Vous êtes sur la page 1sur 150

PRÉSENTATION

Dimitri Karadimas

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 9 à 12
ISSN 1951-5030
ISBN 9782851973764
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-9.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Présentation

Dimitri Karadimas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
Glabre et lisse comme la statuaire antique, le corps publicitaire des femmes et
celui des hommes qui leur est peu à peu assimilé demanderaient à être interrogés
en corrélation avec l’absence, si ce n’est l’évacuation de toute référence au sang.
Sauf lorsqu’il s’agit de dénoncer les atteintes à la Nature et aux animaux.
Aujourd’hui très en vogue dans la bienséance « pro-nature », comme celle, par
exemple, de Peta (« People for the Ethical Treatment of Animals », ou « Pour une
Éthique dans le Traitement des Animaux »), les récentes campagnes anti-fourrure
jouent souvent sur la conjonction visuelle du sang des animaux et de leur fourrure
obtenue au prix de la souffrance. Or dans ces campagnes publicitaires, la nudité
des femmes que cette pilosité animale est censée recouvrir arrive rapidement en tant
qu’argument choc, jouant sur une assimilation tout à fait explicite entre fourrure
animale et toison pubienne. Dans nos imaginaires, en effet, la fourrure est donnée
à porter aux femmes, comme Ève donna à manger le fruit défendu, rompant l’har-
monie qui faisait des humains des êtres parmi les autres créatures de Dieu dans
un jardin d’Éden dépourvu de relations prédatrices et sanguinaires, puisque nos
illustres aïeux y vivaient en bons végétariens (et « à poil » parmi les bêtes à poils,
serait-on tenté de dire !). Avec le péché originel arriva non seulement la vision et
la connaissance de la nudité mais aussi la nécessité de la couvrir ; et le sang advint
puisque Dieu devait nous vêtir de peaux. La mortalité, aussi, et le temps, donc.
Étrangement, la vie, aussi, on l’oublie trop souvent.
Sur les affiches des activistes, les femmes en fourrure sont ainsi présentées comme
les complices des sanguinaires, voire les receleuses, et de leurs manteaux coule un
sang animal qui ne fait qu’en rappeler un autre, proscrit en image, qu’est le sang
menstruel. L’association entre la pilosité et le sang veut en premier lieu dissuader
celles qui porteraient ces peaux d’en faire l’acquisition, voire les culpabiliser et les
dénoncer à la vox populi.

9
Poils et sang

Ici, l’assimilation des animaux aux humains semble donnée comme une évidence :
ils partagent avec eux la qualité d’êtres vivants, si ce n’est qu’ils portent une four-
rure qui les habille en permanence alors que les humains en sont dépourvus.
Ces derniers vont nus ou pour le moins glabres, hormis quelques lieux du corps,
« bestiaux » parce que poilus, qui n’ont pas réussi à s’extraire de leur condition,
entachés qu’ils restent de leur très biblique chute.
Étrangement, ces mêmes campagnes publicitaires exposent rarement des chaus-
sures, des blousons, voire des fauteuils qui saignent, alors que, souvent faits de
cuir, donc de peau animale, ils nécessitent tout autant une mise à mort que les
animaux tués pour leur seule fourrure. Or élevage ne rime pas nécessairement
avec abattage de masse, ainsi que l’évoque partiellement l’article d’Anne-Marie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
Brisebarre qui nous donne quelques indications sur cette attention que les éleveurs
portent à leurs bêtes par les soins prodigués à leur pelage, même si certains, afin de
montrer la viande que la bête sur pied contient, les rasent partiellement dans le but
de souligner la masse charnue des parties valorisées commercialement.
Pour les activistes anti-fourrure et leurs campagnes publicitaires, jouer sur
l’aversion de la vision du sang devait s’accompagner de poils ; ce couple ferait donc
plus sens que celui de sang-peau. Mais à quel titre ?
Peut-être qu’au même titre que le cas des Mongols présenté par Gaëlle Lacaze,
sang menstruel et pilosité sont liés comme synonymes alors que le marquage des
âges sociaux de chacun des sexes lié à la fécondité s’accompagne d’une attention
portée aux crins des chevaux, sorte de continuateurs en double des principes géné-
siques de la personne.
Dans une sémiotique générale des temps actuels, la fourrure animale ne fait que
rappeler la présence persistante d’un phanère humain, le poil, qui échappe à tout
contrôle et s’invite sur les visages et les corps sans respect ni des classes ni des
sexes, au même titre que les saignements menstruels s’imposent à toutes les femmes.
Un retour de la « nature », donc, mais dans ce qu’elle a, à nos yeux, de plutôt
dérangeant.
Or ce sang a tendance à s’évanouir : celui des règles comme celui des rituels
que les hommes s’infligent mutuellement n’est plus présent socialement, si ce n’est
relégué dans les marges, archaïsantes pour la plupart, d’une altérité où le dépas-
sement de la condition de bestialité ne serait pas encore advenu, à moins qu’il ne
signe là l’ inscription définitive de ces peuples en tant que « naturels ». Les femmes
saignent, mais pour combien de temps encore ? Sur les murs de nos villes et dans
les écrans de communication de masse, on leur propose qu’elles ne le fassent plus,
ou alors seulement dans l’attente que ce stade de l’évolution humaine soit un jour
dépassé. L’avenir sera donc glabre comme dans les premiers temps bibliques,
alors que le passé préhistorique de l’humanité est supposé pileux. Peut-on en effet
imaginer aujourd’hui un Néanderthalien autrement que sous la forme d’un anthro-
poïde velu, comme nous le rappelle Priscille Touraille dans sa contribution, tout en

10
Présentation

insistant sur le marquage des genres que produit la pilosité faciale en tant que
caractère sexuel secondaire ?
Pour être glabre, cet avenir vers lequel la science – telle qu’elle est présentée par
l’imaginaire publicitaire – nous guide sera aussi celui des jours radieux emplis de
paix entre les êtres (un retour au paradis perdu, en quelque sorte…). Tout ceci,
nous promet-on, sera accompagné de traitements hormonaux qui auront « réglé »,
pour celles qui le désirent, le souci de leurs saignements menstruels et de la généra-
tion humaine dont ils sont pourtant les garants. L’article de Karine Tinat analyse
peut-être les signes avant-coureurs d’un tel imaginaire sous les traits de l’anxiété
anorexique des adolescentes dont l’aménorrhée s’accompagne de conduites proches
de la névrose vis-à-vis de leur pilosité.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
Poils et sang ont aussi en commun d’être synonymes d’identités comme le
présente Marika Moisseeff pour les Aranda du désert central australien, rejoignant
ainsi les premières données ethnographiques de Spencer et Gillen sur le poil et le
sang exploitées par Émile Durkheim. Identité de groupe, mais aussi marqueur de
liens entre les groupes et les personnes, puisqu’une belle-mère fournit en cheveux
son beau-fils pour la confection des fameuses ceintures de cheveux qui viennent en
complément du sang partagé entre les hommes, qui scellent de la sorte un pacte.
Nouer des liens peut aussi être donné à voir de façon littérale.
Ces cordes de cheveux, qui servaient aussi chez les Aborigènes dans les rituels
d’initiations, ne sont pas sans faire écho à la mythologie des Tikuna d’Amazonie
colombienne. Comme le fait remarquer Jean-Pierre Goulard, les cheveux arrachés
à la jeune fille pubère marquent non seulement son premier sang menstruel mais
rappellent aussi la geste des héros culturels qui, grâce à une corde faite avec les
cheveux de leurs sœurs, enserrent la terre et la font accoucher d’animaux. Les poils
des animaux et les cheveux de l’initiée représentent aujourd’hui les poils pubiens
de la terre.
Pour le cas des Gitans de Morote, en Espagne, Nathalie Manrique souligne que la
pilosité faciale sert surtout de signe extérieur de la prodigalité des individus, où elle
est plutôt associée au sperme, ce dernier étant un condensé de sang « pneumatique ».
Chez les Gitans, la moustache est un signe extérieur marqueur de statut social et ne
peut être portée que si elle est accompagnée par des actes de mise en circulation de
biens matériels : elle n’est en rien réductible à un simple ornement. Corinne Fortier
montre également que si la manipulation culturelle de la chevelure et de la pilosité
faciale dans la société maure de Mauritanie est révélatrice des conduites sexuelles
attendues de chacun des sexes, elle est aussi érotisée et associée au sperme en tant que
substance vitale chez les hommes et synonyme de richesses.
Il faut donc s’attendre à voir le lien pilosité-sang se complexifier dans des varia-
tions impliquant les autres fluides corporels en tant que substituts, ou en variation
du sang comme le propose Salvatore D’Onofrio dans son « cube des fluides » ; l’es-
sentiel étant que le poil est toujours le produit d’autres composantes corporelles.

11
Poils et sang

Résultat de la journée d’études « Pilosité et sang : un imaginaire de la vitalité »,


qui s’est tenue au Collège de France en juin 2007, les contributions que nous
présentons ici confirment le caractère systématique du lien tissé entre le fluide vital
et le phanère humain. J’avais déjà pressenti les premières ébauches de ce lien dans
une interprétation du conte du Petit Chaperon rouge : le loup sanguinaire y joue le
rôle de représentant de la pilosité associée au sang génésique qu’il fait passer d’une
génération de femme à une autre. C’est donc dans une intention exploratoire que
j’ai proposé aux membres de l’équipe Corps et affects, codirigée à l’époque par
Françoise Héritier et Margarita Xanthakou l’organisation d’une journée d’études
sur la thématique sang et poil dans l’imaginaire et dans les pratiques humaines. Les
textes qui suivent sont issus de cette réflexion.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

12
POILS, SANG ET VITALITÉ : UNE PROBLÉMATIQUE

Dimitri Karadimas

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 13 à 26
ISSN 1951-5030
ISBN 9782851973764
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-13.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Poils, sang et vitalité : une problématique

Dimitri Karadimas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
À l’origine de cette problématique se trouve une discussion relativement
ancienne en anthropologie – mais peu développée par la suite –, à savoir la contro-
verse du poil, dont l’article de Edmund Leach « Magical hair » (1958) représente
certainement le point de départ. Dans une réponse à Charles Berg à propos de
son interprétation en termes freudiens des « significations inconscientes de la
pilosité » (1951), Leach faisait remarquer qu’il fallait faire une différence inter-
prétative entre la « symbolique privée » et celle d’ordre public. Toutefois, et bien
que son entreprise fût celle d’une déconstruction de l’approche psychanalytique
des phénomènes sociaux, Leach maintient l’idée que, de façon transculturelle,
la tête représente le pénis, et la chevelure, le sperme. La longue chevelure expri-
merait une sexualité sans contrainte alors que couper les cheveux, ou les porter
courts, serait une expression limitée de cette sexualité, comme dans le célibat ou
la castration.
Une décennie plus tard, Hallpike (dans « Social hair », 1969) rejette cette équa-
tion en apportant plusieurs contre-exemples (rites funéraires qui impliquent la
tonsure aussi bien d’hommes que de femmes, et ascètes qui se laissent pousser une
longue chevelure). À la place de l’équation de Leach, Hallpike suggère de voir dans
la longue chevelure un symbole de détachement ou une liberté face à l’ordre social
alors que les cheveux courts ou attachés représenteraient la subordination.
Depuis l’article de Leach, l’ensemble de la discussion qui se tient en anthro-
pologie tourne essentiellement autour du symbolisme – privé ou public – que la
pilosité et en particulier la chevelure seraient censées avoir en général, c’est-à-dire
autour de la tentative de trouver une adéquation symbolique qui serait proche de
l’universel.
Le problème réside non pas dans l’approche de l’objet, mais plutôt dans le choix
de la catégorie explicative. La recherche du symbolisme de la pilosité implique

13
Poils et sang

nécessairement de proposer une équivalence entre deux termes « ceci a le sens de


cela ». Sans rejeter entièrement cette approche, il faut reconnaître que la simple
mise en parallèle d’une réalité corporelle avec une autre, qui serait d’ordre compor-
temental ou relevant d’une valeur, ne fait que déplacer le sens de l’un au profit
de l’autre. Une chevelure abondante, pour reprendre cet exemple, serait syno-
nyme, dans l’ordre du social, d’un comportement plus relâché ou moins contrai-
gnant (hypothèse défendue par Hallpike). Étant essentiellement univoque, ce type
de parallèle ne peut au mieux que faire apparaître des explications valides pour
certains cas, mais le plus souvent inexploitables pour d’autres. Le recours à un
mécanisme mental comme l’évocation permet de contourner le problème posé par
la relation univoque arbitraire contenue dans cette notion vague et générale qu’est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
le symbole et, à travers lui, le symbolisme. En effet, l’explication par l’hypothèse
que différentes pratiques (liées à la pilosité) existent pour évoquer plus que pour
symboliser implique de prendre en compte le contexte d’utilisation soit de la caté-
gorie, soit de l’artefact (le mythe ou le discours d’un côté, les pratiques ou le rituel
de l’autre) et elle doit donc être constamment rapportée à l’imaginaire et à l’envi-
ronnement social dans lesquels ils se produisent. Couper les cheveux, ou les porter
courts, ne peut avoir de sens en général, si ce n’est dans un contexte spécifique.
L’autre modalité de contournement est de restreindre l’univers des possibles en
limitant l’analyse de l’objet « pilosité » à son association avec un seul autre objet,
au lieu de tenter de le comprendre dans l’ensemble de ses relations – conceptuelles
ou factuelles – avec d’autres. Un cas classique de ce type de limitation est de l’asso-
cier à la sexualité puisqu’il s’agit d’une des associations qui apparaissent fréquem-
ment et spontanément dans plusieurs sociétés humaines.
Pour des raisons qui relèvent autant de l’imaginaire humain que des pratiques
rituelles qui en découlent, le choix adopté ici a été d’insister sur « pilosité et sang »
en essayant de voir si la notion de vitalité n’était pas, pour l’un et pour l’autre,
explicative des pratiques et des catégorisations les concernant.

La « controverse du poil »

L’hypothèse défendue par Leach d’une évocation de la pilosité pubienne par la


chevelure féminine, suivant en cela Berg avec l’équivalent masculin tête/pénis et
chevelure/sperme, donne un point de vue construit autour de la métaphorisation
de la pilosité pubienne. Hallpike (1969 : 263) conteste cet argument. Il associe les
pratiques capillaires avec la position du sujet, plus ou moins « à l’intérieur » ou « à
l’extérieur » de la société et voit dans la coupe des cheveux une marque sociale de
la contrainte à laquelle le sujet accepte de se soumettre, alors qu’il focalise sur la
proposition inverse dans le cas des cheveux longs et/ou détachés. La proposition de
Hallpike se réclame d’un empirisme des propriétés de la pilosité, qui serait mieux

14
Poils, sang et vitalité : une problématique

à même d’expliquer le symbolisme de la plupart des pratiques liées aux cheveux


et à la pilosité en général. Même s’il insiste sur le fait que, au sein de soixante-huit
sociétés listées par Frazer (1923 : 377-83, in Hallpike, 1969 : 258), la tonte de la
chevelure est accompagnée d’auto-lacération corporelle lors de cérémonies funé-
raires, il n’associe pas explicitement la substance sanguine et le phanère humain.
Hallpike, enfin, ne relève pas l’association entre pilosité et sang si ce n’est sous le
rapport dilué de ce dernier à la vitalité (ibid. : 259). La limite de sa démarche réside
en ce qu’elle n’explique pas, ou incomplètement, le rôle et le sens de la chevelure en
association avec d’autres aspects culturels propres à chaque société.
Prenons comme exemple l’épisode biblique de Samson et Dalila – pris par
Hallpike à titre d’illustration – dans lequel la force du héros réside dans sa cheve-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
lure. Samson ne peut devenir Nazir – un ascète juif – que par le respect des inter-
dits pesant, le temps de la grossesse, sur la nourriture de sa mère : celle-ci ne devait
manger aucun animal considéré comme impur (c’est-à-dire, parmi les espèces auto-
risées, tué autrement qu’en faisant couler son sang) et ne devait absorber aucune
boisson alcoolisée. Elle-même – et donc son sang –, doit être pure pour que son fils
le soit et pour qu’il continue ces restrictions alimentaires et ascétiques. En d’autres
termes, si Samson a gardé toute sa force, c’est que ses cheveux sont issus de cette
pureté originelle qui le relie à Dieu. D’autres éléments interprétatifs apparaîtraient
rapidement comme indicateurs d’autre chose que la simple métaphore sexuelle et
castratrice proposée jusqu’à maintenant (Hallpike, 1969 : 263). Aux questions que
lui pose Dalila pour savoir comment limiter sa force, Samson révèle des techniques
qui impliquent toutes la thématique du lien ou d’une forme de tissage (cordes d’arc
fraîches, ses propres cheveux entremêlés dans la trame d’un tissu, etc.) avant de
révéler que celle-ci réside dans ses sept tresses (fort probablement une sorte de
« locks » qu’affectionnaient les Nazirs et comme en portent encore aujourd’hui
les Sadhu, cf. infra). Là encore, si dans une interprétation symbolique/analytique
individuelle, il est possible d’associer la coupe des cheveux à un phantasme de
castration, cette association n’est en revanche plus aussi facile lorsque l’on passe
dans la sphère publique et/ou culturelle. De plus, Dalila est communément décrite
comme castratrice alors qu’elle ne fait que révéler la méthode, un esclave se char-
geant de couper les tresses. De Nazir – être séparé de ses congénères – Samson est
ramené à la condition d’humain ordinaire dont le temps est désormais compté…
La tonte de sa chevelure instaure une séparation d’avec la pureté maternelle et, à
travers elle, divine. Or cette tonte et cette séparation étaient celles que subissaient
par ailleurs les enfants à leur naissance. L’épisode biblique décrit ainsi une destitu-
tion et un retour dans la temporalité, qui caractérise l’humain.
Une analyse analogue pourrait être menée avec le mythe grec des Érinnyes
(ou Furies latines), nées de l’action de Cronos qui sépare Ouranos de Gaïa, insti-
tuant ainsi l’avènement du temps. Cette action, décrite dans le mythe comme une
castration, est comparable à une coupure de cordon ombilical (Testart, 1991 : 92).

15
Poils et sang

Une castration peut-être, mais, surtout, la création d’une temporalité qui permet
de sortir de l’indistinction incestueuse originelle propre à l’éternité (Ouranos étant
fils et amant de Gaïa). Mais là encore, dans cet acte séparateur qui donne nais-
sance aux Érinnyes, apparaît une médiation par le sang qui se manifeste dans leur
chevelure. Les Érinnyes se caractérisent par une chevelure entremêlée de serpents,
elles font couler des larmes de sang et sont connues pour persécuter les parricides,
c’est-à-dire ceux qui ont réalisé un acte similaire à celui qui les a fait naître. Si les
Érinnyes sont nées des gouttes de sang du membre tranché d’Ouranos, leur propre
sang est non seulement stérile, mais il rend également stérile le sol où il serait versé.
Ce sang est équivalent à un poison ou à un venin qui assécherait et détruirait les
cultures (Ovide, Métamorphoses : 4. 451). Or le venin est également présent dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
leur chevelure sous la forme de serpents qui effraient et exécutent les coupables. Si
le sang des Érinnyes est venin, leur chevelure en est également chargée, soulignant
de la sorte leur consubstantialité.
Dans Hair, Sex & Dirt (1974), Hershman se propose, à partir d’un cas ethno-
graphique de la région du Pendjab, de montrer les limites des conclusions tirées
par Leach et Hallpike : pour lui, ces deux auteurs voulaient montrer que certains
éléments symboliques qui, comme la chevelure, étaient associés à la sexualité au
niveau psychique individuel, en devenaient des symboles sociaux extensibles à l’en-
semble de l’humanité. Hershman montre au contraire que si les valeurs accordées
à la chevelure et aux poils sont placées du côté de la saleté et de la sexualité chez
les Pendjabi, ce comportement varie non seulement chez les autres composantes
ethniques de cette province (Sikhs et Hindous), mais aussi suivant les valeurs cultu-
relles et les rôles sociaux présents au sein même du groupe.
Sa démonstration prend comme point de départ la coupe des cheveux réalisée
sur un jeune garçon à l’âge de cinq ans alors que, durant toute sa prime enfance, le
lien mère/enfant a été construit autour des soins que la mère accordait à la cheve-
lure de son fils : bien que soigneusement entretenue, cette dernière n’était jamais
taillée. Pour Hershman, le jeune enfant vit la tonte qui lui est imposée comme une
véritable « castration » (1974 : 278), d’où un ressentiment pour lequel l’auteur
s’autorise une interprétation psychanalytique.
Cependant, dans une lecture culturelle du même acte, Hershman le compare à
plusieurs pratiques qui impliquent des figures sociologiques distinctes à l’intérieur
de la société. En premier lieu les Sadhu, « hommes saints » (ascètes hindous) qui
laissent pousser leurs cheveux sans les peigner ni les couper et constituent de la
sorte des « locks », c’est-à-dire une masse de cheveux entremêlés (qui prennent
l’allure de serpents sur les iconographies des dieux). Ces cheveux sont, d’après
Hershman, la plus haute manifestation du sacré, celle des dieux eux-mêmes (ibid :
287).
Or cette pratique se trouve assimilée à la petite enfance lorsqu’une femme fait le
vœu à une déité particulière de laisser pousser les cheveux de l’enfant si elle obtient

16
Poils, sang et vitalité : une problématique

un fils, sans toutefois leur accorder les soins normalement prodigués jusqu’à la
tonsure des cinq ans (c’est-à-dire que les cheveux du garçon deviendront iden-
tiques à ceux des Sadhu).
L’ensemble de ces pratiques qui oscillent entre le sacré et le profane n’est cepen-
dant compréhensible que si, d’après Hershman toujours, est pris en considéra-
tion un élément premier, à savoir le caractère absolument impur des saignements
féminins. Le point qui nous intéresse est que les femmes expriment cette contami-
nation en accordant un soin extrême à leur chevelure, car elles considèrent que
la pilosité capillaire est également souillée par ce sang. Les cheveux des enfants
doivent ainsi être lavés et soignés car le sang de la parturition est identique au sang
menstruel. La chevelure des Sadhu est alors assimilable à une impureté extrême
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
qui leur confère un caractère sacré (séparé). Les raisons pour lesquelles les Sadhu
s’autorisent à laisser pousser leurs cheveux sans leur accorder de soins seraient
à chercher ailleurs, dans le fait de voir dans leur propre chevelure une extension
d’eux-mêmes qui les lie à un ailleurs divin. C’est-à-dire qu’il faudrait les comparer
à ce que les Nazir représentaient dans l’ancienne tradition hébraïque.
Pour Hershman, c’est la transposition du caractère génital à la tête du sujet
féminin qui fait que, dans ce système de croyance, la chevelure est équivalente à la
pilosité pubienne et est en conséquence également souillée.
Une lecture alternative de la même croyance serait plutôt d’y voir à l’œuvre
le lien que je postule, à savoir que pilosité et sang sont en contact, non seulement
métaphoriquement mais, dans les physiologies locales, à un niveau physique (raison
pour laquelle les femmes considèrent que leur chevelure est également souillée). La
proposition inverse serait qu’une des raisons probables de l’assimilation de la pilo-
sité et du sang à une même classe de l’impur est que, une fois tombé ou écoulé, ce
qui était encore il y a peu « en vie », ou participant d’un être en vie, est passé au
statut de déchet par le fait de cette séparation ; un équivalent d’une mort, donc, et
qu’il faudrait analyser au regard de la notion de vitalité.
Dans Medusa’s Hair. An Essay on Personal Symbols and Religious Experience,
Gananath Obeysekere (1981) reprend l’ensemble de la discussion entre symbolisme
privé, symbolisme public et leurs bases psychologiques, en examinant les pratiques
et les croyances accordées aux nattes ou locks portés par les prêtres et prêtresses
dans des nouveaux mouvements religieux hindou-bouddhistes du Sri Lanka. Sa
proposition est de déconstruire l’opposition entre symbolisme individuel ou privé
et symbolisme culturel – opposition qu’il considère comme naïve –, en montrant
comment, sur un objet spécifique, les nattes ou locks portées par ces leaders reli-
gieux, les parcours psychologiques individuels marquent fortement ces pratiques
et, ce faisant, soulignent l’importance de la dimension psychanalytique dans l’inter-
prétation du phénomène de Culture. Pour résumer très schématiquement son point
de vue, la symbolique des nattes ou locks est un symptôme qui devient symbole :
il s’agirait d’un déni de pénis, donc d’un déni de castration qui devient apparent

17
Poils et sang

et qui s’affiche sous la forme d’une chevelure distincte (1981 : 33 et suivantes).


Son interprétation revalorise l’approche psychanalytique dans l’interprétation des
phénomènes culturels.
Pourtant, dans sa discussion des valeurs accordées à ces nattes particulières
qui se forment spontanément, Obeysekere a recours à plusieurs éléments qui
se réfèrent à des valeurs culturellement déterminées comme par exemple le
schéma corporel, les composantes du corps et la physiologie issues des traditions
tantrique et yogi : « En haut de cette veine, en dessous du crâne, se trouve le
sahasrara, un puissant centre psychique symbolisé par un lotus (à son tour un
symbole vaginal et féminin) (ibid. : 34, ma traduction) ». Les nattes émergent de
ce centre qui est marqué comme féminin, mais Obeyesekere considère qu’elles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
représentent non pas quelque chose qui serait de l’ordre d’un flux qui émerge-
rait de ce centre, mais des pénis de non-humains, ceux des dieux : « Ainsi, les
cheveux emmêlés ne sont pas un pénis ordinaire, mais le lingam de Dieu, le pénis
idéalisé […], la source de vie et de vitalité » (ibid.). Lorsqu’il donne les commen-
taires venant cette fois-ci du public, il fait remarquer : « Du point de vue du
public, les locks emmêlés de l’ascète renferment une excroissance carnée ; prati-
quement toutes les personnes les décrivent comme mas dalu, ’masse de chairs’,
ou ’tendres excroissances de chairs’» (ibid. : 35). Ces considérations du public
montrent que ces cheveux et nattes sont perçus comme des éléments qui procè-
dent d’une composante sanguine. Il interprète cependant cette indication en
ayant recours à la catégorie de l’inconscient : « Je soupçonne que la réaction du
public au symbole est à nouveau à relier à la dimension inconscience de l’origine
du symbole : ce sont des pénis plantés sur la tête – des excroissances de chairs »
(ibid.). Ne pourrait-on considérer que, plutôt que de voir deux points de vue
apparemment distincts se réconcilier par le recours à l’inconscient pour recon-
naître dans ces nattes des pénis, il s’agit plus simplement d’un sang qui s’écoule
d’un centre de création féminin, un sang menstruel donc, qui se solidifie et forme
un lien avec les déités comme le ferait un cordon ombilical entre un enfant et sa
mère. En fait de pénis, ces « excroissances carnées » seraient des références à
des veines qui connectent le sujet avec l’au-delà. De fait, ceci expliquerait égale-
ment pourquoi ces nattes sont considérées comme un élément sale et polluant à
l’identique du sang menstruel, comme le fait la tradition hindouiste (cf. supra).
Dans son article qui était avant tout une déconstruction de l’interprétation
psychanalytique des faits sociaux qui avait été entreprise par Berg, Leach prend
comme point focal de sa démonstration le symbolisme privé qu’engendreraient
les objets chevelure et poil. Ce faisant, il limite en quelque sorte son champ
d’investigation à un simple « symbole naturel » sans considérer les combinaisons
entre plusieurs composantes du corps – et plus particulièrement les sécrétions :
cf. les travaux de Françoise Héritier – par lesquelles procède souvent l’esprit
humain (Karadimas, 2005).

18
Poils, sang et vitalité : une problématique

Il semble que la même limitation soit présente dans l’article publié en 2005
par Bromberger : « Trichologiques : les langages de la pilosité ». Dans celui-ci, ne
sont examinés que les comportements sociaux, ritualisés ou non, qui sont asso-
ciés au système pileux. Il en va ainsi, par exemple, de l’opposition que propose
Bromberger (2005 : 20) entre Japonais « trichophobes » et Aïnous « trichophiles » .
On pourrait dans un premier temps abonder dans son sens. Les Aïnous sont parmi
les plus poilus des groupements humains et cultivent leur apparence velue au point
d’en faire un ethos général qui fait tout tourner autour des poils. À l’opposé, les
Japonais seraient plutôt « trichophobes », poussant leur détestation du poil jusqu’à
déclasser de leurs « voisins » aïnous au rang de « singes » ou d’ours. Cette compa-
raison leur est d’autant plus facile que les Aïnous trouvent dans ce plantigrade un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
« frère », que leurs femmes élèvent souvent au sein mais qui sera pourtant sacrifié
dans un rituel lorsqu’il aura atteint sa maturité.
De la trichophobie japonaise découlerait également l’interdiction de figurer
la pilosité pubienne féminine assimilée à de l’obscène (Allison, 1996) alors que,
comme le relève Bromberger, le reste de l’iconographie est très largement violente
et sanglante lorsque la sexualité féminine est figurée. Mais son interprétation s’ar-
rête là. Pourtant, selon l’analyse de Ebersole publiée dans Hair : Its Power and
Meaning in Asian Cultures en 1998, la féminité et son potentiel de séduction sont
avant tout marqués, au Japon, par la chevelure, longue et foncée, qui attesterait
de la santé et de la fertilité de la jeune fille. Cette attraction qu’exerce la cheve-
lure n’emprisonne pas que les hommes, puisque les kami, les divinités (dangereuses
pour certaines), en sont également la proie. Ce qui n’est pas sans danger pour ces
jeunes filles puisqu’elles en sont alors les victimes, sanglantes, cela va sans dire.
Les Japonais de Ebersole diffèrent donc de ceux de Bromberger en ce qu’ils
ne sont pas strictement trichophobes, mais aussi parce qu’ils sont passablement
« hématophiles », du moins dans leur iconographie. Ceci demanderait une analyse
plus subtile puisque les rapports peuvent être d’attraction ou de répulsion pour
chacun des deux éléments : abondance de figurations sanguinolentes et absence de
figuration de la pilosité pubienne.
À l’opposé, les Aïnous « trichophiles », doivent boire le sang de l’ours élevé et
mis à mort rituellement pour que son Kamoui puisse rejoindre la montagne et
intercéder en leur faveur auprès des esprits. Mais ils ne doivent pas faire tremper
un seul poil de leur moustache dans la coupe contenant ce sang : « hématophiles »
certes, mais pas partisans du contact entre ce liquide et leurs poils.
Bref, dès que la conjonction ou la disjonction entre pilosité et sang intervient, les
schémas oppositionnels basés sur la seule pilosité sont irrémédiablement mis à mal.
En cela, l’étude des pratiques et des croyances qui lient la pilosité à un autre terme
devrait être privilégiée, puisqu’elle limite le champ d’investigation à une relation ;
après celle entre pilosité et sexualité, la relation la plus communément établie étant
celle entre pilosité et sang.

19
Poils et sang

L’objectif de cette problématique n’est donc pas de se limiter à la seule pilosité


pour tenter d’en cerner les tenants et les aboutissants dans les pratiques et l’imagi-
naire humains. Au mieux arriverait-on à une typologie – mais celle de Bromberger,
après celle de Hallpike, me paraît suffisante –, au pire à une collection (comme celle
que propose Monestier dans Les Poils, histoire et bizarreries, 2002).

Pilosité et sang

Certes, la mise en parallèle de la pilosité et du sang n’est pas attestée partout.


Certains cas cependant, comme le Nord-Ouest amazonien, mais aussi notre propre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
système culturel – ne serait-ce que le cas du Petit Chaperon rouge où le loup figure
les poils et le sang (Karadimas, 2004) – montrent que les deux catégories sont liées.
Mais elles ne le sont pas seulement culturellement : au moins dans le cas des
femmes, pilosité et sang sont physiologiquement associés. L’apparition du sang
menstruel au moment de la puberté est suivie du développement de la pilosité
pubienne et axillaire, alors que lors de la ménopause la disparition des règles s’ac-
compagne de l’apparition d’une pilosité faciale, voire dans certains cas, d’une
pilosité corporelle à la répartition masculine (poitrine, parfois épaules). Les chan-
gements hormonaux à l’origine de ces modifications corporelles ne sont utilisés
comme discours explicatif que dans une frange de la population de nos sociétés et
non par l’ensemble des sociétés humaines. Le plus souvent, c’est la mise en corres-
pondance de ces deux événements qui fait sens, sans que l’on puisse en faire une
constante. Ainsi, cette influence mutuelle entre pilosité et sang est donnée explici-
tement par Yvonne Verdier dans Façon de dire, façon de faire, puisqu’avoir des
relations sexuelles aux moments des règles donnerait des enfants roux. C’est à cette
correspondance que le conte du Petit Chaperon rouge fait écho (Karadimas, 2004).
Mais cette constante apparaît aussi dans des terrains plus exotiques comme
le Nord-Ouest amazonien, où Stephen Hugh-Jones, ethnographe des Barasana
d’Amazonie colombienne voisins des Miraña chez lesquels j’ai moi-même travaillé,
fait remarquer que les cheveux et le sang étaient intimement liés, du moins chez les
femmes :
« […] pour les jeunes hommes Barasana (guerriers), il est de convenance de porter
les cheveux détachés, signifiant de la sorte une énergie destructrice potentielle. Mais
nous sommes ici devant un paradoxe : d’un côté la chevelure détachée représente une
énergie destructrice (les Barasana disent que les cheveux sont le siège de la vie et que
ceux qui les portent long ont beaucoup d’énergie vitale) mais, de l’autre, ce sont les
cheveux libres et détachés qui, chez les femmes, font venir les menstruations, un état
d’inactivité et de paresse […] » (Hugh-Jones, 1979 : 205, ma traduction).
L’auteur fait ainsi apparaître le lien entre sang menstruel et chevelure, sans toute-
fois souligner la probable continuité physiologique qui existerait dans l’imaginaire

20
Poils, sang et vitalité : une problématique

de ce groupe et rendrait compte de leur mise en parallèle. Par ailleurs, Hugh-Jones


fait remarquer que lors du rituel d’initiation masculine – connu sous le terme de
Yurupari – auquel étaient soumis les jeunes hommes et qui consistait en la monstra-
tion de flûtes interdites à la vue des non-initiés et plus particulièrement des femmes,
ces instruments creux constituaient des « hair-tubes » (ibid., 204), alors qu’il inter-
prète l’ensemble du rituel comme une « menstruation symbolique » des hommes :
pendant le rituel, les hommes devaient se faire saigner en se fouettant mutuelle-
ment. Lorsque l’interdit ne portait pas sur la vue les flûtes, comme c’est le cas avec
les Taïriano dans ce même ensemble Tukano du Vaupès auquel appartiennent aussi
les Barasana, il s’exerçait sur un masque confectionné avec un mélange de four-
rure de singes et de la pilosité des jeunes filles pubères, soulignant une nouvelle fois
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
que la paire significative pilosité/sang s’exerce au-delà des frontières des sexes. Ici,
donc, le sang rituel et les instruments sacrés jouent pour les hommes le même rôle
que le sang menstruel et la pilosité pour les femmes.
Souvent, ce lien n’est pas reconnu par les ethnographes qui donnent certaines
informations sans toutefois connecter ce qui leur semble simplement de l’ordre de
l’anecdote. Ainsi Sabine Strasser fait-elle remarquer, dans son ethnographie d’un
village de la côte est de la Mer Noire en Turquie, que le sang menstruel ne doit pas
être brûlé mais lavé, pour échapper au risque d’attirer des démons (cin) qui pren-
draient possession du corps de l’imprudente (Strasser, 1998 : 42). Pour éloigner
ces démons, le traitement consiste à couper une mèche de cheveux de la femme
possédée, de la brûler, et de lui faire sentir la fumée. L’auteur ne relève pas que le
traitement qui doit faire fuir les démons est semblable à ce qui les a attirés, si ce
n’est que la fumée de cheveux éloigne ce que le roussi de sang attire.
Cet exemple rend également compte du fait que, si cette association existe, elle
devrait être restreinte au corps féminin. Le corps masculin en serait exempt, au
profit du sperme qui occupe dans plusieurs systèmes de croyances la place d’un
sang menstruel au masculin, ou plus simplement, en soulignant que le sperme n’est
rien d’autre que du sang. S’il fallait traiter de pilosité et de sang, alors le sang
engloberait également les autres fluides vitaux qu’il faudrait considérer comme ses
métamorphoses, ou distillats.
Prenons ce cas anodin, entendu dans une conversation entre un homme et une
femme dans notre société, dont le sujet était l’ancrage physiologique de l’origine
des différences entre les sexes, des genres, de leur inégalité, etc.
« Mais nous avons nos règles tous les mois, alors que vous, vous n’avez rien qui vous
dérange. – Oui, c’est vrai, mais bon, on se rase tous les matins, c’est contraignant aussi
(l’expression utilisée était : « la barbe, quoi ! »). (Elle, offusquée) : Mais ce n’est pas la
même chose ! – Non, ce n’est pas tout à fait la même chose, mais tout même… », etc.
On pourrait me reprocher d’isoler de son contexte un dialogue des plus
communs pour échafauder une opposition qui mettrait ainsi sur un même plan sang
menstruel et pilosité faciale masculine. Or c’est sur ce type de dialogues que

21
Poils et sang

nous basons une partie de nos assertions lorsque nous disons des choses vraies des
cultures que nous étudions ailleurs. En d’autres termes, le rapport établi entre la
pilosité faciale masculine d’un côté et les saignements féminins de l’autre, n’est pas
artificiel, même s’il peut être avancé comme un argument provocateur de la part
des hommes lorsque la conversation vient sur l’égalité des sexes dans notre société.
Si l’on devait retenir du précédent dialogue la formulation d’une quelconque
proposition générale qui se retrouverait exprimée dans d’autres sociétés sous des
traits différents, elle serait celle-ci : les hommes subissent également les contraintes
de l’impérieuse nature, du moins dans sa composante biologique… Que celle-ci
se rappelle quotidiennement ou mensuellement n’est après tout qu’une question
de temporalité et de périodicité, c’est-à-dire d’une variation dans l’importance de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
l’écart de l’intervalle…
C’est justement sous cet aspect que la question du rapport institué entre pilo-
sité et sang, parce que médiatisée par l’inéluctabilité de l’apparition régulière de
l’une ou de l’autre, mérite d’être retenue. Il s’agit en quelque sorte d’un cycle
recommencé tant qu’existe… la vitalité ? la sauvagerie ? la nature ? l’animalité ?
Une force en tout cas : car si cet ensemble n’est pas contrôlable individuellement,
il faut pour le moins l’encadrer culturellement et socialement.
Mettre en parallèle pilosité et sang tient surtout au fait que l’un comme l’autre
sont associés, chacun indépendamment, à cette notion vague qu’est la vitalité. Là
encore, chacun est signe d’autre chose. Il est toutefois possible de souligner une
complémentarité qui, parfois, devient opposition : si la pilosité « fonctionne » à
l’identique d’un flux – elle pousse continuellement, doit être régulièrement taillée
et tranchée – le sang, pour sa part, ne coule par intermittence que chez les femmes
et, chez les hommes, sous la forme d’automutilation, d’auto-flagellation lors d’au-
tosacrifices, de sévices ou infligé par des congénères lors de phases rituelles (si l’on
se cantonne au domaine de l’humain).
L’un et l’autre semblent relever tant du continu que du discontinu, tout en
instaurant une visibilité corporelle de la temporalité sous la forme de l’intervalle
(entre deux coupes de cheveux, entre deux saignements, etc.). La vitalité à l’ori-
gine de l’un comme de l’autre est donc, d’une certaine façon, comptée. Comptée
dans les deux sens du terme : comptée car organisant une succession d’actes iden-
tiques qui peuvent être dénombrés ; comptée dans le sens où cette vitalité n’est pas
infinie mais, au contraire, limitée dans le temps.
Parallèlement à cette limitation temporelle, la périodicité de la coupe de la pilo-
sité (asexuée) et du retour du sang (féminin) fait apparaître une cyclicité : à chaque
acte marquant un traitement capillaire ou à chaque saignement menstruel, il y a
de fait un retour au point de départ – raison pour laquelle la notion de cycle peut
être évoquée. Pour les règles, ce renouvellement est souvent décrit comme une
mue ou une purge permettant une réinitialisation (Skultans, 1970). Qu’en est-il de
la pilosité ? Peut-on tracer une même équivalence ? Peut-être pas.

22
Poils, sang et vitalité : une problématique

Pourtant, les pratiques médicales liées à ce qui fut nommé la plique polonaise
(plica polonica) – un agrégat de cheveux et d’éléments sébacés tout à fait similaire,
si ce n’est identique, aux locks des Sadhu évoqués plus haut – étaient censées,
jusqu’il y a récemment en Europe, absorber les qualités malignes contenues dans
le corps et être évacuées lorsque cette plique était coupée (Martin, 1992). Elle fonc-
tionnait sous la même modalité thérapeutique que les saignées pour faire sortir la
maladie (voir aussi Knight, 1986 in Testart, 1991).

Associer sang et pilosité


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
Le couple pilosité et sang a été relativement peu exploré. Il se retrouve le plus
souvent englobé dans la catégorie des « choses impures », comme dans le cas de
Leach, où ces deux éléments corporels sont associés aux excréments, sperme, salive,
urine, rognures d’ongles, et qui représentent ce qui est excrété par le corps humain.
Notons cependant que la catégorie d’impur n’est pas universelle, et qu’elle
n’est pas nécessairement une catégorie pertinente pour l’ensemble des systèmes
culturels. Notons encore que le sang considéré par Leach comme impur est le sang
menstruel ; un sang féminin que seul le sperme viendrait contrebalancer dans son
association avec l’impureté.
Le sang rituel, celui qui s’écoule des plaies occasionnées par des rites de passage
imposés aux adolescents masculins n’est pas pris en compte dans ces « choses
impures » (son écoulement n’étant pas naturel mais provoqué… ce qui justement
me paraît être l’argument qui le place dans une position comparable à celui qui
coule spontanément chez l’autre sexe). Là se trouve un autre paradoxe : si chaque
élément de la classe des impurs se révèle équivalent à chaque autre, rien n’em-
pêche, en quelque sorte, qu’ils soient tous mélangés et/ou associés. Ceci est parfois
le cas comme chez les sacrificateurs aztèques qui répandaient sur leur tête le sang
du sacrifié – médiatisé sous les modalités du tonalli – mais qui faisaient aussi brûler
un mélange de sang et de cheveux de sacrifiés lorsqu’ils réalisaient des offrandes à
la déité solaire (López Austin, 1981).
Rien n’interdirait leur conjonction. En revanche, si la disjonction existe, c’est
que la possibilité de les réunir sous la seule catégorie de l’impur ne rend compte
que de façon incomplète des pratiques qui leur sont liées. Testart a problématisé ce
point dans Des mythes et des croyances (1991).
Reprenons comme exemple le cas des Aïnous : les hommes doivent, à l’aide d’un
instrument spécial, tenir leur moustache à l’écart du sang de l’ours sacrifié, lorsqu’ils
le boivent à des fins rituelles. L’un contaminerait-il l’autre ? Ou le sang leur pilosité ?
L’ethnographie ne le dit pas. Mais la disjonction des deux doit être à tout prix main-
tenue (donnant une illustration de la disjonction postulée par Testart en 1991 – la
« Structure S » : éviter le contact du sang avec le sang – ou l’un de ses substituts).

23
Poils et sang

À l’inverse, lorsqu’à l’âge de dix ans le sang d’un cochon fraîchement tué m’a été
appliqué sur le bas du visage « pour faire pousser la barbe » (dans la région de la
Rhénanie-Palatinat), c’est que l’un avait, ne serait-ce que dans l’imaginaire de la
personne accomplissant l’acte, une influence sur l’autre.
Il s’agit certes, dans les deux exemples précédents, d’un sang non humain, issu
d’animaux mis à mort à des fins soit rituelles soit alimentaires. C’est justement
sur cette combinaison qu’il faut travailler tant il est vrai que le sang humain ne se
distingue du sang animal que par la prise en compte de la finalité de chacune des
entreprises. Et pour au moins un des deux cas précédents, celui des Aïnous, il s’agit
d’un substitut de sang humain (A. et A. Leroi-Gourhan, 1989).
Dans le même ordre d’idée, l’égorgement pour produire une viande « hallal » ou
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
« kasher » vise justement à vider l’animal de son sang afin de produire de la viande
conforme. Or cette pratique d’exsanguination, avec d’autres comme la découpe,
mais surtout par le fait de les accompagner de paroles rituelles nécessaires, font que
le statut d’animal disparaît en même temps que le sang qui s’écoule accompagne la
mort et permet ainsi de « faire » de la viande.
Cette pratique doit être mise en parallèle avec la suppression de la chevelure
féminine dans certaines communautés juives orthodoxes : un lien doit être établi
entre la chevelure féminine et le tabou qui pèse sur le sang animal tout comme sur la
relation probable entre le sang féminin et une pilosité par trop « animale ». Peut-on
considérer qu’une femme rasée serait une femme kasher, dans le sens de l’hébreu
« conforme, propre » ? C’est en tout cas ce que laisse à penser la pratique féminine
de se raser la tête au sortir des règles dans les communautés religieuses juives : « On
the last day of her confinement she again washes herself and her clothes, shaves
her head, and rejoins her family at sunset » (Kennaway, 1957 : 70).
À titre anecdotique, on peut faire remarquer que cette thématique avait été
prise comme trait comique dans un film d’Alfonso Arau Morceaux choisis (Picking
Up the Pieces, 2000) dans lequel Woody Allen tient la vedette en boucher kasher
qui découpe sa femme (Sharon Stone), Madame Cowley (un jeu de mot sur cow
« vache » et l’argotique lay « coucher, partenaire sexuel facile » = a lay cow !) en
petits bouts, puisque celle-ci n’était justement ni très fidèle, ni très conforme ou,
si l’on préfère, « kasher », contrairement à la viande dont il faisait commerce…
L’aspect interreligieux est présent tout au long du film puisqu’un des morceaux
du corps de cette femme (une main) va devenir une relique sainte dans l’univers
chrétien (celle d’une vierge…), inversant en quelque sorte l’ensemble des valeurs
accordées dans cet univers à la viande kasher, au sang, à l’anthropophagie et au
juif, comme le souligne Fabre-Vassas (1994) dans La Bête singulière. Les Juifs, les
Chrétiens et le cochon.
L’éviction de toute trace d’animalité ou, dans d’autres sociétés, de sauvagerie,
voire tout simplement de la vitalité, se trouve ainsi associée à l’élimination de ce sang.
Mais pour que de l’animal on passe à la viande il manque encore un dernier pas :

24
Poils, sang et vitalité : une problématique

supprimer toute trace de fourrure ou de pelage, soit en l’écorchant, soit, comme en


Amazonie et en Europe, en en roussissant les poils. La pratique, récente, de tondre
les parties charnues des bêtes sur pied lors de concours agricoles pour présenter une
« viande » encore vivante est un indice de cette association (voir l’article d’Anne-
Marie Brisebarre, dans ce numéro).
Le propos est donc de faire apparaître un lien, non pas universel, mais qui
relève de la logique de l’existant dans le corps humain entre, d’un côté, le sang
et, de l’autre, la pilosité. Il s’agit de mener une réflexion à partir d’une « logique
du concret », prenant en compte les catégories empiriques pour voir comment,
lorsqu’il s’agit du corps, deux de ses composantes sont associées ou dissociées pour
donner sens à autre chose qu’à ce que chacun d’eux représente séparément.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
Sans préjuger de la nature de ce lien, il semble toutefois être un autre exemple
de cette « logique analogique », ou de contiguïté (temporelle) associé au corps. Dit
plus simplement, le cheveu et/ou le poil est un signe que les cultures travaillent
non seulement pour indiquer des statuts sociaux mais également comme évocation
d’une vitalité individuelle et collective qu’il faudrait être en mesure de canaliser.
La proposition générale est ainsi la suivante : la pilosité est la partie visible d’un
sang invisible, ou l’extériorisation d’un sang interne, un extruda du corps et de la
personne. Complémentaire des autres fluides vitaux, la pilosité est un témoin d’une
qualité interne de la personne mais aussi des groupes, tout comme sa manipulation
est indicatrice de la nature accordée, au sein de chaque groupe, au sang.

Bibliographie
Allison, A.
1996 Permitted and Prohibited Desires : Mothers, Comics, and Censorship in Japan, Boulder, Co,
Westview Press.
Berg, C.
1951 The Unconscious Significance of Hair, Londres, Allen & Unwin.
Bromberger, C.
2005 « Trichologiques : les langages de la pilosité », in Bromberger et al. Un corps pour soi, Paris,
PUF : 11-40.
Ebersole, G. L.
1998 « Long Black Hair Like a Seat Cushion » : Hair Symbolism in Japanese Popular Religion », in
A. Hiltebeitel et B. D. Miller, éds, Hair : Its Power and Meaning in Asian Cultures, Albany, State
University of New York Press : 75-103.
Fabre-Vassas, C.
1994 La Bête singulière : Les Juifs, les Chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard.

Hallpike, C. R.
1969 « Social hair », Man, (N.S.), 4 (2 ) : 256-264.

25
Poils et sang

Hershman, P.
1974 « Hair, Sex & Dirt », Man (N.S.), 9 (2)  : 274-298.
Hugh-Jones, S.
1979 The Palm and the Pleiades. Initiation and Cosmology in Northwest Amazonia, Cambridge,
Cambridge University Press.
Karadimas, D.
2004 « Le Petit Chaperon rouge : comment dire le corps sans le nommer. », in F. Héritier et
M. Xanthakou, éds, Corps et affects, Paris, Odile Jacob : 121-135.
2005 La Raison du corps. Idéologie du corps et représentations de l’environnement chez les Miraña
d’Amazonie colombienne, Peeters Selaf, coll. « Langues et sociétés d’Amérique traditionnelle » 10, Paris.
Kennaway, E.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:54 - © Éditions de l'Herne
1957 « Some Biological Aspects of Jewish Ritual », Man 57 : 65-72.
Leach, E.R.
1958 « Magical hair », J. R. anthrop. Inst. 88 (2)  : 147-164.
Leroi-Gourhan, A. et A.
1989 Un voyage chez les Aïnous : Hokkaïdo 1938, Paris, Albin Michel.
López Austin, A.
1981 Cuerpo Humano e Ideología : Las Concepciones de los Antiguos Nahuas, 2 vol., Mexico, Instituto
de Investigaciones Antropológicas, Universidad Nacional Autónoma de México.
Martin, A.
1992 « Médecine populaire, médecine savante. Analyse comparée de discours médicaux aux xviiie et
xixe siècles », Ethnologie française 4  : 409-420.

Monestier, M.
2002 Les Poils, histoire et bizarreries, Paris, Le Cherche-Midi Éditeur.
Obeysekere, G.
1981 Medusa’s Hair. An Essay on Personal Symbols and Religious Experience, Chicago et Londres,
the University of Chicago Press.
Skultans, V.
1970 « The Symbolic Significance of Menstruation and the Menopause », Man, (N. S.), (5) 4  : 639-651.
Strasser, S.
1998 « Ambiguïté de l’impureté : Corps de femme, moments critiques de la vie, et possession par les
esprits dans un village de la côte est de la mer Noire en Turquie », in Godelier, Maurice et Michel Panoff,
Le Corps humain, supplicié, possédé, cannibalisé, Paris, Éditions des archives contemporaines : 29-53.
Testart, A.
1991 Des mythes et des croyances. Esquisse d’une théorie générale, Paris, Éditions MSH.
Verdier, Y.
1979 Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard.

26
DES POILS ET DES HOMMES. ENTRE RÉALITÉS BIOLOGIQUES ET
IMAGINAIRES DE GENRE EUROCENTRÉS

Priscille Touraille

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 27 à 42
ISSN 1951-5030
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
ISBN 9782851973764
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-27.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Des poils et des hommes. Entre réalités
biologiques et imaginaires de genre eurocentrés

Priscille Touraille

[…] les hommes qui appartiennent à des races sans barbe se


donnent une peine infinie pour éradiquer chaque poil de leur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
visage comme une chose détestable, tandis que les hommes des
races barbues attachent à leur barbe la plus grande fierté. Les
femmes sans nul doute participent à ces sentiments, et dans
ce cas la Sélection sexuelle n’a guère pu manquer d’exercer
quelque effet au cours des temps plus récents.

Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe,


Paris, Syllepse, 1999 [1871] : 723

Les théorisations darwiniennes sur la pilosité sont restées quasiment sans descen-
dance. Si vous parcourez les manuels de référence en anthropologie biologique et
pensez que les connaissances ont bien avancé depuis un siècle, vous risquez d’être
déçu : sur ce point, pour ainsi dire rien n’a évolué… Un tel silence scientifique a
quelque chose de déroutant – pour ne pas dire d’inquiétant. Darwin, certes, avait
prévenu de l’extrême complexité du sujet : cela ne l’avait pas empêché de proposer
des jalons réflexifs à partir de sources remarquablement compilées. Des questions
autrement périlleuses ont suscité de grandes énergies de recherche dans le champ
de l’anthropologie biologique, débouchant, au minimum, sur un état vulgarisé des
connaissances.
Or, en ce début du xxie siècle, au regard ce que Darwin exposait en 1871, nous
semblons avoir régressé dans notre appréhension de la question. Faut-il relier cette
pénurie théorique à l’idée que le poil serait un sujet scientifique futile (Bromberger,
2005 : 40) ou faut-il plutôt soupçonner l’effet d’idéologies si florissantes qu’elles en
sont invisibles ? La pilosité faciale et corporelle semble tellement conçue comme un
caractère du phénotype masculin que la plupart des personnes sous nos latitudes
ignorent qu’une grande partie des hommes sur la planète n’ont « naturellement »
pas de poils sur le corps1 et pas – ou pratiquement pas – de barbe. Au xxe siècle,
les ethnologues, américanistes surtout (Lévi-Strauss, 1955 ; Clastres, 1972), ont
bien confirmé combien les hommes, dans la plupart des populations natives du

27
Poils et sang

continent américain, traquent toute manifestation de pilosité corporelle et faciale.


Ces pratiques ont tendance à être interprétées comme des modes dépilatoires (voir
les raisons historiques chez Erikson, 1992 : 86). Cette interprétation laisse en fait
en suspens la question de la réalité biologique sous-jacente.
Si l’épilation amérindienne consiste à éradiquer « quelques poils épars qui
apparaissent de temps à autre sur le menton » (Darwin, 1999 : 680), l’interpré-
tation des ethnologues en termes de « mode dépilatoire » conduit à relativiser
l’idée que l’on ait affaire à des populations biologiquement glabres et donc à mini-
miser – sinon à nier – la variabilité populationnelle réelle en matière de pilosité.
On pourrait, de la même manière, reprocher à Darwin le sens incontestablement
paradoxal de sa formulation (les hommes des races sans barbe éradiquent leurs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
poils…). Cependant, de son point de vue, le problème se posait bien comme suit :
les hommes diffèrent-ils dans leur apparence pileuse parce que certains la culti-
vent et d’autres l’effacent – ce qui renvoie donc à des pratiques culturelles – ou
diffèrent-ils plutôt parce que la réalité biologique n’est pas homogène, à l’inté-
rieur même de l’espèce, quant aux caractères de la pilosité, ce qui demande de
s’interroger sur le lien entre imaginaires du poil et réalités biologiques existantes.
Darwin posait la question des influences culturelles sur le biologique par sélec-
tions sur ce qu’on nommerait aujourd’hui « le génome » : champ d’investigation
bio-anthropologique qui manque encore gravement de développement, malgré
l’existence de remarquables impulsions théoriques (Goodman, 2006) et de non
moins remarquables résultats d’études empiriques (Bonniol, 1992). Ces auteurs
montrent notamment comment des idéologies de discrimination raciale sont
capables de créer, au niveau d’une population, un phénomène biologique (maintien
d’une hétérogénéité phénotypique pour la couleur de peau) dont elles prétendent
qu’il relève de l’ordre de la nature. Sur un sujet distinct, j’ai pour ma part pu
montrer comment la question se pose pour le « dimorphisme sexuel » de la stature
(Touraille, à paraître).
Il est fort probable qu’une recherche sur le dimorphisme sexuel de la distribu-
tion pileuse donnerait également des résultats inattendus. En attendant, à peine
tire-t-on de cette friche scientifique quelques fils que l’on se retrouve rapidement
pris dans un nœud d’interrogations, dont certaines – par exemple : quels sont les
facteurs génétiques permettant d’expliquer la variabilité observée – sont pour
l’instant sans réponse. Je suis, à ce stade de ma recherche, loin de prétendre faire
miroiter l’embrouillement que ce début de recherche m’a fait combiner ! Pourtant,
les remarques qui composent cet article suivent un fil qui, je l’espère, se révélera
assez solide pour réussir à fédérer plusieurs angles de vue. L’idée directrice est de
relier les considérations évolutives sur la variabilité de la pilosité humaine (ou de la
glabreté, selon le point de vue) à quelques paradoxes discursifs enracinés dans les
idéologies de genre et de race (voir à ce sujet les travaux pionniers de Guillaumin,
1992).

28
Des poils et des hommes

L’Homme, ce fameux singe nu

L’Homme est la seule espèce dans l’ordre des primates à ne pas posséder de
pelage et beaucoup connaissent la formule de Desmond Morris (1969) qui en
découle : l’Homme est un singe nu. L’apparence glabre – hormis pour la cheve-
lure2, les cils et les sourcils présents chez tous les individus dès l’enfance dans
l’ensemble des populations humaines – est considérée comme une des caractéris-
tiques les plus remarquables d’Homo sapiens sapiens. Pour Darwin, la glabreté
dans l’espèce humaine ne pouvait pas s’expliquer par la Sélection naturelle car
« la nudité de la peau » n’était d’aucune utilité à l’Homme (1999 : 720). Elle est
pour lui issue d’une sélection active de la part de nos ancêtres qui auraient trouvé
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
plus attractifs les rapports sexuels avec des individus qui manifestaient des phéno-
types glabres. L’intuition de Darwin a été négligée : la plupart des hypothèses
avancées depuis ont fait jouer la sélection naturelle (avantage de la peau nue par
rapport à la chaleur, ou aux parasites…). Toutes ont été critiquées et aucune ne
fait actuellement consensus. Une seule, l’« hypothèse aquatique » (Morgan, 1990,
1997)3, développée et vulgarisée en dehors des cadres scientifiques officiels – et
longtemps brocardée – commence à être considérée sérieusement par certains
scientifiques (Gräslund, 2005 : 70-79).
Les hypothèses de sélection naturelle impliquent un taux de reproduction
plus important pour des raisons de survie. Si la glabreté a été sélectionnée de cette
manière dans le genre Homo, il n’y a, de prime abord, aucune raison pour qu’ap-
paraisse un dimorphisme sexuel : le poil est autant avantageux – ou autant désavan-
tageux – pour les hommes que pour les femmes. Sur ce point, la logique darwinienne
reste celle de la biologie évolutive actuelle. Nonobstant les raisons pour lesquelles
les humains ont une peau glabre, le fait même de l’affirmer fait résonner étrange-
ment la proposition selon laquelle les hommes de l’espèce sont poilus. Ce paradoxe
logique, non seulement ne nous saute pas aux yeux, mais constitue la vulgate la plus
courante.

Hommes glabres : ombres théoriques dans l’espèce

Dans une encyclopédie de référence, nous apprenons que « les Humains »


sont « sexuellement dimorphes » pour un certain nombre de caractères, dont « la
distribution de la pilosité » (John, Martin et Pilbeam, 1992 : 55). Dans un manuel
récent, novateur du point de vue de la réflexion sur la taxonomie du vivant, on
lit : «  Les hommes portent une pilosité faciale, la barbe » (Lecointre et Leguyader,
2006 : 499). Du côté des savoirs vulgarisés, on apprend « que les hommes ont [par
rapport aux femmes] une pilosité corporelle et faciale plus marquée » (Diamond,
2000 : 93) ; ou encore « qu’il existe un dimorphisme sexuel du poil testoïde […],

29
Poils et sang

les hommes ayant normalement une plus grande pilosité faciale, pilosité du torse,
de l’abdomen et des membres »4 :
Androgenic hair, colloquially Body hair, is the terminal hair on the human body
developed during and after puberty. It is differentiated from the head hair and
less visible vellus hair. Androgenic denotes [that] its growth is related to the level
of androgens (male hormones) in the individual. Due to a normally higher level of
androgens, men tend to have more androgenic hair than women5.

Si le développement du poil corporel est la conséquence d’« un environnement


hormonal androgénique » et si les hommes sont, par définition, les principaux
producteurs d’androgènes, le poil devient pour ainsi dire coextensif à la biologie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
masculine. Cette façon de voir laisse à penser que l’on décrit la réalité de la pilosité
pour l’espèce entière (nous allons y revenir). Il n’est donc pas étonnant que les
spéculations que l’on trouve sur les nombreux forums Internet consacrés au poil
soient du type suivant :
À quoi sert la barbe ? Meilleure réponse choisie par les votants : reste de notre
lointain passé d’hommes préhistoriques quand l’homme était couvert de poils pour
être protégé du froid6.

Ce genre de spéculation de la part du grand public montre que l’européocen-


trisme qui a accompagné les premières hypothèses de la paléoanthropologie s’est
imposé durablement dans les esprits. Il fait totalement abstraction de l’idée, peut
être trop récemment vulgarisée, que l’origine de l’espèce à laquelle nous apparte-
nons se trouve – avec une certitude presque totale – dans les zones équatoriales de
la planète. Darwin s’opposait, pour sa part, à cette argumentation, à cause de la
variabilité humaine en matière de pilosité :
À cette opinion selon laquelle la barbe a été conservée depuis une période ancienne
s’oppose le fait de sa grande variabilité chez différentes races, et même à l’intérieur
d’une même race (Darwin, 1999 : 723).

Apparemment, Darwin s’affrontait aux mêmes idéologies que celles qui ont cours
aujourd’hui : si tous les hommes ne sont pas poilus, pourquoi fait-on comme si tous
étaient originellement pourvus de poils ?
Il n’existe, à ma connaissance, aucun tableau de la répartition mondiale du poil
« sexué » comme il en existe pour la pigmentation de la peau (Molnar, 2005 : 183).
Ce fait doit être tenu pour significatif. Pourtant si l’on se réfère, dans un premier
temps, à ce que disait Darwin (1999 : 679-680), ensuite à bien des documents photo-
graphiques et cinématographiques disponibles, et enfin à ce dont rendent compte
quelques rares articles disséminés dans les revues d’anthropologie biologique, la
glabreté masculine est fort répandue. Elle se retrouve de la Chine au Japon, de
l’Alaska à l’Amérique du Sud (populations précédant la colonisation européenne)

30
Des poils et des hommes

et en Afrique : approximativement toute la bande sahélienne d’est en ouest, plus


le Sud du continent (populations San). En fait, les hommes dans ces zones géogra-
phiques sont reconnus comme pratiquement glabres de visage, glabres au niveau
du tronc et glabres au niveau des membres (plus glabres sur ce point que les femmes
des populations où les hommes sont poilus). Il n’existe donc pas dans ces popula-
tions de dimorphisme sexuel significatif de la distribution pileuse.
La pilosité masculine est présente en Europe, particulièrement dans la zone
méditerranéenne et dans les zones ayant été plusieurs siècles sous la domination
européenne (les Polynésiens par exemple), au Proche-Orient jusqu’en Inde et dans
les zones ayant connu la domination arabe (notamment l’Afrique du Nord), en
Afrique centrale dans toute la zone de domination bantoue (comprenant les popu-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
lations dites Pygmées), dans les îles du Pacifique (populations dites Mélanésiennes)
et en Australie (populations précédant la colonisation européenne). La pilosité
masculine se retrouve aussi dans quelques populations éparses et souvent isolées
au milieu de populations glabres comme les Aïnous du nord du Japon (hommes les
plus poilus du monde selon les sources de Darwin), ou comme les Matis du Brésil
(Erikson, 1992).
Cependant, dans les zones « poilues », la proportion d’hommes peu poilus est
également élevée, notamment au niveau de la pilosité du torse et de l’abdomen7.
De même, les femmes sont loin d’y être parfaitement glabres et une proportion à
peu près équivalente est poilue au niveau des membres, de l’abdomen et, dans une
proportion non négligeable, du visage (Lunde et Grøttum, 1984). Cette variabilité
des patterns de pilosité dans l’espèce humaine était expliquée par Darwin d’une
manière qui semble bien être passée aux oubliettes :
Certaines races sont plus velues que d’autres, surtout chez les mâles, mais il ne faut
pas supposer que les races les plus velues, telles que celle des Européens, ont conservé
leur condition primordiale d’une façon plus complète que les races nues, tels que les
Kalmouks ou les Américains. Il est plus probable que la pilosité des premiers soit due
à un retour partiel […]. Nous avons vu que les idiots sont souvent très velus et qu’ils
ont tendance à faire retour, pour d’autres caractères, à un type animal inférieur. Il ne
paraît pas qu’un climat froid ait influencé cette sorte de retour (Darwin, 1999 : 722).

La comparaison entre la pilosité des Européens et celle des « idiots » ne manque


pas d’ironie – volontaire ou non ! Elle est en tout cas en net contraste avec nombre
d’idées familières à Darwin (notamment Buffon, voir infra) et avec nombre d’idées
ordinaires actuelles qui lient le poil à la virilité et à l’ardeur sexuelle. Toujours est-il
que cette explication s’accorde assez bien avec l’hypothèse actuelle d’une origine
monophylétique de l’espèce humaine. Le stock originel d’Homo sapiens sapiens
serait glabre (hommes et femmes), sur le modèle de toutes les populations glabres
actuelles. Le poil corporel et facial masculin ne serait donc pas « ce qui reste » de
l’ascendance primate ; il constituerait la réapparition d’un caractère originellement

31
Poils et sang

perdu par l’espèce. On peut évidemment penser que Darwin répugnait à l’idée que
des caractères primitifs se soient conservés chez les Européens alors qu’ils auraient
été perdus dans les populations humaines réputées à l’époque plus proches de l’as-
cendance simiesque. Peut-être est-ce faire un mauvais procès à Darwin, mais, même
si telle était sa motivation, cela ne rend pas fausse pour autant sa vision des choses.

Hérédité néandertalienne chez les sapiens poilus ?

Dans cet ordre d’idée, il y a quelque chose de savoureusement provoca-


teur à confronter cette vision avec la polémique scientifique actuelle autour des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Néandertaliens, qui est de savoir si oui ou non ceux-ci se sont métissés avec Homo
sapiens sapiens pendant tous les millénaires qu’a duré leur cohabitation en Europe
et au Proche-Orient8. Les représentations des Néandertaliens, nul ne l’ignore,
sont celles d’un être extrêmement velu (Cohen, 2007), cette pilosité étant le signe
entendu de leur « primitivité ». Comme on vient de le rappeler, les populations
européennes et celles du Proche et du Moyen-Orient sont aujourd’hui les seules
poilues (auxquelles s’ajoutent toutes celles marquées par leurs invasions). Or ce qui
est troublant… c’est que l’aire de répartition des Néandertaliens9 recouvre assez
exactement celle des populations les plus poilues de la planète. Si les Néandertaliens
étaient, comme on se l’est représenté, velus10, et si les premiers Hommes anatomi-
quement modernes étaient aussi glabres que les San d’aujourd’hui, il s’agirait d’un
élément plaidant pour un échange génétique entre Néandertaliens et Sapiens dans
les zones où l’on pense qu’ils se sont côtoyés pendant des dizaines de millénaires11.
Les Néandertaliens ayant disparu il y a environ vingt-huit mille ans, les migra-
tions d’Homo sapiens les plus anciennes, partant du Proche et du Moyen-Orient,
devraient aussi témoigner de ce métissage : Aïnous, Mélanésiens, Aborigènes d’Aus-
tralie12, Bantous (dans l’hypothèse – plus que raisonnable d’ailleurs – de multiples
« back to Africa »). Le modèle explicatif de la variabilité actuelle de la pilosité
dans le monde aurait l’avantage d’être relativement parcimonieux ! Le consensus
actuel – basé sur les premières comparaisons d’ADN ancien – est qu’il n’y a pas eu
échange génétique entre Néandertaliens et Hommes anatomiquement modernes.
Cependant, le revirement récent qui se fait sentir laisse présager qu’un modèle
futur sur la question n’est pas aussi irréaliste qu’on aurait pu le croire il y a dix
ans (Couture et Hublin, 2005 : 143 ; Cohen, 2007 : 114). Si un métissage fécond
entre ces deux prétendues « espèces » a eu lieu, cela voudrait dire que les popula-
tions poilues actuelles auraient un pool génétique qui engloberait certains traits de
populations antérieures historiquement plus vieilles qu’Homo sapiens sapiens et
donc « plus proches » des ancêtres simiesques. Le poil serait un des vestiges, dans le
génome des populations poilues actuelles, du génome néandertalien. Ceci s’accor-
derait alors, mais de façon tout à fait fortuite, avec les idéologies qui voient dans

32
Des poils et des hommes

les poils un signe de « primitivité » ! Cela reviendrait toutefois à ruiner la vieille


idée selon laquelle les Européens constitueraient l’aboutissement évolutif de l’es-
pèce, idée sur laquelle a longtemps tenu l’auto-proclamation de leur supériorité.
Les humains glabres deviendraient alors les plus « purs » Homo sapiens et, de ce
fait, les plus dignes de représenter l’Homme… Ils détiendraient depuis « toujours »
ce qui constitue apparemment, pour certains internautes actuels, l’horizon de l’es-
pèce : « Vive les imberbes, pardon, les « hommes du futur » ! »13. Est-ce à cause de
cette menace idéologique – qui se serait précisée de plus en plus clairement aux
yeux de certains généticiens – que l’hypothèse d’un métissage a pu être rejetée
d’une façon qui paraît à certains bien précipitée (Cohen, 2006) ? Viendrait-elle
faire alliance avec un des plus invraisemblables tours de prestidigitation auquel
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
ont servi les imaginaires de la pilosité dans l’histoire de la pensée occidentale ?

Oxymores de la pilosité

L’imaginaire de la pilosité des sociétés européennes est plutôt insalubre : il relève


d’apories triomphantes et aveugles de l’être.
L’absence de poil est souvent, dans les représentations visuelles européennes, signe
de transcendance : la plupart des figures bénéfiques des mondes imaginaires euro-
péens – anges, archanges, elfes, etc. – ne se conçoivent que glabres. En revanche, les
figures maléfiques sont, de manière générale, représentées sous un aspect hirsute.
La présence de poils semble alors associée à la satisfaction sans entraves de toutes les
pulsions sexuelles, territoriales, ou autres, parmi les plus brutales et les plus viles. La
pilosité renvoie de manière assez explicite à l’ascendance animale, et cette vision est
assez bien rôdée, si l’on en croit les forums de l’Internet :
Les poils, c’est un résidu des animaux préhistoriques non ? On peut donc
déduire des gens qui ont beaucoup de barbe/poils qu’ils sont plus proches du
stade préhistorique que les glabres14.

Suivons cette logique : tous les humains glabres – à commencer par les humaines,
conçues comme les parangons de la peau glabre (Morris, 2005) 15 – devraient donc
idéalement représenter l’espèce ! Dans les iconographies classiques de l’évolution
des hominidés, ce n’est pas cet homme européen barbu que l’on devrait toujours
trouver dans les manuels de biologie comme représentant de l’espèce Homo sapiens,
mais, par exemple, une femme ou un homme San…
Cette vision des choses ne risque pas d’être adoptée pour l’instant. Elle est court-
circuitée par un autre registre de la signification du poil corporel construit par les idéo-
logies de genre – lesquels détiennent, en matière de torsion des imaginaires, un monopole
reconnu. Chargé d’une signification négative au plan interspécifique, il est impres-
sionnant de voir de quelle manière le poil se retrouve ennobli au plan intraspécifique.

33
Poils et sang

Le poil corporel est associé de longue date par les théories humorales au « tempé-
rament sanguin », conçu à la fois comme parfait, et comme idéalement masculin
(Dorlin, 2006 : 23-24). Dans le cadre de ces théories, le poil est érigé en marqueur
de la puissance sexuelle. Il semblerait, malgré le déclin des théories humorales,
qu’il soit toujours associé aujourd’hui à l’initiative masculine attendue dans la
sexualité16, son absence chez les femmes17 apparaissant, a contrario, comme asso-
ciée à la passivité sexuelle requise. La différenciation de la pilosité serait ainsi une
signalétique majeure dans le système de « rôlisation » érotique prégnant dans nos
sociétés (Connell, 2005).
Avant que les descriptions précises « des Sauvages américains » ne soient diffu-
sées, ceux-ci, appartenant à des peuples jugés a priori inférieurs, étaient toujours
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
représentés plus poilus que les Européens (Erikson, 1992). Quand leur glabreté
constitutionnelle a été attestée, il s’est trouvé des auteurs pour faire jouer le poil
comme preuve de leur infériorité, sur le modèle existant déjà pour les femmes
(Dorlin, 2006). À partir d’explications comme celles de Cornélius de Paw qui affir-
mait, en 1768, que les Indiens d’Amérique « sont imberbes pour la même raison
que les femmes le sont en Europe », Elsa Dorlin soutient que la racialisation de
ces populations « consiste en leur effémination » (ibid. : 223). Elle rapporte que
Buffon, de son côté, considérait l’absence de pilosité des hommes comme la preuve
de leur impuissance sexuelle et génésique, illustrant ainsi le fait que les mutations
de sens se sont opérées dans le champ de la sexualité.
Attaché à ce champ, le poil flirte toujours avec l’animalité. On en trouve des
relents dans nos imaginaires contemporains : « Je veux du poil !!! Baiser comme un
animal !!! »18. Le poil masculin, même chargé positivement, conserve de ce fait une
signification ambivalente ; trop abondant sur un homme, notamment au niveau du
torse, il redevient bestial et répulsif (voir les débats houleux qui ont lieu dans le
contexte actuel au sujet de l’épilation masculine19). En revanche, la pilosité faciale, « la
barbe » (nommée d’un terme particulier, ce qui est significatif) a été placée dans un
autre registre, où elle se trouve définitivement libérée de la référence luxurieuse. Nul
ne peut ignorer en Occident la pilosité liée au nom de Dieu : les peintures de la Chapelle
Sixtine sont aussi connues que la statue de la Liberté ! Transcendant la référence au
sexuel, la barbe signale l’autorité, sinon la toute-puissance20. Elle devient alors néces-
saire comme marqueur de différenciation hommes/femmes. Les idéologies religieuses
– notamment chrétienne orthodoxe, juive orthodoxe et musulmane – exploitent très
amplement cet imaginaire à travers la valorisation, voire l’imposition, du port de la
barbe. Rien n’est plus odieux à ces idéologies que la similitude des hommes et des
femmes21. L’absence de dimorphisme pileux est loin d’être pour elles signe d’humanité
aboutie : elle est, au contraire, signe d’une perte des repères hiérarchiques.
Dorlin montre que les auteurs qui infériorisaient les « races » humaines sur la
base de leur glabreté le faisaient, notamment, à partir de l’idée, en vigueur au
xviie siècle, « selon laquelle l’indistinction des caractères sexués est un signe

34
Des poils et des hommes

d’infériorité et de basse naissance. » (ibid. : 211). « L’absence de poils » identifiée


à ces époques comme caractéristique des « Nègres » et des « Sauvages américains »
signe clairement leur « non-participation à la norme de la virilité qui les exclut de
l’espèce supérieure que sont les Européens » (ibid. : 224).
Si le modèle du dimorphisme sexuel de la répartition pileuse est présenté
aujourd’hui comme valable a priori pour l’espèce humaine dans son ensemble, cette
façon d’ignorer la réelle variabilité biologique (notamment par le manque d’hypo-
thèses formulées) est un moyen de tenir à distance la conception positive (trans-
cendantale) de la glabreté qui pourrait menacer la vision qui maintient l’« ordre
du genre » (Connell, 1987). Le fait de voir le poil comme un caractère universel
de la masculinité permet de maintenir l’illusion d’une différenciation biologique
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
entre les sexes qui serait partout identique, plongeant par là les femmes qui ont du
poil dans la pathologie (Toerien et Wilkinson, 2003) et les hommes glabres dans un
no man’s land de l’espèce. Quant à la stratégie qui renvoie la pilosité au passé de
l’humanité, elle permet d’éviter d’avoir à admettre que certaines caractéristiques
biologiques du sexe ne sont, justement, pas si fixes que cela.

Le pot aux roses de l’« environnement androgénique »

Comme je l’ai déjà évoqué au début de cet article, le développement pileux est
majoritairement étudié à travers le prisme scientifique de l’endocrinologie. L’idée
que « le poil testoïde » résulte d’un environnement androgénique conduit logique-
ment à penser que tous les hommes qui ne développent pas de poil sont des « femmes
hormonales », bien que cela ne soit pas explicitement formulé. Cette façon de voir
flirte donc remarquablement avec les idées développées au xviiie siècle.
Or si l’on consulte les rares études comparatives qui ont été menées sur le déter-
minisme pileux masculin, un tel schéma n’est pas exact. Une étude, menée sur la
variabilité de la pilosité chez les hommes européens, montre que le rapport entre
poil terminal et taux d’androgènes est problématique : aucune corrélation signi-
ficative n’a été trouvée entre le développement du poil et le taux de testostérone
plasmatique (Knussmann et al., 1992). Deux autres études comparant la varia-
bilité pileuse, l’une entre Européens et Chinois (Lookingbill et al., 1991), l’autre
entre Kung ! San et Kavango (populations « bantoues ») de Namibie (Winkler
et Christiansen, 1993), aboutissent à des conclusions similaires. Le modèle qui
propose que les hommes ont des poils parce qu’ils produisent plus d’androgènes
que les femmes est fourvoyant en ce qu’il ne rend pas compte de la complexité
observée. L’investigation s’oriente, comme la plupart des modèles d’endocrinologie
récents, vers la compréhension de mécanismes caténaires complexes, eux-mêmes
supposés résulter de variations génétiques excessivement subtiles et ténues. Ces
connaissances ne sont guère plus avancées qu’au temps de Darwin :

35
Poils et sang

As in the case with polygenic structures we have discussed, the distribution, form,
and color of hair are inherited. The number of genes involved, though, is not known
(Molnar, 2005 : 205).

Dans ce cas, seule l’élaboration de modèles de sélection permet d’appréhender


l’existence du phénomène de dimorphisme sexuel de la distribution pileuse.

Les idéologies de genre comme force sélective du dimorphisme sexuel pileux ?

Même si le dimorphisme de crinière bien connu chez les lions (Panthera Leo)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
laisse a priori penser qu’un tel phénomène est habituel, une différenciation sexuée
de la distribution pileuse n’est pas si fréquente chez les mammifères. Pour qu’elle
apparaisse – en tant que caractéristique statistiquement significative –, il faut la
réunion de deux conditions. En premier lieu : que des variations génétiques ayant
la propriété de ne s’exprimer que chez les mâles ou les femelles se manifestent. En
deuxième lieu : qu’elles soient sélectionnées. Et – élément décisif –  de telles varia-
tions ne peuvent apparaître que si les pressions de sélection s’exercent différem-
ment sur les mâles et les femelles.
En mettant ici entre parenthèses l’hypothèse néandertalienne qui compliquerait
le tableau, admettons comme postulat de base que l’espèce humaine est glabre. Il a
fallu – dans les populations où l’on imagine que des hommes aux phénotypes pileux
sont apparus – que leurs descendants aient plus d’enfants que les glabres, et que
les pressions se maintiennent dans le même sens. De quelle manière cela a-t-il pu
se faire ? Des idéologies différenciatrices, d’un côté du féminin imberbe, de l’autre
du masculin poilu, sont tout à fait à même de sélectionner les variations pour créer
un dimorphisme. La « pensée de la différence », selon l’expression de Françoise
Héritier (1996), que l’on peut qualifier, pour certaines cultures, d’obsession ou de
passion pour la différenciation (Moore, 1994), semble en effet être le fonctionne-
ment par excellence des régimes de genre. Un modèle de sélections non naturelles
prenant directement racine dans ces idéologies différenciatrices devient, a priori,
le modèle le plus porteur. L’existence d’un dimorphisme pileux constitue d’ailleurs
en lui-même un indice de la force et de la profondeur historique de ces idéologies.
« Les différences pileuses entre les sexes que la nature a posées, nos cultures et les
cultures en général, ont eu tendance à les creuser » (Bromberger, 2005 : 24). Cette
phrase ne choquera a priori aucun théoricien du genre en ce que cet ordre social
utilise tout ce qui est possible, y compris et surtout les caractères biologiques, à des
fins de différenciation (Connell, 2005 : 71). Concernant la pilosité, cette phrase
s’avère parfaitement exacte pour ce qui regarde les cultures européennes. Mais
Christian Bromberger, en poussant la généralisation, perpétue le même fâcheux
cliché : voir la pilosité comme une caractéristique des hommes (en général) et

36
Des poils et des hommes

le dimorphisme pileux comme un invariant biologique dans l’espèce, dont seule la


sélection naturelle serait responsable.
Lire ou relire La Filiation de l’Homme de Darwin permet de se poser la question
inverse : et si la nature n’avait « posé » aucune différence pileuse ? Si la nature avait
simplement posé des variations, que les cultures auraient choisi de conserver ou de
rejeter ? Si certaines cultures ne s’étaient pas contentées de creuser les différences
pileuses ? Si elles les avaient créées ? Un autre ethnologue, Jean-Luc Bonniol, a écrit
à propos de la couleur de peau : « Ce que les hommes pensent comme réel peut se
révéler réel dans ses conséquences » (1992 :14). Une paléoanthropologue améri-
caine a écrit, de son côté, une phrase qui pointe clairement l’action des idéologies
de genre sur la réalité biologique :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Chez les humains, il existe d’une manière presque certaine des sélections créatrices
de dimorphisme sexuel dues au fait qu’un extrême recouvrement dans l’apparence
entre hommes et femmes n’est pas toléré (Hamilton, 19750).

Darwin avait certainement sous-estimé la violence du phénomène social ; en


revanche, il avait remarquablement ciblé les mécanismes. Dans certaines sociétés
européennes ainsi qu’aux États-Unis (au moins), il existe un fait social notable : les
femmes ne sont pas trichophobes à l’endroit des hommes comme les hommes le sont
à l’endroit des femmes. Une étude comparant un échantillon de femmes européennes
et chinoises établit que les Européennes sont majoritairement attirées par les hommes
velus (Dixson et al., 2007). Sur les forums de l’Internet, il semble que le nombre de
femmes revendiquant une préférence pour les hommes relativement poilus soit plus
élevé que celui des femmes déclarant trouver attirants les hommes à peau vraiment
glabre :
Je peux vous dire que les mecs qui ressemblent à des femmes me donnent envie de
vomir ! Genre look efféminé, mignon et gamin ! C’est l’horreur ! Et la virilité ?….22

Si on arrivait à mettre en évidence que les hommes poilus dans nos sociétés ont
plus d’enfants que les peu poilus et que les hommes glabres sont discriminés, accè-
dent plus difficilement aux postes de responsabilité23, ont plus de mal à trouver des
partenaires – comme c’est le cas pour les hommes petits (Herpin, 2006) – et, ont,
conséquemment, moins d’enfants que les autres, on détiendrait la preuve de la
façon dont fonctionnent les idéologies de genre pour sélectionner un dimorphisme.
Si le poil était inamovible, on peut également dire que rares seraient les femmes
qui trouveraient des partenaires dans nos sociétés, tant les femmes poilues qui n’épi-
lent pas leur visage semblent provoquer un sentiment général de répulsion (Toerien
et Wilkinson, 2003) ! La corrélation génétique paraissant relativement importante
sur ce type de caractère, il est biologiquement impossible d’avoir à la fois des
hommes « normalement » poilus et des femmes répondant à des critères drastiques
de glabreté, d’où « la peine infinie » – selon l’expression de Darwin – que certaines

37
Poils et sang

femmes dans les pays occidentaux et proches-orientaux se donnent pour éradiquer


leurs poils. Les femmes payent ici, si l’on peut dire, l’idéal de virilité des hommes.
En France, des associations sont apparues récemment pour remettre en cause cette
« tyrannie de l’épilation », avec comme argument qu’il s’agit d’une « aberration
contre nature » (Valton, 2007). Mais dans ce cas, il faudrait peut-être s’en prendre
à la culture ! Car les femmes qui se lamentent : « Nous, faut toujours qu’on s’épile,
c’est pas juste ! »24, celles qui se traitent elles-mêmes de « vrais gorilles » devant leurs
poils de jambes de trois jours, et qui se résignent à des pratiques aussi peu efficaces
qu’indolores en laissant une bonne part de leur salaire aux salons d’esthétique sont
souvent les mêmes qui vont s’extasier devant le « rasage imparfait » (Bromberger,
2005 : 29) de leurs partenaires, montrant, à l’ère du rasage facial généralisé, que la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
barbe est toujours un des critères valorisés de la signalétique masculine.
Darwin met en exergue ce dicton attribué aux Maoris de Nouvelle-Zélande : « Il
n’y a pas de femme pour un homme poilu » (1999 : 701). Une étude récente d’éco-
logie comportementale montre pareillement que les femmes chinoises n’ont aucun
goût pour les phénotypes masculins poilus (Dixson et al., 2007). La question reste à
creuser : dans les populations où le poil est érigé en marqueur biologique de la diffé-
renciation sexuelle, on observe un dimorphisme sexuel de la distribution pileuse,
tandis que là où la glabreté semble être un critère d’« humanité » partagé au même
titre par les hommes et par les femmes, aucun dimorphisme ne semble se manifester.
Confronter la variabilité des imaginaires de la pilosité mise au jour par les ethnolo-
gues (Erikson, 1992) avec les observations de l’anthropologie biologique sur la varia-
bilité phénotypique pileuse est un programme dont les enjeux sont loin d’être aussi
insignifiants que l’absence de recherches dans ces deux champs le laisse supposer.

Conclusion

Le manque d’intérêt scientifique pour la variabilité du dimorphisme pileux me


semble relever, d’une part, du manque d’engouement pour les problématiques bio-
anthropologiques, et, d’autre part, avoir partie liée avec la prégnance des idéolo-
gies de genre et de race, dont l’imbrication reste encore trop peu travaillée dans
les sciences sociales. Reconnaître, dans un premier temps, et s’interroger ensuite,
sur l’absence d’un dimorphisme pileux pour une partie de l’espèce remettrait en
question un des plus gros bastions de la construction du masculin et du féminin
autour du biologique (Connell, 2005). Des théories du xviiie siècle avaient résolu
la question : les hommes sans barbe et sans poils n’étaient pas des hommes : ils
étaient des femmes, dépourvus de puissance sexuelle, incapables de régénérer leur
« race ». Ce qui était un bon argument pour considérer leur décimation comme
souhaitable et même inéluctable. Au xxie siècle, nous avons résolu la question
d’une autre manière : nous faisons comme si la pilosité masculine était universelle.

38
Des poils et des hommes

Ce qui provoque un résultat sensiblement équivalent : une hégémonie planétaire qui


tend à faire du modèle de l’homme poilu européen le modèle de l’Homme tout court,
pool génique dominant dans lequel les « non poilus » viendront se dissoudre peu à
peu. Cette hégémonie de négation est une hégémonie genrée. Dans le banal fonction-
nement de la dictature du genre (Guilbert, 2004), la pire chose pour un homme n’est
pas d’être comparé à un animal : c’est d’être confondu avec une femme.

NOTES

1. Hormis la pilosité axillaire et pubienne. Mais la présence universelle de cette pilosité dite ambisexuelle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
doit, elle aussi, être interrogée. Les photos des Nambikwara du Brésil prises par Lévi-Strauss montrent
par exemple des pubis parfaitement glabres chez les hommes comme chez les femmes. Les hommes San
du désert de Namibie n’ont pas de pilosité axillaire significative (Winkler et Christiansen, 1993).
2. Je ne parlerai pas de la chevelure dans cet article. En effet, si les sociétés occidentales actuelles créent
un dimorphisme sexuel artificiel qui est un des plus redoutables marqueurs de la socialisation de genre
(cheveux longs pour les filles et courts pour les garçons), l’hérédité des cheveux n’est pas exprimée
différentiellement selon le sexe. J’aborderai cet aspect de la question dans un travail ultérieur.
3. Partant du fait que deux types d’environnements seulement sont connus pour avoir initié une peau sans
pelage chez les mammifères – un aquatique et un souterrain à 100 % –, Elaine Morgan a popularisé une
hypothèse émise dans les années 1960, selon laquelle les populations qui auraient donné naissance à Homo
sapiens ont perdu le pelage pour s’être adaptées, il y a huit à dix millions d’années, à l’environnement
semi-aquatique censé alors caractériser la vallée du Rift actuellement située en Éthiopie.
4. http://en.wikipedia.org/wiki/Body_hair
5. Ibid.
6.  http://fr.answers.yahoo.com/question/index?qid=20071230110733AAUbtep
(page extraite le 29 janvier 2008)
7. Entre 5 % et 25 %, dit une source Internet produite par les études de marché : http://hair.lovetoknow.
com/Chest_Hair. Voir des statistiques similaires dans Danforth et Trotter, 1922.
8. Entre 100 000 et 28 000 ans au Proche-Orient et entre 40 000 et 24 000 ans en Europe, date à laquelle
les paléoanthropologues cessent pour l’instant de découvrir des restes osseux de type néandertalien.
Depuis des décennies, les hypothèses oscillent entre l’élimination des populations néandertaliennes
par celles d’Homo sapiens, et celle d’un brassage de populations où les caractéristiques osseuses
d’Homo sapiens se seraient révélées dominantes en termes génétiques (Cohen, 2007).
9. www.hominides.com/html/references/neandertal-homo-sapiens-speciation-distance.html
10. Rien n’est moins sûr d’ailleurs ! Certains auteurs défendent, par exemple, la thèse qu’Homo ergaster
était déjà glabre (Ehrlich, 2000 : 92) : dans ce cas, les Néandertaliens devraient l’être aussi !
11. Une importante question qui reste à explorer est celle des mécanismes héréditaires résultant du métissage
entre individus glabres et velus. Des réponses se trouvent très certainement en zootechnie dans les
pratiques de sélection, comme me l’a suggéré Paul Verdu, qui travaille dans l’équipe de génétique des
populations dirigée par Evelyne Heyer au Museum national d’histoire naturelle de Paris.
12. Ces populations sont aussi les populations d’Homo sapiens sapiens qui ont été isolées génétiquement
pendant les plus longues périodes.
13. http://20six.fr/petitetmechant/art/761157/Dixi_me_lecon_Poils_sur_une_idee_de_Clm_et_de pleins_
d_autres_bloggueurs_en_ce_moment_#CID_2065170 (page extraite le 30 janvier 2008)
14. http://forum.hardware.fr/hfr/Discussions/Sante/21-barbe-sujet_36280_6.htm
(Message posté le 15-11-2004 à 01:08:29 : page extraite le 30 janvier 2008).

39
Poils et sang
15. Il faut ici noter que la négation de la variabilité pileuse féminine est d’une certaine manière symétrique
de la masculine.
16. En cela, le poil corporel est en position structurellement inverse par rapport à la chevelure qui
constitue au contraire l’individu en objet de désir.
17. Le poil a été aussi utilisé pour construire différents « types » de femmes (Dorlin, 2006). Les femmes
poilues peuvent ainsi posséder un statut « viril » directement en lien avec leurs pratiques sexuelles.
Voir la valorisation du poil féminin en Afrique, dans la zone linguistique bantoue (www.afrik.
com:article6526.html), ou en Grèce (Margarita Xanthakou, communication personnelle).
18. http://forum.doctissimo.fr/doctissimo/recits-erotiques/pour-epilation-integrale-sujet_4666_1.htm
(Message Posté le 25-06-2007 à 15:04:52 ; page extraite le 28 janvier 2008).
19. http://forum.bestofchat.com/sante-forme-beaute/beaute-masculine/epilation-masculine-sujet_14_1.htm
20. Voir à ce sujet une harangue écrite par Clément d’Alexandrie au iie siècle, citée par Bromberger,
2005 : 25.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
21. Cf. Molière, L’École des femmes, III, 2 : Arnolphe à Agnès: « Votre sexe n’est là que pour la dépendance/
Du côté de la barbe est la toute-puissance. »
22. http://www.tasante.com/sous_rubrique/bien_etre/beaute/Pages/epilation_homme.php
(Posté par Ysaleen, le 08/06/2006 ; page extraite le 28 janvier 2008).
23. Un aspect qu’il serait important d’étudier est l’assimilation de la glabreté à « l’immaturité » masculine
dans les populations poilues et l’utilisation du poil dans tous les aspects de domination des hommes
« mûrs » sur les hommes jeunes.
24. http://20six.fr/petitetmechant/art/761157/Dixi_me_lecon_Poils_sur_une_idee_de_Clm_et_de
pleins_d_autres_bloggueurs_en_ce_moment_#CID_2065170 (page extraite le 30 janvier 2008).

Bibliographie
Bonniol, J.-L.
1992 La Couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs,
Paris, Albin Michel.

Bromberger, C.
2005 « Trichologiques : les langages de la pilosité », in Bromberger C., Duret P., Kaufmann J.-C.,
Le Breton D., de Singly F., Vigarello G., Un corps pour soi, Paris, PUF.

Clastres, P.
1972 Chronique des Indiens guayaki, Paris, Plon.

Cohen, C.
2007 Un Néanderthalien dans le métro, Paris, Seuil (« Science Ouverte »).

Couture, C. et Hublin, J.-J.


2005 « Les Néandertaliens » in Dutour O., Hublin J.-J. et Vandermeersch B., éds, Origine et évolution
des populations humaines, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques.

Connell, R. W.
1987 Gender and Power : Society, the Person and Sexual politics, Stanford Ca., Stanford University
Press.
2005 [1995] Masculinities, Second edition, Berkeley/Los Angeles, Univ. of California Press.

Danforth, C. H. et Trotter, M.


1922 « The distribution of body hair in white subjects », American Journal of Physical Anthropology 5 (3) : 259-265.

40
Des poils et des hommes
Darwin, C.
1999 [1871] La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, Paris, Syllepse (coll. Œuvres de
Charles Darwin, publiées sous la direction de Patrick Tort) [traduction coordonnée par Michel Prum à
partir de la troisième et définitive édition de The Descent of Man, and selection in relation to sex, 1877].
Diamond, J.
2000 Le Troisième Chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain, Paris, Gallimard.
Dixson, B. J., Dixson, A. F., Baoguo, L. et Anderson, M. J.
2007 « Studies of human physique and sexual attractiveness : sexual preferences of men and women in
China », American Journal of Human Biology 19 : 88-95.
Dorlin, E.
2006 La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La
Découverte.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Ehrlich, P. R.
2000 Human Nature : Genes, Cultures and the Human Prospect, Washington, D.C., Island Press.
Erikson, P.
1992 « Poils et barbe en Amazonie indigène : légendes et réalités », Annales de la Fondation Fyssen 7 :
83-90.
Goodman, A. H.
2006 « Seeing culture in biology », in Ellison G. T. H. et Goodman A., The Nature of Difference.
Science, Society and Human Biology, Londres/New York, Taylor et Francis : 225-241.
Gräslund, B.
2005 Early Humans and their World, Londres/New York, Routledge.
Guilbert, G.-C.
2004 C’est pour un garçon ou pour une fille ? La dictature du genre, Paris, Autrement.
Guillaumin, C.
1992 Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Paris, Côté-femmes.
Hamilton, M. E.
1975 Variation among Five Groups of Amerindians in the Magnitude of Sexual Dimorphism of Skeletal
Size, Ph. D, University of Michigan.
Héritier, F.
1996 Masculin/féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.
Herpin, N.
2006 Le Pouvoir des grands. De l’influence de la taille des hommes sur leur statut social, Paris, La
Découverte.
Jones, S., Martin, R. et Pilbeam, D.
1992 The Cambridge Encyclopedia of Human Evolution, Cambridge, Cambridge Univ. Press.
Knussmann, R., Christiansen, K. et Kannmacher, J.
1992 « Relations between sex hormone level and characters of hair and skin in healthy young men »,
American Journal of Physical Anthropology 88 : 59-67.
Lecointre, G. et Le Guyader, H.
2006 Classification phylogénétique du vivant [3e éd. revue et augmentée], Paris, Belin.

41
Poils et sang
Lévi-Strauss, Cl.
1955 Tristes Tropiques, Paris, Plon.
Lookingbill, D. P., Demers, L. M., Wang, C., Leung, A., Rittmaster, R. S. et Santen, R. J.
1991 « Clinical and biochemical parameters of androgen action in normal healthy Caucasian versus
Chinese subjects », Journal of Clinical Endocrinology and Metabolism 72 (6) : 1242-8.
Lunde, O. et Grøttum, P.
1984 « Body hair growth in women : normal or hirsute », American Journal of Physical Anthropology
64 : 307-313.
Morgan, E.
1994 The Scars of Evolution, Oxford, Oxford Univ. Press.
1997 The Aquatic Ape Hypothesis, Londres, Souvenir Press.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Molnar, S.
2005 Human Variation. Races, Types and Ethnic Groups, Sixth edition, Upper Saddle River, N.J,
Prentice Hall.
Moore, H. L.
1994 A passion for Difference. Essays in Anthropology and Gender, Bloomington and Indianapolis,
Indiana Univ. Press.
Morris, D.
1969 [1967] Le Singe nu, Paris, Grasset.
2005, La Femme nue, Paris, Calmann-Lévy.
Toerien, M. et Wilkinson, S.
2003 « Gender and body hair : constructing the feminine woman », Women’s Studies International
Forum 26 (4) : 333-344.
Touraille, P.
2008 Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes de genre comme force
sélective de l’adaptation biologique, Paris, Éditions de la MSH.
Vaton,  M.
2007 « La revanche des poilues », Le Nouvel Observateur 2215, jeudi 19 avril.
Winkler, E.-M. et Christiansen, K.
1993 « Sex hormone levels and body hair growth in ! Kung San and Kavango men from Namibia »,
American Journal of Physical Anthropology 92  : 155-164.

42
AMÉNORRHÉE, LANUGO ET CHEVEUX. REPRÉSENTATIONS ET
PRATIQUES AUTOUR DE LA VITALITÉ DANS L’ANOREXIE MENTALE

Karine Tinat

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 43 à 56
ISSN 1951-5030
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
ISBN 9782851973764
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-43.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Aménorrhée, lanugo et cheveux.
Représentations et pratiques autour de la vitalité
dans l’anorexie mentale

Karine Tinat
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Le spectre de la mort émane souvent de l’apparence corporelle des jeunes filles
qui souffrent d’anorexie mentale. L’émaciation, la vision des reliefs osseux sous
une peau pâle, le corps qui flotte dans des vêtements trop lâches, n’ont pas seule-
ment un pouvoir d’évocation : le risque de mort est présent. Des signes de carences
graves dues à la dénutrition, des troubles du rythme cardiaque peuvent faire pres-
sentir la fragilité du pronostic vital. Le suicide fait aussi partie des issues possibles
du trouble anorexique.
Si ce flirt avec la mort est réel, il est important de ne pas réduire l’anorexie à ce
désir unique qui serait accepté et attendu par les jeûneuses. Hyperactives et souvent
animées de projets ambitieux, les jeunes filles brassent de nombreuses activités, ne
se reconnaissent pas comme étant « malades » et l’idée de mort semble totalement
absente de leur esprit. Dans ces moments-là, l’anorexie donne l’impression de n’être
rien de moins qu’une stratégie de vie. Loin d’être linéaires et uniformes, ces états
physiques et émotionnels, qui oscillent entre l’aspiration vers la mort et l’impulsion
pour la vie, dépendent des histoires vécues par les jeunes filles, de l’évolution de leur
trouble et de leur prise en charge ou non par une équipe thérapeutique.
La présente recherche se fonde sur un travail de terrain réalisé à Mexico en
2004 et, plus exactement, dans une clinique privée spécialisée dans les troubles du
comportement alimentaire. Pendant une année, nous avons relevé les histoires de
vie de huit patientes, mené avec elles des entretiens approfondis et suivi les consul-
tations et thérapies de groupe. Ces jeunes filles, âgées de 13 à 24 ans, venaient de
milieux sociaux moyens et supérieurs1. L’équipe médicale de la clinique recevait ces
personnes plusieurs fois par semaine et depuis une période plus ou moins longue –
entre 1 mois et 3 ans. D’après la classification psychiatrique américaine, était établi
le diagnostic d’« anorexie mentale » : les médecins recouraient au DSM-IV, qui est
la quatrième version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux2.

43
Poils et sang

Remises entre les mains de cette équipe soignante, les jeunes filles semblaient
connaître trois phases : 1) des moments de déprime intense, ou ce que nous appel-
lerons des « phases passives », marquées par un état corporel en déréliction et
par une attitude d’indifférence envers la vie en général et de repli sur soi ; 2) des
« phases actives » pendant lesquelles les jeunes filles paraissaient parfaitement
maîtresses de leur refus alimentaire, engagées dans un contrôle ferme de leur corps
et dominatrices dans leurs relations interpersonnelles ; 3) des « phases de recul du
trouble anorexique » où elles commençaient progressivement à « lâcher prise »,
c’est-à-dire à renoncer aux logiques de contrôle dans lesquelles elles se trouvaient
enfermées3.
Ces étapes ne répondent pas à un ordre établi. Selon la patiente observée, les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
phases actives étaient plus ou moins entrecoupées de phases passives et le chemi-
nement vers la guérison – non repéré chez toutes les jeunes filles –, pouvait être
ponctué de rechutes, de périodes actives ou passives. La vitalité est une notion vague
et fluctuante dans l’anorexie et ce découpage du trouble en différentes temporalités
n’a qu’un but : pouvoir nuancer l’analyse fondée sur le discours de ces jeunes filles.
Comme on le sait, l’anorexie mentale est descriptible par une série de signes
stéréotypés. Entre autres, on peut mentionner l’amaigrissement et la peur de
grossir, la perception erronée du corps, l’aménorrhée, la fragilité des ongles, la
chute des cheveux, la froideur des membres, la sécheresse de la peau, le dévelop-
pement de lanugo4, les insomnies et la fatigue due à une hyperactivité. Dans cette
liste non exhaustive, notre regard se portera sur trois aspects corporels : l’aménor-
rhée, le lanugo et les rapports entretenus avec les cheveux. Quelles représentations
suscitent ces trois éléments chez ces jeunes filles qui souffrent d’anorexie ? À quelles
pratiques se livrent-elles ? L’objectif ici est d’explorer la nature des liens possibles
entre le sang, la pilosité et les cheveux qui existent dans l’imaginaire de ces filles,
selon les différentes phases qu’elles traversent.
L’anorexie est, le plus souvent, abordée au travers des prismes de l’alimentation
et de l’obsession de la minceur. Pourquoi l’envisager ici à partir de ses manifesta-
tions, a priori secondaires, telles que le sang, la pilosité et les cheveux ? En amont de
ce travail, se logent plusieurs hypothèses. L’anorexie mentale est propre, sans être
exclusive, au genre féminin. Dans une recherche antérieure (Tinat, 2005 : 106),
nous avons démontré que les rapports au corps chez ces jeunes filles pouvaient être
symboliquement interprétés comme une tentative d’inversion de la « valence diffé-
rentielle des sexes » (Héritier, 1996) ou comme une volonté de renverser l’ordre
hiérarchique masculin/féminin, supérieur/inférieur. De fait, d’après leurs repré-
sentations et pratiques corporelles et en reprenant la dichotomie aristotélicienne,
elles se situent du côté du sec – de par leur aménorrhée –, du léger, du fort, de
l’hyperactif, du dominable, du contrôlable, etc. Même si les réactions face au déve-
loppement abondant de leur pilosité n’auront peut-être pas la même teneur que
celles suscitées par la suspension de leurs menstruations, on suppose que, lié à

44
Aménorrhée, lanugo et cheveux

la puberté, le fait d’associer le sang à la pilosité permettra d’approfondir cette


thématique du masculin et du féminin dans l’anorexie.
En effet, ce trouble surgit, le plus fréquemment, avant ou pendant la puberté.
Au moment de ce passage de l’enfance à l’âge adulte, coïncident les apparitions de
flux mensuels et de pilosité. Cependant, sous l’effet des fortes restrictions alimen-
taires, on observe chez ces filles un dérèglement de ces ajustements corporels qu’en-
gendre la puberté. Si les menstruations permettent la sexualité reproductive, on se
souvient aussi que Berg, au travers de Leach, a insisté sur la symbolique sexuelle
de la pilosité et des cheveux (1958). Notre intention ici ne sera pas forcément de
confirmer les métaphores entre appareils génitaux/poils et cheveux, cheveux longs/
sexualité sans contrainte et cheveux attachés/sexualité contrôlée ; rester trop près
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
de ces associations comporte le risque d’enfermer ces jeunes filles dans des inter-
prétations figées. Même si l’on pressent que les liens possibles entre sang, pilosité
et cheveux dans l’anorexie tendront vers une réflexion sur la sexualité au moment
de la puberté, l’idée principale ici est avant tout de se placer du côté de ces jeunes
filles, de comprendre leurs représentations et pratiques corporelles autour de la
vitalité, cette notion si aléatoire dans l’anorexie.

De l’aménorrhée au sang qui coule volontairement

Les représentations de l’aménorrhée


Les jeunes filles qui souffrent d’anorexie sont parfois aménorrhéiques5. Cette
absence du flux menstruel fait partie des quatre critères du DSM-IV qui permet-
tent d’établir le diagnostic d’une anorexie6. L’aménorrhée peut être primaire, si
l’adolescente n’a jamais été réglée, ou secondaire, en cas d’arrêt des menstrua-
tions pendant plus de trois mois consécutifs. Bien que se produisant régulièrement,
l’aménorrhée n’est pas spécifique à l’anorexie. Le cycle menstruel est facilement
perturbé par des chocs émotionnels, des états de tension ou de surmenage. Bruch
rappelle qu’en « période de guerre, dans les camps de concentration et en prison,
l’incidence de l’aménorrhée était élevée » (1994 [1973] : 322). En dehors de ces
conditions extrêmes et dans l’anorexie, plusieurs significations – d’ordre médical,
psychologique et psychanalytique – ont été attribuées à cet arrêt des règles.
On peut d’abord le relier à l’amaigrissement, puisqu’une perte de 10 à 15 % du
poids entraîne une aménorrhée. Cet argument reste cependant contesté : le flux
menstruel disparaît souvent avant la restriction alimentaire et la perte pondé-
rale (Corcos, 2005 : 118). Une autre explication situe l’aménorrhée comme « l’un
des effets du comportement général de maîtrise caractéristique dans l’anorexie :
maîtrise des ingestions et des excréments, maîtrise du corps, maîtrise des rela-
tions interpersonnelles, maîtrise des études… » (ibid.). Certains psychanalystes,
comme Combe (2002 : 3-6), rapprochent les interruptions des menstruations

45
Poils et sang

dans l’anorexie du refus de la féminité et du désir de voir disparaître certaines


« règles » du quotidien. L’aménorrhée des jeunes anorexiques est aussi reliée à
un état d’immaturité psychologique, sensible à travers l’attitude vis-à-vis de la
sexualité. Le refus de la nourriture est assimilé au refus des rapports sexuels et
l’arrêt des règles peut symboliser le maintien du statut d’enfant et la peur incons-
ciente de la fécondation. À cet égard, Maître écrit que « les façons anorectiques
d’être au monde se trouvent caractérisées par le refus d’assumer l’apanage des
femmes dans la transmission de la vie » (2000 : 8). Signe de la grossesse, mais
aussi de la stérilité et de la ménopause, l’aménorrhée peut refléter chez ces filles
d’autres états émotionnels.
À la clinique, toutes les filles rencontrées étaient en aménorrhée secondaire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
depuis de longs mois. Les représentations, liées à l’arrêt des règles et livrées lors
des entretiens, doivent être ordonnées en fonction des différentes temporalités
du trouble. Dans les phases passives, les jeunes filles manifestent de l’indiffé-
rence face à ce changement corporel : « Cela m’est égal d’avoir mes règles ou
non, tout ce que je veux, c’est maigrir », affirment-elles le plus souvent. Dans les
phases actives, elles se réjouissent franchement de la disparition de leurs mens-
truations. Les raisons avancées sont : 1) que les règles sont « contraignantes et
douloureuses » ; 2) que ces dernières les « affaiblissent, fatiguent » et les « empê-
chent d’être fortes et dynamiques » ; 3) qu’il est « injuste que les menstrua-
tions n’incombent qu’aux femmes et que les hommes n’aient pas à les subir »
et que, pour cette dernière raison, elles « préféreraient être des hommes ».
Enfin, lorsqu’elles cheminent vers une guérison, informées par les médecins des
conséquences d’une trop longue aménorrhée, elles souhaitent à nouveau être
réglées. L’idée de souffrir d’ostéoporose les épouvante. La réapparition du flux
menstruel, réenclenchée ou non par l’absorption d’œstrogènes, les soulage :
elles pensent « recouvrer la santé ». Dans ces moments-là, elles retournent leur
discours : « Les hommes n’ont pas la chance de vivre la grossesse et de sentir le
bébé grandir en eux. »
La question du sang menstruel engendre, chez ces filles, un discours qui met en
relief la comparaison, voire la compétition, avec l’autre sexe. L’aménorrhée est
valorisée en tant qu’elle permet de contrecarrer un ordre biologique qui les place
en situation d’infériorité par rapport aux hommes. Le retour des règles est d’au-
tant mieux accepté par ces filles qu’il signifie l’affirmation du pouvoir génésique
féminin que les hommes n’ont pas. Ce discours ne paraît pas propre et exclusif aux
jeunes filles qui souffrent d’anorexie ; il renvoie surtout aux affects liés à la trans-
formation des corps au moment de la puberté.

La fausse apparition des règles


L’apparition des menstruations, qui signe le début de la puberté, laisse souvent
un souvenir précis. S’il est impossible de restituer ici toutes les histoires individuelles

46
Aménorrhée, lanugo et cheveux

recueillies, il faut en revanche signaler un élément important : trois des huit jeunes
filles interrogées ont vécu une fausse apparition de leurs règles.
Lila relate un accident survenu à l’âge de 9 ans. Pendant son enfance, « indé-
pendante et intrépide », elle se mêlait toujours aux jeux de garçons. Un jour de
vacances, Lila partit en vélo avec son frère et son cousin. Les freins de sa bicyclette
ne fonctionnaient pas et, dans un champ en friche parsemé d’ornières, elle chuta
et se blessa l’entrejambe. De retour à la maison, elle ne se targua pas de son esca-
pade avec les garçons. Sa mère, en revanche, vit les traces de sang dans son linge
et lui fournit des serviettes hygiéniques en lui annonçant qu’elle était réglée, que
cette « chose » lui permettrait « d’avoir des enfants plus tard » et qu’elle était donc
« désormais devenue une jeune fille ». Trois jours plus tard, la mère emmena Lila
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
chez le médecin qui découvrit la plaie provoquée par l’accident. Lila eut ensuite ses
« vraies règles » à l’âge de 15 ans.
Les récits des deux autres filles suivent la même progression : 1) une chute qui fait
saigner l’entrejambe ; 2) le secret gardé de l’accident à cause d’une circonstance
d’interdiction – deux des filles avaient suivi des garçons et bravé l’autorisation
parentale ; 3) la mère qui découvre le sang sur les sous-vêtements et qui explique
à sa fille qu’elle est désormais dotée de la possibilité de procréer. Ces anecdotes
représentent pour les trois filles un mauvais souvenir qui les avait envahies d’un
sentiment de honte. Elles se trouvaient face à un problème qui ne les concernait pas
encore, projetées dans une « puberté avant l’heure », annoncée et entérinée par le
discours de la mère.
Ces fausses apparitions de règles soulignent l’opposition entre sang menstruel et
sang qui coule par accident. On sait avec Aristote que la grande différence entre les
hommes et les femmes est que les premiers ne perdent leur sang que volontairement,
dans des occasions qu’ils ont recherchées comme la chasse, la guerre, la compéti-
tion, tandis que les secondes subissent régulièrement leurs pertes sanguines sans
pouvoir s’y opposer (Héritier, 1996 : 26). Au plan symbolique, lorsqu’elles sont
reconnues comme « fausses règles », celles-ci représentent un glissement soudain
du masculin au féminin qui n’aurait pas dû avoir lieu.

Les pratiques d’automutilation


Les pratiques de mutilation de la chair sont bien connues depuis la « sainte
anorexie » : Marie de l’Incarnation se mortifiait en portant la haire et le cilice –
étoffes grossières en poils de chèvre ou de chameau – avec le désir d’atteindre le
corps souffrant des autres (Maître, 2000 : 116-117) ; quand Catherine de Sienne
prononça son vœu de chasteté, elle se flagella jusqu’au sang, s’ébouillanta aux jets
d’eau de Vignone et se coupa les cheveux à ras (Maître, 1997 : 262).
Depuis cette époque, quelques siècles se sont écoulés, les profils anorexiques se
sont diversifiés et le contexte socioculturel, dans lequel on se place ici, est radi-
calement différent : les représentations religieuses ont disparu, mais les pratiques

47
Poils et sang

d’automutilation, chez les personnes qui souffrent de troubles alimentaires, restent


fréquentes (Corcos, 2005 : 137-167).
À la clinique, seule une jeune fille, Violeta, était concernée par ces « coulées de
sang volontaires ». Dans les phases actives, elle aime « se lacérer les poignets environ
une fois tous les 15 jours ». Elle justifie son acte en ces termes : « Je me libère de
la colère qui m’anime intérieurement et de ma frustration… J’aime voir mon sang
couler et, surtout, savoir que j’en suis responsable. » Sans doute faudrait-il attribuer
une signification psychanalytique et replacer ce comportement à l’intérieur de l’his-
toire de Violeta. Là n’est pas notre intention. Le simple relevé de cette assertion de
Violeta, additionné à la joie que lui procure son aménorrhée, nous renvoie à nouveau
au discours aristotélicien. Au plan symbolique, cette jeune fille se situe du côté du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
« sang qui coule volontairement » – mais qui ne produit rien –, c’est-à-dire, du côté
du masculin.
Ces brèves considérations sur le sang dans l’anorexie permettent de faire émerger
trois éléments liés entre eux. Il semble tout d’abord délicat pour ces jeunes filles
d’accepter l’arrivée de leur puberté – que celle-ci soit véritablement ou faussement
déclarée –, parce qu’elle marque la formation de leur « corps de femme », « affaibli »
mensuellement et « capable de procréer ». Ensuite, le passage difficile du corps d’en-
fant au corps féminin vs. le corps masculin se retrouve non seulement dans un discours
comparatif qu’elles peuvent tenir, mais aussi au travers d’une lecture symbolique de
leurs comportements. Quand le sang coule par accident ou volontairement et quand
il cesse de couler (cas de l’aménorrhée), on peut avancer qu’elles se trouvent symbo-
liquement du côté du masculin. Enfin, au-delà de cette approche dichotomique, on
observe aussi en filigrane, dans les représentations et les pratiques autour du sang
chez ces filles, un troisième élément qui est la rage de devoir se soumettre à des lois
biologiques – comme les menstruations – et/ou le plaisir extrême de « sentir maîtresse
de son corps » – comme dans l’automutilation de Violeta.

Lanugo et autres poils

D’après le discours médical, la dénutrition des personnes qui souffrent d’ano-


rexie peut provoquer l’apparition sur certaines parties du corps d’un duvet lanugi-
neux appelé « lanugo » (González, 2002 : 65). Il s’agit d’un mécanisme de protection
du corps afin de maintenir la chaleur corporelle. Non pigmenté, composé de poils
longs, souples et fins, le lanugo n’est pas propre à l’anorexie : il constitue en réalité
la première pilosité de l’être humain qui se développe chez le fœtus dès le troisième
mois de vie in utero. Ce duvet recouvre tout le corps du fœtus et disparaît spontané-
ment avant la naissance, plus rarement après. Cette information attire l’attention :
on retrouve, tant chez la femme enceinte que chez la jeune anorexique, la présence
simultanée de l’aménorrhée et du développement de lanugo. Une précision s’impose :

48
Aménorrhée, lanugo et cheveux

la femme enceinte est en aménorrhée et c’est le fœtus qui porte le lanugo alors que
la jeune anorexique rassemble à elle seule les deux modifications corporelles. En
ne nous intéressant qu’au lanugo, nous pourrions avancer que, d’un point de vue
psychanalytique, la jeune qui souffre d’anorexie se trouve dans un état assimilable
à celui du fœtus, c’est-à-dire, dans un état qui précéderait une naissance ou le saut
vers une nouvelle vie. Cette mise en parallèle ne peut être qu’hypothétique et méta-
phorique, en tant qu’elle n’a jamais été formulée par les jeunes filles rencontrées.
Revenons donc à des observations de terrain. À la clinique, seule la moitié des
jeunes filles présentait sur certaines parties – principalement le dos, le visage et le
ventre – une fine couche de lanugo. Dans les phases passives du trouble, elles se
montrent indifférentes à cet état corporel. En dehors de ces moments, cette couche
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
duveteuse suscite leur profond dégoût et un sentiment d’horreur. Ce type de poils
leur rappelle « les singes et les hommes primitifs » ; elles associent leurs poils à
la virilité masculine et l’idée de se trouver « dans la peau d’un homme » leur est
proprement insupportable. Ce n’est pas seulement le lanugo, mais tous les poils
du corps, qui provoquent cette répulsion : « Il n’y a rien de plus laid que des poils
chez une femme », affirme Jazmín, à l’instar de ses compagnes. Toutes sans excep-
tion traquent le moindre poil en s’épilant entièrement les jambes, le maillot, les
aisselles, la moustache et les bras.
Les sourcils sont particulièrement soignés : finement épilés ou carrément rasés
et redessinés au crayon. Cette pratique n’étonne guère : à Mexico comme dans
d’autres capitales « occidentalisées », l’épilation des sourcils – ainsi que le recours
aux cosmétiques – est une marque de beauté féminine. Cette pratique surprend
davantage quand nous nous confrontons à des filles au corps décharné, aux besoins
corporels déniés, et que seule l’épilation délicate de leurs sourcils signe une volonté
de vivre. Qu’il s’agisse de cette partie et non d’une autre mobilise notre intérêt
en ce sens que les yeux font partie des organes les plus importants pour les jeunes
anorexiques : sans la vision, elles ne pourraient mener à bien l’évaluation constante
de leur corps. Cecilia se rase entièrement les sourcils et se les redessine d’un mince
trait de crayon qui s’arrête à la moitié du sourcil rasé. « C’est plus joli ainsi »,
dit-elle. Au-delà de la justification esthétique, on peut se demander si cet acte
ne confirme pas davantage : 1) qu’elle a une vision déformée de son corps – les
personnes qui souffrent d’anorexie sont aussi connues pour cela ; 2) qu’elle entend
se donner la longueur de sourcil qu’elle-même souhaite et non se soumettre à celle
qui pousserait naturellement.
Les jeunes filles interrogées sont unanimes : le lanugo et les autres poils sont diffi-
cilement supportables pour elles. « Une femme belle est une femme sans poil », « les
poils appartiennent aux hommes », affirment-elles. Afin de réparer ces dérèglements
corporels, elles recourent à l’épilation pour se sentir « plus propres, plus hygié-
niques, plus féminines ». Il faut noter que certaines d’entre elles ont une pilosité très
peu développée. D’après les dossiers médicaux, les jeunes filles ont le plus souvent

49
Poils et sang

une toison pubienne vierge ou presque, et il en est de même pour le reste du corps.
Les filles concernées s’en réjouissent : cette absence inattendue de pilosité rappelle les
saignements menstruels non souhaités dans les phases actives du trouble.
Les réactions, que suscite le développement de lanugo chez ces jeunes filles,
diffèrent de celles suscitées par l’aménorrhée : à aucun moment elles ne se vantent
d’être viriles, d’être comme les hommes. Au contraire, les poils les horripilent et
elles font tout pour s’en débarrasser. Dans cette traque contre le moindre poil,
il convient, comme pour le sang, de dégager plusieurs éléments d’interprétation.
Le plus évident et le moins relié à l’anorexie est le critère esthétique, tant valorisé
par les filles. Comme le rappelle Bromberger (2005 : 24-29), si le lisse féminin et le
dru masculin ont constitué le paradigme de la beauté et de la normalité dans l’his-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
toire de l’Occident, on constate aussi une tendance récente au recul des pilosités
viriles : le lisse, obtenu grâce à tous types de techniques d’épilation, est un signe
de beauté et de modernité tant chez les hommes que chez les femmes7. En dépit
de ces nouvelles tendances que les jeunes filles n’ignorent pas, elles adoptent un
discours qui oppose les différences corporelles, naturelles et surtout culturelles,
entre le féminin et le masculin : la beauté féminine, louée à outrance, semble être
leur cheval de bataille et, comme on le verra dans le rapport aux cheveux, une
arme de séduction. Au-delà de l’esthétique, la notion de contrôle apparaît claire-
ment. De la même façon qu’elles enragent de devoir subir la perte de flux mens-
truels, elles ne supportent pas l’idée qu’un duvet puisse recouvrir leur corps sans
qu’elles l’aient décidé elles-mêmes. Les manifestations corporelles, qui échappent
à leur pouvoir de décision, provoquent en elles une certaine colère. Si l’appa-
rition du lanugo est en partie liée aux restrictions alimentaires, la poussée des
autres poils correspond davantage aux changements dus à la puberté. Une fois
encore, ces filles semblent vouloir rester à un stade pré-pubertaire, conserver un
corps d’enfant imberbe comme celui qu’elles ont toujours connu. À un niveau
symbolique, en nous référant à l’article de Leach (1958) et en rappelant que la
pubescence fait partie des caractères sexuels secondaires de la puberté, on pour-
rait en déduire que ces jeunes filles expriment aussi, par ce rejet des poils, un
refus d’assumer leur sexualité.

L’anorexie tirée par les cheveux

D’un point de vue médical, les fortes restrictions alimentaires, l’anémie et les
troubles hormonaux dans l’anorexie peuvent entraîner une fragilisation et une
perte des cheveux (González, 2002 : 65). Sur le terrain, ces effets ne sont pas
toujours visibles et les jeunes filles interrogées ont rarement évoqué ce genre de
problèmes. Ce qui interpelle en revanche, c’est la façon dont elles arrangent ou
n’arrangent pas leurs cheveux. Ces coiffures dépendent de leur état émotionnel.

50
Aménorrhée, lanugo et cheveux

De l’incestueux dans les cheveux ?


Dans les phases passives, les filles ont les cheveux hirsutes, en bataille, très
gras, très sales. Cet état de déréliction transparaît également au travers des autres
rapports qu’elles entretiennent avec leur corps et de leur apparence vestimentaire.
Deux des huit jeunes filles interrogées se rappellent aussi avoir eu l’envie subite
d’être « coiffées comme un garçon ». Violeta s’est levée un matin « hantée par l’idée
de se raser le crâne pour ressembler à un homme ». Elle passa à l’acte, ravie, mais
déchanta presque aussitôt : elle refusa de sortir de chez elle pendant plusieurs
semaines.
Une histoire similaire est rapportée par Lila. Treize jours après le suicide de son
frère, elle décida d’arrêter de manger et, quinze jours après cette décision, elle se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
rendit chez le coiffeur pour avoir une « coupe très courte » comme celle qu’avait
son frère. Pendant plusieurs mois, elle s’est réjouie d’arborer la même coiffure que
son frère disparu. Cette pratique doit être reliée à son contexte. Lila et son frère
– de deux ans son aîné et né le même jour qu’elle – s’entendaient « à merveille » :
tous deux se disaient fréquemment combien ils s’aimaient. Pour elle, son frère était
son « ami », son « complice et compagnon de jeu ». Lui ne cessait de lui affirmer :
« Je ne sais pas ce que je ferais sans toi. » Quelques semaines avant la tragédie, tous
deux avaient demandé à leurs parents de leur offrir un voyage en Europe de deux
mois, l’été suivant, pour les 15 ans de Lila. Au Mexique, les 15 ans des jeunes filles
sont célébrés par un rite qui consiste en une fête réunissant famille et amis ou bien
en un voyage à l’étranger8 ; ce rite représente le passage du statut de jeune fille à
celui de femme, désormais en droit de se marier et d’avoir des enfants.
Cette histoire fait émerger une dyade frère-sœur presque indivisible. Quand
son frère meurt, Lila sent qu’une « partie d’elle-même est morte ». Cette relation
ressemble à un inceste sans passage à l’acte, un inceste « symbolique » : le souhait
de Lila de partir en tête-à-tête avec son frère pour ses 15 ans fait penser à une forme
de « lune de miel ». À ce trait incestueux dans l’intentionnalité, on ajoutera qu’à
cause du drame, Lila n’a pas pu concrétiser « son passage au statut de femme » et
qu’elle a peut-être refusé de devenir une femme sans l’extérioriser verbalement
(Tinat, 2005 : 111).

Du contrôle du corps à l’opération de séduction

Dans les phases actives du trouble, il semble n’y avoir qu’une « coiffure
possible » pour ces jeunes filles. Toutes sans exception tirent sévèrement en arrière
leurs cheveux et les tressent ou les attachent en queue de cheval ou en chignon,
à la manière de danseuses classiques. Aucune mèche ne dépasse et la chevelure
est plaquée grâce à une couche de gel. En début de thérapie, elles affirment que
cette coiffure est la plus pratique pour le bon déroulement de leurs activités.

51
Poils et sang

En fin de thérapie, elles se justifient autrement. Lila lance : « Cette coiffure faisait
partie des contrôles que j’avais sur moi-même. J’aimais sentir mes cheveux collés
sur mon crâne. » Pour Violeta, cette coiffure avait « pour but de ne pas attirer le
regard des garçons à l’école » parce que « les garçons pensent que les filles aux
cheveux détachés sont plus accessibles que les autres ».
Quand les jeunes filles lâchent prise sur leurs restrictions alimentaires et corpo-
relles, elles commencent à dénouer leurs cheveux et à en prendre soin. Elles les
revitalisent grâce à des produits spéciaux et se rendent régulièrement, presque
périodiquement, pourrait-on dire – entre une fois par semaine et une fois par mois –
chez le coiffeur. Ces pratiques ne sont pas forcément celles des jeunes filles issues de
bonnes familles. Au Mexique, le salon de beauté s’érige en institution : il représente
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
à la fois un espace de sociabilité des femmes de tous milieux et un lieu de passage
fréquent et obligé pour différents soins corporels (coiffure, manucure, épilations,
maquillage, etc.). Pour toutes les filles interrogées, « une femme pour être femme
doit avoir les cheveux longs », « une femme aux cheveux longs et détachés a davan-
tage de succès auprès des hommes qu’une femme aux cheveux courts ». À la fin de
sa thérapie, Cecilia se présente en consultation dans une tenue vestimentaire sexy,
le visage maquillé et les cheveux pailletés. Le médecin la taquine : « Jolie comme tu
es, n’as-tu pas peur d’attirer le regard des garçons ? » et Cecilia répond : « Non, au
contraire. Je voudrais désormais être toujours admirée ! »
De ces rapports aux cheveux, on peut dégager plusieurs éléments d’interpré-
tation dont le point de convergence semble être la sexualité. Dans les moments de
déprime intense, on observe une maltraitance et/ou un abandon des soins apportés
à la chevelure ainsi que des pratiques ponctuelles et impulsives, comme le rasage,
qui rappellent celles des saintes anorexiques (cf. Catherine de Sienne, mentionnée
plus haut) et, plus généralement, celles des aspirantes à la qualité de nonne. La
« coupe courte » de Lila a pour but principal de faire revivre son frère qu’elle aimait
tant. La perte du frère et la souffrance qui l’accompagne semblent compensées par
la perte ou coupe des cheveux de Lila qui représente l’amour et la complicité qui
l’unissaient à son frère. Dans l’énonciation, cette pratique n’est pas dissociée du
discours amoureux tenu par Lila envers son frère et peut, en ce sens, renvoyer à la
relation d’inceste au plan symbolique, repérée à travers d’autres éléments de leur
histoire.
De la phase active au recul du trouble, on observe chez ces jeunes filles un double
passage : 1) des cheveux sévèrement tirés en arrière aux cheveux libres et détachés ;
et 2) du refus catégorique d’attirer les regards masculins à la volonté de devenir
leur unique cible9. La simultanéité de l’action et du changement de positionnement
par rapport à l’autre sexe laisse entendre que, chez ces filles, le fait de lâcher leurs
cheveux symbolise l’acceptation de leur corps séducteur et sexualisé.
Par-delà la sexualité, c’est aussi l’acceptation de leur féminité qui est en jeu et
l’on relève dans leur discours la façon dont elles se représentent le masculin et

52
Aménorrhée, lanugo et cheveux

le féminin au travers de rapports dichotomiques : cheveux courts/cheveux longs ;


cheveux attachés/cheveux détachés ; cheveux sales/cheveux propres. À la lumière
de ces rapports, se dessine l’expression de la « toute-puissance » des anorexiques :
en se rasant la tête, les filles veulent ressembler aux garçons ; une coiffure sévère
représente leur volonté de tout contrôler ; les soins de la chevelure en fin de thérapie
semblent n’avoir qu’un but : ensorceler le sexe opposé, c’est-à-dire le dominer.

Conclusion

Quels liens se tissent donc entre le sang, la pilosité et les cheveux dans l’expé-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
rience anorexique ? À partir des considérations précédentes, il semble possible de
dégager trois liens ou plutôt trois pistes de réflexion.
Tout d’abord, s’impose la notion de contrôle. Le fait que cet aspect réunifie les
rapports aux menstruations, aux poils et aux cheveux n’étonne guère : le contrôle est
omniprésent dans l’anorexie, et pas seulement dans les rapports aux corps (Tinat,
2006). Ce qui est intéressant ici, ce ne sont pas les multiples contrôles exercés par
les jeunes filles sur leur corps, mais les sentiments de rage et de colère qui traversent
ces filles lorsqu’elles ne peuvent pas le maîtriser. Rien ne semble plus désolant pour
elles qu’un sang qui coule mensuellement et des poils qui poussent abondamment.
Ces deux manifestations corporelles représentent le « corps vivant » et une inter-
prétation possible pourrait être que ces jeunes sont irritées par les expressions de
cette vitalité qui s’imposent à elles. Cette explication fait écho à l’image de la mort
qu’on évoquait en introduction : refuser ces signes de vitalité reviendrait à désirer
la mort, de façon réelle ou symbolique. Cependant, nous opterons davantage ici
pour une autre interprétation : dans les phases actives, tout se passe comme si les
jeunes filles envisageaient leur corps comme leur pire ennemi, qui leur impose une
loi à laquelle elles ne peuvent se soumettre parce qu’elles ne l’ont pas édictée. On
se trouve donc face à un ordre hiérarchique en vase clos, un mécanisme de pouvoir
entre la jeune fille et son corps, c’est-à-dire de la jeune fille avec elle-même. Cette
logique nous rappelle le titre de l’œuvre de Raimbault et d’Eliacheff (1989) : ces
filles sont des « indomptables ».
Comme deuxième lien, et en maintenant le regard vers l’exercice des jeux de
pouvoir, surgit la thématique du masculin et du féminin. Le discours des jeunes
filles pose systématiquement, au centre de leur expérience corporelle, la diffé-
rence des sexes et les relations de genre. De façon schématique : leur aménor-
rhée les réjouit parce qu’elles préféreraient être des hommes ; quand leurs règles
reviennent, elles se targuent du pouvoir génésique des femmes dont sont privés
les hommes ; elles détestent le lanugo qui les rend poilues comme des hommes et
s’épilent le moindre poil pour rester belles et féminines ; dans les phases actives de
leur trouble, elles s’attachent les cheveux pour détourner l’attention des hommes,

53
Poils et sang

mais les détachent dans les phases de guérison pour mieux séduire les hommes ;
dans les phases de déprime, deux jeunes filles se sont subitement rasé et coupé
les cheveux pour ressembler à un homme. Ces observations confirment l’hypothèse
selon laquelle les jeunes filles atteintes d’anorexie aimeraient inverser « la valence
différentielle des sexes » (Héritier, 1996). Cependant, le gros plan effectué sur ces
trois aspects – sang, pilosité et cheveux – permet de révéler deux mécanismes diffé-
rents dans cette tentative d’inversion. Dans les phases passives et actives, il semble
qu’elles aimeraient prendre la place des hommes, c’est-à-dire, se hisser, malgré leur
sexe féminin, au rang supérieur du masculin. Dans les phases de recul du trouble,
leur discours dithyrambique sur la féminité laisse entendre en revanche qu’elles
aimeraient instaurer un nouvel ordre hiérarchique : féminin/masculin, supérieur/
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
inférieur.
Cette dernière observation, où le féminin dominerait symboliquement le masculin,
est particulièrement visible dans les rapports de séduction que les jeunes filles décou-
vrent en phase de guérison. La sexualité peut être vue comme étant le troisième lien.
Si celle-ci est progressivement assumée par les jeunes filles quand le trouble régresse,
c’est-à-dire quand les règles reviennent ou quand elles détachent leurs cheveux,
on rejoint Moisseeff (1987 : 143) pour avancer que cette sexualité est déniée, aban-
donnée ou inexistante dans les phases passives et actives du trouble anorexique. Par
leur aménorrhée, elles montrent leur incapacité à accepter leur potentiel de repro-
duction. En livrant bataille contre leur pilosité et en gardant les cheveux attachés
sévèrement, elles se débarrassent des signes majeurs de leur corps sexualisé.
Les représentations et les pratiques de ces jeunes filles atteintes d’anorexie, sur
le sang, la pilosité et les cheveux, s’articulent donc, au moins, autour de trois liens :
le contrôle ou plutôt la rage de ne pas pouvoir contrôler des transformations corpo-
relles, la volonté d’inverser la « valence différentielle des sexes » et les rapports à
la sexualité. À nos yeux, la corde qui enserre ces trois liens est la puberté. Enterrer
l’enfance pour renaître adulte implique un bon nombre de défis corporels, sexuels
et genrés auxquels ne se confrontent pas sans difficulté les jeunes filles qui souffrent
d’anorexie.

NOTES

1. Évaluation établie selon leur quartier de résidence à Mexico et la catégorie socio-professionnelle de


leurs parents. Les pères de ces patientes exercent des professions libérales, sont cadres supérieurs,
boucher (père de Jazmín) ou cuisinier (père de Begonia). Les mères sont femmes au foyer, professeur
du secondaire (mère de Lila) ou secrétaire à mi-temps (mère de Jazmín). Afin de respecter l’anonymat,
les prénoms de ces jeunes filles ont été changés.
2. Nous donnons cette précision pour deux raisons principales : 1) expliquer selon quels critères nous
avons pu entrer en contact avec des jeunes filles atteintes d’anorexie ; 2) mettre en évidence qu’une
approche médicale a constitué le point de départ de notre recherche – ceci se reflète dans chacune des

54
Aménorrhée, lanugo et cheveux
parties de l’exposé –, même si notre souhait a été de nous en affranchir.
3. Darmon (2003) a réalisé un découpage temporel de ce qu’elle a appelé la « carrière anorexique ».
Celle-ci se compose de quatre étapes : 1) « Commencer » [le régime] ou s’engager dans une prise en
main ; 2) « Continuer » (1) : maintenir l’engagement ; 3) « Continuer » (2) : maintenir l’engagement
malgré les alertes et la surveillance ; 4) « Être prise en charge » : s’en remettre à l’institution. Le décou-
page temporel, que nous proposons ici entre phases passives, phases actives et phases de recul du
trouble, correspond à différentes périodes que nous avons pu observer lors de la quatrième étape de la
« carrière anorexique » dégagée par Darmon.
4. Le terme lanugo, dérivé du latin lana, signifie « laine » et « texture laineuse », et renvoie au duvet que
l’on trouve sur la peau de certains fruits, comme la pêche, et les feuilles de certaines plantes.
5. « Aménorrhée » est un terme médical qui vient du grec : a (privatif), mèn (mois) et rhein (couler).
6. Les quatre critères sont : le refus de maintenir le poids corporel au-dessus d’un poids minimum normal
pour l’âge et la taille ; la peur intense de prendre du poids ou de devenir gros ; l’estimation erronée du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
poids corporel ; l’absence d’au moins trois cycles menstruels consécutifs (DSM-IV, 1995 : 558-559).
7. À Mexico et au début des années 2000, est apparu le terme metrosexual pour qualifier les hommes
de plus en plus soucieux de leur bien-être corporel, clients des salons de beauté et consommateurs de
produits cosmétiques.
8. En général, une fête est organisée dans les familles de classe populaire et le voyage à l’étranger est l’op-
tion des familles plutôt aisées.
9. D’après les interventions des filles en thérapies de groupes, on peut même avancer qu’il s’agit d’une
constante repérable dans bon nombre de pratiques quotidiennes : si la peur d’interagir avec l’autre sexe
caractérise les périodes actives du trouble, la volonté de le séduire signe de façon incontournable un
cheminement vers la guérison.

Bibliographie

American Psychiatric Association


1994 Diagnostical and Statistical Manual of Mental Disorders : DSM-IV, Washington DC.

Bromberger, C.
2005 « Trichologiques : les langages de la pilosité », in C. Bromberger, P. Duret, J.-C. Kaufmann,  
D. Le Breton, F. De Singly, G. Vigarello, Un corps pour soi, Paris, PUF : 11-40.

Bruch, H.
1994 [1973] Les Yeux et le ventre. L’obèse et l’anorexique, Paris, Payot.

Combe, C.
2002 Soigner l’anorexie, Paris, Dunod.

Corcos, M.
2005 Le Corps insoumis. Psychopathologie des troubles des conduites alimentaires, Paris, Dunod.

Darmon, M.
2003 Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, Éditions La Découverte.

González, M. E.
2002 Anorexia y bulimia. Los desórdenes en el comer, Tlalnepantla, Norma Ediciones.

Héritier, F.
1996 Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.

55
Poils et sang

Leach, E.R.
1958 « Magical Hair », The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and
Ireland 88 ( 2)  : 147-164.

Maître, J.
1997 Mystique et Féminité. Essai de psychanalyse sociohistorique, Paris, Éditions du Cerf.
2000 Anorexies religieuses, anorexies mentales. Essai de psychanalyse sociohistorique, Paris, Éditions
du Cerf.

Moisseeff, M.
1987 « Entre maternité et procréation : l’inceste », Patio Psychanalyse 7 : 120-145.

Raimbault, G. et Eliacheff, C.


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
1989 Les Indomptables. Figures de l’anorexie, Paris, Odile Jacob.

Tinat, K.
2005 « Aproximación antropológica de las relaciones entre anorexia nerviosa y feminidad », Psicología
Iberoamericana 13 (2)  : 104-114.
2006 « Le contrôle extrême de la nourriture. Un regard sur l’anorexie mentale à Mexico », Journal des
anthropologues 106-107 : 105-122.

56
BÊTES DE CONCOURS : DU PARAÎTRE À L’ÊTRE

Anne-Marie Brisebarre

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 57 à 70
ISSN 1951-5030
ISBN 9782851973764
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-57.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Bêtes de concours : du paraître à l’être

Anne-Marie Brisebarre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Le passage d’interrogations sur les significations de la pilosité humaine au question-
nement sur celles du pelage des bestiaux peut paraître quelque peu hardi. Pourtant,
on a souvent souligné la similitude, d’un point de vue morphologique comme physiolo-
gique, entre le corps humain et celui des grands mammifères. Et de nombreux auteurs
ont évoqué l’apprentissage de la vie – et de la mort – dont bénéficiaient les enfants
d’éleveurs au contact des animaux de la ferme. C’est aussi cette proximité entre
humains et animaux, ainsi que la crainte d’une contagion de la violence sur autrui,
qui dès le début du xixe siècle ont conduit les pouvoirs publics à reléguer l’abattage des
bestiaux dans des établissements spécialisés, aux lisières des villes, alors qu’il avait lieu
jusqu’alors dans les rues, devant les boucheries, sous les yeux des passants (Agulhon,
1981). C’est dans ce contexte général de proximités et de continuités entre hommes
et bêtes que prend sens l’analyse des traitements du pelage des bestiaux et des repré-
sentations qui les sous-tendent. Je me suis intéressée à ce thème sur des terrains fran-
çais, d’abord dans le cadre du pastoralisme transhumant en Cévennes et en Provence
(Brisebarre, 1978 et 2007), puis lors de ma fréquentation régulière du Salon de l’Agri-
culture de Paris et des concours de bovins qui s’y déroulent.
De cette première approche ethnographique se sont dégagées plusieurs pistes
de recherche en cours d’exploration. Quelles sont les pratiques et les représen-
tations des éleveurs vis-à-vis du pelage de leurs bestiaux, en particulier lorsqu’ils
les présentent au regard des professionnels mais aussi du public lors des fêtes et
des concours ? Ces représentations se réfèrent-elles uniquement à l’esthétique des
animaux, en particulier aux critères physionomiques retenus par les communautés
d’éleveurs pour définir, à l’intérieur d’une espèce, les caractéristiques d’une race
et la distinguer de races voisines ou éloignées ? Ou sont-elles aussi reliées aux repré-
sentations des humeurs corporelles, au sang, au sperme et au lait, ainsi qu’aux
muscles, la future viande ?

57
Poils et sang

Tontes et décorations des animaux transhumants

Dans le sud de la France, pratiquement chaque région de transhumance a eu ou


maintient encore des traditions d’embellissement des bêtes transhumantes, fondées
sur la manipulation de leur apparence et leur « habillage ». Autrefois, les hommes
qui les accompagnaient avaient à cœur de se mettre aussi en tenue de fête en revê-
tant, pour cette circonstance, un costume de travail neuf. Aujourd’hui, avant leur
départ, les moutons meneurs et les plus belles brebis sont tondus partiellement avec
des ciseaux, alors que les autres ovins du troupeau sont débarrassés totalement de
leur toison à la tondeuse. En Cévennes, cette tonte partielle décorative, attestée
anciennement et appelée coutelado, permet d’accrocher des pompons dans les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
vagues de laine longue laissées sur le dos des moutons, tandis que sur leur croupe
la laine conservée est serrée grâce à une ficelle, formant la rose, une boule souvent
teinte avec de l’ocre. D’abord à finalité esthétique, ces tontes partielles participent
au spectacle de la transhumance, apprécié de longue date par les habitants des
villages traversés, et aujourd’hui par les nombreux touristes qui se pressent lors
des fêtes organisées à cette occasion (Garnier et al., 1997). Elles ont aussi une fonc-
tion rituelle, sorte d’invocation préchrétienne au soleil dont on espère qu’il brillera
pendant les quelques jours que dure le voyage à pied, par les drailles1, des bêtes
et des bergers qui les conduisent. Mais, partielle ou totale, la tonte correspond,
pour les moutons qui ont déjà transhumé les années précédentes, à la première
étape du compte à rebours annonçant le départ prochain pour la montagne, les
autres étapes étant le marquage à la peinture de chaque mouton aux initiales de son
propriétaire puis, la veille de la montée, la pose de colliers et de grosses sonnailles
aux bêtes les plus belles et les plus robustes, fanfare entraînant le troupeau vers
les alpages, et enfin, complétant la tenue de fête, la pose des pompons de laine de
couleurs vives auxquels certains ajoutent des croix ou autres symboles peints sur
les flancs des moutons meneurs.
D’autres tontes partielles ont à la fois une fonction esthétique et technique, telle
cette longue mèche de laine conservée durant toute leur vie sur le cou des meneurs
de race mérinos d’Arles, en Provence : tressée, elle est utilisée par le berger comme
une poignée afin de saisir l’animal conducteur pour manœuvrer l’ensemble du trou-
peau ou, lors des foires, les petites troupes des antenais2. Les ovins meneurs qui
reçoivent ces tontes particulières sont souvent des animaux apprivoisés, agneaux
élevés ou complémentés au biberon, que les éleveurs transforment en auxiliaires :
ils servent d’intermédiaires entre l’homme et le reste du troupeau et reçoivent
très souvent un nom propre. Trop proches des hommes, certains ne seront jamais
envoyés à l’abattoir, compagnons devenus immangeables au même titre que les
chiens, autres auxiliaires des bergers (Brisebarre, 1998a : 123).
Lors des transhumances bovines pédestres, en particulier dans le Massif Central,
les plus belles vaches sont également toilettées, ornées de bouquets de fleurs et

58
Bêtes de concours : du paraître à l’être

de feuillage ou de drapeaux attachés à leurs cornes, puis munies de cloches ou de


sonnailles rythmant la lente montée des troupeaux. Mais les manipulations du corps
et en particulier du pelage des bovins les plus intéressantes, les plus travaillées,
sont celles qui sont destinées à mettre en valeur des animaux d’exception lors des
concours de bestiaux, de niveau régional et surtout national.

La classification des bovins lors des concours

Au cours du Salon de l’Agriculture de Paris, de nombreux concours se dérou-


lent dans le Hall 1, rebaptisé à cette occasion par les médias « la plus grande ferme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
de France ». S’y croisent, pendant une dizaine de jours chaque année, ruraux et
urbains, professionnels de l’élevage et curieux, attirés par l’élite des bestiaux qui
y est rassemblée. Parmi les grands mammifères, ce sont les vaches qui ont le plus
de succès auprès du public, ces « bonnes vaches aux yeux si doux », nourricières
par excellence (Micoud, 2003). Les bovins occupent près des deux tiers du Hall 1 :
en 2008, y étaient présentés 600 animaux de 28 races et en 2009, 520 de 26 races.
Malgré la diversité des espèces présentes au Salon, c’est aussi très souvent un bovin
qui est choisi pour figurer sur l’affiche officielle : ainsi, en 2008, la vedette était
Violente, une vache de la race Rouge des Prés et en 2009, Star, une Prim’Holstein.
Dès le xixe siècle, après de longs siècles de polyvalence (travail, lait, viande) des
nombreuses races bovines locales, un mouvement de sélection venu d’Angleterre
aboutit à l’obtention, par croisements « améliorateurs », de grandes races à viande
à la musculature plus développée : des concours d’animaux gras ont alors été créés
(Mayaud, 1997). Cependant, tous les éleveurs français n’ont pas adhéré à cette
« anglomanie » (Vissac, 2002). Plus tardivement, les races laitières ont elles aussi
été la cible de croisements pour augmenter leur productivité. Puis, au milieu du
xxe siècle, les races dites « mixtes », produisant à la fois du lait et de la viande mais
en moindre quantité que les races spécialisées, ont été sélectionnées à leur tour
pour une meilleure valorisation bouchère.
Aujourd’hui la classification adoptée par les organismes professionnels distingue
les races laitières, une nouvelle appellation « races mixtes » pour les vaches produi-
sant à la fois du lait et de la viande mais qu’on ne laisse pas nourrir leurs veaux,
et les races allaitantes dont la destination première est la production de viande, en
particulier celle des veaux élevés « sous la mère ».
Au Salon de l’Agriculture, le classement des bovins paraît réduit à deux grandes
catégories : les races laitières et les races allaitantes, cette division binaire déter-
minant le sexe des animaux admis à concourir. Dans la catégorie races allaitantes,
sont présents des mâles et des femelles, vaches adultes accompagnées de leur veau
de l’année et génisses. Par contre chez les laitières, seules les vaches en lacta-
tion concourent : la reproduction se faisant surtout par insémination artificielle,

59
Poils et sang

les meilleurs taureaux sont élevés par des sélectionneurs en relation avec les centres
d’insémination. La mise en scène des reproducteurs mâles de ces races laitières
n’a donc pas de raison d’être, ce qui se traduit lors des concours par l’absence des
taureaux, ainsi que des veaux considérés comme de simples sous-produits de l’éle-
vage laitier3. De ce fait le lait, dont la production nécessitait hier un accouplement,
aujourd’hui une insémination aboutissant à un vêlage, semble une substance issue
uniquement des femelles4.

L’apparence des bestiaux


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Les concours nationaux, comme ceux du Salon l’Agriculture de Paris, sont
pour les éleveurs des enjeux professionnels majeurs et fonctionnent comme des
« vitrines » du monde de l’élevage. Les bestiaux sélectionnés appartiennent à l’élite
des races françaises : issus de reproducteurs primés, ils ont remporté plusieurs
concours régionaux, la manifestation parisienne étant l’apothéose de leur carrière
de champion (Monnet, 1969). Les spectateurs néophytes ne connaissent pas les
règles subtiles de ces concours, établies par la communauté des éleveurs de chaque
race. Les citadins sont surtout impressionnés par la stature et le poids des gros
bestiaux. Chaque année dès leur arrivée à la Porte de Versailles, les bovins les plus
lourds du Salon – un taureau et une vache – sont désignés au public comme des
animaux remarquables : ils ont les honneurs des médias, en particulier de la télévi-
sion ; tout au long du Salon, des attroupements se forment autour d’eux. Ainsi, en
2007 le plus gros taureau était un Rouge des Prés nommé Ubin qui pesait 1 770 kg.
Pourtant, comme me l’a fait remarquer un éleveur de Charolais rencontré la même
année et qui comparait les concours des bovins avec les « concours de miss », « ce
n’est jamais la plus grosse qui est élue, mais la plus belle ». Car « les éleveurs sont
des esthètes », comme l’affirme J.-E. Eglin dans l’introduction d’un récent numéro
d’Ethnozootechnie titré « Appréciation et jugement morphologiques des animaux »
(2008 : 5). Et lorsqu’elle est reconnue par leurs pairs lors des concours, la beauté
de leurs animaux leur procure un « sentiment de plaisir ». D’un point de vue
zootechnique, ces critères « historiquement et socialement évolutifs » correspon-
dent à « différentes sortes de beauté : conventionnelle ou adaptative, naturelle ou
orientée par la sélection, harmonique ou dysharmonique… ».
Cette beauté indispensable pour emporter un premier prix nécessite un vrai
travail des éleveurs sur le long temps pour préparer les bestiaux susceptibles d’être
sélectionnés. Les éleveurs sont conseillés et soutenus par leur UPRA5 : l’alimentation
et la santé de ces bestiaux sont l’objet de toutes les attentions. Quant au traitement
esthétique, il commence sur l’exploitation bien avant le Salon. Plusieurs semaines
avant le voyage jusqu’à Paris, les animaux retenus sont douchés et brossés. Les
vaches laitières subissent une première tonte qui les débarrasse de leur poil d’hiver.

60
Bêtes de concours : du paraître à l’être

Sur un site web professionnel, un spécialiste du toilettage recommande, pendant


ces séances, de « toujours attacher la tête des vaches en hauteur pour les habituer
au port de tête haut ». Car il faut aussi les entraîner à défiler d’un pas régulier en
« gardant la tête haute, dans le prolongement de la ligne du dos »6.
Le deuxième stade du toilettage a lieu au Salon, la veille ou le matin du concours.
Commençant toujours par une douche qui détend l’animal, il est effectué par une
équipe de plusieurs personnes et peut durer près de trois heures. Selon l’humidité
ambiante, on choisira de traiter son pelage avec un produit cosmétique ou un autre.
Ainsi, si le temps est très humide, « le poil devient lourd et il faut lui redonner du
gonflant », m’a dit un éleveur de Limousines.
Le toilettage est enseigné dans les lycées agricoles spécialisés au même titre que
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
les autres savoirs que doit maîtriser un éleveur bovin moderne et performant. Ces
dernières années, j’ai assisté, dans un espace appelé « les coulisses du concours »,
à la préparation des vaches par les élèves pour le « Trophée national des lycées
agricoles ». Lors de l’édition 2008, j’ai aussi suivi la finale nationale d’une autre
épreuve, le « Concours européen de jugement des animaux par les jeunes ». Car
être « pointeur », celui qui juge et donne des points à l’animal et à son éleveur,
et « toiletteur » sont deux volets complémentaires d’un même savoir. Des UPRA
organisent des stages de formation afin de préparer leurs adhérents les plus expé-
rimentés pour l’obtention de « l’agrément » de juge. D’après certains éleveurs, à
cause de l’importance professionnelle et économique croissante des concours, le
toilettage est en passe de devenir un métier de spécialiste.
Dans ces coulisses du concours, étaient rassemblés pour être toilettés des bovins
appartenant aux deux grandes catégories, les différences de traitement des races
laitières et allaitantes y étant de ce fait particulièrement bien mises en évidence.

Le « clippage » des vaches laitières

Les vaches des différentes races laitières bénéficient d’une présentation relati-
vement homogène. Elles doivent montrer une robe lisse, lustrée à la brosse, au
pelage très fin, presque inexistant, sous lequel l’œil et la main du juge perçoivent la
finesse et la souplesse du cuir. Les seuls poils mis en valeur par peignage sont ceux
de l’extrémité de la queue et du toupet entre les cornes – lesquelles sont très souvent
absentes, les veaux étant presque tous décornés deux à trois semaines après leur
naissance7. Même les poils qui garnissent l’intérieur des oreilles sont coupés aux
ciseaux pour les discipliner.
Pour obtenir de telles robes à l’allure « naturelle », les éleveurs font un toilet-
tage minutieux de leurs championnes, le « clippage »8, avec différents peignes selon
la partie du corps traitée. Un bon clippage ne doit pas se voir. Une vache dont la
robe présente des traces de tondeuse est disqualifiée. Objet de toutes les attentions,

61
Poils et sang

les mamelles sont rasées avec le peigne le plus fin. Le but du clippage est double :
mettre en valeur les parties du corps de la vache qui signent son aptitude laitière et
corriger tout en les masquant ses éventuels défauts de conformation.
J’ai ainsi assisté à l’opération consistant à « améliorer » la présentation d’une
vache Prim’Holstein9, actuellement la race laitière européenne la plus productive.
Le standard de cette race précise que le dos d’une vache Prim’Holstein doit être
droit, quand on la regarde de l’arrière vers l’avant en se tenant derrière sa croupe,
mais aussi de profil : une vache géométrique en quelque sorte. Au cas où la ligne
du dos ne répondrait pas à ce critère, c’est en « travaillant » les poils de la ligne du
dos qu’on s’efforce de masquer ce défaut : on redresse les poils de l’échine en les
agglomérant avec des cosmétiques que l’on chauffe à l’aide d’un séchoir à cheveux,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
puis on les coupe au ciseau de manière à donner l’impression que la ligne du dos de
la vache est bien droite, vue de profil comme de l’arrière.
Bien sûr, les jurys des concours, composés de professionnels de l’élevage, connais-
sent ces manipulations pour les avoir pratiquées. Si elles sont bien faites, elles sont
acceptées et valorisées car « l’animal parfait n’existe pas », même s’il représente
l’idéal vers lequel tend le travail des sélectionneurs et des éleveurs, jugés par leurs
pairs à travers leurs bestiaux. Les « ruses » ont de longue date fait partie du savoir-
faire des spécialistes de l’élevage, en particulier des maquignons, champions du
« maquillage » des bestiaux quoique dans des contextes sensiblement différents.
S’agissant de la mise en valeur des aptitudes laitières d’une vache, le jeu semble
consister à supprimer totalement son pelage pour que le jury ait l’impression de « voir
au travers de sa peau », selon l’expression d’un juge, pour apprécier le fonctionne-
ment et le rendement de cette machine à fabriquer du lait. De profil, en allant de
l’avant vers l’arrière de la vache, le regard glisse sur la poitrine, qui doit être large,
puis sur le flanc uni et laissant deviner le tracé des côtes dont la profondeur est appré-
ciée. Largeur de la poitrine et profondeur des côtes témoignent de la capacité de la
vache à ingérer une grande quantité d’herbe, donc à produire du lait en abondance.
Poursuivant l’inspection, le regard du juge s’arrête sur la mamelle de la vache :
celle-ci doit être gonflée et les « veines de lait »11 qui l’irriguent bien apparentes. Des
ruses permettent d’hypertrophier ces caractéristiques : ne pas traire la vache durant
les heures (de 12 à 18 heures) qui précèdent un concours, ce qui fait gonfler le pis ;
traire un quartier plus qu’un autre pour « équilibrer » la mamelle ; y mettre de l’al-
cool pour faire ressortir les veines qui la sillonnent. Il est donc possible de ruser, mais
il faut cependant savoir apprécier les limites à ne pas dépasser : par exemple, m’a
expliqué un des juges, mettre de la colle sur les trayons pour qu’ils soient bien droits
disqualifie la vache si la pratique est découverte. Toute manipulation qui attente au
bien-être de l’animal provoquera un retrait de points lors du concours.
Ainsi, en race Prim’Holstein, différents « postes » sont retenus pour le « pointage »
des vaches présentées en concours. Ils ont été choisis parce qu’ils sont « prédicteurs
de la longévité, des taux cellulaires du lait et de la reproduction » des animaux.

62
Bêtes de concours : du paraître à l’être

La notation se fait sur 100 points et distingue 4 « postes synthétiques » : 45 % des
points concernent les caractéristiques de la mamelle, 20 % le format de la vache
(profondeur du corps, hauteur au sacrum, largeur de poitrine, largeur aux
ischions), 20 % ses membres et 15 % sa « solidité laitière », c’est-à-dire l’aspect, la
largeur et l’inclinaison du bassin (Bieri, 2008 : 37-41).

La présentation des races allaitantes

Dans cette catégorie, il s’agit de montrer au mieux de leur forme, c’est-à-dire en


tant que futures pourvoyeuses de bonne viande, des vaches accompagnées de leurs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
veaux de l’année et des géniteurs mâles. Par contraste avec un système de produc-
tion laitière intensifié, encore hanté par le spectre de l’ESB� et des vaches « carni-
vores » et tremblantes, dans les races allaitantes l’accent est mis sur un élevage de
plein air et à l’herbe, « une alimentation en longueur pour que les tissus musculaires
se forment tout doucement » produisant « une belle montée de viande » au niveau
du dos (Gayraud, 2008). Chez les mâles comme chez les femelles, cette forme d’éle-
vage extensif favorise la pousse d’un poil abondant. Cependant, l’enquête a montré
que, selon les races et surtout selon les régions, il existe des façons différentes de
« domestiquer » le pelage et d’améliorer la présentation des taureaux, des vaches
et même des veaux. Ce sont parfois des pratiques inventées par un éleveur réputé
et que les autres éleveurs ont adoptées parce qu’ils trouvaient que « ça faisait joli
et ça mettait en valeur la race ».

Les races de montagne

Selon un éleveur de bovins limousins, les taureaux de cette race doivent présenter
un « aspect naturel émanant de l’abondance du pelage et de sa couleur plus foncée
au niveau de la tête, particulièrement forte sur une encolure très développée ». Sur
le reste du corps des mâles, le poil plus fin et plus clair est « frisé » avec une brosse
spéciale, en particulier sur les cuisses et la « culotte » où on le fait « bouffer » pour
« élargir les arrières », augmentant l’impression de volume de cette partie noble de
la carcasse dans laquelle le boucher taillera les steaks. Dernière touche de la toilette
d’un mâle limousin, il faut mettre en valeur son dos, qui doit être large : la ligne
dorsale, qui se dégarnit naturellement, est tondue pour en supprimer les moindres
épis, une tonte qui se prolonge sur l’extérieur de la queue jusqu’au-dessus du
pinceau de poils qui la termine. Vu de l’arrière, donc sous l’angle où la masculinité
de l’animal est la plus apparente, cela donne au taureau une allure « élégante »
selon le qualificatif employé par l’éleveur. Un champion limousin présente donc
un aspect ambivalent : un avant « naturel » qui rappelle un peu le bison vivant dans

63
Poils et sang

de grands espaces, mais dont l’aspect sauvage est corrigé par l’absence des cornes,
et un arrière très « travaillé ». L’éleveur inscrit ainsi fortement sa marque domes-
ticatrice tant sur l’avant de l’animal, par l’ablation des cornes, que sur l’arrière,
par le brossage et la tonte partielle du poil.
On retrouve la même allure, naturelle tendance sauvage, chez le mâle Aubrac,
et un peu moins prononcée chez le Salers, avec un rasage de la queue prolongeant
celui de l’échine, un brossage qui discipline tout en l’accentuant la frisure du poil
fourni des bestiaux affrontés à des conditions climatiques rudes qui fouettent le
sang, leur donnant force et vitalité. Mais il n’est pas question que ces deux races
emblématiques des transhumances du Massif Central soient amputées de leur
cornage en lyre que certains éleveurs vont jusqu’à cirer ou frotter à l’huile lin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
pour le magnifier en le faisant briller. Quant aux sabots des taureaux, des vaches et
même des veaux, ils sont passés à la graisse et paraissent vernis comme des chaus-
sures de cérémonie.
Chez ces races, le pelage des femelles est aussi brossé et lustré, finesse et brillance
à l’égal d’une chevelure féminine témoignant de la santé des bêtes et du savoir des
hommes. Car ces vaches font la fierté de leurs éleveurs qui qualifient les Aubrac de
« belles à la robe froment et aux yeux fardés comme ceux d’une danseuse » et les
Salers de « belles à la robe acajou ». Lors des transhumances, les vaches meneuses
et leurs filles – le rôle de conductrice du troupeau passant de mère en fille – sont
toilettées, peignées, ornées de bouquets de feuillages, de guirlandes de fleurs, de
drapeaux et portent suspendues à des colliers de cuir ou de bois décorés les cloches
ou les sonnailles qui rythmeront la marche du troupeau sur la draille jusqu’à l’estive.
Dans le Val de Munster où les vaches vosgiennes transhument encore, la veille de la
montée et de la descente des pratiques de rasage de la queue de toutes les vaches – « raser
pour faire joli », disent les éleveurs – sont attestées, semblables à celles qui sont prati-
quées lors des concours sur les Limousines et d’autres races allaitantes (Ribstein, 2006).
Ce rasage de la partie externe de la queue chez le mâle comme la femelle, depuis
l’attache où un épi est parfois conservé jusqu’au pinceau de poils terminaux qui peut
être soit peigné, soit crêpé pour obtenir plus de volume, me paraît particulièrement
signifiant : la queue est l’ornement qui partage en deux symétriquement l’arrière de
l’animal, partie noble s’agissant de la valeur bouchère ; selon ses mouvements vifs
ou lents, elle cache ou révèle la virilité ou les aptitudes maternelles, les testicules ou
la mamelle et la « nature »14.

Les races de plaine

Dans un deuxième groupe de races allaitantes, les grandes races élevées dans les
régions de plaine, le traitement du pelage n’est pas unifié mais dépend de codes décidés
par la communauté professionnelle élevant telle ou telle race. Certains éleveurs

64
Bêtes de concours : du paraître à l’être

adoptent une présentation proche de celle des races laitières, privilégiant un aspect
net du corps de leurs bestiaux, mâles et femelles, et éliminant une grande partie
du pelage. Ainsi, des éleveurs de la race Bleue du Nord rasent partiellement le poil
de leurs vaches comme de leurs taureaux. Un éleveur de Blondes d’Aquitaine m’a
indiqué une autre technique remplaçant le rasage : elle consiste à nourrir abon-
damment les bestiaux dans les semaines qui précèdent leur présentation au Salon
de l’Agriculture – qui a lieu à la période où pointe le renouveau du printemps – ce
qui a pour résultat de les « mettre en forme » mais aussi de favoriser la pousse d’un
nouveau pelage fin, le « vieux poil d’hiver » tombant grâce à un brossage énergique.
Les taureaux charolais qui vivent toute l’année dehors se couvrent l’hiver d’un
pelage très épais. Selon les parties du corps, on peigne ce poil long ou on le « frise »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
avec une brosse spéciale : sur l’arrière de l’animal, on « tire le poil vers l’extérieur »,
puis on le « boucle » sur les cuisses pour donner plus d’ampleur et de volume aux
masses musculaires. La queue est rasée, à partir de son attache et jusqu’au pinceau
de poils terminaux, pour mettre en valeur « le globe »15. On toilette aussi la tête des
mâles et on coupe au ciseau les poils hirsutes qui en dérangent la symétrie.
Sur un blog de jeunes éleveurs de Charolais, détaillant les critères de sélection
du bel animal, l’un d’eux exprimait à sa façon ce qu’il recherchait en évaluant dans
un but d’achat un veau et sa mère : « Par ordre d’importance, du Q, du dos, de la
gueule, ensuite les aplombs arrières, le DS [développement squelettique] et le DM
[développement musculaire]… ». Il précisait qu’il se méfiait « des mèches de poils
trop longues, ça cache beaucoup trop de défauts » et conseillait à son interlocuteur
de « peigner les veaux à l’envers, ou de les passer sous le jet d’eau, car y a que là
que tu vois les vraies formes ! ».
Le plus étonnant cependant, est le traitement des animaux Blanc Bleu Belge,
une race dont un rameau a fait souche dans le nord de la France. À l’origine mixte,
cette race a évolué assez récemment vers le type viande. De couleur blanche, pie
bleue, pie noire ou entièrement noire, ces bestiaux développent, naturellement
selon leurs éleveurs, une hypertrophie des masses musculaires, en particulier de la
partie arrière, donc un surcroît de viande. « La race qui assure ses arrières » est la
formule placardée au-dessus du stand d’exposition de ces bovins au Salon.
Depuis que le standard de cette race a été fixé, les éleveurs ont coutume de
présenter dans les concours tous leurs animaux, taureaux, vaches, génisses et
veaux, en les tondant partiellement à ras, au niveau du haut de la culotte et de la
partie externe de la queue, des épaules et de la nuque, des pattes et du ventre. Il
s’agit de souligner l’hypertrophie des muscles, tellement visibles sous la peau rasée,
surtout chez ceux de couleur blanche qui présentent ainsi des plages de peau rosée,
qu’on a l’impression d’en voir le tracé comme sur les croquis pédagogiques affichés
dans les boucheries à l’intention des acheteurs. Lors du dernier Salon, certains
citadins étonnés devant ce toilettage particulier des « culottes » de ces bestiaux
se sont risqués à des comparaisons entre des formes animales et humaines à

65
Poils et sang

caractère érotique. S’appuyant sur des arguments techniques, des éleveurs d’autres
races bovines ont émis des jugements critiques sur les bovins de cette race. De
façon humoristique, l’un d’entre eux expliquait qu’« à force de sélectionner leurs
bestiaux, ils ont gagné en longueur et perdu en hauteur. On dirait des culbutos, on
a l’impression qu’ils vont basculer vers l’arrière et rester plantés ainsi. Ils ressem-
blent à de monstrueux bassets ». Ces appréciations divergentes illustrent aussi bien
la portée normative que le caractère relatif des critères de beauté adoptés dans une
même espèce, d’une race à une autre et selon les finalités de l’élevage.

Le poil, le sang et la viande


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Que peut-on saisir, à partir des discours des éleveurs et des « pointeurs » en
situation, de la signification et des implications de ces pratiques d’ornementation
des animaux transhumants, de ces habitudes de tonte et de peignage du pelage des
bêtes de concours, mais aussi de manipulations de leur corps, ces « astuces » visant
à exalter le paraître des bestiaux ?
Leur fonction esthétique est indéniable, la plus immédiatement évidente, et
affirmée comme telle par les éleveurs. Répondant aux canons de beauté codifiés
pour chaque circonstance, race et catégorie, ces professionnels transfèrent sur
leurs animaux des ornements inspirés des parures cérémonielles d’antan ; les « clip-
peurs » utilisent un arsenal d’outils et de cosmétiques identiques à ceux qui sont
employés pour l’embellissement des humains, en particulier des chevelures fémi-
nines. Ces exhibitions d’animaux sous leur meilleur jour font admirer à la fois leur
« sang », leur florissante conformité à l’idéal normatif de leur race et, indissocia-
blement, le savoir-faire des éleveurs tel que manifesté dans leurs bestiaux : la répu-
tation et le savoir des hommes sont engagés dans la beauté des bêtes.
Ce qui n’est pas sans intérêt, car ces manifestations ont aussi une fonction
économique : au Salon de l’Agriculture surtout, qui est par excellence un lieu de
rencontre des professionnels, la présentation de beaux bestiaux reproducteurs
vise à magnifier l’excellence de leurs potentialités et celles de leurs descendants, et
donc contribue à asseoir le prestige et la prospérité des éleveurs (des) lauréats. On
comprend alors la raison de l’esthétisation si particulière des animaux présentés au
concours national : elle tient à sa fonction, qui est de rendre visibles les capacités
productives et reproductives des animaux.
Le rasage des vaches laitières pour les « mettre à nu » permet de révéler, au
travers de leur cuir, l’architecture de leur corps et son fonctionnement, de suivre la
transformation des aliments végétaux en sang rouge et en lait blanc, dont les profes-
sionnels apprécient la circulation interne comme par transparence. Mais ce qui est
surtout donné en spectacle chez ces championnes, comme sur une scène de théâtre,
c’est la conformation et la contenance de la mamelle, le réservoir à lait.

66
Bêtes de concours : du paraître à l’être

Les races allaitantes, elles, ont pour fonction la production de viande à partir de
l’herbe16. Qui dit « vaches allaitantes » fait d’abord référence aux veaux présentés
avec leurs mères et élevés « sous » elles, nourris de leur lait. Le pelage de ces très
jeunes bovins est, comme celui de leurs géniteurs, lavé, brossé, peigné, jusqu’à leur
donner aux yeux des citadins l’aspect attendrissant d’animaux en peluche. Mais les
professionnels y voient surtout une morphologie qui, reflétant les qualités des parents,
est une promesse de viande de qualité. Ils savent établir une correspondance exacte
entre l’apparence de l’animal vivant et la viande qu’il pourra procurer.
La fabrication de la viande de boucherie, quel que soit le mode d’abattage,
nécessite l’effusion du sang de l’animal, l’élimination de son enveloppe de cuir et
de poil, puis le prélèvement de ses viscères. Ce n’est qu’après ces opérations que la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
bête devient « carcasse » et ses muscles matière consommable par la découpe. Car
seuls les gibiers chassés17, dont le « sang noir » (Hell, 1994) n’a été qu’imparfaite-
ment versé, peuvent être exposés morts et encore revêtus de leur pelage, comme si
leur statut de bêtes sauvages ainsi prouvé empêchait que se fasse le rapprochement
entre corps humain et corps animal.
Notre société de plus en plus urbaine semble avoir du mal à assumer sa « carni-
vorité » et cherche à gommer la provenance animale de la viande. Aussi certaines
publicités pour la viande issue des races pâturant sur les vertes estives d’altitude,
comme la Limousine, la Salers ou l’Aubrac, se fondent sur une « végétalisation » de
cette chair envisagée comme la « quintessence du végétal » (Héritier, 1987). Ainsi,
par exemple, les éleveurs aubracois ont-ils choisi le label « Fleur d’Aubrac » et un
graphisme où le vert domine pour vanter la qualité de viande des génisses croisées
de mère Aubrac et père Charolais (Brisebarre, 1998b).
La dernière fonction que remplit l’intervention des éleveurs sur le pelage de leurs
bestiaux appartient au registre du symbolique. En modelant la puissance de ces
bovins impressionnants, elle les marque de l’empreinte humaine, et ré-écrit pério-
diquement sur leur corps les relations de domestication qui, dans d’autres races
comme la race Camargue ou la race Brave espagnole – les toros de corrida –, consis-
tent en une épreuve d’appropriation, la ferrade, marquage définitif au fer rouge de
bestiaux semi-domestiqués dont on entretient la sauvagerie pour un affrontement à
mort qui fait publiquement couler leur sang�.
Cette « textualisation » du corps des bovins se retrouve aussi à l’abattoir lors du
marquage des carcasses après la mise à mort par une saignée totale, à la fois « désa-
nimation » par la privation du souffle vital et « désanimalisation » par le « désha-
billage » (arrachage mécanique du cuir) et le prélèvement de la tête et des pattes,
puis l’ouverture et l’enlèvement des viscères, suivis de la découpe de gros (Vialles,
1987). Ce marquage est particulièrement signifiant dans le contexte ritualisé de
l’abattage halâl et surtout casher�, le plombeur inscrivant sur la carcasse, en lettres
hébraïques, la licéité et la pureté de cette chair autorisée pour la consommation
humaine par permission divine (Nizard-Benchimol, 1998).

67
Poils et sang
NOTES

1. Chemins empruntés par les troupeaux transhumants pour gagner les estives de montagne.
2. Agneaux « nés l’année d’avant ».
3. Au milieu des années 1990, pour lutter contre les surplus de viande, les technocrates de l’Union euro-
péenne avaient instauré la « Prime Hérode » – référence biblique au massacre des « saints innocents »
– destinée à dédommager les éleveurs qui accepteraient que les veaux nouveaux-nés soient euthanasiés
dans les jours suivant leur naissance, dès qu’ils auraient provoqué la montée de lait des vaches. Cette
mesure n’a pas emporté l’adhésion des éleveurs français (Brisebarre, 1998a : 119-121).
4. De même, s’agissant de la production de viande bovine, N. Vialles signale que bien que « les animaux
[soient] sexués, la viande, elle, ne l’est pas : elle est censée provenir d’animaux sexuellement neutres et
génésiquement inactifs » (1998 : 140), veaux et génisses, bœufs castrés et vaches de réforme. Cependant,
il existe des exceptions, des consommations carnées particulières, souvent identitaires et parfois trans-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
gressives, telle la viande du taureau tué lors d’une corrida qui, dans les places taurines françaises, est
extrêmement valorisée du fait de sa charge symbolique de courage et d’hyper-virilité (Vialles, 1987 : 145).
5. Unité de sélection et de Promotion de Race.
6. Voir le site : www.concoursvaches.easyforum.fr/preparation-des-animaux
7. Des généticiens ayant déterminé les gènes participant à l’apparition du cornage dans la race limousine,
il sera bientôt possible de faire naître des veaux sans cornes.
8. Le terme est arrivé en France depuis le Canada en passant par la Belgique. En anglais, to clip signifie
tondre. Le clippage est « une tonte esthétique amélioratrice des qualités de l’animal » (site web, voir
note 5. Il existe des « écoles de clippage » où les jeunes des lycées agricoles apprennent ces techniques
auprès de leurs aînés.
9. Encore appelées FFPN (Frisonne française pie noire), ce sont les vaches blanches tachées de noir,
originaires des Pays-Bas, que l’on voit aujourd’hui dans une grande partie de la France, surtout au
nord-ouest d’une ligne Nancy-Bordeaux.
10. Ce sont les grosses veines qui amènent à la mamelle le sang nécessaire à la production du lait. Selon des
représentations, anciennes et actuelles, de la physiologie des mammifères, humains comme animaux, le
sang est à l’origine de la fabrication du sperme et du lait (voir Héritier, 1985).
11. Encéphalopathie Spongiforme Bovine, dite « maladie de la vache folle ». L’ESB a plus touché les vaches
laitières, complémentées avec des « farines de viande et d’os » pour produire plus de lait, mais four-
nissant aussi de la viande lorsqu’elles sont « réformées » (catégorie « races à lait »), que les vaches
allaitantes nourries « à l’herbe » sur parcours.
12. Les éleveurs désignent ainsi la partie du corps de la vache située sous la queue ; selon Littré, « les parties
servant à la génération ».
13.Terme employé par les éleveurs comme par les bouchers pour désigner les volumes charnus des cuisses.
14. La qualité de l’herbe « fait » le muscle donc la qualité de la viande. Ainsi, en pays brionnais, l’herbe dite
« violente » est la base de l’engraissement des bovins Charolais (Lizet, 1993).
15. Élevés en enclos, les gibiers (sangliers et biches) perdent leur statut sauvage et doivent être traités dans
des abattoirs comme les bestiaux.
16. Dans ces races, la sélection des mâles combattants se fait par les lignées des femelles, les « mères à toros »,
dont on teste les aptitudes combatives dans des simulacres de corrida (Saumade, 1994 : 162 et sqq.).
17. Pour l’islam et le judaïsme, les animaux ont une âme qui doit être rendue au Créateur lors de l’abattage
(Benkeira, 1998 et Nizard-Benchimol, 1998).

68
Bêtes de concours : du paraître à l’être

Bibliographie

Agulhon, M.
1981 « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au xixe siècle »,
Romantisme 31 : 81-109.

Benkheira, M.H.
1998 « Sanglant mais juste : l’abattage en islam », Études rurales 147-148 (n° spécial Mort et mise à
mort des animaux) : 65-79.

Bieri, D.
2008 « Le pointage en race Prim’Holstein », Ethnozootechnie 83 (n° spécial Appréciation et jugement
morphologiques des animaux) : 37-41.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Brisebarre, A.-M.
1978 Bergers des Cévennes. Histoire et ethnographie de la transhumance et de l’élevage ovin en
Cévennes, Paris, Berger-Levrault.
1998a « Préserver la vie des animaux pour programmer leur mort », Études rurales 147-148 (n° spécial
Mort et mise à mort des animaux) : 115-128.
1998b « Le bœuf de Pâques et la « vache qui rassure » : stratégies d’identification et de promotion de
la viande bovine Aubrac », Journal des anthropologues 74 (n° spécial Anthropologie des choix alimen-
taires contemporains) : 67-82.
2007 Bergers et transhumances, Romagnat, De Borée.

Desrues, F.
2008 « Le concours européen de jugement des animaux par les jeunes », Ethnozootechnie 83 (n° spécial
Appréciation et jugement morphologiques des animaux) : 45-48.

Eglin, J.-E.
2008 « Introduction », Ethnozootechnie 83 (n° spécial Appréciation et jugement morphologiques des
animaux) : 5-6.

Garnier, J.-C., Labouesse, F., Laurence, P. et Salmon, C.,


1997 Les Fêtes de la transhumance dans le Midi méditerranéen et leur développement récent,
Montpellier, INRA, rapport de recherche.

Gayraud, M.
2008 « Un concours qui privilégie la qualité », Centre Presse, 2 mars : 7.

Hell, B.
1994 Le Sang noir. Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion.

Héritier, F.
1985 « Le sperme et le sang. De quelques théories anciennes, sur leur genèse et leurs rapports »,
Nouvelle Revue de Psychanalyse 32 : 111-122.
1987 « Préface », in Vialles N., Le Sang et la chair. Les abattoirs des pays de l’Adour, Paris, Éditions
de la MSH et Ministère de la Culture et de la Communication : v-viii.

69
Poils et sang
Lizet, B.
1993 « L’herbe violente. Enquête ethnobotanique en pays brionnais », Études rurales 129-130,
http://etudesrurales.revues.org/document1183.html

Mayaud, J.-L.
1997 « La « belle vache » dans la France des concours agricoles du xixe siècle », in Baratay E. et Mayaud
J.-L., éds, L’Animal domestique, Cahiers d’histoire XLII (3-4) : 521-541.

Micoud, A.
2003 « Ces bonnes vaches aux yeux si doux », Communications 74 (n° spécial Bienfaisante nature) :
217-237.

Monnet, P.G.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
1969 Les Concours de bovins : moyens de contrôle et d’orientation de l’élevage français, Alfort, thèse
de doctorat vétérinaire 35.

Nizard-Benchimol, S.
1998 « L’abattage dans la tradition juive. Symbolique et textualisation », Études rurales 147-148 (n°
spécial Mort et mise à mort des animaux) : 49-64.

Ribstein, J.
2006 « La transhumance bovine dans le massif vosgien et l’Arc alpin : approche ethnoécologique »,
Ethnozootechnie 7, hors-série.

Saumade, F.
1994 Des Sauvages en Occident. Les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie, Paris,
éditions de la MSH.

Vialles, N.
1987 Le Sang et la chair. Les abattoirs des pays de l’Adour, Paris, éditions de la MSH et Ministère de
la Culture et de la Communication.
1998 « Toute chair n’est pas viande », Études rurales 147-148 (n° spécial Mort et mise à mort des
animaux) : 139-149.

Vissac, B.
2002 Les Vaches de la République, Paris, INRA éditions.

70
LE CUBE DES FLUIDES. DU POIL AU SANG EN SICILE

Salvatore D'Onofrio

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 71 à 84
ISSN 1951-5030
ISBN 9782851973764
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-71.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Le cube des fluides.
Du poil au sang en Sicile

Salvatore D’Onofrio
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Le poil qui fait sang

« Il y aura plus de poil pour tout le monde. Des wagons de poil » (Cchiu ppilu
pi ttutti. Vaguna di pilu). Voilà la promesse électorale mirobolante d’un politicien
imaginaire du midi de l’Italie, Cetto Laqualunque, « conçu n’importe comment »,
interprété par un grand comique de la Péninsule, Antonio Albanese. Si le politi-
cien en question était élu, chacun aurait sa part de poil. Et alors que personne au
nord du pays ne comprend la plaisanterie, tout le monde au sud se tord de rire.
C’est l’image fantaisiste de réserves inépuisables de poil qui fait rire, car
partout en Italie du Sud – et notamment en Sicile d’où Albanese est originaire, et
où nous avons mené notre enquête – le poil correspond au sexe féminin.

Il existe bien sûr d’autres utilisations métaphoriques de la pilosité qui renvoient


presque toutes à la « subtilité » du matériel organique ou bien à sa présence dans
des parties lisses du corps où normalement il ne devrait pas y en avoir : sur la
paume de la main (comme marque des paresseux), sur la langue (pour indiquer
ceux qui se retiennent de parler clairement) ou sur le sein (pour indiquer une
mastite chez la femme qui allaite). Il existe encore d’autres expressions qui valo-
risent le poil dans son rapport métonymique au corps ainsi que comme vecteur
généalogique de certains traits identitaires communs aux deux sexes. On stigma-
tise, par exemple, quelqu’un en disant qu’il n’a pas pris un poil d’un de ses deux
parents, ou bien on observe la manière dont les cheveux d’un nouveau-né (surtout
d’une femme primipare) sont dessinés sur sa nuque afin de deviner le sexe de
son frère ou de sa sœur à venir : si les cheveux sont en pointe un garçon suivra,
s’ils forment une ligne droite ce sera une fille. Il est vrai, enfin, que la mous-
tache (apparentée en partie aussi à la barbe) symbolise visiblement, à côté du
nez, la virilité masculine. Il n’empêche que l’identification immédiate à la vulve,
source de vie et de plaisir (entendu ici pour les hommes), demeure en Sicile la plus

71
Poils et sang

significative parmi celles que le poil peut suggérer. En tant que substantif le
« poil » fait donc référence au sexe féminin. Il s’agit, de toute évidence, de sa
signification principale car, comme on le verra, tous les éléments et les fluides
corporels sont susceptibles, du fait même de leur prégnance symbolique, d’in-
verser le signe du genre auquel ils sont davantage associés.

Si nous insistons sur l’identification du poil au sexe féminin c’est, d’une part,
pour vérifier l’existence d’un lien avec la caractérisation surtout masculine du
sang, d’autre part, pour analyser comment cette double équivalence régionale
module l’opposition universelle masculin-féminin.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
La puissance du poil est confirmée dans le registre de la sexualité par une
expression particulièrement chargée de sens : « Un poil de femme tire plus que
cent paires de bœufs », car, par ses grâces, elle peut tout obtenir. Et encore,
pour signaler la dimension instinctuelle commune aux animaux et aux hommes,
on dit que tous les deux s’entre-tuent pour le poil et la nourriture (pensés tous
les deux au féminin). « Chasser » ou « aimer » le poil, « chercher » ou « faire »
poil sont enfin autant d’expressions figurées de la sexualité, mais l’expres-
sion mi fa ssangu, littéralement « elle me fait sang », montre davantage le lien
profond entre le poil et le sang dans leur caractérisation de genre : c’est ainsi
que les garçons se réfèrent aux jeunes filles, et jamais le contraire. En quelque
sorte, c’est par l’attrait sexuel de leur poil que les femmes sont censées faire
bouillonner le sang des hommes, le ranimer, presque le générer. C’est bien le
poil que les Siciliens évoquent de manière joyeusement obsessionnelle dans leur
adolescence, en se contentant, jusqu’à leurs premières expériences sexuelles, de
la vue furtive et excitante de la troffa di pilu, le buisson de poil qu’il leur arrive
de capter par le regard sous les aisselles des femmes et qui est prometteur du
paradis ici-bas.

À fleur de peau – en dessous et au-dessus de celle-ci, pourrait-on dire en


empruntant cette belle expression à Françoise Héritier – le sang et le poil jouent
un rôle équivalent à celui qui, dans d’autres registres, représente l’opposition
entre l’os et la chair. Ici l’os est censé présider à la fabrication de la chair, comme
il apparaît dans le proverbe, prononcé après une maladie ou pour en exploiter
l’extension métaphorique sur le plan sexuel : quannu l’ossu teni a carni veni,
« lorsque l’os tient la chair vient ». On voit même se dessiner, du point de vue
des rapports M/F un système à quatre termes dans lequel le poil féminin est au
sang masculin ce que l’os masculin est à la chair féminine : [poil (F) : sang (M) ::
os (M) : chair (F)]. Cette équation est susceptible d’intégrer d’autres aspects de
l’opposition masculin-féminin et certains rapports entre le corps sexué et ce qui
lui est externe.

72
Le cube des fluides

Sang de mon sang

Afin de mieux comprendre la logique de ces associations symboliques, plaçons-


nous maintenant du côté du sang, en soulignant tout d’abord l’importance des idéo-
logies liées à la consanguinité : en Sicile, comme presque partout en Occident, cette
substance est au cœur de la construction identitaire et de la parenté. En effet, hormis
les cousins, dont nous reparlerons, le sang fait le partage entre ceux qui ne peuvent
pas être choisis comme conjoints et ceux qui le peuvent, ceux qui sont apparentés
par des liens de filiation ou de germanité et, enfin, ceux dont l’apparentement ne
relève que de l’alliance ou de formes de parenté spirituelle extensive. La substance
sanguine est néanmoins l’objet d’une manipulation symbolique lui permettant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
d’adhérer de manière plastique, surtout dans le langage, aux nuances du système
de parenté. En Sicile, par exemple, la consanguinité est davantage exprimée par
les relations de filiation que par celles de germanité. Lorsqu’on évoque le sang de
quelqu’un, lu so sangu (« son sang »), c’est en particulier à sa progéniture que l’on
fait référence, et c’est encore par rapport à ses propres enfants, plutôt qu’à ses
frères et sœurs que l’on parle du « sang de mon sang », sangu du me sangu. Il y a
donc l’idée d’une transmission naturelle de cette substance identitaire caractérisée
au masculin, ainsi que celle d’une consubstantialité très faible entre collatéraux, ce
qui explique le peu de résistance opposée au mariage entre cousins.

Sur le registre du langage amoureux, le code de la consanguinité permet enfin


d’assimiler les alliés potentiels, mais en confirmant le caractère incontournable
de l’opposition masculin/féminin au sein de tout le système de représentations.
En effet, les hommes siciliens utilisent l’expression sangu miu, « mon sang », en
le qualifiant parfois de ’doux’, sangu duci miu, pour s’adresser non seulement
à leurs enfants, mais aussi à leurs fiancées. Parfois ils utilisent aussi ce qualifi-
catif pour leurs femmes, comme s’ils voulaient établir une identité de substance
là où le lignage les considère comme étant de « sang étranger », sangu stranu
(car le sang d’une femme lui vient de son père). Or, les femmes usent elles aussi
de l’expression sangu miu pour s’adresser à leurs enfants, mais plus rarement
pour s’adresser à leurs conjoints et à leurs fiancés. Enfin les amants ne l’utilisent
jamais entre eux. Bien qu’elle ne cesse de faire partie de son groupe de consan-
guins, que l’on appelle de manière significative a razza, la race, une femme est
donc assimilée à son mari à travers la marque de sa substance. L’expression sangu
miu, qui traduit dans le registre de l’affectivité une certaine prédominance du
principe masculin, n’est pas utilisée non plus du bas vers le haut de la généalogie
ni entre germains. L’absence de réciprocité dans l’expression adressée par les
hommes à leurs femmes et le fait que celles-ci soient toujours considérées comme
étant porteuses d’un sang étranger confirme cette prédominance du masculin. Le
schéma qui suit illustre ces orientations dans les liens de consanguinité.

73
Poils et sang


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Fig. 1. Les chemins du sang. Les flèches indiquent l’orientation dans l’adresse sangu miu, « mon sang » :
des parents vers les enfants et les petits-enfants et du mari vers sa femme.

Un autre argument illustre la valeur du sang dans les expressions « mon sang », ou
sangu du me sangu, « sang de mon sang ». Celles-ci signifient à la fois mes consanguins,
surtout les enfants, mais aussi, par métonymie, mes biens. L’association dans la même
substance des fruits de la procréation et du travail (perçus tous les deux comme une
propriété personnelle) montre ainsi que, dans la culture sicilienne, le sang représente
la richesse : qu’il s’agisse des enfants ou d’une maison, d’une vigne ou de l’argent. En
contrepoint, mais tout en confirmant cette équivalence, on dit d’un usurier qui a fait
fortune qu’il s’est nourri du sang des pauvres gens, u sangu di puvireddi.
Cette idée de richesse associée au sang s’exprime par une série de métaphores
dont la valeur diffère en fonction des oppositions qui les engendrent.
Il y a tout d’abord un aspect quantitatif à souligner : la présence ou l’absence de
sang dans le corps dénotent certaines qualités positives ou négatives de la personne
(essentiellement de sexe masculin). Avoir du sang dans les veines correspond – presque
partout dans l’aire romane – au courage, surtout lorsque la question est posée sous une
forme interrogative qui veut vérifier cette attitude : nn’hai sangu nte vini ? « as-tu du
sang dans tes veines ? ». Au contraire, ne pas en avoir dénote la pleutrerie ; de même,
on dira d’un homme manquant de personnalité, d’un falot, qu’il est sangu di cimicia,
« sang de punaise », en raison du peu de sang que cet animal a dans son corps.

74
Le cube des fluides

D’autres oppositions montrent des aspects particuliers de l’idéologie ratta-


chée aux hommes et aux valeurs dont ils sont porteurs. La plus importante parmi
celles-ci associe le sang directement (et exclusivement) aux hommes dans l’expres-
sion « homme sanguin », omu di sangu, c’est-à-dire « sanguinaire » et « cruel »,
par opposition à « homme exsangue », dissangatu, c’est-à-dire pâle, vil et couard.
Sanguinaire et cruel sont, en quelque sorte, encore deux inflexions de l’attitude la
plus valorisée par le sang, c’est-à-dire le courage.
Nous avons d’autres évidences de cette idéologie du sang en tant que richesse
et substance fondatrice du lien social, comme dans la croyance selon laquelle il
ne faut pas disperser son propre sang ou celui de l’ennemi. Il est courant en Sicile
de dire à un garçon qui saigne de sucer le sang de sa blessure. La même idée est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
présente dans l’expression mi nn’aiu a vvìviri lu sangu, « je dois boire son sang »,
se référant de façon menaçante à la personne dont on veut se venger. Équivalant à
un transfert du principe vital du corps de l’adversaire à son propre corps, un tel
désir n’est pas aussi métaphorique qu’il pourrait sembler, puisqu’il est vrai que
l’assassin doit lécher le couteau maculé de sang, pour pouvoir s’éloigner du lieu
où il a assouvi sa vengeance. De plus, le sang de la victime « fait des murmures »,
fa li mùrmura, même après une longue période, en réclamant que la vengeance
promise sur un corps encore chaud soit finalement accomplie. L’autre expression
qui traduit ces liens de sang extracorporels (et qui dote elle aussi le sang d’une
capacité presque verbale), est, comme dans d’autres langues romanes, « le sang
appelle le sang », sangu chiama sangu ou bien sangu lava sangu, littéralement « le
sang lave le sang ». En effet, un honneur sali ne peut être « lavé » que par le sang
que l’on fera couler dans le camp ennemi (sur le versement du sang et l’idéologie de
la vengeance, cf. Lombardi-Satriani et Meligrana, 1982).
Une dernière opposition concerne le chaud et le froid et renvoie à l’expression
sangu caudu, « sang chaud ». Fort répandue, elle traduit la colère, une passion
qu’il serait tentant d’associer encore une fois au courage, ce qui est par exemple
le cas chez de nombreux groupes amérindiens. En Sicile, en revanche, l’éclat de
colère que traduit l’expression « il a le sang chaud » est fortement stigmatisé en
lui opposant le sang-froid (sangu friddu) dont il faut faire preuve. Les choses se
compliquent dans la mesure où « avoir le sang chaud » est presque normal, et donc
valorisé, durant la jeunesse, lorsque cette expression s’applique au registre sexuel
ou belliqueux. Au contraire, le « sang-froid » traduit une attitude que l’on apprend
et qui se manifeste avec l’âge. Si, tout de suite après un événement se dit en français
« à chaud », en sicilien cela se dira « à sang chaud » alors que, « de sang-froid »
demande un certain temps et une certaine pondération, qu’il s’agisse de la capa-
cité de réfléchir avant d’agir et de réagir ou bien, dans le code de l’honneur, de la
vengeance conçue comme un plat qui, selon l’expression consacrée, se mange froid.
Il faut donc signaler la dimension temporelle de cette opposition et cela dans un
double sens : d’une part, le sang chaud renvoie à une temporalité concentrée et

75
Poils et sang

« sous pression », alors que le sang-froid dilue cette valeur sanguine dans le temps.
D’autre part, le sang se « refroidit », pourrait-on dire, tout au long de la vie de
l’homme, mais il devient « aqueux » et se dilue, jusqu’à ne plus être, chez les gens
âgés que du sérum, comu sieru.
Un état de colère extrême se traduit également par un épaississement de plus en
plus prononcé du sang, selon l’expression fici sangu grossu, « il a fait gros sang ».
L’homme colérique n’est pas apprécié, et la coagulation symbolique de son sang le
met dans une condition semblable à celle des femmes ayant leurs règles. U sangu,
« le sang », comme substantif, est en Sicile synonyme de sang menstruel dont une
des caractéristiques est justement celle d’une densité majeure, un sang plus lourd,
en grumeaux – l’endomètre, en effet, n’est même pas du sang mais une muqueuse
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
qui se délite en l’absence de la fécondation de l’ovule. La présence régulière d’un
sang plus dense place les femmes dans une situation d’irascibilité, poussant ainsi
les hommes à les éviter. Ces derniers, par un sang froid et fluide, se doivent au
contraire de faire preuve de qualités opposées.

Lier par le sang, lier par les cheveux

Nous voyons se dessiner un système dont les termes font l’objet de multiples
manipulations symboliques : qu’ils soient, comme le sang et le poil notamment,
partagés par les deux sexes, ou bien qu’ils soient, comme le sperme et le lait, carac-
téristiques du masculin ou du féminin. Ces substances et ces éléments se masculini-
sent et se féminisent afin de marquer des frontières qui ne sont là en effet que pour
orienter la communication entre les sexes.
D’une part, nous voulons ici insister sur le sang menstruel, dont l’aspect négatif
s’articule en Sicile au sang-sperme produit par l’homme ; et d’autre part, sur la
pilosité, dont la présence concentrée ou éparse sur les corps établit une différence
que les usages esthétiques ou magiques réélaborent.
Le sang menstruel obéit aux principes d’ambivalence et de classification dicho-
tomique observés pour le sang en général. Comme l’a montré Durkheim (1897)
dans d’autres situations ethnologiques, l’horreur qu’inspire le sang menstruel est
compensée en Sicile par les propriétés curatives et magiques qui lui sont attribuées :
au même titre que les poils, le sang menstruel est la substance corporelle la plus
utilisée, sous forme liquide ou coagulée, pour les philtres d’amours.
Dans certaines petites villes de la province de Messine (D’Onofrio, 2004 :
128-129), ce sont surtout les cheveux de l’homme que le magicien essaie de
se procurer pour provoquer de manière homéopathique, la première nuit de
noces, son impotentia coeundi (« impuissance à s’accoupler ») ou generandi (« à
générer »). Il placera alors un des cheveux sous le lutrin et fera des nœuds dans un
ruban rouge pendant qu’il prononce la formule servant à « lier » les deux époux.

76
Le cube des fluides

De même, jusqu’à une époque récente, les femmes n’abandonnaient jamais leurs
cheveux lorsqu’en se peignant ils tombaient, de crainte qu’une sorcière ne s’en
empare. Elles les brûlaient ou les cachaient dans des anfractuosités de la maison
(parfois dans le but de les vendre, comme pour la confection de poupées), ou encore
elles crachaient dessus. Assimilé inconsciemment à une substance spermatique, le
crachat était censé prévenir toute possibilité d’utilisation maléfique. Il en est de
même pour les hommes qui crachent dans la rue afin de marquer autour d’eux un
espace protecteur de mauvaises rencontres.
Les cheveux sont parfois utilisés par les enfants des deux sexes dans quelques-
uns des rituels qui les « lient » le jour de la Saint-Jean dans un rapport de compé-
rage non sacramentel. Chacun prend un de ses cheveux et le noue avec un cheveu
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
de l’autre en les jetant en l’air pendant qu’il prononce une formule exprimant la
volonté de consolider leur amitié dans l’horizon sacré de la parenté spirituelle (ils
deviennent ainsi « petits compères » et « petites commères »). Dans ces formules,
on fait toujours allusion au fait que les cheveux noués, symboles de discorde, « s’en
vont à la mer ».
Alors que lier ou se lier par les cheveux revient à empêcher la conjonction sexuelle
ou les discordes (ce sont au fond les effets visés par le compérage), on veut, par le
sang, lier quelqu’un à soi. Ainsi une femme essaie de faire boire à un homme qu’elle
aime, pour l’attirer à elle, du café ou une autre boisson où elle a dissous quelques
grumeaux de ses menstrues. Substance dont l’apparition cyclique place les femmes
aux marges de la vie sociale, le sang menstruel évoque le pouvoir de fécondité. Par
une inversion significative des substances et des genres, on utilise dans les rituels
magiques le poil de l’homme pour provoquer la disjonction des sexes, alors que « le
sang » des femmes est utilisé pour les conjoindre. Les pratiques magiques confir-
ment ainsi, dans un effet de miroir, la puissance du poil sur le plan du sexuel et celle
du sang sur celui de la reproduction.
Un document ethnographique publié par le folkloriste sicilien Giuseppe Pitrè
(1889 : 118-119) signale enfin l’efficacité d’une potion où le poil et le sang mens-
truel interviennent ensemble. Dans la ville de Vittoria, dans la province de Raguse,
ce philtre magique est considéré comme irrésistible lorsqu’une femme arrive à le
faire boire à celui qu’elle veut conquérir. Pour le préparer, il faut faire bouillir un
poil d’un moine dans du vin, auquel on ajoute quelques tiges de sauge, un peu de
pizzungurdu – Tinea cylindracea, une orchidacée dont la racine est censée avoir
des pouvoirs aphrodisiaques – et « trois gouttes du ‘tribut mensuel’ de la femme
qui veut être aimée ». Or, dans cette potion, le poil du moine (un poil masculin
issu d’un individu idéalement infécond), occupe une position remarquable, s’op-
posant à des substances qui sont censées provoquer l’ensorcellement amoureux.
Mais, comme le raconte encore Pitrè, ce « processus préparatoire » peut se réduire
à une forme simplifiée qui consiste à faire « bouillir dans une tasse de café le poil de
ce religieux et les trois gouttes de sang, ou bien encore se limitant à verser celles-ci

77
Poils et sang

dans un peu de vin ». Dans cette simplification progressive de la potion magique,


toute la puissance du sang menstruel est confirmée, d’autant plus qu’il est censé
absorber l’efficacité des substances qui interviennent dans les autres préparations.

L’enfant « menstrué »

L’ambivalence du sang menstruel se manifeste particulièrement dans une autre


période de la vie humaine où l’existence est censée être fragile : celui qui va de la
naissance au baptême. Ce sont des jours où le nouveau-né est encore « turc » – par
opposition à chrétien (cristianu, qui veut dire aussi personne humaine) – et donc
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
exposé à des influences maléfiques (D’Onofrio, 2004a : 92-94). De nos jours encore,
il est interdit aux femmes d’embrasser un nouveau-né au moment où elles ont leurs
règles, et il n’y a que les consanguines du nouveau-né qui peuvent le faire pendant
les quarante jours qui précèdent son baptême.
La relation entre baiser féminin et sang revêt donc une importance toute parti-
culière par rapport à la renaissance spirituelle : celle-ci distingue une période de
prohibitions absolues d’une période de contaminations graduées. Cela va des
consanguins, dont les baisers sont accordés seulement s’ils sont adressés aux
membres de l’enfant, jusqu’aux femmes qui ont leurs règles et à qui l’on interdit
absolument d’embrasser l’enfant, surtout s’il n’est pas encore baptisé. On demande
alors métaphoriquement à toute femme désirant prendre un bébé dans les bras ou
simplement le caresser, si elle a les « mains propres ». La logique symbolique qui
régit cette croyance devient plus compréhensible si l’on examine les conséquences
allant à l’encontre des enfants victimes de la « contagion ».
Alors que les baisers d’une « étrangère » risquent de faire apparaître des tâches
sur le corps de l’enfant (i stampi), ou de faire pâlir temporairement ses joues, on
attribue aux baisers d’une femme qui a ses règles des conséquences plus nocives.
Ces baisers risquent de provoquer chez l’enfant un épanchement de sang qui
se manifeste par des furoncles sur la tête et surtout par la croûte lactée, dont la
médecine officielle pensait encore à la fin du xixe siècle qu’elle se développait aussi
sur la tête des enfants conçus à l’approche de la période menstruelle de la mère
(Pitrè, 1896 : 223-224). Bien que médecin, Pitrè (ibid. : 131) rapporte, presque
sans commentaire, la croyance selon laquelle cette affection dure neuf mois et réap-
paraît à chaque période menstruelle de la femme qui a « gâté » le sang de l’enfant.
Tout se passe comme si la perte de sang de cette femme attirait de façon symétrique
le sang de l’enfant vers l’extérieur du corps.
À la différence des tâches laissées par des femmes « normales », l’altération
provoquée par le contact avec une femme menstruée se montre ainsi dans une
partie du corps autre que celle qui a été embrassée, et se manifeste pendant un laps
de temps qui réactualise symboliquement l’époque de la gestation. En d’autres

78
Le cube des fluides

termes, l’enfant subit une maturation accélérée et anormale de ses fluides vitaux :
son sang « se gâte », de la même façon que les choses mises en contact avec une
femme qui a ses règles.
La crainte que suscite cette contagion est si vive qu’on croit pouvoir la prévenir,
après l’accouchement, soit en remettant le bébé entre les mains d’une femme qui
a ses règles, soit en oignant les lèvres du nouveau-né avec du bouillon de poule.
Ce dernier a été spécialement préparé par la belle-mère de l’accouchée en vue de
produire une montée de lait (en sicilien « faire descendre » son lait). Le terme utilisé
pour cette onction (ncammaratura) est le même que celui qui désigne une femme
qui a ses règles, ncammarata, « engorgée ». Ajoutons enfin que, dans certains
endroits, on essaie de prévenir l’émergence de la croûte lactée en demandant tout
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
de suite à la femme menstruée sa couche maculée pour la brûler. On passera ensuite
les cendres sur la tête de l’enfant qu’elle a contaminé.
L’idée d’un nouveau-né perçu en définitive comme monstrueux, n’empêche pas
qu’une autre inversion de signe puisse se produire. Quand cette éruption de la
croûte lactée se manifeste, il ne faut pas la faire disparaître : « sa disparition –
écrit encore Pitrè – pourrait apporter de graves maladies internes : au cerveau
spécialement, à la poitrine, aux viscères. Elle est également une protection du
cuir chevelu et, à travers lui, de la moelle » (ibid. : 224). Or, en ce qui concerne
les garçons, nous pouvons étendre cette protection à leur sperme, car celui-ci
est assimilé à la moelle. Entre la moelle et le sperme « il existe, selon l’opinion
commune, une analogie de caractère physique » (ibid. : 128) et le sperme est censé
circuler, en passant par la colonne vertébrale, de la tête au phallus (D’Onofrio,
1997 : 129-153 et 2004a : 42 sq.).

La tresse de femme

C’est par rapport à ce cadre que l’on peut mieux comprendre le code des
cheveux, et notamment d’autres configurations pileuses, surtout chez les
nouveaux nés, appelées la trizza di donna, la tresse de femme. Il s’agit de la
plique, du latin plica, une bourre de cheveux emmêlés que l’on n’a pas le droit
de toucher jusqu’à ce qu’elle tombe toute seule – ce qui est déjà significatif dans
une culture où lier et dénouer ses cheveux revêt une signification socialement très
prononcée (D’Onofrio, 2005).
Les enfants porteurs d’une plique sont protégés par les soi-disant donni di
fuora, les « femmes du dehors », des êtres surnaturels bienfaiteurs censés être à
l’origine de cette concrétion pileuse – parfois ce sont des anges, des esprits ou des
diables. En effet, ces « femmes du dehors », également apparentées aux sorcières,
changent complètement d’attitude vis-à-vis des enfants si la « tresse de femme »
leur est coupée : les enfants seront alors affectés de maladies comme « le strabisme,

79
Poils et sang

le torticolis, le ramollissement de l’épine dorsale » (Pitrè, 1889 : 171-172 ; Guggino,


1998). La dernière affection apparaît la plus significative, compte tenu d’une
autre croyance – rapportée toujours par Pitrè – qui veut que « la plique naisse
d’une faute du parrain s’étant placé à la droite de la marraine lors du baptême
du nouveau-né à l’église ; ou bien [d’une faute] du père s’étant tenu trop près de
son fils » (1896 : 242). Au même titre que pour le sang menstruel, nous voyons
ici à l’œuvre un dédoublement sémantique. Ayant son origine dans une faute, la
plique possède une valeur ambivalente : elle attire la protection bienveillante des
« femmes du dehors » à la condition que l’on ne la touche pas, alors qu’elle attire
leur punition si on vient à la couper, à moins qu’on ne le fasse le Vendredi saint ou
devant la statue de la Vierge. Il est enfin significatif que cette « tresse de femme »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
affecte un enfant dont le baptême n’a pas été réalisé selon les formes rituelles.
Cela est d’autant plus vrai lorsque la séparation entre les dimensions biologique
et symbolique établies par ce sacrement est mise en cause par la proximité du père
au fils – donc, implicitement, aussi au(x) parent(s) spirituel(s). Signalé également
par le strabisme qui peut affecter l’enfant, ce court-circuit de type incestueux
(D’Onofrio, 2004a) est donc à l’origine de la plique. Il est bien compréhensible
qu’en la soustrayant à la protection des « femmes du dehors » on risque de provo-
quer un ramollissement de l’épine dorsale de l’enfant, donc une chute de la virilité
et du pouvoir fécondant.
Cela explique également pourquoi une plique, tombée spontanément de la tête de
l’enfant, est souvent soigneusement gardée par les mères au milieu d’un mouchoir
ou d’un linge, à côté du cordon ombilical. Tous les deux sont signes du système de
relations dont l’enfant est chargé à la naissance : au même titre que le cordon ombi-
lical établit un lien avec le corps de la mère et le monde de l’intérieur, la plique, qui
apparaît éventuellement sur la tête de l’enfant, établit un lien avec les puissances
ambivalentes que représentent ces femmes de l’extérieur.
Le rapprochement de la plique et du cordon ombilical trouverait une confir-
mation inattendue dans la découverte récente des qualités de ce dernier par la
médecine officielle. Il contient en effet du sang très riche en cellules staminales
capables de générer des globules rouges, blancs et des plaquettes. Si les cheveux
et le poil créent sur la peau d’un enfant un lien vers l’extérieur du monde,
le cordon ombilical nous ramène vers l’intérieur du corps. Signalons enfin un
usage médical connu en Sicile jusqu’à une époque récente, où l’on faisait sentir
son propre cordon à un enfant pour le guérir d’un rhume particulièrement
virulent.
En ayant la maîtrise de l’espace domestique, ces « femmes du dehors » sont
appelées également patruneddi â casa, les « petites patronnes de la maison »,
et se présentent parfois au nombre de sept, accompagnées d’une dernière qui
sert de guide. En l’absence de leur mère ou pendant la nuit, elles s’amusent
souvent à changer les enfants de place : on les retrouve alors sous le lit ou dans

80
Le cube des fluides

une armoire, obligeant certaines familles à quitter leur maison. On croit également
qu’elles sont des femmes séduisantes qui, la nuit, quittent leurs corps, peuvent
interroger les défunts, et substituer à un enfant normal un enfant qui louche.

Le cube des fluides

Un diagramme des faits ethnographiques ici exposés peut montrer la contribu-


tion des femmes non seulement à la fabrication du masculin qui s’exprime dans le
langage du sang (par l’action stimulante du poil) mais aussi à une sorte de protec-
tion des substances masculines, surtout la moelle des garçons. Cette protection se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
fait à travers leur sang, s’identifiant chez elles au sang menstruel, et à travers leur
lait, surtout le lait gras, dit « lait d’épaule » de la mère (D’Onofrio, 2004b). Censé
provoquer lui aussi les croûtes de lait, le lait de mère entretient une relation spéciale
avec la moelle, donc avec la virilité que représentent le cuir chevelu, les moustaches
et la barbe des garçons. L’étude de la représentation du poil permet ainsi d’affiner
la connaissance de la logique des fluides dans les termes de l’identité et de la valence
différentielle des sexes établie, à la suite d’Aristote, par Françoise Héritier (1996).
Pour faciliter l’appréhension des rapports entre les composants du corps,
nous les avons réunis dans un diagramme. Notre intention est ainsi de ne mettre
en évidence que les seuls principes d’enchaînement relevant de la différence
entre les termes (éléments et fluides) et les genres (M-F), tout en sachant que ces
signes peuvent devenir l’objet de maintes manipulations. Ils peuvent s’inverser
(> <), être remplacés par d’autres signes, ou bien encore se déplacer en fonc-
tion de la relation qui les organise. Par exemple, dans le « cube des fluides » que
nous proposons, alors que le poil représentant le sexe féminin « fait » le sang de
l’homme suivant un rapport de production (>) similaire à celui que l’on retrouve
entre l’os et la chair, d’autres relations sont dans un rapport d’implication (< >),
logique ou substantielle, ou bien dans un rapport de protection (>>) immédiate
ou médiatisée. Ainsi l’implication s’affiche entre le poil et la chair, entre le sang
et l’os, ou encore entre l’os et le sperme et entre la chair et le lait. De même, il
existe un rapport analogue de production entre les menstrues et le sperme ou
entre le lait (ici sous forme de croûte lactée) et la moustache (symbole de viri-
lité). Il n’est pas surprenant qu’en Sicile la croyance soit largement répandue
que le sperme adhère (« colle ») plus facilement si le rapport sexuel a eu lieu à la
proximité des règles, déterminant souvent le choix de la date du mariage. Il n’est
pas surprenant non plus que pour exprimer la bonne santé d’un nourrisson l’on
fasse remarquer, en plus de la couleur de sa carnation (selon l’expression : « il est
tout sang et lait », è tuttu sangu e latti), que la moustache « lui sourit » (cci rriri
u bbaffu) en évoquant le duvet sur ses lèvres. Les termes peuvent enfin changer
de place en recouvrant d’autres relations ou d’autres associations symboliques,

81
Poils et sang

par exemple lorsqu’on considère la croyance au « lait d’épaule » opposé au


« lait de cœur » (D’Onofrio, 2004b). Une représentation graphique peut nous
permettre de saisir des relations qui demeurent souvent inaperçues et que les
croyances ou l’activité rituelle corroborent. Ce n’est en tout cas qu’une valeur
de première mise en ordre que nous accordons à ce « cube des fluides ». Cette
définition, certainement partielle, rend néanmoins l’idée que les éléments solides
trouvent leur origine dans un fluide, suivant une conception héritée de la Grèce
ancienne : le solide, c’est du liquide solidifié.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Fig. 3. Le cube des fluides. Les signes > et >> expriment respectivement un rapport de production
et de protection, le signe < > un rapport d’implication et le signe > < un rapport d’inversion
des genres masculin (M) et féminin (F).

En se posant la question de savoir comment certains symboles sont plus chargés


que d’autres de contenu affectif, Leach (1958) se déclare pour l’essentiel d’ac-
cord avec la théorie du psychanalyste freudien Charles Berg (1951), pour qui

82
Le cube des fluides

« la chevelure et les poils sont universellement des symboles génitaux ». Pour Berg,
la coupe des cheveux et le rasage sont à la fois un acte de « castration symbolique »
et « une tentative de contrôler les pulsions agressives primaires ». Par le mécanisme
d’abréaction, le conflit serait détourné vers le haut, « vers les cheveux et les poils
du visage qui sont visibles socialement ».
Plusieurs données ethnographiques infirment cette interprétation qui se fonde
sur un usage non averti et substantialiste du concept de symbole, comme par
exemple en Sicile où, lors du deuil, les hommes se laissent pousser la barbe et les
femmes dénouent leurs tresses. Bien qu’en admettant que dans certains rituels de
sociétés traditionnelles la chevelure et les poils affichent la même valeur symbo-
lique que dans le cabinet du psychanalyste, il est difficile de se passer de la multi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
plicité de significations des poils par rapport au système social dans lequel ils
s’inscrivent ainsi que des modalités de leur traitement. Ce n’est qu’en étudiant
le poil et le sang, et d’autres composants du corps, en termes de systèmes symbo-
liques que nous pourrions échapper à une double simplification qui consiste,
d’une part, à vouloir tout réduire à la sexualité, et, d’autre part, à ne concevoir
celle-ci que sous forme de pénis ou de vulves. Le poil et le sang témoignent, au
contraire, que la sexualité est bien plus complexe que les organes génitaux grâce
auxquels elle existe.

Bibliographie

Aristote
1961 De la génération des animaux, Paris, Les Belles Lettres.

Berg, Ch.
1951 The unconscious significance of hair, Londres, Allen & Unwin.

D’Onofrio, S.
1997 « Il gesto e l’onore », in Le parole delle cose. Simboli e riti sociali in Sicilia, Galatina, Congedo :
129-153.
2004a L’Esprit de la parenté. Europe et horizon chrétien, préface de F. Héritier, Paris, Éditions de la
Maison des sciences de l’homme.
2004b L’Épaule et le cœur. Allaitement et symbolique du corps en Sicile, in F. Héritier et M. Xanthakou,
éds, Corps et affects, Paris, Odile Jacob.
2005 « Le pietre del santo », in Gli oggetti simbolici. Antropologia e cultura materiale in Sicilia,
Palerme, Sellerio.

Durkheim, E.
1897 « La prohibition de l’inceste et ses origines », L’Année sociologique I : 1-70.

83
Poils et sang
Héritier, F.
1996 Masculin/féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.

Guggino, E.
1998 « Nota » à « Le ’donne di fuori’: un modello arcaico del Sabba », Archivio Antropologico
Mediterraneo 0 : 35-44.

Leach, E.R.
1958 « Magical Hair », The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and
Ireland 88 (2 ) : 147-164.

Lombardi Satriani, L.M. et Meligrana, M.


1982 Il ponte di san Giacomo, Milan, Rizzoli.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Pitrè, G.
1889 Usi e costumi, credenze e pregiudizi del popolo siciliano, IV, Palerme, Clausen.
1896 Medicina popolare siciliana, Palerme, Clausen.

84
LA MOUSTACHE DE LA DISTINCTION. VITALITÉ, PILOSITÉ ET SANG
DANS LES REPRÉSENTATIONS GITANES DE LA HIÉRARCHIE SOCIALE

Nathalie Manrique

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 85 à 93
ISSN 1951-5030
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
ISBN 9782851973764
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-85.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


La moustache de la distinction.
Vitalité,pilosité et sang dans les représentations
gitanes de la hiérarchie sociale

Nathalie Manrique
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Un jour, Antonio, Gitan d’une quarantaine d’années aux revenus très modestes
et père de sept enfants en bas âge, rejeta fermement toute aide de l’association
gitane locale par cette sentence : « Je suis suffisamment gitan, moi, pour ne pas
avoir à demander de l’aide à un autre1 (sous-entendu Gitan). » Pourtant, Antonio,
dont la générosité2 est louée par tous au sein de la communauté, accepte périodi-
quement quelques subsides municipaux. Étonnée, je n’avais pas compris immé-
diatement ses propos. Comment un don, lorsqu’il provient d’un Gitan, peut-il
interférer sur la quantité de « gitanité » d’un autre Gitan ? Une analyse combinée
des représentations de l’organisation sociale et de l’identité gitanes me fournit les
premiers éléments de réponse.

Les Gitans de Morote et de San Juan3, deux petits bourgs implantés, parmi les
pinèdes, sur le flanc des monts orientaux de la province de Grenade (Andalousie),
se distinguent mutuellement (individus et groupes) par un principe de hiérarchie.
Cette classification est légitimée dans les discours par le critère de prodigalité qui
s’appuie sur la notion de pureté de sang. En effet, les individus dont le sang est
considéré comme étant le plus pur apparaissent comme étant par nature des dona-
teurs (malgré le contre-don) et inversement pour les donataires. Ces donateurs ne
peuvent devenir des donataires par rapport aux individus de sang « moins pur ».
Cette conception particulière de la pureté de sang ne se fonde pas, chez les Gitans
de ces bourgs, sur une perception « ethnique » de leur identité. Les liens de sang,
tout comme la notion de race (raza), sont en effet appréhendés uniquement en
termes de parenté consanguine. De la sorte, être de la même raza ou être de même
sang, c’est descendre de mêmes ancêtres par des liens connus. La pureté de sang,
dénuée de toute idéologie concernant la race4, implique quant à elle une certaine
vitalité des humeurs dont ne bénéficient pas des corps à la substance dénaturée.

85
Poils et sang

La prodigalité, qualité hautement valorisée et valorisante, s’inscrit en fait dans


cet imaginaire gitan de la hiérarchie sociale par la métaphore du don, souvent
nourricier, où s’insèrent les représentations du sang. Malgré un recours patent au
biologique dans les discours gitans, je n’envisagerai pas le sang sous son aspect
substantiel mais en tant que figuration sociale du lien entre donateurs et dona-
taires : en effet, il s’agit avant tout d’une métaphore par laquelle les Gitans objecti-
vent et légitiment les relations de don. Je conclurai en constatant que les différences
de statut entre individus et catégories d’individus ainsi définies sont révélées à tous
par l’abondance de pilosité qu’ils arborent. De telle sorte que, situés au niveau
supérieur de la hiérarchie, les hommes gitans se distinguent entre eux par le port
ou l’absence de moustache.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Une hiérarchisation par le don

À Morote et à San Juan, les Gitans valorisent particulièrement les individus


socialement reconnus pour leur prodigalité, c’est-à-dire pour leur propension à
distribuer de la nourriture ou d’autres biens, et par leur promptitude à coopérer
lors de l’accomplissement de tâches ardues. Or, l’acte de recevoir, que ce soit un
bien ou un service, place le donataire en position subalterne par rapport à son dona-
teur. En effet, selon la théorie classique du don défendue par Mauss (1989 [1950]),
donner implique la création d’une dette qui élève socialement les donateurs par
rapport aux donataires. Chez les Gitans, le contre-don, censé compenser la dette
(Mauss, op. cit.), est envisagé comme un don indépendant qui ne peut rééquilibrer
les statuts que dans le contexte d’un échange entre des êtres de statut équivalent.
Or, les Gitans classent les individus dès leur naissance dans des catégories
hiérarchisées selon cette norme de supériorité des donateurs. Par exemple, les
êtres humains sont supérieurs aux animaux, les Gitans aux Payos (non-Gitans),
et les hommes aux femmes. Les individus qui composent les catégories supérieures
sont en effet jugés comme étant plus prodigues que les autres : la nature les dote-
rait dès leur naissance de caractéristiques leur octroyant « naturellement » une
plus grande capacité à la générosité et donc, ipso facto, une meilleure aptitude à
la position de donateur par rapport à des individus appartenant à d’autres caté-
gories. Ainsi, les Gitans considèrent généralement que le Payo n’aime pas partager
ses biens (en particulier ses biens consommables censés être redistribués dans un
jeu d’échange), même s’il en possède bien plus qu’il n’en a besoin pour sa propre
consommation ; cela afin de s’enrichir. Par là, la hiérarchie entre catégories d’in-
dividus est légitimée.
L’anthropologue Nancy Thède explique à propos des Gitans de la province de
Séville : « [Une] valeur sous-tend et guide le comportement identitaire des Gitans,
et les situe à leurs propres yeux en position de supériorité par rapport aux Payos,

86
La moustache de la distinction

et cette valeur est la générosité. » (2000 : 177). Caterina Pasqualino relève aussi cet
impératif de générosité comme étant le marqueur par excellence de l’identité des
Gitans : « Paco, qui retournait chez lui sans payer à boire aux autres, passait pour
un radin. On le surnommait El Gaché, expression qui, comme El Payo, désigne un
non-Gitan… » (1998 : 35)
À Morote, par une belle après-midi ensoleillée, alors que je me promenais avec
Remedios, Elena, Dulce, Encarna et María, cinq jeunes Gitanes du bourg et que
nous longions un champ de fleurs de tournesol, Remedios s’engouffra soudainement
dans la plantation aussitôt suivie par trois autres jeunes femmes. María s’étonna
de mes réticences et m’expliqua qu’elles avaient l’habitude de ne prendre qu’une
seule fleur de tournesol chacune pour en déguster ensuite les savoureuses pépites
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
pendant leur petite promenade. Puis, constatant mes réticences persistantes, elle
m’expliqua patiemment mais sur un ton moqueur, que le propriétaire de ce champ
était très riche, que son domaine était immense et qu’il était normal de prendre
quelques fleurs : lui qui en avait beaucoup ne pouvait s’en offusquer. En revanche,
María avait vivement critiqué, quelques jours plus tôt, le Gitan Manuel qu’elle
avait surpris à plusieurs reprises en train de dérober, dans un champ voisin, des
amandes en quantités trop importantes pour sa propre consommation et celle de sa
famille. Elle avait conclu par ce jugement lapidaire : « C’est un voleur. » En somme,
la quantité de biens dont le prélèvement est considéré comme normal correspond à
un partage dont l’équité pour tous est assurée au mieux.

Le don de sang

Les catégories sociales sont hiérarchisées de façon immuable et toute compen-


sation des dons par un autre don en provenance d’une catégorie inférieure est
par conséquent impossible. Cette pérennité des statuts « naturels » s’exprime et
est légitimée au travers de discours sur le sang5. Selon les Gitans de San Juan et
de Morote, le sang circulatoire devrait, en effet, se détériorer avec le temps s’il
ne connaissait pas un processus de purification. Chez les hommes, celui-ci s’ef-
fectue lors du passage par les poumons, lieu où le sang, s’emplissant d’air, se
transmue en sperme6. La substance séminale est le fruit le plus parfait du processus
naturel de purification du sang circulatoire puisqu’il n’en est pas un déchet mais
plutôt sa quintessence. Elle possède, tel le souffle divin, la qualité pneumatique
nécessaire et suffisante pour transmettre la vie et l’humanité à une progéniture.
Transmissible lors de l’acte sexuel, cette humeur, assimilée alors à de la nourriture,
permet aux femmes d’acquérir ses propriétés vitales pour leur propre corps qui,
par là, acquiert force, jeunesse, santé et beauté. D’autre part, les femmes recon-
naîtraient les hommes qui s’abandonnent fréquemment à leur désir charnel par
leur maigreur. Le sperme est donc une substance sanguine vitale de quantité limitée

87
Poils et sang

que les hommes compensent par l’ingestion de certaines plantes7. Les femmes, de
par leur statut de donataires vis-à-vis des hommes, ne peuvent, de fait, contribuer
par leur sang à une quelconque forme de compensation. Elles purifient effective-
ment leur sang lors de l’écoulement de leurs menstrues. Mais ce sang féminin est un
déchet sanguin inerte qu’il s’agit d’évacuer hors du corps. Sans vertu reconnue, il
ne peut faire l’objet de don. Donateurs par excellence, les hommes légitiment de la
sorte leur supériorité par rapport aux femmes.
De même, les interactions sociales impliquant Gitans et Payos sont toujours inter-
prétées comme une relation où le Gitan est le donateur et le Payo donataire. Or,
ce sont les Payos qui produisent et possèdent les richesses économiques (Piasere,
1984). Dans ce contexte, comment conserver son statut naturel de donateur tout
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
en recevant un bien ? Par un processus de dénégation de la valeur réelle de l’objet
reçu et de sa transaction, le Gitan parvient à nier la dette et à se situer en position
dynamique de preneur et non de receveur8. Chez les Gitans de San Juan et de
Morote, le dynamisme est de la sorte une qualité fortement valorisée : ce qui fait
le « vrai » Gitan, c’est la maîtrise de la circulation de l’ensemble des liens interac-
tionnels dont il doit être l’origine. Cette maîtrise ne peut s’accomplir que grâce au
labeur, aux efforts constamment prodigués. Dans le discours local, ce dynamisme
est désigné communément par le terme castillan trabajo, « travail », et sa forme
verbale trabajar, mais aussi par le verbe castillan hacer, « faire », accompagné
d’un qualificatif ou d’une périphrase soulignant avec emphase l’effort prodigué. Il
concerne de manière générale toutes les formes d’activité difficiles à accomplir, que
ce soit par la complexité, la force physique ou l’endurance qu’elles impliquent9. Le
« travail (trabajo) » dévoile de fait une quête incessante de la maîtrise maximale
de l’ensemble des rapports sociaux. Sa composante majeure est le don, avec pour
finalité la maîtrise du champ social, puisqu’il permet au donateur considéré comme
l’agent dynamique d’amorcer une relation avec un donataire qui apparaît alors
comme subissant l’action entreprise par le donateur.
Dès lors, en niant l’acte de recevoir et en le transmuant en celui de préhension,
l’inertie se transforme en activité : le Gitan est dans une situation de preneur de
biens payos et non de receveur. Ceci explique pourquoi Antonio, qui s’oppose caté-
goriquement à toute aide en provenance d’un autre Gitan, susceptible d’affecter sa
« gitanité », accepte pourtant les aides des assistantes sociales payas.

Entre pairs, point de hiérarchie

En revanche, si les catégories d’individus sont classées dans ce rapport de don


selon des critères pensés comme « naturellement » discriminants, les individus
d’une même catégorie voient leur position sociale comme plus incertaine. Étant de
statuts « naturellement » égaux10, les hommes gitans doivent de fait perpétuellement

88
La moustache de la distinction

faire preuve de grande prodigalité tout en évitant de se retrouver en position de


receveur : le don reçu d’un pair affecte leur statut qui peut être fortement dévalué
au sein de leur propre catégorie ; d’où la nécessité impérieuse d’éviter toute forme
de relation commerciale entre Gitans. Par ses actes, l’individu agit donc sur son
statut au sein de la communauté. De la sorte, considérées comme naturellement
inertes comparées aux hommes, il n’est guère étonnant que les femmes se vantent
très fréquemment de l’effort prodigué pour accomplir telle ou telle tâche. De même,
les Gitanes répugnent généralement aux invitations commensales et aux cadeaux
offerts par des pairs. Au sein d’une même catégorie de pairs, le don met en péril
l’idéal d’équilibre statutaire constamment prôné, en particulier par les hommes
dont la générosité leur permet d’acquérir un ascendant social (non transmissible à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
leur descendance).
Les hommes les plus âgés de la communauté (généralement septuagénaires
dans ces bourgs), tout comme les contremaîtres et présidents d’association11, sont
généralement respectés par tous. Le prestige rejaillit effectivement sur les indi-
vidus potentiellement capables de maîtriser les liens égalitaires et donc la cohésion
sociale intra-communautaire. Participant activement au partage des biens réels
et symboliques au sein de la communauté, ils contribuent dès lors fortement aux
valorisations ou dévalorisations individuelles des hommes gitans et jouissent d’un
prestige particulier parmi les Gitans12. Entre ces hommes d’âge mûr règne une
certaine égalité des statuts qui sont moins sujets à des effets de contre-balancier.
Leurs enfants sont déjà mariés : ils sont donc moins impliqués dans les relations de
donateur et donataire et cela, d’autant plus si leurs petits-enfants redoublent des
alliances entre eux13.
La pilosité semble agir comme un marqueur ostensible de statut d’un individu
au sein de la communauté en fonction de sa catégorie de naissance et de celle qu’il
acquiert au cours de la vie. Ainsi, après leur mariage, c’est-à-dire dès qu’ils ont
officiellement des relations sexuelles, les hommes se coupent généralement les
cheveux très courts et se rasent le visage de près alors que les femmes conser-
vent leurs cheveux longs qu’elles nouent habituellement en tresse. Or, la relation
sexuelle est perçue comme un don de sang où l’homme est donneur et la femme
réceptrice. La pilosité abondante, même lorsqu’elle est enserrée dans une natte,
s’accommode au mieux avec la position de donataire. Elle incarne donc la posi-
tion subalterne de donataire, et sa rareté, celle du donateur. Quand les hommes
atteignent l’âge mûr, ils se laissent pousser la moustache de telle façon qu’elle soit
le plus fournie possible. Leurs épouses nouent, en revanche, un foulard sur leurs
cheveux. La procréation n’étant plus vraisemblable à ces âges avancés, le couple
n’est plus censé avoir de relations sexuelles et les conjoints dorment généralement
séparés. Ainsi, les femmes se moquent de celles qui accomplissent leur « devoir
conjugal » en dévoilant malicieusement que celles-ci ont pris du poids ou que leurs
fesses sont bien rebondies et clament par exemple « ¡ que nueva se ha puesto ! »

89
Poils et sang

(« qu’est-ce qu’elle est devenue jeune ! »). Cette relation d’ordre physiologique se


voit justifiée par le fait que les femmes censées grossir après un rapport sexuel
sont surtout celles qui ne peuvent pas – ou plus – enfanter. N’étant pas utilisé, le
sperme est stocké sous forme de graisse dans le corps des femmes et les fait grossir
et rajeunir. Tout se passe donc comme si, chez les hommes, leur don de sang était
incompatible avec une pilosité abondante, comme si la quantité de sperme intra-
corporel était intimement liée à l’abondance de la pilosité. Par conséquent, lors
d’un deuil ou d’une promesse à Dieu, qui sont des périodes où l’abstinence sexuelle
est préconisée, les hommes ne donnent plus de sperme à leur épouse et se laissent
pousser cheveux et barbe alors que les femmes se coupent la chevelure. Hommes et
femmes révèlent ainsi leur retrait du processus du don ; un retrait temporaire pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
les uns (promesses religieuses) et définitif pour les autres (deuil).
La moustache est l’emblème du Gitan accompli14, celui dont le statut de dona-
teur et la générosité ne sont plus à mettre en doute. Parallèlement aux abstinents
cités précédemment (personnes âgées, veufs et pénitents), le porteur de moustache
se retire du jeu incertain des relations entre donateurs et donataires puisqu’il est
par définition un donateur en toutes circonstances. Mais il contrôle toujours le
jeu social des autres Gitans. Le port de la moustache, souvent associé à celui
d’un bâton ou d’une canne et d’un chapeau, marque ainsi une grande prodiga-
lité passée ainsi qu’un statut de donateur absolu qui serait irréversible : aucune
situation d’échange ne peut plus placer cet individu en position de donataire. Au
sein de l’imaginaire gitan, cette position nouvelle place l’homme gitan au plus
près de la nature divine15. Cet homme fait désormais partie de la catégorie la plus
respectée de son groupe16. D’autres hommes plus jeunes peuvent aussi porter la
moustache ; il s’agit des contremaîtres ou des présidents d’association, en fait
d’hommes qui ont fait preuve de beaucoup de prodigalité. S’il ne leur semble pas
mérité, les autres Gitans peuvent critiquer ce port ostensible d’un trait de distinc-
tion et son porteur se voit alors obligé de s’en priver sous peine de devenir la risée
de tout le voisinage. La moustache est donc le signe de la distinction suprême au
sein de la communauté gitane des bourgs de San Juan et de Morote ; mais peut-
être ailleurs aussi…
En somme, un lien idéologique fort lie le donateur (de sang en particulier) au
dynamisme, à la vitalité et à l’humanité. Ce principe d’humanité est acquis dès la
naissance de manière inégale suivant les catégories d’êtres, alors que tout individu
a la possibilité d’en acquérir au cours de sa vie par une volonté affirmée de don
et de s’élever ainsi à un statut supérieur, mais uniquement au sein de sa propre
catégorie. Ce « volume » d’humanité, à la fois inné et acquis, est rendu visible à
tous par la quantité de pilosité de chaque individu. Seuls les hommes gitans, au
plus près de la qualité prodigue divine, peuvent atteindre le stade ultime de la
hiérarchie humaine, associé au privilège d’arborer la moustache.

90
La moustache de la distinction

NOTES

1. Il désignait par là le président de cette association.


2. Nous verrons que la générosité est, chez les Gitans de Morote et de San Juan, un critère de sociabilité
important.
3. Pour de plus amples informations sur ces bourgs, voir Manrique (2004).
4. Pour une définition plus précise de la notion de race et de ses implications avec le pouvoir et le politique,
voir Jamard (2000).
5. Héritier (1996 : 133-151) montre que, dans de nombreuses sociétés, la suprématie masculine se trouve
justifiée grâce aux représentations du sang et de sa genèse. Chez les Gitans de San Juan et de Morote,
cette substance légitime la distinction entre différentes catégories d’individus (dont celle des hommes et
celle des femmes) qui composent leur structure sociale.
6. Pour une étude plus détaillée de la relation entre sperme et air chez les Gitans de Morote et San Juan,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
voir Manrique (2004).
7. La consommation de ces plantes n’est pas réservée aux hommes : les femmes qui se sentent affaiblies
après une perte de sang abondante (à la suite d’une grossesse par exemple) peuvent aussi les ingérer afin
d’accélérer leur rétablissement.
8. Contrairement au principe de prédation (Karadimas, 2007), la préhension n’implique pas la création
d’une dette qui, chez les Gitans, ne peut exister qu’entre pairs.
9. Le trabajo concerne également l’acte sexuel entendu comme un labeur, à représentation essentiellement
agricole, exercé par l’homme (« c’est lui qui plante la graine, es él el que planta la semilla ») sur le corps
des femmes (cf. Descola, 1983, pour une perception de la sexualité très semblable chez les Achuar de
l’Équateur).
10. Cet aspect égalitaire des relations a été étudié dans d’autres groupes tsiganes (Williams, 1985 ; Piasere,
1984 ; Formoso, 1986 ; Stewart, 1997 et Lagunas Arias, 2000).
11. Ces derniers, par la démonstration parfois outrancière de leur générosité à l’égard de la communauté,
gagnent un statut de respectabilité parfois équivalent à celui des Anciens.
12. Les Gitans de ces bourgs font donc parfois appel à ces hommes de prestige en tant que médiateurs lors
de transactions commerciales ou après un mariage qui, se pratiquant toujours par enlèvement de la
jeune fille, met en lumière de façon brutale de nouvelles positions de donateurs/preneurs et donataires.
Le statut de médiateur est donc essentiel pour l’apaisement des tensions au sein de la communauté.
13. Cette pratique est très fréquente : les mariages entre cousins germains représentent près de 13 % du
total des mariages dont on connaît tous les liens de consanguinité des individus jusqu’à G + 2 et près
de 30 % des mariages consanguins (statistiques élaborées à partir du logiciel Genos conçu par Laurent
Barry, 2004).
14. Bourdieu (2000 [1972] : 35) remarque qu’en Kabylie, le port de la moustache est intimement lié à la
position occupée par les hommes d’honneur.
15. Cette perception quasi divine du sperme est comparable aux descriptions de Delaney (1991) et Fortier
(2001) concernant les représentations de la semence masculine de deux sociétés musulmanes.
16. D’où certains récits de patriarches dont on écoute les moindres conseils.

Bibiliographie

Barry, L.
2004 « Histoire et spécificités techniques du programme Genos », Site du LLaccan (« École collecte et
traitements des donnés de terrain »), http://llacan.vjf.cnrs.fr/SousSites/EcoleDonnees/extras/Genos.
pdf, Format PDF, 8 p.

91
Poils et sang

Bourdieu, P.
2000 Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Éditions
du Seuil, Essais/Points [1re éd. 1972, Librairie Droz].

Delaney, C.
1991 The Seed and the Soil. Gender and Cosmology in Turkish Village Society, Berkeley, Los Angeles
et Oxford, University of California Press.

Descola, Ph.
1983 « Le Jardin de Colibri. Procès de travail et catégorisations sexuelles chez les Achuar de
l’Equateur », L’Homme 23 (1) : 61-89.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Formoso, B.
1986 Tsiganes et sédentaires. La reproduction culturelle d’une société, Paris, L’Harmattan.

Fortier, C.
2001 « Le lait, le sperme, le dos. Et le sang ? Représentations physiologiques de la filiation et de la parenté de lait
en islam malékite et dans la société maure de Mauritanie », Cahiers d’Études Africaines 161 (XL-1)  : 97-138.

Héritier, F.
1996 Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.

Jamard, J.-L.
2000 « Des humeurs, des couleurs… et d’autres opérateurs », in J.-L. Jamard, E. Terray et
M. Xanthakou, éds, En substances. Textes pour Françoise Héritier, Paris, Fayard.

Karadimas, D.
2007 « Le don ou le droit à la prédation. Le rituel des esprits animaux chez les Miraña (Amazonie
colombienne) », in E. Magnani, éd., Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, Dijon,
Éditions Universitaires de Dijon  : 105-122.

Lagunas Arias, D.
2000 « Rethinking Gitano Kinship. The Calós of Catalonia », Europæa VI (1/2) : 159-193.

Manrique, N.
2009 « Corpo-real identities. Perspectives from a Gypsy community », in J. Edwards et C. Salazar, éds,
Kinship Matters. European Cultures of Kinship in the Age of Biotechnology, Oxford et Manchester,
Berghahn Books : 97-111.
2004 « La lune pétrifiée. Représentations parthénogénétiques dans une communauté gitane (Grenade) »,
in F. Héritier et M. Xanthakou, éds, Corps et Affects, Odile Jacob : 205-220.

Mauss, M.
1989 [1950] Sociologie et anthropologie, Paris, Quadrige/Presses Universitaires de France.

Pasqualino, C.
1998 Dire le chant. Les Gitans flamencos d’Andalousie, Paris, CNRS-Éditions et Éditions de la Maison
des Sciences de L’Homme.

92
La moustache de la distinction
Piasere, L.
1984 Mare Roma. Catégories humaines et structure sociale. Une contribution à l’ethnologie tsigane,
thèse pour le doctorat de troisième cycle, Paris, École des hautes études en sciences sociales.

Stewart, M.
1997 The Time of the Gypsies, USA et UK, Westview Press.

Thède, N.
2000 Gitans et Flamenco. Les rythmes de l’identité, Paris et Montréal, L’Harmattan.

Williams, P.
1985 « Paris-New York. L’organisation de deux communautés tsiganes », Études Tsiganes 95 (XXV, 3)  :
121-140.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

93
LA BARBE OU LA TRESSE. DES CHEVEUX ET DES POILS MARQUEURS DE
LA DIFFÉRENCE SEXUÉE (SOCIÉTÉ MAURE DE MAURITANIE)

Corinne Fortier

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 94 à 104


ISSN 1951-5030
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
ISBN 9782851973764
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-94.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Poils et sang

La barbe ou la tresse. Des cheveux et des poils


marqueurs de la différence sexuée (société maure
de Mauritanie)

Corinne Fortier
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Le thème de la pilosité et de la chevelure sera examiné ici dans son rapport au
genre et à la sexualité dans une société musulmane, la société maure de Mauritanie
constituée de Bédouins arabophones (hassâniyya)1.

Vitalité, rasage et sexuel maternel

Dans de nombreuses sociétés, les cheveux et les poils sont associés à la vita-
lité, sans doute parce qu’ils ne cessent de pousser tout au long de la vie. Les
cheveux en particulier étant toujours en croissance et pouvant être facilement
coupés, ils sont un des prolongements du corps humain les plus manipulables.
D’autre part, le fait que les cheveux constituent une annexe du corps qui
peut en être séparée sans que cette séparation s’apparente à une mutilation
fait des cheveux l’objet de don par excellence, en particulier à une instance
surnaturelle.
C’est le cas en islam comme le montre le rite de la première coupe de cheveux
qui concerne les enfants musulmans dès leur septième jour, aussi est-elle
souvent nommée par le chiffre sept (sbu’) dans les sociétés où elle est prati-
quée, par exemple dans la société maure. Ce rite s’assimile à une pratique
sacrificielle (’aqîqa) où l’on offre une partie du corps de l’enfant, en l’occur-
rence ses cheveux, pour mieux sauver sa vie et l’intégrité de son corps tout
entier.
Le sacrifice de la chevelure du nouveau-né le septième jour est pratiqué dans
la plupart des sociétés musulmanes parce que ce rite trouve sa source dans la
conduite du Prophète qui constitue un modèle de comportement pour les musul-
mans. Il aurait été initié par Mahomet après la naissance de son fils, ainsi que le
montre un passage de sa biographie : « Le septième jour, il fit raser et enterrer

94
La barbe ou la tresse

les cheveux du nouveau-né, sacrifia deux moutons et distribua des aumônes


aux indigents » (Dinet et Ben Ibrahim, s.d. : 228). Les cheveux de l’enfant sont
enterrés, à l’évidence pour les mettre hors de portée d’une éventuelle manipula-
tion magique.
Dans la société maure, les cheveux de la naissance (zaghbât lakhlâga) sont
dits « impurs » (mnassas) et « habités par les démons » (maskûn), implicite-
ment parce qu’ils ont poussé dans l’intimité du corps maternel. Les raser, c’est
donc enlever toute trace du lien de l’enfant avec l’aspect sexuel du corps de
sa mère2. Ils sont en outre enterrés dans un endroit secret, afin qu’ils ne puis-
sent faire l’objet d’une manipulation maléfique qui agirait non seulement sur
l’enfant mais aussi sur sa mère, compte tenu de la relation de contiguïté entre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
les deux corps dont les cheveux sont l’indice. Le rite du rasage des premiers
cheveux de l’enfant qui portent la trace du sexuel maternel tend à le détacher
de ce lien originaire.


Coiffures de garçon : inscrire l’appartenance et mettre sous protection

On sait que dans de nombreuses sociétés, la coiffure joue le rôle de marqueur


du groupe social auquel l’individu appartient. C’est le cas dans la société
maure où, avant la puberté, la coiffure du garçon est un signe distinctif de
son statut social. La coiffure de la fille obéit à une autre logique puisqu’elle
marque les différentes étapes de sa féminité quel que soit son statut social3. La
nécessité d’inscrire davantage le garçon que la fille dans son groupe d’appar-
tenance par le moyen de la coiffure s’explique par le fait que la société maure
est une société patrilinéaire où la filiation se transmet exclusivement en ligne
masculine.
Trois éléments composent la coiffure du garçon dans cette société, constituant
une sorte d’alphabet qui inscrit l’enfant corporellement dans son groupe social
d’appartenance et le met sous sa protection : la corne (garn) qui est une touffe de
cheveux poussant de chaque côté de la tête, la crête (tabbîb) au sommet du crâne,
et la couronne (’urf) qui va d’une tempe à une autre en passant au-dessus du
front. La coiffure du garçon dès deux ans peut révéler s’il appartient à une tribu
maraboutique ou guerrière, l’identité tribale étant très importante dans la société
maure.
Le très jeune guerrier (hassânî) possède « la coiffure de la corne » (hsânat
al-garn) constituée selon les tribus d’une corne (garn) à droite et à gauche de la
tête ou devant et derrière, le reste du crâne étant entièrement rasé. La corne est un
symbole phallique bien connu qui sert ici d’emblème au guerrier. Le garçon d’une
tribu guerrière peut être désigné métaphoriquement par référence à cette coiffure :
« celui qui a des cornes » (bû grawn).

95
Poils et sang

La coiffure du marabout (zawî) est constituée d’une bande de cheveux en forme


de crête (tabbîb) allant du milieu du front à la nuque tandis que le reste du crâne
est rasé. Quant aux enfants des tribus maraboutiques qui ont aussi un caractère
guerrier, comme les Kunta, ils portent certains éléments de coiffure spécifiquement
guerriers et d’autres spécifiquement maraboutiques. Les descendants du Prophète
(shûrfa) ont quant à eux une partie du crâne entièrement rasée selon une ligne qui
part du milieu du front à la nuque (shiga). Plus rarement, est inscrite sur la tête de
l’enfant la marque de propriété de la tribu ou de la confrérie à laquelle il appar-
tient, marque qu’on retrouve habituellement sur le bétail.
Comme le bétail, les enfants de sexe masculin participent de la richesse de leur
groupe tribal, que celui-ci se doit de protéger. Or, la fortune que constitue le fait
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
d’avoir des garçons peut aussi attirer sur eux l’infortune, ainsi les inscriptions
figurant sur les têtes des petits garçons ont-elles parfois un rôle de protection. Tel
est le cas du nom du Prophète rasé sur le crâne de l’enfant ; le recours protecteur
au nom d’Allah, ou en l’occurrence de Mahomet, est dans son principe tout à
fait caractéristique des pratiques magiques musulmanes même si le support que
constituent les cheveux est ici original.
Dans la société maure, lorsqu’une mère a perdu plusieurs fils en bas âge, elle
réalise un type de coiffure censé sauvegarder la vie de son dernier-né. Cette coiffure
est désignée de façon suggestive par un terme (shiga) qui renvoie d’une part à l’idée
de séparation avec cette chaîne de malheurs ainsi qu’à la forme même de la coiffure
qui sépare le crâne en deux parties puisqu’une moitié est rasée selon une ligne de
partage allant du front jusqu’à la nuque.
En outre, certaines coiffures ont à la fois une valeur protectrice et une valeur d’ap-
partenance à un groupe. C’est le cas par exemple des disciples de la confrérie musul-
mane de la Shâdiliyya4 dont les enfants portent une coiffure particulière composée
d’une couronne (’urf) et de trois cornes (grawn) de chaque côté du crâne ; censée
attirer sur la tête de ces enfants la grâce de leur chef spirituel, cette coiffure porte son
nom : « la coiffure de Shaykh Muhâmmad Fadîl » (hsânat Muhâmmad Fadîl).
D’autre part, certains éléments de coiffure ont à la fois une valeur sociale
et protectrice qui agit non seulement sur le danger mais sur la perception
que l’enfant peut en avoir. Il s’agit de petites touffes de cheveux qu’on laisse
pousser au sommet du crâne du garçon lorsqu’il a entre deux et six ans, en
plus de ses cornes s’il est d’origine guerrière ou de sa crête s’il est d’origine
maraboutique. Un terme précis sert à les désigner, gattaya. De ce terme
dérive une expression qui signale la noblesse sociale d’un enfant ; de même
qu’il est dit « fils de bonne tente », il est « fils de gattaya » (wuld gattaya).
Le terme utilisé pour nommer cette touffe de cheveux (gtati) dériverait lui-
même de celui désignant un oiseau (gatta) dont une des caractéristiques est
de percevoir rapidement le danger ; ce qui témoigne que ce type de coiffure a
aussi pour but d’éveiller l’esprit de l’enfant.

96
La barbe ou la tresse

Cet élément de coiffure associé à deux cornes porte par ailleurs bonheur. Ces
trois éléments alignés sur la tête de l’enfant rappellent une combinaison de trois
points tracée sur le sable par les femmes dans le système de divination local (gzâna),
combinaison qui annonce un événement heureux. Il y aurait donc des correspon-
dances entre la symbolique de certaines coiffures et celle de la divination sur le
sable, toutes deux relevant dans ce cas d’une « écriture magique » qui n’utilise pas
les lettres de l’alphabet arabe et qui serait plus spécifiquement féminine.
Il me semble qu’on peut parler ici d’une véritable écriture dont le moyen est
constitué des cheveux et dont le support est la tête de l’enfant – support d’autant
plus lisible pour les adultes que ceux-ci se trouvent dans une position surplom-
bante. Cette écriture, dans la société maure, utilise indifféremment comme signes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
les lettres alphabétiques (en l’occurrence arabes), des symboles (identiques à
ceux utilisés pour marquer le bétail), des formes primaires (touffe, corne, crête,
couronne…). Ces formes primaires spécifiques au matériau cheveu constituent
une sorte d’alphabet qui se retrouve dans de nombreuses sociétés, chaque société
donnant à ces éléments et à leur combinaison un sens particulier5.

Sperme, cheveux et âge d’homme

Dans de nombreuses sociétés, la coiffure peut-être non seulement un marqueur


social mais signaler les étapes du développement de l’enfant. Dans la société maure,
si les changements de coiffure sont graduels pour la fillette avec une accélération
en période pré-pubertaire, en revanche, le garçon passe brusquement de l’enfance
à l’âge adulte au cours d’un rite de passage nommé précisément « le jour du jeune
adulte » (nhâr at-tfagrîsh), caractérisé par le rasage total du crâne. Ce passage à
l’âge adulte avait lieu généralement au moment de la puberté physiologique mais
il pouvait aussi, dans certaines tribus, être déterminé par une épreuve caractéris-
tique du statut de guerrier ou de celui de marabout.
Par le passé, dans les tribus guerrières, le jeune homme ayant été initié à monter
à cheval et à tirer au fusil, son crâne n’était pas entièrement rasé tant qu’il n’avait
pas accompli un acte de bravoure. Dans une des tribus guerrières les plus puis-
santes de Mauritanie, les Awlâd Mbârak, on raconte que des guerriers peu vaillants
au combat auraient été honteusement enterrés avec leur corne (garn), signe qu’ils
n’étaient jamais devenus adultes socialement même s’ils l’étaient physiologique-
ment. Dans les tribus maraboutiques les plus savantes, le crâne était rasé lorsque le
jeune garçon avait fini l’apprentissage du Coran. Toutefois, les tribus qui privilé-
giaient moins la bravoure guerrière ou le savoir religieux pratiquaient le rasage dès
les premiers signes physiologiques de la puberté.
Dans ce rituel de passage, le père joue un rôle important puisque c’est lui qui
rase (lhssan) entièrement la tête de son fils qui, à cette étape liminaire, est dénommé

97
Poils et sang

« le rasé » (midarmaz). Il le débarrasse ainsi d’un des signes d’appartenance à l’en-
fance et au giron maternel où le garçon évoluait jusqu’alors. Remarquons que c’est
cette même pratique de rasage qui avait dissocié l’enfant de sa mère lors du rituel
du septième jour. Celui-ci était un rituel d’individuation et d’entrée dans l’enfance
dans la mesure où il transformait le nouveau-né qui n’était alors qu’une annexe du
corps maternel en un enfant identifié par un nom. Cette période de l’enfance initiée
le septième jour se clôt donc par ce second rituel de rasage qui signe l’autonomisa-
tion et la sortie de l’enfance.
Si le garçon se voit débarrassé de ses cheveux en tant qu’ils représentent son état
d’enfant, un élément indiquant son état d’adulte lui est également ajouté ; il porte
pour la première fois un pantalon (sarwâl) sous son boubou (darâ’a), signe de sa
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
sexualité nouvelle. Le jeune homme laisse dès lors pousser sa chevelure qui n’est
plus coupée par sa mère, signe qu’il peut maintenant donner libre cours à sa sexua-
lité. Sa coiffure est dite « libérée » (tantlass), ce qui fait écho à sa liberté sexuelle,
et en particulier à son autonomisation vis-à-vis de sa mère tout comme le premier
rasage le dégageait du sexuel maternel.
Lorsqu’on sait que les poils et les cheveux à l’âge de la puberté sont associés au
sperme qui vient d’apparaître, on comprend que le rasage du crâne soit nécessaire
pour laisser pousser les nouveaux cheveux qui ne sont plus ceux de l’enfant impu-
bère mais ceux de l’adulte pubère. Cette symbolique phallique et spermatique
des cheveux masculins dans la société maure fait en partie écho à l’analyse de
l’anthropologue Edmund Leach (1954 : 157) qui reconnaît après le psychanalyste
Charles Berg6 que lorsque, dans différentes sociétés, les cheveux sont au centre
de rituels, la tête est souvent un symbole phallique et les cheveux un symbole du
sperme.
Le jeune adulte, dans la société maure, acquérait par la suite une coiffure volu-
mineuse (gûffa) qui ne manquait pas de panache. L’aspect volumineux et gonflé de
cette coiffure présentait un caractère phallique certain. Symbole de respectabilité
et de puissance masculine, elle était entretenue avec soin par les hommes. Par
ailleurs, les femmes jouaient un rôle indirect mais non moins important dans l’en-
tretien d’un tel symbole. Dans le milieu désertique et sec où évoluent les Maures,
la coiffure était graissée avec une sorte de brillantine fabriquée par les femmes à
partir d’un mélange de crème (zabda) et de gomme arabique (’alk) cuite, auquel
étaient ajoutés de l’encens, des clous de girofle ou des racines de plantes aroma-
tiques nommées génériquement « ambre » (l-’ambar). Cette crème ainsi parfumée
était traditionnellement contenue dans un contenant précieux, tel un coquillage
(aghuvâl). Ce type de présent était le plus souvent le fait d’une mère à son fils,
d’une épouse à son époux, ou d’une disciple à son chef confrérique (shaykh).
Ce cadeau était donc toujours offert par une femme à un homme ; en lui permet-
tant d’assurer le maintien de sa coiffure, elle contribuait ainsi au maintien de son
prestige.

98
La barbe ou la tresse

Tressage, dressage et séduction

Si la chevelure masculine est libre et apparente, ce n’est pas le cas de la cheve-


lure féminine qui est tressée et voilée. La tresse est le symbole du féminin dans la
société maure en tant qu’elle renvoie à la fois à la beauté du corps féminin et au
nécessaire dressage de ce corps. Le contrôle du corps de la femme par un tiers lui
est en l’occurrence rappelé par le fait qu’elle ne peut se tresser les cheveux comme
elle ne peut elle-même maîtriser sa sexualité. Le tressage par la mère, quand il s’agit
d’une jeune fille ou par d’autres femmes dans le cas d’une adulte, indique que le
contrôle de son corps lui échappe et est aux mains de son entourage. D’autre part,
la douleur qu’implique ce tressage rappelle à la femme qu’elle est sous domina-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
tion7. Le caractère serré des tresses contraste avec la coiffure masculine (gûffa) qui
pousse sans contrainte, ainsi que le contrôle exercé sur le corps féminin contraste
avec la liberté donnée à l’homme en ce domaine.
La série de coiffures que connaît la fillette durant son enfance montre que,
plus elle approche de la puberté, plus elle porte de tresses. Cela correspond à une
plus grande importance de la séduction ainsi qu’à un plus grand contrôle de la
sexualité à cette période pré-pubertaire qui est aussi traditionnellement celle du
mariage. La sophistication progressive de la coiffure de la jeune fille à laquelle
sont ajoutées de plus en plus de tresses à l’approche de son mariage avec une
apothéose au cours de la cérémonie nuptiale, vise à accroître ses charmes au
moment où elle doit se montrer particulièrement désirable vis-à-vis de la gent
masculine afin d’avoir des prétendants matrimoniaux puis vis-à-vis de son mari
lors de la nuit de noces.
De nouvelles coiffures ne cessent d’apparaître au gré de l’imagination des
femmes. Une coiffure adoptée récemment par les jeunes femmes pour la cérémonie
de mariage s’inspire de la coiffure de mariée traditionnelle dans la mesure où elle
consiste en une multitude de fines tresses, mais au lieu que celles-ci soient répar-
ties de chaque côté de la tête comme à l’accoutumée, elles sont toutes ramenées
d’un seul côté à la manière d’une gifle donnée d’un seul côté du visage. Aussi cette
nouvelle coiffure porte-elle un nom y faisant référence : « Elle a giflé sa belle-mère »
(tarshat nsîbatha). À cette coiffure qui suggère les tensions futures de la mariée
avec sa belle-mère en répond une autre où apparaît le rôle pacificateur du beau-
père : « Le pardon de son beau-père » (marza nsîbha). Par le biais de ce langage se
rapportant aux tresses, les femmes témoignent d’une capacité à tourner en dérision
les difficultés qu’elles pourront rencontrer avec leur belle-famille. Le langage lié
aux tresses qui est spécifiquement féminin constitue un espace d’expression pour
les femmes de leur subjectivité.
Dans la société maure, le vocabulaire relatif aux coiffures féminines et aux
tresses est extrêmement développé. Or, l’étape de la puberté peut être désignée
par un terme (msalva) faisant référence à une tresse (sâlif) que porte dès lors

99
Poils et sang

la jeune femme ; il s’agit d’une petite natte temporale passant devant l’oreille qui
dépasse effrontément du voile (malhfa). Ce type de tresse qui apparaît et dispa-
raît au regard selon les mouvements de tête, participe de l’esthétique du voile-
ment et du dévoilement qui aiguise le désir masculin. La tresse est une parure
féminine comme le dit explicitement un poète maure qui caresse l’espoir que la
femme s’enlaidisse en détressant ses cheveux tant sa beauté inaccessible le fait
souffrir :
« Si j’étais une femme,/je ne porterais plus de parure,
j’enlèverais toutes mes perles/et mes cheveux ne seraient plus jamais tressés ».

Lorsqu’elles reforment leurs tresses, pour leur donner une certaine tenue,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
les femmes maures utilisent une sorte de gel fabriqué à base de charbon de bois
(hmûm) et de gomme arabique (’alk), auquel sont ajoutées des feuilles (urag) pilées
de plantes odorantes, comme celles du jujubier à l’origine du nom de cette prépara-
tion (khwaz). Les femmes d’âge mûr confectionnent un autre type de préparation
(hashu) à partir de sable mouillé et de racines très fines de plantes séchées non
pilées. Comme les hommes, les femmes graissent par ailleurs régulièrement leurs
cheveux avec de l’huile (d’han) mélangée à du parfum (musk).

Épilation, féminité et dangers

La pilosité, dans la société maure, ainsi que dans bien d’autres sociétés, est
conçue comme un élément immédiatement perceptible qui manifeste clairement
la différence corporelle entre les sexes. La confusion des sexes étant considérée
comme nuisible et dangereuse pour la bonne reproduction de la société, ôter ses
poils pour une femme ou laisser sa barbe pousser pour un homme visent à distin-
guer visiblement les deux sexes. De nombreuses sociétés témoignent en effet de la
nécessité de réaffirmer culturellement la différence anatomique entre les sexes. Une
telle exigence cache en creux la crainte qu’une indifférenciation originelle toujours
latente ne se développe.
La pilosité étant considérée comme virile, les poils sont retirés dès qu’ils appa-
raissent sur le corps de la femme de peur que le masculin ne prenne le dessus sur le
féminin. L’épilation dans la société maure a lieu dès la naissance où la mère ôte le
duvet qui recouvre les bras ou les jambes de sa fille à l’aide du colostrum, premier
lait maternel qui n’est pas donné à boire au nourrisson.
Plus tard, l’épilation est opérée à l’aide d’une pâte confectionnée avec des
produits locaux. Traditionnellement elle était fabriquée à partir de dépôts gras,
pilés et dilués, d’une outre à beurre (krât shaqwa). Récemment est utilisée une
pâte « sucrée » (halwa) obtenue à partir d’un mélange de sucre, de Coca-Cola ou
d’aspirine.

100
La barbe ou la tresse

Lors de la cérémonie de mariage, l’épilation des bras, des jambes, des aisselles et
du pubis de la mariée constitue un rituel important. L’épilation terminée, c’est la
mère de la mariée qui enterre les poils et les cheveux afin qu’ils ne soient pas récu-
pérés par une personne désirant lui jeter un mauvais sort. Toujours dans le but de
se protéger d’un acte magique, une femme une fois mariée ne doit pas prêter son
peigne à une autre de peur que celle-ci ne récupère ses cheveux dans l’intention de
briser son mariage.
S’épiler les poils des aisselles et du pubis est une prescription musulmane recom-
mandée aux femmes comme aux hommes pour des raisons de pureté (tahâra)
(Suyûtî, 1994 : 50)8. La femme, en particulier, ne doit pas se couper les cheveux ou
s’épiler les poils au moment de ses menstrues. Cette interdiction religieuse n’est pas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
significative d’un lien de causalité entre pilosité et sang9, mais s’explique par le fait
que la femme menstruée est dans un état d’impureté majeure. Plus généralement, en
islam (Ghazâlî, 1989 : 88), un homme ou une femme ne peut se couper les poils, les
cheveux ou les ongles, se faire tirer du sang, ni se faire retirer une quelconque partie
de son corps alors qu’il ou elle est en état d’impureté majeure — état résultant chez
l’homme d’un rapport sexuel. Cet interdit est expliqué par le théologien al-Ghazâlî
(fin xie -début xiie siècle), par la croyance en la résurrection du corps ; si une personne
mourait en état d’impureté majeure alors que certains éléments de son corps (poils,
cheveux, ongles, sang, membres) en avaient été détachés, ce corps ressusciterait le
jour du Jugement Dernier dans son intégralité, mais non en son état de pureté.

Barbe, masculinité et puissance virile

À la différence des poils et des cheveux féminins, ceux des hommes ne peuvent
faire l’objet d’un acte de sorcellerie, ce qui témoigne de la puissance bénéfique
qui leur est attribuée dans la société maure. Ainsi, au lieu d’être enterrés, ils
sont éparpillés aux quatre vents dans un geste propitiatoire censé apporter la
richesse (rizq). Les cheveux masculins sont source de fécondité, caractéristique
qui tient à leur relation au sperme, substance féconde par excellence (Fortier,
2001).
C’est en effet lors de la puberté, moment où le sperme est produit, que le jeune
homme commence à voir pousser de nouveaux poils, notamment ceux de la barbe.
Il doit dès lors montrer ostensiblement sa pilosité en portant une barbiche (lahya).
La barbe est pour l’homme ce que la tresse est pour la femme, sa parure. Aussi,
le terme même de barbe (lahya) dans la société maure est-il utilisé pour désigner
l’homme par métonymie.
La barbe, et dans une moindre mesure la moustache (shârab) qui lui est asso-
ciée, est la marque visible pour l’homme de la masculinité, et de la supériorité qui
lui est attribuée comparativement à la femme. Un proverbe maure qui affirme

101
Poils et sang

la précellence de l’homme sur la femme – « La barbe avant la tresse » (lahya sâbig
azfîra) – témoigne de l’importance des emblèmes de la différence des sexes que sont
la barbe pour l’homme et la tresse pour la femme.
Ne pas porter la barbe peut être considéré comme un signe d’efféminisation, un
homme imberbe (amrad) étant en deçà de l’idéal viril. Ainsi, l’expression locale
désignant un homme sans barbe renvoie-t-elle au fait d’être efféminé (amshânku ou
bishânku). Le cas, dans la société maure, des gûrdigan, — terme wolof qui signifie
« homme-femme » —, est à cet égard révélateur car parmi les signes physiques qui
signalent leur féminité figure l’absence de barbe.
Pierre Bourdieu (1972 : 60, note 4) remarque également qu’en Kabylie la
moustache ou la barbe est un symbole du masculin. Symbole qu’on retrouve non
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
seulement dans les sociétés berbères ou arabes mais dans certaines sociétés médi-
terranéennes où dire de quelqu’un qu’il n’a pas de moustache équivaut à souli-
gner son manque de virilité. Cet auteur a par ailleurs montré que la barbe ou la
moustache est une composante essentielle de l’honneur masculin (nîf) en Algérie,
chez les Kabyles comme chez les Arabes, si bien qu’une des expressions utilisées
pour évoquer un outrage profond y fait référence : « Un tel m’a rasé la barbe (ou
la moustache) ». Cette expression évoque l’idée de castration, la barbe étant ici
équivalente à un symbole phallique10.
La moustache, la barbe et la pilosité en général représentant sa virilité, l’homme
se doit de les rendre visibles tout en contrôlant leur développement pour qu’elles
ne l’apparentent pas au bestial. Le contrôle de la sexualité est le trait distinctif
d’un homme respectable dans la société maure (Fortier, 2004), et ce contrôle passe
notamment par celui de son système pileux11. Ainsi, les Maures portent-ils le plus
souvent une barbe très courte qu’ils taillent et parfument fréquemment. Celle des
marabouts peut être un peu plus longue en signe de sagesse et de savoir.
Une femme peut offrir à un homme de l’huile qu’elle a parfumée au moyen de
plantes odoriférantes afin qu’il prenne soin de sa barbe. Si cette huile, nommée
« huile de la barbe » (d’han lahya), est offerte par une femme, c’est toujours celui
à qui elle est destinée qui graissera lui-même sa barbe, ce geste relevant de son inti-
mité. Par ce présent, comme celui de l’huile pour les cheveux, la femme participe à
entretenir les symboles phalliques du masculin.
Les poils et les cheveux dans de nombreuses sociétés jouent le rôle de véri-
tables marqueurs en tant qu’ils participent du visible du corps et qu’ils peuvent
faire l’objet de diverses manipulations. Ils sont des marqueurs de l’identité,
qu’il s’agisse d’une identité sexuelle, sociale, liée aux âges de la vie, ou à carac-
tère protecteur. Les cheveux en particulier permettent d’inscrire sur le corps de
manière très précise une appartenance sociale ou une inscription protectrice ; des
touffes de cheveux signifiantes culturellement par leur forme constituent, dans
l’usage, un véritable alphabet au même titre que des lettres alphabétiques ou des
symboles codifiés qui peuvent être indifféremment utilisés dans cette écriture qui

102
La barbe ou la tresse

utilise les cheveux. D’autre part, la plasticité de la chevelure est parfaitement


adaptée à marquer la série des étapes de masculinisation et de féminisation par
lesquelles passe un homme ou une femme durant sa vie. Les cheveux constituent
en effet un matériau corporel privilégié pour signaler le passage à un nouvel état.
À cet égard, leur rasage est la pratique qui signifie de la manière la plus radi-
cale que l’individu est débarrassé de son ancienne peau, symbole de son état
antérieur. La pratique du rasage est par ailleurs bien souvent employée dans les
sociétés pour détacher l’enfant du lien corporel d’avec sa mère12, lien puissant et
sexualisé s’il en est.
Pilosité et chevelure sont caractéristiques du masculin et du féminin, et notam-
ment de la différence de représentation de la sexualité des hommes et des femmes.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Dans la société maure, le traitement des poils et des cheveux, qu’ils soient ou non
détachés du corps, témoigne de la valence différentielle qui leur est accordée selon
qu’on est homme ou femme, valence positive du côté masculin en tant qu’ils sont
liés au sperme fécondant et à la puissance phallique, valence plus négative du côté
féminin dans la mesure où ils sont associés à la sexualité féminine et à ses dangers.
D’autre part, à l’image de leur sexualité, la chevelure des hommes Maures est
en liberté, alors que celle des femmes est contenue dans des tresses extrêmement
serrées. Ainsi, les hommes contrôlent-ils le développement de leur coiffure et de
leur barbe, de même qu’ils sont censés pouvoir maîtriser leurs désirs sexuels. À
l’opposé, les tresses des femmes sont toujours réalisées par un tiers, de la même
façon que le groupe social contrôle leur sexualité. En outre, les femmes Maures
contribuent à l’entretien de la barbe et de la chevelure des hommes, ainsi qu’elles
participent par ailleurs à mettre en valeur leur virilité. Dans la société maure,
comme dans d’autres sociétés, la chevelure et la pilosité représentent la sexualité,
et le traitement qui en est fait révèle les représentations différentielles liées à la
sexualité masculine et féminine.

NOTES
1. Dans ce texte, la translittération des mots arabes ou hassâniyya a été adaptée, le souligné ayant été
substitué au point de rigueur pour le h aspiré et les lettres emphatiques.
2. Le septième jour, l’enfant est séparé de sa mère par des rituels qui engagent son corps comme le bain
ou le rasage des cheveux qui le débarrassent de ce qui le reliait physiquement à elle. Il est par ailleurs
rattaché à son père grâce à d’autres types de rituels comme celui de la nomination qui lui donne une
filiation patrilinéaire, et celui du sacrifice d’ovins, pratique masculine (Fortier, 2008).
3. J’ai étudié très précisément dans ma thèse (Fortier, 2000) la chronologie et la signification des multiples
coiffures aux différentes étapes de la vie du garçon, de la fille puis de la femme. Cette étude minu-
tieuse est d’autant plus précieuse que la plupart de ces coiffures ont aujourd’hui été remplacées dans
la grande majorité du pays par des coiffures occidentales.
4. Cette confrérie a été fondée par Shaykh Muhâmmad Fadîl (m. 1869).
5. Christian Bromberger (2005) parle de langage des cheveux dans son article intitulé de façon suggestive
« trichologiques » mais ne va pas jusqu’à parler d’écriture et d’alphabet.

103
Poils et sang
6. Charles Berg qui s’appuie sur les travaux de Freud a publié en 1951, The Unconscious Significance of
Hair, Londres, Allen & Unwin.
7. Les tresses des coiffures féminines sont si serrées que les femmes en viennent lorsqu’elles sont âgées à
perdre leurs cheveux.
8. Dans la société maure, on dit que les poils du pubis coupés avec une lame, « ne doivent pas être plus
longs que les pattes d’une tique » (mâ i’ûd twal min kra’ lagrâd). Une telle expression témoigne
de l’aspect hygiénique de cette épilation, d’autant plus que compte tenu du manque d’eau dans le
milieu désertique où ils vivaient, les Maures eurent pendant longtemps assez peu d’occasions de se
laver.
9. Au sujet du sang comme substance vitale en islam sunnite et dans la société maure, voir Corinne Fortier
(2001).
10. On a coutume de dire que chez les premiers Arabes, le plus grand affront que l’on pouvait infliger à
un ennemi était de lui couper la barbe, ce qui s’apparentait à une véritable castration.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
11. Chez les Sikhs, les cheveux des hommes représentent également une force sexuelle qu’ils tiennent sous
contrôle au moyen de leur turban (Hershman, 1974 : 280).
12. C’est par exemple le cas chez les jeunes sikhs à l’âge de dix ans (Hershman, 1974 : 276).

Bibliographie

Bourdieu, P.
1972 Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de Trois Études d’ethnologie kabyle, Genève,
E. Droz.
Bromberger, C.
2005 « Trichologiques : les langages de la pilosité » in Un corps pour soi, Paris, PUF : 11-40.
Dinet, E. et Ben Ibrahim, S.
s.d. La Vie de Mohammed, s. éd.
Fortier, C.
1998 « Le corps comme mémoire : du giron maternel à la férule du maître coranique », Journal des
Africanistes 68 (1-2) : 199-223.
2000 « Corps, genre et infortune : transmission de l’identité et des savoirs en islam malékite et dans la
société maure de Mauritanie ». Thèse de doctorat en anthropologie sociale, EHESS.
2001 « Le lait, le sperme, le dos. Et le sang ? », Représentations physiologiques de la filiation et de la
parenté de lait en islam malékite et dans la société maure de Mauritanie, Les Cahiers d’Études afric-
aines, XL (1), 161 : 97-138.
2004 « Séduction, jalousie et défi entre hommes. Chorégraphie des affects et des corps dans la société
maure » in F. Héritier et M. Xanthakou, éds, Corps et affects, Paris, Odile Jacob : 237-254.
Ghazâlî, A.H.M.
1989 Le Livre des bons usages en matière de mariage, trad. L. Bercher et G. H. Bousquet, Paris,
Maisonneuve.
Hershman, P.
1974 « Hair, Sex and dirt », Man 9 : 274-298.
Leach, E.R.
1958 « Magical hair », Man 88 : 147-168.
Suyûtî, S.
1994 La Médecine du Prophète, Beyrouth, Dar al-Bouraq.

104
LA VIE DU POIL. LA CONSTRUCTION DU GENRE AU COURS DU CYCLE
DE VIE IDÉAL DES MONGOLS

Gaëlle Lacaze

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 105 à 116


ISSN 1951-5030
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
ISBN 9782851973764
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-105.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


La vie du poil. La construction du genre
au cours du cycle de vie idéal des Mongols

Gaëlle Lacaze
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Dans les sociétés mongoles1, le rapport entre la pilosité, le sang et la vitalité du
corps qui se rencontre au plan symbolique, n’apparaît pas de manière directe
et personne ne l’évoque explicitement sur le terrain. Aussi, pour comprendre le
rapport étroit entre ces trois composantes de la personne s’avère-t-il nécessaire
d’examiner plusieurs autres aspects du corps. Nous commencerons par décrire le
déroulement du cycle idéal de vie et les processus de construction du genre dans
les sociétés mongoles. Nous mettrons alors en évidence le rôle du sang, qui importe
plus que toute autre substance corporelle dans la détermination du statut, en parti-
culier, celui des femmes2. Nous examinerons comment, chez les Mongols, l’écoule-
ment du sang menstruel scande le cycle de vie féminin et comment chaque étape
d’âge franchie au cours du cycle de vie entraîne des changements dans la coiffure
des femmes. L’évolution du corps n’étant pas spécifique aux femmes, les hommes
connaissent également des changements de leur vitalité au cours du cycle de vie.
Néanmoins, nul écoulement de sang ne sanctionne ces changements qui sont, en
revanche, marqués par une modification dans la gestion des poils, en particu-
lier ceux de la barbe. Cet article illustrera donc comment, pour les femmes et les
hommes mongols, les changements de la vitalité du corps se trouvent inscrits dans
une modification de la pilosité3. Afin de comprendre comment se déroulent ces
processus nous devrons examiner la qualité des différentes catégories de sang.
Pour les Mongols, la personne se manifeste par et dans son corps. Au plan
symbolique, le corps constitue le support d’une âme, une unité de vie issue du
stock d’ancêtres patrilinéaires. Il se caractérise par sa vitalité, c’est-à-dire, sa
force vitale4. Les Mongols considèrent la personne selon la place que son corps
occupe dans l’espace, c’est-à-dire d’après ses déplacements et ses mouvements. Ils
la conçoivent, également, comme inscrite dans son cycle de vie. Ainsi, le corps se
trouve d’emblée envisagé dans l’espace et le temps. Le processus de vieillissement
inscrit ainsi le corps dans une continuité spatio-temporelle. Dans une configuration

105
Poils et sang

idéale, les trois catégories générationnelles (anciens, adultes et jeunes) recoupent


trois statuts sociaux distincts : grands-parents, parents et enfants. Ainsi, la « notion
de personne prise sous l’angle des âges de la vie revient à penser l’ontologie comme
une ontogénèse » (Peatrik, 2003 : 8). Or, pour les femmes mongoles, le sang mens-
truel joue un rôle crucial dans l’ontogénèse.
Chez les Mongols, le corps n’acquiert son identité personnelle et, qui plus est,
sexuée, qu’à la fin de la petite enfance, au moment du sevrage5, sanctionné par le
rituel de la première coupe de cheveux. Auparavant, l’enfant se trouve assimilé à
un animal domestique et ne semble pas être considéré comme un être humain à part
entière. Il n’est soumis ni aux règles de bienséance, ni aux interdits religieux, ni
même aux sanctions provenant de leurs transgressions. L’ambivalence du corps à la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
naissance nécessite un dressage (entendu dans le sens de Mauss)6 afin d’en domes-
tiquer la part animale, caractéristique de l’enfantelet non sevré, et d’en affirmer la
part humaine7. Au cours de la petite enfance, de l’enfance et jusqu’à la puberté, le
dressage permet d’humaniser puis de socialiser la personne. Ce processus « fixe »
(togtoo-8) dans un premier temps l’âme au corps, et, dans un second temps, l’in-
dividualise, c’est-à-dire, lui fait acquérir une identité personnelle et sexuée. Ainsi,
jusqu’à la puberté, le dressage vise à construire un adulte apte à produire et repro-
duire son groupe. Le passage entre les deux étapes de l’enfance correspond à un
changement de dressage ; le processus d’humanisation précède la socialisation de
l’enfant. Il s’effectue par le biais d’une coupe de cheveux rituelle, originelle et
fondatrice.

De l’homme à l’animal : la coupe de cheveux/poils

Actuellement, la première coupe de cheveux organisée vers trois ou cinq ans


pour les garçons et deux ou quatre ans pour les filles sanctionne le sevrage. Elle
ouvre l’enfance et le processus de socialisation proprement dit. La première coupe
de cheveux introduit le « nourrisson » dans la catégorie de « pataugeur9 » (balčir).
Suite à cette cérémonie, l’âme de l’enfantelet est « fixée » dans son corps, il devient
complètement « humain », alors qu’il ne devait pas sortir de la yourte tant que ses
cheveux n’étaient ni coupés ni coiffés.
Traditionnellement, chez les peuples mongols, la « cérémonie de coupe de
cheveux » (üsnij najr) comptait surtout pour les garçons. On l’effectuait quand le
squelette du jeune enfant commençait à se durcir et à s’ossifier, car on estimait que
son corps n’était jusque-là constitué que de chairs. Pour les Darxad, la première
coupe de cheveux de l’enfant sanctionne la fermeture de sa fontanelle, dont l’éva-
luation ne donne pas lieu à l’observation du crâne, mais correspond à la maîtrise
du langage. Quand l’enfant prononce correctement les mots « pierre » (čuluu) et
« cheval » (aduu), la fontanelle est considérée « tout à fait fermée » (büteečsen).

106
La vie du poil 

L’importance de ces deux termes ne se situe pas au plan phonologique, mais au plan
sémantique, le cheval servant de modèle privilégié aux représentations de l’homme
et de sa capacité de domestication, tandis que la pierre représente le terroir et le
sentiment d’appartenance locale. Lorsque l’enfant peut les énoncer correctement,
sa fontanelle est fermée et son âme ne risque plus de s’échapper de son corps. Le
passage de la petite enfance à l’enfance, correspondant au moment du sevrage de
l’enfantelet, concerne donc ses facultés cognitives. Chez les Ordos, la première
coupe de cheveux marque l’entrée dans le langage et la sortie de la lallation pour
l’enfantelet. Après ce rituel, la mère ajoute de véritables mots dans les berceuses
qu’elle lui chante, des psalmodies désignées du terme büüvej qui, lui, n’a aucun
sens (Hamayon, 1970 : 108-109).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
La première coupe de cheveux débouche, également, sur la reconnaissance de
l’enfant par les membres de son patrilignage et sur son entrée dans un cercle élargi
de socialisation. La sage-femme était la personne la plus honorée après l’enfant.
On lui confiait la lourde tâche de lui couper les premiers cheveux lors d’un rituel
qui consacrait, avant tout, l’enfant car c’est lui qui recevait les cadeaux apportés
par les invités (Aubin, 1975 : 537-541). Lors du rituel de la naissance, elle trans-
mettait d’abord l’enfant de son matrilignage à son patrilignage restreint puis,
durant la première coupe de cheveux, à l’ensemble de son patrilignage.
Au cours de ce dernier rituel, les Mongols coiffent les cheveux du garçonnet et de la
fillette selon une coupe qui renvoie à leur futur statut d’adulte. Traditionnellement,
ils leur laissaient sur le front les « cheveux de l’enfance » (unagan üs), littérale-
ment les « cheveux du poulain », c’est-à-dire, la frange ou le « toupet » (göxöl ou
xüxel, xöxöl). En plus de cette frange, les garçonnets conservaient au-dessus du
crâne une mèche de cheveux et les filles, deux mèches. Ces « couettes de femme
mariée » (šivergel) sont parfois appelées « mèches des tempes » (sančig, čančig) ou
« cornes » (ever10). À l’enfant comme au cheval à qui l’on coupe pour la première
fois la crinière, on laisse nécessairement quelques mèches des poils/cheveux de
sorte que la coupe de cheveux comme la taille de la crinière ne sont, de fait, jamais
complètes (Humphrey, 1970 : 72).
Parmi les termes utilisés pour désigner la coupe de cheveux de l’enfant, l’expres-
sion « se faire tailler la crinière » (üs dellüüle –) est construite à partir de « tailler la
crinière du cheval » (aduu delle‑), utilisée au sens propre pour la coupe de celle des
poulains (Lessing, 1960 : 250) et marque ainsi l’assimilation de la chevelure de l’en-
fant à cette dernière. Les Mongols taillent la crinière lorsqu’ils décident d’organiser
ou non la castration de l’animal, c’est-à-dire de « poser l’étalon » (azarga tavi –)
(Njambuu et Nacagdorž, 1993 : 5). La coupe régulière de la crinière concerne les
hongres et les juments stériles ou non pubères qui n’ont aucun rôle dans la repro-
duction du troupeau. La taille courte et incomplète de la crinière correspond donc
à un signe de stérilité et s’oppose à la crinière laissée longue des étalons et des
juments fécondes.

107
Poils et sang

Les similitudes linguistiques entre la coupe de cheveux de l’enfant et la coupe


de crinière/castration du poulain s’ajoutent aux ressemblances formelles
entre ces deux rituels. La castration des animaux domestiques, particulière-
ment celle des chevaux, s’effectue au printemps quand l’animal atteint l’âge
dit šüdlen, c’est-à-dire la troisième année physiologique. Or, l’étape de la
troisième année d’âge correspond à la période d’organisation de la première
coupe de cheveux de l’enfant, traditionnellement effectuée au deuxième mois
du printemps. La reconnaissance sociale de son sevrage se voit ainsi assimilée
au rituel qui réactualise le processus de domestication11 et le dressage de l’en-
fant se trouve de la sorte placé sur le même plan que la domestication du
bétail « vrai12 ».
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
La taille courte de la crinière est associée à la castration du poulain et accom-
pagne la technique de sélection qui octroie à l’animal son statut dans la repro-
duction du troupeau. Parallèlement, la coupe de cheveux de l’enfant accompagne
l’ossification de son squelette. Elle consacre la reconnaissance de sa naissance
et débouche sur l’attribution d’une identité sexuée et sa participation aux
travaux du campement. La coupe de cheveux ouvre aussi le droit à l’attribution
d’une part de viande en propre13 à l’enfant dont elle inaugure l’emploi du nom
personnel. Elle correspond à un réel changement de statut pour l’enfant, comme
la taille de la crinière pour le poulain14. Aujourd’hui en Mongolie, les Mongols
organisent conjointement la première coupe de cheveux pour les garçonnets et les
fillettes alors qu’il ne semble pas qu’ils aient toujours effectué ce rituel pour ces
dernières15. En outre, tous les peuples mongols ne coupaient pas les cheveux des
fillettes, ainsi certains Mongols de Chine leur perçaient les oreilles16 mais atten-
daient la puberté pour offrir des boucles d’oreilles aux jeunes filles, marquant
ainsi leur nubilité17. Ainsi, le perçage des oreilles sanctionnerait la sortie de la
petite enfance des fillettes et aurait pour pendant la coupe de cheveux des garçon-
nets. Ouvrant sur l’attribution d’un statut social, sexué, le perçage des oreilles
des fillettes aurait été organisé dans le cadre familial mais n’aurait pas donné lieu
à un cérémoniel ostentatoire, ce qui aurait facilité sa disparition. C’est donc le
rituel marquant le sevrage des garçonnets qu’on organise pour tous les enfants
aujourd’hui en Mongolie.
À la suite de la première coupe de cheveux, les Mongols de Mongolie ne
coupent plus les cheveux des femmes, ni ceux des hommes18. Les Kalmouks,
quant à eux, organisaient deux coupes de cheveux après celle sanctionnant
le sevrage de l’enfant (Aubin, 1975 : 504-508) mais ils semblent être, parmi
les peuples mongols, les seuls à sanctionner d’autres passages du cycle de vie
par cette pratique (ibid. : 528). Ils marquaient, ainsi, deux nouveaux passages
dans la vie des hommes : la sortie de l’enfance et l’entrée dans l’adolescence,
puis sa sortie permettant l’accès à la qualité de gardien de chevaux19 qui révèle
la majorité coutumière ou l’éligibilité au mariage (Aubin, 1997 : 99).

108
La vie du poil 

La pilosité : un signe de la vitalité du corps

Le dressage du corps par le contrôle de la pilosité doit être envisagé à travers


toutes les étapes franchies, de la naissance à la mort. En Mongolie, au début du
xxe siècle, les cheveux courts caractérisaient les enfants sevrés, tandis que les
adultes portaient les cheveux longs. Pendant l’administration mandchoue (1644-
1911), les « hommes noirs » et virils se distinguaient par le port d’une « couette »
(tab20) également appelée « tresse » (gezeg). La tonsure complète du crâne caracté-
risait les prisonniers ou les moines et marquait leur exclusion de la production et la
reproduction sociales. À l’âge adulte, l’absence de cheveux signifiait la chasteté et
leur profusion canalisée par le port du tab, la vigueur sexuelle.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Actuellement, un nouveau changement de la gestion des cheveux/poils sanc-
tionne en Mongolie l’entrée dans la vieillesse qui survient lorsque la continuité du
lignage semble acquise, c’est-à-dire dès que le premier fils devient père à son tour21.
En général, la personne âgée adopte des attitudes plus libres et moins normées que
l’adulte. Pour les hommes, le statut « d’ancien » se caractérise par l’abondance
de poils, réservée à ceux ayant produit une descendance alors que pour l’homme
adulte encore en âge de se reproduire, le port de la barbe correspond à un « manque
de soin » et à une « mauvaise fortune » (xijmor’ muu). Il entraîne la « décrépitude
de la virilité » (xet xutga zönö‑) et constitue une menace de stérilité. Les Mongols
interdisent le port de la barbe aux jeunes hommes dont le père est encore preste et
alerte, dans un « état frais » (serüün axuj), un port qui caractérise donc l’homme
« accompli » ; il est un « signe de maturité » (nasyg xürsen togtooson) indiquant sa
responsabilité familiale. À la suite de l’influence mandchoue, le port de la barbe
aurait également caractérisé quelques hautes fonctions administratives et on l’au-
torise aujourd’hui à certains personnages singuliers tels que les chamanes ou les
hommes politiques influents. En dehors de ces hautes fonctions, on l’assimile à une
« absence d’hygiène » (saxixgüj).
Les capacités de reproduction accomplies, l’entrée dans la vieillesse donne lieu à
un nouveau dressage du corps dont l’objectif est de rompre le lien de l’âme, « fixée »
(togtoo-) au corps durant la petite enfance. Les composantes de la personne doivent
ainsi être séparées afin de recycler la force vitale dans la circulation générale de ce
principe et de guider l’âme sur le chemin de la réincarnation. Le lien de l’âme au
corps ne se rompt réellement qu’avec la mort et les vivants raccompagnent cette
âme sortie du corps lors du « dernier souffle » au cours des cérémonies de deuil.
Hormis le port de la barbe, l’acquisition de nouvelles techniques du corps (mouve-
ment22 et alimentation23) caractérise l’accès au statut d’ancien, un statut qui octroie
avec l’âge des privilèges et une liberté comparables à ceux de l’enfant en cours de
dressage.
Le vieillard sénile et l’enfant non sevré constituent deux catégories d’êtres vivants
considérées hors des limites de l’humanité. « L’animalité » du vieillard sénile

109
Poils et sang

apparaît comme la conséquence du dressage de l’ancien depuis qu’il est entré dans
la vieillesse. De la même manière, l’humanisation de l’enfant jusqu’au sevrage
précède le processus de socialisation proprement dit. La sénilité et le sevrage appa-
raissent, alors, comme des périodes similaires mais inversées, dominées par un
changement de l’équilibre entre les parties humaines et animales du corps. Cette
évolution de la qualité du corps au cours de la vie n’est pas spécifique aux hommes
et concerne également les femmes. Nous allons, maintenant, examiner comment
chaque étape franchie au cours de cycle de vie entraîne pour les femmes une modi-
fication de la gestion de leur pilosité.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
La pilosité : une marque de fécondité

Pour les femmes mongoles, chaque changement de statut renvoie à des modi-
fications de leur coiffure (Humphrey, 1978 : 89-108). Traditionnellement, les
filles changeaient de coiffure au moment de la nubilité et le port d’une seule natte
descendant jusqu’aux reins « avec une frange » (süültej) et des « favoris » (sančig)
caractérisait les filles pubères et célibataires (Aubin, 1975 : 527). En lieu et place
des « favoris », les femmes « mariées » (avgaj, xüüxen) arboraient des boucles
d’oreilles plus longues que celles portées par les jeunes filles. Jusqu’au début
du xxe siècle, les cheveux des femmes étaient séparés en deux tresses le jour de
leur mariage (Njambuu et Nacagdorž, 1993 : 66) pour marquer « l’entrée dans la
reproduction » (törxönd oro‑). Prestigieuse, cette coiffure caractérisait surtout les
femmes nobles et n’était pas forcément d’un usage répandu parmi les autres caté-
gories sociales. Aujourd’hui, dans les représentations picturales, le port des deux
couettes richement décorées distingue encore « l’épouse » (avgaj).
Au cours de la vie d’une femme mongole, moins que son mariage ou la nais-
sance de son premier enfant, c’est surtout la période supposée de la ménopause
qui marque un réel changement de statut (Hamayon, 1979 : 112). Avec l’arrêt des
règles, littéralement la « purification » (ceverši‑), la femme mongole devient « pure,
propre » (cever, ariun) et accède à un état qui l’assimile à un homme sans pour
autant en faire son égale. Théoriquement en effet, l’accès aux prérogatives des
anciens incombe indifféremment aux hommes et aux femmes bien qu’en réalité,
si la distinction d’aînesse tend à prendre le pas sur la différence sexuelle, cette
dernière demeure toujours sous-jacente dans les rapports sociaux et les concep-
tions de la personne24. En accédant à la vieillesse, une femme jouit de prérogatives
plutôt masculines, même si elle reste en pratique la cadette des hommes du même
âge qu’elle25. Elle peut dorénavant adopter des attitudes et des comportements qui
lui étaient auparavant interdits, car réservés aux hommes26.
Une tonsure complète de la tête des femmes sanctionne, aujourd’hui, la sortie du
statut d’ancienne et l’entrée dans la catégorie de vieillarde sénile. Celle-ci fut sans

110
La vie du poil 

doute organisée à la suite de la conversion au bouddhisme et dans la continuité des


changements de coiffure imposés durant l’administration mandchoue. En effet, les
Mongols appellent les anciennes au crâne rasé « femmes consacrées27 » (čavganc)
en référence à la pratique traditionnelle de raser rituellement le crâne de celles
qui se dédiaient au monastère bouddhiste. La tonsure du crâne marquait, alors,
la dévotion. Actuellement, les vieilles femmes sont totalement rasées quand elles ne
peuvent plus tenir aucun rôle dans le groupe, vers soixante-dix ou quatre-vingts
ans, marquant par là leur entrée dans la sénilité. Une femme âgée, une nonne puri-
fiée par ses vœux ou un moine, rase les cheveux des vieillardes séniles qui accèdent
de la sorte à la pureté des « femmes consacrées » (ccavganc).
Les Mongols comparent la tonsure des vieilles femmes et la première coupe de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
cheveux de l’enfant, car seuls les cheveux de ces deux coupes sont conservés28.
En effet, contrairement aux cheveux des adultes ordinaires, ni les cheveux des
vieilles femmes ni ceux des enfants non sevrés ne sont jetés, sous peine de « diffi-
cultés » (cövtej) ou d’une perte de « longévité » (nas buân) de leur propriétaire.
Selon mes informateurs, retirer les cheveux des vieilles femmes les soulage des
migraines qui apparaissent après la ménopause, contrairement aux hommes âgés
auxquels on ne coupe les cheveux que s’ils prononcent effectivement les vœux
bouddhiques et se consacrent au monastère. La coupe de cheveux des cavganc
compense donc, au plan symbolique, l’arrêt de l’écoulement du sang menstruel.
Cependant, elle est effectuée une vingtaine d’années environ après l’âge moyen
de la ménopause. L’organisation de la coupe de cheveux des vieilles femmes
vingt ans après l’âge moyen de la ménopause reste cohérente dans l’ensemble
du système associant les cheveux, le sang menstruel et la fécondité. Cependant,
il faut s’étonner que, compte tenu des migraines associées aux cheveux porteurs
du sang menstruel qui ne s’écoule plus, on laisse les femmes ménopausées avec
ces douleurs. La seule explication susceptible d’expliquer le décalage de vingt
ans entre la ménopause et la coupe de cheveux des femmes ménopausées réside
dans le fait que cette coupe de cheveux n’appartenait pas au système, mais en
représente une adaptation survenue à la suite de la conversion au bouddhisme.
Cette explication justifie également le nom utilisé pour nommer la vieille femme
tondue, la čavganc ou « femme consacrée » (au sens bouddhique du terme).
Suivant la physiologie locale, les cheveux supportent alors le sang menstruel
accumulé depuis que la soudure des os du bassin l’empêche de s’écouler réguliè-
rement hors du corps29. Pour les Mongols, cette accumulation dans les cheveux
provoque des migraines et là où les cheveux supportent le sang menstruel des
femmes ménopausées, les poils de barbe le font pour la force de reproduction des
hommes âgés. Ils constitueraient presque un « substitut symbolique visible des
organes génitaux invisibles » comme le faisait remarquer Edmund Leach (1980 :
336), s’il ne s’agissait ici de substances et non des organes en eux-mêmes, dépla-
çant du coup le parallèle symbolique vers une continuité physiologique.

111
Poils et sang

Chez les Mongols, les femmes enceintes et les femmes ménopausées partagent
plusieurs techniques du corps puisque, hormis la ménopause, la grossesse constitue
une autre période caractérisée par l’arrêt de l’écoulement du sang menstruel. La
comparaison de ces deux états chez les femmes place l’écoulement du sang mens-
truel, emblème de la fertilité, au centre de la condition féminine et le sang de l’ac-
couchement apparaît tout aussi impur que celui des menstrues, voire davantage.
Si l’arrêt de l’écoulement du sang menstruel lors de la ménopause correspond à
la soudure des os du bassin, alors son écoulement intense constitue un signe de
leur disjonction. Ainsi, caractérisé par une importante perte de sang, l’accouche-
ment est censé « dessouder, disloquer » les os du squelette. Le sang menstruel ou de
parturition caractérise le corps ouvert de la femme dont les os ne sont pas soudés.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
La référence au squelette scande donc plusieurs étapes de la vie d’une femme
mongole : l’accouchement disloque ses os et lui fait acquérir le statut de mère tandis
que la ménopause constitue une preuve de la soudure de son squelette et l’introduit
dans la catégorie des « anciens ».
Il faut convenir qu’un lien étroit existe, pour les Mongols, entre la pilosité, la
capacité de reproduction et l’écoulement du sang menstruel qui, par son absence
ou sa présence, caractérise les femmes mongoles à toutes les étapes de leur vie. Ce
sang place les femmes en état d’« impureté » y compris durant les périodes où il ne
s’écoule pas puisque le corps est censé continuer à le produire.
Dans le quotidien, le sang menstruel peut entraîner une souillure dangereuse.
En revanche, dans certaines épopées mongoles, l’enjambement par une femme en
période de menstrues constitue une source de revitalisation pour le héros inanimé.
Le sang menstruel apparaît, donc, comme souillant dans la réalité et revitalisant
dans les épopées. Il sert de support à la force vitale, principe générique localisé
dans le sang et la chair30.
Malgré la rationalité du sens prêté aux changements du corps au cours du cycle
de vie, les conceptions mongoles associant la capacité de reproduction, l’écoule-
ment du sang menstruel et la pilosité semblent renvoyer à deux univers symboliques
distincts. D’une part, la pilosité caractérise la force vitale du corps (division des
cheveux de la femme mariée, barbe des anciens). Dans ce cadre, le sang menstruel
constitue un indice de la fécondité féminine et s’avère capable, dans les épopées, de
revitaliser le corps. Il apparaît, alors, symboliquement valorisé en tant que support
de force vitale. Ces conceptions relèvent d’un système de représentations chama-
niques (Hamayon, 1990). D’autre part, la pilosité marque l’absence de fécondité du
corps (tonsure de la « femme consacrée » ou du moine). Or, cette association résulte
d’une adaptation du premier système à la suite de la conversion au bouddhisme.
De nombreux éléments mettent en évidence l’influence du bouddhisme et des
systèmes analogiques tibéto-chinois31 dans les conceptions du danger représenté
par la souillure du sang menstruel. Si l’arrêt de son écoulement entraînait, tradi-
tionnellement, un changement dans la coiffure des femmes ménopausées, alors

112
La vie du poil 

la grossesse devrait également correspondre à un changement de coiffure ; ce qui


n’est jamais le cas chez aucun des peuples mongols. On peut donc impliquer la
conversion au bouddhisme dans l’association directe entre la tonsure des cheveux
et le sang menstruel, entre les cheveux et une substance corporelle. Il ne s’agit plus
pour les cheveux de rendre visible les organes génitaux, comme le soulignait Leach,
mais de signifier l’état de leur capacité à produire des substances porteuses de ferti-
lité. Ainsi, les cheveux et les poils ne sont plus des substituts des organes génitaux
mais de la présence de sang menstruel dans le corps.
Si les changements dans la capacité de reproduction du corps au cours du cycle de
vie se caractérisaient par des modifications de la pilosité, à la suite de la conversion
au bouddhisme, l’accent portait davantage sur un autre signe visible de ce processus
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
physiologique : l’écoulement du sang menstruel. Ainsi, le rapport symbolique entre
le sang et la pilosité résulte du processus syncrétique survenu après la conversion au
bouddhisme des peuples mongols. En effet, le chamanisme semble davantage insister
sur la relation associant la présence de vitalité/fécondité et la pilosité du corps.

NOTES

1. Les groupes de culture mongole se répartissent sur une vaste aire culturelle. Ils vivent dans la partie
orientale de l’Asie centrale, du sud de la Sibérie au nord de la Chine. Les matériaux utilisés dans cet
article proviennent de plusieurs années passées parmi les Darxad, Mongols de la province du Xövsgöl,
au nord-ouest de la Mongolie, ainsi que chez les Xalx, la population dominante du pays (environ 80 %
de la population).
2. Dans Male and female (1975 [1950] : 161-225), M. Mead insiste sur la place du sang menstruel dans
l’élaboration du statut des femmes.
3. En mongol, le mot üs désigne toutes les formes de pilosité : les « poils », la « fourrure » et les « cheveux ».
4. Dans les conceptions chamanistes des peuples mongols, le corps, l’âme (unité de vie) et la force vitale
sont les trois composantes de la personne. L’âme est une entité symbolique individuelle et la force
vitale, un principe générique qui circule entre les corps d’humains et d’animaux (domestication et
élevage) ainsi que, au plan symbolique, entre les vivants et les esprits (Hamayon, 1990 : 329, 400-401).
Au plan symbolique, la force vitale joue pour l’âme le même rôle que la nourriture pour le corps (ibid. :
443, 548-554).
5. Dans les traditions chamaniques mongoles, l’acquisition du langage articulé sanctionne le passage
symbolique d’une âme désincarnée à sa « fixation » dans un corps vivant. Elle correspond au sevrage
de l’enfantelet. Une fois sevré, quand il sait dire les mots « pierre » et « cheval », l’enfant est réputé
posséder en propre une âme individuelle. Pour les peuples mongols, l’activité proprement humaine et
signe de culture est la parole (Hamayon, op.cit. : 561).
6. Le dressage est « comme le montage d’une machine, c’est la recherche d’un rendement. Ici c’est un
rendement humain. Ces procédés que nous appliquons aux animaux, les hommes se les sont volontai-
rement appliqués à eux-mêmes et à leurs enfants. […] Ces techniques sont les normes humaines du
dressage humain » (Mauss, 1999 [1950] : 374).
7. Parmi les termes mongols désignant l’enfance, on trouve « faire un humain » (xümžüülex), verbe qui
souligne, d’une part, l’importance de la transmission dans le dressage, et, d’autre part, l’absence
d’humanité du nouveau-né.

113
Poils et sang
8. Les translittérations des termes provenant du mongol écrit en cyrillique utilisent la norme ISO9 (1995)
de l’API, tirée de celle du cyrillique russe. La seule exception concerne la translittération du « x » en
« x », comme le prônait cette norme avant la réforme de 1995, plutôt qu’en « h » comme elle le recom-
mande aujourd’hui.
9. Le terme balcir désignant l’enfant serait formé à partir de la même racine que le verbe « éclabousser,
gicler, patauger » (balcigna-).
10. La séparation des cheveux en deux couettes consacre le passage au statut d’épouse. En mongol, l’ex-
pression « fendre ses cheveux » (üsee xagala –) signifie dans un style littéraire « devenir épouse ».
11. Le processus de domestication se caractérise avant tout par la maîtrise des capacités de reproduction de
l’animal, dont la castration constitue l’un des éléments majeurs (Digard, 1990).
12. « L’animal est une chose en soi, recourant à la matière sans se confondre totalement avec elle, ainsi qu’à
l’esprit sans s’assimiler à lui pleinement. » C’est le mammifère terrestre, mais plus encore le gibier, l’animal
de chasse, qui est le centre générateur de l’animalité par excellence, de la notion « d’animal vrai » (Poplin,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
1990 : 16). Dans l’élevage pastoral des Mongols, le cheval incarne le modèle de l’animal « vrai ».
13. En mongol, les morceaux de viande portent le nom de l’os auquel ils sont attachés. Les Mongols ne mangent
pas du gigot mais du « fémur », ni du filet mais des « lombaires ». En outre, la langue ne distingue pas les
termes de boucherie et ceux de l’anatomie. L’humain possède un fémur et non une cuisse.
14. En effet, avant ce rituel, les Mongols interpellent et s’adressent à l’enfant à l’aide de sobriquets ; ils
n’utilisent jamais son prénom. Par ailleurs, durant les festins cérémoniels, l’enfantelet non sevré
partage la part de viande de ses parents, tandis que l’enfant aux cheveux coupés reçoit sa propre part
de viande, la « part des enfants » étant celle portée par le tibia-péroné.
15. Les Xalx, par exemple, ne coupent pas les cheveux d’une fille naturelle, exclue de la filiation dans le
patrilignage.
16. Les Dagur de Mandchourie et les Xorčins de Mongolie méridionale ne coupent jamais les cheveux des filles,
un traitement similaire qui se retrouve dans la partie chinoise de la Mongolie culturelle (Pao, 1966 : 419).
17. Traditionnellement, le port des boucles d’oreille commence avec la puberté et caractérise la « femme
nubile » (xüüxen bolson). C’est une prérogative féminine. Avant la puberté, un morceau de bois évite
au trou de se reboucher.
18. Seuls le bannissement et l’incarcération justifiaient la coupe des cheveux des adultes.
19. Les chevaux sont des animaux aux « longues jambes » qui s’éloignent pour pâturer loin du campement.
On ne les surveille pas, sauf durant le printemps, lorsque les prédateurs sont virulents. Remplaçant
leur père dès qu’ils le peuvent au cours de la puberté, les jeunes hommes partent pour surveiller les
chevaux durant la nuit.
20. Le port du tab correspond à une coiffure significative de l’accomplissement social de la personne. Il se
serait imposé en Chine et en Mongolie durant la dynastie Qing (Cheng, 1998 : 123-142).
21. Les Mongol forment des sociétés dites « d’os et de chair » (Lévi-Strauss, 1949 : 454). L’affiliation au
« clan » (ovog) s’effectue par la lignée patrilinéaire, fondée sur l’« os » (âs). Les Mongols identifient une
« âme de l’os » (âsny süns) qu’ils font plus spécialement résider dans la tête et le bassin, c’est-à-dire le
crâne et l’os iliaque et qui désigne l’aspect de l’âme qui se réincarne après la mort.
22. L’allure lente et cahotante est spécifique aux anciens. Son imitation par un jeune nuit à la longévité de
ce dernier (Njambuu et Nacagdorž, 1993 : 19).
23. L’accès à l’ivresse constitue, en principe, un « privilège de l’ancienneté » : elle correspond à la sortie de
l’âme hors du corps et se caractérise par la perte du contrôle de sa part humaine. Plusieurs expressions
assimilent la personne ivre à un animal domestique (Lacaze, 2004 : 30-47). L’ivresse est autorisée aux
anciens, car l’éventualité du non-retour de leur âme ne comporte pas de danger pour le groupe qui,
au contraire, la souhaite et la favorise. Pendant la vieillesse, le départ définitif de l’âme, c’est-à-dire la
mort, correspond au cours normal de la vie.
24. Les sociétés mongoles sont patrilinéaires et patriarcales, l’organisation sociale reposant sur la soumis-
sion féminine. Au plan linguistique, la femme se voit assimilée à un enfant. Même devenue adulte,
elle reste le cadet classificatoire des hommes de même âge ou de même statut qu’elle. La complémen-
tarité des rôles indispensable au pastoralisme nomade fut renforcée par « l’égalité des femmes et des

114
La vie du poil
hommes » qui constitua l’un des objectifs majeurs de la RPM (1921-1991). Néanmoins, jusqu’à l’accès
au statut d’ancienne, la femme mongole adopte toujours une attitude de « cadet » vis-à-vis des hommes ;
elle est censée faire preuve d’obéissance et de respect.
25. La femme mongole doit son infériorité statutaire à l’écoulement menstruel de son sang. « La conception
même du sang menstruel est un des signes de la différence entre les sexes : le privilège masculin universel
de “preneur” dans l’échange matrimonial trouve comme pendant, tout aussi universel, la souillure
menstruelle » (Hamayon, 1990 : 445, 773 : note 15).
26. Par exemple, les femmes ménopausées pourraient sans risque adopter la démarche masculine, c’est-
à-dire, mettre les mains « le long du dos ». En pratique, cependant, par habitude ou par principe,
rares sont les vieilles femmes qui marchent de cette manière. Même après la ménopause, elles hésitent à
adopter des techniques masculines du corps.
27. Dans les dictionnaires du mongol, ce terme renvoie en particulier à la prise de vœux de femmes qui se
convertissent au bouddhisme sans pour autant devenir nonnes. En mongol xalx (langue dominante en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Mongolie), le terme cavganc désigne également les femmes âgées « transformées » (šilžsen), caractéri-
sées par leur tonsure (Cevel, 1966 : 810).
28. Les cheveux coupés des anciennes sont conservés jusqu’à leur mort dans une pochette rangée dans un
coffre ou confiée au monastère. Ils souillent le monde ordinaire, mais deviennent propitiatoires dans le
sanctuaire monacal.
29. Pour les peuples mongols, la ménopause ne signifie pas l’arrêt de la production du sang menstruel, mais
celui de son écoulement retenu par la soudure des os du bassin. Ainsi, la ménopause constitue la preuve de
la soudure des os du squelette, résultat logique de l’achèvement d’un processus continu du cours de la vie.
30. La lignée matrilinéaire comprend les parents de la « chair et du sang » (max, cus). Chez les Mongols
occidentaux, tels que les Darxad, le « foie » (eleg) désigne la parenté matrilinéaire, associée à la chair et
au sang chez les Xalx.
31. Cf. La typologie des quatre systèmes de représentations du monde de Ph. Descola (2005).

Bibliographie
Aubin, F.
1975 « Le statut de l’enfant dans la société mongole », in L’Enfant. Recueils de la Société J. Bodin pour
l’histoire des institutions, t. 35, Paris, Dessain et Tolra : 459-599.
1997 « Sagesse des anciens, sagesse des enfants, dans les steppes mongoles » in F. Blanchon, éd., Asie
IV : Enfances, Paris, CREOPS : 95-113.

Cevel, Â.
1966 Mongol xelnij tovc tajlbar tol’ [Dictionnaire explicatif succinct de la langue mongole], Ulaanbaatar,
Šinžlijn Uxaany Akademijn Xevlel.

Cheng, W.
1998 « Politics of the queue : agitation and resistance in the beginning and end of Qing China », in
Hiltebeitel A. et Miller B. D., éds, Hair. Its power and meaning in Asian culture, New York, State
University Press : 123-142.

Descola, Ph.
2005 Par-delà nature et culture, Paris, Éditions Gallimard.

Digard, J.-P.
1990 L’Homme et les animaux domestiques : anthropologie d’une passion, Paris, Fayard.

115
Poils et sang
Hamayon, R.
1979 « Le pouvoir des hommes passe par la langue des femmes », L’Homme XIX (3-4 ) : 109-139.
1990 La Chasse à l’âme, Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Mémoires de la
société d’ethnologie.

Humphrey, C.
1978 « Women taboo and the suppression of attention », in Sh. Ardener, éd., Defining females : the
nature of women in society, Groom Helm, Oxford University Press, Women’s studies Committee :
89-108.
1970 « Notes on hair-cutting and castration in Mongolian horse herds », Journal of the Anglo-Mongolian
society 2 (1) : 70 – 77.

Lacaze, G.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
2004 « Convivialité et consommation d’alcool chez les Mongols et les Kazakhs », Les Annales de la
Fondation Fyssen 19 : 30-47.

Leach, E.R.
1980 « Magical hair », De l’unité de l’homme et autres essais, Paris, Gallimard : 321-361.

Lessing, F. D.
1960 Mongolian-English dictionnary, Berkeley et Los-Angeles, University of California Press.

Lévi-Strauss, Cl.
1967 (1949) Les Structures élémentaires de la parenté, La Haye-Paris Mouton and Cie.

Mauss, M.
1989 (1950) « Notion de technique du corps », Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF : 365-386.

Mead, M.
1975 (1950) Male and female, UK, Peguin Books.

Njambuu, X. et Nacagdorž, C.


1993 Mongolcuudyn ceerlex ësny xuraanguj tol’ [Dictionnaire abrégé des usages prohibés des Mongols],
Ulaanbaatar, Ardyn cergijn xevlelijn « Šuvuun saaral » kompanid xevlev.

PAO Kuo Yi
1966 « Child birth and child training in a Khorcin mongol village », Journal of Oriental Studies XXV :
406-439.

Peatrik, A.-M.
2003 « L’océan des âges », L’Homme, « Passages à l’âge d’homme » 167-168 : 7-24.

Poplin, F.
1990 « La vraie chasse et l’animal vrai », Anthropozoologica 13 : 45-50.

116
LE SENS DU POIL CHEZ LES TIKUNA (AMAZONIE)

Jean-Pierre Goulard

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 117 à 130


ISSN 1951-5030
ISBN 9782851973764
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-117.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Le sens du poil chez les Tikuna (Amazonie)

Jean-Pierre Goulard
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Plusieurs témoignages des premières décennies du xvie siècle rapportent que
l’Amazonie est habitée par des êtres chevelus et poilus pour certains. Mais en peu
de temps, cette perception s’inverse : le référent pileux devient en effet signifiant
et emblématique de la virilité des conquérants. En conséquence, l’Amérindien
devient imberbe, ce qui est le propre de l’innocence. Au cours des siècles suivants,
« l’imberbité » sera le critère retenu pour qualifier les habitants des basses terres
d’Amérique, réputés ne pas posséder de système pileux.
La majorité des groupes indigènes d’Amazonie sont depuis lors perçus comme possé-
dant un corps et un visage dépourvus de tout poil. Pourtant, s’ils conserv(ai)ent les poils
pubiens, et plus rarement la barbe, la plupart s’épil(ai)ent les cils et les sourcils. Pour ce
faire, ils utilis(ai)ent des méthodes diverses : les coquillages dans le Haut Xingu,
des dents de piranha dans le Nord-Ouest amazonien, ou encore du latex de caout-
chouc. Parmi les groupes d’Amazonie, l’ensemble culturel pano fait exception ;
ainsi, chez les Matis, les poils sont perçus comme « le degré ultime de l’ornementa-
tion » (Erikson, 1996 : 251).
Ma contribution aborde le lien entre poil et sang chez les Tikuna, groupe amérin-
dien des basses terres amazoniennes. Après avoir situé les contextes dans lesquels il
apparaît, je présenterai la place que poils et sang occupent dans la vie quotidienne
et les rituels et comment ils font système pour ce groupe.

Les Tikuna

L’ensemble du groupe tikuna se compose d’environ 50 000 personnes réparties


sur trois pays voisins (Pérou, Colombie, Brésil). Depuis la moitié du xixe siècle,
la majorité de ses membres a migré de l’interfluve vers les rives de l’Amazone.

117
Poils et sang

Mais peut-on pour autant établir une corrélation entre ce déplacement spatio-
temporel et l’abandon du cheveu porté long jusqu’alors par les hommes ? Les récits
des voyageurs l’attestent, le souvenir en est conservé parmi les Tikuna, et les récits
mythologiques insistent sur ce trait, jusqu’à en faire aujourd’hui une spécificité
ethnique revendiquée. Ainsi, un conteur avec qui j’ai travaillé à plusieurs reprises,
rappelle que l’adoption de la coupe de cheveux à la mode occidentale, tout comme
d’autres pratiques aujourd’hui délaissées, sont la cause de la situation peu enviable
que le groupe ethnique connaît actuellement. Pour conforter son propos, il n’a
de cesse d’évoquer les héros mythiques, tels Ngutapa et ses enfants, les jumeaux.
Tous, dit-il, portaient « un cache-sexe bien orné. La chevelure… allait jusqu’ici
[montrant ses talons]. Sur son front, ses cheveux étaient coupés. Bien longue était
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
la chevelure de Ngutapa… et elle était bien noire. Qu’il était beau Ngutapa !  ».

Projections du poil chez les Tikuna

Il me faut préciser le cadre du terrain au cours duquel j’ai collecté l’essentiel


de mes données. Elles proviennent d’une enquête réalisée dans une communauté
isolée de l’interfluve, composée de 120 personnes environ lors de mon enquête, et
qui, à la suite d’aléas dont le maintien en esclavage durant plusieurs dizaines d’an-
nées par un « patron » blanc, ont fui plus à l’intérieur de la forêt en refusant tout
contact jusqu’au milieu des années 1980. Elles ont continué à habiter des maisons
collectives (malocas) et à pratiquer de nombreux rituels dont plusieurs sont en
revanche délaissés par les Tikuna installés sur les rives de l’Amazone. La pilosité
apparaît aussi dans des champs comme celui de l’ornementique par exemple. Les
bracelets1 que les femmes portent aux avant-bras et aux jambes étaient auparavant
fabriqués avec des cheveux, alors qu’ils sont confectionnés aujourd’hui avec de la
fibre tissée de palmier (Astrocaryum sp.) teinte de roucou (couleur rouge) ou de
terre (couleur blanche). Plus encore durant les temps rituels que dans la vie quoti-
dienne, les femmes s’ornent le visage de peintures faciales qui représentent dans
certains cas les vibrisses du jaguar.
La référence au poil se retrouve aussi dans le végétal ; il est ainsi dit que les
racines des rhizomes de manioc en sont la « barbe » ou le « poil », le corps de la
plante en constituant la « chair ». Dans le registre animal, le poil de plusieurs
espèces comestibles reçoit un traitement spécifique. Celui du singe rapporté par le
chasseur est toujours brûlé avant que l’animal ne soit dépecé. Ou encore, le chas-
seur prélève une touffe de poils à l’extrémité supérieure de la tête du pécari tué et
la jette en bordure de la forêt proche, accompagnée d’un cri poussé par toutes les
personnes situées à proximité. Avec ce rendu de la touffe, une part constitutive
de l’animal est ainsi restituée à son « père » qui vit dans les salines. Ce procédé
pourrait également tenir lieu de leurre pour se protéger d’une vengeance toujours

118
Le sens du poil chez les Tikuna

possible du « père » de l’animal contre les humains qui en consomment la chair.


De plus, l’anthropomorphisation appliquée aux êtres non humains, visibles
(animaux et végétaux) ou non visibles (entités) et patentée dans le vocabulaire du
corps, se retrouve également dans les espaces où se déroulent les activités humaines.
La maison, le jardin et la forêt sont ainsi reconnus à partir de référents corporels,
parmi lesquels je ne retiendrai ici que ceux qui sont associés au poil.
Enfin, bien qu’invisibles aux Tikuna, certains êtres de la forêt sont réputés avoir
une chevelure abondante et posséder un corps velu. Leur existence provient d’une
opposition commune en Amazonie entre une altérité constituée d’êtres poilus et
prédateurs, et les humains, leurs victimes dont le propre est d’être imberbes. Par
ailleurs, la vieillesse est couramment représentée par un homme aux cheveux longs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
et sales, ou encore blancs « comme du coton ».

Le poil et ses contextes

Bien des métaphores se retrouvent aussi dans la maison dont la dénomination


ipata dérive d’un terme emprunté à la langue tupi dans laquelle ta(w) désigne le
« poil, cheveu » (Boudin, 1966 : 235). La partie supérieure de la toiture en feuilles
de palmiers est en effet sa « couronne », à l’instar de celle que possèdent certains
animaux terrestres, l’oiseau avec sa huppe de plumes ou encore la chevelure chez
les humains. Par ailleurs, l’entrée de la maison, est dite sur un mode métapho-
rique, « bouche-vagin de la maison », et les extrémités des feuilles qui débordent de
la toiture sont ses « poils ». Lors de l’inauguration de la nouvelle maison collective,
son propriétaire invite les futurs entrants à une célébration dite « fête d’arrange-
ment de la chevelure », c’est-à-dire de la toiture, en référence aux bords irréguliers
des feuilles dont les pointes sont alors taillées. Pour les Tikuna, cette procédure se
rapproche de la coupe de poils pubiens plutôt que de celle de la chevelure qui clôt
d’autres rituels (cf. infra).
Nimuendaju (1952 : 92) indique que lorsque « le propriétaire de la maison »
célèbre le rituel précédant l’installation des habitants, il lance l’incantation « je
brûlerai les poux » tout en coupant l’extrémité des feuilles de la toiture. La taille
des « feuilles-poils » de la maison clôt ainsi sa construction et peut être considérée
comme marquant la fin d’un cycle. Ce marquage par retranchement se retrouve
dans deux domaines distincts, celui du jardin et celui de l’accouchement.
Lorsque l’on décide d’abandonner une maison collective, il convient de choisir
un nouveau site d’installation. On procède d’abord à la plantation d’un jardin qui
peut paraître collectif dans la mesure où toutes les parcelles familiales couvrent
un flanc de la colline retenue. Des abris temporaires sont construits et 9 à 10
mois après, quand le manioc commence à produire, débute la collecte de maté-
riaux pour ériger la maison collective, sous la conduite du « père-propriétaire »,

119
Poils et sang

l’homme qui en a proposé la construction. Une fois la maison achevée et une fois
réalisée la « coupe » des feuilles, son « propriétaire » donne alors à connaître le
nom qu’il attribue à la nouvelle habitation, avant que les siens et lui-même ne s’y
installent. Or, il n’en va pas autrement pour le nouveau-né dont le cordon ombilical
n’est coupé qu’après qu’a été annoncé son nom clanique aux personnes présentes.
Ainsi, pour la maison comme pour le nouveau-né, c’est la nomination qui condi-
tionne l’acte de sectionner, faisant en quelque sorte un parallèle entre la « cheve-
lure » de la maison et le cordon ombilical du nouveau-né. Une autre similitude
permet encore de rapprocher les processus. Entre 9 et 12 mois, le premier rite de
passage de l’enfant, qui comprend sa première coupe de cheveux, lui permet d’in-
tégrer définitivement le monde des humains (cf. supra). Or le rite de la « coiffure »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
de l’entrée de la maison a lieu dans le même laps de temps, entre 9 et 12 mois.
Par ailleurs, l’anthropomorphisation de la maison passe en partie par sa fémi-
nisation. Les « poils pubiens » de l’entrée enserrent ainsi une vulve qui, comme le
spécifient les informateurs, s’ouvre sur un intérieur « ordonné »2. Quant au jardin,
il est dit être également « ordonné » et délimité par une ceinture de bananiers. Les
suintements de leur sève sont dits être leur sang menstruel et les femmes doivent
en éviter le contact en raison de l’incompatibilité des sangs entre des organismes
produisant le même type de sécrétions.
Avec la forêt, ce sont ainsi des espaces qui, d’une manière ou d’une autre, possè-
dent des référents associés au poil et/ou au sang. C’est dans leur gestion que se
jouent les relations entre les humains dans la vie quotidienne, et entre les humains
et les êtres qu’ils abritent, comme les entités, en période rituelle ou en situation
d’exception comme lors d’une sortie de chasse. C’est également dans les récits
mythologiques que les métaphores et analogies associées à la pilosité, trouvent à
s’exprimer le plus nettement.

Le poil et le genre

Commençons tout d’abord par le récit de l’Origine. Les Jumeaux mythiques


apprennent par leur grand-mère la mort de leur géniteur. Afin « de récupérer
leur père », c’est-à-dire de retrouver ses restes, ils décident de « chercher des
poux » dans la chevelure de leurs sœurs puis de l’« arracher » pour la « filer ».
Les Jumeaux lancent donc le « fil » issu des cheveux de leurs sœurs jusqu’à l’autre
bord de la terre, à la « limite des crues ». Ils l’enserrent et en réduisent la taille.
À ce moment, tous les animaux terrestres qui s’y trouvent sont invités à franchir
l’un après l’autre l’étroit passage laissé entre les deux extrémités du fil qui ont été
rapprochées. À leur insu, les animaux passent dans la gueule du cadet des jumeaux,
Ipi, qui s’est transformé en caïman ; Yoi, l’aîné, contrôle l’un après l’autre les
animaux et les « marque », chacun recevant l’identité et les attributs par lesquels

120
Le sens du poil chez les Tikuna

il est reconnu aujourd’hui. Or, parmi les jaguars, le tout dernier se présente la
gueule pleine des poils de leur père. Ipi, reprenant sa forme humaine, engage alors
une lutte sans merci avec lui. Le combat se déroule dans « une eau tiède », un milieu
aqueux similaire au liquide amniotique, qui amène à penser que les deux frères ont
été les accoucheurs des espèces animales « expulsées » de « l’utérus-terre ». Pour
ajouter à la métaphore, la chevelure des sœurs est devenue le poil pubien de cet
utérus-terre qui a donné naissance à tous ces animaux. En ce sens, le processus
initial conduit par les jumeaux anticipe celui qu’ils réaliseront par la suite avec la
« naissance » des premiers Tikuna. Ces derniers seront pêchés en tant que poissons
et prendront leur apparence humaine en touchant le sol.
Les Jumeaux et leurs sœurs mettent en place les fondements d’un rituel qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
perdure aujourd’hui puisque l’épisode de l’arrachage de la chevelure des deux
sœurs est répété au cours de chaque célébration marquant les premières règles.
Un autre rapprochement est possible. Les Tikuna voient dans des séances
d’épouillage quasi quotidiennes entre personnes principalement de sexe féminin un
rappel de la scène mythologique des Jumeaux qui, en cherchant des poux, en vien-
nent à arracher la chevelure de leurs sœurs. De façon analogue, le filage des fibres
du palmier (Astrocaryum sp.) et le tissage éventuel d’un hamac, réalisés au cours de
la période d’isolement3 correspondant au temps des règles, sont une évocation du
tissage de la chevelure des sœurs par leurs frères, mais avec une inversion du genre.
Cette action de filer est une référence chamanique à la guérison. Utilisé pour
nommer le « fil » ou « filin », le terme ukane désigne également le fil invisible dont
se sert le chamane dans ses pratiques de soins : son patient, en position fœtale, est
« enfermé » dans un ukane protecteur. Au même titre qu’un des rôles du chamane
est de fournir des soins, son activité la plus visible et tout aussi importante, consiste
à accompagner le déroulement des rituels. Dans ces deux rôles, il accompagne,
sinon assure le franchissement d’un état à un autre. Il fera adopter la même posi-
tion fœtale à son patient dans les soins individuels et aux jeunes célébrées durant
leur période d’isolement, afin que leur (re)naissance soit possible. Il s’agit une
nouvelle fois d’une homologie avec un événement entrevu dans le récit de l’Origine,
celui de la lutte entre le cadet des Jumeaux et le jaguar anthropophage. L’aîné
demande de ne pas endommager la panse de l’animal afin de protéger la chair de
leur père qui s’y trouve « enfermée ». Il en va de même de la personne malade ou
de celle maintenue en réclusion qui doit se trouver à l’abri de toute agression. Leur
mise sous contrôle vise à favoriser la réussite du processus en cours.
Enfin, la relation qui associe la chevelure, le poil et le sexe féminin est souvent
donnée d’emblée. Si dans le récit de l’Origine, les Jumeaux mythiques se servent
d’un fil ukane pour enserrer le cosmos, cette notion de « fil » apparaît encore dans
d’autres contextes. Ainsi, dans un récit, une vieille femme est invitée par son gendre
à brûler une parcelle de terrain qu’il avait délimitée par un ukane pour marquer
l’emplacement de son futur jardin. Par provocation sans doute, la femme répond

121
Poils et sang

métaphoriquement à son gendre qu’elle risquait alors de brûler son propre Mont de
Vénus, parlant de la partie supérieure de la colline, le jardin situé sur ses flancs. Mais
par inadvertance, elle laissa s’enflammer le fil ukane et tous les arbres se consumè-
rent. Remarquons qu’il existe un seul terme dans la langue tikuna pour désigner le
cosmos et le jardin, ce dernier étant perçu comme un microcosme du premier.

Le sang et le poil dans les rituels

L’enserrement et l’enfermement, l’épilation, la coupe, l’arrachage et plus


récemment le rasage de la chevelure occupent une place essentielle dans les rites
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
de passage que tout jeune Tikuna traverse durant sa croissance. De la naissance à
l’âge adulte, sans différenciation de sexe, chacun est soumis à un rituel qui ponctue
tout stade signifiant pour lui une nouvelle temporalité. Ce sont autant de célébra-
tions consacrant le franchissement d’une nouvelle étape, la plus connue corres-
pondant à celle de l’initiation féminine. Elle est devenue le marqueur référentiel
et différentiel du groupe, comme le sont ailleurs la chasse aux têtes ou certaines
pratiques du chamanisme.

La naissance sociale
Le nouveau-né vit son premier rituel entre le neuvième et le douzième mois après
sa naissance. Jusqu’alors, il a été protégé par sa mère des agressions potentielles des
« entités » qui cherchent à atteindre son principe vital. Durant tout ce temps, mère
et enfant partagent un même risque et sont « enveloppés » d’un ukane visible seule-
ment par le chamane. Au terme de cette période, l’enfant, socialement reconnu,
prend dorénavant sa place parmi les siens. Au terme de cette initiation, la créature
devient bu, c’est-à-dire « enfant », par son passage du stade « végétal » au stade
« animal-humain » : de « fruit-graine » il devient « petit » d’humain. Son apti-
tude à fleurir signifie sa naissance sociale et cette étape est définitivement franchie
quelques semaines plus tard avec la réalisation d’un bref rituel dit de « l’arrachage
des cheveux », au cours duquel ces derniers sont coupés ras, afin que « la maladie
ne le prenne pas […], pour que sa tête soit bien ».4 Le marquage qui a prévalu
durant ce temps est célébré selon son appartenance clanique5. Enfin, la gestion de
ce rituel, comme des suivants, relève toujours d’un membre de la moitié opposée,
une moitié représentant l’Autre, sur un mode dialogique.

Le rituel des trompes


Entre ce premier rituel et celui de la monstration des flûtes ou trompes inter-
dites aux non-initiés, le jeune garçon subit un rituel de percement des oreilles et
se socialise parmi les enfants de son sexe. Entre huit et dix ans, il est l’acteur d’un
rituel dit de « la trompe tokü » : il est alors mis en présence d’instruments à vent,

122
Le sens du poil chez les Tikuna

des trompes faites d’écorce, dont la vue est interdite aux femmes et aux enfants.
Quand ces instruments, provenant de la forêt, entrent dans la maison collective,
les non-initiés doivent se cacher. Le rituel de monstration des flûtes est bref et se
déroule au cours d’une fête de boisson en présence d’un ou de plusieurs de ces
instruments. Le chamane souffle de la poudre de tabac dans les narines du jeune
garçon. Si ce dernier supporte l’inhalation, il possède donc la « force » nécessaire
pour être admis définitivement auprès des trompes et autorisé à circuler doréna-
vant avec elles. Le garçon entre ainsi dans le monde des hommes et il commence à
participer à leurs activités. Dans le Nord-Ouest amazonien, ce rituel est habituelle-
ment perçu comme le pendant masculin des rituels de puberté féminine associés à
l’arrivée des premières règles (Karadimas, 2008).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Le rituel de la puberté féminine
Woreküchiga, que l’on peut traduire par « la mise en puberté de la jeune fille »,
est le rituel emblématique des Tikuna. Il a retenu l’attention des premiers voya-
geurs et a donné lieu à des commentaires parfois hauts en couleur. Ainsi Bates note
que « les Tucunas ont la singulière habitude […] de traiter leurs jeunes filles quand
elles montrent leurs premiers signes de puberté, comme si elles avaient commis
quelque crime » (1969 [1863] : 400). Mais cette pratique était très certainement
connue d’autres groupes ethniques de la région. Chantre y Herrera rapporte l’exis-
tence d’un rite de passage analogue au cours duquel il était procédé à « la coupe
rituelle des cheveux des enfants » (in Porro, 1996 : 87, notre traduction), mais sans
plus de précision sur l’identité du groupe.
Dès que les seins de la jeune fille « s’ouvrent et commencent à s’épanouir », litté-
ralement quand elle est « fleur-forme ronde » ou « bourgeon », sa mère prend soin
de la soustraire à la vue des autres habitants de la maison. Le plus souvent, la
jeune s’isole d’elle-même au moment de ses premières règles, jusqu’à ce que sa
mère fasse en sorte d’assurer son isolement. Dans bien des cas, la jeune fille a été
informée au préalable, « conseillée » sur la conduite à tenir dans de telles circons-
tances : « Quand arrive ton âge, arrache le fil de ton collier et sors aussi l’anneau
[le bracelet] de ta main. De cette manière, quand nous voyons que tu as enlevé tout
cela, aussi nous nous rendons compte que maintenant ton âge est arrivé » (Montès,
1994, Ms).
La jeune est alors « enfermée » dans un « abri clos »6 fait d’écorces. Elle est
protégée de tout regard, à l’exception de celui des femmes – le plus souvent sa mère
et la sœur de son père – qui s’occupent d’elle tout au long de sa période de réclu-
sion. Des métaphores empruntées aux mondes végétal et animal signalent son état.
L’une compare son isolement à celui de la larve d’insecte dans l’attente que lui nais-
sent des ailes pour sortir de sa chrysalide et devenir papillon. Telle la nymphe, la
jeune fille va être « transformée », elle va désormais « avoir le sang véritable ». Au
cours de cette période de claustration, elle n’appartient plus à son environnement

123
Poils et sang

usuel, et est considérée comme appartenant à un autre monde, dans un état appelé
ü-üne qui s’apparente à celui de l’immortalité. Tout contact avec l’extérieur lui est
interdit et elle suit un régime alimentaire strict. Cet état lui fait courir, ainsi qu’à
son entourage, de graves dangers, et s’approcher d’elle « rend fou ». À l’exception
des deux ou trois femmes en charge de ses soins et de sa nourriture, le fait d’entrer
dans sa cellule, ou simplement de l’apercevoir, interrompt le processus de matura-
tion en cours. Dans ce cas, tous les habitants de son aire de résidence sont à la merci
de conséquences incontrôlables : l’idée de la fin du monde est présente dans tous les
esprits (Goulard, 2006).
Isolée, la jeune connaît en effet un état de grande fragilité qui s’apparente à
celui du bourgeonnement floral, appelé en langue tikuna « stade du bouton ». Sa
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
période d’isolement consiste en la préparation de sa mise en fleur, ses « ébauches
végétales » passant alors de l’état végétatif au stade reproducteur. La finalité du
rituel, avec la métaphore de la formation des parties sexuelles d’une fleur, corres-
pond à son initiation florale. Une telle analogie avec le végétal se retrouve dans les
propos qu’une mère adresse à sa fille : « maintenant le sang t’a fait grandir, mon
bouton floral » (Montès, 1994 : 15). Cette femme utilise le terme kwaiyane référant
d’abord au « bouton » [de la fleur] ou au « cocon » [de la larve] par son contenu,
la chrysalide. Une telle polysémie apparente donc la réclusion de la jeune fille à
l’état liminal qui précède l’éclosion florale ou l’état larvaire : « on t’a enfermée,
enfermée, [comme] le ü-üne, [comme] la larve de charançon amarrée, à moi tu
me fais de la peine », ou encore, comme le charançon « dans le cœur du palmier
écailleux, elle jeûne » (Montès, 1995 : 224). Une telle métaphore se retrouve dans
les chants l’accueillant à sa sortie de réclusion, qui signalent qu’elle ne possède
toutefois pas encore un statut de femme.
L’isolement varie de une à plusieurs « lunes » (en langue tikuna). Il est compa-
rable à un état de dormance dont la levée permet la germination qui a lieu lors
de la célébration proprement dite. Durant cette période, la jeune fille court des
risques. Si elle vient à prêter attention à certaines sollicitations, elle va à sa perte
et elle y entraîne tous les siens. Pourtant, l’une d’elles répondit à un appel de
1’esprit Vieillesse qui entra alors dans son enclos et échangea leurs peaux : la jeune
acquit la vieillesse. C’est depuis cette époque que les Tikuna connaissent la mort
tandis qu’avant, quand « notre Vieillesse » arrivait, on changeait de peau comme le
serpent. On n’allait jamais arriver à cet âge. On allait rester jeunes, sans plus […].
Jamais les filles nubiles ne vieillissaient ». Un autre informateur explique que c’est
pour cette raison que « l’Esprit‑Vieillesse est resté. C’est pour cela qu’on grandit
aujourd’hui. On a la jeunesse et après vient la vieillesse ».
La célébration proprement dite débute quand tous les préparatifs sont achevés,
la bière de manioc préparée par les femmes, la viande fumée par les hommes et
les invités dûment informés de la date retenue. Comme la future épouse de l’aîné
des Jumeaux, Techi, fruit de l’arbre umari (Poraqueiba sericea), est « mûre »

124
Le sens du poil chez les Tikuna

lorsqu’elle se détache de la branche de l’arbre, il en va de même pour la recluse à


la sortie de son enclos. Le récit précise que « Techi tomba pour naître » : il s’ensuit
la naissance d’un être accompli, celui d’une personne qui accède au stade adulte.
« Quand il [le fruit] fut mûr, il tomba et sauta parce qu’il était pubère. De là, il
tomba. Il y eut alors une belle femme. Elle était debout et était bien ornée. Elle était
[de couleur] jaune… ».

Contexte rituel de la puberté féminine

L’oncle paternel de la jeune fille prend place près de la paroi de la cellule de réclu-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
sion. Il est secondé par son épouse et la mère de la recluse qui servent la « boisson
de la jeune (worekü) ». Parmi les invités, il choisit trois personnes appartenant à
sa moitié et qui se présentent la face couverte de génipa (couleur noire). Il les invite
à râper des fruits de ce végétal pendant qu’il entre dans l’enclos où la jeune est
toujours enfermée. Il lui obstrue symboliquement les narines, car elle peut mourir
à la seule odeur du génipa. Une fois sortie, les yeux clos et le visage tourné du côté
associé à sa moitié, puis installée sur des feuilles d’arbre réparties à même le sol,
son corps est recouvert de teinture de génipa râpé. Le chamane arrache sur son
front une mèche de cheveux et en donne une partie à l’oncle. Les hommes et les
femmes lui tracent alors sur le corps un dessin en forme de courbe et elle est recon-
duite à son abri.
Sa tante maternelle marque au roucou (couleur rouge) les hôtes qui offrent de la
viande boucanée à l’oncle réinstallé près de la hutte de réclusion. Le marquage ici
opéré s’apparente métaphoriquement à une onction de sang. Une telle alternance
des couleurs – noire et rouge –, signifie des temporalités contrastées avec d’une
part la couleur noire et l’eau du bain final de l’initiée (cf. infra) qui réfèrent à la
périodicité de la lune et des règles, c’est-à-dire au cycle menstruel, et de l’autre la
couleur rouge et le feu avec la viande fumée, qui renvoient à la périodicité du soleil
et à la digestion, et donc au cycle quotidien.
L’oncle dirige également l’ordonnancement de l’ornementation de l’initiée, faite
de bracelets et de couronnes de plumes tissés par les femmes et de bracelets d’écorce
blanche battue (pour les bras et les jambes). La recluse est ensuite ornée dans l’en-
clos des trompes rituelles sans jamais les regarder, le visage toujours orienté du côté
qui relève de sa moitié. Elle est peinte avec du roucou et des plumes lui sont collées
sur le corps. Elle enfile différents ornements dont un collier de plumes de toucan.
Un diadème, toujours de plumes, lui couvre momentanément les yeux. Puis, mise
en position accroupie, elle est frappée légèrement avec des feuilles lancées ensuite
sur la toiture de la maison, avant de rejoindre une nouvelle fois son enclos.
Sa sortie définitive de réclusion se fait sous la conduite de ce même oncle, de
sa tante, de sa mère et de quelques proches qui « savent chanter ». Il est dit alors

125
Poils et sang

de l’initiée que « maintenant elle est marquée « (dans le sens qu’elle est formée).
Ses accompagnateurs la saisissent, repoussent les parois de son enclos, lui couvrent
les yeux avec la même couronne que précédemment et traversent le groupe des
personnes présentes (jusqu’à plusieurs centaines aujourd’hui) dans l’aire centrale
de la maison en adoptant le pas dit de la « danse de la bascule ». Se trouvant en
grand danger, elle est ainsi protégée par la présence de ces tiers.
Des cagoules-masques représentant le monde des entités et de la forêt entrent
alors en scène, certaines tenant à bout de bras des structures circulaires faites
d’écorce battue en forme de « roues » ou de « boucliers ». Le costume-masque du
singe to-ü (Cebus albifrons) précède tous les autres dans l’aire de célébration. Ils
sont invités par les personnes présentes à participer aux festivités. Chaque cagoule-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
masque se compose de trois parties : une tête pourvue d’une longue chevelure faite
de feuilles de palmier, un tronc couvert de dessins, et d’une partie inférieure consti-
tuée de franges fabriquées dans des feuilles de palmier qui descendent jusqu’au sol.
La première réfère au principe corporel, le deuxième au principe énergétique, et la
troisième au principe vital qui interagit avec le premier (Goulard, 2009).
Au coucher du soleil, la couronne de plumes qui lui couvrait les yeux est relevée
sur son front, ses bras, maintenus jusqu’alors le long du corps, sont libérés, un
chamane extrait de la tête de l’initiée un objet invisible qu’il pose sur un brandon
allumé apporté au préalable, et il lui dit : « Lance cela à notre ennemi ».
Ce sera plus tard avec des feuilles de l’arbre yomeru (Spondias sp.), végétal
symbole de l’immortalité, pensé comme doté de la propriété de croître en tout
contexte et dont elle a serré entre ses mains une branche durant sa dernière nuit de
réclusion, qu’elle va se frotter le corps pour se purifier.
L’initiée est ensuite installée sur une peau de tapir, et parfois sur l’ensemble
des « roues », préalablement empilées. Son oncle paternel lui arrache une mèche
de cheveux, imité par les femmes qui se trouvent à proximité. Puis tous les volon-
taires font de même jusqu’à ne plus lui laisser qu’une unique mèche sur le sommet
du crâne. Cette mèche est alors arrachée, accompagnée d’un cri poussé par les
personnes proches : juuuu. Ce cri, identique à celui poussé collectivement lors de
l’arrachage de la touffe de poils coupée sur le crâne de pécari et jetée par le chas-
seur en bordure de la forêt, montre le parallèle établi entre pilosité humaine et
pilosité animale. Nimuendaju note que cette dernière mèche est retirée du crâne de
la jeune fille par son oncle qui la jette en direction des parties génitales des membres
de l’assistance. Les cagoules-masques effectuent une dernière entrée, reçoivent une
nouvelle fois de la boisson fermentée et de la viande fumée et sont ensuite déposées
par leurs porteurs à proximité de la jeune fille.
Un bain à la rivière clôt le rituel. Elle y est portée par quelques hommes à même la
« roue » sur laquelle elle a précédemment pris place pour l’arrachage de ses cheveux.
La flèche (de yomeru ?) du chamane fichée jusqu’alors à l’entrée de la maison dans
laquelle le rituel a été célébré, est plantée dans le lit de la rivière. Dévêtue par

126
Le sens du poil chez les Tikuna

sa mère et l’épouse de son oncle, la jeune fille entre dans l’eau jusqu’aux genoux.
Le chamane l’arrose des pieds à la tête pour prévenir toute grossesse prématurée
qui la rendrait stérile : « Ainsi tu ne vas pas être rapidement enceinte, tout en ayant
un mari. » Le matériel est ensuite détruit et jeté dans la rivière où chacun se baigne
à son tour. La jeune fille, toujours dans la rivière, est lavée avec des lianes ichtyo-
toxiques, du poison de pêche, pour assurer de futures pêches fructueuses.
Une brève célébration complémentaire, dite yopakechiga, se déroule quelques
mois plus tard ; la chevelure de la jeune fille, qui a déjà repoussé en partie, est
coupée autour du front. Les têtes des masques et les franges qui ont pu être conser-
vées à la suite du rituel, sont brûlées et les cendres répandues autour des talons des
participants, pour prévenir toute attaque de poux.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Le poil comme marqueur

La coupe de cheveux qui se répète au cours des différents rituels, signale la


place accordée au poil dans l’univers tikuna et l’importance donnée à la fécon-
dité des pubères. Ainsi, lors du rituel de l’initiation féminine, l’arrachage des
cheveux associé au sang menstruel est significatif du processus célébré qui
constitue le moment paroxystique de la croissance de l’Être. Il clôt une succes-
sion de franchissements de classes d’âge qui permet d’atteindre la maturité, tout
en garantissant le renouvellement du processus de la reproduction, à défaut de
permettre l’accès à l’état d’immortalité que proposent, en vain, ces êtres qui se
présentent au cours des rituels mais ne sont pas reconnus à temps (cf. supra).
Comment ne pas voir alors dans cet arrachage des cheveux, un substitut méta-
phorique de la mue ? Il s’agit bien d’une métamorphose. Le cheveu arraché
ou enlevé est une peau morte qui signale le passage à la maturité. La capacité
à muer est ainsi métaphorisée à travers l’arrachage des cheveux. En muant,
le serpent atteste toutefois de sa capacité à renaître indéfiniment, ce que n’as-
sure qu’imparfaitement le rituel de l’arrachage des cheveux. Aussi les Tikuna
connaissent-ils la mort.
Leur état de mortels les a contraints à instaurer un nouvel art de vivre. C’est
ce que montre la succession des rituels de la naissance à l’âge adulte, où le poil
occupe une place importante. C’est au cours du dernier rituel qu’« apparaît le
poil pubien » qui signifie que le cycle de maturation de la personne célébrée est
clos (Camacho, 1995 :169). Celle qui a maintenant acquis la capacité à procréer
produit du sang menstruel, et est à même de reproduire des humains. Elle est dotée
d’un appareil reproducteur complet cerné de poils pubiens, en même temps qu’elle
connaît dorénavant une mue interne relative qui correspond au cycle menstruel.
Par opposition, la mue des espèces animales ayant conservé leur capacité à muer de
façon externe serait, elle, « absolue ».

127
Poils et sang

Je propose l’hypothèse que s’il y a aujourd’hui focalisation sur le rituel féminin,


il n’en a pas toujours été ainsi. Le rituel féminin aurait été valorisé par la flam-
boyance qu’il donne à voir. On pourra également interroger le pourquoi d’un tel
rituel féminin dans une société patrilinéaire. Il y a peu, sinon pas d’informations
concernant une initiation masculine de même ampleur parmi les Tikuna, alors que
par contraste, un rituel masculin est privilégié dans le Vaupès, région proche, où
il est fait usage de masques constitués de cheveux de femmes. La vue de ces objets
est interdite à ces dernières afin que les mères ne reconnaissent pas leurs fils, ce
qui donne au rituel un certain caractère privé. À l’inverse, chez les Tikuna, le
rituel d’initiation féminine doit être public et nécessite la présence du plus grand
nombre, y compris celle de personnes étrangères au groupe ethnique, qui sont
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
couramment invitées. Pourtant, si le groupe ne semble pas avoir connu de rituel
d’initiation masculine aussi remarquable que celui des femmes, le percement de la
lèvre du jeune garçon pourrait apporter un élément de réponse. Le percement qui
produit l’écoulement de la première goutte de sang pourrait être interprété comme
le pendant du sang des premières règles de la jeune fille. Le jeune garçon entre
dans la classe des hommes et un apprentissage s’ensuit pour lui, sous la conduite de
son père et de son oncle pour l’habiliter à prendre femme et à assurer son rôle de
géniteur7. L’écoulement du premier sang, labial pour l’un, menstruel pour l’autre,
serait la marque d’un changement physiologique qui caractériserait leur capacité
à la reproduction.
Chez les Tikuna, chaque étape est ainsi marquée par la célébration d’un rituel
qui fortifie l’être en formation, impliquant l’ensemble de son groupe résidentiel et
parfois au-delà. De la naissance à la pré-puberté, l’être célébré s’inscrit dans des
rites qui marquent son passage d’une classe d’âge à une autre. Si, d’une manière
plus générale, l’arrachage des cheveux est associé au sang menstruel, chaque fran-
chissement d’intégration signifierait d’abord l’acquisition d’un « sang » en adéqua-
tion avec la nouvelle classe à laquelle il accède. Enfin, la coupe des cheveux, comme
celle des feuilles de la toiture de la nouvelle habitation, ou encore celle de la mèche
de poils du pécari, est signifiante d’un changement d’état, en même temps qu’elle
est marqueur de temporalité. La maison est maintenant bonne à habiter comme la
chair animale est bonne à consommer ; le jeune garçon accède au statut d’homme,
et la jeune fille à celui de femme, l’un et l’autre assumant dorénavant les fonctions
qui leur incombent.

NOTES

1. Dans les dernières communautés où leur port vaut encore pour les femmes, ils sont par contre délaissés
depuis peu par les hommes.
2. Les Tikuna perçoivent leur environnement selon l’ordonnancement qui est celui de l’utérus.
3. Lors de sa période de règles, la femme ne peut ni sortir de la maison, ni exercer une activité quelconque.

128
Le sens du poil chez les Tikuna
4. Ce deuxième temps du cérémoniel a été rapporté par Spix (1981 [1831], vol. 3 : 200) et par Nimuendaju
(1952 : 70-71).
5. L’appartenance clanique détermine l’usage de certains instruments et la déclamation de certains chants
qui lui sont propres.
6. Une cellule construite spécialement à cet effet à l’intérieur de la maison collective.
7. Une situation proche a été relevée dans d’autres populations. Ainsi D. Karadimas développe dans des
termes similaires le passage de la pré-puberté à la puberté qui a cours chez les Miraña (2005 : 84-85) ou
encore diverses relations au poil (ibid. : 188-191), à la chevelure féminine et à la coca (ibid. : 126-127).

Bibliographie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Camacho Gonzalez, H.A. (comp.)
1995 Mágutá, la Gente Pescada por Yoi, Bogota, Colcultura.

Combès, I.
1992 La Tragédie cannibale chez les anciens Tupi-Guarani, Paris, PUF.

Crocker, C.
1977 « Les réflexions du soi (The Mirrored Self) », L’identité, Séminaire interdisciplinaire dirigé par
Claude Lévi-Strauss professeur au Collège de France 1974-1975 : 157-184, Paris, PUF.

Erikson, P.
1996 La Griffe des aïeux. Marquage du corps et démarquages ethniques chez les Matis d’Amazonie,
Paris, Peeters, SELAF.

Goulard, J.-P.
1998 Les Genres du Corps. Conceptions de la personne chez les Ticuna de la haute Amazonie, thèse de
doctorat, Paris, EHESS.
2004 « Du héron cendré au jaguar. Ou comment l’identité clanique fait le corps chez les Ticuna », in
F. Héritier et M. Xanthakou, éds, Corps et Affects : 59-74, Paris, O. Jacob.
2009 Entre Mortales e Inmortales, El Ser según los Ticuna de la Amazona, Lima, IFEA/CAAP.

Karadimas, D.
2005 La Raison du corps. Idéologie du corps et représentations de l’environnement chez les Miraña
d’Amazonie colombienne, Paris, Peeters, SELAF.
2008 « La métamorphose de Yurupari : flûtes, trompes et reproduction rituelle dans le Nord-Ouest
amazonien » in Journal de la Société des Américanistes 94-1 : 127-169.

Lévi-Strauss, Cl.
1964 Le Cru et le Cuit, Paris, Plon.

Montès, R., M.E.,
1994 Vocabulario ticuna, Bogota, manuscrit.
1995 Tonología de la lengua ticuna (Amacayacu), Lenguas aborigenes de Colombia, Bogota, Centro
Colombiano de Estudios de Lenguas Aborigenes, Un. de los Andes.

129
Poils et sang
Nimuendaju, C.
1952 The Tukuna, Berkeley, University of California Press.

Porro, A.
1992 As crônicas do rio Amazonas, Petropolis, RJ Vozes.
1996 O povo das Aguas, Ensaios de etno-historia amazônica, Petropolis, RJ Vozes.

Taylor, A.-Ch.
1985 « L’art de la réduction. La guerre et les mécanismes de la différenciation tribale dans la culture
jivaro », Journal de la Société des Américanistes LXXI : 159-173.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

130
RELATIONS, RITES ET CHEVEUX CHEZ LES ARANDA

Marika Moïsseeff

Éditions de l'Herne | « Cahiers d'anthropologie sociale »

2010/1 N° 6 | pages 131 à 147


ISSN 1951-5030
ISBN 9782851973764
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2010-1-page-131.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Herne.


© Éditions de l'Herne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Relations, rites et cheveux chez les Aranda 1

Marika Moisseeff
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Je vais évoquer le rôle d’objet médiateur des relations que les cheveux avaient
traditionnellement chez les Aborigènes australiens à partir de l’analyse des données
aranda – un groupe aborigène du désert central australien – en me fondant sur
l’ethnographie de Spencer et Gillen (1927) qu’ils ont collectée à la fin du xixe siècle
(Moisseeff, 1995)2. Mon fil conducteur sera le rôle des cheveux dans la constitu-
tion des identités individuelles et collectives. En effet, le réseau relationnel que se
constitue un individu au cours de sa vie renvoie à son identité et il acquiert de
nouvelles relations en échangeant des ceintures qu’il tisse à partir de ses propres
cheveux, de ceux de sa belle-mère ou qu’il acquiert grâce aux dons que lui font
d’autres individus souhaitant entretenir des relations de différentes sortes avec
lui : matrimoniales, rituelles ou amicales. Par ailleurs, la ceinture tissée avec les
cheveux prélevés sur la tête d’un mort permet de lier ensemble les membres parti-
cipant à l’expédition visant à venger le mort.
Je vais donc envisager ici la circulation des cheveux comme un moyen privi-
légié, chez les Aranda, de tisser des liens et de contribuer ainsi à l’enrichissement
des identités relationnelles. La nature particulière de ces matériaux est suscep-
tible d’expliciter le rôle qu’on leur fait jouer : d’un côté, ils émanent de l’intérieur
des corps et, de ce point de vue, ils extériorisent une composante de la personne
physique, comme le souligne Dimitri Karadimas ; de l’autre, ils sont, à la différence
du sang, consistants et détachables de ce corps, et c’est cette qualité qui permet
de les utiliser comme « liants ». Dans cette perspective, les cheveux apparaissent
comme une substance rattachée à l’intimité des personnes dont la circulation
va pouvoir contribuer à la mise en place de liens d’intimité entre des personnes
physiques distinctes. L’articulation entre des sujets particuliers et des identités
collectives passerait ainsi non seulement par le tissage d’un réseau de relations mais
aussi par une extériorisation de l’intimité individuelle.

131
Poils et sang

Je partirai d’une considération générale sur ce à quoi renvoie la notion d’iden-


tité relationnelle. Puis je décrirai le parcours initiatique d’un individu masculin
aranda qui sous-tend son individualisation physique et rituelle. De fait, tout au long
de ce parcours, les cheveux jouent un rôle déterminant. Nous verrons ensuite que
les échanges de cheveux renvoient à une organisation dualiste, les individus étant
répartis en deux groupes, « cheveux raides » et « cheveux ondulés », ce qui leur
permet d’assumer des rôles complémentaires au plan rituel et dans les échanges
matrimoniaux. Enfin, j’essaierai de montrer que les cheveux d’un mort servent, au
contraire, à lier organiquement les membres d’une expédition destinée à venger le
défunt. Pour conclure, je reviendrai sur la nature particulière de cette substance
corporelle que sont les cheveux.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Identité relationnelle et processus d’autonomisation

Dans toute société, les relations qui ont été d’emblée intimes, telles que celles entre
parents et enfants et entre frères et sœurs, sont destinées à devenir plus distanciées.
Parallèlement à cette prise de distance avec les premiers intimes, d’autres types de
relations avec des individus qui étaient au départ des étrangers, tels que les alliés
au plan matrimonial ou rituel et les partenaires sexuels, sont destinées à devenir
plus intimes. Ces deux mouvements qui vont dans des sens opposés sont interdé-
pendants. Les moyens mis à la disposition des individus afin de favoriser la trans-
formation des types de relations intimes qu’ils doivent entretenir avant et après
la puberté sont étroitement dépendants de la conception de l’identité qui prévaut
dans un contexte socio-culturel donné (Moisseeff, 2006).
Chez les Aborigènes australiens, la composante relationnelle de l’identité est conçue
comme cruciale et il est de la responsabilité de la société de mettre tout en œuvre
pour que l’individu puisse l’enrichir tout au long de sa vie. La singularité individuelle
renvoie alors au cumul des relations qui lient chaque sujet à d’autres individus de
manière parfaitement originale. D’une part, les relations qu’il hérite en droit du fait
de sa naissance, par exemple avec ses père, mère, frères, sœurs, oncles, tantes, etc.
D’autre part, les relations qu’il acquiert ultérieurement, par exemple en se mariant
et en devenant à la fois conjoint, gendre ou belle-fille, beau-frère ou belle-sœur, puis
père ou mère, oncle ou tante, etc., et, par ailleurs, les autres types de relations qu’ils
développent dans le cadre d’associations rituelles, voire aujourd’hui professionnelles
ou de loisir. Ainsi, chez les Aborigènes australiens, chaque sujet est responsable du
réseau interpersonnel qu’il se constitue au cours de sa vie à partir d’un capital rela-
tionnel qu’il lui revient de faire fructifier. L’individu est ce que sont ses relations et
cette identité relationnelle individuelle est conçue comme évolutive.
Dans un tel contexte, la transformation physique qui entoure la puberté va être le
point d’appui à partir duquel la société va intervenir pour transformer les relations

132
Relations, rites et cheveux chez les Aranda

de l’individu. Il doit s’éloigner de ses parents, et tout particulièrement de sa mère


qui symbolise le lien de dépendance extrême dans lequel il a été placé lorsqu’elle
était enceinte de lui puis lorsqu’elle l’a allaité et nourri. Cet éloignement est marqué
par des rites de séparation qui participent, chez les Aranda, au cycle initiatique
des individus. Nous allons considérer leurs rites traditionnels d’initiation masculine
(Moisseeff, 1995) car c’est ici que le rôle des cheveux est le plus documenté chez
Spencer et Gillen.

Les rites d’individualisation physique aranda


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
L’étape préliminaire à l’initiation masculine consistait à attribuer à chaque bébé
garçon une belle-mère ayant à peu près son âge. Cette assignation ne l’obligeait
en rien à se marier ultérieurement avec la fille éventuelle de cette belle-mère. En
revanche, elle permettait de superposer à la relation mère-fils un autre type de rela-
tion homme-femme, beaucoup plus distancié, d’une part parce que la belle-mère
n’a pas mis au monde son gendre, ne l’allaitera pas, etc., mais aussi parce qu’elle
n’entretiendra jamais de relations intimes avec lui. En effet, chez les Aborigènes
australiens, un gendre doit toujours conserver une distance physique avec sa belle-
mère. C’est du fait même de cette relation distanciée entre eux que cette belle-mère
rituelle va pouvoir jouer ultérieurement le rôle de médiatrice entre mère et fils
lors de la circoncision de ce dernier. Au cours de la cérémonie d’attribution de la
belle-mère, une boucle de cheveux coupée sur la tête de la fille est offerte au garçon,
initiant le fait que, lorsqu’ils seront grands, la fille devra lui faire régulièrement
don de ses cheveux. Il s’en servira pour tresser des ceintures dont il pourra faire
don aux hommes qu’il souhaite intégrer dans son réseau relationnel. Si la mère
participe au façonnage du corps de son fils en le nourrissant, la belle-mère, en
faisant don de ses cheveux à son gendre, lui donne les moyens d’approvisionner son
capital relationnel et ainsi d’enrichir son identité.
À la suite d’une deuxième étape initiatique au cours de laquelle le garçon ayant
entre huit et douze ans était « lancé vers le ciel », il n’était plus autorisé à dormir
auprès de sa mère et des autres femmes, et devait subvenir lui-même à sa subsis-
tance en cuisinant le gibier qu’il avait chassé avec ses pairs. Quelques années plus
tard, il était circoncis. La nuit qui ouvrait les cérémonies précédant la circonci-
sion, la mère du garçon allumait deux bâtons à feu. Elle en gardait un pour elle
et tendait l’autre à la « belle-mère » du novice qui le transmettait à son tour au
garçon. Jusqu’à la cicatrisation de la blessure de circoncision, mère et fils devaient
prendre garde à ce que leur bâton respectif ne s’éteigne pas sous peine de mourir
l’un et l’autre. Peu de temps après la circoncision, la tête et le menton du novice
étaient mordues, cette opération étant censée favoriser la pousse de ses cheveux
et de ses poils de barbe avec lesquels il allait pouvoir tresser des ceintures lui

133
Poils et sang

permettant d’établir de nouvelles relations. Puis son sexe était subincisé, opération
consistant à inciser sur plusieurs centimètres la face inférieure du pénis. Il était
ensuite paré d’un tablier pubien en cheveux, ornement typiquement masculin. Ce
n’est qu’alors qu’il était autorisé à avoir des relations sexuelles et à se marier.
Le lien fort, quasi consubstantiel, qui continue à unir le fils à sa mère jusqu’à la
fin des cérémonies entourant la circoncision est métaphoriquement représenté par
leurs doubles symboliques, les bâtons à feu : l’extinction de l’un entraînerait leur
mort à tous deux. Rappelons que chez les Aranda, le couple mère-fils était désigné
par le terme chua-ninga signifiant « une seule et même chose ». Et de fait, tant
qu’il n’est pas passé par ces étapes initiatiques, tout se passe comme si sa nature
était contiguë à celle de sa mère. Tous deux doivent, par exemple, faire don de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
leurs cheveux au gendre rituel de la mère ; une fois le sexe du fils définitivement
modifié, il est délié de cette obligation. Les opérations pratiquées sur le corps du
garçon durant cette phase initiatique altèrent de façon radicale le lien physique qui
le rattachait jusque-là à sa mère : une fois accomplies, ce qui arrive à l’un ne reten-
tira plus obligatoirement sur l’autre. Et le fils rentre désormais dans un circuit de
relations indépendantes de celles de sa mère et qu’il lui appartient d’établir lui-
même. Les cheveux que sa belle-mère rituelle continuera à lui fournir, et auxquels
s’ajouteront ceux qui lui seront donnés par ses autres belles-mères éventuelles3,
lui serviront à tresser des ceintures destinées précisément à développer son réseau
relationnel.

Les rites d’individualisation rituelle aranda

Pour accéder à des fonctions rituelles au cours des rites de fertilité ou des initia-
tions, le jeune homme devait subir d’autres épreuves associées au feu, destinées
à renforcer la nature masculine de son corps en l’asséchant de façon à le rendre
complémentaire de la nature humide des corps féminins, et ainsi à favoriser la
fécondité des femmes. Notons à ce sujet que le tablier pubien d’un homme, fabriqué
avec des cheveux masculins était censé, lorsqu’il était appliqué sur le ventre d’une
femme, l’assécher et provoquer ainsi sa stérilité.
Les rites initiatiques liés au feu, dont l’ensemble était désigné par un terme
signifiant « empreinte du feu » (ingkura)4, sont très complexes (Spencer et Gillen,
1927 : 223-303 ; Moisseeff, 1995 : 181-226). Je me contenterai ici de souligner ce qui
renvoie aux cheveux. En effet, les épreuves du feu se focalisaient non seulement sur
le corps du novice qu’on faisait s’allonger à plusieurs reprises sur des branchages
verts placés au-dessus d’un feu, mais également sur sa tête : les femmes devaient
bombarder la tête des novices avec des brandons allumés.
Puis, dans la nuit précédant la clôture des épreuves du feu, le leader de l’ini-
tiation faisait se déplacer de bas en haut un objet cultuel appelé « poche fœtale »

134
Relations, rites et cheveux chez les Aranda

(ambilia-ekura) constitué de deux objets en bois liés ensemble par des ceintures de
cheveux, l’ensemble étant recouvert de duvet apposé à l’aide du sang des initiateurs.
Ces objets en bois sont les objets cultuels les plus sacrés : ils sont censés être asso-
ciés avec les esprits qui survolent le paysage et qui pénètrent les ventres fécondés
des femmes afin de s’incarner. Dans l’anthropologie australienne, on désigne ces
esprits liés à l’incarnation par l’expression esprits-enfants. On appelle les objets
cultuels associés aux esprits-enfants des churinga.
Mon hypothèse est que les deux churinga que le leader rituel manipule toute la
nuit précédant la clôture de l’initiation « empreinte du feu »5 renvoient à la réunion
du groupe des hommes et des femmes au cours de cet ensemble cérémoniel qui durait
plusieurs mois et qui était censé favoriser, au terme de son accomplissement, la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
perpétuation de la fertilité humaine. Le duvet qui s’envole des ceintures de cheveux
unissant les deux churinga symbolise, pour sa part, l’essaimage des esprits-enfants
au-dessus de la tête des novices, tête qui a été préalablement ouverte par la morsure
de la tête, puis asséchée par les brandons qui ont été lancés sur elle par les femmes.
De fait, la reproduction renvoie chez les Aranda à deux types de processus :
un processus charnel, les fluides paternels et maternels constituant ensemble une
matière embryonnaire informe et immobile qui, pour donner la vie à un individu
pleinement différencié doit, dans un second temps, être pénétrée par un esprit-
enfant. Hommes et femmes participent ensemble au pôle charnel de l’incarnation,
mais seuls les hommes sont à même d’inciter les esprits-enfants humains à pénétrer
les ventres féminins féconds en manipulant des objets cultuels churinga. Leur pénis
circoncis et subincisé renvoie au rôle complémentaire qu’ils ont à jouer avec les
femmes, dont le sexe est préalablement introcisé (lacération vaginale considérée
comme l’équivalent féminin de la subincision), au plan charnel de l’incarnation.
Leur tête ouverte et asséchée renvoie, de son côté, au rôle exclusif qui leur est
attribué au plan spirituel. Et c’est pourquoi on la fertilise symboliquement avec le
duvet essaimé grâce au mouvement qu’imprime au churinga poche-fœtale le leader
initiatique de l’ensemble cérémoniel « empreinte du feu ».
Ce n’est qu’après que sa tête ait été brûlée et fertilisée à plusieurs reprises
qu’un homme subissait la dernière épreuve de son initiation l’autorisant à parti-
ciper aux rites de fertilité humaine. Et c’est en fonction de la richesse des liens
qu’il avait tissés avec d’autres initiés de haut grade, toujours marqués par des
échanges de ceintures de cheveux, qu’il pouvait espérer, s’il le souhaitait, devenir
un grand leader rituel. La circulation des cheveux entre initiés est donc incon-
testablement associée à la vitalité des échanges rituels qui président à l’exécu-
tion des rites de fertilité. En permettant d’associer entre eux les initiateurs, ils
participent à l’association de singularités rituelles, condition de la différenciation
opérée par l’initiation et de l’incarnation des esprits-enfants. Ceci explique pour-
quoi l’envol du duvet apposé au moyen du sang des initiateurs sur l’objet « poche
fœtale » symbolise la dissémination des esprits-enfants. On peut donc établir

135
Poils et sang

un lien incontestable, dans la culture aranda, entre les cheveux et la vitalité. Les
cheveux semblent, dans cette perspective, jouer un rôle complémentaire de celui
du sang : ils associent entre eux des individualités tout en maintenant la distinc-
tion de leur identité ; le sang, pour sa part, est un liant qui tend plutôt à renvoyer
à la constitution d’identités collectives, comme nous le verrons plus loin.

Cheveux semblables et cheveux différents

Toute la cosmologie aranda repose sur l’intrication perpétuelle de deux


mouvements complémentaires rapportés au dynamisme spatial qu’est le Rêve
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
aborigène : la différenciation des éléments du monde et leur association. Cette
association de singularités est précisément à l’origine de la différenciation des
éléments du monde et des singularités identitaires individuelles. Les initiés, après
avoir été différenciés les uns des autres par des procédures rituelles initiatiques,
s’associent entre eux en tant qu’initiateurs de façon à procéder à la différencia-
tion des novices, c’est-à-dire des futurs initiateurs qui, à leur tour, perpétueront
le processus.
L’association rituelle est marquée par des échanges de cheveux soulignant les
rôles complémentaires des individus en présence. Dans l’initiation « empreinte du
feu », les cheveux permettent de constituer l’objet double sacré correspondant à
une « poche fœtale collective »6 et symbolisant la complémentarité des rôles mascu-
lins et féminins dans la reproduction. On va également se référer aux cheveux pour
fonder la complémentarité des groupes en position d’échanger des femmes dans les
transactions matrimoniales.
En effet, la société aranda était divisée en deux moitiés inter-mariables dont les
dénominations respectives étaient « cheveux raides » (gola aradjina) et « cheveux
ondulés » (gola luda luda) auxquelles se superposaient les dénominations alter-
natives de « corps grands » (mberka oknirra) et « corps petits » (mberka tungwa)
(Spencer et Gillen, 1927 : 42). L’ensemble des individus « cheveux raides » se
désignaient entre eux du terme réciproque de nakrakia auquel je substituerai
l’expression « mêmes cheveux », et ils étaient membres d’une même moitié
exogame. Il en allait de même de l’ensemble des individus « cheveux ondulés » :
ils ne pouvaient pas se marier entre eux puisqu’ils étaient nakrakia, « mêmes
cheveux ». En revanche, les individus « cheveux raides » pouvaient se marier
avec les individus « cheveux ondulés », et vice versa. Ceux d’une même moitié
étaient des « mulyanuka » vis-à-vis des individus de la moitié opposée ; je subs-
tituerai à ce terme l’expression « cheveux différents ». Les représentants d’un
ensemble exogame sont « mêmes cheveux » tandis que les individus épousables
sont « cheveux différents ». Dans un couple, l’un est « cheveux raides », l’autre
« cheveux ondulés ». Les expressions non réciproques « cheveux raides » et

136
Relations, rites et cheveux chez les Aranda

« cheveux ondulés » sont ainsi appliquées aux deux catégories sociales inter-
mariables, et les liens d’alliance, matrimoniale ou autre, font justement inter-
venir une circulation de cheveux entre alliés.
De fait, la distinction catégorielle en termes de cheveux identiques ou différents
est à mettre en rapport avec la circulation des cheveux entre groupes échangeurs
de femmes. En effet, s’il n’y a pas échange de cheveux entre époux, il y en a bien
entre le mari et ses beaux-parents (ibid. : 486-7) : un homme fait don de ses cheveux
à ses beaux-pères et à ses beaux-frères, réels ou classificatoires, c’est-à-dire à ceux
qui sont vis-à-vis de lui en position de donneurs de femmes. La circulation des
cheveux entre hommes ayant des liens d’alliance matrimoniale est parallèle et en
sens inverse à la circulation des femmes : un preneur de femmes donne ses cheveux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
aux père et frères de son épouse, tandis que, lorsqu’il est placé en situation de
donneur de femmes (filles ou sœurs), il en reçoit de leurs époux. Ce sont donc
cheveux et femmes qui circulent entre mulyanuka, entre hommes aux « cheveux
différents ». Selon ce même principe, un homme et sa belle-mère sont identiques
quant à leur chevelure (« mêmes cheveux »), et la circulation de cheveux entre
belles-mères et gendres est strictement parallèle à la circulation des femmes : les
cheveux d’une femme vont vers la localité où ses filles se déplacent lors de leur
mariage. De fait, les conjoints doivent idéalement être affiliés à des localités rési-
dentielles distinctes.
On relèvera qu’il n’y a jamais circulation de cheveux ni, de leur vivant, entre
parents et enfants, ni entre époux. Un homme et une femme ne font pas don de
leurs cheveux à des individus qui résident dans la localité où eux-mêmes vivent
ou ont vécu en qualité d’époux, de parents ou d’enfants. Par contre, ils font don
de leurs cheveux, en qualité de gendres, beaux-pères, belles-mères ou assistants
rituels, etc., à des individus d’une localité différente de celle où ils vivent ou ont
vécu.
Les cheveux prélevés sur la tête des vivants servent à tisser des liens entre indi-
vidus appartenant à des localités distinctes et qui peuvent, de ce fait, jouer des
rôles complémentaires les uns vis-à-vis des autres, tant au plan de leurs activités
rituelles que de leurs échanges matrimoniaux, les unes pouvant favoriser les autres.
En revanche, lorsque les cheveux sont prélevés sur la tête d’un mort, ils servent à
resserrer les liens entre certains membres d’une même localité résidentielle. C’est
ce que nous allons maintenant considérer.

Les cheveux d’un mort

Lorsqu’un individu mourrait, son corps était enseveli et, hormis les objets
cultuels sacrés qui devaient demeurer dans le centre cultuel auquel il était
affilié, tous ses autres biens matériels étaient détruits : brûlés ou enterrés.

137
Poils et sang

Les seuls éléments corporels qui pouvaient être prélevés et conservés étaient ses
cheveux. Un des fils du défunt ou, s’ils étaient absents, un de ses frères cadets
ou l’un des fils de ces derniers, coupait les cheveux du mort pour les tresser en
une ceinture qu’il conservait. Cette ceinture était appelée kuru-urkna, de kuruna,
« esprit-enfant », et urkna, désignant à la fois la sève d’un arbre et les liquides
s’écoulant d’un corps en état de décomposition. La ceinture kuru-urkna représen-
tait en quelque sorte, comme le notent Spencer et Gillen, l’« essence spirituelle »
du défunt et était censée posséder un grand pouvoir, utilisé à des fins de sorcel-
lerie et lors des expéditions de vengeance. On lui prêtait notamment la faculté de
dessécher le corps de la victime désignée jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce pouvoir
desséchant conféré à la ceinture tressée avec les cheveux d’un mort explique proba-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
blement pourquoi femmes et enfants ne pouvaient ni la voir, ni la toucher sous
peine de tomber gravement malades. Seules les vieilles femmes pouvaient entrer
en contact avec les hommes qui la portaient : la cessation définitive de l’écoulement
sanguin menstruel est associée à la stérilité et donc, dans ce contexte, à la nature
déshydratée des femmes ménopausées.
Le parent masculin détenteur de la ceinture kuru-urkna qui décidait de venger
le défunt usait du pouvoir conféré par cet objet pour provoquer la perte de celui
qui avait été désigné comme responsable du décès par le medecine-man (et qui était
toujours supposé être affilié à une autre localité que celle du défunt). Considérons
la partie initiale d’une expédition de vengeance.
Le leader de l’expédition de vengeance procède d’abord à la sélection des indi-
vidus qui vont l’accompagner. Pour ce faire, il place son pénis subincisé dans la
main de chacun d’eux et le frotte contre leur paume. Il frotte ensuite la ceinture
kuru-urkna sur leur estomac. De même que le leader porte sur lui la ceinture
tressée avec les cheveux du défunt à venger, ses acolytes se sont également munis
des ceintures tressées avec les cheveux de leurs propres défunts. Cet attirail offensif
est complété par la lance que chacun emporte avec lui.
Le parent du défunt procède ultérieurement à un cérémonial spécial sur chacun
des hommes qui l’accompagnent. Dans un premier temps, il « branche » la ceinture
sur l’homme qui lui fait face en plaçant l’une de ses extrémités sur son pénis et
l’autre dans sa bouche ; dans un second temps, il étreint et embrasse son vis-à-vis.
Selon Spencer et Gillen, ce cérémonial est associé à l’idée selon laquelle la ceinture
de cheveux communique à l’individu avec qui elle est mise en contact le désir ardent
de venger le meurtre, en « brûlant » ses parties internes.
Quelques minutes plus tard, les hommes se faisant face deux à deux, font saigner
leur orifice de subincision au-dessus des cuisses de l’autre, et vice versa. Ce saigne-
ment mutuel est censé les lier encore plus étroitement et rendre toute trahison
impossible. Cette seconde opération étant achevée, ils se rassemblent et se mettent
à tourner ensemble autour du monceau constitué par l’assemblage de leurs lances.
Puis les hommes se prosternent au-dessus de celui qui, allongé sur le sol, a été choisi

138
Relations, rites et cheveux chez les Aranda

pour jouer le rôle du coupable. Cette dernière mise en scène est censée représenter
le transpercement du corps de la victime par les lances. Une fois cette cérémonie
achevée, les hommes reprennent la route. (ibid. : 443-53)
Nous voyons donc que les cheveux d’un mort ont une tout autre vocation que
ceux prélevés sur les vivants. Tout se passe comme si l’esprit qui a abandonné
les chairs pourrissantes de son hôte prenait refuge dans le seul lieu imputres-
cible de la personne défunte : ses cheveux. Il leur confère une dangerosité toute
particulière : celle d’assécher les parties internes du présumé coupable. Et c’est
ce pouvoir asséchant qui inocule la soif de vengeance à ceux qui se placent du
côté du mort. En premier lieu, l’un de ses consanguins masculins plus jeunes :
comme la sève d’un arbre qui va aux rejetons, la sève mortifère du kuru-urkna
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
passe aux mains d’un cadet du défunt, c’est-à-dire à un initié de la génération
qui succédera à la sienne. En second lieu, ceux que celui-ci considère comme ses
intimes les plus adéquats pour participer à une action meurtrière. La virilité
et la jeunesse relative du consanguin (fils ou frère cadet) qui choisit de mener
l’expédition minimisent peut-être le risque d’assèchement auquel il pourrait
s’exposer.
On peut supposer que les cheveux, en tant que fluide consistant émergeant de
la tête, sont censés dériver de cet autre fluide qu’est le sang, d’autant que ceux
d’un mort sont associés au plan terminologique aux fluides (urkna) qui s’écou-
lent du corps en voie de putréfaction. Or le défunt et son vengeur partagent un
même sang. La conjonction du sang du vengeur et des cheveux du mort renver-
rait, dans cette optique, à un cumul de substances corporelles partageant une
même identité, propice à l’action sorcellaire. Pour provoquer la mort, on agit à
l’inverse de ce qui est requis pour susciter la vie. En effet, c’est la complémenta-
rité en nature des cheveux (raides et ondulés) et des corps des conjoints (grand et
petit, sec et humide, masculin et féminin) qui leur permet de procréer ensemble.
Et c’est, à l’opposé, le pouvoir rattaché à un cumul d’identiques en la personne
du leader de l’expédition portant sur lui le kuru-urkna qui est convoqué pour
conjoindre à son propre corps ceux de ses acolytes masculins. Pour ce faire, il
place les deux extrémités de la ceinture aux deux extrémités ouvertes – orifice
de subincision et bouche – du corps de chacun des hommes, afin de les agglu-
tiner en un même tout indivis : ils sont successivement « branchés » sur le flux
censé émaner de la ceinture, et c’est un même courant de vengeance qui les unit.
Cette conjonction des membres de l’expédition, au moyen du kuru-urkna, est
complétée par le mélange de leur sang s’écoulant de l’orifice qui s’ouvre sur
leur intimité la plus profonde, celui de leur pénis subincisé, créant une intimité
encore plus étroite entre les partenaires. Le leader de l’expédition, d’ailleurs,
ouvre la vengeance en offrant son pénis subincisé à chacun des hommes qu’il
choisit en vue de former avec lui un seul et même corps meurtrier, une seule
lance indéfectible. Dans cette affaire, chacun est solidaire de tous les autres et

139
Poils et sang

il n’est pas question, une fois engagé dans cette entreprise, d’abandonner en
cours de route. La présence des différentes ceintures de cheveux kuru-urkna
des exécutants renforce encore leur solidarité.
Le don de ceintures tissées avec les cheveux des vivants maintient la distinction
des rôles entre donateur et destinataire. La ceinture kuru-urkna, pour sa part,
est prélevée par son détenteur légal qui en conserve l’usage. Ce dernier ne fait que
prêter son pouvoir à ses partenaires pour une durée limitée, celle correspondant
à l’expédition. Durant cette période, la ceinture joue le rôle d’un adhésif parti-
culièrement puissant qui subsume sous l’identité du mort celles des membres de
l’expédition, regroupés sous la même bannière, celle de la vengeance. Si les cheveux
d’un mort partagent avec ceux des vivants un fort pouvoir associateur, ils servent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
à produire, non des singularités individuelles, mais une identité collective qui n’est
cependant que temporaire.
On peut supposer que le rôle que les Aranda ont conféré à la circulation des cheveux
dans la constitution des identités tient à la nature particulière de ces éléments corpo-
rels, sur laquelle il convient maintenant de se pencher d’un peu plus près.

Identité corporelle versus identité relationnelle

D’un point de vue anthropologique, et en première approximation, l’intimité


renvoie à la sphère privée et l’intime à l’identité. Sur un plan plus concret, l’en-
semble de ce qui est absorbé (aliments ou fluides consommés ou ingurgités), sécrété
(sang, sperme, lait) ou excrété (urine, excréments) touche à l’intimité et renvoie
à la gestion des corps. Ces éléments sont associés aux substances composant les
corps et participant à sa « fabrication ». Dans maintes sociétés, ils sont intégrés
à la représentation de la personne physique : les aliments consommés permet-
tent de produire du sang d’où proviennent le sperme et le lait, de même que les
excrétas. La référence à ces substances constitutives de la personne va permettre
de fonder la notion d’identité commune entre différents individus. On convoque
la notion de consanguinité – d’un « même sang » – pour évoquer les relations entre
proches parents et, notamment, entre parents et enfants et entre frères et sœurs.
Les « frères de lait » sont des enfants qui n’ont pas été enfantés par la même femme
mais qui ont été allaités par la même nourrice : le lait issu de la même source les
constitue comme semblables à des consanguins. Dans certaines sociétés, un enfant
adopté très jeune est considéré à l’égal d’un enfant biologique parce que la nourri-
ture commune qu’il a partagée avec ses parents nourriciers les constituent comme
des intimes à l’égal de ceux qui ont d’emblée un même sang. La nourriture étant
perçue comme la base de la constitution du sang, elle peut fonder une relation
de filiation au sens propre lorsqu’elle est partagée au quotidien (Jeudy-Ballini,
1998). Par ailleurs, La sorcellerie est souvent attribuée au fait d’avoir dérobé

140
Relations, rites et cheveux chez les Aranda

et manipulé les substances corporelles de la victime (excrément, sang, cheveux,


rognures d’ongles). Le sorcier agirait alors par l’intermédiaire de la relation d’in-
timité que ces substances lui permettraient d’établir avec la victime. Lors des rela-
tions sexuelles, le mélange des fluides émis par les partenaires fondent entre eux une
intimité cohésive. C’est pourquoi ceux qui partagent un même sang, et, par là, une
même identité, ne doivent pas entretenir en même temps des relations sexuelles : les
fluides sexuels se surajouteraient à leur sang commun et ce mélange de substances
ayant une origine commune renvoie à un cumul d’identiques associé à la notion
d’inceste (Héritier, op. cit.).
Partager une même substance au travers d’un « sang » commun, d’une même
nourriture ou via le mélange de ses fluides sexuels, rend quasi consubstantielle l’iden-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
tité des individus concernés : ce sont des intimes. Comme le rappelle Camille Laurens
(2006), « tout ce qui a trait aux émissions corporelles, tout ce que le corps excrète et
sécrète » doit généralement resté secret. « Au Moyen Âge, les secrets, au pluriel, dési-
gnaient les organes sexuels, le secret, au singulier, englobait les besoins naturels »,
tandis que les lieux secrets désignaient les lieux d’aisance. « S’aimer, poursuit-elle
en se référant à Pascal Quignard, c’est partager secrets et sécrétions. » La sexualité
est, de fait, associée aux sécrétions et à ce qui doit rester caché, secret. Les rappro-
chements physiques – grossesse, activités sexuelles – créent de l’intimité entre les
personnes concernées, voire une consubstantialité à l’instar de la transmission de
fluides corporels de parents à enfants. Cette intimité participe à la constitution des
identités corporelles individuelles et à leur transformation éventuelle7.
Cependant, cette identité corporelle n’est pas strictement superposable à l’iden-
tité relationnelle : les relations établies avec des alliés rituels ou matrimoniaux ne
créent pas nécessairement une consubstantialité ou une identité commune ; elles
rapprochent tout en maintenant la possibilité de continuer à distinguer les identités
respectives. Ce type de relations fondées sur la complémentarité des identités des
personnes impliquées, est associé à la mise en circulation, non d’émissions corpo-
relles brutes au pouvoir cohésif fort telles que sang, sperme ou lait, mais d’entités
matérielles telles que monnaie, artefacts, aliments, voire animaux, etc. Les cein-
tures tissées avec des cheveux prélevés sur des vivants entrent dans cette dernière
catégorie d’objets échangés. Si les cheveux sont bien des éléments corporels, ils ont
cependant la particularité d’être détachables et, éventuellement, transformés en
artefacts tels que des ceintures avant que d’être donnés. Et, même lorsque ce sont
des cheveux et non des ceintures de cheveux qui sont donnés, ils ne partagent pas le
pouvoir cohésif du sang ou des autres fluides corporels, à l’exception, comme nous
l’avons vu des cheveux prélevés sur un mort.
Chez les Aranda, nous avons vu qu’il existe une reconnaissance explicite du lien
physique originel privilégié entre un fils et sa mère. C’est ce lien qu’on va s’évertuer
à distendre pour faire accéder un fils à son identité propre. L’épouse partagera,
à son tour, une intimité physique avec l’ego concerné. Cette intimité physique est

141
Poils et sang

fondée à la fois sur le rapprochement de leurs sexes dont l’un est subincisé et l’autre
introcisé (lacération vaginale précédant la remise de l’épouse à son mari), et sur la
complémentarité de leur nature respective : d’un côté, masculine et sèche, féminine
et humide, de l’autre, « cheveux différents ». Ils sont ainsi à même de procréer
ensemble des enfants qui partageront avec eux une certaine identité physique au
travers de la transmission de certaines de leurs substances corporelles. Pour que
l’intimité physique avec une partenaire sexuelle soit possible, il faut que l’intimité
physique avec la mère cesse.
Les cheveux de la belle-mère vont permettre à son gendre d’établir d’autres
types de relations intimes, notamment avec des alliés rituels et matrimoniaux : les
dons de cheveux tissent des liens qui ne sont pas de nature physique, comme c’est le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
cas entre une mère et son enfant ou entre des partenaires sexuels ; ils rapprochent
tout en maintenant une distance entre donateur et destinataire. Gendres et belles-
mères doivent, hors de circonstances rituelles particulières et hautement balisées,
toujours se tenir à distance l’un de l’autre. Cependant, la donation régulière de ses
cheveux à son gendre par la belle-mère possède des caractéristiques spécifiques qui
doivent nous inciter à la considérer d’un peu plus près.
Notons tout d’abord que la belle-mère donne à son gendre ses propres cheveux,
et non des artefacts tels que des ceintures de cheveux qui lui auraient été offerts
par d’autres individus sans qu’on puisse en tracer la provenance (c’est-à-dire les
personnes physiques dont sont issus les cheveux). Ces dons sont apparemment le seul
exemple de dons de cheveux entre les hommes et les femmes, mais aussi de dons de
cheveux directs et continus entre individus. Si un homme peut initier un lien d’al-
liance matrimoniale en offrant des ceintures de cheveux à ceux qu’ils souhaitent
transformer en beaux-frères ou beaux-pères, cette forme de don n’est pas destinée
à se perpétuer lors de la concrétisation de cette relation puisque des dons réguliers
de nourriture viendront s’y substituer. Nous voyons donc que s’il existe une distance
physique originelle entre la belle-mère et son gendre, le flux continuel de cheveux
qui s’écoule de la tête de la belle-mère vers son gendre, au travers de dons directs et
réitérés de cette « substance corporelle » que sont les cheveux, va créer entre eux une
forme de contiguïté physique ; celle-ci se superpose et finit par se substituer à la conti-
guïté physique ayant existé entre mère et fils lors de la grossesse. Et, de fait, chez les
Aborigènes australiens, avoir des relations sexuelles avec sa belle-mère renvoie à la
catégorie d’inceste la plus réprouvée, bien plus que si le jeune homme couchait avec
une de ses mères classificatoires. En effet, entre une mère et un fils classificatoires, il
n’y a pas de contiguïté physique directe préalable. En outre, du point de vue de l’or-
ganisation dualiste aranda, ces deux individus n’appartiennent pas à la même moitié :
mère et fils sont « cheveux différents » et appartiennent à des moitiés intermariables.
Au contraire, et à la différence de sa fille, la belle-mère appartient à la moitié de son
gendre8 : ils sont « mêmes cheveux ». On peut donc penser que les cheveux donnés
continûment par une femme à un homme, sans transformation préalable telle que

142
Relations, rites et cheveux chez les Aranda

leur tressage, permettent d’établir une contiguïté physique assimilable à une forme
de consubstantialité redoublée par la nature catégorielle identique de leurs cheveux.
Le mélange de fluides sexuels entre une belle-mère et son gendre se superposerait
donc au flux de cheveux allant de la belle-mère à son gendre, provoquant un cumul
d’identiques (Héritier, 1994) susceptible de brouiller leurs identités respectives, alors
même qu’elles doivent à tout prix rester distinctes.
La belle-mère participe, en effet, à la médiatisation des relations physiques
entre un fils et sa mère, médiatisation requise pour que le fils puisse entretenir des
relations intimes, sexuelles avec d’autres femmes, cette nouvelle forme d’intimité
devant se substituer définitivement à l’intimité physique que le fils a entretenue
originairement avec sa génitrice. Il n’y a pas de dons de cheveux entre mère et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
fils, et de façon plus générale entre parents vivants et enfants, ni entre conjoints,
comme si l’intimité corporelle qu’ils partagent fondait entre eux un type de rela-
tions distinctes, mais complémentaires des relations d’alliance rituelle et matri-
moniale. Les substances corporelles internes telles que les fluides sexuels seraient,
dans cette perspective, de nature différente de celle des cheveux : ces derniers,
peut-être parce qu’ils émanent des corps mais en sont détachables, permettent
d’établir des relations entre individus tout en maintenant la distinction de leurs
identités. Parents et enfants, s’ils n’ont pas la même identité relationnelle, ont
cependant en commun de partager ensemble des substances intimes corporelles.
Et il se pourrait que, de même que mère et fils sont « une seule et même chose »,
en vertu de la relation physique et complémentaire (sur le plan de leurs iden-
tités sexuelles respectives) qui les a unis, les conjoints, en vertu de leur relation
physique et complémentaire, de nature sexuelle, finissent par constituer ensemble
une entité partageant une même identité charnelle9. Une fois que la tête d’un
homme a été rituellement ouverte au cours de son initiation, ses cheveux vont
lui servir à établir de nouvelles relations, plus ou moins intimes, poursuivant sa
transformation identitaire initiée par les modifications corporelles qui lui ont été
imposées par la collectivité masculine à laquelle il appartient maintenant exclusi-
vement. Jusqu’à sa circoncision, au contraire, il devait donner ses cheveux, non
à des alliés qu’il aurait lui-même choisis, mais au gendre rituel de sa mère. La
transformation physique d’un individu né masculin est un prérequis à la transfor-
mation de son identité relationnelle. Celle-ci exige qu’il soit à même d’établir ses
propres relations indépendamment de ses père et mère. Et c’est grâce à des dons
de cheveux qu’il est à même de le faire.
Le cas des relations frères-sœurs est, de ce point de vue, intéressant à consi-
dérer. En effet, au cours des cérémonies de clôture des cérémonies de circoncision
qui interviennent au décours de la subincision, les sœurs aînées, réelles et classifi-
catoires, coupent quelques mèches de cheveux sur la tête du nouvel initié (Spencer
et Gillen, 1927 : 211-214). Ce geste renvoie au fait que le jeune homme est, une
fois circoncis et subincisé, à même de prendre femme. Il est donc en position de

143
Poils et sang

participer à des échanges de femmes avec leurs époux et beaux-pères. Et pour ce faire,
il aura à leur faire don de ceintures de cheveux, ces ceintures étant toujours offertes
aux donneurs de femmes par les preneurs de femmes. Cet échange de femmes et de
ceintures de cheveux s’effectue entre hommes mais les sœurs et les belles-mères en
sont les intermédiaires obligées : ce sont elles qui accouchent des filles. Par contre, il
leur est interdit d’avoir des relations sexuelles avec ego. L’accès direct aux cheveux
d’une personne et l’interdit d’un rapprochement sexuel avec elle semblent donc
aller de pair. De fait, belles-mères et sœurs sont « mêmes cheveux » vis-à-vis d’ego
et n’appartiennent donc pas à des catégories intermariables avec lui. Par contre,
leurs filles (et pour les sœurs, leurs belles-sœurs aussi) sont des conjointes poten-
tielles pour ego. L’accès aux cheveux de sa belle-mère autorise le gendre à avoir
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
accès au sexe de la fille de celle-ci ; les sœurs en prélevant, rituellement et ponctuel-
lement, des cheveux sur la tête de leur frère ouvrent son droit à avoir accès au sexe
de leurs belles-sœurs, voire de leurs propres filles.
On voit donc que si les cheveux constituent bien une substance corporelle, le
fait qu’ils soient extérieurs et consistants – à la différence du sang – et détachables
leur permet de jouer un rôle distinct et complémentaire de celui du sang (et proba-
blement du sperme et du lait). Ils ont d’ailleurs un pouvoir asséchant : un tablier
pubien masculin apposé sur le ventre d’une femme peut provoquer sa stérilité ; la
ceinture tressée avec des cheveux prélevés sur la tête d’un mort est censée commu-
niquer aux individus avec qui elle est mise en contact le désir ardent de venger
le mort en « brûlant » leurs intérieurs et, à terme, provoquer le dessèchement du
présumé coupable. C’est probablement en raison de ce pouvoir asséchant que les
hommes ne font pas don de leurs cheveux à des femmes.
À la différence du sang et de ses dérivés, qui peuvent être mélangés au point de
fusionner, créant une forme de consubstantialité entre les individus dont ils sont issus
– relations entre parents et enfants et entre frères et sœurs, ou entre partenaires
sexuels – la consistance matérielle des cheveux empêche une fusion-confusion : à
imaginer que des cheveux d’origine différente soient tressés ensemble, leurs matéria-
lités respectives ne fusionneraient pas pour autant. De ce point de vue, ils ne peuvent
contribuer à la création d’une consubstantialité durable. Dans le cas d’une expédi-
tion de vengeance, en revanche, les branchements successifs de la ceinture tressée
avec les cheveux du mort et le sang versé vont, ensemble, servir à constituer, tempo-
rairement, le temps d’effectuer le rite, un seul et même corps vengeur. Mais, une fois
le rite accompli, chacun des exécutants regagne son identité propre.
La possibilité d’utiliser cette substance issue du corps que sont les cheveux
pour en faire des objets circulant dans les cycles d’échange souligne leur statut
particulier par rapport au reste du corps. S’ils sont associés à la personne, ils en
sont cependant un constituant détachable et, en ce sens, ils sont les médiateurs de
choix de l’association interindividuelle ou entre groupes. De ce point de vue, les
cheveux ne sous-tendent pas au même titre que le corps l’individualisation foncière

144
Relations, rites et cheveux chez les Aranda

de l’être. En outre, ils sont non seulement imputrescibles, à la différence de la


chair, mais encore relativement indépendants et des corps, et des objets auxquels
ils sont conjoints : on peut les en détacher et les offrir. C’est sans doute pourquoi ils
renvoient à la fois aux relations et à la vitalité.
La circulation des cheveux prélevés sur la tête des vivants participent bien au
maintien de la vitalité : ils servent à enrichir les identités relationnelles, à obtenir
des partenaires sexuels et rituels contribuant à la perpétuation de l’incarnation
des esprits-enfants. Mais en raison de leur nature spécifique – de l’impossibilité
de les dissoudre et de les faire fusionner pour constituer une seule et même chose
– ils permettent simultanément de maintenir distinctes les identités corporelles des
individus impliqués dans leurs échanges. Les cheveux prélevés sur la tête des morts
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
jouent un rôle complémentaire à celui des cheveux prélevés sur la tête des vivants :
ils servent à associer des individualités pour les constituer temporairement en un
seul et même corps vengeur sous la bannière d’une même identité, celle du défunt.
Dans tous les cas, les cheveux participent au dynamisme spatial qu’est le Rêve
aborigène : mouvement éternel et multidirectionnel de régénération de la vie.

NOTES

1. L’orthographe actuelle adoptée en Australie quant à la désignation de ce groupe aborigène australien


est arrernte. J’ai cependant préféré conserver ici la dénomination aranda puisqu’elle continue à être
la plus répandue dans la littérature anthropologique française.
2. Pour des données contemporaines portant sur ce même thème et concernant des groupes aborigènes du
Centre australien voisins des Aranda on pourra se reporter en particulier à Glowczewski, 1983, Poirier,
1996, Dussart, 2000.
3. La polygynie était la règle chez les Aranda.
4. Le tertre cérémoniel sur lequel repose la tête des novices que l’on fertilise s’appelle churinga-pénis,
confirmant, chez les Aborigènes, le lien qui peut être établi, selon Leach ([1958] 1980), entre la tête et
le pénis (voir l’article de Karadimas dans cet ouvrage).
5. Ingkura est composé des termes inka, signifiant pas, empreinte ou trace, et ura, feu (cf. Strehlow, 1971,
Morton, 1985).
6. Cette interprétation est confirmée par un mythe racontant l’origine des initiations masculines (Spencer
et Gillen, op. cit. : 355-372 ; Moisseeff, 1995 : 227-239, 1998 : 62-68).
7. Les relations sexuelles entre des personnes qui étaient au départ non consanguines vont créer entre
elles une forme de consanguinité. Ceci vaut pour des conjoints – cette dénomination rendant égale-
ment compte du lien cohésif qui les unit – mais également pour des consanguins tels que, par exemple
une mère et sa fille ou des sœurs, qui ont le même amant : il y a alors redoublement de consanguinité
renvoyant à un inceste du deuxième type (Héritier, 1994). La gestation, au travers des échanges de
substances entre la mère et l’enfant et/ou du rapprochement de leurs intériorités, sous-tend également,
quelle que soit par ailleurs la façon de considérer le processus de conception, un lien de consanguinité
dont les réticences contemporaines quant au statut à donner aux mères porteuses, y compris lorsque
les embryons implantés ne sont pas issus de la fécondation de leurs ovules, sont certainement l’écho. De
ce point de vue, non seulement l’enfant et la mère porteuse sont des consanguins, mais l’introduction

145
Poils et sang
du matériel génétique des parents, et plus précisément dans ce cas du père ayant fourni le sperme, dans
le corps de la mère porteuse peut également être perçue comme similaire à une relation sexuelle entre
les individus concernés (cf. Fortier, 2005).
8. Et dans un système de parenté à quatre sections, elle appartient à la section de celui-ci (cf. Moisseeff,
1995).
9. Selon ma perspective générale sur les systèmes de parenté, si les époux sont des alliés avant le mariage,
une fois qu’ils partagent une intimité sexuelle et ont des enfants ensemble, ils ne sont plus des alliés sans
être pour autant des consanguins. Ils forment une catégorie de parents à partir de laquelle s’articule
l’ensemble des relations de parenté

Bibliographie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne
Dussart, F.
2000 The Politics of Ritual in an Aboriginal Settlement. Kinship, Gender and the Currency of
Knowledge, Washington, Smithsonian Institution Press.

Fortier, C.
2005 « Le don de sperme et le don d’ovocyte ou “trois font un”. Sexualité, inceste et procréation » in P. Bidou,
J. Galinier et B. Juillerat, éds, Anthropologie et psychanalyse : regards croisés, Paris, EHESS : 59-80.

Glowczewski, B.
1983 « Death, Women and Value Production : The Circulation of Hairstring among the Warlpiri of the
Central Australian Desert », Ethnology 22 : 225-39.

Héritier, F.
1994 Les Deux Sœurs et leur mère, Paris, Éditions Odile Jacob.

Jeudy-Ballini, M.
1998 « Naître par le sang, renaître par la nourriture : un aspect de l’adoption en Océanie » in A. Fine, éd.,
Adoptions. Ethnologie des parentés choisies, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme : 19-44.

Laurens, C.
2006 « Secret », épisode du feuilleton Tissé par mille radiodiffusé le 9 octobre sur France-Culture.
http://www.pol-éditeur.fr/catalogue/ftp/feuilleton6/c2006-10-09.pdf : 173-176.

Moisseeff, M.
1995 Un long chemin semé d’objets cultuels : le cycle initiatique aranda, Paris, Éditions de l’EHESS,
coll. « Cahiers de l’Homme ».
1998 « Rêver la différence des sexes : quelques implications du traitement aborigène de la sexualité » in
A. Durandeau et al, éds, Sexe et guérison, Paris, l’Harmattan : 45-74.
2006 « La transmission de la parentalité : un rôle parental secondarisé dans les sociétés occiden-
tales contemporaines » in B. Schneider et al., éds, Enfant en développement, famille et handicaps.
Interactions et transmissions, Ramonville, Éditions Erès : 11-22.

Morton, J.
1985 Sustaining Desire. À Structuralist Interpretation of Myth and Male Cult in Central Australia,
thèse de PhD, Canberra, Australian National University.

146
Relations, rites et cheveux chez les Aranda
Poirier, S.
1996 Les jardins du nomade. Cosmologie, territoire et personne dans le désert occidental australien,
Münster, Lit Verlag.

Quignard, P.
1998 Vie secrète, Paris, Gallimard.

Spencer, B. et F. Gillen


1927 The Arunta, Londres, MacMillan.

Strehlow, T.G.H.
Songs of Central Australia, Sydney, Angus and Robertson.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Mazzetto Elena - 79.25.90.123 - 16/01/2020 17:55 - © Éditions de l'Herne

147

Vous aimerez peut-être aussi