Vous êtes sur la page 1sur 15

C.G.

Jung et le malaise social dans le monde occidental


Véronique Liard
Dans Sociétés 2003/4 (no 82), pages 93 à 106
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 2-8041-4245-0
DOI 10.3917/soc.082.0093
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-societes-2003-4-page-93.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Marges

C.G. JUNG ET LE MALAISE SOCIAL


DANS LE MONDE OCCIDENTAL
Véronique LIARD1

Le nom de Carl Gustav Jung est surtout mis en rapport avec la psychologie
analytique. Lorsqu’on se plonge dans ses écrits, on s’aperçoit cependant qu’au-
delà de ses préoccupations purement psychologiques, de la simple élaboration
d’une théorie expliquant la structure et le fonctionnement de la psyché, Jung
analyse les caractéristiques de son époque, les causes historiques, économiques
et sociales qui sont selon lui à la base des transformations survenues au cours des
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


siècles derniers.
Jung constate, comme bien d’autres avant et après lui, le « malaise » d’une
société en crise. Les explications de Freud dans sa célèbre analyse Malaise dans
la culture ne le satisfont pas. Il considère que la causalité freudienne est exagé-
rée. Les créations culturelles sont interprétées comme des activités substitutives,
ce qui en dévalorise les aspects positifs. On a l’impression que la culture se
résume à « un long soupir déplorant la perte du paradis et de son infantilisme,
son caractère barbare et primitif2 ». L’explication freudienne d’un méchant père
qui avait interdit la grandeur des enfants sous peine de castration est un mythe
étiologique de la culture dont naît une explication illusoire du malaise dans la
culture. Selon Jung, la doctrine du refoulement de la sexualité infantile sert à
détourner l’attention des raisons actuelles de la névrose, de ces « paresses, négli-
gences, omissions, convoitises, méchancetés et autres égoïsmes3 » que l’on n’a

1. Maître de conférences à l’UCO d’Angers. Directrice de l’Institut des Langues de


l’UCO d’Angers.
2. C.G. JUNG, GW 17, Über die Entwicklung der Persönlichkeit, « Analytische Psy-
chologie und Erziehung, III », Olten, Walter Verlag, p. 129 : « …ein langer Seufzer
über den Verlust des Paradieses und dessen Infantilismus, Barbarei und Primitivität… »
3. Ebenda. p. 130 : « …Bequemlichkeiten, Nachlässigkeiten, Unterlassungen,
Begehrlichkeiten, Bosheiten und andern Egoismen… »

Sociétés n° 82 – 2003/4
94 C.G. Jung et le malaise social dans le monde occidental

aucunement besoin d’expliquer par une doctrine compliquée du refoulement,


reposant sur la sexualité. Il semble trop facile pour Jung d’expliquer une névrose
par un événement survenu dans la petite enfance et d’innocenter ainsi sa propre
personne pour éviter de s’améliorer. Jung reconnaît que Freud a mis le doigt
dans de nombreuses plaies, qu’il a éveillé une certaine méfiance et exacerbé le
sens des vraies valeurs, le scepticisme freudien étant la conséquence logique de
son époque. Mais douter de notre culture et de ses valeurs est une névrose con-
temporaine, continue-t-il4. Et que faire de notre soi-disant déraison ? Une fois
nos illusions détruites, par quoi les remplacer pour nous permettre de continuer
à vivre ?
Essayons de déterminer quelles sont pour Jung les raisons psychologiques
du malaise dans la culture, si l’on ne peut l’expliquer par la sexualité ? Analysons
tout d’abord ce que Jung dit de la culture. « Là où l’on cultive le blé et la vigne, on
trouve une vie civilisée. Là où l’on ne cultive ni blé ni vigne, on a la non-civilisa-
tion des nomades et des chasseurs5. » Pour Jung, la culture suppose donc une
certaine sédentarité de l’homme. Une fois cette condition posée, on peut s’in-
terroger sur la nature et le pourquoi de la culture. Jung nous renseigne abondam-
ment sur le sujet. La culture est le transformateur d’énergie qui aboutit à la
productivité, à la création. La culture représente une machine ayant deux fonc-
tions, l’une étant purement technique, l’autre intellectuelle. Pour expliquer la
première, il prend l’exemple du castor. Si cet animal abat des arbres pour blo-
quer les cours d’eaux, cela répond aux critères de vie qui le différencient des
autres animaux. Cette différentiation est une culture naturelle qui fonctionne
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


comme un transformateur d’énergie, une machine donc.
« Ainsi, la culture humaine, en tant que produit naturel de différencia-
tion, est aussi une machine, dans un premier temps une machine techni-
que qui se sert des conditions naturelles pour transformer l’énergie
physique et chimique. Mais dans un second temps, elle est également
une machine mentale qui se sert des conditions psychiques pour trans-
former la libido6. »

Tout comme la chaleur, par l’intermédiaire de la machine à vapeur, est transfor-


mée en tension puis en énergie cinétique, la libido est transformée par la culture

4. C.G. JUNG, GW 15, Über das Phänomen des Geistes, « Sigmund Freud » (1939),
Olten, Walter Verlag, 1995, p. 59s.
5. C.G. JUNG, GW 11, Zur Psychologie westlicher und östlicher Religion, « Das
Wandlungssymbol in der Messe » (1941), Oldenbourg, Walter Verlag, p. 268 : « Wo
Weizen- und Weinbau vorhanden, da herrscht zivilisiertes Leben. Wo aber kein Weizen-
und Ackerbau vorhanden, da herrscht die Unkultur der Nomaden und Jäger vor. »
6. Ebenda, p. 53 : « So ist auch die menschliche Kultur, als ein natürliches
Differenzierungsprodukt, eine Maschine, zunächst eine technische Maschine, welche
natürliche Bedingungen zur Umformung physikalischer und chemischer Energie
benützt. Dann aber auch eine geistige Maschine, welche geistige Bedingungen zur
Umformung der Libido benützt. »

Sociétés n° 82 – 2003/4
V. LIARD 95

en rendement ; c’est la machine psychologique servant à transformer l’énergie.


C’est elle qui serait à la base de la culture puisqu’elle génère les idées qui produi-
sent toute invention technique et tout concept intellectuel.
Voyons maintenant comment l’homme a créé cette machine. « Que l’homme
en soit arrivé à inventer cette machine doit avoir des raisons profondément an-
crées dans sa nature, et même dans la nature des êtres vivants en général…7 » Au
commencement, l’homme était un primitif soumis aux forces de son inconscient
et des archétypes qui le peuplent. Les archétypes sont des images collectives
latentes, susceptibles d’être activées et de remonter alors dans le conscient sous
une apparence qui s’adaptera au vécu de chaque personne concernée. Ces ar-
chétypes ont une force énorme qui oblige le primitif à aller contre la nature. Jung
prend l’exemple des rites marquant le passage de la condition enfantine à l’état
d’homme adulte. Ce passage est le moment où l’enfant se sépare officiellement,
visiblement, de ses parents. Le lien avec les parents est remplacé par le lien avec
la tribu. Ces liens demeurent visibles parce qu’il y a la plupart du temps soit
circoncision, soit blessures intentionnelles qui, lorsqu’elles seront cicatrisées, for-
meront un motif particulier à la tribu ou une simple trace rappelant la nouvelle
appartenance. La force de l’archétype « contraint le primitif à agir contre la
nature pour ne pas devenir son esclave. C’est sans doute le début de toute
culture, la conséquence inévitable de la conscience avec ses possibilités de s’écar-
ter de la loi inconsciente8 ». L’homme prend une position contraire à sa nature
primitive instinctive, il adopte une « attitude culturelle s’opposant à un simple
caractère instinctif9 ». « On sait que le processus culturel consiste à dompter pro-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


gressivement l’animalité qui est en l’homme ; c’est un processus de domestica-
tion qui ne peut être réalisé sans que la nature animale assoiffée de liberté ne se
révolte10. » La nature s’oppose donc à la culture. Jung cite Jean-Jacques
Rousseau :
« Si les lois des nations pouvaient avoir, comme celles de la nature, une
inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre, la dépen-
dance des hommes redeviendrait alors celle des choses ; on réunirait

7. Ebenda, p. 52 : « Dass der Mensch zur Erfindung dieser Maschine kam », dit Jung,
« muss tief in seiner Natur begründet liegen, ja sogar in der Natur der lebenden Wesen
überhaupt. »
8. C.G. JUNG, GW 8, Die Dynamik des Unbewussten (1928), « Analytische Psycho-
logie und Weltanschauung », Walter Verlag, Freiburg i.Br., p. 410 : « zwingt den
Primitiven, gegen die Natur zu handeln, um ihr nicht zu verfallen. Das ist wohl
der Anfang aller Kultur, die unausweichliche Folge der Bewusstheit mit ihrer
Möglichkeit, vom unbewussten Gesetz abzuweichen. »
9. Ebenda, « Über die Energetik der Seele », Walter Verlag, Oldenburg, p. 71 :
« Kultureinstellung gegenüber bloßer Triebhaftigkeit. »
10. C.G.JUNG, GW 7, Zwei Schriften über analytische Psychologie, « Die Erostheorie »,
p. 28 : « Bekanntlich besteht der Kulturprozess in einer fortschreitenden Bändigung
des Animalischen im Menschen ; es ist ein Domestikationsprozess, der nicht ohne
Empörung von Seiten der freiheitsdurstigen Tiernatur durchgeführt werden kann. »

Sociétés n° 82 – 2003/4
96 C.G. Jung et le malaise social dans le monde occidental

dans la république tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état


civil ; on joindrait à la liberté, qui maintient l’homme exempt de vice, la
moralité qui l’élève à la vertu. »11

Jung constate que malheureusement, les lois de la nation ne correspondent ja-


mais suffisamment à celles de la nature pour que l’état civilisé concorde avec
l’état naturel. Seul un compromis est pensable entre les deux, mais cela aux
dépens de l’idéal absolu de la culture d’un côté et de la nature de l’autre. D’où le
malaise ressenti par l’homme, tiraillé entre sa nature et les exigences culturelles.
Jung compare la situation actuelle à ce qu’il appelle la « maladie du monde
romain » durant les premiers siècles de l’ère chrétienne12. À cette époque comme
maintenant, la multiplicité, la platitude, l’excentricité, le mauvais goût et l’inquié-
tude régnaient. Le continent de l’esprit était submergé ; seuls quelques sommets
émergeaient, tels des îles perçant les flots ; toutes les débauches, tous les débor-
dements intellectuels étaient possibles13. Progressivement, l’état politique et so-
cial se fissura, les croyances religieuses et philosophiques s’émiettèrent, arts et
sciences connurent une déplorable décadence. Jung s’attarde sur l’individu de
cette époque ; c’est un homme très sûr de lui, extrêmement puissant, mais qui,
parce que ce succès lui semble définitivement acquis, se disperse en vaquant à
toutes sortes d’occupations, en s’intéressant à une multitude de choses ; cette
personnalité
« finit par en oublier tellement son origine, ses traditions et même ses
souvenirs personnels qu’elle s’imagine être telle ou telle chose, ce qui la
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


précipite dans un funeste conflit avec elle-même. Ce conflit cause finale-
ment un tel état de faiblesse que le monde ambiant qu’elle dominait
autrefois s’écroule et achève le processus de destruction. Quand une
culture atteint son apogée, tôt ou tard le moment arrive où elle se dé-
compose14 ».

11. ROUSSEAU Jean-Jacques, Emile, Livre III, p. 68f, (in) C.G. JUNG, GW 6,
Psychologische Typen, « Über Schillers Ideen zum Typenproblem » (1921), Olden-
bourg, Walter Verlag, p. 90.
12. C.G. JUNG, GW 10, Zivilisation im Übergang, « Die Bedeutung der Psychologie für
die Gegenwart » (1933), Olten, Walter Verlag, 1995.
13. C.G. JUNG, GW 15, Über das Phänomen des Geistes, « Zum Gedächtnis Richard
Wilhelms » (1930), p. 71.
14. Ebenda, pp. 43-45 : « darob ihre eigene Herkunft und Tradition und sogar ihr eigenes
Gedächtnis dermaßen vergisst, dass es ihr scheint, sie sei dies oder das, und dadurch
in einen unheilvollen Konflikt mit sich selbst gerät. Der Konflikt führt schließlich zu
einem solchen Schwächezustand, dass die früher beherrschte Welt einbricht und den
Zerstörungsprozess vollendet…Wenn eine Kultur ihren Höhepunkt erreicht, tritt früher
oder später die Epoche der Zerspaltung ein. »

Sociétés n° 82 – 2003/4
V. LIARD 97

Jung nous demande ensuite de supposer que nous ayons maintenant devant
nous un de nos contemporains, un représentant typique de la culture européenne
moderne.
« Il souffre surtout de la maladie du “déjà-tout-mieux-savoir” et il n’existe
absolument rien qu’il n’ait déjà classé quelque part en bonne et due forme ;
et en ce qui concerne son âme, elle est essentiellement sa propre inven-
tion, son propre libre-arbitre et elle obéit exclusivement à sa raison ; et là
où elle ne le fait pas… il s’agit de maladies cliniquement constatables
portant des noms tout à fait scientifiques et plausibles15. »

La Ratio, voilà pour Jung la source du déclin des cultures et civilisations, parce
que le rationalisme a la prétention d’avoir réponse à tout16. Pendant longtemps
l’esprit et la passion de l’esprit furent au centre des préoccupations et eurent par
suite des conséquences positives. Lorsque le « Siècle des Lumières » instaure le
règne de la Raison, on néglige le rôle de l’âme et l’esprit. Au cours du 19e siècle,
l’esprit commence à dégénérer en intellect, ennemi de l’âme quand il ose vouloir
capter l’héritage de l’esprit, ce dont il n’est capable, l’esprit étant supérieur à
l’intellect puisqu’il comprend non seulement celui-ci, mais également le cœur. Il
constitue une direction et un principe vital qui aspirent à des hauteurs lumineuses
surhumaines17. L’intellect a causé de très graves dégâts dans la civilisation occi-
dentale et continue à le faire. Notre époque a affaire à un « monstre » qui, s’étant
entièrement développé, est suffisamment gros pour s’engloutir lui-même18. L’in-
tellect obsède l’homme et échappe à son contrôle. Au lieu de demeurer un outil
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


du créateur qui modèle le monde qui l’entoure, il le domine et le menace de
destruction. La ratio s’accroche aux valeurs qu’elle s’est fixées une fois pour
toutes, aussi longtemps que la raison humaine est considérée comme une subs-
tance immuable et qu’on en exclut une conception symbolique, alors qu’elle
n’est en fait qu’un moyen aidant à accéder à un but, l’expression symbolique
d’un passage, d’un point précis sur le chemin du développement de l’être hu-
main vers son aboutissement19. Jung pense que Saint Augustin a pressenti une
grande vérité : selon laquelle toute vérité spirituelle se matérialise progressive-

15. Ebenda, p. 167 : « Er leidet vor allem am Alles-schon-besser-Wissen, und es gibt


schlechterdings nichts, was nicht irgendwo schon richtig klassifiziert wäre ; und was
seine Seele anbetrifft, so ist sie wesentlich seine eigenen Erfindung, seine eigene
Willkür und gehorcht ausschließlich seiner Vernunft, und wo sie es dennoch nicht
tut… da handelt es sich um klinisch feststellbare Krankheiten mit durchaus plausiblem,
wissenschaftlichen Namen. »
16. C.G. JUNG, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, Paris, Gallimard, 1961/1973,
p. 342.
17. C.G. JUNG, GW 13, Studien über alchemistische Vorstellungen, Kommentar zu
« Das Geheimnis der Goldenen Blüte », Olten, Walter Verlag, 1995.
18. C.G. JUNG, GW 18/2, Das symbolische Leben, « Vorwort zu Gilbert “The Curse ot
Intellect” » (1934), Olten, Walter Verlag, 1995, p. 826.
19. C.G. JUNG, GW 8, « Über die Energetik der Seele » (1928), p. 35.

Sociétés n° 82 – 2003/4
98 C.G. Jung et le malaise social dans le monde occidental

ment et qu’elle devient matière ou outil dans la main de l’homme qui s’imagine
alors être un créateur disposant de possibilités illimitées. Un alchimiste, écrit
Jung, pouvait encore prier : « Horridas nostrae mentis purga tenebras (Purifie les
terribles ténèbres de notre raison). » L’homme moderne est déjà tellement plongé
dans les ténèbres qu’à l’exception de la lumière de sa raison, rien n’éclaire plus
son monde20. Et Jung de demander au rationaliste « illuminé » si la réduction qu’il
a opérée grâce à sa raison a permis de maîtriser la matière et l’esprit. La peur
subsiste, le monde vit un cauchemar. La raison a misérablement échoué ; nous
nous acheminons progressivement vers ce qu’elle voulait éviter : l’anéantisse-
ment de l’homme et du monde21.
Les progrès qu’a permis l’intellect ne sont certes pas négligeables, mais le
matérialisme croissant s’accompagne d’une perte des connaissances sur l’âme.
L’homme, pour qui seul l’extérieur compte, ne se contente pas de ce qui lui est
nécessaire ; il veut toujours plus, toujours mieux. Mais plus il recherche les mer-
veilles de ce monde, plus il fait taire la voix intérieure qui s’élève de temps en
temps pour réclamer elle aussi son tribut. L’âme est mise au régime ; menacée
d’inanition, elle se défend pour survivre, pour rappeler à celui qui l’ignore que
l’homme intérieur veut lui aussi se réaliser, et elle déséquilibre l’homme appa-
remment comblé par les bienfaits matériels22. La prospérité nous a convaincus
des joies que procure le matérialisme ; elle a même contraint l’esprit à trouver
toujours plus de moyens pour l’améliorer, mais elle n’a jamais produit d’esprit en
soi. Rares sont ceux qui s’aperçoivent que le bonheur matériel est un danger
pour l’esprit23. De plus, explique Jung, la soif de connaissance scientifique, l’avi-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


dité de richesses et l’ambition sociale nous font vivre dans le futur. On essaie
d’oublier le plus vite possible le passé, alors que la culture est essentiellement
basée sur la continuité et une préservation du passé. Si au moins, l’homme vivait
dans le présent. Mais non ! Et de plus, il ne vit pas pour le futur, mais dans le
futur. Il a perdu le passé et le présent, il est coupé de ses racines et est « constam-
ment déçu par le mirage d’un avenir “meilleur” que jamais il ne rattrape24 ».
« Nous sommes loin d’avoir liquidé le Moyen-Âge, l’Antiquité, la primitivité
et d’avoir répondu à leur propos aux exigences de notre psyché ! Néan-
moins, nous sommes jetés dans une cataracte de progrès ; elle nous
pousse vers l’avenir avec une violence d’autant plus sauvage qu’elle nous
arrache à nos racines. Toutefois, si l’ancien a éclaté, il est alors, le plus
souvent, anéanti et il est impossible d’arrêter le mouvement en avant.

20. C.G. JUNG, GW 13, « Der Geist Mercurius », pp. 268-269.


21. C.G. JUNG, GW 9/I, Die Archetypen und das kollektive Unbewusste, « Zur
Phänomenologie des Geistes im Märchen » (1945), Olten, Walter Verlag, 1995,
pp. 268-269.
22. C.G. JUNG, GW 11, « Einführung zu Heinrich Zimmer. Der Weg zum Selbst. Lehre
und Leben des indischen Heiligen Shri Raman Maharshi ausTiruvannamalei », pp. 575-
586.
23. C.G. JUNG, GW 18/2, « Rückkehr zum einfachen Leben », p. 624.
24. Ebenda, p. 623.

Sociétés n° 82 – 2003/4
V. LIARD 99

Car c’est précisément à cause de la perte de relation avec le passé, la


perte de racines qui crée un tel « malaise dans la culture » et une telle
hâte, que nous vivons plus dans l’avenir, avec ses promesses chimériques
d’âge d’or, que dans ce présent que l’arrière-plan d’évolution historique
n’a pas encore atteint25. »

Privé de ses racines qui le reliaient historiquement à ses ancêtres, l’homme né-
glige aussi les liens qui unissent le corps et l’âme. La conscience veut s’imposer
et oublier l’inconscient. Une scission s’est opérée entre le conscient et l’incons-
cient, renforçant le malaise. Au Moyen Âge, l’homme avait conscience de l’op-
position entre le pouvoir séculier et la volonté divine, que l’empereur et le pape
exemplifiaient depuis des siècles. L’homme de cette époque n’avait pas encore
totalement succombé au domaine séculier. Il reconnaissait, à côté des puissances
palpables, l’existence de forces métaphysiques et était moins éloigné que l’homme
moderne de la « totalité inconsciente » dont s’approchent le mieux les enfants et
les primitifs26. Petit à petit, la science a élargi la conscience et entraîné une
surévaluation des points de vue se fondant sur des données scientifiquement
irréfutables. L’objet extérieur est devenu prépondérant, la connaissance de soi
étant considérée comme accessoire, voire inutile. À la prédominance d’un état
de non-conscience a fait suite une prédominance de la conscience dont le carac-
tère est tout aussi unilatéral. La science, en remettant en question l’existence de
Dieu, a troublé l’inconscient et inquiété le Soi sans pouvoir donner de réponse
définitive à cette interrogation cruciale. C’est de là qu’auraient surgi le matéria-
lisme, l’athéisme et autres succédanés similaires. « L’athéisme matérialiste forme
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


avec ses chimères utopiques la religion de ces mouvements rationalistes qui con-
fient la liberté de la personnalité à la masse et ainsi l’anéantissent. »27 Le dévelop-
pement de la conscience s’est fait trop vite, de sorte que l’inconscient n’a pas pu
suivre. Il s’est alors retranché dans une position de défense, prêt à se manifester
dès que l’occasion sera propice28. Une conscience plus élevée, explique Jung,
tend à se révolter contre les dieux qu’elle vénérait autrefois, ces anciens dieux
n’étant rien d’autre que de puissantes images primordiales inconscientes. Les
structures conscientes s’émancipent de l’inconscient qui est repoussé à l’arrière-
plan. L’homme aboutit à un stade uniquement régi par la raison, privé d’instinct
ou contraire à l’instinct. Sa conscience déracinée témoigne d’une liberté promé-
théenne, mais aussi d’une hybris sans Dieu29. Le monde occidental, après avoir
25. C.G. JUNG, Ma vie, pp. 273-274.
26. C.G. JUNG, GW 8, « Theoretische Überlegungen zum Wesen des Psychischen »
(1946), pp. 246-247.
27. C.G. JUNG, GW 9/2, Aion, « Über die geschichtliche Bedeutung des Fisches » (1950),
Olten, Walter Verlag, 1995, p. 118 : « Der materialistische Atheismus bildet mit seinen
utopischen Chimären die Religion jener rationalistischen Bewegungen, welche die
Freiheit der Persönlichkeit der Masse überantworten und damit auslöschen. »
28. C.G. JUNG, GW 9/ I, « Zur Empirie des Individuationsprozesses » (1950), p. 367.
29. C.G. JUNG, GW 13, « Kommentar zu « Das Geheimnis der Goldenen Blüte » (1929/
1965), Olten, Walter Verlag, 1995.

Sociétés n° 82 – 2003/4
100 C.G. Jung et le malaise social dans le monde occidental

perdu sa tradition morale et intellectuelle, se retrouve dans un état de désorienta-


tion et de dissociation30.
Une raison sans tradition et sans fondement instinctif, privée de tout lien
avec l’inconscient, devient facilement la proie de la suggestion et « le danger
d’une infection psychique et d’une psychose des masses » croît31. La raison, quand
elle se retrouve seule, est totalement impuissante, car ses arguments ne se réper-
cutent que sur la conscience. L’inconscient n’en reste pas moins actif. Les effets
de l’inconscient s’accumulent et finissent par étouffer ce que la conscience a de
raisonnable. L’inconscient ayant un effet compensatoire, il essaie de rétablir l’équi-
libre et fait monter l’instinct en force32. Il rétablit un état primitif qui dépasse de
loin celui qu’on a constaté au Moyen Âge. Le niveau de la culture se trouve
abaissé et les « -ismes » remplacent alors de manière subtile les liens perdus avec
la réalité psychique33. On assiste à une identification avec la conscience collec-
tive ; le moi n’a plus aucune signification pratique et se retrouve noyé dans les
avis et tendances de la conscience collective, dans la masse, alors que les conte-
nus refoulés de l’inconscient prennent un caractère fanatique. Cette masse pos-
sède, selon Jung, une « sorte d’âme commune animale34 » qui est bien en dessous
du niveau de celle de l’individu. Selon les lois de la psychologie, dit Jung, même
le meilleur perd de sa valeur et de son importance au sein de la masse. Et plus
l’organisation est importante, plus l’amoralité et la bêtise sont grandes. La mora-
lité d’une société, affirme Jung, est inversement proportionnelle à sa taille, car
plus il y a d’individus, plus les facteurs individuels sont éradiqués. Le caractère de
l’individu se trouve modifié par la montée des forces collectives. Un être doux et
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


raisonnable se transformera facilement en bête sauvage et furieuse. La foule est
comparable à un asile de fous ; tous deux sont mus par des forces impersonnel-
les et insurmontables35. L’homme de masse peut très facilement commettre les
pires crimes sans y réfléchir une seconde. L’individu est dépouillé de son indé-
pendance d’esprit, effacée par la communauté. L’identification au groupe est la
voie la plus simple. L’individu est porté par « la vague générale du sentiment
d’être identique aux autres36 ». C’est un sentiment agréable, un état d’ivresse,

30. C.G. JUNG, GW 18/I, Das symbolische Leben, « Heilen der Spaltung », Olten,
Walter Verlag, 1995, p. 275.
31. C.G. JUNG, GW 9/2, « Die Struktur und Dynamik des Selbst » (1950), p. 263 note
84 : « Die Gefahr psychischer Ansteckung und damit der Massenpsychose. »
32. C.G. JUNG, GW 18/2, « Epilog zu “L’homme à la découverte de son âme” » (1944),
p. 631 et C.G. Jung, GW 9/I, « Über Wiedergeburt » (1939), p. 138.
33. C.G. JUNG, GW 8, « Theoretische Überlegungen zum Wesen des Psychischen »
(1946), p. 249.
34. C.G. JUNG, GW 9/I, « Über Wiedergeburt » (1939), p. 140 : « eine Art gemeinsame
Tierseele. »
35. C.G. JUNG, GW 11, « Psychologie und Religion » (1939), p. 30 ainsi que C.G. Jung,
GW 7, « Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten » (1928/1966),
p. 161 et C.G. Jung, GW 10, « Rückkehr zum einfachen Leben » (1941), p. 626.
36. C.G. JUNG, GW 9/I, « Über Wiedergeburt » (1939), p. 140 : « von der allgemeinen
Welle des Identischseins. »

Sociétés n° 82 – 2003/4
V. LIARD 101

une transformation collective. Jung emploie le terme de « participation mysti-


que ». Si l’individu se laisse aller à l’illusion que la foule dans laquelle il se fond est
merveilleuse, il devient un héros. L’élévation au rang de demi-dieu ne dure ce-
pendant pas. Rentré chez lui, l’individu n’est plus que monsieur Untel, mais ce
monsieur a goûté à la griserie que procure le sentiment d’écrire un morceau
d’histoire, d’être respecté, admiré, de sortir de l’ordinaire. Pour pouvoir y croire,
il aura sans cesse besoin de renouveler son expérience et se replongera avec
délice dans la masse dès que celle-ci lui proposera de se joindre à elle. Le ou les
rites du groupe sont alors très importants. Ils permettent d’une part d’éviter un
comportement entièrement instinctif et d’autre part de procurer une expérience
relativement personnelle à chacun en captivant son intérêt et son attention37.
La tâche de l’État s’en trouve considérablement facilitée. Peu à peu, il a privé
l’individu de ses fondements et de sa dignité en le réduisant, sur le plan des
statistiques, au rang d’unité infinitésimale et interchangeable. Il a ôté à l’individu
sa valeur et son sens et l’a rendu insignifiant. Devenu une simple unité, l’individu
est écrasé par les statistiques et la loi des grands nombres. La raison, les sens, ne
peuvent plus défendre l’individu face aux preuves constantes de sa futilité et de
son impuissance. L’image de la réalité est déformée et transformée en idée
moyenne38. L’individu finit par douter de son jugement et accepter la collectivi-
sation de sa responsabilité en général. Sa responsabilité morale, elle, est rempla-
cée par la raison d’État. En récompense de son sacrifice, l’individu « en tant
qu’unité sociale » est administré, nourri, vêtu, formé, logé dans des unités de
cantonnement correspondantes et amusé, le bien-être et la satisfaction de la
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


masse donnant le critère idéal39 ». L’individu n’est plus qu’une « fonction de la
société40 », un serviteur de l’État. Cet État n’a que faire de personnalités capables
de jugement. Les individus doivent être utilisables là où l’État a besoin d’eux.
L’État limite leurs compétences au domaine où il souhaite les employer. Il est
bon qu’ils ne soient qualifiés que dans un seul secteur ; on pourra ainsi mieux les
convaincre que, n’ayant pas une vue d’ensemble et manquant de certaines com-
pétences, ils ne peuvent se permettre quelque critique que ce soit. Seuls ceux qui
occupent les hauts postes du gouvernement ont le droit de critiquer, de modifier
les règles et de les faire appliquer coûte que coûte. Persuadés que la formule de
Louis XIV « L’État, c’est moi » est exacte, ils peuvent agir selon leur bon vouloir.
Ils finissent par s’identifier avec la doctrine de l’État qu’ils dirigent et deviennent
les esclaves de leur propre fiction41. On croit, écrit Jung, pouvoir confier sa vie et
son évolution à l’État anonyme. « Mais qui sont ces manifestes surhommes ?

37. Ebenda, p. 141.


38. C.G. JUNG, GW 10, « Gegenwart und Zukunft » (1957), p. 281.
39. Ebenda, p. 281 : « Als soziale Einheit verwaltet, ernährt, gekleidet, ausgebildet, in
entsprechenden Unterkunftseinheiten logiert und amüsiert, wofür das Wohlbefinden
und die Zufriedenheit der Massen den idealen Maßstab abgeben. »
40. Ebenda, p. 283 : « Funktion der Gesellschaft. »
41. Ebenda, p. 500.

Sociétés n° 82 – 2003/4
102 C.G. Jung et le malaise social dans le monde occidental

Tout comme nous, uniquement des maîtres dans l’art de considérer les autres
comme des bêtes noires42. »
Quand l’objectif politique est considéré comme le seul valable, l’individu est
trompé et privé de son véritable but : la prise de conscience de soi. Au lieu
d’élargir sa conscience, ce qui lui permettrait de se passer des projections sur
autrui, l’individu la réduit. La masse empêche l’individu de réfléchir sur lui-même
et sur le monde où il vit. Il n’y a pas de développement psychique naturel, pas
d’orientation intellectuelle qui maintiendrait en vie les valeurs culturelles, il n’y a
qu’une évolution politique qui sert à apaiser la soif de pouvoir de certains grou-
pes et qui promet à la masse des avantages qu’elle n’est finalement pas capable
de lui donner. Cette situation est sous tous points de vue défavorable à la culture,
car elle en abaisse le niveau43. L’identification inconditionnelle de l’individu avec
une vérité nécessairement unilatérale conduit à la catastrophe. Quand, au lieu de
la connaissance, de l’expérience de soi et des autres, on ne trouve qu’une convic-
tion bornée, aucun développement n’est possible et la voie est ouverte à la ma-
nipulation. Malgré la perte de sa religiosité, l’homme continue à se soumettre au
logos, figure centrale de la foi chrétienne. La Parole, dit Jung, est devenue notre
dieu. Des mots comme « société » ou « État » se sont trouvés tellement concréti-
sés qu’ils sont presque personnifiés et ont été promus au rang de principes éthi-
ques44. Cette croyance aveugle dans le mot alloue une énorme puissance à la
propagande, à la publicité. Le citoyen est la proie facile des politiciens, scientifi-
ques et de tous ceux qui veulent le gagner à leur cause. On lui ment, on le
trompe, on le manipule sans qu’il s’en rende compte. « La parole qui, à l’origine,
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


était un message de l’unité des hommes… est ainsi devenue à notre époque la
source de soupçon et de méfiance de tous envers tous45. »
Comment remédier au malaise ? Jung était d’avis qu’il fallait former des êtres
humains et non des animaux politiques. Le but suprême est de faire progresser,
d’élever sa propre personne, mais aussi son prochain.
« Les chemins qui conduisent à ce but sont multiples. Le plus noble est
selon moi celui de l’échange spirituel sans réserve, loin de tous préjugés
et arrière-pensées, pour connaître l’homme en tant qu’homme et non
comme gentille bête de bétail au sein du troupeau de la société. Nous
nous préservons ainsi d’un jugement d’après l’apparence, superficiel46. »

42. C.G. JUNG, GW 16, Praxis der Psychotherapie, « Die Psychotherapie in der
Gegenwart » (1941), Olten, Walter Verlag, 1995, p. 114 : « Wer sind aber diese
offenbaren Übermenschen ? So wie wir, nur Meister, den Schwarzen Peter anderen
zu überlassen. »
43. Ebenda, pp. 112 et 115.
44. C.G. JUNG, GW 10, « Gegenwart und Zukunft » (1957), p. 316.
45. Ebenda, p. 36 : « Damit ist das Wort, das ursprünglich eine Botschaft der Einheit der
Menschen… war, in unserer Zeit die Quelle der Verdächtigung und des Misstrauens
aller gegen alle geworden. »
46. C.G. JUNG, Die Zofingia-Vorträge, « Antrittsrede als Präsidium der Zofingia », Ol-

Sociétés n° 82 – 2003/4
V. LIARD 103

L’homme qui se sert des connaissances qu’ont apportées la science et la techni-


que, lui qui dispose à présent d’armes lui permettant d’anéantir l’humanité, doit
jouir de toutes ses facultés mentales, être responsable, afin de les utiliser pour le
bien de l’humanité et non pour la détruire. Mais les modifications et améliora-
tions extérieures de sa vie ne touchent en rien sa vie intérieure. La principale
mission de la culture est de chercher des voies et des moyens pour arracher
l’homme à son inconscience, de l’« exorciser47 ». Pour ce faire, il faut regarder
au-delà de ce qui est collectif. Il faut se poser la question de ce qui est propre à
notre personne et de ce qui est propre à l’autre. Cela implique de se concentrer
sur les contenus, le sens et les valeurs et d’aller plus loin que la volonté d’autrui à
laquelle on se plie dans le collectif et l’obligation que l’on ressent. L’essentiel
pour chaque individu est de retrouver ce qu’il a de particulier, « car personne ne
peut s’approcher de l’autonomie sans la conscience de sa particularité »48. Le
problème de beaucoup d’êtres humains est qu’ils sont soit trop collectifs, soit
trop individuels, ce qui fait d’eux des névrosés. L’homme uniquement collectif
considère l’individualité comme une anarchie qui met ses adeptes hors la loi ;
tout ce qui est individuel a donc moins de valeur que le reste et doit être refoulé.
À l’autre extrémité, on trouve l’individualiste qui surestime l’individuel et ne par-
vient pas à s’adapter au collectif, à y trouver sa place et à s’y intégrer49. Il faut
savoir trouver le juste milieu.
Pour Jung, le remède par excellence, c’est l’individuation. Le processus d’in-
dividuation est un procédé de centrage, création d’un nouveau centre de la per-
sonnalité. Ce centre est le Soi, la totalité du psychisme. Le Soi est non seulement
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


le centre, mais aussi la périphérie qui englobe le conscient et l’inconscient. Il est
le centre de cette totalité, comme le moi est le centre de la conscience50. Le but
de l’individuation est de libérer le Soi, d’une part des fausses enveloppes de la
persona, de ce masque que nous mettons pour jouer un rôle dans la société, et
d’autre part de la force suggestive des images inconscientes. L’individuation si-
gnifie « tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous
entendons par individualité la forme de notre unicité la plus intime, notre unicité
dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son Soi, dans ce qu’il a de

ten, Walter Verlag, 1997, p. 88 : « Der Wege zu diesem Ziel sind mancherlei. Als
vornehmsten erachte ich den, des rückhaltlosen geistigen Austausches fern von allen
Vorurteilen und Nebenabsichten, den Menschen als Menschen kennen zu lernen und
nicht als liebenswürdigen Gesellschaftsvieh. Dadurch wahren wir uns vor dem Urteil
nach dem Schein, nach der Oberfläche. »
47. C.G. JUNG, GW 9/I, « Zur Phänomenologie des Geistes im Märchen » (1945), p. 269.
48. C.G. JUNG, GW 10, « Vorrede zu Toni Wolff, “Studien” » (1959), p. 514 : « (…),
denn niemand kann sich der Selbständigkeit nähern ohne das Bewusstsein seiner
Eigenheit. »
49. C.G. JUNG, GW 16, « Grundsätzliches zur praktischen Psychotherapie » (1935), p. 19.
50. C.G. JUNG, GW 12, Psychologie und Alchemie, « Erlösungsvorstellungen in der
Alchemie », Olten, Walter Verlag, 1995, p. 59.

Sociétés n° 82 – 2003/4
104 C.G. Jung et le malaise social dans le monde occidental

plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. On pourrait donc traduire


le mot “individuation” par “réalisation de soi-même”, “réalisation de son Soi”51. »
Pour commencer, il convient de reconnaître le côté sombre qu’on porte en
soi. Tous les efforts sont vains tant qu’on essaie de se convaincre soi-même et de
convaincre le monde entier que ce sont nos antagonistes qui ont tort. Nous
attendons toujours que ce soit les autres qui reconnaissent leurs erreurs, alors
que c’est nous qui devrions commencer par le faire. Nous nous cachons sous nos
plus ou moins bonnes manières extérieures sans vouloir regarder ce qu’il y a en
dessous. Reconnaître ce que Jung appelle son « ombre », c’est s’immuniser con-
tre toute infection morale et intellectuelle52. On ne peut se défendre contre une
épidémie psychique que lorsqu’on est conscient de ce qui nous attaque, de quelle
manière, où et comment. On ne peut résister à l’emprise de la masse organisée
que lorsqu’on est aussi bien organisé qu’elle dans son individualité. Mais il ne faut
pas confondre individuation et individualisme. Jung fait bien la différence entre
la prise de conscience du moi, qui développe l’individualisme égoïste et asocial,
qui conduit au « pur égocentrisme et l’autoérotisme », et le processus d’individua-
tion qui développe le soi. Le soi comprend infiniment plus que le moi : « il est
tout aussi bien l’autre ou les autres que le moi. L’individuation n’exclut pas le
monde, il l’englobe53 ». Dans un premier temps, l’individu qui veut s’individuer,
doit cependant se séparer de la société et se concentrer sur lui-même pour ap-
prendre à se connaître.
Un stade d’individualisme, d’égoïsme même, est inévitable au début de
tout processus d’autodécouverte afin de se séparer de son identité ini-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


tiale avec la classe où on est né ou la forme d’identité familiale qui nous
maintient dans l’inconscience. Cependant, si l’individualisme de cette
première césure avec la tradition se fige, son excentricité narcissique
empêche toute attitude véritablement sociale… Il faut que vienne le mo-
ment d’une réacceptation de la dimension sociale de la vie dans le pro-
cessus d’individuation lui-même54.

Pendant la période d’individuation où l’homme se retire de la société, il doit,


pour réparer sa « faute », l’abandon de la collectivité, forger des valeurs qui com-

51. C.G. JUNG, GW 7. « Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewußten –
Teil II : Die Individuation », p. 106.
52. C.G. JUNG, GW 18/I, « Symbole und Traumdeutung », p. 266.
53. C.G. JUNG, GW 8, « Theoretische Überlegungen zum Wesen des Psychischen »
(1946), p. 252.
54. HENDERSON, Joseph L., Cultural Attitudes, p. 18 : « A stage of individualism,
even selfishness, is inevitable at the beginning of any process of self-discovery in
order to break one’s original identity with the class into which one has been born, or
the kind of family identity that keeps us unconscious. If, however, the individualism of
this first break with tradition becomes fixed, its narcissistic eccentricity precludes any
truly social attitude… there must come a time for a reacceptance of the social dimen-
sion of life in the process of individuation itself. »

Sociétés n° 82 – 2003/4
V. LIARD 105

penseront son absence de manière équivalente. L’individu quitte la société pour


trouver en lui des richesses dont il la fera profiter en s’y réintégrant. Si ce n’est
pas le cas, la société aura le droit, elle sera même obligée de mépriser l’individué,
car il sera alors un « déserteur »55. L’individu doit donc arriver à être lui-même,
tout en faisant partie de la société qu’il servira, ce qui fait dire très justement à
Christine Maillard : « L’individuation a pour effet d’instaurer entre le sujet et le
collectif de nouveaux rapports. Elle rend l’être à la fois plus unique et plus proche
de tous les autres », et parlant du « paradoxe de l’individuation », elle ajoute : « Il
s’agit de devenir, à la plus fois collectif et moins collectif. Moins déterminé par
l’inconscient collectif et plus fécondé par l’inconscient collectif56. »
Si l’individuation est bénéfique pour tous, pourquoi ne se généralise-t-elle
pas ? Quels sont les problèmes rencontrés ? Dans un premier temps, l’individu,
banalisé, découragé parce que persuadé de son néant, ne veut faire aucun effort
pour se développer. De plus, travailler sur soi est difficile et donc exclu immédia-
tement. Jung est d’avis que, s’il avait trouvé un remède à injecter, sa méthode
aurait été acceptée tout de suite, car elle aurait été valable pour tous et n’aurait
demandé aucun effort, aucune peine aux individus57. Le second problème qui
entrave l’individuation est la faculté humaine à l’imitation58. On croit se différen-
cier en imitant une personnalité ou en essayant de s’approprier une qualité par-
ticulière, mais en fait, on enfouit encore plus dans l’inconscient ce qu’on est
véritablement ; en croyant faire un pas en avant, on recule de deux. Supposons
maintenant que, réussissant à surmonter ces problèmes, l’homme veuille
s’individuer. Il n’y parviendra pas forcément. En effet, Jung souligne plusieurs
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)


fois dans son œuvre que cette méthode n’est applicable qu’à des individus dotés
d’un certain degré d’intelligence et d’un sens intact de la moralité59. Un manque
d’instruction, une intelligence médiocre et une morale douteuse sont des critères
qui excluent d’ores et déjà 50 % de la population. Ceux qui, peu nombreux car
les obstacles sont encore multiples, réussiraient l’individuation formeraient une
« minorité dirigeante » dont l’importance augmenterait par le traitement et la
formation d’autres individus et « par la suggestion avec l’aide de l’autorité », car,
pour ce qui est de la masse, on peut modifier uniquement son comportement et
non son point de vue. On s’interroge. Dans un autre texte, Jung précise qu’il ne
s’agirait pas de convaincre ni de sermonner, mais d’influencer par l’inconscient,

55. C.G. JUNG, GW 18/2, Anpassung, Individuation und Kollektivität (1916), Ol-
ten, Walter Verlag, 1995, p. 483.
56. Christine Maillard, Du Plérome à l’Étoile, Les Sept Sermonts aux Morts de Carl
Gustav Jung, Presses Universitaires de Nancy, 1993, p. 215.
57. C.G. C.G. Jung parle, Rencontres et interviews, Interview pour la Suisse à l’occa-
sion du 85e anniversaire (1960), Paris, Buchet-Chastel, p. 358.
58. C.G. JUNG, GW 7, « Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten »
(1928), p. 163.
59. C.G. JUNG, GW 18/2, « Ein dem Weltfrieden dienlicher Einstellungswandel », p. 652.

Sociétés n° 82 – 2003/4
106 C.G. Jung et le malaise social dans le monde occidental

d’exercer un effet que les primitifs qualifient de « mana60 ». Nous avons là un


élitisme évident, même si Jung le considère comme inévitable, un élitisme qui
peut conduire à des abus. Jung lui-même avoue qu’on pourrait facilement mal
user de sa méthode psychothérapeutique qui deviendrait alors un instrument
pour éduquer la population dans un but bien précis, généralement politique. La
psychothérapie pourrait devenir un « technicisme » visant uniquement l’augmen-
tation du rendement social. L’âme perdrait définitivement son autonomie et ne
serait plus qu’une simple fonction utilisable selon le bon vouloir de l’État61. La
psychologie serait « une simple analyse des possibilités de rationalisation de l’ap-
pareil psychique62 ». Non seulement, nous avons là une pratique qui peut être
dangereuse, mais qui semble de toute façon être difficilement réalisable, car
l’« alliance positive entre l’individu et le groupe auquel il appartient ne peut exis-
ter que si le groupe est à échelle humaine et si, surtout, l’État avec tous ses
rouages de pouvoir et de bureaucratie n’entrave pas l’exercice de la liberté et de
la responsabilité de l’individu63 ».
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.70.108.90)

60. C.G. JUNG, GW 10, « Gegenwart und Zukunft » (1957), p. 334.


61. C.G. JUNG, GW 16, « Die Psychotherapie in der Gegenwart » (1941), p. 113.
62. Ebenda, p. 115.
63. GALLARD Martine, Jung et les faits de société, dans Cahiers Jungiens de Psycha-
nalyse, no. 80, Paris, Automne 1994, p. 54.

Sociétés n° 82 – 2003/4

Vous aimerez peut-être aussi