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Cerveau et cognition

Quand bébé prend


conscience de lui
Philippe Rochat
est professeur
L’enfant ne se reconnaîtra dans un miroir qu’après
de psychologie un long processus de développement de la conscience,
à l’Université Emory
de Atlanta, qui prend en moyenne deux ans. Il sait alors qui il est,
aux États-Unis.
par rapport à son environnement et à autrui.

Qui est-ce ?
Ce bébé âgé de un
an se reconnaît-il
dans le miroir ?
Non, il croit qu’il
s’agit d’un autre
enfant.

© serg_dibrova / Shutterstock.com

34 Grandir © Cerveau & Psycho


Q
uelles sont les origines de la Ainsi, le « soi écologique » est le sens implicite
conscience de soi – on sait qui du corps en tant qu’entité distincte du monde
l’on est – et comment se déve- extérieur, située dans ce monde (ayant une
loppe-t-elle ? Les psychologues place donnée par rapport aux autres objets)
du développement ont long- et pouvant agir sur ce monde. Très tôt, le bébé
temps suggéré qu’un concept de soi commence manifeste ce sens dans ses comportements,
à se manifester au cours de la deuxième année bien avant qu’il ne se reconnaisse explicitement
de vie, quand le jeune enfant se reconnaît dans dans le miroir. Examinons quelques faits qui
le miroir. Cette aptitude cognitive est révélée soutiennent cette idée.
par le test de la « tache » : on dessine une tache
noire sur le front de l’enfant quand il dort, Le soi écologique
et lorsqu’il découvre son visage taché dans
un miroir, il tente de l’effacer en frottant son D’abord, le nourrisson sait que son corps est une
front. Auparavant, il aurait frotté la tache sur entité distincte du monde extérieur. La plupart
l’image, c’est-à-dire le miroir. Ce test serait la des premières théories sur le développement
preuve comportementale d’une conscience de ont supposé que le bébé naît dans un état de
soi. Cela montre que l’enfant associe l’image « fusion », voire de confusion, avec le monde,
du miroir à son propre corps, ne la confondant comme le supposait le philosophe et psycho-
pas avec celle d’une autre personne. logue américain William James (1842-1910).
Mais par quels mécanismes la conscience de De nombreux psychologues de la petite enfance
soi émerge-t-elle au cours de la deuxième année ont repris cette idée sous différentes formes
de vie ? Nous allons voir que son développement jusqu’à considérer que le nouveau-né baignait
n’est ni soudain ni spontané. Au contraire, la dans un « état primaire d’autisme infantile ».
conscience de soi se construit progressivement à En fait, l’expérimentation ne confirme pas cette
mesure que le fœtus et le bébé « expérimentent » interprétation. Diverses études récentes ont
et perçoivent leur corps. L’expérience du corps révélé que, dès la naissance, le bébé distingue
est propre à l’enfant, mais elle dépend aussi de ses perceptions multisensorielles. Par exemple,
l’environnement et surtout d’autrui. le nouveau-né a appris in utero à reconnaître les
odeurs et la voix de sa mère, et l’on peut mettre
en évidence ces aptitudes dès sa naissance.
L’expérience En 1997, nous avons même montré que le
de son propre corps nouveau-né de moins de 24 heures discrimine
ses actions propres de celles extérieures à son
Dès la naissance, le nouveau-né est capable corps. Nous avons étudié la réponse de fouis-
de détecter les informations perceptives de sement du nouveau-né – quand on touche le
son propre corps, qu’il distingue de celles en coin de ses lèvres, il tourne la tête et ouvre la
provenance de l’environnement. Ce sont des bouche en direction de la main –, dans deux
expériences mêlant plusieurs sens, par exemple conditions : soit le bébé touchait lui-même sa
l’odorat, la vision, le toucher, et surtout la joue droite ou gauche, soit l’expérimentateur y
proprioception, la modalité sensorielle de la posait son doigt. Ainsi, après un toucher-double
perception de soi et de son corps. Quand je (il se touche lui-même la joue), le nouveau-
porte ma main à ma joue, je fais l’expérience né manifeste trois fois moins de réponses de
« unique » de ma main touchant mon visage
et de mon visage sentant ma main. On parle
de « toucher double ». Ce type d’expérience

En bref
perceptive est propre à un corps : je suis seul à
pouvoir faire l’expérience d’un toucher double.
Or on sait que le bébé, dès la naissance,
Le développement de la conscience de soi – on sait qui l’on est –
voire avant, fait ce type d’expériences mul-
dure en moyenne deux ans.
tisensorielles. Par exemple, au troisième
Dès la naissance et jusqu’à neuf mois environ, le bébé prend
trimestre de la grossesse, le fœtus suce son
conscience que son corps est distinct de l’environnement et qu’il peut
pouce, une coordination main-bouche qui lui agir sur le monde. Il commence aussi à sourire à autrui.
permet de connaître son corps. À partir de
Puis, jusqu’à l’âge de 18 mois environ, il explore son environnement
ces expériences précoces, le bébé développe et attire l’attention d’autrui ; il développe une « co-conscience » de soi
très tôt une connaissance de son corps, que et des autres. C’est alors qu’il peut se reconnaître dans un miroir.
l’on nomme le sens écologique de soi.

© L’Essentiel n° 19 / août - octobre 2014 35


Le développement de la conscience de soi et des autres

Le nouveau-né Le bébé L’enfant


distingue son « touche à tout » se reconnaît
corps de l’environ- et développe des dans un miroir
nement, sur lequel attentes sociales et s’inquiète du
il peut agir – c’est par rapport regard d’autrui.
le soi écologique. à autrui.

Vers l’âge de 2 mois De 9 à 18 mois

De 0 à 6 semaines De 2 à 9 mois Après 18 mois

Le bébé est

© Gordana Simic / Shutterstock.com


Le bébé sourit attentif à autrui
à autrui et développe une
et interagit avec conscience de soi
son entourage. liée à celle des
autres.

fouissement que lorsque l’expérimentateur d’extension des bras et du tronc –, ils ont
stimule sa joue. Le bébé ne confond donc pas tendance à se « mobiliser » et à préparer leur
son moi et l’environnement. D’autres études, geste, puis ils touchent ou saisissent l’objet. En
mettant en jeu les différentes capacités sen- revanche, cette tendance diminue fortement
sorielles des nourrissons, confirment que le quand l’objet est présenté cinq ou six centi-
bébé a bien une connaissance perceptive de mètres hors de leur zone de préhension. Dans
son propre corps. ce cas, les bébés protestent et se désintéressent
Ensuite, le bébé sait situer son corps dans de l’objet, qu’ils ne convoitent plus.
l’environnement. Dès l’âge de quatre mois
environ, l’enfant a tendance à « toucher à
tout » ; il porte systématiquement ses mains Attentif aux conséquences
sur les objets qu’il voit. En fait, il ne tente pas de ses actes
de toucher tout ce qu’il voit. Au contraire,
il essaie uniquement avec les objets qui en Ainsi, dès l’âge de quatre mois, le bébé sait
« valent la peine »… En présentant à des bébés situer son corps par rapport aux objets. Son
des objets, nous avons montré qu’ils tiennent comportement, moteur notamment, dépend
compte de la distance qui les sépare de ces des distances qui le séparent des objets de
objets. Si l’objet est à l’intérieur ou juste à la l’environnement. Et ce n’est pas tout : très
limite de leur sphère de préhension – zone où tôt, l’enfant sait aussi qu’il peut agir sur le
ils peuvent saisir l’objet avec un maximum monde extérieur.

36 Grandir © Cerveau & Psycho


En effet, dès le deuxième mois, quand le bébé ne sert à rien de s’élancer du plongeoir de la
commence à sourire à autrui (c’est le début piscine si personne ne vous regarde. L’enfant
des échanges sociaux), il devient également qui hurle : “Regarde-moi ! Regarde-moi !” n’est
attentif aux conséquences de ses actes. Et il pas en train de quémander de l’attention, il
sait qu’il peut agir sur l’environnement. Par plaide pour sa propre existence. »
exemple, dans une étude, nous avons placé Ainsi, au cours de la deuxième année de
dans la bouche de nourrissons âgés de deux vie, puis au-delà, l’enfant développe une
mois des tétines « musicales ». Chaque fois nouvelle réaction face au miroir : l’embarras.
que le bébé pressait la tétine en caoutchouc C’est le début de la co-conscience – prendre
au-delà d’un certain seuil, la succion s’accom- conscience de soi par rapport aux autres.
pagnait d’un son. Dans une condition, le son
reproduisait en quelque sorte le rythme des
pressions effectuées par le bébé sur la tétine ;
plus le bébé tétait fort, plus la fréquence des
sons augmentait, et vive versa. Dans une autre
Le développement mène l’enfant
condition, la fréquence des sons était aléatoire. vers une conception de soi, non
Nous avons montré que les bébés tètent dif-
féremment quand les sons sont synchronisés à
seulement par rapport à lui-même,
leur rythme ; ils sont donc déjà attentifs à ce qu’ils mais aussi par rapport à autrui.
produisent « oralement » sur la tétine – comme
un trompettiste comprend les effets de sa bouche
sur le bec de l’instrument. Et les bébés peuvent
moduler leur activité orale pour en explorer L’enfant commence à éviter le miroir. Par
les conséquences auditives ; ils comprennent exemple, il détourne les yeux, cache son visage
que leur corps modifie leurs perceptions sen- dans le creux de son épaule ou tourne le dos
sorielles. Notons que nous n’avons pas réussi à au miroir, comme s’il voulait disparaître face
reproduire ces résultats avec des nouveau-nés au regard d’autrui.
âgés de moins de 24 heures. Un nourrisson À partir de cet âge, l’image dans le miroir
deviendrait attentif aux conséquences de ses n’est plus seulement le reflet de soi pour soi,
actes au cours des deux premiers mois de vie. c’est aussi le reflet de soi tel qu’il est perçu par
Le bébé manifeste très tôt un sens écologique autrui. L’enfant évalue son soi et sait que son
de soi, autrement dit une connaissance per- soi est évalué par autrui. Voilà une nouvelle
ceptive de son corps comme étant distinct du dimension de la conscience. Dès que l’enfant
monde extérieur et pouvant agir sur ce monde. se reconnaît dans le miroir et commence à
Ce serait les premières étapes de l’acquisition agir sur la présentation de sa propre image,
d’une conscience de soi, qui se manifeste tota- qu’il sait publique, il change aussi de com-
lement quand l’enfant reconnaît son image portement avec autrui.
dans un miroir (vers l’âge de 18 mois). Mais Dans une série d’études, nous avons montré
le développement mène l’enfant vers une que dès l’âge de 14 mois, l’enfant commence à
conception de soi, non seulement par rapport évaluer ses rapports à autrui. Nous avons pré-
à lui-même, mais aussi par rapport à autrui. senté à de jeunes enfants âgés de 9 à 18 mois une
boîte transparente difficile, voire impossible,
L’image qu’autrui perçoit à ouvrir et dans laquelle nous avions placé au
préalable un jouet très attractif. Nous avons
Cette évolution de la psychologie du jeune alors examiné si l’enfant tentait d’ouvrir seul
enfant est bien décrite par l’écrivain améri- la boîte ou s’il demandait de l’aide à l’expé-
cain Maurice Montgomery, dans cet extrait rimentateur. À partir de 14 mois, les enfants
de son livre Saying goodbye : A memoir for two demandent de l’aide : ils comprennent les limites
fathers (1989, Dire au revoir : une mémoire de leurs propres capacités par rapport à celles
pour deux pères) : « Il y a cette chose qui arrive d’autrui, en l’occurrence de l’expérimentateur.
aux enfants : si personne ne les regarde, rien Nous avons aussi mis en évidence qu’entre
ne se produit pour eux. Il ne s’agit pas du 14 et 18 mois, l’enfant devient de plus en plus
problème philosophique, posé aux bacheliers : sélectif et dépendant de ses relations avec autrui
l’arbre qui tombe dans la forêt fait-il du bruit, pour résoudre des problèmes. Par exemple,
puisque personne ne l’entend ? Non. Quand face à un expérimentateur impassible et une
on est tout petit, en fait, on comprend qu’il expérimentatrice avenante qui a montré au

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Pour reprendre Arthur Rimbaud : « Je est un
autre », l’enfant devient ce quelqu’un d’autre.
En résumé, le développement de la conscience
repose sur cinq étapes. À la naissance, le bébé
distingue déjà son propre corps de l’environne-
ment grâce à ses expériences multisensorielles.
Durant les six premières semaines de vie, il
développe son soi écologique : son corps est une
entité distincte qui agit sur le monde. C’est la
première étape. À partir de l’âge de deux mois,
en même temps que le sourire social apparaît,
l’enfant commence à partager des expériences
© Vlad G / Shutterstock.com

avec autrui lors de protoconversations ; c’est


la deuxième étape. Entre deux et neuf mois,
à mesure que son soi écologique évolue, le
bébé développe des attentes sociales dans ses
rapports avec autrui ; c’est la troisième étape.
Le point culminant de cette étape, vers l’âge
de huit mois, correspond au fait que l’enfant
Le bébé, dès l’âge préalable qu’elle savait résoudre le problème, manifeste parfois de l’anxiété dans ses ren-
de quatre mois, l’enfant sollicite davantage l’aide de la femme. contres avec un étranger – c’est l’« angoisse
« touche à tout ». Dès l’âge de 18 mois, il développe donc une du huitième mois » des cliniciens.
En fait, il n’essaie conscience de soi liée à celle d’autrui. C’est le À partir de l’âge de neuf mois, le bébé
d’attraper que les début de la collaboration et de l’apprentissage exprime non seulement des attentes sociales
objets à sa portée, car avec autrui, en d’autres termes des aptitudes mais aussi une attention partagée avec autrui ;
il sait déjà comment à l’enseignement. c’est la quatrième étape, qui annonce les pre-
son corps peut agir Ainsi, il y aurait des âges clés dans le déve- miers échanges sociaux liés aux événements de
dans l’environnement. loppement de la conscience de soi. Vers l’âge de l’environnement. Enfin, vers l’âge de 18 mois,
six semaines, le sourire social apparaît : ce n’est l’enfant commence à collaborer ; c’est la cin-
plus un réflexe, mais le premier signe d’une quième étape et les débuts de la co-conscience
expérience partagée avec autrui. Le dialogue où le regard d’autrui est intégré au sien.
social et l’intersubjectivité – l’idée que l’on
est capable de prendre en compte la pensée
d’autrui dans son jugement – se développent. Une conscience
Cette intersubjectivité est liée à des échanges de soi universelle ?
face-à-face entre le bébé et l’adulte qui cor-
respondent à des « protoconversations », où Cette dernière étape prépare au développe-
jeux imitatifs et mutuels abondent. Mais ces ment de la pensée symbolique. Elle permet en
échanges ne dépendent pas encore des évé- particulier à l’enfant d’entrer dans la culture
nements extérieurs au face-à-face. de l’adulte qui repose notamment sur l’ensei-
gnement et la capacité de se représenter des
Les cinq étapes perceptions, croyances et pensées d’autrui (ce
que l’on nomme les « théories de l’esprit »).
En revanche, vers l’âge de neuf mois, le bébé La conscience de soi vient s’articuler aux
commence à manifester une attention parta- théories de l’esprit.
gée avec autrui alors qu’il explore les objets Nous avons récemment comparé le déve-
Bibliographie et événements de l’environnement. Il montre loppement d’enfants des régions rurales du
Ph.Rochat, du doigt des objets en s’assurant que l’autre Pacifique Sud (au Samoa) à celui des jeunes
Comment la honte est attentif ; il explore comment autrui réagit des villes dans les pays occidentaux (par
vient aux enfants, quand un événement peut être source de exemple à Atlanta). Nous avons montré que,
in Communications, danger ou de crainte (par exemple, un objet quel que soit l’environnement socioculturel,
La réputation, Le Seuil,
n° 93, pp. 69-84, tombe violemment d’une table). le développement social et cognitif de l’enfant
2013. Puis, à partir de cette attention partagée, est semblable à celui que nous venons de pré-
Ph.Rochat,
l’enfant développe une co-conscience de soi senter. Peut-être existe-t-il un ordre universel
Le Monde des Bébés, et des autres vers l’âge de 18 mois, quand il – en cinq étapes – au développement de la
Odile Jacob, 2006. incorpore son propre regard à celui d’autrui. conscience de soi et des autres ? n

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