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L’EUROPE, UNE ORGANISATION COMPLEXE

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Entretien avec Sabine Saurugger, propos recueillis par Jean-Vincent Holeindre
in Jean-Michel Saussois, Les Organisations

Editions Sciences Humaines | « Synthèse »

2016 | pages 72 à 82
ISBN 9782361063665
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/les-organisations---page-72.htm
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ENTRETIEN AVEC SABINE SAURUGGER

L’EUROPE,
UNE ORGANISATION COMPLEXE

Comment caractériser l’Union européenne en tant qu’or-


ganisation ?

Il n’y a pas une réponse à cette question, mais plusieurs,


car les spécialistes sont divisés et proposent des interpré-
tations très contrastées.
L’Union européenne (UE) peut d’abord être considé-
rée comme une organisation internationale au sens où les
États délèguent des pouvoirs et des compétences à une
institution européenne supranationale. Ils le font dans le
but de réduire les coûts de transaction dans une logique
économique de rationalisation budgétaire. Par exemple, les
États acceptent de confier à la Commission européenne la
coordination de certaines politiques publiques car ce type
de fonctionnement mutualisé est moins coûteux que s’ils
devaient chacun les gérer individuellement. C’est le cas par
exemple de la Politique agricole commune (PAC) ou de la
politique environnementale. L’UE, vue comme une organi-
sation internationale, ne constitue pas un système politique
autonome dans la mesure où elle est constituée d’États
membres qui conservent leur indépendance et leur propre
organisation politique.
On peut aussi regarder l’Union européenne comme une
« consociation » réunissant des sociétés démocratiques qui
ont des intérêts divers et qui engagent des négociations
entre elles dans le but d’aboutir à un compromis. Le modèle
consociatif a été théorisé par le politiste Arend Lijphart
selon lequel dans des sociétés particulièrement clivées
(comme aux Pays-Bas, en Belgique ou en Suisse), un gou-
vernement de grande coalition, permettant à chaque élite

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constituante d’exercer son droit de veto, serait plus stable
qu’un gouvernement majoritaire. L’Union européenne peut
être comprise comme une société clivée, dans laquelle
seule une culture politique consensuelle – et non pas oppo-
sitionnelle – permettrait de gouverner efficacement et
légitimement.
Beaucoup d’auteurs se demandent également si l’Eu-
rope peut être considérée comme une fédération, à savoir
un gouvernement qui repose sur une convention (foedus)
ou une constitution entre communautés politiques indé-
pendantes et égales pour agir ensemble tout en restant
séparées. C’est un débat parmi les juristes. La doctrine
du droit public en France estime que l’UE ne peut pas être
une fédération. Il faudrait pour cela qu’elle dispose d’une
constitution, que les États membres abandonnent une part
significative de leur souveraineté et qu’aucun d’entre eux
n’ait le droit de quitter cette organisation par une décision
unilatérale. D’autres comme Jean-Louis Quermonne1 défi-
nissent l’Europe comme une fédération intergouvernemen-
tale. La notion de fédéralisme intergouvernemental renvoie
à un système politique restant largement interétatique,
mais avec l’existence d’un centre qui fixe des objectifs plu-
tôt que des moyens. Ce centre influence très fortement les
différentes composantes de la fédération ; c’est ce que nous
appelons aujourd’hui « l’européanisation ».
Quant à Olivier Beaud, il explique dans sa Théorie de
la fédération que l’UE est une fédération d’États nations2.
La notion de fédération renvoie ici à l’idée d’association de
plusieurs entités étatiques qui cherchent à conserver leur
existence politique en rejoignant une union plus large. Cette
union d’États repose sur un pacte par lequel est créée une
institution fédérale qui garantie une certaine autonomie de
ses membres.
Enfin, il existe tout un courant de la science politique
qui analyse l’Union européenne comme un État ou un État
« composite », dans la mesure où elle possède plusieurs
caractéristiques propres à l’organisation étatique : un exé-

1- M. Croisat et J.-L. Quermonne, L’Europe et le fédéralisme, Montchrestien 1999.


2- O.Beaud, Théorie de la fédération, Puf, 2e éd. 2009.

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cutif (la Commission de Bruxelles), un législateur (le Parle-
ment de Bruxelles et de Strasbourg) ; un gouvernement (le
Conseil des ministres des États appartenant à l’UE), un pou-
voir judiciaire indépendant (la Cour de justice de l’Union
européenne) et une banque centrale (la Banque centrale
européenne). Cependant, il manque à l’UE certains attributs
fondamentaux de la structure étatique : si elle possède un
budget, ce budget est nettement moins important que celui
des États membres, et elle n’a pas de police et d’armée. Et
surtout, les États membres qui composent l’UE conservent
pour l’essentiel leur souveraineté.
Il est donc difficile de dire exactement à quoi correspond
politiquement l’UE. Est-elle tout simplement un système de
gouvernance, sans centre hiérarchique ? Ce qui est certain
à mon sens, c’est que l’UE n’est pas un pouvoir politique
sui generis ; la caractériser ainsi rendrait impossible toute
comparaison avec un autre système politique.

Comment fonctionne l’Union européenne et quels sont les


acteurs qui contribuent pour l’essentiel à son organisation ?

Le cœur du fonctionnement de l’UE repose sur un


triangle institutionnel : la Commission européenne, le
Conseil des ministres et le Parlement.
Ce sont les trois institutions à l’origine du processus
décisionnel européen. Schématiquement, c’est la Commis-
sion qui propose ; le Parlement européen et le Conseil des
ministres décident selon un modèle de « co-décision » ou
procédure législative ordinaire. La majorité des domaines
politiques que traite l’Union européenne est concernée
par ce modèle de décision connu sous le nom de modèle
communautaire. Quelques domaines, comme la politique
étrangère et de défense (PESD) et la politique étrangère de
sécurité commune (PESC) restent gérés selon un modèle
intergouvernemental. Depuis la fin des années 1990, un
autre mode de décision – la méthode ouverte de coordina-
tion – la MOC – s’est ajoutée. Cette méthode s’applique, par
exemple, à la politique de l’emploi. Dans ce cas de figure, la
Commission et les États membres sont simplement tenus

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de coordonner leurs politiques via des réunions répétées
et des évaluations de résultat, sans contrôle de la Cour de
justice de l’UE (CJUE). Puisque la coordination ne donne
pas lieu à une loi européenne, la CJUE n’a donc pas, comme
dans d’autres domaines politiques, la possibilité de veiller
à l’application du droit communautaire et à l’uniformité de
son interprétation sur le territoire de l’Union.
À ces institutions s’ajoutent d’autres acteurs, comme
les agences indépendantes créées dans les années 1990 :
l’Agence européenne pour l’évaluation des médicaments,
l’Agence européenne pour l’environnement, l’Agence euro-
péenne de sécurité des aliments, etc. Ces agences élaborent
un savoir-faire dans un domaine d’expertise particulier
dans le but de mettre en œuvre et de contrôler des poli-
tiques publiques. Elles ont d’abord été conçues comme
des bases de données qui permettent de comparer les
situations respectives des vingt-huit États membres dans
certains domaines politiques. Fortes de ces outils de com-
paraison, les agences élaborent des propositions, mais
celles-ci ne sont pas totalement neutres politiquement. Si
l’on n’y retrouve pas forcément le clivage gauche/droite,
leurs orientations et leurs recommandations dépendent
en revanche fortement des personnes qui siègent dans
les commissions. Par exemple, lorsque la pomme de terre
génétiquement modifiée a été autorisée par la Commission
européenne au printemps 2010, on a reproché à l’Agence
européenne de sécurité des aliments d’être pro OGM et
d’avoir influencé la Commission européenne dans ses
choix. Or, dans la Commission Barroso 2 entrée en fonction
en février 2010, les commissaires en charge de l’agriculture
et de la protection des consommateurs et de la santé étaient
d’ores et déjà favorables à l’introduction de produits géné-
tiquement modifiés. La Commission a donc « utilisé » l’ex-
pertise scientifique de l’Agence, en la présentant comme
une opinion élaborée par les plus grands spécialistes de ce
sujet, alors qu’en réalité elle était déjà convaincue de l’inté-
rêt des OGM. Enfin, comme au niveau national, on trouve
autour de ces acteurs institutionnels des groupes d’intérêt
qui tentent, à des degrés divers, d’influencer les décisions :

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les ONG, les firmes, les fédérations européennes, des asso-
ciations nationales, les fondations.

Au regard des logiques d’influence que vous décrivez, on


a du mal à voir l’Union européenne comme une organisa-
tion démocratique…

La démocratie représentative est communément définie


comme un régime politique fondé sur l’élection au suffrage
universel direct des représentants chargés de gouverner
l’État. L’UE, qui possède une représentation directe et indi-
recte, ne répond qu’en partie à cette définition. Le Parlement
est au cœur du mécanisme représentatif de l’UE, puisqu’il
est élu au suffrage universel direct. Le citoyen devrait donc
être en phase avec ses élus européens. Ce n’est guère le
cas. En majorité, les citoyens ne se sentent pas représentés
par le Parlement, ne participent guère aux élections euro-
péennes (42,6 % de participation en 2014), et s’intéressent
peu aux débats dont d’ailleurs la presse nationale ne rend
que très rarement compte, même si cela a changé depuis la
crise économique et financière que traverse l’Union euro-
péenne depuis 2009, et plus particulièrement depuis la
crise migratoire qui a débuté en été 2015. Par ailleurs, le
Parlement n’est pas le seul à prendre les décisions. Il est
aidé par la Commission, dont les membres ne sont pas élus
mais nommés après audition par les membres du Parle-
ment européen, une procédure qui semble toutefois plus
transparente que celle de la nomination des ministres fran-
çais. Quant au Conseil des ministres, il s’agit d’une repré-
sentation indirecte très claire. Enfin, le comité des régions
et le comité économique et social sont constitués de repré-
sentants non pas élus mais nommés en fonction de leurs
compétences. Au regard de son processus décisionnel, l’UE
ne possède pas un fonctionnement démocratique identique
à celui des États qui la composent.
Il y a un deuxième problème, qui concerne l’organisation
du système des partis à l’échelle européenne. En effet, il n’y
a pas de partis européens comme à l’échelle nationale. Par
exemple, le Parti populaire européen, majoritaire actuelle-

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ment au Parlement, est une fédération des différents partis
nationaux de droite. De même, lorsqu’on analyse les res-
sorts profonds du vote européen, on constate que les élec-
teurs ne se déplacent pas aux urnes pour défendre un pro-
jet de société européen, mais souvent pour sanctionner les
majorités en place au niveau national. Peut-on enfin consi-
dérer qu’il existe une logique d’alternance au niveau com-
munautaire ? On peut dire qu’il y a des « embryons » d’alter-
nance dans la mesure où la Commission est censée refléter
les clivages droite/gauche au sein du Parlement. Quand la
gauche gagne les élections européennes, c’est plutôt une
Commission de gauche qui est nommée. Idem lorsque c’est
la droite qui l’emporte comme nous avons pu l’observer
après les élections en 2014. Le résultat de ces élections a
poussé les États membres de nommer Jean-Claude Junc-
ker, le « Spizenkandidat » du PPE à la tête de la Commission
européenne. Toutefois, si on prend un peu de recul, on se
rend compte que le clivage gauche/droite n’a pas vraiment
de sens au niveau communautaire. Droite et gauche n’ont
pas la même signification selon les pays considérés. Si l’on
compare la Grande Bretagne et la France, le clivage entre
travaillistes et conservateurs n’est pas équivalent à l’oppo-
sition UMP/Parti socialiste.

Existe-t-il des dispositifs de participation citoyenne à


l’échelle de l’UE ?

Le Parlement et la Commission ont mis en place des dis-


positifs participatifs qui ne sont pas voués à remplacer la
représentation directe et indirecte mais qui veulent associer
davantage les citoyens au processus décisionnel : participa-
tion à des sondages, débats sur Internet, comités délibéra-
tifs organisés au niveau national à l’instigation des États et
des mouvements européens… Cela ne fait pas de l’UE une
démocratie participative pour autant. Le problème qui se
pose est assez comparable à celui que nous observons avec
la démocratie représentative. Au moment des élections
européennes, le manque d’intérêt que les citoyens portent
à l’UE comme institution se manifeste par une abstention

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massive. Par exemple, quand la Commission lance un Livre
vert (c’est-à-dire un rapport officiel renfermant un ensemble
de propositions destinées à être discutées en vue de l’éla-
boration d’une politique publique), elle en appelle à la
participation citoyenne par Internet et parvient à collecter
entre 1 000 et 1 500 réponses en moyenne. C’est loin d’être
négligeable mais ce n’est pas beaucoup, surtout quand on
regarde qui participe : pour l’essentiel, ce ne sont pas des
citoyens « ordinaires », mais plutôt des représentants d’as-
sociations, de groupes d’intérêt et d’ONG. Ceux qui jouent
le jeu des instruments participatifs appartiennent à une
« élite » européenne déjà convaincue de la légitimité poli-
tique de l’UE. En d’autres termes, la démocratie participa-
tive existe en Europe, mais elle parvient difficilement à tou-
cher le citoyen. En ce sens, elle manque son but essentiel.

Si les citoyens ne participent pas, est-ce parce qu’ils


n’éprouvent pas vraiment de sentiment d’appartenance à
une communauté politique européenne ?

C’est en effet l’un des plus grands problèmes lorsqu’on


parle de démocratie européenne. D’un point de vue institu-
tionnel, l’UE fonctionne assez efficacement. Les institutions
européennes se contrôlent mutuellement. Il existe un sys-
tème d’équilibre des pouvoirs assez comparable à celui des
checks and balances adopté par les pays anglo-saxons, d’où
la comparaison faite par plusieurs observateurs tels que
Joseph Weiler ou Sergio Fabbrini entre l’Union européenne
et le système politique américain. En revanche, le senti-
ment d’appartenance des citoyens à l’Europe n’existe pas
ou peu, ce qui pose des réelles difficultés pour l’existence
politique de l’UE. Ce sentiment d’appartenance n’est pas
inné. Il faut donc s’interroger sur la manière dont il se crée.
Le sociologue de l’État Norbert Elias a bien montré que le
sentiment d’appartenance nationale avait émergé grâce à
un processus de socialisation dans le cadre de structures
comme l’École, l’Armée, l’Église ou encore les médias3.
Aujourd’hui, ce type de structure commune et relativement

3- N. Elias, La Dynamique de l’Occident, Calmann-Levy, 1975.

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homogène n’existe pas à l’échelle de l’Europe. De même,
des études montrent qu’on se sent européen lorsqu’on
est éloigné de l’Europe. À l’intérieur du continent, malgré
les programmes d’échange comme Erasmus ou la mise en
œuvre des lycées européens, on n’a pas réussi à créer un
sentiment d’appartenance à une même communauté. L’ou-
vrage d’Adrian Favell, Eurostars and Eurocities4, montre cela
très clairement. Même les membres de l’élite européenne,
qui voyagent et partent s’installer dans d’autres pays de
l’UE, ont un sentiment très profond d’ancrage dans leur
nationalité d’origine.

Pierre Rosanvallon note que l’impuissance politique de


l’Europe tient au fait qu’elle ne lève pas l’impôt. L’Union
européenne prélève en effet l’équivalent de 1 % du PIB
des États qui la composent et par conséquent elle ne peut
pas mettre en œuvre de politique économique et sociale.
La souveraineté européenne passe-t-elle par la souverai-
neté fiscale ?

L’absence de politique fiscale de l’UE explique en partie,


mais en partie seulement, le manque de puissance politique
de l’UE. Les entités qui constituent l’UE sont des États sou-
verains qui ont décidé de participer à hauteur de 1,27 % de
leur PIB au fonctionnement de l’Union. C’est beaucoup et
peu à la fois. En tout cas ce n’est pas suffisant pour mettre
en place un système de redistribution des richesses. Il n’y
a pas d’État-providence européen. L’UE peut aider les pays
ponctuellement pour stimuler leur développement écono-
mique – on l’a vu avec le Portugal, l’Irlande, l’Espagne et
plus récemment avec les pays d’Europe centrale et de l’Est.
En cas de crise, les États européens peuvent également se
mobiliser pour aider un pays dans une situation difficile ;
ce fut le cas dernièrement avec la Grèce. Cependant, la
solidarité européenne est ponctuelle et non structurelle et
elle est liée à une série d’exigences très strictes quant à la
bonne gouvernance d’un État. Il s’agit davantage de mettre

4- A. Favell, Eurostars and Eurocities, Free Movement and Mobility in an Integrating Europe,
Blackwell, 2008.

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en place une gouvernance économiquement efficace que
démocratiquement viable, bien que les deux pourraient
aller ensemble. François Hollande et Angela Merkel ne sont
sans doute pas hostiles, à titre personnel, à l’idée d’aider la
Grèce, mais pas au point de sacrifier l’équilibre économique
et financier de leur propre pays. La faiblesse du sentiment
européen explique que le budget de l’UE ne dépasse pas les
1 % du PIB des 28 pays de l’UE (c’est-à-dire la valeur totale
de tous les biens et services produits dans l’Union), alors
que les budgets de ces États représentent en moyenne 49 %
du PIB. L’Union européenne est assez forte pour fournir une
aide ponctuelle lorsque les États y consentent. Mais pour
envisager une contribution permanente de l’UE à la répar-
tition des richesses, il faudrait que les Européens aient le
sentiment d’appartenir à une même collectivité.

Vous avez consacré de nombreux travaux aux groupes


d’intérêt et à leur action à l’échelle de l’Europe. Quel est
leur rôle et comment procèdent-ils ? Sont-ils un obstacle à
la démocratie européenne dans la mesure où par défini-
tion ils défendent des intérêts particuliers et non l’intérêt
général ?

Le problème de l’intérêt général, c’est qu’il n’est pas


conçu de la même manière selon les pays. En France,
l’intérêt général est défini par le représentant légitime-
ment élu. Lui seul possède la légitimité de dire ce qu’est
l’intérêt général, ce qui ne correspond pas à la réalité mais
relève d’un discours politique encore largement répandu.
Dans ce contexte, tout intérêt individuel qui peut être issu
d’un groupe d’intérêt économique, d’une ONG défendant
les droits des immigrés ou encore d’une association en
faveur de l’environnement, est illégitime jusqu’au moment
où il est considéré comme légitime par le représentant. En
d’autres termes, le représentant détermine ce qu’est l’inté-
rêt général et décide que la cause défendue par le groupe
d’intérêt y correspond ou non. Aux États-Unis, il existe une
autre vision de l’intérêt général dans la culture politique.
L’intérêt général n’est pas seulement considéré du point de

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vue du représentant légitimement élu censé l’incarner. Le
représentant doit prendre en compte les revendications de
ceux qui l’ont élu. En même temps, nous observons éga-
lement l’émergence d’une « démocratie du public » comme
la nomme Bernard Manin, à savoir un système dans lequel
le rôle des sondages, des experts en communication, de
l’image médiatique est encore plus important que l’in-
fluence des groupes d’intérêt. Autrement dit, les revendica-
tions sectorielles viennent « construire » un intérêt général
qui combine des intérêts particuliers.
Enfin, les groupes d’intérêt rendent-ils le système
de gouvernance européen plus démocratique ? Il faut
d’abord souligner que les groupes d’intérêt font partie
du système communautaire depuis le début de l’intégra-
tion européenne : syndicats et associations d’industriels,
d’enseignants, d’intermittents du spectacle, de buralistes,
associations de protection de l’environnement, grands
groupes pharmaceutiques… Ces groupes d’intérêt existent
à l’échelle européenne comme au niveau national. Dans
ce contexte, la question est de savoir comment contrôler
ces intérêts particuliers et leur donner un accès équitable
à l’action publique afin qu’ils participent efficacement aux
processus décisionnels. L’influence des groupes d’intérêt
économiques, jouissant toujours d’un accès privilégié aux
institutions communautaires, doit être tempérée. Dans
le même temps, la participation civique devrait peut-être
gagner en influence dans les processus décisionnels au
niveau communautaire. Un certain nombre de mécanismes
institutionnels et réglementaires existent au niveau euro-
péen pour contrôler l’influence des groupes d’intérêts tout
en stimulant la participation citoyenne. Ces mécanismes
renvoient par exemple au Registre de Transparence qui
recense les groupes d’intérêts actifs au niveau communau-
taire. Ce Registre est geré conjointement par la Commission
européenne et par le Parlement européen. On y retrouve
la publication des résultats de consultations des groupes
d’intérêt par la Commission européenne, ou encore la
transparence en ce qui concerne les membres des comités
auxquels la Commission et le Conseil invitent des groupes

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d’intérêt5. Mais ces mécanismes de contrôle n’agissent pas
encore systématiquement. Bien qu’ils soient mieux adaptés
à la structure institutionnelle de l’Union européenne que
des instruments de contrôle parlementaires classiques, ils
demeurent discutables au regard du principe de responsa-
bilité et d’imputabilité. Le danger, c’est que les groupes d’in-
térêt « capturent » ces organismes indépendants, comme
l’EFPIA (la Fédération européenne des industries pharma-
ceutiques) pourrait le faire avec l’Agence européenne pour
l’évaluation des médicaments afin de mieux pouvoir repré-
senter ses intérêts. En réalité, toutefois, ce n’est pas le cas,
comme l’ont montré plusieurs études réalisées aussi bien
en France qu’en Grande Bretagne.
Le projet de la Constitution européenne avait pris au
sérieux ce problème de la vie démocratique de l’Union, sou-
lignant dans son article 47 que les institutions européennes
sont particulièrement attentives aux citoyens et à leurs
associations dans un dialogue ouvert et structuré. Le traité
de Lisbonne consolide cette définition de la démocratie en
distinguant démocratie représentative et démocratie parti-
cipative. Malgré le caractère innovant de cet article II-11, un
certain nombre de problèmes demeure. Les notions telles
que « société civile » ou « associations représentatives » ne
sont pas définies. Enfin, le traité ne précise pas comment
les acteurs issus de la société civile pourraient intervenir
activement dans le processus décisionnel. Toutefois, c’est
la première fois que le rôle de la société civile organisée
dans le processus politique est inscrit dans un traité.

Propos recueillis par Jean-Vincent Holeindre6

5- http://ec.europa.eu/transparencyregister/public/homePage.do?locale=fr (situation au
8.3.2016)
6- Extraits d’un entretien réalisé en 2010, paru dans sa version intégrale dans l’ouvrage La
Démocratie, Histoire, théories, pratiques aux éditions Sciences Humaines.

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