Vous êtes sur la page 1sur 11

REPENSER LE LIEN SOCIAL : DE GEORG SIMMEL À JEAN GAGNEPAIN ET

À LA SOCIOLOGIE CLINIQUE

Jean-Yves Dartiguenave, Jean-Michel Le Bot, Jean-François Garnier

De Boeck Supérieur | « Pensée plurielle »

2012/1 n° 29 | pages 51 à 60
ISSN 1376-0963
ISBN 9782804169718
DOI 10.3917/pp.029.0051
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-1-page-51.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.


© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)


© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Repenser le lien social :
de Georg Simmel à Jean Gagnepain
et à la sociologie clinique
Jean-Yves Dartiguenave 1, Jean-Michel Le Bot 2,
Jean-François Garnier 3

Résumé : La question du lien social est au cœur du projet sociologique


depuis l’époque des « pères fondateurs ». Cela est particulièrement net
chez Auguste Comte aussi bien que chez Émile Durkheim, très inquiet de
la montée de l’anomie qu’il croyait percevoir dans les sociétés industriali-
sées. Cette inquiétude se retrouve de nos jours dans des sociétés occiden-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)


tales où le chômage et le sous-emploi se maintiennent à des niveaux élevés,
conduisant à multiplier les appels à « créer », « restaurer », « maintenir » ou
« ­développer » le lien social. Mais ces appels, très souvent, ne dépassent
guère l’idée d’un lien social résultant de rencontres ou d’échanges, si possi-
bles « conviviaux », entre les « individus ». Pour aller au-delà de cette vision
naïve et quelque peu superficielle, cet article s’appuie sur la tradition so-
ciologique, notamment simmelienne, ainsi que sur l’anthropologie clinique
pour montrer que le lien social ne résulte jamais de la seule rencontre ou de
la seule coexistence des individus. Il est construit par les personnes à tra-
vers un double processus : de différenciation et d’identification d’une part,
de séparation et d’unification de l’autre.

Mots clés : lien social, anthropologie clinique, différenciation, identification,


­séparation, unification, statut, position, fonction, rôle, appartenance, compétence.

1
  Maître de conférences de sociologie, HDR, CIAPHS EA 2241, Université Rennes 2. Ouvrages
récents : Pour une sociologie du travail social, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010
et, avec Jean-François Garnier, Un savoir de référence pour le travail social, Ramonville Saint-
Agne, Erès, 2008.
2
  Maître de conférences de sociologie, CIAPHS EA 2241, Université Rennes 2. Ouvrage récent :
Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 2010.
3
  Docteur en sociologie, chercheur associé au CIAPHS EA 2241, Université Rennes 2.

DOI: 10.3917/pp.029.0051 51
La question du lien social est au cœur du projet sociologique depuis l’épo-
que des « pères fondateurs » du XIXe siècle. Cela est particulièrement net
chez Auguste Comte aussi bien que chez Émile Durkheim, très inquiet de la
montée de l’anomie qu’il croyait percevoir dans les sociétés industrialisées.
Pour ces auteurs, la sociologie devait contribuer à sauver la société et donc
le « lien social », d’une menace de désintégration grandissante. Cette disci-
pline naissante relayait ainsi une inquiétude plus ancienne, contemporaine
des grands questionnements du XVIIe siècle sur la naissance de l’ordre social
à partir de l’état de nature. Deux réponses avaient été proposées à la question
de ce qui rassemble la multiplicité des individus dans l’unité du corps social :
la réponse politique, bien représentée par le Contrat social de Rousseau, ima-
ginait un contrat primordial à partir duquel se constitue une société, alors que
la réponse économique, particulièrement représentée, elle, par l’Essai sur la
nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith, considérait que
le lien social se constituait au jour le jour à travers la multiplicité des contrats
marchands (Méda, 1995). La sociologie de Comte et plus encore celle de
Durkheim visaient justement à pallier les insuffisances de ces conceptions des
fondements de la « solidarité ». Durkheim, notamment, allait rappeler à juste
titre que « tout n’est pas contractuel dans le contrat » (Durkheim, 1893).
L’inquiétude au sujet du lien social n’a pas disparu de nos jours. Au
contraire, dans des sociétés occidentales caractérisées depuis plusieurs
décennies par un taux de chômage ou de sous-emploi qui se maintient à des
niveaux élevés, on entend se multiplier les appels à « créer », « restaurer »,
« maintenir » ou « développer » le lien social. On considère ainsi que ce der-
nier relève, soit d’une carence qui se manifeste par des situations d’isolement
ou de déréliction, soit d’une détérioration se traduisant par un relâchement ou
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)


un rétrécissement du réseau relationnel. Dans le premier cas, il s’agit de com-
bler un vide par la création ex nihilo de relations sociales. Dans le second, il
convient de réparer le tissu social par une redynamisation des relations socia-
les. C’est cette vision qui prédomine dans le domaine de l’action sociale où les
travailleurs sociaux, conformément aux orientations institutionnelles du sec-
teur, s’attachent justement à créer ou restaurer le lien social en encourageant
les « rencontres entre les gens », en faisant en sorte qu’ils « se connaissent »,
« se parlent et dialoguent entre eux », « s’ouvrent aux autres », « se mobili-
sent sur des projets communs », « s’organisent entre eux afin de créer des
liens », etc.
Mais on observe ici que la notion de lien social, ainsi que l’approche en
creux des processus de désocialisation que suggère cette notion, ne dépas-
sent guère, dans les représentations de l’action sociale et du travail social,
l’idée selon laquelle la coexistence physique des individus constitue la condi-
tion sine qua non de toute relation sociale. Ainsi, ce sont les rencontres et
échanges, si possible « conviviaux », qui sont censés enclencher une redy-
namisation à la fois individuelle et collective, conduisant à un renforcement du
lien social.
Pourtant, la tradition sociologique a fourni des outils théoriques pour
dépasser cette vision quelque peu naïve et pour le moins superficielle du lien
social. Nous pensons plus particulièrement à la sociologie formelle de Georg
­Simmel qui proposait de distinguer les formes de socialisation et les contenus

52
de socialisation : « les formes de l’action réciproque ou de la socialisation ne
peuvent être réunies et soumises à un point de vue scientifique unitaire que si la
pensée les détache des contenus, qui ne deviennent des contenus sociaux que
par elle – voilà, me semble-t-il, le seul fondement qui rende pleinement possible
une science spécifique de la société en tant que telle » (­Simmel, 2010, p. 45).
Encore faut-il bien s’entendre sur ce que Simmel appelait socialisation. Pour la
sociologie actuelle, la socialisation a fini par désigner « le processus par lequel
les individus intériorisent les normes et les valeurs de la société dans laquelle
ils évoluent » (Riutort, 1996, p. 59). Il n’en allait pas de même pour Simmel. La
socialisation désignait pour lui le processus d’action réciproque par lequel se
lient et se délient les individus, se constituent et se désagrègent les groupes
(Freund, in Simmel, 1981, p. 90-91). Cela revenait à penser le « lien social »
lui-même comme un processus permanent de distinction et de séparation en
même temps que de dépassement de cette distinction et de cette séparation
aboutissant à de l’identité (ou de la ressemblance) et à de l’unité. « Sans cesse,
écrivait Simmel, la socialisation se noue et se dénoue pour se renouer à nou-
veau ; il s’agit d’un perpétuel écoulement et d’une animation qui relient les indi-
vidus, même là où l’on ne relève pas des organisations véritables » (cité par
Freund, in Simmel, 1981, p. 56). Mieux, il s’agissait là pour Simmel d’une capa-
cité spécifique à l’homme : « à l’homme seul il est donné, face à la nature, de
lier et délier les choses, et cela de la manière particulière qui consiste à faire
toujours de l’un de ces processus la présupposition de l’autre. […] Qu’il s’agisse
du sens immédiat ou du sens symbolique, du sens corporel ou du sens spirituel,
nous sommes à tout instant des êtres qui séparons ce qui est lié et lions ce qui
est séparé » (ibid., p. 14-15). C’est cette réciprocité dialectique de la liaison et de
la séparation que Simmel exprimait à travers la métaphore de la porte (Tür) et
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)


du pont (Brücke).
C’est l’idée que nous soutiendrons ici, à partir d’un point de vue qui est celui
de l’anthropologie clinique (Gagnepain, 1991) : le lien social ne résulte jamais
de la seule rencontre ou de la seule coexistence des individus. Il est construit
par des personnes qui, non seulement, ne cessent de « lier ce qui est séparé
et de séparer ce qui est lié », mais qui – et c’est là l’un des compléments que
nous apporterons aux analyses de Georg Simmel – ne cessent pas non plus
« d’identifier ce qui est différencié et de différencier ce qui est identifié ». L’ana-
lyse implicite par laquelle les personnes construisent leurs liens sociaux se fait
en effet selon deux « axes » : celui, qualitatif ou différentiel, des identités et des
différences de statuts, et celui, quantitatif ou segmentaire, de l’unité et de la
pluralité des positions. C’est ce que nous allons à présent tenter d’expliciter à
partir de quelques exemples.
Le meilleur moyen de montrer comment le lien social renvoie à une capa-
cité intrinsèquement humaine à poser des frontières et à les dépasser est
sans doute de partir du moment de l’adolescence, fût-elle une construction
sociale historiquement datée et située. Ce choix n’est pas anodin. Jean-Claude
­Quentel a bien montré que la sortie de l’enfance ou l’accès à la puberté, par-
delà les multiples manières de la marquer socialement, constitue un moment
d’émergence au social, c’est-à-dire à « une capacité générale, présente en
tout homme, qui permet, non seulement de s’inscrire dans du social, quel qu’il
soit, mais aussi d’en être au principe même » (Quentel, 2011, p. 32). De ce

53
point de vue, la période de l’adolescence constitue un révélateur des proces-
sus de constitution du lien social.
On observe ainsi que ce processus d’émergence au social par lequel
l’adolescent ou le jeune adulte créé ses propres liens se manifeste par un pro-
cessus de différenciation. De nombreux travaux ont relevé comment l’adoles-
cent, par son comportement, sa langue ou son habillement va non seulement
se distinguer de ses parents, mais aussi d’autres groupes adolescents. L’ado-
lescence est ainsi l’âge des styles musicaux et vestimentaires. Il s’agit pour
l’adolescent de maîtriser les différents emblèmes de statut et très souvent de
contester le statut qui lui était jusque-là attribué par ses parents. Mais refuser
un certain statut (et les emblèmes qui lui sont associés), c’est du même coup
et inévitablement en adopter d’autres. C’est que l’identité est indissociable de
la différence. Adopter, avec d’autres, une identité sociale, c’est toujours aussi
se différencier d’un tiers.
Cette question de la distinction et des emblèmes est très présente dans
le travail social où il n’est pas rare d’observer des personnes qui tiennent à
afficher des « signes extérieurs » ou emblèmes d’un statut qui ne leur est pas
reconnu socialement. Elles manifestent ainsi qu’elles contestent le statut qui
leur est attribué. C’est le cas, par exemple, du « costume cravate » que l’on
exhibe fièrement lors d’une visite au centre social pour signifier au travailleur
social que l’on reste malgré tout quelqu’un, « bien qu’on n’ait plus le sou ». De
la même façon, l’achat, jugé parfois inconsidéré au regard des ressources du
ménage, du téléphone portable « dernier cri » ou du « robot ménager qui vient
de sortir », participe à l’affirmation d’un statut opposable à celui d’assisté. Mais
il arrive également que la manière de se présenter à l’autre emprunte la voie
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)


d’une exagération ou d’une surenchère témoignant, non plus d’une résistance
à l’égard d’une identité stigmatisée, mais de l’impossibilité de fonder une dif-
férence de statut. C’était le cas, par exemple, de cet « usager » d’un atelier
d’insertion qui clamait, à qui voulait l’entendre, « qu’il avait été patron et qu’il
conduisait une Porsche » alors même que chacun savait pertinemment qu’il
n’avait jamais travaillé en raison de « problèmes d’alcool ».
Pour revenir à l’adolescent, celui-ci ne fait pas que se différencier de cer-
tains dans le même temps où il s’identifie à d’autres. Il manifeste également
son émancipation, en faisant remarquer, par son comportement, qu’il entend
désormais compter à part entière. Cela ne se voit jamais aussi bien que chez
ces adolescents qui, tout à coup, privatisent leur chambre. Ce qui était jusque-
là une chambre d’enfant devient un espace privé où les parents ne peuvent
entrer sans frapper. Il n’est plus question de venir sans autorisation y passer
l’aspirateur. La métaphore de la porte, utilisée par Georg Simmel pour dési-
gner le principe de séparation inhérent à la vie sociale, trouve ici sa plus exacte
application. Et le même adolescent déclarera un beau jour qu’il ne veut plus
accompagner ses parents en week-end chez la grand-mère comme il le faisait
jusque-là, mais qu’il préfère rester seul à la maison. Il est bien possible qu’il s’y
ennuie, mais il manifeste ainsi qu’il s’émancipe, qu’il se sépare de ses parents.
Il compte désormais pour un : il n’est plus seulement fragment d’une unité
familiale. Une nouvelle unité sociale se dessine en même temps qu’un refus
de la promiscuité. Jean Gagnepain proposait d’ailleurs d’illustrer ce processus
de séparation et d’émancipation par la notion de foyer fiscal : le fait de remplir

54
une déclaration séparée de revenu pour un jeune qui était rattaché jusque-là
au foyer parental est bien l’une des manifestations, dans la France actuelle en
tout cas, de l’apparition d’une nouvelle unité sociale 4.
Mais une fois que l’on a fermé la porte, tracé une frontière séparant le
privé du public, une fois que l’on a défini son chez-soi, c’est généralement
pour rouvrir la porte ou pour établir des ponts, pour reprendre la métaphore
de Georg Simmel. Mais à qui ouvre-t-on la porte ? Qui accepte-t-on de faire
entrer dans son cercle ? La question est bien celle de la maîtrise des rela-
tions, donc aussi celle de la maîtrise des frontières qui séparent les uns et
les autres. L’adolescent qui s’est émancipé de ses parents en leur fermant la
porte va vouloir recevoir les copains ou la copine. Il a posé une barrière mais
il y renonce sélectivement pour recevoir, par exemple, sa copine dans son
intimité. Nous rejoignons ici Goffman écrivant que « si deux individus veulent
se réunir par quelque lien social que ce soit, il faut bien qu’ils renoncent pour
cela à quelques-unes des limites et barrières qui les séparent ordinairement.
En effet, le fait d’avoir renoncé à ces séparations est le symbole central et la
substance de la relation, de même que l’acte d’y renoncer pour la première
fois est la marque centrale de la formation de la relation » (Goffman, 1973b,
p. 69).
La séparation, autrement dit, en établissant des positions, ouvre la voie
aux choix de partenaires, terme par lequel nous désignons ceux ou celles avec
lesquels nous établissons un lien dans une conjoncture donnée. « Nouer une
relation sociale, c’est ainsi aménager l’espace des positions [issues du proces-
sus de séparation] en fonction d’une situation où nous nous confrontons à un
partenaire. Plus précisément, c’est redistribuer les positions sur le partenaire
dont il s’agit et sur celui que nous constituons dans notre lien avec lui. C’est
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)


donc définir d’un seul tenant qui est notre partenaire et qui nous sommes dans
ce rapport avec lui, ou encore quel est le lien que nous établissons avec lui »
(Brackelaire, 1995, p. 200).
Ce processus de délimitation d’unités sociales par séparation définit ainsi
toute une série d’enceintes et de cercles d’appartenance qui peuvent se ran-
ger de façon concentrique depuis le cercle le plus intime jusqu’au domaine
public. Un peu comme les différences de statut se signalent par des emblè-
mes, ces frontières de l’intime peuvent être observées dans l’espace du loge-
ment où elles sont matérialisées par la disposition des pièces, les cloisons, les
rideaux, le mobilier. Ainsi, c’est sur le pas de la porte que l’on reçoit en général
les Témoins de Jéhovah ou le facteur qui apporte un recommandé. Mais on
reçoit la famille ou les amis dans le salon et pas n’importe qui dans sa cham-
bre et à plus forte raison dans son lit. Si le logement n’est pas le seul domaine
dans lequel peut s’observer ce processus de séparation, il est assurément
celui où les travailleurs sociaux ont le plus souvent l’occasion de déceler les
capacités mais aussi les difficultés de leurs « usagers » à établir les frontières

4
  C’était l’un des critères pris en compte en 2004-2005 par le Conseil général du Finistère pour l’ex-
périmentation du contrat d’autonomie, une aide financière spécifique pour des jeunes de moins de
25 ans, non éligibles au RMI. Cf. Christophe Moreau, avec la collaboration de Jean-Michel Le Bot,
Évaluation du contrat d’autonomie – analyse qualitative et statistique du dispositif de ­février 2004
à janvier 2005, Rennes, LARES/Université Rennes 2, juillet 2005 (étude non publiée, réalisé pour
le Conseil Général du Finistère).

55
séparant les différents degrés d’intimité et, par là même, à constituer les dif-
férents partenaires admis dans cette intimité. Il leur arrive ainsi de s’occuper
d’« usagers » dont le logement « déborde sur le palier » ou est ouvert à tout
vent, dans lequel on « entre comme dans un moulin », qui est « squatté » par
« toute une faune » ou par des rencontres de fortune, témoignant d’une diffi-
culté à poser une frontière séparant les partenaires selon une plus ou moins
grande proximité. C’est dans ce type de situation que le travailleur social peut
être amené, par l’usager, dans le cercle d’une intimité peu compatible avec
la nécessité de maintenir une distance professionnelle. Mais il n’est pas non
plus sans rencontrer des « usagers » qui, à l’inverse de la situation précé-
dente, érigent leur logement en véritable « bunker », qui ne reçoivent jamais,
qui refusent « toute visite à domicile » et ne supportent pas la moindre pré-
sence d’une quelconque altérité venant troubler la « quiétude » de leur vie
quotidienne. L’excès de frontière vient ici figer une position qui ne permet plus
de négocier avec un partenaire, si ce n’est celui qui est englobé dans la stricte
intimité.
Nous avons parlé jusqu’ici de la façon dont un processus de différen-
ciation constitue des identités sociales de statut tandis qu’un processus de
séparation constitue des unités sociales de position. L’analyse portait sur les
appartenances. Mais ces deux processus, de différenciation et de séparation,
portent également sur les compétences ou les responsabilités exercées, où
ils constituent cette fois des fonctions et des rôles. C’est ce que nous allons
aborder à présent.
De même qu’il n’existe pas de société sans classements sociaux, il n’existe
pas de société sans distinction de rôles au sein d’une « division sociale du tra-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)


vail ». Cette question, on le sait était au cœur de la sociologie de Durkheim
(1893). À la suite de Durkheim, Linton et Merton ont défini les rôles en ter-
mes d’attentes liées à différentes positions sociales (Merton, 1983). Goffman
a repris cette notion de rôle comme attente ou modèle d’action préétabli s’inté-
ressant plus particulièrement à la façon dont les acteurs s’engagent dans leurs
rôles en situation d’interaction (Goffman, 1973a). Mais il reste à comprendre
que les fonctions et les rôles impliquent toujours un principe d’exclusion qui
fait que chaque service rendu dans le cadre de la « division sociale du travail »
se définit de façon relationnelle, en opposition à tous les autres. La création,
par exemple, d’un poste de directeur, et donc d’une responsabilité de direction
au sein d’une association, ne consiste pas simplement à ajouter un poste et
une responsabilité supplémentaire à côté des postes et des responsabilités
de secrétaire général et d’administrateur qui existaient auparavant, mais impli-
que nécessairement une redéfinition réciproque des limites de compétence
de chacun de ces postes (ce qui, dans la pratique, ne va pas toujours sans dif-
ficultés). Les compétences se définissent ainsi de façon réciproque, à travers
leurs relations mutuelles, et cela aussi bien par différentiation, distinguant des
fonctions, que par séparation, unifiant des rôles.
Comme le statut, la fonction est « vide de tout contenu pour ne s’emplir
dialectiquement que du reste de [celles] dont le système l’articule et qui y
éprouvent en retour leurs frontières » (Gagnepain, 1991, p. 69). La fonction,
autrement dit, nous permet de définir nos compétences ou nos responsabilités
de façon négative, par différenciation, la responsabilité ou la compétence de

56
l’un n’étant pas celle de l’autre. Le réinvestissement de la fonction est la charge
ou l’offre de service, qui consiste à sélectionner certaines fonctions en situa-
tion, dans le cadre d’un contrat ou d’une collaboration. La charge est donc la
responsabilité que l’on assume dans une situation particulière, « à l’exclusion
de toutes les autres, qui n’en restent pas moins implicitement présentes et qui
lui donnent sa portée » (Brackelaire, 1995, p. 215). Et de même que la mesure
des statuts permet le cas échéant aux personnes de contester les états qui
leur sont socialement attribués, la mesure des fonctions permet de contester
les charges. L’attribution d’une charge qui n’est pas à la hauteur de la fonction
que l’on se donne sera généralement vécue comme une humiliation. Éviter
l’humiliation, c’est rechercher la promotion, faire en sorte que la fonction soit
reconnue à sa juste mesure.
Les travailleurs sociaux connaissent aussi ces situations où les « usagers »
revendiquent une charge à la hauteur de la fonction qu’ils entendent remplir.
Certains exigent ainsi un « vrai travail » et non un simulacre sous la forme de
stages ou de « petits boulots ». D’autres qui « ne veulent plus se faire com-
mander » et qui « n’ont pas peur des responsabilités » revendiquent « quel-
que chose d’utile à faire et qui rende service ». Les travailleurs sociaux misent
d’ailleurs constamment, dans leur pratique professionnelle, sur ce ressort que
constitue l’accès à une responsabilité pour redynamiser les personnes, leur
redonner une « estime de soi ». Mais il arrive aussi que la charge attribuée
entre en dissonance avec la fonction revendiquée. Soit que la charge appa-
raisse en deçà de la fonction escomptée, soit au contraire qu’elle apparaisse
trop lourde à porter. C’est cette distorsion qui peut expliquer, pour partie, les
« situations d’échec » des « usagers » qui interrompent brutalement leur stage
ou leur emploi, alors même que ces derniers répondaient à leur demande
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)


d’exercice de responsabilités.
Comme nous l’avons souligné plus haut, la sociologie a donné une grande
importance au concept de rôle comme « code de comportement répondant
aux attentes des positions complémentaires » (Merton, 1983, p. 284). C’était
toutefois insister sur le contenu de ces rôles (les attentes) plutôt que sur leur
délimitation réciproque. C’est précisément sur ce dernier point que Jean
Gagnepain a mis l’accent en définissant « l’établissement » comme l’unité de
responsabilité, délimitée par segmentation dans son rapport formel à d’autres
unités. Cette unité de responsabilité, que Gagnepain nomme établissement,
nous préférons avec Jean-Luc Brackelaire (1995) l’appeler rôle dans la mesure
où cela s’inscrit mieux dans la tradition sociologique. Mais le rôle ainsi conçu
n’est plus défini par les attentes qui lui sont liées. Notre définition du rôle insiste
moins sur le contenu que sur le découpage des responsabilités qu’il opère,
délimitant des unités de compétence, de la même façon que la position décou-
pait des unités d’appartenance. Le rôle est d’abord un cadre de variation des
responsabilités dans lequel pourront s’inscrire et s’associer différentes fonc-
tions. Le réinvestissement de ce rôle dans un service effectif constitue la par-
tie. Chaque partie est une, précise Jean-Luc Brackelaire, « quel que soit le
nombre de rôles qu’elle contient, et elle n’est ce qu’elle est que de s’articuler
contractuellement avec l’autre. Collaborer, c’est ainsi restructurer l’ensemble
des rôles qui composent la scène autour du contrat que nous déterminons
avec une autre partie » (Brackelaire, 1995, p. 223).

57
Cette conception formelle du rôle, défini moins par un contenu que par
ses relations à d’autres rôles, s’oppose certes à la conception fonctionnaliste,
mais se rapproche de la conception qu’en ont déjà formulée Michel Crozier
et Erhard Friedberg. « Au lieu de partir d’un ensemble de rôles définis a priori
comme nécessaires au bon fonctionnement d’un ensemble et intériorisés par
les acteurs, on cherchera à reconstruire les rapports de pouvoir et de négocia-
tion entre les individus et les groupes à travers lesquels ces rôles sont ou non
traduits dans des comportements effectifs, et l’articulation de ces rapports les
uns aux autres dans des jeux régulés » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 236).
Insister ainsi sur le fait que les rôles se négocient, c’est mettre l’accent sur le
fait que les acteurs en posent eux-mêmes les frontières dans un jeu de rap-
ports réciproques. Et ce sont ces frontières de rôles qui organisent les com-
portements effectifs (les parties) que les acteurs adoptent ensuite dans telle
ou telle situation. C’est dire que les rôles doivent s’ajuster pour composer des
parties que les acteurs joueront ensemble.
C’est précisément ce qui fait parfois problème dans le cadre d’« actions
collectives » conduites par les travailleurs sociaux. Ces derniers se confron-
tent en effet, à l’occasion de la répartition des rôles pour l’organisation d’une
activité, à la difficulté chez certains « usagers » à déléguer leur part de res-
ponsabilité. Cette difficulté à déléguer peut prendre la forme d’une véritable
confiscation de rôles qui ne permet plus alors de rejouer autrement une partie
entre les participants d’une activité. La partie se fige dans l’impossibilité de
renégocier les rôles impartis à chacun. À l’inverse, on peut assister à une dif-
ficulté des « usagers » à délimiter leur rôle de sorte que la partie ne parvient
pas à être jouée sans le recours à un tiers, en l’occurrence ici le professionnel,
qui va alors, de son propre chef, procéder à une répartition des rôles. Ces diffi-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)


cultés sont souvent analysées par les travailleurs sociaux comme l’expression
d’un « manque d’autonomie » dont témoigneraient les « usagers ». Outre le
fait que ce « manque d’autonomie » ne constitue pas une qualité intrinsèque
aux usagers mais bien la manifestation d’un rapport social qui ne trouve pas
pleinement à s’établir, il ne s’applique qu’au deuxième cas de figure et non au
premier. En effet, la difficulté à déléguer ne relève pas d’un déficit d’autonomie,
mais bien au contraire d’un excès qui vient faire obstacle à la négociation des
rôles sans laquelle on ne peut composer une partie avec autrui. Nous tou-
chons là à la façon dont une relecture des fondements du lien social peut venir
réinterroger les manières de voir au sein du travail social. C’est sur ce point que
nous souhaitons conclure.
***
À l’encontre d’une approche « spontanée » et quelque peu superficielle du
lien social, nous avons voulu montrer que cette notion renferme une complexité
qui demande à être déconstruite. De fait, une approche par trop mécaniste et
simpliste du lien social ne permet guère d’éclairer les processus de désociali-
sation, ni d’élaborer des perspectives opératoires en faveur d’une réaffiliation
sociale des personnes. Nous avons notamment montré l’importance de distin-
guer, au sein des processus d’élaboration du lien social, ce qui relève, d’une
part, de l’appartenance et, d’autre part, de la contribution. Nous avons égale-
ment souligné l’importance de dépositiver le lien social en s’attachant moins
à son contenu qu’aux processus formels qui le constituent. Nous avons ainsi

58
abordé tant le statut et la position que la fonction et le rôle, comme des princi-
pes d’analyse qui trouvent une traduction, dans les situations concrètes, sous
la forme respectivement d’états, de partenaires, de charges et de parties tou-
jours révisables. Nous avons, à cette occasion, présenté quelques situations
témoignant de processus de déliaison sociale auxquels se confrontent les tra-
vailleurs sociaux dans leur pratique quotidienne. Ces processus de déliaison
sociale ne se réduisent pas, comme on a trop souvent tendance à le penser,
à des déterminations sociales posées en extériorité par rapport au « sujet ».
Ils procèdent fondamentalement d’une analyse par excès ou par défaut de
l’appartenance et de la responsabilité constitutives de tout lien social. Cette
conception permet de redonner toute sa place à l’acteur ou encore à la subjec-
tivité dans l’analyse et le traitement des situations objectives, comme nous y
invite aussi la tradition de la sociologie clinique (de Gaulejac et al., 2007).
Nous ne prétendons pas, bien sûr, que ce cadre d’analyse fournisse la clé
conceptuelle et pratique permettant d’apporter magiquement une réponse aux
processus de déliaison sociale. Mais, nous pensons que tout savoir profession-
nel, s’il veut se prémunir contre les tendances à la réification, doit pouvoir être
interrogé à la lumière d’une approche conceptuelle susceptible d’en renouve-
ler les présupposés. La sociologie, en lien avec les autres sciences humaines,
peut jouer ce rôle. À la condition qu’elle accepte, à son tour, les exigences
d’une confrontation à une réalité construite par d’autres et, notamment, d’une
réalité clinique qui peut lui offrir les conditions d’une résistance à ses propres
énonciations. C’est dire tout l’enjeu que constitue l’élaboration d’un véritable
partenariat qui, de notre point de vue, reste à construire entre les chercheurs
et les praticiens de l’action sociale.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)


Références
Brackelaire Jean-Luc, 1995, La personne et la société. Principes et changements de l’iden-
tité et de la responsabilité, Bruxelles, De Boeck, 272 p.
Crozier Michel et Friedberg Erhard, 1977, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action
collective, Paris, Seuil, 500 p.
Dartiguenave Jean-Yves, 2010, Pour une sociologie du travail social, Rennes, PUR, 232 p.
Dartiguenave Jean-Yves et Garnier Jean-François, 2008, Un savoir de référence pour le
travail social, Ramonville Saint-Agne, Érès, 270 p.
De Gaulejac Vincent, Hanique Fabienne, Roche Pierre (Eds.), 2007, La sociologie clinique.
Enjeux théoriques et méthodologiques, Ramonville Saint-Agne, Erès, 352 p.
Durkheim Émile, 1893, De la division du travail social, Paris, PUF, 428 p.
Gagnepain Jean, 1991, Du vouloir dire. T. 2. De la personne. De la norme, Bruxelles, De
Boeck, 282 p.
Goffman Erving, 1973a, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi,
Paris, Minuit, 251 p.
Goffman Erving, 1973b, La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public,
Paris, Minuit, 371 p.
Le Bot Jean-Michel, 2010, Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique,
­Rennes, PUR, 296 p.
Méda Dominique, 1995, Le travail. Une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 362 p.
Merton Robert K., 1983, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Brionne, Gérard
Montfort, 514 p.

59
Quentel Jean-Claude, 2011, L’adolescence aux marges du social, Bruxelles, Fabert, 64 p.
Riutort Philippe, 1996, Premières leçons de sociologie, Paris, PUF, 120 p.
Simmel Georg, 1981, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 238 p.
Simmel Georg, 2010, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF,
756 p.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 23/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.153.38.162)

60

Vous aimerez peut-être aussi