période
comme étant une « fête de la lecture » (2005 : 203). Par exemple, à
Bucarest, la Librairie Eminescu vue d’en haut « semblait être la victime
d’un myriapode polychrome. Elle était entourée d’une chaîne humaine
qui, après avoir contourné la pâtisserie Capşa et le magasin Romarta,
se présentait devant les comptoirs où il y avait les livres de Cioran,
Noica, Ionesco et Eliade. Les premiers livres parus chez Humanitas » 46
(Paraschivescu, 2010). Les Roumains peuvent enfin, après des années
de privations, goûter au « bon goût de la liberté »47 de lire.

46 En original : « Privită de sus, Librăria Eminescu din centru părea victima
unui miriapod policrom. Era împrejmuită de un lanţ uman care ocolea pe
la Capşa şi pe la Romarta pentru a se înfiinţa în faţa tejghelelor pe care
stăteau cărţile lui Cioran, Noica, Ionesco şi Eliade. Primele cărţi apărute
la Humanitas ».
47 « Bunul gust al libertăţii » [Le bon goût de la liberté] est le premier slogan
de la maison d’édition Humanitas. Ultérieurement il sera remplacé par « Ai
atâtea vieţi câte cărţi ai citit » [Autant de livres lus, autant de vies vécues].

138
De nouvelles catégories de lecteurs apparaissent ; ils ont des
niveaux culturels et des exigences variées. On remarque de même un
certain décalage entre les traductions et la production nationale surtout
dans certains secteurs, comme, par exemple, les sciences humaines
(Jeanrenaud, 2005 : 203), ce qui s’expliquerait, en partie, par l’absence
d’une législation en vigueur. L’une des exigences pressantes dans le
domaine était l’adoption d’une loi concernant les droits d’auteur et les
droits voisins. Il a fallu attendre quelques bonnes années pour avoir
la Loi n°8/1996 et plusieurs autres encore pour qu’elle entre dans la
conscience publique en favorisant des pratiques licites au détriment de
la fraude intellectuelle.
Les difficultés financières et les prix qui ne cessaient
d’augmenter ont influencé le pouvoir d’achat des gens de sorte que les
maisons d’édition qui ne produisaient pas de livres de consommation ont
dû assumer de grands risques pour faire face à un marché vacillant et en
transformation. D’autres ont dû repenser leurs stratégies économiques
pour faire face à la concurrence accrue par l’entrée sur le marché de
nouvelles maisons d’édition ayant des équipes jeunes, dynamiques
et à une mentalité différente de celle des éditeurs appartenant aux
générations antérieures. Ce serait, par exemple, le cas de Polirom, un
« „success‑story” à la roumaine » (Jeanrenaud, 2005 : 203).
De même, l’essor de l’informatique a influencé l’évolution
du marché du livre. Les maisons d’édition ont dû se munir de
nouveaux équipements performants pour offrir des livres de qualité en
concurrençant ceux parus à l’étranger et former le personnel pour qu’il
soit capable d’utiliser les nouvelles technologies. En ce qui concerne
la diffusion, certains ont choisi de créer leur propre réseau de librairies
(par exemple, Humanitas) et d’autres la vente par envoi postal grâce à
l’accès à internet de plus en plus de gens.
Ces derniers temps, on constate une stabilisation du marché
redevable à une législation adéquate, mais aussi aux pouvoirs curatifs
du système qui avait éliminé ceux qui n’étaient pas tout à fait préparés
à faire face à la concurrence. De même, la création d’associations
professionnelles (Uninunea Editorilor din România [Association des
Éditeurs de Roumanie] qui compte environ 50 membres, Societatea
Patronilor de Edituri din România [Société des propriétaires des maisons
d’édition de Roumanie], etc.) permet aux éditeurs de promouvoir leurs
publications en acquérant ainsi plus de visibilité sur le marché national

139
et international du livre. La diversité des titres proposés pas les diverses
maisons d’édition et la qualité typographique des publications prouvent
que le marché du livre roumain a réussi, après de rudes années, à
s’aligner aux exigences des marchés du livre occidentaux.

2.2.2. Retour des écrivains exilés et importation de capital


littéraire « étranger » en Roumanie
Après 1989, pour assouvir la soif de lecture des Roumains qui
pendant l’époque communiste avaient dû se contenter de livres faisant
l’éloge des leaders politiques ou de versions censurées, de nombreux
éditeurs font paraître les livres des écrivains en exil. La traduction
et, en l’occurrence, l’autotraduction deviennent deux voies possibles
de rapatriement du capital littéraire « roumain ». C’est dans la foulée
de ces écrivains rapatriés qu’il faut ranger Virgil Tănase et Dumitru
Tsepeneag, deux écrivains interdits en Roumanie lors du communisme.

1) Virgil Tănase (1945 ‑ )


Virgil Tănase a commencé à écrire en français lorsqu’il se
trouvait encore en Roumanie. Son parcours linguistique est le suivant :
« il écrivait la plupart du temps en roumain, mais ses textes n’étaient
pas acceptés par les revues, ni par les maisons d’éditions. […] Une fois
à Paris, il a publié d’abord en traduction deux romans écrits en roumain.
Et puis, mécontent de la traduction, il s’est mis à écrire directement en
français » (Tsepeneag, 2013 : 17).
L’œuvre de Virgil Tănase est en grande partie le fruit de la
pratique du bilinguisme d’écriture. Se servant de la langue française,
il a écrit des romans, des récits, des pièces de théâtre. À la différence
de Dumitru Tsepeneag, il n’est revenu à la langue roumaine que de
manière irrégulière.
Après 1989, il a publié plusieurs versions de Beatrix,
Macferlone, Izabela [Béatrix, Macferlone, Isabelle] dans le numéro
12/2006 de la revue Dialogues francophones. Ce sont des variations
sur un seul et même palimpseste (Tsepeneag, 2013). Virgil Tănase
avait écrit l’original, si on peut l’appeler ainsi, en roumain, en 1974.
Ce texte représente le noyau à partir duquel l’écrivain en a créé deux
autres, l’un en français et l’autre, une rétrotraduction en roumain. La
troisième version est précédée d’une citation de Proust « C’est ainsi
que j’aurais dû écrire. Mes derniers livres sont trops secs. Il aurait fallu
passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle‑même

140
précieuse, comme ce petit pan de mur jaune ». L’auteur renforce par ces
phrases l’« exercice expérimental littéraire » (Lungu‑Badea, 2006a : 31)
qu’il propose à ses lecteurs.

2) Dumitru Tsepeneag (1937‑ )


Pendant sa jeunesse, Dumitru Tsepeneag (v. Annexe 1 Photo de
Dumitru Tsepeneag) théorise avec Leonid Dimov l’onirisme roumain.
Il devient ainsi le théoricien même de la littérature qu’il écrit. La
théorie onirique, selon ses propres mots, s’est constituée en marchant,
après ce que l’auteur avait publié des articles dans les revues Gazeta
literară et Viaţa românească. Les années suivantes il a publié plusieurs
textes journalistiques et deux volumes Exerciţii [Exercices] en 1966 et
Frig [Froid] en 1967. De même, il est devenu membre de Uniunea
Scriitorilor [L’Union des Écrivains] d’où il sera ultérieurement exclu.
Adoptant une position contre le Parti communiste et refusant
d’écrire pour faire plaisir au régime, Dumitru Tsepeneag attire sur lui
l’attention des représentants politiques. Ainsi, dans les années ‘70,
alors qu’il se trouvait à Paris, l’écrivain apprend qu’il a été déchu de
la nationalité roumaine et qu’il ne peut plus rentrer chez lui. L’exil
imposé par les autorités de Bucarest l’oblige à rester en France, mais
il conçoit sa dissidence d’une façon bien particulière étant convaincu
qu’il est un être libre et qu’il ne doit pas avoir peur de se montrer libre
(Simuţ/Tsepeneag, 2005 : 75). Plus encore, il se présente comme un cas
« complètement atypique » et avoue :
Je n’ai même pas fait le rêve classique du réfugié. Il paraît que la
plupart de ceux qui „ s’enfuient” ou „restent” à l’étranger font un
cauchemar, celui de se trouver à nouveau en Roumanie, sous diverses
menaces, éventuellement. Je suis désolé de me vanter (si tant est qu’il
s’agisse d’une vantardise!) : je ne me souviens pas avoir vécu la peur
au ventre. Peut‑être parce que je n’arrivais pas à me projeter, ni à
m’identifier aux autres… emprisonnés, parfois torturés. En tout cas,
je ne vois pas pourquoi j’aurais eu peur de me retrouver à Bucarest,
puisque je ne souhaitais pas rester définitivement à Paris (Simuţ/
Tsepeneag, 2005 : 74).
En France, il continue son activité littéraire et tente de créer
de nouvelles pistes d’envol pour ses écrits. Avec l’aide du traducteur
Alain Paruit, il réussit à mettre en français certains de ses textes
Zadarnică e arta fugii [Arpièges] (1973) et Nunţile necesare [Les noces
nécessaires] (1977) parus chez Flammarion. Ces deux romans, interdits

141
en Roumanie, paraissent d’abord en traduction. Ils ne seront publiés en
roumain et en Roumanie qu’après la chute du communisme : en 1991,
le premier, et en 1992, le deuxième. Le roman les Noces nécessaires
n’apporte pas à l’auteur le Prix Médicis parce que c’était une traduction
et non pas un texte écrit en français.
L’échec littéraire et les dépenses financières inhérentes à
tout travail de traduction, déterminent l’écrivain à suivre le conseil
de son éditeur et à adopter le français comme langue d’écriture,
langue qu’il maîtrisait bien, ayant déjà traduit plusieurs textes du
français vers le roumain. De surcroît, il n’était même pas considéré
un écrivain francophone puisque ses livres n’étaient publiés qu’en
traduction. Ainsi prend naissance le roman Le Mot sablier [Cuvîntul
nisiparniţă] paru pour la première fois en 1984 chez P.O.L. éditeur.
Le livre rend compte de la transformation de Dumitru Tsepeneag :
d’écrivain d’expression roumaine celui‑ci se métamorphose en
écrivain d’expression française.
Naturalisé français en 1984, il écrit dans sa langue d’adoption
deux autres textes : Roman de gare et Pigeon vole. Cependant quand des
circonstances favorables se présentent, à savoir la chute du communiste
en 1989, il revient à la langue et à la littérature roumaines. Son retour, il
le décrit comme suit : « j’ai fait plus que retourner à la géographie
de la Roumanie : je suis retourné à la littérature roumaine! » (Simuţ/
Tsepeneag, 2005 : 74). Il choisit cette fois‑ci de traduire en roumain ses
textes rédigés en français : Roman de gare paraît sous le titre Roman
de citit în tren (1993) chez Istitutul European de Iaşi et Pigeon vole est
publié en 1997 sous le titre Porumbelul zboară!... chez Editura Univers
de Bucarest.
Les deux autotraductions marquent son retour à la langue
roumaine comme langue de création. Dorénavant, il continuera à
parachever son œuvre en roumain. Suivront ainsi : Hotel Europe
(1996), Pont des arts (1999), Au pays de Maramures (2001), La belle
Roumaine (2004), tous connaissant une double publication en roumain
et en français, dans la traduction du même Alain Paruit.
Il s’impose aussi de dire que parallèlement à son activité
littéraire, Dumitru Tsepeneag a beaucoup contribué à enrichir le
patrimoine littéraire de son pays natal par la traduction de nombreux
textes de la littérature française. Il a mis en roumain des auteurs
dont nous retenons : Albert Béguin, Michel Deguy, André Malraux,

142
Gérard de Nerval, Robert Pinget, Alain Robbe‑Grillet, Maurice
Blanchot, Jacques Derrida, Alexandre Kojève. En même temps, son
doigté à manier les langues a favorisé la réception dans l’Hexagone
des œuvres de certains de ses compatriotes. Il s’agit des poètes :
Leonid Dimov, Daniel Turcea, Ion Mureșan, Marta Petreu, Emil
Brumar et Mircea Ivănescu. À ces deux listes de noms s’ajoute
l’initiative de l’écrivain de fonder et diriger les Cahiers de l’Est,
de 1975 à 1980, les Nouveaux Cahiers de l’Est, de 1991 à 1992, et
Seine et Danube, de 2003 à 2005.

2.2.3. Migration et exportation de capital littéraire roumain


à l’étranger
Pour de nombreux écrivains originaires d’espaces
géographiques défavorisés, l’autotraduction est la seule solution
pour tenter le passage vers une langue et une culture dominantes. Ils
acquièrent ainsi de la visibilité littéraire grâce à la conversion d’un
« texte rédigé dans une langue peu ou non littéraire, c’est‑à‑dire
inexistante ou non reconnue sur le „marché verbal”, à une langue
littéraire » (Casanova, 2008 : 202).
Dans la catégorie des auteurs qui ont cherché à accéder à la
Littérature par le truchement du français nous retenons Felicia Mihali et
Irina Egli. Elles font partie des intellectuels qui, en vagues successives,
ont quitté la Roumanie pour s’installer au Québec.

1) Felicia Mihali (1967‑ )


Felicia Mihali (v. Annexe 2 – Photo de Felicia Mihali) est née
le 20 août 1967 en Roumanie. Après avoir fait des études de lettres
à l’Université de Bucarest en approfondissant ses connaissances de
français, néerlandais et chinois, elle a travaillé comme journaliste pour
le quotidien roumain Evenimentul zilei.
En 2000, lorsque l’Ambassade du Canada en Roumanie
a accéléré son programme d’immigration sélective, Felicia Mihali,
mécontente de la situation économique et politique de son pays
natal, décide de s’embarquer pour Montréal. Au‑delà du rêve d’une
vie meilleure, se cache aussi le désir d’offrir un nouveau destin à ses
livres déjà publiés, mais aussi à venir. Peu de temps avant son départ,
elle avait publié, chez Image, les romans : Ţara brînzei [Le Pays du
fromage] (1999), Mica istorie [La petite histoire] (1999) et Eu, Luca și
chinezul [Luc, le Chinois et moi] (2000).

143
Le succès de presse48 dont ont joui ses romans ne l’a pas
empêchée de faire ses bagages et de s’installer dans la « belle province ».
À Montréal, Felicia Mihali assume son choix malgré les difficultés
qui parsèment son parcours. L’image d’une femme réconciliée avec
elle‑même et ceux qui l’entourent se dégage de ses écrits publiés au
Québec. Par exemple, l’héroïne Augusta, de son roman Sweet, sweet
China, « quatre ans après son arrivée au Canada, […] se déclare
satisfaite de sa vie à Montréal, malgré les codes, qu’elle ne maîtrise
pas encore, de ce nouveau pays » (SSC, p. 12). Elle se déclare guérie
de sa nostalgie d’espaces lointains et contente d’appartenir à cette ville
« même si ce n’est qu’à travers les liens fragiles tissés par ses nouvelles
cartes d’identité, par son nouveau numéro de téléphone et par son
nouveau code postal » (SSC, p. 324).
Peu de temps après son arrivée dans la « belle province » elle
s’est mise à traduire ses textes « comme palliatif à la dépression, au
manque de confiance qui caractérise chaque immigrant lorsqu’il se
réveille dans un bâtiment où il ne comprend ni les sons ni les bruits »
(Steiciuc/Mihali, 2007 : 17). La parution en 2002 chez XYZ éditeur de
son premier opus en français, Le Pays du fromage, marque son début
sur la scène littéraire québécoise.
Dans une interview accordée à Elena‑Brândușa Steiciuc,
l’auteur avoue qu’elle est partie à la rencontre de l’autre langue avec
pour seul bagage, ses livres, raison d’ailleurs, pour laquelle elle avait
laissé derrière son vécu en Roumanie (Steiciuc/Mihali, 2007 : 16).
Consciente des efforts qu’il faut faire et des renoncements qu’il faut
dépasser, l’auteur accepte son impuissance face à l’autre langue qui ne
pourrait pas remplacer « la dextérité et la facilité à s’exprimer dans la
langue maternelle » (Steiciuc/Mihali, 2007 : 17). La nouvelle langue,
lui permettant de s’ouvrir à une autre nouveauté, lui donne la conviction
qu’elle assiste « à l’accomplissement des choses qui comptent
vraiment : l’orthographe du français, la météo au Québec, […], les
aubaines d’automne » (D, p. 176). La météo au Québec, les aubaines
d’automne sont des choses qui comptent vraiment pour l’immigrant qui
cherche à se familiariser avec une quelconque « intimité quotidienne »

48 En 1999, année de la parution en Roumanie du livre Ţara brînzei [Le Pays du
fromage], des chroniques favorables signées par Alex Ştefănescu, Gabriela
Hurezean, Corneliu Ciocan ont été publiées dans la revue România literară
et dans les pages des journaux roumains Evenimentul zilei, Naţional, etc.

144
(Casanova, 2008 : 302) de la culture d’accueil. Pour lui, ces petits
détails représentent l’indice de son intégration.
Au Québec, Felicia Mihali a continué avec ténacité et
application son œuvre de création en publiant toute une série de romans
dont nous mentionnons Luc, le Chinois et moi (2004), La reine et le
soldat (2005), Sweet, sweet China (2007), Dina (2008), Confession
pour un ordinateur (2009), L’enlèvement de Sabina (2011). Elle a
rejoint ainsi le « ghetto chic, celui de l’altérité systématique » (Robin,
1993 : 215) à côté d’autres écrivains migrants tels Émile Ollivier, Dany
Laferrière, Naïm Kattan, Ying Chen, Abla Farhoud, Marco Micone,
Sergio Kokis, etc.
Ce travail d’écriture en français prendra fin en 2012 par
la publication en anglais du livre The Darling of Kandahar chez
Linda Leith Publishing. Ce nouveau changement lui offre la chance
d’écrire en trois langues et, par conséquent, d’accéder à un marché
littéraire encore plus puissant que celui francophone. Ce sont les mots
de Felicia Mihali elle‑même qui expriment le mieux sa manière de
transformer sa migration en un événement heureux : « je me rappelle
les dires de quelqu’un qui affirmait qu’un bon auteur est peu étendu, il
est profond comme les puits. Les livres significatifs creusent toujours
en profondeur. […] Si j’étais restée en Roumanie, j’aurais peut‑être
creusé des puits. Au Canada, j’ai dû apprendre à nager au large »
(Ionescu/Mihali, 2013 : 98).

2) Irina Egli (1972‑ )


En 1997, Irina Egli a élu domicile au Québec. Elle a quitté
la Roumanie natale pour planter ses racines à Montréal, ville où elle
a publié en 2006 son premier livre en français Terre salée, paru aux
éditions Boréal. Bien accueilli par la critique, ce roman représente une
réécriture traduisante d’un autre roman écrit avant son départ et publié
en 2000 en Roumanie, Sânge Amestecat [Sang mêlé]. Terre salée prend
sa source dans l’un des plus anciens mythes de la littérature, l’amour
interdit, en l’occurrence celui entre un père et sa fille. Malgré les
nombreuses références à l’espace géographique roumain, son roman
n’est ni autobiographique, ni « exotique », à ce qu’elle avoue : « je ne
pense pas que ce terme [exotisme] pourrait s’appliquer à mon roman, en
tout cas, pas dans son sens le plus connu. D’après ce que je me rappelle,
je ne fais pas de longues descriptions de paysage et je ne peins pas la vie
des gens d’un certain endroit mal connu » (Toropu/Egli, 2006).

145
Son objectif, comme on peut le lire sur le verso de la page de
garde de Pământ pustiu (la traduction roumaine de Terre salée), n’était
pas de parler au public québécois de ses origines roumaines, mais de
rendre justice à ses ancêtres qu’elle avait trahis. En s’expliquant sur
l’origine du livre, elle le considère comme une partie de sa personnalité
et comme le fruit de son enfance passée sur le rivage de la Mer Noire, là
où elle a fait l’apprentissage des archétypes et de la sagesse des anciens.
Réceptacle de cet héritage lointain, Irina Egli s’en est détaché par sa
formation (en Roumanie elle a réalisé des émissions culturelles pour la
Télévision Nationale Roumaine) et par son émigration.
Au Québec, elle a étudié les arts du spectacle à l’INIS, mais elle
est aussi revenue à la littérature. Le contact avec le français acquiert une
double signification : il est à la fois synonyme de trahison, mais aussi
de renaissance littéraire. Par sa production littéraire dans une langue
qui est devenue sienne étonnamment vite, elle retrouve ses origines, le
monde de son enfance49.
Le sentiment de culpabilité aussi est double : il y a d’une
part la trahison des ancêtres et d’autre part la trahison linguistique. En
abandonnant le roumain en faveur du français, Irina Egli ne contribue
plus à l’élaboration d’une littérature nationale. Or, comme le souligne
Pascale Casanova, « les „lois” de fidélité (ou d’appartenance) nationales
sont si bien incorporées qu’elles sont rarement vécues comme des
contraintes. Elles deviennent l’un des traits majeurs de la définition
(littéraire) de soi » (2008 : 257). Il n’est pas étonnant alors de voir que
les écrivains pensent que seule la langue maternelle serait à même de
leur conférer ce statut. « Je croyais comme tous les écrivains qui ont la
religion du mot et de la langue, que je n’aurais jamais pu écrire dans une
autre langue que le roumain », avoue Irina Egli (Toropu/Egli, 2006).
Et pourtant, deux ans après son arrivée au Québec, l’auteur
de Terre salée s’est mis à écrire en français « comme si cela avait été
programmé depuis longtemps » (Toropu/Egli, 2006). La fragmentation
entre ses origines et son pays d’adoption n’est pas perçue par l’écrivain
comme un facteur perturbateur, mais bien au contraire, comme un atout :

49 En original : « M‑am întors din nou la literatură într‑o limbă care a
devenit surprinzător de repede a mea și, în această nouă naștere, am
regăsit ceea ce în mod constant trădasem : lumea Celor Vechi, a copilăriei
mele dobrogene », comme il est écrit sur le verso de la page de garde de
Pământ pustiu.

146
« Il n’y a pas de contradiction entre les éléments d’une personnalité. Il
faut juste créer une harmonie entre eux, comme dans une symphonie.
Je crois que plus la musique est complexe, plus elle est belle » (Toropu/
Egli, 2006).
On peut constater que sa transformation en écrivain
d’expression française s’est réalisée, selon ses propres dires, sans
grande peine, car elle a accepté l’autre langue, comme allant de soi,
sans se poser trop de questions. En décrivant son contact avec le
français, elle affirme :
Mais je n’y pense même pas quand j’écris, je me laisse aller dans la
magie de la langue, naturellement, je ne veux que capter ma vision.
Parfois je dois m’arrêter pour chercher un mot dans le dictionnaire,
mais cela ne m’éloigne pas de l’univers dans lequel je suis plongée. Ça
me fait penser à un chauffeur préoccupé d’arriver à sa destination et qui
s’arrête de temps en temps sur l’autoroute pour faire le plein. Il ne pense
qu’au chemin à suivre (Toropu/Egli, 2006).
Pour conclure, on pourrait dire que pour elle, changer de langue
de création est synonyme de « se réécrire sur une autre dimension »
(Toropu/Egli, 2006). Cela lui « a permis d’avancer sur des territoires
insoupçonnés » (Toropu/Egli, 2006), de redécouvrir en elle des
richesses dormantes qui ont pris forme par le truchement du français.
Malgré le sentiment de trahison (de la langue, des origines), elle accède,
par sa création en français, à un espace dominant qui lui offre de la
visibilité et une véritable existence littéraire. Cette consécration serait
repérable, par exemple, dans la différence entre les deux maisons
d’édition roumaines ayant publié ses livres avant et après Terre salée :
Sânge amestecat [Sang mêlé] a été publié en 1999 chez Ex Ponto, une
maison d’édition de la ville de Constanţa, alors que Pământ pustiu, la
traduction en roumain de Terre salée, est paru chez Humanitas, l’une
des plus prestigieuses maisons d’édition roumaines. Par ce processus de
littérarisation, elle s’est dénationalisée en sortant d’un espace littéraire
périphérique pour accéder à un autre plus puissant.

147
Conclusion
En Roumanie, à cause du retard économique des trois
principautés (Moldavie, Valachie et Transylvanie), l’histoire de
l’autotraduction commence assez tard. C’est à la charnière du XVIIe et
du XVIIIe siècles que les premières œuvres autotraduites apparaissent
grâce à l’activité autotraductive de Dimitrie Cantemir. Cependant, au
début du XIXe siècle, à la faveur de l’émancipation de l’esprit public,
les œuvres autotraduites se multiplient avec la contribution d’Alecu
Russo, Dimitrie Bolintineanu et Alexandru Macedonski. Au début
du XXe siècle, Panait Istrati publie ses livres en français pour les
traduire par la suite en roumain. L’arrivée au pouvoir des communistes
représentent une période difficile pour les intellectuels du pays, raison
pour laquelle nombreux d’entre eux se réfugient en Occident. C’est
après 1989 que leur retour dans le pays devient possible et certains
d’entre eux (Dumitru Tsepeneag, Virgil Tănase) profitent pour y faire
paraître leurs textes écrits précédemment en français. L’ouverture des
frontières ayant favorisé la libre circulation des personnes, plusieurs
auteurs (Felicia Mihali, Irina Egli) décident d’émigrer au Québec pour
y poursuivre leur activité littéraire en français.

148
DEUXIÈME PARTIE

BILINGUISME D’ÉCRITURE
ET AUTOTRADUCTION
CHEZ DUMITRU TSEPENEAG
ET FELICIA MIHALI
CHAPITRE 3
BILINGUISME D’ÉCRITURE.
LE CAS DE DUMITRU TSEPENEAG
ET DE FELICIA MIHALI

Quand il est question d’autotraduction et de bilinguisme


d’écriture, les opinions divergent. (v. § 1.2.2. ; § 1.2.3.). Certains
traductologues (Bueno Garcia, 2003 ; Mavrodin, 2007, 2009)
considèrent que tout emploi d’une langue étrangère engendre un
problème d’autotraduction et que la notion de bilinguisme serait à réviser.
D’autres théoriciens (Oustinoff, 2001 ; Chioaru, 2013) croient qu’il faut
distinguer les deux notions et réserver le terme d’autotraduction à la
traduction auctoriale sui generis.
Pour nous, le bilinguisme d’écriture est et n’est pas de la
traduction. Il se distingue de la traduction proprement dite par le fait
qu’il n’assure pas la reformulation d’un TS en LC, mais la formulation
écrite en LC d’un message démuni de forme textuelle en LS (v. § 1.2.1.).
Le bilinguisme d’écriture s’apparente à la traduction si l’on
accepte qu’« à l’intérieur d’une langue ou d’une langue à l’autre, la
communication est une traduction » (Steiner, 1998 : 89) (souligné dans
le texte). Tout acte de parole apparaît comme une traduction qui permet
au locuteur de traduire ses propres pensées pour les communiquer à
ses interlocuteurs. Lorsque deux ou plusieurs langues cohabitent
dans le mental d’une personne, la traduction « pose des problèmes
innombrables, visiblement insurmontables ; qui abondent également,
mais plus discrets ou négligés par tradition, à l’intérieur d’une langue
unique » (Steiner, 1998 : 88). Dans cette optique, la littérature « dont le
génie s’enracine dans ce qu’Eluard appelait „le dur désir de durer”, ne
peut vivre que par le jeu d’une traduction constante à l’intérieur de sa
propre langue » (Steiner, 1998 : 67).
Le bilinguisme d’écriture, comme toute autre forme de
communication littéraire, permet un pseudo‑dialogue entre un auteur
qui transmet un message écrit en une langue étrangère vers un récepteur

151
absent au moment où il rédige son texte. Il peut quand même imaginer
un lecteur en fonction duquel il façonne son message. L’acte de création
terminé, le texte devient indépendant et s’achemine tout seul vers un
lecteur possible. Lorsque le récepteur prend contact avec le texte,
l’auteur empirique n’est pas présent. Le lecteur peut se faire une image
de l’auteur à travers le texte qu’il a sous les yeux. Le texte acquiert ainsi
une grande importance puisqu’il est le liant entre les deux pôles de la
communication, l’émetteur et le récepteur. Plus exactement, il est leur
lieu de rencontre. À travers le texte, le lecteur peut rencontrer l’auteur,
non pas l’auteur réel, mais l’image de l’écrivain telle qu’elle se dégage
du texte, grâce aux informations qui y sont véhiculées.
Paradoxalement, le texte, bien qu’il se détache de son auteur à
la fin de la rédaction, n’est légitime que par une signature qui l’assume
(Comloşan/Borchin, 2003 : 38). Or, parmi les différents créateurs de
textes littéraires, le romancier
mérite à juste titre qu’on l’appelle écrivain. Il intériorise sa relation
avec l’écriture, dans le sens que le texte garde des traces de l’acte de
création dont il est issu. Un nouveau type de discours se fait „entendre”
dans l’œuvre, le discours auctorial, la „voix” de l’auteur qui glose sur
ce qu’il a „produit”, c’est‑à‑dire le texte même. D’autres fois, il glose
sur le roman en général et alors le discours auctorial est doublé d’un
discours métaromanesque. C’est l’écriture des romans qui a favorisé la
constitution d’une conscience auctoriale et d’un sens aigu de propriété
sur le texte50 (Comloşan/Borchin, 2005 : 97) (souligné dans le texte).
La conscience auctoriale et le sens aigu de propriété sur le
texte poussent le romancier à être présent, visible, dans le texte. Il y
est présent par sa vision littéraire, à savoir sa manière de regarder et
d’imaginer le monde (Comloşan/Borchin, 2002 : 66). L’écrivain se
différencie des autres humains par sa sensibilité artistique, par sa manière
d’observer et de « lire » les objets qui l’entourent, par sa capacité de
créer des connexions entre différentes informations. Grâce à tout cela,

50 En original : « romancierul […] merită pe deplin apelativul de scriitor.


Relaţia lui cu scrierea se interiorizează, în sensul că textul conservă urme
ale actului care l‑a instituit. Un nou tip de discurs se lasă „auzit” în operă :
discursul auctorial, „vocea” autorului care glosează pe marginea a ceea ce
a „produs”, adică tocmai textul respectiv sau alteori romanul în genere şi
atunci discursul auctorial est dublat de unul meta‑romanesc. Se constituie
astfel, în practica scrierii romanelor, conştiinţa auctorială şi un puternic
simţământ de proprietate asupra textului ».

152
on peut considérer que le message de l’auteur, autrement dit son œuvre,
se compose d’« une vision inédite sur les choses environnantes et d’une
manière particulière de l’exprimer »51 (Comloşan/Borchin, 2002 : 66)
(souligné dans le texte).
Le message de l’auteur d’où transperce sa vision auctoriale et
sa manière de l’exprimer constituent pour nous la marque de l’auteur
ou ce que nous appelons sa visibilité. La création littéraire ne reflète pas
forcément l’auteur réel, sa biographie ou sa psychologie (bien que cela
puisse arriver parfois et d’une manière plus ou moins évidente), mais
l’écrivain en tant que créateur d’un texte littéraire (Comloşan/Borchin,
2002 : 66). Dans ce sens, on peut dire que l’auteur est égal à son style,
autrement dit, « l’auteur se présente en tant qu’écrivain par le style de
son œuvre, ce qui permet, entre autres, de rattacher un certain texte à
la création d’un écrivain (établir sa paternité) ou d’identifier le modèle
d’une parodie même lorsqu’on ne l’indique pas »52 (Comloşan/Borchin,
2002 : 66). Chaque écrivain manifeste une prédilection pour certains
thèmes qu’il expose en forgeant sa propre langue dans la langue.
En ce qui concerne l’œuvre des écrivains translingues, ceux‑ci
sont amenés à raconter leur propre expérience de l’extraterritorialité qui
fait écho à leur contact avec la langue et la culture d’accueil. Doués d’une
« surconscience linguistique » (Gauvin, 2004 : 256), ils transforment ce
contact en objet de discours (v. § 1.3.4.1.). Il peut aussi arriver que,
tournés vers leur pays d’origine, ils le scannent pour en présenter
différents aspects devant le nouveau public désireux de découvrir des
histoires et des territoires lointains (v. § 1.3.4.1.). De même, l’emploi
qu’ils font de la nouvelle langue les distingue des écrivains autochtones.
Leur écriture devient une « écriture‑de‑traduction » (Berman, 1995 :
66), une « écriture d’étranger » (Berman, 1995 : 66) (v. § 1.3.4.2.).
À la lumière des remarques ci‑dessus, nous aborderons, dans ce
chapitre, la question du bilinguisme d’écriture tel qu’il prend forme dans
les romans : Le Mot sablier et la version bilingue Cuvîntul nisiparniţă
de Dumitru Tsepeneag, Dina et Confession pour un ordinateur de

51 « Putem spune că mesajul autorului este o viziune inedită a lucrurilor şi un


mod propriu de a o exprima ».
52 En original : « S‑a spus că autorul este stilul, sau, mai puţin vag, autorul se
comunică pe sine ca scriitor prin stilul operei sale, ceea ce permite, între
altele, stabilirea apartenenţei unui text neînsemnat la creaţia unui anume
scriitor (stabilirea paternităţii) sau recunoaşterea modelului unei parodii
chiar şi atunci când acesta nu este anunţat ».

153
Felicia Mihali. Nous essayerons de voir comment les deux auteurs
sont visibles dans les textes qu’ils ont créés en une langue étrangère.
D’une part, nous chercherons à déchiffrer les traces de leur visibilité
dans le message qu’ils transmettent aux lecteurs du pays d’accueil, et,
d’autre part, dans leur capacité à manier la nouvelle langue d’écriture.
Autrement dit, nous explorerons les choix thématiques et linguistiques
qu’ils opèrent.
En ce qui concerne le message, nous montrerons qu’il y
a, chez les deux écrivains, un souci de parler de leur expérience en
tant qu’écrivains étrangers. Dumitru Tsepeneag fictionnalise les actes
d’écrire et de traduire (Lungu‑Badea, 2008 : 19) alors que, chez Felicia
Mihali, l’histoire des héroïnes de Dina et de Confession pour un
ordinateur peuvent s’interpréter comme le récit de son immigration,
la radiographie du passé, la fictionnalisation de soi, contribuant à une
meilleure acceptation du présent.
Pour ce qui est de l’emploi de la langue étrangère qu’ils
adoptent, nous nous proposons d’y déceler les traces de la langue
maternelle, en l’occurrence le roumain. Celle‑ci refait surface par des
mots ou des paragraphes en roumain insérés dans le texte en français, par
la présence de noms propres (toponymes, anthroponymes) renvoyant à
l’onomastique roumaine et par l’empreinte qu’elle met sur l’emploi de
la langue française.

3.1. Le Mot sablier de Dumitru Tsepeneag53


Être écrivain français ou plutôt devenir écrivain français est
un « hasard décisif » (PV, 103) pour Dumitru Tsepeneag qui vivait en
France avec la nostalgie de sa langue maternelle. Or, pour adopter une
autre langue il faut d’abord se débarrasser de celle qu’on avait tétée
avec le lait de sa mère. On devient ainsi un « possesseur aléatoire »
qui doit « faire la preuve de sa compétence, c’est‑à‑dire prouver son
intention d’user de cette langue maternelle à bon escient, activement et
conformément aux règles en vigueur… » (PV, p. 143). Le Mot sablier
par la métaphore du sable qui s’écoule d’un vase dans l’autre démontre

53 Des fragments de ce sous‑chapitre ont été publiés dans Eiben, Ileana


Neli, « Le Mot sablier de Dumitru Tsepeneag ou la mise en roman d’une
experience scripturaire bilingue », in Analele universităţii din Craiova,
seria Ştiinţe filologice, Langues et littératures romanes, An XVIII, Nr. 1,
Craiova : Editura Universitaria Craiova, 2014, p. 13‑23.

154
le processus cognitif d’appropriation de l’autre langue qui remplace
petit à petit les « cadavres d’images venues d’une autre terre avec un
autre horizon » (MS, p. 13).

3.1.1. Le Mot sablier, présentation générale


Dumitru Tsepeneag décide de retourner à l’écriture après une
période de silence, entre 1978 et 1984, pendant laquelle il s’est dédié
surtout au jeu d’échecs. Or, vivant en France, il doit arrêter d’écrire en
roumain et se faire traduire par Alain Paruit. Il doit adopter le français
comme langue d’écriture. Le Mot sablier (v. Annexe 3 : Couverture
du roman Le Mot sablier) publié pour la première fois en 1984, en
France, chez P.O.L. éditeur, fait suite à cette nécessité de changer de
langue d’écriture.
Comme d’autres textes de Dumitru Tsepeneag, ce roman a
dû attendre la chute du communisme pour être publié en Roumanie,
dans sa forme bilingue. C’est ce qui est arrivé en 1994 lorsque Cuvîntul
nisiparniţă paraît à la maison d’édition roumaine, Univers. Une
dizaine d’années plus tard, en 2005, Cuvîntul nisiparniţă (v. Annexe
4 : Couverture du roman Cuvîntul nisiparniţă), suivi d’une postface
de Georgiana Lungu‑Badea, est de nouveau publié chez Editura
Universităţii de Vest de Timișoara.

3.1.1.1. Genèse du Mot sablier


Dumitru Tsepeneag ne pouvait plus prolonger son attente dans
« l’antichambre de la langue française » (MS, p. 12), il devait se mettre
à écrire en français. En fait, les raisons de sa « conversion » linguistique
sont multiples.
C’est d’abord la curiosité qui l’a poussé à écrire en français,
pour « voir ce que ça pouvait donner » (Tsepeneag, 2013 : 18).
Ensuite, la traduction constitue un processus coûteux pour un éditeur.
Par exemple,
L’édition d’un ouvrage paru à l’origine dans une langue étrangère est
une activité qui implique des frais fixes importants. Pour un éditeur,
son surcoût est constitué de l’achat de droits, du paiement du traducteur
et, éventuellement, de la rémunération d’agents (au pourcentage des
contrats) ou de « scouts » (salariés des maisons d’édition). Dans la
pratique, la traduction ne peut être envisagée par un éditeur que pour
les livres dont les tirages seront supérieurs à 4000 exemplaires (Ganne /
Minon, 1992 : 62).

155
L’éditeur de Dumitru Tsepeneag n’y fait pas exception. Il lui
suggère à demi‑mots qu’il serait temps de renoncer aux services du
traducteur. « Maintenant, que t’as appris la langue, pourquoi n’écris‑tu
pas en français, tu vois bien que la traduction coûte assez cher et les
ventes sont modestes ? » (Tsepeneag, 2013 : 18), lui demande‑t‑il.
À cela s’ajoute aussi un quelconque mécontententement
de l’écrivain par rapport au style trop classique de son traducteur, un
« style Versailles » (Tsepeneag, 2013 : 18), « avec trop de symétrie dans
la construction des phrases, un peu raide » (Tsepeneag, 2013 : 18).
Cependant, faire appel aux services de celui‑ci a certains avantages :
l’auteur ne peut pas être accusé d’imperfection, de déviation par rapport
aux normes de la langue française, critique qu’on pourrait lui faire dans
d’autres situations (MS, p. 11).
En fin de compte, on pourrait mentionner le fait que l’écrivain
se sent « menacé » par le traducteur avec qui il doit partager le droit
de propriété sur le texte. Il n’en est plus le seul auteur. Pire encore, il
risque d’occuper une position secondaire et n’être qu’une imposture
promise par la couverture. Faire appel aux services d’un professionnel
de la traduction, dans notre cas Alain [Paruit], comporte des risques :
l’écrivain se voit menacer et concurrencer par celui‑ci. L’auteur
traduit, devenu un fantôme, une imposture, est complètement démuni.
Il « n’a aucune puissance, car aucune présence » (CN, p. 114), il est
promis par la couverture, mais il s’efface derrière le traducteur qui
réécrit le texte en LC.
La peur d’être balayé du texte en même temps que les
mots et « l’insatisfaction de se voir condamné […] à n’être lu qu’en
traduction » (Bârna, 2006 : 12), devaient donner un coup de pouce à
Dumitru Tsepeneag et lui faire changer de langue d’écriture. Or, pour
le moment, il ne peut créer qu’« encore un texte écrit en roumain et
qu’Alain [à lire Alain Paruit] aura encore à traduire en se triturant les
méninges tandis que je souffrirai inutilement auprès de lui tout en me
rendant parfaitement compte qu’aussi génial que soit le traducteur une
traduction reste une traduction » (MS, p. 11).
Dumitru Tsepeneag fait appel à Alain [Paruit] pour assurer la
traversée d’une partie de son livre (les fragments écrits en roumain) sur
les rives de la langue française. À cet égard, il affirme
J’ai écrit le premier chapitre en roumain, en introduisant ça et là
quelques mots français, par commodité, […]. Par la suite, il m’est venu

156
l’idée du „sablier textuel”. Je l’ai communiquée à Alain qui a accepté
de traduire chapitre par chapitre, c’est‑à‑dire le texte fraîchement
rédigé en roumain. […] Non seulement le texte roumain était traduit
à mesure qu’il était écrit, mais le texte même avait de moins en moins
besoin d’être traduit. […] La traduction française m’a fourni la matière
progressivement, surtout pour la seconde partie du texte, où la langue
française s’impose de plus en plus jusqu’à rester seule, souveraine
(Lungu‑Badea/Tsepeneag, 2006b : 209).
On apprend ainsi que le travail du traducteur avance au rythme
de l’écriture. « Je dois te dire que je ne peux pas écrire ce livre sans
ton aide (ton assistance) immédiate et permanente, adică : au fur et à
mesure que j’écris tu dois traduire » (CN, p. 102‑103), lui dit l’auteur.
Et cela, jusqu’au moment où l’auteur n’a plus besoin de faire traduire
son texte car il l’écrit directement en français.
La traduction, par le travail du traducteur Alain, y remplit une
« fonction supplétive » (Saint‑Gelais, 2008 : 9) dans le sens qu’elle nous
dispense de la lecture du texte original. Petit à petit, elle est remplacée
par le bilinguisme d’écriture. Dumitru Tsepeneag devient « son propre
traducteur, et ce dès avant d’écrire ce qu’il a à écrire » (Bârna, 2005 : 32).
Traduire avant d’écrire, peut paraître un paradoxe. Excepté le
cas où il n’y a pas d’auteur et c’est le traducteur qui écrit le livre, comme
l’explique l’écrivain même : « comme ça! C’est déjà arrivé. Un type
qui prétendait avoir traduit un roman de l’anglais ou de l’américain,
je ne me rappelle pas très bien. Mais je peux vous montrer le bouquin.
Merde!...En réalité, c’était lui‑même qui avait écrit le texte directement
en français » (CN, p. 118).
Le bilinguisme d’écriture permet d’inrérioriser la langue
étrangère à tel point qu’elle concurrence et remplace la langue maternelle
dans le processus de création. C’est cette « naturalisation » de la langue
étrangère qui permettra à l’écrivain de s’en servir pour « traduire »,
dans le sens d’exprimer directement ses pensées en français.

3.1.1.2. Le Mot sablier, un métaroman


Sur la couverture du Mot sablier, en dessous du titre, on ne
retrouve aucune indication qui informe de prime abord le lecteur sur
« le statut générique intentionnel de l’œuvre qui suit » (Genette, 1987 :
98). Alors, quel serait le statut officiel que l’auteur et l’éditeur veulent
attribuer à ce livre ? S’agit‑il d’un roman vu la dimension du texte ? Selon
les dires de l’auteur, ce n’en est pas un. Ce n’est pas un roman au sens

157
d’« œuvre littéraire en prose d’une certaine longueur, mêlant le réel et
l’imaginaire, et qui, […] cherche à susciter l’intérêt, le plaisir du lecteur
en racontant le destin d’un héros principal, une intrigue entre plusieurs
personnages, présentés dans leur psychologie, leurs passions, leurs
aventures, leur milieu social, sur un arrière‑fond moral, métaphysique »
(TLFi). C’est plutôt un roman au sens étymologique du mot : au XIIe
siècle, mettre en roman, ne signifiait pas « traduire » un texte latin, mais
« gloser » en roman un texte latin pour qu’il soit facilement compris par
les élèves (Zumthor cité par Comloşan, Borchin, 2005 : 85). En vertu de
cette deuxième signification on peut considérer Le Mot sablier comme
un roman, c’est‑à‑dire une mise en texte d’une expérience scripturaire
bilingue. En effet, il s’agit d’un texte qui se raconte, c’est‑à‑dire qui
raconte sa venue au monde, il « porte en lui, avec lui, sa propre théorie.
Comme un kangourou! » (Tsepeneag, 2013 : 18). Ce n’est donc pas un
roman, mais un métaroman, c’est‑à‑dire un roman qui parle de lui‑même.
Le sujet n’existe pas, il se crée au fur et à mesure que l’écriture
avance. C’est ce qui fait dire à Nicolae Bârna que c’est « un récit dont
le thème principal – ou le sujet „véritable” – est sa propre production.
Et qui rend compte de ce „thème”‑là non pas en le racontant, ni en
l’„expliquant”, mais en le produisant, ostensiblement, au niveau de
l’intimité de l’écriture » (2005 : 29).
Par la métaphore du sable qui s’écoule du vase supérieur
dans le vase inférieur, Dumitru Tsepeneag rend compte de son propre
acte d’écriture en langue étrangère ou ce que Georgiana Lungu‑Badea
appelle « la fictionnalisation des actes d’écrire et de traduire » (2008 :
19). Il montre dans « l’intimité de l’écriture » (Bârna, 2005 : 29) la
complexité du choix d’un code linguistique différent pour en faire
un nouvel outil d’expression littéraire. Le renoncement à la langue
maternelle et l’adoption du français comme langue d’écriture prend
une forme esthétique en saisissant en filigrane le processus de dé‑ et
re‑construction identitaire de l’écrivain même.
Le Mot sablier enregistre non seulement le processus
d’apparition d’un texte écrit par un auteur appartenant à deux espaces
linguistiques et littéraires distincts (roumain et français), mais aussi
une transformation qu’on pourrait envisager sous plusieurs angles :
d’écrivain d’expression roumaine Dumitru Tsepeneag devient, il est
vrai que pour un certain laps de temps, écrivain d’expression française ;
d’écrivain « traduit » il devient écrivain qui se traduit ; son nom,

158
de Țepeneag devient Tsepeneag pour se métamorphoser encore une
fois en 1988 en Ed Pastenague lors de la parution de Pigeon vole. Le
changement du nom témoigne de la quête identitaire de l’écrivain qui,
« arraché » à la littérature roumaine, cherche sa voie dans la littérature
française et encore plus loin, dans la littérature mondiale. L’emprunt
d’un pseudonyme ou la « francisation » du nom illustrent le processus
d’adhésion de l’auteur à la culture cible54.

3.1.2. Visibilité de l’auteur‑écrivain roumain dans le texte


français
Pour parler de la visibilté de l’auteur‑écrivain roumain dans le
texte français nous partirons du hors‑texte et nous focaliserons ensuite
notre attention sur le texte proprement dit. Le péritexte éditorial par la
couverture (où figure le nom de l’auteur), la page de titre et la quatrième
de couverture offre de prime abord des informations sur l’auteur et
éventuellement sur le traducteur.
L’édition de 1984 du Mot sablier, quoique le résultat d’une
double activité, de traduction et de création, ne comporte sur la page
de titre que le nom de Dumitru Tsepeneag. L’indication « Traduit du
roumain par Alain Paruit » est absente. Par contre, sur le recto de la
page où il y a une épigraphe d’Emil Cioran, on peut lire : « Le texte en
romain a été traduit du roumain par Alain Paruit ».
Le livre est dédié « À Alain Paruit ». Le dédicataire est « une
personne plus ou moins connue, mais avec qui l’auteur manifeste, par sa
dédicace, une relation d’ordre public : intellectuel, artistique, politique
ou autre » (Genette, 1987 : 134). On pourrait alors interpréter cette
dédicace comme un acte de parole feint dans le sens : « Je dédie ce livre
à Alain », c’est‑à‑dire « Je dis à Alain que je lui dédie ce livre » et surtout
« Je dis au lecteur que je dédie ce livre à Alain » (Genette, 1987 : 137).
Elle serait une forme de reconnaissance envers le traducteur et aurait le
rôle de compenser l’absence du nom d’Alain Paruit de la page de titre,
plus exactement de la formule « traduit du roumain par Alain Paruit ».
Cette quasi‑absence du traducteur, serait‑elle un indice de la
peur de l’auteur de se voir concurrencer par le traducteur dans le sens

54 On retrouve aussi chez d’autres écrivains roumains d’expression française


le désir de se cacher derrière un nom à résonnances françaises : Alecu Russo
ne serait qu’une adaptation française d’Alecu Rusul due à l’admiration
de l’écrivain roumain pour Jean‑Jacques Rousseau ; Benjamin Fondane
correspondrait à B. Fundoianu le nom de plume de B. Wechsler.

159
que « l’auteur traduit n’a aucune puissance, car aucune présence. […]
L’auteur est promis par la couverture, mais quand le livre s’ouvre, c’est
un couvercle de cercueil qui se ferme » (CN, p. 113‑114) ?
Cette visibilité voilée du traducteur devrait être interprétée
dans le sens proposé par l’auteur même : « le livre n’est pas tout à fait le
mien. Comme tous les livres que j’ai publiés en France. Ils sont aussi les
livres de mon traducteur. C’est lui qui leur a offert un corps, chair et os »
(CN, p. 113). Son texte ne lui appartient plus ou ne lui appartient qu’à
moitié car il doit le partager avec le traducteur. Or, au fil des siècles,
la pratique traductive en France et dans d’autres pays du monde (v.
Lawrence Venuti, 1995) s’est donné pour but d’effacer les traces de la
culture d’origine et de naturaliser l’auteur étranger. Par conséquent, le
TS s’achemine vers le récepteur cible par le truchement du traducteur
qui propose sa propre version de l’œuvre. Celui‑ci fait « un travail de
jardinier » (CN, p. 112) et son déblayage engendre la disparition de
la LS et subséquemment de l’auteur « qu’on a beau attendre dans les
pages ré‑écrites par quelqu’un d’autre » (CN, p. 114).
Dans Le Mot sablier l’auteur est visible par son message et sa
manière de rendre compte de son acheminement vers la langue française.
En lisant les premières lignes on pourrait croire que l’auteur
roumain, dépourvu d’un nom propre, se cache derrière le narrateur qui
dit « je » pour s’adresser au lecteur français et lui expliquer son choix
linguistique, à savoir le choix de la langue roumaine au détriment de
la langue française. L’emploi de la première personne fonctionnerait
comme un « gage de vraisemblance » (Gasparini, 2004 : 28) : on pourrait
avoir l’impression que l’écrivain Dumitru Tsepeneag s’explique sur
l’impossibilité de rester suspendu dans un entre‑deux linguistique ou
ce qu’il appelle « l’antichambre de la langue française » (MS, p. 12).
Il ne pouvait plus rester enclaver dans la langue roumaine, il devait se
désenclaver pour fournir « un texte, un texte „de base”, un pré‑texte »
(CN, p. 113) et justifier par là son statut d’écrivain en France. Bénéficiant
de bourses de création, il ne pouvait plus publier un nouveau roman en
traduction, il devait créer un texte qui soit uniquement le sien.
L’incipit prend la forme d’une confession derrière laquelle
on pourrait deviner Dumitru Tsepeneag. Selon Philippe Gasparini,
l’anonymat (nous avons vu plus haut que le narrateur n’a pas de nom à
la différence du traducteur qui s’appelle Alain) peut être interprété d’une
double façon. D’une part, « le roman à la première personne retrouverait

160
ainsi l’objectivité dont se pare le narrateur omniscient. Il s’affranchirait
de tout lien avec la confession autobiographique » (Gasparini, 2004 : 40).
D’autre part, on pourrait postuler que « l’anonymat du narrateur s’inscrit
dans une stratégie autoréférentielle » (Gasparini, 2004 : 40), dans le sens
que « le sujet qui se raconte, dépourvu d’identité onomastique, renvoie
inévitablement au seul individu qui, dès la page de titre, accepte de
prendre en charge le récit, l’auteur » (Gasparini, 2004 : 40).
Parmi les « opérateurs d’identification » (Gasparini, 2004 :
25) susceptibles d’indiquer une quelconque ressemblance entre le
narrateur et l’auteur réel, on peut énumérer : les deux sont roumains, le
roumain est leur langue maternelle, ils n’avaient publié des livres qu’en
traduction, ils doivent se mettre à écrire en français, ils aiment le jeu
d’échecs, ils voyagent à Berlin où ils jouent aux échecs, ils collaborent
avec un traducteur qui s’appelle Alain, etc. Mais ce récit fait seulement
semblant d’être référentiel. En fait, c’est « une sorte d’autobiographie
qui à cause d’une certaine hypermnésie caractéristique de la sénilité
précoce dont paraît‑il l’auteur est malheureusement atteint » (CN, p. 89)
produit « un effet d’hypermétropie » (CN, p. 89) de sorte que « le texte
souffre d’une hypertrophie générale » (CN, p. 89).
Les « confidences » de l’auteur sont inopinément interrompues
par la question « qui parle ? » (MS, p. 17). Une deuxième voix, une
deuxième instance narrative est ainsi introduite dans la trame du
discours. Et au lecteur de douter de l’identité du narrateur. Qui a parlé :
l’auteur ou le traducteur, lui aussi roumanophone ?
Le traducteur devient personnage du récit et participe, à côté
de Domnica, l’éditeur et d’autres, aux discussions sur le texte dont
ils sont en fait les actants. Il prend la relève et donne au lecteur des
explications méta‑romanesques :
et Alain leur explique une fois de plus ce qu’il en est de l’espace (épique)
et de l’hétérogénéité qui crée cet espace où les mots deviennent féconds
c’est‑à‑dire en engendrent d’autres qui établissent des rapports
plus
en engendrent d’autres
oui
automatiquement
si vous voulez
les mots dictent d’autres mots à l’auteur
les imposent – parfois sans que l’auteur s’en rende bien compte (MS,
p. 37‑38)

161
Richard Saint‑Gelais parle de la « métalepse du traducteur »
pour désigner la stratégie de l’auteur de nous faire passer « d’un texte à
teneur autobiographique à une situation beaucoup plus troublante où les
instances supposément extérieures au texte sont capturées par la fiction »
(2008 : 15). C’est comme dans un jeu de cache‑cache : quand le traducteur
apparaît, l’auteur disparaît. Dans une discussion ardente sur le texte qui
s’écrit, les personnages constatent l’absence de l’auteur. « Où est‑il nom
de Dieu ? », se demandent‑ils. Et la réponse ne tarde pas d’arriver « à
Berlin/ et qu’est‑ce qu’il fait là‑bas/ il joue aux échecs » (CN, p. 72).
Le traducteur semble devenir l’auteur même du texte. Mais
ce n’est qu’une fausse impression car « Alain se tait » (CN, p. 72) et
« il se tait de nouveau » (CN, p. 72) et « Alain ne répond toujours pas »
(CN, p. 73). Il regarde le sablier qui, renversé, laisse s’écouler le sable.
À la fin il constate étonné : « tiens il n’y a plus de sable » (CN, p. 79).
On pourrait même croire qu’il disparaîtra. Mais pas pour le moment.
Il continue sa discussion avec Robert, Paul/Pol, Domnica/Domenica
et quand quelqu’un frappe à la porte, il va ouvrir. Alors « un corps
s’affaisse sur lui. Heureusement il est costaud Alain rugbyman dans sa
jeunesse : il soutient le corps à la manière d’un vrai pilier » (CN, p. 92).
L’écriture en langue étrangère, telle qu’elle est illustrée par le
Mot sablier, « n’est pas sans rappeler le célèbre paradoxe du menteur :
c’est parce qu’ils sont traduits (en fiction) que ces extraits n’ont pas à
être traduits (dans les faits). Ces extraits se trouvent ainsi faire partie du
„texte original”, mais un texte original qui, en fait, citerait la version
déjà traduite » (Saint‑Gelais, 2008 : 16).
Questions d’autant plus embarrassantes que le traducteur
s’arroge le droit d’intervenir dans le texte tout en avouant ses limites.
Et il explique les modifications qu’il fait :
Je change la ponctuation. Celle du manuscrit a l’air arbitraire. Et un peu
ridicule. Pour ce qui est de la conception esthétique, ce n’est pas si simple
que ça. C’est son pari. Ou son défi, comme vous voulez. De toute façon je
n’y peux rien. Mais la ponctuation, si. C’est en mon pouvoir. Je n’ai qu’à
prendre l’ancienne pour une simple négligence de l’auteur. Ce ne serait
d’ailleurs pas la seule! Et puis, pourquoi ne pas supprimer quelques mots,
quelques phrases ? Un travail de jardinier. Amical mais ferme. […] Je lui
rendrais service. Puisqu’il se désintèresse à un tel point de son texte qu’il
le laisse inachevé!...Pourquoi n’aurais‑je pas ce droit ? Ce texte est aussi
le mien. C’est moi qui lui ai offert un corps. Enfin, la moitié d’un corps…
Tiens! ça me rappelle quelque chose (CN, p. 112).

162
Serait‑ce le corps qui lui est tombé dessus et dont il se souvient
maintenant ? On ne peut pas le savoir car à la page 106 on apprend qu’il
y aura au « XIV‑e chapitre. Dans le bistrot de Georges, Gégé Pol et
quelqu’un qui s’appelle Alain. Ça vient d’où ce nom ». « Où est passé le
traducteur ? », pourrait se demander à nouveau le lecteur.
« Qui a parlé ? », voici une question qui hante le lecteur d’un
bout à l’autre du texte sans qu’il puisse donner une réponse ferme. On a
l’impression de rencontrer tantôt l’auteur, tantôt le traducteur du livre,
sans qu’on puisse dire avec exactitude de qui il s’agit. Les pistes sont
inlassablement brouillées et le texte semble souffrir « d’une hypertrophie
générale. Il est structurellement déséquillibré. Il pendouille de tous les
côtés » (CN, p. 89).
En fait, Le Mot sablier surprend « à quels vertiges peut aboutir
un texte, lorsqu’en lui s’engouffrent les instances – auteur, traducteur,
et avec eux le lecteur pris de tournis – censées le régir de l’extérieur,
mais qui ne parviennent plus à échapper à son ordre étourdissant »
(Saint‑Gelais, 2008 : 17).

3.1.3. Visibilité de la langue‑culture roumaine dans le texte


français
Dans Le Mot sablier, les instances narratives alternent jusqu’à
confusion (v. § 3.1.2.) de sorte que le lecteur ne sait plus qui parle :
l’auteur ou le traducteur. Voyons maitenant ce qu’il en est des deux
langues, roumaine et française, qui y cohabitent, moins visiblement
pour l’édition de 1984 et plus ostentativement pour l’édition de 2005.
Le Mot sablier, rédigée en roumain et en français pour illustrer
les mécanismes de création en langue étrangère, n’a pu paraître qu’en
traduction. Le caractère bilingue du texte a été annulé au profit d’une
réception monolingue (Lungu‑Badea, 2008 : 22). Le traducteur Alain
accuse même l’auteur d’avoir sacrifié « le lecteur roumain sur l’autel de
la littérature française » (CN, p. 71). Toutefois, pour informer le lecteur
qu’il s’agit de la cohabitation de deux idiomes dans le même texte, on
fait appel à des astuces typographiques. Le texte rédigé en français par
l’auteur même est mis en italique pour le différencier du texte traduit.
Dans le texte traduit par Alain Paruit, lors de la première occurrence
d’un syntagme en français, lui aussi en italique, on explique dans une
note en bas de page : « En français dans le texte (comme tout ce qui sera
désormais imprimé en italique) (n.d.a.) » (MS, p. 17). Il s’agit justement
du syntagme « en roumain » dont l’auteur se sert pour anticiper la façon

163
dont Alain reportera en français le mot roumain « nisiparnità » qui « s’il
n’existait pas il existera dorénavant » (MS, p. 17). En le considérant
intraduisible, quelques lignes plus loin il s’attache à l’expliquer : « il est
composé de deux vases identiques chacun des dimensions d’un verre
à liqueur et abouchés par un court et très mince conduit d’ouverture
millimétrique où le sable coule grain à grain » (MS, p. 18).
Ces remarques font écho à d’autres qui les ont précédées. Le
« rouge‑gorge » est, par exemple, un mot dont l’auteur ne connaît pas
l’équivalent en roumain. Il croit qu’« il se pourrait qu’il n’existe pas
que l’on dise pareillement clepsydre ce qui constituerait une évidente
impropriété de langage » (MS, p. 15). L’opacité entre les deux langues
qui entrave le transfert interlingual est exemplifiée par les commentaires
sur l’intraduisibilité de ces mots.
L’édition de 2005 respecte l’alternance des deux codes, le
roumain et le français. La différenciation typographique à laquelle on
a fait appel pour l’édition de 1984 n’apparaît plus, tout le texte étant
imprimé cette fois‑ci en romain. Les deux langues s’y entrecroisent
pour donner forme au message de l’auteur. Par l’alternance des deux
codes dans le même texte, l’écrivain tente de surprendre son propre
acheminement vers la langue française, le roumain étant petit à petit
remplacé par le français55.
L’alternance est définie comme la « juxtaposition, à l’intérieur
d’un même échange verbal, de passage où le discours appartient à deux
systèmes ou sous‑systèmes grammaticaux différents » (Thiam, 1997 :
32). On distingue : une alternance intraphrastique et une alternance
interphrastique.

55 Une analogie frappante existe entre l’alternance des deux codes dans Le Mot
sablier et la description que Nancy Huston fait de son journal intime. À cet
égard, elle affirme : « Le journal commence en 70, en anglais, avec des entrées
irrégulières, des bribes de poésie et d’états d’âme. Treize ans plus tard, il est
entièrement en français et il a à peu près le même contenu […]. Mais au
milieu, vers 73‑75, il y a eu un crescendo spectaculaire : je remplissais dix à
quinze pages par jour avec mes impressions détaillées de Paris […], et c’est
précisément l’époque à laquelle s’est opéré mon changement de langue. Les
entrées sont tantôt en anglais, tantôt en français ; parfois la langue change
d’un paragraphe à l’autre, voire à l’intérieur de la même phrase.
 […] les italiques ont peu à peu, elles aussi, changé de bord. Avant,
c’était les expressions françaises dans un texte anglais que je soulignais
conscieusement, et maintenant c’est l’inverse. Autrement dit, dans les
pages que j’écris maintenant, ce sont les mots de ma langue maternelle qui
sautent aux yeux » (Huston, Sebbar, 1986 : 36).

164
L’alternance intraphrastique permet que « des structures
syntaxiques appartenant à deux langues coexistent à l’intérieur d’une
même phrase, c’est‑à‑dire lorsque les éléments caractéristiques des
langues en cause sont utilisés dans un rapport syntaxique très étroit, du
type thème‑commentaire, nom‑complément, verbe‑complément…. »
(Thiam, 1997 : 32).
L’alternance interphrastique, prenant la place de l’alternance
intraphrastique, permet qu’il y ait « une alternance de langues au niveau
d’unités plus longues, de phrases ou de fragments de discours » (Thiam,
1997 : 32‑33).
Cuvîntul nisiparniţă [Le Mot sablier] commence en roumain.
L’auteur roumain semble s’adresser au lecteur français pour lui expliquer
pourquoi il le prive encore du plaisir du texte direct, pour le lui offrir
quand même en fin de compte. Il se déclare incapable à s’évader de ce
« cercle vicieux (ou plutôt deux cercles dessinant un huit) » (MS, p. 11).
À cet égard, il avoue :
ainsi à cheval sur deux langues je m’étais résolu à écrire en français
mais j’ai dû constater non sans irritation ni dépit que je ne pourrai
pas le faire aussi longtemps que je n’aurai pas échappé aux fantasmes
emmagasinés au long de tant d’années durant lesquelles au lieu d’écrire
je me demandais comment et à quel fin. Autant d’années d’attente dans
l’antichambre de la langue française (MS, p. 12).
Dans son rituel de passage à la langue française, Dumitru
Tsepeneag doit d’abord chasser les spectres qui le hantent, vider le
vase linguistique roumain. Il pense qu’« il serait louche en creusant le
terrain […] neuf de la langue française [qu’on] en exhume des cadavres
d’images venues d’une autre terre avec un autre horizon » (MS, p. 13).
Le « ballast fantasmatique » (MS, p. 12) risque de contaminer l’écriture
en français de sorte que l’auteur se demande : « car qui me garantit
si j’écris en français que je ne me retrouverai pas hanté par tous ces
spectres comme cela m’est d’ailleurs arrivé avec quelques textes brefs
et dans ce cas je n’écris pas je décris je récris je copie ce que je n’ai pas
été capable d’écrire mais qui est cependant resté dans mon esprit sous
la forme de larves que je ne puis éviter » (MS, p. 12).
S’affranchir de la langue maternelle devient une condition sine
qua non de l’écriture en langue étrangère. Il doit d’abord vider le vase
supérieur et chasser les images qui le hantent : une femme « qui lave
la vaisselle à la cuisine en attendant le retour de son soldat toujours au

165
régiment » (MS, p. 13), « cet homme qui parcourt une plage de sable fin
en balançant ses longs bras » (MS, p. 14), « une vieille qui fait sa prière
à genoux » (MS, p. 16) et ainsi de suite.
Les premiers mots français qui s’insinuent dans le texte
roumain sont, paradoxalement « en roumain ». Le syntagme est utilisé
pour surprendre, comme nous avons vu plus haut, la manière dont le
traducteur transférera en français le mot roumain « nisiparniţă ». Dans
une note en bas de page on explique tout simplement « În franceză în
text (N.A.) » [En français dans le texte (n.d.a)] sans pour autant prévenir
le lecteur que d’autres fragments en français suivront, comme c’était le
cas pour l’édition de 1984.
Dans l’exemple suivant : « uite ce se întâmplă dacă spui
prostii mormăie domnul George/ satisfăcut cititorul se răzbună d’une
manière très simple » (CN, p. 23), on peut constater qu’au bout d’un
paragraphe en roumain, l’auteur insère un syntagme en français. Mais
ce syntagme n’est pas disloqué de ce qui le précède. Au contraire,
il vient s’y souder pour former un énoncé cohérent et facile à
comprendre par un lecteur bilingue. Nous avons le verbe roumain « a
se răzbuna » dont le sens est complété en français par le complément
« d’une manière très simple » qui montre la façon dont le lecteur peut
se venger des « bêtises » de l’auteur.
Parmi les premiers mots français qui s’insinuent dans le texte
roumain il faut mentionner aussi la phrase interrogative « parlez‑vous
français », devenue une sorte de leitmotif qui se répète tout au long du
livre. Elle apparaît dans un paragraphe en roumain où il est question
des langues parlées par les personnages : « unii fumează pipă şi discută
în mai multe limbi. Oricare dintre ei ştie cel puţin două : parlez‑vous
français oui monsieur şi soldatul zâmbeşte pe sub mustaţă » (CN, p. 19).
La structure en français interrompt l’énoncé sans pour autant déranger
le confort de lecture du récepteur. Elle n’est détachée ni du contexte
avant ni du contexte après, mais sert de relais établissant une sorte de
connexion logique entre les deux.
De même, on peut retrouver une phrase en français au début
d’un paragraphe en roumain : « tu vas tomber urlă Domnica iar curcanul
suflă în ţignal lasă jos sacoşa cu peştele şi dintr‑un salt e lângă băiat »
(CN, p. 51). Dans cet exemple, la phrase exclamative « tu vas tomber »
est suivie de la proposition incise en roumain « urlă Domnica » [« cria
Domnica »] qui indique qu’on rapporte les paroles de quelqu’un.

166
Le texte continue en roumain, mais les phrases françaises
s’accumulent en paragraphes de sorte que le texte devient un
enchaînement de passages en roumain suivis de passages en français,
comme dans l’exemple suivant :
la halte où travaille Valentin depuis qu’il a quitté le cirque ne peut pas
se trouver bien loin
de toute façon avant la frontière
Val lui trouvera sans doute des vêtements de cheminot et l’aidera à
passer
il recommence à courir. sourit
Alain se opreşte. soarbe din ceaşca de ceai. Domnica se zmulge din
braţele lui Robert şi iese din salon : se aude uşa pocnind în urma ei
nimeni nu scoate nici un cuvânt. plouă (CN, p. 70)
Plus le texte avance, plus le français remplace le roumain et
l’alternance intraphrastique cède la place à l’alternance interphrastique.
Or, tout comme dans le cas du sablier, il est impossible de surprendre
« le moment précis où le niveau du vase supérieur descendra sous une
certaine ligne » (MS, p. 18).
En douceur, le français s’insinue dans les phrases, dans les
lignes, dans les pages du livre, et implicitement dans le mental de
l’écrivain. Il remplace le roumain qui y survit encore par quelques
paragraphes, par quelques mots, pour disparaître quand même en fin de
compte, comme dans l’exemple ci‑dessous :
Et alors j’ai repéré dans mon délire les possibilités épiques de réaliser
cette structure. Il m’est difficile de te l’expliquer, même en roumain. Et
puis j’ai la flemme!
Să‑ţi dau mai bine, pe capitole, elementele epice mai importante (bien
que seuls les détails fassent avancer l’écriture!).
Nu‑ţi povestesc subiectul care (încă) nici nu există : car il se crée au fur
et à mesure. Et puisque cette expression s’est présentée sous ma plume
(Ivănceanu : huauhuuu!) je dois te dire que je ne peux pas écrire ce livre
sans ton aide (ton assistance) immédiate et permanente, adică : au fur et
à mesure que j’écris tu dois traduire. Je vais t’expliquer pourquoi.
C’est passionnant murmure Anne (CN, p. 102‑103).
Cet écoulement graduel amène le lecteur, presque à son insu,
vers un texte écrit directement en français. La figure du livre étant le
sablier, on pourrait croire qu’on va y retrouver le texte roumain traduit
en français. Or, ce n’est pas du tout le cas puisque les phrases ne sont pas

167
les mêmes des deux côtés et l’écrivain ne sait pas répéter fidèlement ce
qu’il avait créé sur les rives de l’autre langue (CN, p. 103). Ce qu’on lit
en français n’est pas une traduction du texte roumain, mais une création
issue des deux langues où l’on retrouve, transfigurés par le goulot du
sablier linguistique, les éléments du vase supérieur.
Dumitru Tsepeneag atteint son objectif  : il en finit avec cette
traduction qui n’en est plus une (CN, p. 111). En fait, il ne traduit plus car
il n’a plus rien à traduire, ce qui non seulement empêche le couvercle de
cercueil de se refermer sur l’Auteur, mais bien davantage, lui permet de
figurer tout seul sur la couverture car il n’est plus un fantôme, une imposture.
En s’adressant à son lecteur il pourrait fort bien lui demander « parlez‑vous
français ? », phrase qui revient obsessionnellement tout au long du texte.
L’auteur finit par se contredire. Au début, il n’était pas convaincu
de pouvoir abandonner la langue maternelle, profondément ancrée dans
son mental. À la fin, pareil à son acrobate du cirque, il renonce au filet
de la langue roumaine pour écrire en français. Roumain par la langue et
l’origine géographique, il s’approprie l’autre langue qui s’insinue dans
le texte d’abord par un mot français lancé ici et là, puis toute une phrase
pour favoriser en fin de compte la création d’un texte en français.
Pour conclure, nous pouvons dire qu’à la croisée de deux
langues, dans « une certaine hétérogénéité des éléments lexicaux (certes
à un degré supportable du point de vue épique) pour être féconds,
capables de donner naissance à d’autres mots et d’autres phrases
entre lesquels s’établiront graduellement des rapports de plus en plus
rigoureux » (MS, p. 17), Dumitru Tsepeneag parvient en fin de compte à
créer non seulement « d’un texte à l’autre d’un texte dans l’autre » (MS,
p. 16), mais aussi d’une langue à l’autre, d’une langue dans l’autre.

3.2. Dina de Felicia Mihali 56


Le paratexte, sous toutes ses formes, est « un discours
fondamentalement hétéronome, auxiliaire, voué au service d’autre
chose qui constitue sa raison d’être, et qui est le texte » (Genette, 1987 :
17). Avec ses deux volets, le péritexte et l’épitexte, le paratexte peut

56 N
 ous reprenons ici des fragments de notre étude « L’élément autobiogra­
phique et sa fictionnalisation dans le roman Dina de Felicia Mihali »,
in Klaus‑Dieter Ertler, Martin Löschnigg et Yvonne Völkl (eds./éds.),
Cultural Constructions of Migration in Canada/ Constructions culturelles
de la migration au Canada, Frankfurt, Peter Lang, 2011, p. 155‑164.

168
s’avérer enrichissant : il rend plus évidente la liaison qui existe entre le
texte proprement dit et les images de la couverture, les dédicaces et les
épigraphes qui le précèdent. Dans ce sous‑chapitre, nous nous proposons
de faire d’abord un balisage des ressources paratextuelles, susceptibles
de trouver écho dans les pages du roman Dina, de Felicia Mihali.
Ensuite, nous continuerons notre analyse par le décryptage textuel des
« opérateurs d’identification du héros avec l’auteur » (Gasparini, 2004 :
25) et enfin, nous passerons en revue les ressources linguistiques que
l’auteur a utilisées pour assurer, par son récit, le transfert de la culture
source vers le public récepteur.

3.2.1. Dina, présentation générale


Le roman Dina (v. Annexe 5 : Couverture du roman Dina),
paru en 2008 chez XYZ éditeur, débute par un dimanche après‑midi,
moment où l’écrivain, établi à Montréal, téléphone à sa mère restée
en Roumanie. Comme d’habitude, la conversation suit le même rituel
hebdomadaire : pour bien s’entendre d’un bout à l’autre du monde, la
mère doit fermer consécutivement la télé et la radio. Ses allers‑retours
permettent à l’interlocutrice de percevoir quelques bruits de son village
natal, le miaulement d’un chat et l’aboiement d’un chien.
Les deux femmes n’ont plus grande chose à se dire : d’une
part, on répète les mêmes histoires sur la nouvelle vie au Canada
et, d’autre part, on fait le bilan des décès des villageois. Or, cette
fois‑ci, les informations nécrologiques concernent Dina, une copine
d’enfance du narrateur.
Il s’agit apparemment d’un meurtre, ce qui rend cette nouvelle
encore plus intrigante et la transforme en facteur déclencheur de
l’enquête que l’écrivain mènera pendant une semaine pour connaître
la vérité, si la vérité se laisse dévoiler, bien sûr. Les coups de téléphone
deviennent quotidiens et ils sont autant d’occasions pour notre détective
d’enquêter sur l’histoire de sa copine, mais aussi d’enquêter sur sa
propre histoire. Le récit invraisemblable de la vie tumultueuse de Dina
se double de détails personnels pour aboutir à une radiographie de
l’immigration avec tout ce que cela implique : détachement des origines
et acceptation de l’Autre. La bifurcation diégétique métamorphose Dina
en un relais entre le fictionnel et le biographique et, subséquemment,
entre le présent et le passé.
Dans la chronique, Dina – la genèse d’un roman, Felicia Mihali
s’explique sur les assises de son roman. Elle y mentionne l’histoire de

169
l’une de ses copines d’enfance et, bien sûr, celle de ses parents et des
complexes qu’ils lui ont légués. Dina est sa tentative de sortir de sa
crispation identitaire, mais aussi de se réconcilier avec ses parents et
son enfance pour se faire justice à elle‑même. À cet égard, elle avoue :
Ce livre, Dina, était une occasion pour dire [aux parents] que je les
aimais et que j’étais désespérée de ne rien pouvoir pour eux. […]
Finalement, j’acceptais ma faute de les avoir maintes fois accusé de
mes échecs sentimentaux : je comprenais que les parents ne sont pas
que des parents, mais des individus qui ont leur destin à eux, avec
le droit de faire ce qu’ils veulent de leur vie. […] Dina m’a aidée à
comprendre tout cela et à mettre fin à mon adversité envers mes parents
(Mihali, 2008).
Le roman Dina permet à Felicia Mihali de prendre en charge
le récit référentiel de son immigration, mais « il ne s’agit pas de
décrire, au premier niveau, l’expérience de l’exil d’un narrateur ou des
personnages, mais plutôt de fournir une radiographie de leur mémoire
dont les différentes couches d’expériences et de chocs ont mis en route
un processus psychique complexe et décentré » (Ertler, 2003 : 194).
L’auteur dissimule sa propre quête identitaire sous la forme
d’une enquête quasi‑policière menée pour savoir qui a tué sa copine.
Il est possible d’interpréter l’histoire même de Dina comme le premier
maillon d’une approche mémorielle du passé, de l’enfance, des origines,
mais aussi comme une tentative de se réoriginer. Le « je » du premier
niveau qui devient le quotidien du nouveau style de vie de l’écrivain à
Montréal et le « elle » du deuxième niveau se superposent pour mettre
en relief le « je » de l’identité imaginaire.
Le mélange autofictionnel de Dina est révélateur des dérives de
l’écrivain entre son appartenance biographique et culturelle à l’espace
roumain et sa nouvelle expérience en terre québécoise conçue comme
« le désir d’échapper à tout point fixe » (L’Hérault, 1991 : 65).

3.2.2. Visibilité de l’auteur‑écrivain roumain dans le texte


français
« Peut‑on imaginer l’immigrant heureux » (Gyurcsik , 2004 :
91) ? Comment peut‑il guérir de cette blessure originelle que tout départ
suppose ? Comment peut‑il vivre ailleurs sans l’oublier ?
L’expérience immigrante est bipolaire, elle est bordée d’une
part de la culture‑source et d’autre part de la culture cible et il faut passer

170
la porte entre les deux « pour rejoindre l’au‑delà de soi » (L’Hérault cité
par Gyurcsik, 2004 : 94).
Force nous est de constater que, dans le cas de Felicia Mihali,
la distanciation spatiale et temporelle (huit ans s’étaient écoulés depuis
son arrivée en terre québécoise) ont abouti non pas à un esseulement,
mais à une appropriation en douceur de la culture de l’Autre. Nous avons
déjà mentionné le caractère transnational de son identité en soulignant
justement son adhésion à la culture d’accueil. Notre immigrante
assume son choix sans déchirement et sans colère, sans être heureuse,
contente ou satisfaite, mais en essayant tout simplement d’être un homo
quebecensis.
Le rapport au foyer, mot qui englobe la famille, la patrie et
l’enfance surgit dès la couverture grâce aux photos qui y figurent (v.
Annexe 5 : Couverture du roman Dina). C’est un collage de photos de
l’auteur même, dès ses premiers mois d’existence jusqu’à la maternelle.
Felicia Mihali y apparaît entourée de sa mère, de son père et de ses
amis d’enfance57. Le choix de ces photos n’est pas aléatoire : pour elle
l’enfance est « l’époque où l’individu se forme en tant qu’être rationnel,
suivant ses instincts les plus forts, c’est l’époque où le corps et l’esprit
travaillent à pleines capacités » (Mihali, 2006).
L’indication générique « roman » qui figure sur la page de
titre indique le statut officiel que l’auteur et l’éditeur veulent attribuer
au texte. Cette allégation de fictionnalité les protège ainsi « contre
d’éventuelles récriminations de qui se jugerait diffamé sous les traits
d’un personnage » (Gasparini, 2004 : 70). En soulignant que les
situations et les personnages contenus dans le livre n’ont aucun rapport
avec la réalité, ils tracent ainsi les contours d’un texte de fiction dont le
propre serait de ne conduire à aucune réalité extratextuelle car « chaque
emprunt qu’il fait (constamment) à la réalité […] se transforme en
élément de fiction » (Genette, 2004 : 115).

57 
Ces informations nous ont été fournies par Felicia Mihali elle‑même
dans un e‑mail datant du 10 septembre 2009. C’est une forme d’épitexte
privé : entre l’auteur et l’éventuel public, est interposée la présence d’un
destinataire premier « qui n’est pas perçu comme un simple médiateur
ou relais fonctionnellement transparent, […], mais bien comme un
destinataire à part entière, à qui l’auteur s’adresse pour lui‑même, fût‑ce
avec l’arrière‑pensée de prendre ultérieurement le public à témoin de cette
interlocution » (Genette, 1987 : 374).

171
Se présentant comme un lieu de métissage, Dina instaure
entre l’auteur et le lecteur, dès la page de titre, un « pacte
romanesque »58 et un « pacte autobiographique »59 par un brouillage
délibéré des indices de fiction et des indices référentiels. Situé dans
un entre‑deux rhématique, ni roman tout pur (malgré l’indication
générique sur la page de titre), ni autobiographie, ou les deux à la
fois, ce texte que l’auteur qualifie de « fortement autobiographique »
(Mihali, 2008) est, en l’occurrence, une fiction. Il permet de
« sortir du champ ordinaire d’exercice du langage, marqué par les
soucis de vérité ou de persuasion qui commandent les règles de la
communication et la déontologie du discours » (Genette, 2004 : 99).
Or, selon Vincent Colonna, la fictionnalisation de soi « consiste à
faire de soi un sujet imaginaire, à raconter une histoire en se mettant
directement à contribution, en collaborant à la fable, en devenant un
élément de son invention » (1989 : 9).
Sur la quatrième de couverture, dans le prière d’insérer60 –
son rôle serait d’indiquer de quelle sorte d’ouvrage il s’agit – on ne
parle pas de la visée autobiographique du livre. Qualifié de « roman
en forme de thriller », Dina serait plutôt l’histoire d’une femme
emblématique originaire d’un pays ex‑communiste, sans aucun
renvoi à la vie de l’auteur. Seule la notice biographique permet
de supposer qu’il est question de deux femmes, l’écrivaine et le
personnage, ayant presque le même âge, une quarantaine d’années,
et le même pays d’origine, la Roumanie.

58 Philippe Lejeune considère que l’indication générique « roman » qui figure


sur la couverture d’un livre représente une « attestation de fictivité » (1996 :
27). Pour Philippe Gasparini, « il n’y a guère d’alternative à l’étiquette
„roman”. Ni la référentialité ni l’ambigüité ne s’annoncent communément
par voie de sous‑titre » (2004 : 70).
59 Selon Philippe Lejeune, pour qu’il y ait « pacte autobiographique »,
il faut que le narrateur prenne « des engagements vis‑à‑vis du lecteur
en se comportant comme s’il était l’auteur, de telle manière que le
lecteur n’a aucun doute sur le fait que le „je” renvoie au nom porté sur
la couverture, alors même que le nom n’est pas répété dans le texte »
(1996 : 27).
60 Le prière d’insérer est « un texte bref […] décrivant, par voie de résumé ou
tout autre moyen, et d’une manière le plus souvent valorisante, l’ouvrage
auquel il se rapporte » (Genette, 1987 : 108).

172
La dédicace d’œuvre61 « À ma mère. À mes amis d’enfance, où
qu’ils soient » s’inscrit dans la même lignée référentielle inaugurée par
les indices de la couverture et se continue par les deux épigraphes que
l’écrivain a choisi de mettre en exergue à son livre. Les deux fragments,
l’un allographe, attribué à Noah Richler (« Writing a novel has always
demanded a certain readiness to betray – family and friends, usually ».)
et l’autre autographe (« This is my country. What is yours ? ») sont
susceptibles « d’indiquer par une simple manipulation intertextuelle,
l’angle sous lequel l’auteur entend viser la réalité » (Gasparini, 2004 : 76).
Les deux citations soulignent indirectement la visée
autobiographique du texte et rejoignent les affirmations de l’écrivain
même. Quoique consciente du fait qu’elle devrait garder le silence,
Felicia Mihali avoue pourtant que sur la petite île de Laval, elle a
commencé « pour la première fois un doux travail de mémoire » (Mihali,
2008). En regardant quelques photos de ses parents, elle plonge dans
l’enfance, elle se réconcilie avec son passé et met fin à ses mauvais
souvenirs de jeunesse.
Ce tour d’horizon des éléments péritextuels doit impérativement
se poursuivre par une exploration des ressources textuelles qui, par des
assertions feintes, font coïncider biographie et fiction dans un mélange
autofictionnel.
Dans le texte en soi tout est un prétexte pour parler de cette double
identité de l’immigrant. D’une part, nous avons l’écrivain‑personnage,
celui qui vit à Laval et qui appelle régulièrement ses parents pour avoir
des nouvelles sur l’enterrement de sa copine Dina. D’autre part, nous
avons l’histoire de Dina qui n’est en fait que le récit fictionnalisé de
l’expérience immigrante censé nous faire comprendre le calme de
l’existence montréalaise du narrateur. À la veille de son anniversaire,
l’écrivain qui va fêter ses quarante ans, décide de se réconcilier avec
tout le monde, ses origines et son présent, pour s’intégrer enfin dans sa
nouvelle identité québécoise.
Cette narration qui bifurque et qui bascule inlassablement le
lecteur du Canada en Roumanie et vice‑versa, n’est qu’une monnaie

61 Gérard Genette fait une distinction nette entre la dédicace d’œuvre qui
« concerne la réalité idéale de l’œuvre elle‑même, dont la possession
(et donc la cession, gratuite ou non) ne peut être, bien évidemment, que
symbolique » (1987 : 120) et la dédicace d’exemplaire qui « concerne la
réalité matérielle d’un exemplaire singulier, dont elle consacre en principe
le don ou la vente effective » (Genette, 1987 : 120).

173
à deux facettes : c’est la cohabitation dans l’écriture de la période
roumaine et de la période québécoise de Felicia Mihali. L’histoire
tumultueuse de Dina et du douanier serbe, Dragan, relève de ce processus
intégrationnel que tout « métèque » doit parcourir pour avoir droit de cité
dans le nouveau pays. C’est un mélange d’amour et de haine, indice de
cette dichotomie attraction/répulsion de l’Autre que l’écrivain éprouve
par rapport à cet entre‑deux inhérent à toute migration (§ 1.3.2.).
Dina est une femme roumaine qui chaque jour traverse un pont
pour se rendre à son travail. En fait, ce pont ne relie pas la Roumanie
et la Serbie. C’est un pont imaginaire, formé des relations que chaque
jour l’immigré établit entre son pays d’origine et son pays d’accueil
dans une tentative de se détacher du premier et de s’approprier l’autre.
En évoquant ses trois premières années en terre québécoise
Felicia Mihali avoue :
La survivance dans mon nouveau pays était devenue une question de
lutte rationnelle contre les fantômes du passé, une action réfléchie et
rigoureusement guidée contre ce qui pouvait me ramener en arrière.
J’avais réduit la correspondance, je n’appelais mes parents que lorsque
j’avais honte de ne pas l’avoir fait depuis longtemps […]. Je vivais dans
un cocon de sentiments afin de me fortifier pour l’avenir, pour mieux
recevoir ce qui suivrait. […] j’avais forgé une stratégie de protection
qui excluait les souvenirs (D, p. 156).
Quant à Dina, à force de s’opposer à son conjoint serbe,
elle finit par l’accepter, par s’habituer à l’« intimité „quotidienne” »
(Casanova, 2008 : 302) de son pays d’accueil : elle apprend à se servir
de « ces maudits ustensiles de cuisine » (D, p. 148), à cuisiner et à
passer l’aspirateur selon les instructions de Dragan. En fin de compte
il l’a apprivoisée et un jour, en retournant en Roumanie, dans son
village natal, dans la maison de ses parents, elle se rend compte de
la fragilité d’une telle démarche et décide de rejoindre l’autre rive :
« Elle ne pouvait pas encore se détacher de lui […]. En fait, elle avait
compris qu’à plus de trente ans, dans ce pays [Roumanie], une femme
ne peut rien accomplir d’elle‑même, que les ressources lui manquent
pour garder la tête haute et que, pour bien se nourrir au moins, il faut
accepter d’être entretenue » (D, p. 152).
Lors du premier retour de l’écrivain‑personnage en Roumanie,
on retrouve Dina à Bucarest menant une vie paisible à côté d’un autre
homme qui ne l’aime ni ne la déteste. Un équilibre s’est installé dans

174
cette existence bipolaire et c’est l’occasion pour Felicia Mihali de se
séparer de Dina : « tout ce que je savais était que notre amitié s’était
épuisée. Plus rien ne nous liait : nous avions beaucoup trop changé. Nos
souvenirs communs n’avaient plus le même pouvoir d’évocation. Nous
n’avions plus besoin l’une de l’autre » (D, p. 167).
Dina n’a plus aucune raison d’exister, puisque l’auteur tout
en acceptant ses origines roumaines dont il n’a plus honte, s’en est
détachée. La mort de sa copine devient la métaphore du travail de deuil
auquel elle met fin en se demandant comment elle pourrait dorénavant
intégrer, au point de vue linguistique, le présent et le futur :
Si mon amie s’interrogeait sur sa place physique dans cette nouvelle vie,
moi, je me questionne sur la langue dans laquelle je dois nommer les
choses autour de moi. Comment définir dans quel alphabet rédiger tout ce
qui surgit de la profondeur de mon âme et qui aspire secrètement à prendre
forme en ce monde ? Dina ne comprenait plus la nature de ses passions,
et moi, je ne parviens plus à comprendre la voix de ma conscience.
Dina ne savait plus déterminer le but de sa vie, et moi, je ne saisis plus
le contour physique des paroles qui traduisent mes pensées. S’agit‑il de
mots que je prononce depuis ma naissance ou seulement de flux d’air,
de courants d’énergie que je peux à peine saisir au moment où ils se sont
déjà épanouis ? Et alors, à quoi bon les mots, à quoi bon s’inquiéter de la
langue dans laquelle nos pensées s’expriment ? (D, p. 175‑176)
Après s’être réconcilié avec son passé62, par la mort symbolique
de sa copine, Felicia Mihali rejette tout souvenir de Dina. C’est par
l’oubli qu’elle pourra participer à la réalisation du présent :
Maintenant, je dois oublier Dina. Je dois m’ouvrir à cette nouveauté qui
me donne la conviction que j’assiste à l’accomplissement des choses
qui comptent vraiment : l’orthographe du français, la météo au Québec,
les noms et les luttes des gangs dans les rues de Montréal, les champs
de canola génétiquement modifié, les aubaines d’automne (D, p. 176).
Se présentant comme un Janus à deux visages, ce texte ni vrai,
ni faux, ou à la fois, vrai et faux, joue sur la juxtaposition des instances

62 Dans Dina – la genèse d’un roman, Felicia Mihali avoue : « J’ai commencé
à écrire passionnément le livre au mois d’août 2006, et je l’ai presque
achevé au mois d’octobre, la même année. Au fur et à mesure que la
narration avançait, cette histoire a bifurqué : d’un côté, il y avait l’histoire
d’amour de cette amie avec un douanier serbe ; de l’autre, elle est devenue
une voie de réconciliation avec mon passé » (2008).

175
narratives de sorte qu’on pourrait légitimement se demander si « elle » n’est
pas vraiment « je » et vice‑versa. L’écrivain emprunte des masques pour
déployer des images venues parfois d’un passé très lointain, l’authenticité
du vécu y étant dissimulée par la fictionnalisation de soi. Pris en étau
le « je » et le « elle » des différents niveaux diégétiques, conduisent le
lecteur vers une réception, elle aussi hybride : fictionnelle et référentielle.
Aucun pacte de vérité n’est conclu entre l’auteur et son lecteur, mais il
lui donne « des gages de vraisemblance en respectant ce que son lecteur,
d’après son expérience, considère comme plausible » (Gasparini, 2004 :
28‑29). Or, « ce qui est reçu avec intensité par le lecteur et qu’il utilise
pour la construction de son identité narrative lui semble ne pouvoir venir
que du moi profond de l’auteur. L’intense paraît „vrai” et le vrai ne saurait
être qu’autobiographique » (Lejeune, 2005 : 41).

3.2.3. Visibilité de la langue‑culture roumaine dans le texte


français63
Dans son étude Post‑colonial writing and literary translation,
Maria Tymoczko s’attache à saisir les liens qui apparentent l’écriture
postcoloniale à la traduction littéraire. Elle y affirme que l’auteur
postcolonial, à la différence du traducteur, ne transpose pas un texte,
mais une culture (1998 : 20). Dans le cas d’une création en langue
étrangère il n’y a pas de TS, il y a seulement un TC dans lequel l’auteur
attire l’attention sur différentes spécificités culturelles de son pays
d’origine (v. § 1.3.4.1.). Or, son projet resterait vain sans le support de
la langue à laquelle la culture est indissociablement liée. Les écrivains
translingues sont des traducteurs soucieux d’amener le lecteur cible
vers leur langue‑culture d’origine. Ils répondent de cette manière à une
attente inexprimée du public qui souhaite découvrir dans ces textes des
histoires d’ailleurs.
Dina aurait ainsi le rôle de « traduire » vers le lecteur québécois
des aspects de la culture roumaine à travers une langue française
« étrang(èr)e ». Le texte prend la forme d’une « traduction sans original »
(Lievois, 2007 : 236), mais une traduction exotisante qui s’attache à
dévoiler des specificités culturelles que le lectorat cible n’est pas

63 Des fragments de ce sous‑chapitre ont été publiés dans Eiben, Ileana Neli,
« The transfert of cultural elements, the sign of a “translation without an
original”: a case study on Felicia Mihali’s novel, Dina », in Iulian Boldea
(coord.), Communication, context, interdisciplinarity, Târgu-Mureş :
Petru‑Maior University Press, 2014, p. 1000-1008.

176
censé connaître. Alors, nous nous proposons de voir pourquoi ce texte
« sent la traduction », comme on pourrait le dire. Quelles stratégies,
au sens large du terme, a utilisé l’auteur pour contribuer à l’ancrage
culturel de son texte et pour teinter son roman d’une couleur roumaine.

1) Phrases et mots en roumain insérés dans le texte français


Un premier signal de la « présence » étrangère dans le texte
serait l’insertion de phrases et de mots roumains dans le texte en
français. Il s’agit de gros mots que Dina et Dragan s’adressent lors
de leurs disputes qui symbolisent en fait des conflits interethniques
et le refus réciproque des deux conjoints d’apprendre la langue de
l’Autre. Pour restituer le sens de ces jurons l’auteur fait appel à des
notes infrapaginales qui seraient, selon la typologie des notes du
traducteur proposée par Jean Delisle (2012 : 225‑227), des notes de
traduction. En insérant ces notes, l’auteur envahit le hors‑texte qui est
traditionnellement réservé au traducteur. Elles ne sont pas un indice de
faiblesse, mais au contraire, elles témoignent de l’intention de l’auteur
de présenter dans son texte des tranches de vie roumaine.
La présence des deux idiomes (roumain et français) dans le
même texte est aussi mise en évidence par une astuce typographique :
on recourt à l’italique pour attirer l’attention du lecteur sur l’étrangéité
de ces mots64. Les mots étrangers, toujours en italique, soit renvoient
à des spécificités de la culture roumaine, soit font partie de jeux de
mots intraduisibles en français. Dans le premier cas, Michel Ballard
parle de « désignateurs culturels, ou culturèmes, [qui] sont des signes
renvoyant à des référents culturels, c’est‑à‑dire des éléments ou traits
dont l’ensemble constitue une civilisation ou une culture » (2005 : 126).
Georgiana Lungu‑Badea definit le culturème comme l’« unité minimale
porteuse d’informations culturelles, non décomposable, lors de la saisie
et de la restitution du sens » (2009b : 28).
Dans le roman Dina, dans le fragment décrivant les coutumes
roumaines relatives à l’enterrement, on rencontre plusieurs désignateurs

64 Dans Sweet, sweet China, Felicia Mihali se sert de phrases en roumain pour
souligner les origines étrangères de son personnage Augusta. À la page 30
on peut lire « Pas mal du tout. La întoarcere am cumpărat fructe. (Désirée
efface, sans me consulter, cette phrase écrite dans la langue maternelle
d’Augusta) » (SSC, p. 30). En bas de page, on trouve la traduction en
français de la phrase en roumain : « Au retour, j’ai acheté des fruits. » et,
entre parenthèses, l’explication « en roumain ».

177
culturels : coliva, colac, tzouica. Ces mots sont insérés dans le texte et
créent de la couleur locale, mais ils risquent de rester opaques pour
le lecteur francophone. Felicia Mihali ne table pas sur la capacité ou
la disponibilité de celui‑ci à les décoder, elle choisit de les expliciter.
Elle a recours à des notes explicatives en bas de page qui apportent
« des éclaircissements au moyen d’un développement plus ou moins
long » (Delisle, 2012 : 225). Leur rôle serait de « communiquer tout
genre d’information présumée inconnue des lecteurs » (Delisle,
2012 : 226). Bannies par certains car témoignant de l’impuissance de
restituer le message (surtout pour la traduction sui generis), ces notes
serait la preuve du « traitement réaliste et honnête d’un contact avec la
spécificité d’une culture étrangère » (Ballard, 2001 : 110‑111). Par leur
intermédiaire, l’écrivain cherche à réduire l’écart culturel et à faciliter
la compréhension de son texte par le lecteur québécois.
Ces désignateurs culturels sont expliqués en bas de page
comme suit : tzouica [eau‑de‑vie faite généralement de prunes,
distillée une seule fois] (D, p. 61), coliva [gâteau d’enterrement fait
de grains de blé bouillis, mélangés à de la farine et à du sucre] (D,
p. 62) et colacs [petits pains, joliment modelés en pâte, servis aux
enterrements] (D, p. 65).
Les jeux de mots donnent de vrais casse‑têtes aux traducteurs
et posent des problèmes d’interprétation. Ils rendent compte de l’opacité
des deux langues et des deux cultures l’une face à l’autre. Intraduisibles
de par leur nature, ils sont explicités par Felicia Mihali dans le corps
du texte. Par exemple, parlant de ses voisins d’origine asiatique et des
arbres de leur jardin, l’écrivain explique la rage de son conjoint contre
les fruits de leur pommier par l’homophonie qui existe entre les termes
roumains « mérï » [pommiers] prononcé meri et le terme « khmeri »
[Khmers] prononcé cmeri : « Depuis que leur pommier a donné des
fruits, Calinic les a méchamment baptisés les Khmers rouges car, en
roumain, pommiers se dit mérï » (D, p. 101).

2) Noms propres (anthroponymes et toponymes)


Un deuxième signal de la présence étrangère dans le texte
serait les noms propres, anthroponymes et toponymes. Le nom
propre représente « un vecteur d’originalité et d’exotisme, il révèle,
par sa constitution et ses sonorités, des caractéristiques spécifiques
de la langue d’une communauté, et assure par là même une fonction
d’identificateur » (Ballard, 2001 : 182).

178
Felicia Mihali attribue des noms roumains à ses personnages
ce qui lui permet de mettre en évidence leur appartenance ethnique
et leur nationalité. Les individus qui peuplent l’univers fictionnel de
Dina s’appellent Olympia, Ghéorghi, Dinou, Nicoulina, Florika, Marin,
Adrian, Cornélia, Pétré, Nélou, etc. On remarque que parfois l’auteur
fait appel à la transcription phonétique pour les reporter en français. Ils
conrrespondent aux noms roumains : Olimpia, Gheorghi, Dinu, Florica,
Niculina, Nelu, Petre, etc.
L’anthroponyme peut aussi être assorti d’une explicitation
surtout quand il renvoie à un référent extralinguistique. Par exemple,
l’auteur s’attarde un peu plus sur le prénom Florika. Le lecteur
apprend ainsi que : c’est un nom de femme, qu’il signifie « fleur » et
qu’il est très fréquent dans le village en question. Cette référence à la
fréquence permet à l’écrivain d’apporter des éclaircissements sur le
fonctionnement des noms propres chez les villageois :
on les [les femmes s’appelant Florika] distinguait en les appelant
d’après le nom de leur mari : Florika de Stalin, Florika de Biloush,
Florika de Fassalokou. De leur côté, les noms de leurs maris n’étaient
que des sobriquets reçus à une certaine époque de leur vie, car les trois
s’appelaient aussi Marin : Stalin était le tyran du coin, Fassalokou avait
reçu ce surnom dans son enfance lorsqu’il imitait des jars, alors que
Biloush était le nom d’un célèbre meunier (D, p. 145‑146).
Dans d’autres situations le commentaire est inclus dans
une note en bas de page. Par exemple, Constantin Noica est une
personnalité de la culture roumaine que le lecteur québécois ne serait
pas censé connaître. Alors l’écrivain donne dans une note explicative
les renseignements suivants : « Philosophe roumain, dont les idées lui
ont valu d’être en résidence surveillée dans la petite ville de Paltinish,
dans les Carpates » (D, p. 96).
À côté des anthroponymes, les toponymes contribuent à
dévoiler les sources étrangères du récit. Ils renvoient à des villes et des
régions de l’espace géographique roumain. Il y a deux cas de figure : soit
ils sont reportés tels quels (Timişoara, Craiova), soit ils sont transcrits
phonétiquement, indice du désir de préserver leurs sonorités roumaines
(Dobroudja, Roshiori).
Puisque l’établissement « de la relation au référent du
toponyme, lors de la lecture, dépend à la fois de la notoriété du référent
et du bagage cognitif du lecteur » (Ballard, 2001 : 134), Felicia Mihali ne

179
table pas sur les connaissances géographiques de celui‑ci. Plus encore,
elle se montre désireuse de lui fournir des informations éthnographiques
et historiques. Alors, elle insère des renseignements complémentaires
sous la forme d’une incrémentialisation plus ou moins longue. Ce
type d’insertion textuelle aurait le rôle d’« introduire le contenu d’une
note ou d’une forme de commentaire dans le texte à côté du nom
propre » (Ballard, 2001 : 111). Bien davantage, « l’incrémentialisation
est un procédé qui n’est pas limité à la traduction. Elle a des chances
d’apparaître dans tout texte assurant un contact interculturel » (Ballard,
2001 : 112), comme ce serait d’ailleurs notre cas.
Dans les exemples suivants les toponymes Dobroudja, Craiova,
Timişoara sont suivis de pareils détails géographiques et culturels :
la Doubroudja, une région cosmopolite au bord de la mer Noire où les
Roumains se mêlaient aux Tatars, aux Turcs, aux Grecs, aux Russes,
aux Juifs et aux Arméniens (D, p. 17)

Craiova, ville historique au milieu de la plaine (D, p. 26)

la grande ville de Timisoara, une plaque tournante du marché noir


pratiqué, depuis le communisme, d’un côté par les Serbes et de l’autre
par les Hongrois. Timisoara avait toujours été le grand nœud entre
l’Occident de la Hongrie, de l’Autriche et de la Yougoslavie et l’Orient
de la Bulgarie, de la Turquie et de la Russie. En période communiste,
c’était le lieu où l’on trafiquait les devises étrangères et les denrées
prohibées au pays, denrées introduites illégalement par les brèches dans
la frontière. Après 1989, la situation s’était renversée : les Roumains
dévalisaient les rayons des commerces et vendaient tout de l’autre côté
de la frontière (D, p. 77).
Dans le troisième paragraphe on remarque que l’auteur
interrompt son récit pour évoquer des aspects de la réalité roumaine
que le lecteur québécois ne serait pas censé connaître. Bien que de telles
digressions puissent déranger le confort de lecture du public cible, leur
rôle serait de transposer outre‑Atlantique des tranches de vie roumaine65.

65 Ailleurs, une ample digression interrompt le récit pour présenter le livre


de Dumitru Draghincescu, De la psychologie du peuple roumain. C’est
pour Felicia Mihali une bonne opportunité pour parler des Roumains et de
leurs rapports avec leurs voisins au long de l’histoire : « le livre de Dumitru
Draghincescu, De la psychologie du peuple roumain, livre écrit au début du
XXe siècle, mais qui avait conservé toute son actualité. L’image qui y était

180
4) Interférences
Un troisième signal de la présence étrangère dans le texte
serait les traces qu’une langue laisse sur l’autre langue dans l’écriture.
L’interférence y prend une valeur positive : elle ne réfère pas forcément
à une déviation par rapport aux normes de la LC, mais à la façon dont
la langue roumaine influence la langue française dans l’écriture. À la
différence de Dumitru Tsepeneag qui voulait surprendre par son sablier
linguistique l’acte même d’écrire dans une langue étrangère, Felicia
Mihali n’en fait pas le thème principal de ses livres. On y retrouve des
réflexions sur l’importance d’une ou plusieurs langues dans le processus
de création littéraire, mais elle cherche plutôt à en faire un emploi qui
dévoile la manière dont « l’empreinte d’une autre langue peut façonner
l’écriture, voire le style d’un auteur » (Oustinoff, 2001 : 44).
Pour Michaël Oustinoff, la langue d’expression « naît d’une
traduction constante à partir de cette même langue maternelle » (2001 :
54). Quant à nous, nous considérons qu’il s’agit d’une intériorisation de la
langue étrangère qui permet de considérer tout acte de parole comme une
traduction. Cependant la langue maternelle occupant une position plus
puissante refait surface soit d’une façon non‑consciente (correspondant
à ce qu’on appelle traditionnellement interférence), soit d’une façon
consciente, voulue, même recherchée, comme c’est le cas des écrivains
qui font de l’interférence une marque de leur style. Il suffit de penser
à Panait Istrati qui en a usé abondamment pour construire l’univers
exotique de ses romans. Julia Kristeva parle elle aussi de « l’apparence
lisse de ces mots français polis comme la pierre des bénitiers » (1995) qui
cache « les dorures noires des icônes orthodoxes » (1995).
C’est pourquoi nous nous proposons de relever ici les
« traces » de cette influence interlinguistique. Nous tenterons de voir
d’où vient l’effet de texte traduit et quels procédés de traduction se

donnée de son propre pays ne l’enchantait pas. Ce qui la blessait surtout


était que, dans la relation entre les Roumains et les Serbes, les premiers
étaient perdants de tous les côtés. Avant l’invasion turque, les Serbes (et
les Bulgares, mais peu importe) avaient été les suzerains des Roumains
pendant presque quatre cent ans. Ils leur avaient donné les premières formes
d’organisation politique, sociale et religieuse. Plus encore, ils avaient offert
en cadeau aux Roumains la classe des boyers, ceux qui allaient constituer
l’aristocratie du pays, la classe riche des riches, ceux qui non seulement
exploitaient la classe des paysans, mais la méprisaient. Tout compte fait, ils
étaient meilleurs que les Roumains : meilleur caractère, meilleure origine,
meilleure éducation » (D, p. 116).

181
trouvent à la base de cet effet en contribuant à l’exotisation de la langue
et subséquemment du texte.
Il faut mentionner en premier lieu le calque. Celui‑ci « consiste
à transposer dans le texte d’arrivée un mot ou une expression du texte de
départ dont on traduit littéralement le ou les éléments » (Delisle, 2012 : 29).
Des différents types de calque (v. Lungu‑Badea, 2012 : 31‑34) nous n’avons
retenu que le calque phraséologique qui correspondrait aux cas de figure
que nous avons trouvés dans le roman Dina. Comme son nom l’indique, il
permet de calquer en LC une séquence de mots de la LS. Felicia Mihali y
fait appel pour transférer des expressions idiomatiques du roumain.
À la page 24 on lit « Si quelqu’un était incarcéré, ce n’était pas
pour les fleurs du pommier, voilà ce sur quoi tout le monde était d’accord ».
La séquence « pour les fleurs du pommier » traduit mot‑à‑mot en français
l’expression idiomatique roumaine « de florile mărului ». L’auteur aurait
pu opter pour une équivalence idiomatique (Ballard, 2005 : 15), ayant
le choix entre toute une fourchette d’expressions allant des registres
populaire, argotique, jusqu’au registre soutenu. Par exemple, Elena
Gorunescu, signalant entre parenthèses le registre de langue, mentionne :
« pour des prunes » ; « pour la cocarde » (pop.) ; « pour la peau » (arg.),
« pour le roi de Prusse » ; « pour les beaux yeux de qn. » ; « pour les
capucins » (arg.) ; « pour peau de balle » (1994 : 200).
L’adaptation aurait eu l’inconvénient d’effacer toute trace de
la langue roumaine. D’ailleurs, il aurait été malvenu de le faire dans
un fragment où l’auteur décrit des aspects de la réalité roumaine, à
savoir les incarcérations et la circulation des informations à l’époque
communiste. Le contexte contribue aussi à la compréhension de cette
unité phraséologique : le lecteur, même s’il peut être contrarié à première
vue par une telle expression et la trouver bizarre, peut en comprendre la
signification grâce à ce qu’il vient de lire. Le calque permet de ne pas
effacer les traces de la langue roumaine, mais de renforcer l’ancrage
culturel du texte.
Il est aussi possible de faire appel au calque pour traduire des
structures complexes renvoyant à une spécificité culturelle qui n’a pas
d’équivalent en LC. En parlant de « colacs nommés de la bouche du
four » (D, p. 65), Felicia Mihali tente de suppléer à un vide66 lexical

66 Selon Georgiana Lungu‑Badea (2012) le vide lexical ne doit pas être


confondu avec la lacune lexicale. Selon le traductologue roumain, le vide
constitue un problème de traduction correspondant à l’absence d’une

182
de la LC où l’on ne retrouve ni un désignateur ni un référent culturel
équivalents. Alors, la traduction des mots qui composent la séquence
apparaît comme un choix possible permettant de préserver l’étrangéité
de la séquence roumaine « colaci de la gura cuptorului ». De même, on
recourt à des stratégies typographiques, à savoir l’emploi des italiques,
pour renforcer le caractère étranger de l’unité phraséologique.
À côté du calque on pourrait mentionner aussi la traduction
mot‑à‑mot qui suppose peu d’effort de la part du traducteur. Celui‑ci
se résume à « transposer dans le texte d’arrivée les éléments du texte
de départ sans en changer l’ordre » (Delisle, 2012 : 65). Dans le cas de
deux langues rapprochées, comme le français et le roumain, ce procédé
de transfert direct est assez fréquent.
Prenons comme exemple le slogan communiste « Nicio masă
fără peşte » que Felicia Mihali traduit par « Aucun repas sans poisson »
(D, p. 30). En général, on choisit d’adapter les formules publicitaires
qui doivent produire un impact immédiat sur les éventuels clients. Or,
on peut constater que l’écrivain ne choisit pas l’adaptation, mais la
restitution en français de tous les éléments de l’énoncé roumain.
Parlant de « paraphrase littérale », Teodora Cristea montre
que la restitution d’unités « est souvent inopérante du point de vue
de l’efficacité de la traduction, car le traducteur doit se libérer des
traductions‑calque et reconstituer le message à partir des idées et des
intentions véhiculées par le texte de départ » (1998 : 113). Toutefois,
il est possible que « le traducteur fasse appel à la traduction directe
en connaissance de cause » (Cristea, 1998 : 113). C’est surtout ce
deuxième aspect qui nous intéresse ici car il illustre la manière dont
l’écrivain translingue en use à bon escient pour la transformer en
marque de son style.
Si nous avons investigué auparavant le bon côté de
l’interférence, nous voulons aussi attirer l’attention sur les risques et
périls qui guettent l’écrivain bilingue surtout quand il est à cheval sur
deux langues apparentées, comme le roumain et le français. Le contact
des langues peut être à la fois « une source d’innovation stylistique »
(Oustinoff, 2001 : 44) et « un écueil redoutable » (Oustinoff, 2001 :
44) auquel est confronté même l’auteur qui souhaite effacer de ses

structure équivalente en langue‑cible. Au contraire, la lacune lexicale


représenterait une difficulté de traduction et serait propre au traducteur
muni d’une connaissance partielle de la langue et de la culture cible.

183
textes toute trace de la langue maternelle. Les interférences sont alors
susceptibles de « passer pour des fautes de style, étant par définition des
manquements à l’usage » (Oustinoff, 2001 : 51).
À cet égard, nous pouvons mentionner le recours injustifié
au calque phraséologique. On retrouve, par exemple, dans le texte
français les structures : « machine à laver la vaisselle » (p. 101), « sacs
de plastique » (p. 94) qui ont subi l’influence de la langue roumaine où
l’on a « maşină de spălat vase » et « pungi de plastic ». Ne s’agissant
pas d’une specificité culturelle, nous considérons qu’il aurait été plus
approprié de dire « lave‑vaisselle » ou « sacs plastiques ».
Le solécisme est une faute de langue présente dans les
productions littéraires de l’écrivain translingue qui modèle ses
énoncés selon les régles grammaticales de la langue maternelle
risquant ainsi d’obtenir des phrases fautives en LC. Par exemple,
dans la phrase « Criant et pleurant, il a fixé la locomotive qui
s’approchait » (D, p. 31), le verbe a été mis à la voix pronominale
sous l’emprise du roumain « locomotiva care se apropia » alors
qu’en français on aurait préféré la voix active : « la locomotive qui
approchait ». Il en est de même pour la phrase « Ma mère s’efforce de
m’expliquer au téléphone comment elle a monté l’alambic avec son
frère pour bouillir les prunes fermentées » (D, p. 50). De nouveau, le
français a subi l’influence de la langue roumaine. Le complément de
but « pour bouillir » a été construit selon les règles de la grammaire
roumaine « pentru a fierbe » tandis qu’en français on aurait inséré le
semi‑auxiliaire « faire » pour marquer une action provoquée : « pour
faire bouillir les prunes fermentées ».
En guise de conclusion, nous pouvons dire que, dans
ses textes, Felicia Mihali mobilise des ressources qui sont celles
d’un traducteur pour « traduire » devant le public québécois, par
le truchement du français, des aspects de la culture roumaine.
L’écrivain répond ainsi aux attentes d’un lecteur qui veut découvrir
entre les pages de ses livres une histoire qui parle d’un territoire
lointain et dans une sorte de langue française aux parfums roumains.
Pour ce qui est de l’écriture, l’interférence s’avère être d’une part
un stimulus de la créativité, mais d’autre part elle constitue un
piège car le roumain refait surface et risque d’altérer les énoncés
en français.

184
3.3. Confession pour un ordinateur de Felicia Mihali67

Confession pour un ordinateur est un autre roman de Felicia


Mihali où la biographie se mêle à la fiction pour donner à voir la
Roumanie en français. Dans notre analyse, nous chercherons, tout
comme dans le cas de Dina, les indices de la présence de l’auteur
dans le hors‑texte, mais aussi dans le texte en soi. Dans un premier
temps, nous ferons une investigation du message en recherchant des
« opérateurs d’identification du héros avec l’auteur » (Gasparini, 2004 :
25). Dans un deuxième temps, notre attention portera sur la manière
dont l’auteur se sert de la langue française et la force, sous le poids du
roumain, à exprimer un récit qui parle, entre autres, de Roumanie et de
ses habitants, avant et après la révolution de 1989.

3.3.1. Confession pour un ordinateur, présentation générale


Dans Confession pour un ordinateur (v. Annexe 6 : Couverture
du roman Confession pour un ordinateur) paru en 2009, une année
seulement après Dina, et chez le même éditeur, Felicia Mihali brosse
le parcours existentiel d’une femme en quête de sa propre liberté,
mais qui, inévitablement, se heurte à des obstacles socio‑historiques et
géographiques.
Tout commence et tout finit à Bucarest, mais ce « tout » est
fractionné au point de vue temporel par la révolution de 1989 qui marque
la chute du communisme et le début de la démocratie. L’histoire débute
à l’époque de Nicolae Ceaușescu. Une jeune fille quitte son village
natal et va dans la capitale pour continuer ses études. Elle est ensorcelée
par cette cité‑araignée qui l’attire dans le labyrinthe de ses ruelles pour
l’y égarer. Vu son âge, elle est adolescente, et sa condition sociale
de campagnarde transmuée en citadine, comment parviendra‑t‑elle à
échapper au sortilège ?
Faute d’un passeur qui y guide ses pas, elle échouera
lamentablement et son adolescence sera brusquement interrompue par
une grossesse indésirable. Contrainte par le système politique à devenir

67 Nous reprenons ici des fragments de l’étude « Quand l’intime se donne


à lire. Confession pour un ordinateur de Felicia Mihali » que nous avons
publiée in Gilles Dupuis, Klaus‑Dieter Ertler (éds.), À la carte, Le roman
québécois (2005‑2010), Frankfurt, Peter Lang, 2011, p. 307‑317.

185
mère68, elle en deviendra « une autre victime insignifiante » (CO, p. 58)
et devra étouffer tout désir de vie indépendante.
Complètement démunie, elle n’a pas de choix, elle doit suivre le
père de son enfant dans la région de Maramureș, au nord de la Roumanie.
C’est une contrée un peu isolée, entourée par une chaine de montagnes
qui empêche le contact avec l’extérieur. En déphasage avec les autres,
les gens de cette région sont rustres, mais innocents : ils « se contentaient
de mener leur vie comme leurs ancêtres le faisaient déjà deux mille ans
auparavant : ils bâtissaient leur maison, soignaient leur bétail et mariaient
leurs enfants comme au temps des Dacs [sic] » (CO, p. 60).
Ce terroir montagneux lui permettra de changer de rythme, de
vivre une période d’accalmie et de prendre contact avec la nature. La
révolution de 1989 va tout bousculer et marquera un tournant dans sa vie
au‑delà duquel incipit vita nova, puisqu’on entrait « dans une époque où
chacun pouvait enfin n’agir que selon sa fantaisie » (CO, p. 80).
C’est aussi le moment pour la jeune femme de quitter les
montagnes, de regagner Bucarest et de reprendre ses études de lettres.
Le départ de son mari pour la Belgique ne fera que creuser davantage
le fossé qui les séparait déjà et le divorce sera inéluctable. Livrée à
elle‑même dans une période de grands changements politiques, cette
femme est aux prises avec les périls qui la guettent de partout. Elle doit
faire face à son statut de mère, d’étudiante et de journaliste. Le fardeau
est lourd et pendant deux ans elle se réfugiera dans les bras de différents
amants de passage, peu importe leur âge, leur condition sociale ou
l’aspect physique. La luxure ne souille pas notre protagoniste, ne la
rabaisse pas, mais bien au contraire, lui permet de monter sur l’échelle
de Jacob pour se ressourcer, se retrouver et en sortir victorieuse. L’amour
physique, cette bouée de sauvetage à laquelle elle s’est accrochée pour
survivre, devient « tout à la fois l’affirmation de sa liberté, l’expression
de son désespoir et un moyen de rédemption », résume‑t‑on sur la
quatrième de couverture.

68 Ceaușescu a mené une politique de croissance démographique et en 1966, par


le décret présidentiel 770, on interdisait l’avortement. Par la suite, beaucoup
de femmes recouraient à l’avortement artisanal et, faute d’une surveillance
médicale adéquate, beaucoup d’entre elles mouraient sans assistance. Cette
dure réalité a été portée à l’écran : Ilustrate cu flori de câmp [Cartes postales
à fleurs des champs] (1975), un film d’Andrei Blaier, et 4 luni, 3 săptămâni și
2 zile [4 mois, 3 semaines et 2 jours], le film pour lequel le metteur en scène
Cristian Mungiu a reçu la Palme d’Or, à Cannes, en 2007.

186
3.3.2. Visibilité de l’auteur‑écrivain roumain dans le texte
français
La livraison en vrac de ces ébats sexuels pas du tout
hollywoodiens a un air d’invraisemblance et nous fait douter, nous
lecteurs, de l’authenticité d’une pareille déchéance existentielle et
dépréciation de soi. Par conséquent, il serait tout à fait pertinent de se
questionner sur l’apparition du mot « confession » dans le titre. Est‑il
un embrayeur, un référent de l’écriture référentielle ou bien un piège
tendu au lecteur ? L’écrivain fait volontairement appel à des stratégies
d’ambiguïté pour nous embrouiller.
Le titre, en tant que « nom » du livre, « sert à le nommer,
c’est‑à‑dire à le désigner aussi précisément que possible et sans trop
de risques de confusion » (Genette, 1987 : 83). Selon Gérard Genette,
il y a deux catégories de titres : des « titres thématiques » et des « titres
rhématiques ». Les titres « thématiques » indiquent « de quelque manière
que ce soit, le „contenu” du texte » (Genette, 1987 : 83) dans le sens que
« ce livre parle de… », alors que les titres « rhématiques » sont destinés
à indiquer le statut générique du texte, dans le sens « ce livre est… »
(Genette, 1987 : 83).
Équivoque, le terme « confession » crée une attente et
suggère un double parcours lectoriel, car il désigne à la fois « l’objet
d’un discours et ce discours lui‑même » (Genette, 1987 : 91). En tant
qu’élément rhématique il est une désignation du genre en inscrivant
le texte dans la lignée inaugurée par Saint Augustin, Jean‑Jacques
Rousseau et d’autres. Mais il peut aussi s’interpréter comme le thème
du livre qui parle d’un aveu public fait à un nombre illimité de lecteurs
curieux d’y relever les erreurs et le repentir de l’auteur.
Les dictionnaires, PR et TLFi, s’accordent sur le sémantisme du
vocable « confession », défini soit comme « titre d’ouvrage où l’auteur
expose avec franchise les fautes, les erreurs de sa vie » (PR), soit comme
« récit autobiographique où l’auteur rapporte les erreurs de sa vie, veut
faire preuve d’une sincérité totale » (TLFi). Ces définitions entrent
en contradiction avec l’indication générique69 « roman » qui figure en
dessous du titre et ne fait que brouiller les pistes au lieu de les démêler.

69 Selon Gérard Genette, l’indication générique « est une annexe du titre, plus
ou moins facultative et plus ou moins autonome selon les époques ou les
genres, et par définition rhématique, puisque destinée à faire connaître le
statut générique de l’œuvre qui suit » (1987 : 98).

187
Si « roman » est le statut officiel que l’auteur et l’éditeur veulent
attribuer au texte, alors pourquoi aussi « confession » ? On lance un défi
au lecteur : ce sont des confessions déguisées en roman ou bien un roman
déguisé en confession ? Il s’agit d’un « pacte autobiographique » qui
suppose le décryptage des indices biographiques ou bien d’un « pacte
fantasmatique » qui invite le lecteur à « lire les romans non seulement
comme des fictions renvoyant à une vérité de la „nature humaine”,
mais comme des fantasmes révélateurs d’un individu » (Lejeune, 1996 :
42) ? Ce sont quelques questions que nous nous sommes posées en
parcourant les lignes de Confession pour un ordinateur et auxquelles
nous essayerons de donner des réponses.
La littérature intime suppose l’identité de trois instances
narratives : l’auteur, le narrateur et le personnage (Lejeune, 1996 :
15). Or, aucun pacte de vérité n’est conclu dans ce sens entre la
signataire de cette confession et le lecteur potentiel qui ne peut joindre
que par des ficelles présumées les trois angles du triangle narratif.
Rien n’est ouvertement avoué, mais le lecteur a « des raisons de
soupçonner, à partir des ressemblances qu’il croit deviner, qu’il y a
identité de l’auteur et du personnage, alors que l’auteur, lui, a choisi
de nier cette identité, ou du moins de ne pas l’affirmer » (Lejeune,
1996 : 25). Force nous est de fouiller et de chercher des « gages
de vraisemblance » (Gasparini, 2004 : 29) susceptibles de mettre en
évidence des distinguos ou des caractéristiques tangentielles entre
celle qui relate l’histoire, l’héroïne et l’auteur.
L’emploi du pronom personnel « je » dès la première page
n’est pas un garant de la congruence auteur/personnage imaginé. La
narratrice anonyme enfile à la première personne des histoires douteuses
et le lecteur est libre de supposer que « le sujet qui se raconte, dépourvu
d’identité onomastique, renvoie inévitablement au seul individu qui,
dès la page de titre, accepte de prendre en charge le récit, l’auteur »
(Gasparini, 2004 : 40). Dans cette optique, l’anonymat de la narratrice
pourrait s’interpréter comme « une stratégie autoréférentielle »
(Gasparini, 2004 : 40) favorisant la recherche « d’opérateurs
d’identification » (Gasparini, 2004 : 25) entre les deux existences, l’une
réelle (celle de l’écrivain) et l’autre imaginaire (celle du personnage).
D’ailleurs, Felicia Mihali a souligné plusieurs fois l’influence de son
vécu, de son expérience de vie, sur son activité de création. Pour elle,
écrire c’est se soumettre périodiquement à un « défi biographique »

188
(Voiculescu/Mihali, 2007 : 51), c’est « meubler » l’univers fictionnel de
ses romans d’événements vécus et de sentiments ressentis.
Pour démanteler la dynamique des liens qui se tissent entre les
différentes instances narratives nous devons décrypter les informations
censées nous conduire vers une ressemblance qui « peut aller d’un
„air de famille” flou entre le personnage et l’auteur, jusqu’à la quasi
transparence qui fait dire que c’est lui „tout craché” » (Lejeune, 1996 :
25). Dans le préambule à son témoignage la narratrice synthétise les
informations biographiques à retenir :
la femme qui vous parle est née dans un petit village pauvre sous
les affres d’un régime communiste. Elle a eu l’enfance typique d’un
enfant né dans un village. Cependant, son adolescence n’a pas été aussi
typique. Par conséquent, sa vie adulte de femme de la campagne l’a été
encore moins. Ce qu’elle attend maintenant est la vieillesse, quelle que
soit, l’âge qui uniformise toutes les adolescences et toutes les enfances,
typiques ou pas (CO, p. 11).
Tout un chacun se définit par son aspect physique, ses
origines, son milieu social, ses goûts, ses croyances et sa façon de vivre.
L’échelonnement des différents degrés de ressemblance ne doit pas se
limiter à une certaine similitude de l’état civil des entités analysées,
mais prendre en considération leurs trajectoires personnelles sans cesse
évolutives car « Si nous avons été ceux que nous avons été, nous ne
devons pas rester toujours les mêmes » (CO, p. 185).
En nous appuyant sur des notices biographiques et des bribes
d’interview, nous pouvons dresser un parallèle entre le parcours de
l’auteur et celui du narrateur‑personnage qui ont en commun toute une
série de caractéristiques. Arrivés à un âge adulte (Felicia Mihali a 42
ans au moment de la parution de son livre), l’auteur et son personnage
rebroussent chemin et remontent vers les origines pour mieux
comprendre leur identité actuelle.
Épouse, mère, journaliste, écrivain, c’est le quadruple
identitaire par lequel notre héroïne se définit. À l’image de son
personnage, Felicia Mihali, originaire d’un petit village roumain, a
vécu une bonne période de temps dans la région de Maramureș avec
son premier mari dont elle s’est séparée pour continuer ses études de
lettres à Bucarest. Elle a dû s’occuper de sa fille et travailler comme
journaliste pour gagner son pain. Elle s’est mariée une deuxième
fois pour émigrer avec toute la famille au Québec. Elle explique la

189
décision de partir par la discordance entre ses objectifs personnels et
ceux du groupe humain auquel elle appartenait. Les questions que la
narratrice se pose : « En quoi notre nationalité précise nous aide‑t‑elle
à mieux vivre ? Pourquoi faut‑il appartenir à un peuple plutôt qu’à un
autre pour prouver nos vertus personnelles ? Quelle identité nationale
pourrait jamais faire pardonner nos fautes individuelles ? » (CO, p. 197),
rejoignent en quelque sorte les affirmations faites par l’écrivain avant
son départ : « C’est en 1998 que moi, mon mari (le deuxième) et ma
fille, nous avons fait, auprès de l’Ambassade du Canada, la demande
d’émigrer. Les raisons ? Une sorte de désespoir terrible et de dégoût
pour notre vie en Roumanie à cette époque‑là »70 (Pavel / Mihali, 2000).
Les décors (Roumanie, Bucarest, Maramureș), les indices
temporels (régime communiste, révolution, période d’après la
révolution) et les quelques repères biographiques que nous avons
énumérés ci‑dessus sont empruntés à la réalité, mais il y a aussi des
éléments qui se soustraient à toute tentative de vérification, comme
par exemple la vie intime de l’héroïne. Le déploiement de ses actes
sexuels équivaut à la transgression d’un tabou, à un aveu‑limite, à un
embrouillement du discours. Le romancier‑autobiographe met en place
« un dispositif romanesque défectueux, notoirement insuffisant pour
dissimuler sa présence dans le récit. Il sabote son propre camouflage et
crée les conditions du malentendu générique » (Gasparini, 2004 : 235).
Felicia Mihali provoque le lecteur, elle suggère une lecture
référentielle, elle lui donne des garants de vraisemblance, mais en
même temps elle s’éloigne de la matière biographique. Sa priorité n’est
pas « de raconter sa vie mais de ciseler („ouvrer”) un texte artistique,
dont sa biographie n’est que le prétexte » (Gasparini, 2004 : 239).
Entre l’écrivain et son double fictionnel, il y a des échos et des reflets
qui se cherchent et se répondent sans qu’on puisse pour autant parler
d’une identification parfaite entre les deux femmes. L’illusion, cette
composante inhérente de tout discours référentiel sur soi, entraîne une
rupture du contrat autobiographique et atteste le caractère fictif des
exploits narrés car « La fin de tout arrive lorsque notre passé devient
fiction » (CO, p. 205).

70 En original : « Noi – eu, soţul (cel de‑al doilea!) și fiica mea – am depus
cerere de emigrare ȋn ’98, dintr‑un soi de disperare cumplită, dintr‑o
saţietate faţă de ceea ce ȋnsemna viaţa noastră ȋn România la momentul
respectiv ».

190
À la différence d’Augusta de Sweet, sweet China (2007) qui
refuse de « se rappeler les affres de son parcours et l’énigme de son
arrivée au Canada » (SSC, p. 12), l’héroine de Confession pour un
ordinateur rebrousse chemin et fabrique une image de soi qui entremêle
la façon des autres de la percevoir comme mère, épouse, journaliste,
écrivain, et sa propre représentation de soi en tant que femme qui s’est
permis « bon nombre de libertés et une vie incontrôlable qui touchait
parfois à la débauche » (CO, p. 187).
Organisée par dossiers Microsoft Word, de différentes tailles
et modifiés à différentes dates, la remontée vers les origines n’est pas
régressive, le passé n’est pas derrière, mais bien progressive, il est
devant. En remémorant ses souvenirs, l’auteur sélectionne, découpe et
réorganise des épisodes lointains, tout en respectant dans son collage
l’ordre dans lequel le récepteur prendra connaissance et comprendra
l’histoire. Elle fait du ravaudage : « resserre la trame, raccommode
les trous, emprunte, si besoin est, une pièce de tissu ici ou là, brode
par‑dessus et enfin trempe le tout dans un bain de teinture » (Gasparini,
2004 : 191). Et ce bain de teinture n’est rien d’autre que la tentative de
fictionnaliser sa propre expérience de vie. L’écriture a cette fonction :
elle peut tenter de dire la vérité, et être dans son existence même le
contraire de la vérité. Et cette vérité qu’elle s’essaie à dire, elle ne peut
la dire qu’à l’envers, à travers la description de tout ce qui dans la vie,
a empêché de la dire, et en répétant dans le discours ces empêchements.
Il ne s’agit pas de rétablir la transparence en détruisant l’obstacle,
puisque l’obstacle est en même temps un abri, mais de rendre l’obstacle
transparent : à défaut de pouvoir jamais dire la vérité du désir, on dira
jusqu’au bout ce qui empêche de la dire. (Lejeune, 1996 : 84‑85).
Le retour en arrière n’est pas facile. « Débuter ma confession
me coûte » affirme la narratrice, « car il est difficile de raconter des
histoires douteuses, même en sachant que le monde n’attend que ça »
(CO, p. 11). Or, confession est aussi synonyme d’aveu. C’est l’aveu
« qu’une personne fait d’un acte blâmable qu’elle a commis » (TLFi).
Cet acte blâmable, muré quelque part dans la mémoire, nous trouble
et nous inquiète. Pour guérir, il faut le communiquer. Une hygiène
thérapeutique s’impose pour qu’on puisse continuer, mais la cure n’est
possible que « lorsque l’écoute de l’autre a disparu. On fait alors le
geste de rétablir la communication, avec l’amère liberté du „trop tard”.
Et cette parole, qui vous est restée en travers de la gorge toute la vie, on

191
en mime une délivrance qui vaine, sera toujours à recommencer, faute
d’atteindre l’autre » (Lejeune, 1996 : 54).
L’absence de la seconde personne et la médiation de
l’écriture rendent l’aveu impossible. Des « lettres à Rodrigue », les
aveux autobiographiques se donnent à lire à tout le monde, sauf au
destinataire. Quant à elle, Felicia Mihali a choisi de tout renfermer
« dans le cœur dur d’un ordinateur » (CO, p. 11), neutre, capable de
stoker des informations à long terme sans pour autant être censée
pardonner, donner une absolution ou infliger une pénitence. En même
temps, elle s’empresse de faire cette confession « avant de mourir et
de réintégrer l’univers » (CO, p. 11) sous une autre forme qui, quoique
parée de souvenirs, sera complètement dépouillée de nostalgies. La
mort n’est pas une solution libératrice, elle ne nous protège pas contre
nos secrets. Bien au contraire, il faut avouer ses torts pour vivre ici‑bas
en bonne harmonie avec soi‑même et avec les autres.
La tâche d’actualiser son passé est d’autant plus pénible
que les histoires ont trait à la sexualité, sujet tabou de par sa nature.
Or, les femmes, à la différence des hommes, « sont plus exposées
aux coups, elles doivent garder leurs conquêtes secrètes et vivre
décemment à l’abri des indiscrétions. Si elles décident d’en parler,
elles doivent se prémunir contre les conséquences » (CO, p. 187).
Quelles conséquences ? Le regard que les autres vont poser sur elles
et surtout le regard de leurs propres enfants. C’est ce qui inquiète un
peu la narratrice qui avoue : « mis à part l’image que ma fille se fera
à la lecture de cette confession, cela ne me gêne pas » (CO, p. 187).
D’ailleurs, elle est convaincue que les progénitures doivent apprendre
la vérité sur leurs parents, mais à un âge où l’on peut « la supporter,
comprendre et pardonner » (CO, p. 187).
Comme tout récit référentiel, la confession de Felicia Mihali
pourrait être aussi soupçonnée de nostalgie et de complaisance. Tout
écrivain qui se raconte doit lutter contre la présomption de vouloir
embellir ou au moins déformer son passé. Pour échapper à la méfiance
du lecteur confronté à des regrets magnifiés par le souvenir, l’auteur
doit construire un antihéros et donner une image négative de soi avec
le risque d’empiéter sur un terrain miné, marqué par plusieurs types
de limites dont nous n’allons retenir que les limites génériques. Dans
ce cas, qui est aussi le nôtre, l’aveu « trouble le lecteur, encourage et,
en même temps, rend douteuse l’identification de l’auteur au héros.

192
Il donne au personnage une dimension supplémentaire, inquiétante,
extra‑ordinaire, potentiellement romanesque et, simultanément
rattache le texte au paradigme référentiel de la confession » (Gasparini,
2004 : 262).

3.3.3. Visibilité de la langue‑culture roumaine dans le texte


français
Tout comme Dina, Confession pour un ordinateur a la
Roumanie comme décor pour planter son histoire. Pour y amener son
lecteur Felicia Mihali se sert, à quelques exceptions près, des mêmes
procédés que nous avons déjà énumérés (§ 3.2.3.). C’est pourquoi nous
nous résumons ici à compléter notre investigation par d’autres cas de
figure qui n’ont pas encore fait l’objet de notre analyse.
La grande différence entre Dina et Confession pour un
ordinateur serait que les notes de l’auteur n’apparaissent plus en bas
de page. À cause de leur grand nombre, celles‑ci sont regroupées dans
un glossaire à la fin du livre. Toutefois, au début du livre, le lecteur est
prévenu par une note signalétique que « tous les termes marqués d’un
astérisque sont expliqués dans le glossaire » (CO, p. 14). L’avantage
du glossaire serait qu’il offre des informations plus amples regroupées
toutes en un seul endroit. Il peut ainsi mieux assurer l’accès du lecteur
à un univers culturel qui lui est étranger. Le grand inconvénient serait
justement son emplacement à la fin du livre : le lecteur doit chaque fois
interrompre sa lecture pour y consulter le mot marqué d’un astérisque.
Les signaux de la présence roumaine dans le texte sont : les
mots en roumain insérés dans le texte, les noms propres et l’empreinte
que l’emploi de la langue maternelle met sur la langue étrangère.

1) Mots en roumain
Les mots roumains parsemés par‑ci par‑là sont le premier
signal de la « présence » étrangère dans le texte. Si, plus haut, dans
le cas du Mot sablier de Dumitru Tsepeneag, nous avons parlé
d’alternance codique, cette fois‑ci le contact des deux langues prend la
forme de l’emprunt. Josiane Hamers (1997b : 137) en distingue deux
types : l’« emprunt de langue » et l’« emprunt de parole ». Le premier
type constitue « un mécanisme normal de l’évolution linguistique »
(Hamers, 1997b : 137) dans le sens que l’emprunt ancien « est consacré
et devient partie intégrante de la langue » (Hamers, 1997b : 137). Le
deuxième type serait caractéristique pour les individus qui, en contact

193
avec plusieurs langues, « intègrent parfois dans leurs énoncés produits
dans une langue des mots d’une autre langue qui ne figurent pas dans
le répértoire des individus monolingues » (Hamers, 1997b : 137‑138),
acception que nous retenons pour notre analyse.
L’emprunt de parole découle : soit d’une maîtrise
insuffisante de la langue étrangère, emprunt d’incompétence, le
locuteur y faisant appel chaque fois qu’un mot lui manque, soit d’une
connaissance approfondie de celle‑ci, emprunt de compétence. Dans
ce deuxième cas de figure, les individus font appel à leurs deux
lexiques « parce que l’équivalent de traduction n’existe pas dans
la langue qu’ils sont occupés à parler […], ou parce que le terme
qui y est disponible n’exprime pas toutes les nuances souhaitées »
(Hamers, 1997b : 138). C’est cet emprunt de compétence qui
correspondrait au contact du roumain et du français dans Confession
pour un ordinateur de Felicia Mihali.
Les mots roumains qui viennent contaminer la langue française
en lui donnant un petit air roumain sont soit traduits dans des notes
de traduction (« Nu : en roumain, cela veut dire non » (CO, p. 208))
soit explicités dans des notes explicatives et c’est surtout le cas des
culturèmes.
Le lecteur est, par exemple, informé que « Noroc » représente
une « expression qu’on utilise pour trinquer et qui veut dire bonne
chance » (CO, p. 207), qu’« opinca » désigne des « souliers portés par
les paysans roumains, taillés en cuir de porc ou d’âne, attachés aux
pieds par de longs lacets qui entouraient les mollets jusqu’au‑dessous
des genoux » (CO, p. 207) et que « leu » est « la monnaie nationale
roumaine » (CO, p. 207).

2) Noms propres (anthroponymes et toponymes)


Les noms propres (anthroponymes et toponymes) sont le
deuxième signal de la présence roumaine dans le texte français. On peut
constater que les références à des personnalités de la culture roumaine
sont bien plus nombreuses que dans Dina. Dans le glossaire figurent des
notes concernant : Grigore Antipa, Panait Istrati, George Enesco, Vasile
George, Zavaidoc (Marin Teodorescu), Maria Tanase, etc.
Cependant, le surnom « Doudouka » est explicité dans le texte
par une incrémentialisation : « Doudouka. C’était le nom qu’il m’avait
donné et qui était l’équivalent oriental de mademoiselle. Ce célèbre
nom avait été porté par le personnage féminin le plus perfide de notre

194
littérature du XIXe siècle, mais aussi par l’amante de Carol II, femme
pour laquelle le roi avait dû renoncer au trône » (CO, p. 42).
Il en est de même pour les toponymes dont certains sont
explicités dans le texte par des incrémentialisations plus ou moins
longues, comme par exemple, le fragment où l’on informe le lecteur
sur les réprésentations que le citoyen communiste se faisait à propos de
l’aéroport Otopéni :
l’aéroport Otopéni, nom qui éveillait en chaque bon citoyen communiste
le scénario des départs pour les pays inhospitaliers du capitalisme
sauvage, des actions policières, des descentes sur le quai à la dernière
minute pour arrêter les espions, des missives secrètes et des armes,
des mystérieux passeports et des objets de contrebande, c’est‑à‑dire ce
qu’on achetait au „Duty Free Shop” (CO, p. 14).
Un peu plus loin, un passage beaucoup plus long, s’étendant
de la page 59 à la page 60, présente la ville de Borsha, dans la région de
Maramures, au nord de la Roumanie, et à partir de là des épisodes de
l’histoire roumaine. Mais on a aussi des exemples d’incrémentialisation
sous la forme de syntagmes qui explicitent le référent en le positionnant
sur la carte de Roumanie : « Maramures, une région du Nord » (CO,
p. 57), « Alba Iulia, une ville de l’ouest du pays » (CO, p. 67).
Autrefois, les explications prennent la forme d’une note placée
dans le glossaire. C’est le cas pour : Brasov, Sapintza, Moïséï. De telles
notes ne sont pas superflues car elles viennent compléter la charge
informationnelle dont le texte est porteur. L’auteur se permet d’user
de toutes les ressources disponibles (texte et hors‑texte) pour atteindre
son objectif : assurer le contact du lecteur cible avec la spécificité d’une
culture qui lui est étrangère.
On pourrait cependant reprocher à Felicia Mihali d’avoir
rompu « l’homogénéité du réseau onomastique » (Ballard, 2001 : 20)
en attribuant à certains de ses personnages des prénoms du réseau
onomastique français. Il est vrai qu’en raison « de la communauté
culturelle créée par l’histoire littéraire et la religion, il existe des
équivalences entre les prénoms des deux langues » (Ballard, 2001 :
19). Toutefois, leur rôle principal dans ce texte serait de fonctionner
comme des repères culturels et de renforcer l’étrangéité du récit. Donc,
nous considérons qu’il aurait été plus indiqué de maintenir le réseau
onomastique roumain et non pas de faire basculer les personnages dans
une autre nationalité.

195
3) Interférences
L’influence que la langue roumaine exerce sur la langue
française est le troisième signal de la présence étrangère dans le
texte. Dans ce cas, l’interférence n’indique pas « un manquement à
l’usage » (Oustinoff, 2001 : 51), mais le façonnement d’un style propre,
représentatif pour l’auteur à cheval sur deux langues. Cependant, ce
recours à plusieurs langues n’est pas sans risques puisqu’au moindre
relâchement de l’attention du scripteur ou même à son insu, le ballast de
la langue maternelle peut refaire surface (MS, p. 12). Cette hybridation
serait susceptible alors de passer pour une faute de langue « attribuable
à la méconnaissance de la langue d’arrivée ou de son maniement »
(Delisle, 2012 : 41).
Dans Confession pour un ordinateur on retrouve les mêmes
procédés de traduction que ceux utilisés dans Dina : le calque
phraséologique et la traduction mot‑à‑mot. Par exemple, Felicia Mihali
choisit de transférer littéralement :
–– des saluts religieux : « Que Dieu soit loué! Pour l’éternité. Amen! »
(CO, p. 65), l’équivalent de « Lăudat fie Domnul. În veci. Amin. » ;
–– des slogans révolutionnaires : « Olé, Olà, Ceaucescu n’est plus là »
(CO, p. 79) correspondant à « Ole, ole, Ceauşescu nu mai e! », propos
qu’on entendait dans les rues lors de la révolution de 1989.
Par le discours indirect l’héroïne de Confession pour un
ordinnateur rapporte les mots de l’un de ses compagons : « Il me disait
qu’il venait de ses „terres”, avec „des produits agricoles” » (CO, p. 107)
comme si elle avait traduit en français « Mi‑a spus că vine de la ţară, cu
produse agricole ».
On peut remarquer l’emploi des guillements comme procédé
de mise en évidence : on attire l’attention du lecteur sur les lexies
« terres » et « produits agricoles ». On marque par là leur étrangéité
et dans la phrase suivante on les explique : « Cela voulait dire qu’il
possédait quelque part un petit jardin, avec quelques arbres fruitiers
et une dizaines de rangées de légumes. La valise qu’il m’avait montré
dans un coin contenait des cerises griottes, des courges, des tomates
et des aubergines » (CO, p. 107‑108). L’écrivain fait appel à la
paraphrase intralinguale pour donner le sens des mots mis en évidence
en obtenant ainsi une « parenté sémantique » (Fuchs, 1994 : VI) entre
les deux énoncés.

196
La parenté entre le roumain et le français étant favorable à une
traduction mot‑à‑mot, l’auteur peut s’en servir à des fins créatrices.
En même temps, cette parenté peut s’avérer une pierre d’achoppement
et mener à des emplois erronés du lexique français. Les faux amis
sont des mots « dont la morpholgie ressemble à celle d’un mot d’une
autre langue, mais dont la signification ou l’une des acceptions est
différente » (Delisle, 2012 : 41). On pourrait donner comme exemple
le mot « garçonnière » qu’on retrouve dans les phrases suivantes :
« L’université m’avait loué une petite garçonnière isolée, pour vivre
avec ma fille » (CO, p. 95) ou « Il m’a appris à conduire entre nos
rencontres dans la garçonnière de sa mère, décédée quelques mois
auparavant » (CO, p. 119).
Sous l’emprise du roumain, l’écrivain a utilisé « garçonnière »
à la place de « studio ». Le mot roumain « garsonieră », emprunté
du français, désigne un petit appartement composé d’une pièce,
une salle de bain et parfois une cuisine, où peut habiter un homme,
une femme ou même un couple. En français, le mot « garçonnière »
est défini comme « Petit appartement de célibataire, servant
souvent de lieu de rendez‑vous » (PR) et comme « (Petit) logement
d’homme célibataire (vieilli) ; petit logement loué par un homme
qui le destine à des rendez‑vous galants » (TLFi). Il apparaît que
le mot « garçonnière » en français désigne un logement réservé, en
général, aux rendez‑vous galants d’un homme, alors qu’en roumain,
« garsonieră » est un petit studio réservé à la vie de tous les jours
d’une ou même de plusieurs personnes.
En guise de conclusion, nous pouvons dire que Felicia
Mihali, à la différence de Dumitru Tsepeneag, ne transforme pas la
question de la langue en objet de discours, mais la camoufle entre
les lignes d’une autobiographie fictionnalisée. En faisant semblant
de parler de sa propre existence, l’écrivain parle en subsidiaire,
de la culture roumaine. Elle construit ses récits, parsemés ci et
là de mots, de phrases en roumain ou de références à la culture
roumaine, en empruntant les outils de travail d’un traducteur (notes,
incrémentialisation, différents procédés de traduction directe). On
pourrait ainsi dire que ses textes hybrides sont écrits en français
pour dire aux Québécois qu’elle est roumaine.

197
Conclusion
Chez les écrivains translingues, la « digraphie permanente et
constitutive fait le substrat, le moteur, la dialectique et souvent même le
sujet » (Casanova, 2008 : 374) de leurs textes. En analysant trois romans
(Le Mot sablier de Dumitru Tsepeneag, Dina et Confession pour un
ordinateur de Felicia Mihali), nous avons essayé de retrouver les traces
de leur hybridité linguistique et culturelle. Nous avons tenté de déceler
les ressorts intimes qui apparentent leur écriture à la traduction de sorte
que le texte finit par prendre la forme d’une « traduction sans original »
(Lievois, 2007 : 236). Plus concrètement, nous avons recherché dans
ces textes écrits dans une langue soi‑disant « étrangère » les indices de
ce qui pourrait passer pour une présence « étrangère » dans les yeux du
lecteur cible. En réalité, cette présence « étrangère » n’est que la marque
des origines des deux écrivains.

198
CHAPITRE 4
L’AUTOTRADUCTION CHEZ DUMITRU
TSEPENEAG ET FELICIA MIHALI

L’autotraduction, en tant que transfert interlingual réalisé


par l’auteur même du texte, comporte des avantages, mais aussi des
inconvénients (§ 1.2.2.2. ; § 1.2.3.2.). C’est en premier l’objectivation
qui manque à l’autotraducteur. Trop ancré dans son texte, trop
familiarisé avec celui‑ci, il en connaît tous les affres et les secrets
de création (§1.4.2.2.). Pour lui, le texte ne comporte plus de vides à
remplir par l’interprétation ; en même temps il connaît mieux que tout
autre le vouloir‑dire de l’auteur. À cause de cette distance zéro avec son
texte, il risque de rater ce qui saute à l’œil d’un traducteur allographe.
De même, en revenant sur son texte, il a l’occasion de l’améliorer, de
l’ajuster, de le réécrire, tentation à laquelle il n’est pas sûr qu’il résistera.
Alors, comment doit‑il traduire ? Voici une question que tout traducteur,
et non seulement l’autotraducteur, se pose ou serait censé se poser.
Friedrich Schleiermacher répond à la question susmentionnée
en proposant deux variantes : amener le lecteur vers l’auteur ou
inversement, amener l’auteur vers le lecteur (1999 : 49). Il y a, par
conséquent, deux positionnements possibles par rapport à l’Étranger :
on peut soit l’assimiler, soit l’accueillir comme « étranger ».
Cette dialectique a été reprise par Antoine Berman (1999) qui
établit une distinction entre la traduction ethnocentrique et la traduction
de la lettre. L’adjectif ethnocentrique renvoie à « ce qui ramène tout à sa
propre culture, à ses normes et valeurs, et considère ce qui est situé en
dehors de celle‑ci – l’Étranger – comme négatif ou tout juste bon à être
annexé, adapté, pour accroître la richesse de cette culture » (1999 : 29).
Par opposition, traduire la lettre, correspondrait à une visée éthique de la
traduction et signifierait « amener sur les rives de la langue traduisante
l’œuvre étrangère dans sa pure étrangeté » (Berman, 1999 : 41).
On retrouve aussi cette opposition chez Jean‑René Ladmiral,
selon qui il y aurait deux catégories de traducteurs : les « sourciers »

199
qui, tournés vers la LS, s’attachent au signifiant de la langue et les
« ciblistes » qui « mettent l’accent non pas sur le signifiant, ni même sur
le signifié, mais sur le sens non pas de la langue mais de la parole ou du
discours, qu’il s’agit de traduire en mettant en œuvre les moyens propre
à la LC » (1994 : XV) (souligné dans le texte).
C’est toujours en fonction de cette dialectique que Michaël
Oustinoff distingue : une autotraduction naturalisante dont le rôle serait,
comme son nom l’indique, de naturaliser le texte selon les exigences
de la langue et de la culture réceptrices, une autotraduction décentrée
qui s’écarte des normes de la doxa traduisante et une autotraduction
recréatrice qui suppose des transformations nombreuses aboutissant à
l’obtention d’un nouvel original (v. 1.4.4.5.).
En ce qui concerne les deux écrivains soumis à l’analyse, ils
ont des points de vue différents quant à leur activité de traduction.
Pour la transposition en roumain de Pigeon vole, Dumitru
Tsepeneag avoue avoir réécrit le texte en qualité « de maître du texte, et
non en intermédiaire » (Lungu‑Badea/Tsepeneag, 2006b : 207) de sorte
qu’il s’est fait accuser par un ami de s’être trop éloigné de l’original.
Quant à l’expérience traductive de Felicia Mihali, celle‑ci
affirme :
Mes livres français traduits en roumain parlent des mêmes choses, mais
il y a un 10% assuré d’infidélité. Effectivement, ce qui a l’air beau dans
une langue, ne l’a pas dans une autre, et l’auteur‑traducteur devrait
profiter de cette chance de mieux faire dans cette nouvelle version de
son texte original. Je me suis toutefois gardée de modifier les idées,
mêmes celles avec lesquelles je ne suis plus d’accord. J’ai le devoir de
garder autant que possible le contenu, mais pas la forme de mes textes.
C’est mon choix (Ionescu/Mihali, 2013 : 104).
On peut constater que les réponses des traductologues
et des auteurs‑traducteurs, quoique variées, favorisent soit la
langue‑culture‑texte‑public source, soit la langue‑culture‑texte‑public
cible. En réalité, les choix du traducteur ne sont pas toujours si nets
et ne répondent pas entièrement à cette dialectique. À vrai dire, il est
presque impossible de tracer clairement une ligne de démarcation entre
l’une ou l’autre des deux stratégies proposées, des deux choix possibles.
Les choix pratiques du traducteur « se situent d’ailleurs rarement entre
source et cible uniquement, même si le traducteur lui‑même pense
en ces termes. Les décisions sont presque toujours plus complexes,

200
les théories presque toujours inadéquates » (Pym, 1997 : 10). Par
conséquent, il serait inutile et même inadéquat de trancher en faveur de
l’une ou l’autre des deux directions.
L’œuvre en traduction atteste « d’une irréductible dualité
intrinsèque, plus ou moins visible dans la trame hybride du texte
traduit et dans le hors‑texte qui l’accompagne » (Risterucci‑Roudnicky,
2008 : 14). C’est pourquoi, nous nous proposons dans ce qui suit de
voir comment les deux textes, source et cible, interfèrent pour acquérir
un caractère hybride. De même, nous essayerons d’y déchiffrer les
« références aux deux champs d’appartenance linguistique et culturel »
(Risterucci‑Roudnicky, 2008 : 15) pour voir comment le TC dévoile la
strate inférieure du palimpseste, à savoir le TS.
Dans un premier temps nous interrogerons le péritexte
pour voir comment on y fait référence à l’édition antérieure dont il
découle. Le péritexte éditorial représente une zone se trouvant « sous
la responsabilité directe et principale (mais non exclusive) de l’éditeur,
ou peut‑être, plus abstraitement mais plus exactement, de l’édition,
c’est‑à‑dire du fait qu’un livre est édité, et éventuellement réédité et
proposé au public sans une ou plusieurs présentations plus ou moins
diverses » (Genette, 1987 : 21). Il comprend la couverture, la page de
titre, les annexes, autrement dit de tout ce qui entoure le texte et le
complète. Cette « lecture » des éléments extérieurs est importante car le
rôle de ces indices péritextuels est de capter de prime abord l’attention
du lecteur étranger en lui offrant des informations préliminaires.
Dans le texte nous chercherons plusieurs « signaux » de
la présence étrangère : des mots étrangers, des noms propres et des
structures « métisses » dues au contact des deux langues. Nous allons
voir si, en se traduisant, l’auteur a respecté l’intégralité de son texte,
s’il a ajouté ou supprimé des fragments, ou même s’il a transformé le
contenu de son message. De même, le texte autotraduit devant s’inscrire
dans un autre univers culturel, nous tenterons de voir comment les
coordonnées de ce nouveau contexte influencent les choix, les décisions
de l’autotraducteur.
Puisque le choix d’équivalences n’est pas sans risques, nous
essayerons aussi de répondre à quelques questions. L’auteur est‑il le
meilleur traducteur ? Sinon, peut‑on traduire mieux que lui ? Peut‑on
faire la critique de l’autotraduction ? En recherchant des réponses à ces
interrogations, deux points de vue contradictoires ont retenu notre attention.

201
D’une part, selon Michaël Oustinoff, il est impossible de
retraduire un texte autotraduit car l’autotraduction aurait la vertu « de
clore l’œuvre sur elle‑même, puisqu’elle est à la fois version de l’œuvre
et œuvre de l’auteur » (2001 : 31). Or, il suffit de suivre les éditions de
Kyra Kyralina pour voir que la tentative de Panait Istrati de se traduire
n’a pas empêché le traducteur roumain Eugen Barbu d’en offrir une
nouvelle version quelques décennies plus tard.
D’autre part, pour Antoine Berman le rôle du critique serait
« d’éclairer le pourquoi de l’échec traductif […], et de préparer l’espace
de jeu d’une retraduction » (Berman, 1995 : 17) (souligné dans le
texte), son travail étant « au service des œuvres, de leur survie et de leur
illustration, et des lecteurs » (Berman, 1995 : 13).
Fondée sur des paradoxes, l’autotraduction échapperait à une
série de reproches qu’on fait en général à la traduction allographe. On
ne peut pas lui imputer de ne pas être l’original, comme l’original ou
moins que l’original, les deux textes sont issus de la même instance
créative. On ne peut pas l’accuser d’infidélité, l’auteur peut se permettre
des libertés qui sont interdites aux autres traducteurs, mais, en même
temps, faute d’une approche critique, elle serait privée d’une analyse
rigoureuse censée éclairer et illustrer ses caractéristiques fondamentales.
En plus, nous considérons utile de nous appuyer sur la coïncidence des
différentes instances discursives (auteur, traducteur) qui permettent
de mettre en contact deux langues en faisant justement « jouer texte
original et traduction l’un sur l’autre » (Oustinoff, 2001 : 25).
Il faudrait aussi ajouter que malgré la connaissance approfondie
du TS dont jouit tout auteur qui s’attache à traduire son œuvre, son
parcours de traduction est parsemé de difficultés linguistiques et
culturelles qu’il doit savoir éviter.
Le traducteur, amené à opérer avec deux langues apparentées,
comme dans notre cas, peut « succomber au piège de traduire la langue sans
interpréter le texte » (Albir, 1990 : 209), la proximité des langues freinant
le développement successif des phases de la traduction : compréhension –
déverbalisation – réexpression. En même temps, un certain « manquement
à l’usage » (Oustinoff, 2001 : 51) peut laisser s’installer les interférences
lexicales, syntaxiques ou stylistiques. Pour suppléer à cette insuffisance,
il est nécessaire de collaborer avec un professionnel de la traduction.
Celui‑ci est en mesure de donner un coup‑de‑main à l’auteur et de lui
suggérer des modifications pour améliorer le texte.

202
Dans les lignes suivantes, nous pensons rendre compte des
voies choisies par Dumitru Tsepeneag et Felicia Mihali pour transférer
leurs textes au‑delà des frontières. À cet égard, nous nous pencherons
sur deux romans Pigeon vole [Porumbelul zboară!…] et Le Pays du
fromage [Țara brînzei] illustrant deux directions de traduction. Le
premier a été d’abord rédigé en français et traduit par l’auteur même
vers sa langue maternelle, alors que le deuxième a été écrit en roumain
et traduit en français.

4.1. Pigeon vole [Porumbelul zboară!...] de Dumitru


Tsepeneag71
Le roman Pigeon vole (1989) (v. Annexe 7 : Couverture du
roman Pigeon vole) a été écrit directement en français. Il illustre le désir
de l’écrivain de changer de langue et de rejoindre la grande famille des
écrivains francophones. Ce n’est qu’en 1997, quelques bonnes années
après la chute du communisme, que la traduction roumaine de la main
de l’auteur, Porumbelul zboară!... (v. Annexe 8 : Couverture du roman
Porumbelul zboară!...), est parue chez Editura Univers.
L’emploi du pseudonyme « Ed Pastenague » pour signer
le texte est expliqué comme suit sur le site de P.O.L. éditeur :
« D. Tsepeneag n’envisage pas de se cacher derrière Ed Pastenague.
Ce nom s’est glissé sous sa plume à l’instant précis où le blanc de
la feuille lui devenait insupportable et que, pour le noircir, il jouait
avec son propre nom en le faisant culbuter dans tous les sens. Ce
n’est donc pas un pseudonyme, mais tout simplement le début du
livre : un vocable matriciel qui a permis et engendré tout le reste ».
Il est cependant intéressant de remarquer que sur la couverture de
l’édition de 2014 (v. Annexe 10 : Couverture du roman Pigeon vole,
édition 2014), on ne retrouve plus le pseudonyme, mais au contraire,
le vrai nom de l’auteur. Serait‑ce un autre indice du retour de Dumitru
Tsepeneag à la langue roumaine ? Ed Pastenague n’aurait été alors
qu’un masque de passage assurant l’interface entre deux périodes
roumaines ?

71 Nous reprenons ici des fragments de l’article « Deux méthodes de se traduire :


Dumitru Tsepeneag et Felicia Mihali », in Georgiana Lungu‑Badea (éd.),
De la méthode en traduction et en traductologie, Timișoara, Eurostampa,
2013, p. 203‑213.

203
4.1.1. Pigeon vole [Porumbelul zboară], présentation générale
Le Mot sablier est une tentative de surprendre le passage de
Dumitru Tsepeneag à la langue française, comme langue d’écriture,
passage qui se réalise petit à petit et seulement après ce que celui‑ci
parvient à chasser les fantasmes du roumain (§ 3.1.). Tel l’acrobate qui
renonce au filet, l’auteur prend cette fois‑ci le risque d’écrire en français,
conscient que cette initiative « ne [lui] ménagerait plus l’excuse d’une
imperfection de la traduction » (MS, p. 11).
Pigeon vole serait, par conséquent, la preuve que l’auteur,
quel que soit son nom, avait réussi à se débarrasser du « ballast
fantasmatique » (MS, p. 12) de la langue maternelle, à en dompter
les fantômes et à dépasser les obstacles qui au début du Mot sablier
entravaient son écriture.
Et pourtant il ne cesse de s’interroger sur sa langue de
création. « À qui appartient le français ? » ou « Le français appartient
à tout le monde ? », se demande‑t‑il tout au long de son texte. Et les
remarques sur la pureté de la langue chez les locuteurs non‑natifs
foisonnent dans le livre. À quelques pages de distance, on passe d’un
registre humoristique concernant un fait divers (« un élève américain
tue son prof de français (une femme ?) qui ne cessait de le railler pour
sa manière très personnelle de déformer les mots français »), (PV, p.
97), aux réflexions d’Édouard, le copain qui communique à l’auteur ses
opinions sur l’art d’écrire un texte littéraire : « il paraît qu’un écrivain
chinois s’est mis à écrire en français. Celui‑là je parie, est infiniment
plus respectueux de notre langue que je ne sais quel auteur joycien et
arabisant qui fait figure d’innovateur » (PV, p. 103).
Mais il n’y a pas que le rapport à la langue française qui
détermine l’auteur à se poser des questions. Il continue à être hanté, de
temps en temps, par la langue roumaine : « ou bien doit‑il par la suite,
ce possesseur aléatoire, faire la preuve de sa compétence, c’est‑à‑dire
prouver son intention d’user de cette langue maternelle à bon escient,
activement et conformément aux règles en vigueur…Mais est‑ce
suffisant ? Hein ? » (PV, p. 143).
Or, devant la feuille blanche, qui n’est pas parfaitement
blanche car « au moindre relâchement de [l’] attention tout ce qui
existe en filigrane peut transparaître » (MS, p. 12), comment écrire un
texte en français ? Pour ce faire, le narrateur regarde par la fenêtre et
s’efforce de décrire ce qu’il y voit : des pigeons qui volent, la maison

204
d’en face, une dame qui sort avec son pékinois. Et pourtant se mettre
à écrire n’est pas très simple puisque l’écrivain risque de ne pas être
satisfait de son texte :
On raye la phrase précédente d’un trait énergique, autoritaire ; et puis
non, au bout de quelque temps, on la fait ressusciter grâce au pointillé :
triomphe du discontinu, sa force christique!...Quoique charger ainsi
la page de signes de plus en plus nombreux, parfois contradictoires…
Je devrais la froisser, la déchirer et la jeter à la corbeille. Ou bien la
recopier en la corrigeant par‑ci par‑là, la raccommoder et faire en sorte
que les contradictions puissent s’accorder plus ou moins : suggérer que,
parfois, la discordance crée de l’harmonie, ou plutôt qu’elle permet la
mise en place d’une structure, un peu plus compliquée, c’est vrai, mais
capable de procurer des satisfactions raffinées (PV, p. 11).
« Que faire ? » (PV, p. 11), se demande alors l’auteur qui
semble manquer d’imagination. Il fait appel à trois camarades de
lycée : Edmond, Edgar et Édouard. Peur‑être, ces trois prénoms ne
seraient‑ils que trois occurrences d’un seul et même Ed, le « Ed »
de « Ed Pastenague », le pseudonyme de la couverture. De même, le
narrateur considère que l’emploi de la première personne n’a pas de
valeur référentielle, il s’en sert tout simplement « pour faire […] plus
convaincant » (PV, p. 153). Alors, les trois amis pourraient tous fort
bien dire : « Ed…, c’est moi. » (PV, p. 153).
Ce sont eux qui, par des échanges de lettres, des bribes de
conversations téléphoniques, des remarques critiques, l’aident à faire
avancer l’écriture. Ou, au contraire, à embrouiller l’écriture, selon
les dires du narrateur même. En comparant les deux moments de sa
production littéraire, il affirme :
Quand j’écrivais tout seul, je veux dire : avant de faire appel à mes
amis […], c’était à la fois plus difficile et plus simple. Je tâtonnais à
la recherche de mes souvenirs, j’avais du mal à trouver une structure
romanesque approprié, je manquais (par paresse et par faiblesse
d’imagination) de matériau mais au moins je n’avais pas de problème
de ton, de chronologie, bref de construction. Mes fragments se
superposaient comme les briques d’un mur qui s’élevait lentement mais
sûrement en masquant la pauvreté de mon présent immédiat.
Maintenant, je me sens submergé. Et responsable de mes personnages
qui ne tiennent pas toujours compte de ma volonté, de mes goûts, de
mes intérêts…

205
Les lettres (ou les coups de fil) de mes amis me tombent sur la tête
comme des bribes d’autres murs qui semblent en train de s’écrouler
autour de moi et menacent de m’enterrer vivant (PV, p. 157‑158).
Et voilà le texte qui se construit petit à petit, par fragments,
comme s’il ne dépendait pas de la plume d’un auteur qui, bien pire, se
fait accuser de ne pas en connaître la fin. Et à lui de rétorquer : « Mais
c’est normal : un roman, ça se fait au fur et à mesure. C’est comme la
musique… » (PV, p. 111). Pour lui, l’idéal serait d’écrire « un livre qui
puisse finir à tout moment sans que l’essentiel lui manque sans que
l’interruption lui confère quelque chose d’inachevé… » (PV, p. 167).
Comment le lecteur, pourra‑t‑il s’orienter dans la texture
réalisée par ce « tisserand tissé jusqu’au métissage » (PV, p. 94) sans s’y
perdre ? Dumitru Tsepeneag lui offre la solution en se donnant comme
exemple : en écoutant plusieurs fois l’histoire qu’Héloïse lui racontait
toujours différemment, il faisait un travail d’inspecteur de police : « tout
en comparant les variantes j’arrivais à la conclusion que même si elles
étaient plus ou moins contradictoires, elles allaient assez bien ensemble :
d’une certaine manière elles se complétaient. Et puis je n’avais qu’à
éliminer moi‑même les détails particulièrement détonnants » (PV, p. 119).
Dumitru Tsepeneag, tel un peintre impressionniste, construit
son texte « par petites touches successives qui s’unissent pour le
plaisir de l’œil en une tonalité transcendant nécessairement chaque
trait et chaque couleur pris à part » (PV, p. 119). Alors, son lecteur ne
pourra jouir du « plaisir du texte » (Barthes, 2000) que si, lui aussi, il
fait attention à la totalité et non pas aux fragments. Selon Nabokov
(1983 : 38), le consommateur du livre doit faire appel à l’imagination
tout comme le grand artiste a fait appel à son imagination pour créer
une œuvre d’art. Le romancier russe recommande qu’on se comporte à
l’égard d’un livre comme on se comporte à l’égard d’un tableau. Dans
ce deuxième cas, à la différence de la lecture qui est séquentielle de par
sa nature, le jugement artistique n’est pas influencé par le facteur temps
et permet d’appréhender d’emblée l’œuvre d’art dans son ensemble
pour en apprécier les détails.
Le lecteur du Pigeon vole est ainsi invité à participer à un
atelier d’écriture où se fabrique « un texte‑tapisserie, qu’on pourrait lire
comme une métaphore d’une telle écriture qui refuse toute structure
figée et échappe à toute programmation » (Gyurcsik, 2005 : 50). Le
lecteur doit ordonner les différents morceaux du puzzle pour obtenir

206
une histoire plus ou moins cohérente. Or, dans une écriture fragmentaire
l’agencement des différents morceaux doit se faire selon « un ordre
purement aléatoire » (PV, p. 77), sans pour autant « empêcher la
formation et la perception d’une cohérence qui réside justement dans ce
mécanisme duquel il participe » (PV, p. 77).
Mais ce roman qui s’écrit en prenant le lecteur comme témoin,
va‑t‑il terminer de s’écrire ? « Ai‑je peur de finir le roman ? » (PV, p.
179), se demande l’auteur. Et il y ajoute encore une partie qui présente
un narrateur en train de regarder par la fenêtre. Il y voit les pigeons, les
arbres et « un homme grand, blond, les cheveux clairsemés et le visage
rougeâtre, ou alors irrité comme après un long rasage destiné sinon à
le rajeunir du moins à lui assurer un aspect sain et soigné, ne fût‑ce
que pour contredire sa démarche hésitante, celle d’un être fatigué, de
quelqu’un qui a dû parcourir un long chemin… » (PV, p. 181). Quand
celui‑ci regarde vers la fenêtre, le narrateur lui fait un signe avec les
doigts, un « V triomphant » (PV, p. 182).
Vers la fin, l’auteur parvient à deviner l’identité du joueur
d’échecs, un personnage qu’il avait suivi tout au long de son texte.
D’ailleurs, dès les premières lignes il souhaitait déjà l’inviter chez lui :
« Je pourrais l’inviter chez moi. En dépit de ses tempes de craie, il n’est
pas encore trop vieux pour monter les six étages » (PV, p. 9). À la fin
du livre il le suit dans l’escalier sans réussir à le rattraper, il a disparu,
comme volatilisé. Tout de suite après, il perçoit « le crépitement d’une
machine à écrire » (PV, p. 185). Il tape à la porte de Lolita, mais
personne ne répond. En revenant dans sa chambre il a l’impression de
ne plus entendre ces bruits. Mais si, ça continue… Et paradoxalement :
le bruit de la machine à écrire venait de sa propre chambre!

4.1.2. Visibilité de l’auteur‑traducteur « français » dans le


texte roumain
Après 1989 Dumitru Tsepeneag renverse le sablier. Il revient à
la langue maternelle et implicitement à la littérature roumaine, retour qui
l’a poussé non seulement vers la création, mais aussi vers la recréation
de certains de ses textes : Pigeon vole a été traduit et publié en roumain
sous le titre Porumbelul zboară!....
L’auteur, en qualité de maître du texte, s’arroge le droit de
« recréer l’original avec toutes les conséquences que cela entraîne »
(Oustinoff, 2001 : 34), ce qui fait dire à Georgiana Lungu‑Badea (2011)
qu’on a affaire simultanément à un atelier de traduction et à un atelier

207
d’écriture. Le même émetteur fait entendre deux voix, deux instances
discursives qui se répondent d’une langue à l’autre pour créer un texte
hybride, un palimpseste littéraire.
Les deux facettes d’une même personnalité (le pseudonyme
Ed Pastenague et le vrai nom de l’auteur Dumitru Tsepeneag), font
sentir leur présence dès la page de titre72 (v. Annexe 8 : Couverture et
page de titre du roman Porumbelul zboară!...) de la version roumaine
Porumbelul zboară!... où apparaissent au dessus du titre le pseudonyme
« Ed Pastenague » en qualité d’auteur et en dessous du titre l’indication
« traduit par D. Țepeneag».
Les deux noms qui encadrent le titre construisent une
« hybridité auctoriale » (Risterucci‑Roudnicky, 2008 : 56) qui suggère
une double contribution à la production du texte : celle de l’auteur et
celle du traducteur. Or, en quatrième de couverture on peut lire « Dumitru
Țepeneag sub pseudonimul Ed Pastenague » [« Dumitru Țepeneag
sous le pseudonyme d’Ed Pastenague »] (v. Annexe 9 : Quatrième de
couverture du roman Porumbelul zboară!...). Le jeu de cache‑cache
entre auteur et traducteur est ainsi annulé. Les éclaircissements offerts
par le péritexte ne dissimulent plus l’auteur derrière un pseudonyme,
mais crée un « effet‑pseudonyme » (Genette, 1987 : 53) qui « suppose
connu du lecteur l’effet pseudonymique » (Genette, 1987 : 53). Ces
mentions dévoilent au lecteur le vrai nom de l’auteur et lui disent que le
livre a été traduit par ce dernier.
En analysant le péritexte, on trouve un petit indice qui
témoigne de « l’hybridité éditoriale » (Risterucci‑Roudnicky, 2008 : 17)
de Pigeon vole [Porumbelul zboară!...]. En regard de la page de titre
figurent des renseignements sur l’édition française : le nom de l’auteur,
le titre en français, l’éditeur et l’année de parution (ED PASTENAGUE,
Pigeon vole, P.O.L. Ed., 1989). Toutes ces références témoignent de la
dualité intrinsèque du texte traduit et contribuent à construire la lecture
de l’œuvre en traduction. On suggère ainsi au lecteur que le texte qu’il
va lire est une traduction, mais, en même temps, on le provoque car le
traducteur n’est personne d’autre que l’auteur lui‑même. Ces indications
situées en dehors du texte rappellent l’affirmation suivante : « un malin,

72 Selon Gérard Genette la page de titre est « l’ancêtre de tout le péritexte


éditorial moderne. Elle comporte généralement, outre le titre proprement
dit et ses annexes, le nom de l’auteur, le nom et l’adresse de l’éditeur »
(1987 : 37).

208
cet auteur. À moins qu’il n’y ait pas d’auteur et que ce soit le traducteur
qui ait écrit le livre » (CN, p. 117).
À l’instar de son « tisserand, tissé jusqu’à métissage… » (PV,
p. 94), l’auteur/traducteur veut brouiller les pistes en provoquant le
lecteur à un jeu de cache‑cache qui se poursuit entre les pages du livre.
En tant que créateur du texte, il a toutes les chances de devenir plus
signifiant que son œuvre, mais le lecteur « n’aime pas l’auteur, plus
exactement : il s’en fout. Il lui préfère l’œuvre » (PV, p. 17). L’auteur
qui cherche à gagner le devant de la scène, à séduire, dévoile en fait
son secret, c’est‑à‑dire son agonie. C’est pourquoi « Il pue le cadavre,
l’auteur, il nous empeste tous » (PV, p. 17). Alors, il se retire quelque
part derrière les mots et cette « quasi‑annulation » de la voix de l’auteur
ne s’arrêtera qu’à la fin du livre lorsque le narrateur, en poursuivant le
mystérieux joueur d’échecs dans l’escalier, se rend compte que le bruit
de la machine à écrire vient de sa propre chambre. Le narrateur qui
au début du livre voulait l’inviter chez lui, arrive en fin de compte à
s’identifier à l’auteur qui s’était retiré pour laisser le devant de la scène
aux mots, aux personnages, bref, au texte (§ 4.1.1.).
Les deux voix promises par le hors‑texte, l’auteur et le
traducteur, se rencontrent dans la pratique autotraductive pour
assurer le transfert interlingual du texte. Pour saisir les traces de cette
rencontre nous comparons l’original et l’autotraduction. Par cette mise
en parallèle des deux versions, nous déchiffrerons le palimpseste en
interprétant le degré de préservation de l’original et les modifications
que l’autotraducteur a faites. Nous considérons que l’auteur‑traducteur
devient visible dans les transformations qu’il opère dans son style. Nous
espérons surprendre la figure de l’auteur dans le degré de déformation de
l’original vu qu’un traducteur allographe ne se permettrait pas d’opérer
de pareilles distorsions sur le TS. Il est vrai qu’en s’arrogeant tous
les droits offerts par la signature, il peut le déformer jusqu’à ce qu’il
franchisse le seuil de distorsion. Il se produit dans ce cas « une rupture
interprétative, une discontinuité sur fond de déformation continue »
(Fuchs, 1994 : VI) (souligné dans le texte). Cependant la préexistence
de l’original met des bornes à son élan déformateur de sorte que le texte
autotraduit peut révéler l’original qui l’avait précédé. Il y a toujours un
noyau, fût‑il infime, qui reste et qui, par sa qualité de « source », oblige
à parler d’une écriture au second degré dans le sens qu’à partir de cette
base l’auteur‑traducteur entreprend une recréation en langue‑cible.

209
Pour saisir les traces de la visibilité de l’auteur nous nous
servons de deux notions : fidélité et créativité. Nous nous proposons
de voir d’une part comment l’auteur respecte l’original et d’autre part
comment il s’en éloigne lors de la réénonciation.
Au niveau de la structure du texte, on remarque que le TC
en roumain suit de près l’original. On respecte le découpage du texte en
fragments, mais de petites modifications sont pourtant saisissables. Il peut
arriver que l’autotraducteur fusionne des paragraphes : au lieu de trois
paragraphes en français (p. 116‑117‑118) il y a un seul paragraphe, plus
long, en roumain (p. 69‑70‑71). De même, en sens contraire, il peut recourir
à une fragmentation à la suite de laquelle au lieu d’un fragment compact en
français (p. 138‑139) on obtient deux fragments en roumain (p. 83‑84).
Le retour de l’auteur‑traducteur sur son propre texte lui
offre l’occasion de l’améliorer. C’est pourquoi il n’hésite pas à faire
« un travail de jardinier » (MS, p. 112) : il suprime des phrases ou des
paragraphes qui ne lui semblent plus nécessaires ou, en sens contraire,
il ajoute de nouveaux détails pour enrichir la forme de son texte en
LC. Il recourt ainsi à des procédés réducteurs et amplificateurs : par
l’autoexcision il fait un travail d’élagage du texte, il le décongestionne,
tandis que par l’addition il en enrichit le contenu.
Dans l’exemple ci‑dessous, par un coup de ciseaux,
l’auteur‑traducteur a supprimé tout un paragraphe : le fragment en
italique ne figure plus dans le TC, il en a été tout simplement effacé.
TS : Quoique plutôt mécontente de la jupe confectionnée par Mme
Mathieu, ma mère n’osait encore le dire, elle cherchait ses mots devant
la glace de l’armoire : le devant semblait nettement plus long.
Dans le salon, nous étions déjà passés à la phase de l’interprétation
de l’œuvre. C’est qu’Edouard était toujours impatient, comme Edgard
d’ailleurs qui ne me laissait jamais passer la bague :
Tu vois bien que tu ne sais pas t’y prendre. Laisse‑moi faire, couillon!
Tu va le tuer. (p. 51)
TC : Cu toate că era nemulţumită de fusta confecţionată de doamna
Mathieu, maică‑mea nu prea îndrăznea să i‑o spună, își căuta cuvintele
în faţa oglinzii șifonierului : era mai lungă în faţă decît în spate…
Vezi și tu că nu te pricepi. Lasă‑mă pe mine, coinac! Așa mi‑l omori!... (p. 30)
Ailleurs Dumitru Tsepeneag se sert d’un autre procédé
réducteur, à savoir la concision qui « se donne pour règle d’abréger un
texte sans en supprimer aucune partie thématiquement significative,

210
mais en le récrivant dans un style plus concis, et donc en produisant à
nouveaux frais un nouveau texte, qui peut à la limite ne plus conserver
un seul mot du texte original » (Genette, 1982 : 332). Dans les dernières
pages de Pigeon vole le lecteur découvre un fragment un peu particulier
qui n’a pas l’air français. L’auteur‑traducteur décide de ne pas le restituer
entièrement en roumain : il en fait le résumé. C’est un paragraphe où
l’on essaye de reproduire les échanges entre créolophones :
TS : pièce nègre ne va pas danser ce soir la nuit noire sera blanche
traversée par des bêtes longues
je n’ai hak à dire que ma parole n’est pas ma parole qui m’a baillé la
parole ?
i ka kalé djolili pou hélé comme ça
sarcler le champ des paroles à coups de boutou et pleurer nia nia nia
dans cette cage
mon sexe raide et inutile comme une racine bouffée par des
fourmis‑manioc
si d’a capo ma vie à nouveau
yo lé tjwe non (p. 183)
TC : Un pasaj în creolă peste care sar de pildă :
Sexul meu ţeapăn şi inutil ca o rădăcină halită de furnicile manioc.
(Şi alte câteva fraze din aceeaşi farină.) (p. 110)
La version roumaine est une version abrégée où l’écrivain ne
maintient pas les phrases en « créole ». Il se résume à informer le lecteur
qu’un passage et quelques phrases en créole qu’il ne lit pas d’habitude
(il en donne un exemple) suivront. Il en résulte une différence de
concentration entre les deux paragraphes, mais, grâce au commentaire
de l’auteur, cette reformulation sous une forme abrégée ne nuit pas à la
réception du message en LC.
Il en est de même pour les phrases dont certaines peuvent être
rayées ou ajoutées lors du passage interlingual en fonction de la pulsion
créative de l’auteur.
TS : Je n’ai pas de salle de bains, mais seulement un coin‑lavabo à deux
robinets : l’un marqué d’une fleur rouge, l’autre d’une fleur bleue.
On peut très bien écrire un roman sans avoir de salle de bains. (p. 24)
TC : Nu am sală de baie, ci doar un colţ‑lavabou cu două robinete : unul
marcat cu o floare roșie, celălalt cu o floare albastră. (p. 13)
Dans la version roumaine, l’auteur n’a plus gardé le
commentaire (en italique) sur le fait qu’il n’est pas nécessaire d’avoir

211
une salle de bain pour écrire un roman. Considérée inutile, cette phrase
a été tout simplement effacée du TC.
Il faut aussi dire que tout le texte est ponctué de réflexions
métatextuelles d’où transpercent les points de vue de Dumitru Tsepeneag
sur le statut de l’auteur, l’écriture, en générale, et fragmentaire,
en particulier, la critique littéraire, l’esthétique, la traduction, etc.
N’oublions pas qu’il est non seulement écrivain, mais aussi théoricien
de l’onirisme, ce qui pourrait expliquer la présence de telles remarques
dans ses textes.
En sens contraire, comme pour suppléer aux éventuels manques
causés par l’effacement de différentes parties du texte, on constate que
l’auteur ajoute des phrases. Leur rôle serait d’améliorer le texte au
niveau du contenu et de l’expression. Ces techniques compensatoires
font en sorte que l’amputation ne nuise pas au texte et que son contenu
reste inaltéré.
TS : Te rends‑tu compte au moins que notre texte devient de plus en
plus intraduisible, même dans une langue très proche de la nôtre ?
L’italien ou l’espagnol ou…
‒ Je m’en fous. (p. 145)
TC : Îţi dai seama că textul devine tot mai intraductibil ? Nu mai poate
trece nici măcar într‑o limbă foarte apropiată de‑a noastră. În italiană
sau în românește…
Puţin îmi pasă! Ăsta e trimful limbii : să nu poată fi tradusă! (p. 87)
On peut constater qu’en roumain le commentaire
métalinguistique concernant l’instraduisibilité du texte en cours de
s’écrire continue par l’ajout d’une phrase supplémentaire que nous
avons mis en italique. Selon Dumitru Tsepeneag, c’est par sa résistance
au transfert interlingual que la langue triomphe. La langue, par son
unicité insondable, ne permet pas qu’un texte passe inchangé au‑delà
des frontières linguistiques. Ou pire encore, elle peut lui interdire
complètement le passage.
Les quelques ajouts ou omissions du TS ne permettent pas
de parler d’une différence de concentration entre les deux versions
qui restent, en grandes lignes, égales. Elles n’influencent pas non
plus le contenu du message qui est intégralement transposé en
roumain. Toutefois, Dumitru Tsepeneag considère qu’en qualité de
maître de son texte, il peut se permettre de le réécrire. Pour ce faire,
il recourt à de nombreuses acrobaties de traduction en réalisant ce

212
qu’Antoine Berman appelle « écriture‑de‑la‑traduction » (1999 : 63) et
Paul Bandia « écriture‑traduction » (2001 : 136).
Une incursion dans l’atelier d’écriture de Dumitru
Tsepeneag permet de voir comment, tout en respectant la structure
de son texte, il le transforme grâce à une créativité débordante.
À cet égard, il mobilise de nombreuses ressources linguistiques qui
risquent même de déranger l’oreille du lecteur roumain. À cause
de cette déformation il s’est vu accuser par un de ses amis d’avoir
oublié sa langue maternelle.
Parmi les « astuces » de création trouvées par Dumitru
Tsepeneag pour assurer le transfert de son texte en roumain nous
avons retenues : l’« exotisation » de la langue roumaine (emploi des
archaïsmes et des régionalismes, recours à l’étymologie des mots,
emploi de mots « impudiques ») et la compensation comme procédé
de traduction permettant de récupérer les pertes inhérentes à tout
transfert interlingual.

1) Emploi de mots « exotisants »


Pour restituer des structures du registre courant, l’auteur utilise
en roumain des mots à sonorités orientales empruntés au turc ou aux
langues slaves. Considérées soit archaïques, soit littéraires, ces lexies
frappent l’oreille du lecteur car il s’est déshabitué à les entendre.
TS : Pourquoi pas turquoise ? (p. 10)
TC : De ce nu de peruzea ? (p. 5)

TS : un animal des bois (p. 20)


TC : o jivină din pădure (p. 11)

TS : le voile de crêpe (p. 81)


TC : zăbranicele lor de mătase (p. 48)

TS : sur laquelle s’ouvre la porte du magasin (p. 21)


TC : spre care se deschide uşa dughenei (p. 12)

TS : Il faisait très chaud, le mois de juillet. Lourd. (p. 21‑22)


TC : Era cald, luna iulie. Zăduf. (p. 12)

TS : chercher son fils (p. 26)


TC : Să‑și ia odrasla (p. 14)

213
TS : Avec l’espoir fou qu’au terme de mes efforts j’arriverai à suggérer
une histoire plus ou moins cohérente. (p. 39)
TC : Cu speranţa dementă că, la capătul strădaniilor mele, voi izbuti să
sugerez o poveste coerentă. (p. 23)

TS : et le petit Raymond, le cadet qui se prénomme comme son père


(p. 90)
TC : și micul Raymond, prâslea care purta același nume ca și taică‑său
(p. 54)
Dans les exemples ci‑dessus, des mots tels : « jivină »
(<živina), « prâslea » (<prŭstŭ ou prăst), « odraslă » (<otraslŭ ou
odraslŭ), « strădanie » (<stradanije), « zăduf » (<zaduh), « zăbranic »
(<zabradnik), originaires du bulgare ou du slavon, sont les équivalents
que Dumitru Tsepeneag préfère pour restituer « animal », « cadet »,
« fils », « effort », « (il fait) lourd », « voile de crêpe ». Ils ont été élus
au détriment d’autres termes courants en roumain tels « animal »,
« mezin », « fiu », « efort », « caniculă », « voal ». L’auteur fait de
l’emploi de ces mots une marque de son style et rappelle au lecteur une
langue savoureuse que celui‑ci risque d’oublier.
De même, « calfă », « dugheană », « peruzea », ayant des
étymons turcs (« kalfa », « dükkân », « piruze »), sont employés pour
restituer « aide », « magasin », « turquoise ». Des équivalents tels :
« ajutor », « magazin », « turcoaz » auraient été trop neutres au point de
vue stylistique et n’auraient pas contribué à une « exotisation » de la
langue qui semble être l’un des objectifs de l’auteur‑traducteur.
Les régionalismes contribuent aussi à renforcer le caractère
« étrange(r) » de la langue roumaine exploitée par Dumitru Tsepeneag
dans Pigeon vole [Porumbelul zboară!...]. Comme l’intention de
l’auteur n’est pas de faire découvrir le parler d’une certaine région,
alors le lecteur peut être contrarié de les découvrir dans les lignes de
ce roman.
TS : demanda le lard d’une voix doucereuse (p. 28‑29)
TC : întrebă slana cu glas mieros (p. 16)

TS : Tata et tonton prirent la chose très au sérieux. (p. 99)


TC : Nenea şi tuşa luară lucrurile în serios. (p. 59)
On constate dans les exemples ci‑dessus que l’auteur a préféré
« slana » au lieu de « slănină », « tuşa » au lieu de « mătuşa », des

214
régionalismes pour rendre en roumain des termes français appartennant
au registre courant « lard » et « tata ».

2) L’étymologisme
Dans la littérature, l’étymologisme peut avoir un double rôle :
rappeler le sens oublié d’un mot ou retrouver une forme disparue d’un
mot (Bergez et alii, 2005 : 88‑89). C’est la première fonction qu’on
retrouve chez Dumitru Tsepeneag.
TS : Les flics arrivent avec haut‑parleurs, gilets pare‑balles et fusils à
lunettes. (p. 70)
TC : Poliţiştii sosesc cu megafoane, jiletci antiglonţ şi puşti cu lunetă.
(p. 42)
Dans l’exemple ci‑dessus, l’auteur‑traducteur ne recourt pas à
une équivalence idiomatique (Ballard, 2005 : 15) pour restituer en roumain
le syntagme « gilets pare‑balles ». En faisant appel à l’étymologie du mot
« jiletcă », il le rend en roumain par « jiletci antiglonţ ». Le mot jiletcă est
entré dans la langue roumaine par l’intermédiaire de la langue russe (žiletka)
où il a été emprunté à la langue française « gilet » et il signifie « vêtement
court, sans manches et sans col » (DELR). De même, c’est un mot employé
surtout en Moldavie et moins dans les autres régions de Roumanie. Par
conséquent, le syntagme « jiletci antiglonţ » (PZ, p. 42) pourrait sembler
bizarre à un roumanophone habitué à entendre « vestă antiglonţ ».

3) Impudeur dans la traduction


Dumitru Tsepeneag, en se traduisant, s’est avéré aussi être
un traducteur impudique. Il n’a pas honte de se servir de mots crus
désignant les parties « honteuses » du corps ; il fait violence à la langue
roumaine en la forçant à les accueillir dans un texte littéraire. Cette
audace pourrait avoir un air à la fois étrange et étranger car la langue
roumaine en littérature est une langue pudique73 (Bucurenci, 2006 ;
Cernat, 2006 ; Pelea et Coiug, 2012). En Roumanie « à vrai dire, nous

73 « En effet, à l’écrit (ailleurs que sur les murs), le roumain affiche un
puritanisme virginal. Ce n’est pas que le vocabulaire cochon de ma langue
serait plutôt pauvre que riche, mais les mots en « f », « p », et « c » ont été
totalement bannis du monde des lettres. Ainsi, les scènes les plus chaudes
du roman roumain ressemblent à une partie de sexe avec un rabbin ultra
orthodoxe, pendant laquelle on ne sait pas si la partenaire gémit de plaisir
ou parce qu’elle s’asphyxie sous les draps » (Bucurenci cité par Coiug et
Pelea, 2012 : 37‑38).

215
n’avons – comme les Français, par exemple, et les autres civilisations
anciennes – aucune tradition sérieuse de la littérature érotique libertine
éventuellement, nous n’avons aucune tradition sérieuse en littérature
licencieuse »74 (Cernat cité par Pelea et Coiug, 2012 : 36).
L’absence d’une tradition de textes à contenu érotique pourrait
aboutir à une bifurcation : d’une part, l’exagération et le recours à des
termes pornographiques et, d’autre part, la pudeur, la gêne, le silence.
Pour remédier à cette lacune, les traducteurs doivent profaner le lexique
« épuré » du roumain (n’oublions pas la longue période de censure qui
s’est écoulée de 1947 à 1989) et de préparer le terrain « pour un type de
discours absent dans la littérature à condition qu’[ils] dépassent leurs
inhibitions et repensent leur rapport à la langue face à ce qui ne se laisse
pas dire » (Cernat cité par Pelea et Coiug, 2012 : 37).
Le roman Pigeon vole témoigne de ce désir de désinhibition
de la langue roumaine par rapport à laquelle le traducteur, en
l’occurrence Dumitru Tsepeneag, « pèse l’innovation qu’il peut
introduire à travers la traduction » (Cernat cité par Pelea et Coiug,
2012 : 37). Le détachement de la langue française qui n’était pas
sienne et à laquelle il ne s’identifie pas lui permet de se servir de mots
audacieux75, mais qu’il a le courage de garder dans la traduction. Il
ne les tronque ni ne les remplace par des euphémismes, comme en
témoignent les exemples ci‑dessous :
TS : Sa bite pendouillait. (p. 30)
TC : I se bălăngănea pula. (p. 17)

TS : Je cherche la vérité, la transparence! Transparence mon cul! (p. 58)


TC : Eu caut adevărul, transparenţa. Adevărul să mă pupi în cur. (p. 34)

TS : Paulette ? Lesbienne notoire ? (p. 64)


TC : Paulette ? Lesbiană notorie ? (p. 38)

74 En original : « Adevărul e că nu avem – precum francezii, de pildă, și


civilizaţiile mai bătrîne – nici o tradiţie serioasă a literaturii erotice, eventual
libertine, nici o tradiţie serioasă a literaturii licenţioase » (Cernat, 2006).
75 Nancy Huston explique « l’impudeur » de l’étranger comme suit : « Les
jurons français (gros mots, blasphèmes et injures) m’étaient certainement
plus accessibles comme objet de savoir qu’à la plupart des autochtones,
dans la mesure où ces mots n’avaient pour moi aucune charge affective
particulière. Foutre ou fastueux : l’un m’était aussi étranger que l’autre ;
les deux me venaient du dictionnaire » (1999 : 63) (souligné dans le texte).

216
TS : Parfois elle était en train de faire une pipe à Ho […]. (p. 68)
TC : Uneori Julia era pe cale să i‑o ia la cioc. (p. 41)

TS : Il veut pisser, le malheureux. (p. 51)


TC : Vrea să se pișe, nenorocitul. (p. 30)
Cette dose de violence faite au roumain serait ici licite car
relevant d’une esthétique de la création et d’une esthétique de la
traduction, indissolublement liées l’une à l’autre. D’ailleurs, dans
son écriture, Dumitru Tsepeneag « a disséminé un nombre important
d’observations théoriques et critiques visant la tâche du traducteur, les
limites de la traduction, les droits potentiels et les inconvénients de
l’auteur traduit » (Lungu‑Badea, 2009a : 81).

4) Compensation
La compensation est un procédé de traduction qui « consiste
à récupérer, dans un autre endroit du texte, un effet de sens ou de style
n’ayant pas pu être rendu lors de la traduction du texte » (Pop, 2013 :
192). Elle permet à l’écrivain d’équilibrer la balance des pertes et des
gains inhérents à tout transfert interlinguistique et de garder le ton
général du texte.
Dans Pigeon vole, l’écrivain joue sur la ressemblance
phonétique des mots pour créer des jeux de mots qui risquent de ne
pas passer en roumain. Parfois, il réussit à les restituer en gardant la
musicalité et le rythme de la phrase en LC, comme dans l’exemple
ci‑dessous :
TS : Je me souviens par exemple de celle de l’abeille et du lard, qui
se passait dans un monastère ou plutôt dans une abbaye où le pauvre
hyménoptère se retrouvait prisonnier. (p. 28)
TC : Îmi amintesc, de pildă, de povestea albinei şi a slăninei care
se întâmpla într‑o mînăstire sau mai curînd într‑o abaţie unde biata
himenopteră s‑a trezit prizonieră ». (p. 16)
D’autres fois, quand le transfert n’est plus possible sans une
certaine dose d’entropie, il fait appel aux ressources de sa langue
maternelle pour forger dans un autre endroit du texte des jeux de mots
semblables.
Prenons la phrase « Je recopie pêle‑mêle (père‑mère) de
vieilles notes pour un essai que je n’écrirai jamais jusqu’au bout » (PV,
p. 17). Les paronymes « pêle‑mêle » et « père‑mère » qui récupèrent

217
des fragments antérieurs « Ma mère… » (PV, p. 15) et « Mon père… »
(PV, p. 16), ne peuvent pas être restitués tels quels. En roumain, on a
obtenu : « Copiez de‑a valma (de‑a tata‑mama) vechi însemnări pentru
un eseu pe care niciodată nu‑l voi scrie până la capăt » (PZ, p. 9). Pour
le lecteur français il n’y avait pas de difficulté à saisir le jeu de mots
« pêle‑mêle »/« père‑mère ». En traduction, il a été perdu de sorte qu’on
pourrait très bien s’interroger sur le voisinage valma/tata/mama. Il n’y
a qu’une certaine sonorité qui a été rendue en roumain par la répétition
de la lettre « a ».
Heureusement, les ressources de la langue maternelle aident
l’auteur‑traducteur à compenser la perte.
TS : À moins, au contraire, qu’elle ne se soit fait enlever par l’abbé
lui‑même qui en dépit de son aspect de gros lard, était un paillard et
demi, chose tout à fait vraisemblable à cette époque. (p. 30)
TC : Dacă nu cumva a fost răpită de abatele abaţiei care în ciuda
aspectului de slană mare, era un curvar şi jumătate, ceea ce în epocă
era foarte verosimil. (p. 17)
Le voisinage des deux mots « lard » et « paillard », le premier
se retrouvant dans le deuxième, crée un effet de sonorité en français
qui n’a pas été rendu en roumain où l’on a « slană mare » et « curvar ».
L’auteur‑traducteur parvient quand même à garder la tonalité de la
phrase en créant en roumain un effet de sonorité absent du TS. Grâce
aux vertus compensatoires de la langue roumaine, « l’abbé lui‑même »
devient « abatele abaţiei ».
D’autres fois, la familiarité avec la LC, la langue maternelle
de l’auteur, lui permet de forger des jeux de mots absents du TS, ce qui
contribue à l’enrichissement du contenu sémantique du TC.
TS : une femme séduisante et une enseignante moderne (p. 71)
TC : femeie seducătoare și un corp didactic model (p. 43)
« Femme » et « enseignante » s’avoisinent en français mais
seulement pour créer par accumulation d’informations le portrait de la
directrice contre laquelle veut se venger le maître d’école qui a pris
en otage ses propres élèves. Or, en roumain, l’auteur tire profit de la
polysémie du mot « corp » qui veut dire « corps humain » étant en
relation avec la séduction dont il a été question auparavant, mais dans le
syntagme « corp didactic » il désigne aussi l’ensemble des professeurs
et instituteurs, à savoir le « corps enseignant ».

218
D’autres fois, l’écrivain va encore plus loin et il fait appel à
un culturème pour obtenir en LC des effets qui ne figuraient pas dans
le TS.
TS : Il fait terriblement chaud. (p. 32)
TC : Căldură mare. (p. 18)
Si pour le lecteur français la phrase « Il fait terriblement
chaud. » n’est qu’une modalité d’exprimer un certain point de vue sur
la météo, pour le lecteur roumain « căldură mare » actualise toute une
référence culturelle. Cette structure le fait penser au texte qui porte
le même titre et à l’humour d’Ion Luca Caragiale, marque du génie
littéraire du dramaturge roumain.
Par toutes sortes de subterfuges linguistiques, l’écrivain aboutit
ainsi à une contradiction : il réalise ce qui au moment de la rédaction de
son texte en français lui semblait impossible : le traduire dans une autre
langue (italien, espagnol, etc.). Ce métadiscours sur l’activité traduisante
s’accentue dans le TC où l’on renie la possibilité même de mettre en
roumain le roman qui était en train de prendre forme : « Ȋţi dai seama că
textul devine tot mai intraductibil ? Nu mai poate trece nici măcar într‑o
limbă foarte apropiată de‑a noastră. Ȋn italiană sau românește… » (PZ,
p. 87). L’autotraducteur a réussi à relever ce défi d’intraduisibilité parce
qu’il s’est risqué à « recréer [l’œuvre d’imagination] dans son mystère
insondable » (Fortunato, 1990 : 35).

4.1.3. Visibilité de la langue‑culture française dans le texte


roumain
Dans le roman Porumbelul zboară!... [Pigeon vole] de
Dumitru Tsepeneag, les deux voix promises par le hors‑texte, Ed
Pastenague, en tant qu’auteur, et D. Țepeneag, en tant que traducteur,
s’entremêlent dans la trame des mots pour « ouvrir l’Étranger en tant
qu’Étranger à son propre espace de langue » (Berman, 1999 : 75). On
instaure un nouveau rapport à la langue maternelle qu’on risque même
de violenter. En fait, en fin de compte, celle‑ci se retrouve enrichie
par la langue étrangère avec laquelle elle est en contact. On pourrait
reprocher à l’auteur d’avoir été « infidèle », de s’être éloigné du texte
initial, d’avoir oublié son roumain, mais ce qu’il ne faut pas perdre
de vue c’est que dans le processus de traduction « l’œuvre se modifie
de telle sorte qu’on ne [peut] plus dire qu’elle réside entièrement dans
l’original » (Oustinoff, 2001 : 244).

219
Voyons alors comment la langue française marque la langue
roumaine dans l’écriture en lui conférant une allure « étrangère » et
quelles sont les traces du contact entre les deux langues.

1) Mots français insérés dans le texte roumain


Un premier « signal » de la présence étrangère dans le texte
serait des mots et des structures en français insérés dans la version
roumaine. Dans le TC on emploie l’italique ou d’autres signes
orthographiques, comme par exemple les guillemets, pour les mettre en
évidence et attirer l’attention du lecteur sur leur étrangéité.
TS : À propos : après combien d’années, de décennies […], un texte
est‑il menacé par ce que l’on peut appeler, pour simplifier, l’arthrose ?
(p. 145)
TC : À propos : după cîţi ani, cîte decenii […], e ameninţat un text de
ceea ce am putea numi, pentru a simplifica, artroză literară ? (p. 87)
TS : ‑…le trousseau de la fille la rousseur des aisselles.
‑ Tu exagères! Et ce n’est pas drôle… (p. 145)
TC : ‑…le trousseau de la fille la rousseur des aisselles.
‑ Exagerezi! Şi nici măcar nu e comic… (p. 87)
TS : satisfaire le voyeur, à condition tout de même qu’on éloigne les
enfants des fenêtres… (p. 81)
TC : să‑l satisfacă pe voyeur, cu condiţia totuși ca puștii să fie îndepărtaţi
de la ferestre… (p. 42)
Dans les exemples ci‑dessus on retrouve les mots français
« à propos », « voyeur » qu’on a empruntés en roumain. Le premier,
« apropo », adverbe défini par les dictionnaires comme provenant du
français « à propos » (DELR), avait été adapté phonétiquement en
roumain. L’auteur aurait pu l’utiliser, mais pour donner de la couleur
à son texte, il a préféré la forme française qu’on pourrait mettre en
relation avec « le trousseau de la fille, la rousseur des aisselles »
qu’on retrouve un peu plus bas sur la même page. Quant au « voyeur »
il a été emprunté en roumain, on le retrouve par exemple dans le
DCR, mais on lui colle l’étiquette « franţuzism », c’est‑à‑dire il a
été emprunté du français, mais il n’a pas été acclimaté à la langue
roumaine (Dex on line). Ces formes étrangères bien qu’immiscées
dans le corps du texte autotraduit s’en détachent par l’emploi des
italiques, astuce typographique dont le rôle serait de mettre en
évidence leur étrangéité.

220
Le récit étant construit « à l’image d’un nouveau Babel où les
langues et les cultures s’opposent et se superposent, se figent et foisonnent,
s’ordonnent conformément aux lois de la raison et tourbillonnent au rythme
du délire » (Gyurcsik, 2005 : 51), on retrouve dans la version roumaine une
structure en français. « Le trousseau de la fille la rousseur des aisselles »
est un jeu de mots où les effets sonores sont obtenus par la juxtaposition
de deux structures « trousseau de la fille »/« rousseur des aisselles ». En
plus, en combinant la première syllabe de « rousseur » et la deuxième de
« trousseau » on obtient le nom de l’auteur français dont il a été question
dans un paragraphe antérieur : « Le cadavre de Rousseau fut transporté,
après la Révolution, d’Ermenonville au Panthéon » (PV, p. 145).
Par la décision de ne pas traduire en roumain le jeu de mots,
l’auteur‑traducteur parvient à sauvegarder le renvoi à la phrase contenant
le nom de Rousseau et à métisser son texte tel un « tisserand textualiste »
(Gyurcsik, 2005 : 51). Il obtient ainsi « une tapisserie, c’est‑à‑dire une
structure rigoureusement ordonnée […] où les langages s’entrecroisent
et s’entretissent dans un dialogue intertextuel et interculturel à l’échelle
du monde, en échappant ainsi aux rigueurs de l’ordre préétabli »
(Gyurcsik, 2005 : 51).

2) Noms propres (anthroponymes, toponymes, référents culturels)


Les noms propres sont « le lieu où se manifestent avec le plus
d’évidence l’altérité radicale du TS et du TC : lieu de démarquage
traversé de toutes les tensions entre deux textes et deux matrices
culturelles, il atteste ce conflit d’énonciations qui est au cœur même
de la traduction » (Folkart, 1986 : 251). Dans l’œuvre littéraire ils
« signifient et connotent, et renvoient à des référents culturels auxquels
il faut assigner une place dans l’imaginaire du lecteur étranger. Le défi,
pour la traduction, est de respecter la relation qu’ils entretiennent avec
les autres signes (onomastiques ou non) qui construisent la signification
de l’œuvre originale » (Risterucci‑Roudnicky, 2008 : 68).
Le transfert onomastique exige beaucoup d’attention de la part
du sujet traduisant qui peut, d’une part, préserver l’étrangéité des mots,
en pratiquant, en général, le report76, et, d’autre part, assurer au nouveau
public un certain confort de lecture en lui facilitant l’accès au sens.

76 Barbara Folkart va jusqu’à postuler que « la norme en matière de transfert


onomastique serait la traduction au degré zéro, consistant à conserver le
nom dans son altérité, ne serait‑ce que selon le principe d’un moindre effort
producteur par surcroît de couleur locale, voire d’exotisme » (1986 : 247).

221
Mais quelle que soit sa décision, elle ne peut être que « décalée » : « si
les noms propres sont traduits, ils sont en position décalée par rapport
au texte qu’ils habitent dans la langue originale ; s’ils ne le sont pas,
ils sont décalés par rapport au texte qu’ils habitent dans la langue de
traduction » (Risterucci‑Roudnicky, 2008 : 68).
Il s’ensuit que le traducteur est condamné à ne pas pouvoir
restituer le nom propre tout à fait comme il a été à l’origine énoncé.
La réaction du lecteur rend compte de la réussite de cette négociation
(naturaliser ou reporter le nom propre). Celui‑ci peut sentir soit
« l’étrangeté quand le choix du traducteur semble incompréhensible,
comme s’il s’agissait d’une erreur » (Eco, 2006 : 220), soit « l’étranger
quand il se trouve face à une façon peu familière de lui présenter quelque
chose qu’il pourrait reconnaître, mais qu’il a l’impression de voir pour
la première fois » (Eco, 2006 : 220).
En se traduisant Dumitru Tsepeneag a opté pour une
préservation en roumain des anthroponymes qui se coiffent de
la connotation « étranger » et deviennent une trace visible de la
présence de l’Autre dans le texte. Par report, certains mots « du
texte de départ qui ne nécessitent pas une analyse interprétative sont
transcodés tels quels ou non dans le texte d’arrivée » (Delisle, 2012 :
55). Le recours à ce procédé de traduction n’indique pas que l’on
est « en situation d’échec face à un intraduisible, mais en situation
de traduction face à un élément qui ne peut être traité que de cette
façon en raison de sa nature » (Ballard, 2001 : 16). Par la suite, la
non‑traduction des noms propres contribue, du point de vue de la
réception, à l’exotisation de l’œuvre traduite. Ceux‑ci, en vertu de
leur qualité de renvoyer à un référent extralinguistique et non pas à
un concept (Ballard, 2001 : 17), fonctionnent comme des marqueurs
de la couleur locale.
Les anthroponymes de Pigeon vole, ayant la fonction
d’identificateur social, informent le lecteur sur l’appartenance des
personnages à un autre espace géographique, à savoir la France. On
retrouve par exemple dans le texte en roumain des anthroponymes
français : Mathieu, Jean‑Jacques, Maryse, Désirée, Julie, Édouard,
Héloïse, Villeneuve, Edmond, etc.
De même, l’auteur pratique le report pour les référents culturels.
Ceux‑ci bien qu’ils tendent « à faire partie d’un bagage culturel partagé
[…], ils sont souvent l’objet d’une négociation » (Ballard, 2001 : 26).

222
Dans cette catégorie, on peut signaler les noms de périodiques qui sont
reportés et mis en italique : Libé, L’Humanité, Paris‑Turf. Il en est de
même pour quelques noms de chevaux : Billard, Vieux Pillard, Talon
Rouge et Peau de Raie.
Par contre, quand il s’agit des toponymes l’auteur fait appel
soit au report pour certains noms de villes ou des noms de lieu à
l’intérieur des villes (Montpellier/ Montpellier, Beaubourg/Beaubourg
etc.) soit à l’emploi des exonymes pour rendre en roumain des noms
géographiques ayant en français une forme différente : (Indochine/
Indochina, France/Franţa, Londres/Londra, Pyrénées/ Pirinei etc.).

3) Interférences
L’interférence, considérée généralement comme une faute de
traduction consistant à « introduire dans le texte d’arrivée un fait de
langue propre à la langue de départ » (Delisle, 2012 : 44), peut aussi être
consciemment exploitée par l’auteur pour en faire une caractéristique
de son style. On y fait appel à bon escient pour forcer la LC à accueillir
des structures qui ne la caractérisent pas, mais qui dans le texte traduit
acquièrent une valeur stylistique.
• Traduction mot‑à‑mot
La parenté entre les deux langues, le roumain et le français,
est favorable à la traduction mot‑à‑mot sans pour autant engendrer une
déformation de l’énoncé en LC. Comme le traducteur suit de près les
structures d’origine, le nouveau texte porte l’empreinte laissée par la
langue de l’autre texte qui l’a précédé dans le processus de création. Si,
en général, on la pratique pour restituer en LC des énoncés plus courts,
dans Pigeon vole elle a été pratiquée pour traduire des séquences plus
longues ou même des paragraphes entiers.
TS : Assis toujours devant la fenêtre, je perçois les battements de mon
cœur, accompagnés discrètement par un sifflement qui semble sortir de
mes oreilles. (p. 20)
TC : Aşezat în faţa ferestrei, percep bătăile inimii, acompaniate discret
de un şuierat care pare să‑mi iasă din urechi. (p. 24)

TS : Avec Edouard je jouais au Tour de France. À l’aide de centaines


d’allumettes nous marquions d’abord le trajet de chaque étape :
généralement, le départ était donné dans ma chambre, que nous
franchissions pour passer dans le salon ; le piano nous servait de tunnel
et, pour les montagnes, nous utilisions tous les coussins de la maison ;

223
nous n’hésitions pas à grimper sur les fauteuils, pour traverser les
Pyrénées (p. 35).
TC : Împreună cu Edouard mă jucam de‑a turul Franţei. Cu ajutorul a
sute de chibrituri marcam mai înatîi traseul fiecărei etape : de obicei,
plecarea se dădea în camera mea din care treceam apoi în salon : pianul
slujea drept tunel, iar pentru munţi foloseam toate pernele din casă ; nu
şovăiam să ne căţărăm peste fotolii, ca să traversăm Pirineii (p. 20).

• Calques syntaxiques
Par le calque syntaxique, l’écrivain force la langue roumaine
à accueillir des tournures typiques de la langue française. Il ne s’agit
pas de solécismes77, mais d’un effet recherché dans le sens que ces
structures calquées sur celles du TS permettent de maintenir le dialogue
intertextuel avec la version antérieure. Selon le principe des vases
communiquants, les deux textes dialoguent et s’entretissent au‑delà de
la barrière invisible entre les deux langues.
TS : La vie est monotone, confortablement monotone. (p. 41)
TC : Viaţa e monotonă, confortabil monotonă. (p. 24)

TS : « Il faisait très chaud, le mois de juillet ». (p. 21‑22)


TC : « Era cald, luna iulie ». (p. 12)
« Confortabil monotonă » est la construction correspondant
à la structure « confortablement monotone » composée d’un adverbe
précédant un adjectif dont il indique les « variations d’intensité de la
propriété dénotée » (Riegel, 1994 : 378). En roumain on aurait dû avoir
la préposition « de » interposée entre les deux termes : « confortabil de
monotonă ». L’auteur préfère calquer la structure en roumain sur celle
du français et attirer ainsi l’attention du lecteur sur l’immixtion de
l’Étranger dans la trame narrative du roman.
La phrase « Il faisait très chaud, le mois de juillet » (PV, p.
21‑22) a été rendue en roumain par « Era cald, luna iulie » (PZ, p.
12). Le lecteur habitué aux règles de la grammaire roumaine se serait
attendu à lire « Era cald, în luna lui iulie ». Or, en suivant les règles de
la grammaire française l’auteur avait omis la préposition « în » censée
introduire le complément circonstanciel de temps.

77 Le solécisme est une faute de langue consistant « à produire une construction
syntaxique non conforme à la grammaire d’une langue donnée »
(Delisle, 2012 : 59).

224
• Calques phraséologiques
Dans son activité de traduction Dumitru Tsepeneag a opté
tantôt pour le calque, tantôt pour une adaptation, en puisant l’expression
recherchée dans la composante lexicale de la langue roumaine. Jean
Delisle considère que la traduction d’une expression idiomatique ne
peut s’effectuer par substitution individuelle des éléments du TS, c’est
pourquoi il faut remplacer cette expression par une équivalence dans le
TC (Delisle, 2012 : 40).
Quant à Dumitru Tsepeneag, il lui arrive parfois de traduire
tous les mots de ces constructions comme dans l’exemple : « Elle
faisait disons la queue devant un cinéma » (PV, p. 45) – « Am văzut‑o,
să zicem, făcând coadă ȋn faţa unui cinematograf » (PZ, p. 26). On y
remarque l’expression « a face coadă » qui pourrait sembler bizarre à
un roumanophone, employée au détriment de « a sta la coadă » qu’on
retrouve en général dans les dictionnaires.
La phrase « Parfois elle faisait aussi le ménage » (PV, p. 74)
a été mise en roumain par « Uneori le făcea şi menajul » (PZ, p. 44).
Par calque phraséologique on a obtenu en roumain « a face menajul »
où l’on retrouve le néologisme « menaj ». En 1997, année de parution
de Porumbelul zboară!..., ce mot n’avait pas encore la signification
« Ensemble des soins matériels, des travaux d’entretien et de propreté
dans un intérieur » (PR). Dans le DN, il est défini plutôt comme « foyer,
vie en commun d’un couple », alors qu’il est complètement absent du
MDN. C’est dans des dictionnaires plus récents parus après 2005, DEN
et DCR, qu’on retrouve la signification actualisée dans notre texte, celle
de « travaux d’entretien d’une maison ou du siège d’une entreprise,
institution publique ». Dumitru Tsepeneag force la langue roumaine à
accueillir cette expression au lieu d’employer l’équivalent idiomatique
« a face curăţenie ».
« Cuşti toracice » (PZ, p. 48) et « făină de grîu întreg » (PZ,
p. 17), sont d’autres expressions calquées sur « cages thoraciques »
et « farine de blé complet » qui pourraient sembler bizarres à un
roumanophone. Celui‑ci s’attendrait à lire « cutie toracică » et « făină
de grâu integrală ».
« L’opacité des langues les unes aux autres, leur arbitraire, leur
singularité, leur désir de se fermer » (Ballard, 1993 : 254) favorise une
équivalence idiomatique qui échappe au traducteur car celui‑ci « doit
pour ainsi dire retrouver une formule dictée par l’usage du groupe »

225
(Ballard, 1993 : 254). Par exemple, pour mettre en roumain l’unité de
traduction « rester inactive » (PV, p. 60) l’auteur choisi un idiotisme « a
rămâne de lemn tănase » (PZ, p. 36).
• Emprunts
Pour réaliser le transfert interlingual de son texte Dumitru
Tsepeneag fait un emploi fréquent de l’emprunt en tant que procédé
de création lexicale. On peut envisager deux cas de figure : un emprunt
normé, l’auteur n’actualisant pas dans son texte la signification
courante dans la langue, et un emprunt non‑normé auquel il fait appel
à des fins créatrices.
Par exemple, le syntagme « adieu souvenirs! » (PV, p. 85) est
traduit par « adio suveniruri » (PZ, p. 51), or le mot roumain « suvenir »
est généralement utilisé pour désigner des objets concrets du passé
qui restent comme témoignage de quelque chose ou de quelqu’un. Le
texte de Dumitru Tsepeneag actualise le sens secondaire « amintire »,
c’est‑à‑dire « fait, action de se souvenir, résultat de l’action » (TLFi).
Il en est de même pour le bout de phrase : « le boulot que font
nos braves facteurs dans leurs nouveaux et beaux uniformes » (PV, p.
87) qui est traduit en roumain par : « la ce șmotru sunt puși bravii noștri
factori ȋn noile și frumoasele lor uniforme » (PZ, p. 52). On a ici le
mot « factor » pour désigner l’employé de poste, mais en roumain c’est
son synonyme « poștaș » qui est plus fréquent. En plus, il aurait dû être
accompagné d’un déterminant, « factor poștal », pour que le lecteur
puisse appréhender le sens sans difficulté.
Certains équivalents choisis par l’auteur peuvent sembler
bizarres au lecteur‑cible comme s’ils surgissaient d’un passé plus ou
moins lointain ou d’une région plus ou moins roumaine. Dans la phrase
« On les abat, disait froidement ma mère. » (PV, p. 78), le verbe abattre
est rendu par « Îi abate, spunea maică‑mea cu răceală ȋn glas » (PZ, p.
46). Dans le Dex on‑line le verbe « a abate » est défini comme suit :
« faire tomber en donnant un coup mortel » et on indique que c’est un
« franţuzism », c’est‑à‑dire « mot emprunté au français mais pas encore
assimilé par la langue roumaine » (v. Dex on line).
Le mot « metropolă » existe en roumain et on l’emploie
assez fréquemment, mais, en fouillant dans les dictionnaires, on
peut constater qu’il a changé de sens sous l’influence du mot anglais
« metropolis ». Dans DN et MDN il est expliqué comme mot désignant
« un état impérialiste en rapport avec ses colonies », alors que dans

226
le DEN on indique comme sens premier celui de « capitale d’une
région ». La phrase « Tonton Raymond avait un parent en métropole :
son demi‑frère » (PV, p. 105) a été mise en roumain par « Unchiul
Raymond avea o rudă în metropolă : fratele său vitreg » (PZ, p. 63). Si
pour le lecteur français « métropole » renvoie explicitement à la France,
pour le lecteur roumain familiarisé avec la signification « grande
ville, capitale », cette référence n’est pas transparente, elle l’oblige à
actualiser des significations « obsolètes ».
Quand la langue roumaine manque de mots pour réexprimer
une unité de la LS, Dumitru Tsepeneag fait appel à l’emprunt non
normé pour suppléer à ce vide lexical. Le subtantif « terminale »
de la pharse « On s’était retrouvés tous les quatre au même lycée
de Montpellier, mais seulement en terminale » (PV, p. 84) a été
emprunté en roumain : « Ne‑am regăsit toţi patru în acelaşi liceu
din Montpellier, dar asta abia în terminală » (PZ, p. 50). Dans
les dictionnaires roumains on retrouve l’adjectif « terminal,‑ă »
signifiant « qui termine quelque chose, qui en représente le point
final » (DCR) et le substantif « terminal » ayant un emploi spécialisé
(dans le domaine de l’informatique et des moyens de transports
maritimes et aériens). Alors le nom « terminale » dans le sens de
« classe terminale », c’est‑à‑dire « dernière classe du lycée, où l’on
prépare le baccalauréat » (PR) a été adapté phonétiquement à la
langue roumaine où il faisait défaut.
En guise de conclusion nous pouvons dire que la langue
roumaine de Dumitru Tsepeneag comporte « cette greffe, le français »
(Makine, 1995 : 56), « couverte déjà de feuilles et de fleurs, portant
en elle le fruit de toute une civilisation » (Makine, 1995 : 56). Si au
début du Mot sablier l’auteur avait du mal à se débarrasser du « ballast
fatasmatique » (MS, p. 12) de la langue maternelle, en renversant le
sablier, il lui est difficile de chasser les fantômes de la langue étrangère
qui, invoquée ou non, revient dans l’écriture.

4.1.4. Analyse comparée : original/autotraduction/traduction


allographe
Pour poursuivre notre quête de l’auteur‑traducteur et la
manière dont il est visible dans le texte autotraduit nous nous proposons
de faire une analyse comparée du TS en français, l’incipit du roman
Pigeon vole (p. 9‑10), de la version issue de la plume de l’auteur et

227
d’une autre version fruit d’une traduction allographe78. Il faut préciser
que le traducteur allographe n’a pas eu accès au texte en entier. Quelques
informations sur l’auteur et le roman d’où est tiré le fragment lui ont été
fournies avant qu’il ne commence son travail. Son activité de traduction
se fonde principalement sur une lecture du fragment à traduire, sur
son expérience en tant que traducteur et sur son bagage cognitif lui
permettant d’actualiser des connaissances sur la traduction littéraire et
sur le style de Dumitru Tsepeneag.
La mise en parallèle du TS en français, du texte traduit par
l’auteur et du texte traduit par le traducteur allographe, révèle la
différence entre la pratique autotraductive et la pratique traductive
proprement dite. L’autotraducteur devient visible par l’écart qu’il
instaure entre les deux textes, source et cible, écart qu’un traducteur
allographe ne se permettrait pas. Pour ce faire, nous avons limité notre
investigation à l’incipit du roman Pigeon vole dont le rôle serait de
capter l’attention du lecteur et de l’inciter à lire le texte :

TS : Je regarde par la fenêtre : les arbres noirs, squelettiques. Des


colombes blanches, non, des pigeons gris sur les branches, parmi les
branches, ils volent, ils se reposent, ils se nourrissent, c’est ennuyeux.
Un rai de soleil… Sur le mur qui clôture le vaste jardin, un vrai parc, du
lierre toujours vert. Les briques rouges, pâles, délavées, de la maison
d’en face… il y en a plusieurs, grises avec volets verts ou jaunes,
blanchâtres. Les briques donc, enfin…
Une certaine raideur.
De ma fenêtre, j’ai une belle perspective, délicieusement plongeante.
J’habite une chambre de bonne, au sixième, sans ascenseur. Je pourrais
l’inviter chez moi. En dépit de ses tempes de craie, il n’est pas encore
trop vieux pour monter les six étages.
Les pigeons, si on les examine attentivement, avec des jumelles :
tiens, celui‑là ne bouge plus, raide sur son perchoir, il est gros, gras
ou simplement il se rengorge au soleil, content, il me laisse le temps
d’observer le bleu qui rainure ses ailes, sa collerette blanche avec de
minuscules grains orange, et la peau violacée de ses pattes. Un pigeon
gris n’est jamais gris. Voilà une vérité à mettre entre guillemets comme

78 Cette traduction est réalisée par Alina Bîrdeanu. Celle‑ci a suivi les cours
de la Faculté des Lettres, Histoire et Théologie de Timişoara, section
Langues Étrangères Appliquées. Elle a fait un master de traduction et
travaille comme réviseur.

228
pour suggérer sa future notoriété. Tout dépend de l’acuité du regard et,
bien entendu, des instruments susceptibles d’augmenter votre capacité
visuelle : je découvre également une petite tache verte au milieu de la
gorge et, sur le ventre, quelques duvets jaunes carrément citron. Des
couleurs un peu perroquet, c’est vrai…
Des colombes blanches sur les branches noires. C’est cela que j’aurais
dû écrire sans avoir peur d’un certain schématisme de toute façon
incontournable.
Alors je reprends, allez hop! vigoureuse biffure en forme de X. Vous
n’aimez pas un beau brouillon ? (p. 9‑10)

TC1 (autotraduction) : MĂ UIT PE FEREASTRĂ : arbori negri,


scheletici. Colombe albe, nu, porumbei cenuşii pe ramuri, printre
ramuri, zboară, se odihnesc, se hrănesc, mă plictisesc. Soarele calcă
peste case… Pe zidul care îngrădeşte grădina aceea mare cât un
adevărat parc, iederă mereu verde. Cărămizile roşii, palide, spălăcite
ale calcanului casei din faţă…sînt mai multe, cenuşii cu jaluzele verzi
ori galbene, albicioase. Cărămizile deci, mă rog…
O anumită înţepeneală.
De la fereastră, am o frumoasă perspectivă, într‑un plonjeu delicios.
Locuiesc într‑o cameră de serviciu, la etajul şase, fără ascensor. Aş
putea să‑l invit la mine. Deşi calcă niţel cam ţeapăn, încă nu e prea
bătrîn încît să nu fie în stare să urce pînă la etajul şase.
Porumbeii, dacă‑i examinăm atent, cu binoclu : uite, ăla de colo, ce stă
băţos pe craca legănată de vînt, e gros, e gras ori pur şi simplu se umflă
în pene la soare, îmi lasă timp să‑i observ albastrul cu care‑i sunt ţesute
aripile, guleraşul alb cu minuscule grăunţe portocalii şi pielea violacee
de pe labe. Un porumbel gri nu e niciodată gri. Iată un adevăr de pus
între ghilimele ca pentru a‑i sugera viitoarea notorietate. Totul depinde
de acuitatea privirii şi, bineînţeles, a instrumentelor susceptibile să‑ţi
sporească puterea vizuală ; îi descopăr şi o mică pată verde undeva pe
guşă, iar pe pîntec, cîteva tuleie galbene de culoarea lămîii. Culori, ce‑i
drept, cam de papagal…
Colombe albe pe ramurile negre. Asta ar fi trebuit să scriu fără să‑mi fie
frică de un anumit schematism pe care oricum tot nu‑l pot evita.
Aşa că reiau, hai! trag un X zdravăn peste tot ce‑am scris pînă acum. Nu
vă place cum arată o ciornă ? (p. 5)

TC2 (traduction allographe) : Privesc pe fereastră : copacii negri,


scheletici. Porumbiţe albe, sau nu, porumbei gri pe crengi, printre
crengi, zboară, se hrănesc, e plictisitor. O rază de soare... Pe zidul care
înconjoară grădina cea mare, un adevărat parc, iederă mereu verde.

229
Cărămizile roşii, şterse, decolorate ale casei din faţă... sunt mai multe,
gri cu obloane verzi sau galbene, albicioase. Cărămizile, aşadar, în
sfârşit...
O anumită ariditate.
Am o vedere frumoasă de la fereastra mea, cu o cădere extraordinară.
Locuiesc într‑o cămăruţă, la etajul şase, fără lift. Aş putea să‑l invit la
mine. Deşi are tâmplele albe, nu e încă prea bătrân pentru a urca cele
şase etaje.
Porumbeii, dacă‑i studiezi mai atent cu binoclu : uite, acela nu se mai
mişcă, a înţepenit pe creangă, e mare, gras, sau pur şi simplu, îşi umflă
pieptul la soare, mulţumit, îmi dă răgazul să‑i observ nuanţa de albastru
de pe aripi, guleraşul alb cu pete mici portocalii şi pielea violacee de
pe picioare. Un porumbel gri nu e niciodată gri. Iată un adevăr de pus
între ghilimele pentru a‑i sugera viitoarea notorietate. Totul depinde de
acuitatea privirii şi bineînţeles de instrumentele care pot mări capacitatea
vizuală : mai descopăr şi o pată mică verde pe mijlocul gâtului şi mai
jos de piept, nişte puf galben chiar de culoarea lămâii. Nişte culori ca
de papagal, ce‑i drept...
Porumbiţe albe pe crengi negre. Asta ar fi trebuit să scriu fără să mă tem
de un anumit schematism oricum inevitabil.
Deci, să reluăm, hai! O tăietură groasă, în formă de X. Nu vă place o
ciornă bună ?
Les premières traces de l’intervention de l’auteur sur son texte
sont, bien sûr, redevables à la suppression, à l’étoffement ou même à la
déformation de certaines structures que le traducteur allographe ne s’est
pas permis d’opérer.
Prenons la séquence « tiens, celui‑là ne bouge plus, raide sur son
perchoir, il est gros, gras ou simplement il se rengorge au soleil, content,
il me laisse le temps d’observer le bleu qui rainure ses ailes » (PV, p.
9‑10). On peut remarquer qu’à la différence de Dumitru Tsepeneag,
le traducteur n’ose ni la tronquer (il maintient par exemple en LC les
unités « content »/« mulţumit », « celui‑là ne bouge plus »/« acela nu se
mai mişcă » que l’autotraducteur avait rayées) ni ajouter des détails.
Pour lui le pigeon se repose sur une branche, c’est tout, alors que pour
l’autotraducteur cette branche est bougée par un coup de vent, détail
absent du TS. Et au contraire, là où le traducteur allographe fait appel à
une implicitation « nuanţa de albastru de pe aripi » lui permettant de ne
pas traduire en roumain le verbe « rainurer », l’autotraducteur préfère
une formulation plus poétique « albastrul cu care‑i sunt ţesute aripile »
en disant « presque » la même chose qu’en LS.

230
En ce qui concerne les figures de styles, on peut constater que
lors du transfert interlinguistique certaines ont été gardées en LC et
que d’autres ont été forgées, ce qui n’est pas forcément le cas pour
la traduction allographe. « Un rai de soleil… » (PV, p. 9) est restitué
mot‑à‑mot « O rază de soare » par le traducteur, tandis que pour
l’autotraducteur le soleil devient un géant qui marche au‑dessus des
maisons « Soarele calcă peste case » (PZ, p. 5). La séquence « a călca…
case » aura des retentissements dans les phrases suivantes dans la
structure « cărămizile […] spălăcite ale calcanului casei din faţă » (PZ,
p. 5). C’est aussi le cas pour d’autres unités. « Zidul care îngrădeşte
grădina », dit Dumitru Tsepeneag toujours en faisant appel à une
allitération, alors que, par le transfert allographe, on a obtenu « zidul
care înconjoară grădina ». Par de pareilles allitérations l’auteur obtient
en LC une musicalité textuelle qui se perpétue d’une phrase à l’autre,
musicalité qu’on ne retrouve pas dans la traduction allographe qui joue
moins avec les mots.
L’énumération « il est gros, gras » est maintenue par l’écrivain.
Celui‑ci répète aussi le verbe « a fi » [« être »], « e gros, e gras », et il
crée ainsi un effet de redondance. La répétition lui a permis de garder le
rythme de la phrase et de le renforcer. Au contraire, dans la traduction
allographe, on a obtenu « e mare, gras ». Le traducteur, pour éviter la
séquence tautologique « gros/gras » choisit l’adjectif « mare » pour
parler de la taille du pigeon.
D’autres unités sont complètement déformées lors du processus
autotraductif. Ce serait le cas de la structure « en dépit de ses tempes de
craie » (PZ, p. 9) qui, dans la version de l’auteur, est rendue par « deşi
calcă niţel cam ţeapăn ». On peut constater que Dumitru Tsepeneag, en
revenant sur son texte, ne fait plus référence à la couleur des cheveux
de la personne, mais à sa marche pour souligner son âge avancé. Cette
déformation de l’unité source ne nuit pas au texte. Au contraire, elle
renforce sa cohésion par une mise en relation avec ce qui suit, à savoir
la capacité du vieux monsieur de monter jusqu’au sixième étage.
Quant au traducteur, il ne se permet pas de faire de tels
changements, l’équivalent qu’il propose ne déformant pas l’unité
source. Il se résume par exemple à un emploi métonimique, l’adjectif
« alb » correspondant à la couleur de la « craie ».
On retrouve dans ce fragment le travail sur la langue et
la « passion » pour les sonorités des mots qui caractérisent toute la

231
création de Dumitru Tsepeneag. Là où le traducteur a utilisé « copac »
il a préféré « arbore » pour traduire « arbre », il a dit « ramură » et non
pas « creangă » pour restituer « branche », les « grains » orange de la
collerette du pigeon sont pour lui « grăunţe » alors que le traducteur
parle de « pete », et la liste pourrait continuer. On peut en déduire qu’il
y a chez l’auteur un désir de sortir des chemins battus pour pigmenter
son texte de mots plus poétiques, alors que le traducteur reste dans les
limites d’une langue standard.
Quand le vocabulaire de la langue roumaine ne répond plus à
la visée créative de l’écrivain, celui‑ci fait appel à l’emprunt (§ 4.1.3.).
Mais un emprunt non normé car « colombă » ne figure pas dans les
dictionnaires de la langue roumaine (DEX, MDN, DN, DCR). Faute de
terme équivalent pour en restituer le sens, l’écrivain met en évidence
l’opposition colombe/pigeon en recourant à la richesse sémantique de
la langue française. La même opposition a été rendue par le traducteur
allographe par l’emploi du féminin « porumbiţă » pour « colombe » et
du masculin « porumbel » pour « pigeon ».
La comparaison de l’original français et des deux versions
roumaines met en évidence le fait que l’auteur‑traducteur n’hésite pas
à s’éloigner de son texte, il joue avec les mots pour forger sa propre
langue dans la langue. Quant au traducteur allographe, il reste dans les
limites du texte sans oser s’éloigner des normes de la langue usuelle. Ses
choix de traduction relèvent d’un quelconque souci de lisibilité censé
assurer au lecteur un certain confort de lecture. Sa condition répond aux
exigences d’invisibilité qui planent sur la traduction. Au contraire, du
côté de l’auteur prédominerait le décentrement et l’exotisation, aspects
qui lui permettent de devenir visible.
Pour conclure, nous pouvons dire que l’auteur‑traducteur, bien
qu’il reste entre les marges de son texte, mobilise pour se traduire des
ressources créatives plus amples et plus diversifiées qu’un traducteur
allographe. En rebroussant chemin il cherche à améliorer l’agencement
des phrases et à assurer à son texte une meilleure cohésion textuelle.
Par la traduction, il répète l’acte d’écrire qui avait généré l’original.
À l’opposé, le talent créateur du traducteur « ne se manifeste pas […]
par l’expression d’une subjectivité dans le discours esthétique. Il prend
plutôt la forme d’une sensibilité exacerbée au sens du texte de départ et
d’une grande aptitude à réexprimer ce sens dans un autre texte cohérent
et de même force expressive » (Delisle, 2012 : 202). Cependant, la

232
créativité de l’autotraducteur, tout comme celle du traducteur allographe,
dépend d’éléments déjà présents dans le TS qu’ils s’attachent, chacun
selon son talent, à réexprimer en LC.

4.1.5. Remarques critiques


En se traduisant, Dumitru Tsepeneag a exploité les ressources
stylistiques du roumain et du français et a su tirer profit de la parenté des
deux langues. Il ne faut pas oublier non plus que l’apprentissage de la
langue maternelle s’accompagne de « l’acquisition d’une construction
du réel […], de sorte que les locuteurs s’imprègnent de modèles de
pensée et de jugements fondés sur des valeurs propres à une culture »
(Dussart, 2005 : 107). Au contact de l’Autre, ces modèles risquent de
refaire surface et d’influencer les choix du traducteur. Contaminés, ils
mènent à des altérations ou des glissements de sens. L’équivalence
partielle et les écarts par rapport au message peuvent être plus ou moins
nuisibles à la compréhension vu que la traduction a le rôle de nous
dispenser de la lecture en LS. S’y ajoute le fait que « tout traducteur a
tendance à s’inspirer inconsciemment de l’original et il est susceptible
de commettre des erreurs d’usage et d’idiomaticité, même s’il écrit
naturellement bien dans sa langue maternelle » (Dussart, 2005 : 117).
L’emprunt et le calque, des moyens d’enrichir le vocabulaire,
peuvent devenir la marque stylistique d’un écrivain. Mais ils peuvent
aussi générer des fautes de traduction. La triade faux sens, contre‑sens,
non‑sens contient, selon J.‑R. Ladmiral, « des erreurs d’interprétation
portant sur la signification même du texte » (1994 : 62). Le traductologue
français les considère « moins comme des erreurs sur le TS, imputables
à une méconnaissance de la langue étrangère, que comme des
incompréhensions beaucoup plus globales » (Ladmiral, 1994 : 61). De
cette triade qui suggère une hiérarchisation et des degrés de défectivité
nous n’avons retenu que les deux derniers éléments : le contre‑sens et le
non‑sens. Nous avons laissé de côté le faux sens qui est généralement
assez flou, mal défini (Dussart, 2005 : 108) et utilisé pour amender un
décalage relativement bénin.
Le contresens, comme le suggère l’étymologie (la préposition
contre et le substantif sens), « consiste à attribuer à un segment du
texte de départ un sens contraire à celui qu’a voulu exprimer l’auteur »
(Delisle, 2012 : 33). Pour J.‑R. Ladmiral, il ressort « à la compréhension
du TS, donc à un problème de compétence en langue étrangère (L2), mais
avec de composantes civilisationnelles ou périlinguistiques et dans une

233
perspective interlinguistique » (1994 : 62). Surgie de l’opposition ou,
autrement dit, de la contradiction, cette faute provoque l’incohérence
du discours.
TS : Ils avaient accepté d’embarquer pour une bouchée de pain. (p. 123)
TC : Acceptaseră să se îmbarcheze pentru un codru de pâine. (p. 74)
Selon le TLFi, une « bouchée » serait une « quantité de nourriture
solide, morceau d’aliment que l’on introduit en une seule fois dans la
bouche », c’est‑à‑dire une quantité pas trop grande bien que le substantif
puisse être accompagné d’adjectifs tels : « solide bouchée », « grosse
bouchée », « grande bouchée » ou « énorme bouchée ». Dans le PR on
retrouve aussi la locution figurée « pour une bouchée de pain » qui aurait
comme équivalent « pour un prix dérisoire ». Or, en roumain, le substantif
« codru », utilisé pour indiquer la quantité, désigne, au contraire, un gros
morceau de pain ou d’un autre aliment. Alors, on pourrait l’interpréter
comme étant en relation d’antonymie avec son équivalent français.
Le contexte nous vient en aide en nous fournissant les pièces
manquantes pour terminer le puzzle. La phrase ci‑dessus apparaît dans
un fragment où il est question du frère de Shi Minh qui, malgré les larmes
et les prières de sa sœur, « avait loué un bateau pour sillonner la mer de
Chine à la recherche des boat‑people. Son équipage était formé de trois
Malais pas très expérimentés, mais pas très chers non plus » (PV, p. 123).
On peut voir que la phrase « Ils avaient accepté d’embarquer pour une
bouchée de pain. » vient, en fait, renforcer la négation « pas très chers »
de la phrase précédente dont elle serait synonyme. Or, le lecteur roumain
pourrait être déconcerté par l’antonymie des deux phrases : « Echipajul
era compus din malaezi nu prea experimentaţi, dar nici prea scumpi.
Acceptaseră să se îmbarcheze pentru un codru de pâine! » (PZ, p. 74).
Parent proche du contresens, le non‑sens consiste « à attribuer
à un segment du texte de départ un sens erroné qui a pour effet
d’introduire dans le texte d’arrivée une formulation absurde » (Delisle,
2012 : 50). Il résulte d’une interprétation fautive ou « d’un défaut de
méthode et dénote un manque de réflexion ou de jugement de la part du
traducteur ou de l’apprenti traducteur » (Delisle, 2012 : 51). C’est l’une
des fautes les plus sanctionnées par ceux qui analysent ou évaluent une
traduction et aussi « la plus grave que l’on puisse commettre » (Delisle,
2012 : 51).
Selon André Dussart, le non‑sens « ne découle pas seulement
d’une connaissance imparfaite de la LS, mais plus souvent d’une

234
maîtrise insuffisante des domaines de spécialité et […] s’observe chez
des traducteurs s’exprimant très bien à la fois dans la langue de départ
et dans la langue d’arrivée » (2005 : 114). De même, J.‑R. Ladmiral,
s’intéressant aux fautes commises en version par les élèves, affirme
que « le non‑sens marque que l’intelligence (avec ses composantes
socio‑culturelles) de l’élève s’est trouvée en défaut » (1994 : 62)
(souligné dans le texte).
Dans Pigeon vole nous avons repéré l’exemple suivant :
TS : Cet hiver, j’avais pensé à collectionner des faits divers.
La plupart étaient de saison et pas très drôles, genre : un clochard mort
de froid au pied d’un mur de briques rouges est découvert par une vieille
dame qui sortait chaque matin de chez elle […] pour nourrir les oiseaux
du coin. (p. 33‑34)
TC : Iarna asta mi‑am propus să colecţionez fapte diverse.
Cele mai multe erau de sezon și cam fără haz, gen : un vagabond mort
de frică lângă un zid de cărămidă e descoperit de către o doamnă bătrână
care pleca în fiecare dimineaţă de‑acasă […] ca să hrănească păsările
din împrejurimi. (p. 19)
On peut voir que le syntagme « mort de froid » est traduit par
« mort de frică », ce qui n’est pas pareil. On peut supposer que l’auteur,
en s’amusant à réécrire le texte, s’est laissé charmer par la langue
maternelle et par l’homophonie « frig »/« frică », sans pour autant
réfléchir au sens de l’expression en contexte. Alors, le lecteur roumain
pourrait fort bien se demander pourquoi un clochard est mort de peur en
plein hiver. Une rupture ininterprétable vient ainsi casser la cohérence
textuelle et interrompre subrepticement l’enchainement logique des
idées ayant pris en français la forme d’un fait divers de saison.
TS : La voix du prof de français montait haut, encore plus haut, comme
une alouette au ciel doré et enrubanné de charmes du XVIIIe siècle.
Cependant son corps s’amenuisait, devenait aussi fluet que la voix, ce
n’était plus qu’un simple appendice attaché comme une cravate à cette
tête moustachue qui flottait là‑haut, près du plafond, sous nos yeux
pétrifiés d’horreur et d’admiration. (p. 44)
TC : Vocea profesorului de franceză urca tot mai sus, încă și mai sus,
ca o ciocârlie în cerul aurit și plin de panglici de farmece al secolului
al XVIII‑lea. Ȋntre timp corpul i se îngusta și mai mult, devenea la fel
de subţire ca și vocea, nu mai era decît un simplu apendice atîrnat ca o
cravată de capul mustăcios care plutea acolo sus, lîngă tavan, sub ochii
noștri împietriţi de onoare și admiraţie. (p. 25‑26)

235
Dans le fragment ci‑dessus, au mot horreur du français se
substitue79 en roumain « onoare ». S’agirait‑il d’une coquille (une seule
lettre fait la différence entre onoare et oroare) ou bien de faux amis ?
En français aussi horreur et honneur se ressemblent par la forme, mais
se distingue par le sens.
Cette similitude formelle pourrait favoriser dans la LC le
choix d’un « mot […] dont la morphologie ressemble à celle d’un mot
d’une autre langue, mais dont la signification ou l’une des acceptions
est différente » (Delisle, 2012 : 41). Faute d’orthographe ou faute de
traduction, le choix du terme onoare ne gêne pas la compréhension
du texte, plus encore, il serait en relation avec admiraţie qui le suit
et a peut‑être influencé la décision de l’autotraducteur. Il y aurait
pourtant la perte de cette association de sentiments contradictoires
que les élèves nourrissent dans leurs cœurs à la vue du prof de
français, M. de Villeneuve qui ne parvient plus à contrôler ni sa voix
« aiguë et perçante » ni ses membres « qu’il agitait de tous les côtés »
(PV, p. 44).
La mise en parallèle du TS et du TC fait apparaître quelques
déficiences qui sont inhérentes à tout transfert interlingual sans pour
autant nuire à la lisibilité du roman. Pigeon vole devient sous la
plume de Dumitru Tsepeneag un texte réécrit en roumain qui subit
toutes les déformations que l’auteur, en tant que maître de son
texte, s’est permis de faire en se traduisant. Accusé par Georgiana
Lungu‑Badea d’avoir considéré « la traduction comme une variation
sur le texte d’origine » (Lungu‑Badea/Tsepeneag, 2006b : 208),
l’auteur réplique :
Quand j’ai fait la transposition de Pigeon vole en roumain, je n’étais
pas seulement le serviteur de deux langues (car, d’une certaine façon, je
l’étais!), mais plutôt le maître d’un texte que je transposais d’une langue
en une autre. Si cette opération s’appelle (toujours) de la traduction,
alors nous parlons de traduction et nous nous souvenons la superbe du

79 Pour André Dussart l’essence même de la traduction « est la substitution


d’un texte d’arrivée à un original. Le concept de substitution pourrait
susciter la critique : en effet, il pourrait laisser entrevoir une définition
sous‑jacente de la traduction comme un simple échange de mots et de
structures, voire comme un littéralisme. Dans les faits, pourtant, le texte
d’arrivée doit fonctionner seul dans la communauté linguistique, en
l’absence de l’original. Il se substitue à ce dernier. Cette substitution doit
assurer le transfert du sens » (2005 : 114‑115).

236
classique français („je prends mon bien où je le trouve” Molière ?).
Et même si ce n’est pas de la traduction, cela vaudrait la peine d’en
parler… (Lungu‑Badea/Tsepeneag, 2006b : 208).
En guise de conclusion, nous pouvons dire que l’origine
commune des deux langues en contact et le haut degré de familiarité de
l’écrivain avec son propre texte constituent une source de maladresses
dans la restitution du sens sans pour autant entraver la lecture en LC.
Comme un palimpseste, le texte laisse voir, par ci, par là, les ratures
gribouillées sur l’original en lui permettant quand même de bénéficier
d’une nouvelle réception dans une autre culture, dans un autre
contexte, dans un autre système littéraire (Pageaux, 1994 : 41). Toutes
ces « imperfections » lexicales, grammaticales, morphologiques,
donnent l’impression d’un « beau brouillon » (PV, p. 10), d’un texte
« qui reste toujours à faire/refaire » (Gyurcsik, 2005 : 52). En fait,
c’est grâce à ces imperfections que le dialogue entre les deux versions
est maintenu. « Construire une structure rigoureusement ordonnée,
comme il sied bien à ceux qui sont passés par les écoles théoriques des
années 1960 » (Gyurcsik, 2005 : 51) est valable non seulement pour
la version française, mais pour les deux versions qui forment ainsi un
tout indissociable.

4.2. Le Pays du fromage [Țara brînzei] de Felicia


Mihali80
Peu de temps après son arrivée au Québec, Felicia Mihali s’est
mise à traduire en français certains des livres qu’elle avait publiés en
Roumanie peu de temps avant son départ. Țara brînzei [Le Pays du
fromage] en fait partie. Ce roman (v. Annexe 11 : Couverture du roman
Le Pays du fromage), « foudroyant » comme on le décrit en quatrième
de couverture, est paru, traduit de la main de l’auteur, en 2002 chez

80 Nous reprenons ici des fragments de plusieurs études que nous avons
publiées : « L’auteur, le traducteur et l’éditeur à la rencontre du lecteur. Le
Pays du fromage de Felicia Mihali », in Revue Internationale d’Études en
Langues Modernes Appliquées/ International Review of Studies in Applied
Modern Languages, 6/2013, p. 13‑22 ; « Transformations et transmutation
de Țara brânzei [Le Pays du fromage] de Felicia Mihali au Québéc », in
Klaus‑Dieter Ertler, Martin Löschnigg, Yvonne Völkl (eds./éds.), Europe‒
Canada, Transcultural Perspectives/Perspectives transculturelles,
Frankfurt, Peter Lang, 2013, p.103‑112.

237
XYZ Éditeur. Émanant de la même source auctoriale les deux versions,
roumaine et française, constituent les deux états textuels d’un seul et
même palimpseste littéraire.
Felicia Mihali s’est mise à transposer son texte en français, lors
d’un moment difficile, à savoir au tout début de son immigration. La
traduction de ses livres en français représente pour elle une échappatoire
à la dépression, « au manque de confiance qui caractérise chaque
immigrant lorsqu’il se réveille dans un bâtiment où il ne comprend ni
les sons ni les bruits » (Steiciuc/Mihali, 2007 : 17).
Les enjeux de cette initiative étaient grands pour elle : acquérir
droit de cité dans la communauté littéraire québécoise et, par voie de
conséquence, accéder à la « république mondiale des lettres » (Casanova,
2008). L’autotraduction équivaut à un processus de littérarisation en
permettant à l’auteur d’obtenir de la visibilité littéraire. Après cette
consécration, elle poursuivra son activité de création grâce à des
bourses octroyées par le Conseil des Arts du Canada et elle sera invitée
à plusieurs manifestations scientifiques dans des universités en Italie,
en Suède, au Canada, en Espagne, etc. pour rencontrer des étudiants,
des enseignants, ou tout simplement, ses lecteurs.

4.2.1. Le Pays du fromage [Țara brînzei], présentation générale


Dans Le Pays du fromage, Felicia Mihali raconte les
tourments d’une jeune femme en quête de sa propre identité : elle habite
Bucarest, elle est mariée à Mihay, elle a un enfant qui s’appelle Daniel.
Sa vie semblait calme, mais le congédiement dont elle est la victime
(phénomène fréquent en Roumanie après 1989) va tout bousculer.
Au début, cet événement n’a pas l’air de la déranger : c’est au mois de
mai et, pendant les deux mois suivants, elle mène une vie tranquille en
profitant des belles matinées de printemps. En restant plus de temps à la
maison, elle découvre que son époux la trompe. C’est à ce moment‑là
qu’elle prend une décision irrévocable : quitter la capitale pour aller à
la campagne et s’installer dans la maison, presque abandonnée, de ses
parents et de ses grands‑parents décédés.
Le village natal n’est plus celui d’autrefois, beaucoup de choses
ont changé après la chute du communiste. Il est presque abandonné,
il n’y a plus que quelques personnes âgées qui y habitent encore.
La maison est délabrée et le jardin est envahi par les mauvaises herbes.
Entourée de ruines, la jeune femme commence l’aventure de sa quête
identitaire.

238
Elle va dans ce monde presque figé dans le temps, où rien ne
se passe, avec l’espoir de se ressourcer, de retrouver sa voie. Hélas,
cela ne va pas arriver. Avec son fils Daniel elle va mener une vie à la
limite de la normale, s’alimentant à peine avec les quelques fruits qu’on
trouve dans les arbres fruitiers du jardin. Elle vit pourtant une aventure
amoureuse avec Elié, un ami d’enfance, aventure suite à laquelle elle
tombe enceinte. Une période de léthargie commence alors pour elle :
elle ne se soucie plus de son enfant, elle ne mange que très peu ou pas
du tout et elle fait des rêves.
Dans cette sorte de sommeil permanent, elle revient dans le
passé, elle va loin en arrière, jusqu’aux temps mythiques. Cette « chute
dans le temps » est pour elle l’occasion de revivre différentes histoires :
l’histoire de Zénaïde et d’Achille et celle de ses arrières grands‑parents,
Marie et Pétré. Ce retour pourrait aussi symboliser une tentative de
guérir de son complexe des origines qui ne cessait de la tourmenter :
« pour moi l’origine était vraiment importante. Je ne voulais pas être
née ici! Je ne voulais pas avoir les parents que j’avais eu, je ne voulais
pas que mon passé sente l’alcool et le fromage. Je ne voulais pas avoir
gaspillé ma vie en vain » (PF, p. 156). Est‑ce qu’elle va y arriver ?
Ignorant tout de l’existence de son enfant, ce dernier devient
presque un petit sauvage qui sera sauvé par son père : celui‑ci vient le
chercher et l’emmène à Bucarest. Mais elle, qui la sauvera ? Un autre ami,
George, l’aide à se faire avorter, mais est‑ce que cela l’aidera à trouver
sa voie ? Malheureusement, non. Lors de la période de convalescence,
elle se réfugie dans la lecture, elle lit énormément de livres. C’est ainsi
qu’elle découvre toute une série d’écrivains allant de la littérature antique
jusqu’aux temps modernes. La quête de soi ne s’assouvira ni dans
l’univers fictionnel ni dans ce qui semblait être un avenir heureux à côté
de George. En fin de compte, sous les pluies du mois d’octobre la maison
s’écroule. Ensevelie sous les décombres, elle est « malheureusement
sauvée » (PF, p. 214). Elle échoue lamentablement dans sa tentative de
se réconcilier avec ses aïeuls, avec elle‑même :
La maison d’où j’étais issue n’était pas du tout un lieu quelconque. Elle
était en fait la fontaine par où j’aurais pu descendre dans la profondeur
de l’histoire du monde. Si j’ai échoué, cela est dû aux circonstances,
au hasard, au fait que je n’ai pas été seule, que je n’ai pas eu la paix de
tout revivre du début. Durant les premiers mois de l’hiver précédent,
j’avais été à un pas de la grande découverte. Mais j’étais revenue. Cela
ne valait pas la peine de venir jusqu’ici pour comprendre que mon

239
avenir ainsi que mon passé étaient aussi difficiles à supporter sans
intermédiaire (PF, p. 212‑213).
Au bout de tant d’expériences négatives, le livre se clôt par
une prise de conscience douloureuse : l’héroïne se rend compte que
dorénavant plus « rien ne pourrait arrêter [sa] chute » (PF, p. 217).

4.2.2. Visibilité de l’auteur‑traducteur roumain dans le texte


français
Le Pays du fromage de Felicia Mihali illustre, à la différence
de Pigeon vole, une autre manière de se traduire : l’auteur part de son
texte en roumain et s’attache à le transposer en une langue étrangère.
De même, le souci de naturaliser le texte est plus évident sans pour
autant parvenir à gommer complètement l’original dont il dérive.
La version française, fruit de l’autotraduction, ne se donne pas
pour une traduction. Sur la couverture ou la page de titre, on ne retrouve
pas la mention « traduit du roumain par », nécessaire en général pour
une traduction allographe. On ne retrouve non plus aucune référence
à la version roumaine, titre de l’original, année de parution, maison
d’édition, etc. C’est seulement sur la quatrième de couverture que le
récepteur‑cible peut apprendre que « Ce roman, [a été] d’abord écrit en
roumain puis traduit en français par l’auteure ».
Il y aurait encore en dehors du texte un petit indice susceptible
de relier la traduction à l’original. Par exemple, pour l’illustration de
la couverture du TS on a choisi la toile Peisaj din Rădești [Paysage de
Radesti] (v. Annexe 12 : Couverture du roman Țara brînzei) du peintre
roumain Sorin Ilfoveanu et dont la moitié se retrouve sur la première
page de garde du TC (v. Annexe 13 : Page de garde du roman Le Pays
du fromage), alors que pour la couverture on a préféré une autre création,
Iarna [Hiver] du même artiste (v. Annexe 11 : Couverture du roman
Le Pays du fromage). Cette astuce éditoriale pourrait renvoyer, dans le
plan de l’autotraduction, au fait que le changement de langue influence
le statut même de l’œuvre qui est autre, mais aussi redevable à un écrit
antérieur. Les enjeux de cette démarche sont d’une grande importance car
de sa réussite dépendra le succès et la renommée de l’écrivain au Québec.
Considérant que « l’autotraduction doit être aussi fidèle que la
traduction par un autre, [qu’] elle doit respecter le texte comme étant
celui d’autrui » (Steiciuc/Mihali, 2007 : 18), Felicia Mihali se déclare
fidèle au sens de son texte en roumain. En ce qui concerne la structure

240
du texte, elle croit aussi que l’autotraducteur doit « respecter l’intégrité
des textes » (Steiciuc/Mihali, 2007 : 18).
Pour ce qui est du Pays du fromage, elle avoue avoir « fidèlement
préservé l’original » (Steiciuc/Mihali, 2007 : 18) et ne pas avoir opéré de
grands changements. Elle signale seulement l’ajout de quelques phrases
censées éclairer le lecteur québécois sur les affres du communisme. Plus
encore, elle va jusqu’à affirmer que « la bonne réception d’un auteur
tient aussi de sa dignité à défendre ses livres » (Steiciuc/Mihali, 2007 :
20). Selon elle, celui qui trahit son texte regrettera un jour « la trahison,
les retouches, la concession » (Steiciuc/Mihali, 2007 : 20).
En comparant les deux versions, on constate que Le Pays
du fromage a presque la même structure que l’original Țara brînzei :
l’auteur s’est contenté de supprimer d’une part, d’ajouter d’autre part,
sans qu’il en résulte une grande différence de concentration (216 pages
pour la version roumaine et 217 pages pour la version française) ou que
le contenu en soit affecté.
En revenant sur son texte, Felicia Mihali fait un travail
d’élagage, elle en suprime certains paragraphes, certaines phrases ou
bouts de phrases. N’oublions non plus que quelques années se sont
déjà écoulées entre la parution du livre en roumain et sa traduction en
français. Cette distance à la fois temporelle et spatiale (l’auteur avait
immigré au Québec) lui permet d’investiguer son texte avec un œil
détaché. En plus, la lecture des comptes rendus parus dans les journaux
roumains l’aide aussi à réparer les petites imperfections de l’original.
Par l’autoexcision, elle cherche à éliminer ce qui lui semble
inutile pour la nouvelle forme que va prendre son livre. Cependant,
s’agissant d’une recréation, elle doit manier attentivement « le bistouri
de son intuition » (Constantinovici, 2008 : 227) pour n’en enlever
que « la matière inerte et sans grande importance pour l’ensemble du
texte »81 (Constantinovici, 2008 : 227).
TS : Mergeam zile ȋn șir fără să ȋntâlnesc ţipenie de om. Drumurile erau
netede ca‑n palmă, uscate de soarele și vântul puternic de primăvară.
Doar pe alocuri se vedeau urme de pași sau labe de câine. (p. 22)
TC : On pouvait y passer des journées entières sans y rencontrer âme
qui vive. En de rares endroits, on voyait quelques empreintes de pas ou
de pattes de chien. (p. 26)

81 En original : « Bisturiul intuiţiei lui va trebui să acţioneze milimetric,


excerptând materia moartă sau nesemnificativă pentru întreg ».

241
La phrase marquée en italique, considérée superflue, ne figure
plus dans le TC. Cette perte ne nuit pas à la cohésion textuelle. Au
contraire, elle permet une meilleure articulation des informations des deux
énoncés qui ne sont plus disloqués, mais rapprochés. La description des
routes séchées par le vent printanier est effacée pour permettre d’opposer
directement la présence des animaux, suggérée par les empreintes de
pattes, à l’absence des humains dont il a été question antérieurement.
En sens contraire, elle continue son travail d’écriture par
l’insertion dans le TC d’informations absentes du TS. Par exemple,
on peut identifier dans la version française des fragments qui ne
figuraient pas dans l’original. Ce sont des incrémentialisations plus ou
moins longues dont le rôle serait d’éclairer le lecteur québécois sur la
signification de certaines réalités roumaines.
TS : […] în bucătărie, devenită datorită aragazului, un fel de living
national. Acolo mâncam, ne beam cafeaua, discutam. Aveam în sfârşit
timp să vorbesc cu Ileana… (p. 13)
TC : […] dans sa cuisine devenue, grâce au four, une sorte de salle
communautaire. Le reste de la maison était presque gelé en hiver,
alors que la cuisine offrait un accueil chaleureux, malgré les lourdes
odeurs de friture imprégnées dans les murs et les placards. Durant les
cinquante années de communisme, dans cette pièce, on avait mangé,
on avait bu le café, on avait discuté. Les jeunes s’y étaient fiancés, les
maris s’y étaient disputés et les enfants y avaient fait leurs devoirs. Les
dissidents avaient même conçu dans cette cuisine les petits manifestes
subversifs et signés leurs lettres anonymes pour le cabinet numéro
un. À mon tour, j’avais finalement le temps de parler autant que je le
voulais avec Iléana… (p. 17)
La présence des deux femmes dans la cuisine, autour d’une tasse
de café, pourrait sembler bizarre si l’on ne savait pas qu’en hiver, la cuisine
était la seule pièce chauffée dans les maisons roumaines. C’est pourquoi,
il ne s’agit plus de la cuisine d’Iléana, mais de la cuisine roumaine qui
revêt une grande importance grâce justement au feu de la cheminée. C’est
devenue la pièce la plus sollicitée par toutes les générations (les enfants,
les jeunes, les adultes) et par toutes les classes sociales. Cette habitude de
se retrouver à la cuisine est restée ancrée dans le train‑train des Roumains
de sorte que même après la chute du communisme les deux femmes y
continuent leurs séances de bavardage.
Felicia Mihali considère nécessaire d’expliquer au lecteur
québécois la signification de cette salle communautaire, son acception

242
en contexte roumain. Elle opère ainsi un transfert du culturel en faisant
intervenir son bagage cognitif :
il ne s’agit pas seulement de savoir quel mot placer dans la langue
d’arrivée en correspondance à celui de la langue de départ, mais aussi et
surtout de savoir comment faire passer au maximum le monde implicite
que recouvre le langage de l’autre. […] Il appartient donc au traducteur
de donner au lecteur étranger des connaissances supplémentaires,
minimum mais suffisantes pour entrouvrir la porte qui mène à la
connaissance de l’autre (Lederer, 1994 : 122‑123).
On peut aussi constater que certaines phrases sont plus amples
en LC. Elles ont été obtenues par ajout de structures ou même de
paragraphes explicitants.
TS : Aș fi dat orice pentru un banal reșou electric […], pentru că ȋmi
era imposibil să revin la paiele și la tulpinile uscate de floarea‑soarelui.
(p. 21)
TC : J’aurais payé cher pour un banal réchaud à gaz, car j’étais
incapable de revenir aux anciennes méthodes rurales, c’est‑à‑dire aux
tiges sèches de tournesols ou, pire encore, aux pailles de blé. (p. 25)
On remarque dans le fragment ci‑dessus le désir de clarté de
la traductrice et son intention de faciliter la compréhension du texte par
le lecteur‑cible. C’est pourquoi elle fait appel au syntagme « anciennes
méthodes rurales » suivi par le marqueur de relation « c’est‑à‑dire »
ayant le rôle d’expliciter le recours aux tiges de tournesols et pailles de
blé pour allumer et entretenir le feu.
Tenter de mesurer l’étendue des suppressions et des ajouts
n’est pas une activité vaine. Cela nous entrouvre la fenêtre qui donne
sur le chantier de la création auquel, en tant que lecteurs, nous n’avons
pas accès. En général, on n’a accès qu’à la version finale, paufinée,
retravaillée maintes fois par l’auteur et souvent en collaboration avec
l’éditeur. En fait, elle est le résultat d’une longue suite « de reprises,
innombrables et fatiguantes. Au bout de ce chemin, ce qui au début
semblait important, risque de s’estomper jusqu’à disparition totale.
Le texte se construit petit à petit en imposant ses propres règles »82
(Constantinovici, 2008 : 227).

82 En original : « Urmează în actul conceperii unui text, reluările, uneori


nenumărate, istovitoare. La capătul acestui drum, ceea ce părea la început
important, se poate estompa, până la dispariţie totală chiar. Textul se
construieşte din mers, îşi impune propriile reguli ».

243
L’acte d’écrire, « la fixation matérielle de l’œuvre » (Gracq,
1980 : 2) est, pour Felicia Mihali, « une tâche quotidienne qui n’a rien
d’excitant, pour ne pas dire tout simplement fastidieux » (Ionescu/
Mihali, 2013 : 97). Elle croit que « Les lecteurs sont chanceux de
pouvoir rester loins des épuisants travaux de correction, de raturage,
de réécriture » (Ionescu/Mihali, 2013 : 97). Bien que nous n’ayons
pas accès aux brouillons d’un écrivain, en comparant deux versions
auctoriales, nous avons l’occasion vraiment spéciale de pénétrer dans
son atelier de création et voir comment les mots se sont accumulés,
effacés, dispersés, pour former un texte.
Les transformations portant sur la structure du texte n’ont
pas affecté la trame diégétique du Pays du fromage. L’histoire reste
la même, mais elle est racontée en d’autres mots ce qui lui inssufle
un air de nouveauté, de différence. En se traduisant, Felicia Mihali
espère enrichir son texte par le truchement du français : « en les lisant
en roumain, je vous avoue sincèrement que je ne les aimais plus : ils me
semblaient fades par rapport à la nouvelle réalité. […] La traduction
vers le français les a chargés de mystère, les mêmes phrases et images
rédigées en d’autres mots parlaient un peu d’autre chose » (Steiciuc/
Mihali, 2007 : 17). De ce « deuxième regard sur les choses » (Makine,
1995 : 66) parle aussi Andreï Makine : « en effet, quand je prononçais en
russe „ЦAPb”, un tyran cruel se dressait devant moi ; tandis que le mot
„tsar” en français s’emplissait de lumières, de bruits, de vent, d’éclats
de lustres, de reflets d’épaules féminines nues, de parfums mélangés –
de cet air inimitable de notre Atlantide » (1995 : 66).
Comment Felicia Mihali, est‑elle arrivée à effectuer le
« processus mystérieux et complexe » (Ballard, 2005 : 10) qu’est la
réécriture traduisante ? En se posant les trois vraies questions : « Quand,
où, pour qui ? » dont « s’entoure l’opération de traduction littéraire »
(Cary, 1985 : 35). En qualité de maître absolu de son roman, elle cherche
à lui assurer un contenu plus riche en contrepoint de sa perte matérielle
et se fixe comme objectif de « se voir résonner dans une autre langue »
(Steiciuc/Mihali, 2007 : 18).
Parlant de sa démarche traductive, l’écrivain confesse : « je
me réveillais devant la dure réalité que ce qui était beau en roumain
ne l’était plus en français. D’autre part, j’étais surprise qu’en français
certaines choses peuvent être dites d’une manière plus concise et même
plus évocatrice » (Steiciuc/Mihali, 2007 : 18).

244
La différence linguistique suppose toute une palette
d’ajustements que le traducteur doit opérer sur le TC pour qu’il soit
justement acceptable comme texte. Pour des raisons de lisibilité,
Felicia Mihali exploite les ressources de la LC, esquisse des
rapprochements analogiques et fait de nouvelles associations d’idées.
Une « équivalence lexicale, syntagmatique et même phrastique,
imprévisible hors discours » (Delisle, 2012 : 34) est ainsi établie grâce
à la création discursive.
La traduction n’est pas seulement un fait linguistique,
mais aussi un fait de culture qui met en évidence l’opacité des
deux langues, l’une face à l’autre. Marque de l’accent emphatique,
l’orthographe facilite la réexpression de ce qui était considéré
quasiment impossible à traduire car appartenant à l’univers culturel
de l’original. Felicia Mihali fait appel aux guillemets et à l’italique
pour attirer l’attention du lecteur sur l’étrangéité de certains mots.
On a, d’une part, le terme « traînasse » (pour rendre le roumain
troscot) caractérisé par un emploi plus rare (dans le PR il figure
dans l’article réservé au mot rénouée avec la mention « renouée des
oiseaux (appelée aussi traînasse) ») et, d’autre part, le traducteur a
choisi l’appellation latine de la plante dont le sens est explicitée dans
la LC par la formule « ces fleurs qui poussaient dans des cimetières
autour des tombes » (PF, p. 32).
TS : Șanţurile se umpluseră de troscot. (p. 22)
TC : Les fossés étaient envahis de « traînasse ». (p. 26)

TS : florile de pe morminte, tămâioara – primăvara (p. 28)


TC : au printemps, le parfum des libanotis, ces fleurs qui poussaient
dans des cimetières autour des tombes (p. 32)

Malgré leur ressemblance, il y a entre les deux idiomes des


différences irréductibles qui obligent l’autotraducteur à s’appuyer sur
son « imagination re‑créatrice » (Delisle, 2012 : 203) pour raccorder
les concepts d’un univers linguistique à un autre. Dans ce cas, le
recours à l’équivalence directe, fondée sur les structures analogues
que les deux langues ont en partage grâce à leur origine commune,
s’avère cependant insuffisante. Alors, prenant appui sur son talent
d’écrivain, Felicia Mihali s’attache à recréer en LC des figures de
style intraduisibles littéralement.

245
TS : […] l‑am ȋnvăţat să urmărească mușuroaiele de cârtiţă. De la
genunchi ȋn jos, picioarele lui deveniseră hărţi sângerânde, iar pieliţele
unghiilor erau franjuri vii (p. 19).
TC : En quelques jours seulement, il était devenu expert en taupes,
les pourchassant jusque dans leurs galeries, violant du même
coup leur demeure. Le sang avait dessiné sur ses mollets à vif de
véritables cartes sur lesquelles on pouvait lire l’histoire de ses
journées, le trajet de ses expéditions. Ses doigts étaient pleins
d’ampoules ce qui lui causait de grandes douleurs lors du bain de
soir (p. 23).

« Hărţi sângerânde », « franjuri vii » sont des métaphores qui


renvoient au style de l’écrivain, à sa capité de construire tout un récit
romanesque en roumain. Or, en émigrant, elle a perdu son bagage
linguistique et l’acquisition de nouvelles compétences langagières et
stylistiques suppose « non seulement de grands efforts, mais également
des renoncements » (Steiciuc/Mihali, 2007 : 16).
Consciente qu’elle ne sera pas « capable des mêmes
prouesses à l’écrit dans une autre langue et qu’il n’y a rien qui
remplace la dextérité et la facilité à s’exprimer dans la langue
maternelle » (Steiciuc/Mihali, 2007 : 16‑17), Felicia Mihali se sert
des ressources de la langue française pour développer les deux
images qui faisaient obstacle à la traduction. L’implicite des deux
figures de style est rendu explicite dans le TC où l’on apprend que
les traces de sang sur les mollets de l’enfant sont un indice de son
activité quotidienne et qu’il souffre, lors du bain du soir, à cause de
ses pieds pleins d’ampoules.
Ces quelques remarques permettent de considérer Le Pays
du fromage comme un cas de « réécriture traduisante, où traduire et
écrire s’influencent réciproquement » (Oustinoff, 2001 : 25). Elles
mettent en évidence les écueils que l’écrivain a su surmonter en
faisant preuve de créativité vu que tout texte renferme des difficultés
qu’il faut savoir éliminer pour rendre le sens et parvenir à la plus
grande lisibilité possible. En parcourant le texte, le récepteur
francophone n’affronte pas de grandes difficultés à déceler la trame
narrative de ce roman ce qui prouve une fois de plus que Felicia
Mihali était prête à s’ouvrir à une expérience nouvelle, l’écriture en
langue étrangère.

246
4.2.3. Visibilité de la langue‑culture roumaine dans le texte
français
Dans ce sous‑chapitre nous nous proposons de rechercher
les indices, les signaux, les traces d’une langue censée disparaître en
cédant sa place au français. Et pourtant le roumain résiste, il ne peut
pas être complètement effacée. Dans Le Pays du fromage on retrouve
des résidus de transfert tels : des mots et des phrases en roumain, des
noms propres appartenant à l’onomastique roumaine et des structures
françaises construites selon une norme roumaine.

1) Mots et phrases en roumain dans le texte en français


Les premiers indices de la présence « étrangère » dans le texte
sont des mots et des phrases en roumain insérés par ci, par là, dans le
texte en français. Transférés tels quels dans le TC, ceux‑ci renvoient
explicitement à la langue et à la culture source.
À la page 168, le lecteur tombe sur une phrase en roumain « Și
noi sîntem iberici ». Celle‑ci serait, en fait, une citation du livre de José
Saramago, Le radeau en pierre. Mise en italique et entre guillemets,
elle bénéficie d’une note de traduction en bas de page : « Nous aussi,
nous sommes des Ibériques » (PF, p. 168).
À part cette proposition, il y a plusieurs mots roumains
dans le texte en français. Il s’agit de culturèmes qui « en maintenant
une distance culturelle marquée, infléchissent la lecture »
(Risterucci‑Roudnicky, 2008 : 67). D’ailleurs ils sont mis en italique,
astuce typographique pour les mettre en évidence et souligner leur
étrangéité. N’ayant pas d’équivalent dans la LC, ils ont été empruntés
tels quels ou ils ont été transcrits phonétiquement. Il s’agit des mots
roumains : opinca, colac, tzuica.
L’emprunt s’agrémente soit d’une incrémentialisation, soit
d’une note du traducteur, soit d’un éclaircissement grâce au contexte.
L’incrémentialisation offrant une explication dans le corps même du
texte, permet au lecteur de ne pas détacher ses yeux de la suite des
lettres et de continuer sa lecture. C’est le choix du traducteur pour le
mot opinca comme il s’ensuit de l’exemple suivant : « mon grand‑père
portait des „grenouilles”, les bottes en caoutchouc qui avaient remplacé
l’opinca, les sandales paysannes en cuir d’âne ou de porc » (PF, p. 41).
Pour d’autres mots, l’auteur recourt à une note infrapaginale.
Plus ample, celle‑ci ne trouve sa place que dans le hors‑texte. Son
emplacement en bas de page oblige le lecteur à faire un détour et à ne

247
reprendre sa lecture que par la suite. De telles informations péritextuelles
« rythment la cadence du récit, comme si ce péritexte immédiat était un
seuil à franchir pour entrer dans les arcanes de l’imaginaire étranger
ou dans les subtilités de la langue » (Risterucci‑Roudnicky, 2008 :
67). C’est le choix de l’auteur‑traducteur pour le mot « colaci » qui est
expliqué comme suit : « un colac est un petit gâteau au centre duquel
on place une bougie. Ces petits gâteaux étaient distribués lors des
enterrements. Selon une croyance orthodoxe, cela devait garantir de la
nourriture au mort dans l’au‑delà » (PF, p. 97).
Le mot « tzuica », à part le fait qu’il est mis en évidence par
l’emploi de l’italique, ne jouit ni d’une note explicative, ni d’une
incrémentialisation. Le contexte a le rôle d’éclairer le lecteur sur
sa signification : « Sous la table, ma mère cachait une bouteille de
tzuica. Elle seule avait pitié du vieux. Il lui avait accordé le droit
de l’empoisonner peu à peu avec l’eau‑de‑vie » (PF, p. 95). Le
voisinage des deux mots « tzuica » et « eau‑de‑vie » dans le même
paragraphe peut suffire pour la compréhension de son contenu
sémantique.
On pourrait se demander à juste titre si l’emploi de ces
mots « exotiques » dans le texte français est pertinent ou non.
Quelle serait la finalité de tous ces noms d’aliments ? Pour
Simona Constantinovici « Écrire un texte littéraire signifie,
métaphoriquement parlant, l’imprégner, de la première jusqu’à
la dernière ligne, de dizaines et de centaines de fragrances. Le
laboratoire de la création cache des ingrédients véritablement
exotiques. Le pouvoir des fragrances est concentré dans la plume
qui hachure la feuille blanche. Le talent de l’écrivain ressurgit de
l’emploi qu’il en fait »83 (2008 : 229).
Dans Le Pays du fromage leur emploi témoignerait du talent
de l’auteur‑traducteur à médier la rencontre de deux langues et de deux
cultures dans la traduction. Par leur truchement le texte autotraduit
laisse entrevoir l’étrangéité de l’original dont il dérive, mais aussi leur
degré de parenté. Ils mettent en évidence la présence « étrangère »

83 En original : « A scrie un text de literatură înseamnă, metaforic vorbind,


a‑l impregna, de la prima până la ultima literă, cu zeci şi sute de arome.
Laboratorul creaţiei ascunde ingrediente de un veritabil exotism. În vârful
peniţei, care haşurează pagina albă, stă puterea aromelor. În actul alegerii
lor, talentul scriitorului ».

248
dans le texte de sorte que la strate inférieure du palimpseste littéraire
devienne visible.

2) Noms propres
Le transfert des noms propres suppose une rude négociation
entre le réseau onomastique de la LS et celui de la LC. Pour cette raison,
quelle que soit la décision du traducteur, de les préserver ou de les
traduire, ils risquent d’être toujours en position décalée soit par rapport
au TS soit par rapport au TC.
Dans Le Pays du fromage la traduction de certains
anthroponymes rompt l’homogénéité du réseau onomastique. On leur
attribue ainsi une autre nationalité tandis que ceux qui sont maintenus
en LC contribuent à la préservation de la couleur locale du texte et à
son ancrage culturel.
Les toponymes sont soit reportés en LC (Craiova), soit ils sont
transcrits phonétiquement (Rochiori, Radomirechti), ce qui témoignerait
du désir d’attirer l’attention du lecteur sur leurs sonorités étrangères
et souligner leur appartenance à un autre espace géographique, en
l’occurrence la Roumanie.

3) Interférences
« Parler et écrire le français comme une langue étrangère »
(Huston, Sebbar, 1986 : 15) semble être l’apanage de tout écrivain
translingue. Felicia Mihali n’y fait pas exception. Sa langue est
imprégnée de cette étrangeté qui la distingue pour toujours « du français
des Français de France » (Berman, 1984 : 18). Et malgré toute volonté
de la naturaliser, elle en reste séparée « par un abîme plus ou moins
sensible, comme celui qui sèpare notre français des passages en français
de Guerre et paix et de la Montagne magique » (Berman, 1984 : 18).
D’ailleurs, cette ambition de faire naturel risquerait même d’entraver
le processus de création : le métèque voulant faire aussi bien que les
indigènes, risque de ne pas être créateur en matière de langage (Cioran,
1973 : 127).
L’interférence acquiert ainsi des vertus créatrices et la
« contamination » du français par le roumain n’est plus perçue
négativement, mais jugée positivement en tant que « nécessité ressentie
par l’auteur de recourir au métissage » (Oustinoff, 2001 : 48) (souligné
dans le texte). Nous ne nous proposons pas ici de « corriger » la copie de
l’élève Felicia Mihali pour y relever des fautes (Oustinoff, 2001 : 44).

249
Au contraire, nous tenterons de voir quels outils elle a employés pour
réaliser l’hybridation de sa langue d’écriture, une langue qui frappe le
lecteur et le dérange.
L’écrivain se sert du calque phraséologique pour restituer
en français la séquence « vremea lacrimilor ». S’agissant d’une
expression roumaine pour désigner une certaine période du printemps,
Felicia Mihali l’a traduite littéralement. Toutefois, elle l’agrémente
d’une explication : « Mon désespoir semblait faire écho à ce que
mon grand‑père appelait „le temps des larmes”, ces quelques jours
de printemps où les branches de vignes sèches, fraîchement coupées,
laissaient derrière les coups du sécateur des pleurs salés » (PF, p. 24).
Par l’emploi des guillemets on souligne l’étrangéité de ce syntagme
qui ne pose aucun problème pour le lecteur roumain : « Cred că nu
era deloc întâmplător că‑l zărisem pe bătrânul acela tăind viţa de vie,
exact la vremea lacrimilor, înainte de a găsi biletele de amor primite
de soţul meu » (ȚB, p. 20).
L’expression idiomatique roumaine « negru ca un ţigan »
est composée d’un nom de couleur « negru » [noir] et d’un nom de
peuple « ţigan » [gitan] reliés par la conjonction « ca » [comme]. Felicia
Mihali choisit de la traduire littéralement « L’enfant était noir comme
un bohémien » (PF, p. 69). Pour Antoine Berman rechercher une
expression équivalente dans la LC « aboutirait à cette absurdité que […],
les personnages s’exprimeraient avec des images françaises » (1999 :
65). Rechercher une équivalence idiomatique équivaudrait alors à une
destruction de la locution puisque « Les équivalents d’une locution ou
d’un proverbe ne les remplacent pas. Traduire n’est pas chercher des
équivalences. En outre, vouloir les remplacer est ignorer qu’il existe
en nous une conscience‑de‑proverbe qui percevra tout de suite, dans le
nouveau proverbe, le frère d’un proverbe du cru » (Berman, 1999 : 65)
(souligné dans le texte).
Analysant les parémies roumaines formées à partir d’un nom
de peuple, Anda Rădulescu montre que la traduction littérale est la
solution la plus simple et à la portée de tout traducteur (2009 : 158).
Cependant, elle croit que « En dehors de la fidélité totale par rapport au
TS, la traduction mot à mot donne aux lecteurs étrangers la possibilité
de se faire une idée du sens de la parémie » (2009 : 159).
Les deux exemples ci‑dessus illustrent que le littéralisme
peut contribuer à renforcer le caractère étrange(r) du texte qui,

250
par des « étrangetés » lexicales et syntactiques, heurte l’oreille du
lecteur francophone. Malgré un quelconque désir de l’auteur‑traducteur
de « faire aussi bien » que les autochtones, Felicia Mihali a pétri un
idiome qui a une greffe, le roumain.

4.2.4. Analyse comparée : original/autotraduction/traduction


allographe
Nous nous proposons de comparer l’original, l’incipit du
roman Țara brînzei (p. 7‑8), et deux versions françaises dont l’une
auctoriale et l’autre allographe. La traduction allographe a été réalisée
par Maria Țenchea84 qui n’a pas eu accès au texte en entier. Quelques
informations sur l’auteur et le roman d’où est tiré le fragment lui
ont été fournies avant qu’elle ne commence son travail. Son activité
de traduction se fonde principalement sur une lecture du fragment à
traduire et sur son expérience en tant que traducteur et traductologue.
L’analyse comparée de l’original et des deux versions en
français permet de mieux voir en quoi le travail d’un autotraducteur se
distingue de celui du traducteur allographe. Nous pourrions comparer
leur travail à celui des écrivains qui ont besoin de modèles pour écrire. Il
y en a qui arrivent à s’en détacher pour faire œuvre originale tout comme
il y en a qui y restent attachés sans avoir les ressources nécessaires pour
instituer un nouveau modèle. Par extension, nous pourrions dire que
l’auteur‑traducteur intégrerait la première catégorie dans le sens que,
pour lui, l’original n’est pas immuable. À l’opposé, le traducteur serait
censé respecter le TS, en cas contraire, il risquerait de se faire accuser
d’infidélité, de trahison.
L’autotraduction permet à l’écrivain d’affirmer sa liberté par le
truchement d’une imitation créatrice. Ne s’agissant pas d’« une simple
reproduction, mais bien [d’] une production nouvelle : celle d’un autre
texte dans le même style, d’un autre message dans le même code »
(Genette, 1982 : 110), une observation s’impose : dans le cas de la
traduction il est essentiel de restituer le style, mais dans un autre code.
L’imitation créatrice est dans un premier temps une question
de compétence : il faut savoir identifier les schèmes d’un texte pour
les rendre ensuite productifs et faire preuve de performance. Par
conséquent, entre le texte imité et son mimotexte s’interpose un réseau

84 Maria Țenchea est traducteur et ancien professeur de la Faculté des Lettres,


Histoire et Théologie de l’Université de l’Ouest de Timişoara.

251
de mimétismes, c’est‑à‑dire de traits85 stylistiques et thématiques aptes
à servir indéfiniment. Simona Constantinovici dans son ouvrage sur
l’écriture créative précise : « Les différences entre original et imitation
varieront selon la capacité de l’auteur de créer et de recréer entre les
limites d’une certaine logique. Entre imitation et originalité l’écart est
infime, presque insaisissable » (2008 : 108)86. Nous nous proposons
cependant de mesurer cet écart quelque insignifiant qu’il puisse paraître.
TS : Drumul de la București l‑am parcurs în tăcere. Eram muți, surzi și
orbi unul pentru celălalt. Între noi doi era imposibil să se mai rostească
vreun cuvînt. Cu toate aste, Mihai mă privea din cînd în cînd, încercînd
să‑mi surprindă lacrimile. Mă feream de indiscreția lui, ținînd capul
întors în partea dreaptă. Nici nu plîngeam, de altfel. Daniel se juca între
bagaje, pe bancheta din spatele mașinii. Cînd se plictisea, își băga capul
între cele două scaune și privea alături de noi drumul aglomerat din fața
noastră. După ce am trecut de Roșiori, mi‑a cerut punga cu covrigi de
pe parbrizul mașinii.
Hotărîrea mea de a‑l părăsi pentru o vreme, îl supărase pe Mihai. Sau
era poate doar simpla surpriză. Nu mă întrebase prea multe despre ce
voi face acasă, așa cum nici eu nu mă grăbisem să‑i dau detalii. De unde
era să știu ce mă așteaptă acolo, după cinci ani de absență ?
Luna mai era pe sfîrșite. Pomii înfloriseră, iar drumurile erau uscate.
Am reușit să ajungem cu mașina pînă în fața curții. Ușa mare din fier
forjat era legată cu două sîrme care ne‑au rămas în mînă de îndată ce
am încercat să le dezlegăm. Gardul mare, din plăci turnate de beton, era
întreg. Doar în partea superioară începuseră să se macine frunzele unui
complicat arabesc. Am intrat pe aleea de ciment ce despărțea cele două
intrări. De‑o parte și de alta, cioturi goale de trandafiri, dincolo de care
începea un regat de bălării. Poarta mică ce dădea în curtea de păsări era
fixată cu un cîrlig metalic. L‑am ridicat și ușa, care așteptase parcă un
duh eliberator, s‑a deschis singură. (p. 7‑8)

TC1 (autotraduction) : Nous avons fait le trajet de Bucarest jusqu’à


mon village sans mot dire. Nous étions tous les deux comme des

85 G. Genette établit une distinction claire entre fait et trait stylistique : le
fait « est un événement récurent ou non, dans la chaîne syntagmatique
(par exemple, une image), alors que le trait de style « est une propriété
paradigmatique susceptible de caractériser un style » (Genette, 2004 : 204).
86 En original : « Între original şi produsul rezultat prin imitare, deosebirile vor
varia în funcţie de capacitatea autorului de a crea şi recrea în limitele unei
anumite logici. De la imitaţie la originalitate pasul e infim, greu de sesizat ».

252
sourds‑muets. Entre nous, la moindre parole était devenue impossible.
Malgré mon mutisme obstiné, Mihay me regardait de temps à autre
tout en essayant de surprendre des larmes. J’évitais ses interrogations,
la tête tournée à droite, feignant de suivre attentivement le paysage qui
défilait au‑delà de la fenêtre. D’ailleurs je ne pleurais pas. Daniel était
occupé à jouer sur la banquette arrière, au milieu des bagages. Lorsqu’il
s’ennuyait, il pointait le bout de son nez entre nos sièges et, appuyé sur
mon épaule, regardait avec nous la file des voitures qui nous précédait.
Passé Rochiori, il m’a demandé quelques craquelins du sac qu’il avait
aperçu sur le tableau de bord.
Le mois de mai touchait à sa fin, à la suite d’un printemps plus chaud
que d’habitude. Certains arbres étaient toujours en fleurs et le vent avait
séché la boue des chemins non goudronnés. Une ou deux semaines
suffiraient à recouvrir le village d’une fine poussière. Malgré le mauvais
état de la route, nous avons réussi à gagner le dernier petit hameau, là
où se trouvait l’ancienne maison de mes parents. Le grand portail de
fer forgé ne tenait plus que par deux fils d’acier, comme nous l’avions
laissé cinq ans auparavant. Ils nous sont restés dans les mains dès
que nous avons essayé de les retirer. Avant de pénétrer dans le jardin,
envahi par les mauvaises herbes, j’ai regardé l’enceinte en béton décoré
d’une mosaïque qui fermait ma propriété : elle avait bien résisté aux
intempéries. Seule la partie supérieure de ses arabesques compliquées
avait été abîmée par les pluies. Nous nous sommes avancés lentement,
tous les trois, sur l’allée en ciment qui reliait le portail à la maison.
D’un côté comme de l’autre, les tiges nues et sèches des rosiers, tels
de chicots, délimitaient un véritable royaume de broussailles. La petite
porte d’entrée, qui donnait sur la cour du poulailler, était fixée par un
crochet en fer. Je l’ai enlevé et la porte, qui semblait attendre depuis
longtemps un esprit libérateur, s’est largement ouverte toute seule. (p.
11‑12)

TC2 (traduction allographe) : Pendant toute la durée du trajet depuis


Bucarest nous restâmes silencieux. Nous étions sourds, muets et
aveugles l’un vis‑à‑vis de l’autre. Il était dorénavant impossible que
nous nous adressions une seule parole. Malgré cela, Mihai me regardait
de temps à autre, essayant de me surprendre en train de pleurer. Pour
éviter son indiscrétion, je gardais ma tête tournée vers la droite. Je ne
pleurais d’ailleurs pas. Sur la banquette arrière de la voiture, Daniel
jouait tout seul parmi les bagages. Quand il s’ennuyait, il mettait sa tête
entre les deux sièges et regardait avec nous la route encombrée qui se
déroulait devant nos yeux. Après Rosiori, il me demanda le sachet de
bretzel qui se trouvait sur le tableau de bord de la voiture.

253
Ma décision de le quitter pour quelque temps avait indisposé Mihai.
Ou peut‑être était‑il tout simplement surpris. Il ne m’avait pas
posé beaucoup de questions sur ce que j’allais faire à la maison, et
moi‑même je ne m’étais pas empressée de lui donner trop de détails.
Comment pouvais‑je savoir ce qui m’attendait là‑bas, après une
absence de cinq ans ?
On était vers la fin du mois de mai. Les arbres avaient mis leurs habits de
fleurs, et les routes étaient sèches. Nous pûmes arriver en voiture jusque
devant la porte de la cour. La grande porte en fer forgé était fermée à
l’aide de deux fils de fer qui nous restèrent entre les doigts dès que nous
essayâmes de les enlever. Le mur de clôture, en plaques de béton, était
intact, à l’exception de la partie supérieure, où les feuilles d’une arabesque
compliquée commençaient à s’effriter. Nous pénétrâmes dans l’allée
pavée de béton qui séparait les deux portes d’entrée. De part et d’autre
de l’allée, des tiges sèches de rosiers, au‑delà desquelles commençait
le royaume des herbes sauvages. La petite porte qui donnait accès à la
basse‑cour était fixée à l’aide d’un crochet en métal. Je l’ai relevé, et alors
la porte, qui semblait attendre un esprit libérateur, s’ouvrit toute seule.
Un survol des deux versions permet de remarquer une
différence de structure. Par des procédés réducteurs ou amplificateurs,
l’auteur‑traducteur procède à un émondage de son texte. La suppression
des éléments de l’original qu’on retrouve d’une manière plus ou moins
explicite dans le texte autotraduit n’aboutit pas à une distorsion du
contenu. Au contraire, celui‑ci, loin d’être ambigu, est considérablement
enrichi. Il incite le lecteur « à créer du sens sur la base de quelques
indices déclencheurs. » (Cortès cité par Cristea, 1998 : 88). Le résultat
d’une telle démarche est la thématisation, c’est‑à‑dire l’écrivain a
choisi seulement les éléments qu’il a considérés essentiels pour son
récit, en éliminant tous les autres. Il s’agit d’une option personnelle
qu’un traducteur allographe ne se permettrait pas ; celui‑ci est tenu de
respecter le découpage du texte. Son intervention sur le texte est plus
réduite et dictée par la nécessité de le rendre plus clair en LC.
On remarque ainsi que le deuxième paragraphe de l’original
figure dans la traduction allographe, mais il ne figure pas dans
l’autotraduction. Le transfert interlinguistique étant perçu par l’écrivain
comme l’opportunité d’élaguer son texte, il s’est permis de supprimer
ce fragment. L’autoexcision témoigne ici du rude travail de rature, de
correction, qui sépare les versions intermédiaires de la version finale du
texte, celle qui s’achemine vers le lecteur.

254
Pour qu’une telle amputation ne nuise pas à la compréhension
du message, Felicia Mihali a su trouver des subterfuges compensatoires :
elle a incorporé dans son texte des informations nouvelles. Elle cherche
à compenser les pertes par des étoffements censés renforcer et la
cohérence et la cohésion.
Prenons, par exemple, les premières phrases du texte « Drumul
de la Bucureşti l‑am parcurs în tăcere. Eram muţi, surzi, orbi unul
pentru celălalt. […] Cu toate aste, Mihai mă privea din când în când,
încercând să‑mi surpindă lacrimile » (ȚB, p. 7). Pour le traducteur le
trajet se fait depuis Bucarest alors que l’autotraducteur indique aussi
le terminus, c’est‑à‑dire le village natal. Là où le traducteur emploie
un mot anaphorique, le pronom démonstratif neutre « cela », pour faire
référence à ce qui venait d’être dit, l’auteur préfère expliciter « malgré
mon mutisme obstiné » (PF, p. 11). De même, si l’on compare le deuxième
paragraphe de la version autotraduite et le paragraphe correspondant de
la version allographe on constate une différence de concentration entre
les deux. Si le traducteur est resté dans les limites du TS, l’écrivain n’a
pas hésité à s’en éloigner pour ajouter des informations.
On apprend ainsi que ce printemps‑là il avait fait plus chaud
que d’habitude, que les chemins étaient non goudronnés, que sous peu
le village sera recouvert d’une fine poussière et que la maison natale
de l’héroïne se trouve dans un petit hameau isolé qu’ils réussissent à
gagner malgré le mauvais état des routes. Toutes ces informations étant
absentes de l’original, elles ne figurent pas dans la version allographe.
Le souci d’explicitation est plus accentué chez l’écrivain : il
cherche à enchaîner ses idées et renforcer la cohésion du texte. Ainsi
le rapport cause‑effet est‑il plus clair : c’est parce qu’il n’avait pas plu
que les chemins non goudronnés sont secs et c’est parce qu’ils sont secs
que les personnages peuvent arriver à leur destination. De même, c’est
avant de pénétrer dans le jardin que le personnage regarde le mur de
clôture qui avait résisté aux intempéries.
La version allographe manifeste une préférence pour des
phrases plus courtes, des structures paratactiques où « l’interprétation du
rapport logico‑sémantique repose uniquement sur le sens des éléments
lexicaux, sur l’ordre de successivité des éléments (états) rapportés et
[…] le savoir partagé » (Cristea, 1998 : 58). Au contraire, la version
auctoriale enregistre des modifications importantes dans le sens que ces
rapports sont explicités par l’insertion d’informations supplémentaires

255
sous la forme de phrases tout entières ou de compléments (de temps, de
manière, etc.).
Une autre remarque porte sur les temps verbaux qui apparaissent
dans les deux versions. On constate que l’auteur‑traducteur a préféré le
passé composé alors que le traducteur a employé le passé simple. Deux
choix tout à fait pertinents, mais produisant des effets différents. Patrick
Charaudeau montre que le passé simple « longtemps caractéristique du
récit (écrit ou oral), puis réservé au récit écrit (parfois aussi oral, mais
rarement à la première personne), devient de plus en plus une marque de
genre, historique ou littéraire » (1992 : 467) (souligné dans le texte). En
vertu de cette valeur de littérarité attachée au passé simple, le traducteur
y a fait appel pour traduire les verbes au passé composé du TS. Quant
à l’auteur, il a préféré le passé composé. L’aspect insulaire induit à
l’Étranger de Camus par l’emploi du passé composé (Charaudeau, 1992 :
469) caractériserait aussi Le Pays du fromage. Il convient parfaitement
à ce récit où l’on raconte l’histoire d’une femme qui se retire dans un
petit village perdu quelque part dans la plaine roumaine. La réalité étant
trop dure à affronter, elle la fuit et se réfugie dans le rêve. Le récit au
passé composé crée un effet d’isolement (Charaudeau, 1992 : 469) en
faisant écho à l’état d’isolement du personnage.
Pour conclure nous pouvons dire que les deux types
de traduction, auctoriale et allographe, infligent de nombreuses
transformations au TS. Cela prouve qu’il n’y a pas « une, mais des
manières de traduire » (Ballard, 2005 : 10). Cependant, seul le texte issu
de la plume de l’auteur, bénéficiant de l’autorité auctoriale, peut passer
pour un nouvel original.

4.2.5. Remarques critiques87


Pour ce qui est du Pays du fromage de Felicia Mihali, nous
avons choisi d’investiguer les modalités de traduire les noms propres,
ce qui relève à la fois du contact des langues et du contact des cultures.

87 Des fragments de ce sous‑chapitre ont été publiés dans : Eiben, Ileana


Neli, « De l’autotraduction à la recréation d’une œuvre. Le Pays du
fromage de Felicia Mihali », in Limbă și literatură, repere identitare în
context european [Langue et littérature. Repères identitaires en contexte
européen], Pitești, Editura Universităţii din Pitești, 2009, p. 267‑274 ;
Eiben, Ileana Neli, « Essai d’une critique illustrative. Étude de cas, Le
Pays du fromage de Felicia Mihali », in Atelier de traduction, Dossier :
La critique des traductions, n° 19/2013, Suceava, Editura Universităţii din
Suceava, 2013, p. 61‑73.

256
À la différence des noms communs, ils ne renvoient pas à un concept,
mais à un référent extralinguistique (Ballard, 2001 : 17) et fonctionnent
comme des marqueurs de la couleur locale. Leur transfert exige par la
suite beaucoup d’attention de la part du sujet traduisant qui peut, d’une
part, préserver l’étrangéité des mots en pratiquant le report et, d’autre
part, assurer au nouveau public un certain confort de lecture en lui
facilitant l’accès au sens. De la réussite de cette négociation, rend compte
la réaction du lecteur qui peut sentir soit « l’étrangeté quand le choix du
traducteur semble incompréhensible, comme s’il s’agissait d’une erreur »
(Eco, 2006 : 220), soit « l’étranger quand il se trouve face à une façon peu
familière de lui présenter quelque chose qu’il pourrait reconnaître, mais
qu’il a l’impression de voir pour la première fois » (Eco, 2006 : 220).
Chez Felicia Mihali, nous avons identifié un certain souci de
domestiquer les noms propres, mais cette tendance n’est pas constante
dans tout le roman. Par conséquent, à l’homogénéité du TS correspond
une certaine hétérogénéité onomastique dans la LC. Ce brouillage des
repères se traduit tantôt par une « mauvaise application des principes
de traduction, des règles de traduction ou des procédés de traduction »
(Delisle, 2012 : 41), tantôt par une « interprétation erronée d’un segment
du texte de départ » (Delisle, 2012 : 41). On pourrait reprocher à
l’auteur‑traducteur sa tendance à franciser là où peut‑être il n’aurait pas
fallu le faire et vice‑versa, le choix de ne pas franciser là où, peut‑être,
il aurait fallu le faire.
La première catégorie de noms propres qui a retenu notre
attention est celle des toponymes. L’auteur a opté pour une traduction
minimale qui consiste dans la transcription phonétique et aurait comme
but de rendre les sons effectivement plus faciles à prononcer : Ostaşilor/
Ostashilor, Prut/Prout, Roșiori/Rochiori, Radomirești/Radomirechti,
etc. Mais nous avons aussi identifié des fautes de traduction redevables
à une segmentation et une compréhension erronées du TS. Dans ce
sens, nous avons délimité le paragraphe décrivant le trajet de l’héroïne
du roman vers la maison de sa copine Ileana.
TS : În jurul orei unu, plecam de acasă. Mergeam cu autobuzul până
la Piaţa Unirii de unde luam apoi maşina 104, spre Ileana. Coboram la
Podul Izvor şi de acolo, pe jos, până pe Ostaşilor. Acolo locuia Ileana,
fosta mea colegă de facultate. (p. 11‑12)
TC : Je sortais de la maison à environ onze heures. Je prenais l’ancien
autobus 117 jusqu’à la place de l’Union, où je montais dans un autre
jusqu’à la place Kogălniceanu. Je descendais sur le pont de l’Isvor, je

257
contournais la grande statue de l’historien, puis j’allais à pied jusqu’à
Ostashilor, la petite rue où habitait Ileana. (p. 15‑16)
Parmi les repères spatiaux qui foisonnent dans le fragment
ci‑dessus, nous avons isolé la structure « coboram la Podul Izvor »
mise en français par « je descendais sur le pont de l’Isvor ». La
traduction littérale, pour rendre l’unité de traduction « Podul
Izvor » par un nom commun « le pont » suivi d’un nom propre
« Isvor » (malgré le double emploi des majuscules en roumain),
risque d’aboutir à un non‑sens : un segment du TS est investi d’une
formulation dépourvue de sens et en contradiction avec la réalité
(Delisle, 2012 : 50). Cette remarque se soutient par le fait que le
code de la route, en Roumanie et ailleurs, interdit le stationnement
des voitures sur les ponts, donc impossible de descendre et en plus,
il y a à Bucarest un arrêt [Podul] Izvor qui tire son nom du pont qui
se trouve dans son voisinage. Par conséquent, une formulation plus
adéquate et en concordance avec la réalité extralinguistique aurait
été : « je descendais à l’arrêt [Podul] Izvor ».
Les anthroponymes, et nous nous limiterons aux prénoms,
permettent d’établir des équivalences entre la LS et la LC, « en raison
de la communauté culturelle créée par l’histoire littéraire et la religion »
(Ballard, 2001 : 19). Felicia Mihali choisit en général la transcription,
ce qui relève d’une tentative de préserver la prononciation étrangère
des noms de ses personnages (nous excluons de notre discussion les
renvois aux héros mythiques, historiques, etc.). Ces acclimatations
phonétiques et graphiques soulignent l’appartenance des protagonistes
à un autre groupe social de sorte qu’on a préféré transcrire Ioana par
Joana au lieu de Jeanne, Mihai par Mihay au lieu de Michel, Petre par
Pétré au lieu de Pierre, Ilie par Élié au lieu d’Élie, Cecilia par Cécilie
au lieu de Cécile etc.
En contradiction avec le souci de souligner l’origine de ses
protagonistes et de sauvegarder ainsi la couleur locale de son livre,
l’auteur change de stratégie pour la mise en français des référents
culturels. Ceux‑ci renvoient à une « réalité extralinguistique perçue
comme caractéristique d’une culture et distincte de celle de la culture
réceptrice, celle pour laquelle on traduit » (Ballard, 2001 : 120). Pour
cette raison, il aurait été plus adéquat de les reporter et souligner ainsi
l’ancrage culturel du roman. Pour amener le récepteur‑cible vers des
contrées lointaines qu’il ne connaît pas, la traductrice a usé du report

258
seulement pour les noms des magasins de sorte que « Victoria » est
rendu dans le TC par un équivalent de même forme, « Victoria » et non
pas « Victoire ».
TS : Chiar mi se păruse că‑l văd o dată, în faţa magazinului Victoria,
alături de o femeie care‑i venea pînă la umăr. (p. 49)
TC : Une fois, j’ai cru l’apercevoir devant le grand magasin Victoria,
accompagné d’une femme qui atteignait à peine la hauteur de son
épaule. (p. 53)
Par contre, l’absence d’une visée d’homogénéité au niveau
de l’œuvre amène l’auteur‑traducteur à franciser les noms de certains
produits qui manquent de signification pour le lecteur québécois, alors
que chez le lecteur roumain ils actualisent des souvenirs de la période
communiste où ces « marques » étaient les seules dont il disposait.
TS : […] pasta de dinţi Cristal, întinsă pe periuţă, sprayul Miraj,
săpunul Cheia. (p. 29)
TC : […] le dentifrice Cristal étendu sur une brosse émoussée, le
vaporisateur Mirage, le savon Clef. (p. 33)
Il en est de même pour les titres de certaines collections de
livres qui sont traduits en français et mis entre guillemets, seul indice
de leur étrangéité.
TS : Raftul de sus cuprindea, deci, colecţia de Opere complete, acele
cărţi groase cu coperte albe și titluri negre […]. (p. 155)
TC : L’étagère du haut contenait la collection « Œuvres complètes »,
ces livres excessivement gros, avec des couvertures blanches et des
titres noirs […]. (p. 159)

TS : Că mă bucură acele file prăpădite, galbene, casante ale Bibliotecii


pentru toţi ? (p. 169)
TC : Que ces feuilles abîmées, jaunes, cassantes de la « Bibliothèque
pour tous » me réjouissait ? (p. 170)
Pour ce qui est des fêtes religieuses, l’autotraducteur a préféré
les équivalents français pour Crăciun et Paște, à savoir Noël et Pâques.
Pour le 8 septembre quand on célèbre la Naissance de la Vierge Marie,
elle a fait appel à la traduction littérale (la fête de la Petite Sainte‑Marie)
bien que le culte de Notre‑Dame occupe une place importante dans les
deux confessions, orthodoxe et catholique, et qu’on retrouve ce jour de
célébration dans les deux calendriers.

259
TS : Ilie și‑a amintit că era opt septembrie și că la Radomirești s‑ar
putea să mai existe, încă, târgul de Sfânta Marie Mică, așa cum era pe
vremea copilăriei noastre. (p. 77)
TC : Élié s’est souvenu d’un coup que nous étions le 8 septembre,
c’est‑à‑dire la fête de la Petite Sainte‑Marie. Dans notre enfance, c’était
le jour de foire qui avait toujours lieu à Radomirechti, le village voisin.
(p. 83)
Les exemples ci‑dessus mettent en évidence un brouillage
permanent des options de traduction qui relèvent tantôt d’un désir de
domestiquer le texte, tantôt d’un désir de lui offrir une allure exotique.
Felicia Mihali, désirant s’approprier, par l’autotraduction, la langue de
son pays d’accueil, se heurte à une maîtrise insuffisante des différentes
stratégies de traduction.
Au niveau global du texte, on ne pourrait pas parler d’une
démarche unitaire et d’une façon cohérente de transcoder les noms
propres, défaut qui déstabilise le lecteur et le bascule inlassablement
entre ce qui lui semble étrange et étranger.
À la suite de cette démonstration nous voudrions attirer
l’attention sur le fait que le transfert du même texte romanesque
d’une langue vers une autre représente « une opération double où
le contenu informationnel serait identique mais où des disparités
intrinsèquement linguistiques déterminent la configuration finale
du texte » (Mejri, 2000 : 456). La réécriture du même contenu
diégétique implique aussi, par le changement de code, des risques
que l’auteur assume pour recréer l’original. Mais une bonne gestion
de ces risques permettra, par la négociation entre les différentes
significations des mots et la compensation, d’obtenir le même effet
que celui visé par l’original.

Conclusion
L’autotraduction est une opération complexe qui ne se limite
pas à de simples opérations de décodage et d’encodage. Elle est le
fruit de toute une série de transformations auctoriales qui permettent
d’obtenir un nouvel original. L’analyse des deux romans, Pigeon vole et
Țara brînzei, illustre les transformations subies par les deux textes dans
leur acheminement vers le français et respectivement vers le roumain.
Le dénominateur commun des deux activités de traduction serait un
certain souci de réécrire un texte préalablement rédigé dans un autre

260
idiome qui peut correspondre soit à la langue maternelle, soit à une
langue étrangère. Si la parenté des deux langues en contact, le français
et le roumain, s’avère parfois être favorable au transfert interlingual,
d’autres fois elle empêche de voir clair et amène vers des emplois
fautifs des structures lexicales et grammaticales des deux idiomes.

261
CONCLUSIONS

Associant des informations émanant de plusieurs domaines


(littérature, études littéraires, traductologie, sociolinguistique), notre
recherche s’individualise par son caractère interdisciplinaire. Pour
parler de la visibilité de l’autotraducteur nous avons utilisé un appareil
théorique hybride où cohabitent des notions de la théorie littéraire, de
la traductologie et de la sociolinguistique.
Par rapport aux contributions théoriques antérieures parues
dans l’espace roumain, principalement celle de Dumitru Chioaru
(2013), la nôtre a le mérite de s’inspirer de l’actualité littéraire de notre
temps. Un grand avantage d’une pareille recherche serait de pouvoir
prendre contact avec les écrivains soumis à l’analyse pour leur adresser
des questions et avoir ainsi accès à des informations directes.
La principale conclusion qui se dégage de notre étude serait
que l’autotraducteur est visible dans le texte dont il est le créateur.
Quand il écrit un texte en langue étrangère, il incarne un
médiateur culturel qui informe le public cible sur des aspects de son
pays et de sa culture d’origine. De même, il réfléchit sur les enjeux
et les défis que doit relever celui qui change de langue d’écriture. Il
transforme le contact avec la nouvelle langue d’écriture en objet de
discours. Les textes de la littérature migrante se caractérisent par la
volonté de l’écrivain de dévoiler ses origines étrangères.
Dans le cas de l’autotraduction littéraire, il y a plusieurs
degrés de visibilité allant d’une visibilité très marquée lorsque
l’auteur‑traducteur adopte une stratégie de traduction littérale et moins
marquée lorsqu’il choisit d’annexer le texte à la langue‑culture cible.
Dans les deux cas, il y a des résidus de transfert qui, résistant à la
traduction, donnent à voir l’original.
Nous avons remarqué que, bien qu’elle n’ait pas toujours joui
de beaucoup d’attention de la part des chercheurs, elle est cependant
en passe de devenir un véritable objet d’étude pour les traductologues.
Ce nouvel engouement pour la traduction auctoriale se traduit par une
multiplication des recherches qui la définissent dans un sens large

263
comme traduction mentale d’un message, résultat de l’activité d’écriture
en langue étrangère, et dans un sens restreint comme traduction d’un
texte faite par l’auteur même et résultat de cette activité.
Notre approche a aussi souligné le fait que l’autotraduction
littéraire (avec les deux facettes : le bilinguisme d’écriture et la traduction
d’auteur) a été constamment pratiquée au fil des siècles surtout pendant les
époques où deux langues (grec et latin, latin et langues vulgaires, français,
anglais et autres langues à visée universaliste) se faisaient concurrence.
L’observation du phénomène de l’autotraduction en diachronie
a relevé le fait que sa pratique a suivi les méandres de l’évolution des
événements historiques, de l’évolution de la langue et de la littérature
roumaines. Peu représentée avant le XIXe siècle (seul le nom de
Dimitrie Cantemir est à prendre en considération), elle a pris de l’essor
vers 1848, période où les œuvres autotraduites se sont multipliées grâce
à la contribution de plusieurs quarante‑huitards francophones dont nous
avons retenu : Alecu Russo et Dimitrie Bolintineanu. Vers la fin du XIXe
siècle et au début du XXe siècle, on a fait la connaissance d’une autre
figure importante pour notre approche. Il s’agit du romancier Panait
Istrati qui, après avoir publié ses livres en français, leur a donné aussi
une version roumaine.
L’arrivée au pouvoir des communistes a représenté une
période difficile pour les intellectuels du pays, raison pour laquelle
nombreux d’entre eux se sont réfugiés en Occident. Selon les périodes
d’instensification des persécutions ou de dégel, on peut établir trois
vagues de départs : la première allant de 1941 à 1947, la deuxième
comprise entre 1948 et 1964 et la troisième correspondant en grande
partie au régime de Nicolae Ceauşescu (1965‑1989). Ceux qui ont
choisi d’élire domicile en France sont nombreux (Mircea Eliade, Eugen
Ionescu, Emil Cioran, Gherasim Luca, Virgil Ierunca, Virgil Tănase),
et on a pu constater que la plupart d’entre eux ont abandonné la langue
roumaine pour poursuivre leur activité littéraire en français.
Après 1989, lorsque le retour au pays des ces « exilés du
langage » (Delbart, 2005) devient possible, certains d’entre eux
(Dumitru Tsepeneag) en ont profité pour y faire paraître et connaître
leurs textes écrits précédemment en français. L’ouverture des frontières
après cette date a aussi favorisé la libre circulation des personnes, ce
qui a permis à plusieurs auteurs (Felicia Mihali, Irina Egli) d’émigrer au
Québec pour y poursuivre leur activité littéraire en français.

264
À travers l’analyse de plusieurs romans de Dumitru Tsepeneag
et de Felicia Mihali, nous avons cherché à répondre aux questions
suivantes : quel est le rôle de l’autotraducteur, comment il contribue à
l’accumulation de capital littéraire, quels rapports s’établissent entre les
deux langues impliquées dans le processus d’autotraduction et quelles
connexions s’instaurent entre les deux pôles (source et cible) auxquels
l’autotraducteur appartient par la nature même de son travail.
En avançant que l’extraterritorialité joue un rôle important
pour la création en langue étrangère et la traduction auctoriale, nous
avons discuté la différence entre deux formes de déplacement possibles :
« l’exil » et « la migration ». La notion d’exil, liée à la contrainte de
quitter son pays et à l’interdiction d’y revenir, sert à comprendre la
création de Dumitru Tsepeneag alors que la notion de « migration »,
définie comme liberté de s’établir dans un pays étranger, nous a aidée à
aborder l’œuvre de Felicia Mihali.
Nous avons montré que tous les écrivains déplacés doivent
faire face aux mêmes problèmes, dans le sens qu’ils doiventt se détacher
de leurs pays d’origine, se déraciner, pour prendre racine dans un autre
espace, dans une autre culture, dans une autre langue, donc s’enraciner
ailleurs. Or, ce processus n’est pas facile car il y en a qui restent attachés
par des ficelles imaginaires à un territoire, et nous avons parlé à la suite
de Janet Patterson, d’une identité migrante, tout comme il y en a qui
arrivent à adopter l’intimité quotidienne de leur pays d’accueil et nous
avons parlé alors d’identité transnationale.
Pour pouvoir analyser les implications du changement de langue
et de l’écriture en langue étrangère, nous avons investigué les rapports
qui existent entre les deux langues impliquées, le roumain et le français.
Nous avons montré qu’il y a une asymétrie statutaire, le français, muni
d’un grand capital littéraire accumulé dans le temps, occupe une position
privilégiée par rapport au roumain, en position d’infériorité.
La « digraphie permanente et constitutive fai [san]t le substrat,
le moteur, la dialectique et souvent même le sujet » (Casanova, 2008 :
374) des textes écrits par les écrivains translingues, nous avons essayé
de démontrer les particularités du contact des langues dans l’écriture
à travers les textes : Le Mot sablier de Dumitru Tsepeneag, Dina et
Confession pour un ordinateur de Felicia Mihali.
En suivant les traces de leur hybridité linguistique et culturelle,
nous avons essayé de déceler les liens qui apparentent leur écriture

265
à la traduction de sorte que le texte finit par prendre la forme d’une
« traduction sans original » (Lievois, 2007 : 236). Plus concrètement,
nous avons recherché dans ces textes écrits dans une langue soi‑disant
« étrangère » les indices de ce qui pourrait passer pour une présence
« étrangère » aux yeux du lecteur cible.
L’analyse des aspects relatifs à l’autotraduction littéraire, en
tant que traduction d’un texte faite par l’auteur même du texte, nous a
permis de mettre en évidence la façon dont la langue et la culture source
influencent la reformulation en LC. Nous avons essayé d’inventorier
les réponses possibles à la question « comment faut‑il traduire ? » que
tout traducteur serait censé se poser. À cet égard nous avons montré
que l’œuvre autotraduite est « hybride » ; c’est un palimpseste littéraire
qui recèle différentes couches d’écriture qu’il laisse plus ou moins
entrevoir. Même lorsque la tendance à annexer le texte à la langue et à
la cuture cible est dominante, il y a des résidus de transfert qui indiquent
ses origines étrangères. Pour illustrer nos dires nous avons comparé les
versions en roumain et en français de deux textes : Pigeon vole alias
Porumbelul zboară!... de Dumitru Tsepeneag et Țara brînzei et son
équivalent en français Le Pays du fromage de Felicia Mihali.
En mettant l’accent sur l’autotraducteur, notre recherche a
permis d’appréhender les caractéristiques et de l’écriture en langue
étrangère et de la traduction auctoriale proprement dite.
Les analyses portant sur les textes autotraduits rendent compte
de la circulation internationale des livres et de la place attribuée à la
littérature en traduction dans le système littéraire d’accueil. Dans cette
optique, la littérature importée rencontre le capital littéraire du pays
en question qui peut l’assimiler dans son système ou même en subir
l’influence. Cette analyse des rapports entre le poids des importations
et le poids des productions littéraires locales permet d’intégrer l’étude
de la traduction à l’étude de la littérature, sans, bien sûr, que les aspects
linguistiques et socio‑culturels soient ignorés (Lambert, 1980 : 252).
Pour cette raison, nous considérons que notre recherche pourrait se
poursuivre par une analyse de la visibilité des écrivains translingues
dans les deux espaces géographiques auxquels ils appartiennent.
Leur double appartenance risque de se transformer en une
non‑appartenance car ils ne sont revendiqués par aucune histoire
littéraire. Par exemple, George Cǎlinescu (2003 : 883) montre, à
propos des écrivains roumains d’expression étrangère, qu’ils ne

266
trouvent leur place ni au sein de la littérature roumaine ni dans la
littérature étrangère qui les a accueillis. De même, Nicolae Manolescu
(2008) explique la quasi absence de Dumitru Tsepeneag des ouvrages
critiques roumains par son départ et la rupture inhérente entre lui et
les différentes générations de critiques qui se sont succédées avant et
après la révolution de 1989.
Les autotraducteurs s’expriment souvent, dans des articles ou
des interviews, sur les raisons qui dictent l’emploi préférentiel d’une
langue plutôt que de l’autre, sur le choix de certains mots au détriment
des autres, ou même sur la difficulté d’avoir à gérer deux idiomes pour
assurer le transfert d’un texte vers une autre langue, vers une autre culture.
Par cette verbalisation de l’activité d’écriture en langue étrangère et de
traduction, ils nous informent sur leur manière d’agir pour trouver les
solutions les plus adéquates au contexte. Dans cette optique, l’étude
de l’autotraduction contribuerait à l’étude de la traduction sui generis
et à la didactique de la traduction. Par exemple, Helena Tanqueiro se
demande si « l’étude des autotraductions ne permettrait pas d’élargir
l’éventail des stratégies de traduction, et dans quelle mesure les solutions
utilisées par les autotraducteurs dans leurs autotraductions, surtout pour
ce qui est de la traduction des référents culturels, ne donneraient pas
des règles pour la didactique de la traduction et des modèles pour la
traduction littéraire en général » (2007 : 108‑109). On pourrait alors
envisager la situation où l’autotraducteur, invité en salle de classe,
devant les étudiants, analyse en parallèle l’original, le texte autotraduit
et une traduction allographe du même texte. Il pourrait ainsi, par sa
collaboration active, contribuer à la formation des jeunes traducteurs
et les encourager, par la force de l’exemple, à avoir confiance en leurs
propres ressources intellectuelles et linguistiques.
Les résultats de notre recherche et la grille d’analyse que nous
avons proposée pour suivre les traces de la visibilité de l’autotraducteur
peuvent servir à des applications futures portant sur les œuvres d’autres
écrivains translingues.

267
Annexes
Annexe 1 : Photo de Dumitru Tsepeneag

(Source : http ://www.babelio.com/auteur/Dumitru‑Tsepeneag/84741)

271
Annexe 2 : Photo de Felicia Mihali

(Source : http ://www.feliciamihali.com/www/biographie.html)

272
Annexe 3 : Couverture du roman Le Mot sablier (1984)

(Source : http ://www.pol‑editeur.com/index.php ?spec=livre&ISBN=2‑86744‑021‑1)

273
Annexe 4 : Couverture du roman Cuvîntul nisiparniţă (2005)

(Source : Eiben Ileana Neli)

274
Annexe 5 : Couverture du roman Dina (2008)

(Source : Eiben Ileana Neli)

275
Annexe 6 : Couverture du roman Confession pour un ordinateur
(2009)

(Source : http ://www.feliciamihali.com/www/publications.html)

276
Annexe 7 : Couverture du roman Pigeon vole (1989)

(Source : http ://www.pol‑editeur.com/index.php ?spec=livre&ISBN=2‑86744‑165‑X)

277
Annexe 8 : Couverture et page de titre du roman
Porumbelul zboară!... [Pigeon vole] (1997)

(Source : Eiben Ileana Neli)

278
279
Annexe 9 : Quatrième de couverture du roman
Porumbelul zboară!... [Pigeon vole] (1997)

(Source : Eiben Ileana Neli)

280
Annexe 10 : Couverture du roman Pigeon vole (2014)

(Source : http ://www.pol‑editeur.com/index.php ?spec=livre&ISBN=978‑2‑8180‑2061‑6)

281
Annexe 11 : Couverture du roman Le Pays du fromage (2002)

(Source : http ://www.feliciamihali.com/www/publications.html)

282
Annexe 12 : Couverture du roman Țara brînzei
[Le Pays du fromage] (1999)

(Source : Eiben Ileana Neli)

283
Annexe 13 : Page de garde du roman Le Pays du fromage (2002)

(Source : Eiben Ileana Neli)

284
INDEX DES AUTEURS CITÉS

A C
Albir, Amparo Hurtado, 88, Calvet, Louis‑Jean, 60‑61, 63,
90‑91, 94‑95, 97, 202 68‑71
Alexakis, Vassilis, 18, 62 Cantemir, Dimitrie, 113, 118‑120,
Anderson, Kristine J., 39 125, 148, 264
Apostolescu, N. I., 129‑130 Casanova, Pascale, 60‑61, 68,
Arquez, Marcial Rubio, 32 70‑76, 78, 80, 143, 145‑146,
174, 198, 238, 265
B
Călinescu, George, 118,
Baker, Mona, 36 128‑130, 132
Ballard, Michel, 45, 81, 102, Cernat, Paul, 215‑216
177‑180, 182, 195, 215, 222, Charaudeau, Patrick, 256
225‑226, 244, 256‑258 Chartier, Daniel, 52
Bandia, Paul, 84, 213 Chioaru, Dumitru, 17, 22, 33,
Barthes, Roland, 94, 206 54‑55, 130‑131, 151, 263
Bârna, Nicolae, 156‑158 Cioran, Emil, 56, 68, 74‑75, 106,
Bergez, Daniel, 215 133, 138, 159, 249, 264
Berman, Antoine, 22, 25, 44, 46, Classe, Olive, 36
77, 80‑81, 83‑85, 87, 92, 98, Coiug, Ana, 215‑216
108‑109, 113, 132, 153, 199, Colonna, Vincent, 172
202, 213, 219, 249‑250 Combet‑Galland, Corina, 38
Berrouët‑Oriol, Robert, 53 Comloşan, Doina, 136, 137, 141
Bertrand, Jean‑Pierre, 50 Constantin, Jean‑Paul, 137, 179
Bolintineanu, Dimitrie, 23, 126, Constantinescu, Muguraş, 46, 57,
128‑130, 148, 264 132
Borchin, Mirela, 152‑153, 158 Constantinovici, Simona, 241,
Bourjea, Michelle, 58, 85 243, 248, 252
Bucurenci, Dragoș, 215 Cornea, Paul, 122
Bueno Garcia, Antonio, 22, 29, Cristea, Teodora, 183, 254‑255
31, 33, 40, 45, 47, 85, 97, 99,
105, 112, 151 D
D’Antuono, Nicola, 32
De Vaucher Gravili, Anne, 52
Delbart, Anne‑Rosine, 63, 65, 82,
264

285
Deleuze, Gilles, 72 Green, Julien, 14, 17‑18, 32,
Delisle, Jean, 40, 69, 86, 91, 40‑43, 61, 63, 65, 100
98‑99, 114, 177‑178, Grutman, Rainier, 29‑32, 38,
182‑183, 196‑197, 222‑225, 52‑54, 85, 104, 106‑107, 112
232‑234, 236, 245, 257‑258 Guattari, Félix, 72
Derrida, Jacques, 54, 143 Guidère, Mathieu, 17, 102
Ducrot, Oswald, 36, 42 Gyurcsik, Margareta, 14, 26,
Dussart, André, 233‑234, 236 50‑51, 79, 170‑171, 206, 221,
237
E
Eco, Umberto, 87, 93‑94, 98‑99, H
101, 222, 257 Hamers, Josiane, 64, 69, 193‑194
Egli, Irina, 23, 143, 145‑148, 264 Harel, Simon, 52‑53, 80, 82
El Kaladi, Ahmed, 45 Hetriuc, Cristina, 132
Eliade, Pompiliu, 56, 75, Hokenson, Jan Walsh, 17, 31‑32,
115‑116, 121‑122, 133, 138, 45‑46
264 Huston, Nancy, 18, 40‑42, 60‑61,
Ertler, Klaus‑Dieter, 168, 170, 63‑65, 76, 79, 99, 164, 216,
185, 237‑308 249

F I
Folkart, Barbara, 221 Ionescu, Mariana, 26, 59, 75,
Fondane, Benjamin, 74, 159 133, 145, 200, 244, 264
Fortunato, Israël, 219‑299 Iser, Wolfgang, 86‑87, 93
Fournier, Robert, 53 Istrati, Panait, 23, 103, 131‑133,
Fuchs, Catherine, 196, 209 148, 181, 194, 202, 264

G J
Ganne, Valérie, 155 Jeanrenaud, Magda, 117, 137‑139
Gasparini, Philippe, 1160‑161,
169, 171‑173, 176, 185, 188, K
190‑191, 193 Kogălniceanu, Mihail, 123, 257
Gasquet, Axel, 70 Kristeva, Julia, 18, 43, 58, 61,
Gauvin, Lise, 49‑50, 79, 153 64‑65, 67‑68, 181
Genette, Gérard, 35, 96, 101, 103,
L
157, 159, 168, 171‑173, 187,
201, 208, 211, 251‑252 L’Hérault, Pierre, 170‑171
Gorunescu, Elena, 182 Ladmiral, Jean‑René, 17, 38,
Gracq, Julien, 88‑89, 93, 244 97‑98, 199, 233, 235

286
Lagarde, Christian, 17, 32‑33, 48 Minon, Marc, 155
Larose, Robert, 17 Moirand, Sophie, 91
Launay, Marc de, 101 Moreau, Marie‑Louise, 36
Lederer, Marianne, 91, 243 Moreno, Stéphane, 17, 33
Lejeune, Philippe, 103, 172, 176, Munson, Marcella, 17, 31‑32,
188‑189, 191‑192 45‑46
Lievois, Katrien, 18, 25, 77, 82, Munteanu, Ştefan, 114, 121,
176, 198, 266 124‑125
López López‑Gay, Patricia,
31‑33, 47‑48, 111 N
Löschnigg, Martin, 168, 237 Nabokov, Vladimir, 14, 17, 32,
Lungu‑Badea, Georgiana, 14, 39, 43, 90, 94, 206
17, 26, 36‑37, 39, 70‑71, 74, Nepveu, Pierre, 51‑53
83, 114‑115, 141, 154‑155, Niculescu, Alexandru, 30
157‑158, 163, 177, 182, 200, Novosilzov, Natalia, 33, 47‑48
203, 207, 217, 236‑237
O
M Oséki‑Dépré, Inês,17‑18
Macedonski, Alexandru, 23, 126, Ouellet, Pierre, 54
130‑131, 148 Oustinoff, Michaël, 14‑15, 17,
Mackey, William F., 36‑37, 22, 25, 29, 32‑33, 35, 38‑40,
42‑43, 62, 64 43‑45, 69‑70, 81, 102‑103,
Maingueneau, Dominique, 43, 58 108‑109, 151, 181, 183, 196,
Makine, Andrei, 18, 67, 227 200, 202, 207, 219, 246, 249
Andreï, 244
P
Manea, Norman, 55
Manolescu, Nicolae, 126, 131, Pageaux, Daniel‑Henri, 54, 85,
267 237
Mavrodin, Irina, 22, 29, 33, 40, Paraschivescu, Radu, 138
46‑47, 49, 95, 103, 106, 109, Parcerisas I Vázquez, Francesc,
112, 151 33, 48, 104‑105
Meschonnic, Henri, 60‑61, 109 Paterson, Janet, 58‑59
Mihali, Felicia, 11‑15, 17, 19‑21, Pavel, Corina, 190
23‑25, 56, 59‑60, 67, 75, 80, Pelea, Alina, 215‑216
88, 93, 108, 113, 143‑145, Plassard, Freddie, 87, 91, 95
148, 154, 168‑175, 177‑185, Pop, Mirela‑Cristina, 17, 217
188‑198, 200, 203, 237‑238, Popa, Ioana, 124‑125
240‑242, 244‑246, 249‑251, Popovic, Anton, 38, 112
255‑258, 260, 264‑266, 272 Pym, Anthony, 85‑86, 201

287
R Tănăsescu, Manuela, 120
Rădulescu, Anda, 26, 121‑123, Thiam, Ndiassé, 164‑165
250 Toropu, Calinic, 145‑147
Reiss, Katharina, 97 Tsepeneag, Dumitru, 11‑15, 17,
Richard, Robert, 63, 66, 162 19‑21, 23‑25, 56‑57, 59‑60,
Richler, Noah, 173 74‑75, 80, 113, 133, 140‑142,
Ricœur, Paul, 59, 77‑78 148, 153‑160, 165, 168, 181,
Riegel, Martin, 224 193, 197‑198, 200, 203‑204,
Riffaterre, Michael, 90 206‑208, 210, 212‑217, 219,
Risterucci‑Roudnicky, Danielle, 222, 225‑228, 230‑233,
201, 208, 221‑222, 247‑248 236‑237, 264‑267, 271
Robin, Régine, 76‑77, 145 Tymoczko, Maria, 82, 176
Rousseau, Jean‑Jacques, 127,
Ț
159, 187, 221
Rushdie, Salman, 54, 78, 84 Țâra, Vasile, 101, 108, 110, 112
Russo, Alecu, 23, 126‑127, 148, Țepeneag, Dumitru, 159, 208, 219
159, 264 V
S Venuti, Lawrence, 13, 35, 160
Saint‑Exupéry, Antoine de, 66 Vianu, Tudor, 128, 131
Saint‑Gelais, Richard, 140, 145, Voiculescu, Liliana, 189
146 Völkl, Yvonne, 168, 237
Saldanha, Gabriela, 36 W
Saramago, José, 105, 247 Woodsworth, Judith, 98
Schaeffer, Jean‑Marie, 36, 42 Wuilmart, Françoise, 98
Schleiermacher, Friedrich, 82, 97, Z
199
Zamfir, Mihai, 126‑127
Sebbar, Leila, 18, 76, 164, 249
Simuţ, Ion, 57, 133, 141-142
Stefanink, Bernd, 17
Steiciuc, Elena‑Brânduşa, 67, 88,
144, 238, 240‑241, 244, 246
Steiner, George, 17, 42, 62‑63, 81,
91‑92, 151

T
Tanqueiro, Helena, 114, 121,
124‑125
Tănase, Virgil, 194

288
BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

Ouvrages et volumes collectifs (consultés ou cités)


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