Vous êtes sur la page 1sur 277

(En)Jeux esthétiques de la traduction

Éthique(s) et pratiques traductionnelles

Études réunies par

Georgiana Lungu-Badea
Alina Pelea
Mirela Pop

Volume publié avec le soutien de l’AUF


(Agence universitaire de la francophonie)

Timişoara

2010

1
Esthétiques de la traduction

Georgiana Lungu-Ţadea, Alina Pelea, Mirela Pop (éds.)


Éditeur: ţentre de recherches: ISTTRAROM-Translationes
Rédaction: Anne Poda
ISBN:
Mise en page et maquette: Dragos Croitoru
Copyright: Association d’études ISTTRAROM-Translationes

2
Présentation

3
Esthétiques de la traduction

Comités

Comité d’honneur

Michel Ballard (Université d’Artois, France)


Antonio Bueno García (Université de Soria, Espagne)
Muguraş Constantinescu (Université « Ştefan cel Mare » Suceava,
Roumanie)
Jean Delisle (Université d’Ottawa, ţanada)
Jean-René Ladmiral (ISIT Paris, France)
Maria Ţenchea (Université de l’Ouest de Timişoara, Roumanie)

Comité scientifique

Rodica Baconsky (Université « Ţabeş-Bolyai » Cluj-Napoca, Roumanie)


Florence Lautel-Ribstein (Université d’Artois Arras, France)
Georgiana Lungu-Badea (Université de l’Ouest de Timişoara,
Roumanie)
Anda R dulescu (Université de ţraiova, Roumanie)
Philippe Rothstein (Université Paul Valéry-Montpellier, France)

Révision des résumés en langue anglaise :

Loredana Fr il (Université de l’Ouest de Timişoara, Roumanie)

4
Présentation

Les esthétique(s), éthique(s) et pratiques de traduction ont longtemps


formé des sujets de recherche et de réflexion de visibilité variable en
fonction des écoles, des époques, des idéologies du traduire. ţe constat est
toujours d’actualité, même s’il est vrai que depuis un certain temps un
processus de désatomisation peut être remarqué dans le monde
traductologique. À l’initiative du groupe de recherche ISTTRAROM-
Translationes, un colloque s’est tenu les 26 et 27 mars 2010 (à l’Université
de l’Ouest de Timisoara, Roumanie), qui se proposait d’envisager ce thème
sous de multiples aspects et de prendre la mesure de l’évolution de la
recherche en traductologie et des acquis de connaissance traductionnelle.
L’objectif était triple : dresser un bilan de différentes théories qui ont
constitué pendant longtemps le socle des approches (esthétiques et /ou
éthiques) traductionnelles, faire un état des lieux portant sur de nombreux
aspects liés à l’esthétique de la traduction, relancer le débat sur les droits et
devoirs fondamentaux du traducteur (littéraire et spécialisé). ţertaines des
contributions issues de ce colloque et qui figurent dans ce présent volume
montrent que le thème mérite d’être examiné de près.
Nous espérons que les différentes approches des thèmes du colloque,
volontairement pensé d’une façon assez large pour intéresser le monde des
universitaires (formateurs et théoriciens) et le monde des traducteurs,
susciteront un réel intérêt parmi les lecteurs, théoriciens, traducteurs
chevronnés et débutants, étudiants et enseignants de la traduction,
partenaires sociaux, etc.
Les études, réunies dans ce recueil intitulé (En)Jeux esthétiques de la
traduction. Éthique(s) et pratiques traductionnelles, illustrent la richesse des
échanges de vues qui ont eu lieu au cours du premier colloque
international de traduction et de traductologie organisé à l’Université de
l’Ouest de Timisoara. ţhaque participant a pu confronter ses idées et ses
projets à d’autres points de vue. A présent, d’autres pourront partager,
juger ou débattre sur les conceptions traductionnelles et traductologiques
regroupées dans ce volume. Les contributions retenues dans le présent
volume collectif portent des regards croisés sur la traduction et
déclencheront, sans doute, une véritable interactivité entre les différents
formateurs universitaires.

5
Esthétiques de la traduction

Dans Esthétiques de la traduction, Jean-René Ladmiral a recours à l’idée


classique d’esthétique pour aborder le problème. Il distingue « l’esthétique
littéraire de la traduction » et « l’esthétique de la traduction littéraire »,
conteste « frontalement l’idée qu’il faille une esthétique littérale de la
traduction littéraire » et insiste sur le fait que « l’esthétique de la traduction
littéraire méritait d'être étendue aux dimensions d'une Esthétique générale
de la traduction tout court ».
Georgiana Lungu-Ţadea évoque Le rôle du traducteur dans l’esthétique
de la réception. Sauvetage de l’étrangeté et / ou consentement à la perte, afin de
(re-)situer la place du traducteur dans ce qu’on pourrait nommer
l’esthétique de la traduction « ajustée », « accommodée ». Elle illustre ses
propos par l’évocation de quelques traductions roumaines.
Quelques réflexions sur certains des enjeux de la traduction : entre théorie et
pratique représente l’occasion que saisit Estelle Variot pour décrire certains
enjeux de la traduction et de ses potentialités en première ou en ultime
intention. Elle met en avant la nécessité d’adopter et d’adapter des critères
en matière de traduction
Muguraş ţonstantinescu traite des Pratiques (en marge) de la critique
des traductions dans l’espace roumain et francophone en milieu universitaire
et littéraire. Elle se propose d’éclairer ce phénomène important et
(dé)valorisant pour la traduction et pour le traducteur.
Dans De l’esthétique vers l’éthique dans la traduction. L’idiolecte du
traducteur, le contrat de lecture et « autres plaisirs minuscules », Magdalena
Mitura se donne pour but de montrer comment les choix récurrents du
traducteur (concernant l’emploi des pronoms personnels, la cohésion inter-
et intraphrastique, etc.) influent sur le pacte énonciatif.
Jenő Farkas retrace brièvement L’histoire des traductions en hongrois de
Tartuffe et de Ainsi va l’carnaval, afin d’identifier la stratégie de traduction
appropriée pour rendre le théâtre dans une autre langue. L’auteur
démontre que la traduction théâtrale dépasse largement le cadre théorique
et englobe les nouveaux acquis de la réception culturelle contemporaine.
Ramona Mali a s’intéresse au rapport qui s’instaure entre l’histoire de
la traduction et la théorie axiologique, et qui influe sur la formation des
canons esthétiques par l’intermédiaire des traductions (Pertinence de Mme de
Staël pour l’esprit des traductions du XXIe siècle).
Dans la contribution Peut-on (vraiment) re-créer la chanson de Brassens
par la traduction ?, Anda R dulescu montre que le processus de re-création
du texte-source ne se réalise jamais totalement, parce que toute création de

6
Présentation

premier degré est unique, non répétable, une activité artistique, totalement
originale.
Izabella Badiu propose une ébauche de l’état des lieux d’une éthique
roumaine de la traduction dans Traductions sur le marché. Éthiques multiples.
Elle considère qu’il serait préférable de se rapporter au contexte et de parler
d’éthiques au pluriel et non au singulier ; à ce sens elle retient comme
arguments deux traductions éloignées en style, genre et public : le texte
philosophique et le polar.
Avec L’ethos du traducteur, Irène Kristeva fait observer que les
modèles de traduction du XXe sont centrés sur le texte plutôt que sur la
langue, mais aussi que la traduction s’efforce néanmoins de préserver les
traces de l’original dans la langue-cible.
Dans Qu’est-ce qu’on sait quand on sait traduire ?, Marija Paprasarovski
se questionne sur les choix du traducteur : doit-il remplacer le créateur ou
rester soi-même ? Quelle éthique à suivre ? Celle du traducteur ? Celle de
l’enseignant ? Celle du traductologue ?
Eugenia Enache apporte quelques éclaircissements sur la difficulté de
traduire des textes juridiques et s’interroge sur le Devoir du traducteur du
texte de spécialité.
Alina Pelea analyse, dans La traduction pour enfants et son potentiel en
didactique de la traduction, des manières différentes d’exploiter la traduction
pour enfants et pour la jeunesse dans les trois premières années de
formation universitaire. Elle étudie l’impact que cette pratique
traductionnelle peut avoir dans la formation des apprentis traducteurs.
La Dynamique de la signification et le jeu des reformulations dans la
traduction d’ouvrages touristiques du roumain vers le français représentent les
objets d’étude de Mirela Pop qui examine, dans une lecture énonciative,
l’(in)adéquation des reformulations libres postulées par le sujet traduisant
en focalisant sur les transformations (quantitatives et/ou qualitatives)
subies par les contenus source sous la plume du traducteur professionnel.
Eugenia Arjoca-Ieremia s’intéresse au Rôle de la dérivation impropre
dans la traduction médicale du roumain vers le français et étudie Le cas des
adjectifs employés adverbialement dans les textes du domaine ophtalmologique.
Dans La traduction des documents audio-visuels: volet indispensable dans
la formation des traducteurs, Mariana Pitar propose que la formation du
traducteur des documents visuels soit orientée vers le spécifique de la
traduction visuelle et vers la formation des compétences techniques
nécessaires.

7
Esthétiques de la traduction

Petronela Munteanu se concentre sur la traduction littéraire afin


d’offrir un bref aperçu des stratégies de transport culturel employées dans
la traduction du roman hugolien Notre Dame de Paris dans l’espace
roumain.
Dans La traduction – point de convergence de plusieurs identités. Le cas
d’Amin Maalouf, Florina Cercel expose les difficultés rencontrées par le
traducteur roumain de Maalouf et commente un certain nombre de choix.

Ces contributions, qui ont des approches complémentaires, dont on


peut identifier les points communs, ont offert l’occasion aux auteurs de
revenir sur leurs ouvrages, principes, théories, d’en corriger certaines
hypothèses ou de reconfigurer certains points de vue. Nous souhaitons que
ce volume enrichisse d’un chapitre complémentaire les analyses
préexistantes et constitue/fournisse une lecture utile, instructive et
agréable.

Georgiana Lungu-Badea

8
Esthétiques de la traduction

Jean-René LADMIRAL

Université de Nanterre Paris X et ISIT, Paris


France

au regretté Eugenio Coseriu

Résumé : La traduction des œuvres littéraires pourra constituer un objet d’étude pour
plusieurs disciplines différentes mais convergentes : poétique de la traduction, stylistique,
sémiotique littéraire, rhétorique, littérature comparée, esthétique de la traduction, etc. ţ’est
pour une esthétique de la traduction que plaide J.-R. Ladmiral, parce que c’est une catégorie
plus générale ou au sein de laquelle pourront être intégrées les autres approches.
L’esthétique de la traduction prendra notamment pour objet le décalage que peuvent
connaître les genres littéraires entre cultures différentes, ce qui constitue un défi majeur
pour le traducteur littéraire. L’esthétique de la traduction en vient aussi à problématiser
l’immémoriale question du littéralisme. Enfin, dans le prolongement du domaine
proprement littéraire, J.-R. Ladmiral esquisse une esthétique générale des différentes
modalités de traduction.

Mots-clés : « cibliste », épistémologie des sciences humaines, esthétique, genres littéraires,


littéralisme, poétique, « sourciers », traduction.

Abstract : The translation of literary works may constitute the object of several, however
convergent subjects: the poetics of translation, stylistics, literary semiotics, rhetoric,
comparative literature, the aesthetics of translation, etc. J.-R. Ladmiral is in favour of the
aesthetics of translation, because this is a more general category within which the other
approaches may be integrated. The object of study of the aesthetics of translation will be the
difference that might appear between literary genres rooted in different cultures, which may
turn out to be a real challenge for s/he who translates literature. Thus, the aesthetics of
translation tackles the long-standing problem of literalism. Last, in connection with the
literary domain itself, J.-R. Ladmiral sketches a general aesthetics of various means of
translation.

Keywords : « targeteers », the epistemology of humanities and social sciences, aesthetics,


literary genres, literalism, poetics, « sourcerers “, translation..

9
Esthétiques de la traduction

Il y a une grande différence entre l’écrit et l’oral. Autant la


communication orale (lors d'une conférence, par exemple, comme celle que
j’ai eu l'honneur de prononcer à Timisoara le 25 mars 2010) implique une
certaine redondance. Autant un texte écrit a-t-il vocation à être plus
concentré. ţomme on sait, la communication verbale est un arbitrage
constant entre le principe de redondance et le principe d’économie ; et on
peut dire que l’oralité penche plus pour le premier, l’écrit plutôt pour le
second. Alors que ce qui est dit oralement est évanescent et s'épuise dans
l’instant de l’écoute dont il fait l’objet, un texte écrit peut s’astreindre à être
plus dense, dans la mesure où le support de l’écrit en permettra des
relectures, touchant tel ou tel passage qui fait problème pour le lecteur et
appelle une réflexion approfondie (verba volant, scripta manent). Par contre,
si un écrit est plus disert et redondant, il demande pour ainsi dire que le
lecteur s'en fasse au préalable un résumé pour lui-même.
Sans parler des inévitables scories qui entachent l’oral dans le feu de
l'improvisation d’une parole libre : phrases qui ne sont pas finies et restent
en suspens ou, au contraire, phrases interminables et filandreuses,
formulations approximatives et incohérences apparentes, inexactitudes
grammaticales, à quoi viennent s'ajouter diverses sortes de lapsus, etc. — et
ce, même s’ i l avait pu sembler à la première audition que l'expression
était tout à fait aboutie, sinon brillante. La transcription écrite d'une
conférence (comme celle qui a été faite de la mienne à Timisoara, et sur
laquelle fait fond la présente étude) est à cet égard une grande leçon de
modestie. À l’opposé, un texte écrit se doit d'être plus maîtrisé, plus
cohérent et empreint d’une plus grande rigueur.1
Il pourra donc être plus ramassé ; et sans doute même le devra-t-il.
Dans l’esprit de cette logique spécifique de l'écrit, j’entends donner à la
présente étude une facture relativement condensée. Il s’agira donc d’un
texte court, qui devra parfois rester allusif — une sorte de « super-abstract »
— évoquant un certain nombre de « points » ou topoï de nature à susciter la
réflexion et la discussion dans quelques-unes des multiples directions

1 D’une façon générale, la problématique de l’explicitation qui est en jeu dans la dialectique

de l’écrit et de l’oral est à mes yeux un problème intéressant auquel il n’a guère été prêté
attention. Aussi ai-je abordé ce point dans plusieurs études, cf. notamment Ladmiral 2009a :
47-70, speciatim 63-66. Par ailleurs, la logique de l’explicitation joue aussi dans le sens opposé
de celui qui vient d’être indiqué, comme le montre le décalage entre la plénitude
désordonnée de ma conférence et le mode d’exposition propre aux pages qu’on va lire.

10
Georgiana LUNGU-BADEA

auxquelles renvoyait la richesse du colloque dont ce sont ici les Actes et


dont j’aurai dû me contenter de baliser en partie l’étendue.

II

En matière de traduction, c’est très longtemps la traduction littéraire


qui a occupé le devant de la scène, même si on ne saurait faire l’impasse sur
les enjeux fondamentaux impliqués dans le projet de traduire les textes
sacrés ; et sans oublier que sans doute même auparavant était apparu le
besoin de concordances traductives touchant diverses opérations de
comptabilité, à l’aube du monde de l’écrit. Les diverses études sur la
traduction qui ont pu être faites ça et là tout au long de cette histoire déjà
ancienne ne constituaient pas encore une discipline spécifique et
autonome : cette dernière n’est apparue que depuis quelques décennies
sous le nom de traductologie (dont certains me font l’amitié de m’attribuer la
paternité). Au reste, compte tenu de la primauté de la traduction littéraire
qui vient d’être rappelée, on pourrait dire que, par construction pour ainsi
dire, la traductologie d’antan était essentiellement une esthétique de la
traduction (ce qui va tout à fait dans le sens de notre propos ici).
Au sein des études traductologiques contemporaines, il revient
encore une place très importante à une approche esthétique et littéraire de
la traduction, même si les traductions littéraires ne constituent plus qu’un
sous-ensemble quantitativement limité des traductions qui se font
actuellement, mais un sous-ensemble tout à fait déterminant. Un indice de
cette importance nous est fourni par la pluralité des appellations invoquées
pour conceptualiser la rubrique qui prend pour objet la traduction
littéraire. Si j’ai choisi quant à moi d’avoir recours à l’idée classique
d’esthétique pour aborder le problème, plusieurs auteurs préfèrent mettre
en avant la formule d’une poétique de la traduction. ţ’est le projet
fermement affiché par Henri Meschonnic, avec la virulence polémique
qu’on lui connaît ; tel est aussi le propos d’Emilio Mattioli, de Jean-Yves
Masson, d’Antonio Lavieri, voire de Daniel Delas, et de bien d’autres. Il y a
là matière à un véritable débat ; mais je n’entends pas m’y engager ici, me
réservant de traiter dans d’autres lieux de la problématique du couple que
forment les concepts d’esthétique et de poétique au sujet de la traduction.
Mais l’étude de la dimension littéraire de la traduction pourra faire
l’objet d’approches qui se réclament de dénominations différentes, pour ne
pas dire concurrentes. ţertains préféreront parler de sémiotique littéraire,
quitte à privilégier une approche linguistique (lato sensu) du fait littéraire, à

11
Esthétiques de la traduction

l’instar de Michel Arrivé et de Jean-François Jeandillou. D’autres


s’attacheront à penser la traduction en termes de rhétorique, comme Paul
Ţensimon ou Michèle Lorgnet. Plus généralement, il s’agit tout simplement
d’analyse littéraire et point n’est besoin de rappeler ici que la traduction a
constitué d’emblée un chapitre essentiel de la littérature comparée au cœur
même de la discipline. Parmi ces différentes approches disciplinaires, il faut
encore mentionner la stylistique, dont relève tout naturellement la
traduction littéraire. On ne saurait ignorer que parmi les toutes premières
« méthodes de traduction », on trouve la Stylistique comparée d’Alfred
Malblanc, puis de Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet. — Encore cette liste
n'est-elle sans doute pas exhaustive.
Ne semblerait-il pas qu’à raison de la multiplicité de ces approches
qui prétendent la prendre pour objet (d’étude), la traduction est un peu
comme ces femmes fatales, très belles et plus ou moins mythiques, qui ont
laissé une trace légendaire dans l’Histoire pour la multitude de leurs
prétendants et des amants prestigieux qui ont fait leur siège, dont elles ont
brisé le cœur et englouti la fortune ! N’a-t-on pas vu d’ailleurs certaines
traductions qualifiées de « belles infidèles » ? Plus sérieusement, on conçoit
qu’une telle pluralité d’approches méthodologiques en concurrence pour
traiter de la traduction — à quoi il conviendra d’en ajouter d’autres, dans la
mesure où il n’a encore été question ici que de la traduction littéraire —
impliquait qu’elles doivent être regroupées ou, à tout le moins, « fédérées »
dans une même rubrique, permettant de faire apparaître recoupements,
différences et complémentarités, mais aussi bien sûr de donner toute leur
place aux controverses intellectuelles (voire idéologiques) dont il arrive que
la traduction se révèle être l’objet inattendu.
ţ’est pourquoi il est apparu à certains d’entre nous qu’il n’était pas
illégitime de fonder cette discipline nouvelle qu’était la traductologie — et
ce, même si d’aucuns ont assez longtemps contesté le bien-fondé
épistémologique d'une telle discipline, voyant dans cette nouvelle venue un
pur et simple parasitage des disciplines « canoniques » qui l’ont précédée et
doutant que cet objet subalterne et « ancillaire » qu’est la traduction pût
être digne de faire l’objet d'une discipline qui lui soit propre. Aujourd’hui,
cette bataille est gagnée, et même au-delà ! il semble parfois qu’on veuille
mettre sous le terme de « traductologie » un peu tout et n’importe quoi,
comme si ce concept exerçait maintenant une séduction imprévue, à l’instar
de la traduction elle-même, vue dans l’esprit de l’analogie métaphorique
dont je me suis plu à jouer un peu plus haut ...

12
Georgiana LUNGU-BADEA

III

À propos de controverse, je me souviens que Meschonnic, dont on


sait qu’il en tenait résolument pour une poétique de la traduction, n’avait
pas de mots assez durs pour (ou plutôt contre) les termes d’esthétique et de
stylistique en la matière, au nom de considérations qu’il n’entre pas dans
mon propos de discuter en détail ici2. J’entends quand même dénoncer une
illusion substantialiste trop répandue, qui voudrait que les mots fussent
des concepts en soi et que, pour ainsi dire, ils renferment des essences.
ţomme si les termes qu’on met en exergue et dont on se réclame étaient
des boîtes, sinon des châsses, où l’on aurait pu enfermer la vérité en sorte
qu’ils constituent des atomes de vérité captive ! alors que d’autres concepts
a contrario invalideraient les discours qui les mettent en œuvre et
discréditeraient les auteurs qui ont eu le malheur d’y avoir recours ... Je
serais porté à penser qu’il y a là un impensé idéologique fallacieux qui tend
à lexicaliser le langage, à l’éclater en mots en soi, et à hypostasier le
phénomène terminologique. Et pourtant il y a beau temps que les
philosophes nous ont rappelé que le concept de chien ne mord pas — et le mot
encore moins ! si je puis dire (cf. Ladmiral 2002, 165). Je ne reviens pas sur
la critique de cette illusion idéologique (Ideologiekritik) que j’ai abordée en
maintes occasions (et qui fera l’objet d’une prochaine étude).
Contre toute orthodoxie terminologico-conceptuelle, contre tout
dogmatisme « ortholexiste », j’adopte au contraire un parti pris
méthodologique d’œcuménisme terminologique (cf. Ladmiral 2008). ţ’est ainsi
que je ne récuse aucune des différentes étiquettes que j’ai passées en revue :
j’en reprends à mon compte la part de vérité qu’il y a en chacune des
rubriques ou approches qu’elles sont censées désigner. Il n’est pas jusqu’à
la stylistique qu’en dépit des réserves qu’elle peut susciter, tant chez les
littéraires que chez les linguistes, je n’intègre à l’approche qui est la mienne.
Mon propos est en effet de prendre mon bien là où je le trouve, d’une façon
qu'on pourra trouver éclectique, tant il est vrai que la traduction, étant une
pratique concrète infiniment diversifiée, exige la prise en compte de

2 S’agissant ici d'un texte synoptique, j’ai renoncé à illustrer mon propos des diverses
références qui le sous-tendent. Il y aurait fallu tout un « océan bibliographique ». Aussi ai-je
préféré m’en tenir à un « archipel » de quelques références limitées, quand il s’agissait
d’expliciter très directement un passage allusif de mon propos. Dans cette logique, j'ai été
conduit à ne citer quasiment que mes propres travaux, conformément à un usage de plus en
plus répandu dans les publications en sciences humaines — pratique qu’on pourra trouver
agaçante ...

13
Esthétiques de la traduction

perspectives différentes, parfois opposées, mais en fait le plus souvent


complémentaires dans l’esprit d’une herméneutique plurielle.
Si, au sein de la traductologie que je m’attache à développer, j’ai
opté pour la formule d’une esthétique de la traduction, c’est d’abord qu’il y
a là un terme traditionnel, que tout le monde connaît et que tout le monde
comprend. ţomme on sait, l’esthétique est cette branche de la philosophie
qui prend pour objet l’Art et le plaisir sublimé que nous apporte la beauté
des œuvres d’art. L’esthétique littéraire s’attachera aux œuvres d’art dont le
matériau est le langage (das sprachliche Kunstwerk), autrement dit la
littérature. Une esthétique de la traduction prendra donc en charge la
traduction des œuvres de l’art littéraire, c’est-à-dire la traduction littéraire.
Ainsi l’esthétique ne reste-t-elle pas cantonnée dans le champ de la
philosophie, entendue comme une « discipline » qui ne concernerait qu’une
élite intellectuelle versée dans les spéculations abstraites auxquelles elle
serait censée s’en tenir.
En outre, l’idée d'une esthétique de la traduction a aussi le mérite à
mes yeux d’être une catégorie plus générale que les différentes approches
évoquées plus haut, ce qui me permet donc de les y subsumer. L’héritage
philosophique et l’herméneutique qui en est l’un des aspects nous amènent
en effet à prendre de la hauteur et m’ont conduit à cette perspective
englobante dont je dirai cum grano salis qu’elle permettra de « cannibaliser »
les divers projets méthodologiques envisagés. ţela dit, on aura noté que,
dans mon titre, j’ai mis le terme au pluriel, ce qui avait de quoi surprendre,
un peu. Par là, j’entends seulement indiquer qu’au sein même d'une
esthétique de la traduction il y a corollairement plusieurs approches
possibles, qu'il y a en somme plusieurs esthétiques de la traduction.

IV

Pour préciser un peu les choses, j'ai hasardé la formulation d’une


esthétique littéraire de la traduction littéraire — dont l’aspect manifestement
répétitif n’est pas qu’une provocation rhétorique un peu paradoxale, mais
entend être une formule heuristique, provisoirement programmatique.
Dans la logique des analyses proposées ici, ce m’est aussi l’occasion de
rendre hommage à Efim Etkind, en faisant ainsi écho à la répétition qu’'il
avait lui-même osée dans le sous-titre de son grand livre sur la traduction
de la poésie : Essai de poétique de la traduction poétique (Etkind 1982). Par
ailleurs, la formule a sa légitimité de bon sens : ce qui nous occupe pour
l’heure, c’est bien une approche littéraire d’un objet littéraire ; alors qu’on

14
Georgiana LUNGU-BADEA

peut faire aussi des études sociologiques ou linguistiques, voire


psychanalytiques de la littérature, entre autres choses. On contribuera ainsi
à une anthropologie littéraire dont le projet n’est pas illégitime ; mais il est
bien clair que cela n’est pas notre propos ici. Par ailleurs, depuis quelque
temps, la traductologie s’est engagée dans la dynamique d’un « tournant
sociologique », qui est en plein essor outre-Atlantique (encore un tournant
de plus !). Dès lors, la traduction littéraire pourra fournir la matière à une
sociologie critique « à la Ţourdieu » par exemple, qui n’est certainement
pas sans intérêt ; mais il est sans doute permis de se demander ce qu'il y
reste d’un projet proprement traductologique ...
Par commodité et pour avancer dans mon propos, je déclinerai ma
formule dans les termes d'une esthétique littéraire de la traduction, qui en
constituerait le premier versant. Une telle esthétique littéraire aura à
prendre en compte la diversité des genres littéraires que constituent la
poésie, le théâtre, le roman, l’épopée, etc. Cela ne va pas en effet sans poser
de sérieux problèmes quand il s’agit de passer l’épreuve de la traduction,
dans la mesure où il ne s’agit pas seulement de passer d’une langue (Lo) à
une autre (Lt), ni même seulement d’une langue-culture (Lţo) à une autre
(Lţt), mais très souvent d'opérer une « translation » d’une tradition
littéraire à une autre tradition littéraire, qui pourra être tout à fait différente
et où il arrive que le genre littéraire considéré n’existe pas, ou en tout cas
pas comme dans la tradition dont provient le texte-source (To) qui a sa
place dans un genre littéraire spécifique. Plus généralement, le problème se
pose plus précisément pour les différentes formes littéraires qu’il est possible
de distinguer dans le cadre de ces divers genres littéraires.
Le sonnet, par exemple, est un genre très codifié qui nous est venu
d’Italie et qui est maintenant très classique dans nos cultures littéraires.
Mais cela n’a pas toujours été le cas. La « traduction », c’est-à-dire
l’adaptation de cette forme poétique à différentes traditions linguistiques,
culturelles et littéraires n’est pas toujours allée de soi au sein même de
l’Europe littéraire. Encore moins sera-t-il possible de garder la forme
canonique du sonnet quand on se risque à vouloir en faire la traduction
dans une langue et une culture très éloignées. Je ne développe pas ce point
que j’ai abordé dans le cadre d'une précédente étude (Ladmiral 2009b).
Pour prendre un exemple plus classique (s’il est possible), la
traduction d’un poète comme Virgile est un défi majeur qu’il revient à une
esthétique littéraire de la traduction de relever. Si grosso modo l'épopée
versifiée (comme l’Enéide) et le lyrisme (comme dans les Bucoliques ou les
Géorgiques) sont des genres littéraires que nous avons gardés de l’Antiquité,

15
Esthétiques de la traduction

la métrique qu’ils mettent en œuvre n’a pas d’équivalent pour nous. ţ’est
non seulement la métrique latine d’alors qui fait problème mais, plus
fondamentalement encore, la langue sur laquelle elle fait fond. L’hexamètre
dactylique est intraduisible tel quel, ne fût-ce que parce qu’il repose sur le
jeu de l’alternance des voyelles brèves et des voyelles longues propres au
latin classique, avant de s’être vue progressivement supplantée par la
dynamique de l’accent tonique. Sans parler de la différence fondamentale
entre la poésie germanique fondée sur des rythmes accentuels et la poésie
française « classique », qui repose sur les rimes et le nombre de pieds ...
Pour étiqueter ces problèmes qui touchent aux limites formelles de
la traduction, je reprendrai volontiers à mon compte un concept que
j’emprunte à notre collègue Georgiana Lungu-Badea et je parlerai de
culturèmes littéraires. Mais, en l’espèce, ces derniers nous confrontent
d’emblée à une échéance aporétique pour autant que ce qui est en cause,
c’est la forme du signifiant qui, à la lettre, est intraduisible (Ladmiral 2002 :
182). Mais alors que va-t-on pouvoir traduire ? Il ne peut s’agir de « garder
la forme » en général, et tout particulièrement ces formes et genres
littéraires. En passant d'une langue-culture à une autre, la forme est
irrémédiablement et totalement perdue : il faut en faire son deuil. Ce que la
traduction va pouvoir transmettre, c’est l'effet littéraire qu’était censé
produire cette forme. Les cas où on retrouve les mêmes formes dans deux
traditions littéraires parallèles sont des cas limites. D’une façon générale, on
pourra conclure provisoirement cet immense débat en invoquant l’idée
suggestive qu’a mise en avant Emilio Mattioli : la traduction des œuvres
littéraires implique qu’on traduise les poétiques qui ont présidé à leur
création ...
V

Il y a un autre versant de ladite esthétique littéraire de la traduction


littéraire : après l’esthétique littéraire de la traduction, dont il vient d'être
question, ce serait l’esthétique de la traduction littéraire. À première vue, cela
fait figure de truisme, tant il est vrai qu’il est bien évident que la traduction
littéraire en appelle à une esthétique, comme je me suis attaché à l’indiquer
au début de la présente étude. Mais, à y regarder de plus près, il s’agit de
savoir s’il convient plus précisément de marquer une coupure radicale
entre la traduction littéraire, qui relèverait d’une théorie spécifique,
constituant une esthétique, et les autres modalités de la traduction relevant
d’une théorisation différente. Je fais référence ici à la position défendue par

16
Georgiana LUNGU-BADEA

Antoine Ţerman, dont j’entends esquisser maintenant une présentation


critique.
On est ramené en cela à la question du littéralisme en traduction et à
l’opposition que j’avais campée en son temps entre sourciers et ciblistes
(Ladmiral 1986). Les sourciers sont ceux qui, en matière de traduction,
s’attachent au signifiant de la langue et, très spécifiquement, de la langue-
source ; alors que, les ciblistes mettent l’accent non pas sur le signifiant, ni
même sur le signifié, mais sur le sens ou plutôt sur l’effet produit par le
texte-source (To) et, pour eux, l’important n’est pas la langue mais la parole
(au sens saussurien), c’est-à-dire le discours ou mieux encore, dans le
contexte qui nous occupe, l’œuvre (To), qu’il s’agira de « rendre » en usant
de tous les moyens propre à la langue-cible (Lt). Dans cet esprit, je classe
Antoine Ţerman et Henri Meschonnic parmi les sourciers, même s’ils
refusaient de se reconnaître dans cette catégorie. À dire vrai, personne
n’aime être classé dans une catégorie ! parce que chacun de nous a bien
conscience que sa personnalité ne s’y résume pas et qu’il peut se figurer
qu’il est, selon un mot célèbre, « le plus irremplaçable des êtres » ... Comme
on sait, ces deux concepts ont acquis tout de suite une telle notoriété après
que je les eus « lancés » oralement (dans un colloque à Londres) que j’ai cru
devoir émettre a posteriori une revendication de paternité auctoriale ...
La thèse d’Antoine Ţerman (et de la plupart des « sourciers ») part
d’une dichotomie opposant ce qu’il appelle joliment la « traduction des
œuvres », c'est-à-dire la traduction littéraire, à ce qui n’est pour lui que la
traduction de la « parole creuse ». À l’en croire, ces deux pans de la
traduction sont justiciables de deux théories différentes et même opposées.
En l’espèce, il conviendrait de traduire les œuvres littéraires au plus près de
la lettre ou, comme aiment à dire certains, « selon le signifiant ». Au
contraire, pour la dite parole creuse — où on pourra mettre pêle-mêle les
textes techniques, les textes juridiques, les rapports (de plus en plus
nombreux et envahissants) qu’on doit fournir aux institutions
internationales, les discours politiques, le jargon des sciences humaines, etc.
— la traduction peut s’en tenir à faire passer le contenu, c’est-à-dire le sens,
sans se soucier de la forme, sans prêter grande attention à la langue (ce qui,
au demeurant, est aussi trop souvent le cas déjà pour le texte-source ...).
La logique de cette position revient à poser une méta-théorie
dichotomique, qui procède au préalable d’une typologie des textes à
traduire et oppose, donc, deux théories traductologiques. En clair : il
faudrait une théorie littéraliste ou « sourcière » pour la traduction littéraire,
alors qu’une théorie « fonctionnelle » ou cibliste suffirait bien pour les

17
Esthétiques de la traduction

textes sans épaisseur relevant de la traduction technique, professionnelle


ou spécialisée3. On aura noté au passage que ces deux théories ne sont pas
« égales en dignité » — en vertu d’un élitisme esthétisant qui reste implicite
et qui méconnaît les spécificités de la traduction « non littéraire ». Sous
cette dernière étiquette, on trouvera une très grande diversité et un travail
qui parfois est aussi d’un très haut niveau. J’ajouterai qu'une telle
normativité tacite recèle des présupposés idéologiques et philosophiques
qui demanderaient à être explicités et discutés — à quoi je dois
évidemment renoncer, à regret, dans le cadre de la présente étude (voir
notamment Ladmiral 2009c).
Je ne partage pas du tout le point de vue d’Antoine Ţerman.
D’abord : s’il y a une théorie de la traduction, ce doit être une théorie
d’ensemble ! c’est le propre d’une vraie théorie et c’est l’unité de la théorie
traductologique qui va permettre de penser la diversité des pratiques
traduisantes. ţela ne veut pas dire bien entendu qu’on doive, ni qu’on
puisse, avoir l’ambition d’élaborer une construction théorique
monolithique et formalisée. L’objet qu’il revient à la traductologie de
théoriser étant la traduction, il s’agit d’une pratique où, donc, tous les
problèmes se posent en même temps ; et cette complexité propre au réel va
de pair avec une indéniable diversité des domaines de l'activité traduisante.
Il y a là un défi auquel sont fréquemment confrontées les sciences
humaines, en général, et qu’en particulier je me suis attaché à relever dans
le cadre de l’Epistémologie de la traduction à laquelle je travaille (et qui fera
l’objet d'une prochaine étude). Par là, j’entends la méta-théorie
épistémologique d’une théorie traductologique dont je tiens qu’elle est en
prise directe sur la pratique traduisante dans sa multiplicité concrète. ţ’est
dans cet esprit que je thématise mes « théorèmes pour la traduction »
(Ladmiral 2002) et que je tends à une synthèse « œcuménique » des théories
existantes (Ladmiral 2008).
Mais au niveau méta-théorique, on ne saurait en rester à la
juxtaposition dichotomique de deux théories opposées (et tacitement
hiérarchisées). Quant à la problématique qui nous occupe ici, je conteste
frontalement l’idée qu’il faille une esthétique littérale de la traduction
littéraire. Il convient d’être cibliste pour toute traduction, littéraire ou non.
Pour le dire d’une formule que j’affectionne : les sourciers n’ont jamais raison
— que pour des raisons ciblistes ! Pour des raisons évidentes, il m’est

3 II y a là toute une problématique dont il ne peut être question ici, mais aussi une
incertitude de vocabulaire quant à la façon de désigner l'ensemble de ces modalités
de la traduction : Ladmiral 2007. Sur la typologie de la traduction : Reiss 2009.

18
Georgiana LUNGU-BADEA

impossible de reprendre ici toute l’argumentation que j’ai développée à


l’appui de cette thèse aussi bien dans mes séminaires que dans mes
publications4. Je voudrais maintenant conclure en élargissant la perspective
de la présente étude.

VI

Dans le prolongement du projet de théorie de la traduction globale


et intégrative pour lequel je plaide et de ma critique d’une méta-théorie
dualiste qui en découle, j’entends maintenant procéder à une généralisation
de la problématique qui a fait l’objet de la présente étude. Il m’est apparu
en effet que l’esthétique littéraire de la traduction littéraire méritait d'être
étendue aux dimensions d’une Esthétique générale de la traduction tout
court (überhaupt). ţela ne revient pas à en prendre in fine le contre-pied (par
un effet de coup de théâtre rhétorique fait pour surprendre le lecteur et
l’arracher à la sournoise tentation d’assoupissement qui aura pu le
circonvenir au terme de la lecture peut-être un peu aride d’un texte de
recherche traductologique ...), mais à en approfondir la valeur de vérité. Il
arrive en effet que la réflexion qui s’est exercée dans un domaine
relativement précis et limité se révèle en un second temps porteuse d’une
validité qui va bien au-delà des analyses dont elle était initialement partie.
ţ’est assez souvent le cas dans le domaine des sciences humaines et c’est le
cas ici.
S’il est vrai qu’au sein de la tradition philosophique, l’esthétique est
essentiellement une philosophie de l’Art, ainsi qu’il a été rappelé vers le
début de la présente étude, ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que cette
« discipline » s'est constituée comme telle expressis verbis, même si bien
évidemment la pensée occidentale s’est toujours intéressée à l’Art et au
Ţeau depuis Homère. Surtout, ce n’est pas tout à fait la seule acception que
peut revêtir ce concept. Ainsi Kant note-t-il l’emploi que nous connaissons
de ce terme comme une bizarrerie allemande, dont il pense — à tort,
comme nous le savons maintenant — qu’il ne se maintiendra pas. Il préfère
s’en tenir à l'origine étymologique du concept. ţomme on sait, en grec
aïsthèsis (α ) signifie « sensation », « perception » ; et Kant donne à
l’esthétique (Ästhetik) le sens d'une théorie (transcendantale) de la

4 Au-delà de mon premier texte (Ladmiral 1986), je pourrais multiplier les


références ad libitum : ce premier texte a connu plusieurs rééditions et, me trouvant
engagé dans des controverses sur la question, j'ai été amené à en publier un certain
nombre d'autres.

19
Esthétiques de la traduction

sensibilité. Sans entrer dans le détail, je dirai que Kant et moi, nous sommes
d’accord ! Je reprends à mon compte ce retour aux sources étymologiques
du concept pour ce qui est de ce que je viens d’appeler mon Esthétique
(générale) de la traduction (tout court) ; et si j’ai mis une majuscule à ce
mot, c’est pour connoter par un indice graphique ce glissement sémantique
(« archéo-néologique »), qui me permet de produire un concept
relativement nouveau.
S’agissant ici d’une conclusion, je m’en tiendrai à n’indiquer
qu’allusivement l’orientation de ma réflexion en cette affaire. Pour faire
simple, je dirai seulement que le plus important au cœur de mon Esthétique
de la traduction, c’est l'attention portée au ressenti langagier du texte — et
plus précisément des textes, c’est-à-dire du texte-source dont il convient
d'abord de faire une lecture-interprétation, et puis du texte-cible dont il
nous faudra contrôler la réexpression que nous avons cru devoir en faire
(Ladmiral 2004 et 2009c). En ce sens, ladite Esthétique de la traduction se
tient au plus près du vécu du traducteur (cf. Ladmiral 2005). Du même
coup, elle va à nous libérer de la tentation littéraliste, dont je tiens que c’est
une régression. J’y vois non seulement une régression idéologique au plan
de la théorie esthétique, ainsi que je l’ai indiqué plus haut. Mais c’est aussi
à mon sens le plus souvent une régression plus élémentaire, qui consiste à
traduire mot à mot quand on n’a pas bien compris le texte-source ! comme
si on tenait là un lambeau de vérité et comme si on pouvait ainsi tromper
son monde, alors qu’on perd ainsi sur les deux tableaux et que ce cache-
misère n’en est pas un mais ne fait au contraire qu’exhiber une insuffisance.
Et pour conclure ma conclusion, je voudrais donner à ma
généralisation de l'esthétique de la traduction l’ampleur d’un enseignement
philosophique. La grande leçon qu’il y a lieu de tirer de notre travail, c’est
qu’il convient d’assumer la subjectivité. D’une façon générale, je plaide
pour une re-subjectivation de la pensée au sein des sciences humaines : a
fortiori en va-t-il ainsi de la traduction et de la traductologie. À cet égard, le
littéralisme des sourciers fait à mes yeux figure de dénégation du sujet de la
traduction, de dénégation de leur propre subjectivité. Un peu comme s'ils
voulaient se débarrasser d’eux-mêmes ! mais faut-il rappeler qu’où qu’on
aille, on s’emmène toujours avec soi ... Ţien plus, la désubjectivation
implicite dont ils sont paradoxalement les vecteurs n’est au bout du compte
qu’un avatar malheureux du positivisme, qui constitue l'idéologie
dominante et partiellement inaperçue de la modernité en crise. Qui eût cru
que ce dût être à cette activité modestement ancillaire de la traduction qu'il
revenait de nous indiquer l’horizon d’un malaise dans la civilisation dont il

20
Georgiana LUNGU-BADEA

nous appartient d’entamer l’analyse critique et de promouvoir la thérapie


politique ?

Références bibliographiques

Etkind, Efim. Un Art en crise : Essai de poétique de la traduction poétique. Trad. fr.
Wladimir Troubetzkoy avec la collaboration de l'auteur. Lausanne : L'Age
d'Homme (coll. Slavica), 1982.
Ladmiral, Jean-René. « Sourciers et ciblistes ». Revue d’esthétique, 1986, no 12 : 33-42.
Ladmiral, Jean-René. Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris: Gallimard (coll.
Tel no 246), 2002.
Ladmiral, Jean-René. « L'Esthétique de la traduction et ses prémisses musicales ».
In : Gottfried Marschall (dir.). La traduction des livrets. Aspects théoriques, historiques
et pragmatiques. Presses de l'Université Paris-Sorbonne (coll. Musiques/Écritures),
2004 : 29-41.
Ladmiral, Jean-René. « Le "salto mortale de la déverbalisationĂ ». Meta, avril 2005,
Vol. 50 / n° 2 : 473-487. Hannelore Lee-Jahnke (dir.).
Ladmiral, Jean-René. « Traduction philosophique, traduction spécialisée, même
combat ». In : Elisabeth Lavault-Ollëon (éd.). Traduction spécialisée : pratiques,
théories, formations. Berne : Éditions Peter Lang, 2007 : 115-145.
Ladmiral, Jean-René. « Pour un tournant œcuménique en théorie de la
traduction ». Traduire : un métier d'avenir (Colloque du 50e anniversaire de l'ISTI),
14-15 octobre 2008, Volume 1, 2008 : 11-32. Christian Balliu (dir.). Bruxelles : Les
Éditions du Hazard (coll. « Traductologie »).
Ladmiral, Jean-René. « Traduction et philosophie ». In : Florence Lautel- Ribstein
(éd.). Traduction et philosophie du langage. Actes du colloque international de
Strasbourg, 9-10 mars 2007. Des mots aux actes 2. Revue SEPTET / Société d'Études
des Pratiques et Théories en Traduction, 2009a : 47-70. Perros-Guirec. Éditions
Anagrammes.
Ladmiral, Jean-René. « Traduire la forme ? traduire les formes ... ». In : Nadia
D’Amelio (dir.). La forme comme paradigme du traduire. Actes du colloque, Mons, 29-
31 octobre 2008, Mons : Éditions du ţIPA, 2009b : 27-50.
Ladmiral, Jean-René. Délia traduzione : dall’estetica all’epistemologia, a cura di Antonio
Lavieri. Modène : Mucchi, 2009c.
Reiss, Katharina. Problématiques de la traduction. Les Conférences de Vienne.
Traduction et notes de Catherine A. Bocquet. Paris : Economica-Anthropos, 2009.

21
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception
Sauvetage de l’étrangeté et / ou consentement à la perte

Georgiana LUNGU-BADEA

Université de l’Ouest de Timişoara


Roumanie

« Toujours déchiré par les exigences contraires de


l’exactitude et de la beauté, le traducteur sacrifie tantôt
l’une tantôt l’autre. » (Zuber 1968, 17)

Résumé : Dans le présent article, nous donnons d’abord un aperçu de l’esthétique de la


réception (cf. Jauss), afin de (re-)situer le traducteur dans ce qu’on pourrait nommer
l’esthétique de la réception traductive ajustée par le traducteur. À ces fins, nous essayons
d’établir la distinction entre la réception directe (que font le traducteur-récepteur et le
lecteur-source) et la réception « indirecte » (que fait le lecteur-cible). En nous situant dans
l’espace des différentes dichotomies, trichotomies, quadrichotomies traductologiques, nous
identifions quatre types de consentements à la perte, plus ou moins déterminés par
l’hospitalité langagière et le désir de traduire, qui influent inévitablement sur l’esthétique
(de la trahison / de la fidélité) de l’œuvre traduite. Pour mettre en évidence le rôle essentiel
que joue le traducteur dans le processus de réception, nous illustrons les différences
esthétiques par l’évocation de quelques-unes des traductions roumaines.

Mots-clés : esthétique, traduction, traducteur, horizon d’attente, idéologie, réception,


fidélité, étrangeté, entropie

Abstract : Our primary aim in this article is to evoke Jauss’ esthetics of reception so that we
should (re)situate the translator in what we might call the esthetics of translation reception
adjusted by the translator. To this purpose, we shall try to distinguish direct reception (of
the receptor-translator and the source-reader) from “indirect” reception (of the target-
reader). From the perspective of various dichotomies, three- and four-parts classifications,
we identify four types of entropic agreements – determined, more or less, by linguistic
hospitality or by the desire to translate. These agreements inevitably influence the esthetics
(of betrayal/fidelity) of the translated work. In order to illustrate the essential role played by
the translator in the process of reception, we exemplify the esthetic differences by
mentioning a number of Romanian translations

Keywords : aesthetic, translation, translator, horizon of expectations, ideology of reception,


fidelity, foreignness and entropy in translation

23
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

1. Introduction

En mettant en exergue cette citation, nous nous sommes posé la


question suivante : Serait-il superflu ou inutile de nous demander quelle
serait aujourd’hui la fonction de la traduction ? Et, de toute façon, il ne
nous semble pas sans intérêt de questionner sur celle de la traduction
littéraire (subsidiairement, de la littérature, cf. Jauss 1978) et, notamment,
sur le rôle du traducteur dans la réception de l’œuvre littéraire et dans
l’esthétique de son temps. Et cela parce que « la traduction littéraire relève
d’une esthétique littéraire de la traduction » (J.-R. Ladmiral 1998, 26).
ţomme une question cache une autre question, nous enchaînons :
l’esthétique (la beauté) et l’éthique (l’exactitude) de la traduction sont-elles
complètement irréconciliables ? Même si, théoriquement, nous ne voyons
pas l’utilité d’emprunter des voies battues, pour situer le problème, il nous
semble convenable de renouveler des lieux communs et de présenter
quelques contrastes traductologiques : blanc, noir, gris, qui n’ont d’autre
mérite que de servir de repères dans notre analyse. Suivant que le
traducteur doit – de gré ou de force, peu importe ici s’il s’agit ou non d’une
alternative imposée – choisir la voie de la non compromission (selon des
contextes historiquement variables) soit sourcière et cibliste, soit littérale et
naturalisante, alors celle-ci est techniquement et, donc, idéologiquement
justifiée1. Non pas toujours littérairement ou esthétiquement. Et, dans
l’hypothèse où l’on admettrait des alternatives dans l’alternative, on ne
pourrait pas nier que la compensation est une solution de compromis,
ponctuelle et intermédiaire (Zuber 1968, 17 ; Meschonnic 2004, 177). Alors,
ces deux manières2 historiques de concevoir, pratiquer et mesurer la
traduction s’accommodent bien de leur cohabitation. ţ’est pour cela que
penser en « blanc ou noir », comme Jérôme3, est encore pire que de penser

1 Tout comme elle l’était lorsque bon nombre de traducteurs y avaient recours à la
suggestion de leurs mécènes princiers ou ecclésiastiques.
2 Grosso modo : sourcière, salvatrice de l’étrangeté, et cibliste, consentant à la perte,

donc ethnocentrique et / ou hypertextuelle.


3 Il déclare « hautement » que : « dans la traduction des livres grecs, excepté

lorsqu'il s'agit des Écritures saintes, où l’ordre même des mots renferme quelque
mystère, je ne m’attache point à rendre mot pour mot, et que je me borne à rendre
le sens de l’auteur. En cela, j’ai pour guide ţicéron [...]. ţe n’est point ici le lieu de
montrer combien il a omis de choses, combien il en a ajouté, combien il en a
changé, afin d’accommoder les expressions d’une langue aux expressions de

24
Georgiana LUNGU-BADEA

« en blanc et noir », comme Augustin. Situons donc la traductologie dans


les zones de gris ! Parce que le traducteur emploie des compensations
dédommageant les pertes (stylistique, sémantique, informationnelle), des
pertes produites par une déficience subjective (du traducteur) ou par une
insuffisance plus ou moins objective (de la et de sa langue-cible) de rendre
fidèlement et entièrement les caractéristiques du texte-source et l’horizon
d’attente de l’auteur.
Voilà comment traduire la littérature reviendrait à vivre la joie ou
l’angoisse de l’écrivain. Impossible ! disent certains. Sans doute. Mais, en
fait, c’est une expérience aporétique : pour avoir une personnalité, le
traducteur s’obscurcit, affaiblit – avec discernement – la force de son
originalité, mise au service d’autrui. Nous nous cantonnons de nouveau
dans l’ambiguïté lorsque nous essayons d’établir si le traducteur est
responsable, non responsable ou irresponsable des drames et déboires de
l’écrivain. Ainsi, quand on n’aime pas la traduction, quand on la trouve
laide ou infidèle, on parle indirectement et iniquement d’agraphie ou
d’aphémie du traducteur. S’agit-il vraiment d’une grave impossibilité
d’écrire, d’une impossibilité d’exprimer les idées d’autrui en se servant de
sa parole4 de traducteur ?
Convenons avec Flaubert qu’il est question d’une difficulté contre
laquelle se heurte tout d’abord l’écrivain, la difficulté de « trouver la note
juste », obtenue grâce à « une condensation excessive de l’idée ». Or
« [p]our être entendu […], il faut faire une sorte de traduction permanente,
et quel abîme cela creuse entre l’absolu et l’œuvre ! » (Correspondance II.

l’autre. » (Jérôme 1837, 149). Jérôme ne fait que perpétuer la stratégie prônée par
son maître d’esprit, ţicéron, qui, dans la préface des oraisons d’Eschine et
Démosthène, avoue les avoir traduites « non pas en interprète, mais en orateur,
conservant les pensées et leurs différentes formes, employant les figures et les
termes propres au génie de notre langue ; je n’ai pas cru que ce fût une nécessité de
rendre mot pour mot, mais j’ai voulu reproduire tout le caractère, toute la force des
expressions. Il m’a semblé que je devais au lecteur, non pas de compter, mais de
peser les mots.» (ţicéron cité par Jérôme 1837, 150). Et il conclut en nous révélant
ses espoirs de reproduire les discours : « en conservant toutes les beautés qu’ils
offrent, c’est-à-dire, les pensées, les figures, l’ordre des choses, et en ne m’attachant
aux expressions qu'autant qu'elles peuvent s'accommoder aux usages de notre
langue. Si toutes ne se trouvent pas traduites, je me suis efforcé, du moins, d’en
rendre l’esprit. » (ţicéron cité par Jérôme 1837, 150)
4 Parole orgueilleusement nommée la sienne (soit qu’il s’agisse de celle de l’auteur

ou celle du traducteur), comme le remarque à juste titre Derrida (1994), vu qu’il –


écrivain ou traducteur – la partage avec d’autres usagers de la langue-cible.

25
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

Lettre 749 à Ernest Feydeau, 1858, 615). Surtout lorsque « à chaque ligne, à
chaque mot, la langue – avoue Flaubert – me manque et l’insuffisance du
vocabulaire est telle que je suis forcé de changer des détails très souvent.
(id. Lettre 793 à Ernest Feydeau, 19 décembre 1858, 646).
ţonfesser ses affres d’écrivain, ce n’est guère tolérer celles du
traducteur. Même si, devant trouver la note juste d’autrui, la tâche du
traducteur semble être au moins aussi rude (sinon plus exigeante) que celle
de l’écrivain. À ces fins, le traducteur recourt à une double traduction,
permanente, et évite de se trouver en disette de propos dans sa langue
(langue-cible). Plus qu’un passeur de frontières, linguistiques, culturelles,
etc., le traducteur est un funambule. Et la corde (la traduction), sur laquelle
il danse, est tendue au-dessus d’un abîme qui sépare plutôt le dicible de
l’auteur et celui du traducteur que la beauté (qui n’est pas toujours
fausseté) et la laideur (n’étant pas non plus une garantie de fidélité) du
texte traduit ; une corde qui (dés-)unit simultanément les deux maîtres5 du
traducteur : l’auteur6 et le lecteur7-cible.
ţ’est dans un contexte pareil que naissent l’idée de l’esthétique de
la beauté des traductions (incluant l’idée de la forme de la Ţeauté qui
détermine le discours traductionnel, cf. Griener 1998, 54) et l’idée d’une
esthétique de la réception accommodée par le traducteur. On pourrait, bien
sûr, envisager une esthétique de leur laideur, tout comme on pourrait se
situer à mi-chemin. Mais, au-delà de grandes oppositions telles que :
esthétique (signe) – poétique (signifiance, cf. Meschonnic 2004, 17) ou
esthétique (signe) – éthique (sens), chacun de ces termes constitutifs se
fonde sur un clivage : beau-laid (esthétique) ; correct-incorrect (éthique) ;
ou technè-praxis (poétique). Il faudrait donc établir si ces clivages dirigent
toujours l’appréciation qualitative / quantitative des traductions et
l’évaluation de la fidélité / du rapport du traducteur face aux instances
intervenant dans les processus de création et réception.
Ce ne sont pas que les critères idéologiques, politiques, sociaux,
artistiques qui imposent au traducteur l’arsenal à exploiter pour obtenir
une traduction exotique (sauvegardant l’étrangeté) ou hypertextuelle
(consentant à la perte). ţ’est l’analyse systémique de l’« étrangeté » en tant

5 Ricœur paraphrase Schleiermacher et emprunte l’expression à Franz Rosenzweig


(Ricœur 2004, 41).
6 Par cela il faut entendre l’étranger, l’étrangeté, la langue étrangère traduite, le

texte étranger.
7 Par cela, ici, il faut comprendre son concitoyen / compatriote, sa langue

maternelle (cible), le texte acclimaté.

26
Georgiana LUNGU-BADEA

que signe qui décide. L’impossibilité du traducteur de servir deux maîtres –


l’auteur et le lecteur (cible) ou, pour mieux dire, l’improbabilité de son
effort d’« amener l’auteur vers le lecteur » et d’« amener le lecteur vers
l’auteur » (Ricœur 2004, 9, 16) – semble apocryphe.

2. Esthétique de la réception ajustée par le traducteur

L’esthétique de la traduction – dont le fondement est la


« dialectique pratique » (Ricœur 2004, 27) de la fidélité et de la trahison –
accommodée ou ajustée par le traducteur devrait envisager de résoudre le
problème de « dire la même chose ou de prétendre dire la même chose de
deux façons différentes [restituant] un identique sémantique » (Ricœur
2004, 14 ; Eco, 2007) à l’aide des codes linguistiques différents dont parle
Jakobson (1963, 79). Le désir de traduire met en œuvre la mécanique
compliquée de la traduction où le traducteur occupe, dans un premier
temps, le rôle de récepteur-source et, dans cette qualité, il remplit une
fonction critique – retenant ou rejetant certaines formules de pensée de
l’auteur (cf. Starobinski in Jauss 1978, 12) – et, dans un deuxième temps, le
rôle d’un émetteur qui produit – parce qu’il ne l’a plus fait auparavant – et
reproduit – comme un peintre exécute des copies des chefs-d’œuvre sans
les contrefaire – par imitation et réinterprétation une œuvre autonome,
indépendante de l’existence du traducteur, antérieure à son acte de re-
création (Starobinski dans Jauss 1978, 12). Ainsi naît le problème d’éthique
préalablement mentionné : comment amener correctement l’auteur au
lecteur et le lecteur à l’auteur (Ricœur 2004, 42) ? L’« hospitalité
langagière » (idem, 43), une réponse possible ? Sans doute.
Pour examiner le rôle du traducteur dans la réception de l’œuvre
traduite, il s’impose de reconsidérer la place qui lui revient dans le schéma
de la communication par la traduction. La figure du traducteur en tant que
récepteur (plus loin traducteur-récepteur) est inscrite dans l’œuvre même.
Et certes, le traducteur-récepteur est incliné à mettre en œuvre un certain
mode de réception (et, ensuite, de reproduction du sens), une lecture qu’on
pourrait nommer « traductologique »8. ţe genre de réception dépasse les

8 Salah Ţasalamah utilise le terme de « lecture traductologique » dans Le droit de


traduire. Une politique culturelle pour la mondialisation (2008, 180) et dans Anthony
Pym, Miriam Shlesinger, Daniel Simeoni (eds.). Beyond descriptive translation
studies : investigations in homage to Gideon Toury (2008, 259), de même que Hélène
Ţuzelin qui emploie également le concept de « parcours traductologique » (2005,
281). Ana Coiug conceptualise ce terme dans André Baillon en roumain. Une lecture

27
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

simples impressions subjectives et suit un itinéraire jalonné par l’intention


auctoriale et la linguistique du texte-source. ţ’est une réception fondée sur
la perception esthétique (Jauss 1978, 50) et sur la combinaison des
« horizons du vécu » et « d’attente » (1978, 25). Et finalement sur l’« écart
esthétique » qui marque la limite entre l’horizon d’attente de l’œuvre
préexistante et l’œuvre nouvelle dont « la réception [et la reproduction
traductionnelle] peu[ven]t entraîner un Ăchangement d’horizonĂ en allant à
l’encontre d’expériences familières ou en faisant que d’autres expériences,
exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience » (53).
L’appropriation active de l’œuvre à traduire est susceptible de
modifier sa valeur, ce qui fait que le récepteur de la traduction (nommé en
ce qui suit récepteur-cible) se trouve face à une œuvre dont le sens a été
déjà modifié à partir du présent du traducteur qui, en tant qu’auteur
second, a essayé de reconstruire l’œuvre. Ainsi, la réception-cible influe-t-
elle de la même manière sur l’œuvre par les reconstructions successives des
lecteurs faites à partir de leur présent. D’où la tension qui intervient entre
l’horizon du présent et le texte du passé, à savoir l’horizon d’attente de
l’auteur. La fusion de trois horizons d’attente (auctorial, traductionnel,
lectorial) engendre la réception de l’œuvre traduite. Un texte quasi-neuf. Et
la chaîne de la re-naissance continue avec chaque nouvelle lecture.
Le traducteur propose donc une réception ajustée, un texte
accommodé9 aux récepteurs. Indéniablement, la traduction devient par ce
fait l’occasion de produire, sur le même thème, une œuvre nouvelle vouée
à des métamorphoses enchaînées. Et, plus intéressant encore, les raisons de
ces métamorphoses, que subit l’œuvre en langue originale d’écriture,
découlent des choix faits par le traducteur. Des choix qui dérivent
intrinsèquement des facteurs objectifs et subjectifs tels : 1) le consentement
à la perte, 2) l’hospitalité langagière (et le sauvetage de l’étrangeté) et 3) le
désir de traduire. Nous allons associer, pour mieux dissocier, l’« esthétique
littéraire » et l’« esthétique linguistique » et noter qu’elles sont soumises à
des enjeux, contraintes et licences traductionnelles propres à chaque
langue, culture, parole, individu …

2.1. Consentement à la perte

traductologique. Thèse de doctorat dirigée par le Professeur Rodica Pop, Université


« Ţabeş-Bolyai », ţluj-Napoca, 2010.
9 Nous comprenons par texte accommodé un texte rectifié (cibliste, d’une certaine

façon), modifié aussi peu que possible pour des raisons bien justifiées.

28
Georgiana LUNGU-BADEA

La plus douloureuse des décisions à prendre par le traducteur c’est


de consentir à la perte : ponctuelle, partielle, globale. En nous situant
toujours dans l’espace des différentes dichotomies, trichotomies,
quadrichotomies, nous identifions quatre types de consentement. D’abord,
le consentement à la restitution globale qui correspondrait à une situation
souhaitée de traduction et de traductibilité : le traducteur sait ce qu’il doit et
peut rendre dans le texte-cible, état que nous nommons la prise de
conscience de la puissance et de la volonté traductionnelle. Deuxièmement,
le consentement à la perte correspondant à la prise de conscience de
l’impuissance du traducteur qui se rend compte qu’il ne peut pas restituer –
pour des raisons objectives — dans le texte-cible ce qu’il a saisi en lisant le
texte-source (situation extrêmement délicate surtout en cas
d’intraduisibilité), et il recourt, logiquement, à des compensations
ultérieures. Dans le troisième cas, d’une manière relative, dérivé du
précédent, le traducteur s’aperçoit qu’il peut ne pas rendre le saisi-source
(une autre forme de puissance du traducteur qui se manifeste lors de la
non-traductibilité). Et, enfin, le pseudo-consentement à la perte qui
s’instaure en l’absence d’une volonté traductionnelle qui joue le rôle
moteur car le traducteur ne saisit ni le « vouloir dire psychologique de
l’auteur » (Ladmiral 2006, 18) ni le « vouloir-dire sémantique du texte »
(Ladmiral et Lipiansky 1995, 53). On pourrait sans doute parler d’un désir
de ne pas traduire.10 Dans une situation pareille, on constate la perte de
l’effet voulu par l’auteur parce qu’en prenant le contre-pied de la logique,
le traducteur (récepteur et auteur second) fait des erreurs, dissimulées sous
le nom de : non-traductibilité, intraduisibilité, « adéquation », acceptabilité.
Le premier cas, relevant de l’utopie, et le dernier, résultant d’une approche
superficielle aussi bien au niveau linguistique qu’au niveau culturel, ne
nous intéressent pas ici. Notre attention est retenue par les deux autres
évoquant, dans un premier temps, l’intraduisibilité et le caractère objectif
des difficultés de traduction, et ensuite la non-traductibilité et le caractère
subjectif des choix traductionnels. Les traducteurs roumains du XIXe sont
des exemples susceptibles d’illustrer ces deux situations, mais nous nous
contenterons de faire référence à quelques-uns du XXe siècle : A. V. Macri,
traducteur de Rabelais, réduit massivement le texte-source, Tudor Arghezi,
traducteur de Charles Baudelaire, qui a à l’égard du poète traduit la même
attitude que le poète français a face à Edgar Allan Poe, Paul Micl u,

10Un désir inconscient qui ne respecte ni l’auteur ni son texte. Un désir conscient
de ne pas traduire, par amour pour la langue-source, mènerait à la préservation
des éléments lexicaux d’origine, à vocation exotique.

29
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

traducteur de la poésie de Vasile Voiculescu, etc. En même temps on décèle


dans ces traductions une annexion du « sens » et une captation du « sens »
(Ţerman 1999, 32). Ţien que, théoriquement, il s’agisse d’un projet de
traduire « l’œuvre étrangère de façon qu’on ne ĂsenteĂ pas la traduction
[…], de façon à donner l’impression que c’est ce que l’auteur aurait écrit s’il
avait écrit dans la langue traduisante » (id. 35), les traducteurs gardent une
curieuse étrangeté. ţela mène(-rait) souvent à des textes qui ne sont pas de
traductions proprement dites, mais des textes déformants, des imitations,
parodies, etc.

2.2. L’hospitalité langagière


Rien n’est plus fascinant, en parlant d’hospitalité langagière, que de
rappeler l’inhospitalité dont est victime un texte à traduire trop dépendant
de la langue dans laquelle il est écrit. ţ’est un lieu commun de remarquer
que les structures et les éléments univoques ayant un degré élevé de
détermination permettent la traduction de façon à ce qu’on les retrouve
dans (presque) toutes les traductions et les rétroversions. Il y a donc des
textes qui sont relativement indépendants de la langue-source, du roumain,
plus loin. ţ’est le cas des textes de Marin Sorescu. Et il y en a d’autres qui
passent pour intraduisibles, comme la poésie de Eminescu. Le degré
d’hospitalité de la langue-cible est variable : il ne serait pas fonction de la
langue, mais de la parole et du discours. Eminescu, par exemple, est mieux
accueilli par l’allemand que par le français, mais Sorescu est bien rendu
dans ces deux langues (Marcus 1984, 290). ţette variabilité que peut activer
une langue en présence traductionnelle d’une autre langue permet, mieux
ou moins bien, à la parole d’origine de faire demeure dans les langues-
cible. Cette hospitalité langagière, et même l’hospitalité tout court, ce n’est
qu’une autre forme de consentement et d’acquiescement (dans le sens de
Malebranche 1837, 5) de la différence, de la multiplicité, de l’altérité.

2.3. Le désir de traduire


Tentation, fascination, défi de travailler sur la langue de l’autre
constituerait cette troisième catégorie de facteurs qui influent sur les
décisions à prendre par les traducteurs et, implicitement, sur la réception
de l’œuvre traduite : « désir de traduire ». D’où vient ce charme
esthétique ? À quel but ? Pour déconstruire et pour reconstruire, ce qui
n’est que la vocation architecturale de tout traducteur. À quel prix ? En
traduisant l’intraduisible (avec les moyens qui leur semblent bons), les
traducteurs construisent des comparables (Ricœur 2004, 63) par le fait que,

30
Georgiana LUNGU-BADEA

imprégnés par des lectures, ils « redescend[ent] du texte, à la phrase et au


mot ». Leur tâche « ne va donc pas du mot à la phrase, au texte, à
l’ensemble culturel, mais à l’inverse. » (56).
Vu le fait qu’avec les mots11 on peut dire « non seulement la même
chose autrement, mais aussi dire autre chose que ce qui est » (Ricœur 2004,
50—c’est l’auteur qui souligne) ou « dire presque la même chose » (Eco,
2003), il convient de renforcer à cet endroit l’évidence (pour certains) et de
dissiper le doute (des autres) sur la prétraduction, sur ce qui se trouve et se
passe en amont de la traduction. Au commencement de la traduction était
l’emploi contextuel d’un idiome (idiolecte, langue derridienne12). Ainsi, ce
qu’on reproche actuellement aux traducteurs (littéralistes ou sourciers),
c’est une certaine impéritie de gérer la pluralité des fins (in-suffisance du
traducteur ?) ou le désir (volonté ou veulerie ?13) de favoriser un seul
facteur entre plusieurs : l’horizon d’attente de l’auteur.
Or, trois horizons d’attente (de l’auteur, du traducteur et du lecteur,
cible, en l’occurrence) interviennent dans la réception de l’œuvre traduite.
Et trois temps : le passé du texte, le présent du traducteur qui ne coïncide
pas avec le troisième temps, le présent du lecteur, par rapport auquel il se
définit comme le passé de la traduction (du texte-cible). La triade auteur (1)-
traducteur (2)14 - lecteur (3) représente les trois dimensions de la réception.
Le 3 (le lecteur) se rapporte au 2 (le traducteur) et à 1 (l'auteur) ; le 2
dépend de 1, le 1 ne présuppose rien en dehors de lui-même.
Supposé qu’on mette en œuvre le principe de traduction de
ţicéron15, verbum pro verbo, ou celui de Saint Jérôme16, Non verbum e verbo
sed sensum exprimere de sensu, on pourrait se dispenser de rendre chaque

11 Selon Ricœur (2004, 46), il y a trois types d’unités : les mots, les phrases, les
textes.
12 Dans l’acception développée dans Le Monolinguisme de l’autre (1996).
13 Voir ci-dessus 2.1. Le consentement à la perte.
14 Il est également lecteur-source par rapport à l’écrivain et auteur de second degré

par rapport au lecteur-cible.


15 Récusant le littéralisme ou le mot-à-mot, ţicéron recommandait vivement la

restitution des idées (du sens) plutôt que des mots : « les idées rest[a]nt les
mêmes », il ne jugeait pas « nécessaire de rendre mot pour mot », « comme le ferait
un interprète maladroit. » (In : Jérôme 1837).
16 Dans la foulée de ţicéron et confirmant la primauté de l'esprit sur la lettre,

Jérôme (1837) déconseillait la traduction littérale, mot-à-mot ou sourcière, sauf


pour traduire les Saintes Écritures. De là, il avait distingué deux types de
traduction : biblique et non-biblique (littéralité syntaxique vs. traduction
pragmatique, adéquation à l’horizon d’attente du public-cible).

31
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

mot, chaque « pièce de monnaie » ; et cela dans le but de privilégier la


restitution de l’harmonie et de la couleur de la pensée de l’auteur, mais
aussi de conserver les effets de son idiolecte et l’atmosphère ; grâce à des
équivalences heureuses, le traducteur devrait reproduire une fidélité
poétique supérieure à la fidélité littéraire (des genres et modèles littéraires)
et à la fidélité littérale (du signe).

3. Esthétique de la trahison vs. Esthétique de la fidélité

Une autre question que nous nous sommes posée concerne le rapport
insécable trahison-fidélité – envers le texte, l’auteur, les langues source et
cible, etc. Il faudrait en outre – et c’est essentiel pour cette analyse
traductologique – établir le statut de la trahison : n’est-elle que la
défaillance de la traduction ? Or, cette défaillance est la responsabilité
paritaire de la trahison et la fidélité ? Le terme traduction est en lui-même
déjà « significatif du phénomène sociosémiotique en cause aussi bien pour
l’importation de littérature » (française, en l’occurrence, cf. Gouanvic 1999,
7) dans le champ littéraire cible (roumain, ici), que pour l’importation de
modèles, canons, etc. La pratique traductionnelle montre que traduire est,
pourrait-on dire, le contraire d’une traduction littérale, donc d’une
littéralité syntaxique17. Et cela parce que les traducteurs roumains, surtout
au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, ont estimé – dans
« la bonne tradition » du non respect du droit de propriété littéraire et
intellectuelle, héritée des siècles passés – qu’il convenait de faire table rase
de toutes les caractéristiques sourcières pour donner une impulsion à la
littérature traduisante. Dans la tradition (antagonique) du respect de
l’Autre (du plus fort, ici des littératures dominantes), certains traducteurs
ont proclamé le caractère spécifique de la littérature à traduire (française)
par rapport à tous les genres existant déjà dans la littérature roumaine cible
et lui ont reconnu, par traduction directe ou par « traduction de
traduction », le rôle de ferment et d’intermédiaire dans l’importation des
littératures d’ailleurs. Il s’agit donc des morales d’intention. ţette

17 La littéralité syntaxique, fondée sur la « la non superposition des systèmes


linguistiques » (Meshonnic 1978, 237), respecte rigoureusement la syntaxe, la forme
et l’ordre des mots de la langue-source, menace ou, pire encore, viole la restitution
du sens dans la langue-cible, poussant le traducteur au non sens. Il ne s’agit plus
de dé- et re-construction, mais de non-construction.

32
Georgiana LUNGU-BADEA

médiation traductionnelle imposée par la géopolitique de la traduction18,


que nous n’avons fait que souligner ici, rappelle la domination symbolique
qu’exercent certaines sociétés – dominantes et, traductionnellement,
ciblistes – sur d’autres, plutôt sourcières.
Dans ce contexte, il conviendrait de différencier et nuancer non
seulement la traduction et l’adaptation19, textes qui ne sont jamais
identiques et il serait donc inconcevable de les mesurer à la même aune,
mais aussi le littéralisme syntaxique (miroir de la fidélité formelle) et le
littéralisme sémantique20 (représentant la fidélité sémantique), dégrevé des
contraintes formelles et lexicales de la langue-source, mais encore
respectueux de l’horizon d’attente du lecteur-source ; ensuite, la fidélité et
la trahison (envers toutes les instances impliquées dans la production et la
réception). ţe dernier clivage cache un autre qui est celui de notre sous-
section : esthétique de la trahison-esthétique de la fidélité, et dont les
concepts sont inséparables, car inconcevables en l’absence de l’un d’eux.
Nous exemplifions ces deux catégories esthétiques par les trois
stratégies de traduction en roumain de l’œuvre de François Rabelais : la
première traduction de Rabelais a été effectuée par A. V. Macri, en 1952 ; la
deuxième et la seule traduction intégrale de Rabelais est effectuée par Al.
Hodoş, en 1967 (rééditée en 1993) ; la dernière version, réalisée par
Romulus et Ileana Vulpescu (1969) et destinée au grand public et aux
jeunes lecteurs surtout, a connu une diffusion massive. Rappelons que la
médiation traductive est historiquement justifiée : le texte rabelaisien a subi
une traduction « interne » avant d’être transféré en roumain, vu que le
français du XVIe siècle est difficilement accessible aux lecteurs français
contemporains, à l’exception des philologues-historiens de la langue. Toute
version est ici, comme ailleurs, teintée de la subjectivité du « traducteur
intralingual », encore que la transposition du français classique en français

18 ţ’est déjà trop, car traduire l’interprétation d’un traducteur, donc un Tţ, c’est
faire l’exégèse de ce texte-là et non pas celle du TS. L’apparition d’une troisième
langue dans la relation de traduction représente la refonte de l’intention de la
première culture traduisante qu’on ne peut pas minimiser.
19 Y compris toutes les formes déformantes dans l’acception bermanienne.
20 « La littéralité sémantique d’un texte est toujours la littéralité d’un contexte

sémantique. Un texte ne peut être compris que par référence à un ensemble de


textes dont on présume qu’ils sont en rapport de complémentarité et d’explication
mutuelle, les divergences d’idées et les oppositions théoriques aidant en elles-
mêmes à mieux comprendre les convergences et les consensus. » (Paradis 1991,
182).

33
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

contemporain doive être une science exacte. Revenons à nos « monnaies de


cuivre » ayant la valeur des « pièces d’or », parfois bonnes, parfois faibles,
parfois de « mauvais aloi » (Montesquieu, Lettres persanes, CXXIX).

1. Et laide, et infidèle, la traduction de A. V. Macri, contenant de brefs


commentaires, des solutions traductionnelles « creuses », ne réussit à
acquérir ni le statut de traduction ethnocentrique (axée sur le récepteur
et transformant l’œuvre en message), écrite en bon roumain, ni celui de
traduction hypertextuelle (fondée elle aussi sur l’idéologie de la
réception), même si l’on constate la transformation formelle ; elle n’est
pas non plus « traduction des œuvres », donc littéraire. ţe n’est qu’une
version métissée – adaptation et résumé –, confuse et maladroite. Elle a
pourtant provoqué les réactions attendues par le traducteur. En somme,
il s’agit d’un travail honnête, si l’on se rapporte à l’Avis aux lecteurs, où
il exprime son intention de présenter, ni mieux ni entièrement, cet
auteur encore méconnu au public roumain qui devait avoir au moins
une idée – soit-elle vague — sur l’immensité de la création
rabelaisienne. ţependant, le vocabulaire vieillot, l’architecture de la
phrase et la qualité artistique rendent discutable cette forme
« maladroite » d’hypertextualité, de laquelle le traducteur ou a coupé
de nombreuses scènes, ou les a raccourcies. Dans la même préface, il
reconnaît avoir assumé cette redoutable tâche pour faciliter l’accès des
Roumains à cette œuvre magnifique de la littérature universelle. On
pourrait parler plutôt d’idéologie que d’esthétique. Pour être honnête, il
faut retenir que la censure et l’idéologie des années 50 ne sont pas des
facteurs sans impact sur l’esthétique de la traduction et du traducteur
qu’elles influent directement. ţeci dit, Macri ne réussit qu’à produire
une copie non-conforme à l’original.

2. La deuxième version, faite par Al. Hodoş (1967), se présente comme


une traduction de référence et correspond à la « traduction des
œuvres ». Le traducteur utilise une stratégie honnête et logique : la
littéralité sémantique. D'une lecture un peu rude et donnée sans
commentaires, la version de Hodoş comporte l'avantage de fournir
l’accès à un texte-cible proche de l'original. Le traducteur se compose
une attitude aporétique lorsqu’il décide d’une part d'aplanir et
d’éclaircir certaines difficultés de compréhension et certains aspects
vernaculaires du texte-source, et d’autre part de préserver, ça et là, des
mots qui renvoient à des réalités sociales françaises spécifiques,

34
Georgiana LUNGU-BADEA

susceptibles de dérouter le lecteur-cible. L’effort de Hodoş de servir ses


deux maîtres, l’auteur et le lecteur-cible, est à considérer, même si, par
endroits, il laisse – à tort – tomber le « corps verbal » source (Derrida
1967, 312).

3. Traduction hypertextuelle, l’adaptation de R. et I. Vulpescu (1969)


apporte un regard neuf et moderne sur Rabelais, favorisant la pratique
et la diffusion des traductions littéraires pour les jeunes lecteurs. Un tel
cas est intéressant à de nombreux égards, notamment en ce qui
concerne le fait de conserver autant de marques de francité que
nécessaire pour sauver l’étrangeté. ţes marques-source qui se
rapportent à l’image que le public roumain se forge de la culture
française sont surdéterminées dans le texte-cible pour mettre en avant
l’essentiel : l’allure générale du récit, le style, la psychologie des
personnages, le côté populaire, la gaieté, l’oralité et l’humour. Quittant
la tradition, renforçant le rapport de la traduction et de la vérité, les
traducteurs restituent la systématicité du texte, sa valeur. À la
traduction qui fait passer le linguistique d’une langue à une autre, ils
opposent la traduction du texte pris comme discours, illustrant de la
sorte le comportement de nombreux traducteurs. Loin d’engloutir toute
trace identitaire de l’original, ils gardent quelques-unes des références
aux aspects culturels ; toutefois, parce que la traduction s’adresse aux
enfants, on y découvre de nombreuses adaptations culturelles. Romulus
et Ileana Vulpescu ont mis en œuvre une stratégie rigoureuse qui
n’assimile pas au hasard des éléments culturels et évite l’adaptation
totale à cause de son caractère absolu. En outre, au cas d’une adaptation
déclarée et assumée, il n’y a pas de raison pour que le lecteur-cible se
sente gêné ; ni que le critique redouble de vigilance. Quelque
déformante qu’elle soit, l’adaptation préserve, heureusement, les
culturèmes en ce qu’ils ont de spécifique et ne pratique pas
l’équivalence culturelle comme une cosmétique radicale de l’énoncé
culturel source. Néanmoins elle reste un mode d’hypertextualité
(Berman 1999, 37).

Abordons maintenant l’autre volet : la poésie à l’épreuve de la


traduction. ţela ne fait pas question. Même si Meschonnic affirme
(proposition 27) que « [l]a ĂpoésieĂ n’est pas plus ĂdifficileĂ à traduire que la
"prose" », que la notion de difficulté « est datée » et « inclut une confusion
entre ĂversĂ et Ăpoésie" » (1972, 53). Précisément parce que l’esthétique (ou

35
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

la poétique), l’éthique ou la science de la traduction de poésie et la politique


du rythme sont tout autant d’éléments qui influent sur la lecture
(traductologique) directe, la traduction de poésie mène aussi bien à
l’apparition des imitations qu’à des assimilations profondes.
ţela dit, pour ne pas atténuer la force de la « sorcellerie évocatoire »
de la poésie baudelairienne, les traducteurs (tels que Tudor Arghezi,
George Bacovia, Al. Philippide et bien d’autres) pratiquent une lecture
« traductologique » (romantique, symboliste, naturaliste ou moderne).
Malgré ce fait, les versions roumaines négligent différents aspects (le
caractère pictural et figuratif, la ponctuation, la conception différente du
mal, la dépoétisation du lexique). Mais, en termes généraux, elles sont assez
fidèles à la logique du poète et respectent les grands thèmes. Un
phénomène connu se répète : l’influence directe de Ţaudelaire sur les
œuvres des poètes-traducteurs est essentiellement importante. Néanmoins,
si Ţaudelaire envisageait le rapport entre l’écriture et la lecture, les poètes-
traducteurs roumains, Arghezi notamment, envisageaient notamment leur
rapport avec le poète traduit et ne sacrifiaient pas leur propre poétique.
Ainsi, quoiqu’Arghezi semblât être le traducteur légitime de
Ţaudelaire, sa traduction de la préface des Fleurs du mal, « Au lecteur »,
s’étant avérée remarquable par l’empathie du poète et de son traducteur,
ses prochaines versions de Baudelaire en roumain portent les marques de
son originalité et de sa subjectivité, dépassent les limites d’une traduction.
On observe que le problème de traduction glisse de l’aspect esthétique à
l’aspect pratique et confère aux traductions faites par Arghezi le statut de
« formes hypertextuelles poétiques » (Ţerman 1999, 30), des formes qui
encouragent les « ĂloisĂ du dialogue entre poètes, ĂloisĂ qui dispens[er]aient
des devoirs ordinaires des traducteurs » (40). ţes « traductions
affranchies » de toute littéralité excessive et synonyme de création
secondaire, « réactive » ou re-création, excèdent les caractéristiques de la
traduction littérale.
Ni complètement fidèle21, ni entièrement mis au service du poète,
Al. Philippide ne lui vole pas la vedette : il surprend et restitue la spécificité
du texte d’origine, qu’il traite scrupuleusement, le rend de façon fluente,
limpide et musicale. En situant « la part nécessairement ethnocentrique et
hypertextuelle » (Ţerman 1999, 41) de sa traduction, le traducteur essaie
d’éviter « les forces déformantes » (49). À ces aspects qui représentent tout
autant d’atouts d’une bonne traduction, on ajoute l’absence des omissions,

21 Par fidélité complète nous comprenons le respect de toutes les instances qui
interviennent dans la création et la réception d’une œuvre littéraire.

36
Georgiana LUNGU-BADEA

amputations, simplifications ou ajouts, même si quelques-unes de ses


solutions sont « poussiéreuses ou perfectibles » (Streinu in Ţaudelaire 1978,
XIX).
On ne pourrait pas éluder la question suivante : esthétiquement
parlant, ces traductions sont-elles fidèles ?
« Traduction fidèle » peut signifier aussi bien traduction
ethnocentrique ou cibliste, c’est-à-dire restitution fidèle du contenu
sémantique (des textes pragmatiques) sans autre souci ou défi, que
traduction littérale ou sourcière, veillant à rendre la lettre, les rythmes, les
réseaux langagiers vernaculaires, ou traduction ultra-sourcière respectant
scrupuleusement la grammaire et la linguistique de la langue-source, etc. Il
semblerait que rien ne fût plus simple que d’établir des catégories. Une
chose est assez claire : entre l’esthétique de la trahison et l’esthétique de la
fidélité, il y a des différences irréfutables. La première est liée à l’esthétique
des traductions dites « belles infidèles » (des esclaves affranchies du sens,
formes hypertextuelles ou « ultra-ciblistes ») ; la seconde, laissant en jachère
le texte surtout par un souci plutôt formel et sémantique que pragmatique,
ne se limite pas à respecter seuls les aspects techniques et à les séparer des
aspects de création qui caractérisent toute idée, puisque toute omission et
tout changement de registre sont susceptibles d’anéantir les effets de style,
déformant la réception. ţette prétendue fidélité littéraliste, intimement liée
à l’obscurité (dans le littéralisme syntaxique), produit un texte bourré de
notes, dont le ton littéraire et cibliste le rend banal (Flaubert,
Correspondances, III, 95).
À chaque traducteur sa stratégie de traduction, à chaque
traductologue sa théorie de traduction. Des fausses notes ? Sans doute. Et
surtout si l’on tient compte du fait que les stratégies de traduction reflètent
la fluctuation esthétique des littératures au long des siècles. Les temps
changent, les critères moraux, esthétiques aussi … Selon le type de texte à
traduire, les équivalences culturelles remplissent des fonctions variées :
elles annihilent l’écart culturel, se présentent comme solutions
approximatives qui satisfont notamment des contraintes sémantiques, à
l’intention du public-cible, remplacent sans ménagement des éléments de
signification de la culture-source par d’autres, propres à la langue-cible
(naturalisation). L’intraduisible dérive logiquement, comme une
conséquence, de l’ethnocentrisme traductionnel qui efface toute référence à
l’altérité de l’écriture intralinguistique. Phénomène transculturel, la
traduction s’empare aussi de l’intraduisibilité culturelle, l’explique, la
glose, la commente au risque de « faciliter » la lecture. La traduction

37
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

littérale semblerait être la plus appropriée des stratégies de traduction


potentielles, car la seule qui permette au traducteur de préserver l’altérité et
qui exige de la part du lecteur-cible d’accepter la différence et « l’éducation
à l’étrangeté » (Ţerman 1999, 86).

Conclusion

Même si les traductions ne font pas une littérature, elles


appartiennent à la littérature, représentant son indice de valeur et
d’actualité. ţhaque époque s’approprie la littérature universelle par des
traductions et re-traductions, de telle manière que la chance d’assimiler une
œuvre du passé soit corrélée aux exigences et aux attentes des destinataires
contemporains de la traduction. Situées sous le signe d’une nécessité
culturelle, les traductions sont dans l’air du temps. Le traducteur aussi.
Nous croyons qu’il faudrait d’abord se méfier de reprocher aux
traducteurs d’avoir manqué la traduction parfaite, absolue et,
ultérieurement, donnant suite au conseil de Ricœur (2004, 30), « faire le
deuil du vœu de perfection, pour assumer sans ébriété et en toute sobriété
Ăla tâche du traducteurĂ ». ţar « une bonne traduction ne peut viser qu’à
une équivalence présumée, non fondée dans une identité de sens démontrable.
Une équivalence sans identité ». (Ricœur 2004, 40 — c’est l’auteur qui
souligne). Et notamment parce que tout traducteur est un Janus bifrons
aestheticus : auteur de second degré, il est pareillement tourné vers la forme
et la poétique, récepteur, il est surtout sensible au sens et à l’intention de
l’auteur, ce qui justifie son statut ambivalent et son pouvoir d’ajuster la
réception.

Bibliographie

Berman, Antoine. La Traduction et la lettre ou L’Auberge du lointain. Paris : Seuil, coll.


« L’Ordre philosophique », 1999 [1985].
Derrida, Jacques. L’Écriture et la Différance. Paris : Seuil, 1967.
Eco, Umberto, Dire presque la même chose. Expériences de traduction [titre original :
Dire quasi la stessa cosa, esperienze di traduzione]. Traduit de l’italien par Myriem
Bouzaher. Paris : Grasset, 2007 [2003].
Flaubert, Gustave. Souvenirs, notes et pensées intimes (1840-1841). Site Guinot :
http://perso.wanadoo.fr/jb.guinot/pages/Souvenirs.html. (ţonsulté le 10 octobre
2009).
Flaubert, Gustave. Œuvres complètes. 13-16. Correspondance II. (1850-1859).
Paris : ţlub de l’honnête homme, 1974-1976. URL :

38
Georgiana LUNGU-BADEA

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k26956x.image.r=gustave+flaubert.lang
FR. (ţonsulté le 10 octobre 2009).
Gouanvic, Jean-Marc. Sociologie de la traduction : la science-fiction américaine dans
l’espace culturel français des années 1950. Arras : Artois Presses Université, coll.
« Traductologie », 1999.
Griener, Pascal. L'Esthétique de la traduction : Winckelmann, les langues et l'histoire de
l'art, 1755-1784. Genève : Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 1998.
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich. Prelegeri de estetică. I şi II [titre original :
Vorlesungen über die Aesthetik]. Traduit de l’allemand par D. D. Roşca. Ţucureşti :
Editura Academiei RSR, 1966.
Jakobson, Roman. Essais de linguistique générale. Paris : Éditions de Minuit, 1963.
Jauss, Hans Robert. Pour une esthétique de la réception. Traduit de l’allemand par
ţlaude Maillard. Préface de Jean Starobinski (p. 7-19). Paris : Gallimard, 1978.
Jérôme. Lettres. Tome III, p.149-151. Traduction française, avec le texte en regard,
de J.-F. Grégoire et F.-Ţ. ţollombet. Librairie catholique de Perisse Frères, 1837.
URL : http://www.liberius.net/livres/Lettres_de_saint_Jerome_(tome_3)_0000005
31.pdf LETTRES. (ţonsulté le 10 février 2010).
Ladmiral, Jean-René. « Le prisme interculturel de la traduction ». In : Palimpsestes,
11 (1998) : 15-30.
Ladmiral, Jean-René. Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris : Gallimard,
« Tel », 1994.
Ladmiral, Jean-René. Esquisses conceptuelles, encore … In : ţhristine Raguet (éd.).
Palimpseste. Traduire ou « vouloir garder un peu de la poussière d’or ». Paris : Presses
Sorbonne Nouvelle, hors série (2006) : 131-144.
Ladmiral, Jean-René et E. M. Lipiansky. La communication interculturelle. Paris :
Armand ţolin (Ţibliothèque européenne des sciences de l’éducation), 1995.
Malebranche, Nicolas. Œuvres complètes. Tome Premier. Paris : Imprimerie et
Librairie de Sapia, 1837.
Marcus, Solomon. « ţum depinde un text de limba în care este scris?
(Interpretîndu-l pe Marin Sorescu) ». [ţomment dépend un texte de la langue
d’écriture originale. En interprétant M. Sorescu]. In : Studii şi Cercetări Lingvistice, 4,
1984 : 288-296.
Meschonnic, Henri. « Propositions pour une poétique de la traduction ». In :
Langages. Volume 7. Numéro 28 (1972) : 49-54.
Meschonnic, Henri. Un coup de Bible dans la philosophie. Paris : Bayard, 2004.
Morel, Michel. « Éloge de la traduction comme acte de lecture ». In : Christine
Raguet (éd.). Palimpseste. Traduire ou « vouloir garder un peu de la poussière d’or » ?
Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, hors série (2006) : 25-36.
Paradis, André. « L’Histoire de la médecine au Québec : problèmes de construction
de l’objet ». In : Jacques Mathieu (dir.). Les Dynamismes de la recherche au Québec.
Laval : Presses de l’Université de Laval, 1991 : 171-185.
Pergnier, Maurice. « Esthétique de la traduction et traduction de l'esthétique ».
Transversalités. Paris : Institut Catholique de Paris, no 92 (2004) : 31-40.

39
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

Ricœur, Paul. Sur la traduction. Paris : Bayard, 2004.


Streinu, Vladimir. Introducere. In : Charles Baudelaire. Florile răului. Edi ie alc tuit
de Geo Dmitrescu. Ţucureşti : Editura Minerva, 1978.
Tane, Ţenoît. « L’œuvre offerte : esthétique de la transposition et littérature
comparée (traduction, réécriture, illustration) ». Loxias, 10. Mis en ligne le 25
octobre 2005. URL : http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=697. (ţonsulté
le 7 mars 2009).
Zuber, Roger. Les « belles infidèles » et la formation du goût classique. Paris : A. Colin,
1968.

40
Quelques réflexions sur certains des enjeux de la traduction :
entre théorie et pratique

Estelle VARIOT

Université de Provence, Aix-en-Provence


France

Résumé : Le but de notre intervention est de présenter certains des objectifs de la traduction
et du traducteur, en se fondant sur une pratique quelque peu diversifiée. Elle tente
également de mettre en avant l’intérêt de la traduction comme méthode de travail
contribuant à son niveau, par les interrogations qu’elle suscite, les critères qu’elle utilise et le
message qu’elle transmet ou tente de transmettre, à une meilleure connaissance des langues
et de l’environnement socioculturel de ses locuteurs.

Mots-clés : Traduction, plurilinguisme, poésie, langue littéraire, langue-source, langue-cible,


éthique, esthétique, édition, linguistique, théorie et pratique de la traduction.

Abstract :Our intervention tends to present what the translation or the translator aims to do,
by a practice somewhat diversified. It also aims at underlining the interest of translation as a
method which contributes, at its level, owing to the interrogations that it generates, the
criterions that it uses and the message it transmits or tries to transmit, to a better
understanding of languages and of the socio-cultural environment of its speakers.

Keywords : Translation, multilingual, poetry, literary language, source language, target


language, ethics, aesthetics, publishing, linguistic, theory and practice of translation.

Lorsque l’on se penche sur l’opération visant à traduire et sur des


documents traduits, lexicologiques, littéraires ou plus techniques, anciens
ou récents, l’on est naturellement amené à confronter les théories qui
accompagnent celle-ci et à définir les termes qui sous-tendent l’ensemble
des raisonnements qui y concourent.
Ainsi, il nous semble opportun de reprendre la définition et
l’étymologie du verbe français traduire, considéré comme étant d’origine
latine ou italienne d’après Le Robert (1995, 2147) et qui dispose d’un sens
étymologique dont sont issues deux acceptions – juridique et linguistique :

41
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

1 TRADUIRE […] est emprunté (1480) avec francisation au latin traducere


« conduire au-delà, faire passer, traverser » au propre et au figuré, d’où
« faire passer d’une langue à une autre » (voir ci-dessous) […]
Le verbe est d’abord relevé dans l’expression traduire en cause et en procès
« porter devant justice », avant de prendre pour complément la personne
que l’on cite en justice, construit avec devant (1688, La Fontaine) ou en
(1835, traduire qqn en justice). Traduire s’est aussi employé jusqu’au XIXe
siècle, au sens de « transférer d’un lieu à un autre » (1694).
2 TRADUIRE […], « faire passer d’une langue dans une autre » est
emprunté (1527) pour le sens à l’italien tradurre ou directement au latin
traducere (voir ci-dessus). Traduire a tendu à se limiter au sens de
« transposer dans une autre langue » d’où traduire un auteur (1636), aux
dépens des acceptions plus générales : « montrer sous un certain aspect »
(1561), « incarner par des personnages » (1677), reprises au latin par la
langue lettrée. Par extension, le verbe a pris le sens abstrait d’ « exprimer,
interpréter » (v. 1696) […] (Le Robert 1995, 2147).

Nous précisons que les datations, tout comme les étymologies,


varient parfois suivant les sens enregistrés et suivant les ouvrages de
référence, ce qui traduit la difficulté consistant à établir avec certitude
celles-ci. ţ’est ainsi que le Lexis Larousse 2009 indique qu’en 1480 est
enregistrée l'attestation du terme juridique traduire : traduire qqn en justice,
l'appeler devant un tribunal (Lexis Larousse 2009, 1913, col. II). En 1520,
traduire est enregistré avec un sens nouveau « traduire un texte, un
discours ; les faire passer d'une langue dans une autre » (Lexis Larousse
2009, 1914, col. I).
À noter que cette hésitation quant à l’étymologie est également
constatée par Oscar Ţloch et Walter Von Wartburg, qui précisent que
traduire pourrait également venir de l’italien tradurre dans son acception
linguistique (du latin tra ou trans + duco) (Oscar Bloch et Walter Von
Wartburg 1996 [1932]). Les substantifs traduction et traducteur semblent
dérivés de traduire pris dans son acception linguistique, d’après Le Robert.

Le développement sémantique du verbe correspond à celui de


TRADUţTION n. f. qui se spécialise (1543) au sens de « passage dans une
autre langue ». Par métonymie, le nom s’applique au texte transposé dans
une autre langue (1585, de Verdier) et a développé, en relation avec le
verbe, le sens figuré d’« expression, transposition » (v. 1783). (Le Robert
1995, 2147)
TRADUCTEUR, -TRIţE, n., d’abord emprunté isolément au latin traductor
sous la forme traduitor « guide » (XVe s.) a fourni par la suite (1540) un nom
d’agent à […] traduire. […] Au sens propre, le traducteur est devenu le

42
Muguraş ţONSTANTINESţU

nom d’une profession, distincte de celle d’interprète car elle ne concerne


que l’écrit.

S’agissant de translater et translation, on notera aussi les remarques


suivantes :

[l]e moyen français translater « traduire » et « translation » « traduction »,


remplacés par traduire et traduction, se sont conservés avec d’autre sens (-
> translater) ; ils ont été empruntés au français par l’anglais (to translate,
translation) (Le Robert 1995, 2147).

Le mot translater a, de nos jours, davantage un sens religieux


(transport de reliques), juridique ou technique, ce qui témoigne une
nouvelle fois de l’adaptation et / ou de l’évolution sémantique des mots
aux nécessités et aux besoins de ceux qui les utilisent c’est-à-dire des
locuteurs.
Nous nous permettons de signaler, à ce niveau, l’existence en latin
de deux verbes assez proches l’un de l’autre -trado, -ere, -didi, -ditum (« faire
passer à un autre, transmettre, remettre », « transmettre oralement ou par
écrit », « transmettre, enseigner ») et traduco, -ere, -duci, -ductum (« traduire
quelque chose dans la langue des Romains ») ainsi que de deux substantifs,
traditor, -oris, « traître » ; « celui qui transmet, enseigne » et traductor, -oris
(accusatif traductorem), « qui fait passer (de l’ordre des patriciens à l’ordre
des plébéiens » [avec un sens restreint, donc] (Gaffiot 1934, 1587-1588). En
effet, lors du passage du latin aux langues romanes et notamment du latin à
l’italien, on a assisté à la naissance des termes tradittore et traduttore, qui
illustrent quelque peu des débats qui ont vu le jour autour de la traduction
tels que la fidélité ou l’infidélité partielle qui peut en résulter, et/ou sur la
possibilité ou l’opportunité de la réaliser, ou de la finaliser par une édition,
suite à sa pratique.
Ainsi, la traduction soulève certaines questions. Elle a, avant tout,
une mission d’information, permettant la communication entre plusieurs
locuteurs, en particulier de langue différente. Elle dispense, idéalement, le
lecteur de l’original mais, dans la pratique, on note chez bon nombre de
spécialistes, une volonté (ou une curiosité) de comparer les deux langues
par le biais d’éditions bilingues.
Il convient d’ajouter que la traduction est sujette à un degré plus ou
moins grand d’interprétation du fait des choix que le traducteur s’impose
et qu’il impose, par voie de conséquence, au lecteur. ţes changements
amènent également, parfois, certains théoriciens à considérer la traduction

43
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

comme une réécriture car le passage d’une langue à une autre entraîne des
changements notables dans la forme et une très / trop grande reprise au
compte du traducteur de l’œuvre originale. ţela se produit dans le cas où
en privilégiant, je dirais presque à l’excès, l’harmonie ou la vision culturelle
et linguistique qui entoure la langue-cible, le traducteur ne maintient plus
les caractéristiques propres à l’œuvre originale. Si l’on pousse le
raisonnement encore plus loin, l’on passe d’une opération littéraire à une
opération artistique mais l’on peut se demander si l’on est face à une
traduction ou bien à une (totale) recréation. Tout ceci fait intervenir, on le
voit bien, la sensibilité de chacune des personnes qui interviennent dans le
processus, depuis l’auteur de l’œuvre originale, jusqu’au traducteur (ou au
groupe de traducteurs), sans oublier les réviseurs qui peuvent être des tiers
et qui ajoutent une nuance au texte, le personnalise, volontairement ou pas.
On constate également que, quel que soit le domaine dans lequel on
traduit, certaines constantes semblent de mise, de façon à obtenir une
variante qui soit acceptable, par son respect du sens initial, euphonique et
esthétique. Ainsi, les tenants du maintien de « l’enveloppe » originale (la
forme, les vers poétiques, la structuration du vers, le nombre de pieds ou
les rimes, entre autres) seront confrontés à ceux qui prônent le respect du
sens et donc du fond (l’information transmise, la richesse des mots, leur
racine). Toutefois, cette opposition est à bien des égards difficile à
maintenir de manière aussi « carrée » car, dans de nombreux cas, forme et
fond vont de pair (ainsi, la richesse lexicale concourt à l’esthétique du vers
ou de la phrase par exemple).
Il est bien évident que la (ou les) traduction(s) varie(nt) en fonction
de chacun, traducteur, critique, lecteur, en particulier, et que n’est pas poète
qui veut. Il en est certains pour qui c’est inné et d’autres qui développent
cet art par une pratique plus ou moins assidue et y prennent de plus en
plus goût. Dans tous les cas, cela nécessite travail et rigueur, si l’on veut
parvenir à un ensemble harmonieux. Il nous semble, par ailleurs, que la
traduction évolue au fil du temps et qu’en reprenant les textes et les auteurs
(d’autant plus si on a la chance de pouvoir être en contact avec ceux-ci), on
peut aboutir à une variante relativement finalisée. ţelle-ci sera forcément
différente de la forme initiale puisque chaque langue correspond à une
vision donnée d’un peuple (Atelier. Traduciton et Plurilinguisme, 14/2005) ;
néanmoins, elle correspondra progressivement à une vision particulière
d’une autre communauté, celle du traducteur qui utilise sa perception et sa
propre expérience pour tenter de faire passer au mieux le message originel.

44
Muguraş ţONSTANTINESţU

De plus, les relectures successives permettent de relever un certain


nombre de points qui étaient passés inaperçus de prime abord. Je me fonde
pour cela sur certaines traductions que j’ai été amenée à faire assez
récemment (seule ou avec des étudiants du Ţureau de Traductions que je
dirige), dans le domaine poétique, d’auteurs roumains (de Roumanie ou de
République de Moldavie ; en ce moment, plus particulièrement, Elena
Liliana Popescu ou Vasile Romanciuc) et qui ont été publiés ou sont en
cours de finalisation. Les corrections et révisions, ainsi que les
interrogations sur la polysémie des mots, sur le choix à effectuer entre des
mots de même étymologie ou des synonymes, entre des termes synonymes
qui interviennent à divers moments du texte et qui nécessitent des
réajustements pour maintenir la justesse de la traduction et son harmonie,
sont à prendre en compte. ţelle-ci s’obtient aussi dans certains cas par le
renoncement à certaines rimes forcées ou aux éléments qui ne maintiennent
pas les mêmes connotations ou toutes les acceptions du texte original.
Par ailleurs, ces mises en parallèle dans une langue comme dans
l’autre, au travers des synonymes, antonymes et homonymes, témoignent
de la richesse de chaque langue et constituent un « patrimoine » qu’il est
nécessaire de maintenir et, si possible, de vitaliser. Au cours des siècles,
beaucoup de théories se sont succédé concernant les processus de création
d’une langue, interne (dérivation, suffixation) et externe (calque, emprunt,
entre autres) et ont été exemplifiés par les puristes ou les réformateurs. Là
encore, il me semble que la langue, par son lexique, témoigne de sa capacité
à innover tout en restant elle-même, sans se forcer. On peut citer, à ce
niveau, les emprunts de nécessité qui proviennent souvent d’un fond
commun hérité (dans le cas des langues romanes, c’est souvent le latin ou le
grec), qui sont adaptés suivant les règles spécifiques à une langue donnée
et maintenus dans le lexique, tandis que d’autres, qui sont plus artificiels
ou qui sont perçus comme répondant à un phénomène de mode, mettent
plus de temps à être assimilés ou sont connotés.
De manière générale, les choix faits par le traducteur renvoient à un
contexte propre à une communauté ou, de manière plus restreinte, à un
individu qui a son identité et son expérience / son vécu qu’il retransmet, de
manière consciente ou pas, dans ses écrits. En matière littéraire et, dans
toute chose en général, il n’existe pas une seule manière de traduire ou
d’opérer. Par contre, certaines tendances sont présentes et varient suivant la
catégorie de traducteur à laquelle on appartient. En effet, le résultat, c’est-à-
dire la traduction, est différent d’une personne à l’autre car chaque

45
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

traducteur fait appel à sa propre sensibilité, à son ressenti, en transmettant,


à un moment donné, l’œuvre d’un autre et son environnement.
Un traducteur n’envisagera sans doute pas non plus de la même
manière une traduction d’un auteur français ou francophone et celle d’une
personne appartenant à une autre aire linguistique, notamment non
romane. Les attentes seront différentes, de même que la confrontation des
idées. En effet, passer d’une langue à une autre est une étape bien moindre
si la vision des deux peuples exprimée par le biais des locuteurs (auteur /
traducteur) a davantage de similitudes. Dans le cas contraire, il apparaît
qu’il y aura une difficulté supplémentaire causée par le dépaysement qui
consiste à transférer dans l’imaginaire de la communauté d’expression du
traducteur le message de l’auteur. ţ’est un défi à relever de plus qui donne
aussi son intérêt car, si l’on ne traduit ou fait que des choses faciles, il n’est
pas possible de progresser et d’en apprendre de nouvelles. Néanmoins,
même dans le cas où deux peuples disposent d’affinités importantes, du
fait d’un contexte historique ancien rendu favorable par une amitié
réciproque et bien réelle (telle que celle qui existe entre les peuples français
et roumain), la traduction n’est pas chose facile. ţertains monuments de la
littérature roumaine (tels que Mihai Eminescu) ou française (Victor Hugo,
Rimbaud), notamment, nécessitent qu’on pénètre dans l’intimité de
l’auteur original et qu’on s’identifie à lui de façon à transmettre son
message véritable et le plus complètement possible par un véritable « acte
d’amour » [apud Aurelia Rusu (2009), connue et reconnue pour son activité
liée à l’étude de l’œuvre de Mihai Eminescu], la traduction.
Nous ajouterons que le « résultat » obtenu, lors de la traduction,
sera également, dans tous les cas, fonction des moyens techniques que le
traducteur aura à disposition, et des contacts que celui-ci pourra entretenir
avec l’auteur du document-source, qui lui permettront d’exprimer au
mieux la pensée de ce dernier et de valoriser à la fois l’original et la
traduction. L’objectif ultime de celle-ci est bien qu’elle n’apparaisse pas
comme une traduction et qu’elle passe inaperçue, afin qu’elle soit appréciée
comme une opération esthétique et même artistique, avec toute la difficulté
qui en résulte.
Les théories relatives à la traduction (Atelier. Traduciton et
Plurilinguisme, 7/2002) montrent qu’au fur et à mesure que l’activité de
traduction se développe l’on est amenés à faire des ajustements qui ont des
répercussions ou des retentissements sur d’autres disciplines connexes qui
traitent de la langue, en particulier, et qui ne sauraient être différenciées
quand on traite de la traduction dans toute sa profondeur. Pour reprendre

46
Muguraş ţONSTANTINESţU

les théories en usage, qui accordent respectivement davantage


d’importance à la langue-cible ou à la langue-source (souvent maternelle),
il nous semble donc particulièrement intéressant de tenir compte du poids
que revêt chaque langue dans la traduction, ainsi que de la possibilité ou
pas, supposée et / ou plus ou moins réelle, de traduire certaines œuvres ou
parties de création et, en particulier, de la poésie. De la même manière, le
traducteur gardera en mémoire, durant tout le processus de traduction, le
fait que le travail sur une langue implique également une attitude qui a un
objectif esthétique. S’agissant de la langue dans laquelle on doit traduire, là
aussi, il existe un débat qui n’est pas clos. En effet, des traducteurs
considèrent qu’étant donné qu’il faut un niveau de connaissances le plus
proche possible dans les deux langues, on peut traduire, ponctuellement ou
plus régulièrement, dans l’une ou l’autre de ces langues. Dans le premier
cas, celles-ci deviennent, toutes deux, langues de spécialité, de manière
graduelle.
D’aucuns considèrent assez aisément la traduction comme une
discipline à part, qui bénéficierait de ses propres théories, qui vivrait en
« autarcie » par rapport à d’autres notamment et qui ne jouirait pas du
même statut que celles-ci. Cependant, comme nous le voyons chez bon
nombre de traducteurs, la traduction est liée de manière indéfectible à la
langue, dont elle permet d’analyser les contours et les caractéristiques, les
points de convergences et les différenciations, ainsi que les moyens
d’enrichissement et d’assimilation. ţ’est dans ce contexte qu’il semble
nécessaire de réaffirmer qu’elle éclaire par bien des aspects la linguistique
et, particulièrement, la linguistique comparée et qu’elle devrait
naturellement bénéficier du même rayonnement que d’autres.
L’aspect esthétique de la langue a été mis en avant par bien des
lettrés, linguistes et hommes ou femmes de science, de par le monde, et va
de pair avec l’évolution des sociétés et des mentalités. ţ’est ainsi que la
langue est souvent associée, au cours de son histoire, à la littérature, aux
mouvements d’affirmation régionale et à la volonté de création d’une
littérature à vocation souvent nationale. Ainsi, on ne peut nier que, d’un
point de vue historique, l’activité de traduction, par les copies et le
développement de l’imprimerie, a contribué à une meilleure connaissance
des œuvres anciennes et des auteurs grecs, latins, en particulier, que ce soit
dans la Romania orientale ou occidentale. La fragmentation du latin et sa
différenciation, par son mélange avec différents substrats, a permis
l’apparition des langues romanes. Toutefois, c’est la prise de conscience
progressive que les œuvres anciennes (notamment à caractère religieux,

47
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

historique ou juridique) et la langue usitée à tous les niveaux de


l’Administration n’étaient plus comprises par la population qui a poussé
les différentes puissances en place à adopter des mesures visant à consacrer
l’usage des langues dites « vulgaires » ou « rustiques », en lieu et place du
latin et du grec, et à consolider leur position.
Il s’en est suivi une augmentation du nombre de traductions de tous
les actes et œuvres dans ces langues, afin d’accroître la connaissance
d’abord chez les élites, puis dans les classes moyennes, avant de toucher le
peuple entier. De la même manière, les questions que se sont posées les
traducteurs ont permis des avancées significatives en matière
lexicographique (XVIIe, XVIIIe siècles, notamment) et linguistique, par la
découverte du sanskrit, par exemple, et les descriptions de plus en plus
précises des langues, romanes en particulier, qui ont d’ailleurs abouti, par
moments, à une certaine épuration de la langue. L’activité des traducteurs
ne peut donc être séparée des autres branches de la linguistique qui ont
permis de donner un éclairage nouveau et d’exemplifier certaines données.
Certains mouvements européens tels que la Renaissance et l’humanisme
ont permis l’éclosion de certains talents et l’élaboration d’ouvrages
fondamentaux tels que l’Encyclopédie (Diderot et d’Alembert), en France ou
Lexiconul de la Buda (dans l’Ardeal), par exemple. Des personnalités
roumaines telles que le Prince savant Dimitrie Cantemir qui a mis en
évidence la latinité de la langue roumaine, ont aussi permis la réorientation
des Pays Roumains vers la Latinité après des siècles d’influences dites
orientales (slaves, byzantines, ottomanes), par l’École latiniste de
Transylvanie, à laquelle ont fait suite d’autres mouvements tels que « Dacia
literar » ou « Convorbiri literare ». Le travail de traduction quel qu’il soit,
même si son but premier n’est pas de faire de la linguistique, est donc
foncièrement lié à celle-ci et tient compte fondamentalement de chacune
des deux langues en discussion qui seront utilisées par le traducteur.
Si je me réfère à des ouvrages (ou parties d’ouvrages) que j’ai
traduits sous la direction du Professeur Valerie Rusu1, l’un des enjeux de la
traduction consiste également à transmettre un message et le savoir de
l’auteur à une autre communauté. Le choix du texte ou de l’ouvrage à
traduire est donc un élément à prendre en considération également. Si l’on
prend, par exemple, Histoire de la langue roumaine d’Ovid Densuşianu,
(1997), je dois dire qu’il me tient particulièrement à cœur car il constitue ma
première expérience en tant que traductrice littéraire (auparavant, j’avais

1
Linguiste et dialectologue, mon Directeur de thèse, décédé depuis peu.

48
Muguraş ţONSTANTINESţU

fait des traductions techniques), puisque j’ai traduit les notes de V. Rusu.
Celles-ci consistaient en des précisions, des ajouts et des mises à jour
bibliographiques de l’ouvrage de Densuşianu. ţet auteur particulièrement
important pour la philologie roumaine s’est attaché à décrire l’évolution du
roumain des origines jusqu’au XVIe siècle, en mettant en évidence les
différents éléments qui ont contribué à son modelage (élément autochtone,
latin, slave, influences orientales), en décrivant les particularités des
premiers textes roumains des points de vue morphologique, phonétique,
sémantique entre autres et en présentant leurs évolutions en roumain
moderne.
Un second ouvrage me semble pertinent à mentionner de par son
titre, sa composition et sa présentation, et par la personnalité de son
auteur : Mic dicţionar folkloric [Petit dictionnaire folklorique] de Tache
Papahagi, et je vais m’en expliquer.
Papahagi2, qui connaissait lui-même de nombreuses langues, insiste
sur la notion de folklore qui permet, de son point de vue, de connaître
réellement un peuple, car le folklore émane de celui-ci et transmet des
valeurs et des coutumes ancestrales qui trouvent des connexions, des liens,
des divergences ou des convergences au gré des lieux, des pays et des
continents, par le biais des citations utilisées et laissées en langue originale,
avec en parallèle leur traduction. Les 101 thèmes traités dans l’ouvrage
illustrent cette richesse du fonds folklorique roumain et participent à ce que
nous pensons être un patrimoine commun qu’il est nécessaire de
sauvegarder, d’autant plus quand il est issu de variétés de langues peu
usitées ou disposant de peu de locuteurs. Dans la traduction d’un ouvrage
technique tel que celui-ci, qui se présente sous la forme d’un dictionnaire, il
est apparu nécessaire de maintenir certains éléments dans la langue
d’origine telles que les entrées et nous avons cherché un équivalent pour
chacune d’elles en français. L’ordre d’apparition a été conservé afin de
maintenir la cohésion de l’œuvre qui révélait également le cheminement de
la pensée de l’auteur.

2Linguiste, ethnologue et folkloriste roumain, Papahagi est né en Grèce – Avdela,


dans les montagnes de Pind –, en 1892, et mort à Ţucarest, en 1977. Licencié de la
Faculté des lettres et de philosophie de Ţucarest (1916), conférencier, professeur et
docteur (1925), il a publié des articles dans la revue « Grai şi suflet » et réalisé des
études ethnographiques, folkloriques et linguistiques. Son activité ainsi que ses
études renvoient à la communauté aroumaine dont il est issu et qu’il a contribué à
mieux faire connaître.

49
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

ţeci amène à faire un lien avec le bilinguisme et le plurilinguisme


des personnes qui traduisent, qui est foncièrement différent de l’acception
souvent en usage dans la vie de tous les jours où il est très rare que l’un ou
l’autre règne réellement. ţe qui est intéressant à noter également c’est que
les traducteurs eux-mêmes ont parfois tendance à se spécialiser dans un
domaine spécifique, de prédilection, littéraire, technique, poétique et
mettent ainsi à profit leur expérience pour développer leur technique de
traduction. Le fait d’avoir des connaissances passives dans telle ou telle
langue peut aussi les aider à développer un sens intuitif qui leur sera utile
pour mieux appréhender une partie des difficultés. Il apparaît de manière
assez évidente que, à côté de certains critères tels que le respect du fond, de
la forme, il en existe d’autres qui varient et se modèlent en fonction de
l’œuvre à traduire. Ils requièrent de ce fait toute la capacité du traducteur à
s’adapter afin de visualiser au mieux les spécificités de l’écriture de
l’auteur. ţ’est ainsi qu’on différenciera les traductions techniques qui
doivent se conformer à des protocoles (procédures et justifications, par
exemple) des domaines de spécialité utilisant un jargon spécifique
(juridique, médical, journalistique, entre autres) qui, pour être entendu ou
compris, doit lui-même respecter (et être en harmonie avec) les documents
semblables ou de la même catégorie. On aura également à cœur, pour une
œuvre littéraire en prose ou en vers, de mettre en évidence les tournures
utilisées, les effets de styles et autres images ou normes que l’auteur a pu
utiliser pour mettre en valeur sa création. À ce niveau, il convient d’aborder
aussi l’autotraduction, puisqu’il peut arriver que des personnes traduisent
elles-mêmes leurs propres œuvres.
La question de l’auto-traduction de ses œuvres est d’importance car,
comme dans tout bilinguisme, il est très difficile (si ce n’est impossible)
d’obtenir le même niveau de langue et la même richesse dans plusieurs
langues et dans tous les domaines. ţ’est la raison pour laquelle certains
décident de faire confiance à une autre personne qui s’efforce de rendre au
mieux l’original par ses connaissances et son propre environnement
linguistique. Ceux-ci, conjugués quand cela est possible avec ceux de
l’auteur, permettent une meilleure harmonie entre la forme originale et sa
variante. Il faut également souligner le fait que, dans un certain nombre de
cas, des auteurs préfèrent ne pas se traduire eux-mêmes car ils sont moins à
l’aise dans la langue-cible. Toutefois, il est avéré que, fréquemment, cette
crainte n’est pas justifiée (des auteurs, tels que Mircea Eliade, n’ont pas
souhaité écrire leur œuvre en français, par exemple, ou très peu, alors que
leur niveau était très élevé ; d’autres, tels que Nicolae Iorga, étaient réputés

50
Muguraş ţONSTANTINESţU

pour leur maîtrise de nombreuses langues). Nous dirons, à ce niveau, que


cette crainte peut, de manière souhaitable, permettre ou autoriser une
implication de l’auteur différente par l’avis qu’il donne ou les observations
qu’il fait sur les choix de traduction effectués par le traducteur, aux
différents stades de celle-ci.
Un autre choix consiste pour un auteur à renoncer à créer dans une
autre langue que la sienne, afin d’éviter de possibles contaminations
linguistiques. La circulation des mots et des connaissances, la
mondialisation des techniques, ainsi que les effets de mode facilitent
souvent ces contaminations partielles, volontaires ou non, entre deux
systèmes linguistiques et culturels différents. ţeci est d’ailleurs renforcé
quand on assiste à des contaminations entre deux langues sœurs (français
et roumain, par exemple), toutes deux influencées par le latin et le grec,
notamment pour ce qui est de l’enrichissement lexical (bon nombre de
préfixes, suffixes et racines proviennent de ces deux dernières langues).
L’intérêt de la traduction et du traducteur consiste, par conséquent,
à savoir trouver un équilibre nécessaire entre identité et altérité ou, si l’on
préfère, entre appropriation et distanciation, afin de transporter le lecteur
dans une autre ambiance sans toutefois « casser » le charme que transmet
l’œuvre originale.
La spécificité du traducteur, sa formation, et la manière dont il
envisage lui-même la traduction, sont également à relever, étant donné que
les indépendants, les personnes qui travaillent pour des organismes
régionaux, nationaux ou internationaux, ou celles qui sont issues de
l’Université, n’utiliseront pas toujours les mêmes critères et ne leur
accorderont pas systématiquement la même importance. Il est nécessaire à
ce stade d’établir une distinction entre les personnes qui dépendent
directement du marché (délais requis et attentes des clients) et celles qui
pratiquent cette activité sans en exclure d’autres. Le cas des enseignants-
chercheurs d’Université est, dans ce sens, à prendre en compte, car les
filières linguistiques se décomposent, d’une part en L.E.A. (langues
étrangères appliquées) qui associent deux langues à un même niveau et un
domaine d’application qui peuvent déboucher sur des DESS (Master
professionnel) ou l’intégration d’une école de traduction et, d’autre part, en
filières classiques (langue et littérature), qui peuvent à l’issue d’une
maîtrise être continuée par un DEA (Master recherche) ou un doctorat qui
sanctionne le plus haut niveau d’étude en langue (bac + 8). [Nous ne
développerons pas ici les concours dits du second degré (ţAPES et
Agrégation), pour lesquels certaines disciplines (telles que le roumain, par

51
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

exemple), en France, ne disposent pas de concours propres]. Il nous semble


important de souligner, à ce niveau, que toutes les personnes qui
traduisent, quelle que soit leur filière d’origine, concourent à la
reconnaissance de la traduction, et à sa valorisation en tant que discipline
« interculturelle ».
Il apparaît également opportun de mentionner le parallèle qui peut
être fait avec d’autres activités, telles que la translittération / transcription
d’un alphabet à un autre, qui peuvent être adjacentes et susciter des
interrogations similaires. Ne serait-ce que pour le roumain (mon domaine
de spécialité), puisque si l’on traite des textes anciens jusqu’en 1866,
nombreux sont ceux qui sont rédigés en alphabet cyrillique (à partir des
XVe-XVIe siècles, premiers textes conservés) jusqu’au XIXe siècle (alphabet
cyrillique de transition, en Valachie et en Moldavie, notamment (en
Transylvanie, certains ouvrages, notamment ceux qui sont issus des
travaux de l’École latiniste, sont rédigés en alphabet latin). La transcription
des voyelles et des consonnes, d’un alphabet à l’autre pose parfois des
problèmes car la réalité phonétique ne correspond pas toujours à la réalité
graphique, d’autant plus que la normalisation de la langue roumaine
littéraire s’effectue dans le courant du dix-neuvième siècle et que l’on
assiste donc à la coexistence de diverses variantes dans un même original,
mis à part l’existence de doublets (Variot 1996, 1494). ţeci impose là encore
des choix au lexicographe à un moment donné qui rappellent, parfois, ceux
que peut effectuer le traducteur dans la tâche qu’il accomplit, puisque le
dictionnaire a également un rôle normatif et nécessite en vue de son
élaboration le respect d’un certain nombre de critères.
ţ’est ainsi que nous reviendrons à l’éthique de la traduction, en
rappelant que toute traduction requiert la mise en place de critères
« déontologiques » afin de parvenir à un résultat qui corresponde à des
normes et qui variera en fonction du genre de traduction. Une traduction
du domaine juridique, par exemple (par traducteur assermenté figurant sur
une liste d’experts ou agréé ponctuellement) devra respecter des règles de
conformité absolue avec l’original et également contenir les formulations en
usage dans le domaine (ce que l’on a appelé ci-dessus le « jargon »).
Toujours est-il que ce sont ces formulations qui assureront le crédit de la
traduction et son caractère harmonieux car ils correspondent aux attentes
d’un certain public, averti, les magistrats et forces de police, en particulier.
De manière plus générale, l’éthique en matière de traduction, de
notre point de vue, correspond à une sorte de voile léger, le plus léger
possible qui enveloppe toute traduction et qui lui permet de n’être ni plus,

52
Muguraş ţONSTANTINESţU

ni moins qu’une œuvre sortie de son harmonie originale pour en trouver


une autre dont on ne perçoit pas la présence et qui « respecte », bien
entendu, l’auteur original et sa création.
Dans cet article, nous avons souhaité présenter des aspects et enjeux
de la traduction et ses potentialités en première ou en ultime intention, et
mettre en avant la nécessité d’adopter et d’adapter des critères en matière
de traduction, car ils diffèrent, suivant le document et l’auteur à traduire, et
suivant le public visé. ţette intervention a également eu pour objet de
mettre en lumière les liens que l’on peut établir entre la traduction et
d’autres activités connexes et, ce faisant, d’insister sur l’intérêt des
approches pluridisciplinaires. Nous espérons que ces quelques réflexions
auront concouru à éclairer le lecteur sur certaines spécificités du travail de
traducteur et sur l’intérêt que procurent la traduction et l’acte visant à
traduire, et à proposer quelques pistes supplémentaires pour répondre à la
thématique de ce colloque sur les « (En) Jeux de la traduction ».

Références bibliographiques

Atelier « Traduction et Plurilinguisme ». Travaux de l’Equipe d’Accueil 854, de


l’Université de Provence. Responsable du numéro « Etudes Romanes » : E. Variot.
Sous la direction de V. Rusu. Aix-en-Provence : n°7 (2002).
Atelier de « Traduction et Plurilinguisme ». Travaux de l’Equipe d’Accueil 854.
Responsable du numéro « ţahiers d’Etudes Romanes » : E. Variot. Aix-en-
Provence : n°14 (2005).
Bloch, Oscar, Von Wartburg, Walter. Dictionnaire étymologique de la langue française.
Paris : Presses universitaires de France, 1996 [1932].
Densuşianu, Ovid, Histoire de la langue roumaine, edi ie critic şi note de V. Rusu,
prefa de Ţ. ţazacu, Editura « Grai şi suflet – ţultura na ional », Ţucureşti, 1997,
1046 p. [traduction en français des notes de V. Rusu par Estelle Variot].
Dubois, J. (dir.). Lexis. Le dictionnaire érudit de la langue française. Paris : Larousse,
2009.
Gaffiot, François. Dictionnaire latin-français. Paris : Hachette, 1934.
Papahagi, Tache. Petit dictionnaire de folklore. Glanures flokloriques et ethnographiques
comparées. Traduction intégrale en français par E. Variot, d’après l’édition
roumaine, soignée, notes et préface par Valerie Rusu. Bucarest : Éd. « Grai şi suflet-
ţultura Na ional », 2003.
Rey, Alain (sous la direction de). Dictionnaire historique de la langue française. Tome
2. Paris : Dictionnaire Le Robert, 1997.
Variot, Estelle, Un moment significatif de l’influence française sur la langue roumaine : le
dictionnaire de Teodor Stamati (Iassy, 1851). Thèse de doctorat, 1996. Directeur : V.
Rusu. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 1997.

53
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Muguraş CONSTANTINESCU

Université « Ştefan cel Mare », Suceava


Roumanie

Résumé : Équivalent de la critique littéraire dans l’histoire et la théorie de la traduction, la


critique des traductions, proposée avec conviction par Antoine Ţerman comme discipline à
part entière, n’a pas encore d’existence réelle dans la pratique des revues et magazines
littéraires. La réflexion traductologique en donne quelques repères et illustrations, propose
quelques pistes, mais ne va pas plus loin.
En échange, on trouve autour et en marge de cette discipline, pas encore vraiment
constituée, une série de formes et pratiques d’analyse et d’évaluation du texte traduit,
confronté à l’original et à d’autres versions, du genre « commentaire » et « chronique », qui
prépare le terrain pour son développement. Par certaines « exégèses » et « études », qui sont,
à l’origine, des thèses de doctorat, la critique des traductions est bien approfondie.
Dans le présent article, l’auteur se propose une analyse de quelques pratiques en marge de
la critique des traductions dans l’espace roumain et francophone en milieu universitaire et
littéraire, se donnant pour but d’éclairer ce phénomène important et (dé)valorisant pour la
traduction et le traducteur.

Mots-clés : ţritique littéraire, critique des traductions, analyse, évaluation, pratiques.

Abstract : Translation criticism, the equivalent of literary criticism in the history and theory
of translation, though convincingly put forward by Antoine Berman as a discipline in its
own right, has not yet acquired a real existence in the practice of literary journals or
magazines. Reflections on translation have offered some landmarks, illustrations, even
directions, but they have never got very far. In exchange, we can find all around and along
the borderland of this not yet fully-fledged discipline, a series of forms and practices of
analysis and evaluation of the translated text as contrasted to the original and the other
versions, like commentary or chronicle, which pave the way for its development. By means of
exegeses or studies, which have originally been doctoral theses, translation criticism is
thoroughly taken into account. In the present article, the author aims at analyzing several
practices on the fringes of translation criticism in the Romanian (French-speaking) literary
and academic world, in order to enlighten this important and (de)valorizing phenomenon
for both translation and the translator.

Keywords : literary criticism, translation criticism, analysis, evaluation, practices.

55
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Équivalent de la critique littéraire dans l’histoire et la théorie de la


traduction et vivant dans l’entourage de la première, la critique des
traductions, proposée par Katharina Reiss (2002) en Allemagne dans les
années 70 et par Antoine Ţerman (1995) en France vers les années 90
comme discipline à part entière, n’a pas encore, à notre avis, d’existence
réelle dans la pratique des revues et magazines littéraires, ni dans les
périodiques traductologiques où, souvent, la traduction littéraire trouve
déjà une place bien mince. Mais devant une pratique de la traduction
croissante, imposée par le marché éditorial, devant une qualité des
traductions non pas toujours très bonne, il se pose de plus en plus le
problème d’une évaluation des traductions, d’une critique « productive »
ou « constructive », qui puisse contribuer à l’amélioration des traductions
futures.
Dans la plupart des cas, la production éditoriale contient plus de
titres de textes traduits que d’originaux, un lecteur moyen lit dans sa vie
plus d’œuvres traduites que d’originales. Et, malgré cela, la critique
littéraire des œuvres autochtones ou étrangères a une grande ampleur,
tandis que celle qui juge les traductions en tant que processus traduisant et
produit traduit est plutôt rare. La réflexion traductologique en donne
quelques repères et illustrations, propose quelques pistes mais ne va pas
plus loin.
En échange, on trouve autour et en marge de cette discipline, pas
encore vraiment constituée, une série de formes et pratiques d’analyse et
d’évaluation du texte traduit, confronté à l’original et à d’autres versions,
du genre « commentaire », lié au domaine didactique, « chronique », liée à
la presse littéraire, « essai », lié à la théorie non institutionnalisée, qui
préparent le terrain pour son développement. Un exemple comme celui
d’Henri Meschonnic, qui pratique avec ferveur une virulente critique des
traductions, ne peut pas être ignoré (Meschonnic 1999). Par certaines
« analyses », « monographies », « exégèses » et « études », qui sont, à
l’origine, des thèses de doctorat, des travaux et actes de colloques, la
critique des traductions est pratiquée et approfondie du côté de
l’université.
Dans notre communication, nous nous proposons une analyse de
quelques pratiques en marge de la critique des traductions dans l’espace
roumain et francophone, en milieu universitaire et littéraire, nous donnant
pour but d’éclairer ce phénomène important et (dé)valorisant pour la
traduction et le traducteur.

56
Muguraş ţONSTANTINESţU

Et pour cela nous allons commencer par formuler quelques


questions concernant l’auteur et le destinataire de cette critique, son but,
ses modèles, ses formes, sa dissémination, le contexte de son
développement, avec l’espoir de formuler les bonnes questions.
Si le but principal de la critique littéraire des œuvres originales,
accueillie par la presse littéraire, est de porter un jugement de valeur mais
aussi d’orienter et d’aider le lecteur dans ses choix et moins d’améliorer le
style et l’écriture d’un écrivain, la critique « productive » des traductions
semble avoir comme but principal d’améliorer une traduction future du
même ouvrage – ce qu’on appelle une retraduction – ou d’améliorer dans
l’avenir l’activité traduisante du traducteur. Mais elle est plus que la
critique du traducteur et de ses compétences linguistiques, ses talents et
don littéraires, elle est également critique d’une mentalité sur la traduction,
d’une vision éditoriale, de l’évolution d’une langue, d’un contexte culturel
accueillant ou non etc.
Comme Antoine Berman le dit dans son ouvrage militant dans ce
sens, le but général en serait d’« énoncer les principes d’une retraduction
de l’œuvre concernée », de « préparer le plus rigoureusement possible
l’espace de jeu de la retraduction ». (Ţerman 1995, 97)
Il est difficile d’apprécier dans quelle mesure le lecteur non
spécialiste est aidé dans ses choix de lecture des textes traduits par la
critique des traductions déjà très rare dans la presse littéraire et dans quelle
mesure une analyse « technique », de spécialité, d’une version, publiée
dans la presse traductologique universitaire, lui soit vraiment accessible,
l’attire et l’intéresse. À la question « Dans quel type de publication faut-il
accueillir la critique des traductions ?», la réponse semble aller du côté de la
presse littéraire qui juge, évalue, hiérarchise aussi les œuvres originales et
qui comporte souvent des rubriques du genre « Critiques – livres
étrangers », « Domaine étranger », « Chronique des traductions »,
« Méridiens », etc.
Dans de telles publications, ces formes, même atténuées et pas très
rigoureuses, de critique des traductions se trouvent dans un contexte
favorable et ont assuré une bonne dissémination auprès d’un public, en
général, cultivé mais assez restreint.
En ce qui concerne la dissémination, on ne peut pas laisser
complètement de côté les émissions de radio et de télévision qui ont comme
objet les livres en général et moins la traduction en tant que manière de
traduire, mais où les livres traduits trouvent leur place. Elles s’adressent,

57
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

sans doute, à un public plus large et plus pressé que celui de la presse
littéraire.
Le problème plus récent des blogues, où l’on peut trouver des
commentaires et allusions à des traductions et à la manière de traduire est à
prendre en compte avec la réserve que là nous avons affaire à une forte
subjectivité et, en général, à un manque de systématisation + systématicité.
En revenant à la réflexion traductologique, plusieurs noms et idées
sont à retenir.
Dans son ouvrage sur les possibilités et les limites de la critique des
traductions, Katharina Reiss (2002) parle tantôt de « critique constructive
des traductions » (18), tantôt de « l’objectivité» et de la « pertinence » de
cette critique (18). Pour elle, la critique des traductions doit « constater
objectivement […] si la traduction restitue pleinement en langue-cible le
contenu du texte-source » (18) ; la traductologue allemande réclame dans
l’esprit d’une critique constructive que les « critiques ponctuelles des choix
faits par le traducteur soient assorties d’une contre-proposition » (18). Et,
comme trop souvent, la tendance dans le jugement des traductions est d’en
relever les fautes, Reiss exige de la part d’une critique fondée sur la
comparaison avec l’original la mise en lumière des bonnes solutions et la
motivation convaincante des appréciations, fondées sur des « critères
solides et objectifs » (31).
Pour elle, le véritable traducteur se doit de transmettre en langue-
cible le vouloir-dire de l’auteur « de manière vivante et naturelle » de
réaliser ce qu’on appelle une « traduction normale », c’est-à-dire
« l’opération par laquelle on tente d’élaborer en langue-cible un texte
équivalent au texte-source sans rien retrancher, sans rien ajouter ni distordre »
(33, nous soulignons).
En ce qui concerne l’idée d’une « critique objective », Reiss la
comprend comme la critique qui refuse l’arbitraire des appréciations et est
pratiquée par quelqu’un qui a le devoir « d’expliciter les raisons de toute
appréciation, positive ou négative, et d’étayer son propos par des
exemples » (16). Sur ce dernier point, la traductologue allemande insiste sur
la nécessite d’assortir la critique négative d’une proposition de solution
meilleure.
Pour pouvoir parler d’une « critique pertinente des traductions »
(79), Reiss exige des critères objectifs et une nette distinction entre critique
des textes et critique des traductions. Mais, selon sa vision de la traduction,
où le but, le « skopos » est déterminant, cette armature de normes et
principes sera, en fait, modulée en fonction du but et du destinataire de la

58
Muguraş ţONSTANTINESţU

traduction et selon le type de texte ; un texte pour la jeunesse sera, croit


Katharina Reiss, plus facilement adapté lors de sa traduction qu’un texte
proprement littéraire ou expressif et le critique doit en tenir compte et juger
la traduction en fonction de son but. Une telle vision sur la critique des
traductions pourrait être considérée avec des réserves, car la règle d’or du
traduire, énoncée au début de l’ouvrage – « sans rien retrancher, sans rien
ajouter ni distordre » (33) – semble ne plus fonctionner dans certains cas, où
le but de vulgariser ou abréger un ouvrage permet des modifications
d’omission, ajout ou distorsion, plus ou moins importantes.
Dans certains de ses ouvrages, études et articles, Michel Ţallard
propose de brillantes et pertinentes « analyses » de traduction qui
s’inspirent de l’ancien « commentaire » de texte (Ţallard 2007), tout en le
dépassant. Le traductologue d’Arras ne croit pas au travail brouillon,
instinctif et propose que la traduction soit accompagnée d’un « travail
préparatoire d’exposition, de décomposition et d’analyse » (7) où la théorie
et les règles du jeu trouvent leur place et contribuent à une analyse
intelligente :

ţe n’est pas la seule pratique instinctive de la traduction qui peut y


parvenir, il faut objectiver des processus, prendre conscience des
différences, les identifier, les nommer. ţ’est par la nomination, par
l’utilisation d’une terminologie spécifique, que l’on comprend et assimile
un objet de connaissance et une pratique. (2007, 7)

Ailleurs, l’intérêt de Ţallard (2004) se porte sur le binôme correct /


incorrect, qui exprime bien la tension entre les critères d’acceptabilité de la
traduction et constitue le bon point de départ pour des analyses de textes
traduits. En étudiant des phénomènes liées au décalage de l’équivalence,
Ţallard s’interroge si pour tel effacement ou tel étoffement on doit critiquer
la traduction, la juger fautive ou, au contraire, prendre en compte le
caractère idiomatique obtenu par des décalages justifiés ou justifiables. Les
critères fondamentaux pour en juger restent le sens et les effets de style et,
de plus en plus souvent aujourd’hui, le fait de solliciter les « capacités
d’accueil » de la langue d’arrivée (Ballard 2004, 17), ce que Jean-René
Ladmiral nomme quelque part, les « possibles latents qui sommeillent
encore captifs dans le jardin intérieur des possibles de la langue » (2000,
15).
Dans son ouvrage, déjà évoqué comme un point de repère
incontournable, Ţerman s’attaque à l’idée préconçue que la critique des
traductions « semble signifier seulement l’évaluation négative d’une

59
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

traduction », qu’elle semble destinée surtout à « révéler de graves


changements de registres, bref, des processus de perte » pour attirer
l’attention que : « Cela renvoie, bien au-delà de la traduction, à une dualité
inscrite dans la structure même de l’acte critique. Jamais on ne pourra
évacuer de cet acte toute négativité. » (1995, 38).
Pour atténuer ce préjugé et nuancer une possible perception sur la
critique, il invoque l’idée de Friedrich Schlegel, le père fondateur de la
critique moderne, qui réserve le mot « critique » à l’analyse des œuvres de
« qualité » et emploie celui de « caractéristique » pour l’étude et évaluation
des œuvres médiocres ou mauvaises et constitue de la sorte un bon modèle
à suivre (1995, 38).
Le plaidoyer de Berman en faveur de la « positivité » dans et de la
critique littéraire, qui s’étend également sur celle des traductions est bien
convaincant, lorsqu’il soutient que les œuvres ont besoin de critique pour
« se communiquer, pour se manifester, pour s’accomplir et se perpétuer »,
que, tout simplement, elles ont besoin « du miroir de la critique » (1995, 39).
Un autre argument pertinent apporté par Ţerman pour soutenir
l’idée de la nécessité d’une critique des traductions est leur parenté
structurelle, car toute traduction suppose une lecture, une distanciation, un
regard critique de l’original : « La critique d’une traduction est donc celle d’un
texte qui, lui-même, résulte d’un travail d’ordre critique. » (1995, 41) [l’auteur
souligne]. Cet aspect critique de la traduction est plus appuyé encore
lorsque la traduction est re-traduction, car, dans ce cas, elle est
implicitement ou non « critique » des traductions précédentes parce qu’elle
les « révèle » comme traductions d’une certaine époque, d’un certain état
de la littérature, de la langue, de la culture, mais elle peut aussi attester
qu’elles sont soit déficientes, soit caduques.
Passant en revue les diverses formes d’analyse, ponctuelle ou
globale, du texte traduit, les formes de jugements portés sur la traduction,
Berman (1995, 43-63) arrive à la conclusion qu’elles manquent de méthode
et de forme spécifique et que, en général, ces formes sont intégrées à
l’histoire de la littérature, à son étude et ne forment pas une discipline à
part entière. Il propose son esquisse de méthode pour une critique des
traductions qu’il illustre ensuite par son analyse sur un poème de John
Donne. Dans son esquisse d’une méthode, Antoine Ţerman (1995, 64),
propose comme première étape la lecture et la relecture de la traduction,
suivies des lectures de l’original. Une autre étape serait de se renseigner sur
le traducteur (s’il est français ou étranger, s’il exerce le métier de traducteur
ou a un autre métier, s’il est aussi auteur, s’il est bilingue, s’il est

60
Muguraş ţONSTANTINESţU

polytraducteur, quels sont les ouvrages qu’il a déjà traduits, s’il a écrit sur
les ouvres traduites, s’il a écrit sur sa pratique de traducteur. Dans cette
esquisse de méthode entre également la connaissance de la position
traductive – sorte de compromis entre la pulsion de traduire, la tâche de la
traduction, la manière dont le traducteur internalise le discours ambiant sur
le traduire – le projet de traduction et l’horizon du traducteur. Si le projet
de traduction concerne le mode de traduire – anthologie ou recueil entier,
édition bilingue ou monolingue, édition avec ou sans paratexte – l’horizon
du traducteur concerne les paramètres langagiers, littéraires, culturels et
historiques qui déterminent le sentir, l’agir et le penser du traducteur.
L’étape décisive reste pour Ţerman l’étape concrète de la
confrontation de l’original et de sa traduction ; elle doit opérer sur
plusieurs modes : confrontation des passages sélectionnés dans l’original
avec le « rendu » de la traduction, la confrontation inverse entre des zones
textuelles problématiques ou accomplies de la traduction avec l’original,
confrontation avec d’autres traductions et confrontation de la traduction
avec son projet.
L’évaluation de la traduction va se faire en termes de poétique – le
traducteur doit réaliser un travail textuel et produire une œuvre véritable –
et éthique – le traducteur doit respecter l’original.
Mais ce que Ţerman nous propose est une analyse de spécialiste,
adressée d’abord aux spécialistes, et moins, à notre avis, aux traducteurs-
praticiens et moins encore au lecteur d’œuvres étrangères. La critique des
traductions, publiable dans la presse littéraire, ce qu’on appelle une critique
d’accueil, ne peut pas être si fouillée, si étendue, si spécialisée.
Dans un ouvrage de synthèse comme celui de Michaël Oustinoff
(2007) sur la traduction, la critique a sa place, restreinte comme dans la
pratique et les 3-4 pages qui lui sont dédiées suivent les idées de Ţerman et
de Meschonnic : « Meschonnic parle de "traduction-texte" : comme il existe
une critique des textes, il doit y avoir une critique des traductions. » (2007,
63). Oustinoff (2007, 63-65) reconnaît la nécessité d’une critique et son rôle
de trier et d’ordonner devant la masse colossale des traductions, en
commençant déjà par le XIXe siècle et illustre l’existence de la critique par
quelques exemples récents, dont les articles sur les nombreuses traductions
et trahisons de Stendhal en ţhine. ţ’est l’occasion pour l’auteur de mettre
en relation le phénomène de la retraduction et la critique des traductions,
d’évoquer le débat à l’échelle nationale, provoqué en France par la
traduction « radicalement nouvelle » de Dostoïevski par André Markowicz
(65).

61
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Vue à travers la « critique journalistique », présente dans la presse


littéraire, la situation de la critique des traductions n’est pas très
confortable.
Dans Magazine littéraire, la rubrique « Critiques » couvre le domaine
français et le domaine étranger où il n’y a aucune référence à la manière
dont l’ouvrage est traduit ; dans des publications comme Lire et La
quinzaine littéraire, le traduire et le traducteur sont également absents,
invisibles ou transparents.
Dans la presse littéraire roumaine, la même situation : România
literară, Observatorul cultural accueillent des comptes rendus et articles sur
« le livre étranger », « la littérature étrangère », « les traductions », qui
s’intéressent, en fait, à l’œuvre originale, sans faire des références à la
manière dont elle a été traduite ou avec des références minimes du genre
« bonne », « excellente traduction » ou « mauvaise », « pleine de calques »
« maladroite », ou bien « réussie », « fluente ».
Une seule exception, pendant quelques années, Radu
Paraschivescu, essayiste, écrivain, éditeur et traducteur a réalisé une
« Cronica traducerilor » [Chronique des traductions] dans le magazine
littéraire Idei in dialog [Idées en dialogue] en proposant une « critique
journalistique », très pertinente, des livres étrangers traduits en roumain du
français, de l’anglais, de l’espagnol, du russe, du turc, du finlandais etc.
ţomme de telles pratiques se trouvent dans l’entourage de la
critique méthodique, scientifique, universitaire, elles méritent notre
attention. Voyons dans ce sens le projet de Radu Paraschivescu, qui
pendant trois ans a réussi à assurer cette rubrique de critique des
traductions, appuyée sur une riche expérience de traducteur et éditeur.
Le projet a été ambitieux : « […] Idées en dialogues, où je soutiens une
chronique des traductions, fait ambitieux d’un seul point de vue : jusqu’à
présent, il n’y a pas eu quelque chose de semblable. »1 (Ghinea 2005,
référence – nous traduisons)
Par sa chronique, le praticien et éditeur voulait justement rendre
justice à la traduction et aux traducteurs qui font vivre en leur langue
maternelle des œuvres venant d’autres langues et cultures :

En général, on ne parlait pas du tout de la traduction ou on en parlait


lorsqu’il s’agissait d’une traduction complètement mauvaise. J’essaie
maintenant de faire un « boulot » purement technique sur le plan de la

1 « […] Idei in dialog, unde sus in o cronic a traducerilor, ceea ce este ambi ios dintr-un
singur punct de vedere: pân acum nu a mai existat aşa ceva ».

62
Muguraş ţONSTANTINESţU

traduction, j’essaie de démonter le texte et de voir ce qui est bien et moins


bien dans la manière dont la traduction a été faite. Je ne propose pas de
recette, je ne veux pas éveiller des animosités parmi les traducteurs […] Je
veux lancer de nouveaux noms, ceux qui méritent d’être crédités, je veux
tempérer le toupet de ceux qui ne connaissent pas leurs limites et
collaborent d’une façon gênante avec l’auteur, je veux proposer une sorte
de chronique de la traduction et seulement de la traduction d’un livre. Je
constate avec plaisir que ma démarche produit des effets, parce que j’ai
parlé avec des universitaires de Ţucarest qui emploient déjà mes textes
pour les remarques concernant la manière de traduire, qui les donnent en
exemple pour la manière de faire une chronique de la traduction. 2 (Ghinea
2005, référence – nous traduisons)

Sa vision était mixte et ses considérations concernaient à la fois


l’œuvre étrangère et la compétence du traducteur. Radu Paraschivescu
s’arrêtait justement sur des traits de style, difficiles à rendre, et illustrait
l’art du traducteur par des extraits. Il n’y avait pas dans ses chroniques
d’allusion ou de renvois à l’original ou de comparaison entre l’original et le
texte traduit.
De façon beaucoup plus sporadique mais toute aussi pertinente, la
traductrice, essayiste, poète, traductologue et professeur Irina Mavrodin
signe dans le journaux România literară, Pro-Saeculum ou Convorbiri literare
une « Chronique des traductions », intitulée telle quelle ou non, dédiée aux
parutions exceptionnelles où elle juge et évalue la manière dont la
traduction a été élaborée, évaluation faite avec les critères du praticien et
du traductologue, appuyée également sur une riche expérience éditoriale
de « réviseur » mais formulée plutôt de manière essayiste. Elle a écrit ainsi
sur les traductions faites par Miron Kiropol de la poésie française de la
Renaissance, sur les versions en français de ce dernier pour la poésie
d’Eminescu et de Ţacovia, sur la version roumaine pour Salammbô donnée

2 În general, de traducere nu se pomenea aproape deloc sau se pomenea atunci când era
vorba de o traducere scandalos de proast . Acum îns , eu încerc s fac o „şurub rie” pur
tehnic în planul traducerii, încerc s demontez textul şi s v d ce este bine şi mai pu in bine
în felul în care a fost el t lm cit. Nu prescriu re ete, nu vreau s stârnesc animozit i în
breasl […]. Vreau s lansez nişte nume noi de traduc tori, cei care merit gira i, vreau s
tai din „mo ” celor care nu-şi cunosc limitele şi care colaboreaz nepermis, stânjenitor, cu
autorul, vreau s încheg un soi de cronic a traducerii şi doar a traducerii unei c r i. ţonstat
cu pl cere c are efect acest demers, pentru c am vorbit cu universitari din Ţucureşti care
deja folosesc texte de acolo pentru observa ii în câmpul traducerii, care deja dau exemple
din modul în care se face o cronic a traducerii.

63
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

par Alexandru Hodoş, sur sa manière de réviser sa propre version de


Proust, etc.
Irina Mavrodin a écrit avec beaucoup d’enthousiasme sur le volume
Poeţi francezi din secolul al XVI-lea [Poètes français du XVIe Siècle],
Prezentare şi traducere [Présentation et traduction], Editura Albatros, 2000,
comprenant des textes de ţlément Marot, Maurice Scève, Arion, Délie,
Pernette du Guillet, Louise Labé, Pontus de Tyard, Joachim du Ţellay,
Pierre de Ronsard, rendus avec grand art par Kiropol qui provoque chez le
lecteur un effet égal à celui de l’original :

[…] j’eu le souffle coupé devant une exceptionnelle traduction de poésie


ancienne, avec de terribles exigences tenant d’un lexique et d’une syntaxe
archaïsantes, de formes prosodiques fixes mais qui était devenue, en même
temps, tel qu’il arrive à toute traduction exceptionnelle – un monument de
langue et de poésie roumaine. (2001, 24 – nous traduisons) 3

Adepte de la traduction littérale, lorsque le texte et la parenté des


langues le permet comme une bonne solution, Irina Mavrodin défend l’idée
de la visibilité ou au moins de la trace de l’original dans la traduction,
notamment dans le cas du texte poétique, performance rare réalisée par les
seuls grands traducteurs. « L’original était là, on sentait son cœur battre,
mais tout aussi vivante était la présence de la nouvelle parole poétique
roumaine, liée à la parole française mais en même temps autarchique,
existant comme une œuvre en soi. » (nous traduisons).4
On a affaire dans ces cas à une nouvelle cohérence dans la langue-
cible, repérable à tous les niveaux du texte, qui égale la cohérence même de
l’œuvre originale.
Au cas de la traduction en français d’un poète roumain comme
Bacovia, Irina Mavrodin (2001, 20) remarque avec justesse que le même
grand traducteur Miron Kiropol a fait preuve d’un « instinct poétique de
grandes finesse et précision » et a bien su jouer avec ce quelque chose
d’inconnu et de nouveau pour le lecteur étranger et ce quelque chose de
connu et familier pour lui, sans permettre l’assimilation de la tonalité

3« …am sim it cum mi se taie r suflarea: eram în fa a unei excep ionale traduceri de poezie
veche, cu teribile exigen e legate de un lexic şi o sintax arhaizante, de forme prozodice fixe,
şi care devenise totodat – aşa cum se întâmpl cu orice traducere excep ional – un
monument de limb şi de poezie român . »
4« Originalul era acolo, îi sim eai b t ile inimii, dar nu mai pu in vie era şi prezen a noii

rostiri poetice româneşti, legat de cea francez şi totodat autarhic , existând ca oper în
sine. »

64
Muguraş ţONSTANTINESţU

bacovienne à une tonalité poétique déjà existante en la poésie française, en


pratiquant des dissonances, des discontinuités, certaines distorsions de
syntaxe et de rythme propres au poète roumain, sans tomber dans le piège
d’une versification facile.
Dans d’autres articles (2007, 1), la traductrice pratique une critique
des traductions plus ponctuelle pour relever des fioritures et contresens
dans la version roumaine d’Alexandru Hodoş pour le roman flaubertien,
Salammbô, pour lequel elle donne une nouvelle traduction, une retraduction
au sens restreint du terme. En identifiant dans cette version, considérée lors
de sa publication une grande réussite, à travers un travail de comparaison
avec l’original, des omissions, des explicitations, des ajouts, des fioritures et
des contresens et une véritable répulsion envers les néologismes, Irina
Mavrodin fait également le procès de la chronique des traductions, dont les
auteurs se contentent en général de la lecture du texte traduit sans le
comparer avec l’original, d’une impression superficielle résumée par « ça
sonne bien », « ça sonne mal » et qui proposent un commentaire libre sur
l’auteur et le texte et non pas une analyse de la traduction.
Si des praticiens-théoriciens comme Irina Mavrodin et Radu
Paraschivescu descendent dans l’arène journalistique pour faire l’analyse et
la critique des traductions, un essayiste, poète et traducteur comme Ştefan
Augustin Doinaş (1974) le fait plus discrètement dans ses essais.
Ainsi, dans son ouvrage intitulé Orfeu sau tentaţia realului [Orphée
ou la tentation du réel], dans la partie « Fragmente teoretice» [Fragments
théoriques], il publie un très intéressant essai, « Traducerea ca re-creare a
operei » [La traduction en tant que re-création de l’œuvre], où il fait
connaître sa position de praticien, poète à part entière, qui sent le besoin de
théoriser, de réagir, de réfléchir sur le traduire, même si de façon non-
systématique (le titre « Fragments » en est éloquent dans ce sens).
Le poète traducteur qui a mis plus de vingt ans pour rendre en
roumain La Jeune Parque de Valéry réagit à la traduction en prose de la
poésie, même si elle est faite par des monstres sacrés. Selon Doinaş,
traduire un sonnet, forme fixe par excellence, en négligeant sa prosodie
spécifique, c’est trahir une certaine structure littéraire, c’est trahir justement
la littérarité ; dans le même esprit, traduire une poésie en prose dénote une
évidente absence de sensibilité artistique vis à vis de son ineffable.
Avec de tels arguments Doinaş « critique » les traductions en prose
de Ţaudelaire et Mallarmé pour les poèmes de Poe et ne les considère pas
des traductions dans le vrai sens du mot : elles constituent une invitation à
l’original, elles suggèrent au lecteur français ce que pourraient être les

65
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

poèmes de Poe, mais ne les re-créent pas dans l’espace culturel de la langue
française.
Leur attitude exprime, sans doute, un grand scepticisme envers les
possibilités de la traduction poétique et néglige le fait que l’espace culturel
d’une langue est un « terrain de virtualités » (p. 25) et qu’au moins pour les
langues ayant la même origine ou une assez proche il n’y a pas de forme
littéraire qui ne puisse être transportée d’une langue à l’autre.
Traduire Poe, soutient le traducteur-poète-essayiste, ne signifie pas
nécessairement imiter au plus près sa versification, mais réaliser dans la
langue traduisante la même différence d’expression, le même effort
d’individualisation que Poe a réalisé dans sa langue maternelle.
ţes quelques exemples tirés de la presse littéraire, de la réflexion
traductologique ou universitaire, de l’essai, nous montrent que ces
pratiques placées sous le signe du non-systématique, du manque de
méthode rigoureuse, du mélange original / traduction, marquées, en
général par la personnalité, l’expérience et la formation de leur auteur
constituent une forme de critique des traductions, critiquée et critiquable
mais tout aussi nécessaire, justifiée et justifiable.
La situation déplorée par Irina Mavrodin, concernant l’absence et la
superficialité des chroniques des traductions, situation valable en 1967,
année de la parution de la version de Hodoş, en 2007, année de la rédaction
de l’article par Irina Mavrodin, n’a pas beaucoup changé et dans ce cas il
importe d’inventorier même des articles sporadiques et des commentaires,
analyses et réflexions qui se trouvent en marge de la critique scientifique,
technique de la traduction, tout en lui assurant un terrain favorable pour
son émergence réelle. Si l’histoire de la traduction, assez mince elle aussi, a
réussi finalement à faire reconnaître ses lettres de noblesse générique, tout
en se trouvant dans un grand décalage par rapport à l’histoire de la
littérature, la critique des traductions, marquée pour ne pas dire
stigmatisée par sa double secondarité, met du temps à se faire reconnaître
comme genre à part entière et pour cela toute bribe, tout fragment se
trouvant dans son entourage mérite attention et intérêt.

Références bibliographiques

Ballard, Michel. Le commentaire de traduction anglaise. Paris : Armand Colin, 2007.


Ţallard, Michel. « Les décalages de l’équivalence ». In : Michel Ballard et Lance
Hewson (éds.). Correct / Incorrect. Arras : Artois Presses Université, 2004 : 17-33.
Berman, Antoine. Pour une critique des traductions : John Donne. Paris : Gallimard,
1995.

66
Muguraş ţONSTANTINESţU

Doinaş, Ştefan Augustin. « Traducerea ca re-creare a operei ». In : Orfeu sau tentaţia


realului. Ţucureşti : Editura Eminescu, 1974.
ţonstantinescu, Muguraş. « Ţ t lia cîştigat de Patrick Rambaud ». România
literară. 31 (2001) : 20.
Constantinescu, Muguraş. « Un roman de Yann Apperry ». România literară. 48
(2001) : 22.
Ghinea, Nouras ţristian. « Este foarte greu s fii scriitor între dou c r i traduse ».
Interviu cu scriitorul şi traduc torul Radu Paraschivescu, purt tor de cuvânt al
editurii Humanitas. [En ligne]. Mis en ligne le 22 mars 2005. URL :
http://www.poezie.ro/index.php/article/111793/index.html. (ţonsulté le 6
septembre 2007).
Ladmiral, Jean-René. « Sourciers et ciblistes ». Traduire. 184-185 (2000) : 7-27.
Mavrodin, Irina. « ţe s rb toare, sub semnul poeziei ... ». România literară. 38
(2001).
Mavrodin, Irina. « ţând frumuse ea o contemplu-n tine ... ». România literară. 24
(2001) : 23.
Mavrodin, Irina. « Înflorituri şi contrasensuri ». Pro Saeculum 1 (2007).
Meschonnic, Henri. Poétique du texte traduit. Paris : Verdier, 1999.
Oustinoff, Michaël. La traduction. Paris : PUF, « Que sais-je ? », 2007.
Paraschivescu, Radu. « Cronica traducerilor ». Idei în dialog URL :
www.ideiindialog.ro
Reiss, Katharina. La critique des traductions, ses possibilités et ses limites. Traduit de
l’allemand par ţatherine Bocquet. Arras : Artois Presses Université, 2002.

67
De l’esthétique vers l’éthique dans la traduction. L’idiolecte
du traducteur, le contrat de lecture et « autres plaisirs
minuscules »

Magdalena MITURA

Université Marie ţurie-Skłodowska


Instytut Filologii Romańskiej, Lublin
Pologne

Résumé : La traduction d’un texte littéraire présuppose un travail de réécriture. Son résultat
comporte donc inévitablement les traces de la réalisation subjective du nouveau projet
poétique effectué par le traducteur. L’objectif du présent article est de montrer de quelle
manière les choix récurrents du traducteur concernant l’emploi des pronoms personnels, la
cohésion inter- et intraphrastique, ainsi que le transfert des éléments socioculturels
modifient le pacte énonciatif noué entre l’auteur de l’original et le lecteur imprimé dans le
texte. L’évaluation finale du texte-cible s’opère en fonction des critères proposés par Antoine
Ţerman qui sont la poéticité et l’éthicité.

Mots-clés : idiolecte, projet traductif, techniques traductives, perception de l’altérité,


poéticité, éthicité.

Abstract : Translation of a literary text presupposes the repetition of the creative act.
Therefore, its result inevitably shows traces of the translator’s subjective approach in the
new artistic project. The objective of this paper is to present how the recurring choices made
by the translator with regard to personal pronouns, inter- and intra-phrasal cohesion, as
well as transfer of social and cultural elements, affect communication between the author of
the original work and projected reader of the text. Final evaluation of the target text is based
on criteria suggested by Antoine Berman that is poeticity and ethicity.

Keywords : idiolect, translation project, translation techniques, perception of otherness,


poeticity, ethicity.

Introduction

De par son caractère corollaire, la traduction fut très souvent


considérée comme une activité secondaire, parfois même reproductrice par
rapport à l’original, d’où la primauté donnée à la réflexion visant la fidélité

69
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

au sens du texte-source au détriment de l’apport individuel du traducteur.


Au stade actuel des recherches traductologiques, la traduction n’est plus
envisagée comme un simple transfert du contenu informationnel, mais elle
témoigne de la réalisation subjective du projet traductif (cf. Ţerman 1995,
76).
La traduction d’un texte littéraire implique la répétition de l’acte
créatif. Le degré de l’autonomie et de l’originalité de cet acte est sujet à de
nombreuses discussions. ţependant, il reste indéniable que dans le résultat
du processus traductif s’inscrivent toujours les traces du travail de son
auteur. En outre, l’œuvre traduite ne doit pas être perçue comme un énoncé
poétique accompli et univoque. Le rôle décisif dans l’actualisation des sens
du texte appartient au bagage cognitif du lecteur second immergé dans un
contexte sociolinguistique différent qui conditionne son approche du texte.
Par conséquent, le lecteur devient une composante active de la
communication artistique1. ţ’est pourquoi il nous a paru intéressant de
focaliser notre réflexion sur la perspective du lecteur projeté par le
traducteur au cours de son activité.
L’objectif de notre intervention est de montrer de quelle façon les
choix récurrents du traducteur au niveau lexical, stylistique ou discursif
influencent la relation engagée sur l’axe l’auteur du texte – le lecteur imprimé
dans le texte. L’étude comparative du recueil La Première gorgée de bière et
autres plaisirs minuscules de Philippe Delerm et de sa traduction polonaise
faite par Wawrzyniec Ţrzozowski mène à la spécification des stratégies
traductives provoquant des bouleversements dans certaines couches de ce
pacte énonciatif qui est le contrat de lecture2. Pour tenter d’apporter un
éclairage à la complexité de ce phénomène nous examinons quelques
éléments qui se sont avérés constitutifs de l’idiolecte du traducteur, comme
les pronoms personnels ayant pour référent le narrataire, les relations
cohésives intra- et interphrastiques qui s’articulent dans les ajouts de
connecteurs logiques et temporels et, pour finir, les éléments

1 L. Hewson (1995, 151) envisage ainsi l’apport du lecteur à la traduction : « [...] son
rôle ne se limite pas à incarner l’aboutissement pur et simple d’une opération
préalable, mais signifie le début d’un nouveau processus, où il engage sa propre
subjectivité dans une activité qui est productrice de la signification. ».
2 Nous reprenons le terme contrat de lecture de l’étude de M. Morel qui le définit

comme un programme engagé entre le texte et le lecteur potentiel renvoyant à la


langue, au genre et au style. « Une expectative concernant ces trois dimensions [...]
est suscitée par le texte de façon globale, sorte d’horizon d’attente qui lui est
spécifique et qui est établi dès les premières lignes. » (1995, 15)

70
Muguraş ţONSTANTINESţU

civilisationnels. La première remarque qui s’impose est le fait que les


phénomènes étudiés puissent paraître hétérogènes. Pourtant, tous les trois
ont un dénominateur commun puisqu’ils modèlent l’espace entre le monde
décrit par l’écrivain et les locuteurs impliqués dans l’acte énonciatif qui le
prend pour sujet.

Les pronoms personnels

La théorie de l’énonciation fournit, à travers la fonction de prise en


charge de l’énoncé par l’énonciateur, un concept très utile à l’étude de la
distance qui s’instaure entre le locuteur de l’énonciation, son énoncé et,
éventuellement, l’allocuteur à qui il s’adresse. La troisième personne,
typique de la narration historique, signale la distanciation maximale et
coïncide avec le traitement de l’énoncé comme extérieur au monde du sujet.
À l’opposé se trouve la première personne créant une distance qui
s’approche du zéro et annonce l’interchangeabilité du je de l’énoncé et celui
de l’énonciation, donc la prise en charge de l’énoncé par le sujet (cf.
Maingueneau 1976, 119 ; Perret 1994, 45-56).
La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules est un recueil de
récits où chacun y décrit un instant de la vie quotidienne : l’achat des
gâteaux dans la pâtisserie, la soirée du dimanche, la lecture sur la plage.
L’écrivain capte les événements banals dans la mémoire partagée avec son
lecteur, les suspend momentanément dans le temps et l’espace afin de les
revivre intensément et en tirer toute leur saveur. Philippe Delerm tisse le
rapport face à l’univers décrit et à l’interlocuteur à travers l’emploi
systématique du pronom personnel on. La prolifération de cette forme
permet d’y voir le trait idiolectal le plus saillant de l’écriture analysée. La
rythmicité de certains passages est saccadée par la répétition du pronom en
question, ce qui peut sembler monotone, mais s’avère inhérent à
l’esthétique de ce discours poétique. Il s’ensuit que ce choix grammatical de
surface est en corrélation étroite avec le contenu décrit, comme l’atteste par
exemple le fragment suivant :

Après, on fait glisser les boules d’un seul doigt. [...] Parfois, on a envie de la
croquer. [...] Alors on parle à petits coups [...]. De temps en temps, on relève
la tête […]. On parle de travail, de projets, de fatigue […].[…] On passe les

71
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

mains dans les boules écossées qui remplissent le saladier. ţ’est doux ; [...]
l’on s’étonne de ne pas avoir les mains mouillées. (14)3
Rappelons que le pronom personnel on est une forme très riche
sémantiquement parce qu’elle focalise plusieurs référents potentiels sous
forme d’un seul signifiant. En fonction du contexte elle peut représenter
toutes les personnes du discours au sens benvenistien du terme (cf.
Benveniste 1990, 225-236) : je, tu, nous, vous ainsi que les non-personnes
dans leurs emplois génériques ils, elles. Vu la caractéristique stylistique
analysée, il est intéressant de signaler que Harald Weinrich (1989, 78-79)
attribue au pronom on une fonction de neutralisation des « trois
communicants : locuteur vs. auditeurs vs. référent » impliqués dans la
situation de communication car « [...] la situation de communication est
souvent telle que cette imprécision est non seulement tolérée, mais encore
peut être bienvenue aux locuteurs [...] ». En plus, le linguiste fait remarquer
que « [...] l’art d’employer on fait partie de la compétence linguistique dans
l’éventail des nuances ».
À la lumière des observations ci-dessus, il devient évident que par
le biais de cette forme grammaticale l’auteur transcrit une esthétique toute
particulière à la réalité évoquée ou plutôt réveillée dans les souvenirs
communs. Le pronom personnel on traduit une connivence des expériences
partagées avec le lecteur auquel pourtant la place est faite d’une manière
nuancée.
L’absence d’un tel pronom dans le système de la langue polonaise4
rend pratiquement impossible la restitution du réseau aussi fin des
relations énonciatives inscrites dans l’écriture delermienne, comme le
prouve le passage correspondant en polonais5.

Et puis tu égrènes les boules d’un coup de doigt. [...] on [la forme originale –
l’impersonnel] a envie de les croquer. [...] La conversation se déroule
lentement. De temps en temps, tu relèves la tête […]. Vous parlez de

3 Tous les exemples proviennent du livre La Première gorgée de bière et autres plaisirs
minuscules de Philippe Delerm et de sa traduction polonaise mentionnés dans les
références bibliographiques. Les nombres entre parenthèses signalent la page de la
citation.
4 Malheureusement, ni même Stanisław Gniadek (1979, 78-84) dans sa très connue

grammaire contrastive n’exploite pas la plasticité référentielle du pronom on et


limite les emplois correspondants en polonais à la première personne du pluriel et
à la forme impersonnelle du verbe.
5 Dans tous les exemples, les citations qui suivent le texte-source sont nos

traductions littérales du texte-cible.

72
Muguraş ţONSTANTINESţU

travail, de fatigue, de projets […]. […] Il est agréable de plonger les mains
dans le saladier rempli de boules entassées [...] jusqu’à ce que tu t’étonnes
d’avoir les mains sèches. (10)

Sur la totalité du texte analysé, le traducteur opte dans la majorité


des cas pour la deuxième personne du singulier. ţela donne l’impression
d’un rapport coénonciatif plus prononcé et désambiguïsé. Avec la
deuxième personne, le narrataire se voit interpellé directement, sa présence
est la plus tangible et manifeste6, comme si le récit posait effectivement son
existence. La forme tu dévoile beaucoup plus que ne le fait le pronom on. Le
rapport entre le narrateur et le narrataire devient ainsi explicite et privé de
ce jeu subtil d’interprétations plausibles. Visiblement, le traducteur est
conscient de son impuissance face à la non-symétrie grammaticale de deux
systèmes linguistiques car, au lieu d’une substitution mécanique, il tente de
signaler la richesse de référents possibles, ce qu’attestent les exemples
suivants :

On entre dans la cave. (18) / Tu descends à la cave (13) ; On s’en revient


toujours au même endroit [...]. (29) / Nous retournons toujours au même
endroit. (23) ; On l’assimile aux gargarismes [...]. (24) / L’homme l’assimile
aux gargarismes. (19) ; […] on ne va pas vous cantonner dans un fauteuil
côté salon pour un apéritif en règle. (44) / [...] ils ne vont pas te cantonner
dans un fauteuil au salon pour que tu boives un apéritif en règle. (35)

En somme, le traducteur propose des solutions multiples : la deuxième


personne du singulier et du pluriel, le substantif l’homme à valeur
généralisante, la troisième personne du pluriel ou bien la forme
impersonnelle du verbe. Mais la décision d’une telle saturation parmi
d’autres possibles est à chaque fois prise autoritairement par le traducteur,
les indices co-textuels n’y étant pour rien.
Venons-en à présent à un procédé supplémentaire, relevé dans le
corpus analysé, qui accentue encore plus la présence du narrataire.
Relativement souvent, le traducteur à travers les ajouts des pronoms
personnels et des verbes de perception instaure la perspective du narrataire

6 Michał Głowiński (1997, 92) fait remarquer que le jeu narratif entre la première et
la deuxième personne du singulier a pour résultat immédiat une tension plus
grande que celle qui s’instaure dans la narration à la troisième personne. La
prédominance de la forme tu caractérise les endroits textuels où le narrateur
cherche avant tout le contact avec le lecteur, le rôle de l’histoire racontée diminue
donc considérablement.

73
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

pendant qu’elle est absente du texte-source, comme le témoignent les


exemples ci-dessous :

ţ’est l’épaisseur veloutée qui est en cause, mais aussi la parcimonie


affectée. (16) / ţe n’est pas seulement l’épaisseur veloutée qui est en cause,
mais aussi la parcimonie du connaisseur jouée par toi. (11)

Tout près, très loin, des bruits de repas préparé viennent d’un monde
simple. (26) / Tu entends tout près, très loin, dans ce monde simple,
quelqu’un faire des bruits de repas préparé. (20)

On traverse la nuit. Les panneaux espacés [...]. […] Quelques pas gourds, le
regard vague, quelques silhouettes croisées, mais pas de mots. (43) / Tu
traverses la nuit. Tu passes à côté des panneaux espacés [...]. […] Quelques
pas gourds, tu laisses vaguer le regard, tu croises quelques silhouettes, mais
tu ne dis rien. (28)

Mais comment l’affronter face au banana-split? (43) / Mais comment


l’affronter quand devant toi attend le banana-split? (34)

Alors il faut un nouveau pull. Porter sur soi les châtaignes, les sous-bois,
les bogues des marrons, le rouge rosé des russules. Refléter la saison dans
la douceur de la laine. (57) / Il te faut alors un pull. Tu désires porter sur toi
les châtaignes, les bogues des marrons, les sous-bois et le rouge rosé des
russules. Tu voudrais refléter la saison dans la douceur de la laine. (47)

En conclusion de cette thématique il faut dire que l’original contient


les désignateurs qui n’impliquent pas directement les parties du contrat de
lecture dans la situation d’énonciation. La comparaison des fragments
correspondants montre que le texte français invite à porter un regard
extérieur sur les images décrites. Par contre, le texte polonais force le
lecteur à faire part de ego-hic-nunc. La perspective instable, flottante,
esquissée entre les personnes et leur vécu que Philippe Delerm construit à
l’aide des moyens moins diversifiés se transforme avec la multiplication
des désignateurs polonais en un rapport univoque donc stable. La première
conséquence fâcheuse d’une telle stratégie est que la subtilité du jeu avec le
lecteur est rompue. Celui-ci n’est plus obligé de coopérer à saturer les
référents du pronom on en fonction du contexte : la ligne démarcative entre
l’individuel, le commun et le général cesse d’être ambiguë. Par ailleurs, au
niveau stylistique, la répétition obstinée de la même forme, ce qui était le
trait idiolectal saillant de l’original, disparaît de la nouvelle écriture.

74
Muguraş ţONSTANTINESţU

La cohésion phrastique

L’attitude de l’auteur envers la réalité décrite et envers


l’interlocuteur trouve son reflet également au niveau de l’organisation
syntaxique des constituants phrastiques et des relations intraphrastiques.
L’écriture de Philippe Delerm abonde en constructions parataxiques,
dépourvues des marques explicites de subordination ou de coordination.
Les phrases semblent suivre de près le cours de la pensée et être notées sur
le vif, comme si elles surgissaient effectivement de la profondeur des
souvenirs. L’écrivain n’abhorre ni les répétitions proscrites par la
rhétorique classique (par exemple sous forme de prédication d’existence
c’est), ni les phrases nominales. Par contre, le lecteur polonais reçoit une
écriture corrigée par le traducteur. L’étude effectuée nous permet de
constater que celui-ci réalise son propre programme esthétique qui n’est
pas, soulignons-le, le résultat des contraintes linguistiques. Plusieurs
techniques7 concourent à la stratégie d’amélioration stylistique prétendue.
En premier lieu, nous avons des ajouts et des modifications des connecteurs
logiques intra- et interphrastiques :

Il ne se passe rien, dans le journal du petit déjeuner [...]. On y allonge la


saveur du café chaud [...]. (71) / Il ne se passe rien, dans le journal que tu
lis au petit déjeuner [...]. Grâce à lui tu te délectes plus longtemps de la
saveur du café chaud [...]. (62)

On se sent captif, dans le parallélépipède rectangle [...]. En même temps,


on sait qu’il y a là un rite initiatique [...]. (85) / Tu te sens captif, dans le
parallélépipède rectangle [...]. Mais en même temps tu sais bien que tu dois
passer à travers ce rite initiatique [...]. (77)

Le téléviseur peu à peu devient insupportable, et on l’éteint. (52) / Le


téléviseur commence à t’agacer terriblement, donc tu l’éteins. (42)

7Précisons que le terme technique doit être ici compris comme une solution d’un
problème ponctuel choisie par le traducteur à un endroit concret du texte. Par
contre, la stratégie en tant que la résultante et la somme des techniques traductives
articule la totalité du projet traductif entrepris face au texte-source.

75
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

ţ’est trop monstrueux, presque fade à force d’opulence sucreuse. (42) /


ţ’est trop monstrueux, et en plus, à force d’opulence sucreuse, fade et privé
de goût. (33)

Par ailleurs, très fréquents sont les cas de l’introduction des


connecteurs temporels dans le texte-cible, probablement dans le but de
renforcer sa cohésion et pour mettre en évidence la succession des
événements narrés :

Le boulanger en maillot de corps fariné se montre au fond de la boutique


[...]. On se retrouve dans la rue. [...] Mais on prend un croissant dans le sac.
La pâte est tiède [...]. [...] c’est comme si le matin d’hiver se faisait croissant
[…]. (21) / Et après, au fond de la boutique se montre le boulanger en
maillot de corps fariné [...]. Et de nouveau tu es dans la rue. [...] et alors tu
prends un croissant. Il est toujours tiède [...]. [...] et alors comme si tout le
matin d’hiver se faisait tout d’un coup croissant […]. (16)

La technique suivante consiste à compléter les phrases, jugées


vraisemblablement « défectives », soit par l’ajout d’un prédicat absent de
l’original, comme dans les exemples qui suivent :

On fait couler un bain. Un vrai bain de dimanche soir [...]. (51) / Tu fais
couler un bain. Ça va être un vrai bain de dimanche soir [...]. (41)
ţafétéria dix kilomètres. (34) / Dans dix kilomètres il y aura une cafétéria.
(28)

soit par la diversification lexicale de la monotonie présumée des prédicats


français :

C’est presque toujours à cette heure creuse de la matinée où le temps ne


penche plus vers rien. (13) / Ça arrive presque toujours à cette heure creuse
de la matinée où le temps ne penche plus vers rien. (9)
[...] c’est ça, le secret du couteau. (10) / ţ’est en quoi repose le secret du
couteau. (6)
[...] c’est dans le code. (14) / [...] cela est exigé par le code en vigueur. (10)
On est la vie, la mort, l’amour, la guerre [...]. (56) / Tu te transformes en la
vie, l’amour, la mort, la guerre [...]. (46)

Notons que dans le dernier exemple cité la solution du traducteur entraîne


une modification plus considérable de l’original. La traduction en dit
davantage : on passe d’un verbe existentiel du français à un verbe éventif
en polonais.

76
Muguraş ţONSTANTINESţU

Il ressort de tout ce qui précède que le traducteur réalise une


stratégie qui enlève le non-dit, le non-exprimé soufflé par l’auteur entre les
mots et les phrases. À cause des procédés de l’agencement syntaxique
choisis par le traducteur, le lecteur second est dispensé de l’effort
nécessaire pour la reconstruction des relations logiques et temporelles. Le
réseau tridimensionnel de relations tissées entre l’écrivain, le texte (ou plus
précisément l’univers y étant enfermé) et la saturation des sens exécutée
par le lecteur s’aplatit en construction bidimensionnel : tout est dit sur la
surface du texte où la compréhension se fait immédiate.

Les deux mondes – la traduction des éléments socioculturels

L’original analysé contient des signaux socioculturels qui ne laissent


pas de doutes quant à l’origine de l’univers présenté. Les noms
géographiques des lieux, les noms propres des personnes, les titres des
journaux et des livres indiquent clairement la réalité française. Dans la
majorité des cas ces endroits textuels ne constituent pas d’obstacle dans le
processus traductif. Le traducteur fait donc appel à des techniques
classiques. Premièrement, il maintient la forme originale sans changement
quelconque, comme par exemple dans les occurrences suivantes :
« Évreux » (49), « Libération, Le Figaro, La Dépêche du Midi » (61).
Deuxièmement, il la modifie en fonction des exigences phonétiques et
morphologiques de la langue-cible ce qui peut être illustré par la flexion
nominale des noms propres : « les routes d’Auvergne (39) / drogi Owerni »
(31), « pluie de Brest (56) / deszczem w Brescie » (46), « La mort de Jacques
Brel (60) / śmierć Jacquesa Ţrela » (50), « tour Eiffel (67) / wieżę Eiffela »
(59). Troisièmement, Wawrzyniec Ţrzozowski propose un équivalent
polonais attesté : « À l’ombre des jeunes filles en fleurs (47) / À l’ombre des
filles en éclosion » (38), « Aquitaine (61) / Akwitania » (51). En un mot,
nous pouvons donc constater que le lecteur polonais se retrouve face à la
réalité étrangère8, mais cohérente. D’autre part, il ne faut pas oublier que,
paradoxalement, les choix les plus évidents sont les moins intéressants
quant à l’étude du travail effectué au cours du processus traductif car ils
sont privés de la subjectivité investie dans la lutte avec la matière du texte.
Heureusement, pour les besoins du critique de la traduction, à côté
de solutions typiques susmentionnées, nous retrouvons plusieurs
occurrences beaucoup moins éthiques par rapport à la lettre de l’original,

8 Krzystof Hejwowski (2004, 93), au lieu de parler de l’étrangété dans la réception de


la traduction, trouve plus pertinent d’employer le terme la perception de l’altérité.

77
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

mais dévoilant en revanche clairement la prise en considération de la


réception et, par conséquent, l’image que le traducteur se fait de son
lecteur. L’une des stratégies est celle de l’incrémentialisation. En
traductologie, le terme désigne l’apport d’une

« précision ”supplémentaire” et / ou ”différentielle” au phénomène


culturel ou civilisationnel qui ne peut recevoir de traduction par les
moyens habituels. [...] elle correspond à une mise en locution ou
syntagmatisation du terme en question, qui se trouve alors inséré dans une
lexie. » (Demanuelli 1995, 91)

Ainsi, respectivement, « île flottante » (42) donne-t-elle lieu à


« petite île en glace flottant dans le sirop » (33), « coupelle aux 4 fruits » (42)
à « mélange de fraises, de fraises des bois, de groseilles et de mûres » (33),
et « menthe à l’eau » à « eau fraîche avec du sirop de menthe » (32). Il
semble, que dans le même, souci le traducteur ajoute une information « les
cols montagneux » (32) afin de préciser les référents de Galibier et de
Tourmalet (40).
L’explicitation, un autre procédé, proche de l’incrémentialisation
qui en diffère toutefois par le nivellement de toute marque de signifiant
original (Demanuelli 1995, 72), est observable dans l’exemple suivant :
« train corail » (36) / pospieszny « express » (29). La solution proposée peut
consister également en une relation hypo-hyperonymique ayant pour
conséquence une neutralisation des éléments culturellement marqués en
faveur d’un transfert vers un référent plus connu par les Polonais, ce
qu’atteste la traduction des « crudités » (27) par « entrée » (21), du
« sorbet » (30) par « glaces » (24) et de la « SNCF » (37) par « chemin de
fer » (30). Notons que ce dernier choix est particulièrement pernicieux car il
s’accompagne de la perte d’un renvoi explicite à la réalité française.
Passons à quelques techniques traductives éparses et hétéroclites
qui, tout en restant des faits ponctuels, concourent néanmoins à la
modification du contrat noué par l’auteur avec le lecteur du texte-source.
Tout d’abord, le traducteur essaie d’épargner aux Polonais les méandres du
jeu de boules et élimine le mot « cochonnet » (91) présent dans l’original. La
même solution est entreprise pour le P.M.U. (Pari Mutuel Urbain) (12), le
rendement d’armes d’autant plus inexplicable que le traducteur ne recule
pas devant la note du traducteur pour « l’opinel » et « le laguiole » (5). Le
nom de l’écrivain Léataud est complété par son prénom « Paul » (38) ce qui,
dans notre opinion, n’aide pas le Polonais à identifier le personnage.
D’autre part « Le repas de midi » (27) est adapté aux habitudes polonaises

78
Muguraş ţONSTANTINESţU

du déjeuner plus tardif et devient « midi est passé » (21). La traduction de


l’adjectif « franchouillard » (40), terme à connotation péjorative qui désigne
les caractères du Français moyen, présente un cas particulièrement
intéressant. Wawrzyniec Ţrzozowski emploie l’adjectif « żabojadzi » (32)
signifiant « propre aux mangeurs des grenouilles », également un terme à
connotation péjorative, mais à l’aide duquel les Polonais désignent les
Français. Une telle décision lexicale apparemment anodine influence la
couche des relations énonciatives dans le texte. Notamment, elle déplace
complètement la perspective du narrateur, en la situant dans la réalité-
cible, et instaure la répartition des rôles textuels entre le locuteur et le
référent dont le texte-source ne fait pas état.
ţomme nous avons pu observer, tous les procédés non-classiques
mis en pratique dans la traduction des éléments culturels et civilisationnels
ont en commun le fait de témoigner la même attitude du traducteur par
rapport au lecteur second. À savoir, le traducteur essaie de dispenser le
lecteur-cible de l’effort nécessaire pour décoder les signaux d’une autre
réalité en l’estimant inconnue de son lecteur. Pour pallier ce manque de
compétences extralinguistiques Ţrzozowski complète le co-texte
d’informations périphrastiques. N’oublions pas pourtant que le souci de la
bonne détection, louable dans la perspective de la fluidité de la lecture, se
fait toujours au détriment de la fidélité donc de l’éthicité par rapport à
l’écriture originale.

Conclusion

Antoine Ţerman (1995, 92) propose d’appuyer le jugement final du


texte-cible sur deux facteurs qui sont « la poéticité » et « l’éthicité ». La
première permet d’appréhender la traduction en tant que création d’un
nouveau tissu textuel qui doit tenir grâce à son esthétique interne. La
deuxième concerne la dimension éthique et vise le respect de l’original. En
ce qui concerne le premier critère, force nous est de reconnaître que le texte
polonais tient, la lecture n’est pas obturée par des zones problématiques
stylistiquement. Le traducteur réalise méthodiquement son projet traductif,
et seule la perspective comparative révèle que les partis pris du traducteur
se font beaucoup plus par rapport à son lecteur qu’en fonction de l’éthicité
due au projet de l’écrivain.
Pour conclure, on peut dire que les analyses effectuées permettent
de constater, d’une part, les entorses survenues dans l’espace du rapport
tracé par l’auteur de l’original vis-à-vis du lecteur inscrit dans le texte et,

79
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

d’autre part, les modifications dans l’approche de la réalité décrite. Ţien


que les décisions prises par le traducteur soient ponctuelles et décelables au
niveau grammatical et stylistique, elles se révèlent consubstantielles à la
nouvelle écriture poétique qui, sous de nombreux aspects, est divergente
de celle de l’original.
Références bibliographiques

Benveniste, Émile. « Structure des relations de personne dans le verbe ». In :


Benveniste. Problèmes de linguistique générale, 1. Paris : Gallimard, 1990 [1966] : 225-
236.
Berman, Antoine. L’Épreuve de l’étranger. Paris : Gallimard, 1984.
Berman, Antoine. Pour une critique des traductions : John Done. Paris : Gallimard,
1995.
Berman, Antoine. La Traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain. Paris : Seuil, 1999.
Demanuelli, Jean, Demanuelli, Claude. La traduction : mode d’emploi. Glossaire
analytique. Paris-Milan-Barcelone : Masson, 1995.
Głowiński, Michał. Narracje literackie i nieliterackie [Les Narrations littéraires et non-
littéraires]. Kraków : Universitas, 1997.
Gniadek, Stanisław. « Les pronoms en français et en polonais ». In : Gniadek.
Grammaire contrastive franco-polonaise. Warszawa : PWN, 1979 : 78-84.
Hejwowski, Krzysztof. Kognitywno-komunikacyjna teoria przekładu [La Théorie
cognitive-communicationnelle de la traduction]. Warszawa : Wydawnictwo
Naukowe PWN, 2004.
Hewson, Lance. « Images du lecteur ». Palimpsestes 9. Paris : Presses de la Sorbonne
Nouvelle, 1995 : 151-164.
Lambert, José, « Literary translation. Research issues ». In : Mona Baker (dir.),
Routledge Encyclopedia of Translation Studies. London and New York : Routledge,
2006 [1998] : 130-133.
Maingueneau, Dominique. Initiation aux méthodes de l’analyse du discours. Paris :
Hachette, 1976.
Morel, Michel. « Lecture, traduction, axiologie ». Palimpsestes 9. Paris : Presses de la
Sorbonne Nouvelle, 1995 : 13-24.
Perret, Michèle. L’Énonciation en grammaire du texte. Paris : Nathan, 1994.
Weinrich, Harald. « Entre le nom et le verbe : les rôles textuels ». In : Weinrich.
Grammaire textuelle du français. Paris : Didier, 1989 : 58-116.

Textes analysés

Delerm, Philippe. La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Paris :


Gallimard, 1997.
Delerm, Philippe. Pierwszy łyk piwa i inne drobne przyjemności. Traduit par
Wawrzyniec Brzozowski. Warszawa: Sic!, 2004.

80
L’histoire des traductions en hongrois
de Tartuffe et de Ainsi va l’carnaval

FARKAS Jenő

Université Eötvös Loránd, Ţudapest


Hongrie

Résumé : S’appuyant sur un corpus de traductions successives des comédies de Molière et


de ţaragiale, cet article s’attache à démontrer que les traductions / adaptations modernes
sortent des canons trop étroits de la traductologie actuelle, ancrée dans des théorisations de
plus en plus abstraites. La pratique traductive théâtrale dépasse largement le cadre
théorique et englobe – peut-être mieux que d’autres formes de traduction littéraire – les
nouveaux acquis de la réception culturelle contemporaine. Qu’on le veuille ou non, le
spectateur / consommateur actuel exige des adaptations renouvelées des anciens auteurs. Si
l’on veut que le théâtre perdure dans ce nouveau millénaire, il faut comprendre la nécessité
de revisiter courageusement les grands auteurs de la dramaturgie universelle.

Mots-clés: traduction, adaptation, interprétation, histoire des traductions.

Abstract : Starting from a corpus of successive translations of Moliere's and Caragiale's


comedies, our aim in this article is to demonstrate that modern translations / adaptations
disregard the canons of present day translatology, inclined towards more and more abstract
theoretical approaches. Translation practice in the area of theatre goes beyond theory and
contains - maybe better than other forms of literary translation - the new acquisitions of
contemporary cultural reception. Willingly or not, today's spectator/consumer asks for the
renewed adaptation of past authors. If the conservation of theatre in the new millennium as
at stake, one should also understand the necessity of daringly reinventing the well-known
world playwrights.

Keywords : translation, adaptation, interpretation, history of translation

Dès le début il faut préciser que la traduction dont nous parlons est
liée à la spécificité de la traduction théâtrale. L’horizon traductif du théâtre
est toujours imprégné des contraintes historiques et littéraires
conjoncturelles puisque la traduction, l’adaptation et l’interprétation des
textes doivent répondre aux exigences morales, sociologiques ou
historiques de l’époque. D’autre part, la traduction théâtrale est plutôt un

81
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

travail de dramaturge et, en plus, toute forme de théâtre est accordée avec
le goût et la propagande de l’élite (soit religieuse ou politique, soit
administrative ou culturelle). N’oublions pas que Tartuffe a été interdit à la
ţour de Louis XIV à cause de la critique du fanatisme religieux. Molière
s’est adressé au roi de la manière suivante :

SIRE,
Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant,
j'ai cru que, dans l'emploi ou je me trouve, je n'avais rien de mieux à faire
que d'attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et,
comme l'hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus
incommodes et des plus dangereux, j'avais eu, Sire, la pensée que je ne
rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si
je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, et mît en vue, comme il
faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les
friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent
attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique.
(Premier Placet présenté au Roi, sur la comédie du Tartuffe qui n’avait pas encore
été représentée en public, in Molière 1965, 686)

La comédie Ainsi va l’carnaval de Ion Luca ţaragiale a été bafouée


en 1891 à l’occasion de sa première et l’Académie Roumaine a refusé de la
couronner. En 1907, Caragiale, qui se trouvait en émigration à Ţerlin, note
avec amertume :

En vérité il n’y a pas de pays, du moins en Europe, dans lequel puisse


exister un si extravagant désaccord entre la réalité et l’apparence, entre
l’être et le masque. (1907 din primăvară până în toamnă, in Caragiale 2003,
269)1

Les « faux-monnayeurs en dévotion » de l’époque de Molière ont eu


du mal à payer une place pour sa tombe ; ceux du temps de Caragiale ont
banni leur compatriote de la Roumanie. Mais les époques suivantes ont
toujours actualisé et réactualisé la lecture de ces écrivains de première
importance.
En ce sens je voudrais évoquer un souvenir lié au spectacle Richard
II de William Shakespeare, créé au Théâtre « Bulandra » à Ţucarest en 1975.
Dans la première scène de l’acte IV, le comédien prononça Trăiască Regele !
[Vive le Roi !] en répétant ces mots trois fois, tandis que dans le texte

1 « În adev r, poate c nici într-un stat, din Europa cel putin, nu exist atâta extravagant

deosebire între realitate şi aparen , între fiin şi masc . » (nous traduisons)

82
Muguraş ţONSTANTINESţU

original ils ne figurent qu’une fois. La voix du comédien était de plus en


plus élevée et le public commença à applaudir et à piétiner. En quelques
minutes le spectacle s’est transformé en une manifestation politique
frénétique, calmée au bout de quelques minutes par les comédiens eux-
mêmes. ţes mots avaient une double charge explosive à l’époque : d’une
part, le fait que pendant presque cent ans Trăiască Regele ! avait été l’hymne
national des Roumains et un symbole de l’ancien régime royaliste, interdit
par les communistes en 1947, à l’abolition de la monarchie. De l’autre côté
c’étaient l’ironie et le persiflage à propos des louanges insupportables
adressées à ţeauşescu, répétées jusqu’à la folie à la télévision et à la radio,
tout comme pendant les grands rassemblements populaires organisés
partout dans le pays : Trăiască Ceauşescu - Trăiască Pecere (PCR) ! [Vive
ţeauşescu ! Vive le Parti Communiste Roumain !] ţ’est à cette dernière
partie du slogan communiste, presque identique à Trăiască Regele ! que le
public a pensé, en donnant libre cours à sa haine contre le régime du
dictateur. Les mesures de rétorsion de la censure politique ne tardèrent
pas : les pièces de ţaragiale, le film tiré du Carnaval et d’autres textes du
répertoire classique ou moderne (même La Mouette de Tchékhov) ont été
interdits en Roumanie dans les années 1970-80.
Suite aux changements d’après 1990, les comédies de Molière et de
Caragiale ont enregistré un succès considérable en Hongrie. Les nouveaux
riches de la transition, les nouveaux millionnaires incultes et parvenus sont
autant de Tartuffe, de Jourdain, de bourgeois gentilshommes, de Girimea,
de ţa avencu, de Zoe et de Tip tescu. Pendant la dernière décennie du XXe
siècle, une quinzaine de spectacles Molière ont été montés à Ţudapest et en
province, dont trois-quatre variantes de Tartuffe et plusieurs comédies de
Caragiale : Une nuit orageuse (O noapte furtunoasă), La lettre perdue (O
scrisoare pierdută), Ainsi va l’carnaval (D’ale carnavalului) en deux-trois
adaptations différentes.
Une autre forme d’actualisation d’après 1990 relève de la liberté
(voire le libertinage) dans les adaptations et la conception des metteurs en
scène dans les pays de l’ancien camp socialiste. Par exemple, l’aveuglement
et l’admiration d’Orgon envers Tartuffe ont été interprétés2 comme une
passion visiblement homosexuelle entre les deux, tandis que l’amour
d’Orgon pour Marianne a été vu comme l’expression de l’inceste. Voilà le
dialogue d’Orgon et de Tartuffe dans l’interprétation de Parti Nagy

2En Pologne, Tartuffe a été créée au « Stary Teatr » de ţracovie (par Mikolaï Grabowski) et
en Hongrie, au « Nemzeti Színház » de Ţudapest (par Róbert Alföldi).

83
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

transformée en une imitation burlesque qui n’a rien à voir avec le texte
original :

ORGON : Non, vous ORGON : Maradj, Tartuffe, ORGON : Reste Tartuffe, je


demeurerez, il y va de ma könyörgök, nem élem túl, ha t’en supplie, je succombe
vie. Elmész… Si tu pars…
TARTUFFE : Hé bien, il TARTUFFE : … Zsarolsz, TARTUFFE : … ţ’est du
faudra donc que je me hiszen jól tudod a gyöngém, chantage, puisque tu
mortifie. Hogy tehetetlen vagyok a connais mon point faible
Pourtant, si vous vouliez... szeretettel Je ne peux rien face à
ORGON : Ah! Szemben, mely bő sugarában l’amour
TARTUFFE : Soit, n'en felém áramol… Qui vers moi afflue à gros
parlons plus. Nos, hát legyen, mártiriumra jets…,
Mais je sais comme il faut en születtem, Soit, je suis né pour être
user là-dessus. Dacára, hogy a tiéid már martyre,
L'honneur est délicat, et lóbálják Même si les tiens
l'amitié m'engage A kanalat, amelyben brandissent des couteaux
À prévenir les bruits, et les megfojtanának… Pour me faire des trous
sujets d'ombrage. dans la peau…
Je fuirai votre épouse, et (Molière/Parti Nagy 2006, 3) (Retraduction J. Farkas)
vous ne me verrez…
(Molière, Tartuffe, Acte III,
Scène 7)

Vers 2004, Molière et ţaragiale se sont rapprochés en Hongrie grâce


au poète Parti Nagy Lajos3 qui a réécrit / réinterprété / adapté, presque en
même temps, le Tartuffe de Molière et Ainsi va l'carnaval de Caragiale. Il a
transformé et restructuré les pièces en une œuvre originale, en leur prêtant
des registres de langage tout à fait étonnants. Les deux adaptations
présentent pas mal de similitudes. La langue de ces spectacles est d’une
virtuosité exceptionnelle, où le langage classique est mêlé d’argot, de
sobriété feinte et de trivialité allant jusqu’à l’obscénité usitée dans le
langage courant actuel.
Un des premiers traducteurs en hongrois de Tartuffe considère en
1863 que « sa principale tâche est d’assurer le caractère français et
moliéresque de la pièce, mais dans des habits hongrois » (Kazinczy 1863,
IX). Pour mieux s’assurer, Kazinczy cite un article de Pierre Ţayle sur

3 Parti Nagy, Lajos (1953-) poète, prosateur, dramaturge et traducteur hongrois est l’auteur
d’une trentaine de volumes. Il est considéré le maître incontestable du renouveau du
langage poétique en Hongrie. Il a traduit, réécrit et adapté des pièces de Molière, Gerhart
Hauptmann, Ion Luca Caragiale, Michel Tremblay, Ödön von Horváth, Ivan Menchell,
Evgeni Schwarz, Martin McDonagh, Franz Xaver Kroetz, Werner Schwab, Oliver Bukowski
et Max Frisch. Ses adaptations ont un réel succès auprès du public.

84
Muguraş ţONSTANTINESţU

Molière : « Il y a des beautés qui disparaîtraient dans les versions, et à


l’égard des pays où le goût n’est pas semblable à celui de la France » (1863,
X). Dans l’intervalle de cent cinquante ans, les poètes György Petri ou Parti
Nagy ont abordé la traduction de Tartuffe dans une perspective novatrice,
celle de la réécriture-adaptation.
Parti Nagy signe ses adaptions pour le théâtre de différentes façons :
il est auteur du texte des Belles-sœurs de Michel Tremblay et de la Reine de
beauté de Leenane de Martin McDonagh. Quand il traduit The Cemetery Club
d’Ivan Menchell, il est l’auteur de la version hongroise, dans le cas de Gerhart
Hauptmann, d’Ödön von Horváth ou d’Evgeni Schwarz, il se veut
traducteur. Quant à Die Sternstunde des Josef Bieder d’Eberhard Streul et
d’Otto Schenk, il est de même l’auteur de la version hongroise.4 Lorsqu’il
adapte Tartuffe (sous le titre de La famille Pernelle puis de Tartuffe), Parti
Nagy figure sur l’affiche de la manière suivante : Parti Nagy Lajos : Molière :
Tartuffe. Les deux-points répétés deux fois créent une tension dans
l’interprétation de la paternité de l’œuvre en question. Dans le cas du
Bourgeois gentilhomme, Parti Nagy en est l’auteur, à l’égalité avec Molière.
Dans le cas du Karnebál (Ansi va l’carnaval), l’auteur est I. L. ţaragiale, la
comédie étant écrite en hongrois à partir de la traduction de Pál Réz.
Pourquoi cette hésitation de l’auteur / traducteur / adaptateur ?
Parti Nagy s’efforce d’interpréter la trace (au sens ricœurien) de Molière en
recréant son discours dans une nouvelle « archive disponible pour la
mémoire individuelle et collective. » (Ricœur 1986, 126) De cette archive
l’auteur hongrois ne conserve que l’atmosphère, les comportements et la
manière de réagir des personnages. Il y introduit un discours actualisant
pour faire mieux comprendre la polysémie du texte de Molière. Parti Nagy
fait basculer le texte original et montre la possibilité de dissocier le contenu
de la forme, en préservant les personnages des pièces adaptées et la trame,
pour produire une forme tout à fait nouvelle, voire un texte renouvelé et
actualisé avec des éléments de la contemporanéité. La répétition de certains
éléments (par exemple, des mots-valises) dans diverses traductions
fonctionne comme un indice de l’intertextualité et l’intratextualité de
l’œuvre de Parti Nagy en son intégralité. ţ’est un dialogue entre les
écrivains (Molière, ţaragiale et les autres) et l’auteur hongrois pour
« sauvegarder » les comédies au profit du spectateur d’aujourd’hui. Dans

4 Dans la bibliographie de l’œuvre de Parti Nagy figurent les pièces en hongrois de Franz

Xaver Kroetz (L'envie), de Werner Schwab (Les Présidentes), Oliver Bukowski (Londn-L.Ä-
Lübbenau) et de Max Frisch (Monsieur Bonhomme et les Incendiaires), qui sont des traductions-
réécritures.

85
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

cette opération de sauvetage l’auteur prend le rôle du bouffon pour se


permettre d’une part des plaisanteries et des moqueries – les plus cocasses
possibles – et d’autre part, pour transformer les textes en scénarios dont il
agence les séquences à sa guise. Par conséquent, ces adaptations,
transposent des sujets et font jouer des personnages en une Hongrie très
actuelle. Par exemple, lorsque Dorine considère qu’Orgon était un
« homme sage » avant l’arrivée de Tartuffe, le traducteur Parti Nagy la fait
dire : « az átkosban » (dans la maudite). ţ’est un syntagme très usité à
présent, qui fait référence à l’époque socialiste où les gens avaient accepté
tant de compromissions dans « la baraque la plus gaie du camp socialiste »,
qu’était la Hongrie entre 1970 et 1989. Voilà comment, avec un seul mot,
Parti Nagy est capable de projeter la pièce en une contemporanéité
compréhensible par tous, même pour les plus jeunes des spectateurs :

DORINE : Oh vraiment, DORINE : Ez semmi DORINE : ţe n’est rien par


tout cela n'est rien au prix Orgonhoz rapport à Orgon,
du fils; Képest. Nézze csak meg. Az Figurez-vous. Il est bien
Et si vous l'aviez vu, vous még rosszabb nála. pire. Avant, il essayait de ne
diriez, c'est bien pis. Korábban próbált nem pas se mêler des affaires
Nos troubles l'avaient mis belekeveredni En rien, en l’espèce dans la
sur le pied d'homme sage, Semmibe, mármint úgy maudite
értve, az átkosban En rien, et sans subir la
(Molière, Tartuffe, Acte I, Semmibe, s valóban a haja moindre injustice ...
Scène 2) szála se
Görbült meg…
(Molière/Parti Nagy 2006) (Retraduction J. Farkas)

Tous ces éléments s’articulent en un ensemble organique, englobant


la poésie, la prose et les pièces originales de l’auteur, tout comme ses
traductions/réécritures de divers auteurs. Parti Nagy va jusqu’à
démanteler la pièce pour la comprendre et pour la restructurer
différemment. ţette méthode pourrait être comparée au travail du
scénariste qui recrée le texte littéraire pour un film, en opérant des
changements à l’intention du metteur en scène et des comédiens. La
spécificité de la traduction théâtrale signifie un travail permanent (par les
metteurs en scène et les comédiens) sur le texte-canevas du traducteur. Si
l’on consulte les traductions sous forme d’exemplaires de souffleur on peut
suivre ce genre de travail.5 La traduction théâtrale acquerra-t-elle dans

5 Il est intéressant de voir à la Ţibliothèque Nationale (Országos Széchényi Könyvtár) de

Ţudapest les exemplaires de souffleurs des comédies de Molière et de ţaragiale

86
Muguraş ţONSTANTINESţU

quelques décennies un nouveau « canon littéraire » dans l’histoire des


traductions ?
*
Les premières adaptations et traductions en hongrois des comédies
de Molière ont commencé pendant « le siècle français de la littérature
hongroise », dans la deuxième partie du XVIIIe siècle. À cette époque, la
Cour de Marie-Thérèse d’Autriche, profondément francisée, a exercé une
forte attraction sur les aristocrates hongrois et tchèques qui adoptèrent la
langue française et le modèle français.6 Les adaptations, traductions et
représentations en hongrois des comédies de Molière datent des années
1770 et reflètent une pré-francophonie répandue en Autriche et en Hongrie
depuis 1760. L’écrivain francophone hongrois, le comte Jean Fekete de
Galantha, vivant à Vienne, écrit en 1764 que le spectacle français est le seul
couru ; et le théâtre Allemand n'est peuplé que des officiers subalternes, de
seconde noblesse. Dans Mes rapsodies il note avec une certaine ironie :

Que diraient les vieux Allemands du temps de l'empereur Léopold, avec


leur haine pour les Français ; s'ils revenaient aujourd'hui à Vienne, ils
verraient leurs enfants parler mieux la langue de leurs ennemis que leur
langue maternelle ... (1781, 330)

Les premières traductions en hongrois des comédies de Molière7 ont


été plutôt des adaptations selon les buts des représentations dans les lycées

dactylographiés, pleins de ratures et d’ajouts, introduits dans le texte hongrois pendant les
répétitions.
6 L’école militaire Teresianum de Vienne, puis les lycées de Pest, Ţuda, ţluj, Ţratislava,

Sopron, Tirnovo seront les centres de diffusion de la langue française grâce surtout aux
professeurs Jésuites français. Les jeunes aristocrates et militaires hongrois vont créer la
littérature nationale hongroise dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle sous l’influence du
modèle français propagé par le théâtre français, la littérature française, les journaux en
français publiés à Vienne, puis à Pest, par la franc-maçonnerie et, bien entendu, par
l'enseignement du français à l'école et dans les universités.
7 ţ’est par cette francophonie de plus en plus présente entre 1770 et 1800 que l’on explique

la passion, sinon la fureur, avec laquelle les premiers traducteurs hongrois adaptent et
traduisent les comédies de Molière. En trois décennies, neuf comédies de Molière : en 1769
le Bourgeois gentilhomme, présenté à Eger et en 1773 à ţluj; en 1775, Les fourberies de Scapin ;
en 1791, Le mariage forcé présenté à Aiud et publié à ţluj l’année suivante ; en 1791, Le
médecin malgré lui ; en 1792, L’avare à Pest; en 1792, Sganarelle ou le cocu imaginaire (publié à
Buda la même année) ; en 1792, Le malade imaginaire à Pest ; en 1794, L’amphitrion à Pest. Le
journal Magyar Hírmondó publie en 1793 une notification selon laquelle les traducteurs de
Hongrie doivent annoncer le titre des pièces qu’ils sont en train de traduire pour éviter les
versions parallèles. Molière est mentionné à trois reprises, comme suit : en 1792, le Tartuffe ;
en 1793, Les fourberies de Scapin (publié à ţluj) ; en 1795, le Tartuffe à Pest. À partir de 1797,

87
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

jésuites (sans les personnages féminins !) ou dans les théâtres de la ţapitale


ou des villes de province, devant un public friand de comédies de mœurs.
À partir de 1870, la Société Kisfaludy de Ţudapest a commencé à publier la
quasi-totalité des œuvres de Molière avec des textes en version intégrale,
accompagnés de notices explicatives souvent valables même aujourd’hui.
Parmi les traducteurs on compte Ferenc Kazinczy, Gábor Kazinczy,
Gergely ţsiky, Károly Szász. Des traductions importantes de Molière
paraîtront dans les années 1940 et 1950 selon des critères de fidélité envers
le texte et de virtuosité poétique (à noter les contributions de Gyula Illyés,
István Vas, Ferenc Karinthy, Dezső Mészöly Dezső). Après 1990 il y aura
un engouement sans précédent pour les adaptations de plus en plus libres
de György Petri, Laszló Garaczi et Parti Nagy
À titre d’exemple, voici les traductions successives d’un fragment
de Tartuffe (Acte III, Scène 2), depuis 1863 jusqu’à nos jours :

TARTUFFE : TARTUFFE: Takarja TARTUFFE : Nem TARTUFFE: Nézni


Couvrez ce sein, que el mellét; szemem bírom látni, takarja sem bírom a keblét:
je ne saurais voir. Nem állná ki. Lelket keblire, födje be.
Par de pareils objets sebz az ily tárgy, A keblire… Az A megbotránkozást
les âmes sont És bűnös eszmét olyan a lelkületre az efféle okozza,
blessées, idéz benne föl. hat, ettől gerjedhetünk
Et cela fait venir de DORINA: Hát a És attól, attól támad vétkes
coupables pensées. kisértés ellenében a bűnös gondolat. gondolatokra.
DORINE : Vous êtes oly DORÍNA: Ön ilyen DORINE: Csak
donc bien tendre à Gyarló vitéz Ön, s gyarlón bírja a ennyi kell s az úr
la tentation; oly erős hatással kísértet veszélyét? már kísértésbe jön?
Et la chair, sur vos Ţír Önre a test? Meg Már egy tenyérnyi És minden hús iránt
sens, fait grande nem foghatom test is így feldúlja ilyen fogékony ön?
impression? Mi hozza ilyen kedélyét? Igazán nem tudom,
Certes, je ne sais pas tűzbe; én ugyan Mi hozza ilyen milyen láz támad
quelle chaleur vous Oly megkivánó nem tűzbe, azt nem nem önben,
monte: vagyok, s ha úgy foghatom. bevallom, nálam ez
Mais à convoiter, Látnám Önt, mint No, én nem vagyok nem megy ennyire
moi, je ne suis pas si Isten megteremté, ílyen… könnyen.
prompte; Egész valója sem Sőt… megnyugtat- Ön, uram, teljesen
Et je vous verrais nu kisértene meg. hatom: pőrén állhatna itt
du haut jusques en (Molière/ Kazinczy Itt állna bár pucéran, S én veszélytelenül
bas, 1863, 60) lábujjától feje- nézhetném tagjait
Que toute votre Ţúbjáig: tiszta bőre (Molière/Vas 1951,

un écrivain connu, Ferenc Kazinczy, va traduire des « jeux-bouffes » de Molière (Le mariage
forcé et Le médecin malgré lui). En 1803, Kazinczy écrivait à un ami au sujet du Médecin malgré
lui : « ţ’est la pièce la plus alerte et la plus fougueuse de Molière dont la renommée est si
grande qu’elle a été traduite par une duchesse en langue de Moscou ». (ţité in Gagger 1909,
147-166).

88
Muguraş ţONSTANTINESţU

peau ne me tenterait meg nem 63)


pas. kisértene.
(Molière, Tartuffe, (Molière/Jankovich
Acte III, Scène 2) 1943, 41)

Gábor Kazinczy donnera une traduction intégrale de Tartuffe en


1863, avec une introduction et de nombreuses notes. Il s’explique sur la
nécessité de traduire et d’étudier Molière qui est premièrement « l’homme
de la forme artistique et de l’expression ». Kazinczy a remplacé l’alexandrin
avec des ïambes « puisqu’il est difficile de bien faire de rimes en notre
langue » et que « parmi nos comédiens un nombre très réduit est capable
de parler en vers ». Kazinczy réussit à surprendre l’aspect parlé du langage
comique moliéresque et son texte correspond complètement aux critères de
la parlabilité scénique de l’époque.
En 1943, Ferenc Jankovich publia une traduction plus littéraire, avec
des répétitions de mots qui rendent plus alerte le dialogue. Malgré
l’intervalle de 80 ans, entre les traductions de Kazinczy et Jankovich il y a
des similitudes évidentes (le péché et la tentation, la chaleur, etc.).
Plus littéraire encore est la traduction du poète István Vas datant de
1951. I. Vas veut s’écarter des traductions anciennes, en évitant les termes
religieux, et son langage est peut-être le plus proche du canon traductif de
l’époque du « communisme classique », le plus agressif possible. Tartuffe
devint un moyen des plus efficaces dans la propagande hongroise, car on le
fait prononcer le slogan: « À bas le cléricalisme réactionnaire ! » Jusqu’à
1989 cette traduction de la comédie sera publiée en une dizaine d’éditions
avec des préfaces des plus grands écrivains de Hongrie.8
Après 1990, le poète György Petri (1943-2000) traduira plusieurs
comédies (1999) et ces adaptations ont été couronnées par le prix « pour le
renouvellement du langage scénique ».
Avec le mot « décolletage » (pour « Couvrez ce sein » de Molière),
Parti Nagy projette la traduction dans l’actualité et dans le langage
quotidien un peu grossier. Par exemple, pour sein il met cici
(« doudoune ») ; pour grande impression « désir sexuel » ou « en bandant »;
pour toute votre peau ne me tenterait pas (à Laurent) « vous pourriez balancer

8 Les rééditions les plus importantes de cette traduction jusqu’à 1989 : Budapest : Művelt

nép, 1954 ; Budapest : σj Magyar Kiadó, 1956 ; Budapest : Corvina, 1957 ; Budapest :
Szépirodalmi Kiadó, 1958 ; Budapest : Szépirodalmi Kiadó, 1960, 1962 ; Budapest : Európa
Kiadó, 1965 (édition de poche) ; Bucarest : Kriterion, 1972 ; Budapest : Európa Kiadó, 1983, et
1985.

89
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

tous les deux ce que vous avez ». Voilà les traductions du même fragment
par György Petri et Parti Nagy :

TARTUFFE : Takarja el keblét! A fedetlen TARTUFFE: A dekoltázsát, kérem, födje be!


kebel puszta látványa is lelkemet sebzi fel, /A keblét, kérem tisztelettel. Azt, igen./
mivel kárhozatos vágyakra ingerel. Vagy strandra tetszik? Hogy rosszabbat ne
DORINE : σgy néz ki, maga elég könnyen mondjak…
kísértésbe esik, és a hús látványa igen nagy DORINE : Szép, mondhatom, ha már
hatással van az érzékeire. Az persze a maga ennyitől fölizgul! /És csak ezektől itt, ha
dolga, hogy magát mi hozza lázba, de ami szabad kérdenem? /Vagy minden cicit…
engem illet, nálam ez nem megy ilyen azaz keblet le szokott Keszkenőzni a
gyorsan. Én például, ha tetőtől-talpig rettentő bámulatában? (Lőrinchez) /Látom,
pucéran látnám magát, akkor sem kísértene ez is olyan fölizgulós, mint te… /Tőlem
meg a meztelensége. állhatnátok itt csóré meztelen, /Te meg meg
(Molière / Petri 1999, 35) a gazdád, aztán lóbálhatnátok, /Amitek
van, váltig, Szűz Máriára mondom, /Rátok
se pödörnék… (Molière / Parti Nagy 2006,
12)

Dans une étude sur la traduction, György Petri avoue qu’il


réfléchissait sur la traduction en tant que spectacle puisqu’il connaissait
personnellement le metteur en scène, les comédiens, les décorateurs-
maquettistes, et il entendait pendant son travail de traducteur leurs voix,
voyait leurs gestes, l’espace où ils se déplaçaient. Petri parle de la quasi-
impossibilité d’interpréter le texte de Molière, seule une certaine
congénialité pouvant sauver la traduction :

Molière c’est moi-même … mon rapport à lui est intime, malgré le fait que
nos talents ne peuvent pas être comparés, nous sommes très proches dans
la manière de haïr avec affection le monde et de le déconsidérer sans
aucun sentiment de vengeance. (« A műfordító dilemmája » 1995, 32, nous
traduisons)

Il fait parler en vers seulement Tartuffe, tandis que les autres personnages
s’expriment en prose. Son but est de stigmatiser Tartuffe par ce langage du
mensonge et de la tromperie. Dans cette version, Tartuffe veut forcer ses
interlocuteurs de parler en vers et il répond en rimes sur le dernier mot en
prose prononcé par les autres personnages. Petri transforme les alexandrins
français « trop monotones » en un vers hybride, composé de ïambes et
d’anapestes en nombre variables de syllabes. ţ’est ainsi que la traduction a
l’air d’une œuvre contemporaine.
Si Petri garde la structure de Tartuffe, un autre poète, Lajos Parti
Nagy, va restructurer complètement la pièce en 2006. Nous assistons à un

90
Muguraş ţONSTANTINESţU

processus de libération totale du texte original. En traduisant Le Bourgeois


gentilhomme, Parti affirme que la traduction est une sorte de « maraude ou
de braconnage » et que l’écrivain n’est sauvé que par la qualité et la
nouveauté du texte qu’il recrée, transcrit, « hungarise » de telle sorte que le
nouveau texte puisse paraître original comme une « texture-artifice »
stratifiée, naturelle, sans âge, et vivante. Parti va changer la comédie de
fond en comble, en retravaillant les scènes et les dialogues. Par exemple, il
supprime tout simplement le cinquième acte de Tartuffe, avec la mention
suivante :

ACTE V
Puisque cet ouvrage n’est pas du tout une traduction (le texte appartient
au traducteur, quoique l’œuvre ne soit guère « personnelle »), l’auteur a pu
se permettre de traiter l’histoire originale à sa guise. En ce sens, pour lui, la
pièce finit avec le dernier mot du IVe Acte. Cela n’est pas obligatoire pour
les spectacles à venir, car la fin sera toujours à la disposition du metteur en
scène ; c’est par ailleurs ce que Molière lui-même avait fait du Ve acte, sans
le vouloir, en l’écrivant d’une manière, euphémiquement parlant,
hypocrite – pour que la postérité en fît ce qu’elle voulait. L’auteur doit
avouer qu’il a essayé de composer plusieurs fins, plus ou moins longues,
mais qu’il les a trouvées toutes fausses, extrêmement faibles face à la scène
finale muette du IVe acte : toute la famille se trouve sur une scène vide, au-
delà de tous sentiments, de toutes hystéries, de toutes résignations, en
attendant le transporteur pour le déménagement. Orgon bredouille puis
reste bouche close, il est assis, immobile comme un ballot prêt à emporter.
Orgon s’est fait exclure non seulement de la maison, mais de sa propre vie
aussi. Que peut-on espérer ? Un miracle ou l’arrivée de l’exécuteur ? Ce
qui arrive c’est
Le rideau. (Molière / Parti Nagy 2006, 24, nous traduisons)

Dans le Tartuffe de Parti Nagy, les personnages parlent le langage


actuel des couches moyennes urbaines. Pour ses calembours, le traducteur
puise dans le répertoire urbain des mots d’esprit, et dans celui du cabaret
classique hongrois. Il fait des efforts évidents pour assurer la parlabilité du
langage, pour récupérer les éléments qui entrent dans cet air du parlable,
du prononçable sur la scène. ţ’est la dominante de parlabilité du texte
traduit qui autorise le comédien à trouver à son tour le meilleur des
registres de langue et d’employer son propre arsenal expressif pour
incarner son personnage et les enjeux de la comédie. Le traducteur-auteur
affirme qu’il a voulu inventer un nouveau langage, avec des réminiscences
de la langue poétique d’il y a 150 ans pour donner à son texte un air de

91
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

théâtre classique, infusé de mots argotiques, de tours du registre parlé, des


obscénités, des mots d’esprit, et des mots inventés, hongrois francisés. Son
langage théâtral devient ainsi une prose poétique avec des alexandrins sans
rimes.
La parlabilité (le mot « beszéltethetőség » appartient à Parti Nagy),
critère important de l’adaptation, fait partie du « pharmakon » au sens
derridien puisque l’écriture se présente comme un aide-mémoire essentiel
de la voix, du logos vif qui est poison et remède à la fois. Parti Nagy invente,
crée, recrée, réintroduit dans l’usage des formes très anciennes de langue. Il
fait fantasmer sa langue maternelle en un processus de destruction et de
reconstruction à l’envers.
Voilà quelques exemples de mots créés par Parti Nagy : l'emploi du
suffixe –eur/-euse (considéré typiquement français par les Hongrois) :
ţléante dit à propos de Madame Pernelle « Quelle szipirtyőz », du mot
« szipirtyó + őz » (viocque, birbasse en français) ; Dorine dira « Summa
summőz », au lieu de « summa summarum » ; Tartuffe dit : « pardőz » au
lieu de pardon. Parti invente également une conjugaison inexistante pour le
mot « pardon » : « pardonjál » – qui fait penser au pardonne-moi ; plus
sophistiqué encore c’est le mot « lájmőr » (tapeur) de Dorine à propos de
Tartuffe, du verbe argotique « lejmol » de provenance allemande (leimen -
berner, pigeonner), le mot « lájmőr » fonctionnant selon les règles
morphologiques du hongrois et celles de la parlabilité du texte « à la
française ». Les expressions grossières sont assez nombreuses : Dorine, à
Marianne : que ton père « ne batte pas les orties avec la bite de quelqu’un
d’autre ». La même Dorine dit à Marianne : « tu vas te Tartuffebiaiser »
(megtartüffölődől) ; Tartuffe s’adresse à Elmire : « Si nous joignions nos
pistiles et nos étamines chauds » (Ha összetesszük forró porzónk és bibénk).
Damis dit à Tartuffe : « Parfum de putois. ». Pour convaincre sa fille
d’épouser Tartuffe, Orgon prononce les mots suivants : « Tu sais ce qui
t’attend ce soir, Marianne, / Ta virginité bourgeonnante/ S’envolera de son
nid. » (Tudod mi vár rád máma este, Mariane / Bizony, szűzi lányságod feslő
bimbaja / Kiröppen fészkéből.). Parti emploie une expression slovaque
(« secko-jedno ») pour le sens de « c’est égal ». Voilà autant de moyens de
créer une tension au niveau sémantique, ce qui confère de nouvelles voies
d’interprétation du texte original même.
*
En ce qui concerne Ion Luca ţaragiale, les premières traductions en
hongrois datent de 1903 (une représentation des étudiants de la Faculté des
arts dramatiques de Ţudapest, dont le texte a disparu). À partir de 1927, la

92
Muguraş ţONSTANTINESţU

comédie La lettre perdue (O scrisoare pierdută) sera traduite en presque dix


variantes et Ainsi va l’carnaval (D’ale carnavalului), au moins en huit
variantes. En 1952, Jenő Hobán traduit cette dernière pièce avec le titre
Farsang [Carnaval]. Par la suite, cette traduction a été adaptée pour la scène
par György Gera, d’après la traduction de Jenő Hobán (1962). D’autres
traductions sont celles de János Szász (Farsangi játék / Jeu de carnaval 1988),
de Mária Kacsir (Farsangi bolondság / Sotie de carnaval 1995/2005) – avec des
noms hongrois pour les personnages. En 1999, θdám Ţodor, écrivain
originaire de Transylvanie, donne une version plus libre avec des
expressions grossières comme dans la commedia dell’arte. En 2002, le Théâtre
Hongrois de ţluj a créé un autre spectacle avec une nouvelle traduction à
la fois moderne et plus proche du texte de ţaragiale, réalisée par Attila
Seprődi Kiss (2008)9.
En 2004, Pál Réz traduit de nouveau la comédie pour Parti Nagy qui
va la réécrire sous le titre de Karnebál [Bal carnavalesque]. Ce titre nous
plonge dès le début dans un jeu de mots qui dominera tout le spectacle. Par
ce truisme, Parti voudrait ridiculiser la classe nouvelle, crédule, bavarde,
stupide qui parle une langue pleine de fautes, d’expressions triviales
propres aux gens peu cultivés qui se donnent des airs et qui violentent non
seulement les conventions sociales mais aussi leur langue maternelle,
comme l’avait fait ţaragiale avec ses personnages.
Nous avons choisi un petit fragment de D’ale carnavalului pour
mettre en parallèle les variantes des traducteurs, depuis 1952 jusqu’à nos
jours. Voici le fragment et ses diverses traductions en hongrois :

Iordache : Da: 12 rasuri 3 Iordache: Van ám: 12 Iordache: Van kérem.


franci, ceva a la « vivat borotválás 3 frank – a Tizenkét beretválás három
concuren a! » S pofteasc szabadverseny nevében. frank: hadd pukkadjon a
oricare dac le d mâna ; ţsinálja utánunk, aki tudja. konkurencia! ţsinálják
glumeşti d-ta ? vine un ras, Nem tréfa! Mi? Egy utánunk, ha tudják. Jó vicc!
ori un tuns 25 de santimuri borotválás vagy nyírás 25 Komplett beretválás,
cu pudr , unt de migdale, szantimba kerül, púderrel, stuccolás, púder, kölni,
livant … Pentru frezat, mandulaolajjal pomádé, hajszesz cakli-
sp lat, b t turi, se pl teşte levendulával... Ţodorításért, pakli: huszonöt cent (im)…
supliment. mosásért, tyúkszemét Hullám Ţodorítás, mosás,
(Caragiale, D-ale pótdíjat számítunk. bütyök, tyúkszem - à la
carnavalului, (Caragiale, Farsang/ Hobán, carte. /exem. de souffleur/
Acte I, Scène I) 1952, 186) (Caragiale, Farsang/
adaptation de Gera 1962, 4)

9Le traducteur est Attila Seprődi Kiss, le metteur en scène Gábor Tompa, qui a monté à
Limoges La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, présentée aussi à Paris.

93
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

La variante (assez proche de l’original) de György Gera, secrétaire littéraire


de plusieurs théâtres de Ţudapest, bon connaisseur du roumain et du
français, a réussi à mêler le registre du langage parlé et celui du langage
littéraire, selon les canons de la traduction littéraire de l’époque (début des
années 1960). Dans le texte pour la scène il y a des ratures intéressantes qui
témoignent de l’effort d’accroître la parlabilité des mots pas trop longs.

Iordache : Igen: 12 Jenő: Igen. Tizenkét Iordache Igen: 3 frank, 12


beretválás 3 frank; beretválás három lej, hadd beretválás –, mit szól hozzá?
jelszavunk : « Vivát éljen a konkurencia is. Aki « E viva a lá konkurencá ! »
konkurrencia ! » Tessék, bírja, marja, ez nem Kösse fel a gatyáját, aki
csinálják utánunk, ha bírják; tréfadolog, hanem szabad utánozni akar!... Mit szól
ne vicceljünk, uram, egy verseny. Egy beretválás, egy hozzá? Egy beretválás, vagy
beretválás vagy hajvágás 25 hajvágás ilyenformán hu- egy nyírás mindössze 25
szantimba kerül, púderrel, szonöt garasba kerül, ehhez szantim… púderrel,
mandulapomádéval és jön még a hintőpor, ugye- mandulaolajjal, tlipra-
levendula arcszesszel együtt bár, mandulaolaj, a leven- levendulával! Ţodorításért,
… Hajvágásért, mosásért, dula. Hajmosásért fésü- fejmosásért, tyúkszemért
bütyökvágásért külön díjat lésért, tyúkszemkivágá-sért szuplimantot kell fizetni!
kell fizetni. külön árat fizet a kedves (Caragiale, Farsang /
(Caragiale, Farsangi játék/ vendég. Seprődi Kiss 2008, 190)
Szász 1988, 145) (Caragiale, Farsangi
bolondság/ Kacsir 2005, 186)

À une distance de deux décennies, János Szász, écrivain hongrois de


Ţucarest, donne une traduction qui se veut proche à l’atmosphère de
l’époque de ţaragiale qu’il connaissait à fond. Malgré les qualités de cette
version, les metteurs en scène d’aujourd’hui ont choisi d’autres traductions
parce que les inventions langagières de Szász ont probablement trop vite
vieilli.
La variante suivante est signée par Mária Kacsir, elle aussi de
Ţucarest, avec une nouveauté significative : les personnages de Caragiale
auront des noms conformes aux traditions, un peu désuètes aujourd’hui :
Jenő (Iordache), Giger Laji (Nae Girimea), Ţojthos Jankó (Iancu Pampon),
Tarfő Mátyás (Mache Razachescu), etc. La traduction correcte est souvent
plate et ennuyeuse.
Suite au changement du canon initié par Parti Nagy, Attila Seprődi
Kiss a publié en 2008 une traduction intégrale du théâtre de ţaragiale. Lui
aussi se met à créer courageusement des mots nouveaux et des expressions.
Dans le fragment analysé, notre traducteur marque les innovations
linguistiques en caractères gras. Par exemple, E vivá la konkurencá, tlipra,

94
Muguraş ţONSTANTINESţU

szuplimantot ont le rôle de marquer formellement les nouveautés dans la


traduction par rapport au texte original.
Mais celui qui a profondément a changé le texte est sans doute Parti
Nagy. Dans son Karnebál, Iordache explique à Pampon le système
d’abonnements offert aux clients du salon de coiffure, par des prestations
comme « coupe des cheveux, lavage, callosité » (frezat, spălat, bătături dans
la variante roumaine) et ces trois mots sont rendus par une avalanche de
mots : « frisure, coupure, coupe des poils d’oreille, poils du nez, massage,
manucure, ridicule, enlèvement magnétique de callosités, abcès » et en plus
des mots inventés comme « alakartén » – construit à partir de à la carte.
Parti Nagy crée des mots francisés en hongrois : au lieu de « vivat
concuren a » en roumain, il met le mot « konkurenszié », inexistant en
hongrois, et qui ressemble au « konféranszié » usité dans le langage
courant.

Iordache: Hajaj, hogy van ! Tizenkét beretválás 3 frank. Hadd kapjon


szívbajt a konkurenszié, nem igaz ? Ezt a kunsztot csinálja utánunk, ha van
bőr a pucáján. Huszonöt szantimba van egy borotválás, illetőleg natúr
hajvágás, kérem. De preciőz ám, púder, tinktúra, mandulakenőcs,
szolgálatjára, ez mind benne van kompletta. A többi tisztelettel pótdíj
fejibe, frizírozás, stucc, trimmolás, fülszőr, orrszőr, manikűr, ridikűr,
mágnesos tyúkszemirtás, miteszer, furunkulus alakartén. (Caragiale,
Karnebál / Parti Nagy 2006)

Tout comme le Tartuffe ou Le Bourgeois gentilhomme, le Karnebál


s’inscrit parmi les œuvres originales de Parti Nagy. Les similitudes entre le
Tartuffe et le Karnebál sont évidentes. Au niveau de la structure, le Karnebál
est plus long que l’original à cause de la redondance délibérée des mots,
des images, des phrases creuses. Au niveau sémantique, la stratégie de
Parti Nagy est de franco-roumaniser le texte hongrois par divers moyens,
surtout à l’aide des mots et des expressions stéréotypées connues aux
Hongrois. Par exemple, l’emploi du suffixe adjectival -eur / -euse : Pampon
demande à Mi a si elle n’est pas la femme du direktőz (de Nae Girimea), en
hongrois il n’y a pas de genre, donc la différence n’est pas évidente.
Pampon dira de Didina qu’elle est « la plus sainte Venus lamurőz », ce
dernier mot étant dérivé d’amour ; Pampon devient plus tard pompőz ; dans
l’adaptation hongroise « vitrionul », la forme erronée employée par Mi a, se
transforme en vitriöl avec une double connotation : le mot vitriol + le sens
du mot hongrois tuer (öl). Les mots de Nae adressés à Mi a : « e încurcătură
la mijloc » deviennent chez Parti un malentendu grandiőz, du français

95
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

« grandiose » ; Didina s’adresse à Nae : « Sunt sigur c s-au luat dup


noi », ce qui devient dans le texte hongrois : « ziherőz qu’on nous a suivis »,
avec un mot dérivé de l’allemand sicher + le suffixe őz.
Une invention prisée par les spectateurs est l’usage du suffixe
roumain -escu ajouté aux noms et aux mots hongrois. Au début de la
comédie, Iordache parle de lui-même en se disant « b rbier » (barbier) en
roumain ; Parti renchérit avec Figarescu, dérivé du Figaro. Nae Girimia
devient « Nae pacsuleszku », du mot patchouli (parfum) ; Catindatul dit à
Didina pendant le carnaval : « Nu mai stai ni el ? », ce qui figure chez Parti
sous la forme : « reste donc un pindureszku », avec un mot du hongrois
pinduri / pindurka (avec le sens : un peu, un tout petit peu) reçoit un halo
comique, par suffixation à la roumaine. Iordache dit au gendarme après
l’arrestation de Pampon et de ţr c nel : « nu da drumul negustorilor
lora » ; chez Parti on aura : « Attention, ne lâchez pas ce deux
diszpintyesku ! » – dérivé du nom de l’oiseau sénégali, avec le sens figuré de
« personne, invité d’honneur » suffixé à la roumaine en -escu. Parti utilise
souvent des mots et expressions comme : revoár, álo mars, kismadmazel,
Pardony, madam, Pardony bokù, mongyő, agyőpá tous rendus en orthographe
hongroise. Un autre procédé souvent usité c’est la suffixation en –alia :
blamália, du blâme ; fatália, du mot fatalité ; la suffixation en –ette : ţr c nel
dit à Pampon « Montrez-moi s’il vous plaît cette cédulette » pour le billet. Le
traducteur utilise des expressions grossières comme « Parfum de putois », à
propos de ţr c nel (la même expression est employée dans le Tartuffe) ;
dans le troisième acte, Didina dit à propos de Mi a : « ce republican
apilpisit de Ploieşti » (quelle espèce de connarde de Ploieşti).
Il paraît que l’interprétation de Parti Nagy a profondément
influencé le canon littéraire des traductions des comédies de ţaragiale. La
traduction, l’adaptation et l’interprétation de Parti Nagy ont formé une
nouvelle perspective, une des plus audacieuses dans l’histoire des
traductions et des adaptations. ţ’est dans cette perspective, à mi-chemin
entre les anciennes traductions et la traduction radicale de Parti Nagy, que
s’inscrivent les traductions / adaptations récentes des pièces de ţaragiale.
La lettre perdue, par exemple, a été présentée en 2009 au Théâtre de Pécs
dans la vision – bien éloignée de celle de ţaragiale – des frères István et
János Mohácsi ; il s’agit d’un spectacle monté à l’aide – disent les auteurs –
d’une « traduction perdue ... ».
Dans le cas des adaptations de Parti Nagy est-ce que nous avons à
faire à des traductions ou non ? ţertes, non, selon les critères de la
traductologie actuelle. Mais tant que les salles de théâtres sont prisent

96
Muguraş ţONSTANTINESţU

d’assaut par des jeunes venus assister aux spectacles de Molière et de


Caragiale, nous dirions que c’est la littérature qui a gagné son pari.

Références bibliographiques

Fekete de Galantha, Jean. Mes rapsodies ou Recueil de différents essais de vers et de


prose, in Pensées détachées, XXII, Genève (sans éditeur à cause de la censure), 1781.
Gagger, Róbert. Molière első nyomai a magyar irodalomban. ItK 1909 : 147-166.
Nagy, Péter. A francia klasszikus dráma fogadtatása Magyarországon. Budapest :
Franklin, 1942.
Parti Nagy, Lajos. « Molière : Tartuffe ». Színház supplément (décembre 2006) : 1-
32.
Petri, Görgy. A műfordító dilemmája in Magyar Lettre Internationale, 19 (1995) : 31
Ricœur, Paul. Qu’est-ce qu’un texte? In : Du texte à l’action. Essais d’herméneutique vol.
II, Paris : Seuil, 1986 : 126.
Vashegyi, Margit. A magyar Molière-fordítások. Université de Szeged, 1927.
Ricœur, Paul. Qu’est-ce qu’un texte? in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II,
Paris : Seuil, 1986, 126.

Textes de référence

Molière, Premier Placet présenté au Roi, sur la comédie du TARTUFFE qui n’avait pas
encore été représentée en public, in Molière. Œuvres complètes, I, Ţibliothèque de la
Pléiade, Paris : Gallimard, 1965, 686.
Molière. Tartuffe. Vígjáték öt felvonásban. Fordította Kazinczy Gábor, Budapest,
Kisfaludy Társaság ; 1881.
Kazinczy, Gábor. Előszó, in Molière. Vígjátékai, Fordítá Kazinczy Gábor, vol. I.
Ţudapest : Kisfaludy Társaság, 1863, IX.
Molière. Tartuffe. Fordította Jankovich Ferenc. Budapest: Franklin, 1943.
Molière. Tartuffe. Fordította és az előszót írta Vas István. Budapest : Szépirodalmi
Könyvkiadó, 1951.
Molière. Drámák Petri György fordításában. Pécs : Jelenkor Kiadó, 1999.
Parti Nagy, Lajos. Molière : Tartuffe in Színház, Suppliment, XXXIX no 12/2006.
Molière. Tartuffe. Vígjáték öt felvonásban. Fordítá Kazinczy Gábor, Ţudapest :
Kisfaludy Társaság, 1863, 60.
Molière. Tartuffe. Fordította Jankovich Ferenc, Ţudapest : Franklin, 1943, 41.
Molière. Tartuffe. Fordította és az előszót írta Vas István, Ţudapest : Szépirodalmi
Könyvkiadó, 1951: 63.
Molière. Drámák Petri György fordításában, Pécs : Jelenkor Kiadó, 1999.
Petri, Görgy. A műfordító dilemmája. In : Magyar Lettre Internationale, 19 (1995), 32.
Caragiale, Ion Luca. Publicistică politică şi... delicatese. Ţucureşti : Editura Funda iei
ţulturale Române, 2003.

97
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Caragiale, Ion Luca. Válogatott művei, Színművek. I. Trad. Hobán Jenő et alii.
Ţucureşti : θllami irodalmi és művészeti kiadó, 1952.
Caragiale, Ion Luca. Farsang. Adaptation de György Gera après la traduction de
Jenő Hobán (1962). Exemplaire de souffleur, Théâtre « Madách Kamara » de
Budapest, 1962.
Caragiale, Ion Luca. Az elveszett levél és egyéb komédiák. Fordította Szász János,
Ţucureşti : Kriterion, 1988.
Caragiale, Ion Luca. Vígjátékok Kacsir Mária fordításában, Kolozsvár: Kriterion, 2005.
I. L. Caragiale összes színpadi művei. Fordította Seprődi Kiss Attila, Nagyvárad :
ARţA Kiadó, 2008.
Caragiale I.L. Farsang, Hobán Jenő fordítása, in I.L. Caragiale, Ion Luca. Válogatott
művei, Színművek, I. Ţucureşti : θllami irodalmi és művészeti kiadó, 1952.
Caragiale, I. L. Farsang, adapté par György Gera après la traduction de Jenő Hobán,
l’exemplaire de souffleur, Théâtre „Madách Kamara” de Ţudapest, 1962.
Caragiale, I. L. Az elveszett levél és egyéb komédiák. Fordította Szász János, Ţucureşti :
Kriterion, 1988.
Farsangi bolondság, in Caragiale, I.L. Vígjátékok Kacsir Mária fordításában, Cluj:
Kriterion, 2005, 184.
I. L. Caragiale összes színpadi művei. Fordította Seprődi Kiss Attila, Oradea : ARCA
Kiadó, 2008.
Ion Luca Caragiale. Karnebál. Réz Pál fordítása nyomán írta Parti Nagy Lajos. In :
Színház, Suppliment, 2005, août.

98
99
Pertinence de Mme de Staël pour l’esprit des traductions du
XXIe siècle

Ramona MALIŢA

Université de l’Ouest de Timişoara


Roumanie

« La circulation des idées est, de tous


les genres de commerce, celui dont les
avantages sont les plus certains. »
(Madame de Staël, De l’esprit des
traductions, 1816)

Résumé : Notre étude propose un point de vue concernant le rôle formatif et canonique des
traductions à l’époque du romantisme français. Parmi les formes de manifestations
culturelles du cénacle de ţoppet, les traductions sont un projet parallèle à la création des
œuvres originales. La Bibliothèque des traductions fait entrer dans la langue française les
œuvres capitales du romantisme allemand, anglais et italien devenues canoniques pour le
romantisme européen. La formation des canons esthétiques passe nécessairement par des
traductions bien faites et intelligemment choisies.

Mots clés : Mme de Staël, traductions, canons esthétiques, romantisme, Groupe de ţoppet.

Abstract : The paper expresses a point of view about the liaison (never dangerous!) between
the history of translation and the axiological theory about the formation of aesthetic canons
via translation. One of the activities carried out by the Coppet Group, whose spokesperson
was Mme de Staël, is the translation, cultivated in order to demonstrate the need to conceive
literature differently. In their effort to connect the literary and aesthetic movements of
Western Europe (the budding Romanticism), the members of the Coppet Group back up
their writings with translations.

Keywords : Mme de Staël, translations, aesthetic canons, romantism, ţoppet Group.

Liminaires

Si la traduction ne réside pas dans le besoin de comprendre et


d’interpréter et qu’elle ne dépasse pas les préjugés, elle risque de devenir

101
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

un acte intellectuel gâché. Le traducteur ne doit jamais oublier sa mission


de médiateur ; aussi son geste contient-il obligatoirement une discrète
complicité avec le lecteur, afin que le premier jouisse d’une certaine
connexion de communication et qu’il satisfasse une attente fébrile. Sans le
sentiment d’un aveu, sans l’ambition de la déconspiration d’un secret qui
établit des rapports inconnus entre le lecteur et la naissance d’une œuvre
ou les tâches sombres de la vie d’un écrivain ou les dysfonctionnements
logiques, esthétiques, moraux, etc., la traduction devient un document
archivable et poussiéreux. Le cantonnement dans l’esthétique prédispose la
traduction à une crise d’autorité, la mène vers un manque d’efficacité et
vers un déficit de réceptivité. Le traducteur doit honorer son statut
d’intellectuel, au sens moderne de cette équivalence, ce qui l’oblige à
s’impliquer, quelque modeste que ce soit, selon les possibilités et la
vocation, dans les batailles de l’actualité littéraire. Un tel relief des options
esthétiques et morales réside dans le mélange soutenu et assumé entre oui
et non. L’opinion critique de la traduction est une obligation morale et dans
un régime totalitaire (comme celui napoléonien à l’époque de Mme de
Staël) et dans une société démocratique plus ouverte ; et lorsqu’elle
implique des risques politiques et lorsqu’elle n’implique que des risques
intellectuels. Mme de Staël comprend la traduction en ces termes et
s’implique dans l’expertise de l’actualité de son époque. Elle se prononce
(par sa création originale et ses traductions) plus clairement et
consciemment vis-à-vis des problèmes esthétiques de son temps, puisque,
ainsi, la critique est capable de s’assumer une mission intellectuelle plus
complexe du point de vue politique, morale et civique, au delà de la
restreinte (mais fortement nécessaire) compétence esthétique.
L’intitulé de notre étude renferme la métaphore prise du titre de
l’essai de Mme de Staël De l’esprit des traductions où elle tâche d’expliquer
comment Shakespeare et Schiller sont devenus compatriotes par
l’intermédiaire de la traduction et sur les scènes du théâtre allemand. Nous
proposons un examen de près de la bibliothèque des traductions, le projet
traductologique de Mme de Staël et du Groupe de ţoppet et de ses
rapports étroits avec le processus du changement des canons esthétiques,
vu que les traductions sont l’une des pistes par l’intermédiaire desquelles
l’évolution véritable d’une littérature change de formes et se dessine. Le
canon c’est l’ennemi de la décadence.

102
Muguraş ţONSTANTINESţU

Un ouvroir de la traduction à l’époque romantique : le Groupe de


Coppet

Esquisser quelques repères de l’histoire de la littérature romantique


française sert d’appui théorique afin de mettre en évidence le rôle formatif
et canonique des traductions.
Le Groupe de ţoppet dont Mme de Staël est l’hôtesse, ainsi que son
haut-parleur, c’est un groupe d’intellectuels, une réunion d’esprits
iconoclastes et un cénacle littéraire à la fois qui a formé la première vague
du romantisme historique en France des deux premières décennies du XIXe
siècle. ţ’est un groupe cosmopolite d’intellectuels très prononcés contre
Napoléon et son pouvoir dictatorial. Une radiographie ab ovo de ce cercle
littéraire repose obligatoirement sur deux jalons d’histoire littéraire au
moins : les membres et les étapes chronologiques qui permettent de placer
en histoire les faits auxquels nous faisons référence. Pour ce qui est des
membres, nous n’en donnons que le noyau fort rétréci : Madame de Staël,
Benjamin Constant, Claude Jean Hochet, Prosper de Barante, Simonde de
Sismondi, Charles de Bonstetten, August Wilhelm von Schlegel, Friedrich
von Schlegel, Auguste de Staël, Albertine de Staël, Mme de Récamier1. En
fait, durant les années et les séances littéraires de partout en Europe, les
grands esprits littéraires et politiques romantiques ont fréquenté ce
cénacle : Byron, Goethe, Schiller, René de ţhateaubriand, Lucien de
Bonaparte, le prince Bernadotte, le Prince de Ligne, Wieland.
Les étapes2 du Groupe de Coppet dessinent une spirale dont les
semi-circulaires se confondent avec l’histoire française des premières deux
décennies du XIXe siècle (période de Napoléon y comprise). L’étape la plus
prégnante c’est la deuxième (voir la note) qui commence après la mort du
père de Mme de Staël, Jacques Necker, ancien ministre de finances de la
France sous l’Ancien Régime. ţ’est l’étape la plus interculturelle de la

1 Il nous a semblé préférable de limiter l’appellation de Groupe de ţoppet à un


nombre réduit d’écrivains, artistes et philosophes, ceux qui se fréquentent
continûment et mettent leurs idées en commun, partageant les mêmes
préoccupations intellectuelles.
2.La première étape (plus politique) : 1790-1802, Paris, le salon situé rue du Ţac, la

résidence de l’Ambassade de Suède en France ; La deuxième étape (plus littéraire) :


1802-1814, Suisse, à ţoppet et dans toute l’Europe romantique ; La troisième
étape : 1814-1817, le Groupe regagne Paris après la chute de l’Empereur ; La
dernière étape : 1817-1822, après la mort de Mme de Staël, la parution des Œuvres
Complètes de Mme de Staël.

103
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

dynamique du Groupe de ţoppet, qui s’explique par son ouverture


multiculturelle dont la diffusion des traductions dans les espaces voisins
fut l’un des moteurs. Nous insistons également sur l’idée que ce sont les
intellectuels qui sont les promoteurs de ces processus – le multiculturalisme
et le plurilinguisme – même si on a l’impression, fausse d’ailleurs, que c’est
la société de notre époque vivante qui a inventé ce concept. Si nous
soulignons une fois de plus ce fait irréfutable c’est que le cosmopolitisme3,
qualifié souvent de métissage factice des cultures, aboutit dans ce cas-ci à
un tissu efficace dont les irradiations décrivent le processus de
globalisation de nos jours. Nous finissons quand même par remarquer la
voix iconoclaste des intellectuels dont nous trouvons la pensée non-
enrégimentable d’autant plus qu’un pouvoir politique tâche d’imposer le
contraire : l’idéologie enrégimentable. Ils ont eu beau regimber. Chaque
fois qu’un nouveau courant culturel ou une nouvelle orthodoxie littéraire
(selon le mot de Mme de Staël) se fait place, il y a, en tout premier lieu, de
la bousculade idéologique dont les conséquences politiques vont de pair
avec les mesures de protection du nouveau régime trouvé trop fragile.
L’audace de la pensée napoléonienne sur l’Europe de son temps ne va pas
de pair avec la configuration cosmopolite qu’en a le Groupe de ţoppet, qui
a eu sa propre vision sur le cours de l’histoire européenne des idées. Les
deux systèmes d’innovation mettant des accents normatifs différents sont
incongrus (mais pas diamétralement opposés ou bien incompatibles),
même si un examen de près des deux met en évidence le même but : le
changement politique et culturel de l’Europe au tournant des années 1800.
Si notre intérêt portera sur la deuxième étape des quatre de l’activité
du Groupe de ţoppet, c’est que cette phase la plus littéraire aura une
influence péremptoire pour les lettres françaises à l’époque romantique, en
tenant compte de ses formes de manifestation intellectuelle : 1. la littérature
d’avant-garde4 ; 2. les traductions ; 3. la politique ; 4. la religion. Les deux
premières positions réunies sous une catégorie (le littéraire) sont porteuses
de formes culturelles, tandis que les deux dernières positions, formant un
second palier, visent les problèmes de la cité (le politique et le social). À

3 Le cosmopolitisme du Groupe de ţoppet est un trait mélioratif qui désigne, sinon


l’esprit de l’Europe unie, au moins l’audace mentale des intellectuels sachant
dépasser de cette manière l’esprit des académies scientifiques nationales des XVIIe
et XVIIIe siècles.
4 ţette notion désigne ici le mouvement avant-gardiste qui fait référence à l’époque

vivante des deux premières décennies du siècle en discussion : cela veut dire le
théâtre et les expériences théâtrales d’un côté, la critique littéraire, de l’autre côté.

104
Muguraş ţONSTANTINESţU

côté de la création originale figurent les traductions qui (anticipons un peu


les idées !) sont choisies toujours de la littérature contemporaine. La liaison
entre les traductions et la littérature d’avant-garde n’est jamais dangereuse,
au contraire, elle est mutuelle ; c’est comme la réaction chimique à double
sens dont les vecteurs subissent des mutations péremptoires. Et à Mme de
Staël de se prononcer à ce sujet : « Si les traductions des poèmes
enrichissent les belles-lettres, celles des pièces de théâtre pourrait exercer
encore une plus grande influence, car le théâtre est le pouvoir exécutif de la
littérature. » (Madame de Staël 1830, 305) 5

La Bibliothèque des traductions

Parmi les formes de manifestations culturelles du cénacle de


ţoppet, les traductions sont un projet parallèle à la création des œuvres
originales. Nous avons nommé ce projet la Bibliothèque des traductions,
dénomination semblable à maintes entreprises de ce type l’époque
romantique durant. ţ’est le projet traductologique initié et conçu par Mme
de Staël où elle a engrené la plupart des membres du Groupe de ţoppet. Il
sert, comme toute démarche canonique, Ad usum delphini. ţ’est une
catégorie qui réclame une explication. ţela tiendrait à la situation du projet
traductologique conçu et initié par Mme de Staël et devenu commun aux
membres du Groupe de ţoppet. ţette expression latine (désignant la
catégorie des disciplines à enseigner) pourrait donner une réponse
virtuelle, mais pas tranchante à la question : à quoi ça sert de former les
canons esthétiques d’une époque ? À quoi, mais surtout à qui ça sert de
former des canons esthétiques ? Qui sont ces delphini ? Des alumni, cela veut
dire des novices en littérature : ceux qui veulent se préparer à envisager,
concevoir, promouvoir et consommer un autre type de littérature. La
littérature romantique. Autrement dit, les delphini de l’époque en cours qui
aurait pour trait le schisme esthétique déclaré ouvertement par rapport au
Siècle des Lumières.
Ce projet compte parmi les grandes et ouvertes entreprises
traductologiques de l’Europe romantique dont l’influence a été
considérable dans les lettres européennes des décennies romantiques (cela
veut dire de la seconde vague du romantisme historique français, les

5Madame de Staël. De l’esprit des traductions dans Œuvres Complètes de Madame la


Baronne de Staël Holstein. Paris : Louis Haumann et Ce Libraires, tome XVII, 1830.
Dorénavant désigné à l’aide du sigle ET suivi du numéro de la page.

105
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

années 1830-40)6. ţela serait d’un côté, de l’autre côté se situerait l’influence
littéraire et paralittéraire de ce projet au-delà des frontières de la France
romantique : il s’agit de la vague des quarante-huitards des littératures
romantiques de l’Europe ţentrale et de l’Est dont les intellectuels se sont
formés à l’école esthétique française. Nous n’en donnons ici qu’un exemple,
mais très éloquent à l’égard de notre hypothèse : il s’agit de Biblioteca
universală de Ion Heliade R dulescu (Mali a 2008, 169) dans les lettres
roumaines dont nous avons parlé lors d’un autre colloque de traductologie7
(2008, 169-182).
La Bibliothèque des traductions du cénacle de ţoppet s’organise à trois
volets qui construisent le triangle de la formation intellectuelle de l’homme
romantique : les choix littéraires, les choix philosophiques et les choix
critiques. Nous ne nous sommes pas proposé dans cette étude
d’enregistrer, de donner toutes les traductions faites par Mme de Staël et
son cénacle, ni de dresser comme une table des matières des traductions
issues à l’époque romantique, mais notre démarche débouche à :
A. mettre en vedette le rôle formatif des traducteurs du Groupe de
ţoppet dans le processus de changement des canons esthétiques et
littéraires de leur époque vivante et

6 A. L’entreprise éditoriale grandiose de Ladvocat de la première décennie du XIX e


siècle contenant vingt cinq volumes in 8◦, intitulée Chefs-d’œuvre des théâtres
étrangers à laquelle ont collaboré Ţenjamin ţonstant, Auguste de Staël, Prosper de
Barante, des esprits iconoclastes du Groupe de Coppet.
Ţ. Émile de Girardin et sa Société nationale pour l’émancipation intellectuelle fondée en
1830 qui se proposait de promouvoir les traductions du et vers le français.
C. La collection, en fait une vraie bibliothèque, conçue et lancée en 1837, de Louis
Aimé Martin et ses collaborateurs et intitulée Introduction au Panthéon littéraire. Plan
d’une bibliothèque universelle. Études des livres qui peuvent servir à l’histoire littéraire et
philosophique du genre humain, suivi du catalogue des chefs-d’œuvre de toutes les langues
et des ouvrages originaux de tous les peuples.
7 Perspective asupra traducerii şi istoriei traducerii româneşti din secolele al XVII-lea şi al

XIX-lea [Perspectives sur la traduction et l’histoire de la traduction roumaines du


XVIIIe et XIXe siècles], organisé à l’Université de l’Ouest de Timişoara, le 2 juillet
2007 ; dans le cadre du projet de recherche Contributions des traductions roumaines
(des XVIIIe et XIXe siècles) des langues française, italienne et espagnole au développement
des langue et culture roumaines, des échanges culturels entre la Roumanie et l’Occident
roman, projet financé par le Ministère roumain de l’éducation nationale, de
l’enseignement supérieur et de la recherche.

106
Muguraş ţONSTANTINESţU

B. analyser le contenu, les principes du tri des traductions du projet.


Autrement dit, pourquoi Mme de Staël a-t-elle proposé ce qu’elle a
proposé ?

Les traductions littéraires, philosophiques et critiques données en ce


qui suit ne sont que les plus notables de leur catégorie et dessinent une
carte des préférences, on doit l’admettre, pour le théâtre et les expériences
théâtrales (pour ce qui est de la littérature et de la critique littéraire) et pour
la perfectibilité de l’esprit humain (pour ce qui tient à la philosophie).

I. Les choix littéraires


• Don Carlos de Schiller traduit en français par Adrien de Lezay-
Marnésia,
• Œuvres Dramatiques de Schiller, 6 volumes, traduites par Prosper de
Barante (traduction commencée en 1809 et parue en 1821),
• Hamlet de Shakespeare ; Nathan le Sage de Lessing ; Venise sauvée
d’Otway ; Tancrède et Sigismond de Thomson, traductions faites par
Prosper de Ţarante et réunies dans les Chefs-d’œuvre des théâtres
étrangers parues chez Ladvocat,
• Des morceaux de Shakespeare et de Calderon traduits par August
Schlegel,
• Des poèmes de Gray traduits par Madame de Staël.
II. Les choix philosophiques
• L’art de la guerre de Machiavel traduit par Claude Hochet,
• Considérations sur la Révolution Française de Mme de Staël (en
allemand par A. W. Schlegel),
• William Godwin, An Inquiry concerning Political Justice traduit par
Benjamin Constant,
• Des morceaux de Kant traduits par Charles Villers.
III. Les choix critiques
• Cours de littérature dramatique de A.W. von Schlegel (en français par
Albertine Necker de Saussure),
• De l’esprit des traductions de Mme de Staël (en italien par Vincenzo
Monti, paru en 1816 dans la revue « Biblioteca di letteratura di
Milano »).

La formation du canon esthétique passe nécessairement par des traductions


bien faites et intelligemment choisies. Les irradiations de ces traductions

107
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

dans le processus de la formation des canons esthétiques romantiques sont


péremptoires.

Formation des canons esthétiques. La piste des traductions

Avant d’expliquer comment les traductions sont susceptibles


d’influencer la formation des canons esthétiques, nous voudrions fixer
quelques repères théoriques portant sur les canons. Le canon esthétique est
l’expression de la norme, de la règle et de l’ordre dans les littératures et
dans les beaux-arts. Par ses composantes normatives, il est un repère
axiologique d’une époque. En territoire des lettres, le canon esthétique c’est
la synthèse trans-littéraire faite des principes engendrant un paradigme.
Les auteurs et les œuvres canoniques sont des outils par l’intermédiaire
desquels on forme le goût esthétique des lecteurs. L’enseignement en
profite pleinement. Le canon apporte la ré-instauration de la valeur dans
une époque des troubles esthétiques. Il y va de la ré-instauration ainsi que
de la restauration de la valeur. ţ’est un processus à deux pistes
complémentaires et qui aspire, à travers une description minutieuse et
d’une extrême rigueur, à la saisie la plus directe possible de l’espace de
l’enseignement, tout en opposant, par cette leçon qui se veut totale, mais
virtuelle, la littérature de la première étagère et celle de basse condition,
mais vendable. On ne peut pas y éluder l’insertion consciencieusement
proposée du jugement de l’esthéticien (en guise d’auteur de manuels) qui
forme par là le goût esthétique des élèves. ţe n’est pas un pur hasard ni
une question de pure appréciation axiologique si durant le processus de
canonisation le rapport entre la composante paralittéraire, soit-elle
idéologique ou financière (trouvée périssable), et les éléments
intralittéraires, se trouve sensiblement modifié en faveur des derniers. Ils
sont là pour synthèse trans-littéraire, tant bien que mal, le miroir de la
valeur reflétant l’exceptionnel, ils viennent montrer ceux qui ne peuvent
pas être moralisés, qui se vendent mal, ou bien ils contredisent les best-
sellers qui jouent la carte de l’évidence du visible : l’argent et le profit des
librairies.
L’idée que la formation du canon esthétique passe nécessairement
par des traductions bien faites et intelligemment choisies c’est l’idée
centrale repérable dans l’essai staëlien De l’esprit des traductions. Autrement
dit Mme de Staël s’interroge sur le pouvoir des traductions de tracer des
lignes de repère dans le processus de canonisation. Donc : à quoi les

108
Muguraş ţONSTANTINESţU

traductions servent-elles? Nous avons usé de trois expressions latines : 1. Ad


ideas transponere ; 2. Ad se convertere ; 3. Ad canones aestheticos facere.
Ad ideas transponere, c’est-à-dire à traduire les idées ou à transporter
les idées d’une culture à l’autre (elles remplissent la fonction de vecteurs
culturels). Les idées s’enrichissent par l’apport d’un traducteur doué. Mme
de Staël se prononce là-dessus : « Il n’y a pas de plus éminent service à
rendre à la littérature que de transporter d’une langue à l’autre les chefs-
d’œuvre de l’esprit humain. » (ET 1816, 299)
Ad se convertere, c’est-à-dire à changer d’idées. ţe but débouche à la
métanoïa qui désigne le renouvellement mental et des idées (Mali a 2007,
128-129). Les traductions sont l’expression de la métanoïa. Si le processus
canonique traduit l’exercice de la métanoia, alors la traduction en est le
premier des paliers. Le changement des mentalités commence parfois par
les traductions. (cf. la Bible)
Ad canones aestheticos facere, c’est-à-dire à faire et à défaire les canons
esthétiques d’une époque. Des canons esthétiques, donc pas littéraires,
puisqu’il est bien évident que tel ou tel écrivain ou œuvre est traduite pour
la nouvelle structure esthétique repérable dans son œuvre. Admirer, se
familiariser, mais pas pour imiter et encore moins copier. « ţ’est une triste
gloire littéraire que celle dont l’imitation doit être la base » (ET 1816, 300)
apprécie Mme de Staël à ce propos dans son essai cité en haut.
Les traductions par le commerce avec les chefs-d’œuvre sont porteuses
des repères culturels par le biais desquels l’horizon d’attente esthétique du
public est dépassé. La formation du goût esthétique élevé est due à l’école
de la valeur (d’où le voisinage obligatoire des chefs-d’œuvre).
L’échantillonnage axiologique des traductions aux côtés des œuvres
originales a pour but la radiographie des modèles (pas à suivre, mais à faire
penser).
L’ouvroir de la construction / déconstruction des canons
esthétiques s’organise à paliers. Par conséquent, les traductions sont une
halte obligatoire dans le commerce d’idées. Toujours dans l’essai staëlien
mentionné, l’hôtesse du Groupe de ţoppet donne les circonstances où le
commerce d’idées assuré par les traductions pourrait cesser : « La meilleure
manière […] pour se passer des traductions serait de savoir toutes les
langues dans lesquelles les ouvrages […] ont été composés. » (ET 1816, 300).
Il y va évidemment d’une démonstration in absurdum, puisque la réponse
est, certes, négative : dans une vie biologique unique c’est une impuissance
physiologique ; on ne peut pas apprendre toutes les langues de toutes les
littératures.

109
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

L’enjeu de la canonisation est une démarche à visée culturelle.


Quelques questions sont justifiées : Quelles seraient les pistes par le biais
desquelles les traductions influencent la formation des canons esthétiques
en général, des canons romantiques en particulier ? Quels seraient donc les
paramètres à l’aide desquels on fait la canonisation ? Qu’est-ce qui nous fait
preuve de la canonisation de telle ou telle œuvre ou, autrement dit, qui
nous démontre la sortie ou l’entrée dans le canon de l’époque ? La nouvelle
orthodoxie littéraire, selon le mot de Mme de Staël, est mesurable par le
prisme de ces quatre éléments : 1. les traductions ; 2. la présence en
librairies8 et en bibliothèques ; 3. la présence dans des dictionnaires et des
encyclopédies et 4. l’enseignement (la sélection dans les manuels scolaires).
Ce sont des outils identifiables dans ce que l’on appelle de nos jours la veille
culturelle.
La vague romantique française est rendue européenne grâce et par
l’intermédiaire du projet traductologique staëlien en égale mesure. Nous
avons mentionné en égale mesure, puisque la création originale reste le
moteur principal quand même.
Notre étude met en évidence le rôle formatif de ce projet concernant
la nouvelle orthodoxie littéraire. Nous avons repris la notion d’auparavant,
mais il faudrait y ajouter la remarque : l’orthodoxie littéraire du
romantisme naissant. De ce point de vue, le Groupe de Coppet et Mme de
Staël remplissent la fonction de tribunal littéraire dont la mission à
accomplir serait de faire et défaire des canons esthétiques.
Sans avoir un but moral, mais axiologique, « la bibliothèque des
traductions » propose des modèles : 1. un modèle axiologique ; 2. un
modèle esthétique ; 3. un modèle identitaire.
1. La Bibliothèque des traductions – un modèle axiologique ? Elle fait
entrer dans la langue française les œuvres capitales du romantisme
allemand, anglais et italien devenues canoniques pour le romantisme
européen. Elle indique donc la norme.
2. La Bibliothèque des traductions – un modèle esthétique ? Aux yeux de
Mme de Staël ce ne sont que les traductions des chefs-d’œuvre qui
comptent, puisque les traductions de ce type enrichissent les belles-lettres
de toutes les littératures. Autrement dit : le commerce d’idées doit se faire
avec de la meilleure marchandise pour que les avantages soient les plus
évidents et certains.

8Pour ce qui est de ce palier (librairie, bibliothèques), il faut bien différencier les
best-sellers (mais vendables) de la littérature canonique, parfois non vendable et
n’enregistrant aucun succès de librairies.

110
Muguraş ţONSTANTINESţU

Il importe aux progrès de la penser […] de regarder souvent au-delà des


Alpes, non pour emprunter, mais pour connaître, non pour imiter, mais
pour s’affranchir de certaines formes convenables qui se maintiennent en
littérature comme les phrases officielles dans la société et en bannissent de
même toute vérité naturelle. (ET 1816, 304-305).

3. La Bibliothèque des traductions – un modèle identitaire ? ţ’est la


notion de nation qui est mise en évidence parce que le romantisme pose
pour la première fois le problème de la nation en tant que constructum
identitaire et mentalème ethnique. À ce point final de notre étude, nous
aimerions bien faire appel à une comparaison ouverte faite par Mme de
Staël à l’égard de ce rapport entre l’ouverture des sociétés (entendue
comme manifestation de la multiculturalité, initiée par les intellectuels) et
le terme de nation (entendu comme creuset des traits identitaires
spécifiques d’une conscience ethnique) ; c’est une métaphore qui renvoie à
la Grande Muraille de la Chine :

[…] je vais exposer, en littérature comme en philosophie, des opinions


étrangères à celles qui règnent en France : mais soit qu’elles paraissent
juste ou non, soit qu’on les adopte ou qu’on les combatte, elles donnent
toujours à penser. ţar nous n’en sommes pas, j’imagine, à vouloir élever
autour de la France littéraire la grande muraille de la ţhine pour empêcher
les idées du dehors y pénétrer. (Mme de Staël [1810] 1999, 47)

Il y a dans ces lignes, extraites de l’essai De l’Allemagne, de l’imbriquement


des idées du romantisme européen qui dessine une carte anthropologique
de l’Europe : l’identité ouverte de l’homme romantique.

Considérations finales

Une question finale paraît justifiée : est-ce que Mme de Staël comme
traducteur et les traducteurs du Groupe de Coppet comptent parmi les
grands traducteurs des chefs-d’œuvre ? Jugée sans arrière-pensées, d’une
manière honnête et sans avoir la prétention d’une grande découverte, mais
surtout jugée hors du contexte historique, la réponse est négative : non, ils
ne peuvent pas être qualifiés de grands traducteurs du XIXe siècle. Dans ces
circonstances, il faudrait reformuler la question en la situant du point de
vue historique (cela veut dire historiciser la question) : est-ce que Mme de
Staël et les traducteurs de son cercle littéraire comptent parmi les plus
importants pour le romantisme historique européen du XIXe siècle ? Cette

111
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

fois la réponse est pleinement affirmative. Nous y ajouterions encore une


remarque : des traducteurs-souche. Id est situés dans une prospective
culturelle et canonique, ils sont des traducteurs-souche.

Références bibliographiques

Bloom, Harold. Canonul occidental. Ţucureşti: Univers, 1994.


Compagnon, Antoine, Seebacher, Jacques (dir.). L’Esprit de l’Europe, Le Canon:
Construction et Déconstruction des classiques. Paris: Flammarion, 1993.
Delon, Michel, Mélonio, Françoise (dir.). Madame de Staël. Actes du colloque de la
Sorbonne du 20 novembre 1999. Paris : Presses de l’Université de Paris – Sorbonne,
2000.
Diaz, José-Luis (dir.). Madame de Staël. L’âme se mêle à tout. Actes du colloque
d’agrégation de la Société des études romantiques et dix-neuviémistes, des 26-27
novembre 1999. Paris : Sedes, 1999.
Didier, Ţéatrice, Neefs, Jacques (dir.). Sortir de la Révolution. Casanova, Chénier, Staël,
Constant, Chateaubriand. Manuscrits de la Révolution. Presses Universitaires de
Vincennes, 1994.
Felperin, Howard. The uses of the canon Elisabethan literature and contemporary theory.
Oxford : Clarendon Press, 1992.
Fowler, Alastair. Kinds of Literature. Cambrige, Massachusetts : Harvard University
Press, 1982.
Gilli, Marita (éd.). Les limites de siècles. Lieux de rupture novatrice depuis les temps
modernes. Actes du colloque international organisé par l’Université de Franche-
ţomté, les 29-31 mai 1997. Presses Universitaires Franc-comtoises, 1998.
Marchal, Roger (dir.). Vie des salons et activités littéraires de Marguerite de Valois à
Madame de Staël. Actes du colloque international de Nancy, 6-8 octobre 1999.
Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 2001.
Mali a, Ramona. Le Groupe de Coppet. Un atelier de la construction / déconstruction des
canons esthétiques. Timişoara : Mirton, 2007.
Mali a, Ramona. « Ion Heliade R dulescu şi Ţiblioteca Universal . On ne badine
pas avec les traductions ». In : Georgiana Lungu-Badea (dir.). Un capitol de
traductologie românească. Studii de istorie a traducerii. Timişoara : Editura Universit ii
de Vest, 2008 : 169-182.
Mincu, Marin (coord.). Canon şi canonizare. ţonstan a : Pontica, 2003.
*** Euresis. Cahiers roumains d’études. Le Changement du canon chez nous et ailleurs,
1997 – 98. Bucureşti : Univers.

Textes de référence

Madame de Staël. De l’Allemagne. Paris : Flammarion, 1999.

112
Muguraş ţONSTANTINESţU

Madame de Staël. De l’esprit des traductions dans Œuvres Complètes de Madame la


Baronne de Staël Holstein. Paris : Louis Haumann et Ce Libraires, tome XVII, 1830.

113
115
Peut-on (vraiment) re-créer la chanson de Brassens par la
traduction ?

Anda R DULESCU

Université de ţraiova
Roumanie

Résumé : Notre travail se propose un double but : a) théorique – d’établir les critères de
traduction selon lesquels on a affaire à une re-création d’un texte original, dans notre cas
une chanson de Georges Brassens ; b) pratique – d’analyser, en appliquant la grille de lecture
traductologique de Katharina Reiss, la variante traduite par Romulus Vulpescu. Nous
estimons que la traduction est très réussie, grâce à la prédisposition artistique de Vulpescu,
à son empathie avec Ţrassens, de même qu’à sa vaste expérience de traducteur.

Mots-clés : re-création de l’original, grille traductologique de lecture, jugement de valeur,


équivalent, expression imagée.

Abstract : Our study has a double aim: a) a theoretical one – to establish the criteria according
to which we consider that a translation is a re-creation of an original text, in our case, of one
of Ţrassens’ songs; b) a practical one – to analyze the variant translated by Vulpescu, using
Reiss’ reading grid for translation. We consider Vulpescu’s translation to be a very
successful one, owing to his own artistic skills and particular empathy with Brassens, as well
as to his vast experience as a translator.

Keywords : re-creation of the original, reading grid for translation, value judgement,
equivalent, imagery.

Argument

Georges Ţrassens est l’un des chanteurs français les plus écoutés,
même après sa mort. Son succès ne s’explique pas uniquement par la
qualité de ses vers et par son remarquable talent de guitariste, mais aussi
par les traductions de ses chansons, dont les plus nombreuses et réussies
sont en italien. En Roumanie, il y a peu de traducteurs qui se soient
hasardés à le traduire, ses textes étant de vraies pierres de touche non
seulement sous l’aspect syntaxique et lexical, parce qu'il joue sur différents

117
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

niveaux de langues, crée des mots nouveaux, disloque ou rompt la phrase,


mais également au niveau de la rime et du rythme de la phrase, qui doit
s'inscrire dans celui de la musique. Il est d’autant plus méritoire de la part
de Romulus Vulpescu, poète à son tour et traducteur, spécialiste de Villon,
Charles d’Orléans, Rabelais et Jarry, d’avoir eu le courage d’accepter la
provocation et de traduire en roumain l’Hécatombe de Brassens, sa version
égalant presque l’original.
Les questions que nous nous sommes posées et à partir desquelles
nous avons organisé notre démarche sont :
a) le texte traduit, qui prétend être le même que l’original,
mais formulé dans une autre langue, est-il vraiment une
re-création de l’original ?
b) faut-il être poète pour bien traduire un texte poétique ?
c) la variante de traduction proposée par Vulpescu au
poème Hécatombe chanté par Ţrassens vaut-elle l’original ?
Si la réponse donnée aux deux premières questions relève plutôt
d’un aspect théorique, conceptuel de la traduction, la troisième porte sur
l’activité pratique, concrète du traducteur, plus difficile à apprécier faute
d’un repère comme la grille de lecture, que nous estimons être un outil
fiable pour diminuer la subjectivité et l’arbitraire dans le jugement de
valeur d’une traduction. ţ’est pourquoi nous nous sommes appuyée sur
quelques éléments de la grille de lecture traductologique de Reiss (2002, 67-
87) afin de pouvoir évaluer la traduction de Vulpescu.

1. La traduction comme re-création de l’original

La plupart des théoriciens et des praticiens de la traduction


affirment qu’elle peut être considérée comme art de création et de re-
création du texte d’origine et que le traducteur, dans son entreprise,
devient le double de l’auteur. Autrement dit, l’écriture et la traduction sont
dialectiquement liées, parce que toute traduction implique une réécriture,
donc une re-création du texte.
Envisagée sous l’aspect de la créativité, la traduction s’avère être un
paradoxe : on s’attend à ce qu’elle soit imitation ou répétition du texte
original, alors qu’elle est création ou « écriture » (Meschonnic 1999, 85) ou
plutôt re-création de l’original. ţar, selon le poète catalan Llovet (2000, 37)
cité par Mo oc (2002), la traduction est « […] une espèce de répétition du
geste par lequel les idées se transvasent au champ de l’écriture. ţ’est une

118
Muguraş ţONSTANTINESţU

chose analogue à l’art d’écrire. Ainsi, la traduction devrait être comprise


comme un art de (ré-)écrire. ».
Toute traduction de qualité transcende l’original, en le ré-
interprétant pour le re-créer de façon à restituer, dans la mesure du
possible (« dire presque la même chose » (Eco, 2004)), une image complète,
non modifiée, de l’univers auctorial. Si la traduction n’est pas une simple
mimésis de l’original, alors on pourrait considérer que le traducteur
dispose d’une certaine liberté créatrice par rapport au texte-base, parce que
ce qui doit passer en premier lieu dans la langue-cible c’est le message et
ensuite l’aspect formel. Et pourtant, l’écrivain roumain d’expression
française Tsepeneag parle d’une liberté illusoire, « surveillée » du
traducteur. À son avis, le processus de re-création du texte de départ ne
peut jamais se réaliser totalement, toute création originale, de premier
degré (cf. Ţarthes 1953) étant censée être ineffable, non répétable.
Cependant, on ne pourrait pas nier à la traduction son caractère de re-
création, parce qu’en transposant un texte dans une autre langue, le
traducteur fait à son tour des choix pour écrire le même texte sous une
forme linguistique différente, dans un autre système conceptuel. La
variante qu’il propose est le résultat d’un processus d’élaboration d’un
texte qui implique la re-écriture du texte-base, préalablement détextualisé
de son contexte. ţette nouvelle écriture produit un nouveau texte, placé
dans un nouveau contexte et dans un espace différent ; ou, mieux dit, un
nouveau discours selon Mo oc (2002), parce qu’ « […] on ne traduit pas ce
que les textes disent, sinon ce que les textes font. Les bonnes traductions
font ce que les textes originaux font, la traduction n’est ni plus dans la
langue, ni dans le texte, mais dans le discours.»
Pour Derrida, écrire, lire et traduire impliquent des
transformations : toute écriture est une transformation d’un certain nombre
de lectures, donc une re-écriture. Par l’acte d’écrire on ne peut pas
prétendre « traduire » la réalité, la vérité et l’histoire, on ne peut que
produire une approximation des réalités intérieures, extérieures ou
environnantes. En travaillant sur le texte original, en le transformant, en le
remodelant, le traducteur obtient une sorte d’intertexte (Pageaux 1994, 60),
où le dialogue entre les deux textes, source et cible, est permanent et
enrichissant. ţ’est ce caractère herméneutique de la traduction que Steiner
(1978, 16) met en évidence, en affirmant que « le traducteur fait, au plein
sens des termes, œuvre d’interprétation et de création ».
Parfois, le traducteur est obligé de procéder à des modifications ou à
des réductions qui trahissent l’original, mais grâce auxquelles il réussit,

119
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

dans la plupart des cas, à surmonter les entraves du discours auctorial, à


respecter les nombreuses obligations formelles qu’il a par rapport au texte
traduit. Si le traducteur, traître par nécessité, est l’analogue de l’auteur,
dans le cas spécial de la poésie, la re-création par le texte second complique
la tâche du traducteur, qui doit, d’un côté, respecter l’univers poétique et
les particularités stylistiques de l’original et, de l’autre, se plier aux
exigences de rime et de rythme du texte-source.
Dans notre cas, le défi du traducteur ne réside pas uniquement dans
une sorte d'exercice de style voué à la recherche des structures de la
langue-cible aptes à préserver la rime et le rythme de l’Hécatombe, un
huitain à six strophes, où le ton burlesque de Ţrassens parodie l’épopée.
L’enjeu de la traduction en roumain consiste dans la virtuosité prouvée par
Vulpescu de sélectionner les équivalents susceptibles d’éveiller chez le
lecteur / auditeur roumain les mêmes sentiments qu’éprouvent les
Français devant cette chanson, de créer des images poétiques qui évoquent
l’original.

2. La relation auteur-traducteur

Toute traduction met en évidence la relation intime qui se crée entre


l’auteur et son traducteur, qui devient ainsi le créateur d’un texte de second
degré. Sans cette relation empathique auteur-traducteur, basée sur les
principes mêmes de la création, la traduction ne peut pas être réussie.
En reprenant Spranger, Reiss (2002, 140) parle d’une prédisposition
« artistique » nécessaire au traducteur, car « […] l’artiste façonne toutes ses
impressions de manière à en faire de l’expression1 ». Il est évident que le
traducteur, et notamment le traducteur de poésie, doit jouir, lui aussi, d’un
tempérament d’artiste et bénéficier d’un sens marqué des valeurs
esthétiques, parce que « [l]es conceptions artistiques et les principes
esthétiques de cet être transparaissent souvent dans la forme qu’il donne à
sa "traduction". » (141).
La preuve de l’existence de cette prédisposition artistique chez les
meilleurs traducteurs qui ont été eux aussi des gens de lettres renommés
est que, dans certains cas, la traduction elle-même représente un chef-
d’œuvre. On pourrait citer, en ce sens, les drames de Shakespeare traduits

1 La traduction est d’après la citation tirée de P. Hellwig, Süddeutsche Zeitung, des


30 juin et 1er juillet (1962, 83) (cf. Reiss 2002, 140). Les italiques appartiennent au
traducteur.

120
Muguraş ţONSTANTINESţU

par Schlegel, les vingt-quatre Sonnets de Louise Labé traduits par Rainer
Maria Rilke, ou Baudelaire traduit par Stefan George.
Parfois, le tempérament artistique du traducteur est divergent de
celui de l’auteur. Il est plus audacieux et moins fidèle au texte-base, sa
traduction enregistre plusieurs écarts par rapport à l’original, mais cela
n’empêche pas que le résultat de son travail ne soit un nouveau texte à
valeur artistique propre, que Reiss considère une « recréation poétique »,
qui peut égaler la création originale.
En plus, l’expérience du traducteur, ses habiletés linguistiques
exercées sur divers textes littéraires, ses connaissances extralinguistiques,
culturelles et encyclopédiques, son excellente mémoire bilingue, doublées
d’une bonne connaissance des procédés de transfert textuel constituent un
atout pour réaliser une bonne traduction. Et, notamment, le traducteur doit
aimer l’écrivain qu’il traduit, connaître en détail l’œuvre de celui-ci, le
milieu où il s’est formé et a créé, en un mot, il doit être d’abord un exégète
et ensuite un traducteur. ţe n’est qu’après une recherche personnelle
poussée qu’il fait sien l’univers culturel et de création de l’auteur, il y puise
et s’inspire à son tour, pour pouvoir ensuite faire son choix et proposer les
équivalents aptes à éveiller les mêmes réactions, les mêmes sentiments aux
lecteurs / auditeurs de la langue-cible.
ţ’est, croyons-nous, le cas de Vulpescu. Pour le lecteur roumain il
devient évident, dès le premier coup d’œil jeté sur la traduction de
l’Hécatombe, que le traducteur a procédé à une re-création de la chanson de
Ţrassens, assez fidèle par ailleurs, mais par des procédés individuels,
propres à un traducteur dont la sensibilité poétique, le sens de l’humour et
les connaissances du potentiel expressif du roumain sont remarquables.

3. La grille de lecture traductologique comme outil de jugement


de valeur

Selon la classification que Reiss (2002, 63) propose aux textes2, la


chanson représente un texte scripto-sonore3, qui partage avec le texte

2 Sa typologie des textes est tripartite : informatifs, dont la fonction dominante est la
représentation, expressifs, dont la fonction dominante est expressive et incitatifs,
dont la dominante est la fonction d’appel (Reiss 2002, 42). À ces types principaux
elle ajoute un quatrième type, les textes scripto-sonores (63).
3 Textes indissociablement liés à une musique (de la chansonnette au plus solennel

des oratorios ou autre ouvrage choral, en passant par des lieds et des hymnes) (cf.
Reiss 2002, 63-64).

121
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

expressif certaines caractéristiques, étant donné qu’il est également focalisé


sur la forme. La difficulté du traducteur réside non seulement dans le choix
d’un mot susceptible de créer le même effet esthétique dans la langue-cible,
mais aussi de se plier aux exigences de rime et de rythme du texte original.
ţ’est la raison pour laquelle Reiss exprime son doute envers la
possibilité de transférer dans une autre langue l’apparence unique d’un tel
type de texte, qui n’est reproductible qu’approximativement dans la langue
d’arrivée, surtout s’il est chanté. Nous estimons pourtant que la traduction
peut être considérée réussie à partir du moment où le traducteur obtient le
même effet esthétique par l’utilisation des équivalents appropriés à
l’univers artistique, au niveau de langue et au niveau prosodique de
l’original, et lorsque la courbe mélodique de la chanson est respectée.
En nous servant de la grille de lecture de Reiss (2002, 67-112) nous
prenons en considération les niveaux lexico-sémantique et stylistico-
prosodique pour juger de la valeur de la variante traduite proposée par
Vulpescu.

3.1. Niveau lexico-sémantique


Les vocabulaires du français et du roumain, deux langues romanes
qui se ressemblent beaucoup, se caractérisent par la présence de toute une
série d’éléments lexicaux qui ne se superposent pas parfaitement, ce qui est
naturel, puisque toute langue dispose d’une façon individuelle de
découpage de la réalité environnante. ţes différences entraînent des pertes
dans la traduction, qui peuvent être compensées ou non. Dans la variante
traduite, on remarque le même vocabulaire familier que celui utilisé par
Brassens, un peu vulgaire parfois, pour caricaturer la bagarre des
marchandes de Brive la Gaillarde avec les policiers.
Les deux textes jouent sur la polysémie de certains mots, qui
pourraient être considérés des mots clé de la chanson. D’abord le mot-titre,
Hécatombe / Hecatomb, est un nom qui, dans l’Antiquité, signifiait
« sacrifice de cent bœufs », alors que de nos jours il a acquis le sens de
« massacre ». ţe mot suggère, dès le début, l’idée de parodie de l’épopée,
non seulement par les faits qui y sont dépeints, mais également par le
mélange des niveaux de langue (soutenu, standard, familier, populaire et
argotique).
Ensuite, le nom échauffourée (vers 8), signifiant « entreprise
malheureuse qui conduit à un échec » ou « bagarre, émeute », a été rendu
en roumain par tevatură (vers 8), qui signifie soit « zarv / tapage,

122
Muguraş ţONSTANTINESţU

« g l gie » / vacarme, soit « bucluc » / ennui, « nepl cere » / désagrément,


soit « înc ierare » / bagarre, « rebeliune » / rébellion, « r scoal » / révolte.
Le nom mégère (vers 23) désigne une femme mauvaise, méchante,
une harpie ou une rosse en français, alors que l’équivalent roumain başoardă
désigne soit une femme grasse, soit une débauchée.
Quant au nom propre Briv’ la Gaillarde4, localité spécialement choisie
par Ţrassens pour le sens équivoque du terme gaillarde, qui signifie en
même temps « personne solide » et « femme libre, légère, hardie »,
Vulpescu opte pour un emprunt au français, d’abord pour des raisons de
rime et ensuite d’authenticité et d’étrangéité.
Vulpescu a le mérité d’avoir réussi à garder le ton burlesque de
l’original, en se servant d’expressions imagées réalisées à l’aide d’épithètes,
de jeux de mots, de métonymies, d’hyperboles, etc.

3.1.1. Épithètes
Le traducteur suit de près l’original, en faisant appel à toute une
série d’épithètes péjoratives, portant en égale mesure sur les deux camps
qui s’affrontent. Ainsi, le spectacle du combat est considéré comme hazliu /
amusant et abundent în ghionţi / trad. litt. abondant en coups (vers 16), les
gendarmes sont traités de tembeli / idiots, stupides (vers 7), alors que les
marchandes qui le mènent sont étiquetées de bestii triviale / trad. litt. bêtes
triviales (vers 45). Les passants qui se hasardent à traverser ce champ de
combat risquent d’avoir le sort du pauvre con, aux yeux hébétés / ochi
năuci dans la variante traduite (vers 30) et à la tête de balourd / cap de tont
(vers 30) et d’être fourré entre ses gigantesques fesses / giganticele buci (vers
32) d’une commère guerrière.

3.1.2. Jeux de mots


Le traducteur préserve le ton amusant et libre de Brassens, cru et
rabelaisien, en utilisant le mot chestii (vers 47), comme équivalent du mot
choses, façon euphémistique de désigner, dans les deux langues, les
testicules.

3.1.3. Créations lexicales


Dans le vers 12, Vulpescu utilise le mot apropont, résultat d’un
accident phonétique, qui rappelle le mot français à propos. Une autre
création individuelle est le nom holodronţi du vers 14, qui traduit le nom

4 ţ’est une sous-préfecture du département ţorrèze, dans la région du Limousin,

près de Limoges.

123
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

guignols de Brassens, et qui doit rimer avec le nom ghionţi / coups du vers
16. On remarque également le calque de la création brassénienne
gendarmicides (vers 23) / jandarmicide, facilement transférable en roumain,
langue permissive au transfert de ce mot, tant au niveau phonétique que
sémantique. Dans les deux langues, la création est le résultat d’une
amalgamation des noms gendarme / jandarm et génocide ou homicide /
genocid, omucidere.

3.1.4. Métonymies
Les expressions métonymiques relèvent d’une façon implicite de
présenter les événements ou les participants, sans les nommer
explicitement. Ainsi, les braves pandores (vers 17) deviennent dans la
variante roumaine bravii-n uniformă / trad. litt. les braves en uniforme,
l’habit porté renvoyant à une certaine catégorie professionnelle, alors que
les avis compétents du vers 38 deviennent savanţii / les savants, intellectuels
capables de se prononcer sur la valeur, l’importance et la beauté de ce
combat acharné.

3.1.4. Hyperboles
Le comportement de l’une des femelles (vers 33 de Brassens)
participantes à la rébellion, qui ouvre son corsage pour matraquer à grands
coups de mamelles (vers 35) / Îşi scoate â a la atac / Pocnind cu vastele-i
mamele5 … (vers 34-35 de Vulpescu) tous ceux qui passent par devant sa
porte, justifie pleinement la structure utilisée en roumain et intensifie
l’expressivité des deux textes, par l’image hyperbolique d’un combat où
l’on fait usage de tous les moyens pour remporter une victoire.

3.1.5. Répétitions
Les répétitions des interjections hip, hip, hip, hourra / hip, hip, hip,
ura (vers 24) et Mort aux vaches ! Mort aux lois ! / Jos cu vardiştii ! Jos legea !
(vers 26-27) ont pour rôle de mieux mettre en évidence les moments les
plus importants du combat : la joie de la victoire et les exhortations à la
lutte, alors que la répétition du verbe tomber, quatre fois en français par
rapport à trois fois en roumain (şi cad, şi cad, şi cad), suivie du verbe
succomber / sucomb pour raison de rime, accentue le dramatisme de la
lutte, en soulignant, implicitement, la force et le courage du combat des
marchandes.

5 Trad litt. Sort sa mamelle à l’attaque / En frappant de ses vastes mamelles.

124
Muguraş ţONSTANTINESţU

3.2. Niveau stylistico-prosodique


Dans les deux langues, on remarque un mélange de niveaux de
langues qui ne font qu’augmenter le caractère ludique et parodique de la
chanson. Le rapprochement des termes livresques, recherchés tels que :
hécatombe / hecatomb (titre et vers 39), succomber / a sucomba (vers 18),
mamelles (vers 35) / mamele, outrage (vers 43) / ultraj, avec des termes
populaires : cognes (vers 11) / gardieni, (braves) pandores (vers 17) / bravii-n
uniform , bicher (vers 19) / a rânji et avec des termes familiers : croquignol
(vers 16) / hazliu, gnom (vers 42) / lovitur , etc. renforcent l’effet ironique
de la lutte des deux camps. Il faut remarquer que les mots utilisés par le
traducteur ne se situent pas toujours au même niveau sémantique que ceux
du texte original, et que parfois le traducteur roumain préfère une variante
plus familière, voire même populaire d’une expression : a-şi da cocul la darac
(vers 4) / trad. litt. donner son chignon à la peigneuse mécanique, trad.
équiv. se crêper le chignon, caft (vers 11) / bagarre, ţaţă (vers 29) /
commère et ţăţici (vers 3), variante formée d’un diminutif, à valeur
ironique, bucă (vers 32) / fesse, a da-n tărbacă (vers 41) / trad. litt. livrer à la
risée publique.
Vulpescu utilise aussi des mots argotiques, comme başoardă (avec la
variante başoaldă), de même que des mots vieillis ou régionaux : (vers 25)
tist / officier et terezia / plateau d’une balance, (vers 48) poliţai / policier.
Mentionnons également que dans l’une des variantes de sa traduction,
Vulpescu a voulu utiliser, à la place de l’expression familière vrând cap să
puie păruielii (vers 5) / trad. litt. mettre un terme à l’échauffourée,
l’expression vrând să evite-un casus belli6 / trad. litt. voulant éviter une cause
de guerre, jugée finalement trop livresque, même si la rime avait permis
cette variante.
La dérision du conflit nous semble être encore plus marquée en
roumain, parce que le traducteur se sert plus que Brassens de structures
appartenant à des registres différents. Pour marquer l’ancienneté de l’union
contre les gendarmes, dans le vers 9, Vulpescu utilise le syntagme uzul
public de milenii / trad. litt. usage public millénaire, alors que la généralité
de cette union est rendue, dans le vers 10, par le mot mapamond /
mappemonde, globe terrestre, un néologisme en roumain, tout comme
l’adjectif vast / vaste du vers 35 (vastele mamele / vastes mamelles).

6 Expression latine, trop ampoulée pour le texte de cette chanson.

125
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Au mot macchabée (vers 20) le traducteur donne pour équivalent le


syntagme rămăşiţe pământeşti / dépouilles, terme poétique et en même
temps légèrement livresque. Il est vrai qu’en français le macchabée est
polysémique, parce qu’il signifie en même temps « cadavre », « mort et
héros », « martyr d’une cause », allusion à la lutte héroïque menée par
Judas Macchabée et ses frères contre les Syriens, relatée dans les deux livres
bibliques des Macchabées. Le caractère monumental de l’hécatombe, sa
beauté au superlatif (la plus bell’, vers 40) que Brassens envisage de tous les
temps, est rendue en roumain par le mot Geneză / Genèse, mot à forte
connotation culturelle, parce que c’est le premier livre de la Ţible. Toute
cette impression grandiose de combat acharné, retracé sous forme
d’épopée, est en fort contraste avec les vers qui suivent, où o babă7-n draci /
trad. litt. une vieille femme enragée qui profère des jurons comme Mama
lor ! / trad. litt. leur mère, trad. équiv. nique leur mère, plus directe que Mort
aux vaches du texte de Ţrassens, ce qui constitue une rupture évidente entre
les deux registres de langue.

4. Limites de la traduction

À notre avis, le niveau prosodique est celui où le traducteur


roumain réussit le moins à recréer l’original ; néanmoins l’essentiel a été
préservé. Ainsi, la traduction garde la rime croisée de l’original 1-3, 2-4, 5-7,
6-8, etc., mais les vers 13 et 15 de la variante traduite ne se plient plus à
cette exigence. On remarque, dans les deux langues, l’alternance de la rime
riche (3 sons différents), le mélange de la rime vocalique, féminine (par
exemple, les vers 1 et 3 finissent en -ţă, 5 et 7 en –li et 6 et 8 en -uri), avec la
rime consonantique, masculine (vers 2 et 4 en -ac), la première étant
prépondérante dans l’original et dans la variante traduite. Le traducteur ne
peut pas garder les allitérations du texte original (s et l chez Brassens dans
le vers 33), mais il en utilise d’autres (p dans les vers 2 et 5). Les structures
disloquées de l’original sont, dans la mesure du possible, gardées dans la
traduction. Le vers 47 de Ţrassens, qui reprend et continue « à distance »
l’idée du vers 43, entre lesquels sont intercalées les explications de l’auteur,
est légèrement modifié par Vulpescu, qui pratique plutôt une dislocation à
distance plus réduite (le vers 45 est continué par 47, ce qui y est intercalé
fonctionnant comme une sorte de structure incise).

7 En roumain le mot babă est péjoratif.

126
Muguraş ţONSTANTINESţU

Dans les deux langues, le rythme est alerte, sautillant, bi-syllabique.


Mais, si Ţrassens se sert du trochée, Vulpescu opte pour le iambique, plus
apte à rendre la courbe mélodique ascendante, qui respire l’humour et la
gaieté de la chanson populaire.

Conclusions

Voulant dire la même chose que l’original, la traduction de


Vulpescu refait la chanson de Ţrassens, mais le résultat en est une nouvelle
création, un texte de second degré, parce que le traducteur l’écrit sous une
autre forme linguistique, dans un autre système conceptuel. Dans ce cas, le
problème de la fidélité par rapport au texte auctorial ne se pose plus,
Vulpescu n’a qu’à se plier, tout d’abord, aux exigences stylistico-
prosodiques de la chanson, auxquelles il fait brillamment face, grâce à son
expérience de traducteur et à son talent de poète. Ensuite, il doit rendre en
romain l’oralité du texte français, de même que le haut niveau rhétorique
de l’Hécatombe, où s’enchevêtrent de multiples figures de style. Il marie,
plus que Ţrassens, dans le même vers (32) ou dans des vers rapprochés (34-
35), des termes relevant de niveaux de langue différents, notamment des
termes néologiques avec des termes populaires ou argotiques.
Le texte second de Vulpescu semble plus imagé, les émotions
esthétiques éprouvées par les lecteurs roumains étant aussi fortes que celles
des Français. Or, de ce point de vue, nous pouvons affirmer sans conteste
que Vulpescu a gagné le pari avec lui-même et avec la postérité de
Ţrassens, parce que ce qu’il nous offre c’est du Ţrassens, tant au niveau
idéatique, que stylistique.

Références bibliographiques
Barthes, Roland. Le Degré zéro de l’écriture. Paris : Seuil 1972 [1953].
Derrida, Jacques. Positions. Paris : Minuit, 1972.
Derrida, Jacques. Marges de la philosophie. Paris : Minuit, 1972.
Eco, Umberto. Dire quasi la stessa cosa. Milan : Biompani, 2003.
Eco, Umberto. Dire presque la même chose. [Dire quasi la stessa cosa]. Traduction
française par Myriem Ţouzaher. Paris : Grasset et Fasquelle, 2006.
Llovet, Jordi. « Traddución es creación ». Vasos comunicantes, numéro 17/2000 [En
ligne]. URL : http://www.acett.org/numero.asp?numero=17 (ţonsulté le 18 novembre 2009).
Meschonnic, Henri. Politique du rythme, politique du sujet. Paris : Éditions Verdier,
1995.
Meschonnic, Henri. Poétique du traduire. Paris : Éditions Verdier, 1999.

127
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Mo oc, Diana. « Traduction et création. De la re-création du texte littéraire traduit à


la créativité du processus traducteur » Archives No. 4 /2002. [En ligne]. URL :
http://www.arches.ro/revue/no04/no4art07.htm. (ţonsulté le 18 novembre 2009).
Pageaux, Daniel-Henri. La Littérature Générale et Comparée. Paris : Armand Colin,
1994.
Reiss, Katharina. La critique des traductions, ses possibilités et sers limites. Traduit de
l’allemand par ţatherine Ţocquet. Artois : Artois Presses Université, 2002.
Steiner, George. Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction. Traduction
française par Lucienne Lotringer. Paris : Albert Michel, 1978.
Tsepeneag, Dumitru. Le Mot sablier. Paris : P.O.L. éditeur, 1984.

128
Annexe

Hécatombe Hecatomb

1. Au marché de Briv’-la-Gaillarde 1. Ţriv’ la Gaillarde: în pia ,


2. À propos de bottes d’oignons, 2. Pentr-un praz verde şi-un spanac,
3. Quelques douzaines de gaillardes 3. ici din ginta precupea
4. Se crêpaient un jour le chignon. 4. Îşi dase cocul la darac.
5. À pied, à cheval, en voiture, 5. Vrînd cap s puie p ruielii,
6. Les gendarmes mal inspirés, 6. Pe jos, c lare, şi-n tr suri,
7. Vinrent pour tenter l’aventure 7. Jandarmii se reped, tembelii,
8. D’interrompre l’échauffouré’. 8. În miezu-acestei tevaturi.

9. Or, sous tous les cieux sans vergogne, 9. Da-n uzul public de milenii
10. C’est un usag’ bien établi, 10. E-un obicei pe mapamond:
11. Dès qu’il s’agit d’ rosser les cognes 11. E rost de caft cu gardienii?
12. Tout l’ monde se réconcili’. 12. Se-mpac to i la apropont.
13. Ces furi’s, perdant tout’ mesure, 13. ţumetrele, urlînd insulte,
14. Se ruèrent sur les guignols, 14. S-au n pustit pe holodron i,
15. Et donnèrent, je vous l’assure, 15. Dînd un spectacol, cred, destul de
16. Un spectacle assez croquignol. 16. Hazliu şi abundent în ghion i.

17. En voyant ces braves pandores 17. V zînd c bravii-n uniform


18. Être à deux doigts de succomber, 18. Pot sucomba sub ghion ii-aceşti,
19. Moi, j’ bichais car je les adore 19. Rînjeam, c ci îi ador sub form
20. Sous la forme de macchabé’s. 20. De r m şi e p mînteşti.
21. De la mansarde où je réside, 21. Din geamul propriei mansarde
22. J’excitais les farouches bras 22. Dam ghes grozavilor pumni ai
23. Des mégères gendarmicides, 23. Jandarmicidelor başoarde
24. En criant: « Hip, hip, hip, hourra ! » 24. Strigînd: „Hip, hip, hip, ura, hai !“

25. Frénétiqu’, l’une d’ell’s attache 25. Un tist, b tut cu terezía


26. Le vieux maréchal des logis, 26. De-o bab -n draci, r cnea de zor:
27. Et lui fait crier: « Mort aux vaches ! 27. „Jos legea! Vivat anarhia!
28. Mort aux lois ! Vive l’anarchi’ ! » 28. Jos cu vardiştii! Mama lor!“
29. Une autre fourre avec rudesse 29. Ţrutal, o a -şi introduce
30. Le crâne d’un de ses lourdauds 30. Un cap de tont cu ochi n uci
31. Entre ses gigantesques fesses 31. Turtindu-l şi punîndu-i cruce
32. Qu’elle serre comme un étau. 32. Între giganticele-i buci.

33. La plus grasse de ses femelles, 33. Iar cea mai gras dintre ele
34. Ouvrant son corsag’ dilaté, 34. Îşi scoate î a la atac,
35. Matraque à grand coup de mamelles 35. Pocnind cu vastele-i mamele
36. Ceux qui passent à sa porté’. 36. Pe cine-i trece sub ceardac.
37. Ils tombent, tombent, tombent, tombent, 37. Şi cad, şi cad, şi cad, sucomb ,
38. Et, s’lon les avis compétents, 38. Încît savan ii spun c fu
39. Il paraît que cett’ hécatombe 39. ţea mai frumoas hecatomb

129
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

40. Fut la plus bell’ de tous les temps. 40. De la Genez pîn-acu.

41. Jugeant enfin que leurs victimes 41. S tule s -i mai dea-n t rbac
42. Avaient eu leur content de gnons, 42. Se-ntoarser -n sfîrşit la praji,
43. Ces furi’s comme outrage ultime, 43. Nu înainte s le fac
44. En retournant à leurs oignons, 44. Un ultim şi suprem ultraj.
45. Ces furi’s à peine si j’ose 45. Aceste triviale bestii
46. Le dire, tellement c’est bas, 46. Ezit s-o spun aici pe şleau,
47. Leur auraient mêm’ coupé les choses. 47. I-ar fi deposedat de chestii…
48. Par bonheur, ils n’en avaient pas. 48. Noroc de poli ai c n-au.

130
Traductions sur le marché. Éthiques multiples

Izabella BADIU

Université « Ţabeş-Bolyai », Cluj-Napoca


Roumanie

Résumé : Aujourd’hui, il semble raisonnable de parler plutôt d’éthiques au pluriel, selon les
acteurs impliqués dans le processus – du traducteur à l’éditeur, de l’auteur au public. Il
devient également incontournable de placer le métier dans le contexte du marché. Nous
proposons une ébauche de l’éthique roumaine de la traduction à travers l’exemple de deux
traductions récentes et aussi éloignées en style, genre et public que le texte philosophique et
le polar. Méthodologiquement, le point d’ancrage reste la traductologie doublée d’éléments
d’analyse sociologique de la traduction, afin de rendre compte du jeu des éthiques diverses
qui se déploie depuis la décision de publication d’une traduction jusqu’au bilan des ventes.

Mots-clés : traductions en roumain, éthique du traduire, éditeur, traducteur, lecteur,


médiation linguistique.

Abstract : Today it would seem appropriate to talk about ethics in the plural, taking into
account all the actors involved in the process – translator, publisher, author and audience. In
the same spirit, the profession needs to be looked upon form the perspective of the market.
We propose an outline of the Romanian ethics in translation giving two recent yet opposite
examples, a philosophical text and a crime novel. In terms of method, we focus on
translatology accompanied by sociological remarks on translation in order to depict the state
of play between the various ethics involved, from the decision to publish a translation down
to the sale figures.

Keywords : translations into Romanian, translation ethics, publisher, translator, reader,


language mediation.

ţomme le titre l’indique, nous allons parler de multiplicité et de


marché et, pour nous référer plus explicitement au titre de ces rencontres, il
s’agira effectivement d’un jeu de plusieurs éthiques sur le terrain du
marché, en l’occurrence du marché roumain de l’édition. Alors que la
tradition des études en traductologie, ou encore la philosophie du traduire,
s’est disputé au fil du temps la primauté d’une éthique de la traduction,
donc du texte, tantôt le texte-source, tantôt le texte-cible, invoquant la
dialectique du même et de l’autre ad nauseam, ou d’une éthique du

131
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

traducteur souvent prise pour une déontologie, il convient de nous placer


mieux dans notre siècle, le XXIe, et regarder la réalité en face : désormais
tout est régi par le marché, y compris la vie académique. Du coup, la
traduction mérite d’être analysée en tant que profession mais avec les outils
mêmes de sa théorie1. Et, comme le veut le jargon économico-politique, il
faudrait parler des acteurs impliqués dans le processus de traduction afin
de leur faire partager les responsabilités et scruter sous plusieurs angles
l’éthique du traduire.
Le schéma est bien simple. Il y a d’abord un auteur et son œuvre
qui, en toile de fond, agissent sur les actants : l’éditeur et le traducteur dont
l’interaction engendre le produit nommé œuvre traduite. ţ’est cette
dernière qui influe sur le public des lecteurs. Étant donné que le rôle de
l’auteur est purement motivationnel – mérite d’être traduit – il nous reste
trois éthiques principales à décortiquer : éthique de l’éditeur, éthique du
traducteur, éthique du lecteur. Peut-être, dans le sillage de la théorie de la
traduction, est-il plus exact de parler des éthiques des processus et non des
actants : éthique de l’édition, éthique du traduire, éthique de la lecture.
Avant de nous lancer, une précision supplémentaire s’impose quant à notre
champ vaste désigné par le mot vague « traduction ». ţe sera ensuite par
l’analyse de cas de traductions roumaines que nous allons tirer quelques
remarques selon les trois axes annoncés.

Mise en intrigue : Est-il exact de parler de traduire, de traduction


ou de traducteur ?

La réponse à pareille question nous vient, une fois de plus, du


jargon le plus actuel. Avec la mondialisation croissante, les interactions et
les communications se multiplient aussi et les besoins en traduction avec.
Mais les situations (settings) changent et se démultiplient à leur tour : le
texte écrit sur support papier perd le terrain. Aussi, parle-t-on aujourd’hui
plus de localisation ou de médiation linguistique. Si l’on est plus habitué à
invoquer la médiation dans l’espace de l’oralité avec les formes
d’interprétation judiciaire, de service public et notamment médicale, il est
tout aussi juste de parler de médiation dans le cas de la traduction écrite. Et

1 Anthony Pym (1997) a le mérite d’emprunter cette voie dans la tentative de


débusquer les réductionnismes. Il souligne maintes fois la complexité du contexte
dans lequel se déroule le travail du traducteur et notamment le fait que « cette
éthique multiple […] n’exclut nullement les aspects purement commerciaux »
(101).

132
Muguraş ţONSTANTINESţU

à Jean-René Ladmiral, en pionnier, de définir la traduction comme


« médiation interlinguistique » dès la première page de ses Théorèmes pour
la traduction (Ladmiral 1994, 11). ţar il s’agit de médiation par deux fois, et
linguistique et culturelle. Médiation culturelle puisque le texte (littéraire) à
traduire est un objet culturel artistique et que son passage d’une culture à
l’autre mérite le même soin attentionné que le commissaire d’une
exposition porte aux tableaux ; médiation proprement linguistique puisque
le texte en question traverse la mutation d’une langue à l’autre qu’est la
traduction. Tous les jargons sont ainsi confortés et l’on ne manquera pas de
noter l’heureux paradoxe qui fait que le marché actuel et la philosophie du
traduire se rencontrent.
Je m’explique. Toute une tradition de pensée (Ţerman, Steiner,
Ricœur) a démontré en quelque sorte l’insuffisance du terme traduction en
le définissant comme lieu de rencontre de l’autre et du même. Je me limite
à citer Paul Ricœur2 lorsqu’il parle de l’« éthos de la traduction » :
« Amener le lecteur à l’auteur, amener l’auteur au lecteur, au risque de
servir et de trahir deux maîtres, c’est pratiquer ce que j’aime appeler
l’hospitalité langagière » (2004, 42-43). Ricœur parle de « passage » mais se
méfie du mot « passeur » sans doute pour ses connotations négatives en
français3, même s’il entend bien que le traducteur serait un passeur, un
Hermès, un milieu de terrain, un médiateur donc. ţertes, un passeur mais
guère de mots d’une langue à l’autre, mais bien de sens4, de forma mentis,
d’homologies5, de culturèmes6, etc.

2 En complément à la vision de l’hospitalité que donnent Steiner et Ricœur,


François Ost (2008, 14-15), sur les pas de Ţenveniste, offre un très enrichissant
commentaire étymologique du mot « hôte » et notamment son histoire en langue
latine. Hospes, composé de hostis et de potis, traverse des connotations diverses sous
le signe d’une ambivalence fondamentale : l’autre ou l’étranger est tantôt ennemi,
tantôt hôte.
3 Le Petit Robert donne trois sens du mot passeur : nocher – batelier d’une rive à

l’autre qui fait tout de suite penser à ţharon, trafiquant à la frontière et joueur qui
passe le ballon, autrement dit un milieu de terrain, celui qui construit le jeu de
l’équipe. En contrepartie, călăuză, le mot équivalent en roumain, lui, est connoté de
manière littéraire et archaïsante comme un guide spirituel.
4 Nous trouvons particulièrement heureuse la formule de François Ost selon qui le

traducteur serait un « opérateur de sens » (2008, 18).


5 Partant d’un point de vue sociologique appliqué à la traduction, Jean-Marc

Gouanvic postule une éthique de la traduction qui respecterait non pas l’original
(vision sourcière) mais le champ d’appartenance du texte. ţe serait le genre précis
du texte qui dicterait les stratégies mises en place par le traducteur d’adapter ou

133
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Dans le même esprit, d’un ton plus fruste mais aussi plus ludique,
Bogdan Ghiu – écrivain très contemporain et grand traducteur – définit le
rôle du traducteur complexe et multiple : « Un “collabo” ineffable. Le
traducteur, de ce point de vue, est un agent de l’auteur et non seulement
littéraire mais qui a de l’influence, peut propulser une panoplie d’idées
qu’il ne souffre pas de voir clouées au mur, injustement et de manière
suicidaire, plutôt qu’à l’œuvre, en action. »7 (2009 b). Ghiu parle de la
situation bien précise de la Roumanie où il arrive que les rôles de l’éditeur
et du traducteur en tant que promoteurs de tel auteur se recoupent. Mais ce
qu’il faudrait retenir ici comme généralement valable est ce rôle proactif de
choix et de médiation du traducteur qui n’est pas sans rappeler cet autre
propos : « Pour que la traduction offre une image éthique d’elle-même, le
texte-cible et le texte-source doivent être dans une communauté de destin.
[…] L’éthique de la traduction a son origine dans la décision de traduire. »
(Gouanvic 2001, 40). À qui revient cette décision reste à comprendre dans la
suite d’une discussion au cas par cas.

Étude de cas parallèles

Nous avons délibérément choisi des exemples qui, en apparence, ne


peuvent rien avoir en commun sinon une banale coexistence sur les rayons
d’une librairie roumaine. Nous nous hasardons à invoquer la traduction
roumaine du texte de Jacques Derrida Foi et savoir paru chez Paralela 45 et
le premier tome (Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes) de la série noire
Millenium par Stieg Larsson paru chez Trei.
Sans entrer dans une présentation des traductions de Derrida en
roumain, notons néanmoins qu’elles sont nombreuses – 13 au juste – dont
des textes fondamentaux, des essais ou des entretiens. Les traducteurs
constituent un groupe plutôt restreint et fidèle, les maisons d’édition aussi.
Chose remarquable : la maison Trei – précisément celle qui publie la

non la traduction au genre équivalent de la langue-cible dont les traits spécifiques


ne sont pas a priori identiques aux traits génériques dans la langue-source : « une
entreprise de construction d’homologies entre deux sociétés » (Gouanvic 2001, 39).
6 Les travaux de G. Lungu-Ţadea sont très enrichissants sur ce point, notamment

Teoria culturemelor, teoria traducerii. Timişoara : Editura Universit ii de Vest, 2004.


7 « Un ‘colabora ionist’ inefabil. Traduc torul, din acest punct de vedere, este un

agent, şi nu doar literar, ci de influen , de propagare, al unui autor, al unei


panoplii de idei pe care consider injust şi sinucigaş s le vad stînd pe perete şi nu
la lucru, în ac iune. » (Ghiu 2009 b – nous traduisons).

134
Muguraş ţONSTANTINESţU

trilogie noire Millenium – a publié un volume de Derrida sur la


psychanalyse. Mais qu’en est-il de Foi et savoir ? Sans reconstruire une
enquête (plus ou moins policière) du trajet entre la décision de publication
du livre et le bilan des ventes, remarquons néanmoins que la couverture de
la traduction en dit déjà long. Quelle est l’histoire cachée du changement de
couverture entre les deux tirages à distance d’un an seulement ? Certes, le
design de la deuxième couverture est plus alléchant et correspond peut-être
à une meilleure stratégie marketing ainsi qu’à l’abandon de la couverture
standardisée pour la collection « Studii socio-umane ». Mais, de manière
plus significative, la conclusion est qu’au bout d’un an seulement le tirage
initial de 2003 s’épuise et qu’une deuxième édition s’impose et sort en 2004.
Succès de vente dira-t-on pour un genre finalement restreint au monde
universitaire. Par contre, en dépit du contrat signé (qui nous a été mis à
disposition), le traducteur Emilian ţioc (de ses propres déclarations) n’est
pas au courant et ne reçoit pas les exemplaires gratuits dus pour la seconde
édition.
Par ailleurs, nous aurions pu peut-être limiter notre communication
à l’analyse et discussion détaillée d’un ou deux contrats d’édition de
traductions pour mettre à nu les pratiques si peu éthiques des maisons
d’édition roumaines dans leur relation aux traducteurs.
En ce qui concerne le polar évoqué, le succès international de la
trilogie de Stieg Larsson s’est confirmé en Roumanie aussi. 15000
exemplaires vendus et des deuxièmes tirages en préparation pour chacun
des trois tomes sont un vrai exploit dans un pays qui, peut-être plus que
d’autres, avait perdu le goût de la lecture. ţe qui nous importe dans ce cas
est la hâte avec laquelle un éditeur très bien informé a désiré suivre la
tendance mondiale et inscrire la publication roumaine dans la vague des
plusieurs millions de fans du néo-polar suédois. Or, pour le premier tome,
cette hâte et sans doute la pression qui a pesé sur les épaules de la
traductrice Elena-Maria Morogan auront entraîné quelques in-
conséquences, mauvais choix dans la traduction et un certain manque de
révision.
ţe qui nous amène sur le terrain de la lecture traductologique des
deux textes en version roumaine.

Problèmes de traduction 1 : lexique

Avant tout, une limitation que nous assumons pleinement : sans


connaître la langue suédoise ni donc l’original suédois du roman en

135
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

question nous nous lançons dans quelques remarques limitées à la


pertinence de quelques-unes des décisions prises par la traductrice. Nous
tirons le chapeau devant l’éditeur qui a été en mesure de trouver sur le
marché roumain la personne qui possède la compétence réelle de traduire
du suédois et n’a pas cédé à la facilité de faire une traduction de seconde
main à partir d’une langue de grande circulation ; manquement grave à
l’éthique mais souvent rencontré notamment pour la littérature dite de
gare.
Fort heureusement, Millenium répond à l’engouement pour le
roman noir selon « un pôle intellectuel, formé par le néo-polar, qui redéfinit
le genre en l’ancrant dans une description naturaliste et critique des réalités
sociales » (Sapiro 2008, 166). En tant que tel, le roman est imbu de
références à la civilisation suédoise contemporaine avec ses institutions et
ses mœurs, à la vie politique et économique de ce pays. Or, l’accent mérite
d’être mis sur le terme contemporain. La lecture, même non-avisée, du livre
se laisse surprendre par une surabondance d’anglicismes en tout genre. ţe
phénomène d’utilisation en suédois de syntagmes stéréotypés de l’anglais
rendrait compte d’une actualité de la vie des langues européennes, toutes
envahies par l’anglais qui devient une seconde nature à tel point que le
globish n’est plus décrié comme par le passé mais passe désormais dans nos
us et coutumes à tous.
La lecture appliquée, quant à elle, accompagnée d’un recensement
de ces anglicismes a révélé qu’une catégorisation fine devait être établie. Il
y a d’abord les syntagmes en anglais qui sont en quelque sorte des
expressions figées, comme tirées des films américains : you name it (38),
until the next time (85), sorry, no deal (104), the benefits of living in the
countryside (168). Parfois ironiques, parfois utilisées à bon escient par
l’auteur afin de caractériser son personnage, ces expressions se trouvent
parfois contextualisées : « cu un aer de not my business » (54) ou encore ce
passage ou deux personnages tout en commentant l’expression occasional
lover la mettent en scène à proprement parler (259). ţette catégorie passe
inchangée en roumain aussi, notamment dans les situations où le contexte
permet à tout non-anglophone de désambiguïser le sens.
Une autre catégorie d’anglicismes qui figurent dans la traduction
tout comme dans l’original, je suppose, sont des emprunts encore mieux
intégrés à la langue courante, à plusieurs langues courantes oserai-je dire. Il
s’agit, une fois de plus, de mots qui circonscrivent un domaine d’activité
précis ou bien qui n’ont pas encore subi un processus de néologisation et
sont gardés en tant qu’emprunts marqués par des italiques. ţ’est bien le cas

136
Muguraş ţONSTANTINESţU

des occurrences multiples de story, off the record, on the record, cover story,
free-lancer, outsider, start-up, layout, time out. Dans le même genre, mais des
mots qui n’ont même plus besoin d’italiques : hard-rockeri, skiper. Par contre,
au sein de cette même catégorie, il subsiste quelques mots, surtout du
domaine économique mais aussi journalistique, qui sont encore
problématiques pour la langue roumaine cependant que dans d’autres
langues ils ont été complètement adoptés (y compris en français). Je me
réfère à yuppie, loft, do gooder, presa people, young warriors, cash-flow problem,
ou encore l’omniprésent researcher. Enfin, de manière aléatoire certains
anglicismes se trouvent expliqués et commentés en note de bas de page :
par exemple biker (601).
Il faut dire que la grande majorité des exemples cités ne donnent
pas la liberté à la traductrice de remplacer ces termes utilisés tels quels dans
le texte original et porteurs de fonctions narratologiques assez souvent.
Même si parfois le roumain est moins accueillant que d’autres langues pour
certaines de ces tournures anglaises, force est de constater que l’option de
les garder respecte une certaine éthique du traduire. Toujours pour la
défense de la traductrice, on devrait ajouter l’utilisation en langue
roumaine d’expressions idiomatiques très imagées et plutôt bien trouvées
avec tout notre regret de ne pas savoir à quoi cela correspond dans
l’original. En guise d’exemple : « zeflemitor », « un delict de categoria
“pan ” » (21), « vocea îi era ca glaspapirul » (305).
Nous arrivons à la liste, non-exhaustive mais assez longue, des
traductions problématiques. Quoi qu’on en dise et en dépit d’un certain
laxisme qui lui est propre, la langue roumaine s’accommode mal de tours
tels : « flori mistificatoare » (8) au lieu de flori misterioase, « m şti de gum »
(14) au lieu de măşti de cauciuc, « furt cu mîna înarmat » (21) pour jaf armat,
« un misil de croazier » (45) pour rachetă, « pun semn tura sub un raport »
(34) au lieu de pe un raport, « focusul privirilor » (84), « fotografiile erau
focusate » (133) pour centrul privirilor respectivement fotografii focalizate, « o
bimbo » (150), « o chimie proast între el şi restul redac iei » (151), « s
fantazezi » (16, 80) pour să fantasmezi, ou encore le flagrant « teip », à
répétition, en transcription phonétique au lieu de bandă adezivă ou, à la
limite, scotch.
Sans préjuger de la source des calques ou autres incongruités dans
le texte original, nos connaissances de la langue anglaise nous permettent
de déduire, du moins dans certains cas, qu’il est fort probable qu’en
suédois certains calques sur l’anglais aient pris droit de cité dans le langage
courant et, au contraire des exemples antérieurs d’emprunts signalés en

137
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

tant que tels, ces mots sont passés dans les interstices du texte et ont
échappé à la vigilance de la traductrice.
Encore faut-il compter avec le délai de temps déraisonnablement
bref accordé pour la traduction de Millenium 1, dont la conséquence est un
manque de révision de la part de la traductrice, à lire dans les variantes
différentes données pour un même terme : fautif d’abord, correct par la
suite. ţ’est le cas de « un godin din font » (157) contre « soba de tuci »
(158). Reste cependant un nombre non-négligeable d’expressions
inadéquates en roumain dont la source n’est même pas identifiable sur la
filière anglaise : « torped mafiot » (40), « spanacuri sociale » (48) une
variante aujourd’hui en vogue serait varză, « re etele publicitare » (148)
pour veniturile din publicitate, practicant au lieu de stagiar à plusieurs
endroits, « liga de ho i » (142 et sq.), etc.
Pour faire bref, la lecture attentive de la traduction dévoile les
contraintes pour le moins temporelles sous lesquelles la publication de
Millenium 1 s’est faite ce qui est corroboré par les propres déclarations de
l’éditeur (dans un cadre privé). La chose remarquable c’est que pour les
deux autres tomes les délais de production ont été plus judicieux et la
traduction n’en a donc plus pâti. ţe qui nous laisse penser que, dans ce cas-
ci, il ne s’agit pas a priori d’un problème éthique de l’éditeur ou du
traducteur mais d’une urgence ponctuelle. Hélas, ô combien de fois le
traducteur roumain ne s’y trouve confronté.
Et c’était bel et bien le cas de la traduction de Foi et savoir.
Indépendamment des stipulations de son contrat, le traducteur s’est
retrouvé devant une échéance très serrée en raison d’une grande foire du
livre à laquelle l’ouvrage devait être lancé à tout prix. Si le pari de la
traduction a été néanmoins gagné – et l’atteste tout un dossier de presse8 –
c’est principalement parce que le traducteur est en même temps fin
connaisseur de la philosophie française contemporaine.
Parlons d’abord lexique ! L’écriture de la déconstruction de Jacques
Derrida est notoire pour sa complexité (peut-être est-il plus exact de parler
de désécriture) et pour la difficulté d’identifier en langue française même le
sens exact et le vouloir dire du grand philosophe. À juste titre, Ţogdan
Ghiu – traducteur de Derrida – parle d’un « idiolecte philosophique
derridéen » (2009 a, 334) qui, tout en se servant de certains éléments de la
langue française, pourrait en soi être défini comme un langage à part. Si

8Plusieurs compte rendus du volume, parus soit dans des revues culturelles soit
dans des revues spécialisées, sont extrêmement positifs, voire laudatifs, à l’égard
du traducteur qui arriverait à reconstruire le texte derridien en langue roumaine.

138
Muguraş ţONSTANTINESţU

bien que des outils précieux non seulement pour les lecteurs de Derrida
mais aussi ou surtout pour ses traducteurs sont aujourd’hui disponibles. Et
je cite au passage l’ouvrage de référence de ţharles Ramond, Le vocabulaire
de Derrida (2001) ainsi qu’une initiative que j’ai trouvé remarquablement
adaptée aux technologies actuelles de recherche / terminologie /
traduction / rédaction, le Derridex. ţ’est véritablement un dictionnaire
Derrida interactif en ligne selon les règles de la terminologie.
Si le traducteur de Foi et savoir en a fait usage ou non est secondaire
pour nous. Dans la pléthore des problèmes traductologiques que posent
habituellement les textes de Jacques Derrida, nous souhaitons nous
attarder, brièvement hélas, sur ceux qui font la marque distinctive de l’essai
Foi et savoir. Et il faut dire d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de créations
linguistiques telles la célèbre différance. Au niveau lexical, le texte fourmille
de mots donnés en nombreuses langues européennes pour circonscrire
avec un tant soit peu d’exactitude un certain concept.

Qu’est-ce que répondre ? c’est jurer – la ţe înseamn a r spunde ? înseamn a


foi : respondere, antworten, answer, swear jura – credin : respondere, antworten,
(swaran) : « en face de got. swaran [qui a answer, swear (swaran): Ăfa de got.
donné schwören beschwören, « jurer », swaran [care a dat "a jura", "a conjura",
« conjurer », « adjurer », etc.] (Derrida "a implora" etc.] (Derrida 2003, 42)
2000, 49)

ţertes, ces emprunts ne subissent aucune altération dans la traduction.


Le texte est aussi une subtile réflexion sur les langues et sur la
possibilité de la traduction à travers une redéfinition de la mondialisation
comme mondialatinisation (48) – jeu de mots et néologisme à la fois.
Étonnamment ou pas, tout comme mondialatinisation d’autres constructions
lexicales complexes – telles : « calculabilité » (99), « une télé-technoscience
expropriatrice et délocalisatrice » (84) – ne sont pas les plus problématiques
à la traduction. ţes éléments ont quelque chose de scientifique et de
spécialisé qui, vers le roumain, se prête au transfert sans ambages. Par
contre, ce sont les mots usuels qui posent problème dans la mesure où
toute une série de doublets, censés renforcer des distinctions fines entre
apparents synonymes, ne trouvent pas d’équivalent conceptuellement
acceptable.
Le traducteur lui-même relève sur sa copie de travail au moins trois
exemples clé. Le premier ne trouve pas de solution satisfaisante s’agissant
des termes foi et croyance qui en roumain n’ont qu’un seul et même
équivalent partiel credinţă. Identifiant la foi avec la croyance chrétienne et la

139
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

croyance comme terme général pour toute religion, le traducteur n’arrive


pas à trouver un couple équivalent et choisit de ne pas effacer
complètement la distinction et indique entre parenthèses le nom français
respectif.
La connaissance intime de l’écriture derridienne se révèle
pleinement dans le cas de deux autres doublets qui trouvent en roumain
des solutions fort heureuses, quasi-naturalisées, et répondant à ce critère
ultime de l’éthique du traduire philosophique de restituer / reconstruire en
langue-source la manière même de penser, la structure d’un système
philosophique. Il s’agit d’abord de « désert dans le désert » (29) restitué par
« pustiul în pustie » (24). En voici le contexte :

[…] l’archi-originaire, le lieu le plus […] arhi-originarul, locul cel mai


anarchique et anarchivable qui soit, anarhic şi mai anarhivabil care exist ,
non pas l’île ni la Terre promise, mais nici insula şi nici T rîmul F g duin ei,
un certain désert – et non le désert de ci un pustiu anume – îns nu pustia
la révélation, mais un désert dans le revela iei, ci un pustiu în pustie, cel care
désert, celui qui rend possible, ouvre, o face cu putin , o deschide, o
creuse ou infinitise l’autre. (Derrida scruteaz sau o face infinit . (Derrida
2000, 29) 2003, 23-24)

La théorie sous-jacente à ce choix est l’antériorité, l’originarité d’un


désert par rapport à l’autre, d’une conception du désert par rapport à
l’autre. Or les moyens linguistiques du français ne permettent pas cette
distinction ce pourquoi, ailleurs, Derrida qualifie de archi-x des concepts x.
Le traducteur roumain, lui, estime que pustiu (préférable en soi à deşert
puisque plus naturalisé) restitue cet archi-désert plus originaire alors que
pustia garde sa connotation chrétienne des anachorètes.
Le registre archaïsant du roumain joue aussi dans cet autre doublet
qu’est « promesse sans promesse » (72) lorsque sur le même mécanisme
que pour désert il choisit de décliner la promesse entre făgăduinţă et
promisiune. Le texte dit :

Point de discours ou d’adresse à l’autre Nu exist discurs sau adresare c tre


sans la possibilité d’une promesse cel lalt f r posibilitatea unei
élémentaire. Le parjure et la promesse f g duin e elementare. Jur mîntul
non tenue réclament la même possibilité. strîmb şi promisiunea înc lcat
Point de promesse, donc, sans la reclam aceeaşi posibilitate. Nu exist
promesse d’une confirmation du oui. f g duin , aşadar, f r promisiunea
(Derrida 2000, 72) unei confirm ri a lui da. (Derrida 2003,
61)

140
Muguraş ţONSTANTINESţU

Ici, făgăduinţă est en quelque sorte l’archi-promesse, la non dite, la


sous-entendue comme aux temps où l’écriture n’était pas l’apanage de tout
le monde et où les mots valaient plus que des contrats.

Problèmes de traduction 2 : syntaxe

Mais Derrida pose un vrai casse-tête au traducteur lorsqu’il s’agit


de syntaxe. Le style de son écriture philosophique aux incises multiples,
aux interminables énumérations et séries synonymiques qui font perdre au
lecteur le fil du raisonnement défient la langue française elle-même si ce
n’est qu’il frise le poétique par un contrepoids de brèves phrases
sentencieuses, porteuses de métaphores et par le rythme haletant imposé
par toutes ces virgules. Le cliché de la similitude entre langues romanes qui
faciliterait la tâche du traducteur n’est que mieux mis à mal par la
reconstruction syntaxique complexe nécessaire.

141
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Or, l’argument fort du traducteur est toujours le même : il faut


reconstituer en langue d’arrivée le mouvement de pensée qui se déploie
dans l’original tout en gardant ses marques d’étrangeté d’autant plus que
celles-ci sont avérées dans la langue d’origine même. ţar l’écriture de
Derrida n’est pas du français académique dans ce sens qu’il y a un énorme
travail sur la langue et dans la langue pour en contorsionner les ressorts
intimes afin d’arriver à l’un de ces principes fondateurs de la pensée
derridienne qu’est l’archi-écriture9. Du coup, pour le traducteur roumain le
geste éthique par excellence est d’assumer de s’exposer au risque de ne pas
naturaliser en langue d’arrivée ce qui, d’emblée, n’était pas naturel dans la
langue-source.

9Pour une synthèse du concept et les citations clé puisées dans l’œuvre de Derrida
nous renvoyons au Derridex.

142
Muguraş ţONSTANTINESţU

Il n’y a certes pas de dénominateur commun entre la syntaxe de


Derrida et ce qui pourrait constituer la syntaxe du polar dans Millenium 1.
Et pourtant. La fidélité à l’original – dans son sens haut comme on vient de
le voir avec la philosophie ou dans son sens commun – reste
incontournable. Et si le rythme du polar de qualité est ponctué par les
retournements et la trame, il n’en reste pas moins que la construction de la
phrase y joue aussi : style télégraphique, proprement journalistique,
beaucoup de dialogues ponctués des marques contemporaines de l’oralité
dont les emprunts comme on a pu le voir. Mais il existe au moins un
passage (Larsson 2008, 126) qui pourrait se lire comme mise en abyme
lorsque le style d’écriture du personnage central – un journaliste – est
amplement décrit et correspond point par point à la démarche de l’auteur
lui-même.

143
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Éditeur – traducteur : liaisons dangereuses ?

Il est grand temps de fermer l’excursus d’analyse traductologique


au pied du texte et revenir à notre propos : l’éthique du traduire selon ses
déclinaisons. Nous avons pu constater que la chaîne décisionnelle dans les
maisons d’édition peut influer grandement sur la qualité de la traduction
mais aussi sur la qualité de vie du traducteur … De manière assez imagée,
Ţogdan Ghiu parle justement de ces aspects quelque peu délicats et
certainement pas académiques :

144
Muguraş ţONSTANTINESţU

En Roumanie, les traducteurs sont le maillon faible, le plus exploitable et le


plus exploité dans toute « la chaîne du livre ». L’on ne peut pas vivre de la
traduction comme il serait normal. Lorsqu’on traduit un livre il serait
naturel de pouvoir vivre de ce que l’on gagne pour ladite traduction du
moins pendant la période où on y travaille. Mais même ce jeu dont le
résultat serait zéro partout n’est possible. En Roumanie, la traduction est
perçue comme un passe-temps et une activité subalterne, mineure. (2009 b)

Dans pareilles conditions, le traducteur assume souvent plusieurs


rôles, les lignes de démarcation se brouillent entre éditeur et traducteur. Ils
restent pourtant solidaires pour reconnaître que si certains livres ne se
vendent pas ils apportent quand même du prestige. Et, là où les règles
générales de l’économie semblent battues en brèche, c’est bien le type de
texte qui introduit une dichotomie des motivations : culturelle versus
matérielle. Or, la Roumanie est un pays qui a vécu systématiquement un
déficit culturel, un délai d’importation, un besoin de s’aligner qu’elle
s’emploie toujours à rattraper. Est-ce suffisant pour mobiliser le traducteur
soumis aux diverses pressions ? Le marché, pour aussi dérèglementé qu’il
soit, nous indique l’affirmative au vu de la quantité des traductions
publiées. Il serait, par ailleurs, fort instructif de lancer une enquête auprès
des traducteurs pour sonder leurs expériences et les problèmes éthiques
rencontrés dans leurs relations aux éditeurs.
Quant à la relation du traducteur au texte, sans revenir en arrière
car nos exemples ont bien ouvert la perspective vers la complexité de la
chose, sans nous lancer dans une longue discussion déontologique non
plus, disons qu’il y a toute une réflexion à mener sur la transparence ou la
visibilité du traducteur à même le texte traduit qui est inversement
proportionnelle à l’intervention de l’éditeur sur un livre traduit10.
Il existe une catégorisation des temps historiques que j’affectionne
tout particulièrement parce que cet usage attenue quelque peu le jugement
de valeur que, par ailleurs, les termes « haut » et « bas » expriment.
Permettez-moi d’illustrer par ces termes une opposition que j’ai cru déceler
dans les perceptions sur l’éthique du traduire et qui, à mon sens, n’est pas
fonctionnelle dans la réalité éditoriale, traductologique ou des pratiques de
lecture.
Et le premier volet est celui de l’édition. On distingue facilement
entre une « haute édition » et une « basse édition » et nos exemples ont

10ţe thème fait l’objet d’un travail en cours dont la publication est prévue pour
2011 dans RIELMA no 4.

145
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

tenté de s’adresser à toutes les deux. La première est l’édition critique ou


philologique où l’éditeur tire sa révérence et laisse la place au traducteur-
spécialiste, voire à d’autres experts préfaciers et / ou commentateurs. La
seconde, dont on est peut-être en train d’obtenir la réhabilitation, est la
littérature de consommation, grand public, version « poche », qui doit se
vendre à tout prix, ce qui fait que le traducteur s’efface et que l’éditeur
mette sur les devants de la scène ses meilleurs dessinateurs, graphistes et
autres communicateurs pour atteindre les cibles de marketing.

La double traduction : théorie et pratique

Il existerait une haute et une basse traduction correspondant aux


éditions hautes et basses. Plus spécifiquement, la double traduction selon
Ţogdan Ghiu s’applique sur un même texte et la série synonymique qui
décrit cette situation est : traduction analytique vs. transposition, chantier
vs. naturalisation, processus vs. produit.

ţ’est pourquoi je soutiens la nécessité de la double traduction ou de la double


édition de la traduction des livres difficiles : non pas l’assimiler du premier
coup […], mais garder voire marquer la distance d’« acculturation », plus
précisément de rencontre entre la langue d’origine et la langue-cible afin
de produire le tierce fruit de l’œuvre traduite (Ghiu 2009 a, 19)

Sans le savoir, Ghiu reprend une dichotomie déjà proposée sous


une autre forme – traduction « résistante » versus traduction « fluide » – par
Lawrence Venuti (apud Pym). Quoi qu’il en soit, le péché véniel de ce type
de traductions est qu’elles « échapperont aux critères rigoureusement
commerciaux » (Pym 1997, 96). Le véritable paradoxe réside en ceci que la
« basse » traduction, fluide, vulgarisatrice, toute commerciale qu’elle est,
arrive parfois aux mêmes prouesses traductionnelles, involontairement ou
volontairement, par une grande qualité du traduire.
Par le jeu du hasard, la double traduction au sens de Ghiu
fonctionne même dans le cas du polar en discussion, dans la mesure où la
première édition laisse entrevoir le chantier de la traduction : ces
anglicismes / barbarismes persistants qui n’ont pas été révisés. L’on se
demande où est le bien, où est le mal ? Ils marquent une rupture dans
l’histoire, dans l’action, qui permet la pause réflexive, qui entraîne le
performatif de la lecture (cette communication en témoigne). Les volumes 2
et 3 de Millenium, pour aussi passionnants qu’ils soient, ne sont que des
narrations, des thrillers sans plus, la traductrice, le délai de livraison, etc. se

146
Muguraş ţONSTANTINESţU

sont effacés. Les textes sont naturalisés. Ils ne feront pas l’objet d’une
communication en traductologie.

Le troisième élément : le lecteur

Mais qu’est-ce que le performatif de la lecture invoqué à l’instant ?


Si l’on veut être conséquent dans les parallélismes, il faut dire qu’il existe
une haute lecture et une basse lecture. D’une part, le lecteur est
véritablement un acteur dans la transaction culturelle. Et si Anthony Pym
parle de « travail du lecteur » (Pym 1997, 106) pour amoindrir l’effort et,
conséquemment, les coûts de la traduction, selon J. Hillis Miller la lecture
connaît ou devrait connaître un « moment éthique ». ţar il incombe au
lecteur, notamment au lecteur avisé, de réagir à partir du texte et d’agir
dans sa vie sociopolitique ou professionnelle puisque la lecture se doit
d’être une cause – dans toutes les acceptions du terme – et non pas un
simple effet. « Il doit y avoir un influx de force performative issu des
transactions linguistiques impliquées dans l’acte de lecture et dirigé vers les
sphères de la connaissance, de la politique et de l’histoire. » (Hillis Miller
2007, 28). À ce « sens éthique » de la lecture, J. Hillis Miller oppose le sens
cognitif qui limite la lecture à l’acception première et anodine du terme,
celle de la compréhension élémentaire. Il s’agirait, dans les termes de notre
comparaison, de la basse lecture dans un sens assez proche de la
consommation : des livres qu’on dévore et puis on jette, véritablement de la
littérature de gare. À telle lecture, tel lecteur : son unique fonction est d’être
un chiffre qui s’ajoute aux statistiques des maisons d’édition afin qu’elles
établissent leurs bilans de ventes. Parfois, le profil de ce lecteur est pris en
compte pour mieux cibler les stratégies de marketing et, une fois de plus,
arrondir les recettes de l’éditeur. Néanmoins, un doute persiste : est-ce
qu’on peut parler de consommation de livres tout comme on parle de
consommation de viande ? Y a-t-il de la consommation pure ? L’on constate
qu’en ce XXIe siècle, toujours plus numérisé, câblé, iconique, la lecture est
un véritable effort et ceux qui y consentent font déjà partie d’une catégorie
quelque peu distincte de la masse des consommateurs. Aujourd’hui on est
arrivé à une situation où il importe moins ce que l’on lit ; du moment où
l’on lit un premier pari est déjà gagné. Or, dans le rapprochement des deux
textes choisis, notre tentative était aussi celle de démontrer qu’une certaine
richesse des connotations dans un polar peut ébranler le lecteur, le faire
réagir tout comme un texte philosophique met à l’épreuve le spécialiste.
Dans Millenium, le sous-texte sociopolitique, la dénonciation à même la

147
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

narration de type thriller ne restera pas sans écho quel que soit le lecteur.
Un moment éthique sera vécu.

La troisième voie

ţela revient à dire que, en termes absolus et d’un point de vue


strictement éthique, le résultat d’une lecture de néo-polar peut valoir une
lecture philosophique.
Il n’y a pas de « haut » et de « bas », il y a des acteurs sur une scène
qui, en l’occurrence, est celle des livres traduits. Et, sur cette scène, dans le
ballet des éthiques, la majeure responsabilité revient au traducteur car c’est
lui le médiateur, le garant de « l’interculturalité » (Pym 1997, 14). Selon
Bogdan Ghiu,

toute traduction se doit de commencer par être bilingue, marquant et non


masquant l’espace, l’intervalle qu’elle-même crée non seulement entre
deux langues ou, comme on le dit, entre deux cultures et deux histoires,
mais entre une singularité universelle (l’auteur à traduire) impossible
ailleurs, possible uniquement dans le milieu (de pensée et de création)
d’une certaine langue, et son absence même pas attendue sinon simplement
contingente, dans une autre langue (culture, histoire). (2009 a, 18)

En fin de compte, il n’y a pas deux possibilités mais une seule


éthique qui consiste à s’évertuer à restituer des textes d’une langue à une
autre mutualisant les risques, acceptant les défaillances et les compromis,
assumant la difficulté d’une rencontre entre les génies de chaque langue.
L’éthique du traduire, comme toute éthique, se réduit au courage des
actants dans le processus.
Et ce que la théorie se méfie de dire ou de reconnaître c’est que le
lieu de déroulement de ce processus, autrement dit le lieu de rencontre du
traducteur (littéraire, philosophe, spécialisé, professionnel), des éditeurs
(grands et petits) et des lecteurs est le marché. On y gagne sa vie ou on y
achète le plaisir de la lecture. ţe qui se fait aussi grâce à un « principe de
coopération » invoqué par Anthony Pym :

Il ne faut pas que la dépense de ressources suscitée par la traduction


dépasse la valeur des bénéfices de la relation interculturelle
correspondante. […] Le traducteur, dans la mesure où il est plus qu’un
simple héraut, est responsable pour que son travail contribue à établir la
coopération interculturelle stable et à long terme. (1997, 136-137)

148
Muguraş ţONSTANTINESţU

Ce qui porte à croire que, bientôt, toujours plus sensibles aux


principes écologiques et durables, dans le meilleur des mondes possibles
qui reste toujours théorique, sur le modèle du commerce équitable – fair
trade – nous serons amenés à parler aussi de traduction équitable… Wishful
thinking ...

Références bibliographiques

Derridex. [en ligne] URL : http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0509051735.html.


Derrida, Jacques. Credinţă şi cunoaştere. Veacul şi iertarea. Traduit par Emilian Cioc.
Ţucureşti : Paralela 45, 2003.
Derrida, Jacques. Foi et Savoir suivi de Le Siècle et le Pardon. Paris : Seuil, 2000.
Ghiu, Ţogdan. « Note asupra traducerii ». In : Jacques Derrida. Despre gramatologie.
De la grammatologie]. Cluj-Napoca : TACT, 2009 : 17-20, 329-336.
Ghiu, Bogdan. Manualul traducătorului în cultura provincială globală. Evul Media.
22.03.2009. [Le manuel du traducteur dans la culture provinciale globale. L’âge
média]. [en ligne]. URL : http://atelier.liternet.ro/articol/7366/Bogdan-
Ghiu/Manualul-traducatorului-in-cultura-provinciala-globala.html (Consulté le 2
novembre 2009).
Gouanvic, Jean-Marc. « Ethos, éthique et traduction : vers une communauté de
destin dans les cultures ». TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 14, n° 2,
2001 : 31-47. [en ligne] URL : http://id.erudit.org/iderudit/000568ar (Consulté le
27 janvier 2010).
Hillis Miller, Joseph. Etica lecturii. [The Ethics of Reading]. Traduit par. Dinu Luca,
Bucureşti : ART, 2007.
Ladmiral, Jean-René. Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris : Gallimard, 1994.
Larsson, Stieg. Bărbaţi care urăsc femeile. Millennium 1.[Män som hatar kvinnor].
Traduit par Elena-Maria Morogan. Ţucureşti : Editura Trei, 2008.
Lungu-Badea, Georgiana. Teoria culturemelor, teoria traducerii. [Théorie des
culturèmes, théorie de la traduction]. Timişoara : Editura Universit ii de Vest,
2004.
Ost, Jean-François. « La septième cité : la traduction ». ţhristoph Eberhard (dir.).
Traduire nos responsabilités planétaires. Recomposer nos paysages juridiques. Bruxelles :
Bruylant, 2008. [en ligne] URL :
http://www.dhdi.free.fr/recherches/gouvernance/articles/ostseptiemecite.pdf
(Consulté le 27 janvier 2010)
Pym, Anthony. Pour une éthique du traducteur. Artois Presses Université/ Presses de
l’Université d’Ottawa, 1997.
Ricœur, Paul. Sur la traduction. Paris : Bayard, 2004.
Sapiro, Gisèle (dir.). Translatio. Le marché de la traduction en France à l'heure de la
mondialisation. Paris : CNRS Editions, 2008.

149
L’éthos du traducteur

Irène KRISTEVA

Université de Sofia
Bulgarie

Résumé : Le XXe siècle a bouleversé les paradigmes de la traduction. Il s’est appliqué à


préserver la différence linguistique et culturelle, en déplaçant l’accent de la langue au texte.
À l’heure actuelle, la traduction fait l’effort de conserver la présence de l’original dans la
langue d’accueil, sans essayer de ramener l’étranger au propre. Elle réalise ainsi l’« épreuve
de l’étranger » (Ţerman) grâce à l’« hospitalité langagière » (Ricœur) offerte à l’Autre par la
« tribu » de ceux qui sont dans la même langue (Mallarmé).

Mots-clés : éthique, étranger, hospitalité langagière, traduction, voix de l’Autre.

Abstract : The XX century disrupted the translation’s paradigms and took great care in
preserving the linguistic and cultural difference, moving the stress from language to text.
Nowadays, the translation makes an effort to keep the presence of the original in the
receptive language without trying to domesticate the foreign. This way it achieves the “Test
of the Foreign” (Ţerman) thanks to the “linguistic hospitality” (Ricœur) offered to the Other
from the “tribe” of those who are in the same language (Mallarmé).

Keywords : ethics, foreigner, linguistic hospitality, translation, voice of the Other.

L’étranger a toujours été mystérieux, impénétrable, fascinant. Aux


yeux des anciens Grecs, le xénos était entouré d’une aura. Il inspirait certes
du respect, mais, en tant que détenteur de l’inattendu, de l’inconnu, du
message d’un autre monde, il éveillait avant tout le soupçon ou l’effroi. Or,
quand un étranger s’arrêtait assez longtemps quelque part et s’y
sédentarisait, il finissait par devenir esclave, citoyen ou homme libre. En
acquérant un statut dans la cité, il cessait d’être étranger : bref, son aura
disparaissait.
Longtemps dominée par la volonté d’assimiler l’étranger, la
traduction a souvent été le lieu du refoulement ou de la forclusion de
l’Autre. Aujourd’hui, elle a finalement compris qu’elle doit prendre en
considération la culture étrangère qu’elle vise à transmettre et respecter
l’Autre porteur de cette culture. D’autant plus que la peur de l’étranger a

151
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

toujours cohabité avec le goût de l’étranger. ţe que ţordonnier (1995)


désigne, dans Traduction et culture, par le « goût » de l’Autre, Levinas (1990)
appelle, dans Totalité et infini, le « visage » de l’Autre, et Lacan (1973-2007)
nomme le « désir » de l’Autre, traduit en effet le goût du différent. La visée
éthique de la traduction, à savoir le respect de l’étrangéité de l’Autre et la
mise à l’épreuve de cette étrangéité, est fort bien résumée par l’expression
« l’épreuve de l’étranger »1 : l’épreuve entendue dans sa double acception
de peine affligée et d’opération d’évaluation. La traduction devient ainsi la
métaphore et le paradigme éthique de la coexistence et de l’interaction des
cultures différentes et des hommes qui parlent des langues différentes mais
appartiennent à la même humanité.
« L’épreuve de l’étranger » exige de conserver la voix de l’œuvre et
l’esprit de la culture étrangère sans craindre de modifier sa propre langue
par la langue étrangère. ţe défi regarde avant tout le lecteur : pourrait-il
être satisfait d’une traduction qui sonne bizarrement dans sa langue et en
conclure qu’il en est de même pour l’original ? Quand il se heurte à des
difficultés, le bon traducteur sait bien qu’il ne s’agit ni d’absurdités ni
d’erreurs de l’original qu’il faudrait transposer dans la traduction, mais
qu’il doit examiner d’une manière critique l’état des deux langues. Cette
critique intérieure au texte n’est qu’un point de vue provisoire, une contre-
version singulière temporaire et limitée. Le grand problème du traducteur
ne réside donc pas dans le degré de sa tolérance vis-à-vis de l’intention de
l’auteur, mais dans sa capacité de tester la tolérance de sa propre langue et
l’aptitude de celle-ci à laisser entendre la voix de l’Autre quitte à accepter
des formes langagières insolites. ţ’est pourquoi le dépassement des limites
des usages linguistiques habituels, la reformulation et la reformation de la
propre langue à travers la traduction ne sont nullement faciles et
prévisibles, mais dépendent dans une grande mesure de la propension de
la langue cible à se soumettre à la force transformatrice de la langue source.

1 Antoine Ţerman (1984) emprunte la métaphore « l’épreuve de l’étranger » (Erfahrung des


Fremden) à Martin Heidegger qui l’utilise dans son commentaire du poème Mémoire
(Andenken) de Hölderlin (Heidegger 1996, 147).

152
Muguraş ţONSTANTINESţU

La pierre de la Rosette2

Même s’il reconnaît une dimension communicative de l’acte de


traduire dans la mesure où la traduction est une écriture et une
« transmission de messages », Antoine Ţerman tient à préciser dès le début
de L’épreuve de l’étranger (1984) que la traduction ne se réduit pas à une
fonction communicative pour souligner ensuite, dans La traduction et la
lettre ou l’auberge du lointain (1999), qu’elle acquiert sa véritable signification
dans la visée éthique. Pour argumenter sa position, Berman fait la
distinction entre le texte technique qui a pour objectif la transmission de
l’information, dont il accepte la visée communicative, et l’œuvre littéraire
qui « ouvre à l’expérience d’un monde » (Ţerman 1999, 70). Étant une entité
achevée, l’œuvre présente son monde dans sa totalité, tandis que la
communication porte sur une partie du texte. L’approche communicative
qui prétend faciliter l’accès à l’œuvre littéraire se révèle en fin de compte
une manipulation aux conséquences désastreuses. La traduction qui se
propose une visée communicative obéit inévitablement au goût de ses
lecteurs potentiels, en déformant ainsi le message qu’elle est censée
transmettre. Quant au traducteur qui se plie au goût du public, il est
doublement traître : il trahit à la fois l’original qu’il déforme et le public
auquel il présente une œuvre déformée. Paradoxalement, affirme Ţerman
(1999, 70-73), plus le public s’élargit, et donc la diffusion du message
s’étend, plus le contenu du message se rétrécit. L’explication de ce
paradoxe réside dans le fait que nous sommes confrontés à deux sortes de
communication : la communication de quelque chose (le message) et la
communication à quelqu’un (le lecteur). ţomme la communication est
régie par le récepteur, la communication à quelqu’un prend toujours le
dessus. Ainsi, la communication de quelque chose, visée par le traducteur,
devient contre-productive.
Par son ouverture, la visée éthique de la traduction fonde et en
même temps dépasse sa visée communicative : « Or, la traduction, de par
sa visée de fidélité, appartient originairement à la dimension éthique. Elle
est, dans son essence même, animée du désir d’ouvrir l’Etranger en tant
qu’Etranger à son propre espace de langue » (Ţerman 1999, 75). L’acte de

2La pierre de la Rosette, datée de 196 av. J.-ţ., dont l’inscription s’est avérée un décret du
pharaon Ptolémée V au sujet de quelques impôts abrogés, reste le plus important vestige
d’un texte ancien reproduit selon trois systèmes d’écriture différents : des hiéroglyphes
égyptiens, du démotique et du grec. Il s’agit ici d’un emploi métaphorique relatif à l’éthique
de la traduction qui demande le dialogue constant de l’original et de la traduction.

153
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

traduire comporte une dimension énergétique où se manifeste un désir.


Antoine Ţerman (1984, 23) désigne par le terme « pulsion du traduire » ce
désir distinctif du traducteur : le désir de transformer sa langue maternelle
par la confrontation à la langue étrangère qui la surpasse parce que plus
« flexible », plus « joueuse » ou plus « pure ». ţes appréciations, qui
témoignent d’une sensation subjective de la supériorité présumée de l’autre
langue, n’impliquent pas pour autant l’idée heideggérienne de l’existence
d’une hiérarchie ontologique des langues3.
« La pulsion traductrice est le fondement psychique de la visée
éthique – ce sans quoi elle ne serait qu’un impératif impuissant. La mimesis
traduisante est forcément pulsionnelle. » (Ţerman 1984, 23). Conscient de la
complexité de la pulsion du traduire, Ţerman l’articule ensemble avec la
visée éthique de la traduction. L’éthos traduisant suppose à la fois le
respect de l’œuvre originale et de la langue maternelle. Il suscite le désir
d’établir le dialogue entre les deux langues. Ainsi, l’entéléchie de toute
traduction s’avère être la prise en considération mutuelle de l’original et de
la traduction, leur tentative de se comprendre, de s’éclairer et de se mesurer
réciproquement. ţet objectif n’est possible qu’à condition de préserver leur
étrangéité et leur divergence.
La « version interlinéaire du texte sacré », « l’idéal de toute
traduction » au dit de Walter Benjamin (Benjamin 2000, 262), constitue
l’archétype du dialogue de l’original et de la traduction. La pierre de la
Rosette pourrait fonder alors, métaphoriquement parlant, le paradigme
« sécularisé » de l’éthos du traducteur qui cherche à inciser le verbe de
l’original sur sa propre « pierre de Rosette » (Kristeva 2009, 120). Dans ces
circonstances, les deux langues écrites commencent à « se parler ». La
traduction sobre mais sensible, impartiale mais attentive devient alors la
marque de leur dialogue réussi. En ce sens, la tâche du traducteur serait de

3 Heidegger soutient dans son cours sur l’essence de la liberté humaine chez Schelling
(Heidegger 1977) qu’il existe des langues plus ontologiques que les autres. De telles langues
seraient d’abord le grec, et ensuite l’allemand. Pourquoi le grec et non pas le latin ? D’après
lui, le grec est la langue originaire de la philosophie, étant donné que c’est la langue dans
laquelle s’exprime pour la première fois l’être, la langue qui révèle le sens originaire de
l’être. Pour cette raison la philosophie naît notamment en Grèce. Il juge, par contre, les
traductions latines mauvaises car elles ont effacé la parole de l’être que le grec faisait sentir.
La scholastique et le développement successif de la philosophie de Descartes et de Spinoza,
qui ont forgé les notions fondamentales de la métaphysique moderne, auraient déformé en
outre la pensée grecque. Quant à l’allemand, l’une des raisons de la prédilection
heideggérienne pour sa langue maternelle réside dans sa pauvreté en paroles d’origine
latine, porteuses de cet héritage malheureux qui a déformé la façon primordiale de
philosopher. L’allemand aurait donc hérité du grec l’aptitude à dire l’être.

154
Muguraş ţONSTANTINESţU

rendre possible le dialogue entre l’original et la traduction, en mettant en


acte leur divergence et leur altérité.

L’hospitalité langagière

L’herméneutique contemporaine se présente comme une


herméneutique de l’altérité. Orientée, depuis Schleiermacher, vers la
compréhension de l’étrangéité de l’autre texte (Jauss 1994), elle veut
comprendre le propre dans l’étranger et par là com-prendre l’Autre dans
l’horizon de son monde.
On sait bien que Paul Ricœur articule sa réflexion sur le langage
contre le structuralisme qui étudie les langues en tant que structures.
Entendant le langage comme un « mode de l’être », il cherche le sens dans
un dire originaire antérieur à toute parole. Sa conception de la traduction
dépasse les limites du temps historique : la traduction révèle l’essence du
même dans ses diverses expressions. En ce qui concerne le problème du
sens de l’être, Ricœur se situe dans la lignée de Heidegger et de Gadamer.
Or, à la différence de l’herméneutique de Gadamer qui favorise la capacité
des textes à dialoguer, celle de Ricœur se focalise sur la distance entre l’acte
de lecture et le travail d’appropriation du sens qu’il suppose.
Ricœur soulève, dès sa première herméneutique du texte, quelques
points qui se rapportent à la traduction. De l’interprétation (1965) témoigne
de l’ouverture de l’herméneutique philosophique vers d’autres
horizons, venant d’autres lieux et ouvrant à d’autres lieux : la
psychanalyse, la théologie, la politique, l’esthétique. ţe regard du
philosophe vers l’identité articulée ensemble avec la différence n’est pas
sans rapport, bien entendu indirect, avec la problématique de la traduction
et son affirmation comme une recherche constante du soi sous l’impact de
l’étranger : l’autre texte, l’autre langue, l’autre culture. Ainsi Soi-même
comme un autre (1990) met en place le problème de l’identité à travers la
dialectique du même et du différent. La définition de la visée éthique, c’est-
à-dire la « visée de la « vie bonne » avec et pour autrui dans les institutions
justes » (Ricœur 1990, 202), pourrait être transposée à la traduction et
construite par analogie comme visée de la bonne traduction avec et pour
l’Autre dans le langage approprié. La bonne traduction porte les traces de
l’œuvre originale. ţ’est notamment ici qu’apparaît l’« efficacité du
paradigme de la traduction. Parler, penser signifie toujours traduire, au
sens large de la parole […], y compris quand nous parlons de nous-mêmes,
quand nous découvrons les traces […] des autres en nous-mêmes »

155
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

(Jervolino 2001, 214). Ţien plus, toute notre vie, marquée par la présence de
l’Autre, témoigne d’une activité de traduction importante grâce à laquelle
nous communiquons avec lui sur le plan du langage, de l’action, des
affects. ţ’est notamment en ce sens qu’on pourrait affirmer que la
traduction et l’original entretiennent le même type de rapport que le même
et l’autre.
Dès les années 90 du XXe siècle, Ricœur se rend donc compte que la
traduction peut servir de modèle conceptuel, à la fois théorique et éthique,
de la réflexion philosophique. Il concrétise cette idée dans ses derniers
textes, rédigés au tournant du XXIe siècle, où il transforme la traduction en
tant que rencontre avec l’Autre en paradigme éthique pour
l’herméneutique philosophique. La légitimité de ce paradigme réside dans
l’objet commun que partagent l’herméneutique et la traduction : la
compréhension des textes. Si Gadamer (1996, 408-409) rapproche
l’expérience herméneutique de la traduction et le dialogue herméneutique, en
précisant que dans l’acte de traduire la langue étrangère complique
davantage la difficulté herméneutique par son étrangéité, Ricœur (2004-1,
19) envisage la traduction comme une rencontre avec l’étranger. La
traduction d’une langue dans une autre et la traduction comme
communication interhumaine accueillent toutes les deux l’étranger. Ainsi,
la fidélité en traduction devient la marque du respect de la diversité de
l’Autre.
La philosophie herméneutique rend explicite une instance implicite
de réflexion et de compréhension. Elle met en relief le travail interprétatif
dans l’acte de traduire. Dans cette perspective, traduire n’est pas un
problème purement technique, mais un paradigme herméneutique. Et
comme toute interprétation implique le langage, la pratique et la
problématique de la traduction s’insèrent entre « l’unité du langage » et « la
pluralité des langues ». La pluralité de la traduction découle de la pluralité
des langues, des connotations, des référents, des visions du monde, des
traditions et des cultures.
La nature conflictuelle de la rencontre avec l’Autre déclenche le
dramatisme de la tâche du traducteur. La conscience du caractère pluriel de
la traduction suppose la possibilité de retraduire. De même qu’on peut
raconter autrement, on peut traduire autrement sans espérer combler
entièrement l’« écart entre équivalence et adéquation totale ». La solution
« heureuse » de la traduction réside dans une espèce d’« hospitalité
langagière […] où le plaisir d’habiter la langue de l’Autre est compensé par
le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole

156
Muguraş ţONSTANTINESţU

de l’étranger » (Ricœur 2004-1, 19-20). Ainsi, le traducteur intériorise dans


l’acte de traduire le couple indissoluble du propre et de l’étranger, de
l’identique et du différent, de soi-même et de l’autre. Ses efforts sont
gratifiés par la reconnaissance dialogique de l’acte de traduire.
L’acte de traduire, suggère Ricœur dans son dernier ouvrage
Parcours de la reconnaissance (2004-2, 18), suppose la reconnaissance qui va
de pair avec le risque de tomber dans le piège de la méconnaissance. La
traduction est une quête constante de l’identité (l’étrangéité de l’Autre) et
de sa reconnaissance (son respect). La reconnaissance requiert la
participation de l’Autre. ţe rapport à l’Autre se réalise soit sur le modèle
de l’aide soit sur celui de l’empêchement réel. Déclenchée par le conflit des
sujets, la reconnaissance mutuelle doit être cherchée du côté de l’éthique du
don. Dans la traduction, le don est matérialisé par les langues. Le don
originaire serait la langue maternelle grâce à laquelle nous naissons dans le
monde et le monde naît pour nous. Toute langue reçoit de la langue
étrangère par la traduction le don du renouvellement.

L’auberge du lointain

L’idée de l’« hospitalité langagière » due à l’étranger est matérialisée


par la belle métaphore de l’« auberge du lointain » (Ţerman, 1999) qui
exclut la domestication de l’Autre. Se situant dans la lignée de
l’herméneutique littéraire et philosophique, Antoine Ţerman (1999, 74-75)
estime que la traduction aurait une triple visée : poétique (en rapport avec
la forme), philosophique (en rapport avec la vérité) et éthique (en rapport
avec la fidélité et l’exactitude qui regardent le comportement de l’homme à
l’égard de lui-même, de l’Autre, du monde, de l’être au monde et de ses
manifestations, parmi lesquelles figurent les textes).
La visée éthique de la traduction, qui présuppose le dialogue, se
réalise au mieux dans la traduction « littérale », c’est-à-dire attachée à la
lettre de l’œuvre. Ţerman n’hésite pas à inverser l’axiome de l’Apôtre « La
lettre tue, l’esprit vivifie » (2 Co 23, 6) : « la traduction est traduction-de-la-
lettre, du texte en tant qu’il est lettre » (Berman 1999, 25). Il reprend et
développe l’affirmation de Ţenjamin concernant l’aspect vivifiant de la
traduction par rapport à l’original. ţ’est notamment la lettre qui vivifie
l’œuvre : la lettre devient la demeure de la traduction, le médium de son
être, la raison de son existence. Il s’ensuit que la littéralité représente le
mode de traduire le plus convenable.

157
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Il faudrait cependant prendre quelques précautions vis-à-vis de la


notion de littéralité dont l’application pratique n’est pas sans poser des
difficultés, avant tout en ce qui concerne la définition des critères
permettant de distinguer la bonne de la mauvaise traduction littérale. Les
exemples d’excellentes traductions littérales sont bien connus et peu
nombreux. Transgressant les normes linguistiques en vigueur, les
traductions de l’Antigone et de l’Œdipe-roi de Sophocle par Hölderlin
(commentées par Ţerman 1999, 69-78), celle du Paradis perdu de Milton par
Chateaubriand (commentée par Ţerman 1999, 79-114), celle de l’Enéide de
Virgile par Klossowski (commentée par Ţerman 1999, 115-141) vont à
contre-courant du mode de traduire de leur époque. ţes traductions
littérales emblématiques proposent toutes une solution insolite d’un
problème. Hölderlin bouleverse la pratique de la traduction de son époque,
en confrontant l’art grec et l’art occidental qui corrigent réciproquement
leurs excès, et en manifestant dans sa traduction « le ton de base » de
l’original par des opérations qui recourent à l’étymologisation, à la
dialectisation, à l’intensification de l’œuvre originale. ţhateaubriand réalise
une version catholique, archaïsée et calquée du Paradis perdu, en recourant à
une troisième langue médiatrice, le latin. Quant à Klossowski, la littéralité
de sa version de l’Enéide fait retourner le français à sa latinité originaire.
La traduction adéquate doit se tenir à la littéralité, entendue non pas
au sens de traduction mot à mot, mais comme un souci de transmission
exacte des mots et du sens dont ils sont porteurs. Toute traduction
transformante qui change l’un ou l’autre ou sacrifie l’un à l’autre rate
l’original et fait perdre « la musique » de son sens. La littéralité ne vise pas
à traduire purement et simplement la langue étrangère, mais à faire passer
l’œuvre originale dans la traduction. Elle ne vise pas à traduire purement et
simplement les mots, mais à transmettre leur association dans l’œuvre,
révélatrice de leur sens. La modification de l’un ou de l’autre, le sacrifice de
l’un ou de l’autre ferait périr l’original au lieu de le vivifier.
J’aimerais terminer ma communication par un exemple de
traduction littérale fort bien réussie. Pascal Quignard publie en 1971 sa
version d’Alexandra de Lycophron, en relevant ainsi le défi de traduire une
œuvre intraduisible. ţe poème profondément énigmatique, qui transcrit les
paroles obscures de la prophétesse ţassandre, considéré depuis l’Antiquité
comme incompréhensible, voire illisible, devient pour Quignard le
paradigme de l’intraduisibilité foncière de tout texte. La force suggestive de
l’essai pionnier de l’écrivain traducteur n’est nullement diminuée par les
nouvelles traductions et commentaires philologiques du poème de

158
Muguraş ţONSTANTINESţU

Lycophron parus au cours des dernières années. Sa traduction garde toutes


les obscurités de l’original. Elle s’abstient de notes et commentaires. Elle
mime le mot à mot du texte, en rompant décidément avec la recherche
d’équivalences, d’« équations illusoires, de restauration ou de
substitution » (Quignard 1971, 24). Ayant compris que l’unique possibilité
de traduire Lycophron est de « mimer » sa langue, Quignard s’accorde
beaucoup de liberté à l’égard des contraintes lexicales et syntaxiques du
français contemporain pour pouvoir travailler à sa guise sur « la lettre » du
texte classique.
S’agit-il d’une imitation, d’une copie, d’une reproduction fidèle de
l’original ? La mimésis n’est pas la restitution précise de l’original, mais la
capacité d’exhiber la « chose » du texte de façon qu’elle soit présente dans
son originalité, dans toute sa profondeur, dans son étonnante modernité :
bref, pour qu’elle puisse produire ses effets. La tâche de la traduction
« mimétique » est de faire savourer au lecteur la « chose » en sa pleine
force, et ceci non pas en raison de l’exactitude de la copie, mais grâce aux
évocations qu’elle suscite. À l’origine de « mimer » on ne retrouve pas la
reproduction exacte, mais la « mimique » (entendue comme l’art de
l’expression par le geste) de la danse dionysiaque qui représente dans la
répétition du mouvement la parole chantée sans lui ressembler forcément.
ţette traduction « mimétique » qui défait et refait le mot à mot comme une
danseuse qui défait et refait les mouvements de son corps pour doubler la
musique rend possible l’apparition de l’original dans sa langue.
L’expressivité et le rythme s’avèrent alors essentiels pour toute traduction
qui « mime » l’original, « redoublant … parole, en ce langage, et ne se
prévalant que d’une telle différence creusée » (Quignard 1971, 23).

Conclusion

On peut dire en conclusion que l’éthique traductive exclut le désir


d’assimiler l’Autre : la traduction doit « manifester » dans la langue cible la
« pure nouveauté » qu’est le texte étranger dans la langue source, en
préservant sa « voix ». Le traducteur se transforme ainsi en « maître secret
de la différence des langues, non pas pour l’abolir, mais pour l’utiliser, afin
d’éveiller, dans la sienne, par les changements violents ou subtils qu’il lui
apporte, une présence de ce qu’il y a de différent, originellement, dans
l’original » (Ţlanchot 1971, 71).
La traduction devrait donc se proposer de conserver, sans ramener
l’étranger au propre, la présence de l’original dans la langue d’accueil. ţe

159
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

n’est qu’ainsi qu’elle réussirait l’« épreuve de l’étranger » et ceci grâce à


l’hospitalité offerte à l’Autre par la « tribu » (Mallarmé 1998) de ceux qui
sont dans la même langue. En fin de compte, « l’acte éthique consiste à
reconnaître et à recevoir l’Autre en tant qu’Autre » (Ţerman 1999, 74),
autrement dit, à faire entendre la voix de l’Autre dans sa propre langue.

Références bibliographiques

Ţenjamin, Walter. « La tâche du traducteur ». In : Œuvres. Tome I. Paris :


Gallimard, 2000.
Berman, Antoine. L’épreuve de l’étranger. Paris : Gallimard, 1984.
Berman, Antoine. La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. Paris : Le Seuil,
1999.
Ţlanchot, Maurice. « Traduire ». In : L’amitié. Paris : Gallimard, 1971.
Cordonnier, Jean-Louis. Traduction et culture. Paris : Hatier / Didier, 1995.
Gadamer, Hans-Georg. Vérité et méthode. Paris : Le Seuil, 1996.
Heidegger, Martin. Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine. Paris :
Gallimard, 1977.
Heidegger, Martin. Approches de Hölderlin. [Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung].
Paris : Gallimard, coll. « Tel », 1996.
Jauss, Hans Robert. « Ad dogmaticos : Kleine Apologie der literarischen
Hermeneutik ». In : Wege des Verstehens. München : Wilchelm Fink Verlag, 1994.
Jervolino, Domenico. « Il paradigma della traduzione e l’ermeneutica dell’alterità ».
Lo stesso altro, Athanor, Anno X, no 4, 2001 : 207-215.
Kristeva, Irena. Pour comprendre la traduction. Paris : L’Harmattan, 2009.
Lacan, Jacques. Le séminaire. Paris : Le Seuil, 1973-2007.
Lévinas, Emmanuel. Totalité et infini : essai sur l'extériorité. Paris : Livre de poche,
1990.
Mallarmé, Stéphane. « Le tombeau d’Edgar Poe ». In : Œuvres complètes, Paris :
Gallimard, Ţibliothèque de la Pléiade, 1998.
Quignard, Pascal. « Présentation ». In : Lycophron, Alexandra. Traduction française
Pascal Quignard. Paris : Mercure de France, 1971 : 9-25.
Ricœur, Paul. De l’interprétation. Paris : Le Seuil, 1965.
Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre. Paris : Le Seuil, 1990.
Ricœur, Paul. « Défi et bonheur de la traduction ». In : Sur la traduction. Paris :
Bayard, 2004-1.
Ricœur, Paul. Parcours de la reconnaissance. Paris : Stock, 2004.

160
161
Qu’est-ce qu’on sait quand on sait traduire ?

Marija PAPRASAROVSKI

Faculté des Lettres de Zagreb


Croatie

Résumé : Le présent article porte sur l’(in)capacité de transmettre un savoir-faire et une


connaissance pertinente nécessaire pour pratiquer et enseigner l’art de traduire, une activité
à la fois réflexive et pratique qui, malgré son caractère paradoxal, reste incontournable. En
nous appuyant sur des ouvrages de référence qui accompagnent notre travail de traducteur
et d’enseignant, face à l’ambiguïté interprétative nous remettons en cause la possibilité
d’apprentissage rigoureux de la traduction. S’il est légitime de se méfier de cette approche, il
est encore plus légitime d’interroger cette méfiance.

Mots-clés : la théorie de la signification, le langage, le traduire et la connaissance, la tâche du


traducteur et le travail de deuil, la traduction et l'enseignement.

Abstract : This article sets out to examine what it is we know when we know how to
translate, and whether this mastery consists of knowledge we can pass on our students.
After discussing the relevant theories and concepts concerning the relationship between a
practical ability and a reflexive activity which makes translating possible, the article
questions both the possibility of teaching the art of translating and those attitudes regarding
wariness towards this (im)possibility.

Keywords : the theory of meaning, language, translating and knowledge, the task of the
translator and the work of mourning, teaching translation.

Lorsqu’un traducteur ou une traductrice tombe sur une longue


phrase ou sur des mots intraduisibles, la question qui lui vient
automatiquement à l’esprit est bien d’ordre pratique: comment le faire,
comment s’en sortir ? ţe « comment » l’emporte sur toute autre
considération théorique visant à savoir ce que c’est « traduire ». Par contre,
lorsqu’un traducteur ou une traductrice enseigne en même temps l’art de
traduire, c’est-à-dire lorsque le praticien rejoint le théoricien, effaçant en
quelque sorte les différences entre les deux professions, il ou elle doit faire
face à un autre problème, celui de la transmission d'un certain savoir-faire
inscrit dans une longue tradition de recherches en sciences humaines,
notamment dans le domaine de la pensée empirique, où se rencontrent

163
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

surtout la philologie, la psychologie et la philosophie. Avec tout cet


héritage, on peut se demander si « nous sommes donc mieux armés pour
comprendre la traduction et ses enjeux » (Oustinoff 2003, 47). Or,
comprendre, c’est se situer dans un processus complexe qui, tout en
dépassant ses limites, tombe toujours sur le besoin d'une bonne
connaissance des langues, le transfert linguistique étant l’« opération la
plus visible dans cette activité. Rien de plus logique en effet : pour traduire,
il faut d'abord avoir une maîtrise suffisante des langues, ce qui nous mène
à ce cheminement labyrinthique où s’aventure la pensée philosophique de
Michael Dummett qui, dans un de ses essais, parle de ce qu'on connaît
quand on connaît un langage (Dummett 1993). Sans vouloir nous étendre
dans le domaine de la philosophie du langage, bien que le langage et les
interrogations qui lui sont liées se retrouvent au cœur de la réflexion
philosophique qui ne peut pas rester extérieure à nos préoccupations, nous
proposons de reprendre quelques remarques de Dummett sous forme de
questions plutôt que de conclusions. ţe qui l’intéresse d’abord, c’est le
rapport entre le fait de savoir utiliser le langage et le caractère essentiel de
ce langage. Que signifie comprendre un mot ou une phrase si on accepte
que, selon Wittgenstein, le processus de compréhension n’est pas d'ordre
mental (Dummett 99) ? Comment peut-on dire une même chose de
différentes manières ou dans des langues différentes, ou, mieux, qu'est-ce
qui nous le fait dire si la connaissance d’une langue peut s'expliquer
comme la compétence linguistique (98) ? Et si cela n’« est pas le cas, que se
passe-t-il dans notre tête ou, peut-être ailleurs, quand nous comprenons
une phrase, à savoir que comprendre une phrase, selon Wittgenstein, c'est
comprendre un langage? En passant de l’idée selon laquelle un langage ne
serait qu'un code de communication (97-99) à celle qui privilégie l’étude de
la pensée appuyée sur l’étude du langage (99), Dummett explique ensuite
le point de vue sur le langage comme manifestation de la pensée à
l’intérieur de la théorie de la signification (100-101) en soulignant que la
maîtrise du langage dépend de la connaissance implicite de cette théorie
(101). Autrement dit, si la parole peut être comprise comme l’expression de
la pensée, c’est grâce au fonctionnement intérieur du locuteur permettant la
compréhension générale du langage, ce « psychologisme » que Frege avait
réfuté pour soutenir l’idée de « la communicabilité du sens » (102), ce qui
en fait revient au même. La question est de savoir maintenant si cette
compétence est d'ordre pratique ou si elle repose sur la connaissance. Dans
ce cas-là, il faut préciser si sa nature est implicite ou explicite (103).
Toutefois, l’idée de la théorie de la signification se trouve confrontée au

164
Muguraş ţONSTANTINESţU

dilemme suivant : si cette théorie peut être convertie en description de la


pratique linguistique, on n’a plus recours à la notion de connaissance ; si,
par contre, elle ne peut pas être présentée sous la forme d’une telle
description, elle n’est plus vraisemblable. Il en résulte que dans ces
conditions la notion de connaissance est redondante. ţomme l’usage d’un
langage est « une activité rationnelle par excellence » (104), les locuteurs
utilisent intentionnellement ses éléments constitutifs dont ils sont plus ou
moins conscients, dont ils possèdent du moins une connaissance implicite
(105). Et Dummett conclut donc que la notion de connaissance ne doit pas
être exclue du domaine de la philosophie du langage car elle fait également
partie de la théorie de la signification qui se manifeste par l’usage qu’il en
fait. Elle sera jugée correcte lorsqu’elle donnera corps aux principes
employés par les locuteurs. Il est évident qu’on ne peut y parvenir sans
avoir développé les facultés d’observation et de réflexion.
Face à cette situation de départ, on voit bien que la connaissance
implicite, tout en étant enracinée dans la théorie de la signification, elle-
même ouverte à toutes sortes de débats spéculatifs, est aussi identifiée par
les capacités pratiques des usagers. ţ’est cela, sans doute, qui nous met
dans une position relativement plus confortable, car appliquées au
domaine de la traduction, ces conclusions nous amènent à croire que cette
connaissance n’est pas seulement un objet d’étude, donc transmissible aux
autres, mais qu’elle est aussi inséparable du travail du traducteur, ce qui est
doublement rassurant au niveau de l’enseignement. ţontrairement aux
opinions sceptiques prétendant que la pratique de la traduction ne reçoit
aucun secours de la théorie, il faut, nous semble-t-il, accepter la notion de la
théorie au sens plus large du terme, comme mise en questions. Vu sous cet
angle, le fonctionnement du langage, ainsi que celui de l’activité du
traducteur, relève de la capacité de penser et d’agir. ţontrairement à ce que
dit Jean-René Ladmiral (1994, 11), on ne peut pas n’attribuer qu’un sens
dynamique à cette activité parce que la pensée « loin d’être mouvement,
fige tout ce qu’elle prend pour en faire une fausse réalité » (Forget 1994, 27).
Loin d’être dynamique, la pratique traduisante oscille sans cesse entre le
dynamisme de l’expression et un faux dynamisme de la réflexion, donc
toujours en suspens, dans l’état de tension et de mouvement de l’esprit.
Ainsi faut-il remarquer qu’on peut s’appuyer sur la compétence
linguistique tout en sachant qu’on ne saurait pas la définir sans retenir une
ambivalence profonde. En acceptant que ce qu’on connaît quand on connaît
un langage nous est révélé grâce à « la réflexivité du langage » ou « cette
possibilité toujours disponible de parler sur le langage, de le mettre à

165
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

distance » (Riœur 2004, 25), force est de constater que la réponse à notre
question initiale pourrait tout simplement être celle-ci : pour traduire, il
faut connaître le langage, au sens le plus large possible, bien sûr. Nous
reconnaissons cependant qu’il ne faut pas oublier la polysémie inhérente
aux termes de langage et de connaissance. Quand, dans Les testaments
trahis, comme le montre Philippe Forget (1994, 65-72), Kundera traite de la
littéralité dans plusieurs traductions de Kafka, il critique avant tout les
traducteurs qui n’ont qu’intériorisé les normes du langage, ce qui, il faut le
souligner, ne correspond pas à ce qu’on devrait connaître quand on connaît
un langage. À cet égard, il ne faut pas seulement mentionner le rapport
avec le caché et l’incommunicable, mais revenir à l’idée que soutient
Dummett, selon laquelle le langage est une manifestation de la pensée. ţela
signifie que tout, le monde réel et le monde irréel, les phénomènes de la
nature et ceux de l’esprit, passe par le langage faute d’un meilleur moyen
de communication, telle la télépathie (Dummett 1993, 97), car com-
muniquer c’est, avant tout, transmettre des pensées. ţependant, pour
revenir au sujet qui nous concerne surtout au moment où, en tant que
traducteurs et enseignants, nous sommes chargés de former d’autres
traducteurs, disons que notre réflexion s’appuie sur les démarches de la
pensée théorique qui finit toujours par s’enfermer dans l’aporie mettant en
abyme les débats sur la traduction. Loin de représenter un obstacle, ce
mode de penser est au contraire, nous semble-t-il, la preuve d’une
exploration incessante et féconde pour l’exercice de la traduction. Les
travaux repris montrent bien qu’il s’agit de recherches qui font de l’impasse
théorique la condition même de cette activité dont on ne sait pas expliquer
les règles ni dévoiler les secrets. Il y a, certes, une longue tradition du
discours traductologique que nous ne prétendons pas épuiser, loin s’en
faut, mais dans lequel se reflète notre (im)possiblité de savoir ce qu’on sait
quand on sait traduire. En plus, c’est justement cette tradition qui se nourrit
de chaque geste de révolte contre la théorie ou, du moins, contre un certain
scientisme qui lui est souvent attribué sans pour autant oublier que chaque
approche, théorique ou poétique, enrichit notre capacité de penser la
traduction. Quoique les choses dites et redites dans de nombreux ouvrages
se répètent pour aboutir toujours à une plus grande confusion, ce fil
ininterrompu de la pensée qui accompagne les « grandes difficultés et [les]
petits bonheurs de la traduction » (Ricœur 2004, 7) est quelque chose de
bien rassurant non parce qu’il nous aide à apprendre à traduire ou à le faire
apprendre aux autres, mais parce qu’il nous aide à apprendre à réfléchir
sur l’acte de traduire. Une certitude : si glissant que soit ce terrain de la

166
Muguraş ţONSTANTINESţU

pensée, ce qui est solide, ce sont ces observations souvent paradoxales qui
s’efforcent de décrire plutôt que de prescrire les démarches de la
traduction. Qu’il s’agisse de théorèmes pour mettre en œuvre une
dialectique de la théorie et de la pratique, comme le propose Jean-René
Ladmiral (1999, 211-246), ou de traités visant à élaborer une théorie plus ou
moins exacte, comme le voudrait « une aristocratie de linguistes qui
philosophent sur la traduction, dont il n’ont pas la pratique » (Ladmiral
1999, 88), ces enjeux cognitifs et réflexifs entre « l’enseigne de la
négociation » (Eco 2006, 9) et « une poétique du rythme » (Meschonnic
1999, 460) ont ceci de particulier : tout en s’appuyant sur une vision du
monde (une des définitions possibles du langage au sens large du terme) et
sur des prêts-à-porter théoriques incontournables pour affronter la
traduction, ou mieux, l’acte de traduire, ils laissent le traducteur sur sa faim
tel un combattant aux mains nues et en même temps gros de toutes les
expériences vécues. Préférer un vécu riche à un savoir construit
théoriquement ne signifie pas, toutefois, tourner le dos aux travaux bien
pertinents, d’ailleurs, des théoriciens de la traduction, mais se situer entre-
deux. Autrement dit, nous nous refusons largement à l’objectivité
analytique de même que nous ne nous réfugions pas tout à fait dans la
subjectivité de l’expérience. En variant sans cesse ces positions, nous
espérons en profiter pour créer ce rapport tendu et jamais apaisé entre
savoir et faire. Donc, ni l’optique déformée de la proximité microscopique
de l’approche scientifique, ni le regard ambigu de la relativité artistique
pour un enseignement actif du traduire qui place le traducteur au cœur de
ce croisement. Double exigence constamment respectée par le lecteur
privilégié et le critique impliqué qu’il est.
Donc, que faut-il enseigner ? Dans ce domaine informe et sans
contours précis qu’est la traduction, il ne suffit pas seulement d’occuper
cette position transitoire, fort inconfortable d’ailleurs, il faut aussi se
demander inlassablement ce qu’on fait, ce qu’on doit maîtriser pour y
arriver et comment se servir de tout ce bagage théorique et pratique dans
une optique utilitaire en se préparant à la fois à une découverte personnelle
d’un travail désespéré dont « le but [...] ne se laisse pas fixer, car il est
toujours soumis à une sorte d’oscillation ou tangage « (Forget 1994, 29).
Alors, tout en privilégiant l’approche descriptive au détriment de
l’approche prescriptive ou purement théorique, comme le propose Michaël
Oustinoff (2003, 7), il est compréhensible qu’on soit terrifié quand, côté
réflexion, on entend qu’il s’agit d’ « une entreprise d’approximation »
(Ricœur 2004, 16), que « l’opération de traduction semble toujours vouée à

167
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

l’échec » (Launay 2006, 39), que « quand on traduit, on traduit toujours plus
ou moins « (Forget 1994, 45) contraint à « dire presque la même chose » (Eco
2006 – nous soulignons), « ce qui signifie souvent faire autre chose »
(Genette 1982, 297). Soulagé par le fait qu’« il est parfois possible de
compenser les pertes » (Eco 2006, 124) et qu’« une traduction est un acte de
langage » (Meschonnic 1999, 18), on est content de pouvoir recourir à cette
connaissance du langage qui suppose que tout ce qui est connaissable est
exprimable. ţe qui nous rassure aussi c’est que la langue que nous parlons
est peut-être la même chose (ou presque la même chose) que la pensée qui
nous habite. En outre, si on accepte la fameuse formule de Lacan selon
laquelle l’inconscient humain est structuré comme un langage avec ses lois,
sa syntaxe et ses caractéristiques intrinsèques et qu’en tant que tel, c’est le
discours de l’Autre, nous sommes tous des êtres traduisants ayant une
faculté innée, mais refoulée de traduire. Sans doute pouvons-nous
remarquer que le dire et le penser sont inséparables et que ces deux
activités sont souvent tenues pour acquises, ce qui a provoqué cette belle
définition selon laquelle pour traduire il ne faut que comprendre. Le plus
difficile, c’est de trouver comment le faire. Peut-on apprendre à
comprendre ? Peut-on tout simplement passer outre la compréhension d’un
texte et raconter sa propre version ? Le « comprendre, c’est traduire » de
Steiner et le « d’abord interpréter, puis traduire » d’Eco montrent bien que
l’invisible toile de fond du contexte ne doit pas et ne peut pas être comprise
et transmise d’une façon précise, un sens complet et univoque faisant
évidemment défaut. De ce point de vue, la traduction est un procédé
magnifiquement imparfait, qui nous fait réfléchir, mais qui nous dépasse,
pour le dire tout court, pour éviter de parler d’une sorte d’alchimie ou
d’une tentative de dégager la pensée derrière les mots, ce qui est peut-être
une belle manière de causer sur l’art de traduire, mais peu efficace. Et
comment, donc, enseigner quelque chose qui n’est pas à notre portée, avec
toutes les implications que cela comporte ? Réponse : cela se fait. Oui, mais
comment ? Nous y reviendrons. Au-delà de ce plaisir éphémère de pouvoir
être dans la tête d’un autre pendant quelque temps et de pouvoir faire
naître une écriture se faisant l’écho du texte donné, force est de constater
qu’il n’est pas question du pouvoir mais d’un malaise qui se fait action.
Pour en finir avec le « travail de deuil ». Pendant qu’il traduisait
Ruskin, Proust a magnifiquement exprimé dans une de ses lettres ce que
Paul Ricœur, à l’instar de Freud (1968), appelle le « travail de deuil » :

[...] vous savez qu’on ne « traduit » qu’un peu, et que la moitié des grâces
ne peut suivre, expire dès le début du périlleux voyage et ne saurait vivre

168
Muguraş ţONSTANTINESţU

dans l’atmosphère trop différente d’une autre langue. J’y ai mis le plus de
précautions que j’ai pu et sens bien que je n’apporte que des rameaux
défleuris. (Kolb 1979, 30)

Il s’ensuit que chaque traducteur, y compris celui qui est tout près du
mystère de la création, comme Proust, aurait fait sienne l’idée de « laisser
toute espérance ». On pourrait dire que ni la bonne compétence
linguistique ni la maîtrise littéraire ne sont suffisantes pour une traduction
absolue parce qu’une telle chose n’existe pas. Et c’est avec ce sentiment
d’inachèvement et de perte que le traducteur doit vivre dans l’état
permanent d’insatisfaction. Après une longue lutte avec le texte qui se
refuse à l’imitation, l’angoisse bat son plein au moment où l’on voit que ce
travail n’apporte que « des rameaux défleuris », ce qui pourrait être
blessant mais c’est surtout frustrant. ţomment faire face à cette
impossibilité qu’engendre une situation où le paradoxe est imposé et
maintenu et où il faut obéir à deux ordres contradictoires (faire tout son
possible et accepter le résultat incomplet de cette activité). ţ’est un cas
parfait de double contrainte qui pourrait bien nous enfermer dans un
modèle relationnel d’interaction schizophrénique, ce qui n’est pas sans
doute si loin de la vérité, du moins dans le sens deleuzien du terme. Or, les
traducteurs comme machines désirantes, ce serait bien sûr très productif, et
cela nous aurait peut-être largement suffi d’appliquer à la traduction l’idée
que « la littérature est tout à fait comme la schizophrénie : un processus et
non pas un but, une production et non pas une expression » (Deleuze-
Guattari 1972, 159). De toute façon, schizophrènes ou pas, cela ne signifie
pas que les traducteurs sont perdus, de même que le travail de deuil qu’ils
doivent subir n’est pas un critère pertinent pour diagnostiquer une
maladie. Or, Freud (1968) fait remarquer dans son texte « Deuil et
mélancolie » que le deuil est dépressif, mais ce n’est pas une dépression
pathologique. Quoique lié à une perte, le deuil ne marque pas la fin d’une
relation, bien au contraire, on voit que la relation avec l’objet de notre
attachement se modifie, car un deuil est pensable et élaborable
psychiquement. Freud s’est aperçu qu’il s’agit d’un investissement
narcissique. Le travail de deuil est en même temps un travail de
détachement que laisse une trace ou une cicatrice dans le Moi qui a perdu
une de ses parties narcissiques avec la disparition de l’objet du désir. Le
Moi affaibli apaise le psychisme et on finit par accepter la réalité. ţette
explication très élémentaire nous aide à comprendre ce qui se produit
quand le mécanisme d’adaptation se met en marche permettant de rendre
opérationnels nos réflexes innés et de les ajuster aux variations des

169
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

situations, ce que Paul Ricœur appelle « la reconnaissance du statut


indépassable de dialogicité de l’acte de traduire comme l’horizon
raisonnable du désir de traduire » (2004, 19). Et le plus grand désir, ou le
plus grand plaisir de chaque traducteur est, nous semble-t-il, de créer à
partir de son désespoir et de ses faiblesses ce que nous appelons le
paradoxe sur le traducteur, sur quoi nous porterons notre attention lors du
prochain paragraphe. À ce stade de notre réflexion, il est important
pourtant de déterminer la nature de ce comportement face au deuil.
Évidemment, il s’agit d’une sorte de consolation pour un travail manqué.
En se sens, on ne cherche pas tellement une excuse mais plutôt le pardon.
En fait, on se rend compte que la compétence nécessaire pour traduire, sans
remettre en cause le primat d’une connaissance implicite conjuguée avec la
pratique, repose sur la faculté de trouver la juste mesure entre ce qu’il faut
sauver et ce qu’il faut perdre. ţomme dans chaque métier, il faut avoir du
nez ou de l’intuition, c’est-à-dire l’intelligence de ce qui nous habite. Si cela
s’ajoute à l’esprit de l’homme raisonnant comme sa part d’ombre qui nous
rend capable de saisir les subtilités du monde, c’est qu’on peut toujours
demander pardon pour ce qu’on n’a pas pu faire parce qu’on n’a pas pu
voir. Le reconnaître, c’est faire face à l’imperfection et l’assumer. Demander
pardon, c’est ouvrir une voie à la réconciliation avec soi-même et avec sa
faiblesse, c’est en fin de compte attirer le respect envers son travail qui
n’aboutit finalement à rien de définitif. En effet, le traducteur sait bien que
sa traduction, étant un work in progress, n’est jamais finie. À un moment
donné il doit s’arrêter à la limite du possible, s’écarter et abandonner une
traduction sans abandonner pour autant l’acte de traduire qui s’enrichit et
évolue au fur et mesure de son expérience. ţette suspension du sens final
rend le texte-cible à jamais inachevé, ce qui souligne l’idée de la traduction
comme processus, proche de celle de la littérature expliquée par Deleuze et
Guattari, que nous avons déjà mentionnée. De cette manière, les deux
pratiques textuelles se miroitent l’une l’autre jusqu’au point obscur, là où se
trouve l’énigme d’un combat perpétuel de l’invention infinie du monde
contre la finitude de l’être. Sans vouloir pousser trop loin notre réflexion,
disons que la traduction s’efforce de défendre une certaine lecture et « en ce
sens, une bonne traduction est toujours une contribution critique à la
compréhension de l’œuvre traduite » (Eco 2006, 291), mais seulement une
parmi tant d’autres critiques ou lectures possibles. ţet achèvement
impossible conduit le traducteur à en finir avec le deuil en acceptant
l’imperfection comme seul cadre possible de son travail dont il a appris
aussi à modifier les paramètres. Pour résoudre des problèmes

170
Muguraş ţONSTANTINESţU

insurmontables, comme celui de l’intraduisibilité, par exemple, il n’y a qu’à


changer de point de vue. Vues sous un autre angle, les questions autour
desquelles on tourne normalement en rond, peuvent aboutir à des réponses
sensées. La solution proposée par Gérard Genette (1982) concernant
l’intraduisibilité ne peut certes pas être qualifiée comme révolution
copernicienne de la traduction, mais elle justifie cette manière de penser en
nécessitant un changement de perspective :

Il vaudrait mieux, sans doute, distinguer non entre textes traduisibles (il
n’y en a pas) et textes intraduisibles, mais entre textes pour lesquels les
défauts inévitables de la traduction sont dommageables (ce sont les
littéraires) et ceux pour lesquels ils sont négligeables [...]. (Genette 1982,
295)

Par ailleurs, le besoin le plus fondamental d’une personne en deuil est de


parler de ce qu’elle a perdu. À cet égard les praticiens se transformant en
théoriciens ont trouvé le moyen d’apaiser leur chagrin en partageant leurs
expériences, ce qui suppose une écoute et une réaction sur les problèmes
partagés. Ainsi sommes-nous tous appelés à ouvrir un véritable champ de
réflexion pour penser l’activité traduisante.
Le paradoxe sur le traducteur. Nous avons vu que, faute de définitions
fiables sur la traduction, nous ne pouvons pas en déterminer l’essence qui,
une fois atteinte, détermine le savoir. En outre, malgré son aspiration
scientifique, la pensée théorique profondément immergée dans la pratique,
joue, nous semble-t-il, le jeu de la contradiction vis-à-vis d’elle-même, ce
qui condamne en quelque sorte la traduction à rester « une opération
risquée toujours en quête de sa théorie » (Ricœur 2004, 60) et fragilise les
démarches du traducteur. Non seulement démuni de l’outil technique sur
lequel il pourrait s’appuyer, mais découragé aussi par la matière même de
son travail qui ne se prête qu’à une élaboration partielle, il est voué à être
empêché, toujours à mi-chemin, tel un combattant idéaliste ou même
utopiste. D’où vient donc cette énergie qui fait exister ce métier depuis la
nuit des temps en dépit de son caractère fautif ? Pourquoi et comment
peut-on supporter cette condition douteuse, problématique, toujours à la
lisière, du traducteur placé au cœur de ce croisement des langues, des
cultures et des mondes? D’où vient, enfin, cette curiosité de vouloir pousser
toujours plus loin les limites de l’intraduisible, de dévoiler les secrets et les
mystères de l’indicible et de l’incommunicable ? En guise de réponse, nous
allons essayer de développer la suggestion de Antoine Ţerman, reprise et
discutée par Paul Ricœur (2004, 57-69) : le désir de traduire. Or, comme

171
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

chaque désir, du moins selon la définition lacanienne, celui-ci aurait reposé


aussi sur l’insatisfaction et le manque. Pourtant, nous venons de voir que
c’est justement ce désir de traduire qui aide le traducteur à surmonter la
contrainte provenant des facteurs d’imperfection et qui lui permet de
s’ancrer dans la logique de compensation, ce qu’il ne serait pas possible si
le désir était dans une relation étroite avec le manque. ţe désir est tout
autre, mimétique et dynamique, comme dans la théorie de René Girard
(1978)1 qui souligne la nature conflictuelle de l’imitation. L’objet de désir (la
traduction parfaite et transparente) devient en même temps le modèle et
l’obstacle. Le sujet désirant (la traduction en voie de se faire) ne veut pas
seulement s’approprier l’objet désiré (mimésis d’appropriation chez
Girard), il veut devenir cet autre (mimésis de rivalité). Le désir, c’est « la
rivalité mimétique aiguë avec l’autre » (Girard 1978, 312) qui, en tant que
modèle, incite à l’imitation (imite-moi, sois comme moi), mais, en tant que
rival, fait tout pour l’empêcher (ne m’imite pas, sois autre chose). ţe
rapport de doubles se déroule sous le signe de l’obsession du modèle-
obstacle et se termine aux dépens d’une victime émissaire (le texte-cible).
La victime innocente met fin à cette rivalité, mais elle n’apaise pas le désir
qui en déclenche d’autres (les retraductions). De ce point de vue, notre
activité occasionne le mécanisme sacrificiel qui finalement est une
invention pour limiter ce paradoxe du modèle qui se transforme en rival,
ou de passer du désordre (l’activité traduisante) à l’ordre (la traduction
faite / publiée). Néanmoins cet ordre est temporaire parce qu’il va
provoquer une nouvelle crise mimétique jusqu’à un nouveau sacrifice (la
retraduction) qui ensuite rétablira de nouveau un ordre instable sur la
victime sacralisée. Et ainsi de suite. ţe mécanisme mythique est opératoire
selon Girard « depuis la fondation du monde » (1978) et peut être appliqué
dans tous les domaines des sciences humaines pour analyser toutes sortes
de crises, culturelles et spirituelles, y compris celle qui nous concerne ici et
qui existe depuis Ţabel. Or, ce désir mimétique et le conflit qu’il engendre
sont à l’origine d’une textualité illimitée ; il n’y a rien qui puisse arrêter ce
mimétisme si bien que la traduction est vouée à l’éternel retour.
Comme si c’était possible. Parti à la recherche de la source ou de
l’origine, d’une certaine manière, qui pourrait nous instruire sur l’essence
de notre activité, nous nous rendons compte que nous sommes condamnés
à trébucher entre deux forces : l’une qui va vers une plus grande
ressemblance, et l’autre qui réinstaure toujours de la différence. Y a-t-il un

1 ţet ouvrage est donné à titre d'exemple pour les idées que Girard développe avec

constance depuis plusieurs décennies.

172
Muguraş ţONSTANTINESţU

passage, une possibilité de dépassement ? ţ’est la question cruciale à


laquelle se heurte la pensée théorique et dont la réponse donne naissance à
un dialogue ouvert dans sa forme et dans son contenu. Le dialogue
privilégié, en ce qui nous concerne, c’est celui entre nos étudiants et nous,
le dialogue sur l’acte ou l’art de traduire qu’on peut aussi appeler
l’enseignement mais sur un autre plan qui, certes, reste à définir, mais qui
nous engage à élaborer un discours permettant ce va-et-vient entre la
théorie et la pratique. Pour reprendre la formule de Meschonnic, ce
discours se dessine comme « un laboratoire d’écrire » (1999, 459) plutôt que
comme un débat d’idées. Un discours, enfin, pour trouver l’équilibre dans
cette tentation des deux.
Nous avons commencé par la question de la nature du savoir
important pour traduire, ce qui nous a amené à une autre question sur la
possibilité d’enseigner l’art de traduire, ou plus précisément sur la
transmissibilité du savoir, si fragile qu’il soit. Après avoir traversé nos
propres (in)certitudes, nous avons l’impression que cette activité, qui n’est
jamais territoire conquis et qui exige un déplacement constant, ne peut pas
s’apprivoiser, même à moitié, qu’à condition d’être continuellement
explorée. Savoir comment le faire, c’est savoir être dehors et dedans à la
fois, si hallucinatoire que cela puisse être. Mais c’est aussi savoir qu’il ne
faut jamais renoncer à cette utopie qu’est forcément la traduction, une
activité dont les règles sont fixées par le libre jeu des contradictions. ţ’est
par là que nous commençons d’ailleurs nos cours entre l’oral et l’écrit, la
lecture à voix haute étant notre seul point de repère à la recherche de la
parole soufflée qui nous échappe si mystérieusement pour que le traduire
puisse toujours se mêler au jeu de cache-cache.

Références bibliographiques

Deleuze, Gilles, Guattari, Félix. L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie. Paris :


Minuit, 1972.
Dummett, Michael. « What do I Know when I Know a Language ? ». [Que connaît-
on quand on connaît un langage]. In : The Seas of Language. Oxford : Clarendon
Press, 1993 : 94-105.
Eco, Umberto. Dire presque la même chose. Expériences de traduction. Paris : Grasset,
2006. [Dire quasi la stesa cosa. Milano : Bompiani 2003].
Forget, Philippe. Il faut bien traduire. Marches et démarches de la traduction. Paris :
Masson, 1994.
Freud, Sigmund. Métapsychologie. Paris : Gallimard, 1968.
Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris : Seuil, 1982.

173
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Girard, René. Des choses cachées depuis la fondation du monde. Paris : Grasset, 1978.
Kolb, Philip. Correspondance de Marcel Proust. Tome V : 1905. Paris : Plon, 1979.
Ladmiral, Jean-René. Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris : Gallimard, 1994.
Launay, Marc. Qu'est-ce que traduire ? Paris : Vrin, 2006.
Meschonnic, Henri. Poétique du traduire. Lagrasse : Verdier, 1999.
Oustinoff, Michaël. La traduction. Paris : Presses Universitaires de France, 2003.
Ricœur, Paul. Sur la traduction. Paris : Bayard, 2004.

174
Devoir du traducteur du texte de spécialité

Eugenia ENACHE

Université « Petru Maior », Târgu-Mures


Roumanie

Résumé : Notre communication porte sur les difficultés de la traduction des textes
juridiques, relevant de la diversité textuelle et des différences qui existent entre les systèmes
et les institutions juridiques. En plus les concepts juridiques eux-mêmes, la jurisprudence
diffèrent d’une langue à l’autre et il est souvent difficile de trouver l’équivalent adéquat
pour les termes du droit. Le travail vise à porter quelques éclaircissement sur la difficulté de
traduire du / en français et à répondre aux questions que tout traducteur doit se poser :
quelle est la différence qui sépare l’original du texte traduit ? ; une traduction est-elle en
mesure d’évoquer la même chose que l’original ?

Mots-clés : critères d’exactitude, de correction, de transparence, de tonalité et d’adaptation,


transposition

Abstract : Our work focuses on the difficulties of translating legal texts given the fact that
there are many types of texts in the legal domain and differences between systems and legal
institutions. Moreover, the legal concepts themselves differ from one language to another
and it is often difficult to find the adequate equivalent for legal terms. The work aims to
bring some light on the difficulty of translating from/into French and to answer the
questions that every translator must ask himself: what is the difference that lies between the
original and the translated text?; is a translation capable of evoking the same thing as the
original?

Keywords : criteria for accuracy, correction, transparency, tonality and adaptation,


transposal

La traduction juridique ne peut pas être considérée comme une


simple opération de transposition de mots isolés, d’autant plus que tout
lexique correspond à un certain découpage de la réalité, à une vision du
monde propre à une communauté linguistique. Les spécialistes font la
différence entre la traduction juridique et la transposition juridique.
(Bocquet 2008, 80). D’une part, ils considèrent la traduction juridique
comme une opération de transfert du message juridique, dans un seul
système juridique, d’une langue vers une autre langue. Quant à la
transposition juridique, elle est l’opération de transfert d’un message

175
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

juridique émis dans une langue et dans un système juridique vers une
autre langue et un autre système juridique. Dans le cas du traducteur
roumain nous pouvons utiliser le terme de « traduction juridique » car les
deux systèmes de droit, français et roumain, ont des institutions semblables
ou même identiques et la plupart des termes juridiques roumains
proviennent du français.
Pour le traducteur roumain, l’opération de traduire du / en français
paraîtrait simple, à la portée de tout traducteur, parce que la terminologie
juridique roumaine a été empruntée au ţode civil napoléonien, et le droit
roumain a été fondé sur la pensée juridique française. Et pourtant, quand
on s’applique au travail, on se heurte à bien des problèmes, parce qu’on
doit passer des formes spécifiques d’une langue, aux découpages souvent
différents d’une autre, et ce découpage se fait selon des modèles de phrases
où les unités signifiantes sont agencées de façon très différente.

Le traducteur comme spécialiste en français et en droit

Le travail du traducteur est de comprendre et de ré-exprimer le sens


du texte et une bonne traduction serait celle qui répondrait aux critères
d’exactitude, de correction, de transparence, de tonalité et d’adaptation au
destinataire, celle qui serait, à la fois, fidèle au sens et idiomatique, celle qui
ferait intervenir une part de transcodage et une part de reformulation. Et
pour cela le traducteur devrait bien connaître le domaine sur lequel porte le
texte à traduire et acquérir un bagage culturel juridique, c’est-à-dire
maîtriser les principales notions juridiques, connaître le fonctionnement
des institutions, leur rôle dans la société. Il doit savoir dans quel domaine
juridique il évolue ; il doit aussi connaître l’origine – et la destination – du
document dont on lui demande une traduction compréhensible pour le
lecteur-cible.
Les traductions juridiques comprennent la traduction de la doctrine,
la traduction judiciaire, la traduction législative et, dans ce cas, le préalable
pour le traducteur juridique est la maîtrise comparée des trois types de
discours dans sa langue-source et dans sa langue-cible.
Le traducteur doit faire la différence entre la langue parlée dans les
tribunaux, qui n’est pas la même que celle à laquelle ont recours les recueils
de jurisprudence, qui contiennent les décisions rendues par les juges dans
telle ou telle affaire. Une autre différenciation doit être faite entre la langue
du législateur, à savoir celle des institutions qui formulent les lois, et la
langue du pouvoir judiciaire, celle des tribunaux et des juges qui

176
Muguraş ţONSTANTINESţU

interprètent et qui appliquent les textes de loi. Aux grands langages qui
coexistent au sein du langage du droit – législatif, juridictionnel,
conventionnel, coutumier, administratif – s’ajoutent tous les discours
auxiliaires qui contribuent à la réalisation du droit (plaidoiries,
réquisitoires, rapports, notifications, etc.).
Les spécialistes soutiennent l’idée que l’on ne traduit pas de la
même façon une loi que l’on veut appliquer comme loi nationale et de cette
façon faire un usage juridique direct du produit de traduction, et une loi
que l’on traduit dans le but d’informer les juristes d’un pays donné sur le
droit étranger. Dans ces circonstances, on parle de la traduction-instrument
et respectivement de la traduction-document (Bocquet 2008, 84).
Ţien que le traducteur déploie une recherche documentaire
approfondie pour étudier le domaine qu’il approche, bien qu’il possède
une connaissance suffisante du langage juridique, il ne pourra pas se passer
de la collaboration du spécialiste. Il lui faut une connaissance suffisante du
domaine juridique pour éviter de dénaturer le message original.
Le traducteur doit faire attention au passage d’un système juridique
à un autre, au caractère normatif des textes juridiques et de ses
conséquences, à la terminologie technique et aux formules types.

Les difficultés de la traduction

Le travail du traducteur s’avère compliqué car les difficultés


soulevées par l’acte de traduction, relèvent des causes diverses, de nature
différente : la syntaxe du discours du droit (1), le vocabulaire juridique (2),
la stylistique (3), non pas dans le sens d’expressivité, de beauté de
l’expression, mais dans le sens de sa présentation, de son style, en rapport
de sa fonction, et la pragmatique (4).
Dans ce qui suit nous allons nous arrêter sur certains problèmes
auxquels le traducteur est confronté dans sa démarche.
(1). Le langage du droit ne présente aucune spécificité syntaxique,
les divergences de structuration n’existent presque pas. Il ne s’agit pas
d’une langue dans la langue ; il n’est pas question, non plus, d’une « sous-
langue » de la langue française, mais seulement d’un langage spécialisé au
sein de la langue commune (Cornu 2005, 133).
Vu que le discours juridique est le fait d’une instance
dépersonnalisée, le caractère général, neutre, impersonnel, stipulatif,
normatif, formel, injonctif est donné par l’emploi de certaines marques

177
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

indéfinies et de généralité comme les pronoms indéfinis, ou des marques


impersonnelles ou modales.
Les indéfinis sont utilisés pour désigner soit un droit général et
absolu (toute personne), soit une personne dans un ensemble indéfini
d’individus (tout, quiconque), soit une personne appartenant à un groupe de
personnes déterminées par leur nature et par leur nombre (chaque, chacun).
Il est à remarquer que personne et aucun sont évités dans le français législatif
et remplacés par nul / nulle.
Les indéfinis celui qui, quiconque ont disparu en français juridique,
faisant place la plupart du temps à des formulations du type : le fait de, est
puni de.
En ce qui concerne le système verbal (temps verbaux, verbes en tête
de phrase, voix passive), il est à remarquer qu’en français l’indicatif futur a
un caractère plutôt archaïsant ; certains auteurs (Bocquet 2008, 25-28)
considèrent que l’emploi de l’indicatif futur pour donner des ordres doit
être réservé au cas où le verbe a pour sujet une autorité publique ; le
français tend le plus souvent à adopter la solution la plus simple et la plus
courte en faisant un usage important de la technique du présent impératif
du mode performatif. Le français emploie impérativement l’indicatif futur
pour énoncer la conséquence et l’indicatif futur antérieur pour définir l’acte
visé. Pour les propositions hypothético-temporelles, on emploie des
marques modales : devoir, être tenu de, être obligé de.
Dans le langage juridique on emploie souvent la voix passive ; les
principales raisons qui peuvent motiver le recours à la voix passive sont,
selon Frédéric Houbert (2005, 60) : l’agent du verbe est inconnu, tombe sous
le sens, ou ne présente guère d’intérêt au vu du contexte ; le passif peut être
utilisé lorsqu’il est important de mettre l’accent sur l’objet plutôt que sur le
sujet ; le passif peut être utilisé à dessein pour éviter de citer un nom ou de
fournir des informations spécifiques. Deux formes spécifiques de passif
sont assez symptomatiques de la langue juridique, à savoir le passif initial
et le passif impersonnel. Dans le cas du passif initial, c’est en général
l’auxiliaire être et le verbe qui lui est associé qui ouvrent la phrase : Sera
punie d’un emprisonnement … Il est à noter que le passif initial est largement
présent dans les versions françaises des conventions internationales. Le
passif impersonnel s’avère également d’une grande utilité en français : il
permet en effet de reléguer le sujet au second plan tout en donnant une
certaine élégance à la phrase. ţette forme de passif ne peut s’utiliser
qu’avec certains verbes : il est rappelé que …, il sera procédé aux …

178
Muguraş ţONSTANTINESţU

Même si le traducteur roumain est tenté d’utiliser la structure on +


la voix active au lieu de la structure passive, pour alléger l’expression, il doit
tenir compte de la valeur de ces formes verbales et les employer dans la
traduction. Car le choix entre la voix active et la voix passive se fait en
fonction de l’accent mis sur le rôle personnel du sujet (son pouvoir, ses
compétences) ou bien sur l’objet.
Le langage juridique se sert très souvent de participes présents au
lieu d’une proposition relative, aussi bien dans l’intitulé des lois que dans
le corps du texte des lois pour des raisons d’économie linguistique.
(2). Le vocabulaire juridique est caractérisé par la présence
prépondérante des termes techniques, par leurs interactions ainsi que leurs
rapports avec le lexique de la langue courante. Il présente une double
contradiction : d’une part, ses objectifs sont l’univocité et la stabilité
terminologiques et l’accessibilité pour les non-initiés, d’autre part, pour des
raisons historiques et sociales, un terme juridique peut être traduit par des
termes différents, ce qui ne rend pas facile sa compréhension par le non-
spécialiste. En traduction juridique on classe traditionnellement les termes
en trois grandes catégories : termes qui ont des équivalents réels, termes
qui ont un équivalent fonctionnel, termes intraduisibles (Houbert 2005, 37).
La première comprend certains termes de la langue de départ qui
peuvent avoir divers équivalents en français, qui n’ont pas de relation de
synonymie absolue entre eux (ce qu’on appelle des équivalents dits
« sémantiques ») : prison / maison d’arrêt, demande / requête, appel (voie de
recours) / recours / pourvoi sont des termes synonymiques mais qui se
retrouvent dans des contextes différents.
Même s’il existe une traduction par équivalents, elle ne recouvre
pas forcément la même chose ; il convient donc d’expliquer clairement
chacune des acceptions du terme dans la langue d’arrivée, afin de
permettre à l’usager de choisir l’équivalent correct : c’est le cas des termes
arrêt, (nom donné aux décisions juridictionnelles du ţonseil d’Etat et à
celles de toute juridiction portant le nom de ţour (de cassation, d’appel,
d’assises), du Parlement) ; arrêté (décision d’une autorité administrative :
arrêté ministériel, préfectoral, municipal) ; ou bien décision (décision d’une
cour souveraine ou d’une haute juridiction).
La deuxième catégorie comprend les termes qui ont un équivalent
fonctionnel. Il n’existe pas de stricte correspondance car la réalité que le
terme recouvre n’est pas identique dans la langue-source et dans la langue-
cible. Dans cette catégorie on inclut les noms d’institutions, les noms de
fonctions : conseil des prud’hommes, médiateur de la République, conciliateurs de

179
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

justice. On dispose, dans ce cas, de trois manières de traduire : (a). on peut


traduire le terme littéralement ; (b). on peut laisser le terme-source tel quel
et ajouter une note explicative entre parenthèses ou en bas de page ; (c). on
peut traduire le terme directement par équivalence, sans passer par le
terme original. Nous considérons ces termes comme des termes culturels,
puisqu’ils sont spécifiques pour une certaine réalité.
Selon Louis-Philippe Pigeon (cité par Houbert 2005,104),

[l]a recherche de l’équivalence oblige toujours à s’interroger sur la ligne de


démarcation qu’il faut tracer entre celle qui est admissible à titre
fonctionnel, parce qu’elle évoque avec assez de précision l’idée qu’il s’agit
de rendre, et celle qu’il importe de rejeter parce qu’elle trahit la pensée en
prêtant à une expression apparemment équivalente un sens que la langue
dans laquelle on traduit n’admet pas […] Le principe même de
l’équivalence fonctionnelle signifie que l’on traduit en utilisant un mot qui
ne correspond pas rigoureusement au même concept juridique mais à un
concept analogue ».

Dans certains cas, on peut considérer que le référent est équivalent


dans les deux langues, mais que c’est la perception de ce référent qui
diffère : le français « tribunal », lorsqu’il n’est pas accompagné par d’autres
déterminants, peut faire référence en roumain aussi bien au « tribunal »
qu’à la « judec torie ».
La troisième catégorie est celle des termes dits intraduisibles ; ces
termes désignent une réalité qui n’existe pas dans la culture juridique
roumaine ou française ; ils sont surtout présents dans les documents de
procédure et les commentaires juridiques, qui sont considérés des
documents à fort contenu culturel. Les termes intraduisibles pour lesquels
il n’existe pas de traduction consacrée appellent une traduction descriptive
qui suppose une description succincte du concept véhiculé car il n’est pas
question de fournir un équivalent plus ou moins proche dans la langue-
cible et ni d’expliquer le terme.
Il est certain que la maîtrise du vocabulaire juridique dans les deux
langues fait partie des priorités du traducteur, mais il ne doit pas réduire la
traduction juridique à une simple recherche d’équivalences plus ou moins
figées. Il doit connaître les choses dont parle le texte à traduire et établir la
concordance entre le sens et la langue, la pensée et la parole.
Le traducteur devrait faire attention également à un phénomène
linguistique dont il convient à la fois de se méfier et de ne pas en surestimer
l’importance – la polysémie – et qui dans un texte juridique pose

180
Muguraş ţONSTANTINESţU

principalement un problème d’interprétation. La polysémie que l’on peut


définir comme le « caractère d’un signe qui possède plusieurs contenus,
plusieurs sens » (Cornu 2005, 87) constitue un danger pour le traducteur
juridique, qui doit connaître les principaux termes polysémiques (par
exemple : conseil, dépôt, objet, acte, décision, cause, action) s’il veut éviter de
commettre des erreurs d’interprétation et donc de traduction. Gérard
ţornu (87) considère que la polysémie existe parce que les notions
juridiques sont beaucoup plus nombreuses que les mots pour les nommer
et que dans le langage du droit comme dans le langage courant le nombre
des signifiés est beaucoup plus élevé que celui des signifiants.
Les juristes sont d’accord que le bon mot du droit est celui qui
donne le sens unique ou pluriel, celui qui confère la certitude de l’idée ou
des idées qu’il émet, celui qui donne la sécurité du ou des sens et qu’on
devrait savoir dire les mots du droit avec les mots ordinaires de la vie
sociale, car les mots du droit ne sont que les mots de la vie. La seule langue
pertinente est celle qui se comprend ou qui peut aisément être traduite
(Challe 2007).
(3). En ce qui concerne les difficultés d’ordre stylistique les
spécialistes admettent qu’il existe en effet un style juridique et même tout
un éventail de styles (législatif, judiciaire, administratif, notarial, etc.). Plus
spécifiquement, certains effets de style sont tirés de la manière d’utiliser
plusieurs mots dans la même phrase ; construction, ordre, répétition,
allitération sont autant de moyens, dans la combinaison des mots, pour
marquer une intention. Il existe donc des relations stylistique qui, fondées
sur un certain assemblage des mots dans un texte, tendent à produire
certains effets de valeur, et il n’est pas exclu que certains de ces effets soient
une marque particulière du style juridique (Cornu 2005, 133).
Claude Bocquet (2008, 10-11) remarque l’existence d’une typologie
des discours juridiques qui résultent de l’organisation de certains mots
dans une certaine phrase. Il existe un discours qui est destiné à concrétiser
les normes du droit, à les mettre en œuvre, à les appliquer à des situations
imaginaires mais fondées sur leur analogie avec des faits passés. Quant à
son langage et à son expression, ce discours est soumis à de multiples
règles spécifiques qui sont propres à chaque langue et le traducteur s’y
trouve d’emblée confronté à l’un des plus importants problèmes de la
traduction juridique. Il y a aussi un discours relevant du mode descriptif /
syllogistique, auquel s’ajoute la confrontation de deux éléments donnés : la
règle et les faits ; il y a développement d’un syllogisme (où l’énoncé
consiste à confronter des règles à la réalité). Il y a des commentaires de lois

181
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

ou de règlements qui paraphrasent les textes légaux donc le mode


performatif.
La stylistique juridique est l’une des parties de la linguistique
juridique que l’on ne peut pas négliger car si le style neutre est de principe,
la valeur expressive a sa place ; et, dans ce cas, l’étude du style du langage
juridique ne doit pas se limiter à l’étude des types de discours, du style des
lois, des jugements, des actes. Il faut aussi prêter attention à des marques
de stylistique qui confèrent au texte juridique un caractère particulier, à
savoir les métaphores, l’euphémisme, l’archaïsme. L’utilisation de la
métaphore est doctrinale, son pouvoir est persuasif, mais elle permet en
même temps d’éclairer son destinataire.
En tant qu’ornement du discours et technique de communication,
ces tropes introduisent un effet de rhétorique certain et répondent bien à
l’exigence de rendre plus supportable une idée désagréable, d’atténuer un
droit dont l’expression directe serait jugée trop dure. ţ’est grâce à la
rhétorique, notamment, qu’on repère dans les discours du droit l’intention
de persuader, de créer la conviction. ţelle-ci ne laisse pas seulement, dans
ces discours, des marques formelles, elle en gouverne souvent la structure
même (conclusions des parties, motifs des jugements, exposé des motifs de
la loi). Elle fait voir que des actes de demande, de décision ou d’édiction
sont d’abord des actes de persuasion.
Le langage juridique peut présenter, par endroits, un style
archaïsant et cette impression de langue archaïque peut être fondée si les
termes employés qui désignent des choses courantes ne sont plus d’usage
ordinaire actuel. Mais si l’utilisation de certaines expressions ou termes
vieux (en roumain probaţiune, participaţiune, rezoluţiune, se face vorbire despre,
a face lectura textului) se fait dans le but de surprendre ou d’exprimer un
certain degré de « préciosité », l’impression de langage archaïque peut
déranger (il est rare qu’un terme tombe en désuétude dans la communauté
des juristes, qui est conservatrice) et créer des difficultés lors de la
traduction. Ces cas d’archaïsmes s’expliquent par le décalage qui s’est
souvent produit entre l’expression courante et l’énoncé juridique. S’il est
important que le traducteur connaisse les principaux archaïsmes afin de ne
pas les reproduire inutilement dans sa traduction, il est tout aussi essentiel
qu’il ne confonde pas langage technique et archaïsmes. Parce que sa
conception de l’usage est différente de celle du juriste, le profane a en effet
souvent tendance à assimiler les termes juridiques techniques à des
archaïsmes, ce qui constitue une grave erreur.

182
Muguraş ţONSTANTINESţU

ţlarté, univocité sont les termes qui caractérisent le langage du


droit qui a un degré de précision supérieur à la langue commune, mais il
n’est pas exempt d’un certain caractère flou et ambigu pour autant. Le
traducteur devra procéder à une traduction « intralinguistique » afin de
retrouver l’idée que le rédacteur souhaitait exprimer. Une fois les différents
types d’ambigüité précisés, il faut s’interroger sur la démarche que le
traducteur juridique devra adopter en cas d’ambiguïté(s) dans les textes
qu’il est appelé à traduire. L’ambiguïté peut être délibérée, il ne faut jamais
lever les ambiguïtés éventuellement présentes dans le texte-source au
moment de la traduction, sous peine de déformer les propos de l’auteur.
Du point de vue du traducteur, il est préférable de répéter les noms
évoqués, plutôt que d’utiliser des pronoms qui pourraient prêter à
confusion (Houbert 2005, 32-36). R. Greenstein (cité par Houbert 2005, 35)
observe que

« [s]i l’original est ambigu, si le style est tordu et alambiqué, le traducteur


doit choisir un terme aussi ambigu, un style aussi alambiqué dans la
langue-cible. Il ne faut jamais clarifier. Le rôle du traducteur n’est pas
d’interpréter, mais il doit signaler par des notes les ambiguïtés et
problèmes du texte d’origine. »

(4). Aux difficultés lexicales et stylistiques s’ajoutent également les


causes d’ordre culturel / pragmatique, puisqu’il s’agit de faire passer
certaines réalités non-linguistiques d’une culture dans l’autre. La
traduction juridique pourrait constituer un miroir des spécificités
culturelles, car le langage juridique ne décrit pas une technique mais une
réalité qui peut être très différente d’un pays ou d’une société à l’autre.
ţhaque langue est une façon souvent spécifique de découper et de
dénommer telle expérience non linguistique pourtant commune à tous les
hommes. Le droit possède une terminologie et une phraséologie propre.
ţ’est l’usage qu’il fait des modes de discours et de leurs éléments de
syntaxe qui le caractérise essentiellement.
La compétence linguistique doit être complétée par une compétence
« civilisationnelle », une compétence appelée « périlinguistique »
(Ladmiral, 1994) qui est liée à des pratiques sociales déterminées. Les
termes qu’il s’agit de traduire sont propres à une culture juridique
spécifique, ils n’ont pas d’équivalent direct dans la culture de la langue-
cible. Dans cette situation, on parle de termes « à fort contenu culturel »,
comme les noms d’institutions : tribunal de police, tribunal correctionnel, cour

183
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

d’assise, tribunal de grande instance, tribunal d’instance, tribunal de commerce,


tribunal pour enfants, cour d’assise pour mineurs, tribunal administratif, etc.
Dans certains cas, on peut considérer que le référent est équivalent
dans les deux langues, mais que c’est la perception de ce référent qui
diffère. Dans l’idée d’uniformisation ou d’harmonisation des institutions et
des concepts dans la construction européenne, et dans le droit, les dernières
années, en Roumanie, on est en train de créer des tribunaux spécialisés (il y
en a déjà quatre) selon le modèle français. Rosalind Greenstein (cité par
Houbert 2005, 37) affirme qu’

« [i]l ne faut donc traduire que quand c’est possible et ne jamais transposer
d’un pays à un autre, d’un système à un autre. Lorsqu’il n’existe ni
traduction, ni équivalent, il faut expliquer (soit entre parenthèse dans le
texte, soit par des notes du traducteur. »

On peut constater que les problèmes rencontrés lors de la traduction


des textes juridiques sont principalement de deux ordres, syntaxique et
terminologique. Mais les autres textes relevant d’autres domaines du droit
(droit commercial ou du droit des affaires) présentent pour le traducteur
des difficultés essentiellement syntaxiques. Il s’agit en effet de textes dont
les rédacteurs sont tenus à une certaine « neutralité » culturelle, en raison
de la vocation souvent internationale du document final.

En guise de conclusion

Le discours juridique se remarque principalement par son caractère


figé, neutre, dépersonnalisé, officiel qui résulte du grand nombre de
formules toutes faites, de multitudes de stéréotypes lexicaux et syntaxiques
lui conférant une allure très conservatrice. La longueur de certaines phrases
cumulant plusieurs subordonnées pourrait constituer aussi un
inconvénient à la clarté souhaitée du discours juridique.
La spécificité du langage juridique tient à l’existence d’un
vocabulaire juridique et aux particularités du discours juridique. La
maîtrise du vocabulaire juridique dans les deux langues doit faire partie
des priorités du traducteur, mais celui-ci ne doit surtout pas voir dans la
traduction juridique une simple opération de transposition de mots isolés.
Le traducteur doit impérativement connaître l’origine – et la destination –
du document qu’il lui est demandé de traduire pour produire une
traduction compréhensible pour le lectorat-cible, mais il doit aussi savoir

184
Muguraş ţONSTANTINESţU

dans quel domaine juridique il évolue : ce deuxième élément va en effet


avoir lui aussi une grande influence sur les choix de traduction à opérer.
Une traduction française ou roumaine « lisible » doit répondre aux
critères usuels de lisibilité : clarté, simplicité, concision, mais elle doit
également tenir compte des aspects délicats et controversés de la
production de textes juridiques traduits : l’archaïsme du langage,
l’ambigüité dans les textes, la longueur des textes, le style neutre. De ce fait,
pour un traducteur de textes juridiques et qui est un profane dans le
domaine du droit, il est difficile d’oublier son penchant pour les textes
littéraires et de rester dans les limites d’un langage neutre et précis.
Ţien réussir une traduction suppose s’imprégner du discours
spécialisé de la langue-source et de la langue-cible, car ce bagage cognitif
crée la structure du message dans les deux langues et fournit les
instruments de la réexpression. Mais aussi il faut tenir compte du fait que le
traducteur ne peut en aucun cas se substituer au juriste, quel que soit le
contexte dans lequel la traduction est réalisée, et quel que soit le lecteur-
cible.

Références bibliographiques

Bocquet, Claude. La traduction juridique. Fondement et méthode. Bruxelles : De Boeck,


2008.
Challe, Odile (dir.). Langue française spécialisée en Droit. Paris : Éd. Economica, 2007.
ţornu, Gérard. Linguistique juridique. Paris : Éditions Montchrestien, EJA, 2005.
Houbert, Frédéric. Guide pratique de la traduction juridique (anglais / français), Paris :
La Maison du dictionnaire, 2005.
Ladmiral, Jean-René. Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris : Gallimard, 1994.
Lederer, Marianne et Israël, Fortunato. La liberté en traduction. Paris : Didier
Érudition, 1991.

185
187
La traduction pour enfants et son potentiel didactique

Alina PELEA

Université « Ţabeş-Bolyai », ţluj-Napoca


Roumanie

« Parfois, la métaphore d’un conte nous permet


de mieux voir, comprendre la réalité et donc
de mieux y vivre. » (Claude Ponti)

Résumé : La didactique de la traduction se décline en plusieurs disciplines – version, thème,


histoire et déontologie, etc. – ayant chacune des finalités et des méthodes spécifiques. Notre
communication se propose de passer en revue différentes manières d’exploiter la traduction
pour enfants au tout début de la formation universitaire des futurs professionnels. Le point
de départ de cette démarche est le constat que ce type d’activité traduisante permet
d’illustrer « en miniature » la plupart des difficultés (terminologiques, culturelles,
linguistiques, etc.) qui surgissent dans la pratique professionnelle et de suggérer les
différents types de solutions possibles.

Mots-clés : littérature pour enfants, formation à la traduction, Langues Étrangères


Appliquées

Abstract: The teaching of translation involves several disciplines – translation intoL1 and L2,
history and deontology, etc. – each of them with its own specific objectives and methods.
Our paper sets out to explore various ways in which translation for children can be used at
the beginning of the university professional training of future translators. Our starting point
was the observation of the fact that this type of translation can illustrate “in miniature” most
of the difficulties (terminological, cultural, linguistic and other) occurring in professional
practice and the various kinds of possible solutions.

Keywords: children’s literature, translator training, Applied Modern Languages

Les propos qui suivent se veulent un argument en faveur d’une


ressource pédagogique dont nous avons découvert le potentiel formatif
presque incidemment au cours d’une réflexion de longue haleine autour
des aspects culturels de la traduction des contes aussi bien que grâce à la

189
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

coordination de plusieurs mémoires de diplôme consacrés à la traduction


pour enfants et soutenus au Département de Langues modernes appliquées
de l’Université « Ţabeş-Bolyai » ces dernières années. À partir de cette
double expérience, de recherche et d’enseignement, nos considérations
concernent notamment les étudiants en première année de formation à la
traduction, donc de futurs traducteurs professionnels travaillant sur des
textes spécialisés et non pas littéraires au sens strict. Il nous paraît
important de préciser les traits principaux de ce groupe-cible, car ils sont
définitoires pour l’approche du formateur :

On ne traitera pas de la même façon un public de futurs traducteurs et un


public d’étudiants dans le cadre d’une formation universitaire ou de la
préparation à un concours ; et les besoins ne seront pas les mêmes pour un
public étudiant que pour celui d’une préparatoire. (Ţallard 2005, 51)

Étant donné que, dans les lycées roumains, la traduction est, à juste
titre d’ailleurs, avant tout une méthode privilégiée d’acquisition du lexique
et des structures grammaticales de la langue étrangère, les étudiants
débutants ont, en général, une perception tronquée (sinon carrément
erronée) de ce qu’elle est vraiment, dans la « vie réelle », dans la société.
ţ’est, en fait, la perception commune, du public non-spécialiste. Ainsi, le
plus souvent, les étudiants n’ont-ils aucune exigence par rapport à la
qualité du texte traduit dans leur langue maternelle (ils s’accrochent à la
restitution de chaque mot étranger et ont du mal à se libérer de cette
« tyrannie » de l’original pour aboutir à des formulations naturelles en
langue-cible) et n’envisagent pas les textes dans leur ensemble, d’où une
approche simpliste et susceptible d’engendrer des erreurs de contenu.
Celle-ci consiste à travailler par de très petites unités de traduction, sans
souci pour le message global. De même, ils ne se rendent pas compte de la
différence entre les exigences du thème et de la version, dans le sens où,
pendant leur formation antérieure, l’accent n’a pas été mis sur la qualité de
la langue maternelle : la traduction est encore, à leurs yeux, un exercice
dont la difficulté est liée presque exclusivement à la langue étrangère,
qu’elle soit source ou cible. La compétence traductive semble se mesurer,
dans cette étape, à l’aune des connaissances linguistiques (lexicales,
grammaticales) sans prise en compte conséquente et consciente de
l’extralinguistique. L’affirmation de Jean-René Ladmiral et Marie Mériaud
selon laquelle

190
Muguraş ţONSTANTINESţU

une connaissance superficielle en langue étrangère amène certains à


s’imaginer que ceux qui disposent d’une maîtrise plus importante sont du
même coup à même de traduire d’emblée ; c’est l’idée que traduire n’est
pas un vrai travail (2005, 31)

se vérifie presque sans exception dans ce groupe-cible. Et à Ladmiral et


Mériaud de compléter : « On pourrait presque dire que la compréhension
de la nature de la traduction est inversement proportionnelle à la
connaissance que l’on a de la réalité de l’acte traduisant : moins on traduit,
plus le fait de traduire paraît simple ! » (2005, 29).
ţette manière de voir les choses montre combien le passage de la
traduction en tant qu’exercice grammatical et lexical à la traduction
professionnelle est un moment important dans la formation :

La traduction n’est plus considérée comme un transfert inter-linguistique


mais comme un acte de communication. Il ne s’agit plus de mettre deux
langues en contact, mais de mettre des personnes en contact : l’auteur d’un
texte et le lecteur/ utilisateur de la traduction de ce texte. Si, dans le
domaine pédagogique, le seul lecteur de la traduction produite par
l’apprenant est l’enseignant, dans la réalité du métier de traducteur, la
traduction s’adresse à des lecteurs qui en ont besoin pour s’informer ou
pour agir. La traduction professionnelle, par opposition à la traduction
pédagogique, présente donc une dimension fonctionnelle. Le traducteur
intervient comme un relais dans la chaîne de communication, son rôle est
de « comprendre pour faire comprendre ». (Durieux 2005, 42)

Dès le début de leurs études dans notre département, les étudiants


sont préparés non pas à faire des traductions visant l’évaluation des
connaissances linguistiques et culturelles, mais à travailler dans des
circonstances réelles. La différence est de mise ! Moins il y aura de décalage
par rapport à ce qui se passe chez les professionnels, plus l’exercice sera
utile. Or, la traduction pour enfants peut assurer un « éveil du jugement »
(Ballard 2009b, 8) en douceur et pas moins efficace pour autant.
Mais, il faut préciser d’emblée que nous n’envisageons ce type de
traduction qu’en tant que complément des autres activités censées former
les professionnelles. La traduction pour enfants ne saura pas remplacer ce
qui se fait déjà, traditionnellement, dans la formation des traducteurs. Elle
pourrait tout au plus se constituer en un complément intéressant et utile.
ţ’est dans ces limites qu’il faut entendre notre intervention.

191
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Nous ne voulons pas non plus suggérer que ce serait un exercice


facile réservé strictement à la préparation pour la « véritable » traduction.
Nous rejoignons à cet égard Muguraş ţonstantinescu, qui est clairement
contre l’idée « qu’un traducteur débutant peut se faire la main en
traduisant pour la jeunesse » (2002, 263). Au contraire, nous voulons étayer
l’idée que, justement à cause des préjugés qui peuvent peser sur elle, la
traduction pour enfants peut en fin de compte très bien faire passer l’idée –
dont l’acquisition nous paraît essentielle en cours de formation
professionnelle – qu’il n’y a pas de textes que l’on peut traiter à la légère.

Quelques caractéristiques des textes pour enfants envisagés


comme matériel didactique

Nous trouvons que la traduction pour enfants servira très bien ce


que Christine Durieux identifie comme le second temps de la formation,
consistant à la confrontation à des tâches similaires à celles de la vie réelle,
étape essentielle de la formation :

Pour former des traducteurs professionnels, la méthode d’enseignement


s’articule en deux temps. Dans un premier temps, il y a lieu de
décomposer la démarche mise en œuvre dans l’opération traduisante afin
d’en identifier les étapes successives, les isoler et les faire travailler
séparément. Dans un second temps, il est utile de familiariser les apprentis-
traducteurs à leur futur métier en les plaçant dans des situations de simulation
des conditions d’exercice de la profession. À cet égard, l’enseignant veillera à les
faire travailler sur des textes authentiques, intégraux, constituant des sortes
d’exemples représentatifs des textes auxquels ils seront confrontés dans leur vie
active. (Durieux 2005, 42-43 – nous soulignons]

Nous avons une confirmation de l’utilité des textes pour enfants


dans un exercice déjà classique dans la formation des interprètes : pour leur
apprendre à dissocier les deux langues de travail, on recourt à des contes
de fées familiers dans les deux cultures en contact et dont le langage
spécifique à la langue maternelle de chacun est profondément ancré dans le
mental de chaque locuteur. D’où une plus grande probabilité que
l’étudiant, débutant dans ce type d’activité, échappe aux « dangers » du
calque ou de la maladresse. Ce type de textes active des ressources
existantes qui ne demandent qu’à être exploitées et peut être le déclic
nécessaire pour voir au-delà de la traduction pédagogique. Le parallèle
avec l’apprentissage de la simultanée est facile à faire :

192
Muguraş ţONSTANTINESţU

Il faut montrer concrètement aux étudiants qu’en simultanée aussi il est


possible de s’exprimer selon les habitudes de sa propre langue. Pour en
faire la démonstration on peu prendre un conte ou une légende connus
dans les deux civilisations ; le Petit Chaperon Rouge fait merveille de
français en allemand. Les étudiants allemands l’interprètent en
simultanée ; ils suivent bien entendu les péripéties retenues par le conteur
français mais emploient d’instinct les tournures allemandes indissociables
du conte allemand. […] Ils disent tout naturellement Rotkäppchen pour le
Petit Chaperon Rouge, l’idée ne leur viendrait pas de dire das kleine rote
Hütchen pas plus qu’ils ne risqueraient de comprendre dans ce qui leur est
dit que c’est la grand’mère qui croque le loup !
Que le même conte trouve tout naturellement à s’exprimer de façon
linguistiquement non concordante permet une première prise de
conscience de la différence entre le niveau langue, abstraction
indépendante de son emploi et le niveau discours où la langue trouve à
s’employer dans la bouche d’un locuteur. (Seleskovitch et Lederer 2002,
171-172)

Il y a pourtant deux conditions essentielles pour la réussite de


l’exercice : il faut faire travailler les étudiants exclusivement vers leur
langue maternelle et choisir avec grande attention le conte. Cela parce que
ce genre peut poser – de manière paradoxale en quelque sorte, étant donné
justement à cet ancrage dans le mental des membres d’une communauté –
des difficultés énormes mêmes aux traducteurs chevronnés, comme nous
avons pu le montrer ailleurs (Pelea 2009).
Travailler sur des textes pour enfants permet aussi de souligner
combien il est important d’avoir une approche globale de l’original et de la
destination finale de la version traduite avant même de commencer à
traduire. Le formateur pourra donc proposer des textes complets plutôt que
des morceaux plus ou moins artificiellement choisis, autres que les
sempiternels articles de journal (dont nous ne nions en aucun cas l’utilité,
loin de là) et très nettement ciblés. Le but de l’original et de la traduction,
ainsi que les manières dont l’auteur y parvient et dont le traducteur devra
tenir compte seront identifiés sans grandes difficultés. ţela rend la tâche de
l’étudiant plus précise, l’exercice – plus efficace et plus facile à manier par
l’enseignant dans la direction de tel ou tel problème qu’il veut soulever (au
sujet des désavantages des textes sortis du contexte et proposés comme
exercices, voir Chartier 2009, 117-118).
La diversité des textes de cette catégorie joue aussi en faveur de leur
utilisation en cours de formation. Des revues de vulgarisation aux

193
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

magazines pour les enfants de moins de trois ans, en passant par les contes
classiques et les récits pour adolescents, il y a une profusion de matériels à
exploiter en classe et autant d’aspects à traiter y compris sous un angle
théorique : genre, type de texte, support éditorial, public visé, oralité,
créativité, adaptation vs. fidélité, etc. Les dimensions souvent réduites des
textes contribuent à leur tour à l’efficacité de ce matériel pédagogique.
D’autant plus qu’il peut être plus facile de choisir un thème (ex. rapport
texte-illustration) et de l’illustrer sans s’en écarter pour régler des
problèmes de compréhension ou de grammaire.
Ce type de traduction sert bien cet objectif de la didactique qui est la
prise de conscience de la réalité de la traduction dans un cadre qui ne
néglige point, mais qui, au contraire, met en avant de manière explicite –
par le fait même que la traduction pour enfants offre des illustrations
concrètes de nombre de théories, concepts et principes – les fondements
théoriques de cette activité. ţomme le souligne Michel Ţallard, c’est là un
des principaux objectifs de l’enseignement universitaire de la traduction :

[…] nous pensons qu’une didactique de la traduction doit se situer dans


un cadre très large qui consiste à rendre compte ou à faire prendre
conscience aux étudiants de la réalité d’une activité aussi ancienne que les
langues et dont les formes sont très diverses et souvent fort éloignées des
exercices que l’on pratique à l’université.
ţette prise de conscience doit s’accompagner d’une réflexion théorique
générale ainsi que d’une comparaison des potentiels des deux langues à
travers leur capacité à exprimer le même message sous deux formes
différentes. (1988, 341-342)

De même, la multitude des objectifs envisageables pour la


traduction soulignera à merveille les principes du fonctionnalisme,
tellement utile dans la pratique de la traduction spécialisée, et permettra de
donner plusieurs versions, toutes aussi « correctes », d’un même texte : une
manière concrète de démontrer la relativité des décisions du traducteur et
de nuancer le concept, autrement si flou, d’une « bonne traduction ».
Nous ne pourrions pas finir notre liste d’arguments sans remarquer
l’ancrage souvent très profond des textes pour enfants dans leur culture
d’origine, doublé par la nécessité, voire la contrainte, de répondre à des
horizons d’attente très spécifiques. Derrière l’apparente facilité des
contenus, il y a, notamment dans le cas des contes, la confrontation à des
normes génériques aussi bien que extralinguistiques impossibles à éluder.

194
Muguraş ţONSTANTINESţU

La liste ne saurait être close autrement que par la dimension du


« plaisir de la traduction » que ces textes sont si susceptibles d’activer.1 Car
la traductologie est aussi « ouverture d’esprit et formation du goût »
(Wecksteen 2009, 77).

À défaut d’adapter le cours aux exigences d’un public qui a intérêt à faire,
plutôt qu’à prendre en note, et qui désire faire, du moins dans des
conditions où son travail peut être directement évalué, l’intérêt du cours
risque de n’être plus ressenti, ni par les étudiants, ni par les enseignants
eux-mêmes. L’exercice rendu trop austère ou trop dur, pour un public
malgré tout peu confronté aux exigences de l’expression écrite, ne
permettra plus à personne de s’exercer. (Gournay 2009, 129)

De toutes ces caractéristiques générales de la littérature pour


enfants découlent plusieurs directions que l’enseignant peut mettre au
service de sa pratique didactique dans le but de faire acquérir des
compétences précises, même si pas nécessairement directement
décomposables comme telles aux yeux de l’étudiant.

Pistes à exploiter en cours de traduction

Sans insister ici sur la différence entre le thème et la version, il nous


paraît important de souligner que ces textes peuvent être utilisés pour faire
prendre conscience des rapports de force qui existent, qu’on le veuille ou
non, entre toute paire de langues. Dans le cas franco-roumain, par exemple,
l’enseignant a tout intérêt à attirer l’attention sur un décalage qui n’est pas
sans répercussion sur les stratégies du traducteur : grande/petite culture.
Plus précisément, il s’agit de mettre en évidence le décalage entre les
horizons d’attente des deux publics au sens large, au-delà des compétences

1 Nous pensons que ce genre de texte a toutes les chances de fonctionner auprès de
la grande majorité des étudiants en tant que « révélateur », au sens que donne
Michel Ţallard à ce terme : « La traductologie, en tant que science, démarche ou
concaténation de réflexions sur l’objet traduction, fonctionne comme révélateur à
plusieurs degrés. Au premier degré, celui de l’individu qui se penche sur la
traduction pour en analyser le fonctionnement, la démarche traductologique révèle
un besoin de comprendre, de prendre de la distance avec l’acte de traduire […] !
ţe premier degré concerne l’individu et sa motivation : la motivation devrait être
interne et déjà révéler un attrait pour un inconnu déroutant (la traduction) ou bien
au contraire la conscience immédiate d’un ordre sous-jacent via la perception de
récurrences dans le comportement du traducteur. » (Ţallard 2009, 91)

195
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

différentes que le traducteur a pour travailler vers sa langue maternelle ou


vers sa langue Ţ. On ne traitera pas de la même manière la retraduction
d’un conte de Perrault en roumain (très familier aux enfants roumains, qui
en connaissent plusieurs versions dans leur langue maternelle) et la
(re)traduction d’un conte d’Ispirescu en français, qui reste, malgré tout,
inconnu au public francophone.
Retenons le cas du personnage des contes roumains F t-Frumos –
héros positif par excellence, parfois fils de roi, mais ayant toujours une
allure paysanne, car c’est la tradition orale qui a forgé son image – et de son
« équivalent » apparent en français, le Prince charmant. Une discussion
autour des traits de ces deux personnages si bien connus (et si souvent mis
sur un pied d’égalité) indiquera vite la variété des solutions (Lungu-Badea
2004, 37) et l’impossibilité d’établir des équivalences biunivoques, ne serait-
ce que parce que les enfants roumains sont familiarisés avec les beaux
princes occidentaux et, d’ailleurs, avec la sonorité de la langue française,
cependant que les petits Français n’ont très probablement aucune idée du
héros roumain. L’enseignant pourra ainsi mettre en avant un aspect de la
réalité que la traduction pédagogique occulte, voire présente, de manière
implicite, dans une fausse perspective.
Les textes pour enfants, souvent faciles seulement en apparence,
pourront être également exploités pour habituer les étudiants à la prise en
compte des références à la culture-source lors de l’étape de compréhension
pour saisir la véritable dimension du texte et prendre leurs décisions en
connaissance de cause. Là où l’auteur d’une traduction pédagogique se
contenterait de reporter le prénom Dagobert par Dagobert, le traducteur
professionnel comprendra le jeu et l’enjeu d’une histoire comme « Le roi
Dagobert » (Amiot) et sera, au moins en théorie, averti devant tout autre
texte faussement innocent et facile. Nous citons quelques fragments de
cette histoire pour donner une idée des difficultés qu’elle pose et des
risques d’effacement du charme du texte si la référence à la comptine
française n’est pas connue et, surtout, rendue en roumain, ne serait-ce que
par une adaptation très libre :

- Regardez tous ce futur roi ! Il sera sérieux et droit, comme moi.


Mais, dès le début, il s’est passé quelque chose que le grand roi n’avait pas
prévu : Dagobert fait tout à l’envers ! (Amiot 42)

La maîtresse fait tout pour lui apprendre à travailler à l’endroit. (Amiot 43)

Un soir, il rencontre la princesse Alendroit. (Amiot 44)

196
Muguraş ţONSTANTINESţU

Oui, je veux être ta femme […].


Moi non plus, lui répond le roi […]. (Amiot 44)

N’oublions pas non plus que des allusions au fonds commun de la


littérature enfantine peuvent surgir dans les textes d’adultes, les articles de
journal déjà mentionnés, mais aussi des textes plus spécialisés, donc

[i]l ne suffit pas de connaître les classiques pour pouvoir déceler toutes les
allusions que recèle un texte. ţ’est parfois à des séries télévisées, à des tics
de langage d’hommes politiques disparus depuis longtemps ou à des
comptines qu’il est fait référence. (Fontanet 2009, 323)

Une recherche rapide sur Internet nous a immédiatement signalé un


nombre important de titres de presse contenant ce genre de références.
Nous n’en mentionnons que quelques exemples :

ţine va fi preşedintele României: Popeye marinarul, F t Frumos sau


Pinochio? (Toma 2009)2
Traian Ţ sescu trebuie s -şi decapiteze propriul balaur! (Gherman 2007)

Le marchand de sable oublie un Belge sur quatre (Giot 2009)


Le petit poucet d’Alcorcon signe l’exploit de sortir le Real Madrid
(Maghari 2009)

Dans ce contexte, la connaissance de la littérature pour enfants de la


culture-source nous apparaît comme une condition essentielle pour la
compréhension de l’original et, dans un deuxième temps, pour l’obtention
d’un texte cohérent et correct dans la langue-cible.
Traduire pour les enfants c’est aussi envisager la traduction comme
manifestation de la créativité ou occasion de recréation, des aspects que la
traduction strictement spécialisée risque de laisser de côté, mais qui ne sont

2 ţet article présente les résultats d’un sondage lors duquel les participants
devaient associer les chacun des favoris de l’élection présidentielle roumaine de
2009 à un personnage (littéraire, de dessin animé ou de film) ou à une personnalité,
sans qu’il y ait une liste préétablie des options. Il est intéressant d’observer que, sur
les 73 noms relevés, 20 appartiennent à des personnages de la littérature pour
enfants (dont 11 typiquement roumains !) et 25 à des personnages de dessins
animés ou de films pour enfants. ţ’est dire l’importance de connaître la culture des
et pour les enfants aussi pour mener à bien une traduction somme toute destinée
aux adultes.

197
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

pas moins importants pendant la formation (voir aussi Gournay 2009, 137-
138). Un texte exigeant une approche créative met à l’épreuve la capacité
d’expression, ce qui est utile surtout dans le travail sur la langue maternelle
des étudiants. ţ’est là une manière subtile, mais ludique et agréable – donc
susceptible de stimuler plutôt que de décourager – d’attirer l’attention à la
fois sur ses propres limites d’expression, si c’est le cas, en même temps que
de faire découvrir les possibilités (infinies ?) d’expression de sa langue. ţar

[s]i la compréhension de la langue étrangère est donc une phase nécessaire


mais non suffisante pour réaliser une version correcte, dans bien des cas,
les étudiants font valoir qu’ils ont bien compris ce que veut dire le texte à
traduire, mais qu’ils ont du mal à l’exprimer dans leur propre langue. Il
semblerait donc que, le plus souvent, la difficulté majeure de la version se
situe au niveau de la rédaction en langue maternelle […]. (Durieux 2005,
38)

ţ’est aussi le lieu approprié pour apprendre une certaine modestie


(rien n’est trop facile à traduire !) et pour se rendre à l’évidence qu’en
traduction on n’est jamais sur un terrain parfaitement stable et que le
traducteur n’aura jamais tout appris, tout lu, tout saisi. Le début du conte
« Pas chiche poichiche ! » offre un exemple parmi tant d’autres :

Poichiche est haut comme trois pois, mais il est assez costaud pour
soulever une noix. Et il connaît un tas de formules magiques sur le bout
des doigts.
[…]
– Pas chiche Poichiche d’aller chatouiller les naseaux du dragon ! (Brissy
72)

La version roumaine de ce conte ne peut être envisagée en dehors


d’un travail hautement créatif et, de plus, soumis aux contraintes les plus
dures qui soient : couler de source et amuser un public qui n’hésite pas à se
montrer critique ni n’a de temps pour des lectures ennuyeuses.
Et si la discussion autour de la recréation aura pu mener à la
conclusion qu’une des solutions aux problèmes « insolubles » est la
réécriture, l’illustration peut intervenir comme une contrainte
supplémentaire et souligner l’importance de la matérialité du texte.
Prenons comme exemple ce fragment d’un conte de ţhristian Pineau,
accompagné dans l’édition française par l’image d’un jardin de choux :

198
Muguraş ţONSTANTINESţU

Lorsque Pan retourna dans son jardin, le lendemain matin, il se sentait


extraordinairement dispos. L’air était frais et léger, la rosée du matin
mettait des perles sur les feuilles ; les choux s’éveillaient dans la quiétude
de leur appétissante rondeur. Mais vous ne devinerez pas ce que Pan
trouva sur son chou musicien : une toute petite fille, rose et nue, blonde et
endormie.
« Les enfants naissent bien dans les choux, pensa le jeune dieu : ma
nourrice ne m’avait pas menti. » (1952, 44)

D’un côté, l’ancrage du texte dans la culture-source et les


différences par rapport à la culture-cible (si nous prenons le cas de la
culture roumaine, où ce sont les cigognes qui se chargent d’apporter les
enfants), d’autre côté, l’illustration imposent une forte contrainte au
traducteur … au point de mettre en doute la faisabilité même de la
traduction.
Le commentaire de traduction peut à son tour être mis dans une
nouvelle lumière, car une même traduction paraît souvent dans des
circonstances éditoriales très différentes ce qui change la donne en matière
d’évaluation de l’efficacité des stratégies du traducteur et un même texte
est parfois traduit de manières très diverses, justement à causes des libertés
que les traducteurs sont susceptibles de prendre étant donné les finalités
diverses de leur travail. L’exemple le plus à la portée est celui des contes
appelés tantôt à divertir, tantôt à informer, et bénéficiant souvent d’un
grand nombre de retraductions plus ou moins justifiées par des options
traductives « fortes ». Appliqué aux textes pour enfants, l’exercice ne perd
rien de la pertinence qu’il a en général. Tout au contraire, il vient sans
doute au devant des besoins formatifs du groupe-cible qui nous intéresse,
car il est

● Réaliste, parce que de nombreux étudiants à l’université n’ont qu’une


connaissance presque intuitive du langage […]
● Nécessaire, parce que de nombreux étudiants arrivant à l’université
manquent de précision dans leur perception et leur utilisation du langage.
Le commentaire de version est un exercice et de précision.
● Utile, parce que de nombreux étudiants arrivant à l’université n’ont
aucune idée de ce qu’est la traduction et qu’il faut littéralement guider
leurs pas dans le domaine de choix d’équivalences, des différences et des
écarts que l’on peut se permettre dans la paraphrase d’un texte à l’aide
d’une langue autre que celle dans laquelle il a été originellement écrit.
(Ballard 1988, 343)

199
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Comme la traduction pour enfants est, dans la pratique actuelle,


synonyme d’adaptation (et encore pour des raisons objectives que l’on ne
saurait rejeter), elle pourrait être un instrument privilégié d’apprentissage
de cette stratégie, qu’elle soit appliquée globalement ou à des unités de
traduction. Après des années de traduction pédagogique visant strictement
l’acquisition de structures grammaticales et lexicales, se heurter de front à
la possibilité et surtout à la nécessité d’adapter ne peut être qu’un gain, tant
que, bien plus que toute discussion théorique sur la fidélité, c’est l’utilité
pratique du texte traduit qui l’emporte dans la vie professionnelle réelle.

L’activité de l’adaptation attire beaucoup les étudiants qui la qualifient


comme étant « plus vivante, captivante, stimulante, diversifiée et ludique »
que celle de la traduction en général : le travail d’adaptation n’est pas
supérieur à celui de la traduction, mais différent ; en revanche il constitue
un excellent moyen propédeutique qui permet de travailler les fondements de la
méthodologie de la traduction. (Baldo 2009, 165 – nous soulignons]

ţ’est donc aussi une occasion pour l’étudiant de se rendre compte


de manière directe de la difficulté de définir de façon univoque la
traduction et donc de comprendre (ou plutôt de constater) la complexité de
son objet de travail et d’étude. « Le miroir et le mot croisé » du même
ţhristian Pineau est un conte qui se prêterait bien à un tel exercice, comme
les fragments ci-dessous le laissent entrevoir.

À onze heures et quart, Jacob cherchait le mot de huit lettres dont la


princesse avait donné la définition suivante : « Plus forte que la glaive,
plus sûre que les larmes, plus rare que le diamant, elle gagne par les plus
longs chemins la mort de vitesse et l’amour des princesses. »
Il y avait, par recoupement, la quatrième lettre « i » et la dernière « e » ; il
fit des essais en mettant successivement devant chacune de ces lettres
toutes les consonnes, puis toutes les voyelles de l’alphabet. Il trouva
« ministre », « ridicule », « Marianne », mais aucun de ces mots ne
s’appliquait complètement à la définition proposée. (1952, 53)

Le mot croisé se trouva presque fini ; il ne restait plus qu’une définition


obscure pour un mot de huit lettres : « Le talent lui donne la vie et le génie
l’immortalité. » La quatrième lettre était un « t », la sixième un « a ».
Guillaume pensa au mot « quatrain », mais sans enthousiasme, il trouva
successivement « marteaux », « bestiale » et d’autres mots sans intérêt, puis
« portrait ». (1952, 65)

200
Muguraş ţONSTANTINESţU

Toujours en lien avec l’adaptation, ce genre de traduction permet de


nuancer, voire de relativiser, facilement la notion d’erreur qui se doit d’être
redéfinie dans cette étape de la formation3, car tout ne se mesure plus à
l’aune du critère linguistique :

On établira aussi la distinction entre ce qui ne doit pas se faire et ce qui peut se
faire, et est même souhaitable. On distinguera l’omission (oubli ou
suppression), qui est une faute, de l’effacement, qui est une opération de
traduction (témoignant souvent du souci d’alléger le texte pour des raisons
d’ordre stylistique) […]. » (Ţallard 2005, 54 – nous soulignons]

N’oublions pas non plus un autre exercice auquel la traduction pour


enfants se prête particulièrement bien, étant donné une fois de plus, la
réalité des pratiques : la présentation bilingue du texte traduit. Les
contraintes spécifiques qui entrent en jeu ici mettent l’étudiant dans une
situation incommode, donc susceptible de bien servir l’apprentissage. La
fidélité acquiert de nouvelles connotations, le skopos se redéfinit pour
prendre en compte aussi l’objectif d’apprentissage, le choix des textes
obéira à des critères plus stricts et, implicitement, la faisabilité de la tâche
traductive sera évaluée selon des paramètres plus rigides. Dans ce cas
aussi, le commentaire de traduction peut très bien côtoyer la pratique.
Proposer à ce point de la démarche un texte déjà travaillé avec pour objectif
l’adaptation bien justifiée complétera la discussion autour de la question
éternelle : « Qu’est-ce que la traduction ? »

Conclusion

La traduction pour enfants peut faire, en effet, tout ce que nous


venons de mentionner, mais son utilité dans la formation ne s’arrête pas là.
Si nous avons choisi de traiter ce sujet dans le cadre de ce colloque qui
octroie une si grande place au concept d’« éthique(s) », c’est aussi pour
attirer l’attention sur un fait à même d’inquiéter parents et enseignants : le
marché roumain a besoin de traductions professionnelles pour enfants,
qu’il s’agisse de contes (difficile à comprendre les raisons d’une traduction
des contes de Perrault de l’anglais ou de l’espagnol, or cela arrive), de

3 Il s’agit de « se confronter aux problèmes de traduction et accepter le caractère à


la fois objectif de la traduction (qui fait que l’on sait toujours quand c’est mal
formulé) et subjectif (certains versions plaisent plus que d’autres). » (Gournay
2009, 139).

201
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

dessins animés et de films (à cet égard c’est surtout l’anglais qui est
concerné en tant que langue-source ; les calques est les faux amis pullulent
sur nombre de chaînes pour enfants), de revues ou de logiciels.
L’enjeu n’est donc pas seulement pédagogique, mais aussi éthique.
À travailler sur des textes pour enfants, le traducteur apprenti se rendra
plus facilement compte du danger qui pèse s’il fausse des éléments
culturels clés ou s’il rend un texte incohérent. En effet, une mauvaise
traduction risque de pervertir le sens de la langue chez les petits lecteurs et
leur ôter le goût de relire et d’apprendre par cœur un texte sans charme et
qui ne dispose plus d’éléments de mnémotechnie (rime, rythme, répétition,
etc.).
Nous pensons pouvoir conclure par une paraphrase de la citation
de Claude Ponti (in Cauwe 2006, 22) que nous avions mise en exergue de
cette intervention : parfois, la métaphore d’un texte pour enfants nous
permet de mieux voir, comprendre la traduction et donc de mieux s’y
prendre.

Références bibliographiques

Ţallard, Michel. « La traductologie comme révélateur ». In : Michel Ballard (dir.).


Traduction et enseignement de traduction à l’Université. Arras : Artois Presses
Université, 2009 : 91-111.
Ţallard, Michel. « Le commentaire de version ». Meta : journal des traducteurs / Meta:
Translators’ Journal 3 (1988) : 341-350.
Ţallard, Michel. « Téléologie de la traduction universitaire ». Meta : journal des
traducteurs / Meta: Translators’ Journal. 1 (2005) : 48-59.
Ţallard, Michel. « Présentation ». In : Michel Ballard (dir.). Traduction et
enseignement de traduction à l’Université. Arras : Artois Presses Université, 2009 : 7-
17.
Ţaldo, Sabrina. « Traduction et adaptation : analyse comparative ». In : Michel
Ballard (dir.). Traduction et enseignement de traduction à l’Université. Arras : Artois
Presses Université, 2009 : 157-167.
Cauwe, Lucie. Ponti Foulbazar. ţoll. « Tout sur votre auteur préféré ». Paris :
L’École des Loisirs, 2006.
ţhartier, Delphine. « Version vs traduction. Enjeux et finalité ». In : Michel Ballard
(dir.). Traduction et enseignement de traduction à l’Université. Arras : Artois Presses
Université, 2009 : 113-125.
ţonstantinescu, Muguraş. Pratique de la traduction. Suceava : Editura Universit ii
Suceava, 2002.
Durieux, ţhristine. « L’enseignement de la traduction : enjeux et démarches ».
Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators’ Journal. 1 (2005) : 36-47.

202
Muguraş ţONSTANTINESţU

Fontanet, Mathilde. « L’enseignement de la traduction : enjeux et démarches ». In :


Michel Ballard (dir.). Traduction et enseignement de traduction à l’Université. Arras :
Artois Presses Université, 2009 : 217-233.
Gournay, Lucie. « La traduction, comme travail de (r)écriture ». In : Michel Ballard
(dir.). Traduction et enseignement de traduction à l’Université. Arras : Artois Presses
Université, 2009 : 127-143.
Ladmiral, Jean-René, Mériaud, Marie. « Former des traducteurs : pour qui ? pour
quoi ? ». Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators’ Journal 1 (2005) : 28-35.
Lungu Badea, Georgiana, Teoria culturemelor, teoria traducerii. Timişoara : Editura
Universit ii de Vest, 2004.
Pelea, Alina. « Analyse des personnages de contes comme culturèmes et unités de
traduction ». Translationes 1 (2009) : 97-117.
Seleskovitch, Danica, Lederer, Marianne. La pédagogie raisonnée de l’interprétation.
Paris : Didier Érudition / Office des publications officielles des ţommunautés
Européennes, 2002.
Wecksteen, ţorinne. « Traductologie et optimisation de l’enseignement de la
traduction ». In : Michel Ballard (dir.). Traduction et enseignement de traduction à
l’Université. Arras : Artois Presses Université, 2009 : 65-89.

Texte de référence

Amiot, Karine-Marie. « Le roi Dagobert ». In : 15 histoires de princesses et chevaliers.


Paris : Milan jeunesse, s. d., 42-47.
Ţrissy, Pascal. « Pas chiche Poichiche ! ». In : 15 histoires de princesses et chevaliers.
Paris : Milan jeunesse, s. d., 72-75.
Gherman, Dinu. « Traian B sescu trebuie s -şi decapiteze propriul balaur! ».
România liberă. [En ligne]. Mis en ligne le 26 avril 2007. URL :
http://www.romanialibera.ro/opinii/interviuri/traian-basescu-trebuie-sa-si-
decapiteze-propriul-balaur-93514.html. (ţonsulté le 22 mars 2010).
Giot, François-Xavier. « Le marchand de sable oublie un Belge sur quatre ». [En
ligne]. Mis en ligne le 14 avril 2009. URL :
http://www.actu24.be/article/societe/le_marchand_de_sable_oublie_un_belge_s
ur_quatre/277481.aspx. (ţonsulté le 22 mars 2010).
Maghari, G. « Le petit poucet d’Alcorcon signe l’exploit de sortir le Real Madrid ».
[En ligne]. Mis en ligne le 11 novembre 2009. URL : http://maghrebinfo.actu-
monde.com/archives/article6614.html. (ţonsulté le 22 mars 2010).
Pineau, Christian. Contes de je ne sais quand. Paris : Hachette, 1952.
Toma, Adriana. « ţine va fi preşedintele României: Popeye marinarul, F t Frumos
sau Pinochio? ». [En ligne]. Mis en ligne le 21 juillet 2009. URL :
http://www.ziare.com/actual/politica/07-21-2009/cine-va-fi-presedintele-
romaniei-popeye-marinarul-fat-frumos-sau-pinochio-826754. (ţonsulté le 22 mars
2010).

203
Dynamique de la signification et jeu des reformulations dans
la traduction d’ouvrages touristiques du roumain vers le
français

Mirela POP

Université « Politehnica » de Timişoara


Roumanie

Résumé : Intégrant la conception dynamique de la signification, l’article analyse le « jeu »


des reformulations postulées par le sujet traduisant et focalise sur les types de
transformations subies par les contenus source sous la plume du traducteur professionnel.
Reconnaissant que l’acte de traduction n’est pas totalement symétrique à l’acte
d’énonciation premier, nous prêterons attention aux reformulations qui s’éloignent de la
littéralité tout en jugeant des « libertés » prises par le traducteur par rapport à l’original.
Notre approche s’inscrit dans la catégorie des recherches de linguistique appliquée dans le
domaine de la traduction, touchant sa branche énonciative, et se fonde sur un corpus de
reformulations du roumain vers le français, extraites d’ouvrages touristiques.

Mots-clés : dynamique de la signification, déformabilité du sens, reformulation


interlinguale, reformulations libres et littérales, transformations quantitatives et qualitatives

Abstract : Based on the dynamic nature of signification, the present paper analyzes “the
play” of reformulations provided by translators. In particular, it focuses on the ways in
which professional translators change the content of the source text in the translation
process. Taking into account that source text production and target text production are not
identical processes, special emphasis is placed on those reformulations which move away
from the literality of the original text. In addition, the solutions offered by translators are
looked at in terms of their pertinence. The paper is part of the body of literature dealing
with applied linguistics - more specifically, with the linguistics of utterance (linguistique de
l’énonciation) - in the field of translation, and is based on a corpus of tourism-oriented texts
translated from Romanian into French.

Keywords : dynamic nature of signification, meaning distortion, interlingual reformulation,


free reformulation, literal reformulation, quantitative and qualitative changes

1. Préliminaires

Intégrant la thématique du second volet du colloque, consacrée à


l’éthique, aux techniques et aux pratiques traductionnelles, le présent

205
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

article se propose d’analyser le « jeu » des reformulations postulées par le


sujet traduisant en focalisant sur les transformations subies par les
contenus source sous la plume du traducteur professionnel.
Assimilant la conception dynamique de la signification issue des
travaux de linguistique de l’énonciation (Fuchs 2006, Franckel 2004,
Victorri 1992, Bernard 1992, etc.), nous envisageons la traduction en
relation avec le concept de « déformabilité du sens » évoqué par ţ. Fuchs
(1994, 1988, 1983, 1982) dans son approche de la reformulation
paraphrastique. La conception dynamique de la signification permet,
d’après nous, d’expliquer le « jeu » des reformulations auquel se livre tout
sujet traduisant en quête d’une formulation appropriée en contexte, parmi
une pluralité de formulations possibles, qui remplisse adéquatement les
conditions d’emploi de l’énoncé considéré en langue cible.
Quelle est l’essence de cette approche? Nous la rappellerons
brièvement. Toute activité de reformulation suppose des « modulations
subjectivement variables » (Fuchs 1982, 137) allant de « glissements
insensibles » jusqu’à l’altération du contenu : « à force de redire la même
chose, on finit par dire autre chose » (Fuchs 1982, 175). Les reformulations
résultées au terme de ce processus dynamique sont considérées comme
étant adéquates si les modulations introduites se situent dans les limites de
la déformabilité acceptable afin d’établir une relation de paraphrase entre
énoncés apparentés, dérivés à partir d’un noyau sémantique commun (cf.
Fuchs 1994, 29).
Si l’activité de reformulation, qu’elle soit intra- ou interlinguale,
implique des modulations légères ou significatives, corrélatives de
changements formels, la question est de savoir dans quelles conditions on
peut accepter les déformations qui interviennent lors du passage du
« Même » à l’« Autre ».
ţette vision permet d’éclairer le rapport entre littéralité et liberté,
reconsidérant sous un angle nouveau le débat traductologique sur la
question du littéralisme et des libertés que le traducteur peut prendre. À
citer ţ. Nord (1991, 22), on peut tracer une ligne de démarcation entre
« fidélité » (being faithful « être fidèle ») et « servilité » (being too faithful -
« être trop fidèle »), d’une part, et entre « liberté » (being free « être libre ») et
« libertinage » (being too free « être trop libre »), de l’autre, si l’on accepte
que les traductions basées sur les principes « trop fidèle » et « trop libre »
ne peuvent pas être considérées comme étant adéquates.
Il n’en est pas moins vrai que les reformulations perçues comme
étant réussies sont aussi celles qui s’écartent de la littéralité, mais aussi

206
Muguraş ţONSTANTINESţU

celles qui prêtent à déformation. En revanche, les reformulations littérales


peuvent bien être « justes », mais elles risquent d’être « plates »,
« gauches », en raison de leur rapprochement formel de la structure et du
lexique de l’énoncé de départ.
Sous l’influence des théories de l’énonciation sur la reformulation
paraphrastique1, nous considérons que la relation entre un énoncé source et
un énoncé cible n’est pas une relation d’identité sémantique totale, de
synonymie absolue, mais une « relation d’équivalence sémantique »,
fondée sur l’existence d’un « noyau sémantique commun sur lequel se
greffent des différences sémantiques secondaires » (Fuchs 1982, 53).
Afin de rendre compte des reformulations qui remplissent
adéquatement les conditions d’emploi de l’énoncé en langue-cible, nous
pouvons introduire un concept intermédiaire, celui d’« adéquation ».
L’introduction du concept d’adéquation aurait, selon nous, deux
conséquences : il permettrait, d’une part, de justifier la diversité des
reformulations existant à partir d’un même énoncé (dérivations possibles à
partir d’un même invariant) et, d’autre part, il détruirait le mythe de
l’équivalence parfaite en traduction.
ţonstruit autour de la problématique de la déformation du sens en
traduction, le présent article poursuit ainsi nos travaux antérieurs (Pop
2007, 2009) consacrés à l’analyse des transformations subies par les
contenus source sous l’effet de l’activité de reformulation de plusieurs
sujets, débutants dans la pratique de la traduction générale du français vers
le roumain.
Notre réflexion porte cette fois-ci sur les choix d’un seul sujet
traduisant et se fonde sur un corpus de reformulations, du roumain vers le
français, extraites d’ouvrages touristiques trilingues (roumain – anglais –
français). Le choix du sens (« direction » de la traduction) et du type de

1 Le terme « reformulation » est susceptible de prêter à confusion, car il désigne à la

fois l’activité de reformulation, intra- ou interlinguale, que tout sujet


(paraphrasant, traduisant) effectue jusqu’à la découverte de la formulation
adéquate, et le résultat de cette activité. Dans la présente étude, nous l’emploierons
avec cette dernière acception et lui assignerons une acception linguistique (cf. aussi
Pop 2009, 97-106). En linguistique, le concept est utilisé en étroite relation avec
celui de paraphrase et défini compte tenu de cette spécialisation linguistique :
« Opération de reformulation aboutissant à un énoncé contenant le même signifié
(ou encore ayant une même structure profonde), mais dont le signifiant est
différent, notamment plus long (autrement dit, dont la structure de surface est
différente) » (s. v. Linguistique, in TLFi).

207
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

traduction tient à deux raisons : d’une part, le grand nombre d’ouvrages de


ce genre, bilingues ou multilingues, parus en Roumanie depuis les années
’90 dans le but de faire valoir le potentiel touristique du pays, et, d’autre
part, notre intérêt professionnel, car nous travaillons sur des textes
touristiques en classe de traduction du roumain vers le français.

2. Contenu de la démarche

La présente recherche est passée par une étape préliminaire


consistant dans la constitution du corpus. Nous avons consulté des
dépliants, brochures, guides, albums et d’autres ouvrages touristiques
parus en éditions bilingues (roumain – français) ou trilingues (roumain –
anglais – français). Nous connaissions déjà la collection de brochures
touristiques éditées à partir de 1994 par le Ministère du Tourisme de
Roumanie. Les traductions reproduisaient les structures de l’original,
toutefois absent de la collection.
L’analyse des textes traduits réunis dans la collection mentionnée
nous a permis d’observer que les reformulations (rendues directement en
français) pour lesquelles avaient opté les sujets traduisants (anonymes,
dans ce cas) étaient pour la plupart littérales, en raison de leur
rapprochement des structures de l’original. Les traductions se situaient au
niveau de la langue et non au niveau du discours, sans recréer la situation
d’origine et sans produire l’effet voulu sur les destinataires des traductions,
les touristes de langue française, dans notre cas.
Les exemples sont nombreux et peuvent faire l’objet d’inventaires
utiles dans des travaux comparatifs. Nous nous limiterons à l’exemple
suivant, extrait de la brochure Églises et monastères de Roumanie (1994).
L’énoncé est placé en première de couverture et contient une invitation
faite aux touristes étrangers à visiter le pays :

« Nous vous attendons afin que vous puissiez découvrir tout cela sur les
lieux ! »

Du point de vue formel, l’énoncé est correct parce qu’il restitue les
structures grammaticales et lexicales du français. Au niveau du contenu,
aucun changement qualitatif n’est enregistré : le sens restitué est conforme
à celui d’origine : le sujet énonciateur qui dit « nous » invite les touristes
français à voir de leurs propres yeux – « sur les lieux » – les beautés du
pays. Toutefois, la reformulation est jugée comme étant inadéquate vu
qu’elle ne satisfait pas aux conditions d’emploi de l’énoncé à l’intérieur du

208
Muguraş ţONSTANTINESţU

texte : la nature du texte dont l’énoncé fait partie et sa fonction. À part sa


visée informative, le texte touristique a également une visée pragmatique :
faire valoir le potentiel touristique d’un pays afin d’attirer les touristes. Les
reformulations jugées comme appropriées sont aussi celles qui remplissent
ces conditions. En voici deux parmi plusieurs reformulations possibles :

Venez découvrir tout cela sur les lieux !


Venez voir tout cela de vos propres yeux !

Dans la présente étude, notre choix2 s’est porté sur des


reformulations que nous avions jugées comme étant plus « libres », plus
« percutantes », vu qu’elles s’éloignent des structures de l’original. Le statut
de « reformulation libre » ressortit facilement suite à la comparaison avec
des reformulations littérales qui « passeraient mal » en langue française ou
qui seraient ressenties comme étant « plates », « gauches ». Les
comparaisons entre énoncés source et énoncés traduits feront ressortir les
transformations quantitatives et qualitatives qui interviennent lorsque le
sujet traduisant choisit de s’éloigner de la stricte conformité à la lettre.
Notre choix s’est porté sur deux ouvrages sur la Roumanie, en
édition trilingue (roumain – anglais – français), alliant textes et images :
România. Veşnicia satului [Pérennité du village roumain] (2004) et România –
ţara mea / [Roumanie – mon pays] (2008).

3. Types de transformations propres aux reformulations du


roumain en français d’énoncés extraits d’ouvrages touristiques

ţomme nous l’avons mentionné plus haut, les choix opérés par les
sujets lors des reformulations intra- ou interlinguales sont d’ordre
quantitatif et / ou qualitatif. Les choix quantitatifs peuvent aller jusqu’à la
transformation formelle totale de l’énoncé de base, alors que les choix
qualitatifs sont susceptibles d’entraîner des déformations légères ou
significatives allant jusqu’à l’altération inacceptable des contenus. Les choix
quantitatifs et qualitatifs seront jugés en termes d’acceptabilité ou
d’inacceptabilité en raison du degré de déformabilité observé suite aux

2 Il convient de préciser que les traductions fautives et, pour cela, inacceptables,
sont bien nombreuses aussi dans le corpus étudié, mais ne font pas l’objet de notre
discussion. ţes traductions peuvent être utilisées lors d’activités de réécriture en
classe de traduction du roumain vers le français.

209
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

comparaisons entre énoncés source et énoncés traduits, extraits du corpus


mentionné.

3.1. Reformulations accompagnées de transformations quantitatives


Les choix opérés par les sujets sur le plan formel peuvent avoir pour
effet la distribution différente des éléments quantitatifs du texte source, à
condition que ces transformations quantitatives n’altèrent pas le sens.
Notre corpus enregistre un grand nombre de reformulations qui
entraînent la réorganisation formelle des énoncés source. Nous citerons
quelques exemples d’énoncés traduits (notés F) accompagnés d’énoncés
originaux (notés R) :

1. (R) România. Veşnicia satului


(F) Pérennité du village roumain
2. (R) Merită să cunoaşteţi România rurală.
(F) Cela vaut vraiment la peine de venir en Roumanie goûter la vie
campagnarde.
3. (R) Cânt şi joc, într-o casă din Maramureş
(F) Fête familiale traditionnelle, avec chants et danses, dans le
Maramureş
4. (R) (Merită să cunoaşteţi România rurală.) Veţi descoperi o ţară de
sate, aşezate în cele mai diverse spaţii, pe gustul fiecăruia.
(F) (Cela vaut vraiment la peine de venir en Roumanie goûter la vie
campagnarde.) Vous y découvrirez des villages disséminés sur
tout le territoire national au goût de chacun.
5. (R) Un pitoresc aparte în peisajul rural îl oferă şi satele în care
trăiesc comunităţi ale minorităţilor. Portul, muzica, dansul şi
obiceiurile lor atrag mulţi vizitatori.
(F) Très pittoresques, les villages de Transylvanie, habités par des
minorités hongroises et sicules, attirent un grand nombre de
touristes par l’originalité de leurs costumes populaires,
musiques, danses et coutumes.

Le premier exemple, cité sous (1), est un énoncé-titre rendu en


français par une transposition. La transposition « consiste en une
réorganisation grammaticale qui laisse intacte la structure de signification »
(Cristea 2000, 120). Dans notre cas, la transposition, basée sur un
changement du type nom – adjectif (România / roumain), s’accompagne
d’une réorganisation totale de l’énoncé source. La version française repose
sur une reformulation libre, plus appropriée en contexte que son
correspondant littéral *Roumanie. Pérennité du village roumain. Si la

210
Muguraş ţONSTANTINESţU

traduction est pertinente sur le plan formel, elle ne restitue pas pour autant
l’allusion culturelle renfermée par le syntagme « veşnicia satului » qui
renvoie à un vers très connu par le public roumain, extrait du poème
Sufletul satului [L’âme du village] du poète roumain Lucian Ţlaga (« Eu cred
c veşnicia s-a n scut la sat »). Une traduction plus réfléchie serait : L’âme
éternelle du village roumain (notre traduction).
En (2), la traductrice choisit de diluer le contenu de l’énoncé source
afin d’éviter une reformulation littérale perçue probablement comme étant
trop plate (România rurală / *la Roumanie rurale). La traductrice opte pour
une formulation plus explicite, où le syntagme nominal « România rural »
est rendu par une périphrase explicative (« venir en Roumanie goûter la vie
campagnarde »). Sur le plan du contenu, la reformulation est acceptable,
malgré la modulation introduite, car elle laisse sous-entendre un processus
intermédiaire de reformulation intralinguale : « Cela vaut vraiment la peine
de venir en Roumanie ; là, vous pourrez goûter la vie campagnarde ».
De tout autre nature est l’énoncé cité sous (3) qui, dans l’ouvrage, a
pour fonction d’expliquer (ou de renforcer) une image prise à l’occasion
d’une fête ayant eu lieu dans une maison traditionnelle du Maramureş, au
nord du pays. La comparaison avec un correspondant littéral fait ressortir
le statut de reformulation libre de l’énoncé traduit : *Chants et danses dans
une maison du Maramureş // Fête familiale traditionnelle, avec chants et
danses, dans le Maramureş. La dilution s’accompagne d’une modulation
métonymique (cas / maison – fête familiale traditionnelle) censée créer un
effet stylistique en français, absent de l’original.
En (4), la traductrice opte pour la concentration des signifiés par
l’effacement d’un terme jugé comme étant superflu : « Ve i descoperi o ar
de sate … » / « Vous y découvrirez des villages… ». La reformulation
apparaît comme étant appropriée en contexte, en raison de la relation3 que
l’on peut établir avec l’énoncé antérieur : « Cela vaut vraiment la peine de
venir en Roumanie goûter la vie campagnarde ». ţe procédé formel est
jugé comme adéquat par rapport à son correspondant littéral qui passerait
mal en français (o ar de sate / *un pays de villages).
Dans l’exemple cité sous (5), la traductrice opte pour la
réorganisation totale du contenu source afin de mieux répondre aux
exigences structurelles du français. La restructuration s’accompagne d’une

3Nous utilisons le terme « relation » par référence au concept culiolien de « relation


de repérage » (ţulioli 1999, 44) défini comme la mise en relation de deux termes
(un terme repère et un terme repéré), où « terme » désigne aussi bien les termes
simples (mot ou syntagme) et complexes (segments d’énoncé ou énoncés entiers).

211
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

modulation consistant dans une modification de la perspective d’origine :


le sujet traduisant choisit de focaliser sur les villages de Transylvanie, qui
« attirent un grand nombre de touristes par l’originalité de leurs costumes
populaires, musiques, danses et coutumes », alors que le sujet énonçant met
l’accent sur les costumes populaires, musiques, danses et coutumes des
minorités.
La traductrice introduit également un effet de sens qui n’existe pas
dans l’énoncé original (« l’originalité » des costumes populaires, des
musiques, des danses et des coutumes des minorités qui habitent les
villages de Transylvanie) et choisit d’expliciter l’énoncé en apportant des
précisions supplémentaires sur les minorités qui habitent les villages de
Transylvanie (« minorités hongroises et sicules »). ţes ajouts ne déforment
pas de manière inacceptable le contenu source ; en revanche, la
segmentation de l’énoncé traduit conduit à une reformulation légèrement
ambiguë. À force d’éviter les structures d’origine, la traductrice finit par
introduire un effet de sens différent par rapport à l’original : le lecteur
pourrait comprendre que les villages de Transylvanie attirent un grand
nombre de touristes par l’originalité de leurs costumes populaires,
musiques, danses et coutumes, le terme explicitant « habités par des
minorités hongroises et sicules » censé lever l’ambiguïté étant placé en
incise.
Le travail de reformulation permet de rétablir la structure de la
signification en langue française. Une formulation possible serait :

Très pittoresques sont aussi les villages habités par les minorités
(hongroises et sicules) dont les costumes, danses, musiques et coutumes
attirent bon nombre de touristes.

Les exemples que nous venons d’analyser, ainsi que d’autres


enregistrés par notre corpus, indiquent le fait que les cas de reformulations
qui s’accompagnent uniquement de transformations quantitatives sont
assez rares. La plupart sont doublées de transformations qualitatives qui
peuvent affecter de manière acceptable ou inacceptable les contenus source.

3.2. Reformulations accompagnées de transformations qualitatives


Sur le plan qualitatif, le procédé le plus fréquent est la modulation,
procédé basé sur un changement de perspective dans l’acte d’énonciation
premier. Dans les exemples cités de (6) à (8), la traductrice choisit de
déformer les contenus soit pour des raisons formelles (restructurer l’énoncé
afin de répondre aux exigences du français), soit pour des raisons

212
Muguraş ţONSTANTINESţU

stylistiques (introduire un effet stylistique afin de restituer l’intention


d’origine), soit pour des raisons pragmatiques (introduire un effet de sens
afin de faire accroître l’attractivité de l’objet en question). ţ’est le cas des
énoncés qui suivent :

6. (R) Acesta este mediul autentic în care se poate descoperi cum sunt
sărbătorile la români – Crăciunul şi Anul Nou, cu alaiurile lor
de mascaţi, de colindători şi urători ; Paştele – cu ouăle roşii şi
slujbele religioase ce adună procesiuni impresionante …
(F) C’est la meilleure manière de prendre connaissance du calendrier
festif traditionnel – Noël et le Nouvel An, avec leurs cortèges
masqués menés par des enfants qui chantent des cantiques
religieux, Pâques, avec ses œufs rouges consommés après la
grand’ messe suivie d’importantes processions religieuses.
7. (R) Desigur, mulţi străini sunt descumpăniţi şi vorbesc de paradox
şi contraste … Alţii sunt entuziasmaţi să urce în trenuri de
epocă, unele trase de locomotive cu aburi, aşa cum numai în
filme se mai pot vedea, … iar omul se crede într-un misterios
decor al timpului.
(F) Les touristes occidentaux sont assez déconcertés et évoquent
aisément le caractère paradoxal et contrastant … Certains
voyageurs se laissent tentés par les petits trains d’époque, dont
les wagonnets sont tractés par des locomotives à vapeur … Ils
peuvent se croire dans un décor de cinéma.
8. (R) Verdele pantelor molcome est petecit de nuanţele diverse ale
terenurilor cultivate.
(F) Sur les collines aux versants arrondis, le vert des bocages alterne
avec les nuances des parcelles de champs cultivés pour former un
plateau patchwork.

Nous pouvons dire que les segments d’énoncés source et cible cités
sous (6) « Acesta este mediul autentic în care se poate descoperi cum sunt
s rb torile la români » / « ţ’est la meilleure manière de prendre
connaissance du calendrier festif traditionnel » peuvent être mis en relation
de « parenté sémantique » vu que leurs sémantismes se recoupent dans une
zone sémantique ; l’invariant peut être formulé comme il suit : « Les
villages de Roumanie représentent le milieu authentique où les touristes
peuvent découvrir les coutumes autochtones ». L’implicite est évident, de
même que la cible : « Venez visiter les villages de Roumanie si vous voulez
connaître les coutumes des habitants ! ».
À avoir recours aux théories de l’énonciation, nous observons que le
démonstratif roumain acesta est repéré par rapport à la situation

213
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

d’énonciation et a pour rôle d’orienter le récepteur du message dans


l’identification précise du référent. Dans notre cas, le référent est « România
rural » de l’énoncé « Merit s cunoaşte i România rural . Ve i descoperi o
ar de sate, … » ayant été rendu, comme nous l’avons vu, par « Cela vaut
vraiment la peine de venir en Roumanie goûter la vie campagnarde. Vous y
découvrirez des villages … ». L’énoncé traduit peut être glosé : « Venir en
Roumanie goûter la vie campagnarde est la meilleure solution de prendre
connaissance des coutumes des Roumains ».
En ce qui concerne la séquence citée sous (7), « iar omul se crede
într-un misterios decor al timpului », la comparaison avec une
reformulation littérale *« et l’homme se croit dans un mystérieux décor du
temps », rejetée comme inacceptable, fait ressortir le choix stylistique,
d’ailleurs inspiré, opéré par la traductrice : « ils (les touristes) peuvent se
croire dans un décor de cinéma ». La traductrice introduit, pour des raisons
stylistiques, une modulation métaphorique empruntée à l’isotopie
cinématographique (decor al timpului / décor de cinéma) qui sert également à
compenser la comparaison trenuri de epocă … aşa cum numai în filme se mai
pot vedea / les petits trains d’époque … (qu’on ne voit que dans les films)
ressentie comme perte dans l’énoncé traduit.
Sous l’exemple (8), nous avons cité un cas de reformulation perçue
comme ayant franchi la limite de la déformabilité acceptable par l’ajout
d’une information supplémentaire, absente de l’original : les parcelles de
champs cultivés forment un plateau patchwork. À part la déformation du
contenu, l’énoncé traduit a une visée plus explicite que celle d’origine par
l’effet visuel qu’il produit sur le destinataire de la traduction (« Sur les
collines aux versants arrondis, le vert des bocages alterne avec les nuances
des parcelles de champs cultivés pour former un plateau patchwork »). À
l’original, l’effet visuel est livré par l’image qui accompagne le texte dont
l’énoncé fait partie : le photographe avait surpris de haut des parcelles de
champs cultivés qui ressemblaient à un « plateau patchwork ». Selon nous,
la reformulation proposée fonctionne strictement par rapport à l’image.
Le changement de perspective devient fort logique dans la version
française et justifie le recours à une reformulation plus libre, que nous
percevons comme « réfléchie », comme dans l’exemple suivant où le texte
réfère également par rapport à l’image :

9. (R) Poartă cu trei generaţii


(F)Trois générations sous un porche typique du Maramureş

214
Muguraş ţONSTANTINESţU

La reformulation intralinguale en roumain (« poart în pragul c reia


stau trei genera ii » / « trois générations sous un porche ») justifie l’emploi
de la modulation, une solution bien naturelle en français. La modulation
s’accompagne d’une explicitation (« porche typique du Maramureş ») ayant
pour but de rendre plus intelligible le contenu de l’énoncé traduit pour les
destinataires de la traduction : la version française met l’accent sur les trois
générations surprises par le photographe sous un proche traditionnel du
Maramureş.
Dans d’autres cas, le changement de perspective n’entraîne pas le
même effet stylistique qu’à l’original :

10. (R) Surâsul dintotdeauna al copilăriei


(F) Les enfants et leur merveilleux sourire
11. (R) Candoarea are ochii albaştri
(F) L’ingénuité des petites Moldaves aux yeux bleus …

Nous observons que la traductrice n’a pas opté pour des choix directs (le
sourire de l’enfance ou la candeur a les yeux bleus) proposant des solutions lui
permettant de restituer l’effet visuel transmis par les images qui
accompagnent les deux énoncés (des enfants qui sourient et des petites
Moldaves aux yeux bleus) : « les enfants et leur merveilleux sourire » (10) et
« l’ingénuité des petites Moldaves aux yeux bleus » (11).
Parmi les modulations, celles métaphoriques sont les plus
spectaculaires, vu qu’elles entraînent un effort de reformulation majeur. Le
recours à l’image est censé justifier certaines reformulations que l’on serait
enclin à juger comme étant trop libres. Les exemples sont nombreux dans
notre corpus ; nous citerons l’exemple suivant :

12. (R) Vuclanii Noroioşi (Berca-Buzău), o curiozitate a naturii, creează


un peisaj straniu, fără viaţă.
(F) Les volcans boueux (Berca-Buzău), une curiosité de la nature qui
évoque le relief lunaire.

Dans ce cas, l’analogie avec le relief sillonné de la Lune, désertique,


sans vie, fonctionne par rapport à l’image. ţontrairement aux modulations
dépourvues d’effet métaphorique mentionnées sous (10) et (11), en (12), la
version française apporte un effet stylistique supplémentaire par rapport à
l’original.

215
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Conclusion

Si l’on admet que les choix traductifs sont subjectifs et, par
conséquent, variables selon les sujets, on ne saurait négliger les
« déformations » susceptibles d’intervenir dans toute activité de
reformulation, qu’elle soit intra- ou interlinguale, et qui vont, comme nous
avons essayé de le montrer, de glissements légers à des déviations
significatives. On ne peut alors ne pas se demander jusqu’à quel point l’on
peut accepter ces déformations et de quels instruments l’on peut user afin
de mesurer le degré de déformabilité des reformulations résultées. Les
outils d’analyse fournis par la linguistique de l’énonciation nous ont
permis, dans les cas examinés plus haut, de renforcer nos jugements.
La concession que fait A. Culioli (1987, 4-10), adepte d’un « point de
vue énonciatif de la traduction », au phénomène de la traduction vient
renforcer notre thèse sur l’« adéquation » : « Reste que, avec des
approximations, des détours paraphrastiques, des pertes, on arrive à une
certaine adéquation. » (ţulioli 1990, 34).

Références bibliographiques

Bernard, Georges. « Formalisation dynamique des relations prédicatives ». La


théorie d’Antoine Culioli. Ouvertures et incidences, Actes de la table ronde Opérations
de repérage et domaines notionnels, Université de Paris 7, mai-juin 1991, Paris :
Ophrys, 1992 : 163-184.
Cristea, Teodora. Stratégies de la traduction. Ţucureşti : Editura Funda iei « România
de Mâine », 2000.
ţulioli, Antoine. « Un point de vue énonciatif sur la traduction », entretien avec
Antoine Culioli – propos recueillis par Jean-Luc Goester ». Le Français dans le
Monde, numéro spécial Retour à la traduction, août / septembre 1987 : 4-10.
Culioli, Antoine. Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et représentations.
Paris : Ophrys, tome 1, 1990.
Culioli, Antoine. Pour une linguistique de l’énonciation. Domaine notionnel. Paris :
Ophrys, tome 3, 1999.
Franckel, Jean-Jacques. « De la reformulation à la glose : vers une méthodologie de
la reformulation ». 2004 [En ligne]. URL :
http://www.llf.cnrs.fr/Gens/Franckel/jjf.reform.glose.04.doc (ţonsulté le 12
mars 2006).
Fuchs, Catherine. La paraphrase. Paris : Presses Universitaires de France, 1982.
Fuchs, ţatherine. « La paraphrase linguistique : équivalence, synonymie ou
reformulation ». Le Français dans le Monde n0 178, juillet 1983 : 129-132.

216
Muguraş ţONSTANTINESţU

Fuchs, ţatherine. « Paraphrases énonciatives et contraintes énonciatives ». In : Ţès,


Gabriel G., Baschung, Karine, Fuchs, Catherine (éds.). Lexique et paraphrase. Lille :
Presses Universitaires de Lille, 1988 : 157-177.
Fuchs, Catherine. Paraphrase et énonciation. Paris : Ophrys, 1994.
Fuchs, Catherine. « Locatif initial et position du sujet nominal : pour une approche
topologique de la construction du sens ». 2006. [En ligne]. URL : http://erssab.u-
bordeaux3.fr/IMG/pdf/Fuchs.pdf (ţonsulté le 5 juin 2006).
Nord, Christiane. Text analysis in Translation. Amsterdam-Atlanta : GA, 1991.
Pop, Mirela. « Reformulation et traduction ». In : Superceanu, Rodica, Dejica,
Daniel (editors), Professional Communication and Translation Studies, Volume 2 (1/2)
2009, Timişoara: Editura Politehnica, 2009 : 97-106.
Pop, Mirela. Repérage et traduction des modalités dans les chroniques de presse. Thèse
soutenue à l’Université de Ţucarest, Faculté de Langues et Littératures étrangères,
2007.
***Trésor de la langue française informatisé (TLFi). [En ligne]. URL :
http://atilf.atilf.fr/tlf.htm (ţonsulté le 4 mai 2010).
Victorri, Ţernard, « Un modèle opératoire de construction dynamique de la
signification ». In : La théorie d’Antoine Culioli. Ouvertures et incidences. Actes de la
table ronde Opérations de repérage et domaines notionnels, Université de Paris 7, mai-
juin 1991, Paris : Ophrys, 1992 : 185-202.

Source des exemples

***Églises et monastères de Roumanie. Ministère du Tourisme de Roumanie, 1994.


Andreescu, Florin. România – ţara mea. / [Roumanie – mon pays]. Traduction du
roumain vers le français par Diane ţhesnais, Ţucureşti : Ad Libri, 2008.
Raicu, Anda, Ogrinji, Mihai, Andreescu, Florin. Veşnicia satului. România. Veşnicia
satului [Pérennité du village roumain]. Traduction du roumain vers le français par
Diane ţhesnais, Ţucureşti : Ad Libri, 2004.

217
219
221
Le rôle de la dérivation impropre dans la traduction médicale
du roumain vers le français. Le cas des adjectifs employés
adverbialement dans les textes du domaine ophtalmologique

Eugenia ARJOCA-IEREMIA

Université de l’Ouest, Timişoara


Roumanie

Résumé : À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle la terminologie médicale roumaine


subit un processus de modernisation sous l’influence du français. Les termes médicaux
roumains empruntés au français se soumettent aux règles d’adaptation au roumain de tous
les autres néologismes; de plus, certains adjectifs simples ou composés, par exemple :
macular, papilar, ultrasonografic, angiofluorografic, parapapilar, etc. peuvent être employés
comme adverbes sans aucun changement formel. Notre objectif est d’examiner les
différentes possibilités de traduire en français de tels adjectifs employés adverbialement par
dérivation impropre. Le corpus des exemples est fourni par des textes du domaine
ophtalmologique.

Mots-clés : dérivation impropre, adjectif adverbialisé, langage médical, traduction du


roumain vers le français.

Abstract : Starting with the second half of the 19th century, Romanian medical terminology
has undergone a process of modernisation under the influence of French. Romanian medical
terms borrowed from French have undergone a process of adaptation to the rules of
Romanian valid for all other neologisms; moreover, certain simple or compound adjectives,
as for instance : macular, papilar, ultrasonografic, angiofluorografic, parapapilar, etc. can be
employed as adverbs without any formal modification. Our aim is to examine different
possibilities of translating into French such adjectives employed as adverbs as a result of
inadequate derivation. The corpus of examples is provided by texts belonging to the field of
ophthalmology.

Keywords : inadequate derivation, adverbialised adjective, medical language, translation


from Romanian into French

1. Introduction. Notre objectif

La traduction médicale est par excellence une traduction


scientifique qui demande le respect rigoureux des exigences de précision,

223
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

clarté et propreté des termes employés. À partir de la deuxième moitié du


XIXe siècle la terminologie médicale roumaine subit un processus de
modernisation sous l’influence du français. Les termes médicaux roumains
empruntés au français se soumettent aux règles d’adaptation au roumain
de tous les autres néologismes. En ce qui concerne le français, on peut
constater que les processus de dérivation suffixale, préfixale et de
composition fournissent les termes nécessaires à l’expression des aspects
anatomiques, pathogéniques et thérapeutiques spécifiques à telle ou telle
maladie. Par exemple, on peut former par dérivation affixale de nombreux
adjectifs : pigmentaire, papillaire, lamellaire, oculaire, choroïdien, atrophique,
osseux, épithélial, conjonctival, etc. ou noms : ossification, décollement, orgelet,
hémorragie, etc. Souvent les dérivés adjectivaux ou nominaux sont à
l’origine de mots composés : astrocytaire, érytrocytaire, radiologique,
histopathologique, intraoculaire, mésenchymateux, endophytique ; cryothérapie,
dystrophie, érythrocytes, photocoagulation, ultrasonographie, métaplasie,
angiofluorographie, etc. En ce qui concerne le roumain, on peut constater que
les termes français empruntés se sont parfaitement adaptés au système
morphologique et orthographique de la langue roumaine ; de plus, certains
adjectifs simples ou composés, par exemple : macular, papilar,
ultrasonografic, angiofluorografic, parapapilar, etc. peuvent être employés
comme adverbes sans aucun changement formel.
Notre objectif est d’examiner les différentes possibilités de traduire
en français de tels adjectifs employés adverbialement par dérivation
impropre. Le corpus des exemples est fourni par des textes du domaine
ophtalmologique. Dans l’opération traduisante, il faut effectuer aussi
certains remaniements d’ordre syntaxique pour trouver les meilleures
solutions de rendre en français les adjectifs employés comme adverbes en
roumain1.

1 Les exemples, que nous donnerons, sont extraits des articles suivants :
« Facomatoza pigmento-vascular asociat cu persisten a şi hiperplazia de vitros
primitiv şi osificare sclero-coroidian » (La phacomatose pigmento-vasculaire associée à
la persistance et à l’hyperplasie du corps vitreux primitif et à l’ossification scléro-
choroïdienne, PhPV) ; « Osificarea coroidei – cu referire la trei cazuri» (Ossification de
la choroïde : à propos de trois cas, Och) ; « Fibrele nervoase cu mielin asociate cu o
ocluzie a arterei cilioretiniene » (Les fibres nerveuses à myéline associées à une occlusion
de l’artère ciliorétinienne, FNM) ; « Hamartomul combinat al epiteliului pigmentar şi
al retinei » (L’hamartome combiné de l’épithélium pigmentaire et de la rétine, H) ;
« Angiosarcomul lui Kaposi conjunctivo-palpabral » (Angiosarcome de Kaposi
conjonctivo-palpébral, K). Observation. Tous ces articles sont parus dans différents

224
Muguraş ţONSTANTINESţU

2. Observations générales sur le lexique médical du domaine


ophtalmologique. L’importance de la dérivation (suffixale et /
préfixale) et de la composition

En ce qui concerne la terminologie médicale dans le domaine de


l’ophtalmologie, on peut faire les observations suivantes :
a) Le vocabulaire ophtalmologique contient des termes médicaux généraux
et spécifiques.
À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle la terminologie
médicale roumaine subit un processus de modernisation sous l’influence
du français. Des médecins roumains réputés traduisent constamment en
roumain d’importants traités de médicine français. Les termes médicaux
roumains empruntés au français subissent les règles d’adaptation au
roumain de tous les autres néologismes. ţela correspondait à un processus
plus général de modernisation et de formation de la langue roumaine
littéraire qui commençait à se débarrasser des influences néogrecques et
slaves.
b) Les difficultés pour établir la concordance terminologique sont
minimales.
Pour trouver les termes français équivalents, nous avons fait notre
propre glossaire2 et nous avons utilisé des dictionnaires comme le Petit
Robert, le Grand Larousse de la langue française, le Petit Larousse médical, le
Dicţionar de néologisme (qui donne l’étymologie des mots) et des dictionnaires
en ligne3.

numéros de le Journal français d’ophtalmologie, Paris : Editions Masson, à partir de


2001. Ils ont été rédigés par trois médecins roumains de la ţlinique
ophtalmologique de Timisoara, Roumanie.
2 Pour chacun des articles traduits, nous avons eu à notre disposition deux ou trois

articles de spécialité en français, portant sur des sujets similaires aux sujets traités
par les ophtalmologues roumains. Ces articles nous ont permis de dresser, avant
de commencer la traduction, un glossaire comportant la terminologie générale et
spécifique, ainsi que certains tours phraséologiques.
3 Voir la bibliographie. Tous les articles doivent respecter rigoureusement une

structure préétablie. Le texte traduit en français est envoyé au ţomité de rédaction


de la revue Journal français d’ophtalmologie (JFO) qui le soumet à l’attention du
ţomité scientifique de lecture. Un rapport détaillé est envoyé au donneur
d’ouvrage, qui contient toutes les remarques des lecteurs français anonymes
portant sur le fond et la forme des articles. Par conséquent, les médecins comme le
traducteur sont obligés d’introduire les modifications suggérées par le ţomité de

225
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Pour la plupart des cas, il n’y a pas eu d’objections de la part des


lecteurs français. Sur l’ensemble des quatre articles on a pu relever 4
situations de non concordance terminologique : épithélioma basocellulaire à la
place de carcinome cellulaire basal ; néovaisseaux à la place de vaisseaux de
néoformation, les branches de l’artère centrale rétinienne à la place de les bras de
l’artère (FNM) ; localisation (péri) papillaire à la place de localisation (péri)
discale (FNM).
Parfois (dans deux situations) le manque de la concordance est dû
au fait que le lecteur français a proposé un terme qu’il a préféré à un autre
synonyme : cutané(e) remplace tégumentaire(s) dans lésions (localisations)
cutanées ; les paupières sont œdémateuses remplace les téguments palpébraux
sont œdémateux (K).
Entre les termes médicaux roumains et français, il y a beaucoup de
similitudes qui pourraient induire en erreur le traducteur non-avisé ; en
voilà quelques exemples :

Adjectifs Noms
Roumain français Roumain français
Pigmentar pigmentaire Distrofie dystrophie
Papilar papillaire Crioterapie cryothérapie
Capilar capillaire Hemoragie hémorragie
Astrocitar astrocytaire Eritrocite érytrocytes
Histopatologic histopathologique Orjelet orgelet
Endofitic endophytique Fotocoagulare photocoagulation

Il y a des régularités remarquables dans le processus de dérivation


suffixale ou préfixale, en roumain comme en français, de sorte que l’on
peut établir des correspondances rigoureuses entre les suffixes ou les
préfixes des deux langues ; de plus, beaucoup de mots dérivés ont comme
base des mots composés. Les radicaux des mots dérivés ou les parties d’un
mot composé sont souvent d’origine grecque, ce dont témoigne leur
graphie française4

lecture. Donc, en tant que traducteur, nous avons pu bénéficier d’observations précieuses
d’ordre linguistique, faite par les spécialistes français.
4 Dans les sous-paragraphes qui suivent, nous allons donner quelques exemples

significatifs pour la dérivation affixale et la composition, dans la classe des noms,


des adjectifs et des participes passés ; ces exemples sont tous choisis seulement
dans les articles que nous avons traduits.

226
Muguraş ţONSTANTINESţU

2.1. Dérivation nominale affixale et parasynthétique. Composition


nominale. Correspondances lexicales entre le français et le roumain
On peut observer quelques correspondances, parmi tant d’autres,
entre les suffixes français –ation (indiquant l’action et son résultat), -ome
(désignant une maladie) et les suffixes roumains –are, -om :

– (fr.) -ation → (roum.) -are : ossification, calcification, énucléation,


photocoagulation → osificare, calcificare, enucleare,
fotocoagulare ;
– (fr.) -ome → (roum.) -om : hémangiome, mélanome, ostéome →
hemangiom, melanom, osteom ;

Il y a correspondance terme à terme, entre les préfixes hyper-


(français) et hiper- (roumain), dans les dérivés parasynthétiques comme :

– (fr.) hyperfluorescence → (roum.) hiperfluorescen ; (fr.) hyper-


réflectivité → (roum.) hiper-reflectivitate, etc.
– Les mêmes correspondances peuvent être observées dans les noms
composés ; les différences entre les deux langues concernent
seulement la graphie et la prononciation :
– (fr.) ostéoblastes, ostéoclastes, ostéocytes → (roum.) osteoblaste,
osteoclaste, osteocite ;
– (fr.) pathogénie, cryogénie (terme appartenant également au
lexique de la physique) ; → (roum.) patogenie, criogenie ;
– (fr.) angiographie, ultrasonographie, angiofluorographie →
(roum.) angiografie, ultrasonografie, angiofluorografie.

2.2. Dérivation adjectivale suffixale. Correspondances lexicales entre le


français et le roumain

– (fr.) -ique → (roum.) -ic : atrophique, ectopique, (extra-)


squelettique, fluorescéinique, histopathologique, ophtalmo-
scopique, phtisique, tomodensitométrique, … → atrofic, ectopic,
(extra)scheletic, fluoresceinic, histopatologic, oftalmoscopic, ftizic,
tomodensitometric, etc. ;
– (fr.) -al, e, aux → (roum.) -al, ă : nasal, scléral, temporal → nazal,
scleral, temporal ;
– (fr.) -ien, ne → (roum.) -ian, ă : choroïdien → coroidian ;
– (fr.) -eux, euse → (roum.) -os, oasă : osseux, spongieux, vitreux ;
conjonctif-adipeux → osos, spongios, vitros ; conjunctiv-adipos ;
– (fr.) -aire → (roum.) -ar, ă : maculaire, médullaire, orbitaire,
papillaire, pigmentaire, vasculaire → macular, medular, orbitar,

227
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

papilar, pigmentar, vascular,…juxtapapillaire, parapapillaire →


juxtapapilar, parapapilar…

2.3. Traitement des participes passés à fonction d’épithètes


Les participes passés suivent les mêmes procédures de dérivation
suffixale que les adjectifs à proprement parler. Par exemple, aux désinences
–é, ée spécifiques aux participes passés des verbes français du premier
groupe correspondent les suffixes fléchis –at, ă, utilisés pour la formation
des participes (passés) des verbes roumains de la première conjugaison, et
respectivement –it, ă, pour les verbes de la quatrième conjugaison :

ossification héritée ; tissu osseux structuré (contrôlé) ; l’hémangiome


choroïdien ossifié ; plaque ossifiée : osificare moştenită ; esut osos
structurat (controlat) ; hemangiomul coroidian osificat ; plac osificată, …

3. Rôle de la dérivation impropre : adjectifs adverbialisés en


roumain, solutions traductives en français

ţomme nous venons de signaler dans l’Introduction, on emploie,


dans les textes roumains du domaine de l’ophtalmologie, certains adverbes
qui proviennent d’adjectifs à la suite d’un processus appelé dérivation
impropre (ou conversion grammaticale), processus que nous voudrions
intégrer à ce que Daniel Gouadec appelle phraséologie :

Le processus de reformulation d’informations sur lequel repose la


traduction étant un processus phraséologique, il est capital que tout
traducteur maîtrise ce que l’on pourrait appeler les stéréotypies
génériques qui caractérisent le génie de la langue et les stéréotypies
particulières, qui caractérisent les divers langages que le traducteur est
amené à utiliser. (1997, 169)

À ce sujet, on peut évoquer les restrictions de la combinatoire


syntaxique, l’emploi des prépositions et des adjectifs adverbialisés5. Aux
adjectifs adverbialisés du roumain correspondent les adverbiaux praxéologiques
en français.

3.1. Le paradigme des adverbiaux praxéologiques

5Pour plus de détails sur la traduction des prépositions, dans les textes médicaux,
voir notre article, Arjoca-Ieremia (2003, 121-124).

228
Muguraş ţONSTANTINESţU

Observons d’abord les exemples suivants :

(1) Enuclearea globului ftizic a permis izolarea esutului coroidian osificat.


Macroscopic, acesta a avut form de cup , cu diametrul de 1,7 cm, culoare
alb-galben , suprafa neuniform , în mijlocul c reia se remarc orificiul
osos al nervului optic. (Och)
L’énucléation du globe oculaire phtisique permet d’isoler le tissu
choroïdien ossifié. En macroscopie, celui-ci présente une forme de coupe,
ayant le diamètre de 1,7 cm, d’un blanc-jaunâtre, de surface non-uniforme
avec au milieu l’orifice osseux du nerf optique.

L’adjectif adverbialisé macroscopic est traduit par un Syntagme


prépositionnel (formé de en + nom), à fonction de complément en « emploi
scénique » (voir Riegel et alii 1997, 144, 379, 506 sur le complément
circonstanciel scénique), placé en tête de la phrase dont il est séparé par une
pause. L’adverbe macroscopic représente l’ellipse d’un énoncé complet,
c’est-à-dire, la réduction de la structure profonde abstraite : Agent1 (=
medicii) + GV (formé par le Verbe suivi d’un GN – complément) (au efectuat
o analiză / investigaţie macroscopică).
Pour transformer la structure profonde en structure de surface, on a
des solutions différentes ; en roumain, on garde seulement l’adjectif qui
devient adverbe ; en français, on emploie le nom macroscopie (en relation
avec l’adjectif roumain macroscopic) précédé par la préposition en. En
structure profonde, le nom macroscopie est un véritable « satellite » du
verbe.
Au niveau discursif, on a une progression à thème constant (le
thème constant est : « le tissu choroïdien ossifié », le complément en
macroscopie remplit une fonction rhématique.

(2) Anatomopatologic, osificarea coroidei se constat la un an dup


traumatism, iar radiologic dup 10-20 ani. (Och).
L’ossification de la choroïde est constatée lors de l’examen anatomo-
pathologique, une année après le traumatisme, tandis que l’examen
radiologique ne la met en évidence que 10 à 20 ans après.

La solution traductive est donnée, dans ce cas, par l’utilisation des


adjectifs auprès d’un nom, pour former un syntagme éventuellement
prépositionnel : lors de l’examen anatomo-pathologique.
Le verbe se constată est une forme pronominale de sens passif, à
laquelle correspond, en français, la forme passive du verbe ; à l’adverbe
anatomopatologic correspond, en français, un SPrépositionnel, formé par lors de

229
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

(locution prépositive) + GN, où l’on a un article défini + nom + adjectif


qualifiant une activité spécifique. Toute la phrase1 est réorganisée, tandis
que la phrase2 est réduite en roumain grâce à l’adverbe praxéologique
radiologic. En français, la phrase est complète et le correspondant de
l’adverbe roumain est un adjectif – radiologique – qui fait partie du GN à
fonction de sujet.

(3) Pacienta, 50 de ani, ras caucazian , cu cecitate monocular dreapta,


asociat cu hiperpigmentare periocular congenital [...] a fost examinat
oftalmologic, dermatologic şi imagistic pe o perioad de 7 ani. (PhPV).
La patiente, âgée de 50 ans, de race caucasienne, a une cécité mono-
oculaire droite associée à une hyperpigmentation périoculaire congénitale.
Pendant une période de 7 ans, la patiente a été suivie régulièrement en
ophtalmologie, en dermatologie et par différentes techniques d’imagerie médicale.

À observer dans le texte traduit en roumain : a) L’introduction de


l’adverbe de manière « régulièrement » pour avoir un premier énoncé
complet ; b) Les deux premiers adjectifs adverbialisés oftalmologic,
dermatologic expriment des « points de vue » (c’est-à-dire, les différents
types d’investigation médicale) adoptés dans l’investigation, le troisième
adjectif adverbialisé, imagistic, sera rendu par un « complément de
moyen », exprimé par la préposition par suivie d’un groupe nominal
complexe. Les trois adjectifs adverbialisés de cet exemple, sont rendus,
donc, par des compléments à structure prépositionnelle – en ophtalmologie,
en dermatologie, par différentes techniques d’imagerie médicale ; ceux-ci sont
issus d’une transformation d’ ellipse appliquée à des énoncés complets. Les
compléments ont, au niveau du texte, une fonction rhématique, la
progression textuelle est à thème constant.

3.2. Critères pour constituer le paradigme des adverbiaux praxéologiques


Au point de vue syntaxique, les adverbiaux praxéologiques sont des
syntagmes prépositionnels nominaux ayant la structure suivante :
– en + nom sans article;
– lors de + détérminant défini + nom + adjectif de spécialité;
Au point de vue sémantique, le nom réfère à un certain type
d’activité (d’investigation) médicale, par conséquent il est compatible avec
la structure : effectuer un examen + adjectif spécifiant un type précis d’activité
médicale; avec la variante : effectuer un examen en utilisant différentes
techniques d’imagerie médicale.

230
Muguraş ţONSTANTINESţU

Daniel Vigier propose que l’on emploie le terme d’« adverbial » (pour le
terme « circonstant » qui avait été introduit par ţlaude Guimier (1993, 15);
il s’agit d’« un constituant satellite du verbe qui ne remplit aucune des
fonctions sujet, attribut, complément essentiel, direct ou indirect. (2005,
293)

Le qualificatif de « praxéologique » se justifie par le fait que les


noms dénotent « des activités associées à un ensemble de savoirs et de
savoir-faire qui existent même en dehors de toute mise en œuvre de cette
activité ». (Vigier 2005, 300) « ţes activités entrent dans des taxinomies
vastes et complexes via l’adjonction d’expansions postnominales
classifiantes », écrit Danièle Van de Velde (1997, 3).
En conclusion, les adverbiaux praxéologiques sont soit des
adverbiaux détachés en tête de phrase, soit des constituants satellites du
verbe, dont l’existence est importante pour l’organisation du discours.

3.3. Les adjectifs adverbialisés du roumain sont employés après un


participe passé, qui peut manquer en structure de surface

(4) Osteomul coroidian este localizat frecvent juxtapapilar, are form


rotund sau oval , limite nete, festonate, culoare alb-galben sau roşu-oranj,
suprafa neuniform , acoperit în unele cazuri cu pete pigmentate sau
bucle vasculare. Hemangiomul coroidian osificat este localizat
retroecuatorial, parapapilar sau macular, are culoare roşie sau roşu-oranj şi
limite difuze. (Och)
L’ostéome choroïdien connaît fréquemment une localisation juxta-papillaire ;
il a une forme ronde ou ovale, des limites nettes et festonnées ; il est, soit
blanc-jaunâtre, soit rouge-orangé et il a une surface non-uniforme,
recouverte, dans certains cas, de taches pigmentées ou de boucles
vasculaires. L’hémangiome choroïdien ossifié a une localisation rétro-
équatoriale, para-papillaire ou maculaire.

L’adjectif adverbialisé détermine en roumain un participe, tandis


qu’en français, il est rendu par un adjectif à fonction d’épithète, adjectif qui
détermine un nom exprimant la localisation.

(5) Leziune placoid intens eco-dens la interfa a sclero-coroidian cu


umbr orbitar , supero-papilar. (PhPV)
Lésion placoïde intensément écho-dense à l’interface scléro-choroïdienne
avec ombre orbitaire, au niveau supéro-papillaire.

231
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Dans l’exemple ci-dessus, il s’agit d’une situation similaire à celle de


l’exemple (4), mais en roumain, il y a l’ellipse du participe verbal, tandis
qu’en français, il faut introduire un nom, par exemple : localisation, niveau,
pour exprimer la localisation de la lésion, nom suivi par l’adjectif
correspondant au mot roumain supero-papilar.

3.4. L’adjectif adverbialisé du roumain détermine un autre adjectif

(6) Sub ierea corneei periferice, juxtă limbic, nazal şi temporal cu aspect de
« jgheab » cu epiteliu intact, m rginit de linii albe, cu aspect de calcar.
(PhPV)
L’amincissement de la cornée périphérique, jouxtant le limbe, des côtés nasal
et temporal donnant un aspect de « gouttière ». L’épithélium reste intact,
bordé par des lignes blanches d’aspect calcaire.

L’énoncé La cornée s’amincit devient, à la suite d’une nominalisation


l’amincissement de la cornée ; à l’adjectif roumain limbic, correspond un nom à
fonction de complément direct; pour les adjectifs suivants, nazal, temporal, il
faut introduire en français un nom qui rende plus explicite l’interprétation
sémantique (le sens de localisation) : des côtés nasal et temporal.

Conclusions

Dans les textes médicaux roumains, il y a parfois des expressions à


caractère elliptique, que le traducteur est obligé de « corriger », c’est-à-dire
il est obligé de les restituer intégralement en français. D’ailleurs la
possibilité d’avoir des adjectifs adverbialisés en roumain et des adverbiaux
praxéologiques en français facilite le travail du traducteur dans son effort
de maintenir une expression concise et claire.
L’analyse pragmatique du discours est essentielle pour
l’interprétation des équivalences. La dérivation « impropre » (par
conversion grammaticale ou changement de classe) est un processus
syntaxique et sémantique complexe.
Les « adverbiaux praxéologiques » forment un paradigme restreint,
bien délimité, à l’intérieur de la classe plus étendue des équivalences
françaises pour les adjectifs adverbialisés du roumain.
Les adverbiaux praxéologiques sont indispensables dans
l’interprétation correcte et complète du texte médical; ils rappellent en
quelque sorte l’ablatif absolu du latin (Urbe condita, pulchra monumenta

232
Muguraş ţONSTANTINESţU

Romani erexerunt – Après la fondation de Rome, les Romains édifièrent de beaux


monuments).
En roumain, les adjectifs adverbialisés qui apparaissent dans les
textes médicaux que nous avons traduits, ont la fonction de « complemente
circumstan iale de rela ie » (Gramatica limbii române. II. 2005, 521-525).

Références bibliographiques

Arjoca-Ieremia, Eugenia. « Observations sur la traduction médicale du roumain


vers le français ». In : Daniel Gouadec. Traduire en francophonie. II. Paris : La Maison
du Dictionnaire, 2003 : 119-128.
Gouadec, Daniel. Terminoguide no. 3, Traduguide no. 3 : Terminologie et phraséologie
pour traduire. Le concordancier du traducteur. Paris : La Maison du Dictionnaire, 1997.
Gramatica limbii române, volume II, Enunţul. Ţucureşti : Editura Academiei, 2005.
Riegel, Martin, Pellat, Jean-ţlaude, Rioul, René. Grammaire méthodique du français,
3ème édition. Paris : Presses universitaires de France, 1997.
Ursu, Nicolae. Formarea terminologiei ştiinţifice româneşti. Bucureşti : Editura
ştiin ific , 1962.
Van de Velde, Danièle. « Un dispositif linguistique propre à faire entrer certaines
activités dans des taxinomies : Faire + du + Nom d’activité ». Revue de linguistique
romane, 61, 1997 : 369-395.
Vigier, Daniel. « Les adverbiaux praxéologiques détachés en position initiale et leur
portée ». Verbum, XXVII, 3. Presses universitraires de Nancy, 2005 : 293-312.

Dictionnaires

Grand Larousse de la langue française, 7 vol. Paris : Larousse, 1971-1978.


Manuila, Ludmila, Manuila, Alexandre, et. alii. Dictionnaire médical, 9e édition.
Paris : Masson, 2001.
Marcu, Florin, Maneca, Constant. Dicţionar de neologisme. Ed ia a III-a. Ţucureşti :
Editura Academiei Replublicii Socialiste România, 1978.
Robert, Paul. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. 2e édition
revue par Alain Rey. 9 vol. Paris : Société du Nouveau Littré, 1985.
Robert, Paul. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2e édition
revue par Alain Rey. Paris : Société du Nouveau Littré, 1977.
***Trésor de la langue française informatisé (TLFi). [En ligne]. URL :
http://atilf.atilf.fr/tlf.htm (ţonsulté le 4 juin 2010).

233
La traduction des documents audio-visuels :
volet indispensable dans la formation des traducteurs

Mariana PITAR

Université de l’Ouest de Timişoara


Roumanie

Résumé : La traduction des documents audio-visuels est un volet de la traduction


généralement ignoré dans la formation des traducteurs. Pourtant, il y a beaucoup de
différences entre une traduction de type texte et une traduction des documents visuels qui
proviennent d'un décalage au niveau des codes sémiotiques : si la traduction traditionnelle
suppose une transposition au même niveau sémiotique, du texte écrit vers un autre texte
écrit, la traduction des documents vidéo réalise un transcodage du code oral vers le code
écrit, code qui englobe des informations verbales, auditives et visuelles à la fois. ţe type de
métier demande donc des compétences spécifiques qui réunissent les compétences d'un
traducteur de textes littéraires, d'un traducteur de textes spécialisés, mais aussi celles d'un
technicien.

Mots-clés : traduction audio-visuelle, sous-titrage, formation des traducteurs, compétences


des traducteurs des documents audio-visuels

Abstract : Audio-visual translation is part of general translation which is, unfortunately,


ignored in the teaching of translation and the formation of translators. There are a lot of
distinctions between the translation of a written text and that of audio-visual documents.
These distinctions are the result of different semiotic codes involved in this type of
translation. If the text translation accomplishes a transposition from a written text to another
written text, in the case of the audio-visual translation, this happens from the oral to written
code, simultaneously containing verbal, auditory and visual information. This kind of
translation requires special skills, such as literature translation, specialized text translation
as well as technical skills.

Keywords : audio-visual translation, subtitling, translator's formation, audio-visual


translators' skills

1. Argument

La traduction des documents audio-visuels constitue un aspect de la


traduction en général ignoré par les traductologues et les traducteurs et
d’autant plus par les enseignants de la traduction. Si dans d’autres pays on

235
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

a déjà commencé à s’y pencher depuis un certain temps, ce qui se reflète


dans bon nombre d’études, d’articles et de livres, en Roumanie, ce côté de
la traduction commence à peine et timidement à se frayer un chemin.
Les causes en sont multiples. D’abord, l’absence d’une place
spécifique dans le cadre des métiers de la traduction, la profession de
traducteur de film étant assimilée à la profession de traducteur en général
(dont le statut est encore mis en question). Il faut remarquer aussi l’absence
d’un marché roumain spécifique pour ce type de traduction. ţe n’est pas
sans cause le fait que bon nombre de sous-titrages de film sont mal faits et
que les sites web pullulent de sous-titrages de mauvaise qualité qui sont le
résultat d’un travail totalement non-professionnel.
Dans ce qui suit, nous essayerons de démontrer la nécessité
d’ajouter ce type de formation au niveau de l’enseignement supérieur en
termes de compétences spécifiques nécessaires pour répondre à un besoin
de qualité dans ce type de formation en parallèle avec les compétences
requises pour un traducteur de documents–textes. Nous allons nous
rapporter dans nos considérations surtout au sous-titrage en roumain,
comme forme spécifique de traduction de ce type de documents.

2. Spécificité des documents audio-visuels

La traduction audio-visuelle se confond assez souvent avec la


traduction des films au cinéma ou à la télévision. En fait, il s’agit d’un
mélange de types de documents aussi que de types de traductions qui
brouillent les frontières entre, d'une part, la traduction littéraire et la
traduction spécialisée, et, d'autre part, entre la traduction et l'interprétation.
À part les films artistiques déjà mentionnés, on peut traduire des
documentaires, des spectacles de théâtre ou d’opéra, des téléconférences,
des interviews, des émissions en direct, etc.
Comme types de texte, les documents audio-visuels recouvrent
toute la typologie possible : dialogue, narration, poésie, texte argumentatif,
texte publicitaire, texte informatif, texte scientifique, science-fiction, etc. On
rencontre aussi tous les genres littéraires (drame, comédie, tragédie, poésie)
et tous les niveaux de langue : soutenu, familier, jargon, argot, etc. pour
tous les destinataires : adultes, enfants, adolescents. De cette façon, le
traducteur des documents audio-visuels doit avoir des compétences
complexes en ce qui concerne le savoir textuel et traductologique.
Les documents audio-visuels constituent un mélange de codes
sémiotiques variés : images, sons et parfois textes. Le rôle important est

236
Muguraş ţONSTANTINESţU

celui de l’image accompagnée des paroles des personnages qui se trouvent


dans ou en dehors du cadre et une bande sonore qui double le plus souvent
les actions, mais aussi les paroles des personnages.

3. Traduction du texte écrit vs. traduction des documents audio-


visuels

3.1. Types de transfert linguistique

 Le sous-titrage est la forme la plus importante par sa fréquence et se


Il y a plusieurs types de traductions pour ce type de documents :

rapporte au transfert à l’écrit des paroles ou des éléments sonores


d’un film. Le sous-titrage peut être interlinguistique, c'est-à-dire
d’une langue à l’autre, ou intralinguistique, à l’intérieur d’une même
langue. ţe deuxième type s’emploi à l’usage des immigrants, des
sourds-muets ou malentendants, dans ce dernier cas le sous-titrage
contenant des éléments spécifiques tels les couleurs et le
positionnement différents sur l’écran.
 Le sur-titrage est toujours une traduction des paroles d’une langue à
l’autre mais s’emploie pour les spectacles de théâtre ou de l’opéra
où la traduction des paroles se déroule sur un écran au-dessus de la
scène.
 Le doublage est l’autre type majeur de traduction et consiste dans le
doublage des voix des acteurs de la langue-source par la voix des
acteurs dans une langue-cible. Dans ce cas, nous avons affaire au
maintien du même code sémiotique, donc à une simplification dans
la réception du message et dans la compréhension du film. Mais, en
revanche, il y a une perte sur d’autres plans, surtout culturel.
L'analyse contrastive des avantages et des inconvénients de ces
deux types de traduction ne fait pas l’objet de cette étude.
 Le voice-over consiste dans la superposition de la voix des acteurs
dans le document-source par la voix d’une seule personne double la
bande sonore dans la langue cible. À la différence du doublage où
chaque acteur est doublé, dans la langue cible, par un autre acteur
qui cherche à remplacer entièrement celui-ci dans tous les aspects-
intonation, pause, etc., dans le voice-over il y a une seule voix, celle
d’un commentateur. ţette voix peut se superposer sur la (les) voix
du film qui peuvent s’entendre au fond, en arrière plan, ou peut être
la seule voix, comme si tout le document était produit dès le début

237
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

dans la langue-cible, surtout pour les documentaires qui constituent


le type de documents appropriés pour ce type de traduction.
 ţertains documents vidéo peuvent être traduits seulement au
niveau du scénario ou ils peuvent être traduits en direct ce qui
équivaut à une interprétation1.

Le choix de l’un ou de l’autre de ces types de traduction se fait en


fonction du public visé, de l’heure de diffusion (dans le cas des émissions
de télévision), des traditions culturelles du pays. Ainsi, pour des enfants en
bas âge, on va préférer le doublage, pour un documentaire on pourra
mélanger sous-titrage et voice-over, pour la transmission en direct,
l’interprétation consécutive ou simultanée, etc. Le choix entre les deux
types majeurs de traduction – le sous-titrage ou le doublage – se fait le plus
souvent en fonction des traditions du pays ; il y en a qui préfèrent le
doublage (France, Allemagne, Angleterre, Espagne, Hongrie, etc.) et
d’autres qui préfèrent le sous-titrage (Roumanie, Grèce, Portugal etc.)
Dans notre travail d’enseignement de la traduction audio-visuelle
(en roumain) nous avons mis l’accent surtout sur le sous-titrage, qui
constitue la modalité la plus répandue de traduction des documents audio-
visuels.

3.2. Contraintes de la traduction pour le sous-titrage


La traduction pour le sous-titrage est une traduction qui subit des
contraintes supplémentaires par rapport à la traduction-texte2. Celles-ci
proviennent de la spécificité des documents vidéo mentionnée plus haut.
À part les caractéristiques déjà mentionnées et les points communs
des deux types de traduction, nous devons ajouter le fait essentiel que le
sous-titrage ne constitue pas un objet en soi, tel le texte traduit qui se voit
remplacer entièrement le texte d’origine, mais un simple support, le

1 Yves Gambier (2004, 3) parle aussi de formes de traduction telles que le commentaire libre
(adaptation d’un programme à un nouvel auditoire), la traduction à vue (à partir d’un sous-
titrage d’une autre langue ou d’un script) et l’audio-description (descriptions placées sur la
bande sonore des détails de l’image – expressions faciales, gestes, couleurs, etc. – à
l’intention des aveugles ou des malvoyants).
2 Yves Gambier affirme, par contre, que la TAV est une traduction qui n'est pas plus

contrainte que d’autres types de traduction : « elle est une traduction sélective avec
adaptation, compensation, reformulation et pas seulement pertes ! Elle est traduction ou
tradaptation si celle-ci n’est pas confondue avec le mot à mot, comme elle l’est souvent dans
les milieux de l’AV, mais définie comme un ensemble de stratégies (explicitation,
condensation, paraphrase, etc.) et d’activités incluant révision, mise en forme, etc. » (2004, 5).

238
Muguraş ţONSTANTINESţU

véritable discours et toute l’action se passant au dessus, sur l’écran. De cette


façon il remplit une fonction simplement informative au service de l’écran
et des signes sémiotiques verbaux et non-verbaux.

 Contraintes sémiotiques
Nous avons vu que les documents audio-visuels sont un mélange
de plusieurs codes sémiotiques porteurs d’information dont les plus
importants sont la bande sonore et l’image visuelle. Dans le cas du sous-
titrage, le texte qui s’insère au-dessous de l’image introduit un troisième
code sémiotique : le texte écrit qui vient s’ajouter au code de l’image en
permanent mouvement et à celui du son. Il constitue ainsi une situation
unique de passage d’un code oral à un code écrit.
Quels en sont les effets sur la perception ? Il surcharge l’écran et
éloigne l’attention du spectateur de l’action qui se passe sur l’écran. Le
spectateur est en face de deux sources linguistiques véhiculant un même
signifié et de trois codes différentes qui se superposent ou s’entrecroisent
en permanence. ţ’est pourquoi le sous-titre doit passer d’une manière
discrète, apportant l’essentiel de l’information sans trop surcharger l’écran
du point de vue spatial ni accaparer l’attention du spectateur du point de
vue du temps nécessaire à la lecture. Assez souvent, il embrouille la
réception de l’information du document, c’est pourquoi il doit rester
secondaire avec le rôle de simple support de l’information nécessaire à la
compréhension.
Les caractéristiques mentionnées plus haut ont des effets aussi sur
le texte des sous-titres. Si, dans la traduction d’un texte écrit, le texte-cible
essaie de remplacer entièrement le texte-source (avec toutes les spécificités
qui tiennent du transfert lexicale, culturel, stylistique etc.), le sous-titrage
fait surtout un transfert d’information, les autres aspects tels que le style,
les éléments culturelles etc. étant soumis à cette exigence majeure de
compréhension, d’où les caractéristique suivantes du texte du sous-titrage :
réduction de l’information, élimination de tout élément redondant,
superflu, répétitif (répétitions, onomatopées).
Du point de vue stylistique, il y a un appauvrissement nécessaire de
l’expression. Il faut maintenir un équilibre juste entre traduit et non traduit,
bien sélecter l’information tenant compte du fait qu’une bonne partie de
l’information est transmise par l’image et la bande sonore.
Pour le doublage, il y une suppression de ce troisième code ce qui
simplifie la compréhension, mais en même temps elle mène a une perte
linguistique et culturelle.

239
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

 Contraintes cognitives
Le sous-titrage crée un écart entre la lecture de l'image et la lecture
du texte, demande un va-et-vient permanent entre le film et la lecture du
sous-titre, avec des effets sur la perception et sur le texte, effets mentionnés
plus haut. À la suite des recherches sur le spécifique de la perception
humaine, on a réussi à établir un temps optimal en ce qui concerne la durée
du sous-titre sur l’écran aussi que la longueur du texte. On a ainsi limité le
texte à deux lignes, la première plus courte que la deuxième, et contenant
environ 60 caractères. Le texte doit rester sur l’écran 5 secondes pour
pouvoir être lu. La vitesse de lecture dépend, bien sûr, du degré de culture
des spectateurs. ţeux qui sont moins habitués à une lecture constante
auront de difficultés à suivre les sous-titrages. En général, le temps de
déroulement des sous-titres est calculé pour un lecteur avec une vitesse

 Contraintes techniques
moyenne de lecture et des connaissances moyennes de la langue.

Le sous-titre doit occuper une place seconde par rapport au film,


c'est pourquoi il ne doit pas occuper trop de place sur l'écran, restant
pourtant visible. Il se projette d’habitude dans le bas de l’écran, mais quand
il y a du texte dans l’original il peut occuper d’autres places.
Une autre contrainte technique se rapporte à la synchronisation
parfaite entre les paroles et les sous-titres et au découpage du texte entre les
sous-titres en fonction de la longueur du texte et des éléments qui tiennent
du langage cinématographique.
 Contraintes rédactionnelles
Pour qu’un sous-titre soit facilement lu, on emploie un nombre
assez réduit de types de caractères. Les minuscules sont d’usage courant
dans les sous-titres. Les caractères italiques sont peu employés et ont des
fonctions précises. Les tirets, la ponctuation ont un emploi spécifique aussi
(Pitar, 2008).
En revanche, les sous-titrages pour les sourds et malentendants
jouissent d’un nombre important d’éléments d'orthographe et visuels :
position variable sur l’écran, code de couleurs, points de suspension
fréquents, etc.
 Contraintes linguistiques et temporelles
Le sous-titrage est un texte en mouvement qui se déroule
simultanément avec le discours de la langue-source. De cette façon le
spectateur ne peut pas revenir sur le texte écrit au cas où il n’a pas pu lire le
texte en entier. Aussi n’y a-t-il pas de notes explicatives de bas de page, de
notes du traducteur, de parenthèses explicatives, etc. Une fois le film

240
Muguraş ţONSTANTINESţU

commencé, le spectateur n’a aucun contrôle sur le texte qui se déroule sur
la bande et il doit faire face au rythme imposé par l’action et le dialogue du
film.

4. Formation des compétences nécessaires des traducteurs de


l’audio-visuel

Tous les éléments spécifiques et les contraintes de traduction audio-


visuelle (AV) déjà mentionnés plus haut déterminent aussi les compétences
nécessaires d’un traducteur de tels documents. Tenant compte de la
diversité des types de documents et de textes, des registres et des niveaux
de langue, on peut affirmer que les compétences d’un traducteur audio-
visuel combinent les compétences d’un traducteur littéraire, d’un
traducteur technique et d’un interprète.
Il y a tout un ensemble de stratégies (explicitation, condensation,
paraphrase, etc.) et d’activités que le traducteur de l’audio-visuel doit
mettre en œuvre. ţe type de traduction doit prendre en considération les
genres, le style du film ou du programme, les récepteurs dans leur diversité
socioculturelle et dans leurs habitudes de lecture.
Dans ce qui suit nous allons présenter brièvement les compétences
requises par un tel travail en ce qu'il y a de plus spécifique pour ce type de
traduction.

4.1. Savoir-faire traductologique général


Le traducteur, quel que soit le type de document sur lequel il
travaille, doit avoir des compétences traductologiques spécifiques acquises
dans le cadre des cours de traductologie et des cours de pratique de la
traduction.
Le traducteur des documents AV doit savoir adapter ces
compétences à la spécificité de ces documents. Nous allons énumérer les

 adapter les textes, les réduire, éliminer les notes et donner un texte
points les plus importants :

avec un grand pourcentage d’informativité ;


 savoir disparaître derrière l’image et le film en général ;
 s’adapter à la spécificité du type de traduction audio-visuel : sous-

 tenir compte du (des) type(s) de texte qui soutient le document ;


titrage, surtitrage, doublage, voice-over etc. ;

241
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

 maintenir un équilibre entre les différentes transformations du texte :


entre réduction, amplification, changement de signe sémiotique. Nous
pouvons avoir les situations suivantes :
- traduction sans aucune transformation ;
- traduction avec réduction ; c’est le cas le plus fréquent qui dérive
surtout des contraintes techniques : un certain nombre de caractères, de
lignes, un certain temps de la durée du sous-titre sur l’écran, etc. ;
- traduction avec changement de registre, surtout quand dans le
film le langage est prédominant argotique ou familier ;
- traduction des signes non-verbaux, tels que les hochements de
tête, les gestes, la mimique. ţe type de transfert, apparemment étrange, qui
semble contredire le principe commun de réduction du texte, est nécessaire
surtout pour les films qui proviennent d’une culture très différente de la
culture du pays destinataire. Ainsi, un hochement de haut en bas de la tête,
signifiant pour la plupart des peuples européens une affirmation, peut
signifier pour d’autres une négation. Des chuchotements, des gestes, mais
aussi des signes verbaux écrits, tels que les lettres, les pancartes, les
réclames, ont parfois besoin d’une traduction, en fonction de leur poids
informationnel dans l’ensemble du film.
La traduction est le plus souvent sélective avec des adaptations, des
compensations, des reformulations.

4.2. Compétences linguistiques


Les compétences linguistiques, parmi lesquelles une très bonne
connaissance des deux langues, sont nécessaire à tout traducteur, quel que
soit son objet de travail. Dans cette section, nous allons mentionner les
compétences linguistiques spécifiques à la traduction des documents AV.
a) Compétences lexicales et stylistiques
Si un traducteur d’un document de type texte peut se spécialiser sur
un certain genre, un certain domaine, un certain type de texte, le traducteur
de documents multimédia ne peut pas choisir, car il doit répondre à des
demandes très différentes : types de documents variés, tels que les
documentaires, les films artistiques, les interviews ; types de textes
différents, domaines divers. ţ’est pourquoi le traducteur en cause doit
avoir des compétences qui associent la rigueur scientifique (vocabulaire
spécialisé de divers domaines, phraséologies spécifiques, discours
scientifiques) et l’imagination du poète.
À la différence d’une traduction de textes qui respecte en général le
plus possible l’original, dans le sens stylistique (niveau de langue), le sous-

242
Muguraş ţONSTANTINESţU

titrage emploie une langue assez soutenue, essayant d’éviter l’argot, les
régionalismes, les jargons, les gros mots qui ont un impact beaucoup plus
fort sur l’écran que dans un livre.
b) Compétences rédactionnelles
Dans les sous-titres on utilise les caractères et les signes de
ponctuation d’une manière particulière : d’une part, ceux-ci sont beaucoup
simplifiés, pour permettre une lecture linéaire, rapide, sans les
interprétations suggérées par l’emploi de certains signes ou symboles, tels
que les points de suspension, les points d’exclamation répétés, les couleurs
différentes, les types de caractères différents (d'habitude italiques ou gras),
les parenthèses, etc. ; d’autre part, les signes de ponctuation connus sont
parfois employés d'une manière spécifique. Ainsi :
- le tiret apparaît seulement si les paroles des deux personnages font
l’objet d’un même sous-titre. Si chaque sous-titre contient les paroles d’un
seul personnage, le tiret n’apparaît pas quand le personnage change ;
- les points de suspension marquent le fait que la phrase est continuée
dans un autre sous-titre, mais son emploi fréquent est à éviter ;
- les parenthèses explicatives sont en général interdites. Leur emploi
est permis parfois s’il faut donner des explications absolument nécessaires
à la compréhension du film, mais elles doivent être très courtes et ne pas
faire l’objet seul d’un sous-titre. Les informations qui peuvent apparaître
dans des parenthèses expliquent certains jeux de mots ou la signification de
certains noms propres.
Une bonne partie de l’information de nature pragmatique que
cachent ces signes est explicite dans l’image ou la bande sonore et ne
nécessite pas d’être doublée. Une telle traduction doit supprimer toute
répétition d’information explicite transmise par un autre code : émotion,
exclamations, cries, sanglots, rires, balbutiements, etc.
En revanche, une traduction pour les sourds-muets et
malentendants utilisera toutes les possibilités que les signes de ponctuation
offrent pour ajouter au message du texte les informations sonores qui lui
manquent. Il y a ainsi dans ce type de traduction tout un code de couleurs
qui expriment les paroles dans le cadre ou hors cadre, qui distinguent
différents type de bruits de la musique ou les personnages qui parlent entre
eux, le discours oral du dialogue intérieur, etc. D’autre part, la place du
texte sur l’écran est elle aussi porteuse d’informations et dirige le plus
souvent l’attention du spectateur vers le personnage qui parle.
Toujours dans le cadre des compétences rédactionnelles, nous
devons mentionner le talent du traducteur d’organiser le texte. Il doit

243
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

savoir distribuer judicieusement les phrases plus longues soit entre deux
sous-titres, soit, dans le cadre d’un seul sous-titre, entre les lignes qui le
composent. ţe découpage de la phrase doit tenir compte des règles
morphologiques et syntaxiques, mais aussi sémantiques et d'une logique de
la distribution de l’information à l'intérieur d'une ou de plusieurs phrases.

4.3. Compétences techniques


Le traducteur de documents audio-visuels doit savoir travailler
avec les logiciels de sous-titrage et assumer les tâches d’un technicien. Un
sous-titrage qui est le résultat d’un travail séparé d’un technicien et d’un
traducteur est assez souvent voué à l’échec. Il est nécessaire que le
traducteur fasse lui-même la segmentation du texte et la synchronisation
entre les paroles des personnages et la longueur et la durée des sous-titres
qui doivent se soumettre à certaines règles. Ainsi les sous-titres ne doivent
pas apparaître avant les paroles des personnages, ils doivent rester un
certain temps sur l’écran, s’adapter au débit des paroles, etc.3

4.4. Connaissance du langage cinématographique


La traduction doit tenir compte des éléments spécifiques de langage
cinématographique : plan, cadres, scènes, mouvement de la camera, etc.
Un sous-titre ne peut pas recouvrir deux cadres, il doit être divisé
en fonction de ce mouvement permanent de l’image. Il doit tenir compte
aussi du changement de personnages. La lecture du script et le
visionnement du film sont des conditions sine qua non pour une bonne
traduction. Ţien qu’il semble à première vue inutile de le préciser, en réalité
beaucoup de fautes dans les sous-titrages tirent leur source du fait que le
traducteur ne reçoit que le texte du film, sans avoir une copie du document
vidéo. ţela entraîne des fautes dans l’emploi des pronoms personnels et
mène à un changement bizarre du genre des personnages, à une
désynchronisation entre sous-titrage et film, à des fragmentations
incorrectes, etc. D'autre part, l’absence du script peut entraîner des fautes
de compréhension du film et, par conséquent, des fautes dans la traduction.
Malheureusement, les films étrangers présentés en Roumanie pullulent de
ce type de fautes dues à une mauvaise compréhension du film ou, pire, à
une insuffisante connaissance de la langue-source.

3 Pour des détails, voir Ivarsson et Carroll (1984).

244
Muguraş ţONSTANTINESţU

Conclusions

Les caractéristiques de ce type de traduction, que nous avons mises


en évidence jusqu’ici, prouvent qu’il s’agit d’un métier qui demande des
compétences spécifiques par rapport à la traduction de type texte. La
traduction audio-visuelle n’est qu’un support dans la compréhension d’un
document (audio-visuel), un code sémiotique qui s’ajoute à celui de l’image
et du son.
Un traducteur audio-visuel doit réunir les compétences d’un
traducteur de textes littéraires, d’un traducteur de textes spécialisés et
celles d’un technicien. Il doit connaître à la fois les théories de la traduction
et le langage cinématographique, il doit maîtriser la traduction en tant que
pratique et aussi savoir manipuler des logiciels de sous-titrage de film.
De plus, dans le cadre même de ce type de traduction, chaque sous-
type suppose l’existence de certains éléments de traduction spécifiques. Si
le sous-titrage doit synchroniser les sous-titres avec les paroles des
personnages et les plans du film, le doublage devra réaliser une
synchronisation parfaite du texte avec les mouvements des lèvres des
acteurs.
À ces différences, dues à la spécificité de chaque type de traduction,
s’ajoute le nombre de types de texte qui soutiennent ces documents :
scénarios de films artistiques, documentaires, interviews, reportages, etc.
ţ’est pourquoi une telle formation, que nous avons proposée au
niveau d’un master, demande déjà certaines compétences de la part des
étudiants, compétences acquises dans le cadre de leur formation au niveau
du cycle licence : une bonne connaissance des langues de travail, une
pratique sérieuse de tous les types de traduction. Cette formation pourra de
ce fait s’orienter vers le spécifique de la traduction du visuel et vers la
formation des compétences techniques nécessaires.
L’expérience acquise dans l’enseignement du sous-titrage, dans le
cadre d’un master de traduction spécialisée, nous a confirmé la nécessité
d’introduction de ce type de traduction dans la formation des traducteurs
spécialisés, aussi que l’intérêt vif des étudiants pour cette activité.

Références bibliographiques

Agost, Rosa. Traduccion y doblaje : palabras, voces e imagenes [Traduction et doublage :


paroles, voix et images]. Barcelona : Ariel Practicum, 1999.

245
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Ţecquemont, Daniel. « Le sous-titrage cinématographique : contraintes, sens,


servitudes ». In : Yves Gambier (éd.). Les transferts linguistiques dans les médias audio-
visuels. Paris : Presses Universitaires du Septentrion, 1996 : 146-155.
ţaillé, P.F. « ţinéma et traduction : Le traducteur devant l’écran ». Babel : 6, 3,
1960 : 103-109.
Chaume Varela., K. Agost Rosa (eds.). La traduccion en las medias audiovisuales, [La
traduction dans les médias audio-visuels]. Barcelona : Publicaciones Universidad
Jaume I, 2001.
Cornu, Jean-François. « Le sous-titrage, montage du texte ». In : Yves Gambier
(éd.), Les transferts linguistiques dans les médias audio-visuels. Paris : Presses
Universitaires du Septentrion, 1996 : 157-164.
Diaz Cintas, Jorge, Teoria y practica de la subtitulacion. Ingles-espagnol [Théorie et
pratique du sous-titrage. Anglais-espagnol.]. Barcelona : Ariel Cine, 2003.
Dries, Josephine. Dubbing and subtitling, Guidelines for production and distribution,
[Doublage et soustitrage. Conseils pour la production et la distribution].
Dusseldorf : The European Institut for the media, 1995.
Gambier, Yves. « La traduction audio-visuelle : un genre en expansion ». Meta,
XLIX, 2, 2004 : 1-11.
Gottlieb, Henrick. Subtitles, Translation & Idioms. [Sous-titres, traduction &
phraséologie]. Copenhagen : University of Copenhagen, 1997.
Ivarsson, Jan, Carroll Marry. Code of good subtitling. [Le code d'un bon sous-titrage].
Simrishamn : Grafo-Tryck AB, 1998.
Lambert, José, Delabastita Dirk. « La traduction de textes audio-visuels: modes et
enjeux culturels ». In : Yves Gambier (éd.). Les transferts linguistiques dans les médias
audio-visueles. Paris : Presses Universitaires du Septentrion, 1996 : 33-57.
Pitar, Mariana. « Traducerea documentelor multimedia » [Traduire les documents
multimédia]. Uniterm. 3 (2005) : 165-169.
Pitar, Mariana. « Le sous-titrage de film : normes de rédaction ».In : R. Superceanu,
D. Dejica (eds.). Professional communication and translation studies. Volume 1, Issue 1-
2, 2008. Timişoara : Editura Politehnica, 2008 : 165-169.

246
Stratégies de transport culturel dans la traduction du roman
Notre Dame de Paris de Victor Hugo

Petronela MUNTEANU

Université « Ştefan cel Mare », Suceava


Roumanie

Résumé : L’article se concentre sur la traduction littéraire et a l’intention d’offrir un bref


aperçu des stratégies de transport culturel employées dans la traduction du roman hugolien
Notre Dame de Paris dans l’espace roumain. La méthodologie employée consiste à comparer
le texte-source à quelques versions roumaines, abordant les problèmes de traduction posés
par certaines séquences (des entités culturelles inexistantes dans la culture roumaine, des
termes qui se rapportent à l’organisation sociopolitique, noms de fêtes, fonctions publiques,
noms propres, expressions verbales). On verra que, dès la première page du roman, les
traducteurs roumains rencontrent plusieurs problèmes à cause des éléments culturels
renfermés dans le texte. Pour réussir la mise en correspondance des connotations
socioculturelles, les traducteurs roumains doivent faire preuve de compétences linguistiques
et péri-linguistiques et ils doivent gérer la manipulation des stratégies traductives.

Mots-clés : culture, stratégie traductive, culturème, éléments socioculturels.

Abstract : This article concentrates on literary translation and intends to offer a brief outline
of the strategies of cultural transport used in the translation of the hugolien novel Notre-
Dame-de-Paris in the Romanian space. The methodology employed consists of comparing the
source text with some Romanian versions, approaching the problems of translation raised
by certain sequences (non-existent cultural entities in the Romanian culture, terms which
relate to sociopolitical organization, the name of holidays, public services, proper nouns,
verbal expressions). We shall see that, from the very first page of the novel, the Romanian
translators are faced with several problems because of the cultural elements contained in the
text. To draw a successful correspondence between sociocultural connotations, the
Romanian translators have to possess language and linguistic skills and they have to master
the employment of the right translation strategies.

Keywords : culture, translation strategy, cultureme, sociocultural elements

Nous partons du principe selon lequel la traduction est un


processus de communication interculturelle, une opération complexe dont
la problématique se manifeste sous divers aspects ; la dimension qui va
nous intéresser est tout d’abord culturelle.

247
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

L’un des objectifs de l’analyse de notre corpus est l’identification


des stratégies utilisées dans le processus de traduction (une fois définis les
concepts de culture et stratégie de traduction).
Au centre de notre approche, la traduction est vue comme
médiatrice entre deux cultures, elle transmet une bonne part de la culture
de l’Autre, rapprochant les peuples. ţela nous amènerait à repenser le rôle
des éléments socioculturels des textes car l’un des principaux enjeux de la
traduction de la culture reste la transposition de l’implicite culturel.

Bref aperçu théorique

Nos premières remarques porteront sur la culture qui influe sur


l’interprétation du texte à traduire et nous devons définir cette notion en
grandes lignes et en rapport avec la traduction.
Il est intéressant de constater que, à propos de la culture, Jean Sévry
(1998, 134) distingue quatre niveaux :
- un corpus d’habitudes, façons de se vêtir, de se tenir à table,
d’échanger des cadeaux et des politesses sociales, des salutations ;
- une façon d’organiser le temps par des calendriers agraires, voire
lunaires, de s’installer dans ce temps par une série de marquages indiquant
les moments les plus importants de la vie, tels la naissance, le mariage, la
mort et le travail du deuil, les funérailles ;
- des systèmes de parenté, la structuration du groupe en classes
d’âge, une façon de situer l’autorité, de rendre justice, de gérer les pouvoirs
politiques ;
- une façon d’occuper l’espace et les sols, de fabriquer des paysages
et des habitats, d’organiser des architectures, tout un système de
représentations du monde, une relation instaurée entre l’homme, la nature,
le cosmos, l’ici et maintenant et l’au-delà, c'est-à-dire le sacré, qui s’est mis
en place au gré de l’histoire.
Pour maîtriser la langue, il ne suffit pas d’en connaître le
vocabulaire et la grammaire, le lieu culturel fournit les instructions et les
conventions qui facilitent l’acte linguistique ; le traducteur doit faire appel à
ses connaissances extralinguistiques pour reproduire sur le lecteur-cible les
mêmes effets que ceux qui sont produits sur les lecteurs du texte original.
Autrement dit, la culture circonscrit l’espace des conventions qui régissent
la réception de tout acte traductif.
Dans le même ordre d’idées, Luciano Nanni, philosophe et
spécialiste de l’esthétique, professeur à l’Université de Ţologne a introduit

248
Muguraş ţONSTANTINESţU

la notion d’intentio culturae. Selon Nanni (1995, 37), l’intention culturelle


dirige les trois autres intentions proposées par Umberto Eco (1992, 147).
ţherchant à expliquer l’attribution du sens dans l’acte herméneutique et
dans l’acte critique, Nanni a distingué l’intentio auctoris qui correspond à ce
que les tenants de l’École Interprétative appellent le « vouloir dire » de
l’auteur, intentio opéris c'est-à-dire le projet du texte lui-même et l’intentio
lectoris ou intention du lecteur.
Le facteur culturel est donc essentiel car du transfert des valeurs et
des habitudes propres à la culture d’accueil peut dépendre le succès ou
l’échec d'une traduction ; ce transfert est soumis à des contraintes
contextuelles et intratextuelles relatives à la langue et à la culture source, et
à celles de la langue et de la culture cible et exige plusieurs connaissances et
habiletés dans la manipulation des stratégies traductionnelles.
Avant d’identifier les stratégies utilisées par les traducteurs
roumains pour franchir l’écart culturel franco-roumain, nous ouvrons ici
une parenthèse pour examiner brièvement la notion de stratégie de
traduction qui est d’ailleurs un concept complexe.
Issu de la psychologie cognitive, introduit par Selinker en 1972, le
terme « stratégie de traduction » dénomme un choix, une technique, une
décision linguistique, un « procédé de résolution de problèmes » selon
Hurtado Albir (2001, 271).
Pour Georgiana Lungu Badea (2008, 124), les stratégies de
traduction se réfèrent à l’ensemble des procédés de traduction utilisés par
un traducteur afin de transférer dans la langue-cible le sens d’un texte-
source mais aussi l’atmosphère culturelle dans laquelle ce sens a été
produit de sorte qu’il suscite au lecteur-cible la même réaction que celle
produite sur le lecteur-source.
Soulignons qu’il faut distinguer deux sortes de stratégies de
traduction, c'est-à-dire deux niveaux de stratégies différents :
- un niveau général ou le niveau du texte entier, le macro-niveau du
texte, quand on peut recourir aux stratégies de traduction globales ;
- un niveau plus spécifique, le micro-niveau du texte, où l’on peut
appliquer des stratégies locales.
ţe deuxième type est celui qui nous intéresse, il est applicable
lorsque le traducteur est confronté à un problème de traduction et décide
de modifier une unité.
La définition donnée par Hurtado Albir (2001, 271) aux « procédés
de résolution de problèmes » a attiré notre attention car il est utile d’insister

249
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

sur la nature de ces problèmes qui portent essentiellement sur le transfert


culturel, sur les « points riches » dont parle Christiane Nord :

La limite de la culture est marquée par des « points riches » qui sont en fait
des lieux de différences dans le comportement qui provoquent des conflits
culturels ou des crises de la communication entre deux communautés en
contact.[….] ţes aspects – qui vont des signes lexicaux aux actes langagiers
jusqu’aux concepts fondamentaux du fonctionnement du monde – sont
autant de points riches … (2008, 36)

Par conséquent, le traducteur doit toujours identifier ces problèmes,


rester conscient de ces points riches qui apparaissent dans la traduction
lorsque la langue d’accueil s’avère lacunaire et les référents peuvent ne pas
être identiques. Les termes socioculturels identifiés dans le texte proposé
visent des séquences à charge civilisationnelle qui renvoient à des
particularités locales (coutumes, croyances, culture matérielle, plats
spécifiques, vêtements, monnaies, mesures de longueur, etc.), à des
particularités géographiques (ţristea 2000, 174), à des systèmes socio-
politiques et administratifs spécifiques ou renferment des allusions de
toutes sortes : littéraires, historiques, folkloriques.
On va regarder de plus près ces « zones textuelles problématiques »
(Berman 1995, 66), ces éléments porteurs d’information culturelle parce que
ce sont eux qui nécessitent des stratégies de traduction. ţommençons par la
définition des désignateurs culturels que Michel Ballard propose : « les
désignateurs culturels ou culturèmes, sont des signes renvoyant à des
référents culturels, c'est-à-dire des éléments ou traits dont l’ensemble
constitue une civilisation ou une culture. » (2003, 149). Pour Georgiana
Lungu-Ţadea (2004, 68), le concept de culturème est largement utilisé afin
de désigner l’unité porteuse d’information culturelle, matérialisée sous
forme de lexies simples, composées, expressions phraséologiques,
expressions palimpsestes.

Notre Dame de Paris – un texte marqué culturellement

L’œuvre qui sert de support d`analyse est Notre Dame de Paris de


Victor Hugo (plus précisément les premiers fragments de l’Incipit), corpus
qui n’est pas encore exploré du point de vue d’une critique des traductions
dans l’espace roumain.
Notre Dame de Paris reste une œuvre particulièrement complexe et
difficile à traduire. Victor Hugo décrit ici l’univers parisien tel qu’il l’a

250
Muguraş ţONSTANTINESţU

connu à travers les chroniques des mémorialistes. Parmi les éléments qui
rendent difficile la traduction on peut signaler l’évocation des événements
historiques du Moyen Âge tardif avec les aspects théologiques,
philosophiques, le mélange de registres linguistiques (jargon, langue
populaire, l’argot). À cela s’ajoute, dans les pages consacrées à
l’architecture, la difficulté d’une certaine précision terminologique.
Un autre défi pour le traducteur est donné par l’intertexte, riche en
citations latines, grecques de comptines, refrains, chansons populaires,
françaises ou espagnoles.
Les quatre traductions roumaines de Notre Dame de Paris de Victor
Hugo ont été publiées à des époques différentes. La première traduction,
Cocoşatul de la Notre Dame, a été publiée par George A. Dumitrescu en 1919-
1920. Une deuxième traduction, réalisée quelques ans après par George Ţ.
Rareş, a paru en 1935 aux Editions « ţultura Româneasc », Ţucureşti, sous
le titre Cocoşatul de la Catedrala Notre Dame de Paris. Dès la première page on
mentionne que c’est une traducere complectă [traduction complète] de
George Ţ. Rareş. Une autre traduction analysée, sous le titre Cocoşatul de la
Notre Dame, appartient à Ion Pas, parue à la Maison d’édition Arc, Bucarest,
1992, et compte 492 pages. Le conseiller éditorial Paul Lampert explique
qu’on a utilisé comme texte de base la traduction de Ion Pas parue aux
Editions « Cugetarea » en 1938 et que dans la présente édition on a
modernisé l’orthographe, on a corrigé les inadvertances onomastiques et
stylistiques et, cette fois-ci, le roman a été réédité dans un seul volume.

Problèmes de transport culturel dans les versions roumaines du


roman Notre Dame de Paris

Nous avons identifié des unités de traduction qui contiennent des


allusions culturelles, référents culturels ou bien des culturèmes qui posent
des problèmes aux traducteurs roumains dans leur tentative de recréer
l’ambiance du roman hugolien.
Les problèmes de traduction apparaissent dès la première page du
roman dans certaines séquences (des entités culturelles inexistantes dans la
culture roumaine, des mots qui se rapportent à l’organisation
sociopolitique, noms de fêtes, fonctions publiques, noms propres,
événements historiques).
En ouvrant son roman Notre Dame de Paris sur la Fête des Fous,
Victor Hugo introduit son lecteur dans une atmosphère de cérémonie
insolite, assez bien connue pour le lecteur français mais peu accessible à des

251
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

lecteurs roumains. La Fête des Fous éveille à l'interlocuteur français une


série de connotations et de détails concernant la date, les événements, les
rituels, les coutumes, liés à cette fête. Elle marquait l’ouverture du carnaval
qui, au Moyen Âge, durait deux mois à partir de l’Epiphanie. Dans la
traduction, ce système de connexions est réduit.
Pour la traduction du titre on observe des solutions différentes qui
méritent une attention particulière. G. A. Dumitrescu choisit Notre Dame din
Paris, ensuite, chez George B. Rareş, le titre devient par une tentation
explicative, Cocoşatul de la Catedrala Notre Dame de Paris [Le Bossu de la
ţathédrale Notre Dame de Paris]. Le titre Cocoşatul de la Notre Dame
appartient à Ion Pas et le dernier dans l’ordre chronologique est Notre Dame
de Paris, titre proposé par G. Naum. ţe dernier titre reste, selon notre
opinion, le plus fidèle par rapport à l’original, tandis que les autres
solutions sont discutables.
Un autre constat concernant cette fois-ci le niveau graphique : pour
certaines unités l’auteur utilise des caractères italiques, fait respecté par
tous les traducteurs pris en compte dans cette analyse. Ce sont des citations
qui proviennent de l’Histoire de Louis le Onzième, dite Chronique scandaleuse,
de Jehan de Troye. Dans les versions roumaines, la présence de ces
caractères en gras (chez Rares) ou italiques (chez Naum et G. A.
Dumitrescu) n’est pas expliquée. Il aurait été nécessaire de préciser dans
une note en bas de page la raison pour laquelle le texte comporte ces
caractères différents du reste des mots (tout comme dans le texte-source).
Les unités qui évoquent des événements avec des significations
historiques, populaires dans le texte de départ « jour des Rois et de la Fête
des Fous », « plantation de mai » soulèvent plusieurs problèmes aux
traducteurs roumains à cause de leur charge spécifique et à cause des
connotations civilisationnelles renfermées. Les traducteurs roumains ont
proposé les solutions suivantes : zilei regilor şi a petrecerii nebunilor, plantare
de arbori [G. A. Dumitrescu] (les connotations sont effacées), Zilei regilor şi a
Sărbătorii nebunilor, se planta arbustul tradiţional [Ion Pas] et Zilei Regilor şi a
Sărbătorii Nebunilor, plantat arborele de mai [Gellu Naum].
On observe que pour le terme « plantation de mai », les traducteurs
roumains ont recours à plusieurs solutions, les connotations de cette unité
source étant difficile à garder. « Le mai » est un arbre ou un mat enrubanné
que l’on plantait, à l’origine, pour fêter le printemps ; par la suite, cette
tradition s’est étendue à de nombreuses fêtes populaires. Ion Pas a recours
à un élément supplémentaire pour rendre le texte plus explicite arbustul
tradiţional, élucidant le sens référentiel de l’énoncé.

252
Muguraş ţONSTANTINESţU

On rencontre des interférences diachroniques, transfert de mots


appartenant à des états de langues différents, des termes historiques
traduits par des termes actuels. Par exemple, pour ce qui est du terme
« prévôt », qui désigne une fonction publique, sans équivalent précis en
roumain, George A. Dumitrescu choisit d-lui intendent general, alors que Ion
Pas choisit staroste, un mot assez obsolète, à notre avis.
Gellu Naum préserve tel quel le terme ; il trouve donc une autre
solution, celle du maintien, une stratégie qui consiste à garder un nom ou
un mot de l’original dans la traduction, sans l’adapter orthographiquement
à la langue-cible. Le traducteur garde ainsi l’aspect étranger et fait appel à
des notes en bas de page : magistrat feudal, cu felurite atribuţii ; în text îl vom
denumi uneori după funcţiile îndeplinite. Pour le nom propre « La ţité »,
Naum respecte toujours la même règle et on observe sa préférence pour
garder les noms et mots français pour leur statut de mots exotiques, pour
l’atmosphère.
Il y a des situations où les traducteurs trouvent les mêmes
équivalences, par exemple pour le nom propre « Palais de Justice » rendu
en roumain par Palatul de Justiţie. Par ailleurs, ils utilisent l’explicitation
pour faciliter la compréhension. Pour le terme « Dauphin », même s’il a un
équivalent roumain Delfin, Naum choisit l’insertion explicative prinţul
moştenitor. Ion Pas recourt au maintien du terme « Dauphin », mais il ne
respecte plus la même stratégie quant au nom propre « Marguerite de
Flandre » roumanisé Margareta de Flandra.
En ce qui concerne la traduction de l’unité « une révolte d'écoliers
dans la vigne de Laas », on peut observer des dérapages lexicaux dans les
deux traductions roumaines. Ion Pas propose revoltă de şcolari în via Laos ;
on observe ici que le toponyme Laas est devenu Laos. Il s’agit,
probablement, d’une erreur typographique tandis que Gellu Naum trouve
une autre solution răzmeriţă a studenţilor in oraşul Laas1.
L’unité « Ni une entrée » rendue en roumain par nici vreo intrare
renferme encore des allusions historiques : Les Entrées du Roi ou de la
Reine dans la porte Saint Denis après le couronnement à Reims étaient des
festivités solennelles, largement décrites par les chroniqueurs.
Une autre unité de traduction qui a connu des solutions différentes
est « dans la triple enceinte de la ţité, de l’Université et de la Ville »2.

1 Sur l’emplacement de l’actuelle rue Saint André des Arts. L’Université et l’abbaye de Saint
Germain se disputaient encore au XVI e siècle ce territoire.
2 Il s’agit de la division traditionnelle, topographique et organique de Paris : le pouvoir civil

et religieux, l’éducation, le commerce et l’industrie.

253
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

George Rareş traduit în insula Cité, la universitate şi în oraş, et « la


triple enceinte » devient în insula Cité. Ion Pas propose în întreita incintă a
Cetăţii, a Universităţii şi a Oraşului et Naum în tripla incintă formata de Cité, de
Universitate şi de Oraş, gardant l’aspect étranger du toponyme « ţité ». Pour
les termes « la triple enceinte », il propose un équivalent convenable, un
néologisme d’origine française în tripla incintă.
La dernière phrase du texte proposé « Chacun avait pris parti, qui
pour le feu de joie, qui pour le mai, qui pour le mystère » est rendue en
roumain par Ion Pas :

Fiecare se hot râse, pentru petrecere, pentru arbust, pentru mister

et par Naum

Fiecare se hot rase fie pentru focul de s rb toare, fie pentru arborele de mai,
fie pentru mister, tandis que Dumitrescu recourt à une réorganisation de la
phrase : Mul imea burghezilor şi burghezelor se îndrepta deci din toate
p r ile dis de diminea , dup ce îşi încuiaser casele şi îşi închiseser
pr v liile, spre unul din cele trei locuri desemnate.

L’allusion culturelle met le traducteur devant un dilemme : qu’il


l’explicite, qu’il la laisse intacte et le traducteur décide d’expliquer les faits
culturels dont l’opacité risque de nuire à l’intelligibilité du récit soit dans le
texte même arbustul tradiţional, prinţul moştenitor, soit par une note en bas
de page, comme par exemple le terme « prévôt ».
Les traducteurs roumains doivent faire appel à la fois à des
compétences linguistiques, culturelles et encyclopédiques pour réussir la
mise en correspondance des connotations socio-culturelles.
Les difficultés apparaissent lorsque les traducteurs ont affaire aux
connotations nationales liées à l’histoire, au patrimoine national (les
allusions érudites, les allusions historiques et littéraires) pour lesquelles on
a besoin de connaissances encyclopédiques vastes. L’aspect terminologique
du texte constitue un défi pour la traduction ; par exemple, le nom propre
« Palais de Justice », rendu en roumain, au début, par Palatul de Justiţie, se
prête bien à une étude plus détaillée. ţitons à l’appui de cette remarque les
vers qui suivent dans ce premier fragment choisi, le quatrain de Théophile
de Viau qui, selon une note en bas de page dans le texte français, a été un
poète libertin persécuté par les tenants de l’ordre qui fut un temps
emprisonné dans la cellule de Ravaillac.

254
Muguraş ţONSTANTINESţU

Certes, ce fut un triste jeu / Quand à Paris dame Justice / Pour avoir
mangé trop d’épice / Se mit tout le palais au feu.

Desigur c a fost un trist joc / ţând la Paris cucoana Justi ie, / Mâncând
prea multe dulciuri, / A dat întregului Palat foc. (Ion Pas)

N-a fost pl cut sinistrul joc / ţînd la Paris doamna Dreptate / Luînd
bacşiş pe s turate / Palatul şi l-a pus pe foc. (G. Naum)

Da sigur, fu un joc trist / ţ nd la Paris madam Justi ia / Pentru c


mîncase prea pip rat / Işi puse foc întregului palat. (G. Dumitrescu)

À cause probablement de l’attention prêtée au rythme et à la rime,


les traducteurs adoptent des stratégies ponctuelles, non uniformes.
Premièrement, la transposition – réorganisation grammaticale (« Pour avoir
mangé » / Mâncând / Pentru că mîncase), deuxièmement, l’appellatif
« dame » est rendu différemment (doamna, madam, cucoana). Ensuite, les
traducteurs ignorent ou ne réussissent pas à rendre le jeu sur les deux sens
d’épice et de palais : gustatif et judiciaire.

Conclusions

Sans avoir la prétention d’avoir épuisé la problématique si vaste du


sujet, nous tirons quelques conclusions : le transfert du sens de la culture
française vers la culture roumaine se réalise par plusieurs stratégies ;
l’inventaire des stratégies de traduction employées dans les versions
roumaines montre le fait que les traducteurs adoptent des stratégies
ponctuelles, non-uniformes, selon les exigences particulières du contexte
donné.
On observe une certaine liberté par rapport à l’original pour ce qui
est des premiers traducteurs, une tentative d’exotisation dans la version de
Naum qui préserve tels quels plusieurs termes, gardant l’étrangeté,
transposant le lecteur dans cet univers autre. Ion Pas préfère la
naturalisation des termes et, comme on a pu le voir, trouve plusieurs
équivalences.
Pour ce qui est de la traduction des noms propres, on observe que la
stratégie la plus répandue consiste à traduire le signifiant de façon totale ou
en l’adaptant aux lois phonologiques de la langue roumaine, surtout pour
les personnages historiques, les noms propres géographiques,
d'institutions.

255
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Pour les cas où le destinataire du texte traduit n’a pas les


connaissances nécessaires pour comprendre les implicites du texte, le
traducteur procède à l’explicitation dans la langue d’arrivée de certaines
allusions ou notions relatives à la culture commune aux locuteurs de la
langue de départ.
Il n’existe pas de règles fixes, établies, quant à la manière de
procéder, ce qui suppose que les stratégies choisies par un traducteur ne
seront pas unanimement acceptées par la critique ou par le lecteur auquel il
s’adresse.

Références bibliographiques

Ballard, Michel. La traductologie dans tous ses états. Arras : Artois Presse Université,
2007.
Berman, Antoine. Pour une critique des traductions : John Donne. Paris : Gallimard,
1995.
Cristea, Teodora. Stratégies de la traduction. Ţucureşti : Editura Funda iei România
de Mâine, 2000.
Eco, Umberto. Les limites de l’interprétation. Traduction par M. Bouhazer. Paris :
Grasset, 1992.
Eco, Umberto. A spune cam acelaşi lucru. Traduction par Laszlo Alexandru.
Ţucureşti : Polirom, 2008.
Hurtado Albir, Amparo. Traducción y Traductología. Introducción a la traductología,
Madrid : ţátedra, 2001.
Lungu-Badea, Georgiana. Teoria culturemelor, teoria traducerii. Timişoara : Editura
Universit ii de Vest, 2004.
Lungu-Badea, Georgiana. Mic dicţionar de termeni utilizaţi in teoria, practica si
didactica traducerii. Timişoara : Editura Universit ii de Vest, 2008.
Nanni, Luciano. « Estetica e semiotica : il ribaltone post-strutturalista ». Bologne :
Parol 12, 1995.
Nord, Christiane. La traduction : une activité ciblée. Artois : Presses Université, 2008.
Sévry, Jean. « Traduire une œuvre africaine anglophone ». Palimpsestes no. 11,
Traduire la culture. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998.

Textes de référence :

Hugo, Victor. Notre Dame de Paris. Paris : Editions Gallimard, 1996.


Hugo, Victor. Notre Dame din Paris. trad. de. George A. Dumitrescu, Ţucureşti :
Editura Libr riei St nciulescu, 1919.
Hugo, Victor. Cocoşatul de la Catedrala Notre Dame de Paris. Traducere de George B.
Rareş. Bucureşti : Editura ţultura Româneasca, 1935.

256
Muguraş ţONSTANTINESţU

Hugo, Victor. Notre Dame de Paris. Traducere de Gellu Naum. Ţucureşti : Editura de
Stat pentru Literatur , 1962.
Hugo, Victor. Cocoşatul de la Notre Dame. Traducere de Ion Pas, Ţucureşti : Maison
d’édition Arc, 1992.

257
La traduction – point de convergence de plusieurs identités.
Le cas d’Amin Maalouf

Florina CERCEL

Université « Ştefan cel Mare », Suceava


Roumanie

Résumé: Notre article s’inscrit dans une préoccupation pour les techniques et les stratégies
de la traduction ressortissant d’une éthique de la traduction qui, selon le théoricien Antoine
Ţerman, consiste à préserver l’étrangéité du texte original. ţette préoccupation s’est
matérialisée dans un travail de comparaison du roman « Le Périple de Ţaldassare » de
l’écrivain libanais d’expression française, Amin Maalouf, et la version roumaine donnée par
la traductrice Ileana ţantuniari. Les repères théoriques concernant la traduction comme
compréhension d’une identité, d’une culture et d’une pensée qui se dévoilent à travers
l’écriture seront valorisés dans l’analyse des stratégies de la traduction et des problèmes
posés par le texte original.

Mots-clés : traduire, identité, culture, stratégie.

Abstract : Our paper is part of our concern with translation techniques and strategies
emerging from the ethics of translation which, according to Antoine Berman, consists of
preserving the foreign character of the original text. This preoccupation materialized in a
comparative study of the Lebanese writer of French expression Amin Maalouf’s novel ’’Le
Périple de Ţaldassare’’ and its Romanian translation by Ileana Cantuniari. The theoretical
references concerning translation as comprehension of identity, culture and thought will be
applied in the analysis of the translation strategies and problems posed by the original text.

Keywords : to translate, identity, culture, strategy.

La traduction a joué depuis l’Antiquité un rôle fondamental dans la


formation, la préservation et l’enrichissement des langues et des cultures
devenant une composante essentielle de l’activité artistique et économique
de l’humanité. Elle a rendu possible la migration des connaissances d’une
culture à l’autre, d’un peuple à l’autre. Les traducteurs, par leur travail
intense, permettaient le flux des connaissances et facilitaient la
communication entre des gens appartenant à des cultures différentes et, par
conséquent, parlant des langues différentes. Ainsi la traduction devient-elle

259
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

une ouverture vers d’autres espaces et un moyen de connaissance de


l’Autre, de l’étranger.
Depuis longtemps la traduction a suscité des polémiques
concernant les façons les plus appropriées de traduire, le rôle et la
responsabilité du traducteur face au texte original, au texte d’arrivée et au
lecteur de la traduction. Au XIXe siècle, Schleiermacher (1999, 19) proposait
deux méthodes authentiques de traduire : « Ou bien le traducteur laisse
l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre,
ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l’écrivain
aille à sa rencontre. » Un siècle plus tard, c’est le théoricien Antoine Ţerman
(1984, 16) qui reprend presque de la même manière le binarisme du
philosophe allemand. Il oppose la traduction à la lettre, la traduction
littérale à la traduction du sens en affirmant que la traduction est
traduction de la lettre, du texte en tant que lettre. Ţerman (1993, 74) conçoit
une éthique de la traduction qui favorise la traduction littérale : « L’acte
éthique consiste à reconnaître et à recevoir l’Autre en tant qu’Autre. » La
traduction est « animée du désir d’ouvrir l’Étranger en tant qu’Étranger à
son propre espace de langue. » (75).
ţes méthodes nous intéressent dans la mesure où elles peuvent
rendre compte des deux tendances de la traduction, favoriser la culture de
départ et garder l’étrangéité du texte original ou favoriser la culture
d’arrivée en effaçant les composantes culturelles du texte original. En effet,
la traduction d’une identité étrangère suppose sa compréhension sous
toutes les formes de manifestation étroitement liées à la culture d’où elle est
issue.
La traduction est devenue graduellement l’objet de recherche des
théoriciens appartenant à des disciplines différentes et envisageant la
traduction de plusieurs points de vue. Elle a constitué et constitue encore
une modalité de connaissance et d’auto-connaissance, une ouverture vers
d’autres langues et, implicitement, vers d’autres cultures et représente, en
ce sens, une ouverture de Soi vers l’Autre. L’espace de rencontre entre les
deux entités culturelles est, dans ce cas, le texte, point de convergence de
plusieurs identités. Ainsi la traduction porte-t-elle en soi, outre le sens et la
forme donnés par l’auteur, l’empreinte de celui qui se charge à transporter
le texte original dans une autre langue : le traducteur. En plus, l’écrivain
projette son identité sur ses personnages et conçoit son œuvre dans un
certain contexte en fonction de son expérience personnelle.
Donc, le texte traduit porte la marque de plusieurs identités :
l’identité de l’écrivain qui infléchit à ses personnages des images de Soi-

260
Muguraş ţONSTANTINESţU

même et de sa propre culture et l’identité du traducteur confronté à ses


propres dilemmes et difficultés.
Le traducteur devient, par sa tâche et par son statut, un médiateur
interculturel et interlinguistique. En ce sens, nous mentionnons l’ouvrage
d’Anthony Pym (1997) qui met au centre l’importance de l’identité
interculturelle du traducteur. Selon lui (1997, 14), la traduction implique
que le traducteur se trouve à l’intersection de plusieurs cultures qui
interviennent aussi au niveau du contenu : « Le traducteur est interculturel
dans le sens où l’espace du traduire – le travail du traducteur – se situe
dans les intersections qui se tissent entre les cultures et non dans le sens
d’une culture unique. ». La culture façonne ainsi de la même manière
l’identité du traducteur et l’identité du texte.
Tous ces éléments sont censés entrer en contact dans le contexte de
la culture d’origine puis, par l’acte de la traduction, dans la culture
d’arrivée. Le traducteur n’est jamais libre d’y intervenir. Il est contraint à
suivre l’œuvre, à bien comprendre et à faire comprendre. Il doit se plier aux
exigences du texte original et respecter la forme initiale tout en tenant
compte du principe de la résonance parce que, à part le sens, le rythme est
celui qui donne le souffle du texte. À ce propos, il est significatif de
mentionner la théorie du philosophe et traductologue français, Henri
Meschonnic (2008, 46), pour qui la traduction signifie la transposition d’un
discours, d’une œuvre avec sa rythmicité, son oralité. Sa théorie fonde une
poétique du traduire qui institue la nécessité d’une prise en compte autant
des théories de langage que des théories de la littérature, une traduction
qui s’appuie aussi sur le système rythmique du texte, qui prend en compte
le discours et non plus la langue :

Ţonne […] la traduction qui, en rapport avec la poétique du texte invente


sa propre poétique et qui remplace les solutions de la langue par les
problèmes du discours, jusqu’à inventer un problème nouveau comme
l’œuvre l’invente, une traduction qui, ayant le texte pour unité, garde
l’altérité comme altérité. (Meschonnic, 130)

Nous nous proposons d’analyser dans cette étude l’écart entre le projet de
l’auteur (dans notre cas, l’écrivain libanais d’expression française Amin
Maalouf) et ce que la traductrice Ileana ţantuniari a réussi à transposer
dans la traduction roumaine de son œuvre. Dans quelle mesure le
traducteur a-t-il réussi à transposer les visages de l’identité qui
transparaissent dans l’original ? Notre démarche prend en compte les
stratégies déployées par le traducteur pour rendre dans un autre code

261
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

linguistique, le roumain dans notre cas, des réalités appartenant à d’autres


langues et (à d’autres) cultures. ţes réalités posent beaucoup de problèmes
quand il s’agit du souci de ne pas effacer les caractéristiques propres au
texte original.
Le traducteur doit s’approprier le texte tout en gardant la distance
pour vaincre l’écart culturel et identitaire. Par empathie, le traducteur
s’identifie à l’écrivain pour mieux saisir le sens voulu et abolir les distances
culturelles et identitaires.
De ce point de vue, la traduction de l’œuvre d’Amin Maalouf est
d’autant plus difficile. Son écriture appartient à une littérature
d’acculturation qui essaie de rendre visible l’identité biculturelle ou
multiculturelle de son auteur. Il assume pleinement ses appartenances qui
se matérialisent au niveau de son discours par la coexistence de deux
langues, le français et l’arabe, et le partage des référents culturels. Les
difficultés posées par la traduction de ce genre d’écriture relèvent ainsi
d’un croisement des ressources techniques et artistiques des deux langues
et des deux cultures et, comme disait Ahmed-el Kaladi (2005, 159), « [e]lles
[les œuvres] sont déjà en quelque sorte une traduction, car les auteurs, par
le biais d’un médium étranger, transcrivent des signes d’appartenance
culturelle, linguistique, etc. […]. La langue d’écriture leur sert avant tout à
exprimer la pluridimensionalité de leur héritage culturel et linguistique. ».
L’écrivain met en scène un certain « jeu » se déployant sur un fond
historique réel mais empreint des légendes et des mythes qu’il a récréés à
sa façon. Il s’agit d’un dédoublement de son identité complexe dans ses
personnages, dédoublement qu’il prolonge sous le signe de la fiction au-
delà de soi-même. Il résulte ainsi un écart entre histoire et fiction, d’une
part, et entre autobiographie et fiction, d’autre part. Il revient au lecteur de
dévoiler ce déguisement des identités à partir de son expérience mais il
revient en premier lieu au traducteur de le comprendre pour le transposer.
Le roman Le Périple de Baldassare (Maalouf, 2001) met en scène un
personnage qui est, par excellence, l’homme qui doute, un être hanté par
des questions auxquelles il ne trouve plus les réponses dans cette époque
effrayée par l’imminente Apocalypse. Ţaldassare, descendent de l’illustre
famille Embriaco, qui a réussi à conquérir Tripoli, est, en Orient, un
minoritaire par son appartenance et ses racines génoises. Donc, même s’il
est né en Orient il reste toujours un étranger : « À quoi bon parcourir le
monde si c’est pour y voir ce qui est déjà en moi ? » (Maalouf 2001, 62). Le
doute le mènera dans un voyage à travers le monde entier à la recherche
d’un livre, Le centième nom, censé dévoiler le centième nom de Dieu et

262
Muguraş ţONSTANTINESţU

apporter ainsi le salut à l’humanité. Mais le héros de ce roman, bien


qu’homme culte, ne connaît pas le monde réel et, tout comme un Don
Quichotte oriental, il tombera de tromperie en tromperie.
L’analyse de quelques fragments et syntagmes du texte original et
de leur version roumaine, des passages du roman que nous trouvons
définitoires pour l’insertion du personnage dans le récit, témoignera des
difficultés de traduction que pose la coexistence de deux codes
linguistiques et culturels au sein du même récit.
La forme même du roman, le journal, dévoile une identité qui
cherche et se cherche à travers l’écriture, un être faisant exception à la règle
et, par là, devenant un étranger à son propre monde. L’écriture offre à
Baldassare l’espace d’une intimité où l’identité personnelle peut se
déployer sans les intrusions des normes et des comportements imposés par
le social. Il en résulte ainsi un écart entre les pensées intimes dévoilées dans
l’écriture et l’identité sociale que le héros doit afficher dans le monde.
L’identité maaloufienne se voile et se dévoile avec intermittence, elle se
cache sous une apparence qui constitue la façade de Soi devant l’Autre, car
la société la contraint à afficher un autre visage conforme à ses règles :
« Étrange époque que la nôtre où le bien est contraint de se déguiser sous
les oripeaux du mal ! » (Maalouf 2001, 233). Ileana ţantuniari donne la
version suivante : « ţiudat mai e şi epoca noastr , în care binele e silit s
se deghizeze în straiele r ului! » (Maalouf 2004, 212). Une première
remarque s’impose dès le début : il s’agit de la manière dont la traductrice
fait un calque sur la syntaxe de la phrase française et commence la version
roumaine aussi par un adjectif. L’inversion entre le copulatif et le sujet de la
phrase (« epoca noastr ») a le rôle de mettre en relief cette étrangeté de
l’époque dans laquelle vit notre personnage. La phrase roumaine est
conçue de la même manière, phrase principale suivie d’une relative et
réussit à surprendre exactement l’atmosphère de cette époque-là en
gardant aussi l’opposition bien/mal qui s’y instaure.
Dans ce monde, Ţaldassare se voit obligé à cacher ses pensées et ses
doutes comme il le témoigne à un moment donné : « Heureusement que j’ai
ce cahier pour lui murmurer les choses que je dois taire. » (2001, 336). La
version roumaine est la suivante : « Noroc de acest caiet pe care-l am
pentru a-i şopti lui lucrurile asupra c rora se cuvine s p strez t cerea. »
(2004, 305). À notre avis, la traductrice aurait dû garder la traduction mot-
à-mot du verbe « devoir » car la signification du mot est un peu changée.
« Se cuvine » et « trebuie » ne signifient pas la même chose. L’auteur ne
souligne pas qu’il conviendrait que Ţaldassare se taise mais qu’il doit se

263
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

taire. Il doit garder le silence sur ce qu’il écrit dans ce journal à cause des
déterminations liées aux persécutions religieuses et politiques pratiquées
par les Ottomans et sans rapport à ses croyances intimes. ţ’est une époque
où règnent l’intolérance, les discriminations religieuses et politiques ce qui
oblige l’homme à cacher sa vraie identité, l’identité personnelle, pour
afficher ce qu’on appelle une « identité de façade » (Mucchielli 1986, 82).
ţ’est pour cela que Ţaldassare tient ce journal. À une autre époque que
celle de son héros, Maalouf se dévoile aussi à travers l’écriture.
La cohabitation de deux langues et de plusieurs référents culturels
dans l’original se traduit au niveau textuel par un mélange de deux
langues, le français et l’arabe. Quoiqu’écrit en français, le roman est
parsemé de mots désignant des réalités culturelles arabes ce qui rend
d’autant plus difficile la tâche du traducteur. Voici quelques exemples de
mots arabes dans le texte français avec la version roumaine donnée par
Ileana Cantuniari : « salamalecs »/ « salamalecuri », emprunt au turc
« selâma leyküm » ; « maidins »/ « maidini », mot qui n’existe pas en
roumain, donc la traductrice utilise le report pur et simple et fait confiance
au lecteur qu’il va comprendre du contexte qu’il s’agit d’une monnaie ;
« Amân »/ « Aman », toujours un emprunt au turc ; « cadi »/ « cadi »,
report pur et simple. Nous observons que la traductrice utilise tantôt
l’emprunt, tantôt le report pour rendre des mots désignant des référents
culturels spécifiques à la culture arabe. Le souci de préserver ces mots
prouve que la traductrice évite de faire appel à des équivalents de la langue
roumaine pour mieux garder la spécificité culturelle du texte de départ. Par
exemple, le syntagme « le sophi de la Perse » (342) a été traduit par « sufi-ul
din Persia ». Ni l’auteur, ni le traducteur ne choisissent pas d’expliquer ce
que ce mot signifie et le lecteur se rend seulement compte qu’il s’agit d’un
leader de Perse. Voilà la définition donnée par le dictionnaire Littré :
« Nom qu'on donnait autrefois dans l'Occident au schah de Perse. ». Un cas
similaire est le mot « wali » rendu en roumain par le même terme mais en
italiques : « wali ». Dans ce cas, aussi, la traductrice utilise le report direct
même si le sens du mot ne relève pas du contexte. Le petit Robert (2007,
2750) enregistre la définition suivante : « wali – milieu XXe, mot arabe. En
Algérie, Haut fonctionnaire responsable d’une wilaya (homologue du
préfet en France) ». Ileana Cantuniari aurait eu une alternative pour
faciliter au lecteur la compréhension du mot : introduire une note pour
préserver ainsi l’étrangéité du texte de départ.
ţantuniari fait rarement appel au report accompagné par des notes
de bas de page parce que le contexte aide en général le lecteur à

264
Muguraş ţONSTANTINESţU

comprendre les désignateurs de référents culturels ou, s’ils sont plutôt


méconnus, l’auteur vient lui-aussi à l’aide du public et explique dans le
texte les mots qu’il utilise. Et s’il est nécessaire, la traductrice intervient
avec une explication en bas de la page. Par exemple, prenons le cas du mot
« gentil » (2001, 198) : « Nous sommes tombés l’un dans les bras de l’autre.
Moi heureux de serrer dans mes bras mon meilleur ami juif, et lui heureux
de fuir tous les juifs de la terre pour se réfugier dans les bras d’une
‘’gentil’’ ». La version roumaine garde le mot « gentil » entre guillemets
mais accompagné d’une note : « Nume dat de c tre vechii evrei str inilor. »
(2004, 182). ţantuniari précise qu’il s’agit de sa traduction. Une centaine de
pages plus loin nous trouvons deux autres mots expliqués. Il s’agit de deux
toponymes utilisés par Maalouf et que la traductrice considère difficile à
comprendre par le lecteur roumain : « l’Atropatène » (342) – « Actualul
Azerbaidjan » (310) et « les Échelles » (342) – « Sc rile Levantului, nume dat
porturilor comerciale din Mediterana aflate sub domina ie turceasc . »
(310). Une autre note explique une fête religieuse : « la Saint-Siméon,
laquelle tombe le premier septembre et qui est pour eux le jour de
l’an »(346) – « s rb toarea Sfântului Simeon, care cade la întâi septembrie şi
care reprezint pentru ei începutul anului. » (313). Le nom de fête est
expliqué par une note de bas de page : « Este vorba de începutul anului
bisericesc pentru ortodocşi. » (313)
Une autre note explique un nom propre. Il s’agit du nom Sebastiao
Magalhaes qu’on trouve sous la même forme en roumain mais explicité en
bas de la page : « Magalhaes este numele portughez al lui Magellan. » (326).
La manière dont le texte maaloufien est construit rend plus facile la
compréhension des spécificités culturelles. L’auteur aide le lecteur à se
rendre compte du sens des mots et, quand la compréhension nécessite des
connaissances plus approfondies de la culture orientale, il ajoute une
définition dans le texte. ţ’est pour cela que la traductrice n’est pas obligée
de charger le texte de toutes sortes de définitions et de notes. Mais parfois
le zèle didacticien de la traductrice - enseignante laisse son empreinte dans
le texte. ţ’est le cas, par exemple, du toponyme « Wood Street » (388)
restitué tel quel dans le texte d’arrivée mais traduit dans une note : « Strada
de lemn. » (388).
En échange, ce souci de faire comprendre au lecteur toutes les
significations cachées du texte original est la raison pour laquelle Ileana
Cantuniari introduit une autre note, cette fois-ci justifiée : il s’agit du nom
du personnage principal, « Embriaco », et d’un jeu de mots de l’auteur –
« Joc de cuvinte : Embriaco (- nume propriu / şi ,,ubriaco” – be iv în limba

265
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

italian . » (440). ţette allusion au mot italien aurait probablement été


ignorée par le lecteur si la traductrice ne l’avait pas soulignée.
Il existe aussi des termes religieux que la traductrice préfère
remplacer avec un équivalent plus usité et, donc, plus connu par le lecteur.
Par exemple, le terme « comput » qui a en roumain l’équivalent « comput »
et signifie « calcul al timpului pentru stabilirea datei Paştilor şi pentru
socotirea calendarului bisericesc. » (Ş ineanu 1998, 186). Pour ne pas
agglomérer le texte avec des notes, la traductrice remplace le terme avec sa
définition simplifiée : « calcule calendaristice » (313). Elle utilise le même
procédé dans le cas de la fête religieuse « la Toussaint » traduite par
« S rb toarea Tuturor Sfin ilor ».
En ce qui concerne les noms propres, ils sont gardés dans la version
roumaine avec quelques adaptations orthographiques : « Maïmoun » -
« Maimun », « Sabbataï » - « Sabbatai », « Boumeh » - « Bumeh », etc. Il est
intéressant d’observer que la traductrice ne se contente pas de garder les
noms propres mais elle garde aussi leurs déterminants : « hajj Idriss »,
« Baldassare effendi » et qui sont spécifiques à cette culture. Elle garde
aussi les appellatifs « signor Baldassare », « signor Gabiano », mais traduit
« le sieur Barinelli » par « jupân Ţarinelli » qui est un mot propre à la
culture roumaine.
Baldassare entreprend un voyage qui se transforme dans son
initiation au monde réel, mais aussi une construction ou une ré-
construction de son identité car les images de Soi changent à chaque étape :
« ţela dit, il y a eu également un moment où je n’avais plus peur du
moment où j’avais quitté mon âme de marchand pour endosser celle d’un
dompteur. Et de cet instant-là, fût-il des plus fugaces, je suis fier. »
(Maalouf 2001, 76). ţe fragment a été traduit ainsi : « Acestea fiind zise, a
existat şi un moment în care nu mi-a mai fost fric . Un moment în care îmi
abandonasem sufletul de negustor pentru a-l adopta pe cel al unui
îmblânzitor. Şi de clipa aceea, fie ea şi dintre cele mai fugare, sunt
mândru. » (Maalouf 2004, 69).
Une première remarque s’impose vis-à-vis de la traduction en
roumain : au niveau syntaxique, la phrase roumaine apparaît plus rigide
que la phrase française à cause du fait que la traductrice a préféré omettre
le pronom relatif « où » et de reprendre l’idée par une autre phrase.
Deuxièmement, il s’agit du verbe « endosser » traduit par « a
adopta ». Mais le sens ici, tenant compte des circonstances dans lesquelles
Baldassare prononce ces mots, est de « assumer » / « a asuma ». ţar, en
défendant l’Aleppin qui veut aller à l’église de la ţroix, il dit qu’il est le

266
Muguraş ţONSTANTINESţU

protégé du résident génois auprès de la Porte, ce qui est faux, et il assume


ses risques.
Et, enfin, la dernière remarque concerne, en fait, le changement de
l’image de Soi qu’arrive à Ţaldassare. Il s’agit d’une transformation
temporaire de statut. En assumant des risques, il sort vainqueur devant le
caravanier. Il existe donc cette opposition entre « le marchand » et « le
dompteur », le marchand étant soumis aux caprices de ses clients tandis
que, à ce moment-là, il est maître de la situation. Donc, à notre avis, il serait
plus approprié de traduire « dompteur » par « st pân ».
Un autre changement d’identité se produit, à notre avis, au niveau
des pronoms personnels. Ileana Cantuniari remplace parfois, dans les
dialogues, le pronom de politesse « Vous » avec le pronom « tu » et le
traduit par « tu » ou « dumneata », une forme intermédiaire, en roumain,
entre « Vous » et « tu » : « Vous me dites que le livre que Marmontel vous a
acheté possède des vertus extraordinaires … » (125) / « Îmi spui c acea
carte pe care Marmontel a cump rat-o de la dumneata are virtu i
extraordinare ... » (114). L’échange des pronoms instaure un autre rapport
entre les deux hommes, un rapport plutôt de familiarité qui ne se retrouve
pas dans l’original.
Le langage de Maalouf est clair et élégant, avec des phrases
rythmées et ponctuées par des expressions et des syntagmes qui réclament
en roumain une réorganisation de la syntaxe et la recherche des équivalents
qui puissent exprimer l’intention de l’auteur. Dans ce cas, la traductrice a
dû faire ses choix en favorisant parfois le sens général de la phrase au
détriment d’une traduction littérale.
Par exemple, le texte est parsemé d’expressions qui ne peuvent pas
être traduites mot-à-mot et la traductrice a dû trouver des équivalents dans
la langue roumaine : « oiseau de malheur » (23) traduit par « piaz -rea »
(21), « Le faux sage que je fais ! » (45) – « ţe în elept de doi bani sunt! » (41),
« ce je ne sais quoi qui fouette l’homme vivant ! » – « acel vino-ncoace care
d ghes oric rui b rbat ! » (36), « pas de Habib en vue » (50) – « nici
pomeneal de Habib » (46), « il ne faut pas trop me secouer les sangs » (59)
– « nu trebuie s vin cineva s m trag de urechi » (55). Par ailleurs, la
traductrice va trop loin avec le registre familier et introduit des expressions
trop populaires qui se trouvent en désaccord avec l’ensemble du texte :
« Dans quoi, diable, me suis-je embarqué ? »(26) – « În ce dracu’ m-am
vârât ? » (23), « Lui aussi se mettait de la partie ! » (35) – « Iaca acum, intra
şi el în hor ! » (32), « forcément » (50) – « vrând-nevrând » (46). D’autres
fois, ţantuniari choisit d’allonger les phrases pour accentuer un certain

267
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

aspect du personnage ou de l’action. Par exemple, à propos du vieux Idriss


l’auteur dit : « En haillons, presque sans bagages, il paraissait aussi pauvre
que vieux. » (24). Voici la version roumaine : « În zdren e, aproape f r
nimic asupra lui, p rea pe cât de b trân, pe atât de s rac. » (21-22). La
traductrice remplace le syntagme « presque sans bagages » par « aproape
f r nimic asupra lui » pour accentuer sa misère et inverse la place des
deux adjectifs « b trân » et « vieux ». Elle intervient ainsi dans le texte
original pour mettre en relief certaines caractéristiques du personnage
Idriss.
Au bout de son voyage, Ţaldassare ne trouve pas les réponses
recherchées dans le livre Le Centième Nom qui apparaît comme visible,
matériel, mais pourtant invisible pour ceux qui veulent le lire. En échange,
il arrive dans une ville où il ne se sent plus un étranger : Gênes.
Il est intéressant d’analyser un fragment où Ţaldassare parle de
l’appartenance à cette ville : « Dépouillé, oui, mais comme un nouveau-né
sur le sein de sa mère. Ma mère retrouvée. Ma terre-mère. Ma rive-mère.
Gênes, ma cité-mère. » (Maalouf 2001, 275) ; « ţ’est dans cette ville que je
suis né bien avant ma naissance, et de ne l’avoir jamais vue la rendait plus
chère à mon cœur comme si je l’avais abandonnée et que je devais l’aimer
davantage pour qu’elle me pardonne. » (291)
La version roumaine :

Gol, da, dar ca un nou-n scut la sânul maicii sale. Mama mea reg sit .
ara mea mam . rmul meu matern. Genova, cetatea mea-mam . »
(Maalouf 2004, 249) ; « În acest oraş m-am n scut cu mult înainte de a m
naşte, iar faptul c nu-l mai v zusem niciodat pân acum îl f cea înc şi
mai drag inimii mele, ca şi cum l-aş fi p r sit şi ar trebui s -l iubesc şi mai
mult pentru a m face iertat. (264)

Au niveau du sens général, Ileana ţantuniari rend dans ces phrases


le sentiment d’appartenance qu’éprouve Ţaldassare face à sa ville, Gênes,
qu’il considère comme sa terre-mère. Au niveau de la syntaxe, la traduction
respecte le texte original mais, au niveau lexical, il existe cependant
quelques inconsistances. Le mot « dépouillé » signifie l’état dans lequel
Baldassare est arrivé dans la ville de Gênes, c’est-à-dire, volé, sans argent et
sans famille. Rapporté à l’équivalent roumain « gol » nous pouvons dire
que l’équivalence sémantique ne se réalise que partiellement parce que cet
adjectif se rapporte plutôt au niveau corporel et ne présente pas la
signification de « dépouillé » dans sa totalité. L’équivalent « despuiat »
serait plus approprié à notre avis.

268
Muguraş ţONSTANTINESţU

Une autre remarque concerne la répétition du nom « mère » que la


traductrice interrompt par son remplacement avec l’adjectif « matern ».
Nous n’avons plus « rmul meu mam », la traduction du « syntagme
« Ma rive-mère », mais « rmul meu matern ».
Même si la signification de ces syntagmes a été partiellement
affectée par l’intervention de la traductrice, la version donnée correspond
aux exigences de la langue roumaine et reste fidèle à l’intention d’origine

Références bibliographiques

Ballard, Michel. De Cicéron à Benjamin. Traducteurs, traductions, réflexions. Lille :


Presses Universitaires de Lille, 1992.
Berman, Antoine. La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain. Paris : Seuil, 1993.
Dictionnaire de français Littré. URI : http://littre.reverso.net/dictionnaire-
francais/definition/sofi_%5B1%5D/69034. (Consulté le 25 Juillet 2010).
Kaladi, Ahmed el. « Acculturation et traduction ». In : Michel Ballard (éd.). La
traduction, contact de langues et de cultures (1). Arras : Artois Presses Université,
2005 : 153-168.
Le Nouveau Petit Robert. Nouvelle Édition du Petit Robert de Paul Robert, texte
remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey. Paris : Le
Robert, 2007.
Maalouf, Amin. Les Identités meurtrières. Paris : Grasset & Fasquelle, 1998.
Meschonnic, Henri. Poétique du traduire. Paris : Verdier, 1999.
Meschonnic, Henri. Dans le bois de la langue. Paris : Laurence Teper, 2008.
Mucchielli, Alex. L’identité. Paris : Presses Universitaires de France, 1986.
Pym, Anthony. Pour une éthique du traducteur. Arras : Artois Presses Université,
1997.
Schleiermacher, F. D. E. Des différentes méthodes de traduire. Traduit de l’allemand
par Antoine Berman. Paris : Seuil, 1999.
Ş ineanu, Laz r. Dicţionar universal al limbii române. ţhişin u : Litera, 1998.

Textes de référence

Maalouf, Amin. Le Périple de Baldassare. Paris : Grasset & Fasquelle, 2001.


Maalouf, Amin. Periplul lui Baldassare. Traducere din francez de Ileana ţantuniari.
Iaşi : Polirom, 2004.

269
Notices biobibliographiques

Eugenia ARJOCA IEREMIA, professeur à la Faculté des Lettres, d’Histoire et de


Théologie de l’Université de l’Ouest de Timişoara (Roumanie), enseigne la
linguistique française, la pragmatique et la traduction médicale. Responsable du
Département des Langues romanes. Depuis 2008, elle dirige le master intitulé
Tendances actuelles en langue et littérature françaises et francophones. Ayant un doctorat
en linguistique romane, elle a publié des articles de linguistique française et de
linguistique contrastive (domaine roumain-français) et des livres de spécialité
comme : Structura semantică a verbelor de gândire în limbile franceză şi română ; Limba
franceză, curs practic de gramatică ; Le verbe et ses catégories spécifiques en français et en
roumain. Elle est membre de plusieurs sociétés scientifiques, comme la Société
internationale de linguistique et de philologie romanes, l’AţLIF (Association des
chercheurs en linguistique française), SEPTET – Paris. Elle a traduit des textes
philosophiques, religieux et surtout médicaux (domaine de l’ophtalmologie, dans
le Journal français d’ophtalmologie), des aphorismes (de T. Nicola Tr il , Dinspre
sufletul meu / Du fond de mon âme).

Izabella BADIU est maître de conférences et chef du Département de Langues


Modernes Appliquées de la Faculté des Lettres de l’Université « Ţabeş-Bolyai » de
ţluj. Ancienne élève étrangère de l’Ecole Normale Supérieure, elle obtient sa
maîtrise en Lettres modernes (1996) et son DEA en Littérature comparée (1997) à
l’Université de Paris IV – Sorbonne. Docteur ès lettres avec une thèse en cotutelle
depuis 2003 elle publie notamment Métamorphoses de l’écriture diariste (ţasa ţ r ii
de Ştiin , ţluj, 2005) ainsi que des dizaines d’articles et de traductions. Après 2001
elle s’oriente vers le domaine de l’interprétation de conférence étant accréditée
auprès des Institutions Européennes (2005) et effectue un Master d’Études
Avancées en Pédagogie de l’Interprétation (2006-2007) à l’ETI de l’Université de
Genève. Membre actif de l’EMţI, elle dirige le Master Européen en Interprétation
de ţonférences de l’Université de ţluj (http://masteric.lett.ubbcluj.ro/).

Florina CERCEL est depuis 2008 la doctorante de Muguraş ţonstantinescu à


l’Université de Suceava. Les 27-28 mars derniers, elle a participé aux Journées de la
Francophonie organisées par l’Université « Al. I. Cuza » de Iaşi où elle a soutenue
une communication : L’œuvre d’Amin Maalouf comme dialogue des langues et des
cultures. En collaboration avec Oana Varavareanu, elle a publié le compte rendu de
la traduction coordonnée par Georgiana Lungu-Badea du livre coordonné par Jean
Delisle si Judith Woodsworth, Traducătorii în istorie/Les Traducteurs dans l’histoire,
Editura Universit ii de Vest, Timişoara, 2008. Le compte rendu est paru dans
DOCT-US, an I n° 1, 2009.

Muguraş CONSTANTINESCU, professeur des universités, eseigne la littérature


française et la traduction littéraire à l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava.

271
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Elle est rédactrice en chef de la revue Atelier de Traduction, directrice du Centre de


Recherches INTER LITTERAS, coordinatrice du master Théorie et pratique de la
Traduction ; a publié notamment les volumes Pratique de la traduction, La traduction
entre pratique et théorie, Les Contes de Perrault en palimpseste ainsi que des ouvrages
traduits de Charles Perrault, Raymond Jean, Pascal Bruckner, Gilbert Durand, Jean
Ţurgos, Gérard Genette, Alain Montandon, Jean-Jacques Wunenburger.

Eugenia ENACHE est maître de conférences à la Faculté de Science et Lettres de


l’Université « Petru Maior » de Târgu Mureş. Les recherches personnelles, portant
sur le symbolisme belgo-roumain, la littérature belge, sont reflétées dans des
articles publiés dans les revues universitaires (Cluj-Napoca, Iaşi, Tg. Mureş, Alba
Iulia, Piteşti) ou dans des livres (Georges Rodenbach şi spaţiul cultural românesc,
Editura Universit ii « Petru Maior », Tg. Mureş, 2007). La thèse de doctorat,
défendue en 2007, porte le titre Georges Rodenbach, une poétique de la réflexivité (livre
paru aux éditions Casa ţ r ii de Ştiin de Cluj-Napoca, coll. « Belgica.ro », 2008).
Elle s’intéresse aussi à la problématique de la traduction littéraire (Georges
Rodenbach, Valul Mirajul. Teatru, ţasa ţ r ii de Ştiin , ţluj-Napoca, coll.
« Belgica.ro », 2009, introduction, traduction et notes de Eugenia Enache) et de
spécialité (élaboration d’un dictionnaire juridique explicatif).

Jenő FARKAS est professeur de langue et littérature roumaines à l’Université


Eötvös Loránd de Ţudapest. Ses recherches portent sur les relations hongro-
roumaines, la francophonie centre-européenne, avec une prédilection pour les
avant-gardes littéraires du XXe siècle et les mouvances littéraires actuelles. Il a été
collaborateur principal pour les domaines français et roumain de l’Encyclopédie de
la littérature universelle, éditée par l’Académie de Hongrie (1989-1996). Auteur
d’une centaine d’études rédigées en français, hongrois et roumain, il a publié
notamment L’Histoire du prince Dracula (Budapest : Editions de l’Académie des
Sciences de Hongrie, 1989), Treize plus un. Dialogues sur les relations hongro-
roumaines (Budapest : Palamart, 2005), et une grammaire contrastive roumain-
hongrois (Román nyelvtan, Budapest : Palamart, 2007). A traduit en hongrois des
écrits d’Eugène Ionesco et E. M. ţioran, et en français le drame Une étoile au bûcher
d’András Sütő. Sous sa direction, ont été publiées en version hongroise plusieurs
œuvres d’auteurs roumains, dont Hotel Europe / Európa Szalló, (Budapest :
Palamart, 2002), Arpiège / A hiabavalóság futamai (Budapest : Palamart, 2007), de
Dumitru epeneag, et un fragment en édition bibliophile du roman Psyché, de
Sándor Weöres (2005). Membre du ţomité scientifique international des revues
Nouvelles Études Francophones (États-Unis) et A Cor das Letras (Ţahia, Ţrésil).
ţhevalier dans l'Ordre des Palmes académiques de la République française depuis
2003. Membre de l’Union des Écrivains de la Hongrie.

Irène KRISTEVA, maître de conférences au Département d’Études romanes,


(Université de Sofia), a un doctorat de Sémiologie du Texte et de l’Image à

272
Muguraş ţONSTANTINESţU

l’Université de Paris 7. Domaines de recherche : Théorie de la traduction ;


Littérature française au tournant du XXe et XXIe siècles ; Sémiotique du texte et de
l’image. Publications récentes : Livres : Pascal Quignard :la fascination du
fragmentaire, Paris, L’Harmattan, 2008 ; Pour comprendre la traduction, Paris,
L’Harmattan, 2009.Etudes, articles : « De la pulsion de traduire aux limites de
l’interprétation », in L’Homme dans le texte, Presses universitaires de Sofia, 2008 ;
« (Po)éthique de la traduction », Kultura, n°17, 30 avril 2009 ; « Perspectives
herméneutiques de la traduction », in Signes, Discours et Sociétés, n. 3, 2009 ;
« Herméneutique de la traduction », in l’Annuaire de l’Université de Sofia, Presses
universitaires de Sofia, tome 102 ; « Traduction, culture, vision du monde », in
Signes, Discours et Sociétés, n° 4, 2009 (à paraître). Projets de recherche en cours :
Poétiques du traduire au XX siècle ; La forme brève au tournant du XXI siècle.
Associations : auditrice libre d’Espace Analytique, France.

Jean-René LADMIRAL, professeur, HDR, docteur en philosophie, philosophe,


germaniste et linguiste, traducteur et théoricien de la traduction, est professeur de
traductologie à l’ISIT et professeur de linguistique et de philosophie à l’Université
Paris X-Nanterre. Il est l’auteur de plusieurs livres et d’une centaine d’articles sur
la traductologie, la communication interculturelle, la traduction, la didactique de la
traduction. À l’Université Paris X-Nanterre, il a crée et dirigé le Centre d’Etudes et de
Recherches en Traduction (ţERT). Sa thèse d’habilitation à diriger des recherches
s’intitule La traductologie : de la linguistique à la philosophie (1995). Il a publié de
nombreux articles et dirigé de nombreux numéros de revues consacrés à la
traduction (Langages n° 28, n° 119, Langue française n° 116, Revue d’Esthétique, n° 12,
etc.). Ouvrages publiés : Traduire : théorèmes de la traduction (1979, 1994, 2002), La
Communication interculturelle (avec E. M. Lipiansky, 1989, 1991 et 1995), Critique et
théorie (avec Dominique Château, 1996), Quand la traduction se réfléchit (2005), Della
traduzione: dall’estetica all’epistemologia (2009). Il est directeur du centre de recherche
CRATIL de l’ISIT Paris. Jean-René Ladmiral a traduit de l’allemand : J. Habermas
(Jürgen Habermas, La Technique et la science comme 'idéologie', Profils philosophiques et
politiques et, avec Marc B. de Launay, Après Marx), Thomas W. Adorno (Minima
Moralia, avec Eliane Kaufholz), Kant (Critique de la faculté de juger, avec Marc B. de
Launay et Jean-Marie Vaysse) ; de l’anglais : Erich Fromm (Crise de la psychanalyse.
Essais sur Freud, Marx et la psychologie sociale).

Georgiana LUNGU-BADEA est professeur à la ţhaire de langues romanes de


l’Université de l’Ouest de Timişoara (Roumanie). Elle est rédacteur en chef des
revues Dialogues francophones et Translationes, fondateur et directeur du centre de
recherche ISTTRAROM-Translationes (Histoire de la traduction roumaine),
organisateur de colloques sur la traduction et l’histoire de la traduction roumaine,
sur la littérature et les problèmes de la traduction littéraire. Elle est membre des
associations professionnelles ţIEF (2005), SEPTET (2005). Domaines d’intérêt : la
traductologie, les problèmes théoriques et pratiques de traduction, la traduction

273
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

littéraire, la littérature. Ouvrages publiés en français : D. Tsepeneag et le régime des


mots. Écrire et traduire « en dehors de chez soi » (2009) ; (éd. avec M. Gyurcsik)
Dumitru Tsepeneag. Les Métamorphoses d’un créateur : écrivain, théoricien, traducteur
(2006) ; en roumain : Petit dictionnaire des termes utilisés dans la théorie, la pratique et la
didactique de la traduction (2003, 2e édition révisée 2008), Théorie des culturèmes,
théorie de la traduction (2004), Tendances dans la recherche traductologique (2005), Brève
historie de la traduction. Repères traductologiques (2007). Ouvrages coordonnés :
Répertoires des traducteurs et des traductions roumaines (XVII-XIX siècles) des langues
française, italienne, espagnole (2 vol 2006) ; Un chapitre de traductologie roumaine (XIXe
siècle) (2008).

Ramona MALIŢA est maître assistant au Département des Langues Romanes,


Université de l’Ouest Timişoara. Docteur ès Lettres. Elle enseigne les cours de
littérature française du Moyen Âge, de la Renaissance et du XIXe siècle. Membre de
la Société des études staëliennes, Genève depuis 2003, membre SEPTET,
Strasbourg, membre AUF depuis 2008. Volumes parus : 1. Doamna de Staël. Eseuri,
traduits, commentés et annotés par Ramona Mali a, 2004. 2. Dinastia culturala
Scipio, 2005. 3. Mme de Staël et les canons littéraires, Timişoara, Mirton, 2006. 4. Le
Groupe de Coppet. Un atelier de la construction/déconstruction des canons esthétiques,
2007. Volumes coordonnés (avec A. Gheorghiu) : Journées de la francophonie 2006 –
2007. Etudes des langues et des littératures françaises et francophones, 2008 ; Agapes
francophones 2008. Etudes des lettres françaises et francophones, 2009.

Magdalena MITURA, maître de conférences à l’Institut de Philologie Romane de


l’UMţS à Lublin, poursuit des recherches concernant la critique de la traduction
sur des œuvres littéraires françaises et italiennes. En 1997, elle a fini ses études
supérieures à l’Université Marie ţurie-Skłodowska à Lublin avec la thèse de
maîtrise intitulée Les relations cohésives dans le roman « L’écume des jours » de Boris
Vian. Sa thèse de doctorat L’écriture vianesque : traduction de la prose, qu’elle a
soutenu en 2006 à l’Université Jagellon de ţracovie, a été remaniée et publiée deux
ans plus tard chez Peter Lang en Suisse. Les principaux domaines d’intérêt de
Magdalena Mitura sont la critique et la théorie de la traduction (les traces du
traducteur, le statut du traducteur en tant qu’auteur second, le lecteur du texte
traduit, la traduction du comique verbal), ainsi que la linguistique textuelle (la
cohésion et la cohérence, l’apport du lecteur dans la constitution du sens). Ella a
effectué plusieurs stages scientifiques à l’étranger, entre autres à l’Institut für
Übersetzer und Dolmetscherausbildung de l’Université de Vienne et au CLA de
Ţesançon.

Petronela MUNTEANU est doctorante à l’Université « Ştefan cel Mare » de


Suceava, où elle prépare une thèse sur Le problème des marques culturelles et des
référents culturels dans la traduction et l’adaptation de l’œuvre de Victor Hugo, sous la
direction de Muguraş ţonstantinescu.

274
Muguraş ţONSTANTINESţU

Marija PAPRASAROVSKI, docteur ès lettres, est romancière, traductrice et maître


de conférences à la Faculté des Lettres de Zagreb en ţroatie. Elle s’intéresse plus
particulièrement à la traduction littéraire et au théâtre contemporain en France et
au Québec. Ses travaux portent aussi sur le roman français contemporain. Elle est
auteure de 4 romans, d'un ouvrage sur la sémiologie théâtrale, de plusieurs articles
sur le roman français (Hervé Guibert, Milan Kundera, Amélie Nothomb, Marie
Darrieussecq, Pascal Bruckner, Christian Oster, Alfred Jarry, Michel Tournier,
Marguerite Duras) et sur le théâtre (théorie, sémiotique, dramaturgie
contemporaine). Parmi ses traductions du français on peut citer les œuvres de
Michel Tournier, George Sand, Hervé Guibert, Alfred Jarry, Anne Hébert, Ţernard-
Marie Koltès, Irène Némirovsky, Marcel Proust, Le ţlézio. Elle prépare
actuellement un ouvrage sur la dramaturgie de Genet et Koltès.

Alina PELEA, interprète et traductrice, enseigne l’interprétation de conférence et la


langue française contemporaine dans le cadre du Département de Langues
Modernes Appliquées de la Faculté des Lettres de ţluj-Napoca (Université
« Ţabeş-Bolyai »). Docteur en traductologie avec une thèse sur les Aspects culturels
de la traduction des contes, thèse dirigée par les professeurs Rodica Pop (Université
« Ţabeş-Bolyai ») et Michel Ţallard (Université d’Artois). Depuis octobre 2004, elle
est membre de l’équipe du ţentre d’Etudes des Lettres Ţelges de Langue
Française. Jusqu’à présent, elle a publié quelques études portant sur des aspects
ponctuels de la traduction des contes.

Mariana PITAR, maître assistant à la Faculté des Lettres, d’Histoire et de


Théologie de l’Université de l’Ouest de Timişoara (Roumanie), enseigne la
terminologie, la traduction des documents audio-visuels, la traduction assistée par
l’ordinateur et l’analyse du discours. Avec un doctorat dans le domaine de la
linguistique textuelle, elle publie plusieurs articles et deux livres dans le domaine :
Textul injonctiv. Repere teoretice et Genurile textului injonctiv. Elle fait plusieurs stages
de perfectionnement à l’étranger dans le domaine de la terminologie (Rennes, 1996,
1999), de la traduction des documents audio-visuels (Barcelone, 2005, Toulouse
2006). Elle a écrit plusieurs articles dans le domaine de la traduction spécialisée et
de la terminologie et a publié récemment un manuel de terminologie intitulé
Manual de terminologie şi terminografie. Elle a contribué aussi au dictionnaire de
termes de traductologie Dicţionar contextual de termeni traductologici franceză-română
coordonné par Maria enchea.

Mirela POP est chargée de cours au Département de ţommunication et Langues


étrangères de l’Université « Politehnica » de Timişoara où elle enseigne la
traduction générale, niveau initiation, la traduction économique et le français
langue étrangère. Elle est docteur en Sciences du langage depuis 2007. Thèse de
doctorat soutenue en 2007 à l’Université de Ţucarest, Faculté de Langues et

275
Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Littératures étrangères. Titre de la thèse : Repérage et traduction des modalités dans les
chroniques de presse. Ses domaines d’intérêt sont la théorie, la pratique et la
didactique de la traduction, la linguistique appliquée et la didactique du FLE et du
FOS. Ouvrages publiés en français : Initiation à la traduction. Cahier de séminaire pour
la Ière année (1999), Pratique du français. Manuel (2004), Pratique du français. Cahier de
séminaire (2004). Elle fait partie actuellement d’une équipe de recherche intéressée à
la problématique de la traduction des documents officiels de l’anglais, de
l’allemand et du français vers le roumain.

Anda R DULESCU est professeur des universités (Faculté des Lettres,


Département de français, Université de ţraiova, Roumanie). Elle a publiés 8 livres
dont 3 de traductologie, 62 articles (dont 25 sur des problèmes portant sur la
pratique de la traduction). Elle a participé à plusieurs colloques internationaux :
Lyon, Lille, Arras, Louvain-la-Neuve, Leuven, Sofia, Pecs, Poznan, Montréal. Elle
est membre des associations : AfLiCo et SEPTET et de l’équipe de recherches Textes
et Cultures d’Arras. Ses domaines de recherche sont : sociolinguistique, linguistique
contrastive, traduction (publications dans Lingvisticae Investigationes, L’Information
grammaticale, Etudes franco-britanniques de Paris ; Cahiers de grammaire de Toulouse ;
Estudis romanics de Madrid et Cuadernos de filología italiana de Barcelone ; Quaderni
di Studi Italiani e Romeni de Turin ; Revue Roumaine de Linguistique, Linguistique
Théorique et Appliquée, Studii şi Cercetări Lingvistice de Bucarest).

Estelle VARIOT est maître de conférences en langue, littérature et civilisation


roumaines, après avoir soutenu une thèse de doctorat d'Études Romanes, spécialité
Roumain (lexicologie) intitulée « Un moment significatif de l’influence française
sur la langue roumaine : le dictionnaire de Teodor Teodor Stamati [Iassy, 1851] » ;
jury : J. ţ. Ţouvier, G. Taverdet (président) et V. Rusu (directeur de thèse), et
titulaire d’une Maîtrise L. E. A. (Université de Provence), mention Affaires
Internationales (langues : Anglais, Espagnol). Son cursus universitaire et ses
activités de recherche l’ont amenée à faire des traductions et translittérations
d’ouvrages littéraires, scientifiques, en prose ou en vers, et techniques depuis 1989,
seule (sous la direction de V. Rusu) ou en collaboration, publiées ou à paraître. Elle
a également fait des communications et interventions (ateliers, colloques) dans les
domaines de la traduction, du plurilinguisme, de la linguistique et de la
dialectologie, des relations franco-roumaines, et exemplifiant le lien existant entre
« linguistique, traduction et diversité culturelle (francophonie) ». Elle a également
réalisé l’édition de plusieurs ouvrages depuis 1998. Depuis 2004, elle est co-
responsable de l’atelier 3 « Traduction et Plurilinguisme » de l’E. A. 854 (ţAER) ;
et, depuis 2008, est responsable d’un « Bureau de traductions administratives,
techniques et littéraires » ouvert à toutes les langues et qui dépend aussi du Projet
« Rompre l’isolement », mis en place dans son Université à destination des
étudiants.

276
Table des matières

Présentation / 5
Esthétiques de la traduction/Jean-René LADMIRAL / 9
Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception. Sauvetage de l’étrangeté et
/ ou consentement à la perte/Georgiana LUNGU-BADEA / 23
Quelques réflexions sur certains des enjeux de la traduction : entre théorie et
pratique/Estelle VARIOT / 41
Pratiques (en marge) de la critique des traductions / Muguraş
CONSTANTINESCU / 55
De l’esthétique vers l’éthique dans la traduction. L’idiolecte du traducteur, le
contrat de lecture et « autres plaisirs minuscules » / Magdalena MITURA / 69
L’histoire des traductions en hongrois de Tartuffe et de Ainsi va l’carnaval /
FARKAS Jenő / 81
Pertinence de Mme de Staël pour l’esprit des traductions du XXI e siècle / Ramona
MALI A / 101
Peut-on (vraiment) re-créer la chanson de Ţrassens par la traduction ? / Anda
R DULESCU / 117
Traductions sur le marché. Éthiques multiples / Izabella BADIU /131
L’éthos du traducteur / Irène KRISTEVA / 151
Qu’est-ce qu’on sait quand on sait traduire ? / Marija PAPRASAROVSKI / 163
Devoir du traducteur du texte de spécialité / Eugenia ENACHE / 175
La traduction pour enfants et son potentiel didactique / Alina PELEA / 189
Dynamique de la signification et jeu des reformulations dans la traduction
d’ouvrages touristiques du roumain vers le français/ Mirela POP / 205
Le rôle de la dérivation impropre dans la traduction médicale du roumain vers le
français. Le cas des adjectifs employés adverbialement dans les textes du domaine
ophtalmologique / Eugenia ARJOCA-IEREMIA / 223
La traduction des documents audio-visuels : volet indispensable dans la formation
des traducteurs / Mariana PITAR / 235
Stratégies de transport culturel dans la traduction du roman Notre Dame de Paris de
Victor Hugo / Petronela MUNTEANU / 247
La traduction – point de convergence de plusieurs identités. Le cas d’Amin
Maalouf / Florina CERCEL / 259

Notices biobibliographiques / 271

277

Vous aimerez peut-être aussi