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FRANÇOISE D’EAUBONNE, À L’ORIGINE DE LA PENSÉE ÉCOFÉMINISTE

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Caroline Goldblum

Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH) |


« L'Homme & la Société »

2017/1 n° 203-204 | pages 189 à 202


ISSN 0018-4306
ISBN 9782343129921
DOI 10.3917/lhs.203.0189
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2017-1-page-189.htm
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Françoise d’Eaubonne, à l’origine
de la pensée écoféministe
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Caroline GOLDBLUM
Université Toulouse – Jean-Jaurès

Françoise d’Eaubonne (1920-2005) est une autrice et militante française.


Ses engagements reflètent l’histoire intellectuelle française au XXe siècle,
puisqu’elle s’engage notamment en faveur de la Résistance, du Parti
communiste, des droits des femmes et des homosexuel∙le∙s, et contre le
colonialisme, la psychiatrie, les sectes… Féministe convaincue, elle est aussi
la mère de la pensée écoféministe.

Le genre biographique est victime d’une répulsion tenace chez les


historiens : « l’idole individuelle » dénoncée par François Simiand a
pourtant trouvé quelques défenseurs (Paul Murray Kendall, Jacques Le
Goff) ces dernières décennies. Tout comme ces auteurs, nous considérons
qu’un parcours individuel peut tout à fait « éclairer des pans d’une histoire
aux dimensions et aux projets plus ambitieux ? »1. Cette étude portant sur
Françoise d’Eaubonne s’inscrit dans ce cadre.
Françoise d’Eaubonne est le troisième enfant de Rosita Martinez y
Franco et Étienne d’Eaubonne. Elle est née à Paris en 1920 mais grandit dans
les années 1930 en région toulousaine. Révélée très jeune à l’écriture, elle
remporte à l’adolescence le concours de la meilleure nouvelle des moins de
13 ans organisé par les éditions Denoël. N’ayant pas poursuivi ses études au-
delà du baccalauréat, elle sera autodidacte. Pendant la guerre, elle enseigne

1
Gilles HEURÉ, « Gustave Hervé, cas pratique de biographie », Le Mouvement social. De
l’usage de la biographie, 186 (1999), p. 15.

L’Homme et la Société, no 203-204, janvier-juin 2017


190 Caroline GOLDBLUM

en tant qu’institutrice dans le Midi, et fait paraître un recueil de poèmes (Les


Colonnes de l’âme2) et, plus important encore, son premier roman (Le Cœur
de Watteau3). Repérée par un jeune éditeur, René Julliard, elle reçoit en 1947
le prix des lecteurs de cette nouvelle maison d’édition pour son roman
historique Comme un vol de gerfauts4. Françoise d’Eaubonne est alors une
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jeune autrice confortée dans sa vocation pour l’écriture. Elle publie au cours
de sa vie plus de cent livres dans une quarantaine de maisons d’édition
différentes et dans tous les domaines littéraires : essais, romans, théâtre,
jeunesse, policier, science-fiction, poésie, biographie, etc.
Autrice prolifique, militante opiniâtre et théoricienne féministe, elle
semble pourtant tombée dans l’oubli. Nous verrons comment son parcours
intellectuel l’a conduite à formuler une pensée éco-féministe aboutie, mais
néanmoins méconnue, voire incomprise.

La formation d’une intellectuelle féministe


La parution du Deuxième Sexe5 en 1949 est vécue comme une libération pour
Françoise d’Eaubonne : « Je lis Le Deuxième Sexe. Je nage dans
l’enthousiasme. Enfin une femme qui a compris. »6 Exaltée par cette lecture,
elle est en revanche scandalisée par l’hostilité que le livre suscite. Elle réagit
en devenant l’une des « écrivains de moins de trente ans » qui répondent à
l’enquête de François Mauriac lancée dans le Figaro littéraire sur les
« dangers » que représente la Littérature pour la jeunesse. Françoise
d’Eaubonne prend la défense de Simone de Beauvoir et demande
notamment : « Pourquoi diable l’érotisme est-il le loup-garou de
l’intelligence catholique ? »7 En conclusion de son enquête, Mauriac écrit le
30 juillet 1949 : « Je ne vois plus que Mlle Françoise d’Eaubonne pour écrire
des “gros mots” avec un plaisir tout neuf de petite fille émancipée. »

2 Françoise D’EAUBONNE, Les Colonnes de l’âme, Éd. Lutétia, 1942.


3 Françoise D’EAUBONNE, Le Cœur de Watteau, Paris, Julliard, 1944.
4 Françoise D’EAUBONNE, Comme un vol de gerfauts, Paris, Julliard, 1947.
5 Simone DE BEAUVOIR, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949.
6 Françoise D’EAUBONNE, Une Femme nommée Castor : mon amie Simone de Beauvoir,
Paris, Encre, 1986, p. 18.
7 Le Figaro littéraire, le 23 juillet 1949.
Françoise d’Eaubonne,… 191

Après cette polémique, Françoise d’Eaubonne entreprend la rédaction de


son premier essai féministe : Le Complexe de Diane8. Le but avoué de
l’ouvrage est de répondre aux détracteurs du Deuxième Sexe et d’y apporter
des compléments sur certains points. Françoise d’Eaubonne cherche à
expliquer les raisons qui ont conduit les femmes à être exclues du politique
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et donc du pouvoir. Elle analyse les mythes antiques, y cherche des
explications et lie le destin des révolutions à celui du féminisme : « Le sort
des révolutions est lié à celui des femmes. »9 Elle reproche aux mouvements
féministes antérieurs d’avoir mené des combats isolés, alors que ces combats
font partie d’un « tout ». Françoise d’Eaubonne tente de faire une synthèse
entre lutte de classe et lutte féministe. Elle s’est rapprochée du Parti
communiste dans l’immédiat après-guerre et, bien qu’elle ait été critique,
l’influence marxiste se fait ressentir dans Le Complexe de Diane. Françoise
d’Eaubonne enjoint les femmes à créer les crèches nécessaires à leur
émancipation ; mère d’une petite fille née en 1944, elle s’est séparée de son
mari avant la naissance de l’enfant, dont elle a confié le soin et l’éducation à
sa famille. Elle a conscience de la complexité pour une femme seule de
mener à bien vie de famille et carrière littéraire.
Les conclusions de son ouvrage mettent l’accent sur la bisexualité
originelle des individus (« on ne pourra que s’incliner devant l’authenticité
de la notion de bisexualité chez tout individu dit “normal”»10) et sur la
construction sociale des concepts de virilité et de féminité.

Une autrice et intellectuelle engagée dans les années 1970


Dans les années 1960, Françoise d’Eaubonne publie quelques ouvrages dans
lesquels il est question d’émancipation des femmes, des hommes et de
libération sexuelle : Éros noir11, Y a-t-il encore des hommes ?12, et Éros
minoritaire publié chez Balland en 1970. Ce dernier ouvrage est consacré à

8 Françoise D’EAUBONNE, Le Complexe de Diane. Érotisme ou féminisme, Paris, Julliard, 1951.


9 Françoise D’EAUBONNE, Le Complexe de Diane, op. cit., p. 24.
10 Ibid., p. 172.
11 Françoise D’EAUBONNE, Éros noir, Paris, Le Terrain vague, 1962.
12 Françoise D’EAUBONNE, Y a-t-il encore des hommes ?, Paris, Flammarion, 1964.
192 Caroline GOLDBLUM

l’histoire de l’homosexualité masculine. Dès le début, Françoise d’Eaubonne


explique ses motivations :

Qui croirait, encore, à la persistance du racisme anti-homosexuel ? Si on


aborde ce sujet, on se heurte à un haussement d’épaules et une prière plus ou
moins sèche de penser à d’autres victimes plus dignes d’être défendues. Quoi,
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à notre époque de libération sexuelle !... Oui à cette époque13.

Elle cite un extrait du « Que sais-je » de 1968, qui traite l’homosexualité


de pathologie et de fléau social pour justifier le fait qu’il y a encore beaucoup
à écrire sur l’homosexualité surtout masculine :

Encore une fois, c’est d’autant plus accusé en ce qui concerne Sodome ; Lesbos
a droit à l’indulgence toujours un brin condescendante ou égrillarde des mêmes
vertueux moralistes. Car Sodome seule est transgression… 14

Dans cet essai, Françoise d’Eaubonne fait l’histoire de l’homosexualité


depuis l’Antiquité en la mettant en parallèle avec l’histoire des sexualités :

[…] l’histoire de l’homosexualité accompagne et souligne celle de la sexualité


globale, ou bisexualité, dont l’hétérosexualité n’est que l’Éros majoritaire ;
loin de s’opposer et de se contredire, les rapports des deux Éros avec le
pouvoir, le contexte, le moment historique, sont étroitement liés15.

Françoise d’Eaubonne s’improvise historienne des sexualités, elle


considère que l’Antiquité favorise l’éros minoritaire et estime que le premier
tournant s’effectue à l’époque médiévale : « […] au cours de la nuit
médiévale […] le terrorisme anti-sexuel fait rage »16. Elle classifie les
époques historiques en fonction de leur égard vis-à-vis des sexualités. La
Renaissance est ainsi l’époque de « la sexualité humiliée, insultée, mise au
souterrain et nourrie d’eau et de pain sec »17. Le XVIIe siècle est marqué par
le décalage entre la tolérance réservée à l’aristocratie et les bûchers réservés
aux peuples. Quant au XVIIIe siècle, il est imprégné par une médicalisation

13 Françoise D’EAUBONNE, Éros minoritaire, Paris, Balland, 1970, p. 11.


14 Ibid., p. 13.
15 Ibid., p. 97.
16 Ibid., p. 98.
17 Ibid., p. 99.
Françoise d’Eaubonne,… 193

de l’homosexualité réprimée ensuite tout au long du XIXe siècle. Françoise


d’Eaubonne dresse ensuite un état des lieux de la condition des homosexuels
dans le monde. Elle tente d’analyser les échecs des explications scientifiques
de l’homosexualité et, en conclusion, elle insiste de nouveau sur la
bisexualité originelle des individus.
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Françoise d’Eaubonne fait partie des rares intellectuel∙le∙s à avoir
maintenu les revendications sexuelles depuis les années 1950, c’est donc tout
naturellement qu’elle s’investit dans le mouvement féministe lorsque celui-
ci prend son essor au tout début des années 1970. Elle a acquis une certaine
notoriété au sein de ce milieu pour avoir publié sur ces sujets ; elle est
d’ailleurs une des personnalités signataires du Manifeste des 34318. Pourtant,
Françoise d’Eaubonne est une figure un peu « hors norme » dans le
mouvement de Libération des femmes. C’est un électron libre qui participe
à certaines actions, à certaines revues sans pour autant revendiquer une
appartenance à un groupe plutôt qu’à un autre. Elle est marginale, ne
fréquente que des hommes, gays et beaucoup plus jeunes qu’elle. C’est dans
ce contexte qu’elle s’est rapprochée de l’association homophile Arcadie
fondée en 1954 par André Baudry19, association qu’elle quitte pour fonder
avec quelques ami∙e∙s le Front homosexuel d’action révolutionnaire
(FHAR), dont les actions spectaculaires du printemps 1971 vont marquer les
mémoires. C’est grâce à un de ses amis du FHAR qu’elle est sensibilisée au
problème écologique en cette année 1971 :

L’essai sur le féminisme que j’écrivais de 71 à 72 se termine sur la découverte du


problème écologique que j’ai découvert grâce à Alain, le jour où je fus scandalisée
de l’entendre dire : — Le problème de la révolution lui-même passe au second
plan devant l’urgence écologique. Le prochain acte réellement révolutionnaire
sera l’attentat contre une centrale nucléaire en construction. Le Capital en est au
stade du suicide, mais il tuera tout le monde avec lui. Il m’aura fallu plus d’un an,
vu ma lenteur d’esprit, pour assimiler la profondeur de cette vérité20.

18 Ce texte paru dans le Nouvel Observateur le 5 avril 1971 (no 334). Il est également
appelé le « Manifeste des 343 salopes ».
19 André Baudry (1922), ancien séminariste et professeur de philosophie.
20 IMEC, ABN 12.1, « Mise au poing ou souvenirs de la vieille enragée », p. 169.
194 Caroline GOLDBLUM

La découverte du problème écologique


En 1972, Françoise d’Eaubonne publie Histoire et actualité du féminisme.
Dans ce livre, elle fait l’histoire du « phallocratisme » depuis l’Antiquité
jusqu’à nos jours et le bilan des mouvements féministes occidentaux. Sa
conclusion en revanche annonce sa théorie écoféministe :
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Or, il s’agit d’un bien plus vaste sujet, cette fois, que de la « libération de la
femme », et de la « liberté sexuelle ». Il s’agit de l’avenir même de l’humanité.
Mieux : de sa chance d’avoir encore un avenir. Le prolongement de notre
espèce est menacé aujourd’hui grâce à l’aboutissement des cultures
patriarcales, par une folie et un crime. La folie : l’accroissement de la cadence
démographique. Le crime : la destruction de l’environnement21.

Selon Françoise d’Eaubonne, pour sauver l’humanité il faudrait faire


converger les deux luttes – écologique et féministe –, car le patriarcat est
responsable à la fois des désastres écologiques (par la surproduction et la
logique capitaliste) et de l’asservissement des femmes (en s’étant approprié
le corps des femmes). Donc, la première des nécessités pour les femmes,
c’est la reprise en main la démographie :

Le premier rapport de l’écologie avec la libération des femmes est la reprise


en main de la démographie par celles-ci [...]. Cette libération est déjà amorcée
dans les pays hautement industrialisés qui sont obligés, pour des raisons de
productivité, d’accorder aux femmes la contraception [...]22.

En tant qu’êtres humains, elles sont autant menacées que les hommes par
le péril nucléaire qu’ils ont instauré ; et en tant que procréatrices, elles sont
davantage qu’eux concernées par le sort des générations futures, alors que
seuls les plus conscients d’entre eux s’en préoccupent23.

Les femmes sont donc davantage concernées parce qu’elles sont


« procréatrices ». Ce discours peut paraître différentialiste et va parfois être

21
Françoise D’EAUBONNE, Le Féminisme : Histoire et actualité, Paris, Alain Moreau,
1972, p. 352.
22 IMEC, ABN 26. 2, extrait du livre collectif de Michèle DAYRAS, Liberté, égalité et les
femmes ?, p. 177.
23 Ibid., p. 180.
Françoise d’Eaubonne,… 195

interprété comme tel pourtant, Françoise d’Eaubonne s’en défend à de


nombreuses reprises. Il s’agit surtout de compenser le « handicap » de la
grossesse :

La fameuse « égalité dans la différence » qui est l’escroquerie de tous les


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colonialistes obligés de composer avec la marche de l’Histoire doit être
remplacée par la notion d’égalité dans la diversité. Un aspect de cette diversité
sera, par exemple, que sans léser en rien l’égalité des sexes, le contrôle
démographique doit revenir entièrement aux femmes ; il ne s’agit pas d’un retour
par la bande d’une supériorité quelconque, mais d’un simple équilibre destiné à
compenser le handicap de la grossesse et de la parturition, en même temps que
d’une nécessité absolue pour arrêter l’inflation de la natalité mondiale24.

Dans une lettre qu’elle a écrite en 2000, elle se justifie encore de son refus
de croire en des spécificités féminines puisqu’elle écrit :

Quand en 1978 j’ai fondé le mouvement de réflexion Écologie-Féminisme qui


estimait utile de confier les soins du sauvetage planétaire au courant de
libération des femmes, – non en vertu de « valeurs féminines » plus ou moins
imaginaires, mais de la part spécifique que le patriarcat a réservée au deuxième
sexe, comme constituant le secondaire et aujourd’hui révélée primordiale – j’ai
bien pris soin dans mon livre Écologie-Féminisme, révolution et/ou mutation
de distinguer cette analyse et cet appel de tout idéalisme philosophique,
essentialisme ou naturalisme, et en soulignant que la mutation est le but final
de toute révolution25.

Pour Françoise d’Eaubonne, toutes les luttes ne font qu’une et, à la fin
des années 1970, elle milite aussi auprès des groupes d’extrême gauche
(Fraction armée rouge, Action directe). Elle préconise la violence comme
moyen d’action notamment dans un essai : Contre-violence ou la Résistance
à l’État26. Françoise d’Eaubonne a donc un véritable projet de société
« écologique égalitaire, pacifique et autogestionnaire ». Son programme est
le suivant :
D’abord la nationalisation des sources de production :

24
Françoise D’EAUBONNE, Les Femmes avant le patriarcat, Paris, Payot, 1977, p. 226.
25 IMEC, ABN 27.43 : Lettre de Françoise d’Eaubonne à Bernard Henry-Lévy, 2000.
26 Françoise D’EAUBONNE, Contre-violence ou la résistance à l’État, Paris, Tierce, 1978.
196 Caroline GOLDBLUM

L’autogestion généralisée ne peut se faire que par de petits groupes


(professionnels, ethniques, organisés en conseils) gérant un petit ensemble de
moyens de production (unités productives nouvelles) appartenant à une
industrie réduite et miniaturisée27.

Ensuite, afin de faire disparaître le travail tel qu’il est conçu dans notre
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société, il convient de former les individus à une multitude de tâches :

La notion de travail (et donc de salariat) ne pourra disparaître, pour faire face
à celle de service, qu’avec la nécessité d’un éventail immense de spécialistes.
Seul un très petit nombre de personnes pourra correspondre aux spécialisations
indispensables […]28.

Enfin, il convient d’abolir le « Rapport consommation-production » :

Des masses d’exploités peuvent produire un objet de consommation, ou


l’acheminer, sans jamais en profiter. [...] Ce rapport-là doit être aboli. [Tout
ceci pour arriver à] une société enfin au féminin qui serait le non-pouvoir (et
non le pouvoir-aux-femmes) il serait prouvé qu’aucune autre catégorie
humaine n’aurait pu accomplir la révolution écologique ; car aucune n’y était
aussi directement intéressée à tous les niveaux29.

D’un point de vue militant, Françoise d’Eaubonne crée en 1973


l’association Front féministe, qui devient en février 1974 la formation
« Écologie Féminisme Centre ». Françoise d’Eaubonne et une poignée de
militantes autour d’elle se documentent, échangent, multiplient les tracts
pour prévenir des désastres écologiques et préparer les actions. Ainsi,
Françoise d’Eaubonne se rend à Bucarest en 1974 à une conférence de
l’ONU sur la démographie. Elle y distribue ses tracts qui, selon ses propres
dires, « font ricaner ». Elle a, par exemple, ce slogan provocateur et
révélateur de sa volonté de réunir toutes les luttes : « Famille nucléaire,
société nucléaire : même combat ! »30 Ce combat contre l’énergie nucléaire
trouve son apogée lorsqu’avec la complicité de deux amis, elle commet un

27 Françoise D’EAUBONNE, Contre-violence…, op. cit., p. 181.


28 Ibid., p. 182.
29
Françoise D’EAUBONNE, Le Féminisme ou la mort, Paris, Pierre Horay, 1974, p. 251.
30 Bibliothèque Marguerite-Durand (Paris), Cote 155 DES Bul : Désormais, août/septembre
1979.
Françoise d’Eaubonne,… 197

attentat le 3 mai 1975 contre la centrale de Fessenheim en construction,


retardant de quelques mois son lancement31 :

Nous visitâmes exactement vingt chantiers avant de trouver notre matériel,


Gérard et moi. Ni les amis de la rue Legendre ni les frères P. P. n’étaient au
courant de notre projet : faire sauter une centrale nucléaire en voie de
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fonctionnement futur. [...] Au premier chantier visité de nuit, nous trouvâmes
des détonateurs ; au vingtième seulement, sur la route de Vaucouleurs (le
symbole me plut) les briquettes de dynamite. Entre temps, G. avait volé chez
Gibert Jeune, au rayon Sciences physiques, le manuel expliquant la nature et
le maniement des explosifs. L’attentat de Fessenheim était réalisable 32.

Accueil et postérité de l’écologie-féminisme en France et à l’étranger


Aujourd’hui, le mouvement écoféministe recouvre différentes tendances,
mais globalement, les thèses de Françoise d’Eaubonne ont connu un accueil
favorable au Canada, aux États-Unis ou en Australie. D’ailleurs, Françoise
d’Eaubonne est invitée à faire des conférences en tant que pionnière du
mouvement dans les années 1980 et 1990. Françoise d’Eaubonne est par
exemple intervenue dans le Montana le jeudi 2 avril 199833, elle se déclare
alors ravie du succès de ses thèses à l’étranger.
Nous constatons que ces thèses sont parfois présentées dans la presse
francophone aussi. Par exemple, la « une » de la Gazette des femmes, revue
canadienne parue en 2001, est consacrée à l’écoféminisme. Dans ce magazine,
Françoise d’Eaubonne est citée en tant que pionnière du mouvement :

31 « La première est en construction à Fessenheim. Son premier réacteur de 900


mégawatts, endommagé par un attentat le 3 mai 1975, a pris du retard » : « Pas de
centrale nucléaire à Marckolsheim », Le Monde, 23/11/1976.
32 IMEC, ABN 11.6 : Missing Link, p. 203.
33
« Françoise d’Eaubonne (founder, Écologie-Féminisme Centre, Paris), “What Could an
Ecofeminist Society Be? European Perspectives on Ecological Feminism in the 21 st
Century” », Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine, Saint-Germain-la-Blanche-
Herbe, ABN 31, Montana.
198 Caroline GOLDBLUM

C’est à la française Françoise d’Eaubonne qu’on attribue la création du terme


« éco-féminisme », amalgame de féminisme radical et de l’écologie [...]34.

En Europe aussi ces théories trouvent des échos : en juin 2000, le journal
Femmes en Suisse, réalise un dossier sur l’écoféminisme dans ses colonnes.
La journaliste Andrée-Marie Dussault analyse les différents courants se
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réclamant de l’écoféminisme. Elle rejette en particulier la tendance
essentialiste du mouvement et met en avant les thèses défendues par
Vandana Shiva et Maria Mies :

Il existe cependant un écoféminisme tout autre, qui se défend de tout


essentialisme et dont l’Indienne Vandana Shiva et l’Allemande Maria Mies
sont les plus éminentes représentantes. [...] La vision commune de ces deux
grandes figures part d’un constat fort simple : le système capitaliste patriarcal,
fondé sur les dichotomies fondamentales femme/homme, nature/culture,
nature/« Homme », etc. mène à la destruction de la planète. D’après cette
théorie, le système actuel s’est construit et se maintient sur la domination des
femmes, de la nature, des « étrangers » et de leurs terres [...]35.

Vandana Shiva et Maria Mies sont les autrices du livre Écoféminisme,


publié en anglais en 1983 et traduit en français en 1999. Dans ce livre référence,
une seule allusion est faite à Françoise d’Eaubonne dans l’introduction :

L’écoféminisme, « un terme nouveau pour une ancienne sagesse »36, est né de


différents mouvements sociaux – des mouvements féministes, pacifistes,
écologiques – entre les années 70 et 80. Bien que le terme ait été utilisé pour
la première fois par Françoise d’Eaubonne 37, il devient populaire uniquement

34 Bibliothèque Marguerite-Durand (Paris), O74 GAZ Bul : La Gazette des femmes, 23, 1
(2001), p. 24.
35 Bibliothèque Marguerite-Durand (Paris), 396 FEM Bul : Femmes en Suisse, 1443 (juin
2000), p. 10.
36 Irene DIAMOND and Gloria Feman ORENSTEIN, Reweawing the World. The Emergence
of Ecofeminism, San Francisco, Sierra Club books, 1990.
Judith PLANT, Healing the Wounds. The Promise of Ecofeminism, Philadelphia – Santa
Cruz, New Society Publishers, 1989.
37 Françoise D’EAUBONNE, « Feminism or death », in Elaine Marks & Isabelle de
Courtivron (eds), New French Feminisms. An Anthology, Amherst, Amherst University
Press, 1980. (Éd. française : Le Féminisme ou la mort, Paris, Éd. P. Horay, 1974).
Françoise d’Eaubonne,… 199

dans le contexte des nombreuses protestations et activités contre la destruction


de l’environnement, suscitées par des désastres écologiques répétés 38.

Les autrices accordent à Françoise d’Eaubonne l’invention du mot


écoféminisme mais insistent davantage sur le fait que sa diffusion s’est
répandue plus tard. Elle n’est plus citée ensuite, excepté dans la bibliographie
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pour son livre Féminin et philosophie39, bien qu’elle ait posé tous les
principes de l’écoféminisme. La ressemblance de leurs thèses avec celles
développées depuis la fin des années 1970 par Françoise d’Eaubonne est
pourtant très forte. En France, on ne parle presque pas d’écoféminisme.
De fait, en matière d’écologie, selon Cyril Di Meo40, c’est le mouvement
de la Décroissance qui reprend à son compte les thèses de Françoise
d’Eaubonne. Pour ce mouvement, l’écoféminisme est né en France dans les
années 1970-1980 et il est issu : « des études de théorie politique, de l’intérêt
pour les religions des déesses antiques et de la défense de la nature »41.
Cyril Di Meo explique que Françoise d’Eaubonne est à l’origine de
l’écoféminisme, qu’elle a présenté toutes les « fondations théoriques » :

Pour commencer, elle dénonce le refoulement de la société féminine et


matriarcale originelle par le pouvoir masculin appelé « phallocratisme » ; pour
elle, l’évolution de l’humanité s’explique par le triomphe de l’impérialisme et
l’impératif de la productivité, valeurs typiquement masculines.

Et un peu plus loin :

Ces valeurs patriarcales sont l’appropriation des deux sources de la vie, la


fertilité de la nature et la fécondité des femmes. Écologie, féminisme et
anticapitalisme se trouvent donc intimement liés. C’est cette réflexion amorcée

38
Maria MIES & Vandana SHIVA, Écoféminisme, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 26.
39 Françoise D’EAUBONNE, Féminin et philosophie : une allergie historique, Paris,
L’Harmattan, 1997.
40 Cyril DI MEO, La Face cachée de la décroissance. La décroissance : une réelle solution
face à la crise écologique ?, Paris, L’Harmattan, 2006.
41 Carol J. ADAMS, « Ecofeminism and the eating of animals », Hypatia, 6 (1991).
200 Caroline GOLDBLUM

par Françoise d’Eaubonne que l’on retrouve aujourd’hui dans l’éco-féminisme


anglo-saxon et chez les décroissants42.

Pour lui, c’est le mouvement de la Décroissance qui reprend à son compte


les thèses de Françoise d’Eaubonne, puisque les décroissants lient écologie,
féminisme et anticapitalisme tout comme Françoise d’Eaubonne dans ses
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essais. Et effectivement, dès 1978, elle émettait des critiques sur le fait même
de croissance : « Tout essai théorique d’économie devrait commencer par
une critique de la notion et du fait de croissance[...]. »43
Cyril Di Meo critique les fondations théoriques du Mouvement de la
Décroissance :

[...] il apparaît clairement que les rhétoriques de la décroissance se structurent


majoritairement autour d’arguments : spiritualiste, individualiste, anti-
institutionnaliste, anti-féministe, ruraliste et malthusien ; ces fondations restent
souvent méconnues. [...], la décroissance est bien une impasse réactionnaire
pour la pensée alternative44.

Le fait qu’il associe Françoise d’Eaubonne à la Décroissance laisse penser


par analogie qu’elle aussi avait une vision naturalisante de l’écoféminisme.

Conclusion
Françoise d’Eaubonne fait partie de cette « génération d’intellectuelles dans
le sillage de Simone de Beauvoir. »45 Cependant, Françoise d’Eaubonne
reste une inconnue et rien n’explique qu’elle ne figure ni dans les
dictionnaires des intellectuels, ni dans les anthologies littéraires et ce, malgré
la centaine de livres qu’elle a publiés.
Inventrice du mot « Écoféminisme », elle est à l’origine des théories
écoféministes et ses thèses ont eu un certain écho à l’étranger depuis une
vingtaine d’années. On peut être frappé en revanche du peu de références

42
Cyril DI MEO, op.cit., p. 142-143.
43 Françoise D’EAUBONNE, Écologie/Féminisme. Révolution ou mutation ?, Paris, ATP,
1978, p. 70.
44 Cyril DI MEO, op.cit., p. 183.
45 Sylvie CHAPERON, « Une génération d’intellectuelles dans le sillage de Simone de
Beauvoir », in « Intellectuelles », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 13 (2001), p. 99-116.
[En ligne], consulté le 02/06/2017. Adresse URL : http://clio.revues.org/index135.html.
Françoise d’Eaubonne,… 201

que l’on trouve à son sujet même dans les rares ouvrages sur l’écoféminisme.
De plus, lorsque certaines de ces théories sont reprises, elles sont en général
peu ou mal interprétées car, en France, le rapprochement entre écologie et
féminisme est sujet à controverse. Pour de nombreuses féministes françaises,
évoquer la nature et/ou l’écologie comporte un risque de retour à une vision
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de la femme confinée dans son rôle reproducteur. Ces théories et leurs
théoriciennes ont été rejetées en bloc, parce qu’elles sont considérées comme
rétrogrades pour la condition des femmes. Or, Françoise d’Eaubonne, loin
de considérer les femmes comme des reproductrices potentielles, les enjoint
bien à refuser la maternité (même si son propre rapport à la maternité est
ambivalent, puisqu’elle a eu des enfants dont l’éducation et le soin ont été
confiés à des tiers).
Plusieurs autres raisons expliquent l’ostracisme dont Françoise
d’Eaubonne est victime : sa vision extrêmement radicale, sa forte
personnalité, le fait qu’elle préconise des moyens violents pour parvenir à
une société plus égalitaire, son activisme politique et la défense des groupes
qui ont terrorisé les démocraties dans les années 1980, l’ont isolée du débat
politique traditionnel et démocratique. Françoise d’Eaubonne s’est investie
dans de nombreuses luttes tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, il
reste difficile de l’associer à un combat particulier. Néanmoins, son combat
féministe tout au long du XXe siècle et la théorisation du concept
d’écoféminisme sont des apports majeurs au féminisme contemporain.
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