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Camille Herlin-Giret
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 26/01/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 88.138.232.215)
ISSN 1150-1944
ISBN 9782724635225
DOI 10.3917/soco.108.0015
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2017-4-page-15.htm
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soi pour les redevables les plus éloignés de la bourgeoisie.
INTRODUCTION
Le petit nombre de travaux ayant trait aux questions fiscales en
France tranche avec le dynamisme des recherches sur l’impôt en
sociologie, en économie mais aussi en histoire aux États-Unis.
L’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) peut pourtant être considéré
comme un puissant révélateur du rapport des plus fortunés au droit
et à l’État 1. Intitulé impôt sur les grandes fortunes (IGF) à sa création
en 1981, supprimé par le gouvernement Chirac en 1986, et remis
en place en 1989 par le gouvernement Rocard, l’ISF est le seul impôt
sur le patrimoine qui vise certains particuliers identifiés par l’État
comme fortunés 2. De rares travaux interrogent « ce que les politiques
1/ Je remercie les relecteurs anonymes de la revue pour leurs commentaires sur les différentes versions de
cet article, ainsi que les coordinateurs de ce dossier, Lorenzo Barrault-Stella et Alexis Spire, pour leurs
nombreux conseils. Je remercie également Thomas Collas et Louise Tassin pour leurs précieuses remarques.
2/ Depuis la réforme de 2010, l’assiette de l’impôt porte sur les patrimoines taxables supérieurs à 1,3 million
d’euros. Les œuvres d’art, les biens professionnels ainsi que 30 % de la valeur de la résidence principale
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publiques font aux groupes sociaux et aux publics avec lesquels elles
entrent en interaction et sur lesquels elles agissent » (Bezes et Pierru,
2012, p. 64). La focalisation sur les effets des politiques ne doit
toutefois pas conduire à oublier les pratiques concrètes qui en consti-
tuent la trame (Barrault, 2013, p. 27). Aussi, à l’étude des effets de
l’évitement de l’impôt sur la répartition de la charge fiscale, est ici
préféré l’examen des pratiques concrètes de contournement des
règles de droit par les assujettis à l’ISF.
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et du capital. Les professionnels qui participent au décryptage des
règles de droit pour le compte de leurs clients se trouvent alors au
centre du propos. Dans leur ouvrage fondateur, Patricia Ewick et
Susan S. Silbey (2004, p. 114) proposent de s’éloigner « de l’atten-
tion portée trop exclusivement à la mobilisation des professionnels
du droit » pour examiner plutôt « des transactions ordinaires qui
permettent de démêler l’écheveau de la légalité, le droit [étant] dès
lors envisagé en tant qu’activité sociale ». En les suivant, le rapport
au droit des redevables de l’ISF est ici saisi en prêtant attention aux
pratiques routinisées de paiement de cet impôt. L’étude des formes
élémentaires de domestication de l’impôt à l’aune de pratiques appa-
remment dénuées d’enjeu invite à interroger sous un autre angle la
façon dont les redevables manipulent la frontière entre légalité et
illégalité.
sont exclus de l’assiette. En 2015, 349 942 déclarations ont été déposées. Depuis 1989, le montant de l’impôt
dû est plafonné en fonction des revenus.
3/ Afin de ne pas établir d’emblée une distinction binaire entre pratiques légales et illégales d’évitement de
l’impôt, l’évitement (ou le contournement) désigne ici l’ensemble des pratiques contribuant à diminuer le
montant d’imposition, qu’elles soient légales ou non. C’est précisément dans l’idée de rétablir une continuité
entre ces pratiques qu’Alfred Roman Ilersic et Arthur Seldon (1979) ont forgé le terme de tax avoision,
compilation de la tax avoidance, qui désigne les pratiques légales de contournement de l’impôt, et de la tax
evasion qui, à l’inverse, est supposée caractériser les pratiques illégales de contournement de l’impôt. Comme
le souligne Alexis Spire (2011, p. 59), pour sortir d’une conception binaire – légalité versus illégalité de
certaines pratiques –, « il faut commencer par rompre avec une vision positive du droit qui distingue
formellement l’“optimisation”, consistant à tirer le meilleur parti des règles fiscales dans le cadre de la loi,
et la fraude renvoyant à l’ensemble des pratiques illégales ».
4/ Cette notion est en particulier mobilisée autour du courant pluridisciplinaire de la new fiscal sociology
qui participe au regain de recherches sur les finances publiques dans la sociologie nord-américaine depuis
les années 1990 (Bezes et Siné, 2011).
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d’adhésion, peut au contraire être un moment d’évitement de l’impôt.
Le contournement de la contrainte fiscale est dès lors plus discret et
policé : il repose sur un subtil jeu entre revendication de civisme
fiscal, voire de générosité qu’incarne l’acte de paiement, et minimi-
sation des sommes vouées à devenir de l’argent public. Ces pratiques
discrètes d’évitement peuvent ainsi être opposées aux mouvements
de fronde contre l’ISF, à la tenue de discours contestataires, aux
départs hors de France pour raisons fiscales ou encore aux montages
techniques mis en place à l’aide d’un conseiller, pratiques qui visent
directement et ouvertement à minimiser ou à contester l’impôt dû.
En somme, ces formes d’évitement ne peuvent être réduites à de
simples calculs, de même qu’elles ne peuvent être seulement éclai-
rées par la contestation ouverte de l’ISF. Elles ont une inscription
conventionnelle que l’on propose de mettre au jour, en veillant à ne
pas séparer les usages de l’argent des configurations sociales dans
lesquelles ils s’inscrivent, comme y invite Viviana Zelizer (2005).
Loin de reposer sur la seule détention de capital économique et sur
l’utilitarisme des redevables, ces pratiques singulières d’évitement de
l’impôt sont le fruit d’un rapport dual aux règles de droit, qui carac-
térise moins les redevables dans leur ensemble que les assujettis très
entourés, dotés d’un patrimoine déjà valorisé et inscrit dans une
lignée familiale.
5/ La notion de confiance se retrouve en particulier dans l’ouvrage collectif de sociologie fiscale dirigé par
Isaac William Martin, Ajay K. Mehrotra et Monica Prasad (2009) ainsi que dans celui de Valerie Braithwaite
et Margaret Levi (1998).
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et les formes discrètes d’évitement de l’impôt ne vont pas de soi
pour les assujettis les plus à distance de la bourgeoisie fortunée.
Vingt-neuf entretiens ont été réalisés avec des redevables durant les
années 2012 et 2013. Les demandes d’entretien s’adressant explicitement à
l’enquêté comme personne « privée », une recommandation minimale est apparue
nécessaire. Des proches qui, à de rares exceptions, n’ont pas directement été des
enquêtés, m’ont ainsi mise en contact avec certaines de leurs connaissances.
L’absence de certitude quant au niveau de fortune de l’entourage et la réticence
à solliciter des personnes sur des questions d’argent ont rendu impossible l’effet
« boule de neige », m’obligeant, à chaque fois, à repasser par une connaissance
pour obtenir un nouvel entretien. Plutôt qu’un unique réseau d’interconnaissance,
ce sont donc des enquêtés aux trajectoires variées – quelques propriétaires de
châteaux, des héritiers de fortune industrielle, des actionnaires familiaux, mais aussi
des habitants de l’île de Ré ayant vu le prix de leurs terrains augmenter en peu de
temps – qui ont été rencontrés. Pour ces derniers, l’enquête a suivi une voie quelque
peu différente. Au départ, elle visait à retracer la campagne médiatique menée
en 2005 par une association dénonçant la situation de certains rétais assujettis.
Cette focale a facilité la réalisation des entretiens et les recommandations succes-
sives, mais n’a pas empêché d’aborder en entretien les grandes thématiques évo-
quées avec les enquêtés rencontrés hors de l’île (principalement en région
francilienne, à quelques exceptions près).
À l’image de la répartition des professions et catégories socioprofessionnelles
(PCS) du décile 10 (les 10 % des Français détenant les patrimoines les plus impor-
tants) dans l’enquête Patrimoine (Insee, 2010), la majorité des enquêtés sont
composés d’anciens dirigeants d’entreprise ou cadres supérieurs et une minorité
sont agriculteurs à la retraite. C’est avec des hommes (17), plus rarement avec
des femmes (6 parmi lesquelles 3 vivent seules), et parfois avec des couples (6),
que les entretiens ont été conduits. Ce trait, qui tient à la monopolisation des
6/ Cette revue mensuelle, tirée à 30 000 exemplaires, s’adresse aux professionnels de la gestion de
patrimoine.
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affaires d’argent par les hommes à mesure que les montants détenus sont notables,
se retrouve également dans l’enquête Patrimoine. Si la valeur des patrimoines des
enquêtés peut varier grandement – du million détenu en immobilier à la vingtaine
de millions détenus principalement au travers de titres financiers –, elle est toujours
supérieure à un million d’euros, situant tous les enquêtés dans les 3 % les plus
riches. Ces derniers sont par ailleurs tous relativement âgés (le plus jeune
avait 50 ans lors de l’entretien), en cohérence avec les résultats de Thomas Piketty
(2013), selon lequel l’âge de la fortune a augmenté ces trente dernières années.
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fallait parvenir à susciter la parole sur ce sujet et interroger ensuite
les possibilités d’interprétation des discours recueillis, « le chercheur
de vérités indiscrètes ne récolt[ant] que des matériaux très faillibles »
(Schwartz, 1990, p. 50).
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les actifs qui sont précisément construits comme des biens d’excep-
tion inestimables. François est propriétaire en indivision d’un châ-
teau présent dans la famille depuis des générations, château autour
duquel il a développé différentes activités (hôtellerie, restauration,
golf, agriculture) qui l’occupent à plein temps 7. Pendant l’entre-
tien, il revient sur les obstacles à la mise en chiffres de ce bien :
« Déjà, c’est très difficile d’estimer la vraie valeur, on n’en sait rien,
on n’en sait rien. Y a un marché qui est extrêmement... En fait,
c’est un marché affectif. S’il y a des gens qui tombent amoureux
d’une propriété, ils sont capables de mettre beaucoup d’argent,
mais si on doit vendre parce qu’on doit vendre, on peut très bien
vendre ça à des prix dérisoires. » Au-delà de la difficulté éventuelle
à évaluer un bien et de l’intérêt à sous-évaluer, les enquêtés sont
largement réticents à mettre en chiffres leur patrimoine et ce, quel
qu’en soit le montant. Ils restent volontiers flous sur les valeurs
des biens qu’ils détiennent et utilisent des périphrases pour dire
leur richesse, laissant le plus souvent à l’enquêteur le soin de
reconstituer a posteriori la valeur potentielle de leur patrimoine, à
L’obligation l’aide de l’ensemble des biens immobiliers et financiers évoqués
déclarative
conduit
tout au long de l’entretien. La mise en chiffres du patrimoine,
les redevables opération abstraite, n’est souvent réalisée qu’à l’occasion de la
à compter déclaration annuelle de l’ISF. L’obligation déclarative conduit ainsi
ce qui d’ordinaire
ne se compte pas. les redevables à compter ce qui d’ordinaire ne se compte pas.
7/ Comme beaucoup de possédants qui vivent en tirant profit de leur capital, les frontières entre
occupation professionnelle, gestion du patrimoine et loisirs sont peu marquées. François (67 ans) se
présente ainsi sous différents statuts pendant l’entretien : il explique être agriculteur (bien qu’il
n’exploite pas directement les terres qu’il possède), dirigeant de différentes petites entreprises (dans le
plaquage, l’exploitation forestière, l’immobilier mais aussi autour de la gestion du château) et évoque
également ses activités de maire.
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ne suis pas... Je n’ai pas beaucoup, beaucoup d’argent. Puis, alors je m’en
suis mal occupé et j’ai très mal géré mon... La partie vente, la partie que
m’a rapportée la vente, qui est à peu près l’équivalent de... oh non peut-
être pas, un peu plus peut-être... Enfin, aujourd’hui, moi, j’ai un ISF
autour de 5 millions. Alors forcément, l’ISF il est toujours, il n’est jamais
gonflé. Alors, si je refais les calculs autrement... ou un peu différemment,
j’aurais peut-être 6 millions, 6 millions et demi. » (Paul)
8/ Avant de reprendre les rênes de l’entreprise familiale, Dominique (65 ans) a travaillé dans la banque
après avoir obtenu un master d’économie dans une université parisienne.
9/ Une fois obtenu son baccalauréat, Paul (76 ans) a créé une entreprise de vente par correspondance qui,
très vite, s’est développée.
10/ Dominique poursuit l’énumération de ses biens en développant sur ses actifs financiers.
11/ Plusieurs travaux ont fait état de la monopolisation de la déclaration d’impôt par les hommes dans le
couple (Glaude et de Singly, 1986 ; Lahire, 1993). Yasmine Siblot (2006, p. 56) écrit que « [cette] pratique
est révélatrice, car elle combine les caractéristiques des tâches les plus valorisées et revendiquées par les
hommes : déclaration seulement annuelle, elle ne représente qu’une charge ponctuelle ; liée à des enjeux
financiers importants et entraînant des sanctions parfois coûteuses en cas d’erreur, c’est un élément central
de maîtrise de la gestion familiale ; destinée à une administration d’État et relativement complexe, elle
constitue une source de prestige symbolique ». Ce trait se retrouve dans les entretiens réalisés, dans lesquels
c’est l’homme qui, systématiquement, remplit la déclaration d’ISF, sa conjointe étant parfois présente.
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trop coûteux, et défendent ainsi l’idée d’une fraude inconsciente. À
ces arguments peut être opposée une autre explication : dès lors que
le patrimoine est ancien, qu’il se trouve enfermé dans des objets
culturels ou qu’il se situe dans des espaces où la richesse est dense,
la sous-évaluation est à la fois rendue plus aisée, se trouve naturalisée
et dépourvue de toute représentation stigmatisante. En somme, cette
pratique peut être considérée comme un marqueur d’un rapport
relativiste aux règles de droit, qui caractérise moins les redevables
dans leur ensemble, que ceux à la fortune ancienne et dont les pro-
priétés sociales les situent dans la grande bourgeoisie.
12/ Sur ce point, voir les nombreux articles en économie qui s’inscrivent dans la lignée des travaux de
Gary Becker (Frey et Feld, 2002 ; Slemrod, 2007 ; DeLaney Thomas, 2015).
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espace, moins le risque de voir aboutir un contrôle est important.
Les travaux sur les classes supérieures font précisément de leur pou-
voir sur l’espace et de leur capacité à contrôler celui-ci, un des élé-
ments permettant de parler de « classe mobilisée » (Pinçon et
Pinçon-Charlot, 2007 ; Tissot, 2011). Dans les communes d’Île-de-
France, qui comptent plus de la moitié des redevables de l’ISF, les
fortunes sont très concentrées : huit communes regroupent 70 % des
redevables de l’ISF dans cette région ; 58 % des redevables vivent à
Paris, près de 14 % dans le 16e arrondissement 13. L’ancrage spatial
et familial du patrimoine favorise ainsi le recours à la sous-évaluation.
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« Alors, là j’ai fait une manœuvre. Je ne sais pas comment en tirer béné-
fice mais je l’ai achetée [une maison familiale] à la valeur de succession.
Vous savez bien que pour l’ISF, la succession minimise beaucoup. Donc
j’ai pu acheter à mes frères et sœurs à la valeur de la succession. En fait,
pour compenser, pour pas les voler, [...] ils m’ont acheté des actions V.
à la valeur de la succession. Et donc en fait, j’ai un bien immobilier qui
vaut trois fois plus cher que la valeur que je déclare. [...] Et les maisons,
je les sous-évalue comme je peux. Mais je fais pas le con, je pense que je
les mets à... La maison de campagne je l’ai mise à un tiers, et ici, je dois
le mettre à... Ici, j’ai 240 m2, je l’évalue à 1,4 million. Bon, ça vaut peut-
être 2 millions, j’en sais rien, mais... Voilà. Puis j’essaie de ne pas faire
trop du bruit. »
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Guy évoque deux valeurs. Il a d’ailleurs fait une opération avec
ses frères et sœurs pour ne « pas les voler » et compenser le prix de
la succession – laquelle minimisait la valeur d’un bien « qui vaut
quand même trois briques » – en leur vendant en échange des actions
de la société familiale. Il y a donc équilibre sur la valeur de transac-
tion au sein de la famille, mais déséquilibre au sein de la déclaration,
pour laquelle le bien est déclaré à 1 million d’euros, soit trois fois
moins que la valeur estimée par Guy. Plus que la quantité d’argent
qui échappe à l’impôt, c’est la qualification différenciée des pratiques
d’évitement qui est intéressante. Contrairement à certaines pratiques
de contournement de l’impôt qui ne sont pas évoquées en entretien,
comme par exemple celle de ne pas déclarer un compte bancaire
détenu à l’étranger 15, la sous-évaluation ne fait pas l’objet de censure.
La dissimulation est qualifiée et perçue comme une fraude, tandis
que la sous-évaluation, bien qu’elle porte sur des montants impor-
tants (en l’occurrence 2,6 millions d’euros si l’on calcule la différence
entre les valeurs déclarées et les valeurs estimées par Guy), ne fait
pas l’objet d’une qualification stigmatisante. Et ce, même lorsque la
possibilité d’une transaction est venue sanctionner l’écart avec la
valeur déclarée. Paul, qui a perçu un capital financier élevé – près
de 5 millions d’euros – lors des ventes successives de l’entreprise
d’édition de son père et de l’entreprise de vente par correspondance
14/ Si son patrimoine est plus important que celui de Pierre, Guy a un ISF moins élevé (autour de 50 000
euros), du fait des règles d’assiette particulières de cet impôt (Herlin-Giret, 2017). Guy a travaillé dans
différentes entreprises après l’obtention de son baccalauréat avant d’entrer, à 27 ans, dans l’entreprise
familiale.
15/ Les proches qui m’ont préalablement recommandée auprès des enquêtés m’ont souvent présenté la
personne que j’allais rencontrer et m’ont parfois parlé de l’existence d’un compte non déclaré. Mais un tel
compte n’a jamais été évoqué en entretien.
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qu’il a créée, raconte : « J’ai construit pour ma fille un très beau riad
dans la médina de Marrakech, riad qu’elle exploite. Alors, voilà. Bon,
évidemment, on dit que le riad à Marrakech vaut 600 000, mais on
nous en a proposé 1,2 million y’a pas longtemps. » Là encore, Paul
évoque deux valeurs. Mais la valeur déclarée s’appuyant sur une
transaction, même passée, elle est présentée comme légitime et non
comme une estimation frauduleuse. Interrogeant la « possibilité
d’une classe dominante », Luc Boltanski (2009, p. 213) souligne que
les nouveaux modes de coordination entre dominants s’incarnent
dans un rapport dédoublé à la règle et au droit. Celui-ci consiste à
réconcilier d’un côté l’idée que les règles sont nécessaires et, de
l’autre, « qu’il faut bien les détourner, les contourner, les changer
afin de pouvoir être efficace » (p. 218). Ce rapport singulier au droit
se retrouve pleinement dans les discours sur l’impôt, qui mêlent
rappels policés au bien-fondé de l’impôt et à la nécessité de le payer
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et détournement assumé de l’évaluation des biens, pour laquelle il
est reconnu légitime, voire raisonnable, d’indiquer des valeurs
moindres qu’estimées. Catherine (56 ans), qui a hérité de la grande
majorité du patrimoine du couple, occupe avec son mari un grand
appartement (reçu en donation) à Paris au sein d’un immeuble de
famille dans lequel ils possèdent par ailleurs « plein de petits
trucs satellites ». L’accumulation patrimoniale (l’ISF approche les
7 000 euros pour un patrimoine déclaré avoisinant les 2 millions
d’euros) et les revenus importants que dégage l’activité de son mari,
chirurgien, ont conduit Catherine à arrêter son activité d’institutrice
pour exercer une pluralité d’activités non, ou peu rémunérées,
comme la peinture. Elle est une des enquêtées qui a le plus insisté
en entretien sur la légitimité de l’impôt, estimant que « l’ISF ne [la]
dérange pas du tout » et fustigeant ceux qui usent de « tous ces trucs
de défiscalisation, optimisation, pour passer outre l’impôt ». Elle
explique dans le même temps : « Alors je ne dis pas qu’on évalue
tout au maximum. On fait ça intelligemment, comme on dit, c’est-
à-dire qu’on évalue tout, mais tout ce qui peut être argumenté, on
fait au plancher comme tout le monde. » La référence à des principes
d’évaluation collectivement endossés rappelle encore une fois
l’absence de stigmate qui entoure la sous-évaluation, laquelle n’entre
pas non plus en contradiction avec des appels au civisme fiscal. Si La sous-évaluation
les départs hors de France pour raison fiscale ou les montages semble
précisément
complexes visant explicitement à minimiser les montants dus se passer
peuvent être interprétés comme des contestations ouvertes de de justification,
tant elle est
l’impôt, la sous-évaluation semble précisément se passer de justifi- collectivement
cation, tant elle est collectivement ancrée. ancrée.
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valeur d’achat ou de succession en fonction des variations des prix
de l’immobilier qui peuvent être importantes dans certains espaces
« saturés » comme la région parisienne 16. En amont de la création
de l’IGF en 1981, plusieurs notes furent rédigées sur l’évaluation des
biens 17 à l’attention de Patrick Careil, conseiller technique et fiscal
du cabinet de Laurent Fabius, ministre délégué au Budget. L’enjeu
était alors « d’encadrer suffisamment les méthodes, de telle sorte que
l’on puisse déjouer les manœuvres d’abstention, motivées ou non,
de certains redevables et de sous-évaluation “scientifique” des biens
en cause 18 ». La liberté laissée au particulier dans la déclaration des
valeurs des actifs, finalement actée, faisait précisément craindre de
nombreux conflits entre les agents de l’administration fiscale et les
experts convoqués par les particuliers pour évaluer leurs biens 19. La
possibilité de choisir parmi plusieurs techniques d’évaluation offre
en effet une certaine marge de manœuvre aux particuliers dans leur
déclaration comme dans la négociation de la valeur renseignée en
cas de conflit avec l’administration fiscale. Christian 20 (70 ans), haut
fonctionnaire à la retraite, qui détient un patrimoine principalement
composé de biens immobiliers dont il a en grande partie hérité
(autour de 4 millions d’euros), raconte ainsi être parvenu à négocier
à la baisse le montant d’une de ses résidences secondaires en trou-
vant le « bon mot » : « Puis alors j’ai trouvé le mot qu’il fallait. J’ai
demandé au contrôleur : “Monsieur est-ce que vous achèteriez à R. ?”
16/ Philippe Gallot et al. (2011) notent que le prix des logements anciens a augmenté de 185 % entre 1998
et 2010 à Paris.
17/ Archives du Centre des archives économiques et financières, carton Z 15 482, note de Jacques Delmas-
Marsalet du service de la Législation fiscale à Patrick Careil, 15 septembre 1981.
18/ Idem.
19/ Idem.
20/ Christian est ingénieur, diplômé de l’École nationale supérieure des mines.
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Il m’a répondu : “Moi non.” J’ai dit : “Alors, mais à qui voulez-vous
que je vende ? Revoyez le prix à la baisse.” » De même, le flou dans
l’évaluation ressort de cette anecdote de Jacques 21 (65 ans) au sujet
d’une vente de terrains :
« Pour mon père, y avait une difficulté à évaluer les terrains de S. Effec-
tivement, le fisc, tout à fait légalement, a toujours autorisé plusieurs
méthodes d’évaluation. Alors il faut savoir laquelle prendre. Et là, y avait
une évidence – et c’était un peu moral d’ailleurs –, c’était que mon père
a toujours voulu favoriser la société d’exploitation. Donc la SCI [société
civile immobilière] avait un tout petit loyer, elle demandait un tout petit
loyer à la société d’exploitation qu’il fallait protéger contre les charges.
Alors ce petit loyer, le fisc a toujours admis qu’on pouvait évaluer un
terrain et des bâtiments à dix fois le loyer. Loyer annuel, dix fois, voilà,
boum. Entre nous ça n’a représenté qu’un dixième de la valeur de vente
quand je l’ai vendu [le terrain]. Jusqu’à la fin du bail, on a déclaré ça. »
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Le loyer pris en compte ici est celui dont s’acquitte une société
dont le capital est détenu par le dirigeant de la société émettant le
loyer. La méthode n’a pas pour autant été contestée par le fisc et
c’est, in fine, 90 % de la valeur qui sort de l’assiette de l’impôt d’après
Jacques. Le petit nombre de redressements portant exclusivement sur
la valeur déclarée tend à conforter les particuliers dans leurs pratiques
de sous-évaluation. D’après le rapport d’information sur la fiscalité
du patrimoine et de l’épargne 22, l’essentiel des redressements
concernent la remise en cause de l’exonération pour bien profes-
sionnel, la reprise de passif et l’omission de valeurs mobilières, et
non la sous-évaluation du patrimoine. Le recours à la sous-évaluation
suppose toutefois de connaître la pluralité des méthodes d’évaluation
comme les possibilités de négociation avec l’administration fiscale.
21/ Issu de la grande bourgeoisie industrielle de l’est de la France, Jacques a repris la tête d’une petite
entreprise familiale après avoir obtenu une maîtrise de mathématiques. Il cède l’entreprise durant les
années 1990 et prend alors en charge la vente de terrains détenus par une SCI. L’ISF de Jacques avoisine
les 17 000 euros.
22/ Rapport d’information (no 1065) sur la fiscalité du patrimoine et de l’épargne déposé le 16 juillet 1998
et rédigé au nom de la commission des Finances de l’Assemblée nationale par Didier Migaud. Rapport
disponible en ligne à l’adresse : http://www.assemblee-nationale.fr/rap-info/i1065.asp, consulté en août 2014.
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région parisienne après avoir occupé différents postes dans des éta-
blissements bancaires et d’assurance, explique ainsi connaître bien
mieux la fiscalité que les inspecteurs des impôts et raconte avoir
souvent « fait un cours de fiscalité des œuvres d’art » à des inspec-
teurs. Sans qu’il y ait nécessairement intervention directe des conseil-
lers dans l’écriture de la déclaration, le rapport au droit est inscrit
dans les interactions qui lient certains professionnels et leurs
clients, plutôt qu’il n’est le fruit de calculs de maximisation qui
accompagnent le renseignement solitaire d’une déclaration. La sous-
évaluation, si elle peut être distinguée de prime abord de certains
montages juridiques complexes, auxquels seuls les redevables les
plus dotés en capital financier 23 peuvent recourir, repose finalement
aussi sur la capacité des redevables à s’entourer de conseillers. Ces
derniers jouent un rôle non négligeable dans le retournement du
stigmate associé à cette pratique en encourageant ouvertement leurs
clients à produire une évaluation à la baisse de leur patrimoine. La
sous-évaluation tranche en revanche avec d’autres pratiques d’évite-
ment de l’impôt – montages, départs fiscalement motivés, mobilisa-
tions contre l’impôt –, dans la mesure où elle n’est précisément jamais
construite comme telle.
23/ Les redevables de l’ISF qui disposent d’un patrimoine détenu notamment par l’intermédiaire de titres
d’entreprise d’un certain volume peuvent loger leurs actifs dans des structures juridiques leur permettant
de contrôler leurs flux de revenus et de sortir une partie de leur patrimoine de l’assiette de l’ISF. Un
journaliste de Gestion de fortune (no 69, 1998) souligne que « la création de ces montages – puis l’organisation
de leur sorties – est bien sûr affaire de spécialistes. En tant que telle, elle est réservée aux détenteurs les
plus fortunés ». Le recours à la sous-évaluation est le fait d’un public de redevables bien plus large que la
mise en place de tels montages, lesquels concernent surtout des actionnaires participant à la direction d’une
entreprise qu’ils contrôlent pour partie.
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de métamorphoser l’argent de l’impôt en don ou en investissement.
Le paiement de l’impôt, qui était vécu comme une dépossession,
tend alors à se muer en acte de générosité librement consenti.
Comme le souligne Nicolas Delalande (2010), la distinction entre
contribution et impôt est essentielle pour comprendre le versement
de sommes importantes à l’État par des acteurs fortunés qui cri-
tiquent parfois radicalement l’autorité publique. Comme pour la
sous-évaluation, les efforts pour métamorphoser l’argent de l’impôt
en argent du don ne peuvent être réduits à des stratégies indivi-
duelles utilitaristes visant à minimiser l’imposition. Si l’on suit les
développements de Pierre Bourdieu (1979) sur les trois états du
capital culturel, l’économie du don constitue précisément une forme
de capital culturel incorporé. La philanthropie « est une pratique
constitutive non seulement de l’apprentissage d’un savoir-être, mais
aussi de l’image (morale) des élites » remarque ainsi Caroline Bertron
(2015, p. 97) dans un article sur les curricula des pensionnats inter-
nationaux en Suisse. La métamorphose de l’argent de l’impôt en
argent du don témoigne donc des efforts de certains redevables pour
convertir ce capital en marques de prestige. Plutôt qu’un rapport
instrumental au droit, l’évitement de l’impôt est aussi le fruit des
affinités entre les possibilités qu’ouvrent certaines règles (par
exemple, les abattements fiscaux prévus en cas de dons) et des pra-
tiques distinctives. Plus qu’une absence de stigmate, comme dans le
cas de la sous-évaluation, les redevables voient dans le contourne-
ment de la contrainte fiscale par la réalisation de dons et d’investis-
sements une pratique pleinement légitime, parce qu’elle est appuyée
par l’État et considérée comme une forme valorisée de générosité.
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converti en argent du don. L’attente d’un contre-don témoigne de
l’effort fourni par les redevables de l’ISF pour métamorphoser la
contrainte en contribution. Les journalistes de Gestion de fortune
(no 148, 2005) racontent ainsi avec ironie que ce particulier fortuné,
« effrayé à la perspective de vivre à Bruxelles, Genève ou même
Rome, s’est plié à son devoir d’imposable en devenant assujetti à
l’ISF », mais « en privé, n’hésite pas à confesser un regret : verser
l’équivalent de 1 000 euros par jour aux impôts sans pour autant
avoir fait l’objet de la moindre attention de l’administration fiscale.
Exigeant non ? ».
24/ Nés en 1932 et en 1938, Robert a travaillé dans les travaux publics et Brigitte comme conseillère
conjugale en Seine-Saint-Denis.
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nisation créée à cet effet. On peut ainsi se rendre à Versailles au
club ISF-Invest qui propose « d’œuvrer au rapprochement entre les
redevables ISF souhaitant investir dans une PME et les dirigeants
d’entreprise à la recherche d’investisseurs ». Lorsque ce dispositif
est mobilisé par les enquêtés, ces derniers font souvent mention
d’une aide apportée à des personnes qui, sans être proches, ne sont
pas pour autant inconnues ; le fils d’un ami ou d’une cousine qui
crée une entreprise bénéficiera ainsi d’un capital de départ. Là
encore, l’entre-soi des classes supérieures constitue un puissant sup-
port au maintien de l’argent de l’impôt dans des circuits d’intercon-
naissance. Les métamorphoses de l’argent de l’impôt en don ou
investissement maintiennent cet argent dans des circuits où celui
qui donne garde en contrepartie un pouvoir sur la chose donnée et
dépense donc sans se déposséder. La question du pouvoir apparaît
centrale dans ces processus de résistance à la transformation de
l’argent privé en argent public, résistances qui se font discrètes, dans
la mesure où elles ne sont pas ouvertement présentées comme telles.
La reconnaissance de la légitimité de l’impôt passe en effet par
l’acceptation d’une perte de pouvoir sur l’argent devenu public. Le
maintien de cet argent dans des circuits fermés, au sein desquels le
nom des gouvernés ne se dilue pas dans la communauté abstraite
et anonyme des contribuables, est appuyé par les règles de droit
en elles-mêmes qui donnent une assise à ces reconversions
symboliques et matérielles.
25/ « Pendant des années j’ai fait des dons aux œuvres, non seulement pour réduction d’impôts mais
finalement j’arrivais à l’imposition zéro, ce qui veut dire que cela me coûtait plus d’une fois et demie l’impôt
dû ! Actuellement, la crise atteint les membres de ma famille et je préfère choisir simplement de payer ce
qui est dû, qui me fait “gagner” les 34 % que j’avais l’habitude de gaspiller en générosité ! » (extrait d’une
lettre adressée par un redevable de l’ISF à une association de « défense des contribuables », août 2012)
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L’APPRENTISSAGE DE LA SOUS-ÉVALUATION :
UN ÉCLAIRAGE RÉTAIS
Ces formes singulières d’évitement ne sont pas portées par
l’ensemble des redevables de l’ISF. En contrepoint, l’examen des
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pratiques de règlement de l’impôt d’assujettis à l’ISF sur la base d’une
fortune plus récente rappelle que le rapport relativiste aux règles de
droit n’a rien d’évident. De même que Kevin Geay (2015) met en
garde contre la surabondance d’exemples parfaits – choix des
enquêtés et des lieux d’investigation – dans les travaux sur les beaux
quartiers, en montrant que cela conduit souvent à « rejeter un peu
vite les écarts à la norme » (p. 9), l’arrêt sur le cas des redevables
rétais permet tant de mettre au jour l’hétérogénéité des redevables
de l’ISF que l’ancrage social et territorial des pratiques d’évitement
de l’impôt précédemment révélées.
26/ La direction générale des Finances publiques ne délivrant, au sujet de l’ISF, que des données sur les
communes de plus de 20 000 habitants, il est impossible de connaître le nombre de redevables de l’ISF sur
l’île.
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opposée en entretien au peu de regards que susciteraient les pra-
tiques de sous-évaluation des biens des « baigneurs » – terme usuel
pour désigner les résidents secondaires. Un enquêté explique que le
centre des impôts de La Rochelle, dont dépendent les rétais, examine
avec beaucoup d’attention les évaluations qu’ils fournissent des
valeurs des terrains, contrairement aux inspecteurs des centres
d’impôts de la région parisienne qui, ne se déplaçant pas sur l’île,
seraient moins attentifs aux valeurs renseignées par les « baigneurs ».
L’ancrage territorial des redevables engendre de fait des inégalités
importantes. Alexis Spire (2009) remarque ainsi que les chances de
se faire contrôler sont bien moindres dans les communes où les
agents ont un nombre élevé de dossiers à instruire.
27/ Entre le 26 février et le 1er mars 2010, la tempête Xynthia a fait cinquante-trois morts sur l’île et
submergé une partie des terres des zones les plus exposées dans lesquelles les digues ont cédé, occasionnant
2,5 milliards d’euros de dommages (Brouant, 2014).
28/ Le père de Bernard était agent SNCF et sa mère ne travaillait pas.
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rétais, qui n’est pas transformé en capital ou en dépenses, ne peut se
muer en marques de richesse et ce d’autant moins que, bien souvent,
il n’est pas assorti de flux de revenus – capitalistiques ou salariaux –
élevés. Le refus d’assignation statutaire aux « fortunés » vient souli-
gner en creux la distance entre leur style de vie et les représentations
communes de la richesse, lesquelles sont associées à la manipulation
de certains « symboles de prestige » (Goffman, 1975). Roger (72 ans),
agriculteur à la retraite doté d’une épargne notable qu’il refuse de
placer, paie à ce titre près de 18 000 euros d’ISF par an depuis son
redressement pour absence de dépôt de déclaration. Dans cet impôt,
il voit avant tout un stigmate : « On est traité comme des riches. [...]
Quand vous avez accumulé le boulot, les investissements, vous avez
fait tout ça et qu’après on vous désigne comme riche, alors là... Là,
vraiment, je suis démonté. »
Seuls des enquêtés rencontrés sur l’île ont aussi expliqué essayer
d’évaluer leurs biens au plus près de la valeur vénale, en suivant les
transactions réalisées dans les environs ou en reprenant l’indice
donné par les agences immobilières. Nicolas (68 ans), militaire à la
retraite, se montre ainsi très réticent à l’idée de déclarer ses biens en
dessous de ce qu’il estime être la valeur vénale, ayant recours à des
justifications morales : « Ça ne me paraît pas très bien d’essayer de
frauder. » Soucieux de produire « des déclarations qui sont vraisem-
blables », il a d’ailleurs augmenté le montant que lui avait indiqué
l’agence immobilière dans sa déclaration, estimant « qu’ils avaient
été quand même un peu au-dessous de la réalité ». De même,
Bernard suit de très près le cours de l’immobilier sur l’île pour faire
sa déclaration et témoigne avoir augmenté de 10 % l’évaluation de
sa maison certaines années. Le strict respect des règles peut se jus-
tifier ici par la peur du rattrapage (les refus de déclaration se sont
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culteurs, où il fait ses armes en tant que jeune représentant syndical
de la viticulture charentaise. Une fois en retraite, il reprend des
études universitaires et obtient un diplôme d’économie. Ancien élu
local, il raconte avoir sollicité un député qu’il connaît afin de faire
remonter des revendications visant à supprimer la résidence princi-
pale de l’assiette de l’ISF, et souligne avoir aidé et conseillé plusieurs
rétais à remplir leurs déclarations : « Moi, j’informais. Enfin, je me
souviens des anciens qui m’avaient contacté, je leur disais : “Écoutez :
déclarez ! [...] Même si vous ne déclarez pas la valeur, mais déclarez.
Je vous le conseille.” » Raymond, doté d’un patrimoine avoisinant
les 1,5 million d’euros, a sollicité à plusieurs reprises un avocat fis-
caliste – un « baigneur » rencontré sur l’île – « pour connaître exac-
tement les règles du jeu ». Si ses parents n’avaient pas déposé de
déclaration, une fois les donations réalisées en sa faveur, il a préféré
en renseigner une :
« On préférait déclarer même si... bon, les valeurs... Mais de toute façon
tant qu’on vend pas. Faut pas aussi, comment... mettre les valeurs
extrêmes. Parce que si on écoute certains, bah oui, faut faire ça. Non. Si
vous vendez pas, les services fiscaux vous diront rien. »
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« Avec tous ceux qui ne faisaient pas leur déclaration d’ISF, j’ai fait des
réunions, parfois à trois semaines d’intervalles – dans chaque village, dans
chaque canton – pour leur dire : “Faites vos déclarations d’ISF.” [...] J’ai
fait intervenir pas mal de monde ici pour les sensibiliser au problème qui
était le leur. Et y’a pas un natif de l’île de Ré aujourd’hui qui peut dire
qu’il ne remplit pas sa déclaration d’ISF. Je leur ai expliqué qu’il valait
mieux remplir une déclaration d’ISF sous-valorisée. »
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la fiscalité » (Spire, 2011, p. 67). On retrouve, dans cette mobilisa-
tion du droit, certes plus collective, les différents piliers du rapport
à la règle propres aux dominants : l’appel aux professionnels, la négo-
ciation et le rapport dual au droit. Ce dernier est incarné ici par
l’injonction de déposer une déclaration tout en sous-évaluant les
actifs renseignés.
CONCLUSION
Les montages complexes mis en place avec des conseillers invitent
à saisir le droit comme un ensemble de règles que décryptent des
professionnels pour leurs clients. L’examen des pratiques indivi-
duelles, banales et routinisées de paiement de l’impôt éclaire sous
un autre angle le rapport au droit des possédants. Celui-ci ne peut
être réduit à un usage instrumental et utilitariste, qui consisterait à
manipuler les règles de droit à ses fins, a fortiori qui résulterait de
la seule détention d’un capital économique important. La solitude
de celui qui remplit sa déclaration d’ISF, qui peut rappeler l’homo
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L’existence de structures comme les trusts, qui permettent de
soustraire des milliards aux administrations fiscales nationales, rap-
pelle que l’évitement de l’impôt, plus qu’il ne s’inscrit contre le droit,
s’appuie au contraire souvent sur celui-ci (Harrington, 2016). Ce
trait apparaît autour des pratiques plus ordinaires et banalisées de
contournement de l’impôt qui, bien qu’elles témoignent d’un rapport
moins instrumental et moins technique au droit, s’appuient sur
celui-ci plus qu’elles ne s’opposent aux règles en vigueur.
Camille Herlin-Giret
IRIS, EHESS
camille.herlin-giret@ulb.ac.be
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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