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Théodorine NTO AMVANE

THÉORIE DU SENS : APPLICATION PRATIQUE DANS LA


TRADUCTION DE « HIMNOS ENTRE RUINAS » D’OCTAVIO PAZ EN
DIDACTIQUE DE LA TRADUCTION DU TEXTE LITTÉRAIRE

Théodorine NTO AMVANE


Université Omar Bongo de Libreville, Gabon
ntotheodorine@gmail.com

Résumé : Cette étude propose d’aborder la problématique de la théorie du


sens, issue de la théorie interprétative de la traduction que préconise l’ESIT
de Paris en didactique de la traduction du texte littéraire, et
particulièrement de la poésie. L’acte de traduire consiste à comprendre le
texte original, à déverbaliser sa forme linguistique et à exprimer dans une
autre langue les idées comprises et les sentiments ressentis (Marianne
Lederer, 1994). Ce postulat théorique justifie une didactique de la
traduction qui a recourt à une méthodologie cohérente et rigoureuse. Dès
qu’il est admis que l’institution universitaire peut former des traducteurs,
l’on conçoit aussi que, “el futuro traductor necesita tener une idea correcta
y clara de la esencia de aquello que va a aprender (a traducir), del objetivo
que persigue a través de su aprendizaje y de cómo avanzar en ese proceso”
(Roasrio Garcia, 2004). Dans sa fonction didactique, l’enseignement de la
traduction du texte littéraire se situe au carrefour du commentaire et de
l’élucidation du texte qui permet de lever les opacités résiduelles liées au
genre et à sa reformulation.

Mots clés : traduction, théorie du sens, didactique, pédagogie,


compréhension, déverbalisation, reformulation,

Abstract: This study proposes to address the problem of the theory of sense
that results from the interpretative theory of translation ESIT Paris
advocates in didactic of literary text translation and of poetry in particular.
The act of translating consists in understanding the original text, stifling its
linguistic form and expressing, in another language, the understood ideas
and the meanings (Marianne Lederer 1994). This theoretical premise
justifies a didactic of translation which uses a consistent and rigorous
methodology. Once it is admitted that the university institution can train
translators, it is also understood that the future translator should have a
precise and clear idea of the essence of what he will learn, the goal pursued
through his learning and how to go ahead in that process (Rosario Garcia,
2004). In its didactic function, the teaching of literary text translation is at
the crossroads of commentary, and therefore of the elucidation of the text,
which allows to remove the residual opacities related to gender and
reformulation.

Keywords: theory of sense, translation, meaning, déverbalisation,


reformulation, comprehension, déverbalisation, teaching, pedagogy

Akofena ç Spécial n°2 131


Théorie du sens : application pratique dans la traduction de « Himnos entre ruinas »
d’Octavio Paz en didactique de la traduction du texte littéraire

Introduction
Peut-on enseigner à traduire ? Je reprends à mon compte cette
interrogation d’Arregui Barragón, (2009). Elle pose une double problématique
liée à la didactique et à la pédagogie de l’enseignement de la traduction du texte
littéraire, spécifiquement la poésie. Rappelons que la didactique est toujours
spécifique. Elle transmet des savoirs, se règle sur la matière, son programme et
le contenu du cours. C’est l’étude systématique des méthodes et pratiques de
l’enseignement en général, ou de l’enseignement d’une discipline en particulier
(APPAC, 2015). En revanche, la pédagogie1 s’occupe de la manière dont ce
contenu sera communiqué et reçu. Elle se règle sur les sujets. De la sorte, l’on
peut répondre par l’affirmative à la question ci-dessus énoncée puisque depuis
les précurseurs qui ont transmis les théories linguistiques de la traduction, l’on
admet que pour interpréter, plus encore que pour traduire, il faut connaitre les
langues, mais cette connaissance ne constitue qu’une donnée initiale de
l’opération, un tremplin, et le saut ne s’effectue que lorsqu’on a la force de s’en
arracher. (Cary [1958], 1985, p.79). Ainsi, la Théorie du Sens, amenée par l’Ecole
de Paris2 décrit le processus de traduction en trois concepts que sont : la
compréhension, la déverbalisation et la réexpression en langue cible. Pour ce
qui est du sujet-traduisant, il faut avoir des connaissances linguistiques et
extralinguistiques (Lederer 1994). Par rapport à la didactique de la traduction,
la Théorie du Sens sert de support théorique dans la pratique pédagogique
exercée. L’expérience de classe s’appuie sur ce support dont les résultats sont
vérifiables dans bien des aspects. Elle vient corriger :
La manière très scolaire qu’avaient les étudiants d’envisager l’interprétation
comme un passage d’une langue à une autre et de rechercher constamment des
correspondances linguistiques au lieu de se soucier de faire passer le message.
Colette Laplace (2005, p.23). Cette manière de faire est le résultat des pratiques
de l’exercice scolaire enseignées dans les filières de l’enseignement des langues.
En réalité, les enseignements du Thème (exercice de traduction vers les langues
étrangères) et de la Version (exercice de traduction vers la langue maternelle)
ont pour objectifs, l’appropriation des deux langues étudiées. Ces deux
exercices visent la connaissance d’une langue, une culture et certainement pas
le processus de traduction. Ainsi, se posent alors les questions suivantes :
comment réformer la pédagogie de la traduction littéraire ? De quelles
dispositions pédagogiques le professeur de traduction doit-il faire montre pour
de meilleures performances ? Les filières universitaires constituent-elles une
exigence dans la formation de traducteur ?

1 La didactique se différencie de la pédagogie par le rôle central des contenus disciplinaires et par sa
dimension épistémologique (la nature des connaissances à enseigner).
2 Amparo Hurtado Albir, (2005), La Théorie Interprétative de la Traduction ou « Théorie du sens » est le

résultat de la recherche conduite à l’ESIT, notamment par D. Seleskovitch et M. Lederer. Elle est fondée sur
l’analyse de l’interprétation et se centre sur l’étude du processus mental pour élaborer un modèle
théorique de la traduction dans une perspective cognitive. Cette théorie tient l’interprétation pour une
activité discursive qui a pour objectif la réexpression du sens exprimé par l’orateur et dans laquelle
intervienne des connaissances linguistiques et extralinguistiques. P.163

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Le présent travail s’attache à démontrer que dans la pratique de classe,


l’enseignement de la traduction est rendu possible par la mise à disposition
d’outils cohérents d’une part, et par l’intégration du projet de classe par les
acteurs participants du groupe-classe3 d’autre part. La démarche est déductive
puisqu’elle part de postulats théoriques pour mettre l’expérience de classe en
traduction écrite, à l’épreuve des faits.
L’expérience est menée sur un texte littéraire sélectionné, en l’occurrence le
poème, Himno entre ruinas dont le choix est subjectif. La poésie d’Octavio Paz
est des plus expressive tant dans les différentes thématiques que dans le
message véhiculé. En outre, pour une didactique de la traduction du texte
littéraire, l’intégralité du poème formant une totalité est primordiale.
Ce projet pédagogique est organisé en trois axes : d’abord, il présente la
théorie du sens et son pendant pédagogique. Puis, en tenant compte du fait
didactique, il montre comment la pédagogie de la traduction du texte littéraire
s’articule à la théorie du sens. Pour finir, le résultat obtenu est proposé puis
discuté afin d’élucider l’importance de la théorie du sens dans la pratique
pédagogique de la traduction écrite du texte littéraire.

1. La Théorie du sens et didactique de la traduction


La théorie du sens est l’autre dénomination de la théorie interprétative
de la traduction. Elle résulte des travaux de recherches conduits par Danica
Seleskovitch et Marianne Lederer4 . Elle décline les fondements du processus de
traduction en trois grands axes : la compréhension, la déverbalisation et la
réexpression Lederer (1994 :13).

1.1 La compréhension est un processus qui permet la saisie du sens. La


compréhension appelle autant d’éléments complexes et variés que sont, les
compléments cognitifs : Eléments pertinents, notionnels et émotionnels, du
bagage cognitif et du contexte cognitif qui s’associent aux significations
linguistiques des discours et des textes pour constituer des sens. Ils sont aussi
indispensables à l’interprétation de la chaine sonore ou graphique que la
connaissance linguistique. Lederer (1994, p.212). Le bagage cognitif est
l’ensemble des savoirs, soient encyclopédiques, soient les différentes
expériences personnelles du vécu d’une part ; la maturité intellectuelle, le
langage d’autre part. Il comprend toutes les connaissances linguistiques et
extralinguistiques stockées dans la mémoire, lesquelles connaissances peuvent
être activées à tout moment, à partir d’une demande extérieure ou intérieure.
Le bagage cognitif n’est pas fait de notions articulées entre elles de façon
cohérente et nommées individuellement ; il est constitué de souvenirs, de faits
d’expérience, d’événements qui ont marqué, d’émotions. Le bagage cognitif, ce
sont aussi des connaissances théoriques, des imaginations, le résultat de

3 J’entends par groupe-classe, l’ensemble des acteurs qui occupent l’espace de la classe. Il s’agit
notamment, des étudiants et du professeur.
4D. Seleskovitch et M. Lederer sont des pionnières de la théorisation sur l’interprétation. La TIT s’intéresse

d’abord à l’interprétation de conférence et élargit le champ de la théorie à la traduction écrite au fur et à


mesure de l’évolution de la théorie.

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Théorie du sens : application pratique dans la traduction de « Himnos entre ruinas »
d’Octavio Paz en didactique de la traduction du texte littéraire

réflexions, le fruit de lectures, c’est encore la culture générale et le savoir


spécialisé. Lederer (1994, p.37). Tout le processus de compréhension est donc
inhérent à l’individu qui est porteur de ce bagage cognitif. Plus le bagage
cognitif est développé, plus la réception d’un texte est efficace, en termes de
compréhension. Autrement dit, la chaine des énoncés linguistiques n’est
compréhensible que parce qu’il existe un bagage cognitif préalable chez
l’individu qui est mis au contact du texte. La compréhension du texte dépasse
les limites de celui-ci.

1.2 La déverbalisation, la Théorie Interprétative énonce que :


La déverbalisation est le stade que connait le processus de traduction
entre la compréhension d’un texte et sa réexpression dans une autre langue. Il
s’agit d’un affranchissement des signes linguistiques concomittant à la saisie
d’un sens cognitif et affectif. Marianne Lederer (1994, p.213).
Ce qui suppose, évidemment, une connaissance relativement précise du
processus cognitif de la traduction. Pour s’affranchir des signes linguistiques, le
traducteur se sert de son bagage cognitif, c’est-à-dire, toutes les connaissances
théoriques, le résultat de réflexions ou encore la culture générale. Tout ce qui
permet de reformuler un texte nouveau sans être assujetti à l’enveloppe
formelle du texte de départ. Au niveau de la forme par exemple, en poésie il
s’agit de dégager la valeur notionnelle et émotionnelle dont ce type de texte est
porteur. On exploite les sonorités, les volumes, le rythme, la valeur dénotative
et connotative etc. qui contribuent à la construction du sens. La phase de
déverbalisation mise en évidence par la théorie interprétative de la traduction
ne consiste pas seulement à dégager le sens de la forme mais aussi à évaluer
cette même forme afin de trouver dans l’idiome d’arrivée des moyens
nécessairement autres mais qui pourront véhiculer une charge sémantique
analogue et produire le même effet. Fortunato Israël (2002, p.89). Un travail de
repérage qui permet, ainsi, de trouver les ressources langagières à même de
rendre le texte lisible. C’est aussi le lieu de la préparation à l’exercice de
créativité dans la mise en œuvre du nouvel objet texte.

1.3 La réexpression est le moment où le traducteur, ayant déverbalisé le texte de


départ, écrit un nouveau texte. On conçoit le texte traduit comme un hybride
qui, bien que ne coïncidant pas tout à fait avec l’original, est en mesure de se
substituer à lui, d’en rendre compte dans une très large proportion, malgré la
différence des idiomes, des cultures et des conditions de réception. (F. Israël,
idem : 90) Il y a donc la conscience que le texte traduit n’est jamais le même que
le texte d’origine. Il entre dans la langue d’arrivée par le principe d’équivalence.
Par rapport à la didactique5 de la traduction du texte littéraire et notamment de
la poésie, quels sont les apports de cette théorie dans la construction du savoir
traduire en classe ? La didactique veut donner dans ce contexte, une méthode
qui aide l’apprenant à atteindre un objectif d’apprentissage lié à une théorie.
2. Méthodologie de classe
5 La didactique porte ici sur les méthodes ou les pratiques d’enseignement. Elle pose les questions de
l’acquisition des connaissances en traduction à l’université.

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L’expérience de classe qui est partagée dans ce contexte précis prend en


compte la situation de classe en milieu exolingue6 francophone d’une part, et la
situation de discours dans laquelle les étudiants et le professeur travaillent dans
un cours de traduction. Le projet est bien expliqué aussi bien dans sa dimension
théorique que dans la pratique de traduction du poème. La traduction est
enseignée dans le cadre du système LMD pour un total de trente-neuf heures
(39h). Ce programme intègre l’offre de formation du département études
ibériques et latino-américaines dans le parcours Licence. Le groupe-classe est
subdivisé en sous-groupes de deux ou trois étudiants pour un groupe de
cinquante. Les sous-groupes portent des numéros comme indiqué, groupe 1,
groupe 2 etc. La méthodologie préconisée tient compte à la fois des
interlocuteurs qui pratiquent une langue autre que le français et l’espagnol ; ce
qui n’est pas sans incidence dans la compréhension de la langue espagnole et
dans l’expression de la langue française. La méthodologie prévoit, en outre, des
préalables à l’opération de traduction.

2.1 Les préalables de la traduction


La classe est constituée en sous-groupe de deux ou trois étudiants afin de
faciliter le travail sur le texte. Des taches précises sont données à chaque
groupe.
Rassembler les informations sur :
o La situation historique d’Octavio Paz et ses positions littéraires.
o Situer le poème « Himno entre ruinas » parmi les autres textes du recueil de
poème Libertad bajo palabra (edición cátedra, 1998).
o Rechercher le thème qui fait la trame du poème.
Lecture attentive du poème :
o Etude de la structure métrique du poème.
o Repérer les constantes rhétoriques quand elles existent.
o Examiner la distribution du lexique en fonction des rimes.
Lecture interprétative :

o Exercice de compréhension
Ces préalables ont pour unique objet d’enseigner la compréhension et la
déverbalisation, pour aboutir à la traduction. Les consignes données sont les
suivantes pour chaque groupe désigné :
o Groupe 1 : étude de la structure métrique de l’ensemble du poème.
o Groupe 2 : situation historique et positions littéraire de Paz.
o Groupe 3 : repérage des constantes rhétoriques.
o Groupe 4 : situation du poème en relation avec les autres textes.
o Groupe 6 : examen de la distribution du lexique en fonction des vers.
o Groupe 9 : recherche des unités de sens.

6 L’espace dans lequel se déroule l’expérience est exolingue dans la mesure où des langues vernaculaires
parlées par nos interlocuteurs sont de faible diffusion avec un statut non prestigieux. Tandis que le
français jouit d’un prestige du à son statut de langue culture occidentale. Quant à l’espagnol, c’est une
langue enseignée juste en milieu scolaire.

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Théorie du sens : application pratique dans la traduction de « Himnos entre ruinas »
d’Octavio Paz en didactique de la traduction du texte littéraire

Les groupes qui n’entrent pas dans la réalisation des tâches ne sont pas passifs,
ils contribuent à la prise de parole soit pour enrichir, soit pour contester les
résultats obtenus par les autres sous-groupes. Il s’agit aussi de gagner du temps
par rapport au programme d’enseignement et du volume horaire qui est donné
pour cet enseignement.

2.2 Enseigner la compréhension


L’enseignement de la compréhension suppose avant tout, un travail sur
les connaissances extralinguistiques. Le propos est ici d’enseigner à faire de la
recherche documentaire sur tout ce qui a un lien avec le poète et son projet
d’écriture. Citant Marianne Lederer, l’on apprend que : Nul, pas plus qu’un
lecteur quelconque, n’aborde jamais un texte l’esprit vide de toute
connaissance. Quelle que soit l’expérience du monde dont on dispose, que l’on
soit intimement associé à l’auteur du texte ou que l’on soit confronté pour la
première fois à un texte dont on ne connait pas l’origine, (…) on dispose, lecteur
fortuit ou pas d’un certain nombre de connaissances extérieurs à la langue qui
transmet l’information. (J. Delisle, 2003, p.185), Les étudiants ont été invités à
réaliser cette recherche pour mettre la notion de connaissances extralinguistiques à
l’épreuve. Soit le poème : « Himnos entre ruina »7, un poème en vers libres de quatre
pages.

Groupe 2 : Octavio Paz est né le 31 mars 1914 à Mexico, où il est mort


le 19 avril 1998. Il est surtout connu pour ses poèmes et ses essais d'inspirations
très diverses, puis pour son engagement antifasciste, la collaboration et la
création à plusieurs revues littéraires comme Vuelta (1976-1998). Paz est
d'ascendance mexicaine par son père et andalouse par sa mère. Son grand-père
paternel était aussi écrivain et précurseur du mouvement « indigéniste ». Sa
bibliothèque très pourvue lui a permis, enfant, de se familiariser avec les
civilisations préhispaniques. L'œuvre de Paz est considérable. Elle enchevêtre
7Poème extrait du recueil, « La estación Violenta », (1999) édité par Fondo de Cultura Economica, letras
mexicanas. Mexico, 9-12 p. [1958], [1990],

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des inspirations multiples, au carrefour de cultures mondiales, afin d'élaborer


une cosmogonie personnelle et originale2. Sa poésie revêt plusieurs formes et
connaît diverses périodes, concentrant un grand nombre de références puisées
dans l'histoire de l'humanité et le patrimoine littéraire mondial : les légendes
méso-américaines, la poésie baroque du Siècle d'or espagnol, le symbolisme,
le surréalisme, l'existentialisme, le bouddhisme, l'hindouisme ou encore
la poésie japonaise. L’œuvre se définit en deux temps : l’expérimentation et le
conformisme.

Groupe 8 : « quelle est l’incidence avec l’objet ? »

Professeur : « on recherche ici, tout ce qui, en dehors du texte peut apporter une
réponse au projet d’écriture de Paz. Regardez bien le texte et dites nous s’il y a
une quelconque allusion aux légendes méso-américaines ».

Groupe 4 : « bien sûr, premier vers du poème : « plumas » ; « Teotihuacán »

Professeur : « je peux ajouter que sur l’œuvre de Paz, le style est complexe,
inclassable. Tantôt on le retrouve dans des productions d’influence surréaliste,
existentialiste8. »
Groupe 5 : « nous avons découvert que ce poème est très localisé dans un
espace. Il est écrit à Naples (1948). En outre, il se pose à Teotihuacán, New-
York, Londres, Moscou ; sur la mer etc. »
(Silence dans la classe)

Professeur : qui a une réponse à la remarque pertinente de nos amis du Groupe


5 ? (silence) – je vais essayer d’apporter ma modeste contribution. Cela s’appelle
poésie spatiale. Les poèmes de Paz sont désignés par certains critiques comme
des topoemas (topo=lieu, poemas= poèmes). J’espère que cela sera relevé dans le
commentaire. Nous avons réalisé ici, un travail sur les connaissances
extralinguistiques qui aident à éclairer le sens. Sur la compréhension du texte,
l’expérience réalisée est en lien avec le processus de lecture- compréhension.
Chaque groupe prend le temps de se familiariser avec le poème et de relever les
premières difficultés ou non, inhérentes au texte.

Groupe 1 : étude de la structure métrique de l’ensemble du poème


Nous avons cherché en premier lieu la définition de mètre en poésie. Nous
avons trouvé cette définition chez Madeleine Pardo9. Nous voulons faire
remarquer que la notion de mètre englobe les syllabes phoniques, la synalèphe
etc. c’est trop long et vu aussi la longueur du poème, nous avons choisi un
aspect, les pauses métriques.

8 Ces courants littéraires sont connus des étudiants puisque faisant partie de leur programme.
9 Cf. Madeleine Pardo et Arcadio Pardo, “La mesure du mètre » pp.10-28

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Théorie du sens : application pratique dans la traduction de « Himnos entre ruinas »
d’Octavio Paz en didactique de la traduction du texte littéraire

Professeur : il nous faut d’abord comprendre et assimiler la notion de mètre, il


me semble.

Groupe 10 : le mètre, ce sont les syllabes que l’on coupe en pieds, n’est-ce- pas ?

Professeur : si l’on veut. Et puisque vous en parlez, découpez les syllabes de la


première strophe.

Groupe 10 : à vrai dire, nous ne savons pas, c’est difficile.

Professeur : c’est cette analyse qui va nous permettre de dégager la valeur


émotionnelle du texte. Si nous savons lire le mètre, nous lisons aussi le rythme
et les accents prosodiques.

Groupe 1 : nous mesurons le vers :


co-ro-na-do de-sí//-el-di-a-ex-tien-de-sus-plu-mas
al-to-gri-to-a-ma-rri-llo
ca-lien-te-sur-ti-dor-en-el-cen-tro-de-un-cie-lo
im-par-cial-y-be-ne-fi-co
las-a-pa-rien-cias-son-her-mo-sas-en-es-ta-su-ver-dad
mo-men-ta-nea.

On voit apparaitre, une succession d’accents qui retombent principalement sur


l’avant dernière syllabe et la dernière pour certains vers de cette strophe. On
peut aussi lire quelques cas de synalèphes (marqués en gras).

Groupe 8 : tous les vers sont paroxytons car les mots sont accentués à l’avant-
dernière syllabe, à l’exception de l’avant-dernier vers qui est oxyton.
Une question cependant, lorsqu’on a dit ça, qu’est-ce que ça apporte à l’objet
qui nous intéresse ici ?

Professeur : je suis d’accord avec vous. Faire cet exercice ne veut pas dire
s’arrêter au niveau technique de l’observation. Cela permet de comprendre la
démarche du poète parce que comme disent Pardo et Pardo :

Non seulement chaque mètre a son histoire mais chaque poète peut en
jouer comme d’un instrument, instrument qu’il a choisi ou qui s’est imposé
à lui. Les raisons de ce choix ou de cette utilisation sont complexes.
Pardo (1992, p.18).

Quand on parle poésie, il faut noter le rythme, la prosodie, les sonorités. Nous
sommes dans le domaine de l’émotion, de l’effet produit. C’est aussi cela que
nous cherchons à comprendre et à capitaliser pour notre ultime étape.

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Groupe 6 : examen de la distribution du lexique en fonction des vers


Nous voulons d’abord faire remarquer que, chaque fois que nous avons
constaté un enjambement dans une strophe, le lexique choisi correspond à un
moment qui correspond à son tour à une certaine isotopie. Par exemple, dans la
strophe une, l’isotopie de la lumière, « momentánea » est un enjambement qui
clôture la vérité de la beauté du soleil au zénith. La deuxième strophe joue de
l’enjambement aussi avec « mar » comme dernier vers. Et tout le lexique du
poème joue avec cette configuration : le thème et les enjambements.

Groupe 3 : on observe que tout le texte joue avec ces enjambements qui sont des
vers de fin de strophe et souvent avec un seul mot.
Exemples:
Las apariencias son hermosas en esta su verdad, (v5)
momentánea (v6)
el sol pone su huevo de oro y se derrama sobre el (v11)
mar. (v12)

Professeur : vous faites bien de le noter. Creuser encore un tout petit peu pour
voir l’incidence de cette forme avec le sens que le poète veut donner au niveau
de l’effet émotionnel.

Groupe 6 : on peut y voir la question du rythme avec ses pauses qui sont des
chutes et faire une relation avec cette manière de s’exprimer avec des vers
longs, et des vers courts.

Groupe 1 : c’est vrai, on dirait des vagues.

Professeur : ces vagues dont vous parlez peuvent être vues comme un
mouvement de va-et-vient. C’est Emile Benveniste qui a mis au jour le lien
ancien de rhuthmos, forme de ce qui s’écoule avec la philosophie ionienne
d’Héraclite, selon la métaphore majeure du fleuve. La valeur héraclitéenne du
rythme, comme organisation du mouvant, (Dessons, Meschonnic, 1998 : 54). Il
est important que vous ayez souligné cet aspect.

Groupe 9 : recherche des unités de sens.


Nous avons recherché les unités de sens à partir des phrases qui sont des unités
sémantiques complexes. Dans toute communication, ce qui intéresse le lecteur,
c’est bien ce qui est dit du sujet (SV) sur les sujets eux-mêmes (SN) (Théodorine
Nto Amvane, 2011, p.2).
(Rires)

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Théorie du sens : application pratique dans la traduction de « Himnos entre ruinas »
d’Octavio Paz en didactique de la traduction du texte littéraire

Professeur : vous êtes devenus de grands lecteurs ! Alors que signifie tout cela ?

Groupe 9 : nous sommes tentés de reprendre tout ce que vous avez dit dans
votre article.10

Professeur : et qu’est-ce que j’ai dit ?

Groupe 9 : « dans ce poème, on observe des exemples de l’emploi des deux


classes de prédicats : le prédicat verbal et le prédicat nominal.
Le prédicat nominal est exprimé avec la présence d’un SV constitué d’un verbe
auxiliaire et d’un attribut :
Las apariencias son hermosas, (v.5)
Un puñado de cabra es un rebaño de piedra; (v.10)
Todo es dios (v.13)
On remarque aussi que l’attribut est un adjectif :
Estatua rota (v.14)
columnas comidas por la luz (v.15)
ruinas vivas en un mundo de muertos en la vida (v.16) (Théodorine Nto Amvane
op.cit. 73-74)

Groupe 6 : on voit enfin apparaitre avec le verbe prédicatif transitif, le pronom


complément d’objet indirect « me » dans : Desde lo alto de su morenia una isleña
me mira, (v.37)

Professeur: « me » détermine la présence d’un locuteur-énonciateur avec lequel


tout lecteur de texte de fiction a tendance à s’identifier.

Groupe 9 : il y a aussi tous ces verbes de mouvement que sont : poner, extender,
afianzarse, derramarse, caer, estallar, cubrir…, tous conjugués au présent de
l’indicatif. Ces verbes, en relation avec chaque substantif, entrent dans le champ
sémantique de l’exil, peut-on dire.
Groupe 11 : nous voulons souligner la présence d’une métaphore filée avec le
mot « día » ; celui-ci convoque toutes les métaphores et affecte le texte du
premier vers au seizième vers.

Professeur : nous avons bien commenté le texte, l’avez-vous compris ?

Groupe 5 : nous avons vu comment le texte fonctionne, mais nous ne sommes


pas sûrs de l’avoir compris. Peut-être que si nous essayons de le traduire…

Groupe 1 : je pense que la compréhension ne se décrète pas. C’est quelque


chose qui est en nous.

10L’article auquel il est fait référence s’intitule « Lire Himno entre ruinas pour comprendre Octavio Paz »
publié dans Cuadernos de la Hispanidad n°3.

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Théodorine NTO AMVANE

Professeur : souvenez-vous que j’ai annoncé que la compréhension c’est la


somme des connaissances acquises et notre sensibilité à intégrer les « choses »
lues, vues, etc. Traduisons les seize premiers vers et nous verrons si ce poème
est compris et si nous sommes capables de créativité.

3. La traduction
Couronné de soi le jour étend ses plumes.
Haut cri jaune !
Jet brulant au centre d’un ciel
Impartial et bénéfique !
De même les apparences sont belles, leur vérité
momentanée.
La mer ondule le long de la côte,
s’infiltre dans les rochers, araignée lumineuse ;
la blessure violacée de la montagne resplendit ;
une poignée de chèvres est un troupeau de pierres ;
le soleil pose son œuf d’or et se répand sur la
mer.
Tout est Dieu.
Statue brisée !
colonnes inondées de lumière,
ruines vives dans un monde de morts en vie !

Il s’agit de montrer l’expérience du processus cognitif de la


reformulation et le résultat obtenu.

Conclusion
L’on sait que les connaissances extralinguistiques aident à la
compréhension et même à la reformulation du texte cible. Ainsi, observer le
fonctionnement de la langue au moyen de commentaires contribue à améliorer
le processus de compréhension. Bien souvent, il est confronté à la cohabitation
de plusieurs systèmes de pensée, de cultures. Dans ce cas, la compréhension
relève bien du bagage cognitif et des compléments cognitifs. En lieu et place de
la déverbalisation, c’est plutôt le « Think Aloud Protocols »11 qui aide à la
compréhension du texte. En effet, les processus de compréhension et de
reformulation révèlent que les étudiants comme le professeur emploient une
méthode de raisonnement à haute voix. La technique d’auto-diagnostique,
d’autoévaluation est de rigueur. Toute traduction, quel que soit le lieu de son
expression et le type de discours, est toujours partiellement constituée de
correspondances et d’équivalences. La correspondance étant le moment où le
traducteur ayant vérifié toutes les solutions possibles, trouve une
correspondance terme à terme véhiculant le même trait de culture. En revanche,
l’équivalence c’est le texte recréé sur le plan émotionnel et culturel, tout en
gardant un lien avec le sens premier. Au total, l’expérience a montré que les

11 Cf en annexe

Akofena ç Spécial n°2 141


Théorie du sens : application pratique dans la traduction de « Himnos entre ruinas »
d’Octavio Paz en didactique de la traduction du texte littéraire

étudiants sont réceptifs dès qu’ils ont la preuve que le projet améliore leur
production intellectuelle en termes d’appropriation de la langue-culture de
départ comme de la langue-culture cible.

Références bibliographiques

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bibliographie de Michel Ballard, Lille : P.U.L.
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l’université d’Ottawa. 242p.
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Champollion 6, lettres modernes minard, pp. 163-193.
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hommage à Marianne Lederer. Paris-Caen : lettres modernes minard.
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Traduction, I genèse et développement, Paris : cahiers Champollion 6, lettres
modernes minard, pp.21-66
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du Centre d’Etudes et de Recherches Ibériques et Latino-Américaines
(CERILA) ; éditions ODEM. pp.67-78
NTO AMVANE Théodorine. 2011. Lectures traductologiques, le sens en contexte.
Saarbrücken, Editions Universitaires Européennes, 139p.
PAZ Octavio. 1999. La estación violenta. México, fondo de Cultura Economica,
83p.
Sites WEB : http://www.appac.qc.ca/didactique.php, d’Association
professionnelle des professeurs et professeurs d’administration au
collégial (APPAC). Site visité le 14/11/2015

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Théodorine NTO AMVANE

ANNEXES
Suite du poème « Himno entre ruinas »

Akofena ç Spécial n°2 143


Théorie du sens : application pratique dans la traduction de « Himnos entre ruinas »
d’Octavio Paz en didactique de la traduction du texte littéraire

Think Aloud Protocols

144 Juin 2020 ç pp. 131-144

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