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© Armand Colin, 2021

ISBN : 9782200632472

Illustration de couverture : © Adobe Stock, Kateryna Kovarzh

© Armand Colin, 2010 pour la première édition

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Table des matières

Avant-propos 13

PARTIE 1
INTRODUCTION À LA LINGUISTIQUE FRANÇAISE

1 Introduction à l’étude du langage 21


1 Affirmations ordinaires et questions non ordinaires sur le langage
21
2 À quoi sert le langage ? 22
3 Qu’est-ce que le langage ? 25
Tous les êtres humains parlent au moins une langue 25
L’acquisition du langage 26
L’évolution du langage 28
Les langues sont des systèmes complexes 28
Communication verbale et communication animale 29
Le langage est spécifique à l’espèce humaine 31
4 Comment étudier le langage ? 32
5 Références de base 34
6 Pour aller plus loin 35

2 Langage et communication 37
1 Communication littérale et communication non littérale 37
2 Pourquoi la communication est-elle non littérale ? 39
3 Modèle du code et modèle de l’inférence 40
Le modèle du code 40
Le modèle de l’inférence 41
4 Signification de la phrase et sens de l’énoncé 43
Phrase et énoncé 43
5 L’enrichissement pragmatique 45
Implicatures et explicatures 46
Spécification et élargissement 48
6 La pertinence 49
Pourquoi la communication est-elle non littérale ? 50
Comment comprenons-nous les énoncés non littéraux ? 51
7 Références de base 51
8 Pour aller plus loin 51

3 Le langage et les langues 53


1 Origine du langage et évolution 53
2 Pidgins et créoles 55
3 Les langues du monde 57
Diversité et similitudes entre les langues 58
Le groupement des langues en familles 59
Les familles de langues du monde 61
La répartition des locuteurs entre les langues 61
4 Les langues en danger 64
5 Les langues indo-européennes 65
La dissémination des langues indo-européennes 67
6 Références de base 68
7 Pour aller plus loin 68

4 Histoire et variétés du français 71


1 Qu’est-ce que le français ? 71
Le groupe des langues romanes 71
En quoi le français se distingue-t-il des autres langues romanes ? 72
Les influences du germanique sur le français actuel 74
2 Quelques éléments de l’histoire de France et du français 75
Avant l’arrivée du latin 75
La latinisation de la Gaule 76
La transition du latin au français 77
L’affirmation du français 78
3 Quelques témoignages de la naissance du français 80
4 Français et francophonie 82
5 Références de base 84
6 Pour aller plus loin 84

5 Une brève histoire de la linguistique contemporaine : de Saussure


à Chomsky 85
1 Saussure et les fondements de la linguistique structurale 85
La naissance de la linguistique moderne 85
La méthode de Saussure 86
Langue et parole 87
Linguistique synchronique et diachronique 89
Le signe linguistique 90
Les rapports entre signes 91
En résumé 91
2 Chomsky et la grammaire générative 92
Un nouveau programme pour la linguistique 92
Une approche rationaliste de la linguistique 93
La notion de langue interne 94
Grammaire universelle et faculté de langage 95
La notion de grammaire générative 96
En résumé 97
3 Références de base 97
4 Pour aller plus loin 97

PARTIE 2
LES DOMAINES DE LA LINGUISTIQUE FRANÇAISE

6 Phonétique et phonologie du français 101


1 Les unités d’analyse linguistique : du son à la phrase 101
2 Les unités de l’écrit et de l’oral 104
3 Éléments de phonétique articulatoire 106
Consonnes, voyelles et semi-voyelles 106
Les voyelles et semi-voyelles du français 108
Les consonnes du français 109

4 Éléments de phonologie 110


La notion de phonème 110
Commutation et permutation de phonèmes 111
La méthode des paires minimales 111
5 Enchaînement et liaison 112
6 Références de base 114
7 Pour aller plus loin 114

7 Morphologie du français 115


1 La notion de morphème 115
Pourquoi s’intéresser aux morphèmes plutôt qu’aux mots ? 116
Types de morphèmes 117
2 La décomposition des mots en morphèmes 118
3 Comment sont formés les mots en français ? 119
La flexion 119
La dérivation 119
La composition 121
Autres processus de formation des mots 122
4 Morphologie et faculté de langage 123
Morphologie et lexique 123
L’acquisition des règles de morphologie 125
La morphologie dans le cerveau 125

5 Références de base 127


6 Pour aller plus loin 127

8 Catégories et syntagmes 129


1 Grammaire et syntaxe 129
2 Les puristes 131
3 La syntaxe 132
4 Mots et catégories grammaticales 134
Les catégories grammaticales lexicales et non lexicales 136
Sous-catégories et traits grammaticaux 137
Catégories grammaticales, fonctions grammaticales et fonctions sémantiques
138
5 La notion de syntagme 140
La structure des syntagmes 140
Tests pour l’identification des syntagmes 142
6 Références de base 143
7 Pour aller plus loin 144

9 Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 145


1 Règles et normes 145
2 Structure hiérarchique 147
Structure hierarchique des syntagmes 149
Structure de la phrase simple 150
Le syntagme déterminant 154
La notion de complémenteur et la phrase complexe 156
Structure des phrases relatives 159
3 Références de base 161
4 Pour aller plus loin 161

10 Sémantique du français 163


1 Signification, concept et dénotation 163
2 Sémantique compositionnelle 165
3 Sémantique lexicale : les relations de sens 167
Hyponymie et méronymie 167
Synonymie 169
Antonymie et complémentarité 170

4 La signification des noms et des verbes 171


Noms massifs et comptables 172
Les classes aspectuelles des verbes 172

5 Polysémie et coercion sémantique 175


6 Références de base 176
7 Pour aller plus loin 177

11 Langage et action : les actes de langage 179


1 Les débuts de la pragmatique : Austin 179
Constatifs et performatifs 180
Actes locutionnaire, illocutionnaire et perlocutionnaire 181
2 La théorie des actes de langage de Searle 183
3 Les actes de langage indirects 186
4 Théorie des actes de langage et pragmatique contemporaine 188
Problèmes et limites de la théorie des actes de langage 189
Actes de langage et pragmatique cognitive 190
5 Références de base 191
6 Pour aller plus loin 191

12 Pragmatique lexicale : expressions référentielles, temps verbaux


et connecteurs 193
1 Signification conceptuelle et signification procédurale 194
2 Les expressions référentielles 195
Expressions référentielles autonomes et non autonomes 196
Référence actuelle et référence virtuelle 196
L’anaphore 197
3 Les temps verbaux 198
L’approche aspectuelle 199
L’approche anaphorique 200
L’approche pragmatique 200

4 Les connecteurs pragmatiques 202


Portée des segments reliés par des connecteurs 203
Contenu des segments reliés par des connecteurs 204
Connecteurs et sous-spécification 205

5 Références de base 205


6 Pour aller plus loin 206

13 Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 207


1 Différents points de vue sur les questions de style 207
La rhétorique classique 207
Le point de vue de l’analyse pragmatique 208
Les avantages de l’analyse pragmatique 209

2 Métaphore et pragmatique lexicale 210


Comment fonctionne la métaphore ? 211
3 Métonymie et espaces mentaux 212
4 Ironie et usage échoïque du langage 215
Problèmes de l’analyse rhétorique de l’ironie 215
L’analyse pragmatique de l’ironie 216

5 Références de base 219


6 Pour aller plus loin 219

14 Implicatures 221
1 La théorie gricéenne des implicatures 221
Signification non naturelle 221
Coopération et maximes de conversation 223
Implicatures conversationnelles 225
Implicatures conventionnelles 227
Propriétés des implicatures 228

2 L’approche néo-gricéenne des implicatures 229


Principes-Q, -I et -M 229
Implicatures conversationnelles généralisées 232
Implicatures conventionnelles et anti-arrière-plan 232

3 Implicatures et implications contextuelles 235


4 Références de base 236
5 Pour aller plus loin 236

15 Sociolinguistique 237
1 Les variations dans l’usage du langage 238
Les fondements de la sociolinguistique 238
La notion de sociolecte 240

2 Les français régionaux 242


Variations phonologiques, lexicales et grammaticales 243
Influence des variables sociales sur la variation 246
Variétés et perceptions des locuteurs 247
3 Références de base 249
4 Pour aller plus loin 249

Bibliographie 251

Corrigé des questions de révision 261

Index 337
Avant-propos

E LIVRE PROPOSE, de manière originale et certainement unique, un cours


C d’initiation à la linguistique française permettant à des enseignants
universitaires de construire un enseignement magistral et des séminaires
d’accompagnement (travaux dirigés ou travaux pratiques). Ses quinze
chapitres, suivis d’exercices et de leur corrigé, permettent en effet une
présentation concise des principaux domaines de la linguistique. Du point de
vue de l’enseignement, l’ouvrage représente une version plus adaptée à une
initiation regroupée sur un semestre ou une année d’enseignement que
l’ouvrage de Jacques Moeschler et Antoine Auchlin, Introduction à la
linguistique contemporaine. Le livre de Moeschler et Auchlin, publié pour la
première fois en 1997, s’est révélé un excellent outil de travail, mais qui est
adapté à un cycle de formation plus large et plus complet que celui prévu par
le présent ouvrage. On peut aussi espérer, étant donné que les questions de
langage et de linguistique font partie du cursus de philosophie en
terminale, que la matière présentée ici apportera une vision du langage plus
précise aux professeurs de lycée en philosophie, ainsi que des outils
conceptuels nouveaux.
En 2005, les auteurs de cette Initiation à la linguistique française ont
développé, testé et amélioré un cours destiné à des étudiants non formés à la
linguistique, venant principalement des études littéraires et de la psychologie,
afin de leur permettre d’acquérir les bases nécessaires à de futures lectures et
de suivre des cours plus approfondis dans les différents domaines de la
linguistique. Pendant près de quinze ans, le contenu de ce livre a été testé,
modifié, adapté pour donner lieu à cette troisième édition. L’ajout de trois
chapitres, depuis sa première édition en 2010, montre que nous nous sommes
adaptés, dans nos universités respectives, à l’enseignement de la linguistique
à un public d’étudiants de langue et littérature françaises.
Le format choisi pour cette initiation explique le caractère ramassé de la
présentation, mais aussi la diversité des sujets abordés. La linguistique
d’aujourd’hui, contrairement à ce qui a été longtemps enseigné comme
première introduction, ne se réduit pas aux domaines classiques de la
linguistique structurale. Il nous a semblé en effet nécessaire de commencer
par des chapitres de nature générale, qui indiquent respectivement l’objet de
la linguistique, mais aussi le rapport entre langage et communication, la
diversité et l’universalité du phénomène langagier dans le monde, sa
dimension historique (appliquée au français) ainsi que les deux grands
paradigmes de la linguistique théorique, le structuralisme fondé par
Ferdinand de Saussure et la théorie générative de Noam Chomsky.
Relativement à ses différents développements récents, nous avons insisté sur
les domaines traditionnels (phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique),
avec un accent original dans quatre derniers chapitres sur des aspects
importants de la pragmatique – actes de langage, pragmatique lexicale, style,
implicature, ainsi qu’une ouverture sociolinguistique aux variétés du français.
Si la perspective globale de ce livre est ainsi multiple dans ses domaines et
dans ses sources théoriques, nous avons cherché à unifier autant que possible
l’arrière-plan théorique. Ce choix, essentiellement lié à des contraintes de
place (livre) et de temps (cours), laisse une place extrêmement réduite à
certaines approches en linguistique comme la linguistique cognitive (traitée
partiellement à propos de la métonymie dans le chapitre 13), alors que les
rapports entre langage et cognition traversent de manière constante les
différents chapitres du livre (acquisition du langage, communication humaine
et communication animale, communication inférentielle, théorie de l’esprit).
En revanche, les chapitres classiques des cours de linguistique (phonétique-
phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique) sont abordés avec les outils
traditionnels de la linguistique structurale et générative (notamment la théorie
X-barre et la théorie des principes et paramètres). Par ailleurs, les apports
principaux de la sémantique formelle et de la philosophie du langage sur la
question de la référence sont abordés dans le chapitre de sémantique lexicale,
avec une insistance particulière sur la sémantique des noms et des verbes.
Dans cet esprit, nous avons cherché à montrer les grands aspects des
propriétés formelles et sémantiques des langues naturelles, ainsi que leur
application au français.
Un peu plus d’un siècle après la parution du Cours de linguistique
générale, la linguistique est devenue une science mûre, qui a trouvé des
terrains de développement multiples, fructueux et exigeants. L’étude du
langage n’est maintenant plus seulement un passage obligé pour les sciences
humaines et sociales, mais un terrain de recherche interdisciplinaire qui
concerne les sciences cognitives et l’informatique, et aussi les neurosciences
et les sciences médicales. Néanmoins, l’un des grands problèmes de notre
discipline n’est pas son manque de reconnaissance institutionnelle ou
scientifique (la linguistique est une discipline de pointe dans les humanités et
les sciences humaines, extrêmement bien notée par les organismes de
recherche) : il se situe essentiellement dans la diffusion des connaissances
qu’elle a accumulées pendant près d’un siècle. La science et son
développement sont rarement cumulatifs, et si la métaphore du nain sur les
épaules du géant subsiste dans un grand nombre d’esprits (Newton sur les
épaules de ses prédécesseurs), il est de plus en plus difficile de défendre et
d’illustrer le très grand patrimoine de recherches et d’hypothèses accumulées
en linguistique : les théories succèdent aux théories, les données nouvelles
remplacent des données anciennes, les outils d’investigation changent
(surtout grâce aux sciences informatiques et aux méthodes expérimentales).
Le risque est donc grand que certains faits qui semblent acquis dans le
domaine de la linguistique d’aujourd’hui n’apparaissent plus comme des
hypothèses de départ nécessaires pour fonder les recherches de demain. Notre
but, en écrivant ce livre, n’est pas de figer les connaissances développées ces
dernières décennies et de les prendre pour définitives, mais de mettre en
valeur certaines des hypothèses fortes que la linguistique a essayé, avec
succès pour un grand nombre d’entre elles, de fonder.
C’est que la langue et le langage ne sont pas des objets d’étude ordinaires :
objet d’étude, le langage l’est par des sujets qui le maîtrisent et l’utilisent. Par
ailleurs, chaque être humain, possédant une ou plusieurs langues, a une
théorie implicite du langage. Demandez à un locuteur francophone pourquoi
on doit dire aller chez le dentiste plutôt qu’aller au dentiste, il aura
certainement une explication, plus ou moins argumentée, mais certainement
une explication. Or, peu de locuteurs francophones savent que la préposition
chez est le résultat d’un processus linguistique dit de grammaticalisation qui a
permis de faire d’un nom (du latin casa, maison) une préposition. Peu
penseront que cette nouvelle préposition pose un conflit, insoluble pour
certains, à cause de l’existence d’une autre proposition locative (à) utilisée
pour des noms de lieux (je vais à Paris et non je vais chez Paris). Encore
moins savent que le processus de grammaticalisation ne permet pas, à
l’inverse, de passer d’une préposition à un verbe ou à un nom (traverser est
une exception toute française à partir de la préposition à travers). Ces
connaissances linguistiques ne sont pas simplement une accumulation de
petits faits (certes avec de grands effets), mais une manière raisonnée et
documentée de comprendre la complexité du langage humain et des langues.
L’un des thèmes que les auteurs de cette initiation ont à cœur de défendre
est la différence entre le langage et la communication, en d’autres termes, la
différence entre la linguistique et la pragmatique. Contrairement à ce que
prévoient les thèses structuralistes classiques, le langage n’a pas de fonction
communicative première. Les recherches sur l’origine du langage, mais aussi
sur son évolution et son acquisition, permettent de penser que la fonction du
langage est premièrement cognitive. Nous transmettons la faculté de langage
à nos enfants, à savoir la faculté à acquérir naturellement et sans effort une ou
plusieurs langues. Cependant, la chose extraordinaire est que l’espèce
humaine a trouvé un avantage certain à utiliser les langues naturelles dans la
communication, et même si l’apparition du langage s’est certainement greffée
sur un mode préalable de communication inférentielle (selon la thèse de
Sperber et Origgi), l’usage du langage a donné, aux cours des millénaires et
des siècles, des résultats que les cultures ont soigneusement conservés :
poésie, littérature, récits mythologiques, textes sacrés, textes juridiques…
Comprendre la complexité du langage, la question de son origine, de son
acquisition, de son histoire, de ses différentes dimensions, de son usage est
donc au centre de ce livre. Notre conviction est que l’ensemble de ces thèmes
sont des éléments de connaissance fondamentaux que tout étudiant en
sciences humaines, littérature, sciences du langage ou sciences cognitives
devrait maîtriser, simplement parce que les développements scientifiques
nouveaux se feront dans l’interdisciplinarité, et que celle-ci doit s’appuyer sur
des compétences disciplinaires solides.
Alors bonne lecture, et que votre plaisir à lire ce livre soit au moins aussi
grand que le plaisir que nous avons pris à le concevoir et à l’écrire !
Partie 1

Introduction à la linguistique
française
Chapitre 1

Introduction à l’étude du langage


est un phénomène à la fois vaste et complexe. Comme nous le
L E LANGAGE
verrons dans ce chapitre, il est unique, spécifique à l’espèce humaine,
mais se présente sous des formes variées. Si l’étude du langage est
maintenant une discipline établie, les questions que se pose le linguiste sont
souvent bien éloignées de la vision commune que les locuteurs ont du
langage. Nous allons commencer ce livre par formuler deux ensembles de
propositions, celles qu’un non-spécialiste pourrait formuler sur le langage, et
leur opposer les questions auxquelles les linguistes cherchent à répondre.
C’est essentiellement ce deuxième groupe de questions qui sera abordé dans
ce chapitre et dans le reste de cet ouvrage.

1. Affirmations ordinaires
et questions non ordinaires
sur le langage
Voici un échantillon non exhaustif d’affirmations sur le langage qui
reviennent régulièrement dans les questions posées par nos étudiants :
1. Les langues non écrites ne sont pas de vraies langues et il y a des langues
plus importantes que d’autres.
2. Le français est une langue logique, claire et belle.
3. Les enfants apprennent à parler en imitant leurs parents.
4. Une langue est composée de lettres, de mots et de phrases.
5. Les langues changent sous l’influence des contacts avec d’autres langues.
6. Il faut protéger le français de l’influence des autres langues (anglais,
arabe, etc.) pour le préserver.
7. Les langues actuelles sont menacées par des usages fautifs et erronés
(médias, parler jeune, administration, etc.).
8. Seuls les mots du dictionnaire appartiennent à la langue.
9. Le linguiste s’intéresse à l’origine des mots, car c’est de là que vient leur
signification.

Voici maintenant quelques questions auxquelles les linguistes cherchent à


apporter des réponses :
1. Pourquoi et comment le langage a-t-il émergé chez homo sapiens ?
2. Comment les enfants peuvent-ils apprendre à parler si facilement et si
rapidement ?
3. Comment les locuteurs utilisent-ils le langage pour communiquer avec
autrui ?
4. Pourquoi y a-t-il autant de langues différentes dans le monde ?
5. Pourquoi les langues évoluent-elles ?
6. Comment le langage est-il organisé, structuré ?
7. Comment la signification est-elle véhiculée par le langage ?
8. Comment les locuteurs peuvent-ils vouloir dire quelque chose en disant
autre chose, comme dans le cas de la métaphore et de l’ironie ?
9. Où le langage est-il traité et produit dans le cerveau ?
10. Que nous apprennent les pathologies du langage sur le fonctionnement du
langage et de la cognition humaine ?

2. À quoi sert le langage ?


Nous allons commencer par nous demander quelle est la fonction du
langage. La réponse la plus immédiate est que le langage sert à la
communication. Mais le langage est aussi, et l’histoire de la pensée
occidentale en est la preuve, en étroite relation avec la pensée. Dès lors,
quelles sont les relations du langage avec la communication, d’une part, et
avec la pensée, d’autre part ? Si le langage a un rapport avec la pensée (le
langage nous permet en effet de penser), qu’apporte le langage à la
communication, ce d’autant plus que nous pouvons communiquer sans le
langage ? De manière encore plus générale, comment fonctionne la
communication ? Nous allons répondre de manière précise à cette dernière
question au chapitre 2. On peut cependant réduire la question de la fonction
du langage à deux positions traditionnellement défendues depuis près d’un
siècle en linguistique.
Premièrement, le langage a une fonction sociale : il sert à renforcer les
liens à l’intérieur des groupes humains. Selon cette hypothèse, le langage a
apporté un avantage dans le développement des relations sociales pour
l’espèce humaine. La fonction sociale du langage explique donc de manière
directe les raisons pour lesquelles le langage est apparu. Avec le langage, la
communication a profité d’un bond qualitatif extraordinaire, ce qui explique
en partie les raisons du succès d’homo sapiens sur les autres espèces et sur
l’environnement. Mais on peut supposer que le langage a également une
fonction cognitive : il sert à représenter et stocker des informations. De ce
point de vue, le langage a apporté un avantage fantastique pour le
développement cognitif de l’espèce humaine.
La thèse de la fonction sociale du langage est soutenue par des arguments
convaincants en première instance : (i) son rôle dans le développement des
liens sociaux entre individus et entre groupes humains ; (ii) le développement
qu’il a permis dans les stratégies de coopération pour la chasse ; (iii) le fait
que le langage permet d’obtenir ce que l’on ne peut pas obtenir sans lui,
comme une réponse avec une question, un objet avec une demande, un
engagement avec une promesse (cf. chapitre 11). Certains psychologues
évolutionnistes (par exemple Dunbar 1996) pensent également que le langage
a peut-être remplacé l’épouillage, nécessaire à la pacification des individus à
l’intérieur des groupes, à cause de l’augmentation de la population.
Mais ces trois arguments reçoivent chacun des objections fortes : (i) nous
ne sommes pas la seule espèce dont la vie sociale est complexe et riche (cf. la
description de la grande complexité de la vie sociale et politique des
chimpanzés par de Waal 1995) ; (ii) les groupes de chasseurs-cueilleurs
actuels (bushmen et pygmées), dont on peut penser qu’ils ont des pratiques
assez proches des premiers hommes, vivent davantage de la cueillette des
femmes et des enfants que de la chasse des hommes ; par ailleurs, d’autres
espèces comme les loups chassent en groupe ; (iii) les nourrissons, qui ne
parlent pas encore, ainsi que les animaux domestiques, savent très bien
communiquer leurs états mentaux et leurs désirs sans langage.
Le paradoxe semble être le suivant : nous utilisons le langage pour
communiquer, mais le langage est fortement lié à la cognition humaine. Cela
veut dire qu’il a dû jouer un rôle important dans le développement de la
cognition humaine, et qu’il n’a pu apparaître que lorsque les capacités
cognitives de l’espèce ont permis le traitement, le stockage et la
communication d’un grand nombre d’informations.
Ce lien étroit entre le langage et la cognition humaine est aujourd’hui
formulé à l’aide d’un concept issu de la psychologie cognitive, celui de
théorie de l’esprit. La théorie de l’esprit est la capacité que nous avons de
lire dans l’esprit d’autrui. Cette capacité nous permet d’attribuer à autrui des
intentions, des croyances, des désirs, à savoir des états mentaux. Par exemple,
si Sandrine dit à Jacques « je boirais bien un verre de jus d’orange » tout en
se dirigeant vers le frigidaire, Jacques comprend que son action est dirigée
par son désir de boire un verre de jus d’orange et par sa croyance que le
frigidaire contient du jus d’orange. Cette faculté cognitive est essentielle pour
la communication, car comme nous le verrons au chapitre 2, les phrases
produites par les locuteurs sont souvent incomplètes et les auditeurs doivent
être capables de raisonner au sujet de leurs motivations pour comprendre le
sens communiqué. Lorsque la théorie de l’esprit ne se développe pas
normalement chez un enfant, des pathologies mentales importantes, comme
le syndrome autistique, se manifestent (Frith 2010).
Quelles sont donc les relations entre langage, pensée et communication ?
Nous avons vu que la communication peut exister sans le langage, dans le
cadre de la communication non verbale, mais le langage peut aussi exister
sans la communication : par exemple dans le cas d’un journal intime, du style
indirect libre, du monologue intérieur, et de manière plus générale dans la
fiction. Mais cette relation non réciproque ne peut exister entre le langage et
la pensée : la pensée ne peut en effet pas s’exprimer sans le langage.
Voici donc une première réponse à la question de la fonction du langage.
Le langage a une fonction cognitive : le langage permet l’expression de la
pensée. Mais le langage a aussi une fonction de communication : il permet
l’accès à une forme sophistiquée de communication, la communication
verbale. Avant d’examiner les relations entre le langage et la communication
au chapitre 2, nous allons préciser davantage dans le reste de ce chapitre ce
qu’est le langage.

3. Qu’est-ce que le langage ?


Pour répondre à cette question, nous allons examiner plusieurs faits à
propos du langage :
1. Tous les êtres humains parlent au moins une langue.
2. Les jeunes enfants apprennent naturellement une langue (leur langue
maternelle).
3. Les langues évoluent dans le temps.
4. Les langues sont des systèmes complexes.
5. Leur niveau de complexité est sans commune mesure avec d’autres
systèmes de communication animale.
6. Le langage est spécifique à l’espèce humaine.

Tous les êtres humains parlent


au moins une langue
Sauf dans des cas de déficit physiologique, comme la surdité, ou de
déficits cognitifs, comme l’autisme ou le trouble spécifique du langage (aussi
appelé dysphasie), tous les êtres humains parlent au moins une langue, et
même souvent plusieurs. Par ailleurs, lorsqu’ils sont exposés à la langue des
signes, les enfants sourds acquièrent un langage sans difficulté et au même
rythme que les enfants entendants. On a même observé, au Nicaragua,
l’émergence d’une nouvelle langue des signes entièrement créée par des
enfants sourds isolés du reste de la population (Senghas et al. 2005). Tous ces
éléments confirment que l’espèce humaine a une prédisposition particulière
pour le langage. Certains linguistes parlent de la faculté de langage
(Chomsky) ou de l’instinct du langage (Pinker).

L’acquisition du langage
L’acquisition du langage est l’un des domaines de la linguistique qui nous
permet de mieux comprendre les propriétés des langues naturelles, mais aussi
d’imaginer comment le langage a pu émerger chez l’homme – l’idée étant
que l’ontogénèse, le développement de l’individu, permet de comprendre la
phylogénèse, le développement de l’espèce. Il y a actuellement deux grands
modèles de l’acquisition du langage : le modèle social et le modèle cognitif.
Selon le modèle social, l’acquisition du langage est fondamentalement un
fait d’imitation de la part du jeune enfant. Dans ce modèle, l’acquisition
dépend fortement des stimuli verbaux (données initiales ou inputs) fournis
par l’environnement social et culturel de l’enfant. Selon le modèle cognitif,
l’acquisition du langage n’est pas un fait d’imitation, mais est directement
dépendante d’une faculté cognitive, la faculté de langage. L’idée étant que le
langage est inné et se développe naturellement par l’exposition à une langue
particulière dans les premières années de vie, sans qu’un apprentissage
explicite ne soit nécessaire. L’argument principal qui corrobore le modèle
cognitif est la pauvreté des stimuli, à savoir le fait que les enfants savent
(linguistiquement) beaucoup plus que ce qu’ils entendent.
Par ailleurs, l’hypothèse d’un organe du langage, à l’origine de
l’acquisition du langage, peut être précisée d’un point de vue physiologique.
Certaines aires du cerveau humain, appelées les aires de Broca et de
Wernicke d’après les chirurgiens qui les ont découvertes, sont dévolues au
langage. Le lien entre ces aires cérébrales et le langage a été découvert au
XIXe siècle, lorsque des analyses post-mortem ont révélé qu’elles étaient
systématiquement lésées chez des patients qui avaient souffert de troubles
importants du langage. L’aire de Broca est plus spécifiquement liée à la
production des phrases, comme l’illustre ce fragment de discours, produit par
un patient souffrant d’une lésion à cet endroit (Pinker 1999a : 306).
1. Oui…euh…lundi…euh… Papa et Peter Hogan, et Papa…euh…hôpital… et euh…
mercredi… mercredi neuf heures et euh…jeudi… dix heures euh… docteurs… deux…
deux… et docteurs et… euh…dents…ouais… et un docteur et fille…et gencives…et moi

L’aire de Wernicke est liée à la compréhension des mots et des phrases.


Les patients souffrant d’une aphasie de Wernicke parlent facilement, mais
leur production n’est pas intacte pour autant, car ils emploient souvent des
mots inexacts ou inexistants. Ce type d’aphasie est illustré ci-dessous par la
réponse d’un patient à qui on demandait de nommer une fourchette
(Cohen 2004 : 44).
2. Et ça ? Vous me cricottez ça, vous me crittez ce petit babeil, comme s’il voulait
absolument tréver, me gréver quelque chose de bien, de valé, de prélevé, de trop vite en
trop bonne, avec de bonnes choses…

Enfin, l’argument d’un organe du langage est renforcé par le fait que
l’enfant peut acquérir n’importe quelle langue parlée par les gens de son
environnement. Dans les grandes lignes, l’acquisition du langage chez
l’enfant suit les étapes suivantes. Jusqu’à douze mois, période de babil, le
bébé exerce ses articulateurs sur les sons de son entourage, et cible ainsi la
langue qui fera l’objet de l’acquisition. Dès l’âge d’un an environ, le bébé
produit des mots isolés (nounours, oui, non, bébé, maman, papa), puis à
partir de dix-huit mois, des phrases à deux mots (veux pas, veut ça, donne
nounours). Au cours de la troisième année se produit une véritable explosion
grammaticale, avec l’apparition de l’ensemble des catégories grammaticales
présentes dans la langue maternelle, et l’acquisition de la plupart des
structures complexes comme les phrases relatives, les questions, etc. Dans le
cas du français, la catégorie la plus représentée est d’abord les noms, puis les
verbes et enfin les catégories fonctionnelles (prépositions, articles,
conjonctions, etc.). Vers l’âge de quatre ans déjà, le langage de l’enfant
s’apparente grandement à celui de l’adulte. Ces étapes sont par ailleurs
constantes, quelle que soit la langue à laquelle l’enfant est exposé.
L’évolution du langage
Les langues sont des systèmes qui évoluent. Elles sont des entités vivantes
qui naissent, se transforment et finissent par disparaître. Par exemple, comme
nous le verrons au chapitre 4, le français est né à partir d’une forme de parler
roman lui-même issu du latin vulgaire. Inversement, le latin a fini par
disparaître complètement, en donnant ainsi naissance à toute une famille de
langues romanes comme l’italien, le portugais et le français.

Les langues sont des systèmes complexes


Les langues naturelles sont les seuls systèmes de communication qui
possèdent une double articulation : la première articulation se situe au niveau
de la relation entre forme et signification des mots (chapitres 7 et 10), la
seconde au niveau des composants qui forment des mots, à savoir les sons
(chapitre 6). Par exemple, les paires de mots données en (3) sont reliées par
leur signification, même si leur forme diffère complètement. Dans les
exemples (4), on constate en revanche que le fait d’inverser simplement deux
sons dans un mot permet de créer des mots différents, dont la signification
n’est pas reliée :
3. chat/chien, table/chaise, amour/amitié, courir/marcher
4. bras/bar, pain/bain, mou/mue

À un niveau supérieur, les mots se combinent pour former des phrases


(chapitres 7, 8 et 9). Ainsi, les langues naturelles sont des systèmes qui
articulent :
une phonologie, ou système de sons d’une langue (2e articulation)
une sémantique, ou système qui relie les mots à leur signification (1re
articulation)
une syntaxe, ou système qui permet de combiner entre eux les mots pour
former des groupes et des phrases (voir figure 1.1).
Figure 1.1.

Communication verbale et communication


animale
Sommes-nous les seuls à communiquer ? Certainement pas, car presque
toutes les espèces animales ont des systèmes de communication, nécessaires
notamment pour la reproduction, l’alimentation et la protection. La question
est de savoir si ces systèmes sont des langages, similaires ou proches du
langage humain. La réponse semble être négative, car il existe des différences
importantes entre le langage humain et les systèmes de communication
animale.
Selon l’éthologue Marc Hauser (1996), il y a principalement trois
modalités de communication animale : les indices, les signaux et les signes.
La principale propriété des indices est d’être actifs en permanence et de ne
pas être sous le contrôle de la volonté. Par exemple, de par sa couleur, le
papillon monarque signale l’information factive : « je ne suis pas
comestible ».
Les signaux ne sont pas actifs en permanence et peuvent être sous le
contrôle volontaire. C’est le cas par exemple des cris d’alarme des singes
vervet, petits singes arboricoles du Kenya. Ces singes possèdent en effet trois
types de signaux, que les jeunes n’ont pas besoin d’apprendre (ils sont
précâblés), respectivement pour les menaces venant du ciel (aigle), à quatre
pattes (léopard) ou rampante (serpent). Un exemple humain de signal est la
différence entre le sourire involontaire, qui est un signal factif (l’état mental
est le plaisir, la joie), impliquant la contraction du muscle zygomatique et du
muscle orbital, alors que le sourire volontaire (que l’on fait pour manifester
faussement son plaisir) est non factif et implique la seule contraction du
muscle zygomatique. Ces deux variétés de sourire sont par ailleurs sous le
contrôle d’aires cérébrales différentes.
Enfin, les signes sont les traces non permanentes que laissent les animaux.
Les signes ont trois propriétés : (i) ils ne sont pas actifs en permanence (une
trace s’efface avec le temps et les intempéries) ; (ii) ils sont factifs (seuls les
meurtriers des romans policiers créent des signes non factifs pour tromper les
enquêteurs) ; (iii) ils sont déplacés par rapport à leur producteur. Les traces de
griffes laissées par les tigres sur les arbres pour signaler leur présence (donc
leur territoire) et leur grandeur constituent un bon exemple de signe.
Dans cette classification, seuls les signaux comme les cris d’alarme des
singes vervet pourraient correspondre à une forme de langage. Mais il existe
cependant deux différences entre les signaux et les langues naturelles.
Premièrement, les signaux d’alerte sont innés, c’est pourquoi les singes
vervet sont capables de les produire pratiquement dès leur naissance (seul le
lien entre un signal et la menace correspondante doit être appris). En
revanche, chez les bébés humains, l’acquisition du lexique se fait entièrement
par apprentissage, car seules certaines propriétés de la syntaxe sont innées
(voir chapitre 5). Les signaux sont donc innés, mais leur signification ne l’est
pas. En second lieu, ces signaux n’ont pas de signification en dehors de la
situation dans laquelle ils sont produits. En revanche, les phrases énoncées
dans des contextes différents reçoivent des sens différents (chapitre 2). Par
exemple, si la phrase (5) peut recevoir des sens différents, par exemple ceux
donnés en (6), c’est parce que le contexte influence l’interprétation des mots
et des phrases dont la signification reste par ailleurs stable (Reboul 2007).
5. Je suis fatigué.
6. a. Jacques veut aller se coucher.
b. Jacques aimerait manger au restaurant plutôt que faire
à manger.
c. Jacques préférerait que son assistante corrige les copies.

Le langage est spécifique à l’espèce humaine


L’une des grandes découvertes de la linguistique contemporaine est
d’avoir pu montrer que le langage est qualitativement différent des systèmes
de communication des autres espèces, notamment des primates non humains
comme les chimpanzés, les gorilles ou les bonobos. L’argument principal est
l’impossibilité d’une communication homme-singe (cf. Lestel 1995).
Dans les années soixante, un certain nombre de tentatives ont été faites
pour apprendre aux primates (chimpanzés, gorilles) à parler via une forme de
langue des signes (American Sign Language) ou des idéogrammes. Les
résultats, controversés, concluent à une communication limitée avec ces
primates et que le langage articulé humain constitue une barrière des espèces.
Pourquoi peut-on affirmer que les singes ne parlent pas ? Trois raisons
principales peuvent être invoquées (Reboul 2007). Pour commencer, ils
n’initient pas de nouveaux échanges, sauf pour demander quelque chose, et le
nombre de signes qu’ils savent utiliser est bien plus limité que le vocabulaire
d’un enfant de deux ans. Par ailleurs, ils ne créent pas de nouvelles séquences
de signes, mais se contentent de reproduire celles qu’ils observent, alors
qu’un bébé utilise très tôt les mots qu’il connaît pour composer des phrases
nouvelles. Enfin, ils ne parlent jamais d’objets absents. En revanche, le
langage humain est constitué de signes arbitraires (voir chapitre 5) qui
renvoient à des représentations du monde, même en leur absence. Par
exemple, un humain peut parler de la neige en plein été, alors qu’un cri
d’alarme pour un serpent n’est jamais produit en l’absence de la menace.
4. Comment étudier le langage ?
Nous pouvons donc, maintenant que nous savons quelle est la fonction du
langage et ce qu’est une langue naturelle (une phonologie, une sémantique et
une syntaxe), répondre à la question de savoir comment nous pouvons étudier
le langage.
Nous allons le faire en distinguant plusieurs types d’approches et plusieurs
niveaux d’analyse. Nous terminerons ce chapitre en indiquant quels sont ces
niveaux d’analyse, qui forment la structure de cet ouvrage.
La première distinction à opérer se situe entre langage et communication.
Le langage n’est pas réductible à sa fonction dans la communication, et nous
verrons que la communication verbale mobilise en fait deux modèles, le
modèle du code, basé sur le langage, et le modèle de l’inférence, basé sur la
cognition (chapitre 2).
La deuxième distinction consiste à différencier le langage, comme faculté,
des langues, comme institutions liées à des groupes sociaux. Nous verrons
que malgré la grande diversité linguistique (plus de 6 000 langues sont
parlées dans le monde), toutes les langues possèdent des propriétés
communes, qui définissent la grammaire universelle ou GU (chapitre 3).
La troisième distinction concerne l’état d’une langue (ici le français) et
son histoire. Le français moderne est le résultat d’une longue histoire et a été
façonné par un certain nombre de contingences historiques. Une autre variété
de parler roman aurait pu jouer le rôle du français si les circonstances
historiques avaient été différentes. En revanche, des principes de changement
linguistiques généraux, communs à toutes les langues, sont responsables de
changements à l’origine du français d’aujourd’hui, comme par exemple le
contraste lexical via le grand nombre de voyelles, par opposition au contraste
syllabique (chapitre 4).
L’histoire de la linguistique moderne, lors de son premier siècle, a montré
la nécessité de distinguer son objet de ses manifestations. Ferdinand de
Saussure a opposé la langue à la parole et a préconisé une approche interne
et synchronique de l’étude de la langue. Noam Chomsky a mis au premier
plan l’étude de la faculté de langage, via la description de la compétence des
sujets parlants, la langue interne, opposée aux performances langagières, ou
langue externe (chapitre 5).
L’analyse de la langue, interne et synchronique, suppose la distinction de
certains niveaux d’analyse : le système des sons distinctifs (phonèmes), le
niveau des unités signifiantes (morphèmes) et le niveau de la combinaison
des morphèmes (groupes ou syntagmes). La manière dont les sons sont
produits par les organes de la parole et s’articulent pour former les phonèmes
d’une langue comme le français sera abordée dans le chapitre 6.
La structure interne des mots fait intervenir le concept clé de l’analyse du
lexique, le morphème, entité dotée d’une forme et d’une signification. Les
processus de formation des mots (flexion, dérivation, composition,
troncation, mots-valises), ainsi que la relation entre morphologie et faculté de
langage, seront illustrés dans le chapitre 7.
Les chapitres 8 et 9 portent sur la syntaxe (ou grammaire) du français.
Nous verrons comment les différentes catégories de mots peuvent être
combinées pour former des syntagmes (chapitre 8), et comment ces derniers
sont à leur tour regroupés pour former des phrases simples et complexes
(chapitre 9).
La signification des mots et des phrases pose des questions cruciales sur la
manière dont les expressions du langage peuvent signifier. Les mots sont
reliés aux concepts, et la manière dont les mots signifient (sémantique
lexicale) diffère de la manière dont les suites de mots signifient dans les
phrases (sémantique compositionnelle). De même, les choses signifiées par
les noms, les verbes et les adjectifs ne sont pas identiques (chapitre 10).
Que font les locuteurs lorsqu’ils utilisent le langage dans la
communication ? L’une des thèses de la philosophie du langage est qu’ils
réalisent des actes de langage, comme affirmer, questionner, ordonner,
souhaiter, promettre, mais aussi des actes sociaux comme déclarer, jurer,
baptiser, excommunier, etc. Les actes de langage peuvent être communiqués
directement, ou explicitement, ou indirectement, c’est-à-dire implicitement
(chapitre 11).
Certains mots ou morphèmes, notamment les morphèmes fonctionnels
comme les conjonctions, les déterminants, les temps verbaux, sont munis
d’une signification, mais signifient de manière très différente des mots issus
des catégories lexicales. Leur signification est dite procédurale, opposée à la
signification conceptuelle. Les déterminants (le, un, ce), les temps verbaux
(passé composé, imparfait, passé simple, plus-que-parfait, présent, futur)
ainsi que certaines conjonctions (et, mais, parce que, puisque, donc)
illustreront la notion de signification procédurale (chapitre 12).
Les mots en usage reçoivent des significations qui peuvent être des
extensions de leur signification propre. Comment expliquer que les mots ne
sont pas toujours utilisés dans leur acception littérale et comment expliquer la
signification qu’ils prennent dans leur usage ? Les faits de métaphore
(ressemblance), de métonymie (connexion) et d’ironie (antiphrase) seront
examinés au chapitre 13. Si nous avons vu que ce qui est communiqué peut
l’être explicitement ou implicitement (chapitre 2), le chapitre 14 développe la
manière dont nous sommes capables de comprendre la communication, par
acte de langage indirect ou implicature conversationnelle. Nous montrerons
notamment comment les implicatures quantitatives, ou scalaires, sont
dérivées, et pourquoi elles le sont.
Nous verrons en conclusion qu’une langue ne connaît jamais une seule
norme, mais qu’elle est utilisée de manière variable par ses locuteurs, non
seulement en fonction du contexte de communication dans lequel ils se
trouvent, mais aussi selon la région où ils habitent, leur âge, leur genre, etc.
Nous présenterons l’impact de ces variables sociologiques sur l’usage du
français dans le dernier chapitre de cet ouvrage, consacré à la
sociolinguistique.

5. Références de base
Les deux fonctions du langage sont résumées dans l’introduction de
l’ouvrage de Reboul & Moeschler (1998a). Pinker (1999a, chapitre 1)
présente la notion d’instinct du langage. Anderson (2004) fournit une
introduction très accessible aux différents modes de communication animale.
Lestel (1995) résume et discute les tentatives réalisées pour apprendre à
parler aux singes. Les différentes pathologies du langage ainsi que les
méthodes utilisées en neurosciences pour les étudier sont présentées de
manière très accessible par Cohen (2004).

6. Pour aller plus loin


Reboul (2007, chapitre 1) présente une discussion approfondie des
différences entre communication humaine et communication animale et
Hauser (1996) fournit une référence complète sur la question. Les différents
aspects de l’acquisition du langage sont résumés de manière détaillée dans les
deux volumes édités par Kail & Fayol (2000). Low & Perner (2012) présente
une revue récente des travaux portant sur l’acquisition de la théorie de
l’esprit. La notion de théorie de l’esprit et son lien avec le trouble autistique
se trouve chez Frith (2010) ainsi que chez Baron-Cohen (1998). Enfin, la
différence entre langage et communication est développée dans Moeschler
(2020).

Questions de révision
1.1. Quelles sont les deux fonctions envisagées pour le langage ?
1.2. Quels sont les arguments en faveur de chacune d’elles et quels contre-arguments
peut-on y opposer ?
1.3. Qu’est-ce que la théorie de l’esprit et en quoi cette faculté est-elle utile pour
communiquer ?
1.4. La théorie de l’esprit est-elle spécifique à l’être humain ?
1.5. Pourquoi l’acquisition du langage ne peut-elle pas être expliquée par un simple
phénomène d’imitation comme le prévoit le modèle social ?
1.6. Quelles sont les principales étapes de l’acquisition du langage ?
1.7. Quelles sont les aires cérébrales impliquées dans la faculté de langage et à quoi
servent-elles ?
1.8. Citer et expliquer les critères qui permettent de distinguer la communication humaine
de la communication animale.
Chapitre 2

Langage et communication
au chapitre 1 que la fonction du langage est
N OUS AVONS VU
fondamentalement cognitive. Dans ce chapitre, nous allons nous
demander comment expliquer que le langage soit également utilisé pour la
communication verbale. Nous commencerons par constater que la
communication verbale est bien souvent non littérale et expliquerons les
raisons de ce phénomène. Nous montrerons ensuite que la communication
verbale repose sur un double processus : le décodage d’un contenu
linguistique et l’enrichissement de ce contenu par des mécanismes
inférentiels. Enfin, nous verrons par quels processus pragmatiques la
signification de la phrase une fois décodée doit être enrichie pour comprendre
le vouloir dire du locuteur.

1. Communication littérale
et communication non littérale
Le premier fait à mentionner à propos de la communication verbale est
que, la plupart du temps, les locuteurs ne communiquent pas directement
leurs intentions, mais le font de manière indirecte ou implicite. Voici
quelques exemples de communication non littérale :
1. Quel coup de maître ! (en réaction au bris d’un vase ming)
2. Mes assistantes sont des perles.
3. L’Élysée a décidé d’augmenter les impôts.
4. Je suis garé dans le parking de la faculté.
5. Jacques : Axel, va te laver les dents !
Axel : Papa, je n’ai pas sommeil.
Dans le cas de l’ironie (1), le locuteur veut dire le contraire de ce qu’il dit.
En utilisant une métaphore (2), le locuteur veut dire que ses assistantes ont
quelque chose en commun avec les perles. Dans ce contexte, le mot perle
reçoit un sens très précis : « personne sur laquelle on peut compter, qui fait
son travail de manière diligente et efficace ». Dans la métonymie de
l’exemple (3), le lieu désigne le pouvoir (le président de la République
française), alors qu’en (4), le même phénomène (métonymie) permet
d’associer un conducteur à sa voiture. Nous reviendrons en détail sur ces
figures de style au chapitre 13.
Nous nous concentrerons dans ce chapitre sur des exemples comme (5),
qui relèvent d’un mécanisme différent. Dans ce cas, il n’y a plus extension ou
transfert de sens, mais un sens communiqué qui est différent de la
signification des mots. Littéralement, le père d’Axel donne un ordre à son
fils, celui d’aller se laver les dents. Axel répond en lui disant qu’il n’a pas
sommeil. Quelles sont les intentions de ces deux locuteurs ? L’intention de
Jacques est d’ordonner à son fils d’aller se coucher, après s’être lavé les
dents. L’intention d’Axel est de communiquer son refus d’aller se coucher et
d’aller se brosser les dents, en invoquant comme justification le fait qu’il n’a
pas sommeil. Il faut donc comprendre qu’Axel et Jacques ont fait des
inférences, en d’autres termes qu’ils ont tiré des conclusions en raisonnant à
partir de prémisses. Plus concrètement, Jacques attribue les croyances (6) à
Axel et tire les conclusions en (7) pour comprendre son intention de
communication :
6. a. On va se coucher lorsqu’on a sommeil.
b. On se lave les dents avant d’aller se coucher.
7. a. Axel ne veut pas se coucher.
b. Axel refuse d’aller se laver les dents.

Cet exemple montre que la compréhension des énoncés passe par deux
étapes : une étape linguistique, codique, et une étape pragmatique,
inférentielle. Dans le cas de notre exemple, en plus de comprendre le sens des
mots utilisés par son fils (étape linguistique), Jacques doit faire des inférences
pour comprendre le vouloir dire d’Axel (étape pragmatique), et ce qu’Axel
veut lui dire lui est d’autant plus accessible que les hypothèses (le contexte)
de (6) lui sont manifestes.
Dès lors, deux questions se posent pour comprendre la communication
verbale : (i) comment les interlocuteurs s’y prennent-ils pour comprendre le
vouloir dire du locuteur ? (ii) pourquoi la communication verbale est-elle
souvent non littérale ?

2. Pourquoi la communication est-


elle non littérale ?
Commençons par la seconde question et imaginons que nous ne puissions
communiquer que littéralement. Dans cette hypothèse, il faudrait non
seulement utiliser les mots dans leur sens propre, mais surtout expliciter, à
savoir rendre manifeste, l’ensemble des informations d’arrière-plan qui
permettent de comprendre l’intention du locuteur. Le dialogue (5) pourrait
prendre alors la forme (8) :
8. Jacques : Axel, je te demande d’aller te laver les dents maintenant
et d’aller te coucher immédiatement après.
Axel : Papa, je refuse d’aller me coucher maintenant, et donc de me
laver les dents maintenant, et la raison de mon refus est que
je n’ai pas sommeil, et tu sais qu’on va au lit lorsque l’on a
sommeil.

Comme l’illustre cet exemple, l’une des principales raisons au caractère


implicite de la communication est l’économie. Mais il y a aussi une raison
liée à la pertinence de la communication : si nous prêtons attention aux actes
de communication de nos interlocuteurs, c’est parce que nous présumons
qu’ils sont pertinents, c’est-à-dire qu’ils vont nous apprendre quelque chose.
Or, la communication non littérale apporte souvent plus d’informations que la
communication littérale. Comparons les deux réponses d’Élise en (9) ci-
dessous.
9. a. Max : Est-ce que tu veux venir déjeuner à la maison ?
b. Élise : Non merci.
c. Élise : J’ai déjà mangé.

En (9b) l’énoncé d’Élise est littéral : il contient une réponse directe à la


question de Max. En revanche, sa réponse est non littérale en (9c) et Max doit
tirer une inférence pour comprendre son énoncé comme un refus. Toutefois,
(9c) est plus informatif que (9b). En un seul énoncé, Élise communique à la
fois sa réponse à la question de Max ainsi que la raison de son refus.
L’économie et la pertinence sont donc les deux explications au caractère non
littéral de la communication.

3. Modèle du code et modèle


de l’inférence
Le modèle du code
Le langage est un code, dans la mesure où il est composé de mots qui ont
une signification (chapitres 5, 6, 7 et 10). Un code peut être défini comme un
système qui détermine comment un signal doit être associé à un message. Par
exemple, en morse, la suite de points et de traits ••• – – – ••• signifie S.O.S.,
car trois points signifient S et trois traits O. Le modèle du code explique
également comment le message est transmis d’une source à une destination,
et comment se fait l’encodage du message en signal et le décodage du signal
en message. Voici le schéma classique du modèle du code (Sperber & Wilson
1989) (figure 2.1).
Figure 2.1. Le modèle du code

Les éléments source et codeur constituent le système cognitif gérant


l’émission de la pensée par le locuteur, alors que les éléments décodeur et
destination constituent le système cognitif de réception de la pensée par
l’interlocuteur. Le canal représente le moyen de transmission de
l’information (oral ou écrit).
Le modèle du code est un modèle efficace (il a été proposé par des
ingénieurs de la communication pour modéliser des systèmes
d’autorégulation comme les vannes de barrage ou encore les thermostats). Il a
un fort pouvoir explicatif, car il explique pourquoi la communication peut
fonctionner et pourquoi elle ne fonctionne pas. La condition nécessaire à son
bon fonctionnement est le partage d’un code commun, à savoir une langue
commune. La communication échoue dans le cas où un bruit vient perturber
la réception du signal.
Mais ce modèle permet-il de décrire correctement la communication
verbale ? La réponse est plus nuancée, car il ne décrit que la communication
explicite, et non la communication implicite. Par exemple, la phrase Va te
laver les dents ne signifie pas en français Va te laver les dents maintenant et
va te coucher immédiatement après. Le modèle du code a donc un faible
pouvoir descriptif : le caractère implicite de la communication verbale ne
peut pas être expliqué par ce modèle.
Le modèle de l’inférence
Comment concilier le fait que les langues sont des codes et que la
communication verbale comporte presque toujours une part d’implicite ?
Pour résoudre ce paradoxe apparent, il faut ajouter au modèle du code un
autre modèle de la communication, que Sperber & Wilson (1989) ont appelé
le modèle de l’inférence. Ce modèle explique comment les phrases, dotées
d’une signification donnée par le code linguistique, sont augmentées d’un
sens, produit dans un contexte particulier. On peut représenter le modèle de
l’inférence de la manière suivante (voir figure 2.2).

Figure 2.2. Le modèle de l’inférence

Le modèle du code associe des significations aux phrases. Mise en


contexte, une phrase devient un énoncé, qui donne lieu à des inférences. Le
sens de l’énoncé est le résultat de ces inférences, et correspond au vouloir
dire du locuteur.
Selon ce modèle, lorsqu’il produit un énoncé, le locuteur a deux
intentions. À un premier niveau, il a une intention informative, celle de dire
quelque chose. À un second niveau, cette intention informative est réalisée
par une intention communicative, celle de faire comprendre à son
interlocuteur qu’il essaie de lui dire quelque chose. En d’autres termes,
l’énoncé produit par un locuteur manifeste son intention communicative, et le
contenu de cette intention est son intention informative. Une fois l’intention
communicative perçue, la tâche de l’interlocuteur est de comprendre
l’intention informative du locuteur, c’est-à-dire le sens de l’énoncé
communiqué. Pour ce faire, il doit sélectionner un contexte approprié et tirer
des inférences. Si un mauvais contexte est sélectionné par l’interlocuteur, un
sens erroné sera attribué à l’énoncé du locuteur. C’est la raison pour laquelle
la communication verbale est un système de communication ostensive-
inférentielle : le locuteur, par son énoncé, montre ouvertement son intention
communicative (ostention) ; l’interlocuteur, en faisant des inférences, déduit
l’intention informative du locuteur.
Le modèle de l’inférence explique donc pourquoi la communication est
risquée : elle est risquée parce qu’elle est basée sur deux modèles de
communication, le modèle du code et le modèle de l’inférence. C’est à cause
d’erreurs dans la partie inférentielle de la communication que la plupart des
malentendus se produisent.

4. Signification de la phrase et sens


de l’énoncé
Nous avons à disposition, pour comprendre la communication verbale,
trois ensembles de concepts, en opposition :
phrase vs énoncé
signification vs sens
système linguistique vs inférence
La dernière opposition résulte du double mode de communication, codique
et inférentiel, décrit plus haut : un code associe des messages à des signaux,
alors que l’inférence consiste à tirer des conclusions à partir de prémisses. Par
exemple, le raisonnement de Jacques en (5) peut recevoir la forme de la
déduction présentée en (10). Dans cet exemple, (10c) et (10d) sont des
conclusions tirées des prémisses (10a) et (10b).
10. a. On se couche lorsque l’on a sommeil.
b. On se lave les dents avant d’aller se coucher.
c. On ne se couche pas lorsque l’on n’a pas sommeil.
d. On ne se lave pas les dents lorsque l’on ne va pas se coucher.

Il faut cependant montrer qu’une phrase, dans un contexte particulier,


devient un énoncé, et que la signification qui lui est associée est son sens.

Phrase et énoncé
Cette distinction n’est pas seulement terminologique, elle a un contenu
empirique et pratique. En effet, il existe trois différences importantes entre
phrase et énoncé.
Premièrement, certains énoncés ne sont pas des phrases : il y a des
énoncés qui correspondent à des phrases non grammaticales, mal formées, et
des énoncés qui ne peuvent être produits par aucune règle syntaxique (ce sont
des expressions, au sens de Banfield 1995). Les réponses de Pierre en (11)
fournissent des exemples d’énoncés produits par des phrases mal formées. En
(12), nous avons quelques exemples d’expressions.
11. Jean : Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Pierre : Je lui ai dit que ben, alors, mon vieux, j’en crois pas
une ligne.
Pierre : Ben oui, mais quand même…
12. a. Aux barricades, avec des pavés !
b. Une bière, et je suis heureux !
c. Joli, le but !
d. Mon Dieu ! Quel gâchis !

Deuxièmement, une phrase peut avoir plusieurs significations, à savoir


être ambiguë. La vocation des énoncés n’est pas de véhiculer plusieurs sens,
sauf dans certains cas de mots d’esprit comme (13).
13. – Est-ce que le docteur est là ? murmure un patient bronchitique
à la jeune épouse du médecin.
– Non, entrez vite !
Troisièmement, une phrase dont la signification est univoque peut recevoir
des sens différents dans des contextes différents. Par exemple, la phrase le
facteur vient de passer peut recevoir au moins quatre sens différents, si le
contexte permet l’accès à des hypothèses contextuelles. C’est la relation entre
hypothèses contextuelles et énoncé qui produit un sens à chaque fois différent
(voir tableau 2.1).

Tableau 2.1.

On arrive ainsi à une conclusion non triviale : le sens de l’énoncé ne


correspond généralement pas à la signification de la phrase. Pour comprendre
le sens de l’énoncé, l’interlocuteur doit faire des inférences sur la base de la
signification de la phrase et d’hypothèses contextuelles.
Une deuxième conclusion est que la raison principale évoquée pour
justifier le caractère non littéral de la communication (la pertinence) reçoit
maintenant une validation empirique : il est en effet pertinent de faire appel,
via une phrase munie d’une signification précise, à des hypothèses
contextuelles pour produire des effets cognitifs précis, à savoir le sens de
l’énoncé. Non seulement les énoncés ainsi produits gagnent en pertinence,
mais ils gagnent aussi en information (ils sont plus informatifs que les
énoncés littéraux).

5. L’enrichissement pragmatique
Il faut maintenant expliquer comment le sens d’un énoncé est enrichi à
partir du contexte et de la signification linguistique. Nous appellerons
enrichissement pragmatique le passage de la signification linguistique au
sens de l’énoncé, car le résultat obtenu, le sens, est plus riche que le point de
départ, la signification, qui est sous-spécifiée. Le sens est pragmatique, car
l’enrichissement se fait via l’usage du langage et n’est pas un processus
codique : c’est un processus inférentiel au sens du modèle de l’inférence.
Voici des exemples d’enrichissement qui sont en revanche déclenchés par
l’environnement linguistique : (i) le sujet d’un verbe intransitif comme
marcher spécifie son sens ; (ii) l’objet direct du verbe ouvrir spécifie son
sens ; (iii) le type de nom (concret, abstrait, etc.) sélectionne l’un des sens de
l’adjectif plat :
14. a. Un enfant marche à 12 mois.
b. Ma voiture marche à 100 à l’heure.
c. Ma montre marche.
15. a. Axel a ouvert un compte en Suisse.
b. Abi a ouvert son cadeau.
c. Nath a ouvert la porte.
d. Jacques a ouvert la séance par des mots de bienvenue.
16. a. Abi ne boit que de l’eau plate.
b. Ma voiture a un pneu plat.
c. Anne a trouvé cette histoire plutôt plate.
d. Jacques déteste les paysages plats.

Implicatures et explicatures
L’enrichissement pragmatique ajoute de l’information à la signification
linguistique pour déterminer quatre niveaux de sens : (i) la proposition
communiquée ; (ii) la force illocutionnaire de l’énoncé ; (iii) l’attitude
propositionnelle du locuteur ; (iv) les implicatures de l’énoncé.
Détermination de la proposition communiquée : la proposition
communiquée, ou forme propositionnelle, correspond à l’explicature basique
de l’énoncé, qui est nécessaire à sa compréhension et correspond notamment
à la désambiguïsation et à l’attribution des référents (chapitre 12). À titre
d’exemple, l’explicature basique de l’énoncé (17) est donnée en (18).
17. Je suis garé juste ici devant.
18. La voiture de Jacques est garée juste devant le parking de la faculté
des Lettres de l’Université à la rue de Candolle, Genève.

Détermination de la force illocutionnaire : la force illocutionnaire est la


valeur d’action de l’énoncé, l’acte de langage réalisé par le locuteur (voir
chapitre 11). Dans certaines situations, la force illocutionnaire peut être
ambiguë et la tâche de l’interlocuteur est de la déterminer en fonction du
contexte et des intentions du locuteur.
19. a. Une doctoresse à son patient qui a un plâtre au bras : Pouvez-
vous ouvrir la fenêtre ?
b. Une doctoresse à sa secrétaire : Pouvez-vous ouvrir la fenêtre ?

Dans l’énoncé (19a), Pouvez-vous ouvrir la fenêtre ? est une vraie


question, c’est-à-dire une demande d’information. En revanche, en (19b),
l’énoncé est une requête, une demande de faire quelque chose (ouvrir la
fenêtre).
Détermination de l’attitude propositionnelle : un acte de langage
suppose une certaine attitude du locuteur par rapport à la proposition
exprimée. Par exemple, une demande suppose le désir de voir l’action
réalisée, une promesse suppose l’intention de réaliser l’action, et l’affirmation
suppose la croyance. La relation d’implication entre acte de langage et
attitude propositionnelle est illustrée par le fait que les énoncés (20) sont
contradictoires, car ils nient l’attitude propositionnelle implicitée par l’acte de
langage :
20. a. ? Je te promets de venir, mais je n’ai pas l’intention de venir.
b. ? Je te demande de descendre la poubelle, mais je ne veux
pas que tu le fasses.
c. ? J’affirme que la terre est plate, mais je ne le crois pas.

La force illocutionnaire et l’attitude propositionnelle sont des explicatures


d’ordre supérieur de l’énoncé, car leur représentation nécessite
l’enchâssement de l’explicature basique dans une forme syntaxique plus
complexe, qui contient l’acte de langage ou l’attitude propositionnelle. Par
exemple, l’explicature basique donnée en (18) pourrait prendre la forme
suivante (21) :
21. Jacques affirme que sa voiture est garée juste devant le parking de la faculté.

Détermination des implicatures : comprendre un énoncé suppose, en


plus de la détermination des explicatures, de calculer, via un processus
inférentiel, les implicatures de l’énoncé. Par exemple, la conclusion de
Jacques en (22), suite au dialogue avec son fils de l’exemple (5), est une
implicature calculée à partir de l’énoncé d’Axel.
22. Axel refuse d’aller se coucher.

Implicatures et explicatures forment un réseau de sens pragmatique, que


l’on peut représenter de la manière suivante (voir figure 2.3).
Figure 2.3.

Le sens d’un énoncé n’est donc pas réductible à une seule information, ni
à un seul niveau : le contenu pragmatique d’un énoncé est formé de cinq
niveaux différents.

Spécification et élargissement
Quel est le niveau de compréhension le plus important ? En d’autres
termes, que faut-il au moins avoir compris pour comprendre, même
partiellement, l’énoncé du locuteur ? Plus nous allons à droite dans le schéma
ci-dessus, plus nous augmentons la complexité du travail de compréhension.
L’accès aux implicatures suppose l’accès aux bonnes prémisses implicitées,
de même que la détermination de la bonne attitude propositionnelle suppose
que la force illocutionnaire soit correctement identifiée. On considère
généralement que c’est la forme propositionnelle qui est le niveau de
compréhension le plus important, car elle suppose la compréhension de
l’ensemble des informations communiquées explicitement par l’énoncé.
On distingue en pragmatique lexicale (Wilson 2007) principalement deux
processus d’enrichissement pragmatique, qui concernent tous les deux la
forme propositionnelle : la spécification et l’élargissement.
La spécification consiste à rendre la proposition exprimée plus spécifique,
plus précise, comme les différents sens de l’adjectif froid en (23) : en (23a)
une température de 15o suffirait pour que le lac soit considéré comme froid,
alors que les hivers canadiens sont froids à – 40° (23b) et que l’air liquide est
à – 200° (23c). Ainsi, dans chaque cas, l’échelle des températures
communiquées à partir d’un même mot est fortement restreinte ou spécifiée
en fonction du contexte.
23. a. Le lac est trop froid pour nager.
b. Au Canada les hivers sont froids.
c. L’air liquide est froid.
L’élargissement est le second type d’enrichissement pragmatique : ici, il
s’agit d’étendre le domaine ou l’extension du concept à des propriétés qui en
sont normalement exclues. En voici quelques exemples :

24. Mon jardin est un rectangle de 2 500 m2.


25. Ce steak est cru.
26. Peux-tu me passer un kleenex ?

Le sens des mots élargis est approximatif : en (24), le jardin ressemble à


un rectangle ; le locuteur de (25) ne veut pas dire que son assiette contient un
morceau de bœuf non cuit, mais qu’il n’est pas assez cuit à son goût ; en (26)
kleenex est devenu un nom commun et désigne tout mouchoir en papier,
comme frigidaire pour les réfrigérateurs. À l’inverse des cas de spécification,
le concept communiqué par ces exemples est moins précis que le concept
encodé dans les mots.
Ce qu’il faut retenir de ces deux extensions de sens, c’est que très peu
d’unités lexicales sont utilisées dans leur sens premier, non contaminé
contextuellement. Presque tous les usages lexicaux supposent une variation
de sens, dont la cause est pragmatique. Pourtant, cette variabilité ne semble
pas altérer outre mesure la compréhension et la communication. Au contraire,
lorsque le contexte est approprié, l’effet cognitif est d’autant plus grand et la
communication s’en trouve facilitée. Un client mécontent de son assiette aura
plus de succès avec un énoncé littéralement faux comme ce steak est cru
qu’avec un énoncé vrai, mais peu précis comme ce steak n’est pas assez cuit,
car le degré de cuisson décrit ici est vague, alors qu’il est clairement exprimé
avec l’adjectif cru.

6. La pertinence
Comme on vient de le voir, le choix lexical – comme le choix de
communiquer une proposition par spécification ou élargissement – est
principalement une question de pertinence. En d’autres termes, les choix
approximatifs, sous-spécifiés, communiquent de manière plus pertinente
l’intention informative du locuteur. Pour montrer la relation entre pertinence
et enrichissement, il faut donner une définition de la pertinence. Selon
Sperber & Wilson (1989), la pertinence est un concept comparatif, qui
dépend de deux paramètres : les effets cognitifs (ajout d’une information
nouvelle, modification d’une information ancienne), d’une part, et les efforts
cognitifs (efforts de traitement), d’autre part. Plus précisément, plus l’énoncé
produit d’effets cognitifs dans un contexte donné, plus il est pertinent dans ce
contexte ; plus il demande d’efforts cognitifs dans un contexte donné, moins il
est pertinent dans ce contexte.
Le fonctionnement de la pertinence dans la communication suit deux
principes, le principe cognitif et le principe communicatif de pertinence.
Selon le premier, la cognition humaine est orientée vers la recherche de
pertinence maximale ; selon le second, l’énoncé présuppose sa propre
pertinence optimale. Ce second principe implique que tout énoncé est
suffisamment pertinent pour qu’il vaille la peine d’être traité, et qu’il est
compatible avec les préférences et les capacités du locuteur. La variation dans
les efforts de traitement que nous sommes enclins à produire pour
comprendre un énoncé dépend de cette dernière clause. De même, cette
clause explique pourquoi, dans certains cas, les locuteurs ne communiquent
pas l’information la plus pertinente à leur disposition, lorsque cela va à
l’encontre de leur intérêt.

Pourquoi la communication est-elle


non littérale ?
Nous pouvons maintenant donner une réponse complète aux raisons pour
lesquelles la communication est non littérale : la communication non littérale
est plus pertinente que la communication littérale, car elle produit plus
d’effets cognitifs en demandant moins d’efforts de traitement. L’économie
n’est qu’une partie des raisons de nos choix, à première vue compliqués : la
pertinence présumée des énoncés permet au locuteur de produire des énoncés
non littéraux tout en facilitant la tâche de l’interlocuteur et en réalisant des
efforts de production minimaux.

Comment comprenons-nous les énoncés


non littéraux ?
La réponse réside dans le concept de pertinence : l’interlocuteur choisit
l’interprétation la plus pertinente, celle qui optimise le rapport entre les effets
cognitifs et les efforts cognitifs. Selon Sperber et Wilson, il choisit pour cela
le chemin du moindre effort dans le calcul des explicatures et des
implicatures. En d’autres termes, il considère la première interprétation qui
lui vient à l’esprit et si elle est pertinente, le processus s’arrête de lui-même.

7. Références de base
Le chapitre 3 de Reboul & Moeschler (1998a) aborde de manière simple
les modèles du code et de l’inférence et le chapitre 8 traite de l’usage non
littéral du langage. Sperber (1994) aborde de manière accessible les
mécanismes qui sous-tendent la communication. La théorie de la pertinence
est résumée dans Wilson & Sperber (2004). Les questions de pragmatique
lexicale sont discutées dans Wilson (2007).

8. Pour aller plus loin


Une introduction fouillée aux modèles du code et de l’inférence se trouve
dans les chapitres 2 et 4 de Moeschler & Reboul (1994). Burton-Roberts
(2007) regroupe des articles couvrant un grand nombre de questions actuelles
en pragmatique. Sperber & Wilson (1989) est la référence principale pour la
théorie de la pertinence. Wilson & Sperber (2012) comporte une collection
d’articles présentant les développements récents de la théorie, et Carston
(2002) est une référence sur les questions de pragmatique lexicale. La
Théorie de la Pertinence est développée dans Zufferey et al. (2019 :
chapitre 3).

Questions de révision
2.1. Pourquoi la communication verbale ne peut-elle pas être expliquée de manière
satisfaisante par le modèle du code ?
2.2. Donner un exemple qui illustre le rôle de l’ostension dans la communication verbale.
2.3. Donner un exemple qui illustre le rôle des inférences dans la communication verbale.
2.4. Quels sont les critères qui permettent de définir un énoncé par opposition à une
phrase ? Donner des exemples de phrases et d’énoncés.
2.5. L’énoncé suivant peut avoir différents sens : Il est quatre heures. Donner trois
exemples de contextes qui correspondent à des sens différents et dire quelles sont les
hypothèses contextuelles utilisées dans chaque contexte.
2.6. Comment les énoncés ci-dessous doivent-ils être enrichis pour arriver à la bonne
forme propositionnelle ? (utiliser les notions de spécification et d’élargissement).
– A : J’ai de la température. / B : Alors il faut beaucoup boire.
– La piqûre sera indolore.
– Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours avec des chiens ?
– Je ne peux pas boire mon café : il est bouillant.
2.7. Donner les prémisses et les conclusions implicitées des énoncés ci-dessous :
– Jean est Suisse donc il est toujours à l’heure.
– Pierre : Voudrais-tu avoir une Rolex ? Jacques : Je déteste les montres
de luxe.
2.8. Résumer la manière dont la théorie de la pertinence explique la communication non
littérale à l’aide d’un exemple.
Chapitre 3

Le langage et les langues


I L’OBJET D’ÉTUDE de la linguistique est le langage en tant que faculté
S cognitive propre à l’espèce humaine, celui-ci se manifeste de manière
variée dans les quelque 6 000 langues actuellement parlées dans le monde.
Nous verrons dans ce chapitre que si les langues du monde sont diverses et
nombreuses, elles sont également reliées les unes aux autres, à la fois
historiquement, géographiquement et génétiquement. Ce chapitre répond à un
double objectif : expliquer les causes de la diversité des langues et illustrer
les méthodes utilisées pour les regrouper en familles, afin de comprendre à la
fois leur répartition et leur différenciation. En guise d’introduction, nous
commencerons par aborder la question de l’origine du langage.

1. Origine du langage et évolution


En 1866, la question de l’origine du langage faisait l’objet d’un décret de
la Société de linguistique de Paris, qui interdisait toute publication sur ce
sujet, aux motifs que cette question ne pouvait donner lieu qu’à de vaines
spéculations, et non à de la science. Depuis quelques dizaines d’années, la
question de l’origine du langage a repris toute son actualité, grâce aux
progrès réalisés dans de nombreuses disciplines comme la paléontologie,
l’éthologie, la primatologie et les neurosciences cognitives. Par ailleurs, le
développement des connaissances en linguistique au XXe siècle a également
permis de comprendre comment fonctionne le langage, notamment de quels
éléments il se compose et comment ces derniers interagissent entre eux.
Mises ensemble, toutes ces nouvelles données permettent de faire plusieurs
hypothèses sur l’origine du langage.
Tout d’abord, le langage est un phénomène récent, propre à homo sapiens,
espèce apparue il y a quelque 200 000 ans. L’une des caractéristiques
remarquables d’homo sapiens a été sa capacité à s’étendre sur l’ensemble de
la planète, en partant d’Afrique de l’Est il y a 70 000 ans environ pour arriver
finalement au bout de l’Amérique du Sud il y a 15 000 ans. La conquête de la
planète par notre espèce est donc, à l’échelle de la vie sur Terre, un
phénomène récent, ce qui permet de penser que le langage est un phénomène
unique, et que toutes les langues relèvent en réalité d’une origine commune.
Comment le langage est-il apparu ? Selon le linguiste américain Derek
Bickerton (1990), la transition entre la communication animale et le langage
moderne s’est faite par une phase de proto-langage, déjà présent chez homo
erectus, il y a un million d’années. L’apparition du langage moderne,
composé d’une vraie phonologie, d’une syntaxe et d’une sémantique, serait
un phénomène récent, situé entre 150 000 et 50 000 ans.
Le proto-langage correspond à une forme simplifiée du langage moderne,
dans laquelle les mots ne sont pas systématiquement combinés entre eux pour
former des phrases. En d’autres termes, l’élément fondamental qui distingue
le proto-langage du langage moderne est l’absence de syntaxe. Bickerton
justifie son hypothèse par le fait que l’on retrouve encore de nos jours des
traces de proto-langage chez quatre catégories de locuteurs : (i) les singes
entraînés à parler ; (ii) les enfants de moins de deux ans ; (iii) les adultes qui
n’ont pas été exposés à une forme de langage durant leur enfance (les enfants
sauvages) ; (iv) les locuteurs de pidgins (voir ci-dessous). Dans la mesure où
le proto-langage a émergé naturellement chez les trois catégories d’humains
décrites ci-dessus (ii, iii et iv), et que la catégorie (ii) concerne tous les
humains à un certain stade de leur développement, Bickerton en conclut qu’il
s’agit d’un mode de communication spécifique à notre espèce.
D’un point de vue physiologique, l’émergence du langage a nécessité
l’abaissement du larynx dans le pharynx. Chez les singes, le larynx est en
effet situé haut dans la gorge, ce qui limite la production possible de sons. À
la naissance, les bébés humains ont également un larynx haut qui s’abaisse
dans le courant de la première année de vie. Du point de vue de l’évolution,
l’abaissement du larynx a permis l’utilisation des cordes vocales pour la
production de syllabes et de phonèmes. En revanche, cette adaptation a
également impliqué un coût, car la position basse du larynx chez l’être
humain entraîne le croisement des voies de l’œsophage et des poumons. Par
conséquent, un morceau de nourriture peut facilement bloquer les poumons,
entraînant des risques d’étouffement. Le fait que cette évolution ait tout de
même eu lieu malgré l’augmentation de ce risque vital pour l’être humain
montre l’immense avantage évolutif lié à la possibilité de communiquer à
l’aide des langues naturelles.
Toutefois, cette adaptation physiologique ne suffit pas en elle-même à
expliquer l’apparition du langage. D’une part, il existe des animaux comme
les perroquets ou certains types de mainates dont l’appareil vocal leur permet
d’imiter la parole humaine mais qui ne sont pas pour autant capables de
développer un langage. À l’inverse, le langage n’est pas intrinsèquement lié à
l’appareil phonatoire, et les personnes sourdes-muettes ont un langage grâce à
leurs mains : la langue des signes. C’est également la modalité qui est utilisée
pour apprendre à parler aux singes, afin de dépasser le problème du
positionnement du larynx chez cette espèce. Pourtant, les primates ne sont
pas capables de produire plus d’un nombre très limité de signes alors que les
enfants qui apprennent la langue des signes acquièrent le langage au même
rythme que les enfants entendants. En conclusion, en plus d’une modification
de l’appareil phonatoire, l’apparition du langage chez l’homme a également
nécessité la spécialisation d’aires cérébrales dédiées au langage (voir
chapitre 1).

2. Pidgins et créoles
Il arrive encore de nos jours que des groupes d’humains créent une
nouvelle langue pour répondre à leurs besoins de communication. Ces
langues, que l’on appelle des créoles, représentent donc un témoignage vivant
des étapes par lesquelles une langue se développe. C’est pourquoi elles
constituent une source d’information essentielle pour comprendre l’origine de
la faculté de langage. La première étape de développement des créoles,
correspondant à une forme de proto-langage, s’appelle le pidgin.
Un pidgin est un système de communication linguistique qui s’est
développé parmi des gens qui ne partagent pas une langue commune, mais
qui se trouvent dans la nécessité de parler ensemble, pour des raisons par
exemple commerciales. Les pidgins existant dans le monde ont un
vocabulaire, une syntaxe et des fonctions grammaticales limitées. Si les
pidgins ne sont pas des langues maternelles, ce sont néanmoins des moyens
de communication utilisés par des millions d’individus. En bref, les pidgins
sont des adaptations créatives des langues naturelles. Par exemple, au XVIIIe et
XIXe siècles, des commerçants russes passaient l’été en Norvège à faire du
commerce de poisson et de bois. Pour communiquer avec les locaux, ils
utilisaient un mélange de russe et de norvégien. Ce pidgin était appelé le
russenorsk. De nombreux autres pidgins sont utilisés en Afrique, en
Amérique et en Asie du Sud-Est, comme par exemple le jargon chinook en
Amérique du Nord.
Que se passe-t-il lorsqu’un pidgin devient la langue maternelle d’une
communauté ? C’est ici qu’intervient le passage d’un pidgin à un créole,
aussi appelé créolisation. Une ou deux générations suffisent à la créolisation
(les pidgins ne durent pas plus de cent ans). Les créoles sont caractérisés par
une expansion des ressources linguistiques, au niveau du vocabulaire (plus
grand), de la grammaire (plus complexe) et du style. On dit que les pidgins
sont des langues auxiliaires, qui permettent à des communautés qui ne
partagent pas la même langue de communiquer, alors que les créoles sont des
langues vernaculaires, propres à une communauté. Ainsi, les créoles sont
des langues qui se développent aux dépens des autres langues parlées sur un
territoire.
Les créoles se répartissent principalement sur les côtes des océans et dans
les archipels (Caraïbes, Indonésie). Dans les Caraïbes, on trouve des créoles à
base française comme le créole haïtien et le créole des Antilles, ainsi que des
créoles à base anglaise comme le créole jamaïquain, le créole de Guyane et le
créole de Belize. En Afrique, on trouve le krio à base anglaise et des créoles à
base portugaise comme le créole angolais et le créole cap-verdien. Dans
l’océan Indien, on trouve plusieurs créoles à base française comme le créole
des Seychelles et les créoles de la Réunion et de l’île Maurice.
Contrairement aux pidgins qui sont des moyens de communication limités,
les créoles sont des langues aussi complexes et complètes que les autres à
tous les points de vue. Voici à titre d’exemple comment le verbe manger est
conjugué en créole guinéen (à base française) (voir tableau 3.1).

Tableau 3.1. Le verbe manger

On remarque que le créole guinéen permet de communiquer toutes les


informations temporelles du français, même si le moyen utilisé est différent
(terminaisons verbales en français vs morphèmes de temps en créole
guinéen).

3. Les langues du monde


Nous pouvons maintenant regarder de plus près la diversité et la
répartition des langues dans le monde, ainsi que les méthodes utilisées pour
les regrouper en familles.

Diversité et similitudes entre les langues


En quoi les langues sont-elles différentes ? Pourquoi, si les langues ont
une origine commune, ne parlons-nous pas tous une seule langue ? La
réponse à la question de la diversité des langues devient évidente si l’on tient
compte du fait que les langues sont des entités naturelles, avant d’être des
entités culturelles. Comme toutes les espèces naturelles, elles sont donc
variées. De manière générale, les langues naissent, se développent, changent
et meurent, comme tous les processus naturels. Par exemple, au fil du temps,
le latin a disparu au profit des langues romanes que sont le français, l’italien,
l’espagnol, le portugais, le roumain, etc. De même, le français a beaucoup
changé depuis l’époque de l’ancien français et continue son évolution (voir
chapitre 4).
Pourquoi les langues se différencient-elles avec le temps ? La
diversification linguistique vient toujours d’une séparation ou d’un isolement
géographique. Par exemple, la région alpine des Grisons en Suisse est le lieu
d’une langue, le romanche. Mais sa géographie est tellement complexe (on
parle souvent des Grisons comme du canton aux milles vallées) que le
romanche s’est diversifié de manière importante (il y a cinq variétés
principales), malgré son très petit nombre de locuteurs. Une langue romanche
standard a d’ailleurs été fixée au XXe siècle, afin de permettre la
communication entre les locuteurs de ces diverses variantes.
Inversement, en quoi des langues aussi différentes que le thaï et le français
se ressemblent-elles ? Elles se ressemblent parce que : (i) elles sont le produit
de l’évolution, (ii) elles partagent un ensemble de traits ou caractéristiques,
(iii) toutes les combinaisons de mots possibles ne forment pas une langue
naturelle. Par exemple, on pourrait inventer une langue appelée le français
miroir, qui combinerait les mots dans les phrases de manière inverse au
français. Voici un ensemble d’exemples de français et de français miroir (voir
tableau 3.2).
Le français miroir ne se développera toutefois jamais comme une langue,
car il viole des contraintes qui sont partagées par toutes les langues. Par
exemple, les pronoms sujets ne sont pas placés après le verbe, et les
conjonctions ne sont jamais les derniers mots des phrases subordonnées ou
coordonnées. En d’autres termes, les langues ne varient pas de manière
aléatoire mais suivent des contraintes universelles (voir la partie du chapitre 5
consacrée à Noam Chomsky).

Tableau 3.2.

français français miroir

Jacques mange une pomme. Pomme une mange Jacques.

Je crois que je suis malade. Malade suis je que crois je.

Je ne suis pas d’accord avec toi. Toi avec d’accord pas suis ne je.

Veux-tu venir manger à la maison ce soir ? Soir ce maison la à manger venir tu veux ?

Le groupement des langues en familles


Nous avons vu plus haut que toutes les langues du monde se ressemblent
sur certaines propriétés. Toutefois, il est clair que certaines langues sont plus
proches que d’autres et forment ce qu’on appelle des familles de langues.
Afin de comprendre comment les linguistes classent les langues en familles,
prenons un exemple emprunté à Ruhlen (1997 : 19). Le partie gauche du
tableau 3.3 donne le mot utilisé pour désigner la main (en notation
phonétique, voir chapitre 6) dans 12 langues différentes (indiquées par les
lettres A-L). L’objectif est de former des familles, sur la base des
ressemblances perçues entre les mots. Sans être linguistes, la plupart des gens
qui réalisent l’exercice tombent d’accord sur le même découpage, donné dans
la partie droite.

Tableau 3.3.

Ce qui est intéressant, c’est que ce découpage intuitif reflète effectivement


des familles distinctes. Si toutes les langues du tableau à l’exception du
japonais sont des langues indo-européennes, elles appartiennent en effet à des
sous-groupes différents, par exemple le groupe des langues romanes, qui va
de H à K. Si la comparaison était étendue sur un plus grand nombre de mots,
la plus grande ressemblance entres les langues indo-européennes par rapport
au japonais émergerait également. Ainsi, la simple ressemblance formelle
entre des mots représente un moyen efficace pour classer des langues en
familles. On pourrait toutefois objecter que ces ressemblances pourraient être
le fruit du hasard ou refléter simplement le fait qu’une langue a emprunté un
mot à une autre, sans qu’elles ne soient pas ailleurs apparentées. Par exemple,
le français a emprunté le mot chocolat à l’aztèque, mais ces deux langues
sont par ailleurs tout à fait distinctes.
Ces objections peuvent toutefois être levées. Premièrement, le caractère
accidentel de la ressemblance peut être exclu, à cause de l’une des propriétés
fondamentales de la relation entre les concepts et les mots utilisés pour les
désigner, qui est son caractère arbitraire (voir chapitre 5). En ce qui
concerne l’emprunt, ce biais peut être écarté en ne comparant que certains
mots soigneusement choisis, qui appartiennent au vocabulaire de base des
langues, comme les parties du corps, les chiffres et les pronoms personnels.
Ces mots ne sont dans les faits jamais empruntés entre les langues.

Les familles de langues du monde


Sur la base de la méthode comparatiste présentée ci-dessus, les linguistes
classent les langues du monde en une vingtaine de familles : afro-asiatique,
altaïque, amérindien, australien-aborigène, austronésien, caucasien, coréen,
dravidien, eskimo-aléoute, indo-européen, indo-pacifique, japonais, khoisan,
na-déné, niger-congo, nilo-saharien, ouralique, paléosibérien, sino-tibétain et
thaï.
Les statistiques disponibles indiquent que ces familles de langues
comptent un nombre très variable de locuteurs. Le tableau 3.4 rassemble les
familles de langues les plus parlées au monde.

Tableau 3.4.
La répartition des locuteurs entre les langues
Les langues du monde sont également parlées par un nombre très inégal de
locuteurs :
283 langues sur 6 604 sont parlées par plus d’un million de locuteurs ;
616 langues sont parlées par plus de 100 000 locuteurs (mais moins d’un
million) ;
1 364 langues sont parlées par plus de 10 000 locuteurs (mais moins de
100 000) ;
1 631 langues sont parlées par plus de 1 000 locuteurs (mais moins de
10 000) ;
1 040 langues sont parlées par plus de 100 locuteurs (mais moins de
1 000) ;
455 langues sont parlées par moins de 100 locuteurs ;
310 langues sont éteintes ;
915 langues sont non documentées.
Ces données donnent la courbe de Gauss suivante (voir figure 3.1).

Figure 3.1.

D’un point de vue géographique, les 6 604 langues répertoriées se


répartissent en pourcentage de la manière suivante : 30 % en Afrique, 15 %
en Amérique, 33 % en Asie, 4 % en Europe et 19 % dans le Pacifique. Si l’on
compare maintenant ces données avec le nombre de locuteurs, on arrive à des
variations importantes, comme le montre la figure 3.2.
Ces deux courbes montrent qu’il y a moins de locuteurs par langues en
Afrique, en Amérique, et dans le Pacifique, alors que c’est l’inverse en Asie
(à cause principalement du chinois). En Europe, les deux chiffres concordent.
Figure 3.2.

Le tableau 3.5 recense les douze langues les plus parlées au monde.

Tableau 3.5.
Il est évident que les langues ne sont pas égales du point de vue de leur
nombre de locuteurs natifs. On constate également de grandes différences
dans le nombre de locuteurs qui les parlent comme langue de communication.
De ce point de vue, l’anglais domine, devant le chinois et le hindi.
L’espagnol, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne s’est pas encore
développé comme langue de communication, au contraire du français, qui
reste sur un ratio identique à l’anglais (87 % de locuteurs non natifs contre
85 % pour l’anglais).
En conclusion, on assiste actuellement à un phénomène d’émiettement
linguistique, avec quelques langues parlées par beaucoup de locuteurs et un
très grand nombre de langues parlées par très peu de locuteurs. Ce
phénomène n’est pas étranger à un problème que l’on commence à bien
étudier et comprendre : celui des langues en danger.

4. Les langues en danger


Nous savons que d’ici la fin du siècle, entre 70 % et 90 % des langues
parlées aujourd’hui vont disparaître. De manière générale, on peut dire que
les langues parlées par moins de 100 000 locuteurs sont en danger,
notamment à cause des médias électroniques, de la télévision, de la
déforestation, de la normalisation de l’éducation, de la banalisation des
transports et de la mondialisation.
Tout citoyen responsable est ému par la disparition des espèces vivantes,
faune et flore. Toutefois, d’ici la fin du siècle, ce ne seront que 10 % des
mammifères et 5 % des oiseaux qui auront disparu. En revanche, peu de
citoyens s’émeuvent de la disparition presque inéluctable de l’énorme
majorité des langues. Voici quelques exemples : à la fin du XXe siècle, l’eyak
(Alaska) était parlé par 2 locuteurs, l’iowa (États-Unis) par 5 locuteurs, le
sirenikski (langue eskimau) par 2 locuteurs, l’ubikh, langue du Caucase qui
contient le plus de consonnes, par une dizaine de locuteurs. En Australie,
90 % des langues aborigènes sont moribondes et vont s’éteindre, alors qu’en
Amérique du Sud, entre 17 % et 27 % des langues amérindiennes sont en
voie de disparition.
Que faut-il pour mettre une langue en danger ? Dès lors que la langue
d’une communauté n’est plus apprise par les enfants de cette communauté ou
par une grande partie d’entre eux, elle est dite potentiellement en danger. On
considère généralement qu’une langue qui n’est pas transmise comme langue
maternelle disparaît en trois générations. Les nouvelles générations ont donc
un rôle fondamental à jouer pour leur conservation. Pourtant, dans la plupart
des cas, les langues en danger ne sont plus transmises aux enfants, que leurs
parents préfèrent éduquer dans des langues associées au pouvoir économique,
jugées plus rentables pour leur avenir.

5. Les langues indo-européennes


Au contraire des langues en danger dont nous venons de parler, la famille
des langues indo-européennes est la plus importante en nombre de locuteurs.
Comme la plupart des langues d’Europe sont des langues indo-européennes,
nous allons terminer ce chapitre par une présentation plus détaillée de cette
famille. Le tableau 3.5 montre les différentes familles et sous-familles de
langues indoeuropéennes.
D’un point de vue géographique, les langues indo-européennes occupent
la plupart de l’Europe actuelle et se prolongent dans le plateau anatolien, en
Iran, en Afghanistan, au Pakistan et dans le nord de l’Inde. L’histoire de la
diversification des langues indo-européennes est également bien établie. Par
exemple, le grec est une bifurcation ancienne, qui a donné naissance aux
langues arméniennes et indo-iraniennes. Les langues baltes sont
historiquement liées à la famille des langues slaves (on parle de langue balto-
slaves). Plus tardivement, les langues germaniques ont bifurqué entre les
langues germaniques du Nord et de l’Ouest. L’histoire des langues indo-
européennes, leur parenté et leurs divergences constituent ainsi un arbre très
complexe, avec des ramifications multiples.

Tableau 3.5.

Familles Sous-familles Langues


celtique breton, gallois, irlandais

ouest anglais, allemand, néerlandais, yiddish


germanique
nord danois, norvégien, suédois, islandais

est italien, roumain

français, portugais, espagnol, catalan, occitan


romane
ouest sarde, corse

romanche

ouest tchèque, slovaque, polonais, slavon

slave sud bulgare, macédonien, serbe, croate, slovène

est russe, biélorusse, ukrainien

balte lituanien, letton

grecque grec

albanaise albanais

anatolienne anatolien

iranienne ossète, kurde, persan, baloutche, tadjik, pashto

indo-aryenne hindi, ourdou, panjabi, sindhi, bengali

La dissémination des langues indo-


européennes
Selon l’archéologue Colin Renfrew (1990), la dissémination des langues
indo-européennes est liée à la diffusion de l’agriculture. Les immigrants indo-
européens étaient des fermiers venus d’Anatolie, qui ont commencé leur
migration vers 6 500 ans AEC. Dans cette hypothèse, l’histoire des langues
indo-européennes ne repose pas sur une suite d’invasions extérieures, comme
on l’avait d’abord pensé, mais sur une série d’interactions complexes à
l’intérieur d’une Europe qui avait une économie et une langue propres.
L’hypothèse sous-jacente est que l’apparition de l’agriculture a favorisé un
accroissement rapide de la population et que, de génération en génération, les
populations des Indo-Européens ont dû migrer pour trouver de nouvelles
terres leur permettant de se nourrir.
Comment une langue peut-elle s’installer sur un territoire ou se modifier ?
On peut supposer qu’une langue s’installe sur un territoire lorsque celui-ci,
auparavant vide, se peuple. Les populations migrantes ont donc découvert des
territoires vides de toute population, ou alors ont rencontré des populations
parlant d’autres langues. Dans ce cas, on a affaire à un processus de
substitution linguistique, dans lequel les langues parlées par des populations
indigènes ont été remplacées par celles des populations migrantes. Il se
produit par des processus démographiques ou économiques. C’est le cas par
exemple si la population migrante est plus importante que la population
indigène. L’autre explication, économique, passe par le rôle de l’agriculture.
Les Indo-Européens sont arrivés avec des plantes et des graines qui leur ont
permis de s’installer et de survivre durablement.
Le berceau de l’indo-européen se situe donc dans le plateau anatolien. La
migration s’est faite d’abord vers l’est, en direction des plateaux iraniens,
puis au nord (à l’est de la Mer Caspienne) et enfin à l’ouest, au nord de la
mer Noire. Les archéologues ont recoupé la migration des Indo-Européens
avec les cartes de la diffusion de l’agriculture et, en fonction des sites
contenant des fossiles de plantes, ils ont pu définir trois foyers de diffusion de
l’agriculture : (i) la plaine du Tigre et de l’Euphrate, en Irak actuelle, avec
une migration vers l’est ; (ii) la Palestine, avec une migration vers l’Afrique
du Nord ; (iii) l’Anatolie, avec une migration vers l’ouest. Les sites anatoliens
datent de plus de 6 000 ans AEC, alors qu’à l’est de la mer Caspienne les
sites sont datés de 6 000 à 5 000 AEC, tout comme les sites de l’est de la
Grèce. Plus on va vers l’ouest en Europe, plus les sites sont récents. Dans le
sud de la péninsule ibérique, les sites sont datés de 3 000 à 2 000 ans AEC et
de 5 000 à 4 000 ans au sud de la France et en Italie. On voit donc que
l’agriculture s’est diffusée d’est en ouest, et que l’un des foyers de diffusion
est l’Anatolie. L’hypothèse de Renfrew est donc confirmée par ces données
archéologiques.
6. Références de base
Comrie et al. (2008) fournit un état des lieux concis et actuel de la
situation des langues parlées dans le monde. Le site internet
www.ethnologue.com contient également de nombreuses données et
statistiques récentes à ce sujet. L’encyclopédie dirigée par Crystal (2010)
reste aussi une référence incontournable sur cette question. Ruhlen (1997) est
une introduction très accessible à la méthode comparatiste de classement des
langues en familles. Enfin, la dissémination de la famille indo-européenne est
présentée dans Renfrew (1990).

7. Pour aller plus loin


La question de l’origine du langage est discutée par Reboul (2007),
Reboul (2017), Bickerton (2010) et Fitch (2010). L’hypothèse du proto-
langage est développée dans Jackendoff (2002). Les ouvrages de Cavalli-
Sforza (1996) et (1998) résument la manière dont les langues sont
apparentées les unes aux autres, du point de vue de la génétique des
populations. Velupillai (2012) et Moravcsik (2013) présentent une
introduction approfondie à la typologie des langues. Enfin, l’ouvrage édité
par Hombert (2006) donne un survol général à la question de l’origine des
langues et du langage.

Questions de révision
3.1. Pourquoi la question de l’évolution du langage est-elle si controversée ?
3.2. Quels types de preuves peut-on avancer pour étayer des hypothèses dans ce
domaine ?
3.3. Quelles sont les caractéristiques des pidgins et des créoles ?
3.4. Pourquoi l’étude des créoles nous renseigne-t-elle sur la question de l’évolution du
langage ?
3.5. Le nombre de locuteurs que compte une famille de langues est-il nécessairement
proportionnel à son importance géographique et au nombre de langues qui la
composent ? Que peut-on en conclure ?
3.6. Parmi l’ensemble des langues du globe, combien sont vouées à disparaître d’ici la fin
du siècle ?
3.7. Quels sont les facteurs qui conduisent à la mort d’une langue ?
3.8. D’où viennent les langues européennes ? Que sait-on de cette ancienne langue
commune ?
Chapitre 4

Histoire et variétés du français


de la famille des langues indo-européennes, et plus
L E FRANÇAIS FAIT PARTIE
spécifiquement d’un sous-groupe de cette famille appelé les langues
romanes ou langues latines, qui partagent la propriété de descendre d’une
même langue mère : le latin. Dans ce chapitre, nous verrons comment le
français se situe parmi les langues romanes. Nous proposerons ensuite un
bref aperçu de l’histoire de cette langue, au travers des événements
historiques marquants qui ont influencé son évolution. Enfin, nous verrons
que le français est parlé dans de nombreux autres pays que la France, et
explorerons les contours du monde francophone.

1. Qu’est-ce que le français ?


Le groupe des langues romanes
En plus du français, le groupe des langues romanes inclut l’italien,
l’espagnol, le portugais, le roumain et le catalan, mais également des langues
moins connues comme le romanche, le ladin et l’aroumain. Les langues
romanes sont bien diffusées à plus d’un titre : elles comptent deux langues
officielles sur les six langues des Nations unies (le français et l’espagnol) et
trois des dix langues les plus parlées au monde (le français, l’espagnol et le
portugais). Au total, 20 % des locuteurs de langues indo-européennes parlent
des langues romanes, ce qui correspond à 8 % des locuteurs de la planète.
À l’intérieur du groupe des langues romanes, on opère traditionnellement
une distinction entre le sous-groupe des langues romanes de l’Est, qui
comprend notamment l’italien et le roumain, et le sous-groupe des langues
romanes de l’Ouest, auquel appartient le français, mais aussi le portugais et
l’espagnol.
D’un point de vue linguistique, cette distinction se justifie par des
ressemblances formelles entre les sous-groupes. Par exemple, les deux sous-
groupes se distinguent par la manière de former le pluriel, qui se fait par
l’addition d’un -s dans les langues occidentales et par l’addition d’un -i pour
les masculins ou d’un -e pour les féminins dans les langues orientales. Ainsi,
on dit (des) chats en français et gatos en espagnol et en portugais, alors que le
pluriel du mot masculin loup se dit lupi en italien et en roumain et le pluriel
du mot féminin chèvre se dit capre dans ces deux langues. De même, à
l’Ouest, la deuxième personne du singulier se termine également en -s, alors
qu’elle est en -i à l’Est. Par exemple, on dit (tu) chantes en français et cantas
en espagnol et en portugais mais canti en italien et cânţi en roumain.
Au niveau des sons, pour des mots hérités du latin, là où les langues
romanes orientales présentent dans un mot -p-, -t-, ou -k- entre deux voyelles,
les langues occidentales ont -b- ou -v-, -d- ou rien, -g- ou rien. Pour
l’alternance entre p et b ou v, le mot latin lepore a par exemple donné lièvre
en français, lebre en portugais et liebre en espagnol, alors que du côté du
groupe de l’Est, on a lepre pour l’italien et iepure pour le roumain.

En quoi le français se distingue-t-il


des autres langues romanes ?
Le français est la langue romane qui s’est la plus distancée des autres
langues du groupe. On le constate par exemple si on compare les mots hérités
du latin en français et dans les autres langues romanes de l’Ouest. Alors que
ces mots sont très souvent identiques ou quasiment identiques en portugais et
en espagnol, leur équivalent français diverge sensiblement, comme nous
l’avons vu plus haut avec les exemples des mots chat et chantes.
De manière générale, le français se caractérise par un système de voyelles
plus riche que les autres langues romanes (voir le chapitre 6 sur le système
des sons du français). En d’autres termes, le français comprend des sons
prononcés dans la graphie eu du mot pleut ou le u de lecture qui n’existent
pas dans les autres langues romanes.
D’autres spécificités du français se retrouvent également dans la manière
de former des phrases (la syntaxe, voir les chapitres 8 et 9). Par exemple, la
présence d’un élément qui occupe la position grammaticale de sujet est
obligatoire, même lorsque cet élément ne correspond pas au sujet réel (ou
sémantique) de cette phrase, comme l’illustre le pronom il de l’exemple (1)
ci-dessous. Cette contrainte n’est pas valable pour les autres langues
romanes, comme on le voit par la traduction du même exemple en italien (2),
en espagnol (3) et en roumain (4). Toutefois, elle n’est pas unique au français
et se retrouve dans d’autres langues non-romanes comme l’anglais (5) et
l’allemand (6).
1. Demain il ne pleuvra pas.
2. Domani ∅ non pioverà.
3. Mañana ∅ no lloverá.
4. Mâine ∅ nu va ploua.
5. Tomorrow it will not rain.
6. Morgen wird es nicht regen.

Le rapprochement du français avec l’anglais et l’allemand sur ce point


n’est pas le fruit du hasard. En effet, ces dernières sont des langues
germaniques, ce qui correspond à un autre sous-groupe de la famille des
langues indo-européennes (voir chapitre 3). Or, comme nous le verrons à la
section suivante, si le français s’est beaucoup distancé des autres langues
romanes, c’est justement parce qu’il a subi très tôt dans son histoire une forte
influence des langues germaniques. Cette influence perdure dans le français
actuel.

Les influences du germanique


sur le français actuel
La conséquence la plus importante de l’influence germanique sur le
français est une forte évolution des sons (phonétique), qui fait la spécificité
du français par rapport aux autres langues romanes. Cette évolution se
caractérise notamment par une réduction des mots, suite à la réduction
systématique de certaines voyelles et de certaines consonnes.
Au niveau des voyelles, cette réduction s’explique par le fait que, dans les
langues germaniques, un fort accent d’intensité frappe toujours l’une des
syllabes du mot, ce qui a pour conséquence d’affaiblir les voyelles voisines.
Ces dernières n’étant plus clairement prononcées, elles ont fini par disparaître
tout simplement des mots. Par exemple, le verbe latin sudare est devenu suer
en français alors que l’espagnol a conservé la forme plus proche, sudar. Un
exemple encore plus spectaculaire est le mot latin augustum, qui est devenu
août en français. On est ainsi passé de quatre voyelles à une seule1 ! Cette
réduction des mots explique également la présence de nombreux homophones
(mots qui se prononcent de la même manière, comme vers, ver et vert) et qui
sont source d’ambiguïté à l’oral.
En ce qui concerne les consonnes, l’influence germanique se retrouve
également dans l’utilisation du h en français. Notamment le fait que certains
mots commençant en h comme les hommes impliquent une liaison et d’autres
non, par exemple les hanches. En fait, dans les langues germaniques, le h se
prononce comme une vraie consonne, produite par expiration de l’air. Ce son
s’entend par exemple dans les mots Hund en allemand et hair en anglais. Les
mots en h hérités du germanique ont d’abord été prononcés à la manière
germanique, avec expiration de l’air, mais actuellement la lettre h ne
correspond plus à aucun son en français. Bien que cette prononciation se soit
perdue, il en reste une trace dans l’absence systématique d’élision avec les
mots hérités du germanique comme hanche, car il ne peut pas y avoir de
liaison avec une consonne. En revanche, la liaison se fait avec les mots latins
comme homme, dans lesquels le premier son prononcé a toujours été la
voyelle [ɔ].
Du point de vue du lexique, le français compte aussi un certain nombre de
mots d’origine germanique. Au total, on estime cet héritage à environ 400
mots dans des domaines divers, parmi lesquels on retrouve notamment bâtir,
honte et blanc. Enfin, certains suffixes (voir le chapitre 7 sur la morphologie)
comme -and et -ard sont également d’origine germanique.
2. Quelques éléments de l’histoire
de France et du français
Avant l’arrivée du latin
Afin de pouvoir identifier la langue parlée par une ancienne population, il
faut disposer de traces écrites de cette langue. Or, il ne nous est parvenu
presque aucun témoignage des langues parlées en France jusqu’à l’arrivée
des tribus dites indo-européennes. C’est pourquoi, même si l’on a la certitude
que le territoire correspondant à la France actuelle était peuplé bien avant
l’arrivée des Indo-Européens, on ne possède que très peu d’indications sur les
langues parlées par ces populations. Au mieux, on a pu identifier quelques
racines de mots correspondant à des noms de lieux (toponymes), dont on sait
qu’ils ne sont pas reliés à la famille indo-européenne, car on les retrouve dans
d’autres langues extérieures à ce groupe. Seule exception notable au manque
de données linguistiques remontant à cette époque : le basque, qui perpétue
aujourd’hui encore la langue des Aquitains. Cette langue ne fait pas partie du
groupe des langues indo-européennes, et ne peut d’ailleurs (fait rarissime)
être rattachée avec certitude à aucune langue ou famille de langues du monde.
Vers – 250, une tribu de langue indo-européenne, les Celtes, a envahi la
France par l’Est. Cette tribu parlait le gaulois, une langue qui n’a eu que très
peu d’influence sur le français actuel. En fait, on ne sait que très peu de chose
sur le gaulois parlé par les Celtes, essentiellement parce que ces derniers
n’avaient pas pour habitude de mettre leurs connaissances par écrit. Le petit
héritage gaulois qui nous reste est principalement constitué de noms de lieux
comme Nanterre et Verdun et de moins d’une centaine de mots courants,
surtout reliés à la vie de la terre, parmi lesquels il y a les mots chemin, lande
et galet.

La latinisation de la Gaule
La situation a ensuite changé radicalement en Gaule avec la conquête
romaine, commencée vers – 120 dans la région appelée la Narbonnaise (qui
englobait la Provence, le Languedoc et le Dauphiné). Vers l’an – 50,
l’ensemble de la Gaule est passée en main romaine. Suite à cette invasion, les
Gaulois ont progressivement choisi d’abandonner leur langue pour le latin,
qui était la langue de l’administration et du commerce. Cette latinisation ne
s’est toutefois pas faite rapidement ni de manière uniforme. Dans un premier
temps, le latin a surtout été pratiqué par les notables et les marchands dans les
régions urbaines. À la campagne, l’abandon du gaulois a été nettement plus
graduel, jusqu’au Ve siècle. L’influence du latin n’a pas non plus été la même
sur l’ensemble du territoire gaulois. En effet, l’invasion romaine s’est faite
par le Sud et dans ces régions, la latinisation a été à la fois profonde et
durable. En revanche, l’influence romaine a été nettement plus faible dans les
régions du Nord.
À la chute de l’empire romain d’Occident en 476, diverses tribus barbares
ont envahi la France : les Francs au Nord, les Burgondes puis les Huns au
centre-Est et les Wisigoths au Sud. D’un point de vue linguistique, cette
division est à l’origine des différences dialectales observées entre les langues
d’oïl d’où le français est issu (au Nord), les langues d’oc (au Sud) et les
dialectes franco-provençaux (au centre-Est)2. Ces invasions barbares ont ainsi
contribué à diversifier linguistiquement le territoire. Si le latin est malgré tout
resté la langue principale de la Gaule, c’est à cause de la diffusion du
christianisme, largement répandu sur le territoire dès le IVe siècle. En effet, à
cette époque, le latin était la langue liturgique chrétienne en Occident. La
conversion du roi des Francs Clovis au christianisme, à la fin du Ve siècle, a
encore renforcé la place du latin.

La transition du latin au français


Pour les linguistes, la question primordiale consiste à savoir quand et
comment, à partir du latin parlé en Gaule, on est arrivé progressivement au
français actuel. Cette question ne trouve pas de réponse précise et définitive,
car les éléments qui nous sont parvenus de cette époque restent très
fragmentaires (voir les exemples de témoignages écrits ci-dessous).
Toutefois, certains faits historiques et linguistiques permettent d’expliquer
dans les grandes lignes la nature de cette évolution.
Le premier point à relever est que le latin parlé par les envahisseurs
romains était une forme tardive du latin classique appelée latin vulgaire.
Cette variété de latin se caractérise notamment par la disparition de la
déclinaison, la création des articles, la généralisation des prépositions,
l’extension des auxiliaires du verbe et l’apparition de nouvelles formes du
futur. En résumé, le latin parlé par les envahisseurs de la Gaule s’était déjà
considérablement éloigné de la version classique de cette langue utilisée dans
les textes.
Par la suite, la dégradation progressive de la culture de l’écrit vers les VIe
et VIIe siècles a encore creusé l’écart entre le latin liturgique et la langue orale
des gens de Gaule. Au VIIIe siècle, Charlemagne a tenté de relatiniser la Gaule
par une série de réformes culturelles et scolaires, ce qui a eu pour
conséquence d’accentuer encore les différences entre le latin cultivé et la
langue de la rue. Au IXe siècle, le fossé entre ces deux langues était tel que le
concile de Tours (813) a demandé que les homélies soient traduites en rustica
romana lingua et en germanique. À cette époque, la « rustica romana
lingua », qui allait devenir le français, était donc déjà née.
Aux Xe et XIe siècles, le français était fragmenté en usages régionaux. Le
morcellement était une conséquence du régime féodal, dans lequel la vie
s’organisait localement sur les terres des suzerains, auxquels étaient rattachés
des vassaux. Ce qui allait devenir le français n’était alors qu’un dialecte
parmi d’autres, parlé dans la région d’Île-de-France. Ce dialecte ne doit
cependant pas son ascension à une quelconque supériorité linguistique par
rapport à ses voisins. Sa progression est uniquement la conséquence d’une
série de faits politiques et économiques. D’un point de vue politique,
l’événement marquant a été l’élection d’Hughes Capet comme roi par les
grands du royaume (987). Au fur et à mesure que le nouveau roi a étendu son
influence, l’unification des parlers d’Île-de-France et des régions voisines
s’est opérée. Par ailleurs, la région d’Île-de-France était bien située
géographiquement (au confluent de trois fleuves : la Seine, l’Oise et la
Marne) et prospère économiquement.
Pour toutes ces raisons, vers le XIIe siècle, le parler d’Île-de-France avait
acquis une réputation de « juste milieu » et constituait une sorte d’idéal de
qualité à atteindre. Dès les XIVe et XVe siècles, la transcription des dialectes
autres que le français comme le picard et le normand a totalement cessé, et le
fait de s’exprimer en dialecte était même devenu un sujet de dérision, comme
en témoigne la célèbre Farce de maître Pathelin, datant de cette époque.

L’affirmation du français
Dès le XIVe siècle, la demande de connaissances rédigées en français est
devenue toujours plus importante. En témoigne notamment la politique de
traduction systématique des grandes œuvres mise en place par Charles V.
Au XVIe siècle, l’utilisation du français comme langue de culture et de
transmission de connaissances s’est intensifiée. François Ier a créé en 1530
une institution concurrente à la Sorbonne, le Collège des trois langues (grec,
hébreu, latin), actuel Collège de France, où les cours étaient donnés en
français. En 1530, la première grammaire française a été écrite en anglais par
Palgrave. Le français commençait également à être utilisé dans des ouvrages
scientifiques : Ambroise Paré a publié tous ses ouvrages de médecine en
français, langue également choisie par Nostradamus pour ses Prophéties.
D’un point de vue de politique linguistique, l’événement le plus important
de cette époque est l’ordonnance de Villers-Cotterêts, prise en 1539 par
François Ier, qui prévoyait que tous les textes administratifs, actes officiels,
décrets et lois seraient désormais rédigés en « langage maternel francoys »,
c’est-à-dire en français. D’un point de vue littéraire, la Défense et illustration
de la langue française par du Bellay est un encouragement à tous les
écrivains et grammairiens de l’époque à promouvoir l’usage du français.
Après une période d’expansion libre, au XVIIe siècle, la langue française est
devenue un instrument de centralisation politique et donc une affaire d’état.
En 1635, Richelieu a fondé l’Académie française, dont les membres ont
réglementé la langue en fonction du bel usage, celui de la Cour. En 1673,
l’Académie adoptait une orthographe unique et normalisée, fondée bien
souvent sur les formes non simplifiées. De nombreux mots jugés populaires
ont ainsi été exclus du dictionnaire de l’Académie. Les académiciens ont
également réglé le son et le sens des mots et, dès la deuxième moitié du
XVIIe siècle, la grammaire de Port-Royal s’est donné pour ambition de
retrouver, sous les formes de la langue, la raison universelle : les
grammairiens étaient devenus l’autorité suprême, au détriment de l’usage.
À cette époque, le français n’était toutefois pas la seule langue parlée en
France. Hors de Paris, la population continuait à parler principalement patois.
Au Sud, les locuteurs pratiquaient une forme d’occitan, au Nord, on parlait le
wallon et le picard, à l’Est, le francique et l’alsacien et à l’Ouest, le breton.
Le problème de la diversité linguistique des Français s’est fait jour au
moment de la Révolution. Plusieurs enquêtes linguistiques ont alors été
réalisées, qui conclurent que les patois étaient bien vivants dans la plupart des
régions et que de très nombreuses personnes n’étaient pas capables de tenir
une conversation en français. Dans l’idéologie révolutionnaire, les patois
étaient associés à la religion et au passé. Le français, au contraire, était perçu
comme un facteur d’égalité : tout Français devait y avoir droit. C’est
pourquoi, dès la fin du XVIIIe siècle, on prit la décision de créer des Écoles
normales, pour former des enseignants qui pourraient à leur tour enseigner le
français dans chaque village. Notons que dès le XVIIIe siècle, le français avait
déjà pris une forme très proche du français actuel, comme on peut s’en rendre
compte par le fait que les textes de cette époque sont largement intelligibles
pour des lecteurs d’aujourd’hui.
Au XIXe siècle, on parlait français à l’école, que la Loi Jules Ferry de 1882
avait rendue obligatoire pour tous les enfants dès 6 ans, mais le patois
persistait dans la vie courante. La situation a changé dès le début du
XXe siècle, lors de la Première Guerre mondiale. En effet, les unités
regroupaient des hommes d’origines différentes qui se retrouvaient dans
l’absolue nécessité de communiquer. Dans cette situation, le dénominateur
commun le plus simple entre les troupes était le français. À leur retour à la
maison, ces hommes ont ensuite continué à parler le français.
Au XXIe siècle, le français, comme toutes les langues vivantes, continue
son évolution. Dans le domaine du lexique, cette évolution reflète l’arrivée
constante de nouveaux concepts : beaucoup de nouveaux mots ont par
exemple été créés dans les domaines de la téléphonie mobile et d’Internet. Du
point de vue de la prononciation (phonologie), certains contrastes tendent à
disparaître (par exemple entre brun et brin), tout comme le caractère
obligatoire ou facultatif de certaines liaisons. La syntaxe des phrases se
modifie également, par exemple dans l’absence d’inversion entre sujet et
verbe pour former des questions à l’oral (il est où ?) ou dans la suppression
du ne dans la négation, toujours à l’oral (je suis pas malade).
Notons pour conclure qu’actuellement les anciens patois parlés en France
sont proches de la disparition, malgré des tentatives parfois très actives pour
les maintenir, notamment dans le cas du breton. Toutes ces langues font
partie du groupe des langues en danger, tel que nous l’avons défini au
chapitre 3.

3. Quelques témoignages
de la naissance du français
Il ne nous reste que très peu d’écrits de la période de transition entre le
latin et le très ancien français, aussi appelé le roman. Voici quelques-uns des
tout premiers textes qui nous sont parvenus.
Les Serments de Strasbourg (842) : ce texte est souvent considéré
comme le premier monument de la langue française. Il contient le premier
texte écrit en roman, et scelle une alliance entre deux petits-fils de
Charlemagne (Charles le Chauve et Louis le Germanique) contre leur frère
Lothaire. Les troupes des deux parties ne comprenant plus le latin, ce texte
commence par un passage en germanique destiné aux soldats de Louis et un
autre en roman pour les soldats de Charles. Le reste du document a été rédigé
en latin. Voici la partie en roman prononcée par Louis le Germanique, ainsi
que sa traduction française.
Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d’ist di in avant, in
quant deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in
cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dist, in o quid il mi altresi fazet, et ab
Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit.

Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, à partir
d’aujourd’hui, en tant que Dieu me donnera savoir et pouvoir, je secourrai mon frère
Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère, selon l’équité,
à condition qu’il fasse de même pour moi, et je ne tiendrai jamais avec Lothaire aucun
plaid qui, de ma volonté, puisse être dommageable à mon frère Charles.

Les Gloses : elles correspondent à peu près à ce qu’on appelle aujourd’hui


des glossaires. Il s’agit de petits dictionnaires qui permettent de passer d’une
langue à l’autre. Ces écrits se sont développés aux VIIIe et IXe siècles, car à
cette époque, la majorité de la population ne comprenait plus le latin. Or, la
version utilisée de la Bible était la Vulgate, traduite au IVe siècle en latin par
saint Jérôme. Il était donc indispensable de fournir à la population des
traductions afin qu’elle puisse continuer à avoir accès aux Saintes Écritures.
Les exemples de Gloses les plus connus sont les Gloses de Reichenau, qui
sont un dictionnaire latin-roman comprenant près de 1 300 mots latins et les
Gloses de Cassel, qui donnent la traduction en germanique de 265 mots
romans. Voici quelques mots tirés des Gloses de Reichenau3 (tableau 4.1).

Tableau 4.1.

Latin Roman Français actuel

Gallia Francia France

jecur ficato foie

singulariter solamente seulement

coturnix quaccola caille

Le Cantilène de Sainte Eulalie : il s’agit d’une suite de 29 vers datant du


IXe siècle qui raconte la vie exemplaire d’une jeune fille martyrisée. En voici
les premiers vers :
Buona pulcella fut Eulalia. Bonne pucelle fut Eulalie.
Bel auret corps bellezour anima. Beau avait le corps, belle l’âme.
Voldrent la ueintre li d[õ] inimi. Voulurent la vaincre les ennemis de Dieu,
Voldrent la faire diaule seruir. Voulurent la faire diable servir.
Elle nont eskoltet les mals conselliers. Elle n’écoute pas les mauvais conseillers :
Quelle d[õ] raneiet chi maent sus en ciel. « Qu’elle renie Dieu qui demeure au ciel ! »
Ne por or ned argent ne paramenz. Ni pour or, ni argent ni parure,
Por manatce regiel ne preiement. Pour menace royale ni prière :
Niule cose non la pouret omq[ue] pleier. Nulle chose ne la put jamais plier.

4. Français et francophonie
En plus de la France, le français est une langue officielle dans 32 autres
pays partout dans le monde. En Europe, le français est notamment parlé en
Belgique (40 % de francophones) et en Suisse (20 % de francophones), mais
on le trouve également au Luxembourg et dans la région italienne du Val
d’Aoste. En Afrique, le français est pratiqué dans de nombreux pays comme
le Cameroun, le Congo, le Mali et le Sénégal. En Amérique, le principal pays
francophone est bien entendu le Canada (25 % de francophones,
essentiellement dans la province du Québec), mais on parle également
français à la Martinique et à la Guadeloupe, en Guyane et à Saint-Pierre-et-
Miquelon ainsi qu’en Haïti. Dans l’océan Indien, en plus de la Réunion, le
français est parlé à l’île Maurice, aux Seychelles, à Madagascar, aux Comores
et à Mayotte. En Océanie, il est parlé en Polynésie, à Wallis-et-Futuna et en
Nouvelle-Calédonie.
Bien entendu, dans tous les pays ou département français cités ci-dessus,
les notions de langue française et de locuteur francophone s’entendent de
manière bien différente. Si en Belgique et en Suisse, on parle un français très
proche du français de France, la situation se présente déjà différemment au
Canada, où le français surtout oral diverge de bien des manières du français
de France (prononciation, lexique, syntaxe). Dans de nombreux autres pays,
le français cohabite officiellement avec d’autres langues locales, et n’est pas
bien maîtrisé par de nombreux locuteurs. Cette dernière remarque souligne
l’importance de différencier les locuteurs natifs des locuteurs occasionnels. Si
l’on s’en tient aux premiers, on compte environ 80 millions de francophones
dans le monde, alors que si l’on inclut les seconds, ce chiffre passe à
220 millions (chiffre de l’OIF), ce qui correspond à environ 2 % de la
population mondiale.
On a actuellement coutume de rassembler les pays qui pratiquent le
français sous le terme de francophonie. Toutefois, comme on l’a vu plus haut,
ce terme regroupe à la fois des pays qui comptent un nombre important de
locuteurs natifs et d’autres où le français n’est pratiqué que comme langue
seconde et par un petit nombre de locuteurs. D’un point de vue politique, la
notion de francophonie s’entend actuellement comme l’ensemble des pays
regroupés dans l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), une
organisation qui poursuit notamment des objectifs politiques (maintien de la
paix et droits de l’homme) et de coopération entre ses pays membres. L’OIF
organise des Sommets de la francophonie, durant lesquels les états membres
définissent les grandes lignes des actions futures de l’organisation. Sur le
plan de la langue française, l’Organisation se veut un soutien à la pratique du
français, sur un principe de partenariat plutôt que de remplacement des autres
langues parlées par ses pays membres, appelées langues partenaires.

5. Références de base
L’histoire du français est racontée de manière très concise et accessible
dans Walter (1988) et Rey (2008). Perret (2008) est une introduction
didactique, qui comporte également une analyse linguistique des processus
qui ont marqué l’évolution de la langue. Walter (1998) offre une présentation
synthétique des différentes variétés de français parlées dans le monde. Enfin,
toutes les informations concernant l’Organisation de la francophonie se
trouvent sur le site internet :
www.francophonie.org.
6. Pour aller plus loin
Une introduction détaillée à l’histoire du français se trouve chez Huchon
(2002) et Rey et al. (2007) constitue certainement l’ouvrage de référence le
plus complet sur la question.

Questions de révision
4.1. À quel sous-groupe de la famille des langues indo-européennes appartient le
français ?
4.2. Peut-on situer le français encore plus précisément à l’intérieur de ce groupe ? Sur la
base de quels critères a-t-on établi cette distinction ?
4.3. Quelles sont les raisons historiques pour lesquelles le français s’est différencié des
autres langues du groupe ?
4.4. Comment l’influence du germanique est-elle reflétée dans le français actuel ?
4.5. Quel est le premier texte qui a été écrit en français et de quand date-t-il ?
4.6. Quel est l’intérêt actuel des écrits en très ancien français pour les linguistes ?
4.7. Qu’est-ce que l’ordonnance de Villers-Cotterêts et de quand date-t-elle ?
4.8. À partir de quelle époque le français a-t-il été normalisé et par qui ?
4.9. Comment peut-on définir la notion de francophonie ?

Notes
1. On parle ici de voyelles phonologiques et non pas de lettres de l’alphabet. Voir le chapitre 6 pour une
explication détaillée des notions de voyelle et de consonne en phonologie.

2. Les mots oïl et oc veulent tous deux dire oui. On sépare ainsi les familles de langues selon le mot
utilisé pour dire oui : oïl au Nord et oc au Sud.

3. Tiré de Walter H. (1988), p. 68.


Chapitre 5

Une brève histoire


de la linguistique contemporaine :
de Saussure à Chomsky
ANS CE CHAPITRE, nous allons parcourir l’évolution de la linguistique au
D XXe siècle au travers de ses deux représentants les plus éminents : le
linguiste genevois Ferdinand de Saussure et le linguiste américain Noam
Chomsky. Nous verrons plus spécifiquement comment Saussure a jeté les
bases de la linguistique moderne en proposant une nouvelle méthode de
travail fondée sur une série de dichotomies et comment Chomsky a contribué
à faire passer la linguistique du domaine des humanités à celui des sciences
cognitives.

1. Saussure et les fondements


de la linguistique structurale
La naissance de la linguistique moderne
On considère habituellement que la linguistique moderne remonte aux
travaux du linguiste genevois Ferdinand de Saussure (1857-1913), et à son
Cours de linguistique générale, donné à l’université de Genève entre 1906
et 1911. Ce cours a par la suite donné lieu à un livre éponyme, publié de
manière posthume en 1916 sur la base de notes prises par ses étudiants et
établi par ses disciples Charles Bally et Albert Sechehaye. Ferdinand de
Saussure est également reconnu comme le fondateur du structuralisme, un
mouvement de pensée qui s’attache à étudier des phénomènes du point de
vue d’un système plutôt que des éléments qui le composent, et dont
l’influence s’est étendue au cours du XXe siècle à de nombreux domaines des
sciences humaines comme l’ethnologie, l’analyse littéraire et la philosophie.
Avant l’arrivée de Saussure, les travaux en linguistique se limitaient à
quelques domaines spécifiques. La tradition rhétorique s’intéressait aux
figures de style ou de discours comme la métaphore et la métonymie, ou aux
figures de pensée comme l’ironie (cf. chapitre 13). La tradition philologique
avait pour objet l’établissement des textes anciens, notamment grecs, latins et
médiévaux. Enfin, la linguistique historique s’était développée au XIXe siècle
sous l’influence de la tradition germanique et s’intéressait à la grammaire
comparée des langues indo-européennes et aux règles présidant aux
changements phonétiques (dans les sons). Au début de sa carrière, Saussure
s’était d’ailleurs illustré par ses travaux sur les voyelles des langues indo-
européennes.

La méthode de Saussure
Saussure a été le premier à utiliser une méthode permettant de définir un
objet d’étude précis pour la linguistique, en opérant par distinctions (ou
dichotomies) et en éliminant à chaque fois l’une des branches de l’alternative.
Son approche est de ce point de vue réductionniste, et constitue l’un des
fondements de la méthode scientifique. Dans cette section et les suivantes,
nous allons passer en revue les principales dichotomies proposées par
Saussure, ce qui nous permettra d’aboutir à une vision générale de l’objet de
la linguistique, tel qu’il la percevait au début du XXe siècle.
La première distinction fondamentale opérée par Saussure a consisté à
séparer l’objet d’étude de la linguistique de sa matière. En effet, toute forme
de production langagière, par exemple un discours ou un texte, pourrait a
priori constituer un objet d’étude possible pour le linguiste. Selon Saussure,
l’objet d’étude de la linguistique ne peut toutefois pas inclure l’ensemble des
manifestations du langage, car ces dernières sont à la fois trop hétérogènes et
trop larges pour être saisies dans leur totalité. Pensez par exemple aux
différences entre un texte classique, un courrier électronique et un dialogue
en ligne sur Internet ! Ainsi, selon Saussure, l’objet d’étude de la linguistique
doit être le fruit d’un choix raisonné de la part du linguiste, et correspondre à
une sous-partie structurée de l’immense quantité de matière constituée par
l’ensemble des manifestations du langage.
Une autre distinction importante opérée par Saussure sépare les notions de
linguistique externe et de linguistique interne. Selon Saussure, la
linguistique externe a pour objectif de mettre en rapport la langue avec des
faits qui lui sont extérieurs. Une telle linguistique s’intéresse par exemple aux
rapports entre langue et politique ou encore entre langue et société. La
linguistique interne se concentre en revanche sur des phénomènes inhérents
au système linguistique, comme par exemple les sons qui composent une
langue (phonologie) ou encore l’ensemble des règles qui permettent de
former des phrases correctes dans une langue (syntaxe). Selon Saussure, la
linguistique doit être interne plutôt qu’externe. Il s’agit là encore d’une
grande innovation par rapport aux traditions de son époque. Cette limitation
de la linguistique aux faits internes à la langue a sans aucun doute permis
d’isoler les phénomènes régissant son fonctionnement et donc de mieux les
comprendre. Actuellement, la linguistique intègre à la fois des travaux de
linguistique externe, dans des domaines comme la sociolinguistique
(chapitre 15) par exemple, et des travaux de linguistique interne dans des
domaines comme la syntaxe (chapitres 8 et 9), la morphologie (chapitre 7) et
la phonologie (chapitre 6).

Langue et parole
Saussure a proposé de diviser le langage en deux entités distinctes : la
langue et la parole. La parole peut être définie comme l’action individuelle
d’un locuteur qui utilise le langage pour parler ou rédiger un texte. La parole
correspond donc à des productions concrètes de langage. De par ce fait, elle
est également variable (notamment d’un individu à l’autre) et reste
imprévisible.
La langue peut être définie comme un ensemble de conventions partagées
par l’ensemble d’une communauté linguistique. Par exemple, les locuteurs du
français partagent la règle qui consiste à ajouter la terminaison -ons au radical
de la plupart des verbes pour former la première personne du pluriel. Ces
mêmes locuteurs partagent également l’utilisation du mot chat pour désigner
un petit félin poilu qui miaule et chasse les souris. Ainsi, la langue est
constituée d’un ensemble de règles et de conventions abstraites, qui sont
nécessaires à l’usage du langage, c’est-à-dire à la parole. Bien que chaque
locuteur ait internalisé dans son enfance les règles et conventions de sa
langue maternelle, cette dernière n’appartient dans sa totalité à aucun d’entre
eux. Personne ne pourrait par exemple prétendre connaître à lui tout seul
l’ensemble des règles et conventions du français ! Saussure parle ainsi de la
langue comme d’un trésor déposé dans le cerveau des locuteurs et partagé
par l’ensemble d’une communauté linguistique.
Selon Saussure, c’est la langue et non la parole qui doit faire l’objet
d’études de la part des linguistes. En d’autres termes, Saussure pense qu’il
faut s’intéresser aux conventions qui régissent une langue plutôt qu’à l’usage
qui en est fait par les locuteurs. Toutefois, la parole précède et détermine
également la langue de certains points de vue. Notamment, c’est par son
exposition à la production langagière (parole) des gens qui l’entourent que le
nourrisson va peu à peu accéder au système de sa langue. Ce sont aussi les
changements uniques et imprévisibles qui interviennent dans la parole qui
produisent au fil du temps des changements dans le système de la langue.
C’est notamment par une évolution progressive de l’usage sur plusieurs
siècles que le latin parlé en Gaule est peu à peu devenu le français, comme
nous l’avons vu au chapitre 4.
Une autre grande innovation de Saussure a été d’envisager la langue
comme un système à l’intérieur duquel chaque élément est défini par les
relations qu’il entretient avec les autres éléments. Cette définition de la
langue était révolutionnaire, car cette dernière était auparavant envisagée
comme une nomenclature, c’est-à-dire une liste d’éléments renvoyant
individuellement à des objets du monde. En d’autres termes, à chaque objet
du monde correspondait un nom qui le désignait, et cette relation ne
dépendait en rien des autres éléments de la nomenclature. Dans cette
conception, connaître une langue revenait simplement à connaître les noms
désignant les objets du monde. Pour Saussure, cette vision de la langue est
erronée, car la langue n’est pas un simple répertoire de mots mais forme un
système organisé.
Cette nouvelle conception de la langue comme un système amène
immédiatement une série de questions. Tout d’abord, on peut se demander
comment il est possible de parler de système, alors que la langue est un
phénomène évolutif, comme nous l’avons vu plus haut. Deuxièmement, il
convient de définir de quels éléments le système que constitue la langue
pourrait être composé. Enfin, il est nécessaire de formaliser les rapports que
peuvent entretenir les éléments dont se compose le système linguistique, et
qui servent à l’organiser. Nous allons apporter des éléments de réponse à ces
trois questions dans les trois sections suivantes.

Linguistique synchronique et diachronique


Parmi l’ensemble des distinctions établies par Saussure, on retrouve
l’opposition entre la linguistique synchronique et diachronique. Selon
Saussure, la linguistique synchronique décrit un état de la langue à un
moment donné. Il s’agit donc d’une relation de simultanéité. Par exemple, il
est possible de faire une étude synchronique de l’anglais de l’époque de
Shakespeare ou du français du XXIe siècle. En revanche, la linguistique
diachronique s’intéresse au passage d’un état de langue à un autre. Il s’agit
dans ce cas d’une relation de successivité. Un exemple d’analyse
diachronique consisterait à étudier les phénomènes linguistiques qui ont
caractérisé le passage du latin vulgaire au très ancien français. En d’autres
termes, dans le point de vue synchronique, ce sont des états de langue qui
sont étudiés alors que dans le point de vue diachronique, ce sont des
successions d’états de langue qui sont étudiés. Selon Saussure, l’étude de la
langue doit être synchronique plutôt que diachronique. Attention toutefois,
synchronique ne signifie pas contemporain, comme le montre l’exemple de
l’anglais de Shakespeare cité plus haut. En revanche, chaque étude
synchronique, quel que soit l’état de langue décrit, est une étude du système,
à un moment donné de son évolution, à un état stable.

Le signe linguistique
Selon Saussure, l’unité de base qui forme le système de la langue est le
signe. Le signe linguistique peut être défini comme une entité à deux faces,
nommées l’image acoustique et le concept. Plus concrètement, l’image
acoustique est simplement « l’enveloppe linguistique » du mot et le concept
sa signification. Par exemple, l’image acoustique du mot crocodile
correspond aux représentations des sons qui composent ce mot (voir
chapitre 6) ou de ses lettres à l’écrit. Le concept de crocodile correspond à la
représentation mentale que les locuteurs ont de cet animal.
L’une des idées les plus célèbres restées de l’œuvre de Saussure est que la
relation qui existe entre les deux faces d’un signe, à savoir l’image acoustique
et le concept, est arbitraire. Autrement dit, il n’y a pas de raison logique ou
naturelle pour qu’un mot plutôt qu’un autre soit utilisé par une communauté
linguistique pour désigner un certain concept. Il s’agit simplement d’une
convention, suivie par l’ensemble des locuteurs. Par exemple, il n’y a pas de
logique dans le fait que le concept d’ARBRE soit désigné en français par la
suite de sons [aʀbʀ]1 (ou les lettres a-r-b-r-e à l’écrit). D’ailleurs, chaque
langue a adopté sa propre convention pour désigner ce même concept (tree en
anglais, Baum en allemand, etc.).
Saussure a choisi de remplacer les termes d’image acoustique et de
concept, qui s’appliquent spécifiquement à la langue, par ceux de signifiant
et de signifié, à valeur plus générale. En effet, selon Saussure, la langue n’est
qu’un système de signes parmi d’autres et la linguistique s’inscrit en tant que
discipline au sein de la sémiologie, c’est-à-dire l’étude des signes au sein de
la vie sociale. Dans le courant du XXe siècle, la sémiologie a été appliquée à
des domaines aussi divers que la mode (Roland Barthes), le cinéma
(Christian Metz), l’architecture et la littérature (Umberto Eco).
Les rapports entre signes
Comme nous l’avons vu plus haut, la signification d’un signe résulte de la
relation arbitraire qui unit un signifiant et un signifié. Toutefois, le signe ne
tire sa valeur que des relations qu’il entretient avec les autres signes au sein
du système de la langue. En d’autres termes, chaque signe se définit par
opposition aux autres éléments du système. Par exemple, ce qui fait qu’un
tigre est un tigre, c’est qu’il n’est pas un lion, ni une panthère, etc.
Saussure recense deux types de relations entre les signes au sein d’une
langue : les rapports syntagmatiques et paradigmatiques. Les rapports
syntagmatiques se situent au sein même de la chaîne de la parole et unissent
les éléments qui se suivent temporellement le long de cette chaîne. Par
exemple, la suite de sons [pɛʀ] (comme dans le mot père) devient [pʀɛ]
(comme dans le mot près) en intervertissant deux sons le long de la chaîne de
la parole (ʀ et ɛ). De la même manière, des rapports de type syntagmatique
unissent les mots qui forment une phrase. Par exemple, la phrase Jean aime
Marie devient par substitution Marie aime Jean. Dans les deux cas, la
signification du mot ou de la phrase change suite à l’opération de
substitution.
Les relations paradigmatiques ne se situent pas au sein même de la
chaîne parlée mais sont issues des associations évoquées par les signes. Par
exemple, le mot étudiant évoque par association le mot étudier. Cette
association vient à la fois du niveau des signifiants et des signifiés. En effet,
les deux mots appartiennent à une même famille et les concepts qu’ils
désignent sont associés. Dans certains cas, la relation paradigmatique porte
uniquement sur le signifiant, comme entre les mots étudiant et perdant, que
seule la rime en -ant rapproche. Enfin, dans certains cas encore, le lien se
situe uniquement au niveau du signifié, comme entre étudiant et
apprentissage. Les formes linguistiques de ces mots ne sont pas apparentées,
mais leurs concepts sont reliés.

En résumé
Selon Saussure, la linguistique doit distinguer son objet de sa matière. La
linguistique de la langue prime sur la linguistique de la parole et la
linguistique synchronique prime sur la linguistique diachronique. La langue
est définie comme un système de signes, qui est un tout cohérent où chaque
élément est défini par ses rapports aux autres membres du système. Enfin, les
signes linguistiques entretiennent deux types de rapports entre eux :
syntagmatiques sur la chaîne parlée et paradigmatiques ou associatifs.

2. Chomsky et la grammaire
générative
Un nouveau programme pour la linguistique
Dans les années cinquante, Noam Chomsky (1928- ), un jeune linguiste du
Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston, révolutionne la
linguistique en proposant un nouveau programme de recherche. Aux États-
Unis, le paradigme dominant en linguistique à cette époque était la
grammaire distributionnelle, un courant qui envisageait la grammaire des
langues par l’élaboration de listes, issues de données de production réelles
par des locuteurs (des corpus). À cette conception empiriste de la
linguistique, Chomsky oppose le modèle rationaliste de la grammaire
générative. Dans cette approche, l’objectif de la linguistique est de
caractériser le savoir linguistique des locuteurs adultes, ce que Chomsky
nomme leur langue interne. Chomsky a par ailleurs bousculé la vision
dominante de son époque en proposant que toutes les langues du monde, bien
que différentes en apparence, sont fondamentalement similaires quant à leurs
mécanismes profonds, et reflètent une grammaire universelle, faculté
biologique et spécifique à l’espèce humaine.
Chomsky a également eu une influence déterminante sur la psychologie,
par sa conception de la manière dont les enfants acquièrent le langage. Au
milieu du XXe siècle, le courant dominant en psychologie était le
comportementalisme (aussi appelé béhaviorisme), qui consistait à expliquer
des phénomènes d’apprentissage uniquement par les comportements
observables (externes) des sujets, en interdisant toute spéculation sur leurs
états mentaux (internes). Dans cette optique, l’acquisition du langage était
envisagée comme un comportement appris, réductible à des phénomènes
d’imitation. Chomsky s’est fortement opposé à cette idée, en insistant sur le
rôle de l’innéisme dans le processus d’acquisition.
En résumé, les idées et méthodes proposées par Chomsky au milieu du
XXe siècle ont contribué à placer la linguistique au cœur du domaine naissant
des sciences cognitives.

Une approche rationaliste de la linguistique


Vers le milieu du XXe siècle, la linguistique se définissait comme une
discipline empirique, dans laquelle les théories étaient le fruit de
l’observation de données produites par des locuteurs et recueillies dans des
corpus. Concrètement, dans une approche empirique, le linguiste décide que
X est une phrase valide de la langue Y en cherchant des preuves de sa
grammaticalité par l’étude d’autres constructions similaires dans le corpus.
Chomsky s’est opposé à cette méthode et a défendu au contraire une méthode
rationaliste, fondée sur des jugements introspectifs. Dans une approche
rationaliste, le linguiste réfléchit sur sa langue et fait des hypothèses
théoriques sur la base de ses réflexions et de son intuition linguistique. Il
confronte ensuite ses hypothèses à des données et les révise au besoin.
Cette préférence méthodologique fait écho à une distinction théorique
opérée par Chomsky entre la compétence et la performance des locuteurs, et
qui peut s’envisager comme un parallèle cognitif à celle introduite par
Saussure entre langue et parole. Selon Chomsky, la compétence peut se
définir comme la connaissance que les locuteurs ont de leur langue et la
performance comme l’usage qu’ils en font. Le point important est que
compétence et performance ne sont pas toujours équivalentes. Par exemple,
les locuteurs produisent parfois des phrases agrammaticales parce qu’ils sont
stressés ou fatigués, bien qu’ils sachent par ailleurs que ces constructions ne
sont pas correctes dans leur langue. Dans ce cas, il s’agit d’erreurs de
performance, qui ne remettent pas en cause leur compétence. À l’inverse, les
enfants ou les locuteurs non-natifs utilisent parfois une construction
correctement par hasard, sans la maîtriser réellement. Dans ce cas également,
la performance est un reflet inexact de la compétence.
Ainsi, l’étude des productions issues de données réelles n’est pour
Chomsky que des manifestations de la performance des locuteurs, qui
peuvent être biaisées. Ce qui permet d’étudier le langage de manière fiable
sont les jugements introspectifs (voir ci-dessous) fournis par des locuteurs
natifs, reflets de leur compétence.

La notion de langue interne


Selon Chomsky, la notion de langue interne désigne le savoir qu’un
locuteur natif adulte a de sa langue. Ce savoir ne doit toutefois pas
s’envisager comme une connaissance consciente, par exemple la capacité à
formuler des règles de grammaire. Il s’agit d’un savoir intuitif, qui permet
aux locuteurs natifs de dire sans effort qu’une phrase comme (1) est
grammaticale en français, alors que (2) est douteuse et (3) est totalement
impossible, même s’ils ne savent pas expliquer pourquoi ils ont cette
impression. Ce type de jugement est appelé un jugement de grammaticalité
par les linguistes.
1. Jean a mangé une pomme.
2. Quand dis-tu que Jean a mangé quoi ?
3. Pomme Jean mangé a.

La langue interne peut donc être étudiée, par le biais des jugements de
grammaticalité, au niveau de chaque locuteur. Ce concept s’oppose à celui de
langue externe, qui caractérise la langue en tant qu’entité partagée par une
communauté linguistique, par exemple le français ou l’espagnol. Dans sa
conception externe, la langue n’est pas une réalité psychologique ou
neurologique individuelle, mais une entité historique, politique et
sociologique. Elle ne peut donc pas faire l’objet d’une analyse linguistique
dans la conception cognitive défendue par Chomsky.

Grammaire universelle et faculté de langage


La notion de grammaire universelle introduite par Chomsky intègre l’idée
selon laquelle certains principes de grammaire sont communs à toutes les
langues du monde. Ces principes sont innés et représentent la caractérisation
abstraite de la faculté de langage propre à l’espèce humaine. Plusieurs
arguments ont été avancés pour justifier l’existence d’une telle grammaire
universelle.
D’un point de vue typologique, de nombreux travaux (notamment ceux de
Greenberg 1963) ont montré que toutes les langues du monde partagent un
certain nombre de propriétés, appelées les universaux du langage. Par
exemple, toutes les langues du monde ont des sujets et des prédicats (voir
chapitre 10). Il existe aussi des arguments biologiques en faveur d’une
grammaire universelle, notamment le fait que toutes les sociétés humaines
sans exception ont développé une forme de langage, ce qui tend à confirmer
qu’il s’agit bien d’une prédisposition génétique universelle de notre espèce.
Enfin, l’argument le plus souvent invoqué en faveur de l’existence d’une
grammaire universelle est que tous les humains (sauf dans les cas de
pathologie) naissent avec une prédisposition innée pour le langage. En
d’autres termes, le langage ne doit pas être enseigné explicitement aux
enfants, il se développe naturellement et sans effort au cours des toutes
premières années de la vie (voir chapitre 1). Cette incroyable facilité serait
difficilement explicable si l’enfant n’était pas guidé par des connaissances
innées, liées à sa grammaire universelle.
Toutefois, il est clair que l’ensemble du processus d’acquisition du
langage ne peut en aucun cas être inné. En effet, un enfant qui n’est pas
exposé à une langue spécifique dans ses premières années de vie ne
développe pas de langage, comme l’ont montré les quelques exemples
célèbres d’enfants sauvages au travers de l’histoire. Par ailleurs, les propriétés
spécifiques à chaque langue doivent être apprises. En d’autres termes, tous
les bébés ont une prédisposition innée à acquérir le langage mais pas de
prédisposition innée pour apprendre une langue particulière.
Afin de résoudre ce paradoxe et d’expliquer plus généralement l’existence
de variations entre les langues, Chomsky a divisé les propriétés du langage en
deux : les principes, qui regroupent l’ensemble des universaux du langage et
qui dépendent de la grammaire universelle, et les paramètres, qui
déterminent les variations possibles entre les langues. Par exemple, pour
certaines langues comme le français, la présence d’un sujet pronominal est
obligatoire dans toutes les phrases (voir chapitre 9) alors que dans d’autres
comme l’italien, il est optionnel. Il s’agit donc d’un paramètre (appelé pro-
drop dans la littérature) que l’enfant doit fixer dans un sens ou dans l’autre au
cours du processus d’acquisition de sa langue maternelle. La notion de
paramètre explique aussi que les langues ne diffèrent pas de manière aléatoire
mais selon un espace prédéterminé : les valeurs possibles des paramètres.

La notion de grammaire générative


Chomsky a choisi de focaliser son étude du langage dans le domaine de la
syntaxe, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui permettent de combiner des
mots pour former des phrases, car c’est avant tout à ce niveau (plus que dans
le lexique par exemple) que s’exprime la faculté de langage spécifique à
l’espèce humaine. Ainsi, contrairement à Saussure, Chomsky ne définit pas la
langue comme un système de signes mais comme un système de règles.
Le type de grammaire que propose Chomsky, appelée grammaire
générative, se distingue des autres modèles théoriques de son époque par
l’usage de langages formels, venant de la théorie des automates. Plus
spécifiquement, Chomsky, au départ mathématicien, a fait l’hypothèse qu’à
partir de l’ensemble fini d’éléments que sont les mots d’une langue, il est
possible de générer un ensemble infini de phrases. Dans ce contexte, le terme
générer signifie produire à l’aide d’un système de règles. Par exemple, à
partir de la règle selon laquelle (en français) un groupe nominal peut être
constitué d’un déterminant suivi d’un nom, il est possible de générer une
infinité de combinaisons comme le chien, une maison, les histoires, etc.
Ainsi, la grammaire générative d’une langue peut être définie comme le
système de règles à l’origine de la capacité générative du langage. Nous
reviendrons plus en détail sur la notion de règle dans les chapitres 8 et 9,
consacrés à la syntaxe du français.

En résumé
La linguistique générative est définie comme la branche de la psychologie
cognitive dont la tâche est de caractériser le savoir linguistique des locuteurs,
c’est-à-dire leur langue interne. Cette langue interne est riche, complexe et
contraste avec la pauvreté des données linguistiques servant d’entrées à
l’acquisition du langage par l’enfant. La faculté de langage est nommée
grammaire universelle, ou ensemble de propriétés définissant la langue
interne.

3. Références de base
Pour une introduction à l’œuvre de Saussure, on lira nécessairement
Saussure (1955), ainsi que Saussure (2002) pour une mise en regard de la
version établie du Cours avec les notes de l’auteur. La linguistique
saussurienne est également abordée par Gadet (1987) et Amacker (1975).
Une introduction très accessible à la notion de faculté de langage telle que
l’entend Chomsky se trouve dans le chapitre 4 de Pinker (1999a). Le début de
la linguistique en tant que science cognitive est résumé par Gardner (1993,
chapitre 3). Enfin, Smith (1999, chapitres 1 et 2), offre une vision globale et
accessible des différents thèmes linguistiques et cognitifs abordés par
Chomsky.

4. Pour aller plus loin


Chomsky (1990) est une référence complète sur l’ensemble des thèmes
liés à la linguistique chomskyenne. Pollock (1997) est la référence en ce qui
concerne l’application de la linguistique chomskyenne au français. Baker
(2001) fournit une excellente introduction aux notions de principe et de
paramètre. Pour une biographie intellectuelle et scientifique de Ferdinand de
Saussure, on consultera l’ouvrage incontournable de Joseph (2012).

Questions de révision
5.1. Quel doit être l’objet d’étude de la linguistique selon Ferdinand de Saussure ?
Répondre en utilisant les dichotomies : langue/parole, synchronie/diachronie, linguistique
interne/linguistique externe.
5.2. Expliquer les notions de signifiant et de signifié en les appliquant au mot chat.
5.3. Pourquoi les signes linguistiques sont-ils arbitraires selon Saussure ?
5.4. Quelle est la différence entre la signification et la valeur d’un signe ? Illustrer avec le
mot cheval.
5.5. Selon Saussure, les relations entre signes peuvent être syntagmatiques ou
paradigmatiques. Expliquer ces deux types de relation et donner des exemples pour
chacune d’elles.
5.6. À quels courants de pensée Chomsky s’oppose-t-il dans sa définition de la
linguistique ?
5.7. Pourquoi Chomsky parle-t-il de grammaire générative ?
5.8. Qu’appelle-t-on un jugement de grammaticalité ?

Notes
1. Le système de représentation formelle des sons utilisé ici est introduit au chapitre 6.
Partie 2

Les domaines
de la linguistique française
Chapitre 6

Phonétique et phonologie
du français
de cet ouvrage, nous allons nous intéresser
D ANS LA SECONDE PARTIE
successivement aux différents niveaux d’analyse du langage que sont
notamment les sons, les mots et les phrases. En guise d’introduction, nous
commencerons par montrer dans ce chapitre comment ces différents niveaux
d’analyse sont définis par les linguistes et dans quelles disciplines ils sont
étudiés. Le reste du chapitre sera consacré à la plus petite des unités d’analyse
du langage, le phonème, objet d’étude de la phonologie.

1. Les unités d’analyse


linguistique : du son à la phrase
À un niveau intuitif, deux niveaux d’analyse linguistique semblent
émerger naturellement : en parlant et en écrivant, les locuteurs utilisent des
mots afin de former des phrases.
Pour le linguiste, le mot est une unité de sens ou, pour reprendre les termes
de Saussure, l’image acoustique qui permet d’accéder à un concept. L’étude
des mots et de leur signification est l’objet de la sémantique lexicale, que
nous aborderons au chapitre 10. Toutefois, les unités de sens que forment les
mots ne sont pas des unités minimales d’analyse, car elles peuvent souvent
être décomposées en éléments plus petits. Par exemple, le mot rapidement
contient à la fois le sens du mot rapide et du suffixe -ment qui signifie « de
manière ». Ainsi, on peut dire que le sens du mot rapidement est construit
par addition des éléments qui le composent (rapide + ment). Les éléments qui
entrent dans la formation des mots construits s’appellent des morphèmes, et
sont l’objet d’étude de la morphologie, que nous traiterons au chapitre 7.
La signification des phrases est également construite à partir de la
signification des mots qui les composent et des relations que ces mots
entretiennent entre eux. Par exemple, la signification de la phrase (1) ci-
dessous peut être résumée comme suit : il existe un individu appelé Max qui
réalise l’action de manger.
1. Max mange.

L’étude de la signification des phrases entre dans le domaine de la


sémantique compositionnelle, dont nous reparlerons également au
chapitre 10. D’un point de vue grammatical, en français, les phrases sont
constituées minimalement d’un sujet suivi d’un verbe voire d’un complément
comme en (2). Toutefois, certaines phrases comme (3) peuvent être plus
complexes, et contenir d’autres phrases.
2. La sœur de Jeanne aime les araignées.
3. Marie a raconté à Paul que Max pense que la sœur de Jeanne aime
les araignées.

Tout comme les mots, les phrases ne sont pas des unités minimales
d’analyse, car elles sont constituées d’autres éléments qui entretiennent un
rapport particulier entre eux. Par exemple, en (2), les éléments la sœur de
Jeanne forment une unité de sens au sein de la phrase. On le constate
notamment par le fait qu’il est possible de remplacer toute cette unité par le
pronom elle comme en (4) ou d’en faire le sujet d’une question comme en
(5).
4. Elle aime les araignées.
5. Qui aime les araignées ? (réponse : la sœur de Jeanne).

En revanche, les éléments sœur de ne forment pas un groupe au sein de la


phrase. Ils ne peuvent pas être remplacés ou questionnés au même titre que le
groupe la sœur de Jeanne. Les éléments qui forment des unités de sens au
sein de la phrase sont appelés des syntagmes. La discipline qui étudie la
manière dont les syntagmes peuvent être combinés pour former des phrases
simples et complexes est la syntaxe. Nous en reparlerons aux chapitres 8 et 9.
Jusqu’à présent, la hiérarchie de niveaux d’analyse que nous avons
esquissée va du morphème à la phrase. Toutefois, il existe des éléments
encore plus petits que les morphèmes comme rapide et -ment qui font l’objet
d’études de la part des linguistes : les sons. L’étude des sons d’une langue,
appelés phonèmes, est l’objet de la phonologie, à laquelle ce chapitre est
consacré. Il subsiste toutefois une différence importante entre les phonèmes
et les autres unités d’analyse que nous avons identifiées plus haut : les
phonèmes ne sont pas porteurs de signification. En revanche, toutes les autres
unités d’analyse comme les mots et les syntagmes ont toujours une
signification. Bien que les phonèmes ne soient pas porteurs de signification,
le fait de remplacer un phonème par un autre dans un mot conduit à un
changement de sens. Par exemple, le fait de remplacer le son [p] dans le mot
pain par le son [m] fait que le mot pain devient le mot main.
Les unités d’analyse de la linguistique que nous avons identifiées sont
résumées dans le tableau 6.1, de la plus petite à la plus grande.

Tableau 6.1.

Dans cette synthèse, nous n’avons pas encore mentionné l’objet d’étude de
la pragmatique, qui est l’énoncé. Comme nous l’avons vu au chapitre 2,
l’énoncé n’est toutefois pas un objet structuralement supérieur à la phrase,
mais correspond à une phrase étudiée en prenant en compte le contexte dans
lequel elle a été prononcée. Nous reparlerons des énoncés dans les
chapitres 11 à 14, qui traitent de différents phénomènes pragmatiques.

2. Les unités de l’écrit et de l’oral


De manière intuitive, le langage se décompose dans l’esprit des locuteurs
selon les unités de la langue écrite. Ainsi, le mot se définit souvent comme
une chaîne de caractères précédée et suivie d’espaces blancs, la phrase
comme une suite de mots qui commence par une majuscule et se termine par
un point, et la plus petite unité du langage serait les lettres. Toutefois, ces
définitions posent de nombreux problèmes pour une analyse linguistique. En
effet, elles correspondent à des conventions instaurées par les typographes et
qui ne reflètent pas les propriétés réelles du langage. Par exemple, les
manuscrits latins ne séparent pas les mots par des blancs et les manuscrits
médiévaux ne contiennent pas ou peu de signes de ponctuation.
De même, les sons ne sont pas des équivalents sonores des lettres de
l’alphabet, pour diverses raisons. Premièrement, comme nous le verrons dans
la suite de ce chapitre, il existe plus de sons en français que de lettres de
l’alphabet, et ces dernières ne suffisent donc pas à les représenter tous. En
effet, le français compte 6 voyelles écrites (a, e, i, o, u, y) contre 15 voyelles
phonétiques. Ce nombre important de voyelles est d’ailleurs l’une des
spécificités du français par rapport aux autres langues romanes (voir
chapitre 4). Le français compte également 20 consonnes écrites (b, c, d, f, g,
h, j, k, l, m, n, p, q, r, s, t, v, w, x, z) contre seulement 19 consonnes
phonétiques. Ainsi, le français compte un total de 26 lettres de l’alphabet
contre 34 sons. Depuis la fin du XIXe siècle, l’Association phonétique
internationale a créé un alphabet phonétique international, qui permet de
représenter de manière standardisée et univoque l’ensemble des sons des
langues du monde1.
Un autre décalage entre sons et lettres se remarque par le fait que certains
sons sont rendus à l’écrit par plusieurs lettres. C’est le cas par exemple de
voyelles dites nasales comme le son final [ɔ̃] du mot maison ou le premier
son [ɛ̃] du mot infernal. Inversement, certaines lettres de l’alphabet ne
correspondent pas à un seul son, par exemple la lettre x qui correspond à deux
sons : [k] et [s]. De manière encore plus frappante, la lettre h ne correspond à
aucun son en français contemporain et ne devient audible que dans les cas de
liaison (voir ci-dessous). Quatrièmement, un même son trouve souvent des
réalisations graphiques différentes, par exemple le son [s] dans les mots dix,
soupe et action pour ne citer que les graphies les plus fréquentes car au total,
ce son peut prendre 11 graphies différentes ! Enfin, une même lettre de
l’alphabet peut correspondre à différents phonèmes comme les deux g du mot
garage.
En résumé, les unités d’analyse pertinentes pour le linguiste ne sont pas
celles de la langue écrite mais de la langue orale. Ce principe est d’autant
plus naturel que la plupart des langues du monde sont des langues orales qui
n’ont pas d’écriture. En effet, seules deux cents langues environ sur les
quelque six mille langues du monde s’accompagnent d’une forme écrite ! Qui
plus est, les enfants acquièrent le langage sur la base de stimuli verbaux
oraux et non à partir de textes. Enfin, les propriétés formelles principales de
la langue sont celles de la langue orale, qui diffèrent bien souvent de celles de
la langue écrite.
Prenons l’exemple de l’accord en français écrit et oral à titre
d’illustration. À l’oral, le pluriel n’est marqué que par le choix du
déterminant, par exemple l’article défini le ou les dans les exemples (6) et (7)
ci-dessous. En revanche, le pluriel est indiqué à l’écrit à la fois par le choix
du déterminant, ainsi que par l’addition d’une forme plurielle au nom (-s) et
au verbe (-ent).
6. Le chat mange.
7. Les chats mangent.

Seules les phrases contenant des pluriels marqués (irréguliers) signalent


l’accord de manière redondante à la fois à l’oral et à l’écrit comme en (8) et
(9) ci-dessous :
8. Le cheval finit son tour de piste.
9. Les chevaux finissent leur tour de piste.

En conclusion, les unités pertinentes pour l’analyse linguistique se situent


au niveau de la langue orale. La plus petite unité de la langue orale pertinente
pour le linguiste est le phonème, que nous allons présenter dans le reste de ce
chapitre. Pour ce faire, nous commencerons par nous intéresser à la manière
dont les sons sont produits par les organes de la parole (lèvres, dents, langue,
etc.), objet d’étude de la phonétique articulatoire.

3. Éléments de phonétique
articulatoire
Consonnes, voyelles et semi-voyelles
Du point de vue de l’articulation, les consonnes sont des sons caractérisés
par la présence d’un obstacle partiel ou total au passage de l’air. Une
première distinction entre les consonnes peut être établie en fonction de la
manière dont l’air est retenu (ce critère est aussi appelé le mode
d’articulation). Lorsque l’obstruction de l’air est totale, on parle de
consonnes occlusives. C’est le cas par exemple de la prononciation du son [p]
dans le mot parler, où le passage de l’air est totalement bloqué par les lèvres,
avant d’être relâché brusquement. Lorsque l’obstruction de l’air n’est que
partielle, on parle de consonnes constrictives, comme dans la prononciation
du son [f] de frère, où l’air n’est que partiellement retenu par les lèvres. C’est
pour cette raison qu’il est possible de tenir la prononciation d’une consonne
constrictive pendant longtemps alors qu’une consonne occlusive ne peut pas
être tenue.
Un deuxième critère de classification des consonnes s’établit selon leur
lieu d’articulation, c’est-à-dire l’endroit dans la bouche où se fait
l’obstruction de l’air. On distingue cinq lieux d’articulation des consonnes en
français (du plus en avant au plus en arrière) :
1. les lèvres : consonnes labiales comme le son [p] de père
2. les dents : consonnes dentales comme le son [t] de terre
3. le palais dur : consonnes palatales comme le son [ʃ] de cher
4. le palais mou : consonnes vélaires comme le son [k] de car
5. la luette : consonne uvulaire comme le son [ʀ] de rue (lorsqu’il est
prononcé sans le rouler)
Un dernier critère qui permet de classifier les consonnes fait intervenir la
vibration ou la non-vibration des cordes vocales. Certaines consonnes dites
sourdes sont prononcées sans faire vibrer les cordes vocales, par exemple le
[s] de sel alors que d’autres dites sonores les font vibrer, comme le son [g] du
mot gare.
Les voyelles sont des sons caractérisés par la vibration des cordes vocales
(elles sont donc par définition sonores), ainsi que par la non-obstruction de
l’ouverture de la cavité buccale. On distingue habituellement quatre critères
pertinents pour la classification des voyelles.
Le premier est le degré d’ouverture de la bouche, qui peut être fermée,
mi-fermée, mi-ouverte ou encore ouverte. Par exemple, en prononçant à la
suite les mots nid, nez, naît et natte, on constate que la bouche s’ouvre
toujours plus lors de la prononciation des voyelles [i], [e], [ɛ] et [a]. Le
deuxième critère est la position de la langue dans la bouche, qui peut être
placée vers l’avant (voyelle palatale) ou vers l’arrière (voyelle vélaire). Par
exemple, en prononçant les mots mur puis mou, la langue passe de l’avant à
l’arrière de la bouche lors de la prononciation des voyelles [y] et [u]. Le
troisième critère a trait à la position des lèvres, qui peuvent être arrondies ou
non-arrondies. Le changement dans l’arrondissement des lèvres peut être
ressenti en prononçant les mots nez puis nœud. La première voyelle [e] n’est
pas arrondie alors que la seconde [ø] l’est. Un dernier critère de classification
est le lieu de passage de l’air, qui peut être la bouche (voyelle orale) ou le
nez (voyelle nasale). Cette distinction peut être ressentie en prononçant les
mots mode puis monde. Dans le premier cas, l’air passe par la bouche et dans
le second, par le nez.
Une différence importante entre consonnes et voyelles en français se situe
au niveau du rôle joué par ces deux types de sons dans la syllabe. En français,
la syllabe est par nature vocalique. En d’autres termes, un mot contient autant
de syllabes que de voyelles. Les consonnes ne peuvent donc pas former des
syllabes à elles seules. Elles viennent simplement s’ajouter aux voyelles qui
en forment le noyau. Par exemple, le mot liberté se découpe en trois
syllabes (li-ber-té), construites autour des voyelles [i], [ɛ] et [e]. De même, le
mot aéroport contient quatre syllabes (a-é-ro-port) autour des voyelles [a],
[e], [ɔ] et [ɔ].
Enfin, les semi-voyelles sont des sons que l’on trouve dans des mots
comme nuit, abeille et oiseau. Du point de vue de la prononciation, ces sons
correspondent aux caractéristiques des voyelles les plus fermées, lorsque le
degré de fermeture s’accentue encore pour produire une sorte de chuintement.
Ainsi, les semi-voyelles sont assimilées aux voyelles, car elles en sont
proches du point de vue de l’articulation. En revanche, elles se rapprochent
des consonnes du point de vue de leur rôle dans la syllabe, raison pour
laquelle ces sons sont aussi qualifiés de semi-consonnes dans certains
manuels. En effet, la présence de semi-voyelles dans un mot n’influence pas
le découpage syllabique. Ainsi, le mot abeille ne contient que deux syllabes
[a- bɛj], construites autour des voyelles [a] et [ɛ]. En revanche, si la semi-
voyelle [j] est remplacée par une voyelle, par exemple [i] dans le mot abbaye,
le nombre de syllabe passe à trois [a-bɛ-i].

Les voyelles et semi-voyelles du français


Les 15 voyelles du français sont représentées dans le tableau 6.2, en
fonction des quatre critères décrits à la section précédente : degré d’ouverture
de la bouche, zone d’articulation, position des lèvres et passage de l’air.

Tableau 6.2.
En plus des 15 voyelles classées ci-dessus, le français comporte également
une seizième voyelle, au statut particulier, car elle a pour propriété de pouvoir
être omise sans provoquer de changement de sens. Cette voyelle s’appelle le
schwa ou e-muet en référence à la lettre qui est utilisée pour le transcrire en
français, et est notée phonétiquement par le symbole [ə]. On la retrouve par
exemple dans le mot petite, où le e final n’est pas prononcé par de nombreux
locuteurs. De même, le fait de dire f(e)nêtr(e) en prononçant les e ou non ne
change pas la signification de ce mot. Lorsqu’il est prononcé, le schwa est un
son central : mi-ouvert et mi-fermé, mi-antérieur et mi-postérieur et même
mi-labialisé. Son rôle consiste principalement à faciliter la prononciation en
évitant la succession de certaines consonnes. C’est pourquoi, il est
généralement prononcé dans le mot contrebasse, afin d’éviter la succession
difficile des trois consonnes [t], [ʀ] et [b].

Les consonnes du français


Les 19 consonnes du français sont représentées dans le tableau 6.3, selon
les trois critères de classification décrits à la section précédente : mode
d’articulation, lieu d’articulation et vibration des cordes vocales (consonnes
sourds vs sonores).

Tableau 6.3.
4. Éléments de phonologie
La notion de phonème
Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux sons, entités concrètes,
objets d’étude de la phonétique. La phonologie s’intéresse quant à elle aux
phonèmes. Un phonème peut être défini comme la plus petite unité discrète
qui permet d’isoler des éléments de la chaîne parlée. En d’autres termes, seuls
les sons qui produisent des différences de signification dans un mot,
également appelées différences fonctionnelles, sont considérés comme des
phonèmes. Ainsi, tous les phonèmes sont des sons, mais tous les sons ne sont
pas des phonèmes dans une langue donnée. Afin de marquer cette distinction,
les sons sont traditionnellement représentés entre crochets et les phonèmes
entre barres obliques.
Prenons un exemple. Le fait de remplacer le son [t] par le son [v] dans le
mot terre suffit à produire un mot différent (verre). Ainsi, /t/ et /v/ sont des
phonèmes du français. En revanche, le fait de prononcer le mot rue en roulant
le r ou non ne produit pas une différence de sens. Ainsi, il s’agit bien de deux
sons différents (une consonne apico-dentale et une consonne uvulaire) mais
d’un seul phonème. En résumé, le phonème est une entité abstraite, pertinente
du point de vue de l’analyse linguistique, et qui peut correspondre à plusieurs
sons.

Commutation et permutation de phonèmes


La phonologie est l’un des premiers domaines de la linguistique à avoir
utilisé les thèses structuralistes de Saussure. La méthode utilisée pour
identifier les phonèmes d’une langue consiste à faire varier les sons à la fois
sur l’axe syntagmatique et sur l’axe paradigmatique. D’un point de vue
syntagmatique, l’opération consiste concrètement à permuter l’ordre de deux
sons dans la chaîne parlée. Cette opération s’applique par exemple entre les
mots terre /tɛʀ/ et trait /tʀɛ/. L’inversion des sons [ʀ] et [ɛ] suffit à passer
d’un mot à un autre. Sur la base de ce test, il est donc possible de conclure
que /ʀ/ et /ɛ/ sont des phonèmes du français. Sur l’axe paradigmatique,
l’opération consiste à commuter deux phonèmes, c’est-à-dire à remplacer un
phonème par un autre, en dehors de la chaîne de la parole. Ainsi, par
commutation, on passe de mère à terre ou à paire en remplaçant le son initial
du mot. Le simple fait de faire varier ce son produit à chaque fois un
changement de signification. Ainsi, il est possible de conclure que /m/, /t/ et
/p/ sont des phonèmes du français.
La méthode des paires minimales
Afin d’identifier les phonèmes d’une langue, il convient de faire varier les
sons sur la base des principes décrits ci-dessus. Toutefois, n’importe quel son
ne peut pas servir à en remplacer un autre dans une opération de
commutation. Afin de s’assurer que deux sons sont bien en opposition l’un
par rapport à l’autre dans une langue donnée, la méthode utilisée est celle dite
des paires minimales. Concrètement, l’idée est de faire varier des sons qui
ne s’opposent que sur un seul trait pertinent. Les traits pertinents sont les
critères décrits ci-dessus pour la classification des consonnes et des voyelles.
Dans le cas des consonnes, il est par exemple possible de faire varier deux
sons qui s’opposent uniquement sur le critère du lieu d’articulation, comme
par exemple [b] et [d]. En effet, si [b] est une consonne labiale et [d] une
consonne dentale, elles sont toutes les deux à la fois sonores et occlusives.
Les deux autres propriétés définitoires des consonnes sont donc maintenues
constantes dans cette paire. Les consonnes [b] et [d] sont par ailleurs bien des
phonèmes du français, comme le montre l’opposition entre les mots beau et
dos. Ainsi, le fait de pouvoir identifier deux phonèmes d’une langue sur la
base d’une seule opposition dans l’articulation montre que ce trait est
pertinent pour la classification.
Dans le cas des voyelles, on retrouve des paires minimales par exemple
entre les sons [i] et [y], qui ne s’opposent que sur le critère de
l’arrondissement des lèvres, ou encore entre [u] et [o], qui ne s’opposent que
sur le critère du degré d’ouverture de la bouche.

5. Enchaînement et liaison
En plus de l’unité minimale qu’est le phonème, la phonologie s’intéresse
également à d’autres unités de l’oral. À un niveau supérieur au phonème, on
trouve notamment la syllabe, dont nous avons déjà parlé. À un niveau encore
plus global, la phonologie s’intéresse également au contour mélodique des
phrases, et notamment à leur intonation et leur prosodie. L’ensemble des
études qui portent sur des unités supérieures au phonème entrent dans le
domaine de la phonologie suprasegmentale. À titre d’exemple, nous allons
nous intéresser dans cette section à deux phénomènes suprasegmentaux qui
ont une grande importance en français : l’enchaînement et la liaison.
On parle d’enchaînement lorsque, à l’intérieur d’un même groupe
intonatif, un mot qui se termine par une consonne s’appuie sur la voyelle qui
initie le mot suivant. Il y a par exemple enchaînement entre le /l/ et le /a/ des
mots mal et à de l’exemple (6). Comme le montre cet exemple,
l’enchaînement ne suit pas nécessairement le découpage graphique entre des
mots.
6. Yves est mal à l’aise.

On parle de liaison lorsque la consonne finale d’un mot, normalement


muette, devient audible devant la voyelle initiale du mot suivant. Par
exemple, le s final de l’article les devient audible avant le e initial du mot
enfants dans le groupe les enfants. Les sons réalisés dans une liaison peuvent
être obtenus à partir de graphies différentes. Par exemple, le son [z] peut être
rendu graphiquement par un s comme dans les enfants, par un x comme dans
deux ans ou par un z comme dans prenez-en. Notons encore que si certaines
liaisons sont obligatoires en français comme dans les exemples ci-dessus,
elles sont parfois facultatives et le locuteur a le choix entre une liaison et un
enchaînement. C’est le cas par exemple dans l’exemple (7).
7. Nous allons à la maison.

De manière générale, les critères qui favorisent la présence de liaisons sont


de deux types : syntaxique et sociolinguistique. D’un point de vue
syntaxique, plus les éléments sont fortement reliés entre eux au sein de la
phrase, plus il y a de liaisons. Par exemple, la liaison est souvent obligatoire
entre le déterminant et le nom au sein d’un groupe nominal. D’un point de
vue sociolinguistique, on remarque que plus le contexte exige un niveau de
langue élevé, plus les locuteurs ont tendance à marquer les liaisons. Notons
pour conclure que l’enchaînement est un phénomène général qui se retrouve
dans de nombreuses langues, alors que la liaison est un phénomène
spécifique au français, et constitue l’une des grandes difficultés de cette
langue à l’oral pour les locuteurs non-natifs.

6. Références de base
Pour une introduction à la phonétique du français, on lira Tranel (2003) et
Vaissière (2006). Pinker (1999a) chapitre 6 aborde de manière très accessible
les notions de base de la phonétique et de la phonologie. Enfin, Encrevé
(1988) traite des questions de liaison et d’enchaînement.

7. Pour aller plus loin


Rocca & Johnson (1999) et Gussenhoven & Jacobs (2005) sont des cours
complets de phonologie. Une introduction poussée à la phonologie du
français se trouve chez Brandão de Carvahlo et al. (2010).

Questions de révision
6.1. Donner quelques exemples de chaque niveau d’analyse linguistique à partir du texte
ci-dessous :
Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux. Le facteur m’a d’ailleurs dit qu’il
l’avait méchamment mordu à la cheville la semaine dernière.
6.2. Dire à quel(s) domaine(s) d’étude de la linguistique chaque unité identifiée ci-dessus
correspond traditionnellement.
6.3. Qu’est-ce qu’un phonème par opposition à un son ? Donner trois exemples de
phonèmes du français.
6.4. Quelles sont les réalisations graphiques possibles du son [ɛ] en français ?
6.5. Expliquer les notions de trait pertinent et de différence fonctionnelle. Donner des
exemples.
6.6. Quelle est la définition de la consonne, de la voyelle et de la semi-voyelle ?
6.7. À quoi sert la méthode des paires minimales ? Donner un exemple pour la paire de
voyelles orales mi-fermées et mi-ouvertes.
6.8. Quels sont les enchaînements ou les liaisons contenus dans les phrases ci-
dessous ?
– J’ai reçu une boîte à musique.
– J’ai eu un rhume.
– J’ai deux enfants.
– J’ai fort à faire.

Notes
1. L’ensemble des symboles phonétiques utilisés pour représenter les sons du français sont reproduits,
avec des exemples, dans les sections sur les voyelles et les consonnes du français ci-dessous.
Chapitre 7

Morphologie du français
les procédés de formation des mots. L’unité
L A MORPHOLOGIE ÉTUDIE
d’analyse de la morphologie est le morphème, notion que nous allons
définir en ouverture de ce chapitre. Nous verrons ensuite par quels procédés
morphologiques de nouveaux mots sont créés en français. Nous terminerons
en montrant que la morphologie fait intervenir, au même titre que la syntaxe,
la faculté humaine de langage.

1. La notion de morphème
Un morphème peut être défini comme la plus petite unité linguistique qui
possède à la fois une forme et une signification. En effet, le phonème (voir
chapitre 6), unité de rang inférieur au morphème, est un son qui ne porte pas
de signification. Un morphème possède quant à lui toujours une signification,
même s’il ne peut pas toujours former un mot à lui tout seul. Prenons le mot
impensable. Ce mot contient trois morphèmes : im – pens – able (nous
verrons comment faire cette division à la section suivante). Bien qu’aucun de
ces morphèmes ne puisse à lui tout seul former un mot, chacun d’eux possède
un sens qui lui est propre. Le préfixe im- marque la négation, la racine
verbale pens- vient du verbe penser et le suffixe -able signifie « que l’on
peut ». Mis ensemble, ces morphèmes forment le mot impensable, qui
signifie par addition des significations « que l’on ne peut pas penser ». Cet
exemple montre que la morphologie est compositionnelle, c’est-à-dire qu’au
moment de leur formation, le sens des mots construits morphologiquement
est égal au sens des éléments qui le composent. Toutefois, la signification
globale d’un mot évolue au gré de l’usage et bien souvent cette transparence
se perd, comme nous le verrons notamment au sujet des mots composés. On
utilise le terme de démotivation pour qualifier ce processus.

Pourquoi s’intéresser aux morphèmes


plutôt qu’aux mots ?
Le mot est une unité intuitive du langage très présente dans l’esprit des
locuteurs, au même titre que la phrase. Toutefois, cette unité est
problématique en linguistique car elle est ambiguë. En effet, l’appellation de
mot peut être utilisée pour désigner différents types d’éléments selon la
définition qu’on lui attribue (voir chapitre 6).
D’un point de vue graphique, un mot écrit est un ensemble de lettres
précédées et suivies par des espaces blancs. Toutefois, cette définition est
insuffisante pour l’analyse linguistique, car elle exclut tous les mots
composés comme pomme de terre par exemple, qui correspondent bien à un
seul signe linguistique selon la définition de Saussure (voir chapitre 5), c’est-
à-dire un signifiant rattaché à un signifié (ou concept). Qui plus est, cette
définition ne dit rien de ce qu’est un mot à l’oral, car les blancs
typographiques n’existent pas dans la chaîne parlée.
Pour la linguistique, la notion de mot revêt également des sens différents
en fonction du niveau d’analyse auquel on se place. Par exemple, du point de
vue des sons (phonologie), /vɛr/ est un seul mot, mais qui peut se réaliser en
plusieurs mots orthographiques comme vert, vers, ver, vair, etc. Au niveau
sémantique (étude de la signification), on considère le mot comme une unité
de sens. Toutefois, de nombreux mots ne correspondent pas à une unité
minimale de sens, parce qu’ils comprennent plusieurs éléments de sens qui
peuvent être décomposés. Par exemple, le mot déconseiller peut se diviser en
trois éléments (dé – conseil(l) – er), qui sont des morphèmes, unités
minimales qui font l’objet de l’analyse morphologique.

Types de morphèmes
Il faut tout d’abord distinguer les morphèmes libres des morphèmes liés
(on parle parfois aussi de morphèmes autonomes et non autonomes). Les
premiers correspondent à des mots simples, qui peuvent donc être utilisés
seuls, comme par exemple somme, chien, maison, etc. Les seconds n’ont en
revanche pas d’existence autonome, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être utilisés
qu’à l’intérieur d’un mot, en addition d’autres morphèmes. Cette deuxième
catégorie inclut les préfixes comme anti- et dé- et les suffixes comme -able et
-ment. Elle contient également les marques d’accord (désinences), par
exemple le -s du pluriel pour les noms ou le -ons qui marque la première
personne du pluriel des verbes.
Notons encore que les morphèmes peuvent parfois se réaliser sous des
variantes différentes, appelées allomorphes. Par exemple, dans le verbe
aller, le radical all- se réalise en va- au singulier du présent comme dans vais
et va et en ir- au futur comme dans irai et iras. Ce type de variation est dite
conditionnée, car elle dépend du contexte dans lequel un morphème est
utilisé. Par exemple, dans le cas du verbe aller, s’il s’agit du présent ou du
futur. Un autre exemple de variante conditionnée est l’alternance entre je et j’
pour désigner le pronom personnel sujet. Le choix de l’une ou l’autre forme
est en effet conditionné par la première lettre du mot suivant.
Enfin, un autre cas très fréquent qui fait intervenir la notion d’allomorphe
est la modification d’un mot, lorsqu’il devient le radical d’un mot construit
morphologiquement, c’est-à-dire la partie qui reste d’un mot construit
morphologiquement lorsqu’on lui a retiré ses affixes. Par exemple, le mot
africain a donné le radical african- pour former africanisme (plutôt que
africainisme). De même, vénal vient du mot veine, par le radical qui
correspond à la variante allomorphique vén-. Ces modifications
allomorphiques s’expliquent souvent pour des raisons de prononciation. En
effet, la suite de sons -anisme est plus facile à prononcer que -ainisme.
Notons pour conclure que ces variations sont régulières. En d’autres termes,
elles s’appliquent chaque fois qu’une même alternance de sons entre en jeu.
Ainsi, sur le même modèle qu’africain/africanisme on a également
américain/américanisme, vain/vanité, main/manuel, etc.
À l’inverse, certaines variations allomorphiques sont dites libres, car elles
sont interchangeables et ne dépendent que des préférences du locuteur. Un
exemple de variation libre est l’alternance entre les mots yaourt et yogourt.
Le choix entre une de ces variantes ne dépend en effet pas de
l’environnement dans lequel ce mot apparaît mais résulte d’un choix
individuel du locuteur. Autre exemple de variation libre, le choix entre les
deux formes du verbe essayer au présent : essaie ou essaye.

2. La décomposition des mots


en morphèmes
L’identification des morphèmes contenus dans un mot se fait par un
processus de substitution des éléments. L’idée étant que pour être un
morphème, un même élément doit exister à l’intérieur de plusieurs mots avec
la même signification.
Prenons le mot pyromane pour illustrer ce processus. La décomposition de
ce mot en morphèmes se fait en remplaçant tour à tour chacun des
morphèmes présumés, afin de vérifier s’ils existent bien dans d’autres mots.
Ainsi, par substitution, on voit que pyro- est un morphème, qui apparaît
également dans les mots pyromètre, pyrotechnique et pyrophore, en gardant
toujours la signification « feu », à partir du grec pur, puros. De même, -mane
est un morphème que l’on retrouve également dans des mots comme
toxicomane, mélomane et cleptomane et qui signifie « folie », à partir du
grec mania.
Autre exemple, le mot anormal, décomposé en a – norm – al. Le
morphème a-, qui a le sens de négation, existe également dans de nombreux
autres mots comme agrammatical, aphone, apolitique, etc. La racine norm-
se retrouve également dans les mots paranormal, normatif et normé. Enfin,
le morphème -al, qui sert à transformer un nom (norme) en un adjectif, se
retrouve dans de nombreux mots comme verbal, brutal, etc.
Dans certains cas, cette décomposition en morphèmes peut être rendue
plus compliquée par la présence d’allomorphes. Par exemple séquence,
sécateur et segment viennent tous de la même racine sec- qui signifie couper,
sous ses variantes allomorphiques sequ-, sec- et seg- en fonction du son
suivant dans le mot (c devient qu devant e afin de conserver le son [k] par
exemple).

3. Comment sont formés les mots


en français ?
La flexion
Un mot, compris comme une unité de sens, peut souvent se réaliser sous
plusieurs formes. Par exemple, un verbe peut prendre une variété de
conjugaisons et un adjectif peut être mis au masculin ou au féminin, au
singulier ou au pluriel.
Les éléments qui servent à marquer les différentes formes d’un mot sont
appelés suffixes flexionnels ou désinences. Ces éléments servent à marquer
en genre, en nombre, en temps, en personne et en fonction les mots dans
lesquels ils apparaissent. On retrouve ainsi dans cette catégorie le -e qui
marque le féminin des adjectifs, le -s du pluriel ainsi que toutes les flexions
des verbes.
Contrairement aux autres processus que nous allons passer en revue,
l’ajout d’un suffixe de flexion ne crée pas de mot sémantiquement différent
(il ne fait pas l’objet d’une entrée séparée dans le dictionnaire) mais est une
forme du mot de base d’où il est issu. On parle parfois de lemme pour
désigner la forme de base sous laquelle on représente les mots par défaut, par
exemple le masculin singulier pour les adjectifs.

La dérivation
L’un des processus les plus courants pour créer un nouveau mot en
français est de lui ajouter un élément au début ou à la fin, que l’on appelle un
affixe. Plus spécifiquement, on parle de préfixe lorsque l’élément est ajouté
au début du mot et de suffixe lorsque l’élément est ajouté à la fin.
La spécificité des préfixes de dérivation est qu’ils ajoutent un élément de
sens au mot mais ne changent la plupart du temps pas sa catégorie
grammaticale. Par exemple, à partir du verbe faire, on peut créer défaire par
l’ajout du préfixe de privation dé-. Attention, dans certains cas, les préfixes
peuvent être des homophones (c’est-à-dire partager les mêmes sons mais
avoir un sens différent). Par exemple, le préfixe dé- peut également avoir le
sens de renforcement plutôt que de privation, comme dans démultiplier ou
démontrer.
Les suffixes de dérivation ont la propriété de pouvoir changer la catégorie
grammaticale du mot, tout en ajoutant également un élément de sens. Ainsi,
par exemple, le fait d’ajouter le suffixe -able qui signifie « que l’on peut » au
radical verbal mang- donne l’adjectif mangeable, qui signifie « que l’on peut
manger ». Toutefois, dans certains cas, le suffixe dérivationnel ne semble pas
avoir d’autre rôle que celui de changer la catégorie grammaticale. Par
exemple, le suffixe -ment permet de passer d’un adjectif à un adverbe de
manière comme dans la paire simple/simplement, sans autre ajout de sens. De
même, le suffixe -age permet simplement de transformer un verbe en un nom
d’action comme dans démarrer qui donne démarrage. Malgré son faible
apport de sens, l’ajout d’un suffixe dérivationnel contribue à créer un mot
différent de celui dont il est issu, et qui fait l’objet d’un traitement spécifique
dans un dictionnaire. Notons encore qu’inversement, certains suffixes de
dérivation ont pour seul rôle d’apporter un élément de sens sans changer la
catégorie grammaticale. C’est le cas par exemple de -ette dans chambrette ou
-âtre dans brunâtre.
Un mot peut être construit morphologiquement par l’ajout successif de
plusieurs affixes de dérivation. Par exemple, à partir de constituer, on a créé
constitution, constitutionnel, anticonstitutionnel et enfin
anticonstitutionnellement. Notons toutefois que l’ordre de dérivation entre
ces mots reste souvent théorique. Dans certains cas, un adverbe en -ment peut
être attesté sans que l’adjectif intermédiaire le soit. Pour tenter de résoudre ce
problème, les dictionnaires indiquent l’ordre dans lequel les mots sont
apparus dans la langue (approche diachronique).

La composition
Un autre processus morphologique très fréquent en français consiste à
mettre ensemble deux ou plusieurs mots existants, ce qu’on appelle la
composition. Ce processus se distingue de la dérivation principalement par le
fait que tous les mots qui interviennent dans la composition ont une existence
autonome. Par exemple, alors que l’on crée par dérivation asocial à partir de
social, où a- est un préfixe qui n’a pas d’existence autonome, on crée pois
mange-tout en juxtaposant trois mots qui ont par ailleurs une existence
autonome.
Les mots composés rassemblent des mots français, mais également des
formes grecques et latines. Dans le premier cas, on parle de composition
populaire (porte-clés, chou-fleur, etc.) et dans le second, de composition
savante (misogyne, somnambule, etc.). Bien que les éléments des composés
savants n’aient pas d’existence autonome en français, ils conservent une
sémantique de mots pleins, contrairement aux affixes. Comparez par exemple
le sens de gyne (femme) avec celui de -able (que l’on peut). Par ailleurs, ils ne
sont pas spécialisés à gauche ou à droite des mots. On a androgyne mais
aussi gynécologue.
Les exemples de pois mange-tout et de chou-fleur illustrent une première
caractéristique des mots composés : le sens du mot composé est souvent
différent du sens de ses parties. En d’autres termes, il n’est pas
compositionnel et désigne un référent unique. En effet, le mot pois mange-
tout ne désigne pas un pois qui se nourrit de tout. De même, le mot chou-fleur
ne désigne pas un chou, une fleur ou un chou en fleur mais un légume,
différent du chou. Une autre caractéristique des mots composés est qu’ils sont
figés, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de les modifier ou d’insérer d’autres
mots entre eux. Par exemple, on ne peut pas dire le pois mange-rien, ou le
chou de belle fleur.
D’un point de vue formel, rien ne permet d’identifier systématiquement les
mots composés par rapport aux autres syntagmes. En effet, certains comme
portefeuille sont soudés, d’autres comme porte-monnaie sont reliés par un
trait d’union et d’autres encore comme pomme de terre ne sont pas reliés du
tout graphiquement. Quelques règles se dégagent tout de même. Les mots
soudés tendent à être des composés savants (androgyne), des composés
anciens (pourboire) ou des composés dont l’un des mots se présente sous
forme raccourcie ou tronquée (reprographie). Dans le cas des mots reliés par
un trait d’union, la forme la plus fréquente est une séquence de type verbe
+ nom, comme par exemple porte-voix ou faire-part. Toutefois, aucune règle
de soudure n’est systématique, même au sein d’une même famille de mots.
Notons encore que la graphie des mots composé a évolué depuis la dernière
rectification de l’orthographe de 1990. La nouvelle graphie recommandée
consiste à souder des mots composés jusque-là écrits avec un trait d’union.
Par exemple, week-end devient weekend.
Les idiomes comme ficher le camp, prendre la mouche ou mettre la main
à la pâte sont une autre famille de constructions qui partagent les propriétés
principales des mots composés. En effet, leur signification ne correspond pas
au sens des mots qui les composent (prendre la mouche signifie se mettre en
colère et n’a rien à voir avec la présence d’un insecte), et elles ne peuvent pas
être modifiées sans perdre leur sens. Par exemple, l’expression idiomatique
casser sa pipe perd le sens de mourir dès lors qu’on lui applique une
quelconque transformation syntaxique comme la passivation (voir chapitre 8).
La phrase Sa pipe a été cassée par Jean ne peut s’entendre qu’au sens littéral,
et de surcroît sans relation de coréférence (voir chapitre 12) entre sa et Jean.

Autres processus de formation des mots


Une autre manière de former de nouveaux mots en français consiste à
réduire ou tronquer une partie d’un mot existant. Dans ce processus, les
frontières morphologiques entre la racine et les affixes ne sont pas toujours
respectées. On a par exemple convoc pour convocation ou blème pour
problème. Comme le montrent ces exemples, le début et la fin du mot
peuvent tous deux être tronqués, bien que ce soit la fin des mots qui soit
tronquée dans la plupart des cas. Ces mots tronqués peuvent ensuite
intervenir à leur tour dans la formation de nouveaux mots par composition.
C’est le cas par exemple de publivore ou le premier composant publi- est une
forme tronquée de publicité.
Un autre processus, appelé mots-valises depuis Lewis Carroll, consiste à
mettre ensemble des mots qui partagent une partie de leurs syllabes en
effaçant les doublons, comme dans franglais (à partir de français et anglais),
informatique (information et automatique) et la nouvelle traduction proposée
divulgâcher comme équivalent français de l’anglicisme spoiler.
Certains mots sont également construits sur le début de plusieurs mots mis
ensemble. On a par exemple bobo, à partir de bourgeois bohème. De manière
similaire, certains mots proviennent de sigles, c’est-à-dire de la première
lettre de plusieurs mots comme ADN pour acide désoxyribonucléique.
Enfin, un dernier processus, souvent transparent du point de vue
morphologique, est la conversion ou transcatégorisation, lorsqu’un mot est
utilisé tel quel dans une autre catégorie grammaticale. Par conversion, le mot
orange est passé d’un nom de fruit (une orange bien mûre) à un adjectif de
couleur (un pull orange). Dans certains cas, ce passage nécessite un
ajustement minimal, notamment entre les verbes (nager) et les noms d’action
dits déverbaux (la nage).
Notons pour conclure que des processus autres que morphologiques
permettent également d’enrichir le lexique d’une langue. Notamment, les
mots acquièrent constamment de nouveaux sens par métaphore et
métonymie, deux procédés que nous analyserons au chapitre 13. Enfin,
l’emprunt à d’autres langues constitue bien entendu une source très riche
pour l’innovation lexicale de toutes les langues.

4. Morphologie et faculté
de langage
Morphologie et lexique
En exploitant les procédés morphologiques de leur langue, les locuteurs
peuvent à tout moment créer un nouveau mot. Par le recours aux mêmes
principes, d’autres locuteurs de cette langue peuvent comprendre le sens de
ces nouveaux mots même s’ils ne les ont jamais entendus auparavant. Ainsi,
par exemple, en connaissant le sens du mot nouveau courriel pour désigner la
messagerie électronique, il est possible de comprendre le sens du verbe
courrieliser dans la phrase je te courrielise cette information. C’est pour cette
raison que les procédés morphologiques permettent un usage créatif du
langage par l’utilisation de règles, au même titre que la syntaxe. Dans un cas,
on crée des mots nouveaux en suivant les règles de combinaison de
morphèmes, dans l’autre, on crée des phrases nouvelles à partir des règles de
combinaison de mots. Toutefois, l’usage des règles de morphologie ne suffit
pas à utiliser le lexique au même titre que l’usage des règles de syntaxe
permet de créer des phrases, principalement pour les raisons suivantes.
Premièrement, tous les mots que l’on peut créer de cette façon ne font pas
partie du lexique du français, c’est-à-dire des mots qui sont répertoriés et
utilisés régulièrement par les locuteurs francophones. Le lexique de chaque
langue comporte ainsi un certain nombre de trous lexicaux, c’est-à-dire de
mots possibles mais non attestés ou dont un mot concurrent a pris la place. Il
n’y a aucune explication qui permette de rendre compte de ces phénomènes
de manière systématique. On rejoint là le caractère arbitraire de la norme.
Par ailleurs, le sens des mots existants évolue avec l’usage et leur
transparence initiale disparaît. Par exemple, peu de locuteurs associent encore
le mot vinaigre à la composition des mots vin et aigre. De même, le mot
bureau est issu du mot bure signifiant un type d’étoffe souvent posée sur la
table qui allait devenir le bureau, mais cette relation a perdu toute pertinence
pour la signification actuelle de ce mot. Dans les faits, le procédé de
construction de la majorité des mots du lexique n’est pas transparent, comme
l’avait déjà montré Saussure par le principe de l’arbitraire du signe (voir
chapitre 5).
Enfin, le fait d’appliquer des règles de morphologie ne permet pas toujours
d’utiliser des mots correctement, à cause de la présence de nombreuses
exceptions, à la fois dans la conjugaison des verbes (on dit vous faites plutôt
que vous faisez comme le prévoit la règle), dans la formation des pluriels
(chevaux plutôt que chevals) et des féminins (bailleur a donné bailleresse
plutôt que bailleuse), etc.
Pour toutes ces raisons, l’utilisation du lexique fait intervenir deux
processus cognitifs fondamentaux pour la faculté de langage : la
mémorisation des mots existants et l’application des règles de morphologie.

L’acquisition des règles de morphologie


Les règles de morphologie sont spécifiques à chaque langue et, n’étant pas
innées, elles doivent donc être apprises par l’enfant qui acquiert sa langue
maternelle. Toutefois, il serait faux de croire que l’enfant mémorise
simplement des mots sans être capable d’appliquer ces règles de manière
créative, et ce dès sa plus tendre enfance.
La capacité des enfants à manier des règles de morphologie a été
démontrée dans une expérience devenue célèbre, menée par une psychologue
américaine à la fin des années cinquante (Berko 1958). Dans cette étude, on
montrait à des enfants âgés de quatre à sept ans l’image d’un animal
imaginaire appelé le wug. Ensuite, on leur montrait une seconde image
contenant deux de ces animaux en leur demandant de compléter la phrase :
« Il y en a deux. Il y a deux ____ ». Or, 3/4 des enfants de quatre ans et 99 %
des enfants de d’âge scolaire ont répondu wugs sans aucune hésitation. Le
point remarquable de cette expérience est que les enfants n’avaient jamais pu
entendre quelqu’un prononcer le mot wugs avant de participer à l’expérience,
étant donné qu’il n’existe pas. La possibilité qu’ils aient mémorisé wugs
comme une forme du mot wug peut dont être exclue. Cette expérience
démontre ainsi de manière très simple la capacité des jeunes enfants à utiliser
des règles de morphologie de manière créative (en l’occurrence la formation
régulière du pluriel en anglais par l’ajout d’un -s).
La morphologie dans le cerveau
La réalité cognitive de l’application des règles de morphologie a été
observée depuis bien longtemps par l’étude de patients souffrant de troubles
du langage, notamment suite à un problème vasculaire cérébral. En effet,
certains patients cérébro-lésés semblent conserver la capacité de
mémorisation des mots tout en étant incapables d’utiliser des règles de
manière créative (Pinker 1999b). Ainsi, par exemple, ces patients conservent
la capacité à utiliser des verbes irréguliers mais sont incapables de conjuguer
des verbes réguliers. Ce phénomène s’explique facilement si l’on considère
que les formes irrégulières doivent être mémorisées individuellement alors
que les formes régulières sont générées par application de règles. À l’inverse,
certains patients ont des difficultés à accéder au lexique qu’ils avaient
mémorisé tout en gardant une aptitude intacte à générer des formes selon les
règles de morphologie. L’existence de patients présentant un profil opposé
constitue ce qu’on appelle une double dissociation, et démontre l’autonomie
de ces deux processus cognitifs liés au lexique.
La réalité du traitement morphologique dans le cerveau a également été
démontrée par des expériences avec des sujets sains. Un paradigme
expérimental classique en psychologie, appelé l’amorçage, consiste à
présenter à des sujets un premier stimulus appelé l’amorce, susceptible
d’influencer le traitement d’un deuxième stimulus appelé la cible. Par cette
technique, on a notamment pu montrer que des sujets arrivaient à nommer
plus rapidement une image après présentation d’une amorce reliée
sémantiquement à la cible. Par exemple, si on présente en amorce une image
de cygne, les sujets trouveront plus rapidement le mot canard que le mot
maison lorsqu’on leur présentera les images respectives en deuxième
stimulus.
Par cette même technique, on a également pu démontrer que les mots
reliés morphologiquement s’amorcent entre eux (Dehaene 2007). Le fait de
présenter le mot faire amorce le traitement du mot relié morphologiquement
faisable, par exemple. Cet effet n’est pas dû à une quelconque ressemblance
formelle entre les mots. Un mot comme faire n’amorce pas le mot affaire, car
af- n’est pas un préfixe possible en français. À l’inverse, le mot lu amorce le
mot lisons, bien que ces deux mots ne se ressemblent pas d’un point de vue
formel. Notons encore que cet effet n’est pas dépendant du sens des mots. En
effet, on a pu constater que le mot baguette amorce le mot bague, bien qu’ils
ne soient pas reliés sémantiquement (une baguette n’est pas une petite
bague). Ainsi, le facteur pertinent pour expliquer ce phénomène d’amorçage
est bien la plausibilité de la décomposition d’un mot en morphèmes. Cet effet
montre ainsi clairement que la décomposition morphologique se fait
(inconsciemment) dans notre cerveau lorsque nous avons à traiter des mots.

5. Références de base
Les processus de formation des mots en français sont décrits par Lehman
& Martin-Berthet (1998, chapitres 6 à 9), ainsi que par Mortureux (2004,
chapitres 2 à 4) et par Huot (2006). Pinker (1999a, chapitre 5) contient
également une introduction générale à la morphologie. La notion de lexique
mental est abordée de manière complète et très accessible par Aitchison
(2003) en anglais, et par Segui & Ferrand (2000) en français.

6. Pour aller plus loin


Une revue approfondie des questions actuelles de la morphologie du
français se trouve chez Fradin (2003). Halspelmath & Sims (2013) est une
introduction complète à la morphologie qui inclut des exemples provenant
d’une variété de langues. Bonin (2007) est une introduction détaillée au
lexique mental, qui inclut une description des aspects méthodologiques et
expérimentaux. Le rôle des processus cognitifs que sont la mémorisation et
l’application de règles dans le langage est discuté par Pinker (1999b). Inkelas
(2014) aborde en détail les interfaces entre phonologie et morphologie. Enfin,
Soare & Moeschler (2013) est une présentation générale des expressions
idiomatiques.
Questions de révision
7.1. Chercher les allomorphes des verbes suivants : pouvoir/payer. S’agit-il de variantes
conditionnées ou libres ?
7.2. Faire une décomposition en morphèmes des mots : rechargeables, intrigante,
antilope.
7.3. Qu’est-ce qu’un affixe ?
7.4. Quelles sont les caractéristiques des suffixes flexionnels ? Donner trois exemples de
suffixes flexionnels du français.
7.5. Comment peut-on former un mot par dérivation ?
7.6. Quelles sont les caractéristiques formelles qui permettent de reconnaître un mot
composé par opposition à un mot construit par dérivation ?
7.7. Qu’est-ce qui différencie les mots composés des autres syntagmes ?
7.8. Comment peut-on adapter le test du wug pour le rendre utilisable en français ?
Chapitre 8

Catégories et syntagmes
de ce chapitre, nous nous intéresserons aux
D ANS LA PREMIÈRE PARTIE
différents points de vue sur la langue proposés par les grammaires
prescriptives et la syntaxe. Nous aborderons également le purisme, en
expliquant en quoi il ne constitue pas un point de vue scientifique sur la
langue. La seconde partie de ce chapitre est consacrée à la présentation des
catégories syntaxiques de rang inférieur à la phrase. Nous aborderons
notamment la question des catégories grammaticales, appelées
traditionnellement les parties du discours. Nous montrerons également que
les fonctions grammaticales ne sont pas des constituants primitifs de la
syntaxe, mais qu’elles s’expriment à partir des catégories grammaticales.
Enfin, nous expliquerons comment certains mots au sein d’une phrase sont
regroupés syntaxiquement en une unité d’analyse que nous appellerons le
syntagme.

1. Grammaire et syntaxe
À un niveau général, la grammaire se définit comme un ensemble de
règles, conventions et normes, ainsi que leurs exceptions, caractérisant un
certain état de langue. Les règles de grammaire portent sur une version
standard de la langue écrite. Par exemple, les règles de formation du pluriel
des noms en -s ou en -x en français ne sont pas pertinentes à l’oral. Par
ailleurs, les normes sur lesquelles sont fondées les grammaires sont souvent
prises dans la littérature plutôt que dans l’usage courant. La syntaxe d’une
langue correspond quant à elle à l’ensemble des règles qui décrivent les
connaissances que les locuteurs ont de leur langue, ce que nous avons appelé
leur langue interne (cf. chapitre 5). Le principal élément de distinction entre
grammaire et syntaxe porte ainsi sur leur existence même au travers des
langues. Si toutes les langues du monde ont une syntaxe, toutes n’ont pas de
grammaire. En effet, contrairement à la plupart des langues indo-
européennes, la majorité des langues du monde n’ont pas de forme écrite et
n’ont par conséquent pas non plus fait l’objet de normes grammaticales.
Dans le cas du français, la tradition grammaticale s’est principalement
inspirée des grammairiens grecs et latins, mais surtout de la tradition de Port-
Royal (Arnauld et Nicole), dont la caractéristique principale est d’avoir
défendu une thèse très forte, qui structure encore la plupart des grammaires
du français. Cette thèse est le principe du parallélisme logico-grammatical
(PLG), qui stipule que toute différence de forme dans la langue est traduite
par une différence de sens, et inversement. Par exemple, la notion de
concession est réalisée grammaticalement dans des conjonctions comme
quoique, bien que voire mais, cependant, etc. Inversement, les conjonctions
en que illustrent formellement la notion grammaticale de subordination
(alors que, tandis que, bien que, lorsque etc.). Toutefois, l’exigence du PLG
est très forte et pose souvent problème. D’un côté, la notion de subordination
peut être réalisée par d’autres conjonctions qui ne sont pas liées à que comme
si, quand, où, pourquoi. D’un autre côté, l’ensemble des marqueurs de
concession proviennent de catégories grammaticales variées : conjonctions de
subordination (bien que), conjonctions de coordination (mais), adverbes
(pourtant, néanmoins).
Mais le problème principal des approches grammaticales est que leurs
règles ne sont pas suffisamment explicites et peuvent donner lieu à des
phrases agrammaticales. Prenons l’exemple de la formation du superlatif
relatif (en 2b), formé à partir du comparatif (1a). Grevisse (1980) nous donne
la règle suivante : « Le superlatif relatif est formé du comparatif précédé de
l’article défini. » À partir des phrases (1), on peut donc former les phrases
(2).
1. a. Jean est plus aimable.
b. Marie est plus jolie.
2. a. Jean est le garçon le plus aimable.
b. Marie est la plus jolie fille.
Mais ce que la règle ne dit pas, c’est que lorsque le groupe adjectival
précède le nom (2b), l’article ne doit pas être répété. Par exemple, une
application mécanique de la règle produirait à partir de (1b) la phrase
agrammaticale en (3). Notons que par convention, les phrases agrammaticales
sont précédées d’un astérisque.
3. * Marie est la la plus jolie fille.

En résumé, les règles codifiées dans les manuels de grammaire ne sont


souvent pas suffisamment explicites pour éviter la production de phrases
agrammaticales. Les grammaires représentent toutefois des sources
d’information extrêmement utiles sur la langue, à la fois pour les locuteurs et
pour les linguistes, car elles fournissent des renseignements sur des propriétés
formelles des langues naturelles ainsi que sur les codifications que leur
histoire leur a léguées.

2. Les puristes
Contrairement aux grammairiens, la position puriste est plus un réflexe
qu’une position raisonnée. Elle est principalement basée sur la
présupposition, erronée, que le français est une langue menacée, tant de
l’intérieur par des usages fautifs, que de l’extérieur par l’influence de langues
périphériques au français comme l’allemand ou par des langues dominantes
mondialement comme l’anglais. Les explications des usages fautifs données
par les puristes sont principalement basées sur le recours à l’étymologie,
c’est-à-dire à l’origine du sens des mots, à la grammaire, principalement la
valence des verbes, et au génie de la langue française.
L’exemple type d’usage erroné, basé sur l’étymologie, est l’adjectif
achalandé, qui vient du nom chaland (client), utilisé pour signifier « avec
beaucoup de marchandises » alors qu’il devrait signifier « avec beaucoup de
clients ». Or la relation entre client et marchandises est compréhensible par
métonymie (cf. chapitre 13), car les clients sont ceux qui achètent des
marchandises.
Les erreurs grammaticales condamnées par les puristes sont en général
liées à la valence des verbes, à savoir le nombre de leurs compléments
(cf. chapitre 10). Par exemple, réussir son examen, ou sortir le chien sont
considérés comme fautifs parce que réussir et sortir sont des verbes
intransitifs. De même, l’expression aller au docteur est fautive, car la
préposition locative pour les noms de professions est chez. Comme on le voit,
ces jugements de valeur ne sont pas basés sur des règles linguistiques, mais
sur une vision prescriptive de la grammaire.
Enfin, le dernier type d’explication est basé sur le génie de la langue : le
français serait une langue claire, logique et belle. On peut cependant contester
cette thèse. Tout d’abord, le français n’est pas une langue plus claire que les
autres, car il est plein d’ambiguïtés. Par exemple, le syntagme le fils du voisin
qui est aveugle signifie-t-il « le fils du voisin aveugle » ou « le fils aveugle du
voisin » ? En second lieu, même si les tautologies (avérer vrai),
contradictions (avérer faux), ou autres pléonasmes (sortir dehors) sont
condamnés par les puristes, ce type d’usages est extrêmement courant. Enfin,
certains choix lexicaux, notamment les néologismes, sont condamnés parce
qu’il existe déjà un verbe répertorié dans le dictionnaire avec un sens
similaire. C’est le cas par exemple des verbes solutionner pour résoudre, ou
encore émotionner pour émouvoir. Mais que dire des créations lexicales
spontanées comme zlataner, hollandiser, voire sadiser, dont certaines
s’installent de manière durable dans la langue ?

3. La syntaxe
Il reste donc une troisième approche de la grammaire des langues, celle du
linguiste, qui propose une démarche à la fois descriptive et explicative. Le
linguiste n’est en effet ni un prescripteur comme le grammairien, ni un
législateur de la langue comme le puriste. Son travail consiste à décrire des
faits de langue et à les expliquer à l’aide d’une théorie. Dans le cadre de la
syntaxe, ce qu’il faut décrire et expliquer est essentiellement notre capacité à
distinguer des phrases grammaticales de phrases agrammaticales (notées *),
ainsi que les phrases sémantiquement interprétables des phrases
ininterprétables (notées #). L’hypothèse est que c’est la compétence des
locuteurs du français qui leur permet de produire ces jugements, qui ne sont
par ailleurs que peu soumis à variation. Prenons l’exemple des phrases
interrogatives formées avec un marqueur interrogatif en qu- (qui, quand,
quoi, etc.). Les différentes variations dans l’ordre des mots, illustrées en (4) et
(5), montrent que les règles du français ne sont pas les mêmes si le sujet est
plein (syntagme nominal) ou pronominal :
4. a. Quand est venu Paul ?
b. Paul est venu quand ?
c. Quand Paul est venu ?
d. Quand Paul est-il venu ?
5. a. Quand est-il venu ?
b. Il est venu quand ?
c. ?? Quand il est venu ?
d. *Quand il est-il venu ?

Alors que (4b-c) sont acceptables mais d’un registre moins soutenu que
(4a et d), la grammaticalité de (5c) est douteuse et (5d) est clairement
agrammatical. Ces différences montrent que la syntaxe du français utilise
deux règles différentes pour former les phrases interrogatives, selon la nature
du sujet. De plus, la copie pronominale du sujet (l’inversion complexe) n’est
possible qu’avec un sujet plein (4d vs 5d). Il s’agit là d’une règle syntaxique,
qui contribue à expliquer la formation des phrases interrogatives en français.
Grâce à leur langue interne, les locuteurs d’une langue peuvent non
seulement distinguer les phrases grammaticales et agrammaticales, mais aussi
les phrases interprétables et ininterprétables. Les exemples en (6) montrent
que ces deux critères sont en outre indépendants. Alors que (6a) et (6b) sont
toutes les deux des phrases grammaticales, seule (6a) est interprétable. En
revanche, (6c) est agrammaticale mais tout de même interprétable, et (6d)
n’est ni grammaticale ni interprétable.
6. a. Quand vient-il ?
b. # D’incolores idées vertes dorment furieusement.
c. *Quand il viendra-t-il ?
d. *Incolores dorment idées de furieusement vertes.
Ainsi, les linguistes décrivent les règles qui permettent la formation de
phrases grammaticales dans une langue. Pour ce faire, ils utilisent des
informations provenant de différents niveaux d’analyse. Au niveau le plus
bas, il s’agit d’établir la liste des catégories grammaticales, à savoir des types
de mots du français. Cette première étape est cruciale : elle est en effet
nécessaire pour établir les règles de syntaxe, comme nous l’avons illustré au
sujet de la différence entre syntagme nominal et pronom pour la formation
des phrases interrogatives. Dans le reste de ce chapitre, nous aborderons les
unités d’analyse de la syntaxe qui se situent en dessous du niveau de la
phrase : à savoir les catégories grammaticales des mots et leur regroupement
en syntagmes.

4. Mots et catégories
grammaticales
D’un point de vue grammatical, les mots se répartissent en différentes
catégories, traditionnellement appelées parties du discours, que sont les
noms, les verbes, les adjectifs, les conjonctions, les prépositions, etc.
L’appartenance d’un mot à une catégorie grammaticale donnée détermine la
manière dont il peut fonctionner dans une phrase. Par exemple, seul un nom
peut en remplacer un autre dans les phrases (7) ci-dessous, comme le montre
l’agrammaticalité des phrases listées en (8).
7. a. L’homme entre dans la pièce.
b. Le vélo entre dans la pièce.
c. Le soleil entre dans la pièce.
8. a. *Le gaiement entre dans la pièce.
b. *Le donc entre dans la pièce.
c. *Le chante entre dans la pièce.

Les catégories jouent donc un rôle important dans la syntaxe : elles


permettent en effet de produire des règles (cf. chapitre 9) comme « le
déterminant doit précéder un nom pour former un groupe (syntagme) nominal
en français ». Une première tâche importante pour la syntaxe consiste donc à
établir des critères qui permettent de classer les mots en catégories
grammaticales. Intuitivement, on pourrait imaginer que ce système de
classification est basé sur la signification des mots. En effet, bien souvent, les
noms désignent des personnes ou des choses (Jean, le robot, le ciel, etc.),
alors que les verbes désignent des actions ou des états (manger, posséder,
etc.). Toutefois, ce critère pose de nombreux problèmes, par exemple dans le
cas de la phrase (9). Le mot destruction désigne une action (celle de détruire),
pourtant il ne joue pas le rôle de verbe mais celui de nom.
9. La destruction de la forêt enrage les écologistes.

Un autre problème vient du fait que les mots peuvent parfois changer de
catégorie comme dans les phrases (10) ci-dessous, où marron a
alternativement le rôle de nom (10a) et d’adjectif (10b).
10. a. Le marron est un fruit.
b. Ton pull marron me plaît beaucoup.

D’autres arguments montrent également que la définition des catégories


grammaticales ne passe pas par leur signification. D’un côté, il est impossible
d’attribuer une signification aux mots appartenant à certaines catégories
grammaticales comme les conjonctions (voir chapitre 12). Il semble par
exemple impossible de donner la signification du mot donc sans recourir à
des exemples. Inversement, la plupart des locuteurs sont capables de
déterminer la catégorie grammaticale d’un mot inconnu ou inexistant, comme
dans les phrases listées en (11) :
11. a. Le zoppeur a vidé la machine.
b. Zopper est interdit par la loi.
c. La zoppe fille est venue me voir.

La plupart des locuteurs identifient sans difficulté le mot zoppeur comme


un nom, zopper comme un verbe et zoppe comme un adjectif. Les critères qui
permettent d’arriver à ces conclusions ne peuvent donc pas être liés à la
signification de ces mots. Ils viennent de leur position dans la phrase ainsi
que de leur construction morphologique (voir chapitre 7). À la section
suivante, nous allons passer brièvement ces critères en revue pour les
principales catégories grammaticales du français.

Les catégories grammaticales lexicales


et non lexicales
On distingue généralement les catégories grammaticales lexicales, qui
incluent les noms, les verbes, les adjectifs et les adverbes, des catégories non
lexicales, qui incluent notamment les prépositions, les déterminants et les
conjonctions. Les premières catégories sont également dites ouvertes, car
elles comportent un très grand nombre de mots, et que de nouveaux mots
viennent sans cesse s’y ajouter, au gré des évolutions de la langue. En
revanche, les secondes sont dites fermées, car elles comportent un petit
nombre d’éléments, et n’évoluent que peu et très lentement.
Parmi les catégories lexicales, on note les propriétés morphologiques
suivantes. Les noms et les adjectifs s’accordent en genre et en nombre, les
verbes s’accordent en personne, en mode et en temps et les adverbes sont
invariables. Du point de vue de leur distribution dans la phrase, les noms
peuvent par exemple intervenir après un déterminant et être précédés ou
suivis d’adjectifs. Les verbes peuvent être précédés d’auxiliaires et leur
négation requiert les éléments ne pas, au contraire des adjectifs dont le
contraire peut être formé par l’ajout d’un préfixe comme a- dans
agrammatical ou in- dans informel.
Parmi les classes lexicales fermées, la catégorie des prépositions inclut un
petit nombre d’éléments comme à, de, vers, chez, sous, sur, avec, pendant,
etc. La catégorie des déterminants inclut différentes sous-catégories parmi
lesquelles on trouve : (i) les articles comme le et un ; (ii) les démonstratifs
comme ce et cette ; (iii) les quantifieurs comme tous, chaque et quelques ;
(iv) les nombres comme un, trois et sept ; (v) les possessifs comme ma, mon
et tes. Tous ces mots ont pour point commun d’être utilisés comme premier
élément des syntagmes nominaux (groupes formés autour d’un nom). Les
conjonctions sont des mots qui servent à relier des phrases. Lorsque les deux
phrases reliées sont au même niveau, on parle de conjonction de coordination
et lorsque l’une des deux phrases dépend de l’autre, on parle de conjonction
de subordination. En syntaxe, ce deuxième type de conjonction est également
appelé complémenteur (voir la section sur les phrases complexes au
chapitre 9). Les conjonctions de coordination incluent notamment et, ou, car,
etc., et les conjonctions de subordination incluent parce que, puisque, si, etc.

Sous-catégories et traits grammaticaux


La répartition des mots en catégories grammaticales permet d’expliquer
leur fonctionnement dans la phrase. Toutefois, ces catégories ne sont pas en
elles-mêmes suffisantes pour obtenir une grammaire dont les règles ne
produisent que des phrases grammaticales. Par exemple, nous avons dit que
l’une des propriétés des noms était de pouvoir se trouver à la suite d’un
déterminant. Si cette règle permet de générer correctement des phrases
comme (12), elle autorise aussi des structures comme (13), qui sont
agrammaticales.
12. Le chien mord l’os.
13. *Le Médor mord l’os.

Cet exemple montre la nécessité de distinguer, parmi la catégorie de noms,


entre deux sous-catégories distinctes : les noms propres et les noms
communs.
La nécessité d’une division en sous-catégories est également manifeste
dans le cas des verbes. Il est notamment indispensable de différencier les
verbes transitifs, c’est-à-dire qui prennent obligatoirement un complément
(14), des verbes intransitifs qui peuvent former un syntagme verbal à eux
seuls (15).
14. Pierre aime Élise.
15. Le garçon sourit.

On appelle structure argumentale ou valence le nombre et le type


d’arguments qui sont obligatoirement requis par un verbe. Dans le cas des
exemples ci-dessus, on dit que le verbe sourire a une valence de 1 (il ne
requiert qu’un seul argument en position de sujet) alors que le verbe aimer a
une valence de 2. Certains verbes comme donner (16) ont une valence de 3.
16. Max a donné un os au chien.

Attention, seuls les arguments obligatoires sont comptés dans la structure


argumentale d’un verbe. On pourrait en effet compléter la phrase (16) avec
un groupe prépositionnel comme en (17).
17. Le garçon sourit à sa maman.

Toutefois, le groupe prépositionnel à sa maman n’est pas obligatoire,


contrairement aux arguments en position objet des phrases (14) et (16). Il
n’entre donc pas dans la structure argumentale du verbe. Notons encore que
les verbes imposent également d’autres restrictions sur la nature syntaxique
(et sémantique, voir chapitre 10) de leurs arguments. Par exemple, le verbe
demander ne peut prendre en complément qu’un groupe nominal (18), ou une
phrase subordonnée (19).
18. Éric a demandé une bourse.
19. Éric a demandé que la lumière soit faite sur cette affaire.

En conclusion, afin d’obtenir une grammaire qui ne produise que des


phrases grammaticales, les catégories lexicales doivent être spécifiées en
sous-catégories.

Catégories grammaticales, fonctions


grammaticales et fonctions sémantiques
Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux catégories
grammaticales des mots que sont les noms, les verbes, les prépositions, etc.
La notion de catégorie grammaticale telle que nous l’avons définie ne doit
pas être confondue avec celle de fonction grammaticale. La fonction
grammaticale désigne les relations que les mots ou les groupes de mots (les
syntagmes, voir ci-dessous) entretiennent avec le verbe. Par exemple, la
fonction grammaticale de sujet est caractérisée par sa position habituellement
antéposée au verbe en français alors que la fonction grammaticale d’objet est
postposée au verbe. Ainsi, dans la phrase (20), le bébé occupe la fonction
grammaticale de sujet et son biberon celle d’objet.
20. Le bébé boit son biberon.

Il est important de comprendre que ces deux notions ne sont pas reliées,
dans la mesure où une même fonction grammaticale peut être occupée par des
catégories grammaticales distinctes. Par exemple, la fonction de sujet peut
être occupée par un groupe nominal comme en (20) mais également par un
nom propre (21), un verbe à l’infinitif (22) ou encore une phrase entière,
introduite par le complémenteur que (23).
21. Paul est ridicule.
22. Pleurnicher est ridicule.
23. Que tu croies aux horoscopes est ridicule.

En plus d’occuper des fonctions grammaticales déterminées, les groupes


de mots qui forment des syntagmes jouent également un rôle dans la
signification de la phrase. La notion de fonction sémantique désigne les
liens qui existent entre les arguments (syntagmes nominaux) et le prédicat
(syntagme verbal). Par exemple, dans la phrase (20), Le bébé a la fonction
sémantique d’agent et son biberon celle de thème. En effet, la fonction agent
s’applique à l’élément qui initie volontairement une action et celle de thème à
l’entité sur laquelle cette action s’applique.
D’autres exemples de fonctions sémantiques sont l’instrument (24) ou
moyen qui cause un événement, l’expérienceur, c’est-à-dire celui qui fait
l’expérience d’un certain état psychologique (25), le bénéficiaire (26), la
cause définie comme l’entité qui initie un événement de manière non
intentionnelle (27), ou encore le lieu (28).
24. Le ballon a cassé la vitre.
25. Jean aime Marie.
26. Jean reçoit un cadeau.
27. Le vent a cassé la branche.
28. Paris est la ville lumière.
Ces exemples indiquent que les notions de fonction grammaticale et de
fonction sémantique sont également indépendantes, dans la mesure où le sujet
grammatical des phrases (24) à (28) correspond à des fonctions sémantiques
distinctes. De manière générale, on peut dire que les fonctions sémantiques
sont associées aux mots (généralement le verbe) alors que les fonctions
grammaticales sont associées au positionnement dans la phrase. C’est
pourquoi les fonctions sémantiques, déterminées par le verbe, sont constantes
alors que les fonctions grammaticales sont variables, comme l’illustre la paire
de phrases en (29) :
29. (a) Ève a mangé la pomme.
(b) La pomme a été mangée par Ève.

La fonction grammaticale de sujet est occupée par Ève en (29a) et par la


pomme en (29b). En revanche, Ève conserve la fonction sémantique d’agent
dans les deux cas et la pomme celle de thème.

5. La notion de syntagme
Dans une phrase, les mots ne sont pas simplement alignés les uns après les
autres. Au contraire, certains groupes de mots fonctionnent comme une sous-
unité de la phrase. Par exemple, en (30), les éléments la sœur de Pierre ou
encore à la campagne fonctionnent comme des unités grammaticales et de
sens. À un niveau plus local, la sœur ou la campagne forment aussi des
unités, alors que sœur de ou à la n’en sont pas.
30. La sœur de Pierre vit à la campagne.

On remarque ainsi que la phrase est une structure hiérarchique, au sein de


laquelle des unités s’emboîtent à différents niveaux. Les unités qui
composent une phrase sont appelées des syntagmes.

La structure des syntagmes


Les syntagmes sont des groupes formés autour d’une tête qui peut, dans
certains cas, être précédée d’un spécifieur et suivie d’un complément. Voici
quelques exemples de syntagmes pour lesquels chaque position est occupée
(tableau 8.1).

Tableau 8.1.

La tête est l’élément central du syntagme. Elle ne peut en aucun cas être
optionnelle et porte sa signification. Par exemple, le syntagme le chien de la
maison décrit un chien, qui a une particularité, celle d’être de la maison.
Ainsi, le nom chien est la tête de ce syntagme, auquel il donne son nom de
syntagme nominal. Une autre spécificité de la tête est d’être toujours
constituée d’un seul mot plutôt que d’un syntagme, au contraire du
complément.
Le complément est optionnel au sein du syntagme (par exemple les verbes
intransitifs n’en ont pas). En revanche, un syntagme ne peut comprendre
qu’un seul complément. On appelle les autres éléments (non limités) qui
entrent dans la structure d’un syntagme des ajouts. Par exemple, en (31), le
syntagme nominal un os occupe le rôle de complément du syntagme verbal
alors que les syntagmes prépositionnels qui suivent (avec appétit, depuis 10
minutes et devant la maison) sont des ajouts.
31. Le chien mange un os avec appétit depuis dix minutes devant la maison.
En français, le spécifieur correspond à la position la plus à gauche du
syntagme, qui est optionnelle (sauf dans le cas des noms communs pour
lesquels la présence d’un déterminant est obligatoire). Comme dans le cas du
complément, chaque syntagme ne peut comprendre qu’un seul spécifieur.
Généralement, les structures syntaxiques sont représentées sous forme
d’arbre, ce que nous illustrerons au chapitre 9.

Tests pour l’identification des syntagmes


Nous avons dit plus haut que les syntagmes fonctionnent comme des
unités au sein de la phrase. Afin de les identifier, les linguistes ont recours à
un certain nombre de tests syntaxiques, aussi appelés computations.
Un premier exemple de test syntaxique est la substitution. L’idée de ce
test est que si les syntagmes fonctionnent comme une unité, ils devraient
pouvoir être remplacés par un seul mot qui en reprenne la signification et la
fonction. Par exemple, en (32), tout le syntagme nominal la femme à la
chemise rose peut être remplacé par un seul mot, le pronom elle en (33).
32. La femme à la chemise rose écoute le musicien.
33. Elle écoute le musicien.

Selon ce test, il s’agit donc bien d’un syntagme. En comparant, on constate


que d’autres séquences comme femme à la ou écoute le ne peuvent pas faire
l’objet d’un tel remplacement. Il ne s’agit donc pas de syntagmes.
Un second test consiste à faire d’un syntagme potentiel l’objet d’une
question. Si l’élément questionné peut servir à former une réponse, il s’agit
certainement d’un syntagme. Ce test, appliqué en (34), confirme que le
groupe identifié ci-dessus est un syntagme.
34. Question : Qui écoute le musicien ?
Réponse : La femme à la chemise rose.

Un troisième test consiste à déplacer des éléments au sein de la phrase. Si


le groupe peut se déplacer comme une unité, alors il s’agit certainement d’un
syntagme. Il existe plusieurs manières de déplacer un groupe au sein d’une
phrase. L’une d’elles est d’en faire le premier élément d’une phrase dite
clivée, qui a pour effet stylistique de mettre l’accent sur cette unité. Prenons
le cas du syntagme nominal le musicien. Cette transformation donne le
résultat suivant :
35. C’est le musicien que la femme à la chemise rose écoute.

Une autre manière de déplacer des éléments consiste à mettre la phrase à


la voix passive, comme en (36). Ce test confirme que le musicien et la femme
à la chemise rose sont bien des syntagmes.
36. Le musicien est écouté par la femme à la chemise rose.

Enfin, un dernier test consiste à coordonner deux syntagmes, comme en


(37). Seuls des syntagmes de même nature et de même rôle sémantique
peuvent faire l’objet d’une telle construction.
37. La femme à la chemise rose et le garçonnet écoutent le musicien.

Mis ensemble, ces tests fournissent un moyen fiable d’identifier les


constituants de la phrase que sont les syntagmes. Leur application permet
également d’expliquer pourquoi la tête et son complément sont fusionnés en
un premier groupe au sein des syntagmes. Par exemple, dans le cas de la
phrase (32), il est possible de remplacer le groupe écoute le musicien, formé
d’une tête verbale et de son complément, par un seul élément comme en (38),
où le pronom le reprend l’ensemble du groupe.
38. La femme à la chemise rose le fait.

En revanche, il est impossible de remplacer le sujet et le verbe par un seul


élément. On remarque donc que la tête et son complément forment bien une
première unité de sens au sein du syntagme.

6. Références de base
Pinker (1999a, chapitre 2) discute des différences entre règles
syntaxiques et normes grammaticales. Pour un point de vue grammatical sur
la langue, Grevisse (1980) reste une référence. Riegel, Pellat & Rioul (1994)
offre également une description systématique et très abordable des différentes
catégories grammaticales et syntagmatiques du français. Enfin, Leeman-
Bouix (1994) discute de la notion de faute de français en comparant les points
de vue des puristes, grammairiens et linguistes.

7. Pour aller plus loin


Dans son introduction à la théorie syntaxique, Carnie (2007) aborde la
question des jugements de grammaticalité au chapitre 1 et des catégories
grammaticales au chapitre 2. Haegeman (2006) décrit au chapitre 2 les tests
pour la décomposition des phrases en syntagmes et Carnie (2010) chapitre 2
offre une analyse détaillée de cette question.

Questions de révision
8.1. Pourquoi les puristes condamnent-ils les usages suivants : des dégâts conséquents,
débuter quelque chose, un faux prétexte, indifférer, avoir une opportunité ?
8.2. Les phrases suivantes sont-elles grammaticales et/ou interprétables ?
– Marie promène chien de elle.
– Les flots incandescents rêvent du nuage.
8.3. Qu’est-ce qu’une catégorie grammaticale ? Donner des exemples d’éléments
appartenant aux catégories lexicale, non lexicale et syntagmatique.
8.4. La classification des éléments en catégories est-elle suffisante pour éviter de
produire des phrases agrammaticales ? Pourquoi ?
8.5. Indiquer les catégories grammaticales, les fonctions grammaticales et les fonctions
sémantiques des éléments entre crochets. Que peut-on conclure des résultats obtenus ?
– [Jean] mange [la pomme].
– [La pomme] est mangée par [Jean].
– [La perceuse] a traversé [le mur].
– [Les retraités] touchent [une rente].
– [Manger] est vital.
8.6. Donner deux exemples de computations syntaxiques.
8.7. Expliquer au moyen des tests pour l’identification des syntagmes que les élements
entre crochets forment une unité en (1) mais pas en (2).
– Max [mange une pomme].
– [Max mange] une pomme.
Chapitre 9

Syntaxe de la phrase simple


et complexe en français
au chapitre 8 comment les mots sont regroupés en
N OUS AVONS VU
structures que nous avons appelé des syntagmes. Dans ce chapitre, nous
nous intéresserons à la structure syntaxique des phrases simples et complexes
en français. Nous allons dans un premier temps indiquer en quoi consiste une
structure syntaxique, avant de donner les principes d’organisation de
différentes formes de phrases simples et complexes, en expliquant pourquoi
les structures syntaxiques des phrases sont hiérarchiques et dominées par des
projections fonctionnelles comme les marques de temps et les déterminants
plutôt que lexicales comme les verbes ou les noms.

1. Règles et normes
La syntaxe d’une langue comme le français est organisée par un certain
nombre de règles. Certaines de ces règles lui sont spécifiques, comme par
exemple la règle d’inversion du clitique sujet dont nous avons parlé au
chapitre 8, alors que d’autres comme celle qui dicte l’ordre entre le
déterminant et le nom au sein du syntagme nominal (le chien, ta montre, etc.)
sont générales et partagées par toutes les langues qui sont structurées dans
l’ordre sujet-verbe-objet (SVO), comme par exemple l’anglais, le chinois et
le russe. Pour des raisons dont nous allons discuter plus bas, ces langues sont
appelées des langues à têtes initiales. Les langues qui structurent le syntagme
nominal dans l’ordre nom suivi de déterminant ont généralement aussi des
postpositions (plutôt que des prépositions), et sont souvent des langues qui
suivent l’ordre sujet-objet-verbe (SOV) comme par exemple le latin et le
japonais, et qui sont appelées des langues à têtes finales.
Les règles de la syntaxe du français sont ainsi propres à un système
général, celui de la syntaxe des langues naturelles (cf. chapitre 5). Elles ne
sont pas des normes, au sens de règles prescriptives, comme par exemple les
règles qui codifient le pluriel des noms à l’écrit (cf. chapitre 8). L’existence
de normes régissant en partie la syntaxe d’une langue comme le français
soulève une question qui n’est pas d’ordre linguistique, mais social. Les
règles dont nous parlerons, et les principes de l’analyse syntaxique du
français, sont propres au système de la langue, et non le résultat de
conventions sociales. Les conventions sociales peuvent certes imposer
certains usages, mais n’ont pas le pouvoir de modifier la structure de la
langue. Par exemple, les contraintes sociales portent sur l’usage prescriptif
d’un certain niveau de vocabulaire (femme vs meuf, voiture vs caisse,
problème vs blème, énervé vs vénère, fête vs teuf, etc.) ou qui indiquent si
une tournure grammaticale correspond à un registre soutenu ou familier du
français, comme la négation en ne…pas vs pas (je ne veux pas vs je veux
pas), l’interrogative avec inversion vs sans inversion (Viens-tu ? vs Tu
viens ?).
En revanche, c’est l’existence de règles syntaxiques plutôt que de normes
qui fait que des jugements de grammaticalité apparaissent clairement pour la
suite de phrases en (1). Plus précisément, (1a-b) sont des phrases
grammaticales, (1c) est douteuse et (1d) clairement agrammaticale. Comment
expliquer ces différences par l’existence de règles syntaxiques ?
1. a. Quel gâteau dit-elle avoir préparé ?
b. Comment dit-elle avoir préparé le gâteau ?
c. ? Quel gâteau ne sait-elle pas comment préparer ?
d. * Comment ne sait-elle pas quel gâteau préparer ?

Ces phrases sont dérivées d’une structure profonde, qui correspond à une
phrase affirmative, par une opération qu’on appelle le mouvement d’un mot
interrogatif. Ainsi, en partant de la structure profonde Elle dit avoir préparé
quel gâteau, on obtient la phrase (1a) par mouvement du syntagme nominal
quel gâteau en tête de phrase (il y aussi l’inversion clitique sujet-verbe). Ce
mouvement laisse derrière une copie, représenté en (2a) par les crochets
<quel gâteau>. La structure profonde de (1b) est Elle dit avoir préparé le
gâteau comment. La structure de surface (1b) est le résultat du mouvement de
l’ajout comment en tête de phrase (et de l’inversion du clitique sujet et du
verbe), représenté en (2b).
En (2a-b), le mouvement est possible (< > indique la position d’origine de
l’élément déplacé). La phrase (2c) représente un cas de mouvement (ou
d’extraction) de l’élément interrogatif quel gâteau de la phrase enchâssée à
travers un autre élément interrogatif, l’ajout comment. Ce mouvement est
licite, mais certains locuteurs le jugent légèrement agrammatical, d’où le ‘?’.
En (2d) en revanche, le mouvement est illicite, car il viole une contrainte de
la syntaxe du français, et, plus généralement, des langues naturelles : seuls les
syntagmes nominaux/mots interrogatifs, éventuellement avec une restriction
lexicale (gâteau) peuvent être extraits ou déplacés d’une question indirecte à
travers un ajout interrogatif (ceci est un cas de ce qu’on appelle en syntaxe
une violation de l’îlot wh/qu-).
2. a. Quel gâteau dit-elle avoir préparé <quel gâteau> ?
b. Comment dit-elle avoir préparé le gâteau <comment> ?
c. ? Quel gâteau ne sait-elle pas comment préparer <quel gâteau> ?
d. * Comment ne sait-elle pas quel gâteau préparer <quel gâteau>
<comment> ?

Cet exemple montre que les règles syntaxiques sont abstraites et


complexes, et font intervenir des relations de mouvement qui ne sont pas
immédiatement visibles si on ne considère que l’ordre des mots d’une phrase
donnée sans envisager sa relation à une structure profonde. Afin d’illustrer
les structures principales des phrases, nous allons commencer par examiner
sur quels domaines linguistiques elles opèrent.

2. Structure hiérarchique
L’hypothèse principale de la syntaxe est que les phrases ont une
organisation hiérarchique : elles sont formées de constituants qui sont
hiérarchiquement reliés les uns aux autres. La phrase est ainsi constituée de
syntagmes, lesquels sont formés à partir de mots. Certaines phrases, dites
complexes, sont formées de phrases, et certains syntagmes sont formés à
partir de syntagmes. Phrases et syntagmes sont des constituants dits
récursifs, car ils peuvent contenir des constituants de même nature. On dira
en (3) que la phrase subordonnée ou complétive Marie aime Jean est
enchâssée dans la phrase principale ou matrice Paul croit, de même que le
syntagme nominal mon collègue en (4) est enchâssé dans le syntagme
nominal la fille :
3. Paul croit que Marie aime Jean.
4. J’ai vu la fille de mon collègue.

Le nombre d’enchâssements est théoriquement illimité, mais pour des


raisons de limites de la mémoire, il ne dépasse dans les faits pas quelques
récusions comme en (5). Ce principe s’applique aussi aux syntagmes, qui
peuvent s’enchâsser les uns dans les autres, comme en (6) :
5. Sophie m’a dit [que Paul croit [que Marie aime Jean]].
6. J’ai vu [la fille [de la sœur [de mon collègue]]].

Les structures hiérarchiques des phrases sont représentées par des arbres
ou des structures de parenthèses. Par exemple, la phrase simple (7) est
représentée de manière arborescente par la figure 9.1 et par la structure de
parenthèses (8) :
7. L’enfant déballe son cadeau.

Figure 9.1. Structure arborescente de (7)


8. [ [l’] [enfant]] [ [déballe] [ [son] [cadeau]] ] ].

L’analyse hiérarchique utilise dans les représentations arborescentes les


symboles des catégories lexicales, non-lexicales et syntagmatiques : par
exemple, P pour Phrase, SN pour Syntagme Nominal, D pour Déterminant, N
pour Nom, SV pour Syntagme Verbal, V pour Verbe. La représentation de la
phrase (7) en figure 9.1 devient générique avec la figure 9.2 et s’applique à
toutes les représentations de même structure :

Figure 9.2. Structure syntaxique avec étiquettes


catégorielles

La figure 9.2 est représentée sous forme de parenthèses en (9).


9. [P [SN [D l’][N enfant]][SV [V déballe][SN [D son][N cadeau]]]]

Structure hierarchique des syntagmes


Au chapitre 8, nous avons vu que les syntagmes ont une structure
commune, organisée autour d’une tête lexicale, précédée d’un spécifieur et
suivie d’un complément. Nous pouvons maintenant donner une
représentation hiérarchique de cette structure, qui vaut pour tous les
syntagmes : le spécifieur est un syntagme, noté YP, la tête lexicale est la
catégorie X, et le complément d’un syntagme noté ZP. X + ZP forment une
catégorie intermédiaire, noté X’ (X-barre) et le syntagme regroupant YP et X’
est XP, la projection maximale de X. Les figures 9.3 et 9.4 représentent cette
configuration générique, de manière informelle pour 3 et de manière plus
formelle pour 4 :

Figure 9.3. Structure des syntagmes

Figure 9.4. Exemples de structure des syntagmes

Structure de la phrase simple


Les syntagmes sont des constructions endocentriques, organisées autour
d’une tête lexicale. On comprend maintenant pourquoi il est possible de
parler de syntagme nominal, de syntagme verbal, de syntagme adjectival, de
syntagme prépositionnel, voire de syntagme déterminant, selon le type
d’élément lexical qui occupe la position de tête (cf. infra). Mais qu’en est-il
de la phrase ? Les analyses grammaticales traditionnelles, jusqu’à la fin des
années 1980, donnaient une représentation de la phrase comme étant une
construction exocentrique, c’est-à-dire sans tête. De même, l’analyse de la
grammaire traditionnelle fait du verbe le centre de la phrase, mais ne permet
pas de représenter syntaxiquement cette propriété (le verbe est la tête lexicale
du SV). L’analyse classique consiste donc à dire que la phrase est une
construction exocentrique constituées de différentes constructions
endocentriques.
Cette analyse a cependant été remise en cause. En effet, dans la plupart des
cas, la phrase comporte un verbe conjugué, qui porte des marques
flexionnelles (cf. chapitre 7) servant notamment à indiquer le temps verbal.
Les syntacticiens ont ainsi fait l’hypothèse que la phrase est la projection
maximale d’une tête fonctionnelle (plutôt que lexicale), la flexion verbale
(Pollock 1989). Cette tête est généralement occupée par les auxiliaires et la
flexion verbale (terminaison du verbe), comme par exemple les temps
verbaux. Le sujet est alors dans la position du spécifieur, et le syntagme
verbal (le verbe et ses compléments) dans la position de complément de la
flexion verbale. La figure 9.5 donne une représentation générique de la
structure de la phrase, et la figure 9.6 l’analyse de la phrase (10). On utilisera
pour les arbres issus du modèle de la grammaire générative les symboles
anglais qui sont toujours utilisé dans la littérature, même celle portant sur le
français. Ainsi, TP (pour Tensed Phrase) désigne le syntagme flexionnel qui
marque le temps, où T signifie la flexion verbale qui marque le temps, NP
vaut pour Nominal Phrase et VP pour Verbal Phrase :
Figure 9.5. La phrase comme projection maximale de
la flexion

10. Marc a embrassé Julie.

Figure 9.6. Structure syntaxique de la phrase 10

Dans cette analyse, le sujet Marc se trouve en position de spécifieur de TP,


dont la tête T est occupée par l’auxiliaire a. Le syntagme verbal (SV),
embrassé Julie, est en position de complément de T. On retrouve donc la
structure donnée pour les syntagmes, constituée d’une tête précédée d’un
spécifieur et suivie d’un complément.
Toutefois, les indications temporelles de la phrase ne sont pas toujours
portées par un auxiliaire, notamment dans le cas des temps simples, non
composés, comme le présent, l’imparfait, le futur, etc. Dans ce cas,
l’information temporelle contenue dans la terminaison verbale, par exemple
le -e final du verbe embrasse (indicatif présent, 3e personne, singulier) dans
la phrase (11), se trouve dans la position occupée par l’auxiliaire. Toutefois,
comme ce morphème de temps, personne et nombre ne peut pas apparaître de
manière autonome et doit être collé à une racine verbale, la base du mot
(chapitre 7) se déplace. En d’autres termes, embrass- se déplace de sa
position de base, de la tête V, à la tête T et le résultat obtenu est embrasse. La
projection maximale est donc le syntagme qui incorpore les marques de
temps, noté TP. Ce mouvement est représenté dans la figure 9.7.
11. Marc embrasse Julie.

Dans le cas de cet exemple, on pourrait se demander en quoi cette


opération de mouvement se justifie. En fait, le bien-fondé de cette hypothèse
se comprend aisément dès lors que la phrase incorpore un élément
supplémentaire. Par exemple, (12a) pourrait être modifiée par l’ajout de
l’adverbe souvent comme en (12b). On remarque que le même ajout pour une
phrase sans auxiliaire comme (13a) donnerait un ordre des mots différent,
indiqué en (13b), avec l’adverbe souvent placé cette fois-ci après le verbe
embrasser plutôt qu’avant comme en (12b).

Figure 9.7. Structure syntaxique de la phrase (11)

12. a. Marc a embrassé Julie.


b. Marc a souvent embrassé Julie.
13. a. Marc embrasse Julie.
b. Marc embrass+e souvent Julie.
Cette différence dans le placement de l’adverbe peut être expliquée grâce à
l’hypothèse d’un mouvement du verbe simple en (13b), alors qu’en (12b) rien
ne bouge. Dans le cas de (12b), le verbe ne se déplace pas, dans la mesure où
les marques de temps sont incorporées dans l’auxiliaire, qui est un morphème
autonome (cf. chapitre 7). L’adverbe vient donc se coller directement à
gauche du verbe auquel il ajoute un élément de sens. En (13b), l’adverbe
s’insère dans la même position (à gauche du verbe embrasser), mais étant
donné que ce dernier se déplace en position de tête pour incorporer les
marques de temps, il passe à gauche de l’adverbe, ce qui résulte en un ordre
des mots différent dans les deux phrases (voir figure 9.8).

Figure 9.8. Représentation syntaxique de (13b)

De nombreuses autres constructions, présentées par exemple par


Haegeman (2006) ou Carnie (2007), corroborent également l’hypothèse
d’une phrase dominée par les marques fonctionnelles de temps.

Le syntagme déterminant
Jusqu’à présent, nous avons décrit les arguments des verbes (sujets, objets)
comme des syntagmes nominaux, dont la tête est lexicale. On peut se
demander si cette vision des choses est correcte, car nous pouvons utiliser le
même argument que celui utilisé pour la phrase. Les syntagmes nominaux
sont introduits par des déterminants, qui sont comme les suffixes de flexion et
les auxiliaires des morphèmes grammaticaux, appartenant à la classe des
catégories non lexicales. Par ailleurs, certains déterminants sont le résultat
d’un processus d’incorporation : en français, le déterminant s’incorpore à la
préposition, lorsque le nom est masculin. Ce phénomène est illustré par les
syntagmes en (14). Il ne s’applique pas au féminin singulier, mais aussi au
féminin pluriel, comme l’illustre (15).
14. a. à + le garçon → au garçon
b. de + le garçon → du garçon
c. à + les garçons → aux garçons
d. de + les garçons → des garçons
15. a. à + la fille → à la fille
b. de + la fille → de la fille
c. à + les filles → aux filles
d. de + les filles → des filles

Comment expliquer ce phénomène d’incorporation ? L’incorporation de à


+ le (idem pour de + le) se fait au niveau de têtes fonctionnelles,
respectivement la préposition (à, de) et le déterminant (le). On représente
donc la structure du syntagme nominal comme la projection maximale du
déterminant, notée D (Abney 1987) et le syntagme DP pour Determiner
Phrase, et PP pour Prepositional Phrase. Les figures 9.9 et 9.10 représentent
les syntagmes le garçon et au garçon.
Figure 9.9. Structure du DP

Figure 9.10. Structure du DP avec incorporation

Sous cette hypothèse, le syntagme nominal est donc la projection


maximale du déterminant, et devient ainsi, comme la phrase, une projection
fonctionnelle. À nouveau, l’argument principal pour justifier ce type de
représentation est de nature morphologique. La phrase, comme le syntagme
nominal, présente des phénomènes d’incorporation de projection
fonctionnelle qui s’expliquent plus facilement au niveau de la syntaxe que de
la morphologie, respectivement verbale et nominale.

La notion de complémenteur
et la phrase complexe
La syntaxe a pour propriété fondamentale d’être récursive, c’est-à-dire de
permettre l’enchâssement d’une catégorie dans une même catégorie. C’est le
cas par exemple des syntagmes nominaux (NP) comme en (16) mais
également de phrases (S) entières comme en (17). C’est notamment grâce à
cette propriété que le langage humain permet d’exprimer un nombre infini de
significations et de représenter des paroles et des pensées d’autrui. En (17), le
locuteur enchâsse la croyance de Paul (que la fille que son interlocuteur a
rencontrée est norvégienne) dans la représentation de ce qu’il sait :
16. [[NP le hamster] [PP de [NP ma voisine]]]
17. [S1 je sais [S2 que Paul croit [S3 que la fille [S4 que tu as rencontrée]
est norvégienne]]]

Les phrases qui enchâssent d’autres phrases sont appelées des phrases
complexes. Cette catégorie inclut les phrases complétives (18), les phrases
interrogatives indirectes (19), les phrases interrogatives (20) et les phrases
relatives (21).
18. Paul croit que Jean viendra.
19. Paul se demande si Jean viendra.
20. Qui Paul aime-t-il ?
21. L’homme qui est venu est mon ami.

Les phrases enchâssées ont pour propriété d’être la plupart du temps


introduites par un mot subordonnant comme que ou si ou par un pronom
relatif comme qui, que, où, dont, etc. Des mots comme que en (18) ou si en
(19), appelés des complémenteurs, occupent la position de tête de la phrase
complexe et apparaissent en C, la tête fonctionnelle du syntagme
complémenteur (noté CP en anglais pour Complementizer Phrase). Le
complément de la tête C est la phrase subordonnée, TP comme nous l’avons
vu plus haut pour les phrases simples. Ainsi, le complément de que est la
phrase subordonnée Jean viendra, comme le complément de si est la phrase
subordonnée Jean viendra. Les raisons pour lesquelles les linguistes placent
le complémenteur comme tête de la phrase complexe sont exposées en détail
dans les ouvrages introductifs à la syntaxe (voir par exemple Carnie 2007).
Examinons maintenant les phrases interrogatives directes, comme (22) :
22. Que mange Paul ?

En (22), que prend la place du complément une pomme de la phrase


déclarative (23) et se déplace en tête de phrase.
23. Paul mange une pomme.

On notera que ce mouvement requiert également l’inversion du sujet et du


verbe, contrairement aux questions qui comprennent une formule
interrogative spécifique comme est-ce que. On dit en effet Est-ce que Paul
mange une pomme ? mais Que mange Paul ? Cette contrainte se retrouve
dans de nombreuses autres langues que le français.
La figure 9.11 donne une représentation de (22), qui montre une structure
plus complexe que ce que laisse penser une phrase de trois mots, où le mot
interrogatif que se déplace dans la position du spécifieur du complémenteur.
L’inversion entre le verbe et le sujet est représentée par la montée du verbe en
T (ce qui lui permet d’incorporer des marques de flexion).
Figure 9.11. Structure de (22)

On remarque que le mot que correspond bien au complément déplacé en


tête de phrase par le fait que cette position ne peut plus être occupée par un
autre complément, d’où l’agrammaticalité de (24).
24. *Que mange Paul <une pomme> ?

Le point le plus important est que la position de complémenteur ne peut


être réalisée que par un seul élément, qui occupe le rôle de tête pour toutes les
phrases complexes. Cette contrainte explique que dans les interrogatives
complexes, comme en (25), le morphème interrogatif qui ne puisse se
déplacer qu’en tête de phrase matrice (ou principale) et non en tête de la
subordonnée, qui contient déjà le complémenteur que, d’où l’impossibilité de
(26). Le morphème interrogatif peut rester en position initiale (in situ),
comme en (27) dans un registre plus familier.
25. Qui crois-tu que Paul a rencontré <qui> ?
26. *Tu crois que qui Paul a rencontré <qui> ?
27. Tu crois que Paul a rencontré qui ?

De manière générale, la phrase simple enchâssée, comme en (28), occupe


la position de complément du complémenteur et les éléments qui
l’introduisent à sa gauche celle de spécifieur, comme le montre la
représentation en (29).
28. Je crois que Paul a rencontré Susie.
29. [CP je crois que [CP [C que] [TP Paul a rencontré Susie]]]

Structure des phrases relatives


Les phrases relatives utilisent des pronoms partiellement identiques aux
pronoms interrogatifs, comme le montrent les relatives et les interrogatives
suivantes :
30. a. Qui est venu ?
b. Qui as-tu vu ?
c. Que fais-tu ?
d. Tu fais quoi ?
e. Où vas-tu ?
f. À qui parles-tu ?
31. a. La fille qui est venue est ma nièce.
b. La fille que tu admires est ma nièce.
c. Le travail que j’ai rendu m’a épuisé.
d. Un travail qui est fait n’est plus à faire.
e. La ville où je me rends est en Italie.
f. La fille à qui tu parles est très jolie.

Les mots interrogatifs et les pronoms relatifs ont des fonctions différentes,
mais la plupart ont des formes identiques. Il y a cependant une différence
formelle importante, spécifique au français : la différence entre qui et que est
une différence de trait sémantique pour les interrogatives (qui est [+humain],
que est [-humain]), alors que l’opposition qui/que dans les relatives est
fonctionnelle (qui est sujet, qu’il soit animé ou inanimé, que est objet, animé
ou inanimé).
Dans certaines variétés du français, comme le québécois, le
complémenteur que est compatible avec le pronom relatif, comme illustré en
(32) (Puskas 2013) :
32. Il connaît les gens [CP [SpecCP à qui] [C que] [TP tu parles <à qui>]].

Cet exemple montre que le pronom relatif à qui occupe la position de


spécifieur du complémenteur, et que la tête lexicale du complémenteur. Ceci
permet de comprendre que dans l’exemple (22) Que mange Paul ?, le
pronom interrogatif est en position de spécifieur du complémenteur, noté
SpecCP.
Quelle est la structure des phrases relatives ? Sans entrer dans les détails,
une relative occupe la position d’ajout au sein du syntagme nominal, comme
illustré à la figure 9.12.
Figure 9.12. Structure d’une relative

La phrase complète avec la relative sujet (33) est représentée en


figure 9.13.

Figure 9.13. Structure d’une phrase avec une


relative

Si l’on compare la structure d’une relative avec pronom sujet avec une
relative avec pronom objet, on comprend que les relatives avec pronom qui
reprend l’objet de la phrase relative sont plus complexes et plus difficiles à
traiter que les relatives dont le pronom reprend le sujet de la relative. On peut
en effet le montrer avec une expansion de la phrase relative, qui ne modifie
pas la relation entre l’élément effacé (sujet) et sa copie relative, alors que la
distance peut augmenter dans le cas des relatives objet :
34. Le chat [qui <le chat> a mangé la souris grise élevée par Abi] dort.
35. La fille [que tu dis à tout le monde [que tu aimes <la fille>]]
a téléphoné.

De plus, cette différence structurelle a un impact sur l’acquisition des


relatives et il a été montré que l’apprentissage des relatives sujet est plus
facile et plus précoce que l’apprentissage des relatives objet (Friedmann,
Belletti & Rizzi 2009).
En conclusion, le principal intérêt de l’analyse syntaxique présentée dans
ce chapitre réside dans sa grande puissance explicative couplée avec une
certaine simplicité formelle. En effet, la même structure s’applique à toutes
les unités d’analyse de la syntaxe, que sont les syntagmes, les phrases simples
et les phrases complexes.

3. Références de base
Pinker (1999a, chapitre 4) fournit une introduction concise à la syntaxe.
Haegeman (2006) offre une approche originale et très didactique qui permet
de s’initier au raisonnement syntaxique. Moeschler & Auchlin (2018) en
fournissent un court résumé en français aux chapitres 7 à 10. Baker (2001)
comprend une approche comparative de la syntaxe des langues du monde sur
le modèle des principes et paramètres. Smith (1999, chapitre 2) résume les
différentes étapes historiques de la syntaxe générative jusqu’au modèle le
plus actuel : le programme minimaliste. Laenzlinger (2003) est une
introduction à la syntaxe du français.

4. Pour aller plus loin


L’ouvrage de référence du programme minimaliste est Chomsky (1995) et
Pollock (1997) comporte une étude poussée de la syntaxe du français selon ce
programme. Carnie (2007) est un cours complet qui comprend une
introduction accessible mais exhaustive aux principales questions de la
syntaxe générative et Puskas (2013) en propose une introduction en français.

Questions de révision
9.1. Parmi les deux phrases ci-dessous, laquelle peut être considérée comme fausse
pour des raisons de normes et laquelle est syntaxiquement agrammaticale ?
– Jean allait pas au cinéma.
– Jean ne pas allait au cinéma.
9.2. Expliquer les principes de l’analyse hiérarchique des phrases.
9.3. Faire une analyse en arbre des phrases suivantes :
– Un bon journal annonce les nouvelles à ses lecteurs.
– Jean salue gaiement la petite fille devant sa maison.
9.4. Comment peut-on expliquer la différence de placement de l’adverbe jamais entre ces
deux phrases :
– Émile ne va jamais au concert.
– Émile n’a jamais été au concert.
9.5. Qu’est-ce qu’un complémenteur ?
9.6. Qu’est-ce que le principe de récursivité ?
9.7. Pourquoi le principe de récursivité est-il fondamental pour caractériser le langage
humain ?
9.8. Comment peut-on expliquer l’agrammaticalité des phrases ci-dessous :
– *Qui dis-tu que Pierre aime Marie ?
– *Comment crois-tu que je suis arrivé quand ?
Chapitre 10

Sémantique du français
A SÉMANTIQUE EST L’ÉTUDE de la signification des mots (sémantique
L lexicale) et des phrases (sémantique compositionnelle). Dans ce chapitre,
nous présenterons brièvement les principes de la sémantique
compositionnelle, avant de nous consacrer à l’étude de la sémantique
lexicale, avec la question des relations de sens comme la synonymie et
l’antonymie. Nous décrirons aussi le type de signification communiquée par
l’usage des deux grandes classes lexicales que sont les noms et les verbes.
Enfin, nous aborderons la question des mots qui ont plusieurs significations
reliées (polysémie) et expliquerons comment, grâce à un mécanisme appelé la
coercion, les locuteurs trouvent la signification qui prévaut en contexte. Mais
avant cela, nous commencerons par revenir sur la notion de signification telle
que définie par Saussure et montrerons comment la linguistique actuelle l’a
adaptée et complétée.

1. Signification, concept
et dénotation
Dans l’approche saussurienne, le signe linguistique comprend deux faces :
une image acoustique (les sons ou les lettres du mot) et un concept (la
signification du mot), qui sont indissociables mais dont l’association est par
nature arbitraire. Dans cette approche, ce qui fait la valeur sémantique d’un
signe, ce sont simplement les liens qu’il entretient avec les autres éléments du
système lexical. Ce qui fait qu’un tigre est un tigre, c’est qu’il n’est pas un
lion, ni une girafe, etc. Par conséquent, le système de la langue est
autonome, c’est-à-dire qu’il ne dépend pas d’éléments qui lui sont extérieurs
(le monde). Ainsi, un mot peut être défini uniquement par l’utilisation
d’autres mots, qui font partie du même système1.
Dans l’approche sémiotique, par exemple chez Ogden & Richards
(1923/1989), la signification s’articule non pas comme une entité à deux
faces mais comme un triangle : le mot sert à désigner une entité du monde
appelée référent par l’intermédiaire d’un concept. La valeur sémantique du
signe est donc l’entité du monde qu’il désigne. Ces deux approches sont
résumées dans la figure 10.1.

Figure 10.1.

Le grand avantage de l’approche sémiotique par rapport à la définition


saussurienne est d’avoir montré que la signification portée par les signes
linguistiques se rattache au monde, qui est composé de référents. Dans cette
approche, un concept contient toutes les informations qui permettent
d’identifier et de désigner une entité du monde. Par exemple, le mot maison
renvoie au concept MAISON, qui contient une série de propriétés comme par
exemple le fait que les maisons ont un toit, une porte, des pièces, etc.
Connaître le concept de MAISON permet aux locuteurs de faire référence à
l’ensemble des objets du monde qui possèdent ces propriétés, par exemple
ma maison, celle de Pierre, la maison du voisin, etc. L’ensemble de ces
référents forment une catégorie, par exemple la catégorie des maisons, celle
des poissons ou celle des animaux.
Pourquoi a-t-on besoin à la fois des notions de concept et de référent dans
la définition de la signification ? L’utilité de dissocier le sens (contenu dans
les concepts) de la référence se justifie premièrement par le fait qu’un même
référent peut avoir des sens différents selon les usages. Nous en reparlerons
dans la section consacrée aux synonymes. Par ailleurs, certains mots servent à
désigner un référent mais n’encodent pas de concept et n’ont donc pas de
sens. C’est le cas notamment des noms propres comme Paris ou Alexandre.
D’autres mots comme je ou maintenant, appelés indexicaux, n’ont pas de
sens en dehors du référent dénoté en contexte. Ce que le pronom je désigne
dépend de la personne qui parle. Nous y reviendrons au chapitre 12.
Inversement, certains mots ont un sens défini par un système de règles
indépendamment des référents. Par exemple, l’expression le président des
États-Unis désignait des personnes (référents) différentes en décembre 2016
(Barack Obama) et en janvier 2017 (Donald Trump). Toutefois, le sens de
cette expression (personne qui dirige le pays) reste le même quelle que soit la
personne désignée. Tous ces exemples démontrent que les notions de référent
et de concept doivent être distinguées et qu’elles sont toutes deux
indispensables à la définition de la signification.

2. Sémantique compositionnelle
Du point de vue de la signification, une phrase se compose généralement
de deux types d’éléments : un prédicat, la plupart du temps accompagné
d’un ou de plusieurs arguments. Le prédicat est le terme général qui décrit la
propriété ou la relation dont parle la phrase. Les arguments décrivent les
entités reliées par le prédicat. Prenons quelques exemples :
1. Jean dort.
2. Marc mange une pomme.
3. Yves a reçu un livre de ses parents.
4. Il neige.
Dans l’exemple (1), le prédicat de la phrase est le verbe dormir et son
unique argument est Jean. En d’autres termes, cette phrase décrit une action
(DORMIR), réalisée par un individu (Jean). Par convention, on note
généralement le prédicat en majuscules, suivi de ses arguments entre
parenthèses. Cette représentation nous donne ceci pour les exemples ci-
dessus :
1. DORMIR (Jean)
2. MANGER (Marc, une pomme)
3. RECEVOIR (Yves, un livre, ses parents)
4. NEIGER (ø)

L’exemple (4) avec le verbe neiger illustre les cas (rares) où un prédicat ne
prend aucun argument. En effet, dans la phrase il neige, il n’est pas le sujet
sémantique de la phrase (personne ne neige). Toutefois, comme le français
exige qu’un élément occupe la position grammaticale de sujet, un pronom
(dit explétif) est ajouté pour la remplir (voir chapitres 4 et 8).
Dans tous les exemples ci-dessus, le rôle de prédicat est rempli par le
verbe de la phrase. Toutefois, lorsqu’une phrase contient la copule être, il est
plus judicieux de considérer que d’autres éléments prennent le rôle de
prédicat, car cette copule signifie uniquement qu’une certaine relation existe
(est) entre des éléments. Dans ce cas, un adjectif, un nom ou encore une
préposition peut prendre le rôle de prédicat, comme en (5) à (7) ci-dessous.
5. Sarah est petite. PETITE (Sarah)
6. Barry est un saint-bernard. SAINT-BERNARD (Barry)
7. Mon livre est sur la table. SUR (mon livre, la table)

Par cette division entre prédicats et arguments, la sémantique


compositionnelle parvient à représenter explicitement la signification des
phrases. Toutefois, dans bien des cas, cette représentation s’articule autour
d’éléments bien plus complexes que ceux que nous avons passés en revue et
qui exigent une représentation logique sophistiquée. Une introduction
complète à la logique des prédicats, notamment les notions de connecteur
logique, de négation et de quantificateur, sort du cadre de cet ouvrage, c’est
pourquoi nous ne décrirons pas davantage la sémantique de la phrase2.
3. Sémantique lexicale :
les relations de sens
Comme le notait déjà Saussure, au sein du lexique, chaque mot ne possède
pas une signification isolée mais entre en relation avec la signification
d’autres mots. Dans certains cas, ces relations de sens relient un mot plus
général à un mot plus spécifique (hyponymie, méronymie), alors que dans
d’autres, elles portent sur des mots du même degré de spécificité, soit parce
que leur signification est similaire (synonymes) soit parce qu’elle est opposée
(antonymes et complémentaires).

Hyponymie et méronymie
La relation d’hyponymie s’établit entre un mot spécifique appelé
l’hyponyme et un autre mot plus général appelé l’hyperonyme. Par
exemple, rose est l’hyponyme de fleur qui est son hyperonyme. De même,
piller est l’hyponyme de voler et cyan est l’hyponyme de bleu. Bien entendu,
chaque hyperonyme possède plus qu’un seul hyponyme. Ainsi, fleur a
également pour hyponymes primevère, tulipe, pensée, etc. On parle de co-
hyponymes pour désigner la relation que les différents hyponymes
entretiennent entre eux. La relation d’hyponymie est fondamentale pour la
cognition humaine, car c’est sur elle que repose notre faculté à former des
catégories. En effet, l’hyperonyme désigne la catégorie dans laquelle
l’hyponyme est inclus. C’est pour cette même raison que la relation
d’hyponymie est souvent utilisée dans les définitions lexicographiques. On
peut par exemple définir le voilier (hyponyme) comme un navire
(hyperonyme) à voiles.
Bien souvent, la relation entre général et particulier peut s’entendre à
plusieurs niveaux hiérarchiques. Par exemple, sapin est l’hyponyme de
conifère, qui est à son tour l’hyponyme d’arbre, qui est l’hyponyme de
végétal. Le point important est que la relation d’hyponymie est transitive,
c’est-à-dire qu’elle s’applique au travers des niveaux hiérarchiques : ainsi
sapin est aussi l’hyponyme de végétal. Dans la pratique, ces séries n’excèdent
toutefois rarement trois à quatre degrés. Du côté de l’hyperonyme, on arrive
ensuite invariablement à un niveau de généralité maximal du type objet ou
personne. En ce qui concerne l’hyponyme, la description atteint son
maximum de spécificité (par exemple sapin à pois d’Europe centrale).
Ainsi, un même objet peut être désigné par plusieurs termes correspondant
à différents niveaux de spécificité. Pour désigner une même entité du monde,
je peux dire mon chat, mon animal ou encore mon siamois. Parmi ces niveaux
hiérarchiques, les psychologues ont identifié la présence d’un niveau
préférentiel, appelé le niveau de base. C’est à ce niveau que l’on trouve les
mots le plus souvent utilisés par les locuteurs, que les enfants apprennent
leurs premiers mots, et que les mots sont statistiquement les plus courts.
Toutefois, ce niveau de base varie en fonction des catégories : s’il se situe au
niveau de chat dans l’échelle siamois, chat, mammifère, animal, il se situe à
un niveau de généralité supérieur dans l’échelle merlan, poisson, animal. En
effet, dans ce cas, le terme préféré est poisson plutôt que merlan, qui
correspond pourtant au même niveau de spécificité que chat (l’espèce). Bien
que les raisons pour lesquelles le niveau de base varie ne soient pas toujours
claires, il s’établit notamment au niveau de spécificité où les objets se
ressemblent le plus. Or, ce niveau varie bien évidemment selon les catégories.
La relation de méronymie s’établit entre une partie (le méronyme) et un
tout auquel cette partie appartient (l’holonyme). Ainsi, volant est le
méronyme de voiture qui est son holonyme et doigt est le méronyme de main
qui est son holonyme. Tout comme la relation d’hyponymie, la méronymie
s’établit de manière transitive et unilatérale. Si seconde est une partie de
minute qui est une partie d’heure, la seconde est aussi une partie de l’heure.
Toutefois, contrairement à l’hyponymie, dans certains cas, la transitivité
provoque des résultats peu naturels. Si l’aiguille est une partie de la branche
qui est une partie de l’arbre, parler de l’aiguille de l’arbre semble étrange.
Par ailleurs, contrairement aux hyponymes, les méronymes n’héritent pas les
propriétés de leurs holonymes. Si la voiture (holonyme) roule, le volant
(méronyme) ne roule pas. Bien que la méronymie soit une relation plus
spécifique que l’hyponymie et qu’elle ne puisse s’appliquer qu’aux éléments
qui peuvent être divisés en parties, elle est fondamentale pour la définition de
certains mots du lexique. Il est en effet très difficile de définir la notion de
minute, par exemple, sans faire référence au système de division du temps
dont elle fait partie (un total de soixante secondes, une partie d’une heure,
etc.).

Synonymie
La synonymie est une relation d’équivalence sémantique entre des mots
différents comme policier et agent de police, paysan et agriculteur, etc. Les
synonymes sont toujours des mots appartenant à la même catégorie
grammaticale. Ainsi, un nom ne peut pas être le synonyme d’un verbe, par
exemple.
Malgré l’utilité de cette relation de sens, il n’existe pas de synonymes
absolus. En effet, il arrive que deux mots différents servent à désigner un
même référent dans le monde. Toutefois, le sens de ces mots est toujours
partiellement distinct. C’est notamment l’une des raisons qui nous a conduits
plus haut à adopter une approche triangulaire de la signification, qui
différencie le sens (concept) de la référence (entités du monde). C’est aussi la
raison pour laquelle le logicien Gottlob Frege a introduit la distinction entre
sens (Sinn) et dénotation (Bedeutung) (Frege 1971).
Les différences entre synonymes peuvent se situer à plusieurs niveaux.
Dans de nombreux cas, les mots ne sont synonymes que dans une partie de
leurs usages. Cette différence peut se remarquer au niveau sémantique, par
exemple entre les différents sens des mots polysémiques. Si l’adjectif aigu est
synonyme de fort dans l’expression une douleur aiguë, ces deux mots ne sont
pas synonymes lorsque aigu a le sens de haut comme dans un son aigu (on ne
peut pas dire un son fort dans ce cas). Dans d’autres cas, c’est la construction
syntaxique dans laquelle un mot est utilisé qui détermine ses synonymes. Par
exemple, tenir n’est synonyme de ressembler que dans la construction tenir
de (quelqu’un). Enfin, dans de nombreux cas, la différence entre les
synonymes a trait à l’usage (la pragmatique). Par exemple, les mots paysan et
agriculteur, bien que désignant la même profession, n’ont pas la même
coloration affective (ou connotation). Alors qu’agriculteur est neutre, paysan
est parfois perçu négativement. Dans d’autres cas, la différence d’usage porte
sur le niveau de langue, comme entre les mots moto et bécane. Dans d’autres
cas encore, la différence porte sur la distinction entre langue commune et
discours de spécialistes, comme dans la paire céphalée et mal de tête. Pour
bien comprendre que ces paires ne sont pas synonymes, il suffit d’essayer de
les utiliser de manière interchangeable. S’il est normal que des médecins
parlent entre eux de céphalée, personne n’annoncerait à un ami qu’il souffre
de céphalée, car ce terme est inapproprié en contexte.
Notons encore que d’un point de vue cognitif, la relation de synonymie
n’est que peu présente dans l’esprit des locuteurs. Lorsqu’on demande à des
sujets de trouver un mot à partir d’un autre dans une tâche d’association libre,
la relation la plus souvent évoquée est la co-hyponymie (sel appelle poivre),
suivie de l’hyperonymie (sapin appelle arbre). En dernier lieu seulement, les
sujets pensent à citer un synonyme. Par ailleurs, lorsqu’ils acquièrent le
langage, les enfants ont un a priori (inconscient) très fort contre les
synonymes. Lorsqu’ils connaissent déjà un mot pour désigner un objet, ils
refusent d’accepter l’existence d’un second qui ait le même rôle (ce que la
psychologue Eve Clark 1983 appelle le principe de contraste). Ce principe
est tellement fort qu’il s’applique également durant une période aux enfants
bilingues, qui spécialisent le sens des mots dans leurs deux langues, plutôt
que de les accepter comme des équivalents.

Antonymie et complémentarité
L’antonymie est la relation qui sert à opposer deux mots dans le lexique,
elle est donc l’inverse de la synonymie. Comme les synonymes, les
antonymes varient en fonction du contexte et des sens des mots
polysémiques. Si lumineuse est l’antonyme de sombre dans la construction
une pièce lumineuse, cet adjectif est opposé à stupide dans la construction
une idée lumineuse. Le lexique contient à la fois des antonymes
morphologiques, c’est-à-dire construits à partir de préfixes de privation
comme faisable et infaisable et des antonymes purement lexicaux comme la
paire intelligent et stupide. Cette deuxième catégorie est d’ailleurs de loin la
plus fréquente des deux.
On différencie dans le lexique plusieurs types d’opposition entre les mots.
La première catégorie, appelée complémentarité, oppose des mots de
manière absolue. Dans ce cas, la négation d’un terme implique
nécessairement l’affirmation de l’autre dans la paire. C’est le cas de mots
comme vivant et mort ou encore ouvert et fermé. Si une porte n’est pas
ouverte, elle est nécessairement fermée, et inversement.
Le lexique contient par ailleurs des antonymes gradables, pour lesquels
la négation d’un terme n’entraîne pas nécessairement l’affirmation de l’autre.
Par exemple, une personne petite n’est pas grande. En revanche, une
personne qui n’est pas petite n’est pas nécessairement grande non plus. Elle
est peut-être simplement de taille moyenne. C’est la présence de ces degrés
intermédiaires qui donne le nom d’antonymes gradables à cette catégorie. La
possibilité d’avoir des degrés intermédiaires se remarque également dans des
constructions comme il est plutôt petit, assez grand, etc. En revanche, il est
impossible de dire il est plutôt mort ou assez marié, ce qui montre, une fois
encore, la réalité de la distinction entre antonymes gradables et
complémentaires. Enfin, les antonymes gradables sont toujours évalués par
rapport à une norme de référence. Par exemple, Jean peut être petit pour un
joueur de basket mais grand pour un enfant de 12 ans.

4. La signification des noms


et des verbes
Nous avons vu plus haut que toutes les classes lexicales, y compris les
prépositions, pouvaient fonctionner sémantiquement comme des prédicats.
Du point de vue de la référence (entités du monde), les prédicats dénotent des
ensembles d’individus (ou de paires d’individus). Du point de vue du sens
(concept), ils possèdent des propriétés ou des traits sémantiques qui
permettent de les définir, et qui ont en outre une influence directe sur la
syntaxe. En effet, nous verrons que les traits sémantiques d’un mot
déterminent le type de construction dans laquelle il peut entrer. Dans cette
section, nous présentons quelques traits sémantiques importants des deux
plus grandes classes lexicales : les noms et les verbes.

Noms massifs et comptables


La catégorie des noms se divise sémantiquement en deux grandes
catégories : les noms comptables et les noms massifs. Les noms comptables
s’appellent ainsi parce qu’il est possible de compter les éléments de la classe
qu’ils définissent. Des noms comme chien, maison, légume, etc. entrent dans
la catégorie des noms comptables. À l’inverse, les noms massifs ne peuvent
pas être comptés. C’est le cas de noms comme sucre, riz, sable, eau, etc.
Toutefois, il est possible qu’un nom puisse changer de type dans certains
contextes. Par exemple, le mot canard, comptable lorsqu’il s’agit de l’animal,
devient massif dans la construction on a mangé du canard aux olives. À
l’inverse, le nom massif choucroute devient comptable dans la phrase les
choucroutes de cette brasserie sont délicieuses.
D’un point de vue syntaxique, les deux principaux points de divergence
entre les catégories de noms massifs et comptables sont les types de
déterminants qu’ils prennent et leur manière de se comporter au pluriel. Les
noms comptables peuvent prendre à la fois des pluriels définis et indéfinis.
Par exemple, on peut dire j’ai vu les chiens, trois chiens, des chiens,
beaucoup de chiens, etc. En revanche, les noms massifs ne peuvent pas être
mis au pluriel et ont des déterminants partitifs. Par exemple, on ne peut pas
dire j’ai mis trois riz dans l’armoire, à moins de l’entendre au sens de trois
sortes de riz, auquel cas il devient un nom comptable. Les déterminants que
l’on peut utiliser avec des noms massifs sont toujours de nature partitive,
c’est-à-dire qu’ils déterminent une partie de la masse. Par exemple, il est
possible de dire j’ai mis du riz dans la boîte mais pas j’ai mis du légume dans
la casserole.
Les classes aspectuelles des verbes
La sémantique des verbes fait intervenir une notion grammaticale
importante, celle d’aspect lexical. La classe aspectuelle désigne la manière
dont l’action décrite est envisagée dans le temps. On distingue généralement
quatre classes aspectuelles qui sont les états, les activités, les
accomplissements et les achèvements. Une première division s’opère entre
les états (qui sont statiques) et les événements, qui comprennent les trois
classes restantes. Il existe différents tests linguistiques pour déterminer à
quelle classe aspectuelle appartient un verbe. Inversement, ces tests montrent
que les différences entre classes aspectuelles ont une influence sur le type de
constructions linguistiques dans lesquelles les verbes peuvent être utilisés.
Un premier test linguistique consiste à appliquer la forme progressive être
en train de. Les verbes d’état, étant statiques par nature, ne peuvent pas entrer
dans ce type de construction. En revanche, les trois autres catégories
regroupées sous les verbes d’événement l’acceptent, comme l’illustrent les
exemples ci-dessous :
8. *Marie est en train d’être heureuse. (état)
9. Max est en train de courir. (activité)
10. Jean est en train de construire une maison. (accomplissement)
11. Paul est en train d’atteindre le sommet. (achèvement)

Un deuxième test distingue les verbes d’état et d’activité, d’une part, et les
verbes d’accomplissement et d’achèvement, d’autre part. Il s’agit de la
possibilité d’utiliser soit une construction avec pendant soit avec en. Les
verbes d’état et d’activité ne peuvent prendre que la forme avec pendant alors
que les accomplissements et les achèvements ne peuvent prendre que la
forme avec en.
12. Marie a été heureuse pendant /*en ses années de mariage.
13. Max a couru pendant /*en une heure.
14. Jean a construit une maison en /*pendant deux ans.
15. Paul a atteint le sommet en /*pendant une heure.

Une manière de distinguer, parmi les verbes d’événement, les verbes


d’activité des deux autres catégories est ce qu’on appelle le paradoxe de
l’imperfectif. En effet, seuls les verbes d’activité permettent de considérer
qu’une action a déjà été réalisée au moment de son déroulement.
16. Si Max est en train de courir, alors Max a couru.
17. Si Jean est en train de construire sa maison, alors Jean n’a pas
encore construit sa maison.
18. Si Paul est en train d’atteindre le somment, alors Paul n’a pas
encore atteint le sommet.

La spécificité qui permet de reconnaître les accomplissements est qu’ils


sont les seuls à être nécessairement bornés, c’est-à-dire à avoir un début et
une fin. En effet, dans la phrase Jean a construit une maison, ce processus a
nécessairement un début et une fin. Les achèvements sont ponctuels et n’ont
donc pas de bornes prédéterminées. Toutefois, les états et les activités
peuvent aussi être bornés, dans le cas où des indications linguistiques le
spécifient, comme ci-dessous.
19. Marie a été mariée de 1991 à 2001.
20. Max a couru de midi à deux heures.

La télicité est la propriété des verbes d’avoir un telos, c’est-à-dire une fin
intrinsèque, qui fait partie de leur signification. Ce critère permet de
distinguer les accomplissements et les achèvements, qui ont une fin
intrinsèque (on dit qu’ils sont téliques), des états et des activités qui n’en ont
pas (on dit qu’ils sont atéliques). Ainsi, par exemple, l’accomplissement
dessiner un cercle a nécessairement une fin, lorsque le cercle est dessiné. À
l’inverse, l’état d’être marié n’a pas de fin obligatoire.
Enfin, le dernier critère est celui de l’homogénéité. En effet, les états et les
activités sont homogènes, c’est-à-dire qu’ils désignent une situation qui ne
change pas au cours du temps. En revanche, les accomplissements ne sont
pas homogènes. Ils sont constitués de phases ordonnées dans le temps. Par
exemple construire une maison implique des phases comme faire des plans,
acheter un terrain, bâtir des fondations, etc. Enfin, étant donné qu’ils sont
ponctuels, le critère de l’homogénéité ne s’applique pas aux achèvements.
Ainsi, par l’addition de ces critères, résumés dans le tableau ci-dessous, il
est possible de déterminer à quelle classe aspectuelle appartient un verbe.
Attention toutefois, un même verbe peut changer de classe aspectuelle en
fonction de son complément. Par exemple, dessiner décrit une activité dans la
phrase Jean dessine pour le plaisir mais un accomplissement dans Pierre
dessine un chat. Ainsi, plus que le verbe en isolation, c’est l’ensemble du
groupe verbal qui doit être considéré afin de déterminer l’appartenance à une
classe aspectuelle (voir tableau 10.1).

Tableau 10.1.

5. Polysémie et coercion
sémantique
Le terme de polysémie s’emploie lorsque des mots ont plusieurs
significations qui sont reliées entre elles. Lorsqu’un mot a plusieurs
significations non reliées, par exemple le mot bière qui désigne à la fois une
boisson et un cercueil, on parle d’homonymie. Dans certains cas, les mots ne
sont identiques qu’à l’oral, on parle alors d’homophones (vert, vair, ver,
verre, vers, etc.).
Dans le cas des mots polysémiques, la relation entre les différents sens fait
intervenir la notion de changement de type. Un exemple d’un tel
changement a été vu plus haut au sujet des noms massifs et comptables.
D’autres exemples se trouvent entre le contenant et son contenu (21), le
producteur et son produit (22) ou encore un lieu et ses habitants (23).
21. acheter un verre (contenant)/boire un verre (contenu)
22. travailler pour un journal (producteur)/acheter son journal (produit)
23. Genève est une petite ville (lieu)/Genève célèbre l’anniversaire de
Calvin (habitants)

La question pour le linguiste est de savoir comment les locuteurs


parviennent à trouver le sens approprié dans l’interprétation d’une phrase.
L’un des mécanismes qui permet d’expliquer le passage d’un type à un autre
s’appelle la coercion. Le principe de la coercion consiste à imposer une
relation plutôt qu’une autre entre des termes, lorsqu’elle est sous-spécifiée
linguistiquement. Prenons l’exemple du verbe vouloir. Ce que Jean, Marie et
Anne veulent dans ces exemples sont des choses bien différentes. Jean veut
certainement boire un verre, Marie manger un gâteau et Anne avoir un bébé.
24. Jean veut un verre.
25. Marie veut un gâteau.
26. Anne veut un bébé.

Le point important à comprendre est que le mécanisme de coercion n’est


pas figé dans la langue mais fait intervenir le contexte d’énonciation. En
effet, une relation qui semble impossible peut devenir parfaitement
acceptable dans un contexte adéquat. Prenons le cas de l’exemple (25). Dans
cette phrase, l’interprétation Marie veut dessiner un gâteau semble très
improbable. Pourtant, elle peut devenir la relation préférée dans certains
contextes. Imaginons que Marie prenne des cours de dessin. Aujourd’hui le
thème du cours est la nature morte, et chaque élève choisit son sujet : Jean
veut un pain, Pierre une pomme et Marie un gâteau. Dans ce cas,
l’interprétation Marie veut dessiner un gâteau devient la plus plausible. Le
phénomène de la coercion met en évidence le rôle du contexte, et donc de la
pragmatique, pour compléter la signification linguistique des mots et des
phrases.
6. Références de base
Reboul & Moeschler (1998a, chapitre 6) ainsi que Pinker (1999a,
chapitre 3) contiennent une présentation de la notion de concept. Lehmann &
Martin-Berthet (1998, chapitre 4) traite des relations de sens. Dans le
chapitre 5, les auteurs abordent également la question de la polysémie.
Moeschler & Auchlin (2018, chapitres 11 à 14), fournit une introduction aux
questions liées à la sémantique de la phrase. Enfin, Zufferey & Moeschler
(2012) offre un panorama général des domaines de la sémantique et de la
pragmatique.

7. Pour aller plus loin


Lyons (1980) et (1978) sont des références très complètes sur la plupart
des questions de sémantique lexicale. Riemer (2010) est une introduction
détaillée aux champs d’étude de la sémantique. Pinker (2007) comprend une
discussion très accessible de nombreux problèmes liés à la signification. Les
meilleures introductions à la sémantique en anglais sont les ouvrages de
Heim & Kratzer (1998) et Chierchia & McConnell-Ginet (1990), ainsi que le
livre plus récent de Cann, Kempson & Gregoromichelaki (2009).

Questions de révision
10.1. À quoi servent les concepts ?
10.2. Indiquer les prédicats et les arguments des propositions suivantes :
– Il pleut.
– Pierre cueille des cerises.
– Jeanne résume le cours à Paul.
– Yves est à la maison.
10.3. Quels sont les différents types de relations d’opposition du lexique ?
10.4. Quels sont les points communs et les différences entre les relations d’hyponymie et
de méronymie ?
10.5. Donner des exemples de noms massifs et comptables.
10.6. À quelle classe aspectuelle appartiennent les constructions verbales suivantes :
manger chinois, écrire une lettre, concrétiser un plan, être heureux ? Justifier au moyen
de tests linguistiques.
10.7. Indiquer par des exemples les changements de type qui peuvent intervenir entre les
divers sens des mots suivants : biberon, kleenex, bière.
10.8. Expliquer le phénomène de la coercion au moyen des phrases suivantes :
– Anne a commencé le pain.
– Paul commence un portrait.
– Marie commence le piano.

Notes
1. Ce modèle a conduit dans la première moitié du XXe siècle à la fameuse hypothèse de Sapir et Whorf
sur le relativisme linguistique, qui a par la suite largement été rejetée par une grande partie des
linguistes, notamment suite aux travaux de Noam Chomsky (cf. chapitre 5). À ce sujet, voir notamment
Pinker (1999a), chapitre 3.

2. Pour une introduction approfondie de la sémantique compositionnelle, nous renvoyons le lecteur à


l’ouvrage de Moeschler & Auchlin (2018), chapitres 11 à 14.
Chapitre 11

Langage et action : les actes


de langage
le chapitre 10, nous nous sommes penchés sur la signification des
D ANS
mots et des phrases, objets d’étude de la sémantique. Toutefois, la
valeur sémantique d’une expression ou d’une phrase n’est que l’un des
aspects de ce qui est communiqué par le locuteur, comme nous avons déjà eu
l’occasion de le voir au chapitre 2. La compréhension de ce que le locuteur
veut dire en prononçant un énoncé est la tâche principale de l’interlocuteur.
Dans les trois derniers chapitres de cet ouvrage, nous aborderons différents
thèmes liés à la pragmatique, discipline qui a pour objet d’étude le vouloir
dire des locuteurs et les mécanismes de compréhension qui assurent la
réussite de la communication. Ce chapitre est plus spécifiquement consacré à
la théorie des actes de langage, qui a marqué le début des travaux dans le
domaine de la pragmatique.

1. Les débuts de la pragmatique :


Austin
On considère généralement que la pragmatique est née dans les années
cinquante avec les travaux du philosophe anglais John Austin (1911-1960).
Le point de départ de la réflexion d’Austin a consisté à remettre en cause
l’idée selon laquelle le langage sert avant tout à décrire la réalité, et par
conséquent chaque phrase peut être évaluée comme étant vraie ou fausse. Ce
principe, qu’Austin nomme péjorativement « l’illusion descriptive », était
l’un des fondements de la philosophie analytique anglo-saxonne de son
époque.

Constatifs et performatifs
Austin a commencé par constater que de nombreuses phrases comme (1) à
(3) ci-dessous, qui ne sont ni interrogatives ni impératives ni exclamatives, ne
servent pas à décrire un état de fait du monde. En revanche, le simple fait de
les prononcer entraîne la réalisation d’une action : ordonner en (1), baptiser
en (2) et promettre en (3).
1. Je t’ordonne de te taire.
2. Je te baptise au nom du père, du fils et du Saint-Esprit.
3. Je te promets que je viendrai demain.

Ces énoncés, qu’Austin nomme performatifs, ne peuvent pas être évalués


du point de vue de leur vérité ou de leur fausseté. Ils peuvent être heureux ou
malheureux, en d’autres termes l’acte dont il est question peut réussir ou
échouer.
Austin reconnaît toutefois que dans d’autres cas, comme (4) et (5) ci-
dessous, des énoncés qu’il appelle constatifs servent effectivement à décrire
le monde, et peuvent donc être évalués en termes de vérité et de fausseté. Par
exemple, l’énoncé en (4) est vrai s’il pleut effectivement au moment où le
locuteur prononce cette phrase et faux dans le cas contraire.
4. Il pleut.
5. Paris est la capitale de la France.

Cette première division entre énoncés constatifs et performatifs n’est


toutefois pas aussi tranchée qu’il y paraît de prime abord. En approfondissant
son analyse, Austin a également remarqué qu’en plus des performatifs
explicites comme (1) à (3) ci-dessus, qui ont pour propriété d’être à la
première personne de l’indicatif présent et de contenir un verbe
performatif comme ordonner, promettre, jurer, d’autres énoncés comme (6)
et (7) servaient également à réaliser des actions, mais de manière implicite.
6. Tu te tais.
7. Je viendrai te voir lundi.

Même si ces énoncés, qu’Austin nomme des performatifs primaires, ne


contiennent pas explicitement de verbe performatif, ils servent néanmoins à
donner un ordre (6) et faire une promesse (7). Ainsi, leur évaluation se fait en
termes de bonheur ou de malheur, et non en termes de vérité ou de fausseté.
Afin de maintenir la distinction entre performatif et constatif tout en tenant
compte du phénomène des performatifs primaires, Austin a établi un test de
la performativité, selon lequel tout énoncé performatif doit se ramener à un
énoncé comportant un verbe à la première personne du singulier de l’indicatif
présent, voix active. Selon ce test, les énoncés (6) et (7) correspondent aux
performatifs explicites en (8) et (9).
8. Je t’ordonne de te taire.
9. Je te promets que je viendrai te voir lundi.

Malheureusement, l’extension de la catégorie des performatifs aux


performatifs implicites pose d’importants problèmes pour la distinction entre
constatifs et performatifs. En effet, tout énoncé constatif peut être traité
comme le performatif primaire d’un performatif explicite. Par exemple,
l’énoncé (4) ci-dessus pourrait correspondre au performatif explicite en (10).
10. J’affirme qu’il pleut.

Si tel est bien le cas, alors les constatifs doivent être évalués en termes de
bonheur ou de malheur plutôt que de vérité ou de fausseté, et la distinction
entre le fait d’utiliser le langage pour décrire quelque chose (constatifs) ou
pour faire quelque chose (performatifs) devient caduque. Pour ces raisons,
Austin décide de renoncer à la distinction entre performatifs et constatifs et
de se concentrer sur les différents types d’actes qui peuvent être réalisés par
l’énonciation de n’importe quelle phrase.

Actes locutionnaire, illocutionnaire


et perlocutionnaire
Austin distingue trois types d’actes qui sont réalisés en prononçant des
phrases. Il y a tout d’abord l’acte locutionnaire, qui correspond au fait de dire
quelque chose, indépendamment du sens communiqué par la phrase.
Deuxièmement, il y a l’acte illocutionnaire, qui est accompli en disant
quelque chose et à cause de la signification de la phrase. Enfin, il y a l’acte
perlocutionnaire, qui est accompli par le fait de dire quelque chose, et qui
correspond aux conséquences de ce qui a été dit. Prenons l’exemple de la
phrase (11), prononcée par un professeur à l’adresse de ses étudiants.
11. L’examen se termine dans cinq minutes.

L’acte locutionnaire correspondant à cette phrase est le fait de dire que


l’examen (celui que les étudiants sont en train de passer) se termine dans cinq
minutes (à partir du moment de la parole). On remarque ainsi que le sens
communiqué par cet énoncé n’est pas totalement déterminé par les mots
utilisés, dans la mesure où l’examen dont il est question et le moment exact
de sa fin doivent être déduits en utilisant des informations contextuelles. En
prononçant cette phrase, le professeur accomplit également l’acte
illocutionnaire d’informer les étudiants de la fin imminente de l’examen. Si le
but d’un acte illocutionnaire est simplement sa reconnaissance par les
interlocuteurs, l’acte perlocutionnaire vise quant à lui à produire un certain
effet sur l’audience. Dans le cas de notre exemple, le professeur peut avoir
l’intention de persuader les étudiants de se dépêcher de terminer leur copie.
Ainsi, actes illocutionnaires et perlocutionnaires sont tous deux liés à
l’usage du langage et relèvent donc potentiellement de la pragmatique.
Toutefois, la principale différence entre ces deux types d’actes tient au fait
que seuls les actes illocutionnaires ont un caractère conventionnel. En
d’autres termes, il est toujours possible de reformuler un acte illocutionnaire
par la formule performative correspondante. En revanche, les actes
perlocutionnaires correspondent aux effets éventuels de l’acte illocutionnaire
sur un auditeur donné ou, en d’autres termes, des conséquences de cet acte,
qui dans certains cas ne sont pas intentionnelles. Par exemple, l’annonce du
professeur de l’exemple (11) peut entraîner une réaction de panique chez
certains étudiants et être compris comme une simple information par d’autres.
C’est pourquoi, les effets perlocutionnaires ne peuvent pas être déterminés
conventionnellement.
Selon Austin, une théorie des actes de langage, à savoir des actes réalisés
dans l’usage du langage, doit se concentrer sur les actes illocutionnaires
associés aux énoncés. Dans ce but, il a proposé une taxinomie des actes
illocutionnaires, basée sur les verbes performatifs les décrivant, qu’il divise
en cinq catégories :
1. verdictifs : actes juridiques
acquitter, condamner, prononcer, décréter, classer, évaluer, etc.
2. exercitifs : jugements que l’on porte sur ce qui devrait être fait
dégrader, commander, ordonner, léguer, pardonner, etc.
3. promissifs : obligent le locuteur à adopter une certaine attitude
promettre, garantir, parier, jurer de, etc.
4. comportatifs : attitude ou réaction face à la conduite d’autrui ou à la
situation
s’excuser, remercier, déplorer, critiquer, braver, etc.
5. expositifs : employés dans les actes d’exposition
affirmer, nier, postuler, remarquer, etc.
Le décès prématuré d’Austin à l’âge de 49 ans l’a empêché de mener plus
avant son analyse des actes illocutionnaires. Ainsi, sa principale contribution
a été de contester la théorie descriptive et de montrer que l’on pouvait utiliser
le langage pour réaliser des actes, appelés les actes de langage. Il a
également proposé une description des types d’actes réalisés par le langage :
locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires et a fourni une première
classification des actes illocutionnaires. Selon Austin, les actes de langage
qui intéressent la pragmatique sont les actes illocutionnaires, car leur
compréhension est nécessaire à la réussite de la communication et ils
correspondent au vouloir dire du locuteur.
2. La théorie des actes de langage
de Searle
À la suite d’Austin, le philosophe américain John Searle (1932- ) a repris
et développé la théorie des actes de langage, en insistant sur deux de ses
composantes fondamentales : les notions d’intention et de convention. Plus
spécifiquement, Searle affirme que le locuteur qui s’adresse à un
interlocuteur a nécessairement l’intention de lui communiquer un certain
contenu. Par ailleurs, la communication de ce contenu est rendue possible par
le fait que la signification linguistique est conventionnellement associée aux
mots qu’il utilise pour ce faire.
Ces deux dimensions se retrouvent dans le principe d’exprimabilité posé
par Searle, selon lequel tout ce qu’un locuteur veut dire peut toujours être
exprimé par le langage. En vertu de ce principe, tout état mental (pensée,
croyance, désir, intention, etc.) peut être exprimé explicitement et
littéralement par une phrase. Les états mentaux sont donc transparents et leur
observation se réduit à celle des phrases qui les expriment. Le principe
d’exprimabilité implique qu’il existe des règles sémantiques fixant la
signification des actes de langage. Nous reparlerons de ces règles dans le
contexte des actes de langage indirects.
Une innovation de la théorie de Searle par rapport à celle d’Austin a
consisté à décomposer la production d’une phrase dotée d’une signification
en quatre actes plutôt que trois. Plus spécifiquement, Searle a ajouté à la
classification d’Austin l’acte propositionnel, qui correspond à la référence
(syntagme nominal) et à la prédication (syntagme verbal). Cette addition se
justifie dans la mesure où différents actes illocutionnaires peuvent être
réalisés au moyen d’un même acte propositionnel. Prenons les exemples (12)
à (14) ci-dessous.
12. Max mange.
13. Max mange-t-il ?
14. Mange, Max !
Dans chacun de ces exemples, un même acte propositionnel est accompli
au moyen d’un acte de référence (MAX) et d’un acte de prédication
(MANGER). En revanche, chacun de ces exemples correspond à un acte
illocutionnaire différent, soit une affirmation (12), une question (13) et un
ordre (14). Ainsi, selon Searle, produire un énoncé revient nécessairement à
accomplir un acte propositionnel et un acte illocutionnaire. En revanche, les
actes locutionnaires ne l’intéressent guère car ils ne relèvent pas de la
pragmatique, et il pense que les actes perlocutionnaires sont optionnels.
À partir de la distinction entre la proposition exprimée (acte
propositionnel) et l’acte illocutionnaire accompli, Searle a distingué deux
éléments de la structure syntaxique de la phrase. Il y a, d’une part, le
marqueur de contenu propositionnel et, d’autre part, le marqueur de force
illocutionnaire. Par exemple, dans la phrase (15) ci-dessous, le marqueur de
force illocutionnaire est je te promets et le marqueur de contenu
propositionnel est je viendrai.
15. Je te promets que je viendrai.

Searle justifie cette division de la phrase par le fait que certains


phénomènes linguistiques comme la négation s’appliquent différemment à
ces deux composants. En effet, dans le cas du marqueur de contenu
propositionnel, deux négations entraînent une affirmation. Dire il n’est pas
vrai que je ne viendrai pas revient à dire je viendrai. En revanche, cette
logique ne s’applique pas au marqueur de force illocutionnaire. Ainsi, dire je
ne te promets pas que je ne viendrai pas ne signifie pas je te promets que je
viendrai.
D’un point de vue typologique, Searle (1982) a également proposé une
version corrigée de la classification des actes illocutionnaires d’Austin. Searle
reproche notamment à cette classification de ne pas être fondée sur un
principe clair mais sur un ensemble de principes, ce qui provoque des
chevauchements entre certaines catégories, du fait que certains verbes
appartiennent à plusieurs catégories différentes. Searle propose pour sa part
une douzaine de critères permettant de classer les actes illocutionnaires en
cinq grandes catégories. Parmi les plus importants, il y a le but de l’acte, les
états psychologiques exprimés et le contenu propositionnel. Sur la base de
ces critères, Searle propose les classes d’actes illocutionnaires suivantes :
1. les représentatifs (expositifs chez Austin), qui engagent le locuteur sur la
vérité de la proposition exprimée (asserter, conclure) ;
2. les directifs (exercitifs chez Austin), qui sont des tentatives du locuteur de
conduire l’interlocuteur à faire quelque chose (demander, ordonner) ;
3. les commissifs (promissifs chez Austin), qui obligent le locuteur à
effectuer une action future (promettre, menacer, offrir) ;
4. les expressifs (comportatifs chez Austin), qui expriment un état
psychologique (remercier, s’excuser, accueillir, féliciter) ;
5. les déclaratifs (verdictifs chez Austin), qui entraînent des changements
immédiats d’ordre institutionnel et tendent à impliquer des structures
institutionnelles spécifiques (excommunier, déclarer la guerre, baptiser,
etc.).
En résumé, les travaux de Searle ont donné une consistance sérieuse à la
notion d’acte de langage, en fournissant une description précise des actes
illocutionnaires. Searle a proposé d’articuler intention du locuteur et
convention linguistique et fourni des critères explicites de classification des
actes illocutionnaires. Enfin, on lui doit également une théorie des actes de
langage indirects, auxquels nous allons maintenant nous intéresser.

3. Les actes de langage indirects


Un acte de langage indirect peut être défini comme un acte illocutionnaire
exprimé indirectement, c’est-à-dire au moyen d’un autre acte. Ainsi, dans le
cas d’un acte de langage direct, l’intention du locuteur est rendue explicite
par la construction linguistique ou la présence d’un verbe performatif à la
première personne du présent de l’indicatif. Il n’y a donc pas de divergence
entre la signification de la phrase et le sens, à savoir le vouloir dire du
locuteur. La phrase (16) ci-dessous contient un exemple d’acte de langage
direct. La requête formulée par le locuteur est exprimée explicitement par la
formule je te prie.
16. Je te prie de me passer le sel.

Dans le cas d’un acte de langage indirect, la phrase utilisée accomplit un


acte de langage différent de l’acte de langage intentionné par le locuteur. Il y
a donc divergence entre le sens de la phrase et le vouloir dire du locuteur. La
phrase (17) ci-dessous contient un exemple d’acte de langage indirect. Dans
ce cas, la requête est formulée implicitement sous forme de question.
17. Peux-tu me passer le sel ?

Dans un acte de langage indirect comme (17), il n’y a pas un, mais deux
actes de langage qui sont accomplis : un acte primaire, qui correspond à une
requête, accomplie par l’intermédiaire d’un acte secondaire, qui est une
question. Tout le problème, pour une théorie conventionnelle de la
signification telle que l’envisage Searle, est d’expliquer par quelles
conventions l’interlocuteur peut comprendre l’acte primaire à partir de l’acte
secondaire.
Pour le comprendre, il faut savoir que Searle a réalisé une description des
conditions selon lesquelles un acte illocutionnaire est ou n’est pas couronné
de succès, sur la base d’une série de règles qui doivent être respectées lors de
la réalisation d’un acte. Il y a tout d’abord les règles préliminaires, qui portent
sur la situation de communication et sur les croyances d’arrière-plan du
locuteur. Ces règles exigent notamment que les interlocuteurs parlent la
même langue. Ensuite, il y a la règle de contenu propositionnel, qui
détermine le contenu propositionnel de l’acte de langage. Il y a également la
règle de sincérité, qui porte sur l’état mental du locuteur et enfin la règle
essentielle qui spécifie le type d’obligation contractée par l’un ou l’autre des
interlocuteurs. Par exemple, dans le cas de la promesse, acte plus
spécifiquement étudié par Searle dans ce contexte, ces règles prennent la
forme suivante :
1. Règle de contenu propositionnel : prédique un acte futur Q du locuteur
L.
2. Règles préliminaires :
i. l’auditeur A préfère l’accomplissement de Q par L à son non-
accomplissement ;
ii. il n’est évident ni pour L ni pour A que L serait conduit à effectuer
Q.
3. Règle de sincérité : L a l’intention d’effectuer Q.
4. Règle essentielle : L contracte l’obligation d’effectuer Q.
C’est précisément l’existence de ces règles sémantiques qui explique la
transition entre actes de langage la forme linguistique utilisée et l’acte
intentionné. En effet, selon Searle, le fait d’interroger une condition
préliminaire à la réalisation d’un acte illocutionnaire revient à réaliser
indirectement cet acte. Ainsi, pour réaliser une requête indirecte, le locuteur
peut, par exemple, interroger la capacité de l’auditeur à accomplir l’acte
comme en (18). Il peut également mentionner son désir ou sa volonté de voir
l’acte réalisé comme en (19). Une autre possibilité consiste à interroger le
consentement de l’auditeur comme en (20). Enfin, le lien conventionnel peut
également porter sur la raison de faire l’action demandée comme en (21).
18. Peux-tu me passer le sel ?
19. J’aimerais que tu me passes le sel.
20. Veux-tu me passer le sel ?
21. Avec du sel, le plat serait meilleur.

Chacune de ces requêtes indirectes fait intervenir l’une des conditions de


succès d’un acte de langage, telles que définies par Searle. Par exemple, (18)
fait appel à une règle préliminaire à la réalisation d’une requête, qui veut que
l’interlocuteur soit en mesure d’accomplir l’acte demandé. De même, (19)
fait appel à la condition de sincérité, selon laquelle le locuteur veut que son
interlocuteur réalise l’acte.
En résumé, la théorie des actes de langage indirects a pour grand avantage
d’expliquer comment les locuteurs peuvent communiquer un acte en se
servant d’un autre. Toutefois, le fait de figer les règles de transition dans des
conditions linguistiques définies conventionnellement pose problème, comme
nous allons le voir.
4. Théorie des actes de langage
et pragmatique contemporaine
Les travaux actuels dans le domaine de la pragmatique ont permis
d’identifier un certain nombre de problèmes et limites inhérents à la théorie
des actes de langage. Ainsi, bien que la théorie reste influente, notamment
dans des domaines connexes comme l’acquisition du langage et l’intelligence
artificielle, de nombreux modèles théoriques ont actuellement largement revu
et réduit l’importance de cette notion.

Problèmes et limites de la théorie des actes


de langage
Dans la théorie des actes de langage, chaque phrase grammaticalement
correcte accomplit nécessairement un acte illocutionnaire. Du point de vue de
l’auditeur, comprendre l’énoncé du locuteur revient donc à être capable
d’identifier l’acte accompli par ce dernier. Or, cette hypothèse ne semble pas
toujours justifiée. Prenons un exemple. Dans le cadre de la théorie des actes
de langage, pour avoir compris l’énoncé (22), le locuteur devrait avoir
compris une proposition du type de (23).
22. Il va pleuvoir ce soir.
23. Le locuteur prédit qu’il va pleuvoir ce soir.

Cette contrainte semble pourtant trop forte. Dans le cas de cet exemple, ce
qui importe, ce n’est pas que l’auditeur comprenne que le locuteur avait
l’intention de réaliser un acte de prédiction mais simplement que l’énoncé
communique quelque chose à propos d’un événement futur. Ainsi,
comprendre la nature exacte de l’acte illocutionnaire n’est pas toujours
indispensable pour comprendre le sens des énoncés.
Une autre critique que l’on peut formuler à l’égard de la théorie des actes
de langage est que tous les actes de langage ne relèvent pas du domaine de la
linguistique ou de la pragmatique. Par exemple, les actes déclaratifs comme
excommunier et baptiser comportent une forte composante institutionnelle et
leur réussite nécessite qu’ils se produisent dans un contexte bien spécifique.
Dans le cas des déclaratifs, il est également nécessaire qu’ils soient le fait de
locuteurs particuliers qui sont institutionnellement habilités à les réaliser.
Ainsi, seuls les actes représentatifs comme asserter et directifs comme
demander ne dépendent pas de contraintes extérieures à l’usage du langage.
Qui plus est, les actes sociaux ou institutionnels comme le baptême et la
promesse varient en fonction du contexte culturel dans lequel ils ont lieu. Or,
une théorie qui vise à décrire l’usage du langage doit tendre vers
l’universalité.
Enfin, la théorie des actes de langage présuppose un rapport conventionnel
entre certains mots ou tournures syntaxiques et le type d’acte de langage qui
peut être accompli. Or, il n’existe pas toujours de rapport entre la forme
linguistique de l’énoncé et le type d’acte réalisé, comme l’illustrent les
exemples ci-dessous.
24. Donne-moi la réponse, puisque tu sais tout !
25. Peut-on nier que le nazisme était un crime ?

En dépit de sa forme impérative, l’énoncé (24) n’est ni un ordre ni une


requête indirecte. Il s’agit d’un énoncé ironique qui vise à démontrer à
l’auditeur qu’il a tort de croire qu’il sait tout. De même, la forme
interrogative de (25) n’en fait ni une question (au sens d’une demande
d’information) ni une requête indirecte, c’est une question rhétorique qui
n’appelle pas de réponse. Comprendre le sens de ces énoncés ne requiert pas
d’identifier un acte de langage particulier mais d’accéder à l’intention
informative du locuteur.

Actes de langage et pragmatique cognitive


La pragmatique cognitive, notamment la théorie de la pertinence de
Sperber & Wilson (1989), a remis en cause l’idée selon laquelle le langage
est un moyen conventionnel de réaliser des actions. Comme nous l’avons vu
au chapitre 2, ce modèle met l’accent sur la sous-détermination linguistique et
la nécessité de recourir à des processus inférentiels pour parvenir à
comprendre le vouloir dire du locuteur.
Sperber et Wilson ont notamment revu le rôle des actes de langage dans la
communication verbale, et proposé de réduire les classifications de Searle et
d’Austin à trois catégories d’actes :
1. les actes de dire que, qui correspondent généralement aux phrases
déclaratives, notamment les assertions, les promesses et les prédictions ;
2. les actes de dire de, qui correspondent à des phrases impératives, comme
les ordres, les conseils, etc. ;
3. les actes de demander si, qui correspondent aux phrases interrogatives,
telles que les questions et les demandes de renseignement.
L’un des principaux avantages de cette classification est qu’elle contient
des catégories universelles qui se retrouvent dans toutes les langues et toutes
les cultures, ce qui n’était pas le cas de tous les types d’actes de langage
identifiés par Searle et Austin. Par ailleurs, ces catégories peuvent être
identifiées linguistiquement par des informations lexicales et syntaxiques.
Toutefois, ces actes ne sont pas liés conventionnellement à des catégories
linguistiques. Par exemple, les énoncés (24) et (25) ci-dessus, malgré leur
forme impérative et interrogative, ne sont pas des actes de dire de et
demander si. Comme mentionné plus haut, (24) n’est ni un ordre ni une
requête indirecte. Dans les deux cas, il s’agit donc d’actes de dire que. Ces
exemples illustrent une fois encore le fait que l’accent doit être mis en
pragmatique sur l’intention du locuteur plutôt que sur les moyens
linguistiques utilisés pour la véhiculer.

5. Références de base
Reboul & Moeschler (1998a, chapitre 1) contient une présentation
succincte de la théorie des actes de langage. Une introduction plus
approfondie se trouve également chez Moeschler & Reboul (1994,
chapitre 1). Sperber & Wilson (1989, pp. 364-381), contient une critique de
la notion d’acte de langage et une révision de cette notion du point de vue de
la pragmatique cognitive.

6. Pour aller plus loin


Le texte fondateur de la théorie des actes de langage est Austin (1970).
Searle (1972) examine plus spécifiquement les conditions de félicité des actes
de langage, en se concentrant sur le cas de la promesse. Searle (1982)
contient une taxinomie des actes de langage et aborde également la notion
d’acte de langage indirect. Zufferey & Moeschler (2012, chapitre 7) explique
comment la pragmatique a évolué depuis la définition conventionnelle du
sens proposée par théorie des actes de langage jusqu’à la pragmatique
inférentielle des modèles actuels.

Questions de révision
11.1. Les énoncés ci-dessous sont-ils des constatifs ou des performatifs selon la
définition d’Austin ?
– Je t’assure que c’est un bon film.
– Mon bureau est situé à la rue de Candolle.
– Pourrais-tu me dire l’heure ?
– Tu vas me le payer.
11.2. Appliquer le test de la performativité aux exemples ci-dessus afin de montrer
pourquoi de tels exemples ont conduit Austin à abandonner sa distinction.
11.3. Quels sont les actes locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires réalisés
dans les énoncés ci-dessous ?
– Ferme la porte en sortant !
– Répète si tu oses !
– J’affirme que l’exercice n’est pas clair.
– Je vous condamne à la prison à perpétuité.
– Bougez futé, allez à pied !
11.4. Expliquer la distinction entre le marqueur de force illocutionnaire et le marqueur de
contenu propositionnel à l’aide d’un exemple.
11.5. Dire quels sont les actes de langage primaires et secondaires réalisés par les
énoncés ci-dessous et expliquer comment le locuteur peut comprendre l’acte intentionné
à partir de l’acte réalisé linguistiquement dans chaque cas :
– Sais-tu quelle heure il est ?
– Vous pourriez faire moins de bruit.
– J’aimerais bien que tu m’écoutes quand je te parle.
– Tu devrais être plus poli avec ton père.
11.6. Pourquoi peut-on conclure que les seuls vrais actes de langage sont les actes
représentatifs et directifs ?
11.7. Dire si les exemples ci-dessous sont des actes de dire que, dire de ou demander
si :
– Pardon, quelle heure est-il ?
– Je me demande bien ce que j’ai fait pour mériter un étudiant pareil !
– Reviens ici tout de suite, sac-à-puces !
– Qui a dit que les femmes ne savent pas faire de la linguistique ?
Chapitre 12

Pragmatique lexicale :
expressions référentielles,
temps verbaux et connecteurs
s’intéresse aux mots du lexique qui acquièrent
L A PRAGMATIQUE LEXICALE
une signification en contexte. Contrairement aux mots comme les verbes
et les noms étudiés au chapitre 10, les éléments lexicaux auxquels nous nous
intéresserons dans ce chapitre n’ont pas pour signification un concept mais
une procédure. Plus spécifiquement, leur rôle consiste à donner des
instructions sur la manière de relier les autres éléments dans la phrase. Nous
commencerons par aborder la différence entre signification conceptuelle et
signification procédurale, avant d’étudier plus en détail quelques catégories
d’éléments qui encodent de l’information procédurale : certaines expressions
référentielles comme je ou lui, les temps verbaux et les connecteurs
pragmatiques comme mais, parce que et donc.

1. Signification conceptuelle
et signification procédurale
Au chapitre 10, nous nous sommes intéressés exclusivement à des
éléments lexicaux comme les noms, les verbes et les adjectifs, pour lesquels
nous avons déterminé qu’ils encodaient des informations conceptuelles, et
que leur valeur sémantique était leur référence. Par exemple, le mot arbre
encode le concept ARBRE, qui a pour propriétés encyclopédiques d’être un
végétal, avec un tronc et des feuilles, d’être enraciné dans le sol, etc. Le
concept d’ARBRE permet aux locuteurs de désigner tous les référents du
monde auxquels il s’applique, c’est-à-dire des sapins, des chênes, des hêtres,
etc. De la même manière, connaître la signification du verbe couper permet
aux locuteurs de désigner les actions qu’ils observent et qui entrent dans la
dénotation du concept COUPER. Enfin, connaître la signification du mot
cyan permet d’identifier les nuances de bleu qui entrent dans la dénotation de
cet adjectif.
Toutefois, tous les éléments du lexique ne fonctionnent pas de cette façon.
Par exemple, certains mots comme je, maintenant ou donc n’encodent pas de
concept. Pour bien comprendre la différence entre ces deux types d’éléments
lexicaux, il suffit d’essayer d’expliquer intuitivement ce que des mots comme
jardin, parler, donc ou je veulent dire. Si dans le cas de jardin et de parler
l’exercice est relativement aisé, il est bien plus difficile de faire de même
pour les mots je et donc. Cette différence s’explique par le fait que, dans le
premier cas, il suffit de faire appel à ses connaissances conceptuelles sur les
jardins et l’action de parler. En revanche, dans le second, il n’existe pas
d’informations conceptuelles auxquelles se référer. Ce que le mot je signifie
dépend de la personne qui parle. Selon le locuteur, la référence de je peut être
Paul, Jacques, Jean, etc. Ainsi, la signification de je n’est pas une personne
en particulier. La présence du mot je dans une phrase indique à l’auditeur de
chercher le locuteur de la phrase. Il s’agit là d’une procédure. De même, ce
que les mots maintenant ou demain veulent dire dépend entièrement du
moment auquel se situe l’énonciation : jeudi 12 décembre 2019, samedi 25
juillet 2020, etc. Le rôle de ces mots est donc de donner l’instruction à
l’auditeur de chercher le moment de l’énonciation, afin de se situer soit à ce
moment-là pour le mot maintenant, soit le jour suivant pour le mot demain.
On remarque ainsi que le contexte est primordial pour déterminer la
signification des mots qui encodent de l’information procédurale. C’est
pourquoi, ces mots ont généralement été étudiés dans le cadre de la
pragmatique plutôt qu’en sémantique.
Afin d’illustrer la différence entre signification conceptuelle et
signification procédurale, prenons l’exemple de la phrase (1) ci-dessous.
1. Hier, je me suis promené dans la forêt.

Comme toutes les phrases, celle-ci contient à la fois des éléments à


contenu conceptuel et procédural. Au niveau du contenu conceptuel, il y a le
verbe se promener et le nom forêt. Au niveau du contenu procédural, il y a
l’adverbe déictique hier, qui donne l’instruction à l’auditeur de chercher le
jour avant l’énonciation, les pronoms je et me qui identifient le locuteur de la
phrase, l’auxiliaire de temps suis qui, accompagné du verbe, situe l’action
dans le passé, la préposition dans qui indique une relation d’inclusion et enfin
le déterminant la qui renvoie à un lieu identifiable et unique. Cet exemple
montre bien que les informations procédurales ne sont ni moins nombreuses
ni moins importantes que les informations conceptuelles pour comprendre le
sens d’une phrase.

2. Les expressions référentielles


On parle de référence pour désigner la relation qu’entretient une
expression linguistique avec une entité du monde, qui peut être un objet, un
événement, un état, etc. On appelle donc expressions référentielles les
expressions qui servent à désigner en usage un référent dans le monde. C’est
pourquoi, on peut dire que comprendre une expression référentielle revient
pour l’auditeur à identifier le référent auquel elle correspond (qu’elle dénote)
dans le monde. Attention toutefois, la signification des expressions
référentielles peut être de nature descriptive ou procédurale selon les cas,
comme nous allons le voir.

Expressions référentielles autonomes


et non autonomes
Selon le linguiste Jean-Claude Milner (1992), il existe deux types
d’expressions référentielles : les expressions référentielles autonomes, dont
la signification lexicale suffit à déterminer leur référent, et les expressions
référentielles non autonomes, dont la signification lexicale ne suffit pas à
déterminer leur référent. On dit que les expressions référentielles non
autonomes sont privées d’autonomie référentielle.
Les expressions référentielles autonomes incluent les descriptions définies
(2), les descriptions indéfinies (3), et les noms propres (4).
2. Le chien du voisin est dans la cuisine.
3. Un chien est dans la cuisine.
4. Charlie est dans la cuisine.

Les expressions référentielles non autonomes incluent les pronoms


déictiques (5), les pronoms démonstratifs (6), les pronoms anaphoriques (7)
(voir la définition de l’anaphore ci-dessous) et les termes vagues comme (8)
et (9). Un terme vague comme l’imbécile fonctionne comme le pronom il de
l’exemple (7). Il reçoit sa référence via la situation de discours en (9) ou
d’une expression référentielle autonome en (10).
5. Je suis linguiste.
6. C’est un linguiste.
7. Max est professeur. Il est linguiste.
8. Ce génie est étudiant.
9. L’imbécile a encore planté l’ordinateur.
10. Max est professeur. L’imbécile a encore planté l’ordinateur.

Référence actuelle et référence virtuelle


Dans la terminologie de Jean-Claude Milner, on parle de référence
actuelle pour nommer le référent désigné (un objet ou un événement dans le
monde) et de référence virtuelle pour désigner sa signification lexicale.
Ainsi, une expression référentielle peut posséder une référence virtuelle
indépendamment d’un quelconque contexte d’usage. En revanche, elle ne
peut avoir de référence actuelle qu’en usage. En effet, c’est le fait qu’un
locuteur particulier utilise une expression dans un contexte précis qui permet
d’identifier le référent. Par exemple, l’expression mon chien ne correspond
pas au même référent selon que c’est Jacques, Pierre ou Paul qui parle.
La référence virtuelle joue un rôle important dans la détermination de la
référence actuelle d’une expression. Par exemple, pour qu’un objet du monde
puisse entrer dans la dénotation de l’expression mon chat tigré, il faut que cet
individu soit (a) un chat et (b) de couleur tigrée. Ainsi, la référence virtuelle,
qui détermine la signification lexicale de l’expression, impose des contraintes
sur le type de référents que l’expression peut désigner en usage. Il est
impossible de faire référence à un saint-bernard en l’appelant mon chat tigré,
par exemple.
Toutes les expressions référentielles autonomes possèdent nécessairement
une référence virtuelle. En revanche, la situation est plus compliquée lorsqu’il
s’agit des expressions non autonomes. Parmi elles, on distingue celles qui
n’ont pas de référence virtuelle comme les pronoms anaphoriques (de 3e
personne) de celles qui ont une référence virtuelle comme les déictiques (de
1re et de 2e personne). Si les déictiques ont une référence virtuelle, c’est parce
qu’ils encodent une signification procédurale précise, qui indique à l’auditeur
de chercher une certaine information. Par exemple, dans le cas du pronom de
première personne je, la procédure indique de chercher le locuteur de
l’énoncé. En revanche, le pronom de troisième personne il ne possède pas de
référence virtuelle, car son contenu procédural n’est pas suffisamment précis
pour permettre d’identifier un référent en contexte. Seules les informations
sur le genre et le nombre sont en effet linguistiquement encodées par le
pronom de 3e personne.

L’anaphore
On parle d’anaphore lorsqu’un terme est utilisé pour reprendre une autre
expression nominale qui le précède et à laquelle il emprunte sa référence. On
parle d’anaphore pronominale lorsque la reprise anaphorique se fait par un
pronom comme en (11). Dans ce cas, le pronom il tire sa référence de la
référence actuelle de Fred. On dit qu’il y a coréférence entre Fred et il. On
parle d’anaphore nominale lorsque l’expression référentielle est reprise par
une autre expression nominale, comme en (12).
11. Fred est saoul. Il a bu du schnaps.
12. Un chien aboie. L’animal est énervé.

Il existe encore un troisième type d’anaphore appelée l’anaphore


associative. Dans ce cas, il n’y a pas de coréférence entre les expressions,
mais une relation de type partie-tout (voir chapitre 10). Par exemple, en (13)
l’église est une partie du village. Bien qu’il n’y ait pas de coréférence entre
les éléments, ce type de reprise est traité comme un cas d’anaphore, car seul
l’article défini est possible, comme le montre l’incongruité des exemples
(14) et (15). Le fait que seul l’usage d’un article défini soit possible démontre
que la reprise est traitée comme une entité reliée à un antécédent, comme
dans les autres cas d’anaphore nominale.
13. Nous entrâmes dans un village. L’église était en ruine.
14. Nous entrâmes dans un village. ? Une église était en ruine.
15. Nous entrâmes dans un village. ? Cette église était en ruine.

3. Les temps verbaux


Le rôle des temps verbaux est de permettre de connecter des événements
les uns par rapport aux autres dans le temps. En d’autres termes, on peut dire
que les temps verbaux contiennent de l’information procédurale, sous forme
d’instruction sur la manière de relier temporellement des événements. L’un
des problèmes classiques liés aux temps verbaux est celui de l’ordre
temporel.
Il y a ordre temporel lorsque l’ordre du discours est parallèle à l’ordre
des événements, comme en (16). Dans cet exemple, l’événement de la chute
de Max s’est produit avant qu’il ne se casse la jambe. L’ordre de présentation
des événements suit donc l’ordre réel de leur déroulement dans le monde.
16. Max est tombé dans un précipice. Il s’est cassé la jambe.

Les temps verbaux et le discours offrent deux manières de représenter les


événements. Une manière narrative, avec ordre temporel, où les
événements sont présentés dans l’ordre de leur occurrence dans le monde, et
une manière explicative, avec inversion temporelle, où l’ordre temporel
inverse permet d’introduire non pas la succession des événements, mais
l’explication des événements. L’ordre temporel crée une narration (17) et
l’inversion temporelle crée une explication (18).
17. Axel a insulté sa sœur. Abi l’a giflé.
18. Abi a giflé Axel. Son frère l’a insultée.

Différentes théories ont tenté de fournir une explication au rôle des temps
verbaux dans l’ordre temporel. Nous allons les passer brièvement en revue.

L’approche aspectuelle
Selon l’approche aspectuelle, c’est la classe aspectuelle à laquelle
appartient un verbe (voir chapitre 10) qui définit son rôle dans la
détermination de l’ordre temporel. Plus précisément, seules les phrases
dénotant un achèvement (19) ou un accomplissement (20) font avancer le
temps. Avec les états (21) et les activités (22), le temps n’avance pas.
19. Marie entra dans le bureau. Le président se leva.
20. Marie entra dans le bureau. Le président alla à sa rencontre.
21. Marie entra dans le bureau. Le président était endormi.
22. Marie entra dans le bureau. Le président marchait de long en
large.

Toutefois, l’approche aspectuelle rencontre un certain nombre de


difficultés. Notamment, il peut arriver que le temps avance même en la
présence d’états, comme en (23) et (24). Ce qui explique cette différence est
que dans ces exemples, le temps est perçu de manière subjective, soit du
point de vue de Marie en (23) soit de celui du juge en (24). Pour des raisons
pragmatiques, le destinataire perçoit que la situation décrite dans la première
phrase existait préalablement, et que donc le second état correspond à un
avancement du temps.
23. Marie entra dans le bureau du président. Il y avait une copie reliée
du budget sur la table.
24. Le juge alluma une cigarette. Le tabac avait un goût de fiel.
En figeant l’ordre temporel dans les classes aspectuelles des verbes,
l’approche aspectuelle ne permet pas de rendre compte de tels exemples.

L’approche anaphorique
Dans cette approche, ce ne sont plus les classes aspectuelles mais les
temps verbaux qui fixeraient l’ordre temporel. Plus spécifiquement, les
phrases au passé simple (25) font avancer le temps, les phrases à l’imparfait
(26) englobent ou recouvrent temporellement les phrases au passé simple et
les phrases au plus-que-parfait (27) font régresser le temps.
25. Max entra dans le salon. Marie téléphona à sa mère.
26. Max entra dans le salon. Marie téléphonait à sa mère.
27. Max entra dans le salon. Marie avait téléphoné à sa mère.

Toutefois, cette règle se heurte également à un certain nombre de contre-


exemples. Notamment, il se peut que le passé simple ne fasse pas avancer le
temps (28) voire qu’il le fasse reculer (29). À l’inverse, dans certains cas,
l’imparfait peut faire avancer le temps (30).
28. Bianca chanta l’air des bijoux et Igor l’accompagna au piano.
29. Socrate mourut empoisonné. Il but la ciguë.
30. Jean entra dans le compartiment. Cinq minutes après le départ,
le train déraillait.

En conclusion, il semble que l’ordre temporel ne soit figé ni dans les


classes aspectuelles ni dans les temps verbaux. Il est donc nécessaire
d’envisager une approche plus flexible de ce problème.

L’approche pragmatique
Dans l’approche pragmatique, l’ordre temporel n’est pas marqué
linguistiquement par les temps verbaux, mais inféré pragmatiquement. La
question qui se pose pour cette approche est de savoir pourquoi des processus
inférentiels se superposeraient à des indications linguistiques comme les
temps verbaux. L’hypothèse est que les temps verbaux sont des expressions
procédurales qui encodent des procédures sur les relations temporelles.
Cette approche ne se heurte pas aux mêmes difficultés que les deux autres,
car elle ne postule pas que les informations contenues dans les temps verbaux
sont figées. Au contraire, celles-ci peuvent être annulées et leurs propriétés
inférentielles se combinent à d’autres sources d’informations linguistiques et
non linguistiques pour permettre de tirer les bonnes inférences
directionnelles sur le temps : en avant, statique ou en arrière.
L’analyse pragmatique formule les hypothèses suivantes concernant les
inférences tirées sur la base des temps verbaux : pour qu’une inférence
directionnelle soit tirée, il faut que les propriétés ou traits directionnels
soient consistants (co-directionnels). Les traits directionnels des temps
verbaux sont faibles et doivent être validés par un trait fort, donné par un
connecteur ou une hypothèse contextuelle.
Cette analyse permet ainsi d’envisager l’existence de différents types de
discours. Si tous les indices donnés par les marques procédurales concordent,
le discours est optimal, comme en (31). Les informations données par le
passé simple et le connecteur et indiquent toutes deux que le temps avance.
En revanche, le discours en (32) est sous-optimal. En effet, l’information
donnée par le passé simple indique une inférence en avant alors que le
connecteur parce que est associé à une inférence en arrière. C’est ce conflit
dans les marques procédurales qui rend (32) plus difficilement interprétable
que (31).
31. Marie poussa Jean et il tomba.
32. Marie poussa Jean parce qu’il tomba.

De manière générale, le degré de cohésion du discours temporel est


fonction des conflits entre traits directionnels.

4. Les connecteurs pragmatiques


Les connecteurs pragmatiques sont des mots qui appartiennent à des
catégories grammaticales variées comme les conjonctions de coordination (et,
ou), les conjonctions de subordination (parce que, puisque), les adverbes
(donc, alors) les groupes prépositionnels (après tout, en fin de compte), les
groupes nominaux (somme toute) et les locutions participiales (tout compte
fait). Comme l’indique cette liste non exhaustive, la catégorie des
connecteurs pragmatiques n’est pas unifiée du point de vue grammatical, au
même titre que la catégorie des verbes et des prépositions, par exemple. Ce
que les connecteurs pragmatiques ont en commun, c’est de remplir une
même fonction dans le discours.
Le rôle des connecteurs pragmatiques consiste à donner des instructions
sur la manière de traiter les unités qu’ils relient. Prenons quelques exemples.
Dans le cas du connecteur parce que, la procédure pourrait se résumer par :
« chercher une relation causale entre les segments reliés ». Dans le cas de
mais, la relation de contraste véhiculée par le connecteur pourrait suivre les
étapes suivantes : (i) tirer à partir du segment qui précède le connecteur une
conclusion R ; (ii) tirer à partir du segment qui suit le connecteur une
conclusion inverse (non-R) ; (iii) annuler la première conclusion au profit de
la seconde. Par exemple, imaginons que Pierre hésite à engager Jean. Marie
énonce (33) :
33. Jean est intelligent mais paresseux.

À partir du segment qui précède le connecteur (Jean est intelligent), on


pourrait tirer la conclusion qu’il faut engager Jean. À partir du segment qui
suit le connecteur (Jean est paresseux) on pourrait tirer la conclusion inverse.
Au final, ce que veut communiquer Marie, c’est bien qu’il ne faut pas
engager Jean plutôt que l’inverse.

Portée des segments reliés par des connecteurs


Les segments reliés par un connecteur peuvent être de longueur très
variable et dépendent en partie de la catégorie grammaticale de ce dernier. Il
peut s’agir de deux mots (34), de deux propositions (35), d’une proposition et
d’une suite de phrases (36) ou encore d’une phrase et d’un contenu non
exprimé linguistiquement (37).
34. Il fait [beau] et [chaud].
35. [Il est malade] parce qu’[il a trop mangé].
36. [Il neige et il fait froid. Je n’ai vraiment aucune envie d’aller skier].
D’ailleurs [je suis sûre que les remontées sont fermées].
37. [Contexte : Marie apporte un plat de crevettes à Pierre].
Pierre : Mais [je suis allergique aux crustacés] !

Il convient également de différencier les segments linguistiques qui


encadrent le connecteur de ceux qui font véritablement l’objet de la relation.
Prenons un exemple :
38. Jean a emprunté la voiture de Pierre parce qu’il avait cassé la sienne en fonçant dans
un arbre, mais il est bien clair entre nous que Pierre ne doit jamais l’apprendre.

Dans l’exemple ci-dessus, les segments linguistiques qui encadrent le


connecteur sont reproduits en (39) ci-dessous. Toutefois, ce n’est pas sur ces
segments que porte la relation de contraste introduite par le connecteur, mais
sur les segments reproduits en (40) ci-dessous.
39. [Jean a emprunté la voiture de Pierre parce qu’il avait cassé
la sienne en fonçant dans un arbre], mais [il est bien clair entre
nous que Pierre ne doit jamais l’apprendre].
40. [Jean a emprunté la voiture de Pierre] mais [Pierre ne doit jamais
l’apprendre].

Enfin, notons encore que les connecteurs nécessitent des placements


différents dans l’ordre de présentation des segments. Ainsi, par exemple, le
connecteur car est un connecteur causal, qui requiert un ordre de présentation
qui va de la conséquence vers la cause (41). À l’inverse, le connecteur donc
est un connecteur inférentiel, qui nécessite un ordre de présentation qui va de
la cause vers la conséquence (42).
41. Il est tombé car je l’ai poussé.
42. Je l’ai poussé donc il est tombé.
Contenu des segments reliés
par des connecteurs
Les connecteurs pragmatiques peuvent servir à relier différents types de
contenus comme des faits (43), des croyances (44) et des actes de langage
(45).
43. Jean est malade parce qu’il a trop mangé.
44. Jean doit être sorti, parce que je ne l’ai pas vu ce matin.
45. Jean est-il là ? Parce que je le cherche depuis tout à l’heure.

Pour bien comprendre la nature des segments reliés dans chacun de ces
exemples, voyons sur quel élément porte la cause dans chaque cas. Dans
l’exemple (43), c’est le fait que Jean ait trop mangé qui cause le fait qu’il soit
malade. C’est pour cette raison que nous avons dit plus haut que le
connecteur parce que relie des faits dans ce cas. Comparons maintenant avec
(44). Dans ce cas, ce n’est pas le fait que je n’aie pas vu Jean ce matin qui
cause sa sortie. C’est le fait que je ne l’aie pas vu qui cause que je crois qu’il
est sorti. C’est pourquoi, dans ce cas, le connecteur agit sur le domaine des
croyances. En (45), c’est le fait que je cherche Jean depuis tout à l’heure qui
cause que je pose la question de savoir où il est. Ici, le connecteur agit donc
au niveau des actes de langage.
Notons encore que, contrairement à parce que, tous les connecteurs ne
peuvent pas être utilisés pour relier chacun de ces types de contenus. Certains
connecteurs sont au contraire spécialisés dans l’un ou l’autre domaine. Par
exemple, le connecteur puisque ne peut agir que sur des croyances et des
actes de langage.

Connecteurs et sous-spécification
Enfin, le rôle du contexte et donc de la pragmatique dans le traitement des
connecteurs se manifeste également par un phénomène appelé la sous-
spécification. L’idée est qu’un connecteur qui contient un contenu procédural
vague peut être utilisé pour communiquer une relation précise dans un
contexte donné. Par exemple, le connecteur et, qui encode une procédure
générale de type « addition entre des contenus » peut servir à marquer une
relation d’ordre temporel dans laquelle il a la signification de ensuite (46), de
contraste dans laquelle il a la signification de par contre (47) ou encore de
causalité, dans laquelle il a la signification de parce que (48). De même, un
connecteur qui encode une information temporelle comme quand peut être
utilisé pour communiquer une relation causale comme en (49).
46. Paul s’est levé et a préparé du café.
47. Abi est une fille. Et toi tu es un garçon.
48. Marie a poussé Jean et il est tombé.
49. Mes ennuis ont commencé quand j’ai rencontré cet escroc.

Ces exemples illustrent une fois encore que dans tout phénomène
pragmatique, les informations linguistiques fournies par les éléments de la
phrase – qu’ils soient de nature conceptuelle ou procédurale – interagissent
avec le contexte pour fournir une interprétation optimalement pertinente.

5. Références de base
Une introduction à la notion de signification procédurale se trouve chez
Reboul & Moeschler (1998a, chapitre 7). Les trois thèmes abordés dans ce
chapitre font chacun l’objet d’un chapitre de Reboul & Moeschler (1998b), à
savoir le chapitre 4 pour les connecteurs, le chapitre 5 pour les temps verbaux
et le chapitre 6 pour la référence.

6. Pour aller plus loin


La notion de signification procédurale a notamment été discutée par
Blakemore (1987), Blass (1990) et Moeschler (2002, 2019) dans le cadre de
travaux sur les connecteurs. Les expressions référentielles sont abordées par
Milner (1992) et la question des temps verbaux par Moeschler (2000 et
2019). Pour une approche développementale et pragmatique des connecteurs,
on se référera à Zufferey (2010). L’approche argumentative classique des
connecteurs est donnée dans Ducrot et al. (1980), approche développée dans
un cadre inférentiel dans Moeschler (1989).

Questions de révision
12.1. Quelle est la différence entre la signification descriptive et la signification
procédurale ?
12.2. Identifier les marques de signification descriptive et de signification procédurale
dans la phrase suivante : Je me sens ici comme à la maison.
12.3. Chercher un exemple d’expression référentielle autonome et non autonome.
12.4. Chercher des exemples d’anaphores pronominale, nominale et associative.
12.5. Qu’appelle-t-on l’ordre temporel ?
12.6. Comment les temps verbaux influencent-ils l’ordre temporel dans le discours ?
12.7. Qu’est-ce qu’un connecteur pragmatique ?
12.8. Pourquoi les connecteurs sont-ils des marques procédurales ?
Chapitre 13

Questions de style : métaphore,


métonymie et ironie
ont pendant longtemps été étudiées sous l’angle de
L ES QUESTIONS DE STYLE
l’analyse rhétorique. Dans ce chapitre, nous montrerons comment ces
questions ont été reprises et développées dans le cadre de nouvelles
approches en pragmatique, qui permettent de fournir des modèles motivés
cognitivement de ces différents phénomènes. Nous nous intéresserons tour à
tour à la métaphore, à la métonymie et à l’ironie et verrons dans chaque cas
comment l’analyse pragmatique permet de dépasser certains problèmes liés à
l’analyse rhétorique classique.

1. Différents points de vue


sur les questions de style
La rhétorique classique
Dans le cadre de l’analyse rhétorique, le cas de figure envisagé par défaut
est que la communication est littérale. En d’autres termes, en temps normal,
les locuteurs disent explicitement dans leurs énoncés ce qu’ils veulent
communiquer. Ainsi, les énoncés non littéraux comme les métaphores ou les
énoncés ironiques sont traités comme des cas exceptionnels, dans lesquels les
énoncés communiquent deux significations : une signification littérale et une
signification non littérale. Dans cette optique, il y a donc une frontière stricte
entre les énoncés littéraux d’une part (la règle) et les énoncés non littéraux
d’autre part (les exceptions).
D’un point de vue cognitif par conséquent, ces deux types d’énoncés ne
reçoivent pas le même traitement. Pour traiter un énoncé non littéral,
l’auditeur doit commencer par accéder au sens littéral, puis le rejeter après
avoir constaté qu’il ne fait pas sens en contexte, pour accéder enfin à la
signification non littérale, celle que le locuteur souhaite lui communiquer.
Selon cette approche, les énoncés non littéraux devraient donc être plus
difficiles à traiter que les énoncés littéraux.
Enfin, l’analyse rhétorique oppose les figures du discours, dont la
métaphore et la métonymie font partie, aux figures de pensée, représentées
notamment par l’ironie. Dans le cas des figures du discours, c’est le contenu
linguistique de la phrase qui conduit l’auditeur à chercher une signification
non littérale. Par exemple, dans le cas de la métaphore Jean est un bulldozer,
le fait que le mot bulldozer ne puisse pas s’appliquer à un sujet de type
humain conduit l’auditeur à chercher une autre signification. Dans le cas des
figures de pensée, c’est l’incongruité du sens littéral en contexte qui
provoque la réévaluation. Par exemple, si par un temps de forte pluie, Marie
s’exclame : « Superbe temps pour un pique-nique ! », le caractère
manifestement faux de son assertion en contexte pousse l’auditeur à une
réinterprétation.

Le point de vue de l’analyse pragmatique


Dans la perspective d’une analyse pragmatique, qui remonte aux modèles
inférentiels de la communication (Grice 1989 ; Levinson 1983 ; Sperber
& Wilson 1989), il n’existe pas de frontière stricte entre littéralité et non-
littéralité. Tous les énoncés ne sont que des traductions imparfaites des
pensées qu’ils servent à communiquer. En d’autres termes, il n’y a pas
identité absolue entre les pensées et les énoncés qui les véhiculent. Tout
énoncé se trouve dans un rapport de ressemblance (plus ou moins grande)
avec la pensée que le locuteur souhaite exprimer. Dans cette optique, la
littéralité ne serait qu’un cas particulier de ressemblance – la ressemblance
totale –, et la non-littéralité ne serait par conséquent pas limitée à quelques
cas particuliers comme la métaphore ou l’ironie. Comme nous l’avons vu aux
chapitres 2 et 11 notamment, la plupart des énoncés des locuteurs comportent
une part d’implicite et donc de non-littéralité. Dans cette approche, c’est la
non-littéralité plutôt que la littéralité qui est la norme.
Il en découle logiquement que les énoncés littéraux et non littéraux ne sont
pas soumis à un traitement différent. En d’autres termes, il n’existe pas de
présomption de littéralité, selon laquelle le sens littéral devrait
nécessairement être accessible en premier puis éventuellement rejeté s’il ne
produit pas d’interprétation satisfaisante, en fonction de critères linguistiques
ou contextuels. Selon l’approche pragmatique, pour traiter tous les énoncés,
les locuteurs procèdent de la même manière, en combinant les informations
linguistiques de la phrase avec le contexte pour arriver à inférer une
signification pertinente.

Les avantages de l’analyse pragmatique


Le premier avantage de l’approche pragmatique est de fournir un
traitement unifié pour tous les types d’énoncés. Nul besoin en effet de
postuler l’existence d’un cas par défaut et de règles de réinterprétation. Ce
principe répond ainsi à l’exigence d’économie cognitive qui veut qu’un seul
principe qui permet de traiter tous les cas de figure possibles vaut mieux que
plusieurs, et qui doit prévaloir dans l’élaboration de toute théorie.
Deuxièmement, cette approche rend bien compte du fait que la frontière
entre les différents types d’énoncés non littéraux ne peut pas toujours être
déterminée avec précision. Par exemple l’énoncé (1) ci-dessous pourrait
recevoir différentes interprétations en contexte.
1. Je meurs de faim.

Dans un contexte où le locuteur de cet énoncé manquerait réellement de


nourriture sans pour autant être à l’article de la mort, il s’agirait d’une
approximation. Dans le cas où le locuteur se servirait de cet énoncé pour
communiquer un état ponctuel de faim (par exemple juste avant l’heure du
déjeuner), il s’agirait d’une hyperbole. Enfin, dans le cas où le locuteur se
servirait de cet énoncé pour signaler le fait qu’il gagne très mal sa vie sans
pour autant avoir faim au moment où il parle, il s’agirait d’une métaphore.
On le constate, il n’existe pas de point de passage précis entre ces
interprétations, contrairement à ce que prévoit l’approche rhétorique. Comme
nous le verrons à la section suivante, l’analyse pragmatique prévoit que la
métaphore n’est pas un processus isolé mais correspond à un cas parmi
d’autres d’élargissement de concept.
Enfin, d’un point de vue psychologique, des travaux récents sur le
traitement des métaphores (Gibbs 1994, Glucksberg 2001) tendent à infirmer
la présomption de littéralité. En effet, les locuteurs ne mettent pas plus de
temps à traiter un énoncé métaphorique qu’un énoncé littéral. Qui plus est,
lorsqu’un énoncé est communiqué de manière littérale mais qu’une
interprétation non littérale (non plausible en contexte) est également possible,
l’auditeur ne peut s’empêcher d’envisager cette interprétation. Cet effet est
démontré par les interférences causées par la possibilité d’une interprétation
métaphorique d’un énoncé littéral en contexte, qui sont visibles par le temps
nécessaire au traitement de la phrase par les locuteurs. Ces résultats
empiriques s’accordent parfaitement avec l’explication pragmatique de la
non-littéralité.
Pour toutes ces raisons, la description que nous allons donner des
phénomènes de style dans ce chapitre correspond au traitement que leur
réserve l’analyse pragmatique.

2. Métaphore et pragmatique
lexicale
Comme nous l’avons vu plus haut, tout énoncé est dans une relation de
ressemblance avec la pensée qu’il sert à communiquer. Ainsi, aucun
processus spécifique n’est à l’œuvre dans le traitement des métaphores.
Comme le démontre l’exemple (1) ci-dessus, la métaphore fait intervenir les
mêmes processus de pragmatique lexicale que ceux que nous avons définis au
chapitre 2, à savoir la spécification et l’élargissement. Plus spécifiquement,
dans l’analyse pragmatique, on dit que la métaphore est un cas extrême
d’élargissement. En revanche, l’ironie requiert un traitement différent,
contrairement à ce que prévoyait l’analyse rhétorique (voir plus bas).

Comment fonctionne la métaphore ?


Pour comprendre une métaphore, l’auditeur doit être capable de
sélectionner, parmi l’ensemble des propriétés encyclopédiques d’un concept,
celle qui est pertinente en contexte. Pour comprendre la métaphore « Jeanne
est un ange », il faut être capable d’extraire, parmi l’ensemble des propriétés
du concept ANGE – comme le fait que les anges sont des êtres surnaturels,
qu’ils sont bienveillants et qu’ils ont des ailes – celle que le locuteur souhaite
appliquer à Jeanne. Dans ce cas, il est peu probable que le locuteur veuille
dire que Jeanne est un être surnaturel, ni qu’elle porte des ailes dans le dos.
La propriété qui semble pertinente est le caractère bienveillant de l’ange.
Ainsi, c’est uniquement sur cette propriété qu’est fondée la métaphore. On
comprend ainsi pourquoi la métaphore fait partie des cas d’élargissement
discutés au chapitre 2. Étant donné que le concept sur lequel repose la
métaphore est beaucoup moins spécifié que le concept littéral dont il est issu
(il ne contient qu’une seule propriété), il permet de désigner un plus grand
nombre de référents que ce dernier.
On distingue généralement deux types de métaphores : les métaphores
ordinaires et les métaphores créatives. Les métaphores ordinaires sont
régulièrement utilisées avec la même signification et sont pratiquement
lexicalisées. Elles communiquent fortement un seul contenu implicite ou
implicature, qu’il est facile de paraphraser. Les énoncés (2) et (3) sont des
exemples de métaphores ordinaires.
2. Ta chambre est une porcherie.
3. Marie est une perle.

À l’inverse, les métaphores créatives sont difficilement paraphrasables et


relèvent en général de la poésie. De nombreux exemples de métaphores
créatives se trouvent ainsi dans la littérature, par exemple la fameuse phrase
d’Aragon en (4) :
4. La femme est l’avenir de l’homme.

Les métaphores créatives ne servent pas à communiquer fortement une


seule signification non littérale, mais permettent à l’auditeur d’en déduire un
certain nombre d’implicatures plus faibles, toutes également plausibles, en
fonction de ses capacités et de ses préférences. On parle d’ailleurs d’effet
poétique pour qualifier ce type d’effet contextuel.
Notons encore que le caractère naturel et spontané de la métaphore est
confirmé par le fait que des enfants, dès l’âge de deux à trois ans,
comprennent et produisent des métaphores simples (Winner 1988). Par
exemple, ils sont capables de comprendre qu’un objet rond et jaune peut être
comparé implicitement à un soleil.

3. Métonymie et espaces mentaux


Dans l’analyse classique, la métonymie est un trope par connexion, qui
s’établit entre des référents en raison du rapport de contiguïté qu’ils
entretiennent entre eux. Par exemple, il y a une contiguïté physique entre le
contenant et le contenu d’un verre, qui explique la possibilité d’utiliser l’un
pour désigner l’autre dans la phrase : « Boire un verre ».
Dans le cadre de la théorie pragmatique, l’approche la plus aboutie dans le
traitement de la métonymie est l’analyse en termes d’espaces mentaux,
proposée par le linguiste français Gilles Fauconnier (1984). Dans cette
approche, un espace mental est un espace structuré d’éléments et de relations
entre ces éléments, construit par le langage dans l’esprit des locuteurs. Les
espaces mentaux sont connectés par une fonction appelée connecteur, qui
relie un déclencheur (a) à une cible (b). Le principe d’identification relie
déclencheur et cible si deux objets a et b sont liés par une fonction
pragmatique F. Dans ce cas, une description de a peut servir à identifier son
correspondant b.
Par exemple, en (5), le déclencheur est la personne Marguerite Yourcenar
et la cible est le (ou les) livres écrits par cette auteure. Le principe
d’identification qui permet de passer de l’un à l’autre est la relation qui existe
entre un écrivain et ses œuvres. En (6), le déclencheur est le plat constitué par
l’omelette au jambon et la cible le client qui a commandé cette omelette. Le
principe d’identification qui permet de passer de l’un à l’autre est la relation
qui existe, pour une personne travaillant dans un restaurant, entre un client et
le contenu de sa commande.
5. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère de gauche.
6. L’omelette au jambon est partie sans payer.

Dans cette analyse, il existe deux types de connecteurs qui permettent de


relier des espaces mentaux. Un connecteur est dit ouvert s’il peut avoir
comme antécédent d’un pronom à la fois le déclencheur et la cible. C’est le
cas par exemple du connecteur qui relie un auteur à ses œuvres, comme le
montrent les reprises anaphoriques ci-dessous.
7. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. Il est à côté de
George Sand.
8. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. Tu verras qu’elle
écrit divinement.
9. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. *Tu verras qu’il
écrit divinement.

Dans l’exemple (7), la reprise porte sur la cible (les livres), comme le
montre l’absence d’accord avec l’antécédent Marguerite Yourcenar. Dans
l’exemple (8) en revanche, la reprise porte sur le déclencheur (la personne),
comme le montre l’accord. Lorsque la reprise porte sur le déclencheur,
l’absence d’accord conduit à une reprise incorrecte, comme le montre
l’exemple (9).
Un connecteur est dit fermé s’il a pour seul antécédent d’un pronom la
cible, comme c’est le cas du lien qui unit un client et sa commande.
10. L’omelette au jambon est partie sans payer. *Elle était imman-
geable.
11. L’omelette au jambon est partie sans payer. Il s’est jeté dans un
taxi.
12. L’omelette au jambon est partie sans payer. *Elle s’est jetée dans
un taxi.

On constate que la reprise ne peut pas porter sur le déclencheur, mais


uniquement sur la cible, comme le montre le caractère incongru de (10) par
rapport à (11). Par ailleurs, lorsque la reprise porte sur la cible, l’accord est
impossible, comme le montre l’exemple (12).
Les critères qui font qu’un connecteur est ouvert ou fermé sont complexes
et dépendent de nombreux facteurs à la fois psychologiques, sociaux et
culturels, ainsi que de données linguistiques. Ces facteurs sont par ailleurs
variables d’une communauté ou même d’un individu à l’autre, raison pour
laquelle les jugements portés sur les possibilités ou impossibilités de
certaines reprises anaphoriques ne sont pas toujours unanimes. De manière
générale, Fauconnier (1984 : 23) note que : « plus un connecteur devient
familier, général, et utile, plus il tend à être ouvert ». Il observe par ailleurs
que l’ouverture d’un connecteur dépend aussi du fait que les propriétés de la
cible puissent être ressenties comme reflétant des caractéristiques
importantes du déclencheur ou non.
Enfin, notons qu’il y a métonymie lorsqu’il est possible de connecter des
éléments appartenant à des espaces différents sur la base d’une fonction
pragmatique. Cette dernière peut être de nature très diverse selon les cas. En
voici quelques exemples :
1. contenant de : Tu veux un verre ?
2. cause de : La tête de Pelé était imparable.
3. propriétaire de : Je suis garé devant le Panthéon.
4. résidence de : L’Élysée a déclaré la guerre au capitalisme financier.
5. capitale de : Paris a des difficultés avec Bruxelles.
6. auteur de : George Sand est sur l’étagère gauche.
7. instrument de : Jean est une plume.
8. client de : Le sandwich au jambon est parti sans payer.

En résumé, l’approche pragmatique en termes d’espaces mentaux


proposée par Fauconnier montre que la métonymie n’est pas réductible à une
notion de contiguïté entre référents comme le prévoyait l’analyse rhétorique.
Un rapport de métonymie peut s’établir entre deux espaces mentaux dès lors
qu’une fonction pragmatique permet de les relier. Les fonctions pragmatiques
sont complexes et diverses, du fait que leurs propriétés dépendent
d’informations linguistiques, contextuelles et culturelles.

4. Ironie et usage échoïque


du langage
Dans l’analyse rhétorique classique, l’ironie fait partie des tropes dans
lesquels un sens figuré vient remplacer le sens littéral. Plus spécifiquement,
l’ironie se définit comme le trope dans lequel le sens communiqué est
l’inverse du sens littéral. Par exemple, dire « C’est malin ! » à quelqu’un qui
vient de renverser son verre plutôt que « C’est pas malin ! » rend cette
remarque ironique. Toutefois, cette analyse rencontre un certain nombre de
difficultés.

Problèmes de l’analyse rhétorique de l’ironie


Le premier problème de l’analyse rhétorique de l’ironie est qu’elle
n’explique tout simplement pas pourquoi ce phénomène existe. Dans cette
approche, l’ironie transgresse les règles courantes de la communication, qui
est littérale par défaut. C’est pourquoi, elle ne devrait être ni naturelle ni
spontanée mais réservée à certains discours, dans lesquels elle joue le rôle de
fioriture, afin de renforcer une argumentation. Pourtant, l’ironie se retrouve
dans toutes les langues et toutes les cultures, et est utilisée spontanément
même par des enfants dès huit à dix ans sans devoir être enseignée comme un
art rhétorique.
Un autre problème pour cette analyse est qu’elle n’explique pas comment
l’auditeur peut passer du sens littéral de la phrase au sens ironique. Pourquoi
faut-il comprendre le contraire de ce que le locuteur a dit alors que dans
d’autres cas de communication non littérale comme la métaphore, un énoncé
qui est aussi littéralement faux doit être traité par analogie ou ressemblance ?
Enfin, le problème le plus sérieux que rencontre cette analyse est que non
seulement l’ironie n’implique pas nécessairement le fait de dire le contraire
de ce qu’on pense, mais à l’inverse, dire le contraire de ce qu’on pense ne
conduit pas automatiquement à faire de l’ironie. Prenons par exemple le cas
où Marie, qui rentre à la maison et retrouve la vaisselle dans l’évier, prononce
(13) à l’adresse de son mari :
13. J’adore les hommes ordonnés !

Cette remarque comporte clairement une marque d’ironie, pourtant ce


n’est pas son contraire que Marie souhaite communiquer. En effet, elle ne
veut certainement pas dire qu’elle déteste les hommes ordonnés, mais que
son mari ne correspond manifestement pas à cette description. Nous avons
donc là un cas où une remarque ironique ne communique pas l’inverse de ce
que pense le locuteur. Enfin, imaginons qu’en voyant son vélo, Pierre
remarque que ses pneus ont été dégonflés et communique l’énoncé (14) à
Anne :
14. Regarde, mes pneus n’ont pas été dégonflés !

Pierre dit dans ce cas le contraire de ce qu’il souhaite communiquer, mais


le résultat, bien qu’absurde, n’est pas ironique pour autant ! Donc, dire le
contraire de ce qu’on pense ne suffit pas à être ironique. Pour toutes ces
raisons, une théorie alternative de l’ironie doit être envisagée.

L’analyse pragmatique de l’ironie


Selon l’analyse pragmatique développée par Sperber et Wilson dans les
années soixante-dix, l’ingrédient manquant à l’analyse classique de l’ironie
est que ce processus fait nécessairement intervenir une forme d’écho ou
d’allusion à une pensée ou à un énoncé que le locuteur attribue tacitement à
quelqu’un d’autre, et dont il souhaite se distancer pour s’en moquer.
Revenons pour commencer sur la notion d’écho. On considère
traditionnellement que le langage peut être utilisé de deux manières
différentes : soit pour décrire des états de fait dans le monde (l’usage
descriptif) soit comme moyen de représenter un autre énoncé ou une pensée
(l’usage interprétatif). Par exemple, imaginons que Pierre demande (15a) à
Marie et que cette dernière réponde (15b) :
15. (a) Pierre : Tu as vu la critique du film dans le journal ?
(b) Marie : Oui, les acteurs sont excellents.

Dans sa réponse, Marie pourrait vouloir communiquer deux choses. Sa


réponse pourrait soit contenir sa propre conclusion sur la performance des
acteurs telle que décrite dans le journal (usage descriptif) soit reproduire
l’appréciation des acteurs décrite dans le journal (usage interprétatif). Dans
certains cas, l’usage interprétatif du langage est marqué explicitement par
l’usage d’une formule telle que « ils disent que », « selon X », ou encore « il
paraît que ». Mais dans d’autres cas comme la réponse de Marie, cet usage
peut aussi être totalement implicite (ou tacite) et il revient alors à l’auditeur
de le comprendre comme tel. L’hypothèse faite par Sperber et Wilson est que
l’ironie correspond toujours à un usage interprétatif tacite du langage.
La seconde question qui se pose pour cette approche est d’expliquer
pourquoi un locuteur pourrait vouloir faire un usage interprétatif du langage.
Dans certains cas particuliers comme la traduction ou l’interprétation
simultanée, la reproduction d’un énoncé a pour seul but d’informer un autre
locuteur de son contenu. Toutefois, dans de nombreux autres cas, le but du
locuteur qui reproduit un énoncé est de communiquer sa propre attitude
envers cet énoncé. Prenons l’exemple (16) :
16. (a) Max : Je sors ce soir.
(b) Sarah : Tu sors ce soir, et puis quoi encore ?

Dans ce cas, le but de la réponse de Sarah (16b) n’est pas d’informer Max
de ce qu’il vient de lui dire mais de lui communiquer sa propre réaction de
mécontentement vis-à-vis de cette information.
De manière générale, Sperber et Wilson considèrent que l’usage
interprétatif du langage peut servir à communiquer une attitude soit
d’approbation soit de dissociation. Par exemple, si Pierre annonce (17a) à
Cécile, qu’ils sortent ensuite pique-niquer par une belle journée ensoleillée et
que celle-ci commente par (17b), son attitude vis-à-vis de l’énoncé de Pierre
auquel elle fait écho est clairement l’approbation.
17. (a) Pierre : Belle journée pour un pique-nique !
(b) Cécile : Belle journée pour un pique-nique en effet !

En revanche, s’ils sortent et qu’une pluie battante se déclenche, le même


commentaire de Cécile (17b) devient tacitement dissociatif, ce qui le rend
ironique. Dans la théorie pragmatique, on peut donc dire que l’ironie
correspond toujours à un usage interprétatif du langage tacitement
dissociatif.
L’ironie peut bien évidemment prendre différentes formes selon les cas, et
le grand avantage de l’analyse pragmatique est de fournir une explication
unifiée à tous ces usages. Dans le reste de cette section, nous allons passer
brièvement en revue quelques exemples qui illustrent cette analyse.
Reprenons pour commencer le cas des pneus de vélo dégonflés et la
remarque de Pierre à Anne : « Regarde, mes pneus n’ont pas été dégonflés ».
Imaginons maintenant que cette remarque intervienne suite à une discussion
dans laquelle Pierre s’était plaint à Anne de l’augmentation des actes de
vandalisme dans sa rue. Celle-ci lui avait répondu qu’elle ne voyait pas de
quoi il parlait et que tout lui semblait en parfait état. Dans ce contexte, la
remarque de Pierre devient clairement ironique, car elle fait écho en s’en
moquant au commentaire d’Anne.
Dans d’autres cas, l’ironie peut prendre la forme d’une caricature. Par
exemple, imaginons que Jean prenne l’autoroute à contresens et provoque un
embouteillage majeur. Il s’excuse en disant (18a) à Marie, qui lui répond par
(18b). Marie fait ainsi écho ironiquement à l’énoncé de Pierre en le
caricaturant pour lui faire voir son absurdité.
18. (a) Jean : C’était une petite erreur d’inattention.
(b) Marie : Bien sûr, une tout petite erreur totalement insignifiante
et que personne n’a remarquée.

L’ironie peut également intervenir sous forme de citation d’un poème,


d’une chanson, d’un discours ou d’une réplique connue. Par exemple,
l’expression « douce France » reprise par quelqu’un qui souhaite critiquer la
politique de ce pays.
Enfin, l’écho associé à un énoncé ironique peut aussi porter sur une pensée
non verbalisée que le locuteur attribue à quelqu’un. Imaginons qu’Alfred
tende la main pour se resservir un verre de whisky. Ève énonce (19a) et
Alfred répond par (19b). Dans ce cas, l’écho porte sur une pensée non
verbalisée qu’Alfred attribue à Ève, sur la base de son énoncé.
19. (a) Ève : À ta place j’éviterais.
(b) Alfred : Oui bien sûr tu as tout à fait raison, je suis ivre.

En résumé, l’ensemble de ces exemples confirme que tout énoncé ironique


fait intervenir une forme d’écho. Cette analyse de l’ironie indique en outre
qu’il s’agit d’un processus bien différent de la métaphore et nettement plus
complexe que cette dernière. En effet, pour comprendre un énoncé ironique,
l’auditeur doit interpréter que le locuteur essaie de lui montrer qu’il a tort de
croire quelque chose. D’un point de vue cognitif, le bien-fondé de cette
analyse est notamment confirmé par le fait que les enfants commencent à
comprendre et produire des énoncés ironiques des années après avoir maîtrisé
le processus de la métaphore (Winner 1988).

5. Références de base
Reboul & Moeschler (1998a, chapitre 8) comporte une introduction
générale aux questions liées à l’usage non littéral du langage. Une synthèse
de la théorie des espaces mentaux est présentée par Moeschler & Reboul
(1994, chapitre 5). Dans le chapitre 15, les auteurs abordent la question de la
métaphore.

6. Pour aller plus loin


La théorie des espaces mentaux comme mode de traitement de la
métonymie se trouve chez Fauconnier (1984). Le traitement des métaphores
d’un point de vue psycholinguistique se trouve chez Gibbs (1994) et chez
Glucksberg (2001). Wilson (2010) présente les cadres théoriques actuels pour
le traitement de la métaphore. Le traitement de l’ironie dans le cadre de la
théorie de la pertinence est discuté par Wilson (2006) ainsi que Wilson et
Sperber (2012, chapitre 6). Enfin, Winner (1988) et Zufferey (2015,
chapitre 6) traitent de l’acquisition de la métaphore et de l’ironie chez
l’enfant.

Questions de révision
13.1. Donner deux exemples qui illustrent la différence entre métaphore ordinaire et
métaphore créative.
13.2. En quoi la notion de ressemblance interprétative est-elle importante pour
comprendre l’interprétation des métaphores ?
13.3. Quelle est la différence entre une implicature forte et une implicature faible ?
13.4. En quoi la métonymie est-elle différente de la métaphore ?
13.5. Comment peut-on expliquer la possibilité ou l’impossibilité des reprises
anaphoriques ci-dessous selon la théorie des espaces mentaux :
– La coccinelle a encore eu un accident. Elle n’est pas très solide.
– *Le cappuccino demande l’addition. Il était bien mousseux cette fois-ci.
13.6. Donner un exemple qui illustre la différence entre usage descriptif et usage
interprétatif du langage.
13.7. Comment la théorie pragmatique de l’ironie explique-t-elle que seule la réponse (1)
de Luc peut être interprétée comme une marque d’ironie ?
– Pierre : La solution à ce problème est vraiment triviale, je l’ai trouvée
en deux minutes.
– Luc : (1) Alors donne-moi la solution, puisque tu es si malin.
(2) Alors donne-moi la solution, puisque tu l’as déjà trouvée.
(3) Alors donne-moi la solution, parce que tu commences à m’énerver.
Chapitre 14

Implicatures
(2 et 13), nous avons fait référence à la notion
D ANS PLUSIEURS CHAPITRES
d’implicature. Ce concept, avec celui d’acte de langage (chapitre 11),
est certainement le concept le plus important de la pragmatique. Il a été
élaboré dans un article du philosophe oxonien Paul Grice, dans un article
publié en 1975, et reprise dans l’ouvrage regroupant ses articles les plus
importants (Grice 1989), transcription des William James lecture de 1967
(Harvard University). L’article sur les implicatures, intitulé Logique et
conversation (Grice 1979 pour une traduction française), est la poursuite
d’une investigation sur la signification, développée dans plusieurs articles,
dont le point de départ est son article Meaning de 1957 (repris dans Grice
1989, chapitre 14). Dans cet article, Grice introduit une conception nouvelle
de la signification, qu’il appelle non naturelle. C’est en fait ce concept qui
permet de comprendre la notion d’implicature. Nous commencerons donc par
l’introduire, avant de présenter deux éléments fondamentaux qui caractérisent
les conversations et qui sous-tendent chez Grice la notion d’implicature, à
savoir le principe de coopération et les maximes de conversation.

1. La théorie gricéenne
des implicatures
Signification non naturelle
Quelle est la signification du verbe signifier, to mean en anglais ? C’est la
question que se pose Grice, car l’usage de ce verbe lui permet de distinguer
deux types de signification : la signification naturelle d’une part, qui est
factive et qui n’est pas sous le contrôle de la volonté du communicateur, et la
signification non naturelle d’autre part, qui est non factive, mais sous le
contrôle de sa volonté.
Voici deux exemples qui illustrent ces deux types de signification :
1. a. Ces traces de pas signifient que le meurtrier portait des bottes
de pointure 45.
b. La phrase « Sors de ma vue ! » signifie que Paul est mécontent.

En (1a), les traces de pas signifient naturellement la pointure du meurtrier.


Cette signification est naturelle, car elle est factive, à savoir qu’elle décrit un
fait, et qu’elle est indépendante de la volonté du meurtrier – celui-ci n’a pas
intentionnellement laissé des traces de ses pas, sauf dans un scénario où il
voudrait tromper Hercule Poirot. Dans ce cas, la proposition « les traces de
pas signifient que le meurtrier porte des bottes de pointure 45 » implique « le
meurtrier porte des bottes de pointure 45 » – c’est le caractère factif de la
signification naturelle.
En revanche, en (1b), il serait trop fort de dire que la phrase « Sors de ma
vue ! » implique « Paul est mécontent ». ». La raison est que le locuteur peut
nier que c’est le cas :
2. La phrase « Sors de ma vue ! » signifie que Paul est mécontent,
mais chacun sait qu’il adore faire peur à ses élèves.

Dans ce cas, on dit que la signification est non naturelle, qu’elle n’est pas
factive (elle n’implique pas ce qui est signifié) mais elle est sous le contrôle
de la volonté du locuteur.
Comment définir la signification non naturelle ? Cette question est
centrale, car on voit qu’elle a un rapport avec la communication et surtout
avec le langage. Voici la définition que donne Grice (1989, 219) de la
signification non naturelle, notée dorénavant significationNN : « A signifieNN
quelque chose par x » est à peu près équivalent à « A a énoncé x avec
l’intention d’induire une croyance au moyen de la reconnaissance de cette
intention ». Le point central est que la significationNN requiert la
reconnaissance de deux intentions par l’interlocuteur : l’intention de
communiquer quelque chose par la reconnaissance de son intention de
transmettre de l’information. Par la suite, Sperber & Wilson (1989) les ont
définies respectivement comme l’intention informative et l’intention
communicative du locuteur. En d’autres termes, pour que le destinataire
d’un énoncé le traite et le comprenne, il faut d’abord qu’il comprenne que le
locuteur s’adresse à lui, en d’autres termes qu’il reconnaisse que le locuteur a
l’intention de lui communiquer quelque chose. C’est cette reconnaissance qui
autorise, pour la Théorie de la Pertinence, que le processus de compréhension
de l’énoncé soit automatique et obligatoire. En effet, dès lors qu’un auditeur
comprend qu’un locuteur s’adresse à lui, il traite par défaut cet énoncé. Une
fois l’intention communicative comprise, la question est donc de savoir
comment l’auditeur comprend l’intention informative du locuteur, ce que l’on
appelle aussi le sens du locuteur. C’est ici qu’interviennent le principe de
coopération et les maximes de conversation.

Coopération et maximes de conversation


Grice fait une hypothèse très forte : pour lui, les échanges
conversationnels sont gouvernés par un principe général, le principe de
coopération, qui peut être résumé comme suit : « Que votre contribution à la
conversation soit, au moment où elle intervient, telle que le requiert l’objectif
ou la direction accepté de l’échange verbal dans lequel vous êtes engagé »
(Wilson & Sperber 1989, 93). Par exemple, un locuteur coopératif donnera
l’information qu’on lui demande : un passant qui ne répond pas à une
question comme Excusez-moi, quelle heure est-il ? sera donc non coopératif.
Comment peut-on être coopératif ? Il ne s’agit pas simplement d’être
bienveillant, de sourire, d’obéir. Pour Grice, un locuteur coopératif suit neuf
maximes de conversation, regroupées en quatre catégories : quantité, qualité,
relation et manière :
Quantité : (a) Donnez autant d’information que requis ; (b) ne donnez pas
plus d’information que requis.
Qualité : Dites la vérité : (a) n’affirmez pas ce que vous croyez faux ; (b)
ne dites pas ce pour quoi vous manquez de preuves.
Relation : Soyez pertinent (parlez à propos).
Manière : Soyez clair : (a) évitez les obscurités ; (b) évitez les
ambiguïtés ; (c) soyez bref ; (d) soyez ordonné.
Il se peut aussi dans certains cas que le locuteur choisisse de transgresser
de manière très manifeste l’une des maximes pour produire certains effets,
par exemple dire quelque chose de manifestement faux pour faire de l’ironie,
comme nous l’avons vu au chapitre 13. Nous y reviendrons plus loin.
Voici quelques exemples de mise en œuvre des maximes. Si quelqu’un ne
donne pas l’information la plus forte possible, l’interlocuteur va tirer
l’implicature que le locuteur ne peut pas donner une information plus forte.
Par exemple, en (3), la réponse donnée n’est pas entièrement informative, A
en conclura donc que B n’est pas en mesure de lui dire plus précisément où
habite C. Si un locuteur donne une information littéralement fausse, c’est
qu’il veut communiquer une autre information, qu’il ne pouvait expliciter.
Par exemple, en (4) l’ensemble des informations communiquées par la
métaphore ne sont pas facilement paraphrasables. Si un locuteur ne semble
pas répondre à la question posée, le destinataire fera l’hypothèse qu’il lui dit
tout de même quelque chose de pertinent. Par exemple, en (5) le destinataire
conclura que le rendez-vous de dentiste est la cause qui l’empêchera
d’assister au cours. Enfin, si un locuteur n’est pas clair ou ambigu, c’est qu’il
veut communiquer une information cachée, comme en (6) où le fait d’épeler
le mot glace sert à le rendre opaque pour des enfants qui ne savent pas encore
lire :
3. A : Où habite C ? B : Quelque part dans le sud de la France.
4. Ma fille est un ange.
5. A : Tu viens au cours de pragmatique ? B : J’ai un rendez-vous avec
mon dentiste.
6. On va à la plage, mais pas de gé-el-a-cé-e au retour.

Chacun de ces énoncés communique ce qu’on va appeler une implicature


conversationnelle, comme indiqué en (3’) à (6’) :
3’. B ne sait pas précisément où habite C.
4’. La fille du locuteur est une personne adorable.
5’. B n’ira pas au cours de pragmatique parce qu’elle a un rendu avec
son dentiste.
6’. On ne donnera pas de glaces aux enfants sur le chemin du retour.
La question est maintenant de savoir comment les propositions (3’) à (6’)
peuvent être tirées par l’interlocuteur à partir des énoncés (3) à (6). Grice
propose une stratégie lui permettant de déterminer le contenu de ces
implicatures. Pour le philosophe, l’interlocuteur obtient l’implicature par le
chemin suivant, qui constitue une stratégie de calcul des implicatures : « Le
locuteur a dit p ; il n’y a pas de raison de penser qu’il ne respecte pas le
principe de coopération, ou du moins les maximes de conversations ; il ne
pouvait pas le faire à moins qu’il pense q ; il sait, et sait que je sais qu’il sait,
que la supposition que q est requise ; il n’a rien fait pour m’empêcher de
penser que q ; il a l’intention que je pense que q ; il a donc implicité q. »
Une implicature est donc tirée grâce à la supposition du respect du
principe de coopération et des maximes de conversation, mais surtout du fait
que l’énonciation de p oblige l’interlocuteur à penser qu’en disant p, le
locuteur a voulu communiquer une autre proposition (q). Une implicature est
donc inférée et peut être considérée comme le contenu intentionnel d’un acte
d’assertion. Elle est dite conversationnelle si les maximes de conversation
sont impliquées dans le processus de compréhension.

Implicatures conversationnelles
Pour Grice, il y a deux types d’implicatures conversationnelles selon que
le déclencheur est une expression linguistique ou une hypothèse contextuelle.
Les premières sont appelées généralisées et les secondes particulières. Par
exemple, si un menu contient Fromage ou dessert et un autre Fromage et
dessert, le client est invité à comprendre qu’avec le menu Fromage ou
dessert, il ne peut pas avoir les deux. En d’autres termes, lorsqu’un locuteur
choisit ou à la place de et, c’est qu’il ne peut pas affirmer les deux. De même,
si Jacques annonce que quelques étudiants ont réussi l’examen de
pragmatique, l’auditeur est invité à comprendre quelques étudiants seulement
ont réussi, mais pas tous. Dans les deux cas, le choix d’un terme faible (ou,
quelques), dans une échelle quantitative, respectivement les échelles <et, ou>
et <tous, quelques>, suppose que le terme fort (et, tous) ne peut pas être
affirmé. On dira donc que le choix d’un terme faible dans une échelle
implicite la négation du terme fort.
Les implicatures conversationnelles généralisées font généralement
intervenir des échelles quantitatives liées au lexique, comme <tiède, chaud,
bouillant>, <adorer, aimer>, à savoir des prédicats qui correspondent à des
points différents sur une échelle quantitative. À noter que les prédicats
antonymes, comme <aimer, détester>, <chaud, froid>, <intelligent, stupide>
ne constituent pas des échelles quantitatives. Nous y reviendrons, car elles
donnent lieu à un autre type d’implicatures.
D’un autre côté, certaines implicatures dites particulières ne sont
compréhensibles que si une information contextuelle est accessible. L’un des
exemples célèbres de Grice est le suivant : John est anglais, il est courageux.
Ce que le locuteur dit est que, d’une part, John est anglais, et que, d’autre
part, il est courageux, mais il implicite que son courage découle de sa
nationalité. Les implicatures scalaires dont nous avons parlé plus haut sont
aussi parfois des implicatures particulières. Par exemple, si une locutrice
demande à sa collègue qui a deux enfants, un garçon et une fille, avec qui elle
viendra à la soirée de Noël et que sa collègue répond « avec ma fille ». Ici,
une échelle de quantité est créée sur laquelle fille est un terme plus faible que
fille et garçon. Toutefois, cette échelle n’est pas lexicalisée. Pour un locuteur
qui n’a qu’un enfant, la réponse « avec ma fille » ne déclencherait pas la
même implicature. En revanche, le mot tiède exclut toujours
pragmatiquement le mot plus fort chaud, indépendamment du contexte, c’est
pourquoi cette implicature est dite généralisée.
Un dernier exemple illustre un cas d’implicature non intentionnée, mais
tirée quand même par les interlocuteurs. Dans la série Friends, une jeune
fille, manifestement récemment arrivée à New York, est interrogée sur son
lieu d’origine. Elle répond : Milwaukee. Sa réponse est suivie d’un éclat de
rire. La raison est simple : Milwaukee est pour les New-Yorkais le prototype
de la ville de province où rien ne se passe. La locutrice a implicité, malgré
elle, qu’elle vient d’une ville où aucun New-Yorkais ne voudrait vivre.
Les implicatures particulières sont les plus difficiles à détecter, car elles
requièrent un partage d’information contextuelle, à savoir un ensemble
d’informations mutuellement manifestes entre les interlocuteurs.

Implicatures conventionnelles
Grice fait intervenir un troisième type d’implicature, qu’il appelle
conventionnelle. Les implicatures conventionnelles sont déclenchées par la
signification conventionnelle d’une expression particulière. Par exemple,
pour reprendre l’exemple de John, si le locuteur dit maintenant John est
anglais, il est donc courageux, l’implicature les Anglais sont courageux est
cette fois déclenchée par le connecteur donc. Dans la version gricéenne, les
connecteurs pragmatiques comme donc et mais déclenchent des implicatures
conventionnelles. Mais contrairement aux implicatures conversationnelles,
les implicatures conventionnelles ne peuvent pas être annulées. En effet, alors
qu’une implicature conversationnelle est annulable, comme en (7), une
implicature conventionnelle (8) ne peut pas l’être.
7. Quelques étudiants, en fait tous, ont participé à mon dernier cours.
8. # John est anglais, il est donc courageux ; mais son courage n’est
pas la conséquence de sa nationalité.

Malgré cette différence, les implicatures conventionnelles partagent une


propriété fondamentale des implicatures, qui les distinguent des implications
(en anglais entailments) : alors que les implications, sémantiques, sont dites
vériconditionnelles, les implicatures ne sont pas vériconditionnelles. En
d’autres termes, elles ne contribuent pas aux conditions de vérité de l’énoncé.
Par exemple, célibataire implique NON-MARIÉ. En d’autres termes, si on dit
Jean est célibataire, alors la proposition Jean n’est pas marié ne peut pas être
fausse : Jean ne peut pas être célibataire et marié à la fois.
En revanche, les implicatures, tant conventionnelles que
conversationnelles, ne contribuent pas aux conditions de vérité de l’énoncé.
Prenons l’exemple du mot même : son ajout permet d’ajouter l’implicature
selon laquelle p est surprenant et que la proposition p s’applique aussi à
d’autres référents :
9. Bill aime Marie.
10. Même Bille aime Marie.
11. a. Il est surprenant que Bill aime Marie.
b. Bill n’est pas le seul à aimer Marie.

Cela veut dire que l’ajout de même ne contribue pas à la vérité de la phrase
énoncée : en d’autres termes, la vérité de la proposition Bill aime Marie
dépend du fait que Bill appartient bien à l’ensemble des personnes qui aiment
Marie, mais ne dépend pas du fait que d’autres personnes aiment Marie, voire
que ce fait est surprenant.
De même, la proposition tous les étudiants n’ont pas réussi ne détermine
pas les conditions de vérité de la proposition quelques étudiants ont réussi.
Cela peut être montré par le fait que l’implicature peut être annulée, comme
en (12), et que quelques est compatible avec tous.
12. Quelques étudiants ont réussi, et même tous ont réussi.

Propriétés des implicatures


Les implicatures conversationnelles et conventionnelles se distinguent par
un certain nombre de propriétés : alors que les implicatures
conversationnelles sont calculables (voir la stratégie de calcul des
implicatures), les implicatures conventionnelles ne le sont pas, à cause de leur
sens conventionnel – elles sont en effet toujours associées à un mot
particulier avec une signification particulière, comme dans les cas de donc et
de même ; alors que les implicatures conversationnelles sont annulables
comme nous l’avons vu plus haut, les implicatures conventionnelles ne le
sont pas ; alors que les implicatures conversationnelles, notamment
particulières, sont indéterminées car elles dépendent du contexte, les
implicatures conventionnelles sont déterminées, à cause de leur sens
conventionnel. Enfin, les implicatures conversationnelles dépendent de
l’énonciation – elles sont le résultat du fait de dire que p –, les implicatures
conventionnelles ne le sont pas – elles dépendant de la signification des
phrases. Ces cinq critères montrent donc que la différence de nature entre
deux types d’implicatures est justifiée.
La distinction entre ces trois types d’implicature peut être représentée
comme dans la figure 14.1 : cette figure montre une distinction centrale entre
le domaine de la sémantique, limitée à l’analyse de ce qui est dit, et la
pragmatique, qui correspond à ce qui est implicité, conventionnellement ou
conversationnellement.

ce qui est communiqué

ce qui est dit ce qui est implicité

conventionnellement conversationnellement

implicature conventionnelle implicature conversationnelle

généralisée particulière

Figure 14.1. Types d’implicatures

Cette distinction entre ce qui est dit et ce qui est implicité est actuellement
largement acceptées en pragmatique. Elle a cependant été modifiée à la fois
dans les approches néo-gricéennes, dont les représentants les plus connus
sont Horn et Levinson, et dans les approches post-gricéennes, représentées
par la Théorie de la Pertinence. Nous allons maintenant passer brièvement en
revue ces deux approches.

2. L’approche néo-gricéenne
des implicatures
L’approche néo-gricéenne est représentée par les travaux de Laurence
Horn et Stephen Levinson, qui arrivent aux mêmes conclusions. L’idée est de
réduire le nombre des maximes de conversation, et de les transformer en
principes.
Principes-Q, -I et -M
Ces principes éclairent des propriétés attribuées aux langues naturelles : le
principe-Q (pour quantité) permet de faire l’hypothèse que le locuteur a
donné l’information la plus forte, alors que le principe-I (pour informativité)
autorise l’interlocuteur à amplifier le contenu, sous-spécifié, de la phrase
énoncée ; ces deux principes ont déjà été illustrés plus haut. Enfin, le
principe-M (pour manière) suppose que si un locuteur n’exprime pas un
énoncé de manière attendue ou normale, il communique une implicature-M –
cf. la différence entre causer l’arrêt et arrêter (voir plus loin).
Les principes-Q et -I se contrebalancent : le principe-Q fait intervenir les
maximes de quantité, alors que le principe-I est directement lié aux maximes
de pertinence et de manière (appelé Principe-R/M chez Horn 1984).
Le principe-Q est responsable des implicatures scalaires et suppose que les
expressions en jeu constituent des échelles quantitatives : dans une échelle
quantitative, le terme fort implique le terme faible et le terme faibles implicite
la négation du terme fort. On peut représenter les relations logiques et
pragmatiques des quantificateurs logiques par le carré logique, dit
aristotélicien (figure 14.2).

contraires

contradictoires

subcontraires

Figure 14.2. Le carré logique d’Aristote


Tous les x implique quelques x, comme aucun x implique pas tous les x.
En revanche, quelques x implicite pas tous les x et pas tous les x implicite
quelques x, à savoir la négation de aucun x. Traditionnellement, les quatre
coins du carré sont identifiés comme A et I (AffIrmo) pour les universaux
(tous) et particuliers (quelques) positifs, et E et O (nEgO) pour les
universaux (aucun) et particuliers (pas tous) négatifs, représentés
respectivement par les symboles logiques ∀, ∃, ¬∃ et ¬∀.
Les relations logiques et pragmatiques valent pour tous les mots logiques :
quantificateurs, connecteurs, mais aussi adverbes temporels par exemple.
Chose extraordinaire, et universelle linguistiquement, tous les coins sauf O
sont réalisés par un mot du lexique.
Ce carré logique contraste avec les relations existant dans le cas des
implicatures-I : dans ce cas, l’expression faible implicite-I l’expression forte.
Prenons les relations entre aimer et haïr, qui sont antonymes. Les antonymes
sont en effet des contraires (ils ne peuvent pas être vrais ensemble), et leurs
négations sont des subcontraires (ils peuvent être vrais, mais pas faux
ensemble). Le point crucial est qu’une forme négative d’un des antonymes
implicite-I l’affirmation de son contraire. Par exemple, ne pas aimer implicite
haïr et ne pas haïr implicite aimer. Chacun se souvient de la réplique de
Chimène à Rodrigue : « Va, je ne te hais point », une manière habile de lui
communiquer, par implicature-I, qu’elle l’aime.
Le point crucial est que la forme négative est pragmatiquement plus faible
qu’une forme positive, qu’elle soit marquée morphologiquement ou encodée
lexicalement. Le principe qui permet d’impliciter un contraire avec une forme
négative a été appelé MaxContrary Effect ou effet contraire maximal (Horn
1989) (voir figure 14.3).
contraires

contradictoires

subcontraires

Figure 14.3. Le carré des antonymes

Enfin, le principe-M permet de rendre compte des différentes manières de


décrire une situation ou un fait : une manière marquée (causer l’arrêt vs
arrêter) signale une situation anormale. Ainsi, (13a) implicite-M (13b), alors
que (14a) implicite-M (14b).
13. a. Max a causé l’arrêt de la voiture.
b. Max a arrêté la voiture de manière non ordinaire, par exemple
en tirant sur le frein à main.
14. a. Max a arrêté la voiture.
b. Max a arrêté la voiture de manière ordinaire, par exemple en
pressant sur le frein.

Implicatures conversationnelles généralisées


Le point crucial, pour les approches néo-gricéennes, est que le seul objet
d’études pertinent pour la pragmatique est constitué par les implicatures
conversationnelles généralisées. Et parmi les implicatures généralisées, les
implicatures scalaires ont constitué l’essentiel de l’objet d’investigation.
C’est également le cas pour ce qui est des approches expérimentales en
pragmatique, qui ont principalement porté sur la compréhension des
particuliers positifs (quelques, ou), déclenchant des implicatures
conversationnelles généralisées, plutôt que sur le traitement des implicatures
conversationnelles particulières. De manière parallèle, les implicatures
conventionnelles n’ont suscité presque aucun intérêt en pragmatique, alors
que ce sont les approches sémantiques (formelles) qui s’y sont intéressées,
comme nous allons le voir.

Implicatures conventionnelles et anti-arrière-


plan
Les implicatures conventionnelles constituent un cas hybride d’inférence
pragmatique : elles sont à la fois non vériconditionnelles – ce qui les
rapproche de la pragmatique – mais elles sont conventionnelles – ce qui les
rapproche de la sémantique.
Une autre propriété les rapproche des phénomènes sémantiques : elles sont
proches des présuppositions lexicales, ou sémantiques, mais, contrairement
aux présuppositions, elles ne déclenchent pas d’information d’arrière-plan.
Les présuppositions sont des contenus qui sont impliqués à la fois par une
phrase positive et par sa négation. Elles sont typiquement déclenchées par des
expressions référentielles, comme les expressions définies (chapitre 12) ou
des verbes factifs, comme regretter ou savoir. Les phrases (15-16a-b)
déclenchent les présuppositions (15-16c) :
15. a. Le roi de France est chauve.
b. Le roi de France n’est pas chauve.
c. Il existe un unique roi de France.
16. a. Abi regrette d’avoir échoué.
b. Abi ne regrette pas d’avoir échoué.
c. Abi a échoué.

Dans ces situations, il est difficile de revenir sur le contenu impliqué par
l’affirmation et sa négation, simplement parce que les contenus (15-16c) sont
des informations d’arrière-plan, appartenant au fond commun de la
conversation (common ground).
Les présuppositions partagent les deux propriétés des implicatures
conventionnelles : (i) elles ne sont pas vériconditionnelles – elles ne
dépendent pas de la vérité de la phrase énoncée et sont donc pragmatiques –
et elles sont conventionnelles, donc sémantiques. Mais d’un autre côté, les
implicatures conventionnelles ne sont pas des informations appartenant au
common ground : au contraire, elles participent directement à sa construction.
Revenons à l’exemple de même : le locuteur de (17a) a pour intention de
communiquer les deux informations (17b-c), qui peuvent être nouvelles pour
son interlocuteur :
17. a. Même Bill aime Marie.
b. Il est surprenant que Bill aime Marie.
c. D’autres personnes que Bill aiment Marie.

Mais les implicatures conventionnelles ont une autre fonction que les
présuppositions : elles sont ce qu’on appelle anti-arrière-plan
(antibackgrounding, Potts 2005). En d’autres termes, elles permettant soit de
rappeler une information qui pourrait être connue mais sans la présenter
comme telle, comme avec les relatives explicatives (18a), qui implicite la
proposition relative (18b), ou les suppléments (19a), qui implicitent la
proposition mise en parenthèse (19b), ou encore les expressifs, comme (20a),
qui implicitent l’état émotionnel du locuteur (20b) :
18. a. Paul, qui vient d’être nommé à Paris, va acheter un apparte-
ment.
b. Pauli vient d’être nommé à Paris.
19. a. La Suède pourrait exporter de l’urine de loup synthétique –
dispersé le long des routes pour éloigner des élans – au Koweït
pour un usage contre les chameaux.
b. L’urine synthétique de loup est utilisée en Suède le long des
routes pour éloigner les élans.
20. a. Je dois tondre cette fichue pelouse.
b. Le locuteur n’a pas envie de tondre la pelouse.

Ce dernier exemple nous montre une propriété importante des implicatures


conventionnelles : elles sont orientées sujet, à savoir contiennent des
contenus subjectifs, qui relèvent de la responsabilité du locuteur. On
comprend pourquoi le contraste entre les conditionnelles passées et présentes
exprime la possibilité (épistémique) de la vérité de l’antécédent des
conditionnelles présentes (21a), et la possibilité (épistémique) de sa fausseté
dans le cas d’une conditionnelle passée (22a) :
21. a. Si Jean va dans notre direction, il pourra nous prendre en
covoiturage.
b. Il est (épistémiquement) possible que Jean aille dans notre
direction.
22. a. Si Jean allait dans notre direction, il pourrait nous prendre en
covoiturage.
b. Il est (épistémiquement) possible que Jean n’aille pas dans notre
direction.

3. Implicatures et implications
contextuelles
Dans la Théorie de la Pertinence, les concepts d’implicature
conversationnelle généralisée et d’implicature conventionnelle en tant que
variétés spécifiques d’implicatures ont été abandonnés. Dans cette théorie, il
existe une seule variété d’implicature, appelée implication contextuelle. Une
implication contextuelle est simplement le résultat de la combinaison du
contenu d’un énoncé et d’un ensemble d’hypothèses contextuelles, telles que
ni le contenu explicite de l’énoncé seul, ni les hypothèses contextuelles seules
ne peuvent produire l’implication. Cette analyse permet de comprendre
pourquoi (23) peut donner lieu à deux implications contextuelles différentes
(24), basées sur deux ensembles d’hypothèses contextuelles, respectivement
(25) et (26) :
23. Pierre : Voudrais-tu du café ? Marie : Le café m’empêche de
dormir.
24. a. Marie ne veut pas de café.
b. Marie veut du café.
25. a. Le café est une substance excitante.
b. Si on veut dormir, on ne consommera pas de substance existante
le soir.
c. Marie veut dormir.
26. a. Le café est une substance excitante.
b. Si on veut travailler le soir, on consommera une substance
existante.
c. Marie veut travailler.

Les implicatures conversationnelles généralisées sont réinterprétées


comme des contenus explicitement communiqués – appelés explicatures
(chapitre 2) –, alors que les implicatures conventionnelles sont décrites
comme autant de significations procédurales (chapitre 12). Enfin, comme
nous l’avons vu en décrivant la pragmatique de la métaphore (chapitre 13),
les métaphores créatives correspondent davantage à des contenus faiblement
communiqués, à savoir des implicatures faibles, au contraire des métaphores
ordinaires correspondant à des implicatures fortes.

4. Références de base
On lira pour une introduction simple à Grice le chapitres 3 de Reboul &
Moeschler (1998a), ainsi que les chapitres 7 et 9 de Moeschler & Reboul
(1994). Les chapitres 18 et 19 de Moeschler & Auchlin (2018) sont aussi des
présentations accessibles à la théorie de Grice et à la Théorie de la Pertinence.
Les chapitres 6 à 8 de Zufferey & Moeschler (2012) constituent un
complément plus actualisé à ces lectures de base. Une traduction française de
l’article Logic and conversation est donnée dans Grice (1979).

5. Pour aller plus loin


La référence la plus complète sur les implicatures se trouve dans l’ouvrage
de Zufferey et al. (2019). Levinson (2000), Horn (1984, 1989) sont les textes
de référence pour les approches néo-gricéennes. Pour les approches post-
gricéennes, on lira la 4e partie de Sperber & Wilson (1989). Enfin, la théorie
sémantique des implicatures conventionnelles est développée dans Potts
(2005).
Questions de révision
14.1. Quels sont les différents types d’implicatures selon Grice ?
14.2. Quel est le critère permettant de différencier les implicatures des implications et des
présuppositions ?
14.3. Quel est le rôle des maximes de conversation dans le calcul des implicatures ?
14.4. Pourquoi Grice prévoit-il aussi la possibilité que les maximes puissent être
transgressées de manière manifeste ?
14.5. Quels sont les critères permettant de distinguer les implicatures conversationnelles
des implicatures conventionnelles ?
14.6. Quelles sont les propriétés des implicatures conventionnelles selon Potts ?
Chapitre 15

Sociolinguistique
LA SOCIOLINGUISTIQUE ÉTUDIE l’ensemble des rapports qui existent entre une
langue et la société qui la parle. Cette discipline couvre ainsi des questions
variées, comme l’impact des politiques linguistiques menées par les États sur
l’évolution des langues, dont nous avons vu des exemples pour le français au
chapitre 4 (l’ordonnance de Villers-Cotterêts, la création de l’Académie
française, etc.). Elle s’intéresse également au multilinguisme sociétal et au
statut accordé à différentes langues dans une société donnée. Nous avons
aussi abordé très brièvement la question du statut des langues régionales
comme le breton en France au chapitre 4. Dans ce chapitre, nous
commencerons par expliquer pourquoi la notion de variation est au cœur du
programme de recherche de la sociolinguistique. Nous montrerons que de
nombreuses variations existent dans l’usage d’une langue, à la fois dans le
temps et dans l’espace, mais aussi en fonction de certaines caractéristiques
sociales des locuteurs. Nous définirons ensuite la notion de sociolecte, qui
désigne la manière de parler d’un groupe de locuteurs. Dans un deuxième
temps, nous présenterons quelques aspects des variations régionales du
français, et montrerons leurs liens avec certaines variables sociales comme
l’âge, le genre et niveau d’éducation des locuteurs. Pour terminer, nous
introduirons la notion de dialectologie perceptuelle, et présenterons des
études qui montrent comment les locuteurs francophones perçoivent leur
variété de français et celles des autres locuteurs.

1. Les variations dans l’usage


du langage
Les fondements de la sociolinguistique
Tout au long de cet ouvrage, nous avons présenté différents aspects de la
structure et de l’usage de la langue française. Dans ces chapitres, nous avons
pris pour acquis que le système de règles grammaticales, les distinctions
phonologiques et le lexique en usage étaient partagés par l’ensemble des
locuteurs de cette langue. En cela, nous avons suivi une approche classique
en linguistique, qui consiste à décrire une certaine forme standard de la
langue. Cette approche est très utile pour comprendre le fonctionnement du
système linguistique d’une langue. Toutefois, il convient de garder à l’esprit
que cette unité est toute relative, car les variations sont en fait nombreuses
entre les locuteurs. Par exemple, si en Suisse romande, la distinction
phonologique entre le [a] du mot patte et le [ɑ] de pâte est bien vivante, elle
n’est plus faite par la majorité des francophones vivant en France. Par
ailleurs, comme nous le verrons plus loin, les mots utilisés pour désigner des
objets du quotidien comme un sac en plastique varient beaucoup selon les
régions, à la fois entre différentes régions en France et dans les autres pays
francophones comme la Suisse, la Belgique et le Canada. Le français, comme
toutes les autres langues, contient une série de traits dont la diffusion est
variable au sein de la communauté francophone. C’est pourquoi, les
sociolinguistes ont souligné que les langues ne sont pas des phénomènes
homogènes et unifiés. Le français de référence diffusé dans les médias et
présenté dans les outils linguistiques comme les grammaires et les
dictionnaires ne représente qu’une partie de la langue française, une norme
parmi toutes celles qui sont en circulation dans la communauté linguistique.
Il existe donc de nombreuses variations, à la fois entre les locuteurs selon la
région géographique où ils habitent, leur âge et leur niveau d’éducation. Mais
les sociolinguistes ont également observé que les variations sont aussi
nombreuses dans la manière de parler d’un même locuteur dans différents
contextes de communication. Par exemple, un avocat s’adressant à son client,
plaidant au barreau et parlant à ses enfants n’utilisera pas le même type de
langage dans les trois situations. Il en va de même pour tous les locuteurs
adultes natifs d’une langue, qui maîtrisent de nombreux registres de langue
différents, en d’autres termes ils adaptent leur manière de parler à leurs
interlocuteurs et au contexte de communication.
Enfin, les différentes manières de parler des locuteurs d’une langue sont
aussi variables dans le temps, car les langues ne se trouvent jamais dans un
état totalement stable. Ces transitions sont évidentes lorsque l’on observe les
différences entre l’ancien français et le français contemporain. Pourtant, sur
l’impulsion du linguiste Ferdinand de Saussure (voir chapitre 5), la
linguistique a longtemps privilégié l’étude synchronique des langues, faisant
ainsi comme si ces dernières se trouvaient dans une succession d’états
stables. Or, ce n’est évidemment pas le cas, car les changements se font
graduellement plutôt que par vagues successives. D’ailleurs, au niveau
lexical, des différences sont déjà en partie visibles entre des jeunes locuteurs
et leurs grands-parents. Des nouveaux mots apparaissent en effet
constamment au gré des modes et innovations technologiques, comme les
mots selfie ou encore troll, liés à l’apparition des mobiles multifonctions et
des réseaux sociaux, alors que d’autres disparaissent comme le mot minitel en
France, qui désignait un type de terminal informatique permettant de se
connecter à un réseau français qui n’est plus utilisé.
Les changements phonologiques et syntaxiques sont plus lents et moins
nombreux mais ils se produisent aussi. Par exemple, certaines distinctions
vocaliques se sont perdues en français moderne chez de nombreux locuteurs
du français de France, qui prononcent de la même façon des mots et des
maux, par exemple avec une voyelle fermée (voir chapitre 6). Ainsi, il existe
toujours des changements qui sont en cours de réalisation dans n’importe
quelle langue à tout moment de son histoire. Ces changements se produisent
très lentement dans les langues écrites et normées comme le français, car
l’écrit est durable dans le temps et sert de point de référence. En revanche,
pour les langues qui sont uniquement orales, ce qui est la norme parmi les
langues du monde (voir chapitre 3), les changements se produisent beaucoup
plus rapidement. Afin d’identifier les changements en cours dans une langue,
les sociolinguistes recherchent les zones de variations. C’est en effet lorsque
plusieurs normes coexistent à un moment donné qu’un changement est peut-
être en cours de réalisation. Une nouvelle norme arrive souvent dans la
langue comme une variante stylistiquement moins soutenue d’une autre
norme existante, qu’elle finira à terme par remplacer. C’est le cas
actuellement en français de la formulation des négations – en un mot à l’oral
et dans certaines formes d’écrit peu soutenu (pas) ou en deux (ne… pas) dans
des registres écrits plus formels et la manière de formuler des questions, avec
le morphème interrogatif en début de phrase (Quand vient-il ?) ou in situ,
dans la position du complément qu’il remplace (Il vient quand ?).
En résumé, la notion de variation est cruciale en sociolinguistique car les
variations sont des indices d’évolution des langues, et ce sont aussi ces
variations qui caractérisent les différentes manières de parler des locuteurs,
appelées sociolectes. C’est à cette notion que nous allons maintenant nous
intéresser de plus près.

La notion de sociolecte
Un sociolecte caractérise le type de langage utilisé par un groupe de
locuteurs, qui se définit selon une certaine variable sociale comme le genre,
l’âge, le niveau socioéconomique, l’appartenance ethnique, etc. Ainsi, par
exemple, il existe dans certaines langues des traits linguistiques qui sont
spécifiques aux hommes et aux femmes. Dans une langue amérindienne
appelée l’atsina ainsi que dans une langue du Nord-Est asiatique appelée le
youkaguir, les femmes et les jeunes enfants utilisent certains phonèmes
spécifiques qui les différencient des hommes. Lorsque les jeunes garçons
grandissent, ils abandonnent ces phonèmes en faveur de la prononciation des
hommes. Pour prendre un exemple plus proche linguistiquement, en français
canadien, il a été observé que les hommes éliminent les [l] finaux des mots
beaucoup plus souvent que les femmes. Ces différences entre hommes et
femmes ne touchent d’ailleurs pas que la phonologie. Dans certaines langues
caribéennes, les hommes et les femmes assignent un genre grammatical
différent aux noms génériques, masculin pour les hommes et féminin pour les
femmes.
Les sociolinguistes ont aussi observé que la différence entre les genres
joue un rôle dans l’évolution des langues. Les hommes tendent à utiliser des
formes non standard plus souvent que les femmes, et ce dans toutes les
classes sociales. Chez les hommes, l’usage de formes non-standard sert à
mettre en avant l’appartenance à un groupe. Cette différence entre hommes et
femmes reflète par ailleurs un trait acquis socialement, car lorsqu’on leur
demande d’évaluer leurs usages du langage, les femmes pensent en général
qu’elles utilisent une langue plus standard qu’elles ne le font en réalité, et
vice versa pour les hommes. Cette volonté d’adaptation et de se conformer à
la norme chez les femmes est aussi visible dans le fait qu’en changeant
d’environnement, elles tendent à perdre leur accent plus rapidement que les
hommes.
La notion de sociolecte est toutefois plus difficile à établir lorsqu’elle
repose sur des traits moins évidents que la notion de genre (laquelle est
d’ailleurs de moins en moins définie comme un trait binaire mais plutôt
comme un continuum). En effet, souvent, plusieurs dimensions de la
variation sociale sont corrélées, en d’autres termes elles varient ensemble.
C’est pourquoi, les sociolectes se définissent la plupart du temps sur la base
d’un ensemble de traits sociaux plutôt que sur un seul. Ainsi par exemple, le
niveau socioéconomique des locuteurs a tendance à augmenter avec l’âge. De
même, les variations géographiques sont aussi corrélées avec des variations
de niveau socioéconomique. Par exemple, le français dit des banlieues en
France désigne des zones géographiques qui ont pour caractéristique de
regrouper des locuteurs à faible niveau socioéconomique.
Le cas du français des banlieues est en outre intéressant pour illustrer la
fonction des sociolectes. À l’intérieur du groupe, les sociolectes ont
généralement pour fonction de marquer l’appartenance au groupe et de se
distinguer des autres groupes de locuteurs. Lorsqu’une création du français
des banlieues est reprise par d’autres groupes de locuteurs, comme c’est
arrivé régulièrement avec des mots comme wesh, ouf, rebeu, etc., ces formes
sont remplacées par d’autres mots à l’intérieur du groupe. À l’extérieur du
groupe, l’usage d’un sociolecte peut aussi être un facteur d’exclusion, lorsque
les locuteurs ne sont pas capables de s’adapter à d’autres normes que la leur.
Ainsi, les jeunes des banlieues qui ne maîtrisent pas la variété standard du
français sont désavantagés dans le monde professionnel, raison pour laquelle
ce parler est régulièrement vilipendé dans les médias. Notons encore que les
caractéristiques et fonctions que nous avons décrites pour le sociolecte des
banlieues françaises ainsi que sa perception dans la société se retrouvent dans
de nombreux autres sociolectes de différentes langues du monde, comme l’a
observé Labov (1976 : 418-419) dans son ouvrage pionnier de
sociolinguistique : « Tout groupe de locuteurs d’une langue X qui se
considère comme une unité sociale fermée tend à exprimer sa solidarité
interne en favorisant les innovations linguistiques qui le distinguent de tous
ceux qui n’appartiennent pas au groupe. »

2. Les français régionaux


Le français parlé dans différentes régions francophones varie sur de
nombreux traits, à la fois phonologiques, lexicaux et grammaticaux.
L’existence de ces variations a été documentée depuis très longtemps de
manière anecdotique, mais la dialectologie, c’est-à-dire l’étude scientifique
des variations régionales d’une langue, a connu un véritable essor grâce à
l’arrivée des sciences participatives, c’est-à-dire depuis l’arrivée d’internet et
des réseaux sociaux, qui offrent la possibilité de contacter rapidement une
grande quantité de locuteurs et de les faire participer à distance à des
enquêtes linguistiques. Plusieurs enquêtes ont ainsi été menées ces dernières
années dans différentes régions francophones d’Europe dans le cadre du
projet Le français de nos régions (Avanzi et al. 2016). Ces enquêtes ont
permis d’obtenir un état des lieux de l’usage des régionalismes en français.
Nous en décrivons les principaux résultats ci-dessous (les résultats complets
sous forme de cartes sont présentés par Avanzi 2017, 2019). Nous verrons
ensuite que les traits régionaux sont parfois, mais pas toujours, associés à
certaines variables sociales comme l’âge et le genre des locuteurs. Enfin,
nous aborderons brièvement le domaine de la sociolinguistique perceptuelle,
qui s’intéresse à la manière dont les locuteurs perçoivent leur langage et celui
des autres locuteurs.
Variations phonologiques, lexicales
et grammaticales
Le français est souvent perçu comme une langue très unitaire du fait de la
forte standardisation dont elle a fait l’objet en France au cours des siècles.
Pourtant, il subsiste de nombreuses variantes régionales, à la fois dans les
régions françaises éloignées de Paris comme le Sud ou encore la Bretagne et
dans les autres pays francophones que sont notamment la Belgique, la Suisse
et le Canada. Le lexique est l’élément qui connaît le plus de variations. Il
n’est en effet pas rare que les objets du quotidien soient nommés
différemment selon les régions. Par exemple, le crayon de papier est aussi
nommé crayon à papier dans de nombreuses régions de France, ou encore
crayon gris en Bretagne, dans certaines régions du Sud de la France ainsi
qu’en Suisse romande. Il est tout simplement nommé crayon en Belgique et
crayon de bois dans le Nord-Pas-de-Calais et dans le Pays de la Loire. Pour
prendre un autre exemple, le sac qui est distribué dans les magasins pour
envelopper ses achats est nommé pochon en Bretagne, poche dans tout le
Centre et le Sud-Ouest de la France, sachet dans la Sud-Est et le Nord de la
France ainsi qu’en Belgique et cornet en Suisse romande, en Franche Comté
et en Lorraine.
Certaines prononciations sont aussi variables selon les régions. Par
exemple, le son [l] en finale de mot n’est pas toujours prononcé dans toutes
les régions, et l’aire de diffusion de la forme tronquée est variable selon les
mots. En Belgique, on prononce par exemple le mot sourcil sans le [l] final,
sourci, alors que le [l] se prononce en France et en Suisse romande. De
même, le mot persil est prononcé sans le [l] dans la partie Centre-Nord de la
France, mais avec le [l] dans le reste du pays ainsi qu’en Belgique et en
Suisse. Pourtant, comme le relève Avanzi (2017 : 44-45), seule la
prononciation sans le [l] est indiquée pour ces deux mots dans les
dictionnaires, alors que cette prononciation est loin d’être majoritaire. La
prononciation ou non-prononciation des phonèmes finaux des mots varie
aussi pour d’autres sons. La prononciation du [s] est par exemple variable
dans les mots moins (prononcé seulement dans le Sud-Ouest de la France) et
encens (prononcé également dans le Sud-Ouest mais aussi en Suisse
romande). La prononciation du [t] est aussi variable dans des mots comme
vingt (prononcé dans le Nord-Est de la France et en Suisse romande), déficit
(prononcé uniquement en Suisse romande et dans les départements français
voisins de la Suisse). Parfois, plusieurs sons peuvent être effacés, comme
dans le mot district, prononcé disti en Suisse romande. Cette prononciation se
trouve être la survivance d’une ancienne norme. Sa persistance en Suisse est
sans doute liée au fait que la notion même de district existe toujours en Suisse
alors qu’en France, les districts ont été remplacés par des arrondissements dès
le XIXe siècle.
Un autre grand domaine de variation phonologique concerne les voyelles
dites à double timbre comme les sons [a] de patte et [ɑ] de pâte, le son [ɔ] de
sotte et le [o] de saute, le [ɛ] de net et le [e] de nez, le [ɛ̃] de brin et le [ɶ̃] de
brun et enfin le son [ø] de jeu et le son [ɶ] de heure. Ces oppositions
persistent dans des régions différentes selon la paire considérée. L’opposition
entre patte et pâte ne subsiste qu’en Suisse romande, en Belgique, et dans les
régions françaises du Nord-Est, situées entre ces deux pays. La distinction
entre [o] et [ɔ] est variable selon les mots. Par exemple, la prononciation des
mots saute et sotte sépare le Sud de la France des autres régions. Toutefois, la
distinction entre pot et peau est maintenue en Suisse romande et en Belgique
uniquement, et se retrouve plus faiblement dans les régions françaises
voisines. La distinction entre jeune avec une voyelle ouverte et jeûne avec
une voyelle fermée ne se fait qu’au Sud de la France et en Belgique ainsi que
tout au Nord de la France. Dans les autres régions, c’est la prononciation avec
la voyelle ouverte comme dans le mot heure qui l’emporte. Cette distinction
n’est pas faite non plus en Suisse romande et dans les départements français
voisins, mais cette fois-ci, c’est la prononciation avec la voyelle fermée
(comme dans jeu) qui prévaut. Enfin, la distinction entre les nasales de brin et
de brun se fait dans la moitié Sud de la France, mais ce trait ne remonte pas
uniformément. À l’ouest, la distinction est perdue déjà au nord de
l’Aquitaine, alors qu’à l’Est, elle remonte jusqu’à la Franche Comté. Cette
distinction se fait aussi en Suisse romande et en Belgique. Ces exemples
montrent bien la variabilité du système phonologique du français mais illustre
aussi le rôle du lexique dans le maintien de certaines distinctions.
Dans le domaine de la syntaxe, les variations sont moins nombreuses, mais
elles existent également. Par exemple, en Belgique, les gens vont à la toilette
plutôt qu’aux toilettes, et sont en rue plutôt que dans la rue. Dans la région
Rhône-Alpes, un pronom y qui est un ancien pronom clitique pour le est
souvent inséré dans des expressions comme je vais vous y expliquer plutôt
que je vais vous l’expliquer. En Suisse romande, et plus spécifiquement dans
le canton de Vaud, c’est le pronom ça qui est utilisé de manière non standard
dans des tournures comme il va ça faire plutôt qu’il va faire ça. Dans la
région Centre-Est de la France ainsi qu’en Suisse romande, personne est
souvent antéposé au verbe dans des constructions comme il n’a personne vu
plutôt qu’il n’a vu personne. Enfin, au Sud de la France, le verbe tomber est
souvent utilisé à la place de l’expression faire tomber, dans des expressions
comme il a tombé le vase.
L’existence de tournures et mots régionaux vient la plupart du temps de
deux sources différentes. Il s’agit souvent d’anciennes normes du français
qui ont été abandonnées en français standard mais qui subsistent dans
d’autres régions. C’est le cas des fameux septante et nonante de Suisse et de
Belgique, mais aussi de mots comme cru, qui signifiait autrefois « humide et
froid » en français, et qui subsiste encore avec cette signification dans
l’expression faire cru que l’on retrouve en Belgique, en Suisse, mais aussi au
Québec et en Acadie. De manière générale, ce phénomène illustre le fait que
les locuteurs qui viennent de régions périphériques sont plus conservateurs et
gardent des mots et tournures qui ont disparu de la variété considérée comme
standard. Ce conservatisme a aussi un impact sur la prononciation, car les
distinctions qui sont conversées dans certaines régions ont souvent été la
norme en français standard.
L’autre grande cause de divergence provient de contacts avec d’autres
langues qui ont touché certaines régions linguistiques en particulier. C’est le
cas des régionalismes issus du franco-provençal, comme l’expression ar’vi
pa pour dire au revoir en Savoie ou le mot roille pour désigner la pluie en
Suisse romande. On retrouve le même phénomène dans d’autres régions
comme la Bretagne, avec certaines expressions comme a-dreuz qui signifie
de travers ou à travers et qui sert aussi à désigner une personne ivre, ou le
mot kenavo pour dire au revoir, qui viennent tous deux du breton. En
Belgique, certaines tournures régionales comme le fait d’utiliser le verbe
savoir à la place de pouvoir dans des expressions comme il ne sait pas
marcher sans canne sont considérées comme des calques du néerlandais. De
même, certaines spécificités du français Suisse romand sont des calques de
l’allemand, comme le mot le katse pour désigner un chat ou encore la
tournure attendre sur quelqu’un plutôt qu’attendre quelqu’un. Dernier
exemple, l’expression ça m’enfade utilisée très localement dans la région de
Perpignan pour dire ça m’ennuie est un emprunt du verbe catalan enfadar.

Influence des variables sociales sur la variation


Pour certaines tournures et certains mots régionaux qui sont des
subsistances d’anciennes normes, le critère pertinent qui détermine quels sont
les locuteurs qui font encore cette distinction ne semble pas tant être leur
région géographique mais plutôt leur âge. Par exemple, il était de coutume en
français standard de ne pas prononcer les sons finaux de certains mots
comme exact (prononcé exa) et août (prononcé comme la conjonction ou).
Pour ces mots, le critère pertinent pour déterminer la prononciation favorisée
par les locuteurs est leur année de naissance. En effet, dans le cas du mot
exact, la prononciation tronquée se retrouve surtout pour des locuteurs nés en
1930 et diminue ensuite chez les locuteurs plus jeunes. Dans le cas de août, la
prononciation tronquée est même la plus fréquente des deux (un peu plus de
50%) pour les locuteurs nés dans les années 1930, mais cette prononciation
diminue de moitié pour les locuteurs nés dans les années 2000. De même,
l’usage de certaines expressions régionales comme j’ai personne vu est
marginal chez les locuteurs jeunes. D’autres expressions en revanche sont
utilisées de manière uniforme entre les générations. Ainsi, il n’est pas
possible de conclure que les expressions régionales sont en train de
disparaître.
Certains régionalismes comme j’ai personne vu sont aussi utilisés dans des
proportions différentes par les femmes et les hommes. Dans tous les cas,
lorsqu’une différence entre les genres existe dans l’utilisation d’une
expression ou d’un mot régional, les régionalismes sont plus utilisés par des
hommes. Ce résultat fait écho à l’observation présentée plus haut sur
l’attitude des deux genres face à la langue standard.
Enfin, notons que parfois, plusieurs variables sociales sont à l’œuvre
simultanément dans l’évolution de la langue. Ainsi, par exemple, Hansen et
Julliard (2011) ont étudié la prononciation des voyelles à double timbre dont
nous avons parlé plus haut dans les années 1970 et 2000 chez des locuteurs
parisiens, en comparant des locuteurs ayant reçu une formation supérieure
avec des locuteurs ayant un niveau de formation plus bas (formation
technique). Leurs résultats indiquent que la distinction entre toutes les paires
a diminué en trente ans. La paire qui reste la plus vivante en français parisien
est celle qui oppose saute et sotte, suivie de la distinction entre parlé et
parlais. La diminution la plus spectaculaire concerne la paire qui oppose brin
et brun, la prononciation spécifique de brun n’étant plus réalisée que par
34 % des locuteurs parisiens en 2000. Enfin, la distinction entre patte et pâte
était déjà très faible à Paris dans les années 1970, car elle était faite par
seulement 31 % des locuteurs. Quant à la distinction entre les locuteurs plus
éduqués et moins éduqués, elle révèle que les locuteurs plus éduqués ont
tendance à préserver davantage ces distinctions que les autres. Toutefois,
dans les années 2000, la différence de niveau d’éducation restait très
importante que pour la paire opposant brin et brun, qui était prononcée de
manière distincte par 53 % des locuteurs avec un niveau de formation
supérieur contre seulement 14 % de ceux avec une formation technique.

Variétés et perceptions des locuteurs


Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux spécificités régionales
séparant différentes régions francophones. Un autre aspect de la
dialectologie, appelé la dialectologie perceptuelle, s’intéresse non pas à
documenter, d’un point de vue linguistique, les différences existantes, mais à
la manière dont les locuteurs reconnaissent et jugent les différentes variétés
de leur langue. Les perceptions que les locuteurs ont des similitudes et des
différences entre les variétés de leur langue fournissent des résultats
complémentaires aux études de production telles que les enquêtes dont nous
avons présenté les résultats plus haut, et permettent de mieux comprendre les
représentations sociales ainsi que les stéréotypes associés à différentes
variétés régionales.
Dans des études de dialectologie perceptuelle, on demande souvent à des
groupes de locuteurs de regrouper sur une carte les différentes régions qu’ils
associent à une certaine manière de parler. En outre, on leur demande de
juger ces différentes variétés du point de vue de leur proximité avec la leur,
de leur degré de correction et aussi de leurs caractéristiques esthétiques. Une
telle étude a été menée pour le français avec 74 locuteurs francophones de la
région parisienne (Kuiper 1999). Au total, les jugements portaient sur 24
régions différentes de la France ainsi que sur Belgique et la Suisse
francophones. En ce qui concerne la correction du français parlé dans chaque
région, les participants ont jugé que le français le plus correct était celui parlé
dans leur région (Île de France) ainsi qu’à Tours. La mention de Tours reflète
un stéréotype très répandu en France, selon lequel la variété de français la
plus pure serait celle de Tours. Venaient ensuite toutes les autres régions
françaises, dont les plus mal notées étaient la Bretagne, la Lorraine, la
Provence et encore plus bas l’Alsace. Les régions encore plus mal notées
étaient les régions étrangères de Suisse et de Belgique. Ces résultats semblent
indiquer que la proximité avec d’autres langues locales (l’allemand, le
néerlandais, le breton) est un facteur important qui conduit les locuteurs
parisiens à dévaloriser la correction du français parlé dans certaines régions.
L’importance de ce facteur a en outre été confirmée dans des entretiens
menés à la suite de l’expérience avec les participants.
Les réponses à la question portant sur le degré de différence entre le
français parlé dans chaque région avec la variété du français parisien parlée
par les participants ont montré des résultats très convergents. En revanche,
l’ordre de préférence des régions changeait quelque peu en réponse à la
question de la beauté de chaque variété. Cette fois-ci, la Provence occupait la
première place, suivie par la région parisienne et celle de Tours. De manière
générale, les régions du Sud obtenaient un score plus haut que pour les autres
questions. Si les régions de Belgique et de Suisse étaient toujours évaluées
négativement, elles n’arrivaient cette fois-ci pas en queue du peloton, mais se
classaient devant la Lorraine, le Nord et enfin l’Alsace, qui obtenait le score
le plus bas.
Cette étude illustre plusieurs résultats qui sont récurrents dans des études
de dialectologie perceptuelle. Premièrement, les régions périphériques, et
plus particulièrement les régions rurales, sont mal vues par les locuteurs
parlant la variété considérée comme standard, et cette opinion négative est
d’ailleurs partagée par les locuteurs de ces régions, qui connaissent un fort
sentiment d’insécurité linguistique. Dans le cas du français, un tel sentiment a
été mis en évidence aussi bien pour les locuteurs suisses romands, belges,
canadiens et même provençaux. Par ailleurs, les appréciations des locuteurs
ne coïncident pas toujours avec des données plus objectives sur les
différences dialectales entre régions. Parfois, les locuteurs jugent plus
négativement la manière de parler des locuteurs d’une région dont ils ne
distinguent pourtant pas l’accent par rapport à une autre région perçue plus
positivement. Cette différence s’explique par le fait que les perceptions des
locuteurs sont très influencées par les stéréotypes associés à chaque région.
Dans le cas de la France, l’association de la Provence avec un cadre de
vacances et de soleil contribue aux associations positives avec cette variété,
même si elle est par ailleurs jugée peu correcte, alors que la région du Nord,
perçue comme plus proche de la variété parisienne, est jugée négativement en
termes esthétiques, car les stéréotypes associés à cette région sont plus
négatifs.

3. Références de base
De nombreuses introductions à la sociolinguistique existent en anglais.
Parmi celles-là, nous recommandons particulièrement Bell (2013) et
Meyerhoff (2019). En français, Gadet (2007) fournit une introduction
succincte à certains aspects de la variation sociale et Gadet (2003) présente de
manière accessible les différentes dimensions de la variation linguistique. De
nombreuses spécificités des français régionaux dont nous avons évoqué les
résultats dans ce chapitre sont présentées par Avanzi (2017, 2019) sur la base
d’enquêtes réalisées en ligne. Ces ouvrages contiennent de nombreuses cartes
illustrant les aires de diffusions de régionalismes lexicaux, phonologiques et
grammaticaux. Walter (1999) ainsi que Avanzi & Horiot (2017) sont aussi
des introductions très accessibles aux français régionaux.

4. Pour aller plus loin


Labov (1976) est l’un des ouvrages fondateurs de la sociolinguistique qui
reste une lecture incontournable. Avanzi et al. (2016) présentent les aspects
méthodologiques liés à la réalisation d’enquêtes de sociolinguistique en ligne.
Le domaine de la dialectologie perceptuelle trouve son origine dans la notion
de linguistique populaire (folk linguistics) développée par Niedzilski &
Preston (1996). De nombreux résultats provenant de ce domaine portant sur
différentes communautés linguistiques se trouvent dans la série d’articles
regroupée dans Preston (1999) et Long et Preston (2002). Boughton (2006)
illustre les différences qui peuvent exister entre perceptions des locuteurs et
données dialectologiques.

Questions de révision
15.1. Pourquoi la notion de variation est-elle centrale en sociolinguistique ?
15.2. Qu’appelle-t-on un changement en cours et en quoi cette notion est-elle liée à celle
de variation ?
15.3. Quelles sont les dimensions du langage qui varient le plus entre les régions ?
15.4. Quelles sont les principales sources des différences régionales ?
15.5. Qu’appelle-t-on la dialectologie perceptuelle ?
15.6. Qu’appelle-t-on l’insécurité linguistique et en quoi cette notion est-elle liée à la
notion de variation ?
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Corrigé des questions
de révision

1. Chapitre 1 :
Introduction à l’étude du langage
1.1.
Quelles sont les deux fonctions envisagées pour
le langage ?
Le langage peut avoir une fonction sociale ou une fonction cognitive. En
d’autres termes, le langage peut être utilisé pour communiquer de
l’information aux autres (fonction sociale) et pour former des pensées
organisées et structurées (fonction cognitive).

1.2.
Quels sont les arguments en faveur de chacune
d’elles et quels contre-arguments peut-on y
opposer ?
La question de la fonction du langage est intimement liée à celle de son
évolution. Le problème est de savoir quel est l’avantage évolutif de
l’apparition du langage pour l’homme.

• La fonction sociale du langage


D’un point de vue évolutif, l’argument avancé est que l’homme appartient
zoologiquement au groupe des primates, animaux sociaux, et que le langage
lui a servi avant tout à développer et à resserrer les liens sociaux à l’intérieur
des groupes et entre groupes. Le langage aurait apporté un avantage pour la
communication, permettant ainsi d’augmenter l’efficacité des activités de
groupe comme la chasse et la cueillette, mais aussi la guerre et l’exercice du
pouvoir. Enfin, il permettrait de demander et d’obtenir ce que l’on veut.
Toutefois, cette hypothèse rencontre un certain nombre d’objections.
Premièrement, les autres primates ont une vie sociale extrêmement riche
même en l’absence de langage. Deuxièmement, le langage n’a nullement
permis d’éviter les luttes entre groupes. En d’autres termes, il n’a pas pacifié
l’espèce humaine. Troisièmement, il n’est pas certain non plus que ce soit le
langage qui ait amélioré les performances des activités de groupe. De
nombreuses espèces d’animaux chassent en groupe très efficacement sans
avoir recours au langage. Quatrièmement, l’idée selon laquelle le langage
permet d’obtenir ce que l’on veut est également discutable, car les très jeunes
enfants et les animaux de compagnie y parviennent dans bien des cas sans
langage.

• La fonction cognitive du langage


Dans cette hypothèse, l’apparition du langage aurait joué un rôle crucial
dans le développement des capacités cognitives de l’espèce. Il est donc avant
tout un outil de représentation et de transmission de l’information. Le langage
aurait notamment permis d’améliorer les capacités de raisonnement de
l’espèce ainsi que ses capacités d’attribution d’états mentaux (voir théorie de
l’esprit ci-dessous). Par ailleurs, le langage aurait permis de passer du simple
stade de signal à la communication d’un message complexe (voir les
propriétés du langage humain par opposition à la communication animale).
Le langage envisagé de cette manière fournit un avantage clair à l’être
humain. Par exemple, il permet à un individu de renseigner ses compagnons
sur les dangers d’un lynx qu’il a aperçu au bord de la rivière même en
l’absence de ce dernier (ce qu’un cri d’alerte ne lui permettait pas).
Toutefois, cette hypothèse ne donne pas de réponse concernant la nature
du lien entre langage et cognition. Plus précisément, elle ne nous dit pas si
c’est l’apparition du langage qui a permis le développement des capacités
cognitives de l’espèce ou au contraire si c’est l’évolution des capacités
cognitives qui a permis à l’homme de développer le langage.

1.3.
Qu’est-ce que la théorie de l’esprit et en quoi
cette faculté est-elle utile pour communiquer ?
Avoir une théorie de l’esprit, c’est être capable d’attribuer des états
mentaux comme des désirs ou des croyances à soi-même et à autrui et de
raisonner à partir de ces informations. Avoir une théorie de l’esprit est un
prérequis fondamental afin de pouvoir mener à bien toute interaction sociale.
Dans la communication, l’attribution d’états mentaux est fortement liée à la
composante pragmatique du langage. En effet, utiliser le langage de manière
appropriée en contexte nécessite la faculté de s’adapter en fonction de ce que
son interlocuteur sait ou croit.

1.4.
La théorie de l’esprit est-elle spécifique à l’être
humain ?
Oui et certains chercheurs pensent même que c’est cette faculté qui
distingue l’être humain du reste du règne animal. Toutefois, une certaine
forme plus rudimentaire de théorie de l’esprit est également présente chez
certains primates. Notons encore que certaines pathologies comme l’autisme
se caractérisent par une théorie de l’esprit déficiente.

1.5.
Pourquoi l’acquisition du langage ne peut‑elle
pas être expliquée par un simple phénomène
d’imitation comme le prévoit le modèle social ?
Apprendre une langue est un processus très complexe. Songez notamment
aux efforts nécessaires pour apprendre une deuxième langue (règles de
grammaire, vocabulaire, etc.). Pourtant, à l’âge de quatre ans environ,
l’enfant possède un langage qui s’apparente à celui de l’adulte. Cette
incroyable facilité serait inexplicable si l’enfant se contentait d’imiter et
n’avait aucune prédisposition innée pour le langage à la naissance.
Cette facilité est d’autant plus surprenante que l’enfant ne reçoit que des
indices très partiels et inexacts en écoutant parler les adultes. En effet, le
langage oral est caractérisé par des faux départs, des répétitions, des phrases
parfois grammaticalement incorrectes ou du moins incomplètes, etc. Dans la
littérature, ce second argument est appelé la pauvreté du stimulus. Ainsi, si
l’apprentissage se faisait par imitation, l’enfant enregistrerait des données
incorrectes à partir de ce qu’il entend. Or, l’enfant ne répète jamais ce type
d’erreur.
L’argument le plus décisif qui contredit la théorie de l’imitation est le
suivant : dès qu’il commence à parler, l’enfant est capable de produire des
phrases qu’il n’a jamais entendues auparavant. Il est donc impossible qu’il
puisse les imiter.

1.6.
Quelles sont les principales étapes de
l’acquisition du langage ?
Durant sa première année, le bébé apprivoise les sons de sa langue
maternelle en gazouillant puis en babillant, dès six mois environ. Vers son
premier anniversaire, l’enfant produit ses premiers mots, et lorsque son
vocabulaire atteint une cinquantaine de mots, vers dix-huit mois, il se met à
produire des phrases à deux mots. Entre deux et trois ans, les progrès de
l’enfant sont très rapides : il commence à utiliser toutes les catégories
grammaticales et à former des phrases complexes. Bien qu’il existe des
variations importantes entre les enfants dans le rythme d’acquisition, ces
étapes sont universelles pour tous les enfants du monde qui se développent
normalement.

1.7.
Quelles sont les aires cérébrales impliquées
dans la faculté de langage et à quoi servent-
elles ?
L’aire de Broca (du nom du chirurgien français Paul Broca [1824-1880],
qui l’a localisée en 1865) est située dans l’hémisphère gauche, plus
précisément au pied de la troisième circonvolution frontale gauche. Son rôle
dans le langage a pu être identifié en étudiant les troubles de langage
rencontrés par des patients souffrant de lésions à cet endroit. On parle
maintenant d’aphasie de Broca pour caractériser ces troubles. Les patients
souffrant d’aphasie de Broca ont des difficultés à produire des phrases. Leurs
énoncés sont courts, en moyenne moins de quatre mots. Ces patients ont
également des problèmes d’accès au lexique : ils ont de la difficulté à trouver
le mot qu’ils veulent utiliser. En revanche, ils n’ont pas de problème de
compréhension du langage et conservent souvent la faculté de lire. Ils sont
par contre incapables d’écrire.
L’aire de Wernicke (du nom du neurologue allemand Carl Wernicke
[1848-1905]) est une aire corticale située dans l’hémisphère gauche, plus
précisément dans le cortex associatif spécifique auditif. Les patients souffrant
d’une aphasie de Wernicke présentent des troubles inverses à ceux souffrant
de l’aphasie de Broca. Ils éprouvent des difficultés importantes à comprendre
ce qui est dit et ce qui est écrit mais parlent facilement ou même
abondamment. Toutefois, leur production n’est pas intacte pour autant. Ils
emploient souvent des mots inexacts ou même inexistants, ce qui fait parfois
dire qu’ils jargonnent.
1.8.
Citer et expliquer les critères qui permettent de
distinguer la communication humaine de la
communication animale.
La créativité : les signaux employés par les animaux sont très limités
(quelques cris différents selon le prédateur pour les singes vervet) alors que
l’être humain est capable d’exprimer un nombre de significations quasi
illimité. L’être humain utilise le langage pour raconter, décrire, enseigner,
légiférer, etc.
La compositionnalité : le langage humain est constitué d’une double
articulation. Les sons (phonèmes) peuvent être associés pour créer des mots
différents. Ensuite, les mots peuvent être associés pour créer des phrases
différentes. La communication animale ne comprend pas cette flexibilité. Les
signaux ne sont pas combinés entre eux. En d’autres termes, la syntaxe est
toujours absente des modes de communication chez les animaux.
La représentation : les mots employés par les humains se distinguent des
signaux comme les cris des singes vervet, qui servent uniquement à avertir
d’un danger et ne sont produits qu’en présence de ce danger. Le langage
humain est constitué de signes arbitraires qui renvoient à des représentations
du monde. En effet, il n’y a aucune relation naturelle entre le mot chat et
l’animal qu’il désigne, il ne s’agit que d’une convention suivie par
l’ensemble des locuteurs. Par ailleurs, le langage humain permet de parler de
choses même en leur absence ce qui n’est pas le cas des signaux d’alerte.

2. Chapitre 2 :
Langage et communication
2.1.
Pourquoi la communication verbale ne peut-elle
être expliquée de manière satisfaisante par le
modèle du code ?
Dans le modèle du code, communiquer consiste à transmettre un message
d’une source à une destination via un canal de communication. Plus
précisément, dans le domaine de la communication verbale, le locuteur, qui
représente la source, encode un message et le transmet à un destinataire en
émettant un signal transmis par un canal (oral ou écrit). Ce modèle explique
de manière efficace comment une suite de sons est véhiculée pour transmettre
un sens. Toutefois, il ne permet pas de comprendre l’ensemble du processus
de la communication verbale. Dans la plupart des cas, les locuteurs
prononcent des phrases pour communiquer plus d’informations que celle
contenues explicitement dans les mots qu’ils utilisent. Par exemple, si je dis :
« il est tard » à mes hôtes, ce n’est pas pour leur signaler un fait mais pour
leur demander implicitement de partir. Ainsi, la communication verbale
comporte presque toujours une part d’implicite, que le modèle du code ne
permet pas d’expliquer.
Par ailleurs, le modèle du code pose également un autre problème. Dans
une situation où le code lui-même ne souffre d’aucune déficience, par
exemple un bruit qui empêcherait la bonne réception du signal, tout acte de
communication doit forcément être couronné de succès. Or, tel n’est pas le
cas, comme en témoignent les exemples fréquents de malentendus qui se
produisent dans la communication. Ces problèmes peuvent être dépassés si
l’on admet qu’au premier niveau de décodage des informations linguistiques
vient s’ajouter un autre traitement, de type inférentiel.

2.2.
Donner un exemple qui illustre le rôle de
l’ostension dans la communication verbale.
L’ostension est l’acte de montrer ouvertement son intention de
communication. Si la communication comporte nécessairement une part
d’ostension, c’est parce que de nombreux stimuli sont présents
simultanément dans un contexte donné. Ainsi, le locuteur doit montrer
ouvertement à son auditeur ce qu’il a l’intention de lui communiquer afin de
l’inciter à prêter attention à ce stimulus particulier. Par exemple, si je veux
demander à boire à quelqu’un en agitant mon verre vide, je dois faire ce geste
en regardant explicitement dans la direction de cette personne.

2.3.
Donner un exemple qui illustre le rôle des
inférences dans la communication verbale.
L’inférence est une déduction que l’on tire à partir de prémisses tenues
pour vraies. Il est souvent indispensable que l’auditeur tire des inférences
pour comprendre le message communiqué par le locuteur, car ce dernier
comporte presque toujours une part d’implicite. Par exemple, pour
comprendre que l’énoncé il fait froid est une requête pour demander de
fermer une fenêtre, l’auditeur doit tirer des inférences sur la motivation de la
personne qui lui parle, d’où l’importance d’avoir une théorie de l’esprit (voir
chapitre 1).

2.4.
Quels sont les critères qui permettent de définir
un énoncé par opposition à une phrase ?
Donner des exemples de phrases et d’énoncés.
L’énoncé est la réalisation concrète d’une phrase, qui apparaît lorsqu’elle
est effectivement prononcée par un locuteur dans un contexte particulier. La
phrase est une construction abstraite du linguiste. Comme une phrase n’est
pas interprétée dans un contexte précis, elle est souvent ambiguë. En
revanche, un énoncé a toujours une seule signification dans un contexte
donné. Dans la plupart des cas, les énoncés sont des objets matériellement
identiques aux phrases. Certains énoncés ne sont toutefois pas des phrases
bien formées avec un sujet, un verbe, etc. comme on le voit ci-dessous.
[Contexte : Julie vient de casser le vase de sa grand-mère].
Anouk : « Ben bravo ! »

2.5.
L’énoncé suivant peut avoir différents sens : Il
est quatre heures. Donner trois exemples de
contextes qui correspondent à des sens
différents et dire quelles sont les hypothèses
contextuelles utilisées dans chaque contexte.
2.6.
Comment les énoncés ci-dessous doivent‑ils
être enrichis pour arriver à la bonne forme
propositionnelle ? (Utiliser les notions de
spécification et d’élargissement)
1. A : J’ai de la température. / B : Alors il faut beaucoup boire.

Forme propositionnelle : A. J’ai une température anormalement élevée. /


B. Alors il faut beaucoup boire de liquide adapté à un malade (eau, tisane,
etc.).
Dans les deux cas, il s’agit d’un processus de spécification. Dans l’énoncé
A, l’échelle des températures est réduite pour n’englober qu’un intervalle
limité (entre 37 et 41 degrés Celsius), qui est pertinent en contexte. Dans
l’énoncé B, l’ensemble des boissons est réduit pour n’inclure que celles qui
sont adaptées à une personne malade. Ainsi, le concept BOIRE dans cet
exemple n’inclut pas des boissons comme le whisky ou la bière.
2. La piqûre sera indolore.

Forme propositionnelle : La piqûre sera pratiquement indolore.


Il s’agit d’un processus d’élargissement, par l’usage d’une approximation.
En effet, le concept INDOLORE dénote à strictement parler une absente
totale de douleur. La piqûre ne peut donc pas entrer théoriquement dans cette
dénotation, car elle implique nécessairement une certaine sensation de
douleur, même infime.
3. Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours avec des chiens ?

Forme propositionnelle : Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours


avec des chiens capables de les aider dans leur travail (saint-bernard, berger-
allemand, etc.) ?
Il s’agit d’un processus de spécification. En effet, le concept CHIEN de
cet énoncé ne renvoie qu’à une sous-partie de l’ensemble des chiens du
monde, ceux qui peuvent faire du sauvetage. Comparez avec un autre énoncé
contenant le mot chien : La vieille dame promène son chien. Dans ce cas, le
sous-ensemble des chiens dont on parle est différent : il s’agit plutôt de
caniches que de saint-bernard. Pourtant, dans les deux cas, le mot utilisé est
le même. C’est par enrichissement pragmatique que le locuteur comprendra
de quel type de chiens il est question.
4. Je ne peux pas boire mon café : il est bouillant.

Forme propositionnelle : Je ne peux pas boire mon café il est trop chaud
pour être buvable.
Il s’agit d’un exemple d’élargissement, par l’usage d’une hyperbole. En
effet, le mot bouillant dénote littéralement une température proche du point
d’ébullition. Or, dans l’usage ci-dessus, cet intervalle est élargi pour inclure
toute température trop élevée pour qu’un liquide puisse être bu, même s’il
s’agit de 50 degrés et non pas de 100 degrés.

2.7.
Donner les prémisses et les conclusions
implicitées des énoncés ci-dessous.
Jean est Suisse donc il est toujours à l’heure.

Prémisse implicitée : Les Suisses sont toujours à l’heure.


Conclusion implicitée : Jean est toujours à l’heure.
Pierre : Voudrais-tu avoir une Rolex ?
Jacques : Je déteste les montres de luxe.

Prémisse implicitée : Les Rolex sont des montres de luxe.


Conclusion implicitée : Jacques ne voudrait pas avoir une Rolex.

2.8.
Résumer la manière dont la théorie de la
pertinence explique la communication non
littérale à l’aide d’un exemple.
Dans la théorie de la pertinence, le locuteur communique toujours
l’information la plus pertinente en fonction de ses compétences et de ses
intérêts. De son côté, l’auditeur cherche toujours l’interprétation la plus
pertinente. La pertinence intègre également une notion de coût de traitement.
L’auditeur applique la loi du moindre effort et son interprétation s’arrête dès
qu’il trouve une interprétation compatible avec ses attentes de pertinence.
Cette théorie permet d’expliquer la communication non littérale de
manière satisfaisante dans la mesure où cette dernière représente souvent le
moyen le plus économique de transmettre une information. Par exemple, il
est plus économique de dire il fait froid que ferme la fenêtre car cette réponse
comprend à la fois une requête indirecte et la cause de cette requête.

3. Chapitre 3 :
Le langage et les langues
3.1.
Pourquoi la question de l’évolution du langage
est-elle si controversée ?
Cette question est particulièrement controversée parce qu’il est impossible
de donner des preuves irréfutables dans ce domaine : le langage ne se
fossilise pas ! C’est pourquoi, nous n’avons aucune trace concrète qui
permette d’affirmer quel type de langage existait chez nos ancêtres ni même à
partir de quelle époque exactement la faculté de langage est apparue. Les
premières traces concrètes du langage que nous possédons sont les écrits des
Sumériens, qui datent de 4 000 ans AEC. Ainsi, si la Société de linguistique
de Paris décide en 1866 de refuser toute communication portant sur les
origines du langage, c’est pour faire face à une profusion de théories plus
spéculatives les unes que les autres qu’aucune donnée expérimentale ne
pouvait corroborer ou infirmer.

3.2.
Quels types de preuves peut-on avancer pour
étayer des hypothèses dans ce domaine ?
Malgré la difficulté d’avancer des preuves scientifiques dans ce domaine,
les spéculations concernant l’origine du langage sont fondées sur une série de
découvertes scientifiques :
1. La théorie de l’évolution des espèces : le fait de savoir quels sont les
ancêtres de l’être humain a permis, en comparant les changements évolutifs
entre les espèces, de faire des hypothèses sur la période à laquelle le langage
est apparu et chez quelles espèces il aurait pu être présent.
2. La paléontologie : c’est-à-dire la science des êtres vivants ayant existé
au cours des temps géologiques, et qui est fondée sur l’étude des fossiles. Au
fur et à mesure que les paléontologues ont découvert de nouveaux fossiles
ainsi que de nouvelles techniques pour les étudier, il a été possible de
formuler des hypothèses sur la probabilité que telle ou telle espèce possédait
déjà une forme de langage. Par exemple, on a pu estimer la taille de leur
cerveau, la disposition de leur appareil phonatoire, etc.
3. L’éthologie et la primatologie : l’éthologie est la science qui étudie le
comportement des espèces animales dans leur milieu naturel. L’étude de
l’anatomie et des capacités cognitives des primates, ainsi que leur
comparaison avec celles de l’être humain, a permis de faire des hypothèses
sur les causes de l’absence de langage chez ces espèces. Ces comparaisons
ont permis de mieux comprendre quelles sont les facultés qui sont uniques
chez l’être humain et qui pourraient avoir contribué au développement du
langage.
4. Les sciences cognitives et les neurosciences : les connaissances sur le
fonctionnement du cerveau humain nous donnent la possibilité de déterminer
quelles sont les parties du cerveau qui ont un lien avec le langage. Ces mêmes
zones ont ensuite pu être analysées chez les primates. Les aires de Broca et de
Wernicke (voir plus bas) sont notamment présentes chez les chimpanzés, ce
qui explique leur aptitude à apprendre certains éléments du langage. Chez nos
ancêtres, aucune trace de ces aires n’a pu être identifiée en étudiant la boîte
crânienne des paranthropes. En revanche, elles sont clairement marquées
chez leurs contemporains homo habilis et homo rudolfensis.
5. La linguistique : le développement des connaissances en linguistique a
rendu possible la compréhension du fonctionnement du langage : de quels
éléments il se compose (phonèmes, morphèmes, etc.) et comment ces
derniers interagissent entre eux. Ces connaissances permettent de définir plus
précisément ce qui compose la faculté de langage, à savoir la capacité des
êtres humains à apprendre naturellement une langue, à l’utiliser et à la
comprendre.

3.3.
Quelles sont les caractéristiques des pidgins et
des créoles ?
Les pidgins sont des langues émergentes de contact, qui se développent
lorsque des adultes de langues et de cultures différentes se retrouvent dans la
nécessité de communiquer. La principale caractéristique des pidgins est qu’ils
ne sont la langue maternelle d’aucun locuteur.
D’un point de vue formel, les pidgins sont très limités, à la fois au niveau
du vocabulaire, des structures syntaxiques, des fonctions grammaticales et de
la phonologie (les sons). Les pidgins ne sont toutefois pas dépourvus de
règles ou de structures, ces dernières sont simplement des adaptations
créatives de langues existantes. Étant donné que les pidgins sont parlés par
des gens de langues maternelles différentes, ces structures varient parfois en
fonction de la langue maternelle du locuteur. Par exemple, l’ordre des mots
dans la variété de pidgin à base anglaise parlée à Hawaï est variable. Les
locuteurs japonais placent le verbe à la fin de la phrase alors que les
Philippins le placent avant le sujet, chacun suivant les règles de sa propre
langue.
À cause de leur caractère limité, les pidgins ne survivent en général pas
longtemps (pas au-delà de cent ans). Certains s’éteignent et d’autres se
transforment pour devenir des créoles.
Le créole peut être défini comme un pidgin qui est devenu la langue
maternelle d’une communauté. D’un point de vue formel, les créoles se
caractérisent par une expansion des ressources linguistiques du pidgin, tant au
niveau du vocabulaire que de la grammaire. Avec le temps, les créoles
deviennent des langues aussi complètes que les autres à tous les niveaux.

3.4.
Pourquoi l’étude des créoles nous renseigne-t-
elle sur la question de l’évolution du langage ?
Une caractéristique fascinante des créoles est que tous les créoles du
monde présentent des structures remarquablement similaires. En d’autres
termes, ils se ressemblent plus entre eux qu’avec aucune autre langue, bien
qu’ils se soient développés de manière totalement séparée, à la fois
chronologiquement et géographiquement. Bickerton a fait l’hypothèse que les
créoles reflètent la grammaire innée que possèdent les enfants à la naissance.
L’idée est que ces enfants, n’étant pas influencés par les données
contraignantes d’une langue complète, recréent tous une langue similaire à
partir des indices partiels fournis par les pidgins. Ainsi, les créoles sont une
sorte de laboratoire vivant qui nous permet d’observer la naissance d’une
langue et d’en tirer des conclusions sur l’origine de toutes les langues du
monde.

3.5.
Le nombre de locuteurs que compte une famille
de langues est-il nécessairement proportionnel
à son importance géographique et au nombre
de langues qui la composent ? Que peut-on en
conclure ?
Non, un tel rapport ne peut pas être établi. Tout d’abord, on constate que le
nombre de locuteurs que compte une famille de langues ne dépend pas de son
étendue géographique. Par exemple, la famille des langues amérindiennes
couvre l’ensemble des Amériques, pourtant elle ne compte que 25 millions de
locuteurs environ, ce qui la place loin dernière bon nombre d’autres familles
qui couvrent un territoire nettement plus restreint, par exemple la famille
altaïque. Par ailleurs, la famille des langues amérindiennes est aussi l’une de
celles qui compte le plus de langues, environ 900 (200 en Amérique du Nord
et 700 en Amérique du Sud).
En fait, moins de la moitié des langues du monde (2 700) concentrent à
elles seules 96 % des locuteurs de la planète ! Fait encore plus remarquable :
la famille indo-européenne inclut à elle seule la moitié des locuteurs de la
planète. D’ailleurs, 12 des 20 langues les plus parlées au monde sont des
langues indo-européennes. On constate ainsi que la répartition des locuteurs
par langue est extrêmement inégale. Par exemple, plus de 450 langues
comptent moins de 500 locuteurs. C’est pourquoi, un nombre important de
langues est voué à disparaître.

3.6.
Parmi l’ensemble des langues du globe,
combien sont vouées à disparaître d’ici la fin
du siècle ?
Selon les estimations actuelles, entre 70 % et 90 % des langues du globe
auront disparu d’ici la fin du siècle, soit entre 4600 et 5900 langues environ.
3.7.
Quels sont les facteurs qui conduisent à la mort
d’une langue ?
Les causes de la mort des langues sont souvent multiples et complexes.
Toutefois, il est possible d’isoler les facteurs suivants :
1. Le génocide des populations : une langue peut cesser d’exister par
l’élimination pure et simple de la population qui la parle. Même un génocide
partiel peut initier le déclin d’une langue et entraîner sa mort. Ce génocide
peut aussi être indirect. Par exemple, la déforestation d’hectares entiers de
forêt amazonienne prive certaines tribus de ressources, ce qui entraîne leur
disparition.
2. La domination socio-économique : le déclin d’une langue est également
lié à l’image que les locuteurs s’en font. Certaines langues associées au
pouvoir attirent des locuteurs d’autres langues mal considérées, dont les
locuteurs choisissent volontairement de les abandonner pour une autre, jugée
plus rentable.
3. L’évolution des modes de communication : la généralisation des médias
électroniques et l’apparition de la télévision ont contribué à la propagation de
certaines langues (souvent associées au pouvoir économique).
4. La scolarisation des enfants : la transmission d’une langue à des enfants
est le seul moyen d’assurer sa survie. Toutefois, même si une langue est
transmise comme langue maternelle à un enfant, il faut également que cette
langue soit jugée utile comme moyen de communication et continue à être
utilisée plus tard par l’enfant. Un des critères déterminants à ce sujet est la
scolarisation. Lorsqu’une langue n’est plus pratiquée à l’école, sa disparition
est presque certaine. Rappelons également que la grande majorité des langues
du monde ne sont pas écrites. Leur risque de disparition est donc nettement
plus important pour les mêmes raisons. Parmi celles qui sont écrites, certaines
ne sont ni normalisées ni codifiées, ce qui les rend également vulnérables.
5. L’augmentation de la mobilité : même une langue qui compte un petit
nombre de locuteurs peut survivre longtemps si la communauté linguistique
qui la parle vit isolée et concentrée, par exemple, dans des forêts, des
montagnes ou des îles, à l’abri d’une langue dominante. Cet isolement n’est
plus possible actuellement, à cause de la progression des moyens de
transport.

3.8.
D’où viennent les langues européennes ? Que
sait-on de cette ancienne langue commune ?
Les langues européennes font partie de la famille des langues indo-
européennes qui ont pour ancêtre commun le proto-indo-européen. Notons
toutefois que certaines langues d’Europe ne font pas partie de la famille indo-
européenne. Le finnois, le hongrois et l’estonien font partie de la famille
finno-ougrienne (aussi appelée ouralienne) et le turc fait partie de la famille
altaïque.
La langue proto-indo-européenne était parlée au sud du Caucase, en
Anatolie, il y a environ 6 500 ans. Il est possible de situer géographiquement
l’origine de cette langue notamment en comparant les mots de son
vocabulaire avec l’environnement local (faune et flore présentes). Le proto-
indo-européen s’est ensuite modifié au cours de sa propagation, dans un
premier temps vers l’Est, puis vers l’Ouest. Cette propagation est associée au
développement de l’agriculture.

4. Chapitre 4 :
Histoire et variétés du français
4.1.
À quel sous-groupe de la famille des langues
indo-européennes appartient le français ?
Le français appartient au groupe des langues romanes. Ces langues
partagent la propriété de descendre du latin, raison pour laquelle on les
appelle parfois également les langues latines.

4.2.
Peut-on situer le français encore plus
précisément à l’intérieur de ce groupe ? Sur la
base de quels critères a-t-on établi cette
distinction ?
Oui, on sépare notamment le groupe rattaché au roman occidental, auquel
appartiennent le français, l’espagnol et le portugais, et le groupe qui descend
du roman oriental, qui comprend notamment l’italien et le roumain. Cette
distinction a été établie sur la base de ressemblances formelles entre ces
langues, notamment dans la manière de former le pluriel (la morphosyntaxe)
et dans le système des sons (la phonologie).

4.3.
Quelles sont les raisons historiques pour
lesquelles le français s’est différencié des
autres langues du groupe ?
Le français est la langue romane qui s’est le plus distancée du latin. D’un
point de vue historique, l’origine latine du français remonte à la conquête
romaine de la Gaule. Vers l’an 50 AEC l’ensemble de la Gaule passe en main
romaine avec pour conséquence un abandon par les Gallo-Romains de leur
langue celtique pour le latin, langue associée au pouvoir. À cette époque, le
latin pratiqué par les Romains et qui s’est imposé en Gaule était un latin dit
vulgaire, c’est-à-dire une forme plus tardive que le latin classique. Cette
variété de latin se caractérise notamment par la disparition de la déclinaison,
la création des articles, la généralisation des prépositions, l’extension des
auxiliaires au verbe et l’apparition de nouvelles formes du futur. Ces
caractéristiques du latin vulgaire se retrouvent en français moderne.
La formation du français a ensuite été fortement influencée par une autre
langue, le germanique, suite aux invasions des Francs qui s’étendront sur tout
le territoire au VIe siècle. Malgré cette nouvelle donne, le latin n’a pas été
abandonné pour autant en Gaule et c’est une situation de bilinguisme qui
s’est installée, aussi bien pour les envahisseurs francs que pour les Gallo-
Romains. L’événement qui a été déterminant pour la conservation du latin en
Gaule a été la conversion de Clovis au catholicisme, suivie de celle du reste
de Francs car, à cette époque, le latin était la langue liturgique de l’église
catholique occidentale. Ainsi, la langue parlée en Gaule est restée à base
latine avec l’ajout de propriétés héritées du germanique. C’est pour cette
raison que le français est encore actuellement la plus germanique des langues
romanes.

4.4.
Comment l’influence du germanique est-elle
reflétée dans le français actuel ?
La cohabitation des Gallo-Romains avec les Francs a entraîné l’adoption
de vocabulaire d’origine francique (et donc germanique) : on dénombre
actuellement environ quatre cents mots d’origine francique en français. Par
ailleurs, la situation de bilinguisme décrite plus haut est à l’origine de la
création d’une double terminologie dans certains domaines et qui persiste
dans le français actuel. Par exemple, le mot épée vient du gallo-roman, en
revanche, le mot brandir vient du mot francique brand qui signifiait épée.
Une conséquence nettement plus importante de l’influence du germanique
sur le français est la forte évolution phonétique, qui fait la spécificité du
français par rapport aux autres langues romanes. Cette évolution s’est
caractérisée notamment par une réduction des mots suite à la réduction
systématique de certaines consonnes et certaines voyelles. Au point de vue
morphologique (la construction des mots, voir chapitre 7), les suffixes -and, -
ard, -aud, -ais, -er et -ier sont d’origine francique, tout comme un assez
grand nombre de verbes en -ir comme choisir, jaillir, blanchir, etc.

4.5.
Quel est le premier texte qui a été écrit en
français et de quand date-t-il ?
Il s’agit des Serments de Strasbourg, qui datent de l’an 842. Ces écrits
constituent un traité de paix entre Charles le Chauve et Louis le Germanique
au moment du partage de l’Empire de Charlemagne.

4.6.
Quel est l’intérêt actuel des écrits en très ancien
français pour les linguistes ?
Très peu de textes en très ancien français nous sont parvenus. Pour les
linguistes, ces écrits sont donc des témoignages extrêmement précieux de
l’époque de transition entre le latin et le français.
Les Serments de Strasbourg nous renseignent notamment sur certaines
prononciations et certaines formes grammaticales de l’époque. Par exemple,
le copiste semble avoir hésité sur la forme écrite à donner aux voyelles non
accentuées. Ces hésitations indiquent qu’à cette époque, la prononciation de
ces voyelles était encore incertaine et difficilement audible. D’un point de
vue grammatical, le texte des Serments de Strasbourg montre que le
changement qui s’est opéré dans la formation du futur entre le latin (radical
+ désinence -bo / -bis etc.) et le français (infinitif + formes conjuguées du
verbe avoir) avait déjà eu lieu à cette époque.
Du point de vue du vocabulaire ainsi que des processus de formation des
mots, les Gloses sont des sources de renseignement inestimables. Par
exemple, en comparant le mot latin singulariter (individuellement) et sa
traduction en roman solamente, qui est devenu seulement en français, on
constate que le processus de formation des adverbes de manière par la
combinaison d’une périphrase avec le suffixe -mente existait déjà à l’époque.
Ce processus reste actuellement l’un des plus productifs en français, car il
sert à former tous les adverbes en -ment. De manière générale, tous les mots
glosés, c’est-à-dire traduits et expliqués, appartiennent au vocabulaire de la
vie quotidienne, ce qui nous montre que c’est dans ce domaine que le roman
s’était le plus éloigné du latin.

4.7.
Qu’est-ce que l’ordonnance de Villers-Cotterêts
et de quand date-t-elle ?
Cette ordonnance, signée par François Ier en 1539, prévoit que tous les
documents administratifs, les actes officiels et les décrets de loi devront
désormais être rédigés en français. Jusque-là, c’est le latin qui était utilisé.

4.8.
À partir de quelle époque le français a-t-il été
normalisé et par qui ?
L’événement qui a marqué le début de la normalisation du français est la
création de l’Académie française par Richelieu en 1635. L’Académie est sous
contrôle direct de l’État qui l’a créée dans le but de renforcer la centralisation
politique. Dans ses statuts, l’Académie donne pour mission à ses quarante
membres de « travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à
donner des règles certaines à notre langue, et à la rendre pure, éloquente et
capable de traiter les arts et les sciences » (art. 24). L’Académie a
notamment pour but de produire une grammaire et un dictionnaire du
français. Le dictionnaire de l’Académie a été mis en chantier dès 1639 mais
sa première édition n’est parue qu’en 1694, soit plus de cinquante ans plus
tard. L’orthographe actuelle du français a été fixée à partir de 1835, dans la
6e édition du dictionnaire de l’Académie.

4.9.
Comment peut-on définir la notion de
francophonie ?
Le terme de francophonie est utilisé pour désigner l’ensemble des pays
francophones. Toutefois, cette notion ne représente par un tout unifié et
cohérent. À l’intérieur de la francophonie, on trouve à la fois des pays à forte
proportion de locuteurs natifs comme la France et dans une moindre mesure
la Suisse et la Belgique, et des pays où le français est une langue officielle de
l’administration mais où de nombreux locuteurs ne le parlent que comme
langue étrangère, par exemple en Haïti.

5. Chapitre 5 :
Une brève histoire de la linguistique
contemporaine :
de Saussure à Chomsky
5.1.
Quel doit être l’objet d’étude de la linguistique
selon Ferdinand de Saussure ?
La grande innovation de Ferdinand de Saussure a été de séparer l’objet
d’étude de la linguistique de sa matière. Cette dernière inclut toute forme de
langage sans aucune distinction, ce qui la rend impossible à étudier dans son
ensemble. En revanche, l’objet de la linguistique se limite à un sous-
ensemble de cette matière. Il constitue un tout structuré qui résulte de
décisions prises par le linguiste, notamment en fonction de l’aspect de la
matière que ce dernier souhaite étudier. L’objet ainsi défini doit permettre de
classifier la matière afin de mieux la comprendre.
Saussure a établi des distinctions importantes pour définir l’objet d’étude
de la linguistique. Tout d’abord celle entre langue et parole. La langue est un
code commun partagé par l’ensemble des membres d’une communauté
linguistique, mais qui n’est représenté dans sa totalité chez aucun d’entre eux.
La parole comprend les manifestations uniques et imprévisibles du langage
qui sont propres à un locuteur. Saussure a posé le primat de la langue sur la
parole, seul objet d’étude possible pour le linguiste.
Il a également distingué l’étude de l’évolution du langage dans le temps
(diachronique) à celle de l’état du langage tel qu’il est partagé par l’ensemble
des locuteurs à un moment donné, qui n’est pas nécessairement l’époque
actuelle (synchronique). Saussure privilégie l’étude synchronique du langage.
Enfin, il a distingué la linguistique interne et la linguistique externe. Selon
Saussure, l’étude de la langue doit être interne, c’est-à-dire limitée à ce qui
est inhérent au système, comme par exemple les différents sons qui
composent une langue ou la manière dont ils se combinent pour former des
mots. La linguistique n’inclut donc pas la mise en rapport du système de la
langue avec des faits qui lui sont extérieurs (externes), comme sa relation
avec l’histoire, la politique ou la société.

5.2.
Expliquer les notions de signifiant et de signifié.
Illustrez avec le mot chat.
Chez Saussure, le signe linguistique comprend deux éléments
indissociables (deux faces) : l’image acoustique et le concept. Ce sont des
entités psychiques (donc non matérielles) qui ne peuvent exister l’une sans
l’autre. Selon Saussure, la notion de signe ne s’applique pas uniquement au
système linguistique mais potentiellement à tous les autres systèmes de
signes. C’est pourquoi, il remplacera le terme d’image acoustique par celui
de signifiant et celui de concept par celui de signifié, jugés plus généraux.
Dans le domaine de la linguistique, le signifiant correspond à l’enveloppe
linguistique du mot et le signifié à son sens. Par exemple, le signifiant de chat
est (en français) le mot composé de quatre lettres (ou de deux sons à l’oral)
chat et son signifié correspond au concept encodé par ce mot, c’est-à-dire le
fait que le chat est un félin, qu’il a des moustaches, qu’il miaule et mange des
souris, etc.

5.3.
Pourquoi les signes linguistiques sont-ils
arbitraires selon Saussure ?
Lorsque Saussure énonce le principe de l’arbitraire du signe, il veut
souligner le fait qu’il n’existe aucun lien naturel ou logique entre les deux
faces du signe : le signifiant et le signifié. En d’autres termes, on dit que cette
relation est immotivée. Par exemple, la relation entre le mot chat et le concept
qu’il désigne n’a aucune raison d’être en soi, si ce n’est que la communauté
linguistique francophone a adopté conventionnellement cette étiquette
linguistique pour désigner le concept de chat. Cette caractéristique du signe
apparaît de manière évidente lorsque l’on compare les différentes étiquettes
linguistiques utilisées dans différentes langues pour désigner des concepts
très proches. Dans le cas de notre exemple, le mot chat devient cat en anglais,
Katz en allemand, gato en espagnol, etc. De par son caractère arbitraire, le
signe linguistique se différencie des autres types de signes comme les
symboles, qui reposent sur un rapport d’analogie entre signifié et signifiant.
Par exemple, les panneaux de circulation routière reproduisent visuellement
la situation qu’ils décrivent.

5.4.
Quelle est la différence entre la signification et
la valeur d’un signe ? Illustrez à l’aide du mot
cheval.
Le lien entre un signifiant et un signifié produit la signification d’un signe.
Toutefois, pour Saussure, chaque signe appartient avant tout au système
général de la langue. Il tire donc sa valeur de ses rapports avec les autres
signes de la langue et non de lui-même. Par exemple, ce qui fait la valeur du
signifié cheval en français est qu’il s’oppose à d’autres signes comme jument,
étalon, poulain, mulet, etc. Le même principe s’applique également aux
signifiants. Par exemple, le signifiant cheval tient son identité de ses
différences avec d’autres signifiants comme chenal. Ainsi, la valeur des
signes se définit de manière différentielle et oppositive. Selon les termes de
Saussure, la caractéristique principale des signes linguistiques est d’être ce
que les autres ne sont pas.

5.5.
Selon Saussure, les relations entre signes
peuvent être syntagmatiques ou
paradigmatiques. Expliquer ces deux types de
relation et donner des exemples pour chacune
d’elles.
Ces relations peuvent être représentées sur deux axes distincts : d’un côté,
l’axe syntagmatique, horizontal et de l’autre, l’axe paradigmatique, vertical.
Les rapports syntagmatiques entre des signes peuvent être définis comme
des rapports de successivité et de contiguïté. En effet, les signes se suivent
temporellement sur une ligne. Ce rapport régit le lien entre les signes à tous
les niveaux d’organisation du système linguistique. Au niveau phonologique,
il permet de distinguer une suite comme [b-ʁ-a] d’une autre comme [b-a-ʁ].
Il conditionne également la relation qu’entretiennent les mots dans la phrase.
En effet, Anne voit Pierre n’est pas identique à Pierre voit Anne. Ce type de
relation intervient linéairement dans la chaîne parlée.
Les rapports paradigmatiques se situent hors de la chaîne parlée et incluent
des relations de types très divers. Il s’agit de rapports associatifs qui peuvent
se situer entre signifiant et signifié (manger, mangeable), entre signifiés
(mangeable, comestible), entre signifiants (manger, changer) et au niveau de
la formation du mot (mangeable, buvable).

5.6.
À quels courants de pensée Chomsky s’oppose-
t-il dans sa définition de la linguistique ?
Noam Chomsky a proposé une théorie syntaxique révolutionnaire par
rapport au modèle dominant dans les années cinquante en linguistique, la
grammaire distributionnelle, qui consistait à construire des règles de manière
empirique, à partir de grands corpus de textes. Chomsky lui oppose une
méthode rationaliste, fondée sur des jugements introspectifs.
Chomsky a également fait des hypothèses fondamentales sur la faculté de
langage que possèdent les êtres humains, en proposant notamment une thèse
innéiste (voir chapitre 1). Sur ce point, il s’est fortement opposé au courant
dominant en psychologie, le comportementalisme (ou béhaviorisme). Les
psychologues béhavioristes expliquaient l’acquisition du langage par un
processus de stimuli-réponses, et sans faire intervenir les capacités cognitives
de l’être humain.

5.7.
Pourquoi Chomsky parle-t-il de grammaire
générative ?
Le terme générative vient du fait que la grammaire telle que la conçoit
Chomsky permet de générer un nombre infini de phrase à partir d’un nombre
fini d’éléments. Par exemple, la règle selon laquelle un groupe verbal peut
contenir (en français) un verbe et un groupe nominal permet de générer une
série infinie de séquences correctes comme manger la pomme, voir le chien,
caresser le chat, etc. Ainsi, à partir du nombre fini de mots que contient une
langue, la capacité générative du langage nous permet de générer un nombre
infini de phrases différentes.

5.8. Qu’appelle-t-on un jugement de


grammaticalité ?
En vertu de leur langue interne, tous les locuteurs d’une langue ont la
capacité de décider « instinctivement », c’est-à-dire sans être nécessairement
capables de formuler une règle de manière déclarative, si un énoncé est
correct, incorrect ou douteux dans leur langue maternelle. En d’autres termes,
les locuteurs sont capables de porter des jugements de grammaticalité, qui
consistent par exemple à dire qu’une phrase comme (1) ci-dessous est
correcte en français, alors qu’une phrase comme (2) est incorrecte et une
phrase comme (3) est douteuse. Le fait que les locuteurs aient la capacité de
porter de tels jugements démontre la réalité de notre faculté biologique de
langage.
1. Comment dit-il avoir capturé le voleur ?
2. *Il dit comment avoir capturé le voleur ?
3. ? Il dit avoir capturé le voleur comment ?

6. Chapitre 6 :
Phonétique et phonologie
du français
6.1.
Donner quelques exemples de chaque niveau
d’analyse linguistique à partir du texte ci-
dessous.
Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux. Le facteur m’a
d’ailleurs dit qu’il l’avait méchamment mordu à la cheville la semaine
dernière.
Phrases : [Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux] / [le chien
de la voisine est monstrueux], [il l’avait méchamment mordu], etc.
Syntagmes : [le chien] [le chien de la voisine] [la semaine dernière] [à la
cheville] [la cheville], etc.
Morphèmes : [Jean] [pens-] [-e] [voisin] [méchant] [-ment] [mor-] [-du],
[monstr-] [-ueux], etc.
Phonèmes : [ʒ], [ã], [p], [s], [k], [l], [œ], [ʃ], [i], [ɛ̃ ], [d], [v], [w], [n], etc.

6.2.
Dire à quel(s) domaine(s) d’étude de la
linguistique chaque unité identifiée ci-dessus
correspond traditionnellement.
Les phrases sont l’objet d’étude à la fois de la sémantique et de la syntaxe.
La sémantique étudie la signification de la phrase alors que la syntaxe a pour
objectif de comprendre comment les mots sont organisés pour fournir une
phrase grammaticalement correcte. Les syntagmes sont l’objet d’étude de la
syntaxe (cf. chapitre 8). Les morphèmes sont l’objet d’étude de la
morphologie (cf. chapitre 7). Les phonèmes sont l’objet d’étude de la
phonologie (cf. ci-dessous).
Les disciplines linguistiques étudient également d’autres types d’unités
comme la syllabe en phonologie ou le mot en sémantique et en morphologie.
Toutefois, tout comme la phrase, ces dernières ne sont pas des unités
minimales d’analyse.
6.3.
Qu’est-ce qu’un phonème par opposition à un
son ? Donner trois exemples de phonèmes du
français.
Le phonème constitue l’objet d’étude la phonologie. Il s’agit de la plus
petite unité linguistique pertinente pour la communication. Bien que les
phonèmes ne soient pas en eux-mêmes porteurs de signification, le
remplacement d’un phonème par un autre produit une différence de
signification. En effet, le phonème /t/ ne veut rien dire. En revanche, le fait de
remplacer [t] par [m] dans tasse et masse produit un changement radical de
sens ! On peut donc dire que les sons [t] et [m] sont des phonèmes du
français, tout comme [g], [m], [n], etc. Attention : le phonème ne doit pas être
confondu avec la syllabe. Par exemple, le mot la comporte une seule syllabe
mais deux phonèmes distincts : /l/ et /a/.
Les phonèmes ne doivent pas non plus être confondus avec les lettres de
l’alphabet. Par exemple, le français compte 6 voyelles écrites (a, e, i, o, u, y)
mais 15 phonèmes vocaliques qui incluent des sons comme le [ɛ̃] dans fin et
le [ɔ̃] dans bond, par exemple. De manière plus générale, le français compte
26 lettres de l’alphabet mais 33 phonèmes et 34 sons ! C’est pour cette raison
que les lettres de l’alphabet ne suffisent pas à représenter les phonèmes et
qu’il faut avoir recours à des signes supplémentaires. Par ailleurs, l’utilisation
de certaines lettres de l’alphabet serait équivoque car une même lettre peut
produire un son différent dans certains cas.
Le système qui tend à être universellement utilisé pour représenter
graphiquement les sons est celui créé par l’Association phonétique
internationale en 1888. Ce système préconise une transcription en caractères
d’imprimerie, sans lien entre les signes, sans séparation entre les mots, et
encadrées par des crochets droits ([ ]). En revanche, les phonèmes sont
représentés entre barres obliques (/ /). En d’autres termes, on parle du son [m]
mais du phonème /m/.
6.4.
Quelles sont les réalisations graphiques
possibles du son [Ɛ] en français ?
Il est courant qu’en français, un même son soit représenté par une panoplie
de graphies différentes. Dans le cas du son [ɛ], on a notamment : e (ouvert), ê
(tête), è (mètre), é (événement), ë (Noël), ei (verveine), ai (chaise), aî
(maître), ey (poney).

6.5.
Expliquer les notions de trait pertinent et de
différence fonctionnelle. Donner des exemples.
Comme nous l’avons vu plus haut, la différence fonctionnelle entre les
sons [t] et [m] est porteuse de sens. Il s’agit donc d’un contraste phonétique
pertinent en français. En revanche, prononcer le o dans le mot abricot (avec
un [o] fermé en français de France et un [ɔ] ouvert en Suisse romande)
constituent une simple variante dialectale qui n’est pas porteuse de
signification, ce n’est donc pas une différence fonctionnelle. C’est pourquoi,
il s’agit de deux manières de prononcer un seul phonème et non pas de deux
phonèmes différents. À l’inverse, une même lettre ou suite de lettres peut
correspondre à plusieurs phonèmes. C’est le cas des deux lettres g de garage
ou de la suite ch de champ ou chronomètre. Ces exemples illustrent encore
une fois la nécessité de dissocier les lettres de l’alphabet et les phonèmes.
Nous verrons plus bas que les sons diffèrent en fonction de la manière
dont les différents organes phonatoires sont placés. Ainsi, une différence dans
la position de la langue dans le palais constitue un trait pertinent, car elle
permet de distinguer deux sons proches.

6.6.
Quelle est la définition de la consonne, de la
voyelle et de la semi-voyelle ?
D’un point de vue articulatoire, la principale différence entre les
consonnes et les voyelles est que les premières impliquent un obstacle partiel
ou total au passage de l’air alors que les secondes sont caractérisées par une
vibration des cordes vocales sans obstruction de l’ouverture de la cavité
buccale. Les semi-voyelles sont associées aux voyelles qui sont
articulatoirement ou spectralement proches. Par exemple, d’un point de vue
articulatoire, la semi-voyelle [j] et associée à la voyelle [i] comme par
exemple dans la paire abeille-abbaye. Attention : le mot abeille comporte la
semi-voyelle [j] et abbaye la voyelle [i], contrairement à ce que l’orthographe
pourrait laisser penser. En revanche, d’un point de vue de leur rôle dans la
syllabe, les semi-voyelles s’apparentent aux consonnes et non pas aux
voyelles. En effet, seules les voyelles peuvent créer un noyau syllabique.

6.7.
À quoi sert la méthode des paires minimales ?
Donner un exemple pour la paire de voyelles
orales mi-fermées et mi-ouvertes.
Nous avons vu plus haut que la phonétique articulatoire a pour but de
classifier les divers sons que peut produire l’être humain en parlant. Or, ce
classement passe par la distinction entre les divers organes utilisés et leur
position. La méthode des paires minimales consiste à faire varier un seul trait
pertinent et d’observer les paires possibles. C’est par ce système d’opposition
qu’on établit quels sont les phonèmes d’une langue. Les sons [e] et [ɛ] des
mots pré et près forment par exemple une paire minimale. Il s’agit de deux
voyelles orales, palatales et non-arrondies. La seule différence entre ces
phonèmes se situe dans l’ouverture de la bouche, qui est mi-fermée pour [e]
et mi-ouverte pour [ɛ]. C’est pourquoi les sons [e] et [ɛ] sont des phonèmes
du français.
6.8.
Quels sont les enchaînements ou les liaisons
contenus dans les phrases ci-dessous ?
L’enchaînement consiste à lier à l’oral deux mots qui se suivent dans la
chaîne parlée en joignant le dernier phonème prononcé du premier mot à la
voyelle initiant le mot suivant. Lorsqu’il s’agit d’une consonne,
l’enchaînement modifie le contour syllabique des deux mots, qui sont
prononcés d’un seul groupe de souffle. Dans ce cas, le découpage graphique
ne correspond pas au découpage syllabique, comme l’illustre l’exemple (1)
ci-dessous. Lorsqu’il s’agit de deux voyelles, l’enchaînement est également
prononcé en un seul groupe de souffle mais cette fois-ci la structure
syllabique correspond à la structure graphique, comme le montre l’exemple
(2).
1. J’ai reçu une boîte à musique. [ʒe-ʁə-sy-yn-bwa-ta-my-zik]
2. J’ai eu un rhume. [ʒe-y-ɶ̃-ʁym]

On parle de liaison lorsqu’une consonne finale normalement muette


devient audible devant la voyelle initiale du mot suivant (exemples 3 et 4 ci-
dessus). Ce procédé permet d’améliorer l’enchaînement consonantique. Il
peut être obligatoire comme dans l’exemple (3), mais également facultatif
comme dans l’exemple (4). Les liaisons facultatives dépendent du niveau de
langue utilisé ainsi que du lien syntaxique entre les éléments concernés dans
la phrase.
3. J’ai deux enfants [ʒe-dø-zã-fã]
4. J’ai fort à faire. [ʒe-fɔʁ-ta-fɛʁ] / [ʒe-fɔ-ʁa-fɛʁ]

7. Chapitre 7 :
Morphologie du français
7.1.
Chercher les allomorphes des verbes suivants :
pouvoir / payer. S’agit-il de variantes
conditionnées ou libres ?
Le terme allomorphe désigne les variantes formelles d’un même
morphème.
pouvoir : /peu/ {peux, peut} /pouv/ {pouvons, pouvais, pouvant}, /pourr/
{pourrai} /pui/ {puisse}, /p/ {pus, pûmes}
payer : /pai/ {paie, paierai} /pay/ {paye, payais, payai}
Ces verbes se réalisent en plusieurs allomorphes en fonction de leur
conjugaison. Toutefois, toutes ces formes correspondent toujours au même
verbe, conjugué à des temps ou à des formes différentes. Par exemple, le
verbe payer au passé prend nécessairement la lettre -y et le verbe pouvoir au
futur le morphème pourr-. Il s’agit dans ces cas de variantes conditionnées
(par l’environnement du morphe), elles sont obligatoires. Attention : les
variations entre les morphèmes grammaticaux de conjugaison (-ai, -as, -a) ne
sont bien évidemment pas des allomorphes, car il ne s’agit pas de variantes
formelles d’un même morphème mais bien de morphèmes distincts. En
revanche, des variantes comme je m’assieds ou je m’assois ou encore paye ou
paie sont des variantes libres, elles sont interchangeables et dépendent
uniquement des préférences du locuteur, au même titre que la réalisation de
certains sons dépend de l’accent régional.

7.2.
Faire une décomposition en morphèmes des
mots rechargeables, intrigante, antilopes.
rechargeables : re-charg-able-s
Par substitution on retrouve re- dans : retrouvable, réutilisable. On
retrouve charg- dans charger, chargement. Quant à -able, on le retrouve dans
mangeable, réparable.
intrigante : intrigu-ant-e
On retrouve la racine intrigu- dans les mots intrigue et intriguer. Le
suffixe de dérivation -ant permet de former un adjectif à partir d’une racine
verbale. On le retrouve dans de très nombreux mots comme épuisant,
motivant, lassant, etc. Enfin, le -e final est un affixe flexionnel qui marque le
féminin.
antilopes : antilope-s
Cet exemple rappelle que tout ce qui ressemble à un morphème n’en est
pas un. Dans le mot antilope, anti- n’a évidemment pas le même sens que
dans antibiotique ou antioxydant.

7.3. Qu’est-ce qu’un affixe ?


Pour comprendre la notion d’affixe, il convient avant tout de distinguer les
morphèmes autonomes des morphèmes non autonomes. En effet, un mot
simple (non composé) est constitué au minimum d’un morphème autonome
ou d’une racine complétée par un ou des affixes, qui sont des morphèmes
grammaticaux. Par exemple, le mot chaîne est composé uniquement d’un
morphème lexical autonome. En revanche, le mot déchaînée est composé de
la racine chaîn- additionnée de deux affixes dé- et -ée. Lorsqu’un affixe est
situé avant le radical, on parle de préfixe et lorsqu’il est situé après le radical,
de suffixe. L’une des caractéristiques principales des affixes est qu’ils ne sont
pas des morphèmes autonomes, ils ne peuvent pas être utilisés sans être
combinés à une racine. Il existe deux types d’affixes : les affixes de flexion,
toujours situés en position de suffixes en français, et les affixes de dérivation,
qui peuvent être des préfixes ou des suffixes.

7.4.
Quelles sont les caractéristiques des suffixes
flexionnels ? Donnez trois exemples de suffixes
flexionnels du français.
Les suffixes flexionnels ont pour propriété de marquer les traits
grammaticaux de la catégorie, comme le genre, le nombre, la personne, le
temps ou encore le mode. Contrairement aux suffixes dérivationnels, ils ne
peuvent pas modifier la catégorie de la racine. Par exemple, le mot pommes
contient le morphème pomme ainsi qu’un suffixe flexionnel -s, qui marque le
nombre, en l’occurrence le pluriel. Mais avec ou sans adjonction du suffixe,
le mot pomme reste un nom. Prenons un autre exemple. Les mots mange et
mangeait contiennent tous deux la racine mang(e)- mais des suffixes
flexionnels différents. Le premier -e marque la troisième personne du
singulier au présent de l’indicatif. Le second marque la première ou la
deuxième personne du singulier de l’imparfait de l’indicatif. Toutefois, dans
les deux cas, le mot dans lequel ils interviennent reste un verbe.

7.5. Comment peut-on former un mot par


dérivation ?
Pour former un mot par dérivation, on lui ajoute soit un morphème non
autonome avant la racine, un préfixe dérivationnel, soit après, un suffixe
dérivationnel. Par exemple, on peut former le contraire du mot grammatical
en ajoutant le préfixe a- pour former agrammatical. L’ajout de préfixes ne
modifie pas la catégorie du mot. En revanche, la catégorie change lorsqu’on
ajoute un suffixe de dérivation à la racine. Par exemple, l’adjectif rapide
devient un adverbe après l’ajout du suffixe -ment pour créer rapidement. En
français, la majorité des mots plurisyllabiques ont été créés par dérivation.
Notons encore que les affixes de dérivation peuvent avoir plusieurs variantes
allomorphiques.
7.6.
Quelles sont les caractéristiques formelles
qui permettent de reconnaître un mot composé
par opposition à un mot construit par
dérivation ?
Aucun critère formel ne permet de reconnaître un mot composé, y compris
au sein d’une même famille lexicale : certains prennent une forme soudée
(contresens), d’autres sont reliés par un trait d’union (non-sens), d’autres
encore ne portent aucune marque de liaison (faux sens).
Le critère qui permet de différencier un mot composé d’un mot construit
par dérivation est que, dans le premier cas, les deux éléments sont des
morphèmes autonomes alors que, dans le second, l’une des parties (souvent le
préfixe) est un morphème non autonome. Une exception à cette règle
provient des composés savants, dont les morphèmes ne sont pas autonomes
mais conservent toutefois une sémantique de mots pleins (voir chapitre 10).

7.7.
Qu’est-ce qui différencie les mots composés
des autres syntagmes ?
Le mot syntagme fait référence à un groupe de mots qui forme une unité
syntaxique. Par exemple le petit chien forme un syntagme nominal
(cf. chapitre 8). Ainsi, sur le plan strictement formel, les mots composés sont
des syntagmes, ils forment une unité. À l’inverse, tous les syntagmes
nominaux ne sont pas des mots composés. Ces derniers possèdent en effet des
caractéristiques fondamentales qui les distinguent des autres syntagmes.
D’un point de vue interne tout d’abord, la formation des mots composés ne
respecte pas les règles de la syntaxe. Par exemple, dans le mot bleu ciel,
l’adjectif est antéposé au nom, ce qui ne serait pas le cas d’un syntagme libre
où l’on devrait dire le ciel bleu.
Par ailleurs, contrairement aux syntagmes, les mots composés possèdent
une cohérence interne. Ainsi, il n’est pas possible d’intercaler un élément à
l’intérieur d’un mot composé. On ne peut pas dire, par exemple, les pommes
jaunes de terre. En revanche, il est tout à fait possible d’ajouter un élément à
l’intérieur d’un syntagme, par exemple, le joli petit chien.
La dernière caractéristique distinctive des mots composés par rapport aux
syntagmes est que leur signification n’est pas compositionnelle. En d’autres
termes, le sens d’un mot composé dépasse celui des éléments qui le
composent, lorsqu’ils sont pris isolément. En effet, le mot pomme de terre ne
signifie pas littéralement une pomme qui se trouve sous terre mais désigne un
type de tubercule comestible. En revanche, le syntagme le petit chien ne
signifie rien d’autre qu’un chien de petite taille. La signification des
syntagmes est par nature compositionnelle.

7.8.
Comment peut-on adapter le test du wug
pour le rendre utilisable en français ?
Le test du wug tel que présenté dans le chapitre ne peut pas être utilisé en
français, car le -s du pluriel ne s’entend pas à l’oral. Il faut donc trouver un
cas où l’application d’une règle de morphologie entraîne un changement
régulier et audible. Une idée consiste à inventer un verbe sur le modèle des
verbes en -er et de le faire conjuguer au passé. Par exemple, on peut montrer
une vignette d’un personnage réalisant une action en indiquant à l’enfant
qu’il moute, et en lui disant qu’hier il le faisait aussi. Hier il ______. On
s’attend à ce que l’enfant applique par défaut la règle de conjugaison des
verbes en -er au passé.

8. Chapitre 8 :
Catégories et syntagmes
8.1.
Pourquoi les puristes condamnent-ils les usages
suivants : des dégâts conséquents, débuter
quelque chose, un faux prétexte, indifférer,
avoir une opportunité ?
Les puristes sont des gens qui défendent une certaine idée du bon usage de
la langue française. Ils condamnent certains usages pourtant courants dans la
langue mais qu’ils jugent erronés pour des raisons liées à l’étymologie, à la
grammaire et au génie de la langue. Cette dernière notion implique que la
langue française est par nature claire et logique.
Des dégâts conséquents : usage critiqué pour des raisons liées à
l’étymologie de l’adjectif conséquent qui implique obligatoirement l’idée
de conséquence, de continuité (être conséquent avec ses idées) mais pas
celle d’importance.
Débuter quelque chose : emploi critiqué pour des raisons liées à la
grammaire. En effet, le verbe débuter est intransitif, il ne peut donc pas
prendre de complément direct.
Un faux prétexte : emploi critiqué car il s’agit d’un pléonasme, puisque
tout prétexte implique nécessairement une fausse raison.
Indifférer : critiqué comme un « néologisme inutile » qui fait double
emploi avec l’expression laisser indifférent.
Avoir une opportunité : une opportunité dans le sens d’une chance à saisir
est un anglicisme.
Notons que les trois derniers exemples sont des usages critiqués pour des
raisons liées au génie de la langue, c’est-à-dire la clarté et la pureté du
français.
Note : les exemples présentés à l’exception du dernier sont tirés de
l’ouvrage Le français écorché, de Pierre Valentin Berthier et Jean-Pierre
Colignon (1987).
8.2.
Les phrases suivantes sont-elles grammaticales
et/ou interprétables ?
Marie promène chien de elle. Phrase agrammaticale mais interprétable.
Les flots incandescents rêvent du nuage. Phrase grammaticale mais
ininterprétable.
Nous pouvons donc conclure que ces deux notions sont indépendantes
l’une de l’autre. L’étude de la syntaxe s’intéresse au phénomène de la
grammaticalité uniquement, indépendamment du sens des phrases.

8.3.
Qu’est-ce qu’une catégorie grammaticale ?
Donner des exemples d’éléments appartenant
aux catégories lexicale, non lexicale
et syntagmatique.
Les catégories grammaticales sont des classes qui regroupent les mots
ayant des propriétés grammaticales communes. Par exemple, les verbes
partagent la propriété de se conjuguer et les noms celle de porter des marques
de genre et de nombre. C’est ce regroupement qui permet d’atteindre un
niveau d’abstraction suffisant pour la formulation de règles générales de
grammaire.
La grammaire générative prévoit une distinction entre trois types de
catégories. Premièrement, la catégorie lexicale inclut les verbes, les noms, les
adjectifs et les adverbes. Deuxièmement, la catégorie non lexicale comporte
les déterminants, les pronoms, les complémenteurs, etc. Enfin, la catégorie
syntagmatique inclut les syntagmes nominaux, verbaux, adjectivaux,
prépositionnels, etc. On remarque que la dernière catégorie ne se situe pas au
même niveau que les deux autres dans la représentation de la phrase. En effet,
les catégories lexicales et non lexicales regroupent des mots du lexique alors
que la catégorie syntagmatique contient des groupes d’éléments
intermédiaires dans la construction de la phrase, organisés autour d’une tête,
qui est éventuellement précédée d’un spécifieur et suivie d’un complément.
Prenons un exemple : la fille aime le chocolat.
Éléments lexicaux : noms (fille, chocolat), verbe (aime)
Éléments non lexicaux : déterminants (le, la)
Groupes syntagmatiques : nominaux (la fille, le chocolat) et verbal (aime
le chocolat)

8.4.
La classification des éléments en catégories
est-elle suffisante pour éviter de produire
des phrases agrammaticales ? Pourquoi ?
Non, la classification en catégories ne suffit pas pour éviter d’avoir une
grammaire qui produise des phrases agrammaticales. Par exemple, la
catégorie générale verbe a pour propriété de pouvoir être suivie par un
complément. Mais cette règle générale ne permet pas d’expliquer pourquoi
une phrase comme Jean dort la pomme est agrammaticale. Pour cela, il faut
diviser la catégorie des verbes entre les verbes transitifs et intransitifs et
préciser que seuls les verbes transitifs peuvent être suivis d’un complément.
De la même manière, il convient de distinguer les noms propres des noms
communs pour éviter d’obtenir des phrases comme La Marie mange la
pomme ou Fille mange la pomme.

8.5.
Indiquer les catégories grammaticales,
les fonctions grammaticales et les fonctions
sémantiques des éléments entre crochets.
Que peut-on conclure des résultats obtenus ?
Conclusions :
1. Les fonctions sémantiques sont constantes alors que les fonctions
grammaticales sont variables. Par exemple, si on transforme la phrase Jean
mange la pomme au passif, elle devient La pomme est mangée par Jean.
Dans ce second cas de figure, Jean conserve la fonction sémantique d’agent
et la pomme de thème. En revanche, la pomme occupe la fonction
grammaticale de sujet et Jean d’objet.
2. Les fonctions grammaticales et sémantiques ne sont pas nécessairement
liées. En effet, une même fonction grammaticale peut avoir plusieurs
fonctions sémantiques différentes. Par exemple, la fonction grammaticale de
sujet peut être occupée par des éléments qui ont la fonction sémantique
d’agent (Jean mange la pomme), d’instrument (la perceuse a traversé le
mur), de bénéficiaire (les retraités touchent une rente), etc.
3. Une même fonction grammaticale peut être réalisée par différentes
catégories grammaticales. Par exemple, le sujet d’une phrase peut être un
nom propre (Jean mange), un syntagme nominal (la fille mange), un verbe
(Manger est vital), etc.
8.6.
Donner deux exemples de computations
syntaxiques et expliquer pourquoi ces
opérations sont utiles pour le linguiste.
Les computations syntaxiques sont des opérations par lesquelles des
constituants syntaxiques d’une phrase, c’est-à-dire les syntagmes, subissent
certaines transformations, qui conduisent à les déplacer ou à les modifier au
sein de la phrase. Les computations syntaxiques pour la phrase (1) et
appliquées au syntagme nominal Pierre incluent le clivage (2), l’interrogation
(3), la passivation (4) et le remplacement (5).
1. Pierre a mangé une pomme.
2. C’est Pierre qui a mangé une pomme.
3. Qui a mangé une pomme ? Pierre.
4. La pomme a été mangée par Pierre.
5. Il a mangé la pomme.

8.7.
Expliquer au moyen des tests pour
l’identification des syntagmes que les éléments
entre crochets forment une unité en (1) mais
pas en (2).
1. Max [mange une pomme].
2. [Max mange] une pomme.

En (1), le verbe et son complément sont présentés comme une unité


syntaxique. Nous pouvons confirmer que tel est bien par le test de la
pronominalisation comme en (3) ci-dessous.
3. Max l’a fait.

Dans ce cas, nous voyons que l’ remplace l’ensemble du groupe verbe et


complément. En effet, à la question Que Max fait-il ? la réponse correcte est
manger la pomme.
En (2) ce sont le sujet et le verbe qui sont présentés comme une unité. Or,
on constate qu’une transformation telle que (3) ne peut pas s’appliquer à un
ensemble de type sujet et verbe. C’est pourquoi, il est correct de relier le
verbe et son complément au sein d’un syntagme verbal alors que le sujet et le
verbe ne forment pas un seul syntagme, mais bien deux syntagmes distincts
dans la phrase.

9. Chapitre 9 :
Syntaxe de la phrase simple
et complexe
9.1.
Parmi les deux phrases ci-dessous, laquelle
peut être considérée comme fausse pour des
raisons de normes et laquelle est
syntactiquement agrammaticale ?
–Jean allait pas au cinéma.

Cette phrase n’est pas acceptée selon les normes du français standard qui
dictent que la négation doit s’exprimer par ne…pas. Elle est toutefois
grammaticale pour le linguiste.
–Jean ne pas allait au cinéma.

Cette phrase est agrammaticale d’un point de vue syntaxique car le


placement de la négation doit se faire en insérant le verbe au milieu des
marqueurs ne et pas (n’allait pas). Cet ordre des mots s’explique par une
règle syntaxique. La position de tête de cette phrase négative est occupée par
la marque de flexion – ait que rejoint le verbe (all-) et qui explique que ce
dernier se situe toujours avant l’adverbe pas, qui est en position de spécifieur
du VP. Cet ordre est représenté dans l’arbre suivant :

9.2.
Expliquer les principes de l’analyse hiérarchique
des phrases.
Le principe de l’analyse hiérarchique veut que chaque élément de rang n
peut être analysé en unités de rang immédiatement inférieur, n-1. C’est
pourquoi cette analyse se représente sous forme d’arbre, dans lequel chaque
nœud correspond à un niveau de la hiérarchie.

9.3.
Faire une analyse en arbre des phrases
suivantes.
Ces deux arbres montrent la différence de structure argumentale entre les
verbes donner et saluer. En effet, le verbe donner requiert deux arguments en
position objet : un syntagme nominal et un syntagme prépositionnel.
L’attachement de ces deux syntagmes au verbe est indiqué par leur placement
sous le syntagme verbal. En revanche, dans le cas du verbe saluer, seul le
syntagme nominal qui suit le verbe entre dans sa structure argumentale. Le
syntagme prépositionnel est optionnel (c’est un ajout) et vient donc se
rattacher plus haut dans la structure.

9.4.
Comment peut-on expliquer la différence de
placement de l’adverbe jamais entre ces deux
phrases :
1. Émile ne va jamais au concert.
2. Émile n’a jamais été au concert.

La différence de placement de l’adverbe jamais peut être expliquée par


l’hypothèse d’un mouvement du verbe vers les marques de flexion dans les
phrases qui ne comportent pas d’auxiliaire, comme 1. En revanche dans le
cas des phrases à auxiliaire comme 2, la position de tête de la phrase est déjà
occupée par l’auxiliaire a et le verbe conjugué (été) reste en position de tête
du syntagme verbal, qui se situe après l’adverbe.

9.5.
Qu’est-ce qu’un complémenteur ?
Le complémenteur est l’élément qui est à la tête des phrases complexes et
qui sert à introduire des phrases enchâssées. La position de complémenteur
peut être occupée par des mots comme que, qui et si, comme nous le
monterons dans l’exercice suivant.

9.6.
Qu’est-ce que le principe de récursivité ?
On parle de récursivité lorsqu’une catégorie est dominée par la même
catégorie, par exemple lorsqu’un groupe nominal contient un autre groupe
nominal. Ainsi, le groupe nominal le chien de mon frère contient un autre
groupe nominal : mon frère. À un niveau plus général, les phrases peuvent
contenir d’autres phrases. On a alors une proposition principale, dans laquelle
est enchâssée une autre proposition (dite subordonnée), qui peut être,
complétive (1), interrogative (2) ou relative (3) comme l’illustrent les
exemples ci-dessous :
1. Jean pense que la bille est dans la boîte.
2. Jean se demande si la bille est dans la boîte (interrogative indirecte).
3. La bille qui est dans la boîte est à moi.

9.7.
Pourquoi ce principe est-il fondamental
pour caractériser le langage humain ?
La récursivité est l’une des propriétés qui permet de distinguer le langage
humain de la communication animale. Cette propriété est fondamentale, car
elle rend le langage humain créatif : grâce à l’enchâssement, on peut sans
cesse créer de nouveaux énoncés. L’enchâssement ne se retrouve en revanche
pas dans les systèmes de communication animale.

9.8.
Comment peut-on expliquer l’agrammaticalité
des phrases ci-dessous :
– (a) Qui dis-tu que Pierre aime Marie ?
– (b) Comment crois-tu que je suis arrivé quand ?

Ces deux phrases sont des questions qui ont donc pour tête un
complémenteur. Dans le cas de la phrase (a), le complémenteur qui
correspond à la position objet déplacée en tête de phrase. Toutefois, malgré
son déplacement, cet élément laisse ce qu’on appelle une trace de sa
présence, qui se traduit par le fait que sa position initiale ne peut pas être
occupée une seconde fois par un autre complément. La phrase déclarative
initiale est représentée ci-dessous avec le mouvement opéré par le
complémenteur :
Le cas de la phrase (b) illustre le fait qu’une phrase ne peut pas contenir
deux complémenteurs, en l’occurrence quand et comment, pour les mêmes
raisons que celles évoquées ci-dessus.
10. Chapitre 10 :
Sémantique du français
10.1.
À quoi servent les concepts ?
Les concepts sont le lieu de stockage des informations encyclopédiques au
sujet des référents. Par exemple, le fait d’avoir un concept de CHAT permet à
un locuteur de savoir qu’il s’agit d’un animal à poils et à moustaches, qu’il
peut parfois mordre et griffer, etc. Ainsi, lorsqu’il se retrouvera confronté à
un nouveau référent (un chat qu’il n’a encore jamais vu), il saura comment
l’appréhender grâce aux informations encyclopédiques que contient son
concept de CHAT. À chaque fois qu’ils font une expérience nouvelle, les
locuteurs enrichissent leurs concepts.

10.2.
Indiquer les prédicats et les arguments
des propositions suivantes :
–Il pleut : PLEUVOIR (ø)
–Pierre cueille des cerises : CUEILLIR (PIERRE, CERISES) [SN1_SN2]
–Jeanne résume le cours à Paul : RÉSUMER (JEANNE, LE COURS, PAUL)
[SN1_SN2_à SN3]
–Yves est à la maison : À (YVES, LA MAISON) [SN1_SN2]

10.3.
Quels sont les différents types de relations
d’opposition du lexique ?
Le lexique contient premièrement des antonymes, lorsque l’affirmation
d’un terme entraîne la négation d’un autre, mais pas inversement. Par
exemple, riche est l’antonyme de pauvre. En effet, une personne qui est riche
n’est pas pauvre, mais une personne qui n’est pas riche n’est pas
nécessairement pauvre non plus, mais peut être simplement de classe
moyenne. On nomme parfois ces termes des antonymes gradables ou
scalaires, car il existe de nombreux degrés intermédiaires sur l’échelle
d’opposition. Une conséquence directe de ce caractère gradable est que
l’échelle de valeur (plus ou moins importante) dépend du contexte. En effet,
ce qui compte comme un grand appartement n’est pas pareil à la campagne
ou dans une grande ville.
Un autre type d’opposition se trouve dans les termes complémentaires.
Dans ce cas, l’opposition est absolue et réciproque : l’affirmation de l’un
entraîne la négation de l’autre et inversement. Un homme vivant n’est pas
mort et un homme mort ne peut pas être vivant.

10.4.
Quels sont les points communs
et les différences entre les relations
d’hyponymie et de méronymie ?
Les relations d’hyponymie et de méronymie se situent toutes deux entre un
terme général et un terme spécifique. Elles s’établissent par ailleurs toutes
deux sur plusieurs degrés successifs et sont de nature transitive (bien que
dans certains cas, la transitivité produise des résultats étranges pour la
méronymie).
La principale spécificité de la méronymie est de s’établir uniquement entre
des référents divisibles en parties. Cette relation est donc plus spécifique que
la relation d’hyponymie. Par ailleurs, dans la relation d’hyponymie,
l’hyponyme hérite de toutes les caractéristiques de son hyperonyme, ce qui
n’est pas le cas du méronyme par rapport à son holonyme.
10.5.
Donner des exemples de noms massifs
et comptables.
Dans la catégorie des noms, on distingue les noms comptables comme
arbre, maison, lampe qui ont la propriété de pouvoir être additionnés, donc
de pouvoir être mis au pluriel. En revanche, les noms massifs comme
couscous, sable, eau ne peuvent pas être comptés sans être précédés d’un
déterminant partitif, comme par exemple un grain de sable ou une poignée de
riz. Les noms massifs n’ont par ailleurs pas de pluriel. Il est par exemple
impossible de dire des riz, sauf dans des constructions particulières où ils sont
considérés comme des entités discrètes (je vends des riz de plusieurs
provenances).

10.6.
À quelle classe aspectuelle appartiennent
les constructions verbales suivantes : manger
chinois, écrire une lettre, concrétiser un plan,
être heureux ? Justifier au moyen de tests
linguistiques.
Manger chinois est une activité, qui a pour propriété (comme tous les
verbes d’événement) de pouvoir prendre une forme progressive comme dans
je suis en train de manger chinois au resto du coin. Une activité peut être
décrite en utilisant l’adverbe pendant (j’ai mangé chinois pendant 15 jours
lors de mon dernier voyage). Les verbes d’activité réalisent par ailleurs le
paradoxe de l’imperfectif, c’est-à-dire le fait d’avoir déjà fait une activité au
moment où on est en train de la réaliser. Ainsi, quand je suis en train de
manger chinois, j’ai déjà mangé chinois. Les verbes d’activité ne sont en
outre pas bornés sans la présence d’une expression linguistique qui indique le
début et la fin de l’activité comme dans j’ai mangé chinois entre 12 h 00 et
13 h 00. Une conséquence logique de ce qui précède est que les activités
n’ont pas de fin intrinsèque (elles sont atéliques). Ainsi, dans la phrase je
mange chinois, cette activité n’est pas limitée dans le temps. Enfin, les
activités sont constituées de phases homogènes. Ainsi, il n’y a pas d’étapes
logiques dans la construction manger chinois.
Écrire une lettre est un accomplissement, qui a pour propriété de pouvoir
prendre une forme progressive comme dans je suis en train d’écrire une
lettre à ma sœur. Un accomplissement peut être décrit en utilisant en comme
dans j’ai écrit une lettre en 10 minutes. Par ailleurs, il ne réalise pas le
paradoxe de l’imperfectif : celui qui est en train d’écrire une lettre n’a pas
encore écrit une lettre. Les accomplissements sont en outre bornés par nature,
c’est-à-dire qu’ils ont un début et une fin intrinsèque, sans qu’il faille
l’indiquer linguistiquement. Il en découle logiquement que les
accomplissements sont également téliques par nature. Enfin, les
accomplissements ne sont pas homogènes. Par exemple, le processus d’écrire
une lettre implique des phases comme sortir du papier, écrire, mettre dans
une enveloppe, etc.
Concrétiser un plan est un achèvement, qui a pour propriété de pouvoir
prendre une forme progressive comme dans je suis en train de concrétiser
mon plan de carrière. Un achèvement peut être décrit en utilisant en comme
dans j’ai concrétisé mon plan de carrière en trois ans. Par ailleurs, il ne
réalise pas le paradoxe de l’imperfectif : celui qui est en train de concrétiser
un plan ne l’a pas encore concrétisé. Les achèvements sont par nature
ponctuels et donc ne peuvent pas être bornés ou téliques. Le critère de
l’homogénéité ne s’applique pas à non plus à eux, pour les mêmes raisons.
Être heureux est un état, qui ne peut donc pas prendre une forme
progressive, comme l’atteste le caractère incongru de la phrase je suis en
train d’être heureux. Un état peut être décrit en utilisant pendant (j’ai été très
heureux pendant les dix ans de mon mariage). Par ailleurs, les états ne sont
pas intrinsèquement bornés, sauf si le contexte linguistique le précise comme
dans j’ai été heureux quand j’étais au lycée entre 16 et 18 ans. Les états
n’ont en outre pas de fin intrinsèque, ils sont atéliques. Dans la phrase je suis
heureux, rien n’indique que cet état doive prendre fin. Enfin, les états sont
homogènes, c’est-à-dire qu’ils ne nécessitent pas le passage par des phases
distinctes, contrairement aux accomplissements.

10.7.
Indiquer par des exemples les changements
de type qui peuvent intervenir entre les divers
sens des mots suivants : biberon, kleenex,
bière.
On appelle changement de type une opération qui consiste à passer d’une
signification d’un mot à une autre de ses significations. Cette opération agit
donc sur les mots polysémiques.
1. Le bébé boit goulûment son biberon (contenu)
Marie rince le biberon du bébé (contenant)
2. Marie travaille chez Kleenex depuis deux ans (producteur)
Passe-moi un kleenex, j’ai le nez qui coule (produit)
3. Jean boit une bière tous les soirs (comptable)
Arroser le poulet avec de la bière le rend plus juteux (massif)

10.8.
Expliquer le phénomène de la coercion au
moyen des phrases suivantes :
–Anne a commencé le pain.
–Paul commence un portrait.
–Marie commence le piano.

La coercion est un mécanisme qui consiste à imposer une signification au


détriment des autres qui sont théoriquement possibles lorsque cette dernière
est sous-spécifiée dans la phrase, comme c’est le cas des exemples ci-dessus.
Ce qu’Anne, Paul et Marie commencent dans chacune de ces phrases sont des
actions bien distinctes. Dans la phrase (1), Anne commence probablement à
manger ou à couper le pain. Dans la phrase (2), Paul commence sans doute à
dessiner ou peindre un portrait. Enfin, en (3) Marie commence à jouer du
piano. Les mécanismes qui nous poussent à opter pour un type de relation
plutôt qu’un autre sont liés à notre connaissance du monde et au contexte
d’énonciation.

11. Chapitre 11 :
Langage et action :
les actes de langage
11.1.
Dire si les énoncés ci-dessous sont
des constatifs ou des performatifs
selon la définition d’Austin.
1. Je t’assure que c’est un bon film.
2. Mon bureau est situé à la rue de Candolle.
3. Pourrais-tu me dire l’heure ?
4. Tu vas me le payer.

Rappelons pour commencer qu’Austin définit un énoncé comme descriptif


s’il décrit un état du monde et comme performatif s’il ne décrit rien mais
permet la réalisation d’une action, et n’est de par ce fait ni vrai ni faux. Selon
cette première définition, seul l’énoncé (2) semble correspondre à un énoncé
descriptif. En effet, cet énoncé est vrai si le bureau du locuteur est
effectivement situé à la rue de Candolle et faux dans le cas contraire. En
revanche, l’énoncé (1) réalise une affirmation, l’énoncé (3) une question et
l’énoncé (4) une menace. Aucun de ces trois énoncés ne peut être évalué
comme vrai ou faux, ils dépendent d’une appréciation subjective de la part du
locuteur.
Toutefois, Austin pose également des conditions précises pour qu’il y ait
réalisation d’un acte performatif : il faut que la phrase soit sous forme
affirmative et comporte un verbe à la première personne du singulier de
l’indicatif présent, voix active. Selon cette deuxième définition, seul l’énoncé
(1) peut être considéré comme un performatif. En effet, les énoncés (3) et (4)
ne sont pas à la première personne du singulier. Par ailleurs, l’énoncé (3)
n’est pas à la forme affirmative.

11.2.
Appliquer le test de la performativité
aux exemples ci-dessus afin de montrer
pourquoi de tels exemples ont conduit Austin
à abandonner sa distinction.
La définition restrictive des performatifs ci-dessus pose un problème à
Austin, car les énoncés (2) et (4) ne peuvent pas entrer ni dans la catégorie
des constatifs ni dans celle des performatifs. Pour résoudre ce problème,
Austin propose un test de performativité, qui peut être résumé comme suit :
un énoncé performatif doit se ramener à un énoncé comportant un verbe à la
première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active. En d’autres
termes, les performatifs doivent pouvoir être reformulés à la première
personne du singulier voix active, même s’ils ne sont pas prononcés de cette
manière par le locuteur. Ainsi, il existerait des performatifs explicites et des
performatifs implicites (ou primaires).
Selon le test de la performativité, les énoncés (3) et (4) sont bien des
performatifs. Ils peuvent en effet être reformulés comme suit :
5. Pourrais-tu me dire l’heure ? → Je te demande de me dire l’heure.
6. Tu vas me le payer. → Je te promets que tu vas me le payer.

Toutefois, le test de la performativité révèle un problème important pour la


distinction entre performatifs et constatifs, du fait que tous les énoncés
constatifs peuvent être interprétés comme des performatifs implicites. Par
exemple, l’énoncé (1) pourrait être le performatif implicite correspondant à
l’acte d’affirmer quelque chose (j’affirme que mon bureau est situé à la rue
de Candolle). C’est pourquoi, la distinction entre performatif et constatif n’a
pas de réelle valeur descriptive, car elle ne permet pas de classifier les
différents types d’énoncés. Elle doit donc être abandonnée.

11.3.
Quels sont les actes locutionnaires,
illocutionnaires et perlocutionnaires réalisés
dans les énoncés ci-dessous ?
Un acte locutionnaire est accompli par le simple fait de dire quelque
chose, l’acte illocutionnaire est un acte accompli en disant quelque chose et
l’acte perlocutionnaire est un acte accompli par le fait de dire quelque chose.
Ainsi, l’acte locutionnaire correspond simplement au fait d’énoncer une
phrase dotée d’une signification. L’acte illocutionnaire correspond au type
d’acte de langage réalisé en prononçant une phrase (par exemple une
assertion, une offre, une promesse, etc.) en vertu de la force associée
conventionnellement à l’énoncé (contenue dans la reformulation explicite du
performatif). Enfin, l’acte perlocutionnaire décrit l’effet éventuel de cet acte
sur le destinataire. Tous les énoncés ont donc une valeur locutionnaire et
illocutionnaire déterminées, en revanche la valeur perlocutionnaire dépend
des circonstances d’énonciation et de l’auditeur, elle ne peut donc pas être
déterminée avec certitude.
a. Ferme la porte en sortant !
acte locutionnaire : le locuteur dit de fermer la fenêtre en sortant.
acte illocutionnaire exercitif : le locuteur ordonne de fermer la fenêtre.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur persuade l’auditeur de fermer la
fenêtre.
b. Répète si tu oses !
acte locutionnaire : le locuteur dit à l’auditeur de répéter s’il ose.
acte illocutionnaire comportatif : le locuteur menace le destinataire.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur effraie l’auditeur.
c. J’affirme que l’exercice n’est pas clair.
acte locutionnaire : le locuteur dit qu’il affirme que l’exercice n’est pas clair.
acte illocutionnaire expositif : le locuteur affirme que l’exercice n’est pas
clair.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur conduit l’auditeur à clarifier
l’exercice.
d. Je vous condamne à la prison à perpétuité.
acte locutionnaire : le locuteur dit qu’il condamne l’auditeur à la prison à
perpétuité.
acte illocutionnaire verdictif : le locuteur produit un acte juridique de
condamnation.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur plonge l’auditeur dans le
désespoir.
e. Bougez futé, allez à pied !
acte locutionnaire : le locuteur dit de bouger futé en allant à pied.
acte illocutionnaire exercitif : le locuteur conseille à l’auditeur de bouger futé
en allant à pied.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur convainc l’auditeur de bouger futé
en allant à pied.

11.4.
Expliquer la distinction entre le marqueur de
force illocutionnaire et le marqueur de contenu
propositionnel à l’aide d’un exemple.
Selon Searle, les actes de langage sont composés par deux types de
constituants différents. Il y a d’une part le marqueur de contenu
propositionnel qui porte sur la proposition exprimée et d’autre part le
marqueur de force illocutionnaire qui sert à indiquer le type d’acte qui est
accompli. Comparons deux énoncés :
1. Je te promets de venir demain.
2. Je t’ordonne de venir demain.
Ces deux énoncés ont des contenus propositionnels proches, car ils
partagent le même acte de prédication (venir demain) mais avec des actes de
référence différents (locuteur vs auditeur). Leur contenu propositionnel est
donc respectivement « le locuteur vient demain » et « l’auditeur vient
demain ». En revanche, les marques de force illocutionnaire sont différentes.
Il s’agit dans un cas d’une promesse et dans l’autre d’un ordre (je te promets /
je t’ordonne). La distinction entre ces deux types de marques n’est visible que
dans les cas de performatifs explicites. En effet, dans le cas des performatifs
implicites, le marqueur de force illocutionnaire n’est pas exprimé
linguistiquement.

11.5.
Dire quels sont les actes de langage primaires
et secondaires réalisés par les énoncés ci-
dessous et expliquer comment le locuteur peut
comprendre l’acte primaire à partir de l’acte
secondaire dans chaque cas.
L’acte primaire est l’acte réalisé par l’énoncé et l’acte secondaire est l’acte
« de surface », qui permet de le véhiculer de manière indirecte. La transition
entre les deux se fait par référence à l’une des règles sémantiques
(préliminaire, essentielle, etc.) qui conditionne la réalisation de l’acte.
a. Sais-tu quelle heure il est ?
acte primaire : requête (Donne-moi l’heure)
acte secondaire : question
transition : interrogation de la capacité de l’auditeur à accomplir l’acte
b. Vous pourriez faire moins de bruit.
acte primaire : requête (Faites moins de bruit)
acte secondaire : assertion
transition : affirme la capacité de l’auditeur
c. J’aimerais bien que tu m’écoutes quand je te parle.
acte primaire : requête (Écoute-moi quand je te parle)
acte secondaire : assertion
transition : déclaration explicite de la volonté du locuteur
d. Tu devrais être plus poli avec ton père.
acte primaire : requête (Sois poli avec ton père)
acte secondaire : assertion
transition : indique l’opinion du locuteur, donc la raison d’accomplir l’acte

11.6.
Pourquoi peut-on conclure que les seuls vrais
actes de langage sont les actes représentatifs et
directifs ?
Les actes représentatifs et directifs sont les seuls vrais actes de langage,
car ils sont les seuls à dépendre uniquement de l’usage du langage (donc de la
pragmatique). Les actes déclaratifs (verdictifs chez Austin) et commissifs
(promissifs chez Austin) comportent une forte composante institutionnelle.
En effet, ils regroupent des actes tels que acquitter, condamner, prononcer,
décréter, pour les déclaratifs et promettre, faire vœu, garantir, jurer, etc.,
pour les promissifs. La réussite de ces actes nécessite qu’ils se produisent
dans un contexte bien spécifique et, dans le cas des déclaratifs, soient le fait
de locuteurs particuliers institutionnellement habilités à les réaliser. En ce qui
concerne la catégorie des expressifs (comportatifs chez Austin), ils intègrent
une forte composante sociale. En effet, il s’agit d’actes tels que s’excuser,
remercier, déplorer, critiquer, etc. Dans ce cas également, la réussite de
l’acte dépend de critères autres que strictement contextuels (par exemple
culturels).

11.7.
Dire si les exemples ci-dessous sont des actes
de dire que, dire de ou demander si.
a. Pardon, quelle heure est-il ? : il s’agit d’un acte de demander si, qui
véhicule une demande d’information.
b. Je me demande bien ce que j’ai fait pour mériter un étudiant pareil ! : il
s’agit d’un acte de dire que. Malgré la présence du verbe se demander, il ne
s’agit pas d’une question, au sens d’une demande d’information. La forme
impérative de la phrase n’en fait pas un ordre non plus. Il s’agit d’une
question rhétorique qui n’appelle pas de réponse.
c. Reviens ici tout de suite, sac-à-puces ! : Il s’agit d’un acte de dire de,
qui véhicule un ordre.
d. Qui a dit que les femmes ne savent pas faire de la linguistique ? : il
s’agit d’un acte de dire que, qui véhicule une fois encore une question
rhétorique plutôt qu’une demande d’information.

12. Chapitre 12 :
Pragmatique lexicale : expressions
référentielles, temps verbaux
et connecteurs
12.1.
Quelle est la différence entre la signification
descriptive et la signification procédurale ?
La notion de signification descriptive caractérise le type de signification
contenue dans les éléments du lexique qui servent à communiquer un concept
et dont la valeur sémantique est leur référence. Par exemple, le mot chat sert
à communiquer le concept CHAT, qui contient un certain nombre de
propriétés, comme celle d’avoir des moustaches et de chasser les souris. Le
mot chat dénote par ailleurs l’ensemble des chats du monde. De manière
générale, tous les mots qui appartiennent aux classes ouvertes du lexique
(cf. chapitre 10) encodent de l’information conceptuelle.
La signification procédurale est contenue dans les éléments du lexique qui
ne sont pas dotés d’une signification descriptive. Ces éléments appartiennent
typiquement aux classes fermées que sont les pronoms, les déterminants et
les connecteurs. Par exemple, le mot mais n’encode pas de concept, et il
serait certainement très difficile pour un locuteur de dire précisément ce que
ce mot signifie sans recourir à des exemples. Son rôle dans la phrase est
d’indiquer que les deux éléments qu’il relie sont en relation de contraste. De
même, le mot je ne signifie pas une personne en particulier mais désigne la
personne qui l’utilise. Ainsi, son rôle est d’indiquer à l’auditeur une
information qui pourrait être paraphrasée par : chercher le locuteur de la
phrase. Ce type d’information est appelée une procédure, car elle donne des
instructions sur la manière de traiter les éléments de la phrase. La
signification procédurale se retrouve également dans des contenus non
lexicaux comme les temps verbaux.

12.2.
Identifier les expressions lexicales et non
lexicales dans la phrase suivante : Je me sens
ici comme à la maison.
Signification lexicale : sentir, maison
Signification non lexicale : je, me, indicatif présent du verbe sentir, ici,
comme, à, la

12.3.
Chercher un exemple d’expression référentielle
autonome et non autonome.
Les expressions référentielles sont dites autonomes si leur signification
suffit, en contexte, à déterminer le référent qu’elles dénotent dans le monde.
Ainsi, des descriptions définies comme cet étudiant, des descriptions
indéfinies comme un arbre ainsi que des noms propres comme Pierre ou
Paris sont des expressions référentielles autonomes.
Les expressions référentielles sont dites non autonomes si leur
signification lexicale ne suffit pas pour déterminer le référent qu’elles
dénotent dans le monde. Ainsi, des pronoms déictiques comme tu, des
pronoms anaphoriques comme il dans Mon père est là, il va vous recevoir et
des termes vagues comme la blonde, le petit sont des exemples d’expressions
non autonomes.

12.4.
Chercher des exemples d’anaphore
pronominale, nominale et associative.
On parle d’anaphore lorsqu’un terme est utilisé pour reprendre une autre
expression nominale qui le précède et à laquelle il emprunte sa référence.
L’anaphore est pronominale lorsqu’une expression nominale est reprise
par un pronom comme dans l’exemple (1) ci-dessous. L’anaphore est
nominale lorsque l’expression nominale est reprise par une autre expression
nominale, comme en (2) ci-dessous. Enfin, l’anaphore est dite associative
lorsqu’il n’y a pas de coréférence entre les expressions mais une relation de
type partie-tout, comme en (3) ci-dessous.
1. Jean aime chanter. Il s’est inscrit à une chorale.
2. Le fils du voisin pleure tous les soirs. Cet enfant me rendra folle.
3. J’arrivais à la maison, la porte était ouverte.

12.5. Qu’appelle-t-on l’ordre temporel ?


La notion d’ordre temporel sert à faire référence à la manière dont les
événements sont relatés dans un discours. On parle d’ordre temporel dans le
cas où l’ordre des événements présentés dans le discours est parallèle à
l’ordre dans lequel ces mêmes événements se sont déroulés. Par exemple, la
suite de phrases en (1) ci-dessous suit l’ordre temporel. En revanche, en (2)
l’ordre temporel est inversé dans le discours.
1. Jean a renversé son verre sur la robe de Marie. Elle l’a insulté.
2. Marie a insulté Jean. Il a renversé son verre sur sa robe.

Le fait de suivre l’ordre temporel comme en (1) crée une narration. Le fait
d’inverser l’ordre temporel crée un discours où le locuteur ne se contente pas
de relater une suite ordonnée d’événements mais fournit une explication de la
relation qui existe entre eux (causalité).

12.6.
Comment les temps verbaux influencent-ils
l’ordre temporel dans le discours ?
Dans une approche pragmatique, les temps verbaux encodent des
procédures qui donnent des indications sur la manière dont les événements
sont reliés dans le discours. On parle d’inférence en avant si le temps avance,
d’inférence en arrière si les événements sont présentés dans l’ordre inverse à
l’ordre temporel (le temps recule en quelque sorte) et d’inférence statique si
le temps n’avance pas. Par défaut, le passé simple implique une inférence en
avant, le plus-que-parfait une inférence en arrière et l’imparfait une inférence
statique.
Toutefois, la grande différence entre l’approche pragmatique et les autres
approches (aspectuelle et anaphorique) tient au fait que l’information fournie
par les temps verbaux ne représente qu’un indice qui doit être complété par
d’autres informations linguistiques et contextuelles pour déterminer la
direction du discours. Qui plus est, les temps verbaux sont des marques dites
faibles. En effet, si les informations qu’ils donnent sont contredites par
d’autres informations, ce sont ces informations qui déterminent au final
l’ordre du discours. Par exemple, on remarque qu’en (1) ci-dessous,
l’information donnée par le connecteur l’emporte sur celle fournie par les
temps verbaux.
1. Max fut malade parce qu’il mangea trop.

Dans cet exemple, le passé simple tend à indiquer que le temps avance
(inférence en avant), mais le connecteur parce que est associé à une inversion
temporelle (inférence en arrière).
L’analyse pragmatique a également pour avantage d’expliquer pourquoi
certains discours semblent plus efficaces (ou optimaux) que d’autres. Dans le
cas où les indices concordent, le discours est optimal. Lorsqu’il y a
contradiction entre les différentes marques temporelles comme en (1), le
discours devient sous-optimal.

12.7. Qu’est-ce qu’un connecteur pragmatique ?


Un connecteur pragmatique est un mot qui a pour rôle de donner des
instructions sur la manière de relier des segments discursifs. Les connecteurs
ne correspondent pas à une catégorie grammaticale unifiée. Certains sont des
adverbes (donc), d’autres des conjonctions (mais, parce que) et d’autres
encore des groupes prépositionnels (après tout). Les connecteurs forment une
classe fonctionnelle, car les éléments qui la composent partagent un même
rôle dans le discours : celui de donner des instructions sur la manière de relier
des unités de discours.

12.8.
Pourquoi les connecteurs sont-ils des marques
procédurales ?
L’hypothèse faite par les approches pragmatiques de la signification est
que les connecteurs pragmatiques, à l’instar des expressions référentielles
non autonomes et des temps verbaux, encodent de l’information procédurale.
Ainsi, leur signification est une procédure qui indique à l’auditeur comment
relier les segments discursifs.
Par exemple, la procédure encodée par parce que pourrait être paraphrasée
comme suit : chercher une relation de causalité entre les segments reliés.
Dans le cas de mais, la procédure tiendrait en plusieurs étapes : (i) chercher
une conclusion inférable à partir du segment qui précède le connecteur, (ii)
chercher une conclusion inverse à la première à partir du segment qui suit le
connecteur, (iii) choisir cette dernière conclusion au détriment de la première.

13. Chapitre 13 :
Questions de style : métaphore,
métonymie et ironie
13.1.
Donner deux exemples qui illustrent
la différence entre métaphore ordinaire
et métaphore créative.
La métaphore ordinaire est une métaphore utilisée de manière tellement
récurrente que sa signification s’est pratiquement lexicalisée, si bien que son
caractère métaphorique n’apparaît plus toujours de manière évidente pour les
locuteurs. C’est le cas de métaphores comme Jeanne est une perle ou la
Bourse a coulé depuis hier. Par ailleurs, ces métaphores ont la propriété
d’être facilement paraphrasables. Par exemple, Jeanne est une perle peut être
paraphrasé par Jeanne est une personne qui allie de très nombreuses qualités.
La métaphore créative sert au contraire à exploiter le principe de la
métaphore (l’attribution d’une propriété saillante d’un concept à un référent
qui n’entre pas habituellement dans sa dénotation) pour créer une
signification totalement inédite. Par exemple, une métaphore comme cette
thèse est mon mont Everest est créative, car la comparaison implicite qu’elle
introduit n’est pas lexicalisée. Toutefois, cette absence de lexicalisation
n’empêche pas l’auditeur d’en tirer une série d’implicatures (on parle dans ce
cas d’implicatures faibles, cf. ci-dessous). Contrairement aux métaphores
ordinaires, ce deuxième type de métaphores n’est pas aisément paraphrasable.
Elles sont très fréquentes dans les œuvres littéraires, car elles permettent de
surprendre le lecteur et de créer du plaisir.

13.2.
En quoi la notion de ressemblance interprétative
est-elle importante pour comprendre
l’interprétation des métaphores ?
La notion de ressemblance interprétative est fondamentale pour
comprendre l’interprétation des métaphores, car elle permet d’inclure ces
dernières dans le processus général d’interprétation de tout énoncé (littéral et
non littéral). En effet, dans le cadre d’une théorie pragmatique, tout énoncé se
trouve dans une relation de ressemblance avec la pensée que le locuteur
souhaite communiquer. En d’autres termes, elle est une représentation plus au
moins fidèle de cette dernière. Étant donné que cette ressemblance n’est que
rarement totale, on comprend dès lors pourquoi la communication est en
grande partie non littérale plutôt que littérale.
Dans cette optique, la métaphore ne représente qu’un degré particulier de
ressemblance interprétative, qui est moins grande que dans le cas d’une
approximation, par exemple. Toutefois, cette ressemblance n’est pas nulle,
raison pour laquelle il est tout de même possible pour l’auditeur de
comprendre le vouloir dire du locuteur. Notons encore que dans une théorie
pragmatique, il n’existe pas de différence qualitative entre l’interprétation
d’une métaphore, d’une hyperbole ou d’une approximation. Il s’agit de
l’application d’un même processus, mais à des degrés divers.
13.3.
Quelle est la différence entre une implicature
forte et une implicature faible ?
De nombreux énoncés communiquent fortement un seul contenu implicite.
Par exemple, l’énoncé (1) adressé à quelqu’un qui se trouve devant une
fenêtre ouverte implicite fortement (2). L’auditeur peut ainsi légitimement
attribuer le sens de (2) au locuteur qui lui a communiqué (1).
1. Il fait froid ici.
2. J’aimerais que tu fermes la fenêtre.

Toutefois, il existe également des énoncés qui ne servent pas à


communiquer fortement une seule signification non littérale, mais qui
permettent à l’auditeur d’en déduire un certain nombre d’implicatures plus
faibles, toutes également plausibles, en fonction de ses capacités et de ses
préférences. Les métaphores créatives représentent un cas typique d’énoncés
qui communiquent faiblement un grand nombre d’implicatures. On parle
d’ailleurs d’effet poétique pour qualifier ce type d’effet contextuel. Par
exemple, à partir de la métaphore en (3) ci-dessous, l’auditeur pourra tirer
différentes implicatures, du type de (4) à (6).
3. Cette thèse est mon mont Everest.
4. Cette thèse est le but principal de ma vie.
5. Cette thèse représente un accomplissement très difficile pour moi.
6. Réussir cette thèse est un exploit fortement valorisé et reconnu
socialement.

13.4.
En quoi la métonymie est-elle différente
de la métaphore ?
La métaphore consiste à utiliser une propriété d’un concept saillante en
contexte et à appliquer cette propriété à un autre référent, qui n’entre pas dans
la dénotation encodée linguistiquement dans le mot. Par exemple, dans la
métaphore Sarah est un glaçon, la propriété être froid est appliquée à un
référent (Sarah) qui n’entre pas dans la dénotation du mot glaçon. En effet,
les autres propriétés du concept GLAÇON (constitué d’eau, sert à refroidir
une boisson) ne s’appliquent pas à Sarah. C’est cette extension du concept à
un nombre plus important de référents que ceux qui entrent dans la
dénotation du concept encodé linguistiquement qui permet de traiter la
métaphore comme un cas d’enrichissement pragmatique par élargissement
(cf. chapitre 2).
Dans la métonymie, ce n’est pas une propriété d’un concept qui est
appliquée à un autre référent que ceux qui entrent dans sa dénotation mais le
nom d’un référent qui est utilisé pour désigner un autre référent, en vertu du
lien qui connecte leurs espaces mentaux respectifs. Par exemple, il existe un
lien entre le propriétaire d’un objet et cet objet. C’est pourquoi, le nom du
propriétaire peut être utilisé pour faire référence à l’objet, comme dans le
quatre-quatre m’a encore fait une queue de poisson.

13.5.
Comment peut-on expliquer la possibilité
ou l’impossibilité des reprises anaphoriques
ci‑dessous selon la théorie des espaces
mentaux ?
1. La coccinelle a encore eu un accident. Elle n’est pas très solide.
2. *Le cappuccino demande l’addition. Il était bien mousseux cette
fois-ci.

Dans l’exemple (1), il y a métonymie entre le conducteur et la voiture


qu’il conduit. Dans ce cas, la reprise anaphorique peut avoir lieu avec la cible
(le conducteur), par exemple si l’on poursuivait cette phrase par mais il n’a
rien eu de grave, mais également sur le déclencheur (la voiture), comme le
montre la reprise anaphorique elle de l’exemple.
En revanche, dans l’exemple (2), seule la cible (le client qui a commandé
le cappuccino) peut servir pour une reprise anaphorique, comme le montre le
caractère incongru de la reprise anaphorique en (2), qui porte sur le
déclencheur (le cappuccino lui-même). Il serait par contre tout à fait possible
de poursuivre par il est très pressé.
La différence entre ces deux exemples tient au fait qu’en (1), le rapport de
connexion entre les domaines est ouvert alors qu’en (2) il est fermé (on parle
de connecteurs ouverts et de connecteurs fermés). Cette différence s’explique
par le fait que le lien entre un chauffeur et son véhicule est plus fort dans
l’esprit des locuteurs que celui qui unit un client et la boisson qu’il
commande.

13.6.
Donner un exemple qui illustre la différence
entre usage descriptif et usage interprétatif
du langage.
L’usage descriptif du langage sert à décrire un état de choses dans le
monde comme en (1). L’usage interprétatif sert à reproduire un énoncé ou
une pensée comme en (2).
1. Regarde le ciel, il va pleuvoir demain.
2. Selon le journal, il va pleuvoir demain.

13.7.
Comment la théorie pragmatique de l’ironie
explique-t-elle que seule la réponse (1) peut
être interprétée comme une marque d’ironie ?
Pierre : La solution à ce problème est vraiment triviale, je l’ai trouvée en
deux minutes.
Luc : (1) Alors donne-moi la solution, puisque tu es si malin.
(2) Alors donne-moi la solution, puisque tu l’as déjà trouvée.
(3) Alors donne-moi la solution, parce que tu commences à
m’énerver.

Pour qu’un énoncé soit interprété comme une marque d’ironie, il doit
remplir deux conditions. Premièrement, il doit pouvoir être interprété comme
une forme d’écho. Deuxièmement, il doit véhiculer une attitude tacitement
dissociative du locuteur vis-à-vis de la proposition à laquelle il fait écho.
Seule la réponse en (1) remplit ces deux conditions. En effet, Luc attribue
à Pierre la pensée selon laquelle il est plus malin que les autres et montre son
désaccord tacite face à cette affirmation. La réponse (2) peut également être
interprétée de manière échoïque. En effet, Luc fait écho à l’énoncé de Pierre,
qui affirme avoir trouvé la solution du problème en deux minutes. Toutefois,
Luc ne montre pas une attitude dissociative vis-à-vis de cette information, il
l’accepte de manière neutre. Quant à la réponse (3), Luc montre bien une
attitude de désapprobation, mais son énoncé ne fait pas écho à un énoncé ou
une pensée de Pierre. Il indique sa propre évaluation de l’attitude de Pierre.
C’est pour cette raison que la réponse (3) peut être comprise comme une
critique, mais pas comme une marque d’ironie.

14. Chapitre 14 :
Implicatures
14.1.
Quels sont les différents types d’implicatures
selon Grice ?
Grice a tout d’abord fait une distinction entre les implicatures
conventionnelles et les implicatures conversationnelles. Les implicatures
conversationnelles sont ainsi nommées parce qu’elles sont liées à l’utilisation
ou à la transgression manifeste des maximes de la conversation, comme le
fait de donner autant d’informations que nécessaire, de ne pas donner
d’informations inutiles, etc. Par exemple, si un étudiant travaille dans une
salle de cours vide et qu’un professeur entre et lui dit : « mon cours
commence dans cinq minutes », l’étudiant en conclura que cette phrase
contient une information pertinente pour lui, notamment le fait que le cours
aura lieu dans la salle où il travaille et qu’il est donc prié de sortir. Les
implicatures conventionnelles sont liées à l’usage de certains mots
particuliers comme les connecteurs pragmatiques mais, donc, etc. Ainsi,
l’énoncé « il est tard, donc je vais me coucher » déclenche l’implicature
conventionnelle selon laquelle le fait qu’il est tard est la raison d’aller se
coucher.
Parmi les implicatures conversationnelles, Grice a opéré une deuxième
distinction entre les implicatures généralisées et les implicatures particulières.
Les premières sont dérivées quel que soit le contexte de communication,
alors que l’interprétation des secondes dépend crucialement du contexte. Par
exemple, si un professeur annonce : « certains des étudiants ont passé
l’examen », les étudiants pourront en conclure que tous n’ont pas réussi. Il
s’agit d’une implicature généralisée liée à l’usage du quantifieur certains.
Cette implicature est donc toujours déclenchée, quel que soit le contexte de
communication. En revanche, l’implicature déclenchée par l’énoncé du
professeur qui annonce que son cours commence dans cinq minutes dépend
crucialement du contexte. En effet, ce même énoncé prononcé par le même
professeur à l’adresse d’un collègue croisé à la cafétéria provoquerait une
implicature différente, par exemple le fait qu’il n’a pas le temps de s’arrêter
pour discuter.

14.2.
Quel est le critère permettant de différencier les
implicatures des implications et des
présuppositions ?
Rappelons pour commencer que les présuppositions sont des informations
d’arrière-plan, qui ne peuvent pas être questionnées ou niées. Par exemple,
dire que Jean a arrêté de fumer présuppose que Jean a fumé par le passé. Si
cette assertion est transformée en question, par exemple « Pourquoi Jean a-t-il
arrêté de fumer ? » ou niée « Jean n’a pas arrêté de fumer », la présupposition
est conservée dans les deux cas. Les présuppositions sont déclenchées par des
expressions linguistiques, par exemple ici le verbe arrêter. Les implicatures
conventionnelles se rapprochent des présuppositions, car elles sont aussi
attachées à l’usage de mots spécifiques. Toutefois, contrairement aux
présuppositions, les implicatures conventionnelles ne contiennent pas
d’informations d’arrière-plan mais des informations qui font partie du
contenu asserté et qui peuvent être nouvelles pour l’interlocuteur. Par
exemple, ces implicatures peuvent être liées à l’usage d’une proposition
relative explicative, comme : « Jean, qui est un grand fan de foot, a pris un
abonnement saison pour tous les matchs ». L’information selon laquelle Jean
est un fan de foot, qui est une implicature conventionnelle, est annoncée à
l’interlocuteur, ce qui n’est jamais le cas d’une présupposition.

14.3.
Quel est le rôle des maximes de conversation
dans le calcul des implicatures ?
Pour Grice, si les conversations réussissent, c’est parce que les locuteurs
respectent le principe de coopération. Ce principe veut que les locuteurs
fassent de leur mieux pour aider leurs interlocuteurs à comprendre leur
message. Grice précise la manière dont les locuteurs coopèrent en déclinant
neuf maximes de la conversation, qui sont suivies lors de la communication.
Ces maximes indiquent que les locuteurs donnent suffisamment
d’informations pour être compris mais pas trop, qu’ils disent la vérité, disent
des choses pertinentes et sont clairs. Par exemple, un locuteur qui indique une
personne par l’expression « la fille au pull rose » donnerait suffisamment
d’informations s’il n’y avait qu’une personne avec un pull rose dans
l’environnement immédiat de la conversation. Dans cette même situation,
ajouter « la fille au pull rose avec trois petits traits mauves en bas » serait
moins approprié car cette information supplémentaire n’est pas justifiée par
les besoins de la communication. La maxime de pertinence peut être illustrée
par l’exemple du professeur qui demande à un étudiant de sortir en lui
disant : « mon cours commence dans cinq minutes », comme nous l’avons vu
plus haut. Pour dériver l’implicature lui permettant de comprendre que le
professeur lui demande de sortir, l’étudiant doit partir du principe que ce
dernier lui dit quelque chose de pertinent pour lui. Enfin, la maxime de clarté
implique de dire les choses de manière aussi claire et logique que possible.
Par exemple, si une femme annonce : « l’homme au chapeau gris arrive »,
son interlocuteur pourra en conclure qu’il ne s’agit pas de son mari, car cette
expression serait un moyen très bizarre de se référer à lui.

14.4.
Pourquoi Grice prévoit-il aussi la possibilité que
les maximes puissent être transgressées de
manière manifeste ?
Dans certains contextes de communication, un locuteur peut transgresser
volontairement une maxime pour produire certains effets. Notamment, la
maxime de vérité se remarque particulièrement lorsqu’elle n’est pas suivie
mais transgressée de manière très évidente. Par exemple, si un locuteur
s’écrie : « félicitations ! » lorsque quelqu’un s’est manifestement mal
comporté, l’effet produit est ironique. Toutefois, il ne s’agit clairement pas
d’un cas de mensonge, car l’intention du locuteur est que son interlocuteur
reconnaissance la fausseté de son énoncé.

14.5.
Quels sont les critères permettant de distinguer
les implicatures conversationnelles des
implicatures conventionnelles ?
L’une des principales différences entre ces deux types d’implicatures est
que les implicatures conversationnelles peuvent être annulées alors que les
implicatures conventionnelles, de par leur ancrage dans certains mots, ne le
peuvent pas. Par exemple, le professeur de notre exemple aurait pu continuer
sa phrase en disant « le cours commence dans cinq minutes mais vous êtes le
bienvenu si vous voulez rester ». En revanche, il n’est pas possible de
continuer l’autre exemple en disant « il est tard donc je vais me coucher, mais
ce n’est pas la raison pour laquelle je vais me coucher ». Une deuxième
différence tient au fait que la dérivation des implicatures conversationnelles
fait intervenir les étapes définies par Grice (le locuteur a dit que P, etc.) la
dérivation des implicatures conventionnelles n’est pas obtenue par un tel
raisonnement mais de par leur signification. En effet, ces implicatures ont une
signification conventionnelle ancrée dans la langue, et elles dépendent de la
signification des phrases. En revanche, les implicatures conversationnelles
dépendent de l’énonciation d’une phrase par un locuteur dans un contexte
particulier. Ce dernier point amène une autre distinction : du fait de leur
dépendance au contexte, les implicatures conversationnelles sont
indéterminées, alors que les implicatures conventionnelles sont déterminées
par la signification des mots qui les véhiculent.

14.6.
Quelles sont les propriétés des implicatures
conventionnelles selon Potts ?
Potts a repris et étendu la définition des implicatures conventionnelles de
Grice. Dans cette approche, les implicatures conventionnelles possèdent deux
propriétés fondamentales. Premièrement, elles sont « anti-arrière-plan » ce
qui signifie qu’elles présentent des informations nouvelles et qui font partie
du contenu asserté et pris en charge par le locuteur. Qui plus est, elles sont
orientées sujet, ce qui signifie qu’elles contiennent des informations
subjectives qui dénotent par exemple l’état d’esprit du locuteur.
15. Chapitre 15 :
Sociolinguistique
15.1.
Pourquoi la notion de variation est-elle centrale
en sociolinguistique ?
La notion de variation est centrale pour la sociolinguistique, car cette
discipline rejette l’idée de norme unique qui régirait l’usage du langage. La
sociolinguistique s’est formée sur l’observation que différents groupes de
locuteurs utilisent différentes normes linguistiques pour communiquer entre
eux. Du fait qu’un locuteur appartient dans les faits à différents groupes
(professionnels, familiaux, etc.), les normes utilisées sont aussi variables pour
une même personne selon les situations de communication.

15.2.
Qu’appelle-t-on un changement en cours et en
quoi cette notion est-elle liée à celle de
variation ?
La notion de changement en cours vient de l’observation selon laquelle les
langues vivantes ne sont jamais totalement stables, à aucun moment de leur
histoire. Il existe toujours certains éléments qui sont en cours de changement
à un moment donné. Les changements en cours prennent la forme de
variantes stylistiques d’une forme déjà existante dans la langue. Ces
nouvelles formes, qui apparaissent en général dans des discours oraux et
informels, finissent par se transmettre à d’autres situations de communication
puis à remplacer complètement l’ancienne norme. C’est pourquoi, l’étude des
variations permet aussi de détecter d’éventuels changements en cours de
réalisation.
15.3.
Quelles sont les dimensions du langage qui
varient le plus entre les régions ?
De manière générale, le lexique est la composante du langage qui connaît
le plus de variations entre les régions. Comme nous l’avons vu dans ce
chapitre, il existe de nombreux mots régionaux pour désigner des objets et
situations du quotidien. C’est aussi le lexique d’une langue qui se renouvelle
le plus rapidement, au gré des modes et des évolutions sociales et
technologiques. Les changements phonologiques et syntaxiques, qui touchent
la structure même de la langue, sont plus limités et lents à se réaliser.
Toutefois, comme nous l’avons vu, ces changements se produisent également
dans une certaine mesure. Il arrive même qu’une langue connaisse un
changement syntaxique radical, comme l’ordre canonique des mots, qui peut
par exemple passer de la forme Sujet-Objet-Verbe à Sujet-Verbe-Objet. Les
changements dans la structure d’une langue sont d’autant plus lents et
modérés qu’il s’agit d’une langue normée et à forte tradition écrite comme le
français. Dans les langues orales, les changements se produisent beaucoup
plus rapidement.

15.4.
Quelles sont les principales sources des
différences régionales ?
Les différences régionales proviennent principalement de deux sources.
D’une part, il s’agit souvent de normes qui ont été partagées par la
communauté linguistique, puis qu’une partie de la communauté a
abandonnées alors qu’une autre les a conservées. Bien souvent, les
innovations viennent des régions où est parlée la variété considérée comme
standard. Les régions périphériques tendent à être plus conservatrices avec la
langue. L’autre grande source de variations régionales vient des contacts qui
touchent une partie seulement de la communauté linguistique. Ces contacts
donnent en effet lieu à des emprunts qui sont utilisés localement. Dans le cas
du français, nous avons notamment vu que selon les régions, ces contacts
peuvent venir du néerlandais (en Belgique), de l’Allemand (en Suisse mais
aussi dans les régions françaises voisines de l’Allemagne), du Breton ou
encore un Catalan. Au Canada, le français connaît de nombreux emprunts à
l’anglais, contre lesquels des commissions locales de terminologie tentent de
lutter en proposant des équivalents français.

15.5.
Qu’appelle-t-on la dialectologie perceptuelle ?
La dialectologie perceptuelle est une branche de la dialectologie qui vise à
étudier les représentations qu’ont les locuteurs d’une variété linguistique
plutôt que d’étudier les propriétés linguistiques (phonologiques, lexicales,
etc.) de cette variété. Par exemple, la dialectologie perceptuelle s’intéresse à
la manière dont les locuteurs perçoivent différents accents ou caractéristiques
régionales. Ces représentations ne correspondent pas toujours à une réalité
scientifique, car parfois les locuteurs ont des appréciations différentes de
variétés qu’ils ne sont pas capables de différencier lorsqu’on leur en fait
écouter des extraits. Ces études sont toutefois très utiles pour comprendre les
stéréotypes qui sont associés à différentes variétés, car ces derniers sont
souvent partagés par les locuteurs eux-mêmes d’une variété, et influencent
leur manière d’utiliser la langue.

15.6.
Qu’appelle-t-on l’insécurité linguistique et en
quoi cette notion est-elle liée à la notion de
variation ?
La notion d’insécurité linguistique désigne le sentiment qu’ont certains
locuteurs que la variété de langue qu’ils parlent s’éloigne de la norme
standard de leur langue et n’est de ce fait pas correcte. Souvent, les locuteurs
des régions périphériques savent que leur variété est considérée comme
moins correcte que la variété standard par les locuteurs de cette dernière, ce
qui crée un sentiment d’insécurité linguistique les empêchant d’innover.
C’est pourquoi, de nombreux régionalismes sont des normes vieillies qui
perdurent dans les régions périphériques. Ainsi, l’insécurité linguistique est
motivée par l’existence de variations dans les normes utilisées par différents
groupes de locuteurs et la manière dont ces variations sont perçues par les
locuteurs de la variété standard.
Index

A
Académie française, 79
acquisition du langage, 26, 125, 170
acte de langage, 47, 182
illocutionnaire, 182
locutionnaire, 181
perlocutionnaire, 182
primaire, 186
propositionnel, 184
secondaire, 186
acte illocutionnaire, 182
affixe, 119
allomorphe, 117
alphabet phonétique international, 104
amorçage (paradigme de l’), 126
anaphore, 197
antonymie, 170
arbitraire du signe, 31, 90
argument (de la phrase), 165
aspect lexical, 172
attitude propositionnelle, 47
autisme, 24

B
basque, 75

C
Cantilène de Sainte Eulalie, 82
carré logique, 230
catégorie grammaticale, 134
lexicale, 136
non lexicale, 136
catégorie sémantique, 165
changement en cours, 239
classe aspectuelle, 172
coercion, 176
communication,
animale, 29, 54
non littérale, 37
ostensive-inférentielle, 42, 93, 132
compétence, 93
complément, 140
complémentarité (relation de), 171
complémenteur, 156
comportementalisme, 92
composition, 121
populaire, 121
savante, 121
computation syntaxique, 142
concept, 90
connecteur pragmatique, 202, 227
consonne, 106
constrictive, 106
du français, 74, 109
occlusive, 106
sonore, 107
sourde, 107
constatif, 180
conversion, 123
créole, 56

D
dérivation, 119
désinence, 119
déterminant (syntagme), 154
dialectologie, 242
dialectologie perceptuelle, 247
diversification linguistique, 58

E
effet cognitif, 50, 50
effet poétique, 212
effort cognitif, 50, 50
élargissement, 49, 210
enchaînement, 113
énoncé, 104
enrichissement pragmatique, 45
espaces mentaux, 212
évolution des langues, 240
explicitation,
basique, 46
d’ordre supérieur, 47
expression référentielle, 195, 233

F
faculté de langage, 26, 95
famille de langues, 59, 61
flexion, 119
fonction grammaticale, 138
fonction sémantique, 139
force illocutionnaire, 46
forme propositionnelle, 48
français des banlieues, 241
franco-provençal, 76
francophonie, 83

G
gaulois, 76
Gloses, 81
grammaire générative, 92, 96
grammaire universelle, 95

H
holonyme, 168
homonymie, 175
hyperonyme, 167
hyponymie, 167

I
idiome, 122
image acoustique, 90
implication, 227
contextuelle, 235
implicature, 47, 221
conventionnelle, 227
conversationnelle, 224
faible, 235
généralisée, 225
particulière, 225
indice (de communication), 29
inférence, 38
directionnelle, 201
information d’arrière-plan, 233
insécurité linguistique, 248
intention communicative, 42, 223
intention informative, 42, 223
ironie, 38, 215

J
jugement de grammaticalité, 94

L
langue auxiliaire, 56
langue des signes, 25, 31, 55
langue externe (Chomsky), 94
langue interne (Chomsky), 92, 94
langue régionale, 237
langue (Saussure), 87
langue vernaculaire, 56
langues d’oc, 76
langues d’oïl, 76
langues en danger, 64
langues indo-européennes, 65
langues romanes, 71
latin vulgaire, 77
lemme, 119
lexique, 123
liaison, 113
lieu d’articulation, 107
linguistique diachronique, 89
linguistique externe (Saussure), 87
linguistique interne (Saussure), 87
linguistique synchronique, 89
M
maxime de conversation, 221
maximes de conversation,
manière, 223
méronymie, 168
métaphore, 38, 210
métonymie, 38, 212
mode d’articulation, 106
modèle de l’inférence, 41
modèle du code, 40
morphème, 115
libre, 117
lié, 117
morphologie, 115
mot composé, 121
mot valise, 122
mots logiques, 231
mouvement (syntaxique), 152
multilinguisme, 237

N
niveau de base (des catégories), 168
nom,
comptable, 172
massif, 172
normes (grammaticales), 129, 145

O
ordonnance de Villers-Cotterêts, 78
ordre temporel, 198

P
paradoxe de l’imperfectif, 173
parallélisme logico-grammatical, 130
parole (Saussure), 87
performance, 93
performatif, 180
pertinence, 39
principe cognitif, 50
principe communicatif, 50
théorie de la −, 49
phonème, 103, 110
commutation de −, 111
paires minimales, 111
permutation de −, 111
phonétique articulatoire, 106
phonologie, 28, 110
suprasegmentale, 112
phrase, 43, 102
complexe, 156
simple, 150
phylogénèse, 26
pidgin, 56
politique linguistique, 237
polysémie, 169, 175
pragmatique, 179
prédicat, 165
préfixe, 119
de dérivation, 120
présomption de littéralité, 209
présupposition, 233
principe de coopération, 223
principe d’exprimabilité, 184
principes et paramètres, 96
proto-langage, 54
purisme, 131

Q
qualité, 223
quantité, 223

R
radical, 117
référence, 195
actuelle, 196
virtuelle, 196
référent, 169
régionalisme, 246
registre (de langue), 239
relation, 223
relation paradigmatique, 91
relation syntagmatique, 91
relatives (phrases), 159
rhétorique, 207

S
sémantique, 28
compositionnelle, 165
lexicale, 167
semi-voyelle, 108
du français, 108
sémiologie, 90
Serments de Strasbourg, 80
signal (de communication), 29
signe (de communication), 30
signe (linguistique), 90
signifiant, 90
signification naturelle, 221
signification non naturelle, 222
signification procédurale, 194, 235
signifié, 90
singes vervet, 29
sociolecte, 240
sociolinguistique, 237
spécification, 48
spécifieur, 140
structuralisme, 86
structure argumentale, 137
suffixe, 119
de dérivation, 120
de flexion, 119
syllabe, 108
synonymie, 169
syntagme, 103, 140
syntaxe, 28
système (de la langue), 88

T
télicité, 174
test de la performativité, 181
Théorie de la Pertinence, 223
théorie de l’esprit, 24
transcatégorisation, 123
troncation, 122
trou lexical, 124

U
universaux du langage, 95
usage descriptif du langage, 217
usage interprétatif du langage, 217

V
valence, 137
valeur (d’un signe), 91
variation, 240
vériconditionalité,
vériconditionnel, 227
voyelle, 107, 244
à double timbre, 244
du français, 74, 108
nasale, 107
orale, 107

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