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L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE.

UN ÉTAT DES LIEUX RÉALISTE


SOUS L’ANGLE ALLEMAND ET INTERNATIONAL

Ingo Bode, Traduit de l’allemand par Valentine Meunier, Jérôme Minonzio

Caisse nationale d'allocations familiales | « Informations sociales »

2019/1 n° 199 | pages 38 à 45


ISSN 0046-9459
DOI 10.3917/inso.199.0038
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2019-1-page-38.htm
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Économie(s) sociale(s) et solidaire(s)
L’économie sociale et solidaire, un monde hétérogène

L’économie sociale et solidaire.


Un état des lieux réaliste sous l’angle
allemand et international
Ingo Bode – sociologue

En France comme en Allemagne, un modèle d’économie sociale


et solidaire a longtemps prévalu : celui d’un partenariat bien
compris entre l’État financeur et des organisations bénéficiant
d’une certaine indépendance opérationnelle pour mener des
missions de service public, qu’elles soient éducatives, sociales ou
sanitaires. Ce modèle est de plus en plus remis en question par les
règles de la nouvelle gestion publique, conduisant à un soutien
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conditionnel des pouvoirs publics et à une marchandisation du
secteur.

En France, l’économie sociale et solidaire est souvent considérée comme


un champ innovant et en pleine expansion. Certains en attendent même des
transformations sociales profondes (Draperi, 2011). Toutefois, les expériences
internationales incitent à relativiser ces attentes, du moins quand il s’agit
d’activités économiques à visée d’utilité publique, se situant au-delà des
pratiques entrepreneuriales commerciales et de celles qui s’engagent sous
la bannière de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Le détour par
l’Allemagne montre que le potentiel de ce secteur est certes considérable, mais
qu’il est soumis à une forte pression par des dynamiques institutionnelles qui
s’expriment, entre autres, par une mutation de la réglementation publique ainsi
que par de nouvelles conceptions organisationnelles. Ce constat vaut notamment
pour ce qui forme le cœur des activités en question, à savoir les services à la
personne (dont l’aide à domicile et les activités pour l’insertion sociale), régulés
par l’État-providence. Cet article met en lumière ces dynamiques en les croisant
avec la conjoncture française ainsi qu’avec les tendances internationales.

Les structures de l’économie sociale et solidaire mises en relief


Le concept d’économie sociale et solidaire suscite aujourd’hui moins
d’enthousiasme en Allemagne que chez quelques-uns des pays voisins
européens, où il inspire depuis longtemps déjà des débats scientifiques ainsi

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L’économie sociale et solidaire, un monde hétérogène

que des politiques publiques spécifiques (Cary et Laville, 2015). Pourtant, la


réalité ne présente pas tellement de différences entre la France et l’Allemagne :
les piliers du secteur sont les organismes de services à la personne – protégés
par l’État-providence – dans les champs de l’éducation, de la santé et de l’aide
ou de l’insertion sociale ; ils sont complétés par des coopératives traditionnelles
et divers projets d’« économie alternative », en général de petite dimension
(Lorthiois, 2005) et souvent à caractère expérimental (Bode et Russ-Satar,
2017). Puisque que, précisément, les services à la personne et les activités
pour l’insertion sociale forment jusqu’à aujourd’hui le centre de gravité de ce
secteur, « l’économie sociale et solidaire » est tout sauf un phénomène nouveau :
sa croissance est presque exclusivement due à l’expansion de ces activités
« protégées », comme on peut observer à l’échelle internationale (Bode, 2017).
Si des variantes inédites de formes traditionnelles d’économie sociale existent et
si l’on ne peut nier certaines innovations dans l’économie dite alternative, ces
« nouveautés » restent relativement marginales du point de vue quantitatif.

Du point de vue du statut juridique, les organisations qui mènent des activités
économiques sans se définir comme des entreprises commerciales et en
poursuivant des missions d’utilité publique sont très répandues en Allemagne
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(Birkhölzer, 2015). L’organisation représentant les coopératives recense ainsi
5 600 entités qui totalisent 20 millions de membres dont, par exemple, les
locataires de 2 000 coopératives d’habitation (Wohnungsbaugenossenschaften).
Elle accueille également quelques coopératives « alternatives » d’un genre
nouveau, telles 800 coopératives énergétiques. Mais si l’on retient le nombre
d’actifs et le pouvoir de ces organisations, alors ce sont 580 000 associations qui
forment le cœur de l’économie sociale et solidaire, dont 100 000 ont un caractère
entrepreneurial et 10 000 sont des sociétés d’utilité publique à responsabilité
limitée (gemeinnützige Gesellschaft mit beschränkter Haftung ou GmbH).

Ces dernières emploient 2,3 millions de personnes, dont 1,5 million pour le seul
champ de la santé et des affaires sociales (salariés assujettis à la sécurité sociale,
fréquemment employés à temps partiel). On parle en général à leur propos en
Allemagne de Wohlfahrtsverbände (associations de bienfaisance), qui forment
des réseaux d’institutions indépendantes opérant la plupart du temps à l’échelon
local. Beaucoup d’entre elles ont aujourd’hui adopté la forme juridique de société
d’utilité publique à responsabilité limitée et sont contrôlées par un conseil de
surveillance composé de bénévoles.

En Allemagne toujours, environ 400 entreprises d’insertion par l’activité


économique opèrent dans un domaine à la charnière entre ces organisations
classiques et l’économie alternative, et emploient 100 000 personnes en CDD.
Beaucoup sont sous régie communale, d’autres sont des coopératives affiliées
aux associations caritatives. Les réajustements des politiques de l’emploi ont
provoqué dans cette branche une phase de régression depuis le milieu des
années 2000. La récente extension des programmes destinés aux réfugiés et

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aux chômeurs de longue durée pourrait cependant inverser la tendance. Enfin,


quelque 700 ateliers pour personnes handicapées (310 000 employés) œuvrent
dans une branche spécifique du secteur. Ils fournissent des biens et des services
sur le marché concurrentiel, mais leurs emplois sont subventionnés.

En France, l’« économie sociale » traditionnelle se présente comme un secteur


économique particulier certainement depuis plus longtemps qu’en Allemagne.
Cela vaut notamment pour les mutuelles du secteur de la santé. En Allemagne,
si une grande partie des caisses d’assurance maladie non commerciales sont
également gérées par des organisations indépendantes sans but lucratif, leur
compétence se limite à la sécurité sociale de base obligatoire. Directement
placées sous la tutelle de l’État, elles sont légèrement plus autonomes que les
caisses de la Sécurité sociale française (Bode, 2000). Depuis quelque temps,
elles s’efforcent de se présenter comme des entreprises de services « comme
les autres ». Dans les deux pays, le secteur de l’assurance mutualiste s’est, dans
son ensemble, notablement aligné sur la concurrence commerciale ; le recours
discursif à l’économie sociale semble toutefois plus marqué dans l’Hexagone.

Les projets déclarés d’économie solidaire dans les débats français (par exemple
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les « régies des quartiers » ou « entreprises d’insertion ») ne se distinguent pas
non plus foncièrement de leurs homologues allemands. Dans les deux pays,
ces projets dépendent largement des politiques publiques. Plus généralement,
la masse de leurs actifs est employée par des structures qui effectuent, au titre
d’association gestionnaire, des prestations financées par l’État, par la « Sécu » ou
par des avantages fiscaux. Des projets récents, tels que des crèches autogérées,
s’insèrent également dans ce paysage. Leur organisation se distingue parfois
entre les deux pays : en matière d’aide à domicile aux personnes âgées, par
exemple, en Allemagne bénévoles et professionnels sont depuis longtemps
dissociés tandis que cette séparation fonctionnelle semble moins marquée en
France (Bode et Streicher, 2014).

Cela dit, ce sont les caractéristiques regroupées à l’échelle internationale


sous l’étiquette de « tiers secteur » (Defourny et al., 2014) qui forment jusqu’à
aujourd’hui la raison d’être principale de toutes ces organisations. Celles-ci
agissent sans but lucratif ni propriété privée et sont centrées sur des objectifs
professionnels souvent revendiqués par les bénévoles qui s’y engagent. Au nom
de ces principes, le secteur assure d’importantes fonctions d’intégration sociale.
Ses organisations jouissent d’une bonne réputation dans la population et il est
souvent considéré comme la « conscience sociale » de la société contemporaine.

Les débats récents évoquent de plus en plus souvent des projets relevant du
« social business ». Il s’agit d’entrepreneurs dont les idées et activités commerciales
visent à réaliser des profits qui sont réinvestis dans des missions d’utilité publique
(Schwarz, 2014). Leur approche s’apparente à celle des fondations et associations
caritatives des pays anglo-saxons ou des social enterprises qui y prennent une

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importance croissante (Garrow et Hasenfeld, 2014). Pourtant ces dernières ne se


caractérisent pas par une gouvernance interne démocratique ni par un appel aux
bénévoles s’il s’agit de l’administration de ces structures. Elles reposent d’abord
sur la maximisation des revenus et la doctrine de l’efficacité mesurable(1). Il en va
de même pour les entreprises à caractère d’utilité publique qui se concentrent sur
la consommation éthique. Tous ces projets sont en
nombre restreint en Allemagne, mais ils jouent un rôle
croissant dans les débats publics. De plus, l’esprit qui Les débats récents évoquent
les sous-tend semble également se diffuser de façon de plus en plus souvent des
croissante dans les organisations mieux implantées projets relevant du “social
du secteur. Il faut donc s’interroger sur l’évolution business”.
de cette situation. Alors qu’en France, si l’on se fie
aux débats qui y ont cours, l’économie sociale et
solidaire, avec ses mécanismes propres, a le vent en poupe, en Allemagne, on se
pose davantage la question de savoir si ces mécanismes pourront persister – et
il serait sans doute indiqué de mener ce débat en France également, puisque les
changements en cours dans l’Hexagone vont dans le même sens.
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Les dynamiques institutionnelles récentes et leurs effets
Par le passé, l’économie sociale et solidaire allemande s’est développée
massivement grâce à un partenariat avec les pouvoirs publics, en tout cas pour
ce qui concerne le cœur du secteur, c’est-à-dire les organisations non lucratives
intervenant dans le médico-social ou le champ d’insertion professionnelle.
Elle devait sa capacité d’action à la fois à son indépendance opérationnelle et
à la prise en compte des intérêts de la société civile ou de groupes sociaux
particuliers, ce qui entraînait un certain pluralisme idéologique dans le secteur
en question. L’État faisait directement intervenir les organisations d’utilité
publique pour fournir des prestations que ne proposait pas le secteur marchand.
Les marges de manœuvre de ces organisations en ce qui concerne la réalisation
des programmes, l’élaboration conceptuelle ou la défense des intérêts (par
exemple, comme avocat des populations défavorisées) étaient réelles, mais aussi
contraintes à plusieurs égards. Les associations confessionnelles ont longtemps
été au cœur de cet arrangement qui a favorisé leurs particularismes traditionnels.
Il en va de même pour une fédération d’associations de bienfaisance liée au
mouvement ouvrier, créée durant les années 1920. Or, d’autres milieux ont
eu progressivement accès à cet arrangement. Les foyers d’accueil de femmes
battues ou les services d’aide contre le sida dans les années 1970 et 1980 en sont
de bons exemples. Les initiatives d’économie solidaire formant l’épine dorsale
des politiques d’insertion grâce à leurs activités innovantes (par exemple dans le
secteur du recyclage) ont également été incluses dans cet arrangement, bien que
le soutien des pouvoirs publics fût dans ce cas moins prégnant.

Dans cet arrangement, l’État a assumé l’essentiel des risques économiques –


mais pas tous –, laissant aux organisations une large autonomie pour organiser

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l’aide en faveur de leurs publics cibles. Ainsi, leur action n’était pas uniquement
jugée à l’aune de leurs coûts ou, pour les programmes publics de soutien à
l’emploi, de sa productivité mesurable pour diverses catégories d’actifs. En outre,
des mécanismes de consultation politique se mettaient en place lorsque les fonds
prévus se révélaient insuffisants, afin de modifier les objectifs ou d’augmenter
l’apport de ressources, prélevées dans d’autres secteurs de la société (la plupart du
temps par le biais du système fiscal et redistributif).
Si, en France, les relations partenariales [entre
Comme dans d’autres pays, l’État et les organisations de l’ESS – NDLR] étaient
la tendance est (…) à la moins denses, l’arrangement ne se différenciait pas
marchandisation de fondamentalement de celui à l’œuvre en Allemagne
l’économie sociale (…). ou dans de nombreux autres pays européens, ainsi
qu’en attestent les attributions de la Fédération
des acteurs de la solidarité (Fnars)(2), des services
d’aide aux personnes âgées par le réseau ADMR(3) ou des organisations d’aide
aux handicapés (Bode, 2010).

Depuis vingt ans, un secteur sous contraintes


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Ces deux dernières décennies, ce « modèle de partenariat » s’est toutefois
retrouvé sous pression dans les deux pays. Certaines évolutions réglementaires,
tout d’abord, ont réduit le degré d’autonomie de l’économie sociale et solidaire
(Bode, 2014). La cause en est un désengagement public multidimensionnel,
mené au nom du New Public Management (Nouvelle gestion publique) : les
subventions sont de moins en moins liées aux coûts effectifs des prestations
fournies ; les organismes de tutelle et les organisations de l’économie sociale
signent des conventions pour une durée déterminée, fondées sur des objectifs
détaillés et souvent chiffrés ; les concurrents issus du secteur marchand sont
admis et les missions sont parfois soumises à des appels d’offres. Comme dans
d’autres pays, la tendance est donc à la marchandisation de l’économie sociale
(voir Bode et Champetier 2012, sur l’aide aux personnes âgées).

Ces changements institutionnels ont conduit les associations de bienfaisance


allemandes à insister plus fortement sur leur fonction économique, et moins
sur leur vocation caritative. Elles accordent une priorité croissante aux objectifs
comptables tout en privilégiant des conceptions en matière d’organisation
et des pratiques quotidiennes qui prennent un tour plus entrepreneurial. De
nombreuses structures ont copié les stratégies de rationalisation caractéristiques
du secteur marchand, en recourant aux bas salaires et aux contrats précaires.
En outre, leur coopération avec les pouvoirs publics et les usagers est plus
instrumentale et souvent interprétée comme une relation commerciale dont
la finalité est la maximisation de leurs revenus et la minimisation de leurs
risques futurs. Désormais, seules les fédérations ou organisations cheffes de file
nationales des différents secteurs, des initiatives politiques ciblées (lobbying,
campagnes, etc.) et quelques projets phares sont porteurs des idées émanant

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de la société civile. Les structures traditionnelles de l’économie sociale et


solidaire manquent fréquemment de ressources pour assurer leur mission au-
delà des directives restrictives des organismes payeurs. Il en va de même pour
les activités d’insertion susmentionnées, qui, aujourd’hui, doivent se contenter
d’exécuter les mandats de courte durée, formulés par les instances publiques
compétentes.

Somme toute, quelques-unes de ces tendances sont probablement moins


prononcées en France. Toutefois, si l’on regarde par exemple du côté du
soutien à l’emploi et de l’aide aux personnes âgées dans ce pays, l’économie
sociale et solidaire subit une incertitude économique semblable (Tchernonog
et Vercamer, 2012 ; Garabige et al., 2015). Des deux côtés du Rhin, l’heure est
à l’improvisation permanente (Bode, 2014) : lorsque les subventions publiques
viennent à manquer ou sont incertaines ou irrégulières, du fait de l’application
de règles d’attribution concurrentielles copiés sur les mécanismes du marché, les
missions d’utilité publique – c’est-à-dire les services qui ne génèrent aucun profit
– sont menés dans des conditions contraintes – quand il ne faut pas les ajourner
complètement lorsque la situation devient ingérable et que les moyens font
défaut, notamment pour ce qui est des bénévoles. Ainsi, un secteur à vocation
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d’être social et solidaire le devient de moins en moins.

***

Au XXe siècle, la pratique économique à des fins d’utilité publique a pu s’épanouir


sur une base solide dans l’Europe rhénane, avant tout dans les secteurs des
services à la personne et de l’insertion sociale. Mûri en Europe continentale, le
partenariat entre l’État et l’économie sociale rayonne désormais dans les États
nordiques comme en Grande-Bretagne, où de plus en plus d’organisations non
étatiques assurent des missions éducatives, sociales et sanitaires (Bode, 2010).
Cependant les cadres institutionnels (réglementation publique, approches
d’organisation, etc.) qui façonnent ce domaine, mais aussi les relations avec les
usagers, sont de plus en plus fondées sur des relations marchandes.

De ce point de vue, les discours français sur les potentiels de l’économie sociale
et solidaire ne semblent pas véritablement en adéquation avec les évolutions
au plan international. Une perspective plus réaliste s’impose. À certains égards,
la situation en Allemagne et en France se rapproche du modèle anglo-saxon.
Une bonne part des acteurs politiques et associatifs présument – à tort, après
tout – que les organisations d’utilité publique peuvent garantir elles-mêmes
leur viabilité économique, qu’elles peuvent fonctionner dans les conditions de
la libre concurrence comme n’importe quel acteur de marché, en tirant leurs
ressources des ventes mais aussi de la mobilisation du volontariat (bénévolat,
dons). De nombreuses organisations s’apparentent pourtant de plus en plus à des
entreprises commerciales (Maier et al., 2016) et sont donc moins sociales. Seule
une refondation du partenariat entre ces organisations et un État respectueux des

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libertés de la société civile, limitant les risques économiques et la compétition


par les coûts, pourra empêcher une « banalisation » définitive des structures d’un
secteur toujours porteur de grands espoirs.

Traduit de l’allemand par Valentine Meunier et Jérôme Minonzio

Notes
1 – Cette mesure de l’efficacité est menée par un recours systématisé à l’évaluation, notamment
d’impact. Pourtant, des influences externes sur la performance des structures, ainsi que les effets
immesurables de leurs activités, souvent échappent à ce type d’évaluation.
2 – Depuis 2016, l’acronyme Fnars désigne la Fédération des acteurs de la solidarité, anciennement
Fédération nationale des associations de réinsertion sociale (NDLR).
3 – Anciennement « Aide à domicile en milieu rural », l’ADMR est un réseau associatif de services à
la personne qui intervient dans quatre domaines : autonomie (surtout des personnes âgées), services
de confort à domicile, famille et santé. Il est constitué de 2 900 associations locales autonomes
(NDLR).
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