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Le nom de Carl Gustav Jung est surtout mis en rapport avec la psychologie
analytique. Lorsqu’on se plonge dans ses écrits, on s’aperçoit cependant qu’au-
delà de ses préoccupations purement psychologiques, de la simple élaboration
d’une théorie expliquant la structure et le fonctionnement de la psyché, Jung
analyse les caractéristiques de son époque, les causes historiques, économiques
et sociales qui sont selon lui à la base des transformations survenues au cours des
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4. C.G. JUNG, GW 15, Über das Phänomen des Geistes, « Sigmund Freud » (1939),
Olten, Walter Verlag, 1995, p. 59s.
5. C.G. JUNG, GW 11, Zur Psychologie westlicher und östlicher Religion, « Das
Wandlungssymbol in der Messe » (1941), Oldenbourg, Walter Verlag, p. 268 : « Wo
Weizen- und Weinbau vorhanden, da herrscht zivilisiertes Leben. Wo aber kein Weizen-
und Ackerbau vorhanden, da herrscht die Unkultur der Nomaden und Jäger vor. »
6. Ebenda, p. 53 : « So ist auch die menschliche Kultur, als ein natürliches
Differenzierungsprodukt, eine Maschine, zunächst eine technische Maschine, welche
natürliche Bedingungen zur Umformung physikalischer und chemischer Energie
benützt. Dann aber auch eine geistige Maschine, welche geistige Bedingungen zur
Umformung der Libido benützt. »
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7. Ebenda, p. 52 : « Dass der Mensch zur Erfindung dieser Maschine kam », dit Jung,
« muss tief in seiner Natur begründet liegen, ja sogar in der Natur der lebenden Wesen
überhaupt. »
8. C.G. JUNG, GW 8, Die Dynamik des Unbewussten (1928), « Analytische Psycho-
logie und Weltanschauung », Walter Verlag, Freiburg i.Br., p. 410 : « zwingt den
Primitiven, gegen die Natur zu handeln, um ihr nicht zu verfallen. Das ist wohl
der Anfang aller Kultur, die unausweichliche Folge der Bewusstheit mit ihrer
Möglichkeit, vom unbewussten Gesetz abzuweichen. »
9. Ebenda, « Über die Energetik der Seele », Walter Verlag, Oldenburg, p. 71 :
« Kultureinstellung gegenüber bloßer Triebhaftigkeit. »
10. C.G.JUNG, GW 7, Zwei Schriften über analytische Psychologie, « Die Erostheorie »,
p. 28 : « Bekanntlich besteht der Kulturprozess in einer fortschreitenden Bändigung
des Animalischen im Menschen ; es ist ein Domestikationsprozess, der nicht ohne
Empörung von Seiten der freiheitsdurstigen Tiernatur durchgeführt werden kann. »
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11. ROUSSEAU Jean-Jacques, Emile, Livre III, p. 68f, (in) C.G. JUNG, GW 6,
Psychologische Typen, « Über Schillers Ideen zum Typenproblem » (1921), Olden-
bourg, Walter Verlag, p. 90.
12. C.G. JUNG, GW 10, Zivilisation im Übergang, « Die Bedeutung der Psychologie für
die Gegenwart » (1933), Olten, Walter Verlag, 1995.
13. C.G. JUNG, GW 15, Über das Phänomen des Geistes, « Zum Gedächtnis Richard
Wilhelms » (1930), p. 71.
14. Ebenda, pp. 43-45 : « darob ihre eigene Herkunft und Tradition und sogar ihr eigenes
Gedächtnis dermaßen vergisst, dass es ihr scheint, sie sei dies oder das, und dadurch
in einen unheilvollen Konflikt mit sich selbst gerät. Der Konflikt führt schließlich zu
einem solchen Schwächezustand, dass die früher beherrschte Welt einbricht und den
Zerstörungsprozess vollendet…Wenn eine Kultur ihren Höhepunkt erreicht, tritt früher
oder später die Epoche der Zerspaltung ein. »
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Jung nous demande ensuite de supposer que nous ayons maintenant devant
nous un de nos contemporains, un représentant typique de la culture européenne
moderne.
« Il souffre surtout de la maladie du “déjà-tout-mieux-savoir” et il n’existe
absolument rien qu’il n’ait déjà classé quelque part en bonne et due forme ;
et en ce qui concerne son âme, elle est essentiellement sa propre inven-
tion, son propre libre-arbitre et elle obéit exclusivement à sa raison ; et là
où elle ne le fait pas… il s’agit de maladies cliniquement constatables
portant des noms tout à fait scientifiques et plausibles15. »
La Ratio, voilà pour Jung la source du déclin des cultures et civilisations, parce
que le rationalisme a la prétention d’avoir réponse à tout16. Pendant longtemps
l’esprit et la passion de l’esprit furent au centre des préoccupations et eurent par
suite des conséquences positives. Lorsque le « Siècle des Lumières » instaure le
règne de la Raison, on néglige le rôle de l’âme et l’esprit. Au cours du 19e siècle,
l’esprit commence à dégénérer en intellect, ennemi de l’âme quand il ose vouloir
capter l’héritage de l’esprit, ce dont il n’est capable, l’esprit étant supérieur à
l’intellect puisqu’il comprend non seulement celui-ci, mais également le cœur. Il
constitue une direction et un principe vital qui aspirent à des hauteurs lumineuses
surhumaines17. L’intellect a causé de très graves dégâts dans la civilisation occi-
dentale et continue à le faire. Notre époque a affaire à un « monstre » qui, s’étant
entièrement développé, est suffisamment gros pour s’engloutir lui-même18. L’in-
tellect obsède l’homme et échappe à son contrôle. Au lieu de demeurer un outil
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ment et qu’elle devient matière ou outil dans la main de l’homme qui s’imagine
alors être un créateur disposant de possibilités illimitées. Un alchimiste, écrit
Jung, pouvait encore prier : « Horridas nostrae mentis purga tenebras (Purifie les
terribles ténèbres de notre raison). » L’homme moderne est déjà tellement plongé
dans les ténèbres qu’à l’exception de la lumière de sa raison, rien n’éclaire plus
son monde20. Et Jung de demander au rationaliste « illuminé » si la réduction qu’il
a opérée grâce à sa raison a permis de maîtriser la matière et l’esprit. La peur
subsiste, le monde vit un cauchemar. La raison a misérablement échoué ; nous
nous acheminons progressivement vers ce qu’elle voulait éviter : l’anéantisse-
ment de l’homme et du monde21.
Les progrès qu’a permis l’intellect ne sont certes pas négligeables, mais le
matérialisme croissant s’accompagne d’une perte des connaissances sur l’âme.
L’homme, pour qui seul l’extérieur compte, ne se contente pas de ce qui lui est
nécessaire ; il veut toujours plus, toujours mieux. Mais plus il recherche les mer-
veilles de ce monde, plus il fait taire la voix intérieure qui s’élève de temps en
temps pour réclamer elle aussi son tribut. L’âme est mise au régime ; menacée
d’inanition, elle se défend pour survivre, pour rappeler à celui qui l’ignore que
l’homme intérieur veut lui aussi se réaliser, et elle déséquilibre l’homme appa-
remment comblé par les bienfaits matériels22. La prospérité nous a convaincus
des joies que procure le matérialisme ; elle a même contraint l’esprit à trouver
toujours plus de moyens pour l’améliorer, mais elle n’a jamais produit d’esprit en
soi. Rares sont ceux qui s’aperçoivent que le bonheur matériel est un danger
pour l’esprit23. De plus, explique Jung, la soif de connaissance scientifique, l’avi-
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Privé de ses racines qui le reliaient historiquement à ses ancêtres, l’homme né-
glige aussi les liens qui unissent le corps et l’âme. La conscience veut s’imposer
et oublier l’inconscient. Une scission s’est opérée entre le conscient et l’incons-
cient, renforçant le malaise. Au Moyen Âge, l’homme avait conscience de l’op-
position entre le pouvoir séculier et la volonté divine, que l’empereur et le pape
exemplifiaient depuis des siècles. L’homme de cette époque n’avait pas encore
totalement succombé au domaine séculier. Il reconnaissait, à côté des puissances
palpables, l’existence de forces métaphysiques et était moins éloigné que l’homme
moderne de la « totalité inconsciente » dont s’approchent le mieux les enfants et
les primitifs26. Petit à petit, la science a élargi la conscience et entraîné une
surévaluation des points de vue se fondant sur des données scientifiquement
irréfutables. L’objet extérieur est devenu prépondérant, la connaissance de soi
étant considérée comme accessoire, voire inutile. À la prédominance d’un état
de non-conscience a fait suite une prédominance de la conscience dont le carac-
tère est tout aussi unilatéral. La science, en remettant en question l’existence de
Dieu, a troublé l’inconscient et inquiété le Soi sans pouvoir donner de réponse
définitive à cette interrogation cruciale. C’est de là qu’auraient surgi le matéria-
lisme, l’athéisme et autres succédanés similaires. « L’athéisme matérialiste forme
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30. C.G. JUNG, GW 18/I, Das symbolische Leben, « Heilen der Spaltung », Olten,
Walter Verlag, 1995, p. 275.
31. C.G. JUNG, GW 9/2, « Die Struktur und Dynamik des Selbst » (1950), p. 263 note
84 : « Die Gefahr psychischer Ansteckung und damit der Massenpsychose. »
32. C.G. JUNG, GW 18/2, « Epilog zu “L’homme à la découverte de son âme” » (1944),
p. 631 et C.G. Jung, GW 9/I, « Über Wiedergeburt » (1939), p. 138.
33. C.G. JUNG, GW 8, « Theoretische Überlegungen zum Wesen des Psychischen »
(1946), p. 249.
34. C.G. JUNG, GW 9/I, « Über Wiedergeburt » (1939), p. 140 : « eine Art gemeinsame
Tierseele. »
35. C.G. JUNG, GW 11, « Psychologie und Religion » (1939), p. 30 ainsi que C.G. Jung,
GW 7, « Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten » (1928/1966),
p. 161 et C.G. Jung, GW 10, « Rückkehr zum einfachen Leben » (1941), p. 626.
36. C.G. JUNG, GW 9/I, « Über Wiedergeburt » (1939), p. 140 : « von der allgemeinen
Welle des Identischseins. »
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Tout comme nous, uniquement des maîtres dans l’art de considérer les autres
comme des bêtes noires42. »
Quand l’objectif politique est considéré comme le seul valable, l’individu est
trompé et privé de son véritable but : la prise de conscience de soi. Au lieu
d’élargir sa conscience, ce qui lui permettrait de se passer des projections sur
autrui, l’individu la réduit. La masse empêche l’individu de réfléchir sur lui-même
et sur le monde où il vit. Il n’y a pas de développement psychique naturel, pas
d’orientation intellectuelle qui maintiendrait en vie les valeurs culturelles, il n’y a
qu’une évolution politique qui sert à apaiser la soif de pouvoir de certains grou-
pes et qui promet à la masse des avantages qu’elle n’est finalement pas capable
de lui donner. Cette situation est sous tous points de vue défavorable à la culture,
car elle en abaisse le niveau43. L’identification inconditionnelle de l’individu avec
une vérité nécessairement unilatérale conduit à la catastrophe. Quand, au lieu de
la connaissance, de l’expérience de soi et des autres, on ne trouve qu’une convic-
tion bornée, aucun développement n’est possible et la voie est ouverte à la ma-
nipulation. Malgré la perte de sa religiosité, l’homme continue à se soumettre au
logos, figure centrale de la foi chrétienne. La Parole, dit Jung, est devenue notre
dieu. Des mots comme « société » ou « État » se sont trouvés tellement concréti-
sés qu’ils sont presque personnifiés et ont été promus au rang de principes éthi-
ques44. Cette croyance aveugle dans le mot alloue une énorme puissance à la
propagande, à la publicité. Le citoyen est la proie facile des politiciens, scientifi-
ques et de tous ceux qui veulent le gagner à leur cause. On lui ment, on le
trompe, on le manipule sans qu’il s’en rende compte. « La parole qui, à l’origine,
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42. C.G. JUNG, GW 16, Praxis der Psychotherapie, « Die Psychotherapie in der
Gegenwart » (1941), Olten, Walter Verlag, 1995, p. 114 : « Wer sind aber diese
offenbaren Übermenschen ? So wie wir, nur Meister, den Schwarzen Peter anderen
zu überlassen. »
43. Ebenda, pp. 112 et 115.
44. C.G. JUNG, GW 10, « Gegenwart und Zukunft » (1957), p. 316.
45. Ebenda, p. 36 : « Damit ist das Wort, das ursprünglich eine Botschaft der Einheit der
Menschen… war, in unserer Zeit die Quelle der Verdächtigung und des Misstrauens
aller gegen alle geworden. »
46. C.G. JUNG, Die Zofingia-Vorträge, « Antrittsrede als Präsidium der Zofingia », Ol-
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ten, Walter Verlag, 1997, p. 88 : « Der Wege zu diesem Ziel sind mancherlei. Als
vornehmsten erachte ich den, des rückhaltlosen geistigen Austausches fern von allen
Vorurteilen und Nebenabsichten, den Menschen als Menschen kennen zu lernen und
nicht als liebenswürdigen Gesellschaftsvieh. Dadurch wahren wir uns vor dem Urteil
nach dem Schein, nach der Oberfläche. »
47. C.G. JUNG, GW 9/I, « Zur Phänomenologie des Geistes im Märchen » (1945), p. 269.
48. C.G. JUNG, GW 10, « Vorrede zu Toni Wolff, “Studien” » (1959), p. 514 : « (…),
denn niemand kann sich der Selbständigkeit nähern ohne das Bewusstsein seiner
Eigenheit. »
49. C.G. JUNG, GW 16, « Grundsätzliches zur praktischen Psychotherapie » (1935), p. 19.
50. C.G. JUNG, GW 12, Psychologie und Alchemie, « Erlösungsvorstellungen in der
Alchemie », Olten, Walter Verlag, 1995, p. 59.
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51. C.G. JUNG, GW 7. « Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewußten –
Teil II : Die Individuation », p. 106.
52. C.G. JUNG, GW 18/I, « Symbole und Traumdeutung », p. 266.
53. C.G. JUNG, GW 8, « Theoretische Überlegungen zum Wesen des Psychischen »
(1946), p. 252.
54. HENDERSON, Joseph L., Cultural Attitudes, p. 18 : « A stage of individualism,
even selfishness, is inevitable at the beginning of any process of self-discovery in
order to break one’s original identity with the class into which one has been born, or
the kind of family identity that keeps us unconscious. If, however, the individualism of
this first break with tradition becomes fixed, its narcissistic eccentricity precludes any
truly social attitude… there must come a time for a reacceptance of the social dimen-
sion of life in the process of individuation itself. »
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55. C.G. JUNG, GW 18/2, Anpassung, Individuation und Kollektivität (1916), Ol-
ten, Walter Verlag, 1995, p. 483.
56. Christine Maillard, Du Plérome à l’Étoile, Les Sept Sermonts aux Morts de Carl
Gustav Jung, Presses Universitaires de Nancy, 1993, p. 215.
57. C.G. C.G. Jung parle, Rencontres et interviews, Interview pour la Suisse à l’occa-
sion du 85e anniversaire (1960), Paris, Buchet-Chastel, p. 358.
58. C.G. JUNG, GW 7, « Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten »
(1928), p. 163.
59. C.G. JUNG, GW 18/2, « Ein dem Weltfrieden dienlicher Einstellungswandel », p. 652.
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