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SOUFFRANCE PSYCHIQUE ET SOUFFRANCE SOCIALE

Paul Jacques

De Boeck Supérieur | « Pensée plurielle »

2004/2 no 8 | pages 21 à 29
ISSN 1376-0963
ISBN 2-8041-4507-7
DOI 10.3917/pp.008.0021
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2004-2-page-21.htm
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Souffrance psychique et souffrance sociale


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PAUL JACQUES

Des souffrances psychiatriques aboutissent dans les services sociaux.


Psychologues, travailleurs sociaux et éducateurs sont de plus en plus
confrontés à des situations de désaffiliation, de rupture des étayages sociaux et
culturels, de défaut d'appartenances, avec symptomatologie qui n'est pas
psychiatrique.

Mots clés : interstice social, anthropologie de la santé, désaffiliation, précarité,


souffrance, reconnaissance, paradoxe, souffrance identitaire, narcissisme.

En préambule, partons d'un rapide constat. Les travailleurs sociaux, mais


aussi, l'école, le médecin généraliste, les éducateurs, voire la police, interpellent
de plus en plus les professionnels de la santé mentale pour intervenir dans des
situations dans lesquelles la souffrance est diffuse, n'est pas identifiée comme
telle par le « patient » qui n'a pas de « demande ». Inversement, des personnes
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qui ne présentent pas une pathologie recherchent elles-mêmes de l'aide chez un
psychologue ou un psychiatre pour des souffrances ordinaires, habituellement
surmontables sans aide. Des souffrances psychiatriques aboutissent dans les
services sociaux. Enfin, psys et travailleurs sociaux, éducateurs, sont de plus en
plus confrontés à des situations graves de désaffiliation, de rupture des étayages
sociaux et culturels, de défaut d'appartenances, avec une symptomatologie qui
n'est pas psychiatrique. C'est sur ce type de souffrance que je souhaite me
pencher plus particulièrement ici. Pour répondre à cette souffrance, on voit se
développer des pratiques cliniques dans les « interstices » sociaux : des psycho-
logues font du « social » et des travailleurs sociaux font de « l'écoute » auprès
de jeunes en difficultés, dans des cités, auprès de chômeurs de longue durée,
auprès de sans-papiers, de SDF. Dans la dernière décennie, en France essen-
tiellement, un nouveau vocabulaire est apparu dans le champ de la psychiatrie,
de la santé mentale et du travail social. En m'appuyant sur les réflexions de Jean
Furtos et de Didier Fassin, et à la suite d'un travail antérieur (Jacques, 2002), je
souhaite ici approfondir la notion de souffrance sociale, en passant par celle de
souffrance psychique.

________
1
Psychologue, psychothérapeute, SSM Gembloux et coordinateur du projet « Clinique de l'Exil »,
clinique.exil@province.namur.be. Ex-président de la Ligue wallonne pour la Santé Mentale, ex-prési-
dent de l'Institut wallon pour la Santé Mentale (IWSM).

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1. De la psychiatrie vers la santé mentale

Un mot, d'abord, concernant les limites du champ de la santé mentale.


De la psychiatrie vers la santé mentale : c'est en ces termes, pour reprendre
le titre du fameux rapport Piel-Roelandt 2, que l'on pourrait résumer l'évolu-
tion récente des politiques publiques organisant les dispositifs de soins en
santé mentale. Comme le note D. Fassin (Fassin 2004a : 180), le redé-
ploiement de la psychiatrie vers la santé mentale passe par une meilleure
intégration des pratiques des psychologues et des psychiatres dans le
système de soins général. Ces pratiques sont également plus en prise sur
les contextes sociaux des patients. L'évolution économique et sociale des
sociétés occidentales a eu pour effet que le champ même de la psychiatrie
s'est déplacé ou s'est élargi, pour inclure non seulement la « maladie
mentale », objet spécifique d'une branche de la médecine, mais des pro-
blèmes qui, habituellement, sortaient de son champ : violences, assuétudes,
adolescents en difficulté, exclusion, stress au travail, aide aux victimes...
Cette évolution fait suite au mouvement de désinstitutionnalisation de la
psychiatrie asilaire des années 60 et 70. Mouvement qui n'est pas encore
achevé puisqu'en Belgique on continue à parler de la fermeture du trop
grand nombre de lits psychiatriques, mais les moyens d'une vraie psychia-
trie publique, c'est-à-dire ambulatoire de proximité qui ne soit pas hospitalo-
centrée, ne sont pas réellement renforcés. L'offre de soins en santé mentale
s'est diversifiée. Le travail social a aussi évolué. En France, certains
déplorent une psychiatrisation du social : il ne s'agit pas de faire porter au
spécialiste de la santé mentale la résolution des problèmes qui ont une
cause sociale, ni d'individualiser des problèmes qui relèvent du collectif. Le
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psychiatre ou le psychanalyste refuse de s'engager dans le terrain du
« social » parce que, selon son éthique, porter toute « la misère du monde »
n'est pas de sa compétence. Les réflexions de Miguel Benasayag
(Benasayag, 2003) ou de Jean-Pierre Lebrun (Lebrun, 1997) et d'autres (de
Rivoyre, 2001) sur la place du psy en regard de la mutation du lien social
vont dans ce sens. Les travailleurs sociaux, eux, regrettent une tendance
vers une sanitarisation du social : faire porter au travailleur social des pro-
blèmes qui relèvent de la psychiatrie. Des psychiatres, eux, dénoncent une
socialisation de la psychiatrie : la prédominance des logiques gestionnaires
sur les logiques de soins (fermeture des lits, trop peu de psychiatres, pas de
vraie politique de psychiatrie publique) a pour conséquence que celui qui a
besoin d'un suivi psychiatrique est pris en charge par le secteur social, ou
pire, livré à lui-même au nom de son droit à vivre hors des murs de l'institu-
tion. Une psychiatrie hors les murs, dans la cité, a pour objet non seulement
le soin et la réhabilitation du psychotique, mais implique un réel décloison-
nement entre le sanitaire et le social.

________
2
Dr Éric Piel, Dr Jean-Luc Roelandt, Ministère de l'Emploi et de la Solidarité, Ministère délégué à la
santé. De la Psychiatrie vers la Santé Mentale. Rapport de Mission, 200,
http://psydoc-fr.broca.inserm.fr/professi/Rapports/Piel Roelandt/default.html

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2. Une anthropologie politique de la santé


Les politiques sanitaires, la protection sociale, l'hygiène, constituent le
domaine habituel de la santé publique. Dans la société contemporaine, de
nouveaux problèmes sont devenus des questions de santé publique : la
précarité, les violences, les déviances, l'environnement. Ces questions sont
traduites en termes de souffrance, de maltraitance, de risque individuel ou
collectif. Pour D. Fassin, il s'agit, aussi, de « sanitarisation de problèmes
sociaux ». Parallèlement, dit-il, on assiste, en France du moins, à une « politisa-
tion de problèmes biomédicaux ». En effet, le débat public sur la bioéthique, le
génome, le traitement du sida en Afrique, la loi sur l'avortement, indiquent que
des questions habituellement inscrites dans le champ médical ou biologique sont
portées dans l'espace public : la société définit de nouvelles normes et l'État met
en œuvre de nouvelles lois sur ces questions. Pour Didier Fassin et l'équipe du
« Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique 3 », les
politiques de santé sont envisagées sous un angle anthropologique. La santé du
corps n'est pas seulement déterminée par des caractéristiques individuelles ou
par des comportements individuels, mais elle résulte d'un double processus
social. D'une part, les problèmes de santé sont fonction de réalités sociales. Les
rapports sociaux entre individus, groupes et nations produisent des disparités de
répartition des pathologies. Les inégalités sociales se traduisent sous la forme de
disparités de morbidité, de mortalité et d'espérance de vie. D'autre part, penser
l'action publique, ses objets et ses destinataires passe par un vocabulaire. Ce
vocabulaire a évolué avec le temps. À chaque époque, l'espace social est lu
d'une certaine façon qui va déterminer les modes d'intervention dans cet espace.
Pour Fassin, les agents sociaux influencent la manière dont les problèmes de
santé sont nommés, reconnus et traités par les pouvoirs publics. Dans la
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perspective d'une anthropologie politique de la santé, la définition et l'interpréta-
tion d'un « problème de santé » varient d'une époque à l'autre, d'un pays à
l'autre, d'un groupe à l'autre. Elles sont le fruit de constructions sociales. Le jeune
d'une banlieue n'est plus un « inadapté » comme dans les années 80, mais il
souffre d'un « mal-être ». Dans les années 90 en France, le traitement de popu-
lations défavorisées était à l'agenda du politique : exclus, nouveaux pauvres,
chômeurs de longue durée, jeunes en errance, usagers de drogues, femmes
victimes de violence, habitants des quartiers en difficulté, étrangers en situation
irrégulière. Pour saisir les fondements anthropologiques de cette réalité vécue
par ces populations, « en marge » de la norme, une nouvelle « catégorie
phénoménologique s'est imposée : la souffrance, souvent qualifiées de
psychique ». La souffrance psychique désigne selon Fassin « une manière parti-
culière de souffrir par le social, d'être affecté dans son être psychique par son
être en société » (Fassin, 2004a : 9). De nouveaux dispositifs d'aide ont vu le
jour : « Les inégalités ont été pensées en termes d'exclusion, leurs
conséquences sur les individus ont été décrites comme une souffrance, des
réponses collectives leur ont été apportées sous la forme d'une écoute. » (Fassin
2004a : 8). L'analyse socioanthroplogique du discours sur « l'écoute » auprès
des jeunes en France indique comment le vocable de souffrance est devenu une
________
3
http://www.inserm.fr/cresp

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clé de lecture des problèmes sociaux tels que la violence, les déviances et les
inégalités. Mais comme on le verra, ce discours sur l'exclusion, le chômage et le
mal-être, permet, selon Fassin, d'occulter le fait que l'inégalité est un phénomène
structurel qui affecte l'ensemble de la société aujourd'hui. Ces pratiques d'ap-
proche psy dans les lieux du social, légitiment selon lui « une nouvelle manière
d'administrer la question sociale » (Fassin, 2004a : 13). Pour Richard Rechtman,
chercheur au Cesames 4, la requalification des difficultés des adolescents en
termes de souffrance et de mal-être est le signe que l'adolescent représente
aujourd'hui « le miroir déformé du déclin des valeurs morales de l'Occident »
(Rechtman, 2004).

3. La souffrance psychique désigne une souffrance liée


à la précarité du monde

Qu'entend-on par souffrance psychique et par précarité ? Tout d'abord, on


parle de société précaire. Chacun d'entre nous, souligne J. Furtos (Furtos, 2001),
vit dans un monde connu, pas toujours facile, mais un univers que nous avons
intégré, prévisible. La souffrance n'est pas absente de ce monde, du fait que ce
monde n'est pas stable et du fait que pour exister nous dépendons de la recon-
naissance de l'autre. Les bouleversements du monde nous affectent. Mais nous
arrivons à surmonter cette souffrance ; nous pouvons nous réadapter et nous
reconstruire parce que le monde fait sens et, surtout, parce qu'il est partagé avec
les autres, nos familiers. Suite à des événements catastrophiques, il arrive que
le monde donné soit complètement bouleversé et devienne chaotique et désin-
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tégré. Lorsque nous n'avons plus la reconnaissance des autres de ce monde,
nous en sommes exclus. Le meilleur exemple nous en est donné, je crois, par la
situation du demandeur d'asile, récemment arrivé sur le territoire étranger qu'il
croyait être un pays d'accueil et qui le rejette, alors qu'il a tout quitté pour trouver
protection. Son identité devient alors celle du « sans-papiers », c'est-à-dire sans
existence reconnue et sans dignité. Pour Furtos, « la précarité psychique corre-
spond à la vulnérabilité psychique devant le vacillement du monde et les diffi-
cultés de reconnaissance de soi comme digne d'existence dans un groupe
humain donné » (Furtos 2001 : 3). La précarité psychique c'est la mort sociale.
Lorsque le monde inconnu, désintégré l'emporte sur le monde connu, il y a
précarité sociale, à ne pas confondre donc avec pauvreté, même si la pauvreté
comporte bien sûr un grand risque de précarité. Ce que Furtos entend par
précarité sociale ce sont les modifications objectives de l'organisation du monde
connu et les fragilisations des conditions habituelles de vie. Selon lui, et à la suite
du fameux rapport Lazarus (Lazarus, 1995), « la souffrance psychique tient lieu
d'indicateur de précarité sociale ». Et de préciser que la souffrance psychique,
« sans être un symptôme médical, concerne cependant la santé mentale »

________
4
Centre de recherches psychotropes, santé mentale, société, www.cesames.org/

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(Furtos, 2001 : 3). Le terme de souffrance psychique désigne l'articulation du


psychique, du somatique, et du social, c'est-à-dire la manière dont les inégalités
sociales s'inscrivent jusque dans le corps des personnes exclues.
La souffrance psychique désigne bien plus qu'une souffrance d'origine sociale
due, par exemple, aux inégalités, même si elle est en rapport avec la condition
sociale. Dans Malaise dans la civilisation, Freud parle d'une souffrance d'origine
sociale décrite comme « liée la déficience des dispositifs qui règlent les relations
des hommes entre eux dans la famille, l'État et la société » (Furtos, 2001 : 5).
Selon R. Kaës (Kaës, 2001), la possibilité même pour les individus de penser, de
construire leur identité et de vivre en société repose sur des formes
contractuelles du lien : se construire comme « je » implique le renoncement à la
réalisation directe des buts pulsionnels. Je renonce à un plaisir immédiat pour
obtenir la sécurité du groupe. Aujourd'hui, pour des raisons politiques, géopoli-
tiques et économiques, au niveau mondial, ce socle métapsychique de la forma-
tion de la subjectivité et de la vie en commun est détérioré. Le « nous » se
construit sur base du rejet de « l'autre ». Il y a des groupes qui détiennent le
pouvoir de définir les normes de civilisation, de l'ordre et des valeurs, et puis il y
a des groupes qui subissent ces normes. On assisterait à un processus de
déculturation et de dé-symbolisation. Au-delà de la violence normale qui accom-
pagne la construction du psychisme, ajoute Kaës, la détérioration des contrats de
base, l'exclusion, l'anomie, et la dé-symbolisation induisent une violence destruc-
trice, parce que « impensée » et impensable. Enfin, cette violence, les soignants
y sont confrontés dans leur pratique quotidienne, mais ils la subissent eux-
mêmes en raison de l'absence d'un cadre de travail assez solide et sécurisant,
résultant des carences d'une politique de santé publique.
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4. Une clinique psychosociale

Jean Furtos (Furtos, 1999) distingue, on l'a vu, les situations de précarité
économique et celles de situations de rupture de liens sociaux. Vivre en rupture
de lien n'est pas une maladie, même si parmi les malades mentaux, beaucoup
connaissent et la souffrance mentale et la souffrance psychique, au sens défini
ci-dessus. Et on peut être pauvre sans être en rupture de lien social. La précarité
se définit par la perte des « objets sociaux ». Un objet social, c'est le travail, l'ar-
gent, le logement, la formation, les diplômes. On en a ou on n'en a pas. Les
objets sociaux donnent aux personnes les sécurités de base. Un objet social,
c'est ce qui fait lien dans la société : il donne un statut, une reconnaissance d'exis-
tence, une valeur, il permet d'être en relation. La perte des objets sociaux c'est la
perte de la place que chacun a dans sa famille, dans le groupe, dans la société.
L'exclu c'est celui qui est hors-lieu. Pour O. Douville (Douville, 2003) l'exclu gêne
la société parce qu'il est « le témoin insupportable de la destruction de la polis ».
Selon J. Furtos, les manifestations psychologiques de l'exclusion corrélative de
la perte de l'estime de soi sont la honte, l'inhibition et le découragement. À l'ex-
trême, lorsque tout est perdu, toit, famille, il y a auto-exclusion et déni de la souf-

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france. L'état de survie crée un gel psychique. Dans la désaffiliation, la personne


n'est plus maître de sa vie ni de son corps. Par un mécanisme psychique de
clivage, l'exclu se protège de sa souffrance qui ne peut alors plus être portée que
par les aidants. Il ne demande rien. C'est pourquoi il faut aller vers lui. Furtos
développe le concept de clinique psychosociale. Les caractéristiques cliniques
de la souffrance psychique en contexte de précarité sont :
- la demande impossible ;
- l'urgence ;
- la paradoxalité (Rousillon, 1991). Lorsqu'il y a atteinte narcissique et souf-
france identitaire majeures, les frontières entre moi-non-moi, intérieur-extérieur,
bien-mal, passé-présent-futur, sont brouillées. Sans l'enveloppe psychique
protectrice interne, l'environnement, l'autre, sont vécus comme insécurisants. Ce
paradoxe doit être reconnu et toléré pour pouvoir être travaillé. Le syndrome de
la « patate chaude » est le reflet de ce paradoxe : un SDF apparaît en grande
souffrance psychique dans les lieux du social, et le travailleur social (se) dit
« C'est pour les psy ». Cette inversion des signes de la souffrance « donne aux
institutions l'obligation de collaborer et de s'entraider ». Ce type de souffrance,
caractérisée par les ruptures, la non-demande, la violence, l'urgence, la destruc-
tivité, l'arrêt du temps, a pour effet d'empêcher la personne, mais aussi les
professionnels, de penser. Ces derniers sont alors tentés de répondre dans le
registre de l'agir, en miroir.

5. Le recours au psychologue dépolitise les politiques


sociales.
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Dans le monde occidental contemporain, ce qui fait problème pour les indi-
vidus appartenant pourtant à la même société est de savoir ce qui fait société,
c'est-à-dire ce qu'ils partagent comme valeurs et intérêts communs. L'individu,
plus que la collectivité, est devenu responsable de la gestion de son malheur
comme de son bonheur. La cohésion sociale fait problème, pas seulement pour
des raisons socioéconomiques, mais aussi socioculturelles et anthropologiques,
comme l'a montré R. Kaës. Pour M. Autès (Autès, 2001), aider des exclus n'a de
sens que si, en amont, le politique prend des mesures pour éviter les inégalités
sociales. De même, apporter une assistance sociale à des individualités
séparées n'a pas de sens si les individus n'ont pas, d'abord, le sentiment d'ap-
partenir à la même société. « Reconstruire du lien social » n'est donc pas une
affaire d'ingénierie sociale pour colmater les brèches comme le veut le politique
en subsidiant de multiples petits projets sociaux (ou d'écoute psy) qui portent sur
des individualités, sans toucher à la source de l'exclusion. C'est, avant tout,
prendre en compte ce qui fait lien entre individus dans la société pour la
construction identitaire, dans une perspective anthropologique. La religion ou
l'État n'ont plus cette fonction de ciment aujourd'hui. Pour Autès, le libéralisme
économique et la « marchandisation du secteur social » ont pour effet d'indivi-
dualiser des problématiques sociétales et de dépolitiser les politiques sociales.
Dans le même ordre d'idées, D. Fassin parle d'un « traitement compassionnel
de la question sociale » (Fassin 2004a : 184), à propos de la multiplication, en
France, de dispositifs d'écoute psy sur les lieux du social. Écouter la souffrance

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des victimes d'inégalités sociales permet, dit-il, à l'action publique de mettre


entre parenthèses le souci de justice sociale. Le rapport Lazarus sur la souf-
france psychique résultant des conditions sociales s'intitulait Une souffrance
qu'on ne peut plus cacher. Fassin, lui, parle « des inégalités qu'on ne peut plus
nommer ». Pour faire face aux inégalités, ajoute-t-il, faire appel aux psys permet,
certes, à l'État ou aux communes d'afficher une préoccupation publique, mais
celle-ci « relève toutefois de la sollicitude plutôt que de la solidarité » (Fassin
2004a : 184).

6. Une politique de la mémoire

En France, on vient de le voir avec D. Fassin, la souffrance sociale désigne


une souffrance que la société inflige à ses membres les plus vulnérables et se
réfère aux politiques de l'emploi, du logement, de l'immigration, de la solidarité.
Elle résulte de rapports de forces et de l'abus de pouvoir. Par contre, pour le
courant de l'anthropologie médicale anglo-saxonne, représenté par A. Kleinman,
« la souffrance sociale est appréhendée dans un contexte global de brutalisation
du monde » (Fassin, 2004b : 18). Elle résulte de violences extrêmes comme
l'apartheid et le génocide. La souffrance est liée à l'état du monde.
L'anthropologie médicale américaine se penche sur les origines et les expres-
sions sociales de la souffrance, et par là engage un dialogue avec l'histoire et la
philosophie morale 5.
Comment la violence dans le monde s'inscrit-elle dans l'expérience des
personnes ? Les premiers travaux anthropologiques appréhendent l'expérience
de la souffrance à partir de récits individuels dans le domaine médical. La vérité
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de la souffrance est recherchée dans les récits des malades. Pour Fassin, l'an-
cienne anthropologie médicale américaine a trouvé un nouvel objet d'étude dans
l'anthropologie de la souffrance résultant des violences politiques et collectives.
La violence est précisément ce qui rend la souffrance « sociale », dit-il. C'est l'ex-
périence de la violence qui cause la souffrance et cette expérience ne se résume
pas au vécu de la personne. Elle est faite de mémoire individuelle et collective,
de représentations intimes ou médiatiques. Faire une anthropologie de la souf-
france sociale, c'est saisir la violence en tant qu'elle est constitutive de l'ordre du
monde « dans la pluralité des signes et des objets qui inscrivent cet ordre dans
les corps » (Fassin, 2004 b, p.23). Une enquête sur la violence s'appuie sur ce
qui est remémoré et raconté. L'expérience de la violence échappe à l'histoire
officielle.
Après l'expérience de l'extrême, comment reconstruire le monde ? Quelles
réponses sociales aux souffrances consécutives à la violence politique ou collec-
tive ? « Tout traitement de la souffrance causée par la violence suppose une poli-
tique de la mémoire ». Celle-ci s'appuie sur des dispositifs individuels et collec-
tifs qui instituent une présence du passé :

________
5
Dans l'article cité, D. Fassin fait une remarquable synthèse des travaux d'Arthur Kleinman, Veena
Das, Margaret Lock, Pamela Reynolds et Mamphela Ramphela, parus dans les trois ouvrages, Social
suffering, Violence and Subjectivity et Remaking a world. Violence, Social suffering and recovery,
parus respectivement en 1997, 2000 et 2001, University of California Press.

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- sur le plan juridique, c'est la punition des bourreaux et la réparation des


victimes, par ex. le Tribunal Pénal International ;
- au niveau de la société civile, les associations de victimes s'autoorganisent
pour obtenir une reconnaissance de leur statut de victime, s'auto-organisent en
groupes d'entraide, ou encore des associations de familles de disparus s'orga-
nisent pour demander des comptes aux bourreaux ;
- il y a la médicalisation des souffrances subies : le traumatisme psychique, à
travers les traces laissées par les bourreaux, inscrit la reconnaissance des
victimes dans la nosographie psychiatrique. C'est parfois dans le but d'obtenir
une indemnisation d'un Fonds d'aide aux victimes ou des compagnies d'assu-
rance. Le demandeur d'asile a plus de chance d'obtenir un permis de séjour
après un refus de sa demande d'asile, s'il est établi par un certificat qu'il est
malade ou traumatisé ;
- sur le plan de la communauté, ce sont les tentatives de réconciliation entre
bourreaux et victimes, par ex à travers les commissions vérité et réconciliation
ou le témoignage ;
- les musées et mémoriaux sont la traduction culturelle de la mémoire des
événements.
S'il y a toujours eu des massacres de masse, les politiques de la mémoire
comme modalités de reconstruction d'un monde commun ne sont apparues qu'il
y a cinquante ans et surtout ces vingt dernières années. Du point de vue anthro-
pologique, ajoute Fassin, la solution aux blessures de l'âme résultant des
violences sociales passe par la reconstruction ou la préservation des identités et
des communautés et par la reconnaissance sociale des blessures subies.
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7. Tendre une main
L'examen de la notion de souffrance sociale nous a conduit de la psychiatrie
à l'anthropologie et à prendre en compte les déterminants sociaux, économiques
et politiques dans la manière dont les questions de santé mentale sont perçues,
nommées et traitées. Notre pratique clinique avec des personnes réfugiées et
demandeurs d'asile, victimes de guerre ou de violence organisée nous a appris
combien la souffrance psychologique, individuelle, s'inscrit aussi dans des
processus collectifs. C'est ce que démontre Jean-Claude Métraux à travers
l'étude du processus de deuil (Métraux, 2001 ; Métraux, 2004). Le plus souvent,
dans les pays d'où viennent la plupart des exilés, la mort ou la violence frappe
les collectivités : famines, massacres, guerre. C'est alors l'identité collective qui
est atteinte. L'absence de reconnaissance et d'élaboration du deuil collectif peut
alors entraver le processus individuel de deuil. Parce que les fondements de l'hu-
manité se sont écroulés et par loyauté aux membres disparus de sa commu-
nauté, le survivant demeure dans un monde entre la vie et la mort. Pourquoi et
comment encore faire confiance à l'autre, lorsque votre voisin et ami, lorsque
votre semblable s'est soudain transformé en bourreau (Hatzfeld, 2000) ? La
reconstruction psychique individuelle doit alors s'appuyer sur la reconstruction du
lien brisé, par des approches communautaires et participatives où le « soignant »
doit avant tout montrer qu'il appartient à la communauté des humains.

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